Bataille de Coqs - P. J. Wolfson
Bataille de Coqs - P. J. Wolfson
Bataille de Coqs - P. J. Wolfson
P. J. WOLFSON
Bataille de coqs
TRADUIT DE L’AMÉRICAIN PAR C. WOURGAFT
GALLIMARD
Titre original :
HOW SHARP THE POINT
Il faisait une nuit noire et sans lune. Je finis par reconnaître les
contours de l’avion et me mis à descendre la berge en m’arc-boutant
et en enfonçant les talons dans la terre sèche.
Je me dirigeai vers l’hélice et tendis le bras. À ce moment,
quelqu’un frotta une allumette et la jeta dans un bidon de fer-blanc.
La balise improvisée s’enflamma, puis une autre et une autre encore
derrière moi ; une quatrième enfin près de la queue de l’avion ;
l’appareil apparut dans un carré de lumière crue.
Près de chaque balise se tenait un paysan armé d’un fusil. Les
pantalons, les chemises, les sombreros étaient baignés de lumière,
mais les visages restaient dans l’ombre.
— Il est tard, Señor, dit une voix derrière moi.
Je me retournai et aperçus un vieil homme, le fusil négligemment
porté sous le bras, le canon pointé vers le sol.
— Je voulais savoir si tout va bien, dis-je.
— Comme vous le voyez, Señor, tout va très bien, répondit-il
avec un sourire de fierté qui découvrait ses dents jaunies. (Il cracha
de côté, dans la direction d’une autre sentinelle et ajouta :)
Heureusement que je suis là, sinon tout le monde dormirait !
Je lui demandai à boire. Il alla chercher un cruchon carré en terre
cuite. C’était du mezcal, un alcool qui vous brûle les intérieurs
comme du feu. Tout le monde but, sauf le vieux qui refusa en disant :
— Muy malo, très mauvais.
Nous bûmes à la santé du Jefe, de Benito Juarez, d’Abraham
Lincoln qui, à les entendre, avait imité l’exemple de Juarez. Quand le
cruchon fut vide, quelqu’un sortit des ténèbres une marmite en
porcelaine pleine de pulque ; on remplit un gobelet qui fit le tour de
l’assistance. Je trouvai à l’alcool un goût bizarre et me dis que j’allais
être malade comme un chien si je n’arrêtais pas tous ces mélanges.
Un jeune garde déclara que cette révolution était la plus
magnifique de toutes. Il tapota son fusil, un vieux Krag, le porta à
ses lèvres, et le baisa passionnément en le serrant contre lui.
— Grand merci, dis-je. J’ai beaucoup appris ce soir et je crois
que désormais je vais mener une vie meilleure. Buenas noches,
compañeros !
Sur ces mots, j’escaladai la berge et plongeai dans les ténèbres
du camp.
Les wagons se profilaient contre le ciel nocturne ; une petite
lumière brillait par-ci, par-là.
Je marchais vite, sur la pointe des pieds ; j’avais hâte d’arriver à
l’endroit où j’allais pouvoir m’étendre. Quand j’eus atteint la
locomotive, je la contournai et me dirigeai vers le troisième wagon.
La porte coulissante était ouverte et tout était éteint. Je m’agrippai
au plancher et me hissai à l’intérieur. L’effort me fit remonter à la
bouche le goût âcre de l’alcool. Je me retournai plusieurs fois sur
moi-même pour m’éloigner de la porte et heurtai un dormeur qui
grommela un juron. Ça puait la sueur, l’huile rance et l’alcool.
— Ramon ? fis-je. Capitaine Ramon Fuentes ?
— Au fond du wagon et à droite, lança une voix dans les
ténèbres ; espèce de salopard, tes sœurs doivent se faire sabrer par
toute l’armée fédérale, pas d’erreur !
J’aperçus alors une petite lumière derrière un rideau, au fond et à
droite ; je me dirigeai dans cette direction en trébuchant sur d’autres
dormeurs qui, eux aussi, m’injuriaient en se réveillant.
Une lampe allumée était posée sur une petite table pliante. À plat
ventre sur une natte de raphia, Ramon me faisait face, la tête sur la
main, le coude appuyé sur le plancher, son ceinturon et son pistolet
posés par terre, à portée de la main. Une femme agenouillée devant
un brasero de briques était en train d’éteindre le feu. Un trou percé
dans le toit laissait s’échapper la fumée ; mais dans le wagon elle
était encore assez épaisse bien que le feu fût presque éteint. La
femme tourna la tête pour me regarder ; elle était très vieille, très
ridée, mais ses yeux étaient encore vifs et perçants. Toute menue,
elle portait le rebozo noir et le costume des indiens.
— C’est la mère de ma mère, dit Ramon sans bouger. (Puis,
s’adressant à elle :) C’est l’homme volant, celui qui va m’apprendre à
piloter un avion. Il s’appelle Michael.
La vieille s’approcha de moi et me dévisagea pendant un temps
qui me parut très long. Ma tête me faisait l’effet d’être très lourde et
je n’arrivais pas à la tenir droite. La vieille m’effleura les tempes du
bout des doigts et dit doucement :
— Vous allez voler ensemble, comme des frères. Alors vous
serez le frère de mon fils ?
— Quand nous volerons ensemble, nous serons frères, dis-je et
je lui baisai la main parce que c’était une dame et que j’avais trop
bu.
Elle continua à me scruter un bon moment de ses yeux noirs et
brillants.
— Et maintenant, voulez-vous dormir, frère de mon fils ?
— Oui, ma mère, je voudrais bien dormir.
Elle me montra une natte à côté de Ramon. Je m’allongeai
dessus. La grand-mère alla s’étendre de l’autre côté du wagon.
Couché sur le dos, Ramon s’appuya la nuque sur son bras replié.
Moi, je posai la tête un peu trop brusquement sur la natte et me fis
mal au crâne. Il n’y avait pas d’oreiller.
— J’étais bien décidé à vous tuer ce soir, dit Ramon à voix
basse.
Sentant la peur m’envahir, je demandai :
— Dois-je comprendre que vous avez changé d’avis ?
Comme il ne répondait pas, je repris :
— Pourquoi avoir pris cette décision et pourquoi en avoir
changé ?
Il me tourna le dos sans mot dire et je l’entendis pleurer
doucement, comme un enfant qui a beaucoup de peine.
— Ce soir, j’ai perdu mon amour, dit-il.
« Mucho teatro ! songeai-je ; ce qu’il est cabotin ! » Mais je
connaissais bien ces gens, je savais qu’ils n’exagèrent pas. Ramon
était profondément malheureux.
Je pris donc le parti de mentir.
— Ce n’est pas vrai, dis-je.
Il se tourna, me dévisagea fixement, puis se cacha la figure dans
les mains. Il avait tellement envie de me croire…
— Si vous pensez vraiment ce que vous venez de dire, pourquoi
avez-vous renoncé à me tuer ? demandai-je.
Il secoua la tête et se contenta de dire :
— Tâchons de dormir un peu !
— Est-ce dans l’intérêt de la révolution que vous êtes revenu sur
votre décision ?
Comme il ne protestait pas, j’ajoutai :
— Bon sang ! Vous êtes vraiment bizarres, vous autres !
Il se souleva, souffla la lumière et se recoucha sur la natte. Par le
trou du toit, j’apercevais un morceau de ciel constellé d’étoiles. Il
faisait chaud dans le wagon, ça sentait mauvais et j’avais
affreusement mal à la tête.
— Ramon, dis-je, la première fois que nous prendrons l’air,
qu’est-ce qui m’empêchera d’atterrir derrière les lignes des
fédéraux ?
— Vous ne ferez pas ça !
— Pourquoi ?
— Parce que je vous tuerai si vous essayez !
— Si vous me tuez, vous aussi, vous allez mourir !
— Oui, je le sais bien…
CHAPITRE IV
*
**
Tasco actionna le sifflet de la locomotive à la sortie de la ville
avant de pénétrer dans le camp. Nous avancions au pas. Les gens
se tenaient debout par petits groupes sur notre passage, les
hommes ôtaient leurs sombreros et les enfants eux-mêmes se
taisaient. Seuls les chiens, affolés par ce silence subit, s’étaient mis
à aboyer après la locomotive. Des femmes se mirent à marcher à
côté du convoi. Leurs yeux allaient rapidement d’un soldat à l’autre
et, dès que l’une d’elles avait reconnu son mari sur la machine, elle
s’arrêtait et cessait d’accompagner la locomotive. Bientôt, il ne resta
plus que celles dont les maris n’étaient pas là. Elles avaient peur de
nous interroger ; et toutes espéraient qu’on les avait laissés en
arrière pour monter la garde. Finalement l’une d’elles interpella
Ramon :
— Et Vicente ?
— Muerto, répondit Ramon.
Pétrifiée, la femme s’immobilisa, porta les mains à sa tête,
s’enfouit les doigts dans les cheveux, sous le rebozo, et se mit à tirer
dessus de toutes ses forces ; puis elle s’enfuit en hurlant, avec deux
enfants accrochés à ses jupes et qui se lamentaient à grands cris.
Peu à peu, clameurs et sanglots s’atténuèrent avec l’éloignement,
sans toutefois cesser complètement.
Ramon résolut alors d’annoncer les noms des autres tués ;
chaque fois qu’il en prononçait un, la femme du mort réagissait de la
même façon : d’abord frappée de stupeur, elle restait un instant
silencieuse, puis elle donnait libre cours à sa douleur et s’éloignait à
toutes jambes. Les quatre veuves avaient beau être allées se
réfugier loin de la locomotive, on les entendait toujours hurler.
Ramon sauta à terre et s’approcha du tender. La Moreliana lui
passa la morte. Ramon la prit dans ses bras et se dirigea vers un
homme grand et mince, aux cheveux gris et raides ; des rides
profondes marquaient la commissure de ses lèvres. Tête nue, il
attendait en silence. Quand Ramon lui tendit son fardeau, l’homme
le prit sans souffler mot et sans bouger. Ramon se pencha alors vers
lui et l’embrassa sur la joue. Toujours muet, l’homme tourna les
talons et disparut dans la foule qui s’était rassemblée derrière le
Jefe, suivi de quelques femmes qui commencèrent à pleurnicher,
puis se mirent à pousser des lamentations qui finirent par se
confondre avec celles des autres pleureuses.
Les hommes aidèrent le prêtre à descendre du tender. La
Moreliana le suivit. Une femme, un bébé à chaque sein, sortit de la
foule et en tendit un à la femme du Jefe, qui dénuda aussitôt un sein
beaucoup plus plein et le donna à l’enfant. Puis, le bébé dans les
bras, elle se dirigea vers le Jefe, entouré de son état-major et de ses
deux maîtresses aux robes de satin collantes et multicolores, aux
escarpins à hauts talons. Elle lui dit :
— Le prêtre est là. La bénédiction aura lieu demain matin ; ceux
qui tiennent à un mariage religieux pourront aussi se faire bénir par
le prêtre demain.
Elle jeta un coup d’œil sur les deux filles, baissa les yeux pour
regarder le bébé qui lui tétait le sein, puis redressa la tête et se
dirigea vers le fourgon rouge.
Le Jefe s’approcha alors du groupe où se tenait le prêtre, qui
répéta pour la troisième fois :
— Une bénédiction donnée sous la contrainte n’est pas valable.
— Il n’y a pas de contrainte, padre, assura le Jefe en enlaçant les
épaules du curé. Vous vous plairez ici ; on boit bien, on mange bien
et il y a des filles.
Je me dis : « En voilà un, décidément, qui n’a confiance qu’en un
seul genre de marchandises ! » Il proposait toujours les mêmes
choses en échange des services les plus variés !
— Je suis prêtre, fit dignement le curé en tentant de se dégager
de l’étreinte du général.
Mais le Jefe ne le lâcha pas et éclata de rire.
— Voyons ! Est-ce que tous les curés n’aiment pas la boustifaille,
le bon vin et les filles ? demanda-t-il.
— Dieu ne vous pardonnera pas ce que vous venez de dire, dit le
prêtre.
— Dieu est un pacifico, un civil, un neutre et vous, son serviteur,
vous êtes neutre, vous aussi, et vous devez donc bénir les
combattants d’un côté comme de l’autre.
— Vous avez été excommunié par l’archevêque ! riposta le
prêtre.
Le Jefe sourit, secoua la tête et répliqua :
— J’ai été excommunié trois fois et la sentence a été rapportée à
deux reprises, chaque fois que j’ai pris Mexico. Je reprendrai Mexico
une troisième fois et je serai encore réintégré. Je me demande bien
pourquoi l’archevêque se donne tout ce mal-là !
— Quelquefois, l’église, elle aussi, est obligée de rendre à César
ce qui appartient à César.
— Autrement dit, il faut savoir tirer le meilleur parti possible de
chaque situation, n’est-ce pas ?
Le prêtre acquiesça.
— Dans ce cas, vous aussi, vous devez tirer le meilleur parti
possible de la situation où vous vous trouvez. Personne ne peut
compter mieux faire, qu’il soit laïc ou prêtre.
Le prêtre baissa la tête et, après avoir réfléchi un instant,
déclara :
— Je bénirai donc tout ce que vous voudrez.
On emmena le prêtre. Le Jefe s’approcha de nous et demanda à
Juana si elle avait bien vu pour le consigner dans les archives ; elle
répondit par l’affirmative, en ajoutant qu’elle n’avait pas entendu la
Moreliana raconter ce qui s’était passé à l’église, car elle dormait à
ce moment-là ; mais elle en parlerait plus tard à la femme du Jefe. Je
dis que, moi, j’avais tout entendu et que je pouvais le répéter à
Juana.
— Bueno, fit le Jefe en m’enlaçant d’un bras les épaules et de
l’autre celles de Juana.
Je remarquai alors qu’il la serrait tout contre lui ; j’avais horreur
qu’il nous impose ainsi son contact, à elle et à moi.
— Avez-vous autre chose à me faire faire aujourd’hui ? demanda
Ramon au Jefe.
Je me hâtai d’intervenir.
— Nous aurons besoin d’un terrain pour décoller et atterrir. Le lit
de la rivière ne convient pas pour un débutant.
— Quel genre de terrain, alors ? demanda le Jefe en lâchant mon
épaule, mais en laissant l’autre bras sur l’épaule de Juana, comme
s’il l’y avait oublié.
— Du sable bien ferme. Il faut que le terrain soit débroussaillé sur
cinq cents mètres de long et deux cent cinquante mètres de large.
Le Jefe fit un rapide calcul et articula :
— Une centaine d’hommes avec des machetes auront fini d’ici
demain matin s’ils se mettent au travail dès maintenant et tout la
nuit, à la lueur des torches.
— Oui, fis-je. Et comme c’est Ramon qui va apprendre à piloter, il
faut qu’il se familiarise avec le terrain.
Le Jefe donna l’ordre à Ramon de prendre cent hommes et de
terminer la piste pour le lendemain matin. Ramon fit demi-tour et
s’éloigna sans faire le salut militaire, d’un air sombre et préoccupé.
Le Jefe le suivit des yeux. Sur ces entrefaites, Juana se dégagea de
son étreinte et dit :
— Moi aussi, j’ai du travail.
Elle traversa les rails derrière la locomotive et se dirigea vers le
bouquet d’arbres qui dissimulait sa tente. Le Jefe la suivit
longuement des yeux.
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Une fois devant la porte, les mains encombrées par les bouteilles
et le plateau du repas, je fis volte-face et envoyai un coup de talon
dans le battant.
— Juana, fis-je, c’est moi, Michael.
La clé tourna dans la serrure, la porte s’entrouvrit et j’entendis le
bruit des pieds nus de Juana sur le carrelage.
J’entrai et déposai le plateau sur la tablette de marbre de la
commode. Juana était assise sur le lit, enroulée dans le drap. Elle
avait encore les cheveux mouillés et le visage humide, tout luisant et
bien récuré. J’allai à la porte pour la boucler à clé, puis retournai à la
commode et pris la bouteille de scotch.
— Tu veux boire ? demandai-je.
— Non, Michael.
— Tu ne m’en voudras pas si j’en prends un peu ? demandai-je.
J’avais la gorge serrée et me sentais inquiet, angoissé.
— Non, Michael, je ne t’en voudrais pas, dit-elle sans me quitter
des yeux.
Je m’emparai d’une fourchette et entrepris de déboucher la
bouteille.
— Tu as les yeux fatigués, mon amour, dit-elle. La grand-mère de
Ramon disait que quand tu es fatigué et que tu as beaucoup bu, ça
se voit à tes yeux.
Le souvenir de la grand-mère de Ramon m’emplit d’une profonde
tristesse. Je posai la bouteille de scotch et allai m’asseoir sur le lit, à
côté de Juana en l’enlaçant d’un bras, la joue appuyée contre son
épaule nue.
— Je suis très las, chérie, et j’ai beaucoup bu, mais ce n’est pas
ce que tu crois.
— Bois, ça te fera du bien.
— Non, je n’en ai pas besoin. Je n’ai pas besoin de ça.
— La bière sera tiède.
— En Angleterre, on boit la bière tiède. Aujourd’hui, nous ferons
comme les Anglais.
— Oui, chéri.
— Mais pas trop… les Anglais ont la réputation d’être très
austères.
— Existe-t-il des gens qui boivent de la bière tiède sans être
austères ?
— Je ne pense pas, dis-je en lui déposant un baiser sur le dos,
puis au creux de la hanche.
— Nous ferons boire de la bière tiède à nos enfants et nous leur
apprendrons à ne pas être austères, dit-elle.
Quand nous nous mîmes à manger, la bière était encore fraîche.
Une fois le repas terminé, je pris le plateau, le déposai devant la
porte et tournai la clé. Je revins me coucher et m’endormis en même
temps qu’elle. Tout en dormant, je savais que j’étais dans la même
chambre qu’elle ; je n’aurais pas besoin de m’arracher au sommeil
pour filer en douce, et elle ne s’en irait pas non plus. Désormais, elle
serait toujours là quand je me réveillerais.
CHAPITRE XV
FIN
ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 24 JANVIER 1968
PAR BRODARD ET TAUPIN
IMPRIMEUR – RELIEUR
LA FLÈCHE – COULOMMIERS
N° 5375-5-01