Bataille de Coqs - P. J. Wolfson

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SÉRIE NOIRE

sous la direction de Marcel Duhamel

P. J. WOLFSON

Bataille de coqs
TRADUIT DE L’AMÉRICAIN PAR C. WOURGAFT

GALLIMARD

Titre original :
HOW SHARP THE POINT

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés


pour tous pays, y compris l’U.R.S.S.
© Éditions Gallimard, 1968.
À celle qui posa pour ce portrait. Elle était si ravissante…
Où se trouve-t-elle ? De qui partage-t-elle la vie aujourd’hui ?
CHAPITRE PREMIER

La nuit commençait à tomber quand l’avion franchit la dernière


chaîne de montagnes et arriva au-dessus du plateau désertique de
la mesa. Le vent qui nous fouettait le visage était chargé de
poussière. Je la sentais qui venait se plaquer, sèche et âpre, sur ma
figure.
Déjà, tout au-dessous de moi, je distinguais la voie ferrée. Elle
sortait des montagnes en serpentant puis filait droit à travers le
plateau en direction de la ville perdue dans le lointain, au milieu des
nuages.
Je tapotai l’épaule de Ramon, qui tourna la tête. Installé dans le
cockpit avant, il recevait encore plus de poussière que moi. Il en
avait le visage tout noir. Elle formait même une croûte autour de ses
lunettes.
— C’est bien ça ? hurlai-je. Est-ce que je dois suivre le chemin de
fer ?
Il acquiesça, sortit le bras de la carlingue et montra la terre, au-
dessous de nous, en souriant de toutes ses dents. Il était grand, tout
jeune et très mince. « Encore heureux qu’ils m’aient expédié ce
gars-là, me dis-je, vu qu’il ne pèse pas lourd et que mon vieux Curtis
bouffe de l’essence comme quatre. »
Il se retourna, toujours souriant, face au vent. Il avait l’air
parfaitement détendu et ne se cramponnait pas aux rebords de la
carlingue comme le font la plupart des novices, à leur baptême de
l’air.
Nous survolions la voie ferrée à pas plus de soixante-dix mètres
d’altitude. Je redressai l’avion. Peu après, la ville apparut devant
nous.
— Le camp est à la gare de marchandises, me cria Ramon.
— Où peut-on atterrir ?
— Dans le lit de la rivière ; elle longe l’autre côté du camp. Elle
est à sec en ce moment. Vous ne pouvez pas la manquer, le sable
est très jaune, par-là. (Il se remit à regarder devant lui, puis de
nouveau tourna la tête vers moi pour demander :) Comment ça se
fait que vous sachiez si bien parler espagnol ?
— Je suis de San Isidro, sur la frontière, entre la Californie
américaine et la Baja California mexicaine. Il y a pas mal de
Mexicains dans le patelin.
Ramon hocha la tête et pointa le bras gauche hors du cockpit en
direction du sol. J’aperçus alors le camp et le lit jaune et sec de la
rivière. Au-dessous de nous, dans le camp, s’alignaient une
multitude de wagons de marchandises, les uns couverts, les autres
simples plates-formes. Il y avait aussi des chariots tirés par des
chevaux.
Je fis faire à l’appareil une glissade sur l’aile en direction de la
rivière à sec et l’avion descendit en planant de guingois. Les
vautours s’écartaient sans se presser pour nous laisser le passage,
quittes à se regrouper aussitôt après.
À sept mètres environ au-dessus du lit de la rivière, je redressais
l’avion en tirant sur le manche à balai lorsqu’un coup de feu éclata
sur la berge où quelques soldats venus du camp étaient accourus.
— Ces salopards nous tirent dessus ! hurlai-je.
Je tentai de reprendre de l’altitude, mais trop tard. Force me fut
d’atterrir. L’appareil se balança alternativement d’un côté et de
l’autre, le sable freinant notre progression. Ce fut un atterrissage
magnifique, à ce détail près qu’une balle avait traversé l’entoilage
d’une aile. Ramon se leva d’un bond, ôta son casque et ses lunettes
et cria aux soldats qui se dirigeaient vers nous en descendant la
berge :
— C’est moi, Ramon Fuentes, le capitaine Ramon Fuentes !
Ils s’avancèrent, vêtus de blanc comme les péons mexicains,
coiffés de sombreros, blancs également mais fort crasseux. Leurs
pantalons étaient courts et effilochés. Certains étaient chaussés de
bottes, d’autres de sandales de paille, mais tous étaient armés de
vieux mousquetons et portaient en bandoulière des ceintures-
cartouchières. Médusés, ils contemplaient l’avion en ouvrant de
grands yeux. Lorsqu’ils se furent arrêtés assez près de nous, Ramon
leur demanda :
— Quel est le fils de pute qui a tiré sur nous ?
Un soldat fut poussé en avant par les autres.
Il n’avait guère plus de douze ans et portait une jupe de femme
en guise de pantalon, mais il avait deux ceintures-cartouchières
passées sur les épaules, un ceinturon garni d’un étui à pistolet
ceignait sa taille menue et le fusil qu’il portait était un Winchester
calibre 30-30. C’était le seul à être coiffé d’un sombrero noir. Il se
planta devant nous et baissa la tête, la figure cachée par le
sombrero.
— On t’a dit qu’on allait arriver en avion ? lui demanda Ramon.
Le gamin acquiesça sans oser lever la tête.
— Le Jefe ne t’a pas parlé de l’avion ? Réponds donc, fils de
pute !
Le sombrero noir bascula en arrière et le gosse leva les yeux.
Des larmes lui coulaient sur les joues, en traçant des traînées
blanches dans la crasse.
— Si, il m’a parlé de l’avion, dit-il.
— Et il ne t’a pas dit que nous serons non seulement les
premiers révolutionnaires à utiliser un avion pour combattre, comme
ça se fait en ce moment dans la guerre qui se déroule en Europe,
mais aussi les premiers dans tout le Mexique ?
— Si, il me l’a dit.
— On ne t’a pas raconté que cette année resterait dans l’histoire
comme étant celle où notre Jefe aurait créé une armée de l’air ?
Notre Jefe te l’a dit et tu sais qu’il s’intéresse beaucoup à l’histoire.
— On m’a dit tout ça.
— Et tu as tiré sur nous ! C’est pas possible, tu as dû violer ta
propre sœur, pour le moins !
— On me l’a dit, sanglota le gosse, mais on ne m’a pas expliqué
comment ça serait. Moi, j’ai cru que c’était un gros oiseau et j’ai eu
peur.
Ramon le contempla un instant en silence.
— Le courage d’un homme ne se trouve pas dans sa gorge,
articula-t-il finalement. Sais-tu où un homme porte son courage ?
— Si, capitan, dit le gosse.
— Eh bien, tâche d’en avoir là-dedans ! Sinon, rentre chez toi !
— Si capitàn, répéta le gamin qui tourna les talons.
Je sautai à terre, suivi de Ramon.
— Ce n’est qu’un enfant, dis-je en gravissant la berge.
Les autres traînassaient derrière nous.
— Mais, señor, chez nous, c’est un adulte, et moi je suis un
vieillard, ici !
— Quel âge avez-vous donc, Ramon ?
— Vingt-deux ans.
— Depuis combien de temps combattez-vous ?
— J’étais avec Madero, il y a cinq ans. Je suis un des rares
veinards !
Arrivé en haut de la berge, je me retournai pour regarder l’avion.
Un vieux révolutionnaire au visage basané tout rongé par les ans,
promenait ses mains sur l’aile inférieure du biplan. Il ouvrait de
grands yeux émerveillés.
Le soleil s’était couché, mais il faisait encore très chaud et
l’escalade m’avait fait transpirer. Je m’assis au sommet de la berge
et dis à Ramon :
— Je resterai à proximité de l’avion tant qu’on ne m’aura pas
payé. Allez dire au général que nous sommes arrivés.
— Le Jefe le sait, répondit-il avec un sourire où je crus discerner
une pointe de malice. On va le trouver en train de se préparer avec
son état-major, à célébrer cet instant historique avec la solennité qui
convient.
La lumière du jour avait complètement disparu. Au fur et à
mesure que l’obscurité s’épaississait, elle était illuminée par les feux
de camp et par les torchères constituées avec de vieux bidons de
vingt-cinq litres, remplis de chiffons imbibés de pétrole.
Nous traversâmes la gare de marchandises en enjambant les
rails et en nous faufilant entre les wagons. La plupart des wagons
couverts étaient garnis de lamelles montées obliquement afin de
laisser passer l’air pour les chevaux. Les soldats, leurs femmes,
leurs enfants, leurs chiens et tous leurs biens s’entassaient sur les
toits ou dans des hamacs accrochés entre les roues, sous les
wagons.
L’air estival demeurait chaud et tout chargé de relents de friture,
de pétrole, de crottin de cheval et d’urine.
J’entendais au loin des flonflons de fanfare et des chants gais et,
plus près, encore de la musique et une voix de femme, mélodieuse
et triste. Dans son chant, il était surtout question d’amour et de faim.
Des chevaux s’ébrouaient, incommodés par la chaleur.
Tout au bout du long convoi était accroché un fourgon rouge
agrémenté d’un vélum en grosse toile dont le bord extérieur était
soutenu par deux perches de bambou. Des lampes éclairaient le
visage des gens installés sur des sièges, en demi-cercle, sous le
store. D’autres restaient plantés derrière eux. Tous faisaient de leur
mieux pour avoir l’air d’être à la hauteur des circonstances. Mais ils
n’étaient pas rasés. Ils portaient l’uniforme des armées les plus
diverses ; parfois, on retrouvait sur le même homme des vêtements
appartenant à deux armées différentes. Il y en avait même un qui
arborait un complet civil blanc et une chemise ornée d’un nœud
papillon. La tenue des simples soldats, des paysans qui avaient pris
les armes pour faire la révolution, avait tout de même une certaine
unité, mais les officiers étaient ridicules. Tout au moins, ils me
faisaient peut-être cette impression parce que j’étais accablé par la
chaleur, fourbu et affamé.
Ramon pénétra sous le vélum et fit le salut militaire. L’homme
assis au centre du demi-cercle lui rendit son salut en agitant la main.
— Pas besoin d’un interprète, dit Ramon. Il parle notre langue.
— Comment s’appelle-t-il ? demanda le Jefe.
— Señor Grant, répondit Ramon. C’est le Señor Wedlock celui
qui nous procure des armes à Nogales, qui me l’a fait connaître.
J’entrai alors sous le store éclairé. Ramon s’écarta. Le général
tendit la jambe, attrapa avec les doigts de pied un pliant garni de
toile, puis le poussa dans ma direction.
— Asseyez-vous, Señor Grant, m’intima-t-il d’une voix autoritaire.
Je le dévisageai en silence. De forte corpulence, il avait de
grosses lèvres, des bajoues noires de barbe et une large moustache
très fournie. Partout où elle n’était pas dissimulée sous les poils, sa
peau semblait grêlée comme une écumoire. Son feutre à larges
bords, repoussé en arrière, découvrait une épaisse tignasse. Il avait
un foulard noué autour du cou, mais le restant de sa chemise était
déboutonné. Un gilet apparaissait sous sa tunique d’uniforme, ce qui
était bizarre par cette chaleur, mais il n’en semblait pas incommodé.
— Excusez-moi, dit-il en souriant. Vous ne faites pas partie de
mon armée. Mais j’ai l’habitude de commander… Voudriez-vous
vous asseoir, Señor Grant ?
Je m’assis. Le général se tourna alors vers une jeune femme
installée près de lui, qui prenait rapidement des notes.
— Écris quand même que je lui ai donné l’ordre de s’asseoir et
qu’il m’a obéi, lui dit-il. (Puis, se tournant vers moi.) C’est pour les
archives. Vous voulez bien ? Pour vous, ça n’a aucune importance.
— Entendu, répondis-je en regardant la jeune femme qui s’était
arrêtée d’écrire.
Elle avait de très grands yeux. Même à cette lumière
défectueuse, je pus me rendre compte à quel point ils étaient bleus
et impénétrables. Le visage allongé, aux pommettes hautes, à la
bouche charnue, était encadré par une chevelure d’un blond cuivré.
Maintenant, quand j’y repense, je me dis que j’aurais dû, dès cet
instant, me douter de ce qui allait m’arriver. Mais à ce moment-là, je
me demandais seulement pourquoi, rien qu’à la regarder, j’éprouvais
la même impression que lorsque je volais seul. C’était comme si je
ne serais plus jamais obligé de revenir sur terre, comme si j’avais la
conviction que je m’envolais pour l’éternité.
Le général s’était remis à parler.
— Je vous demande pardon, lui dis-je. Que disiez-vous ?
Il baissa la tête et me dévisagea, les yeux presque dissimulés
sous ses épais sourcils ; je vis pourtant qu’il jetait un bref coup d’œil
sur la jeune femme, puis sur moi. Il releva lentement la tête,
repoussa son chapeau en arrière et esquissa un petit sourire en
coin.
— Combien de temps vous faudra-t-il pour apprendre à piloter à
l’un de mes hommes ? demanda-t-il.
Je me levai brusquement, la gorge serrée, la bouche sèche.
— Ça n’était pas prévu dans notre accord, répondis-je. Il était
entendu que j’allais acheter l’avion à l’armée américaine, l’amener
ici, toucher l’argent et rentrer chez moi.
— Personne ici ne sait piloter.
— Ça ne me regarde pas.
— À quoi sert un avion qui reste au sol ?
— À rien.
— Eh bien, je suis heureux que vous soyez d’accord avec moi.
— Je suis d’accord avec vous sur le fait qu’un avion au sol ne
sert à rien, mais je ne suis pas d’accord pour apprendre à piloter à
l’un de vos hommes.
— Pourquoi ? Ici, ce sera la bonne vie avec nous. On est gais,
très souvent. On mange bien, on boit… et il y a des filles.
— Votre révolution ne m’intéresse pas.
Cette fois, l’autre coin de sa bouche se releva aussi pour
m’adresser un sourire épanoui.
— Je ne vous parle pas de révolution, mais de manger, de boire
et de faire l’amour !
— Payez-moi et je rentrerai par le train.
— Il n’y a plus de train, répliqua le Jefe à mi-voix. La voie ferrée a
été gravement endommagée. Il faudra quatre à cinq semaines pour
la réparer.
Une femme sortit sur ces entrefaites du fourgon rouge et s’assit
au milieu de l’état-major. Elle portait un uniforme, une ceinture-
cartouchière passée sur l’épaule en bandoulière. Sa tunique
déboutonnée découvrait un sein que tétait le bébé qu’elle tenait d’un
bras. Elle fumait un gros cigare noir en soufflant la fumée du coin de
la bouche, pour l’envoyer loin du bébé. Personne ne faisait attention
à elle.
Je me tournai vers le Jefe.
— Si vous me donnez de l’essence, je ramènerai l’avion. Je crois
pouvoir vous trouver quelqu’un qui acceptera d’apprendre à vos
hommes à piloter. Moi, je refuse. D’ailleurs, il faut que je sois de
retour la semaine prochaine. L’armée des États-Unis met en vente
un avion que je voudrais acheter pour moi.
— Nous sommes à court d’essence, dit-il. Il y en a juste assez
pour de très petites distances, mais suffisamment pour s’entraîner.
« Tu vois, me dis-je en moi-même, tu avais une terrible envie de
l’argent qu’allait te rapporter la combine de Sturdevant. Tu le voulais
tellement que tu as fait confiance à l’un de ces gars-là. Mais tu t’en
rends bien compte maintenant, y a pas à compter sur eux ! »
Des cris retentirent soudain à l’intérieur du fourgon et une fille
vêtue d’une robe du soir en satin orange dégringola les marches,
suivie d’une autre en robe du soir bleu pâle. La première se mit à
courir en hurlant parmi les officiers, poursuivie par la seconde qui
cherchait à l’attraper par les cheveux. Elle y réussit finalement et tira
dessus de toutes ses forces. Toutes deux vacillaient sur leurs
chaussures à talons hauts. Leurs robes leur moulaient les seins et
les hanches.
La fille que l’autre tirait par les cheveux s’adressa alors au
général :
— Elle ne veut jamais rien me prêter ! glapit-elle. Dites-lui que les
chaussures rouges sont à nous deux ! Moi, je lui prête bien ce que
vous me donnez. Ce soir, je veux mettre les chaussures rouges,
c’est bien mon tour.
La fille en robe bleue continuait à tirer l’autre par les cheveux en
lui envoyant des coups de genou et en l’injuriant :
— Espèce d’ordure ! Mère de pédales ! Mierda !
La femme qui donnait le sein au bébé se leva alors de son
fauteuil pliant et, tout en berçant l’enfant, leva posément sa main
libre et gifla à toute volée la première fille, puis l’autre, d’un seul et
même élan, en utilisant alternativement chaque côté de la main. Les
filles remontèrent en pleurant toutes les deux dans le fourgon et la
femme se rassit.
Au cours de cette scène, je m’étais mis à plaindre de tout mon
cœur la jeune personne qui consignait par écrit notre conversation
pour les archives du général.
— Finissons-en, dis-je au Jefe.
— Oui, finissons-en. Quel âge avez-vous, Señor Grant ?
— Pourquoi ?
— Pardonnez-moi, mais c’est important.
— Quarante-deux ans.
Il me dévisagea longuement de ses yeux noirs, hocha la tête et
déclara :
— Pour ici, c’est un âge très avancé ; parmi nous, il y en a bien
peu qui aient vécu aussi longtemps !
Ramon, abandonnant le poteau auquel il s’était adossé,
s’approcha de moi et, s’adressant au général :
— Il est américain, mon général, fit-il observer d’une voix
cinglante.
« En voilà un à qui tu vas peut-être pouvoir faire confiance, me
dis-je en moi-même, ou dont tu pourras te méfier moins que des
autres… »
La jeune femme avait cessé d’écrire et gardait les yeux fixés sur
moi, le bout du crayon appuyé sur ses lèvres.
— Si j’accepte… si j’apprends à vos hommes à piloter, combien
me donnerez-vous en plus de la somme convenue ?
— Mille dollars américains de supplément, répondit le Jefe.
— Déposés dans une banque américaine, ajoutai-je.
— Déposés dans une banque américaine de votre choix, Señor,
assura le Jefe.
« Tout ça, c’est du vent, me dis-je, mais il faut faire semblant de
le croire. »
— Bon, d’accord, fis-je à haute voix.
J’en avais les mollets qui tremblaient ; je fus obligé de me
rasseoir et de croiser les jambes. J’allumai une cigarette en prenant
mon temps et aspirai goulûment la fumée.
— Combien de temps vous faudra-t-il ? demanda le Jefe.
La jeune femme recommença à prendre des notes.
— Ça dépend, répondis-je. Moi, je sais voler, mais on n’a jamais
tiré sur moi en plein vol, ce qui n’est plus du tout la même chose ; en
Europe, on appelle ça l’aviation de chasse. Pour ça, il faut quelqu’un
de jeune. C’est bien ce que vous voulez, n’est-ce pas, un aviateur
qui puisse participer aux opérations militaires ?
— Très certainement.
— Dans ce cas, je choisis Ramon.
— Ramon ? répéta-t-il d’un ton acerbe.
— Oui, le capitaine Ramon Fuentes. Il est jeune, il apprendra vite
et je pourrai rentrer bientôt chez moi.
— Mais il n’est que capitaine ! objecta le Jefe.
Je ne répondis pas et le silence tomba, rompu seulement par le
grésillement des lampes à pétrole et les bruits du camp très nets,
très marqués, et qui semblaient pourtant venir de fort loin.
— Voici mes généraux, dit-il en montrant du geste ceux qui
l’entouraient. Choisissez parmi eux. Ils sont ignorants, mais très
fidèles et pleins de bonne volonté.
— Non, c’est Ramon que je veux, insistai-je. Ramon apprendra
plus vite que les autres.
— Tous sont des tueurs de premier ordre, reprit le Jefe. Je n’ai
rien contre Ramon, mais je trouverais déplacé de faire commander
la première aviation de la Révolution par un simple capitaine.
— Eh bien, tu n’as qu’à nommer Ramon général ! lança la femme
du Jefe.
Rouge de colère, il donna un grand coup de poing sur l’accoudoir
de son fauteuil.
— Qui est-ce qui commande ici ? hurla-t-il à l’adresse de sa
femme.
Elle soutint sans broncher le regard du général et répéta d’une
voix paisible :
— Nomme Ramon général. C’est le moment.
— Qu’est-ce que tu en sais, toi ? En fait de moment, tu ne
connais que celui où tu peux te montrer femme, répliqua le général
d’une voix rauque.
— C’est à cause de la petite là…
La jeune personne assise à côté du général cessa d’écrire, le
crayon posé sur le papier, la main immobile, mais se garda bien de
lever la tête.
— C’est à cause d’elle que tu ne veux pas nommer Ramon
général, reprit l’épouse en la regardant.
Cette fois, le Jefe se leva, alla se planter devant sa femme et la
dévisagea, les yeux exorbités.
— Ma vieille, dit-il, nous sommes en ce moment en pleine
réunion d’état-major. Si tu as envie de cancaner, va donc avec les
autres commères laver ton linge à la rivière !
De nouveau, j’éprouvai au fond de mon être ce sentiment de vide
et de solitude, sans d’ailleurs savoir pourquoi je me tourmentais ainsi
pour quelqu’un que je ne connaissais pas du tout quelques minutes
auparavant. Je regardai la fille. Pour moi, c’était donc bel et bien
foutu. J’avais une envie terrible de boire un coup.
La femme du général se remit à parler posément, en articulant
avec soin :
— Tu as peur qu’elle tombe amoureuse de lui s’il devient général,
hein ?
— Est-ce que je me suis jamais mêlé de la vie privée de mes
officiers ? demanda le général qui avait pris un ton pompeux, plein
de dignité.
— Est-ce qu’ils se sont mêlés de la tienne ? rétorqua la femme.
— Ils ont bien fait de s’en abstenir ! fit le général en se tournant
vers la secrétaire. Note donc que le capitaine Ramon Fuentes a été
promu aujourd’hui au grade de général de division, commandant
l’armée de l’air révolutionnaire.
Sur ces mots, il tendit la main à Ramon d’un air plein de
bienveillance. Ramon la serra. Le général enlaça les épaules de
Ramon sans lui lâcher la main et cria :
— Emilio, photographie-nous pour les futurs manuels d’histoire !
Les deux hommes prirent la pose, chacun tenant l’autre par
l’épaule, tandis que le photographe déployait le pied de son appareil,
mettait au point et préparait la poudre de magnésium. Je m’écartai.
Les membres de l’état-major se levèrent, eux aussi, et se groupèrent
tout autour pour former une toile de fond militaire. La femme du
général et la jeune secrétaire restèrent assises. Celle-ci tourna
lentement la tête et leva les yeux dans ma direction. « Tu es très
belle, me dis-je, tout en m’apercevant que je m’étais mis à penser en
espagnol, et Ramon très viril. C’est sûrement l’homme qu’il te faut. »
L’éclair du magnésium déchira la nuit, illuminant la scène d’une
lumière aveuglante ; puis tout le monde nous entoura et se mit à
boire. La femme du général dit au Jefe quelques mots que je ne pus
entendre car tous les autres s’étaient mis à parler en même temps.
Le général éclata de rire et me dit :
— Elle voudrait que l’avion soit béni par un prêtre avant que vous
ne commenciez avec Ramon. Nous allons être obligés de nous
emparer d’un prêtre, car il n’y en a point parmi nous. Ma femme est
muy matadora ; elle tue à la perfection, mais elle est aussi très
dévote !
CHAPITRE II

Des planches posées sur des barils à pétrole vides de vingt-cinq


litres formaient une piste de danse surélevée. De ce fait, le bruit des
pas avait une résonance métallique. Tout le monde en riait et les
danseurs tapaient des pieds de plus en plus fort dès que la musique
accélérait la cadence. Le violoniste et le guitariste étaient très bons,
mais le piston faisait des couacs et restait souvent à la traîne.
Je m’adossai au fourgon et bus une gorgée de tequila, en suçant
du citron vert, les yeux fixés sur les danseurs. Des bidons où
flambaient des chiffons imbibés de pétrole étaient disposés tout
autour de l’estrade, mais trop près, si bien que la fumée noire
montait lentement dans l’air chaud de l’été et que, de ma place, les
danseurs paraissaient irréels.
La tequila me parut bonne. Ce n’était pas la blanche ordinaire et
râpeuse, mais une liqueur ambrée, vieille d’un siècle, évoquant le
cognac, en moins raide.
La femme du général sortit du fourgon et s’assit pour regarder
danser. Son visage plat et basané d’Indienne demeurait impassible ;
elle ne perdait pas un geste du général qui, sur la piste, se dépensait
sans compter. Il s’était débarrassé de sa tunique et de son gilet et
dansait, le torse à l’aise dans sa chemise de soie aux raies
bariolées. Des taches de sueur apparaissaient sous ses bras. Il
dansait bien, sans bouger le corps ; seuls ses pieds martelaient les
planches en cadence. La fille en robe de satin bleu se rapprochait et
s’écartait de lui en faisant claquer ses hauts talons, les reins
cambrés de façon aguichante.
— Le piston, dis-je à la femme du Jefe, il n’est pas très bon.
— Non, fit-elle sans tourner la tête. Mais il a beaucoup de bonne
volonté.
— Ce qui n’est pas mon cas, peut-être ?
Cette fois, elle tourna la tête et me dévisagea en me regardant
droit dans les yeux.
— Vous êtes un gringo, alors on ne peut pas savoir.
— Écoutez… dans mon pays aussi, on a fait la révolution, mais
pas comme ici.
— Comment savez-vous ça ?
— J’ai lu des livres d’histoire.
— Des livres d’histoire… répéta-t-elle lentement. Ici aussi, on fait
un livre d’histoire. Vous l’avez vu écrire, ce soir, vous avez vu
comment ça se passe, ce qu’on y inscrit. On y met ce que le Jefe
ordonne et on omet ce qu’il défend d’y raconter.
J’avalai une gorgée de tequila, puis demandai :
— Celle qui l’écrit, comment s’appelle-t-elle ?
La femme me regarda de nouveau et se mit à acquiescer comme
si elle venait de comprendre quelque chose dont elle aurait dû se
douter depuis longtemps.
— Juana, répondit-elle, Juana Ramirez.
Elle détourna la tête et ajouta à voix basse.
— Elle est très instruite.
Son ton laissait percer une nuance de regret.
— D’où est-elle.
— De Jalisco.
— Tiens ! Mais les femmes de Jalisco ont donc les yeux bleus et
les cheveux roux ?
— Non. Il paraît que son grand-père a pris part à la révolution
avec Juarez. C’était un étranger.
— C’est une vraie révolutionnaire ?
— Une des meilleures, m’assura-t-elle. Mais elle ne tue pas, elle
ne veut pas se servir d’un fusil.
Sur ces entrefaites, Ramon monta sur la piste avec la jeune
femme et, aussitôt, j’éprouvai une furieuse envie de boire encore un
verre. Dès que j’en eus lampé un, je me mis à observer le visage de
la jeune femme. Elle dansait avec une grâce légère et souple, mais
sans sourire. Je me dis alors : « Il y a deux choses dont j’ai follement
envie en ce moment, tellement envie que mon cœur me fait mal ;
deux choses seulement : entendre ta voix… et te voir sourire. »
Le Jefe abandonna alors la fille avec laquelle il dansait et posa
son feutre à large bord sur la tête de Juana. Ramon s’inclina,
s’écarta et posa poliment son sombrero sur la tête de celle que le
Jefe venait d’abandonner. Les deux couples se remirent à danser.
Je me levai en m’adossant au fourgon pour y prendre appui, me
redressai et m’approchai de la piste de danse.
— Il n’y a pas d’homme dans sa vie, dit la femme, pas même
Ramon qui l’aime. Elle appartient à la révolution et à elle seule. C’est
peut-être ça, l’effet que fait l’instruction sur les femmes.
Je fis un signe d’acquiescement et allai me planter tout au bord
de la piste, avec quelques autres qui regardaient les danseurs en
battant des mains. Puis je grimpai sur l’estrade, me dirigeai vers la
jeune femme, ôtai le feutre du Jefe et posai mon vieux casque
d’aviateur sur la tête de sa danseuse. Le casque lui cachait les
cheveux et on ne voyait que ses traits adorables et ses grands yeux
bleus. Comme je me trouvais tout près d’elle, je pouvais désormais
admirer de quelle curieuse façon les commissures de sa lèvre
supérieure se rabattaient sur la lèvre inférieure, légèrement plus
courte, en une moue ravissante, elle aussi.
Le visage luisant de sueur du Jefe s’assombrit, ses grosses
lèvres se plissèrent sous la moustache et la veine qui lui barrait le
front se mit à battre à grands coups. Puis il sourit, reprit son feutre et
retourna auprès de sa première danseuse. Resté seul, Ramon se
dirigea vers le bord de l’estrade et sauta à terre.
Je tentai de me souvenir du temps de mon enfance, à San Isidro,
quand je dansais le mariachi avec les petites Mexicaines. J’aurais
aimé danser encore de cette façon-là, mais impossible d’y arriver.
Ce temps-là était révolu et la grâce aussi ; il ne me restait plus que le
vain effort pour essayer de ressusciter le passé, la triste et poignante
envie de le revivre, mais cette fois en la compagnie de cette
merveilleuse rousse aux yeux bleus.
Je m’arrêtai soudain et dis à la jeune femme :
— Désolé, je suis un piètre danseur.
Elle leva le bras, saisit la visière de mon casque d’aviateur et se
débarrassa de ce couvre-chef. Puis elle se mit à secouer la tête pour
remettre de l’ordre dans sa chevelure, et me tendit le casque en
souriant, les paupières mi-closes, avec de petites rides aux
commissures extérieures des yeux. Une fois de plus, je sentis mon
cœur se serrer.
J’accrochai le casque à mon ceinturon et dis :
— Voulez-vous venir faire un tour avec moi ?
Elle acquiesça d’un signe de tête et répondit d’une voix douce,
légèrement haletante :
— Je veux bien.
Je sautai à terre et tendis les bras pour l’aider.
Elle hésita, me regarda, puis se pencha en avant pour me
permettre de la saisir par les aisselles. Je la déposai par terre en
respirant au passage le parfum de son corps, cette odeur de mimosa
et de femme. Je la pris alors par le coude. Ramon fendit la foule
pour venir à notre rencontre. Il portait deux chopes de bière.
— La blonde pour se saouler, la brune pour se dessaouler, dit-il
en souriant.
La bière était presque noire ; des gouttelettes de condensation
perlaient sur la chope, car la bière était glacée et la nuit chaude. Je
bus une gorgée, c’était un peu amer, mais frais et désaltérant.
Ramon but, lui aussi. La jeune femme attendait.
Quand nous eûmes vidé nos chopes, Ramon me dit :
— Vous coucherez chez moi. C’est le troisième wagon à partir de
la tête.
— Bonne nuit, Ramon, dit Juana.
Ramon me prit la chope des mains, puis je m’éloignai en
compagnie de Juana au milieu de la foule.
Nous longeâmes le convoi en passant devant d’autres groupes
rassemblés autour des feux de camp. Il y en avait qui rôtissaient des
chèvres sur des grils, d’autres assiégeaient des braseros en briques
entassées les unes sur les autres, où l’on faisait rôtir du porc, du
poulet, des tortillas. Certains me dévisageaient d’un air renfrogné,
d’autres me souriaient et m’offraient à boire et à manger.
Nous nous éloignâmes du train ; après avoir traversé plusieurs
voies, elle m’entraîna vers un bouquet de poivriers qui poussaient
dans le sol sablonneux près de la berge.
Une tente se dressait de ce côté-là. Je la vis, grâce à la lumière
qui filtrait à travers le feuillage ajouré des poivriers. On aurait dit une
tente de fine dentelle.
Le jeune femme y entra. J’attendis qu’elle eût allumé une lampe
à l’intérieur et la suivis.
Plantée à proximité de la lampe, elle inclinait légèrement la tête,
ce qui lui mettait le visage et les cheveux en pleine lumière.
La tente était meublée d’une table où était posée une machine à
écrire, de classeurs métalliques, d’un lit de camp recouvert d’un
sarape gris et blanc et d’une chaise pliante. On y respirait une
violente odeur de mimosa.
La jeune secrétaire s’assit au bord du lit ; je pris place sur la
chaise.
— Pourquoi ? finis-je par dire.
— Pourquoi quoi, Señor ?
— Je m’appelle Michael…
— Michael… répéta-t-elle en le prononçant à l’espagnole.
— Pourquoi, repris-je, quelqu’un comme… vous… pourquoi êtes-
vous avec un révolutionnaire comme le Jefe ? Pourquoi justement
avec lui ? Il y en a d’autres… Celui d’Hermosillo, par exemple…
— Celui d’Hermosillo ne se bat pas. Il se contente de tenir
Sonora et de s’enrichir… La terre est fertile, là-bas. Le Jefe, lui, se
bat…
— Et assassine !
— Il a pris Mexico deux fois et il le reprendra encore !
— Et il pillera la ville pour la troisième fois !
Ses traits se crispèrent légèrement, comme si elle allait se mettre
à pleurer ; elle ajouta alors, dans un murmure :
— Certains se battent pour la liberté politique ; d’autres pour la
terre ; il y a aussi des opportunistes et des pillards, mais aucun n’a
froid aux yeux. C’est ça la révolution.
Je sortis la bouteille de tequila de ma poche.
— En voulez-vous ? lui proposai-je.
Elle se leva, s’approcha de moi et me prit la bouteille des mains.
— Je n’ai pas de verres, dit-elle en la portant à la bouche.
Je lui enlaçai les hanches, appuyai ma tête contre la sienne et le
parfum de mimosa m’envahit tout entier. Elle commença par se
raidir, puis se détendit et je sentis ses doigts me caresser
doucement la nuque.
— Je vous en prie… dit-elle.
Je laissai retomber mes bras.
— En voulez-vous ? demanda-t-elle en me tendant la bouteille.
Je la pris. Elle retourna s’asseoir sur le lit. J’avalai une rasade de
tequila, mordis dans un citron vert et dis :
— Excusez-moi, j’ai oublié de vous offrir du citron.
— Ça ne fait rien.
— Et excusez-moi de vous avoir caressée.
Elle ne répondit pas, mais ne me lâcha pas des yeux.
Le silence tomba, rompu seulement par le bruit des papillons de
nuit qui, attirés par la flamme, venaient se précipiter contre le verre
de lampe.
— Vous allez vraiment apprendre à piloter à Ramon ? reprit-elle
soudain. Sans chercher à lui jouer un tour ? Sans lui faire de mal ?
— Vous l’aimez ?
— Je n’aime personne.
— Sauf la révolution, fis-je.
Elle réfléchit un instant avant de répondre :
— Oui, je crois.
— Vous trouvez que ça peut remplacer un homme ?
J’avais pris mon ton le plus acerbe, pour la blesser, car
brusquement la moutarde m’était montée au nez.
Ses traits se crispèrent de nouveau, mais au prix d’un réel effort
elle finit par se reprendre.
— Je suis veuve depuis quatre ans, dit-elle, en secouant la tête.
Nous étions camarades de classe. Quand Madero s’est emparé de
Mexico, nous avons pris part à la révolution tous les deux, mais lui, il
avait toujours peur. Il faisait ce qu’on lui commandait, mais il avait
toujours peur et parfois, la nuit, couché à côté de moi, il se mettait à
pleurer en posant la tête sur moi ; oui, il pleurait et je sentais ses
larmes tièdes me couler sur la peau et se refroidir peu à peu… Ce
n’était pas un lâche, il avait toujours peur, voilà tout. Je ne pouvais
pas le haïr ; je l’aimais comme une mère aime son enfant malade
plus que les autres, bien portants. Parfois, il se mettait à prier en
secret, car nous étions censés combattre l’église ; il suppliait le bon
Dieu de l’aider à ne plus avoir peur. Un jour, nous étions à
Cuernavaca avec Zapata, nous venions de prendre la ville… tout le
monde dansait, mangeait et buvait de la tequila et de la bière, car
Zapata ne pillait pas ; il ne prenait que des chevaux. À Cuernavaca,
il fait toujours frais la nuit, même l’été ; on tirait des feux d’artifice
pour célébrer la prise de la ville et je n’ai pas entendu le coup de feu.
On ne l’a retrouvé que beaucoup plus tard. Mort. Il s’était tué. Il avait
peur de mourir et pourtant, il s’est tué. Il avait si peur, toujours si
peur, mon pauvre petit, mon pauvre enfant solitaire… Il avait
toujours tellement peur…
Sa voix se brisa et je me sentis affreusement triste et seul. Je me
levai, m’approchai d’elle, m’agenouillai et la pris dans mes bras en
appuyant ma joue contre son épaule. Elle baissa la tête et en
effleura mon front.
— Si vous restez ici, au camp, de votre plein gré, et si vous
apprenez à Ramon à piloter, je coucherai avec vous.
Je lui pris le poignet et y déposai un baiser.
C’était un poignet menu comme celui d’un enfant.
— Et moi, dis-je, je coucherai avec vous parce que je crois que je
vous aime.
Elle portait un ample corsage paysan. Je fis doucement glisser
les manches le long de ses bras tout en la couvrant de baisers. Elle
tendit la main et éteignit la lampe. Dans le noir, elle me prit la tête, la
serra bien fort contre elle et chuchota :
— Mon pauvre petit, mon pauvre enfant solitaire…
CHAPITRE III

Il faisait une nuit noire et sans lune. Je finis par reconnaître les
contours de l’avion et me mis à descendre la berge en m’arc-boutant
et en enfonçant les talons dans la terre sèche.
Je me dirigeai vers l’hélice et tendis le bras. À ce moment,
quelqu’un frotta une allumette et la jeta dans un bidon de fer-blanc.
La balise improvisée s’enflamma, puis une autre et une autre encore
derrière moi ; une quatrième enfin près de la queue de l’avion ;
l’appareil apparut dans un carré de lumière crue.
Près de chaque balise se tenait un paysan armé d’un fusil. Les
pantalons, les chemises, les sombreros étaient baignés de lumière,
mais les visages restaient dans l’ombre.
— Il est tard, Señor, dit une voix derrière moi.
Je me retournai et aperçus un vieil homme, le fusil négligemment
porté sous le bras, le canon pointé vers le sol.
— Je voulais savoir si tout va bien, dis-je.
— Comme vous le voyez, Señor, tout va très bien, répondit-il
avec un sourire de fierté qui découvrait ses dents jaunies. (Il cracha
de côté, dans la direction d’une autre sentinelle et ajouta :)
Heureusement que je suis là, sinon tout le monde dormirait !
Je lui demandai à boire. Il alla chercher un cruchon carré en terre
cuite. C’était du mezcal, un alcool qui vous brûle les intérieurs
comme du feu. Tout le monde but, sauf le vieux qui refusa en disant :
— Muy malo, très mauvais.
Nous bûmes à la santé du Jefe, de Benito Juarez, d’Abraham
Lincoln qui, à les entendre, avait imité l’exemple de Juarez. Quand le
cruchon fut vide, quelqu’un sortit des ténèbres une marmite en
porcelaine pleine de pulque ; on remplit un gobelet qui fit le tour de
l’assistance. Je trouvai à l’alcool un goût bizarre et me dis que j’allais
être malade comme un chien si je n’arrêtais pas tous ces mélanges.
Un jeune garde déclara que cette révolution était la plus
magnifique de toutes. Il tapota son fusil, un vieux Krag, le porta à
ses lèvres, et le baisa passionnément en le serrant contre lui.
— Grand merci, dis-je. J’ai beaucoup appris ce soir et je crois
que désormais je vais mener une vie meilleure. Buenas noches,
compañeros !
Sur ces mots, j’escaladai la berge et plongeai dans les ténèbres
du camp.
Les wagons se profilaient contre le ciel nocturne ; une petite
lumière brillait par-ci, par-là.
Je marchais vite, sur la pointe des pieds ; j’avais hâte d’arriver à
l’endroit où j’allais pouvoir m’étendre. Quand j’eus atteint la
locomotive, je la contournai et me dirigeai vers le troisième wagon.
La porte coulissante était ouverte et tout était éteint. Je m’agrippai
au plancher et me hissai à l’intérieur. L’effort me fit remonter à la
bouche le goût âcre de l’alcool. Je me retournai plusieurs fois sur
moi-même pour m’éloigner de la porte et heurtai un dormeur qui
grommela un juron. Ça puait la sueur, l’huile rance et l’alcool.
— Ramon ? fis-je. Capitaine Ramon Fuentes ?
— Au fond du wagon et à droite, lança une voix dans les
ténèbres ; espèce de salopard, tes sœurs doivent se faire sabrer par
toute l’armée fédérale, pas d’erreur !
J’aperçus alors une petite lumière derrière un rideau, au fond et à
droite ; je me dirigeai dans cette direction en trébuchant sur d’autres
dormeurs qui, eux aussi, m’injuriaient en se réveillant.
Une lampe allumée était posée sur une petite table pliante. À plat
ventre sur une natte de raphia, Ramon me faisait face, la tête sur la
main, le coude appuyé sur le plancher, son ceinturon et son pistolet
posés par terre, à portée de la main. Une femme agenouillée devant
un brasero de briques était en train d’éteindre le feu. Un trou percé
dans le toit laissait s’échapper la fumée ; mais dans le wagon elle
était encore assez épaisse bien que le feu fût presque éteint. La
femme tourna la tête pour me regarder ; elle était très vieille, très
ridée, mais ses yeux étaient encore vifs et perçants. Toute menue,
elle portait le rebozo noir et le costume des indiens.
— C’est la mère de ma mère, dit Ramon sans bouger. (Puis,
s’adressant à elle :) C’est l’homme volant, celui qui va m’apprendre à
piloter un avion. Il s’appelle Michael.
La vieille s’approcha de moi et me dévisagea pendant un temps
qui me parut très long. Ma tête me faisait l’effet d’être très lourde et
je n’arrivais pas à la tenir droite. La vieille m’effleura les tempes du
bout des doigts et dit doucement :
— Vous allez voler ensemble, comme des frères. Alors vous
serez le frère de mon fils ?
— Quand nous volerons ensemble, nous serons frères, dis-je et
je lui baisai la main parce que c’était une dame et que j’avais trop
bu.
Elle continua à me scruter un bon moment de ses yeux noirs et
brillants.
— Et maintenant, voulez-vous dormir, frère de mon fils ?
— Oui, ma mère, je voudrais bien dormir.
Elle me montra une natte à côté de Ramon. Je m’allongeai
dessus. La grand-mère alla s’étendre de l’autre côté du wagon.
Couché sur le dos, Ramon s’appuya la nuque sur son bras replié.
Moi, je posai la tête un peu trop brusquement sur la natte et me fis
mal au crâne. Il n’y avait pas d’oreiller.
— J’étais bien décidé à vous tuer ce soir, dit Ramon à voix
basse.
Sentant la peur m’envahir, je demandai :
— Dois-je comprendre que vous avez changé d’avis ?
Comme il ne répondait pas, je repris :
— Pourquoi avoir pris cette décision et pourquoi en avoir
changé ?
Il me tourna le dos sans mot dire et je l’entendis pleurer
doucement, comme un enfant qui a beaucoup de peine.
— Ce soir, j’ai perdu mon amour, dit-il.
« Mucho teatro ! songeai-je ; ce qu’il est cabotin ! » Mais je
connaissais bien ces gens, je savais qu’ils n’exagèrent pas. Ramon
était profondément malheureux.
Je pris donc le parti de mentir.
— Ce n’est pas vrai, dis-je.
Il se tourna, me dévisagea fixement, puis se cacha la figure dans
les mains. Il avait tellement envie de me croire…
— Si vous pensez vraiment ce que vous venez de dire, pourquoi
avez-vous renoncé à me tuer ? demandai-je.
Il secoua la tête et se contenta de dire :
— Tâchons de dormir un peu !
— Est-ce dans l’intérêt de la révolution que vous êtes revenu sur
votre décision ?
Comme il ne protestait pas, j’ajoutai :
— Bon sang ! Vous êtes vraiment bizarres, vous autres !
Il se souleva, souffla la lumière et se recoucha sur la natte. Par le
trou du toit, j’apercevais un morceau de ciel constellé d’étoiles. Il
faisait chaud dans le wagon, ça sentait mauvais et j’avais
affreusement mal à la tête.
— Ramon, dis-je, la première fois que nous prendrons l’air,
qu’est-ce qui m’empêchera d’atterrir derrière les lignes des
fédéraux ?
— Vous ne ferez pas ça !
— Pourquoi ?
— Parce que je vous tuerai si vous essayez !
— Si vous me tuez, vous aussi, vous allez mourir !
— Oui, je le sais bien…
CHAPITRE IV

Une secousse du wagon me réveilla, le lendemain matin ;


j’entendis le halètement de la locomotive.
Je sortis avec mille précautions en commençant par passer les
jambes par-dessus le bord du plancher, puis je me laissai glisser
lentement à terre, en me retenant par les coudes, sans ouvrir les
yeux. Une fois sur le ballast, je risquai un coup d’œil, mais comme
ça n’allait pas du tout, je baissai de nouveau les paupières puis les
relevai très lentement pour ne pas être trop ébloui par l’éclat du
soleil. Autour de moi, j’entendais les bruits habituels du camp.
Quand mes yeux se furent bien habitués à la lumière, je me dirigeai
vers la locomotive qu’on était en train de décrocher du convoi.
Ramon s’y trouvait avec plusieurs autres. Ils avaient leurs fusils.
Emilio était là, lui aussi, avec son appareil photo et son pied pliant.
Un Noir, le torse nu, se tenait dans le poste de conduite ; il avait le
nez cassé et écrasé. Il me sourit et dit en anglais :
— Bonjour ! Et ce mal de crâne ?
Je demeurai muet de saisissement.
— Je m’appelle Tasco, poursuivit mon interlocuteur ; du moins,
c’est ainsi qu’on m’appelle ici. Je suis né en Caroline du Sud.
On avait décroché la locomotive ; les gars étaient en train de
grimper sur le tender ; déjà certains s’étaient plantés sur la
passerelle extérieure qui entourait la chaudière ; il y en avait même
deux cramponnés au chasse-corps, tout à l’avant de la machine.
Du poste de conduite, Ramon me demanda :
— Ça vous dirait de venir avec nous ? (Voyant que j’hésitais, il
éclata de rire et se hâta d’ajouter :) On ne fait pas encore le coup de
main. On va simplement chercher du combustible.
Je grimpai donc dans le poste, à côté de Ramon. Les soldats sur
la locomotive plaisantaient avec ceux qui restaient au camp. Ramon,
lui, gardait le silence. Quant à Tasco, il chantonnait à mi-voix.
Finalement, la locomotive s’ébranla, s’éloigna du camp et pénétra
dans la ville à une allure très réduite.
La plupart des rues étaient dénuées de revêtement ; seules,
certaines se trouvaient garnies de galets cimentés par de la glaise.
Les maisons, basses et plates, étaient crépies de jaune clair ou de
blanc pour les protéger de la chaleur solaire.
On arriva devant une boutique de planches précédée d’une
marquise que soutenaient des poteaux. La locomotive stoppa ; les
gars sautèrent à terre ; ceux qui se trouvaient sur le tender leur
lancèrent des haches. Ils se dirigèrent alors vers la baraque dont la
vitrine portait l’inscription : « Panadería » et s’attaquèrent aux
poteaux à coups de hache.
Tasco se tourna vers moi et dit :
— Il n’y a plus de charbon, alors on brûle du bois.
Une femme sortit de la boulangerie en poussant des cris
déchirants. Elle avait les mains blanches de farine. Elle se précipita
sur un soldat et tenta de lui arracher la hache tout en hurlant de plus
belle. Il lui rit au nez, la repoussa et se remit à la besogne. La femme
se jeta alors sur un autre soldat pour essayer de l’empêcher de
démolir sa boutique.
— Emmenez-la ! trancha Ramon.
Deux hommes soulevèrent la femme, la traînèrent loin de la
panadería et la balancèrent dans la poussière.
Je me tournai vers Ramon et lui dis :
— Vous savez, moi, j’aimerais mieux rentrer tout de suite à pied.
Il haussa les épaules et je partis le long de la voie ferrée. Peu
après, j’étais de retour au camp.
Au bout de quelque temps, j’entendis le halètement de la
locomotive qui revenait en marche arrière. J’allai à sa rencontre et
vis que le tender était plein de bois.
Je les regardai ensuite charger des caisses de dynamite sur le
tender ; c’était de la folie ! Faire un fourbi pareil pour s’emparer d’un
prêtre et lui faire bénir l’avion ! Ils avaient beau haïr les curés, il leur
fallait quand même le secours de la religion !
Tasco n’avait pas bougé du poste de la locomotive. Il fumait un
cigare noir, tout tordu ; quand je levai les yeux pour le regarder, il me
demanda si j’en voulais un. J’acquiesçai. Il m’en lança un que
j’allumai aussitôt. Il était très fort. Mais je n’en étais pas à mon
premier cigare mexicain.
Sur ces entrefaites, le Jefe traversa le camp pour venir nous
trouver. Il était suivi de son état-major et de Juana ; mon cœur se
serra à la vue de la jeune femme. Quand ils furent plus près, je
reconnus aussi la femme du Jefe.
Derrière le général, j’aperçus aussi le maigrichon au complet
blanc. Je me tournai vers Ramon pour lui demander :
— Qui c’est, le désossé en blanc, celui qui a un chapeau de
paille au ruban multicolore ?
— C’est le général chargé des exécutions capitales.
Le groupe s’approcha de nous et tout le monde se salua, mais
fort peu protocolairement, à l’exception de Ramon qui exécuta un
salut militaire impeccable, stimulé sans doute par la présence de
Juana.
Le général se mit à plaisanter avec les soldats en les appelant
« mes enfants ». Juana fit comme si je n’étais pas là. Au bout de
quelques minutes, je m’approchai du Jefe.
— Puis-je vous poser une question ? demandai-je.
Avant de répondre, il m’arracha des doigts le crapulos tordu que
m’avait donné Tasco et le jeta, puis il me fourra dans la bouche un
de ses longs cigares de Manille à bouts coupés et en prit un lui-
même. Il frotta alors une allumette de cire et alluma mon cigare et le
sien. Je tirai sur mon manille ; il était sensationnel.
— C’est comme je vous l’ai dit, déclara le Jefe, ici, on mène la
belle vie. Qu’est-ce que vous vouliez savoir, Señor Grant ?
— Comment se fait-il que l’officier appelé à devenir votre premier
aviateur commande une mission au cours de laquelle il risque de se
faire tuer ?
Le général éclata de rire :
— Il ne sera pas tué, je peux vous l’assurer !
La femme du Jefe grimpa alors sur le tender, suivie de trois
autres femmes en noir. Puis les soldats aidèrent Juana à monter
dans le poste de la locomotive et se déployèrent sur la passerelle,
tout autour de la machine, comme ils l’avaient fait pour se rendre à
la boulangerie. Mais, cette fois, ils étaient plus nombreux et ils
avaient accroché des rouleaux de corde à leur ceinturon. En outre,
une draisine était placée devant la locomotive.
— À ta place, je viendrais, me lança Tasco de la cabine. Ce sera
aussi instructif qu’amusant, tu vas voir !
Je regardai Juana, mais ne pus rien déchiffrer dans ses yeux.
Ramon monta à son tour. Emilio demanda à tout le monde de
prendre la pose pour la photographie destinée au livre qui retracerait
l’histoire du mouvement. Ils s’exécutèrent tous, à l’exception de
Juana et des femmes en noir, qui s’étaient assises sur les caisses
de dynamite, les genoux remontés, la tête baissée, tant et si bien
qu’on ne voyait que le dessus de leurs rebozos noirs.
— J’aimerais bien les accompagner, dis-je au Jefe. Est-ce qu’on
peut m’y autoriser ?
Il gesticula en brandissant son cigare et répondit :
— Vous êtes mon invité !
Je grimpai donc sur la locomotive. À quatre dans le poste, on y
était à l’étroit. Tasco démarra en douceur. Le chasse-corps de la
locomotive poussait la draisine.
Tasco ne changea pas d’allure pendant la traversée de la ville et
continua à rouler lentement. Il me gratifia d’un sourire qui fit
disparaître les fronces de ses lèvres, et observa :
— Eux, c’est la dynamite qu’ils aiment tous ; moi, c’est la
locomotive !
Une fois sortie de la ville, la machine alla encore moins vite, car
nous grimpions une côte. La pente n’était pas bien raide, mais elle
était continue. Des chênes rabougris et de hautes plantes aux
feuilles tranchantes comme des glaives bordaient la voie. Une
impression d’abandon, de tristesse se dégageait du paysage.
Nous faisions la chaîne pour amener les morceaux de bois
destinés à alimenter la chaudière. Chaque fois qu’on ouvrait la porte
du foyer une bouffée brûlante nous assaillait. Ramon se fit relayer
par des soldats qui se trouvaient sur le tender. Avec Juana, j’allai
m’asseoir sur le tas de bois, à côté des paysannes en noir. La
femme du Jefe nous dévisagea fixement, puis baissa la tête.
Installés côte à côte, Juana et moi gardions le silence.
La locomotive finit par déboucher sur l’autre versant de la
montagne. À gauche, j’aperçus un ravin dont le fond était le lit d’une
rivière à sec. Je demandai si c’était la même rivière que celle qui
passait près du camp. Juana acquiesça.
Tasco ralentit en renversant la vapeur et stoppa dès que l’écho
commença à renvoyer le halètement de la locomotive. Ramon sauta
à terre du côté qui était en bordure du ravin ; de l’autre côté, la
montagne se dressait, abrupte, en surplomb de la voie ferrée. Tout le
monde descendit pour suivre Ramon qui se dirigea vers la draisine.
Ramon s’adressa alors à quatre hommes et leur dit qu’ils
pouvaient y aller. Ils ramassèrent des poignées de terre et
barbouillèrent leurs pantalons blancs aux endroits qui n’étaient pas
déjà salis ; ils ôtèrent leurs sombreros, s’assurèrent qu’ils
dégainaient sans difficulté leurs poignards en les arrachant de leur
fourreau et en les y remettant plusieurs fois de suite. Puis ils se
mirent à descendre dans le ravin, le corps plié en deux, leurs pieds
chaussés de sandales bien assurés sur la pente. Bientôt, ils
disparurent, dissimulés par la végétation grisâtre du ravin, et on ne
les entendit plus.
Ramon ordonna aux autres de charger les caisses de dynamite
sur la draisine en veillant bien à ne pas faire de bruit. Hommes et
femmes firent la chaîne pour se passer les caisses. Comme ils
manipulaient les explosifs sans aucune précaution, je pris Juana par
le bras et l’entraînai à l’écart.
— Vous pouvez aller jusqu’au tournant, Michael ! me cria Ramon.
Mais pas plus loin, surtout !
Je suivis donc avec Juana la voie ferrée jusqu’au premier coude.
Là, on s’assit, adossés à la colline, pour contempler, par-delà le
ravin, les hauteurs noyées dans la brume de chaleur. Jusqu’au ciel
qui, dans ce pays, prenait un air calamiteux !
— Je t’aime, je t’adore… dis-je en y mettant toute mon âme.
Elle ne tourna pas la tête de mon côté. Les yeux écarquillés, le
front labouré de rides soucieuses, elle finit par murmurer :
— Ce n’est pas possible.
— Qu’est-ce qui n’est pas possible ?
— On ne se connaît pas.
— C’est arrivé à d’autres. Évidemment, je ne parle que pour moi.
Je ne suis au courant que des sentiments que j’éprouve, mais enfin
je t’ai bien aimée, cette nuit !
— Ils le sauront, dit-elle en regardant au pied de la colline où nos
compagnons étaient en train de charger la draisine.
— Ça se saura de toute façon, en fin de compte.
Elle frissonna, ôta la main que je retenais sous la mienne et
croisa les bras sur sa poitrine en crispant les doigts, comme si elle
avait froid.
— En fin de compte… murmura-t-elle encore.
Soudain, elle laissa retomber les bras, redressa les épaules et se
tourna vers moi. Elle leva la main, sourit en plissant les yeux et dit :
— Je ne regrette pas ce que nous avons fait.
Je la vis rougir depuis la naissance des seins.
— J’en suis bien content, dis-je.
— Je n’ai pas le sentiment d’avoir mal agi.
— Tu n’as rien fait de mal. Ce n’est mal que lorsqu’on a de
mauvaises intentions.
— Mais je ne t’aime pas ! se hâta-t-elle d’ajouter. Et pourtant je
ne trouve pas que j’aie fait quelque chose de mal, c’est curieux
hein ?
Au-dessous de nous, les soldats poussaient la draisine chargée
de caisses de dynamite. Elle montait la côte si lentement qu’elle
paraissait immobile et les hommes qui s’escrimaient derrière
semblaient immobiles, eux aussi, de même que les femmes à leur
suite. Leurs figures, luisantes de sueur, paraissaient taillées dans de
l’acajou verni.
— Tu veux bien que je vienne ce soir ? demandai-je.
Elle rougit de nouveau et secoua la tête en murmurant :
— Non. Je t’en prie…
— Mais tu as dit toi-même que tu n’as rien fait de mal ! Moi, je
trouve que c’était merveilleux.
— Tu as dit que c’est mal si l’on a de mauvaises intentions.
— J’ignore mes intentions. Tout ce que je sais, c’est que je
t’aime.
— Eh bien, moi, j’avais l’intention de te faire rester ici de ton plein
gré pour apprendre à Ramon à piloter un avion. Pour un
révolutionnaire, ce n’est pas une mauvaise intention, mais quand j’y
pense, j’ai affreusement honte. Et quand je songe à la façon dont tu
m’as dit que tu m’aimes, je n’ai pas honte ; et pourtant, je ne te crois
pas…
— Je t’aimerai si fort que tu seras obligée de me croire.
La draisine apparut alors au tournant ; Ramon serra le frein,
tandis que les hommes plaçaient des cales de bois contre les roues.
Puis ils allumèrent cigarettes et cigares. La femme du Jefe, elle
aussi, se mit à fumer un cigare. Tasco était resté près de la
locomotive. Personne n’élevait la voix, tout le monde chuchotait.
Ramon s’assit sur les rails, devant la draisine, les yeux fixés sur
le tournant que faisait la voie ferrée. Il avait beau tenter de s’en
empêcher, mais c’était plus fort que lui. Il ne cessait de tourner la
tête. L’espace d’un instant, il nous regardait fixement, Juana et moi,
puis il se détournait de nouveau, pour recommencer aussitôt
après…
Un coup de sifflet, long et strident, retentit dans les hauteurs,
devant nous ; Ramon et ses soldats, l’épaule appuyée contre la
draisine, se mirent à la pousser. Ils s’étaient tous mis à parler et à
rire à haute voix. Les femmes et moi nous suivions.
Finalement, le tournant fut franchi. Le ravin, et tout au fond le lit à
sec de la rivière, s’incurvaient eux aussi, de sorte que la voie ferrée
longeait toujours le flanc de la montagne. J’aperçus les vestiges d’un
petit pont dynamité. Les deux extrémités de l’ouvrage existaient
encore et pointaient du flanc de chaque colline ; au-dessous, on
apercevait les piliers de pierre et les arc-boutants disloqués, mais le
tablier du pont n’existait plus.
Un homme, descendu dans la gorge en éclaireur, était remonté
sur l’autre versant ; il leva le bras et gesticula. On vit alors deux
soldats qui portaient un cadavre. Ils s’approchèrent du bord et
précipitèrent le mort dans le gouffre. Ils restèrent un instant à le
suivre des yeux ; il se mit à débouler et à culbuter de plus en plus
vite et disparut au milieu de la végétation. On entendait toujours le
craquement des branches sur son passage.
Sur ces entrefaites, la femme du Jefe se tourna vers Ramon.
— Dans trois heures, lui dit-elle.
Elle commença à descendre dans le ravin, suivie des autres
femmes en noir. Elles se dépêchaient, sans chercher à se cacher.
Pendant que je les regardais, j’entendis Ramon ordonner aux autres
de décharger la dynamite.
Les femmes s’enfoncèrent alors sous les feuillages, au fond du
ravin. Je ne les revis que lorsqu’elles eurent escaladé la moitié de
l’autre versant.
— Quel est le nom de la femme du Jefe ? demandai-je.
— Personne ne le sait. Elle est de Morelia. Le Jefe l’appelle
Moreliana, d’après sa tierra. On devrait l’appeler loca, car elle est
complètement folle. Tout ce cirque pour obtenir la bénédiction d’un
prêtre ! On aurait mieux fait de mettre tout ça de côté pour la
prochaine attaque ! Une vraie folie ! Cette femme est sûrement muy
loca.
— Elle est très superstitieuse, dit Juana.
— Et le Jefe alors ? fïs-je. Pourquoi la laisse-t-il faire ?
— Pour plusieurs raisons, répondit Juana. Nous avons perdu des
batailles et, chaque fois, elle disait que c’était à cause de quelque
chose qu’on n’avait pas fait bénir.
— Le Jefe a commencé par en rire, reprit Ramon, mais à force, il
est devenu superstitieux, lui aussi. Pas autant que sa femme, mais
assez pour nous faire gaspiller tout ça.
D’un signe de tête, il montra la draisine, les soldats et les caisses
de dynamite qui avaient toutes été déchargées.
— Il y a un prêtre là-bas, continua-t-il, mais il y a aussi un train de
troupes fédéralistes et un wagon blindé qu’on ne peut attaquer qu’au
canon. C’est après la perte du canon que le Jefe est devenu
superstitieux.
— Un canon de soixante-quinze sur affût pivotant d’acier, monté
sur un wagon-plate-forme, précisa Juana.
— La femme du Jefe voulait le faire bénir ; le Jefe lui a ri au nez.
Nous avons perdu le canon et le Jefe est devenu superstitieux.
Ramon dit à ses hommes de faire passer la draisine de l’autre
côté du ravin et ensuite de transporter la dynamite. Les soldats
déroulèrent les rouleaux de corde accrochés à leur ceinturon et en
attachèrent un bout à l’essieu arrière de la draisine ; ils se
déployèrent alors en éventail et enroulèrent l’autre extrémité de la
corde au tronc des chênes nains, de façon à répartir la charge.
Quand ce fut fait, ils se mirent à laisser glisser leurs cordes et à faire
descendre très lentement la draisine, en retenant chaque corde à
plusieurs.
Une fois la draisine au fond du ravin, ils défirent les cordes
accrochées au tronc des arbres et les lancèrent sur l’autre versant.
Puis ils chargèrent les caisses de dynamite sur leurs épaules et
commencèrent à descendre dans le lit du torrent à sec.
D’un signe de tête, Ramon montra la montagne derrière nous et
dit :
— Nous, on va grimper là-haut pour suivre l’opération à la
jumelle. Mais pour qu’on ne nous voie pas, il faut y monter par le
versant où se trouve la locomotive.
Juana partit la première ; je la suivis en compagnie de Ramon.
Au départ, la pente était raide et nous glissions souvent sur la
terre molle. Puis il y eut un palier et nous nous arrêtâmes pour
souffler, car l’air se raréfiait.
La montagne se terminait par une sorte de plate-forme.
— Baissez-vous ! nous cria Ramon. Il ne faut pas qu’on nous
voie.
Je marchai à croupetons, le visage le plus près possible du sol,
puis au moment d’arriver au sommet, je me couchai résolument à
plat ventre et terminai le parcours en rampant. Ramon et Juana
vinrent me rejoindre peu après. Allongés les uns à côté des autres,
nous pouvions suivre à loisir toutes les phases de la manœuvre.
Les hommes de Ramon étaient en train de remonter la draisine,
après avoir attaché les cordes aux arbres de l’autre côté du ravin.
De l’étui accroché à son ceinturon, Ramon sortit une paire de
jumelles et regarda par-dessus la crête, puis il me les passa, en me
montrant un point dans le lointain. Même sans jumelles, je pouvais
me rendre compte que c’était une ville. Je réglai les jumelles et
aperçus une locomotive à laquelle était attelé un wagon blindé. Le
camp militaire s’étendait tout autour ; je voyais des hommes, des
chevaux, des femmes, des enfants, des chèvres, spectacle en tous
points semblable à celui de notre propre camp ; toutefois, la foule
comportait bien plus d’hommes en uniforme. La ville s’étendait un
peu plus loin, de l’autre côté du camp.
De notre poste d’observation, je distinguais nettement les rails de
la voie ferrée qui s’enfonçaient en ligne droite au milieu du camp
fédéraliste.
Ramon me prit alors les jumelles des mains et les braqua sur la
ville. Toujours à plat ventre, je tournai légèrement la tête pour
regarder les hommes qui étaient en train de faire passer la draisine
de l’autre côté du ravin. Soudain, la main de Juana s’empara de la
mienne, son épaule frôla mon épaule et le parfum suave du mimosa
m’emplit les narines.
Sur l’autre versant du ravin, les soldats avaient réussi à poser la
draisine sur les rails et empilaient les caisses de dynamite qu’ils
attachaient avec des cordes. Quand ils eurent fini, ils levèrent les
yeux dans notre direction, mais Ramon ne fit aucun signe et ils
s’assirent par terre en attendant pour se reposer. Depuis que la
manœuvre la plus pénible était achevée, ils semblaient étrangement
calmes.
Ramon consulta sa montre et dit à voix basse.
— Maintenant, on va pouvoir y aller.
Il porta les doigts à la bouche et lança un coup de sifflet strident.
Sur le versant d’en face, les soldats se levèrent et se mirent à
pousser la draisine chargée de dynamite vers l’endroit où la voie
ferrée amorçait sa descente en direction du camp fédéraliste.
— Mais la dynamite, comment va-t-elle exploser ? demandai-je.
Vous y avez mis des détonateurs ?
Ramon secoua la tête en souriant.
— C’est trop hasardeux pour une manœuvre où tout est minuté.
C’est le choc qui va faire exploser la dynamite – elle est d’une teneur
très forte…
La draisine grimpait lentement les derniers mètres de côté,
poussée par les hommes ; vus d’en haut, ils paraissaient
minuscules ; on aurait cru des soldats de plomb jouant à la
révolution. Lorsque la voie commença à descendre, dans l’autre
sens, les soldats lâchèrent la draisine, qui se mit à rouler, d’abord
lentement, puis de plus en plus vite. Toute l’équipe se coucha à plat
ventre derrière la crête de leur propre colline, bien au-dessous de
nous, les yeux fixés sur la draisine.
À mesure que celle-ci s’éloignait, elle devenait de plus en plus
petite. Ramon me tendit les jumelles.
— Tenez, regardez, me dit-il.
Je lui pris les jumelles des mains et les braquai sur le camp
militaire où se trouvait la locomotive, au milieu des soldats, des
chevaux, des femmes et des enfants. Puis je ramenai l’objectif en
arrière, remontai le long de la voie ferrée, et repérai la draisine
chargée de dynamite. Elle roulait vite et je la suivis des yeux
pendant quelque temps ; j’avais la gorge sèche ; j’éprouvais de
douloureux élancements dans la tête et mon cœur battait si fort dans
la poitrine que j’en avais presque le souffle coupé.
J’ouvris la bouche pour aspirer un peu d’air ; il fit un bruit de
soufflet de forge en pénétrant dans mes poumons. De nouveau, je
braquai les jumelles sur le camp. Personne ne s’était encore aperçu
de rien. Il eût été bien inutile d’essayer de ne plus songer à la
draisine chargée de dynamite dévalant vers son redoutable destin ;
c’était plus fort que moi, je tenais à la voir s’enfoncer dans les rangs
fédéralistes. Je braquai donc les jumelles sur l’engin de mort et, au
fur et à mesure que sa vitesse s’accélérait, j’étais de plus en plus
torturé ; j’avais envie de hurler, tout comme en avion au moment où
je faisais un piqué pour me sortir d’une vrille : j’avais peur, sans
pourtant douter de ma vigueur et de mes aptitudes…
Sur ces entrefaites, la draisine percuta la locomotive. Il y eut un
flamboiement orange frangé de bistre. En même temps, une gerbe
de points noirs voltigea dans tous les azimuts. Il s’agissait, je le
savais, de débris de la locomotive, de fragments d’hommes ou de
chevaux… Pendant une seconde, on n’entendit rien ; la détonation
n’éclata qu’un peu plus tard ; la terre vibra légèrement sous nos
pieds.
Sur la colline, au-dessous de nous, les soldats de la révolution se
levèrent d’un bond et s’envoyèrent gaiement de grandes claques
dans le dos ; certains se donnaient même l’accolade ; tous riaient et
poussaient des clameurs de joie.
Je me tournai vers Juana ; elle s’était caché la tête dans les
mains et pleurait sans bruit.
Ramon me prit alors les jumelles pour regarder à son tour. Le
gros nuage de poussière soulevé par l’explosion s’élevait lentement
dans le ciel. Quand Ramon eut achevé son examen – ce fut
d’ailleurs très bref – il me rendit les jumelles et je me hâtai de les
braquer sur le camp. À travers le nuage de poussière qui l’entourait,
je vis que la locomotive était sortie des rails et s’était couchée sur le
flanc ; toute la partie avant était arrachée et la vapeur qui en sortait
se mélangeait à la poussière. Au bout d’un instant, les fédéralistes
se ressaisirent ; fantassins et cavaliers se déployèrent de part et
d’autre de la voie ferrée.
— Tenez, dis-je à Ramon en lui passant les jumelles, jetez donc
encore un coup d’œil.
Les yeux collés aux verres, il sourit et dit :
— Ils croient qu’on va attaquer. C’est exactement ce que nous
voulions.
Juana nous observait, Ramon et moi. Elle ne pleurait plus.
— Ils vont envoyer un détachement le long de la voie, pour
pousser une reconnaissance jusqu’ici…
Ramon cria aux soldats de venir nous rejoindre.
— Alberto, Vicente, Carlos, Romero ! dit-il, vous qui êtes les
meilleurs tireurs, restez sur place. Grimpez dans les arbres pour ne
pas être vus. Vous êtes l’arrière-garde ; vous attendrez que les
femmes soient revenues avec le prêtre.
Les quatre hommes que Ramon avait désignés se dispersèrent
et disparurent dans les arbres feuillus avec leurs fusils. Espacés les
uns les autres de deux cents mètres environ, ces arbres
surplombaient les deux éperons rocheux qui longeaient la courbe du
ravin. Les autres soldats se mirent à descendre au fond du précipice
pour gagner ensuite le versant au sommet duquel nous nous
trouvions.
— Pourquoi êtes-vous sûr qu’elles reviendront et que si elles
reviennent elles ramèneront le prêtre ? demandai-je à Ramon.
— La Moreliana, la femme du Jefe, n’est pas seulement très
brave, elle est aussi très intelligente. C’est elle qui a eu l’idée.
L’explosion va attirer tout le monde hors de la ville vers le camp. Les
femmes vont en profiter pour emmener le prêtre par l’autre extrémité
de la ville.
Nous attendîmes une demi-heure environ. Les hommes étaient
remontés du ravin et s’étaient couchés, avec leurs fusils, derrière
des rochers, des buissons et des troncs d’arbres, prêts à venir à la
rescousse de l’arrière-garde. Soudain, la Moreliana apparut sur la
gauche ; elle avançait d’un pas rapide ; j’aperçus cinq silhouettes
vêtues de noir ; j’en déduisis que le commando féminin avait réussi à
s’emparer du curé.
Du haut de leurs arbres, les tireurs d’élite de l’arrière-garde les
acclamèrent sans se montrer.
Quand la Moreliana et ses compagnes approchèrent de la lisière
du ravin, je vis que le prêtre avait les mains liées derrière le dos. La
femme qui fermait la marche portait ses habits sacerdotaux et son
chapeau. Le prêtre était nu-tête et paraissait furieux.
Avant d’entreprendre la descente, la femme du Jefe défit les liens
du prêtre pour lui permettre de franchir le ravin.
Ramon reprit les jumelles pour examiner la ville et dit posément :
— Leurs éclaireurs arrivent.
Il me tendit alors les jumelles et cria aux soldats de se mettre à
l’abri. Ils obéirent aussitôt.
Je regardai à la jumelle les cavaliers ; ils avançaient lentement le
long de la voie ferrée, déployés de part et d’autre pour éviter une
embuscade. Je songeai in petto que si les femmes qui ramenaient le
prêtre ne se dépêchaient pas plus que ça, elles risquaient fort d’avoir
du fil à retordre. Je rendis les jumelles à Ramon.
Même à l’œil nu, je distinguai très nettement désormais les
cavaliers fédéralistes ; ils progressaient prudemment, d’un couvert à
l’autre. Pour protéger les flancs du détachement, des éclaireurs
faisaient de brefs bonds en avant et regagnaient au trot le gros de la
troupe.
Il n’y avait que nous, postés comme nous l’étions au sommet de
la hauteur, à pouvoir suivre la progression des cavaliers. Nos soldats
disposés en contrebas ainsi que les tireurs de l’arrière-garde postés
dans les arbres ne pouvaient pas les voir à cause du monticule qui
les séparait du ravin et formait écran.
Nous nous étions accroupis, la tête rentrée dans les épaules.
Ramon abandonna les jumelles pour avoir une vue d’ensemble du
terrain et non pas un simple fragment découpé et grossi par
l’objectif.
— Sainte Vierge, je vous en prie, murmura-t-il, faites que ceux
qui sont dans les arbres ne s’affolent pas et ne tirent pas trop tôt !
Frères, mes camarades, je vous en supplie, ne vous laissez pas
entraîner par votre ardeur, ne tirez pas trop tôt ! Laissez-les franchir
la crête pour que toutes nos balles portent ! Je vous en conjure,
amigos de mi aima, amis de mon âme, ne tirez pas trop tôt, laissez-
les tous approcher !
Les deux éclaireurs qui flanquaient le détachement de part et
d’autre s’approchèrent au galop de la crête ; après y avoir jeté un
bref coup d’œil, ils firent demi-tour et rejoignirent le gros de la troupe
en laissant derrière eux deux petits nuages de poussière. Aucun
coup de feu n’avait été tiré des arbres.
Ramon esquissa un baiser et murmura encore :
— Je vous aime, mes compañeros, je vous adore… Si vous étiez
des filles, je vous épouserais tous, chacun l’un après l’autre !
L’épaule de Juana frôlait la mienne et je sentais qu’elle tremblait.
Comme Ramon avait baissé la tête et qu’il ne pouvait nous voir,
j’enlaçai la taille de Juana et me rapprochai d’elle, toujours à plat
ventre. Nous nous trouvions ainsi, flanc contre flanc. Je me mis à
trembler, moi aussi, en me demandant ce que je faisais là et
pourquoi j’étais venu. Après tout, qu’est-ce que j’avais à y voir, moi,
dans cette saloperie de coup de main ? Tout ce que je voulais, c’était
me trouver auprès de Juana. Et maintenant qu’il allait y avoir du
grabuge, je la désirais plus que jamais.
En se faufilant à travers les cactus et les chênes nains le
détachement avait presque atteint la crête. Lorsque les fédéralistes
n’en furent plus qu’à une vingtaine de mètres, l’un d’eux lança une
clameur ; ils éperonnèrent leurs chevaux et chargèrent au galop en
poussant le cri de guerre strident des Indiens. Ramon dégaina
aussitôt son pistolet.
Les fédéralistes passèrent près des arbres où s’étaient
embusqués les éclaireurs de Ramon ; mais aucun coup de feu ne fut
tiré. Ce fut seulement lorsque l’ennemi eut presque atteint le bord du
ravin que Ramon cria :
— A la lucha ! Allez-y ! Feu à volonté !
Ramon tira sur les cavaliers avec son pistolet. Il savait
probablement que l’ennemi était hors de portée de sa pétoire, mais
c’était pour donner le signal à ses hommes.
Une rafale crépita. Elle avait été tirée par les révolutionnaires
postés au-dessous de nous.
Les cavaliers avaient atteint le bord du ravin. J’étais en train de
me dire que, désormais, c’était foutu pour la Moreliana et sa piété,
quand les éclaireurs, dissimulés dans les arbres, se mirent à tirer
dans le dos des fédéralistes. Trois d’entre eux tombèrent. Les autres
firent demi-tour, suivis par les trois chevaux sans cavaliers.
L’un des trois cavaliers qui étaient tombés se mit à ramper en
direction de la crête. Aussitôt tous les fusils, au-dessous de nous,
lâchèrent une rafale. J’apercevais la poussière jaillir aux endroits où
les balles s’enfonçaient dans la terre, tout autour du fédéraliste.
Finalement, il fut touché et retomba, inerte ; mais la fusillade n’en
cessa pas pour autant. Ils continuèrent à arroser de balles son
cadavre. Ramon se décida à intervenir.
— Osu, Jésus ! hurla-t-il. Ne gaspillez donc pas les munitions !
Mais ils ne l’entendirent pas et continuèrent rageusement à tirer.
Il y avait à ce moment-là trois cadavres criblés de balles. Pourtant,
petit à petit, la fusillade cessa et le silence retomba enfin.
Les fédéralistes s’étaient arrêtés à bonne distance au-dessous
de la crête. Ils demeurèrent un instant sans bouger, puis ils se
divisèrent en deux groupes ; l’un partit vers la gauche, l’autre vers la
droite en s’éloignant de la voie ferrée.
Lorsque les deux groupes se trouvèrent à quinze cents mètres
l’un de l’autre, ils firent demi-tour et repartirent deux par deux, au
petit trot.
— Ils vont essayer de prendre à revers votre arrière-garde, dis-je.
Ramon acquiesça et avança précautionneusement de quelques
pas pour pouvoir surveiller le bas du ravin, au pied du versant où
nous nous trouvions. Un large sourire lui illumina alors le visage. Le
doigt tendu, il me montra quelque chose. Je me mis à ramper et
regardai sur la pente au-dessous de notre poste d’observation. Le
prêtre, la Moreliana et les trois autres femmes escaladaient la
montagne de pied ferme.
Ramon observa alors, d’un ton plein d’admiration :
— Il paraît que la Moreliana, elle a du poil partout, comme un
homme !
De nouveau, le cri de guerre perçant des Mexicains retentit.
Cette fois, il s’élevait des deux côtés simultanément. Les deux
groupes de cavaliers convergeaient au galop, encerclant les tireurs
embusqués dans les arbres. Certains se dirigèrent vers les arbres ;
d’autres mirent pied à terre en donnèrent de grandes claques à leurs
montures pour leur faire rebrousser chemin, puis ils se jetèrent à plat
ventre et se mirent à tirer sur les révolutionnaires embusqués au-
dessous de nous, pour couvrir les fédéralistes qui s’attaquaient aux
tireurs juchés dans les arbres.
— Vite ! Vite ! Vite !… murmurait Juana.
Elle avait le visage exsangue, les lèvres décolorées et ouvrait de
grands yeux fiévreux pour contempler la Moreliana, les autres
femmes et le prêtre qui achevaient de remonter la pente du ravin et
abordaient la voie ferrée.
Les femmes et le prêtre se mirent alors à courir sur le ballast
pour gagner le tournant où ils se trouveraient à l’abri. La fusillade
s’intensifia ; les soldats de Ramon cherchaient à couvrir la
progression des femmes et les fédéralistes essayaient d’anéantir le
petit groupe. Ils ne devaient pas se douter que le prêtre était l’un des
leurs, car des balles faisaient gicler de la poussière et des fragments
de rochers tout – autour de lui.
Au moment où le prêtre arrivait à l’abri du coude de la voie ferrée
et où les femmes se préparaient à franchir la boucle protectrice,
l’une d’elles vacilla et s’effondra. La Moreliana s’arrêta, revint
rapidement sur ses pas, hissa la blessée sur ses épaules et courut
retrouver ses compagnes de l’autre côté du tournant.
La fusillade ne cessa pas pour autant. Les fédéralistes galopaient
autour des arbres d’où partaient des coups de feu et je vis trois
hommes tomber du haut des chênes verts. Un quatrième sauta à
terre et se précipita en direction du ravin, entre deux groupes de
fédéralistes couchés à plat ventre. Les cavaliers le prirent en
chasse, mais sans tirer ; l’un d’eux brandissait un lasso.
L’homme qui courait était le dénommé Vicente. Il faisait de
brusques crochets à droite et à gauche pour échapper à son
assaillant.
— Tuez-le ! cria Ramon à ses hommes. Empêchez les autres de
le prendre ! Seigneur Jésus, tuez-le donc !
Il hurlait et tirait en même temps, en vain d’ailleurs, à cause de la
distance. Mais ses hommes s’étaient mis, eux aussi, à tirer sur
Vicente. Je vis les balles ricocher tout autour de lui, mais il continuait
à courir de côté et d’autre pour éviter le cavalier qui brandissait le
lasso. L’autre faisait tournoyer la corde en prenant tout son temps et
se servait de ses genoux pour guider son cheval à droite ou à
gauche, toutes les fois que Vicente changeait de direction.
Finalement, Vicente fut probablement touché par les balles de
ses propres camarades. Il s’immobilisa soudain, puis s’écroula,
inerte, tel un tas de chiffons.
Le fédéraliste au lasso partit et franchit la crête au galop en se
cachant derrière les arbres. Les autres cavaliers l’imitèrent. Les
soldats de Ramon tirèrent sur eux, certains même arrosèrent de
balles le cadavre de Vicente pour plus de sûreté.
— Bueno, souffla Ramon.
Il s’éloigna alors de la crête, s’assit et s’essuya la figure avec sa
manche.
— C’est fini, dit-il ; il suffira de quelques hommes pour les
repousser. Ils ne viendront pas de notre côté.
CHAPITRE V

Nous roulions vite désormais ; la locomotive descendait la pente


en marche arrière. Le prêtre était assis, les mains jointes sur les
genoux, et ondulait de droite et de gauche selon les mouvements de
la locomotive. Il demeurait calme et silencieux, mais ses doigts
s’étreignaient si rageusement que ses jointures étaient blanches.
La blessée était allongée sur un sarape qu’on avait étalé sur des
planches disposées au sommet du tas de bois ; sa tête reposait sur
les genoux de la Moreliana. Elle avait dit que sa blessure était sans
gravité et qu’elle ne souffrait pas. Elle ne se plaignait même pas des
cahots provoqués par le délabrement des rails et du ballast, et faisait
comme si ce qui lui était arrivé n’avait guère d’importance. Mais les
taches de sang qui maculaient le sarape sous elle ne cessaient de
s’élargir.
Quant à Juana, couchée elle aussi sur un sarape, elle dormait
repliée sur elle-même, les mains jointes entre les genoux, avec ma
cuisse pour oreiller.
La Moreliana nous raconta qu’avec ses trois compagnes elle
s’était rapidement éloignée de la voie ferrée en prenant soin de
contourner le camp. Elles avaient ramassé du bois mort pour avoir
des fagots à porter sur le dos quand elles passeraient devant les
sentinelles. Une fois dans la ville, elles étaient entrées dans l’église
et s’étaient agenouillées en attendant l’arrivée du prêtre. Dès qu’il
apparut, elles l’avaient entouré devant l’autel et la Moreliana lui avait
appuyé la pointe de son poignard sur la gorge.
Les lèvres du curé tremblaient tellement qu’elles n’avaient pas
compris tout de suite ce qu’il disait. En fait il leur avait d’abord
demandé ce qu’elles voulaient. La Moreliana lui avait alors expliqué
qu’il s’agissait de bénir une machine volante. Il avait riposté qu’une
bénédiction donnée sous la contrainte n’était pas valable. La
Moreliana, avait rétorqué qu’une bénédiction même sous la
contrainte valait mieux que pas de bénédiction du tout. Elle avait
forcé le prêtre à s’agenouiller, en se tenant derrière lui, le poignard
dissimulé dans les plis de sa jupe. Deux autres femmes s’étaient
agenouillées aussi près d’elle, tandis que la troisième, la blessée,
qui connaissait l’église, était allée chercher les habits sacerdotaux
du prêtre. Elle en avait fait un baluchon qu’elle serrait contre son
cœur en s’agenouillant à côté des autres.
Ils étaient tous restés ainsi jusqu’au moment où ils avaient
entendu le bruit de l’explosion et les pas des gens qui couraient
dans la rue. Ils avaient alors quitté la ville par un autre chemin, le
prêtre marchant devant les femmes. Cette fois, il n’y avait pas de
sentinelles, tout le monde se trouvait sur les lieux de l’explosion.
Pendant le récit de la Moreliana, le prêtre n’avait pas soufflé mot,
on eût dit qu’il n’écoutait pas ; mais quand elle eut terminé, il
articula :
— Une bénédiction donnée sous la contrainte n’est pas valable.
Il se pencha alors pour examiner la blessée, lui souleva une
paupière, lui toucha le cou, puis s’agenouilla tout vacillant. Les
cahots étaient si forts que je dus le saisir par le bras pour l’empêcher
de tomber. Mon geste réveilla Juana, qui s’assit. Je continuai à
soutenir le prêtre qui oscillait dangereusement, au gré du roulis de la
locomotive. Il se signa et se mit à réciter une prière en latin. La
locomotive ralentit, mais ne stoppa pas. Le cliquetis de ferraille
décrût puis cessa tout à fait. On entendait nettement la voix du
prêtre psalmodiant des litanies. Quant au teuf ! teuf ! de la
locomotive, il prenait des accents désespérés.
Quand le prêtre eut fini, il souleva encore une fois la paupière de
la femme étendue puis tira sur les coins du sarape pour lui couvrir la
figure, mais il était trop court. La Moreliana prit la tête de la jeune
femme dans ses bras et se mit à se balancer lentement d’avant en
arrière, le visage toujours aussi impassible ; la locomotive reprit alors
de la vitesse.

*
**
Tasco actionna le sifflet de la locomotive à la sortie de la ville
avant de pénétrer dans le camp. Nous avancions au pas. Les gens
se tenaient debout par petits groupes sur notre passage, les
hommes ôtaient leurs sombreros et les enfants eux-mêmes se
taisaient. Seuls les chiens, affolés par ce silence subit, s’étaient mis
à aboyer après la locomotive. Des femmes se mirent à marcher à
côté du convoi. Leurs yeux allaient rapidement d’un soldat à l’autre
et, dès que l’une d’elles avait reconnu son mari sur la machine, elle
s’arrêtait et cessait d’accompagner la locomotive. Bientôt, il ne resta
plus que celles dont les maris n’étaient pas là. Elles avaient peur de
nous interroger ; et toutes espéraient qu’on les avait laissés en
arrière pour monter la garde. Finalement l’une d’elles interpella
Ramon :
— Et Vicente ?
— Muerto, répondit Ramon.
Pétrifiée, la femme s’immobilisa, porta les mains à sa tête,
s’enfouit les doigts dans les cheveux, sous le rebozo, et se mit à tirer
dessus de toutes ses forces ; puis elle s’enfuit en hurlant, avec deux
enfants accrochés à ses jupes et qui se lamentaient à grands cris.
Peu à peu, clameurs et sanglots s’atténuèrent avec l’éloignement,
sans toutefois cesser complètement.
Ramon résolut alors d’annoncer les noms des autres tués ;
chaque fois qu’il en prononçait un, la femme du mort réagissait de la
même façon : d’abord frappée de stupeur, elle restait un instant
silencieuse, puis elle donnait libre cours à sa douleur et s’éloignait à
toutes jambes. Les quatre veuves avaient beau être allées se
réfugier loin de la locomotive, on les entendait toujours hurler.
Ramon sauta à terre et s’approcha du tender. La Moreliana lui
passa la morte. Ramon la prit dans ses bras et se dirigea vers un
homme grand et mince, aux cheveux gris et raides ; des rides
profondes marquaient la commissure de ses lèvres. Tête nue, il
attendait en silence. Quand Ramon lui tendit son fardeau, l’homme
le prit sans souffler mot et sans bouger. Ramon se pencha alors vers
lui et l’embrassa sur la joue. Toujours muet, l’homme tourna les
talons et disparut dans la foule qui s’était rassemblée derrière le
Jefe, suivi de quelques femmes qui commencèrent à pleurnicher,
puis se mirent à pousser des lamentations qui finirent par se
confondre avec celles des autres pleureuses.
Les hommes aidèrent le prêtre à descendre du tender. La
Moreliana le suivit. Une femme, un bébé à chaque sein, sortit de la
foule et en tendit un à la femme du Jefe, qui dénuda aussitôt un sein
beaucoup plus plein et le donna à l’enfant. Puis, le bébé dans les
bras, elle se dirigea vers le Jefe, entouré de son état-major et de ses
deux maîtresses aux robes de satin collantes et multicolores, aux
escarpins à hauts talons. Elle lui dit :
— Le prêtre est là. La bénédiction aura lieu demain matin ; ceux
qui tiennent à un mariage religieux pourront aussi se faire bénir par
le prêtre demain.
Elle jeta un coup d’œil sur les deux filles, baissa les yeux pour
regarder le bébé qui lui tétait le sein, puis redressa la tête et se
dirigea vers le fourgon rouge.
Le Jefe s’approcha alors du groupe où se tenait le prêtre, qui
répéta pour la troisième fois :
— Une bénédiction donnée sous la contrainte n’est pas valable.
— Il n’y a pas de contrainte, padre, assura le Jefe en enlaçant les
épaules du curé. Vous vous plairez ici ; on boit bien, on mange bien
et il y a des filles.
Je me dis : « En voilà un, décidément, qui n’a confiance qu’en un
seul genre de marchandises ! » Il proposait toujours les mêmes
choses en échange des services les plus variés !
— Je suis prêtre, fit dignement le curé en tentant de se dégager
de l’étreinte du général.
Mais le Jefe ne le lâcha pas et éclata de rire.
— Voyons ! Est-ce que tous les curés n’aiment pas la boustifaille,
le bon vin et les filles ? demanda-t-il.
— Dieu ne vous pardonnera pas ce que vous venez de dire, dit le
prêtre.
— Dieu est un pacifico, un civil, un neutre et vous, son serviteur,
vous êtes neutre, vous aussi, et vous devez donc bénir les
combattants d’un côté comme de l’autre.
— Vous avez été excommunié par l’archevêque ! riposta le
prêtre.
Le Jefe sourit, secoua la tête et répliqua :
— J’ai été excommunié trois fois et la sentence a été rapportée à
deux reprises, chaque fois que j’ai pris Mexico. Je reprendrai Mexico
une troisième fois et je serai encore réintégré. Je me demande bien
pourquoi l’archevêque se donne tout ce mal-là !
— Quelquefois, l’église, elle aussi, est obligée de rendre à César
ce qui appartient à César.
— Autrement dit, il faut savoir tirer le meilleur parti possible de
chaque situation, n’est-ce pas ?
Le prêtre acquiesça.
— Dans ce cas, vous aussi, vous devez tirer le meilleur parti
possible de la situation où vous vous trouvez. Personne ne peut
compter mieux faire, qu’il soit laïc ou prêtre.
Le prêtre baissa la tête et, après avoir réfléchi un instant,
déclara :
— Je bénirai donc tout ce que vous voudrez.
On emmena le prêtre. Le Jefe s’approcha de nous et demanda à
Juana si elle avait bien vu pour le consigner dans les archives ; elle
répondit par l’affirmative, en ajoutant qu’elle n’avait pas entendu la
Moreliana raconter ce qui s’était passé à l’église, car elle dormait à
ce moment-là ; mais elle en parlerait plus tard à la femme du Jefe. Je
dis que, moi, j’avais tout entendu et que je pouvais le répéter à
Juana.
— Bueno, fit le Jefe en m’enlaçant d’un bras les épaules et de
l’autre celles de Juana.
Je remarquai alors qu’il la serrait tout contre lui ; j’avais horreur
qu’il nous impose ainsi son contact, à elle et à moi.
— Avez-vous autre chose à me faire faire aujourd’hui ? demanda
Ramon au Jefe.
Je me hâtai d’intervenir.
— Nous aurons besoin d’un terrain pour décoller et atterrir. Le lit
de la rivière ne convient pas pour un débutant.
— Quel genre de terrain, alors ? demanda le Jefe en lâchant mon
épaule, mais en laissant l’autre bras sur l’épaule de Juana, comme
s’il l’y avait oublié.
— Du sable bien ferme. Il faut que le terrain soit débroussaillé sur
cinq cents mètres de long et deux cent cinquante mètres de large.
Le Jefe fit un rapide calcul et articula :
— Une centaine d’hommes avec des machetes auront fini d’ici
demain matin s’ils se mettent au travail dès maintenant et tout la
nuit, à la lueur des torches.
— Oui, fis-je. Et comme c’est Ramon qui va apprendre à piloter, il
faut qu’il se familiarise avec le terrain.
Le Jefe donna l’ordre à Ramon de prendre cent hommes et de
terminer la piste pour le lendemain matin. Ramon fit demi-tour et
s’éloigna sans faire le salut militaire, d’un air sombre et préoccupé.
Le Jefe le suivit des yeux. Sur ces entrefaites, Juana se dégagea de
son étreinte et dit :
— Moi aussi, j’ai du travail.
Elle traversa les rails derrière la locomotive et se dirigea vers le
bouquet d’arbres qui dissimulait sa tente. Le Jefe la suivit
longuement des yeux.

*
**

J’étais très las. Il y avait bien des combats de coqs. Je les


regardai quelque temps, mais les coqs n’étaient pas fameux.
J’aperçus Ramon qui traversait la voie et se dirigeait vers moi. Il
ne me quittait pas des yeux, une machete à la main. Je sentis la
sueur me dégouliner dans le cou et sous le menton ; les muscles de
mes mollets se mirent à trembler. Ramon s’approcha de moi,
s’arrêta et me dévisagea sans mot dire, puis alluma une cigarette.
La machete se balançait au bout d’une lanière de cuir enroulée à
son poignet.
Je vis que ses lèvres tremblaient légèrement.
— Cinq cents mètres sur deux cent cinquante, c’est bien ça ?
demanda-t-il.
— Oui.
— Il va me falloir toute la nuit pour débroussailler !
— Peut-être pas. Je ne m’y connais guère, il est vrai, dans ce
genre de travaux…
Le silence tomba. Ramon continuait à me dévisager.
— Je le ferai, mais ce sera inutile, finit-il par dire.
— Comment ça ?
— C’est demain, après la bénédiction, que vous me donnerez ma
première leçon ?
— Oui, dis-je.
— Quand nous aurons pris l’air, vous vous dirigerez derrière les
lignes fédéralistes et c’est en territoire fédéraliste que vous vous
poserez, articula-t-il à mi-voix.
— Et vous, alors ?
— Moi, je me débrouillerai bien pour revenir. Une personne seule
trouve toujours le moyen de franchir les lignes.
— Et le Jefe ? Qu’est-ce qu’il va vous faire ?
— Ça me regarde.
— Et mon argent ?
Ramon jeta sa cigarette.
— L’argent ! s’exclama-t-il. Vous avez vu des hommes mourir, les
mains toujours grandes ouvertes, vous avez vu qu’il n’y avait rien
dans le creux de leurs mains !
Des gouttes de sueur perlaient sur mon front et autour de mes
poignets.
— Pourquoi, Ramon ? demandai-je. Pourquoi parlez-vous de ma
mort ? Il s’agit d’une simple transaction commerciale.
Il haussa les épaules et dit :
— Demain, vous serez en sécurité !
Sur ces mots, il se tourna vers les hommes qui se tenaient aux
alentours et leur ordonna d’aller chercher à manger, du vin et des
machetes. Puis il leur donna rendez-vous de l’autre côté du lit de la
rivière, près de la machine volante. Il y eut un murmure de
mécontentement, mais ils finirent par se disperser pour aller aux
provisions chez leurs femmes.
Au moment où Ramon allait partir, je le retins et demandai :
— Qu’est-ce qu’on va donc me faire, à moi, et pourquoi ne
voulez-vous pas en parler ?
— Je n’ai pas dit qu’on allait vous faire quoi que ce soit. Si c’est
ce que vous avez compris, pardonnez-moi. Une révolution telle que
la nôtre comporte des éléments imprévisibles. Vous serez beaucoup
plus heureux de votre côté de la frontière… Des fédéralistes vous
donneront de l’essence, ajouta-t-il en repartant.
— Ramon ! lui criai-je.
Il s’arrêta.
— Oui ! fit-il.
— J’ai une question à vous poser.
Il secoua la tête en soupirant.
— Vous autres, les gringos, vous n’en avez jamais assez. Il y a
toujours… encore une question !
— Pour ce… qui risque de m’arriver si je reste… est-ce que
Juana est au courant ?
Les gens commençaient à nous regarder, mais je n’en avais
cure.
— Est-ce qu’elle est au courant ? répétai-je en criant à tue-tête.
Ramon s’approcha de moi et me dit à voix basse, pour ne pas
être entendu des curieux qui nous dévisageaient :
— Elle n’en sait pas plus que moi. Personne ne peut prévoir ce
que fera le Jefe. Et maintenant, vous feriez mieux d’aller manger, ma
mamá vous attend.
Je tournai les talons. Je n’étais guère plus avancé qu’avant.
CHAPITRE VI

Il y avait de la lumière dans la tente de Juana quand je


m’approchai. Un pan de toile était relevé pour donner de l’air. Je me
baissai pour glisser la tête à l’intérieur et vis Juana assise, la tête
penchée sur la machine à écrire. De nouveau, j’éprouvai un doute ;
je me demandai ce que je faisais là, quelles souffrances j’allais
causer ; puis, encore une fois, je fus en proie à ce désir effréné et ne
me souciai plus de quoi que ce soit, sauf de l’instant présent.
— Juana ! appelai-je doucement.
Elle leva les yeux ; j’entrai et m’assis sur la chaise. Elle ne
bougea pas et se contenta seulement de tourner la tête dans ma
direction. Puis elle se leva et s’approcha de moi. Elle se pencha ; je
sentis l’étreinte de ses bras, ses lèvres écrasèrent les miennes. En
même temps, elle agitait la tête de droite à gauche pour que le
baiser puisse parcourir toute l’étendue de mes lèvres. Je me levai de
la chaise et, sans interrompre notre baiser, je lui enlaçai la taille. Je
pus ainsi savourer le contact de toutes ses formes, la chaleur, la
douceur, la plénitude de sa chair et de son désir, le délicieux arôme
de son haleine, son exquis parfum de mimosa mêlé aux effluves de
sa féminité.
— Ma beauté… Ma tendre et suave beauté !
Je lui pris la tête dans les mains et lui baisai les yeux, les joues,
le cou, puis mes mains glissèrent tout le long de ses reins et la
maintinrent bien collée contre moi.
Elle nicha la tête dans le creux de mon épaule, le visage baissé,
et souffla :
— Tu ne me trouves pas un peu… dévergondée ?
— Tu es très belle et je t’aime.
Elle tendit le bras pour baisser la flamme de la lampe.
— Laisse, lui dis-je. Je veux voir qui est près de moi, pour être
sûr que c’est bien toi.
— Pas maintenant. Plus tard, je te le promets…
— Non, ce soir, chérie.
Elle secoua encore la tête et dit :
— On verrait nos ombres…
Quand elle eut éteint la lampe, je constatai qu’elle était
effectivement inutile. Les minces parois de toile laissaient filtrer sous
la tente la lumière des torches venant de l’autre côté de la rivière, où
travaillaient les hommes ; j’y voyais très distinctement. Juana ôta sa
chemise et la suspendit soigneusement sur le dossier de la chaise ;
ses petits seins demeurèrent bien fermes lorsqu’elle se pencha en
avant. Elle hésita un instant avant de dégrafer sa ceinture, passa
outre et sa jupe tomba à ses pieds.
Elle était ravissante, avec ses hanches et ses cuisses épanouies,
ses jambes longues, ses chevilles délicates, presque frêles… Je
m’approchai d’elle et la pris dans mes bras. Sa chair était
légèrement moite, car il faisait très chaud sous la tente. Elle
m’embrassa encore, mais cette fois avec beaucoup de douceur, en
me parcourant les lèvres de tout petits baisers. Puis elle se mit à
m’en couvrir les épaules et la poitrine. C’étaient de très brèves
caresses, une infinité de baisers rapides qu’elle donnait en remuant
à peine les lèvres.
Désormais, je ne me tracassais plus, je n’éprouvais plus le
moindre doute. J’étais tout entier en proie à mon désir, à la hâte de
ne plus faire qu’un seul et même être avec elle.
Je la portai sur la couchette et, à mon tour, je la couvris de
baisers rapides, en remuant à peine les lèvres.
Le désir se mit alors à me tenailler affreusement. Tout se passa
très vite, frénétiquement, la cruelle envie exigeant sans cesse d’être
satisfaite, revenant à la charge inlassablement, chacun de nous
donnant, recevant, faisant du mal aussi à son partenaire, lèvres
meurtries, souffles mêlés, et malgré nos lèvres soudées les unes
aux autres, laissant échapper allègrement de petits cris de
souffrance.
Après, ce fut la paix. Allongés côte à côte, on resta longtemps
sans parler. La musique des danses et les lamentations des veuves
paraissaient extrêmement lointaines. Et finalement je m’aperçus que
Juana s’était endormie.
À mon tour, je sombrai dans le sommeil.
Quand je me réveillai, je commençai par me demander où j’étais.
Allongé sur le dos, je contemplai le plafond de la tente sur lequel
jouait le reflet des torches qui brûlaient de l’autre côté de la rivière, et
la mémoire me revint. Je me retournai en faisant craquer le lit de
camp et vis que Juana était assise sur la chaise. Elle s’était rhabillée
et fumait une cigarette.
— Juana ! dis-je à mi-voix.
Elle se leva, s’approcha du lit, s’agenouilla puis s’assit sur les
talons.
— J’ai dormi longtemps ? demandai-je.
— Non, pas longtemps.
— Quelle heure est-il ?
— Minuit.
Je tendis le bras et effleurai du bout des doigts ses seins qu’on
apercevait par l’échancrure de sa chemise.
— Tu es marié ? demanda-t-elle.
— Non.
— Je suis bien contente.
Le silence tomba de nouveau. Elle me regardait fixement.
— Chérie, dis-je, viens te coucher à côté de moi et prends-moi
dans tes bras.
Elle vint s’allonger sur le lit. J’ôtai sa chemise et la jetai par terre ;
puis je m’enfonçai au fond du lit de façon à être assez bas pour
poser la tête sur ses seins. Elle m’entoura de ses bras, me serra la
tête contre sa poitrine, la joue appuyée contre mes cheveux. Elle
déposa quelques baisers sur ma tempe.
— Redis-le-moi, veux-tu ? fit-elle.
— Je t’aime. Veux-tu partir avec moi ?
— Oui, répondit-elle, je partirai avec toi quand tu auras fini ce que
tu es venu faire ici.
— C’est demain. Ramon et moi, nous allons atterrir derrière les
lignes fédéralistes. Lui, il reviendra ici et, moi, je me procurerai de
l’essence suffisamment pour rentrer. Ramon dit qu’un homme seul
peut franchir les lignes sans difficulté. Quand il sera de retour, il te
dira où je suis, tu viendras me retrouver et nous partirons ensemble
chez moi.
Je la sentis se raidir, elle se dégagea et dit :
— Non !
D’un geste prompt, elle balança les jambes hors du lit, se leva,
recula d’un pas et répéta :
— Non !
— Mais tu viens de dire à l’instant que tu veux bien partir avec
moi quand j’aurai fini ce que j’ai à faire ici ! protestai-je.
Je fus obligé de m’asseoir. C’était un tel renversement de la
situation !
— Ramon fait ça parce qu’il est au courant de ce qu’il y a entre
toi et moi. Il ne veut pas que tu restes ici.
Je me levai, m’approchai d’elle et la saisis brutalement par les
bras, en enfonçant les doigts dans sa chair. D’une voix toute
enrouée par la colère, je répliquai :
— S’il a une raison de faire ça, c’est lui que ça regarde. Tu
viendras me retrouver et tu resteras avec moi !
— On va le fusiller pour une affaire comme ça ! dit-elle en tentant
de se dégager, mais je tins bon, sentant la colère me gagner.
— Et après ? Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Écoute, Michael, écoute… annonça-t-elle.
Elle éclata alors en sanglots.
— Il n’y a rien à dire.
Elle cessa de se débattre. Ses bras retombèrent mollement.
— C’est vrai, il n’y a rien à dire, fit-elle d’une voix accablée. Je ne
partirai pas avec toi.
Je la lâchai et commençai à me rhabiller. Au moment où je me
dirigeai vers la sortie, elle lança, derrière moi :
— Je t’en prie, écoute-moi !
Je ne m’arrêtai pas, me baissai pour sortir, puis m’immobilisai en
lui tournant le dos. Au bout d’un moment, je fis volte-face et allai
m’asseoir sur la chaise, tête basse. J’étais complètement épuisé.
Elle s’approcha et s’assit par terre pour pouvoir me regarder dans
les yeux, en serrant sa chemise contre sa poitrine.
— Je vais tout te raconter, commença-t-elle. Nos munitions sont
presque épuisées et nous avons besoin de mitrailleuses. Pour
l’instant, les fédéralistes l’ignorent, mais ils ne tarderont pas à être
au courant, les traîtres ne manquent pas, de leur côté comme du
nôtre. Nous avons besoin d’or. Il n’y a que ça que les gringos… (Elle
s’interrompit.) Je te demande pardon… (Elle déposa un rapide
baiser sur mon genou et reprit.)… les Américains du Nord
n’acceptent que de l’or en paiement des mitrailleuses et des
munitions. Les deux derniers mille dollars en or t’ont été remis pour
prix de l’avion.
— Pourquoi ne pas avoir acheté des munitions avec tout cet or ?
demandai-je.
— Deux mille, ce n’est pas grand-chose, c’est le prix de quatre
mitraillettes !
— L’avion ne vous sera d’aucun secours, c’est un avion de
reconnaissance, on ne s’en sert que pour surveiller l’ennemi ou
porter des messages. Rien à voir avec ceux qu’on utilise en Europe.
Que veux-tu faire avec un avion pareil ? Il n’est pas conçu pour
qu’on puisse y monter une mitrailleuse. De mon avion, on ne peut
tirer qu’avec les armes individuelles d’infanterie. Mais, au fond, ce ne
me regarde pas non plus…
Juana se mit à genoux et se tourna pour me faire face sans
lâcher la chemise qu’elle maintenait toujours contre ses seins,
comme une barrière entre nous. Elle se remit à parler avec
animation, toujours à voix basse :
— À Guaymas, il y a de l’or. Les Chinois ont tous fui là-bas en
emportant leur or. Les Chinois ne dépensent presque rien. Ils ont
mis de côté presque tout l’or qu’ils ont gagné ici avec leurs
restaurants et leurs cantinas. C’est pour ça que le Jefe est
impitoyable pour les Chinois quand il en attrape.
« Guaymas est toujours aux mains des fédéralistes, mais la ville
est coupée de tout. D’un côté, il y a l’océan. Le « Noir » tient
Nazatlan, qui se trouve beaucoup plus au sud, mais les routes sont
mauvaises et il est trop loin pour pouvoir attaquer. Le « Vieux », lui,
se prélasse à Hermosillo ; il a beaucoup engraissé et refuse de
bouger ; pourtant, Guaymas ne se trouve qu’à une centaine de
kilomètres au sud et on dit que la garnison de la ville serait sur le
point de se mutiner. Quant à nous, nous sommes de l’autre côté des
montagnes et il nous est difficile d’envoyer beaucoup d’hommes à
Guaymas.
— Bon, les Chinois sont en sécurité à Guaymas. On dit aussi que
les Orientaux sont très rusés. C’est bien embêtant pour le Jefe,
hein ?
— Michael, nous devions nous servir de l’avion pour passer de
l’autre côté des montagnes et bombarder Guaymas à la dynamite ;
en même temps nous aurions utilisé le peu d’hommes qui nous
restent pour attaquer la ville. Une bonne attaque et la garnison se
rendra.
« Charmante perspective, songeai-je, surtout pour les Chinois de
Guaymas ! »
— Et c’est pour ça que Ramon doit apprendre à piloter ?
demandai-je.
— Oui.
— Et moi, qu’est-ce que je deviens là-dedans ?
Il y eut un silence. J’avais un affreux mal de tête et je
commençais à avoir mal au cœur.
— Je suppose que tout dépendra de la quantité d’or qu’on
trouvera à Guaymas, finit-elle par dire.
— S’il y en a beaucoup, on me paiera et je pourrai rentrer chez
moi ?
— Oui.
— Et s’il n’y en a pas ?
— Je n’en sais rien, souffla-t-elle de plus en plus bas.
Soudain elle lâcha sa chemise et m’attrapa les mains ; elle les
appuya contre sa poitrine et, penchée vers moi, poursuivit, d’une
voix implorante :
— Michael, je t’en prie, prends l’avion et va survoler Guaymas !
— Qu’est-ce que tu racontes là ?
— Dis au Jefe que tu es prêt à y aller dès que nos hommes
seront passés de l’autre côté des montagnes. Dans quelques jours.
Tu veux bien ?
— Ça n’est pas mes oignons, dis-je en m’efforçant de dégager
mes mains.
— Michael, ce que je te demande, c’est pour ton bien. Tu n’auras
pas besoin de revenir ici. Ramon sera avec toi et te laissera partir.
J’irai te retrouver plus tard à une ville-frontière. Tu me diras où je
devrai aller. Et je serai ta femme.
— Non. Si tu tiens vraiment à moi, tu viendras me rejoindre
demain, derrière les lignes fédéralistes.
Elle laissa retomber ses mains et, lentement, se rassit sur les
talons.
— Tu ne veux pas ? demandai-je.
Elle secoua la tête, la figure cachée dans les mains.
— Je ne peux pas… Il faut terminer cette affaire. Je ne pourrai
pas supporter d’être en sécurité avec toi, alors que lui restera tout
seul, au cimetière de Cuernavaca, et que moi j’aurai tout laissé en
plan.
Je me levai pour sortir de la tente.
— Michael !
— J’ai l’impression que tu n’arriveras jamais à enterrer tes morts,
toi ! lui lançai-je d’une voix bourrue pour essayer de mettre un terme
à la souffrance et à la jalousie qui m’étreignaient.
Je m’approchai encore de la sortie, m’arrêtai, fis demi-tour et, la
regardant droit dans les yeux, lui demandai :
— Alors, demain, après la bénédiction, quand je monterai en
avion avec Ramon ?…
— Je ne te trahirai pas, assura-t-elle en se levant.
Sur cette promesse, je me décidai enfin à quitter la tente.
CHAPITRE VII

Le matin, le temps s’était rafraîchi, car la brise avait commencé à


souffler avant l’aube.
La vieille me servit des œufs et un bol de maïs bouilli qui avait un
goût de farina. Il y avait aussi du lait de chèvre et du café chaud,
essentiellement à base de chicorée. La vieille s’assit sur une natte
en face de moi.
— Ramon n’est pas revenu ? demandai-je, histoire de dire
quelque chose.
— Non, il n’a pas encore fini, répondit-elle. Il tient à faire son
travail le mieux possible pour que le Jefe ne se doute pas que vous
ne reviendrez pas.
Je me levai, allai à la porte et jetai un coup d’œil dehors. Le camp
était décoré pour la bénédiction. Un nœud blanc surmontait l’entrée
de chaque wagon de marchandises et des rubans blancs flottaient
au sommet des tentes et sur les poteaux. La bénédiction devait avoir
lieu à onze heures ; en attendant, les enfants s’amusaient à faire
exploser des pétards. Ils étaient pour la plupart vêtus de blanc et on
les avait débarbouillés.
La grand-mère s’approcha et dit derrière moi :
— Emmenez donc Juana avec vous !
Comme je ne répondis pas, elle me prit par le bras et m’obligea à
me retourner.
— Emmenez-la, répéta-t-elle, elle vous aime.
— Je le lui ai demandé mais elle a refusé, répondis-je.
Je sautai à terre et traversai le camp, pour gagner le lit de la
rivière et l’avion. L’appareil avait été décoré, lui aussi. Des nœuds
blancs et de longs rubans flottants ornaient les ailes supérieures du
petit biplan et l’hélice. Entre les ailes, on avait tendu de chaque côté
une grande toile, d’une facture naïve et malhabile ; l’une représentait
la Vierge Marie et, l’autre, le Christ.
Les gardes étaient là. Ils avaient débroussaillé la majeure partie
de la piste, arraché les cactus aux redoutables épines, les buissons
de mezquite et les yuccas. La plupart des hommes, assis à même le
sol, étaient en train de déjeuner. Certains continuaient à travailler à
l’autre extrémité de la piste. Je les observai pendant quelque temps.
Quand ils eurent fini, tout le monde se leva, les hommes
ramassèrent leurs affaires et descendirent la berge pour traverser le
lit de la rivière. Ils ne parlaient guère et paraissaient très las. Ramon
passa devant moi sans mot dire.
— C’est bien dommage, Ramon ! lui lançai-je.
Il s’arrêta et demanda :
— Pourquoi c’est dommage ?
— La piste est bonne, vous auriez fait un bon pilote. Dommage
que vous ne sachiez pas piloter.
— Oui, c’est dommage. Mais si j’avais été pilote, vous ne seriez
jamais venu ici, répondit-il en tournant les talons pour dévaler la
berge.
Il remonta de l’autre côté et se dirigea vers le camp. Je remarquai
qu’il marchait à l’écart des autres soldats.
Je m’assis avec Tasco sur le tender de la locomotive et
contemplai le spectacle en fumant un de ses cigares. Nous étions
bien placés ; la locomotive se trouvait entre le camp et le lit de la
rivière et, du tender, on voyait parfaitement tout ce qui se passait à la
ronde.
Ce furent les clairons et les tambours qui ouvrirent la marche ;
aucun n’avait plus de dix ans. Derrière eux venaient deux files de
durados, de cavaliers, vêtus d’uniformes disparates, mais propres, et
coiffés de sombreros pointus aux larges bords relevés. Les chevaux
ne payaient pas de mine, mais les cavaliers les montaient bien et la
formation avançait en bon ordre.
Ceux qui ne faisaient pas partie du cortège, s’étaient postés sur
le toit des wagons de marchandises ; d’autres se cramponnaient à la
rampe de guidage des portes à glissière ou encore se tenaient
perchés tout bonnement dans les arbres. Les parents tenaient les
bébés dans les bras pour leur faire voir le défilé, d’autres enfants
chevauchaient les épaules de leur père. Une foule d’adultes
encadraient le cortège et s’efforçaient de marcher du même pas.
Les cavaliers défilaient lentement et précédaient la musique du
Jefe composée d’un piston, d’une guitare et d’un violon. Ils jouaient
une chanson américaine. Daisy, Daisy, réponds-moi donc ! Le piston
faisait des fausses notes et était en retard d’une mesure, comme
d’habitude.
Le prêtre se tenait très droit. Il semblait fort en colère, tout en
s’efforçant de n’en rien paraître. Il était vêtu de ses habits
sacerdotaux, éclatants de blancheur, car on venait de les laver et de
les repasser. La traîne était tenue par de petits garçons tout de blanc
vêtus et par de petites filles, elles aussi en robe blanche, avec des
voiles et des rubans dans les cheveux. Le padre balançait
l’encensoir tout en marchant, et je voyais remuer ses lèvres.
Derrière lui, des hommes portaient, accrochées à des hampes de
bambou, des bannières sur lesquelles on lisait : « Marie », « Le
Sauveur », « El Marena » ; d’autres brandissaient des images de la
Vierge, du Christ en croix, de Benito Juarez, de Madero, de Pancho
Villa, du père Hidalgo.
D’autres encore portaient des fleurs. Je me demandai d’où
venaient ces fleurs car, en été, le pays était un vrai désert, au sol
aride dénué de couleurs vives ; n’empêche qu’il y avait des fleurs à
profusion. Ceux qui n’en avaient pas brandissaient des feuilles de
palmiers et des roseaux qu’ils agitaient en cadence, tout en
marchant.
Les accents du cantique se mêlaient au bruit des tambours et
des clairons et à l’air que jouait l’orchestre du Jefe. Le tout était
haché par les jappements plaintifs des chiens, chassés à coups de
pied quand ils tentaient de se faufiler dans les jambes des gens de
la procession.
J’aperçus alors le Jefe et me tournai vers Tasco.
— Où a-t-il trouvé ça ? demandai-je.
— Au palais du gouverneur.
Le Jefe se pavanait dans une de ces voitures découvertes à
quatre roues tirées par des chevaux et qu’on appelle, je crois,
Victoria. Le siège du cocher était surélevé ; deux grands gaillards au
visage plat l’occupaient, des Indiens yaqui sans doute. L’un tenait les
rênes blanches, l’autre le fouet, de couleur blanche également. Ils
portaient des manteaux longs et croisés, ornés de belles agrafes
d’argent, des pantalons blancs et des bottes noires qui leur
montaient aux genoux.
Le Jefe était aussi mal habillé que d’habitude. Près de lui, la
Moreliana, toute de noir vêtue et, en face d’eux, les deux filles en
robes de satin.
Les roues caoutchoutées de la Victoria tressautaient sur le sol
plein de creux et de bosses ; une Ford « Forcita » la suivait. J’y
reconnus les membres de l’état-major du Jefe, et parmi eux le
général chargé des exécutions capitales qui était assis à côté du
chauffeur.
Venaient ensuite des camions Forcita bondés de fantassins. Des
gamins d’une dizaine d’années y voisinaient avec des vétérans
chargés d’ans, mais je dois dire qu’il y avait bien plus de jeunes que
de vieux. Ils allumaient des feux de Bengale rouges, verts et jaunes,
et lançaient des fusées qui fendaient l’air en sifflant et explosaient
très haut dans le ciel.
Un cavalier venant de la rivière apparut soudain ; il galopait droit
devant lui à vive allure, sans se soucier des gens qu’il obligeait à
s’écarter précipitamment sur son passage. Je vis qu’il se dirigeait
vers nous.
Félix Matias, le général commandant la cavalerie, m’expliqua
Tasco. Il paraît qu’il comprend le langage des chevaux et qu’ils lui
parlent. Il n’est pas marié et ne s’intéresse pas aux femmes. Comme
ce n’est pas un maricón, un homosexuel, on le soupçonne fortement
d’être sodomite. Mais on raconte tant de choses…
Le commandant en chef de la cavalerie tira brutalement sur les
rênes et arrêta son cheval à hauteur du tender. Il me dit que le Jefe
me priait de me rendre immédiatement auprès de l’avion.
— Pourquoi ? demandai-je. Je ne suis pas catholique et ne fais
pas partie de son armée.
— Vas-y, fais-toi asperger d’eau bénite, me conseilla Tasco en
anglais. Qui sait… Qu’as-tu à perdre ? Moi, quand je vais aux
courses, je joue tous les chevaux, comme ça il y en a un qui
gagnera forcément !
Je sautai donc à terre et suivis le commandant de la cavalerie.
Comme je marchais à pied, il était obligé de faire avancer sa
monture au pas. C’est lui qui me frayait le chemin.
La cavalerie était rangée le long des deux berges, devant la
victoria et les Forcitas. Comme le Jefe et son état-major étaient
descendus dans le lit de la rivière, des spectateurs avaient pris place
dans les véhicules, pour essayer de voir la cérémonie par-dessus
les cavaliers. La foule s’écarta sur mon passage et j’aperçus le
prêtre qui se tenait devant l’avion. Le Jefe, la Moreliana, les deux
filles et l’état-major étaient assis sur des chaises de camp. Le prêtre
était entouré d’enfants tout de blanc vêtus, qui chantaient en chœur
avec lui, tandis que l’orchestre du Jefe, debout derrière l’avion, jouait
une chanson américaine que je connaissais bien. C’était Un oiseau
dans une cage dorée.
Ramon se tenait à côté de l’hélice, face au prêtre et à l’état-
major. Il était vêtu d’une chemise de soie noire, d’un court boléro
blanc et d’un pantalon blanc. En dépit du casque d’aviateur que je lui
avais prêté, il avait l’air on ne peut plus mexicain.
Juana, que je n’avais pas vue dans le défilé, avait pris place au
milieu de l’état-major, un rebozo jaune clair jeté sur les cheveux. Elle
baissait la tête et ne la releva pas quand je m’avançai vers le Jefe.
— Le général en chef de la cavalerie prétend que vous me
demandez. Il doit faire erreur, dis-je.
— Évidemment, répliqua le Jefe en souriant sous sa moustache.
Je ne vous ai pas demandé, je vous ai adressé une invitation.
— C’est beaucoup d’honneur. Mais j’étais fort bien placé et j’y
voyais très bien.
— Ce serait grossier de ne pas demander à un hôte d’assister à
une bénédiction, dit-il.
— Il est tout aussi grossier, répliquai-je, de forcer un hôte à faire
ce qu’il n’a pas envie de faire !
Je m’efforçais désespérément de prendre la chose à la légère et
de garder mon sang-froid. J’allais partir le jour même et je me
moquais bien de ce qu’ils faisaient ou de ce qu’elle faisait…
— Personnellement, ça m’est égal, déclara le Jefe. C’est la
Moreliana qui voudrait vous faire bénir, vous aussi.
Je me tournai vers la Moreliana :
— Pourquoi ? lui demandai-je.
Elle me scruta un bon moment d’un œil sourcilleux, sans mot
dire.
— Je crois, finit-elle par articuler, que vous en avez bien besoin.
— Croyez-vous que le sort vous favorisera si vous tuez le prêtre
qui l’invoque pour vous ?
Le Jefe claqua des dents et fit un signe de dénégation.
— Qui vous dit que le prêtre sera tué ?
Je me tournai alors vers Juana, qui était restée tête basse, les
yeux fermés. J’aurais bien voulu, à ce moment-là, que rien ne se fût
jamais passé entre nous.
— Il va regagner son église sain et sauf, assura le Jefe. Je n’ai
rien d’un barbare et je tiens à ce que ce soit consigné par écrit.
Je me dirigeai donc vers l’avion, me plaçai de l’autre côté de
l’hélice, pour faire pendant à Ramon et le prêtre nous bénit. Je lisais
la peur dans ses yeux et il chevrotait comme s’il était très vieux, ce
qui n’était pourtant pas le cas.
— On vous ramènera à votre église, padre, lui glissai-je à voix
basse.
La prière se poursuivit sans interruption et les yeux du prêtre
étaient toujours aussi épouvantés.

*
**

Après la bénédiction, je montai sur la berge. Les autres se


dirigèrent tous vers l’autel fleuri, dressé à l’extrémité du fourgon
rouge, où allaient être célébrés les épousailles de ceux qui
désiraient être unis religieusement.
Le prêtre alla se placer devant l’autel, face à deux files de
fiancés, une trentaine au total, qui attendaient la cérémonie.
Des rangées de chaises de camp avaient été disposées comme
à l’église. Le Jefe, sa femme et ses deux maîtresses en robes de
satin s’assirent au premier rang. Les deux filles se murmuraient des
confidences à l’oreille en pouffant de rire.
L’état-major s’installa derrière le général, à l’exception de Juana.
Ramon la prit par la main et ils allèrent rejoindre ceux qui attendaient
d’être mariés. Je vis le Jefe se lever à moitié de sa chaise quand ils
passèrent devant lui.
Je tournai les talons et me frayai un chemin à travers la foule qui
se taisait, car le prêtre avait commencé à officier. La musique s’était
remise à jouer Daisy, Daisy, mais l’air avait perdu sa gaieté et les
notes s’égrenaient, mornes, comme étouffées dans cette ambiance
étrangère et hostile.
Sur ces entrefaites, quelqu’un me toucha l’épaule et je me
retournai. C’était Tasco, qui me tendait une bouteille.
— Non, merci, lui dis-je. Je dois prendre l’air tout de suite après
la cérémonie pour donner sa première leçon de pilotage au jeune
marié.
Je me demandais en moi-même ce qui allait se passer dans
l’avion entre Ramon et moi…
— Le jeune marié ne prendra pas sa leçon aujourd’hui, déclara
Tasco.
— Quoi ? Mais c’était convenu, sur l’ordre du Jefe.
— Le général vient de me donner l’ordre d’emmener Ramon et le
prêtre au ravin pour que Ramon le ramène de l’autre côté. Il est tard
et comme nous ne serons pas de retour avant la tombée de la nuit,
le jeune marié ne sera pas là pour sa première leçon.
CHAPITRE VIII

Ramon, le prêtre et quelques soldats étaient donc partis avec


Tasco sur la locomotive.
Il faisait nuit et les feux de Bengale rouges, verts, jaunes,
projetaient des gerbes d’étincelles.
Je m’approchai de la tente et appelai :
— Juana !
La lumière à l’intérieur de la tente s’éteignit. Juana en sortit,
passa devant moi et se dirigea vers la clairière au milieu des
poivriers, à quelque distance de la tente.
Une fusée monta dans le ciel et éclata en une multitude de
cristaux colorés qui explosèrent à leur tour en cascades d’or liquide.
Je vis que Juana portait une robe blanche et qu’une fleur blanche
était piquée dans ses cheveux.
Je lui offris une cigarette et lui donnai du feu, puis en allumai une
moi-même. Elle aspira goulûment la fumée et l’exhala lentement.
— Je suis venu te parler, dis-je.
— Je n’ai rien à te dire.
— Pourquoi ? demandai-je. Pourquoi as-tu fait ça ?
Elle ne répondit pas, se tourna vers le camp et le contempla.
— Ton mariage est célébré dans la joie, dis-je.
— Le Jefe va donner une fiesta en notre honneur dès le retour de
Ramon, annonça-t-elle sans se retourner.
La moutarde me monta au nez :
— Combien d’hommes as-tu séduits pour la cause de
révolution ?
Je n’eus pas plus tôt parlé que je regrettai mes paroles.
Juana jeta sa cigarette, l’écrasa soigneusement et se tourna
lentement vers moi. Nous nous regardâmes à la lueur des feux
d’artifice multicolores qui éclataient dans tout le camp.
— Je t’ai dit la vérité. Il n’y a pas eu d’autre homme dans ma vie,
pas depuis l’autre, dit-elle.
— Alors pourquoi ? Pourquoi as-tu fait ça avec Ramon ?
demandai-je, rageur.
— À cause de toi.
— De moi ?
— Oui, hier soir, quand tu m’as quittée, je voulais aller te
retrouver pour te dire que je partirais avec toi.
Je la pris dans mes bras et la serrai contre moi, mais elle
demeura inerte. Je lui baisai les cheveux, le visage, les lèvres, sans
provoquer la moindre réaction. Mes lèvres contre les siennes, je
demandai :
— Pourquoi n’es-tu pas venue, ma chérie ? Pourquoi ? Pourquoi
ce mariage ?
Je l’embrassai de nouveau, dans le cou, à la naissance des
seins…
Elle leva les mains et me repoussa. Je lâchai prise.
— Parce que tu as raison. Je suis incapable d’enterrer mes
morts, comme tu l’as si bien dit.
— Je regrette. J’étais en colère.
— C’est la vérité. Nous avons été mariés un an, je suis veuve
depuis quatre ans, ça en fait cinq, cinq ans de révolution. Cinq ans…
lui, moi, son souvenir et la révolution. Cinq ans ! Et il aura suffi de
deux jours pour que je trahisse cinq années… Désormais, c’est
impossible. Avec Ramon, c’est impossible. Lui aussi fait la
révolution. Donc, je ne recommencerai pas. Avec lui, je ne
recommencerai jamais.
Je m’éloignai sans mot dire et quittai le couvert des poivriers pour
monter sur la voie ferrée. Je la suivis un moment. Soudain,
j’entendis dans le lointain le sifflet de la locomotive qui approchait. Je
m’arrêtai devant l’embranchement où elle allait stopper comme de
coutume ; d’autres vinrent me rejoindre et attendirent avec moi.
Nous aperçûmes la lanterne de la locomotive qui pénétrait dans
le camp ; elle semblait bien pâle à côté des flots de lumière que
répandaient les torchères et les feux d’artifice. La locomotive roulait
au pas ; des ivrognes coururent à sa rencontre et la suivirent en
interpellant à grands cris les soldats perchés sur le tender et sur la
passerelle extérieure de la locomotive et en leur offrant à boire ; mais
ils ne tardèrent pas à se taire ; ils avaient l’air subitement dégrisés et
continuèrent à avancer sans mot dire.
La locomotive stoppa et ce fut le silence, rompu seulement par le
chuintement de la vapeur. Les hommes allaient et venaient sans
bruit ; par contraste, la liesse qui régnait dans le camp, les pétarades
des feux d’artifice dont les lumières éclataient soudain pour
s’atténuer progressivement par la suite, tout cela donnait à la scène
un relief étrange. À voir ces combattants de retour d’une mission, on
avait l’impression d’assister à une représentation théâtrale. Leurs
moindres gestes semblaient dénués de réalité. Ils avaient presque
l’air de jouer pour la galerie.
Avec mille précautions, les soldats restés sur le tender firent
passer un corps inanimé à ceux qui étaient déjà descendus.
Quelqu’un étendit un sarape par terre et ils déposèrent leur fardeau
dessus. Je m’approchai pour regarder. À la lumière diffuse
provenant du poste de conduite de la machine, je reconnus Ramon
et m’aperçus qu’il était mort. Il était couvert de sang, et tout
déchiqueté. Un soldat s’agenouilla et lava la figure de Ramon qui,
elle, était intacte. Une moue étonnée figeait ses traits.
— Qu’est-ce qui est donc arrivé ? demanda quelqu’un.
— Nous sommes tombés dans une embuscade.
— Il y en a d’autres ?
— Non, rien que Ramon. C’était une machina, une mitrailleuse.
Je levai la tête pour regarder Tasco, qui se penchait par la
lucarne de la locomotive. Il soutint mon regard sans broncher.
— Et le prêtre ? demanda une autre voix.
— On ne sait pas. S’il est mort, c’est « eux » qui l’ont tué, les
fédéralistes.
Je contemplai de nouveau Ramon et me dis que je ne le haïssais
pas. Je regrettais qu’il fût mort pour si peu de chose, pour le béguin
que le Jefe éprouvait à l’égard d’une fille aux yeux bleus. Car Ramon
avait été trahi, c’était certain. Je le savais, et Tasco le savait aussi,
sans parler des autres.
Puis je songeai à Juana et à moi, en me demandant ce qu’il allait
advenir de nous.
Je regardai encore Ramon et le plaignis sincèrement, mais j’étais
tout de même bien content de ne pas être étendu à sa place !

*
**

Le cercueil était porté par six membres de l’état-major du Jefe,


qui descendaient lentement la rue, flanqués de durados, de cavaliers
qui brandissaient des torches de cactus imbibées de pétrole. Ils
avançaient au pas, à la même allure que les porteurs, mais les
chevaux ruaient et les torches tenues par les cavaliers vacillaient et
s’inclinaient brusquement, formant des ombres étranges sur les
murs en torchis des maisons.
Je marchais avec Tasco sans me mêler au cortège. Je savais
que la grand-mère aurait voulu que je me tienne près d’elle, derrière
les porteurs, mais Juana était là, elle aussi, tout de noir vêtue, un
rebozo noir lui voilant le visage. J’étais amèrement déçu de la voir
accepter cette hypocrisie, cette ignominie, cette trahison.
Derrière la grand-mère et Juana, la musique du Jefe, piston,
guitare et violon, jouait La Paloma, la colombe.
Le Jefe venait aussitôt après, avec la Moreliana et les deux filles
en robe de satin qui marchaient déchaussées ; elles tenaient leurs
chaussures d’une main et des fleurs de l’autre. Suivaient alors les
membres de l’état-major dont certains étaient accompagnés de leurs
femmes.
Le cortège obliqua dans une rue latérale. J’aperçus des arènes
de planches destinées aux courses de taureaux. Tasco me prit par le
bras et me fit monter quelques marches.
— Il y a pas mal de bois, ici, dis-je. Pourquoi n’en a-t-on pas pris
pour la locomotive ?
— Le Jefe est un aficionado… quand il trouve des taureaux.
Je finis par dénicher des sièges disponibles et nous nous
assîmes. Tasco réussit, après maintes contorsions, à se caser dans
l’espace étroit, non sans bousculer quelque peu son voisin qui
l’injuria. Tasco le pria posément d’avoir un peu de respect pour les
morts.
Les parois intérieures de l’arène étaient tendues de noir. Entre
les diverses tentures, on apercevait les affiches qui vantaient les
mérites d’une marque de bière ou de tequila, ou encore de diverses
cantinas de la ville.
Au milieu de la piste se dressait un piano droit, baigné de
lumières multicolores qui passaient du bleu ciel au rouge puis au
bleu marine et au vert. Elles provenaient d’un projecteur à acétylène
du genre utilisé dans les salles de spectacle et pourvu d’une série de
disques transparents de diverses couleurs qu’un dispositif circulaire
permettait de placer tour à tour devant l’objectif.
Je cherchai des yeux la grand-mère et Juana, mais je ne parvins
pas à les repérer en raison de la distance et de l’obscurité qui
régnait sur les gradins.
Une femme sortit de derrière les barrières protégeant le quartier
des toreros et apparut dans l’arène. Le faisceau de lumière colorée
se fixa sur elle et l’accompagna jusqu’au piano. Elle s’assit et posa
sa partition sur le pupitre.
La lumière changea de couleur et la robe de satin rouge de la
pianiste sembla virer soudain au violet. Elle se mit à jouer une valse
de Chopin, fort bien d’ailleurs. La gaieté, la frivolité, l’entrain de cette
mélodie faisaient en l’occurrence un effet renversant !
Je lançai un coup d’œil à Tasco.
— Hombre ! s’exclama-t-il. Ça, au moins, c’est un enterrement de
première, en grande pompe !
La lumière continua à changer de couleur pendant tout le temps
que joua la pianiste. Quand elle eut fini, Emilio, le photographe, se
précipita vers elle avant qu’elle n’ait eu le temps de se lever et lui
demanda de rester assise. Elle demeura sagement installée au
piano pendant qu’Emilio mettait son appareil photo en position.
L’éclair de la poudre de magnésium illumina l’arène, puis les
ténèbres l’envahirent de nouveau, plus noires et plus mystérieuses
que jamais.
Le faisceau lumineux alla se braquer sur l’autre côté de l’arène et
j’aperçus le général commandant la cavalerie qui se dirigeait vers le
milieu de l’arène. Il s’y arrêta et attendit que le silence se fasse. Il
prononça alors un discours, en hurlant pour se faire entendre même
sur les gradins du haut. Il était question de Ramon et de ses vertus
de combattant. Le faisceau lumineux faisait passer le général par
toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Quand il eut terminé, Emilio le
photographia aussi.
Puis ce fut le tour de deux chanteurs qui exécutèrent un duo,
accompagnés au piano par la dame en robe de satin rouge. Après le
duo, ce fut au tour du Jefe de prendre la parole. Il n’y fut strictement
question que de l’affection qu’il portait à Ramon. Une chorale lui
succéda. À chaque discours, à chaque chanson, l’assistance
applaudissait et Emilio prenait une photo.
— Et maintenant, qu’est-ce qui va se passer ? me demanda
Tasco en anglais.
— Je n’en sais rien, répondis-je. Je n’ai jamais assisté à une
cérémonie de ce genre.
— Je ne parle pas de ça, je parle de toi. À ton avis, qu’est-ce que
tu vas devenir ?
— Je l’ignore. Je suppose que le Jefe va désigner un autre élève
pilote.
Nous nous tûmes un instant. Dans l’arène, la musique exécuta
un nouvel air de musique, puis quelqu’un fit une fois de plus l’éloge
funèbre de Ramon.
— Tu es au courant pour l’affaire de Guaymas ? demanda Tasco.
J’hésitai un instant.
— Oui, finis-je par répondre, je suis au courant.
— Je pensais bien que quelqu’un t’en aurait parlé. Pourquoi ne
pas dire au Jefe que c’est d’accord ?
— Parce que je ne suis pas d’accord.
— Tu n’es pas obligé d’y aller, fit-il en baissant tellement la voix
que je dus me pencher vers lui pour entendre la suite. Il suffit de lui
dire que tu marches, de te faire donner suffisamment d’essence – à
peu de chose près, Guaymas est à la même distance que la
frontière – et tu pourras rentrer chez toi.
— Et mon coéquipier, qu’est-ce que j’en ferai ? Ramon m’avait
prévenu que si j’essayais d’atterrir chez les fédéralistes, il me tuerait.
Et il savait pourtant que c’était signer son propre arrêt de mort. Les
autres sont encore plus cinglés que Ramon.
— Tu n’as qu’à le tuer, d’abord, fit Tasco à mi-voix.
— Avec quoi ? En crachant dessus ? demandai-je aigrement.
Je sentis qu’il m’appuyait quelque chose contre la jambe, je
baissai le bras et fermai la main ; c’était un pistolet. Mon cœur battait
la chamade. Je fourrai le pistolet dans la poche de mon pantalon. Il
était si petit et si plat que ça ne se voyait guère.
— À plus de trois mètres, il ne vaut pas grand-chose, mais à bout
portant et en vidant le chargeur à toute vitesse, tu y arriveras. Baisse
donc la détente ; elle se replie pour qu’on puisse le porter dans la
poche. Il a été fabriqué en Europe, cet engin-là. Ce n’est pas un
Colt, hombre, mais ça suffit pour ce que tu as à faire.
— Merci, hombre !
De nouveau le silence retomba sur nous. J’en profitai pour suivre
les évolutions d’une troupe de recrues à l’instruction qui faisait du
maniement d’armes et de l’école de section.
— Et la fille ? s’enquit soudain Tasco.
J’avais commencé à reprendre du poil de la bête grâce au
pistolet, et voilà que le désespoir me reprenait de nouveau.
— Quelle fille ?
— Hombre ! Je suis au Mexique depuis longtemps et, de plus, je
suis un homme de couleur. N’essaie pas de me bourrer le mou.
L’amour, je le flaire, comme un chien de chasse flaire le gibier, sans
parler du fait que je couche dans la locomotive, qui n’est pas loin des
poivriers.
Comme je ne répondais pas, il ajouta :
— Rentre chez toi, hombre, et vite.
— C’est bien ce que je compte faire.
Il me tapota le genou de sa grosse patte et dit :
— Si le Jefe te laisse le choix, tâche de choisir un général pas
trop gras, sinon avec cette petite pétoire à bouchon tu ne seras
jamais foutu de lui transpercer le lard !
— Que penses-tu du général chargé des exécutions ?
Tasco attendit un moment avant de répondre et prit son air des
plus sérieux.
— Il ferait un bien beau mort ! dit-il gravement, mais si tu veux un
conseil, prends-en un autre, celui-là est trop rapide de la détente. Il
te faut quelqu’un de lent.
— Pourquoi fais-tu ça pour moi ? demandai-je.
— Mettons que c’est parce que je ne veux pas que l’avion
remplace la locomotive, répondit-il, les yeux fixés sur le cercueil.
— Dis donc, alors personne ne va rien faire à propos de ça ? lui
demandai-je.
— À propos de quoi donc, hombre ?
— Eh bien, ça, fis-je en montrant d’un geste l’arène.
— Mais quoi donc ?
— Cette ignominie, cette trahison ! Tu sais bien que si Ramon a
été tué, c’est parce qu’on l’a livré aux fédéralistes !
— Hombre, tu es loco, dit-il d’une voix blanche. Ramon est mort
au champ d’honneur. (Il se leva et ajouta :) Allez, viens, foutons le
camp, hombre ! Toute cette comédie me donne envie de dégueuler !
CHAPITRE IX

Personne dans le wagon. J’allai au fond, allumai la lampe, laissai


tomber la couverture derrière moi et sortis le pistolet de ma poche.
Je l’approchai de la lampe en le masquant de mon corps pour le cas
où quelqu’un serait entré, vidai le chargeur et examinai très
soigneusement les cartouches, une par une. Elles semblaient en
bon état, l’amorce intacte, le cuivre étincelant. J’enlevai une balle
avec mes dents. La poudre y était, ça aussi, ça pouvait aller. Je
remis la balle dans la cartouche et la tassai en la cognant contre la
paroi du wagon. Puis je rechargeai en prenant soin de mettre cette
cartouche-là en dernier, pour le cas où elle ferait long feu après mes
manipulations.
Quand j’eus fini, je m’allongeai sur la natte, les mains croisées
sous la nuque. Je vis alors que le repas préparé pour la fiesta était
intact. Je me levai, pris un poulet rôti, arrachai une cuisse et la
dévorai sans presque mâcher, puis recommençai. Tout le poulet y
passa.
Aussitôt après je fus envahi par une effroyable lassitude et
sombrai dans le sommeil, jusqu’au moment où la migraine me
réveilla.
Une chaleur suffocante régnait dans le wagon. J’avais envie de
me laver. Je descendis sur la voie, me rendis au bout du wagon et
me baissai pour me glisser sous les tampons, car je me souvenais
avoir vu de l’eau par là.
J’ôtai ma chemise et inclinai en avant un bidon de vingt-cinq litres
pour faire couler de l’eau dans le creux de ma main. Elle était tiède.
Je fis ma toilette du mieux que je pus en vidant complètement le
bidon, mais ne me sentis guère mieux après, car le simple fait de
m’essuyer avec un mouchoir me fit transpirer de nouveau.
Je remontai dans le wagon et, à l’autre extrémité, j’aperçus des
nattes de raphia sur lesquelles étaient étendus des dormeurs, la tête
protégée contre le soleil par un chiffon noir ; non loin d’eux, des
draps blancs séchaient sur une corde à linge. J’y allai, pris un drap
et me séchai lentement.
L’un des dormeurs se redressa soudain sur son séant. Je
reconnus la grand-mère de Ramon. Juana dormait à côté d’elle.
La vieille me dévisagea et me fit signe de m’asseoir sur la natte
voisine. Je m’agenouillai, puis m’assis sur mes talons en prenant
soin de ne pas poser mes chaussures sur la natte.
Juana était couchée en chien de fusil, les mains jointes. Elle
paraissait très lasse, avec de petites rides aux commissures des
yeux, comme lorsqu’elle souriait ; mais ce matin-là, en dormant, elle
ne souriait pas.
— Nous partons ce soir, chuchota la vieille.
Je fus pris de court.
— Qui ça ? Le camp ?
Elle secoua la tête et répondit :
— Moi, Juana et vous.
— Comment ça se fait ? Juana ne veut pourtant pas partir.
— Elle partira. Nous allons franchir les lignes.
— C’est donc si facile que ça ? Ramon lui aussi m’en avait
parlé…
— Ce n’est pas facile pour trois, dit-elle, mais il le faut. Nous
prendrons la direction de Mazatlan, où se trouve « le Noir ». Il y aura
peut-être là-bas un bateau nord-américain pour vous ; et elle vous
suivra. Vous l’emmènerez avec vous. Nous ne pouvons pas rester
ici.
— Elle ne viendra pas. Elle me l’a dit.
— Si ! Elle viendra, fit la grand-mère en posant la main sur
l’épaule de Juana et en la secouant avec douceur.
La jeune femme se réveilla et ouvrit les yeux sans changer de
position. Mais dès qu’elle m’eut reconnu, elle se hâta de se
redresser et, d’un geste très féminin, porta les mains à ses cheveux.
— Dis-lui que tu le suivras, articula la vieille femme.
Juana me regarda. L’air impassible, je ne soufflai mot. Juana me
scruta attentivement.
La grand-mère prit la main de Juana dans la sienne et la caressa
doucement.
Se tournant vers moi, Juana s’agenouilla, se pencha en avant et,
sans me toucher des mains, appuya sa joue contre la mienne.
C’était sa façon à elle de me demander une faveur.
Je lui pris les mains, baissai la tête et les appliquai, grandes
ouvertes contre mes joues en les serrant fort, puis j’y déposai un
baiser, tour à tour.
— Ça suffit, déclara péremptoirement la vieille. Les gens
commencent à se réveiller.
Je laissai retomber les bras et m’accroupis de nouveau. Juana en
fit autant.
— Mazatlan est à sept cents kilomètres, dis-je. C’est loin.
— C’est vrai, mon fils.
— Est-ce que ce ne serait pas plus facile de traverser la
montagne ici ? Je suis sûr qu’il y a une piste. Le Jefe compte
envoyer des hommes de l’autre côté pour attaquer Guaymas.
Hermosillo n’est pas loin ; c’est le « Vieux » qui tient la ville. Nous
n’aurons à traverser qu’un petit couloir en territoire fédéraliste, aux
alentours de Guaymas ; alors que si nous cherchons d’abord à nous
enfoncer au Sud, nous serons chez les fédéralistes tout le long du
chemin, jusqu’aux environs de Mazatlan ; et là aussi, il faudra bien
que nous franchissions la montagne. Qui sait s’il y a une piste, par
là-bas ?
— Je connais le sud du pays, dit la vieille, mais je n’ai jamais
traversé la montagne, d’ici à Hermosillo.
Après avoir réfléchi, je demandai encore :
— Et si on se fait prendre avant d’arriver à Mazatlan ?
— Vous n’avez rien à craindre des fédéralistes, répondit la vieille.
Vous êtes américain.
— Et vous ?
Elle baissa la tête et se mit à tracer des ronds sur la natte du bout
des doigts. Ses ongles crissaient sur le rafla. Finalement elle releva
la tête et me regarda en disant :
— Moi, je suis une vieille femme.
— Et Juana ?
— Elle sera plus en sécurité là-bas qu’ici.

*
**

Je me rendis au fourgon rouge où résidaient le Jefe, la Moreliana


et les membres de l’état-major.
Le Jefe et Félix Matias, le commandant en chef de la cavalerie,
étaient en train d’examiner quelque chose qui se trouvait sur la table.
En pénétrant sous le vaste store de toile, j’enfonçai les mains
dans mes poches. Le Jefe se leva, se plaça devant la table pour
m’empêcher de voir ce qu’il y avait dessus et me sourit. Je lui trouvai
le teint plus foncé qu’il ne m’avait semblé jusqu’alors, mais c’était
peut-être parce qu’il n’était pas rasé.
— Voulez-vous manger quelque chose ? s’enquit la Moreliana.
— Non, merci, pas pour l’instant, répondis-je. Je suis venu parce
qu’il faut prendre une décision.
— Oui, acquiesça-t-elle, il faut prendre une décision.
— Paix à son âme ! fit la Moreliana.
— Ramon est mort.
— Paix à son âme ! répétai-je.
Les autres se taisaient. Le Jefe contempla le bout incandescent
de son cigare et la cendre qui commençait à s’y accumuler et dit, en
prenant soin de ne pas remuer le cigare :
— On vous donnera un autre élève pilote.
— Nous voilà revenus à notre point de départ. Qui remplacera
Ramon ?
— C’est malheureux que Ramon soit mort, dit le Jefe.
— Mort pour rien.
— Pour rien ? Comment ça ?
J’aurais dû me taire, mais c’était plus fort que moi.
— Le prêtre aurait pu être ramené par un autre que Ramon, dis-
je.
Le Jefe resta un long moment sans répondre. Les autres le
contemplaient en silence. Finalement il me regarda, sous ses épais
sourcils et demanda :
— Gringo, pourquoi vous tracasser au sujet de Ramon ?
— Parce que ça fait quatre jours et trois nuits que je suis ici.
C’est autant de temps perdu pour moi !
— Et vous trouvez vraiment que vous n’avez pas assez profité
des jours et des nuits passés ici ? demanda-t-il, l’air grossier et
méchant.
« Va toujours, espèce de gros porc ! Tu parles pour toi, mon
salaud ! » me dis-je en moi-même.
Je lui répondis alors à haute voix :
— Il ne s’agit pas de savoir si je me plais ici. Je tiens simplement
à terminer au plus vite ce que je me suis engagé à faire et à rentrer
chez moi.
— Moi aussi, j’y tiens, dit-il.
— On est tous d’accord, intervint la Moreliana.
— Dans ce cas, j’ai une proposition à vous faire, déclarai-je, la
gorge sèche.
Mon sort allait se jouer désormais. J’allais voir si je réussirais à
leur faire avaler ma combinaison.
Ils me regardaient tous.
— Vous me devez mille dollars américains pour l’avion et mille
dollars pour les leçons de pilotage, soit deux mille au total.
— C’est, en effet, ce qui est convenu entre nous, acquiesça le
Jefe. Voulez-vous un papier ?
« Finissons-en, me dis-je, et advienne que pourra. »
— Pour cinq mille dollars américains, je suis prêt à bombarder
Guaymas à la dynamite, déclarais-je. Inutile d’attendre que j’aie
appris à piloter à un autre de vos officiers.
Tout parut se figer soudain autour de moi. Les bruits du camp
eux-mêmes semblèrent s’assourdir. J’avais de douloureux
élancements dans le crâne. Le Jefe s’écarta de la table et jeta son
cigare, qu’il écrasa soigneusement sous sa semelle, en l’enfonçant
profondément dans la poussière. Il continua même un bon moment
après que le cigare eut été réduit en miettes.
— Qui vous a parlé de ça ? Qui vous a parlé de Guaymas ?
demanda-t-il à mi-voix.
— Ramon, répondis-je, en me disant in petto : « Tu peux toujours
aller demander confirmation à des morts, mon salaud ! »
Le silence retomba. Tous les yeux étaient fixés sur moi. La fille en
robe de satin bleu sortit sur ces entrefaites du fourgon rouge et
traversa notre petit groupe d’un pas mal assuré à cause de ses
hauts talons et des aspérités du sol. Sans rien dire, elle alla prendre
une tortilla dans un plat, versa dessus une pleine louche de ragoût,
plia la tortilla en deux et mordit dedans en faisant dégouliner de la
sauce sur sa robe. Ce n’est qu’après avoir avalé plusieurs bouchées
qu’elle dit :
— Buenos dias !
— Buenos dias ! répondirent les autres en chœur, sans me quitter
des yeux.
Je me mis alors à parler :
— Inutile d’attendre. Ce que nous voulons tous, c’est de l’argent,
vous pour acheter des armes, moi, pour acheter un avion. Après, je
pourrai rentrer chez moi et ça aussi, j’ai l’impression que nous le
voulons tous.
Le Jefe réfléchissait intensément, ne sachant s’il devait laisser
libre cours à sa cupidité ou à ses soupçons. Je savais fort bien qu’il
avait désespérément besoin d’argent et qu’il n’avait qu’une hâte : me
voir partir. Je ne me souciais pas de la façon dont il comptait s’y
prendre. Je n’avais qu’une envie : prendre l’air avec celui qui allait
être chargé de balancer la dynamite.
— Il nous faudra bien huit jours pour passer de l’autre côté de la
montagne, dit la Moreliana.
J’étais tellement impatient, sachant désormais que l’opération
était décidée, que les muscles de mes mollets se mirent à frémir.
Subitement, je fus sur le point de m’évanouir et mon cœur se
souleva. Je m’assis sur un pliant et demandai :
— Vous n’auriez pas une carte ?
Le Jefe me montra la table d’un signe de tête. Je me levai en me
raidissant pour ne pas tomber et m’approchai. Je vis une carte
tracée à la main. On y avait porté les sentiers de montagne qu’on ne
trouve pas sur les cartes imprimées.
— Guaymas est presque en plein ouest, dis-je.
— Impossible de le manquer, opina le Jefe. L’embouchure de la
rivière Yaqui est au sud de la baie, elle-même presque entièrement
fermée par la terre ferme. Il y a un phare sur la langue de terre, au
nord.
— Et ces montagnes-là, demandai-je en les montrant sur la
carte. Quelle est leur altitude ?
— Je ne sais pas au juste, répondit le Jefe. Entre deux mille et
deux mille cinq cents mètres, j’imagine.
— Est-ce indispensable pour vous de connaître l’altitude exacte ?
demanda la Moreliana.
— Non, mais plus haut je serai obligé de voler et moins je pourrai
emporter de dynamite. Mais ça n’a pas d’importance.
— Mais si, ça a de l’importance, la dynamite ! protesta le Jefe.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je peux emporter le
maximum de dynamite et, une fois arrivé près des montagnes, si je
vois que je ne peux pas monter, je jetterai ce qu’il faut pour me
permettre de gagner de l’altitude.
J’insistais exprès sur les détails pour les convaincre de ma bonne
foi.
— Et la garnison, comment la reconnaîtrai-je ? C’est elle, surtout,
qu’il faudra dynamiter, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit le Jefe. Celui qui vous accompagnera la
reconnaîtra. Le matin du huitième jour, nous serons dans les
collines, au-dessus d’Empalme, qui est tout près de Guaymas. Nous
attendrons la première explosion.
Il se tourna vers le commandant en chef de la cavalerie et lui
annonça que le départ aurait lieu le lendemain matin à l’aube. Il y
aurait cinq cents hommes munis de vivres pour huit jours, les
cartouchières pleines. Ils allaient emmener avec eux la moitié des
mitrailleuses en état de marche et la moitié des munitions
disponibles.
— Et pas de femmes ! ajouta le Jefe.
— Si, moi, j’irai, déclara à mi-voix la Moreliana.
Le Jefe acquiesça. Manifestement, il ne la considérait pas
comme une femme. Se tournant vers moi, il me dit :
— Et maintenant, parlons de celui qui vous accompagnera.
— D’accord, acquiesçai-je. Il faut qu’il sache se servir
parfaitement de la dynamite, dis-je.
— Et quelqu’un qui sache régler les fusées détonatrices, évaluer
les distances et bien prévoir le moment du lancer.
— Un type tout ce qu’il y a de scientifique.
— Et tout ce qu’il y a de léger aussi, question poids. C’est vous
qui avez parlé du poids. Plus il sera léger et plus vous pourrez
emporter de dynamite.
— Effectivement.
— Juan, fit le Jefe en se tournant vers le général chargé des
exécutions capitales, ce sera toi !
L’homme mince en complet blanc, nœud papillon et canotier plat,
hocha la tête pour acquiescer. C’était précisément à propos de lui
que Tasco m’avait dit qu’il serait très difficile à tuer.
CHAPITRE X

Pendant toute cette journée-là, l’effervescence régna dans le


camp. On l’avait sentie se développer à tel point que même les cris
des enfants et les aboiements des chiens avaient pris des accents
frénétiques, frisant la crise de nerfs.
Le général commandant la cavalerie avait choisi cinq cents
hommes. Leurs femmes, leurs maîtresses, leurs filles, celles du
moins qui étaient d’âge, s’affairaient à piler du blé dans des mortiers
de lave, à cuire des rations pour sept jours, à remplir d’eau des
bidons pour les soldats et des barils pour les chevaux.
Les maréchaux-ferrants ne chômaient pas : chaque durado leur
amenait son cheval, qui était soigneusement inspecté. Les feux de
charbon de bois rougeoyaient un peu partout, les enclumes
résonnaient sous les coups de marteau, les chevaux poussaient des
hennissements stridents. Les hommes transpiraient et les chevaux
aussi.
On rassemblait les burros destinés au transport des vivres et des
munitions ; on entassait dans un coin du parc à bestiaux, harnais,
sacs de grains et bidons d’eau, de façon à pouvoir les charger
rapidement le lendemain matin. Les armuriers travaillaient sur un
wagon-plate-forme, encombré de lourds établis munis chacun d’un
étau et de longues caisses à outils. Ils s’affairaient à démonter les
mitrailleuses.
Je n’avais pas réussi à revoir Juana de la journée. Quand le Jefe
eut fini de me faire ses recommandations, il l’avait convoquée ; elle
était sous le store avec lui, les membres de l’état-major et la
Moreliana. De loin, je voyais le Jefe parler et Juana prendre des
notes.
Je me demandais ce qu’elle pouvait bien penser. Les autres
avaient dû la mettre au courant, elle savait que, dans huit jours,
l’opération serait déclenchée dans les montagnes au-dessus
d’Empalme, dès l’explosion de la première charge de dynamite
lancée de l’avion… mais comme il n’y aurait pas d’explosion,
qu’allait donc faire le gros porc, qu’allait-on consigner dans ses
archives pour les futurs livres d’histoire ?
Le général chargé des exécutions était resté avec le Jefe.
Chaque fois que je pensais à lui, j’étais pris de panique. Le vieux
Curtis qui avait servi d’avion-école était doté d’une double
commande. Les Mexicains ne le savaient pas, du moins, je
l’espérais. Si seulement je pouvais arriver à enlever une commande,
je pourrais m’asseoir derrière le général, comme je l’avais fait avec
Ramon, et tirer à travers la toile qui séparait les deux sièges dans le
cockpit.
La nuit tomba subitement, comme toujours sous cette latitude,
sans être précédée du moindre crépuscule. Les préparatifs
continuèrent à la lumière des torchères et des feux de camp. Il n’y
avait pas de musique et personne ne dansait.
Une torchère au pétrole brûlait à quelque distance de l’avion,
comme je l’avais recommandé. En me voyant arriver, le vieux garde
brandit une bouteille de tequila.
— Buenas noches ! dit-il. Qu’est-ce qui vous arrive ?
— Rien, j’ai soif, répondis-je.
Il me tendit la bouteille, puis me présenta un citron vert. Le jeune
garde vint nous rejoindre ; lui aussi tenait une bouteille. Je bus avec
le vieux, puis avec le jeune.
— On a bu à votre santé, Señor, dit ce dernier. Maintenant
buvons à la prise de Guaymas !
— Vous êtes au courant ? demandai-je. Par qui ?
— Tout le monde est au courant, répondit le vieux.
— Vous serez un héros de notre révolution. On donnera votre
nom à un boulevard de Mexico, comme on l’a fait pour Sullivan
l’Irlandais qui s’est battu dans les rangs de Juarez, dit le jeune.
— Allons, buvez à votre boulevard ! reprit le vieux en me tendant
la bouteille.
Assis sur la natte en raphia, le jeune et moi, nous nous passions
cérémonieusement la bouteille. Le vieux ne buvait pas.
Le jeune dit que seul, son Jefe avait pu avoir l’idée de génie de
se servir de la machine volante pour projeter de la dynamite, comme
il avait déjà utilisé les trains, les draisines et les chevaux.
— C’est chose courante dans la guerre qui se déroule en ce
moment en Europe, remarquai-je.
— Ils ont dû voler l’idée à mon Jefe, rétorqua-t-il d’un air fâché.
Au bout d’un moment, le jeune s’allongea, nous tourna le dos et
se mit à ronfler. Le vieux et moi continuâmes à bavarder.
— Vous n’auriez pas une lanterne ? lui demandai-je un peu plus
tard.
— Mais si, répondit-il.
Il se leva, se dirigea vers la berge et revint avec une petite
lanterne.
Je m’approchai de l’avion et laissai courir mes doigts sur le
fuselage et les câbles. Le vieux me suivit en épiant chacun de mes
gestes. Je longeai le fuselage en direction de l’aile et il m’emboîta le
pas. Quand je montai sur l’aile inférieure, il voulut m’imiter, mais je
l’en empêchai.
— À deux, nous sommes trop lourds, lui dis-je. Montez sur l’autre
aile, vous verrez ce que je fais.
Le vieux hocha la tête et se glissa sous le fuselage. J’en profitai
pour sortir le pistolet de ma poche et le cacher sous le siège, dans le
cockpit arrière.
Quand le vieux émergea de l’autre côté du cockpit, c’était fait.
Je lui tendis la lanterne et, montrant les pédales du gouvernail
dans le cockpit arrière :
— Dites-moi si elles bougent, lui demandai-je.
Il me prit la lanterne des mains et se pencha pour regarder dans
le cockpit. Je m’installai dans le cockpit avant et manœuvrai le
gouvernail.
— Oui, elles bougent, dit le vieux.
— Parfait, fis-je en me hâtant de dévisser les pédales du cockpit
avant, pour que le gouvernail ne puisse fonctionner qu’avec les
pédales arrière. C’est ce machin-là qui permet de virer en vol.
J’ôtai l’écrou et libérai le boulon, neutralisant ainsi les
commandes du cockpit avant. Je n’avais pas le temps de dévisser le
socle où est fixé le manche à balai, mais ce détail-là n’avait pas
d’importance.
Quand j’eus fini, je fus pris de doute : n’était-ce pas imprudent de
laisser le pistolet sous le siège pendant huit jours ? Mais je ne
pouvais plus revenir en arrière. Je me demandais aussi si le pistolet
allait vraiment fonctionner.
Je retournai m’asseoir sur la natte, pris la bouteille de tequila et
m’empressai de la vider.

*
**

On continua à ferrer les chevaux toute la nuit ; les feux des


maréchaux brasillaient, des braises voltigeaient dans l’air, les fers
rougissaient, les marteaux retentissaient en faisant jaillir des gerbes
d’étincelles. Les forges se trouvaient à proximité du train et il me
fallait passer devant elles pour arriver à la tente de Juana. Aussi me
glissai-je sous les tampons, entre deux wagons, et contournai-je le
convoi par l’autre côté, moins brillamment illuminé.
Juana n’était pas encore rentrée. Je l’attendis dehors, assis par
terre, le dos contre un poivrier, en fumant une cigarette. Soudain je
l’entendis m’appeler :
— Michael !
Elle avait aperçu le rougeoiement de ma cigarette, mais moi, je
ne l’avais pas vue. D’un bond, je me mis debout. Elle vint vers moi
en se faufilant entre les arbres. Je la pris dans mes bras et la serrai
fougueusement contre moi.
— Non… fit-elle en tentant de se dégager.
— Pourquoi, chérie, pourquoi ? demandai-je sans lâcher prise.
— C’est trop tôt.
— Trop tôt ?
— Il n’y a qu’un jour… Ramon a été enterré, il y a seulement un
jour.
— Ça n’a pas de sens. Vas-tu recommencer à me parler de la
révolution ?
— Non, mais dans mon pays…
Je resserrai mon étreinte.
— Dans ton pays comme dans le mien, comme dans n’importe
quel autre pays, un fait réel est un fait réel. Il faut bien se rendre à
l’évidence.
Je la pris par le bras et l’emmenai dans la tente. Sans allumer, je
la fis asseoir sur le lit et allai m’installer sur la chaise.
— La vérité, c’est que tu n’aimais pas vraiment Ramon, que le
mariage n’a pas été consommé et que tu t’obstines à jouer les
veuves éplorées, dis-je.
Mes yeux commençaient à s’habituer à l’obscurité. Assise sur le
lit, Juana baissait la tête, les mains posées sur les genoux.
— Tu tiens à porter le deuil le temps qu’il faut, repris-je. Eh bien,
Juana, combien de temps faut-il ? Un jour ? Non, il y a déjà un jour et
tu es toujours en deuil. Une semaine ? Un mois ? Un an ? Dix ans ?
J’ai besoin de savoir où j’en suis. Combien de temps te faut-il ?
Après un bref silence, Juana se leva brusquement et commença
à se dévêtir ; ses mains se hâtaient fébrilement d’aller d’un bouton
au suivant. À la voir faire, on eût dit que si elle s’accordait le temps
de réfléchir entre chaque mouvement, elle n’oserait pas, en
définitive. Alors, elle tenait à se donner pour me faire plaisir, même si
c’était à son corps défendant.
CHAPITRE XI

Il fallut un certain temps aux cavaliers pour se mettre en rangs.


Derrière eux, on avait rassemblé les chevaux de bât et les burros.
Les hommes avaient tous leur sarape posé sur la selle ou jeté sur
les épaules, en prévision du froid dans la haute montagne.
Les trompettes cessèrent enfin de sonner le rassemblement et le
silence tomba, rompu seulement par le piaffement des chevaux et le
raclement des sabots des ânes. Soudain, la sonnerie stridente d’une
trompette retentit de nouveau, et le Jefe sortit au galop d’un groupe
de cavaliers rangés sur la côte pour aller se placer devant ses
troupes.
Il harangua les hommes et leur expliqua où ils allaient et pourquoi
il fallait remporter la victoire à tout prix. Tout au long de son discours,
il les appela ses enfants bien-aimés et les assura qu’aucun d’eux ne
l’avait jamais déçu. Un homme hurla : « Viva mi général ! », les
autres firent chorus. Emilio, le photographe, sortît des rangs au pas
de course, en portant sur l’épaule son appareil photo et son pied
pliant et entreprit de photographier le général. Le jour s’était levé.
Le Jefe s’éloigna au galop, fit volte-face et revint à bride abattue
face à l’appareil pour se faire photographier en pleine action.
La photo prise, le Jefe lança un ordre et alla se placer à la tête de
ses troupes. Les cavaliers firent alors une conversion et se
rangèrent par vingt. Quand le Jefe arriva à la hauteur du groupe qu’il
avait quitté, celui-ci prit place entre le général et la première rangée
de cavaliers. Je me dis que ce devait être la Moreliana et les
membres de l’état-major qui allaient participer à l’attaque de
Guaymas.
Entouré de son escorte, le Jefe gagna alors l’autre extrémité des
hangars, fit demi-tour et revint se poster le long des wagons-plates-
formes comme pour assister au défilé des troupes. L’état-major
s’étant rapproché, je reconnus la Moreliana, Matias, le commandant
en chef de la cavalerie, et d’autres généraux que j’avais vus devant
le fourgon rouge. Je découvris aussi Juana et n’en crus pas mes
yeux. Elle baissait la tête, les traits tirés, l’air las.
Je me sentis trahi, écœuré, désespéré. Puis le désespoir céda la
place à la colère et à la souffrance, une brume rouge me brouilla la
vue. En voyant le Jefe caracoler à la tête de ses troupes, je me mis
à trembler et m’élançai au pas de course à travers le camp en me
répétant : « Je te tuerai, gros porc ! Salaud ! Ordure ! Je te tuerai ! »
Je fonçai en avant, sans me soucier de ceux qui se trouvaient sur
mon chemin. « Dégagez, bande de sacripants, bande de canailles
sans qui ce cochon-là n’existerait pas, c’est un porc comme ça qu’il
vous faudrait comme père ! Vous lui baisez les pieds parce qu’il vous
promet la liberté, l’argent, la terre… »
Je sortis du camp et courus vers la berge de la rivière, vers
l’avion, vers le pistolet avec lequel j’allais abattre ce salopard…
Soudain, une énorme masse s’abattit sur mon dos et la terre
s’éleva à ma rencontre ; j’eus tout juste le temps de crier : « Non ! »
avant qu’elle me percute le crâne. Je vis alors trente-six chandelles.
Ma bouche s’emplit de poussière, je demeurai inerte, écrasé par une
masse pesante et chaude. Un rire énorme, retentissant,
interminable, me résonna aux oreilles.
Des yeux brûlants de dépit, fou de rage, je tentai de me soulever,
d’avancer en rampant. Peine perdue.
— Je le tuerai, je le tuerai, m’entendis-je répéter en anglais.
Lâchez-moi ou je vous tue, vous aussi !
— Du calme, hombre. Allons, hombre, du calme ! On en
reparlera, dit la voix de Tasco, lui aussi en anglais.
C’était lui qui me tenait. Une fois de plus, je tentai de me
dégager, mais il ne lâcha pas prise, un bras passé sous mon menton
pour me maintenir la tête en arrière. Et pendant tout ce temps, il
continuait à rire à gorge déployée.
Je me mis à me tortiller et nous roulâmes au bas de la berge
sans qu’il cessât de rire.
— Ris, donc aussi, hombre ! Ris donc ! disait-il en anglais. Tout le
monde nous regarde, ils croient qu’on est loco. Ris, te dis-je, on se
bagarre pour rire, ils comprennent ça, ils en ont l’habitude. Je te
conseille de rire, hombre !
— Oui, je vais le tuer, répliquai-je en tentant de me dégager.
— C’est ce que j’ai compris quand je t’ai vu détaler, dit-il.
— Je vais le tuer. Lâche-moi ! Il faut que je le tue. Le pistolet est
dans l’avion.
Tasco roula sur lui-même en m’entraînant avec lui. Son rire
résonnait toujours, mais teinté désormais, d’une légère moquerie.
D’un mouvement brusque, je réussis à dégager mon bras droit et le
frappai à l’aisselle.
— Arrête de rire, salaud !
Mais Tasco s’esclaffa de plus belle.
— Vas-y, hombre, venge-toi sur Tasco. Vas-y, te dis-je !
Je le frappai encore et continuai à le marteler de coups jusqu’au
moment où j’eus brusquement honte. Il lâcha prise et je me remis
debout. Le vieux gardien de l’avion et ses camarades nous
observaient ; des spectateurs s’étaient massés le long de la berge.
Le général chargé des exécutions se trouvait parmi eux, les bras
ballants, en train de fumer une cigarette. Il n’avait pas l’air de
s’intéresser beaucoup à notre pugilat.
Plus bas, j’aperçus la grand-mère de Ramon ; ses yeux noirs
étaient pleins de douceur. Je lui rendis son regard et, soudain, il n’y
eut plus que nous deux, elle et moi, et la souffrance qui me déchirait
le cœur.
Je gravis la berge, et m’approchai d’elle. Quand je l’eus rejointe,
elle fit demi-tour et je la suivis.
Nous montâmes dans le fourgon et je m’allongeai sur la natte. La
grand-mère alla chercher un cruchon de tequila et une assiette de
citrons verts coupés, mais je dis « non », me couvris les yeux de
mon bras et restai ainsi. Elle s’assit à côté de moi sans me parler ni
me toucher.
Toutes sortes de scènes et de mots se bousculaient dans mon
crâne ; je fus de nouveau envahi par la souffrance et le désespoir. Je
tendis alors le bras pour m’emparer du cruchon posé sur la natte. La
vieille me devança et s’agenouilla à côté de moi.
— On l’a forcée à partir, dit-elle.
— Est-ce qu’elle était au courant ? Hier soir, savait-elle qu’elle
allait partir ?
— Non.
— Qu’est-ce qui me le prouve ?
— Si elle l’avait su, elle m’en aurait parlé, et elle vous l’aurait dit à
vous…
— Je n’en crois rien. Jamais je ne le croirai.
Elle se pencha sur moi et me dévisagea longuement.
— Mon fils, dit-elle doucement, tendrement, vous êtes son bien-
aimé.
— S’il lui a ordonné de partir, pourquoi n’a-t-elle pas refusé ? Elle
aurait pu refuser, si elle n’en avait pas envie !
La vieille secoua la tête.
— Vous souffrez et vous nous en voulez, à tous. Croyez-vous
que votre douleur va s’en trouver allégée ?
— Je ne vous en veux pas, à vous.
— Ni à Juana non plus, je le sais. Mais l’aimez-vous vraiment ?
Comme je ne répondais pas, elle reprit :
— Vous avez le temps d’y penser. Il vous reste huit jours pour
décider si vous l’aimez ou si vous ne l’aimez pas.
— Je n’ai pas envie d’y penser.
— Si vous n’avez pas envie d’y penser, faites comme vous
voudrez. Mais le matin du huitième jour, quand vous serez là-haut,
dans la machina volante… (Elle pointa l’index en l’air.)… vous
saurez bien si vous l’aimez d’amour ou si vous ne l’aimez pas.
— Comment le saurai-je à ce moment-là si je ne le sais pas
maintenant ?
— Tenez, buvez encore, dit-elle. Buvez et ne pensez à rien avant
de vous envoler dans la machina…
— Bien, mère, je vais boire pour ne plus penser à rien, dis-je.
J’avalai une bonne rasade de tequila, posai le cruchon sur la
natte, m’allongeai de nouveau et me tournai vers la paroi du fourgon.
« Ne penser à rien, ne penser à rien pendant sept jours. Ne
penser à rien et ne rien avoir, car si l’on ne pense à rien, on n’a rien.
Mieux vaut souffrir que ne rien avoir, mieux vaut se torturer qu’être
seul… »
Je tournai la tête et ouvris la bouche pour parler, mais ma
mâchoire tremblait tellement qu’il me fallut refermer la bouche et me
masser la mâchoire de toutes mes forces.
— Qu’est-ce qui va se passer dans la montagne pendant ces
sept jours ?
— Il ne fera rien d’ici la bataille, m’assura-t-elle.
— Croyez-vous que la Moreliana puisse l’en empêcher, elle qui
n’a rien pu contre les deux putes, ni contre toutes les autres dont j’ai
entendu parler ?
— Non, la Moreliana n’y peut rien.
— Qui alors ? Qui s’opposera à cette abjection, à cette
ignominie ?
— Le combat, répondit-elle. Pardonnez-moi, je sais bien qu’une
femme ne doit pas parler ainsi à un homme, mais vous êtes mon fils
et vous me comprendrez.
— Je ferai de mon mieux.
Elle acquiesça et reprit :
— Ceux qui reçoivent des ordres et qui doivent obéir, ceux qui
n’ont pas le choix et sont obligés de faire face ou de prendre la fuite,
ceux-là sont avec leurs femmes avant le combat et quand ils se
battent et qu’ils ont peur, ils se souviennent et ont honte de fuir, et
s’ils doivent mourir, ils meurent en hommes, ils prouvent qu’ils sont
des hommes, au lit comme sur le champ de bataille. Mais un homme
comme le Jefe, qui se bat avec passion, qui aime la guerre comme
d’autres aiment une femme au lit, qui se prépare au combat comme
un autre se prépare pour la femme qu’il désire ardemment, un
homme qui va prendre une position de combat comme un autre
caresse la femme avant de la posséder, un homme comme le Jefe
n’éprouve de désir qu’après la bataille. Jamais avant. Pardonnez-
moi, mon fils, de vous parler ainsi.
Je sus alors que j’irais à Guaymas.
CHAPITRE XII

Il plut ce jour-là et toute la nuit ; mais le lendemain matin, la pluie


cessa et le soleil se montra de nouveau. Il faisait aussi chaud
qu’avant. Tout sécha très vite, sauf la terre. La glaise vous collait aux
semelles et il fallait s’arrêter tous les trois ou quatre pas pour
secouer ses chaussures.
En compagnie du général chargé des exécutions capitales, j’allai
inspecter l’avion.
— Va-t-on pouvoir s’entraîner ? me demanda-t-il.
— Pas pour l’instant, répondis-je. On patinerait dans la boue.
— Et cet après-midi ?
— Dans combien de temps le sol sera-t-il sec ?
— Bientôt. Le soleil est très chaud. Probablement dans trois à
quatre heures.
— Dans ce cas, on pourra voler cet après-midi.
Je m’installai sur le siège du cockpit et me mis à essuyer tout ce
qui était mouillé. Mon cœur battait la chamade. En me baissant pour
essuyer le plancher, je tâtonnai sous le siège et constatai que le
pistolet y était toujours. Me servant d’une seule main, je l’enveloppai
dans le chiffon, tout en faisant semblant de continuer à essuyer
l’intérieur du cockpit. Puis je le remis sous le siège.
L’après-midi et les jours suivants, j’effectuai des vols
d’entraînement avec Juan Narciso. Il avait fait installer des cibles
que nous survolions à différentes altitudes. Après avoir évalué
l’altitude et la vitesse de l’avion, il commençait par lancer des bâtons
de dynamite factices qu’il avait peints en rouge. Puis il projetait de
vraies charges de dynamite dont il allumait le cordon Bickford avec
son cigare. Il se montrait très patient, très méthodique et, assez vite,
il parvint à faire éclater la dynamite tout près de l’objectif.
Je me souviens de nos soirées d’alors. Lui avait envie de
bavarder et moi de dormir. Il prit l’habitude de venir dans mon wagon
et, pendant que je dînais, servi par la grand-mère de Ramon, il
parlait de Madero, de Huerta, de Carranza, de Villa, de Zapata. Il
tenait à m’apprendre toute l’histoire de la révolution, moi, je tombais
de sommeil. Je le trouvais fort intelligent.
J’avais remarqué que la grand-mère de Ramon se tenait toujours
à distance, de façon à ne jamais le frôler. Si par hasard il se
rapprochait, elle s’écartait brusquement.

*
**

Et puis ce fut la septième nuit. L’aube du huitième jour n’allait


plus tarder à se lever.
Nous avions empilé les charges de dynamite dans deux caisses
sans clouer les couvercles et avions arrimé les caisses avec des
cordes. J’avais conseillé au général d’emporter une veste ou un
sarape, car il allait faire froid au-dessus de la montagne. Le vieux et
les autres gardiens portaient des lanternes. Il faisait encore nuit, le
soleil n’allait pas se lever avant une demi-heure, mais comme le
général tenait à arriver au-dessus de Guaymas de bon matin, j’avais
calculé qu’il me fallait ce temps-là pour prendre de l’altitude, de
façon à aborder les montagnes à l’aube.
Je mis le moteur en marche, le laissai tourner et partis à la
recherche de la grand-mère de Ramon, qui devait se trouver sur un
côté de la piste, au milieu de la foule. J’avançais lentement en la
cherchant des yeux. La foule se taisait. À la faible lueur des
lanternes, les visages paraissaient gris, les yeux ternes et
inexpressifs, comme ceux du général chargé des exécutions.
La vieille femme se tenait à l’écart, derrière les autres. Je me
frayai un chemin à travers la foule et m’arrêtai devant la grand-mère
sans trop savoir comment lui dire ce que j’éprouvais. Finalement, je
me contentai de lui poser un baiser sur la joue. Elle me prît alors la
main et l’appuya contre sa joue.
— Que Dieu te garde, mon fils ! murmura-t-elle.
Je tournai les talons et refis le chemin en sens inverse. En
arrivant devant l’avion, je fis signe au général de monter dans le
cockpit. Il s’exécuta et boucla sa ceinture de sécurité. Je m’installai
derrière lui et en fis autant, puis appuyai sur la manette des gaz.
L’avion se cabra contre les cales. À l’est, les premiers contreforts
des montagnes étaient bordés d’une étroite bande lumineuse, de
couleur bleu pâle. Quand j’aurais pris de l’altitude, je le savais, il
ferait suffisamment jour pour que je puisse voir aussi les montagnes
à l’ouest.
Je fis tourner le moteur au ralenti et demeurai sans bouger
pendant quelques instants, la tête baissée, les yeux clos. J’avais
peur, terriblement peur, comme toujours, mais j’avais toujours fait ce
qu’il fallait malgré la peur, ou peut-être même à cause d’elle.
Je criai au jeune garde d’enlever les cales. Les autres gardes
coururent le long de la piste en jetant des allumettes enflammées
dans les bidons de vingt-cinq litres placés de part et d’autre et qui
étaient bourrés de chiffons imbibés de pétrole. Ils flamboyèrent les
uns après les autres. J’attendis que la piste tout entière fût ainsi
balisée.
Je manœuvrai doucement la manette des gaz et le manche à
balai. Il n’y avait pas de vent, ce qui m’obligea à rouler un peu plus
longtemps avant de décoller. L’avion s’éleva peu à peu au-dessus de
la fumée des balises. Je mis le cap sur l’est, du côté où j’aurais le
plus de champ pour prendre de l’altitude. Pendant que nous nous
élevions dans le ciel, je crus entendre, par-dessus le grondement du
moteur, un coup de sifflet de la locomotive…

*
**

Une fois à trois mille mètres, je mis l’avion en vol horizontal et


pris la direction de l’ouest. Le jour se levait, la lumière passait du
bleu au rouge, puis au jaune. Les montagnes vert-de-gris ne
tardèrent pas à se dresser au-dessous de nous, certaines voilées de
brume. Je me demandai si la brume provenait de sources chaudes
ou de la pluie accumulée dans les crevasses qui était en train de
s’évaporer au soleil.
De brusques trous d’air nous faisaient souvent piquer du nez,
mais le Curtis n’en continuait pas moins son bonhomme de chemin,
tel un vieux cheval de labour.
Le vol se poursuivait, monotone. Le soleil s’était mis à briller d’un
éclat plus vif, mais les montagnes restaient toujours couleur vert-de-
gris, zébrées de profonds ravins d’un rouge brunâtre. Vues de loin,
elles étaient teintées de violet et paraissaient mystérieuses, mais de
près, le paysage était aride, déchiqueté et peu accueillant.
Un banc de nuages nous barra le chemin et je pris de l’altitude
pour le survoler. D’abord, les pics montagneux restèrent visibles
dans cette blancheur opaque, puis eux aussi disparurent. Je
cherchai des yeux une percée, n’osant pas redescendre à cause des
montagnes, mais sans changer de cap ; pourtant, vu la distance
parcourue, j’étais désormais à peu près sûr que nous nous trouvions
au-dessus de l’eau.
Quand l’avion sortit des nuages, nous aperçûmes juste au-
dessous de nous une vaste étendue d’eau bleue azur ridée par les
vagues et, devant nous, la péninsule de la Baja California à assez
faible distance. Je virai et amorçai une descente rapide pour passer
au-dessous des nuages et redressai à cent cinquante mètres au-
dessus de la mer. J’avais dépassé la côte d’environ quatre-vingts
kilomètres, mais ce détail n’avait guère d’importance, sinon peut-être
d’exciter l’impatience du Jefe.
Je contemplai la côte en me demandant si je devais virer au nord
ou au sud et optai pour le sud. Une faible brise s’était mise à souffler
du sud et je m’étais peut-être laissé déporter.
Le général se tourna alors vers moi et me montra quelque chose.
J’obliquai légèrement à l’ouest pour pouvoir regarder à bâbord.
La côte était jalonnée de profondes criques. Devant nous, une
longue bande de terre en forme de croissant s’avançait dans l’eau,
encerclant presque une grande baie.
Guaymas s’étalait en bordure de la baie. J’apercevais maintenant
les maisons basses, aux teintes pastel pour la plupart ; elles auraient
paru gaies et pimpantes dans la lumière du soleil, sans les milliers
de vautours qui les survolaient constamment.
Nous arrivâmes au-dessus de la ville. Le général me cria de
suivre la large avenue qui partait de la baie, traversait le centre et
aboutissait à une place où devaient se trouver l’hôtel de ville et la
caserne.
Il se penchait en avant ; je devinai qu’il était en train de prendre
de la dynamite.
— Laissez-moi le temps de reconnaître les lieux ! lui criai-je.
Il fit un signe d’assentiment et se mit à allumer un cigare, la tête
inclinée sous le cockpit, l’allumette abritée dans le creux de la main.
De cent cinquante mètres, j’étais redescendu à trente ; je voyais les
gens s’arrêter dans la rue et lever la tête pour nous regarder.
La place apparut enfin au-dessous de nous, bordée d’un côté par
une église et, de l’autre, par l’hôtel de ville et la caserne.
La caserne était un vaste ensemble carré donnant sur quatre
rues ; au centre, une cour servait de terrain de manœuvre. Comme
nous la survolions, des soldats sortirent des bâtiments et
s’immobilisèrent, les yeux levés au ciel. Je remarquai qu’ils n’étaient
pas armés et que certains étaient sortis en sous-vêtements.
Ils n’avaient sans doute jamais vu d’avions. Nous allions
certainement leur faire une rude surprise. J’espérais qu’ils se
rendraient vite. Je ne m’y connaissais guère dans les explosifs, mais
je ne pensais pas que la dynamite pût faire de gros dégâts en
explosant ainsi en plein air. Au bout de quelques bombes, une fois
passé l’effet de surprise et pour peu que les menaces de mutinerie
dont le Jefe avait fait état fussent fausses, l’attaque tournerait peut-
être au désastre pour le Jefe et sa Moreliana. Et ce désastre risquait
fort d’être aussi inéluctable, aussi éternel que la mort elle-même !
Or, Juana se trouvait, elle aussi, avec le Jefe et la Moreliana ; ils
étaient tous dans quelque coin perdu de ces montagnes qui se
précipitaient à notre rencontre au fur et à mesure que la ville se
faisait de plus en plus petite en s’éloignant de nous.
Je décrivis un vaste arc de cercle. Au moment où nous nous
inclinions pour virer, le général me montra du doigt quelque chose,
tout en bas. J’aperçus un groupe de huttes de torchis aux toits de
chaume, et les vestiges d’une voie ferrée.
— Empalme ! cria le général.
La cavalerie du Jefe apparut soudain au pied des montagnes. En
nous voyant, les cavaliers agitèrent leurs sombreros. Ils devaient
hurler tout en galopant, mais nous ne les entendions pas. Ils
partaient à l’attaque d’Empalme sans même attendre la première
explosion. Je résolus de me hâter pour qu’ils ne nous coupent pas
l’herbe sous le pied et ne nous privent pas du bénéfice de la
surprise.
Je mis les gaz et me hâtai de revenir au-dessus de Guaymas,
tout en prenant de l’altitude.
— Deux cents pieds d’altitude, cent dix miles à l’heure, criai-je au
général.
Mon altimètre et mon indicateur de vitesse étaient de fabrication
américaine et donnaient les mesures en pieds et en miles, et non en
mètres et en kilomètres. Aussi le général avait-il préparé un tableau
de conversion ; il avait également noté la longueur des cordeaux
Bickford à fixer aux paquets de dynamite et à quelle distance de
l’objectif il devait lâcher ses bombes.
Penché par-dessus le bord de l’avion, le général tenait à la main
une poignée de bâtons de dynamite. Il les maintint le plus loin
possible de l’appareil, du côté abrité du vent, pour que la brise ne
risque pas de rabattre sur nous les étincelles échappées de la
mèche fusante. L’œil aux aguets, il surveilla attentivement, d’abord
les approches de la caserne, puis le terrain qui se trouvait juste au-
dessous de nous.
Il tenait son cigare au-dessus de sa tête pour que le vent en
active la combustion ; encore une fois, il regarda devant nous, puis
juste au-dessous de l’appareil et approcha son cigare de l’extrémité
du cordeau qu’il avait d’ailleurs pris soin de fendre dans le sens de la
longueur pour faciliter l’allumage. Des étincelles se mirent à crépiter
de la mèche. Quand il fut certain que le feu avait pris, il lâcha la
dynamite, qui descendit lentement, en chandelle. Je virai de bord et
pris un peu d’altitude pour voir si elle allait percuter l’objectif.
Tout d’abord, elle me parut planer au lieu de tomber ; le temps
semblait avoir arrêté son cours. Je voyais tout : les rues, les gens,
plus nombreux que tout à l’heure et qui levaient les yeux au ciel, les
soldats sur la place d’armes et autour de la caserne, les vautours qui
planaient dans notre sillage sans se presser, avec une patience
inlassable.
J’avais envie de crier aux gens dans la rue de se réfugier à
l’intérieur des maisons, à l’abri des murs épais ; j’avais furieusement
envie de piquer, car j’étais sûr que le général avait détaché sa
ceinture pour se pencher par-dessus bord et lâcher ses projectiles.
J’aurai bien voulu le voir suivre le même chemin que ses bombes…
Le paquet de dynamite atterrit sur le toit de la caserne. Il y resta
un certain temps. Personne ne bougea, personne ne comprit ce qui
se passait.
Puis une flamme jaillit et un épais nuage de fumée noire monta
vers le ciel. Les dégâts étaient minimes. Le toit était légèrement
gondolé et roussi et la corniche sur laquelle avait roulé la dynamite
avant d’exploser s’était effondrée sur la chaussée.
Dans les rues, c’était la panique. Les gens qui se trouvaient près
du lieu de l’explosion se sauvaient à toutes jambes, et ceux que la
détonation avait surpris à bonne distance se précipitaient au
contraire en direction de l’explosion. Des soldats étaient allés
chercher leurs fusils que j’entendais crépiter. Certains montèrent sur
le toit de la caserne et se couchèrent sur le dos pour mieux nous
viser. J’espérais qu’il n’y avait pas, parmi eux, des chasseurs
d’oiseaux habitués à tirer sur des cibles mobiles…
Sur ces entrefaites, le général se tourna vers moi et hurla :
— Descendez, descendez le plus bas possible !
— Non ! criai-je. C’est trop dangereux.
Le général me dévisagea d’un air impassible. Il se baissa, prit
une poignée de bâtonnets de dynamite mèche très courte et les
alluma sans se presser.
Il se tourna alors vers moi et hurla :
— Je ne les lâcherai que quand nous serons descendus à quinze
mètres, pas avant !
Je piquai à toute vitesse en rasant presque le toit de la caserne,
et lui criai :
— Lâchez donc ça, espèce de salaud !
Mais il attendit que nous soyons juste au-dessus de la cour pour
lancer sa bombe. Il ne se contenta pas de la lâcher ; il la projeta bel
et bien en bas, en balançant le bras. Elle dut exploser juste au-
dessous de nous, car je sentis la chaleur de la déflagration et l’avion
fit un brusque bond en hauteur.
Je remontai le plus vite que je pus et virai de bord. Des corps
inertes jonchaient la cour de la caserne, des hommes rampaient à
quatre pattes.
Le général me fit signe de remonter.
— Quelle altitude ? criai-je.
— Aucune importance.
Je montai à trois cents mètres. Le général se mit alors à lancer la
dynamite sans viser, n’importe où, mais en m’obligeant à rester au-
dessus de la ville. Je voyais s’élever la fumée des incendies ; des
cadavres jonchaient les rues, des gens se bousculaient, pris de
panique, et cependant, je m’appliquais à survoler les rues les plus
populeuses en comptant le nombre de victimes par coup et en
cherchant à améliorer le score. Quand le général se fut débarrassé
de toute la dynamite, il lança par-dessus bord les caisses vides.
À cette altitude, on voyait la ville d’un bout à l’autre. Je fis le tour
de la baie et rebroussai chemin. La cavalerie du Jefe progressait en
deux colonnes déployées de chaque côté de Guaymas. Elle se
dirigeait vers le plateau sur lequel se rejoignaient les deux
promontoires qui encerclaient la baie. Une section de mitrailleuses
installée sur le plateau aurait pu nettoyer toute la ville. Le Jefe ferait
bien de surveiller la jonction de ses troupes, une percée de
fédéralistes risquait de les couper en deux ; elle isolerait tout
particulièrement la colonne qui progressait sur l’étroite langue de
terre en forme de pouce, large seulement de huit cents mètres. Une
poignée d’hommes aurait suffi à bloquer tout un régiment.
Je donnai une tape sur l’épaule du général.
— On peut atterrir sur cette plage, lui criai-je. Elle est assez large
et le sable paraît ferme.
Je lui montrai la plage sur la côte nord du promontoire qui
encerclait la baie de Guaymas au sud. Nous y serions protégés par
le flanc droit de la cavalerie du Jefe et, dès la chute de Guaymas, il
suffirait de traverser les huit cents mètres de presqu’île pour gagner
la ville.
Le général me fit signe d’atterrir. Tout en manœuvrant d’une main
le manche à balai, je passai l’autre sous le siège, ôtai le chiffon qui
enveloppait le pistolet et glissai l’arme dans ma poche.
Je redressai à trente mètres au-dessus de la plage, qui était large
et plate. Aucune trace de laisse de haute mer. J’en conclus qu’on
était à marée haute et qu’il y aurait toujours autant de place, sinon
davantage pour décoller. Je me plaçai dans le vent et atterris.
Nous descendîmes de l’avion sans mot dire et allâmes nous
asseoir au pied du promontoire, sur les rochers, pour fumer une
cigarette. Tout en fumant, nous entendions crépiter des mitrailleuses
sur le plateau dominant la baie et la ville de Guaymas et, au loin, le
bruit de la fusillade. Mais là où nous étions, à huit cents mètres à
peine du lieu des combats, tout était paisible. Au loin, des poissons
faisaient des bonds au-dessus de l’eau, en faisant miroiter leurs
écailles argentées au soleil. On aurait dit des truites de mer. J’avais
eu bien souvent envie de venir pêcher l’été dans les parages, quand
il y avait de gros poissons comme à ce moment-là.
Une cascade de cailloux dégringola sur ces entrefaites du haut
de la falaise. Je levai les yeux et aperçus deux soldats fédéralistes
et deux femmes qui contemplaient l’avion bouche bée. Allaient-ils au
combat ? Fuyaient-ils ? Je n’en savais rien. En tout cas, ils ne
s’étaient pas encore aperçus de notre présence. Leurs visages
basanés d’Indiens exprimaient le désarroi, leurs yeux la méfiance.
Les femmes avaient les épaules couvertes d’un sarape ; des
casseroles et des poêles pendaient, d’une corde qui leur ceignait les
reins. Les hommes étaient armés de fusils.
Le général sortit de sous son aisselle un trente-huit à canon court
et, de deux coups rapides et précis, abattit les soldats l’un après
l’autre. Le premier bascula du haut de la falaise et atterrit sur la
plage, après avoir rebondi sur les rochers. On entendait craquer ses
os chaque fois qu’il heurtait le roc. Le second resta planté debout,
immobile, l’air à la fois étonné et peiné. Pourtant, il était bel et bien
mort, un trou béant s’ouvrait à la place de son œil gauche. Le
général tira sur lui une seconde fois. Le soldat s’affaissa alors
lentement et disparut derrière un pli du terrain.
Les femmes se mirent à pousser des cris stridents et l’une d’elles
empoigna le fusil du mort. Aussitôt, le général l’abattit d’une balle ;
elle s’écroula et son corps alla rebondir de rocher en rocher. La
seconde femme se mit à descendre, une machete à la main, en
sanglotant et en hurlant, l’écume aux lèvres. Elle dégringolait à toute
allure, entraînant du sable et des cailloux dans son sillage.
Le général acheva de vider son chargeur sur elle. Impossible de
savoir si elle avait été touchée ou non, car elle continuait à
descendre. Quand elle eut atteint la plage, elle tomba à genoux,
mais elle se releva aussitôt. Les traits révulsés, la bouche tordue,
elle poussait des cris stridents, démentiels, insupportables et se
précipita sur nous en trébuchant, la machete à la main, un jet de
salive sortant de sa bouche à chaque cri.
Sans réfléchir, je dégainai mon pistolet, visai sa poitrine et tirai.
Elle ne s’arrêta pas pour autant et continua à avancer, mais sa salive
était maintenant teintée de rose ; je compris que je l’avais atteinte
aux poumons. J’appuyai encore cinq fois de suite très vite sur la
détente. Quand elle ne fut plus qu’à quelques mètres de nous, elle
s’arrêta, ferma les yeux, cessa de hurler et se mit à sangloter
doucement, plaintivement, tel un enfant perdu qui désespère d’être
retrouvé. Puis elle s’affaissa lentement sur le sable.
Je jetai le pistolet, allai derrière une falaise et me mis à vomir
tripes et boyaux. Quand ce fut fini, je me lavai la figure à l’eau de
mer.
Le général vint me rejoindre et m’observa sans mot dire pendant
que je m’essuyais la figure avec mon mouchoir. Il tenait mon petit
pistolet à la main. Soudain il leva le bras et lança le pistolet au loin,
dans l’eau, puis sortit des balles de sa poche, rechargea son calibre
trente-huit et le rengaina sous son aisselle.
— Qui vous a donné ce pistolet ? demanda-t-il.
— Une bonne fée l’a laissé sous mon oreiller, répondis-je.
Il hocha la tête, très maître de lui.
— Vous vouliez m’abattre, n’est-ce pas ?
— La bonne fée m’a laissé libre de choisir. Elle m’a fait ce
cadeau sans aucune condition.
— Vous avez de la chance, señor, dit-il. J’aurais attrapé vos
balles avec mes dents et je vous les aurais recrachées à la figure !
— Eh bien, allons chercher le pistolet et essayons ! répliquai-je,
sentant la moutarde me monter au nez.
— Pour vous prouver que je ne suis pas un ingrat, je vais vous
révéler quelque chose.
— Quoi ?
— Après Guaymas, si vous partez seul, vous rentrerez sain et
sauf, mais si vous tentez d’emmener Juana, j’ai ordre de vous
abattre. Le Jefe est très épris d’elle, ça ne fait aucun doute.
Ainsi donc j’étais libre de partir seul, sain et sauf, mais sans
Juana… À la pensée de l’abandonner, je sentis que cela m’était
impossible. Rien n’avait donc changé entre le général chargé des
exécutions et moi, à part le fait que tout était on ne peut plus clair : il
me fallait le tuer pour qu’il ne me tue pas.
La fusillade avait cessé. Des vivats résonnaient dans le lointain.
— Guaymas est tombé, Señor. Venez, le spectacle ne manquera
pas d’intéresser un grand tueur tel que vous, déclara le général.
Il tourna les talons et prit la direction de la ville.
Je lui emboîtai le pas.
CHAPITRE XIII

Des drapeaux et des banderoles flottaient sur les façades des


maisons. On y lisait des inscriptions tracées à la hâte d’une main
malhabile et qui proclamaient : « Vive la Révolution ! » « Vive le
Jefe ! » et même : « Vive le Vieux ! » car les habitants de la ville ne
savaient pas encore par qui ils avaient été conquis.
Les réjouissances battaient leur plein. Dans la rue que nous
suivions, les hommes du Jefe avaient pillé une boutique de mode ;
les bras chargés de vêtements féminins, ils les comparaient et les
échangeaient entre eux. Un homme avait enfilé une jupe ornée de
paillettes sur laquelle était peint à la main un combat de taureaux ; il
était en train de danser avec un autre en minaudant et en se
trémoussant comme une fille. Un soldat ivre-mort lui fourra la main
sous la jupe, récolta un coup de pied et s’écroula, ce qui fit rire tout
le monde. Sans même tenter de se relever, l’ivrogne approcha une
bouteille de ses lèvres et se remit à boire.
L’autre continua à se trémousser en faisant voltiger sa jupe
pailletée, aux accents d’une musique provenant d’un manège et
d’une grande roue installés au bord de la mer. Des révolutionnaires
tournaient sur les chevaux de bois et s’écrasaient dans les
wagonnets accrochés à la grande roue.
Non loin du magasin de modes se trouvait une petite boutique ;
des planches clouées sur la vitrine empêchaient de voir ce qu’il y
avait à l’intérieur. Des soldats avaient enfoncé la porte et jetaient le
butin dans la rue : articles d’épicerie, boîtes de conserves, bocaux.
Quand le rassemblement se fut dispersé, un Chinois sortit en
courant de la boutique, les yeux hors de la tête. Il avait la natte qui
fumait et pétaradait. On lui avait accroché des pétards tout le long de
sa natte et on les avait allumés. Fou de terreur, il voulait aller se jeter
dans la mer. Deux hommes le rattrapèrent et l’obligèrent à
rebrousser chemin. Il s’écroula et demeura inerte tandis que ses
cheveux commençaient à se consumer. Quelqu’un lui versa alors sur
la tête le contenu d’une bouteille de bière et l’aida à se relever. Il
avait les mains ligotées derrière le dos. Un soldat moins ivre que les
autres le poussa en direction de la rue qui donnait sur la place.
Nous aussi, nous nous étions engagés dans cette rue. Du coin
de la rue, face à la baie, se dressait le bâtiment de la banque ; des
révolutionnaires armés montaient la garde, nonchalamment assis
de-ci, de-là. Aucun d’entre eux ne buvait. Un soldat ivre s’approcha
d’eux. Aussitôt les gardes l’entraînèrent à l’écart en le prenant pas
les bras. Il réussit à se dégager, s’approcha de la porte de la banque
et y lança un coup de pied. Sans mot dire, les gardes l’emmenèrent
au milieu de la rue et l’abattirent d’une balle à bout portant en plein
front.
Ils abandonnèrent le cadavre au milieu de la rue, non sans l’avoir
retourné, de façon qu’on pût voir le sang et ne pas le confondre avec
un ivrogne. Mise en garde macabre, mais certainement efficace…
Ces événements se déroulaient à une vitesse accélérée. Et
pourtant aucun ne m’émouvait vraiment. C’en était trop. « Ils n’ont
qu’à se massacrer tous », finissais-je par dire philosophiquement.
Une conduite intérieure Forcita arriva en cahotant et stoppa
devant nous. Le chauffeur nous héla : le Jefe nous convoquait. Nous
montâmes dans la voiture, le chauffeur fit demi-tour sur les
chapeaux de roues et repartit en direction de la place.
Tout le long du trajet, le chauffeur ne cessa de parler, la main
continuellement sur le klaxon qui retentissait sans arrêt. De même,
jamais il ne ralentit pour laisser passer les charrettes à ânes, les
piétons ou les autres Forcitas bourrées de révolutionnaires et de
butin qui se croisaient aux carrefours.
La foule se pressait dans les rues. Nous réussîmes pourtant à
nous frayer un chemin et à arriver sur la plaza gardée par des
cavaliers qui bloquaient les issues. Ils nous firent stopper, mais dès
qu’ils nous eurent reconnus, le général et moi, ils nous laissèrent
passer.
De nombreuses rues convergeaient vers la vaste place dont le
centre était occupé par un jardin public. Un vieillard, semblable à
tous les jardiniers du monde, était en train de tailler un oranger. À le
voir, on aurait dit que rien n’avait changé. Des hommes, immobiles
et silencieux, étaient assis sur des bancs, à l’ombre des arbres.
Des arcades dispensatrices d’ombre couraient tout autour de la
place. Des garçons de café, affolés, y servaient les hommes du Jefe,
des cireurs de chaussures, des coiffeurs s’y affairaient. Tout ce
monde s’efforçait de plaire aux vainqueurs.
La Forcita s’arrêta devant la caserne, le général descendit et je le
suivis. Un peloton de cavaliers montait la garde, face à la plaza.
Matias, le général commandant en chef la cavalerie, expliqua à Juan
Narciso où se trouvait le Jefe et nous gagnâmes ainsi le terrain de
manœuvre.
Le bâtiment était peu endommagé, ce qui ne m’étonna guère.
Les fenêtres n’avaient plus de vitres pour la plupart, des murs
étaient fissurés et roussis, mais dans l’ensemble la caserne était
intacte. On n’avait pas pris la peine d’enlever les cadavres qui
étaient entassés près de la sortie donnant sur la place.
Pendant que nous traversions le terrain de manœuvre, j’aperçus
des groupes d’hommes encadrés par des soldats armés. Les plus
proches de nous étaient des Chinois. Ils avaient les mains liées
derrière le dos et étaient accroupis ou agenouillés à même le sol.
Tous baissaient la tête, la plupart avaient des nattes et portaient des
vêtements d’alpaga noir. Aucun d’eux ne leva la tête ni ne bougea à
notre passage.
— Pourquoi le Jefe hait-il tant les Chinois ? demandai-je.
— Parce qu’ils sont avares. Dès qu’ils ont amassé de l’or, ils
retournent en Chine et ne laissent rien ici.
— Que va-t-on leur faire ?
— Les interroger.
— Sur quoi ?
— L’endroit où ils ont caché leur or.
— Et s’ils refusent de le révéler ?
— N’ayez crainte, c’est moi qui suis chargé de les interroger !
Nous passâmes devant un groupe d’hommes entourés de
gardes ; ils avaient le visage grisâtre mais se tenaient droit et nous
dévisagèrent avec arrogance. C’était des officiers fédéralistes.
Savoir si leur force de caractère allait de pair avec leur arrogance !…
Les gardes ne se privaient pas d’insulter les prisonniers.
On nous fit alors franchir un imposant portail et pénétrer dans un
couloir qui traversait toute la caserne ; tout le long du couloir, un plan
incliné en pierre menait au premier étage. Un garde se tenait au pied
de cette rampe, un autre en haut. Au moment où nous passions
devant celui du bas, il nous apostropha :
— Viva la machina qui vole ! Dire qu’il m’a été donné de voir ça !
Dire que j’ai vécu assez longtemps pour vivre ce jour-là !
La sentinelle postée en haut de la rampe nous salua et nous fit
signe de tourner à gauche pour atteindre le fond de la galerie. Des
gardes entouraient un groupe d’hommes assis. Les arcades donnant
sur la rue laissaient pénétrer le soleil, qui dessinait des arabesques
sur le sol dallé de rouge.
Mon cœur battait la chamade, je me sentais défaillir. « Pourvu
qu’elle soit là ! » me disais-je. Moi qui avais fait tout ce que j’avais pu
pour ne plus penser à elle, pour ne plus penser à la façon dont elle
m’aimait naguère…
Le général donna une tape sur l’épaule d’un garde, qui nous
reconnut et s’écarta pour nous laisser passer. Devant une table, le
Jefe était affalé sur sa chaise, comme d’habitude, en train de fumer
un cigare. Il émanait de lui une arrogance nouvelle, l’assurance de
l’homme qui vient de s’affirmer.
Emilio prenait des clichés, heureux comme un roi. Chaque fois
qu’il bougeait, ses deux pistolets venaient lui battre bruyamment les
cuisses.
La Moreliana, elle aussi, fumait un cigare. Dès qu’elle me vit, elle
regarda le bout de la table. Je suivis la direction de son regard et
aperçus une chevelure cuivrée penchée sur un registre.
Le Jefe se leva, contourna la table et vint donner l’accolade au
général.
— Tu as été splendide, lui dit-il.
Comme il faisait mine de me donner l’accolade, à moi aussi, je lui
tendis la main et il dut se contenter de me la serrer.
— Nous venons d’inaugurer une ère nouvelle, déclara Juan
Narciso, une ère nouvelle de stratégie.
— Je ne suis pas d’accord, riposta le Jefe. Avec l’or qui se trouve
ici, nous allons pouvoir acheter des canons. On ne peut pas monter
un canon sur la machine volante. D’ailleurs, la dynamite a fait peu de
dégâts. Sans la mutinerie, ils auraient pu résister.
Le général chargé des exécutions capitales haussa les épaules,
alluma une cigarette et me dévisagea, les yeux mi-clos. Je soutins
son regard en me disant : « Je pense comme toi. Exactement.
Maintenant que Guaymas est tombé, le Jefe veut que je m’en aille à
cause de sa passion pour Juana. La ville est riche. Il y trouvera bien
assez d’or pour me payer et me laisser filer. »
Le Jefe était en train de causer avec le commandant fédéraliste.
Il discutait avec beaucoup de morgue des conditions de la
capitulation : tant de chevaux et de burros, rassemblement de tous
les dirigeants des banques ainsi que des joailliers et des bijoutiers,
avec les clés ou la combinaison de leurs coffres-forts ; pour chacun
des commerçants de l’avenida Principe, amende de cinq mille pesos
parce qu’ils étaient les plus prospères, examen médical de toutes les
prostituées, les malades devant être séparées des autres ; un tarif
maximum serait fixé pour les troupes du Jefe.
Puis le Jefe fit signe à l’une des sentinelles :
— Justo, fit-il, va dire au général commandant en chef de la
cavalerie d’envoyer un messager au « Vieux », à Hermosillo. Il faut
qu’après-demain il arrive à Guaymas avec des effectifs suffisants
pour occuper la ville. Sinon, j’irai moi-même à Hermosillo et
l’obligerai à venir.
Le soldat s’éloigna. Le Jefe se tourna vers le général chargé des
exécutions capitales :
— Commence à interroger les Chinois, lui ordonna-t-il. Leur or
n’est pas dans les banques.
Narciso hocha la tête, jeta sa cigarette dans la rue et demanda
au commandant fédéraliste :
— Il y a des cellules au sous-sol, n’est-ce pas ? Je vais m’y
installer.
— Oui, répondit l’autre. Nous y avons enfermé les prisonniers
politiques.
— Qui a les clés ? demanda le Jefe en se levant.
— Le geôlier a été tué. J’ignore où sont les clés.
— Aucune importance, rétorqua le Jefe. Conduisez-nous.
— Juana et moi nous resterons ici, décréta la Moreliana. Ce qui
va se passer maintenant n’a pas besoin d’être consigné dans les
archives, n’est-ce pas ?
Le Jefe lui adressa un coup d’œil, tourna les talons, fit quelques
pas et s’arrêta.
— Suivez-nous, m’ordonna-t-il.
Il savait que j’aurais préféré rester là. Je regardai Juana, qui
hocha très légèrement la tête, pour m’inviter à suivre le Jefe. Les
joues en feu, je serrai les mâchoires.
Le commandant fédéraliste descendit l’escalier le premier, se
dirigea vers une porte au milieu du couloir, sous l’extrémité la plus
élevée de la rampe de pierre et l’ouvrit. Il faisait noir à l’intérieur ; des
meurtrières aménagées dans la partie supérieure du mur laissaient
filtrer des rais de lumière. Nous franchîmes le seuil et
commençâmes à descendre les marches. Une puanteur affreuse
nous coupa le souffle, avec la violence d’un coup de poing : relents
de chair humaine en putréfaction, de vomi, de sueur, d’excréments,
odeur douceâtre du sang, odeur acide de l’urine, odeur rance
d’aliments, de crachats, de mucosités, de sperme desséché, de
vermine et de rats.
Le Jefe frotta une allumette. Une lampe était posée sur une table.
Le Jefe l’alluma et monta la mèche. Nous nous trouvions dans une
cellule coupée en deux par une grille. Le Jefe s’approcha de la grille
en élevant la lampe pour éclairer le fond de la cellule.
Des silhouettes étaient allongées sur le sol couvert de détritus,
d’autres se tenaient adossées aux murs. Leurs yeux nous fixaient
d’un regard morne, sans espoir. Vêtus de haillons, ils étaient
couverts de crasse, émaciés, secoués d’une toux sèche et rauque.
Ceux qui se trouvaient près de la lampe avaient la figure couverte de
pustules et de plaies. Les moustiques et la vermine s’en donnaient à
cœur joie.
Le Jefe dégaina son pistolet, l’approcha du cadenas de la porte
et tira six coups l’un après l’autre. Le cadenas tomba. Le Jefe
détacha alors la chaîne, pénétra dans la cellule et se planta au
milieu en approchant la lampe de son visage. Ses yeux exprimaient
un mélange de colère et de pitié.
— Me reconnaissez-vous ? demanda-t-il.
Les coups de feu les avaient tirés de leur torpeur. Ce n’était pas
un geôlier fédéraliste. Un geôlier fédéraliste n’aurait pas fait sauter le
cadenas au pistolet. Quelques hommes s’étaient agenouillés et
dévisageaient le Jefe.
— Avez-vous entendu des coups de feu, ce matin ? demanda-t-il.
— Oui, nous les avons entendus, répondit un vieillard.
— Qu’est-ce que vous avez pensé que c’était, cette fusillade ?
— Qu’on était en train de fusiller les nôtres. Nous avons
l’habitude d’entendre des coups de feu.
— Guaymas s’est rendu à la révolution, déclara le Jefe. Vous
êtes tous libres !
Ils demeurèrent comme pétrifiés, avant de se ruer sur le Jefe,
certains en titubant, d’autres à genoux, d’autres encore en rampant,
et se mirent à lui baiser les mains en parlant tous en même temps.
Certains, incapables de prononcer des mots, se contentaient de
pousser de rauques gémissements.
Le Jefe réussit à les calmer et déclara :
— Il faut que justice soit faite. Parlez, je vous écoute.
Ils se mirent de nouveau à parler tous en même temps. Les sons
qui sortaient de leur gosier tout comme les odeurs qu’ils exhalaient,
se trouvèrent confondus en une seule et même attaque massive,
terrifiante.
Le Jefe leur imposa silence et se tourna vers le vieillard qui avait
parlé le premier.
— Pourquoi es-tu ici, toi ? lui demanda-t-il.
Le vieillard resta muet. Le Jefe approcha la lampe de son visage
et répéta :
— Dis-moi pourquoi, grand-père !
Le vieillard se mit à parler avec beaucoup de dignité.
— Je me nomme Amado Sustenos et j’ai soixante-douze ans.
J’ai commencé à aller à la pêche avec mon père, que Dieu ait son
âme…
L’un des gardes lui coupa la parole.
— Dieu n’existe pas, grand-père !
D’un coup d’œil, le Jefe fit taire le garde et dit au vieux :
— Continue.
— Mon père était pêcheur, et le père de mon père aussi. J’ai fait
de la pêche à Guaymas d’abord avec mon père, puis seul, puis avec
mon fils. Je connais les endroits où il y a du poisson, je sais
l’assommer de façon qu’il flotte, étourdi, entre deux eaux. Je ne sais
pas vendre au meilleur prix, mais je sais où trouver le poisson. C’est
mon fils qui s’occupait de la vente et c’est là que nos ennuis ont
commencé. Mon fils disait que si tous les pêcheurs s’entendaient
entre eux pour ne plus vendre le poisson et le balancer à la mer, le
jour viendrait où nous pourrions imposer notre prix.
Je ne comprends rien à ces choses. Attraper ce qui peut servir
de nourriture aux autres pour le rejeter ensuite à la mer c’est un
péché. Mais puisque mon fils l’avait dit, moi et les autres nous avons
flanqué le poisson à la mer. Cinq jours durant, nous sommes allés à
la pêche et avons rejeté à la mer ce que nous avions pêché ; tant et
si bien que, finalement, il n’y avait plus de poisson à Guaymas.
Le soir du cinquième jour, les soldats sont venus en bateau
chercher mon fils. Profitant de l’obscurité, il s’est sauvé à la nage et
je ne sais s’il est mort ou vivant. Alors les soldats m’ont arrêté ; ils
m’ont emmené à la caserne et m’ont demandé où était mon fils.
Comme je ne le savais pas, ils m’ont coupé un doigt et m’ont laissé
retourner à ma barque. Quand ma main fut guérie, les soldats sont
revenus me chercher et m’ont demandé où était mon fils. J’ai dit que
je ne le savais pas, ce qui était la vérité, ils m’ont coupé un autre
doigt et je suis retourné à la barque. Ils sont revenus plusieurs fois
pour me poser toujours la même question. Voilà ce qui me reste.
Le vieillard leva les mains à la lumière de la lampe. Il ne lui restait
qu’un seul doigt, l’index de la main droite.
— Ils m’ont dit qu’ils me laissaient ce doigt pour que je puisse
leur montrer mon fils, dit le vieillard.
Les yeux baissés sur ses mains, il ajouta :
— Mon fils aurait mieux fait de ne pas rejeter le poisson à la mer,
ça nous a porté malheur.
— Vieil homme, fit doucement le Jefe, aimerais-tu tuer l’un de
ceux qui t’ont fait ça ?
Le vieillard écarquilla les yeux.
— Emilio ! appela le Jefe.
Le petit photographe pénétra dans la cellule.
— Si, si, mi général !
— Donne-moi un de tes pistolets, lui ordonna le Jefe.
Emilio sortit le pistolet de son étui et le donna au Jefe, qui le
tendit au vieillard.
— Vieil homme, voici celui qui commandait ici. C’est lui qui t’a fait
ça. L’éclairage était trop mauvais pour que je puisse voir l’expression
du commandant fédéraliste. Tout le monde se tourna vers lui.
— Je n’ai jamais tué d’homme, seulement du poisson, répliqua le
vieillard.
— Préfères-tu l’assommer, comme le poisson ?
Le vieillard contempla les moignons qui lui servaient de mains.
— Je ne peux pas tenir un gourdin, répondit-il.
— On t’a bien laissé un doigt ? demanda le Jefe.
— Oui, pour désigner mon fils.
— C’est justement le doigt qui appuie sur la détente, dit le Jefe.
(Il se tourna vers le petit photographe.) Emilio, tu tiendras le pistolet
pour qu’il puisse appuyer sur la détente.
Le petit photographe battit en retraite.
— Je ne sais tuer que dans l’ardeur de la bataille, dit-il.
— Je ne te demande pas de tuer, seulement de tenir le pistolet,
dit le Jefe.
— Je ne suis pas chargé des exécutions ! Demandez à Juan
Narciso, c’est lui le responsable, c’est à lui de tenir le pistolet,
protesta Emilio.
Le commandant entra dans la cellule. Maintenant qu’il était
éclairé par la lampe, je vis qu’il était livide et que ses lèvres
tremblaient.
— Aucune importance, dit-il, je tiendrai le pistolet moi-même.
Le Jefe eut un large sourire.
— Pour t’en servir contre nous ?
— Je vous donne ma parole d’honneur que je ne tirerai pas, ni
sur vous, ni même sur moi. Le vieux n’a qu’à appuyer sur la détente,
mais qu’il fasse vite, dit le commandant.
Je fis aussitôt demi-tour et remontai les marches de pierre sans
me soucier du Jefe. Au moment où je ressortais dans le couloir, une
détonation claqua au sous-sol. Qui avait tenu le pistolet ? Qui avait
appuyé sur la détente ?…
Au moment où je me dirigeais vers la rampe menant au premier,
un garde sortit par la porte de la cave et m’emboîta le pas.
CHAPITRE XIV

Je passai devant la sentinelle qui se tenait au pied de la rampe


de pierre. Il demanda à celui qui me suivait si c’était moche en bas.
Son collègue répondit que c’était affreux.
Je montai au premier et me dirigeai vers la Moreliana et Juana.
La Moreliana, qui me faisait face, dit un mot à Juana qui tourna la
tête et me regarda.
Je m’assis à la table. Aucun de nous ne souffla mot. La Moreliana
tirait sur un cigare et nous dévisageait à tour de rôle, Juana et moi.
— Vous n’avez rien à vous dire ? finit-elle par demander.
Juana rougit. Ses yeux brillaient, mais elle continuait à se taire.
— Elle ne veut pas vous parler, de peur de vous attirer des
ennuis. Qu’a-t-elle besoin de parler ? Regardez-la ! Vous auriez dû la
voir dans la montagne. Elle en était malade.
— C’est vrai, chérie ? demandai-je à Juana.
— Il faisait froid, j’étais si malheureuse…
— Ma pauvre chérie ! Si seulement j’avais été auprès de toi…
— Je pensais à toi.
— Et tu avais moins froid ?
— Non, c’était pire. Et toi, c’était pareil pour toi ?
— Oui, chérie.
— Je suis heureuse… heureuse que tu aies été malheureux sans
moi… Mais je ne veux pas que tu souffres.
La Moreliana intervint sur ces entrefaites :
— Allez, Gringo, partez tout de suite avec elle, ordonna-t-elle
d’une voix rude, l’air fâché.
Je me tournai vers la Moreliana. Juana me saisit alors la main et
l’appliqua contre la sienne. Nos doigts s’enlacèrent.
— Il faut qu’on parte tout de suite ? demandai-je.
— N’attendez pas de toucher votre argent. Partez
immédiatement, répondit la Moreliana.
— L’argent m’importe peu, dis-je. Mais comment vais-je pouvoir
m’échapper ?
— Vous êtes un homme, que diable ! À nous trois, nous
arriverons bien à éloigner les gardes.
— Et après ?
— Vous vous cacherez ici, à Guaymas, jusqu’à après-demain,
jour de notre départ. Nous devons retourner de l’autre côté des
montagnes. Le « Vieux » de Hermosillo prendra notre place. Il ne
vous fera aucun mal.
— Si seulement j’avais de l’essence pour l’avion…
— Vous n’aurez pas le temps de vous en procurer, répliqua-t-elle
d’un ton excédé. D’ailleurs, l’avion sera surveillé.
— Bon, alors j’éviterai de m’approcher de l’avion.
— Il y a un hôtel, à Guaymas, je ne me souviens pas de son
nom, mais je sais qu’il est dans l’avenida Principe, face à la baie. Il
est habité par des Allemands. Le Jefe a donné l’ordre de ne pas les
inquiéter ; quiconque passera outre sera fusillé. Le Jefe aime bien
les Allemands parce qu’eux, ils ne sont pas comme les gringos, ils
acceptent de se faire naturaliser mexicains. Nous avions deux
médecins avec nous, des gringos. Quand le Jefe leur a demandé de
se faire naturaliser ils sont retournés chez eux. C’est pour ça que le
Jefe aime les Allemands. Si vous avez de l’argent, vous pourrez
vous cacher à l’hôtel. Ils ne vous trahiront pas si vous les payez
bien. Je regrette de ne pas avoir d’argent à vous donner.
— J’ai deux cents dollars américains sur moi, dis-je.
— Je pense que ça suffira.
— Et moi, j’ai quelques pesos, dit Juana.
— Je vais appeler celui-là, reprit la Moreliana en montrant d’un
signe de tête le garde assis dans la galerie. Vous vous approcherez
de lui par-derrière et lui jetterez votre veste de cuir sur la tête.
Serrez-la bien autour du cou.
J’étendis sur mes genoux la veste de cuir que je portais sur le
bras.
— Avila ! appela la Moreliana. Viens ici.
Le garde qui était assis, adossé au mur, se leva et jeta sa
cigarette dans la rue sans prendre la peine de l’éteindre, puis se
dirigea vers nous d’un pas traînant. Il me semblait qu’il n’arriverait
jamais. J’en avais les paumes moites. Je les essuyai sur la veste,
puis refermai les doigts dessus.
La Moreliana fit légèrement pivoter sa chaise, pour que le garde
me tourne le dos. Il s’arrêta devant elle et demanda :
— Si, comportera ?
— Comment ça se passe en bas, avec les prisonniers
politiques ?
Je repoussai lentement ma chaise.
— Ils sont nombreux, répondit-il.
Sans lui laisser le temps de poursuivre, je me redressai d’un
bond et lui jetai ma veste sur la tête en lui serrant le cou d’un bras. Il
lâcha son fusil pour tenter de se dégager. La Moreliana attrapa le
fusil au vol et, du même mouvement, le brandit, crosse en l’air, et
frappa le garde dans les parties. Il plia les genoux. Je resserrai mon
étreinte. Quand je vis qu’il ne bougeait plus, je le lâchai et l’homme
s’écroula.
La Moreliana enleva la veste qui lui couvrait la tête. De basané,
le teint du soldat avait viré au gris. Il en avait pour un moment avant
de reprendre connaissance. Il resterait malade pendant longtemps et
ne serait plus jamais le même.
La Moreliana détacha le rebozo noir qui lui ceignait la taille et le
lança à Juana en disant :
— Tiens, couvre-toi les cheveux !
Puis elle alla ramasser le sombrero du garde qui était tombé par
terre et me le lança :
— Voilà pour vous !
Chacun de nous s’exécuta.
— Suivez-moi, dit la Moreliana. Il y a une sortie derrière la
caserne ; c’est la petite porte du rez-de-chaussée, juste en face du
terrain de manœuvres.
En arrivant près de la rampe, nous vîmes que les deux gardes
avaient les yeux fixés sur la porte des cellules. Les prisonniers
politiques étaient en train d’en sortir, portant le cadavre du
commandant fédéraliste qu’ils avaient bien du mal à ne pas laisser
traîner par terre. Tout en marchant, ils faisaient entendre une sorte
de grognement rauque, horrible. Leur puanteur emplissait le couloir,
malgré l’air frais qui pénétrait par le vaste portail. Ils avançaient
lentement, d’un pas hésitant, mais tous ensemble comme un seul
homme.
Les gardes apparurent derrière eux, remontant du sous-sol. Je
remarquai qu’aucun d’eux n’avait de fusil ni de poignard. Ils les
avaient remis aux prisonniers libérés. Les gardes interpellèrent leurs
camarades du haut et eux aussi remirent poignards et fusils aux
prisonniers, non sans avoir au préalable éjecté la cartouche qui se
trouvait engagée dans le canon. Le garde qui se tenait au premier
descendit, lui aussi, au rez-de-chaussée pour donner ses armes.
Le Jefe et les membres de son état-major apparurent à leur tour
dans le couloir.
La Moreliana nous tira en arrière. Le Jefe et ses acolytes
suivirent les prisonniers politiques sur le champ de manœuvres sans
lever les yeux sur nous. Les deux gardes s’approchèrent du portail
pour regarder le terrain d’exercice en nous tournant le dos.
Le portail avait la hauteur du rez-de-chaussée et du premier
étage, de sorte que de l’endroit où nous nous tenions, nous
pouvions voir, par-dessus la tête des gardes, ce qui se passait sur le
champ de manœuvres. Je ne vis pas à quel moment ils lâchèrent le
cadavre du commandant : soudain, il m’apparut, abandonné par
terre, tout disloqué, écrasé, piétiné par les prisonniers politiques.
Ceux-ci avançaient toujours. D’autres gardes déchargèrent aussi
leurs fusils et les distribuèrent ainsi que leurs poignards à la foule
des prisonniers libérés. À ce moment, je vis qu’ils se dirigeaient vers
le groupe des officiers fédéralistes. La Moreliana se retourna et me
fit signe de déguerpir. Je pris Juana par le bras et nous nous mîmes
à descendre la rampe de maçonnerie.
Juana tremblait, le visage ruisselant de larmes. Je pressai le pas,
en m’efforçant de ne pas regarder, mais en vain. On croit toujours
qu’une telle horreur est impossible, mais quand on regarde, on
s’aperçoit qu’il n’en est rien.
En voyant approcher les prisonniers politiques, les gardes qui
encadraient les officiers fédéralistes s’écartèrent. Les officiers firent
face à la meute des libérés qui s’arrêta. Pendant quelques instants,
tout le monde demeura immobile, à l’exception des libérés qui
fermaient la marche et tentaient de se pousser en avant, mais sans
grand succès, étant donné leur extrême faiblesse. Un officier
fédéraliste fit lentement le signe de croix ; ce fut le signal de la ruée :
les prisonniers libérés comprirent que les officiers étaient
vulnérables et avaient peur. Les prisonniers brandissaient les fusils
en guise de matraques et commençaient à donner des coups de
poignards ; leurs horribles clameurs s’enflèrent encore, sans qu’on
pût d’ailleurs y reconnaître le moindre mot.
Les gardes regardaient toujours la cour au centre de la caserne.
Nous nous glissâmes derrière eux pour nous diriger vers la petite
porte. Je tirai le verrou, ouvris la porte et nous nous retrouvâmes
dehors, en plein soleil.
Il y avait peu de monde dans la petite rue. Ceux qui avaient peur
restaient chez eux ; ceux qui ne redoutaient rien se précipitaient aux
endroits d’où l’on pouvait suivre les événements et éventuellement y
participer. Nous marchions en nous tenant par la main ; j’avais peur,
mais quand Juana leva les yeux sur moi et me sourit en resserrant
ses doigts sur les miens, je compris que plus jamais je ne serais
seul, que quoi qu’il arrive aujourd’hui, demain ou après-demain,
nous serions deux à y faire face.

*
**

Nous rasions les murs, moi marchant à l’extérieur pour protéger


Juana, et nous nous faufilions le plus vite possible à travers la foule.
Nous finîmes par entrer dans le hall de l’hôtel. Il n’y avait
personne à part le préposé à la réception. Tout le monde devait être
sur l’esplanade en train de regarder ce qui se passait.
Des fauteuils d’osier étaient disposés face au patio à ciel ouvert
aménagé au centre de l’hôtel.
— Assieds-toi là, chérie, dis-je. Je vais aller parler à l’employé.
Juana s’assit dans un fauteuil. Au moment où j’allais m’éloigner,
elle tendit la main et saisit la mienne, tout en tenant de l’autre son
rebozo.
— Je t’aime, Michael, souffla-t-elle.
Encadrée par le rebozo noir, sa figure était si belle et je l’aimais
tant que j’en avais mal partout.
— Je ne t’aime pas, je t’adore, répondis-je.
— L’employé nous regarde…
Je lui baisai la main et murmurai :
— Je lui dirai que nous sommes en voyage de noces. Peut-être y
a-t-il un appartement pour jeunes mariés, avec un grand lit. Ce n’est
pas facile de faire l’amour sur un lit de camp !
Je faisais exprès de lui parler sur ce ton pour qu’elle ne
s’aperçoive pas de ma peur, pour qu’elle s’estime heureuse et en
sécurité…
— Tu n’as pas honte ?
— Non. Je préfère t’avertir à quoi tu t’exposes !
— Je crois que rien de ce que tu feras ne m’étonnera jamais.
— Tu es cynique.
— Pas du tout. C’est ton genre, à toi, tu réserves toujours des
surprises, bonnes et mauvaises. Je sais que je ne te connaîtrai
jamais, que je ne saurai jamais ce qui m’attend l’instant suivant, dit-
elle gravement.
— Sais-tu que je t’aime ? Crois-tu que deux êtres puissent se
trouver comme nous deux ? Brusquement, ça nous est tombé sur le
dos, tant et si bien que plus rien ne compte désormais, de ce qui
s’est passé auparavant et qu’on n’a plus du tout envie de savoir ce
qui arrivera plus tard.
— Mais oui, je le crois vraiment.
— L’instant présent te suffit ?
— Oui, répondit-elle, les commissures des paupières toutes
froncées, tant ses yeux riaient. Va donc leur demander s’ils ont un
appartement pour jeunes mariés avec un grand lit. Vas-y vite !
Je traversai le patio en contournant les massifs de fleurs. Un
grand magnolia se dressait au centre ; ses branches s’étendaient de
toutes parts et abritaient du soleil tout le patio.
Le préposé se leva à ma vue. Âgé d’une soixantaine d’années, il
avait des cheveux gris coupés en brosse et une moustache grise
relevée en crocs, tout à fait allemande, bien qu’il fût manifestement
mexicain.
— Je voudrais une chambre pour ma femme et moi, une
chambre avec salle de bains.
Il poussa le registre dans ma direction.
— Veuillez signer, Señor.
— Ma femme et moi sommes jeunes mariés, nous faisons notre
voyage de noces au Mexique.
— Le Mexique est le pays idéal pour les voyages de noces.
— N’importe quel pays est idéal pour les voyages de noces,
pourvu qu’on y trouve un grand lit. Avez-vous un grand lit ?
— Oui, nous avons même une chambre avec deux grands lits.
— C’est encore mieux !
Il prit une clé au tableau. À côté du tableau, des photographies
étaient affichées sur un panneau. Sur toutes, des hommes et des
femmes exhibaient des mérous et des pèlerins qu’ils venaient de
pêcher.
— Y a-t-il beaucoup de pêcheurs ici ? demandai-je.
— Quelques-uns, mais on manque d’essence pour les bateaux.
— Dommage… C’est la saison du gros poisson.
— En effet. Espérons que ça ira mieux maintenant !
— Espérons-le !
L’employé jeta un coup d’œil sur Juana qui m’attendait, assise
dans le patio.
— Avez-vous des bagages ? demanda-t-il.
Je déposai sur le comptoir un billet de vingt dollars américains.
— Nous sommes descendus à l’autre bout de la ville, mais ma
femme a peur de passer devant la caserne et nous ne pourrons aller
chercher nos bagages qu’une fois les hostilités terminées. Nous
avons l’intention de rester quelques jours ici.
L’employé prit le billet et se mit à le tourner et à le retourner sans
le regarder. Il était en train de réfléchir.
— Savez-vous où je pourrais acheter une robe pour ma femme et
des vêtements pour moi ? demandai-je.
— Je vais me renseigner. Votre passeport, s’il vous plaît.
— Nos passeports sont avec nos bagages, à l’autre bout de la
ville.
Il poussa un soupir, plia le billet et le mit dans sa poche.
— Peu importe. En ce moment, il n’y a plus de police. Qui sait ce
que demain nous réserve ? On dit que le « Vieux » doit arriver
d’Hermosillo après-demain. En avez-vous entendu parler ?
— Non, je n’y connais rien en politique, que ce soit au Mexique
ou dans mon propre pays. La politique ne m’intéresse pas. Je ne
savais même pas qu’il y avait la révolution au Mexique avant
d’arriver ici.
— Le numéro neuf au premier, dit-il en me tendant la clé. Je vais
vous accompagner.
— Ne vous donnez pas cette peine, nous n’avons pas de
bagages, fis-je en lui prenant la clé des mains.
Je ne tenais pas à ce qu’il vit Juana de près.
— La neuf est à gauche, Señor.
— Pourrions-nous manger ? Nous avons très faim.
— Si vous me passez la commande, je vous la monterai dans
votre chambre.
— Venez dans quelques instants et je vous passerai la
commande, dis-je en m’éloignant.
Je donnai le bras à Juana et nous montâmes au premier. Nos
pas laissaient des traces sur les dalles poussiéreuses du couloir qui
n’avaient pas été balayées. La plante tropicale qui, de l’extérieur,
avait escaladé le balcon et, de là, avait poussé ses rameaux à
l’intérieur du hall, jusqu’au plafond, était couverte de fleurs.
Le numéro neuf était situé sur le devant de l’hôtel, face à la baie.
J’ouvris la porte et tins le battant ouvert pour laisser passer Juana.
Elle entra, je la suivis et fermai la porte à clé. Nous nous trouvions
dans une petite entrée sombre, flanquée d’une salle de bains et d’un
placard.
La vaste chambre était meublée de deux grands lits à colonnes
poussés l’un contre l’autre, d’une commode pourvue de deux
rangées de tiroirs séparées par une glace en pied, d’une autre
commode à dessus de marbre, le tout en chêne massif. Une porte-
fenêtre donnait sur un petit balcon qui surplombait la rue.
J’ouvris toute grande la porte-fenêtre, en recommandant à Juana
de ne pas sortir. Personne ne pouvait voir, de la rue, ce qui se
passait à l’intérieur de la chambre, en raison du balcon. J’ouvris
ensuite la fenêtre qui donnait sur l’avenida Principe. Juste en face se
trouvait la banque qui n’avait qu’un rez-de-chaussée. Là encore,
personne ne pouvait nous voir si nous ne sortions pas sur notre
balcon.
Je me retournai et vis que Juana s’était assise sur le lit. Je
m’approchai d’elle et restai debout, à la regarder sans la toucher.
Elle avait ôté son rebozo ; une petite mèche retombait en boucle sur
son front. Je l’écartai doucement du bout des doigts. Juana m’enlaça
la taille et appuya la tête contre ma hanche. Je compris alors que
c’en était fini de ma solitude.
— Il faut que tu manges, observa-t-elle.
— Commençons par nous mettre au lit, dis-je en me mettant à
déboutonner sa chemise.
Elle me prit la main et sourit.
— J’aimerais bien prendre un bain d’abord. J’ai passé une
semaine dans la montagne. Les premiers jours, il y avait de la neige
et je m’en suis servie pour me laver, mais c’était très froid.
— D’accord. En attendant, je vais aller commander à manger.
Elle lâcha ma main et je lui baisai les lèvres. Arrivé devant la
porte, je me retournai.
— Ferme la porte à clé et n’ouvre à personne qu’à moi ; ne parle
à personne, même la porte fermée. L’employé croit que tu es
américaine, il faut que tout le monde le croie.
Quand j’eus franchi le seuil, j’attendis que Juana eût tourné la clé
dans la serrure, puis descendis dans le hall. Je m’arrêtai au pied de
l’escalier et jetai un regard circulaire. Personne à l’horizon à part le
préposé à la réception.
— Nous avons très faim ; je viens vous passer la commande.
Qu’est-ce qu’il y a à manger ? Vous avez des aliments frais ?
— Nous avons de la viande, mais elle n’est pas fameuse car elle
provient de bêtes abattues sur place. Maintenant que le « Vieux » va
prendre le pouvoir ici, nous recevrons de nouveau de la viande
d’Hermosillo, de la bonne viande de bœuf.
— Qu’est-ce qu’il y a à manger ?
— Du homard, des crevettes bouquet, du maquereau, de la
tortue de mer…
Je lui coupai la parole.
— Apportez-nous quatre petits homards fendus en deux et grillés
dans leur carapace.
— Et comme boisson ? Café ? Thé ?
— Non, j’achèterai quelque chose au bar. Combien de temps
vous faut-il pour préparer les homards ?
— Ce ne sera pas long, un quart d’heure à vingt minutes. Je vous
monterai le plateau dans la chambre.
— Non, merci. J’attendrai au bar.
Je traversai le patio et obliquai en direction du bar. Soudain, je
m’immobilisai. Un couple était installé au comptoir. Le pilier derrière
lequel se trouvait la réception m’avait empêché de voir ces autres
clients de l’hôtel. Il était trop tard pour revenir sur mes pas ; ils
m’avaient vu tous les deux.
L’homme, lourd et trapu, avait une grosse tête, des lèvres
épaisses et boursouflées. Il était âgé d’une cinquantaine d’années. Il
portait un complet de toile blanche et était coiffé d’une casquette de
yachtman. La femme, grande et blonde, dans les trente-cinq ans
environ, avait la poitrine plate et de larges hanches. Elle paraissait
légèrement ivre ; son rouge à lèvres lui avait dégouliné sur le
menton, à croire qu’elle s’était mis la bouche en sang.
Je m’assis un peu à l’écart. L’Américain était en train de pérorer,
les coudes appuyés sur le comptoir, en balançant son verre d’un
geste désinvolte. Il semblait très décontracté mais son regard,
braqué sur le visage de la femme, avait un éclat glacial et perçant.
— Dans ce truc-là, faut avoir du cœur au ventre, dit-il. J’ai pris la
suite quand ils ont abandonné le forage à deux mille mètres.
Finalement, à trois mille, je suis tombé sur la nappe. Le pétrole s’est
mis à leur gicler en pleine poire, à ces abrutis !
Il ricana et se mit à siroter son verre. La femme ne dit rien. Elle
contemplait une affiche de courses de taureaux toute passée.
Le barman finit par s’apercevoir de ma présence, s’approcha de
moi et me demanda ce que je voulais boire.
— Un whisky à l’eau de Seltz, dis-je. Est-ce que la glace est faite
avec de l’eau de source ?
— Non, Señor, avec de l’eau bouillie.
Le barman versa le whisky et les cubes de glace dans un grand
verre qu’il coiffa d’un autre de même taille et se mit à agiter le tout
énergiquement. L’homme continuait à parler à la blonde.
— Moi, question pétrole, j’ai le nez comme une baguette de
sourcier.
Le barman posa le verre devant moi.
— Il possède dix-neuf puits de pétrole, articula la blonde.
Je mis un moment à me rendre compte qu’elle s’adressait à moi.
— Il possède dix-neuf puits de pétrole, répéta-t-elle.
— Ça doit être bien agréable, répondis-je.
— Vous parlez bien le jargon d’ici, observa-t-elle. Vous habitez le
pays ?
— Non.
— Vous êtes venu pour la pêche ?
— Non, je suis en voyage de noces.
— Nous aussi, fit-elle en éclatant de rire et en tapotant la main de
son compagnon. Pas vrai, mon chou ?
Le pétrolier paraissait ennuyé.
— Je m’appelle Carter, dit-il. Elle, c’est Miss Miles.
— C’est mon nom de scène, intervint-elle. Appelez-moi Agnès.
Dites, si on organisait quelque chose, nous autres, jeunes mariés ?
Danny a un bateau. Cherchez le plus grand, c’est celui-là.
Je regardai la baie et aperçus une goélette blanche aux lignes
pures, une vraie merveille.
— Il s’appelle El Conquistador. Que diriez-vous d’une petite
fiesta, ce soir ? J’en ai marre des Espingos et des Fritz aussi !
— Merci beaucoup. Malheureusement, ma femme est souffrante.
— Oh ! elle doit avoir la maladie du turista, la grippe mexicaine.
Ça ira mieux dans deux jours. Dites-lui surtout de ne pas dessoûler,
hein !
— Je n’y manquerai pas.
— Où sont vos bagages ? Vous n’en aviez pas quand vous avez
débarqué ici, dit-elle.
Comment avait-elle fait pour nous voir entrer ? Devant mon air
surpris, elle expliqua :
— On était sous la véranda, à regarder ce qui se passait, quand
vous êtes arrivés.
Je lui répétai ce que j’avais raconté au préposé à la réception.
— La belle affaire ! s’exclama la blonde. Je vais faire monter à
votre femme quelques-unes de mes robes. J’en ai des tas sur le
yacht.
Elle s’esclaffa et tapota la main de l’homme.
— Au diable l’avarice ! Plaie d’argent n’est pas mortelle, hein,
mon chou ? (Elle poussa son verre vers lui.) Dis-lui de refaire le
plein, mon chou. Cette fois, je veux un double.
— Tu vas être malade, comme d’habitude, objecta l’homme.
Toujours le même cirque : le docteur, la piqûre, les somnifères… et
ça dure des jours et des jours.
La femme descendit de son tabouret, se campa devant l’homme
et l’apostropha d’un air rogue :
— Je te croyais tout de même pas radin au point de refuser
quelque chose à une dame en voyage de noces !
L’air résigné, l’homme appela le barman et leva deux doigts en
montrant le verre vide. Le barman prit un grand verre et le remplit.
La femme s’en empara et s’approcha de moi. Elle avait de grands
croissants sombres et humides sous les aisselles. Elle sentait
affreusement le patchouli et il s’y mêlait des relents de transpiration.
— Quel est le numéro de votre chambre ? Je vais vous faire
monter les robes.
— Nous sommes au neuf, mais je préfère que vous les laissiez à
la réception. Si ma femme peut dormir un peu, ça la retapera. Mieux
vaut ne pas la déranger.
— Une sacrée déveine, dit la blonde. Tomber malade pendant
son voyage de noces, et en pleine révolution par-dessus le marché !
C’est pas drôle.
Carter prit son verre et vint s’asseoir à côté de moi.
— Ah ! là, là ! fit la blonde, mon producteur aurait dû envoyer une
équipe ici ce matin pour filmer la révolution… Ça ferait un film du
tonnerre, c’est moi qui vous le dis ! J’aurais demandé aux gars
d’écrire un scénario au poil. Et l’avion, quelle trouvaille ! J’aurais
jamais cru les Espingos si malins.
— Vous savez, si vous lui donniez assez de fric, le Jefe
recommencerait la bataille pour vous, dis-je.
— Le Jefe ? demanda Carter.
— Ça veut dire le chef. Il y a toujours un chef, expliquai-je.
— Pour de l’argent, ils vendraient leur propre grand-mère, vous
ne croyez pas ? dit Carter.
— Oh ! vous savez, n’importe qui le ferait si on leur en donnait
assez ! décréta la blonde.
Je la dévisageai. Ses yeux en billes de loto étaient tout rutilants ;
le blanc entourait complètement l’iris, tellement elle regardait
fixement, sans sourciller le moins du monde.
— Puis-je vous offrir un verre ? demanda Carter.
— Non, merci. Je n’ai pas encore mangé et je préfère m’en tenir
au premier. Merci quand même ! dis-je en me levant.
— Ce ne sera que partie remise, déclara la blonde en poussant
son verre vers le barman qui s’était approché de nous.
— Voyons, Agnès, dit Carter, tu vas être malade.
— Merde, Danny, fous-moi la paix ! Va te faire voir !
J’aperçus un garçon qui venait du fond du hall, où se trouvaient
la cuisine et la salle à manger. Il portait un plateau qu’il alla déposer
devant l’employé de la réception.
— Excusez-moi, fis-je, à mes compagnons, voilà précisément
notre repas.
J’achetai deux bouteilles de bière brune et une bouteille de
scotch. Comme je me dirigeais vers la réception, la blonde me cria :
— Dites à votre femme de se dépêcher de guérir ! Dites-lui que
ce n’est pas une façon de traiter un homme pendant son voyage de
noces !
— Alors toi, pourquoi cherches-tu à te rendre malade ? lui
demanda Carter.
— J’ai dit un homme, mon chou !

*
**
Une fois devant la porte, les mains encombrées par les bouteilles
et le plateau du repas, je fis volte-face et envoyai un coup de talon
dans le battant.
— Juana, fis-je, c’est moi, Michael.
La clé tourna dans la serrure, la porte s’entrouvrit et j’entendis le
bruit des pieds nus de Juana sur le carrelage.
J’entrai et déposai le plateau sur la tablette de marbre de la
commode. Juana était assise sur le lit, enroulée dans le drap. Elle
avait encore les cheveux mouillés et le visage humide, tout luisant et
bien récuré. J’allai à la porte pour la boucler à clé, puis retournai à la
commode et pris la bouteille de scotch.
— Tu veux boire ? demandai-je.
— Non, Michael.
— Tu ne m’en voudras pas si j’en prends un peu ? demandai-je.
J’avais la gorge serrée et me sentais inquiet, angoissé.
— Non, Michael, je ne t’en voudrais pas, dit-elle sans me quitter
des yeux.
Je m’emparai d’une fourchette et entrepris de déboucher la
bouteille.
— Tu as les yeux fatigués, mon amour, dit-elle. La grand-mère de
Ramon disait que quand tu es fatigué et que tu as beaucoup bu, ça
se voit à tes yeux.
Le souvenir de la grand-mère de Ramon m’emplit d’une profonde
tristesse. Je posai la bouteille de scotch et allai m’asseoir sur le lit, à
côté de Juana en l’enlaçant d’un bras, la joue appuyée contre son
épaule nue.
— Je suis très las, chérie, et j’ai beaucoup bu, mais ce n’est pas
ce que tu crois.
— Bois, ça te fera du bien.
— Non, je n’en ai pas besoin. Je n’ai pas besoin de ça.
— La bière sera tiède.
— En Angleterre, on boit la bière tiède. Aujourd’hui, nous ferons
comme les Anglais.
— Oui, chéri.
— Mais pas trop… les Anglais ont la réputation d’être très
austères.
— Existe-t-il des gens qui boivent de la bière tiède sans être
austères ?
— Je ne pense pas, dis-je en lui déposant un baiser sur le dos,
puis au creux de la hanche.
— Nous ferons boire de la bière tiède à nos enfants et nous leur
apprendrons à ne pas être austères, dit-elle.
Quand nous nous mîmes à manger, la bière était encore fraîche.
Une fois le repas terminé, je pris le plateau, le déposai devant la
porte et tournai la clé. Je revins me coucher et m’endormis en même
temps qu’elle. Tout en dormant, je savais que j’étais dans la même
chambre qu’elle ; je n’aurais pas besoin de m’arracher au sommeil
pour filer en douce, et elle ne s’en irait pas non plus. Désormais, elle
serait toujours là quand je me réveillerais.
CHAPITRE XV

Un bruit métallique me tira de mon sommeil. Je m’assis sur mon


séant. Juana remua et gémit sans ouvrir les yeux ; elle finit pourtant
par se réveiller, elle aussi, et s’assit, l’air effrayé.
— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est, Michael ?
— Je ne sais pas, chérie. Ça vient de dehors.
Je sautai du lit, passai mon caleçon et mon pantalon et allai jeter
un coup d’œil sur la baie. Le soleil était en train de se coucher. Le
bruit métallique retentit de nouveau. Il semblait provenir de l’avenue.
Je sortis sur le balcon en prenant soin de me tenir à l’ombre.
Des révolutionnaires s’étaient massés devant la banque, de
l’autre côté de la rue. Juan Narciso, le général chargé des
exécutions, se trouvait parmi eux. Ils étaient en train d’enfoncer la
porte de la banque en s’aidant d’un levier. De toute évidence, ils
n’avaient pas réussi à trouver le banquier qui détenait la clé.
Juana vint me retrouver sur le balcon en boutonnant sa chemise.
Elle avait déjà mis sa jupe. À la vue de Juan Narciso, elle frissonna
et retourna dans la chambre.
La nuit tombait rapidement, le soleil – s’était couché et ses
derniers rayons embrasaient l’océan dans le lointain ; la baie
sombrait dans la grisaille ; des lumières se mirent à briller sur la
goélette.
— Surtout, n’allume pas, chérie !
— Non, répondit Juana en s’asseyant sur le lit, les mains sur les
genoux.
Je m’approchai et lui donnai un baiser sur la joue. De nouveau, le
bruit de ferraille retentit dans la rue.
— J’espère qu’il ne va pas manquer de banques et que ça va
l’occuper jusqu’à son départ !
Comme il était étrange de parler du Jefe… L’instant d’avant, il
semblait appartenir à un passé lointain, et voilà que nous y étions
plongés de nouveau. Tout avait eu lieu le matin même ; la journée
n’était pas encore finie…
Le bruit reprit de plus belle dans l’avenida Principe mais je ne
sortis pas sur le balcon. Assise sur le lit, la tête baissée, les mains
sur les genoux, Juana paraissait désemparée, vaincue. J’allai
m’asseoir à côté d’elle, lui embrassai l’épaule, la caressai
tendrement… mais elle ne réagit pas et demeura inerte, rigide,
apeurée. Je ne savais vraiment plus que faire pour la soulager et
nous rassurer, moi tout autant qu’elle, d’ailleurs.
Soudain, le bruit métallique cessa ; on n’entendait plus les voix
des hommes ; le vacarme de la rue avait pris fin ; tout était
bizarrement silencieux, comme si on attendait quelque chose. C’est
alors que l’explosion retentit ; l’hôtel en fut ébranlé ; les vitres
tremblèrent. Une fumée noire monta de la rue et s’éleva bien au-
dessus du balcon. Il en pénétra un peu dans la chambre. Ça sentait
la poudre.
Juana se serra contre moi.
— Ils ont fait sauter la porte à la dynamite, dis-je.
— Si seulement ils pouvaient faire vite et s’en aller !
— N’aie pas peur !
— J’ai peur de Juan Narciso plus que du Jefe. J’ai toujours peur
quand il est là.
— C’est l’argent qui les obsède avant tout.
— Je n’aime pas le savoir dans les parages…
Je l’embrassai et sortis sur le balcon. La nuit était tombée et les
hommes travaillaient à la lumière de lanternes. Le rideau de fer était
gondolé par l’explosion, la maçonnerie s’était effritée, un étroit
passage s’était ouvert entre le mur et le rideau de fer. Les soldats
pénétraient dans la banque en file indienne.
Juana s’approcha de la fenêtre.
— Il y a quelqu’un à la porte, m’annonça-t-elle.
Je rentrai dans la chambre et entendis frapper.
— Qui est là ? demandai-je.
— C’est moi, Señor, le réceptionniste.
— Que voulez-vous ?
— J’ai des robes pour votre femme, Señor. C’est la dame du
yacht qui les envoie.
— Un instant.
Je me tournai vers Juana et lui dis à l’oreille.
— Rentre, ferme la porte du balcon et allume la lumière. Il sera
étonné s’il voit qu’on n’a pas allumé. Tiens, voici une boîte
d’allumettes.
J’attendis qu’elle eût fermé la porte du balcon, allumé les becs de
gaz et remis les globes dessus avant d’ouvrir la porte. Le
réceptionniste avait les bras pleins de robes. Je lui donnai un dollar
américain et pris les vêtements.
— Dînerez-vous à la salle à manger ? demanda-t-il. Elle est
ouverte de huit à onze heures et je passerai votre commande au
cuisinier.
— Nous dînerons dans notre chambre. Ma femme est souffrante.
— J’en suis désolé, Señor… Veuillez dire à votre femme que je
suis désolé de la savoir souffrante pendant sa lune de miel.
— Je le lui dirai.
— Que désirez-vous manger ? Je vous le monterai tout à l’heure.
— Avez-vous des cailles ?
— Non, mais nous avons du pigeon.
— Très bien. Y a-t-il du vin ?
— Oui, Señor. À Santa Rosalia, de l’autre côté de la baie, il y a
une compagnie minière française, leurs bateaux importent du vin.
Nous l’envoyons chercher par bateau. Mais il est très cher, toutes les
cantinas sont fermées sauf celle d’en bas, uniquement à cause des
Allemands.
— Combien ?
— Cinq dollars américains.
— Vous nous monterez du bourgogne, de l’eau de Seltz et de la
glace. Apportez l’eau de Seltz et la glace tout de suite. Nous
dînerons à huit heures.
— Bien, Señor, dit-il en s’éloignant.
Je refermai la porte à clé et allai déposer les robes sur le lit.
— C’est la femme du yacht qui te les envoie, dis-je.
— Quelle femme ? demanda Juana en prenant une robe.
Je me souvins alors que j’avais oublié de lui en parler et lui
racontai ma rencontre.
— Je ne sais si je dois lui en être reconnaissant, ajoutai-je. Je te
préfère sans robe.
— Dans ce cas, je n’en porterai jamais, répondit-elle en se
mettant à déboutonner sa chemise.
— Tu es un ange de te montrer ainsi désireuse de me plaire,
mais ce n’est guère faisable !
Elle éclata de rire. Pour la première fois depuis l’attaque de la
banque, elle se montrait gaie et j’en fus tout heureux.
Il commençait à faire chaud, dans la chambre, avec toutes les
fenêtres fermées. J’ouvris celle donnant sur la baie.
— Personne ne peut nous voir, les bateaux sont trop loin, dis-je.
Juana prit une brassée de robes et alla dans la salle de bains.
J’allumai une cigarette et sortis sur le balcon. L’agitation du matin
s’était apaisée ; cependant, une vive animation régnait sur
l’esplanade. Les petits bateaux ancrés près de la jetée étaient
éclairés par les becs de gaz qui bordaient la promenade pavée de
mosaïque ; on pouvait voir les fleurs des parterres et même les gens
des bateaux, visages basanés auxquels la transpiration et la lumière
donnaient l’aspect luisant du bronze.
Il y avait foule sur l’esplanade, les gens allaient et venaient,
bavardaient et s’interpellaient en se croisant. Les femmes portaient
des robes qui venaient d’être repassées ; les hommes aussi étaient
sur leur trente et un, en complet blanc tout propre, pour la plupart.
Des marchands ambulants poussaient de petites voitures le long du
trottoir, d’autres portaient leur marchandise en équilibre sur le crâne.
Ils se faufilaient à travers la cohue et criaient à tue-tête : bonbons,
glaces, bière. Des mariachis jouaient de l’accordéon, du piston, de la
guitare. J’entendais plusieurs airs à la fois. Des mouettes et des
hirondelles de mer, attirées par les lumières, passaient au-dessus de
la tête des promeneurs, puis repartaient vers le large et leurs cris
s’ajoutaient aux autres bruits. Je me demandai si les vautours
continuaient à tourner dans l’obscurité au-dessus de la ville.
— Michael ! appela Juana.
Je me retournai brusquement et rentrai dans la chambre.
Juana s’était plantée à côté du lit, une main sur le montant,
l’autre sur la hanche. La robe de satin broché blanc lui moulait le
buste ; très décolletée, elle n’avait pas de manches. La jupe était
longue et ample ; une pivoine rouge était piquée à la ceinture. On
aurait dit une robe de mariée. J’étais tellement épris, tellement fou
d’amour que ma gorge se serra affreusement.
— Elle te plaît ? demanda-t-elle.
— Oui.
— Tu ne l’aimes pas beaucoup, on dirait.
— Si, je l’aime beaucoup.
— Tu le dis sans conviction. Je vais en essayer une autre. Il y en
aura peut-être une que tu aimeras mieux.
— Non, garde celle-là, dis-je d’une voix rauque.
— C’est bien vrai qu’elle te plaît ?
— Oui, oui.
— Bon, entendu, je la remettrai quand j’aurais essayé les autres.
— Non, ne l’enlève pas, je t’en prie !
Elle s’approcha de moi et m’embrassa.
— Tu ne m’as pas l’air de connaître beaucoup les femmes, dit-
elle.
— Je m’y connais assez pour savoir qu’elles sont faites
exactement comme je les aurais conçues si on m’avait demandé
mon avis. Mais il n’est jamais trop tard pour apprendre.
— J’ai envie de les essayer toutes pour te les montrer.
— D’accord.
Elle retourna dans la salle de bains en courant. Je vis qu’elle était
heureuse, qu’elle avait oublié le Jefe, Juan Narciso, la révolution, et
j’en sus gré à Miss Agnès Miles, en espérant que cette fois, elle allait
faire une surprise à Carter en n’étant pas malade après avoir bu.
Je m’étonnais de voir que les robes de Miss Miles allaient à
Juana, alors que l’actrice était si large des hanches. Sans doute
trichait-elle en achetant la taille au-dessous. Juana essaya toutes les
robes, l’une après l’autre, les joues roses, les yeux brillants, en se
regardant dans la glace. Chaque fois, il fallait que je lui dise si la
robe me plaisait, si elle était plus jolie que la robe blanche.
Finalement, je déclarai que je préférais la blanche parce qu’elle
ressemblait à une robe de mariée et que ce soir-là marquait
vraiment le début de notre lune de miel.
L’employé nous apporta l’eau gazeuse, la glace et des verres
propres. Je lui glissai un pourboire. Il m’assura que le dîner nous
serait monté à huit heures.
Je versai du scotch dans les verres, y mis de la glace et de l’eau
de Seltz et fis tournoyer les cubes de glace pour rafraîchir la
boisson, puis je tendis un verre à Juana.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
— Du scotch à l’eau de Seltz.
— Je n’ai pas besoin de boire, Michael. Je suis déjà ivre.
— Eh bien, bois pour te dessaouler, alors !
— Si tu veux. Je ferai tout ce que tu voudras, dit-elle.
Elle but alors une gorgée de scotch.
— Même quand nous serons mariés ? demandai-je, et je bus à
mon tour.
— Oui, Michael. Quand nous marions-nous ?
— Après-demain, dès qu’ils seront partis.
— Je mettrai la robe blanche que tu aimes tant.
— Mais sans la fleur rouge. Je cueillerai un magnolia blanc dans
le patio pour toi.
Nous vidâmes nos verres. Je voulus les remplir de nouveau,
mais Juana dit qu’elle n’en voulait plus. Je me servis tout seul.
— J’en ai encore une à essayer, dit-elle en retournant dans la
salle de bains.
J’allai à la porte-fenêtre qui se trouvait sur le côté, l’ouvris et
sortis sur le balcon. Les lumières de la banque étaient allumées ; ils
y étaient toujours. Je rentrai donc dans la chambre en refermant la
fenêtre. Ils ne pouvaient pas nous voir, mais je ne voulais pas
gâcher la soirée de Juana en lui rappelant la présence toute proche
des soldats du Jefe.
Elle sortit de la salle de bains.
— J’ai gardé celle-ci pour la bonne bouche, comme on dit.
Ce n’était pas une robe, mais une chemise de nuit en soie bleu
pâle qui laissait deviner les formes de Juana. Je la regardai et la vis
rougir, depuis les seins jusqu’au front. Je posai mon verre et
m’approchai d’elle.
— J’ai honte, Michael, reprit-elle. Je n’ai pas honte quand je suis
nue, mais maintenant, je suis gênée, dit-elle.
Je m’assis sur le lit et lui pris la main. Elle vint s’asseoir sur mes
genoux. Je la serrai dans mes bras, sentant la chaleur de son corps
à travers la soie.
— Ma beauté… dis-je.
Nous restâmes ainsi sans mot dire un bon moment.
— Michael ! fit soudain Juana.
— Oui, chérie ?
— Je n’ai plus honte, dit-elle ; et elle me donna un baiser sur la
tempe.
CHAPITRE XVI

Ce fut encore le réceptionniste qui nous réveilla en nous


apportant notre dîner. De nouveau, Juana se trouva brutalement
arrachée à son sommeil et prise de panique. Je me dis alors à moi-
même : « Pour me racheter, je te promets que la prochaine fois ta
quiétude ne sera pas troublée ; tu t’éveilleras tout doucement en
même temps que moi. Longtemps nous resterons dans les bras l’un
de l’autre sans dire un mot, simplement à nous regarder, à savourer
le plaisir d’être ensemble, tous les deux… »
Nous dînâmes sur le balcon en laissant allumée une seule lampe
dans la chambre. Le balcon était plongé dans l’obscurité, ce qui
donnait plus d’éclat aux lumières des bateaux et aux lampadaires de
l’esplanade. Il y avait un croissant de lune, l’eau de la baie
frémissait, semblable à du vif-argent, les fenêtres des cabanes
bâties sur la crête du promontoire, au nord de la baie, découpaient
des rectangles dorés sur le fond noir du paysage.
Le vin était délicieux, glacé, sec. En remplissant nos verres,
j’étais obligé d’y regarder à deux fois ; j’avais l’œil tout près du bord
du verre, à cause de l’obscurité ; je ne tenais pas à en verser à côté.
Chaque fois, Juana éclatait de rire. J’étais heureux.
— Quelle belle lune de miel… dit-elle.
— Tu n’as encore rien vu.
— Ah ?
— Ce n’est rien à côté de la lune de miel que nous aurons après
le mariage.
Le pigeon était tendre, succulent, les os étaient mous comme du
cartilage. Je buvais beaucoup.
Soudain Juana se leva et contourna la table pour s’approcher de
moi. Elle s’agenouilla, m’enlaça et me tint la tête appuyée contre son
épaule en serrant très fort.
— Mon pauvre petit garçon, mon pauvre petit si joli… dit-elle.
— Je ne suis pas ton enfant, protestai-je, je suis ton amant, ton
mari !
— Tu es mon amour, mon mari et aussi mon beau petit, répondit-
elle en me couvrant de baisers.
— D’accord. Mais pour un enfant, j’ai trop bu. C’est honteux ! Il ne
faut pas donner à boire aux enfants.
Elle posa sa joue contre mes cheveux et demanda :
— Tu n’es pas bien, Michael ?
— Si, je suis bien. Mais je parle trop. Quand je bois du whisky, je
me tais, mais quand c’est du vin, je ne peux pas m’empêcher de
parler.
— J’aime t’écouter.
— Moi, je n’aime pas les gens qui parlent trop, même si c’est
moi.
— Parle-moi !
— Tu vas salir ta jolie chemise de nuit, à rester ainsi à genoux.
— Je t’en prie, Michael, parle-moi ! Tu parles si bien…
Elle se leva et s’assit sur mes genoux, le visage blotti au creux de
mon cou, la bouche entrouverte. Je sentais son souffle, la tiédeur de
ses lèvres…
Je la serrai contre moi, en la tenant par les genoux et par les
épaules.
— Je t’en prie, parle-moi, répéta-t-elle.
— Non, fis-je en secouant la tête.
— Pourquoi ?
— Parce que nous avons toute la vie devant nous et que ce que
j’ai à te dire doit durer tout ce temps-là.
Elle resserra encore son étreinte et se tortilla pour que sa figure
s’enfonce encore plus au creux de mon cou. Je sentis la douce
tiédeur de ses larmes et les battements de son cœur.
— J’ai peur, Michael, j’ai si peur…
— Pourquoi, chérie ?
— Je voudrais être après-demain, quand ils seront tous repartis
de l’autre côté des montagnes.
— Nous sommes en sécurité ici.
— Parle-moi, je t’en prie !
— De quoi, chérie ? De quoi veux-tu que je te parle ?
— De quand tu étais petit ; et puis de quand tu étais plus vieux ;
et puis… jusqu’à maintenant, dit-elle en posant sa tête sur mon
épaule pour pouvoir me regarder dans les yeux.
J’essuyai ses larmes du bout des doigts et, à la lumière diffuse
qui provenait de la chambre, je vis qu’elle avait les yeux grands
ouverts ; ils étaient pleins de peur, de confiance, de prières… Je me
mis à trembler.
— Michael, tu es malade, dit-elle.
— Pas du tout.
— Si. Je vais t’aider à te coucher, dit-elle en faisant mine de se
lever.
— Je me sens très bien et je n’ai pas envie de me coucher, dis-
je.
— Je me coucherai avec toi, mi amor, dit-elle. J’ai envie de
dormir toute une nuit avec toi… Nous n’avons encore jamais passé
une nuit ensemble. J’y pensais, dans la montagne, j’essayais de me
l’imaginer… Et puis je me suis forcée à ne plus y penser, car si cela
ne devait jamais arriver, j’en serais morte ! Peut-être pas, mais
j’aurais eu envie de mourir.
Nos lèvres se joignirent, puis je la lâchai. Quand je me levai, le
balcon se mit à tanguer légèrement. J’étais vraiment très las. Juana
me prit le bras en disant :
— Viens !
Je fus obligé de m’appuyer un peu sur elle pour entrer dans la
chambre. Je m’assis sur le lit. Juana me prit alors la tête dans les
mains et me regarda.
Je posai la tête sur sa hanche. Je sentais la douceur de son
corps à travers la soie de la chemise de nuit. Lentement, je me mis à
tourner et retourner la tête, à droite, à gauche, à droite, tout en
cherchant à m’enfoncer de plus en plus dans sa chair. Elle posa les
mains sur mes épaules et me repoussa sur le lit.
— Couche-toi, Michael, dit-elle.
Elle s’allongea à côté de moi, sans me toucher, d’abord, puis elle
me caressa les yeux, les lèvres, les tempes du bout des doigts.
— Je te trouve beau, dit-elle. J’aime ton visage.
— Je suis heureux de te plaire.
— Maintenant, je vais tourner la tête et tu vas te déshabiller.
— D’accord, je vais me déshabiller et toi, tu vas ôter ta chemise
de nuit.
— Mais elle est si jolie !
— Elle appartient à une autre femme. Je ne veux pas d’autre
femme que toi dans mon lit, pas même une chemise de nuit qui a
appartenu à une autre femme.
Juana se leva prestement et éteignit la lumière. Je me déshabillai
sans descendre du lit et m’allongeai sur le dos. Juana se recoucha
en ayant bien soin de ne pas me frôler. Seule sa main se tendit vers
moi et saisit la mienne. Étendus côte à côte, nous écoutions le bruit
du ressac, les voix, la musique et les cris des mouettes.
Il faisait chaud dans la chambre. La température ne s’était pas
rafraîchie, la brise de mer ne soufflait pas. Je me retournai sur le
côté, les lèvres collées à l’épaule de Juana et sombrai dans le
sommeil.
… Quelqu’un me secouait l’épaule ; je me réveillai en sursaut et
me redressai sur mon séant. Il faisait nuit, les lampadaires de
l’esplanade étaient éteints, seule, la lueur des étoiles pénétrait par la
fenêtre. Les bruits de la ville s’étaient apaisés, la gaieté s’était
éclipsée, les mouettes s’étaient calmées. On n’entendait que le
ressac venant mourir sur la plage, les craquements des bateaux au
mouillage et une voix solitaire qui chantait une chanson fort triste.
— Qu’est-ce que c’est ? fis-je.
— Il y a quelqu’un à la porte, répondit Juana.
J’entendis frapper doucement.
Je descendis du lit et passai mon pantalon.
— Michael, j’ai peur… dit Juana.
On frappait toujours à la porte, doucement, mais avec insistance.
Je me penchai sur Juana et lui baisai le front. Il était moite. Puis
j’allai à la porte, y appuyai mes lèvres et demandai :
— Qui est là ?
— C’est moi, Señor, l’employé de la réception.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Señor, ouvrez, je vous en prie ! Ce que j’ai à vous dire vous
concerne, vous et la Señora.
— Vous êtes seul ?
— Bien entendu, Señor.
J’ouvris la porte et sortis dans le couloir.
— De quoi s’agit-il ? demandai-je à voix basse.
— Señor, mon cousin, qui est employé à la réception du Marina
Hôtel, m’a dit qu’on demandait à voir les passeports de tous les
étrangers.
— Quand donc ?
— Ce soir.
— Pourquoi ne m’avoir pas prévenu plus tôt ?
— Mais, Señor, je n’ai vu mon cousin que quand il est venu à la
cantina et il ne m’a pas parlé tout de suite de ça ! Dès que je l’ai su,
Señor, je suis venu. Il se peut qu’ils ne viennent pas ici, señor, mais
je ne voudrais pas avoir d’ennuis. J’aurais dû vous demander vos
passeports dès votre arrivée à l’hôtel et indiquer à la police qui vous
êtes, d’où vous venez, quel est le numéro de votre chambre, et…
Je lui coupai la parole.
— Nous allons partir.
— Merci, Señor, je vous suis très reconnaissant. Croyez bien que
je n’ai pas envie de vous causer des ennuis, pas plus qu’à moi-
même.
— J’aurai besoin d’une barque. Peut-on en louer une à cette
heure ? Quelle heure est-il ?
— Trois heures du matin. Je vais vous procurer une barque. Il y
en a de l’autre côté de l’esplanade. Je l’amènerai en face de l’hôtel.
Vous me paierez et je me chargerai de remettre l’argent à son
propriétaire.
— Bon, dépêchez-vous.
— Oui, Señor. Mais ne sortez pas de votre chambre avant que je
sois de retour. Le gardien de nuit est de service, en bas ; il va falloir
que je lui dise que je le remplacerai pendant qu’il ira à la cuisine
boire une cerveza glacée. Alors ne sortez pas avant que je vienne
vous chercher.
— Il vous a vu entrer ?
— Oui, mais je lui ai dit que j’allais aux toilettes, qui se trouvent
au rez-de-chaussée. Il ne sait pas que je suis monté.
— D’accord, nous vous attendons ici. Mais dépêchez-vous !
— Oui, Señor, je reviens dans un instant, assura-t-il avant de
disparaître dans les ténèbres.
Je rentrai dans la chambre et tournai la clé dans la serrure. Mes
yeux s’étaient habitués à l’obscurité. À la lueur des étoiles qui
pénétrait par la porte-fenêtre, je vis que Juana s’était assise dans le
lit. Je m’approchai d’elle. Sa chair pâle paraissait lumineuse même
dans les ténèbres. J’avais follement envie de me recoucher et de me
rendormir avec elle.
— Qui était-ce, Michael ?
— Le réceptionniste, chérie. Dépêche-toi de t’habiller. Nous
allons partir. Désolé, mais il va falloir se rhabiller dans le noir.
Elle descendit du lit et commença à mettre ses vêtements.
— Je vais reprendre mes habits à moi.
— On emportera les autres avec nous, dis-je en cherchant à
tâtons mes chaussures et mes chaussettes.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit, le réceptionniste ? demanda Juana.
— La police est en train de contrôler les passeports de tous les
étrangers, répondis-je en laçant mes chaussures. Mais il se peut
qu’ils ne viennent pas ici, à cause des Allemands.
— Ils viendront, dit-elle.
— C’est ce que je crois, moi aussi.
— Où irons-nous ?
— Sur le yacht, El Conquistador. J’espère qu’ils nous cacheront
jusqu’à après-demain.
— On est déjà demain.
— Oui. Il faudra qu’ils nous cachent juste un jour.
— Comment sont-ils, les gens du yacht ?
— Charmants. Je pense qu’ils accepteront de nous accueillir.
— Je suis prête, dit Juana.
— Il faut attendre ici que le réceptionniste vienne nous chercher.
Juana s’assit sur le lit à côté de moi, me saisit le poignet et
appuya le creux de sa main contre ses lèvres.
— Dire que je t’aime tant et que je ne t’ai apporté que du
malheur !
— Tu m’as apporté un grand bonheur.
— Non, seulement des ennuis.
— Je ne veux pas t’entendre parler de cette façon-là !
— Abandonne-moi et va-t’en !
Brusquement, je sentis la colère m’envahir. Je dégageai ma main
et me levai. Je l’aimais de tout mon cœur et, pourtant, j’étais en
colère parce qu’elle venait de me rappeler mon unique instant de
faiblesse, huit jours auparavant, quand j’avais cru qu’on me tendait
un piège. J’éprouvais du remords de m’être montré lâche et vil au
point d’avoir pu songer un instant à la quitter.
— Tais-toi ! dis-je. Tu joues la comédie ou alors il faut que tu sois
bien canaille pour me tenir en si piètre estime. Tu parles comme une
enfant.
— C’est que je tiens tellement à toi… Je t’aime.
— Que deviendrais-je sans toi ? Non, ne réponds pas, ça suffit.
J’arrachai le dessus de lit et dis :
— Tiens, on va mettre les robes là-dedans. Je dédommagerai le
réceptionniste. Va les chercher.
Elle ne bougea pas.
— Juana, va chercher les robes ! lui ordonnai-je d’un ton sans
réplique.
Je l’entendis pousser un gros soupir, tel un enfant qui vient de
pleurer. Elle alla chercher les robes et me les tendit. Je les posai sur
la couverture que je nouai par les quatre coins.
— Michael… fit Juana.
— Oui ?
— Embrasse-moi.
Je m’inclinai vers elle et lui baisai doucement les lèvres. Elle
m’étreignit alors le cou et me rendit mon baiser avec toute la
frénésie du désespoir.
— Je te suivrai partout où tu iras, dit-elle.
CHAPITRE XVII

Peu après, on frappa doucement à la porte. J’allai ouvrir. C’était


le réceptionniste.
— Venez vite, Señor, dit-il. Le gardien de nuit est à la cuisine, en
train de boire de la bière.
Je rentrai dans la chambre, ramassai le baluchon, pris Juana par
le bras et nous sortîmes dans le couloir. Le réceptionniste marchait
devant nous. Nous descendîmes rapidement les marches carrelées.
Arrivé au pied de l’escalier, le réceptionniste tendit le bras et nous
arrêta. Il fit quelques pas, jeta un regard circulaire, puis nous fit signe
d’avancer. Après avoir traversé le patio, notre petit groupe passa
devant le comptoir de la réception.
Une fois dans la rue, sous les arcades, il nous fit encore signe de
nous arrêter et s’éloigna de quelques pas. Sa silhouette se profilait
contre le ciel où scintillaient les étoiles. Il revint vers nous en disant :
— Maintenant, il faut vite traverser l’esplanade. Laissez-moi
porter ça, Señor.
Il me prit le baluchon des mains et partit en avant. Sans lâcher le
bras de Juana, je le suivis en direction de l’eau. Il se dirigea
rapidement vers la jetée, se retourna et chuchota :
— Attention aux fentes et aux trous, Señor, le bois est pourri.
Faites très attention !
— Merci, on va ouvrir l’œil.
— Vous comptez garder la barque longtemps ?
— Deux jours. Nous reviendrons dans deux jours.
— Très bien, je le dirai à Martinez demain matin, promit-il.
— Voici vingt dollars américains, dis-je en lui tendant le billet que
j’avais préparé dans la chambre. Je sais bien qu’il fait noir et que
vous ne pouvez voir s’il s’agit bien de vingt dollars. Il faut nous faire
confiance.
— J’ai confiance en vous, Señor.
La nuit était noire, mais les étoiles brillaient au firmament et se
reflétaient dans l’eau. Autour des embarcations amarrées à la jetée,
l’eau tour à tour avait des reflets phosphorescents puis devenait d’un
mat argenté pour recommencer ensuite à briller de mille feux. Je
cherchai le yacht des yeux. Finalement, je parvins à distinguer au
loin sa silhouette et ses feux de position.
Nous étions arrivés au bout de la jetée. Quelques marches
descendaient à un petit ponton auquel était amarrée une barque à
rames.
— Faites attention, Señor, dit le réceptionniste, les marches sont
humides et glissantes.
Il descendit le premier sur le ponton. J’aidai Juana tout en me
tenant à la rampe, mouillée elle aussi comme les marches, et
couverte de mousse. Quand nous fûmes tous sur le ponton, le
réceptionniste s’agenouilla, amena la barque près du ponton et y
lança le baluchon contenant les robes.
Il resta agenouillé pour bien maintenir la barque contre le ponton.
Elle montait et descendait, ballottée par la houle. J’aidai Juana à y
prendre place. Elle alla s’asseoir à l’avant. Je montai moi aussi,
m’installai sur le banc près des avirons.
— Si vous voulez jeter l’ancre, il y a une corde avec une grosse
pierre, me confia le réceptionniste.
— Merci ; merci pour tout ce que vous avez fait pour nous.
— De rien.
— Mais si. Vous vous êtes comporté en véritable ami.
— Bonne chance, Señor, dit-il en jetant l’amarre dans le bateau
qu’il poussa vers le large.
Je laissai l’embarcation voguer un instant sur sa lancée. Pendant
ce temps, la chemise blanche du réceptionniste se fondit peu à peu
dans l’obscurité.
J’empoignai les avirons et me mis à ramer. Mais les tolets
grinçaient. Je ralentis et m’efforçai de nager en faisant le moins de
bruit possible. La proue de la barque pointait vers le large. Moi, je
faisais face au continent. J’apercevais les montagnes par-delà
Guaymas qui se découpaient en noir sur le ciel ; la ville elle-même
disparaissait complètement dans les ténèbres ; on n’apercevait, par-
ci par-là, que de rares points lumineux et, plus loin, une lueur rouge
dans le ciel au-dessus de ce qui devait être un incendie, un grand
incendie que j’avais allumé le matin et qui était seulement sur le
point de s’éteindre.
Une fois à bonne distance de la jetée, je me mis à souquer
vigoureusement. La barque avançait rapidement. Elle était en bon
état et ne prenait par l’eau.
Je pouvais maintenant voir Juana qui était allée s’installer à
l’arrière. L’ovale blanc de son visage se trouvait éclairé par la
phosphorescence de l’eau. Au bout d’un moment, je cessai de
ramer, me penchai en avant et murmurai :
— Ne te fais donc pas de mauvais sang !
— Je ne m’en fais…
— Crois-moi, tout ira bien.
— Je te crois, Michael, répondit-elle d’une voix si confiante, si
sereine que mon cœur se serra affreusement.
Je me penchai encore un peu plus et lui baisai doucement les
lèvres.
La marée avait fait virer le yacht que j’abordai à bâbord, où il n’y
avait justement pas d’échelle. Je contournai l’arrière en passant
sous le cordage de l’ancre et aperçus le nom du yacht, peint en
lettres noires sur la coque blanche, juste au-dessus de nous, et son
port d’origine : Los Angeles. Je gagnai donc l’autre bord où était
amarré le canot du yacht. Un fanal vert brillait au-dessus de
l’amarre. Il y avait bien une échelle, mais elle était tirée. Je remisai
les avirons, laissai dériver la barque jusqu’au canot et levai la tête
pour bien examiner le yacht.
— Reste là, je vais monter sur le pont, dis-je en amarrant la
barque au canot.
— Qui est là ? demanda en anglais une voix provenant du pont.
— Je voudrais parler à M. Carter, répondis-je.
— Il dort. Que lui voulez-vous ?
— Réveillez-le, s’il vous plaît, c’est très urgent.
— Il n’aime pas qu’on le réveille.
— Écoutez, je suis américain ; il faut absolument que je parle à
M. Carter, dis-je en m’efforçant de maîtriser mon impatience.
— Il vous connaît ? demanda le marin.
— Dites-lui que je suis l’Américain qu’il a rencontré au bar,
l’époux de la jeune mariée à qui Miss Miles a envoyé des robes.
— Bon, mais s’il est en rogne, vous le sentirez passer ! lança le
matelot en s’éloignant.
Peu après, des lumières s’allumèrent dans la cabine et sur le
pont ; je vis Carter se pencher par-dessus le bastingage. Il portait
une robe de chambre en soie.
— Monsieur Carter, je voudrais vous parler, dis-je. Dites à votre
matelot d’éteindre les lumières du pont.
Au-dessus de moi, son visage s’éclipsa un instant. Les lumières
s’éteignirent ; l’échelle descendit en craquant.
Je lui demandai alors :
— Ma femme m’accompagne, puis-je la faire monter ?
— Faites-la monter, répondit Carter.
J’aidai Juana à passer de la barque dans le canot, puis sur
l’échelle. Nous grimpâmes sur le pont. Carter s’y tenait à côté du
marin. Tous deux nous dévisagèrent avec curiosité. Carter semblait
de mauvaise humeur.
— Je ne sais comment m’excuser, dis-je. Je ne serais jamais
venu vous déranger mais j’ai vraiment besoin de votre concours.
Carter me regarda sans mot dire.
— Venez au salon, me lança-t-il enfin.
Il tourna les talons et nous lui emboîtâmes le pas. Après avoir
poussé une porte à glissière, il descendit quelques marches. Je pris
le bras de Juana et l’aidai à descendre dans le salon ; très vaste et
très luxueux, il était lambrissé d’acajou, drapé de tentures rouges et
meublé de fauteuils et de canapés assortis. J’aperçus aussi un petit
bar garni de casiers pour empêcher verres et bouteilles de
dégringoler par gros temps.
Carter se dirigea vers le bar.
— Qu’est-ce que ce sera ? demanda-t-il.
Il s’était tourné vers Juana et semblait vouloir ajouter quelque
chose à son adresse, mais il se ravisa.
Juana avait ôté son rebozo et ses cheveux cuivrés
resplendissaient à la lumière. Elle levait vers lui de grands yeux
pleins d’espoir.
— Voulez-vous boire quelque chose, madame… ? demanda
Carter.
Il s’interrompit pour me regarder.
— Madame Grant, précisai-je. Elle ne boit pas. Moi, je prendrai
volontiers un scotch à l’eau de Seltz.
Il se servit un scotch, lui aussi, vint m’apporter le mien et garda le
silence jusqu’au moment où j’eus vidé la moitié de mon verre.
Pendant tout ce temps, nous étions restés debout.
— Asseyez-vous, dit-il enfin, et racontez-moi ce qui vous amène.
Je pris Juana par la main et la fis asseoir à côté de moi sur le
divan. Carter se laissa tomber dans un fauteuil et se tortilla un
instant sur son siège pour y caser à l’aise sa lourde carcasse.
— Monsieur Carter, dis-je, pourrions-nous rester à bord, ma
femme et moi, jusqu’à demain soir ?
Carter avala une gorgée de scotch.
— Impossible, répondit-il en faisant la moue, ce qui fit paraître
ses lèvres plus épaisses que jamais, j’ai ordre d’appareiller demain à
midi.
— Emmenez-nous, fis-je d’une voix implorante malgré moi. Vous
pourrez croiser au large et nous ramener après-demain, quand le
Jefe sera reparti de l’autre côté des montagnes et que le « Vieux »
sera arrivé. Le « Vieux », lui, n’en veut pas aux Américains. Ou alors
vous nous déposez à Mazatlan ; ça nous arrangerait aussi bien.
Carter se mit à examiner son verre, l’agita en faisant tinter les
glaçons, puis le poussa lentement le long de l’accoudoir de plume
rouge.
— Vous semblez très au courant de la situation, dit-il sans lever
les yeux.
— Oh ! j’écoute parler les gens.
— Je ne veux pas être indiscret, mais il faut que je sache à quoi
je m’engage, reprit-il.
— Écoutez-moi, je vous donne ma parole d’honneur que vous ne
risquez absolument rien, que ce soit à Mazatlan ou ici.
Il renversa la tête en arrière, leva les yeux au plafond et pinça les
lèvres comme s’il s’apprêtait à siffler.
— Évidemment, fis-je, vous n’êtes pas obligé de me croire sur
parole…
— Si je comprends bien, c’est le Jefe, comme vous l’appelez,
celui qui doit retourner de l’autre côté de la montagne, qui est la
cause de vos ennuis ? demanda Carter en levant son verre et en le
tapotant contre son dentier.
Le reflet de ses dents, grossies par le verre, lui donnait une
apparence inhumaine. Mon cœur se serra et il me fallut faire un gros
effort pour chasser la panique qui commençait à m’envahir.
— Est-ce que vos difficultés sont d’ordre politique ? demanda-t-il.
— Non, absolument pas.
— Et si ce type, le Jefe, monte à bord ? Qu’est-ce que je fais s’il
m’envoie ses hommes avant que je lève l’ancre ?
— Appareillez tout de suite, répliquai-je.
La blonde, sur ces entrefaites, fit son entrée dans le salon par la
porte du fond. Elle avait relevé ses cheveux, qui formaient un amas
de boucles sur le sommet de sa tête, et portait un négligé bleu
lavande qui lui moulait les hanches. Pâle, les lèvres exsangues, le
regard vague, elle dodelinait de la tête.
— Je suis malade, mon chou, malade à crever… gémit-elle. Oh !
mon chou, j’ai tellement mal au cœur…
— Je vais te servir un Pernod, dit Carter, qui se leva et se dirigea
vers le bar.
Miss Miles se prit la tête dans les mains. Plantée au milieu du
salon, elle titubait au gré de la houle.
Carter lui apporta son verre. – Tiens, bois-ça, lui dit-il.
Elle tâtonna à la recherche du verre, avala le liquide laiteux d’un
seul trait et rendit le verre à Carter.
— Encore un, mon chou… J’ai une de ces gueules de bois…
— Je t’avais pourtant prévenue !
— Je sais, je sais, mon chou. Je ne recommencerai plus jamais,
je te le jure, plus jamais…
Elle semblait aller un peu mieux.
Après le second verre, que Miss Miles sirota lentement, elle jeta
un coup d’œil circulaire et nous aperçut, Juana et moi. Elle
s’approcha de nous d’un pas mal assuré et me tendit la main. Je la
serrai.
— Quelle heureuse surprise ! Soyez les bienvenus à bord. Et
voilà la jeune mariée… (Elle tendit la main à Juana.) Félicitations,
mon chou !
Juana lui serra poliment la main. Vue de près, Miss Miles
paraissait beaucoup plus âgée que je ne l’avais cru. Je vis une lueur
étrange s’allumer dans ses yeux pendant qu’elle dévisageait Juana,
une lueur qui avait quelque chose de félin. Elle se dirigea
nonchalamment vers le bar ; manifestement, elle allait de mieux en
mieux.
Carter s’était rassis.
Tout en se servant un troisième Pernod, Miss Miles demanda :
— Pourquoi ne pas m’avoir dit qu’ils étaient à bord, mon chou ?
Tu aurais dû me réveiller.
— Ils viennent d’arriver, répondit Carter ; mais pas pour une visite
de politesse.
— Ah !
— Voyons, Agnès ! s’exclama Carter qui commençait à s’énerver.
On ne fait tout de même pas la tournée des yachts à trois heures et
demie du matin !
— Je le fais bien, moi ! rétorqua-t-elle en éclatant d’un rire
strident.
Sa bouche dénuée de fard s’ouvrait comme un four et l’intérieur
en paraissait d’un noir tirant sur l’indigo. Le rire qui en sortait
semblait s’élever en spirales innombrables quand, soudain, il
s’arrêta net, en plein essor.
Miss Miles avala son Pernod, se dirigea vers le phonographe et
mit un disque. Tout en nous tournant le dos à tous, elle dit :
— Alors, qu’est-ce qui se passe ?
Carter le lui expliqua. Quand il eut terminé, Miss Miles regarda de
mon côté.
— Et maintenant, mon chou, dites-nous le reste.
Sans me laisser le temps d’ouvrir la bouche, Carter intervint :
— Ils sont américains tous les deux. Alors, il n’y aurait pas
d’inconvénient à les ramener, non ?
— Pas d’inconvénient ? répéta la blonde. Comment comptes-tu
t’y prendre, toi, pour les rapatrier ? Il n’a même pas de passeport !
— Bon, alors, on n’aura qu’à les débarquer à Mazatlan !
Il se leva et voulut s’approcher du bar, mais Miss Miles lui barra
le passage. De livide, le teint de l’actrice commençait à virer au
cramoisi.
— Je ne veux pas aller à Mazatlan ! Ça nous fera faire un détour
de plus de trois cents kilomètres. Je ne veux pas aller à Mazatlan, je
veux rentrer. J’en ai marre, du Mexique. Le Mexique !… On peut
cracher dans tous les azimuts, ça tombe toujours sur un type en
train de se gratter ! Ça ne rate jamais. Moi, j’en ai ma claque, du
Mexique. Je veux rentrer chez moi, bon sang !
Je sentis les doigts de Juana se crisper dans ma main. Elle avait
peur. Je pris sa main dans les miennes et lui souris.
— Qu’est-ce qu’elle dit ? s’enquit Juana à mi-voix.
La blonde se retourna pour la dévisager. Mais déjà, Carter
répliquait :
— Eh bien, on les ramènera directement ! À Grant de se
débrouiller pour pénétrer aux États-Unis… Il est américain et je suis
sûr qu’il n’aura pas d’ennuis, poursuivit Carter en se tournant vers
moi. Vous êtes de nationalité américaine, n’est-ce pas ? Une fois là-
bas, vous serez bien en mesure de le prouver, j’imagine ?
— Certainement.
La blonde vint alors vers nous d’un pas plus nonchalant encore
qu’auparavant. Tout en marchant, elle sirotait son Pernod, les yeux
fixés sur Juana par-dessus le rebord de son verre. Arrivée devant
nous, elle s’arrêta :
— Et vous, mon chou ? dit-elle en s’adressant à Juana, vous êtes
américaine ?
Du bar, Carter intervint :
— Évidemment, puisqu’elle est sa femme !
Juana regarda Miss Miles, puis se tourna vers moi. Je lui donnai
un petit baiser sur la joue. « Autant le leur dire tout de suite, me dis-
je. Tôt ou tard, ils finiront bien par le savoir. »
— Ma femme ne parle pas l’anglais, fis-je à haute voix.
Carter se retourna brusquement en ouvrant de grands yeux. Miss
Miles ne dit rien et se contenta de siroter son Pernod. Un léger
sourire flottait sur ses lèvres. Les accords du gramophone
continuaient à retentir dans le salon. Carter alla l’arrêter. Il semblait
pensif.
— Quelle langue parle-t-elle ? demanda-t-il.
— L’espagnol, répondis-je. Elle est d’origine mexicaine.
De nouveau, un bref silence. Carter contemplait le fond de son
verre. La blonde sirotait le sien, tout en dévisageant Juana d’un air
narquois.
— Mais elle est de nationalité américaine du moment qu’elle est
mariée à un Américain, dit Carter.
— Effectivement.
— Pouvez-vous le prouver ? Avez-vous votre certificat de
mariage ? demanda Miss Miles.
— Et vous ? rétorquai-je. Je veux dire, avez-vous le vôtre sur
vous ?
— Nous ne sommes pas mariés, articula Carter.
La blonde se retourna pour lui faire face, les traits révulsés par la
rage.
— Ah ! Toi alors, avec ta grande gueule ! Qu’est-ce que t’attends
pour monter sur le pont et le claironner dans le mégaphone ?
— Tu crois que les gens ne savent pas à quoi s’en tenir, Agnès ?
— Si tu veux tout savoir, mon gros, il suffit de dire qu’on est
mariés, ou simplement de mettre une carte de visite sur la boîte aux
lettres. C’est comme ça que ça se passe, dans l’État de Californie.
Oh ! t’en fais pas, j’ai pas l’intention de te forcer la main. De toute
façon, je commence à en avoir ma claque. La femme au foyer, très
peu pour moi ! J’aime pas m’engager quand je sais que je peux faire
mieux.
Tout en parlant, Miss Miles s’était rapprochée de la porte qui
donnait sur l’échelle des cabines. Arrivée là, elle s’arrêta et dit :
— Mais pour te prouver que j’ai rien contre toi, mon gros père, je
vais te donner un bon conseil : te laisse pas faire ! Tu vas avoir de
gros ennuis, tout ça parce que Gueule d’Amour que voici veut se
faire la paire avec une Espingo aux yeux bleus ! Joyeux Noël et
bonne nuit à tous !
Sur ces mots, elle referma la porte derrière elle. Dans le salon,
l’atmosphère était empestée par l’obsédant parfum qu’elle avait
laissé dans son sillage.
— C’est à cause d’elle que vous avez des ennuis avec le chef
des rebelles ? me demanda Carter à mi-voix. À cause de la petite ?
— Oui, répondis-je en serrant la main de Juana.
— Je regrette, déclara Carter. Je veux bien vous emmener, mais
pas elle.
— Votre capitaine pourrait nous marier.
— Désolé, mais je ne peux pas m’y risquer. J’ai une grosse
situation. Et si vous me permettez de vous donner un bon conseil :
ne faites donc pas de bêtise !
Je me levai. Juana m’imita en me demandant :
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Qu’il regrette de ne pas pouvoir nous garder ici, ni nous
emmener avec lui.
Ses yeux s’emplirent de larmes.
— Qu’est-ce qu’on va devenir, Michael ? demanda-t-elle.
Je lui passai le bras autour des épaules et me tournai vers
Carter.
— Pourriez-vous me vendre des vivres pour plusieurs jours, des
couvertures et de l’eau ?
Carter hocha la tête.
— Je dirai à Jerry de les mettre dans votre barque. Un bidon de
vingt-cinq litres d’eau vous suffira-t-il ? Je suppose que vous voulez
des conserves et des choses qui se gardent ?
— Oui.
Il monta sur le pont. Juana noua ses bras autour de mon cou ; je
lui caressai la joue en serrant sa tête contre ma poitrine et me mis à
lui parler d’un ton enjoué.
— Il va nous donner des vivres, des couvertures et de l’eau et on
ira vers le sud. Il y a un tas de petites criques là-bas ; je les ai vues
d’avion. Nous nous cacherons dans l’une d’elles. Il leur faudra des
mois pour nous retrouver. On reviendra quand ils seront repartis de
l’autre côté de la montagne. Nous pourrons rester dans la crique
aussi longtemps que nous voudrons. Quand nous aurons fini les
provisions, nous pêcherons du poisson. Ce sera notre voyage de
noces !
— Et nous dormirons ensemble sous les couvertures, dit-elle.
Nous n’avons jamais passé une nuit entière ensemble…
— Oui, chérie, oui, ce sera merveilleux… Je te tiendrai dans mes
bras toute la nuit.
Elle rit, d’un petit rire perlé, et dit :
— Deux lunes de miel avant même d’être mariés !
— Ça te choque ? As-tu l’impression qu’on n’est pas mariés ?
— Non, je ne suis pas choquée et je crois qu’après notre
seconde lune de miel, j’aurai vraiment l’impression d’être mariée…
mais je serais plus heureuse quand nous reviendrons et que nous
serons mariés par un prêtre.
— Bon, alors on reviendra après-demain, sans attendre d’avoir
épuisé nos provisions.
— Merci ! Je t’aime… Tu ne m’en veux pas, si je tiens tant à être
mariée par un prêtre ?
— Du tout.
Nous nous tûmes. On entendait le marin en train de charger la
barque. Carter, revint, se dirigea vers le bar sans mot dire, prit une
bouteille de scotch sur l’étagère et me l’apporta.
— Vous en aurez besoin, les nuits sont froides, dit-il.
— Merci, fis-je en prenant la bouteille.
— J’ai un petit moteur hors-bord de cinq chevaux. Jerry est en
train de l’installer sur votre barque. Et il vous a mis un bidon de dix
litres d’essence, de quoi faire une quarantaine de kilomètres.
— Je crains ne pas avoir assez d’argent. Il ne me reste que cent
cinquante dollars, dis-je.
— Aucune importance. Ce sera mon cadeau de noces !
Il remonta sur le pont. Je traduisis à Juana ce que Carter venait
de dire. Ses yeux s’emplirent de larmes, mais elle ne pleura pas.
Peu après Carter reparut dans l’encadrement de la porte.
— Paré, Grant, dit-il.
J’embrassai encore Juana et lui murmurai à l’oreille :
— Viens, on s’en va.
Nous nous levâmes et je dis à Carter :
— Voulez-vous éteindre les lumières du salon ? On aurait dû y
penser plus tôt. À terre, ils pourraient se demander ce qui se passe.
On aurait dû y penser…
— En admettant qu’ils ne dorment pas, ce dont je doute fort
après le cirque d’aujourd’hui ! s’écria Carter.
Il se mit pourtant à aller d’un commutateur à l’autre pour les
fermer. La pénombre s’accentuait dans le salon chaque fois qu’une
lumière s’éteignait.
J’examinai le visage de Juana qui se trouvait de plus en plus
plongé dans l’obscurité. Elle dut s’en apercevoir car elle leva la tête
pour me regarder et porta ma main contre ses lèvres. Elle l’y
maintint un instant et je me dis : « Non, jamais je ne te ferai souffrir.
Je ne ferai jamais rien qui risque de te faire du mal… »
Carter avait laissé allumée une petite lampe pour que nous
puissions nous diriger. Il sortit sur le pont et nous l’y suivîmes.
Le marin était descendu dans le canot du yacht et nous attendait
en maintenant notre barque contre l’échelle de coupée.
Arrivé devant l’échelle, Carter s’arrêta. Je vins l’y retrouver avec
Juana. À la clarté verte du feu de position il ressemblait à un vieux
Bouddha.
— Je tiens à vous remercier, dis-je.
Il fit un geste évasif de la main.
— Por nada, de rien. Vous savez, depuis que je suis ici, j’ai
appris pas mal de choses. Oui, vraiment, pas mal de choses…
— J’espère qu’un jour nous pourrons vous rendre tout ça.
— Vous n’aurez qu’à le rendre à quelqu’un qui en aura besoin…
répliqua-t-il. (D’une voix tranchante, il ajouta :) Mon Dieu, je ne peux
pas m’empêcher de jouer au gros bonnet et de faire le généreux
alors qu’il n’en est rien ! J’ai tout simplement envie de me
débarrasser de vous et du remords que j’éprouve à ne pas pouvoir
vous emmener, tous les deux. Pour la dernière fois, Grant, ça ne
vaut pas le coup, je vous assure ! Rentrez donc avec nous !
— Merci encore…
— Au cas où vous changeriez d’avis, nous resterons ici jusqu’à
demain matin huit heures, précisa-t-il.
— Non.
— Quand vous aurez mon âge, vous vous apercevrez que ça ne
vaut pas le coup. Aucune femme ne mérite qu’on fasse ça pour elle.
Sur ces mots, il fit demi-tour et rentra dans le salon. J’aidai Juana
à descendre l’échelle. Le marin rapprocha la barque. J’aperçus le
moteur fixé à l’arrière de la barque.
— Assieds-toi à la place où j’étais avant, dis-je à Juana en lui
tenant la main pendant qu’elle montait dans la barque.
Elle s’assit sur le banc, entre les tolets des avirons. Les vivres, le
bidon d’eau et les couvertures avaient été disposés à l’avant.
J’enroulai la bouteille de scotch dans une couverture pour
l’empêcher de bouger.
— Vous savez piloter un hors-bord ? demanda le marin.
— Je crois que oui, répondis-je. Mais pour plus de sûreté,
montrez-moi donc comment ça marche.
— Voici le cordon de démarrage, dit-il en me le tendant.
Je montai dans la barque en passant devant Juana et me dirigeai
vers le siège à la proue. Le marin amena le bateau devant l’échelle
de coupée, pour être à côté de moi.
— Je vais mettre le moteur en marche, me dit-il.
— Non, non, pas la peine.
Il m’adressa un coup d’œil surpris, puis me donna quelques
explications et ajouta :
— Le bidon à essence est sous le siège. J’ai fait le plein.
— Merci. (Je me tournai alors vers Juana.) Change de place
avec moi.
Quand ce fut fait, je dis au marin :
— Voulez-vous nous pousser ?
Il tira la barque tout le long du canot, nous souhaita bonne
chance et nous poussa vers la haute mer. Je laissai la barque perdre
son élan, puis me mis à ramer en direction du large.
— Pourquoi aller au sud ? demanda Juana. Pourquoi pas au
nord ? Au nord, il y a Topolabampo, à la même latitude
qu’Hermosillo. Tu ne crois pas que ce serait moins risqué que d’aller
au nord ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Pour aller au nord, il faut que je contourne toute la presqu’île,
ce qui fait une quarantaine de kilomètres et je consommerais tout ce
que j’ai comme essence. Nous nous trouverions alors tout au plus à
un kilomètre de Guaymas, près de l’avion.
L’océan était calme et nous n’embarquions pas d’eau. Je ramais
sans discontinuer ; les feux de position du yacht se firent de plus en
plus petits. La nuit était chaude et je ne tardai pas à transpirer ; j’ôtai
ma chemise et la tendis à Juana, qui la plia soigneusement et la
posa sur le baluchon contenant ses robes. Pour rassembler les
provisions à l’avant, le marin avait déplacé le paquet de vêtements
qui se trouvait entre Juana et moi. En le voyant, je me souvins de
Miss Agnès Miles.
— Jette donc ces robes à l’eau, dis-je.
— Mais pourquoi ?
— Ne me pose pas de questions, chérie. Jette-les !
— La robe blanche aussi ?
— Oui, la blanche aussi.
Juana déposa ma chemise sur le siège, à côté d’elle, souleva le
ballot et le laissa tomber dans l’eau. Je le vis dériver dans la nuit.
— Je te demande pardon, dis-je, mais…
Juana se pencha en avant et m’embrassa :
— Ce n’est pas une femme bien aimable, dit-elle.
— Qu’est-ce que tu ressens, en ce moment ?
— Je me sens très bien.
— Non, tu ne m’as pas compris.
— Alors, qu’est-ce que tu veux dire, au juste ?
— Qu’est-ce que tu ressens au sujet du Jefe, de la Moreliana, de
Juan Narciso, de la révolution.
— Je ne les hais pas, répondit-elle à voix basse.
— Et la révolution ?
Elle ne me répondit pas tout de suite. Les rames grinçaient dans
les tolets, l’eau clapotait contre la proue quand je fendais les vagues.
À l’est, le ciel commençait à s’éclaircir très légèrement, le noir virait
au bleu foncé et les crêtes des montagnes se profilaient dans le
lointain. De phosphorescente, l’eau était devenue d’un noir tellement
foncé que, sans le clapotis des vagues, j’aurais eu l’impression de
ramer dans le vide.
— C’est mon pays, dit finalement Juana.
— Quand on sera mariés, ce ne sera plus ton pays.
— On fait ce qu’on croit être juste, en espérant réussir. C’est tout
ce qu’on peut faire.
— L’ennemi aussi.
— Oui, l’ennemi aussi.
— Promets-moi de ne plus y penser !
— Je n’y penserai plus, si ce n’est pour espérer que je n’ai pas
agi en vain.
Je cessai alors de ramer et rentrai les avirons que je rangeai
sous les bancs, contre les flancs de l’embarcation.
L’est s’éclaircissait de plus en plus.
— Maintenant, on peut mettre le moteur en marche sans risquer
d’attirer l’attention, dis-je. Changeons de place, chérie.
Nous tenant aux bords de la barque pour ne pas la déséquilibrer,
nous changeâmes encore de place. Je pris le cordon de démarrage
et l’enroulai autour du tambour, puis je cherchai à tâtons la manette
des gaz. Quand je l’eus trouvée, je la fis jouer, puis je tirai un bon
coup sur le cordon.
Le moteur toussa et ce fut tout. Je recommençai et, cette fois, il
se mit à tourner. Je poussai lentement la manette des gaz et mis le
cap au sud. Au bout de quelques minutes, je réglai l’arrivée d’air et
notre allure s’accéléra. Les montagnes à l’est étaient bordées
d’orange. Cachée dans l’ombre des montagnes, Guaymas
demeurait invisible. L’eau était couleur ardoise ; elle avait l’air
épaisse, huileuse ; nous laissions un sillage d’écume derrière nous.
Je parvins alors à voir distinctement les traits de Juana. À la lueur
blafarde de l’aube, elle paraissait pâle et lasse.
Quand le soleil commença à s’élever au-dessus des montagnes,
un brouillard venu du golfe se répandit peu à peu sur les flots. Ce
n’était d’abord que de légers flocons qui planaient lentement au ras
des vagues, puis se dissipaient pour se reformer plus loin. Par la
suite, la vraie brume surgit tout à coup et finit par nous envelopper
complètement, sans toutefois monter très haut. Je voyais toujours le
ciel s’éclairer à l’est, ce qui me permettait de m’orienter.
Juana ne me quittait pas des yeux. Je lui souris et dis :
— Quand nous accosterons, le soleil sera levé et la brume
disparaîtra. Pour l’instant, elle nous rend bien service.
— Veux-tu manger quelque chose ? demanda-t-elle.
— Pas pour l’instant. Mange, toi, si tu as faim.
— Non, je n’ai pas faim, mais je pensais que toi, peut-être…
Le soleil finit par se montrer. On distinguait, à travers la brume,
son disque argenté, pareil à une lune. Quant à la brume qui
recouvrait la mer tout autour de nous, elle était devenue si épaisse
et elle nous enveloppait si étroitement qu’il n’y avait plus, pour moi,
ni monde, ni personne, à part nous deux dans la barque. J’éprouvais
la même impression lorsque je survolais les nuages, mais cette fois,
nous étions deux.
Le moteur toussa, continua à tourner, toussa encore et se tut.
Juana me regarda, prise de panique.
— Il faut mettre de l’essence dans le réservoir, dis-je.
Je sortis le bidon de réserve, m’agenouillai sur le banc et, après
avoir dévissé le bouchon, je me mis à verser de l’essence dans le
réservoir ; de temps à autre, j’en répandais un peu à côté, quand la
houle faisait danser l’embarcation. Juana s’était penchée de l’autre
côté pour faire contre-poids.
Soudain je perçus au loin le bruit d’un moteur. Il provenait de la
direction où se trouvait Guaymas. Juana l’entendit, elle aussi.
— Michael !
— Ce n’est peut-être qu’un pêcheur.
Je me hâtai de remplir le réservoir, en me disant que tant que
l’autre moteur marchait, on ne pouvait pas entendre le mien.
J’enroulai le cordon de démarrage autour du tambour, mais avant
que j’aie pu tirer dessus, l’autre moteur se tut. Brusquement j’eus la
certitude que l’autre bateau s’était arrêté pour pouvoir nous écouter
et nous repérer.
Nous retenions notre souffle. J’étais prêt à tirer sur le cordon de
démarrage.
Le bruit de moteur reprit subitement, mais cette fois plus loin,
dans la direction du golfe. L’autre bateau avait dérivé.
Je tirai sur le cordon et mon moteur se mit à tourner. Je virai de
cap pour m’éloigner de l’autre bateau et pris la direction du rivage.
Agenouillé sur le siège, je me redressai pour m’écarter autant que
possible de mon propre moteur. L’autre était très bruyant ; je me dis
que ce devait être un gros hors-bord ou une vedette. S’il se
rapprochait, je pourrais peut-être m’en apercevoir malgré le bruit de
mon propre petit moteur.
Nous voguâmes vers l’est un bon moment sans rien entendre.
J’étais certain que nous avions réussi à semer les autres et me dis
que nous ferions mieux peut-être de tenter d’accoster à la faveur du
brouillard. Puis je perçus de nouveau le bruit de l’autre moteur. Je
continuai à me rapprocher du rivage, à genoux sur le banc, l’oreille
aux aguets.
L’autre moteur se tut ; je coupai aussi le mien. Nous dérivâmes
en silence. Puis l’autre recommença à tourner, je remis le mien en
marche en gardant le cap à l’est. Sur ces entrefaites, je cessai
d’entendre l’autre moteur sans savoir si c’était parce qu’il s’était
éloigné ou qu’il nous guettait. Chaque fois que l’autre coupait son
moteur, j’en faisais autant. Il devait patrouiller dans la baie ; c’était
sans doute une vedette rapide, mais je ne pouvais me permettre de
me hasarder plus avant sans savoir s’il se trouvait à bâbord ou à
tribord. D’ailleurs, il y avait peut-être plusieurs bateaux, car chaque
fois que je réentendais le moteur, le bruit ne me paraissait plus le
même. Nous dérivâmes ainsi pendant pas mal de temps.
Juana était assise, les mains crispées aux deux côtés de la
barque. Je la voyais osciller au gré de la houle, les yeux toujours
rivés sur moi. Nous ne disions pas un mot.
J’entendis soudain le vrombissement rapide d’un moteur, puis
tout se tut. Je coupai le mien et m’assis car, à force d’être resté
agenouillé si longtemps sur le banc de bois, j’avais mal aux rotules.
Je me hâtai d’enrouler la corde du démarreur pour être prêt.
Et brusquement s’éleva le bruit du ressac, juste devant nous.
J’écarquillai les yeux pour m’efforcer de percer la brume, mais en
vain. Le bruit se faisait de plus en plus fort : on aurait dit des vagues
s’écrasant sur des rochers. Peu à peu, il se mua en un grondement
assourdissant et redoutable. En fait, le mugissement de la vague
montante mordait dans le fracas de la retombée précédente, tant et
si bien que les deux bruits se fondaient en un roulement tonitruant et
continu.
Je me mis à transpirer, mon cœur se serra, les muscles de mes
mollets se mirent à trembler. Nous étions en train d’être précipités
vers de hautes falaises volcaniques qui tombaient à pic dans l’eau.
La visibilité était nulle. Il me fallait regagner la haute mer.
Je tirai sur le cordon en souhaitant avoir le temps de virer de cap
avant d’être projeté contre les rochers. L’autre bateau ne m’inquiétait
pas pour l’instant : il éviterait de se rapprocher des falaises et si, par
extraordinaire, c’était le cas, le bruit du ressac l’empêcherait
d’entendre mon moteur.
Quand le moteur de notre barque se mit à tourner, je criai à
Juana de se cramponner et virai de cap. L’embarcation se coucha
presque sur le flanc, mais finit par se redresser. Je me dirigeai vers
le large, en plein ouest. Le grondement du ressac s’atténua et je
tendis l’oreille pour surprendre le bruit de l’autre moteur.
Brusquement, le bateau surgit devant nous, légèrement à
bâbord. Je braquai à tribord. L’autre bateau disparut dans le
brouillard.
Ce faisant, j’avais entendu comme une pétarade de bruits mats.
Je crus que c’était le moteur de l’autre.
— Ils tirent sur nous ! cria Juana.
Je virai à l’ouest, puis au nord, puis encore à l’ouest, et continuai
ainsi pendant quelque temps jusqu’au moment où je fus sûr qu’on ne
nous mitraillait plus. Ils s’étaient emparés d’une telle quantité de
munitions qu’ils pouvaient se permettre de tirer à gogo, à tort et à
travers, dans le brouillard. Même par une visibilité excellente, les
bons tireurs étaient d’ailleurs bien rares dans leurs rangs.
Je coupai le moteur et tendis l’oreille. Rien.
— Michael… dit Juana.
Je lui fis signe de se taire.
— Michael… répéta-t-elle.
Elle se mit alors à tomber, la tête la première.
Je la rattrapai en me mettant à genoux dans le bateau. Sa tête
ballottait de droite à gauche ; elle avait le souffle rauque. Quelque
chose de tiède me coulait sur la main. Je regardai ce que c’était
sans pouvoir en croire mes yeux. La chemise de Juana était
maculée de sang. Sous la blême clarté du brouillard, le sang
paraissait noir.
Réprimant un sanglot, je déboutonnai sa chemise. Juana eut
alors un soubresaut. Je me hâtai d’attraper une couverture. La
bouteille de scotch roula par-dessus bord et tomba dans les flots.
Je couvris Juana avec la couverture et la serrai contre moi en me
disant que ça ne pouvait pas être vrai ; c’était un cauchemar ; j’allais
me réveiller et la trouver endormie à côté de moi…
Elle ouvrit les yeux pour me regarder et tenta de sortir son bras
de sous la couverture. Je l’aidai. Elle leva la main, comme pour me
caresser la figure, et la laissa retomber. Je la pris et la portai à mes
lèvres.
Elle referma les yeux. Sa respiration se fit de plus en plus rauque
et haletante.
La barque se balançait dans la houle. On n’entendait que le
clapotis de l’eau et, dans le ciel, les cris stridents des mouettes. On
pouvait désormais les voir tournoyer au-dessus de nos têtes, car le
soleil commençait à dissiper lentement la brume.
Juana rendit l’âme au moment où les derniers vestiges de
brouillard disparurent. Je la tenais serrée contre moi, les yeux fixés
sur le yacht El Conquistador qui sortait de la baie pour gagner le
large. Il allait passer tout près de moi. J’aperçus plusieurs bateaux
qui allaient et venaient dans la baie, d’autres qui s’étaient déployés
pour en boucler la sortie. Mais, désormais, tout cela n’avait plus
d’importance.
Je tenais Juana dans mes bras et me disais : « On ne vous laisse
jamais garder quoi que ce soit bien longtemps, à part le souvenir… »

FIN
ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 24 JANVIER 1968
PAR BRODARD ET TAUPIN
IMPRIMEUR – RELIEUR
LA FLÈCHE – COULOMMIERS
N° 5375-5-01

N° d’éd. : 13.072. Dépôt légal : 1er trim. 1968.


Imprimé en France.

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