Carthage
Carthage
Carthage
INTRODUCTION.
CONCLUSION.
AVANT-PROPOS.
La destinée de Carthage est peut-être unique dans l'histoire. Après une longue
prospérité maritime et commerciale, elle succombe dans une lutte sans merci où
ses armées balancèrent plusieurs fois la puissance de Rome. Détruite et vouée à
l'éternel oubli, vingt ans sont à peine écoulés que ses vainqueurs eux-mêmes la
restaurent. Pendant huit siècles encore, à travers mille vicissitudes, elle vécut.
On la vit briller, au cours de cette nouvelle existence, d'un très vif éclat. La
conquête arabe ne l'épargna pas. Elle sut repousser plusieurs attaques des
envahisseurs ; à la fin, soutenue mollement par les empereurs de
Constantinople, il lui fallut se rendre. Ses ruines attestèrent longtemps son
ancienne grandeur. Et puis le temps nivela tout : on cherche presque,
aujourd'hui, l'emplacement de la capitale de l'Afrique. Mais, au même instant,
comme si la mort ne pouvait l'atteindre, il semble qu'elle va sortir de son long
sommeil. Les vivants ont repris possession de Byrsa. Imitatrice de Rome, la
France créerait-elle à son tour une Carthage ?
Quelles que soient les destinées futures de cette terre, ne serait-ce qu'en raison
du renouveau qui s'y manifeste, son passé doit nous attirer. Le nom d'Hannibal
et les récits de Polybe, de Tite Live et d'Appien donnent une auréole à Carthage
punique ; en dépit des Tertullien, des Cyprien, des Augustin et de tant d'autres
qui l'ont illustrée, Carthage romaine reste davantage dans l'ombre. Et pourtant il
s'y est accompli de grandes choses ! Ce ne sera donc pas, sans doute, faire
œuvre superflue que de l'étudier dans quelque détail.
J'aurais pu ne pas pousser au-delà de l'année 439 ; à cette date, les Vandales
s'emparent de la ville, et il parait bien que la domination romaine en ait disparu
pour toujours. En réalité, l'arrivée des barbares interrompit l'action directe de
Rome, elle ne la supprima pas à jamais ; et le droit des empereurs sur les pays
d'outremer ne fut pas prescrit. C'est parce qu'il s'en considérait comme le maitre
légitime que Justinien entreprit de reconquérir l'Afrique. Les Byzantins y ont
pendant deux siècles continué et en quelque sorte prolongé l'œuvre de Rome ;
en faisant rentrer l'Afrique au sein de l'empire, ils ont renoué la tradition
interrompue par la conquête vandale, et été, non seulement de nom, mais de
fait, les héritiers et les continuateurs des Césars. Cette assertion de M. Diehl1 me
dispensera de justifier longuement ma résolution de ne m'arrêter qu'en 698.
Les limites de mon enquête étant ainsi tracées, on doit s'attendre à ne pas y
trouver résolues, ni même abordées, plusieurs questions topographiques qui ont
trait surtout à la ville phénicienne, par exemple : où était la Carthage primitive ?
Sans m'interdire toute allusion utile aux problèmes de ce genre, j'en abandonne
l'examen aux auteurs qui s'occuperont du premier âge de la cité. Mon domaine
est assez vaste pour que je ne me crée aucun prétexte d'en sortir. Si quelqu'un
pense lire ici une histoire de l'Afrique, il sera déçu. Je ne veux rappeler les
événements de l'histoire générale qu'autant que Carthage y fut intéressée.
Pareillement, les progrès de l'Église africaine auxquels la métropole a contribué
sont seuls relatés dans ces pages. Trop dire ou rester incomplet, voilà les deux
écueils à craindre clans un travail comme celui-ci. Je me suis efforcé de cheminer
à égale distance de l'un et de l'autre, sans pourtant me flatter de n'avoir jamais
dévié. Plusieurs années d'un commerce assidu avec les grands hommes de cette
1 Afr., p. 595.
capitale, deux visites (que j'eusse souhaitées de plus de durée) aux lieux où elle
s'éleva, me l'ont rendue chère. Puisse ce livre traduire mes sentiments avec
fidélité et les faire partager au lecteur !
Le H. P. Delattre, l'organisateur érudit du musée de Saint-Louis, a bien voulu me
consacrer une bonne partie de son temps, pendant mon séjour à La Goulette, et
me faire profiter de sa parfaite connaissance du pays ; qu'il en reçoive ici mes
sincères remerciements.
INTRODUCTION.
C'est au cours de notre siècle seulement que les études sur les antiquités
africaines ont été entreprises et poursuivies avec persévérance. A travers le
moyen âge et les temps modernes, des voyageurs arabes et chrétiens,
parcourant le Maroc, l'Algérie, la Tunisie et la Tripolitaine, ont consigné par écrit
les choses les plus remarquables qu'ils avaient rencontrées sur leur route. Un
nombre assez important de ces récits nous sont parvenus ; ils renferment des
indications sur les lieux célèbres et leur aspect aux diverses époques, depuis
l'arrivée des Musulmans jusqu'à nos jours. Mais l'expédition d'Alger, en 1830.
ouvrit une ère nouvelle pour les travaux relatifs à l'Afrique ancienne. Les exploits
de nos troupes l'avaient mise à la mode ; leurs progrès dans le cœur du pays, le
calme rendu peu à peu aux provinces subjuguées, permirent aux savants d'en
essayer à leur tour la conquête pacifique. A partir de ce moment commencèrent
à paraitre, prémices de la riche moisson qui germera plus tard sous notre
Protectorat Tunisien, des ouvrages fréquents où les trésors des territoires
assujettis autrefois à Rome furent réunis, classés, examinés avec méthode. La
lumière pénétra dans ces régions enveloppées jusqu'alors d'une obscurité
profonde.
Carthage1, métropole de l'Afrique, partagea le sort du pays qui l'environne ; les
connaissances précises que nous possédons sur elle ne remontent guère au-delà
de 1830. L'éclat de son nom, la majesté de ses ruines, une position favorable
1 Cette forme du nom est consacrée par l'usage en France ; je l'ai maintenue
uniquement pour ne pas heurter les habitudes. J'avais tout d'abord employé
l'orthographe Karthage, la seule qui me semble fondée ; cédant à d'aimables
représentations, j'ai rétabli l'autre à mon corps défendant ; je tiens pourtant à montrer
que ma préférence pour Karthage n'est pas un pur caprice. Les grammairiens, à vrai dire,
ne sont pas d'accord sur la question. Les uns, comme Priscien (Inst., I, 14, p. 12 ; dans
Keil, Gramm. lat., II), Servius (ibid., IV, p. 422, l. 35 sq.), Cledonius (ibid., V, p. 28, l. 5
et 16), Marius Victorinus (ibid., VI, p. 5, l. 23 ; p. 33, l. 28), Maximus Victorinus (ibid., p.
195, l. 19 sq.), Terentianus Maurus (ibid., p. 331, v. 204 sq. ; p. 349, v. 797 sq.), Marius
Plotins Sacerdos (ibid., p. 491, l. 7 sq.) admettent l'équivalence des lettres c et k ; mais
d'autres ne partagent pas cette opinion. Probus (ibid., IV, p. 51, l. 11 sq.), considère
comme une faute (vitium) l'orthographe Carthago ; Sergius (ibid., p. 477, l. 14 sq.) écrit
à propos de l'emploi du k devant a : Hoc in paucis nominibus observatur, ut Kalendæ
Karthago ; et Pompeius (ibid., V, p. 110, 1. 5 sqq.) : Modo non scribuntur nisi duo
admodum verba, Karthago et Kalendæ... ; Albinus ajoute expressément (ibid., VII,
p.304, l. 14) : Karthago et Kalendæ per k scribenda sunt, cetera per c melius. — Les
témoignages des grammairiens se balancent à peu près ; il en va tout autrement si nous
examinons les inscriptions. J'ai relevé dans les différents volumes du C. I. L., de l'Ephem.
et de la Revue des publications épigraphiques de M. Cagnat, 170 textes qui portent le
nom de Carthage ou l'ethnique dérivé de lui. Sur ce nombre, le c est employé 30 fois (22
Carthago, 7 Cartago, 1 Chartago) ; le k, au contraire (Karthago, plus rarement Kartago),
140 fois. Notons en outre que toutes les inscriptions de cette seconde catégorie, sauf 2,
proviennent d'Afrique ; parmi celles où le c existe, 5 seulement sont africaines. La preuve
me semble décisive les découvertes ultérieures ne sauraient, je crois, l'infirmer. Il n'est
pas rare d'ailleurs, du moins en Afrique, de voir le k substitué au c devant l'a ; on lit par
exemple peckatores (C. I. L., VIII, 2309), dedikaverunt (ibid., 8536), etc. (cf. ibid., p.
1110, et C.-W. Moeller, Titulorum africanorum orthographia, in-8°, Greifswald, Kunike,
1875, p. 37). Enfin, sur les monnaies, l'initiale est le plus souvent k (cf. Eckhel, IV, p.
142, Mueller, II, p. 154).
entre toutes, y attirèrent toujours, il est vrai, des visiteurs. Grâce à ces
circonstances particulières, l'état où la réduisit l'invasion musulmane nous est
assez bien connu. Pourtant les auteurs qui s'arrêtèrent en cette solitude
n'expliquent guère ce qu'ils décrivent. Si par hasard ils tentent de le faire, leur
ignorance ou leur naïveté les conduit bien vite aux pires erreurs ; il a fallu de
longues recherches sur le terrain pour démêler en partie ce qu'ils avaient
brouillé. Au contraire, quand ils se contentent de reproduire ce qu'ils ont sous les
veux, il arrive plus d'une fois que leur témoignage doit être pris en sérieuse
considération.
Les documents relatifs à l'histoire de Carthage, comme ceux qui concernent toute
l'Afrique septentrionale, se répartissent donc en trois groupes :
les témoignages antiques ;
les témoignages du moyen âge et des temps modernes ;
les travaux du XIXe siècle.
Deux appendices, à la fin du volume, contiendront les passages des anciens et
ceux des auteurs arabes et chrétiens qui ont trait à la topographie de la ville. Le
lecteur ayant ainsi en mains les textes eux-mêmes, il n'y a pas lieu d'y insister
dans cette introduction.
Les ouvrages d'érudition auxquels ces textes trop incomplets ont servi de
fondement constituent aujourd'hui une bibliothèque déjà considérable. Sur le
point de m'occuper de Carthage à mon tour, je ne saurais me dispenser de dire
quelques mots de mes prédécesseurs et de leurs œuvres. Cette revue rapide de
ce qui a été fait jusqu'à présent permettra de comprendre, je le voudrais du
moins, ce qui reste à faire et justifiera sans doute la hardiesse de mon
entreprise.
Les efforts de notre siècle avaient été comme annoncés par quelques
précurseurs, dont les principaux sont Hendreich, Caroni et Estrup.
Le travail de HENDREICH (1664) repose sur une connaissance très réelle des
écrivains antiques. Il a su en extraire tout ce qui se rapporte à notre ville, et
même quelque chose de plus. En effet, dans son désir d'être bien informé, il
accueille avec une confiance presque ingénue les affirmations les plus suspectes
et s'imagine que des poètes comme Virgile, Silius Italicus et Valerius Flaccus sont
des sources authentiques pour l'époque d'Hannibal et les temps antérieurs.
Malgré ce manque de critique, et aussi malgré une certaine tendance à confondre
Carthage libre et Carthage romaine, il peut rendre des services à ceux qui
traiteraient de la période punique ; sur elle se concentre presque toute son
attention. Des six cent trente-quatre pages de son texte, les huit dernières
seulement concernent la colonie de C. Gracchus et ses vicissitudes jusqu'à la
chute définitive. Si j'ajoute que Hendreich n'a point fait le voyage de Tunis et
qu'il bâtit sa topographie uniquement d'après les textes (p. 59-83), on
comprendra que j é lui doive fort peu et que son nom paraisse à peine clans ce
volume.
CARONI, au contraire, qui vint cent quarante ans plus tard, avait séjourné dans la
Régence. Tombé entre les mains des corsaires et captif pendant de longs mois, il
eut tout le loisir, comme il en avait le goût d'étudier les antiquités si abondantes
en Tunisie. Carthage l'attira surtout : il y fit de fréquentes visites dont il notait
soigneusement les résultats. Ces observations, jointes au récit de ses aventures,
forment la plus grande partie de son livre. Caroni appartient au groupe des
auteurs descriptifs dont je réunirai, à l'appendice, les passages principaux.
Cependant il n'est pas un simple narrateur ; ce qu'il voit, il cherche à s'en rendre
compte. à l'identifier. De là certaines discussions partielles sur l'aqueduc, les
citernes, etc., qui ont servi à la plupart de ceux dont je vais citer les noms, et
que j'utiliserai à mon tour.
ESTRUP le suivit d'assez près. Malgré le titre qu'il donne à sa dissertation, cet
auteur ne laisse pas complètement de côté Carthage romaine : c'est même par
elle qu'il commence. Il en fait une histoire sommaire et lui attribue presqu2,
toutes les ruines qui subsistent encore. Passant ensuite à la ville phénicienne. il
s'efforce d'en marquer la position, d'en tracer les contours, de remettre à leur
vraie place l'isthme, la tænia, le lac, les murailles, les divers quartiers ; le
Cothon, Megara et Byrsa, sur lesquels les historiens nous ont transmis des
documents plus abondants et plus précis, remplissent chacun leur chapitre
particulier. Esirup nous avertit qu'il a consulté dans les bibliothèques et musées
de Vienne, Venise. Rome et Naples, de vieilles cartes fort précieuses ; que celle
dont le comte BORGIA1 préparait la publication lorsqu'il mourut lui a été confiée ;
qu'il a eu sans cesse entre les mains Shaw et Noah, ainsi que le Ragguaglio de
Caroni dont sa carte est imitée des secours extérieurs ne l'ont point garanti
contre de graves erreurs que je signalerai en leur lieu ; une excursion, même
rapide entre la Goulette et Gamart, l'en eût préservé. Mais Estrup n'alla pas en
Afrique. Je reconnais d'ailleurs qu'il a mis à profit les anciens et les modernes,
dont il avait minutieusement dépouillé les écrits ; et, pour ce motif, son étude ne
doit pas être négligée.
Pour tenter une reconstitution de Carthage, il était indispensable de posséder un
état exact des lieux ; faute de ce fil conducteur, Hendreich, Estrup et même
Caroni avaient marché trop au hasard. Leurs successeurs eussent été condamnés
1 Le comte Camillo Borgia de Velletri avait été chassé du royaume de Naples par les
événements de 1815 : il se réfugia en Tunisie. Avec l'appui du bey, il put, pendant seize
mois, parcourir toute la Régence, en étudier les monuments et recueillir des inscriptions
ainsi que des collections de plantes. De retour à Naples, en 1817, il se disposait à publier
le résultat de ses recherches, quand il mourut prématurément. Le Journal asiatique (Ire
série, I, 1822. p. 186), d'où je tire ces renseignements, ajoute : sa veuve, la comtesse
Adélaïde, fait imprimer actuellement la relation des voyages de son mari : elle paraîtra
bientôt à Naples avec un grand nombre de planches. Je ne sache pas que ce livre ait
jamais vu le jour. On trouvera encore des détails sur le comte Borgia dans Estrup (p. 7 et
13, n. 18), dans Beulé (Lettres, p. 47), et surtout dans HUMBERT (p. 1).
Ce dernier était un ingénieur hollandais au service du gouvernement tunisien ; il résida
une vingtaine d'années à la Goulette. Chateaubriand y fut recul par lui en 1801 et profita
beaucoup de ses indications. Ce séjour prolongé près de Carthage avait donné à Humbert
le goût de l'antiquité : il se fit collectionneur et entreprit des études sur la topographie de
la presqu'île ; mais il ne publia que le mémoire Notice sur quatre cippes et deux
fragments, découverts en 1877, sur le sol de l'ancienne Carthage, Lyon, 1821. Son plan
manuscrit de Carthage et du nord de la Tunisie fut édité par Dureau de la Malle (pl. 1) et
reproduit par M. de Sainte-Marie (p. 214). Voici en quels termes Humbert parle de son
travail (p. 1, n. 2) : Je me fis un plaisir de mettre au net les relevés faits à la hâte par le
comte Camille Borgia, en les soumettant à une orientation et à une échelle plus exactes.
Parmi ces relevés, celui du sol de Carthage n'offre cependant que des à peu près, n'étant
qu'un essai dudit comte pour établir son système relativement à la situation des Ports de
la ville Punique. J'ai fait ensuite pour moi-même un plan soigné de ce local... Sur
Humbert, voir Châteaubriand, p. 450, et Noah, p. 264.
aux mêmes errements, si un homme courageux, FALBE, capitaine de vaisseau et
consul de Danemark à Tunis, ne s'était imposé la lourde tache de dresser une
carte détaillée de la région. Ce travail parut en 1833.
Falbe était demeuré onze années dans le pays1 et avait eu le temps d'examiner
la configuration du sol et les restes de la cité disparue. Cette longue initiation
était nécessaire pour aboutir à des résultats sinon définitifs, du moins précis et
auxquels on pût se fier à l'avenir. Falbe lui-même l'a dit, il est impossible de se
procurer des connaissances exactes sur ce vaste terrain au bout d'une
promenade de quelques jours ; et il est bon de se prémunir contre toute relation
qui serait le fruit d'aperçus aussi fugitifs2.
Son œuvre se compose de deux parties, un atlas in-folio et un volume de texte.
L'atlas contient six planches, dont la première seule est importante pour le sujet
qui m'occupe3 ; c'est un plan des ruines de Carthage depuis la Goulette
jusqu'au-delà du cap Gamart. Pour le tracer, Falbe eut à vaincre des difficultés
de tout genre : fanatisme ignorant et soupçonneux du gouvernement et des
indigènes, qui l'oblige à renoncer à toute action qui aurait attiré les regards et à
choisir des lieux déserts comme stations principales4 dans ses opérations ;
jalousie mesquine de rivaux sans loyauté, qui recourent à tous les moyens,
même à la destruction5, pour vexer un chercheur plus heureux, etc. Sa volonté
persévérante parvient à les surmonter ; et, après deux années de travail, il
achève son grand ouvrage. Les explications des anciens sur cette topographie
diffèrent souvent, car leurs récits sont, pour ainsi dire, occasionnels et ne
forment point un corps particulier d'histoire6. Désormais, grâce à Falbe, cet
inconvénient va s'atténuer ; nous sommes munis d'un bon instrument de
vérification.
Sa carte est construite, déclare-t-il, avec une telle exactitude qu'un savant qui
désirerait que son correspondant à Tunis entreprit une recherche pourrait lui
indiquer, à huit ou dix pas de distance près, le point même où il faudrait faire
cette recherche7. La précision dont l'auteur se glorifie, ceux qui ont usé de son
ouvrage sont unanimes à la reconnaître. Dureau de la Malle, le premier, rend
pleine justice à Falbe, qu'il a eu constamment sous les yeux. Sans son plan si
exact, qui représente avec tant de fidélité les contours et le relief du terrain, ce
travail sur la topographie de Carthage eût été impossible, ou le résultat
infructueux8. En maint autre endroit9 il renouvelle ces éloges. Beulé10, Tissot11,
M. de Sainte-Marie12, M. de Roquefeuil13, en un mot, tous ceux qui ont étudié
1 Falbe, p. 13.
2 Falbe, p. 12.
3 Les autres ont trait soit à des parties de la Tunisie autres que Carthage, soit à des
détails de cette ville. De même que je retiens ici la première planche seule de l'atlas, je
ne parlerai non plus que de la première partie du texte (p. 1-57) qui en est l'explication.
4 Falbe, p. 3.
5 Falbe, p. 43.
6 Falbe, p. 2.
7 Falbe, p. 4.
8 Dureau, p. 102.
9 Dureau, p. 4, 5, 11, 23, etc.
10 Lettres, p. 46.
11 Tissot, G., I, p. 576, n. 3.
12 Const., XVII, 1875, p. 86, n° 80.
13 C. R. Inscr., 1898, p. 22 sqq.
Carthage sont d'accord avec Dureau de la Malle pour vanter a conscience et le
mérite de l'auteur.
Ils sont d'accord aussi dans leurs réserves au sujet du petit volume de texte.
Moins archéologue que topographe, l'officier danois se borne bien souvent à dire
ce qu'il a vu et à faire une sorte de légende explicative de sa carte. Il s'attarde
peu à discuter, sauf sur deux questions, capitales il est vrai, celle des ports et
celle de l'aqueduc. Ce qui lui manque, c'est la pratique des témoignages anciens,
sans laquelle on essaierait en vain de se représenter l'aspect de la région aux
siècles passés. Et comme, d'autre part, il n'avait pas les moyens d'entreprendre
des fouilles, son œuvre, excellente en partie, demeure cependant incomplète.
Toutefois on ne la jugera équitablement qu'en se souvenant de ce qu'il a écrit sur
lui-même : Si quelqu'un avant moi avait livré au public le véritable plan de
Carthage, j'aurais pu en tirer parti pendant un séjour de plusieurs années et
consacrer mon temps et mon argent à explorer tous les détails du terrain1.
Le travail de Falbe, disait Letronne en 1837, est le fondement de tout ce qu'on
écrira désormais sur Carthage2. La vérité de cette assertion était démontrée
depuis deux ans déjà par l'exemple de DUREAU DE LA MALLE. En 1835 il avait
publié ses Recherches Sui' la Topographie de Carthage ; et son premier soin,
nous venons de le voir, fut de proclamer tout ce dont il était redevable à son
devancier. Mais, tout en s'inspirant du consul de Danemark, l'érudit français n'en
composa pas moins un livre personnel. Letronne les a fort bien caractérisés tous
deux : Le premier ouvrage (celui de Falbe) renferme le travail d'un habile
ingénieur ; l'autre, celui d'un savant antiquaire3. Dureau de la Malle en effet, très
versé dans la connaissance de l'antiquité, pouvait, mieux que Falbe, éclairer la
topographie à l'aide des données historiques. En outre il voulut embrasser
Carthage tout entière ; Falbe n'avait accordé qu'une attention légère à la colonie
romaine.
L'étude de Dureau de la Malle se divise en deux parties sensiblement égales,
consacrées, la première à Carthage punique, la seconde à Carthage romaine et
byzantine. Elles comprennent une série de chapitres d'étendue très diverse, dont
chacun se rapporte à une seule question, position de Carthage, position de la
Tænia, situation des ports, position du Forum et de Byrsa, Megara, etc. Il s'agit
de déterminer tout d'abord une ou deux localités ; cela fait, on procède du connu
à l'inconnu ; la position du Cothôn nous donne celle du Forum4, d'où dérivent
celles du temple d'Apollon, de la Curie et les autres à la suite. Cette méthode est
surtout visible dans la première partie.
Le fondement de tout le système est le récit d'Appien. Le choix est bon ; Appien
s'inspire de Polybe, qui assistait au siège et à la prise de la ville. Une
comparaison fréquente avec Diodore, Tite Live, Strabon, Orose... tient l'esprit en
éveil et permet de rectifier les renseignements inexacts d'Appien. Mais que
penser d'autorités comme Virgile et Silius Italicus ? Dureau de la Malle a trop de
bon sens pour ne pas comprendre que tous deux sont sujets à caution ; il agit
néanmoins presque comme si on pouvait se fier à eux sans hésiter5. Cette
1 Falbe, p. 2.
2 Journal des Savants, 1837, p. 647.
3 Journal des Savants, 1837, p. 641.
4 Dureau, p. 18.
5 Dureau, p. 85-88.
facilité à tout accepter le porte à conclure sans assez de réserve de ce qui
existait certainement sous les Romains à ce qui devait exister avant eux1.
La seconde partie offre les mêmes caractères généraux, même goût des choses
d'autrefois, même érudition, même enthousiasme pour le sujet, non sans
quelque emphase dans les termes. Pourtant la méthode fragmentaire, chère à
l'auteur, y offre plus encore que précédemment des inconvénients sérieux. Les
Pères de l'Eglise nous ont transmis assez de détails sur la capitale africaine à
l'époque impériale pour qu'on puisse grouper les textes et établir de larges
catégories. On aimerait à voir décrire chaque quartier avec ses édifices, au lieu
de parcourir le terrain en tout sens, en quête des monuments. Le départ entre ce
qui est connu et ce qui est encore ignoré se ferait ainsi de lui-même. On ne
l'aperçoit guère à première vue dans les Recherches sur la Topographie de
Carthage.
Dans ce voyage d'exploration à travers la colonie romaine, Dureau de la Malle a
su presque éviter un écueil, dont il s'était moins bien gardé auparavant. Ses
identifications y sont plus d'une fois contestables, du moins n'a-t-il pas tenu à
identifier à tout prix ; et la liste des terræ incognitæ, qu'il laisse à d'autres le soin
de révéler, est plus étendue qu'on ne l'attendrait de lui.
Car le doute scientifique ne lui est pas habituel ; d'ordinaire il s'exprime du ton
d'un homme sûr de son fait. La visite des lieux lui eût inspiré d'autres sentiments
; en constatant le peut qui subsiste de Carthage, il eût conçu quelque défiance
au sujet des théories trop absolues. Mais, à son époque, les érudits n'avaient
guère coutume d'aller vérifier sur place l'exactitude de leurs hypothèses. Dureau
de la Malle, comme ses contemporains, fit, qu'on me passe le mot, de
l'archéologie en chambre. Aussi ne sent-on pas dans ses pages les vives
impressions d'un homme qui a vu la contrée qu'il décrit.
Enfin le perpétuel mélange de l'histoire et de la topographie n'est pas sans
produire une regrettable confusion. Les récits intercalés dans les discussions
empêchent çà et là de saisir la suite des arguments. Aujourd'hui encore, malgré
les récentes découvertes, introduire la chronologie dans l'étude topographique de
Carthage est une entreprise téméraire ; comment pouvait-elle réussir il y a
soixante ans ?
Malgré ses faiblesses et ses erreurs, qui s'expliquent le plus souvent part la date
à laquelle il fut composé, le livre de Dureau de la Malle a une réelle valeur.
L'auteur n'exagère pas quand il dit qu'avant lui la topographie de Carthage
romaine n'était pas encore ébauchée, les matériaux n'étaient pas même
assemblés ; tout était à réunir, à coordonner, à discuter pour en former un
ensemble2. Son mérite est d'avoir débrouillé ce chaos. Nous qui sommes mieux
pourvus de documents authentiques et à qui les fouilles ont apporté la solution
de plus d'un problème, nous aurions mauvaise grâce à ne pas avouer que les
Recherches de Dureau de la Malle sont le complément des Recherches de Falbe.
Tous deux ont frayé la voie où leurs successeurs marchent d'un pas moins
incertain3.
1 Dureau, p. 89.
2 Dureau, p. 225.
3 Cinq appendices terminent le volume. Les deux premiers et le quatrième sont de
DUSGATE ; le troisième et le cinquième de Dureau de la Malle. Ils traitent des éléphants,
des matériaux employés à Carthage, d'Orose et des sources où il a puisé, de l'aqueduc et
Parmi les tentatives les plus sérieuses en apparence, en réalité les plus
éphémères, qui furent faites en vue de poursuivre ces études, il faut compter
celle de la SOCIÉTÉ ÉTABLIE À PARIS POUR L'EXPLORATION DE CARTHAGE. Le
dessein était généreux, les plans grandioses ; l'entreprise avorta tristement. On
annonçait à grand fracas une publication destinée à étonner le monde ; il n'a
paru qu'un très mince volume où la grande cité tient très peu de place.
Dureau de la Malle1 avait préconisé la création d'un comité qui révélerait aux
savants d'Europe les merveilles cachées clans le sous-sol de Byrsa et des
alentours. Il ne doutait pas qu'on ne retirât de lei quantité d'objets d'art. Le
bénéfice qu'on réaliserait, en les vendant aux musées publics ou aux particuliers,
permettrait de continuer les fouilles. Cette idée fut adoptée, mais avec
modification ; tout souci de lucre banni, on résolut de fonder une association
purement scientifique et artistique2.
Voici la liste des principaux adhérents :
MM. MM.
DUREAU DE LA MALLE ; THIERRY
Le prince DE LA CISTERNE ; RAOUL-ROCHETTE ;
Le duc DE LUYNES ; Le Dr KOBEFF ;
Le duc DE CARAMAN ; CHASSÉRIAU ;
Le comte POURTALÈS ; GÉRAUD ;
Le chevalier FALBE ; HUDSON-GURNEY ;
Sir GRENVILLE TEMPLE ; Le comte d'HARCOURT ;
JOMARD ; DUCAS ;
LETRONNE ; THOMASSY3.
ROLLIN ;
L'acte notarié qui constituait la Société est du 21 août 18374. Plusieurs de ces
noms sont mal connus et doivent représenter sans doute de riches amateurs ou
des financiers dont l'appoint n'était pas négligeable. Le duc de Luynes, Letronne,
Raoul Rochette et bureau de la Malle constituent l'élément scientifique. Falbe et
Temple, les promoteurs réels du mouvement, avec Dureau de la Malle, pouvaient
seuls prêter un concours vraiment actif, parce que seuls ils connaissaient le pays.
De fait, le peu qui subsiste de cet essai infructueux est leur œuvre exclusive.
Ce qui manquait le moins à cette petite phalange, on plutôt à ses inspirateurs,
c'est l'enthousiasme. Leur Avant-propos atteint parfois au ton du dithyrambe. Le
monde savant, écrivent-ils, n'apprendra pas sans quelque satisfaction que
Carthage est pour ainsi dire sur le point de ressusciter de ses décombres, et
qu'on pourra bientôt peut-être suivre le tracé des anciennes rues à Carthage,
comme dans ces deux célèbres villes d'Italie que la science a déterrées sous les
du mont Zaghouan, enfin des eaux thermales de Carthage. Dusgate a aussi inséré
quelques notes dans le corps même du livre. Comme il fit un séjour à Tunis en 1811-
1812, son témoignage mérite d'être pris en considération. Des cartes renient l'ouvrage
de Dureau de la Malle plus utile encore ; il a eu l'heureuse idée de reproduire à côté des
siennes celles de Shaw, Mannert, Humbert, Bœtticher et Estrup.
1 P. 172, n. 1.
2 Excursions, Avant-propos, p. VI.
3 Une nouvelle liste donnée par Temple et Falbe, ibid., p. 1, n. 1, omet le Dr Koreff et
Thomassy : en revanche, le nom de Rumbolt se trouve ajouté.
4 Telle est la date indiquée dans l'Extrait des Statuts (Excursions, Avant-propos, p. IV) ;
Temple et Falbe écrivent celle du 18 août.
laves du Vésuve. Par contre, l'argent vint lentement. La première mise de fonds
ne s'éleva qu'à 23.600 francs, somme très insuffisante pour débuter, si Falbe et
Temple ne s'étaient chargés gratuitement de diriger les opérations. Il semblait
d'ailleurs que les dispositions du gouvernement tunisien fussent devenues plus
favorables qu'au temps où Falbe s'occupait de dresser sa carte. Nous étions à
peu près certains, assurent nos explorateurs, que le bey de Tunis, loin de
s'opposer à notre projet, lui accorderait au contraire aide et protection et ne
mettrait aucun obstacle an transport en France des objets d'art et d'antiquité qui
seraient découverts au cours de nos travaux. Il y a loin de cette confiance aux
craintes exprimées par le consul de Danemark quatre années auparavant. A
distance l'illusion est facile ; c'est sur place que les deux missionnaires de la
Société devaient savoir au juste à quoi s'en tenir.
Ils quittent Paris le 7 septembre 1837 ; ils sont à Bône le 19. L'expédition de
Constantine venait d'être résolue ; elle pouvait servir les intérêts de
l'archéologie. En effet, bien accueillis par les chefs militaires, ils suivent l'armée
jusqu'à Constantine, et, le long de la route, multiplient les observations
astronomiques ou géodésiques, copient les inscriptions et dessinent les
monuments qu'ils rencontrent. Après la chute de Constantine, ils retournent à
Bône, s'embarquent pour Tunis et se disposent à commencer les fouilles de
Carthage. C'est pendant le délai de quelques jours nécessaire aux préparatifs
que fut rédigée la Relation d'une Excursion de Bône à Guelma el à Constantine.
Elle forme la partie principale du petit volume qui nous occupe. Un appendice de
trente-cinq pages fournit le texte des inscriptions déchiffrées.
A Carthage les travaux durèrent quatre mois, et l'on peut croire que l'ardeur de
Falbe et de Temple fut récompensée par le succès. Nous possédons, disent-ils1,
plusieurs plans des fouilles exécutées à Carthage, des dessins de mosaïques, des
copies de peintures à fresque provenues de ces fouilles... une foule d'objets d'art
de toutes espèces... On annonçait que le cahier prochain serait tout entier
consacré à décrire les fouilles avec leurs résultats. Le prochain cahier ne parut
pas ; et nous n'avons aujourd'hui, en fait.de résultats certains de Cette mission,
que deux médiocres planches annexées à la relation sur Bône et Constantine2.
Au moment de lancer ce premier fascicule, une bonne nouvelle parvenait aux
directeurs restés à Paris. Ils l'insérèrent à la fin de leur Avant-propos sous cette
forme : N. B. — Quinze caisses de mosaïques, peintures et vases antiques, ont
été expédiées de Toulon sur Le Havre. Seize autres caisses viennent d'arriver à
Marseille. J'ignore ce que sont devenus ces précieux colis. Ainsi se termina cette
1 Je donne ces dates d'après Franks (p. 206). Davis n'a pas pris la peine de nous
indiquer d'une façon claire à quel jour il commença et termina ses fouilles. Il dit
seulement que, débarqué à la Goulette le 14 octobre (p. 50 de son livre), il se mit à
l'œuvre le 11 novembre suivant : l'année manque. D'autre part, il rapporte la visite que
fit aux ruines de Carthage le prince Alfred d'Angleterre, le 2 janvier 1859 (p. 532), et
presque aussitôt (p. 541) l'ordre lui arrive de suspendre ses recherches. Il y a lieu aussi
de tenir compte d'un passage de Beulé. Dans la seconde de ses Lettres de Carthage, qui
est du 22 octobre 1859, il s'exprime en ces termes : Je vois que le gouvernement anglais
a cessé d'explorer le sol carthaginois et que le champ ouvert à mes recherches devient
plus vaste. Par conséquent, lors du premier séjour de Bente à Carthage, qui est du début
de la même année (sa première lettre porte la date du 19 mars 1859), Davis devait
encore s'y trouver. En groupant ces divers renseignements, on est donc en droit
d'assigner comme durée à son séjour l'intervalle compris entre le 11 novembre 1856 et
le mois de mars 1859, environ deux ans et demi. Cf. Vaux, titre et préface.
2 Ample means were placed at my disposal... (p. 48).
de chantier s'y étalent tout au long. Voulez-vous des légendes arabes, des
scènes de mœurs à Tunis ? Elles abondent. Il se garde bien d'omettre aussi la
visite à ses fouilles du bey et d'autres puissants seigneurs. Mais que nous
importent ces personnages ? En quoi leur présence intéresse-t-elle l'archéologie
? Tout cela conviendrait peut-être, à condition qu'on l'ordonnât avec plus d'art, à
un travail de vulgarisation sur la Tunisie ; dans un livre qui affecte des allures
scientifiques, ces hors-d'œuvre, ce bavardage insupportable sont tout à fait
déplacés et indisposent le lecteur. C'est parmi ces digressions qu'on est réduit à
démêler quelques renseignements profitables, au prix de quel labeur ! ceux-là
seuls le savent qui ont tenté l'aventure.
Les découvertes sont médiocres, surtout si l'on considère combien de temps
dépensa Davis et de quelles facilités il a joui. Plusieurs mosaïques, des statues
romaines, un certain nombre d'inscriptions puniques et latines, voilà le bilan de
sa campagne. Il se soucie peu des monuments eux-mêmes et se hâte de les
abandonner dès qu'il présume en avoir extrait tout ce qu'ils renferment
d'intéressant. Le but oh tendaient ses efforts, il l'avoue sans ambages à diverses
reprises1, n'était point d'éclaircir les problèmes topographiques, mais d'enrichir
de pièces rares les collections du British Museum. Réussit-il au gré de ceux qui
l'avaient envoyé ? Le doute est permis à cet égard. L'ordre lui parvint en effet,
sans qu'il s'y attendit, de suspendre ses recherches2. On le louait cependant des
services qu'il venait de rendre ; aussi se déclare-t-il heureux de cette
approbation, au souvenir du vers fameux :
principibus placuisse viris non ultima laus est.
La critique est plus difficile à contenter que les grands, si tant est que les éloges
décernés à Davis ne furent point une banale politesse. Et comment pourrait-elle
estimer un ouvrage conçu d'après un plan aussi bizarre, où le compte rendu
d'une même fouille, découpé en plusieurs morceaux, est noyé sous le flot des
anecdotes fastidieuses, où les indications précises, lorsqu'elles existent, sont
fournies avec une excessive parcimonie ? Ce n'est pas le moment de discuter les
théories extravagantes de Davis. Il suffira de rappeler ici qu'il dépense un
chapitre (le quinzième) à déterminer l'endroit où Énée aborda en Afrique ; et qu'il
nous raconte avec assurance l'histoire de Carthage primitive, dès les âges
antérieurs à la fabuleuse Didon. C'est le système de Dureau de la Malle, aggravé
de toute l'ignorance d'un amateur.
Davis estime Dureau de la Malle malgré ses imperfections3. Mais il n'a pas assez
de mépris lorsqu'il parle des travaux que Beulé conduisit en même temps que les
siens sur le même terrain ; tel.de ses chapitres n'est qu'un long persiflage de son
concurrent4. Je sais ce qu'on est en droit de reprendre dans Beulé ; lui du moins
était un homme érudit et intelligent. Le dépit d'un rival chagrin perce trop sous
les reproches dont Davis l'accable. Il considérait Carthage comme son domaine ;
il ne se consola pas d'y voir débarquer un intrus.
On comprend maintenant pourquoi l'œuvre de cet Anglais a été sévèrement
jugée5. Maltzan a beau louer celui qu'il appelle der fleissige dreijaehrige Forscher
de l'art que de la science, aux dépenses qu'elles entrainaient ; S. Marie (p. 133, n° 95) :
De la comparaison des lieux avec les auteurs anciens, il n'a rien tiré. Reinach (p. 208)
parle de ces fouilles d'amateur, puis il ajoute (n. 1) à propos de Carthage and her
remains : C'est un fort méchant livre auquel on a fait l'honneur immérité d'une traduction
allemande.
1 Maltzan, I, p. 274.
2 Davis donne en tète de son volume un plan de Carthage dressé d'après ses théories,
c'est-à-dire absolument fantaisiste ; trente-trois gravures assez réussies, mais où l'on a
quelquefois peine à reconnaître le véritable état des lieux, complètent l'illustration.
Boulé ne va pas jusque-là ; sa grande intelligence le met en garde contre toute
méprise grossière. Habitué à distinguer les appareils de maçonnerie, il concède
aux Romains tout ce qu'il ne saurait leur retirer sans erreur manifeste. Mais, dès
que le doute est possible, ses préférences reprennent le dessus. Et quand il ne
subsiste rien, pas même des ruines, il a beau jeu pour interpréter, de très bonne
foi, dans un sens favorable à ses idées, les témoignages des historiens et des
géographes.
On peut, à mon avis, formuler un second reproche contre le système qu'il adopta
dans ses fouilles. Jetons un coup d'œil sur son plan de Byrsa (pl. I), où il note les
endroits que ses ouvriers attaquèrent. On en distingue une quinzaine pour le
moins. Dans la plupart d'entre eux il se borna à de simples sondages ; si les
résultats souhaités n'apparaissaient pas aussitôt, il se transportait ailleurs,
espérant un meilleur succès. Cette fièvre de la découverte et la méthode
éparpillée qui en dérive ont empêché Beulé d'aboutir, sur la colline de Saint-
Louis, à quelques-unes des plus curieuses trouvailles qu'une marche plus
patiente réservait au P. Delattre. En effet plusieurs des tranchées ouvertes par ce
dernier se relient à celles de Beulé. Moins de hâte, quelques coups de pioche de
plus, auraient donc suffi pour que, dès 1859, nous connussions les monuments
qui viennent à peine d'être dégagés sur les flancs du plateau. Devons-nous
regretter ce retard ? Je ne le crois pas. Les préoccupations trop exclusives de
notre auteur, l'absence d'un musée proprement dit à Carthage, l'instabilité ou
l'indifférence de ceux à qui aurait été confiée la garde de ces débris, nous
eussent sans doute privés de la joie de les connaître tels qu'ils sortaient de terre,
sans dommage nouveau.
Soyons justes envers Beulé et avouons, en dépit des critiques auxquelles il
demeure en butte, que son œuvre fut utile, qu'elle fut belle, quoiqu'elle n'ait pas
rempli toute son attente. Entre Falbe et le P. Delattre, c'est lui qui a le mieux
exploré la péninsule. Le terrain lui est donc familier, et il ne hasarde pas de ces
assertions étranges qui déparent çà et là le livre de Dureau de la Malle. Eu outre,
il donna un rare exemple de désintéressement lorsqu'il se mit à l'ouvrage sans
aide matérielle, ni subvention d'aucune sorte, entravé, loin d'être soutenu dans
ses projets, par le mauvais vouloir du gouvernement impérial1. Poursuivre dans
des conditions aussi défavorables une campagne de plusieurs mois n'est pas le
fait d'une lime commune.
Nous ignorons le chiffre des dépenses consenties en vue de ces fouilles, qui
étaient, suivant l'aimable expression de Beulé, une satisfaction personnelle2.
Elles furent considérables, n'en doutons pas, et je me demande si le caractère un
peu incertain de sa marche ne provient du souci fort légitime de ne pas les
accroitre outre mesure. Il dut s'apercevoir qu'il avait trop présumé de ses forces,
car ce ne peut être la tâche d'un particulier de fouiller une semblable étendue3.
Les gouvernements seuls, ajoutait-il, pourront entreprendre des fouilles vastes et
vraiment fécondes. Qu'on ne juge point alors trop sévèrement ceux qui, les
premiers, abandonnés à leurs propres ressources, auront enfoncé la pioche
jusqu'à la couche de ruines puniques, et entrevu une moisson que de plus
1 Il est impossible de donner un nombre exact ; S. Marie en indique tour à tour 2170 (p.
39), 2190 et 2191 (p. 85).
2 C'était un vaisseau de l'escadre de la Méditerranée sur lequel S. Marie avait embarqué
les caisses contenant presque toutes ses trouvailles. Il fit explosion dans le port de
Toulon, dans la nuit même qui suivit son arrivée (29 septembre 1875).
3 Il en est de même dans la Bibliographie carthaginoise, due aussi à S. Marie, où l'on
compte les lignes exemptes de fautes. L'auteur en a corrigé, il est vrai, une certaine
quantité dans ses Recherches bibliographiques.
La Mission est loin cependant d'être méprisable. Outre la désignation presque
toujours précise de l'endroit d'on a été tiré chaque objet, elle renferme un
nombre considérable de figures et de plans, la plupart d'une bonne venue. On y
verra aussi reproduites, pour notre plus grande commodité, les cartes des
écrivains qui ont exploré Carthage avant M. de Sainte-Marie. L'une d'elles au
moins supplée très heureusement à l'original devenu fort rare ; c'est la réduction
au tiers du plan de Falbe. Si l'on est donc fondé à dire, avec M. S. Reinach1, que
le récit aurait gagné à être réduit de cent pages sur deux cent trente-quatre, il
convient d'ajouter comme lui que ces fouilles entreprises avec des ressources
très modestes ont donné des résultats inespérés.
Le programme de LABARRE ne vise pas à être original. Composée surtout d'après
les documents réunis par Dureau de la Malle, cette dissertation est une esquisse
à grands traits de l'histoire de Carthage depuis 146 avant Jésus-Christ jusqu'aux
Vandales. Nous y voyons même défiler dans une revue rapide la plupart des
hommes qui, durant cette longue période, jouèrent un rôle en Afrique. Car le
narrateur, au lieu de se limiter à l'étude partielle qu'annonçait son titre, ne s'est
pas interdit de s'occuper de la province tout entière. Pour raconter, comme il
sied, les vicissitudes de la grande cité, une brochure de vingt-deux pages ne
saurait suffire ; comment résumerait-on dans un aussi court espace les fastes de
tout un pays ? Labarre se borne donc à effleurer cette ample matière ; les
discussions lui sont presque interdites ; et son exposé, surtout quand il énumère
les proconsuls du Ier siècle de l'ère chrétienne, prend parfois l'allure d'un procès-
verbal. Pourtant il ne se traille pas servilement sur les traces de Dureau de la
Malle. Parmi les diverses solutions des difficultés qu'il rencontre sur sa route, il
sait choisir avec décision, sinon toujours avec bonheur. Son mémoire réclamera
donc de temps en temps notre attention ; il donne une idée du sujet, mais
combien superficielle !
Ce n'est pas à Carthage seule qu'est consacré le livre de Tissot ; mais, en
traitant de l'Afrique romaine dans son ensemble, il a su faire a la capitale la place
qui lui revenait. Le chapitre où elle est étudiée2 forme un tout bien distinct ; on
peut l'envisager en lui-même, abstraction faite du reste de l'œuvre.
Deux parties le composent, relatives aux deux périodes de la ville la première est
de beaucoup la plus considérable (p. 565-633). Tissot, comme Beide jadis, était
plein du souvenir des guerres puniques ; les récits d'Appien le hantaient, et son
plus vif désir était de vérifier sur le terrain l'exactitude de ses descriptions3. La
part modeste qu'il accorde en revanche à la topographie romaine (p. 643-664.) se
comprend sans peine. Les belles découvertes qui l'ont éclaircie pour nous en
partie n'avaient pas encore eu lieu ; ou du moins elles se produisaient seulement
quand Tissot, près de mourir, mettait la dernière main à son travail. Sur presque
tous les points, force lui est de s'en tenir aux résultats obtenus par Beulé ou ceux
qui l'ont précédé. J'aurais mauvaise grâce à le lui reprocher.
Ce dont on peut lui demander compte, c'est l'usage déréglé qu'il fait des notes et
esquisses de Daux. Les papiers de cet ingénieur, acquis par M. d'Hérisson, furent
communiqués à Tissot, qui les prisa bien au-delà de leur mérite. Pour toutes les
1 Rev. arch., IV, 1884, p. 382 et 388. Voir aussi, sur la mission de S. Marie et ses
résultats, C. I. S., p. 279.
2 Tissot, G., I, p. 565-664.
3 On s'en convaincra en lisant le programme d'exploration qu'il traçait à MM. S. Reinach
et Babelon prêts à partir pour la Tunisie (R.-B., Rech., p. 4-5).
questions techniques, écrivait-il, on peut accorder une confiance entière aux
observations de Daux. La carte où il les a coordonnées et mises en œuvre a pour
nous la valeur d'un document original et de premier ordre1. Pareille crédulité se
concevrait si Tissot n'avait jamais vu Carthage ; mais il a vécu en Tunisie, et bien
avant que Daux n'y frit envoyé. Comment n'a-t-il éprouvé aucune surprise en
face des révélations qu'on lui apportait sur un sol de lui connu ? Comment les a-
t-il acceptées sans scrupule ?
M. Salomon Reinach, le collaborateur de Tissot2, nous a initiés à sa méthode de
travail. Il n'avait pas de notes... Aussi écrivait-il fort souvent de mémoire,
laissant en blanc ce qui ne lui revenait pas, au risque de commettre des erreurs,
au risque aussi de donner sous son nom et sans références, avec-la plus entière
bonne foi, des indications dues à ses autorités3. L'effet de ces habitudes
fâcheuses est sensible dans le chapitre sur Carthage. On y relève des citations
inexactes et de regrettables lacunes ; par exemple, les cimetières de la ville
romaine sont complètement omis4.
Tissot rachète ces défauts par une grande netteté d'exposition et un sens
topographique très aiguisé. Il discute bien, sinon toujours à propos, les systèmes
et opinions en vogue. Cependant, lorsque M. Reinach affirme que sa Géographie
rend presque inutiles les publications antérieures qui touchent aux mêmes
sujets5, il m'est impossible de souscrire sans réserve à ce jugement, pour la
partie où Carthage se trouve en jeu. Mettre Tissot à cette hauteur, c'est faire
trop bon marché de Falbe, de Dureau de la Malle et de Beulé6.
Ils sont nombreux ceux qui, depuis 1884, se sont consacrés à l'étude de la
glorieuse cité. Les fouilles, souvent fructueuses, se sont succédé presque sans
trêve pendant ces quatorze années ; sans trêve aussi, mémoires et notices de
tout genre ont fourni un utile commentaire aux fouilles. Bien servis par les
circonstances politiques, les archéologues français ont eu à cœur de faire
connaître ce que la Tunisie fut autrefois. De cette ardeur Carthage a bénéficié
plus peut-être qu'aucune autre partie de la Régence.
Parmi tous les savants qui ont collaboré à sa résurrection, il en est un qui a droit
à une mention toute spéciale ; je veux parler du R. P. DELATTRE. Ses écrits
semés dans les revues les plus diverses ont assez répandu son nom pour que je
n'aie pas besoin de m'étendre en longs renseignements sur lui. Ma Bibliographie
offre une série importante de ses publications ; je suis loin d'en avoir épuisé la
liste. Nécropoles puniques, cimetières païens et chrétiens, temples, basiliques,
amphithéâtre, il a tout déblayé. Personne, aujourd'hui, ne possède comme lui la
I
Après trois années de siège, Carthage venait de succomber (printemps de
608/146). La résistance avait été longue ; la vengeance de Rome fut terrible. Les
Romains, dit M. Duruy, mirent dans cette œuvre de destruction tant de duplicité
que l'histoire ne peut plus parler de la foi punique ; c'est la foi romaine qu'elle
doit flétrir1. Carthage vaincue, amoindrie, privée de son territoire, de sa flotte,
d'une partie considérable de sa population, eût été moins une rivale qu'une
sujette ; et l'intérêt de Rome voulait peut-être qu'elle ne pérît pas2. Mais il
s'agissait bien alors de décisions prudentes ! L'effort suprême de l'ennemi avait
exaspéré le ressentiment public ; il lui fallait une satisfaction immédiate.
Quand fut annoncée à Rome la victoire définitive de Scipion l'Africain, on se
refusa d'abord à l'admettre. Tant de fois déjà les espérances avaient été déçues !
Bientôt cependant le doute ne fut plus possible, et le peuple laissa éclater sa
joie3. Après de solennelles actions de grâces aux dieux, le sénat délibéra sur le
sort de la ville. Scipion ne semble pas avoir soumis des projets fermes à
l'assemblée ; du moins Zonaras4 prétend qu'il se borna à dire : J'ai pris
Carthage, que m'ordonnez-vous d'en faire ? Cette réserve laissa les sénateurs
dans une assez grande indécision. Cicéron5 nous les représente partagés entre
ces trois partis : détruire Carthage, la rendre à ses habitants ou y conduire une
colonie6. Les plus violents l'emportèrent, les modérés craignant sans doute,
elle eut lieu, fut bien faible. Zonaras a attribué aux deux personnages, dans cette
circonstance, leur attitude ordinaire ; son récit est tout d'imagination.
1 Les historiens ne nous ont pas transmis leurs noms : Appien (Pun., 135) les appelle
seulement les premiers de leur ordre ; cf. Mommsen, Staatstrecht, II, p. 624 ;
Marquardt, II, p. 451, n. 2 ; C. I. L., I, p. 99.
2 Florus, XXXI, 18.
3 Appien, loc. cit.
4 I, 12, 7.
5 Appien, loc. cit. ; Zonaras, loc. cit. Macrobe (III, 9, 9-13) nous a conservé le texte
même de la devotio. C'est, avec ses formules d'une étrange précision, un véritable
carmen que les dictateurs et les généraux pouvaient seuls prononcer : Dis Pater, Vejovis,
Mânes, ou de quelque autre nom qu'il faille vous nommer, vous tous répandez la fuite, la
terreur dans cette ville de Carthage et dans cette armée dont je veux parler, sur tous
ceux qui portent les armes et lancent des traits contre nos légions et notre armée. Cette
armée, ces ennemis, ces hommes, leurs villes, leurs champs, tous ceux qui habitent en
ces lieux et sur ce territoire, aux champs ou à la ville, arrachez-les d'ici, privez-les de la
lumière d'en haut. Que l'armée des ennemis, les villes, les champs de ceux dont je veux
parler, que leurs villes, leurs champs, leurs têtes, leurs vies vous soient dévoués et
consacrés selon les lois par lesquelles les plus grands ennemis ont toujours été dévoués.
Je les substitue à ma personne, à mon autorité, à ma magistrature, au peuple romain, à
nos armées, à nos légions. Je les livre et les dévoue, afin que ma personne, mon
autorité, mon commandement, nos légions et notre armée, chargés de cette entreprise,
soient conservés par vous sains et saufs. Si vous me faites savoir, connaître et
comprendre que vous le voulez ainsi, alors, que quiconque vous aura fait vœu de trois
brebis noires, quel que soit le lieu où il l'a fait, tienne son vœu pour valable. Tellus, notre
mère, et toi, Jupiter, je vous atteste. Lorsqu'il nomme Tellus, il touche la terre de ses
mains ; lorsqu'il nomme Jupiter, il lève les mains au ciel ; lorsqu'il fait le vœu, il porte les
mains à sa poitrine. Ce camen est fort ancien ; il avait déjà servi lors de la prise de
Fregellæ, de Gabies, de Véïes et de Fidènes ; on l'employa aussi à Corinthe. C'est du
livre V des Res reconditæ de Sammonicus Serenus que Macrobe l'a extrait ; Serenus
Après ces imprécations, et quand les survivants du siège eurent été emmenés en
captivité1, c'en fut fait, on le crut du moins, de cette rivale détestée. Là où
pendant cinq cents ans a vécu, travaillé et produit l'actif, l'industrieux Phénicien,
les esclaves romains vont mener paitre désormais les troupeaux des maîtres
vivant loin d'eux sur la terre italienne2.
Il s'agissait ensuite d'organiser la conquête. Même à son dernier jour, Carthage
n'en était pas réduite à sa seule enceinte ; de l'immense territoire maritime qui
lui avait jadis appartenu, depuis l'autel des Philènes, sur la frontière de
Cyrénaïque, jusqu'aux colonnes d'Hercule, il lui restait encore la partie des côtes
comprise entre le fleuve Tusca (Oued el Kebir), qui se jette dans la nier en face de
l'île de Thabraca (Tabarka), et Thenæ (Henchir Tina, un peu au sud de Sfax), sur le
golfe de Gabès3. C'est de là qu'elle recevait les subsides et les vivres qui
l'aidèrent à se maintenir pendant trois ans, car la plupart des cités de cette
région lui étaient demeurées fidèles. Les commissaires sénatoriaux sévirent
contre elles d'abord ; elles furent détruites, leurs habitants tués ou vendus. Les
neutres se virent imposer un tribut. Sept places s'étaient converties pendant la
lutte à la politique romaine ; ce sont, d'après la loi agraire de 643/111, Utica,
Hadrumetum, Thapsus, Leptis minor, Achulla, Usalis et Theudalis4. On les
déclara civitates liberæ ; elles demeurèrent en possession de leurs terres ou
même en obtinrent d'autres. Les commerçants romains, qui désormais ne
redoutaient plus de concurrents en Afrique, accoururent à Utique et accaparèrent
le marché5. Utique, déjà favorisée dans le partage des terres6, reçut de cette
affluence un éclat plus vif et une richesse nouvelle7.
Ayant, récompensé les services de ses alliés, Rome s'adjugea tout le territoire
qu'elle ne leur avait pas réparti et l'engloba dans l'ager publicus. Il forma la
province d'Afrique (Provincia Africa)8, que les auteurs dénomment Africa vetus.
Elle s'étendit de la Tusca jusqu'à Thenæ. A l'intérieur des terres, un fossé en
traçait la limite ; on en connaît maintenant la direction assez exacte9, et l'on sait
que les vainqueurs n'avaient prétendu occuper que le moins possible du sol qu'ils
venaient de conquérir. Ils restaient ainsi fidèles à leur constante politique.
l'avait pris lui-même in cujusdam Furii vetustissimo libro, peut-être, selon Teuffel (p.
209, 6), L. Furius Philus, consul en 618/136.
1 Cicéron (Tusc., III, 22, 54) nous apprend que le philosophe Clitomaque ; originaire de
Carthage, écrivit un livre qu'il envoya à ses concitoyens pour les consoler dans leur
mauvaise fortune.
2 Mommsen, loc. cit., p. 335.
3 Pline, H. N., V, :3-4 ; Mommsen, loc. cit. ; Marquardt, II, p. 451 ; Perroud, p. 75.
4 C. I. L., I, 200, p. 84, § LXXIX.
5 Mommsen, p. 337 ; E. Kornemann, De civibus Romanis in provinciis imperii
consistentibus, in-8°, Berlin, Calvary, 1892, p. 69 sq.
6 Appien, loc. cit.
7 C'était, dit Strabon (XVII, 3, 13, p. 832 C), la seconde ville de Libye ; elle le cédait en
grandeur et en renommée à la seule Carthage. Celle-ci une fuis détruite, elle devint
comme la métropole des Romains et la base de leurs opérations en Afrique.
8 Velléius Paterculus, II, 38, 2 ; Mommsen, p. 335 sqq. ; Marquardt, II, p. 450 sq., 464
sq. ; Person, p. 32-34 ; Toutain, Cités, p. 19 sq.
9 Mueller, II, p. 65 ; Tissot, G., II, p. 1-21. A l'aide d'inscriptions récemment
découvertes, M. Cagnat a rectifié le tracé de Tissot en montrant que les Romains
s'étaient moins avancés dans le pays qu'on ne l'avait cru. Bull. arch., 1893, p. 239 sq.,
n° 107 ; Rev. arch., XXIV (1894), p. 415, n° 65 ; C. R. Inscr., 1894, p. 4-3-51. Cf. C. I.
L., VIII, 14882.
L'Afrique ne les avait jamais séduits ; cette terre lointaine, d'accès difficile à
cause de la mer terrible (mare sacrum) qui les en séparait, peuplée d'habitants
audacieux, toujours prêts pour un coup de main, ne leur inspirait alors, et dans
la suite pendant longtemps, qu'une très médiocre confiance. M. Boissier explique
avec beaucoup de justesse1 qu'ils éprouvèrent en face de leur conquête un
embarras analogue au nôtre après la prise d'Alger. Ils se bornèrent donc à
s'établir dans une zone restreinte, abandonnant tout le reste aux rois indigènes.
Un préteur nommé pour un an, avec résidence à Utique, reçut l'administration de
cette province2.
II
L'histoire est une perpétuelle ironie. A peine anéantie, Carthage se releva, et par
les mains de ceux-là mêmes qui s'étaient acharnés à sa perte. Scipion la détruit
en 608/146 ; en 632/122 C. Gracchus la rebâtit3. Tiberius avait combattu
vaillamment pendant le siège de la cité4, Caius bravait pour la rétablir les plus
terribles imprécations, justifiant ainsi l'un et l'antre à propos d'elle le vers
fameux de Lucain :
legibus immodicos ausosque ingentia Gracchos5.
Quels furent les motifs de cette restauration ? D'après Orose6, une épidémie
meurtrière avait dépeuplé l'Afrique en 629/125 ; on cherchait à lui rendre des
habitants. Appien donne à lui seul deux explications : les Romains, dit-il7,
avaient éprouvé combien forte était la position de Carthage ; ils voulurent en
faire leur point d'appui pour contenir les tribus africaines. Ailleurs8, il raconte
que, les envois de blé avant manqué à Rome, on y souffrit de la faim et des
séditions éclatèrent ; pour satisfaire dans une certaine mesure aux réclamations
du peuple, on décida de fonder la nouvelle colonie. Cette famine fut mise à profit
par C. Gracchus ; il y vit, un moyen de rendre service aux classes pauvres en
soignant sa popularité. Ce démocrate niveleur, qui rêvait, comme son frère
1 Plutarque, C. Gracchus, 10-11 ; cf. Orose, V, 12, 1-2 ; Mommsen, C. I. L., I, p. 96 sq.
2 Appien (Bell. civ., I, 23-24 ; Pun., 136) raconte les faits un peu différemment. Les
triumvirs seraient partis seuls pour délimiter le terrain de la colonie et pour assigner les
lots. Quand ce travail fut en bonne voie, ils laissèrent des mandataires pour le terminer
et revinrent en Italie. On enrôla un peu partout les six mille colons, et l'on mettait à la
voile, lorsque furent connus à Rome les présages funestes qui manifestaient l'hostilité
des dieux. Le sénat en profita aussitôt pour faire abroger la loi Rubria, malgré les efforts
de Caïus. D'après ce système les émigrants n'auraient pas quitté l'Italie, et la
restauration n'aurait pas eu lieu effectivement. Les expressions dont se servent les
auteurs, et Appien lui-même, ne permettent pas de croire que les choses se passèrent
ainsi. Carthago... colonia condita est, dit Velléius Paterculus (I, 15, 4 ; II, 7, 8). Deducti
sunt eo cives romani, écrit Eutrope (IV, 9). Orose (V, 12, 1) est plus énergique encore :
... deductis civium Romanorum familiis, quæ eam incolerent, restituta et repleta est...
Enfin Appien (Pun., 2), s'exprime en ces termes : ... Καρχηδόνα 'Ρωµαϊοι... αΰθις ώκισαν
ίδίοις άνδράσιν. Les six mille colons franchirent donc bien la mer sous la conduite des
triumvirs pour se fixer sur le sol africain ; cf. id., Præf., 12.
3 Sur les villes d'Afrique ainsi confiées à la garde spéciale d'une divinité, cf. Toutain,
Cités, p. 328, n. 1.
La loi agraire de 613/111 nous fournit quelques renseignements sur cette loi
Rubria. Des mots in coloniam coloniasve deduci qu'elle renferme1, M. Mommsen
conclurait volontiers que Rubrius avait fait voter, la création de plusieurs
colonies. Un passage de Salluste2, historien ordinairement précis, autorise cette
conjecture. On comprend sans peine que les Romains aient jeté les yeux sur la
Byzacène, dont Varron nous dit qu'elle produisait cent pour un3, projetant de
peupler directement cette contrée depuis peu acquise à leur empire. Mais il
demeure que les triumvirs établirent la seule Carthage, sans pouvoir même y
achever leur œuvre.
Pour cette première deductio les historiens nous indiquent que les colons étaient
citoyens4 ; Appien5 nous laisse soupçonner cependant qu'un certain nombre
d'entre eux ne jouissaient que du droit latin. Ces derniers reçurent le droit de cité
du seul fait qu'ils allèrent habiter la nouvelle Carthage, dotée du droit civil par la
loi Rubria. Tous possédèrent leur terrain comme ager privatus ex jure Quiritium.
Les auteurs restent presque muets sur le mode de répartition du sol. Fronton
donne à entendre que le partage se fit par tête d'homme6 ; et la loi de 643 (§
LIX-LX) parle de 200 jugera (ou centuria) assignés à chaque colon sans qu'il fût
possible de dépasser ce chiffre. Toutefois M. Mommsen croit trouver trace de
deux classes de colons qui n'auraient pas été traités de la même manière : les
privilégiés se virent attribuer, d'après lui, 200 jugera ; à ceux de la catégorie
inférieure, une moindre étendue. Il est fort délicat de décider ce qu'il y a de
solide dans cette hypothèse. Enfin les routes existantes à l'époque de Carthage
punique devinrent propriété de l'Etat : eae omnes publicæ sunto, dit la loi (§
LXXXIX) ; les délimitations entre les centuriæ furent comprises parmi les routes.
On s'est demandé si C. Gracchus avait osé, en dépit des imprécations lancées sur
cette terre par Scipion, établir ses six mille compagnons sur l'emplacement
même de la ville disparue. Tite Live atteste que la colonie de Gains fut fondée in
solo dirutæ Carthaginis, et Pline, qui visita deux fois l'Afrique, confirme qu'elle
était magnæ in vestigiis Carthaginis. Appien semble soutenir le pour et le contre
; son témoignage ne saurait prévaloir contre celui de Tite Live et de Pline7.
N'est-il pas vraisemblable d'ailleurs que le jeune tribun ne se soit guère inquiété
des malédictions du parti aristocratique ?
III
Minucius Rufus avait pu priver la cité naissante de l'existence légale ; il eût été
moins facile de déposséder les six mille habitants. On ne chercha pas même à le
faire, de peur d'exciter les rancunes de la plèbe7. Voici à quelles mesures on
s'arrêta.
Macrobe a reproduit le texte ordinaire de la devotio, sans prendre garde qu'il avait subi
plusieurs modifications pour le cas spécial qui nous occupe ? Ou bien le carmen qui est
entre nos mains, prononcé quelque temps avant la chute définitive de Carthage, puisqu'il
y est fait allusion à l'armée des ennemis, fut-il suivi d'un autre qui ne nous est pas
parvenu ? Ou enfin éluda-t-on le texte formel qui condamnait ville et territoire, afin de ne
pas irriter outre mesure les possesseurs de ce sol ? Ces diverses explications sont
plausibles, mais j'inclinerais plutôt à adopter la dernière. Tout en reniant les compagnons
de Gracchus par esprit de parti, le sénat avait trop de sens politique pour ne pas voir
avec plaisir cet établissement de plusieurs milliers de Romains en Afrique. Quel que soit
le motif qui l'ait déterminé, il ne frustra pas les colons de la part reçue en 632/122.
1 Appien, Bell. civ., I, 27 ; C. I. L., I, p. 76 sqq. La première, dont l'auteur est inconnu,
doit remonter à 633/121 ; la seconde, due au tribun Sp. Thorius, fut votée vers 635/119
ou 636/118.
2 Voir le commentaire de Mommsen, ibid., p. 96-106. Il y a un bon résumé de ce travail
dans Wordsworth, p. 440 sqq.
3 C'est donc à tort qu'Appien, Bell. civ., I, 24, prétend que ce sol était livré au pâturage ;
cf. C. I. L., I, p. 100.
mais voué à l'éternelle solitude. Réserve faite d'abord de cet ager intramuranus,
ensuite de celui qui a été soit donné aux colons, soit vendu, soit concédé aux
alliés, soit destiné à un usage public, les censeurs ont toute licence pour louer le
terrain de Carthage et des autres villes d'Afrique que Rome a prises de vive
force.
Ces prescriptions rigoureuses, qui traduisent bien la haine de l'aristocratie,
devaient être complétées par l'ordre de détruire les maisons et constructions de
toute sorte édifiées depuis onze ans sur le sol de la ville. Peut-être confirmait-on
simplement les mesures édictées sur les conseils de Minucius Rufus ; il n'y a pas
apparence qu'on les ait adoucies. Par malheur le fragment du texte relatif à ces
dispositions a disparu.
A partir de cette époque et pendant près de soixante-dix ans, Carthage même
resta en toute vérité à l'état de ruines. Aux alentours immédiats continuèrent
cependant d'habiter la plupart des Italiens venus à la suite de Gracchus. Assez
vite les indigènes revinrent se grouper autour d'eux, attirés soit par l'espoir du
trafic maritime, soit par le désir si naturel de retrouver, autant que possible, la
patrie qu'ils avaient perdue. Si nous ignorons de quelle manière s'administrait
cette agglomération d'hommes, ce n'est pas un motif pour en révoquer en doute
l'existence.
Dans un discours prononcé devant le peuple d'Athènes vers 666/88, le
péripatéticien Athénion affirme que Mithridate a reçu des ambassadeurs des
peuples italiques et même des Carthaginois désireux de s'allier avec lui contre
Rome1. Tissot hésite à prendre au sérieux la parole de l'orateur2 ; je suis, je
l'avoue, encore plus sceptique. Avec M. Mommsen3, je considère ces mots
comme une hâblerie d'Athénion, qui espérait tromper les Athéniens en leur citant
une ville jadis puissante, mais abattue depuis cinquante-huit ans. Souvenons-
nous en effet que les colons qui formaient le noyau de la ville étaient des
Romains. Leur supposera-t-on une haine assez vivace contre les patriciens pour
s'allier au pire ennemi de Rome ? Ils n'y pouvaient avoir aucun intérêt. Le mieux
pour eux était de vivre à l'écart des luttes, de nouer des relations commerciales
et de cultiver leurs champs. C'est à quoi ils durent borner leur ambition.
Malgré son allure romanesque, l'aventure de Marius en dit plus long sur l'état de
Carthage durant cette période obscure4. Banni de Rome et voyant sa tête mise à
prix par Sylla, Marius s'enfuit en Afrique. A peine eut-il débarqué sur le territoire
de Carthage qu'un sous-ordre du gouverneur Sextilius vint à sa rencontre et,
s'arrêtant devant lui : Marius, dit-il, Sextilius vous enjoint de sortir d'Afrique.
Sinon, il exécutera contre vous les décrets du sénat et vous traitera en ennemi
de Rome.... Alors Marius avec un grand soupir : Eh bien ! répliqua-t-il, rapporte-
lui que tu as vu C. Marius exilé, assis sur les ruines de Carthage. Juste et triste
comparaison du destin de cette ville et de son propre sort5.
1 Velléius Paterculus, II, 19, 4. Lucain, Pharsale, II, v. 91-93. Cf. Cicéron, Pro Sextio, 22,
50 ; in Pis., 19, 43 ; Appien, Bell. civ., I, 62 ; P. Asprenas, dans Sénèque le Rhéteur,
Controv., I, 1, 5 ; Juvénal, X, v. 210 sqq.
2 Velléius Paterculus, II, 11, 2.
3 Dureau, p. 123.
4 XXVII, 9.
5 Quelques soldats découvrirent un trésor. Le bruit s'en répandit ; toute l'armée aussitôt
de croire que les alentours sont pleins de richesses enfouies par les Carthaginois lors de
leur catastrophe. Chacun se mit donc à retourner le sol dans l'espoir de faire pareille
trouvaille. Et pendant plusieurs jours, le général ne put rien obtenir, ni corvées, ni
service, de ses troupes en démence. Il prit le parti d'attendre. On le vit se promener, un
sourire de dédain aux lèvres, parmi ces milliers d'hommes occupés à fouir la terre, sans
leur donner aucun ordre. Enfin ils cessèrent cette besogne avilissante et, honteux d'eux-
mêmes, s'en vinrent prier Pompée de les conduire où il voudrait ; son mépris leur
paraissait un châtiment suffisant de leur sottise. Plutarque, qui raconte l'anecdote
(Pompée, 11-12), ajoute que cette armée se battit avec un vrai courage, peut-être pour
réparer ce moment d'aberration.
Rullus proposait1 d'instituer une commission de décemvirs investis pendant cinq
années des pouvoirs les plus étendus, pour vendre et aliéner les terres du
domaine public, à l'exception de celles que Sylla avait assignées durant sa
dictature. Le sol même de Carthage et certains morceaux de son territoire
appartenaient à l'Etat, d'après la loi de 643 ; ils devaient donc être à la
disposition des dix commissaires. Cicéron, qui prononça trois et peut-être quatre
discours pour faire échouer la proposition de Rullus, s'indigne de cette audace.
On va, s'écrie-t-il, jusqu'à vendre l'ancienne Carthage, dont l'Africain renversa
les maisons et les remparts et qu'il voua au courroux des dieux... pour que les
hommes ne perdissent pas le souvenir de sa chute2. Afin de fortifier sa thèse,
Cicéron étend la portée de l'anathème de Scipion, l'appliquant à tout le territoire
de la ville, non plus seulement à la partie comprise dans l'intérieur de l'enceinte.
Mais il n'exagère rien en disant que Rullus méditait de vendre tout le domaine
africain loué jusqu'alors par les censeurs3.
Cette nouvelle entreprise sur une terre que la religion avait maudite échoua plus
complètement que celle de Gracchus. L'éloquence de Cicéron et les intérêts des
riches, beaucoup plus qu'un souci religieux, la firent avorter. Le respect des
vieilles croyances n'enchaînait plus guère les âmes ; peu d'années devaient
suffire à faire tomber les derniers scrupules sur la devotio de Scipion. César, qui
se cachait déjà derrière Rullus, s'abstint de revenir à la charge pour le moment.
Les circonstances n'étaient guère propices, et beaucoup d'autres pensées
détournèrent son attention. Mais, lorsqu'il fut le maître, bravant toute
superstition, il établit, et cette fois pour longtemps, une seconde Carthage aussi
florissante que la première.
IV
Pendant les démêlés de Pompée et de César, cette ville ne fit point parler d'elle.
Fait étrange, mais significatif, il n'en est même pas question dans les
mouvements de troupes et les combats qui se produisirent en Afrique aussitôt
après Pharsale ; tandis que le De bello Africano nomme Utique à mainte reprise,
Carthage ne s'y trouve nulle part mentionnée. C'est dire quelle petite place elle
tenait dans les préoccupations des chefs rivaux.
L'année 710/144 vit son relèvement. Appien, qui n'a plus Polybe pour guide,
verse ici dans la légende4. César, dit-il, poursuivant les Pompéiens, campait un
jour à Carthage. Durant son sommeil il vit en songe une armée nombreuse tout
en larmes ; troublé par cette vision, il écrivit aussitôt sur ses tablettes :
Coloniser Carthage. De retour à Rome, peu de temps après, et assailli de
demandes par les citoyens pauvres qui réclamaient des terres, il ordonna
d'envoyer les uns à Carthage, les autres à Corinthe ; mais il fut tué presque
aussitôt. Cependant Auguste, ayant eu connaissance de ce dessein de son père
adoptif, transporta trois mille colons outre-mer et fonda la cité actuelle tout à
côté de la précédente, car il redoutait les anciennes malédictions ; il y introduisit
aussi un certain nombre d'habitants du pays d'alentour.
1 XI, p. 255.
2 Toutain, Cités, p. 312.
3 Appien lui-même nous en est garant ; car il ajoute, en se contredisant, à la fin de son
récit : Les Romains ruinèrent donc Carthage, puis ils la rebâtirent cent deux ans après
l'avoir détruite ; ce qui donne exactement l'année 710/44. D'ailleurs les termes dont se
servent Dion Cassius (XLIII, 50, 3), Plutarque (César, 57), Pausanias (II, 1, 2) et
Strabon (XVII, p. 1189), qui relatent l'entreprise de César, ne laissent place à aucune
équivoque. Enfin Solin (XXVII, 9), qui marque aussi un intervalle de cent deux années
entre la destruction et le relèvement, y joint pour plus de clarté les noms de M. Antoine
et de P. Dolabella, consuls en 44. C'est, dit-il, à partir de ce moment que Carthage brilla
d'un nouvel et vif éclat ; l'expression peut, paraitre excessive, appliquée à la colonie de
César, du moins la date mérite d'être accueillie en toute confiance comme celle du
renouveau pour les débris languissants de la colonie de Gracchus.
4 C. I. L., VIII, 805, 12318 ; Cagnat, arch., 1885, p. 160 sq., n° 24 ; Pallu, Ass., p. 10. Il
ne faut pas confondre cette ère carthaginoise avec l'ère provinciale de la Proconsulaire ;
cf. Pallu, loc. cit.
5 La phrase de Pline que l'on a lue plus haut s'applique à la colonie de César autant qu'à
celle de C. Gracchus. Dion Cassius, qui fut proconsul d'Afrique entre 222 et 225 (Pallu,
Fastes, p. 269-272) et, par là-même, en situation d'être renseigné de façon exacte,
adhère à l'opinion de Pline. Entre autres belles actions, écrit-il (XLIII, 50, 3-5), César
s'illustra en relevant Carthage et Corinthe. A ces deux villes antiques, brillantes,
glorieuses, ensuite abattues, il donna des colons et le droit de cité, il leur rendit aussi
leurs anciens titres. Il accorda le pardon à la mémoire de leurs habitants d'autrefois,
montrant ainsi qu'il ne gardait aucune haine contre ces lieux innocents des méfaits de
leurs anciens possesseurs. Enfin Solin (loc. cit.) n'assigne point un emplacement distinct
aux deux Carthage.
éphémère de Gracchus, il allait cependant supporter plus d'un assaut avant de
pouvoir s'accroître et s'épanouir en paix.
En 711/43, lors du premier partage, Auguste obtient l'Afrique dans son lot ; elle
échoit à Antoine en 712/42 ; Lépide enfin la reçoit, après la paix de Brindes, en
714/40 ; ces maîtres successifs introduisirent dans le pays des troupes de tout
genre et de tout parti. Il serait surprenant que Carthage eût progressé au milieu
de ces bouleversements. Au contraire nous la voyons dépeuplée, amoindrie,
réduite presque à l'état de désert du fait de son dernier possesseur. Dion
Cassius, qui signale ce barbare traitement1, ajoute que le même Lépide lui
enleva ses privilèges de colonie. Ignorants que nous sommes des privilèges que
César lui avait conférés, il nous est difficile de connaître ceux. que Lépide lui
ravit. On a des indices plus sérieux sur le sort infligé à la population. Dureau de
la Malle et Labarre2 soupçonnent que Lépide, ayant besoin de soldats pour la
guerre coutre Sextus Pompée, enrôla de force les colons et les envoya en Sicile
(715/36). La conjecture me semble assez heureuse3. Quoi qu'on en veuille
penser, il reste du moins certain qu'après les quatre années durant lesquelles
Lépide gouverna l'Afrique Carthage dépérissait une fois de plus faute d'habitants.
Héritier des idées de César et résolu comme lui à effacer les rancunes du passé,
à rétablir partout la paix civilisatrice4, Auguste ne tarda pas à vivifier la cité
languissante en lui infusant un sang rajeuni5. Ce ne sont pas des vétérans, mais
des togati cives empruntés aux villes voisines6, qui vinrent combler les vides
produits par la politique imprudente de Lépide. Les auteurs s'accordent pour
placer cette deductio entre les mois d'avril et d'août 725/297.
Sur le flanc de la colline de Saint-Louis, le P. Delattre déblayé un mur formé
d'amphores superposées et remplies tic terre. Les marques de fabrique vont de
l'année 43 à l'année 15 avant l'ère chrétienne ; la construction appartient donc à
l'époque d'Auguste. Désormais il est impossible de nier que les citoyens qui
reprenaient alors possession de ce terrain se soient établis sur les ruines mêmes
de la ville antérieure. S'ils se donnent la peine tic consolider Byrsa, leur intention
de l'occuper et d'y bâtir n'est-elle pas évidente ?
Tertullien, rappelant à ses compatriotes que l'usage de la toge parmi eux date
seulement de la colonisation romaine, en indique en quelques mots les
différentes étapes : Vobis... post Gracchi obscena omina et Lepidi violenta
ludibria, post trinas Pompei aras et longas Cæsaris moras, ubi mœnia Statilius
Taurus imposuit, sollemnia Sentius Saturninus enarravit, cum concordia juvat,
toge oblata est8. Si les cruelles moqueries de Lépide, les trois autels de
1 LII, 43, 1.
2 Dureau, p. 128 ; Labarre, p. 8.
3 Mueller (II, p. 148) donne une explication assez imprévue : Lépide expulsa une partie
des habitants, parce qu'ils s'étaient établis sur l'emplacement même de l'ancienne ville,
lieu interdit par le Sénat au nom des dieux.
4 Toutain, Cités, p. 26 sq.
5 Dion Cassius, loc. cit.
6 Appien, Pan., 136 ; Saglio, Dict., C, p. 1315.
7 C. I. L., VIII, p. 133 ; Marquardt, II, p. 467 ; Labarre, p. 8 ; Goyau, p. 4. On lit dans
les Consularia Constantinopolitana (Chron. min., I, p. 217) : 726 (= 28) Octaviano VI et
Agrippa. His conss. Cartago libertatem a populo Romano recepit. Ces mots ne peuvent
exprimer, à mon sens, que la restauration définitive d'Auguste, avec une erreur de date
d'un an.
8 De pallio, 1.
Pompée1, les lenteurs de César2 ne sont pas pour nous des termes assez
explicites, on voit sans trop de peine que ces allusions se rapportent, ainsi que
les funestes présages de Gracchus, aux faits relatés dans le cours de ce chapitre,
et l'exactitude de l'écrivain quant aux événements que nous connaissons, même
imparfaitement, est une raison de croire à sa véracité polir ceux que nous
ignorons d'autre part. Je suis donc tout prêt à admettre ce qu'il nous dit de
Statilius Taurus et de Sentius Saturninus. Au premier, qui gouverna l'Afrique en
719-720/35-343, Tertullien attribue la reconstruction de la ville4. Le second,
d'après lui, institua des fêtes religieuses dans la colonie renaissante, ou présida à
sa consécration définitive. On ignore la date de son proconsulat5.
Ainsi refondue et consolidée pour des siècles, Carthage fut classée dans la tribu
Arnensis6 et reçut le nom de Colonia Julia Carthago en l'honneur de César7.
Pourtant l'usage prévalut de remplacer l'appellation officielle par celle plus simple
de Carthago8.
Une vie nouvelle commença dès lors pour elle. Les guerres et les malheurs de
toute sorte avaient jusqu'à présent entravé son développement ; les pirates, qui
infestaient les mers et que Pompée ne réduisit qu'avec peine, avaient interdit à
son port, par leurs attaques contre les vaisseaux marchands, de reprendre son
animation d'autrefois ; il semblait vraiment que la malédiction de l'Africain
produisit son plein effet. Certes il n'eût pas fallu autant de coups successifs pour
arrêter l'essor de toute autre colonie. Mais l'incomparable situation de celle-ci en
faisait une place si propice pour qui voulait tenir le pays en respect que son
relèvement était nécessaire à Rome. Chaque arrêt fut donc l'occasion d'un effort
I
Le commencement de l'empire fut pour les provinces une époque de prospérité ;
l'Afrique en jouit comme le reste du monde1. Parfois, il est vrai, ses
montagnards, peu habitués à obéir, tentèrent de sauvegarder leur indépendance.
Sous Tibère, Tacfarinas, chef des Musulamii, et Mazippa, chef des Maures,
voulurent, mais en vain, secouer le joug (17-24)2. Qu'étaient ces secousses
passagères en comparaison des terribles bouleversements du dernier siècle de la
République ?
Cartilage profita de la paix pour faire refleurir l'industrie et le commerce qui
l'avaient jadis rendue prospère ; son port se remplit de vaisseaux ; le blé que
l'Afrique destinait à Rome y afflua de toutes parts ; elle devint bien vite
l'entrepôt principal de l'annone. Elle en tire orgueil et, dès le règne de Tibère, les
épis dont elle charge ses monnaies3 sont, en quelque sorte, les armes parlantes
de la colonie. Si les échos de la lutte contre Tacfarinas lui parvinrent de
l'intérieur, elle ne s'inquiéta guère d'une équipée dont l'issue n'était point
douteuse. Pendant cette période, comme les peuples heureux, elle n'a pas
d'histoire. Nous songerions peut-être à nous en plaindre si, dans cette tranquillité
parfaite, ne s'était élaborée la riche civilisation que nous examinerons par la
suite.
Les successeurs immédiats d'Auguste ne paraissent pas s'être beaucoup occupés
de Carthage4. On sait comment Caligula, craignant la trop grande puissance du
proconsul d'Afrique, lui enleva le pouvoir militaire pour le remettre aux mains
d'un légat qu'il nommait directement5. Cette mesure intéresse la province tout
entière ; ses effets cependant furent surtout ressentis dans la capitale où résidait
le proconsul et où tout amoindrissement de son autorité devait fatalement avoir
son contrecoup.
Il faut descendre jusqu'à Néron pour rencontrer un fait qui soit de l'histoire de la
ville même6. Les folies et les prodigalités de l'empereur avaient appauvri le
trésor ; lorsque, en l'année 65, un Carthaginois, Cæsellius Bassus, vint proposer
à Néron de l'enrichir à peu de frais. Il avait découvert dans un terrain lui
appartenant une caverne qui renfermait des monceaux d'or ; Didon, à coup sûr,
avait mis en terre ces richesses. Bien accueilli par le prince, qui prépare pour le
1 Soucieux de donner à chaque scène un cadre déterminé, Dureau de la Malle (p. 131
sq.) se demande quel pouvait bien titre l'endroit où Cæsellius Bassus prétendit atteindre
les trésors de Didon. Sans aucun embarras, il cite les grandes voûtes qui existent encore
sur les pentes de l'Acropole, c'est-à-dire sur les flancs de Byrsa. Je dirais volontiers que
Bassus a transmis à notre auteur une large part de son imagination. Tacite ne mentionne
aucun quartier de la ville ; par conséquent, vouloir à tout prix en indiquer un, c'est
perdre son temps. Aussi bien Byrsa n'est-il pas le dernier lieu auquel il faudrait songer ?
Le terrain de Bassus ne pouvait en effet se trouver au centre de la ville, mais dans
quelque région écartée, peut-être dans les faubourgs. Là seulement étaient praticables
des fouilles comme celles dont l'historien nous transmet le souvenir.
2 Mueller, II, p. 148, 170, 173.
3 Voir Pallu, Fastes, I, p. 318-321.
4 Tacite, Hist., I, 76.
5 Tacite, Hist., I, 78 : ostentata magis quam mansura.
6 Tacite, Hist., IV, 49-50 ; cf. Pline, Epist., III, 7, 12.
acclamations. Bientôt la foule crédule se précipite au forum, demandant. Pison à
grands cris. Pison ne consentit point à se livrer à l'empressement du populaire ;
mais, ayant interrogé le centurion et reconnaissant que cet homme voulait,
trouver un prétexte pour le tuer, il le fit mettre à mort. Il blâma ensuite les
Carthaginois dans un édit qui trahissait ses inquiétudes ; puis, renonçant à ses
occupations habituelles, il demeura enfermé dans son palais, de peur de devenir,
même par hasard, la cause d'un nouveau mouvement.
Dès que Festus1 apprend la sédition et le supplice du centurion, il envoie des
cavaliers chargés d'en finir avec Pison. Ces émissaires partent en diligence ; au
point du jour, ils font irruption chez le proconsul, l'épée à la main. La plupart
d'entre eux ne le connaissaient pas, car on les avait choisis parmi les contingents
auxiliaires de race punique et maure. Non loin de la chambre à coucher, ils
rencontrent un esclave et lui demandent qui est Pison et où il se trouve.
L'esclave, par un admirable mensonge, répond que c'est lui. On l'égorge sur le
champ. Le gouverneur périt quelques instants après. Festus fit ensuite mettre
aux fers le préfet du camp et distribua à ses troupes des châtiments et des
récompenses, le tout sans raison, mais pour se donner l'air d'avoir étouffé une
révolte à main armée.
L'annonce de cette prétendue victoire dut causer à Vespasien et au peuple de
Rome une joie réelle. Pison, bien inconsciemment, effrayait le prince et l'Italie.
On allait répétant que l'Afrique s'était soulevée ; le gouverneur dirigeait les
mutins et retenait les convois de blé. En réalité la navigation était interrompue
par la mauvaise saison ; mais le peuple, qui vit au jour le jour et qui pense
surtout à son pain, s'imagina, sans doute à force de le craindre, que le port de
Carthage était fermé et que le proconsul méditait d'affamer la capitale. Festus,
en faisant disparaître Pison, supprimait donc un soi-disant rival de l'empereur et
délivrait Rome de ses terreurs.
Telle ne fut point toutefois la principale cause de ce crime. Tacite rappelle, en
tête de son récit, comment Caligula enleva au proconsul le commandement de la
légion, pour le remettre à un légat, nommé par le prince lui-même. Le pouvoir
des légats, ajoute-t-il, s'accrut grâce à la durée de leurs fonctions, peut-être
aussi par ce que les inférieurs tendent toujours à s'égaler à leurs chefs. Les plus
fiers proconsuls durent songer à leur sécurité plutôt qu'à leur puissance2. En
effet, réduits à un gouvernement civil, ils ne possédaient plus les moyens de se
faire obéir. Ils pouvaient bien parader à Carthage au milieu d'un appareil
pompeux ; le maître véritable du pays, c'était le légat. Supposons une époque
troublée, un proconsul pusillanime, un légat audacieux, quelle crainte pourra
bien arrêter les entreprises de ce chef de la légion ? L'assassinat de Pison et la
tranquille impudence de Festus s'expliquent donc aisément. Sous un empereur
encore contesté, qui acceptait tous les services, d'où qu'ils vinssent, Festus
devait se croire certain de l'impunité. Il fut impuni.
Dans le bouleversement général qui suivit la mort de Néron, Carthage eut donc
sa part de violences et le sang y coula. Fort heureusement, ce ne fut pour elle,
comme pour le reste de l'empire, qu'un trouble passager. Elle reprit bientôt en
paix le cours de sa destinée.
II
Pendant le second siècle les empereurs prodiguèrent aux provinces les
témoignages de leur bienveillance, comme s'ils avaient eu à cœur d'effacer le
souvenir des indignes proconsuls de l'âge précédent3. Carthage, en particulier,
bénéficia de la sollicitude impériale.
Hadrien, voyageur infatigable, employa la majeure partie de son règne à
connaître par lui-même son empire. L'Afrique ne fut pas oubliée ; elle eut même,
croit-on, la faveur d'une double visite4. Il y passe une première fois pour
réprimer une révolte des Maures5. Mais, les œuvres pacifiques convenant mieux
à son caractère que la gloire des armes, dès que les rebelles ont été soumis, il
met la main à un travail d'utilité publique et ouvre une grande voie de
communication entre Carthage et Theveste. L'intérieur du pays se trouve dès lors
en contact plus immédiat avec la capitale ; il devient facile de surveiller les
turbulentes populations du sud. Les premiers mois de l'année 123 virent
exécuter cette entreprise6.
A mené d'abord en Afrique par la nécessité, Hadrien y retourna bientôt de son
plein gré. Il débarque à Carthage dans la première quinzaine' de niai 128 et y
séjourne un mois environ7, avant de commencer un voyage assez long dans le
cœur du pays. L'empereur tenait cette ville en singulière estime. Il le prouva en
lui décernant le nom d'Hadrianopolis, qu'il n'avait accordé qu'à un petit nombre
de cités8.
Une circonstance fortuite lui concilia surtout l'affection des Africains. Depuis cinq
ans il n'avait pas plu dans ces parages ; la disette y régnait. Hadrien y aborde,
aussitôt la pluie se met à tomber. On voulut voir un prodige dans cette
coïncidence ; et, comme si l'empereur avait rompu le charme d'où venait tout le
mal, l'Afrique se prit à l'aimer ardemment9. Toutefois, pour justifier le mot de
Spartien, qu'il combla ces provinces de ses bienfaits10, il faut une intervention
directe et consciente. Voici l'hypothèse fort plausible qu'on a produite à ce sujet.
Carthage, dont le sol ne fournit presque pas d'eau potable, était alimentée par
un immense aqueduc, dont on aperçoit encore les restes grandioses en différents
1 Pline, Epist., VI, 29, 8-11 ; cf. Goyau, p. 116, 169, 170, 176, 182 ; de la Berge,
Trajan, p. 126, n. 8 ; Gsell, Essai sur le règne de l'empereur Domitien, p. 142, 219.
2 Juvénal, Sat., VIII, v. 120 : ... Marius discinxerit Afros.
3 Voir, par exemple, Capitolin, Vita Pii, 5 et 6.
4 Sur cette question controversée, voir Goyau, p. 194, n. 1 ; Duruy, V, p. 53.
5 Spartien, Vita Hadr., 12.
6 C. I. L., VIII, 10.048. Cette route fut réparée par Maximin, en 237 (ibid., 10.083).
7 Goyau, p. 197.
8 Vita Hadr., 20, 4-5.
9 Vita Hadr., 22, 14.
10 Vita Hadr., 13, 4.
endroits de la plaine de Tunis. Quelques auteurs le font remonter à la période
punique1. Cette théorie n'est pas admissible. Sans parler ici des matériaux et de
l'architecture qui dénotent des habitudes romaines, ni de la sécheresse que
Carthage, pourvue antérieurement d'un aqueduc, n'aurait pas ressentie au temps
d'Hadrien, le silence des historiens qui nous ont raconté le siège dirigé par
Scipion prouve que l'aqueduc n'existait pas encore en 146 avant Jésus-Christ.
Scipion l'eût assurément coupé, ainsi que le fit plus tard Gélimer, le roi vandale,
lorsqu'il tenta de reprendre la ville à Bélisaire2. Bien plus, les travaux d'approche
du général romain, tels qu'on nous les rapporte, sont impossibles à concevoir si
l'on admet l'aqueduc à cette date. Enfin Polybe, Diodore, Tite Live et Appien, qui
décrivent la ville et ses alentours, n'auraient pas omis un monument de cette
importance. C'est ce que Falbe3 et Dureau de la Malle4, entre autres, ont fort
judicieusement remarqué.
Les Romains, pendant les premiers temps de leur occupation, durent se
contenter, comme leurs prédécesseurs, d'user de l'eau de pluie conservée dans
les citernes. Pour qui connaît les mœurs romaines, il est clair qu'un tel état de
choses ne pouvait durer. Mais comment se procurer une eau plus abondante ?
On ne trouvait pas de sources suffisantes dans les localités voisines5. Les capter
au loin dans la montagne exigeait des ressources que la ville ne possédait pas.
Pourtant la sécheresse de cinq années qui, entre 123 et 128, tarit les maigres
eaux de la région et vida toutes les citernes, démontra l'absolue nécessité de ce
travail.
Sur ces entrefaites, Hadrien arrive en Afrique. Constructeur très habile, ce prince
avait la manie de la pierre et du ciment ; durant ses voyages il se faisait suivre
d'une légion d'architectes et semait sur sa route quantité d'édifices6. Avec ces
habitudes, Hadrien ne pouvait visiter Carthage sans la doter d'un monument
pour le moins. Elle avait le plus pressant besoin d'un aqueduc, l'empereur le lui
donna. Après ce bienfait insigne, l'amour des Carthaginois et le titre de Restitutor
Africæ, qu'on lit sur ses monnaies7, lui furent acquis de plein droit1.
1 C'est l'avis de Shaw (I, p. 194) et de Flaubert, qui décrit l'aqueduc à l'époque de la
guerre des mercenaires, longtemps avant l'empire. Voir ci-dessous, L. II, ch. 2, § 3.
2 Procope, Bell. Vand., II, I.
3 P. 33 sq.
4 P. 19, 84, 149 ; cf. Hendreich, p. 59 ; Barth, I, p. 102.
5 Dureau de la Malle (p. 19) énumère, d'après les voyageurs, quatre puits ou sources
connus surie territoire de Carthage. Il est peu probable que les anciens n'en aient pas
utilisé d'autres. Je n'en veux pour preuve que ce passage de Marmol (II, p. 411) ; lors de
l'expédition de Charles-Quint contre Tunis, dit-il, tout le long de la coste, jusqu'au lieu :
qui estoit battu des vagues, on tiroit de l'eau douce en creusant seulement trois ou
quatre pieds...
6 Spartien, Vita Hadr., 19 et 26. Il y a dans le récit de Spartien une petite phrase qui ne
me parait pas avoir attiré l'attention autant qu'il conviendrait. L'auteur vient de dire
(ibid., 20, 5) qu'Hadrien, ennemi des inscriptions commémoratives, donna son nom à
plusieurs villes, dont Carthage (Hadrianopolis). Il l'attribua également, ajoute-t-il, à un
nombre infini d'aqueducs. Ce rapprochement du nom de Carthage et des mots aquarum
ductus ne me semble pas fortuit. Et, quand même l'intention que je signale paraîtrait
contestable, il restera néanmoins prouvé que la construction des aqueducs était une des
occupations favorites d'Hadrien.
7 Cohen, II, Adrien, n° 447-449, 1053-1056. Les monnaies concernant l'Afrique sont
nombreuses sous Hadrien ; les unes portent l'image de l'Afrique avec la légende Affica n°
On présume que l'ouvrage fut parfait seulement sous Antonin le Pieux2. Il ne
s'en suit pas que les monnaies de Septime Sévère, dont il est question en note,
doivent être négligées. Je crois, avec Dureau de la Malle, que son opinion et celle
de Caroni sont aisément conciliables. Hadrien et Antonin ayant bâti l'aqueduc,
Septime Sévère put le restaurer3.
En dehors de l'achèvement de l'aqueduc, Antonin s'attira par d'importants
services la gratitude de la capitale africaine. Ses biographes vantent sa
munificence à l'égard des provinces, surtout, dit Pausanias4, envers la Grèce,
l'Ionie, la Syrie et Carthage. Un texte de Capitolin5 confirme, en ce qui concerne
notre ville, le témoignage de Pausanias. Le forum fut détruit par un incendie ;
basiliques, temples, curie, et sans doute aussi les rues commerçantes d'alentour,
les boutiques bien achalandées des bijoutiers et des changeurs, tout ce quartier
84-89, 535, 65-1-655) ; les autres commémorent l'arrivée de l'empereur dans cette
province, Adventui Aug. Africæ (ibid., n° 56-57, 579-584).
1 La plupart des auteurs modernes ont admis cette attribution de l'aqueduc à Hadrien,
soutenue par Dureau de la Malle (p. 138 sq. ; cf. Caillat, Extrait, p. 29S ; Reinach, p.
211. Duruy, V, p. 54, dit dans son texte qu'Hadrien répara l'aqueduc, et en note (ibid., n.
2) qu'il le commença ; je renonce à concilier ces deux assertions). Jusqu'au moment où il
la proposa, un autre système avait été en faveur qui nie semble moins satisfaisant,
malgré son apparence spécieuse. Caroni avait signalé sur deux monnaies de l'année 203,
d'un côté, les têtes de Septime Sévère et de Caracalla ; au revers, une femme
couronnée, tenant le foudre et le sceptre, chevauchant, assise sur un lion ; derrière elle
s'élève une montagne d'où sourdent des eaux courantes. C'est la Virgo Cælestis,
pluviarum pollicitatrix, dont parle Tertullien (Apol., 23) et qu'Apulée (Metam., VI, 4)
montre parcourant le ciel portée sur un lion. On lit en exergue : Indulgentia Augustorum
in Carthaginem (Eckhel, VII, p. 183 sq. ; Cohen, III, Septime Sévère, n° 130-132, 520-
524 : il attribue le premier groupe à l'année 204 ; le second, sauf les n° 523 et 524, à
l'année 203. Il existe aussi de Septime Sévère quelques monnaies avec la légende Africa
ibid., n° 21.22, 480-482). Reconnaissant dans la montagne le Zaghouan d'où provenait
l'eau de Carthage, Caroni (p. 73) s'était cru en droit de conclure que Septime Sévère
avait mis la main à l'aqueduc, sans oser prétendre toutefois qu'il en fût le créateur.
Estrup (p. 13 sq. ; cf. Ritter, III, p. 201), poussant à l'extrême cette théorie, affirme que
l'aqueduc remonte seulement. à Septime Sévère. Falbe se range à cet avis (p. 34) ; mais
on a vu que, s'il est bon topographe, ses connaissances archéologiques sont parfois en
défaut. Enfin, cinquante ans plus tard, voici que l'hypothèse est reprise par Labarre (p.
13 ; cf. Maltzan, I, p. 278), qui, sans discussion, déclare non fondée l'opinion de Dureau
de la Malle. A l'aide des textes que je rapporte plus haut chacun pourra se rendre compte
si cette conjecture mérite nue condamnation aussi sommaire. — A côté de l'histoire, il y a
la légende, je pourrais dire le roman. Les arabes racontent qu'au temps de la puissance
de Carthage un roi voisin, bon musulman, par anachronisme, osa demander à un
sénateur carthaginois la main de sa fille aillée. Le sénateur, voulant railler une telle
prétention, lui répondit qu'il obtiendrait sa fille s'il amenait à Carthage les eaux réunies
du Ojouggar et du Zaghouan. Le prince, qui était immensément riche, fit commencer
l'aqueduc. Le travail fut long, et au moment où les Carthaginois se prenaient à admirer
une persévérance qui leur était si profitable. la jeune fille mourut. Cette fois ce fut le
père qui offrit la main de la sœur cadette, à condition que l'aqueduc fût achevé. Il le fut,
et le mariage eut lieu. (Beulé, Lettres, p. 25 sq.).
2 Vernaz, p. 166 ; Cagnat, Rev. arch., X, 1881, p. 113.
3 Beulé, Lettres, loc. cit.
4 VIII, 43, 4.
5 Vita Pii, 9, 2.
en un mot, brillant ornement de la cité, s'abîma dans les flammes. Antonin le fit
rebâtir1.
Le désastre avait dû être plus considérable encore, car une inscription nous dit
que les thermes du bord de la mer, dans-le voisinage des citernes de Bordj
Djedid, furent reconstruits, ou tout au moins embellis sous Antonin2. Et M.
Cagnat3 remarque fort à propos que ces thermes ne sont pas très éloignés de ce
qu'on croit être le forum. Détériorés ou détruits eux aussi par le feu, ils auraient
donc été relevés en même temps que toute cette partie de la ville. Enfin on a fait
gloire-au même empereur, représenté en cette occasion par son fils adoptif Marc
Aurèle, de la restauration du temple de la déesse Cælestis4. S'il est vrai, comme
je le pense et comme j'essaierai de le démontrer, que ce sanctuaire était situé
dans la plaine, entre Byrsa et la mer, on comprendrait sans peine qu'il eût été lui
aussi consumé dans l'embrasement général. Cette opinion manquât-elle de
fondement, Antonin avait assez contribué d'autre part à donner à Carthage un
nouvel éclat pour qu'elle pût, en toute justice, dans l'inscription honorifique
gravée sur la façade des thermes, se dire comblée de ses bienfaits : beneficiis
ejus aucta5.
L'œuvre entreprise par Antonin était de longue haleine, il mourut avant de l'avoir
terminée. Mais, par un rare bonheur, les détenteurs du pouvoir, en se succédant,
se transmettaient alors leur esprit pacifique et le goût des arts. Comme Antonin
avait achevé l'aqueduc d'Hadrien, Marc Aurèle mena à bonne fin la restauration
du forum et s'efforça non seulement de rendre à la ville tout ce qu'elle avait
perdu, mais d'y ajouter encore de nouvelles beautés. Je le conclus de cette
phrase d'Aurelius Victor6 : Multæ urbes... repositæ ornatæque, atque inprimis
Pœnorum Carthago quam ignis fœde consumpserat.
On sait que Fronton, le maitre de Marc Aurèle, prononça devant le sénat un
discours de remerciement (gratiarum actio) au nom des Carthaginois, ses
compatriotes. Il n'en subsiste que des débris informes dont le plus fin critique ne
parviendrait pas à tirer le moindre renseignement7. On en ignore jusqu'à la date.
Mais de quoi la capitale africaine avait-elle à remercier le gouvernement de la
métropole au milieu du IIe siècle ? Avant tout, de la réparation des dommages
causés par le grand incendie. N'est-il pas naturel qu'elle ait employé, pour rendre
à ses bienfaiteurs un public témoignage de reconnaissance, l'interprète autorisé
qu'elle avait au sénat ?
Grâce à cette suite d'empereurs éclairés, Carthage supporta sans trop de gêne
les fléaux qui la dévastaient. On peut même dire qu'elle eut lieu de s'en réjouir,
puisqu'ils lui valurent un surcroît de bien-être et d'élégance. L'aqueduc compensa
la sécheresse de cinq années ; de splendides monuments s'élevèrent à la place
de ceux qu'avait dévorés le feu.
1 M. Lacour-Gayet (Antonin le Pieux, p. 166) pense que les soldats de la IIIe légion
Auguste, qui exécutèrent en Afrique toutes les autres entreprises d'utilité publique
pendant plus de deux siècles, furent employés à cette tâche ; cette supposition attend
encore sa preuve.
2 Vernaz, p. 161-170 ; Cagnat, loc. cit., p. 111-119.
3 Cagnat, loc. cit., p. 178 sqq.
4 Cf. Cagnat, loc. cit., p. 178. Le médaillon dont Cavedoni se sert pour étayer cette
hypothèse est de l'année 153. Voir ci-dessous, L. II, ch. 4, § 1.
5 Cf. Cagnat, loc. cit., p. 178 ; cf. Capitolin, Vita Pii, 8, 4.
6 De Cæs., XVI.
7 Fronton (éd. Naber), p. 260 sq. ; cf. Teuffel, p. 892 sq.
Plus belle de jour en jour, la colonie romaine connut à ce moment tout l'éclat du
luxe et de la fortune. Apulée, qui l'habitait alors, nous en trace à plusieurs
reprises un portrait séduisant. Voyez, dit-il en parlant des riches Carthaginois,
ces édifices charmants, si bien construits, si décorés, où ils ont englouti leurs
patrimoines ; regardez ces villas qui rivalisent en étendue avec les cités, ces
maisons ornées comme des temples, ces troupes innombrables d'esclaves tout
parés, ce mobilier somptueux. Tout afflue chez eux ; tout y respire l'opulence1. Il
y a, je l'avoue, une ombre au tableau ; et, lorsqu'à ces biens extérieurs le
philosophe compare l'esprit de leurs possesseurs, il le trouve singulièrement
terne et dépourvu. Mais à ne tenir compte que de la prospérité matérielle, les
détails que vient de nous fournir Apulée démontrent qu'elle était à son comble
sous les Antonins.
III
Les monuments ne sont en quelque sorte que le squelette d'une ville ; elle ne
s'anime et ne vit réellement que le jour où le commerce et l'industrie s'y
développent. Toute mesure propre à aider l'activité des habitants, à encourager
leur esprit d'initiative, ne lui sera pas moins profitable que des constructions
grandioses. Commode, qui dota Carthage d'une institution de nature à stimuler
son commerce, doit donc être compté parmi ses bienfaiteurs au même titre
qu'Hadrien, Antonin ou Marc Aurèle.
A côté de la flotte frumentaire d'Égypte, il créa une flotte frumentaire d'Afrique.
La première stationnait à Alexandrie, la seconde eut pour port d'attache le chef-
lieu de la province proconsulaire. Nulle part, à vrai dire, Carthage n'est ainsi
qualifiée de façon expresse. L'importance de son marché, son titre de capitale,
surtout sa situation en face de l'Italie et la sûreté de sa rade, permettent
cependant de la désigner sans hésitation comme mouillage officiel. Lampride
d'ailleurs réunit dans une même phrase le nom de la ville et celui de la flotte et
nous fournit un argument décisif. Cette création remonte à l'année 1862.
Commode, qui se comparait volontiers à Hercule, avait la manie de donner à
toutes choses des épithètes tirées de ses divers noms et titres honorifiques3.
L'occasion était belle de satisfaire sa folie ; la flotte frumentaire s'appela Classis
Commodiana Herculea. En même temps Carthage devenait Alexandria
Commodiana togata4. Mais cette désignation n'eut pas une durée plus longue
que celle d'Hadrianopolis ; la fantaisie de Commode, pas plus que la faveur
d'Hadrien, ne put faire disparaître le nom célèbre de Carthage.
La fin du IIe siècle vit se succéder en cette ville, à des titres divers, une série
d'importants personnages. Pertinax y séjourne comme proconsul vers 188-1895
dans le c un débris du mot [feli]c(is). De fait, l'épithète felix appliquée à Carthage se lit
sur des monnaies de Maximien Hercule et de son fils Maxence (Cohen, V, Maximien
Hercule, n° 32) ; on veut même reconnaître le nom de Maxence dans la ligne précédente
de notre inscription. Quoi qu'on pense sur ce dernier point, ce n'est pas, semble-t-il, de
Caracalla que Carthage tint cette désignation ; il lui suffisait de l'avoir appelée Aurelia
Antoniniana. Quelle est d'ailleurs la portée du qualificatif felix, je ne saurais le dire. Pour
l'expliquer, il importerait de connaître l'empereur qui le décerna et la date à laquelle il
parut pour la première fois dans le vocabulaire officiel.
1 Mommsen, dans Goyau, p. 270, n. 2.
2 Vita Elag., 3, 4-5.
3 V. 6, 3-5.
4 Ceci prouve qu'Yanoski exagère quand il écrit (Carth., p. 153) : Sous le nom romain
(de Cælestis) Elagabal distingua l'Astarté phénicienne et lorsque, par un caprice bizarre,
il voulut unir par mariage le dieu Baal et la Juno Cælestis, il n'ignorait pas qu'il
rapprochait ainsi deux divinités asiatiques qui appartenaient à une seule et même
religion.
5 Dion Cassius, qui rapporte aussi l'extravagance d'Elagabal (LXXIX, 12), ajoute qu'il
ramassa pour Cælestis, ainsi qu'il l'avait fait pour ses propres femmes, des présents de
noces parmi tous les sujets de l'empire.
Pertinax, suffit à faire comprendre la tristesse que chacun éprouva en voyant
embarquer celle que l'on considérait comme la protectrice de la cité. Impuissants
à résister aux ordres du fou qui détenait l'empire, les habitants vouèrent son
nom aux malédictions d'en haut.
Plus la séparation avait été cruelle, plus le retour de leur patronne bien-aimée
devait les remplir de joie. Il ne se fit pas trop attendre. Cælestis était arrivée à
Rome vers la fin de l'année 219 ; dès les premiers mois de 2221, Alexandre
Sévère, qui s'appliquait à réparer le mal causé par son prédécesseur, la restituait
à l'Afrique. Un de ses premiers actes, au témoignage d'Hérodien2, fut de replacer
dans leurs sanctuaires les dieux qu'Elagabal en avait arrachés ; le narrateur n'en
excepte aucun. Il est donc certain que Cælestis fut traitée comme les autres. On
ne nous dit pas si, en même temps que son image sainte, les trésors qui
l'avaient accompagnée en Italie repassèrent aussi la mer. Puisqu'il s'efforçait de
remettre tout en ordre, on peut admettre qu'Alexandre Sévère ne garda rien de
ce qu'on avait ravi aux provinces. Mais, avec ou sans ses richesses, brillamment
parée ou sans ornements, c'était surtout leur déesse que voulaient revoir les
Carthaginois. La mémoire du prince qui la leur rendait fut chargée de leurs
bénédictions. N'était-il pas un de leurs plus insignes bienfaiteurs ?
I
L'Afrique avait déjà fourni deux empereurs à Rome, Septime Sévère était
originaire de Leptis magna et Macrin de Cæsarea. Mais voici que, consciente de
sa force, elle ne se contente plus d'assister à l'élévation de ses fils. Trois femmes
ont suffi à porter et à maintenir au rang suprême Elagabal et Alexandre Sévère ;
une province riche et puissante réussira bien à saisir le pouvoir pour le remettre
au chef qu'elle aura choisi. Pendant deux cents ans nous allons assister à
plusieurs tentatives de ce genre ; et Carthage y jouera le principal rôle. N'en
soyons pas surpris. Elle offre dès le premier tiers du me siècle le spectacle
auquel ou est habitué dans les grandes villes en temps de troubles. Un
énergumène, un aventurier, parfois un petit groupe de gens sans aveu soulèvent
la populace par des promesses ou des amusements ; et tous suivent en
aveugles, sans se demander trop souvent où les mène leur conducteur d'un jour.
Un peuple qui flotte ainsi au hasard, à la merci du premier venu, est mûr pour
les révolutions.
M. Antonius Gordianus, proconsul en 238, était un vieillard octogénaire1. Il
gouvernait le pays depuis six ou huit années2, et son administration lui avait
concilié l'affection de tous. On le comparait aux meilleurs des Romains
d'autrefois, à Scipion, à Caton, à Lælius. Un jour qu'il lisait devant le peuple de
Carthage un rescrit impérial, ou il était question des Scipion, tous les assistants
s'écrièrent d'une seule voix : Le nouveau, le vrai Scipion, c'est le proconsul
Gordien. De haute naissance, descendant des Gracques par son père, et par sa
mère, de Trajan, riche et de bon renom, d'ailleurs dépourvu d'ambition et peu
soucieux d'entrer en lutte avec le titulaire actuel de l'empire, il ne songeait qu'à
terminer en paix sa carrière. Les conjurés de Thysdrus en décidèrent autrement.
On sait comment, malgré sa résistance, ils le saluèrent du nom d'Auguste, ainsi
que son fils, personnage de rang consulaire, qui était son légat. Puis on se mit en
route vers Carthage. Sur le chemin, les populations acclament les deux
empereurs ; et chacun aussitôt de faire disparaître tout ce qui rappelle le
souvenir exécré de Maximin et de son fils Maxime ; on martèle leurs
inscriptions3, on supprime leurs images. Les villes dressent sur les places
publiques des bustes et des statues des Gordien. On ajoute à leur nom le titre
d'Africains, parce que leur famille, dit Capitolin, descendait des Scipion L'orgueil
provincial y trouvait bien aussi son compte.
1 Tous les détails qui suivent sur l'aventure des Gordien sont extraits d'Hérodien, VII, 4-
9, et de Capitolin, Vita Maxim. duor., 14-19 ; Vita Gord. trium, 2-21 ; cf. Aurelius Victor,
De Cæs., XXVI ; Ammien Marcellin, XXVI, 6, 20 ; Eutrope, IX, 2. J'adopte, pour la
révolution d'Afrique, la date de mars 238, qui est généralement admise aujourd'hui ; cf.
Tissot, F., p. 168-170. et Goyau, p. 283 ; M. Goyau résume les différents systèmes
chronologiques mis en avant ; voir cependant Pallu, Fastes, p. 431, et Cagnat, Armée, p.
51.
2 Pallu, Fastes, p. 219.
3 Ces noms, effacés pendant le règne si court des Gordien, furent rétablis après la
victoire de Capellien ; cf. Letronne, Rev. arch., 1844, p. 828-830 ; Cagnat, Armée, p.
169 sq.
Carthage, ville populeuse, pouvait seule paraître une vraie capitale et donner
l'illusion qu'on était à Rome. Or, ajoute Hérodien, on voulait que tout se passât
comme à Rome. Les Gordien y firent leur entrée avec toute la pompe impériale,
précédés de la garnison entière, escortés de jeunes gens de haute taille, leurs
gardes du corps. On portait devant eux le feu et les faisceaux couronnés de
lauriers. Quels transports parmi le peuple quand le brillant, défilé, après avoir
traversé les larges rues bien dallées, monta sur les hauteurs de Byrsa qui
dominent la nier et où le proconsul avait sa résidence ! Recevoir tilt empereur
choisi par l'Afrique, jamais les Carthaginois n'avaient été à pareille fête.
Le sénat cependant proclame Augustes Gordien et son fils et mande aux
provinces d'avoir à les reconnaître1. On vote des remerciements à la jeunesse de
Thysdrus et au peuple fidèle (semper devoto) de Carthage ; on offre des prières
pour le salut des nouveaux princes ; on exprime le désir de les voir bientôt à
Rome. Le petit-fils de Gordien est nommé César et reçoit la préture.
Soutenus par leur province, accueillis d'une voix unanime par le peuple de Rome
et le sénat, délivrés d'une partie de leurs ennemis par des exécutions
sommaires, les Gordien pouvaient se croire sûrs du lendemain. Maximin, odieux
à tous, était occupé dans le nord chez les Daces et les Sarmates, trop loin Pour
sembler bien redoutable. Cependant, à la nouvelle des événements d'Afrique, il
s'était promptement porté vers l'Italie. Afin d'entretenir l'ardeur de ses troupes, il
affectait de parler avec mépris de ces fous de Carthage, de ce misérable vieillard
que l'âge faisait délirer et de son fils perdu de débauches et vieux avant les
années. Ils s'amusent, disait-il, à jouer à l'empereur. Mais où sont leurs armes,
où sont leurs troupes ? En guise d'exercices militaires, ils ne savent que danser,
décocher des épigrammes et tourner des vers. Ce langage dédaigneux, qui
pouvait paraître une forfanterie de soldat, était l'expression de la vérité. Plus
spirituels que braves, ceux qui venaient avec tant d'enthousiasme d'installer chez
eux les nouveaux princes ne surent pas les défendre à la première attaque. Et,
surtout- par leur faute, les Gordien eurent, comme empereurs, une destinée
aussi éphémère que celle de C. Gracchus, leur ancêtre, dans cette même ville de
Carthage.
Le légat de Numidie, Capellien2, était animé contre Gordien le père par une
rivalité d'ancienne date. A peine investi du pouvoir, Gordien lui envoya un
successeur dans le commandement de la IIIe légion, avec ordre de sortir sur-le-
champ de la province. Il n'en fallait pas tant pour faire pencher la balance en
faveur de Maximin. Capellien rassemble ses troupes, composées de soldats
jeunes, robustes, abondamment pourvus de munitions, accoutumés à la lutte par
des escarmouches continuelles contre les barbares du sud et les entraîne à
l'ennemi.
Gordien n'avait rien de martial. Lettré délicat, lecteur de Platon, d'Aristote,
imitateur de Cicéron et de Virgile, en leur commerce il s'était affiné l'esprit plutôt
qu'il n'avait acquis un courage à toute épreuve. D'autre part, la garnison de
1 M. Cagnat, qui a étudié en détail cette révolution de l'année 238, pour y noter les
mouvements de troupes, suppute de la manière suivante les forces militaires des Gordien
: Comme soldats réguliers, ils n'avaient guère que le détachement qui était mis à la
disposition du proconsul par le gouverneur de Numidie, celui de la cohorte urbaine qui
était casernée à Carthage et la milice municipale de cette ville, s'il y en avait une... Les
habitants formaient le gros des forces que les Gordien opposèrent à l'armée de Capellien
(Armée, p. 51, n. 5).
2 En comptant tous ceux qui parvinrent à rentrer dans Carthage et ceux qui avaient
réussi à se cacher pour ne point combattre, le nombre des survivants, dit Hérodien, fut
minime. Ils erraient comme perdus dans cette ville immense, la veille encore si peuplée.
Le reste s'écrasait aux portes, tandis que les triaires et les archers de Capellien criblaient
de traits cette multitude. Dans l'intérieur de la cité, ce n'était que cris et lamentations
des femmes et des enfants, qui voyaient tomber sous leurs yeux tous ceux qui leur
étaient chers. Pour tracer ce sombre tableau, l'historien a surtout fait appel à son
imagination. Carthage ne possédait pas de remparts en 238 ; par conséquent on ne
saurait admettre que l'armée en déroute ait péri faute de pouvoir franchir les portes de
l'enceinte. Pour cette raison je ne croirais guère à un carnage tel que la ville en soit
restée presque déserte.
En présence de ce désastre, le vieux Gordien, désormais sans ressources, jugea
qu'il lui était impossible de se maintenir au-pouvoir. Il n'ignorait pas non plus,
ajoute Capitolin, que, si les Africains manquent de valeur, ils ont par contre un
fonds inépuisable de perfidie. Vaincu, sa personne était à leur merci. Il résolut
donc d'en finir d'un seul coup avec les honneurs dangereux. Trop fier pour se
livrer aux mains de l'ennemi qui occupait déjà la ville, il se retira dans son palais
et se pendit. Son règne avait duré vingt-deux jours.
Capellien restait maître de la situation. Mais, redoutant un retour offensif des
partisans de Gordien, il abusa de sa victoire et fit égorger les principaux citoyens
de Carthage qui avaient pu sortir sains et saufs du combat. Pillage des temples
et du trésor public, spoliation des particuliers, il se permit tout. Les mêmes
violences furent exercées dans les villes de la province qui avaient fait adhésion
officielle aux empereurs défunts1. Ces rapines lui servirent à répandre des
largesses parmi ses troupes. La facilité avec laquelle s'improvisait un empereur à
cette époque autorisait toutes les ambitions ; et Capellien pensa que, si les
événements tournaient mal pour Maximin, il aurait des chances sérieuses de
recueillir l'héritage impérial, pourvu que l'armée le secondât. Son espoir fut déçu.
Un prince restait, le petit-fils et neveu des Gordien, que son titre de César
désignait pour leur succéder. Néanmoins, tandis que le sénat s'empressait de
mettre au rang des divi son aïeul et son oncle, lui-même fut laissé de côté. Il
fallait alors des résolutions viriles et un bras prêt à agir ; un enfant de douze à
treize ans parut peu propre à venir à bout des difficultés actuelles. Mais
lorsqu'une fin violente eut fait disparaître Maximin et Maxime, ainsi que Pupien et
Balbin, leurs compétiteurs, on se rappela l'existence du jeune César. Les
prétoriens allèrent le chercher et le proclamèrent dans le camp, à Rome (fin de
juillet 238)2.
Aurelius Victor raconte3 qu'aussitôt établi à Carthage, après son retour triomphal
de Thysdrus, le vieux Gordien avait voulu connaître le sort que l'avenir lui
réservait, à lui et à sa famille ; il interrogea les entrailles des victimes. Tout d'un
coup la victime désignée mit bas. Ce présage fut interprété par les haruspices de
la manière suivante : sa mort serait prochaine, mais il laisserait le pouvoir à sa
race ; elle n'en jouirait que peu de temps et se verrait en butte à de continuelles
agressions, malgré son innocence, dont ce petit qui venait de naître offrait un
symbole. Quoi qu'il en soit de la prophétie, la mort tragique des deux premiers
Gordien, l'avènement rapide du troisième, son règne de six années, si vite
interrompu par une fin sanglante qui l'enlève à dix-neuf ans ; forment une série
d'événements tragiques bien propres à impressionner les imaginations.
Pour punir la Me légion d'avoir marché contre les empereurs africains, Gordien
III la raya de l'armée. Les débris en furent dispersés parmi les troupes de Rhétie
jusqu'en l'année 253, où Valérien la rétablit, en récompense des services que ces
troupes lui avaient rendus contre Emilien4. Le départ de la légion fut pour
Gordien la cause d'une difficulté sérieuse. On conçoit que, débarrassé du contrôle
jaloux du légat, le proconsul se soit senti plus libre de tout oser. En outre, la
II
Les vingt années qui suivirent cette échauffourée ne furent point des années de
calme. Rarement, au contraire, la ville fut agitée d'une manière aussi continue
que dans ce milieu du IIIe siècle. Sans parler de la peste, qui la ravagea comme
le reste du monde2, c'est alors que se placent la persécution de Dèce, les
querelles ecclésiastiques, les démêlés de saint Cyprien avec Rome, plusieurs
conciles, enfin le martyre du grand évêque. Quoique ces faits touchent en partie
à l'histoire politique, il sera, je crois, plus logique de les produire dans leur
ensemble, lorsque je traiterai des progrès du christianisme.
Une des époques les plus tristes de l'empire est le règne de Gallien (253-268).
L'autorité du prince n'existe plus que de nom. Les provinces se disputent les
lambeaux du pouvoir. De toutes parts éclosent des souverains inattendus. C'est
l'heure des Trente Tyrans. L'Afrique ne devait pas être des dernières à se donner
un maitre fait de ses mains. Sans doute les deux essais encore tout récents des
Gordien et de Sabinianus n'avaient abouti qu'à des échecs. Mais l'ambition ne
s'instruit guère par l'expérience d'autrui. On pouvait penser aussi que la IIIe
légion Auguste, rendue méfiante, depuis son rétablissement, par le souvenir de
sa mésaventure de 238-253, hésiterait avant de se prononcer entre les partis en
1 Trébellius Pollio, Vita Tyr. trig., 29, 1 ; cf. Pallu, Fastes, p. 290 sq.
2 Vopiscus, Vita Taciti, 12, 1.
3 Vopiscus, Vita Taciti, 18.
déjà partie du sénat au temps des Gordien, ou du moins étaient d'âge à se
rappeler le rôle qu'avaient joué les Africains en 238. Et c'est peut-être en
souvenir de la solidarité qui unit alors Rome et Carthage qu'un tour plus
personnel fut donné par les sénateurs, lors de l'élection de Tacite, à leur
correspondance avec la capitale momentanée des Gordien.
Le successeur de Tacite, Probus, était un soldat énergique plus capable que le
vieux consulaire de faire face aux attaques de plus en plus fréquentes des
barbares. Avant son avènement, Carthage l'avait vu dans ses murs. Dans quelles
circonstances ? on a quelque peine à le démêler du texte de Vopiscus1. Une fois
empereur, ce vaillant guerrier n'y revint pas ; très occupé sur les frontières
septentrionales, le loisir lui manqua pour surveiller de près les pays du sud. Les
barbares, désormais à l'affût de toutes les occasions favorables pour piller un
coin de l'empire, profitèrent de cet éloignement forcé.
Une bande peu nombreuse de Francs2, relégués sur le Pont-Euxin, se signala en
particulier par son audace, parcourant toute la Méditerranée, dévastant tout sur
son passage. L'Afrique ne resta pas indemne ; mais des forces ayant été
envoyées de Carthage les contraignirent de se rembarquer sans avoir commis
tout le mal qu'ils méditaient. L'irruption, qu'on place en l'année 2803, avait été si
soudaine que personne, en dehors de cette ville, ne tenta de châtier les pirates.
De retour dans leur patrie, ces éclaireurs de l'invasion purent raconter à leurs
compatriotes étonnés qu'ils avaient impunément traversé tout le grand empire4.
Ce n'était qu'une alerte ; Carthage n'en éprouva qu'un faible préjudice. Toutefois
elle venait de faire connaissance avec les hommes du nord. Sa situation
méridionale ne l'avait pas préservée de cette malencontreuse visite, elle ne la
sauvegardera pas non plus dans l'avenir. Le jour où ils reparaîtront, au lieu de
quelques pillards elle devra se défendre contre un peuple entier. Alors ils ne se
contenteront plus de lui prendre une parcelle de ses trésors, ils la subjugueront
et lui parleront en maîtres.
En attendant, les tribus insoumises des montagnes portaient de rudes coups à la
puissance romaine (289-298)5. Grâce à la confusion où leurs attaques jetaient la
province, un usurpateur, nommé Julien, tenta de s'emparer du pouvoir6. Comme
1 Il s'agissait de désordres à réprimer ; c'est tout ce que nous pouvons conclure des
phrases suivantes (Vita Probi, 9, 3) : Il combattit aussi avec beaucoup de vaillance en
Afrique contre les Marmarides et triompha d'eux ; puis, passant de Libye à Carthage, il
délivra cette ville des rebelles. Labarre (p. 17) indique pour les opérations de Probus
l'époque où il était dux totius orientis, c'est-à-dire la fin de 275 ou le début de 276 ; car
Probus tenait cette charge de Tacite (Vita Probi, 7, 4). Je n'ai point d'objections contre
cette date ; mais je ne sais pas d'autre part sur quels arguments solides on l'appuie, si
ce n'est peut-être que, dans le livre de Vopiscus, la lettre par laquelle Tacite crée le
général dux totius orientis précède le récit de ses hauts faits en terre africaine.
2 Vita Probi, 1, 71 ; cf. Incerti panegyricus Constantio Cæsari dictus, 18 (éd. Bæhrens,
V) ; Labarre, p. 17.
3 Goyau, p. 333.
4 Duruy, VI, p. 513.
5 Sur ces dates, cf. Cagnat, Armée, p. 59-61.
6 Aurelius Victor, De Cæs., XXXIX. Un proconsul qui gouverna l'Afrique vers cette époque
portait le même nom. Il est connu pour avoir reçu de Dioclétien et de Maximien. en
réponse à une question qu'il leur adressait, un édit contre les Manichéens. Tissot
rapporte cet acte impérial, daté d'Alexandrie, au 31 mars 290 : les années 287 et 308
ont été aussi mises en avant. Mais la majorité des auteurs adopte 296 (cf. Tissot, F., p.
les Gordien, comme Sabinianus, comme Celse, c'est à Carthage, selon toute
vraisemblance, qu'il recruta ses premiers adhérents, Pour mettre à la raison ce
prétendant, mais surtout, je pense, pour abattre les Babares et les
Quinquegentanei qui devenaient redoutables, Maximien Hercule, spécialement
chargé de l'Afrique depuis le partage du 1er mars 2931, vint prendre le
commandement des troupes. Le détail des opérations contre les tribus rebelles
est à peu près éclairci par les inscriptions2. Il n'en est pas de même en ce qui
concerne Julien3. Un seul fait demeure acquis : Maximien triompha de tous les
séditieux, et la paix fut rétablie dans tout le pays. L'empereur victorieux put se
reposer quelque temps à Cartilage au début de l'année 2984.
Dioclétien et Maximien élevèrent.de grandioses monuments sur tous les points
de l'empire5. Rome en eut d'abord sa part, selon toute justice. Cependant on ne
la favorisait point aux dépens des provinces ; parmi les autres villes que les deux
princes embellirent, Aurelius Victor cite Carthage en première ligne. La chronique
de Prosper ajoute avec plus de précision : Sous le troisième consulat de
Constance et de Galère, furent construits à Rome les thermes de Dioclétien, et à
Carthage les thermes de Maximien6. Rien n'apparaît plus au-dessus du sol de ces
183, et Goyau, p. 358. n. 1). Cette dernière opinion me semble la plus probable.
Vainqueur du rebelle Achilleus au début de cette année, Dioclétien s'empara d'Alexandrie
après huit mois de siège, et c'est pendant le séjour qu'il fit en cette ville que fut
promulgué l'édit à Julien. Ce proconsul, si l'on accepte le système auquel je nie range,
aurait donc administré l'Afrique en 296. Dès lors, il ne serait point impossible de
l'identifier avec le Julien qui tenta de soulever la province en sa faveur et de prendre la
pourpre.
1 Goyau, p. 346 ; Duruy, VI, p. 542 ; M. Cagnat (Cours d'épigraphie, 2e édit., p. 207
sq.) donne la date de 292 sans en dire le motif.
2 Cagnat, Armée, loc. cit.
3 Duruy dit bien (VI, p. 553) : Après des échecs répétés que nous ne connaissons pas,
Julien se donna la mort. Je ne sais d'où il tire ce renseignement.
4 Un document officiel prouve ce séjour de Maximien à Carthage. C'est un rescrit daté du
6 des ides de mars, sous le consulat de Faustus et de Gallus (10 mars 298). Le seul
intérêt de ce texte, pour la question qui nous occupe, se tire de la suscription ; mais on
n'en peut rien déduire sur la durée de la visite impériale (Fragmenta juris romani
Vaticana, 41, dans Huschke, Jurisprud.). Le rescrit commence par ces mots :
Diocletianus et Max. Constantius Pannoniæ Juliæ... ; sur quoi Huschke remarque :
Turbata quidem inscriptio. Sed et Maximiani et Constantii nomen retinendum est. Hic
enim a. 292 Cæsar appellatus, obtinuerat etiam Mauritaniam, ut in his regionibus eum
cum Maximiano, cui Africa obvenerat, rescripsisse mirari non liceat. Il n'est question nulle
part ailleurs d'une apparition de Constance en Afrique à cette époque, à moins qu'on n'y
veuille rapporter deux monnaies de Maximien, avec la légende : Felix adventus Augg. nn,
et l'Afrique personnifiée Cohen, V, Maximien Hercule, n° 28 et 29, 185.
5 Aurelius Victor, De Cæs., XXXIX. Dureau de la Malle a fort bien établi (p. 177 sq.) que
mœnia signifie souvent, et dans ce passage en particulier, constructions, édifices. Aux
textes qu'il cite j'ajouterai le suivant, de Cassiodore, qui est sans réplique : Asprenas et
Clemens. His conss. multa mœnia et celeberrima Romæ facta sunt, id est Capitolium,
forum transitorium, divorum porticus, Iseum Serapium, stadium... (Chron. min., II, p.
140, n° 727, ad ann. 94). Fort du témoignage d'Aurelius Victor, Estrup concluait que les
murs de Carthage avaient été rebâtis à la fin du IIIe siècle par Dioclétien et Maximien.
Estrup faisait un contre-sens et commettait du même coup une erreur historique. C'est
seulement au Ve siècle, sous Théodose II, que l'on effectua ce travail.
6 Chron. min., II, p. 446, n° 959. Le troisième consulat de Constance et de Galère nous
reporte à l'année 300 ; et rien ne nous autorise à penser que Maximien se soit attardé
deux ans en Afrique. Mais les dates de Prosper Tiro ne sont pas toujours d'une
thermes de Maximien ; et les fouilles n'ont, jusqu'à présent, rien exhumé non
plus qu'on puisse leur attribuer avec certitude. S'il faut juger d'eux par ce qui
subsiste encore à Rome des thermes de Dioclétien, le cadeau que Maximien offrit
à la ville rappelait les magnifiques donations d'Hadrien, d'Antonin et de Marc
Aurèle.
Maxence, fils de Maximien Hercule, se fait proclamer Auguste par les prétoriens,
s'installe à Rome, et tue Sévère par trahison (307)1. Puis, sans tarder, il envoie
des représentants outre-mer pour prendre possession de l'Afrique dont sa
victime avait le gouvernement. Mais, en dépit des services que son père leur
avait rendus, les Africains et surtout les Carthaginois repoussèrent ses envoyés,
refusèrent de le reconnaitre et de laisser exposer ses images2. Maxence se mit
en devoir de passer la Méditerranée pour tirer vengeance de ce qu'il considérait
comme une révolte.
A cette nouvelle, les troupes de la province, qui s'étaient opposées plus encore
que les citoyens à sa proclamation, prirent peur. Ne se croyant pas de force à
tenir tête à une solide armée, elles abandonnèrent le pays à son sort et se
replièrent sur Alexandrie. En Egypte résidait le fils des Augustes, Maximin Daïa,
partisan de Galère. Auprès de lui elles trouveraient aide et soutien et
formeraient, jointes à ses propres soldats, un effectif imposant. Ce projet ne put
être accompli, car les garnisons de Tripolitaine, fidèles à Maxence, barrèrent la
route aux milices apeurées, qui durent rebrousser chemin et revenir à Carthage3.
Les réponses défavorables des haruspices empêchèrent Maxence de les y
poursuivre.
Un autre motif encore l'arrêta. L'Afrique était alors administrée par le vicaire du
préfet du prétoire d'Italie, L. Domitius Alexander4. Maxence craignit que ce
fonctionnaire ne lui interdît de débarquer. Pour connaître au juste ses
sentiments, il lui fit demander son fils comme otage ; le gouverneur, pris de
défiance, refusa de le livrer. Maxence expédia aussitôt des gens avec mission de
le mettre à mort. Leur dessein ayant été découvert, c'en était assez pour pousser
aux extrémités la garnison de Carthage, qui n'avait point rapporté. de sa course
vers l'Egypte des sentiments plus favorables à l'usurpateur. En apprenant ce
lâche attentat, les troupes se mutinent et saluent Alexandre empereur. C'était le
septième prince en exercice (mai 308). La sédition qui le porta au pouvoir,
remarque M. Cagnat5, fut toute militaire. Cependant la haine des Africains pour
scrupuleuse exactitude. Par exemple, d'après lui, le martyre de saint Cyprien serait de
255, tandis qu'il n'eut lieu qu'en 258. Nous serions donc en droit, vu sa chronologie
parfois indécise, de supposer une erreur de deux ans à propos de la construction de cet
édifice. Si l'on se refuse à taxer Prosper d'ignorance ou de légèreté, on pourra peut-être
fournir de son renseignement une' explication plausible. Commencés en 298, les thermes
exigèrent sans doute un travail considérable, et le chroniqueur n'aurait donné que la date
de leur achèvement.
1 Cette date est la plus probable. ; cf. Goyau, p. 375, n. 11.
2 J'emprunte le récit de Zosime, II, 12-14 ; Aurelius Victor, De Cæs., XL ; Epit., XL,
fournit aussi quelques détails curieux.
3 Zosime nous offre une autre version. Il raconte que les fuyards parvinrent jusqu'à
Alexandrie, mais qu'y ayant rencontré des troupes auxquelles ils ne purent résister, ils
retournèrent par mer à Carthage. J'ai suivi l'opinion plus vraisemblable de M. Poulle
(Const., XVIII, p. 473 sq.), à laquelle se rangent aussi M. Cagnat (Armée, p. 64) et M.
Goyau (p. 376).
4 C. I. L., VIII, 7004 ; Tissot, F., p. 194 sq.
5 Armée, p. 64.
Maxence facilita singulièrement l'entreprise des soldats. L'élu de la garnison se
maintint trois ans ; jamais un empereur créé par l'Afrique n'avait encore duré
plus de quelques jours.
Phrygien ou Pannonien d'origine1, de basse extraction, lâche de son naturel, déjà
avancé en âge, Alexandre n'avait aucune des qualités nécessaires à une si haute
fortune. Aussi bien ne rechercha-t-il pas de lui-même la puissance. Les soldats
lui forcèrent la main ; l'inaction de son adversaire acheva son succès. L'Afrique
propre et la partie septentrionale de la Numidie, pour le moins, acceptèrent son
autorité2.
En 311 seulement3 Maxence essaya de reconquérir l'Afrique. La défense des
haruspices n'avait pas suffi à le retenir pendant ces trois années ; on peut croire
que sa situation toujours précaire en Italie lui interdisait de s'occuper d'autre
chose que de sa propre conservation. Lorsqu'il lui fut possible de se retourner
contre Alexandre, il réunit une petite armée4, dont il confia le commandement à
son préfet du prétoire, Rutius Volusianus et à Zenas, célèbre, dit Zosime, tant
par l'expérience qu'il avait de la guerre que par sa douceur5. Un seul combat peu
meurtrier consomma la ruine d'Alexandre. Ses partisans (faut-il encore reconnaître
à cette défaillance le caracrere.de nos Carthaginois ?) lâchèrent pied au premier choc.
On se saisit de l'usurpateur au milieu du sauve-qui-peut général ; il périt
étranglé.
Cette mort ne satisfaisait point la colère de Maxence. Ses généraux avaient ordre
de mettre le pays à feu et à sang, car le peuple tout entier devait subir la peine
de sa révolte. Ils s'acquittèrent de leur Liche en conscience, pillant, détruisant,
égorgeant. Les moins coupables, sur une dénonciation mensongère, sur un
simple soupçon, étaient livrés au bourreau. Une liberté sans bornes fut laissée
aux délateurs, qui ne manquèrent pas d'accuser les personnes les plus en vue
par leur naissance ou par leurs richesses d'avoir favorisé le parti d'Alexandre.
Point de grâce ; tout accusé payait de ses biens, presque toujours même de sa
vie, un crime souvent imaginaire. Les plus belles villes d'Afrique connurent toutes
ces horreurs ; Aurelius Victor cite au premier rang Cirta (Constantine), et
Carthage, l'ornement du monde (terrarum decus). La consternation s'étendit sur
toute la contrée ; il semblait, pour me servir des expressions d'un panégyriste de
Constantin, que Maxence eût résolu d'effacer complètement l'Afrique6. Lui,
cependant, qui n'était pas sorti d'Italie, se fit décerner les honneurs du triomphe
pour ces tristes exploits. On triompha à Rome des malheurs de Carthage.
Dès ce moment, l'usurpateur tint la province sous sa main, disposant à son gré
de l'annone7 et tirant de cette contrée de robustes soldats. A la bataille du pont
Milvius (27 octobre 312), ses forces se montaient à 120.000 hommes, dont 80.000
1 Zosime (loc. cit.) tient pour la Phrygie ; Aurelius Victor (loc. cit.) pour la Pannonie.
2 Tel est l'avis de M. Cagnat (loc. cit.), qui me parait fournir de bonnes raisons contre
l'opinion de M. Poulie. Ce dernier savant (loc. cit., p. 492 sq.) pense que toute l'Afrique
septentrionale, même les Maurétanies, accueillit Alexandre.
3 C'est la date généralement reçue ; cf. Till., Hist., IV, p. 110, 118 ; Cagnat, loc. cit. ;
Govau, p. 382. Pourtant Tissot (F., p. 195) et Schiller (Gesch. der rœm. Kaiserzeit, p.
185) adoptent l'année 310.
4 Paucissimus cohortibus, Aurelius Victor, loc. cit.
5 Zosime, loc. cit.
6 Incerti panegyricus Constantino Aug., 16 (éd. Bæhrens, IX).
7 Incerti panegyricus Constantino Aug., 16 (éd. Bæhrens, IX).
Italiens et 40.000 que l'Afrique lui avait fournis1. Les Africains terrorisés
appelaient de tous leurs vœux la fin de ce gouvernement sanguinaire. Cette
satisfaction ne leur fut pas longtemps refusée. Maxence s'étant noyé au pont
Milvius, le vainqueur lui fit trancher la tête et la présenta aux Romains qui
laissèrent éclater leurs transports. Puis, désireux de plaire aux Africains et.de
leur permettre d'exprimer aussi leur haine, il envoya ensuite cette tête à
Carthage2. Ce don barbare de joyeux avènement dut rendre le nom de
Constantin singulièrement populaire en cette ville3.
On compta peut-être que la paix allait y régner à partir de ce jour. Mais l'ère
pacifique est passée ; désormais, et jusqu'à sa disparition. Carthage est vouée
aux bouleversements et aux catastrophes.
III
Durant la première moitié du IVe siècle, ce fut surtout des luttes religieuses que
Carthage souffrit. Ces querelles intestines aux Vandales' agitèrent les esprits
autant que les révolutions politiques et dégénérèrent souvent en batailles4. Les
empereurs durent intervenir à plusieurs reprises pour réprimer les fanatiques.
Pour l'histoire civile, nous glanerions à grand'peine dans les auteurs quelques
menus détails ; non point qu'ils se taisent sur les événements d'Afrique, mais ils
ne marquent pas d'une manière assez expresse la part qui revient à la capitale.
En 352, Constance chasse hors de l'Italie Magnence, son compétiteur ; et, pour
lui ôter tout espoir de secours venant des pays méridionaux, il expédie une flotte
chargée de recueillir la soumission de l'Espagne, de la Sicile et de l'Afrique
(353)5. Julien, qui mentionne l'arrivée des vaisseaux à Carthage, ne dit pas si ces
provinces avaient pris fait et cause pour le rebelle. L'hypothèse est peu probable.
C'est à Autun que Magnence s'était revêtu de la pourpre ; quoique maitre de
Rome et de l'Italie pendant un peu de temps, il ne paraît pas avoir cherché un
appui dans le sud6. D'autre part, la lutte entre lui et Constance fut circonscrite
en Pannonie et dans la haute Italie. Nous avons donc toute raison de croire que
Carthage ne se déclara point en sa faveur, sans faire du reste aucune
démonstration de fidélité envers Constance. Hésitante entre un usurpateur qui
ne lui appartenait pas et le véritable maitre, ne sachant de quel côté pencherait
la fortune, elle attendit. Lorsque la victoire eut favorisé Constance, il avait des
massacré par le peuple. On ne sait rien de plus sur ce comte. Si le fait est exact, ainsi
que Tillemont (Hist., V, p. 562) paraît l'admettre, il faut sans doute l'attribuer au peuple
de Carthage, puisque c'est au milieu de lui que le comte séjournait d'habitude. M. Cagnat
(Armée, p. 722, n. 9) oppose au témoignage du précédent chroniqueur celui de Zosime
(V, 36), qui donne Heraclianus (409-413) comme successeur immédiat au comte
Bathanarius (401-408). Entre les deux il ne resterait donc aucune place pour Jean.
Philostorge (Hist. ecclés., XI, 7 ; cf. Till., Hist., V, p. 481) dit d'autre part qu'une comète
ayant paru en 402, les années suivantes, surtout depuis 406, furent marquées par des
fléaux de tout genre. On vit périr, raconte-t-il, toute l'Europe, une grande partie de l'Asie
et plus de la moitié de l'Afrique, spécialement dans les contrées soumises aux Romains ;
et il étale la liste de ces calamités. Laissons de côté ses amplifications et la frayeur
superstitieuse de la comète, pour ne retenir que la mention des désastres qui désolèrent
l'Afrique. Synesius (Epist., 57 et 58 ; cf. Cagnat, Armée, p. 87) confirme le récit de
Philostorge et déclare que la Libye fut alors ruinée par les barbares, par les tremblements
de terre, par les sauterelles et par le feu. Carthage, comme le reste du pays, dut perdre
bon nombre de ses habitants.
1 Zosime, VI, 7 ; Sozomène, Hist. ecclés., IX, 9 ; Philostorge, op. cit., XII, 6.
2 Prosper Tiro, Chron. (Chron. min., I, p. 467, n° 1249) ; Orose, VII, 42,10.
3 Peut-être doit-on inscrire le fait à la date de 412, car la Chronique d'Idace (Chron.
min., II, p. 18, n. 51) indique la révolte dés cette année. Mais comme les autres
historiens ou chroniqueurs et Idace lui-même rapportent l'action militaire d'Heraclianus à
413, c'est alors seulement, semble-t-il, que le comte se déclara. Orose, VIII, 42, 10-14 ;
Idace, loc. cit., et n. 56 ; Prosper Tiro, loc. cit. ; Marcell. Comes, Chron., p. 71 ;
Jordanès, Romana, 325 ; Consularia Constantin., p. 246 ; Chron. Gallica (Chron. min., I,
p. 654, n. 75) ; cf. Till., Hist., V, p. 614 et 817.
4 Idace, Chron. min., II, p. 18, n. 51. Une loi (Cod. Theod., IX 40, 21 ; XV, 14, 13) du 3
août 413, adressée au préfet du prétoire, Hadrien, prescrit d'abolir le nom du rebelle et
de l'effacer sur tous les actes où il figurait On peut conjecturer que l'exécuteur des
volontés d'Honorius avait été ce même comte Marin, le vainqueur d'Ulriculum. Car nous
le retrouvons en Afrique peu de temps après, où il fait périr à Carthage, le 13 septembre
de cette année, le tribun Marcellin, sous prétexte qu'il était affilié au consul vaincu. Cet
excès de zèle, ou plutôt cet attentat contre un homme de bien, valut au comte sa
révocation (Orose, VII, 42, 16-17).
de l'empire, chaque page de ce récit en témoigne. Constatons maintenant en
retour que la province ne se suffisait pas néanmoins à elle-même. Carthage ne
pouvait devenir une vraie capitale que du consentement de Rome ; et Rome
n'était guère disposée ii lui céder cette prérogative.
Nous approchons pourtant du moment où le rêve constant de notre cité va se
réaliser. Mais combien lui coûtera cette triste gloire ! Capitale d'un royaume
barbare par le fait d'une invasion, elle aurait volontiers échangé un pareil
honneur contre une obscure existence avec la liberté. Les Vandales ne lui en
laissèrent pas le choix.
IV
Avant de raconter l'histoire de leur domination, jetons un coup d'œil derrière
nous, et voyons ce que plus de quatre cents ans du régime impérial ont fait de
Carthage.
Malgré la famine qu'elle a subie vers 366 ; au milieu de tous les maux qui
signalent le règne de Valentinien, incursions sanglantes des nomades, paresse et
rapines des soldats, exactions et tyrannie des gouverneurs locaux1 ; en dépit des
révoltes de Firmus, de Gildon, d'Heraclianus et des guerres qu'elles déchaînent,
la cité, au tiers du ve siècle, ne paraît point trop déchue de sa splendeur. Elle a
réparé les ruines que Maxence y accumula jadis ; Ausone, la comparant aux
autres villes de l'empire, a pu ne lui trouver de supérieure que Rome et de rivale
que Constantinople. Hésitant à préférer l'une à l'autre, il se résout à les mettre
sur la même ligne et admire ce que sont devenues la modeste Lygos et l'humble
Byrsa2.
Orose, il est vrai, parle des dimensions restreintes dé Carthage et la déclare
chétive depuis qu'elle n'est plus entourée d'une ceinture de murailles ; entendre
le récit de ce qu'elle fut jadis, ajoute-t-il, est une de ses plus grandes douleurs3.
Cette phrase mentionne un fait exact : en l'année 417, où Orose écrivit sa
chronique4, les murailles n'existaient point. Huit ans plus tard, sous Théodose II,
en 4255, la crainte des barbares les fera rétablir. C'est alors, dit l'auteur
anonyme des Chronica Gallica, que Carthage fut entourée d'un mur. Depuis
l'époque où l'ancienne ville fut détruite, par une sage précaution des Romains, et
de crainte qu'elle ne se révoltât plus facilement si elle était fortifiée, on ne lui
avait pas permis de se retrancher derrière une enceinte de murailles6.
L'autre partie du texte d'Orose est faite pour surprendre. Quel terme de
comparaison possédait-il pour juger la Carthage de 417 chétive auprès de celle
1 I, 2, 92.
2 M. Girardin, p. 973.
3 De civ. Dei, I, 32.
4 De civ. Dei, V, 23.
valait leur assistance ; comment pouvait-il être vaincu par des gens qui les
méprisaient et défendaient qu'on leur rendit un culte ?
Voilà dans quel état d'esprit se trouvent les Carthaginois au moment où les
Vandales s'approchent pour les réduire sous leur joug. Quoiqu'elle ait perdu sa
vigueur du IIe siècle, la capitale, pour des observateurs superficiels, n'en
conserve pas moins jusqu'à la veille de l'asservissement sa prospérité matérielle
et sa brillante apparence. Elle est l'un des derniers asiles du monde romain
envahi.
Richesse et vie efféminée vont souvent de pair : il en était ainsi alors en cette
ville. Ausone, qui la représente comme une des trois premières de l'empire,
l'appelle en même temps la dissolue (discincta)1 et lui applique ce terme infamant
comme une épithète de nature. Le commentaire de ce mot nous est donné par
Salvien, qui écrivait dans la première moitié du Ve siècle et qui fit probablement
un séjour en Afrique2. Je sais que cet austère écrivain ne pèche point par excès
d'indulgence. Afin de montrer, comme déjà Tertullien au commencement du IIIe
siècle3, que les vices des hommes sont la cause des fléaux qui désolent le inonde
et que l'arrivée des barbares est le juste châtiment de ces désordres, il expose
complaisamment, il exagère la corruption de ses contemporains. Aussi doit-on
lire son livre De gubernatione Dei avec la même prudence que les boutades
moroses d'un satirique. Cette réserve indispensable une fois faite, il faut bien
admettre que tout n'est pas inventé dans son ouvrage et qu'il y a un fond de
vérité-sous cette rhétorique un peu déclamatoire.
Salvien nous dépeint d'abord les Africains en général4. Chez eux, on ne trouve
point, connue dans la plupart des hommes, un mélange de bien et de mal. Le
mal y domine tellement qu'il est devenu comme leur propre substance. Mais,
pour n'être point accusé de ne produire aucune preuve, Salvien limite bientôt son
réquisitoire à celle des villes d'Afrique qui est la capitale et comme la mère de
tontes les autres, à la rivale perpétuelle de Reine, qui jadis balança la force de
ses armées, comme elle égala presque depuis son éclat et sa puissance, en un
mot, à Carthage, la Rome africaine. Elle est pleine de fonctionnaires qui ont la
charge d'y maintenir le bon ordre et la décence ; et pourtant, que de
lamentables exemples on y rencontre à chaque pas. Le crime y coule à pleins
bords, l'iniquité y bouillonne ; elle est plus remplie de hontes que d'hommes, de
bassesses que de richesses. On voit ses habitants avides, impudiques, alourdis
par le vin et les festins, se couronner de fleurs, s'arroser de parfums, se vautrer
dans la pourriture du vice et s'enivrer de péchés.
Que deviennent, parmi toutes ces turpitudes, les pauvres, les orphelins et les
veuves ? On les tourmente, on les chasse, on les outrage ; Dieu est leur seul
refuge. Aussi, parfois, dans l'amertume de leur douleur, ils ne peuvent se
1 On a voulu voir en lui le proconsul de l'année 366-367 (Goyau, p. 520). Mais il est
avéré aujourd'hui que cette charge fut alors occupée par C. Julius Festus Hymetius ; cf.
Teuffel, p. 1060, 1 ; et Tissot, F., p. 246 sqq.
2 Descriptio orbis, v. 290.
CHAPITRE IV. — L'ASSERVISSEMENT (430-533).
I
Retracer la vie de Carthage de 439 à 533, c'est raconter un siècle de l'histoire
des Vandales. Certes leur domination s'étendit bien au-delà de son enceinte ;
elle n'était que la capitale de leur royaume. Mais ce seul titre, en lui assurant la
prépondérance sur toutes les autres cités, lui donnait déjà un lustre particulier.
De plus, s'ils se sont parfois éloignés d'elle, Genséric et ses successeurs y sont
toujours revenus au bout de peu de temps ; elle fut bien le centre principal et
presque continuel de leur activité.
Appelés parle compte Boniface, les Vandales s'étaient empressés de franchir le
détroit de Gibraltar (429) ; et, pendant cinq ans, malgré la résistance acharnée
de certaines places1, comme Hippone, et les efforts des armées impériales2, ils
avaient tout détruit par le fer et le feu. Le 11 février 435, un accord intervint
entre Valentinien III et Genséric3. Dès qu'il se sentit assez solide, le barbare
rompit le pacte, se révolta contre l'empereur et prétendit parler en maitre à
l'Afrique entière. La prise de Carthage fut l'acte le plus décisif de cette rébellion.
Elle eut un retentissement considérable dans le monde romain. Tous les
historiens et chroniqueurs contemporains ou de la période suivante y font
allusion et souvent, y insistent pour la déplorer. Carthage aux mains des
Vandales, c'était en effet une portion, et non des moins belles, de l'empire
d'Occident qui échappait aux Romains et à la civilisation ; c'était aussi
l'alimentation de Rome ou de Ravenne compromise. Où irait-on chercher le blé
nécessaire à l'Italie ? Reverrait-on ces flottes si longtemps attendues. dont
l'arrivée réjouissait le peuple affamé, dont le retard lui laissait redouter la disette
et tous les maux qu'elle entrante ? Ainsi, chacun envisageant cet événement de
son point de vue, l'empereur y sentant une diminution de son pouvoir, le peuple
une menace de famine, la perte de Carthage dut, ce me semble, produire sur les
Romains d'alors une impression assez analogue à celle que ressentit la chrétienté
lors de la chute de Constantinople, sous les coups des Turcs, en 1453.
Genséric y entra le quatorzième jour avant les calendes de novembre (19 octobre)
de l'année 4394. Aucun écrivain ne nous renseigne sur les circonstances on se
1 Procope, Bell. Vand., I, 3 ; Possidius, Vita S. Augustini, 28 (P. L., XXXII) ; Tillemont,
Hist., VI, p. 204.
2 Procope, ibid. Carthage reçut à cette époque une visite importante. Aspar, venant à
l'aide de Boniface, dut y débarquer et, y faire au moins un rapide séjour ; car l'auteur du
Liber de promissionibus et prædictionibus Dei, IV, 6, 9-11 (P. L., LI). rapporte un prodige
effrayant qui se passa dans cette ville pendant qu'il s'y trouvait, Mais il se trompe de
date quand il indique l'année 434 : Aspar porta secours à Boniface vers la fin du siège
d'Hippone, qui se termine dès l'été de 431.
3 Prosper Tiro, Chron. (Chron. min, I. p. 474, n° 1321). Procope nous a conservé
quelques clauses du traité (op. cit., I, 4) ; Genséric s'engageait à payer à l'empereur un
tribut annuel et pour gage de sa fidélité, livrait son fils Hunéric ; en retour, une grande
partie de l'Afrique resta aux Vandales. Ce traité fut signé à Hippone par le successeur de
Boniface, Trigetius.
4 Prosper Tiro, Chron. (Chron. min., I, p. 477, n° 1339), avec les Additam. Afric., p. 486,
et l'Épitomé Carthag. (ibid., p. 497 ; Idace, Chron. (ibid., II, p. 23, n° 115 et 118)
produisit la catastrophe. S'était-il ménagé des intelligences dans la place ?
j'inclinerais à le croire. Carthage, récemment close d'une enceinte, ne pouvait
guère être enlevée d'un coup de main ; et pourtant les termes dont se servent
les auteurs prouvent, à mon avis, que la lutte, s'il y en eut une, ne fut pas
longue, ou plutôt que la prise de possession se fit par ruse, en pleine paix1. Dès
qu'il se fut établi dans la ville, le roi, qui la savait riche, voulut s'approprier les
trésors qu'elle renfermait. Il publie un. ordre pour se faire apporter par chaque
citoyen tout ce qu'il possède, d'or, d'argent, de pierreries et de vêtements
précieux. Quiconque se dérobe, on le met à la torture pour lui faire avouer où il a
caché ses biens. On pille les églises, on les dépouille de leurs vases sacrés ; on
en retire l'administration aux prêtres, et elles sont arrachées au culte pour
devenir la demeure des conquérants2. Cruel envers tout ce peuple captif,
Genséric manifesta une haine spéciale contre l'aristocratie et la religion, si bien,
dit Prosper, qu'on ne discernait point s'il était plus l'ennemi des hommes que de
Dieu.
Le biographe de saint Fulgence, évêque de Ruspe, nous fait comprendre par un
exemple quel sort éprouvèrent les personnages importants. Fulgence, écrit-il3,
était issu d'une noble famille, et ses parents comptaient parmi les sénateurs de
Carthage. Gordien, son aïeul, y habitait au moment où Genséric y pénétra en
vainqueur. Ce dernier, après avoir dépouillé de leur fortune tous les sénateurs,
les contraignit de s'embarquer pour l'Italie. Gordien fut du nombre des
expulsés... A sa mort, deux de ses fils, dans l'espoir de recouvrer son héritage,
se mirent en route pour l'Afrique. Il ne leur fut pas possible de rester à Carthage,
leur propre maison ayant été livrée aux Ariens. Cependant le roi leur fit remettre
une partie des sommes qui leur avaient été ravies, et ils allèrent s'établir en
Byzacène. Les plaintes de Victor de Vita sont donc justifiées, lorsqu'il s'écrie : A
cette antique et fière liberté dont jouissait Carthage, il fit succéder la servitude4.
Tous ceux qui étaient spoliés, prêtres ou nobles laïques, avaient le choix entre
l'exil et l'esclavage ; s'ils tardaient à se décider, on les condamnait à l'esclavage
perpétuel. J'ai connu, ajoute le même historien, bon nombre d'évêques et
d'illustres citoyens devenus ainsi esclaves des Vandales.
Les places dont Genséric n'avait point entrepris la conquête, sans doute en
souvenir du siège si long d'Hippone, se rendirent sans tarder5, de même qu'en
146 av. J.-C. la chute de Carthage amena la soumission de toute la contrée6. Les
Cassiodore, Chron. (ibid., p. 156, n° 1233). Le comte Marcellin, Chron. (ibid., p. 80), fixe
la prise de Carthage au 10 des calendes de novembre (23 oct.). Par une erreur plus
grande encore, les Chronica de 551, (Chron. min., I, p. 661. n° 598) indiquent la date de
438, et celles de 452 (ibid., p. 660, n. 129) la date de 445.
1 Carthaginem dolo pacis invadit, écrit Prosper Tiro ; et Idace, Carthagine fraude decepta
; Carthaginem occupavit, dit le comte Marcellin ; Carthago capta, lit-on dans les Chronica
Gallica de 452 et de 511 ; Carthaginem Geisericus tenuit et intravit, ajoute Victor de
Vita, I, 12.
2 Vict. Vit., I, 8.
3 S. Fulgentii episcopi Ruspensis vita, I, col. 119 (P. L., LXV).
4 Vict. Vit., I, 12 et 14.
5 Idace, loc. cit. ; Marcell. Comes, loc. cit. ; Chron. Gall. a. 452, loc. cit.
6 Victor de Vita (I, 13) signale la répartition faite par le roi, peut-être en 442, des
provinces récemment subjuguées. La Byzacène, l'Abaritane (d'Avezac, l'Univers
pittoresque : Afrique II ; Afrique ancienne, p. 241, note, suppose qu'il faut lire Sabratana
ou Sabaratana au lieu d'Abaritana, et qu'il s'agit de la Tripolitaine), le pays des Gétules et
une partie de la Numidie furent retenus dans son lot. Il partagea entre ses troupes la
Vandales ne se méprirent pas sur l'importance de cet événement ; ils le
considérèrent comme le principe d'un nouvel ordre de choses. L'habitude s'établit
parmi eux de compter une ère spéciale à partir de ce moment1 ; le 19 octobre
439 en fut la date initiale. Il v avait 585 ans que Carthage était tombée dans la
sujétion de Rome.
Les débuts du règne de Genséric furent très agités. Expéditions soudaines sur
mer, descentes le long des côtes et pillage des habitants surpris, voilà par quels
exploits se signalait le vainqueur de l'Afrique. En même temps, il pousse Attila
contre l'empire, parvient ainsi à détourner de soi l'attention, et peut à son aise,
en dépit du traité passé avec Valentinien III2, arrondir son domaine maritime.
Après la mort de l'empereur (455) il eut tôt fait de réunir sous sa loi tout ce qu'il
ne possédait pas encore en Afrique, plus la Sardaigne, la Sicile, la Corse et les
Baléares3.
Pour se livrer à la piraterie, Genséric avait dû se créer une marine. Les vaisseaux
des armateurs carthaginois en formèrent le noyau, autour duquel il groupa les
navires que les arsenaux purent lui construire rapidement et en grand nombre.
Le port offrait un lieu de refuge très sûr ; et, s'il ne présentait plus l'activité de
rage punique ou des IIe et IIIe siècles de l'ère chrétienne, la déchéance était loin
d'être complète.
Les Vandales n'avaient qu'a jouir paisiblement du fruit de leurs victoires ;
l'empire n'était pas de force à les en empêcher. Tous ceux qui auraient dû le
défendre ne s'occupaient que de leurs mesquines rivalités, quand ils n'allaient
pas jusqu'à pactiser avec l'ennemi. Tel fut le cas du comte Sébastien, gendre de
Boniface, et, comme lui, en hutte à la haine d'Aetius. C'était un vaillant homme
de guerre, à qui l'on avait confié, lors de la descente de Genséric en Sicile (440)4,
le commandement d'une armée. Il semble avoir ménagé le barbare5. Aussi,
lorsque les intrigues de ses ennemis l'eurent contraint d'abandonner tour à tour
Constantinople et la cour du roi des Visigoths, c'est à Carthage qu'il alla
demander asile6. Genséric faisait grand cas de Sébastien et volontiers écoutait
ses avis ; pourtant il redoutait de le voir quelque jour, comme jadis son beau-
père, se retourner vers l'empire. Il prit donc prétexte de sa foi religieuse pour se
Zeugitane ou Proconsulaire (sur l'identité des deux termes à cette époque, voir les textes
cités par Tissot, G., II, p. 37 ; outre le passage de Victor de Vita qui nous occupe, on
peut encore rappeler cette phrase d'Orose, I, 2, 92 : Byzacium ubi Hadrumetus civitas,
Zeugis ubi Carthago magna.) Le reste demeura entre les mains de Valentinien III, mais
plutôt à titre de possession embarrassante, qu'il fallait défendre sans cesse, que comme
un territoire dont on retirait de réels avantages.
1 Mommsen croit (Chron. min., I, p. 154, n. 2 ; cf. Krusch, p. 143) que le mot aera (ère)
fut introduit en Afrique par les Vandales. Ce peuple comptait encore les années à partir
du début de chaque règne ; cf. C. I. L., VIII, 2013, 10516.
2 Prosper Tiro, Chron., p. 478, n° 1344 et p. 479, n° 1347 ; Cassiodore, Chron., p. 156,
n° 1237 et 1240 ; cf. Théophane, Chron., 87 (P. G., CVIII).
3 Vict. Vit., I, 13.
4 Prosper Tiro, Chron., p. 478, n° 1342 ; Cassiodore, Chron., p. 156, n° 1235 ; Idace,
Chron., p. 24, n° 131, cite encore une incursion en Espagne en 445.
5 Prosper Tiro, ibid.
6 Idace, Chron., p. 24, n. 132, rapporte ce fait à l'année 445. Il est probable, quoique le
texte d'Idace ne soit pas très clair è. cet endroit, que Sébastien fit un séjour assez long
en Afrique ; du moins sa mort n'advint, suivant le même chroniqueur, qu'en 450 (ibid., p.
25, n. 144).
débarrasser de lui. Le comte, qui était catholique, ayant refusé de se convertir à
l'arianisme professé par les Vandales, paya de sa vie cette courageuse attitude1.
Genséric n'avait point hésité, pour asseoir sa puissance, à sacrifier la veuve et
les enfants de son frère Gundéric ; ces meurtres appelaient la vengeance. Ce
petit homme, boiteux par suite d'une chute de cheval, colère, avide, taciturne,
ennemi des plaisirs, qui s'était imposé à ses égaux par la profondeur de son
génie et son adresse sans pareille à former des intrigues et à diviser les nations
qu'il voulait soumettre2, avait d'ailleurs trop bien réussi pour ne pas exciter la
jalousie de ses compagnons d'armes. Ce qui les irrita surtout, c'est l'orgueil dont
il fit preuve à la suite de ses continuels succès3. Un complot s'ourdit entre
quelques-uns des plus nobles de la nation afin de le mettre à mort ; ils furent
découverts, et Genséric les fit périr dans les supplices. Dans la crainte qu'ils
n'eussent des imitateurs. il infligea le même sort à tous ceux qu'il soupçonnait de
ne point l'aimer. Carthage fut inondée de sang. Par ces massacres, dit Prosper,
les Vandales perdirent plus de forces que dans une défaite.
Il leur en restait assez pour répondre à l'appel d'Eudoxie, veuve de Valentinien
III, et pour s'emparer de Rome (15 juin 455)4. Pendant quatorze jours, ils s'y
livrèrent au pillage avec fureur et dépouillèrent la ville de toutes ses richesses.
Puis ils remirent à la voile, emmenant à Carthage des milliers de captifs, entre
autres Eudoxie, ses deux filles. Eudocie et Placidie, et Gaudence, fils d'Aetius5.
On avait entassé dans les vaisseaux, dit Procope6, une quantité d'objets d'or et
d'argent et tout le mobilier impérial. La moitié du toit du temple de Jupiter
Capitolin, qui était d'un bronze très fin, recouvert d'une couche d'or épaisse.
faisait partie du butin. Genséric s'était emparé aussi des vases sacrés des Juifs et
des autres dépouilles du temple de Jérusalem, que Titus avait transportées jadis
à Rome. Ces trésors demeurèrent à Carthage pendant toute la durée de
l'occupation vandale. A l'exception d'un vaisseau chargé de statues, qui sombra
en mer, la flotte rentra sans encombre.
Les prisonniers étaient si nombreux qu'on ne savait où les abriter. Le manque de
soins et le pénible voyage qu'ils venaient d'effectuer avaient affaibli beaucoup
d'entre eux. C'était pitié de voir cette foule d'hommes, de femmes et d'enfants,
libres hier encore, maintenant réduits au plus dur esclavage. Il se trouva
heureusement un cœur qui eut compassion de leur sort et s'employa pour
l'adoucir. Deogratias, évêque de Carthage, disposa deux grandes églises, la
basilica Fausti et la basilica Novarum, avec des lits et des couches de feuillages
pour y recevoir ces malheureux. Tous ses efforts tendaient. à empêcher qu'on ne
vendit à part mari, femme et enfants. Les malades étaient l'objet de sa
sollicitude particulière ; on le voyait, suivi de médecins, se pencher à leur chevet,
examiner leur état, et leur donner remèdes et aliments. Lorsqu'il mourut, ajoute
1 I, 25-27.
2 Procope, loc. cit. ; Idace, Chron., p. 32, n° 216 ; Théoph., Chron., 94.
3 Bell. Vand., I, 5-7. Il dit en propres termes (5) : Άνὰ πᾶν ἔτος ἦρι ἀρχοµένῳ ἔς τε
Σικελίαν καὶ Ἰταλίαν ἐσβολὰς ἐποιεῖτο...
4 Hist., VI, p. 321 sq., 331 sq. De tous ces faits je ne reproduirai qu'un seul, parce qu'il
se passe, ou plutôt qu'il est dit se passer à Carthage ; car il s'agit d'une légende racontée
par l'historien grec à propos de Majorien. En 460, l'empereur fit de grands préparatifs
contre les Vandales ; lui-même devait prendre le commandement des troupes. Avant
d'engager la lutte, voulant se rendre compte des forces de son adversaire, il se déguise
en ambassadeur, prend un nom d'emprunt, se teint la chevelure et se rend auprès de
Genséric. Le barbare le reçut amicalement, puis, sous couleur de politesse, en réalité afin
de l'effrayer, il le conduisit dans l'arsenal qui contenait une quantité d'armes de toute
sorte. Aussitôt ces armes commencèrent à se remuer et s'entrechoquèrent avec un grand
bruit, et la terre se mit à trembler. L'inspection terminée, il s'informa de la cause du
phénomène ; personne ne l'avait perçu. Après le départ de Majorien, Genséric apprit le
nom de son visiteur. Plein de crainte à l'idée qu'il s'était livré lui-même à un chef si
valeureux, il se prépara sans repos à le combattre. Il parvint par trahison à détruire la
[lotte réunie sur les côtes d'Espagne pour transporter les Romains en Afrique. Et le péril
fut une fois encore détourné de Carthage (Idace, Chron., p. 31, n° 200).
5 Procope, Bell. Vand., I, 5 ; De ædif., VI, 5.
encore fortifiée. Elle put soutenir un siège de quelque durée1. Léon avait partagé
ses troupes en trois corps. Le premier, aux ordres du patrice Marcellianus ou
Marcellinus2, devait tout d'abord reconquérir la Sardaigne, ce qu'il fit sans trop
de peine ; Héraclius, qui commandait le second, pénétra en Tripolitaine et battit
l'ennemi. La flotte enfin, sous la conduite de Basiliscus, beau-frère de
l'empereur, visa droit à Carthage, où les deux autres forces devaient la rejoindre.
Si ce projet s'exécutait, c'en était fait de la puissance vandale. Il faillit réussir. Au
moment décisif, la trahison de Basiliscus perdit tout.
Il atterrit au promontoire de Mercure (Cap Bon). Mais, au lieu de marcher aussitôt
sur la capitale, il commença par perdre du temps. L'adversaire, qui avait eu
grand peur, se remet peu à peu de son premier effroi et se prépare à la
résistance. Basiliscus pénètre dans le golfe et s'approche de la ville ; Jordanès3
rapporte même qu'il l'attaqua à mainte reprise du côté de la mer. Quoi qu'il en
soit, le siège traîna en longueur, quand tout aurait pu se terminer en quelques
jours. Genséric, qui connaissait l'avarice de l'amiral ennemi, lui fit passer une
somme importante pour le corrompre ; du moins Procope, Malalas et Jordanès le
racontent. En même temps, il lui demandait cinq jours de trêve afin d'étudier à
quelles conditions la paix pourrait être conclue ; Basiliscus les accorda. Le vent
ayant sauté pendant cette armistice, les Vandales se sentent en mesure
d'attaquer la flotte impériale, placée dès lors dans une situation très défavorable.
Ils jettent contre elle une quantité de brûlots, qui allument des incendies de
toutes parts, tant les vaisseaux étaient pressés ; puis ils sa lancent à l'abordage.
Surpris par cette brusque attaque, affolés par les flammes, les marins de
Basiliscus et la plupart des chefs n'en résistèrent pas moins avec ardeur. Malgré
leur vaillance, cette bataille navale fut un désastre. Il fallut fuir en désordre vers
Constantinople, où l'empereur, sur les instances de sa femme Verina, sœur de
Basiliscus, pardonna au général infidèle.
Heraclius, trop faible pour se mesurer seul avec l'ennemi, se replia lui aussi vers
l'Orient ; tandis que Marcellinus tombait assassiné par quelques rivaux jaloux de
ses succès (août 468)4. Cette lamentable expédition ne servit qu'a affermir à la
fois la puissance et l'orgueil de Genséric.
A partir de ce moment le vieux roi ne fut plus guère attaqué et poursuivit en
toute quiétude ses incursions sur les côtes de la Méditerranée. Un traité avec
Odoacre (476), par lequel ce chef, déjà maitre de l'Italie, obtenait la Sicile,
moyennant tribut annuel5, un autre, un peu antérieur, avec l'empereur d'Orient
Zénon6 ; voilà tout ce que l'histoire nous a transmis d'important pour la fin de
son règne.
II
Son fils et successeur, Hunéric, dont le règne ne dura que sept ans, fut le fléau
de l'Afrique, en particulier de Carthage, où il fit couler le sang des catholiques. En
dehors de cette persécution, nous n'avons guère à glaner pour l'histoire politique
de ce triste règne que l'ambassade d'Alexandre. Zénon l'avait envoyé auprès
d'Hunéric (480)5 pour examiner d'abord les griefs du roi, qui se plaignait de
n'avoir pas reçu la dot de sa femme Eudocie, fille de Valentinien III, puis les
1 Cet événement fut le point de départ d'une ère nouvelle ; C. I. L., VIII, 5262 :
Sabatier, I. p. 190, n. 1.
2 Tissot, G., I, p. 62 ; II, p. 259, 264 ; pl. XVIII.
3 Pour la suite de ce récit, voir Procope (op. cit., II, 1-9), qui fournit tous les détails sur
la conquête définitive de l'Afrique. La plupart des écrivains ou chroniqueurs n'ont fait que
résumer plus ou moins brièvement ces faits considérables : cf. Vict. Tonn., p. 198 ;
Marius Aventicensis (Chron. min., II, p. 235 ) Jean Malalas, Chron., XVIII, 68 et 77 ;
Marcell. Comes, p. 103 : Jordanès, Getica, XXXIII, 171-172, et Romana, 366 ; Cod.
Just., I, 27, début ; Corippus, Johan., 14-22 : Paul Diacre, Hist. rom., XVI, 14. Anastase
(col. 1255-1259) donne un abrégé assez complet de Procope ou plutôt de Théophane
(Chron., p. 158 sqq.) : il introduit pourtant une variante : Noctu enim ad urbem
accedentes, et una cum intrœuntibus plaustris rusticorum ingredientes, obtinuerunt ; et
cum dies factus fuisset, tam sacerdotem quam hujus primos captantes, ad prætorem
destinaverunt. Théophane, qui suit Procope dans son récit de la conquête de l'Afrique, a
écrit cette phrase à propos de l'entrée de Bélisaire à Sullectum ; Anastase l'a transcrite
de telle sorte qu'elle semble s'appliquer à Carthage.
et fit pendre sur une colline, devant la ville, un citoyen convaincu d'avoir
communiqué avec l'ennemi. Cet exemple fut salutaire, tous les traîtres laissèrent
là leurs mauvais desseins ; les Huns eux-mêmes confessèrent leur faute et
jurèrent de combattre en loyaux sujets.
Au milieu de décembre, trois mois après son entrée à Carthage, Bélisaire se
décida enfin à se mesurer avec Gélimer. La rencontre eut lieu à sept lieues
environ de la capitale, aux environs de Tricamarum ; et tout se borna, comme
dans l'affaire de Ad Decimum, à un engagement de cavalerie. Les Romains
perdirent seulement cinquante des leurs, au dire de Procope, et les Vandales huit
cents. Vers le soir, quand survint l'infanterie, on se porta contre le camp que
Gélimer abandonna précipitamment avec son entourage. On tua une foule
d'ennemis ; les femmes, les enfants furent emmenés en esclavage ; on fit main
basse sur les trésors des vaincus. La puissance des Vandales venait de recevoir
le coup mortel.
Après ce désastre. Gélimer s'était réfugié à l'extrémité de la Numidie, où le mont
Pappua (Djebel Nador ?)1 lui offrait une retraite inaccessible. Dans l'impossibilité
d'emporter d'assaut cette position, Bélisaire avait laissé un de ses lieutenants
pour tenir le roi en échec et le réduire par la famine. Après trois mois d'un siège
très rigoureux, épuisé de fatigues et de privations, perdant courage, le Vandale
résolut de se remettre à la discrétion du vainqueur. On lui assura la vie sauve, à
lui et à tous les siens, avec un traitement honorable et ce qui lui serait
nécessaire pour sa subsistance. A ces conditions il se rendit et fut sur-le-champ
conduit dans son ancienne capitale, où Bélisaire, qui avait établi sa résidence
dans le faubourg d'Aclas, le reçut avec courtoisie (mars 534).
Moins de soixante ans après la mort de Genséric, son fondateur, le royaume des
Vandales gisait, anéanti en six mois par cinq mille cavaliers. Vraiment Procope
n'exagère pas lorsqu'il dit que cette aventure tenait du prodige. Et l'on peut
douter avec lui ce qu'il faut admirer le plus, ou du courage tic Bélisaire, ou de la
fortune qui l'avait si bien servi. Justinien, pour témoigner sa gratitude au général
qui lui rendait une partie important e de son empire, renouvela en sa faveur un
usage de l'ancienne Rome et lui décerna les honneurs du triomphe. On vit se
dérouler à travers les rues de Byzance une pompe magnifique. Sièges d'or, chars
de la reine, vêtements enrichis de pierreries, coupes et vaisselle de prix,
monceaux d'argent, en un mot tout le mobilier et les richesses de Gélimer, tout
ce que Genséric avait enlevé à Rome en 455, défila devant les yeux ébahis des
Grecs. Dans le nombre figuraient les vases et objets sacrés des Juifs, pris à
Jérusalem par Titus et transportés à Carthage après le sac de Rome2. Le cortège,
où avaient pris place Gélimer, sa famille et les principaux chefs vandales, partit
de la demeure de Bélisaire et s'achemina vers le cirque, où Justinien reçut les
hommages, les adorations du vainqueur et du vaincu. Et ce fut un spectacle
inoubliable de voir le fier barbare prosterné devant l'Icône impériale. On pouvait
alors croire à la toute-puissance de l'empereur ; et il semblait que l'Afrique lui fût
1 Tissot, G., I, p. 36-39. pl. XXI ; Mgr Toulotte verrait plutôt cette montagne à l'ouest de
Mita, sur les confins de la Numidie et de la Maurétanie, dans le massif de Zouaglia ou
dans celui du Ferdjioua ; cf. C. R. Inscr., 1891, p. 421 ; C. R. Hipp., 1892, p. XXVIII sq. ;
Gsell, 1891, p. 23 ; 1892, p. 81.
2 On dit que Justinien, dans la crainte d'attirer sur son peuple des maux pareils à ceux
qu'avaient soufferts Rome et Carthage, ne voulut point conserver ces trésors. Il les fit
rendre tous aux églises de Palestine.
dorénavant soumise sans conteste. Nous verrons bientôt quelles luttes il lui fallut
soutenir pour la conserver sous sa dépendance.
Avant' de raconter cette dernière période de l'histoire de Carthage, arrêtons-nous
un instant, et regardons ce que cette ville est devenue sous les Vandales. On se
rappelle la description pessimiste que Salvien nous en a laissée au
commencement du Ve siècle. A l'entendre, rien n'eût été plus corrompu que son
peuple ; l'attrait des plaisirs s'exerçait sur lui si fortement qu'il, le rendait
insouciant du danger prochain. Aux portes de Cirta et de Carthage retentit le
fracas des armes, et cependant les chrétiens de Carthage s'amusent dans le
cirque, se débauchent au théâtre. On se tue hors des murs, on se prostitue au
dedans..... Les cris des mourants se mêlent aux cris de fête et aux clameurs du
cirque..... Oui, ce peuple a bien voulu sa perte1.
Après ces violentes invectives contre les Romains d'Afrique et les indigènes
assimilés aux Romains, on doit s'attendre à une grande indulgence pour leurs
adversaires. De fait, la peinture que nous offre Salvien des mœurs des Vandales
est très séduisante ; il les juge avec une sympathie non déguisée. Il ne saurait
nier cependant que les barbares soient orgueilleux et comme enflés de leur
victoire ; mais c'est au contact des Africains qu'ils ont perdu quelque chose de
leurs qualités natives. Pouvait-il en être autrement dans un pays si dépravé ?
Néanmoins ils réprouvent les excès ordinaires aux Carthaginois ; par leurs soins,
la débauche s'atténue ; des ordonnances sévères répriment la licence et assurent
l'intégrité des mœurs. Rougissons donc, s'écrie en terminant Salvien, et soyons
couverts de confusion... Tout est pur sous la domination vandale, excepté les
Romains2.
Procope3 nous trace un tableau bien différent. De toutes les nations que je
connais, la plus efféminée est celle des Vandales. Ce ne sont tous les jours que
bains et repas somptueux, où figurent les produits les plus exquis de la terre et
de la mer. Couverts d'ornements d'or, de vêtements de soie orientaux, ils
passent leur temps aux spectacles, aux jeux du cirque, à tous les amusements ;
la chasse surtout les passionne. Les danses, les mimes, la musique, tous les
plaisirs des veux et des oreilles leur agréent. Ils aiment à placer leurs maisons au
milieu de vergers, bien irrigués, où croissent des arbres en abondance. Enfin,
très amis de la terre, ils se livrent aussi sans-réserve aux occupations de
l'amour. Ce passage, écrit avec l'impartialité de l'histoire, ou du moins exempt
des antithèses et du parti pris qui éclatent à chaque ligne dans Salvien, nous
donne sans doute des maitres momentanés de l'Afrique une idée assez vraie.
Quand bien même on voudrait admettre qu'ils étaient au début tels que nous les
décrit le moraliste chrétien, on ne saurait douter qu'ils soient devenus dans la
suite tels que l'historien grec nous les représente. Au lieu de réagir contre la
perversité de Carthage, ils subirent assez vite la contagion, et d'autant plus qu'ils
étaient plus haut situés ; loin de donner à la ville un salutaire exemple, la cour,
de Genséric jusqu'à Gélimer, ne fit qu'aider à la démoralisation générale. Il serait
donc faux de prétendre que le régime établi par les Vandales, s'il fut la juste
punition des excès antérieurs, inaugura une ère de vertu. Salvien a peut-être pu
le croire parce qu'il n'assista qu'aux premiers jours de la conquête. S'il eu avait
contemplé la suite, il aurait certes trouvé pour flétrir les Vandales amollis des
I
Si Justinien promettait la liberté aux Carthaginois, il ne leur en assurait pas la
tranquille jouissance ; c'eût été prendre des engagements qu'il n'était guère en
mesure de tenir. Des symptômes non équivoques permettaient en effet de
deviner qu'on n'en avait pas fini avec la guerre en abattant les Vandales.
Impatients de toute autorité, les Maures et les Berbères allaient harceler les
villes, rançonner les propriétaires ruraux et tenir en échec pendant près d'un
siècle les envoyés de Constantinople. Nous avons déjà vu à l'œuvre ces
intrépides adversaires, au temps où Rome possédait encore l'Afrique. Les
Vandales n'étaient pas non plus restés à l'abri de leurs attaques ; aussitôt que la
forte main de Genséric ne fut plus là pour les contenir, ils se ruèrent contre ses
faibles successeurs. Enfin, quand les Byzantins errent triomphé, ils assaillirent
aussi ces nouveaux maîtres du pays. Les hostilités se prolongèrent ; elles
menaçaient de s'éterniser, lorsque se présentèrent les Arabes, qui mirent
d'accord Impériaux et indigènes, en s'emparant de toute la région. Le jour où le
flot des envahisseurs venus de l'est atteignit Carthage, la domination romano-
byzantine disparut de l'Afrique. C'est la suite de ces douloureux efforts de la
capitale contre les tribus de l'intérieur d'abord, plus tard contre les conquérants
arabes, qu'il me reste à raconter1.
Le vaisseau qui emportait Bélisaire vers Constantinople n'avait pas encore levé
l'ancre que se répandait le bruit des incursions des Maures sur les frontières.
Bélisaire laissa donc presque toutes ses troupes à son remplaçant, le magister
militum Solomon, qui, grâce aux renforts expédiés par Justinien, sans avoir
encore une armée considérable, put néanmoins tenir tête à l'ennemi. Ses
propositions de paix ayant été repoussées avec arrogance, il pourvoit à la
sécurité de la ville, où les fâcheuses nouvelles du sud jetaient facilement la
panique, et part avec toutes ses forces à la rencontre des barbares qui
ravageaient la Byzacène. A deux reprises il les vainquit, dans les environs de
Mamma2 et près du mont Burgaon3, leur tua beaucoup de monde, et prit une
telle foule de femmes et d'enfants qu'un enfant, dit Procope, ne se vendait pas
plus cher qu'un petit agneau. Carthage célébra cette double victoire par des
réjouissances publiques, et le populaire, avide de spectacles nouveaux,
1 C'est aussi à Procope (Bell. Vand., II, 8-28) qu'il faut demander tous les détails de
cette histoire, au moins jusqu'en 518. Procope était demeuré à Carthage auprès de
Solomon ; il est donc, pour cette période, un témoin aussi bien informé que pour le
temps de la conquête proprement dite. Ici encore. Théophane (Chron., p. 169, sqq.) a
suivi Procope en l'abrégeant ; Anastase fait à son tour un résumé très succinct de
Théophane (col. 1259 sq.). On consultera avec fruit Partsch et Diehl, Afr.
2 Procope parle encore de Μάµµη dans le De ædif., VI, 6, et Corippus des Mammenses
campi, Johan., VII, v. 283. La position en est incertaine ; Tissot, G., II, p. 68 ; Diehl,
Afr., p. 61, n. 5.
3 La description du mont Burgaon semble se rapporter au Madjoura, massif isolé un peu
au nord de Tébessa. Note du Service géographique du Ministère de la Guerre, dans
Tissot, G., II, p. 185 ; cf. ibid., I, p. 34, et Diehl, Afr., p. 69, n. 6.
contemplait curieusement les captifs, au nombre desquels figurait Esdilasa, un
des quatre grands chefs ennemis1.
La Numidie n'était pas indemne ; les tribus de l'Aurès la dévastaient sous la
conduite de leur roi Iabdas ; elles avaient ruiné en particulier la belle ville de
Thamugadi (Timgad). Joué par ces rebelles dans une première campagne,
Solomon voulut en préparer à loisir une seconde et dans cette pensée séjourna
pendant l'hiver à Carthage2. Au printemps (mars 536), lorsqu'il se promettait de
reprendre les opérations, le patrice3 fut retenti par une sédition militaire. Il y
courut de grands dangers, et, sans laide de Bélisaire, peut-être ne serait-il
jamais parvenu à l'étouffer4.
Beaucoup de soldats de l'empire avaient épousé des femmes vandales. Elles
s'indignaient, maintenant qu'elles partageaient le sort des vainqueurs, de ne plus
posséder les terres qui leur appartenaient sous le régime précédent. Poussés par
leurs plaintes incessantes, leurs maris firent entendre des réclamations ; et,
lorsque Solomon voulut diviser le territoire conquis entre le trésor public et le fisc
impérial, ils s'y opposèrent. Le général leur rappela que les captifs et le butin leur
avaient été répartis ; qu'ils n'étaient pas soldats pour s'adjuger les domaines
recouvrés, mais pour les restituer au trésor, qui pourvoyait à leur propre
entretien ; ces arguments n'étaient pas de nature à les calmer.
Une autre cause de révolte moins apparente, mais peut-être plus forte en réalité,
s'ajoutait à la première. L'armée comprenait un certain nombre de soldats
ariens, presque tous barbares. Les prêtres vandales, ariens eux aussi, qui ne
pouvaient plus exercer leur ministère depuis que Justinien en avait fait défense à
tous les hérétiques, excitaient en cachette ces adeptes de leur foi. Leur
mécontentement était vif, surtout à l'approche de la fête de Pâques, où il ne leur
serait possible ni de baptiser, ni d'accomplir les autres cérémonies en usage à
cette époque de l'année. A côté de ces prêtres, d'autres Vandales encore se
trouvaient clans le camp, épiant l'occasion favorable de venger, par quelque
moyen que ce fût, leurs récents désastres. Les prisonniers conduits par Bélisaire
à Constantinople avaient été répartis en cinq corps de cavalerie (Justiniani Vandali)
et dirigés sur les frontières de la Perse, pour y tenir garnison. Quatre cents-
d'entre eux, ayant réussi à s'échapper, gagnèrent l'Afrique et, à la faveur de
l'indiscipline, s'introduisirent peu à peu dans les rangs des Byzantins. Ils y
semèrent sans peine l'esprit de révolte.
Solomon en effet n'avait point les sympathies du soldat. Dur aux autres comme a
lui-même, soucieux avant tout de bien servir son maître et de rétablir l'ordre à
tous les degrés de la hiérarchie, il n'avait ménagé ni l'inertie des hommes, ni la
vanité des chefs. Tous le détestaient donc ; et les Vandales trouvèrent, un
terrain préparé d'avance à recevoir leurs perfides conseils. En outre, la longue
inaction des troupes pendant l'hiver de 535-536, la réunion à Carthage de la
1 Sur ces premières opérations militaires de Solomon, cf. Diehl, Afr., p. 51-71.
2 Si l'on en croit la chronique du comte Marcellin, qui rapporte à l'année 535 les
événements dont je vais parler, ces trois sorties contre les Maures de Byzacène et de
Numidie n'auraient pris que la fin de l'année 534. Pareille besogne fut difficilement
accomplie en si peu de temps. Aussi est-on d'accord pour l'étendre à l'année 535
également (cf. Partsch, p. XV, sq. ; Diehl, Afr., p. 69-75). La suite de ce récit montrera,
qu'on ne saurait guère adopter une chronologie différente.
3 Sur ce titre, cf. Diehl, Afr., p. 74, n. 5.
4 Procope, Bell. Vand., II, 14 ; cf. Diehl, Afr., p. 44-46, 15-83.
majeure partie des forces impériales, étaient des circonstances favorables qu'ils
s'empressèrent d'exploiter. La conspiration s'ourdit promptement ; presque toute
l'armée y trempa, y compris l'entourage de Solomon, que l'on avait gagné à prix
d'or. Malgré le grand nombre des conjurés, le secret ne fut pas trahi.
On avait résolu de tuer le patrice à l'église, le premier jour des fêtes pascales,
qui s'appelait le grand jour. Tandis qu'il priait dans la basilique, raconte Procope,
ceux qui avaient décidé sa mort y entrèrent ; et, s'excitant mutuellement par
signes, ils portaient déjà la main à leur épée. Mais ils n'osèrent pas accomplir
leur forfait. La pensée des cérémonies qui se célébraient, peut-être un respect
instinctif pour un chef si illustre, ou je ne sais quelle puissance divine les en
empêcha. Ils se retirèrent donc après l'office et se reprochèrent amèrement les
uns aux autres leur faiblesse. On remit le coup au lendemain ; ce jour-là encore,
paralysés comme la veille, ils quittèrent l'église sans avoir rien fait. Arrivés sur le
forum, ils s'accablent d'invectives sans aucune prudence, se traitant de 'aches et
de traîtres, et s'accusant de servilité à l'égard du général. Le complot était
divulgué. Aussi la plupart d'entre eux, qui ne se croyaient plus en sûreté à
Carthage, s'empressèrent d'en sortir. Une fois dehors, ils pillèrent les villages des
environs et tuèrent tous les Africains qui se trouvaient sur leur chemin. Ceux qui
n'avaient pas quitté la ville cachaient avec soin leurs sentiments et feignaient
d'ignorer la conjuration.
Solomon s'employa aussitôt de tout son pouvoir à les retenir dans la fidélité à
l'empereur. Mais, au bout de cinq jours, quand ils virent que leurs camarades se
permettaient impunément tous les excès dans la campagne, ils se rassemblèrent
au cirque et s'emportèrent en discours injurieux à l'adresse de Solomon et des
autres généraux. En vain leur dépêcha-t-on Théodore de Cappadoce, qui tenta
de les apaiser par des paroles conciliantes ; ils ne l'écoutèrent pas. Une certaine
jalousie existait entre Théodore et Solomon, qui le soupçonnait d'avoir voulu
attenter à sa vie. Les séditieux, se souvenant alors de ces rivalités, proclament à
grands cris Théodore leur chef. Ils l'entourent connue une escorte et se dirigent
en tumulte vers la résidence du gouverneur, où ils mettent à mort le
commandant de la garde. Puis le pillage et le massacre commencent. Africains ou
Romains, ennemis ou amis de Solomon, ils égorgent tout ce qu'ils rencontrent ;
ils pénètrent dans les maisons sans défense et les saccagent ; en un mot, ils
commettent tous les excès ordinaires dans une ville prise d'assaut. Cette orgie
sanglante dura jusqu'à la nuit ; les ténèbres et l'ivresse calmèrent seules leur
fureur. Lorsque tout fut endormi, Solomon, qui s'était caché dans l'église du
palais, se rendit chez Théodore de Cappadoce. Cet officier avait pu se dérober
aux honneurs que prétendaient lui imposer les mutins ; il procura au patrice les
moyens de s'évader par mer et lui promit de veiller pendant son absence à la
sécurité de Carthage.
Les insurgés s'étaient réunis dans la plaine de Balla Regia. Leur dessein était de
se défaire des généraux de Justinien et de proclamer ensuite l'Afrique
indépendante. Dans cette intention, ils mirent à leur tête un certain Stotzas, qui
sortait des derniers rangs de l'armée1 et que sa cruauté, son caractère
aventureux, désignaient pour un tel rôle. Près de huit mille rebelles se trouvèrent
bientôt sous ses ordres. Il lança un appel à tout ce qui restait de -Vandales dans
la contrée ; un nouveau contingent de mille hommes, joyeux de combattre
1 Cf. Partsch, p. XX ; Tissot, G., II, p. 636, pl. XIX (entre Tébessa et Sbeïtla) ; Diehl, Afr.,
p. 333-343.
2 Marcell. Comes, Chron., p. 107 ; Vict. Tonn., p. 201 ; Procope, Bell. Vand., II, 24 ; cf.
Diehl, Afr., p. 343-350.
3 Marcell. Comes., ibid. ; Vict. Tonn., loc. cit. Voir pour la suite des magistri militum,
Diehl, Afr., p. 596-599.
Devant une pareille affirmation, le malheureux n'hésite plus ; vêtu d'une casaque
d'esclave, il vient se prosterner aux pieds de Guntharis et lui présente, avec des
supplications, le livre des Evangiles et l'enfant que l'évêque avait baptisé.
L'usurpateur le reçoit avec bienveillance, l'invite à souper en lui réservant la
place d'honneur et le fait coucher seul dans une chambre du palais. Il se croyait
hors de danger, lorsque parurent des émissaires de Guntharis, qui le tuèrent
malgré ses larmes (mars 546)1. Le lendemain, le meurtrier envoya la tête
d'Areobindus à Antalas, mais il garda l'argent et les soldats dont il lui avait
promis une part. Cette déloyauté blessa le Berbère, qui s'éloigna de Carthage,
méditant sa vengeance.
Le commandant du contingent arménien, Artabane, le principal défenseur
d'Areobindus, avait reçu pleine amnistie de Guntharis ; en secret, il ne pensait
qu'aux moyens de le punir. Celui-ci préparait une grande expédition contre
Antalas qui avait définitivement rompu avec lui. Avant de commencer la lutte, il
fit exécuter un peu au hasard un certain nombre de suspects et ordonna même
de faire disparaître en son absence tout ce qu'on découvrirait de Grecs à
Carthage. La veille du départ, il réunit dans un grand banquet ses principaux
officiers ; l'occasion sembla propice à Artabane pour exécuter son dessein. Il
dissémina habilement des soldats dévoués autour de la salle et s'arrangea de
manière à en écarter les familiers de Guntharis. Vers la fin du repas, un des plus
fidèles Arméniens, chargé de frapper le tyran, lui porta un coup de sabre et ne
réussit qu'à le blesser. Artabane aussitôt se précipite et lui plonge sa large épée
dans le flanc jusqu'à la garde. Les Arméniens apostés à cet effet et les serviteurs
qui avaient été sous ordres d'Areobindus tuent alors quiconque fait mine de
résister ; tous ensemble se mettent à pousser le cri de Vive Justinien ! La foule
se joint à eux et bientôt remplit la ville de ses joyeuses clameurs ; les partisans
de l'empire sortent de leurs maisons, se précipitent chez les amis de Guntharis et
les massacrent sans quartier, qui au lit, qui à table2. Guntharis n'avait détenu le
pouvoir que trente-six jours3.
Artabane n'eut pas à se repentir d'avoir renversé l'usurpateur. Prejecta, femme
d'Areobindus, donna des sommes considérables au vengeur de son mari, et
l'empereur récompensa le sujet dévoué qui lui avait rendu Carthage, en lui
1 Corippus, Johan., IV, v. 222-226 ; Vict. Tonn., loc. cit. Marcell. Comes (Chron, p. 103)
indique l'année 547 ; il parle surtout de l'envoi à Constantinople par Artabane de
Prejecta, veuve d'Areobindus ; mais cet envoi même, bien qu'un peu postérieur aux faits
qui nous occupent, ne doit pas être rapporté à 547. Je préfère la date de 546, puisque
ces événements se placent, d'après Procope, deux mois après le départ de Sergius, et
que ce départ dut avoir lieu tout au début, de 546 ; cf. Partsch, p. XXIV ; Diehl., Afr., p.
351-355.
2 Jean, surnommé Stotzas le Jeune, qui, après la mort du chef rebelle de ce nom, avait
recueilli ses bandes de Romains et de Vandales et qui s'était joint à Guntharis, était
refugié dans une église avec quelques Vandales. Arta-banc les en tira sur parole de ne
leur faire aucun mal et les dirigea vers Constantinople. Malgré la promesse d'Artabane,
Stotzas le Jeune fut pendu après qu'on lui eut coupé les mains ; on voulut faire un
exemple. Jordanès, Rom., 385.
3 Procope, Bell. Vand., II, 28 ; Corippus, Johan., IV, v. 230-242 ; cf. Partsch, p. XXII sq. ;
Diehl, Afr., p. 355-362. Partsch (p. XXIV) propose la chronologie suivante, qui est
vraisemblable :
Fin de janvier 546. — Sergius quitte l'Afrique.
Fin de mars 546. — Meurtre d'Areobindus.
Début de mai 546. — Meurtre de Guntharis.
décernant le commandement militaire de toute l'Afrique. Peu de temps après,
Justinien, sur sa demande, lui accorda de rentrer à Constantinople1 et lui donna
comme successeur Jean Troglita (fin de 546)2.
Le choix était heureux. Sous Bélisaire, Solomon et Germanus, Jean Troglita3
avait pris part aux diverses campagnes contre les Vandales et les Maures. Mieux
que personne, il connaissait la tactique de ces ennemis toujours renaissants et
pouvait découvrir les moyens de les abattre et de rendre la paix à la province.
Les troupes que Justinien y entretenait étaient fort diminuées par la maladie4,
les défaites, les désertions. L'empereur jugea donc nécessaire de donner à son
lieutenant une armée nouvelle, pour lui permettre d'en finir sans délai avec les
Berbères ; une grande flotte l'amena jusqu'au Mendacium. A peine débarqué, dit
Corippus5, le nouveau magister militum put constater combien de ruines
s'étaient produites dans les dernières années. J'applique volontiers ces paroles à
Carthage. Avant d'y aborder, Jean n'avait fait qu'une rapide escale à Caput Vada
(Ras Kahoudia) pour se remettre d'une tempête, sans prendre le loisir d'examiner
l'intérieur du pays. D'autre part, les révoltes qui avaient éclaté depuis quelques
années dans la capitale, les exécutions sanglantes et les excès de tout genre qui
les accompagnèrent, n'expliquent que trop un pareil état de choses.
Douloureusement ému à l'aspect de cette misère, d'ailleurs désireux de refouler
au plutôt l'invasion, il prend à peine le temps de réorganiser les troupes qui
stationnent dans la capitale, et part sans tarder à la rencontre d'Antalas
(commencement de 547). Il le défait complètement vers le centre de la Byzacène6,
reconquiert les étendards ravis jadis à Solomon dans le funeste combat de
Cillium, puis, ayant placé des garnisons dans les forteresses de la contrée,
ramène son armée à Carthage, où l'allégresse éclata, personne ne doutant que la
puissance d'Antalas ne fût anéantie et les soulèvements des indigènes pour
toujours réprimés.
Corippus raconte, d'une manière assez emphatique à vrai dire, la réception que
le peuple réserva aux vainqueurs7. La ville leur ouvre ses portes toutes grandes ;
les magistrats vont au-devant d'eux, tenant des palmes et des lauriers ; la foule
se précipite pour voir ces valeureux bataillons et surtout leur chef ; les femmes
pleurent de joie. On se rappelle avec un bonheur mêlé d'un peu de crainte
encore tous les maux qu'on a endurés ; grâce à Jean, ces alarmes ne reviendront
plus ; et chacun chante ses louanges. Mais voici le défilé des soldats couverts de
poussière, leurs armes sont encore tachées du sang des barbares ; puis viennent
1 Pour épouser Prejecta qui lui avait promis sa main ; Theodora empêcha ce mariage.
Diehl, Afr., p. 358.
2 Partsch, p. XXV et XXVI, n. 132 ; Bell. Vand., II, 28 ; Johan., I, 50-55.
3 C'est le surnom que lui donne Jordanès (Rom., 385), et qui sert à le distinguer des
nombreux officiers du même nom qui prirent part aux guerres d'Afrique, depuis la
campagne de Bélisaire. Les exploits de Jean sont résumés par Procope, Bell. Vand., II, 28
; Partsch, p. XXV-XXXVIII ; et Diehl, Afr., p. 363-381.
4 Je veux surtout parler de la peste qui, en 542-543 (Partsch, p. XVI sq.), avait ravagé
l'Afrique comme le reste du monde.
5 Johan., I, v. 420-422.
. . . . . . . . . . . Summus dolor incitat iram.
Terræ quippe dolens, quam viderat ipse, ruinam
castra movet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
6 Sur le lieu de cette bataille anonyme, cf. Diehl, Afr., p. 369 sq.
7 Johan., VI, v. 58-403.
les captives, juchées sur des chameaux, leurs enfants à la mamelle. La partie la
plus curieuse du spectacle est composée des prisonniers. nègres sortis du désert
; sans doute Carthage en voyait rarement, car les parents les montrent à leurs
enfants comme des phénomènes. Tandis que le populaire s'amuse de cette
exhibition clans les rues, le libérateur de l'Afrique entre dans une église, entouré
des étendards, remercie Dieu de sa protection, et dépose un riche présent sur
l'autel. L'évêque célèbre les saints mystères en action de grâces.
La paix, qu'on se figurait éternelle, dura quelques mois à peine. Dès le milieu de
cette même année 5471, surgit un nouvel adversaire, Carcasan, roi des
Ifuraques, qui avait groupé autour de soi toutes les tribus échelonnées depuis la
Tripolitaine jusqu'au Sahara algérien ; déjà il touchait à la Byzacène. Jean qui se
rendait compte des difficultés d'une expédition dans le sud, en plein été, exposa
au sénat de Carthage que la dépense serait considérable, la marche pénible à
cause du manque de routes ; on aurait à souffrir aussi de la soif et de la faim,
car la sécheresse désolait alors l'Afrique, et le pays ruiné était vide d'habitants.
Cette perspective n'émut guère les courages. Tous s'écrièrent qu'ils
supporteraient tous les tourments pour vaincre l'ennemi ; aussi bien le danger
pressant ne leur laissait guère d'autre ressource que de combattre2. Jean avait
vu juste ; exténués de fatigue, supportant mal la discipline, les bataillons
impériaux furent aisément enfoncés à Marta (Maret)3 ; il périt beaucoup de
monde dans la mêlée, le reste s'enfuit éperdu. Le général parvint néanmoins à
recueillir leurs débris épars et gagna, vers la frontière de Numidie, la ville forte
de Lares ou Laribus (Lorbeus)4. Il espérait y recevoir plus facilement des renforts
de ses alliés numides, afin de reprendre la lutte après l'hiver de 547/5485.
Lorsque la nouvelle du désastre se répandit à Carthage, la population fut
consternée. Pourtant, grâce à l'énergie d'un homme, on ne céda pas au
désespoir du premier moment. Athanase, préfet du prétoire d'Afrique, que
Guntharis avait épargné lors du meurtre d'Areobindus6, se mit sans retard à
organiser les secours. Malgré son grand fige, il se multipliait, excitait les
indolents, instruisait les recrues, communiquait à tous son ardeur. Pierre, le
jeune fils du magister militum, le secondait de tout son pouvoir. De telle sorte
qu'on put bientôt faire passer à Laribus des convois de vivres, des armes et
quelques bataillons7. Avec ces troupes fraîches et celles que lui amenaient les
rois maures, Cutzinas, Ifisdaias et même Iabdas, l'ancien adversaire de Solomon,
le général byzantin se crut en mesure de prendre sa revanche contre Carcasan et
Antalas qui l'avait rejoint. Après une poursuite émouvante8, les barbares furent
écrasés à Latari9 ; dix-sept de leurs chefs, dont Carcasan, restèrent sur le terrain
(été de 548)10.
III
Les premières années du règne de Justin II firent oublier à l'Afrique la révolte
des fils de Cutzinas. Un administrateur habile, le préfet du prétoire Thomas, dont
Corippus a célébré les mérites4, sut maintenir la paix et rendre à la contrée une
prospérité passagère. Que Carthage ait éprouvé les heureux effets de ce
gouvernement, nous en possédons un témoignage direct ; car, faisant remonter
jusqu'à l'empereur les succès de son représentant, elle érigea sur une de ses
places une statue à Justin comme gage de sa reconnaissance5.
Ce calme dura peu ; dès l'année 569, un imitateur des Iabdas, des Antalas et des
Carcasan, Gamul, roi de Maurétanie, tenait la campagne coutre les Impériaux.
Trois généraux succombèrent tour à tour sous ses coups6 ; et il fallut toute la
vaillance du magister militum Gennadius pour venir à bout de ce redoutable
adversaire (578 ou 579). Près de vingt ans plus tard (595 ou 596), nous retrouvons
le même personnage, promu à la dignité d'exarque, encore aux prises avec les
1 Afr., p. 389.
2 M. Diehl fait sans doute allusion ici au monastère fortifié du Mandracium. Il faut ajouter
à sa liste plusieurs autres églises, par exemple celle de saint Julien d'Antioche (Vita S.
Gregorii Agrigentini, 10 ; P. G., XCVIII, col. 563).
3 Ibid., p. 39, d'après Nov., 37, 9-11.
4 In laudem Justini, I, v. 18-21 :
Et Thomas, Libyæ nutantis destina terræ,
qui lapsam statua, vitæ spem reddidit Afris,
pacem conposuit, bellum sine milite pressit,
vicit consiliis, quos nullus vicerat armis.
5 C. I. L., VIII, 1020. Sur cette fin du VIe siècle, cf. Diehl, Afr., p. 457-465, 478-482.
6 Jean de Biclar (Chron. min., II. p. 212) ; Théophane, p. 220 ; Anastase, col. 1278.
indigènes. L'Afrique était alors dégarnie de troupes, on les lui avait prises pour
les opposer en Orient aux Avares et aux Slaves ; aussi les Berbères avaient-ils
pu s'avancer jusqu'aux environs de Carthage. Trop faible pour leur résister par
les armes, Gennadius les amusa par des négociations et feignit d'accepter toutes
les conditions qu'il leur plut d'imposer. Puis, profitant du moment où l'ennemi
célébrait sa facile victoire par des réjouissances et des festins, il le surprit sans
défense et le tailla en pièces1. Une fois encore la ville était délivrée du péril, mais
elle avait dû trembler en voyant l'envahisseur à ses portes.
Quelque temps après, ce fut son tour de faire trembler l'empereur à
Constantinople2. Phocas s'était rendu odieux par sa tyrannie, et chacun
souhaitait ardemment qu'il se trouvât un bras pour abattre sa puissance :
Carthage le fournit. Le gouvernement de la province était alors entre les mains
du patrice Héraclius, à qui son frère, le patrice Grégoire, avait été adjoint comme
lieutenant par l'empereur Maurice3. Les méfaits de Phocas changèrent peu à peu
la réserve d'Héraclius à son endroit en hostilité ouverte ; et, en l'année 608, il
refusa d'envoyer en Orient l'annone accoutumée4. Lorsqu'ils connurent les
dispositions des deux frères, les sénateurs de Constantinople sollicitèrent de la
façon la plus pressante leur intervention contre Phocas, promettant de prêter
main forte à l'exarque, s'il voulait tenter la fortune. Héraclius et Grégoire étaient
trop avancés en âge pour se mettre eux-mêmes à la tête de l'insurrection ;
chacun d'eux envoya son fils. On sait comment les jeunes gens se partagèrent
les rôles. Tandis que Nicolas soulevait l'Egypte et s'acheminait vers
Constantinople par l'Asie-Mineure, Héraclius le Jeune embarquait sur les
vaisseaux de guerre mouillés au Mandracium les meilleurs soldats d'Afrique et
voguait vers la capitale. Il n'eut aucune peine à renverser le tyran, dont on lui
donna la succession (5 octobre 610).
C'est malgré lui qu'Héraclius avait accepté le pouvoir ; il se rendait compte des
difficultés auxquelles il allait être en butte. Famille, peste, invasion victorieuse
des Perses, tous les maux fondaient ensemble sur l'empire. Constantinople ne
paraissait plus en sûreté ; un coup dé main hardi pouvait le faire tomber au
pouvoir des Perses5. Héraclius avait conservé à l'Afrique un sincère attachement.
C'est là que s'était écoulé sa jeunesse ; ce pays avait toujours fait preuve d'un
1 On a soutenu sans motif que la Zeugitane était demeurée fidèle à l'empire et qu'un
exarque envoyé de Constantinople vint s'établir à Carthage en 646 ; cf. Diehl, Afr., p.
557, n. 3.
2 Théophane, p. 285 ; Anastase, col. 1324 B. Ez Zohri, célèbre conteur du second siècle
de l'hégire, dont En Noweiri rapporte le récit (t. XI, p. 96), indique l'année 647-648. La
conquête de l'Afrique par les Arabes et les luttes dernières soutenues dans ce pays par
les Byzantins sont bien résumées dans Diehl, Afr., p. 563-592.
3 Ibid., p. 101.
4 Cette plaine est éloignée du siège du gouvernement grec, Sobeitela (Sufetula), d'un
jour et d'une nuit de marche ; elle est située à la même distance de Kartadjenna
(Carthage). Ibid., p. 103 sq.
5 Ibid., p. 111 sq. Cardonne (I, p. 25-27) fait un récit analogue, les noms propres seuls
diffèrent.
6 Diehl, Afr., p. 576. Voir ci-dessous le texte d'Ibn en Rakik.
la tactique ordinaire des Arabes, crut l'instant propice pour reprendre l'offensive.
Il lança donc sur l'Afrique Hassan ibn en Noman el Ghassani, qui, suivant le
littoral, arriva bientôt devant Carthage. Si les historiens arabes diffèrent
beaucoup dans le récit des événements qui vont suivre, ils s'accordent pour
écrire que jamais encore les khalifes n'avaient envoyé une armée aussi
nombreuse1.
Aussitôt entré à Kairouan, dit Ibn er Rakik, cité par En Noweiri et Ibn Khaldoun2,
Hassan demanda s'il restait encore des princes en Ifrikia (Afrique). On lui désigna
le commandant de Carthage, grande ville qui n'avait pas encore été prise, et
contre laquelle Okba avait échoué. Hassan se mit en marche et livra un assaut si
furieux à la ville qu'il força les Grecs qui s'y trouvaient à prendre la fuite et à
s'embarquer. Les uns passèrent en Sicile, les autres en Espagne. Hassan, avant.
pénétré de vive force dans la place, ne fit que piller, tuer et faire des captifs. Il
expédia alors des détachements dans les environs et donna l'ordre de mettre la
ville en ruines...
Il semblerait, d'après ces lignes, que la prise de Carthage ait demandé peu de
temps. El Kairouani3 confirme cette tradition lorsqu'il écrit : Hacen ben No'mân
(Hassan) dirigea vers Carthage un corps de cavalerie qui la réduisit aux abois, en
coupant les aqueducs. Une légende que raconte El Bekri concorde avec ces
témoignages. Hassan, d'après lui, fut le jouet d'une ruse de l'exarque. Les Grecs
avaient évacué la place où le gouverneur, du nom de Morne, était demeuré seul
avec sa famille. Cet officier se hâta d'adresser à Hassan un message où il
promettait de livrer la cité et tous ceux qu'elle contiendrait, si on lui accordait, à
lui et aux siens, une capitulation honorable avec la propriété territoriale qu'il
désignerait. Hassan accepta l'offre et concéda le canton appelé la plaine de
Mornak, resserré entre les montagnes et qui renfermait, prétend El Bekri, 360
villages. On ouvrit alors au chef arabe une porte de l'enceinte ; mais grande fut
sa surprise et sa colère de ne trouver derrière les murs que la famille du
gouverneur. Il exécuta néanmoins sa promesse, puis s'en retourna vers
Kairouan4.
Enfin, selon Ibn Abd el Hakem, Hassan ne rencontra dans Carthage qu'un petit
nombre de Roum (Romains), tous de la classe pauvre ; le reste s'était embarqué
avec leur gouverneur. Le seul fait que je veuille retenir de ces diverses
narrations, c'est que Hassan emporta la ville sans trop de peine, presque par
escalade5.
1 Théophane, p. 309 ; cf. Anastase, col. 1341 A ; Amari, p. 15 sq., 91, 145, 188.
2 Voir encore Moula Ah'med, p. 233.
Musulmans se présentèrent sous ses murs, elle n'avait plus la force de leur
résister.
Tout en l'opprimant, les Vandales y avaient établi le siège de leur royaume ; ils
avaient essayé de développer son commerce, d'embellir ses édifices. Les Arabes
ne lui accordèrent même pas cette demi-satisfaction. Aussi incapables de se
défendre derrière une enceinte fortifiée que de conduire un siège, et redoutant
l'arrivée inopinée de quelque flotte byzantine, ils abandonnèrent Carthage et
s'établirent plus loin de la mer, à l'abri de la vaste sebkha où les vaisseaux
ennemis ne sauraient pénétrer à l'improviste. La préférence accordée à Tunis
indique, comme la fondation de Kairouan par Sidi Okba, que les Arabes se
croyaient forts seulement sur terre. Carthage, réduite au rang d'obscure
bourgade, cesse, dès lors, de jouer un rôle dans l'histoire ; elle devient la
carrière de pierres où s'approvisionnent les habitants de toute la contrée.
LIVRE DEUXIÈME. — TOPOGRAPHIE
I. — EMPLACEMENT DE LA VILLE.
Il n'y a guère eu de dissentiments parmi les modernes sur la situation de
Carthage. Presque tous s'accordent à la circonscrire, au nord-est de Tunis, dans
la portion de territoire comprise entre la sebkha de La Soukra ou sebkha er
Riana, sebkha er Rouan, au nord-ouest, la mer au nord, à l'est et au sud, la
sebkha el Bahira ou lac de Tunis au sud-ouest et la plaine à l'ouest. Cette vaste
étendue de terrain formait une presqu'île dans l'antiquité1 ; les alluvions de la
Medjerda (Bagradas), en modifiant peu à peu tout le littoral, ont rattaché la
presqu'île d'une façon plus solide à la terre ferme ; elle n'apparaît, à l'heure
actuelle, que comme une sorte d'éperon. Mais il est indispensable de ne pas
perdre de vue l'ancien état des lieux, si l'on veut comprendre quelque chose à la
topographie carthaginoise.
Le concert des savants n'est pourtant point unanime ; deux voix discordantes se
font entendre. Au XVIIIe siècle, Lithgow confond Carthage et Tunis2 : C'est sur
l'emplacement de Tunis que s'élevait jadis Carthage... Cette ville est située dans
le fond d'une baie, où la mer, ayant entamé un mille du rivage, forme un large et
sûr abri pour les vaisseaux et les galères. Le port et la ville sont protégés contre
les invasions venant du large par la grande et solide forteresse de Galetto (La
Goulette) construite sur un haut promontoire qui domine l'étendue du large et
commande l'embouchure de la baie. On ne s'explique guère que cette grave
erreur ait pu se produire : la configuration du sol de Tunis ressemble si peu à
celle de Carthage ! Qu'est-ce pourtant que cette supposition maladroite auprès
de l'hypothèse inouïe de Rabusson et Bezinge ? Ces deux auteurs exposent3 que,
la tourmente arabe ayant fait perdre à l'Europe tout rapport avec l'Afrique, les
notions que l'on possédait sur cette contrée furent brouillées. Il ne faut pas
s'étonner qu'on se soit mépris sur Carthage quand on s'était ainsi mépris sur le
reste ; il ne faut pas s'étonner qu'on l'ait portée à 80 lieues du point on elle a
existé. Ils racontent ensuite le plus sérieusement du inonde qu'ils ont puisé dans
Hérodote, Polybe, Appien, Salluste, Tite Live, Strabon, Diodore, Orose et
Procope. Et de tous ces écrivains ils ont extrait, entre autres merveilleuses
découvertes4, que la fameuse ville de Carthage prise par Scipion n'est autre que
la ville actuelle de Bougie de l'Algérie... que la position géographique de
Carthage retrouvée change complètement la face de la province romaine, que
l'on a jusqu'à présent placée clans la Tunisie, tandis que sa place a été au centre
de l'Algérie. Rabusson a sa théorie à cœur ; il la produit à l'Académie des
1 Belidor, p. 37 ; Estrup, p. 18-29 ; Ritter, III, p. 202 sq. ; cf. Dureau, p. 1-4, pl. 1.
2 Puniques, 95.
3 P. 16, n. 1 ; cf. Babelon, Carth., p. 120.
4 Dureau, p. 8-10.
5 Il ne faudrait pas faire trop de cas de ce double renseignement, car Polybe (I, 67 ; XIV,
10) compte 120 stades (21km,288) entre les deux villes, et Tite Live (XXX, 9) 15 milles
(22km,177) ; or la distance entre Tunis et Gamart n'est guère que de 20 kilomètres.
Remarquons, du reste, que les deux historiens s'expriment d'une façon peu précise.
6 Puniques, 128-131.
à l'action de l'incendie, les soldats les attaquaient par la base ; bientôt tout
s'écroulait d'une seule masse avec un épouvantable fracas. A son tour, le temple
d'Esculape, qui couronnait l'acropole, s'anima dans les flammes. Appien parsème
son récit d'expressions très fortes, qui montrent bien que, pour fui, la ruine fut
complète1. Ce texte, malgré son énergie, semble encore moins absolu que le
passage célèbre d'Orose2 : La ville brûla pendant dix-sept jours de suite, offrant
ainsi aux vainqueurs un spectacle lamentable des vicissitudes humaines.
Carthage fut détruite et toutes les pierres de ses murailles réduites en poudre,
sept cents ans après sa fondation. Si l'on accepte dans toute leur rigueur et
l'ordre intimé à Scipion par les décemvirs et les anathèmes lancés contre la
vieille ennemie du nom romain, il faut admettre aussi l'affirmation d'Appien et
celle d'Orose, car le sénat défendait d'une manière formelle qu'il restât pierre sur
pierre dans la cité par laquelle Rome avait failli périr.
Dureau de la Malle s'insurge contre ces témoignages et déclare que le simple bon
sens réfute l'assertion d'Orose3. Il taxe de même Cicéron d'hyperbole quand
l'orateur dit que les Romains détruisirent de fond en comble Carthage et
Corinthe4. Il refuse de croire que le delenda Carthago ait produit son plein effet ;
et sa conviction est que le fameux etiam periere ruinæ, s'il caractérise
exactement l'état actuel du sol, ne saurait le représenter au moment où les
premiers colons y débarquèrent. A l'entendre5 les moyens manquaient à Scipion
pour anéantir la rivale de Rome. Obligé de retourner en Italie, impatient
d'obtenir le triomphe, contraint par les commissaires sénatoriaux de distraire une
partie de ses troupes pour démolir les villes qui avaient soutenu Carthage, le
général n'eut ni le temps, ni les bras nécessaires pour accomplir cette tâche
immense. Aussi bien la devotio n'inspirait plus à une âme comme la sienne la
même terreur religieuse qu'aux Romains d'autrefois ; il ne pouvait pas craindre,
en n'accomplissant pas à la lettre l'ordre contenu dans la formule sacrée, de faire
retomber sur lui et sur sa patrie les malédictions d'en haut.
Si la Carthage punique avait été bâtie comme nos villes modernes, je serais
facilement d'accord avec Dureau de la Malle. Mais l'érudit écrivain se faisait peut-
être illusion à ce sujet. Il est certain que les architectes carthaginois se servirent
souvent de la pierre ; sans parler des tombeaux, elle était assurément employée
dans les temples et, d'une façon générale, dans les monuments publics ; Appien
dit même qu'elle entrait, ainsi que le bois, dans la construction des maisons des
rues qui mont aient à Byrsa6. Toutefois les recherches du P. Delattre dans la
nécropole de Douïmès permettent de soupçonner que l'usage des grandes
briques crues, séchées au soleil, était aussi répandu. Il a rencontré plusieurs
que trois solutions : ou bien la ville romaine était loin du lac, ce qui est contraire aux
résultats des fouilles ; ou bien le stade de Procope diffère de la mesure ordinaire ainsi
dénommée, ce qui est peu vraisemblable : ou bien l'historien se trompe, ce que nous
serons forcés d'admettre, à moins que la leçon τεσσαράκοντα ne soit fautive.
CHAPITRE II. — LES ALENTOURS DE LA VILLE.
Quand on arrive par mer devant Carthage, en venant de l'est, voici sous quel
profil la côte se présente : au sud, une ligne qu'on a peine à distinguer au-dessus
de l'eau ; bientôt, à mesure qu'on remonte vers le nord, apparaissent quelques
collines isolées d'abord, ensuite groupées, qui s'élèvent progressivement et
aboutissent à une falaise à pic ; au delà, le sol retombe assez vite, et la plaine,
légèrement ondulée, court jusqu'à un dernier mamelon qui termine la presqu'île.
La haute falaise en forme d'éperon (Cap Carthage) divise cette étendue de terre
en deux parties sensiblement égales : celle du nord n'a, jusqu'à présent, révélé
qu'une nécropole (Gamart et Djebel Khaoui) et des villas de plaisance, avec
quelques constructions clairsemées (La Marsa) ; nous la parcourrons assez vite :
celle du sud, au contraire, comme je l'ai rappelé dans les pages précédentes,
était l'emplacement de la ville proprement dite ; nous y insisterons davantage.
L'aspect n'en est point uniforme ; les collines succédant au sol plat y produisent
une heureuse variété, et cette distribution naturelle en bas et hauts quartiers
nous permettra d'introduire dans, notre étude topographique un plan très net.
Mais, avant de pénétrer à l'intérieur de la cité, il convient d'en examiner les
abords ; les faubourgs, qui sont le prolongement d'une ville, en complètent la
physionomie ; ceux de Carthage possédaient du reste plusieurs monuments d'un
intérêt majeur.
I. — L'ENCEINTE.
Depuis que les soldats de Scipion l'eurent démantelée, jusqu'au début du Ve
siècle de l'ère chrétienne, la ville demeura ouverte. Dans quelle intention Rome
la laissa-t-elle pendant si longtemps dans cet état ? Eprouvait-elle, sans se
l'avouer, une terreur secrète à son seul nom, et voulait-elle éviter qu'elle pût une
seconde fois la tenir en échec ? Malgré l'auteur des Chronica Gallica de l'année
4521, qui a répandu cette opinion, je pense que la crainte des Carthaginois ne
survécut pas longtemps à leur désastre. Ce sentiment, qui exista chez les
contemporains de Scipion et leur fit transporter au Capitole le culte de la grande
déesse de Carthage2, aurait déjà paru puéril à Auguste, à plus forte raison à un
Hadrien, à un Septime Sévère. S'il est donc vrai que, tout d'abord, on se refusa à
relever les murailles par une réelle défiance, on ne s'en soucia pas davantage
ensuite, parce que le besoin n'en était pas urgent. Sans ennemi sérieux qui la
menaçât, défendue, en cas de nécessité, d'un côté par la mer, de l'autre par clos
troupes solides, Carthage ne paraissait pas à la veille d'être prise d'un coup de
main. Parler de l'enceinte romaine est donc une manière de s'exprimer inexacte,
s'il s'agit des temps antérieurs à 425. Pour cette période, on peut seulement
essayer de fixer d'une façon approximative les limites de la partie habitée.
Quoique tous les auteurs s'accordent à déclarer que la ville romaine était de
proportions moindres que la ville punique, l'affirmation me semble prématurée,
puisque nous ignorons encore les dimensions précises de cette dernière3. Les
1 P. 86 ; cf. Falbe, p. 53 sq. Je signale pour mémoire l'étrange croquis où S. Marie (p.
151) marque les contours de la ville romaine.
2 Les chrétiens, dit Beulé (Lettres, p. 43), avaient, comme à Rome, leurs cimetières
auprès des basiliques, surtout des basiliques situées hors des murs. Le P. Delattre
(Revue de l'Afrique française, IV, 1886, p. 243) ajoute, à propos de certaines inscriptions
chrétiennes : Elles doivent provenir des divers cimetières dont nous avons constaté
l'existence en dehors des remparts depuis le bord de la mer jusqu'au village de La Malga,
puis à l'ouest au-delà, de ce village prés de l'amphithéâtre, et enfin au sud dans la région
actuelle du Kram. Et, de son côté, le cardinal Lavigerie écrivait (p. 443) : Les cimetières
chrétiens de Carthage se trouvaient sur les terrains qui bordaient les anciennes
fortifications puniques et romaines, au nord, depuis l'est du village de Malga jusque sur
les hauteurs mêmes qui surplombent la mer. Sur le développement extra muros des
cimetières païens et chrétiens, cf. Tissot, G., II, p. 803-806 ; D., Epigr., p. 156 sq. ;
Tun., p. 363-365 ; Miss. cath., 1883, p. 357 ; Cosmos, 8 juin 1895, p. 295.
3 G., I. p. 662.
4 P. 306.
5 Maison du garde des sceaux, au pied de Sidi Bou Saïd.
6 Fouilles, p. 80 sq. Le P. Delattre (Mélanges, XII, 1892, p. 258 sq. ; Cosmos, 27 janv.
1894, p. 276 sq.) indique derrière l'amphithéâtre une portion de muraille aujourd'hui
détruite ; il y avait là, dit-il, une sorte d'arc de triomphe, ou du moins une porte
monumentale. La description qu'il fait de cet ensemble conviendrait surtout à Carthage
punique ; si les murs dont parle Beulé étaient réellement de la seconde période, il
s'ensuivrait que le tracé, en cet endroit, était le même aux deux époques. Cf. Babelon,
Carth., p. 144 ; Atlas C., 64 ; Meltzer, II, p. 184 sq., 534.
Entre La Malga et la mer, un œil attentif observe certains renflements du sol, une
suite de petites élévations, qui paraissent bien former un même ensemble.
Barth, avec son exactitude ordinaire, n'a pas manqué de les signaler1. Avant
d'avoir lu le voyageur allemand, j'avais moi-même été mis en éveil par cette
particularité. Barth pense que ces ruines, aujourd'hui dissimulées sous une
épaisse couche de terre, peuvent avoir appartenu aux murs de la ville des bas
temps. Ces ruines, les officiers à qui nous devons la carte insérée au Corpus
Inscriptionum Semiticarum ont cru les apercevoir, car ils ont marqué en rouge ;
à partir de la mer, ait nord de Bordj Djedid, jusque vers Douar ech Chott, le.
tracé probable des fortifications2. Je ne suis pas d'avis de le reculer vers le nord
autant qu'ils le font, ni d'y englober Damons el Karita et les terrains de Bir el
Djebbana ; mais leur opinion entre en ligne de compte. Vers 1887, une tranchée
fut pratiquée en contrebas de Saint-Louis. Ce fossé, dit le P. Delattre3, destiné à
recevoir les tuyaux de fonte qui amèneront bientôt les eaux de Zaghouan dans
les citernes du bord de la mer, traversait de l'ouest à l'est toute l'ancienne ville
basse de Carthage, sur une longueur d'environ 2 kilomètres. Cependant, à part
la détermination précise de l'enceinte de la ville du côté de l'ouest — enceinte
beaucoup trop étendue vers le lac actuel, sur les plans de Falbe et de Daux —, ce
fossé ne donna lieu à aucune découverte épigraphique intéressante. A quelle
distance de l'enceinte telle que la conçoivent Falbe et Daux a-t-on rencontré les
vestiges que mentionne le P. Delattre ? Quelle était la nature de ces vestiges ?
En quoi leur révélation modifie-t-elle les idées courantes ? La tranchée, lorsque
je l'ai vue en 1893, était comblée vers l'ouest : En opposant ces autorités4 aux
dénégations de Tissot, de Maltzan et de quelques autres, je n'entends pas
avancer qu'il émerge encore des portions considérables de l'enceinte, mais que
les fondements subsistent en divers endroits. Le temps n'a pas si bien nivelé ce
sol qu'on ne les devine plutôt qu'on ne les voit.
Les remparts élevés au début du vu siècle n'empêchèrent pas les Vandales de
s'emparer de Carthage ; Théodose II n'avait donc travaillé que pour ses
ennemis. Leur incurie fut telle que ces murailles se délabrèrent rapidement ;
lorsque Bélisaire se présenta, en beaucoup d'endroits on pouvait pénétrer sans
peine clans la ville, car une grande partie de l'enceinte s'était écroulée5.
Toutefois Procope ajoute que les Vandales fermèrent les portes6 quand les
troupes byzantines, victorieuses à Ad Decimum, parurent dans la plaine. La ruine
n'était donc pas définitive ; avec un peu d'énergie on serait parvenu bientôt à
tout réparer. C'est ce que fit Bélisaire, une fois maître de la situation. Son
historien nous le montre pressant le peuple entier d'accomplir cette tâche,
animant les ouvriers par sa présence, les encourageant par de hautes paies,
veillant à ce que l'ouvrage fût promptement terminé. Au pied des remparts, on
creusa un fossé muni d'une forte palissade, qui n'existait pas auparavant. En un
mot, rien ne fut négligé pour mettre la ville à l'abri d'un retour offensif de
l'ennemi ou des attaques futures des nomades du sud. Le travail était si parfait
qu'il excita tout à la fois l'admiration et les regrets de Gélimer vaincu et ramené
1 I, p. 104.
2 C I. S., I, p. 243 ; cf. carte de 1878, à 1/40.000.
3 Revue de l'Afrique française, VI, 1888, p. 304.
4 Voir encore la carte de 1882, à 1/20.000 ; C. R. Inscr., 1899, p. 21, et n° 15 de la
carte ; D., Miss. cath., 1883, p. 344 ; Tun., p.363, 369 sq. ; Babelon, Carth., plan ; Atlas
C. ; Petit guide, plan ; ce dernier tracé laisse à tort La Malga hors de l'enceinte.
5 Procope, Bell. Vand., I, 21 ; De ædif., VI, 5.
6 Bell. Vand., I, 20.
dans son ancienne capitale1. Après ce récit de l'historien grec, je m'étonne de
voir Dureau de la Malle soutenir que les fortifications de Bélisaire n'étaient pas
pour durer2, et Tissot prétendre qu'elles furent achevées avec la précipitation et
le peu de soin qui caractérisent toutes les œuvres de cette époque3.
Du passage cité de Procope, il résulte que le général byzantin se borna à relever
les murailles, sans en modifier la direction dans l'ensemble. Et, comme les
auteurs ne mentionnent aucune restauration postérieure, il est à présumer que,
depuis 425 jusqu'à 698, les limites de Carthage ne changèrent pas. La population
put décroître, la ville ne fut point réduite. Falbe pourtant serait porté à croire que
l'étendue de la cité vandale et byzantine était moins considérable encore que du
temps des Romains4 ; il reconnaît les traces de deux enceintes. S'il s'agissait des
fortifications puniques d'une part et romaines de l'autre, je serais peut-être en
partie d'accord avec lui ; sa distinction entre le mur romain et le mur byzantin
est plus difficilement admissible, d'autant plus qu'il la fonde sur une erreur.
Banduri, dit-il, qui parle d'une réparation considérable aux murs de Carthage,
sous Dioclétien et Maximien, vient à l'appui de cette idée. Banduri parle des
travaux d'embellissement accomplis au temps de ces deux empereurs5 ; le
terme mœnia, qu'il emploie dans le sens d'édifices, n'autorise en aucune façon la
théorie de Falbe renouvelée d'Estrup.
Neuf portes donnaient accès dans l'intérieur, au dire de Corippus6. Sans être à
même de déterminer la position de chacune d'elles7, contentons-nous de
renseignements approximatifs. Procope8 rappelle celles qui étaient situées dans
la direction de Ad Decimum, peut-être près du lac. Falbe9 en signale une entre
Sidi Bou Saïd et Bordj Djedid, tout près de la mer. Le n° 72 (de son plan) fut sans
doute une porte d'entrée de la ville ; il y existe en effet une grande ouverture, et
latéralement deux phis petites, entre quatre masses de murs dont les voûtes
sont tombées. Deux murailles plus modernes partent perpendiculairement des
deux extrémités de ces niasses et semblent former au dedans une place carrée
de peu d'étendue. Est-elle punique ou romaine d'origine ? Falbe ne le décide pas.
Maltzan en indique une autre dans les mêmes parages, au pied des rochers ; il la
tient pour romaine, et, comme Barth10 et Davis1, il la dénomme porte de la mer
1 P. 414, avec la gravure ; voir le plan en tête de l'ouvrage. Il y découvrit une mosaïque
(Franks, p. 224, n° 2).
2 Maltzan, I, p. 314.
3 P. 445 sq. ; D., Miss. cath., 1883, p. 344 ; Tun., p. 373 sq. ; Atlas C., 80 ; Meltzer,
Pun., p. 293.
4 Fonds latin, n° 8319, f° 89.
5 Dureau, p.39, n. 4.
6 Davis (p. 469) suppose qu'il y avait, aux temps puniques, des villas dans cette région,
et il se fonde sur deux mosaïques par lui déterrées : mais il n'a pas démontré que ces
deux pavages appartinssent à des demeures particulières, ni qu'elles fussent
préromaines. Cf. Franks, p. 226, n° 6-7.
composées d'un calcaire tendre ; on les a creusées de manière à former des
souterrains. Le calcaire ainsi extrait était excellent, il donnait une chaux
légèrement hydraulique, qui a servi à bâtir Carthage. Les carrières se
transformaient en tombeaux1. Les Arabes tirent encore du calcaire de ces
hypogées2.
Les anciens Carthaginois enterraient-ils déjà leurs morts en cet endroit ? C'était
naguère l'opinion la plus accréditée3. Beulé, qui a fait un examen assez
minutieux des chambres sépulcrales, s'est persuadé que les soldats de Scipion,
les colons de Gracchus, de César et d'Auguste, peut-être les Vandales et les
chrétiens, à coup sûr les Arabes, ont tout violé, pillé, dévasté4. M. de Sainte-
Marie confirme de tous points son témoignage5. Dans la partie qui regarde le
village de Gamart se voit une esplanade soutenue par des murs ; là s'élevait, dit-
il, une série de mausolées dont les ruines sont encore reconnaissables. Et il en
tire cette conclusion que le paganisme punico-romain utilisa ce vaste espace
jusque dans les derniers temps de Carthage6.
J'ai cherché et je cherche encore, écrivait-il plus loin7, s'il n'a point existé des
catacombes chrétiennes clans le Djebel Khaoui. Ses investigations demeurèrent
sans succès. Je me figure qu'il eût abouti au même résultat s'il les avait dirigées
sur tout autre point de la presqu'île. Dès la fin du IIe siècle, au moment où le
christianisme n'était pas encore très affermi en Afrique, Tertullien raconte8 que
les païens se ruaient sur les cimetières chrétiens, en vociférant : Areæ non sint !
brisant les dalles funéraires et saccageant tout ce qu'ils pouvaient rencontrer.
Les expressions qu'il emploie ne conviennent en aucune manière à des
catacombes, et le terme d'area désigne un espace en plein air9. La communauté
carthaginoise ne connaissait donc pas les cimetières souterrains pendant les
persécutions10 ; quelle apparence y a-t-il qu'elle s'en soit servie dans la suite ?
Et pourquoi les usages d'Afrique n'auraient-ils pas différé de ceux de Rome et
d'Italie ?
1 Lettres, p. 33. L'existence de ces carrières donnerait à penser, comme on l'a soutenu,
que la région ne fit jamais partie de la ville cf. Miss. Cath., 1893, p. 20.
2 Miss. cath., 1883, p. 120.
3 Falbe, p. 43 sq. ; Dureau, p. 91-95 ; Davis. p. 487 : B., Lettres, p. 32 ; Fouilles, p. 419
sqq., pl. VI ; Tissot, G., p. 612 sq. Barth (I, p. 107) raconte seulement qu'il a vu en ce
lieu les restes d'une nécropole, sans l'attribuer de préférence à aucune période. Vernaz
(p. 138) dit que les tombes puniques par lui étudiées près des citernes du bord de la mer
rappellent celles que Beulé fouilla au Djebel Khaoui.
4 Lettres, p. 35 sq.
5 S. Marie, p. 32-33.
6 S. Marie, p. 41 sq.
7 S. Marie, p. 41 sq. Davis n'a aucune hésitation et admet comme irréfutable l'existence
de catacombes au Djebel Khaoui (p. 465, 411-414, 481, 484 sq.). Les chrétiens
n'auraient fait qu'employer des catacombes préexistantes, dues aux premiers
Carthaginois (p. 487).
8 Ad Scapulam, 3.
9 De Rossi, Roma sotterranea, I, p. 86-81 ; Lavigerie, p. 440-443 ; Miss. cath., 1883. p.
344.
10 Les catacombes n'étaient pas totalement ignorées en Afrique ; on en connaît un
exemple à Salakta (Sullecthum) ; voir Gsell, 1898, p. 95, avec les références.
Si elle ne renferme pas de catacombes, la montagne de Gamart offre cependant
des traces de christianisme dans les inscriptions sorties de quelques tombes1.
Est-ce une raison suffisante pour écrire, comme Maltzan2 : Selon toute
apparence, là était le lieu de sépulture de la Carthage chrétienne, car les niches
funéraires très spacieuses conviennent bien à la déposition des corps, nullement
à des ollæ placées dans les columbaria. Sans doute, au temps de Carthage
punique, on mettait aussi les corps au tombeau sans les incinérer. Mais ni la
forme des tombes, ni aucun indice particulier ne permettent d'assigner à ces
hypogées une antiquité si hante. On y a trouvé plus d'une fois des emblèmes
exclusivement chrétiens et absolument aucun d'origine païenne. Sur une tombe
était ciselé le symbole du chandelier à sept branches du temple de Jérusalem ?
La dernière observation du voyageur allemand confirme, avec plus de précision
ce que Davis et Beulé, dix années plus tôt, avaient déjà soupçonné, sans saisir
toute la valeur de leur découverte. Beulé remarquait des signes phéniciens
gravés quelquefois sur le stuc poli, notamment ce signe qui ressemble aussi bien
à mi chandelier à cinq branches qu'à une main ouverte3... Cette mention, qu'on
lit aussi dans Davis4, n'a point été perdue pour le P. Delattre. Reprenant les
fouilles de Beulé, il a acquis la certitude que la nécropole en question date de
l'époque romaine et était surtout destinée à la colonie juive5. M. de Voguë
appuie cette opinion de sa haute compétence6. Le plan des chambres funéraires
semblables à celles de Palestine, leur décoration, l'emploi fréquent du chandelier
à sept branches, un morceau d'inscription hébraïque, tout la justifie.
Un doute subsiste cependant. La colonie juive était-elle si nombreuse. à
Carthage qu'elle ait eu besoin d'un si vaste cimetière' ? Des juifs ont été enterrés
au Djebel Khaoui ; je me persuaderais malaisément qu'on n'y ait enseveli
personne avant eux ou avec eux. Le P. Delattre, en poursuivant l'étude de la
nécropole, est arrivé à cette conclusion qu'elle n'est point aussi étendue et les
tombeaux aussi nombreux7, qu'on le croyait d'après le rapport de Beulé8. Il y a
visité 103 chambres et croit qu'il n'y en avait en tout que 200 environ, c'est-à-
dire 3.400 places pour les morts. C'est un premier résultat à enregistrer. J'irai
plus loin : le P. Delattre a décrit lui-même plusieurs hypogées d'apparence
chrétienne situés sur les flancs du Djebel Khaoui9, et je citais, il n'y a qu'un
1 S. Marie, p. 33. Il indique aussi un symbole assez voisin du chandelier à sept branches
dont il va être question plus bas. Cf. C. I. L., VIII, 14099, 14101 sq., 14104, 14106,
14108 ; D., Arch., p. 21.
2 I, p. 307.
3 Loc. cit.
4 P. 486-489.
5 D., Tun., p. 359 sq. ; Miss. cath., 1881. p. 119 sq., 344 ; 1890, p. 92 ; 1894. p. 589-
591, 602 sq., 613-616. 625 sq. ; 1895. p. 9-11, 20-22 ; Cosmos, 7 avril 1888. p. 14-18
; 4 janvier 1890, p. 131-133 ; Bull. arch, 1893, p. 118 sq. ; de Voguë, Rev. arch., XIII,
1889. p. 118-186 ; C. I. L., VIII, p. 1313 ; Gsell, 1893, p. 33 Babelon, Carth., p. 175-
179 ; Atlas C., 116.
6 C. R. Inscr., 1888, p. 464 sq. ; 1889, p. 15 sq. Rev. arch., loc. cit. On croit avoir
retrouvé les traces d'un autre cimetière juif sur le Koudiat Zater, monticule voisin du
palais archiépiscopal à La Marsa ; Cosmos, 24 mars 1888, p. 463 ; Babelon, Carth., p.
173 ; Atlas C., 113.
7 Davis (p. 489) lui attribue 4 milles de tour.
8 Cosmos, 4 janvier 1890, p. 131 ; Miss. cath., 1895, p. 20 sq.
9 Miss. cath., 1883, p. 119. sq. ; 1893, p. 22 ; Cosmos, 7 avril 1888, p. 11 sq. : cf.
Tissot, G., I, p. 613. Ce qui me frappe surtout, c'est qu'on y a rencontré la formule fidelis
in pace, qui est une marque certaine de christianisme.
instant, les inscriptions à formules chrétiennes qui en sont extraites. Dès lors,
refuser d'admettre que des chrétiens ont plus d'une fois enseveli leurs morts sur
cette colline, ce serait nier l'évidence. Peut-être M. de Voguë a-t-il fourni
l'explication vraie : Il ne serait pas impossible que quelques-unes de ces tombes
décorées fussent chrétiennes ; c'est dans les colonies juives que se rencontrèrent
les premiers adhérents de la foi nouvelle, et la trace de ces premières
conversions pourrait se trouver jusque dans les cimetières1.
Entre le Djebel Khaoui et La Malga s'étend une plaine large et fertile, vers le
milieu de laquelle s'épanouit le village da La Marsa. Ce territoire, à l'époque
punique, s'appelait Megara. Les grammairiens anciens fournissent de ce nom
d'abondantes explications2 ; j'en retiens seulement que Megara (ou ses
1 Rev. arch., loc. cit., p. 184. Une chrétienne (fidelis in pace) enterrée à Gamart s'appelle
Venus (D., Arch., p. 21). Il s'agit probablement d'une convertie qui avait gardé son nom
antérieur : et l'on verra dans ce simple fait un argument à l'appui des idées de M. de
Voguë. Cf. Cagnat-Saladin, p. 120.
2 Salluste, Jugurtha, 21 : Ædificia Numidarum agrestium quæ mapalia illi vocant,
oblonga, incurvis lateribus tecta, quasi navium carinæ sunt. Pline, H. N., V. 3 : Numidæ
mapalia sua, hoc est domos, plaustris circumferentes ; Festus, De verb. signif., s. v.
mapalia : Mapalia casæ Pœnicæ appellantur... Cato Originum libro quarto : Mapalia
vocantur ubi habitant : ea quasi cohortes rotundas sunt ; Servius, Ad Æn., IV, v. 239 :
Magalia Afrorum casas : et mapalia idem significant... Ibid., I, v. 421 : ...debuit inagaria
dicere, quia magar, non magot Pœnorum lingua villam significat. Cato originum quarto
magalia ædificia quasi cohortes rotundas dicit. Alii magalia casas Pœnorum pastorales
dicunt... de his Sallustius quæ mapalia sunt circumiecta civitati suburbam ædificia
magalia ; Charisius, Instit. gramm., I, 11 (Keil, Gramm. lat., I, p. 31, l. 2) : Magalia
καλύδαι Άφρών, Mapalia καλύδαι άγρών ; un grammairien anonyme (Keil, op. cit., IV, p.
583, l. 63) : Magale καλύβη. Pomponius Mela dit, en parlant des Africains de l'intérieur
(Chorogr., I, 8 ; 41) : nullæ quidem urbes stant, tamen domicilia sunt quæ mapalia
appellantur ; Claudien écrit (De cons. Stilich., III, v. 143 sq.) :
... Respirant pascua tandem ;
Agricolæ reserant jam tata mapalia Mauri.
Isidore, Etym., XV, 12, 4 : Magalia ædificia Numidarum agrestium oblonga, incurvis
lateribus tecta, quasi navium carinæ sint, sive rotunda in modum furnorum. Et Magalia
dicta, quasi magaria, quia Magar Punici novam villam dicunt, una littera commutata l pro
r, magaria tuguria. Ce dernier texte n'autorise pas à conclure, comme Dureau de la Malle
(p. 41, n° 2), Marcus (p. 322, cf. p. 611), le P. Delattre (Cosmos, 24 mars 1888, p. 463 ;
Tun., p. 368) et M. Babelon (Carth., p. 172) paraissent disposés à le faire, que Νεάπολις
des auteurs grecs est la traduction de Megara (cf. Meltzer, I, p. 71 sq. ; II, p. 191). Il est
vrai qu'un seul quartier de Carthage punique porta ces deux noms ; mais le mot grec
constatait simplement ce fait que la ville s'était étendue au point d'englober toute la
région précédemment appelée Megara et formait là une sorte de nouvelle cité. Les
anciens sont donc unanimes dans leur traduction du mot Megara (ou de ses succédanés
magalia, mapalia ; cf. Hamaker, Diatribe, p. 33), sauf quelques divergences de détail ; ce
qui n'empêche pas Davis d'écrire (p. 391) : The Mapales were a migratory people. Cf. les
Mappalia Siga dans l'inscription d'Henchir Mettich (Toutain, L'inscription d'Henchir Mellich,
p. 19 sq.).
Quatremère propose cependant une explication différente (Journal des savants, 1837, p.
134). D'après lui, ce mot vient de l'hébreu mearah (caverne). En effet, le sol sur lequel
reposait Carthage était percé de profondes excavations, que l'industrie des habitants
transforma, par la suite, en magnifiques citernes, destinées à conserver les eaux
nécessaires pour les besoins de cette ville immense. Une partie de ces citernes existe
encore de nos jours. On peut croire que, parmi les Tyriens débarqués sur une côte
étrangère, quelques-uns, peut-être en grand nombre, allèrent chercher, dans ces cavités
du sol, un asile frais et salutaire, en attendant qu'ils pussent se procurer des demeures
équivalents : Magara, Magalia, Mapalia) désignait des abris rustiques, quelque chose
comme les gourbis actuels des indigènes. On appliqua donc le mot, par une
extension assez naturelle, à cette portion de la première Carthage, moins
peuplée que le centre de la ville, où les riches citoyens possédaient jardins et
villas1. Megara, dit Appien, était planté de jardins et d'arbres qui produisent des
fruits en été ; chaque domaine était séparé des autres par des murs, des haies
vives formées de ronces, et par de nombreux et profonds ruisseaux au cours
sinueux2. Cette description, qui donne assez l'idée d'une oasis, prouve combien
Estrup faisait fausse route en plaçant Megara au village actuel de La Malga. Son
opinion, conséquence de l'erreur initiale qui lui a fait établir à rebours toute la
topographie de Carthage, se heurte de même au récit des autres historiens du
siège ; par-dessus tout la nature accidentée du sol de La Malga y contredit
formellement3.
Megara n'a encore été exploré qu'à de rares intervalles. Les trouvailles
auxquelles on a abouti, curieuses en elles-mêmes, ne permettent pourtant pas
de dire si cette partie des faubourgs eut une réelle importance durant la période
romaine4. Falbe a observé5 que toute la plaine est sillonnée de chemins et de
sentiers qui se coupent à angle droit et à intervalles égaux. Je vis clairement,
ajoute-t-il, qu'a partir de la tour de Sidi Bou Saïd la ligne qui longe la face sud-
est des grandes citernes tend directement vers le milieu de la ville de Tunis, et
que la perpendiculaire qui s'élève sur cette ligne, du centre même du plateau de
Byrsa, longe la face nord-est des mêmes citernes, et, après avoir traversé la
plaine d'El-Mersa et suivi le pied de Gjebel-Khawi, va se perdre au-delà de
Quamart, entre la Sebkha et les dunes. Les divisions qui se développaient ainsi
peu à peu sont coordonnées à ces deux grandes lignes, et les carrés qu'elles
forment présentent une dimension égale, sauf quelques légères irrégularités,
provenant du fait des Maures, qui n'y ont point prêté attention dans leurs
établissements modernes. Une pareille symétrie, surtout en arabe, ne saurait
être l'effet du hasard ; elle révèle un plan concerté. Falbe se rappela la
répartition faite aux colons romains par Auguste : les trois mille colons reçurent
trois mille heredia ou trente centuriæ. L'heredium, qui équivaut à 2 arpents
(jugera), formait un carré de 240 pieds romains de côté ; et la centurie, dont la
superficie équivaut à 50ha,364, comptait 2.400 pieds de côté, c'est-à-dire
environ 708 mètres6. Falbe mesura les onze carrés les plus voisins des citernes
de La Malga ; leurs dimensions s'accordaient parfaitement avec ce qu'il devait
1 Bull. épigr., IV, 1884, p. 31 ; D. Amst., p. 188, n° 2006 ; Babelon, Carth., p. 170 ; voir
ci-dessous, liv. VI, chap. 3.
2 Cat. Alaoui, p. 57, n° 79. pl. XV. M. Gauckler (C. R., 1898, p. 10) y signale encore un
grand sarcophage chrétien à bas-reliefs.
3 Conf., V, 8, 15.
4 Bell. Vand., I, 21.
baptistère, et le monument auquel il appartient une basilique1. Il admettrait
volontiers que celle-ci ne doit pas être confondue avec celles qu'on éleva en
l'honneur de l'évêque martyr, d'abord au lieu de son supplice (ager Sexti), puis
sur son tombeau (area Macrobii). Avant d'examiner à fond cette question des
basiliques dédiées à saint Cyprien aux portes de Carthage, Tordre géographique
que j'ai adopté exige que j'achève la description de ce quartier.
Un lieu dit Sainte-Monique ou Larmes de sainte Monique2 y conserve les
souvenirs que je viens de rappeler. Entre ce point et Bordj Djedid, le P. Delattre
est en train de fouiller une nécropole punique qui a déjà livré des pièces fort
instructives3, coffrets funéraires, sarcophages sculptés, sarcophage anthropoïde,
vases peints ou de métal, stèles, objets de toute sorte. dont l'étude comblera
plus d'une lacune dans nos connaissances sur la ville punique. Cette nécropole
diffère complètement de celle de Douïmès et ressemble beaucoup à celles de
Byrsa4.
Cette localité offre encore un autre intérêt, si les conjectures du P. Delattre sont
confirmées par la suite des fouilles. Là, en effet, se serait élevé le temple de
Cérès dans les deux Carthage. Une inscription punique en l'honneur d'Astoreth et
de Tanit du Liban, récemment exhumée, semble indiquer que leurs sanctuaires
se trouvaient à proximité5. Au-dessus de la nécropole, on a rencontré un mur à
double face en opus reticulatum qui se dresse sur le roc entaillé et nivelé pour
offrir une base à la construction, puis des fragments d'architecture en marbre,
tronçons de colonnes, chapiteaux, pilastres, corniches, etc. quelques morceaux
de statues qui peuvent se rapporter au culte de Cérès, enfin trois textes, dont
l'un, où est mentionnée la confrérie des Cereales, appartient sans doute à la fin
(hl iie siècle de notre ère. Ces documents, s'ils ne démontrent pas d'une façon
irréfutable qu'il y avait en ce lieu un sanctuaire de Cérès, méritent néanmoins
d'être pris en sérieuse considération6.
A un quart d'heure environ du rivage et à deux cent cinquante pas hors de
l'enceinte, lorsqu'on se rend de Saint-Louis à Sidi Bou Saïd par le plus court
chemin, le P. Delattre a mené à bien l'une de ses plus belles fouilles, celle de la
basilique aujourd'hui célèbre sous le nom de Damons el Karita7. Le sens de ce
1 Miss. cath.. 1883, p. 310. David (p. 412-414) a trouvé dans ces parages une mosaïque
avec inscription peut-être vandale ; C. I. L., VIII, 1012add.
2 Cosmos, 28 décembre 1889, p. 106 ; Petit guide, carte.
3 C. R. Inscr., 1898, p. 96-100, 208, 210-216, 474 sq., 552-558, 617-630, 647 sq. ;
1899, p. 70 sq., 93-106 ; Gauckler, C. R., 1897, p. 7 ; Cat. Alaoui, p. 222, n° 55-60 ;
Gsell, 1899, p. 9 sq.
4 Voir Von Duhn, p. 87.
5 C. R. Inscr., 1898, p. 99, 100, 153, 235-253 ; Gsell, 1899, p. 11 sq.
6 J'extrais ces renseignements d'une note que le P. Delattre a écrite pour les Mém. Ant.,
LVIII (Sur l'emplacement du temple de Cérès à Carthage), et de l'appendice qu'y a joint
M. Héron de Villefosse ; je dois communication des épreuves de ce double travail à la
bienveillance de ce dernier. Cf. D., C. R. Inscr., 1898, p. 557, 629 ; 1899, p. 104 sq. ;
Bull. Ant., 1898, p. 227 ; Monuments, p. 36 ; Dedreux (Esquisse) plaçait déjà ce temple
presque au même endroit.
7 D., Epigr. ; D., Basil. ; D., Arch., p. 15-20 ; D., Tun., p. 375 ; Miss. cath., 1883. p.
343, 356, 370, 371, 393, 403 ; 1886, p. 78, 85, 89, 101, 113, 129, 136, 148 ; Bull.
épigr., VI, 1886, p. 180, 193 : Const., XXIV, p. 31-68 ; XXV, p. 279-395 ; XXVII, 1-53 ;
Cosmos, 14 janvier 1888, p. 184-188 ; 28 décembre 1889, p. 104, 107, 131 ; 3 février
1894, p. 366 : 29 juin 1895, p. 405, sq. ; Bull. arch., 1886, p. 224-231 ; Lavigerie, p.
437, 451 ; de Rossi, Bull. crist., 1884-1885, p. 44-52, pl. I et II ; Pillet ; Gsell, 1891, p.
mot appliqué à un terrain doit émergeait une voûte en ruines reste
problématique1. Les noms de Bab el Hill, la porte du vent, et de Bir er Roumi, le
puits du chrétien, qui désignent deux autres terrains limitrophes, sont, au
contraire, de bon augure pour le topographe ; car l'un fait mention du
christianisme et l'autre conserve le souvenir d'une porte de la ville avec voie
romaine.
L'édifice à l'ensemble duquel s'applique désormais l'appellation Damons el Karita
se compose de trois parties : au milieu, la basilique proprement dite ; à gauche
(pour le spectateur), l'atrium demi-circulaire avec un trichorum ; à droite, une
seconde basilique renfermant le baptistère.
La basilique centrale est un vaste rectangle (65m * 45m) orienté du sud-ouest au
nord-est, dont le côté sud-est s'arrondit au milieu en abside ; au sud-ouest, est
une autre abside plus récente, tapissée d'une mosaïque. Huit rangées de douze
piliers partagent l'intérieur en onze nefs, si l'on se tourne vers la vieille abside,
en neuf, si l'on regarde la nouvelle. Dans les deux sens, la nef du milieu est
beaucoup plus large (12m,80) que les autres ; les piliers sont coordonnés
inégalement de chaque côté de la grande nef2 dans le premier sens ; également,
dans le second ce désaccord indique une certaine gaucherie dans la conception
architecturale, s'il ne résulte pas de remaniements ultérieurs3. Une décoration
assez riche (mosaïques, chancels de marbre blanc, etc.) revêtait les nefs majeures.
Un ciborium soutenu par des colonnes de marbre vert en occupait le centre4. A
l'extérieur, près de la porte d'entrée de l'ouest, on a sur sa droite une chapelle à
trois niches (trichorum)5 bâtie sur l'emplacement d'un columbarium païen, dont
les urnes avec leurs ossements calcinés ont été trouvées en place. Le P. Delattre
en déduit que l'area chrétienne primitive n'atteignait pas d'abord ce point, qui se
trouva plus tard atteint et recouvert par la construction de la vaste basilique6.
Des citernes romaines antérieures avaient été conservées, sans doute utilisées. A
une époque assez basse, on érigea une troisième abside, à une dizaine de
mètres en avant de l'abside la plus vieille, sans que le reste du plan fut d'ailleurs
modifié. L'atrium à ciel ouvert, la plus ancienne partie de cet ensemble, est un
espace demi-circulaire, autour duquel règne un portique ; une fontaine
50-52 ; Gauckler, Arch., p. 48 sq. ; Babelon, Carth., p. 167-110 ; Atlas C., 105 ; Vellard,
p. 82-86 : Cat. Alaoui, p. 37, n° 22 ; p. 42, n° 51-58 ; p. 58, n° 81 : p. 108, n° 576-518
: p. 194-207, n° 493-658 ; p. 246, n° 343 ; p. 259, n° 1 ; Stuhlfauth, 293-299 : Nuovo
Bull. crist., IV, 1898, p. 219-226.
1 Schwarze (p. 38) et Stuhlfauth (p. 293) y devinent une réminiscence du latin domus
caritatis.
2 7 et 5 vers l'abside primitive ; 4 et 4 vers la seconde.
3 Le P. Delattre (Const., XXVII, p. 6) et M. Gsell (1898, p. 222, n° 193) citent
l'inscription mutilée d'un proconsul qui aurait peut-être restauré la basilique. Je remarque
que l'inscription est opistographe ; l'épitaphe chrétienne a donc pu être gravée sur un
fragment païen, et le proconsul n'a sans doute rien à voir avec l'église de Damons el
Karita.
4 M. Gsell veut bien me dire que, d'après ses observations, les piliers qui entourent le
ciborium sont plus épais que les autres ; de plus la largeur de l'entrecolonnement
diminue à mesure qu'on se rapproche de ce centre ; cette disposition indiquerait que
l'architecte avait cherché à contre-butter une coupole appuyée sur les piliers du milieu ;
les plans publiés jusqu'ici n'avaient pas signalé cette particularité.
5 C'est le type de la chapelle de Ksar Mellal (C. R. Inscr., 1897, p. 5-7) et de plusieurs
autres, dont M. Gsell (1892, p. 118, n° 140) donne la liste.
6 D., Basil., p. 1.
octogonale se dressait au centre. Il communique avec l'extérieur, au nord-ouest,
par un corridor, d'où l'on a retiré cette inscription : [intro]itus aditus ad sacr...1
Un mur percé d'une porte en son milieu sépare l'atrium de la basilique ; en face
de cette porte, au point saillant de la courbe, s'enfoncent trois absidioles réunies
en trèfle (trichorum), qui devaient contenir des tombes de martyrs (memoria
martyrum). Ce lieu vénérable faisait vis-à-vis à l'abside du sud-ouest de la
basilique centrale. Derrière cette abside, par conséquent tout à l'opposé de
l'atrium, s'étend la basilique du baptistère, beaucoup moins considérable que la
première (35m,75 * 24m,35). La piscine du sacrement, de forme hexagonale, est
vers l'est ; au sud, une petite chapelle avec deux armoires, où se conservaient,
pense le P. Delattre, les huiles saintes, les linges et les vases liturgiques dont on
se sert pour administrer le baptême. Ces trois parties accolées ne constituent pas
à elles seules tout l'édifice ; on aperçoit à l'est et à l'ouest des amorces de murs
qu'on dégagera tût ou tard et qui conduiront peut-être à l'habitation du clergé et
au secretarium.
Damons el Karita est un champ fertile en inscriptions. En 18922, le P. Delattre
n'avait pas recueilli moins de quatorze mille fragments ; peu à peu il les
rapproche par un travail de patience digne de tous éloges et parvient souvent à
restituer le texte complet ; cette quantité de dalles brisées s'explique par la
fureur avec laquelle les païens et les Vandales ont dit saccager les cimetières
catholiques. On y lit des noms de chrétiens, des formules, des acclamations dont
j'aurai à parler plus tard. Des sculptures, surtout des fragments de reliefs et de
sarcophages, ont été aussi extraites des décombres : les pièces capitales sont
une Adoration des Mages et une Apparition de l'Ange aux bergers, hauts-reliefs
décoratifs d'un excellent style, que l'on a attribués tour à tour au IVe et au VIe
siècle3. Pour déterminer l'âge de la basilique, de Rossi en a étudié
minutieusement l'épigraphie et les symboles, et il a mis en lumière des indices
du IIIe siècle et d'autres du VIe4. Admettons donc comme probable que,
pendant trois cents ans environ, les chrétiens célébrèrent leur culte et
enterrèrent leurs défunts à Damons el Karita, sans qu'on en doive conclure
pourtant que l'église dont les ruines subsistent soit le monument primitif.
On a essayé d'identifier cette église. Le cardinal Lavigerie5 incline à penser qu'il
s'agit de la basilica major, où furent ensevelies les saintes Perpétue et Félicité,
1 C. I. L., 13395.
2 D., Basil., p. 10 ; cf. C. I. L., VIII. p. 1341 sqq. Quelques textes (ibid., 13393-13396),
malheureusement fort mutilés, devaient se rapporter à l'aménagement de l'édifice.
D'autres textes chrétiens proviennent du Saniat et Khodja, terrain situé au nord-ouest de
Damons el Karita (Babelon, Carth., p. 150 sq.).
3 De Rossi, Bull. crist., loc. cit., p. 51 ; Cagnat-Saladin, p. 119 ; Gsell. 1891, p. 51 ;
Diehl, Afr., p. 391 ; Stuhlfauth, p. 298 sq. ; C. R. Inscr., 1899, p. 216. J'examinerai les
deux hypothèses quand je m'occuperai de l'art chrétien (voir ci-dessous, liv. VI, ch. 2, §
2).
4 De Rossi, loc. cit. ; Miss. cath., 1883, p. 351 ; J. Schmidt (C. I. L., VIII, p. 1311 : les
n° 12521 et 15532 ne prouvent rien) répartit les inscriptions entre les IVe et VIe siècles.
Une brique datée de 155 après Jésus-Christ (Miss. cath., 1886, p. 152) et un texte
punique avec le mot sanctuaire (ibid., p. 80, 119 : C. I. S., p. 266 sq., n° 142) sortent
des fouilles de Damons et Karita : la présence de ces deux objets en pareil lieu me parait
toute fortuite, à moins qu'ils ne proviennent de constructions antérieures.
5 P. 449 sq. C'est encore l'avis du P. Delattre (Cosmos, 28 décembre 1889, p. 106), de
MM. Cagnat et Saladin (p. 119) et de M. Gsell (1893, p. 218, n° 184).
avec leurs compagnons martyrs1. Il se fonde sur un pavement de mosaïque en
bon état de conservation, qui représente une femme à peine vêtue. L'attitude de
ce personnage2 lui parait conforme à celle qu'attribue à Perpétue la Passio où
son supplice est raconté. Cette opinion a été reprise, en 1891, par M. l'abbé
Pillet3, qui ne garde plus les mêmes ménagements que le cardinal et croit d'une
foi ferme que la mosaïque est bien l'image de la sainte africaine. Le P. Delattre,
en 1883, se refusait à reconnaître un sujet païen dans cette mosaïque, qui
occupait la partie principale de ce cimetière chrétien ; en 18924, il ne mentionne
même plus l'objet du litige. De Rossi5 réserve son jugement ; M. Allard admet
l'hypothèse6. On a invoqué contre elle la demi-nudité de la jeune femme, et le P.
Thédenat a pu dire que les attributs conviennent à Vénus7 ; l'original,
aujourd'hui au musée de Saint-Louis, donne en effet une impression de
paganisme. N'oublions pas que l'édifice a été plus d'une fois remanié,
bouleversé, qu'il fut probablement établi sur l'emplacement d'une villa païenne.
Le P. Delattre publié de nombreux textes païens de Damons el Karita, pour la
plupart funéraires, antérieurs à la construction de la basilique8 ; il signale
beaucoup d'ossements mêlés à la terre trouvés sous la fontaine octogonale. Ne
sont-ce pas les restes de sépultures païennes plus anciennes9 ? Il serait donc
très possible que la mosaïque appartint à quelque villa, englobée tôt ou tard dans
le monument chrétien. De toute façon je ne saurais y voir sainte Perpétue.
Mais il y a un autre argument à faire valoir en faveur du nom de basilica major.
M. Gsell10 a proposé très ingénieusement, à cause des remaniements et du
changement d'orientation qu'à subis l'édifice, de le considérer comme étant la
basilica restituta dont parle Victor de Vita11. Or la basilica major, la basilica
1 Victor de Vita, I, 3.
2 Loc. cit., n. 2. La jeune femme qui y est représentée est debout, dans l'attitude du
triomphe. Sa main gauche tient une palme rouge. Ses lèvres semblent s'ouvrir pour un
hymne d'actions de grâces. Sous ses pieds est un dragon qu'elle écrase. Sur un autel
placé près d'elle est un miroir à moitié soulevé vers lequel elle se tourne à demi. Un seul
détail, mais capital, est omis dans cette description, à savoir que le personnage est
presque nu. Voir Miss. cath., 1881, p. 163 ; Toulotte, p. 74 sq.
3 Miss. cath., 1883, p. 393, n. 1.P. 164. Pour moi, je me permettrai d'être plus affirmatif
encore que le savant cardinal, et de dire : c'est bien là l'image de sainte Perpétue.
4 Basil.
5 Bull. crist., 1881-1885, p. 44, n. 3.
6 Les lettres chrétiennes, juillet 1881, p. 291 sq.
7 Bulletin critique, 15 juillet 1881, p. 90 sq., et 1er décembre 1881, p. 279 : Héron de
Villefosse, Bull. épigr., I, 1881, p. 272 ; Beurlier, Compte rendu du Congrès scientifique
des Catholiques, 1891, 2e section, p. 295 sq. ; Gauckler, Cherchel, p. 64, n. 5. M. Gsell
(loc. cit.) croit soutenable l'opinion de M. G. Ficker (Theologische Literaturzeitung, 1891.
p. 164) qui reconnaît dans cette mosaïque un hermaphrodite.
8 Bull. épigr., VI, 1886, p. 190-194 ; C. R. Hipp., 1890, p. X-XVI.
9 Miss. cath., 1886, p. 101, Davis ; (p. 414-420) en signale dans cette région.
10 1892. p. 61. n. 1.
11 I, 15. On a trouvé à Damons el Karita un texte qui s'accorde assez avec l'hypothèse
de M. Gsell ; il est ainsi conçu (C. I. L., VIII, 13905) : in [h]is pred[iis ?] restitu...
Tillemont (Mém., VI, p. 129) interprétait le mot restituta comme indiquant la restitution
de l'église confisquée par les ariens ; mais plusieurs basiliques de Carthage furent dans le
même cas, et la langue épigraphique ne s'accommode pas bien du sens proposé. La
formule in bis prædiis, qui n'est pas inconnue en Afrique (C. I. L., VIII, 9125 ; Bull. arch.,
1894, p. 358, n° 68 ; p. 339, n° 10 ; 1898, p. 156, n° 3 ; Rev. arch., XXVI, 1895, p.
218, n° 30 ; Monuments Piot, III, p. 216, 218, 221), indiquerait peut-être que le
cimetière et la basilique de Damons el Karita sont le développement d'une sépulture de
restituta, la basilica Perpetuæ et la cathédrale ne sont qu'une seule et même
église sous des dénominations diverses1. Si M. Gsell a vu juste, nous aurions
donc là l'église métropolitaine d'Afrique, auprès de laquelle habitait l'évêque2 :
saint Augustin y prononça plusieurs sermons3 ; dans le secretarium
s'assemblèrent fréquemment les conciles à la fin du IVe siècle et au
commencement du Ve4.
Au sud de Damons el Karita ont été déblayées, en 1897, plusieurs tombes
chrétiennes d'un modèle inédit en Afrique et les restes d'une chapelle pavée de
mosaïque avec inscription dédicatoire : cette nécropole ne parait pas antérieure
aux Ve-VIe siècles5.
De Damons el Karita revenons vers les remparts et suivons-les en tournant le
dos à la mer. En quelques minutes, nous atteignons le village arabe de La Malga,
assis sur d'antiques citernes. C'est là qu'on indique d'ordinaire une des églises
consacrées à saint Cyprien. Les soldats, disent les Actes officiels de son
martyre6, appréhendèrent Cyprien dans ses jardins. Puis on le fit monter sur un
char... et on le conduisit au domaine de Sextus (ager Sexti), où le proconsul
Galerius Maximus s'était retiré pour raison de santé. Le proconsul remit le
jugement au lendemain, 18 des calendes d'octobre (14 septembre). Ce jour-là,
une foule nombreuse vint assister au jugement de l'accusé ; après un bref
interrogatoire, le magistrat rendit contre lui une sentence capitale, que le
bourreau exécuta sur place. Pour soustraire le corps à la curiosité indiscrète des
païens, on l'enterra tout près de là. Pendant la nuit, à la lumière des cierges et
des torches, au milieu de l'allégresse générale, on l'emporta en triomphe jusqu'à
l'area du procurateur Macrobius Candidianus, qui est située sur la route des
Mappales, à côté des piscines7.
Dans la suite, deux basiliques se bâtirent en l'honneur de l'évêque ; l'une, que
saint Augustin appelle mensa Cypriani8, au lieu de son supplice ; l'autre, sur son
tombeau (memoria)9. Elles devinrent vite célèbres en Afrique et même par-delà
les mers10. Les fidèles aimaient à se faire enterrer auprès du martyr ; l'existence
d'un cimetière autour de la memoria nous est révélée par les Actes de saint
Maximilien décapité à The-veste, en 295. Une matrone, Pompeiana, fit enlever
son corps et l'emporta dans sa litière à Carthage, où elle le déposa aux côtés du
1 On n'en comptait pas moins de 314, à la suite l'une de l'autre, il y a quelques années
encore ; cf. Tchihatchef, p. 494 (311, dit le P. Vellard, p. 20). Voir le tracé ou des
reproductions partielles de l'aqueduc dans : Atlas, II, Oudna et Tunis ; Tissot, G., atlas,
pl. VII, XVII, XIX ; Davis, frontispice (dessin reproduit par Duruy, I, p. 416) ; Revue
générale des sciences, ibid., p. 957 ; Babelon, Carth., p. 90-91 ; S. Marie, p. 193 sq. ;
Guérin, II, p. 276-281, 285-291 ; Gauckler, Arch., p. 21-23 ; Meltzer, Sueden. pl. 145 ;
surtout le tracé de Caillat, dans S. Marie, plan des p. 192-193 ; id., Explor., p. 107.
2 Atlas, III, El Ariana, 57, 61 ; Atlas C., 72-73.
3 D., Arch., p. 12 sq. Tissot (G., I. p. 616 ; cf. p. 622) met à la hauteur de Sidi Daoud le
camp de Manilius lors du siège de 146 ; il s'appuie sur Appien (Pun., 97), qui le place έν
τώ αύχένι τής ές τήν ήπειρον όδοΰ.
4 Lettres, p. 24.
5 Caillat, p. 298 ; Reinach. p. 211 sq. ; cf. C. I. L., VIII. p. 113.
6 Cf. Toutain, Cités, p. 66.
7 J'analyse ici la description de Barth (I, p. 183 ; cf. Caillat, p. 300). Je ne sais à qui
attribuer une réparation de l'aqueduc pour laquelle on employa des pierres déjà
recouvertes d'inscriptions latines (C. I. L., VIII, 887-894, 10522, 12411, 12120).
présente une singulière analogie avec ceux de la campagne romaine1. Bâti
d'après les meilleurs principes de l'architecture romaine, il devait braver le temps
; ce qui en demeure atteste la science de ceux qui l'édifièrent ; il fallut le génie
destructeur et l'acharnement des hommes pour le renverser. Coupé par Gélimer,
lorsqu'il tenta de reprendre Carthage2, Bélisaire le fit remettre en état. Plus tard,
Hassan imita le roi vandale, quand il voulut réduire la capitale byzantine. El
Kaïronani3 note à deux reprises, comme un fait important, que le conquérant
arabe détruisit les conduits qui amenaient l'eau dans la ville. Quelques écrivains,
s'autorisant de ce que Carthage ne fut pas complètement privée d'habitants
après 698, ont avancé que l'aqueduc, restauré une fois de plus, fonctionna pour
la petite bourgade, comme jadis pour la cité populeuse4. La ruine définitive ne
daterait que du XVIe siècle et serait imputable aux Espagnols. Pourtant la main
des Arabes n'est guère visible dans les réparations qu'entre le Zaghouan et
Tunis. D'ailleurs Marmol5 déclare qu'on ne voyait plus, sous Charles-Quint, autre
chose que les ruines de l'aqueduc. Il ne fut donc restauré, après la conquête
musulmane, qu'au profit de Tunis ; la petite Carthage ne valait plus la peine
qu'on s'en souciât. Heureusement rétabli, de 1859 à 1862, par un ingénieur
français, M. Pierre Colin6, l'aqueduc d'Hadrien sert encore aujourd'hui dans
quelques parties pour amener à Tunis l'eau qui lui est nécessaire.
Le mur d'enceinte fait un angle, après La Malga, un peu au-delà de la station
actuelle du chemin de fer (Saint-Louis-La Malga) et passe derrière l'amphithéâtre.
Dans le voisinage de ce monument, le P. Delattre a dégagé quatre cimetières,
deux païens et deux chrétiens, qui touchaient presque aux remparts7. Une des
neuf portes de la ville s'ouvrait dans ces parages.
Le premier cimetière païen à la distance de deux jets de pierre du village actuel
de La Malga8, le second à cent cinquante pas au sud-ouest du premier9, sont des
deux côtés de la nouvelle route de Tunis10 ; ces terrains s'appellent Bir ez
1 Gauckler, Mém., LVI, 1895, p. 83-123 ; Guide, p. 20 sq. ; C. R., 1896, p. 8 ; Bull. Ant.,
1896, p. 265 ; Bull. arch., 1896, p. 152-155 ; D., Sup. ; cf. Gsell, 1898, p. 102-104. Il
est fort regrettable que les Arabes aient pu, pendant plusieurs années, pratiquer dans la
nécropole leurs fouilles en taupes et dépouiller les tombes de leurs épitaphes et de leurs
ornements.
2 Delattre, C. R. Inscr., 1898, p. 96 ; p. 211 sq. ; 627 sq. ; Sup., p. 84-86. M. Gauckler
(Bull. arch., 1898, p. 171 sq.) vient de signaler dans une nécropole punique de Bordj
Djedid des amphores identiques à celles de Bir ez Zitoun.
3 Delattre, Bull. Ant., 1896, p. 126. 130, 218 ; C. R. Inscr., 1897, p. 7 sq. ; 1898, p.
555-557, 626 sq. ; Sup., p. 84 sq. ; Gauckler, ibid., p. 173.
4 C. I. L., VIII, 12590-13214 ; D., Sup., p. 82 sq., 88-97. Les éditeurs du C. I. L. ont
rangé sous la même rubrique un certain nombre de textes qui paraissent provenir du
même endroit, bien que dispersés aujourd'hui dans plusieurs collections.
5 Miss. cath., 1882, p. 118 ; 1883, p. 93, 106.
disposée en faite. Beaucoup d'entre elles n'ont pas d'épitaphe1. Une série de
dalles funéraires en mosaïque, semblables à celles d'Orléansville, de Tébessa,
d'Utique, de Lemta et de Tabarka, fut dégagée en même temps. Des terres qu'il
fallut remuer pour les mettre à nu on retira quantité de lampes à sujets
chrétiens. Ce cimetière est entouré de murs ; l'un d'eux se dirige de l'est à
l'ouest, on l'a suivi sur une longueur de 60 pas. C'est donc encore d'une véritable
arec qu'il s'agit ici, et, dans sa forme générale (il n'en est pas de même des détails),
elle ne diffère pas beaucoup de celles des officiales. Le cardinal Lavigerie2
remarque, à propos d'une nécropole chrétienne de Cherchel, que l'area est dans
le voisinage de cimetières particuliers appartenant à plusieurs collèges païens. Il
en va de même pour celles qui nous occupent en ce moment. Il semble que les
chrétiens d'Afrique, au lieu de se cacher comme ceux d'Italie, se soient volontiers
rapprochés des sépultures païennes, sans cependant y mêler les leurs. Est-ce à
ce voisinage que les fidèles enterrés près de Bir ez Zitoun durent d'échapper à la
fureur des païens et des Vandales ? Un fait est constant du moins, c'est que le
cimetière chrétien, protégé, comme les deux précédents, par une couche de
terre assez mince, nous est parvenu intact lui aussi. L'état de conservation des
lampes, des sculptures3 et, par-dessus tout, des mosaïques nous est garant qu'il
ne fut jamais ni violé, ni saccagé.
Pour déterminer rage de ce cimetière, on ne possède que des éléments
d'appréciation assez contradictoires : la formule fidelis in pace se montre
fréquemment, mais in pace n'est pas très rare non plus ; l'écriture et souvent
l'orthographe sont défectueuses, mais le style des lampes, des mosaïques, ne
trahit pas une très basse époque, et les tombeaux anépigraphes en pierres plates
remontent encore au delà : Il y a donc apparence qu'on utilisa l'area pendant
une assez longue période qui englobe peut-être le IVe siècle et le
commencement du Ve. Le P. Delattre, d'après les caractères de deux tombes
demi-cylindriques, drapées de mosaïques brillantes, reculerait cette période
jusqu'au vie siècle. Trois circonstances me portent à considérer cette date
comme trop récente : les deux tombes en cause sont décorées de riches
emblèmes et de symboles qui manquent aux autres ; elles ont une forme en
caisson très particulière ; elles n'étaient pas à l'intérieur de l'area, mais dans un
terrain limitrophe. Elles appartiennent donc à un groupe différent, et leur
existence ne saurait infirmer les conclusions que je propose4.
Un bassin de 10 mètres de long et de 4m,80 de large se montra à 2 ou 3 mètres
du cimetière5. On y descendait par plusieurs degrés ; dans le fond, garni d'une
grossière mosaïque, une couche calcaire, épaisse de plusieurs millimètres,
attestait un séjour prolongé de l'eau ; dix colonnes l'entouraient jadis dont les
1 Cependant le P. Delattre n'en a pas publié moins de 43 (ibid.) ; C. I. L., VIII, 14124
sqq.
2 P. 440.
3 Parmi les reliefs les plus curieux sortis des alentours immédiats, je citerai un agneau
couché au pied de quelques arbustes ; D., Arch., p. 14.
4 Si mes hypothèses sont fondées, il y aurait donc des réserves à faire sur une théorie
que le P. Delattre (Tun., p. 364 sq.) exprime en ces termes : Il est curieux de constater
que l'ordre chronologique des épitaphes chrétiennes de Carthage, à prendre les choses
en gros, paraît correspondre dans ses grandes lignes à un certain ordre topographique
qui semble marquer le point de départ des sépultures chrétiennes dans le voisinage des
citernes de La Malga, juxta piscinas... puis se continue à une petite distance des anciens
remparts jusqu'à la mer.
5 Miss. cath., 1883, p. 107 ; Bull. Épigr., 1853, p. 293.
bases subsistent. Des fragments de tout genre, païens et chrétiens, en furent
retirés. Le P. Delattre crut avoir dégagé la cuve baptismale d'une basilique. Peut-
être était-ce la memoria de saint Cyprien ? On redoubla d'ardeur, et les travaux
se poursuivirent rapidement. Des salles aux vives mosaïques apparurent bientôt
; la croix, souvent aperçue, indiquait une terre chrétienne ; des tombeaux des
bas temps donnaient à penser qu'on approchait de la sépulture d'un martyr,
autour de laquelle les fidèles seraient venus reposer par piété ; lorsque la
découverte d'un hypocauste, en dissipant, les doutes, recula les espérances. On
n'avait plus à faire à une basilique, mais à des thermes très luxueux, ainsi qu'il
ressort des fines mosaïques et des peintures murales des deux salles qu'on
nettoya ensuite. Sans prétendre identifier cet édifice, je me contente
actuellement d'enregistrer la découverte, en constatant qu'elle fournit un
commencement de preuve à l'appui du système que j'ai défendu à propos des
basiliques cypriennes. Ces thermes, à l'ouest de La Malga, ne laissent guère de
place de ce côté pour l'église de l'arca Macrobii.
S'il était encore besoin de démontrer que Bir el Djebbana et ses alentours ne
faisaient pas partie de la ville propre, il suffirait de citer les ruines qui s'étendent
un peu au sud de ce terrain. C'est la villa d'un personnage nommé Scorpianus,
maison somptueuse, avec atrium entouré d'une colonnade, thermes et piscine
pour les bains, toute tapissée de mosaïques qu'on admire maintenant au musée
de Saint-Louis1. L'une d'elles, dont le cadre est rempli d'oiseaux et de fruits
divers, représente plusieurs types champêtres, un moissonneur, un bouvier, un
jardinier, un buveur, etc. ; au centre, un homme debout tient les rênes d'un
quadrige. Une inscription, en cubes noirs sur fond rouge, nous apprend que ce
conducteur de char n'est autre que le maitre du lieu : Scorpianus in adamatu,
qu'on interprète : Scorpianus dans son domaine préféré2. Il s'était plu à embellir
ce séjour. Une seconde mosaïque à figures recouvrait le sol d'une autre pièce ;
Bacchus en occupe le milieu, et les quatre Saisons l'entourent. Peut-être faut-il
attribuer encore à la villa un troisième morceau sur lequel l'artiste a reproduit
des animaux marins. Des pavements plus simples, à dessins géométriques noirs
sur fond blanc, égayaient les autres salles. De beaux verres irisés qui ornent les
vitrines de Saint-Louis ont dû appartenir aussi à l'heureux Scorpianus, car ils ont
été retrouvés entre sa villa et les cimetières des officiales3. Le P. Delattre n'a
déblayé qu'une moitié de la maison, sur une longueur de 50 mètres environ. Ce
qu'on en connaît atteste assez les goûts artistiques et la fortune du propriétaire.
Enfin, à l'extrémité de Bir el Djebbana, écrit le P. Delattre4, se voit un monticule
appelé Koudiat Tsalli. Le mot arabe Tsalli éveille dans l'esprit l'idée de prière, et
je ne serais pas étonné que ce fût l'emplacement d'une ancienne basilique. Le
mot Tsalli rappelle aussi celui de Scili, pays d'origine des martyrs de Carthage
connus sous le nom de martyrs scilitains. On leur dédia, hors de la ville, une
basilique qui prit leur nom, ainsi que la voie sur laquelle elle était construite5. Il
est vrai que les noms anciens à peine déformés ont souvent persisté à Carthage
; et je ne m'élèverais pas contre l'hypothèse du P. Delattre si le texte de Victor
1 Vellard, p. 13 sq.
2 In adamatum campum ou prædium, ou mieux peut-être, in adamato campo ou prædio
; C. I. L., VIII, 12589 ; C. R. Hipp., 1889, p. XXXV, n° 56.
3 Cosmos, 11 février 1888, p. 298 ; 27 janvier 1894, p. 279. Près de la villa, on a
découvert quelques tombes chrétiennes postérieures, sans épitaphe ; Vellard, p. 14.
4 Cosmos, 11 février 1888, p. 279 ; cf. ibid., 15 juin 1895, p. 336.
5 Victor de Vita, I, 9 : saint Augustin y prononça plusieurs sermons (Serm., XLVIII ; CLV
; CLXXIV).
de Vita l'autorisait réellement. Mais cet historien se borne à citer la basilica
Celerinæ vel Scilitanorum, et j'ai en vain cherché, dans l'unique passage où il en
parle, une indication topographique même assez vague.
En nous dirigeant de là vers le lac de Tunis, le long de la ligne d'enceinte, nous
rencontrons successivement les terrains nommés Damous Darouts et Bir el
Djerab. Le premier renfermait jadis des ruines qui émergeaient du sol à la
hauteur de 1m,50. Une rangée de piliers longue de 175 pas et des murs
appartenant peut-être à divers monuments furent remis au jour ; les chercheurs
de pierre ont tout fait disparaître. A Bir el Djerab, on a déterré des lampes
chrétiennes en grande quantité1.
Plus loin s'étend un monticule peu élevé, le Koudiat el Heurma, dont l'extrémité
la plus rapprochée du cirque supporte un amas de ruines connu sous le nom d'El
Gsour. Le P. Delattre a vu les Arabes en extraire par milliers des pierres de grand
appareil2 ; Fable a supposé que ces ruines pouvaient être romaines3 ; Tissot4
pense, d'après Daux, qu'il y avait là un bastion de l'enceinte punique.
Au sud de la ville, les environs de Douar ech Chott ont rendu un certain nombre
d'épitaphes païennes5 et chrétiennes6, d'où l'on pouvait conclure sans témérité à
l'existence de cimetières assez proches. Dans la suite, on a en effet rencontré
huit tombeaux en forme d'auges au lieu dit Bir Sema, à 300 mètres environ de la
gare du village, vers l'abattoir7. Ils sont certainement romains et sans doute
païens, à en juger d'après les objets qu'ils contenaient. Un puits, dans la
direction de La Goulette, porte le nom de Bir el Knissia (puits de l'église). Au dire
des Arabes, les derniers débris d'un monument en pierres de taille qui s'élevait
en ce lieu ont servi à la construction de Dar el Bey. S'il n'est pas certain qu'il y
eût là une des nombreuses basiliques extérieures8, du moins la présence des
tombeaux à Bir Sema atteste, comme l'a bien vu le P. Delattre, que l'enceinte
passait à une faible distance au sud de Douar ech Chott9.
Une autre sépulture romaine païenne rencontrée à fleur de sol, au Kram, près de
l'entrée de l'ancien hôpital militaire, doit marquer aussi dans cette direction les
limites de la ville propre10.
M. Gauckler veut bien m'annoncer11 qu'on a découvert à Khérédine, le 14 juillet
1895, trois belles statues colossales de 2m,40 ; l'une d'elles est une Isis avec un
1 Atlas, II, La Goulette ; de là son nom de Maxulitanum litus (Vict. Vit., loc. cit.)
2 Tissot, G., I. p. 82, 171 sq., 568 ; Babelon, Carth., p. 120 sq. ; Atlas C., 2 ; ibid., II, La
Goulette.
3 Don Quichotte, trad. Viardot. I. p. 356.
4 P. 31. Daux n'a pas manqué d'exercer sa fantaisie à propos de La Goulette (Voyages,
p. 258) : Ce port, dit-il, protégeait dans l'antiquité les abords de trois cités, Carthage,
Tunis et Adès, et surtout l'entrée du lac. Aussi les Carthaginois avaient-ils prolongé de
3.400 mètres, à partir de l'extrémité sud de leur ville, un mur qui, du côté de la mer,
s'étendait jusqu'à la forteresse de La Goulette. Appien nous apprend ce détail : il ajoute
qu'une série de blocs en brise-lames précédait le pied. Un fragment de ce mur se voit
encore à Heur de sol. Il ne reste des fortifications carthaginoises que deux citernes. Sous
l'occupation romaine on renversa la muraille ; mais on conserva avec soin la forteresse,
dont l'étendue, bien plus considérable que celte du fort arabe actuel, était celle de la
longueur du canal. On ignore le nom particulier de La Goulette pendant la période
carthaginoise ; pendant la période romaine, on rappelait Oppidum Ligulæ, le Château de
la langue de terre.
5 Tous les faubourgs que je viens d'énumérer sont peut-être compris dans les quatre-
vingt-trois castella qu'une inscription de Formies (C. I. L., X. 6104) mentionne autour de
la capitale africaine.
CHAPITRE III. — LA VILLE BASSE.
I. — CARTAGENNA
Les indigènes, dit le P. Delattre, donnent encore aujourd'hui le nom de
Cartagenna aux anciens ports de la ville et aux terrains environnants2 ; ailleurs3,
il mentionne des inscriptions trouvées entre la gare dite de Carthage et les
anciens ports, à l'endroit que les Arabes appellent aujourd'hui encore
Cartagenna. Le cardinal Lavigerie s'exprime d'une manière assez différente4 : Le
territoire que les indigènes nomment Cartagenna... est parfaitement circonscrit
et déterminé : il commence autour des anciens ports et s'arrête, d'une part, à
mi-chemin des collines, tandis que de l'autre il va de la tænia... jusque vers le
monticule où s'élève aujourd'hui un fort turc, le fort Djedid, qui domine la rade.
Si l'on adopte cette manière de voir, on se heurte à une grave difficulté. Les
Arabes désignent sous le nom de Dermèche un quartier situé le long du rivage,
au sud de Bordj Djedid, c'est-à-dire dans la direction des ports. En prolongeant
Cartagenna jusqu'au fort, on englobe et on supprime par conséquent Dermèche.
Je me range donc volontiers à l'avis du P. Delattre, et j'entends par Cartagenna
toute la partie de la ville qui s'étend au sud d'une ligne tirée de Douar ech Chott
à la maison de Mustapha ben Ismaïl, au bord de la mer.
Lorsqu'on va de La Goulette à Bordj Djedid, en suivant le bord de la mer, on
longe, au nord du petit golfe que le rivage dessille près du Kram, deux bassins de
dimensions restreintes et d'aspect différent. Celui du sud est tout en longueur,
une chaussée en coupe la pointe méridionale ; celui du nord est arrondi d'une
1 Dureau, p. 218.
2 Miss. cath., 1883. p. 154 ; Cosmos, 11 févr. 1888. p. 296 ; 20 janv. 1894, p. 247.
3 Bull. épigr., II, 1882, p. 114.
4 P. 414.
façon à peu près uniforme, au milieu, s'étend une presqu'île également circulaire,
qu'un isthme étroit relie à la terre. La tradition place en cet endroit les fameux
ports de Carthage ; jusqu'à nos jours on n'avait élevé aucun doute contre cette
commune croyance. Falbe, dans son plan et dans soit texte, la traite comme
vérité acquise1 ; et Dureau de la Malle y adhère comme à une opinion
incontestable2. Mais le simple voyageur, qui n'a pas leur foi archéologique,
éprouve un fort désappointement lorsqu'il aperçoit, du haut de la colline de
Saint-Louis, ces deux lacs en miniature. La mémoire toute pleine des souvenirs
du siège de Scipions l'esprit tout enflammé de ce qu'il a lu sur l'industrie et la
marine des premiers Carthaginois, il s'attend à voir de larges espaces pleins
d'eau où nos flottes modernes entreraient encore aisément, et il a devant lui
deux mares à peine de taille à abriter quelques chaloupes. Le contraste entre son
espérance et la réalité est vraiment trop fort3. Au lieu de contempler du sommet
de Byrsa, descendons jusqu'à la plage et faisons le tour de ces bassins ;
songeons que là, comme partout sur ce sol, la rage des hommes et l'action des
siècles ont fait leur œuvre ; rappelons-nous aussi que les navires des anciens
étaient petits ; et nous ne hausserons plus aussi vite les épaules, à la vue de ces
faibles restes d'un passé glorieux. Aussi bien, sans plaider davantage les
circonstances atténuantes, je tiens à donner des preuves d'un état de choses
antérieur, plus conforme à nos idées et aux désirs de notre imagination.
L'amoindrissement des ports date surtout de notre siècle. Victor Guérin écrivait,
en 18624 : Aujourd'hui le port marchand est entièrement comblé, et
l'emplacement qu'il occupait est planté de vignes et de figuiers... Le port militaire
avait de l'eau, mais peu profonde. Quelques années plus tard, Tchihatchef
parlait5 de ces deux nappes d'eau, qui, au reste, ont été introduites tout
récemment dans les cieux bassins artificiels demeurés à sec pendant des siècles.
Les deux auteurs s'accordent à peu près en ceci, que l'eau dont les bassins sont
maintenant remplis est d'apport récent. M. de Sainte-Marie complète et rectifie
leurs renseignements dans ce passage important6 : Depuis Falbe, l'état des lieux
a bien changé, le terrain a été remanié, en 1868, par le propriétaire7, qui a voulu
remplir d'eau les lacs à peu près taris depuis 1830. Pour ce faire, il a établi deux
canaux vers la mer : pour l'entrée des eaux et pour la sortie. Cette restauration
trompe le voyageur auquel on montre les lacs en lui disant que là étaient les
ports ; il s'émerveille de les voir si petits ; il ne sait pas qu'il a devant lui des
travaux récents. L'îlot de l'Amiral8 tient maintenant à la terre, du côté de la mer,
et les deux lacs sont devenus beaucoup plus petits. Lorsque le bey Ahmed, vers
1825, fit construire, entre ces lacs et la mer, le palais appelé actuellement
1 P. 17, 18, 21 sq. Sur la question des ports, voir Babelon, Carth., p. 53. 122-125. Atlas
C., 5, 7-12, avec deux plans ; Meltzer, II, p. 197-214, 538-519 ; Vellard, p. 68-71.
2 Cf. surtout, p. 13-18. Bœtticher, dont Dureau de la Malle (pl. I) et S. Marie (p. 214)
reproduisent le plan assez fantaisiste, dessinait déjà les ports vers le sud de la presqu'île
; cf. Barth, I, p. 88 sq.
3 Voir les impressions d'un touriste dans Eckardt, p. 45.
4 I, p. 66.
5 P. 521.
6 P. 158 sq. ; cf. Expior., p. 65 sq.
7 Il s'agit de Dar el Bey, qui est bâti, comme on va le constater, sur l'emplacement des
ports (voir le plan dans S. Marie, loc. cit.). Aujourd'hui ce palais est converti en lazaret
(Eckardt, p. 48. n. 1 ; Vellard, loc. cit.) ; les cartes les plus récentes n'emploient que ce
dernier nom.
8 L'îlot qui occupe le milieu du bassin rond.
Cathagenna, les plateaux indiqués par M. Falbe entre le lac et la mer furent
nivelés, déblayés, et les terres furent employées à former les routes qui
traversèrent les lacs. Par suite leur forme changea. Les déblais rejetés dans la
partie basse qui servait de communication entre les ports et la mer obstruèrent
l'ancienne entrée et Mirent à découvert des murs de quai. Les eaux des lacs,
n'ayant plus de communication avec la mer, ne tardèrent pas à devenir fétides :
pour remédier à cet inconvénient, on construisit un canal dallé et mettant les lacs
en communication avec la mer... Tel est le résumé d'une note que je dois à M.
Caillat, ex ingénieur du bey de Tunis, qui a dirigé, en 1868, les travaux de
restauration des ports. Ces détails trouvent une confirmation dans ce simple fait
que Beulé a pu fouiller les bassins. Pleins d'eau, comme on les voit aujourd'hui,
ni Beulé, ni personne n'aurait songé à y mettre la pioche1. Ce terrain est donc
loin d'être un terrain vierge ; et, pour ne pas tenir compte momentanément des
dégâts et des métamorphoses qu'il a subis autrefois, on doit redire avec Beulé2,
que, dans ce siècle, des clôtures ont été établies, des fossés creusés, des
chemins remblavés, des trous comblés, des jardins dessinés. On juge combien
des fouilles sont devenues difficiles au milieu de ces obstacles qu'il faut
respecter. Il était indispensable d'entrer dans ces détails3 avant d'entamer la
discussion sur l'emplacement des polis. Quoique cette question intéresse, en
apparence, surtout Carthage punique, puisque sa marine marchande et militaire
faisait sa force, en réalité, elle rentre aussi logiquement dans une étude de
Carthage romaine. Les Romains utilisèrent les mêmes moyens naturels d'action
et de défense que leurs prédécesseurs.
Appien nous a transmis sur les ports des renseignements précieux ; les
modernes s'accordent à penser que, dans ce passage si net, plus encore que
dans le reste de son récit, Appien s'est inspiré de Polybe, s'il ne l'a pas copié4.
Son texte, reproduisant celui d'un témoin oculaire du siège de 146, mériterait
donc notre confiance5. Les ports de Carthage, écrit-il, étaient disposés de telle
sorte que les navires passaient de l'un dans l'autre. Du côté de la mer s'ouvrait
une entrée commune, large de soixante-dix pieds, qu'on fermait au moyen de
chaînes de fer. Le premier port, réservé aux marchands, était muni d'amarres
nombreuses et de diverses sortes. Au milieu du port intérieur s'étendait une île ;
cette île et le port lui-même étaient garnis de larges quais comprenant des cales
en série continue, deux cent vingt vaisseaux pouvaient y trouver place. Au-
dessus des cales on avait construit des magasins pour y serrer les agrès. Sur la
1 Cf. B., Fouilles, p. 91, 101. Les termes qu'il emploie ne laissent aucun doute sur l'état
des bassins au moment où il les explora ; l'eau n'y arrivait qu'en faible quantité par des
infiltrations souterraines.
2 B., Fouilles, p. 97.
3 On me saura sans doute gré de ne pas omettre une autre tentative, à vrai dire
infructueuse, qui visait à restaurer les ports et Carthage elle-même ; j'en emprunte le
récit à Kobelt (p. 308, n. 2) : Zur Zeit, wo der Einfluss des Herrn Roustan im Zenith
stand, machte Herr Oscar Gay den Vorschlag, die Häfen von Karthago wieder mit dem
Meer in Verbindung zu setzen und Karthago wieder aufzubauen. Trotz der energischen
Unterstützung seitens der Frau Elias Masulli lehnte der Bey das Projekt ab und
entschüdigte den genialen Urheber lieber durcit einen Orden und 25.000 Fr. Davon sollte
die würdige Dame, die damals in Tunis allmächtig war, ihren vertragsmässigen Antheil
erhalten, aber der Herr Gemahl unterschlug ihn : ein furiöser Brief, den sie deshalb an
Herrn Gay schrieb, spielte eine Hauptrolle im Prozess Rochefort-Roustan.
4 Cf. Dureau, p. 14 ; Fouilles, p. 90 ; Tissot, Géographie, I, p. 599.
5 Puniques, 95.
façade de chacune de ces cales se dressaient deux colonnes ioniques, grâce
auxquelles le port et l'île prenaient l'aspect d'un portique circulaire. Dans File
même était construit le pavillon de l'amiral : c'est de là que la trompette donnait
les signaux, que le héraut criait les ordres et que l'amiral surveillait. Cette île
était située vers le goulet ; son élévation permettait à l'amiral d'examiner de loin
tout ce qui se passait au large, sans que les navigateurs pussent apercevoir
l'intérieur du port. Bien plus, les marchands eux-mêmes, lorsqu'ils pénétraient
dans le bassin qui leur était réservé, ne voyaient pas aussitôt les arsenaux du
port militaire. Une double muraille les en séparait. D'ailleurs une porte spéciale
mettait le premier port en communication avec la ville, de manière que les
marchands n'eussent pas à traverser l'arsenal. Appien ajoute, dans un autre
chapitre1 : Au commencement du printemps, Scipion résolut d'attaquer Byrsa et
celui des ports qu'on appelle Cothon. Pendant la nuit, Hasdrubal incendia la
partie quadrangulaire du Cothon, dans la crainte que Scipion ne donnât l'assaut
encore de ce côté ; c'est vers ce point que se portait toute l'attention des
Carthaginois. Mais Lælius les dérouta en escaladant la partie opposée du Cothon,
qui est de forme circulaire. Les assaillants poussèrent de grands cris, comme s'ils
venaient de remporter une victoire, et les ennemis furent effrayés. Les Romains,
pleins de mépris pour eux, se précipitent et grimpent de toutes parts. A l'aide de
poutres, de machines et de planches, ils franchissent les fossés. Les défenseurs
des remparts, exténués, mourant de faim, perdirent courage. A peine se fut-il
emparé du mur d'enceinte du Cothon que Scipion s'établit sur le forum situé
dans le voisinage.
Après ce témoignage capital, nous pouvons négliger tout ce qui a été écrit par les
modernes jusqu'en 1859, car ils n'ont guère fait que répéter Appien sans le
contrôler. Le premier, Beulé chercha à vérifier sur place les assertions de
l'historien. La relation qu'il a écrite de ses fouilles inaugure l'étude scientifique
des ports. Prenons-la donc comme point de départ.
Beulé accuse Appien d'avoir commis une erreur quand il prétend que le Cothon,
ou port militaire, était circulaire dans une de ses parties2, carré dans l'autre3.
D'après lui, le port extérieur ou port marchand était quadrangulaire ; le port
intérieur ou port utilitaire était de forme ronde. Appien, oubliant la description
donnée un peu auparavant par lui-même, aura confondu les deux ports en un
seul. C'est du moins ce que Beulé se croit en mesure d'affirmer. Il a reconnu en
effet, dit-il, le diamètre ancien de l'île, qui mesurait 106 mètres, et la
circonférence, qui était de 333 mètres. Deux murs fort épais en déterminaient le
contour et en assuraient la solidité. Vers le centre, les soubassements puniques
et quelques chapiteaux du palais de l'amiral ont reparu au milieu des déblais. La
jetée reliant l'île à la terre. au nord, est large de 9m,60. Tous ces ouvrages sont
romains dans leur état présent. Mais ce que les Romains ont refait répond trop
bien aux descriptions d'Appien pour qu'on ne soit pas certain qu'ils ont suivi le
même plan que les premiers Carthaginois4. Sans doute, l'appareil guerrier du
second port ne leur convenait plus ; ce qu'ils voulaient, c'était un port de
commerce ; les cales et arsenaux ont donc disparu. Cependant le Cothon n'a subi
aucune modification essentielle. Seule la ligne des quais, au lieu d'être
interrompue à intervalles réguliers, est devenue pleine. La destruction accomplie
1 Puniques, 127.
2 Fouilles, p. 87-118.
3 Fouilles, p. 92.
4 Fouilles, p. 101.
par les soldats de Scipion ou les colons de Gracchus, de César et d'Auguste ne
fut pas telle qu'il ne subsiste plus trace des dispositions antérieures. A moins de
3 ou 4 mètres de profondeur, Boulé eut la chance de trouver distinctes et
caractérisées les constructions romaines et les constructions puniques1. Les
premières, d'un travail assez grossier, attestent peut-être un remaniement de la
basse époque ; les autres, en grandes pierres de tuf bien assemblées, ont résisté
aux infiltrations souterraines. Les cales, séparées entre elles par des murs de
0m,30, étaient larges de 5m,60. Deux tambours de colonnes à cannelures
montrent que la décoration en était d'ordre ionique. Par une série de sondages,
le tenace archéologue a relevé presque toute la périphérie du Cothon on port
militaire. Le diamètre, qui absorbait celui de l'île, était de 323 mètres et le
périmètre de 1.021 mètres ; la surface totale de 8 hectares 29 ares 37 centiares.
Un goulet intérieur réunissait les deux ports. Boulé le suit sous la route
carrossable qui conduit à la maison du général Kaïr-ed-Din2 et lui attribue 23
mètres de largeur. Comme Appien donne précisément cette mesure à l'issue
commune des ports vers la mer, il est surpris de cette coïncidence. Je ne
voudrais point dire, ajoute-t-il, qu'Appien a confondu un goulet avec l'autre ; je
me contente de faire ce rapprochement3.
Le port marchand est étudié d'une allure beaucoup plus rapide ; il n'y a plus là ni
cales, ni colonnes, ni palais amiral ; les quais offrent seuls un aliment à la
curiosité du savant. Il en signale, à 2 mètres à peine au-dessous du sol, les
vestiges qui dénotent l'époque romaine. Les deux murs, séparés par un vide, qui
composent ces quais offrent une largeur de 4m,53. La sortie, large de 70 pieds,
par où devaient pass.er tous les navires qui pénétraient dans les deux ports, n'a
point été retrouvée ; Beulé n'a mis au jour en cet endroit qu'un étrange canal,
qu'il déclare byzantin, sur lequel j'aurai bientôt à m'expliquer. Voici la conclusion
: Les deux ports de Carthage réunis donnent : le port militaire, 82.937 mètres
carrés ; le goulet intérieur, 460 mètres carrés ; le port marchand, 148.200
mètres carrés ; ce qui fait 231.617 mètres carrés, ou 23ha,16. Le (vieux) port de
Marseille n'a donc que 3ha,84 de plus que les ports de Carthage ; il est promis
de supposer que ces derniers contenaient, par conséquent, plus de onze cents
bâtiments4.
Les résultats auxquels Beulé déclare être parvenu ont rencontré beaucoup
d'incrédules. Sans vouloir en rien rabaisser son mérite, on peut s'étonner qu'il
adopte souvent le ton tranchant, sans réplique, d'un homme sûr de son fait. Il
sait tout ; à 0m,001 près, il connaît les dimensions des navires antiques, leur
tirant d'eau, leur ligne de flottaison. Les esprits avisés se défient d'instinct d'une
science qui n'hésite pas davantage en un sujet si incertain. Et, quand on a
parcouru le champ de fouilles de Beulé, on irait volontiers jusqu'à dire que
l'auteur a presque tout inventé. Le souvenir des changements survenus depuis
1860 dans toute cette région empêche de porter sur lui ce jugement injuste. Si
indulgent qu'on soit cependant, on ne peut se défendre de penser que
1 Fouilles, p. 107.
2 Il s'agit évidemment de la route qui, venant de Douar ech chott, passe au marabout de
Sidi Lella Salka et se dirige vers Dar el Bey. Voir Caillat, dans S. Marie, p. 158, 161, et sa
propre carte.
3 S. Marie, p. 113.
4 S. Marie, p. 117.
l'imagination a joué plus d'un mauvais tour à l'ingénieux savant. Daux1 et Jal2,
en particulier, le lui firent comprendre.
Daux y met des formes ; il parle de l'érudition de son devancier et lui demande
presque la permission de le contredire3. Cela fait, il ne laisse à peu près rien
subsister de sa théorie. Les cales des navires baignaient dans l'eau, dit Beulé.
Quelle preuve en avons-nous ? répond Daux. Et puisqu'Appien écrit que l'île et le
port lui-même étaient garnis de larges quais, ne faut-il pas penser à des cales
sèches, situées en arrière des quais supprimés par Beulé ? Une fois dans le port
militaire, les navires étaient donc tirés hors de l'eau, selon la coutume des
peuples anciens. On affirme que le Cothon dessinait une circonférence de cercle ;
c'est faire bon marché du passage où Appien parle de la partie ronde et de la
partie carrée de ce bassin. Certaines considérations techniques visant la
construction des cales en série circulaire (je ne saurais les résumer en peu de mots)
rendent d'ailleurs cette conjecture fort peu plausible. Pour que les calculs de
Beulé soient justes, on doit admettre avec lui que 47 cales sur les 220 se
trouvaient à l'entour de File ; les murs de séparation n'ayant que 0m,30
d'épaisseur, comment se persuader qu'ils supportaient le poids et des magasins
de l'étage supérieur et du palais amiral ? Bien plus, si l'on tient compte de ce qui
existe à Utique, on sera prêt à conclure que ce palais occupait l'îlot presque
entier. En résumé, Daux pense que les quais du port militaire présentaient deux
courbes, l'une au Nord, l'autre au Sud, reliées par deux droites en Est et en
Ouest, et qu'en retraite sur ces quais, très larges du reste, s'élevaient les séries
à façades rectilignes des cales diversement disposées suivant le plan général de
la forme affectée par les quais4.
Le texte de Daux est muet sur le port marchand ; la représentation qu'il en
donne dans sa planche suffit à nous éclairer. Les deux bassins ne s'y suivent pas
en ligne droite ; ils forment au point de rencontre un angle obtus ; le bassin
militaire garde la direction nord-est, tandis que l'autre va du nord au sud ; le
goulet qui les met en communication est dans Faxe du port marchand. La forme
de ce port demeure essentiellement la même que dans le système de Beulé, à
cette différence près que les grands côtés en sont plus longs.
Les hypothèses de Daux sont-elles préférables à celles qu'il réprouve ? Tous ceux
qui connaissent ses procédés archéologiques hésiteront à le dire ; l'exemple
d'Utique invoqué ici par lui n'est pas pour calmer leur défiance. S'il n'a peut-être
pas tort de modifier la disposition intérieure du Cothon, peut-il raisonnablement
fonder sur les phrases d'Appien la forme qu'il lui donne ? De quel-droit aussi fait-
il dévier le port marchand ? La réponse à ces questions ou manque de clarté ou
fait complètement défaut dans son livre ; et ses explications, si elles valent
comme critique des Fouilles à Carthage, ne constituent pas par elles-mêmes une
doctrine fortement établie.
J'al se montre beaucoup moins modéré à l'égard de Beulé ; l'article de son
Dictionnaire, où il passe en revue les conclusions de son devancier, est écrit sur
un ton de persiflage qui indispose le lecteur. Je résumerai en quelques mots les
arguments qu'il développe d'une manière diffuse. Appien prétend que l'île était
située vers l'entrée du port. Jal s'empare de ce texte et reproche à Beulé d'avoir
1 Dictionnaire, p. 328.
2 Dictionnaire, p. 325.
mettre à nu tout le squelette de la presqu'île de Tunis. Non, la supposition n'est
pas admissible ; et Jal peut s'épargner la peine de mettre à nu le squelette. Pour
abandonner la métaphore, tout ce sol a été assez retourné depuis vingt ans pour
qu'on sache qu'il ne fut jamais un port ; les tombeaux, les stèles, les inscriptions,
etc. qu'on en a exhumés font écarter cette hypothèse dès l'abord. Déjà, lorsque
Jal écrivait ces lignes, en 1872, les recherches de Falbe, de Thomas Reade1, de
Davis et de Beulé condamnaient une théorie d'après laquelle presque toute
l'étendue de Carthage ne serait qu'un vaste port. Cette invention ne saurait
séduire aucun de ceux qui ont du terrain une connaissance même très
superficielle.
Si j'ai insisté longuement sur l'opinion de Beulé et sur les critiques que ne lui ont
point ménagées Daux et Jal, c'est que ces trois auteurs ont traité la question en
détail. Depuis 1861 jusqu'à ce que M. Torr ait émis une théorie nouvelle, en
1891, on vivait sur les travaux de Beulé. Et, même dans la récente polémique
dont les articles de l'archéologue anglais ont donné le signal, on n'a pas cessé
d'invoquer les Fouilles à Carthage, pour en défendre ou en combattre les
conclusions. Je me borne donc, avant d'arriver aux derniers débats, à signaler
d'un mot les partisans et les adversaires de Beulé.
Davis a fait paraître son livre la même année que lui, il est peu probable qu'il ait
profité des Fouilles ; mais les Lettres remontent à 1859, il a pu en avoir
connaissance. D'ailleurs les deux missionnaires scientifiques se sont rencontrés
sur le sol africain ; ils y ont conduit leur exploration simultanément, et le chapitre
où Davis parle des ports2 me convainc que ces rivaux ont échangé leurs
impressions. Je mets donc Davis au nombre de ceux qui s'inspirent de Beulé,
quand il retrouve dans les deux lagunes les anciens ports et les englobe sous la
désignation unique de Cothon3. Pour Maltzan, qui a envisagé la question sans
l'approfondir, les ports sont incontestablement représentés aujourd'hui, sinon en
totalité, du moins en partie par les bassins. A l'en croire, c'est même la seule des
localités de la ville antique dont l'emplacement soit incontestable4. Tissot se livre
à une discussion approfondie5. Fort des études de Dureau de la Malle et des
observations de Jal et de Daux, il conteste, non pas les découvertes de Beulé,
mais plusieurs des conséquences que l'auteur en tire ; Daux a souvent les
préférences de Tissot. Toutefois, quelque vigoureuses qu'il ait dirigé ses attaques
contre Beulé, l'auteur de la Géographie comparée ne s'écarte pas de lui sur les
points essentiels ; et, surtout depuis la révolution de M. Torr, on est fondé à dire
que leurs divergences sont d'ordre secondaire. Tissot demeure un traditionaliste
de l'école de Beulé. M. de Sainte-Marie suit le même guide avec une confiance,
pour ainsi dire, absolue. Tout en empruntant un peu de toutes parts des
documents utiles6, il ne s'écarte pas de son conducteur ; son système et celui de
Beulé se confondent. Satisfait sans doute du succès de ses fouilles sur Byrsa et
dans les quartiers du nord de la ville, le P. Delattre ne les a encore jamais, à ma
connaissance, dirigées vers les ports. Son flair d'archéologue heureux et
l'exemple de Beulé l'ont peut-être mis en garde contre les résultats assez
maigres qu'il obtiendrait de ce côté. Pourtant son opinion sur le sujet nous est
1 Miss. cath., 1883, p. 154. Ces antiques bassins, qui ont vu tour à tour les Carthaginois,
les Romains, les Vandales et les Byzantins venir y abriter contre les vents et y amarrer
leurs navires, sont maintenant ensablés et cachés sous une épaisse couche de vase
bourbeuse. Dans son dernier résumé de la topographie de Carthage (Tun., p. 372), il se
borne à dire des ports qu'ils se reconnaissent bien sur le terrain. Cf. Vernaz, p. 161.
2 Je donnerai dès le début toute la bibliographie utile pour la discussion qui va suivre :
Cecil Torr, The Harbours of Carthage (The classical Review, 1891, p. 280-284 ; 1893, p.
314-317 ; 1894, p. 271-276) ; Les Ports de Carthage (Rev. arch., XXIV, 1894, p. 34-47,
294-301). Le premier des deux articles de la Revue archéologique n'est guère qu'une
traduction adaptée et retouchée de celui qu'a publié l'auteur dans The classical Review,
en 1891. R. Œhler, Die Hæfen von Karthago, eine topographische Studie (Neue
Jahrbüccher fuer Philologie und Pædagogik, CXLVII, 1S93, p. 321-332) ; Les Ports de
Carthage, traduction du mémoire précédent (Bull. Hipp., XXVII, 1894, p. 47-63) ; cf.
Jahrbuch des k. d. arch. Instituts, Archæologischer Anzeiger, 1893, p. 69. O. Meltzer, Die
Hæfen von Karthago (Neue Jahrbüccher, CXLIX, 1894, p. 49-68, 110-136) ; Der
Kriegshafen in Karthago (Historische Untersuchungen Ernst Fœrstemann... gewidmet, in-
8°, Leipzig, Teubner, 1894, p. 29-35). Cf. Gsell, 1893, p. 137-139 ; 1895, p. 12-15 ;
1898, p. 79.
3 Class. Rev., 1891, p. 284 ; 1893, p. 374 ; 1894, p. 211 ; cf. la fig. 4, Rev. arch., loc.
cit., p. 42.
rapprochement ait quelque raison d'être1. La phrase de Festus2 : Cothones
appellantur portus in mari interiores, arte et manu facti, serait plus décisive pour
considérer les codions comme des ports extérieurs, si on voulait l'entendre, avec
M. Torr, de ports artificiels ménagés dans la mer3. N'est-ce pas forcer le sens de
ces mots qui prêtent à la controverse ? Les placer à la base de tout le système,
c'est se contenter à peu de frais. Au contraire, le texte de Servius4 :
Carthaginienses Cothone fossa utuntur, non naturali portu, dont M. Torr tient peu
de compte, est d'une clarté parfaite. Appien dit, d'autre part5, que l'agora était
voisine de la partie ronde du Cothon ; là s'élevait le temple d'Apollon ; de là
partaient trois grandes rues montant à Byrsa. Comment concilier ces indications
très précises avec la théorie de M. Torr ? Oh placer l'agora, le temple et les trois
rues dans les environs de Bordj Djedid ? En revanche, M. Torr insiste à juste titre
sur cette assertion d'Appien6, confirmée par Strabon7, que l'entrée des ports
n'était pas très éloignée de la terre ; et la conclusion qu'il en tire, à savoir que
l'entrée devait se trouver à une certaine distance de la terre, c'est-à-dire entre
deux jetées8, ne va pas sans vraisemblance.
C'est ce que pense aussi M. Œhler, qui a soumis la précédente doctrine à une
critique pénétrante. Pour lui, comme pour l'archéologue anglais, l'entrée
commune aux deux ports s'ouvrait, vers le sud, non loin de la tænia, entre les
deux môles qui fermaient le bassin extérieur. Il admet en outre que la partie sud
du Cothon était quadrangulaire, et la partie nord arrondie ; que le port intérieur
avait été creusé dans la terre, tandis que l'autre était enserré entre deux jetées
dans la mer ; que les ruines voisines de Dar el Bey appartenaient à l'une de ces
jetées. Pourtant l'accord n'existe nullement entre M. Torr et M. Œhler. Les
concessions de ce dernier, il le remarque lui-même9, ne touchent pas au fond
des choses. La thèse essentielle de M. Torr, c'est-à-dire la situation du port
extérieur le long de la côte, depuis Bordj Djedid jusqu'à Dar el Bey, est au
contraire vivement combattue par le savant allemand.
Appien raconte10 que Scipion, afin d'enlever à l'ennemi l'avantage qu'il tirait de
sa flotte, résolut de fermer l'entrée du port qui regarde l'occident et qui n'est
guère éloignée du rivage. Il fit donc jeter dans la mer une vaste digue. Elle
commençait à la langue de terre qui sépare le lac et la mer et se dirigeait au
milieu des flots droit vers la passe. Cette digue avait 24 pieds de large au
sommet et quatre fois autant à la base... Les Carthaginois effrayés entreprirent,
dans une autre partie du port tournée vers la haute mer, de créer une nouvelle
issue. Là du moins la profondeur de l'eau et la violence des vents empêcheraient
qu'on n'établit une digue... Quand tout fut prêt, ils ouvrirent la nouvelle entrée
au point du jour et sortirent avec cinquante trirèmes... et beaucoup d'autres
navires plus petits. Dans le système de M. Torr, cette nouvelle entrée devait
1 M. Œhler ne l'admet pas et déclare que les exemples cités par M. Torr ne prouvent rien
(Die Hæfen, p. 322, n. 3 et p. 323, n. 8).
2 S. v. Cothones. D'après Euting, ce mot dériverait d'une racine qui signifie couper,
tailler ; cf. Meltzer, Der Kriegshafen, p. 30.
3 Class. rev., 1891, p. 281 ; Rev. arch., loc. cit., p. 40 et 43.
4 Ad Æn., I, v. 427.
5 Appien, Puniques, 127.
6 Appien, Puniques, 121.
7 XVII, 3, 15.
8 Class. Rev., 1891, p. 281 ; Rev. arch., loc. cit., p. 41.
9 Class. Rev., 1891, p. 324.
10 Appien, Puniques, 121.
nécessairement être pratiquée dans le môle qui entourait le port extérieur ou
port marchand. Or, détail caractéristique, les femmes et les enfants aidèrent au
travail avec beaucoup d'ardeur s'il s'agit de terres à enlever, ces auxiliaires
pouvaient se rendre utiles. mais comment concevoir leur intervention pour
démolir un énorme quai de pierre. tel qu'eût été celui d'un port en pleine eau ?
L'historien ajoute du reste que la profondeur de la mer et la violence des vents
qui soufflent de l'est empêchaient d'élever aucune digue dans cette direction. M.
Torr a essayé de démontrer que la profondeur des eaux n'aurait pas gêné la
construction de son môle il n'a rien dit de la violence du vent et pourtant cette
objection est capitale. Si le port marchand n'a pas pu exister là où le marque M.
Torr, quel emplacement lui assignerons-nous ? M. Œhler observe sur la carte de
Falbe, au-dessous du Kram, vers Dar Ouled l'Agha, les restes d'une jetée ; on les
tient d'ordinaire pour un vestige de celle que Scipion lança en mer en vue de
bloquer la flotte ennemie, et qu'il aurait menée jusqu'à Dar el Bey. Mais, en
aucun des deux endroits, les dimensions de ces amorces de chaussée ne
concordent avec celles qu'Appien1 attribue à l'ouvrage de Scipion. Le mieux est
donc de croire que nous ne connaissons rien de ce dernier, et que nous
possédons au contraire, dans les ruines de Dar Ouled l'Agha et de Dar el Bey, les
débris de la digue qui clôturait le port marchand. L'entrée, qui servait pour les
deux ports, s'ouvrait dans le voisinage de Dar Ouled l'Agha. Le port marchand
avait ainsi pour bornes, à l'ouest le rivage, au nord le port militaire, à l'est un
vaste quai ou môle, au sud une jetée. Il se trouvait par conséquent à l'abri des
bourrasques du large. Si l'on objecte, avec M. Torr2, que l'espace circonscrit
entre ces limites est assez restreint, M. Œhler répond en signalant une sorte de
marais, très visible sur la carte de Falbe, réduit depuis l'établissement du chemin
de fer. Il y avait là sans doute un canal de communication qui permettait au port
marchand de déverser son trop-plein de vaisseaux dans le lac de Tunis.
Le port militaire, communiquant avec le précédent par une ouverture située au
sud, comprenait les deux lagunes actuelles, sous le nom général de Cothon3, et
se composait, par conséquent, d'une partie ronde et d'une partie carrée, comme
l'indique Appien. Toutes deux sont creusées de main d'homme et répondent à la
définition de Festus et de Servius ; les 220 vaisseaux de la flotte carthaginoise
étaient à l'aise pour y évoluer. Enfin, si l'on admet cette disposition des lieux, il
devient facile de comprendre que les marchands n'apercevaient pas l'intérieur du
Cothon et qu'ils pouvaient pénétrer dans la ville sans traverser les arsenaux. Les
descriptions d'Appien et de Strabon sont pleinement confirmées.
Ce système est, à mon sens, le plus ingénieux qui ait été proposé pour éclaircir
la topographie des ports. Je le crois néanmoins faible en un point. Aucun des
historiens ne parle du canal qui joignait, suivant M. Œhler, le port marchand au
lac de Tunis. Tous ceux qui savent avec quel minutie Appien nous a transmis les
1 Polybe (XXXIX, 2, 17) raconte que Scipion, ayant franchi le mur de Carthage au sud,
fut arrêté par un bras de tuer peu profond. Comme on lui conseillait de prendre des
précautions pour empêcher les assiégés de se ruer sur les Romains, il répondit qu'il serait
honteux, une fois dans la ville, de fuir le combat. Voici les mots importants du texte :
Ἐπεὶ δὲ παρελθὼν εἰς τὸ τεῖχος, τῶν Καρχηδονίων ἐκ τῆς ἄκρας ἀµυνοµένων, εὗρε τὴν διὰ
µέσου θάλασσαν οὐ πάνυ βαθεῖαν οὖσαν... et : ἔφη γελοῖον εἶναι, κατειληφότας τὰ τείχη
καὶ τῆς πόλεως ἐντὸς ὄντας... Ce bras de mer correspondrait-il au canal de M. Œhler ?
Cela ne ressort nullement de la phrase de Polybe.
2 Puniques, 127. Cf. Diodore, III, 44, 8, et XXXII, 13.
3 Sur l'action des vents du nord-est dans le golfe de Tunis, voir les références de Meltzer
(Die Hæfen, p. 58, n. 16).
4 P. 63, 64, 119 ; cf. Meltzer, II, p. 169 sq., 527 sq. ; id., Pun., p. 296, 300. Vernaz (p.
161-164) croit que les premiers occupants du sol de Carthage abritèrent d'abord. leurs
vaisseaux au pied des hauteurs de Bordj Djedid, et que, ce havre primitif s'étendant peu
à peu vers le sud, ils creusèrent enfin les deux bassins pour servir au commerce et à la
marine militaire. M. Meltzer repousse ce système comme les autres (loc. cit., p. 57 sq.) ;
toutefois, il est d'accord avec Vernaz sur ce point, qui est pour nous le seul à considérer
en ce moment, l'identité des ports anciens et des lagunes actuelles.
5 Carth., p. 122-125, 53-55.
6 1893, p. 137-139 ; 1895, p. 14 ; cf. Cagnat-Saladin, p. 113.
7 Arch., p. 28 sq.
guerre identifié par M. Œhler avec les deux lagunes ; c'est un système
éclectique1.
A quel parti nous rangerons-nous à notre tour ? Faudra-t-il admettre, avec les
traditionalistes, que les deux lagunes se confondent avec les deux ports ? ou, à
la suite de M. Torr, qu'elles n'ont rien de commun avec eux ? ou enfin, comme M.
Œhler, qu'elles n'en représentent qu'une partie, le port militaire ? Aucun des trois
systèmes ne va sans difficultés ; le dernier en soulève pourtant beaucoup moins
que les autres. Toutefois je n'ai garde d'oublier que Beulé est le seul des
investigateurs de Carthage qui ait exécuté des fouilles autour des bassins, le seul
qui puisse fournir des chiffres et des mesures à l'appui de son dire. Aussi, malgré
les idées préconçues dont son ouvrage porte la trace, on n'a pas le droit de le
négliger. Et nous voilà de nouveau dans l'embarras. M. Gsell, voyait juste quand
il écrivait que cette question ne pourrait être tranchée définitivement que par des
fouilles2. Les fouilles ne sont pas encore entreprises, cependant un pas a été fait
en 1897 vers la solution du problème ; car on a examiné avec la plus grande
attention, et en se servant de la sonde et du scaphandre, tout le rivage depuis
Sidi Bou Saïd jusqu'au Kram3.
Le Dr Courtet a donné l'exemple4 ; après plusieurs mois de recherches assidues,
il observait : 1° un large môle dirigé vers le sud à partir de la pointe de Dar el
Bey et qui se termine en musoir ; 2° une passe au-dessous de ce point ; 3° un
ensemble de murailles sensiblement parallèles s'étendant sur une largeur d'une
quarantaine de mètres, qui ferment au sud la baie du Kram et remontent comme
à la rencontre du môle de Dar el Bey. Il parait découler de ces faits que la baie
du Kram était englobée dans les ports. M. Courtet cependant se borne à cette
conclusion assez inattendue : L'ensemble des murailles que nous avons suivies
marquerait, suivant nous, la place véritable de la digue (de Scipion)... On peut
supposer aussi que les Romains, utilisant la digue, l'ont prise pour base d'une
jetée maçonnée qui transformait la baie du Kram en un avant-port. Si je
1 Je dis en partie, parce que, si l'orientation du goulet, proposée par Falbe et Beulé, lui
parait juste, il ne voit que l'entrée du port militaire dans la dépression du rivage où ses
deux prédécesseurs reconnaissaient l'entrée commune aux deux ports.
2 Falbe, p. 22 ; B., Fouilles, p. 112.
une aberration étrange. Il est possible pourtant que la rage romaine ne soit pas
allée jusqu'à combler les bassins, laissant au temps le soin de tout niveler. Une
vingtaine d'années ne suffisaient pas à cette lente destruction ; aussi, au
moment où Gracchus arriva sur la terre africaine, le port militaire et le port
marchand devaient être encore reconnaissables. Je doute qu'on les ait dès lors
complètement remis en état, car les premiers colons ne pouvaient posséder
qu'une flotte rudimentaire ; j'en attribuerais plutôt la restauration à Auguste et à
ses successeurs, qui s'employèrent avec un zèle extrême à rendre à Carthage
son antique prospérité. Le couronnement de tous ces efforts fut la création par
Commode de la Classis Commodiana Herculea.
Le port, ainsi reconstitué, correspondait-il de tout point à ce qu'il était avant 146
? Beulé y rencontra peu de vestiges puniques ; de tous côtés, au contraire, des
débris romains1. Il en conclut que rien ne fut changé, du moins dans les grandes
lignes. Mais, comme les vaisseaux marchands devaient dorénavant y trouver
asile plutôt que les escadres de guerre, cales et arsenaux avaient fait place à des
quais oh se déchargeaient les cargaisons. Ces constatations répondent bien à ce
qu'on peut imaginer. Par-dessus les murs puniques formés de grandes assises
régulières en tuf, ajustées les unes sur les autres selon le système grec, il est
naturel de rencontrer les murs romains, bâtis en petits matériaux que recouvre
un puissant mortier.
On demeurera plus sceptique en lisant ces lignes du même auteur : Pour
prévenir l'invasion des sables et ménager un passage facile à nettoyer, les
Romains construisirent à la base du port marchand, derrière la pointe de Dar el
Bey, un canal transversal long de 126 mètres ; canal assez extraordinaire, parce
que les murs se creusent de chaque côté, comme pour modeler les flancs des
bâtiments. Ce canal a 6m,60 de largeur à la base, 6m,20 au milieu, 5m,65 au
sommet. Les navires étaient remorqués à la main comme au passage de nos
écluses2. Cet étroit couloir semble à Tissot3 une pure invention, et il ne saurait
se représenter les cinq cents vaisseaux de Bélisaire, dont plusieurs étaient de
gros bâtiments de charge, franchissant l'angle droit d'un canal de 5m,65 de
largeur. Une telle disposition correspond si peu à ce qu'on attendait que Beulé la
qualifie lui-même d'extraordinaire. En outre, il avoue que cet ouvrage ne saurait
être punique, car Appien décrit une ouverture de 70 pieds de large, fermée par
une d'aine, et même que les preuves manquent pour l'assigner aux premiers
temps de Carthage romaine. Cette entrée n'aurait servi qu'au Mandracium ou
port byzantin, le goulet, détruit en 146, l'ayant été sans doute une seconde fois à
la fin de l'empire. Voilà bien des réticences ; quand Beulé se croit sûr de son fait,
il parle avec plus de netteté.
Au préalable, il importerait d'examiner si la passe au sud-ouest de Dar el Bey fut
rétablie par les Romains ; ou si, comme l'attestent Dureau de la Malle et Tissot,
ils utilisèrent la nouvelle issue creusée pendant le siège au nord-est du bassin
rond, et dont une légère dépression marque peut-être encore la place4. Il est
évident en effet que, si l'entrée subsista dans le bassin rond, le système de Beulé
ne repose sur rien. Je m'abstiens de répéter les arguments fournis soit en faveur
1 Fouilles, p. 101, 105 sq., 101 sq., 112 sq., 115 ; cf. Gauckler, Arch., p. 28.
2 Lettres, p. 49 sq., 54, 51 ; Fouilles, p. 101, 113-116 ; cf. Léger, p. 485 sq.
3 Géographie, I, p. 606-611.
4 Falbe, p. 21, plan, n° 50 ; cf. Maltzan. I, p. 301. La petite coupure voûtée que l'on
aperçoit au même endroit (B., Fouilles, pl. IV, I-J.), est moderne et due aux Arabes ;
Beulé en a déjà, fait la remarque.
de l'hypothèse, soit contre elle1 ; tant qu'on ignorera la situation exacte de la
digue de Scipion, la discussion sera vaine. Du moins, il convenait de signaler
cette forte objection aux vues de Beulé sur le couloir de 126 mètres.
Les documents de la période romaine n'attribuent au port aucune qualification
particulière. L'anonyme, qui nous a laissé un tableau de l'Empire au temps de
Constance, en vante la sécurité et ne l'appelle que portus2. A l'époque byzantine
seulement on le désigne par un nom spécial, Mandracium3. Quand la flotte de
Bélisaire parut devant Carthage, les habitants enlevèrent les chaînes de fer qui
barraient la passe ; mais les amiraux, craignant que leurs cinq cents navires4 ne
pussent pas trouver asile dans les bassins, se réfugièrent pendant la nuit dans le
lac de Tunis. Quelques vaisseaux seulement entrèrent directement à l'intérieur
du Mandracium5. L'historien ne nous dit pas que le reste de la flotte y soit allé à
son tour le lendemain6 ; son récit tendrait plutôt à faire croire qu'elle demeura
au mouillage du lac, et l'on serait tenté d'en induire que le port n'était pas assez
vaste pour contenir un si grand nombre de voiles. Mais, en même temps, le
doute des amiraux permet de croire qu'il était néanmoins de dimensions
considérables, puisqu'ils délibérèrent avant de se résoudre à ne pas y pénétrer.
Théodose II pourvut sans doute à la défense du port, lorsqu'il dota la ville d'une
enceinte fortifiée ; les chaînes de fer, renouvelées de l'âge punique7, n'auraient
été qu'une faible garantie de sécurité. La suite du récit de Procope nous apprend
qu'autour du Mandracium s'étendait, au vie siècle, un quartier habité par les
trafiquants et armateurs tant étrangers que Carthaginois8.
Areobindus, poursuivi par Guntharis, se réfugia dans un monastère, bâti depuis
peu par Solomon, sur l'ordre de l'empereur. Ce monastère, véritable forteresse,
s'élevait à l'intérieur de la ville, sur le rivage, tout proche du port connu sous le
1 Procope, Bell. Vand., II, 26 ; De ædif., VI, 5 ; cf. le monastère fortifié de Tébessa
(Diehl, Nouv. arch. Miss., IV, 1893, p. 331 sq.).
2 Fouilles, p. 112 ; cf. S. Marie, p. 470.
3 El Bekri, XII, p. 522 : Sur la hauteur qui domine (le port), on voit un château et un
ribat nommé Bordj Abi Soleiman (la tour d'Abou Soleiman). Il n'y a aujourd'hui d'autre
hauteur près du port que le petit monticule appelé Koudiat el Hobsia, formé, selon Beulé
(Fouilles, p. 101 sq.), des terres extraites du Cothon par les Carthaginois ; il ne saurait
s'agir de lui. Dureau de la Malle (p. 205) traduit : sur ses bords..., ce qui est une
interprétation plutôt qu'un calque fidèle du texte arabe. Sur le Koudiat el Hobsia, voir
Atlas C., 15 ; Babelon, Carth., p. 126 ; Meltzer, Pun., p. 302.
4 Fouilles, p. 105 ; Lettres, p. 55.
5 Fouilles, p. 107 ; Lettres, p. 56.
6 Succincta portubus, De lege agr., II, 87.
7 Cf. B., Fouilles, p. 118 ; Barth, p. 89 ; Tissot, I, p. 611 sq. ; Meltzer, Die Hæfen, p. 63,
n. 19 ; Meltzer, II, p. 203.
Soukra, l'anse comprise entre le promontoire de Clamart et le Cap Carthage,
enfin le lac de Tunis.
Aucun fait historique de l'époque romaine ou byzantine ne permet d'affirmer que
la sebkha de La Soukra ait été une rade fréquentée par les matelots carthaginois
; il n'y a là qu'une présomption. Entre Gamart et Sidi Bou Saïd, la côte portait le
nom d'El Mersa, le port, d'où les modernes ont fait La Marsa. M. Meltzer1 incline
à interpréter cette désignation comme un souvenir des vrais ports situés
beaucoup plus au sud. N'est-il pas plus simple d'admettre, tout en laissant à leur
place le Cothon et le port de commerce, que la marine de cabotage et les
barques ancraient dans cette anse où le mouillage était commode2 ? Cet état de
choses conservé au moyen âge aurait valu à ce quartier le nom qu'il porte encore
aujourd'hui. Pour le lac de Tunis, l'aventure de la flotte de Bélisaire montre que
les navires, même de fort tonnage et nombreux, y cherchaient parfois asile. Il
était donc moins envasé que de nos jours. Maltzan pense avoir découvert les
restes d'un quatrième mouillage3. Entre Sidi Bou Saïd et Bordj Djedid, il a
aperçu, près de la plage ; les vestiges d'une porte de mer, de magasins et
d'entrepôts et, dans l'eau, une quantité de pierres de taille provenant, selon
toute apparence, d'une jetée protectrice. Avant de se prononcer d'une manière
aussi catégorique, il serait indispensable de prouver qu'il s'agit réellement d'une
jetée, de magasins et d'une porte. Maltzan, a pourtant vu juste en partie : de
Sidi Bou Saïd à Bordj Djedid surtout aux alentours de ce dernier point, au pied
des falaises, M. de Roquefeuil a rencontré une série de petits abris pour les
embarcations et de jetées relativement courtes4 ; des escaliers devaient les
relier à la ville. Avec ses deux ports, les mouillages de La Soukra, de La Marsa et
du lac de Tunis, et ces bassins moins étendus, Carthage eût donc été vraiment,
selon le mot de Cicéron, succincta portubus.
Douar ech Chott, le village du rivage ou du marais5, est bâti sur les ruines d'un
important édifice, peut-être un temple6, dont les pierres ont servi à construire
les maisons arabes. Des colonnes, des fragments de chapiteaux et d'inscriptions,
arrachés au sol, sont épars autour des habitations ou encastrés comme
matériaux dans les murs. Le P. Delattre y signale, près du cimetière moderne, un
conduit souterrain circulaire qui sert d'étable ; on pouvait naguère le parcourir
1 Loc. cit. ; Crapelet, p. 18. J.-W. Blakesley (Four Months in Algeria, with a Visit to
Carthage, in-8°, Cambridge, 1859), cité par Franks (p. 206, n. a) met à La Marsa le
principal port de Carthage.
2 Ritter, III, p. 200.
3 I, p. 314 sq.
4 C. R. Inscr., 1899, p. 22-34. Ritter (III, p. 201) signale un grand bassin, de 140 pieds
de longueur, 50 pieds de largeur, 30 pieds de hauteur, et situé à l'extrémité méridionale
de la péninsule ; je ne sais de quoi il veut parler.
5 Miss. cath., loc. cit. ; Maltzan (I, p. 217) interprète ce nom : die zerstreuten Hæuser,
ce qui est un faux sens. Il (le village) représente de ce côté, dit le P. Delattre, la limite de
l'ancienne ville et presque aussi celle qu'atteignait dans l'antiquité le lac de Tunis
(Cosmos, 20 janv. 1894, p. 248). C'est peut-être trop dire, car nous avons vu qu'on a
découvert des tombes à Bir Sema, qui est plus au sud-ouest.
6 Est-ce ce monument que mentionne Davis (p. 128 et 130) quand il dit avoir découvert
un temple de Neptune, à quelques centaines de pas des ports, prés de Douar ech Chott ?
Il en retira une mosaïque avec Tritons et Néréides (p. 542).
dans toute son étendue ; la chute de la voûte a obstrué le passage1. Une grande
mosaïque représentant une scène de pêche (aujourd'hui au musée du Bardo)
provient aussi de Douar ech Chott2.
M. Gauckler s'est livré, dans ces parages, en 1896, à des fouilles très
fructueuses. Elles ont amené la découverte, entre autres objets d'art, d'une
grande mosaïque représentant une salle de banquet romain, avec trente-quatre
personnages, et d'une statue de l'impératrice Julia Domna, en muse3, et de
nombreux morceaux de sculpture ou de céramique. En 1897, il a encore déblayé,
aux environs du lazaret, une grande mosaïque de 7 mètres sur 7, représentant
une maison romaine et diverses scènes de chasse, autour d'un temple d'Apollon
et de Diane abritant les deux statues chryséléphantines de ces deux divinité ; en
1898, un Bacchus colossal, des mosaïques et sculptures diverses4.
Entre Douar ech Chott et la lagune ronde, des terrains bas ont reçu des
indigènes, quoique à sec, le nom Gâ el Oued, lit du ruisseau5. Ils suivent, selon
le P. Delattre, la direction du canal qui mettait en communication les ports avec
l'euripe du cirque. Ce canal, ajoute-t-il, existait déjà du temps de la ville
punique, et Polybe en parle de manière à faire entendre qu'il était dans la cité ;
Tertullien signale aussi un euripe bordé de statues. Le canal mentionné par
Polybe devait être plus au sud, à la hauteur du Kram, et il n'a rien à voir avec le
cirque. Quant au texte de Tertullien, s'il se rapporte réellement à Carthage6, il ne
fait allusion qu'à un euripe dans le cirque, nullement à un canal extérieur.
L'interprétation du nom de Gâ el Oued me parait devoir rester provisoirement en
suspens.
L'agora de la première Carthage s'étendait près du Cothon7 ; le temple de Baal-
Apollon devait se dresser ou sur la place même, ou dans le voisinage immédiat,
car les soldats romains le pillèrent presque aussitôt après avoir occupé les ports,
sans vouloir écouter leur chef qui les entraînait vers Byrsa8. Dureau de la Malle,
alléguant le récit fait par Tacite de la soi-disant conspiration du proconsul Pison9,
a soutenu que le forum de la ville nouvelle devait occuper la même situation10.
1 Miss. cath., loc. cit. On en a extrait 40 morceaux d'une statue de femme en marbre
blanc (Cosmos, 20 janv. 1894, p. 248). Davis (p. 52, 55 sq.) a reconnu aussi que Douar
ech Chott est une mine de débris romains.
2 Bull. arch., 1887, p. 445 ; Gauckler, Guide, p. 11 ; Cat. Alaoui, p. 10, n° 7.
3 Gauckler, C. R., 1896, p. 8 ; Guide, p. 18 ; Bull. arch., 1896, p. 141, 154 ; 1897, p.
438 sq. ; Cat. Alaoui, p. 31, n° 162-164 p. 31, n° 18 ; p. 47, n° 3 ; p. 48, n° 10 ; p. 49,
n° 17 ; p. 54, n° 54 ; p. 55, n° 60 ; p. 56, n° 67 ; p. 57, n° 82 ; p. 58, n° 88 ; p. 59, n°
99 ; p. 211 et 213, n° 27, 38, 43, 46 ; p. 215 sq., n° 55, 59, 64 ; p. 251, n° 388.
4 Gauckler, C. R., 1897, p. 1 ; 1898. p. 8, 10 ; C. R. Insc., 1898, p. 643.
5 Bull. épigr., IV, 1884, p. 206 sq. ; Cosmos, 11 févr. 1888, p. 296 ; Babelon, Carth.,
plan ; Atlas C., 15.
6 On peut en effet ne voir dans ces lignes (Adversus Hermogenem, 31) qu'un exemple
général. Voici le passage : Et ita novum non est ut id solum quod continet nominetur,
qua summale, in isto autem intellegatur et quod continetur, qua portionale. Ecce, si
dicam, civitas exstruxit theatrum et circum, scena aut emerat talis et talis et statuæ
super euripum, et obeliscus super omnia ferebatur, quia non et lias species edixerirn
factas a civitate, non erunt ab ea cum circo et theatro ?
7 Appien, Puniques, 121.
8 Appien, Puniques, 121.
9 Hist., IV, 49.
10 P. 18, 135, 198, 202. Le sentiment de Falbe sur cette question est assez obscur. Il
écrit d'un côté (p. 28 sq.) que le forum a dû nécessairement être situé dans la plaine
Le centurion envoyé par Mucien débarque au port et, sans tarder, salue Pison
empereur ; bientôt le peuple se joint à lui et se précipite an forum en acclamant
Pison. Ce texte me parait manquer de précision topographique ; il vaut donc
mieux renoncer à s'en prévaloir. Saint Augustin parle d'un hérétique qui obtenait
un grand succès parmi les Carthaginois : On lisait son livre, ajoute-t-il, sur
l'esplanade, au bord de la mer (in platea maritima), devant un immense concours
de peuple1. Et Procope2, énumérant les édifices dont Justinien dota la ville,
mentionne le double portique de la place qui touche à la mer. La preuve est sans
réplique, décide Dureau de la Malle ; le nouveau forum était bien à côté du
rivage, partant à la place de l'ancien. La conclusion ici encore est trop hâtive.
Que les deux auteurs aient eu en vue une même place, je le concède ; que cette
place ait été proche de la mer, le fait est indéniable ; mais qu'il faille y voir le
forum et surtout la chercher à proximité des ports, c'est ce que je nié refuse à
admettre avec Tissot3. Saint Augustin et Procope n'ont-ils pas écrit
intentionnellement, l'un, platea (que je traduis à dessein par esplanade) au lieu de
forum, et l'autre, καλουµένη à côté de άγορά, pour donner à entendre qu'il s'agit
d'un autre endroit que la principale place de la ville4 ?
A l'ouest du jardin de Mustapha ben Ismaïl, le P. Delattre a ramassé un débris
d'inscription monumentale, avec ces quatre lettres, hautes de 0m,19, FORV (peut-
être forum)5 ; un peu plus bas, vers les ports, un fragment avec le nom d'Apollon
en grec, trois pierres votives à Mercure, une statue et un bas-relief où le même
dieu est figuré ; on y signale encore une belle mosaïque, détruite en 1886, qui
représentait la toilette de Pégase6, une jolie tête de statue (Jupiter ?), des anses
bornée par les deux ports, par la portion faible des murs en face de la langue, par Byrsa
et par la ville : ce qui laisse un champ beaucoup trop vaste à l'imagination. D'autre part,
après avoir parlé de cette portion faible des murs, tout au sud de la ville (p. 19), il ajoute
: Il est bon d'observer aussi que le Forum des Romains a dû occuper le même
emplacement. L'on peut en conclure que cette place était vaste et de niveau, comme on
le voit encore aujourd'hui, et qu'elle avait probablement la même destination du temps
des Carthaginois. D'où l'on serait en droit de penser que, selon Falbe, le forum doit être
cherché dans la direction du Kram, c'est-à-dire beaucoup trop au sud, comme on le verra
tout à l'heure.
1 Retract., II, 58. Saint Augustin (De civ. Dei, XVI, 8) cite une curieuse mosaïque qui
décorait cette platea maritima. On pouvait y contempler d'étranges personnages des
sciopodes, ainsi nommés parce que l'ombre de leurs immenses pieds suffit à les abriter
lorsqu'ils sont couchés sur le dos, des monstres sans cou et dont les yeux affleurent aux
épaules ; enfin une grande variété de phénomènes non moins bizarres, dont l'existence
était attestée par certains livres (ex libris de prompta), spectacle toujours attrayant pour
les badauds de la capitale.
2 De ædif., VI. 5.
3 Géographie, I, p. 658.
4 Le P. Delattre (Bull. épigr., IV, 1884, p. 306 ; Cosmos, 11 févr. 1888, p. 296 ; Tun., p.
372) admet un peu aisément la traduction de Dureau de la Malle. Quant au passage de
Grégoire de Tours (Hist., X, 2) cité par lui, je ne vois guère ce qu'on en peut tirer pour la
question qui nous occupe. Une ambassade franque députée vers l'empereur Maurice
aborde à Carthage ; l'esclave d'un des chefs dérobe un anneau d'or à un marchand ; ce
dernier, le rencontrant un jour, lui réclame son bien, ... quadam die negotiator puerum
ilium in platea reperit....
5 Bull. épigr., IV, 1884, p. 208-212 ; C. I. L., VIII, 12556 ; cf. Meltzer, II, p. 215 ;
Vellard, p. 66-68.
6 Bull. épigr., loc. cit., p. 201 ; VI, 1886, p. 142 ; Cosmos, 11 févr. 1888, p. 297 ; S.
Marie (p. 38), dont les ouvriers découvrirent la mosaïque en question, le 11 avril 1873,
dit qu'elle a été brisée lorsqu'on l'a enlevée. D. Davis (p. 124 sq.) parle d'un buste
d'amphores, des marques céramiques, mille objets en un mot qui n'offrent pas
une signification topographique bien déterminée1. Les traces d'incendie que l'on
constate à des niveaux différents entre la maison de Mustapha ben Ismaïl et les
ports2 et qui rappellent la conflagration de 146 avant Jésus-Christ et celle qui se
produisit sous Antonin, sont une preuve plus sérieuse à invoquer en faveur de
l'hypothèse commune que le forum de Carthage romaine s'étendait au nord du
Cothon, dans la direction de Dar Mustapha ben Ismaïl.
Quelle était la disposition générale de cette place avant le désastre qui l'anéantit
au IIe siècle ? Aucun auteur ne nous l'a révélée. Pour la période suivante, une
anecdote racontée par saint Augustin nous en donne au moins une idée
d'ensemble3. Le tableau est de la fin du IVe siècle ; depuis la reconstruction
d'Antonin, deux cents ans plus tôt, l'état des lieux n'avait guère dû être modifié.
Un ami d'Augustin, Alypius, suivant l'habitude des étudiants, se promenait un
jour, seul, vers midi, sur le forum, devant le tribunal4, préparant un plaidoyer
qu'il avait à prononcer ; tout entier à son travail, il n'avait pas fait attention
qu'un autre étudiant venait d'entrer sur la place. Ce dernier, muni d'une hache,
s'était approché de la balustrade qui domine la rue des Banquiers (vicus
argentariorum) et commençait à couper le plomb qui la revêtait. Au bruit, des
coups, les banquiers, qui se tenaient au-dessous, s'émeuvent et envoient des
gens pour saisir le voleur ; lui, qui les avait devinés, abandonne son instrument
et s'enfuit. Alypius le remarqua seulement alors et, s'étonnant de son départ
précipité, se dirigea vers l'endroit qu'il quittait, y trouva la hache et se mit à la
considérer. Sur ces entrefaites parurent ceux que les banquiers avaient envoyés.
N'apercevant personne qu'Alypius l'outil en main, ils se précipitent sur lui et,
avec l'aide des habitants d'alentour, l'entraînent en jugement comme un voleur
pris en flagrant délit. Par bonheur, ils rencontrèrent en route une personne de
qualité qui obtint qu'on relâchât le jeune homme, tandis que, sur ses indications,
l'auteur du délit était arrêté presque aussitôt.
Ce récit nous apprend tout d'abord que le forum était exhaussé, au moins d'un
côté. Puisque la balustrade surplombait vers la rue des Banquiers, ce vicus, situé
en contre-pas, ne communiquait avec le forum qu'au moyen d'escaliers. Il faut
d'ailleurs nous représenter les boutiques comme de simples comptoirs, sans
colossal en marbre déterré dans ces parages, il le qualifie de Junon ; ce doit être la
Lucille (?) du Louvre ; Jouault (p. 130) l'indique pourtant comme trouvée à Byrsa.
1 Bull. épigr., loc. cit., p. 207. Ce quartier du Forum est devenu, depuis longtemps, le
principal centre de matériaux de construction. Les Arabes qui y fouillaient étaient
toujours sûrs d'y rencontrer d'excellents moellons ; c'est la raison qui leur a fait donner
de préférence à cette partie de Carthage le nom de Kheraïb, Les Ruines. Cf. Cosmos, 11
fév. 1888, p. 297 ; D., Tun., p. 368 ; Petit guide, p. 56 ; Atlas C., 23 ; Babelon, Carth.,
p. 128 sq.
2 R.-B., Rech., p. 31 sq. Les mêmes auteurs énumèrent (ibid., p.24) quelques fragments
de sculpture qu'ils ont retirés de terre vers cet endroit ; cf. Tissot, Géographie, II, p 798,
S02 : Reinach, p. 211.
3 Conf., VI, 9, 14-15.
4 Très souvent les chrétiens furent jugés et condamnés au forum ; cf. saint Cyprien, De
lapsis, 8 ; Ad Demetrianum, 13 ; Epist., XXXVIII, 1 ; Passio SS. Perpetuæ et Felicitatis, 6
(Ruinart, p. 95, cf. p. 109) : Montanus et ses compagnons de martyre sont promenés per
totum forum, Passio S. Montani, 6 (ibid., p. 231) ; Acta SS. Saturnini, Dativi..., 8 (ibid.,
p. 385). Le tribunal serait donc l'endroit où siégeait le juge. Il n'est pas improbable
pourtant que saint Augustin appliquait ce nom simplement à une tribune aux harangues
analogue à celle de Timgad (Bœswillwald-Cagnat, Timgad, p. 25, 50 sq.)
logement annexé. La différence de niveau n'excédait pas quelques mètres. Il en
était à Carthage comme à Rome, où les orfèvres, changeurs, banquiers,
dressaient chaque jour leurs petites tables près du forum, au vicus gentariorum1.
Et, d'autre part, la surélévation du forum est identique aux dispositions que l'on
constate à Timgad, où une série de boutiques en bordure de la grande rue
s'appuient aux soubassements de la place sans que les toits en dépassent le
dallage2. A l'heure chaude de midi, où Alypius s'y promenait, le forum était
désert, et les comptoirs des changeurs n'attiraient pas le public. Le récit de saint
Augustin ne reproduit donc pas l'aspect ordinaire de la rue des Banquiers, ni le
mouvement qui l'animait la plus grande partie du jour. Nous savons qu'elle
comptait parmi les plus brillantes de Carthage, et l'auteur anonyme de la
Descriptio orbis, sous l'empereur Constance, dit en propres termes qu'aucune
autre ne pouvait rivaliser avec elle3. Située dans l'endroit le plus fréquenté, à
proximité des ports et du forum, on ne s'étonnera pas que ses maisons et ses
édifices aient surpassé en élégance le reste de la ville.
Lorsqu'on vient saisir Alypius, les habitants du forum s'attroupent (congregatis
inquilinis fori) et prêtent main forte aux émissaires des banquiers. Cette
population, vivant dans les monuments en bordure de la place, ou dans les rues
qui l'encadraient, boutiquiers, gardiens de temples ou de basiliques, esclaves...
faisait la sieste au moment où le voleur s'introduisait sur les toits. Le bruit de son
outil les réveilla (cujus sonitu exciti venerant), ainsi que les appels des banquiers ;
et tout le quartier, mis en émoi, courant aux nouvelles, fut bientôt sur pied.
Cette agglomération d'habitants4, la présence fréquente des magistrats et le
concours de peuple que les jugements ou assemblées5 ne manquaient pas
d'attirer, expliquent la nécessité de gardiens spéciaux6. Je voudrais croire que,
grâce à eux, la sécurité était complète ; pourtant l'aventure d'Alypius nous
montre que leur vigilance se trouvait quelquefois en défaut, puisque les
commerçants du vicus durent les avertir du vol qui se commettait, ou du moins
qu'ils se laissaient parfois aller, tout comme leurs protégés, aux douceurs de la
sieste. La faute est excusable en Afrique.
Le forum, centre de la vie publique, devait être le lieu choisi pour mettre sous les
veux des Carthaginois les documents qu'ils avaient intérêt à connaître, lois,
ordonnances, proclamations, arrêtés de tout. genre. On a des raisons de penser
qu'un exemplaire sur bronze de la loi des XII Tables y était encore apposé au
IIIe et jusqu'au Ve siècle de l'ère chrétienne7 ; saint Cyprien et Salvien semblent
1 Jordan, Topographie der Stadt Rom, I, 2e partie, p. 213, 272, 378-383 ; O. Richter,
Topographie der Stadt Rom, p. 67 sq. ; Baumeister, Denkmæler der klassischen
Alterthums, p. 1462 sq. ; Thédenat, Le Forum romain, p. 25.
2 Bœswillwald-Cagnat, op. cit., p. 5-7 ; cf. Toutain, Cités, p. 94.
3 C. Mueller, Geographi græci minores, II, p. 513 sqq.
4 Saint Augustin (loc. cit.) dit qu'on les soupçonnait d'ordinaire quand il survenait
quelque dégât au forum.
5 Cf. C. I. L., VIII. 12573. Apulée (Flor., IV, 18, 85) parle de la curia qu'il faut sans doute
placer au forum : cf. Bœswillwald-Cagnat, op. cit., p. 32-45.
6 Saint Augustin (loc. cit.) les appelle ædilimi ; ædituus ou æditimus désigne d'ordinaire
le gardien d'un temple ; parfois cependant ce nom s'applique aux surveillants de certains
édifices publics ou des salles de réunion des collèges (cf. Saglio, Dict. des Antiq., s. v.
Æditimus).
7 Wordsworth, p. 509.
y faire une allusion1. C'est là aussi qu'étaient affichées les nombreuses lois qui
sont indiquées connue acceptæ ou propositæ par les magistrats en résidence à
Carthage2. A titre de colonie jouissant du jus Italicum, cette ville avait érigé sur
sa grande place, symbole de ses privilèges, une statue de Marsyas, analogue à
celle de Rome3. On peut supposer que là se dressait l'Hercule à barbe dorée que
saint Augustin mentionne dans un de ses sermons, et contre lequel s'exerçait la
malice des chrétiens4.
Au forum de chaque ville se donnaient rendez-vous après leur mort, parfois de
leur vivant, les images de toutes les célébrités locales et des bienfaiteurs
publics5. Il est donc permis d'attribuer à celui de Carthage deux statues
d'Apulée, celle que lui dédia le consulaire Æmilianus Strabon et celle que le sénat
semble lui avoir aussi décernée. Le rhéteur déclare, sans aucun embarras, qu'on
voulait pour l'exposer un endroit très fréquenté6. Auprès d'elles mettons la
statue dorée du proconsul Julius Festus Hymetius, qui préserva le peuple de la
famine, à la fin du IVe siècle. Le flamine et duumvir Lucius Flavius Felix
Gabinianus, qui devint, par un rare privilège, curateur de sa propre patrie et se
signala par son désintéressement7 ; les empereurs Gallien8, Justin II9, chers à la
cité, et Phocas10 y figuraient aussi à des titres divers. Entre la colline de Saint-
Louis et les ports, on a découvert, à plusieurs reprises, des morceaux d'une
longue inscription, aujourd'hui encore incomplète, qui contient une liste
alphabétique de cités de la proconsulaire. MM. J. Schmidt et Cagnat11 supposent
qu'elles auraient fourni des subsides à Carthage pour l'aider à bâtir quelque
monument, à terminer quelque entreprise ; ce texte perpétuait le souvenir de
leur assistance. Vu la région où se sont retrouvés les fragments, il est possible
que cette inscription fût fixée sur le forum même ; là, mieux que partout ailleurs,
elle eût rappelé le bienfait et commandé la reconnaissance.
Non contents d'exalter leurs propres gloires, les Carthaginois, imitant l'exemple
donné à Rome par Auguste, au forum qui p.orte son nom, célébraient encore sur
la pierre et par le marbre les hommes qui, à toutes les époques, avaient bien
1 Saint Cyprien, Ad Donatum, 10. Salvien (De gub. Dei, 8, 5) nomme seulement les lois
des XII Tables, mais comme si on pouvait les connaître alors à Carthage.
2 En voici la liste : Cod. Theod. (acc.) VIII, 10, 1 ; IX, 15. 1 ; XI, 1, 13 ; 7, 8 et 9, 19, 1
; 28.1 ; ; XIII, 1, 2 ; XV, 7, 13 ; (p. p.) VII, 8, 9 ; VIII, 4, 2 ; IX, 34, 1 et 2 : X, 20, 9 ;
XI, 16, 1 et 13 ; 29, 15 ; 30, 39 ; 36, 3 et 10 ; XII, 1, 9 ; 1, 9 ; 1, 15 ; 1, 84 ; 1, 88 ; 5,
2 ; 12, 8 ; XIII, 1, 7 ; 4, 1 ; 5, 6 ; XV,.3, 1 : 7, 9 ; XVI, 5, 41 et 43 ; 8, 5 ; 9, 1. Cod.
Just. (acc.), VIII, 10, 7 ; XI, 17, 1, XII, 61, 1 ; (p. p.) X, 32, 16 ; 48, 10 ; XI, 63, 1 ; 65,
1 et 2 ; XII, 57, 1. ...legem banc incisam æneis tabulis jussimus publicari, dit Constantin
à l'assemblée provinciale d'Afrique (Cod. Theod., XII, 52). L'Edictum Marcellini de 411 y
fut aussi exposé ; cf. P. L., XLIII, col. 841.
3 Cf. Mommsen, Staatsrecht, III (1887), p. 809 sq. ; Jordan, Topogr., I, 2e part., p. 264,
403 ; id., Marsyas auf dem Forum in Rom, Berlin, 1883 ; O. Richter, Topogr., p. 77 ;
Thédenat, Le Forum romain, p. 155-157 ; R. Kuebler, Archiv fuer lateinische
Lexikographie und Grammatik, VII, 1892, p. 593 sq. ; Bœswillwald-Cagnat, Timgad, p.
68-70 ; C. I. L., VIII, 17841.
4 Sermo, XXIV, 6-7.
5 Cf. par exemple Bœswillwald-Cagnat, op. cit., P. 70 sqq.
6 Florida, III, 16, 73 : locum celebrem statuæ meæ.
7 C. I. L., VIII, 1165 : curatori suo abstinentissimo integerrimo....
8 C. I. L., VIII, 1018 : devota [Karthago]..., trouvée sur le bord de la mer.
9 C. I. L., VIII, 1020 : devota Karthago [posuit].
10 C. I. L., VIII, 10529.
11 C. I. L., VIII, 12552 ; Cat. Alaoui, p. 88, n° 401.
mérité de la patrie. C'est ce qu'attestent quelques morceaux d'inscriptions, où
l'habileté de J. Schmidt a déchiffré les noms de L. Calpurnius Bestia, de P.
Sulpicius Galba, consuls en 643/111 et 646/108, de Caius ou Cnæus Papirius
Carbo, leur contemporain, et de Sextus Vettulenus Cerialis, qui se distingua au
siège de Jérusalem, où il commandait la Ve légion Macédonienne. Si l'on se
refuse à assigner au forum ces débris1 sortis, l'un de La Malga, les autres de
Damous el Karita (on ne sait rien d'un autre, sauf qu'il provient de Carthage), ils
témoignent du moins du patriotisme très hospitalier des Carthaginois.
Les alentours Procope raconte que les conjurés qui avaient résolu la mort du
forum de Solomon sortirent de l'église sans avoir exécuté leur projet. Une fois
sur le forum, ils s'invectivèrent, s'accusant réciproquement de couardise2. Il
ressort de ces lignes, sinon, comme le veut Dureau de la Malle3, que la basilique
s'élevait sur la place même, du moins, ainsi que le conjecture Tissot4, qu'elle en
était très proche.
En 1875 fut construit sur la plage, au nord des lagunes, la maison de Mustapha
ben Ismaïl (n° 68 de la carte de Falbe). Avant que les fondations en fussent
établies, au moment oui l'on finissait de déblayer le terrain, M. de Sainte-Marie5
a pu relever les dimensions d'un monument qui git à présent sous la demeure
moderne. Il mesure 62m,25 de long sur 33m,30 de large ; les trois salles
contiguës dont il se compose ont 28m,81 sur 17m,75 ; deux murs de 2m,25 les
séparent dans le sens de la longueur ; leur petit côté donne vers la mer, que
borde la façade. La pièce du milieu, élevée de 3m,40 au-dessus des autres,
s'arrondit en hémicycle vis-à-vis de l'entrée. Dans les pièces latérales, trois rangs
de six colonnes supportent la voûte ; et l'on est en droit de penser que ces
colonnes atteignaient une grande hauteur, puisqu'un chapiteau déterré sur
place6 a 1 mètre de diamètre au sommet. Une vaste jetée en maçonnerie
formant terrasse s'étendait devant l'édifice ; elle se composait, dit M. de Sainte-
Marie, de deux murs en maçonnerie punique ayant 12 mètres environ de long
avec un écartement de 4 mètres entre chaque mur, tandis que l'édifice était en
pierres de taille romaines. Les tombeaux et plusieurs citernes, qui sont presque
les seules constructions authentiquement puniques que l'on connaisse à
Carthage, sont formés de grandes pierres ; la plupart des murs romains sont en
blocage. La phrase qu'on vient de lire va donc à l'encontre des faits que nous
constatons d'habitude. D'ailleurs le chapiteau dont on met la figure sous nos
1 C. I. L., VIII, 1535, 12536, 12538. Il pourrait se faire aussi que ces Midi aient été fixés
au Capitole. Je rangerais encore les inscriptions suivantes parmi celles qui étaient
dressées sur une place de Carthage ; ibid., 1124 (trouvée à La Goulette), texte avec le
nom de Valérien offert par l'ordo decurionum Tabudensium ; ibid., 1146, en l'honneur
d'Hadrien ; ibid., 1011, en l'honneur de Septime Sévère ; ibid., 12521, en l'honneur de
Gordien (trouvée à Bordeaux). Le n° 1166 fait allusion à la reconstruction d'un
monument détruit.
2 Bell. Vand., II, 14.
3 P. 202 sq. L'auteur identifie cette église avec la basilica restituta. Nous avons plus haut
(p. 176) que celle-ci ne faisait peut-être qu'un avec la basilique de Damous el Karita.
4 Géographie, I, p. 660.
5 P. 166-173. Ces pages ne sont que la reproduction d'une Notice sur l'emplacement
d'un ancien édifice à Carthage, publiée par le même auteur dans Const., XVII, 1875, p.
130-139. Davis (p. 520-522) se contente de dire que cet édifice, jadis somptueux, était
encombré de débris de tout genre ; il ne le décrit pas. Reproductions dans Rev. arch., IV,
1884, p. 387 sq. ; Atlas C., 26 ; Babelon, Carth., p. 129 sq.
6 S. Marie (loc. cit.) en donne le dessin.
yeux n'offre pas les éléments d'une solution définitive. Il ne faut compter
actuellement, pour déterminer cet édifice, que sur le témoignage des écrivains.
Procope indique comme tout voisin du Mandracium le monastère de Solomon1 ;
ce monument, d'âge postérieur, ne doit pas être confondu avec les ruines dont je
m'occupe, puisqu'il touchait aux lagunes. Appien laisse entendre2 que du temple
d'Apollon, comme il l'appelle, à l'agora, la distance était petite ; et Procope nous
a répété la même-chose de l'église où se tenaient les conjurés. Les ruines que
cache la maison de Mustapha ne seraient peut-être donc pas sans rapport avec
le temple d'Apollon de la ville punique, qui aurait ensuite fait place à une église.
Tel est, en le dégageant des réflexions parasites, le raisonnement de M. de
Sainte-Marie3. J'avoue que les plans dont il accompagne sa discussion ne
répondent pas à l'idée qu'on se fait aujourd'hui d'une basilique, ni aux modèles
qu'on en possède4 ; la forme générale, l'auteur en convient, se rapproche de
celle des bains antiques. C'est pourquoi M. Babelon serait porté à admettre qu'il
s'agit de thermes, ceux de Theodora, femme de Justinien, par exemple5.
Pourtant, à côté des trois vastes pièces, il ne subsiste aucune trace des
bâtiments accessoires, piscines, hypocauste... indispensables à des thermes. M.
de Sainte-Marie a-t-il exploré un édifice complet ? Ses gravures en reproduisent-
elles tous les détails ? D'après la réponse fournie à ces questions, l'hypothèse de
la basilique deviendrait plus ou moins probable.
II. — DERMÈCHE.
Ce quartier s'étend au nord de celui de Cartagenna ; il est borné au sud par la
ligne conventionnelle tirée de Douar ech Chott à Dar Mustapha ben Ismaïl ; à
l'ouest, par la colline de Saint-Louis ; au nord, par les remparts voisins de Bordj
Djedid6 ; à l'est, par la mer.
C'est vers la plaine qui sépare Saint-Louis du rivage que M. de Sainte-Marie a
presque exclusivement dirigé ses recherches7. On éprouve quelque embarras à
indiquer d'une façon précise les endroits où il les pratiqua ; il ne les désigne en
effet sur sa carte que par des lettres. Sur les douze points où se transportèrent
successivement ses ouvriers, neuf se trouvent entre Saint- Louis, les thermes et
les citernes de l'est ; un, entre les thermes et Bordj Djedid ; deux, au nord des
mêmes citernes ; il a donc choisi comme champ d'études l'ensemble de la région
de Dermèche8. Aujourd'hui, par suite de ces fouilles et de celles qui suivirent,
1 De ædif., VI, 5.
2 Puniques, 127 ; cf. Monuments, p. 19.
3 M. S. Reinach semble en adopter les conclusions (dans Tissot, Géographie, II, p. 802) :
Il n'est pas impossible que ces restes soient ceux d'une basilique qui aurait remplacé le
temple de Baal ou d'Apollon.
4 Parmi les très nombreux exemples, avec dessins à l'appui, que fournissent MM. Gsell
(Recherches archéologiques en Algérie, in-8°, Paris, Leroux, 1893), Saladin (Arch. miss.,
XII, 1881, p. 1-225 ; Nouv. arch. miss., II, 1892, p. 377-516), je n'en vois aucun à
rapprocher de la description et de la gravure de S. Marie.
5 Babelon, Carth., p. 130.
6 Cf. Delattre, Bull. épigr., IV, 1884, p. 106.
7 Voir le récit de ces fouilles dans S. Marie, p. 11-39 ; une carte (p. 9) permet de les
suivre sur le terrain.
8 Il a été question précédemment de ses fouilles à Gamart (Bull. épigr., IV, 1884, p. 32-
35) ; il a aussi tenté un sondage infructueux près des citernes de La Malga (ibid., p. 36) ;
toute cette partie de Carthage montre au visiteur des tranchées béantes que le
sable envahit peu à peu1. Ces chantiers abandonnés produisent une impression
de ruine plus grande peut-être qu'en aucune autre région de la ville.
Presque toutes les stèles de M. de Sainte-Marie2 proviennent d'un seul terrain (A
de sa carte), à mi-chemin environ entre Saint Louis et la maison d'Ahmed Zarouk.
Les alentours (B, C, D, E) en ont produit un petit nombre3 ; il n'en existait aucune
dans les autres terrains où il a mis la pioche. Il est curieux, écrit-il, que toutes
les fois que je m'éloigne de là (point A) je ne trouve plus d'inscriptions puniques,
mais des débris tous de l'époque romaine4. Il déclare que ces stèles n'étaient
pas éparses dans quelque temple ou nécropole antérieure à 146 ; elles avaient,
au contraire, servi à bâtir un monument d'une date plus basse. La nature des
matériaux rencontrés jusqu'ici et l'appareil des murs me firent comprendre que
je démolissais une maison ou un édifice construit par les Romains avec des
décombres provenant du dernier siège de Carthage5. C'est presque
textuellement la description déjà donnée par Davis. Lui aussi conclut à
l'existence d'une construction romaine — temple, palais, demeure privée ? il ne
saurait le dire —, où les stèles avaient été utilisées ; puis il ajoute ce détail
caractéristique : Ces murs, renfermant des pierres avec inscription phénicienne,
confinaient à une arec d'environ 200 pieds carrés6. Faut-il accepter cette double
affirmation ?
Dix ans après M. de Sainte-Marie (1883-1884), MM. Salomon Reinach et Babelon
vinrent à leur tour s'établir dans la plaine7. M. Tissot leur avait remis une liste
des sondages à exécuter ; il s'agissait surtout de vérifier un grand nombre de
points de l'enceinte, la digue de Scipion et les ports, la ville basse de Saint-Louis
à la mer8. Ce plan immense embrasse près de la moitié du territoire de Carthage
; M. Tissot ne se doutait pas des difficultés d'exécution. L'état de la propriété
foncière est tel en Tunisie que nos deux savants ne purent toucher aux domaines
des Arabes et qu'ils seraient peut-être repartis sans donner même un coup de
pioche, si le cardinal Lavigerie, avec la plus parfaite bonne grâce et le plus
complet désintéressement, ne leur avait octroyé le droit de fouiller sur les
terrains du diocèse, sauf à dédommager les locataires dont ils détruiraient les
récoltes9. Munis de cette autorisation, ils attaquèrent le champ sis entre les n°
55 et 57 de la carte de Falbe, c'est-à-dire entre les puits dits Biz ez Zerig et Bir
1 D., Arch., p. 11. sq. ; Cosmos, 13 janv. 1894, p. 213-216 ; cf. C. R. Inscr., 1892, p.
379.
2 Voir les cartes de Falbe (et la réduction de S. Marie, p. 209), de Dureau, (pl. II et III),
de Beulé (pl. IV), de Caillat, de Tissot et du C. I. S. (p. 243, 215) ; cf. Delattre, Bull.
épigr., IV, 1884, p. 106 ; Babelon, Carth., p. 124 sq. ; Atlas C., 13-14 ; de Roquefeuil, C.
R. Inscr., 1899, p. 35 sq.
3 I, p. 92 sq. M. de Roquefeuil (ibid.) y signale des pierres sculptées, des fûts de
colonnes en marbre.
4 La carte partielle du C. I. S. (p. 275) donne sur le rivage, à la hauteur de Dar Mustapha
ben Ismaïl, une série de petites loges qui répondent assez à la description de Barth.
5 P. 37 sq., n° 67 de son plan.
6 II, p. 37 sq.
7 P. 194 sq., et pl. III ; Caillat suit Dureau de la Malle.
un entrepôt1 ; Beulé2 les dénomme basilique de Thrasamund ; Tissot3 se borne
à critiquer Dureau de la Malle ; M. de Sainte-Marie4, tenant surtout compte du
caractère grandiose de l'ensemble, y reconnaît un théâtre.
Tout le monde avait fait fausse route. comme le démontra M. Vernaz, au moyen
d'une inscription qu'il retira des décombres en 1885. Il ne s'agit ici ni d'un
gymnase, ni d'un entrepôt, ni d'un théâtre, ni de la basilique de Thrasamund,
mais des thermes bâtis ou réédifiés au Ile siècle par Antonin ; bien que fort
mutilé, le texte laisse lire très clairement le mot thermis5. Diverses localités tin
territoire de Carthage portent des noms où survit un souvenir des temps passés ;
j'ai déjà cité Cartagenna et La Valga. Le P. Delattre s'était demandé si Dermèche
ne serait pas une altération de thermæ6 ; l'événement confirma sa conjecture.
Le document épigraphique nous fournit en outre le nom de l'empereur Antonin :
fut-il le premier auteur des thermes ? se borna-t-il à les restaurer, comme le
pense M. Vernaz ? l'état de l'inscription ne permet pas. de le démêler. On sait
cependant qu'il fit revêtir de marbre les parois des salles ; et, commue M.
Vernaz, après Thomas Reade, a constaté que les plaques de marbre cachaient de
grossières peintures murales plus anciennes, il est vraisemblable que la
décoration primitive fit un jour place à des ornements plus luxueux, en un mot
que l'empereur embellit et transforma des thermes déjà existants. C'est aussi
l'opinion de M. Cagnat, qui a fait de la dédicace une étude complète7, confirmant
presque toujours les remarques de M. Vernaz. D'après sa conjecture, l'incendie
qui dévasta le forum et ses environs, à l'époque d'Antonin, s'étendit peut-être
jusqu'aux thermes. L'empereur, libéral envers les provinces8, aurait accordé une
somme d'argent à la colonie, avec licence de l'employer à la réfection du
monument fort endommagé. Les travaux entrepris à cet effet sont d'une des
quatre années 146, 151, 151 ou 159.
Un peu en arrière des thermes, il existe une autre ruine de forme ronde. Falbe
attribue un numéro spécial (69), et, depuis lors, on l'a considérée comme
distincte de la précédente. Mais, tandis qu'il en fait un temple9, Dureau de la
Malle10 veut y voir un théâtre, et son opinion a souvent prévalu dans la suite. On
1 Vernaz, p. 167. Les Arabes appellent encore les ruines du n° 67 Dermesch el Kebir (le
grand Dermèche), et celles du n° 69 Dermesch el Srir (le petit Dermèche). Cette double
expression est, semble-t-il, un souvenir de l'ancien état de choses.
2 Cf. le plan de Rome dans O. Richter, Topographie der Stadt Rom.
3 Vernaz, p. 151-164 et le plan de la p. 165 ; Reinach, p. 210 ; Miss. cath., 1890, p.
262-264, 286 sq. ; Cat. Alaoui, p. 47, n° 2.
4 Vernaz, p. 166 et 168.
5 M. Vernaz, appuyé par le P. Delattre, lit futuram [aquam] ; J. Schmidt (C. I. L., VIII,
12513) adopte cette lecture : aquam magna usui futuram thermis ; M. Catinat, sans la
rejeter complètement, se tient sur la réserve.
6 Il est probable que les citernes aussi sont l'œuvre d'Antonin, puisqu'on a retrouvé dans
la maçonnerie du radier une brique datée de 142.
Les sépultures puniques en bordure du canal ne sont pas les seules qu'on
connaisse dans ce quartier. En 1869, Daux1 signale celles qu'a dégagées M.
Gouvet en avant des citernes, dès 1862. M. Vernaz en a encore rencontré
plusieurs sur le versant sud de la colline de Bordj Djedid, et il déclare qu'on en
déblaierait aisément de nouvelles tout autour2. Il est à remarquer que ces
caveaux funéraires creusés dans le grès tendre ne renferment aucune trace des
squelettes qui y furent jadis déposés. Ils ont été visités par les successeurs des
premiers habitants de Carthage et même utilisés, car l'un d'eux a ses parois
recouvertes d'un enduit très soigné appliqué sur la roche elle-même et qui
n'appartient pas assurément à l'époque punique3.
M. Vernaz ne se trompait pas en annonçant de prochaines de découvertes
analogues. Le service de l'artillerie établissait, en 1894, une batterie de côte à
Bordj Djedid4, lorsqu'il rencontra, à des profondeurs variant de 10 mètres à 30
mètres, des tombeaux puniques taillés dans le grès qui forme le sous-sol de la
colline. L'exploration, qui ne pouvait alors être complète, permit toutefois de fixer
leur âge approximatif ; ils ne remonteraient pas plus haut que le IIIe ou le IVe
siècle avant Jésus-Christ5. Le P. Delattre a repris, en 1898, et poursuit en ce
moment l'étude de ces sépultures, qui s'étendent au-delà des limites que
j'assigne à Carthage romaine ; c'est pourquoi j'en ai parlé en traitant des
faubourgs. On voit que les Romains ont bâti tout le quartier nord-est de leur ville
sur une série de nécropoles.
Au-dessus des tombeaux qui sont au flanc méridional de la colline, M. Vernaz
note les ruines d'un monument assez considérable, dont le plan général n'est pas
facile à reconstituer, mais qui a présenté, d'une façon évidente, la forme en
voûtes posées les unes sur les autres6. Falbe7 parlait, apparemment, du même
édifice situé au nord-est des petites citernes (n° 66), lorsqu'il le décrivait ainsi :
C'est un souterrain divisé en plusieurs petites pièces voûtées qui ont pu servir à
des bains. Les murailles de l'une offrent encore de faibles restes d'une peinture à
fresque, dans le genre de celles qui décorent les bains de Titus à Rome.
L'influence de l'atmosphère aura bientôt achevé de faire disparaitre ces
1 P. 53 ; le P. Delattre les mentionne plus en détail (Miss. cath., 1890, p. 92 sq., 261 ;
cf. Vernaz, p. 23, 27, 163). C'est, je pense, à cet endroit qu'il découvrit le vase de
plomb, avec inscription grecque, dont parle S. Marie, p. 123.
2 P. 168 sq. Sur cette nécropole, cf. Miss. cath., 1890, p. 261 sq., 287 sq. ; Gauckler,
Guide, p. 15.
3 Miss. cath., 1890, p. 288. Dans ce mémoire le P. Delattre résume les recherches d'un
officier de marine, M. Audemard.
4 Elle a remplacé le fortin turc ; cf. Vellard, p. 81 sq.
5 Bull. arch., 1894, p. 281-285 ; Petit guide, p : 29 ; Gsell, 1899, p. 8. Au cours de ces
fouilles, on a exhumé une couronne d'or massif, ornée de pierres précieuses, qui pourrait
bien être chrétienne, et deux bracelets à chatons ; c'est le trésor de Bordj Djedid ;
Cosmos, 1894, p. 246 sq. ; Const., 1894, p. 161 sq. ; Babelon, Carth., p. 163 sq. ;
Gauckler, Guide, p. 21 ; Cat. Alaoui, p. 115, n° 1.
M. Gauckler vient encore de signaler de nouvelles tombes sur un plateau rocheux situé
au nord-est de la batterie d'artillerie... le plateau forme falaise du côté de la mer, qu'il
domine à pic d'une dizaine de mètres. Les premiers sondages ont fourni d'intéressantes
pièces de céramique et font bien augurer des fouilles ultérieures (Bull. arch., 1898, p.
111-113).
6 Vernaz, loc. cit.
7 P. 37.
ornements. Ces deux passages, malgré leur concordance1, ne nous permettent
pas cependant de tenter une identification. C'est -à ces restes, connus des
Arabes sous le nom de Koubba Bent el Ré, que certains archéologues ont
appliqué l'étrange appellation de Bains de Didon. M. de Sainte-Marie, voulant se
rendre compte de l'origine du monument, y fit quelques sondages (P. de sa carte).
Il pense y avoir retrouvé trois salles, dont il trace un plan qui nous laisse aussi
incertains qu'auparavant. Mais il demeure persuadé que cette construction est
romaine et que rien de ce qu'il y a vu ne ressemble à aucune des parties
ordinaires des thermes, bassins, piscines, conduites d'eau, etc.2
Falbe déblaya encore dans ces parages un pavé de mosaïque (n° 90) sur un
espace de 30 pieds carrés3 ; le ministre de la Marine du Bey, pensant y découvrir
un trésor, la fit briser4. Près de là, entre les citernes et Bordj Djedid, le même
auteur signale des débris immenses ressemblant à des ouvrages de fortification5.
M. de Sainte-Marie6 rencontra aussi au pied de Bordj Djedid (F de sa carte) une
belle mosaïque à quatre couleurs, sans figures, qu'il ne fit pas enlever. Il décrit
et dessine7 quatre grands murs ayant 2m,60 de hauteur et formant un
parallélogramme de 60 mètres de longueur sur 26m,25 de largeur (P de sa carte,
n° 34 de Falbe), déjà examinés par Davis. Ne s'agit-il pas là des immenses ruines
de Falbe ? Boulé, au contraire, pense que ce dernier faisait allusion à un escalier
dont il dit avoir aperçu nettement les degrés sur la déclivité de Bordj Djedid8.
Tout cela est assez confus, et la diversité des opinions montre bien quelle
incertitude règne dans la topographie de cette région.
On a cependant prétendu dénommer ces vestiges. Davis9, d'après l'étrange
système qui lui fait étendre Byrsa sur les collines qui vont de Saint-Louis à Bordj
Djedid, attribue aux murs voisins de ce fortin le nom de temple d'Esculape.
L'escalier dont parle Beulé, et dont Davis donne une reproduction, correspondrait
aux soixante degrés 'qui aboutissaient, suivant Appien, à la demeure du dieu.
Nous verrons -bientôt où était le véritable emplacement de ce sanctuaire, et
cette seule constatation fera paraitre évidente l'erreur de Davis ; Grenville
Temple10 et Beulé1 n'ont aucune peine à la faire toucher du doigt. Mais quand
1 Petit guide, carte ; Babelon, Carth., p. 163 ; Vellard, p. 82 ; C. I. L., VIII, 12518. Le P.
Delattre signale aussi les ruines éparses autour de Bordj Djedid ; Bull. épigr., IV, 1884,
p. 108.
2 P. 37 sq.
3 P. 43. Au-dessous de la mosaïque existe, à une faible profondeur, une couche de
cendres semblable à celle que nous avons constaté vers le forum ; ce sont sans doute les
traces d'une conflagration générale ; ibid., p. 46.
4 Falbe (loc. cit.) dit qu'il agissait à l'instigation d'un Européen jaloux des succès du
consul danois. Nous regrettons qu'il n'ait pas nommé cet envieux qui, soutenu par son
gouvernement, prétendait se garder le monopole des ruines de Carthage. Peut-être faut-
il penser à Thomas Reade. Mais ne rétablissons pas arbitrairement un nom que Falbe a
cru devoir taire.
5 Ibid., p. 39.
6 P. 27 sq.
7 Ibid., p. 35-37.
8 Fouilles, p. 27-30 ; cf. Delattre, Bull. épigr., VI, 1886, p. 86.
9 P. 369-384. Blakesley avait déjà, en 1850, hasardé cette opinion. Maltzan (I, p. 290,
292 sq.) n'est pas éloigné de s'y rallier : mais il place en outre à Bordj Djedid : une
construction colossale (basilique de Thrasamund ?), une construction ronde (temple
d'Apollon ?), des restes de magasins en forme de niches, de nombreuses citernes. Voir
Atlas C., 110.
10 Temple, I, 107.
Beulé, suivi en cela par M. de Sainte-Marie2, propose une' autre conjecture pour
remplacer celle qu'il écarte, je crois qu'il fait fausse route à son tour. Les ruines
sont, prétend-il, d'une structure telle qu'il ne saurait être question d'un temple3.
Qu'on se figure deux rectangles de pierre dont le plus grand est long de 164 pas
et large de 135 ; le plus petit, inscrit dans le précédent, mesure 98 pas sur 27. A
l'intérieur, on n'a remué que de la terre végétale sans aucun ornement
d'architecture, aucun marbre ni morceau sculpté. Il y a là, conclut Beulé, un
plateau factice, une sorte d'esplanade bâtie de toutes pièces, qui ne saurait être
que la platea nova dont parle Victor de Vita4, à laquelle on accédait par un
escalier. Voilà la terrasse, à 50 mètres environ d'altitude5, voilà les degrés, tout
concorde ; il n'y a aucune raison de refuser ce nom aux soubassements dégagés
par Davis. Il existe pourtant un motif pour réserver notre jugement. Victor dit,
en effet, que la platea nova était au milieu de Carthage6 ; il se serait bien mal
exprimé si elle était, comme le soutient Beulé, au-delà de Bordj Djedid, c'est-à-
dire, selon toute probabilité, le long de l'enceinte byzantine. Je préfère
l'incertitude à une affirmation aussi risquée.
Les alentours du fortin ont encore rendu à Davis7 une mosaïque avec une scène
de chasse ; et au P. Delattre, deux autres qui représentent une chasse aux bêtes
féroces, lion, tigre, etc., un buste de Cérès sans doute, avec des oiseaux8 ; à La
Blanchère, une dernière où figurent les mois et les saisons9. Des inscriptions
chrétiennes pour la plupart10, des lampes de même origine, des vases de
bronze, les restes d'une statue colossale (Hercule ?) en proviennent également.
La plupart de ces objets sortent de citernes romaines, réunies en deux groupes,
chacun de douze réservoirs profonds de 15 mètres et creusés auprès et au-
dessous du fort turc11.
Le visiteur qui va de Bordj Djedid vers la colline de Saint-Louis passe à côté
d'une vaste construction blanche, collée au flanc du coteau : ce sont les citernes
1 Loc. cit.
2 P. 36 ; Tissot, Géographie, I p. 658 sq., cite l'opinion de Beulé, sans prendre parti.
3 S. Marie (ibid., p. 37) ajoute que ses propres excavations ont été assez profondes
pour démontrer que cet édifice n'était ni un temple, ni une basilique ; j'y aurais, au
moins, retrouvé la base de quelque colonne ou des débris de marbre. En outre, par des
sondages opérés contre les murs qui ont 5 mètres d'épaisseur, je me suis assuré qu'il n'y
avait là ni crypte, ni souterrain.
4 II, 13 ; Atlas C., 110 ; Babelon, Carth., p. 171.
5 Meltzer, II, p. 164.
6 C'est de ce mot que s'autorise sans doute Dedreux (Esquisse) pour la marquer entre le
cirque et le port circulaire.
7 P. 531 sq., 535 sq., 538, 539-541 ; Franks, p. 225.
8 Cosmos, 11 févr. 1888, p. 295. Autres mosaïques analogues, Cat. Alaoui, p. 11, n° 8-
9.
9 Cagnat, Mos., p. 253 sq. ; C. I. L., VIII, 12588 ; Cosmos, 7 déc. 1889, p. 21 ; Gsell, p.
1899, p. 32.
10 Cosmos, 11 févr. 1888, p. 295 ; 2 nov. 1889, p. 385 ; Bull. arch., 1897, p. 437.
11 Cosmos, 20 janv. 1894, p. 245-247 ; Const., XXVIII, 1893, p. 437. Ces citernes sont
probablement l'édifice antique signalé par V. Guérin (I, p. 64) sous le fortin. Le P.
Delattre ajoute (Bull. arch., 1894, p. 90) qu'on a remis dernièrement au jour contre le
plateau de Bordj Djedid, du côté de la mer, des absides semblables à celles que nous
rencontrerons tout à l'heure au sud-ouest de Saint-Louis ; elles étaient peut-être
destinées à empêcher le glissement des terres.
de l'est ou citernes de Bordj Djedid1. Il n'y a pas de rivière à Carthage, et Barth
déclare qu'il n'existait sur toute l'étendue de la ville que deux sources ; encore
l'une d'elles jaillit-elle au pied des hauteurs de Sidi Bou Saïd, non loin de la mer2,
Les découvertes récentes montrent que cette assertion est exagérée : par
exemple, MM. S. Reinach et Babelon ont mis au jour un certain nombre de puits
dans la plaine3 ; pourtant M. Cagnat a eu raison d'écrire que de toutes les villes
africaines la plus pauvre en eau par elle-même est peut-être Carthage4. Grâce
aux mêmes explorateurs, nous savons encore que la plupart des maisons, sinon
toutes, possédaient une citerne pour emmagasiner l'eau ; le P. Delattre en a
signalé aussi sur les points les plus divers, à Byrsa, à Bordj Djedid, etc. Par ce
moyen, la population était donc à peu près à l'abri de la soif. Ne fallait-il pas
cependant parer à l'imprévu' ? Une année de sécheresse pouvait tarir puits et
citernes chez les particuliers, comme il advint à l'époque d'Hadrien. Il serait bien
peu vraisemblable que cette calamité n'ait été précédée d'aucune autre du même
genre. C'est pour l'éviter, dans la mesure du possible, que les citernes publiques
de l'est furent établies. J'en emprunte la description à Tissot5. Entièrement
construites en blocage recouvert d'un ciment d'une excessive dureté, les citernes
de Bordj Djedid forment un rectangle allongé, divisé en dix-huit réservoirs
voûtés, parallèles, larges de 7m,50, hémisphériques aux deux extrémités, que
séparent de puissants murs de refend, dans chacun desquels est pratiquée une
ouverture centrale. Quinze de ces réservoirs mesurent 30 mètres de longueur.
Les autres, c'est-à-dire le premier, le dixième et le dix-huitième, en comptant à
partir du sud de l'édifice, n'ont que 20 mètres de long, et leurs extrémités sont
rectangulaires. — Entre ces extrémités et les galeries latérales dont il va être
question se trouvent six chambres circulaires et voûtées en coupole qu'on a
reconnu être des filtres. — La profondeur de ces dix-huit bassins est
uniformément de 9 mètres depuis le radier jusqu'au sommet de la voûte ; mais
la profondeur de la nappe d'eau ne paraît pas avoir été de plus de 5m,50. Deux
galeries latérales, longues de 145 mètres, larges de 2m,50, courent le long des
grandes faces du parallélogramme et s'ouvrent sur chacun des bassins : le sol de
ces galeries domine de 6 mètres environ le radier des réservoirs6. Ils contiennent
de 25.000 à 30.000 mètres cubes7 et remplissent le rôle de ces bassins de
décantation (piscinæ limariæ) dont parle Frontin8.
Cette description n'est plus tout à fait exacte aujourd'hui. Le 25 octobre 1884, le
gouvernement tunisien signa une convention relative à l'alimentation en eau de
1 Je les désigne ainsi pour éviter les confusions produites par le nom de grandes citernes
que leur attribuent la plupart des topographes ; les citernes de La Malga sont en effet de
dimensions plus considérables ; cf. Meltzer, II, p. 542.
2 Barth, p. 100 sq. Dusgate (p. 79, n° 2) signale une demi-douzaine de puits apparents
qui ont échappé à Barth.
3 Voir en particulier R.-B., Rech., pl. IV, p. 33. Le P. Delattre vient d'en retrouver un près
de Bordj Djedid (C. R. Inscr., 1898, p. 628-630) ; la nappe d'eau potable est à 25 mètres
de profondeur.
4 Journal des Savants, 1896, p. 263.
5 Géographie, I, p. 591.
6 S. Marie a donné un plan et une coupe des citernes (p. 185) ; ses mesures (p. 183 sq.)
différent un peu de celles de Tissot, dont celles de Barth (I, p. 104 sq.) se rapprochent
davantage. Cf. aussi Guérin, I, p. 64 ; Petit guide, p. 28 ; Babelon, Carth., p. 160-163
(avec un plan) ; Atlas C., 101 ; Vellard, p. 78-80.
7 Vernaz, p. 13 ; Petit guide, loc. cit.
8 De aquaeductibus, 15, 19 ; cf. Toutain, Cités, p. 67-74.
Tunis et de sa banlieue ; dans les travaux prévus figurait la mise en état des
citernes de Bordj Djedid. Elles s'étaient si bien conservées au cours des siècles
qu'on les croyait encore propres à desservir La Goulette et ses environs
immédiats ; et les recherches de-M. Vernaz, si fécondes en résultats
archéologiques, n'avaient d'antre but que de rendre évidente la possibilité de
cette restauration1. Les travaux nécessaires furent accomplis en 1887-1888 ; et
depuis lors l'antique château d'eau remplit son office comme autrefois. Mais,
sans doute pour des raisons techniques, le dix-huitième compartiment, le plus au
nord, fut sacrifié ; deux des chambres circulaires disparurent de ce fait.
Lorsqu'on regarde le blanc monument du dehors, on n'aperçoit plus, dominant,
l'extrados des voûtes, que quatre petites coupoles, celles du premier et du
dixième réservoirs. Sauf cette modification, nous avons sous les yeux l'image
fidèle des citernes romaines et peut-être antérieures aux Romains2.
Ces deux opinions ont trouvé d'intrépides partisans. Après quelques pages assez
obscures, où l'on sent trop que l'auteur n'a pas vu ce dont il parle, Dureau de la
Malle conclut énergiquement3 que les citernes remontent à la première période
de la ville. A la suite de Daux4 qui les croit puniques, au moins quant à leur
origine, Tissot5 affirme que ce caractère essentiellement punique n'est ni
contesté, ni contestable. Sans se prononcer d'une manière aussi catégorique,
MM. S. Reinach et Babelon6 inclinent vers la même solution. D'un autre côté,
Maltzan7 pense que cette architecture porte la marque certaine du génie latin ;
le blocage était le procédé favori des Romains, et Tissot nous a dit que les murs
sont entièrement en blocage. Le P. Delattre apporte un argument en apparence
décisif lorsqu'il cite une estampille de brique, de l'an 142, qui a été retirée en
novembre 1888 du béton formant le radier du même réservoir... Tout le radier
des citernes étant formé d'une extrémité à l'autre d'un béton uniforme, cette
brique fournit une preuve précieuse pour déterminer l'origine romaine et non
punique de ces vastes citernes8. La déduction n'est-elle pas trop rigoureuse ?
Maltzan et le P. Delattre démontrent bien que les citernes, dans leur état actuel,
sont romaines ; qui oserait affirmer pourtant qu'il ne s'agit pas là d'une
restauration, aussi complète qu'on le voudra, mais, après tout, d'une
restauration ? Car il ne faut pas perdre de vue que le problème de l'alimentation
de Carthage était pour le moins aussi compliqué avant qu'après 146. Et, si la
colonie romaine ne pouvait se contenter des puits et des citernes de chaque
maison, comment auraient-ils suffi à une population encore plus dense Je ne
pense pas que le témoignage d'une seule marque de brique soit de nature à
1 Petit guide, loc. cit. ; Delattre, Mélanges, 1891, p. 54, n° 5 ; Gauckler, Guide, p. 15.
2 Vue des citernes avant les réparations : Davis, p. 392 ; S. Marie, p. 164, 181 ; Duruy,
I, p. 417 ; Church, p. 142 ; Babelon, Carth., p. 162 ; Cagnat-Saladin, p. 115. Catinat et
Goyau, Lexique des antiquités romaines, s. v. piscina ; Globus, p. 61.
3 P. 78-85 : Davis (p. 394) est de la même opinion ; Estrup (p. 15) juge la question
douteuse, cependant il penche du même côté.
4 P. 53 sqq.
5 Géographie, I, p. 597.
6 Bull. arch., 1886, p. 39. M. S. Reinach est ailleurs (Reinach, p. 211) beaucoup plus
décidé en faveur de cette doctrine ; M. Babelon (Carth., p. 160) a changé d'avis.
7 I, p. 393. Meltzer (II, p. 216-219) ne se prononce pas sur l'origine de ces citernes, ni
de celles de La Malga ; cf. id., Pun., p. 290 sq.
8 Mélanges, loc. cit., et 1893. p. 34 ; Bull. arch., 1S93. p. 121 ; Tun., p. 310. M. Toutain
(Cités, p. 13) et M. Gsell (1891, p. 41, § 84 ; 1893, p. 152, § 61) acceptent le système
du P. Delattre.
résoudre cette difficulté. Jusqu'à plus ample informé, la théorie de Daux, qui
admettait l'origine punique des réservoirs, avec transformation possible (je dis
certaine) par les Romains, risque d'arriver plus près de la vérité1. Ce qui
m'empêche d'être tout à fait affirmatif en faveur de ce dernier système, c'est
l'objection très forte que le P. Delattre tire de l'existence d'une nécropole autour
des citernes. Croira-t-on que les Carthaginois les avaient bâties au milieu des
tombeaux2 ?
Virgile nous montre Enée, à son arrivée à Carthage, admirant le beau dallage des
rues3, par allusion à une habitude de l'époque punique dont les Romains durent
hériter ; Servius ajoute en effet4 que cette ville, avant toutes les autres, revêtit
ses rues de pierres. Ces dalles, comme les terrasses des maisons, étaient sans
doute en pente, peut-être aussi creusées de rigoles, pour diriger l'eau vers les
bassins où elle se filtrait et en perdre le moins possible. Quand fut bâti le grand
aqueduc du Zaghouan, ce souci n'eut plus de raison d'être ; l'eau arrivait à flots
désormais. Il fallait pour cela toutefois qu'un branchement reliât les réservoirs de
Bordj Djedid à ceux de La Malga. M. Vernaz, qui a fait de cette canalisation
souterraine une étude spéciale5, admet, par hypothèse, l'existence de ce conduit
que Davis6 prétend avoir retrouvé. L'autorité de ce dernier ne me suffit point ; il
ne fournit du reste aucun détail sur sa prétendue découverte.
A l'ouest, au sud et à l'est des citernes, se développent trois égouts qui
desservent des rues dont la largeur est naturellement indiquée par l'alignement
extérieur des citernes, d'une part, par celui des constructions dont on retrouve
les ruines, de l'autre7. Ces rues paraissent avoir été pourvues de marches de
distance en distance ; les égouts en suivaient le profil. Une dizaine de
branchements mettaient en communication ces trois collecteurs avec les
habitations d'alentour. Auprès de l'un d'eux, à l'ouest des citernes, étaient quatre
tombes chrétiennes d'une époque relativement récente8, avec des fragments
d'inscriptions et des débris de peu d'intérêt. Les trois égouts se déversent dans
un autre plus considérable, qui part de l'angle sud-est des citernes et se dirige
vers le sud ; il disparaît à 20 mètres environ. A ce même compartiment circulaire
du sud-est prenait encore naissance le canal qui alimentait les thermes
d'Antonin9. M. Vernaz constata que l'orifice en était muré, au fond de la
1 C'est l'opinion à laquelle s'arrête S. Marie (p. 184). V. Guérin (I, p. 43) dit que les
Carthaginois biturent ces citernes à ciel ouvert ; elles furent couvertes et divisées en
compartiments par les Romains. Sur quoi fonde cette hypothèse, qui ne s'accorde guère
avec les habitudes des Orientaux ? Je ne dois pas omettre ces lignes instructives de MM.
Cagne et Saladin (p. 116) : La construction primitive est assurément de l'époque punique
; elle offre de grandes ressemblances avec celle des bassins analogues que nous avons
vus dans le reste du pays... A l'époque romaine, les citernes ont certainement été
restaurées et perfectionnées...
2 Mélanges, XIII, 1893, p. 34.
3 Æn., I, v. 422.
4 Servius, ad h. l. ; cf. Isidore, Etymol., XV, 16. Voir Dureau, p. 78 ; Reinach, p. 211 ; S.
Marie, p. 188.
5 Vernaz, p. 12, 13, 23.
6 P. 393.
7 Vernaz, p. 25 ; cf. p. 23-27.
8 Vernaz, p. 167.
9 Vernaz, p. 151, 166.
10 La bonde de fond, qui était en plomb, se conserve au Musée du Bardo (Cat. Alaoui, p.
n° 13).
; il ne servait donc plus aux derniers jours de Carthage. Quand l'insécurité du
pays empêcha le bon entretien de l'aqueduc de Zaghouan, il n'arriva sans doute
plus en ville qu'un volume d'eau irrégulier et insuffisant. Dès lors, il devint
indispensable de la ménager, au lieu de la répandre sans compter, comme on
faisait jadis en dès temps plus heureux1. Cette suppression du canal entraîna
celle des thermes ; car quel autre moyen aurait-on inventé pour les remplir ?
Dans le compartiment circulaire du sud-ouest s'embouche un conduit qui aboutit
à l'égout de l'ouest et qui pouvait servir de déversoir aux citernes ; puis un
aqueduc issu du troisième réservoir, en remontant vers le nord ; et qui a dû
porter l'eau à un édifice voisin, dans la direction de Byrsa, coupe ce conduit et
passe sous l'égout qu'il respecte. Cette canalisation enchevêtrée prouve que
nous sommes en face de constructions d'âge différent2, qui toutes d'ailleurs
appartiennent à la seconde Carthage ; quelques parties même, d'un travail
défectueux (par exemple le déversoir du sud-ouest), trahissent une époque assez
basse. M. Vernaz3 réfute bien l'opinion contraire, soutenue par Daux : si ces
conduits de tout genre remontent avant 146, le dallage des rues, aux temps
puniques, en vue de l'adduction des eaux dans les citernes, n'a phis de raison
d'être. Il faut choisir ; les deux hypothèses s'excluent.
El Bekri mentionne plusieurs des monuments de Dermèche ; il n'est pas toujours
facile de voir clair dans les descriptions des écrivains arabes ; mais ici on n'a
guère à hésiter. Les citernes des démons (Mouadjel es Cheiatin)4 correspondent
aux vastes réservoirs dont il vient d'être question. Le château de Coumech, nom
que le P. Delattre corrige heureusement en Dermèche5, représente les thermes
du bord de la mer. Quant à la prison obscure, formées de voûtes posées les unes
sur les autres, et dont l'entrée inspire l'effroi, il reste douteux s'il faut y
reconnaître l'aqueduc bordé de tombeaux qui relie les deux édifices précédents,
ou bien, avec M. Vernaz6, les ruines à flanc de coteau vers le sud de Bordj
Djedid. En atténuant les expressions d'El Bekri, que son imagination c'gare plus
d'une fois, nous devons néanmoins admettre qu'une partie considérable de ces
constructions subsistait encore au XIe siècle. Aujourd'hui même, tandis que dans
les autres quartiers on n'aperçoit presque rien au-dessus du sol et qu'il a été
nécessaire de creuser la terre pour lui arracher son secret, ici la masse énorme
des thermes les a préservés de l'anéantissement, et les citernes ont défié la rage
persévérante des destructeurs.
I. — BYRSA.
Si l'on quitte Bordj Djedid en se dirigeant à l'ouest, on coupe bientôt le chemin
qui monte de la plaine vers Sidi Bou Saïd. Au delà s'étend un terrain en
hémicycle, dont les talus laissent apercevoir des restes de voûtes inclinées1 ;
c'est là, dit le P. Delattre, que nous devons chercher l'Odéon. Outre les indices
fournis par la structure de ces quelques pans de murailles, ce flanc de colline
évidé rappelle assez l'aspect des théâtres antiques. Or l'on sait que l'Odéon était
un théâtre bâti par les Carthaginois lorsqu'ils obtinrent, au début du IIIe siècle,
la faveur de célébrer les jeux pythiques2. Tertullien, contemporain de cette
construction, nous rapporte qu'en creusant les fondations des tombeaux vieux
d'au moins cinq siècles reparurent au jour et que l'on exhuma, au grand effroi du
peuple, des squelettes qui n'étaient pas encore tombés en poussière3. On
enterrait donc, pendant la période punique, à l'endroit oh plus tard s'éleva
l'Odéon. Or le P. Delattre a constaté la présence d'une nécropole préromaine sur
la hauteur intermédiaire entre Bordj Djedid et Saint-Louis. Le résultat de ses
investigations s'accorde avec le témoignage de Tertullien et renforce l'hypothèse
qu'il a émise sur la situation de ce théâtre4.
Les- découvertes ont été rares jusqu'à présent dans cette région. Des amphores,
une tête de statue et des débris de poterie5, des marbres et des pierres
d'époques diverses, depuis l'époque punique jusqu'à l'époque byzantine,
quelques inscriptions païennes et chrétiennes6, une mosaïque peut-être
chrétienne7, tels sont les principaux objets exhumés. M. Babelon signale, d'après
M. d'Anselme de Puisaye, une assez grande maison romaine sise entre le
1 Delattre, Bull. épigr., VI, 1886, p. 85 ; Bull. arch., 1893, p. 119 ; Tun., p. 312.
2 Tertullien, Scorpiace, 6 ; De pallio, 4 ; ce dernier texte étant de 208 ou 209 (cf.
Monceaux, Tert., p. 91), la date indiquée ci-dessus pour l'institution des jeux pythiques
n'a rien d'invraisemblable.
3 De resurrectione carnis, 42 ; Delattre, Bull. arch., loc. cit., l'Odéon fut détruit par les
Vandales (Victor de Vita, I, 8).
4 Bull. épigr., VI, 1886, p. 83 sq. ; Miss. cath., 1890, p. 227 sq. ; Tissot, Géographie, I,
p. 654 sq.
5 Bull. épigr., VI, 1886, p. 84.
6 Cosmos, 20 janvier 1893, p. 247 ; Cat. Alaoui, p. 246, n° 344 ; p. 249, n° 372, 377 ;
Delattre, Const., XXVIII, 1893, p. 166 ; Cagnat, Bull. Ant., 1893, p. 209 sq.
7 Davis, p. 340.
quartier de l'Odéon et celui de Dermèche1. Ce coin peu exploré nous réserve
peut-être d'heureuses surprises.
On remarquait naguère, au-dessus de la dépression de l'Odéon, un ensemble de
ruines à propos duquel on a beaucoup écrit, sans que les ténèbres qui
l'enveloppent soient encore dissipées. Falbe2 se borne à le porter sur sa carte (n°
70) et à le décrire comme un temple rond circonscrit dans un carré. Mais il
n'avait aperçu, faute d'y pouvoir fouiller, qu'une portion du monument. Beulé,
qui s'inspire de Falbe, mais qui a suivi les recherches de Davis dans ce terrain,
déclare ce temple le mieux conservé de tous ceux qui existent à Carthage3. Tout
y décèlerait une main romaine, plan, appareil, matériaux, mosaïque, et jusqu'à
ce revêtement de marbre cipollin dont les fragments se montrent en quantité dès
qu'on retourne le sol. Si l'on tient à mettre un qualificatif sur ces pans de murs,
feulé, qui n'énonce pas les motifs de son choix, songerait à un temple de Cérès
et de Proserpine4. Pour Davis5 également, qui s'employa à le déblayer et y
déterra une mosaïque figurant les mois et les saisons, il s'agit bien d'un temple.
L'ensemble de l'édifice se compose d'une rotonde centrale entourée de trois
galeries concentriques et communiquant avec l'extérieur par les douze avenues
que forment les piliers des quatre enceintes circulaires6. Davis est frappé de cet
aménagement à vrai dire assez particulier ; et il part de là pour développer toute
une théorie sur le système solaire et les divisions du temps que représente la
configuration de ce sanctuaire. Avant d'examiner ces conjectures symboliques, il
conviendrait de savoir si les fouilles ont été bien exécutées et leurs résultats
fidèlement consignés. Des fragments de colonnes cannelées, des morceaux de
marbres divers, c'en est assez pour que l'imagination de Davis rétablisse l'aspect
intérieur et extérieur du sanctuaire7. Aussi Tissot n'exagère-t-il pas quand il dit :
Ses conclusions et même, jusqu'à un certain point, ses indications ne doivent
être accueillies qu'avec une extrême défiance8. J'accorderai à Davis9 qu'une
voûte surmontait ce monument, mais de croire à un triple dôme, symbole de la
trinité carthaginoise, nous n'en avons pas le droit. Et lorsque, rencontrant dans
la fosse creusée par ses ouvriers un lit de cendres et d'os, il les prend pour les
lamentables restes des victimes bridées en l'honneur de Saturne, sa crédulité est
excessive10.
Ce temple de Saturne, que Davis installe sur le plateau de l'Odéon, est
transporté par Dureau de la Malle11 et par M. de Sainte-Marie12 sur la colline du
Petit Séminaire. Là en effet, disent-ils, s'étendait la vaste enceinte du sanctuaire
1 Fouilles, p. 44.
2 I, p. 60 sq.
3 Carth., p. 157 sq. M. Toutain (Sat., p. 92) se borne à le placer in vertice montis
Carthagini imminentis.
4 Cæcilii Cypriani acta proconsularia, 2.
5 Augustin, De consensu Evang., I, 36.
6 Apologétique, 9 : in eisdem arboribus templi sui obumbratricibus scelerum.
7 C. Mueller, Geogr. græci min., II, p. 526, 61 : cf. Dureau, p. 181.
8 On peut se demander si in vico qui dicitur Saturni inter Veneream et Salutariam (Acta
procons., 2) signifie bien, comme le veut Dureau de la Malle, entre les temples de
Cælestis et d'Esculape ; un manuscrit de Saint-Germain porte inter duas plateas
Veneriam et Salutariam (cf. Dureau, p. 173, n. 4). D'ordinaire on interprète entre les
rues de Cælestis et d'Esculape ; au reste la différence est légère, car ces rues ou ces
places devaient avoisiner les temples du même nom.
9 Neue Jahrbücher fuer deutsche Theologie, III, 1894, p. 225.
10 Carth., p. 166 sq.
11 Lanciani, Monamenti antichi dei Lincei, I, p. 506 sq., pl. II, 1-2 ; Huelsen, Rœmische
Mittheilungen, VII, 1892, p. 297-299 ; Kiepert-Huelsen, Forma Urbis Romæ antiquæ,
carte II, Oq ; L. Borsari, Topografia di Roma antica, in-16°, Hoepli, Milan, 1897, p. 117
sq. Cf. Bœswillwald-Cagnat, Timgad, p. 210-214.
12 Gauckler, C. R., 1897, p. 7.
13 Vernaz, p. 11.
découverte les avait précédés1. L'aqueduc qui amenait à Carthage les eaux du
Zaghouan offre cette particularité, que le radier est à un niveau supérieur à
l'extrados des voûtes des citernes de La Malga. Les architectes romains ne l'ont
pas établi à cette hauteur sans motif, car cette disposition entraînait la
surélévation des arcades dans la plaine de L'Ariana ; d'où surcroît de dépenses.
Quelle raison les détermina à adopter ce plan ? La seule raison plausible, dit M.
Vernaz, c'est que l'aqueduc devait porter l'eau à une partie de la ville plus élevée
ou plus éloignée que La Malga, c'est-à-dire, selon toute probabilité, aux citernes
de Bordj Djedid. Or voici ce que les sondages de M. Vernaz l'ont amené à
reconnaître dans le sous-sol.
Un peu au nord des citernes de La Malga, s'embranche dans l'aqueduc principal
une importante conduite. De là, elle se dirige à l'est, traverse la chaîne des
hauteurs située au nord de Byrsa et débouche au pied de la colline de Junon2,
après un parcours souterrain de 788 mètres3. Assez large aux deux extrémités
pour permettre à une personne de taille moyenne d'y circuler en se baissant, le
canal se rétrécit d'une manière sensible vers le milieu. De distance en distance,
des canaux secondaires se soudent au principal, les uns d'aspect punique, la
plupart romains. Il en est trois plus considérables, dont le troisième, lorsqu'on
vient de La Malga, paraît avoir eu une importance toute spéciale. A 100 mètres
environ au-delà de cette dernière prise, l'aqueduc disparaît complètement ; tous
les efforts de M. Vernaz pour en retrouver les traces n'ont abouti à rien. Aussi se
demande-t-il, en concluant, si l'aqueduc reliait en réalité La Malga et Bordj
Djedid, ou si sa raison d'être ne serait pas plutôt le troisième branchement à lui
seul. Je remarque cependant que l'aqueduc se prolonge après le branchement
jusqu'au point oh, affleurant le sol, il a subi les atteintes des exploiteurs de
pierres. Qui nous empêchera de supposer qu'il se continuait à l'air libre, à partir
de cet endroit, pour atteindre enfin les citernes de l'est ? Si son rôle se bornait à
alimenter un grand édifice sur la colline du Petit Séminaire, le prolongement de
100 mètres ne s'expliquerait pas. Et quand M. Vernaz s'écrie : Quelle importance
exceptionnelle devait donc avoir un monument pour lequel les Romains n'ont pas
reculé devant la construction d'un souterrain de 800 mètres de longueur !4 il tire
une conclusion un peu forcée. Néanmoins je reconnais qu'une prise d'eau comme
la dernière trahit le voisinage de quelque grand édifice. Nous avons du reste une
autre preuve de son existence. En dégageant les abords du canal en cet endroit,
M. Vernaz rencontra une rue, d'où montait, sur le versant nord du plateau, un
escalier d'une largeur monumentale. Les huit premières marches ont seules été
déblayées, mais il n'est pas douteux qu'il se prolongeait jusqu'au sommet de la
colline ; les murs qui le limitaient étaient encore visibles à leur extrémité
supérieure5. Notre curiosité est piquée, elle demande à en savoir davantage ;
sommes-nous en état de la satisfaire ? Quelques développements sont ici
indispensables.
La plupart des archéologues mettent sur la hauteur que traverse le canal en
cause l'hieron de Tanit ou Cælestis (n° 53 de Falbe). C'est l'opinion de Dureau de
1 Vernaz, p. 12-23 ; cf. Delattre, Bull. épigr., VI, 1886, p. 80 sq. ; Tissot, Géographie, II,
p. 802.
2 Celle que je dénomme, avec le P. Delattre, colline du Petit Séminaire et du Carmel ; le
nom de colline de Junon est sans fondement.
3 Vernaz, p. 14.
4 Vernaz, p. 21.
5 Vernaz, p. 19.
la Malle1, de Beulé2, de Davis3, de V. Guérin4 ; Tissot rapporte leur opinion et
n'y contredit point5 ; M. de Sainte-Marie6, après quelques hésitations, se range à
l'avis commun, qu'a partagé aussi M. Ph. Berger7. Mais, dans ces derniers
temps, de vives objections ont ébranlé, disons mieux, renversé cette théorie. Le
mérite en revient surtout à Barth8 et à Castan9. Après eux, le P. Delattre10, et
MM. Cagnat11 et Babelon12 refusent aussi à la colline du Petit Séminaire13 le
titre de colline de Junon, puisque Cælestis n'y habitait pas. Le texte souvent cité
d'Apulée14 : Sive celsæ Carthaginis quæ te... percolit, beatas sedes frequentas,
s'explique assez par la situation générale de Carthage, sans qu'il faille supposer
un sanctuaire élevé au-dessus de la plaine. Mais si les fidèles de Cælestis ne lui
rendaient pas leur culte sur la colline du nord, où nous faudra-t-il chercher son
hieron, dont l'enceinte ne mesurait pas moins de 2.000 pas de pourtour15 ?
Ceux qui rejettent l'opinion consacrée depuis Dureau de la Malle ne lui ont
substitué jusqu'à présent que deux hypothèses. Le temple, selon Barth16, ne
devait pas être loin de la mer ; il couronnait Byrsa, d'après Castan et le P.
Delattre17. Pas plus que MM. Cagnat et Babelon, je ne saurais souscrire à ce
dernier système (pour quels motifs, je l'exposerai bientôt) ; les vues de Barth me
paraissent au contraire fort judicieuses. Il ne s'appuyait, à vrai dire, que sur une
seule preuve qui ne laissait pas d'être alors assez faible : c'est près de la mer
que Humbert et d'autres avaient trouvé des stèles puniques18. Aujourd'hui nous
sommes mieux armés pour défendre cette assertion ; il ne s'agit plus de
quelques textes épars, mais d'environ trois mille stèles votives, découvertes par
MM. de Sainte-Marie, S. Reinach et Babelon, en un même endroit, dans la plaine
entre Byrsa et la mer19. L'hypothèse d'un temple de Tanit-Cælestis dans les
environs rendrait bien compte d'un pareil gisement.
Ulpien accole au nom de la déesse l'épithète surprenante de Salinensis20.
Dureau de la Malle1 imagine que ce qualificatif fait allusion à la lagune salée, dite
1 P. 174.
2 Fouilles, p. 26 ; cf. ibid., p. 9.
3 P. 394 sq., 405.
4 I, p. 59.
5 Géographie, I, p. 653 sq.
6 P. 173 sq.
7 Tanit., p. 150 sq.
8 I, p. 97. Letronne (Journal des Savants, 1837, p. 734) déclarait déjà que les
affirmations de Dureau de la Malle ne l'avaient pas convaincu.
9 P. 303-305.
10 Mélanges, XII, 1892, p. 242-245 ; Fouilles, p. 103-105.
11 Cap., p. 188-195.
12 Carth., p. 155 sq.
13 Le Petit Séminaire est aujourd'hui l'Institution Lavigerie (Vellard, p. 65 sq.).
14 Métamorphoses, VI, 4.
15 Liber de promissionibus et prædictionibus Dei, III,38, 44(P. L., LI, col. 835).
16 I, p. 98.
17 Castan, p. 137-139 ; Delattre, Mélanges, XII, 189 ; p. 242-245.
18 C'est pour une raison identique que Hamaker (Diatribe, p. 27, 33-35) penchait pour
La Malga.
19 Davis (p. 405) dit avoir rencontré trois inscriptions puniques à l'endroit où il marque
le temple de Cælestis ; voir pourtant Vaux, préf., p. 3.
20 Fragm., XXII, 6. Je ne sais sur quoi se fonde le P. Delattre lorsqu'il écrit (Bull. épigr.,
IV, 1884, p. 315) : Ulpien lui donne une épithète qui ne nous est parvenue que sous une
forme orthographique douteuse, Salinensis. Huschke (coll. Teubner) adopte le texte :
sebkha de Soukra et au lac salé de Tunis, qui enserrent Carthage. Quelle que soit
l'origine de la dénomination, le P. Delattre nous apprend que les bas quartiers, et
spécialement les terrains aux alentours des ports, s'appellent à la fois
Cartagenna et Les Salines2. Si l'on tient compte de la persistance des noms
anciens en pays arabe, et surtout à Carthage, on ne se révoltera pas à l'idée que
Les Salines conservent encore le souvenir de Cælestis Salinensis. Le temple
aurait donc été situé entre la pente orientale de Saint-Louis et les villas de
Mustapha ben Ismaïl et d'Ahmed Zarouk3. Cavedoni attribuait à Antonin et à
Marc Aurèle la restauration du sanctuaire. Le système que j'expose
s'accommoderait au mieux de cette conjecture ; bâti dans la plaine, l'édifice
aurait souffert de l'incendie qui dévasta toute la basse ville, au IIe siècle, et sa
reconstruction aurait coïncidé avec celle du forum et des thermes.
Cette solution du problème soulève pourtant deux objections. Une enceinte de
2.000 pas, dira-t-on, était trop considérable pour qu'on lui attribue pareil
emplacement. En second lieu, il est rapporté que l'hieron, après avoir été enlevé
au culte païen, devint un cimetière4 ; comment concilier ce fait avec la loi
roumaine qui interdisait d'enterrer à l'intérieur du pomœrium ? Sans méconnaitre
la valeur de ces observations, j'estime qu'elles s'appliqueraient aussi à tout autre
endroit de Carthage ; si on les acceptait, il faudrait donc croire que le temple de
Cælestis devait être situé extra muros, tandis qu'en réalité il se trouvait dans la
ville même ; Salvien l'affirme5.
Victor de Vita6 nomme une via Cælestis, que plusieurs identifient avec la
Venerea des Acta proconsularia de saint Cyprien, dont Dureau de la Malle faisait
un temple. Je me suis parfois demandé si cette rue, ainsi que les deux autres
citées dans les mêmes actes, via Salutaria7 et vicus Saturni, ne seraient pas les
voies qui montaient de la mer vers Byrsa dans l'ancienne Carthage, réparées et
remises en service par les Romains.
Le temple de Cælestis une fois rayé de la colline du Petit Séminaire, avons-nous
quelque autre monument à lui substituer ? Falbe8 constate que les ruines qui
occupent cette hauteur sont, avec les thermes d'Antonin, la plus considérable
des constructions isolées de Carthage. Il faut rapprocher ces deux édifices pour
une autre raison encore que leur masse à peu près égale : leur destination est
identique ; nous avons à faire à des thermes des deux côtés. Dans les premiers
Cælestem Selenen ; Lachmann (cf. ibid.) : Sidonensem. M. G sell (1899, p. 31) pense à
Samimensis, transcription latine du mot punique signifiant céleste (conf. Baal Samaïm-
Baal céleste).
1 P. 167.
2 Cosmos, 20 janvier 1894, p. 247. Au XVIe siècle, nous retrouvons une turris salis ou
salinaria près du lac de Tunis.
3 J'ai été heureux de voir cette opinion que je m'étais faite seul partagée par M. Cagnat
(Cap.) ; il a formulé depuis quelques réserves (Monuments, p. 24 sq.) ; cf. Meltzer, 14 p.
196, 537 sq.
4 Liber de promiss., loc. cit. Il se pourrait, dit Castan (p. 150), que l'emplacement de ce
groupe de temples n'eût reçu que théoriquement la qualité de cimetière, à l'unique fin
qu'aucun édifice ne pût y être reconstruit, mais sans être réellement affecté aux
inhumations.
5 De gubern. Dei, VIII, 2,9 : intra muros patrios ; voir pourtant Gsell, 1899, p. 31, n. 1.
6 I, 8 ; Delattre, Bull. épigr., IV, 1884, p. 315.
7 Barth (I, p. 96) reconnaît cette rue dans le sentier qui se dirige du pied de Byrsa vers
Dar Ahmed Zarouck.
8 P. 37 sq.
temps de son séjour à Saint-Louis, le P. Delattre a vu les Arabes déblayer un
hypocauste d'où ils arrachaient de la pierre à bâtir1. Ce même hypocauste a été,
dans la suite, mis à nu sur une superficie de 16 mètres carrés ; les lampes
chrétiennes foisonnent dans les déblais2. Le caractère du monument que cachent
aujourd'hui le jardin des Carmélites et la maison d'été des Sœurs de Sion est
donc certain. Revenons maintenant au grand aqueduc souterrain étudié par M.
Vernaz. Quand bien même il ne se serait pas prolongé jusqu'aux citernes de l'est,
on comprendrait que les Romains aient creusé un souterrain de 800 mètres de
long pour alimenter des thermes. Si au contraire il aboutissait aux réservoirs du
bord de la mer, le troisième branchement que j'ai décrit aurait encore débité aux
thermes une masse d'eau très suffisante. Dans les deux cas, les thermes du
Carmel étaient reliés aux citernes de La Malga, comme les thermes de Dermèche
à celles de Bordj Djedid. Doit-on aller jusqu'à dire, à la suite du P. Delattre, que
ces thermes sont ceux de Gargilius, où se tint en 411 la conférence entre les
évêques catholiques et les évêques donatistes ? Saint Augustin nous apprend
que ces thermæ Gargilianæ étaient en pleine ville3 ; ce mot ne permet pas de
rien conclure. Cet autre fait qu'on a extrait de l'hypocauste un peigne liturgique
en ivoire orné de symboles chrétiens, tel qu'on en emploie encore dans le sacre
des évêques4, ne me semble pas non plus décisif.
Une série de bassins rectangulaires et de citernes, tantôt larges, tantôt étroites,
ont été retrouvés sur la même colline en fondant la chapelle de Notre-Dame de
la Melliha5 et, sur le versant nord, deux mosaïques avec des poissons, des
oiseaux et des fruits6, plusieurs tranchées ouvertes par le P. Delattre sur le
plateau supérieur firent reconnaître une construction en forme d'abside, de
13m,50 de diamètre, des citernes contiguës, un puits d'on furent extraites trois
têtes de marbre et des lampes chrétiennes, sept mosaïques de teintes variées,
enfin quelques tombeaux postérieurs au VIIe siècle de notre ère ; sur la pente
qui regarde Saint-Louis, il rencontra une belle mosaïque aux vives couleurs7, et
une autre près du Carmel représentant une chasse au lion et au tigre8. Des
1 D., Pun., p. 370 sq. ; Bull. épigr., IV, 1887, p. 311 ; VI, 1886, p. 81 sq. ; Revue de
l'Afrique française, IV, 1886, p. 241 ; Cosmos, 28 janvier 1888, p. 243. Il est trop hardi
de lire, comme le fait le P. Delattre, le mot apodyterium, dans un fragment d'inscription
où se trouve le groupe de lettres opo suivi d'un signe indistinct ; Mélanges, X, 1890, p.
325 ; Babelon, Carth., p. 157.
2 Cosmos, 28 janvier 1888, p. 243, et 13 janvier 1894, p. 211.
3 Ad Donatistas post collationem, 25, 43. Locus etiam re tanta dignus in urge media
procuratur. Les expressions quando in tam spatioso et lucido et refrigeranti loco nos
fuisse recolimus, que saint Augustin oppose ensuite (35, 58) au mot carcer, ne se
rapportent pas, comme on l'a écrit, à la situation extérieure du monument, mais à
l'intérieur où se tenait l'assemblée. Les Donatistes prétendaient avoir été emprisonnés
dans les thermes ; est-ce une prison qu'un endroit si agréable ? répond saint Augustin.
M. l'abbé Pillet, qui voit des basiliques dans les thermes de ce genre, a été bien réfuté
par M. Allard (La Science catholique, 15 janvier 1892, p. 177 sq.). Dureau (pl. III), Barth
(I, p. 98), et Dedreux (Esquisse) placent cet édifice en contrebas au sud-ouest de Byrsa.
4 Cosmos, 28 janvier 1888, p. 243, et 13 janvier 1894, p. 211. J'ignore si les monnaies
des empereurs Tibère, Magnence, Constance, Constant II, trouvées au Petit Séminaire
(D., Arch., p. 7 ; Cosmos, 13 janvier 1894, p. 213) ont quelque rapport avec le
monument en question.
5 Bull. épigr., VI, 1886, p. 82.
6 C. R. Hipp., 1888, p. LXXXVI, n° 23 ; C. I. L., VIII, 12589a.
7 C. R. Hipp., IV, 1884, p. 311-319 ; cf. Cosmos, 28 janvier 1888, p. 243.
8 Cosmos, 28 janvier 1888, p. 243.
fragments de figurines, de bas-reliefs et de lampes, des symboles chrétiens,
proviennent du Petit Séminaire et du Carmel ; mais la trouvaille la plus curieuse
faite dans les citernes voisines de ce monastère est celle d'une collection de
lampes chrétiennes, accompagnées d'une statue de femme assise portant un
enfant sur ses genoux, type fréquent à Carthage1. La série des tombeaux
puniques se continue sur cette colline ; en creusant à une profondeur de 4 à 8
mètres presque sur l'arête qui regarde la mer, on aboutit à une nécropole que le
P. Delattre a plusieurs fois décrite ; le mobilier des tombes accuse l'influence de
la Grèce et de l'Egypte2.
Franchissons l'étroite vallée au sud du Carmel et remontons la pente abrupte qui
se dresse devant nous ; après quelques efforts, nous atteignons un large plateau
de forme rectangulaire, de 1. 400 mètres de circuit. C'est le point le plus élevé,
sinon de toute la presqu'île (Sidi Bou Saïd et le Djebel Khaoui le dépassent), du
moins de la partie que couvrait la ville proprement dite. Séparée par une coupure
profonde de la chaîne des hauteurs qui court de Bordj Djedid à La Malga, la
colline domine de 60 mètres3 la plaine environnante et semble, tant sa situation
est favorable à la défense, braver les assauts les plus furieux. Quelques
constructions modernes occupent la plate-forme dont les angles regardent les
patres points cardinaux. A l'est, face à la mer, une vaste enceinte, garnie de
toutes parts de débris de l'antiquité, enferme un oratoire ; c'est le jardin et la
chapelle de Saint-Louis. Ce sanctuaire est bâti sur un emplacement concédé à la
France par Hussein Pacha Bey, en vertu d'un article additionnel au traité du 8
août 18304. Au fond du jardin, s'allonge, du nord au sud, un corps de logis que
flanquent de part et d'autre à angles obtus deux ailes basses ; les missionnaires
d'Alger, connus sous le nom de Pères Blancs, y habitent. Une cour plantée
d'arbres le sépare du chevet de la cathédrale, dont la façade regarde l'occident.
Outre cet ensemble de bâtiments, on remarque vers la pointe sud deux terrains
enclos de murs depuis peu d'années ; la villa Marie-Thérèse et la villa Reine-
Blanche5. Au mois de janvier 1893, rien d'autre que les murs extérieurs ne
sortait encore du sol. Depuis lors, les deux maisons, si j'en juge par le récit des
fouilles du P. Delattre6, ont été achevées, et l'aspect de la colline doit en être
sensiblement modifié.
Ce monticule escarpé est, de l'aveu de tous, l'antique Byrsa7, la citadelle de
Carthage punique, l'endroit le plus renommé de Carthage romaine. Aucun
1 Cosmos, 26 octobre 1889, p. 358 sq. ; 13 janvier 1894, p. 211-213 ; Arch., p. 6-11.
2 Bull. épigr., IV, 1884, p. 318 ; Cosmos, 28 janvier 1888, p. 243 ; et surtout Miss.
cath., 1890, p. 93 sq., 106 sq., 116 sq.
3 La borne géodésique plantée par le général Perrier près de la cathédrale est l'endroit le
plus haut de toute la colline ; il a 60m,50 au-dessus du niveau de la mer ; Delattre, Bull.
épigr., V, 1885, p. 86, n. 1. Tissot (Géographie, I, p. 581), suivi par M. Babelon (Carth.,
p. 133), indique 63 mètres ; l'Atlas (III, La Marsa), 51 mètres ; la carte au 1/20.000, 59
; Meltzer (II, p. 164), 60 mètres ; cf. id., Pun., p. 303 sq.
4 Rousseau, p. 515 sq. ; S. Marie, p. 146-150 ; Vellard, p. 36-40.
5 Elles appartiennent à la famille Driant.
6 Cosmos, 23 décembre 1893, p. 119.
7 On connaît l'explication courante de ce mot et la légende du cuir de bœuf (βΰρκα)
découpé par les compagnons de Didon ; Virgile s'en est fait l'écho et l'a popularisée (Æn.,
I, y. 367 sq.). Les orientalistes modernes croient que cette fable aurait été forgée par les
Grecs pour rendre compte d'un terme qu'ils ne comprenaient pas ; ils ne sont pas
d'accord cependant sur la vraie étymologie. Quatremère et Walckenaer tirent Byrsa de
Birah (citadelle). Bochart et Mowers y retrouvent au contraire un dérivé de Botsrah
témoignage péremptoire, analogue, par exemple, à l'inscription des thermes
d'Antonin, ne met cette identification à l'abri de tout conteste. Mais, quand
Appien nous raconte que Byrsa était le point le mieux fortifié de la place et que
trois rues y montaient de l'agora1 ; quand Strabon nous apprend que l'acropole
s'élevait au milieu de la ville, couronnée par le temple d'Esculape, et que les
ports gisaient à ses pieds2 ; quand Virgile représente la citadelle dressée dans
les airs et parle à mainte reprise de la haute Carthage3 ; quand Florus applique à
cette même citadelle le nom de Byrsa4 ; quand enfin Corippus nomme souvent
les cellas Carthaginis arces5 ; on serait mal fondé à douter que Byrsa fût le plus
fier sommet de la ville, en d'autres termes la colline de Saint-Louis.
Néanmoins quelques esprits difficiles ou bizarres n'ont pas hésiter à bouleverser
cette topographie traditionnelle. On ne sera pas surpris de voir figurer Davis6 au
premier rang parmi ces adversaires de l'opinion commune. Il prétend que Byrsa,
réduit à la colline de Saint-Louis, n'a pu contenir les 50.000 derniers défenseurs
de Carthage ; oui, assurément, si l'on n'envisage que la plate-forme supérieure,
mais les flancs sont vastes. Il ajoute, et cette objection trompera ceux-là seuls
qui ne connaissent pas l'état €tes lieux, que les trois grandes rues signalées par
Appien n'auraient pas pu se développer entre les ports et le sommet de Saint-
Louis. Pour lui, Byrsa englobait plaine et hauteurs depuis la maison d'Ahmed
Zarouk environ jusqu'au-delà de Bordj Djedid ; et le temple d'Esculape, cœur de
la cité, rayonnait au-dessus de la mer, près du fort musulman. Cette fantaisie se
heurte à l'assertion de Strabon7, qu'il y avait des habitations tout autour de
Byrsa. Boulé rappelle d'ailleurs, à juste titre, que les anciens n'établissaient pas
leurs acropoles au bord de la mer, exposées au premier coup de main8. Et
lorsque Davis invoque les ruines du grand escalier de Bordj Djedid à l'appui de
ses idées, il lance une affirmation en l'air. Enfin il triomphe bruyamment de la
découverte à Bordj Djedid d'une inscription punique avec le nom d'Echmoun9 ;
c'est se déclarer satisfait à bon compte. Oit en serions-nous, s'il fallait rétablir
Byrsa partout où des pierres de ce genre ont été extraites du sol ? Saint-Louis
aussi a fourni des textes puniques10.
Dureau de la Malle commet, à propos de Byrsa, l'erreur la plus forte dont on
puisse lui faire reproche. Bien qu'il évite d'en déterminer jamais les contours
exacts, en prenant de ci et de là dans son livre, on arrive à démêler l'idée qu'il
(place forte, citadelle) ; cf. Quatremère, Journal des Savants, 1857, p. 132 ; Marcus, p.
671. Mommsen (IV, p. 324) et Kiepert (Lehrbuch der alten Geographie, 1878, p. 217) le
dérivent de Birtha (citadelle) ; cf. Meltzer, II, p. 192 sq., 534-537 ; Lavigerie, p. 410
sqq. ; Miss. cath., 1890, p. 144. Le sens d'ailleurs demeure le même. Il n'est pas sûr que
le nom de Byrsa fût usité à l'époque romaine (Meltzer, II, p. 536).
1 Puniques, 128.
2 XVII, 3, 14.
3 Æn., I, v. 365 sq. ; IV, v. 97, 265, 341.
4 I, 31, 11.
5 Johan., III, v. 19 ; IV, v. 1055 ; VI, v. 169, 184.
6 P. 369-384. Kobelt (p. 378) se range à l'opinion de Davis, sans d'ailleurs fournir
d'argument à l'appui.
7 Loc. cit.
8 Fouilles, p. 28 ; cf. Temple, p. 107. Tout récemment encore, et après beaucoup
d'autres écrivains, M. Meltzer vient de renouveler la condamnation du système de Davis
(Neue Jahrbücher fuer Philologie und Pædagogik, CXLIX, 1894, p. 52, n. 7).
9 P. 382 sq.
10 Bull. épigr., V, 1885, p. 92, n. 307.
s'en formait. Byrsa (je cite ses paroles) est proprement un quartier de Carthage1,
renfermant des temples et monuments nombreux2 ; il est certain que, de même
qu'au forum et au capitole de Rome, de même qu'à l'acropole d'Athènes, il y
avait à Byrsa et dans son enceinte un vaste ensemble monumental et religieux,
égal au moins en surface au terrain compris, à Paris, entre Saint-Germain-
l'Auxerrois, les deux galeries du Louvre et le rond-point des Champs-Elysées3. Le
plan qu'il en donne à la fin de son livre4 achève de nous confondre ; Byrsa y
figure comme une large portion de la ville, enserrant, outre la colline de Saint-
Louis, celle du Petit Séminaire et du Carmel, le liane méridional de La Malga et la
plaine jusqu'au-delà de l'amphithéâtre. Or Beulé observe très à propos5 que
Byrsa n'était qu'une acropole escarpée et non composée d'une série de vallons,
de collines et de plaines. On ne s'explique pas comment Dureau de la Malle6, qui
a lu et qui cite les descriptions d'Appien et de Strabon, a pu se méprendre d'une
manière si complète. Orose nous rapporte que cette citadelle mesurait un peu
plus de 2.000 pas de tour7 ; tandis qu'on compterait, près de 5.000 pas, c'est-à-
dire un peu moins de 2 lieues, si l'on admettait l'enceinte tracée par Dureau de la
Malle... Je ne crois point nécessaire de démontrer combien est étrange l'idée de
placer dans l'acropole des bains chauds8 et un amphithéâtre.
Moins hardi, mais aussi peu logique, Maltzan9 réduit le périmètre de Byrsa aux
deux collines de Saint-Louis et du Petit Séminaire. Les arguments utiles contre
Dureau de la Malle servent aussi contre le voyageur allemand, qui ne tient aucun
compte des attestations des anciens et suppose comme un fait très simple que la
profonde vallée, au nord de Saint-Louis, s'est produite au cours des âges, depuis
que Carthage n'existe plus.
Ces divers opinions se ramènent, peut-être à l'insu de leurs auteurs, au système
d'Estrup10, qui voyait dans Byrsa beaucoup plus qu'une simple colline ; elles ont
eu la même fortune que lui. Tout le monde aujourd'hui accepte la théorie que
Beulé a défendue, après Humbert11, Châteaubriand12, Falbe13 et Barth14 ; on
se refuse à étendre Byrsa en dehors de la colline de Saint-Louis. Outre les
raisons que j'ai résumées, de nouveaux motifs d'adopter cette solution nous ont
été révélés par Beulé et le P. Delattre, qui tous deux ont remué et interrogé cette
terre. Après les trouvailles du premier, on doutait qu'il s'y pût rien rencontrer
encore d'intéressant ; et M. de Sainte-Marie ne craignait pas d'écrire : Dans l'état
actuel, il n'y a guère de fouilles à tenter sur cette colline, dont une partie est
recouverte par la chapelle de Saint-Louis et par ses dépendances. Je ne
conseillerais guère d'y entreprendre des recherches ; c'est le point qui a le plus
1 Table, s. v. Byrsa.
2 P. 21 sq.
3 P. 171 sq.
4 Pl. III.
5 Fouilles, p. 26 sq.
6 P. 19 sq.
7 IV, 22.
8 Ce sont les thermes de Gargilius que Dureau de la Malle indique sur la pente sud-ouest
de Saint-Louis.
9 I, p. 283.
10 P. 49-54.
11 B., Fouilles, p. 23 sq.
12 P. 453.
13 P. 26, n° 52 du plan.
14 P. 93.
attiré l'attention des destructeurs, et c'est aussi celui où le résultat serait le
moindre1. On verra si le P. Delattre a eu tort de ne pas suivre ces timides
conseils.
La forme de Byrsa qui, par ses proportions régulières et ses solides assises
rappelle d'assez près une pyramide tronquée, a depuis longtemps frappé les
observateurs. Barth a même avancé que tout ce monticule pouvait bien être
artificiel2. Les Phéniciens se seraient bâti de leurs propres mains, non seulement
une forteresse, mais la base qui la supportait, œuvre colossale et digne pendant
des travaux de l'ancienne Egypte. En réalité, loin d'accumuler des matériaux et
de construire là on il n'y avait rien, les Carthaginois de la première période se
seraient plutôt vus dans la nécessité de niveler un sol inégal, de corriger des
pentes trop accusées. Quoi qu'il en soit de cet ouvrage. la constitution de la
colline a du moins été reconnue au cours des fouilles ; elle est purement
naturelle. On trouve partout le rocher, dit Beulé3, à une faible profondeur, qui
varie de 2m,33 à 3m,40. Quand je dis rocher, le mot est impropre, car le noyau
de Byrsa est un grès argileux, de couleur jaunâtre, très consistant et facile à
tailler toutefois... L'existence de ce noyau presque à fleur de terre, puisqu'il faut
tenir compte des ruines qui ont produit un remblai de 7 à 10 pieds, écarte d'une
façon décisive l'opinion de M. Barth. Le P. Delattre a rectifié à son tour le
renseignement de Beulé4. Avant de poser les fondations de la cathédrale, 89
puits, profonds de ; mètres en moyenne, ont permis d'atteindre le sol vierge, et
l'on s'est rendu compte qu'il se compose non pas d'un grès argileux, mais d'une
argile très compacte. de couleur rougeâtre. Ces sondages attestent que le cœur
de Byrsa ne se compose pas de terres rapportées.
Byrsa était fortifié à l'époque punique5 ; en fut-il de même sous les Romains,
avant Théodose II ? Beulé, s'étant attaqué au sud, n'eut de cesse qu'il fût arrivé
au sol primitif ; il l'atteignit à plus de 15 mètres de profondeur6, après avoir
traversé des débris accumulés dont la terre avait peu à peu rempli les interstices.
Sur le grès argileux reposaient des constructions que l'énormité de leur appareil
lui fit juger contemporaines de la première ville. Au-dessus de ces blocs tout
imprégnés, enveloppés de cendres qui attestent un incendie, s'étend une
effroyable couche de pierres renversées, brisées, pulvérisées7. Plus haut encore
et à une faible profondeur, il se heurtait aux murailles de Théodose renversées
par pans énormes, couchées en terre dans toute leur longueur8. Le plan des
murs qu'il qualifie de puniques offre une disposition singulière. Au lieu d'une
seule masse compacte, ils se composent d'une série de salles en forme d'absides
1 P. 204.
2 Loc. cit.
3 Fouilles, p. 5 sq. ; Lettres, p. 9.
4 Bull. épigr., V. 1885, p. 303 sq. Ailleurs (Miss. cath., 1890. p. 202.) le P. Delattre
signale la présence d'une argile verte et d'une argile jaune et blanche.
5 Appien, Pun., 128 : τό γάρ όχυρώτατον τής πόλεως ήν... ; Strabon (XVII, 3, 14)
l'appelle ή άκρόπολις ; Florus (I, 31. 11) et Orose (IV, 22), arx.
6 Fouilles, p. 54, 60 ; Lettres, p. 9. Il est indispensable de noter que ces sondages
suivaient le flanc de la colline et traversaient surtout des éboulis. Nous venons de
constater, d'après le P. Delattre, que, sur le plateau. le sol primitif se rencontre à 4
mètres environ ; cf. encore Bull. épigr., V, 1885, p. 84. Beulé lui-même disait (Lettres,
loc. cit.) : Sur le plateau proprement dit (le rocher) n'est recouvert que de 3 mètres de
terre.
7 Fouilles, p. 53.
8 Fouilles, p. 50.
dont l'extrados s'appuie ii la colline ; devant elles règne un passage couvert ;
enfin, vers l'extérieur, s'étend un mur plein ; le tout mesurait 10m,10
d'épaisseur1. Ces dispositions, ajoute Beulé, se reconnaissent aussi dans l'œuvre
byzantine. Quand on se résolut, sous Théodose II, à fortifier à nouveau
Carthage, on dégagea ce qui subsistait sous terre des murs puniques ; dans les
endroits où ils offraient encore quelque solidité, on les prit pour fondements des
remparts nouveaux ; les parties qui ne présentaient point de garanties
suffisantes furent démolies et remplacées par des matériaux plus frais2. Ces
constructions, poursuit-il, ont une grande analogie avec les citernes de l'est ; on
peut définir les unes et les autres : Une série de salles égales parallèles ouvrant
sur un corridor commun3. La ressemblance est même si frappante que Daux4 et
Tissot5 concluent à une méprise de Beulé et se refusent à prendre ces murs pour
autre chose que de véritables citernes destinées à l'alimentation de la garnison.
En 1892, le P. Delattre6 a déblayé le flanc sud-ouest de la colline sur un large
espace contigu à l'endroit où Beulé opéra ses sondages. Ce que l'auteur des
Fouilles à Carthage ne fit qu'entrevoir, nous le connaissons désormais très
sûrement. L'impression générale qui se dégage des fouilles du P. Delattre est
qu'aucune des murailles dont il vient d'être question ne remonte au-delà de
l'occupation romaine. Le dessin du mur aux absides donné par Beulé7 doit être
notablement modifié ; il n'y a pas là, en effet, comme le croyait ce savant, un
seul tout, mais deux parties bien distinctes. Le mur extérieur n'est pas plein ;
large de 4m,25 et, en quelques endroits, de 4m,50, il se compose de deux
parements en pierre de grand appareil. L'intervalle est rempli tantôt par de la
maçonnerie en blocage, tantôt simplement par de la terre tassée. Ce détail
indique bien que cette muraille a été bâtie à la hâte. Mais nous en avons d'autres
preuves. Ici, une pierre cubique jetée à tout hasard dans les fondations, est
tombée de travers et n'a pas même été mise d'aplomb ; là, ce sont des
corniches, des bases et des tambours de colonnes, des débris de statues qui ont
été employés dans la construction. On y a aussi trouvé de menus fragments
d'inscription et un torse de Priape à base de dieu Terme8. D'un autre côté, c'est
au travers d'une nécropole punique relativement récente que le mur fut établi.
Comment supposer que les premiers Carthaginois aient détruit les sépultures de
leurs aïeux pour asseoir leur rempart, ou bien aient semé des tombeaux tout à
l'entour d'une enceinte préexistante ? Pour ces deux motifs, j'admets sans peine
que cette muraille, aujourd'hui déblayée sur une longueur de 80 mètres, est une
portion des fortifications de Théodose II, restaurées par Bélisaire. A l'est, elle
touche aux fouilles de Beulé, dont il ne subsiste presque plus de traces9 ; à
l'ouest, elle se termine par un retour à angle droit vers le centre du plateau ; ou
1 Fouilles, p. 59.
2 Fouilles, p. 62 sq. ; Lettres, p. 7, 12.
3 Fouilles, p. 61.
4 P. 190-196.
5 Géographie, I, p. 589.
6 Fouilles ; Tomb. pun., 1891, p. 52 ; Cosmos, 16 décembre 1893, p. 87 ; C. R. Inscr.,
1894, p. 426 ; Gsell, 1893, p. 141, 156 ; Babelon, Carth., p. 116, 136-139 ; Atlas C.,
44-49 ; Vellard, p. 60-63 ; voir les réserves de Meltzer, Pun., 295.
7 Fouilles, pl. II, n° 1 ; Tissot, Géographie, I, p. 588.
8 D., Fouilles, p. 100 sq. ; cf. B., Fouilles, p. 48 ; Lettres, p. 15.
9 Il déclare lui-même (Fouilles, p. 50) qu'il usa parfois de la mine pour se frayer un
chemin ; après son départ, les chercheurs de pierres emportèrent le reste ; D., Tomb.
pun., 1891, p. 52.
n'a pas poursuivi les recherches dans cette direction. En avançant encore de
quelques mètres vers l'ouest, le P. Delattre a découvert un égout. On suppose
que là même se trouvait une des entrées de la citadelle. Le sentier qui relie
Douar ech Chott à Saint-Louis en ligne droite passe précisément en cet endroit ;
il représenterait le tracé d'une rue antique. Enfin, à 5m,80 en contrebas de la
porte, ou a commencé de dégager une maçonnerie massive, dans laquelle je
serais tenté de voir un bastion protecteur.
Parallèlement à ce rempart byzantin, à 3 mètres en arrière, court une série
d'absides identiques à celles de Beulé, dont elles forment la suite. On en compte
15 qui se développent pendant 48 mètres, toutes construites en moellons, sauf
une, qui est revêtue à l'intérieur d'un opus reticulatum en tuf. Si le caractère
romain de leur architecture parait indéniable, on se rend moins bien compte, au
premier abord, de l'usage auquel elles furent destinées. Le P. Delattre suppose
qu'elles ont dû être des dépendances du temple de Cælestis et former les
chapelles nombreuses qui rayonnaient autour du sanctuaire1. Quand on place
ailleurs qu'à Byrsa, comme nous l'avons fait, l'hieron de la déesse, cette
interprétation doit être écartée. Il suffit du reste de faire observer que ces
édicules, comme le temple lui-même, furent rasés en 421, ainsi que le rapporte
le Liber de promissionibus et prædietionibus Dei2. Par quel miracle les
retrouverions-nous aujourd'hui dans un assez bon état de conservation ? Nous
serions fort en peine d'indiquer la raison d'être de ces absides, si une autre
découverte du P. Delattre n'était venue à point pour éclaircir ce problème
topographique.
Au-dessous des villas de la famille Driant, vers la pointe méridionale de Byrsa, un
mur de constitution singulière a reparu en 18933. Il mesure environ 6 mètres de
hauteur, sur une épaisseur moyenne de 4m,40, et se compose de huit couches
de grandes amphores ; un lit de terre de 0m,50 à 0m,60 sépare chacune de ces
couches. Toutes les amphores sont placées horizontalement, soit bout à bout,
soit les unes contre les autres, se touchant par le flanc. Celles qui sont disposées
bout à bout s'emboîtent l'une dans l'autre, comme des tuyaux de conduite d'eau
on encore comme des briques tubulaires. Cinq de ces amphores ainsi placées
forment la largeur du mur4. Avant d'être utilisées de la sorte, ces amphores
avaient déjà servi ; on distingue au dedans un enduit rouge, brun ou noir, trace
des liquides qu'elles renfermaient d'abord. Quand on les destina à leur nouvel
emploi, elles furent préalablement remplies de terre empruntée à la colline. Il s'y
rencontre des monnaies puniques, des tessons de poteries carthaginoises et
corinthiennes. Le mur, reconnu sur une longueur de 50 mètres, s'appuie sur
l'extrados d'une série d'absides (dont une à parement intérieur réticulé), qui
rejoignaient celles que Beulé et le P. Delattre ont tour à tour dégagées5. Les
architectes, en établissant cette double muraille si différente de nature et
d'aspect, visaient surtout à consolider la colline. Sur les pentes rapides de Byrsa,
le glissement des terres entraînées par les pluies se produit sans cesse. Un des
1 D., Fouilles, p. 103, n. 2 (de M. Cagnat) ; Mur, p. 89 ; Gsell, 1895, p. 31. Ces résultats
nouveaux modifient les opinions jadis émises par le P. Delattre (Bull. épigr., V, 1885, p.
84) ; il croyait alors, d'après Beulé, à l'existence souterraine des remparts puniques : il
n'a rencontré que du romain et du byzantin.
2 Capitole ou temple de la Victoire ? von Duhn (p. 89) hésite entre les deux.
3 Cagnat, Rev. arch., XXVI, 1895, p. 271-213.
4 D., Fouilles, p. 100.
5 D., Fouilles, p. 99 sq. On y a découvert dans le blocage une monnaie de l'an 28 de
notre ère ; Cosmos, 16 décembre 1893, p. 90.
6 D., Fouilles, p. 97-99. Il faut y joindre un vaste quadrilatère bâti par les Romains en
pleine nécropole punique, au-dessus des diverses constructions citées ; la destination
n'en est pas très claire ; peut-être faisait-il partie des fortifications byzantines. Le P.
Delattre est sobre de détails à ce sujet.
7 D., Fouilles, p. 95 sq. Le P. Delattre croit avoir retrouvé aussi les débris d'un squelette
de baleine et des lampes juives ; Cosmos, 16 décembre 1893, p. 89 sq.
8 Pour comprendre la disposition respective de ces ruines, il est indispensable de se
reporter au plan qu'en a dressé M. Bonnet-Labranche (Bull. arch., 1893, pl. XI).
9 Voir Lavigerie, p. 418-422 ; D., Fouilles, p. 105-123 ; Tomb. pun., 1890 et 1891 ;
Tombeau : C. R. Inscr., 1893, p. 133 sq. : cf. 1898, p. 414 sq. ; Miss. cath., 1890, p.
partie au IIe siècle avant Jésus-Christ, comme il ressort des monnaies extraites
des plus récentes excavations. Il est sûr que plusieurs de ces tombeaux ont servi
à des époques différentes1 ; mais aucun indice ne décèle une violation
quelconque effectuée après 146. Nous ne sommes donc pas fondés à dire que les
Romains les ont utilisés à leur tour. Les nivellements du plateau, durant la
première période de la cité, les firent disparaître pour la plupart sous les déblais
rejetés du sommet ; le reste fut enseveli sous les décombres accumulés par les
soldats de Scipion2.
Poursuivons notre route dans la direction de l'ouest ; à cinquante pas environ
nous rencontrons une ruine3 qui rentrait sans doute dans le système de défense
byzantin mis à nu en 18924. C'est une plate-forme rectangulaire, longue de 8
mètres et large de 3m,20, bâtie sur une voûte épaisse de 1 mètre et arc-boutée
par des contreforts ; elle supportait, semble-t-il, quelque machine de guerre.
Hâte dans la construction, entassement de bas-reliefs et de fragments
d'architecture jetés pêle-mêle, souvent sans mortier, dans les intervalles des
grandes pierres, en un mot tous les signes des ouvrages des bas temps se
constatent au premier coup d'œil dans ces restes. On a chance d'y faire parfois
quelques trouvailles intéressantes, témoin cette Hygie en marbre dont le P.
Delattre a reconquis la moitié inférieure5.
La découverte de ces débris de sculptures, de ces pierres, marbres, inscriptions,
dont le travail trahit une bonne époque, est le caractère propre des fouilles
entreprises à Saint-Louis ; Beulé nous en fournit maint exemple6 ; le P. Delattre
en rencontre à chaque nouveau sondage7. Ces fragments gisent dans le sol
même, parfois à une profondeur considérable ; on ne saurait dire qu'ils ont été
transportés là par hasard au cours des siècles. Leur présence s'expliquera d'elle-
même, au contraire, si l'on accorde qu'il existait jadis sur le terre-plein de
grandioses monuments dont ces morceaux épars sont les derniers vestiges.
Recueillons-les avec soin et interrogeons-les ; puis, nous aidant des quelques
renseignements que nous ont transmis les auteurs, essayons de nous
représenter l'aspect de Byrsa aux temps romains.
De longs travaux ont été nécessaires pour asseoir les fondations de la
cathédrale8. Sur une superficie de 2.084 mètres carrés, quatre-vingt-neuf puits,
129-131, 143 sq., 153-155, 166-168, 178-180, 188-190, 202-204. 214-216, 225-227
Tissot, Géographie, I, p. 590 sq. ; II, p. 196 sq. ; de Voguë, Note sur les nécropoles de
Carthage, 1889 ; Vases carthaginois (Rev. arch., XXII, 1893, p. 135-138) ; C. R. Inscr.,
1888, p. 464 sq. ; 1889, p. 15 sq. ; 1892, p. 111 ; Cagnat, Bull. arch., 1891, p. 553 sq. ;
Babelon, Carth., p. 132 sq. ; Vellard, p. 53-60, 63.
1 D., Tomb. pun., 1891, p. 11 et 12 ; Gsell, 1899, p. 8.
2 Delattre, Bull. épigr., V. 1885, p. 84 ; Babelon, Carth., p. 132 sq.
3 Delattre, Bull. épigr., V, 1885, p. 85 sq.
4 Ces fouilles ont été reprises en 1894 ; le P. Delattre y fait allusion dans une lettre à
l'Académie des Inscriptions (C. R. Inscr., 1894, p. 426), mais sans fournir le détail des
découvertes.
5 C. R. Inscr., 1894, p. 196.
6 Fouilles, p. 74-77.
7 Delattre, Bull. épigr., V, 1885, p. 91, 131-133, 303-307 ; Tomb. pun., 1891, p. 2 ;
Mélanges, X, 1890, p. 316 sq., n° 1 et 2, p. 322 sq. ; XII, 1892, p. 210, 244-247, 250-
252 ; Arch., p. 3 ; Cosmos, 23 décembre 1893, p. 119.
8 Œuvre de M. l'abbé Pougnet, commencée en 1884, consacrée le 15 mai 1890 (Petit
guide, p. 19 ; Vellard, p. 24-35). Par une heureuse idée, la première pierre en était tirée
dont trente-deux de 2m,70 de diamètre, ont été creusés jusqu'en plein sol
primitif. La profondeur moyenne de ces puits a été de 4 mètres, mais dans
plusieurs d'entre eux, on a dû descendre jusqu'à 7 mètres pour atteindre la terre
vierge. On aura une idée exacte de l'importance de ces travaux en apprenant
que 3.600 mètres cubes de terre ont été remués et enlevés1. Les ouvriers
traversèrent une couche de décombres épaisse de 2 à 4 mètres, qui ne contenait
que de menus débris.
A l'endroit qu'occupe l'autel majeur, on exhuma une inscription dédicatoire fort
mutilée, où se lisent néanmoins les mots ædem Concordia[e]2. Le P. Delattre,
retirant tout autour des tronçons de colonnes en cipolin, en marbre vert et blanc,
dont deux mesurent jusqu'à 2 mètres de longueur, d'innombrables morceaux de
chapiteaux, de corniches, etc., a émis l'opinion assez plausible que les Romains
avaient érigé près de là un sanctuaire en l'honneur de la Concorde. Il était, ce
semble, d'assez vastes proportions, et l'inscription qui nous en conserve le
souvenir a dû être gravée soit lors de l'achèvement du temple, soit à l'occasion
d'un embellissement ultérieur.
De part et d'autre de la cathédrale sont de larges citernes3, d'où ont été retirés
des objets de tout genre. A proximité de l'une d'elles, vers l'angle occidental du
plateau, un peu au-dessous de la borne géodésique, subsistent des parties d'un
édifice qui n'est pas encore identifié. Le P. Delattre le nomme seulement temple
ou palais4 ; une seule fois5 il le qualifie dubitativement de prétoire. MM. Cagnat
et Gauckler y discernent les premières assises du stylobate d'un temple6. La
citerne la plus voisine offre une particularité que nous ne devons pas négliger7.
Deux murs parallèles en pierres de grand appareil la traversent dans sa largeur.
Ils appartiennent à l'édifice anonyme qui est par conséquent postérieur à ce
réservoir romain et ne saurait remonter aux premiers temps de la seconde
Carthage. Pourtant il ne date pas d'une très basse époque, car il est bâti surtout
en un solide blocage dont les pierres de taille forment le revêtement extérieur à
la romaine. L'assemblage de ce grand appareil est fort régulier ; on y sent un art
qui se possède. Un tronçon de colonne cannelée et les autres fragments qui
sortent de ces fouilles ne trahissent pas non plus un ciseau malhabile8. S'il est
vrai, comme l'écrit le P. Delattre, que ce monument était lui-même construit sur
les restes d'un grand monument punique, ce nous serait une nouvelle preuve
que la seconde Carthage s'éleva réellement sur les ruines de la première.
Appien raconte9 que Scipion, maître de la basse ville, accorda la vie sauve à
50.000 hommes réfugiés dans l'enceinte de Byrsa ; 900 transfuges romains,
des ruines de la basilique de Damous el Karita : c'était le trait d'union entre la Carthage
du passé et celle de l'avenir. (Mgr Baunard, Le Cardinal Lavigerie, II, p. 246).
1 Bull. épigr., V, 1885, p. 302.
2 Bull. épigr., V, 1885, p. 305 ; Cosmos, 28 janvier 1888. p. 242 ; C. I. L., VIII. 12369,
cf. 13242, 13243 ; Monuments, p. 39.
3 Delattre, Mélanges, XII, 1892, p. 238-248 ; Arch., p. 3 ; Atlas C., 52-54.
4 Mélanges, XII, 1892, p. 231 sq., 247 ; Cf. ibid., X, 1890, p. 322 sq. ; XI, 1891, p. 14,
n° 84.
5 Mélanges, XII, 1892, p. 240.
6 Monuments, p. 109 C ; cf. Babelon, Carth., p. 140, n° 54.
7 Mélanges, XII, 1892, p. 239 sq. L'un de ces murs était percé d'une issue qu'on boucha
plus tard avec de la maçonnerie.
8 Mélanges, X, 1890, p. 322.
9 Puniques, 130.
avec Hasdrubal et sa famille, non compris dans l'amnistie, cherchèrent un dernier
asile dans le sanctuaire d'Echmoun ou Esculape. Ils purent tenir quelque temps,
malgré leur petit nombre, car le temple était assis à une grande hauteur au-
dessus de pentes abruptes, et l'on avait dû supprimer l'escalier de 60 marches
qui en permettait accès en temps de paix. Enfin, à bout de forces, ils mirent le
feu à leur retraite et périrent au milieu des flammes. D'après ces indications
d'Appien, confirmées par Strabon1, il semble certain que le sommet de Saint-
Louis vit s'accomplir ce drame. Lors de la renaissance de la cité, le sanctuaire fut
relevé sans doute à la même place qu'il occupait jadis. Ou s'autorise d'ordinaire
pour l'affirmer d'une phrase où Apulée dit qu'Esculape regarde d'un œil propice la
citadelle de Carthage2. Les termes qu'emploie l'orateur ne sont pas tellement
limpides qu'ils ne puissent fournir matière à discussion ; de ce qu'on jette ses
regards sur un lieu, il ne s'ensuit pas qu'on y réside. Sans renoncer à invoquer
cette phrase comme corollaire, je préfère tenir compte, en première ligne, des
découvertes contemporaines ; elles établissent en faveur de l'hypothèse une
présomption très favorable3.
L'architecte Jourdain, qui bâtit, en 1841, la chapelle dédiée à la mémoire de
Saint-Louis, en face de la mer ne parait pas s'être beaucoup soucié
d'archéologie. Au lieu d'une exploration méthodique, comme celle qui eut lieu
lors de l'érection de la Cathédrale, il se borna à quelques fouilles sommaires,
sans penser qu'après lui, et tant que son œuvre subsisterait, personne ne
pourrait entreprendre des sondages en cet endroit. Les quelques inscriptions et
fragments d'architecture qu'il exhuma, déposés à l'intérieur de l'enclos,
constituèrent le noyau du musée actuel4. Beulé, qui interrogea
consciencieusement le pourtour de la chapelle, y découvrit un mur épais de 2
mètres, courant du sud-ouest au nord-est, parallèle par conséquent à la façade
du modeste oratoire. C'est, déclare-t-il, le péribole ou mur d'enceinte du temple
d'Esculape, formé de ces gros blocs de tuf si couramment utilisés par les
Carthaginois de la première et de la seconde période5 ; de telle sorte qu'on
pourrait douter, comme le remarque Maltzan6, s'il s'agit d'une construction
antérieure ou postérieure à 146. Il ajoute que les Romains se bornèrent peut-
être à réparer un ouvrage de leurs prédécesseurs préservé par sa masse
compacte d'un complet anéantissement. Ce qui appartient sans conteste aux
Romains, c'est la décoration architecturale, dont les fragments éboulés
parsemaient les couches profondes du terrain situé en contrebas. En comparant
à ses propres trouvailles celles de 1841, aidé un peu par une imagination
d'artiste, Beulé a cru pouvoir reconstruire en pensée le sanctuaire qu'on admirait
jadis sur la hauteur. L'édifice tout entier était en marbre blanc et d'ordre
corinthien. Les débris de chapiteaux, de pilastres, les rinceaux des frises,
montrent avec quelle élégance et quelle pureté l'ornementation avait été traitée.
1 XVII, 3, 14.
2 Florus, IV, 18, 91.
3 Dureau, p. 20, 153 ; B., Fouilles, p. 9, 74-76 ; Lettres, p. 15 ; Tissot, Géographie, I, p.
648 ; S. Marie, p. 166, 204 ; Castan, p. 136 ; Reinach, p. 210 ; Catinat, Cap., p. 195 ;
Toutain, Cités, p. 83 ; Babelon, Carth., p. 135 sq. ; Atlas C., 42-43 ; Monuments, p. 41
sq. ; Meltzer, II, p. 194-196.
4 Reinach, p. 208.
5 Fouilles, p. 66-68, 14-16 ; Lettres, p. 15.
6 I, p. 285.
Le style me parait celui des plus beaux jours de l'architecture romaine sous
l'empire1.
Tandis que Beulé avait examiné l'est du plateau, en avant de la chapelle, c'est à
l'ouest, au contraire, que le P. Delattre a mis la main sur plusieurs inscriptions
mutilées, où il déchiffre le nom d'Esculape2. Cette lecture n'est certaine que pour
un seulement3, mais il a une importance toute particulière, car il s'agit d'un
cratère votif qui mesurait environ 1 mètre de diamètre. Un ex-voto suppose un
sanctuaire pour le recevoir ; le temple du dieu est donc à chercher dans le
voisinage. Le P. Delattre a observé en outre que les tronçons de colonnes en
marbre, dont il a recueilli de nombreux spécimens, gisaient tous entre l'abside de
la cathédrale et le péribole découvert par Beulé. Enfin, dans la cour intérieure du
scolasticat et dans la cour extérieure au nord-ouest, on trouve partout, à une
profondeur variable de 1m, 50, soit une terrasse établie sur une épaisse
maçonnerie en blocage, soit des débris de grandes dalles, et, en dehors de
l'enceinte, jusqu'à vingt-cinq pas de l'arête de la colline, l'empreinte des mêmes
dalles sur un lit de mortier formé' de briques pilées4. Des trouvailles de Beulé et
des siennes propres, le P. Delattre tire cette conclusion : Aujourd'hui l'ensemble
des constructions de l'établissement de Saint-Louis occupe la place du temple
d'Esculape, de son area, de ses portiques et de sa cella. Cette dernière partie de
l'édifice sacré correspondrait au chevet de la cathédrale5. Ai-je besoin de répéter
que ce ne sont là que des probabilités, mais qui confinent à la certitude ? Si les
limites de ce temple étaient bien telles que les trace le P. Delattre, il englobait
dans son péribole une bonne moitié du plateau. Retenons cette indication, nous
en aurons besoin tout à l'heure pour répondre à ceux qui prétendraient attribuer
à Byrsa des monuments qu'il n'a jamais dû contenir.
Aussitôt maitre de Carthage, dit Procope, Bélisaire monta au palais et s'assit sur
le trône de Gélimer6 ; plus loin, il nous fait voir Artabane montant rejoindre
Guntharis au même palais7 ; et Victor de Vita8 nous confirme que la résidence
des rois Vandales dominait la ville. Les sous-sols contenaient une prison connue
sous le nom d'Άγκών. Après la victoire des Byzantins à Ad Decimum, le geôlier,
apercevant leur flotte dans le golfe de Tunis, offrit la vie sauve aux marchands
orientaux détenus dans les cachots, s'ils lui juraient de le protéger contre les
représailles des vainqueurs ; pour donner plus de poids an récit qu'il leur faisait
des événements de la veille, il ouvrit un volet et leur montra les vaisseaux grecs
cinglant vers le Mandracium9. Les rois Vandales avaient dû se servir de la
demeure affectée avant eux aux proconsuls romains ; il est donc vraisemblable
de prétendre que ces magistrats habitaient déjà sur la hauteur. Et, comme Tacite
donne à entendre10 que Pison était assez près du forum pour distinguer les
clameurs de la multitude qui le saluait empereur, et que Byrsa est la seule colline
1 Dureau (p. 182) et Tissot (Géographie, I, p. 649) invoquent encore un passage des
Acta proconsularia de saint Cyprien, 2 ; ils en tirent des indications qui ne s'y trouvent
pas. Le jugement de l'évêque n'eut pas lieu dans le palais proconsulaire, mais hors de la
ville (in Sexti), où Galerius Maximus habitait alors ; d'autre part, le texte ne dit pas que
la demeure du stridor du proconsul était proche du prætorium : cf. Labarre, p. 13.
2 B., Fouilles, p. 68 sqq. Lettres, p. 15-20 ; cf. Tissot, Géographie, I, p. 649-553 ;
Maltzan, I, p 281-281 ; Babelon, Carth., p. 134 sq. ; Atlas C., 42.
3 Bull. épigr., V, 1885, p. 88-90 ; Cosmos, 11 janvier 1890, p. 161.
fragments de chancel, une tête joufflue, une croix grecque inscrite dans un
losange et gravée sur un bloc de pierre qui faisait partie de l'estrade1.
En regard de ces renseignements, mettons ceux que les anciens, nous ont laissés
sur l'aménagement intérieur du palais proconsulaire. Quand Bélisaire en eut pris
possession, il fit servir le repas par les esclaves de Gélimer dans la pièce même
où le roi donnait ses festins ; elle se nommait Delphix2. Boulé l'identifie avec la
salle centrale. La pièce voisine garnie d'une estrade aurait servi de tribunal. Dans
ce même édifice, Justinien consacra une chapelle en l'honneur de la Mère de
Dieu3 ; on peut supposer qu'elle fut exécutée aussitôt après 534, puisque
Solomon, poursuivi par ses soldats rebelles, se réfugia ές τό ίερόν, ό έστί µέγα έν
παλατίω4. Le P. Delattre suppose que les débris chrétiens par lui retrouvés
proviennent de cette chapelle ; dans un fragment d'inscription il soupçonne
même le mot ecclesia5.
Rien de tout cela n'est de nature à forcer la conviction, et M. Castan objecte
qu'une série de pièces terminées en absides ne répond guère à l'idée qu'on se
fait généralement d'un palais6. Mais je remarque que cette disposition était peut-
être imposée aux architectes par la nature du terrain. Elle n'est pas sans
analogie avec celle que nous avons observée sur le flanc sud-ouest de Byrsa et à
Bordj Djedid ; les Romains reconnaissaient sans doute, à ce mode de
construction, des qualités spéciales de résistance, et c'est peut-être quelque
raison technique qui les engagea à terminer en cul-de-four les salles de ce
monument. Aussi bien, si l'on rejette l'hypothèse de Beulé, je demande ce qu'on
lui substituera. Il ne saurait être question d'un temple ; j'écarte a priori l'idée
que les sept absides consécutives auraient représenté autant de cellæ7. Elles
s'accommoderaient mieux d'une bibliothèque8 ; la colonie romaine en possédait
une de vastes dimensions, puisque Apulée y enseignait9. Pourtant, comme dans
un de ses discours il parle de sa leçon de la veille donnée dans le temple
d'Esculape, avec Dureau de la Malle10 et Beulé11, je n'hésite pas à penser que la
bibliothèque était à l'intérieur de l'enceinte consacrée à ce dieu12. Elle n'a donc
1 Une croix grecque gravée en relief sur une pierre avait été déjà rencontrée dans une
autre salle ; Bull. épigr., loc. cit.
2 Bell. Vand., I, 21.
3 De ædif., VI, 5.
4 Bell. Vand., II, 14. Peut-être Justinien ne fit-il que réparer un sanctuaire préexistant,
car déjà, sous les Vandales, un poète de cour, Pierre le Référendaire, parle d'une basilica
palatii sanctæ Mariæ (Anth. lat., I, p. 247, n° 380, et p. XXIV sq., éd. Riese ; de Rossi,
Inscr. christ. Urbis Romæ, II, p. 238-241).
5 Bull. épigr., V, 1885, p. 89 ; Miss. cath., 1883, p. 574. La pierre ne porte que les trois
lettres ECA, qui en forment le début. Des textes latins de Rome (de Rossi, Bull. crist.,
1871, p. 116 sq. ; 1811. p. 15 ; 1878, p. 106 et 110) et d'Afrique (C. I. L., VIII, 2311)
indiquent, il est vrai, l'orthographe eclesia. Je crois pourtant qu'il serait sage de ne pas
faire état de cet argument ; l'inscription est trop mutilée pour qu'on en tire des
déductions précises. J. Schmidt (C. I. L., VIII, 14-148) lit d'ailleurs ECA.
6 Castan, p. 139.
7 Castan (p. 149 sq.) y voyait les sanctuaires des divinités faisant cortège à Cælestis.
8 B., Lettres, p. 15, 19 ; Fouilles, p. 73 ; Reinach, p. 210.
9 Florida, IV, 18, 85.
10 P. 152 sq.
11 Fouilles, p. 73.
12 Le P. Delattre croit posséder à Saint-Louis trois débris d'inscriptions où les archives et
la bibliothèque seraient nominées. Ces fragments proviennent de l'enclos des
missionnaires, ce qui serait une circonstance très favorable à la thèse que je développe ;
rien de commun avec les ruines qui font l'objet de cette discussion. Est-ce à dire
que le seul monument possible en ce lieu soit le palais du proconsul romain ?
Non assurément ; une circonstance est même de nature à éveiller des doutes sur
l'identification proposée par Beulé, c'est qu'il n'y a pas trace d'un seul mur de
refend et qu'on ne peut guère supposer un palais ainsi ouvert.
Le 30 août 257, saint Cyprien subit un interrogatoire devant le proconsul, in
secretario1, local identique peut-être au prætorium2. Le martyr Montanus et ses
compagnons furent jugés dans le même endroit3, qui appartenait au palais du
proconsul4.
Beulé5 et le P. Delattre6 regardent presque comme certaine l'existence d'un
temple de Jupiter à Byrsa. Le premier recueillit au sud nit bas-relief mutilé
entouré d'une couronne de diène et représentant, d'après lui, un temple d'ordre
ionique ; le second ramassa, aux alentours de la borne géodésique, deux
morceaux de marbre avec feuilles de diène. Conclure, sur ces faibles indices, à
un sanctuaire où Jupiter était seul adoré, c'est déjà s'aventurer ; ajouter que l'on
possède une reproduction du monument, c'est être le jouet de son imagination ;
décider enfin, comme Beulé, qu'il s'élevait au sud, puisque son bas-relief y a été
déterré7, c'est s'exposer à de factieux démentis ; les sculptures du P. Delattre
ont été, en effet, trouvées à une assez grande distance de là. Davis8, avec de
lourdes railleries, puis Tissot9 et Franks10 critiquent la manière de voir de Beulé
; le dernier se refuse même à convenir que Carthage ait possédé un temple de
Jupiter distinct. On invoque, pour soutenir cette thèse, un texte chrétien qui
mais les restitutions proposées sont trop hardies (C. I. L., VIII. 13388). S. Marie (p. 166)
et M. Héron de Villefosse (Arch. Miss., 1875, p. 393 ; Bull. épigr., V, 1885, p. 87)
attribuent les absides au sanctuaire d'Esculape.
1 Acta procons., 1.
2 Vita Cypr., 12. Il me parait encore résulter du même récit (16 et 18) et des Acta
proconsularia (3) que le prætorium et l'atrium Sauciolum ne font qu'un, et que ces mots
désignent l'endroit où le proconsul rend la justice, soit dans son palais, soit ailleurs ;
saint Cyprien fut jugé hors de Carthage en 258.
3 Passio, 12, 21 (Ruinart, p. 234, 237), auprès du tribunal se trouvait un local, secretior
locus (Vita Cypr., 16), locus custodiarum (Passio sancti Montani..., 18, Ruinart, p. 236),
où l'on enfermait les inculpés.
4 Nombreux fragments de sculpture trouvés aux alentours ; Delattre, Bull. épigr., V,
1885, p. 90 : En vidant les citernes qui recevaient les eaux pluviales des terrasses du
palais, on a trouvé, parmi les terres qui les remplissaient, de beaux morceaux de
sculpture, tels que la tête d'un Jupiter Sérapis, elle d'une Minerve, un magnifique buste
de vieillard, une tête de déesse et d'autres morceaux de bas-reliefs sur lesquels j'ai
remarqué trois fois le serpent, l'emblème d'Esculape. Ces dernières sculptures doivent
appartenir au temple qui occupait le sommet de Byrsa. De l'est également provient une
inscription incomplète qui fait mention d'un proconsul du ive siècle et peut-être d'un
temple restauré par lui (C. R. Inscr., 1891, p. 123-125 ; Rev. arch., XXXII, 1898, p. 316,
n° 8).
5 Fouilles, p. 76 sq. Lettres, p. 11 ; Tissot, Géographie, I, p. 648 sq.
6 D., Tun., p. 371 ; Bull. épigr., V, 1885, p. 86, n. 3 ; Mélanges, XII, 1892. p. 247.
7 Fouilles, pl. I. Dureau (p. 212) signale le temple de Jupiter sans pouvoir dire où il était
situé.
8 P. 375 sq.
9 Géographie, loc. cit.
10 P. 236.
nomme un prêtre de ce dieu1 ; mon sens, ce témoignage se retourne contre
ceux qui le produisent. Le personnage en question porte, en effet, le titre de
sacerdos Jovis optimi maximi2 ; ces qualificatifs désignaient à Rome la divinité
capitoline. Carthage possédait son Capitole elle aussi, et nous pouvons croire,
sans grand risque d'erreur, que ce prêtre y desservait la cella de Jupiter3. En
interprétant ainsi cette phrase, nous nous débarrassons d'un sanctuaire
encombrant.
Le Capitole nous est connu par une inscription4 et par quelques phrases de
Tertullien et de saint Cyprien5 ; c'est là que les chrétiens étaient sommés
d'apostasier : l'évêque de Carthage gémit sur les défaillances dont ce temple fut
le témoin. Transportant sur la terre d'Afrique le culte principal de leur patrie, les
colons italiens cherchèrent à reproduire aussi fidèlement que possible ce qui
existait à Rome6 ; le Capitole de Carthage s'éleva donc sur une des collines qui
bordent la plaine ; ainsi s'explique le verbe ascendere, dont saint Cyprien se sert
à deux reprises. Et, comme aucune de ces hauteurs ne ressemble au mont
Capitolin autant que Byrsa, Castan assure que le temple ne pouvait pas se
dresser ailleurs7. D'autre part, il constate dans la description que l'auteur du
Liber de promissionibus et prædictionibus Dei nous a laissée du temple de
Cælestis8 tous les caractères d'un Capitole, celui-ci en particulier que le
sanctuaire principal était entouré de chapelles accessoires. Ce qu'on a retrouvé à
Hersa, vestiges d'une architecture somptueuse, beau dallage9, les sept absides,
les murs de soutènement avec leurs absides adossées, fout en un mot justifie les
indications de l'écrivain anonyme. Il en résulte que le Capitole et l'hieron de
Cælestis étaient un seul et même édifice, qui couronnait la colline où l'on place à
tort le temple d'Esculape. Les trois cellæ appartenaient l'une à Jupiter, l'autre à
Minerve, la troisième à Juno Cælestis, vers qui le flot des adorateurs, peu
1 Acta purgationis Felicis, p. 198 (C. S. E. L., XXVI) : [Volusiano] et Anniano consulibus
XIII Kal. sept. in jure apud Aurelium Didyrnum Speretium sacerdotem Jovis optimi
maximi duovirum splendidæ coloniæ Carthaginiensium Maximus dixit...
2 Une inscription qui provient, selon toute vraisemblance, de Carthage donne aussi un
[Ae] sculapius sac(erdos) J(oris) o(ptimi) m(aximi) ; C. I. L., 1141. Le fragment publié
par le P. Delattre (Mélanges, XII, 1892, p. 246, n° 7) avec les seules lettres opti, me
paraît trop incomplet pour qu'on en tire argument cf. Monuments, p. 54.
3 Castan (p. 128 sq.) fait observer avec raison que chacun des trois sanctuaires avait son
prêtre attitré.
4 C. I. L., VIII, 1013 ; c'est un fragment d'une sorte de synopsis analogue à celle que
l'on a retrouvée à Constantine (ibid., 6981, 6982) ; Monuments, p. 1.
5 Tertullien, Apol., 13 ; De spectac., 8, 12 ; Cyprien, De lapsis, 8, 24 ; Epist., LIX, 13. Le
début de l'Apologétique de Tertullien pourrait peut-être aussi être invoqué : Si non licet
vobis, Romani imperii antistites, in aperto et edito ipso fere vertice civitatis
præsidentibus ad judicandum, palam dispicere et coram examinare quid sit liquido in
caussa Christianorum... Rigault (P. L., col. 307), interprète avec assez de vraisemblance
les mots soulignés par Capitolium significat, et antistites doit désigner les autorités de
Carthage. Dans un autre texte de saint Cyprien (Epist., LIX, 18) : Quid superest quam ut
ecclesia Capitolio cedat... ? M. Kuhfeldt (p. 47, n. 173) voit avec raison, contre l'opinion
de Castan (p. 130, n. 1), une allusion à la religion païenne en général.
6 Vitruve, I, 7 ; Castan, p. 132.
7 Castan, p. 127-152 ; M. Kuhfeldt (p. 46-49) esquive le problème.
8 III, 38, 44. Je relève seulement ici l'expression mœnibus decorata, où Castan pense
qu'il s'agit de remparts ; le contexte n'autorise point cette traduction, et il faut, à mon
avis, donner à mœnibus le sens de constructions, édifices.
9 B., Fouilles, p. 38 : D., Statues, p. 7.
soucieux des deux autres divinités, se dirigeait de préférence ; les salles que
Beulé qualifie de palais du proconsul auraient abrité les dieux qui composaient le
cortège de cette déesse privilégiée. Le P. Delattre, après avoir jadis adopté
entièrement ce système, est devenu moins affirmatif1. Pourtant il maintient
encore que la description de l'anonyme du Ve siècle s'applique aussi bien au
Capitole qu'au sanctuaire de Cælestis. C'est qu'il se forme du Capitole une idée
assez particulière : La colline de Saint-Louis, écrit-il, est bien, à n'en pas douter,
le Capitole de Carthage renfermant les temples de Jupiter, d'Esculape, de
Minerve et de la Concorde. Je ne pense pas qu'il fasse adopter aisément cette
définition. Jusqu'à preuve du contraire, nous appellerons Capitole un temple
muni de trois cellæ où sont adorés Jupiter, Junon et Minerve : Le savant religieux
ajoute que la Concorde qui résidait à Byrsa n'est autre que Juno Concordia,
laquelle, sous le nom de Juno Cælestis, siégeait aux côtés de Jupiter. Outre que
ces métamorphoses semblent étranges en elles-mêmes, les mots ædes
Concordiæ ne s'appliquent qu'à un édifice distinct.
Pour remettre les choses au point, il importe de maintenir bien séparées les deux
questions qu'on a tendance à mêler : d'abord, le Capitole était-il sur Byrsa ? et,
en second lieu, se confondait-il avec l'hieron de Cælestis ? M. Catinat ne verrait
pas d'inconvénient grave à admettre la première assertion, bien qu'il ne la
considère pas comme suffisamment étayée jusqu'à présent2 ; mais il proteste
avec vigueur contre la seconde. En quelques pages décisives, il montre que le
temple de Cælestis, tel que le représente l'anonyme, ressemblait à tous les
temples phéniciens connus, et que la similitude entre ces temples et les Capitoles
est tout extérieure. Il apporte le témoignage des inscriptions d'où il résulte que
Juno Regina, que l'on adorait clans les Capitoles africains, et Juno Cælestis ne
sauraient être confondues ; à plus forte raison Juno Concordia. Au sur-surplus,
dans les mots ædes Concordiæ, Junon n'a rien à voir. Enfin, et ce dernier
argument est péremptoire, l'anonyme nous dit que le temple de Cælestis fut rasé
en 421 (ad solumusque perducta). Or, en 429, le Capitole existe encore, et les
contribuables reçoivent l'ordre de Théodose II et de Valentinien III d'y verser
certains impôts dus au fisc3. La distinction s'impose donc entre les deux
monuments. Castan interprète ce dernier témoignage d'une singulière façon ;
pour lui, le Capitole de 429 est simplement un quartier4. Tant qu'on ne nous
aura pas dit sur quoi se fonde cette supposition, nous croirons 'qu'en 429 comme
auparavant le Capitole ne peut désigner qu'un temple. Castan invoque encore
1 Bull. épigr., V, 1885. p. 90, n. 1 ; p. 307, n° 341 ; Mélanges, XII, 1892, p. 1015 ; Bull.
arch., 1893, p. 103 ; Statues, p. 7. Un menu fragment de marbre qui portait une
inscription avec des lettres de métal rappelle au P. Delattre cette phrase du Liber de
promissionibus : Titulus æneis grandioribusque litteris in frontispicio templi conscriptus...
Mais ce morceau est dans un tel état qu'on n'en peut rien tirer sans témérité.
2 Cap., p. 190 : Je concéderai que l'opinion est assez vraisemblable, à condition que l'on
reconnaisse que le fait n'est aucunement prouvé et qu'il y a, entre Byrsa et le Bordj
Djedid, assez de hauteurs pour que les Romains aient pu y établir le temple de Jupiter.
J'admets donc, non sans garder des doutes sérieux, que le Capitole était sur Byrsa. Cf.
Bœswillwald-Catinat, Timgad, p. 156.
3 Cod. Theod., XI, 1, 34 ; voir les notes de Godefroy. M. S. Reinach (dans Tissot,
Géographie, II, p. 801 sq.) s'était déjà prononcé contre la théorie de Castan. Ce qui le
choque surtout, c'est l'identification des absides de l'est avec les chapelles qui
entouraient l'hieron. Dût-on renoncer à y reconnaître les restes d'un palais, il est tout à
fait impossible d'y voir les vestiges de sanctuaires.
4 Castan, p. 150.
une phrase de Tertullien : Sub Aesculapio stas, Junonem in ære exornas,
Minervam calcias furvis galeam formis, et neminem de præsentibus deis
contestaris1. Ce rapprochement d'Esculape, de Junon et de Minerve, démontre-t-
il, comme il le prétend, la coexistence sur Byrsa du Capitole et du temple
d'Esculape ? J'ai peine à me le persuader ; admettons-le pourtant. En quoi la
Junon que nomme Tertullien se distingue-t-elle de celle qu'on adorait dans tous
les Capitoles du monde romain ? Et comment la confondre avec Cælestis ?
Je me range donc aux idées de M. Cagnat ; et, quoiqu'on ne se figure pas bien le
temple d'Esculape occupant la belle place de la colline et le Capitole relégué au
nord-ouest au lieu de dominer le forum, je concède, sous bénéfice d'inventaire,
que le Capitole occupait le terrain où s'étend aujourd'hui la cathédrale2. Mais,
après avoir écarté le sanctuaire de Cælestis de la colline du Petit Séminaire, je ne
me résous point à le transporter sur Byrsa. On a va plus haut pour quels motifs
je le rechercherais volontiers dans la plaine entre Saint-Louis et la mer.
Parmi les plus belles pièces dont l'habileté patiente du P. Delattre et de ses
confrères a doté le Musée, je citerai une série de sculptures en relief qui datent
de la fin du ter siècle ou du commencement du IIe3. Elles représentent quatre
femmes ailées avec des cornes d'abondance, qui se correspondaient deux à cieux
; puis deux Victoires qui soutiennent chacune un trophée ; ces figures décoraient
un des édifices les plus grandioses de la ville. La découverte s'étant produite à
côté de la cathédrale, le P. Delattre croit être en plein Capitole et sur
l'emplacement du temple de Jupiter. M. Héron de Villefosse se demande si les
statues de la Victoire ne seraient pas l'indice d'un temple consacré à cette déesse
au sommet de Byrsa. Vu la diffusion de son culte à travers l'Afrique, pourquoi
n'aurait-elle pas été adorée aussi à Carthage ? D'autres ont attribué ces
sculptures à l'ædes Concordiæ. Je n'aperçois aucune raison décisive en faveur de
ces suppositions ; il n'est pas même démontré que les six hauts-reliefs fussent
employés dans l'ornementation d'un temple. Je me garderai donc de prendre
parti, en faisant observer qu'après avoir déjà attribué à Byrsa tant de
monuments, il y aurait quelque témérité à le surcharger encore d'un nouvel
édifice. A plus forte raison faut-il débarrasser cette colline de tout ce qu'une
science trop crédule y avait jadis accumulé. Dureau de la Malle4 ne concevait pas
ailleurs le palais de Didon ; Beulé en marque les ruines supposées au-dessus de
la nécropole punique5. Avant de rechercher l'emplacement de son palais, il ne
1 De testimonio animæ, 2.
2 Dans ce système, l'ædes Concordiæ sera nécessairement repoussée vers les bords du
plateau. Un morceau de grande frise, un fragment de chapiteau de pilastre à feuilles
d'acanthe, de dimensions considérables, découverts à l'ouest dans la tranchée que forme
le dernier coude de la route carrossable qui monte à la cathédrale, ont précisément
convaincu le P. Delattre qu'il y avait là un édifice important. D., Arch., p. 3 sq. ;
Mélanges, XII, 1892, p. 251 ; Babelon, Carth., p. 141 ; Atlas C., 57 ; Monuments, p.
409.
3 Héron de Villefosse et Delattre, C. R. Inscr., 1894, p. 174, 197-201 ; 1897, p. 90-93 ;
D., Statues ; Babelon, Carth., p. 140, sq. ; Gsell, 1895, p. 31 sq. ; Vellard, p. 45 sq. ;
Monuments, p. 97 ; cf. C. I. L., VIII, 12496.
4 P. 20, 87.
5 Fouilles, p. 7, pl. I ; cf. S. Marie, p. 164 sq. ; les renseignements topographiques qu'il
donne 'en ce passage restent pour moi à l'état d'énigme.
serait sans doute pas inutile de prouver que Didon elle-même est autre chose
qu'un mythe1.
Outre ceux que j'ai énumérés jusqu'à présent, le visiteur aperçoit çà et là, épars
sur les flancs de Byrsa, des murs qui émergent du sol, vestiges innommés du
passé. Au premier tiers de notre siècle, ils étaient beaucoup plus apparents
qu'aujourd'hui. Falbe2, dans sa consciencieuse enquête, indique des voûtes
larges de 20 à 30 pieds ; au milieu du côté oriental, les ruines d'un grand carré
qui a dû être une tour ; vis-à-vis, et au milieu du côté occidental, un pavé de 80
pieds sur 100 environ, construit sur des voûtes ; et, près du coin sud-ouest de ce
pavé, il y a encore des débris d'un bâtiment plus élevé ; puis quelques murailles
en face de la colline du Carmel, et d'autres plus considérables sur le revers sud-
ouest du plateau qui appartiennent, dit-il, à un temple3. Toutes ces ruines
ordonnées suivant deux lignes perpendiculaires faisaient concevoir à Falbe la
pensée que l'on rencontrerait, en fouillant ce terrain, des constructions
superposées d'époques successives. On sait comment les explorations ultérieures
ont vérifié cette supposition. Elles ont assurément porté sur plusieurs des édifices
mentionnés par Falbe. Mais il est à craindre qu'une partie des restes qu'il
observa n'aient disparu auparavant sous la pioche des démolisseurs arabes.
Byrsa fut un des premiers points auxquels s'attaqua Davis. Avec sou manque de
précision ordinaire, il nous raconte seulement4 qu'il mit ses ouvriers sur une
ruine, au pied de la colline de Saint-Louis. Un fragment de statue, des colonnes
de marbre et de granit, et un magnifique Chapiteau corinthien récompensèrent
leurs efforts. Ils déblayèrent aussi au sud-ouest, dans une construction de
caractère romain, un fragment de mosaïque on les mois de l'année étaient
représentés avec leurs noms écrits en latin5. Dans cette région, Davis constate
un incroyable mélange de fragments d'architecture romaine et byzantine et de
piédestaux grecs (?), à côté de chapiteaux composites. Il a découvert, en outre
une quantité de tombes sans ornements qu'il qualifie de chrétiennes6. Que ne
donnerions-nous pas aujourd'hui pour savoir au juste la nature et la date de ces
tombes et de ces fragments ? il s'en dégagerait d'utiles renseignements
topographiques ; par la faute de Davis tout est perdu sans retour. Il se plaint que
le consul de France, M. Léon Roche, ne lui ait pas permis de toucher aux terrains
de Saint-Louis7. Si le fait est exact, soyons reconnaissants envers M. Roche ;
sans sa défense, les découvertes de ces derniers temps n'eussent peut-être
jamais eu lieu, après les bouleversements infructueux que Davis n'aurait pas
manqué d'infliger à Byrsa.
Les murs d'enceinte et de soutènement du sud-ouest, le péribole du temple
d'Esculape et les absides du soi-disant palais proconsulaire ne sont pas les seuls
points que Beulé ait reconnus ; ses efforts ont porté aussi sur d'autres endroits
1 Cagnat, Cap., p. 188 ; Letronne, Journal des Savants, 1837, p. 134 ; Meltzer, Neue
Jahrbücher, CXLIX, 1894, p. 51 ; D., Tun., p. 371 sq.
2 Falbe, p. 26 sqq.
3 Falbe, p. 38 ; c'est le n° 54 de sa carte ; il le tient (p. 29) pour le temple d'Apollon.
4 Davis, p. 58-60.
5 Davis, p. 443 ; cf. p. 200 sq. ; Franks, p. 225. Le propriétaire du terrain voulut
l'enlever et ne réussit qu'à la briser en morceaux. Beulé (Fouilles, p. 31) dit que le
gardien de Saint-Louis réussit à en extraire quelques compartiments. Cf. Cagnat, Mos., p.
252 sq.
6 Davis, p. 448, 451.
7 Davis, p. 443.
très nettement indiqués dans la carte qui accompagne ses Fouilles à Carthage1.
C'est d'abord une grande citerne à huit compartiments, à la pointe orientale du
plateau, quatre autres sur la face du sud-ouest, cinq sur le versant occidental, et
un groupe de neuf à l'angle du nord clans la descente ; puis une sorte de
poterne, en face de la cathédrale, un peu en contrebas ; sur le flanc nord-est de
la cathédrale, les ruines d'une habitation ; le long de la pente abrupte qui
regarde le Carmel, parmi des décombres indistincts, une tour et des restes de
citernes ; enfin, au-dessous des sept absides de l'est, un mur d'appui. Je
transcris ses désignations sans me porter garant de leur exactitude.
Le P. Delattre enfin, à côté des belles fouilles dont j'ai dit les résultats,
mentionne sans cesse tel ou tel point de la colline où des sondages ont été
opérés sous sa surveillance. Souvent il repasse aux mêmes endroits que ses
devanciers, et sa méthode patiente l'amène presque toujours à de nouvelles
trouvailles. N'a-t-il pas extrait un beau fragment d'inscription de la plus riche des
sept absides que Beulé dit avoir nettoyée jusqu'au sol2 ? Mais d'ordinaire il
s'attaque à des terrains encore inexplorés. Voici plusieurs vestiges dont il ne
donne pas la situation précise3, contrairement à son habitude ; je les désignerai
comme lui par des lettres :
Fouille A. — Peut-être les ruines d'un caldarium ; l'hypocauste et des conduits de
chaleur subsistent ; les colonnes étaient encore debout.
Fouille B. — Morceaux d'architecture et de sculpture très nombreux, dont
quelques-uns non dépourvus de valeur artistique.
Fouille C. — Plusieurs stèles puniques.
Fouille D. — En cet endroit, les Arabes, aux premiers temps de leur occupation,
battirent un mur avec des statues et des corniches d'un beau style ; la moisson y
fut donc particulièrement abondante.
Vers l'est, à mi-hauteur de la montée, on a remis au jour une dédicace à Magna
Mater et Attis, et une mosaïque païenne qui formait le pavé d'une salle
rectangulaire. Le médaillon central offre le groupe d'Eros et Psyché ; une
couronne de laurier, des vases, des tètes d'animaux disposées tout à l'entour
complètent l'encadrement.4 Des villas Marie-Thérèse et Reine-Blanche, au sud,
sont sorties quantité de lampes chrétiennes, puis des sculptures de bonne
époque, chapiteaux, colonnes, balustrades, etc.5 ...
Avant de redescendre de Saint-Louis, il me faut rappeler encore diverses
inscriptions honorifiques de cette provenance, qui datent d'Antonin le Pieux6, de
Constantin7, de Valentinien, Valens et Gratien8. Elles faisaient allusion peut-être
1 Pl. I.
2 Bull. épigr., V. 1883, p. 88.
3 Bull. épigr., V, 1883, p. 91 sq., 131 : cf. Const., XXVIII, 1893, p. 151 sq., 460-163.
4 C. R. Inscr., 1891, p. 28 sq. ; 1891, p.122-125 : Arch., p. 3 sq. : Gsell, 1599, p. 32. Le
P. Delattre dresse aussi dans ce dernier travail (p. 4-6) une liste de lampes et
d'inscriptions chrétiennes trouvées à Byrsa ; voir aussi Cosmos, 28 janvier 1888, p. 242.
5 Cosmos, 23 décembre 1893, p. 118-120.
6 C. I. L., VIII, 12515, 12517, 12518.
7 C. I. L., VIII, 12524, 12325.
8 C. I. L., VIII, 12531, 12532, 12537. Il faut y joindre un texte (ibid., 12545) où la
colonie parait avoir accompli elle-même quelque entreprise d'utilité publique en ce
à des travaux exécutés, d'après leurs ordres, pour l'embellissement de ce
quartier. L'état fâcheux ou elles nous sont parvenues nous empêche de risquer
aucune conjecture à leur sujet. Toutefois, Castan, frappé de la beauté
architecturale des édifices qui couronnaient le faite de Byrsa, propose d'attribuer
plusieurs d'entre eux a Antonin le Pieux1. Cette opinion cadre bien avec
l'existence en pareil lieu des inscriptions honorifiques au nom de ce prince et
avec les récits des historiens relativement aux bienfaits dont il combla la capitale
africaine.
En creusant une tranchée dans le flanc sud-sud-est de la colline, le P. Delattre a
rencontré, en 1895, une chapelle souterraine2. Un corridor dont les murailles
conservent dés traces de graffites précède une chambre voûtée en arête, large
de 5m,50 et profonde de 3m,80. Vis-à-vis de l'entrée, la muraille était ornée
d'une fresque qui rappelle tout à fait les peintures des catacombes.
Malheureusement cette peinture a beaucoup souffert... L'ensemble du tableau
devait se composer de trois personnages principaux et, de chaque côté, de deux
figures accessoires, représentant sans doute un fidèle et un ange. Dans la figure
centrale. la mieux conservée, le P. Delattre a reconnu saint Cyprien, et M. Héron
de Villefosse, le Christ enseignant. Cette chapelle était-elle dépendante de
quelque basilique ou bien constituait-elle un oratoire isolé ? La réponse à cette
question ne sera possible que lorsqu'on aura sondé les terrains environnants.
II. — LA MALGA.
La région que nous abordons maintenant est peut-être celle qui fut le moins
visitée, je ne dis pas par les chercheurs de pierre — leur rage destructrice s'est
exercée dans toutes les parties de la ville —, mais par les archéologues. Serait-
ce qu'elle ne renferme rien qui attire à première vue les regards ? Il y subsiste
au contraire des vestiges de trois des monuments les plus considérables de la
colonie romaine, les citernes de l'ouest, l'amphithéâtre et le cirque, autour
desquels, plus d'une fois déjà, un coup de pioche heureux a remis au jour de
précieux documents. Ces découvertes, obtenues le plus souvent par hasard tout
au moins sans plan concerté, autorisent pour l'avenir toutes les espérances.
Mais, peut-être parce que la situation exacte de ces trois édifices était hors de
discussion, on ne se préoccupa guère pendant longtemps de les examiner de
près ; les explorateurs préférèrent porter leurs efforts sur les quartiers où les
problèmes topographiques se rencontrent à chaque pas. Il y a donc, dans la
plaine qui sépare La Malga de Douar ech Chott., une abondante réserve
archéologique, pour le moment encore éloigné où la basse ville et les collines
commenceront à être bien connues ; et, malgré l'importance des ruines dont je
vais parler, le temps que je leur consacrerai ne sera forcément pas en proportion
de l'intérêt, qui s'attache à elles.
1 I, 8. C'est dans le temple de Memoria que fut mis à mort le rebelle Heraclianus. Cf. C.
R. Inscr., 1898. p. 408.
2 Le roi, dit Victor de Vita (III, 11), ordonna aux évêques réunis à Carthage de se rendre
ad quendam locum qui dicitur ædes Memoriæ ; malgré la complication de l'expression, je
doute qu'il s'agisse d'un emplacement qui aurait conservé le nom de l'édifice démoli
plutôt que de l'édifice lui-même.
3 III, 38, 44.
4 Dureau, p. 172 sq. Quoi qu'on pense de cette idée. il est certain que Dureau de la Malle
dépasse l'intention de l'auteur quand il lui fait dire que les Vandales détruisirent la rue
Cælestis pour, ne laisser mémoire ni de Memoria ni de Cælestis.
5 Loc. cit.
6 Ibid., pl. III.
7 S. Marie, p. 36.
8 C. I. L., VIII, 12522, 12535 ; cf. Bull. épigr., VI, 1886, p. 188 sq., 247 sq. ; Bull. arch.,
1886, p. 12 ; Mélanges, X, 1890, p. 333. Const., XXVIII, 1893, p. 171-175. Cosmos, 11
février 1888, p. 298 ; 7 décembre 1889, p. 19 sq.
9 Miss. cath., 1883, p. 142 sq.
10 Bull. arch., 1886, p. 12, n. 1 ; Gaz., 1885, p. 139, pl. XIX.
11 Bull. arch., 1886, p. 24.
été exhumées dans cette région ; de même qu'un bas-relief où M. Gsell reconnait
les statues du temple de Mars Ultor à Rome1.
Sur la colline de La Malga s'étendent les vastes citernes qui ont pris le nom du
village. Quoiqu'elles soient dans un état de conservation relative, les Arabes en
ont tellement modifié l'aspect qu'il est devenu fort difficile d'en reconnaitre les
proportions exactes et la véritable forme. Elles servent de granges, de caves et
d'étables ; l'amoncellement des terres et du fumier empêche d'en mesurer la
profondeur. Nous sommes donc réduits une fois de plus à nous contenter de l'à
peu près. Il nous reste heureusement les descriptions des voyageurs : voici celle
d'Edrisi, qui remonte au XIIe siècle. Le nombre des citernes, dit-il, s'élève à
vingt-quatre sur une seule ligne. La longueur de chacune d'elles est de 130 pas
et sa largeur de 26. Elles sont toutes surmontées de coupoles, et, dans les
intervalles qui les séparent les unes des autres, sont des ouvertures et des
conduits pratiqués pour le passage des eaux ; le tout est disposé
géométriquement avec beaucoup d'art2. Une partie de ces constructions
n'existait plus au commencement du XIXe siècle ; Estrup3 et Ritter4, qui
écrivent, d'après Shaw, parlent de 20 bassins. Falbe5 se borne à dire que le
village de Malka est bâti sur les voûtes d'un rang de grandes citernes antiques,
dont quinze ont 430 pieds de largeur, y compris les murailles... ; il signale
encore, un peu à l'ouest, quatre ruines de citernes semblables ; c'est-à-dire, en
tout, 19 bassins longs chacun de plus de 303 pieds. Ces résultats concordent
sensiblement avec ceux de Barth6, qui attribue à chaque voûte environ 3,50
pieds de long et 24 de large7. En outre, Falbe8 a remarqué au sud-ouest les
débris d'une tour qui parait avoir appartenu aux grandes citernes, et Maltzan9,
une construction massive et voûtée qui doit avoir fait partie de quelque
monument hydraulique. C'est encore Falbe10 qui signale le point de réunion de
divers conduits par où l'eau se distribuait dans les maisons.
Ce qui a surtout préoccupé les archéologues, ici comme à Bordj Djedid, c'est
l'origine de ce vaste ensemble ; une seconde fois ils se sont divisés en deux
1 Les statues du temple de Mars à Rome (Rev. arch., XXXIV, 1899, p. 37-43).
2 Edrisi, I, p. 263. MM. Cagnat et Saladin (p. 116) font justement observer que la largeur
indiquée par Edrisi est trop considérable.
3 P. 14-15.
4 III, p 201. Ritter ajoute que ces réservoirs sont ordinairement remplis pendant l'hiver.
Il ne s'agit naturellement que de l'eau de pluie, mais cette indication fort surprenante ne
se rencontre pas ailleurs.
5 P. 31 sq.
6 I, p. 100.
7 Je fais grâce au lecteur de tous les renseignements contradictoires des voyageurs ; en
voici seulement quelques-uns à titre d'exemple. Davis (p. 453) compte quatorze voûtes
longues d'environ 409 pieds, larges de 28, et une transversale : Guérin (I, p. 42),
quatorze également ; Maltzan (I, p. 279) n'en a vu que dix parallèles et une transversale
; Tissot (Géographie, I, p. 595), qui s'inspire des recherches de Daux, en indique
quatorze, mesurant 350 pieds sur 25, plus un réservoir transversal, large de 11 pieds
environ, dont le radier s'élève de 5 pieds au-dessus du niveau des autres compartiments
; S. Marie (p. 183) se contente de dire qu'il a reconnu justes les mesures d'Edrisi, sans
ajouter combien de voûtes subsistent encore. Pour moi, j'ai noté une suite de douze
bassins très distincts ; mais on en soupçonne d'autres aux ondulations du sol. Cf. Atlas
C., 70 ; Babelon, Carth., p. 147.
8 Loc. cit.
9 I, p. 219.
10 P. 36, pl. I, n° 62.
camps : d'une part ceux qui l'attribuent à la première Carthage ; de l'autre, ceux
qui le revendiquent pour la seconde. Les partisans de cette dernière opinion sont
assez clairsemés ; Estrup la défend1 et peut-être y a-t-il lieu de ranger Falbe2 à
côté de lui, bien qu'il ne se prononce pas d'une façon catégorique. Maltzan3
reconnait pour romain le blocage des murs ; mais aussitôt, à la suite de Y.
Guérin4, il se demande si les Romains ne se sont pas bornés à couvrir et à
voûter des réservoirs préexistants, battis à ciel ouvert par leurs prédécesseurs
pour recevoir et conserver l'eau de pluie. Sa conclusion est que, dans leur état
actuel, ces réservoirs ne sont pas puniques5. Pour Dureau de la Malle6, Barth7,
Davis8, Daux9 et Tissot10, les citernes ont pu, ont dû même exister avant
l'aqueduc, qui ne remonte qu'au IIe siècle de l'ère chrétienne ; la ville punique
en avait besoin, cette raison suffit.
J'ai reconnu moi-même la nécessité des grandes citernes publiques, en parlant
de celles de Bordj Djedid ; mais, sans rien retirer de ce que j'ai dit, j'avoue que
l'emplacement de La Malga eût été aussi mal choisi que possible pour les installer
à l'époque punique. La collecte des eaux pluviales exige, en effet, que les bassins
récepteurs soient en contrebas des terrains environnants. Or les citernes de La
Malga, à la différence de celles de Bordj Djedid, sont sur une hauteur de 35
mètres, dans une situation tout à fait propice pour envoyer leurs eaux de toutes
parts, nullement pour en recevoir, sinon d'un aqueduc ou du ciel. Je n'en
comprends l'utilité, vu l'emplacement qu'elles occupent, que si elles étaient
alimentées par l'aqueduc ; elles ne s'expliquent que par lui ; elles font donc
partie d'un même plan, procèdent d'une même idée, concourent au même
dessein. Avec son assurance ordinaire, Daux a marqué les caractères distinctifs
des citernes puniques et des citernes romaines ; le mode de distribution des
eaux à l'intérieur serait fort différent. Tandis que les premières reposeraient sur
le principe du fractionnement, qui permet le filtrage progressif, les autres
formeraient une cuve unique, avec une voûte soutenue par des piliers. En second
lieu : Au point de vue de la construction, les réservoirs de l'époque carthaginoise
sont exclusivement bâtis en blocage serré de petites pierres et de chaux grise, et
l'extrados des voûtes reste à nu en forme de berceau saillant. La citerne romaine
est construite par assises régulières, en moellons taillés ; les voûtes sont
formées de voussoirs, et leur extrados, parfaitement nivelé en maçonnerie,
présente une vaste plate-forme unie11. Les citernes de La Malga, bâties en
blocage, avec voûtes à nu et divisées en compartiments rentreraient donc dans
le type punique. Malgré les connaissances techniques de Daux, que Tissot appelle
un spécialiste distingué, je tiens ses définitions pour très suspectes. Des
1 P. 14-15.
2 Loc. cit.
3 Loc. cit.
4 I, p. 43 ; cf. Vellard, p. 18 sq.
5 Maltzan, p. 283. S. Marie dit seulement (p. 183) : Elles servirent pendant la domination
romaine de déversoir aux eaux de l'aqueduc..... Doit-on, sur ces simples mots, le
rattacher à la première opinion ?
6 P. 68, 78 sq.
7 I, p. 101.
8 P. 453 sq.
9 P. 53 sqq.
10 Géographie, I, p. 595 sq.
11 Je cite le résumé que Tissot (Géographie, I, p. 595-591) a fait du système de Daux ;
il le critique en un seul point, dont je n'ai pas à tenir compte ici.
constructions puniques retrouvées à Carthage, il n'est guère que la nécropole de
Douïmès, inconnue de Daux, où quelque chose d'analogue au blocage soit parfois
employé1 ; il forme au contraire l'essence même des édifices romains. Quant à la
disposition intérieure, ce qu'il en dit n'est pas mieux fondé, puisque les citernes
de Bordj Djedid, dont la forme actuelle est assurément romaine, offrent tous les
traits2 qu'il tient pour spécifiques des citernes puniques. Ce fait devient encore
plus évident si l'on compare, comme l'a fait M. Gauckler3, les citernes de La
Malga à celles que les Romains ont semées dans le reste du pays. A Utique, à
Uthina, à Thugga, à Sicca Veneria, à Thapsus, même plan, même appareil,
mêmes principes de distribution. Dussé-je, en traitant de la seconde Carthage,
paraître vouloir tout y ramener, on m'accordera que les plus fortes présomptions
sont en faveur de l'origine récente et, par conséquent, romaine des réservoirs de
La Malga. Je ne les crois pas antérieures à l'époque d'Hadrien. Davis disait : la
construction des citernes est punique, le grand aqueduc remonte donc lui aussi
au-delà de 1464 ; de cette façon, il avouait implicitement l'union intime des deux
monuments. Je raisonne tout ail rebours, et je conclus : l'aqueduc est romain,
par conséquent les citernes le sont aussi.
A 100 mètres environ au sud-ouest de la station du chemin de fer (Saint-Louis-La
Malga), s'étend une dépression elliptique dont les bords, renflés en manière de
bourrelet, laissent apercevoir des masses compactes de blocage, des pans des
murs, des voûtes écroulées ; c'est l'amphithéâtre5 dont Tertullien parle
souvent6. Au moyen âge, il subsistait encore presque intact. El Bekri et Edrisi
l'admirent, et le premier l'appelle El Thiater. Leurs récits concordent assez pour
que nous nous figurions ce monument, même en tenant compte de l'exagération
orientale, comme l'un des plus magnifiques de la ville. De ces splendeurs, il ne
subsiste rien aujourd'hui ; tous les revêtements de marbre ont disparu sans
retour. Ce lamentable effondrement ne permettait déjà plus, au temps de Falbe,
de déterminer les dimensions de l'édifice que d'une manière approximative.
L'habile topographe compte environ 240 pieds dans la longueur ; la profondeur
de la cavité serait de 15 pieds7. L'évaluation de Barth, qui est plus complète8,
fixe la longueur totale à 300 pieds, celle de l'arène à 220 ; la largeur totale à 180
1 Passio, 21. En admettant que sainte Perpétue et ses compagnons furent martyrisés
dans l'amphithéâtre (Passio, 18) dont le P. Delattre poursuit le déblaiement, je suis
l'opinion commune. Il importe cependant de ne pas négliger certaines expressions de la
Passio qui ne cadrent guère avec cette manière de voir. Il y est dit, en effet, que ces
chrétiens passèrent d'une première prison dans la carcer castrensis (Passio, 7 ; Ruinart,
p. 96, n. 43) ; c'est dans un minus castrense que les confesseurs de la foi périrent (ibid.)
; d'autre part, Prosper Tiro (Chron. min., I, p. 434) emploie un terme analogue en
rapportant leur mort : Perpetua et Felicitas pro Christo passæ sunt non. Mart. apud
Carthaginem Africæ in castris bestiis deputatæ. La question se pose donc s'il n'existait
pas, à Carthage comme à Rome, outre l'amphithéâtre ordinaire, un amphitheatrum
castrense où les martyrs de Thuburbo auraient subi leur supplice. — Les Thuburbitains ne
furent pas seuls martyrisés dans l'amphithéâtre ; Tertullien (De spect., 27) et saint
Cyprien (Epist., LIX, 6) laissent entendre qu'on y livrait souvent les chrétiens aux bêtes.
2 Le pons dont il est question dans la Passio que je viens de citer n'a aucun rapport, avec
ces représentations navales, c'était une estrade ; cf. Bull. crist., 1879, p. 22.
3 Falbe, p. 39 sq. ; Barth, I, p. 99 ; Davis, p. 497 ; Guérin, I, p. 44 ; S. Marie, p. 203 ;
Vernaz, p. 12. Falbe se demande si le canal ne se prolongeait pas jusqu'au cirque ; je
n'en aperçois pas la nécessité. Je ne m'arrêterai pas à réfuter l'assertion toute gratuite
de Davis (p. 490) que l'amphithéâtre remonte à l'âge punique et fut restauré par les
Romains ; le simple aspect de l'appareil qui le compose suffit à réduire cette hypothèse à
sa juste valeur. Comme aux citernes de La Malga, nous n'avons ici sous les yeux qu'un
blocage, noyé clans un ciment très dur, qui trahit une origine certainement romaine.
Falbe (p. 39 sq.) y a même noté quelques débris d'opus reticulatum.
4 Delattre, Bull. épigr., III, 1883, p. 293 ; C. I. L., VIII, 12527.
5 C. R. Inscr., 1894, p. 196 sq. ; Vellard, p. 45.
aussi revu le jour dans ces parages. Pour qui se rappelle le culte dont la famille
de cet illustre écrivain entourait Victoria, le rapprochement de ces divers objets
n'est pas fortuit, et on ne saurait être surpris qu'il eût doté Carthage d'un
sanctuaire en l'honneur de la déesse ; ces textes et ces statues en seraient les
derniers vestiges1.
Je suis tout à fait sceptique à l'égard des thermæ Maximianæ, dont le P. Delattre
pense avoir retrouvé l'emplacement non loin de là, au moyen d'un simple bloc de
marbre numidique2.
Le cirque, mentionné par Tertullien plus fréquemment encore que
l'amphithéâtre3, était de très grandes dimensions, à en juger par deux
circonstances que Procope a relatées. A l'abri de ses murs se réfugièrent, en 536
et 537, les soldats rebelles à Solomon et Germanus ; dans cette seconde révolte,
une véritable bataille se livra à l'intérieur de l'édifice4. Les indications fournies
par Falbe5 s'accordent avec celles qui découlent du double récit de Procope. Ce
cirque, dit-il, a environ 1.600 pieds de long et 330 pieds de largeur au milieu. La
partie de l'épine (spina) qui existe encore à environ 1.000 pieds. A l'extrémité
orientale, tout près du chemin qui conduit de Malqà à Douar-El-Schath, on peut
aisément reconnaître, entre deux fondements de mur, une ouverture qui a dû
être une des entrées du cirque. Dans l'alignement de la spina et de l'autre côté
du chemin, se trouve la ruine n° 736, dont la forme et l'élévation portent à
présumer qu'elle était destinée à dominer le cirque tout entier, dont la forme
ressemble à l'intérieur d'une carène. Le long du côté nord-est, gisent des débris
de blocage, au milieu desquels on a pratiqué une fouille d'une dizaine de pieds
pour pénétrer jusqu'aux premières assises des fondations ; mais cette recherche
a été infructueuse. Barth7 confirme de tous points ces informations, sauf qu'il
n'accorde que 300 pieds de large. Lui aussi a vu, au sud-est, les traces d'une
porte et les restes d'une construction quadrangulaire, qu'il désigne comme la
1 D., Statues, p. 1 ; Cosmos, 27 janv. 1894, p. 277 sq. ; C. R. Inscr., 1889, p. 428 ;
1893, p. 99-101 ; Const., XXVIII, 1893, p. 159, 171-173 ; Atlas C., 65 ; Babelon, Carth.,
p. 143 sq.
2 Cosmos, ibid.
3 De spect., 2, 3, 11-14, 16, 20-23, 25, 28-30 ; Cyprien, Epist., LIX, 6 ; Luxorius, n°
306, 312, 320, 324, 327 sq., 336 (Anth. lat., éd. Rieze).
4 Procope, Bell. Vand., 14, 18. Comme l'amphithéâtre, le cirque était englobé dans
l'enceinte de Théodose II ; Procope, en effet, oppose la situation des factieux qui s'y
réunirent à celle de leurs camarades disséminés dans la campagne.
5 P. 40.
6 De sa carte.
7 I, p. 98 sq. ; cf. Dureau, p. 98 ; Davis (p. 498) compte 2.000 pieds de long, 350 de
large pour le monument et 1.000 de longueur pour la spina Tissot (Géographie, I, p.
645) dit que le cirque mesure 675 mètres sur 100, et la spina 1.000 pieds sur 5m,50 ; S.
Marie (p. 204) est d'accord avec Tissot, sauf qu'il porte seulement à 90 mètres la largeur
de l'arène ; Atlas C., 22 ; Babelon, Carth., p. 127 sq. ; Vellard, p. 17 sq. — Parmi les
nombreuses tabellæ devotionis extraites des deux cimetières des officiales, plusieurs
visent des chevaux de courses et appellent sur eux les malédictions infernales. Sur l'une
d'elles, on remarque au centre une figure elliptique, au-dessous de laquelle se trouve une
série de petits ronds séparés par des barres verticales. Cette représentation a longtemps
intrigué les savants, jusqu'au jour où M. Buecheler (Rheinisches Museum, XLI, 18S6, p.
160 ; cf. C. I. L., VIII, 12504) l'a expliquée avec autant de bonheur que de simplicité, en
y reconnaissant une image grossière du cirque et des carceres. N'était-il pas naturel en
effet, à côté d'une inscription où sont énumérés une trentaine de chevaux, de reproduire
le théâtre ordinaire de leurs exploits ?
tribune du proconsul, analogue sans doute à celle qui subsiste, à Rome, au stade
du Palatin. Une simple dépression de terrain, à 600 mètres environ au sud de
l'amphithéâtre, laisse soupçonner aujourd'hui l'emplacement exact du cirque. Elle
s'étend du nord-ouest au sud-est et, dans cette dernière partie, confine au
village de Douar ech Chott. La voie du chemin de fer de La Goulette à La Marsa
coupe ces ruines, que les travaux de terrassement, exécutés pour établir le talus
et les remblais, n'ont pas peu contribué à faire disparaître1.
Tandis qu'ils étudiaient la plaine de Dermèche, MM. S. Reinach et Babelon
avaient entrepris, suivant les instructions de Tissot, une autre fouille au sud-est
du cirque, dans un terrain habous nommé El Colla, près du village de Douar ech
Chott2. M. d'Hérisson croyait à l'existence d'un temple punique en cet endroit,
d'où il avait exhumé, en 1883, la tête d'une statue colossale3. Les nouveaux
explorateurs y ouvrirent une tranchée profonde de 4 à 5 mètres, large de 5 et
longue de 42. Les murs qu'ils ont atteints sont, pour la plupart, construits en
petit appareil régulier ou en blocage, quelques-uns cependant en grand appareil,
mais tous appartenaient à des édifices d'époque romaine ; peu ou point de traces
d'incendie4. Venus pour découvrir un sanctuaire punique, les deux archéologues
abandonnèrent le terrain dès qu'ils virent qu'il ne leur fournissait que du romain.
Un pavage de mosaïque à ornements géométriques avait été déblayé, une
colonne de marbre de 0m,90 de diamètre ne put être dégagée5. Ils recueillirent
une vingtaine de lampes, chrétiennes en général6, et six fragments de statues de
minime importance. En outre ils eurent satisfaction de reconquérir le corps de la
grande statue dont M. d'Hérisson avait déterré la tête. On y vit tout d'abord un
empereur romain7 ; M. Reinach prouva bientôt qu'elle représente un Dioscure
auprès d'une protome de cheval. C'est une bonne statue romaine, de dimensions
colossales et d'une remarquable conservation. Elle a sans doute orné autrefois
une des extrémités du cirque8.
1 C'est près du cirque que s'est rencontrée l'inscription punique du fondeur de fer
Akbarim, du IIIe ou du IVe siècle avant Jésus-Christ. On sait combien sont rares les
textes de ce genre, tandis que les stèles votives foisonnent. Cosmos, 27 janv. 1894, p.
275 sq.
2 Bull. arch., 1886, p. 8. On appelle bien habous les propriétés foncières des mosquées
(ibid., p. 7). L'endroit est dit aussi Teurf el Goulla ; cf. Héron de Villefosse, C. R. Inscr.,
1896, p. 445.
3 Bull. arch., 1886, p. 5, n. 1, et p. 8.
4 Bull. arch., 1886, p. 35 sq.
5 Bull. arch., 1886, p. 35.
6 Bull. arch., 1886, p. 19 sq.
7 Bull. arch., 1886, p. 23 sq. et 35.
8 Tandis que le corps arrivait dans les galeries du Louvre, la tête, vendue à Londres, en
juin 1886, avec la collection d'Hérisson, échut au Musée Britannique. M. Reinach l'y
rencontra dans le sous-sol, et, grâce au bon vouloir des directeurs du Musée, elle put
être transportée à Paris. Voir Tissot, Géographie, II, p. 199 ; Babelon, Bull. Ant., 1886,
p. 264 ; Cat. som., 1822.
CHAPITRE V. — LOCALITÉS INCERTAINES.
Outre les monuments et les localités dont nous avons essayé d'établir la
situation, les auteurs font mémoire de beaucoup d'autres, qui ne sont pas parmi
les moins célèbres de la ville, mais que l'on n'a pas encore les moyens
d'identifier.
Le plan de Tissot est chargé d'une multitude de traits rouges, qui se croisent
dans tous les sens et qui ont la prétention de reproduire les rues telles qu'elles
existent encore aujourd'hui. Pour les tracer, l'auteur a eu recours à la carte
manuscrite de Daux, qui a relevé, dit-il, avec un soin extrême, toutes les insulæ
de la Carthage romaine1. En les marquant, Daux a donné une nouvelle preuve de
son sans-gêne scientifique ; car ces rues ne se retrouvent pas sur le sol. Tissot a
beau dire qu'en vingt ans beaucoup des vestiges que signale son guide ont
disparu sous la pioche des chercheurs de pierre2 ; l'excuse, recevable peut-être
pour les monuments, est inadmissible en ce qui concerne les rues. Comment
nous persuadera-t-on que les Arabes aient réussi à effacer, en si peu de temps,
jusqu'aux traces des chemins qui auraient subsisté dans la terre même depuis
près de douze siècles ? Une trentaine d'années avant Daux, Falbe avait établi lui
aussi un plan détaillé de Carthage, que tout le monde considère comme très
fidèle. Sur cette carte excellente, c'est à peine si quelques-unes des rues que
Daux tient pour évidentes sont marquées d'un trait timide ; et, quand il est
amené dans son commentaire à se prononcer sur cette question, Falbe hésite
presque à rien affirmer3. Il attire notre attention sur un sentier qui part de la
maison d'Ahmed Zarouk et, longeant la colline du Petit Séminaire, aboutit aux
citernes de La Malga ; il nous en fait remarquer aussi plusieurs autres dans le
voisinage de Byrsa, sur les collines qui relient Bordj Djedid à La Malga, entre
Douar ech Chott et les ports, autour des deux groupes de citernes, enfin au nord
du cirque. Une suite de ruines alignées, des pans de murailles debout au
croisement de ces pistes, semblent attester qu'elles répondent bien aux rues
antiques, dont ces vestiges auraient été la bordure. Il est probable, ajoute notre
auteur, que la totalité des sentiers et des chemins modernes suivent les rues et
les routes tracées par les anciens. Ainsi formulée, cette théorie modeste ne se
heurte, je pense, à aucune objection sérieuse ; elle complète les observations du
même savant sur la division symétrique du territoire dans la plaine de La Marsa.
La Descriptio orbis4 nous apprend que les rues et les places se coupaient à angle
droit, de sorte que Carthage devait offrir l'aspect d'un gigantesque échiquier ;
cette particularité est, d'ailleurs, caractéristique des villes romaines tracées avec
cardo et decumanus. Nous connaissons de nom quelques-unes de ces rues : j'ai
déjà eu l'occasion de citer la via Mappaliensis, où fut déposé le corps de saint
Cyprien, et qui, se prolongeant hors des murs, commençait peut-être à l'intérieur
1 On a plus d'une fois interprété vicus Saturni par quartier de Saturne. Mais le vicus
tuscus et le vicus jugarius de Rome étaient des rues ; d'autre part, Victor de Vita (III,
32) emploie ce mot dans le même sens (in illis plateis vel vicis) en parlant de Carthage.
2 Dureau de la Malle (pl. III) mène la Salutaria en ligne droite, depuis la mer jusqu'à la
façade du temple d'Esculape, au centre de Byrsa ; la Cælestis, qui touche aussi à la
plage, près de la maison d'Ahmed Zarouk, remonte vers la haute ville, passe entre les
deux collines de Byrsa et du Petit Séminaire et aboutit aux citernes de La Malga sous le
nom de via Memoriæ ; mais, par un illogisme incompréhensible, le vicus Saturni ou vicus
senis, qu'elles encadraient, est relégué derrière le Carmel. Barth (I, p. 96) et M. de
Sainte-Marie (plan de la p. 9) acceptent les rues de Dureau de la Malle sur la Salutaria ;
mais le second arrête la Cælestis, qu'il fait partir également de la mer, à la route
carrossable sur le flanc nord-est de Byrsa. Davis enfin (p. 423 sq. et le plan en tête du
volume) rattache le vicus Saturni, la Salutaria et la Venerea au forum qui serait à l'ouest
du port, vers le Koudiat el Hobsia ; sur sa carte ces trois voies forment comme les
branches issues d'un même tronc. La Salutaria court parallèlement à la mer jusqu'à Bordj
Djedid ; le vicia Saturai longe le flanc est des collines de Saint-Louis et du Petit
Séminaire et aboutit vers l'Odéon ; la Venerea contourne Byrsa à l'ouest et gagne les
hauteurs derrière la colline du Carmel. Cf. D., Tun., p. 312 sq.
3 Augustin, De moribus Manichæorum, II, 19, 72.
4 Tertullien, Apologétique, 13.
5 I, p. 296 sq.
6 Cyprien, Ad Demetrianum, 10.
7 XXVIII, 1, 17 ; cf. Cagnat, Armée, p. 382.
8 Mélanges, X, 1890, p. 349, n° 102 ; Bull. Ant., 1890. p. 249 sq. Julius Priscus
[Domi]tianus coria[rius] publicum h[orrem] fecit et de[dicavit] ; la restitution, proposée
par M. Héron de Villefosse, n'est que probable.
paraîtrait mieux placé dans la basse ville à proximité du port ? Si les
circonstances de la découverte empêchent de croire que l'inscription ait été
transportée d'autre part à Gamart, force nous sera d'admettre qu'elle a
réellement trait à quelque horreum des faubourgs, ce que la condition de Julius
Domitianus rendrait assez vraisemblable. On a vu plus haut qu'il y avait peut-
être un mouillage à la sebkha de La Soukra et un autre entre Gamart et Sidi Bou
Saïd, où les petits vaisseaux auraient pu embarquer leurs cargaisons.
Dans une contrée chaude comme l'Afrique, les bains sont plus indispensables que
partout ailleurs ; les Romains en faisaient chez eux un usage quotidien ; cette
habitude devait être encore plus répandue à Carthage. On constate en effet, en
lisant les auteurs tant chrétiens que profanes, que les thermes y étaient
nombreux1. Après ceux d'Antonin que nous connaissons bien aujourd'hui, ceux
de Gargilius dont on soupçonne l'emplacement, et ceux de Maximien que je ne
me résous pas à chercher derrière l'amphithéâtre, Justinien en bâtit d'autres2
qu'il appela du nom de l'impératrice thermæ Theodorianæ3. On a parfois cru que
cette construction grandiose existait à côté du forum, parce que Procope en parle
aussitôt après avoir mentionné la place maritime que l'empereur décora de
portiques. Mais cette place, je l'ai dit, ne doit pas être confondue avec le forum ;
et, quand bien même on voudrait les identifier, la phrase de Procope ne permet
pas d'y établir les thermes de Theodora.
A côté du cirque et de l'amphithéâtre, Tertullien, dans le De speciaculis, parle
sans cesse du théâtre et du stade4 ; mais il ne décrit aucun de ces endroits de
1 Augustin, De moribus Manichæorum, II, 19, 72. Voir ci-dessous, l. VII, ch. I.
2 I, 8.
3 Florus, IV, 18, 83 ; cf. Metam., X, 29-34.
4 P. 152 ; cf. Tissot, Géographie, I, p. 647.
5 Scorpiace, 6.
6 Vita, 16.
7 P. 181.
8 Depuis Morcelli, on en indique toujours vingt-deux, c'est-à-dire, outre les dix-sept que
je vais énumérer, les basilicæ Pauli regionis sextæ, Leontiana, Florentio, Theodosiana,
Theoprepia. Sirmond (Opera varia, in-f°, 1696, t. I. p. 337, note sur le sermon XIV de
saint Augustin, P. L., XXXVIII, CCLX, CCLXII. CCLXXIX) nomme les deux premières ; J.
Bingham (Origines sive Antiquitates ecclesiasticæ, traduction latine de Jo.-H. Grischovius,
t. III, p. 420, n. 1 de la p. 419), les deux suivantes, d'après Henry D.-D. Maurice
(Defence of Diocesan Episcopacy against Clarkson, 1 vol. in-8°, Londres, 1691), dont je
n'ai pu me procurer l'ouvrage ; Morcelli (I, p. 49), la cinquième. En réalité, la basilica
Florentia était à Hippo Diarrhytus (Bizerte) : il est impossible de dire si la Leontiana
existait à Carthage ou ailleurs ; des trois autres, je ne découvre aucune trace dans les
textes anciens. Sur les basiliques de Carthage en général, cf. Optat, I, 19 III. 1
(basiliques des Donatistes).
9 S. Fulgentii episcopi Ruspensis vita, 29, 56 (P. L., LXV, col. 145 sq.).
dans le secretarium en 5251, l'évêque Donifatius y fut sacré en 5232 confisquée
par les Vandales avec le cimetière attenant, elle fut rendue aux catholiques par
Gunthamund3 ; la vaste basilica Fausti, où reposaient les corps d'un grand
nombre de martyrs4, Hunéric en avait expulsé les catholiques5, plusieurs
conciles siégèrent dans le secretarium6, l'évêque Deogratias y fut sacré en 4547
; la basilica Novarum, aussi spacieuse que la précédente et, comme elle,
convertie par l'évêque Deogratias en refuge pour les prisonniers ramenés de
Rome par Genséric8 ; la basilica Tertullianistarum, ainsi nominée des partisans
de Tertullien qui l'occupaient, elle revint aux catholiques vers l'époque de saint
Augustin9 ; la basilica regionis secundæ, où se réunirent six conciles de 403 à
41010. A ces églises, sur lesquelles nous possédons des indications plus ou
moins précises, il en faut ajouter plusieurs autres dont nous savons seulement le
nom : les basiliques Tricliarum11, de Gratien12, d'Honorius13, de saint Julien
(d'Antioche ?)14, de saint Pierre dans la IIIe région ecclésiastique15, celle d'une
sainte locale, sainte Prime, dut à Justinien16, et une dernière qui est l'œuvre de
Thrasamund17.
Parmi les monuments religieux, mentionnons encore un baptistère anonyme
chanté par le poète de cour Calbulus et rendu sans doute aux catholiques sous le
roi Hildéric18, le monastère de Bigua19, contigu à la basilique de Celerina, dans
lequel furent enterrés sept moines de Capsa martyrisés sous Hunéric ; un
monastère de religieuses mis sous le vocable de saint Etienne, dont il renfermait
1 Liber de promissionibus et prædictionibus Dei, IV, 6, 9-10 (P. L., LI, col. S42). Sur une
inscription de Gamart (C. I. L., VIII, 14100), le P. Delattre croit pouvoir. Lire : Stefani
marturi filius ; M. Mommsen conjecture : Serapio Marturi filius.
2 Procope, De ædif., VI, 5. On cite d'ordinaire parmi les édifices religieux le diaconium,
où l'on veut voir le Grand Séminaire de Carthage ; c'était, à mon avis, une division
ecclésiastique. Voir ci-dessous, l. V, deuxième partie, ch. I, § 2.
3 Passio sancti Montani..., 18, 23 (Ruinart, p. 236, 238).
4 Passio sancti Montani..., 18.
5 Passio sanctæ Perpetuæ, 3, 7, 9, 10, 11, 16, 18.
6 Passio Maximiani et Isaac (P. L., VIII, col. 711 sq.).
7 Cyprien, Ad Donatum, 1 ; Epist. LXXXI ; Vita, 15 ; Acta procons., 2. Aubé (IV, p. 352)
suppose que saint Cyprien possédait une villa aux environs de la ville.
8 Il y a lieu, je crois, d'attribuer aussi à Carthage un temple de Vénus et un temple de
Tellus (C. I. L., X, 6104).
9 G. Paris, L'Appendix Probi, p. 301-309 des Mélanges Renier (Bibliothèque de l'Ecole des
Hautes Etudes, t. LXXIII, 1887).
10 Gramm. lat., IV, p 193-204.
11 Gramm. lat., IV, p. 191-199.
...... non Ametra
basilica non bassilica
Quatre de ces termes, qui désignent évidemment des rues, ont été introduits par
Jordan1 dans son tableau des rues de Rouie ; au premier abord, cette opinion
semble très soutenable. Le vicus capitis Africæ de Rome nous est en effet connu
par d'assez nombreux témoignages2 ; il tirait probablement son nom de quelque
buste colossal de l'Afrique qui l'ornait, de même que le vicus capitis canterii et le
vicus capitis tauri, d'une tête de cheval et d'une tête de taureau ; il était situé
dans la IIe région, sur les pentes du Cælius, en face du Palatin3. Il y avait là un
pædagogium, où s'instruisaient les jeunes esclaves du palais impérial,
surnommés, en raison de ce voisinage, Caputafricenses. Le vicus strobili et le
vicus castrorum conviennent également bien à Rome ; la proximité des castra
prætoria ou de quelque autre caserne suffit à expliquer le dernier ; d'autre part,
la pomme de pin (strobitus) était un motif de décoration assez répandu chez les
Romains4 pour qu'on en ait placé une dans un vicus urbain.
Toutefois, si ces trois dénominations peuvent s'appliquer à Rome, elles
n'excluent pas l'hypothèse d'une autre ville. Le quatrième exemple :
vicotabuli (lisez vico[s]tabuli) proconsulis
non vicotabulu proconsulis5.
tranche la difficulté ; il ne peut être question d'un proconsul à Rome, surtout
d'un proconsul à demeure fixe, dont ce vicus aurait longé les écuries, comme fait
les communs du Quirinal la moderne via delle scuderie. M. K. Ullmann6, qui a
repris la thèse de Jordan, écarte promptement cette objection. Septime Sévère,
dit-il, attacha toujours beaucoup d'importance à son titre de proconsul, et il fut le
premier empereur qui ne l'abandonna pas, même pendant son séjour à Rome.
Rien ne s'oppose à ce que le vicus stabuli proconsulis ait reçu son nom sous ce
prince. Admettons que Septime Sévère se soit réellement comporté comme le dit
M. Ullmann7, s'imagine-t-on que les écuries impériales aient jamais pu être
désignées, surtout à Rome, comme écuries du proconsul ? Cette théorie se réfute
d'elle-même ; et nous devons chercher dans les provinces où placer tout
ensemble le vicus stabuli proconsulis et les trois autres. Carthage, résidence du
proconsul d'Afrique et ville de garnison, pouvait avoir un vicus stabuli
1 M. Kuebler (Archiv fuer lat. Lexik., VII, 1892, p. 594 sq.) croyait même retrouver dans
mascel, pour masculus, une forme proprement africaine ; cf. Gsell, Mosaïques des Ouled
Agla et de Bougie, p. 2, n. 4 (extrait de Const., XXVII, 1892) ; il a depuis à peu près
renoncé à son opinion (Archiv., VIII, 1893, p. 449, note ; Gsell, 1893, p. 184, n. 2).
2 De Rossi et Gatti, Bullettino comunale di Roma, 1889, p. 360-362.
3 Rœm. Mitt., VI, 1891, p. 75 et 105 ; VII, 1892, p. 272.
4 Archiv., VI, 1889, p. 557 sq.
5 Archiv., VII, 1892, p. 593-595.
6 1892, p. 100, n° 108 ; 1893, p. 184-186, n° 140.
7 Cf. G. Paris, op. cit., p. 307, n. 1. — On possède une certaine quantité d'inscriptions
provenant de Carthage, qui devaient orner des monuments publics (C. I. L., VIII, 12545-
12574, 12583-12587) ; la plupart sont trop mutilées pour qu'on en puisse rien tirer ; j'ai
mentionné les autres au cours de ce livre.
Dès maintenant, néanmoins, les documents que je viens de réunir dans ce
deuxième livre nous mettent en état de comprendre quel attrait Carthage exerça,
pendant l'Empire, sur ses habitants et ses visiteurs. Bien assise au bord des flots,
elle couvre un terrain accidenté, qui forme des plans multiples ; de là naît une
heureuse diversité dans sa situation. La plaine s'y étend assez pour qu'on n'y soit
pas astreint à de perpétuelles ascensions ; l'altitude de ses collines est moyenne
; elles se terminent par des plateaux spacieux qui semblent disposés à souhait
pour recevoir des temples ou des palais. De leur sommet, la vue, que rien
n'arrête, embrasse un immense horizon et se repose tour à tour sur la mer
d'azur, les montagnes elles champs fertiles.
A ses portes, villas, jardins, lieux de plaisance et de repos ont toute liberté de se
multiplier ; les riches négociants, les fonctionnaires y vont respirer un air plus
pur qu'à l'intérieur de la cité et se délasser de leurs travaux. Une ceinture
d'églises et de nécropoles enserre la ville proprement dite, qui s'est épanouie à
l'aise entre le lac de Tunis, la mer et les collines. Des rues droites et bien
soignées la sillonnent en tous sens. Partout se dressent de splendides édifices,
temples païens ou basiliques chrétiennes, thermes, théâtre, cirque,
amphithéâtre, etc. ; ils couvrent la plaine, ils escaladent les hauteurs. Autour
d'eux se groupent les maisons1 où habite une population dense, qui goûte la joie
de vivre dans ce décor somptueux autant que varié. Je ne m'étonne plus
qu'Hérodien, au moment où Gordien est revêtu de la pourpre, la déclare la rivale
d'Alexandrie, inférieure à Rome seule. Pour atteindre au même éclat, il ne lui
manque que la présence d'un empereur ; elle va se donner, pour quelques jours,
ce dernier luxe. Au IVe siècle, elle reste encore admirable ; l'auteur anonyme de
la Descriptio orbis s'extasie surtout devant la beauté de ses rues et de ses places
publiques. Les Vandales s'emparent d'elle et lui font subir mille dégradations, les
plus magnifiques de ses monuments éprouvent leur fureur. Peu à peu gagnés à
la civilisation, ils s'efforcent de réparer les dommages dont ils ont été la cause ;
Thrasamund prend à cœur d'embellir sa capitale, et bientôt le poète Florentinus
s'écriera2 :
Carthago populis pollet, Cartitago refulget,
Carthago in domibus, Carthago in mœnibus ampla ;
Carthago et dulcis, Carthago et nectare suavis.
Les luttes sans trêve dll tete siècle et surtout l'invasion musulmane ruinèrent
tant de gloire. Les siècles ont ensuite lentement émietté ce que les Arabes
avaient laissé debout ; c'est au prix des plus grands efforts qu'on arrive
aujourd'hui à en extraire quelques débris des profondeurs du sol. Avant que de
patientes recherches nous aient fixés sur la situation exacte de la ville, son nom,
illustre dans tout l'univers, avait presque disparu de la terre qu'elle recouvrit
autrefois. Quand on veut aller de Tunis à Carthage, écrivait Chateaubriand il y a
cent ans, il faut demander la tour d'Almenare ou la torre de Mastinacès3.
1 A Carthage, dit M. Gauckler (Arch., p. 53), les demeures étaient hautes et souvent à
plusieurs étages. S'il entend parler de la ville romaine, j'ignore sur quoi il fonde cette
assertion.
2 Anthologie latine, I, n° 376, v. 33-35.
3 Chateaubriand, p. 443.
LIVRE TROISIÈME. — ADMINISTRATION, ARMÉE, MARINE ET
COMMERCE
1 Eckhel, IV, p. 137 sq. ; Mueller, II, p. 149-151, n° 319-320, suppl. p. 56 ; Mommsen,
C. I. L., VIII, p. 133 ; Rech. ant., p. 119, fig. 40 ; Marquardt, II, p. 462, n° 8 ; Tissot,
Géographie, I, p. 636. Avec Mommsen et Tissot, je crois que les deux têtes imberbes du
droit représentent les deux suffètes plutôt que César et Auguste, puisque la pièce est
antérieure à Auguste ; cf. Toutain, Cités, p. 351. Rapprocher des noms Aristo et
Mutumbal les exemples cités au C. I. L., VIII, p. 1020 et 1030.
2 Mueller, suppl., p. 55. n. 320 a, b, c, ; C. I. L., VIII, p. 133.
3 Je me range à l'avis de Mommsen, qui lit : C. Al(fius ?) Pomp(eianus ?) F(ulvius ?)
Vic(tor) q(uæstores ?) a(ere ?) f(eriundo ?) c(olonia ?) Ka(thagine). Mueller interprète :
C. Al. Pomp. (nom d'un des suffètes à compléter) M. F. Vic. (nom du fonctionnaire
monétaire à compléter) q(uinquennalis) a(ugur) f(aciendum) c(uravit) Kar(thagine).
Cette leçon est beaucoup moins vraisemblable.
4 Pallu, Fastes, I, p. 51 sq., 61 sq.
5 C. I. L., X. 6104 cf. ibid., VIII, p. 133.
limpide, atteste l'introduction avant l'époque impériale du système de
magistratures romain1.
A partir de 725/29, la nouvelle deductio faite par Auguste mit fin à ce régime
incertain ; Carthage désormais ne se distingue pas des autres colonies. Elle nous
offre des duovirs dès les règnes d'Auguste2 et de Tibère3. Elle est régulièrement
inscrite dans la tribu Arnensis4. On sent que Rome s'affermit dans la contrée,
qu'elle y insinue de plus en plus ses idées et ses mœurs. Le duovirat se maintint
pendant plusieurs siècles5. Si nous ne perdons pas de vite quelle importance
acquit la ville sous les Antonins, quel rôle elle joua pendant toute la période
suivante, nous comprendrons combien était honorable pour un citoyen son
élection au rang suprême dans la splendidissima colonia Catlhaginiensium6. On
flattait sûrement l'amour-propre d'un Carthaginois en mentionnant que la
confiance du peuple l'avait investi de tous les honneurs dans sa patrie7.
Au second rang figurent les édiles8, plus bas les questeurs9.
A leur entrée en charge tous versent une summa honoraria au trésor municipal ;
et ce don forcé est proportionné à l'éclat de la ville qui les a choisis. Une
inscription10 parle d'un édile qui paya 50.000 sesterces (13.000 francs) l'honneur
qu'on lui conférait ; en outre, il fit les frais d'un spectacle. De tout temps cette
population fut si avide de fêtes que les magistrats étaient sûrs de plaire en les lui
prodiguant ; et c'est peut-être à quelque réjouissance populaire de cette espèce
1 Il démontre, en outre, comme l'a bien vu Mommsen (ibid.), que, dès cette époque, les
affranchis étaient admis aux honneurs dans les provinces. Cf. Henzen, Bull. dell' Inst. di
corrisp. arch., 1813, p. 87-99.
2 Mueller, II, p. 149 sq., et 152-154, n° 321-326.
3 Mueller, II, p. 150 et 154, n° 327-329.
4 C. I. L., III, 446, 6185, 6580, l. 37 : VI, 220, l. 16 et 20, 2232, 2663 ; VIII, 805, 1035.
1494, 2618, l. 35, 3358, 3925. 4436, 8449, 10526-7, 10533, 12318, 12510, 13270,
14362, 14364, 14603, 18461 : XI, 5699 ; Rev. arch., XXII, 1893, p. 392. n° 101 ;
Const., XXVIII, 1893, p. 112. La tribu Quirina est indiquée une fois (C. I. L., VIII,
13228).
5 Nous trouvons encore deux duoviri de Carthage en 314 (Acta purgationis Felicis, C. S.
E. L., XXVI, p. 198 sq., 25b et 26a) : d'autres sont au C. I. L., VIII, 883 (duovir
quinquennalicius), 1147, 1165, 12585 (avec un præfeclus jure dicundo) ; cf. ibid., X,
6104.
6 C. I. L., VIII, 2409 = 17909. On rencontre encore : en 152 et en 283, respublica
Kartaginis (ibid., 1016, 12522) ; au IIIe siècle, splendidissima colonia Julia Aurelia
Antoniniana Karthago (Bull. arch., 1893, p. 226, n° 65 = Rev. arch., XXIV, 1894, p. 412,
n° 60) ; en 304, splendidissima Carthaginis civitas (Acta SS. Saturnini, 7, Ruinart, p.
385) ; en 314, splendida colonia Carthaginiensium (C. S. E. L., loc., cit.) ; en 339,
Karthago splendidissima (Cod. Theod., XII, 1, 27) ; sous Constantin, splendida Carthago
(C. I. L., X, 3732) ; à une date inconnue, splend. col. Karthag. (C. I. L., VIII, 1165) ;
après Dioclétien, col(onia) [al]ma K(arthago) (ibid., 928, 1277 = 14172, 11205, 12545,
cf. VI, 1691) ; en 411, alma et celsa Carthago (Mansi, IV, col. 51, 167, 181) ; civitas
splendida Carthago (Edictum Marcellini primum, P. L., XLIII, col. 818 ; Ed. Marc.
secundum, ibid., col. 820).
7 Bull. arch., 1891, p. 197, n° 15 = Rev. arch., XIX, 1892, p. 295, n° 12 ; cf. Toutain,
Cités, p. 265.
8 C. I. L., VIII, 883, 1494, 12584 ; X, 6104 ; Bull. arch., 1893, loc. cit. ; Rev. arch.,
XXIV, loc. cit. ; Const., loc. cit.
9 Bull. arch., ibid. ; Rev. arch., ibid.
10 Const., loc. cit. ; cf. C. I. L., VIII, 12571.
que Tertullien fait allusion, quand, décrivant une orgie païenne1, il ajoute que
l'air est souillé par l'haleine fétide de toutes ces tribus, curies et décuries. Ce
texte prouve l'existence à Carthage de divisions politiques qui portaient le nom
de tribus, d'associations privées propres à l'Afrique, appelées curies, sur le
caractère desquelles on n'est pas encore très bien fixé2, enfin de collèges
funéraires répartis en diverses branches ou décuries3.
L'assemblée du peuple (populus) élit les magistrats, décerne les honneurs4.
Prosper lui attribue encore un rôle au Ve siècle.
Comme toutes les villes soumises au régime municipal romain, Carthage
possédait un sénat ou ordo decurionum5, dont les membres6 devaient être au
nombre de cent, chiffre ordinaire pour les colonies7. Cette assemblée se mêla
assurément aux événements politiques et religieux dont la capitale de l'Afrique
fut le théâtre ; et pourtant c'est à peine s'il subsiste quelques traces de son
intervention. Saint Augustin rappelle que plusieurs décurions8 avertirent le
proconsul de la ruse employée par l'évêque Mensurius pour ne pas livrer les
Ecritures. Ce fait donne à penser qu'au début du IVe siècle l'ordo appartenait
encore, au moins en partie, au paganisme ; les riches vinrent lentement à la
nouvelle religion.
Le sénat carthaginois est surtout intéressant par la lutte qu'il soutint bientôt
après contre le pouvoir impérial. On sait que les magistratures municipales,
honneur jadis très envié, s'étaient peu à peu converties en charges accablantes,
à cause des multiples dépenses (jeux, fêtes, constructions, largesses, etc.) qui
incombaient aux titulaires, sans compter la responsabilité en matière d'impôts.
Les gens aisés cherchaient donc à esquiver alitant que possible ces soi-disant,
distinctions, qui les conduisaient fatalement à l'impopularité ou à la ruine,
souvent aux deux ensemble. De son côté, l'empereur, qui trouvait dans ce
système une source abondante de revenus, employait tous les moyens pour
contraindre les récalcitrants à accepter. C'est nu épisode de ce conflit à l'état
aigu que nous surprenons à Carthage, où les dépenses étaient beaucoup plus
1 Apologétique, 39.
2 M. Toutain (Cités, p. 278-286) a démontré que ces curies n'étaient ni des confréries
religieuses, ni des corporations professionnelles, ni des collèges funéraires, ni des
sections électorales, mais peut-être des associations de quartiers, dans lesquelles se
groupaient, à la ville, les habitants d'un même virus, à la campagne les paysans d'un
même pagus.
3 Bouché-Leclercq, p. 475.
4 C. I. L., VIII, 12573 : cf. Toutain, Cités, p. 352-354.
5 En 339, senatus (Cod. Theod., loc. cit.) ; en 353, ordo Carthaginiensium (ibid., 41) ;
en 364, ordo civitatis Karthaginis (ibid., XI, 30, 32, et 36, 15) ; en 413, Karthaginiensis
curia (ibid., XII, 1, 176). Les Acta purgationis Felicis (loc. cit.) nous ont conservé un
procès-verbal d'audience de la curie de Carthage.
6 Decurio (C. I. L., VIII, 883, 1002, 1004, 1141, 1413 = 15205 [adlecti decuriones, cf.
1003], 2409 = 17909, 12571 [?], 12572 ; Rev. arch., XX, 1892, p. 215 et 404, n° 145 ;
XXXV, 1899, p. 179, n° 61) ; senator (Augustin, Conf., VI, 9, 15) ; curiales (Cod. Theod.,
XII, 1, 27) ; les expressions principes Africæ viri (Apulée, Flor., XVI, début), Sidonii
patres (Corippus, Johan., III, v. 280), proceres (ibid., I, v. 1 ; VI, v. 228-260), sont
littéraires et non officielles. Ces deux derniers textes montrent que Justinien se
préoccupa de réorganiser le régime municipal à Carthage (cf. Diehl, Afr., p. 390) ; mais
nous souhaiterions des informations plus précises.
7 Marquardt, I, p. 271 ; Bouché-Leclercq, p. 184.
8 Quosdam Carthaginensis ordinis viros ; Brevic. coll., III, 23.
lourdes qu'ailleurs, et par conséquent plus vif le désir des décurions de s'y
soustraire et plus ardente la volonté du prince de les y réduire. Le préfet du
prétoire d'Italie1 s'était plaint que les sénateurs refusassent de siéger,
prétextant, à titre d'exemption, des dignités qu'ils se procuraient à prix d'argent.
Le 10 janvier 339, Constantin II, Constance II et Constant enjoignent qu'on les
dépouille de ces dignités usurpées et qu'on les astreigne aux civica munera2. De
violentes réclamations se firent sans doute entendre, puisque, quatorze ans plus
tard (23 juillet 353), Constance II et Gallus écrivent directement à l'ordo
Carthaginiensium que les personnes investies de fonctions honoraires, encore
que réelles et légalement obtenues (ex-comites, ex-præsides...) ne sauraient se
dispenser des charges curiales3. Ils reconnaissaient donc implicitement la validité
de l'excuse tirée des fonctions effectives. La décision satisfaisait les plaignants
qu'elle dégrevait dans une certaine mesure, sans trop nuire ni au trésor public, ni
aux intérêts de Carthage (ratio municipalis). Il est peu vraisemblable néanmoins
que ce palliatif ait pour toujours calmé le mécontentement. Avec l'esprit
d'indépendance que nous leur connaissons, les Carthaginois n'étaient pas
hommes à supporter sans se plaindre le fardeau, même allégé, qu'on leur
imposait.
Les rapports qui existèrent entre les sénateurs et Valentinien et Valens, en 364,
sont empreints d'une plus grande cordialité. Il s'agit, dans les deux rescrits
impériaux adressés à l'assemblée4, des appels judiciaires et de la transmission
des dossiers y relatifs à la chancellerie impériale. Les devoirs des juges sont
résumés ainsi que les peines auxquelles ils s'exposent en cas de faute. Ces
questions de procédure regardaient-elles donc en quelque façon l'ordo de la cité
? Non, certes ; mais, dit avec raison Godefroy, il avait pu signaler en haut lieu la
négligence des juges, témoignant ainsi de son zèle pour la défense de ses
administrés.
Apulée, dans le discours qu'il prononça pour remercier la curie de lui avoir voté
une statue5, exalte cette compagnie non minus splendidissima quam begnissima
; les épithètes ne lui coûtent rien quand ile célèbre la sanctissima curia, les
optimi magistratus benevolentissimi principes ; enfin le décret rendu en sa
faveur est un vrai sénatus-consulte. Sans nous laisser gagner par l'accès
d'enthousiasme auquel l'orateur est en proie, ne nous sera-t-il pas permis de dire
que cette assemblée, porte-parole d'un peuple immense, avait bien quelque droit
d'être fière de sa situation ? Elle formait une aristocratie municipale et
provinciale que les empereurs se plaisaient à combler de distinctions
honorifiques6.
1 Sidi Ali es Sedfini (Tissot, Géographie, II, p. 590 sq.. pl. XVII, XIX ; Atlas, II, Oudna) ;
C. I. L., VIII, 883.1
2 Timgad ; C. I. L., VIII, 17909.
3 Henchir es Souar ; Bull. arch., loc. cit. ; Rev. arch., loc. cit.
4 Marquardt, I, p. 228, n. 2.
5 C. I. L., VIII, 1165 ; héron de Villefosse, Bull. épigr., I, 1881, p. 19 sq.
6 En 283 (C. I. L., VIII, 12522) ; sous Constantin (ibid., 1016, et X, 3732) ; en 411
(Mansi, IV. col. 51, 167, 181). Les curatores sont des fonctionnaires impériaux, mais ils
s'occupent exclusivement des affaires municipales (cf. Toutain, Cités, p. 365) ; c'est pour
ce motif que je les introduis dans ce chapitre. Une inscription de Tivoli (C. I. L., XIV,
3613) fait allusion à un consul désigné, patron de Carthage.
7 Henchir Guenba (Atlas, I, Mateur) ; Bull. arch., 1891, p. 197, n° 15 = Rev. arch., XIX,
1892. p. 295, n° 12.
8 Dougga ; C. I. L., VIII, 1494, 15513, 15514 ; cf. 1497, 15529 ; Rev. arch., XXII, 1893,
p. 392, n° 101.
9 Henchir Bou Flis (Tissot, Géographie, II, p. 542-545, pl. XIX) ; C. I. L., VIII, 805.
10 Aïn Tounga ; C. I. L., VIII, 15205.
11 C. I. L., VIII, 15205 ; Bull. Ant., 1898, p. 268 ; Toutain, Cités, p. 360.
12 Salvien (De Gub. Dei, VII, 18, 78) parle en termes très vagues des procuratores
publicæ disciplinæ.
13 Augustin, Conf., VI, 9, 15.
vol. Ce fonctionnaire avait mission d'inspecter les monuments publics ; il
occupait une situation assez relevée. De modestes auxiliaires à la solde de la
ville, les gardiens du forum (æditimi fori), interviennent aussi dans la
mésaventure d'Alypius.
1 Eckhel, IV, p. 137 sq. ; Mueller, II, p. 149-151, n°5 319-320 ; suppl., p. 55, n° 320, a,
b, c ; Rech. ant., p. 179. Le travail de ces dernières pièces est assez défectueux ; aussi
Mueller est porté à croire que le coin de la face est dû à un graveur punique peu habile et
non versé dans l'écriture romaine. Sur les monnaies de Carthage, en général, voir
Caroni, p. 76-89, pl. V-VI.
2 Eckhel, IV, p. 140, n°5 8, 9, 12, 14 ; Mueller, II, p. 149-150, 152-154. n° 321-329 ;
Rech. ant., p. 179. Mueller (II, p. 176) croit pourtant, vu la quantité des bronzes que
nous possédons de la première Carthage, qu'ils ont eu cours longtemps après la chute
dans la ville ou dans la province.
3 Mommsen, Hist. de la monnaie romaine (trad. Blacas), III, p. 248. Une monnaie de
bronze contremarquée par le proconsul L. Apronius (18-21 ap. J.-C.), et déterrée à Bir el
Djebbana (Cagnat, Armée, p. 13), semble venir à l'appui de cette opinion.
4 Mommsen, Hist. de la monnaie romaine, III, p. 153. Certaines pièces (de Q.
Cornificius, de Q. Cæcilius Metellus Pius Scipio, de Caton d'Utique), frappées en Afrique
vers la fin de la République, l'ont-elles été à Carthage ? Rien ne nous autorise à
l'affirmer. Cf. Babelon, Monnaies de la Rép. rom., I, p. 277-280, 433-435 ; 11, p. 373-
376 ; Rech. ant., p. 185.
5 Eckhel, VI, p. 288-290 ; Mueller, op. cit., p. 170-175, n° 380-392 ; Cohen, I, p. 216
sq. ; VII, p. 36 ; Rech. ant., p. 187.
6 Pourtant la Notitia dignitatum (Occ., X) ne parle pas de la moneta de Carthage ; aussi
M. Mommsen croit que toute affirmation sur sa durée serait prématurée en l'état actuel
être certaines monnaies de Septime Sévère, relatives à la réfection de l'aqueduc,
avec la légende : indulgentia Augg. in Carth.1, en provenaient-elles. Mais, d'une
manière générale, discerner les pièces qui en sortent n'est pas chose facile ou
même possible jusqu'au déclin du IIIe siècle oh apparurent les marques de
fabrique. Les monnaies frappées à Carthage, le seul atelier d'Afrique, dit M.
Babelon2, portent la marque K, KA ou KART, suivie d'une lettre variable, qui est le
différent de l'émission. Ces abréviations et des légendes telles que : cureta
Carthago, felix Carthago, conservatores Karthaginis suæ, sur des monnaies d'or
de Maximien Hercule3 et de Maxence4, prouvent que la frappe a été faite à la
moneta de Carthage. Les pièces d'or, d'argent ou de bronze d'Alexandre le tyran
ont toutes au revers la mention significative : p(ercussus) K(arthagine)5. L'atelier
fut surtout prospère à la fin du IIIe siècle et au commencement du suivant ; ses
officines émettaient alors des espèces pour la plupart des Augustes et des Césars
qui détinrent le pouvoir depuis l'établissement de la' tétrarchie jusqu'à Maxence ;
on a reconstitué quelques-unes de ces séries6.
Les Vandales ne pouvaient pas manquer d'utiliser tout le matériel monétaire que
la conquête avait fait tomber entre leurs mains. Genséric manda-t-il d'Espagne,
comme on l'a soutenu, d'habiles ouvriers monnayeurs7 ? Quoi qu'il en soit de
cette tradition, la plus grande activité régna sous la domination des Vandales à
l'atelier carthaginois, le seul, croit-on, qu'ils aient possédé8. La liste est longue
des monnaies de Genséric, d'Hunéric, de Gunthamund, de Thrasamund,
d'Hildéric et de Gélimer, qui nous sont parvenues. Il se peut qu'au début ils aient
borné leur ambition à copier les types impériaux ; on attribue d'ordinaire au
règne d'Huilerie des pièces d'argent calquées sur celles d'Honorius9. Les
Mérovingiens, en Gaule, avec les espèces d'or et d'argent (cf. Ch. Robert, Mém. Inscr.,
XXX, 2e partie, p. 418-425 : M. Prou, Les Monnaies mérovingiennes, p. XIV-XXVIII, XCVI-CI,
1-8, n° 1-31 : id., Inventaire sommaire des monnaies de la collect. d'Amécourt, p. 53-
15, n° 1-44, extrait de la Revue numismatique, 1890). Si Genséric, comme le dit
Papencordt (p. 435 sq.), s'est servi de nummi recusi, on est peut-être fondé à croire qu'il
laissa d'abord circuler la monnaie romaine en cours. Après Hunéric, tous les rois vandales
inscrivent leur propre nom sur le numéraire qu'ils frappent, et jamais plus on n'y
rencontre l'épithète Augustus.
1 Eckhel, IV, p. 138 sq. : Friedlænder, p. 6 : Sabatier. I. pl. XX : Rech. ant., p. 194, 215.
Papencordt (p. 433) croit aussi à l'existence de monnaies d'or. On assigne à Hildéric des
monnaies de Justin Ier, avec felix Carta ou Kartg (Friedlænder, p. 32 ; Sabatier, I, p.
219, pl. XX, 14 : cf. Papencordt, p. 439) ; mais le fait ne me semble pas hors de
conteste. Papencordt (p. 127. 231) voit dans la présence de la figure impériale sur ces
monnaies l'aveu par les Vandales de leur dépendance vis-à-vis de l'Empire.
2 Friedlænder (p. 35 sq., pl. I) les croit de la fin de la domination vandale : cf. Sabatier,
I, p. 220 sq., pl. XX, 22-28 : Rech. ant., p. 195, 215. Certaines autres monnaies sont
encore attribuables à Carthage et à cette époque, les unes en raison de leur type, bien
qu'aucune légende ne vienne à l'appui, les autres parce qu'elles contiennent le nom de la
ville entier ou abrégé. Outre les références ci-dessus, voir au Cabinet des Médailles de la
Bibliothèque Nationale les numéros suivants du catalogue : 9927A Domino nostro. r
Cartagine p. p. ; 9927B Dominis nostris. r une croix dans une couronne : 9926 et 9927,
buste de guerrier casqué à droite. r K. Ces trois derniers exemplaires sont inédits. MM.
Babelon et Prou m'ont renseigné avec la plus parfaite obligeance sur ces séries
numismatiques peu connues.
3 Sabatier (I, p. 163-165, pl. X, 14-15 : XI, 2 et 7) attribue assez arbitrairement à
Carthage des monnaies de Justin Ier.
4 Sabatier, p. 181, 183, 186-190, pl. XII, 23 ; XIII, 14 ; XV, 15-16 ; XVI, 11-13, 24-25. Cf.
C. I. L., VIII, 5262.
5 Sabatier, 226-227, pl. XXI, 12-15.
6 Sabatier, p. 233, n° 16.
7 Sabatier, p. 241. 243-246, pl. XXIV, 20 ; XXV, 14-16, 19, 32 : XXVI, 1.
8 Sabatier, p. 235, n° 18.
9 Sabatier, p. 265, 269 sq., pl. XXVIII, 4-5, 26, 29.
10 Sabatier, p. 300, 302, pl. XXXIII, 3-4, 12, 15, 16 ; II, p. 7, n° 26, p. 8, pl. XXXV, 7 ;
Miss. cath., 1887, p. 524.
11 Sabatier, II, p. 14, pl. XXXV, 21 ; Miss. cath., 1887, p. 325.
12 Sabatier, II, p. 25, pl. XXVII, 19.
fréquemment la vieille moneta. Au milieu du VIe siècle, l'usurpateur Grégoire
s'en servit, comme avaient fait Clodius Macer et Alexandre1.
C'est à la période byzantine qu'il convient d'attribuer les exagia ou poids officiels,
destinés à la vérification des monnaies d'or et d'argent, que les Arabes déterrent
fréquemment entre La Goulette et Sidi Bou Saïd. Le musée de Saint-Louis en
possède une riche série2 ; ils sont de valeur très diverse. Les indications qu'ils
portent ne permettent pas, en général, de les attribuer spécialement à tel
empereur. Friedlænder3 en a signalé un d'origine vandale.
I. — ADMINISTRATION.
Le propréteur que les Romains installèrent dans l'Afrique soumise ne pouvait pas
se fixer à Carthage, dont Scipion avait fait un amas de ruines ; et la colonie de
Gracchus, supprimée presque aussitôt que fondée, n'aurait pas davantage
convenu au gouverneur. Les villes qui, pendant le siège, avaient secondé les
efforts de Rome, étaient toutes désignées, au contraire, pour le recevoir. Cet
honneur échut à Utique1 ; sa situation sur la mer, en face de la Sicile, et
l'importance de sa population la désignaient au choix des Romains. Le proconsul
qui, sous Auguste, succéda au propréteur2, changea-t-il immédiatement de
résidence ? On peut le soutenir sans témérité3. A ce moment, en effet,
l'empereur avait rendu forte la cité carthaginoise qui végétait jusqu'à lui.
Le proconsul provinciæ Africæ, choisi parmi les consulaires, était un des premiers
personnages de l'empire4. Son pouvoir s'étendait sur l'Africa vetus et l'Africa
nova ; il commandait même, privilège unique, l'armée nécessaire à la défense du
pays. Ce commandement militaire lui fut enlevé par Caligula, mais ses
attributions civiles ne subirent alors aucun amoindrissement ; et même il
conserva, en principe, une autorité sur les troupes5. Trois légats (legati provinciæ
Africæ) administrent sous ses ordres autant de diocèses, dont l'un porte le nom
de diœcesis Carthaginiensium6. Il est vir clarissimus ; il touche un traitement de
1 C. I. L., VIII, p 149, et n° 1180 = 14310 ; Labarre, p. 6-8. Dureau de la Malle (p. 122)
conteste cette opinion ; il s'appuie sur l'aventure de Marius, à qui l'ordre d'expulsion
lancé par Sextilius fut si promptement notifié à Carthage. N'est-ce point s'attacher trop à
la lettre du texte de Plutarque ? Voir d'ailleurs les faits et les textes allégués par M. Pallu
de Lessert, Fastes, I, p. 23, 41-43, 47 sq., 51 sq., 55, 77.
2 Marquardt, II, p. 452.
3 On dit qu'il ne se transporta pas a Carthage avant 742/12 (C. I. L., loc. cit. ; Ruggiero,
II, p. 122), parce qu'une inscription d'Utique mentionne une construction faite alors en
cette ville par le proconsul. L'argument est peu solide ; Schwarze (p. 3, n. 2) répond
justement qu'il a pu habiter Carthage et bâtir à Utique. Mais, à son tour, il indique (p. 3)
sans raison suffisante les années 740/14 ou 741/13.
4 Voir, à ce sujet, Mommsen, C. I. L., VIII, p. XV sq. ; Marquardt, II, p. 453 sq., 534 sqq.
; Cagnat, Armée, p. XIX, 4-25, 112 sq., 115 ; Labarre, p. 9.
5 Le proconsul, dit M. Cagnat (Armée, p. 24-25), eut droit au même nombre de
beneficiarii que le légat... on ne rencontre de beneficiarii qu'à côté des personnages
revêtus de commandements militaires.
6 C. I. L., II, 1262, 4510, 4511 ; VI, 1346 ; XIV, 3599, 3600 ; Bull. Ant., 1898, p. 224 ;
C. R. Inscr., 1898, p. 502 ; Bull. arch., 1898, p. CXL, 174 sq. = Rev. arch., XXXV, 1899,
p. 172, n° 37 ; Apulée, Flor., IX, 40 ; Capitolin, Vita Gord. trium., 7, 2 ; 9, 6. Après
1.000.000 de sesterces (260.000 francs)1 ; il a droit à une escorte de douze
licteurs2 ; le quæstor provinciæ Africæ3 et de nombreux employés subalternes
lui obéissent.
Outre les assessores de son consilium qui l'éclairent dans l'exercice de la justice4
et les amis qui forment sa cohors prætoria, son officium5 comprend maison
militaire et maison civile. Les officiers (principes)6 qui composent la première ont
des attributions bien distinctes. L'un commande l'escorte7, un autre fait fonction
d'écuyer (strator)8, un troisième semble investi de la surveillance des prisons
(equistrator a custodiis)9 ; puis viennent les estafettes (tesserarii)10, enfin certains
agents de la force publique, tels que les policiers (commentarii)11, le bourreau
(speculator ou spiculator)12, les surveillants de la prison (cataraclarii, ministri
cataractariorum, regionantes)13. Cette liste, évidemment incomplète, puisque le
gouverneur, depuis Caligula, avait droit au même nombre d'auxiliaires militaires
que le légat14, nous laisse pourtant deviner l'importance de cette partie de
l'officium. Les quelques détails que nous possédons sur la maison civile
proviennent des Actes des martyrs ; ils ont trait par conséquent à un ordre de
choses restreint et concernent surtout les fonctionnaires de l'ordre judiciaire.
Nous y voyons des employés désignés sous le nom général d'apparitores
(apparitio), qui assistent le proconsul siégeant dans le secretarium15 et font
Dioclétien, il n'y eut plus que deux diocèses (Not. Dign. Occ., XVII) ; Carthage donna
encore son nom à l'un des deux : C. I. L., VI, 1682 (1er tiers du IVe s.) ; VIII, 1277 =
14772 (a. 314-316), 928 (a. 388-392) ; Mansi, IV, col. 51, 167, 181 (a. 411) ; cf.
Marquardt, II, p. 515.
1 Dion Cassius, LXXVIII, 22.
2 Cyprien, Epist., XXXVII, 2.
3 C. I. L., II, 1262, 1283, 1371 ; V, 2112, 4129, 4338, 4359 ; VI, 1346 ; cf. Hirschfeld,
Untersuch., p. 17 ; Labarre, p. 10.
4 Apulée, De magia, 1 ; Cyprien, Acta procons., 4.
5 Cyprien, Acta procons., 2 ; Acta SS. Saturnini..., 4-5, 14 (Ruinart, p. 383 sq.) ; Acta S.
Maximiliani, 2 (ibid., p. 300) ; Passio Maximiani et Isaac (P. L., VIII, col. 169) ; Cod.
Theod., XII, 1, 116 ; Cod. Just., XII, 56, 1.
6 Cyprien, Vita, 15 ; Acta procons., 2. Le père de Tertullien, qualifié par Eusèbe et saint
Jérôme de centurio proconsularis (P. L., I, col. 126), appartenait sans doute à ces
principes. Sur les grades qui vont suivre, cf. Cauer, Ephem., IV, p. 406-409, 424 sq.,
452-455, 459-466.
7 Cyprien, Vita, 15, cum militibus suis princeps.
8 Cyprien, Acta procons., 2 ; cf. Cagnat, Armée, p. 128-130.
9 Cyprien, Acta procons., 2. Sur ce sens, cf. Cod. Just., IX, 4, 1.
10 Cyprien, Vita, 16.
11 Cyprien, Epist., LXXXI.
12 Cyprien, Acta procons., 5 ; Acta S. Maximiliani, 3 (Ruinart, p. 301) ; Cagnat, Armée,
p. 130.
13 Passio S. Perpetuæ, 15 ; Passio SS. Montani..., 3 et 11 (Ruinart, p. 99, 114, 230,
236). Les venatores qui flagellent Perpétue et ses compagnons dans l'amphithéâtre
(Passio, 18 ; Ruinart, p. 100, 116) ne dépendaient sans doute pas du proconsul. Je
rangerais plus volontiers sous ses ordres les stationarii dont parle saint Augustin dans un
sermon prononcé peut-être à Carthage (Enarr. in psalm., XCIII, 9 ; cf. P. L., XXXVI, col.
1189 et 1199, avec les notes puis, Cod. Theod., VI, 29, 1 ; XVI, 2, 31).
14 Cagnat, Armée, p. 25, 130, n. 7.
15 Augustin, Sermo XLVII, 4 : Magnum secretum judicis, unde secretarium nominatur.
comparaître les accusés devant lui1, puis le greffier (exceptor), qui rédige les
actes et lit la sentence2.
En dehors peut-être de l'entourage du proconsul, mais dépendant néanmoins
directement de lui, je nommerai encore le præfectus fabrum3, dont le séjour à
Carthage se prolonge autant que durent les pouvoirs de son chef4.
Tout cet appareil (ornatio) était de nature à impressionner les esprits et à
concilier au gouverneur le respect d'une population qui prisait surtout l'éclat
extérieur. La valeur personnelle du magistrat y contribuait aussi dans une large
mesure. Galba, Vitellius, Vespasien, Pertinax, Didius Julianus, Balbin, Gordien,
Macrianus5, qui tous revêtirent la pourpre impériale, avaient, été proconsuls
d'Afrique. Des guerriers comme Junius Blæsus, des jurisconsultes comme
Javolenus, des littérateurs comme Lollianus Avitus et Symmaque, peut-être
Claudius Maximus, des historiens comme Dion Cassius6, illustrèrent aussi cette
fonction. D'autre part, quoique la charge fût annuelle en principe7, il arriva le
plus souvent que le titulaire fut prorogé au-delà de cette limite. M. Junius
Silanus, sous Tibère, se maintint à son poste pendant six années consécutives ;
Gordien était en charge depuis six ou huit ans quand on l'éleva à l'empire8. Ces
causes diverses, pouvoir étendu, qualités particulières, durée du gouvernement,
tendaient à constituer le proconsul en une sorte de vice-roi d'Afrique. Plusieurs,
on s'en souvient, ne résistèrent pas à la tentation de substituer la réalité à
l'apparence et de s'affranchir de la tutelle impériale. La plupart, pour être
demeurés dans le devoir, possédèrent néanmoins, dans la région qui leur était
soumise, une puissance quasi souveraine9. Carthage en éprouvait les effets,
ainsi qu'il est naturel, beaucoup plus vivement que les autres parties du
territoire. C'est, par exemple, à la présence du proconsul, investi de la juridiction
criminelle, que la ville dut de voir mourir dans ses murs tant de chrétiens venus
du dehors, les Scilitains, les martyrs de Thuburbo et ceux d'Abitina, à côté de ses
1 Cyprien, Acta procons., 1 ; Acta Scilitanorum, 1 (Ruinart, p. 88, cf. 89) ; Cod. Just.,
XII, 56, 1-2.
2 Acta mart. Scil., 5 (ibid., p. 81 ; cf. Passio Maximiani et Isaac (P. L., VIII, col. 768 sq.).
3 On rencontre encore dans les textes un scholaslicus (avocat) proconsalis (Augustin,
Epist. CLVIII, 1) et un advocatus vicariæ præfecturæ, id., De Civ. Dei, XXII, 8 : je ne
crois pas qu'il s'agisse là de véritables fonctionnaires, mais d'auxiliaires occasionnels de
l'administration
4 C. I. L., XIV, 5665. Borghesi, V, p. 208 ; Marquardt, XI, p. 250 sq. ; Cagnat, Armée, p.
181 sq. Pallu, Fastes, I, p. 117 et les références : Hirschfeld, Untersuch., p 219.
5 Pallu, Fastes, I, p. 123, 131, 139, 224, 221, 265, 276, 284 sq.
6 Pallu, Fastes, I, p. 105, 161, 199-201, 269.
7 Cyprien, Epist. XXXVII, 2.
8 C. I. L., XIV, 3665 ; Pallu, Fastes, I, p. 117 sq., 179. Pour les autres prorogations, cf.
ibid., passim, et Marquardt, II, p. 567, n. 1.
9 Dureau de la Malle (p. 203) et Labarre (p. 10) à sa suite mentionnent un texte de
Prosper Tiro (p. 206) que j'ai en vain cherché. A titre de renseignement, voici la
traduction de ce passage par Dureau de la Malle. Lorsque l'année du gouvernement de
ces magistrats (les proconsuls) était expirée, le peuple était convoqué dans le forum de
Carthage pour porter son jugement sur leur administration. C'était un jour solennel que
celui où le peuple citait les proconsuls à son tribunal. Leurs noms étaient inscrits sur des
calculs d'ivoire. Ceux qui avaient administré la province avec talent et intégrité. on leur
décernait des louanges et des honneurs, même s'ils étaient absents ; ceux qui, dans leur
gouvernement, s'étaient montrés inhabiles et rapaces étaient injuriés et sifflés par le
peuple.
propres fils, Cyprien, Mappalicus, et tous ceux dont les noms paraitront lorsque
je retracerai l'histoire de son église1.
La réforme de Caligula, plus encore l'érection de la Numidie en province spéciale
sous Septime Sévère, avaient porté atteinte au prestige de ce magistrat. Son
autorité fut réduite bien davantage quand Dioclétien institua le diocèse d'Afrique
dépendant de la préfecture d'Italie et mit à sa tête le vicaire (cicarius Africæ).
Tandis que ce dernier avait sous sa juridiction de vastes territoires, il ne restait à
l'autre que la Proconsulaire ou Zeugitane2, grave déchéance que ne parvenait
pas à compenser le rattachement direct de cette province à l'empereur. Je ne
soutiendrai pourtant pas un paradoxe en avançant que Carthage, loin de perdre
à cet amoindrissement de l'autorité proconsulaire, y gagna beaucoup plutôt. En
effet, si la réalité du pouvoir échappe aux mains du gouverneur, l'apparat dont il
était jusqu'alors environné ne souffre aucune éclipse. Son officium, dont la
Notitia dignitatum nous a conservé la composition pour cette période3, comprend
une sorte de chef du personnel aux appointements de 200.000 sesterces (52.000
francs — princeps de scola agentum in rebus ducenarius), un greffier en chef
(cornicularius), deux comptables (numerarii duo), un chef du secrétariat
(primiscrinius), un délégué à la police (commentariensis), un aide pour les affaires
civiles (ab actis), des secrétaires (adjutor, subadjuvæ), des scribes (exceptores), des
estafettes (singulares), et des agents inférieurs en nombre indéterminé (et
religuum officium). D'autre part, le vicaire, vir spectabilis, qui résidait, selon toute
probabilité, dans la même ville4, était lui aussi à la tête d'un officium dont les
éléments sont identiques à ce que nous avons trouvé chez le proconsul, sauf
qu'au primiscrinius est substitué un expéditionnaire (cura epistolarum)5.
L'énumération se termine, comme dans le cas précédent, par une formule assez
vague (et reliqui officiales), qui laisse deviner une suite encore longue de sous-
ordres6. Les modifications introduites par Dioclétien dans le régime civil de
l'Afrique avaient donc eu pour résultat d'accroître à Carthage, dans de fortes
proportions, la classe des fonctionnaires. Si l'Empire, dans son ensemble,
souffrait de ce développement exagéré de la bureaucratie, elle y trouvait pour
elle-même une source de revenus, partant un élément de prospérité matérielle.
Cette machine administrative aux rouages compliqués se disloqua-t-elle en un
jour, lors de l'invasion vandale ? On serait tenté de le croire ; tout ce que les
historiens racontent de la fureur des barbares laisserait supposer qu'ils ne
rêvaient qu'une chose, faire table rase de ce qui existait avant eux. Il faut en
rabattre. Genséric était mi politique avisé en même temps qu'un hardi
1 Papencordt, p. 192-202.
2 III, 27 ; Papencordt, p. 195 sq., 250.
3 Marcus, Wand., p. 188 ; Papencordt, p. 250 sq. Je n'ai pas retrouvé le passage de
Victor de Tonnenna auquel ils se réfèrent.
4 Papencordt, p. 269, 310.
5 Victor de Vita, II, 3, 15, 41 ; Papencordt, p. 220-221, 262. Victor (III, 33) nomme
parmi les emplois inférieurs un cellarita regis.
6 Victor de Vita, II, 6, 8-9 ; Papencordt, p. 188, 219, 221 sq.
7 Papencordt, p. 267, 269.
8 Papencordt, p. 211, 219.
9 Papencordt, p. 225-227.
10 Victor de Vita, II, 4 ; 1. 13 ; Procope, Bell. Vand., I, 5 ; Papencordt, p. 183, 192.
11 Cod. Just., I, 27 : cf. Partsch, p. VII et n. 5 ; Epist. Gregorii I Papæ (éd. Ewald), I, p.
26 sq., 261, les notes. Wilmanns (C. I. L., VIII, 1020) attribue un proconsul à l'Afrique
sous Justin II (565-518) ; au lieu de v. c. p[roc]. p.[a...], ne pourrait-on pas lire p[ræf.]
? Cf. ibid., 10498.
Proconsulaire ou Zeugitane1, passe sous les ordres d'un consularis, aux
appointements de 448 sous d'or (7.017 fr. 90), qui dirige 50 employés2. Le préfet
du prétoire d'Afrique (præfectus prætorio Africæ)3, dont la juridiction est plus
étendue que ne le fut jamais celle d'aucun gouverneur en ce pays, qui touche un
traitement de 100 livres d'or (113.000 francs), et qui est entouré des plus grands
honneurs, compte clans ses bureaux (per diversa scrinia et officia) jusqu'à 407
auxiliaires. Une liste annexée à la lettre de l'empereur les énumère tous, bureau
par bureau, avec le chiffre de leurs émoluments. On me dispensera de reproduire
ici cette longue série d'employés, dont quelques-uns, par exemple les
grammatici, les sophistæ oratores, nous étonnent dans la suite d'un gouverneur.
Ce que je tiens seulement à faire observer, c'est l'accroissement des services
impériaux. Carthage est, plus que jamais, dans cette- dernière période de son
histoire, une ville de fonctionnaires.
L'exarque. Les renseignements que nous possédons sur les gouverneurs à la fin
du VIIe siècle et durant le vite sont très clairsemés. Le préfet du prétoire
subsiste, mais sa situation s'amoindrit4 quand l'empereur Maurice institue
l'exarque d'Afrique5, qui, d'abord chef militaire, devient rapidement un véritable
vice-empereur6, et, non content de posséder les anciennes attributions du
magister militum, empiète de plus en plus sur celles du préfet. Le patrice
Gennadius, exarque en 5917, que Simocatta nomme aussi le Decar de la
province8, avait assurément son centre d'action à Carthage, où il se tenait
environné d'une pompe presque royale et secondé par un officium considérable9.
Mais que dire de l'exarque d'Italie Smaragdus ? Il exerça un pouvoir simultané
sur l'Italie et sur l'Afrique ; le fait est indéniable, puisqu'il érigeait en même
temps deux statues à Phocas, l'une à Rome, l'autre à Carthage10. Si cette
dernière ville lui fut redevable de quelque embellissement, je n'aperçois
néanmoins aucune raison péremptoire peur admettre qu'elle ait eu l'honneur et
le profit de sa présence. Quand ce régime spécial eut pris fin et que les
gouverneurs furent de nouveau institués pour l'Afrique seule, Héraclius, Nicétas,
les deux Grégoire, le second du moins jusqu'à sa révolte11, conservèrent
Carthage comme résidence. N'était-ce pas à l'abri de ses remparts que se
massaient les forces byzantines pour repousser lé suprême assaut, tandis que le
vide se faisait autour d'elle et que les Arabes resserraient peu à peu le cercle
infranchissable qui allait bientôt l'étreindre ?
1 J'admets les corrections que M. Diehl (Afr., p. 101-110) fait subir au texte du Code ; cf.
Cuq dans Borghesi, X, 2, p. 654, n. 1.
2 Diehl, Afr., p. 110-116.
3 Sur ce fonctionnaire et ses agents, voir Diehl, Afr., p. 97-107 ; la liste des préfets du
prétoire d'Afrique se trouve dans ce même ouvrage, p. 596-599, et dans Borghesi, loc.
cit., p. 653-672.
4 Diehl, p. 489-492.
5 Diehl, p. 472-474.
6 Diehl, p. 474, 477. 481, 484-489.
7 C. I. L., VIII, 12035 ; Gsell, 1893, p. 174, n. 113 ; Diehl, Afr., p. 478 sq.
8 VII, 6 (Byz.) : Ό µέν ούν Γενάδιος τό τηνικαύτα ∆έκαρ. M. Diehl ne donne pas
l'explication de ce mot.
9 On ne peut guère se faire une idée de cet officium que par comparaison avec ce qui
existait en Italie ; cf. Diehl, Afr., p. 488 sq.
10 C. I. L., VI, 1200 ; VIII, 10529 ; cf. Gsell, loc. cit.
11 Voir ci-dessus, L. I, chap. V, § 3 ; C. I. L., VIII, 2389, 10965.
Au-dessous de l'exarque se développe toute une hiérarchie dont deux grades
seulement nous sont connus : des sceaux en plomb du musée de Saint-Louis
mentionnent un préfet (έπάρχος) et un consul1.
II. — FINANCES.
Le gouverneur et les agents qui dépendent immédiatement de lui, quelque nom
qu'ils portent sous les régimes successifs, ont pour mission principale
d'administrer la province, c'est-à-dire d'y maintenir l'ordre, d'y faire connaître et
exécuter la loi. Les procurateurs et leurs subordonnés, qui relèvent directement
de l'empereur, gèrent les vastes propriétés impériales2 et travaillent au
recouvrement des impôts3. Il ne semble pas avoir existé de procurateur général
pour toute la province4 ; mais le plus haut gradé de ceux qui sont établis dans la
capitale occupe, dès le commencement de l'Empire, une situation fort importante
; elle ne fit que croître par la suite. Au début du IIIe siècle, le procurateur
Hilarianus, investi du jus gladii, remplace, avec le titre de præses, le défunt
proconsul Minucius Timinianus ; ce fut lui qui ordonna le martyre de Perpétue et
de ses compagnons5. En 259, un autre fait encore, dans les mêmes conditions,
l'intérim du proconsul ; il envoie également à la mort le groupe de chrétiens dont
Montanus est le chef6. Ces suppléances ne reviennent toutefois qu'à de rares
intervalles ; le champ d'action ordinaire de ces fonctionnaires est plus restreint.
Ils nous apparaissent en Afrique, chacun avec sa petite province (tractus)
nettement délimitée, subdivisée en un certain nombre de régions (regio, saltus), à
la tête desquelles se trouvent d'autres procurateurs ; le titre de procurator ne va
presque jamais sans un qualificatif qui en détermine l'extension7.
Le procurator Augusti provinciæ Africæ tractus Karthaginiensis8 est fixé à
Carthage. Il appartient généralement à l'ordre équestre et touche 100.000
sesterces (26.000 francs) de traitement (centenarius). Le pays sur lequel il exerce
1 Miss. cath., 1887, p. 525 ; cf. Héron de Villefosse, dans Borghesi, X, 2, p. 663, n. 2. On
lit sur d'autres plombs patricius, domesticus (C. R. Hipp., 1893, p. XXIII sq. ; Gsell,
1893, p. 174, n° 114) ; ce sont là des titres honorifiques et non des fonctions
administratives.
2 Mommsen, C. I. L., VIII, p. XVI sq. ; Toutain, Cités, p. 161, n. 1.
3 Marquardt, II, p. 582 sq.
4 Ruggiero, I, p. 33S. Pourtant on connaît (C. I. L., VI, 8515) un ark(arius) provinciæ
Africæ, dont l'existence paraît entraîner celle d'une caisse centrale pour les possessions
impériales en Afrique ; cf. ibid., III, p. 98. Une inscription de l'amphithéâtre a aussi été
lue par M. Héron de Villefosse (Mém. Ant., LVII, 1896, p. 160 sq., n° 77) : Ratio
A(ugusta) p(rovinciæ) A(fricæ).
5 Passio S. Perpetuæ, 6 (Ruinart, p. 95) ; Tertullien, Ad Scapulam, 3 ; Pallu, Fastes, I, p.
258 sq., 288 sq.
6 Passio SS. Montani..., 2, 3, 18, 20 (Ruinart, p. 230 sq., 236) ; Hirschfeld, Untersuch.,
p. 258 ; Ruggiero, I, p. 333.
7 C. I. L., VIII, p. XVII ; cf. ibid., III, 5776 ; Ruggiero, I, p. 336 ; Bull. Ant., 1890, p. 79
sq. ; D., Arch., p. 13 ; D., Epigr., p. 143 sq., n° 17 ; Cyprien, Acta procons., 5 ; A.
Schulten, Die rœmischen Grundherrschaften, 8°, Weimar, Felber, 1896, p. 60-82.
8 C. I. L., VI, 8608 ; VIII, 1269, 1578, 10570, 17899, 17900 ; Ephem., V, 335 ;
Mommsen, Hermes, 1880, p. 397-401 ; Hirschfeld, Untersuch., p. 261 ; Cagnat, épigr.,
1882, p. 232-234 ; Ruggiero, I, p. 338 sq. ; III, p. 98 ; cf. Héron de Villefosse, Bull. Ant.,
1892, p. 214-216.
sa curatelle s'étend, à l'ouest, jusqu'à Tabarka, c'est-à-dire jusqu'aux confins de
la Numidie ; au sud, il englobe le territoire de Thugga (Dougga) ; la mer le borne
à l'est et au nord1. La découverte des cimetières de Bir ez Zitoun et de Bir el
Djebbana, en nous faisant connaître ses auxiliaires (officium), a jeté quelque
lumière sur l'organisation de son service. Les très nombreuses épitaphes que ces
nécropoles nous ont rendues2 ne concernent pas toutes des employés aux
bureaux du procurateur (tabularium), leurs proches eurent aussi place dans les
deux areæ ; néanmoins la liste des titres est assez complète.
Les chefs de service (procuratores Augusti)3 n'y figurent point ; leur rang ne
permettait pas qu'ils fussent confondus avec les affranchis et les esclaves qui
peuplent ces cimetières de petites gens (tenuiores). Deux personnages pourtant
sont qualifiés de procura/ores ; affranchis l'un et l'autre, ils appartiennent à une
catégorie inférieure. A côté d'eux figurent les adjutores tabularii et les
dispensatores, chargés de percevoir les impôts dus au fisc et de payer ses
dettes. Ensuite défilent les tabularii, librarii, notarii, calculatores, cursores,
tabellarii, agrimensores, pedisequi, pædagogi, æditui, furnarii, veterinarii,
d'autres encore qu'il serait fastidieux d'énumérer. M. Mommsen a expliqué leurs
fonctions dans une étude approfondie4 ; je n'ajouterai qu'une seule observation.
La plupart des officiales exerçaient leur emploi hors de Carthage, l'objet même
de ces occupations l'indique. Mais ils y conservaient toujours un point d'attache ;
ils y faisaient un voyage de temps en temps pour rendre des comptes ou prendre
des ordres ; souvent ils revenaient y mourir ou bien on y rapportait leurs
cendres, les épitaphes en font foi. C'est que tous ces hommes formaient un
groupe homogène, la familia domus Augustæ, sous la direction du procurator
tractus karthaginiensis ; plusieurs d'entre eux (medici, æditui, pædagogi, etc.)
exerçaient leur profession, d'un caractère privé, au profit de la familia.
Quelques inscriptions de cette série nomment les quattuor publica Africæ, impôts
dont la nature nous échappe encore, mais qui devaient être perçus, sous la
surveillance d'un procurateur installé au chef-lieu de la province, par des sociétés
financières qui les avaient pris à ferme5.
Pour une époque plus basse, la Notitia dignitatum6 nous transmet encore le
souvenir de nombreux agents, analogues à ceux dont il vient d'être question.
C'étaient, sous les ordres du comes sacrarum largitionum, qui représente notre
ministre des Finances, le comes titulorum largitionalium per Africam, le rationalis
summarum Africæ, le procurator gynarcii Carthaginis Africæ, directeur d'un
I. — GARNISON.
Bien que le proconsul ait été jusqu'en l'année 37 le chef véritable de l'armée
d'Afrique, il n'eut jamais sous la main le gros des troupes qui lui obéissaient. Dès
le temps d'Auguste, la legio III Augusta était cantonnée, non point à Carthage ou
aux environs, mais à Theveste (Tébessa). Ce fait, dit justement M. Mommsen,
explique le système complet des routes qui reliaient ces deux villes, alors les
deux fêtes de l'Afrique romaine1.
Cependant une capitale aussi peuplée ne devait pas être dégarnie de toute force
militaire ; je parle de troupes régulières, et non d'une milice urbaine dont il
n'existe aucun vestige — on se tromperait en appliquant ce nom à la foule en
armes qui se porta à la rencontre de Capellien —, ni d'un corps de vigiles dont on
ne trouve non plus aucune mention. Quand Perpétue et ses compagnons,
enfermés dans la carcer castrensis, réservés pour le munus castrense2, sont
sous la garde d'un miles optio, d'un tribunus3 ; quand, au milieu du IVe siècle,
les orateurs donatistes, célébrant la constance de leurs martyrs, dont un est
qualifié de miles, s'indignent des brutalités que leur parti a subies, flétrissent les
vexillationes qui cernent les maisons, les militum manus qui secondent les
traditeurs, la cohors militum qui s'élance hors du camp (castra) pour charger les
leurs, les milites et triarii toujours prêts à frapper les innocents4 ; quand enfin,
deux cents ans plus tard, Procope raconte des événements qui se sont passés
dans le στρατόπεδος5, ne sommes-nous pas autorisés à dire qu'à toutes les
époques Carthage posséda une garnison à l'intérieur des murs ? Le nom de vicus
castrorum, appliqué à l'une de ses rues6, en serait encore une preuve. La
composition et l'effectif de cette garnison varièrent plusieurs fois ; il sera donc
utile de distinguer les périodes.
Tant qu'il posséda l'autorité militaire, le proconsul eut naturellement à ses côtés
l'état-major du général en chef, composé de cornicularii, commentarienses,
librarii, actarii, notarii, exceptores, exacti, stratores, singulares, a rufo,
beneficiarii, immunes7. Il est à croire qu'un petit détachement leur était adjoint,
tant pour rehausser l'éclat de la dignité proconsulaire que pour parer à, toute
éventualité. Mais, parce que les communications étaient faciles de Carthage à
Theveste et que la légion se trouvait toujours à la disposition du gouverneur, je
suis porté à penser que ce détachement se réduisait à une assez faible escorte.
Au contraire, quand le commandement des troupes eut été déféré au légat et
1 Digeste, I, 16, 4, 1 : Nemo proconsulum stratores suas habere potest, sed vice eorum
milites ministerio in provinciis funguntur.
2 Cagnat, op. cit., p. 262 ; cf. Mommsen, Ephem., IV, p. 536 sq. : C. I. L., VIII, p. XV,
col. 2 sub fine, 2532. 14603, cf. 12549 ; Bull. Ant., 1892, p. 103.
3 C. I. L., VIII, 12590 ; Héron de Villefosse, C. R. Inscr., 1891, p. 29-31 ; Cagnat, op.
cit., p. 103, 262, n. 3 ; Mélanges, XI, 1891, p. 320-322 ; XII, 1892, p. 268 sq.
4 C. I. L., VIII, 12877 ; Mommsen, Ephem., V, p. 117.
5 On a découvert aussi à Carthage trois inscriptions de vétérans, mais sans indication du
corps auquel ils appartenaient ; C. I. L., VIII, 12591, 12818 ; Bull. arch., 1892, p. 302,
n° 1.
6 C. I. L., VIII, 1024, 12592 ; Héron de Villefosse, C. R. Inscr., 1891, p. 24-28 ; D.,
Arch., p. 11 ; Mélanges, XII, 1892, p. 254 sq. ; Bull. Ant., 1896, p. 126.
7 C. I. L., VIII, 1025, 1026 ; Bull. Ant., ibid.
8 Mommsen, Ephem., V, p. 118-120 ; Héron de Villefosse, loc. cit. ; Cagnat, op. cit., p.
263 sq. ; Bull. arch., 1896, p. 300.
treizième et Carthage la première. Les deux troupes ont donc permuté, à un
moment donné, pour des causes qui sont encore obscures.
Le procurateur, s'il profitait de l'aide de l'armée, lui rendait en revanche de
continuels services. Cela ressort, comme Fa démontré M. Mommsen1, de
l'épitaphe d'un adjutor tabulariorum fisci castrensis Africæ, exhumée avec celles
des officiales2. Le procurateur de l'empereur, écrit M. Cagnat3, centralisait tous
les revenus de la province, et, par suite, encaissait des sommes considérables,
dont il n'avait évidemment pas l'emploi dans son administration ; il disposait
donc d'un excédent de recettes, qu'il pouvait soit diriger vers l'Italie, soit utiliser
sur place, pour faire face aux dépenses qui incombaient à l'empereur en Afrique.
La plus considérable étant l'entretien du corps d'occupation, on comprend
aisément qu'il versât dans le fiscus castrensis, c'est-à-dire dans le trésor
militaire, les sommes dont il disposait pour la solde et l'entretien des troupes.
Les procurateurs de Numidie et tic Mauritanie agissaient sans doute de même ;
et l'on arrivait ainsi à trouver, sans sortir du pays, l'argent nécessaire à l'armée
qui l'occupait.
Carthage, défendue par deux cohortes4, l'une légionnaire, l'autre urbaine,
venues de l'extérieur, envoyait, au contraire, ses citoyens porter les armes au
loin. Sans doute, quand le recrutement fut devenu provincial, à partir d'Hadrien5,
ils figurent souvent dans les listes de soldats de la IIIe légion cantonnée à
Lambèse6 ; plus d'un, par conséquent, revint, avec la cohorte à laquelle il
appartenait, veiller à la sécurité de sa patrie. Mais beaucoup d'autres durent
quitter la terre africaine ; on en l'encontre sur les points les plus divers du
monde romain et jusque dans les contrées reculées de l'Orient7.
La réorganisation des provinces par Dioclétien fut suivie d'une modification dans
le commandement militaire provincial. Il s'écoula cependant un certain temps
avant que cette dernière réforme prit corps ; c'est entre les années 315 et 320
que furent créés les comtes8. Le comes Africæ, pour l'appeler par l'abréviation
1 Not. dign., Occ. I, V. Voir les titres plus complets dans Pallu, Vic., p. 21, et Cagnat,
Armée, p. 116.
2 Godefroy, Cod. Theod., XII, 1, 15 ; Pallu, op. cit., p. 23 ; Cagnat, op. cit., p. 119 ;
Mommsen, C. I. L., VIII, p. XXII.
3 Pallu, op. cit., p. 23-26 ; Cagnat, op. cit., p. 717.
4 Not. dign., Occ. XXV ; cf. Pallu, op. cit., p. 34 sq. ; Cagnat, op. cit., p. 719 sq.
5 Pallu, op. cit., p. 35 ; voir pourtant Cagnat, op. cit., p. 720.
6 Cod. Theod., XVI, 2, 31 ; cf. Cagnat, ibid.
7 Optat, III, 4 (C. S. E. L., XXVI) ; Cagnat, op. cit., p. 728 ; Mommsen, C. I. L., VIII, p.
729 sqq.
8 Cagnat, op. cit., p. 723 ; Pallu, op. cit., p. 35. Pour les chefs et les troupes placés sous
les ordres du comte, cf. Not. dign., Occ. VII et XXV ; Pallu, op. cit., 26 sq. ; Mommsen,
op. cit., p. XXII ; Cagnat, op. cit., p. 129 sqq.
9 Procope, Bell. Vand., I, 5 ; II, 3 ; Historia arcana, 18 ; Marcus, Wand., p.189 sq. ;
Papencordt, p. 223-226, et, sur l'armée en général, p. 232-244.
10 Bell. Vand., loc. cit. ; Victor de Vita, I, 30.
pouvoir civil et militaire1, puis du magister militum (στρατηγός) qui dirigeait
d'ordinaire l'armée d'occupation2. Ce dernier, et de même plus tard l'exarque,
héritier de ses attributions3, apparaît dans la Johannide entouré d'une maison
militaire (famuli, οίκία)4, qui se compose, outre le chef d'état-major (domesticus,
ύποστρατηγός), d'officiers d'ordonnance (protectores, δορυφόροι) et de gardes du
corps (amrigeri, ύπασπισταί)5. L'effectif des troupes qui lui obéissaient, et par
conséquent le chiffre de la garnison carthaginoise, varièrent sans cesse.
L'empereur réduisait les contingents ou envoyait des renforts selon que le pays
était plus ou meurs tranquille. Les armées de secours ne s'attardaient pas autour
de la capitale, on les lançait en hâle à la rencontre de l'ennemi. Toutefois leur
seule présence dans le pays donnait une activité nouvelle aux services
d'intendance, de trésorerie, etc., centralisés à Carthage, où stationnaient aussi
les dépôts des corps engagés dans la lutte. Enfin, au retour des expéditions, c'est
à l'abri des remparts de la ville qu'elles se reposent de leurs fatigues, qu'elles
triomphent à l'occasion et se préparent pour de nouveaux combats6.
Suivant toute apparence, la garnison se maintint donc toujours assez compacte.
Sergius en allègue pourtant la faiblesse pour refuser à un envoyé d'Hadrumète
l'intervention armée qu'il sollicite7. Mais cette affirmation, si elle n'est pas un
simple prétexte pour écarter une requête gênante, ne vise qu'un état de choses
passager, provoqué par l'incurie du gouverneur (544). Ce qui atteste mieux que
tout la présence continuelle d'un fort détachement, ce sont les émeutes et
rébellions fréquentes auxquelles le militaire fut mêlé. Des Arméniens, des
barbares, Vandales, Hérules, d'autres encore, versés dans cette soldatesque8,
n'étaient pas pour lui inculquer des mœurs plus douces. Peut-être faut-il voir une
précaution contre les rixes sanglantes dans l'ordre intimé aux protectores de ne
porter en ville que l'épée9.
1 Mommsen, C. I. L., VIII, p. XIX et 1061 ; Partsch. p. XXII, XXXV, n. 94 ; Diehl, Afr., p.
117 sq., 471-173.
2 Procope, Bell. Vand., II, 24, 23 ; cf. Partsch, p. XVIII, n. 144 ; index, s. v. magister.
3 Diehl, Afr., p. 485, 488 sq.
4 Partsch, index, s. v. famulus.
5 Procope, Bell. Vand., II, 18. 21, 28 ; Diehl, Afr., p. 122-124.
6 Procope, Bell. Vand., II, 16. Le commentaire de ces réflexions se trouve dans le récit
des événements de 534 à 698 ; cf. ci-dessus, L. I, chap. V.
7 Procope, Bell. Vand., II, 23.
8 Procope, Bell. Vand., II, 14, 28.
9 Procope, Bell. Vand., II, 28.
d'accaparer ce trafic rémunérateur. La capitale devint l'entrepôt des céréales de
la province, ainsi que l'attestent les symboles (épis, fruits, corne d'abondance,
galère1) qu'on rencontre dès lors sur ses monnaies. Le transport ne s'effectuait
pas par les soins de l'Etat ; on avait recours au système des adjudications ou des
réquisitions. Tantôt des publicains prenaient l'entreprise ; tantôt, en manière de
tribut, les cités maritimes devaient, à leurs frais et sur des vaisseaux leur
appartenant, charger à destination de l'Italie une certaine quantité de blé.
D'autre part, on accordait honneur et privilèges aux armateurs qui mettaient
leurs navires à la disposition de l'annone. De toute façon l'initiative privée avait
presque toute latitude2. Cette situation dura jusqu'au règne de Commode.
Pour quels motifs cet empereur se décida-t-il à modifier le régime établi ? Son
biographe Lampride nous dit qu'il eut peur de voir un jour le blé d'Égypte
manquer3. Le peuple d'Alexandrie, très enclin aux révoltes, mettait sans cesse
en péril l'alimentation de Rome4 ; il importait de la préserver de toute
éventualité fâcheuse. Commode pensa donc à garder pour l'Etat le soin
d'expédier l'annone, en instituant un corps de naviculaires, c'est-à-dire un ordre
de contribuables chargés de l'entretien d'une flotte et responsables des
transports5. Et comme l'Afrique, voisine de l'Italie et aussi fertile pour le moins
que l'Egypte, était la nourricière principale du peuple romain6, il fixa à Carthage
le point d'attache de la flotte frumentaire par lui créée (classis Commodiana
Hercalea). Dureau de la Malle a très nettement caractérisé l'œuvre de ce prince
lorsqu'il écrivait : Ce n'est pas l'importation du blé d'Afrique... qu'établit et
qu'institua Commode... mais une flotte impériale, privilégiée, prête à partir en
tout temps, au premier signe du prince, qui apportait non seulement le blé de
tribut, mais, en cas de besoin, le blé exigé et acheté7.
Une inscription de Constantine8 mentionne un certain C. Julius Libo, qui se dit
trier[at]chus classis novæ Lybic[a]e. C'est le seul texte où soit nommée cette
flotte. On s'est demandé si elle ne faisait qu'une avec celle de Commode ou si
1 Mueller, II, p. 149, 154, n° 329 : 470. n° 380 sq. ; Rech. ant., p. 195 ; Babelon, Monn.
de la rép. rom., I, p. 279 sq. ; II, p. 577 ; Cohen, V, p. 441, 32 ; VI, p. 27, 5, p. 45-47 ;
Friedlænder, pl. I ; Sabatier, I, p. 213, pl. XX ; Cosmos, 23 déc. 1893, p. 118 ; Bull.
arch., 1893, p. 103, n. 3 : Not. dignit., Occ. XVIII.
2 Des inscriptions d'Ostie (C. I. L., XIV, 99, 4142) sont dressées, en 141, par les domini
navium Carthaginiensium ex Africa ; en 173, par les domini navium Afrarum universarum
groupés en corporation ; cf. ibid., II, 1180 ; Cagnat, Armée, p. 340, n. 5 ; Pigeonneau,
Cont., p. 77 sq. ; id., Ann., p. 224-227, 235 sq. ; Liebenam, Zur Geschichte und
Organisation des rœm. Vereinswesens, p. 66 sq.
3 Vita Comm., XVII, 7.
4 On l'avait bien vu dans la guerre toute récente des Bucoliques (Capitolin, Vita M.
Antonini, XXI, 2) où, par suite du siège d'Alexandrie, les convois de blé avaient été
presque complètement interrompus.
5 Pigeonneau, Ann., p. 228 sq., 236. C'est surtout par le Code Théodosien qu'on connaît
les navicularii d'Afrique (XIII, 5, 6 ; 10 ; 12 ; 16 ; 24-25 ; 30 ; 35-37 ; XIII, 6, 3 ; 4 ; 6 ;
7 (= Cod. Just., XI, 3, 2) ; 10 ; XIII, 9, 2 ; 3 (= Cod. Just., XI, 6, 3) ; 6 (= ibid., 5). Ces
lois qui établissent les charges et les privilèges de la corporation (corpus naviculariorum)
datent des années 331, 364, 369, 380, 395, 400, 412, 368, 367, 372, 375, 423, 380,
412 ; elles ne semblent pas, selon M. Pigeonneau (loc. cit.), avoir sensiblement modifié
le caractère de l'institution de Commode.
6 Pigeonneau, Conv., p. 77.
7 Dureau, p. 157.
8 C. I. L., VIII, 7030.
l'on devait les distinguer1. La plupart des auteurs repoussent l'identification.
Henzen2 voit dans Marc Aurèle le créateur de la classis Libyca : sous son règne
(170), les Maures dévastèrent l'Espagne3 ; on conçoit, dit le savant épigraphiste,
qu'il ait formé, pour réprimer leur piraterie, une escadre voisine du pays qu'ils
ravageaient. M. Bouché-Leclercq l'attribue au même empereur et la rattache aux
ports de Cyrène et de Parætonion, en Cyrénaïque4. M. Cagnat assure seulement
que les deux flottes n'ont rien de commun5. Quant à M. Ferrero, l'érudit le plus
qualifié pour parler de la marine romaine, après quelques hésitations6, voici à
quelles conclusions il s'arrête7 : la classis Libyca, surnommée nova, existait
depuis peu de temps en 188, date probable de l'inscription de Constantine ; elle
faisait partie de la marine de guerre, celle de Commode était une classis
frumentaria ; le nom de Libyca prouve, qu'elle devait stationner sur les côtes du
pays qui, au IIe et au IIIe siècles de l'Empire, géographiquement, s'appelait
Libye, bien qu'officiellement il n'ait pas eu ce nom8 ; Lampride appelle la flotte
de Commode classis Africana Commodiana Herculea, C. Julius Libo ne reproduit
pas ces épithètes clans sa dédicace, elles ne convenaient donc pas à la classis
Libyca.
Ces arguments sont d'inégale valeur. Le grade de triérarque du dédicant ne
suffirait pas à démontrer qu'il servait dans une flotte de guerre ; dès lors que le
transport de l'annone était réglé par l'Etat, les commandants des navires
devaient avoir des titres officiels. L'adjectif nova, si l'inscription est de 188,
s'applique fort bien à la classis Commodiana, dont l'établissement remonte à
186. Enfin il y a lieu de rejeter l'hypothèse qui attribue à Marc Aurèle la classis
Libyca ; c'eût été une singulière tactique de loger une escadre à Cyrène pour
empêcher les Maures de, piller en Espagne, tandis qu'il était si simple
d'augmenter les divisions des flottes de Syrie et d'Alexandrie que Cæsarea
(Cherchel) et peut-être Saldæ (Bougie) possédaient depuis longtemps titre
permanent9. D'ailleurs, l'histoire ne mentionne nulle part cette création ; on ne
comprendrait guère que capitolin l'eût passée sous silence, puisqu'il parle des
rapines et des dévastations commises par les Maures. La raison vraiment forte
qui nous empêche d'identifier la Libyca et la Commodiana et de leur assigner
Carthage comme port unique se tire de leurs noms mêmes. J'avoue que, dans
l'état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons franchir cet obstacle. Mais je
ne nie résigne pas à considérer la cause comme entendue ; et je ne serais guère
surpris si quelque jour un texte épigraphique venait démontrer que ces deux
termes désignent une seule et même flotte, celle que Commode établit en 180.
1 Klein (Rheinisches Museum, XXX, 1875, p. 295) ; M. Mommsen (C. I. L., VIII, p. XXII)
et M. Héron de Villefosse (art. Classis du Dict. de Saglio, p. 1236) ne se prononcent pas.
2 Bull. dell' Inst. di corrisp. arch., 1871, p. 115.
3 Vita M. Antonini, XXI, 1 ; Goyau, p. 222.
4 Bouché-Leclercq, p. 333, 335.
5 Armée, p. 340, n. 5.
6 L'ordinamento delle annale romane, 1818, p. 160, 180.
7 La Marine de l'Afrique romaine (Bull. des antiq. afric., 1884, p. 157-181), p. 175-178 ;
cf. Iscrizioni e ricerche nuove intorno all' ordinamento delle annale dell' impero romano,
1884, p. 58 sq.
8 On comprend, dit M. Cagnat (op. cit., p. 340), que l'on désigne par le nom de Libya,
dans une épitaphe versifiée, à pays africain en général, même la Maurétanie (cf. Ephem.,
V, 999) ; mais, dans le langage administratif, ce mot ne pouvait s'entendre que d'une
province spéciale, celle à qui une telle dénomination était officiellement appliquée.
9 Ferrero, La Marine, p. 118-181 ; Cagnat, op. cit., p. 341.
Tant que cette question ne sera pas élucidée, il y aurait témérité à dire que
jamais, sous l'Empire, la capitale africaine ait donné un asile permanent à une
flotte de guerre. Mais comme ses chantiers de construction étaient amplement
pourvus de matériaux et qu'ils abondaient en habiles ouvriers, Genséric put
rapidement se créer une marine très forte, qui lui permit de pousser de hardies
entreprises contre les côtes d'Europe, d'emmener à Rome une armée
considérable et de revenir avec une multitude de prisonniers. Vers les derniers
temps de la domination vandale, où tout dans le royaume était en décadence,
Tzazon, frère de Gélimer, conduisit encore cent vingt vaisseaux en Sardaigne1.
A l'époque byzantine, les escadres déversent sans cesse au Mandracium les
renforts qui viennent combattre les indigènes. Pour rendre la défense plus
prompte et plus sûre et conserver avec Constantinople des relations suivies, il se
pourrait que Justinien en eût affecté une spécialement au port de Carthage.
L'organisation de l'annone, qui se rattache à celle de la marine, nous est en
partie connue depuis le IVe siècle2. La Notitia dignitatum cite le præfectus
annonæ Africæ3, qui a la haute main sur cette administration ; il commande à un
personnel nombreux, réparti dans toute la contrée, tandis que lui-même, fixé à
Carthage avec son officium, ses tabularii4, reçoit l'huile et le blé destinés à l'Italie
et surveille les magasins où on les dépose5.
Constantin, répondant à une requête du concilium provinciæ Africæ (337),
accorde aux sacerdotales, aux flamines perpetui et aux duumvirales, l'exemption
de la præpositura annonarum ; il ordonne de graver cette décision sur tables
d'airain et de l'afficher partout6. C'est à Carthage qu'elle fut promulguée tout
d'abord, parce que le concilium y tenait ses assises, sans doute aussi parce que
le præfectus annonæ demeurait. L'importance de ce magistrat, chargé de
préserver Rome de la famine, apparaît dans tout son jour lorsqu'on lit la
correspondance de Symmaque ; on y voit avec quelle anxiété les Romains
attendaient l'arrivée, en vue d'Ostie, de la flotte frumentaire, et quelle terreur
suscita parmi eux la nouvelle que Gildon retenait ces vaisseaux qui devaient
apporter les blés du midi (annus australis)7.
1 Papencordt, p. 235-238.
2 On ne possède guère de renseignements sur le service africain de l'annone avant ce
moment ; je dois pourtant mentionner, au temps de Marc Aurèle (C. I. L., II, 1180),
Sextus Julius Possessor, adjutor Ulpii Saturnini præf. annonæ ad oleum afrum et
hispanum recensendum item solamina transferenda... ; Forcellini et Henzen interprètent
solamina par subsidia annonaria.
3 Occ., 11 ; cf. Pallu, Vic., p. 12. Le premier dont on donne la date est en charge en 369
(Cod. Theod., XIII, 5, 42) ; cf. Goyau, p. 521. Pourtant Godefroy (Cod. Theod., XIII, 5.
2-3) en indique un dès 315.
4 Cod. Theod., XI, 1, 43 ; XI, 7, 8. Le titre De frumento carthoginiensi (ibid., XIV, 25, 1)
ne se rapporte pas à l'annone proprement dite.
5 Une inscription trouvée sur le plateau dit de l'Odéon (Delattre, Bull. arch., 1895, p. 142
sq.) semble faire allusion à des mesures de froment ; peut-être est-elle relative au
service de l'annone.
6 Cod. Theod., XII, 5, 2.
7 Symmaque, Epist., II, 5 et 54 (en 397) ; VII, 68 (en 395) ; cf. Claudien, In Eutrope, I,
v. 399-403. Carthage approvisionnait Rome, et Alexandrie, Constantinople, mais parfois
la destination des deux flottes était intervertie ; cf. Symmaque, Epist., X, 8, 7 ; 18 ; 35.
III. — COMMERCE.
Il fallait autre chose que l'annone, si développé qu'on suppose ce service, pour
faire vivre le port de Carthage. Sa situation exceptionnelle au débouché de la
vallée de la Medjerda, la sûreté de sa rade à l'abri des ensablements qui
menaçaient celle d'Utique, la proximité des côtes siciliennes désignaient cette
ville comme un lieu de transaction, comme l'entrepôt naturel des denrées que
l'Afrique exportait vers le nord ou que les contrées septentrionales lui
envoyaient1. A peine la colonie renaissait-elle, sous Auguste, que déjà nous
constatons la reprise des relations commerciales outre-mer. Les milliers
d'amphores qui composaient un mur, au flanc de Byrsa, sont, pour la plupart,
timbrées d'une date antérieure à l'ère chrétienne ; leur multitude témoigne de
l'activité du trafic maritime aussitôt que la ville se releva. Sur l'une d'elles se
lisent les mots vinum Mesopotamium, avec les noms des consuls de l'année 41
avant Jésus-Christ ; les vins de Sicile débarquaient donc alors déjà au Cothon2.
Ce mouvement ne fit que croitre tant que dura la paix indispensable au négoce.
Sous le Haut-Empire, la Grèce expédie ses poteries à Carthage3 ; Lucques, ses
amphores pleines de vin sans doute4 ; au temps de saint Cyprien, l'Orient lui
vend des vêtements précieux et des soieries5.
Mais son port ne se bornait pas à recevoir les envois d'Europe ou même d'Asie ;
les produits des fertiles régions qui l'entourent s'y accumulaient surtout. Un
vaste réseau routier, mettant la capitale en communication avec Hippo Regius,
Theveste et Thuburbo majus, drainait les richesses des vallées qu'arrosent la
Medjerda, l'Oued Miliane et leurs affluents. Ses vaisseaux chargent, à destination
d'Ostie ou de la Gaule, les marbres numidiques de Chemtou6. On a pu aussi lui
attribuer, non sans vraisemblance, le commerce des pierres précieuses7.
Toutefois, c'est au transport des denrées nécessaires à la subsistance du peuple
romain que ses armateurs réservaient avant tout leurs navires. L'annone, dont la
flotte frumentaire assurait le service, ne suffisait pas à la consommation de
Rome. Les négociants d'Afrique fournissaient le surplus, c'est-à-dire tout ce qui
s'achetait au lieu d'être distribué, blé, olives, huile, vin, bois, etc.
Cet état de choses persista jusqu'au dernier jour. A peine interrompu par les
guerres, le commerce reprend avec plus de vigueur une fois le calme rétabli.
Saint Augustin parle comme d'un fait journalier de la présence des trafiquants'
romains8. Quand les Vandales eurent institué des relations régulières avec
Byzance, les transactions reçurent une impulsion nouvelle. Sous Hunéric, la
sécheresse et la famine les entravèrent9 ; ce ne fut qu'un accident passager, car,
1 Mansi, IV, p. 51, 167, 181 ; P. L., XI, col. 1258. sq. Les officia locaux du proconsul, du
vicaire et du légat avaient fourni une partie des assistants du cognitor.
2 Voir ci-dessus, L. I, chap. IV.
3 Procope, Bell. Vand., II, 8.
4 Vict. Tonn., a. 550 (Chron. min., II, p. 202) ; Héfélé, III, p. 441. Magistrianus, selon
Du Cange (Gloss., s. v.) est l'équivalent de agens in rebus.
5 De Civ. Dei, VII, 16, 68.
6 Cod. Theod., VII, 13, 22 ; cf. Marcell. Comes (Chron. min., II, p. 80) : Africæ civitates
Carthaginemque metropolim...
LIVRE QUATRIÈME. — LE PAGANISME
I. — LA DIVINITÉ.
Les nombreuses stèles puniques exhumées du sol de Carthage, au cours de ce
siècle1, ont quelque peu trompé l'espérance des savants. Ils en attendaient de
vives lumières sur la religion de Tyr implantée, peut-être modifiée, en Afrique.
Mais ces inscriptions votives, d'un laconisme irritant, ne se distinguent guère les
unes des autres que par le nom des dévots qui les ont fait graver. A part un petit
nombre de titres et de qualificatifs précieux à recueillir2, il y règne une telle
monotonie qu'on serait presque tenté de les considérer comme à peu près
inutiles. Ce serait une grave erreur. En les regardant non pas une à une, mais
dans leur collectivité, on en a tiré des déductions qui ne sont certes pas
négligeables, car elles intéressent la vie religieuse de la cité tout entière3.
A deux exceptions près, toutes portent le nom de Tanit4, l'Astarté orientale, et
cette déesse, toujours associée à Baal Hâmân, y a le pas sur lui5. La formule
initiale reparait identique sur chaque pierre : A la grande dame Tanit Penê-Baal
(face de Baal)6 et au seigneur Baal Hâmân. Dans le reste de l'Afrique, la divinité
mâle ou bien n'est accompagnée d'aucune autre, ou bien reprend le premier
rang7, à Carthage seulement, elle est éclipsée par sa parèdre. Cet usage tout
local atteste par sa constance que Tanit fut vraiment la souveraine et la patronne
de la ville8. Son temple était le plus beau, son culte brillait par-dessus tous les
autres, ses fêtes se changeaient en réjouissances nationales. Les Grecs, témoins
de cette vénération particulière dont on l'entourait, l'appelèrent le génie de
Carthage9.
Quand les Romains eurent fondé leur colonie, les populations environnantes ne
tardèrent pas à s'y infiltrer, rapportant avec elles leurs habitudes religieuses.
Elles durent avoir tout spécialement à cœur de réinstaller Tanit dans ce lieu où
du moins sa phrase est trop générale pour qu'on en puisse rien conclure en ce qui
concerne son temps. Tous ceux, au contraire, qui dissocient les deux noms, vécurent
depuis la fin du siècle.
Je ne saurais dire exactement à quelle époque remontent les inscriptions ; beaucoup
n'offrent aucune date positive, cependant certaines particularités sont utiles à relever,
comme la mention de l'impératrice Plotine, femme de Trajan (C. I. L., VIII, 993 =
12454), qui nous reporte aux alentours de l'année 100 ; Antonin (138461) est aussi
nommé (Bull. arch., 1895, p. 315) ; d'autre part, les années 120 (ibid., 8239), 188
(ibid., 16417), 236 (ibid., 8433), 241 (comparer ibid., 948 et 951), 259 (Notizie degli
scavi, 1892, p. 407) sont sûres ; et les noms d'Alexandre Sévère (C. I. L., VIII, 4674 =
16868) et probablement de Maximin (ibid., 16411) bornent les recherches entre 222 et
238. Cette chronologie embrasse donc une période d'environ cent cinquante ans et nous
autorise presque à circonscrire tous les textes de la série dans les IIe et IIIe siècles.
1 Berger, Tanit, p. 156.
2 On n'a pas toujours assez tenu compte, à mon sens, de l'ordre chronologique des
témoignages ; cf. Gatti, p. 345-348 ; Steuding, dans Roscher, s. v. Cælestis.
3 Tanit, p. 156 sq. ; cf. Gaz., 1876, p. 123 ; ibid., 1880, p. 20 : Tanit Penê-Baal répond
très exactement à la Virgo Cælestis ; on pourrait établir entre elles une sorte d'équation.
4 Firmicus Maternus, De errore profan. relig., 4 : Assyrii et pars Afrorum ærem ducatum
habere elementorum volunt, et hunc imaginata figuratione yenerantur. Nam hunc
enmdem, nomine Junonis vel Ventris virginis... consecrarunt. Un bas-relief de la première
Carthage représente déjà Tanit portant la sphère du monde (R.-B., Rech., p. 26, pl. I).
Sur les caractères distinctifs de Cælestis, cf. Selden, p. 247-249 ; Hamaker, Diatribe, p.
26-35 ; Movers, I, p. 604-609 ; Creuzer-Guigniaut, Les Religions de l'antiquité, L. IV,
chap. complémentaire, t. II, 1re partie, p. 232 sq. (éd. de 1829) ; Preller-Jordan, Rœm.
Myth., II, p. 406 sq. ; Roscher, loc. cit. ; J. Réville, La Religion à Rome sous les Sévères,
Apulée tracé d'elle un portrait achevé : Je suis la Nature, mère des choses,
maîtresse de tous les éléments, origine et principe des siècles, souveraine des
divinités, reine des Mânes, première entre les habitants du ciel, type commun
des dieux et des déesses. C'est moi qui gouverne les voûtes lumineuses du ciel,
les souffles salutaires de l'Océan, le silence lugubre des ombres. Puissance
unique, je suis par l'univers entier adorée sous mille formes avec des cérémonies
diverses et sous mille noms différents1. Celle qui parle en ces termes déclare que
les Egyptiens l'honorent comme il lui convient en l'appelant Isis. Mais elle
énumère aussi toutes les désignations que les autres peuples lui ont réservées ;
Junon figure dans cette liste. Dès lors, comment ne pas reconnaitre en elle notre
Cælestis ? Ces fonctions s'appliquent à elle si parfaitement ! Qu'est-ce encore
que la déesse multiforme d'Hiérapolis ? Exactement et dans l'ensemble, c'est
Junon ; mais elle a quelque chose de Minerve, de Vénus, de Séléné, de Rhéa, de
Diane, de Némésis et des Parques. D'une main, elle tient un sceptre, de l'autre,
un fuseau ; sur la tête, elle porte des rayons et une tour ; elle a aussi la ceinture
brodée, ornement de la seule Ourania2. Les uns, ajoute Plutarque3, se
prononcent pour Aphrodite, d'autres pour Héra ; d'autres voient en elle la
Nature, dont l'humidité fait naître et germer toutes choses et s'offre comme la
source de tout bien.
Simple et complexe à la façon d'Isis l'Egyptienne et de la Syrienne Junon,
Cælestis est de même assimilée à d'autres divinités. Tanit-Astarté représentait la
Lune4 ; Diane, qui porte le croissant sur la tête, unit son nom à celui de
Cælestis5. La présence de cet emblème sur les inscriptions latines éveille les
mêmes idées que le croissant lunaire, si fréquent au sommet des stèles de
Tanit6. Cælestis, c'est encore la grande vierge7, l'invincible Uranie8 ; on la
rapproche de Vénus et même de Mithra9 ; d'autres la considèrent comme la
p. 75 sq. ; Ruggiero, II, p. 4-5 ; Bérard, De l'Origine des cultes arcadiens, p. 118, 117
sq. ; Toutain, Cités, p. 214 ; Schultze, II, p. 154 sq.
1 Métamorphoses, XI, 5 (trad. Bétolaud).
2 Lucien (?), De Syria dea, 32. Saint Augustin, nous révèle les trois caractères principaux
de Cælestis ; elle est à la fois vierge, mère et courtisane (De civ. Dei, IV, 10 ; cf. P. L., I,
col. 419-420, note c ; Ph. Berger, Gaz., 1880, p. 22 sq.). Selden (p. 246) s'exprime en
ces termes : Minervæ autem, Junonis, Veneris, Lunæ nomina sunt ita, cum ad Asiaticos
deos respexeris, confusa, ut qui Minervam Belisamam, Junonem Belisamam, Venerem,
aut Lunam dixerit, idem semper ipsum dixerit.
3 Vita Crassi, 17.
4 De Syria dea, 4 ; Hérodien, V, 6, 4. Perrot (III, p. 73) : Quant à Tanit, c'était l'Astarté
de Carthage, c'était toujours, sous un autre nom, une grande déesse de la nature, mais
avec un caractère sidéral et lunaire peut-être encore plus marqué. Cf. Franks, p. 16.
5 C. I. L., VIII, 999 (Carthage) ; V, 5765 (Milan) ; XIV, 3536 (Tivoli). Cf. Selden, p. 247 ;
Ph. Berger, Gaz., 1876, p. 122 : Tanit était l'Astarté de Carthage ; elle devait réunir les
attributs de Diane et de Vénus.
6 C'est à tort, selon M. Ph. Berger (Rapport, p. 148 sq.), que l'on a voulu voir dans le
croissant une allusion à Vénus.
7 C. I. L., VIII, 9796 ; Notizie degli scavi, 1892, p. 407. Saint Augustin (De civ. Dei, II,
26) l'appelle Virgo dea, virginale numen.
8 C. I. L., VI, 78, 80 ; cf. Hérodien, V, 6, 4.
9 Firmicus Maternus, De errore profan. relig., 4 ; saint Ambroise, Epist., XVIII, 30 :
Quam Cælestem Afri, Mithram Persæ, plerique Venerem colunt, pro diversitate nominis,
non pro numinis varietate. ; cf. C. I. L., VI, 80. Preller-Jordan (loc. cit.) la comparent
avec raison à la Vénus de Cirta ; on les honorait toutes deux par les mêmes rites honteux
; cf. Val. Maxime, II, 6, 15. Ne faut-il pas la reconnaître aussi dans cette Panthée qu'une
Fortune d'en haute1 ; souvent aussi on l'assimile à Magna Mater2, à la dea
Nutrix3 ; on lui demande d'abreuver la terre de sa pluie fécondante4 ; on
inscription d'Aumale (C. I. L., VIII, 9018) nous représente assise entre Jupiter Hammon
et Pluton ?
Pan]thea cornigeri sacris adjuncta Tonantis
Q]uæ Libycis Maurisque simul venerabilis oris
His] etiam colitur te[rr]is, quam Juppiter Hammon
Inter] utrumque lat[us] m[e]diam cum Dite severo
Dext]er sede tegit . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Cf. Preller-Jordan. op. cit., II, p. 372, n. 4.
1 Philastrius, De hæresibus, 15 (P. L., XII, col. 1126 sq.) : Alia est hæresis in Judæis,
quæ Reginam (adorabat) quam et Fortunam Cæli nuncupant, quam et Cælestem vocant
in Africa... Une inscription de Constantine (C. I. L., VIII, 6943) commence par les mots :
Fortunæ Cælestis sacrum ; les éditeurs proposent d'entendre Fortunæ (deæ) Cælestis.
Ne serait-il pas plus simple de lire : Fortunæ Cælesti ?
2 Cette opinion est très répandue (cf. Selden, p. 251 ; Eckhel. VII. p. 184 ; Zoëga,
Bassirilievi antichi, I, p. 91 ; Orelli, édit. de Sanchoniathon. p. 36. n. 95 ; C. A. Bœttiger,
Ideen zur Kunstmythologie, II, p. 219 sq. ; Creuzer-Guigniaut, op. cit., p. 236 ; Maury,
ibid., II, 3' partie. p. 103-1 sq. (1849 Bérard, op. cit., p. 202 : Toutain, Bull., 1892, p.
205-207; Gauckler, ibid., 1893, p. 202 sq. ; Bull. arch., 1894, p. 295-303) ; elle ne va
pas sans une grande vraisemblance : les deux déesses sont les productrices de toutes
choses, sans avoir elles-mêmes eu de mère ; elles sont traînées par des lions à travers
l'espace et portent une couronne tourelée ; les mœurs dissolues de leurs prêtres sont
analogues ; mais surtout on les honore par les mêmes rites (une inscription de Pouzzoles
[C. I. L., X, 1596] semble parler d'un taurobole offert à Cælestis ; cf. Toutain, Bull. Ant.,
1892, p. 206). On produit d'ordinaire, en faveur de cette théorie, un texte de saint
Augustin (De civ. Dei, II, 4), qui est ainsi conçu : ... ludis turpissimis, qui diis deabusque
exhibebantur, oblectabamur, Cælesti virgini et Berecynthiæ matri omnium... Movers (1,
p. 604, n.) prétend que l'auteur a bien l'intention de distinguer les deux divinités,
puisqu'il emploie la conjonction et ; mais on peut répondre que, si saint Augustin les met
à part de tous les autres dieux, c'est apparemment qu'elles ont quelque chose de
commun. Apulée (Métam., VIII, 24 et 29) nous montre la déesse Syrienne entre les
mains des Galles : ailleurs (ibid., IX, 10), il la fait désigner par ces mêmes Galles comme
la sœur de la Mère des dieux : propter unicum caliculum, quem Deum mater sorori suæ
Deæ Syriæ hospitale munus obtulit. Enfin Tertullien fait le rapprochement entre les lions
dont se servent Cælestis et Cybèle (Apol., 12) : Ad bestias impellimur : certe quas
Libero, et Cybele et Cælesti applicatis ; cf. De Syria dea, 15 et 31. Ces comparaisons
fréquentes entre les deux divinités prouvent que les anciens ne les considéraient pas
comme étrangères l'une à l'autre. Déjà, sur les stèles puniques (C. I. S., p. 299, n° 195,
et p. 411, n° 380), Tanit était appelée magna mater elle est aussi figurée comme déesse
mère (cf. Gauckler, loc. cit.). Il n'est pas sans intérêt de rappeler ici l'inscription en
l'honneur de la Mater deum magna Idæa et d'Attis, récemment exhumée sur la pente
orientale de la colline de Saint-Louis ; elle a trait à la restauration d'un temple (?) par un
proconsul. Nous savons aussi qu'il y avait une confrérie de dendrophores à Carthage (C.
I. L., VIII, 12570) et des frediani ou porteurs (?) attachés à Magna Mater (Cod. Theod.,
XVI, 10, 20, avec les notes de Godefroy ; Waltzing, Etude hist. sur les corporat. profess.,
II, p. 138 ; Toutain, Cités, p. 275 sq.).
3 Ceci ressort de plusieurs inscriptions où le culte de Nutrix parait étroitement lié à celui
de Saturne (C. I. L., VIII, 8245-8247 ; Toutain, Bull. Ant., 1892, p. 205-207 ; Gsell, Bull.
arch., 1896, p. 209 sq., n° 161 ; Chron., 1898, p. 130 ; 1899, p. 37 ; Gauckler, Bull.
arch., 1897, p. 406, n° 135 ; cf. p. 407 ; Rev. Arch., XXXII, 1898, p. 461, n° 45 ;
Cagnat, Musée de Lambèse, p. 45 sq., pl. III, 2). Cette identification de Cælestis et de
Nutrix expliquerait la présence relativement fréquente de cette dernière en Afrique.
4 Tertullien, Apologétique, 23 : Ista ipsa Virgo Cælestis pluviarum pollicitatrix... On peut
rapprocher de ce mot le curieux témoignage de Masqueray (Bull. de corresp. afric., I,
l'invoque dans les voyages, on lui confie les absents1 ; ou vénère la puissance2
de cette sainte déesse3 ; elle est la dame (domina)4, comme jadis Tanit, la
rabat5. Mais, en dépit de toutes ces épithètes, qui nous permettent de voir, au
moins de soupçonner, ses multiples caractères, elle reste par-dessus tout la
puissance céleste des Sémites introduite dans le panthéon romain, Cælestis
Augusta6. C'est le titre qu'on lui décerne de préférence7, peut-être parce que,
sans limiter en rien son pouvoir, il embrasse tout ce qu'on veut mettre dans sa
vaste compréhension.
La plupart des dévots qui rédigeaient les formules dédicatoires n'entendaient
sans doute pas grand chose à ces hautes spéculations, et il serait absurde de
prétendre que tous les Romains d'Afrique avaient tiré au clair l'essence de leur
protectrice. Dans les religions, à côté des esprits supérieurs ou simplement
cultivés, dont la piété est assise sur des raisons solides, on rencontre toujours
une multitude de fidèles qui suivent docilement, en vertu de l'impulsion première
et parce que la foi native répond à un besoin de leur âme. Ce ne sont ni les
moins convaincus, ni les moins fervents. Les foules qui se portaient aux autels de
Cælestis et dont les inscriptions reflètent les sentiments la désignaient sous ce
nom par habitude. Les autres appellations, plus insolites, ne seraient-elles pas le
fait de la minorité instruite ?
Il nous est parvenu de Cælestis quelques représentations, qui nous permettent,
par leur concordance avec les textes, de nous faire d'elle une idée assez
complète. Carthage, dit Apulée8, vénère en toi la vierge qui, portée sur un lion,
parcourt les espaces éthérés. C'est clans cet équipage que nous l'offrent une
1882, p. 11) : Il semble que les Kabyles rendent encore hommage à Cælestis. A certains
jours de l'année, les Mrâbtin de leurs villages, tristes descendants des sacerdotes,
forment une procession en l'honneur de cette antique mère des pluies, qu'ils appellent
Tislit ou amân, la fiancée des eaux. Un Kabyle les précède, portant une poupée informe à
grosse tête, et ils vont quêter de maison en maison.
1 Cælesti Aug. reduci et conservetrici domus suæ (Ephem., V, 948).
2 Numini Cælestis (C. I. L., VIII, 8239).
3 Ex præcepto deæ sancte Cælestis (C. I. L., VIII, 8433).
4 Dominæ Cælesti (C. I. L., VI, 77) ; cf. Bérard, op. cit., p. 127 sq.
5 La grande dame ; c'est le premier mot des stèles votives puniques de Carthage.
6 Voir Toutain, Cités, p. 217-219.
7 Il est un autre titre qu'il convient de rappeler ici et qu'on serait peut-être tenté, mais à
tort, d'appliquer à Cælestis. Je le rencontre dans Tertullien (De idololatria, 22) : Si
dedero eleemosynam, vel aliquid præstitero beneficii, et ille (le pauvre supposé païen)
mihi deos suos, vel coloniæ genium, propitios imprecetur, jam oblatio vel operatio
idolorum honor erit... ; Salvien (De gub. Dei, VIII, 2, 9) qualifie aussi Cælestis de
Afrorum dæmonem. Ce genius coloniæ n'est pas analogue au δαίµων Καρχηδονίων
mentionné plus haut. Il représente cette puissance protectrice, invisible et abstraite, que
la religion romaine plaçait à côté des hommes et des choses et qui s'en distinguait sans
pouvoir en être détachée ; Cælestis n'est pour rien dans cette conception. Ce qui le
démontre, c'est qu'on la trouve parfois invoquée à côté du génie ; témoin cette dédicace
d'Apulum, en Dacie (Karlsbourg, en Transylvanie), gravée aux frais d'un Africain (C. I. L.,
III, 993) : Cælesti Augustæ et Aesculupio Augusto et genio Carthaginis et genio
Daciarum. Saint Augustin (Sermo LXII, 6, 10) parle de la statue et de l'autel que ce
génie possédait à Carthage.
8 Métamorphoses, VI.
stèle anépigraphe de Sétif1, plusieurs lampes trouvées, l'une à Oudna, les autres
à Carthage2, et deux monnaies, l'une de Marc Aurèle3, l'autre de Septime Sévère
(203)4. On la revoit encore clans certaines sculptures, moins précises, je l'avoue,
que les précédentes : telle est cette stèle du Vieil-Arzeu, aujourd'hui au musée
d'Alger, où figure dans un édifice indécis une divinité nue5 ; telle aussi la tête de
Bijga, en marbre blanc, surmontée du croissant, et à demi recouverte d'un voile6
; telle surtout la tête exhumée aux alentours du Cothon et conservée au musée
de Saint-Louis7. Le visage, jadis revêtu d'une mince couche d'or, est d'une
grande sérénité ; sur li chevelure s'élevait une couronne de feuillage ; le lobe
percé des oreilles supportait des pendants. La disparition du reste de la statue et
de tous ses attributs est fort regrettable, car ce marbre, exécuté dans les
premiers temps de l'Empire, eût mis sous nos yeux Cælestis telle que la
concevaient les Carthaginois, au moment où son culte commença à reprendre
parmi eux une si prodigieuse extension8. Des Sitifienne et Césarienne, à Sitifis1,
1 Rech. ant., p. 112, fig. 92 : la déesse est assise, vêtue et voilée à la romaine ; elle
porte dans sa droite un objet qui a quelque analogie avec une torche ou un sceptre, et
peut-être une corne d'abondance (?) dans la main gauche. Cf. Toutain, Sat., p. 44 sq.
2 Gauckler, Bull. arch., 1597, p. 459, n° 301 ; Héron de Villefosse, C. R. Inscr., 1890, p.
320 ; Delattre, Mém., LVII, 1896, p. 139.
3 Cohen, II, p. 501, Ir 332 : Femme à demi nue (Bacchante ?) assise sur un lion qui
marche à droite ; derrière, un temple dont on voit trois colonnes et un terme de Pan ou
de Satyre ; cf. Cagnat, Rev. arch., X, 1331, p. 178.
4 Eckhel, VII, p. 183 sq. ; Cohen, III, p. 300, n° 520-524 ; cf. Zoëga, Bassirilievi, I, p.
91.
5 Doublet, pl. III, 4, p. 65 : A l'intérieur (de l'édifice), une déesse nue, avec un collier au
cou, les cheveux indiqués par un bourrelet circulaire... De ses deux mains la déesse tient
un voile, qui s'arrondit en forme de dais autour de sa tête... Le voile représente la voûte
du firmament, et les deux colonnes en sont les fondements...
6 Gauckler, Bull. arch., 1894. p. 216 ; Gsell, 1895, p. 30.
7 R.-B., Sculpt., p. 131 sq., pl. XVII, 1 (cf. Gauckler, Cherchel, p. 131, pl. XIV, 3, et les
monnaies signalées par Mueller, p. 149, n° 327 sq. ; suppl., p. 55. n° 320, a-c). Il faut
sans doute rapprocher de cette tête une statue colossale d'Isis drapée dans le châle à
franges et ceinte d'un diadème orné du croissant retombant sur le disque, emblème
caractéristique de Carthage ; elle a été trouvée dans les mêmes parages, à Khérédine,
avec deux femmes, peut-être deux prêtresses (Gauckler, C. R., 1898, p. 8, 10). A
Dougga, on a retiré des ruines du temple de Cælestis plusieurs fragments d'une statue
féminine qui représentait peut-être la déesse (Monuments, p. 30).
8 Il existe au Louvre un bas-relief provenant de Carthage, donné au musée, en 1856, par
M. Léon Roches, consul général de France à Tunis, où l'on a cru reconnaître pendant
longtemps, auprès de la Terre et de l'Océan, le buste de Séléné ou Cælestis : cette
interprétation semblait confirmée par un autre bas-relief du musée des Uffizi, à Florence,
qui offre, avec des variantes, la même allégorie (O. Jahn, Arch. Zeitung, 1838, p. 242
sq., pl. CXIX, 2 ; 1864, p. 177-185, pl. CXXXIX ; Brunn, Bull. dell' Inst., 1859, p. 100 :
Arch. Anzeiger de l'Ardt. Zeitung, 1859, p. 84 ; Benndorf, Griech. u. Sicil. Vasenbilder, p.
77 ; Duetschke, Antike Bildwerke in Oberitalien, III, p. 115 sq., n° 353 ; Schreiber, Die
Hellenislichen Reliefbilder, pl. XXXI ; Kalkinann, Jahrbuch d. k. d. arch. Instituts, I, 1886,
p. 255-257 ; Frœhner, Notice de la sculpt. antiq. du Louvre, p. 380-382. n° 414 ;
Roscher, I, p. 1575. Mais, depuis les études de MM. Petersen (Rœm. Mitt., IX, 1894, p.
202 sq.) et Schreiber (Jahrb. d. k. d. arch. Instituts, XI, 1896, p. 89-95 : cf. Gsell, 1895,
p. 51 1896, p : 50 sq. ; Cat. som., n° 1838). On voit dans le bas-relief africain le
symbole du feu ou celui du Nil au lieu de Cælestis. Je remarque pourtant que le flambeau
que porte dans chaque main la figure jusqu'ici dénommée Séléné ou Cælestis ne serait
pas une raison suffisante pour lui enlever cette attribution. Sur la stèle de Sétif que je
viens de rappeler l'objet que tient la déesse est probablement un flambeau, et la torche
à Auzia2, à Rapidi3, à Albulæ4. Son culte franchit même la Méditerranée, il
envahit l'Europe. La voici à Rome5, à Pouzzoles6, à Tivoli7, à Milan8. Nous la
retrouvons en Espagne9, et jusque dans les lointaines contrées des Daces10, on
vécut sans doute, à un certain moment, une petite colonie d'Africains. Ces
inscriptions nous parlent de temples élevés, restaurés, embellis en l'honneur de
Cælestis, d'autels, de statues et de dons variés qui lui sont offerts, de curies qui
portent son nom, de prêtres attachés à son service. Des villes comme Lambèse,
des groupes d'habitants ou de simples particuliers y témoignent de leur respect
et de leur confiance.
Entre tous ces textes, il en est un qui mérite d'attirer notre attention d'une
manière tente spéciale. On l'a découvert à Rome, au flanc nord-ouest du
Capitole11 : trois prêtresses desservant le temple de Cælestis y sont
mentionnées ainsi que des ministres auxiliaires ; elle-même est désignée comme
la divinité tutélaire de la colline tarpéienne (præsentissimo numini loci montis
Tarpei). Singulier renversement des choses ! Tanit, qui régnait jadis à Byrsa, est
devenue la protectrice du Capitole ; et, quatre siècles après la victoire12, on lui
offre, au cœur de Rome, l'hommage d'une sincère gratitude. La formule
employée doit remonter au temps on la terreur des Carthaginois était encore
présente. On avait voulu, en attribuant à la déesse un rôle flatteur, la détourner
de rendre jamais sa faveur aux ennemis abattus. Au IIIe siècle, Carthage,
colonie romaine, n'inspirait plus de crainte à la métropole. Les deux cités
peuvent désormais invoquer les mêmes dieux, qui veillent à la sécurité de tout
l'Empire.
Nous voyons maintenant quelle place tenait Cælestis dans le panthéon officiel.
Son rang était l'un des premiers ; et je ne m'étonne plus qu'elle compte parmi
les rares divinités à qui il est licite de léguer un héritage. Ulpien l'insère dans la
liste qu'il nous en a transmise13, à côté de Jupiter Capitolin, d'Apollon Didyméen,
de Diane d'Ephèse, etc. Toutefois, en l'associant ainsi aux dieux les plus
universellement révérés, le jurisconsulte la donne encore comme patronne
spéciale de Carthage (deam Capthaqinis). Ce titre lui convient, en effet, mieux que
tout autre. On a pu lui dresser des autels dans toute l'étendue des provinces ;
nulle part son culte n'eut autant d'éclat que dans la ville d'où il était issu.
est un des attributs de Séléné (Gaz., 1877, pl. VIII, 5 ; 1879, pl. I ; Toutain, Mélanges,
XII, 1892, p. 95 ; Roscher, Ueber Selene und Verwandtes, 4° fasc. des Studien zur
griech. Mythologie, 1890 ; Gauckler, Bull. arch., 1897, p. 430, n° 281).
1 Sétif (ibid., 8432, 8433).
2 Aumale (Ephem., V, 948).
3 Sour Djouab (C. I. L., VIII, 9195).
4 Aïn Temouchent (C. I. L., VIII, 9796).
5 C. I. L., VI, 77, 78, 79, 80, 2242 ; Notiz. d. scavi, 1892, p. 407. Le second de ces
textes provient du Transtevere, le dernier du Capitole ; les autres existent seulement
dans les collections romaines, sans indication d'origine.
6 C. I. L., X, 1596, 1508.
7 C. I. L., XIV, 3536.
8 C. I. L., V, 5765.
9 Lugo (C. I. L., II, 2570) ; Tarragone (4310).
10 Karlsbourg (C. I. L., III, 992, 993).
11 Notiz. d. scavi, loc. cit. ; Gatti ; Huelsen, Rœm. Mitt., VIII, 1893, p. 288 ; Aug.
Audollent, Rev. de l'hist. des relig., XXVIII, 1893, p. 148-150.
12 L'inscription est datée du 15 novembre 259.
13 Fragm., XXII, 6.
II. — LE CULTE.
J'ai essayé précédemment d'établir la situation probable de l'hieron ; il nous faut
à présent en franchir le seuil et regarder ce qui se passait à l'intérieur. Il y avait
à Carthage, écrit un anonyme du Ve siècle, un temple très vaste de Cælestis,
encadré des sanctuaires de tous les dieux du pays ; l'area était décorée de
mosaïques, de belles dalles, de colonnes précieuses, et ceinte de murs ; elle
couvrait une étendue d'environ deux mille pas1. M. Cagnat2 transcrit en langage
plus clair ces expressions trop vagues : Le temple se composait d'une cour
entourée de portiques et enclose de murs où s'ouvraient plusieurs chapelles,
dont la principale était celle de Junon Céleste. C'est là précisément, ajoute-t-il, la
disposition de tous les temples phéniciens connus3. On peut citer, à titre
d'exemple, les deux temples de Dougga, celui de Saturne4 et surtout celui de
Cælestis, que M. Pradère a étudié avec beaucoup de soin. Il s'élevait au centre
d'une cour en terrasse, fermée pal' un mur, entourée d'un portique semi-
circulaire, et en partie dallée5 ; l'ensemble répond par conséquent au plan que
l'anonyme nous trace de l'édifice carthaginois. Nous ignorons si le péribole de ce
dernier était rectangulaire ou semi-circulaire ; nous savons seulement qu'il
mesurait à peu près 2.000 pas de tour6.
Dans la cella centrale trônait Cælestis. On a supposé, non sans motif, qu'aux
temps puniques il n'exista aucune statue de la rabat Tanit, devant laquelle
vinssent se prosterner les fidèles7 ; du moins, sur les milliers de stèles que nous
possédons, on n'est pas certain qu'aucune offre l'image de la grande dame. Elle y
est presque toujours représentée par un symbole, sorte de corps informe avec
les bras levés, dont le sens n'est pas bien déterminé8. L'art romain, au contraire,
plus anthropomorphiste, nous venons de le voir, avait souvent reproduit la
déesse. Il dut mettre surtout son image dans le sanctuaire où elle recevait les
adorations de ses dévots. Une inscription fort mutilée de Douar ech Chott9
contient une liste incomplète d'objets et d'instruments qui servaient dans les
cérémonies d'un culte : on distingue encore quelques mots entiers de cette
nomenclature, thronos, thyrsos, thorax (buste). Ce dernier terme se retrouve
dans un texte de Carpis10, où il s'applique précisément à la divinité qui nous
1 C'est à elle que s'applique sans doute le terme de sacrati Cælestis dont se sert saint
Augustin (De civ. Dei, II, 26) ; l'inscription du Capitole (Gatti, Notiz. d. scavi, 1892, p.
401) parle aussi d'une prêtresse, de sacratæ et de canistrariæ. Il est malaisé de dire
exactement de quelle façon était organisé le service du culte en Afrique ; certaines
inscriptions mentionnent des prêtres de Cælestis (Bull. arch., 1894, p. 216 ; 1895, p.
336 ; 1898, p. 206, n° 7 ; C. I. L., VIII, 1360, 4613, 4674, 16417 [sacerdos publicus]),
et d'autres, des prêtresses (Bull. arch., 1893, p. 200, n° 2 ; 1898, p. 223, n° 86). Je ne
sais pas ce qu'il faut entendre par les equites d'une inscription d'Aïn Temouchent (C. I.
L., VIII, 9796).
2 De civ. Dei, VII, 26.
3 De errore profan. relig., 4.
4 De civ. Dei, II, 26.
5 De civ. Dei, II, 4.
6 Ovide, Fastes, IV, 337-342 ; Lucain, I, 600 ; cf. Preller-Jordan, Rœm. Myth., II, p. 59
et 389.
7 Preller-Jordan, Rœm. Myth., II, p. 389.
programme est presque identique : musiciens, acteurs, procession, rien n'y
manque ; pourtant le nom donné à la cérémonie (Fercula) parait nouveau1.
Quant au lieu où elle s'accomplissait, nous n'avons à ce sujet aucun indice.
Malgré leur indécence, peut-être pour ce motif, ces fêtes et les chants,
pantomimes, danses, représentations qui les complétaient, furent donc très
goûtés du public ; hommes et femmes y accouraient à l'envi2. Ce culte faisait
partie de la vie de la cité ; Salvien le constate quand il s'écrie : Où est-il celui qui
n'a pas été initié aux mystères de cette idole ? Qui donc ne lui a pas été voué
dès sa naissance ?3 La suite de ce passage prouve encore mieux l'empire que
Cælestis exerçait sur tout ce peuple : Salvien, en effet, y déplore l'aveuglement
des chrétiens qui oublient le Christ pour assister à ces exhibitions sacrilèges. Les
riches surtout sont coupables ; c'en est assez pour que la communauté fidèle soit
souillée tout entière4. Il en est parmi vous, ajoute saint Augustin5, qui, lorsqu'ils
sont affamés, mettent Dieu de côté et demandent à Mercure ou à Jupiter de quoi
subsister, ou bien à celle qu'on nomme Cælestis, ou enfin à quelque autre démon
de ce genre.
A Byblos, des femmes se tenaient à côté des autels de Vénus, prêtes à se livrer
au premier passant ; le prix de leur déshonneur servait à offrir un sacrifice à leur
patronne6. A Cirta7, dans les parvis d'une autre Vénus qu'on assimile à
Cælestis8, des femmes indigènes, en trafiquant de leur corps, venaient amasser
un pécule qui leur permit de se marier ensuite. Les révolutions de toute sorte ont
pu bouleverser le pays, ce triste usage s'est maintenu et subsiste encore : tous
les voyageurs ont signalé le commerce que font d'elles-mêmes les Ouled Naïl,
dans les modernes parvis de Vénus, à Biskra et dans les autres villes du nord de
l'Algérie ; elles aussi prétendent recueillir une dot en vue d'un futur mariage. La
fréquence de ces pratiques dans les temples d'origine phénicienne, le perpétuel
reproche d'impureté que saint Augustin et Salvien adressent à Cælestis, me
portent à penser que les hiérodules de son sanctuaire carthaginois n'agissaient
pas autrement que celles de Cirta ; à leur façon, elles l'honoraient. Comme la
nature même, dit M. Perrot9, dont se résumaient et se personnifiaient sous ce
nom toutes les énergies, Astarté, vraie souveraine du monde, dans son activité
sans repos, ne cessait de détruire et de créer, de créer et de détruire. Par la
guerre et par les fléaux de tout genre, elle éliminait les êtres inutiles et vieillis,
ceux qui avaient joué leur rôle et achevé leur œuvre ; en même temps, par
l'amour et la génération, elle présidait au perpétuel renouvellement de la vie.
Travailler sous ses auspices à entretenir la flamme de l'éternel désir, qui
perpétue la durée de l'espèce, c'était lui rendre hommage et faire un acte
1 Saint Augustin, dans l'explication qu'il fournit de ce mot, doit confondre peut-être
volontairement les deux sens qu'il a en latin. Je traduirais plutôt Fercula par Fête des
litières, et j'y verrais une allusion à la litière de Cælestis, nommée quelques lignes plus
haut. Les autres dieux étaient sans doute portés de la même façon.
2 De civ. Dei, II, 4. N'est-ce pas de Cælestis que parle aussi saint Cyprien, quand il dit
(De lapsis, 2) : aput idolum quo populus confluebat ?
3 De gub. Dei, VIII, 2, 10.
4 De gub. Dei, VIII, 2, 10-12 ; 3, 14.
5 Enarr. in psalm., LXII, 7.
6 De Syria dea, 6.
7 Val. Maxime, II, 6, 15.
8 Preller-Jordan, Rœm. Myth., II, p. 407, n. 1. Ces auteurs ont suivi une autre version du
texte et parlent de Sicca (Le Kef) ; j'adopte la leçon de Halm.
9 III, p. 124.
méritoire ; ainsi s'établit le rite des prostitutions sacrées et l'usage d'attacher
aux temples d'Astarté ces bandes d'hiérodules qui, sous d'autres noms,
continuèrent en Grèce, à Corinthe, par exemple, la tradition des sanctuaires
phéniciens. Elles la continuèrent aussi, je pense, dans la Carthage romaine ; ou
plutôt il leur suffit d'y renouer l'ancienne tradition un moment interrompue. Le
terrain était prêt à recevoir cette plante empoisonnée ; elle y fleurit et s'y
épanouit à l'aise1.
Une autre circonstance contribua plus encore à porter au comble la gloire de
l'hieron, à en répandre le nom au loin ; je veux parler des prophéties qui s'y
rendaient. Ce fut là une innovation romaine ; aucun indice ne permet de
supposer qu'il y ait eu déjà un oracle de ce genre à l'époque antérieure. On le
voit apparaître sous le règne d'Antonin, mais son origine est plus ancienne, car,
dès ce moment, le proconsul, débarquant dans la province, a l'habitude de faire
une visite officielle à la déesse et de l'interroger sur l'état de l'Empire et les
résultats éventuels de son propre gouvernement2. A l'exemple de la Pythie et
des Sibylles, devins et devineresses s'enthousiasment sous l'action de Cælestis
dont le souffle les pénètre. Au son aigu des flûtes, ils appellent leur souveraine.
Peu à peu cette musique, analogue sans doute à celle des derviches tourneurs ou
des Aïssaouas, les excite et les grise ; et, comme possédés de l'esprit d'en haut,
ils dévoilent les temps futurs à qui les interroge3.
Deux de leurs réponses nous sont connues ; elles offrent un caractère tout
politique. A l'époque d'Antonin, un gouverneur consulte l'oracle sur les affaires
publiques. La prêtresse ordonne de compter combien de fois elle prononcera le
nom du prince ; an milieu de l'attention générale, elle alla jusqu'à huit, et chacun
de conclure aussitôt qu'il avait encore pour huit ans de règne. Il vécut plus
longtemps. On interpréta alors les paroles dans un autre sens, en les appliquant
à la série des empereurs qui ont porté le même nom4. Plus tard Cælestis
annonça que Macrin, préfet du prétoire, et son fils Diaduménien, arriveraient à
l'empire5. Les imaginations ardentes des Africains devaient s'enflammer dans
l'espoir de quelque prophétie de ce genre. Le peuple de Carthage les attendait, je
me figure, avec la même anxieuse impatience que le moderne Napolitain les
numéros gagnants de la loterie hebdomadaire ou le miracle de saint Janvier. Les
passions politiques étant entrées en ligne, les désordres suivirent. Pertinax, en
particulier, pendant son proconsulat d'Afrique, eut à supporter nombre de
séditions occasionnées par les cannina prophétiques issus du temple de
Cælestis6.
1 Je ne sais sur quelle autorité s'appuie M. A. Réville pour écrire (Revue des Deux
Mondes, 15 janv. 1879, p. 421) : De l'avis de plusieurs mythologues, c'est sous la
domination romaine que les impudicités des cultes orientaux s'implantèrent aussi dans la
nouvelle Carthage, et que le rituel d'Astarté devint immoral ; l'ancienne avait pu
connaître des vierges d'Astarté, c'est-à-dire des jeunes filles vouées au célibat pour la
servir, mais non des espèces de bayadères faisant métier de la prostitution sacrée.
Comment, seul des cultes phéniciens, celui de Tanit serait-il demeuré pur ? On a peine à
s'expliquer une immunité de ce genre.
2 Capitolin, Vita Macrini, 3.
3 Capitolin, Vita Macrini, 3. Firmicus Maternus, De errore profan. relig., 4.
4 Capitolin, Vita Macrini, 3.
5 Dion Cassius, l. XXVIII, 4 : ... µάντις έν τή Άφρική εΐπεν... Avec Dureau de la Malle (p.
158, n. 4), je vois dans ce µάντις τις un prêtre de notre déesse.
6 Capitolin, Vita Pertinacis, 4.
Outre ces manifestations solennelles, la divinité se révélait encore d'une façon
plus intime à Faine de ses dévots. Ils recevaient d'elle des ordres ou des conseils
: elle les guidait en mainte occasion. De cette action latente, mais réelle, la
preuve subsiste dans les ex-voto que j'ai groupés au début de ce chapitre.
Plusieurs d'entre eux furent offerts, les dédicants le signifient, sur un avis reçu
de la grande dame1. Tous les dieux, il est vrai, formulaient de pareilles
injonctions. Pourtant, vu le petit nombre de textes relatifs à Cælestis qui ont
parvenus jusqu'à nous, la proportion de ces pierres écrites sur commande divine
me semble ici plus forte qu'ailleurs.
L'oracle public se fit entendre surtout, si nous en jugeons par les détails qu'on
vient de lire, au cours du IIe siècle et pendant la première moitié du IIIe. Ces
données concordent de tous points avec celles que nous tenons des inscriptions.
L'âge heureux de l'Empire fut la période brillante du règne de la déesse. Quand
Elagabal l'eut transportée à Rome, l'inspiration prophétique disparut de son
temple avec la statue da moins on n'entend plus parler de l'oracle de Carthage.
Saint Augustin lui-même, qui eût volontiers saisi l'occasion d'attaquer de ce chef
les païens de Carthage, parle de la Vierge céleste et des turpitudes de son culte
sans faire une allusion quelconque à son oracle, alors parfaitement oublié2. La
restitution ordonnée par Alexandre Sévère ne put lui rendre la vogue dont il avait
joui. Je ne serais pas surpris que le veto du gouvernement ait surtout rendu les
prophétesses silencieuses, car les autres cérémonies du même culte restèrent en
honneur ; les Galles et les hiérodules continuèrent d'accomplir leurs pratiques
impures, au dernier tiers du Ive siècle, saint Augustin en était encore témoin.
Mais le terme de ces superstitions approche, elles ne franchiront pas le seuil du
Ve siècle ; et le même Père de l'Eglise s'écriera bientôt : Quelle puissance
Cælestis avait à Carthage ! Où est maintenant la puissance de Cælestis ?3
Quelques années avant, le sanctuaire était déjà abandonné ; les épines et les
ronces y croissaient librement. L'auteur anonyme du Liber de promissionibus
attribue cet état de choses à l'incurie des païens4 ; Tillemont voit plus juste5
lorsqu'il le fait remonter jusqu'en 391, où deux édits impériaux interdisent de
sacrifier des victimes et d'entrer désormais dans les temples6. Les chrétiens
résolurent enfin de s'emparer de l'hieron, malgré les récits de leurs adversaires,
qui racontaient que le monument était gardé par des dragons et d'autres
monstres.
Pendant les fêtes de Pâques de 399, au milieu d'un immense concours de prêtres
et de fidèles, Aurelius, évêque de Carthage, établit sa chaire épiscopale et siégea
au lieu même où se dressait la statue. Il est probable cependant qu'on n'affecta
pas l'édifice aux pompes du christianisme. S'il avait été de quelque utilité à la
nouvelle religion, on aurait pris à tâche de le conserver ; or, en 421, sous
Constance et Placidia, le tribun Ursus présida à sa destruction ; tout fut nivelé au
1 C. I. L., VIII, 8433 (ex precepto deæ sanctæ Cælestis), 9796 (numme ipso dictante) ;
VI, 77 (jussus a numine ejus) ; 79 (jussu Cælesiis) ; V, 5765 (jussu imperiove Cæl(estis)
Dianæ Aug(ustæ)).
2 Bouché-Leclercq, Hist. de la divin., III, p. 411.
3 Enarr. in psalm., XCVIII, 114 ; cf. Sermo CV, 9, 12.
4 III, 38, 44 (P. L., L, col. 835).
5 Hist., V, p. 515.
6 Cod. Theod., XVI, 10, 10 et 11.
ras du sol et l'emplacement consacré à la sépulture des morts1. Cælestis
conservait encore quelques secrets adorateurs ; l'historien nous les montre
irrités de cette fin lamentable. Leur colère était vaine et leurs menaces sans effet
; la puissance Ce la déesse avait vécu. Ses rites honteux allaient céder la place à
Une religion plus pure.
III. — CÉRÈS.
Les inscriptions relatives au culte de Cérès se multiplient depuis quelque temps
en Afrique2 ; plusieurs d'entre elles, qui concernent Carthage3, démontrent
qu'on l'y honorait d'une manière toute spéciale. On se rappelle qu'en fouillant la
nécropole de Sainte-Monique le P. Delattre a exhumé des fragments de statues
qui paraissent se rapporter à Cérès et des textes dont l'un parle des sacerdotes
Cereales4, sodalité religieuse recrutée parmi les prêtres sortant de charge. Le
sacerdoce étant annuel5, ceux qui l'avaient exercé entraient dans ce collège
régulièrement constitué et qui devait fonctionner de la même manière que les
associations analogues, si nombreuses dans les provinces. Le culte de Cérès ou
des Cérès (les inscriptions donnent fréquemment le pluriel Cereres)6 était d'ordinaire
desservi par des prêtresses7 ; c'est donc par une anomalie, dont il y a du reste
d'autres exemples8, qu'il se trouve à Carthage remis aux mains des prêtres9. Le
nom de Cerealis, par lequel on désignait ces prêtres honoraires associés, était
1 Liber de promiss., loc. cit. Le P. Delattre fait observer avec raison (Bull. épigr., IV,
1884, p. 316) que c'était là une dérogation à la loi romaine qui interdisait d'enterrer à
l'intérieur des villes et qui parait avoir été strictement observée à Carthage.
2 Outre celles qui sont mentionnées par M. Cagnat (Arch. miss., XIV, 1888, p. 105 sq.),
par M. Doublet (Bull. arch., 1892, p. 129-133) et dans ma note sur Ceres africana
(Association française pour l'avancement des sciences, Congrès de Carthage, 1896, p.
802 sqq.), il y a lieu de citer un texte de Kasrin (Bull. arch., 1895, p. 324) et ceux que
j'indique à la note suivante, peut-être aussi une stèle anépigraphe d'Hippone (C. R.
Hipp., 1896, p. XII, XIV sq. ; cf. Preller-Jordan, Rœm. Myth., p. 47, n. 5 ; Toutain, Cités,
p. 276 sq.).
3 C. I. L., VIII, 803, 1140, 12318 ; Bull. Ant., 1896, p. 273 ; 1898, p. 268 ; C. R. Hipp.,
1891, p. XX sq. ; Rec. arch., XXXI, 1897, p. 146, n. 36 ; Gauckler, C. R., 1898, p. 8.
4 D'autres collèges de ce genre se sont déjà rencontrés en Afrique ; à Bisica (Henchir
Bijga), à Vaga (Béja), à Mustis (Ilenchir Mest), les membres portent le nom de Cereales
(C. I. L., VIII, 12300, 14394, 15585, 15589, 15590) ; à Tipasa de Maurétanie (Tipasa) et
à Tipasa de Numidie (Tifech), on les appelle cultores Cererum (ibid., 4841add. ; Bull.
arch., 1896, p. 179. n° 61) ; à Henchir el Oust, Cerealicii (C. I. L., VIII, 16417). Des
listes de noms, très mutilées, recueillies par le P. Delattre au cours de ses fouilles (C. R.
Inscr., 1899, p. 104 sq.) appartiennent peut-être au collège des Cereales carthaginois.
5 C. I. L., VIII, 805, 12318 ; Bull. Ant., 1898, p. 268 ; Gauckler, C. R., 1898, p. 8.
6 On le traduit d'ordinaire par Cérès et Proserpine, de même que Castores désigne
Castor et Pollux. Cependant M. Bérard (De l'origine des cultes arcadiens, p. 242) croit
que ce pluriel indique seulement le polymorphisme de la déesse ; cf. Toutain, loc. cit. M.
Gsell (1896, p. 10 ; 1898, p. 91) voit au contraire, dans les Cereres, les divinités
helléniques Déméter et Perséphone.
7 Cf. Cagnat, loc. cit. ; Doublet, loc. cit., p. 131.
8 Cf. Doublet, loc. cit., p. 131.
9 Pourtant Tertullien (De pallio, 4 ; De testimonio animæ, 2) décrit le costume des
prêtresses de Cérès, et une inscription, qui provient sans doute de Carthage (C. I. L.,
VIII, 1140), nomme l'une d'entre elles. Je ne sais comment concilier ces renseignements
qui semblent en désaccord.
d'un usage quotidien, au point qu'il devint, dans la capitale1, comme dans toute
la province2, un simple cognomen. Sans rien exagérer, il y a là encore un indice
utile à recueillir de la popularité de cette religion.
Mais il ne suffit pas de constater les faits, il est plus important de rechercher à
quelle déesse, en réalité, allaient ces hommages. Elle s'appelle Ceres, et on
serait tenté de ne voir en elle que l'adaptation romaine de la Déméter hellénique.
J'ai essayé, dans un précédent travail3, de démontrer qu'il n'en était pas ainsi.
Sans développer à nouveau des arguments déjà produits, je me bornerai à citer
la dénomination d'africana que Tertullien applique à cette divinité4, la mention
expresse de la Ceres græca sur une inscription tunisienne5 pour la distinguer de
celle qu'on invoquait d'ordinaire dans le pays, l'association étroite et assez
fréquente de Cérès et de Saturne6, la réunion dans un même temple de Cælestis
et de Cérès7 la forme tout orientale de certains de ses sanctuaires8. N'en est-ce
point assez pour la séparer tout à fait de la Déméter romanisée, pour la
rapprocher au contraire de Tanit ? Nourricière des hommes, Cérès avait au moins
ce caractère de la maternité en commun avec la déesse féconde en qui les
Phéniciens découvraient le principe vivifiant des êtres et des choses.
L'assimilation était tout indiquée. Cependant nous avons établi que Cælestis était
directement issue de Tanit et personnifiait pour les Romains les mêmes énergies
naturelles. Il y eut donc, peut-on supposer, une sorte de dédoublement de Tanit
: Cérès reçut une partie de son héritage qu'elle était toute prête à accueillir et
que les habitudes des Romains lui attribuaient de plein droit. Mais Cælestis en
enleva le meilleur, c'est-à-dire toutes ces qualités qui ne convenaient guère à
une divinité chthonienne comme Cérès. Elles fluent ainsi à elles deux la monnaie
de Tanit. Cette dualité persista assez longtemps, les inscriptions auxquelles, je
me suis référé en témoignent ; toutefois il est vraisemblable que Cérès disparut
lentement au profit de Cælestis, quand le syncrétisme triompha. Sa rivale, de
jour en jour plus honorée, plus fêtée, l'absorba sans doute, tout comme Saturne
confisqua à son profit le culte des Baalim locaux à travers l'Afrique. Et un jour
vint où l'on ne dit plus Ceres et Cælestis, mais Ceres Cælestis, comme Juno
Cælestis, Diana Cælestis, etc., en attendant que ces personnes divines allassent
toutes se fondre en un seul numen plus compréhensif, celui de Virgo Cælestis.
I. — SATURNE.
Vous mettez Saturne avant tous les autres dieux, disait Tertullien à ses
contemporains1. Quoiqu'il entendit surtout marquer par là l'ancienneté du dieu,
nous ne nous éloignerons guère de sa pensée en appliquant ces mots à la
dévotion particulière dont les Africains l'entouraient. Le culte le plus répandu
dans le nord de l'Afrique romaine était le sien2 ; de toutes parts on y découvre
des dédicaces gravées en son honneur. En plusieurs endroits même elles ont
reparu si nombreuses qu'on n'exagérera guère en parlant de véritables mines
d'inscriptions3. Cependant il n'en va pas ainsi à Carthage ; la darne et protectrice
du lieu, c'était Tanit, puis Cælestis. Baal Hâmân, devenu plus tard Saturne, n'y
pouvait prétendre qu'à la seconde place. M. Ph. Berger a dit spirituellement et
avec beaucoup de justesse que, les Carthaginois ayant donné pour époux à Tanit
Baal Hâmân, il n'a jamais été qu'un prince consort4. Le rôle relativement effacé
qu'il fut réduit à jouer aux deux époques de la cité nous permet de comprendre
pourquoi nous possédons de si minces renseignements sur sa personne. Tous les
regards, tous les hommages allaient à sa parèdre. Essayons néanmoins d'éclairer
un peu cette obscurité, sans reprendre, après tant d'autres, le sujet clans son
ensemble.
Tout le monde admet aujourd'hui que Saturne n'est autre que Baal romanisé :
cette idée, les mots Saturnus Augustus, appliqués à tous les Saturnes africains,
l'expriment entièrement. Je me sers à dessein du pluriel pour mieux faire
comprendre la nature du dieu adoré sous cette dénomination générale. Les
divinités phéniciennes, j'ai déjà eu l'occasion de le dire, appartenaient à un lieu
déterminé ; elles protégeaient telle contrée, telle ville, et manifestaient leur
puissance dans tel temple en particulier. Cælestis régna toujours sur Carthage et
l'aima d'une singulière dilection ; Saturne fut, lui aussi, un dieu à la fois local et
multiple, un dieu topique avec des traits constants. De là ces épithètes
géographiques qui accompagnent son nom sur les stèles : au sommet du Bou
Kourneïn, on l'appelle Balearanensis5, Sobarensis à Henchir Bou Beker
(Nepheris)6 ; Neapolitanus, à Nabel (Neapolis)7 ; Umbubalius, à Tébessa
(1893, p. 178, n° 124) suppose qu'il a fait ajouter l'épithète après coup par patriotisme
local.
1 Bull. arch., 1896, p 156, n° 1 ; Rev. arch., XXXI, 1897, p. 144, n° 28.
2 Bull. Ant., 1896, p. 157-159 ; Rev. arch., XXIX. 1896, p. 396, n° 85.
3 Doublet-Gauckler, p. 79 : La Blanchère, Musée d'Oran, p. 33.
4 C. I. L., VIII, 1010, 1011, 1012,1142, 1143, 1144. Il était peut-être représenté sur des
monnaies frappées aux premiers temps de la seconde Carthage ; Mueller, suppl., p. 55.
5 C. I. L., VIII, 1009, S(aturno) D(omino) Aug(usto) s(acrum) ; 12494, [Satur]no
Do[mino nu]min[i inv]icto (?) ; 42499, sacerdos Saturni ; cf. Const., XXVIII, 1893, p.
172. Sur l'un des petits côtés de la seconde de ces pierres on remarque le groupe de
lettres ΤΛΙΝΤΙDΛ, peut-être une transcription corrompue du nom de Tanit (cf. R.-B.,
Rech., p. 13 ; C. I. L., VIII, 13321). Les éditeurs du Corpus proposent, non sans réserve
(p. 1085), de lire la première S(arapidi) D(eo) Aug(usto) ; la lecture que j'indique ne me
parait pas moins vraisemblable : le nom de Saturne s'abrège très souvent en S (cf. ibid.,
p. 1085) ; le bœuf, le bélier et les autres figures sculptées sur cette pierre conviennent
fort bien à ce dieu. L. Renier (C. R. Inscr., 1866. p. 163) interprétait S(oli) D(eo)
Aug(usto), ce qui me parait inadmissible. Je ferai la même observation à propos du n°
12491 que le Corpus explique (arapidi) A(ugusto) s(acrum). M Jullian, qui a publié
l'inscription le premier (Bull. épigr., IV, 1884, p. 267), transcrit très justement S(aturno),
que j'adopte pour ma part. La plus curieuse de ces dédicaces (ibid., 1008) est rédigée en
punique avec un fragment de nom propre latin. Voici la traduction d'Euting admise au
Corpus : Domino Baali volum quod vovit CREScens ; exaudivit vocem ejus, fortunavit
(eum). La phrase est identique à celles qu'on lit sur de nombreuses stèles puniques,
antérieures à 146 ; peut-être assistons-nous ici à la transformation du culte de Baal en
culte de Saturne. Une scène est représentée au registre inférieur ; un homme tire un
taureau avec une corde. Le taureau était une des victimes ordinairement sacrifiées à
Saturne ; il figure à maintes reprises sur les stèles d'Aïn Tounga (Bull. arch., 1889, p.
259) et du Bou Kournein (Mélanges, XII, 1892, p. 98 Toutain, Sat., p. 106-108).
6 Diodore, XX, 14, 1-2.
7 Perrot, III, p. 73 sq. ; cf. Davis, p. 216-283.
8 Ph. Berger, Gaz., 1879, p. 229. On a longtemps discuté sur la valeur des mots Malac-
Baal qui se rencontrent dans plusieurs inscriptions phéniciennes. Parmi les hypothèses
mises en avant, l'une surtout me séduit. Elle consisterait à accepter, sans autre forme de
du Baal Hâmân de Carthage, aurait donc hérité de tout son être, y compris les
acquisitions dernières ; mais la disparition de Melkarth ne lui parait pas
imputable, et il n'y a aucune parité à établir entre elle et, l'absorption des Baalim
locaux1.
Les sacrifices humains constituaient l'essence du culte de Melkarth2. Une statue
d'airain le représentant se dressait dans son temple : ses mains creuses, où l'on
déposait les victimes, s'inclinaient et s'abaissaient vers le sol, les laissant glisser
dans la fournaise, flamboyante aux pieds de l'implacable géant3. C'est d'après ce
rite que, dans les calamités publiques ou les dangers pressants, on immolait au
dieu féroce des enfants par centaines, choisis parmi les plus nobles familles. Le
bruit assourdissant des flûtes et des tambours étouffait leurs cris ; les mères
devaient assister impassibles à la cérémonie sous peine de déshonneur. Il est
admis que ces horreurs prirent fin lors de la conquête romaine ; saint Augustin a
formellement disculpé à ce sujet les nouveaux maîtres du pays4. Mais sa
défense, malgré le ton catégorique qu'elle affecte, ne saurait prévaloir contre les
faits. Deux cents ans environ avant lui, Tertullien, mieux placé pour connaître les
fondateurs de la colonie, articule contre eux une accusation précise. En Afrique,
dit-il, on immolait publiquement les enfants en l'honneur de Saturne, jusqu'à mi
proconsulat sous Tibère. Il fit crucifier les prêtres eux-mêmes aux arbres qui
entouraient le temple et abritaient ces atrocités sous leur ombre. J'en atteste les
soldats de notre pays, qui exécutèrent l'ordre du proconsul. Et cependant,
maintenant encore, ce crime religieux s'accomplit en cachette5. Je ne crois pas
procès. Malac comme le nom du dieu Moloch, associé à celui de Baal dans une de ces
combinaisons binaires fréquentes chez les Phéniciens. On connaît, par exemple,
Echmoun-Melkarth, Echmoun-Astoret, Çid-Tanit, Çid-Melkarth. M. Clermont-Ganneau, à
qui j'emprunte cette idée (Rev. crit., 1880, I, p. 91), ajoute : Ce serait le Moloch
classique, le Saturne auquel, à Jérusalem comme à Carthage, on offrait les enfants en
sacrifice.
1 Une inscription d'Aïn Tounga (C. I. L., VIII. 1406 ; Bull. arch., 1889, p. 261, n. 1)
donne les noms suivants de la ville de Thignica, Municipium... Herculeum Frugiferum
Thignica. MM. Ph. Berger et Cagnat se demandent s'il n'a pas existé dans cette localité
deux cultes distincts, celui de Saturne et celui d'Hercule. N'aurions-nous pas simplement
dans cette double dénomination une trace de la fusion de Melkarth (Herculeum) en Baal-
Saturne (Frugiferum) ? On sait que frugifer est un des qualificatifs de Saturne en Afrique
: cf. C. I. L., VIII, p. 1085 ; Bull. arch., 1889, p. 260.
2 Les textes relatifs à cette pratique sont réunis par Max. Meyer, art. Kronos dans
Roscher, II, col. 1501-1503.
3 Diodore, XX, 14, 6 : cf. Pline, H. N., XXXVI. 5. 39. M. Clermont-Ganneau pense (Bull.
crit., 1880, I, p. 92) que les sacrifices étaient parfois simulés, ce qui concorderait assez
avec le récit de Diodore sur la négligence des Carthaginois à s'acquitter de leurs
offrandes à Moloch.
4 De civ. Dei, VII, 26 : Sed quod ei (Saturno) Pœni silos filios sacrificaverunt, non
recepere Romani ; cf. Perrot, Journal des Savants, 1894, p. 663.
5 Apologétique, 9. Les mots usque ad proconsulatum Tiberii (voir Pallu, Fastes, I, p.
296), qui sont dans le texte, ont embarrassé les savants ; Scaliger y substitue
proconsulem. Havercamp (P. L., I, col. 314, note f) n'accepte pas la correction. Elle est
contraire, dit-il justement, au génie de Tertullien, qui emploie souvent le nom abstrait
pour le concret, naufragiis pour naufragis, ministeriis pour ministris. Cf. Adv. Gnosticos
Scorpiace, 7 ; Creuzer-Guigniaut, Relig. de l'antiq., t. II, 1re part., L. IV, p. 230 sq (éd.
de 1829). Les auteurs contemporains de Tertullien ou postérieurs, qui signalent les
sacrifices humains à Carthage, le font en des termes trop flottants et sans distinguer
assez les époques : Minucius Félix, 30 ; Lactance, Inst. div., I, 21 ; Eusèbe, De laud.
Const., XIII ; Augustin, De civ. Dei, VII, 19 ; Orose, IV, 6, 3-5.
qu'on puisse récuser un pareil témoignage1. Le culte sanglant de Saturne
survécut donc à la destruction de la cité punique. Il fut accepté du pouvoir
jusqu'au quart du Ier siècle ; il durait encore en secret à la fin du He ; ses
compatriotes, à qui Tertullien s'adresse, le savaient aussi bien que lui. Comme le
Melkarth de jadis, Saturne était pour eux une divinité méchante, partant
redoutable. Et cette crainte qu'il leur inspirait fut, d'après saint Augustin, le motif
qui les poussa, en dissimulant son nom, à ne l'appeler d'ordinaire que le Vieillard
(Senex2).
Nous ne savons rien du sanctuaire de Saturne, sinon qu'il devait être voisin de
ceux de Cælestis et d'Esculape et qu'un bois sacré (lucus) l'entourait3. Un nom de
prêtre est notre seul document certain relatif aux desservants du temple4.
Tertullien nous apprend que leur costume se composait d'un manteau de couleur
ronge, bordé d'une large bande de pourpre5. Les auteurs chrétiens, fort attentifs
aux pompes brillantes de Cælestis, parlent moins de Saturne. Saint Augustin
laisse échapper une exclamation sur la ruine de ses autels : Saturne régnait sur
des multitudes d'hommes, s'écrie-t-il ; où est aujourd'hui le règne de Saturne ?6
L'interdiction des offrandes humaines avait porté un coup sensible à la puissance
du dieu à Carthage ; aussi ai-je peine à me persuader que son culte y ait persisté
aussi longtemps que la gloire de sa rivale.
II. — ESCULAPE.
Apulée parlant un jour, au théâtre, devant une nombreuse assistance,
s'exprimait en ces termes : Au début de ce discours, pour plaire à des oreilles si
délicates, je ne saurais me placer sous de meilleurs auspices que ceux
d'Esculape, qui regarde d'un œil favorable la citadelle de notre Carthage et la
couvre d'une si réelle protection. A la louange de ce dieu, j'ai composé, en vers
grecs et latins, un hymne que je vais vous faire entendre, et dont je lui ai déjà
offert la dédicace, car je ne suis pas pour lui un adorateur inconnu, un fidèle
récemment initié, un prêtre mal accueilli ; déjà, en vers comme en prose, mon
éloquence l'a respectueusement célébré. Et aujourd'hui je vais chanter cet
hymne en son honneur, dans l'une et l'autre langue. Il est précédé d'un dialogue
également en grec et en latin7. Ce passage suffirait à nous montrer de quelle
vénération Esculape était entouré dans la capitale, au milieu du IIe siècle de l'ère
chrétienne. Sans cloute Apulée aime à jouer avec les périodes arrondies, et,
1 M. Toutain (Sat., p. 114-117, 130) rue semble trop en restreindre la portée ; il lui
accorde ailleurs (Cités, p. 225 sq.) plus de créance. Sur la persistance des sacrifices
humains dans les religions d'origine sémitique sous l'Empire, voir Clermont-Ganneau,
Rev. arch., XXX, 1897, p. 295-297.
2 Saint Augustin (De consensu Evang., I, 36) parle des astrologues qui Saturnum...
maleficum deum inter alia sidera constituerunt... senem potius quam Saturnum
appellantes ; tam timida superstitione, ut jam Carthaginenses pene vico suo nomen
mutaverint, vicum Senis crebrius quam vicum Saturni appellantes.
3 Monuments, p. 27, 82, 90.
4 C. I. L., VIII, 12499. Une inscription punique (C. I. S., p. 264) parle d'un personnage
qui est in populo templi Melqarti. Comme Cælestis, Saturne avait donc sans doute un
nombreux personnel de desservants.
5 De testim. animæ, 2.
6 Enarr. in psalm., XCVIII, 14.
7 Florida, IV, 18, 91.
satisfait de prononcer une phrase sonore, ne pèse pas toujours les mots qu'il
emploie. En dépit de ces réserves, il subsiste qu'un Africain, devenu presque
Carthaginois, par suite d'une longue résidence, a pu, en cette même ville, parler
publiquement de hi protection dont Esculape couvrait le peuple qui vivait à ses
pieds. Une inscription de Dacie, qui encadre Æsculapius Augustus entre Cælestis
Augusta et le genius Carthaginis1, et qui émane de quelque Africain relégué en
ces lointaines régions, prouve aussi quelle dévotion lui gardaient en tous lieux
ses fidèles.
Pourtant il en fut pendant la période romaine comme à l'époque punique, où
Tanit et Baal Hâmân éclipsaient tous les dieux. Les auteurs nous parlent souvent
de Cælestis ; les inscriptions et les indications relatives à Saturne, sans être
fréquentes, existent cependant. Pour Esculape et les autres, la littérature et le
marbre sont beaucoup plus réservés. Pur hasard, dira-t-on ! Je n'en crois rien. Si
nous sommes renseignés sur le compte de Cælestis et de Saturne, c'est qu'on
pensait à eux, qu'on s'entretenait d'eux. L'absence de documents sur les autres
divinités prouve qu'on s'en occupait moins2. Tout en accueillant les propos
d'Apulée sur Esculape, gardons-nous donc de mettre ce dieu au niveau des
précédents.
Nous n'avons pas les moyens de discerner ce qui subsista en lui de l'Echmoun
punique. Tertullien se contente de le qualifier d'inventeur de la médecine3 et de
nous décrire le vêtement de ses prêtres, qui portaient le manteau grec ou
pallium4, négligemment disposé, et des sandales à la mode grecque5. Apulée
prononçait d'ordinaire ses harangues dans les bâtiments qui avoisinaient la cela
de son temple, à l'intérieur du temenos6. Malheureusement il ne décrit pas cet
ensemble d'édifices sacrés, chose surprenante chez un auteur aussi prolixe, et
nous en sommes réduits aux conjectures. Si celles que j'ai précédemment
exposées, à la suite de Beulé et du P. Delattre, sont acceptables, le sanctuaire
d'Esculape, dressé au sommet de Byrsa, avait conservé sous l'Empire
l'ordonnance générale des édifices religieux de l'âge punique, le péribole, la cour,
avec la cella au fond ou au milieu. Les Romains construisirent sur les fondations
antérieures, on le suppose du moins, et l'appareil de ce qui dut être le péribole
autorise cette hypothèse. Pour le temple proprement dit, les architectes venus
d'Italie se donnèrent libre carrière et reproduisirent les types artistiques usités
outre-mer7. Quelle était la figure du dieu ? Est-ce lui que l'art gréco-romain
représentait sous la forme d'un Jupiter-Sarapis, ou plutôt d'un Esculape, coiffé de
la dépouille d'un coq8 ? Pour répondre ii cette question, il serait nécessaire de
connaître la représentation véritable d'Echmoun, son prédécesseur, dont il garda
probablement quelques traits ; et l'on ne possède sur ce sujet que de bien faibles
lumières9.
culte à mystères, dont la déesse et le sacrifice sont représentés, et que le Panthéon qui
occupe le ciel de ces monuments est la triade punique, avec Echmoun pour dieu
principal, figurée sous diverses formes. Cette description manque de clarté. Cf. Ph.
Berger, Trinité, 1879, p. 135 ; 1880, p. 169.
1 Sur la forme du nom, cf. Preller-Jordan, Rœm. Myth., II, p. 375, n. 1. Sur le culte de
Sarapi à Carthage, voir Héron de Villefosse, Bull. Ant., 1880, p. 284-281 ; 1881, p. 265
sq. ; 1887, p. 234.
2 Dans les tombes puniques, on trouve partout des figures de dieux et d'animaux
égyptiens. Mais on ne saurait rattacher le culte de Sarapis à ces usages funéraires,
antérieurs à 146.
3 Voir Monuments, p. 92.
4 C. I. L., VIII, 12492.
5 C. I. L., VIII, 1004.
6 C. I. L., VIII, 1003.
7 C. I. L., VIII, 1002 ; cf. C. I. L., III, 3637, une inscription de Pannonie : Joci Optimo
Maximo Neptuno Sarapidi.
8 C. I. L., VIII, 12-193 ; cf. ibid., II, 46, une inscription de Béja en Portugal : Serapi
Pantheo : Preller-Jordan, op. cit., II, p. 372, n. 4.
9 C. I. L., VIII, 1005.
10 Preller-Jordan, op. cit., II, p. 377 ; cf. Strabon, XVII, 17, p. 801 C.
11 Macrobe, I, 2 ; Preller-Jordan, op. cit., II, p. 376 sq. ; cf., p. 375, 384.
de son sanctuaire de Byrsa pour l'assimiler à Sarapis ? Du moins le souvenir de
Pluton-Sarapis, avec le chien Cerbère à ses côtés, subsiste dans une statuette
assise, découverte auprès de nos inscriptions1.
Par les ex-voto nous apprenons encore que Sarapis ne résidait pas seul dans le
temple. On y révérait avec lui d'autres divinités qu'un fidèle dénomme οί σύννοι
θεοί2. Ces anonymes sont assez facilement reconnaissables : Isis, Harpocrate,
Anubis formaient sur les rives du Nil un seul groupe divin avec Sarapis ; nul
doute qu'ils ne l'aient entouré dans le sanctuaire de Carthage connue en terre
égyptienne. L'une des dédicaces3 est gravée sur la poitrine d'un cynocéphale en
marbre noir, c'est Anubis à la tête de chien4 ; deux lampes de la collection
Marchant, au Louvre5, sont ornées, l'une, des images de Sarapis et d'Isis6,
l'autre, d'Isis entre Horus et Anubis. Mais aucune des divinités de cette famille
n'a laissé, même en dehors des ex-voto, des traces aussi profondes que
Sarapis7. Outre le Pluton assis, il faut remarquer plusieurs marbres qui
représentent des serpents, vestiges d'autant de statues du dieu8, et surtout deux
têtes de Jupiter-Sarapis, en marbre blanc, l'une qui provient des fouilles de M. de
Sainte-Marie9, l'autre, colossale et pleine de majesté, qui est aujourd'hui au
Louvre10. Le dieu est coiffé d'un modius que décorent des épis et des branches
d'arbres chargées de fruits. La barbe et les cheveux offrent des traces de couleur
rouge, tandis que les chairs du visage restent blanches. M. Héron de Villefosse a
très à propos noté cette opposition du blanc et du rouge, qui devait produire un
effet saisissant11, sinon toujours de fort bon goût. Quand Tertullien assimile
Sarapis au patriarche Joseph et reconnaît, dans le modius qui surmonte sa tête,
un souvenir des approvisionnements laits par lui pour sauver l'Egypte de la
famine et, dans les épis qui l'entourent, un symbole de sa sollicitude pour
l'agriculture12 ; quand il se moque de Sarapis, d'Isis, d'Harpocrate avec son
cynocéphale13, d'Anubis à la tête d'homme et de bête14, des crocodiles et du
serpent des Egyptiens15 ; quand saint Cyprien reproche à ses concitoyens de
négliger Dieu pour porter leurs hommages à des crocodiles, à des cynocéphales,
à des pierres, à des serpents16, ils ont présentes à l'esprit ces figures que nous
retrouvons aujourd'hui ; leurs écrits, fidèles interprètes de ce qui se passait sous
leurs veux, servent de commentaire à ces sculptures et à ces ex-voto.
1 C. I. L., VIII, 1000 (petit autel) ; 1013 (fragment d'une synopsis) ; 12489 (Dermèche),
M(ercurio) A(ugusto) s(acrum), la lecture n'est pas certaine ; 12490 (au pied de Byrsa,
non loin des ports).
2 Enarr. in psalm., XCVIII, 14.
3 Enarr. in psalm., LXII, 7.
4 C. I. L., VIII, 2488 est fort douteux.
5 Tertullien, De testim. animæ, 2 ; C. I. L., VIII, 1014 : le n° 1140 ne mentionne pas
Junon, mais le génie d'une femme.
6 Bull. Ant., 1896, p. 272 sq. ; C. R. Hipp., 1897, p. XX sq. ; Rev. arch., XXXI, 1897, p.
146, n° 36 ; cette dédicace est offerte par un prêtre de Cérès.
7 C. I. L., VIII, 1013 ; Bull. Ant., 1899, p. 206 sq. ; Rev. arch., XXXV, 1899, p. 175, n°
47.
8 C. I. L., VIII, 12487.
9 Voir C. I. L., VIII, 12495 (?).
10 Voir Bull. arch., 1897, p. 439, n° 219.
11 Voir C. R. Inscr., 1898, p. 408 ; Bull. Ant., loc. cit. ; Rev. arch., loc. cit.
12 De pallio, 4.
CHAPITRE III. — CULTE IMPÉRIAL.
I. — CULTE PROVINCIAL.
Tous les cultes particuliers furent éclipsés, à l'époque impériale, par une religion
plus générale, qui survécut même, sous une autre forme, à la chute du
paganisme, Depuis Auguste, l'empereur était devenu dieu. On l'adorait vivant, on
lui continuait les mêmes hommages outre-tombe ; souvent les membres de sa
famille y participaient. L'univers entier se prosterna devant le maitre et
communia dans une même prière. Jamais les plus grandes divinités de la Grèce
ou de l'Italie n'avaient connu pareil concours de fidèles. Les cités de chaque
province députaient leurs représentants dans une de ses principales villes, où se
célébraient les cérémonies, sous la présidence d'un prêtre plus élevé en dignité
que les autres. Peu à peu, par la force même des choses, ces réunions prirent un
nouveau caractère, sans pourtant qu'on cessât d'accomplir les rites prescrits en
l'honneur du prince. Elles se transformèrent en assemblées politiques, qui
servirent d'intermédiaire entre les provinciaux et le gouvernement, transmettant
les doléances et les demandes d'en bas, recevant les réponses et les ordres d'en
haut. Ce fut un premier essai, presque inconscient, de représentation nationale1.
L'Afrique pratiqua cette religion comme le reste du monde romain ; chacune de
ses provinces eut son concilium provinciale2. Toutefois deux inscriptions3 ont
permis de calculer qu'elle n'y pénétra pas avant Vespasien, probablement en
l'année 714. Cette apparition tardive a de quoi surprendre. M. Pallu de Lessert
me semble en avoir très suffisamment rendu compte, en attribuant ce retard au
1 Sur le culte et les assemblées provinciales en général, voir Marquardt, II, p. 508-530 ;
id., De provinciarum romanarum conciliis et sacerdotibus (Ephem., I, p. 201-213) ; P.
Guiraud, Les assemblées provinciales dans l'Empire romain ; O. Hirschfeld, Zur
Geschichte des rœmischen Kaisercultus (Sitzungsberichte der Akad. der Wissenschaften
zu Berlin, 1888. p. 833-862) ; Beurlier, Essai sur le culte rendu aux empereurs romains ;
Dareste, Les assemblées provinciales dans l'Empire romain (Journal des Savants, 1891,
p. 46-54) ; Boissier, Afriq., p. 499 sq.
2 Sur le culte impérial africain, voir : O. Hirschfeld, I sacerdozi dei municipj romani nell'
Africa (Annali del l'Instituto, XXXVIII, 1866, p. 69-78) ; Pallu, Ass. ; Etudes ;
Krascheninnikolf, Ueber die Einfuehrung des provinzialen Kaisercultus im rœmischen
Westen (Philologus, LIII, 1894. p. 113-175, 178 sq., 189) ; Ruggiero, s. v. Africa, I, p.
341 sq. ; voir aussi les résumés de MM. Cagnat, Bull. arch., 1891, p. 567 sq., et Gsell,
1891, p. 38 sq., n° 77 et 78.
3 C. I. L., VIII, 12039, 14611.
4 Goyau, p. 152 ; J. Schmidt (C. I. L., loc. cit.) est moins affirmatif et se contente
d'indiquer l'intervalle entre 71 et 73 ; cf. Cagnat, Nouv. explor. en Tunisie, p. 17 ;
Hirschfeld, Zur Gesch. des rœm. Kaisercultus, p. 841 ; Pallu, Ass., p. 9-11. Les
objections élevées par M. Guiraud (Les assemblées, p. 78, n. 6) contre l'opinion défendue
par M. Cagnat ne sont phis recevables depuis la découverte de la seconde inscription.
C'est donc en 71 qu'il y a lieu de reporter l'établissement du sacerdoce et de l'assemblée
de la province. Cette année fut la première d'une ère provinciale, distincte de celle de
Carthage qui commençait en 44 av. J.-C. : les deux inscriptions en cause sont de 39 et
de 113 de cette ère = 110 et 184. Je ne sais sur quoi se fonde M. Goyau (loc. cit.) pour
écrire qu'à cette date le culte provincial est institué ou peut-être réorganisé pour la
province d'Afrique. Comment concilier cette dernière hypothèse avec le fait d'une ère
nouvelle ? MM. Cagnat (loc. cit.) et Hirschfeld (loc. cit.) semblent de l'avis de M Goyau.
grand développement du culte municipal des empereurs et à l'absence d'une
nationalité africaine. On ne songea sans doute à y élever des autels au nom rie la
province que le jour où l'on remarqua que l'Afrique seule n'en possédait pas1.
On croit communément que l'assemblée provinciale se réunissait à Carthage ;
quelle ville aurait pu lui disputer cet honneur ? La capitale politique devait être
en même temps capitale religieuse. Non pas qu'il en fût ainsi par tout l'Empire2 ;
mais, en Proconsulaire, toutes choses convergeaient si fatalement vers elle qu'on
ne s'expliquerait pas une exception en ce qui touchait de si près l'empereur3. S'il
existe à peine un souvenir de cette suprématie pour les premiers siècles de l'ère
chrétienne, le Bas-Empire nous eu apporte plus d'une preuve que je citerai
bientôt. Reconnaissons donc à Carthage le privilège d'avoir donné asile au
sacerdos provinciæ4, au consilium provinciale5. Le sacerdos, élu parmi les
personnages les plus considérables de la province6, demeure une année en
fonctions7 ; il veille à la conservation du temple et des édifices affectés à
l'assemblée, il administre aussi le temporel du culte, c'est-à-dire les fonds
nécessaires à leur entretien, les legs ou les dons offerts pour la célébration des
jeux8. Une telle charge, dont un citoyen était investi par le libre choix de ses
pairs9, constituait partout un grand honneur, combien plus grand à Carthage,
dont la gloire rejaillissait sur tous ceux qui venaient y occuper un poste. La fierté
d'Apulée, encore qu'un peu empreinte de rhétorique, se comprend donc
aisément, lorsque, parlant de son sacerdoce, il le qualifie de summus honos10.
Le nouveau piètre prenait possession lors de la réunion du concilium, qui se
tenait tous les ans à époque fixe11.
L'élection du sacerdos ne venait qu'en seconde ligne dans les obligations des
délégués ; avant tout, ils célébraient le culte de l'empereur. Certains rites,
procession, sacrifice, repas sacré12, étaient partout en usage. A côté des
1 Ass., p. 51.
2 Guiraud, op. cit., p. 74, sq. ; Beurlier, op. cit., p. 106.
3 Cod. Theod., XII, 1, 145, loi de 395) ; Marquardt, Ephem., I, p. 212 sq. ; Guiraud, loc.
cit. ; Beurlier, loc. cit. ; Rohde, Rhein Museum, XL, 1885, p. 69 sq., note ; Cagnat,
Explor. épig. et arch. en Tunisie, 2° fasc., 1884, n° 141 ; Ruggiero, p. 342 ; Pallu,
Etudes, p. 8. On cite d'ordinaire deux textes à l'appui de cette opinion, l'un, d'Apulée
(Florida, XVI, 16), l'autre de saint Augustin (Epist., CXXXVIII, 19). M. Pallu de Lessert
(Ass., p. 24) déclare qu'ils ne font nullement allusion à la question. Cette réserve n'est
juste que pour la lettre de saint Augustin, car Apulée dit expressément : Docuit
argumente suscepti sacerdotii summum mihi honorem Carthaginis adesse. M. Pallu de
Lessert me semble n'avoir pas eu sous les yeux le passage d'Apulée, en écrivant sa
phrase, car il substitue le nom de Sex. Cornelius Scipio Orfitus, à celui d'Æmilianus
Strabo, devant qui ce discours fut prononcé.
4 Sur ce nom, cf. Pallu, Ass., p. 5.
5 Un rescrit de 312 (Cod. Theod., XV, 5, 1), adressé à Probus, préfet du prétoire pour
l'Italie, l'Illyrie et l'Afrique, règle que les editiones sacerdotiorum (les jeux dont il va être
question) doivent toujours avoir lieu dans les villes où on les célèbre depuis les temps
anciens. Carthage, possédant les sacerdotia au IVe siècle, les a donc toujours possédés.
6 Marquardt, II, p. 514.
7 Marquardt, II, p. 515 ; Guiraud, op. cit., p. 92 ; Ruggiero, loc. cit.
8 Pallu, Etudes, p. 23 sq.
9 Beurlier, Bull. crit., 15 février 1895, p. 82.
10 Florida, loc. cit.
11 Beurlier, op. cit., p. 108-111 ; Marquardt, II, p. 511, 520 ; Cagnat, Explor., loc. cit. ;
Castan, p. 299 ; Pallu, Etudes, p. 9 ; Ass., p. 12 sq.
12 Guiraud, op. cit., p. 121 sq.
cérémonies exclusivement religieuses, on divertissait la foule par des
spectacles1. Chez un peuple aussi ardent pour les plaisirs des veux que les
Carthaginois, cette pompe extérieure était environnée de beaucoup d'éclat et de
magnificence. Le sacerdos provinciæ présidait à tout, revêtit soit de la robe
prétexte, soit d'une robe à bandes de couleur ou ornée de palmes, et portant une
couronne d'or2. Saint Augustin rappelant les jeux dont Apulée fit les frais,
comme prêtre provincial, lui attribue certaine chasse aux animaux féroces, qui ne
manqua pas d'attirer tous les badauds de la capitale3. Aux spectacles
s'ajoutaient les réjouissances populaires dont Tertullien trace un tableau des plus
pittoresques et sans doute poussé au noir. La ville entière, à l'entendre, offre
l'aspect d'une vaste taverne, cuisines et lits de table se dressent en plein air, on
festoie entre gens du même quartier, le vin coule à flots et trempe la poussière
des rues, des bandes en délire s'injurient de tous côtés et se livrent aux pires
excès4.
Si nous voulons nous faire une idée des multitudes qui affluaient à cette occasion
vers Carthage, relisons deux lois d'Honorius, l'une de 4135, l'autre de 4156, qui
sont au Code Théodosien. Les sacerdotales des provinces voisines, c'est-à-dire
les anciens prêtres provinciaux7, qui conservaient un rang élevé dans la
hiérarchie sociale, accouraient pour assister aux représentations. Désireux
d'éviter l'encombrement, l'empereur ordonne à tous ceux qui ne font pas partie
de la curie de Carthage de ne pas demeurer plus de cinq jours dans la ville. Ce
temps écoulé, quiconque n'aura pas obéi à la loi sera passible d'une amende de
30 livres d'or et perdra tous ses privilèges ; défense expresse est faite de se
ménager un domicile fictif. La seconde loi décide que tous les sacerdotales
doivent avoir quitté Carthage aux calendes de novembre. Elle est applicable à
l'Afrique entière et renouvelle, en les aggravant, les peines précédemment
édictées. Le souci de ne pas donner trop de facilités au paganisme, dont ces
fêtes sont un vestige, éclate avec pleine évidence dans la rédaction de cette
dernière ; la précédente paraît être plutôt un règlement de police. De toute
manière, elles témoignent l'une et l'autre de l'importance qu'avaient acquis les
jeux provinciaux de la Proconsulaire. En outre, l'injonction faite à tous d'être hors
de la ville le 1er novembre montre que la période des fêtes s'ouvrait à la fin
1 Aurelius Victor, De Cæs., XL : Tum per Africam sacerdotium decretum Flaviæ genti. M.
Goyau (p. 385) donne comme date les derniers mois de 312.
2 Pallu, Ass., p. 18.
3 Sur le culte municipal, cf. O. Hirschfeld, Die flamines perpetui in Afrika (Rennes, XXVI,
1891, p. 150-152) ; id., Annali, loc. cit., p. 28-68 ; Beurlier, op. cit., p. 155-255, 297-
300.
4 C. I. L., VIII, 1023 (Byrsa), flamines perpetui, texte mutilé ; ibid., 1165 (Carthage),
flamen perpetuus ; ibid., 1494 (Dougga), flamen perpetuus, flamen divi Augusti ; ibid.,
1497 (Dougga), flamen perpetuus augur ; ibid., 12369 (Carthage), [flamen] perpetuus
divi..., texte mutilé ; ibid., 17909 (Timgad), flamen perpetuus ; Bull. Ant., 1892, p. 268
sq., Const., XXVIII, 1893, p. 172 (derrière l'amphithéâtre) ; flamen... texte mutilé ; Rev.
arch., XX, 4892, p. 215, 404, n° 145 (Numlulis), flamen divi Nervæ designatus ; ibid.,
XXII, 1893, p. 392, n° 101 (Dougga), flamen divi Vespasiani.
5 Ass., p. 4, 1-8.
6 Tertullien, Apologétique, 24 ; Cyprien, Quod idola dii non sint, 2 ; Gsell, 1891, p. 16,
n° 19.
CHAPITRE IV. — USAGES RELIGIEUX.
I. — SUPERSTITIONS.
Le paganisme se maintint à Carthage environ jusqu'à l'arrivée des Vandales.
Pourtant le christianisme lui livrait depuis longtemps de rudes assauts et
détachait des idoles un grand nombre de leurs adorateurs. Mais il ne profitait pas
lui-même de toutes les défections : plus d'un esprit, non parmi les moins
éclairés, mal satisfait des pratiques païennes, n'avait pas, d'autre part, l'énergie
nécessaire pour accepter les dogmes chrétiens et une morale plus austère. Ces
âmes hésitantes se multiplièrent à mesure que l'ancienne religion s'affaiblit ; à la
fin du IVe siècle et au commencement du Ve, une foule d'irrésolus flottaient ainsi
entre les deux cultes, incapables de fixer leur choix, proie toute prête pour la
superstition. L'Afrique subit cette contagion, et Carthage, plus que le reste du
pays, parce que les convictions religieuses, comme il arrive souvent dans les
grandes villes, y avaient poussé des racines moins profondes que dans les
campagnes. Le tempérament africain, fiévreux, immodéré, n'était, du reste, que
trop enclin aux pratiques superstitieuses. Ces gens, déclare Sidoine Apollinaire,
ont l'esprit encore plus ardent que la terre où ils vivent1.
Quoi qu'on pense de l'explication, le fait subsiste : les Carthaginois de la
deuxième période ont toujours versé, mais surtout à partir du IVe siècle, dans
les sciences occultes et les machinations ténébreuses.
La magie d'abord, qui attribue à certaines opérations accompagnées de certaines
paroles une efficacité merveilleuse, eut parmi eux un long succès. Saint Augustin
y fait allusion comme à une habitude très répandue. Un jour qu'il devait prendre
part à un concours poétique, un haruspice lui demanda quelle somme il voulait
donner pour remporter à coup sûr la victoire ; cet homme devait lui obtenir
infailliblement l'assistance des dieux, en immolant quelques animaux2. Les
magiciens s'offraient encore aux malades pour les guérir par des incantations3 ;
ils possédaient des recettes efficaces pour tous les cas où on les consultait4.
L'exemple le plus fameux est celui d'Apulée. Son apologie (De magia) est
consacrée presque tout entière à se disculper du grief de magie dont on
cherchait à l'accabler5. Ses adversaires l'accusaient d'avoir ensorcelé une riche
veuve, Pudentilla, afin de pouvoir l'épouser6. Son orgueil serait grand, répond-il,
d'être mis au rang des mages fameux de l'Orient ; et il les nomme. Les auditeurs
murmurent en entendant ces noms exotiques. L'orateur, s'emportant, les traite
d'ignares, de sots, de cervelles bornées et de barbares. Ils n'ont donc jamais lu
les écrits de ces doctes personnages, qui sont dans toutes les bibliothèques
publiques ? Pourtant Apulée s'empresse d'ajouter qu'il n'y a rien de commun
entre savoir le nom des mages et s'adonner à leur art ; sa science à lui est toute
1 De anima, 28 : Apologétique, 23. Saint Augustin (Sermo IX, 17-18) résume les
diverses superstitions africaines : cf. Cod. Theod., IX, 16, De maleficiis, et mathematicis,
et ceteris similibus. Sur les clochettes peut-être superstitieuses, cf. Gauckler, Cherchel,
p. 156. n. 1.
2 Liber de promiss. et prædict. Dei, IV, 6, 11.
3 C. I. L., 12504-12511, avec la bibliographie ; Héron de Villefosse, C. R. Inscr., 1892, p.
226-227 ; Cagnat, Rev. arch., XXIV, 1874, p. 422, n° 91 ; Delattre, Mém. Ant., LVII,
1896, p. 139, 173, n° 107 ; Gauckler, ibid., LVI, 1895, p. 92 sq. ; Musée Lavigerie, p.
87-91, pl. XXI sq.
sentiments qu'ils expriment, la qualité des personnes qui les firent graver, les
génies qu'ils invoquent, voilà bien des problèmes à examiner. Et, comme ils sont
plus d'une fois rédigés en grec, il y aurait lieu de rechercher si l'usage n'en fut
pas apporté des contrées de langue hellénique. Je ne saurais répondre à ces
questions sans sortir du cadre de ce livre ; j'essaierai de les traiter avec les
développements qu'elles comportent dans un travail distinct de celui-ci1. On doit
cependant conclure du peu que je viens de dire que ces tabellæ devotionis
étaient employées exclusivement par les affranchis, esclaves, gladiateurs, en un
mot par les classes inférieures de la population.
On n'avait recours, semble-t-il, aux exécrations que lorsqu'on désirait se venger
d'un homme ou se défendre contre ses entreprises. Pour parer aux dangers qui
provenaient des animaux on prenait d'autres moyens. Le scorpion que Pline
appelle hoc malum Africæ, dirum animal Africæ2, était un fléau contre lequel il
importait de se tenir sans cesse en garde et qu'il fallait écarter à tout prix des
demeures. Les Carthaginois pensaient y parvenir en faisant enterrer dans les
fondations de leurs maisons des scorpions de bronze, d'étain, peut-être de
plomb, en guise de talismans3. On se contentait parfois de les déposer deux à
deux dans un vase à une seule anse, avec un peu d'un grès coquillier qu'on
trouve à Klibia (Clupea) et qui passait, au dire de Pline, pour avoir la propriété de
tuer les scorpions ; parfois on gravait sur le corps des lignes cabalistiques. Ce
n'est pas toujours dans les assises des constructions romaines que se
rencontrent ces reproductions en métal. Des plaques d'étain et de cuivre, une
lamelle de plomb, des pierres gravées, un petit bas-relief de travail grossier sur
lesquels des figures analogues, avec ou sans inscription, ont été tracées4, sont
sorties de terre sir divers points de la ville. La vertu prophylactique du scorpion,
si répandue dans le monde antique, ne faisait donc pas doute pour les
Carthaginois ; mais ils la traduisaient d'une manière toute particulière, en
quelque sorte homéopathique, en opposant au scorpion vivant le scorpion figuré.
Cette coutume, comme le suppose M. Babelon, pourrait être d'importation
orientale5.
II. — SÉPULTURES.
Les usages funéraires d'un peuple sont toujours significatifs. La demeure qu'il
prépare à ses morts, les rites suivant lesquels il les enterre, les objets qu'il
dépose à leurs côtés sont autant de témoins de ses croyances sur la destinée de
1 Cosmos, 20 janv. 1894, p. 219. Cette description est trop sommaire ; on ne dit pas
dans quoi l'urne était contenue.
2 Cosmos, 20 janv. 1894, p. 248.
3 Cosmos, 23 déc. 1894, p. 119.
4 Bull., épigr., IV, 1884, p. 26.
5 Bull. épigr., IV, 1884, p. 31. Le P. Delattre donne encore ces détails sur les tombes
rencontrées le long des pentes ouest et nord-ouest de Sidi Bou Saïd (Lampes, p. 6-7).
On retire des poteries très simples de petits sarcophages de pierre et d'urnes de terre
cuite renfermant des cendres et des ossements calcinés. Ces sépultures sont
généralement dépourvues de tout appendice extérieur. Point de cippe funéraire. On n'y
trouve point non plus d'épitaphe. Parfois seulement de très courts graphites se lisent sur
les poteries qui accompagnent l'urne funéraire. Celle-ci semble simplement avoir été
recouverte de terre, lors de l'inhumation. Ces sortes de tombes se rencontrent isolément
ou groupées en très petit nombre. Ce sont là évidemment les sépultures des premiers
colons romains.
6 Bull. épigr., III, 1883, p. 298 ; Cosmos, 24 mars 1888, p. 464 sq., avec le plan de ce
caveau.
7 Bull. épigr., loc. cit., p. 291 sq. ; Cosmos, loc. cit. ; Cagnat-Saladin, p. 108 et 120. Voir
ci-dessous, L. VI, chap. II, § 1.
8 Bull. Hipp., XX, 1884, p. 55 ; C. I. L., XV, 1103, 1105, cf. p. 215.
une lampe. La structure intime de ce monument privé, son aspect extérieur,
moins les sculptures, ressemblent de fort près à ce qui existait dans les
nécropoles communes de Bir ez Zitoun et de Bir el Djebbana. On peut en juger
par cette description que j'emprunte au P. Delattre1.
Tous ces cippes sont construits en maçonnerie et renferment une ou plusieurs
urnes contenant des ossements calcinés et recouvertes dune patère percée d'un
trou au centre et mise en communication avec l'extérieur au moyen d'un tuyau
de terre cuite... Ce conduit était destiné à recevoir les libations... Le tube de
terre cuite servait aussi, dans certains cas, à faire glisser, jusque dans les urnes
maçonnées à l'avance ou renfermant déjà les restes de quelque autre défunt, les
os calcinés et les cendres, résidu de la crémation d'un nouveau cadavre.
Quelquefois le tuyau de terre cuite est supprimé. Il est alors remplacé par une
petite niche communiquant directement dans la maçonnerie avec l'orifice de
l'urne. Chaque cippe est revêtu extérieurement d'un excellent enduit sur lequel
sont moulés en relief on figurés en peinture des ornements tels que colonnettes,
chapiteaux, guirlandes, fleurs, symboles divers, têtes, personnages, génies
funéraires, oiseaux et autres animaux... On rencontre aussi des squelettes...
Alors la tombe... se compose d'un demi-cylindre reposant sur une base
rectangulaire... (Sur un de ces cylindres) on voit figurer en peinture un génie
funéraire aux ailes blettes sous les traits d'un jeune enfant presque entièrement
nu, couché sur toute la longueur de son corps, la tête un peu levée et appuyée
sur sa main droite ; de la main gauche il tient une tête de coq fraîchement
coupée et de laquelle s'échappe un jet de sang... En creusant au-dessous on
trouva un vase d'argile finement moulé sons la forme d'un coq. A la profondeur
de 1m,15, on découvrit un bloc de plâtre... On y voyait, moulé en creux, le corps
d'un jeune enfant paraissant de même âge et à peu près placé dans la même
position que le génie funéraire que nous venons de signaler. Quelques restes
d'ossements extrêmement friables reposaient dans le creux de ce moule de
cadavre. Le corps de l'enfant semble avoir été déposé nu dans le plâtre liquide...
Autour des tombeaux et surtout dans la niche ménagée à la base du cippe sous
l'urne funéraire, on trouve de nombreuses poteries, des aiguilles et épingles de
cuivre et d'ivoire, des figures de terre cuite, des lacrymatoires de verre, une
grande quantité de lampes, et force monnaies.
L'inhumation et l'incinération furent donc pratiquées à Carthage2, l'emploi
simultané de ces deux modes de sépulture dans les cimetières des officiales ne
permet pas de leur assigner un ordre chronologique. Le dernier parait toutefois
avoir joui d'une plus grande faveur. Mais, comme le nombre des tombeaux privés
sur lesquels a porté jusqu'ici l'examen n'est pas considérable, il serait prématuré
de formuler dès maintenant des conclusions générales. La forme des tombes
variait suivant que le corps du défunt était réduit en cendres et renfermé dans
une urne, ou qu'il était caché entier dans la chaux ou le plâtre. Les termes au
moyen desquels on les désignait parfois, ara3, cupa4, en représentent bien les
principaux aspects.
1 C. I. L., VIII, p. 1301 sq. On complétera utilement cette description en lisant les détails
donnes par M. Gauckler (Mém. Ant., LVI, 1895, p. 86-95) et par le P. Delattre (Sup., p.
98-100, 215-225) sur Bir ez Zitoun.
2 D., Sup., p. 86 sq., 98, 224 sq.
3 C. I. L., VIII, 1039, 13161 ; Const., XXVIII, 1893, p. 166.
4 C. I. L., VIII, 12593 ; cf. J. Schmidt, Philologus, XLVI, 1887, p. 163-167. On trouve
aussi mosoleum (Rev. arch., XXVI, 1895, p. 403, n° 187).
Cet autel sur lequel on versait des libations, les quelques vases et lampes qu'on
plaçait aux côtés de l'urne ou du cadavre, modeste mobilier, presque toujours
identique, nous montrent déjà que ce peuple croyait à une survivance après la
mort. Nous aurions chance d'en savoir davantage, si les inscriptions funéraires
ne se renfermaient pas dans un laconisme excessif. Les noms du défunt et de ses
parents, leur condition sociale, leur âge, voilà le plus souvent tout ce qui se lit
sur la face des tombes. Les rares exceptions à cette règle n'en ont que plus
d'importance. Dans l'épitaphe métrique d'un tout jeune enfant, sa famille esclave
où affranchie depuis peu, regrette qu'il n'ait pas vécu pour jouir de la liberté.
Pourtant, ajoute l'auteur de ces vers boiteux, à quoi bon gémir sur sa perte ? La
mort le rend libre à jamais1. Une jeune mère, décédée quelques jours après la
naissance de son enfant, pleure sur celui qu'elle abandonne, mais se déclare
libre, elle aussi2. Je n'entends pas ces déclarations et les autres du même genre3
dans le sens d'un anéantissement éternel ; elles expriment beaucoup plutôt
l'universelle égalité dans la vie future. Et quand, d'autre part, nous relevons sur
les tabellæ devotionis des invocations à l'Esprit du tombeau, ceux qui le priaient
de seconder leurs désirs étaient bien persuadés que le défunt n'avait pas péri
tout entier.
Ces idées, répandues dans le peuple, devaient faciliter la formation des
associations de petites gens (collegia tenuiorum), destinées à procurer à leurs
membres des funérailles et une sépulture décentes. Des documents, trop rares
et trop brefs à notre gré, nous révèlent en effet un collegium cursorum et
Numidarum4, qui groupait les courriers (cursores, tabellarii) du procurateur
impérial, un collegium mulionum5, où se réunissaient les muletiers et
palefreniers ; sans doute aussi un collegium fullonum6. Il ressort de ces
mentions, toutes sommaires qu'elles sont, que Carthage participait au goût de
tous les sujets de Rome pour la libre et féconde association.
Si nous essayons maintenant de faire la synthèse de ce paganisme Carthaginois,
nous constaterons qu'il adorait deux sortes de dieux. Cælestis, Saturne,
Esculape, vieux habitants du pays, ne sont que les divinités puniques habillées à
la romaine ; leur extérieur seul, non leur essence, se modifie au contact des
idées latines. L'autre catégorie comprend les nouveaux venus, importés par
Rome. L'immigration de ces étrangers n'eut lieu qu'assez tard, lorsque
l'absorption des éléments puniques par le génie romain était déjà avancée. Ils
n'arrivèrent d'ailleurs pas tous ensemble ; autant qu'on peut le deviner, ils
s'introduisirent l'un après l'autre, désireux de passer inaperçus tout d'abord, puis
s'affermissant de plus en plus jusqu'à rivaliser avec leurs prédécesseurs : ainsi
firent Sarapis et Victoria. Le panthéon de Carthage ne fut donc jamais fermé, et
l'accueil favorable qu'on réservait aux dieux exotiques empêcha la religion d'y
demeurer stationnaire. Cet afflux incessant y entretenait un perpétuel
1 Bull. Ant., 1893, p. 200 sq. ; Rev. arch., XXIV, 1894, p. 424, n° 90 ; Const., XXVIII,
1893, p. 166.
2 Rev. arch., XXXI, 1897, p. 147, n° 43.
3 Voir ci-dessous, L. VII, chap. IV, § 1.
4 C. I. L., VIII, 12905 et p. 1337, cf. Waltzing, Etude hist. sur les corporations
professionnelles, I, p. 287.
5 D., Sup., 221, 318 sq. Je ne croirais pas volontiers que tous les officiales formaient un
seul collegium funeraticium ; cf. Lavigerie, p. 423-436.
6 C. I. L., VIII, 12575 ; Waltzing, op. cit., II, p. 152 ; Toutain, Cités, p. 261, 278. J'ai
parlé aussi plus haut des corporations de marins et d'armateurs africains connues par les
inscriptions d'Ostie ; Carthage devait assurément en posséder de semblables.
mouvement. Dans une cité si vivante, les dieux ne pouvaient rester seuls
immobiles et, pour ainsi dire, morts.
Ce rajeunissement du panthéon, par l'introduction des divinités du dehors, avait
lui-même une cause. Nous avons eu déjà mainte occasion de constater que l'âme
fiévreuse des citoyens de la capitale se laissait emporter par la passion, plutôt
que guider par la raison. La vivacité de leurs sentiments ne se manifesta jamais
plus peut-être que dans les questions religieuses. Faut-il rappeler l'oracle de
Cælestis et les scènes tumultueuses dont il fut le prétexte, ou encore les pompes
du culte impérial ? Les progrès du christianisme ne firent qu'enflammer et
exaspérer cette ardeur ; la foule défendit avec acharnement ses temples contre
les adeptes de la nouvelle foi et même contre le pouvoir. Il ne tint pas à elle que
les autels de Cælestis ne restassent debout après la proscription générale des
idoles. Et, le jour où Rhadagaise menaça Rome, les derniers tenants du
paganisme s'en allaient répétant que la faute en était aux chrétiens,
contempteurs des divinités à qui le barbare rendait de fervents hommages1. Ces
accusations étranges nous révèlent l'état d'esprit des païens aux abois, mais
leurs dispositions n'avaient jamais été très différentes. L'amour impétueux qu'ils
portaient à leurs dieux a pu nous en convaincre. Aussi l'étude des manifestations
de leur piété n'aura pas été sans profit, malgré les lacunes qu'elle présente,
puisqu'elle nous aura permis de saisir sur le vif un des traits distinctifs de leur
caractère.
Malgré tout l'éclat que la richesse, le commerce, les lettres et les arts jetèrent
sur son nom, la seconde Carthage serait moins glorieuse et les modernes
s'occuperaient d'elle avec moins d'intérêt si elle n'avait été une pépinière de
saints et de martyrs. Disons-le sans hésiter, sa vraie grandeur émane du
christianisme. Il sera donc indispensable de raconter comment il y prit racine, à
travers quelles péripéties il s'y développa et quelles abondantes moissons il y fit
mûrir.
Les origines de la religion du Christ en Afrique sont obscures. Nous ne possédons
aucun témoignage digne d'attention antérieur à l'année 180, où moururent les
martyrs Scilitains. Mais l'imagination des hagiographes et des chroniqueurs n'a
pas manqué de remplir le vide des temps qui précèdent ; toute une floraison de
légendes s'est épanouie sur l'introduction de la foi dans les pays d'outre-mer1.
L'église de Rome et quelques autres une fois fondées, saint Pierre serait venu
prêcher à Carthage et y aurait laissé comme évêque, Crescens, le même qui
évangélisa la Galatie2. D'après une seconde tradition, les Apôtres, ayant tiré au
sort les différentes parties du monde, l'Afrique serait échue à Simon le Zélote3.
D'autres racontent que saint Marc, après avoir établi le siège épiscopal
d'Alexandrie, parcourut, dès le temps de Tibère, toute l'Egypte, la Libye. la
Cyrénaïque et la Barbarie. Certains réservent l'honneur d'avoir converti les
Carthaginois à sainte Photine, la Samaritaine, et à sa nombreuse famille. Enfin, si
l'on en croit El Kaïrouani, qui n'est lui-même que l'écho d'une voix plus ancienne,
l'évangéliste saint Matthieu serait le véritable apôtre du pays, et il y aurait payé
de sa vie son ardeur à faire connaitre la doctrine du Sauveur4. La diversité de
ces récits suffirait à en montrer le peu de valeur ; nous ne savons même pas s'ils
1 Sans entrer dans le détail de ces récits, je me borne à renvoyer à Morcelli, I, p. 9 sq. ;
Muenter, p. 6 sq. ; Aubé, III, p. 144-147 ; Toulotte, I, p. 6 sq.
2 Mgr Toulotte, qui rapporte cette légende (loc. cit.), ajoute : Les anciens martyrologes
(Martyrol. rom., 27 juin, 29 déc. ; Martyrol. hieron., 28 juin, 29 déc.) du reste nous
montrent un saint Crescent honoré à Carthage et en Afrique. Or le Crescens dont il est
question au 28 juin et au 29 décembre fait partie d'un groupe de martyrs (Acta Sanct.,
juin, V, p. 351 ; P. L., XXX, col. 431 et 464) ; celui du 27 juin, au contraire, qui aurait
été disciple de saint Paul, est honoré seul, mais rien ne prouve qu'il le fut en Afrique
(Acta Sanct., ibid., p. 250). D'ailleurs, le premier parait s'être appelé Crescentius ou
Criscentius plutôt que Crescens, du moins il y a doute (Mart. hieron., IV kal. jan. et IV
kat. jul., p. 2, 83).
3 Cf. Duchesne, C. R. du troisième congrès scientifique des catholiques, Bruxelles, 1895,
5e section, p. 77.
4 El Kaïrouani, p. 26 sq. El Melchouni dit qu'aucun prophète n'a paru en Afrique. Les
premiers serviteurs de Dieu qui y pénétrèrent furent les disciples d'Aïça (Jésus-Christ), sur
qui soit le salut. Parmi eux, était Matthieu le Publicain, qui fut tué à Carthage ; il est
l'auteur d'un évangile qu'il écrivit en hébreu, neuf ans après l'Ascension du Christ au ciel.
s'autorisent de quelque fait réel qu'ils auraient dénaturé. Faut-il donc nous
borner à cette constatation assez décourageante et ne commencer notre étude
qu'a la fin du IIe siècle, au moment où apparaissent les documents positifs ? Ne
peut-on pas au moins essayer d'éclairer par quelques rapprochements les
ténèbres de cette première période ?
Si l'église de Carthage était apostolique, c'est-à-dire si sa fondation était l'œuvre
des Apôtres eux-mêmes ou de quelqu'un de leur entourage envoyé
expressément à cet effet, nous en trouverions le souvenir dans les écrits de ses
docteurs. C'était un titre de noblesse pour une communauté chrétienne que de
remonter jusqu'aux premiers prédicateurs de l'Evangile. Elle possédait de ce chef
une autorité toute spéciale. Dépositaire privilégiée de la parole du Maitre, elle
avait droit de s'en prévaloir par la suite, pour résoudre les difficultés doctrinales
et lutter victorieusement contre les novateurs. Comment donc expliquer que
jamais, dans leurs réponses aux hérétiques ou aux schismatiques, ni Tertullien,
ni saint Cyprien, ni saint Augustin, ni aucun des Pères d'Afrique n'aient recouru à
un argument aussi fort ?
D'autre part, les Africains défendirent longtemps et avec un soin jaloux leur
autonomie contre l'église de Rome. Les démêlés de saint Cyprien avec le pape
Stephanus sont un des épisodes les plus célèbres de l'histoire du christianisme
naissant. De quel poids n'eût pas pesé dans la balance, en faveur de Carthage,
sa qualité d'église apostolique ! Saint Cyprien, si ardent à repousser ce qu'il
considérait comme un empiètement de l'évêque de Rome, eût-il oublié de
l'invoquer ? J'ai peine à me le figurer. Et puisqu'on ne rencontre pas dans ses
œuvres la moindre allusion à une origine si reculée, force nous est de conclure
que cette origine est fausse. L'exemple de Tertullien est peut-être encore plus
convaincant. A diverses reprises il s'occupe des sièges épiscopaux institués par
les Apôtres ; il en désigne plusieurs par leur nom et revendique hautement
l'honneur d'être en communion d'idées et de croyance avec eux. Carthage ne
figure pas dans la liste. Au contraire, Tertullien la subordonne pour ainsi dire à
ces chrétientés primitives et la félicite d'avoir accepté et de conserver intacte la
foi qu'elles lui ont transmise1. Enfin Saint Augustin écrivant contre les donatistes
fait un aveu plus complet. Dans l'impossibilité oh il se trouve d'alléguer
l'institution apostolique, il se contente d'attester que certaines nations barbares
ont entendu la prédication après l'Afrique et que ce pays, par conséquent, n'a
pas été appelé le dernier à la connaissance du vrai Dieu2. En présence de textes
1 De vig. vel., 2 : Sed eas ego Ecclesias proposui, quas et ipsi Apostoli vel Apostolici viri
condiderunt. De præscript. hæret., 21 : Communicamus cum ecclesiis apostolicis, et il
appelle ces églises matricibus et originalibus fidei ; cf. ibid., 32. Adv. Marcionem, IV, 5 :
Pariter utique constabit, id esse ab Apostolis traditum, quod apud ecclesias Apostolorum
fuerit sacrosanctum ; et il énumère Corinthe, la Galatie, Philippes, Thessalonique,
Ephèse, Rome quibus Evangelium et Petrus et Paulus sanguine quoque suo signatum
reliquerunt. Habemus et Joannis alumnas ecclesias... Saint Augustin dit aussi (Epist.,
LII, 3) : Nunc autem cum illi (Catholici) inveniantur intus communicare Ecclesiis
Apostolicis, quarum nomina in Libris sanrtis habent et recitant.
2 De unit. Eccl., 37. Nonnullæ barbaræ nationes etiam post Africam crediderunt unde
certum sit Africam in ordine credendi non esse novissimam. Mgr Toulotte (I, p. 11)
trouve une preuve de l'apostolicité de l'église d'Afrique dans ces deux autres textes de
saint Augustin : In Joan. Evang., tract. XXXVII, 6 : Catholica fides veniens de doctrina
Apostolorum, plantata in nobis, per seriem successionis acceptata, sana ad posteros
transmittenda... ; Enarr. in psalm., CI, sermo 2, 15 : Quia fini sumus Apostolorum... Je
n'y découvre rien de tel. La phrase souvent citée de Salvien (De gub. Dei, VII, 18, 79)
aussi formels, aucune incertitude ne saurait subsister, à mon avis, sur
l'établissement plutôt tardif de la chrétienté carthaginoise. Les Apôtres n'y
participent en aucune manière1.
On tomberait dans une erreur contraire si on le reportait à une date trop basse.
Restaurée par Auguste, la ville avait bientôt repris son ancienne activité
commerciale. Son port abritait comme jadis les vaisseaux de la Méditerranée, et
ses hardis négociants trafiquaient sur toutes les côtes du monde romain. Tenue
par eux au courant des événements extérieurs, elle dut être informée assez vite
qu'une nouvelle religion venait d'éclore qui se répandait rapidement à travers les
provinces. Plus d'un peut-être parmi les marins orientaux, grecs ou italiens qui
jetaient l'ancre dans ses eaux était déjà un adepte de Jésus, cherchant à faire
autour de lui des prosélytes parmi les manœuvres employés au déchargement
des navires. On ne risquera guère de se tromper en avançant que les premières
notions du christianisme arrivèrent par mer aux Carthaginois ; la voie de terre
était beaucoup plus longue et difficile. Dès lors il faut bien admettre aussi qu'ils
les reçurent avant la fin du Ier siècle. Ce serait aller contre l'évidence que de
soutenir qu'ils pouvaient ignorer ce que presque tous les pays méditerranéens
connaissaient depuis un certain nombre d'années2. Nous constaterons d'ailleurs
que, dès le temps des martyrs Scilitains, les fidèles abondaient en Afrique ;
quatre-vingts ans n'étaient pas de trop pour obtenir ce résultat3.
Une aussi vague rumeur n'aurait pas à elle seule déterminé la fondation d'une
communauté de fidèles, d'une ecclesia. Pour atteindre ce but, un effort direct,
c'est-à-dire une prédication, était indispensable. Je suis donc entièrement
d'accord avec M. Schwarze lorsqu'il distingue deux époques dans l'introduction
du christianisme en Afrique4. Carthage commença par prendre contact avec lui ;
elle fut ensuite évangélisée, et par elle toute la contrée environnante. Toutefois il
ne s'écoula pas entre ces deux moments un très long intervalle. Rome conquise,
il était de l'intérêt des disciples de Jésus-Christ de s'assurer la possession des
autres grandes villes, d'où la doctrine rayonnerait aisément sur les pays voisins.
est une amplification oratoire : In urbe christiana (Carthage), in urbe ecclesiastica, quam
quondam doctrinis suis Apostoli instituerant.
1 Il ne sert de rien de rappeler (Toulotte, I, p. 12, n. 3) les nombreuses memoriæ
dédiées à saint Pierre et à saint Paul à travers l'Afrique. Saint Etienne était lui aussi
l'objet d'un culte assidu dans ces provinces (Augustin, Serm., XLIX, 10-11 ; CCCXIV-
CCCXXIV ; Victor de Vita, III, 49 ; Miss. cath., 1887, p. 509 ; Diehl, C. R. Inscr., 1894, p.
3S4-3S8 : Le Blant, Collect. du Musée Alaoui, VIII) ; ses reliques y étaient vénérées
(Augustin, Serm., CCCXV II. I ; CCCXVIII, 1) ; en conclura-t-on qu'il avait évangélisé le
pays ? On fait encore état (Morcelli, I, p. 10 sq. ; Toulotte, I, p. 8 sq.) du texte de saint
Luc (Acta Apost., II, 9-11), où il est dit que, lors de la première Pentecôte après la mort
de Jésus, vinrent à Jérusalem des gens de tous pays, en particulier des contrées
d'Afrique qui sont au-delà de Cyrène, regionem Africæ quæ est trans Cyrenem
inhabitantes. En conclure que ces Juifs rapportèrent en Afrique la foi nouvelle, c'est tirer
de ces mots beaucoup plus qu'ils ne renferment.
2 Cf. Schwarze, p. 28 sq.
3 La lettre du pape Evariste (91 ? — 105 ?) à tous les évêques d'Afrique est apocryphe
(Jaffé, I, p. 4, n° 20).
4 Jaffé, I, p. 31. Muenter (p. 12) arrive à la même conclusion en comparant plusieurs
passages de saint Augustin ; Epist., XLIII, Romanæ Ecclesiæ, in qua semper apostolicæ
cathedræ viguit principatus et ceteris terris, unde Évangelium ad ipsam Africam venit ;
Epist., LII. 2 : Ab illa radice Orientalium Ecclesiarum... unde Evangelium in Africain venit
; ibid., 3 : Apud Ecclesiam transmarinam (Rome), unde ad istas parles christiancte fidei
manavit aucloritas.
Carthage s'offrait d'elle-même à leurs entreprises : la fréquence des
communications entre elle et la métropole, l'identité de langue, invitaient
naturellement les chefs de la chrétienté romaine à en tenter la conquête. Ils
durent s'y résoudre assez vite1.
Cette opinion, généralement reçue2, que Rome envoya des missionnaires à
Carthage, dérive du reste de témoignages plus certains. Dès la fin du 11e siècle,
Tertullien rattache l'église dont il est prêtre à celle de Rome3, en qui elle
reconnait son modèle et sa règle ; il examine, pour confondre les hérétiques, ce
que Rome a appris, ce qu'elle a enseigné aux églises africaines, quels liens
d'hospitalité elle a contractés envers elles4. Ce sont surtout les papes qui ont mis
en lumière cette étroite parenté. Innocent Ier, contemporain de saint Augustin,
dans une lettre adressée, en 416, à Decentius, évêque d'Eugubium (Gubbio), en
Ombrie5, fait procéder de Rome l'évangélisation de l'Afrique et même de
l'Occident tout entier. Il fonde avec raison sur ce fait le droit primordial de la
liturgie romaine à être la seule liturgie latine6. Voici ses propres paroles : Quis
enim nesciat aut non advertat, id quod a principe Apostolorum Petro Romanæ
Ecclesiæ traditum est, ac nunc osque custoditur, ab omnibus debere servari ; nec
superduci aut introduci aliquid, quod auctoritatem non habeat, aut aliunde
accipere videatur exemplum ? præsertim cum sit manifestum, in omnem Italiam,
Gallias, Hispanias, Africain atque Siciliam, et insulas interjacentes, nulliun
instituasse ecclesias, nisi eos quos renerabilis apostolus Petrus aut e jus
successores constituerint sacerdotes. Aut legant, si in luis provinciis alius
Apostolorum invenitur, aut legitur docuisse. Quod si non legunt, quia nusquam
inveniunt, oportet eos hoc sequi, quod Ecclesia Romana custodit, a qua eos
principium accepisse non dubium est. Contre cette déclaration de principes,
Carthage ne protesta pas ; on y admettait donc sans réserve les faits qu'elle
énonce.
Eugubium était une localité sans importance ; et l'on pensera peut-être qu'une
lettre écrite à son évêque, même par le pape, avait des chances de passer
inaperçue. Comment les Africains auraient-ils réfuté un texte qu'ils ignoraient ?
Cette fin de non-recevoir ne saurait être opposée à un second document qui
émane, lui aussi, d'une main pontificale, et qui consacre d'une manière,
1 Morcelli (II, p. 41 : cf. I, p. 12) et à sa suite Muenter (p. 10, n. 2 : cf. Aubé, III, p.
148) remonteraient volontiers jusqu'à Néron ; beaucoup de chrétiens, disent-ils, durent
chercher en Afrique un refuge contre la persécution. L'hypothèse aurait besoin d'être
prouvée.
2 Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 386, 541 ; Funk, I, p. 52 sq. : Gsell, 1893, p. 196, n.
3. Aubé p. 148), fait quelques réserves qui ne me semblent pas de nature à infirmer nos
conclusions. M. Le Blant (Manuel d'épigr. chrét., p. 93, et l'Epigr. chrét. en Gaule et dans
l'Afr. rom., 1890, p. 57 sq., 108 sq.) invoque, en faveur de la thèse que j'expose,
certaines formules funéraires africaines tirées de la liturgie romaine.
3 De præscript., 36 : Si Italiæ adjaces. habes Romain. unde nobis quoque auctoritas
præsto est.
4 De præscript., 36 : Videamus quid didicerit. quid docuerit cum Africanis quoque
Ecclesiis contesserarit. Le texte de saint Cyprien qu'on a quelquefois cité à ce propos (cf.
Muenter, p. 11) ne me semble pas spécial à Carthage (Epist., XLVIII, 3) : Nos enim
singulis navigantibus, ne cum scandalo ullo navigarent, rationem reddentes, nos scimus
hortatos esse ut ecclesiæ catholicæ matricem et radicem agnoscerent ac tenerent.
5 Epist., XXV, 2 (P. L., XX, col. 552).
6 Duchesne, Origines de la liturgie gallicane (C. R. du congrès scientifique des
catholiques, Paris, 1889, t. III, p. 381.
définitive la théorie d'Innocent. Il s'agit, cette fois encore, d'une lettre, niais
adressée au propre évêque de Carthage, Dominicus. Saint Grégoire le Grand1
loue son zèle pour la religion, puis il ajoute : Scientes præterea, unde in Africanis
partibus sumpserit ordinatio sacerdotatis exordium, laudabiliter agitis quod
sedem apostolicam diligendo ad officii vestri originem prudenti recordatione
recurritis et probabili in ejus affectu constantia permanetis. La pièce est de 598.
A cette date l'église de Carthage est déjà ancienne ; n'a-t-elle pas perdu de vue
ses origines ? On serait fondé à le prétendre si depuis sa naissance personne
n'avait pris soin de lui rappeler à qui elle devait l'existence. Mais Tertullien et
Innocent Ier nous ont montré qu'une forte tradition perpétuait d'âge en âge le
souvenir de ses premiers jours. Saint Grégoire ne fait donc que rappeler à
Dominicus une vérité reconnue de tous.
Si Rome est, au sens spirituel, la mère de toutes les églises, elle avait donc. droit
à ce titre d'une manière plus spéciale de la part de Carthage, puisque, après
l'avoir ressuscitée matériellement, elle lui avait encore infusé la vie de l'Evangile
qu'elle tenait des Apôtres2.
1 Epist., VIII, 31 (éd. Ewald) ; Jaffé, I, p. 180, n° 1520. En 1053, le pape Léon IX
reprendra simplement cette doctrine quand il dira (Epist., LXXXIII : P. L., CXLIII, col.
728) à un évêque africain : Ut inde (de Rome) resumatis directionis vestigium, unde
sumpsistis totius christianæ religionis exordium.
2 Tillemont, Mém., I, p. 525 sq.
CHAPITRE II. — LES PREMIERS MARTYRS.
I
Ce qui nous empêche d'être bien informés sur les débuts du christianisme en
Occident, c'est qu'il s'y adressa d'abord aux classes inférieures de la société qui
n'ont pas d'histoire. Il en fut à Carthage comme à Rome : les esclaves, les
travailleurs, les artisans, en un mot les petites gens (tenuiores), à la misère
desquels le paganisme n'apportait guère de consolation, y constituèrent le
premier noyau d'adhérents à l'Evangile. Dans cette cité cosmopolite où se
déversait, depuis C. Gracchus, le trop-plein de la métropole, et sur laquelle
s'abattaient, dans l'espoir d'un profit incertain, tous les déshérités des nations
voisines, ce que nous sommes convenus de nommer le peuple, devait présenter
un singulier mélange1. Les Romains, en qualité de vainqueurs et de mitres,
remplissaient surtout les postes élevés ; caste fortunée, attachée à ses dieux
plutôt par habitude que par piété, et sur l'indifférence de laquelle la religion
nouvelle ne pouvait pas mordre dès le principe. Au contraire, les anciens
occupants du sol, de race phénicienne, rentrés peu à peu dans leur capitale
d'autrefois et asservis désormais aux bas offices, fournirent sans doute d'assez
nombreux adeptes à la doctrine de Jésus2. Mais peut-être les Juifs et les Grecs3,
dont la colonie était considérable, apportèrent-ils le plus fort contingent. La
communauté carthaginoise naissante présentait ainsi un aspect étrange et une
vraie confusion des langues, le punique, l'hébreu et le grec y étaient plus en
honneur que le latin. Elle réalisait presque la phrase de l'Apocalypse4 : Post hæc
vidi turbans magnam, quam dinumerare nemo poterat, ex omnibus gentibus, et
tribubus, et populis, et linguis.
Cet état de choses fut de courte durée. En effet, dès l'année 1975, Tertullien,
énumérant avec complaisance les bataillons de l'armée chrétienne, constate la
diffusion très générale de la foi. Ils vont hurlant, dit-il en parlant des païens, que
la cité est prise d'assaut ; aux champs, dans les forteresses, dans les îles,
partout des chrétiens ; tous les sexes, tous les âges, toutes les conditions, même
les dignitaires, passent au nouveau culte6. — Nous ne sommes que d'hier et
nous remplissons tout, les villes, les îles, les forteresses, les municipes, les
assemblées, les camps même, les tribus, les décuries, le palais, le sénat, le
forum ; nous ne vous laissons que les temples7. Insensiblement le christianisme
s'est donc élevé du peuple à des degrés plus hauts, la classe aisée est en partie
conquise, et voici qu'il atteint aux sommets. Les nobles familles ne craignent pas
1 Muenter, p. 15-18.
2 Il y a des noms indigènes parmi les chrétiens enterrés à Damons el Karita : Fasir,
Guele, Jugurta, Tziddin, Vezemes, Zabo ; cf. D., Basil., p. 12-16.
3 Voir ci-dessous, L. VII, chap. 3.
4 VII, 9.
5 Nœldechen, Tert., p. 25, 116 sqq. ; Neumann, I, p. 1-12 ; Harnack, Gesch., I. p. 669 ;
Monceaux, Tert., p. 90.
6 Apologétique, 1 ; cf. Ad nationes, I, 1 ; Adv. Judæos, 7, 12.
7 Apologétique, 37. Nœldechen (Tert., p. 12) attribue très arbitrairement de trois à
quatre mille chrétiens à Carthage vers le temps de Commode ; ce chiffre doit être trop
faible ; cf. Neumann, I, p. 120 sq.
de se commettre avec les pauvres et les esclaves ; l'élément romain, qui avait
offert moins de prise aux premiers prédicateurs, est bientôt devenu
prépondérant dans cette église ; le latin en sera désormais la langue indiscutée.
Dans le feu de la controverse, Tertullien ne calcule pas avec l'exactitude d'un
mathématicien, et M. Aubé a raison de parler de l'arithmétique hyperbolique1 du
prêtre carthaginois, quand il s'écrie quelques années plus tard2 : Nous sommes
une multitude, nous formons presque la majorité dans chaque ville. Pourtant, il
faut bien admettre qu'il n'a pas tout inventé, lorsqu'il interpelle en ces termes le
proconsul Scapula qui venait d'ordonner la persécution3 : Que ferez-vous de ces
milliers d'êtres, de ces hommes et de ces femmes, de ces personnes de tout
sexe, de tout tige, de toute condition qui se livreront à vous ?... Quels maux
souffrira Carthage même ? Il vous faudra la décimer, quand chacun aura
retrouvé parmi nous ses proches, ses voisins ; quand chacun y aura reconnu
peut-être des citoyens et des matrones du même rang que vous, une foule de
gens de qualité, parents ou amis de ceux qui vous sont chers.
Plus heureux que leurs frères de Rome, les fidèles d'Afrique avaient eu le loisir de
croître et de se développer en paix durant près d'un siècle. Aucune mention de
chrétiens suppliciés pour leurs croyances, avant l'année 180, ne nous est
parvenue. On peut donc admettre que nulle part, en ce pays, ils n'avaient été
une occasion de troubles ; en tout cas, il faut renoncer à invoquer, ainsi qu'on l'a
fait quelquefois, des préoccupations politiques causées par des révoltes qui
absorbaient l'attention du gouvernement4. Le second siècle s'écoula pour les
provinces, en particulier pour celle dont nous nous occupons, dans le calme et la
prospérité.
Douze paysans de Scili, petit bourg de la Proconsulaire5, ouvrent la liste des
martyrs carthaginois6. C'étaient des Africains romanisés, non des colons latins7.
Les Actes de leur martyre8 insistent surtout sur ce qu'ils refusèrent de sacrifier
1 III, p. 153 : cf. Allard, Rev. des quest. hist., LX, 1896. p. 311.
2 Ad Scapulam, 2. Ce traité est de 211 ou 212 ; Harnack, Gesch., I, p. 610 ; Monceaux,
Tert., p. 92 ; Goyau, p. 258, n. 11.
3 Ad Scapulam, 5.
4 F.-H. Kruger, Revue chrétienne, 1894, p. 208.
5 Il ne faut pas confondre cette localité, qu'on n'a pas encore identifiée, avec Cittium
(Kassrin) de Byzacène ; C. I. L., VIII, p. 33 ; Tissot, Géographie, II, p. 636-642, 775.
6 Aubé (III, p. 200) tient pour vraisemblable que l'archimartyr d'Afrique, Namphamo,
puis Miggin, Lucitas, Sanaé, connus sous le nom de martyrs de Madaure, furent jugés et
exécutés à Carthage. L'hypothèse est ingénieuse, et l'exemple des Scilitains, de sainte-
Perpétue et de ses compagnons, transférés dans la capitale pour y être jugés et
suppliciés, n'est pas sans lui donner quelque crédit. Je me garderai pourtant de rien
affirmer, il nous manque le commencement même d'une preuve.
7 Leurs noms sentent la traduction ou sont à peine affublés d'une terminaison latine (cf.
Toutain, Cités, p. 167-196) : Speratus, Nartzallus, Cittinus, Veturius, Felix, Aquilinus,
Cælestinus, Donata, Secunda, Hestia, Januaria, Generosa. Ce double fait de l'existence
d'une chrétienté à Scili, ville obscure, et de la condition peu relevée des martyrs fournit
un argument nouveau à l'appui de ce qui vient d'être dit sur la propagation de la foi en
Afrique.
8 Ruinart, p. 84-89 ; Esener, Acta martyrum Scilitanorum græce edita (Index scholarum
Bonnæ, 1881) ; Aubé, Etude sur un nouveau texte des Actes des martyrs Scilitains, in-
8°, Paris, 1881 ; Robinson, Texts and Studies, I, 2 : cf. Tillemont, Mém., III, p. 131-135,
638-640 ; Neumann, I. p. 72-76. 284-286 ; Funk, I, p. 68 ; Harnack, Gesch., I, p. 811
au génie de l'empereur on a vu dans cette circonstance le motif qui les fit juger à
Carthage plutôt qu'au lieu où ils habitaient1. A l'occasion d'un acte de la vie
privée, contrat, vente, achat, etc. l'un d'eux n'aurait pas consenti à jurer par le
numen impérial, suivant la coutume. Les autorités locales émues auraient ouvert
une enquête sur cette impiété et constaté que le rebelle appartenait à une
association louche complotant la ruine de l'Etat. Redoutant la responsabilité et
persuadés qu'une affaire de cette nature dépassait leur compétence, elles
envoyèrent les soi-disant conspirateurs au proconsul. Je signale cette explication
sans me porter garant de sa justesse.
P. Vigellius Saturninus, qui gouvernait alors l'Afrique, ne semble pas avoir publié
un édit général de persécution2 ; il exécuta dans le cas qui lui était soumis les
ordres de Marc Aurèle3. Cette conduite était conforme aux instructions que jadis
Trajan envoyait à Pline, en Bithynie : ne pas poursuivre les chrétiens, mais punir
ceux qui tomberaient entre ses mains4. Interrogés par Saturninus, les Scilitains
répondirent tous avec une égale fermeté. En vain leur offrit-il un délai de trente
jours pour changer de sentiments, ils le refusèrent et se livrèrent tout joyeux au
bourreau qui leur trancha la tête. Speratus, leur porte-parole, s'écria en mourant
: Nous rendons grâces à Dieu, qui daigne aujourd'hui nous recevoir dans le ciel
parc e que nous l'aurons confessé (17 juillet 180). Leurs reliques, déposées dans
la basilique qui prit leur nom, demeurèrent en vénération jusqu'à la chute
définitive de la ville. On dit que sous Charles le Chauve elles émigrèrent à Lyon,
puis au monastère des Bénédictins de Compiègne5.
Le premier évêque connu6, Agrippinus, suit de près les premiers martyrs. C'est à
son épiscopat, inauguré, semble-t-il, en 1977, que remonte l'origine de la célèbre
sq. : II. p. 316 ; Krueger, Gesch., p. 239 : Mart. hieron., p. LXX, 92 sq. ; Analecta
Bollandiana, XVI, 1897, p. 64 sq.
1 F.-H. Kruger, Rev. chrét., 1894, p. 67.
2 Tertullien (Ad Scap., 3) dit simplement de lui : Vigellius Saturninus qui primus hic
gladium in nos egit.
3 Aubé, III. p. 4 : A ce moment, le 11 juillet 180, Commode règne depuis cinq mois... La
politique du régime antérieur continue contre les chrétiens ; les fantaisies du nouvel
empereur et de puissantes et secrètes influences domestiques ne l'ont point encore
modifiée.
4 Tertullien, Apologétique, 2 : cf. Pline, Epist. ad Traj., p. 96 sq.
5 Ruinart, p. 85. Tillemont (Mém., III, p. 134 sq.) assigne à cette translation la date de
806 sous Charlemagne : il conteste le bien-fondé des prétentions des Bénédictins de
Compiègne.
6 Gams (p. 463), qui rejette Agrippinus à 215-220, lui attribue un prédécesseur en la
personne d'Optatus (vers 202). Bien qu'il ne le dise pas, cet Optatus, dont Morcelli (I, p.
51) et Blatupignon (p. 40) font seulement le successeur d'Agrippinus), doit être celui qui
parait dans les Actes de sainte Perpétue et de ses compagnons (13). Or il est impossible
de discerner d'après le contexte s'il s'agit d'un évêque de Carthage. Holstenius (dans
Ruinart, p. 414) croit qu'il occupait plutôt le siège de Thuburbo minus. Si l'on admet que
les martyrs sont originaires de cette ville, on ne peut guère refuser de tenir pour leur
évêque celui à qui ils disent : Nonne tu es pater noster ? Tillemont (Mém., III, p. 151) et
Neumann (I, p. 172) suivent l'opinion de Gams. M. Duchesne (Orig. chrét., p. 409) pense
qu'Optatus et Aspasius, le diacre nommé avec lui, peuvent fort bien avoir appartenu à un
autre clergé que celui de Carthage ; c'est aussi mon avis. De toute manière, il faut
conclure avec Morcelli (I, p. 30) que les origines de l'épiscopat en Afrique et à Carthage
sont des plus incertaines.
7 Goyau, p. 247. Morcelli (1, p. 51) et dom Chamard (Les églises du monde romain, I, p.
51) indiquent seulement la fin du Ier siècle. C'est à cette époque que remonterait la
querelle sur le baptême des hérétiques, qui divisa les églises de Carthage et de
Rouie et à laquelle saint Cyprien, nous le verrons, prit une si large part. Désireux
de faire sanctionner ses doctrines par une autorité considérable, Agrippinus
convoqua, entre 218 et 2221, un synode auquel se rendirent soixante-dix
évêques2. Sous l'influence peut-être du livre de Tertullien De baptismo3, on y
déclara le baptême des hérétiques non valide. Le chiffre officiel des assistants
prouve combien rapide avait été la propagation de l'Evangile. Si l'en tient compte
des absents et des réfractaires, voici, au quart du IIIe siècle, presque une
centaine de sièges épiscopaux déjà institués en Proconsulaire et en Numidie.
II
Le paganisme, longtemps sans défiance contre le nouveau culte, soit qu'il en
ignorât l'extension, soit qu'il en méconnût la puissance, s'alarma enfin de ses
progrès incessants et réclama l'extermination de la secte ennemie. Ce furent
moins les proconsuls qui désiraient sévir, que la foule qui souhaitait de satisfaire
ses appétits violents. Certains gouverneurs, tels que Cincius Severus4, L.
Vespronius Candidus5, C. Julius Asper6 et Valerius Pudens7, furent pitoyables
aux chrétiens8. La populace au contraire, excitée peut-être par les prêtres de
Cælestis9, sans attendre toujours l'arrêt des magistrats, incendiait les églises et
assaillait pour les lapider ceux qui les fréquentaient. Pareils à des bacchantes en
démence, écrit Tertullien10, ils n'épargnent même pas nos morts. Oui, du repos
de la tombe, de ce qui était jadis l'asile suprême, ils s'en vont enlever, déchirer,
arracher ces restes informes. — Plus de cimetières ! Areæ non sint ! tel était le
cri de guerre des fanatiques de Carthage11. Cet acharnement à détruire les
sépultures chrétiennes, qui reparut plus tard chez les Vandales ariens, nous
pouvons aujourd'hui encore en constater les effets. Les dalles funéraires de
lettre apocryphe du pape saint Victor (189-c. 199) adressée Universis episcopis per
Africam constitutis sub excommunicationis pœna, ut unanimes sint, inimicitiasque de
sacramentis deponant ; Jaffé, I, p. 11, n° 78.
1 Héfélé, I, p. 87 vers 220, d'après Funk, I, p. 98 ; au plus tôt en 220, selon Duchesne,
Orig. chrét., p. 432, n. 1 ; d'autres flottent entre 186 et 240 (cf. Gsell, 1893, p. 196, n. 3
et 197, n° 165 ; et Goyau, p. 264, n. 5). J'adopte l'opinion moyenne.
2 Cyprien, Epist., LXXI, 4 : LXXIII, 3 ; Augustin, De unico baptismo, 22 : cf. Mansi, I, col.
133-736 : Héfélé, I, p. 86 sq. — Dans sa lettre I, 1, saint Cyprien parle d'un synode
d'Afrique déjà ancien (jampridem), qui avait décidé qu'un clerc ne pouvait être choisi
comme tuteur. Mansi (col. 735 sq.) y voit un second synode et l'attribue à l'année 217, le
premier étant d'après lui de 215. Morcelli (I, p. 30) tient aussi pour les deux synodes ;
mais Héfélé (I, p. 87) déclare justement : Rien n'indique si saint Cyprien entend par là le
synode présidé par Agrippinus ou un second concile d'Afrique.
3 Cf. Héfélé, loc. cit. D'après Nœldechen (p. 44-46, 154) ce traité remonterait à 194 ;
vers 200, d'après M. Monceaux (Tert., p. 91). Voir cependant Morcelli (I, p. 31), à propos
dit chapitre 15 de ce traité, et les notes dans Migne (P. L., I) au même endroit.
4 Sous Commode ; Pallu, Fastes, I, p. 223 sq.
5 Sous Commode ; Pallu, Fastes, I, p. 230-233.
6 Sous Septime Sévère ; Pallu, Fastes, I, p. 241-244.
7 Entre 209 et 211 ; Pallu, Fastes, I, p. 249-252.
8 Tertullien, Ad Scapulam, 4.
9 Aubé (III, 161) soupçonne, non sans vraisemblance, quelque mouvement populaire
dirigé contre les chrétiens, dans les émeutes que l'oracle de Cælestis déchaîna, sous le
proconsulat de Pertinax.
10 Tertullien, Apologétique, 37.
11 Ad Scapulam, 3.
Damons el Karita, brisées en menus morceaux, attestent la rage des hommes.
Les siècles n'eussent pas suffi à produire une ruine si entière.
Joignant la dérision à la fureur, les partisans de la religion traditionnelle
affublaient les fidèles de surnoms injurieux. Il était de bon goût de les appeler
sarmenticii (les fagotés), semaxii (les empalés), parce que, pour les brûler, on les
attachait à des pieux. et on les entourait de fagots1. Un montreur de bêtes, juif
d'origine, passé depuis au paganisme, s'avisa un jour, afin d'allécher le public, de
peindre à la porte de sa ménagerie un grand cadre avec cette inscription : Deus
christianorum όνοκοίτης2. Le tableau représentait un personnage vêtu de la
toge, un livre à la main, avec des oreilles d'âne et un pied cornu. Il obtint un
grand succès, dans tout Carthage on ne parla plus que de l'όνοκοίτης3. Cette
caricature4 répondait bien aux idées de la multitude, qui accusait les chrétiens
d'adorer une tête d'âne5, en même temps que le bois de la Croix et le Soleil.
C'étaient là, du reste, les moindres de leurs crimes. On ne se faisait pas faute de
répéter que, dans leurs mystères, ils égorgeaient un enfant, se repaissaient de
ses membres, et qu'après ce repas abominable ils se livraient aux plus honteuses
débauches6. En réalité, les païens ignoraient tout des disciples du Christ7. Aussi
bien, il s'agissait moins de démontrer leurs méfaits que de les punir en tant que
sectateurs d'une religion considérée comme subversive de l'Etat8. Tertullien met
ces sentiments en pleine lumière quand il dit9 : La haine que la plupart d'entre
eux porte à ce nom les aveugle à tel point qu'ils ne sauraient s'empêcher, même
lorsqu'ils louent les qualités particulières d'un chrétien, de s'en prendre à son
nom : Ce Caïus Seïus est un brave homme ; seulement il est chrétien. Je
1 Apologétique, 39.
2 Apologétique, 37. Dans le De idololatria (19), Tertullien déclare le service militaire
incompatible avec la profession de la foi chrétienne ; mais si Nœldechen l'attribue à la
même année que l'Apologétique, M. Monceaux (Tert., p. 92) le date seulement de 211 ou
212.
3 Apologétique, 28, 35 ; cf. Ad nat., I, 17.
4 Apologétique, 30 ; cf. 32. Dans le De idololatria (15), Tertullien nous montre les
chrétiens s'associant à l'allégresse générale provoquée par les victoires de Septime
Sévère. Plus tard, dans le traité Ad Scapalam (2), il reprendra les mêmes idées avec
beaucoup de force.
5 Apologétique, 34.
6 Apologétique, 31.
7 Apologétique, 45.
8 Apologétique, 35 ; cf. Ad nat., I, 17 ; Ad mart., ; plus tard, Ad Scap., 2.
9 Apologétique, 36.
10 Apologétique, 37.
11 Apologétique, 32.
12 Apologétique, 37.
13 Apologétique, 42 ; cf. De idol., 15.
14 Apologétique, 44.
15 Apologétique, 44.
16 Apologétique, 42.
17 Apologétique, 42 ; cf. 38.
18 Apologétique, 35.
19 Apologétique, 35 ; cf. 2, 36, 31.
20 Ad nat., I, 17.
21 Apologétique, 37.
appliquant l'infamante dénomination de troisième race1, pour leur enlever le
droit à l'existence2, et, lorsqu'ils comparaissent devant les tribunaux, pour
instituer à leur endroit une procédure toute spéciale qui ne leur laisse aucun
moyen de défense3 ? Le procès fait aux chrétiens est donc un procès de
tendance ; leurs croyances seules leur valent d'être poursuivis et suppliciés4.
Cet âpre plaidoyer produisit-il quelque résultat ? L'intransigeance de l'auteur sur
la question du culte impérial (et la large place qu'elle occupe dans l'Apologétique
montre bien qu'elle constituait l'essence du débat) empêchait tout accord, même tout
compromis. Les prisons de Carthage ne rendirent donc pas ceux qu'elles
détenaient. Je ne saurais dire si le sang coula dès ce moment, comme on l'a
supposé5 ; mais, à la suite des mesures de répression adoptées bientôt après
par Septime Sévère, les victimes se multiplièrent. Ce prince, tout occupé à
consolider son pouvoir encore mal assis, n'avait point d'abord montré d'hostilité
envers les chrétiens6. Il les protégea même contre la fureur du peuple de
Rome7. Une fois maître incontesté de l'empire, ému peut-être de l'accroissement
de leur nombre et de quelques conversions retentissantes, son attitude changea
; il fit défense aux païens d'embrasser soit le judaïsme, soit le christianisme8. La
persécution, conséquence des ordres impériaux, reprit dans les provinces9.
1 Passio sanctarum Perpetuæ et Felicitalis cum sociis earum (Ruinart, p. 92-102) ; cf.
Catalogus codicum hagiogr. bibl. reg. Brux. des Bollandistes, pars I, t. 1, p. 158-161, et
les Analecta Bollandiana, XI, p. 100-102, 369-373. Ce n'est pas ici le lieu d'étudier en
détail les cieux rédactions, latine et grecque, de ces Actes ; on trouvera tous les
renseignements à ce sujet dans les mémoires suivants : Harris et Gifford, The Acts of the
martyrdom of Perpetua and Felicitas, 1890 ; Duchesne, En quelle langue ont été écrits
les Actes des saintes Perpétue et Félicité ? (C. R. Inscr., 1891, p. 39-54) ; Robinson ;
Massebieau, La langue originale des Actes des saintes Perpétue et Félicité (Mém. de
l'hist. des religions, XXIV, 1891. p. 97-101) ; Lejay, Rev. crit., 1892, n° 11 ; cf. G.
Krueger, Gesch., p. 240 sq. ; Harnack, Gesch., I, p. 818 sq. ; Pio Franchi de Cavalieri,
Nuovo bull. di arch. crist., II, 1896, p. 154 sq. ; III Erganzungsheft de la Rœmische
Quartalschrift, in-8°, Rome, 1896 ; Gsell, 1891, p. 48, n° 109 ; 1892, p. 106, n° 128 ;
Pallu, Fastes, I, p. 237 sq. Tillemont (Mém., III p. 136-158) rapporte tout au long
l'histoire de ces martyrs ; cf. ses discussions, p. 640-646. Funk (I, p. 69) donne cinq
compagnons aux deux femmes ; les textes n'en mentionnent que quatre.
2 Aujourd'hui Tebourba ; Tissot, Géographie, II, p. 247, 812, pl. XVII.
3 Quelques auteurs, entre autres Robinson (p. 22-26) et Neumann (I, p. 300), se
refusent à accepter cette origine. Cependant, au chapitre 5 de la Passion, Perpétue dit :
Supervenit autem de civitate pater meus, ce qui n'aurait aucun sens si elle était de
Carthage. D'ailleurs une rédaction latine du texte, inférieure il est vrai, et la rédaction
grecque, désignent assez clairement Thuburbo minus ; cf. Duchesne, C. R. Inscr., 1891,
p. 48 sq., 52 sq. ; Gsell, 1891, p. 48, n° 109.
4 Ruinart, p. 90 sq. ; Tillemont, Mém., III, p. 644 ; Harris et Gifford, op. cit., p. 4 ;
Robinson, p. 5 ; Duchesne, loc. cit., p. 52 ; Neumann, I, p. 300 ; Krueger, op. cit., p.
240. On peut rappeler spécialement à ce sujet l'interrogatoire conduit par le magistrat
faisant alors fonction de proconsul (chap. 6), et aussi les expressions factus est mihi
carcer subito quasi prætorium (chap. 3), supervenit autem de civitate pater meus (chap.
5).
5 C'est à eux, croit-on (cf. Ruinart, p. 206, n. 3), que fait allusion le diacre Pontius dans
sa vie de saint Cyprien, lorsqu'il parle (chap. 1) des plebeiis et catecumenis martyrium
consecutis auxquels la chrétienté de Carthage a précédemment rendu des honneurs.
6 La Passion abrégée, où l'interrogatoire même est beaucoup plus développé, insiste
davantage sur le refus de sacrifier ; cf. Aubé, III, p. 521-525 ; Robinson, loc. cit. ; Catal.
cod. hagiogr., loc. cit. Ce texte a, d'ailleurs, peu d'autorité ; cf. Neumann, I, p. 300.
7 Le mari de Perpétue ne figure pas dans la meilleure rédaction des Actes. C'est qu'il
était mort, dit Tillemont (Mém., III, p. 139) ; F.-H. Kruger (Revue chrétienne, 1894, p.
215) pense que la jeune femme est devenue matrone et retournée sous l'autorité du
pater familias.
l'amphithéâtre, en l'anniversaire de l'avènement de Geta (7 mars 202)1. Ce jour-
là, les gradins du vaste édifice avaient peine à contenir la multitude accourue
pour voir déchirer des chrétiens par les bêtes. Et les détails que nous lisons dans
la Passion donnent à penser que le goût de la foule pour les spectacles
émouvants fut pleinement satisfait. Carthage conserva pieusement la mémoire
des Thuburbitains, dont les corps reposaient dans la basilica major. Les grands
écrivains d'Afrique, Tertullien2, saint Augustin3, célébrèrent souvent leurs vertus
; on prit l'habitude de lire publiquement leur Passion à l'église4 ; et leur culte,
dès le IVe siècle, avait déjà rayonné dans tout l'Empire romain5.
Dans la tourmente, très peu de temps auparavant6, avaient déjà succombé
Jocundus, Saturninus, Artaxius et Quintus, les trois premiers brûlés vifs, le
quatrième mort en prison. La vierge Guddène, exaltée elle aussi par saint
Augustin7, partagea le même sort un peu plus tard, sous le proconsul Rufinus.
1 Le jour est certain (cf. Ruinart, p. 92, 8) ; il n'en va pas de même pour l'année. Il faut
écarter les dates de 204 (Prosper Tiro, Chron. min., I, p. 434) et de 205 (Fasti
Vindobon., ibid., p. 287). Le chronographe de 351 (ibid., p. 71) dit seulement non.
martias ; le Liber genealogus de 452 (ibid., p. 195, n° 623) ne donne aucune indication
chronologique ; Tillemont (Mém., III, p. 131, 641-643) hésite entre 203 et 205 ; Ruinart
(p. 91, 4) entre 202 et 203 ; et ce sont les deux seules années qu'aient retenues les
auteurs de notre temps. Neumann (I, p. 171) reste indécis ; Harris et Gifford (op. cit., p.
4, 9, 12) parlent du 2 février 203 ; Krueger (Gesch., p. 240) incline vers 203, que Tissot
adopte (F., p. 135). Morcelli (II, p. 58 sqq.), Allard (II, p. 96), Duchesne (Orig. chrét., p.
408), Aubé (III, p. 215) et Goyau (p. 231) tiennent pour 202, qui est, je crois, la vraie
date. Cf. Pallu, Fast., I, p. 238.
2 De anima, 55.
3 De anima et ejus origine, I, 10, 12 ; III, 9, 12 ; IV, 18, 26-27 ; Enarr. in psalm., XLVII
; le sermon CCLXXX et les deux suivants furent prononcés In Natali martyrum Perpetuæ
et Felicitatis.
4 Augustin, Serm., CCLXXX et CCLXXXII. Les noms de Perpétue et de Félicité sont au
canon de la messe avec des martyrs surtout romains.
5 Duchesne, C. R. Inscr., 1891, p. 52 ; cf. Tillemont, Mém., III, p. 136 sq. ; Neumann, I,
p. 176 ; Ruinart, p. 92, 8 ; il y est question d'une translation possible de leurs reliques en
France.
6 Ils sont, en effet, mentionnés en ces termes dans les Actes des Thuburbitains (11) : Ibi
invenimus Jocundum et Saturninum et Artaxium, qui eandem persecutionem passi
arserunt ; et Quintum, qui et ipse martyr in carcere exierat ; cf. Neumann, I, p. 171, n.
2, et p. 299. On n'a pas assez prêté attention, ce me semble, à la suite du texte : Et
quærebamus ab illis ubi essent celeri ; ces mots et ceux-ci (13) : Et cœpimus illic multos
fralres cognoscere, sed et martyres donnent à entendre que les victimes avaient été
nombreuses. Tertullien (De fuga, 5, sub fine ; Apologétique, 50) parie aussi d'une
chrétienne livrée au leno et d'un Rutilius sanctissimus martyr qui fut brûlé vif. Il n'est pas
impossible, mais rien ne nous autorise à l'affirmer, que ce soit un martyr carthaginois.
On doit peut-être raisonner de même pour deux personnages, Castus et Aemilius,
signalés par saint Cyprien (De lapsis, 13). Tillemont (Mém., III, p. 125) les met sous
Septime Sévère ; ils sont inscrits au 22 mai dans le calendrier de Carthage et dans le
martyrologe hiéronymien (Mart. hieron., p. LXX et 64). Saint Augustin prononça son
sermon CCLXXXV : In die natali martyrum Casti et Aemili. Cf. Neumann, I, p. 114, n. 3.
7 Sermo CCXCIV : Habitus in basilica Majorum, in Natali martyris Guddentis, V kalendas
julii (27 juin) (1) : Diem quidem solemnem martyris celebramus... Le martyrologe
romain, au contraire, et celui d'Adon portent le 18 juillet. Il est délicat de se prononcer
devant ce partage des autorités ; Tillemont (Mém., III, p. 124 sq.) et M. Allard (II, p.
128) acceptent le 18 juillet ; pour Neumann (I, p. 117) et M. Goyau (p. 252), saint
Augustin est un témoin plus certain, et la date du 27 juin est la bonne. M. Pallu de
Lessert (Fast., I, p. 240) tranche la difficulté en distinguant le martyr nommé par saint
Elle était, si l'on s'en rapporte à son nom, de race punique, et, si l'on considère
les barbares traitements qu'elle endura, de condition servile1. Chevalets, ongles
de fer, long emprisonnement, rien ne lui fut épargné ; l'épée termina ses maux
(27 juin 203). Ces supplices, et tous ceux que nous laissent encore deviner nos
documents hagiographiques, ne parvenaient point à apaiser les païens. Pareille à
ces animaux farouches qu'excitent la vue et l'odeur du sang, la populace de
Carthage s'enivrait de ces tortures et redoublait d'emportement. C'est à l'année
même du martyre de Perpétue, sous la magistrature d'Hilarianus (202)2, que
Tertullien décrit l'envahissement des cimetières et le sac des églises.
Pourtant la foule finit par se lasser, et le bras du bourreau se fatigua. Sans doute
aussi la répugnance secrète de quelque proconsul3, successeur de Rufinus, à
condamner des gens qu'il considérait comme des exaltés, non comme des
coupables, fut-elle la cause principale de la détente. De quelque façon qu'elle se
produisit, une paix réelle succéda à la persécution. Tertullien le dit
expressément4, mais il n'assigne aucune date à cette accalmie, et les tentatives
qu'on a faites pour suppléer à son silence tue paraissent assez vaines5. Au reste,
ce nouvel état de choses qui dépendait des dispositions du gouverneur était fort
précaire ; au premier changement de personne, le moindre incident suffirait pour
tout remettre en question. La manifestation intempestive du soldat si
chaleureusement défendu par Tertullien eût peut-être cet effet. Elle remontait à
quelques semaines à peine ou même à quelques jours, quand fut écrit le De
corona militis (211). Or, peu de temps après, au plus tard au milieu de 2126, les
1 Neumann, I, p. 184.
2 Ad Scap., 2.
3 Ad Scap., 1 et 3-5.
4 Ad Scap., 4.
5 Ad Scap., 5 : Quid ipsa Carthago passura est, decimanda a te... Parce ergo tibi, si non
nobis, parce Carthagini, si non tibi, parce provinciæ, quæ visa intentione tua obnoxia
facta est concussionibus et militum et inimicorum suorum cujusque. Neumann (I, p. 188,
n. 3) croit encore découvrir une victime carthaginoise de Scapula dans un martyr
ridiculisé par Tertullien (De jejunio adv. psychicos, 12). Il s'agit sans doute d'un
Carthaginois ; mais les mots ille pristinus vester autorisent-ils à dire qu'il souffrit
seulement sous Scapula ? Le seul nom certain est celui de Mavilus d'Hadrumète (ibid.,
3).
6 Sous Septime Sévère, à une date qu'il ne nous est pas possible de fixer, périrent
Celerina, Laurentius et Ignatius, grand'mère et oncles d'un confesseur du temps de Dèce
nommé Celerinus (cf. Cyprien, Epist., XXXIX, 3 ; Mart. hieron, p. VI). A dire vrai, saint
Cyprien n'indique ni le lieu, ni le temps exact de leur martyre ; mais les mots jam pridem
dont il use font supposer avec une très grande vraisemblance qu'il s'agit de l'époque de
Scapula (Aubé, III, p. 214). Quant à la ville où ils moururent, on est dans l'incertitude :
saint Cyprien parle souvent de Celerinus (Epist., XXVII, 3 ; XXXVII, 1 : XXXIX en entier),
nous avons même une lettre de ce personnage à Lucianus, confesseur africain, et la
réponse qu'il reçut de lui (ibid., XXI et XXII) ; Neumann (I, p. 170 et n. 7) s'autorisant
d'un passage de la lettre de Celerinus (3) : sed tantum ascendisse videtur usque ad Tria
fata et inde descendisse, voit en lui un romain (cf. Tillemont, Mém., III, p. 395-400 :
Duchesne, Lib. pont., I, p. XCVI) : M Harnack (Gesch., I, p. 650) le qualifie de même.
Les trois martyrs de sa famille seraient-ils donc aussi de Rome ? Cependant M. Allard (II,
p. 286-288), Aubé (IV, p. 44, 51 sq., 225) et avec eux M. Goyau (p. 296), tout en
reconnaissant qu'il subit la détention à Rome, le qualifient d'africain. Ruinant, de son côté
(p. 202, 9), dit en partant de saint Cyprien : Plures alios cleri et populi carthaginiensis
martyres laudat passim ; quales sunt Saturninus, Aurelius, Celerinus et alii. Un fait du
moins est certain, c'est que la mémoire de ces saints demeurait en honneur tout spécial
à Carthage (Cyprien, Epist., XXXIX, 3 : Sacrificia pro eis semper, ut meministis,
offerimus, quotiens martyrum passiones et dies anniversaria commemoratione
celebramus). Victor de Vita (I, 9) mentionne même une basilique Celerinæ vel
Scilitanorum, où saint Augustin prononça trois sermons (XLVIII, CLV, CLXXIV) ; ce qui
sortirent saints et saufs de la lutte. Il est aisé de comprendre que bon nombre de
personnes obscures, ou habiles à fuir les recherches et à corrompre la police,
aient échappé aux mains des bourreaux. Mais Tertullien, qui ne cessait par tous
moyens, en tout temps, opportune, importune, selon le mot de saint Paul1, de
combattre en faveur de ses frères ; Tertullien, qui applaudissait à toutes les
provocations contre l'autorité ; Tertullien, qui s'affichait en plein jour à Carthage,
revêtu du pallium au lieu de la toge, et se désignait ainsi à ceux-là mêmes qui
auraient pu ne pas le connaître, par quel prodige a-t-il pu éviter l'incarcération,
le jugement, la mort ? L'édit de Septime Sévère qui visait les nouveaux convertis
ne rat teignait pas assurément, il n'en restait pas moins sous le coup du rescrit
de Trajan qui n'avait jamais été abrogé. Le pouvoir, dit M. Aubé2, se fit-il
scrupule de répondre à des arguments par la force, de briser brutalement une
plume qui honorait la cité ? Cette raison me touche peu ; je souscrirais plus
volontiers à celle que propose le même auteur quand il ajoute : ou, comme il
arrive, la police locale ramassait-elle plus volontiers ses victimes en bas qu'en
haut, parmi la foule anonyme qui suit que parmi les chefs qui la mènent et
l'inspirent ?
III
Il est indéniable que l'esprit de conciliation faisait complètement défaut dans une
fraction de la communauté chrétienne. Le montanisme, issu de Phrygie, s'était
insinué en Afrique, et les âmes ardentes avaient aussitôt embrassé cette doctrine
excessive qui répondait à leurs inclinations. Imbus de ces idées, loin de chercher
à désarmer les persécuteurs ou à se mettre à l'abri de toute atteinte, en
dissimulant leurs assemblées3, certains se faisaient gloire de s'exposer, sans
réfléchir qu'ils exposaient leurs frères. Des prophétesses, des extatiques
favorisées, pensait-on, de l'Esprit de Dieu, rapportaient dans les réunions des
fidèles leurs conversations avec les anges et avec le Seigneur et entretenaient
ainsi vivace la flamme de l'enthousiasme4. Le fougueux Tertullien ne pouvait pas
demeurer indifférent à ces téméraires croyances. Il les reçut avec joie, par
l'entremise sans doute du célèbre Proculus5, et devint bientôt le porte-parole du
montanisme, que son génie ne contribua pas peu à répandre. Dès lors, avec sa
vigueur ordinaire, il gourmande les diacres, les prêtres, les évêques, qui se
dérobent par la fuite, lions dans la paix, cerfs dans le combat6. Si les chefs se
sauvent, comment le simple laïque pourra-t-il comprendre le sens de la parole :
Fugite de civitate in civitatem7 ? Quelques-uns après avoir suivi ce déplorable
1 De fuga, 5 ; sur la corruption par les chrétiens des soldats et policiers impériaux, cf.
Neumann, I, p. 179 sq.
2 Ruinart, p. 94, 4 : Saturus... qui postea se propter nos ultro tradiderat.
3 Voir à ce sujet les nombreuses analogies relevées par Holstenius et Possin entre les
idées et le style de la Passion et des œuvres de Tertullien (Ruinart, p. 102-111) et la
discussion de Ruinart (p. 91 sq., 5, 6, 7). Lumper dit (P. L., I, col. 193, n. 32) : in
Tertulliano aliorumque montanistarum scriptis, veluti ira Actis Perpetuæ et Felicitatis : cf.
ibid., I, surtout col. 211-220, et III, col. 11-12, 5 ; puis Aubé, III, p. 512-515 ; Harris et
Gifford, op. cit., p. 28-31 ; Robinson, p. 6, 43-38 ; Massebieau, loc. cit., 1891, p. 99 ;
Duchesne, Bull. crit., 1892. p. 117 ; Harnack, Gesch., I, p. 674 ; Krueger, Gesch., p.
173, 240 sq. Neumann (I, p. 172, 181 sq.) croit au montanisme de l'auteur, qui, dit-il, ne
saurait être Tertullien (p. 300). D'ailleurs le montanisme de Perpétue, de Saturus et des
autres n'est pas prouvé, bien qu'on l'ait parfois prétendu (Aubé, III, p. 218 sq. ; Harris et
Gifford, op. cit., p. 4-7). En réalité, le collecteur de leurs Actes parait avoir été sous
l'influence des prophéties nouvelles ; mais il est possible que ce document ait paru avant
la condamnation définitive du montanisme par Zéphyrin (Duchesne, Orig. chrét., p. 234,
n. 2).
4 Aubé, III, p. 208 ; Neumann, I, p. 183.
5 Voir surtout le début du traité.
6 Sur les chrétiens intransigeants et les chrétiens opportunistes, cf. Aubé, III, p. 111-180
et 237-277.
7 Au commencement du traité Adverses Marcionem (I, 1), il raconte que la première
rédaction de l'ouvrage lui avait été dérobée fraude tunc fratris, dehinc apostatæ. Ce
passage fut écrit en 207 (Neumann, I, p. 181, n. 6) ou en 208 (Nœldechen, p. 73-75,
156 ; Monceaux, Tert., p. 9-1). Il s'agit donc bien d'un apostat de la persécution qui sévit
à Carthage sous Septime Sévère.
sein même de l'erreur1 ! Eux du moins répudient toutes nos fêtes. Jamais ils ne
consentiraient à célébrer avec nous le jour du Seigneur ou la Pentecôte, s'ils les
connaissaient. Ils craindraient de paraître chrétiens. Et nous, qu'on nous appelle
païens, nous ne le redoutons nullement. Longtemps après l'époque qui nous
occupe, Salvien accuse certains fidèles d'adresser encore leurs hommages à
Cælestis, la reine de Carthage2 ; saint Augustin nous en montre d'autres, égarés
par une vaine apparence et dupes des assertions des ministres païens, portant
leurs hommages aux Dioscures3, ou encore acceptant en cas de maladie les
incantations et les sacrifices des magiciens qui leur promettent la guérison4. Si
de telles erreurs se produisaient à la fin du ive siècle et dans le premier tiers du
Ve, il est de toute évidence qu'elles avaient lieu bien plus fréquemment à
l'époque de Septime Sévère, lorsque les Africains étaient moins instruits de la
religion. En les flétrissant, Tertullien n'agissait pas autrement que ses plus
illustres successeurs, Cyprien, Salvien, Augustin.
Mais il ne s'en tint pas là Poussant jusqu'au bout les principes de Montanus et de
son école, il condamne bientôt les secondes noces, prétend imposer des jeûnes
rigoureux et exclure à jamais les grands pécheurs de la communion des fidèles5.
Il répudie les idées qu'il professait jadis dans l'Apologétique6, et nous
l'entendons soutenir que le vrai disciple ne doit conserver aucune attache avec le
monde7. Ce cataphrygien, ennemi de toute tolérance, ne saurait admettre ce
qu'il appelle désormais les compromis des psychiques. Dès 197, il félicitait les
martyrs emprisonnés d'être délivrés du siècle8 ; lui aussi chercha de plus en plus
à se séparer du contact funeste des hommes9, en attendant la fin des temps et
la venue prochaine du Christ10.
Ces doctrines montanistes11, teintées de millénarisme12, n'avaient pas toujours
été professées par Tertullien ; il n'y versa tout à fait que vers le milieu de sa
vie13. Quand le pape Zephyrinus, après quelques hésitations, le condamna
1 De idololatria, 14. Ce traité est attribué par Nœldechen (p. 35) au mois d'avril 197 ; il
aurait été écrit dans la période de paix qui précéda l'Apologétique (Neumann, I, p. 121,
n. 4) ; et appartiendrait par conséquent au groupe des ouvrages de Tertullien que l'on a
dénommés prémontanistes (Neumann, loc. cit., p. 119 ; Krueger, Gesch., p. 26, 2). M.
Monceaux, au contraire (Tert., p. 89, 92), ne le fait pas remonter plus haut que 211 ou
212.
2 De gub. Dei, VIII, 2.
3 In Joannis Evang., tract., VII, 6 ; cf. Le Blant, Rev. arch., XX, 1892, p. 18 sq.
4 Sem., LXII, 6, 9-10 : CCCXVIII, 3 ; CCCLXXVI, 1 (Migne range ce dernier parmi les
dubii) ; cf. De catechizandis radibus, 48, 55.
5 Voir les traités De fuga in persecutione, De monogamia, De jejunio adversus psychicos,
De pudicitia, De palientia, De virginibus velandis, De exhortatione caslitalis, De
resurrectione carnis, etc.
6 Apologétique, 31 et 42.
7 De corona, 13 ; De pallio, 5 ; De exhort. cast., 12.
8 Ad mart., 2.
9 M. Boissier (Pagan., I, p. 284-289) attribue à ce désir de mener une vie d'ascète la
résolution que prit Tertullien de porter désormais le pallium.
10 Apologétique, 32 ; Ad Scap., 2 ; cf. Funk, I, p.141.
11 Tillemont (Mém., III, p. 196-136) et Neumann (I. p. 190-200) en donnent un résumé
développé.
12 Adv. Marcionem, III, 24.
13 Saint Jérôme (De vir. ill., 53) : Hic cum usque ad mediam ætatem presbyter Ecclesiæ
permansisset, invidia postea et contumeriis clericorum romanæ Ecclesiæ, ad Montani
définitivement1, à la suite des révélations de Praxeas2, le prêtre de Carthage ne
s'inclina pas, et sa séparation d'avec la grande Eglise fut consommée. Pour
expliquer cette attitude, on a parfois invoqué le dépit qu'il aurait ressenti de ne
pas être élu évêque à la mort d'Agrippinus3 ; saint Jérôme, de son côté, parle de
quelques froissements dans ses rapports avec le clergé de Rome. Nous ne
sommes pas en mesure de contrôler ces assertions ; aussi bien ce que nous
connaissons de ce caractère indomptable explique assez qu'il n'ait pas cédé aux
injonctions du pape. D'ailleurs son indépendance ne sut pas se plier pour
toujours à la discipline des montanistes ; il les quitta comme il avait quitté les
catholiques, et il fut tertullianiste, c'est-à-dire l'homme de ses propres idées, de
son propre système4. Un petit noyau de Carthaginois s'attacha à sa fortune et se
para de son nom. Cette secte ne disparut point avec lui, on en cite des
représentants à la fin du IVe siècle, et sa réunion à l'Eglise ne s'opéra qu'un peu
plus tard, grâce aux efforts de saint Augustin5.
Le montanisme n'était pas la seule hérésie qui se fût infiltrée à Carthage.
Désireux d'obtenir pour leurs prédications un nombreux auditoire et de s'exhiber
sur un glorieux théâtre, la plupart des novateurs d'Orient visitaient volontiers
cette ville après Rome. Ils espéraient dans sa population mêlée, remuante,
recruter sans peine des prosélytes. Tour à tour on y vit défiler des apôtres des
systèmes les plus divers. C'étaient des représentants de la gnose, comme cette
Quintilla, de la secte des caïanites, qui enseignait que l'eau n'est pas nécessaire
dans le baptême6, ou comme cette femme nicolaïte dont la propagande
insidieuse ne laissait pas d'être efficace7 ; peut-être des adeptes de Marcion8 ; le
peintre docteur Hermogène9 ; ce Nigidius que Tertullien mentionne avec lui et
qu'il qualifie dédaigneusement de nescio quis10 ; ou encore le monarchien
modaliste Praxeas11. Ils trouvèrent tous en Tertullien un redoutable adversaire.
Les écrits contre l'hérésie se succèdent sous la plume de ce lutteur qui ne lâche
dogma delapsus, in multis libris Novæ Prophetiæ meminit. Cette défection se produisit
entre 205 et 201 (Tillemont, Mém., III, p. 74, 102, 196, 211).
1 Vers l'an 205 (Duchesne, Orig. chrét., p. 408 ; cf. ibid., p. 233, n. 3).
2 Tertullien, Adv. Praxeam, 1.
3 Pamelius, Vita Tertulliani (P. L., I, col. 16). H raisonne par analogie avec Novatien, qui
déclara la guerre à l'Eglise pour n'avoir pas obtenu l'épiscopat de Rome. Nous ignorons à
quelle date mourut Agrippinus, il est cependant probable qu'il vécut encore longtemps
après la révolte de Tertullien. M. Harnack (Gesch., I, p. 681) le recule néanmoins trop
quand il le place bald nach Tertullian's Zeit.
4 Dom Cabrol, La science catholique, 1891, p. 993. Les Tertullianistes eurent une
basilique à Carthage.
5 Tillemont, Mém., III, p. 231.
6 De baptismo, I, 17. Contre les Gnostiques, Tertullien écrit spécialement les traités
Adversus Valentinianos, De carne Christi, De resurrectione carnis, De præscriptione
hæreticarum, Scorpiace. Ce dernier contient (6) des allusions à Carthage, qui prouvent
que le livre y fut composé ; cf. Tillemont, Mém., III, p. 209.
7 De pudicilia, 19. Sur l'intrusion des femmes hérétiques dans la célébration des
cérémonies religieuses, et id., De præscript., 41.
8 On peut sans doute conclure que Tertullien avait vu à l'œuvre les marcionites d'un
passage où il semble très au courant de leurs pratiques ; Adv. Marcionem, III, 22.
9 Hermogène était africain, et Tertullien, qui nous trace de lui un portrait peu flatteur,
parait l'avoir connu personnellement ; cf. Adv. Hermog., I, 33 (début), 45 (fin) ; De
monogamia, 16 ; De præscript., 30 ; Funk, I, p. 132.
10 De præscript., 30.
11 Tillemont, Mém., III, p. 75, cf. p. 101, 201, 618 ; Funk, I, p. 138 ; Aubé, III, p. 157.
un instant les catholiques que pour frapper sur leurs ennemis. Aucun d'eux
toutefois ne fut traité plus durement que Praxeas : cet agité, colporteur de
doctrines perverses, s'enorgueillit de son prétendit martyre et il n'a subi qu'une
courte détention ; c'est un hypocrite, un menteur, qui opère pour le compte du
démon1. Praxeas payait ainsi la dénonciation qu'il avait faite au pape des
extravagances dangereuses des prophétesses et des illuminés montanistes.
Le séjour de ces chefs de sectes et leurs prédications entretenaient à Carthage
une agitation perpétuelle. Ceux de ses habitants qui avaient passé au
christianisme n'en conservaient pas moins leur nature mobile, impressionnable,
et je me persuade qu'on avait chance d'en entrainer plus d'un avec quelques
paroles pleines de feu. Aussi la paix qui aurait dû exister dans le sein de la
communauté fut-elle souvent troublée, toujours précaire, au début du Me siècle.
Exposée à tout instant aux attaques du dehors, cette église ne pouvait même
pas espérer an dedans le calme qui lui eût été si nécessaire2.
Cet incessant va-et-vient de novateurs entre l'Italie et l'Afrique est un indice des
rapports religieux qui unissaient les deux pays ; les controverses de Rome ne
pouvaient manquer de retentir vivement à Carthage3. Nous constaterons, à la
période suivante, le développement de ces relations déjà fréquentes dès le
temps de Tertullien. Jeune encore, il avait séjourné en Italie. Il y connut sans
doute les principaux dignitaires de la chrétienté romaine ; ce qui ne l'empêcha
pas, lorsqu'il eut versé dans le montanisme, de les attaquer avec véhémence.
Ses invectives contre Praxeas retombaient indirectement sur le pape Zephyrinus,
qui s'était fié à lui. Plus tard, il prit à partie son successeur Callistus4, qui avait
adouci les règles en vigueur contre les pécheurs charnels. Il n'en fallait pas tant
pour qu'un rigoriste comme Tertullien criât au scandale ; son livre De pudicitia5
est une réponse au décret de Callistus. J'apprends, dit-il, qu'un édit vient d'être
publié, un édit mortel. Oui, voici ce que déclare le pontife souverain, l'évêque des
évêques : J'accorde le pardon de leurs fautes aux adultères, aux fornicateurs,
s'ils font pénitence. Ô le triste édit auquel on ne saurait souhaiter la bienvenue
!... Et cela, on le lit dans l'Eglise, on le proclame dans l'Eglise qui est vierge6. Au
moment où il s'élevait ainsi contre les décisions de l'autorité suprême, Tertullien
ne cessait d'affirmer qu'une même foi l'unissait toujours aux catholiques et qu'il
n'y avait divergence entre eux qu'à propos de la discipline extérieure7. Etrange
illusion d'un grand esprit aveuglé par l'excès de son zèle !
1 Adv. Praxeam, I.
2 Les Actes de sainte Perpétue nous apportent un écho de ces luttes communes à toute
l'Afrique. Dans la vision de Saturus, l'évêque Optatus et le prêtre Aspasius viennent
demander aux martyrs d'apaiser leurs discordes (13) : Componite inter nos quia existis...
; les anges les écartent : Sinite illos, refrigerent ; et si quas habetis inter vos
dissensiones, dimittite vobis invicem. Et conturbaverunt eos, et dixerunt Optato : Corrige
plebem tuam ; quia sic ad te conveniunt quasi de circo redeuntes, et de factionibus
certantes.
3 Duchesne, Orig. chrét., p. 409.
4 Duchesne, loc. cit. ; Neumann, I, p. 201-203 ; Krueger, Gesch., p. 171.
5 Nœldechen (p. 157) le place entre les années 217 et 221 : M. Monceaux (Tert., p. 92)
entre 217 et 222.
6 De pudic., 1.
7 De virg. vel., 1 : Regula quidem fidei una omnino est... Adv. Praxeam, 2 : Nos vero et
semper et nunc magis unicum guidera Deum credimus ; De monog., 2 : An capiat
Paracletum aliquid tale docuisse, quod aut novum deputari possit adversus catholicam
traditionem ? ; De jejun., 1 : Non quod alium Deum prædicent Montanus et Priscilla et
A partir de 220 environ, Tertullien, quoiqu'il ait probable-m eut vécu encore
plusieurs années1, ne figure plus dans l'histoire ; son éclat s'est éteint, et l'église
de Carthage, qui en était depuis longtemps comme illuminée, et qui, par lui,
rayonnait sur le monde2, tombe dans l'obscurité. Près de trente ans de son
existence se résument, pour ainsi dire, en la personne de Tertullien. Aussi était-il
indispensable de nous arrêter quelque peu devant cet homme extraordinaire et
d'étudier son rôle dans la société chrétienne. Pour faire sortir Carthage de
l'espèce de léthargie on sa disparition l'a laissée, il semble qu'un nouvel
évocateur soit nécessaire. Il se présentera bientôt, il est né même au temps on
le défenseur des montanistes est dans toute sa gloire ; c'est le futur évêque et
martyr Cyprien.
Jusqu'à lui, un seul nom a survécu, celui de l'évêque Donatus (entre 236 et 248)3,
qui écrivit des lettres très sévères contre Privatus, évêque de Lambèse. Un
synode de quatre-vingt-dix membres avait d'ailleurs réprouvé la doctrine
hérétique de ce Privatus, dont le caractère ne nous est pas connu4.
Maximilla, nec quod Jesum Christum solvant, nec quod aliquam fidei aut spei regulam
evertant... De ces traités le premier fut écrit, d'après Nœldechen (p. 141-145, 157),
entre 213 et 211, le second en 217, les deux derniers entre 217 et 221 : d'après M.
Monceaux (Tert., p. 92) le premier, entre 208 et 213, les autres après 213. Cf. Tillemont,
Mém., III, p. 662-664 ; dom Cabrol, La science catholique, 1891, p. 992 sq.
1 Ebert (I. p. 43) et Funk (I, p. 168) le font mourir seulement vers 240 : Teuffel (p.
939), vers 230 ; Harnack (Gesch., I, p. 667) et Krueger (Gesch., p. 159), après 220.
2 Saint Jérôme (Chron. ad annum Severi XVI) : Tertullianus... omnium Ecclesiarum
nomine celebratur. Le même auteur (De vir. ill., 53) rapporte que saint Cyprien goûtait si
fort Tertullien qu'il l'appelait le maitre et ne passait pas un seul jour sans lire quelques
pages de lui.
3 Duchesne, Orig. chrét., p. 410 ; Morcelli, I, p. 52. Gams (p. 463) le met ayant 238.
Morcelli, Gams et Blampignon (p. 40) donnent à Donatus un prédécesseur en la personne
de Cyrus. En admettant l'existence de ce Cyrus, que Morcelli (I, p. 52) fonde sur le titre
d'un sermon de saint Augustin : De depositione Cyri episcopi Carthaginis (Possidius,
Indic., 8), c'est par une supposition très gratuite qu'on l'intercale à cet endroit de la liste.
4 Saint Cyprien, à qui j'emprunte ces détails (Epist., LIX, 10) l'appelle seulement
veterem hæreticum ; cf. Tillemont, Mém., III, p. 363 sq. Mansi (I, col. 181 sq.) et Héfélé
(I, p. 90) indiquent Lambèse comme lieu de réunion du concile.
CHAPITRE III. — L'ÉPISCOPAT DE SAINT CYPRIEN.
I
La triste aventure de Cælestis enlevée de force par Élagabal pour se voir marier
à Rome avec le dieu d'Émèse, la révolte de Gordien et ses funestes
conséquences, détournèrent des chrétiens les pensées du peuple carthaginois. Il
ne parait pas qu'on les ait alors, comme au temps de Tertullien, rendus
responsables des maux qui accablaient la cité. Sous Maximin le Thrace des
poursuites furent intentées en divers lieux contre les fidèles, mais elles ne
s'étendirent point à l'Afrique1. La paix s'y maintint donc entre le pouvoir et le
nouveau culte pendant une quarantaine d'années (211-250) ; cette trêve permit à
la chrétienté de réparer les pertes qu'elle venait de subir et d'élargir son champ
d'action.
Bien qu'elle ne fût plus réduite, nous l'avons vu, dès la fin du IIe siècle, à se
recruter seulement dans les derniers rangs du peuple, c'était encore de là
pourtant qu'elle tirait le plus clair de ses effectifs. Des gens qui n'avaient rien ou
fort peu à perdre ici-bas ne craignaient guère de s'exposer à la prison et à la
mort. Les classes riches ou simplement aisées n'étaient point aussi prêtes à se
sacrifier. Des liens beaucoup plus forts les rattachaient à la vie, richesses,
honneurs, intérêts de tout genre ; pour s'en débarrasser de gaieté de cœur, il
fallait un courage dont un petit nombre d'âmes étaient capables. Perpétue avait
poussé jusque-là l'héroïsme, l'exemple de cette jeune mère ne fut point
contagieux. Tout en l'admirant sans doute en leur cœur, et quoique secrètement
sollicités vers une religion plus pure, les bourgeois de Carthage souhaitaient des
jours meilleurs pour se déclarer.
Quand l'orage fut apaisé et qu'une sécurité qu'on était en droit de croire durable
succéda à la lutte ouverte, les pusillanimes se rassurèrent. Le clergé, libre de ses
mouvements et de sa parole, n'eut pas de peine à se concilier ces esprits déjà
sympathiques, les conversions se multiplièrent dans des proportions inespérées ;
mais on sent assez qu'une foi qui avait eu besoin pour se manifester de
l'éloignement complet du danger manquait de solidité. La plupart de ces
néophytes, gros commerçants, hommes d'affaires, peut-être même
fonctionnaires, étaient croyants à la surface, prêts à lâcher pied sans combat à la
moindre alerte. L'occasion ne tarda pas à leur être offerte de montrer ce qu'ils
valaient.
En attendant, ils menaient un genre de vie qui contrastait étrangement avec,
celui que les fidèles pratiquaient jusqu'alors. Loin de renoncer à leurs habitudes
mondaines, ils se comportaient à peu de chose près dans le christianisme comme
auparavant dans le paganisme1. Le détachement des biens de la terre n'était pas
leur fait ; au contraire, l'amour de l'argent, si vif chez les habitants de la
Carthage punique, les possédait encore tout entiers. Par eux le goût et la
recherche du bien-être s'introduisirent en peu d'années dans la communauté, la
sévérité des mœurs se relâcha. Saint Cyprien s'en plaint dans le De lapsis2.
Tous, dit-il, s'appliquent à augmenter leur fortune. Oubliant ce que les chrétiens
1 De lapsis, 5 : cf. Epist., XI, 1-2, 5 ; LVIII, 2 ; Testim., III, 15, 47 ; Ad Fortunatum, 9.
2 C'est la date adoptée par M. Duchesne (Orig. chrét., p. 413) et Aubé (IV, p.2-1) ;
Tillemont (Mém., III, p. 308) semble être du même avis. Mais Aubé, en un autre endroit
(ibid., p. 15) parle de décembre 249 ou des premiers jours de janvier 250 ; Allard (II, p.
314) et Goyau (p. 295) préfèrent reculer l'édit jusqu'à ce dernier terme. Il est moins aisé
d'expliquer dans ce système comment la persécution sévissait en Afrique dans le courant
de janvier.
3 Cyprien, Epist., LV, 9 ; cf. Tillemont, Mém., III, p. 30S, 432 ; Aubé, IV, p.36. Sur le
caractère spécial de la persécution de Dèce, voir Allard, Rev. des quest. hist., LX, 1896,
p. 387-389.
4 Hartel (édit. III, p. XC) n'admet pas sans réserve le témoignage de saint Jérôme (De
vir. ill., 68) : Pontius, diaconus Cypriani, usque ad diem passionis ejus cum ipso exilium
son baptême1 ; cependant, en rapprochant les textes des auteurs qui ont parlé
de lui, on voit qu'il était né en Afrique et, selon toute vraisemblance, dans la
capitale même2, vers l'année 200, de parents païens, riches et bien posés. Il fut
d'abord rhéteur, et son enseignement jeta un vif éclat3. Vers 2454, un prêtre, du
nom de Cæcilius ou Cæcilianus, le convertit au christianisme5, et le néophyte,
qui conserva toujours pour lui le respect le plus affectueux, prit sans doute par
reconnaissance son nom de Cæcilius. Distribuant alors sa fortune aux indigents,
il se mit à pratiquer les plus austères vertus6. Cette conduite si conforme aux
maximes de l'Evangile, non moins, je pense, que sa réputation antérieure, attira
sur lui les regards des fidèles. Il fut, en fort peu de temps, investi du sacerdoce
et, le siège s'étant trouvé vacant, de la dignité épiscopale (248)7. La persécution
de Dèce, qui éclata sur ces entrefaites, lui permit de prouver qu'en l'élisant on
avait fait un heureux choix8.
L'édit de mort (edicta feralia)9 fut promulgué à Carthage presque aussitôt après
avoir paru à Rome. Il y produisit les effets les plus désastreux parmi les
chrétiens. Un délai leur avait été fixé pour se soumettre, une grande partie
d'entre eux obéirent10. Il leur en coûtait de se détacher de leurs richesses et de
s'exposer aux supplices. Saint Cyprien, qui ne craint pas de dire la vérité à ces
cœurs faibles, incrimine moins leur foi chancelante que leur amour du bien-être
et du luxe11. Comment être surpris d'une défaillance si générale, quand on sait
sustinens, egregium volumen vitæ et passionis Cypriani reliquit. Teuffel (p. 967, 1) croit
ce livre pour le moins fort interpolé.
1 Vita, 2 (Hartel).
2 Saint Jerôme (op. cit., 67) le qualifie seulement de Afer. Mais Prudence (Peristeph., 13)
dit qu'il souffrit le martyre au lieu même qui l'avait vu naître (Est proprius patriæ
martyr...) ; cf. Suidas, s. v. Καρχηδών.
3 Lactance, Inst., V, 1 ; saint Jérôme, loc. cit. ; Vita, 2 ; Prosper Tiro (Chron. min., I, p.
440, n° 864).
4 Ebert, I, p. 67 sq. ; Allard, II, p. 247 ; Goyau, p. 292. Havet, p. 30 : Il pouvait avoir
déjà quarante ans.
5 Vita, 4 ; Ad Donatum, 3-4. Les fidei suæ prima rudimenta dont parle Pontius (Vita, 2)
me laissent croire que Cyprien, comme plus tard Augustin, ne s'achemina que lentement
vers le christianisme.
6 Vita, 2-3 ; saint Jérôme, loc. cit. Nous verrons cependant qu'il avait conservé un
domaine dans la ville ou à proximité. Voir aussi Epist., XLI, 1.
7 Vita, 3, 5 ; saint Jérôme, loc. cit. La date de 248 est la plus probable : cf. Tillemont,
Mém., IV, p. 47,54-55 ; Teuffel, loc. cit. ; Ebert, loc. cit. ; Funk, I, p. 170 ; vers la fin de
l'année, dit Aubé, IV, p. 78 ; de 248 à 249, selon Krueger, loc. cit. ; entre juillet 248 et
avril 249, suivant Benson, p. 741 ; avant avril 249, d'après Goyau, p. 294.
8 Les faits que nous abordons, et d'une manière générale tous les rapports entre
Carthage et Rome au temps de saint Cyprien, ont été fort bien mis en lumière par M.
l'abbé Duchesne (Orig chrét., p. 413-439) ; M. Goyau (p. 295-307) en a élucidé la
chronologie. Obligé de résumer ou même de passer sous silence plusieurs parties de ces
relations, je ne saurais mieux faire que de renvoyer le lecteur à ces deux guides
autorisés que j'ai moi-même suivis. On lira aussi avec grand profit dans Tillemont (Mém.,
IV, p. 45-198) l'article consacré à saint Cyprien, et les chapitres 2, 4 et 5 d'Aubé, IV.
9 Cyprien, Epist., LV, 9 : cf. Orose, VII, 21, 2 : Ad persequendos interficiendosque
christianos... dispersit edicta...
10 De lapsis, 4-7.
11 Cette idée revient continuellement dans ses écrits : De lapsis, II, 12 ; De opere et
eleemosynis, 11, 14 ; De bono patientiæ, 12. Il résume toutes les causes de défaillance
dans le De mortalitate, 1 : ... animadverto in plebe quosdam, vel imbecillitate animi, vel
dans quelles conditions beaucoup d'entre eux étaient venus à la nouvelle religion
? La plupart allèrent donc spontanément s'offrir aux magistrats pour accomplir
l'acte d'idolâtrie1 : les uns participèrent aux sacrifices mêmes célébrés en
l'honneur des dieux (sacrificati)2 ; les autres se contentèrent de brûler de l'encens
devant les images (turificati)3. D'autres enfin, plus habiles, mais non moins
coupables d'intention, parvinrent a esquiver toute participation aux cérémonies
païennes en soudoyant les agents impériaux. Moyennant une honnête
rétribution, ils se faisaient délivrer par la police des certificats (libelli)4 portant
l'estampille de la commission de cinq membres qui veillait à l'exécution de l'édit5
; ces attestations de complaisance les déclaraient en règle vis-à-vis du culte
officiel (libellatici)6. Les renégats des trois catégories furent englobés dans une
même réprobation par leurs frères demeurés constants (stantes) et confondus
sous une même flétrissure, on les appela les faillis (lapsi)7. Les chutes se
produisirent non seulement parmi les simples fidèles, mais aussi dans le clergé8
; quelques prêtres même se laissèrent entraîner par peur à trahir leur foi9.
La désertion cependant ne devint pas universelle, une portion notable de la
communauté ne céda point à l'invitation des magistrats. Ceux-ci passèrent alors
des menaces aux actes et sévirent contre ce groupe d'irréductibles10. Les uns
fidei pravitate, vel dulcedine sæcularis vitæ, vel sexus mollitie, vel, quod magis est,
veritatis ereore minus stare fortiter...
1 De lapsis, 8-9.
2 Voir les nombreux passages cités dans l'index de l'édition Hartel, III, p. 402 s. v.
3 Cyprien, Epist., LV, 2 ; cf. le De duplici martyrio, 26, mis sous le nom de saint Cyprien
(Hartel, III, p. 238).
4 On a récemment retrouvé dans les papyrus de Vienne et de Berlin le texte de deux
libelli (Bull. Ant., 1894, p. 160 ; Bull. crit., 1895, p. 78 : Nuovo bull. di arch. crist., I,
1895, p. 68-13. pl. VIII ; d'après les Sitzungsberichte des académies de Berlin, 30
novembre 1893, et de Vienne, 3 janvier 1894). La forme des deux certificats est celle
d'une lettre adressée aux autorités locales par les requérants qui attestent avoir toujours
sacrifié aux dieux. Ces pièces, dont l'une est datée de 250, proviennent d'Egypte : la
coutume du libellas ne fut en effet pas restreinte à l'Afrique, elle se répandit en Italie, en
Espagne, à Alexandrie, en Orient (cf. Tillemont, Mém., III, p. 314-317). Les formules
varièrent probablement d'un pays à l'autre, le sens général ne dut guère changer.
5 Cyprien, Epist., XLIII, 3.
6 Voir les références dans l'index de Hartel (III, p. 393, s. v.). Il ne faut pas confondre la
demande du libellas avec le simple rachat à prix d'argent qui indignait si fort Tertullien
(De furia in persecutione). Dans le dernier cas on évitait l'épreuve ; dans le premier, on
se déclarait réellement païen. Cf. Mém., III, p. 702 : Aubé, III, p. 213, note.
7 Voir les références dans l'index de Hartel, III, p. 392 sq., s. v. C'est d'eux que vient le
titre du livre de saint Cyprien, De lapsis. Les novatiens et plus tard les donatistes les
tournèrent encore en dérision en leur appliquant les noms de capitolini, par allusion au
Capitole on l'on sacrifiait, et de syndrei. Pacianus, Epist., II, 3 (P. L., XIII, col. 4059) :
Numquid Cypriano sancto vivo hoc obest, quod populus ejus apostaticum nomen habet,
vel capitolinum vel syndreum ; cf. Kuhfeldt, p. 46, n. 173. L'épithète syndreum est
expliquée par Tilius dans Migne (loc. cit., note a) de la manière suivante : Arbitror hic
legendum συνέδριον. Est autem convicium a Concilii nomine deductum in insidiam
Cypriani. Si l'on adopte cette étymologie, cette injure ne s'adresserait pas aux lapsi, mais
à tout le peuple fidèle de Carthage.
8 Epist., XIV, 1.
9 Epist., XL : Per lapsum quorumdam presbyterorum nostrorum...
10 Tillemont (Mém., III, p. 312, 379), Morcelli (II, p. 102) et, d'après eux, Tissot (F., p.
174) croient que ce fut le retour à Carthage du proconsul Fortunatianus qui donna une
impulsion nouvelle aux poursuites. Je ne vois rien de tel dans les lettres de saint Cyprien
furent exilés, leurs biens confisqués ; soixante-cinq d'entre eux se retirèrent à
Rome, où on les accueillit avec le plus touchant empressement1. D'autres, parmi
lesquels étaient des femmes et des enfants2, subirent les tourments les plus
variés, travail des mines, question, emprisonnement ; nous possédons une liste
de treize personnes qui moururent de faim dans leur cachot3. Sergius, le prêtre
Rogatianus, Felicissimus, Lucianus étaient les principaux des confesseurs4 ; au
premier rang des martyrs, on cite Mappalicus5, pour qui saint Cyprien professait
une particulière vénération, et Paulus6, dont le nom reviendra bientôt dans
l'affaire des lapsi. Toutefois le dessein des magistrats ne semble pas avoir été de
mettre à mort le plus de chrétiens possible. On s'efforçait, au contraire, de lasser
leur patience par une incarcération prolongée, accompagnée d'épreuves de toute
sorte. Ce fut la forme spéciale de la persécution de Dèce7. Aussi les prisons
regorgèrent-elles d'habitants pendant le premier semestre de 250.
Entre les lapsi et les confesseurs se place une troisième catégorie de fidèles.
Incapables de trahir, mais ne pensant pas que le devoir exigeât d'eux qu'ils se
livrassent aux persécuteurs, ceux-là se retirèrent hors de leur portée. De ce
nombre fut saint Cyprien. La ligne de conduite prudente qu'il suivit n'était pas
insolite, plusieurs s'y étaient déjà conformés à l'époque de Septime Sévère.
Tertullien et les montanistes la blâmaient ; nous savons qu'elle se conciliait avec
les enseignements de l'Evangile. Aussi serait-on mal venu à en tirer aucune
conclusion défavorable à l'évêque. La suite de sa vie démontre surabondamment
qu'il était autant que personne de force à braver les souffrances et la mort. La
crainte ne fut donc pour rien dans cette retraite volontaire, je l'attribue à des
mobiles plus relevés. Cyprien n'avait pris possession du siège épiscopal que
depuis une année environ, lorsque la chasse aux chrétiens commença. Il crut, je
pense, qu'il serait plus utile- aux siens en se dérobant, pour le moment, aux
atteintes de ses ennemis. Sa fuite priva le peuple païen d'une victime qu'il
réclamait à grands cris8, et les fanatiques, dont l'édit de l'empereur comblait les
vœux, n'eurent pas la satisfaction de le voir déchirer par les lions dans
l'amphithéâtre9 ; mais sa conservation fut, on peut l'affirmer, un bienfait pour
l'Eglise tout entière, pour celle dont il avait la charge en particulier10. Quelques-
qu'ils allèguent : au reste, le proconsul Fortunatianus n'existe pas (Pallu, Fast., I, p. 285,
n. 6). Distinguons seulement, avec M. Goyau (p. 295), deux phases dans la persécution à
Carthage : la période de soumission des lapsi (janvier 250) et la période de résistance
des confesseurs (février-avril). Aubé (IV, p. 95 98) intercale entre les deux une période
intermédiaire dont les caractères ne me paraissent pas très nets.
1 Cyprien, Epist., XXI, 4.
2 Cyprien, Epist., VI, 3.
3 Cyprien, Epist., XXII, 2.
4 Voir les lettres citées aux trois notes précédentes.
5 Epist., XXVII, 1 : Mappalicus martyr cautus et verecundus... ; X, 4 : Mappalicus
beatissimus... et la suite ; cf. Epist., XXII, 2. Tillemont (Mém., III, p. 312, 382-384),
d'après les martyrologes, place sa mort au 17 avril 250 ; cf. Mart. hieron., p. LXX.
6 Epist., XXII, 2 ; XXVII, 1, 3 ; XXXV.
7 Tillemont, Mém., III, p. 312 sq. M. Havet (p. 43) me semble avoir atténué par trop la
violence de la persécution. Elle sévit d'ailleurs avec plus d'intensité dans les provinces
qu'à nome même ; Aubé, IV, p. 76 sq.
8 Epist., XX, 1. On affichait contre lui la formule de proscription (Epist., LXVI, 4) : Si quis
tenet possidet de bonis Cæcili Cypriani.
9 Vita, 1 ; Epist., LIX, 6.
10 Tillemont (Mém., III, p. 321 sq.) fait d'ailleurs remarquer que saint Cyprien, en se
sauvant, n'agit pas autrement que ses illustres contemporains saint Denys d'Alexandrie
uns, cependant, ne le pensèrent point, et il se trouva des membres de son
propre clergé pour flétrir sa résolution. Il eut beau déclarer qu'il n'avait agi de la
sorte que dans l'intérêt commun et pour éviter des troubles et des violences
fatales à ses frères1, on ne voulut pas croire à la sincérité de ses affirmations, on
s'obstina à le considérer comme avant méconnu ses devoirs, on le desservit, on
le calomnia. L'occasion avait paru propice, en effet, à quelques esprits jaloux,
pour le perdre dans l'estime de tous. Sa rapide élévation au sacerdoce, puis à
l'épiscopat, n'avait pas eu lieu sans lui attirer l'inimitié de plusieurs cinq prêtres
s'étaient surtout distingués par leur animosité2. On s'accorde à penser que ce
furent les mêmes qui s'acharnèrent contre lui durant son éloignement et
tentèrent d'empêcher qu'il revînt jamais gouverner son troupeau.
L'endroit où Cyprien, avec quelques clercs, se cacha dès le mois de janvier 2503,
ne nous a pas été révélé. Il est certain du moins que l'évêque demeura, en
contact incessant avec Carthage et que son église fut par lui aussi
scrupuleusement administrée que lorsqu'il y résidait en personne. Il s'est rendu
lui-même ce beau témoignage : Absens corpore, nec spiritu, nec actu, nec
monitis meis defui quo minus secundum Domini præcepta fratribus nostris in
quilles possem mea mediocritate consulerem4. Les nombreuses lettres que nous
possédons, par lesquelles il réchauffait le zèle de ses prêtres, sont lit pour
prouver qu'il ne s'est pas exagéré son mérite. Prenez soin des veuves, des
infirmes et des pauvres, leur répétait-il aidez les étrangers dans l'indigence5. Et il
leur ordonnait de se servir pour cet office de ses propres deniers. Veillez à tous
les besoins des confesseurs6 ; réprimez les discordes, mettez un frein aux
paroles intempérantes des uns, réformez les mœurs relâchées des autres7.
Aucune des préoccupations que lui imposait sa charge n'échappait à son esprit
toujours en éveil. Comme l'exil se prolongeait, il institua une commission pour le
représenter au milieu de son peuple. Elle se composait de deux prêtres.
Rogatianus et Numidicus, qui sortaient de prison, et de trois évêques, Caldonius,
Herculanus et Victor, réfugiés peut-être à Carthage pour se soustraire aux
poursuites dirigées contre eux dans leurs villes épiscopales8. Ces hommes
prudents, éprouvés, rendirent des services considérables. Toutefois Cyprien
demeura l'âme de son église pendant toute la persécution ; à aucun moment son
action directe ne cessa de s'y exercer. Les membres du clergé s'en allaient
fréquemment le visiter dans sa retraite, le tenir au courant de tout ce qui se
passait et prendre ses conseils pour résoudre les difficultés présentes.
Ces difficultés étaient des plus graves, et la principale, source de presque toutes
les autres, venait d'où on l'aurait le moins attendue, des confesseurs alors
emprisonnés pour le nom de Jésus-Christ, gens bien intentionnés, courageux,
dont plusieurs se trouvaient pourtant assez mal prémunis contre la vanité. Les
et saint Grégoire le Thaumaturge. M. Havet (p. 34) reconnaît que l'évêque fit un acte de
bonne politique.
1 Epist., VII ; XX, 1.
2 Epist., XIII, 1 ; Vita, 5 ; cf. Epist., XV, 1 ; XVII, 2 : XXXI, 6 : XXXIV, 2-3 ; XLIII, 1 et 3
: LIX, 9.
3 Benson, p. 742 ; Goyau, p. 295.
4 Epist., XX, 1.
5 Epist., VII ; XIV, 2.
6 Epist., XIV, 2.
7 Epist., 2 et 3.
8 Epist., XLI, I. Voir aussi la lettre XLII, où ils rendent compte à saint Cyprien de
certaines mesures disciplinaires prises par eux ; cf. Tillemont, Mém., III, p. 323, 388 sq.
souffrances qu'ils enduraient leur donnèrent d'eux-mêmes une opinion trop
avantageuse ; ils se figurèrent que leur incarcération, ce demi-martyre, leur
conférait des droits spéciaux, une sorte de grandeur morale qui valait bien
l'autorité de l'évêque. Et la persuasion qu'ils en eurent les conduisit à des actes
regrettables, jusqu'à un conflit avec saint Cyprien. Certains d'entre eux jouèrent
un rôle fort équivoque, d'autres ne reculèrent pas devant un schisme1.
II
Les démêlés se produisirent au sujet des lapsi. Il était d'usage dans l'Eglise, en
tous pays et de longue date, que ceux qui avaient commis quelque faute grave,
et qui souhaitaient d'être réconciliés, se fissent recommander par les martyrs
aux chefs des chrétientés. Les martyrs se portaient pour ainsi dire garants de
leur contrition, et cet appui leur permettait d'obtenir plus aisément le pardon
qu'ils sollicitaient. Les choses se passaient de la sorte à Carthage dès le temps de
Tertullien2. Forts de cette coutume, beaucoup de ceux qui avaient failli, au début
de cette année 250, prièrent les prêtres ou même les simples laïques
emprisonnés d'intercéder en leur faveur et de leur donner une attestation
(libellus)3 pour rentrer en grâce auprès de Cyprien. Les confesseurs accueillirent
ces requêtes avec empressement ; fiers de la confiance qu'on leur témoignait, ils
délivrèrent les certificats sans aucune discrétion, déclarant sincère le regret de
personnes qu'ils ne connaissaient guère ou même point du tout, et faisant
preuve d'une coupable indulgence4. Ces affirmations téméraires risquaient de
porter le trouble dans la communauté, car les lapsi ne manquaient pas de s'en
prévaloir pour forcer les barrières qui les séparaient depuis leur chute de la
communion des fidèles, et rentrer sans pénitence effective dans les rangs de
leurs frères. La discipline ecclésiastique était manifestement violée. Ce qui
ajoutait encore à la faute des confesseurs, c'est la façon dont ils rédigèrent leurs
recommandations. Loin de formuler comme les martyrs un vœu modeste, ils
parlaient d'un ton cassant. Ce n'était pas une requête qu'ils présentaient, mais
une injonction qu'ils lançaient. Un tel est réconcilié avec tous les siens
(communicet ille cum suis), écrivaient-ils par exemple5. Le cum suis, dit justement
M. l'abbé Duchesne, était aussi large que le communicet était peu poli6.
Aucun évêque soucieux du bon ordre et de sa propre autorité n'aurait admis des
prétentions de ce genre ; Cyprien était moins disposé que personne à transiger
sur ces deux principes. Il importait, surtout pendant son éloignement, que nulle
doctrine ou coutume fâcheuse ne s'introduisit dans son église. Il s'éleva donc
avec la plus grande énergie contre ces imprudences7 ; non point qu'il fût d'avis
d'exclure à jamais les défaillants, sa correspondance marque au contraire qu'il
accordait en danger de mort la réconciliation immédiate des lapsi repentants par
1 Sur cet épisode, voir Duchesne, Orgin. chrét., p. 414-416. Les lettres qui s'y rapportent
sont classées dans l'édition Hartel sous les n° V-XX, XXVII, XXVIII, XXX. Cf. Tillemont,
Mém., III, p. 428-430 ; IV, p. 72-81.
2 Epist., XX, 3 ; XXX, 8 ; cf. Mansi, I, col. 805 sq.
3 Voir, par exemple, la façon dont il oppose (Epist., XXVII, 3) la sagesse de Celerinus
aux prétentions de Lucianus.
4 2 et 3 ; cf. Epist., XIII, 1-3.
5 Epist., XXXVIII-XI. Les confesseurs agrégés au clergé carthaginois étaient les lecteurs
Auretius et Celerinus, le prêtre Ninnidicus, Cf. Tillemont, Mém., III, p. 387, 389, 399 ;
Havet, p. 43.
6 Epist., XLIII. 1 et 3 ; cf. XV, 1 ; XVII, 2 ; XXXIV, 2.
7 Epist., XLIII, 2.
8 Sur les pratiques de Novatus à Carthage, puis à Rome, cf. Epist., LII, 2 ; Prosper Tiro
(Chron. min., I, p. 439, n°' 855, 85G) ; cf. Tillemont, Mém., III, p. 433 sq. ; Aubé, IV, p.
246, cf. p. 239, 243.
concert faire élire un pape hostile à Cyprien. Parmi les prêtres de ce clergé, il y
en avait un dont la modestie n'égalait pas l'intelligence : il se nommait
Novatianus. Sa science lui avait acquis un réel ascendant sur ses collègues, et,
depuis que Rome était sans chef, il s'était parfois posé en porte-parole de son
église. Quoiqu'il eût adopté une attitude intransigeante envers les faillis de la
persécution, il ne fut pas malaisé aux confesseurs, en le flattant, de l'attirer à
eux1. Ils se croyaient sûrs de son succès, et tout semblait réussir au gré de leurs
vœux ; mais ils s'étaient trop hâtés de se réjouir. Le choix des seize évêques
électeurs2 se porta sur Cornelius, qui n'était nullement disposé à répondre aux
désirs de Novatus et des adversaires de Cyprien. Ceux-ci prétendirent aussitôt
que l'élu était indigne d'occuper la chaire épiscopale3. Novatus fit envoyer une
protestation à Carthage contre le résultat du vote. En même temps, les
confesseurs romains, inspirés par lui, nommèrent pape Novatianus, leur partisan.
Telle fut l'origine du schisme novatien4.
Cependant la persécution avait cessé en Afrique, dès le commencement de cette
année 2515, et Cyprien, qui n'avait pas cru pouvoir se rendre plus tôt aux
instances de son clergé6, était enfin revenu au printemps parmi les siens. Pour le
rétablissement de son autorité personnelle, non moins que pour le repos de son
église, son retour était fort nécessaire ; il n'avait déjà que trop tardé. Le premier
soin de l'évêque fut de réunir un concile (avril-mai 251)7. S'en référant aux
principes qui lui étaient communs avec le clergé de Rome, il voulait fixer,
d'accord avec ses collègues et d'une manière définitive, la ligne de conduite à
suivre à l'égard des défaillants. L'assemblée, assez imposante8, se tint en garde
contre une sévérité qui n'eût pas été de saison ; mais elle prétendait d'autre part
ne participer en rien à la coupable condescendance du parti Felicissimus et des
1 Cette alliance entre les dissidents de Carthage et de Rome, en dépit de leurs doctrines
opposées, n'est pas très claire. Novatianus n'ayant rien abandonné de sa rigueur envers
les lapsi, le plus probable est que Novatus et ceux qui l'avaient délégué, désireux avant
tout de faire échec à Cyprien, dissimulèrent leurs sentiments à l'égard de ces faillis que
Novatianus traitait si durement.
2 Epist., LV, 24.
3 On l'accusait d'être en communion avec des apostats déclarés : cf. Epist., LV, 10-12.
4 Epist., LV, 24. Ces derniers événements se passèrent entre mars et mai 251 ; cf.
Goyau, p. 299, avec les références, puis Seefelder, Zur chronologie der Papste Kornelius
und Luzius I (Theol. Quartalschr., 1891, p. 68-94, analysé dans le Bull. crit., 1893, p.
117 sq.). Sur le schisme novatien, voir Eusèbe, H. E., VI, 43 ; les trois lettres de
Pacianus à Sympronianus (P. L., XIII, col. 1051-1082) ; Lib. pont. (éd. Duchesne), I, p.
XCVI, 150 ; Jaffé, I, p. 19 ; Tillemont, Mém., III, p. 435-442 ; Duchesne, Orig. chrét., p.
419-425 ; Aubé, IV, p. 261-263.
5 Telle est l'opinion de M. Allard, II, p. 433 et de M. Goyau, Chron., p. 298 ; cf.
Tillemont, Mém., IV, p. 87 et 609, n. 17. Aubé (IV, p. 68, 72, 116) hésite entre la fin de
250 et le commencement de 251.
6 Dès le début de l'été de 250, la persécution ayant diminué de violence (Aubé, IV, p.
113 sq.), les prêtres de Carthage avaient réclamé leur évêque. 11 ne céda pas à leurs
vœux et leur exposa les motifs de sa conduite dans deux lettres que nous possédons :
XIV, 1 ; XVIII, 1.
7 Duchesne, Orig. chrét., p. 419. Aubé (IV, p. 116), après avoir dit que ce synode se
réunit en septembre ou en octobre, adopte ensuite un autre système ; le concile,
commencé en mai 251, se prolongea vraisemblablement pendant plusieurs mois (p. 263,
cf. p. 262). Tillemont (Mém., IV, p. 99 sq.) pense que saint Cyprien lut au concile son
traité De lapsis qu'il venait de composer ; cf. Mansi, I, col. 863-866 ; Héfélé, I, p. 94. Ce
dernier (p. 92) croit qu'un autre concile avait déjà été tenu par saint Cyprien en 249.
8 Epist., XLIV, 1 ; XLVIII, 2 ; LV, 6.
confesseurs. Voici la solution moyenne à laquelle elle se rangea1 et que le grand
nombre des lapsi de l'année précédente lui faisait presque un devoir d'adopter.
Ceux qui s'étaient simplement procuré un certificat de paganisme (libellatici)
seraient immédiatement réconciliés ; ceux qui avaient été jusqu'à rendre
hommage aux idoles (turificati, sacri ficali) attendraient leur pardon, sauf cas de
danger de mort2. Ils devaient avant tout faire pénitence (examologesis)3.
D'autres questions occupèrent encore le concile. Avant qu'il fût ouvert, la
nouvelle de l'élection de Cornelius, la protestation de Novatus et des siens, la
nomination de Novatianus par les confesseurs, étaient parvenues à Carthage et
avaient quelque peu déconcerté Cyprien. Certes il avait de bonnes raisons pour
se défier de Novatus ; mais Novatianus n'était-il pas récemment encore le
représentant autorisé du presbyterium romain ? N'était-ce pas lui qui, au nom de
ses collègues, avait écrit ces belles lettres sur les lapsi envoyées aux églises du
monde entier4. Il importait donc de se renseigner exactement, avant de faire
adhésion à l'un des deux papes rivaux. En conséquence, Cyprien envoya les
évêques Caldonius et Fortunatus pour procéder à une enquête à Rome même5.
Ils revinrent pendant la session du concile. Ils avaient, d'ailleurs, été devancés
par les émissaires de Novatianus6 ; bientôt après se présentèrent aussi les
évêques Pompeius et Stephanus, délégués de Cornelius ; on n'eut aucune peine
à démêler où était le véritable pape. Les partisans de l'antipape, auxquels se
joignaient, selon toute apparence, Felicissimus et sa faction, se livrèrent à des
violences dans l'enceinte même de l'assemblée ; leurs cris ne troublèrent
personne7. On déclara que Cornelius seul était, évêque de Rome, et on lui
adressa une lettre collective pour le reconnaître comme tel8 ; Novatianus et ses
mandataires furent excommuniés9. Tandis qu'il maintenait ainsi l'union entre
Carthage et Rome, Cyprien pressait encore les confesseurs romains de se
déclarer en faveur du chef légitime10 ; il obtint, en outre, que le synode
carthaginois demandât à ce dernier son avis sur les décisions prises au sujet des
lapsi11. Malgré ces marques de déférence, il ne parvint pas sans peine à
convaincre Cornelius que le sage retard apporté par lui et les Africains à
reconnaître la validité de son élection n'impliquait aucune froideur à son
endroit12. La correspondance de l'évêque ne permet pas de douter un instant
des sentiments affectueux qu'il nourrissait à l'égard du pape13.
1 La lettre à Antonianus (LV), l'une des plus importantes de tout le recueil, nous montre
bien dans quel état d'esprit les missives de Novatianus avaient jeté certains membres de
l'épiscopat africain.
2 Evaristus, un des évêques qui l'avaient consacré, Nicostratus, diacre et confesseur
romain, le fameux Novatus et deux autres de moindre envergure, Prunus et Dionysius.
Epist., L ; LII, 1 ; cf. Lib. pont. (éd. Duchesne), I, p. 150 et 151, n. 4.
3 Tillemont (Mém., III, p. 49) place cette seconde délégation en 252. Aubé (IV, p. 260)
et M. Goyau, d'après lui (p. 300), la mettent dans le second semestre de 251. C'est alors
que, pour éviter toute confusion, Cyprien envoya â Cornelius (Epist., LIX, 9) la liste des
évêques catholiques.
4 Epist., LIX. 9.
5 Epist., LII, 2.
6 Cf. Tillemont, Mém., III, p. 466 : IV, p. 115 ; Aubé, IV, p. 264, 280.
? Ne valait-il pas mieux, en prévision de la crise prochaine, les réunir au noyau
des fidèles, afin de les fortifier contre le péril ? Cette dernière solution fut jugée
la plus opportune, et quarante-deux évêques, réunis à Carthage dans un second
concile (15 mai 252)1, décidèrent de rouvrir l'Eglise sans condition à tous les
lapsi2. Ils tinrent à affirmer cependant qu'en agissant de la sorte ils cédaient à
une impérieuse nécessité3.
Felicissimus et sa secte ne pouvaient être compris dans cette mesure de
clémence, car ils s'étaient organisés en schisme depuis plus d'un an. En manière
de représailles, ils tentèrent de recruter dans l'épiscopat africain les éléments
d'un concile opposé à celui de Cyprien4. Vingt-cinq évêques, disaient-ils, avaient
promis leur concours ; il s'en présenta cinq, trois apostats et deux hérétiques. Le
plus en vue était ce Privatus de Lambèse, condamné plusieurs années
auparavant. Il avait prétendu plaider sa cause devant le synode régulier, on
refusa même de l'entendre. Cette exclusion sommaire le porta aux extrêmes, lui
et ses acolytes. Ils déposèrent Cyprien et le remplacèrent par Fortunatus, l'un
des cinq prêtres qui n'avaient point désarmé depuis son élection5. Carthage
compta donc à cette date jusqu'à trois chaires épiscopales : celle des
catholiques, celle des novatiens, celle du parti des confesseurs. Or, à ce moment
même, l'appui de Rome parut faire défaut à Cyprien. Il n'en avait jamais eu un
besoin plus pressant.
Felicissimus s'était hâté de partir pour l'Italie afin d'y notifier la nomination de
Fortunatus. Bien qu'il sût à quoi s'en tenir sur le compte de ce factieux, le pape,
intimidé peut-être par ses violences, lui permit de lire publiquement une lettre
dans laquelle les plus outrageuses accusations étaient portées contre l'évêque
légitime ; d'ailleurs, il congédia le calomniateur sans ajouter foi à ses paroles.
Néanmoins la regrettable condescendance de Cornelius froissa vivement Cyprien.
Il lui en écrivit avec beaucoup de tristesse à la fois et de franchise et lui montra
de quels gens il semblait préférer le témoignage au sien : Si l'on en est venu,
ajoutait-il, à craindre l'audace des pervers ; si les méchants obtiennent par leur
téméraire impudence ce qu'ils ne sauraient attendre de la justice et de l'équité,
c'en est fait de la force de l'épiscopat et de la sublime et divine autorité
nécessaire au gouvernement des églises6. Cette impression pénible ne fut pas de
longue durée. Le pape, ayant été bientôt après envoyé en exil à Centumcellæ,
eut la joie d'y recevoir une lettre de félicitations de Cyprien, qui, mettant de côté
tout ressentiment, ne pensait qu'à l'honneur de Dieu et aux intérêts de la foi7.
L'évêque de Carthage courut à la même époque un réel danger. Le peuple, irrité
contre les chrétiens, à qui il attribuait la peste qui sévissait, avec violence,
réclamait à grands cris, comme deux ans auparavant, qu'il fût livré aux bêtes8.
Nous ne possédons pas de renseignements sur cette période critique. Il reste
1 Il semble que le reste du pays leur fût moins hostile. On signale encore des novatiens
en Afrique jusque vers le milieu du Ve siècle. Augustin, CCLXV ; Tillemont, Mém., III, p.
482. 493.
2 Epist., LIX, 15.
3 Il ne nous est parvenu que six noms de schismatiques, excommuniés avec Felicissimus
par les membres de la commission qui représentait à Carthage Cyprien exilé : sur la liste
figurent deux femmes, dont l'une est couturière ; l'un des hommes est fabricant de
nattes. On voit, par ces exemples, que Felicissimus avait su grouper autour de lui des
gens de toutes conditions. Mais peut-être ceux-là mêmes l'avaient-ils quitté après son
échec à Rome. Epist., XLII.
4 Lib. pont. (éd. Duchesne), p. CCLX ; cf. Aubé, IV, p. 281-291, 294-304.
5 Epist., LXI, 3 : Episcopum Cornelium beatum martyrem.
6 C'est ce qui ressort nettement de la lettre à Lucius ; Epist., LXI, 3.
7 Aubé, IV, p. 278.
8 Epist., LXII.
irruption sur quelques points du territoire1. Huit évêques, dont les diocèses
étaient envahis et les fidèles emmenés en captivité, se tournèrent vers Carthage
pour en obtenir du secours. Leur attente ne fut point vaine. Une collecte eut lieu
dans les rangs du clergé et du peuple ; elle produisit 100.000 sesterces (environ
25.000 francs), somme relativement forte, à laquelle s'ajoutèrent les offrandes
que des évêques présents dans la ville tinrent à déposer au nom de leurs églises.
Cyprien expédia le tout, avec la liste des souscripteurs, à ses collègues éprouvés,
qui purent ainsi payer la rançon des captifs et subvenir aux besoins les plus
urgents2. Cet épisode nous montre quelle était la générosité de cette chrétienté ;
il nous apprend aussi que, même en dehors des conciles, les évêques de la
province s'y réunissent souvent pour discuter les intérêts communs, nous en
voyons ici plusieurs qui y font un séjour. Ils ont donc pris l'habitude de la
considérer comme leur protectrice et leur appui, c'est d'elle qu'ils attendent leur
salut dans les périls. Grâce à l'autorité morale et aux vertus de Cyprien, la
capitale civile de l'Afrique joue de plus en plus le rôle de métropole
ecclésiastique.
III
Sa suprématie spirituelle s'affirmait surtout par la tenue fréquente des conciles
dans ses basiliques. J'ai mentionné ceux de 251 et de 252 ; l'année 253 en vit un
troisième, composé de soixante-six membres, qui traita d'abord d'une affaire
disciplinaire et décida ensuite que rien n'empêchait, malgré l'opinion de
quelques-uns, de baptiser les enfants presque aussitôt après leur naissance3.
Cette question du baptême, dont on s'occupait déjà incidemment, allait bientôt
devenir une cause de dissentiments graves entre les deux églises de Carthage et
de Rome, animées jusqu'à présent l'une envers l'autre de sentiments si amicaux.
L'unité faillit y sombrer. Quoique le débat intéresse la chrétienté tout entière, il
est d'une importance si spéciale pour notre cité, il y provoqua de si solennelles
assises épiscopales, que je ne saurais me dispenser d'en résumer au moins les
parties essentielles.
Durant les premiers siècles, l'initiation religieuse se composait de deux rites
sacramentels distincts, le baptême proprement dit, ou immersion, et la collation
du Saint-Esprit. Cette seconde cérémonie est aujourd'hui séparée de la première
dans l'Eglise latine et s'appelle la confirmation4. Quand les sectes hérétiques se
furent multipliées, il se produisit fréquemment que certains de leurs adhérents
fissent retour à la grande Eglise. C'étaient, soit des fidèles qui avaient abandonné
1 M. Cagnat suppose qu'il s'agit de la Numidie (Armée, p. 253) ; mais ni les noms des
évêques à qui s'adresse saint Cyprien, ni le texte thème de sa lettre ne fournissent de
preuve décisive.
2 Blampignon, p. 79, 146.
3 Epist., LXIV ; Mansi, I, col. 899 sq. Héfélé (I, p. 96) croit que ces questions furent
traitées au synode de 252. Mais cette dernière assemblée ne comprenait que quarante-
deux membres (voir la liste en tête de la lettre LVII) ; celle qui s'occupa du baptême des
enfants en compta soixante-six (Epist., LXIV, suscription). Elles sont donc certainement
distinctes.
4 Sur ces questions et sur la querelle baptismale dans son ensemble, voir Duchesne,
Orig. chrét., p. 429-439, dont je m'inspire ici. Cf. Mansi, III, col. 145 sqq. ; Tillemont,
Mém., IV. p. 137-166 ; Aubé, IV, p. 316-330 ; Héfélé, I, p. 98-115 ; Funk, I, p. 96-98 :
Duchesne, Culte, p. 325-321.
pour un temps les croyances orthodoxes et qui, désabusés, voulaient rentrer
dans la communion chrétienne, soit au contraire des gens qui, nés dans l'hérésie,
ou bien sortis du paganisme ou du judaïsme pour embrasser une doctrine
réprouvée, n'avaient encore de toute manière passé par l'Eglise à aucun degré.
On conçoit que le même traitement ne devait pas être appliqué à ces deux
catégories de repentants1. Pour les uns, jadis marqués du signe de la
rédemption, la solution se présentait d'elle-même. On les regardait comme
coupables d'une faute grave : assimilés aux grands pécheurs, adultères,
apostats, etc., ils devaient se soumettre à une dure pénitence ; le pardon était à
ce prix. Ces mesures n'étaient pas de mise avec ceux que l'Eglise n'avait jamais
comptés dans ses rangs et qui n'avaient reçu que l'initiation hérétique. La
difficulté consistait à trouver le moyen pratique de les admettre dans le corps des
fidèles ; la querelle baptismale n'eut point d'autre origine. Deux usages différents
furent adoptés : certains évêques envisagèrent le cas de ces dissidents comme
identique à celui des païens convertis ou des nouveau-nés et exigèrent d'eux
l'initiation totale ; d'autres, considérant que l'hérésie même était une demi-
acceptation de la doctrine du Christ, retinrent comme valide le baptême
hérétique et se contentèrent d'exiger la confirmation pour ces catéchumènes
d'une espèce particulière. Rouie, Alexandrie et la Palestine pratiquaient ce
dernier système ; le précédent était en vigueur en Afrique et dans la majeure
partie de l'Asie.
Saint Cyprien n'imposa pas cette coutume à Carthage, elle y était établie depuis
longtemps déjà. Sa lettre à son collègue Jubaianus2 en témoigne, et saint
Augustin, tout adversaire qu'il était de cette doctrine, le déclare aussi en termes
formels3. Soixante-dix évêques convoqués par Agrippinus l'avaient
solennellement promulguée vers l'année 220, et, quoique nous ne possédions
pas les actes de ce synode, il n'est pas téméraire d'affirmer qu'il sanctionna un
usage préexistant plutôt qu'il n'ordonna l'introduction d'une nouveauté. En effet,
dans plusieurs traités de Tertullien le baptême des hérétiques n'est déclaré
recevable à aucun titre4. De ces écrits les uns sont antérieurs, les autres
postérieurs à sa profession de foi montaniste, et cette circonstance nous garantit
que le système qu'il défendait n'a rien à voir avec le rigorisme de Montanus,
mais que, sur ce point, il exprimait la pensée du clergé catholique. Le concile
tenu sous Agrippinus avait donc seulement fortifié par son approbation une
habitude connue de tous. Malgré sa très vive admiration pour Tertullien5, saint
Cyprien ne se réclame pas de son autorité, sans doute pour ne point avoir l'air de
pactiser avec le montanisme. Il invoque seulement la déclaration du concile, qui
devait sembler suffisante aux plus difficiles6, et il ajoute que les exigences
africaines, acceptées des dissidents qui sollicitaient la réconciliation, n'avaient
empêché aucune conversion7. Par suite de quelles circonstances l'efficacité du
baptême hétérodoxe, qui paraissait réglée une fois pour toutes, fut-elle remise
en question sous l'épiscopat de saint Cyprien ? Nous n'en sommes pas informés.
L'usage opposé des autres églises avait probablement ému quelques esprits en
1 Aubé (IV, p. 319) suppose, non sans vraisemblance, que l'origine de cette émotion fut
surtout l'incertitude où étaient les évêques sur le traitement à appliquer aux novatiens
qui faisaient retour à la foi.
2 Epist., LXX.
3 Duchesne, Lib. pont., I, p. CCLX.
4 Duchesne, Lib. pont., I, p. CCLX.
5 Duchesne, Orig. chrét., p. 423. Héfélé (I, p. 91 sq., et XII, p. 42) place ce concile vers
253 ; mais Stephanus n'ayant été élu, comme on vient de le voir, que le 12 mai 254, le
concile n'eut lieu assurément qu'après cette date.
6 Cyprien, Epist., LXVII ; Mansi, I, col. 903 sq. ; Duchesne, loc. cit. ; Héfélé, loc. cit. ;
Aubé, IV, p. 311-314.
7 Epist., LXVIII. Sur les rapports entre Cyprien et Stephanus, cf. Jaffé. I, p. 20, n° 125-
126.
8 Les conciles étaient annuels en Orient : Firmilianus, évêque de Césarée, l'atteste dans
sa lettre à Cyprien (Epist., LXXV, 4). Tertullien avait déjà réclamé pour l'Afrique une
semblable institution (De jejuniis, 13). En l'établissant à Carthage, Cyprien s'inspirait
sans doute des désirs du grand écrivain. Faut-il penser qu'on ne se borna pas à une seule
réunion tous les ans ? Au temps de saint Cyprien, dit M. l'abbé Duchesne (Orig. chrét., p.
428, cf. p. 433), nous pouvons constater que tous les évêques africains se réunissaient à
Carthage, à moins d'empêchement, deux fois chaque année, après Pâques et à
l'automne. Nous ne connaissons que deux assemblées semestrielles durant cette période
(en 255 ou 256) ; mais les circonstances, comme on le verra plus loin, étaient alors très
spéciales. Toutes les autres années, de 231 à 255, le concile ne parait s'être réuni qu'une
seule fois.
9 Cyprien, Epist., LXIX.
10 Cyprien, Epist., LXX.
fut d'avis que l'initiation hérétique était entièrement nulle : mais il importe de
remarquer dans quel esprit cette sentence fut prononcée. On voulait seulement
formuler une déclaration de principe, sans contraindre personne à partager cette
manière de voir : Nemini præscribentes quominus statuat quod putat unus
quisque præpositus actus sui rationem Domino redditurus2. Les résolutions
synodales furent transmises à Stephanus3. Tandis que les représentants du
concile étaient à Rome, saint Cyprien tint à faire affirmer de nouveau4, par une
réunion beaucoup plus nombreuse que la précédente et à. laquelle participèrent
soixante et onze évêques, que la grande majorité des Africains acceptaient la
thèse défendue par lui (printemps 256)5.
Le pape, qui avait fait aux envoyés de Carthage le plus mauvais accueil6,
répondit avec violence à Cyprien, le traitant de faux Christ, de faux apôtre,
d'artisan de mensonge (pseudochristum et pseudoapostolum et dolosum operarium)7,
et enjoignant aux églises d'outre-mer de renoncer à leur usage, faute de quoi il
cesserait toute relation avec elles. Les paroles à l'adresse de Cyprien étaient
graves ; on ne désignait pas autrement les hérétiques et, les schismatiques8. Et
il devait sembler dur à un homme qui les avait combattu avec une si belle
1 Cyprien, Epist., LXXI. Sur ce concile, cf. Mansi, I, col. 921-923 ; Héfélé, I, p. 99 :
Aubé, IV, p. 322 sq.
2 Cyprien, Epist., 17 ; LXXII, 3.
3 Cyprien, Epist., LXXII. Parmi les questions examinées par le concile se trouvait celle du
traitement à appliquer aux membres du clergé qui viendraient à se repentir (ibid., 2). On
a supposé (Duchesne, Orig. chrét., p. 434) que ces mesures étaient dirigées contre
Stephanus. Quoi qu'il en soit, le baptême seul resta en cause dans la suite de la querelle.
4 Il y a ici quelque obscurité. Dans sa lettre à Stephanus, Cyprien ne parle que d'un
concile (LXXII, 1) : necesse habuimus, frater carissime, convenientibus in unum pluribus
sacerdotibus cogere et celebrare concilium (c'est dans la lettre à Jubaianus, LXXIII, 1,
que le deuxième est mentionné), et il expédie au pape les lettres de Quintus et des
évêques numides cette double circonstance indiquerait qu'il écrivit aussitôt après la
première réunion. D'autre part, la réponse du pape ne parvint en Afrique qu'au milieu de
l'année suivante ; on n'en avait pas connaissance au deuxième concile carthaginois qui
s'occupa du baptême des hérétiques, qu'il ait eu lieu au printemps de 256 (Goyau, p.
305) ou à l'automne de 255 (dans ce second système, le premier concile serait du
printemps de 255 ; cf. Duchesne, Orig. chrét., p. 434). Pourquoi donc saint Cyprien tint-il
une nouvelle assemblée avant de connaître l'avis de Stephanus ? Il jugea utile, dit M.
l'abbé Duchesne (loc. cit.), de couper court à toutes les objections que l'on soulevait en
Afrique et de transformer en explications ouvertes la controverse indirecte et sourde qui
divisait ses collègues. On peut croire aussi que, le temps du concile annuel étant arrivé, il
ne pensa pas qu'il fût opportun de le différer. D'ailleurs, le premier vote n'avait été émis
que par trente et un évêques, y compris Cyprien ; on désira sans doute une affirmation
plus solennelle ; la consultation de Jubaianus en fournit le motif. Quant au retard de la
réponse de Stephanus, on peut le mettre sans invraisemblance sur le compte du mauvais
état de la mer. Sur ce concile, cf. Mansi, I, col. 925 ; Héfélé, I, p. 100 sq. ; Aubé, IV, p.
325 sq.
5 L'importante lettre à l'évêque Jubaianus (LXXIII) contient l'exposé complet des idées
soutenues par les deux synodes.
6 Voir les détails fournis par Firmilianus, évêque de Césarée (Cyprien, LXXV, 25), puis
Eusèbe, H. E., VII, 3.
7 Epist., LXXV, 25.
8 Vel apud hæreticos a pseudoepiscopis et antichristis contra Christi dispositionem
profana ordinatione promoti sint, disait Cyprien lui-même dans sa lettre à Stephanus
(LXXII, 2) ; cf. LXXIII, 16 ; LXXIV, 2 et sa déposition au concile du 1er septembre 256
(éd. Hartel, p. 461).
vaillance de se voir englobé dans la même réprobation qu'eux. Nous avons un
écho de l'amertume qu'il en éprouva dans sa lettre à Pompeius, évêque de
Sabrata, en Tripolitaine1. Pourtant, comme il se sentait suivi de l'épiscopat
d'Afrique, soutenu par une bonne partie de celui d'Asie2, il convoqua un nouveau
concile le 1er septembre 2563 : quatre-vingt-cinq évêques y accoururent, deux
autres de Tripolitaine, empêchés de s'y rendre, avaient donné mandat de les
représenter à un de leurs voisins. Jamais encore Carthage n'avait contemplé une
assemblée ecclésiastique si imposante. Nous en possédons les procès-verbaux,
avec le vote motivé de chacun des assistants4 ; l'unanimité, on décida de s'en
tenir aux conclusions des deux synodes antérieurs. Les menaces de Stephanus
n'avaient donc détaché de Cyprien aucun de ses partisans. Ce n'était pas
cependant une déclaration de guerre ; le préambule du compte rendu officiel
atteste qu'on ne prétend condamner qui que ce soit, mais proclamer d'une
manière solennelle la discipline locale5. Un vrai désir de concorde restait au fond
du cœur des opposants6 ; au plus fort de la discussion, saint Cyprien adressait à
son peuple le traité De bono patientiæ (fin de 255 ou commencement de 256)7. La
vivacité des attaques contre Stephanus ne faisait pas oublier qu'il gouvernait, en
qualité de successeur de Pierre, l'église souveraine (principalem)8, Malgré ses
dissentiments avec le pape, l'évêque de Carthage s'efforçait de ne pas
méconnaître les conseils qu'il avait naguère prodigués aux fidèles dans son livre
De catholicæ Ecclesiæ unitate.
La manifestation des quatre-vingt-sept n'était pas pour engager Stephanus à se
départir de sa sévère attitude, les relations avec Rome 'se trouvèrent clone
rompues de fait pendant près d'un an9. Et l'on ne sait trop comment la crise
1 LXXIV, 1, 7 et 8.
2 Voir la lettre de Firmilianus (LXXV), surtout (4) l'adhésion à la doctrine de Cyprien, et
(3, 7, 17, 23, 25) les appréciations sévères sur la conduite de Stephanus. Cette lettre
répond à une autre de Cyprien qui ne nous est pas parvenue ; elle fut traduite par
Cyprien lui-même.
3 Le troisième qui s'occupa du baptême des hérétiques, le septième depuis 251.
4 Sententiæ episcoporum numero LXXXVII de hæreticis baptizandis (éd. Hartel, p. 435-
461). Mansi, I, col. 951-992 ; Héfélé, I, p. 101 sq. ; Aubé, IV, p. 328.
5 Hartel, p. 436.
6 Cf. Epist., LXXIII, 26, surtout ces mots : Servatur a nobis patienter et leniter caritas
animi, collegii honor, vinculum fidei, concordia sacerdotii, et la lettre de Firmilianus
(LXXV, 2). C'est ce que saint Augustin a bien mis en lumière, en répondant aux
donatistes qui prétendaient s'autoriser des idées de saint Cyprien sur le baptême (Epist.,
CVIII, 9-10 ; De unico baptismo, 22-26).
7 Cyprien, Epist., LXXIII, 26. Il y traite la question en général ; à peine pourrait-on
découvrir une allusion à Stephanus (15), encore est-elle fort indirecte : nisi se invicem
fratres mutua tolerantia foveant et concordiæ vinculum patientia intercedente custodiant.
8 Ce mot se trouve, il est vrai, dans une lettre de Cyprien à Cornelius (LIX, 14) : ... ad
Petri cathedram atque ad ecclesiain principaleni unde unitas sacerdotatis exorta est...
L'expression est à rapprocher du terme βασίλισσαν de l'inscription d'Abercius ; cf.
Duchesne, Mélanges, XV, 1895, p. 157, 113 ; O. Marticchi, Nuovo bull. di arch. crist., I,
1895, p. 23, 35.
9 Saint Cyprien et ses partisans furent-ils excommuniés formellement par Stephanus ?
Aubé (IV, p. 324, note) le pense, contre l'avis de Héfélé (I, p. 102), et les textes sur
lesquels il s'appuie ne laissent pas d'être assez forts. Bossuet professait déjà cette
opinion dans sa thèse de Sorbonne : Mihi guident persuasum est absientum a Stephano
fuisse Cyprianum. (Delmont, Quid conterant Latina Bossuet ; opera, p. 96). Mais, quoi
qu'en dise Aubé (ibid.), il faut bien tenir compte du témoignage des auteurs anciens
quand ils affirment que Cyprien mourut en communion avec l'Eglise. Pacianus est formel
aurait pris fin, si la mort du pape ne l'eût terminée d'une manière très inattendue
: il décéda le 2 août 2571. Son successeur, Xystus II (30 août)2, tout en
maintenant l'usage romain au sujet du baptême, renoua avec l'Afrique et
l'Orient, et laissa au temps le soin d'établir l'uniformité dans la discipline
baptismale3. Cette condescendance parut douce aux Carthaginois qu'avait irrités
l'inflexible rigueur de Stephanus4.
L'heure n'était plus, d'ailleurs, aux discussions théologiques. Valérien venait de
lancer un édit contre les chrétiens, et surtout contre les chefs des églises5.
Cyprien, aussitôt appréhendé, comparut devant le proconsul Aspasius Paternus
(30 août 257)6 ; son refus de sacrifier et de livrer ses prêtres7 lui valut l'exil. De
Curnbis8, où on le relégua, son action ne manqua pas de s'exercer sur Carthage
et sur toute la contrée comme au temps de sa première retraite volontaire. Il
exhorte les confesseurs condamnés aux mines ou à la prison9, évêques, prêtres
et diacres, simples fidèles et jusqu'à des vierges et des enfants, il leur envoie des
secours par les membres de son clergé10 ; on vient le visiter, prendre ses
conseils, recevoir ses instructions11. Galerius Maximus, successeur de Paternus,
le rappela de Curubis12 pour sévir plus fortement contre lui13. Après quelques
jours d'attente, le proconsul, qui revenait d'Utique, où une multitude de chrétiens
avaient été immolés ensemble (Massa candida)14, le fit amener devant son
tribunal. L'interrogatoire, qui permit à l'évêque de montrer une fois de plus toute
son énergie, ne dura que peu d'instants ; il aboutit à une sentence de mort
à ce propos (Epist., II, 7 : P. L., XIII. col. 1062) : Cyprianus autem in concordia omnium,
in pace communi, in confessorum grege passus est...
1 Duchesne, Lib. pont., I, p. CCLX ; Orig. Chrét., p. 437. Le martyre de Stephanus reste
fort douteux ; ibid., p. 438, n. 3 ; Aubé, IV, p. 331-334.
2 Lib. pont., loc. cit.
3 A l'époque du concile d'Arles (314), la discipline d'Agrippinus et de Cyprien était encore
en usage dans les églises africaines : elle fut réformée par le VIIIe canon ; Héfélé, I, p.
184 sq.
4 Vita Cyprien, 14 : Jam de Xysto bono et pacifico sacerdote ac propterea beatissimo
martyre ab Urbe nuntius venerat. Cf. Jaffé, I, p. 21, n° 132.
5 Sur les causes de la persécution de Valérien et son premier édit de persécution (août
257), cf. Aubé. IV, p. 336-345 : Allard, Rev. des quest. hist., LX, 1896, p. 390-395.
6 Acta proconsularia, 1 ; Vita, 11-12 ; Pallu, Fastes, I, p. 286 sq.
7 Acta procons., 1.
8 Aujourd'hui Kourba, sur la côte orientale de Tunisie, au sud de la presqu'île du cap Bon
(Atlas, I, Nabeul).
9 Epist., LXXVI.
10 Epist., LXXVII, 3 ; LXXVIII, 1, 3 ; LXXIX.
11 Vita, 12, 14.
12 Acta procons., 2. Cette décision fut sans doute provoquée par le nouvel édit de
persécution que Valérien lança d'Orient (juillet 258) et qui ordonnait de décapiter
immédiatement les évêques, prêtres et diacres. Epist., LXXX, 1 ; cf. Aubé, IV, p. 353-361
; Allard, loc. cit. : Pallu, Fastes, I, p. 287 sq.
13 Voir le récit du martyre dans les Acta procons., 2-5 ; cf. Aubé, IV, p. 384-392.
14 Sur ces martyrs (24 août 258) que plusieurs ont voulu, à tort, attribuer à Carthage.
cf. Augustin, Serm., CCCVI ; CCCXI, 10 ; Enarr. in psalm., CXLIV, 17 ; Mart. hieron., p.
CXX ; Tillemont, Mém., IV, p. 175-177 ; Ruinart, p. 202 sq., II et les textes cités par lui.
Aubé (IV, p. 386 sq.) conteste l'authenticité du fait, du moins tel que le racontent les
passionnaires. De quelque façon qu'on l'explique, il est prouvé aujourd'hui que les
victimes d'Utique étaient des chrétiens martyrisés ; on a, en effet, découvert à Guelma
une inscription qui parle de leurs reliques (C. R. Hipp., 1893, p. XXXII et XXXVIII ; Rev.
arch., XXIV, 1891. p. 285, n° 29 : Bull. Ant., 1893, p. 238-241).
exécutée sur-le-champ. Cyprien fut décapité (14 septembre 258)1. Ce supplice ne
fut, pour ainsi dire, qu'un épisode de la persécution, et les poursuites
continuèrent à Carthage comme dans tout l'Empire. Saint Optat, voulant nous
donner une idée de l'acharnement des païens, compare ce temps à un lion
furieux2. Tout mon clergé, écrivait Cyprien à son collègue Successus, quelques
jours avant de mourir, est prêt au sacrifice de sa vie, pour acquérir la gloire
divine du ciel3. Les simples fidèles eux-mêmes prouvèrent qu'ils ne craignaient
pas les tourments, et le souvenir d'un certain nombre des martyrs d'alors n'est
pas effacé4. Le groupe le plus fameux est celui de Montanus, Lucius et leurs
compagnons, dont nous pouvons lire encore aujourd'hui l'émouvante Passion5.
Elle supporte, sans trop de désavantage, la comparaison avec celle des
Thuburbitains. Par leur courage, Mon-tamis et ses amis ne furent point indignes
de ces illustres modèles (23-25 mai 259)6.
Néanmoins aucune des victimes des édits de Valérien, à Carthage n'est aussi
célèbre que Cyprien. Les luttes de tout genre qu'il avait soutenues durant neuf
années d'épiscopat, la correspondance qu'il entretenait avec les évêques de
toutes les contrées du inonde romain, la suprématie que lui reconnaissait, sinon
le vote exprès, du moins la déférence de ses collègues africains, et cette belle
suite de conciles dont il était l'âme, qu'il vivifiait de son ardeur, tant d'œuvres de
génie avaient propagé son nom bien au-delà des limites de sa province. La mort
d'un tel homme fut donc regardée comme un deuil général ; je n'en veux d'autre
preuve que la mention qu'en font la plupart des chronographes7. L'Eglise
1 Acta procons., 5 ; Kalendarium Carthag., XVIII, kal. oct. (Ruinart, p. 618 ; Mart.
hieron., p. LXXI) : Chronogr. de 354 (Chron. min., I, p. 72) ; Consularia Constantinopol.
(ibid., p. 228) ; Fasti Vindobon. (ibid., p. 289) ; Liber genealogus anni 452 (ibid., p. 196,
n. 625). Prosper Tiro (ibid., p. 440, n° 864) indique par erreur ce martyre à l'année 255 ;
Cassiodore, Chronica (ibid., p. 147, n° 964) à l'année 257. M. Blampignon écrit aussi (p.
124), par erreur 261.
2 III, 8 : Prima fuit ut leo : hæc erat persecutio sub Decio et Valeriano.
3 Epist., LXXX, 1.
4 Par exemple le prêtre Victor, une femme du nom de Quartillosia (?), son mari et son
fils (Passio s. Montani, 7-8, dans Ruinart, p. 232). Je ne sais s'il faut attribuer à Carthage
le martyre de Paulus, de l'évêque Successus à qui Cyprien adressait la lettre que je viens
de citer (LXXX), et de leurs compagnons, mentionnés dans la même Passio (21, Ruinart,
p. 237). L'auteur de la Vita (17) indique que de nombreux chrétiens partagèrent le sort
de Cyprien. Cf. Tillemont, Mém., IV, p. 9-12 ; Aube, IV, p. 392, note, et p. 395 sq.
5 Ruinart, p. 230-238 ; P. Franchi de' Cavalieri, Gli atti de' ss. Montano, Lucio e
compagni, Rome, 1898 (supplément de la Rœmische Quartalschrift. ; Nuovo bull. crist.,
1898, p. 241-245). Aubé (IV, p. 339, cf. 392 sq.) suspecte l'authenticité de ces Actes,
mais sans fournir d'argument suffisant. Voici les noms de tous ces martyrs : Montanus.
Lucius. Flavianus, Julianus, Victoricus, Primolus, Renus et Donatianus. Ce dernier, simple
catéchumène, fut baptisé en prison ; il y mourut, ainsi que Primolus (Passio, 2). Les
autres, après qu'on les eut éprouvés par le feu (ibid., 3), restèrent plusieurs mois dans
leur cachot et y souffrirent de la faim et de la soif (ibid., 12) ; les cinq premiers
succombèrent glorieusement sous le glaive (ibid., 12-15) ; le sort de Remis n'est pas
indiqué. Cf. Liber genealog. anni 452 (Chron. min., I, p. 196, n° 624). Le souvenir de
Montanus est sans doute conservé par une inscription d'Henchir el Begueur : Memoria
sa[n]cti Montani (C. I. L., VIII, 10665 ; Héron de Villefosse, Bull. Ant., 1880, p. 270 ; de
Rossi, La capsella argentea africana, p. 30).
6 C'est la date la plus probable ; Mart. hieron., p. LXX ; Ruinart, p. 230 : Tillemont,
Mém., IV. p. 206-214 ; de Rossi, loc. cit. ; Allard, III, p. 122 ; Goyau, p. 311.
7 Voir les nombreux testimonia groupés par M. Harnack (Gesch., p. 701-717) et
Tillemont (Mém., IV, p. 185-193) : Duchesne, Culte, p. 273.
d'Orient connaît, et goûte ses livres, elle prononce des panégyriques à sa
louange1. L'Eglise romaine associe sou souvenir à celui de Cornelius dans les
prières du canon de la messe2 et témoigne par ce rare honneur en quelle estime
elle tient, malgré des désaccords passagers, le champion de la foi en Afrique3.
Ces hommages, cette universelle sympathie pouvaient rendre Carthage fière de
son évêque, comment l'auraient-ils consolée de sa mort ? Entre elle et lui
s'étaient formés des liens si intimes qu'ils semblaient indissolubles. Les
persécutions, les attaques du schisme et de l'hérésie, pasteur et fidèles les
avaient subies de concert. De concert ils s'étaient réjouis du retour des lapsi à la
foi, de l'élection de Cornelius et des bons rapports rétablis avec Xystus, après les
rigueurs du pape précédent. Cette longue communauté de souffrances et de
joies, qui faisait vibrer les cœurs à l'unisson, le fer du bourreau la terminait
brusquement. Malgré l'orgueil très légitime d'inscrire enfin l'un de ses évêques
sur la liste de ses martyrs4, la chrétienté carthaginoise se sentit frappée tout
entière en la personne de Cyprien. Chacun s'était ingénié à le soustraire aux
recherches de la police5, il avait refusé ; on espérait pourtant qu'il échapperait.
Aussi ce fut un émoi profond quand on apprit l'arrestation6. Impuissante
désormais à le défendre contre les soldats, la foule émue tint du moins à
l'entourer jusqu'au bout de son affection, de son respect. Partout oui il se
transporte, chez le strator du proconsul, au lieu de l'interrogatoire, à l'endroit du
supplice, elle assiste à sa glorieuse confession, admire son courage et demande à
partager son sort7. Puis, quand tout est terminé, le clergé s'occupe de soustraire
son corps à la curiosité des païens, accourus eux aussi nombreux à ce spectacle.
En grande pompe, on le transporte de nuit à l'area de Macrobius préparée pour
sa sépulture8. Bientôt deux basiliques s'élèveront, l'une sur son tombeau
(memoria), l'autre dans l'ager Sexti sanctifié par sa mort (mensa)9. On lira sans
cesse avec amour les Actes de sa double confession et de son martyre10 ; son
témoignage sera maintes fois invoqué contre les hérétiques11. Sa mémoire
1 Le sermon de saint Grégoire de Nazianze : Είς τόν άγιον ίεροµάρτυρα Κυπριανόν... (P.
G., t. I des œuvres du saint, Serm., XXIV), malgré la confusion qui s'y remarque entre
les deux Cyprien, celui de Carthage et celui d'Antioche, renferme néanmoins certaines
phrases qui s'appliquent indubitablement au premier (6. 12) ; cf. Ruinart, p. 204, 15 ;
Tillemont, Mém., IV, p. 601, n. 1.
2 Il est représenté dans une peinture des catacombes avec le pape Cornelius (de Rossi,
Roma sott., I, pl. 2 : cf. Wilpert, Nuovo bull. crist., IV, 1898. p. 56), et avec saint
Laurent sur un verre doré qui provient aussi des catacombes (Duruy, VI, p. 398).
3 Ses reliques furent apportées en France sous Charlemagne et déposées par Charles le
Chauve dans le monastère de saint Corneille et de saint Cyprien, à Compiègne.
Tillemont, Mém., III, p. 470 sq. ; IV. p. 197 sq. ; Ruinart, p. 205, 17 ; Blampignon, p.
128.
4 Vita, 19.
5 Vita, 14.
6 Vita, 15.
7 Acta procons., 2, 3, 5. Voir encore les détails caractéristiques donnés par l'auteur de la
Vita, 15, 16, 18.
8 Acta procons., 5, sub fine.
9 Victor de Vita, I, 16.
10 Les Actes de sa première confession (251) se trouvaient dès son vivant entre les
mains des confesseurs ; Epist., LXXVII, 2.
11 Les œuvres de saint Augustin, en particulier, redisent sans cesse le nom de celui que
l'évêque d'Hippone appelle doctor suavissimus et martyr beatissimus (De doctr. christ.,
II, 40. 61) et lui empruntent quantité d'arguments pour combattre les adversaires de la
restera en vénération dans cette ville à laquelle il a procuré une gloire nouvelle ;
on célébrera sa fête tous les ans avec solennité1. On déposera les corps des
autres martyrs, comme une escorte d'honneur, auprès du sien.
En conservant pieusement son souvenir, Carthage ne faisait, d'ailleurs, que
payer une dette de reconnaissance envers l'un de ses citoyens qui l'avaient le
plus aimée. Il suffit de parcourir les lettres qu'il écrivait aux confesseurs et au
clergé, pendant l'exil de 250-251, pour se rendre compte des regrets que lui
cause cet éloignement nécessaire. Mais l'ardeur de ses sentiments n'éclate mille
part mieux que dans ce dernier billet2 ; sorte de testament spirituel, où il
explique à tous pourquoi il s'est mis à l'abri pendant quelques j ours : il ne veut
pas qu'on l'entraîne à Utique ; quand le proconsul sera de retour, il se présentera
devant lui ; l'évêque de Carthage doit mourir à Carthage et donner jusqu'à la fin
l'exemple à ceux que Dieu a commis à ses soins. Le souci, ou plutôt l'estime et
l'autour de son peuple, saint Cyprien l'avait manifesté durant tout son épiscopat.
J'ai rapporté déjà plus d'un trait de sa sollicitude que ses écrits nous font
connaître on que son biographe énumère avec complaisance3. La peste, qui
désola l'Afrique et causa dans la capitale des ravages effrayants, lui fut une
occasion de déployer son zèle4. Les païens ne manquèrent pas de rendre les
chrétiens responsables de tout le mal : la vigne venait-elle à couler, la grêle
endommageait-elle les moissons, un cyclone déracinait-il les oliviers, une
sécheresse tarissait-elle les sources ; rien de plus aisé que d'attribuer ces
désastres aux disciples du Christ. Un habitant de Carthage, Demetrianus, se
signalait en particulier par ses déclamations furibondes. Cyprien dirigea un traité
contre lui pour disculper les chrétiens, et spécialement ceux dont il est le chef
direct5. Il reste indifférent aux outrages dont l'abreuvent les magistrats, les
beaux esprits ou la populace. Ceux-là le proscrivent et confisquent ses biens6 ;
les autres, par moquerie, lui appliquent le nom injurieux de Coprien7 ; les
derniers vocifèrent : Cyprien aux lions ! Il ne s'émeut pas. S'agit-il, au contraire,
de ses fidèles, aussitôt il vole à leur secours et tient tête à leurs agresseurs. Pour
ses chers Carthaginois, nous le trouvons toujours sur la brèche ; et de cette
vaillance ils durent lui garder une profonde gratitude. Je ne serais point surpris
cependant qu'ils lui aient su plus de gré encore de la façon dont ils les associa au
gouvernement de son église.
foi. Cf. aussi, dans Prudence, Peristephanon, l'hymne 13. Passio Cypriani martyris (P. L.,
LX, col. 569-580).
1 Le 14 septembre, jour anniversaire de sa mort. Sur ces honneurs posthumes et ce
culte rendu à saint Cyprien. cf. Ruinart, p. 198, 1 ; 200 sq., 6 ; 203-205, 14-11. Procope
(Bell. Vand., I, 21) nous apprend que cette fête servait à désigner une saison ; on
appelait cypriens les vents de tempête qui soufflaient en Afrique vers le mois de
septembre.
2 Epist., LXXXI ; cf. Vita, 19.
3 Voir surtout Vita, 10.
4 Vita, 9 ; cf. De mortalitate, 14-16 ; Ad Demetrianum, 10-11 ; Tillemont, Mém., IV, p.
120-127 ; Aubé, IV, p. 304-309.
5 Ad Demetrianum, voir surtout 1-3, 7, 8, 10. Selon Tillemont (Mém., IV, p. 123), ce
personnage était un magistrat de la ville, peut-être un assesseur du proconsul. D'autres
en font le proconsul en personne ; mais Aubé (IV, p. 305-308, surtout la note) n'est pas
éloigné de croire que c'est un être tout fictif, le type du païen, tandis que M. Havet (p.
289) le présente comme un rhéteur. Cette dernière opinion et celle de Tillemont me
paraissent seules vraisemblables.
6 Epist., LXVI, 4.
7 Lactance, Inst., V, 26-27.
Lui qui répétait, nous l'avons entendu, qu'un évêque n'a pas le droit d'imposer à
un autre ses idées personnelles sur la discipline ecclésiastique, il espérait aussi
beaucoup plus de l'adhésion spontanée des cœurs que d'une direction trop
hautaine. Il n'hésitait pas, à l'occasion, à parler ferme, et pourtant le libre
concours de toutes les bonnes volontés lui paraissait surtout désirable pour la
direction de la communauté. Tout devait s'y passer au grand jour : Dès les
premiers temps de mon épiscopat, écrit-il à ses prêtres1, je me suis fait une loi
de ne rien décider de mon autorité privée, sans prendre votre avis, sans obtenir
le consentement de mon peuple. Il revient à plusieurs reprises sur cet heureux
usage : Dans les ordinations cléricales, frères bien-aimés, dit-il encore au clergé
et aux fidèles2, j'ai l'habitude de vous consulter tout d'abord et d'examiner,
d'accord avec vous, la conduite et les mérites de chaque candidat. On découvre
dans ses œuvres maint passage inspiré de ce même esprit d'union intime avec
ceux qu'il administre3. Grâce à Cyprien, les Carthaginois conçurent donc un goût
très vif pour les affaires religieuses. Ils furent admis dans les conciles, et nous
savons que, lors de la grande assemblée du 1er septembre 256, une foule
considérable, — præsentibus etiam plebis maxima parte, — assistait aux
délibérations4. Bien que tous ces chrétiens dussent se borner au rôle de
spectateurs5, leur affluence indique assez qu'ils n'étaient point indifférents aux
questions agitées et qu'une vaine curiosité ne les avait pas seule attirés. Ils se
passionnaient, au contraire, et prenaient parti en faveur des champions de la
doctrine africaine. Et l'on se représente sans peine l'enthousiasme qu'excitèrent
les quatre-vingt-sept évêques qui se prononcèrent tour à tour, à haute voix,
contre ce qu'on appelait les prétentions de Stephanus. En passant au
christianisme, cette population ne dépouillait pas sa nature : nous verrons
bientôt de quelle ardeur elle était possédée pour les spectacles des yeux. N'était-
ce pas un spectacle rare que celui de ces personnages vénérables, réunis en de
solennelles assises ? On devait y accourir avec d'autant plus d'intérêt que l'Eglise
interdisait il son peuple de se mêler aux païens dans les théâtres. Un concile était
donc une occasion pour eux de satisfaire du même coup leur foi et leur amour du
décor. Je n'insinue pas qu'en établissant cet usage Cyprien eût en vue autre
chose que les avantages spirituels qui en résulteraient ; mais il advint, par une
coïncidence à laquelle on ne songeait guère, que les fidèles se plurent à ces
réunions et les suivirent avec empressement. Cyprien ne pouvait regretter ces
manifestations ; Elles lui prouvaient mieux que les plus éloquents discours le zèle
des siens pour sa querelle. Il se sentait en parfaite harmonie d'idées avec eux et
puisait dans l'expression sincère, encore qu'un peu exubérante, de leur
attachement, une nouvelle énergie pour combattre des pratiques à son avis
pernicieuses.
Son épiscopat est donc, sans contredit, l'époque la plus glorieuse de l'église de
Carthage. Le christianisme, il est vrai, se développera davantage, par la suite,
dans la riche cité, jusqu'à l'absorber tout entière ; il n'en avait conquis qu'une
1 Epist., XIV, 4.
2 Epist., XXXIII, 1.
3 Epist., XVII, 3 ; XIX. 2 ; XXXI. 6, où le clergé romain le loue d'étudier l'affaire des
lapsi, consultis omnibus episcopis presbyteris diaconibus confessoribus et ipsis stantibus
laïcis ; cf. XXX, 5 ; XLIII, 7 ; LV, 5, et LXVI, 8 : scire debes episcopum in ecclesia esse et
ecclesiam in episcopo...
4 Ed. Hartel, p. 435.
5 Dans certains cas pourtant, les prêtres prenaient part aux décisions conciliaires ; saint
Cyprien le dit très nettement, Epist., LXXI, 1.
portion au milieu du IIIe siècle. Aussi n'est-ce pas au nombre de ses adeptes que
je fais allusion. Mais quand vit-on réunies plus tard tant de favorables
circonstances : un évêque illustre par son génie, son courage, ses vertus, son
martyre ; des schismes menaçants repoussés ; de hautes questions de doctrine
débattues avec ampleur dans des assemblées mémorables ; et, par-dessus tout,
un peuple uni à son chef par tant de liens et si forts, et lui témoignant durant
tout son épiscopat le plus tendre respect ? Retenons surtout le dernier trait.
Certes de pareils sentiments étaient fréquents chez les chrétiens. Il y a lieu de
croire cependant qu'ils n'étaient pas toujours portés au même degré, car le
clergé de Rome se plait à célébrer le mutuel amour, les marques de charité et
d'affection que se prodiguaient tous les frères de la communauté de Carthage1.
1 Epist., XXXVI, 3.
CHAPITRE IV. — LE DONATISME.
I
En dépit des opinions très arrêtées qui se trouvaient en conflit, la querelle
baptismale se termina promptement. Ce ne fut qu'un nuage assez vite dissipé, il
n'engendra pas de tempête. Pendant cette crise, le fait mérite toute notre
attention, l'épiscopat africain donna les marques les plus évidentes d'une
complète solidarité. Groupés autour de saint Cyprien, ses collègues partagent ses
idées et le soutiennent de leurs votes dans les réunions synodales. Peu à peu les
dissidents se rangent à l'avis de la majorité1 ; si quelques-uns persistent dans un
autre système, on ne voit pas qu'ils aient formé une opposition bruyante. Le
donatisme offre un tout autre caractère. L'Afrique, si unie jusqu'alors, se divise ;
c'est à une lutte intestine, non plus à un combat contre les églises transmarines,
que nous allons assister. L'empereur, le pape, les conciles de Gaule et d'Italie se
mêlent au débat, mais uniquement pour pacifier ou réprimer ; la guerre demeure
circonscrite aux seules régions africaines. Quand les belligérants réclament
l'intervention des puissances extérieures, on peut les comparer justement aux
Etats modernes qui instituent un arbitrage pour régler quelque désaccord. Les
arbitres avaient les moyens et le droit de parler en maitres, ils essayèrent à
plusieurs reprises d'élever la voix ; on refusa de les entendre, et ce déplorable
schisme, avec des alternatives de calme et de violence, se perpétua au-delà du
IVe siècle. Carthage le vit éclore ; sans être directement intéressée à toutes les
péripéties de la lutte, aucune cependant ne la laissa indifférente. Les hostilités ne
commencèrent pas au lendemain du martyre de saint Cyprien. Son puissant
génie avait si fortement agi sur les évêques de son pays que le faisceau des
bonnes volontés ne pouvait pas se rompre aussitôt, il ne fallut rien moins que
l'accès aux dignités ecclésiastiques d'une génération nouvelle pour que le
dissentiment éclatât. Plus de quarante années s'écoulèrent donc pendant
lesquelles l'église de Carthage semble avoir joui d'une paix au moins relative.
Nous savons que le siège épiscopal fut occupé, dans cette seconde moitié du IIIe
siècle, par Lucianus et Carpophorius, mais nous ne sommes pas en mesure
d'assigner une date plus précise à leur gouvernement2.
Quand Dioclétien promulgua ses édits successifs de persécution3 (303-305),
l'Afrique souffrit particulièrement. Quoique les poursuites, au dire d'Eusèbe1, n'y
1 Tel est, par exemple, le cas de Jubaianus, qui, d'abord hostile au baptême intégral des
hérétiques, adopta ensuite la discipline commune aux Africains, après que saint Cyprien
(Epist., LXXIII) la lui eût démontrée préférable à l'autre ; cf. Sententiæ episcoporum (éd.
Hartel, p. 435).
2 Optat, I, 19. M. Ziwsa, dans son édition (C S. E. L., XXVI, index, p. 224), dit qu'il n'est
pas certain que Carpophorius ait siégé entre Cyprien et Lucianus, et il ajoute (p. 236) à
propos de Lucianus : Cypriano vel Carpophorio successisse dicitur. Nous sommes
autorisés, je crois, à voir en Lucianus le successeur immédiat de Cyprien, par le texte de
la Passio ss. Montani, Lucii..., 23 (Ruinart, p. 238). Il est probable, d'ailleurs, que ces
deux personnages ne furent pas seuls à occuper le siège épiscopal entre Cyprien et
Mensurius. Cf. Morcelli, I, p. 59.
3 Voir la suite des faits dans Tillemont, Mém., V, p. 1-119, et dans Goyau, p. 364-372.
aient duré que deux ans à peine, Maximien Hercule et ses représentants y mirent
un tel acharnement que les martyrs se multiplièrent. Les ordres impériaux,
affichés dans toutes les colonies et les cités2, interdisaient les assemblées pour
la célébration des saints mystères3 et enjoignaient de remettre aux autorités les
objets du culte et les livres sacrés4. Des enquêtes sévères furent conduites dans
toute la province, et beaucoup do chrétiens se laissèrent intimider par les
menaces. On vit non seulement des laïques ou des membres inférieurs du clergé,
mais des prêtres et jusqu'à des évêques livrer les Ecritures5. Ceux qui cédèrent
ainsi devant les injonctions du pouvoir furent flétris du nom de traditeurs
(traditores). Que certains Carthaginois aient succombé dans cette occurrence
comme à l'époque de Dèce, le fait est vraisemblable ; cependant les
témoignages que nous possédons ne parlent pas de ces faiblesses. Ils nous
montrent6 plutôt les chrétiens de la capitale, toujours enclins aux excès, allant
trouver les magistrats, leur déclarant qu'ils tenaient les Ecritures, et qu'ils
refusaient de les apporter. Le parti des exaltés survivait à Tertullien.
L'évêque Mensurius défenseur de la doctrine traditionnelle, s'éleva contre de
pareilles pratiques et défendit d'honorer comme des martyrs ces fanfarons de
vertu. Son interdiction visait encore une autre catégorie de personnes. Certains
fidèles, paraît-il, las de la vie, criblés de dettes ou coupables de fautes graves,
n'hésitaient pas à se faire incarcérer, dans le double espoir d'échapper aux justes
rigueurs qui les menaçaient d'autre part et de jouir dans leur cachot des
attentions délicates de leurs frères. Mensurius considérait qu'un emprisonnement
ou une mort supportée dans cet esprit était plutôt une délivrance qu'un sacrifice.
Tout en blâmant avec énergie ces pratiques, il ne laissait pas de résister au
pouvoir ; mais, persuadé qu'on obtiendrait autant ou plus par l'habileté qu'en
usant de violence, voici le stratagème qu'il employa et qu'il a raconté lui-même7.
Par son ordre, on déposa dans une basilique8 tous les écrits entachés d'hérésie
et à ce titre réprouvés par les catholiques. Le proconsul Anulinus fit rifain basse
sur ce qu'on lui abandonnait de grand cœur, les Ecritures furent sauvées et
l'évêque du même coup.
Moins astucieux ou moins heureux que lui, beaucoup de fidèles, qui pourtant ne
s'offraient pas d'eux-mêmes, furent saisis et soumis à diverses tortures ; les
prisons de Carthage en regorgèrent9. C'étaient surtout des habitants d'autres
villes que les magistrats envoyaient au tribunal du proconsul : tel ce Félix,
évêque de Thibiuca10 qu'Anulinus à son tour expédia à l'empereur et qui fut
1 Mart. Palest., 13 ; il marque la fin de la persécution en Afrique après le 1er mai 305,
elle y sévissait déjà le 19 mai 303 ; cf. Gesta apud Zenophilum (C. S. E. L., XXVI. p.
186).
2 Acta s. Felicis, 1 (Ruinart. p. 355).
3 C'est pour avoir tenu une réunion chrétienne que furent condamnés Saturninus.
Dativus et leurs compagnons dont il va être question (Ruinart, p. 382-390).
4 Voir le procès-verbal cité dans les Gesta apud Zenophilum, loc. cit.
5 Optat, I, 13.
6 Augustin, Breviculus collationis, III, 25.
7 Augustin, Breviculus collationis, III, 25.
8 In basilica Novorum, lisons-nous dans le texte de saint Augustin (Breviculus collationis,
III, 25) ; il s'agit évidemment de la basilica Novarum.
9 Tillemont, Mém., V, p. 238.
10 Zouitina, sur la rive droite de la Medjerda, au sud-ouest de Tebourba ; Tissot,
Géographie, II, p. 287-289, atlas, pl. XVII.
exécuté en Italie1 ; tels encore le prêtre Saturninus, le décurion Dativus et
cinquante chrétiens et chrétiennes que les autorités d'Abitina2 livrèrent au
gouverneur3, et qui moururent de faim dans les cachots. La communauté locale
fournit aussi son contingent ; dans ce dernier groupe de plus de cinquante
martyrs, trois femmes, dont une vierge de bonne naissance, Victoria, peuvent
être certainement revendiquées par elle4. On conjecturera sans trop de
hardiesse que d'autres Carthaginois encore s'étaient trouvés mêlés, par suite de
circonstances difficiles à élucider, aux confesseurs venus de la petite cité
d'Abitina5. Quels qu'aient été leurs mérites, ils pâlissent à côté des glorieuses
victimes de Septime Sévère, de Dèce et de Valérien. Leur souvenir, qui se
conserva sans doute dans les fastes de cette église6, ne fut pas l'objet d'un
respect aussi assidu, ni d'un culte aussi fervent. Néanmoins la persécution où ils
trouvèrent la mort est la plus importante de toutes celles qui sévirent dans le
pays, puisqu'elle donna naissance à l'interminable lutte entre catholiques et
donatistes.
II
Le stratagème dont s'était servi Mensurius pour sauvegarder les Ecritures n'avait
pas reçu l'approbation générale, les rigoristes n'admettaient pas de pareils
subterfuges. On en vint bientôt, par une pente très naturelle, à accuser l'évêque
d'avoir réellement remis les livres ecclésiastiques, imaginant ensuite un conte
ridicule pour détourner les soupçons7. En réalité, on lui en voulait d'avoir
contrecarré le fanatisme de quelques-uns. Si l'on met de côté les idées en
présence, son cas me paraît tout semblable à celui de saint Cyprien résistant aux
prétentions des confesseurs ; de causes analogues résultèrent les mêmes effets.
Un parti d'opposition se forma : encouragé par quelques brouillons du dehors, il
rompit avec celui qu'on regardait comme un prévaricateur. Donatus, évêque de
1 Acta s. Felicis (Ruinart, p. 355-357) ; Félix fut emprisonné à Carthage le 24 juin 303
(ibid., p. 356, 4).
2 Localité non identifiée, qu'on doit peut-être chercher aux alentours de Membressa
(Medjez el Bab), sur la rive droite de la Medjerda ; Tissot, Géographie, II, p. 171.
3 Acta ss. Suturnini, Dativi..., 4 (Ruinart, p. 383-390). Leur comparution devant le
proconsul est du 12 février 304 ; Augustin, Brevic. collat., III, 32 ; Ad Donat., 18 ;
Ruinart, p. 381 ; Mart. hieron., p. LXXI. Sur ces Actes, cf. Duchesne, Dossier, p. 591 et
628.
4 Acta ss. Saturnini, Dativi, 7 (Ruinart. p. 385.)
5 Un chroniqueur mentionne en l'an 304 le martyre à Carthage de l'évêque Timothée
(Barbants Scaligeri, Chron. min., I, p. 291, n° 202) ; je ne sais qui est ce personnage.
L'indication du Liber genealogus anni 452 est plus claire (ibid., I, p. 196, n° 626) : Ab his
(Dioclétien et Maximien) coacti... Mensurius Karthaginis, Strathon et Cassianus diaconi urbis
et Cecilianus, dum essent veritatis ecclesiæ diacones publice in Capitolio tura et
evangelia concremaverunt. Ce Cæcilianus n'est-il pas le futur successeur de Mensurius ?
6 Il a survécu en d'autres endroits d'Afrique, témoin cette inscription de Guelma où sont
mentionnés les martyrs Félix et Vincent, qui faisaient partie de ce groupe ; cf. Héron de
Villefosse, C. R. Inscr., 1896, p. 192.
7 Sur ces accusations, voir la correspondance échangée entre Mensurius et Secundus de
Tigisi, doyen des évêques de Numidie ; elle est résumée par saint Augustin (Brevic.
collat., III, 25, 27, 32 ; Ad Donat., 18 ; De unico bapt., 29 ; Contra Gaudent., I, 47).
Casæ Nigræ1, en Numidie, vint prendre la tête du mouvement et essaya de
former un schisme2. Soit que le terrain n'eût pas encore été assez préparé, soit
que l'innocence de Mensurius éclatât avec trop d'évidence, il ne recruta qu'un
nombre fort restreint d'adhérents. Aussi saint Optat et saint Augustin, à qui nous
devons tant de renseignements sur le donatisme3, tiennent-ils cette tentative
pour négligeable ; le second a même pu dire, sans blesser la vérité, que la
scission ne s'opéra qu'après la mort de Mensurius4. Ce premier essai infructueux
ne découragea pas ceux qui l'avaient risqué. Résolus à faire un scandale, ils
attendirent une occasion plus favorable, qui se présenta quelques années plus
tard (311).
Cæcilianus, successeur de Mensurius, était un de ses diacres, qui l'avait
beaucoup aidé dans la répression des abus. On conçoit qu'il ait hérité des haines
accumulées contre le précédent évêque. Elles se déchainèrent aussitôt que Je
peuple eut porté sur lui son choix presque unanime5. La faction qui avait déjà
machiné contre Mensurius et qui protesta immédiatement contre l'élection de
Cæcilianus se composait d'éléments assez disparates, réunis dans une commune
aversion. Elle avait pour chefs deux prêtres ambitieux, Botrus et Celestius,
rêvant pour eux-mêmes la dignité épiscopale6. A côté d'eux, figuraient quelques
vieillards entre les mains de qui Mensurius, partant pour le voyage où il devait
mourir7, avait déposé les trésors de l'église et qui pensaient se les approprier8.
Mais l'âme de la résistance fut une veuve riche et considérée, Lucilla, blâmée
jadis publiquement par Cæcilianus pour certaines pratiques répréhensibles et
désireuse de se venger de cet affront9 ; elle ne ménagea pour atteindre ce but ni
1 On ignore à quelle localité actuelle correspond cette ville ; cf. Mélanges, X, 1890, p.
560 ; XIV, 1894, p. 76. n. 1.
2 Augustin, Brevic. collat., III, 24. Ailleurs (De hæres., 69 ; cf. Serm., XLVI, 39) saint
Augustin dit que Donatus, venu de Numidie, excita le peuple de Carthage contre
Cæcilianus et ordonna le pseudo-évêque Majorinus ; il le distingue de l'autre Donatus,
successeur de Majorinus ; cf. Contra Crescon., II, 2 et 3 : Brevic. collat., III, 36 ; Ad
Donat., 17 et 20 ; Retract., I, 21, 1 ; Tillemont, Mém., VI, p. 4-5, 697-698.
3 Les passages utiles du livre de saint Optat seront indiqués dans les notes de ce
chapitre. En ce qui concerne saint Augustin, bien que j'aie également multiplié les
références, il ne sera pas hors de propos de donner ici une indication générale : les
allusions au donatisme sont, en effet, répandues de tous côtés dans ses œuvres. Avant
tout, il faut consulter les treize écrits spécialement dirigés contre les donatistes, que
Migne a réunis au tome XLIII de la Patrologie latine (IX des œuvres de saint Augustin). A
la suite de ces livres (ibid., col. 757-160), on trouvera une liste des lettres, traités sur les
Evangiles, explications des Psaumes, sermons et opuscules divers, où saint Augustin
combat les mêmes adversaires. Dans un appendice, analogue à celui que M. Ziwsa a mis
à son édition de saint Optat, mais beaucoup plus développé, sont rassemblés les
documents (lettres de Constantin, rapports des fonctionnaires, pièces de chancellerie,
lois, etc.) qui éclairent l'histoire du schisme depuis l'origine jusqu'en 414 ; M. l'abbé
Duchesne en a fort habilement débrouillé l'ordre dans son Dossier du donatisme. Enfin, la
préface de ce tome XLIII contient un substantiel résumé de l'histoire du schisme, mais
les références devront en être contrôlées avec soin.
4 De unico bapt., 29 ; Contra litt. Petil., III, 29 ; cf. Optat, I, 15.
5 Optat, I, 18, tunc suffragio totius populi Cæcilianus eligitur.
6 Optat, I, 18.
7 Optat, I, 18.
8 Le motif et les détails de ce voyage sont donnés par Optat (I, 17).
9 Optat, I, 16. Saint Augustin, qui confirme le récit d'Optat (Contra epist. Parmen., I, 5),
parle de Lucilla pecuniosissima tunc et factiosissima femina.
l'intrigue, ni l'argent1. Ce parti, moitié laïque, moitié ecclésiastique, rappelait
donc de fort près, tant par la qualité de ses membres que par les sentiments
dont ils étaient animés, la coterie turbulente de Felicissimus2. Voici sur quel
prétexte ils fondèrent leurs réclamations.
On n'avait convoqué, pour la nomination du nouvel évêque, que les titulaires des
sièges voisins ; Félix d'Abthugni lui avait imposé les mains3. Les évêques de
Numidie se sentirent blessés de ce qu'on ne les eût pas appelés dans une
circonstance aussi solennelle, bien que, suivant saint Augustin, la coutume
établie n'autorisa point complètement leur dépit4. A supposer que les adversaires
carthaginois de Cæcilianus n'aient pas provoqué ce mécontentement, du moins
ils l'exploitèrent ; tous leurs efforts tendirent à représenter la consécration
comme entachée de nullité. Sur leurs instances, Secundus de Tigisi5, doyen des
évêques numides, et soixante-dix de ses collègues se rendirent à Carthage pour
prononcer sur le cas de Cæcilianus6. Dissimulant avec soin leurs rancunes
personnelles, les factieux feignirent devant le synode de n'avoir en vue que les
intérêts de l'Eglise ; sans rien articuler directement contre l'élu du peuple, ils s'en
prirent à Félix d'Abthugni, qu'ils accusèrent d'avoir livré les Ecritures7, La
situation ne laissait pas d'être piquante, car plus d'un parmi ceux qui s'érigeaient
alors en justiciers était coupable précisément de la faute qu'on lui demandait de
condamner8, ce qui ne les empêcha pas de déclarer Cæcilianus irrégulièrement
investi par un traditeur et de lui substituer un certain Majorinus, lecteur du clergé
de Carthage et créature de Lucilla9 : une lettre synodale instruisit les fidèles de
cette décision. Les opposants triomphaient et le schisme était consommé (312).
1 On peut voir dans les Gesta apud Zenophilum (19 b, 23 a et b, 24 a et b, p. 189, 194,
195, 196, C. S. E. L., XXVI) la lettre de l'évêque Fortis qui parle de quadringentis follibus
Lucillæ, clarissimæ feminæ, pro quo vobis conjurastis, ut fieret Majorinus episcopus. Le
follis de Constantin valait environ 0 fr. 65 (Bouché-Leclercq, p. 584) ; les évêques
auraient donc reçu à peu près 260 francs. J'ai peine à croire, en effet, qu'il s'agisse du
follis argenteus (= 140 fr. 985), encore moins du follis aureus (= 1121 fr. 88) (ibid.). Cf.
Augustin, De unit. Eccl., 46, 13 ; Contra epist. Parmen., I, 5.
2 Saint Augustin (Psalmus contra partem Donati) a bien distingué les trois éléments,
quand il les qualifie d'impii, fures, superbi.
3 Optat, I, 18. Cf. Augustin, Contra Crescon., III, 67 ; Brevic. collat., III, 26 ; Epist.
LXXXVIII, 3. Abthugni correspond à Henchir es Souar (Bull. arch., 1893, p. 226, 227).
4 Brevic. collat., III, 29 : Cum aliud habeat Ecclesiæ catholicæ consuetudo, ut non
Numidiæ, sed propinquiores episcopi episcopum Ecclesiæ Carthaginis ordinent : sicut nec
Romanæ Ecclesiæ ordinat aliquis episcopus metropolitanus, sed de proximo Ostiensis
episcopus. Malgré ce texte, je m'explique les scrupules d'Héfélé qui se demande (I, p.
170) si cette convocation des seuls évêques voisins de Carthage était bien dans l'ordre.
5 Aïn el Bordj, à mi-chemin entre Constantine et Aïn Beïda (Tissot, Géographie, II, p.
420-423, atlas, pl. XXI ; Diehl, Nouv. arch. miss., 1893, p. 356-362.
6 Augustin, Brevic. collat., III, : Serm., XLVI, 39 ; cf. Mansi, II, col. 407-410 : sur ce
conciliabule et l'origine du donatisme en général, Héfélé, I, p. 169-173.
7 Optat, I, 19 ; Prosper Tiro (Chron. min., I, p. 450 sq., n° 1026).
8 Une douzaine d'évêques s'étaient mutuellement convaincus d'avoir livré les Ecritures,
au concile tenu à Cirta (Constantine) le 4 mars 305. Optat, I, 13-14, 19 ; Mansi, I, col.
1247 sq. ; Héfélé, I, p. 127-129 ; Duchesne, Dossier, p. 629, avec toutes les références
aux œuvres de saint Augustin.
9 Optat, I, 20 ; Augustin, De unit. Eccl., 13 : saint Augustin résume tout le récit d'Optat
dans son traité Contra epist. Parmen., I, 5 : cf. Gesta apud Zenophilum, 17 a (C. S. E. L.,
XXVI, p. 185) ; Duchesne, Dossier, p. 631.
Cæcilianus, dont le consécrateur ne méritait nullement les reproches lancés
contre lui, demeurait l'évêque légitime. Les églises transmarines et celles
d'Afrique qui ne suivaient pas Secundus de Tigisi n'avaient pas hésité à entrer en
communion avec lui1. Constantin l'acceptait à son tour comme régulièrement
investi : le rescrit par lequel l'empereur notifiait au proconsul Arminius
l'exemption des charges municipales pour le clergé catholique2 spécifie que cette
immunité est accordée à la seule église qui reconnaît pour son chef Cæcilianus.
Mais ce qui montre encore mieux les dispositions de Constantin, c'est qu'il remit
à Cæcilianus lui-même3 une somme d'argent à distribuer aux chrétientés
africaines et l'avertit de compter sur l'appui du proconsul et du vicaire contre les
fauteurs de troubles dont il a entendu parler4. Cette adhésion formelle de
l'empereur, la reconnaissance de la plupart des évêques autres que ceux de
Numidie, la faveur de la majorité des Carthaginois, n'assurèrent point à
Cæcilianus la tranquille possession de son siège. L'intrus n'était nullement, prêt à
lui céder la chaire épiscopale, et le parti de Majorinus (pars majorini), — c'est le
nom que prit tout d'abord la secte, — avait trop de résolution pour ne pas tenter
par tous les moyens de maintenir l'homme de son choix.
1 Cette remarque, qui est de saint Augustin (Contra epist. Parmen., I, 9), prouve qu'il
s'écoula un certain temps entre l'élection et la réunion du synode qui déposa Cæcilianus
(cf. Tillemont, Mém., VI, p. 15). Il faut sans doute placer dans cet intervalle les
opérations de la commission d'enquête envoyée à Carthage par Secundus de Tigisi
(Héfélé, I, p. 111).
2 Eusèbe, H. E., X, 7 : Έπειδή έκ πλειόνων ; Cod. Theod., XVI, 2, 1.
3 Eusèbe, H. E., X, 6 : Έπειδήπερ ήρεσε. Constantin envoyait 3.000 folles (sans doute
des argentei), c'est-à-dire un peu plus de 420.000 francs.
4 Ceci montre que saint Optat est dans l'erreur quand il prétend que le premier avis des
affaires de Carthage fut donné à l'empereur (I, 22 : Constantinum harum rerum adhuc
ignarum) par la lettre des évêques schismatiques (ibid.) qui demandaient à être jugés
par leurs collègues d'Europe. Mais quels sont les fauteurs de troubles ici désignés, les
factieux soulevés sous l'épiscopat de Mensurius par Donatus de Casæ Nigræ ou les
adhérents au synode des soixante-dix évêques ? J'incline vers la seconde hypothèse. Il
fallait qu'un mouvement inquiétant se fût produit pour que l'empereur mit le pouvoir civil
à la disposition de Cæcilianus ; or nous avons vu que, jusqu'à la mort de Mensurius,
l'agitation avait été plutôt superficielle. M. l'abbé-Duchesne (Dossier, p. 631) place les
lettres de Constantin avant la lettre synodale adressée aux Africains par le concile que
présidait Secundus de Tigisi ; comme il assigne cette dernière à 312 (p. 626), c'est dire
implicitement que l'empereur écrivit en 312. Mais comment croire à une telle attitude de
sa part avant l'édit de Milan ? Et, si l'on admet un premier édit en novembre 312
(Tillemont, Mém., V, p. 113 sq. ; Boissier, Pagan., I, p. 25 sq., 49 ; Goyau, p. 387, n. 8),
Constantin s'était-il dès lors assez engagé pour montrer une telle faveur envers le
christianisme ? Ne serait-il pas plus sûr de renverser cette chronologie, et, en maintenant
le concile à la fin de 312, ainsi que la lettre synodale, de reculer les diverses lettres de
Constantin entre le début de mars 313 (édit de Milan) et le 15 avril (lettre des évêques
schismatiques transmise à l'empereur par le proconsul). Cette lettre des schismatiques
ou Libellus Ecclesiæ catholicæ criminum Ceciliani (Augustin, Epist., LXXXVII I, 2) serait
une sorte de réponse à la faveur témoignée par le prince à Cæcilianus. Quant à retarder
jusqu'au 31 octobre 313 le rescrit sur les exemptions municipales des prêtres Goyau, p.
389), il n'y faut pas songer. Godefroy remarque très justement (Cod. Theod., XVI, 2, 1)
que le texte d'octobre rappelle et sanctionne une immunité déjà accordée, contra indulta
sibi privilegia. Cette immunité est celle que l'empereur conférait au clergé d'Afrique par
sa lettre à Anulinus (Eusèbe, H. E., X, 7). Les deux documents traitent une même
question, mais l'un est antérieur, l'autre postérieur au concile de Rome (20 octobre 313).
C'est alors que commença la longue série des appels devant toutes les
juridictions ecclésiastiques et séculières, les enquêtes et les contre-enquêtes
dont la suite occupe près de la moitié de ce IVe siècle1. Battus partout, au
concile de Rome (20 octobre 313), au concile d'Arles (1er août 314), à Milan devant
Constantin (10 novembre 316), les schismatiques s'obstinaient dans leurs
prétentions, soutenant toujours que la question avait été mal posée auprès de
ces divers tribunaux. Quoique Félix d'Abthugni eût été justifié par les magistrats
du reproche de tradition formulé contre lui (15 février 315)2, et que cette
sentence entraînât du même coup la validité de Cæcilianus, l'entêtement de ses
adversaires continua. Oubliant le point de départ de toute l'affaire, ils ne
voulaient pas avouer qu'ils avaient eu tort. Désormais, ce n'est plus une question
disciplinaire qu'il s'agit de résoudre, mais l'amour-propre qu'il faut vaincre.
L'amour-propre cède mal aisément.
Cæcilianus, fort de son droit, avait comparu à Rome, à Arles, à Milan, courant de
ville en ville, d'audience en audience, afin de tenir tête à ses ennemis ; force lui
avait été de leur laisser le champ libre à Carthage. Ils eurent tout loisir pour
donner à Majorinus, mort pendant ces démêlés, un successeur en la personne de
Donatus3, surnommé bientôt le Grand. Le schisme cessa dès lors de s'appeler le
parti de Majorinus, pour devenir le parti de Donatus ou donatisme4. Ainsi
s'affermissaient, en face de l'autorité, les évêques usurpateurs qui élevaient,
selon le mot de saint Optat, autel contre autel5, et qui, durant bien des années,
se posèrent en champions de la vérité méconnue, en défenseurs de l'intégrité
religieuse. Ce qui vient d'être dit sur l'origine de la lutte nous permet de réduire
ces prétentions à leur juste valeur.
Quoique rebuté par leur continuel refus de se soumettre aux décisions des
arbitres acceptés, réclamés par eux, Constantin résolut d'essayer une suprême
tentative de conciliation et délégua à cet effet deux évêques d'Europe, Eunomius
et Olympius (fin de 316 ou commencement de 317)6. Les deux prétendants étaient
alors retenus en Italie. Malgré la légitimité plusieurs fois reconnue de Cæcilianus,
et dans l'intérêt de la paix, l'empereur consentait à profiter de leur absence pour
les déposer tous deux et faire élire un seul titulaire7 choisi parmi les catholiques
: on était en droit d'espérer qu'une pareille concession rallierait tous les
suffrages. Les délégués séjournèrent quarante jours à Carthage dans l'intention
de poursuivre une enquête sérieuse. Les donatistes firent tout pour l'entraver ;
une obstruction savante fut organisée, des désordres se produisirent, si bien
1 Optat, I, 26.
2 Le vicaire d'Afrique Celsus, dans un rapport antérieur de très peu (proxima scripta) à la
lettre que Constantin lui écrivit dans le second semestre de 315, parlait de troubles
séditieux (seditionis, humilia) ; C. S. E. L., XXVI, p. 211.
3 Duchesne, Dossier, p. 618, n. 2.
4 Goyau, p. 396, n. 10. Le texte ne nous en est pas parvenu : mais elle est rappelée
dans une autre loi de Gratien (Cod. Theod., XVI, 6, 2) et saint Augustin en fait mention
expresse (Epist., LXXXVIII, 3 ; CV, 9 : Contra litt. Petil., II, 205).
5 Optat, II. 15. Cette mesure fut révoquée le 5 mai 321, au bout de quatre ans et six
mois. dit saint Augustin (Ad Donat. post collat., 56), tertio nonas initias, id est, post
quartum annum, et mensem ferme sextum. Le compte est fait à partir de la lettre de
Constantin au vicaire Eumelius (10 novembre 316), portant notification de la sentence
rendue à Milan ; mais l'enquête des deux évêques à Carthage n'eut lieu que plus tard, et
c'est seulement à la suite de leur échec que l'empereur dut prendre des mesures de
rigueur, par conséquent au cours de l'année 317. L'exil des donatistes dura donc à peine
quatre ans.
6 Sermo de passione ss. Donati et Advocati (P. L., VIII, col. 152-158). Ce document
n'offre qu'une seule date, celle du 12 mars ; l'année n'est pas indiquée. Migne rapporte
les faits à 3I0 environ ; mais ils cadrent trop bien avec ce que nous savons des ordres
donnés par Constantin pour que nous hésitions beaucoup à les inscrire à l'année Cf.
Goyau, p. 396 ; Gsell, 1899, p. 28, n. 5.
7 Sermo de passione, 3, 4, 5.
coups de bâtons1. Un évêque, de passage dans la ville, Honoratus de Sicilibba2,
est blessé ; des fidèles, des clercs, réfugiés dans une église, sont mis à mort
sans pitié, on les ensevelit sur place3. Au nombre des victimes se trouve un
second évêque, celui d'Advocata4.
Les faits que raconte le panégyriste auraient besoin d'être contrôlés, car sa
harangue, pleine de cette déclamation chère aux Africains, est loin d'être un
document impartial ; malheureusement nous ne possédons aucun récit de ces
événements écrit par un adversaire. Certaines de ces assertions sont néanmoins
trop précises pour qu'on les révoque en doute. Il faut admettre que des scènes
de violence se produisirent lors de l'application du décret de Constantin, qu'on
reprit de vive force les basiliques détenues par les amis de Donatus, et qu'il y eut
des blessés et des morts. Il va de soi que l'empereur n'avait rien ordonné de
pareil. Les agents du pouvoir commirent-ils quelque excès de zèle ? Les
catholiques oublièrent-ils la mansuétude évangélique ? Tout est possible, surtout
en Afrique. Cependant nous avons déjà vu leurs adversaires à l'œuvre ; et, tels
que nous les connaissons dès maintenant, il y a bien des chances pour que leur
résistance acharnée ait été la cause première du désordre. Sans prétendre mieux
répartir les responsabilités, bornons-nous à constater que la querelle cesse dès
lors d'être purement théorique. Le sang vient de couler à Carthage, les
donatistes ont leurs martyrs. Non contents de célébrer l'anniversaire de leur
mort par des fêtes et des discours, ils n'auront qu'un désir les venger.
III
Doués d'une activité pour le moins égale à leur obstination, les sectateurs de
Majorinus et de Donatus s'étaient mis, aussitôt après le synode de 312, à
recruter des adhérents dans toute l'Afrique. De retour dans leurs diocèses, les
soixante-dix assistants à l'assemblée entrainèrent aisément les fidèles à partager
leur manière de voir. Tandis qu'on s'agitait à Rouie, à Arles, à Milan, les
défections se multipliaient en Numidie et dans les autres provinces, la révolte
s'organisait. Plusieurs documents authentiques dont le souvenir ou le texte est
parvenu jusqu'à nous, par exemple, le rapport du vicaire Celsus à l'empereur, les
procès-verbaux de l'enquête conduite à Thamagadi (Timgad) par le consulaire de
Numidie, Zenophilus et les pièces annexées5, en disent long sur l'état des esprits
; mais ces sourdes menées ne se trahissaient point encore à l'extérieur par des
actes formels. A Carthage seulement, où la scission s'était produite, où les partis
avaient dès le début pris position, on ne gardait aucun ménagement, et chaque
jour amenait quelque nouvel incident ; on en a vu la suite dans les pages qui
moitié du IVe siècle, et, selon toute vraisemblance, avant 383 (cf. Tillemont, Mém., VI,
p. 147, 718). Sur la forme du nom Tyconius, voir Burkitt, p. 103.
1 Augustin, Sermo CCCLVIII, 3 (prononcé à Carthage) ; Tillemont, Mém., VI, p. 150,
713.
2 Augustin, Epist., CVI ; CVIII, 1-2, 4-5, 13. Tillemont, Mém., VI, p. 150, 713.
3 Sur cette affaire, outre les textes indiqués ci-dessous, cf. Augustin, Enarr. in psalm.,
LVII, 15 ; De gestis cum Emerito, 9 ; puis Mansi, III, col. 843-846 ; Tillemont, Mém., VI,
p. 724.
4 Epist., XLIII, 26 ; CLXXXV, 17 ; Enarr. in psalm., XXXVI, 2, 19, 21-23 ; Contra
Crescon., IV, 7.
5 Augustin, Enarr. in psalm., XXXVI, 2, 20 ; Mansi, III, col. 845, 850.
6 Augustin, Contra Crescon., III, 56 ; Mansi, III, col. 857 sq.
7 Augustin, Enarr. in psalm., XXXVI, 2, 20.
8 Augustin, In Joan. Evang., tract. X, 6 : Alterum propositum habet Carthagine
Primianus, alterum habet Maximianus, alterum habet in Mauritania Rogatus, alterum
habent in Numidia illi et illi, quos jam nec nominare sufficimus.
Carthage, sans compter ceux qui, visant le même objet de la réunion, se tinrent
en d'autres endroits de l'Afrique. Genethlius, qui siégeait clans la chaire
primatiale après Restitutus, présida le premier en 3901 ; les autres
s'échelonnèrent2 à de courts intervalles entre cette date et 411, grâce au zèle de
l'évêque Aurelius3.
Mais ce que souhaitaient surtout les catholiques, c'était de pouvoir parler face à
face à leurs adversaires et de vider en une fois l'interminable querelle dont les
origines étaient maintenant bien obscurcies ; l'intervention énergique du grand
évêque d'Hippone, Augustin, fit aboutir ce projet. Le 14 octobre 410, Honorius
invitait les deux partis à une conférence contradictoire. Elle s'ouvrit en grande
solennité à Carthage, dans les thermes de Gargilius, au mois de juin 411. Les
habitants, qui, malgré la fréquence des conciles dans les dernières années, ne se
lassaient jamais des spectacles de ce genre, accoururent en foule pour
contempler le pompeux défilé4 ; l'importance de la question en jeu surexcitait en
outre les esprits. L'empereur avait délégué comme enquêteur (cognitor) et
président, le notaire et tribun Marcellinus, assisté de nombreux fonctionnaires.
Les évêques catholiques étaient au nombre de 286, les donatistes en comptaient
2795. Les débats, confiés à une commission de 36 membres6, se prolongèrent
pendant les journées du 1er, du 3 et du 8. Nous possédons deux comptes rendus
de ces mémorables séances, l'un officiel7, l'autre écrit par saint Augustin8, qui se
signala entre tous dans la discussion. L'affaire fut reprise depuis l'origine, et de
part et d'autre on produisit des pièces de toute sorte9, actes officiels,
instruments de polémique, textes des Ecritures, etc. La lecture de ces
documents, sans cesse interrompue par les objections, ne s'acheva qu'avec peine
; les donatistes, regrettant d'avoir accepté le colloque, firent une obstruction
incessante pour l'empêcher d'aboutir10. Cette assemblée de 565 membres était
1 Ferrandus, Breviatio canonum, 55 (P. L., LXVII, col. 952) ; Tillemont, Mém., VI, p. 155,
118-121. Ce Genethlius avait presque trouvé grâce devant les donatistes pour la douceur
dont il usa envers eux (Augustin, Epist. XLIV, 12 ; Mansi, III, col. 691-698, 861-876) ;
ce dernier croit (col. 685-688), ainsi qu'Héfélé (II, p. 235 sq.), à un autre concile
carthaginois tenu dès l'année précédente (389).
2 En 394 (Mansi, III, col. 853-854 ; Héfélé, II, p. 250) : en 391 (Prosper Tiro, Chron.
min., I, p. 488 Mansi, III, col. 8/5-930 ; Héfélé, II, p. 250-252, puis 253 sq.) ; en juin et
en septembre 401 (Mansi, III. col. 967-914, 1023 sq. : Héfélé, II, p. 257-263) ; en août
403 (Prosper Tiro, loc. cit. ; Mansi, III, col. 1155 sq. ; Héfélé, II, p. 275 sq.) ; en juin
404 (Mansi, III, col. 1159 sq. ; Héfélé. II, p. 216) ; en juin 401 (Mansi, III, col. 1163 sq.
; Héfélé, II, p. 277-280) ; d'autres encore (Mansi, III, col, 1159-1164 ; Héfélé, II, p.
211, 280).
3 Pendant la période de 405 à 410, Honorius prit contre les donatistes une série de
mesures qu'il serait long d'énumérer ici et dont on trouvera le détail dans Tillemont
(Mém., VI. p. 132, 181-189 ; cf. Hist., V, p. 514 sq.) et dans Héfélé (II, p. 217, 280) ;
cf. Augustin, Retract., II, 26.
4 Augustin, Ad Donat. post collat., 43.
5 Brevic. collat., I, préf. et 14 ; Mansi, IV, col. 269, 275.
6 P. L., XI, col. 1227-1230.
7 Gesta collationis Carthagini habitæ (P. L., XI, col. 1223-1420).
8 Breviculus collalionis cum Donatistis, cf. Epist., CXXXIX, 3 ; CXLI, 2-3 et la suite ;
Mansi, IV, col. 7-286.
9 Duchesne, Dossier, p. 603-606.
10 Quamvis posset totum multo brevius agi, remarque avec mélancolie saint Augustin
(Brevic. collat., I, préf.) ; cf. III, 43 : de prolixa trium dierum actione. Le président, Fl.
Marcellinus, v. c., tribunus et notarius, fit preuve, dit M. l'abbé Duchesne (Dossier, p.
la plus imposante, mais aussi la plus tumultueuse que l'on eût encore vue à.
Carthage, on put même craindre que plusieurs ne voulussent recourir à des
moyens violents et faire appel à la populace1. Tout s'acheva néanmoins sans
pugilat ; on ne s'était battu qu'à coups de citations. L'envoyé impérial donna gain
de cause aux catholiques2.
Comme il fallait s'y attendre, les vaincus l'accusèrent de s'être laissé corrompre à
prix d'or3 et n'acceptèrent pas la sentence. Ils se répandirent en invectives et en
calomnies contre les vainqueurs. En apparence, rien n'était donc modifié dans les
positions antérieurement acquises ; pourtant le bon droit des uns et l'opiniâtreté
des autres s'étaient manifestés de nouveau. Les écrits des défenseurs de la foi,
en particulier d'Augustin, leur porte-parole le plus autorisé, achevèrent de
convaincre les hommes sincères4. La conférence de 411 commença réellement la
ruine du schisme. Il n'en mourut pas sur-le-champ : telle était sa force de
résistance qu'on rencontre encore ses traces jusqu'au VIIe siècle5 ; mais, durant
cette période, il ne retrouva plus les succès d'autrefois.
Nous avons peine à comprendre aujourd'hui l'engouement qui avait porté vers lui
près de la moitié des populations d'Afrique. Ce n'est point -l'attrait d'une doctrine
inconnue qui les séduisait ; les donatistes ont si peu innové dans le dogme qu'un
de leurs adversaires déclarés, Optat lui-même, ne voit guère de différence entre
leur enseignement et celui des orthodoxes6 ; le second baptême et le culte
indiscret des martyrs sont les pratiques qu'on leur reproche avec le plus de
sévérité. Pour l'exégèse biblique, le Liber regularum de Tyconius était accepté
des catholiques ; saint Augustin, l'auteur anonyme du Liber de promissionibus et
prædictionibus Dei, beaucoup d'autres encore s'en servaient7. On ne
s'expliquerait donc pas qu'une querelle toute locale, née de l'élection d'un
évêque, ait dégénéré en une sorte de guerre civile, si l'on ne tenait compte de
l'esprit d'indépendance qui est au fond du caractère africain. Les meilleurs, un
saint Cyprien par exemple, ont eu grand'peine à en réprimer en eux-mêmes
l'excessive énergie ; ceux qui n'avaient pas cette force d'âme devaient se laisser
entraîner bien vite. Ce désir d'affranchissement se remarque dès le début du
605, n. 1), de la plus héroïque patience. Ce fonctionnaire est au martyrologe : il l'a bien
mérité. Rien n'est plus spirituellement exact.
1 Saint Augustin (op. cit., I, 7, 11) parle de tumultus que l'on prévoyait.
2 Saint Augustin, op. cit., III, 43 ; Mansi, IV, col. 263-265 ; voir Boissier, Pagan., I, p.
82-86.
3 Augustin, Ad Donat. post. collat., 39, 45, 57.
4 Le traité Ad Donatistas post collationem, adressé aux fidèles de l'autre confession,
démasquait la conduite des évêques schismatiques et dut leur nuire beaucoup auprès de
leurs coreligionnaires. Sur les conversions des donatistes, cf. Augustin, Enarr. in psalm.,
XXXI, 2, 11 ; Sem. CCCLIX, 7 ; CCCLX : De quodam donatista qui reversus est ad
ecclesiam.
5 La survivance du donatisme est attestée par de nombreux documents : lettre de saint
Augustin au tribun Dulcitius (Epist., CCIV) écrite vers 420 : concile de Carthage en 418
(Mansi, IV, col. 373-380 ; Héfélé, II, p. 294-298) ; loi très dure de Théodose II, du 30
mai 428 (Cod. Theod., XVI, 5, 65) ; concile de 594 ou 595 (Mansi, X, col, 475 sq. ;
Héfélé, III, p. 598) ; lettres de saint Grégoire en 594 (Jaffé, I, p. 149, n° 1141 et 1142,
p. 150, n° 1151), en 592 (ibid., p. 154, n° 1200), en 594 (ibid., p. 162, n° 1303-1305),
en 596 (ibid., p. 174, n° 1443- 1445). A l'époque des Vandales, il ne manqua pas de
donatistes pour passer à l'arianisme (Tillemont, Mém., VI, p. 68).
6 I, 5-6, 8-9 ; V, 1 ; cf. Tillemont, Mém., VI, p. 78-81, 84.
7 Burkitt, p. XIII, XVIII-XXII.
schisme donatiste ; les condamnations prononcées à Rome, puis à Arles, ne
firent qu'exciter l'insubordination naissante ; quand le pouvoir fut intervenu pour
sévir, elle se changea en lutte ouverte. Le mouvement, tout religieux dans le
principe, devint national, et ses adhérents acceptèrent de faire cause commune
avec les ennemis de l'ordre établi : paysans communistes et indigènes révoltés1.
Saint Optat, dans une page curieuse2, compare le donatisme à une maison
exposée à toutes les intempéries : battue par le vent et la pluie, elle tenait bon ;
Macarius renversa les murs, il ne restait phis que les fondations, le temps en
aurait bientôt raison. Saint Optat se trompait, Macarius avait à peine ébranlé la
muraille. Elle ne commença à se lézarder que sous les coups d'Augustin et de son
vaillant auxiliaire, Aurelius de Carthage.
IV
Vous êtes semblables à l'oiseleur, disait encore saint Optat aux donatistes3, et
par vos artifices vous attirez les innocents dans vos lacs. Cette image ne
s'appliquait pas à eux seulement et aux sectes issues de la leur. A côté d'eux,
avec des fortunes diverses, d'autres Eglises séparées faisaient effort pour se
répandre dans les chrétientés africaines. Sans obtenir la même prospérité que ce
schisme originaire du pays, et qui par là même avait pu y germer plus aisément,
le manichéisme et le pélagianisme ne se produisirent pas en vain.
Arrivé à seize ans à Carthage (370)4 pour y achever ses études, avide de tout
connaître et préoccupé vivement par le problème du mal, Augustin se trouvait en
disposition favorable pour accueillir le système de Mani. Avant alors rencontré
sur sa route quelques docteurs de cette école orientale en quête de disciples,
leurs théories et leurs airs de vertu séduisirent son imagination ; il se sépara de
l'Eglise et embrassa le dogme des deux principes5. Toutes les occasions lui
étaient bonnes pour parler en faveur de sa nouvelle foi, il guerroyait à tout
propos contre les catholiques souvent déconcertés par la vigueur de ses
attaques6. Il chercha même à faire des prosélytes parmi ses camarades ; sa
brillante éloquence, l'autorité que lui donnait son talent en entraînèrent
plusieurs, et tout d'abord Alypius, dont le nom est inséparable du sien7. Augustin
ne parait point avoir reçu aucune dignité dans la hiérarchie manichéenne, ni
franchi le grade d'auditeur pour être élevé à celui d'élu8. Pourtant il se dépensait
au service de ce qu'il croyait être la vérité, et, par ses soins, se forma ainsi au
milieu des étudiants une coterie très vivace. Plus tard, lorsqu'il eut abandonné
1 Sur tous ces faits, voir De morib. Manich., II. 68. 70. 72 ; De hæres., 46 ; voir aussi
Epist., CCXXII, 3. Saint Augustin revient encore sur les mœurs dépravées des
manichéens dans le De continentia, 26-27.
2 Cette date n'est pas admise par tout le monde ; cf. Goyau, p. 358.
3 Augustin, Contra litt. Petil., III, 30 ; Tillemont, Mém., XIII, p. 43.
4 Cod. Theod., XVI, 5, 41 : Tillemont, Mém., XIII, 459. On signale une seconde loi de
401, promulguée à Carthage le 5 juin 40S ; elle vise les hérétiques et nommément les
manichéens (Cod. Theod., XVI. 5, 43 : Tillemont, ibid., p. 459, 996).
5 Tillemont, Mém., XIII, p. 511 : Funk, I, p. 245.
6 Augustin, De hæres., 88 ; Serm., CLXXXI, 7...
7 Augustin, Epist., CLVII, 22 ; De gestis Pelag., XXII, 46.
8 Augustin, De gestis Pelag., XXXV, 62 ; De gratia Christi, II, 2-4, 12, 26 ; Mansi, IV, p.
289-292 : Tillemont, Mém., XIII, p. 574-576 ; Héfélé, II, p. 282-284.
9 Retract., II, 33 ; De gestis Pelag., XI, 23 ; Contra Julianum Pelagianum, III, 1, 4.
pélagianisme dans ses sermons et dans une série d'œuvres mémorables1.
D'ailleurs ses collègues ne perdaient pas de vue cette affaire, à tout prix on
voulait empêcher la mauvaise semence déposée à Carthage de germer et
d'envahir tout le pays. On savait trop, par l'exemple des donatistes et des
manichéens, ce qu'il en coûtait pour l'extirper quand les racines étaient déjà
profondes. Coup sur coup, trois synodes importants furent encore consultés par
les soins d'Aurelius, en 416, 417, 4182. Ils confirmèrent les décisions de
l'assemblée de 411 et obtinrent du pape Innocent Ier et de son successeur
Zosime, d'abord peu disposé à sévir, la condamnation définitive du
pélagianisme3.
Dans les documents africains relatifs à cette hérésie, le nom de Carthage revient
à mainte reprise ; au contraire, il n'est guère question des provinces adjacentes.
La prompte intervention des évêques avait barré la route aux novateurs et
circonscrit leurs opérations dans la capitale. Encore ne leur accorda-t-on pas le
loisir d'y fonder quoi que ce soit de durable. Après le départ de Pélage, la fuite de
Cælestius, la petite Eglise fondée par leurs soins, restait fort désemparée ; elle
s'écroula d'elle-même une fois privée de ses docteurs. Ceux-ci n'étaient sans
doute pas anathématisés à Rome, que saint Augustin pouvait déjà écrire : Nous
avons bien ici quelques-uns de ces malheureux, surtout à Carthage ; mais ils se
contentent désormais de murmurer en secret, ils redoutent d'entreprendre
contre les croyances inébranlables de l'Eglise4.
Pour être ses ennemis les plus pressants, les manichéens et les pélagiens
n'étaient pas les seuls contre qui le catholicisme eût à livrer bataille. La conquête
d'une ville comme Carthage devait tenter plus d'un réformateur, et nous sommes
assurés qu'elle fut essayée au moins par les ariens. Nous les avons vus déjà
cherchant à s'attirer les bonnes grâces de l'évêque Donatus le Grand. Ils ne s'en
tinrent pas là, et la conférence contradictoire que saint Augustin rapporte avoir
1 Epist., CCXXXVI, 1-9 ; Possidius, Vita, 17. Saint Augustin s'en prend souvent aux
ariens dans ses sermons (cf. surtout les sermons CXXXIX et CCCXLI, qui ne paraissent
pas avoir été prononcés à Carthage) : puis dans ses traités Contra sermonem Arianornm,
Collatio cum Maximino, Contra Maximinum hæreticum (P. L., XLII, cf. col. 815 sq.). Ce
Maximinus, qui se vantait à Carthage d'avoir vaincu Augustin dans sa conférence
d'Hippone (427 ou 428), était arrivé en Afrique avec les Vandales (Possidius, Vita, 17).
2 On a déjà vu que les donatistes passèrent à l'arianisme à partir de l'arrivée des
Vandales ; les manichéens en étaient au même point à Carthage à la fin du Ve siècle ; cf.
Victor Vit., II, 1-2 ; Fulgentius, Epist., VIII, 24.
3 Voir dans les Epist. de saint Augustin (XVI et XXVII) la discussion entre lui et Maxime
de Madaure ; Toutain, Cités, p. 228 sq. ; Gauckler, Le Pays de Dougga (extrait de la
Revue tunisienne, 1896), p. 9 ; Allard, Revue des quest. hist., LVI, 1894, p. 377-380.
4 Acta purgat. Felicis, 25 b (C. S. E. L., XXVI. p. 198).
5 Serm., XXIV, 6-7.
6 Pallu, Vic., p. 99-103.
7 Augustin, Retract., I, 26 ; De diversis quæstion., LXXXIII, 12.
Enfin les cérémonies en l'honneur de Cælestis ne disparaissent qu'aux derniers
jours du IVe siècle, et son temple subsiste jusqu'en 4211.
V
Les chrétiens souffraient moins qu'on pourrait le croire de cette survivance du
paganisme. En se donnant à Jésus-Christ, tous n'avaient pas rompu les derniers
liens qui les attachaient aux idoles. Au fond du cœur, plusieurs regrettaient, sans
se l'avouer peut-être, les pompes et les réjouissances païennes. Et comme il
était bien dur pour des Carthaginois de se priver de ces brillantes exhibitions, ils
faisaient une sorte de compromis avec leur conscience ; au sortir de l'église, on
allait prendre part aux fêtes de Cælestis et s'asseoir aux tables dressées dans les
temples après les sacrifices2. Ces reproches, que formule Salvien3, paraissent
recevoir un démenti de saint. Augustin, lorsque, prêchant devant les mêmes
fidèles, il les loue de leur ardeur contre les faux dieux4 ; mais la contradiction est
plus apparente que réelle. A bien lire le passage de saint Augustin, on se rend
compte qu'il donne surtout des conseils à son auditoire et que ses éloges ne
servent qu'à faire accepter la leçon. N'est-ce pas lui, d'ailleurs, qui se plaint à
l'évoque Aurelius des repas dégénérant en orgies, servis dans les cimetières à
côté des tombeaux des martyrs, et qui désigne Carthage comme souillée par ces
tristes habitudes héritées du culte antérieur5 ? Cet éclectisme religieux ne se
manifestait, à vrai dire, que par exception ; la plupart des fidèles s'abstenaient
avec soin des pratiques réprouvées. Le clergé, du reste, déployait un grand zèle
pour stimuler les indifférents, raffermir les indécis et réchauffer l'ardeur de tous.
Il multipliait les prédications6 et n'omettait rien pour écarter des viles les
séductions du paganisme et de l'hérésie.
Il suivait en cela l'exemple de l'évêque. Tous les hommes qui occupèrent le siège
épiscopal au IVe siècle eurent à soutenir de rudes assauts. Caccilianus, Gratus,
Restitutus, Genethlius, luttèrent pendant quatre-vingts ans pour défendre la
communauté catholique et maintenir contre les factieux leur autorité méconnue.
Aucun d'eux cependant ne se dépensa autant que le saint vieillard Aurelius. Saint
Cyprien est le seul de ses prédécesseurs avec qui on doive le mettre en parallèle.
On dirait même, tant leurs moyens d'action se ressemblent, qu'il avait pris pour
modèle le martyr dont Cartilage vénérait la mémoire.
1 On peut encore trouver des traces fréquentes de l'existence du paganisme dans les
décisions des conciles carthaginois : synode de juin 401, canons 2, 4 et 5 (Codex
canonum Eccl. afric., 58, 60 et 61) ; synode de septembre 401, canon 15 et 18 (ibid., 81
et 84), Héfélé, II, p. 258 sq., 261 sq., 307 sq. ; Mansi, III, col. 766 sq. ; cf. Cod. Theod.,
XVI, 10, 17 (20 septembre 399), avec les notes de Godefroy ; Salvien, De gub. Dei, VIII,
2.
2 Saint-Marc Girardin, Rev. D. M., 15 déc. 1842. p. 888. D'après le 4e canon du synode
de juin 401 (cf. la note précédente), les chrétiens étaient quelquefois entraînés de force
(cogantur) à ces fêtes licencieuses.
3 De gub. Dei, VIII, 2.
4 Serm., XXIV, 6 ; LXII, 7, 10, 17, 18.
5 Epist., XXII. 4 ; Enarr. II in psalm., XXXII, sermo I, 5 : cf. Mansi, III, col. 166 sq. La
lettre de saint Augustin est de 392 ; dès l'année suivante, le concile d'Hippone (canon
29) prit des mesures pour empêcher le retour de pareils scandales ; Héfélé, II, p. 244.
6 Augustin, Epist., XLI, 1-2.
Les bons effets des conciles annuels, institués par saint Cyprien, n'avaient pas
tardé à se faire sentir. Malheureusement la mort prématurée de celui qui les
dirigeait interrompit la tenue régulière de ces assemblées. Aurelius les remit en
vigueur, et il ne se passa guère d'année, depuis qu'il eut pris possession du siège
primatial, sans que ses pairs vinssent délibérer avec lui1. De 391, qui est la date
probable de son élection2, jusqu'en 429, où on place sa mort3, plus de vingt
conciles se tinrent sous sa présidence4 ; on y arrêta d'importantes mesures
contre les hérétiques, on y régla beaucoup de questions litigieuses de discipline
ou de morale. Le premier eut lieu à Hippone (8 octobre 393)5, presque tous les
autres à Carthage, à partir de 3946. Aussi les soixante-neuf évêques siégeant en
416 commencent-ils par ces mots leur lettre au pape Innocent Ier7 : Cum ex
more ad Carthaginensem Ecclesiam solemniter venissemus, atque ex diversis
causis congregata ex nobis svnodus haberetur... L'autorité personnelle
d'Aurelius, qui dirigeait les délibérations en qualité de primat, s'accrut au cours
de ces fréquentes assises. Ses collègues l'y entourèrent toujours du respect le
plus affectueux, les canons rédigés par eux en portent les marques réitérées. A
diverses reprises, ils décident que les lettres synodales seront écrites et signées
au nom de tous par l'évêque de Carthage8. Ce privilège lui était accordé, soyons-
en persuadés, moins à cause de la prééminence de l'église qu'il représentait
qu'en raison de ses vertus et de la vigueur déployée par lui pour la sauvegarde
des intérêts catholiques9.
En effet, en dehors de ces réunions dans lesquelles il animait tout le inonde de sa
parole et de son exemple, Aure-lins ne négligeait aucune occasion de maintenir
les croyants dans le droit chemin et de ramener les esprits séduits par l'erreur. Il
est toujours sur la brèche ; il parle, il écrit, il voyage, dès que sa voix, ses lettres
ou sa présence peuvent servir la cause qui lui est chère. Il visite les églises
d'Afrique sur lesquelles il a juridiction et prèle à leurs chefs un appui généreux10.
Avant la conférence de 441, il adresse au délégué de l'empereur la complète
adhésion de l'épiscopat orthodoxe11, et si la discussion avec, les schismatiques
put avoir lieu, si la victoire demeura à son parti, ses efforts y contribuèrent dans
1 Le concile d'Hippone (canon 5) avait décrété que les assemblées seraient annuelles ;
celui de Carthage (septembre 401) était revenu (canon S) sur cette prescription pour la
confirmer (Héfélé, II, p. 242. 260 ; Mansi, III, col. 142. 52 : col. 115. 13 ; col. 199, 95 ;
col. 850). Mais cette obligation étant trop onéreuse pour les évêques, le concile de juin
401 (canon 1) décida que la réunion n'aurait lieu à l'avenir que lorsque le besoin s'en
ferait sentir.
2 Héfélé, II, p. 240 ; Tillemont (Mém., XII, p. 555) et Morcelli (I, p. 53) hésitent entre
391 et 392 ; Gants (p. 463) avance à tort cette élection de dix ans (381 ou 382).
3 Tillemont, Mém., XII, p. 559 ; Morcelli (loc. cit.) et Héfélé (III, p. 316, n. 3) donnent
426.
4 Héfélé, II, p. 250. A la liste que j'ai donnée ci-dessus, il faut ajouter ceux de 421, 424
et 426 : cf. Héfélé, II, p. 313-316.
5 Mansi, III, col. 849 sq. ; Héfélé, II, p. 240.
6 Héfélé, II, p. 250.
7 Augustin, Epist., CLXXV, 1 ; Mansi, IV. col. 321.
8 Héfélé, II, p. 262. 276, 280, 298.
9 Tillemont (Mém., XII, p. 564) est aussi de cet avis : et tel est, je crois, le sens de ces
paroles tirées de la vie de Fulgentius, évêque de Ruspe (XX, 41) : sanctæ memoriæ
Aurelius Carthaginensis ecclesiæ antistes inter sua privilegia meruit ut litteras ex Africano
concilio dandas ipse solus scriberet...
10 Tillemont, Mém., XII, p. 556.
11 Augustin, Epist., CXXVIII, CXXIX.
une très large mesure. C'est lui encore qui, pour appuyer les lettres synodales de
Carthage et de Mileu au sujet des pélagiens, rédige, avec quatre autres évêques,
une demande pressante de condamnation qui hâte la résolution du pape
Innocent1. C'est à lui qu'Anastase Ier, Innocent Ier et Zosime expédient les
instructions destinées aux conciles africains2. Innocent, qui professe à son
endroit l'estime la plus vive, s'adresse en outre à lui, comme a un ami, pour lui
donner des conseils ou solliciter ses avis3. D'autre part les empereurs Honorius
et Théodose II, décidés à en finir avec les pélagiens, le chargent (9 juin 416) de
transmettre aux évêques d'Afrique leurs ordres contre les hérétiques ; il lance
une encyclique à cette intention4. En 418 et en 419, il préside les synodes qui
règlent, avec les délégués du pape Zosime, la grave affaire de l'appellation à
Rome5, et décident la publication du recueil aujourd'hui connu sous le nom de
Codex canonum ecclesiæ africanæ6. Dans les dernières années de sa vie, nous le
voyons encore s'unir à trois de ses collègues pour intercéder auprès des évêques
de Gaule en faveur d'un moine hérétique repentant7.
Son nom se répand dans les églises transmarines. Il entretient une
correspondance avec saint Paulin de Nole8, avec saint Jean Chrysostome qu'il
défend contre ses ennemis9, et avec saint Jérôme10. Le prêtre Sixtus, du clergé
romain, se justifie auprès de lui d'avoir jamais trempé dans les erreurs de
Pélage11. Son jugement est reçu avec déférence par tous ceux qui le sollicitent.
Et, de toute cette considération dont il est environné, quelque chose rejaillit sur
la chrétienté qu'il administre. Dans cette chrétienté même, il s'emploie
énergiquement pour l'abolition du paganisme12 ; ses efforts ne restent pas
stériles, puisqu'en 399, le jour de Pulques, il installe sa chaire épiscopale dans la
cella du temple de Cælestis13. Il arrête les désordres et les orgies auxquelles se
livrent certains fidèles près du tombeau des martyrs, fonde des monastères14,
recouvre la basilique des Tertullianistes15, et fait lire au peuple tous les ans,
pendant le carême, les Actes de la conférence de 41116. Le comte Marin, sous
1 Augustin, Epist., CLI, 3. Saint Augustin rapporte encore (Serm., CCCIV, 5) un trait de
charité d'Aurelius.
2 Cf. Tillemont, Mém., XII, p. 562 sq.
3 Augustin, De civ. Dei, XXII, 8, 3 ; Tillemont, Mém., XII, p. 554 ; XIII, p. 122.
4 Augustin, Epist., CLXXIV : Domino beatissimo, et sincerissima charitate venerando,
sancto fratri et consacerdoti papæ Aurelio ; voir des formules analogues en tête des
lettres XLI, LX.
5 Augustin, Epist., CLI, 3 : venerabilis coepiscopi mei ; CXCI, 1 : beatissimum senem
Aurelium ; Serm., CCCLV, 5 : sancti et venerandi episcopi Aurelii ; De civ. Dei, XXII, 8, 3
: episcopus cum honore a nobis debito nominandus Aurelius ; Retract., II, 15, 1 :
venerabilem Aurelium ; ibid., II, 21 : venerabilis senex Aurelius ; De gestis Pelagii, 1 :
sancte papa Aureli ; cf. ibid., XXXIV, 59 ; XXXV, 66 ; De gratia Christi, II, 15 :
venerabilem senent nostrum Aurelium.
6 De gestis cum Emerito, 4.
L'un était son évêque, l'autre son ami et son conseiller ; leur souvenir est
inséparable du sien, et l'on serait fondé à lui appliquer, en le modifiant à peine,
le mot de Prosper1 relatif aux conciles africains de cette époque :
An ilium in finem posset procedere magna
Carthago, cui dut Aurelius, ingeniumque
Augustinus erat ?
I
Ruine des pélagiens, affaiblissement visible des donatistes et surtout des
manichéens, défaites réitérées des païens, consolidation de la foi par la
prédication et la tenue fréquente des conciles, voilà l'œuvre accomplie par
Aurelius et Augustin, de concert avec l'épiscopat d'Afrique. Ils avaient infusé à.
nouveau à leur église une sève si puissante qu'elle semblait devoir, pendant de
longues années, pareille à un arbre vigoureux, s'enraciner toujours davantage,
étendre toujours plus loin ses raméaux. Des événements inattendus vinrent
compromettre le résultat de tant d'efforts. Les deux illustres amis ne sont pas
encore au tombeau que les Vandales ont déjà lancé leurs cavaliers à la conquête
des provinces méridionales ; l'arianisme galope en croupe avec eux. En 439, il
prend possession de Carthage tombée entre les mains dès Barbares.
Depuis la mort d'Aurelius (vers 429), la ville avait eu pour chef spirituel
Capreolus1. La durée assez courte de son gouvernement, les circonstances très
défavorables au milieu desquelles il l'exerça ne lui permirent point de jouer un
rôle aussi glorieux que son prédécesseur. Il lui manquait l'appui de l'évêque
d'Hippone qui avait succombé le 28 août 430 ; d'autre part, les armées vandales,
en investissant le pays, interceptaient les communications avec l'intérieur2 et
rendaient même difficiles les relations par mer avec l'Europe. Réduit à ses
propres forces Capreolus ne s'abandonna pas. Les quelques écrits que nous
possédons de lui3 montrent qu'a une époque plus heureuse il eût été capable
d'illustrer lui aussi un siège occupé déjà par toute une lignée d'hommes
remarquables.
Le concile d'Ephèse était résolut ! Théodose II y convoquait tous les évêques par
l'intermédiaire de leurs métropolitains. On était à Pâques de l'année 431, deux
mois seulement avant l'ouverture de l'assemblée. Un aussi court délai ; outre
l'absence complète de sécurité dans leur pays, ne permettait pas aux Africains de
se concerter pour déléguer quelques représentants. Capreolus, d'ailleurs, ne
voulait pas quitter son peuple exposé à une soudaine attaque des ennemis. Avec
le regret de ne pouvoir se rendre à Ephèse, comme jadis Cæcilianus à Nicée et
Gratus à Sardique, il se contenta d'y expédier un de ses diacres, Bessula, porteur
d'une lettre d'explications et d'excuses4. Il y priait le synode de ne permettre
1 Je ne sais pour quel motif Héfélé (III, p. 316, n. 3) intercale entre eux deux
Quodvultdeus à qui, d'ailleurs, il attribue un gouvernement très court.
2 Capreolus écrivait au concile d'Ephèse (Epist. 1) : At omnis hac tempestate vice aditus
præclusus est. Etenim effusa hostium multitudo, et ingens ubique provinciarutn vastatio,
quæ incolis partim exstinctis, partira in fugatn actis, miseram desolationis speciem,
quoquoversum longe lateque porrigitur, ocutis offert, promptam illam veniendi
facultatem reprimit (P. L., LIII, col. 845). Sur les résultats funestes de l'occupation
vandale dans l'intérieur du pays, cf. Victor de Vita, I, 3-11.
3 Outre les lettres que je vais citer, Tillemont (Mém., XVI, p. 497, 502) croit qu'on peut
inscrire à son nom le sermon De tempore barbarico attribué d'ordinaire à saint Augustin
(P. L., XL, col. 625 sq., 685 sq., 699-108).
4 Tous les détails précédents se trouvent dans la lettre de Capreolus (loc. cit.) ; cf.
Mansi, IV, p. 1201-1212 ; Héfélé, II, p. 366 sq.
aucune innovation dans les croyances1. Lorsque ce message et sa traduction
grecque eurent été lus, saint Cyrille d'Alexandrie en signala en peu de mots
l'importance, et tous les assistants s'écrièrent : Voilà bien notre opinion, voilà
notre sentiment, voilà notre désir !2 Quoique absent des discussions par cas de
force majeure, le primat d'Afrique y avait donc vu sa doctrine sanctionnée, sa
science reconnue ; son autorité s'en était accrue. C'est peut-être à cette
approbation unanime qu'il dut d'être consulté par deux évêques espagnols sur un
problème théologique analogue à ceux qu'on venait de résoudre à Ephèse contre
Nestorius3. Capreolus, à qui ses correspondants prodiguent les épithètes les plus
louangeuses et qu'ils nomment leur seigneur et leur père (domine pater), répondit
en les félicitant de leur foi et en affirmant à son tour le dogme catholique, qui
seul concorde avec les Ecritures4. Ces pages précieuses justifient les titres de
glorieux pontife et de mémorable docteur que lui décerne le diacre carthaginois
Ferrandus5. Et ce n'est pas sans raison qu'il figure comme saint dans le
Calendrier où son église inscrivait tous ceux qu'elle entourait d'une spéciale
dévotion6.
Capreolus était mort avant l'entrée des Barbares à Carthage ; les maux dont
gémissait l'Afrique, il ne les avait ressentis qu'indirectement. Moins favorisés,
Quodvultdeus, Deogratias, Eugenius7, qui vont lui succéder, éprouveront tous les
mauvais traitements réservés aux vaincus. A peine maître de la place, Genséric
s'empare des principaux citoyens, se fait livrer tous leurs biens, confisque les
basiliques les plus augustes, en détruit d'autres en même temps que plusieurs
monuments grandioses8. L'évêque Quodvultdeus et une portion notable de son
clergé sont embarqués pour l'Italie, tandis que les laïques de distinction partent
en exil dans l'intérieur des terres9. Il se fit dès lors, pour employer les
expressions de Victor de Vita, un long silence de désolation sur l'église de
Carthage10. Tout fut livré aux ariens, qui établirent leur hiérarchie à la place de
celle que le roi venait de supprimer. Certes, il demeura parmi eux beaucoup de
catholiques, de ceux-là surtout qu'une modeste fortune ne désignait pas aux
rigueurs du pouvoir. Toutefois leur situation fut précaire, et le supplice infligé au
comte Sébastien, qui refusait d'abjurer (vers 440), montra bien à tous ce qu'ils
devaient attendre des vainqueurs11. Le départ de l'évêque et du clergé laissait
1 Loc. cit., 2.
2 Mansi, IV, p. 1211.
3 P. L., loc. cit., col. 847-849.
4 P. L., loc. cit., col. 849-858.
5 Epist. VI, Ad Pelagium et Anatolium diaconos urbis Romæ, 6 (P. L., LXVII, col. 925).
6 Ruinart, p. 618 : ... Kal. Ag. deposilio sancti Capreoli episcopi. La date précédente XI
kal. Ag. et la suivante III kal. Ag. limitent cette déposition entre le 22 et le 30 juillet ;
Mart. hieron., p. LXX.
7 Pour l'ordre de succession de ces évêques, cf. Victor de Vita, I, 15, 24 ; II, 6, et Victor
de Tonnenna (Chron. min., II, p. 182, 187, 194). On place la mort de Capreolus vers 435
au plus tôt, l'élection de Quodvultdeus vers 437, celle de Deogratias en 454 (Morcelli, I,
p. 54 ; Gams, p. 463).
8 Victor de Vita, I. 8-9, 12, 15-16. Sur les rapports des catholiques et des Vandales, cf.
Papencordt, p. 269-287. Marcus (Wand., p. 238-243, 3r7, 322, 339) n'accorde qu'un
crédit très relatif aux récits de Victor de Vita ; je trouve, avec Papencordt, cette méfiance
excessive. Cf. Ferrère, Vict., p. 31-61.
9 Victor de Vita, I, 15 ; cf. Théodoret, Epist., XXIX, XXXI-XXXVI (P. G., LXXXIII, col.
1208-1213).
10 Victor de Vita, I, 24.
11 Victor de Vita, I, 19-20.
les fidèles tout désorientés cette désorganisation de l'église1 amena plus d'une
défection. Il serait faux de croire cependant à une apostasie en masse ;
l'arianisme, en s'imposant de force, était loin d'avoir conquis tous les cœurs.
En 454 seulement, un évêque légitime exerça de nouveau son autorité dans la
ville devenue vandale. Sur les instances de Valentinien III, peut-être à la mort de
Quodvultdeus, Genséric avait autorisé la nomination de Deogratias (25 octobre)2 ;
l'élu ne trompa en aucune façon les espérances qu'on fondait sur lui. L'année
suivante, en effet, après la prise de Rome, Genséric ayant ramené une foule de
captifs de tout âge et de toute condition, ces infortunés, malades pour la plupart
et dans le dénuement le plus absolu, auraient succombé rapidement si
Deogratias ne leur avait prodigué les consolations, du cœur et les secours
matériels. Il se sacrifia entièrement pour eux et parvint, au prix de quelles
démarches, de quelles instances, à leur assurer, outre la vie, un adoucissement à
leurs misères3. Si cette intervention courageuse lui valut l'inimitié des ariens4,
elle lui mérita, en revanche, l'amour de tous ceux qu'il avait soulagés. Sa mort,
qui survint trois ans après son entrée en charge, fut pleurée par eux comme un
malheur public ; on dut l'enterrer en cachette, pour le soustraire à
l'empressement inconsidéré de la multitude, qui songeait à ravir son corps et à
s'en partager les membres comme reliques vénérables. Lui, du moins, échappait
ainsi à ses ennemis, d'autres n'eurent pas le même bonheur : Thomas, le
consécrateur de Deogratias5, le comte Armogas6, le comédien Mascula7,
subirent des supplices divers. Il fut, en outre, défendu d'ordonner aucun évêque
en Zeugitane et en Proconsulaire8. Enfin Genséric, ayant exilé ce qui restait du
clergé, fit, suivant la forte expression de Victor de Vita, fermer l'église de
Carthage9. Elle ne fut rouverte qu'en 475, à la suite des négociations du patrice
Sévère, délégué par l'empereur Zénon ; tous les bannis rentrèrent alors dans
leur pays10. Pourtant la pacification ne sembla définitive que le jour Mi Hunéric,
nouvellement élevé au pouvoir, permit aux orthodoxes, à la demande de Zénon
et de Placidie, de se choisir le chef qu'ils voudraient. La vacance du siège durait
depuis vingt-quatre ans11.
Le 18 juin 481, Hunéric promulgua un édit dans lequel il accordait la complète
égalité aux deux cultes, l'arien et le catholique12. Aussitôt Eugenius, saint
1 Victor de Vita, II, 39 ; Mansi, VII, col. 1141-1167 ; Héfélé, III, p. 212-215.
2 Victor de Vita, II, 41-44.
3 La Notitia provinciarum et civitatum Africæ nous a conservé leurs noms, à la suite des
œuvres de Victor de Vita (C. S. E. L., VII, p. 115-134) ; Mansi, VII, col. 1156-1164.
4 C'était la langue des Vandales ; Procope, Bell. Vand., II, début ; Papencordt, p. 295.
5 Victor de Vita, II, 52-55.
6 Victor de Vita, II, 56-101 et p. VI, n. 1 de la préface de Petschenig (C. S. E. L., VII) ;
cf. Gennadius, Catal., 97 ; Mansi, VII, p. 1143-1153.
7 Victor de Vita, III, 1-2 ; cf. le texte du décret, ibid., 3-14.
8 J'adopte le 25 au lieu du 24 (VI KL. Martias), car l'année était bissextile ; cf. Tillemont,
Mém., XVI, p. 562.
9 Victor de Vita, III, 15-20.
10 Victor de Vita, III, 21-30.
de Zénon, qui essayait en vain d'apaiser Hunéric1. Carthage, out le roi surveillait
ses fonctionnaires et réchauffait au besoin leur zèle, assista aux plus sanglantes
exécutions2. Parmi ceux qui se signalèrent par leur courage, Victor de Vita
mentionne deux négociants du nom de Frumentius3, le médecin Liberatus, sa
femme et leurs petits enfants4, douze jeunes lecteurs dont la glorieuse troupe fut
ensuite vénérée dans cette ville5, sept moines de Capsa6 envoyés par les
autorités locales et dont les corps furent ensevelis dans le monastère de Bigua7.
Enfin, tout lé clergé, qui s'élevait à plus de cinq cents personnes, Eugenius en
tête, alla rejoindre dans l'exil les confesseurs des années précédentes8. Quelques
Vandales convertis subirent le même sort9, et leur vaillance compensa, dans une
certaine mesure, la défection de plusieurs catholiques, devenus, pour obtenir les
bonnes grâces d'Hunéric, les persécuteurs acharnés de leurs frères10.
A tous ces maux s'ajouta encore la famine, résultat d'une longue sécheresse.
Sans que j'emploie le même luxe d'épithètes que Victor de Vita pour en décrire
les ravages11, un détail permettra de juger des souffrances qu'elle causa.
Comme les paysans de l'Attique lors de la guerre du Péloponnèse, comme les
habitants de la banlieue parisienne en 1870, les campagnards africains
s'imaginaient que la capitale était seule en état de faire face au danger. Ils s'v
entassaient donc dans l'espoir d'obtenir le pain qui leur manquait. Cette
agglomération de cadavres ambulants, selon le mot de l'historien, engendra une
épidémie ; la mortalité s'accrut en peu de jours. Pour préserver la malheureuse
cité, Hunéric en expulsa impitoyablement tous ceux qui arrivaient du dehors. Les
ariens profitèrent de leur détresse, promettant aide et protection à ceux qui
consentaient à embrasser l'hérésie. Il ne manqua pas de gens pour accepter la
combinaison12.
Hunéric, qui mourut sur ces entrefaites, après sept ans et dix mois de règne
(décembre 484)13, laissait, sans parler de la famine, bien des blessures à guérir,
bien des désastres à réparer. C'est à quoi s'appliqua son successeur
Gunthamund. Procope, il est vrai, raconte14 que les catholiques endurèrent de
son fait beaucoup Je tourments, mais aucun autre historien n'en parle, et il est
sûr que la plupart des exilés furent presque aussitôt rappelés. Quoique le roi eût
excepté les évêques de cette mesure gracieuse, Eugenius cependant en bénéficia
; il revint administrer et consoler son peuple15. La question des lapsi se posait
alors comme au temps de saint Cyprien, car des défaillances nombreuses
s'étaient produites pendant la persécution.
1 Victor de Vita, III, 32. Zénon avait confié cette mission à Uranius, sur la demande du
pape Félix III ; cf. Jaffé, I, p. 81, n° 598.
2 Victor de Vita, III, 31.
3 Victor de Vita, III, 41.
4 Victor de Vita, III, 49-51.
5 Victor de Vita, III, 39-40.
6 Gafsa : Tissot, Géographie, II, p. 663.
7 Victor de Vita, III, 41 ; Passio septem monachorum, surtout I, 8, 16 (C. S. E. L., VII).
8 Victor de Vita, III, 34, 35, 43-44.
9 Victor de Vita, III, 33-38.
10 Victor de Vita, III, 34-37, 39.
11 Victor de Vita, 55-59.
12 Victor de Vita, 60.
13 Victor de Vita, 71 ; cf. Tillemont, Mém., XVI, p. 589.
14 Bell. Vand., I, 8 ; Tillemont (Mém., XVI, p. 800) le contredit.
15 Tillemont, Mém., XVI, p. 590 ; Héfélé, III, p. 215.
Dans l'impossibilité se trouvaient les évêques africains de la traiter en commun,
ce fut un synode romain qui l'examina, peut-être à leur requête (13 mars 487)1.
Plus tard, cédant sans doute aux sollicitations d'Eugenius, Gunthamund rappela
les derniers bannis (494)2 et la paix refleurit pour un temps. Procope3 diffère
encore d'opinion avec les chroniqueurs contemporains à propos de Thrasamund :
s'il ne le représente pas comme favorable au catholicisme, il attribue du moins à
son aversion un caractère plutôt négatif ; il honorait, dit-il, et comblait de
bienfaits ceux qui changeaient de religion, pourtant il ne molesta point les
autres4. Mais Victor de Tonnenna5, l'auteur de la Vie de saint Fulgence6 et
Grégoire de Tours7, qui paraît bien s'inspirer ici de documents africains, en
parlent d'une manière fort différente. Le nombre et l'autorité de ces derniers
témoignages me semblent mériter qu'on s'y arrête. Outre des supplices infligés à
diverses personnes8, ils mentionnent le bannissement de cent vingt évêques
dans l'île de Sardaigne. A leur tête marchait Fulgence de Ruspe, à qui les
Carthaginois prodiguèrent à son passage les marques de leur profonde
vénération9. Le propre évêque de Carthage, Eugenius, fut de nouveau relégué en
Gaule, à Albi, où il mourut en 50510.
Son départ laissait la chrétienté sans chef ; elle demeura dans cet état même
après sa mort, car Thrasamund, fidèle imitateur de Genséric et d'Hunéric, avait
pris soin d'interdire toute ordination épiscopale11. Cependant les secours
spirituels ne firent pas complètement défaut à ce peuple. Carthage était sur le
chemin de l'exil, les évêques qui partaient pour la Sardaigne ou la Gaule s'y
arrêtaient au moins quelques jours, pendant que le vaisseau attendait un vent
propice, et leur parole dut y retentir souvent dans les assemblées religieuses.
L'un d'entre eux y fit même un séjour d'assez longue durée ; il s'agit de l'évêque
de Ruspe, dont j'ai déjà prononcé le nom. Ses vertus et sa grande intelligence
l'avaient mis hors de pair en Sardaigne, ses compagnons de captivité lui
témoignaient, dit son biographe, la même déférence respectueuse que jadis leurs
1 Mansi, VII, col. 1056. 1171-1174 ; Tillemont, Mém., XVI, p. 591-595 ; Duchesne, Lib.
pont., I, p. CXXX ; Héfélé, III, p. 215-217.
2 Tillemont, Mém., XVI, p. 600, 799-800.
3 Bell. Vand., I, 8.
4 Procope, Bell. Vand., I, 8. Aussi a-t-on surnommé Thrasamund le Julien arien ; cf.
Gsell, 1893, p. 198, n° 166.
5 Victor de Tonnenna, a. 491, 4 (Chron. min., II, p.I93). Le même renseignement se
trouve dans un continuateur de Prosper Tiro (ibid., p. 269, n° 21).
6 On attribue ordinairement cette Vie au diacre carthaginois Ferrandus (Héfélé, III, p.
254), et il y est si souvent question de Carthage qu'on pourrait tenir cette paternité pour
démontrée. digne objecte cependant (P. L., LXV, col. 111, note a) que l'auteur semble
avoir toujours vécu près de l'évêque, ce qui ne convient guère à Ferrandus. Sur la
persécution, cf. surtout 8-13, 16, 20 sq.
7 Hist. Fr., II, 1-2. Grégoire intervertit l'ordre de succession et place Huilerie après
Thrasamund ; niais, à part cette erreur, son récit semble écrit d'après des
renseignements locaux.
8 Hist. Fr., II, 2.
9 Vita Fulg., 40. Tillemont (Mém., XVI, p. 601) indique ces mesures rigoureuses dès le
commencement du règne, vers 496 ou 497.
10 Victor de Tonnenna, a. 505 (Chron. min., II, p. 194 ; Greg., Hist. Fr., II, 2 ; Morcelli,
I, p. 54 ; Gams, p. 463 ; Schwarze, p. 112. Tillemont (loc. cit., p. 570. 602) attribue la
lettre d'Eugenius à son peuple, dont Grégoire donne le texte, à ce second exil plutôt
qu'au premier.
11 Vita Fulg., 32 ; loc. cit., p. 599.
prédécesseurs à Aurelius1. Sa renommée parvint jusqu'à Thrasamund ; ce
prince, qui se piquait de littérature et de beau langage, le fit mander pour
l'entendre exposer et discuter les dogmes catholiques. Heureux de proclamer sa
foi, puis sans doute d'être utile à ses frères, Fulgence se rendit avec joie à cet
appel. Mais il profita surtout du temps qu'il passa à Carthage, pour y prêcher,
exhorter les fidèles à la vaillance, ramener les égarés, les mettre tous à même
de réfuter victorieusement les objections des adversaires. Le peuple ne se
fatiguait pas de l'écouter2, on se serait cru aux plus beaux jours de saint
Augustin. Devant le roi, soit par ses discours, soit par ses écrits3, son triomphe
fut tel, raconte son historien, que plus d'un prêtre arien se convertit ; l'œuvre
d'apostolat s'exerçait au palais aussi bien que dans les basiliques. Les évêques
hérétiques s'en émurent, sur leurs représentations, Thrasamund, charmé de son
éloquence, mais nullement convaincu par ses raisons, le renvoya dans son île4.
Du moins la fantaisie du prince avait été profitable à l'église de Carthage, qui
éprouvait les heureux effets du zèle de Fulgence.
L'éloignement ne fit pas oublier au proscrit cette ville et son accueil empressé. Il
adresse aux fidèles une lettre aujourd'hui perdue pour les mettre en garde contre
les séductions de l'hérésie5, il entretient une correspondance avec le diacre
Ferrandus et l'éclaire sur des difficultés doctrinales ou disciplinaires ; mais on
sent bien que ses réponses visent plus haut et qu'elles cherchent à atteindre la
grande chrétienté à laquelle appartient Ferrandus6. Ces marques d'intérêt
augmentaient encore l'affection des Carthaginois pour celui qu'ils avaient bien
des raisons de considérer comme leur propre évêque, tant il en paraissait remplir
le rôle jusqu'au bout. Aussi lorsqu'à la mort de Thrasamund (28 mai 523)7
Hildéric, roi plus clément, rouvrit l'Afrique aux exilés8 et que ceux de Sardaigne
débarquèrent à Carthage, on vit revenir Fulgence avec la plus vive allégresse. La
cité entière, selon son biographe9, s'était portée au Mandracium. Tandis que les
autres évêques descendaient à terre, la multitude restait silencieuse sur le
rivage. Tous les yeux, tous les esprits ne cherchaient que le bienheureux dont les
traits étaient familiers à tous ; on le demandait à tous les vaisseaux. Il parut.
Aussitôt s'élève une immense clameur, on se pousse, on se bouscule. C'est à qui
le saluera le premier et se fera reconnaître de lui, c'est à qui placera sa tête sous
ses mains bénissantes, c'est à qui le touchera du bout des doigts ou seulement
l'apercevra de loin. On s'achemine vers la basilique d'Agileus et quelques
hommes dévoués, tant la presse est grande, parviennent à peine à frayer un
chemin au cortège. Une pluie abondante qui tombe durant le trajet ne calme pas
1 Vita Fulg., 55-56, 61 ; Victor de Tonnenna, a. 523 (Chron. min., II, p. 197) ; Mansi,
VIII, col. 635.
2 Victor de Tonnenna, a. 523 (Chron. min., II, p. 197).
3 Mansi, VIII, col. 635-656 ; Héfélé, III, p. 316-320.
4 Duchesne, Lib. pont., I, p. 283, n° 13, à propos de ce texte (p. 281) : Eodem tempore
venit relatio ab Afris episcopis de constitutione et ut cum consilio sedis apostolicæ omnia
Carthaginensis episcopus faceret. Il existe une soi-disant lettre du pape Boniface II (530-
532) à Eulalius, évêque d'Alexandrie, sur la rentrée de l'église de Carthage dans la
communion de Rome ; elle est fausse de tous points ; (P. L., LXV, col. 43-45 ; Mansi,
VIII, col. 131 sq. ; Jaffé, I, p. 112, n° 883).
Du même coup disparut l'Eglise officielle instituée par eux. Elle avait une
apparence de solidité qui faisait illusion : toute une hiérarchie de diacres, de
prêtres, d'évêques, soumis à la juridiction du patriarche installé dans la capitale,
encadrait le peuple et aidait à la centralisation administrative ; les moines non
plus ne manquaient point1. Toutefois cette belle ordonnance était factice. Ce
clergé, formé surtout d'étrangers à l'Afrique, établi par la force après la
conquête, ne pouvait survivre à ceux qui l'avaient imposé au pays. Si l'arianisme
ne disparut pas complètement avec ses représentants attitrés, il ne subsista plus
qu'à l'état sporadique. Justinien lui infligea un énergique traitement auquel il ne
résista guère2.
Nous ne sommes informés des tendances et des idées de cette cléricature
hétérodoxe que par des écrivains catholiques, Victor de Vita, le biographe de
Fulgence, Procope, Grégoire de Tours. Pour contrôler leurs assertions, le
témoignage de quelques auteurs ariens serait indispensable. En l'absence de tout
document de ce genre, je suis enclin à croire que les historiens hostiles aux
envahisseurs, s'ils ont exagéré dans les détails, n'ont pas dénaturé l'ensemble.
Un fait subsiste, indéniable, c'est la persécution presque permanente, durant les
cent années du régime vandale. L'exemple d'Hildéric clé-montre sans doute que
la volonté royale était nécessaire pardessus tout pour décréter ou suspendre les
poursuites, comment s'imaginer pourtant que les prêtres et les évêques n'aient
jamais exercé de pression sur le roi pour le décider à la rigueur ? Il n'y a pas
lieu, pour juger ces hommes comme ils le méritent, d'alléguer des anecdotes
plus ou moins authentiques et de montrer, par exemple, avec Grégoire de
Tours3, le patriarche Cyrila, soudoyant un faux aveugle pour se donner l'occasion
d'un facile miracle. Cette supercherie qui tient de la légende ne causerait de tort,
si elle était reconnue vraie, qu'à un seul homme. Ce qui jette le discrédit sur
l'ensemble du clergé arien, outre l'unanimité des accusations lancées contre lui,
c'est la durée des barbares traitements auxquels se virent en butte ceux qui
n'acceptaient pas son credo.
II
Les agitations politiques de la seconde moitié du VIe siècle ont surtout retenu
l'attention des historiens. Absorbés par le récit des luttes contre les tribus
africaines et des compétitions sanglantes qui bouleversent Carthage, Procope,
Corippus et les autres ne donnent qu'un regard distrait aux affaires purement
ecclésiastiques. Il n'est pas impossible cependant de planter de distance en
distance quelques jalons sur cette route peu explorée.
Un des premiers soins des évêques, après la campagne de Bélisaire, devait être
de rétablir la tradition catholique presque interrompue depuis cent ans. Le
concile présidé par Bonifatius, en 525, avait déjà commencé ce rude travail.
Reparatus, son successeur au siège métropolitain4, voulut poursuivre son œuvre
et, à peine installé, convoqua un nouveau synode5. Après avoir rendu grâces à
Optimam consuetudinem præteriti temporis, quam violenta captihi vitas per annos
centum dolentibus cunctis abstulerat, iterum servare cupientes ad universalem totius
Africæ synodum fideli devotione convenimus... (Avellana collectio, C. S. E. L., XXXV, n°
85, p. 328).
1 C'est au pape Jean II qu'était adressée la lettre du concile (Avellana collectio, loc. cit.)
; il mourut sur ces entrefaites (8 mai 535), et ce fut son successeur Agapit (élu le 13
mai) qui répondit aux membres du synode en général, et à Reparatus en particulier
(ibid., 86 et 87, p. 330-333).
2 Jaffé, I, p. 114, n° 892, 893 ; Mansi, VIII, col. 848, 850 : P. L., LXVI, Epist., II et III,
col. 43-45 ; Avellana collectio, loc. cit. Les deux évêques Caius et Petrus et le diacre
carthaginois Liberatus composaient la délégation envoyée à Rome ; ils sont nommés
dans les trois lettres ci-dessus indiquées.
3 On régla aussi dans ce synode les relations entre les évêques et les monastères, à
propos de quelques incidents survenus depuis 525.
4 Novelles, XXXVI et XXXVII : Héfélé. III, p. 365. Il ne faut pas confondre cette
députation avec une autre qu'expédia quelques années plus tard (541) au même
empereur un synode de Byzacène présidé par le primat Datianus (Novel., CXXXI, 4 :
Mansi, IX, col. 111 sq. : III, p. 385). C'est vers cette époque qu'on signale à Carthage la
présence de Theodosius, hérésiarque et amant d'Antonina, femme de Bélisaire. Il avait,
dit Procope (Hist. arc., 1), pillé le trésor de Carthage. Bélisaire surprit les deux amants
dans un souterrain.
5 L'édit de Justinien, cause de foule la querelle, fut promulgué entre les années 543 et
545 : Héfélé, III, p. 420 ; Funk, I, p.231.
6 Epist, VI, Ad Pelogium et Analolium, diaconos urbis Romæ (P. L., col. 921-928) ;
Facundus, Pro defensione trium capitulorum, IV, 3 (ibid., col. 624) ; cf. Duchesne, Vigile
et Pélage (Rev. des quest. hist., 1884, II, p. 391 sq., 9). Est-ce à cause de cette
consultation ou pour indiquer la mort du célèbre diacre que Victor de Tonnenna écrit à
l'année 546 (Chron. min., II, p. 201) : Ferrandus Carthaginis ecclesiæ diaconus clarus
habetur ?
exigences impériales. Tandis que le pape Vigile, appelé à Constantinople et
circonvenu par les Orientaux, acceptait la doctrine qu'il avait d'abord réprouvée
et lançait son fameux Judicatum (11 avril 548)1, les Africains se constituèrent les
défenseurs de la foi. Ils se réunirent sous la présidence de Reparatus et, non
contents de repousser l'anathème prononcé contre les Trois chapitres, ainsi que
venait de le faire l'épiscopat illyrien, ils exclurent formellement le pape de leur
communion, rompirent toute relation avec lui tant qu'il n'aurait pas fait pénitence
et expédièrent à Justinien des mémoires en faveur de la thèse condamnée
(550)2. Cette action énergique décida le pape et l'empereur à retirer le
Judicatum.
Une nouvelle occasion de montrer son courage s'offrit bientôt à Reparatus.
Désireux d'en finir avec cette interminable discussion dogmatique, Justinien s'en
remit à un grand concile qui siégerait à Constantinople ; l'Afrique y députa
quatre représentants, à leur tête l'archevêque de Carthage. A peine étaient-ils
débarqués3 que les évêques grecs multiplièrent promesses et menaces pour les
amener à prendre parti contre les Trois chapitres, à renier par conséquent les
décisions de leur synode provincial de 550. Reparatus demeura inébranlable. On
eut alors recours à la calomnie, et on l'accusa d'avoir livré à l'usurpateur
Guntharis, le magister militum Areobindus, parent de l'empereur. L'accusation
était fausse de tous points ; toutefois Justinien, qui ne cherchait qu'un prétexte
pour se débarrasser des opposants, ne se mit pas en peine d'en contrôler le
bien-fondé ; il dépouilla Reparatus de sa charge et l'envoya en exil à Euchaïda4,
où il y mourut le 7 janvier 5635. Primosus (ou Primasius), apocrisiaire (nonce) de
son église6, qui se trouvait avec son chef à Constantinople, ayant consenti à
condamner les Trois chapitres ; fut, d'une manière anti-canonique et du vivant
de Reparatus, élevé sur le siège de Carthage, contre les désirs du clergé et du
peuple7.
Les Africains le reçurent d'abord très mal, peu à peu cependant les esprits se
calmèrent. Deux évêques de la Proconsulaire amenèrent leurs collègues, dans un
synode, à renouer les relations avec lui ; ceux de Numidie les imitèrent, l'année
suivante, dans une assemblée tenue à Carthage8. Il ne resta qu'une minorité
d'irréconciliables envers qui le primat ne garda plus aucun ménagement. Il les fit
bâtonner, jeter dans des cachots, puis exiler, du moins Victor de Tonnenna l'en
accuse formellement9. Lui-même, qui ne consentit point à se soumettre, se vit
interner dans le monastère du Mandracium, il n'en sortit que pour être relégué
dans l'île prochaine d'Ægimurus10, et de là en Egypte11 ; aussi ne doit-on guère
s'étonner qu'il parle en termes forts durs de Primosus et de ses partisans. Malgré
son adhésion sans réserve à la doctrine de Justinien, ce dernier n'avait point
1 Mansi, X, col. 163 sq. ; Gams, p. 463 ; P. L., LXXXVII. col. 149 (cf. 147). Théophane
(P. G., CVIII, col. 681) et Anastase (ibid., col. 1317) signalent une condamnation des
monophysites en Afrique (621), mais sans dire en quel endroit précis elle eut lieu.
2 Le pape ne nomme pas l'archevêque ; on en connaît deux vers cette époque, Fortunius
et Victor. Morcelli (I, p. 56 sq.) met le premier vers 642, et le second entre 646 et 649.
Gams (p. 463) donne pour Fortunius la date de 632 approximativement et fait élire Victor
en juillet 636. Leurs noms ont été rencontrés sur des plombs sigillaires de Carthage
(Miss. cath., 1881, p. 524 ; Bull. Ant., 891, p. 394 : Muenter, Epist. de duob.
monumentis vet. eccl., p. 23 sq. ; C. I. L., VIII, 10965).
3 Mansi. X, col. 798 ; P. L., LXXVII, Epist., IV, col. 145-154 : Jaffé, I, p. 231, n° 2063.
Cf. Duchesne, Lib. pont., I, p. CCXXXIII, 337 et 339, n. 5.
4 On tire logiquement de ce fait que la ville ne fut pas tout à fait rasée par les
conquérants ; il y subsista, au moins pendant quelques siècles, un petit groupe de
population.
5 On les déposa d'abord à Arles, puis à Lyon en 814 ; enfin à Compiègne vers 841 :
Adon, Chron., a. 807 (Pertz, Script., II, p. 320) ; Martyrol. 14 sept. (P. L., CXXVII, col.
355 sq.) ; cf. Duchesne, Lib. pont., II, p. 84, n. 12. Amari, Diplomi arabi, p. XII ;
Chateaubriand, p. 445 ; Mas-Latrie, introd., p. 11, 61-69.
qui servit d'intermédiaire entre l'empereur et le khalife, sinon l'archevêque et les
prêtres, qui ne s'étaient pas éloignés de ce qui subsistait de la cité ?
En 1053, les provinces africaines ne comptent plus que cinq évêques1. Ils étaient
loin les jours d'Aurelius, où la Proconsulaire, la Byzacène, la Tripolitaine, la
Numidie, les Maurélaines, envoyaient leurs nombreux députés aux solennelles
assises de Carthage. Et la concorde ne régnait pas entre ces cinq pasteurs ! L'un
d'eux, titulaire de l'église de Gummi2, s'arrogeait des privilèges qui ne lui
appartenaient point. Le pape Léon IX consulté3 reconnut (17 décembre) l'autorité
prépondérante du métropolitain en ces termes formels Noveris ergo procul dubio
quia, post Romanum pontificem, priutns archiepiscopus et totius Africæ maximus
metropolitanus est Carthaginensis episcopus : nec, quiciunque sit, ille tamis
episcopus aliquam licentiam consecrandi episcopos, vel deponendi, sen
provinciale concilium convocandi habet, sine consensu Carthaginensis
archiepiscopi, cujuslibet dignitatis aut potestatis sit, exceptis his quæ ad
propriam parochiam pertinent ; cetera autem, sicut et alii Africain episcopi,
consilio Carthaginensis archiepiscopi aget4. Et dans une lettre à deux autres
évêques du même pays, après avoir rappelé la suprématie de l'archevêque,
attestée par les synodes africains et les décrets des pontifes romains, il ajoutait :
Nec pro aliquo episcopo in tota Africa potest perdere privilegium semel
susceptum a sancta Romana et apostolica selle : sed obtinebit illud osque in
finem sæculi, et donec in ea invocabitur nomen Domini nostri Jesu Christi, sive
deserta. jaceat Carthago, sive resurgat gloriosa aliquando5.
Les destinataires de ces lettres ne manquaient pas de zèle pour protéger la foi ;
c'est à la suite d'un concile provincial, oui le désaccord avait éclaté entre eux et
leur collègue, qu'ils recouraient au jugement suprême de Rome. Léon leur
décerne des éloges pour le passé et les encourage à redoubler d'efforts6. Mais
que pouvaient ces quelques hommes perdus au milieu de toute une population
musulmane ? Le christianisme déjà si affaibli dans ces contrées continua donc à y
dépérir sans remède.
Deux causes contribuaient à Bâter sa disparition totale : d'abord l'hostilité des
Arabes ; puis, comme si les attaques du dehors ne suffisaient pas, l'es
dissensions intestines. Nous venons déjà de voir un évêque en lutte avec ses
pairs ; en 1073, Grégoire VII nous dévoile une situation plus fâcheuse encore. Il
vient d'apprendre que les habitants de Carthage, irrités contre leur archevêque,
Cyriacus, l'ont accusé auprès des Musulmans. Livré entre leurs mains, il a subi
I
L'épiscopat est institué à Carthage avant la fin du ne siècle ; l'élection
d'Agrippinus remonte, croit-on, à 197. Vers la même époque (194 ou 200),
Tertullien, dans le De baptismo, attribue à l'évêque le droit exclusif de conférer le
baptême. Il le nomme au singulier, en face des prêtres et des diacres ; il lui
décerne l'épithète de summus sacerdos2. Ce langage et le nom particulier
d'Agrippinus révèlent un état monarchique déjà solidement établi. Saint Cyprien
dut lutter pour raffermir ce pouvoir central3 ; mais, remarquons-le, les novatiens
et les partisans de Felicissinus qui cherchaient à le renverser ne s'en prenaient
qu'à lui-même, nullement à la hiérarchie existante. Le supplanter était le but de
leurs efforts conjurés, ils n'allaient pas jusqu'à vouloir morceler l'autorité. Leur
intention se manifesta clairement quand ils installèrent de part et d'autre une
chaire rivale de la sienne. Malgré leur hostilité contre le gouvernement d'alors, ils
ne concevaient donc pas, eux non plus, une église sans un chef unique.
Ce chef, quelle était, selon saint Cyprien, sa situation, ses droits et ses devoirs ?
L'élection se fait d'une manière très solennelle : les titulaires des églises voisines
se réunissent, aussi nombreux que possible, dans la ville à pourvoir et proposent
un nom à l'assemblée des fidèles, ceux-ci l'acceptent ou le rejettent. Pourtant les
évêques règlent les suffrages du peuple lorsqu'ils ne tombent pas sur des
personnes dignes de ce sacré ministère4. Ces observances en vigueur à Carthage
et le sens du mot suffragium qui la désigne. Epist., XLIII, 1 : contra suffragium vestrum ;
LV, 8 : Factus est episcopus... de clericorum pæne omnium testimonio, de plebis quæ
tune adfuit suffragio, de sacerdotum antignorum et bonorum virorum collegio ; LIX, 5 :
post populi suffragi uni, post cœpiscoporum consensum ; ibid., 6 : quando populi universi
suffragio in pace deligitur (il s'agit de l'élection même de Cyprien, et il ne nomme que le
peuple) ; LXVII, 3 : quando (plebs) ipsa maxime habeat potestatem vel eligencli dignos
sacerdotes vel indignos recusandi ; cf. ibid., 4, 5 ; LVI, 1. On trouve le récit d'une
élection populaire de ce genre fort tumultueuse, une cinquantaine d'années après
Cyprien, dans les Gesta apud Zenophilum, 21b, 23a, 24a (C. S. E. L., XXVI, p. 192, 194,
196).
1 Cyprien, Epist., LXVII, 5.
2 Cyprien, Epist., III, 1, 3 ; XLVII, 4 ; LV, 8 ; LIX, 4-5 ; LXVI, 1, 9.
3 Cyprien, Epist., XLV, 3 ; LXXV, 16.
4 Cyprien, Epist., LXI, 3 : cum episcopo presbyteri sacerdotali honore conjuncti, 4 :
episcopo confessore Domini et sacerdote ; cf. ibid., 1, 2 ; XXXVIII, 2 ; LV, 8 ; LIX, 5 ;
LXII, 5 ; LXVII, 2-4 ; Sententiæ episcoporum, 8 et 26 : et en général l'index de Hartel, s.
v. episcopus et sacerdos ; Passio s. Montani, 23 (Ruinart, p. 238).
5 Cyprien, Epist., LVII, 3 ; cf. LXVII, 2 ; LXXII, 2.
6 Cyprien, Epist., LXXIII, 9.
7 De lapsis, 6.
8 De lapsis, 14 ; Epist., LIX, 1 ; LXXII, 2 ; LXXIV, 10 ; LXXV, 1.
9 Epist., VII ; cf. XIII, 6, n. 2, dans Hartel.
10 Vita, 9-10.
11 Voir ses déclarations. Epist., XIV, 4 ; XVII, 1 ; XIX, 1-2 ; XXIX ; XXXII ; XXXIV, 3-4 ;
XXXVIII, 1 ; cf. XXX, 5.
12 Epist., III, 1 et 3.
13 Epist., XV, 1-2.
14 Epist., XXXIII, 1.
celui-là est hors de l'Eglise1. Mieux que les paroles, ses actes proclament assez
haut comment il envisageait les devoirs et les droits de sa charge. S'il s'acquitte
des premiers, il entend qu'on respecte les autres et exige les honneurs même
extérieurs qui sont dus à son rang2.
Dans les règles de l'élection épiscopale telles que les formule saint Cyprien,
l'intervention du clergé et du peuple est fort claire, mais le nombre des évêques
étrangers dont on demandait le concours n'est donné nulle part. En pratique, on
en convoquait sans doute le plus possible. On comprend qu'une pareille latitude
ait pu amener quelque jour des difficultés ; elles se produisirent quand
Cæcilianus prit la place de Mensurius. Les évêques de Numidie lui adressaient
deux reproches : d'avoir été ordonné par le traditeur Félix d'Abdulgni, puis, de ne
s'être fait accepter et assister que par ses collègues du voisinage. La première
question, de fait, fut résolue à la confusion des accusateurs, Félix étant reconnu
innocent : l'autre de droit, était plus délicate à démêler. En qualité de primat,
disent les donatistes à la conférence de 411, Cæcilianus ne pouvait être consacré
que par le plus haut dignitaire après lui, c'est-à-dire par le primat de Numidie,
Secundus de Tigisi3. Saint Augustin répond en invoquant la pratique constante
de l'Eglise : l'évêque de Rome ne reçoit-il pas l'imposition des mains de son
voisin d'Ostie ? Pourtant, comme l'évêque de Carthage n'était pas seulement
primat de la Proconsulaire, mais encore patriarche d'Afrique4, les numides, ses
subordonnés à ce titre, avaient des motifs de réclamer lorsqu'on les excluait de
la cérémonie de son institution. L'usage, à défaut de prescription formelle, les y
autorisait sans doute. Et l'élection de Cæcilianus, dont on attaquerait vainement
la validité, puisqu'elle réunit les suffrages du peuple entier5, l'acquiescement de
presque tout le clergé et l'intervention légitime d'un certain nombre de prélats,
manqua peut-être de quelques formalités plus solennelles, nullement
indispensables. En rejetant sur les prêtres factieux, Botrus et Cælestius, la
responsabilité de cette procédure6, saint Optat nous invite à la qualifier
d'insolite. Il importe d'ajouter qu'aucun de ceux qui y participèrent, et qui
n'avaient guère d'intérêt à faire le jeu des deux prêtres, ne fut choqué de son
irrégularité au point de protester. Néanmoins, pour éviter le retour de semblables
incidents, il devenait urgent de fixer le chiffre des évêques dont la présence
serait requise. Les troubles du donatisme retardèrent le règlement de cette
question, c'est seulement au concile de 397 qu'Aurelius fit admettre,
conformément aux ordonnances de Nicée, que trois évêques suffisent pour en
ordonner un autre7.
Ce même Aurelius, passé, comme Cæcilianus, du diaconat à l'épiscopat8, remplit
exactement le rôle de surveillant (superintentor, έπίσκοπος) que saint Augustin
attribue à l'évêque9 ; il s'applique à répandre la doctrine salutaire et à réfuter les
1 Epist., LXVI, 5 et 8.
2 Epist., III, 2 ; LXVI, 3. Il rappelle (Testim., III. 83) qu'on doit se lever en présence de
l'évêque ou du prêtre.
3 Augustin, Brev. collat., III, 29 : ut princeps a principe ordinaretur.
4 Héfélé, I, p. 170.
5 Optat, I, 18 : suffragio totius populi.
6 Optat, I, 18.
7 Mansi, III, col. 925 ; Héfélé, II, p. 252.
8 Augustin, Epist., XXII, 4 ; De civ. Dei, XXII. 8 ; cf. Tillemont, Mém., XII. p. 555.
9 Enarr. in psalm., CXXVI. 3 ; Sermo, XCIV.
adversaires de la foi1. Aussi, quand, chaque année, il fête avec son peuple la
date anniversaire de sa promotion2, on peut lui rendre cette justice qu'il n'a
point failli à ses engagements. Sans atteindre à la même hauteur que lui, ni que
saint Cyprien, les autres évêques de Carthage se sont guidés sur leurs exemples.
Saint Fulgence, qui pourrait presque prendre rang parmi eux, dit que les évêques
sont les serviteurs du Père de famille, les dispensateurs du Seigneur3, les
prédicateurs de la parole divine4, qu'ils doivent veiller sur le troupeau commis à
leur garde, être sans cesse sur la brèche, dépouiller tout orgueil, se régler sur les
Apôtres, et à leur tour servir de modèle à tous5. Si, dans cette suite d'hommes
remarquables, quelques-uns seulement réalisèrent ce programme en son entier,
tous y tendirent et souvent au milieu de difficultés pressantes. Est-il louange plus
belle à leur décerner ?
L'importance de la ville qu'il administrait devait mettre de bonne heure le chef
spirituel de Carthage en relation avec ceux des autres chrétientés africaines6.
Tant d'occasions attiraient les habitants de l'intérieur dans la capitale, qui était
en même temps le principal port du pays ! N'était-ce pas elle, du reste, qui,
ayant reçu la première le flambeau de la foi, l'avait ensuite, grâce à la facilité des
rapports quotidiens, communiqué aux cités prochaines et, par leur intermédiaire,
à toutes les provinces méridionales ? Les conditions géographiques et politiques
de la contrée, l'histoire des progrès du christianisme en Afrique, disposaient donc
son évêque à obtenir bien vite une supériorité sur tous ses collègues. Elle se
manifeste dès Agrippinus, qui réunit un synode chargé d'examiner la question
baptismale. Peu après, Donatus adresse une lettre de blâme à l'hérétique
Privatus de Lambèse. Saint Cyprien, qui la signale, ne parait faire aucune
distinction entre la réprimande de Donatus et celle que le pape infligea en même
temps7. Cette prééminence s'affirma plus encore avec saint Cyprien. Faut-il
rappeler les six conciles présidés par lui, les nombreuses lettres synodales ou
autres qu'il signe le premier8, les avis que lui demandent de toutes parts les
chefs d'églises ? Sa correspondance nous montre l'Afrique entière tournée vers
lui, attendant de lui direction et encouragement. Malgré la valeur de ce grand
homme, on ne saurait prétendre que cette suprématie s'attache à sa seule
personne, puisqu'elle éclate déjà sous ses prédécesseurs. Elle est donc inhérente
au siège qu'il occupe ; ses vertus propres la renforcent, elles ne la créent point.
Pourtant, en divers endroits de ses écrits, surtout dans son discours d'ouverture
du concile de 256, il repousse énergiquement toute idée de subordination des
évêques entre eux9. Continent expliquer cette contradiction ? Je ne me
1 1891, p. 426.
2 Epist., VIII, 1 : XXIII, titre ; XXX, titre et 8 : XXXI, titre : XXXVI, titre. Notons que, sur
ces six exemples, c'est cinq fois le clergé de Rome qui parle et une fois les confesseurs
africains.
3 Epist., XXXIX ; XLI ; LX ; LXVIII ; LXXII ; LXXV ; LXXXI ; CXIX ; CLXXII CLXXIV ;
CXCV ; CCXVI ; CCXX. Papa doit être l'équivalent de pater, qui se rencontre très souvent
en tête des lettres adressées à saint Augustin. De même, deux évêques d'Espagne
appellent Capreolus : domine pater, domine sancte, venerabilis et beatissime papa,
domine sancte ac venerabilis papa (P. L., LIII, col. 841-849).
4 De Smedt, 1891, loc. cit. Je crois que M. l'abbé Beurlier exagère en parlant (Essai sur
le culte rendu aux empereurs romains, p. 310) de la juridiction de l'évêque de Carthage
sur tous les évêques d'Afrique, dés le début du IIIe siècle. M. l'abbé Duchesne (Culte, p.
16) ne dépasse pas la mesure quand il écrit : Dès le commencement du IIIe siècle son
évêque était déjà comme un primat ou un patriarche. La comparaison qu'il institue
ensuite entre l'évêque de Carthage et le proconsul est juste, à condition qu'on n'attribue
pas au premier comme au second un pouvoir nettement défini sur toute la région.
5 Canons, 4-7 ; cf. Héfélé, I, p. 159 ; Duchesne, Culte, p. 22.
6 Augustin, Contra Crescon., III, 30 : le 25e canon du concile d'Hippone (393). Mansi.
III, col. 920, 923 ; Héfélé, II, p. 242. 244, 246. Mgr Toulotte (p. 54 sq.) parle des
primats provinciaux antérieurs même à saint Cyprien ; je ne sais sur quoi repose cette
hypothèse.
Proconsulaire, était toujours réservée au doyen de l'épiscopat et se transmettait
d'une chrétienté à l'autre, Carthage ne la perdit jamais, quel que fût l'âge du
titulaire1. Cette église, désormais, n'est assimilable à aucune, elle les domine
toutes, elle a rang de métropole, comme Antioche et Alexandrie. Quand
Cæcilianus entendit à Nicée proclamer et maintenir les droits des métropolitains
que l'usage avait établis, quoique son siège ne fût point expressément désigné, il
put voir dans ce sixième canon la confirmation complète de sa dignité. D'ailleurs,
en réclamant contre son élection, les Africains avaient reconnu implicitement cet
état de choses. Pourquoi prétendaient-ils intervenir dans sa nomination, sinon
parce qu'il était leur chef à tous2 ?
Vers la fin du IVe siècle et au début du Ve, cet aveu se retrouve à plusieurs
reprises dans les actes de l'épiscopat. Le premier canon du concile d'Hippone
(393) décrète que toute l'Afrique doit, au sujet de la fête de Pagnes, se régler sur
Carthage, et le quatrième porte que les primats des autres provinces, en cas de
conflit, seront institués d'après le conseil de l'évêque de cette ville3. Le concile de
397 renouvelle ces dispositions et mentionne le droit qui lui appartient de faire
passer, pour le bien de l'Église, des clercs d'un diocèse dans un autre4. Les
assemblées de 401, 407 et 418 décident que les lettres synodales seront dictées
et signées par Aurelius5 ; celle de 403 prend la même résolution pour la
correspondance avec les magistrats civils6. Enfin Possidius nous apprend qu'il
fallut le consentement d'Aurelius, pour qu'Augustin pût devenir le coadjuteur de
Valerius7. Gratus, Genethlius, Aurelius président toujours les conciles, ils en
signent les décisions les premiers ; Aurelius dirige la délégation catholique à la
conférence de 411. Il ne s'agit donc plus pour l'évêque de Carthage d'une
fonction honorifique, désormais il est investi d'une juridiction certaine et
constitué le gardien de la discipline dans toute l'étendue de l'Afrique. Toutefois
aucun titre ne le distingue encore des primats provinciaux, il continue de
s'appeler episcopus, sacerdos ou senex8. Le nom de métropolitain, prononcé
pour la première fois à Nicée, demeure inconnu, tout au moins inusité outre-
mer9.
Les preuves de ce pouvoir effectif ne s'arrêtent pas à la conquête vandale. En
525, l'épiscopat, revenu d'exil, le confirme de la manière la plus solennelle contre
le primat de Byzacène qui avait pu le contester au milieu du désarroi produit par
la persécution10 ; Bonifatius l'exerce en indiquant au primat de Numidie la date
de la fête de Paques11. Entre 530 et 532, les évêques africains proposent au
1 Morcelli, I, p. 33 ; Duchesne, Rev. des quest. hist., 1884, II, p. 409. n. 1 ; Héfélé, II,
p. 242, note.
2 Héfélé, I, p. 170.
3 Mansi, III, col. 894, 919, cf. 133 ; Héfélé, II, p. 241 sq., 246 ; cf. Cyprien, Epist., XL-
XLIII, pour le prêtre Numidicus.
4 Héfélé, II, p. 252 ; Mansi, III, col. 889, 916 sqq.
5 Mansi, IV, col. 494, 503, 508 ; Héfélé, II, p. 262, 279 sq., 298.
6 Mansi, III, col. 787 ; IV, 497 ; Héfélé, II, p. 276.
7 Vita, 8. Sur les pouvoirs de l'évêque de Carthage, cf. Tillemont, Mém., XII, p. 559-561
; Beurlier, op. cit., p. 315 sq.
8 Augustin, De gratia Christi, II, 15 ; Retract., II, 21 ; Epist., LXIV. 2 ; Mansi, IV, col.
447 sq.
9 De Smedt, 1891, p. 425, n. 2 ; Héfélé, II, p. 253.
10 Mansi, VIII, col. 635, 656 ; Héfélé, III, p. 317-319.
11 Mansi, col. 637 sq. ; Héfélé, p. 317. Dans sa lettre au concile de Junca, il annonce la
date de Pâques pour 524 ; Héfélé, III, p. 319.
Saint-Siège un arrangement en vue de faire confirmer l'autorité primatiale de
Reparatus que certains esprits turbulents s'obstinent à méconnaître1, et le pape
Agapit soutient énergiquement sa cause2. Universa præterea, quæ inimicorum
perversitas invaserat, caritati tuæ metropolitana jura reparantes hortamur, ut
ea, quæ tuo vel aliorum nomine rescripsimus, universis debeas innotescere,
metropolitani quippe auctoritate suffultus, ne quis se excusabiliter asserat
ignorare, quod sedis apostolicæ principalitas canonum consideratione perscripsit.
Ces droits (jus pontificis) sont aussi attestés, peu d'années après, par l'empereur
Justinien, à la suite d'une démarche des évêques de Byzacène (541 et 542)3.
C'est dans la seconde moitié du VIe siècle, si je ne m'abuse, que le titre
d'archiepiscopus est, pour la première fois, appliqué par Victor de Tonnenna à
Reparatus4. Il n'entraîne aucun changement dans la situation de celui qui le
porte ; et quand le pape saint Grégoire, en 592, écrit à Dominicus5 au sujet des
privilèges canoniques : Sicut nostra defendimus, ita singulis quibusque ecclesiis
sua jura servamus, il consacre, en ce qui regarde Carthage, l'état de choses
ancien admis de tout le monde. Depuis lors, en dépit des bouleversements qui
marquèrent le vite siècle et de la catastrophe qui le termina, les droits du siège
demeurèrent imprescriptibles. Nous avons entendu à ce sujet les déclarations
expresses de Léon IX. Au XIe siècle, l'archevêque de Carthage est le seul prélat à
qui le pape confère le pallium en Afrique6.
Des faits que je viens de grouper, il découle que l'autorité de l'évêque était
double. Elle s'exerçait d'abord et d'une manière continue sur la ville même et son
étroite banlieue7 ; dans ce champ relativement borné, son zèle agissait chaque
jour. C'est, au contraire, d'une manière intermittente que son action atteignait
l'Afrique entière, domaine plus vaste confié aussi à sa sollicitude. Non pas que
son droit fût discutable, ou sa puissance précaire, mais elle n'avait pas toujours
occasion de se manifester.
Tant qu'il subsista à Carthage un peuple catholique, l'évêque l'instruisit et le
dirigea avec le même pouvoir ; en revanche la juridiction du métropolitain fut
restreinte à diverses l'éprises. Après que les Vandales eurent conquis la
Proconsulaire, les églises de Mauritanie demeurées soumises à l'Empire se
trouvèrent, par la force des choses, séparées de leur centre et rattachées à
Rome8. Plus tard, lorsque les incursions successives des Arabes isolèrent presque
la capitale du reste du pays, les chrétientés, même prochaines, ne reçurent plus
d'elle l'impulsion ordinaire. Ce ne sont là que des éclipses ; à envisager dans son
ensemble l'histoire de Carthage chrétienne, il est exact de dire que les églises
d'Afrique, organisées en corps, sous la direction de son évêque, forment un
II
La hiérarchie catholique, dit saint Optat, se compose des évêques, des prêtres,
des diacres, des ministres et de la foule des fidèles10. Nous venons d'étudier la
première catégorie. Les trois suivantes, qui forment proprement le clergé,
servent d'intermédiaire entre l'évêque et les laïques. Elles doivent être réunies
dans un même cadre.
Durant les deux premiers siècles, les prêtres (presbyteri, præpositi)11 n'ont joué
dans l'Eglise qu'un rôle secondaire, quoique honorifique12 ; il en fut assurément
à Carthage comme ailleurs. Nous n'y connaissons, pour cette période, qu'un seul
homme revêtu de cette dignité : c'est Tertullien. Personne ne niera qu'il l'ait
illustrée par son génie plutôt qu'il n'en reçut lui-même un nouveau relief. Si son
nom est parvenu jusqu'à nous, ses ouvrages n'y ont-ils pas plus contribué que
ses fonctions sacerdotales ? Il ne parait pas disposé, du reste, à s'en prévaloir13,
et je ne suis guère surpris qu'il ne nous ait transmis sur elles que de rares
détails. Il faut le lire de près pour les découvrir ça et là. Le prêtre, écrit-il, n'est
que le suppléant de l'évêque ; s'il administre le baptême, par exemple, c'est en
1 Epist., XXIX.
2 Témoins Cæcilius, qui convertit Cyprien et lui recommande en mourant sa femme et
ses enfants (Vita Cyprien, 4), Felix (Epist., XXIV) et Numidicus (ibid., XL), tous deux
confesseurs de la foi : plus tard encore Saturninus, l'un des martyrs d'Abitina (Ruinart, p.
382, 2 sqq.). Sur le mariage des membres du clergé, cf. Allard, Rev. des quest. hist.,
LVIII, 1895, p. 27-29. Un passage qui concerne Félix est fort obscur : Felix qui
presbyterium subministrabat sub Decimo. Doit-on en conclure qu'il existait des degrés
parmi les prêtres ?
3 De Smedt, loc. cit., p. 407.
4 De Smedt, loc. cit., p. 405.
5 Le P. de Smedt (ibid., p. 416) conclut, contre l'opinion généralement admise, que le
régime paroissial n'exista pas dans les grandes villes avant le milieu du Ve siècle. Prêtres
mentionnés par les inscriptions, C. I. L., VIII, 13403-13114, 14115.
6 Possidius, Vita, 5. Jusqu'alors l'évêque seul annonçait la parole de Dieu.
7 Augustin, Epist., XLI ; cf. P. L., XXXVIII, col. 141, note a.
d'instruments et d'organes de l'évêque1. En effet, dit saint Cyprien, le Seigneur a
choisi les Apôtres, c'est-à-dire les évêques et les præpositi ; quant aux diacres,
ce sont les Apôtres qui, après l'Ascension du Seigneur, les ont établis pour les
assister dans leur charge épiscopale et pour servir l'Église2. Moins encore que les
prêtres, les diacres ne sauraient donc jouir, à aucun degré, des prérogatives
sacerdotales sans permission expresse de leur chef. Tertullien le marque avec
beaucoup de netteté en ce qui concerne le baptême3.
Tant que durèrent les persécutions, indépendamment de leurs travaux
ordinaires, ils s'employèrent à des œuvres aussi délicates que nécessaires.
Visiter les prisonniers, leur porter le réconfort et les encouragements et obtenir,
si possible, un adoucissement à leurs maux, ces soins leur incombaient. Nous les
surprenons plus d'une fois au milieu de ce charitable ministère. Deux diacres
interviennent en faveur de Perpétue et de ses compagnons et leur procurent, à
prix d'argent, d'être transférés dans une partie de la prison moins affreuse ; l'un
d'eux est envoyé par la martyre à son père pour réclamer son enfant4. Sous
l'empereur Dèce, ils accompagnent les prêtres qui vont offrir le sacrifice
eucharistique au milieu des confesseurs5 et prodiguent à tous ceux qui sont
incarcérés pour la foi des consolations précieuses. Ils escortent saint Cyprien
lorsqu'il va mourir6.
La collaboration féconde entre les prêtres et les diacres, que l'évêque exilé
institue pour le bien de son peuple, ne cesse pas au seuil de la prison, elle se
continue dans le fonctionnement général de l'administration. Les lettres où il
renferme ses conseils s'adressent aux diacres tout comme aux prêtres
(presbyteris et diaconibus fratribus)7 ; à diverses reprises il les réunit les uns et les
autres dans des phrases qui attestent leur action parallèle8, sans ligne de
démarcation précise entre le domaine propre à chacun d'eux. Enfin il va jusqu'à
permettre aux diacres, en l'absence d'un prêtre, de recevoir l'exomologesis des
lapsi en danger de mort9. Les diacres, eux aussi, quelque étendues que fussent
auparavant leurs attributions, acquirent donc plus de relief à Carthage par l'exil
de saint Cyprien10. Dire que leur intervention dans le temporel seul de l'église
s'affirma davantage, ce serait, à mon avis, ne tenir compte que d'une partie des
textes que je viens d'invoquer. A les bien envisager tous, on est obligé de
reconnaitre que le rôle spirituel des diacres continence et qu'ils tendent à se
rapprocher des prêtres. Ce mouvement dut se continuer pendant les années
suivantes, car, dès le début du IVe siècle, Cæcilianus passe directement du
1 De Smedt, 1888, p. 383. Aux conciles, les diacres sont souvent mentionnés auprès des
évêques, par exemple en 256 (Cyprien, éd. Martel, p. 435), en 525 (Mansi, VIII, col.
636).
2 Epist., I II. 3. Le Martyrologe hiéronymien (p. LXX, 91), nomme, parmi les martyrs de
Carthage le diacre Catulinus, et la Passio s. Montani (12, 20 et passim, Ruinart, p. 234,
236...) le diacre Flavianus ; d'autres sont mentionnées au C I. L., VIII, 13-115-13419,
14115 sq., et dans la Novelle XXXVII, 1.
3 De bapt., 17.
4 Passio, 3, 6 ; cf. 10, et Ruinart, p. 106.
5 Cyprien, Epist., V ; XIV, 2 ; XV, 1.
6 Acta procons., 5.
7 Epist., V ; VII ; XI ; XII ; XIV ; XVI ; XVIII ; XIX ; XXVI ; XXIX ; XXXII ; XXXIV ;
XXXVIII ; XXXIX ; XL ; LXXXI. Cf. Allard, Rev. des quest. hist., LVIII, 1895, p. 24.
8 Epist., XIV, 3 ; XVI, 3 ; XVII, 2 ; cf. LXXII, 2.
9 Epist., XVII, 1.
10 Cf. de Smedt, 1891, p. 406, n. 5.
diaconat à l'épiscopat1 ; Aurelius fut traité de même moins de cent ans plus
tard2. Saint Augustin avait écrit, à la demande du diacre carthaginois Deogratias,
son traité De catechizandis radibus. Vous m'informez, dit-il en le lui adressant,
que souvent on vous amène des personnes qui ont besoin d'être instruites des
premiers éléments de la religion, car votre science des vérités de la foi et le
charme de votre parole vous font regarder comme mieux doué que tout autre
pour catéchiser3. Ces lignes ne démontrent pas que, désormais, l'initiation des
néophytes est entre les mains des diacres ; en règle générale, elle demeurait
encore réservée aux prêtres. Mais, dans certains cas, les diacres, qui, jadis, n'y
participaient nullement, furent admis à la donner. Même restreinte dans ces
limites, l'innovation ne laisse pas d'être considérable.
Cette extension d'autorité permit à quelques diacres, d'un rare mérite, de
s'illustrer, sans s'élever plus haut dans les ordres sacrés. J'ai cité à diverses
reprises Ferrandus, que saint Isidore vante comme très versé dans les Ecritures4
et que ses lettres pleines de doctrine ont rendu célèbre. Liberatus, son
contemporain, est connu surtout pour avoir défendu la cause de son évêque,
Reparatus, dans l'affaire des Trois chapitres. A l'occasion de ces controverses
théologiques, il composa son Breviarium causæ nestorianorum et
eutychianorum5. Entre des mains aussi sûres et dévouées, l'instruction des
fidèles ou des catéchumènes ne risquait pas de péricliter.
Le pape Agapit, écrivant aux évêques d'Afrique et à Reparatus de Carthage, les
remercie d'avoir délégué vers lui deux de leurs collègues, accompagnés du diacre
Liberatus6. D'autre part, le Breviarium de ce dernier est dit collectum a Liberato
archidiacono ecclesiæ carthaginensis regionis sextæ. Gardons-nous de prendre
pour de purs synonymes les deux qualificatifs donnés à ce personnage. Le
second indique que, tout en restant dans la même catégorie du clergé, il a vu
croître sa dignité. Dès les premiers âges de l'Eglise, les évêques choisissaient
parmi les diacres un homme de confiance qu'ils associaient d'une manière plus
intime à leur gouvernement : on le nommait diaconus episcopi7. Je ne découvre
aucun vestige de cette habitude dans les origines de notre chrétienté, à moins
qu'on ne veuille penser au diacre Pontius, compagnon de saint Cyprien jusque
dans l'exil et auteur probable de sa biographie8. Le nom d'archidiacre, pour
désigner ce collaborateur assidu de l'évêque, est un peu postérieur. Il se
rencontre pour la première fois dans le livre de saint Optai, appliqué au futur
évêque Cæcilianus9. Quelques lignes plus loin, l'auteur le qualifie de diacre10, et
ce nous est une nouvelle preuve que les mots diaconus et archidiaconus
correspondent à des degrés divers d'un même ordre de la cléricature. Au-
1 Je tire ces indications de Victor de Vita, III, 36 : Dum primo presbyteri suppliciis
macerandi ondine citarentur, post anchidiaconum Salutarem artatus pœnis memoratus
Muritta (diacre) : fuit enim secundus in officio ministronum. La situation de l'archidiacre
était un peu fausse ; inférieur aux prêtres en dignité, il leur était supérieur en autorité, à
tel point que saint Jérôme (In Ezech., 48) écrit qu'un archidiacre ordonné prêtre peut
croire qu'il recule, injuriam putat si presbyter ordinetur. C'est pourquoi l'Eglise prescrivit
plus tard que l'archidiacre devait recevoir l'onction sacerdotale. Cf. Heuser, loc. cit.
2 Optat, I, 16.
3 III, 35.
4 Hist. Fr., II. 2.
5 Mansi, VIII, col. 648.
6 Liber de promiss., IV, 6, 10 (P. L., LI, col. 843).
7 Epist., CXXV, 15.
8 L'archiprêtre est particulier à l'Orient ; cf. Kraus, Encycl., s. v. Erzpriester.
9 I, 19.
10 II, 24. Mais on peut mettre en regard ces expressions de saint Cyprien (Epist., XXIII).
Præsente de clero et exorcista et lectore ; (XXXVIII, 2) Merebatur talis clericæ
ordinationis ulleriores quadas à propos d'un lecteur ; et de même (XXXIX, 1) :
ecclesia ; et, à voir les choses de haut, les ministres peuvent à la rigueur se
confondre avec les fidèles. Cependant, à cause de leurs fonctions particulières, je
dois dire quelques mots de ces serviteurs modestes de l'Église.
Les lecteurs apparaissent les premiers à Carthage, Tertullien prononce leur nom
vers l'an 2001 ; mais ils ne deviennent pour nous personnes agissantes que dans
les lettres de saint Cyprien. Il crée lecteurs près de lui deux confesseurs, l'un
romain, l'autre carthaginois, Celerinus et Aurelius, qui s'étaient distingués
pendant la persécution de Dèce2. En annonçant à son peuple cette double
élévation, l'évêque déclare qu'il regrette de ne pouvoir porter encore plus haut
ces deux chrétiens, leur jeunesse s'y oppose ; quand le temps sera venu, ils
monteront aux degrés supérieurs de la cléricature. Des expressions dont il se
sert en parlant d'eux : adulescens... in annis adhuc novellus... non de annis suis
sed de meritis æstimandus3, on conclura qu'il n'existait aucune limite d'âge pour
tenir cet emploi. Victor de Vita cite de nombreux lecteurs tout enfants exilés par
les Vandales4. Une douzaine d'entre eux, soumis à des tourments cruels,
méritèrent d'être honorés pour leur courage par leurs concitoyens5.
Parmi ces jeunes gens ou ces enfants, les uns gravissaient tôt ou tard de
nouveaux échelons de la hiérarchie ; tel fut, selon toute apparence, le cas
d'Aurelius et de Celerinus6. Ils pouvaient peut-être atteindre directement le
diaconat ou la prêtrise, mais le scandale fut grand quand Majorinus, simple
lecteur, obtint l'épiscopat contre son ancien diacre Cæcilianus7. Outre qu'elle
était schismatique, il semble que son élection violait encore les règles canoniques
pour l'avancement des clercs. D'autres ne changeaient pas de condition, comme
l'indique l'épitaphe du lecteur Mena, mort à trente-huit ans8.
Le rôle des lecteurs ressort de leur titre même, saint Cyprien le décrit avec une
heureuse précision dans les deux lettres qu'il consacre à la louange d'Aurelius et
de Celerinus. C'est à eux que l'on confiait l'honneur de monter à l'ambon
(pulpitum) et de lire les Ecritures devant l'assemblée. Comme souvent, ces
hommes avaient été de vaillants défenseurs de la foi, on pouvait contempler
l'exemple, tandis qu'on entendait le précepte9. Ils annonçaient aussi à l'auditoire
le texte sur lequel on allait prêcher ; ils le chantaient lorsqu'il s'agissait d'un
psaume. Saint Augustin, qui nous fournit ces renseignements, raconte qu'un jour
le lecteur se troubla, prit un psaume pour l'autre et le contraignit à improviser
séance tenante un long discours10. Victor de Vita appelle les douze petits
Celerinum... clero nostro... conjunctum. Victor de Vita (III, 39) range aussi les lecteurs
parmi les clercs.
1 De præscript., 41 : cf. de Smedt, 1891, p. 399 ; Peters, s. v. lector, dans Kraus,
Encycl.
2 Cyprien, Epist., XXXVIII ; XXXIX, 3-4.
3 Cyprien, Epist., XXXVIII, 1-2 ; XXXIX, 4-5.
4 III, 34. Le quatrième canon du concile de 391, qui exige vingt-cinq ans pour être admis
au nombre des lecteurs, comme des diacres et des vierges (Mansi, III, col. 880), était
donc tombé en désuétude : cf. C. I. L., VIII, 453, un lecteur d'Ammædara mort à cinq
ans.
5 III, 39-40.
6 Cf. Tillemont, Mém., III, p. 400.
7 Optat, I, 19 ; cf. Cyprien, Epist., XXXIX, 5.
8 C. I. L., VIII, 13423 ; autres lecteurs, ibid., 13422-13725. A Thysdrus (ibid., 55) on
trouve un lecteur de cinquante-six ans : cf. Miss. cath., 1886, p. 101 sq., 137.
9 Cyprien, Epist., XXXVIII, XXXIX, 4-5 ; cf. Duchesne, Culte, p. 333-336.
10 Enarr. in psalm., CXXXVIII, 1.
lecteurs persécutés par les Vandales vocales strennos atque altos modulis
cantilenæ, et il ajoute qu'un ancien lecteur passé à l'arianisme avait jadis été
leur maître1. Ces enfants ne se bornaient donc pas à lire les saints livres ; peut-
être même ce soin incombait-il exclusivement aux plus âgés. Eux formaient un
chœur de voix fraîches qui se faisaient entendre pendant les offices, sous la
direction d'une sorte de maître de chapelle, la maîtrise de quelque basilique.
Chaque église de la ville possédait-elle une semblable schola cantorum ? On n'a
pas de motifs pour l'affirmer. Ce qui ne fait pas doute, c'est que les lecteurs
étaient distribués dans les diverses régions ecclésiastiques et leur appartenaient
en propre comme les diacres ou archidiacres. L'épitaphe de Mena2 nous le
garantit.
Une ordination que conférait l'évêque, entouré de plusieurs collègues,
introduisait les lecteurs dans le clergé3. Parfois néanmoins on n'attendait pas que
cette cérémonie fût accomplie ; saint Cyprien fait préluder Saturus à son futur
emploi en lui accordant, une ou deux fois, la lectio publique. C'est ce qu'il appelle
rapprocher un fidèle du clergé4. L'ordination était précédée d'un examen sérieux
des titres de chaque candidat fait par l'évêque et les presbyteri doctores, à la
personne de qui, si je saisis bien la pensée de saint Cyprien, certains lecteurs
étaient spécialement attachés5.
Optatus, dont il est question dans la lettre à laquelle je me réfère, était agrégé
aux lecteurs en vue d'obtenir le sous-diaconat. Le premier grade ne devait être
que provisoire et connue un acheminement vers le second. Si donc les sous-
diacres (hypodiaconi, subdiaconi), dont l'existence ne se révèle à nous qu'au milieu
du IIIe siècle, le cèdent en ancienneté aux lecteurs, ils occupent un rang
supérieur dans la hiérarchie. Bien que saint Cyprien cite à mainte reprise des
clercs de catégorie, une seule chose demeure certaine, c'est qu'ils remplissaient
un ministère surtout extérieur, et, par conséquent, se rapprochaient des diacres
non pas uniquement par le nom, mais aussi par le genre de vie et les
occupations6. Ceux dont il subsiste une mention sont presque toujours en
voyage, seuls ou accompagnés d'un lecteur, d'un ou de plusieurs acolytes, pour
porter à destination les messages ou les secours de leur évêque et lui
transmettre les réponses7. Ce qui donne à supposer que ce rôle leur est presque
réservé, C'est que nous rencontrons, au commencement du Ve siècle, un autre
sous-diacre de Carthage qui s'acquitte d'une mission identique pour le compte du
1 III, 39. Je vois dans saint Augustin (Enarr. in psalm., XXXII, 5) non pas, comme Peters
(loc. cit.), une preuve de la science des lecteurs en général, mais seulement un
hommage rendu à leurs connaissances musicales.
2 C. I. L., VIII, 13423 : Mena lect(or) reg(ione) qu(arta) ou qu(inta).
3 Cyprien, Epist., XXXVIII, 2.
4 Cyprien, Epist., XXIX : clero proximos feceramus.
5 Cyprien, Epist., XXXVIII, 2. Parmi les qualités requises, on n'exigeait pas une grande
science ; Aurelius, dont on a lu tout à l'heure le nom, ne savait pas écrire. Cyprien,
Epist., XXVII, 1 : quod litteras ille non nosset. Du moins était-il obligé de savoir lire pour
justifier son titre et remplir sa charge.
6 Duchesne, Culte, p. 332 : Il y a lieu de considérer les fonctions de sous-diacre et
d'acolyte comme un développement de celles du diacre.
7 Epist., VIII, 1 ; IX, 1-2 : XX, 3 ; XXXV ; XLV, 4 ; XLVII ; LXXVII, 3 ; LXXVIII, 1.
Pourtant on employait parfois des prêtres (XLIV, 2 ; XLVIII, 1 ; LV, 2) et des diacres
(LXXV, 1 et 13). C'est à ces messagers qu'on attribuait sans doute le nom de responsales
à l'époque de saint Grégoire le Grand : cf. Epist., éd. Ewald, I, p. 155 sq., et les notes :
II, p. 282 sq.
diacre Paulinus de Milan1. Si je rappelle encore le sous-diacre qui assistait saint
Cyprien au moment de son martyre2, deux autres qui avaient failli pendant la
persécution de Dèce, on même temps que l'acolyte Favorinus3, j'aurai dit
presque tout ce que nous savons sur ces deux ordres peu sédentaires4.
Quoi qu'on ait prétendu5, les exorcistes paraissent aussi sous l'épiscopat de saint
Cyprien : l'un d'eux est aux côtés du confesseur Lucianus quand il écrit son
insolent billet sur la réconciliation des lapsi6, et dans une de ses lettres l'évêque
nous représente le démon torturé par les exorcistes, instruments de la puissance
divine7. Je n'ai découvert aucune trace des portiers8. En revanche, il y a des
raisons de croire que l'enterrement des morts était confié à des clercs
inférieurs9, analogues, j'imagine, à ces fossores de Cirta que nous révèlent, en
303, les Gesta apud Zenophilum10.
Le clergé de Carthage, au milieu du me siècle, se répartit donc au moins en huit
ordres depuis l'évêque jusqu'aux fossores. Nos documents ne nous fournissent
pas les moyens d'évaluer l'importance numérique de chacun d'eux, à peine
sommes-nous autorisés à dire, par hypothèse, que l'ensemble atteignait et peut-
être dépassait la centaine11. Cette appréciation ne risquera pas de sembler
exagérée, si l'on réfléchit aux besoins spirituels d'une ville aussi peuplée que
celle-là, et si l'on n'oublie pas qu'en 484, lors de la persécution d'Hunéric, cinq
cents personnes et plus prirent le chemin de l'exil. Elles représentaient, d'après
Victor de Vita, tout le clergé de la capitale12. Il se recrutait parmi ses habitants
surtout. Cette loi souffrait néanmoins quelques exceptions : saint Cyprien
n'hésita pas à introduire dans son église deux étrangers, le laïque Celerinus, dont
il fit un lecteur et le prêtre Numidicus13. Mais ces dérogations à la coutume
s'appliquaient à des hommes d'élite, l'évêque déclare qu'elles lui ont été comme
imposées par Dieu. Dans les autres cas, on pesait soigneusement les mérites des
III
Quiconque n'appartient pas aux ordres que je viens d'énumérer est proprement
hors du clergé et compte au nombre des fidèles. Cependant certaines personnes
ne me paraissent assimilables à aucune de ces deux catégories : les vierges, les
veuves et les moines tiennent en quelque façon le milieu entre les simples
laïques et les clercs. Si une vie plus austère les élève au-dessus des premiers, ils
n'en demeurent pas moins sous la tutelle des autres.
De bonne heure, Carthage vit des âmes poussées par une piété singulière
renoncer au monde et se consacrer à Dieu7. Elles n'avaient pas attendu qu'un
1 De virginibus velandis.
2 De virginibus velandis, 7 : virgules quæ adhuc apud parentes deputarentur.
3 De virginibus velandis, 3 : tanto magis liberæ quanto Christi solius ancillæ ; 16 :
nupsisti enim Christo, illi tradidisti carnem tuam, illi sponsasti maturitatem tuam.
4 De virginibus velandis, 14.
5 De virginibus velandis, 14 ; Apologétique, 39.
6 De Virginibus velandis, cf. les notes de Rigault dans Migne et dans Œhler.
7 De Virginibus velandis, 17 ; Optat, VI, 4-5, et les notes de Du Pin (P. L., VI, col. 1011
sq.).
8 De habitu virginum ; cf. la lettre III (Ad Probam) de saint Fulgence (P. L., LXV, col.
324-339) : Havet, p. 284 sq. 293-295.
9 De habitu virginum, 3 et 20 ; Epist., LV, 20.
10 De habitu virginum, 4.
11 De habitu virginum, 7-14.
12 Saint Cyprien (De habitu virginum, 15) les distingue bien nettement des autres
femmes.
13 De habitu virginum, 15-19. La lettre IV de saint Cyprien et de quelques-uns de ses
collègues nous prouve que les vierges se laissaient parfois entrainer à de regrettables
écarts.
14 De habitu virginum, 24 ; cf. Paulinus, Vita s. Ambrosii (P. L., XI V, col. 28, 4). Le
quatrième canon du concile de 397 (Mansi, III, col. 880) requit l'âge de vingt-cinq ans
pour la profession virginale.
d'Abitina1, et chacune demeure libre de ses actions. Les religieuses soumises à
une règle, groupées sous un même toit, dépendantes d'une seule volonté,
n'existent, pas encore2. Quand saint Optat nous raconte les vexations que leur
infligent les donatistes3, leur genre de vie ne semble point modifié. Mais, en 434,
avant l'entrée de Genséric, dans la ville, l'auteur anonyme du Liber de
promissionibus parle d'un monastère de femmes qui possédait des reliques de
saint Etienne et mentionne un præpositus, sans s'expliquer davantage sur ses
fonctions4. C'était, je suppose, quelque homme d'âge, connu pour sa prudence,
qui gérait le temporel de la communauté. Il ne devait pas être revêtu du
caractère sacerdotal, puisque nous voyons, au cours du récit, un prêtre qui vient
du dehors offrir chaque matin le saint sacrifice.
A côté des vierges, l'Eglise rangeait encore les orphelins (pupilli)5, dont l'évêque
est le protecteur naturel6, et les veuves, dont la douleur demande consolation et
respect. Celles-ci forment une sorte de confrérie à part, analogue à celle des
vierges7, et Tertullien s'indigne qu'un évêque, qui pourrait bien être le sien, ait
admis dans leurs cadres (in viduatu) une vierge de vingt ans8. Il se répand en
éloges magnifiques sur elles9 et avec son exagération habituelle, il va jusqu'à
comparer leur état à un sacerdoce (sacerdotium viduitatis). Elles sont le type
primitif de la femme consacrée à Dieu10 ; elles exercent, en donnant l'exemple
des vertus, une sorte de ministère moral parallèle à celui du clergé. C'est
pourquoi Tertullien les met encore, avec les vierges, à côté de l'évêque, du
prêtre et du diacre11.
Mais ce poste d'honneur leur fut bientôt ravi. Les veuves deviennent
insensiblement de simples assistées, en perdant le caractère de sainteté
particulière qu'elles avaient eu au début, et la vierge, renonçant à la vie
1 Acta s. Saturnini, 16 (Ruinart, p. 389). Sur la coiffure des vierges, cf. Tertullien, De
virg. vel., 7, sub fine. Les Acta s. Saturnini contiennent les principaux noms réservés aux
vierges : outre virgo ou virgo sacra, Deo sacrata (Cosmos, 8 juin 1895, p. 293 ; C. I. L.,
VIII, 13428-13433 ; Bull. arch., 1896, p. 164 sq., n°. 23, 25), on les appelait encore
puella (De virg. vel., 16 ; Optat, VI, 5 ; Liber de promiss., IV, 9 ; Victor de Vita, I, 32, cf.
30-31) et sanctimonialis (De virg. vel., 2 ; Augustin, Epist., CCLIV ; De civ. Dei, XXII, 8,
16 ; Bull. arch., 1892, p. XXIV, C. R. Inscr., 1894, p. 6-8, sur des inscriptions de Gaule) ;
cf. Delattre, Const., XXVII, 1892, p. 3-4 ; Mélanges, X, 1890, p. 507, et d'une manière
générale, Wilpert, Die Gottgeweihten Jungfrauen in den ersten Jahrhunderten der Kirche.
2 La nuit qui précéda le martyre de saint Cyprien, tout le peuple chrétien se réunit
devant la maison où on le tenait enfermé ; les vierges étaient présentes (Acta procons.,
2). Il y a des vierges emprisonnées pendant les persécutions de Dèce (De lapsis, 2) et de
Valérien (Epist., LXXVI, 6).
3 VI, 4-5.
4 IV, 6, 9-11. Le monastère de femmes dont parle Victor de Vita, (I, 30-31) était situé à
Tabarka.
5 Cyprien, Testim., III, 113 ; Augustin, Epist., CCLII-CCLIII.
6 Augustin, Sermo, CLXXVI, 2.
7 Cyprien, De habitu virg., 15 ; C. I. L., VIII, 13427.
8 De virg. vel., 9 ; il ajoute qu'on acceptait parmi elles, après la soixantaine, quelques
femmes mariées.
9 Ad uxorem, 1, 4 et 7-9 ; cf. De monogamia, 11. Sur ces questions, voir J. Réville, Le
rôle des veuves dans les communautés chrétiennes primitives (Bibl. de l'Ecole des Hautes
Études, Section des sciences relig., I, p. 231-251).
10 J. Réville, op. cit., p. 251.
11 De præscript., 3.
charnelle, devient la véritable héroïne de la vie chrétienne1. Nous venons de
suivre les progrès des vierges ; les veuves, au contraire, ne se rencontrent plus
guère après le milieu du IIIe siècle. L'épiscopat de saint Cyprien marque leur
décadence. Certes l'évêque les nomme avec beaucoup de déférence et réclame
pour elles des soins empressés2. Qu'il y a loin cependant des quelques lignes
qu'il leur accorde à l'enthousiasme du traité De habitu virginum !
Dans sa lettre à l'évêque d'Antioche, le pape Cornelius énumère, après les 155
membres du clergé romain, 1500 veuves et pauvres3 ; le rapprochement est
instructif. Désormais, c'est parmi les indigents, les malades, les besogneux,
qu'est marquée la place des veuves. L'église de Carthage, comme celle de Rome,
ne leur en connaît plus d'autre4.
La floraison de la vie monacale en Afrique ne remonte pas au-delà de la fin du
IVe siècle5. Jusqu'alors la pratique rigoureuse de la loi morale avait séduit plus
d'un fidèle ; le montanisme répondait à ce besoin des cœurs ardents, et quand
Tertullien quitta la toge pour le pallium, il est vraisemblable qu'il marquait par ce
signe extérieur sa résolution de mener une vie plus austère. On a pu dire qu'en
revêtant ce manteau inusité chez les chrétiens il s'affichait comme une sorte de
moine avant les moines6. Pourtant, personne n'imaginait encore de se retirer loin
des hommes pour se tenir en union plus directe avec Dieu. Saint Augustin, qui
avait, pu voir en Italie les essais de la vie cénobitique occidentale, fut le premier
il implanter dans son pays, à Hippone, cette nouvelle création de la foi7.
Carthage l'imita promptement ; au déclin du IVe siècle, elle aussi possédait ses
monastères8. Il est à supposer, vu les relations existantes entre Aurelius et
Augustin, que le grand docteur en conseilla ou en favorisa en quelque manière
l'établissement.
Cette institution monastique se développa en dépit des obstacles dont le plus
sérieux, fut les moines eux-mêmes. Le désaccord, en effet, s'était glissé bien vite
parmi eux. Les uns, s'en tenant aux préceptes de l'Apôtre, gagnaient leur pain
par le travail des mains ; les autres voulaient vivre des offrandes des fidèles et
ne pas peiner pour se procurer le nécessaire ; ils se souvenaient, prétendaient-
ils, du conseil évangélique : Voyez les oiseaux du ciel et le lys des champs ; le
Père céleste les nourrit sans qu'ils aient à se soucier de rien. Des laïques prirent
fait et cause pour chaque parti, et l'église fut troublée de leurs dissensions9. Pour
terminer cette querelle, Aurelius appela à son aide Augustin, qui écrivit dans ce
dessein le De opere monachorum, vers l'année 40010. Il y blâme très
franchement ces oisifs qui s'enferment tout vivants et s'abîment dans la prière11.
IV
Dans la communauté, les laïques forment le groupe de beaucoup le plus
compact. Ils se distinguent du clergé surtout en ce qu'ils sont exclus de toute
fonction sacerdotale7. Ils lui demeurent toujours subordonnés, ils lui doivent
obéissance et respect. L'épithète christianus s'applique à quiconque professe la
1 De opere monach., 25, 32. Saint Augustin (Epist., LX, 1) les distingue formellement du
clergé.
2 De opere monach., 39-41.
3 De opere monach., 36.
4 De gub. Dei, VIII, 19 et 21-25.
5 III, 41 et Passio septem monachorum, 16. Victor de Vita (loc. cit.) en nomme six dont
un était l'abbé, un diacre, un sous-diacre et trois simples moines. Cette énumération
nous montre qu'à la fin du Ve siècle les moines tendent de plus en plus à pénétrer dans
le clergé ; cf. Mansi, col. 650 sq. P. G., LXXXXVIII, col. 563. Les Vandales avaient aussi
leurs moines ariens ; Victor de Vita, II, 2.
6 Bell. Vand., II, 26 ; De ædif., VI, 5. Sur ce monastère, cf. Victor de Tonnenna, a. 555
(Chron. min., II, p. 204).
7 C'est ce que le P. de Smedt tire de ce texte de Tertullien (De præscript., 41) : Hodie
presbyter qui cras laicus : nam et laicis sacerdotalia, munera injungunt. Il s'agit des
hérétiques.
foi en Jésus-Christ ; mais le chrétien est catecuminus ou fidelis, suivant qu'il a
reçu ou non le baptême1. En thèse générale, ces trois termes suffisent, l'un qui
sépare les chrétiens des païens, les autres qui expriment le degré d'initiation.
Les catéchumènes (catecumini, neophyti, audientes, auditores, novitioli, tirones)2 se
préparaient au baptême ; ils recevaient l'instruction des prêtres-docteurs et plus
tard des diacres. Sans faire encore partie intégrante de l'Eglise, ils ne lui
demeurent pas indifférents ; la correspondance de saint Cyprien montre qu'ils
ont place dans les préoccupations des pasteurs, surtout pendant les jours
d'épreuve3. Leur éducation religieuse comprend l'explication et le commentaire
de l'Ecriture, on y rattache les éléments doctrinaux du christianisme4. Grâce au
livre De catechizandis rudibus, qui est une véritable méthode à l'usage des
catéchistes carthaginois, nous saisissons avec quel soin et dans quel esprit
l'Evangile s'enseignait. Saint Augustin y descend jusqu'aux plus minutieuses
recommandations et, ne perdant jamais de vue à quelles personnes s'adresse le
diacre qui l'a consulté, il lui fait toucher du doigt les moyens les plus propres à
les atteindre et à les éclairer.
Fidelis désigne le chrétien baptisé, Tertullien et saint Augustin viennent de nous
l'apprendre5. C'est ainsi qu'il y a lieu d'interpréter les très nombreuses épitaphes
exhumées du sol de Carthage, spécialement de la basilique de Damons el Karita,
qui présentent la formule fidelis in pace. Distingués de leur vivant par l'épithète
fidelis, les chrétiens s'en parent jusque dans la mort comme de leur titre le plus
glorieux.
Ces fidèles portaient d'ordinaire des noms assez simples : Aemilianus, Agrippina,
Attalus, Columba, Cresconius, Dalmatius, Emerita, Felix, etc.6 Plusieurs
cependant, peut-être par humilité, s'attribuaient des dénominations dégradantes
: Asinarius, Gulosa, Mendicus, Bernaclus (pour Vernaculus)7. On trouve aussi
Veneria et Venus8, qui surprennent davantage. Mais le fait le plus remarquable
qu'on observe dans cette onomastique, c'est la fréquence des composés
rappelant une idée religieuse ou la pensée de Dieu, tels que Adeodatus,
Benenatus, Deogratias, Deumbabet, Deusdedit, Habetdeus, Quodvultdeus,
Vincemalus9. Ils font aussitôt penser aux composés puniques, si fréquents eux
1 Augustin, Serm., XLVI, 31 ; saint Augustin ajoute catholicus parce qu'il parle contre les
donatistes. Cf. Tertullien, De præscript., 41.
2 Tertullien, De præscript., 41 ; De pænit., 6 ; Cyprien, Epist., VIII, 3 ; XVIII, 2 ; XXIX
Augustin, De cateth. rudibus.
3 Cyprien, Epist., VIII, 3 ; XVIII, 2.
4 Voir à ce propos J. Réville, L'instruction religieuse dans les premières communautés
chrétiennes (Bibl. de l'École des Hautes Études, Section des sciences religieuses, VII, p.
249-275 ; surtout p. 273).
5 Augustin, Serm., XLVI, 31 ; cf. Tertullien, De præscript., 41 ; D., Epigr., p. 147 sq.
6 C. I. L., VIII, 13443, 13446, 13413, 13558, 13582-13590, 13603, 13634, 13669-
13674, etc. On en trouvera une longue liste dans D., Arch., p. 17 sq. : voir aussi les
noms cités dans la correspondance de saint Cyprien, en particulier Epist., XXII, 2-3.
7 C. I. L., VIII, 13468, 13122, 13191, 13992 sq., cf. 14223 : Cosmos, 2 nov. 1880, p.
386 ; cf. de Rossi, Inscr. christ. urbis Romæ, I, p. CXIII : Le Blant, Inscr. chrét. de la
Gaule, II, p. 66-69, et préface, p. CI.
8 C. I. L., VIII, 13988 sq. : D., Arch., p. 21. Cf. Allard, L'art païen sous les empereurs
chrétiens, p. 241 sq.
9 C. I. L., VIII, 13431-13440, 14120 sq., puis 13184, 13491-43499, puis 14128-14130 ;
13609-13612, puis 13631, 14184 ; 13614 ; 13422, puis 13615-13618 ; 13723 ; 13812-
aussi dans l'épigraphie de la première Carthage : Baalsillec, Bodmelkarth,
Baalhannon, Hannibaal, Abdmelkarth, Aderbaal, Jatonbaal, Azrubaal, Maharbaal,
Abdeshmoun, etc.1 Sommes-nous donc en présence d'un usage local, conservé
soigneusement par les populations africaines et qui se serait perpétué à l'époque
chrétienne ? Je me le persuaderais malaisément. En effet, on ne commit aucun
exemple de composés de ce genre créés et portés par les colons romains ou
romanisés, entre 146 avant Jésus-Christ et l'établissement du christianisme ; il
faudrait avant tout rendre compte de cette lacune. Fait plus étrange encore, les
noms de ce type, rares au IIIe siècle, se multiplient sous le Bas-Empire2, c'est-à-
dire dans un temps où les traditions puniques s'effacent de plus en plus. Enfin
ces formes ne sont pas propres aux régions jadis possédées par les Phéniciens.
Elles se montrent en Italie, au plus tard à partir du IVe siècle, dit M. de Rossi3. Il
convient donc, je pense, d'abandonner l'hypothèse d'une origine punique ;
toutefois, il est indéniable que les Africains, quelle que fût leur religion, ont
toujours aimé ces noms qui contiennent l'expression d'une piété spéciale et une
sorte d'hommage incessant rendu à la divinité4.
L'onomastique ne nous renseigne guère sur la condition sociale des chrétiens
carthaginois ; l'absence des tria nomina sur les épitaphes des cimetières5 n'est
pas une raison de croire que personne parmi les défunts n'appartenait aux
classes moyennes ou même élevées de la cité. Par les écrivains ecclésiastiques
nous avons des indications plus précises : le De corona militis prouve que, de
bonne heure, les fidèles avaient pénétré dans l'armée ; les conseils de Tertullien
aux artisans, aux boutiquiers6, nous montrent le commerce conquis ; les
allusions aux amis et parents du proconsul Scapula7 laissent entendre que les
hauts fonctionnaires eux-mêmes et les riches commençaient à être atteints. Le
groupe de sainte Perpétue et de ses compagnons, où sont réunis autour d'une
noble femme des petites gens et des esclaves, offre comme un tableau en
raccourci de cette importante communauté au début du Me siècle. Dans les
lettres de saint Cyprien, hommes, femmes, enfants, sont qualifiés de martyrs, de
confesseurs, de lapsi, etc. ; mais leur profession ou leur état-civil s'efface en
13884, puis 14192-14194 : 14011 ; je néglige les formes orthographiques fautives. Sur
ces noms en deus, cf. Ewald, édit. des Epist., de saint Grégoire, p. 15, n. 2, et 481, n. 1.
1 C. I. S., n° 110, 111, 115, 176, 133, etc. : Mowat, Rev. arch., XIX, 1869, p. 219 sq. ;
Toutain, Cités, p. 184 ; Jullian, Rev. hist., LXIII, 1891, p. 321 sq.
2 Les Sententiæ episcoporum de 236 (Cyprien, éd. Hartel) ne contiennent qu'un seul
nom de ce genre, Theogenes, sur 87 évêques présents : encore sa forme grecque ne
permet-elle pas de l'assimiler complètement à ceux que j'ai cités. Au contraire, la Notitia
provinciarum et civitatum Africæ qui est de la fin du Ve siècle, donne 1 Deumhubet, 8
Quodvultdeus, 8 Adeodatus, 1 Servusdei, 1 Habetdeus, soit 19 exemples sur 466
titulaires des sièges africains.
3 Inscr. christ., loc. cit. ; mais, dès le milieu du siècle, on rencontre à Naples,
Κελευσαντουθεοΰ, équivalent grec de Quodvultdeus (Notizie degli scavi, 1894, p. 174).
4 Saint Augustin (Enarr. psalm., XXXII, serm., 1, 4) nous dit que les chrétiens avaient
toujours sur les lèvres cette exclamation : Quod vult Deus, A la volonté de Dieu ! Ces
trois mots réunis pour former un nom n'exprimaient rien de plus que lorsqu'ils étaient
séparés en manière de formule.
5 Après le IIIe siècle, les chrétiens ne se servent plus des tria nomina : cf. de Rossi, op.
cit., p. CXII sq. ; Le Blant, op. cit., p. XXII sq., et II, p. 263 ; id., Manuel d'épigr. chrét., p.
39 sq.
6 De idol., 3, 8, 11.
7 Ad Scapulam, 5 ; C. I. L., VIII, 13535. On a trouvé à Damous el Karita l'épitaphe d'une
c(larissima) f(emina) : Gsell, 1891, p. 52, n° 115.
quelque sorte derrière ces épithètes. J'y trouve seulement un fabricant de nattes
et une couturière, excommuniés tous deux par les représentants de l'évêque,
lors de la persécution de Dèce1. Une inscription exhumée dans la plaine, entre La
Malga et La Marsa, nous a révélé un procurator fundi Benbennesis2, qui rappelle
cet autre procurateur impérial, Macrobius Candidianus, dans le terrain de qui fut
déposé le corps de saint Cyprien. Outre ces deux personnages, nous ne
connaissons pas de fonctionnaires du Haut-Empire à qui nous puissions appliquer
avec certitude le qualificatif de chrétiens3. Au IVe siècle, saint Augustin nous
l'apprend, dans cette église de citadins4, les gens instruits se rencontrent
fréquemment ; par leur science comme par leurs vertus, ils la font briller d'un vif
éclat.
La charité qui animait les cœurs se manifestait surtout pendant la persécution. La
police a-t-elle arrêté quelques frères ; aussitôt à prix d'argent, à force d'habileté,
d'autres se glissent dans la prison et apportent aux détenus des secours
matériels5, tandis que les prêtres et les diacres leur donnent les consolations de
l'âme. A toutes les époques où le nom chrétien est proscrit, sous Septime
Sévère6, sous Dèce7, sous Valérien8, sous Hunéric9, nous constatons le même
empressement. Les étrangers reçoivent aussi le meilleur accueil ; quand ils sont
munis d'une recommandation du chef de leur chrétienté, ils jouissent de
l'hospitalité la plus touchante10. Au contraire, le fidèle s'écarte, sans les haïr
pourtant, des païens ennemis de sa foi, et aussi de ceux qui, reçus jadis dans le
sein de l'Eglise, l'outragent et la déshonorent, histrions11, hérétiques,
schismatiques12, tous ces antichrists13, indignes de pitié jusqu'au jour où ils
auront accompli une sérieuse pénitence. Les écrivains catholiques se plaisaient à
opposer le genre de vie des disciples du Christ et de leurs adversaires, à mettre
I
Le pape Fabianus, au milieu du IIIe siècle, avait fractionné Rome en sept régions
ecclésiastiques, attribuant à chacune d'elles un diacre, un sous-diacre et six
acolytes1. Carthage était de même divisée en un certain nombre de régions ; et,
l'on a vu que la prééminence des diacres ou archidiacres sur chaque partie de la
ville, avec des clercs sous leurs ordres, y était aussi vraisemblable qu'à Rome.
Faut-il admettre qu'on avait copié jusqu'au bout l'organisation romaine et que le
nombre des sections s'élevait également à sept2 ? Les documents ne vont que
jusqu'à la sixième3 ; il sera donc prudent de ne rien affirmer au-delà de ce
chiffre. Les églises n'étaient pas réparties d'une manière uniforme entre les
divers quartiers ; la population chrétienne ne pouvait pas être égale dans tous, ni
par conséquent les besoins spirituels identiques. Les évêques avaient dû profiter
des circonstances favorables pour les établir un peu de toutes parts. Pourtant
chaque région possédait au moins un lieu d'assemblée et de prière, faute de quoi
le sectionnement n'aurait eu aucune raison d'être. Quand elle en renfermait
plusieurs, l'un d'eux était l'église principale ; c'est ainsi que j'interprète les textes
où il est question, par exemple, de la basilique de la seconde région, sans autre
explication. Au-dessus de ces basiliques (peut-être était-ce l'une d'entre elles), se
distinguait la cathédrale proprement dite où l'évêque officiait. Nous sommes
fondés, ce me semble, à nous figurer de cette façon l'organisation matérielle de
la chrétienté carthaginoise vers le temps d'Aurelius, sinon déjà au siècle
précédent. J'ai eu l'occasion d'énumérer les églises dont le souvenir a survécu, et
cette liste bien incomplète nous a permis d'admirer quelle riche floraison s'était
épanouie autour de Byrsa. Pénétrons-y maintenant et recherchons quelle en était
la destination4.
On ne connut guère en Afrique l'usage des catacombes5, aussi les chrétiens
durent-ils de bonne heure consacrer au service divin des monuments spéciaux.
1 Dormitio, dans le langage de l'Eglise, exprime le repos de la mort ; Cyprien, loc. cit. ;
C. I. L., VIII, 10542 : dormit in pace.
2 Tertullien, Apologétique, 42.
3 Victor de Vita, I, 16.
4 Tertullien, De anima, 51. Lorsqu'il s'agissait d'un grand personnage ou d'un martyr, les
honneurs étaient beaucoup plus brillants, témoin le magnifique cortège qui transporta de
nuit le corps de saint Cyprien dans l'area de Macrobius, cum voto et triumpho magno
deductum est (Acta procons., 5).
5 Passio s. Montani, 15 (Ruinart, p. 235).
6 Delattre, Basil., p. 10 ; Miss. cath., 1883. p. 371, 377-380 ; Cosmos, 21 mars 1888, p.
466 ; cf. C. I. L., VIII, 13448, 13156, 13461, 13550, 13518, 13159, 13326, 13358,
13987, 13999, 14025, 14027 ; Const., XXVII. p. 25 sq., 28, 40. Damous et Karita et les
environs ont rendu aussi des mosaïques tombales à inscriptions (C. I. L., VIII, 13751,
13813 ; Bull. arch., 1891, p. 411, n° 274 sq.).
7 Ils sont attestés par les épitaphes inscrites de part et d'autre d'une même plaque : C.
I. L., VIII, 13120, 13422, 13128, 13551, 13567, 13519, 13624, 13698, 13769, 13923,
13971, 14028, 14061 sq. ; Const., loc. cit., p. 6 sq.
8 De Rossi, Roma sott., I, p. 86-99 ; Lavigerie, p. 437-443.
9 C. I. L., VIII. 13397-13433 (cf. 11115, qui ne provient pas du même lieu) : Const., loc.
cit., p. 2-4 ; Cosmos, 29 juin 1895, p. 404 ; Bull. arch., 1891, p. 410, n° 224-226.
10 Les inscriptions de Damous el Karita sont au C. I. L., VIII, 13393-14096 et dans
Const., loc. cit., p. 1-53 : le C. I. L. a aussi recueilli d'autres textes chrétiens de Carthage
1083-1101, 1125, 1167, 1169, 10542, 10519 sq., 14097-14269.
des catégories dans cet amas d'inscriptions et pour les classer dans un ordre
chronologique1. D'ordinaire le nom du défunt est suivi de la simple mention
fidelis in pace, presque inconnue hors de Carthage, même en Afrique2 ;
antérieurement, on écrivait avec plus de brièveté in pace3. D'autres expressions
se rencontrent, telles que fidelis in Deo4, in pace recessit5, in pace et paradissu6,
in pace et irene7 ; çà et là encore de rapides acclamations : adjuva, spes in Deo,
vivas in Deo8. C'est à peine si, sur deux ou trois dalles, on constate quelques
prétentions littéraires9.
En dehors de cette basilique, des tombes assez fréquentes, disséminées ou par
groupe, ont revu le jour en divers endroits autour de la ville10. A La Marsa, on
exhume un sarcophage monolithe rectangulaire avec un couvercle en arête
imitant une toiture de tuiles11 ; il ressemble aux sarcophages brisés de Damous
el Karita. Dans la plaine, entre La Malga et Sidi Bou Saïd, des Arabes découvrent
un tombeau à trois compartiments superposés ; trois squelettes reposaient sur
cette triple étagère de pierres plates12. Un autre tombeau de structure ordinaire,
situé vers La Marsa, renfermait aussi les restes de plusieurs cadavres13. A côté
de ces exemples isolés, les cimetières chrétiens de Bir el Djebbana offrent des
séries fort intéressantes : d'abord, un type ancien formé de plaques de mortier
juxtaposées, verticales, puis horizontales pour le couvercle, par-dessus lequel
s'élève une double rangée en faite14 ; en second lieu, des caisses en maçonnerie
d'âge moyen, avec des épitaphes tantôt sur pierre, tantôt en mosaïque15 ; enfin
deux demi-cylindres reposant sur une base quadrangulaire, entièrement revêtus
de brillantes mosaïques, et qui ne remontent pas plus haut que le VIe siècle16.
L'un d'eux est le plus beau des monuments funéraires non païens que Carthage a
rendus jusqu'à ce jour. Mais les sépultures17 les plus curieuses se composent de
1 Epigraphie.
2 D., Epigr., p.148 sq. ; Miss. cath., 1896, p. 113-116 ; cf. Gsell, 1892, p. 121, n. 148 ;
l'expression grecque est πιστός έν είρήνη (Bull. arch., 1891, p. 440, n. 22 2). On a lu
cette formule cependant à Sétif (C. R. Hipp., 1881, p. Lux ; Bull. arch.. 1892. p. 124) et
à Maktar (Bull. arch., 1891. p. 524, n° 122).
3 Delattre, Epigr., p. 146.
4 Cosmos, 29 juin 1895, p. 406 ; cf. C. I. L., VIII. 13917.
5 Cosmos, 8 juin 1895, p. 296 ; cf. Const., loc. cit., p. 1, 32, 31 ; Gsell, 1893. p. 222, n.
193.
6 C. I. L., VIII, 13603.
7 C. I. L., VIII, 1091.
8 C. I. L., VIII, 1106, 14117-14119, 10550.
9 C. I. L., VIII., 13473, 13535, 14031 (en vers) ; cf. 13661, 14033-14037.
10 Delattre, Tun., p. 363.
11 Cosmos, 24 mars 1888, p. 466.
12 Miss. cath., 1883, p. 574 ; cf. de Rossi, Roma sott., I, p. 93-94.
13 Miss. cath., 1883, p. 322.
14 Miss. cath., 1882, p. 118. Le P. Delattre, ayant remarqué des clous dans ces tombes
et dans quelques autres de Damous et Karita (ibid., 1883, p. 317), pense que les
premiers chrétiens de Carthage se servaient de cercueils de bois.
15 Miss. cath., 1883, p. 93-96, 101.
16 Miss. cath., p. 108. Pour être complet, il conviendrait d'ajouter des tombes
postérieures faites de morceaux empruntés aux cimetières païens du voisinage (ibid., p.
107). Il y a donc en cet endroit quatre couches successives attribuables à quatre
époques différentes.
17 Je signale encore un cimetière au Kram, sur lequel nous ne possédons pas de
renseignements précis (Cosmos, 8 juin 1895, p. 296).
jarres ou amphores sciées par le milieu, dont on rapprochait les deux parties
après y avoir introduit le corps du défunt. Ces cercueils d'un nouveau genre,
réservés d'ordinaire aux enfants, ont reparu1 en petite quantité à Damous el
Karita et à Bir el Djebbana2. Les chrétiens employaient donc, comme les tenants
de la vieille religion, les modèles de tombeaux les plus divers3, à l'exclusion
toutefois de ceux qui ne pouvaient être utilisés qu'après incinération.
II
Trois fois par semaine, la communauté se réunissait dans les basiliques : le
dimanche, jour de fête par excellence, puis le mercredi et le vendredi4, qu'on
désignait encore, à l'époque de Tertullien, sous le nom de stationes. Bientôt, ce
terme tout militaire, qui représentait les fidèles pour ainsi dire en faction5,
changea de sens et s'appliqua simplement aux réunions à l'église ; c'est ainsi
que le comprend déjà saint Cyprien6. Je lui conserve ici l'acception primitive.
Les stations étaient des jours de jeûne. Tandis que les montanistes se vantaient
de prolonger le jeûne jusqu'au soir7, les catholiques le rompaient à la neuvième
heure ou trois heures de l'après-midi (semijejunia)8. Les stations et le dimanche
étaient consacrés par deux sortes d'assemblées du culte, la collecta et le
dominicain, l'une occupée par la prière, l'autre par le sacrifice eucharistique9.
Elles se succèdent pendant la matinée du dimanche ; les mercredi et vendredi, à
Carthage, on offre seulement l'Eucharistie10.
La collecta (colligere) se passe avant l'aube11. La prière en est l'objet principal ;
on lit aussi des passages de l'Écriture et les Passions des martyrs pour édifier,
instruire, encourager l'auditoire, qui entend encore des homélies et reçoit des
215) nomme un senior sodalicii. Kraus les compare à nos modernes marguilliers. Le choix
qu'avait fait d'eux Mensurius pour leur confier les trésors de l'église corrobore cette
opinion.
1 C'est en ce costume que saint Cyprien marcha au martyre (Acta procons., 5) ; cf.
Duchesne, Culte, p. 365-368.
2 Vita Cyprien, 16 ; cf. Ruinart, p. 214, n. 56.
3 Tertullien, De virg. vel, 9 ; Cyprien, Testim., III. 46.
4 Tertullien, Apologétique, 39 ; Ad mart., 2 ; De bapt., 9 ; De jejun., 11 ; Cyprien, Ad
Donatum, 16.
5 Tertullien, De jejun., 2, 13-14 ; De orat., 18.
6 De jejun., 15.
7 Augustin, De gestis cum Emerito, 4 (et la table dans P. L., s. v. Quadragesima) ;
Duchesne, Culte, p. 231 sqq.
8 Mart. hieron., p. LXX.
9 Tertullien, De orat., 23 ; Ad uxor., II, 4.
10 Duchesne, Origines de la liturgie gallicane (C. R. du congrès scientifique des
catholiques, 1888, II), p. 338 ; Culte, p. 83, 287, n. 1, 290, n. 1.
11 Epist., LXXV, 6.
12 Tertullien, De idol., 1.4 ; De corona mil., 3 ; De orat., 23 ; De jejun., 14 ; De bapt.,
19. Le mot Pentecôte a donc alors deux sens distincts : il s'applique à la fois à la période
quinquagésimale et au jour où elle prend fin.
pendant ce temps n'est signalé en Afrique qu'a une assez basse époque1. Je ne
serais pas surpris cependant que l'emploi en fût beaucoup plus ancien, puisque
Tertullien nous a déjà montré cette parole de reconnaissance adoptée autour de
lui par les chrétiens fervents dans leurs prières en famille. La cinquantaine
pascale ne constitue qu'une trêve bien courte aux austérités coutumières ; elles
reprennent aussitôt après, et saint Augustin parlant aux Carthaginois, en 411,
fait allusion au jeûne ordinaire qui suit la Pentecôte2. A tous ces jeûnes des
stations du Carême, de la Pentecôte, si on ajoute ceux que les évêques
prescrivaient parfois, on se rendra compte que l'année n'était réellement qu'une
longue expiation.
Outre Pâques et la Pentecôte, d'autres solennités encore rompaient l'uniformité
de la vie quotidienne. C'étaient Noël au 25 décembre et l'Epiphanie au 6 janvier ;
dans l'intervalle, les fêtes de saint Etienne, de saint Jean-Baptiste et de saint
Jacques, des saints Innocents (ss. Infantes), puis celles des saints Pierre et Paul
au 29 juin, des Macchabées au 1er août, de saint Luc au 13 octobre, de saint
André au 29 novembre, de saint Sébastien, de sainte Agnès, de saint Vincent, les
20, 21, et 22 janvier, de sainte Agathe le 5 février, et un nombre considérable de
jours réservés à des martyrs la plupart africains ou même carthaginois. Il ne faut
pas chercher dans ce tableau l'état de choses originel ; cette série de fêtes
s'établit peu à peu, et les fastes ecclésiastiques suivirent une progression
analogue à celle de la chrétienté. Toutes, du moins, étaient instituées dès le
début du VIe siècle, où fut composé le Calendrier de Carthage qui nous en a
transmis le souvenir3.
Pâques est la plus importante, non seulement parce qu'elle rappelle le fait
primordial de l'histoire du christianisme et qu'elle marque, en Afrique, le principe
de l'année religieuse4, mais parce qu'à cette date l'Eglise, en conférant le
baptême aux catéchumènes, voit s'accroître le nombre de ses fils. La Pentecôte
ne tarda pas à devenir une seconde fête baptismale. Tertullien5 et même saint
Augustin6, si je ne m'abuse, n'en connaissent pas d'autre. Avant la fin du Ve
siècle, on en avait adopté une troisième, l'Epiphanie7, où se commémorait le
baptême du Sauveur. Le catéchumène qui désirait l'initiation et qui était jugé
suffisamment instruit, donnait son nom au commencement du Carême8. Admis
dès lors dans la catégorie des élus ou compétents, il se préparait par la prière, le
jeûne, la confession et toute une série de pieuses veilles, à recevoir le
sacrement. La nuit de Pâques venue, en présence de l'évêque, à son défaut du
1 Isidore, De ecclesiasticis officiis (P. L., LXXXIII, col. 150). Il ajoute qu'on y chantait
encore l'alleluia tous les dimanches de l'année.
2 Sermo CCCLVII, 5.
3 Ruinart, p. 618 sq. ; Mart. hieron., loc. cit. Le culte de Marie, la dévotion à saint
Etienne et aux saints d'Orient étaient assez répandus (Miss. cath., 1886, p. 256 ; 1881,
p. 509, 524 ; Vellard, p. 21, 50, 63 ; Diehl, Afr., p. 401).
4 Mart. hieron.. loc. cit.
5 De bapt., 19. Mais il ajoute : omnis hora, omne tempus habile Baptismo.
6 De civ. Dei, XXII, 8, 3-4 ; Serm., CXXXII, 1 : CCXXIV-CCXXVIII ; CCLX ; CCCLXXVI ces
sermons ont dû être prononcés à Hippone, mais l'usage était le même pour toute
l'Afrique ; Procope, Bell. Vand., II, 14.
7 Victor de Vita, II, 41. En temps de persécution, les baptêmes dans la prison n'étaient
pas rares ; voir par exemple la Passio s. Perpetuæ et la Passio s. Montani, 1 (Ruinart, p.
230).
8 Augustin, Sermo CXXXII, 1 : Ecce Pascha est, da nomen ad Baptismum ; cf. Duchesne,
Culte, chap. IX.
prêtre ou du diacre, il renonce au démon et à ses pompes. On le conduit ensuite
au baptistère attenant à la basilique, et on l'immerge trois fois dans un de ces
larges bassins pavés de mosaïque dont La Marsa et Damous el Karita nous
offrent des spécimens. Au sortir de l'eau salutaire, l'évêque lui trace une onction
sur le front avec l'huile consacrée et lui confère l'Esprit de Dieu par l'imposition
des mains. Le baptisé prend part aux saints mystères et communie pour la
première fois ; une collation composée de lait et de miel termine la cérémonie.
Pendant une semaine, les nouveaux chrétiens doivent s'abstenir du bain
quotidien. A cette description, dont j'emprunte les traits à Tertullien1, saint
Cyprien ajoute quelques détails : il insiste sur les interrogations posées au
néophyte, sur la récitation du symbole de la foi, sur l'imposition des mains2.
Victor de Vita nous fait assister à la cérémonie même ; nous voyons l'évêque
bénissant l'eau, escorté de ses diacres et entouré d'une foule de postulants au
baptême. En quittant la piscine, avant de reprendre ses vêtements, le fidèle est
recouvert de linges spéciaux (sabana) bénits pour cet emploi. Cependant le
peuple, au milieu de cette nuit solennelle, fait retentir l'église de ses chants et de
ses hymnes3. Enfin le diacre Ferrandus, au VIe siècle, consulte saint Fulgence
sur le cas d'un catéchumène qui a reçu l'eau sainte sans connaissance, et il
énumère toute la série des épreuves subies par lui depuis son inscription parmi
les competentes : étude complète des dogmes catholiques, interrogations,
scrutins éliminatoires (scrutinia), exorcismes, récitation publique du symbole et
de l'oraison dominicale4.
La combinaison de ces patres témoignages permet de restituer intégralement les
cérémonies baptismales usitées à Carthage ; dans leur essence elles n'ont guère
varié pendant les trois siècles qui séparent Tertullien de Ferrandus.
III
Que renfermez-vous donc dans vos archives ? demande le proconsul aux martyrs
Scilitains. Nous y avons nos livres, répond l'un d'eux, et de plus les épîtres de
Paul, cet homme vénérable5. L'expression très générale αί βίβλοι désigne
apparemment les écrits canoniques dont saint Augustin donnera plus tard la
liste6. On les gardait, ce passage en fait foi, dans des pièces spéciales, voisines
des basiliques et formant de véritables archives7. C'était d'abord la Bible, le livre
par excellence. Sans prendre ici parti dans la discussion toujours ouverte sur les
anciennes versions africaines et cette mystérieuse Itala que les uns distinguent
1 Publié par Mansi dans les Miscellanea de Baluze (I, p. 405-413) et par Mommsen
(Chron. min., I, p. 160-196) ; sur l'auteur et la date, cf. Krusch, p. 141-143, et
Mommsen, p. 154.
2 Apologétique, 50.
Cornelius a été suivie de celles d'Aurelius et d'Augustin, de Dominicus et de
Grégoire, et que cette collaboration glorieuse trois fois renouvelée a toujours
produit pour leur église les plus salutaires effets.
LIVRE SIXIÈME. — BEAUX-ARTS ET INDUSTRIE
Avec quels matériaux la ville a-t-elle été bâtie ? Pline a déjà répondu à cette
question1 : Le tuf, écrit-il, est impropre à la construction ; il est mou et dure
peu. Quelques localités cependant, ainsi Carthage en Afrique, ne possèdent point
d'autre pierre. Il se ronge à l'air de la mer, s'effrite sous l'action du vent, se
dégrade par l'effet de la pluie. On le protège en recouvrant les murs d'un enduit
de poix ; un revêtement de chaux le corroderait. Je pense qu'il s'agit dans ce
passage non pas de l'ancienne Carthage détruite depuis deux siècles, mais de la
seconde déjà florissante à l'époque où Pline écrivait son Histoire Naturelle. Aussi
bien, aux deux périodes de son existence, elle utilisa les matériaux que les
alentours mettaient à sa disposition. Il existe, en effet, dans les environs et,
d'une manière générale, sur les côtes de la Tunisie, un tuf calcaire très sensible
aux intempéries2. Cette pierre, toutefois, loin d'être attaquée par la chaux, se
conserve fort bien lorsqu'elle est employée en moellons et recouverte de mortier.
Il est donc probable que Pline aura confondu ce tuf calcaire avec un calcaire à
grain fin, d'une texture analogue à celle de la pierre lithographique, que les
environs de Tunis produisent également en abondance et qui se délite avec plus
de rapidité encore sous l'influence des vents de mer succédant aux températures
élevées. C'est ce calcaire fin, selon toute apparence, que les Carthaginois
enduisaient d'un enduit protecteur de poix ou de bitume recouvert très
certainement, bien que Pline n'en dise rien, d'une couche de chaux blanche
éteinte, destinée à réfracter les rayons solaires3. Les vastes carrières d'El
Haouria, entre Sidi Daoud en Noubi (Missua) et le cap Bon4, leur fournissaient
encore un grès coquillier qui résistait beaucoup mieux aux influences
atmosphériques ; et ils tiraient du Fondouk, au-delà d'Hamman Lif (Aquæ
Persianæ ?)5, sur la route de Tunis à Sousse, une antre sorte de calcaire blanc
teinté de rose et d'une grande dureté, en usage encore aujourd'hui : les Arabes
1 Tissot, op. cit., I, p. 265 : Dusgate, dans Dureau, p. 242 sq. ; D., Fouilles, p. 101. Le
P. Delattre m'a fait observer que le kadel fut employé assez tard à l'époque romaine, du
moins pour les inscriptions : la plupart des textes gravés sur cette pierre sont chrétiens.
Durant la période précédente (D., Douïmès, p 262 ; Sup., p 81, 93-95), on se servait du
saouân, qui est de couleur plus foncée. Pourtant le P. Delattre (Basil., p. 16 : cf.
Gauckler, Bull. arch., 1891, p. 439-445) dit que les inscriptions de Damous el Karita sont
en saouân et en kadel, de même celles de l'amphithéâtre (id., Mém. Ant., LVII, 1896,
passim) et de divers autres quartiers (Const., XXVIII, 1893, p. 151-188).
2 B., Fouilles, p. 125-121, 131, 143 ; Lettres, p. 34 ; S. Marie, p. 32,181 ; Miss. cath.,
1894, p. 590. La tradition que Dusgate (Dureau, p. 243, n. 4) rapporte, d'après
Hendreich, et qui fait venir des environs de Lilybée, en Sicile, les pierres qui servirent à
construire les murs de la première Carthage, n'est donc guère acceptable.
3 Tissot, Géographie, I, p. 265 ; B., Fouilles, p. 39, 59 : D., Fouilles, p. 401 sq. ; Miss.
cath., 4896, p. 191.
4 B, Fouilles, p. 69, 71. Je devrais ajouter aux ports (ibid., p. 98, 103, 107) si l'on
pouvait fixer l'âge des matériaux découverts par Beulé ; il les tient pour romains (p.
101).
5 Vernaz, p. 15.
6 Delattre, Mém. Ant., LVII, 1896, p. 159.
7 Miss. cath., 1886, p. 92, 136, 152 ; Cosmos, 21 mars 1896, p. 501, n. 1.
8 Dureau, p. 246 ; cf. D., Fouilles, p. 97 sq., 103-105 ; Basil., p. 7 ; Miss. cath., 1886.
p.19, 101 (marbre noir), 129 (marbres bleuâtre et vert) ; 1895, p. 22 ; 1896, p. 177 ;
Mém. Ant., LVII, 1896, p. 140-184 (marbres gris, blanc, blanc veiné, bleuâtre, brèche
africaine) ; Const., XXVIII. 1893, p. 457-182 (marbres gris, blanc, bleuâtre, moucheté) ;
Gauckler, Bull. arch., 1897, p. 439-445 (marbres gris et blanc) ; Cat. Alaoui, p. 40, n° 43
(marbre noir) ; S. Marie, p. 13, 28, 192 ; B., Fouilles, p. 18, 41, 44, 48, 65, 69 sq. ;
Rochas, p. 87.
Djebel Filfila et du cap de Garde)1. De toute manière, il y a lieu d'ajouter à la liste le
beau marbre numidique jaune et rouge de Chemtou (Simitthu) que Dusgate
ignorait2. Je signalerai, en outre, la présence sur Byrsa du porphyre, puis de
l'onyx3 que, sans sortir d'Afrique, on pouvait extraire des carrières
maurétaniennes d'Aïn Tekbalet, de Bled Rekkam ou d'Ardj a el Beïda4. Le granit
gris5 et même le granit rose6 apparaissent aussi en divers endroits des ruines. Je
ne saurais dire s'ils sont également de provenance africaine, ou s'ils ont été
importés comme le cipollino et le paconazetto.
Les calcaires taillés, soit en blocs de grand appareil7, soit en grandes et épaisses
briques carrées8, soit en petits cubes destinés à former un opus reticulatum très
régulier9, n'étaient de toute façon que le vêtement extérieur de la construction.
Le corps même des édifices se composait d'un blocage uni par un mortier si
résistant que Beulé, pour le désagréger, à Byrsa, dut avoir recours à la mine. Ce
blocage est, pour l'ordinaire, tout ce qui subsiste des monuments. Ceux dont il
vient d'être question en note en offrent des spécimens, et aussi les citernes de
La Malga, les cimetières de Bir el Djebbana, la villa de Scorpianus, les thermes
d'Antonin, les quais des ports, un égout près des citernes de Bordj Djedid, la
maison byzantine de Byrsa10. Il est formé surtout de petites pierres calcaires ;
mais, dans les voûtes, on y mêlait assez fréquemment des pierres volcaniques,
rouges et noires... à cause de leur extrême légèreté. Les navires qui avaient
déchargé leur cargaison en Sicile ou en Sardaigne rapportaient ces pierres en
guise de lest11.
Ce procédé n'est pas le seul qu'on employât pour alléger les voûtes. On y
parvenait d'une façon non moins certaine en insérant. au milieu de la maçonnerie
1 Beulé, ibid., p. 49, 10, 74 ; Tissot, op. cit., I, p. 260 sq. ; D., Basil., p. 1.
2 Tissot, ibid., p. 259-263 ; II, p. 278 ; Cagnat, Arch. miss., 1885, p. 102 sq. ; Bull.
épigr., VI, 1886, p. 21 : Revue générale des sciences, 1896, n° 22, p. 1055 sq. ; Saladin,
Arch. miss., 1892, p. 387 sq. ; Cat. Alaoui, p. 35, n° 2 ; Toutain, Sur l'histoire des
carrières de marbre de Simitthu (note communiquée au Congrès de Carthage, 1896) ;
D., Sup., p. 94 ; Const., XXVIII, 1893, p. 158 sq. ; Gauckler, Bull. arch., 1897, p. 441,
n° 233.
3 D., Fouilles, p. 97 ; Miss. cath., 1896, p. 177.
4 Cf. Aug. Audollent, Bull. Ant., 1896, p. 284-288.
5 A Byrsa (D., Fouilles, p. 105 ; Miss. cath., 1896, p. 152, 239, n. 1) ; dans la plaine (S.
Marie, p. 29) ; à Damous el Karita (Miss. cath., 1886, p. 129).
6 S. Marie, p. 205.
7 Mur de Théodose, édifice voisin de la cathédrale, palais proconsulaire, Damous el Karita
(D., Fouilles, p.100 ; Tomb. pun., 1891, p. 52 ; Miss. cath., 1886. p. 89, 129, 136 ;
1896, p. 151, 191 ; B., Fouilles, p. 39, 40, 53. 59 sq. ; S. Marie, p. 164, 16S, 205 ;
aqueduc de la colline du Petit Séminaire (Vernaz, p. 13) : aqueduc de Bord Djedid (ibid.,
p. 152) : cf. Rousseau, Rev. arch., VII, 1858, p. 260.
8 Absides du sud-ouest de Byrsa (B., Fouilles, p. 39, 63 sq. ; D., Fouilles, p.101 sq. ; C.
R. Inscr., 1893, p. 153 : Miss. cath., 1896, p. 152, 191) ; amphithéâtre (Falbe, p. 39
sq.).
9 B., Fouilles, p. 50 ; cf. D., Tomb. pun., 1891, p. 52 ; Miss. cath., 1896, p. 199. Le
même auteur (p. 58, n. 2) a étudié les divers mortiers qu'il rencontrait dans ses fouilles ;
il en énumère onze espèces, outre les mortiers ordinaires et le ciment romain ; je me
contente de renvoyer à sa liste. Cf. Saladin, Arch. miss., 1887, p. 2, n. 1.
10 Sainte Marie (p. 204) mentionne aussi la spina du cirque. Cf. encore B., Fouilles, p. 7,
28, 36, 41, 44, 51, 100 sq., 112 ; Vernaz, p. 14, 24 ; Saladin, Arch. miss., 1892, p. 403
; D., Fouilles, p. 99 sq. ; Miss. cath., 1896, p. 190 sq.
11 B., Fouilles, p. 52.
de petits cylindres creux en terre cuite rayés de stries horizontales, ouverts par
la base, terminés au sommet par un goulot étroit. Ces cylindres s'engageaient
les uns dans les autres, de manière à former des arceaux. Les arceaux,
juxtaposés et entourés d'une épaisse couche de chaux, constituaient des voûtes
légères, économiques, de courte portée, tout à fait en harmonie avec les
modestes exigences de la vie privée1. Ces briques tubulaires, ainsi que les
nomme encore Beulé, sorte de bouteilles en terre cuite blanche, mesurant 0m,10
à 0m,15 de longueur, 0m,05 à 0m,06 en largeur, sont des plus communes. On
les a signalées à Byrsa2, sur la colline du Petit Séminaire3, près des citernes de
Bordj Djedid4 ; j'en ai vu dans une chambre de la villa de Scorpianus, qui
appartenaient, non pas à la voûte, mais au mur5. L'emploi en était général dans
l'Afrique romaine6.
Beulé avait observé qu'en dehors de ces cylindres la brique n'existait presque
nulle part dans le gros œuvre. Seul le palais proconsulaire lui en avait offert, au-
dessous des caissons de la voûte, un rang épais de 0m,407. Les fouilles
ultérieures ont ajouté quelques exemples à celui-là : citernes de Bordj Djedid8,
aqueduc souterrain de la colline du Petit Séminaire9, Damous el Karita10,
caldarium sur Byrsa11. Il parait bien, de toute manière, que Beulé n'a guère
exagéré. Les Romains ont fait peu d'usage de la brique ; lorsqu'ils s'en servent,
c'est toujours en petite quantité. Ils avaient la pierre en abondance et
n'éprouvaient pas le besoin, comme en Italie, de recourir à des matériaux
factices. Ce fait précis justifie l'assertion de M. Saladin que les types empruntés à
l'influence centrale de Rome se modifient de telle ou telle façon, suivant que les
provinces fournissent tels ou tels matériaux, suivant le climat et suivant les
traditions locales12.
Ce mot de traditions ne doit pas surprendre, même à Carthage, puisque dans la
colonie de César et d'Auguste l'élément punique avait une importance
incontestable. Les habitants de race phénicienne transmirent les vieilles
méthodes aux vainqueurs ; et ceux-ci, sans renoncer aux principes
architectoniques qu'ils apportaient de Rome, surent les accommoder aux
1 Vernaz, p. 17-19. Sur ce mode de voûte punique, cf. Miss. cath., 1890, p. 129 sq.,
143, 179, 189 sq.
2 Cosmos, 14 et 21 mars 1896, p. 467-469, 502, n. 1.
3 Exemples : le corridor d'accès de la chapelle de Teurf el Djebel (Cosmos, 14 mars
1896, p. 471 sq.), la terrasse extérieure des tombes de Gamart (B., Fouilles, p. 129 ;
Miss. cath., p. 626), l'intérieur de certaines tombes de la même nécropole (S. Marie, p.
33 sq. ; B., Fouilles, p 128, 137, 139 ; Miss. cath., 1890, p. 94 ; 1894, p. 614-616),
l'aqueduc souterrain de la colline du Petit Séminaire et des égouts voisins des citernes de
Bordj Djedid (Vernaz, p. 15, 24, 26), le palais proconsulaire (B., Fouilles, p. 69-72), une
tombe punique de Bordj Djedid (Miss. cath., 1890, p. 288) ; Beulé (p. 41, 42, 58) parle
même d'une maison de Byrsa pavée en stuc.
4 Gauckler, C. R. Inscr., 1899, p. 159.
5 Cat. Alaoui, p. 61, n° 112 ; Musée Lavigerie, p. 31, pl. VII, 2 ; p. 37, pl. VIII, 5.
6 B., Fouilles, p. 69. Dans les ports aussi Beulé a constaté la présence du stuc ; la
couche n'avait pas moins de 0m,02 aux entablements (ibid., p. 103-105). Mais je ne cite
ce fait que pour mémoire, tout ce qui a trait aux ports étant trop incertain.
stuc porte des rinceaux ; dans telle autre, des personnages encadrés, deux
génies ailés tenant un médaillon circulaire qui devait contenir un buste en relief.
Mais la plus curieuse des décorations de ce genre est celle d'un caveau du Djebel
Sani at Tsenira (à Gamart) ; tout autour règne une frise chargée de scènes de
vendange ; des cadres avec personnages, des rinceaux, des feuillages
complètent cet ensemble vraiment artistique1. Ce sont là des exceptions, l'enduit
de plâtre nu était d'un usage beaucoup plus fréquent. Nous aurions, sans doute,
à en mentionner plus souvent l'emploi si les maisons particulières avaient
échappé à la lente destruction des siècles. Dans les grands monuments, qui ont
mieux résisté, on introduisait de préférence le marbre dont les teintes nuancées
flattaient le regard.
La plupart des marbres énumérés plus haut ont été utilisés de cette façon2. Les
plaques, généralement peu épaisses, reposaient sur 0m,05 de ciment ; on les
fixait à la muraille au moyen de crampons de bronze dont Beulé signale la trace,
surtout au palais du proconsul3. Le marbre contribuait encore autrement à la
beauté des édifices. Arrondi en colonnes, il soutenait les plafonds et les voûtes4 ;
on fouillait les espèces les plus précieuses pour les transformer en chapiteaux ;
souvent deux couleurs différentes étaient associées pour plus de variété.
D'ordinaire le fût était monolithe ; parfois, la hase, le fût et le chapiteau sortaient
en une sottie pièce du même bloc5. Le granit se taillait, lui aussi, en colonnes6 ;
1 Beulé, ibid., p. 41 ; Miss. cath., 1894, p. 616, 625 ; Saladin, Nouv. arch. miss., 1892,
p. 539, n. 2 et fig. 148 : A Carthage, comme en Sicile, on revêtait fréquemment de stuc
les sculptures en pierre tendre, autant pour en protéger la surface que pour pouvoir
traiter avec finesse le modelé de l'objet ; par exemple une chimère et un fragment de
corniche en pierre tendre du musée de Saint-Louis (Musée Lavigerie, p. 68. pl. XVII, 3).
2 Thermes d'Antonin (marbre blanc ; Vernaz, p. 166) ; temple d'Esculape (marbre blanc
; S. Marie, p. 166 ; B., Fouilles, p. 75 sq.) ; maison byzantine au flanc de Byrsa (marbres
multicolores, porphyre vert et rouge ; D., Fouilles, p. 97 sq., cf. p. 103 ; Miss. cath.,
1896, p. III) ; temple rond fouillé par Davis (cipollino de 0m,02 d'épaisseur ; Davis, p.
289 sq. ; B., Fouilles, p. 44 sq.) ; palais proconsulaire (marbres de tout genre ; B.,
Fouilles, p. 69 sq.) ; Damous el Karita (marbres de tout genre ; Miss. cath., 1886. p. 80,
89, 91, 136).
3 Fouilles, p. 69 sq.
4 Les architectes de Carthage construisaient beaucoup en voûtes. Le cintre se rencontre
dans les monuments les plus divers : palais proconsulaire, absides et citerne de Byrsa,
maison byzantine, les deux grandes citernes, amphithéâtre, tombes de Gamart,
aqueducs souterrains, basilique de Damous el Karita (B., Fouilles, p. 66-72, 132, 140 ;
Lettres, p. 38 sq. : Vernaz, p. 14, 18-20, 152 ; Miss. cath., 1883, p. 370 ; 1886, p. 78,
91, 136 ; D., Basil., p. 7 sq., Fouilles, p. 97) ; une voûte d'arêtes existe dans la chapelle
de Teurf el Djebel (Cosmos, 14 mars 1896, p. 410 sq.).
5 Je n'essaierai pas de donner ici la liste même sommaire des colonnes ou pilastres, non
plus que des chapiteaux exhumés du.sol de Carthage ; je renvoie aux auteurs, surtout
aux suivants : B., Fouilles, p. 75 sq. ; 105 (il y parle d'un fragment de colonne en marbre
de Numidie long de 3m,80 ; ce n'était que le tiers du fût), 109 des colonnes des ports
sont-elles puniques ou romaines ?) ; S. Marie, p. 13, 166 ; D., Basil., p. 5-7 ; Bull. arch.,
1890, p. 449 ; 1893, p. 97 sq., 105 ; Miss. cath., 1886, p. 78 sq., 89, 101, 136, 148,
160 ; 1896, p. 177 ; Const., XXVIII, 1893, p. 171 ; Rochas, p. 87 ; Cat. Alaoui, p. 40, n°
42, 43 ; Cat. som., n° 3000 ; Davis, p. 60 ; Francks, p. 222 ; Houdard, p. 24 sq.
6 Le plus beau spécimen est l'énorme fût de colonne en granit rose disputé et enlevé à
Beulé (op. cit., p. 19 sq.) par le bey : il gît aujourd'hui dans la cour qui précède le musée
du Bardo ; le diamètre mesure environ 1m,45 (cf. S. Marie, p. 205). Le P. Delattre
mentionne (Fouilles, p. 105 ; cf. Tomb. pun., 1891, p. 52) un tronçon de 4m,15 de long
trouvé sur les pentes de Byrsa.
le P. Delattre a même exhumé tics chapiteaux en kadel à Damous el Karita1 ; il
semble, néanmoins, que les préférences des architectes et des habitants fussent
pour le marbre et le calcaire2. Colonnes et pilastres, tantôt lisses, tantôt
cannelés, se terminaient par de beaux chapiteaux dont on a recueilli une ample
moisson. On les conserve dans le jardin de Saint-Louis, et, avec une faible partie
d'entre eux, il a été facile de dresser deux pyramides qui font l'admiration de
tous les visiteurs3. Beaucoup annoncent une bonne époque, les feuillages les
plus divers s'y enroulent avec grâce. Presque tous sont corinthiens, quelques-uns
composites ; j'en connais un seul d'ordre ionique4, et peut-être un autre d'ordre
dorique5.
C'est encore à Saint-Louis qu'il faut aller si l'on veut prendre une idée des
sculptures sous lesquelles disparaissaient les frises, les corniches, les frontons.
Une multitude de fragments6 ont été encastrés dans le mur d'enceinte auquel ils
font une parure quelque peu bigarrée. On y passe en revue tous les motifs
familiers aux ornemanistes romains : files de perles et d'oves, rais de cœur et
modillons courant le long des rampants, feuilles d'acanthe, de chêne et de
laurier, pampres avec leurs grappes qui s'entremêlent et grimpent dans un
harmonieux dessin aux pieds-droits des arcs ; çà et là se détache un caisson
carré au milieu duquel s'épanouit une fleur7, il est tombé de quelque voûte. Nous
devons nous résoudre à ignorer toujours d'où ont été arrachés le plus gi and
nombre de ces morceaux, à quel ensemble ils appartenaient. Ils dénotent en
général la main d'un praticien rompu à toutes les difficultés, habile à travailler les
matières dures, granit, marbre ou onyx, à y découper les plus délicates figures ;
et plus ils nous plaisent par leur exécution soignée, plus ils nous portent à
déplorer la disparation de tous ces beaux édifices dont la Carthage du ne siècle
s'enorgueillissait à bon droit. Du moins, grâce à ces débris, nous sommes à
même de nous les figurer à peu près. Leur aspect général devait répondre assez
exactement à ce que l'Italie nous a conservé de la même période8 ; ils n'auraient
pas fait mauvaise figure même à Rome9.
de même que la rue qui l'avoisine (ibid., 1896, p.116, 190 ; D., Fouilles, p. 97, 100).
C'est ici le lieu de rappeler, avec Boulé (op. cit., p. 132), la platea lithostrata de l'hieron
de Cælestis ; mais il s'égare lorsqu'il se demande si les tombes de Gamart n'ont pas
fourni les pierres de ce dallage. On a encore exhumé de Byrsa quelques fragments de
bois, de fer, de cuivre, de plomb, d'étain (D., Fouilles, p. 98 ; B., Fouilles, p. 55 sq., 64,
69) dont on ne saurait fixer l'emploi.
1 Cf. Roy.
2 Vernaz, p. 14, 152. Je n'ai pas vu le Mémoire sur les caractères de l'architecture de
l'Afrique romaine, 8°, s. d., 12 p., présenté au Congrès archéologique de Tournay par M.
Carton.
3 Vernaz, p. 24, 26.
4 Beulé, op. cit., p. 63, 72, 107.
5 Miss. cath., 1886, p. 79, 136, 148, 152 : D., Basil., p. 7.
6 Miss. cath., 1896, p. 191.
7 Dans une dépendance de Damous el Karita, j'ai remarqué un mur composé de
tambours de colonnes sur champ et juxtaposés ; mais ce mur bien façonné n'offrait pas
l'apparence d'une construction hâtive.
8 Cod. Theod., XIII, 4, I ; la loi fut promulguée à Carthage le 27 août 334. Une loi de
374 (ibid., 4) accorde aussi de nombreuses immunités aux peintres d'Afrique.
s'expliquerait guère s'il n'y avait eu à ce moment pénurie d'artistes. Il n'était pas
besoin de provoquer ainsi les vocations pendant les siècles antérieurs où la paix
favorisait le développement des qualités esthétiques, où le goût produisait des
œuvres achevées.
II
De tous les arts plastiques, la peinture est celui qui se suffit le moins à lui-même.
Dès que l'enduit qui la supporte se désagrège (il ne s'agit que de la peinture
murale), elle périt sans retour ; la fragilité de ce genre d'ouvrages peut faire
prévoir que notre récolte sera maigre.
A ma connaissance, il n'a été déblayé à Carthage qu'une seule fresque vraiment
digne de ce nom. Sans doute les archéologues ont indiqué à maintes reprises
l'emploi des couleurs1 à l'intérieur des édifices. Falbe2 mentionne de faibles
restes d'une peinture à fresque dans une ruine située au nord-est des citernes de
Bordj Djedid. Beulé retrouve dans les absides de son palais proconsulaire de
grandes briques épaisses... lisses d'un côté, striées de l'autre ; sur cette dernière
face est appliqué un stuc très fin qui pouvait recevoir des couleurs et une
décoration peinte. L'examen des caissons de la voûte et d'autres endroits de la
même construction confirme son hypothèse3. Elle se vérifie encore à propos de
quelques fragments qu'il revendique pour le temple d'Esculape4. Au Djebel
Khaoui, des tombes étaient peintes en rouge et en vert ; toutefois la couleur n'y
semble introduite que pour rehausser les délicats reliefs du stuc5. M. Gauckler
cite, près de Bordj Djedid, de nombreux fragments de stucs peints de vives
couleurs et d'un style tout pompéien6. Enfin Vernaz7 écrit que les murs des
thermes d'Antonin conservent des traces de grossières peintures. Ces documents
nous autorisent simplement à conclure que l'ornementation picturale était assez
commune à Carthage. Une vitrine du musée de Saint-Louis renferme un débris
sauvé de la villa de Scorpianus qui offre un peu plus d'intérêt ; il représente un
cerf sur fond rouge. Le P. Delattre a vu un cygne aux thermes de La Malga8.
Mais pour obtenir une scène à peu près entière, il a fallu attendre jusqu'à l'année
1895.
I
A diverses reprises nous avons constaté que l'influence punique ne sombra pas
tout entière dans la catastrophe de 146, et qu'elle se fit sentir au moins durant le
premier âge de la ville rebâtie. Voici encore en sculpture des monuments qui
forment la transition entre le passé et le nouvel état de choses.
Dans l'enceinte de Saint-Louis, vis-à-vis du cloître des Pères Blancs, se dresse
une colonne de 1m,86 de hauteur1 ; un personnage y est adossé dont le
vêtement consiste en une sorte de pagne ou large ceinture formée de trois
rangées d'écailles imbriquées. Deux figurines en tout semblables à lui s'élèvent
sur ses épaules2. Sans doute nous avons affaire ici à un Neptune ; les écailles
rappellent le souvenir de la nature primitive du dieu et seraient comme un
dernier écho de la conception zoomorphique orientale, transformée et épurée
dans la suite des âges par le progrès de l'anthropomorphisme hellénique3. Cet
être, apparenté aux Atlantes ou aux Télamons, ne supporte cependant ni
entablement, ni chapiteau ; il convient donc de l'expliquer autrement. MM. S.
Reinach et Babelon proposent une conjecture à laquelle je me rallie : N'aurait-il
pas quelque rapport avec le symbole de la trinité punique si fréquemment
représenté sur les stèles votives qu'on désigne sous le nom de Rabat Tanit ? On
pourrait le considérer comme la dégénérescence ou, si l'on veut, la dernière
interprétation du symbole de la trinité punique, interprétation due à un artiste et
à une époque qui ne comprenaient plus le sens de cette image et l'ont exprimée
1 Elle provient d'un terrain sis entre le village et la station de La Valga. Sur cette
sculpture, cf. R.-B., Sculpt., p. 139-142 ; Musée Lavigerie, p. 34, pl. VIII, 1.
2 En regardant de près la grande figure, j'ai remarqué qu'elle avait jadis des bras : ils
sont brisés, mais les points d'attache se voient encore sur les côtés.
3 R.-B., Sculpt., p. 140-142.
avec des détails nouveaux que ne comportait par la figure primitive1. En face de
cette triade énigmatique, je placerai une tête féminine exhumée aux alentours
du bassin rond2. Elle était coiffée peut-être d'un bonnet phrygien, avec une
applique en métal, ail-dessus du front, analogue à l'ornement symbolique d'Isis ;
le lobe des oreilles percé a dit recevoir jadis des pendants. L'air surhumain qui se
remarque dans l'ensemble du visage convient à une divinité, et l'on a pensé avec
beaucoup d'à propos à Virgo Cælestis. Ces deux sculptures sont les seules qui
offrent avec une évidence suffisante le double caractère d'une inspiration
punique traduite par l'art gréco-romain3. De pareils motifs, assez fréquents sans
doute à l'origine, se firent de plus en plus rares à mesure qu'une civilisation
différente remplaça l'ancienne. Dès le début du Ier siècle, nous voyons
apparaître des types à la conception desquels l'esprit punique ne participa en
aucune manière.
Ce sont d'abord des portraits qui se datent d'eux-mêmes.
En première ligne se distingue un jeune prince de la famille d'Auguste, qualifié à
bon droit par M. S. Reinach de joyau de la collection4. Dans cette tête
d'adolescent voilé en pontife, l'artiste a créé une œuvre idéale autant qu'un
portrait ; elle respire toutes les grâces de la jeunesse. On peut hésiter pour le
nom entre Octave jeune, Caius César, fils d'Agrippa et de Julie, adopté par
Auguste, Drusus le Jeune et Germanicus. En tout état de cause, les recherches
doivent être circonscrites, comme on l'a fait observer, à la gens Julia. La tête de
femme toute voisine dans le musée de Saint-Louis, est une Octavie, sœur
d'Auguste ; sa maigreur quelque peu maladive et le gros bouffant que forment
ses cheveux relevés sur le haut du front ont été fidèlement rendus5. C'est à
Auguste apparemment qu'était consacré un grand bas-relief6 où passe un
capricorne ; les traits de la tête laurée, vue de face, au milieu, sont, croit-on,
ceux de l'empereur. Un joli enfant à la mine intelligente est qualifié de Marcellus
1 M. Babelon (Musée Lavigerie, loc. cit., et p. 23, pl. V, 3), par comparaison avec une
tête du même musée et une autre du Louvre, qualifierait plutôt aujourd'hui ce
personnage du nom d'Echmoun ; mais il ne rend plus compte de la ceinture d'écailles.
2 R.-B., Sculpt., p. 131 sq., pl. XVII, 1 ; Musée Lavigerie, p. 13 sq., pl. III, 2 ;
reproduction imparfaite dans Cagnat-Saladin, p. 112 ; cf. D., Amst., p. 168, n° 255 ;
Reinach, p. 212. Elle était revêtue d'une couche de dorure dont on distingue encore les
traces ; peut-être l'habitude de dorer les marbres était-elle particulière à Carthage.
ajoutent à ce propos les mêmes auteurs. Je citerai à l'appui la tête d'Héliosarapis
découverte par Sainte Marie et la grande Victoire retrouvée par le P. Delattre à Byrsa ;
l'or y est encore visible en quelques endroits. Les statues polychromes ne sont pas rares
non plus : un pied de soixante centimètres de long, chaussé du cothurne et encore
revêtu de peintures rouges (S. Marie, p. 132, cf. p. 20) ; grande tête de Sarapis, traces
de rouge aux cheveux et à la barbe ; tête de Neptune, chevelure jadis rouge, barbe
jaune ; la Victoire dont il vient d'être question, vestiges rouges et bruns autour des
paupières, dans la chevelure, sur les vêtements, sur le trophée : triade féminine de Bordj
Djedid, touches très légères. On constate enfin l'usage des statues acrolithes ou du
moins à tête indépendante du buste et faite d'une autre matière : cf. S. Marie, p. 20 ;
Gauckler, C. R. Inscr. 1895, p. 72.
3 Une autre Virgo Cælestis coiffée du polos ne paraît pas remonter au-delà de l'époque
d'Hadrien (Musée Lavigerie, p. 15 sq., pl. III, 5).
4 Reinach, p. 212 ; R.-B., Sculpt., p. 133 sq., pl. XVII, 3 ; Musée Lavigerie, p. 21 sq., pl.
VI, 1 ; date de la trouvaille inconnue ; provenance, colline de Saint-Louis.
5 Reinach, loc. cit., R.-B, Sculpt., p. 132 sq., pl. XVII, 2 : Musée Lavigerie, p. 28, pl. VI, 2.
6 R.-B., Sculpt., p. 138, pl. XIX ; Musée Lavigerie, p. 25 sq., pl. V, 6 ; découvert sur
Byrsa.
sans trop de hardiesse1. Au commencement de l'Empire remonte encore un bas-
relief qui exerça longtemps la patience des archéologues et dont M. Gsell a réussi
à pénétrer le mystère2. Mars et Vénus en occupent le centre et la gauche, un
petit amour remet à la déesse l'épée du dieu guerrier ; les deux figures divines
semblent copiées sur des statues connues3. Un autre personnage qui se tient
debout, à droite, peut être comparé à l'un de ceux du célèbre bas-relief de
Ravenne, dans lequel on a pensé distinguer tour à tour Tibère et Drusus l'aîné4 ;
M. Gsell prouve qu'il n'est autre que César héroïsé et, par conséquent, que ce
bas-relief (de Carthage) reproduit les statues du temple de Mars Ultor, à Rome.
Cette conclusion, appuyée sur de solides raisons, nous montre Carthage
naissante s'inspirant des grands souvenirs de Rome et copiant pour s'embellir les
œuvres d'art qui décoraient la capitale. Il est possible que ce bas-relief, comme
celui de Ravenne, comme ceux de l'Ara Pacis Augustæ5, fit partie d'une frise
monumentale où défilaient, mêlés aux dieux, les membres de la famille
impériale.
Avant de rencontrer un nouveau portrait, nous devons franchir trois quarts de
siècle. Celui qu'amène l'ordre chronologique a une histoire : envoyé au Louvre
par M. de Sainte-Marie, il coula, dans le port de Toulon, lors de l'incendie du
Magenta qui l'apportait avec d'autres pièces archéologiques. La plus grande
partie du corps fut retirée de l'eau, la figure est demeurée introuvable. M. de
Longpérier, qui avait eu entre les mains une photographie antérieure, proposait
d'y voir Sabine, la femme d'Hadrien ; son avis n'a pas suscité de contradiction6.
Près de l'endroit d'où on déterra ce beau marbre blanc, haut de plus de 2
mètres, entre Byrsa et les citernes de Bordj Djedid, le même explorateur remit
au jour un morceau de choix, un Hadrien idéalisé7. Il devait s'offrir aux regards
des Carthaginois dans une attitude de triomphateur, la chevelure ceinte d'une
couronne de lauriers, une main appuyée sur son épée. Les bienfaits dont il avait
comblé la ville lui méritaient cette statue glorieuse en témoignage de
reconnaissance. Antonin, Marc Aurèle, Lucius Verus, dont Cartilage avait eu aussi
à se louer, y eurent de même de belles effigies8. Peut-être associa-t-on leur
famille à ces honneurs ; car il semble qu'il faille reconnaître Lucilie, femme de
1 Cat. som., n° 1171 ; Rochas, p. 88, pl. 184 ; B., Lettres, p. 4 ; Bernoulli, Rœm. Ikon.,
II, 2, p. 224-226, 249, pl. LX ; Gsell, 1892, p. 132, n° 111. M. Gauckler (Mém. Ant., LVI,
1895, p. 141) rapproche cette tête d'une autre de Sousse qu'il dénomme Faustine rainée
(M. Babelon, Musée Lavigerie, p. 14, pl. III, 3, retrouverait plutôt Faustine dans une
autre tête de Saint-Louis) : pas plus que M. Gsell (1898, p. 97, n. 2) je ne suis convaincu
du bien-fondé de cette identification. Davis (p. 124 sq.) y voyait une Junon Samienne ; il
est le seul à croire que ce morceau provient des alentours du port circulaire. La pancarte
du Louvre la dit trouvée en 1847, donnée en 1853 ; mais Rochas, qui écrit en 1852,
indique déjà ce don c'est lui aussi qui m'a fourni la date de 1845 comme étant celle de la
découverte.
2 Bull. arch., 1896, p 141-149. 154 sq., pl. XII ; Cat. Alaoui, p. 50, n° 22 : cf. Gsell,
Musée de Philippeville, p. 62 : M. Héron de Villefosse (C. R. Inscr., 1896, p. 416 sq.)
avait prononcé, mais avec des réserves, le nom de Julia Mammæa, la mère d'Alexandre
Sévère.
3 C. R. Inscr., 1896, p. 445-441 ; Cat. Alaoui, p. 57, n° 19 : von Duhn, p. 90 : découvert
en 1815 dans un puits de la propriété Baccouche, au pied de Sidi Bou Saïd, acquis en
1896 par le musée du Bardo.
4 Gauckler, Bull. Ant., 1895, p. 109 sq. : trouvée près de l'amphithéâtre à une date
indéterminée, appartient à M. Micolon. Beaucoup d'autres sculptures de Carthage
seraient à citer parmi les portraits ; comme elles n'ont pas encore pu être identifiées
même approximativement, je me borne à les indiquer ici d'un mot : R.-B., Sculpt., p 134,
pl. XVII, 4 ; Musée Lavigerie, p. 11, 20, pl. IV, 1, 5 : p. 28, 30-33, pl. VI. 3, 6 ; VII, 1, 2,
5, 6 : Cat. Alaoui, p. 53, n° 41, p. 54, n° 51 ; p. 51, n° 77, 82 ; p. 58, n° 84.
5 Le P. Delattre (Douïmès, p. 273 ; Bull. Ant., 1896. p. 234) signale encore, au musée de
Saint-Louis, une petite tête virile, imberbe, en bronze... qui appartient à une statuette
d'empereur, dont les traits rappellent d'une façon frappante ceux de Napoléon Ier. Cette
description se rapporterait assez aux empereurs du Ier siècle : mais n'ayant eu sous les
yeux ni l'original, ni une photographie, je m'abstiendrai de me prononcer.
artistiques. Quoique moins décisives, elles ne sauraient cependant être
négligées.
Mettons hors de pair le bas-relief dit des trois éléments1, où les uns prétendent
reconnaître des divinités et tout particulièrement Cælestis, tandis que les autres
n'y introduisent que des allégories, la terre, l'eau et le feu ou l'air embrasé. Sans
renouveler cette discussion dont j'ai précédemment parlé, je n'inclinerais pas à
penser, avec M. Schreiber, que ce morceau est un original alexandrin2, exécuté
avant l'époque impériale, mais plutôt un dérivé du bas-relief central de l'Ara
Pacis Augustæ à Rome3. Ainsi que le temple de Mars Ultor, cet autel fameux
aurait contribué à l'embellissement de Carthage.
Le colossal Dioscure, en pierre blanche, déterré près du cirque par MM. S.
Reinach et Babelon4 et qui orne aujourd'hui la salle des antiquités africaines au
Louvre, est une œuvre romaine dans laquelle se fait sentir l'influence grecque.
Elle s'inspire, suivant la remarque de M. Gsell5, du motif du Doryphore de
Polyclète, en l'alourdissant et en lui réservant des proportions qui ne sauraient lui
convenir. Néanmoins, le modelé est ferme, et il y a de l'énergie dans l'exécution.
Deux têtes en marbre, qui offrent entre elles une grande analogie, sont à
rapprocher de cette statue ; l'une est au Louvre6, donnée par le commandant
Marchant ; l'autre au Bardo, découverte par M. Gauckler, à Douar ech Chott, en
18967. Elles représentent également un Dioscure, mais de taille beaucoup plus
petite que celui d'El Golla ; la facture est soignée encore que peu vigoureuse. Un
cheval en pierre grise, des alentours de l'amphithéâtre, et sur lequel ne se voit
aucune trace de cavalier, a pu être groupé, lui aussi, avec quelque figure à pied,
comme serait un Dioscure. Le travail en est remarquable. En passant la main sur
le flanc, écrit poétiquement le P. Delattre, on sent tous les détails des muscles et
les ondulations des côtes ; lorsque la matière est échauffée par les rayons du
soleil, on éprouve en la palpant l'impression d'un corps vivant8.
Il existe au musée de Vienne, un beau Bacchus en marbre9, auquel on peut
reprocher trop de mollesse, une langueur souriante qui s'écarte de la souplesse
virile. Cependant il se rattache à un original hellénique du IVe siècle, dont
1 Musée Lavigerie, p. 17 sq., pl. IV, 2 ; Saladin, Bull. arch., 1890, p. 449 sq. ; D.,
Statues, p. 6 ; Cosmos, 27 janvier 1894, p. 277 ; S. Reinach, Bull. arch., 1896, p 149.
2 Cat. som., 1831 ; elle provient de Douar ech Chott, m'a dit le P. Delattre.
3 Musée Lavigerie, p. 18 sq., pl. IV, 3-1.
4 Gauckler, C. R. Inscr., 1899, p. 161 sq. ; C. R., 1898, p. 8, 10.
5 Il y avait une quatrième statue, une déesse voilée, bizarrement coiffée, plus petite et
d'un moins bon travail ; C. R. Inscr., loc. cit.
6 Musée Lavigerie, p. 23, pl. V, 2 ; cf. Pottier et S. Reinach, Nécropole de Myrina, p. 317
; Gauckler, Cherchel, p. 128, pl. XI, 7. M. S. Reinach (Bull. arch., 1896, p. 119) rappelle
encore une statuette d'Hercule actuellement à Pise.
7 Delattre, Bull. épigr., III, 1883, p. 298 ; Cosmos, 21 mars 1888, p. 463 ; R.-B.,
Sculpt., p. 129, n. 1 ; Catinat-Saladin, p. 120.
8 Elle appartenait à Tissot à qui l'avait donnée M. Roustan. A la mort de Tissot, disent
MM. Reinach et Babelon (loc. cit.), on en publia une photographie dans le catalogue de sa
vente (Paris, 1881). MM. Rollin et Feuardent achetèrent la statue ; elle est aujourd'hui à
Paris, chez M. Lecomte (cf. S. Reinach, Bull. arch., loc. cit.).
s'est enrichi le musée du Bardo1, un torse de Diane trouvé près de
l'amphithéâtre2, méritent pourtant de retenir l'attention3.
Tous ces morceaux ne doivent pas être mis sur le même rang ; plusieurs sont
vraiment beaux, par exemple les têtes d'Octave (?) en pontife, d'Hadrien et de
Neptune ; la majeure partie trahit une main experte plutôt qu'un génie créateur.
Les artistes confectionnent des copies ou des adaptations assez réussies de types
connus, ils n'inventent pas des expressions nouvelles ; dans le portrait ils se
bornent à reproduire leurs modèles sans ajouter ce je ne sais quoi de personnel
qui donne l'illusion de la réalité. Néanmoins un petit groupe d'œuvres, difficiles à
introduire dans les catégories précédentes, mais que je ne veux pourtant pas
négliger, se distingue précisément par cette grâce vivante et ce mouvement si
rares dans la statuaire romaine à Carthage. Tel est le sarcophage dont les
fragments exhumés par M. de Sainte-Marie4 se voient au musée d'Alger ; il
représente un combat d'amazones, sujet des plus fréquents, même en Afrique5,
qui a inspiré cette fois à un homme de talent un vigoureux bas-relief. Tel est
encore, au même musée, un pied d'autel domestique à trois côtés, décorés d'une
bacchante, d'un faune et d'un silène6, travail élégant, issu, selon M. Doublet,
d'un original grec aujourd'hui perdu. Quelques bons fragments de bas-reliefs du
musée de Saint-Louis pourraient être rapprochés de ceux d'Alger7 ; ils sont tous
éclipsés par trois plaques en stuc jaune8 qui revêtaient les faces d'un cippe
II
Les sculptures de l'âge chrétien, extraites des basiliques ou sorties un peu au
hasard des diverses régions de la ville, sont loin d'égaler en nombre celles de
l'époque païenne. On pourrait soutenir, sans risquer de se tromper-beaucoup,
que la production des ateliers fut alors moins intense. N'oublions pas non plus
que les édifices consacrés à la religion nouvelle furent dévastés dès l'antiquité ;
1 La quatrième face avait aussi son bas-relief représentant un génie funéraire ; on n'en a
recueilli que de menus fragments.
2 J'ai dû me borner à signaler les pièces les plus intéressantes ; les réflexions qu'elles
m'ont suggérées s'appliquent à l'ensemble de la statuaire carthaginoise. Pour de plus
amples détails, voir les ouvrages suivants : Cat. som., n° 1013, 1132, 1181, 1702, 1703,
1725-1733, 1833-1837, 1839 sq., 1811-1816 ; les n° 116 (Romain de l'époque
républicaine), 1128 (Bacchus archaïsant), 1735 (bas-relief de travail barbare), sont
surtout à noter S. Marie, p. 11-39, 131-133 ; Cagnat-Saladin, p. 108-112, 121-121 ;
Doublet, p. 41, 83 sq., pl. XI ; Rochas, p. 87 ; S. Reinach, Rev. arch., IV, 1881, p. 383 et
383, surtout les notes Bull. arch., 1883. p. 328 ; 1886, p. 23-23 ; 1896, p. 119 :
Houdard, p. 23-30, 19-31, pl. II (cf. Gsell, 1892, p. 132, n° 112) ; D., Amst., n° 236-263
; Bull. arch., 1893, p. 98, 101 ; Arch., p. 6 : Mon. Ant., LVII. 1896, p. 136 ; Const.,
XXVIII, 1893, p. 167-171 ; Gauckler, Guide, p. 13, 18, 21 : C. R., 1898, p. 8, 10 ; C. R.
Inscr., 1899, p. 159 ; Héron de Villefosse, Bull. des Musées, 13 sept. 1890, p. 285-291 :
Davis, p. 58 sq. ; Bull. arch., 1890, p. 419 : Cat. Alaoui, p. 31, n° 51 ; p. 33, n° 37 ; p.
58, n° 87-89, 91 ; p. 59, n° 99 p. 63, n° 810 : p. 19, n° 909 ; Dunant, p. 126 sq. ;
Franks, p. 222, et les diverses Chroniques de M. Gsell.
les iconoclastes vandales et arabes détruisirent certainement la plupart des
richesses qu'ils renfermaient. Le peu que nous en possédons nous permet
cependant de juger des transformations que l'esprit chrétien avait imposées à
l'art et des modifications nécessaires qui en résultèrent dans l'expression. Aux
légendes mythiques, aux portraits d'actualité succèdent les scènes de l'Écriture
et les symboles des mystères, et par suite, si les bas-reliefs subsistent aux flancs
des sarcophages ou pour la décoration des églises, les statues isolées, orgueil du
forum et des temples, qui flattaient la vanité des princes et des particuliers ou
glorifiaient les dieux, deviennent beaucoup plus rares. En revanche, les objets
usuels employés pour les besoins du culte ou même de la maison sont fouillés
par le ciseau et portent des figures. Cette dernière habitude, que nous
constaterons mieux encore en nous occupant de la céramique, est déjà visible
dans le domaine de la sculpture proprement dite. D'autre part, tandis que les
produits de la statuaire païenne sont presque tous, nous l'avons vu, de grandes
dimensions, la plupart de ceux dont il va être question affectent, au contraire,
des proportions restreintes et semblent valoir moins par eux-mêmes que pour
l'ensemble dont ils font partie.
Grégoire de Tours1 a célébré en termes pleins d'enthousiasme l'ambon d'une des
basiliques de saint Cyprien. Taillé dans un seul bloc de marbre, il était tout
couvert de ciselures ; la plate-forme, où l'on accédait par quatre degrés, reposait
sur des colonnes et était entourée d'une balustrade2. Cette description, trop
sommaire à notre gré, prouve du moins la beauté d'un monument qu'on vantait
encore en Gaule au VIe siècle.
Il ne reste que le souvenir de cet ambon, d'autres pièces sont encore sous nos
yeux. Les plus importantes sont une Adoration des Mages et une Apparition de
l'Ange aux Bergers, de Damous el Karita3 ; ces deux bas-reliefs, pris dans le
même marbre, semblent de la même main et devaient, selon toute apparence,
se faire pendant. Sur l'un, qui est brisé en plusieurs fragments, la Vierge Marie
assise, avec saint Joseph debout derrière elle, présente son Fils aux Mages que
précède un ange aux ailes éployées4. L'autre, beaucoup mieux conservé, nous
montre trois bergers effrayés à la vue de l'ange qui leur annonce la naissance du
Sauveur ; des chèvres et des brebis occupent un rocher à gauche du spectateur.
Les avis sont partagés sur la date de ces ouvrages : d'après les uns5, ils
remonteraient au IVe siècle ; selon d'autres6, ils sont byzantins. Les
rapprochements indiqués par M. de Rossi me paraissent favorables à la première
solution vers laquelle j'incline. On a fait état contre cette opinion du caractère
des draperies et du style des feuilles qui garnissent l'encadrement ; on a signalé
1 Héron de Villefosse, loc. cit. ; Cagnat-Saladin, loc. cit. ; Delattre, loc. cit. (il en compte
des centaines, Basil., p. 11) : Miss. cath., 1883, p. 377, 381 1886, p. 113 sq., 129. 136
sq., 149 sq., 153 ; Const., série 3, III, p. 30, n. 1 ; Le Blant, C. R. Inscr., 1888, p. 47.
2 Héron de Villefosse, Arch. miss., 1875, p. 108, n. 3 ; D., Arch., p. 71.
3 Miss. cath., 1882, p. 114, 120 ; Héron de Villefosse, Arch. miss., 1875, p. 408, n. 3 ;
Doublet, p. 407, n. 5.
4 Doublet, p. 41 et 84, pl. XI, 4 ; la vendange est faite d'ordinaire par de petits génies
ailés ; cf. les références dans Doublet.
5 Sur l'emploi des dauphins dans l'ornementation chrétienne, cf. Le Blant, Sarcoph.
d'Arles, p. XI, 29, pl. IV, XVII ; Sarcoph. de Gaule, p. 19, 117, pl. IV, 2 ; XXXI, 2.
6 Ils sont mentionnés au C. I. L., VIII, à côté des inscriptions ; le P. Delattre en a fait
graver un certain nombre dans les Miss. cath., 1883, p. 312, 366, 371, 393.
7 Papencordt, p. 261-263.
8 Le Blant, Sarcoph. d'Arles, p. X sq. ; Héron de Villefosse, Bull. Ant., 1899, p. 267.
plus en plus. Les praticiens livrés à eux-mêmes n'auront plus les leçons du passé
pour guider leur inexpérience1.
1 Je groupe ici, comme je l'ai fait pour l'art païen, quelques indications bibliographiques
sur les sculptures chrétiennes : D., Basil., p. 5 ; Miss. cath., 1886, p. 79, 91, 101 sq.,
113, 132, 136, 150, 153 ; Tomb. pun., 1891, p. 52 ; Gauckler, C. R., 1898. p. 10 (grand
sarcophage à bas-reliefs de Sidi Bou Saïd) ; Bull. arch., 1898. p. CLX ; Le Blant, C. R.
Inscr., 1888, p. 47.
CHAPITRE III. — MOSAÏQUE.
1 On trouvera les renseignements utiles sur cette question dans Héron de Villefosse,
Mosaïques récemment découvertes en Afrique (Rev. de l'Afr. française, VI, 1881, p.
371400) ; La mosaïque des quatre saisons de Lambèse (Gaz. arch., 1879, p.148 sqq.) ;
Bull. arch., 1893, p. XCVII sq. ; 1898, p. 226-228 ; C. R. Inscr., 1896, p. 230 sq. ;
Gauckler, Guide ; Extrait des procès-verbaux des séances de la section d'archéologie du
congrès de Carthage, p. 11 (Rev. tunisienne, 1896) ; Le domaine des Laberii à Uthina
(Monuments Piot, III, p. 177-229, pl. XX-XXIII) ; Les mosaïques virgiliennes de Sousse
(ibid., IV, p. 233-241, pl. XX) ; Les mosaïques de l'arsenal à Sousse (Rev. arch., XXXI,
1897, p. 8-22, pl. IX-XII) ; C. R. Inscr., 1893, p. 430-432 ; 1896, p. 250 sq., 578-581 ;
1898, p. 828 sq. ; Le Tour du monde, 1896, n° 42 (A travers le monde, p. 329-332) ; C.
R., 1898, p. 7 ; Bull. arch., 1897, p. 365 sq., 376, n° 37 ; 1899, p. 166-169 ; Gsell,
Mosaïques des Ouled Agla et de Bougie (Const., XXVII, 1892) ; ses diverses Chroniques ;
La Blanchère, Musée d'Oran, p. 48 sq. ; La mosaïque de Neptune à Sousse (Bull. arch.,
1891, p. 163-176) ; Rev. arch., XXIV, 1894, p. 115-117 ; Tombes en mosaïque de
Thabraca (Bibl. d'archéol. afric., I, p. 3-21) ; Doublet, p. 93-98, pl. XV-XVII ; Diehl,
Musées, p. 431 sq.
2 On serait tenté d'invoquer ici l'inscription qui accompagne la célèbre mosaïque de
Lillebonne (C. I. L., XIII, 3225) ; on la lit d'ordinaire ainsi : T(itus) Sen(nius) F(e)lis.
c(ivis) Puteolanus, f(ecit) et Amor, c(ivis) K(arthaginiensis), discipulus. Ce Carthaginois
aurait donc lié son sort à celui d'un mosaïste de Pouzzoles et, de concert, ils auraient
parcouru la Gaule, à l'époque des Antonins, mettant leur talent au service d'une
population moins habile ; chacun d'eux aurait apporté avec soi les procédés artistiques
de sa province. Une inscription de Lyon (C. I. L., XIII, 2000) nous prouve que les artistes
carthaginois s'expatriaient volontiers : Memoriæ æterne Juli Alexandri, natione Afri. civi
Carthaginesi, omini optimo, opifici artis vitriæ... Il est vrai que M. Hirschfeld lit dans le
texte de Lillebonne c(ivis) K(aletus ?). De toute façon, le k étant certain, l'interprétation
C(ai) f(ilius) proposée par M. Jullian (Gallia, in-8°, 1892, p. 122) doit être rejetée. On a
noté des analogies de facture entre le pavage de Lillebonne et celui des Ouled Agla
(Héron de Villefosse, C. R. Inscr., 1891, p. 345 ; Cagnat, Bull. arch., 1891, p. 584 :
Gsell, Mos. des Ouled Agla, p. 14).
3 Franks, p. 221 ; Delattre, Bull. Hipp., n° 1888, p. LXXXVI, n° 23 ; Bull. arch., 1891, p.
31 sq. ; Miss. cath., 1883, p. 101 sq. ; Cagnat-Saladin. p. 112 ; S. Marie, p. 14. 25 sq.,
28, 181 ; Cat. som., n° 1195 ; Cat. Alaoui, p. 11, n° 8-9 ; p. 13, n° 22 : p. 31, n° 151,
figures symboliques, parfois isolées, plus fréquemment réunies, mais
indépendantes les unes des autres. Le lithostrote de Bordj Djedid qui fut envoyé
à l'Exposition Universelle de 1889 peut servir de modèle du genre1 : il
représente les douze Mois de l'année portant des attributs distinctifs et disposés
en cercle autour de deux personnages centraux ; un rectangle enserre ce
premier sujet, et dans les écoinçons se tiennent assises les quatre Saisons ; la
bordure est occupée par une série de gros quadrupèdes. Davis vers la colline de
l'Odéon2, Beulé à Byrsa3, le P. Delattre sur la colline du Petit Séminaire et dans
la villa de Scorpianus4, ont eux aussi retrouvé des Mois et des Saisons.
En face de ces divinités abstraites et en quelque sorte sans âme, il y en a
d'autres qui sont agissantes et vivent de leur vie propre, pour exemple l'Amour
et Psyché5, les dieux de la mer, Triton avec des Néréides6, un Fleuve à demi
couché entouré d'Amours7, Neptune à barbe flottante et à pieds de cheval
marin8. Je rangerais dans la même division ces fantastiques sciopodes que les
promeneurs pouvaient contempler sur la platea maritima, la Vénus de Damous
el Karita dont on a voulu faire une sainte Perpétue9, surtout la toilette de Pégase
par les Nymphes10 qui semble être un des thèmes préférés des Africains11. Ces
décorations géométriques, végétales ou animales, ces motifs symboliques ou
mythologiques, quel qu'en soit l'intérêt, n'excitent pas autant notre curiosité que
les scènes proprement dites12, car ces dernières, qui reproduisent des épisodes
de la vie réelle, nous initient dans une certaine mesure aux mœurs locales. La
plus connue est celle que les Arabes, auteurs de la trouvaille, appelèrent juste
titre la diffa (le banquet) ; elle fut déterrée au bas de Sidi Bou Saïd, près de la
maison du général Baccouche. Cinq esclaves apportent des plats ou des
ustensiles de cuisine ; le repas se prépare, peut-être même les convives ont-ils
déjà pris place. Ce sujet convient à la décoration de quelque somptueux
triclinium. Son pendant13 a été mis au jour, en 1896, par M. Gauckler, aux
environs de Douar ech Chott. Dans un cadre ovale se déroule un festin ; trente-
quatre convives sont assis par petites tables, des serviteurs leur versent à boire
ou présentent des plats ; au milieu de la salle à manger, orchestre et baladins.
163-161 ; Chronique des arts, 1894, p. 108 : Gauckler, C. R., 1898. p. 8 ; B., Fouilles, p.
51 sq., 10 ; Cosmos, mars 1896, p. 471 ; Bull. arch., 1896, p. 151.
1 C. I. L., VIII. 12588 ; Cagnat, Mos. ; Doublet, Bull. arch., 1892, p. 435.
2 Davis, p. 112-225, 461 ; Franks, p. 221-232 ; Cagnat, Mos., p. 252 : Dunant, p. 126
(au British Museum).
3 Fouilles, p. 31 ; Cagnat, loc. cit. : cette mosaïque semble avoir été brisée.
4 Miss. cath., 1883, p. 107 : cf. Doublet, p. 93, n. 3 ; les mosaïques de la villa de
Scorpianus (au musée de Saint-Louis) sont, je crois, inédites.
5 Héron de Villefosse, C. R. Inscr., 1891. p. 28 : un encadrement zoologique et
botanique rehausse le sujet principat.
6 Davis, p. 469 : provenance, Gamart : cf. Excursions, p. XI, pl. IV, 1.
7 Bull. arch., 1896. p. 154 ; Cat. Alaoui, p. 30, n° 153.
8 Rev. arch., V, 1848/49, p. 631 ; Franks, p. 222 (au British Museum).
9 Cf. Kraus, I, p. 121, fig. 328.
10 S. Marie, p. 38 : Delattre, Bull. épigr., 1886, p. 142, n° 382.
11 Cagnat, Bull. Ant., 1893, p. 80-82.
12 Cat. som., n° 17906 ; Reinach. p. 213 ; Bull. arch., 1889. p. 356-360, pl. IX
(aujourd'hui au Louvre).
13 Cat. Alaoui, p. 31, n° 102 : Gauckler, C. R. Inscr., 1898, p. 613 ; Le Tour du monde,
1896, n° 12 (A travers le monde, p. 332).
L'antiquité ne nous a laissé qu'un petit nombre de motifs analogues1, et cette
circonstance ne donne pas moins de prix à ces deux tableaux que le fini du
travail. Douar ech Chott, où s'élevaient sans doute de belles villas, nous a encore
rendu un grand pavement de 7 mètres sur 7 mètres, avec des épisodes de
chasse autour d'un sanctuaire qui abritait les statues d'Apollon et de Diane2 ; des
mêmes parages nous arrive un morceau où se voient, au milieu d'une mer
poissonneuse, deux hommes, montés dans une barque, qui retirent leur filet3.
Par une curieuse coïncidence, deux scènes, l'une de pêche, l'autre de chasse,
viennent aussi d'être trouvées dans des chambres contiguës, à une autre
extrémité de la ville, près de Bordj Djedid. La seconde, oui des cavaliers
poursuivent des animaux féroces, est d'un travail plus négligé ; l'autre, au
contraire, d'un art exquis, nous fait assister à toutes les variétés de pêche, pêche
à l'épuisette, à la ligne, à l'épervier, au harpon ; des légendes mythologiques
occupent le bas du cadre4. Dans un genre très différent enfin, les débris d'un
curieux tableau donné au Louvre par M. de Lagau, consul de France, ne doivent
pas être passés sous silence5. C'était une représentation du cirque : un aurige,
nommé Quiriacus, lance son char à la course : on aperçoit encore un autre
cavalier ; une décoration composée de grecques, d'entrelacs, de rosaces, de
guirlandes entourait ces personnages.
Aucun des exemples auxquels j'ai fait allusion n'offre la moindre trace de
christianisme ; ce n'est pas à dire qu'aucun ne soit d'époque chrétienne, mais
tous traitent des sujets profanes. En regard des quatre séries auxquelles ils se
rattachent il en existe une autre dont la fin immédiate est la glorification de la foi
nouvelle ; les mosaïques qui la composent, inspirées par un même sentiment,
forment une catégorie à part. Les unes n'offrent que des dessins géométriques,
au milieu desquels ressortent des objets ou des animaux symboliques, le calice,
la grappe de raisin, le vase, le paon, les colombes ; elles tapissent surtout les
tombeaux de La Malga et de Damous el Karita6. Suivant une habitude africaine,
l'épitaphe qui désigne le défunt, composée de petits cubes blancs ou noirs, est
sertie à même le dessin. D'autres décoraient les édifices du culte, basiliques,
baptistères, etc. : elles se rapprochent parfois des mosaïques tombales, quant au
choix des motifs : des fragments de Damous el Karita portent des rinceaux, des
vases, des fleurs, le poisson, le paon, l'agneau, la croix7 ; parfois elles
reproduisent des scènes tirées de l'Ecriture, ainsi les trois Hébreux dans la
fournaise, trouvés au même endroit8, ou des personnages dont le nom nous
échappe, comme cette orante debout, drapée et nimbée, tenant une fleur dans
94 ; 1886, p. 1531 ; elles sont maintenues par des plaques qui les encadrent, fixées
verticalement dans le sol à fleur de la dalle funéraire. Quant au coussin de mortier sur
lequel reposent les cubes, quant au ciment qui les lie, on n'a signalé aucune différence
essentielle dans leur composition aux diverses périodes ; le P. Delattre (Miss. cath.,
1883, p. 91) a noté que. celui des tombes de La Malga mesure jusqu'à 0m,02
d'épaisseur.
1 Müntz, op. cit., p. 44 ; La Blanchère, Musée d'Oran, p. 48 sq.
2 Héron de Villefosse, C. R. Inscr., 1891, p. 28 sq.
3 S. Marie, p. 38 ; C. I. L., VIII, 14184.
4 C. I. L., VIII, 12589.
5 Delattre, C. R. Hipp., 1893, p XXXIX.
6 Cat. Alaoui, p. 11, n° 9.
7 C. I. L., VIII, 12589a.
8 C. I. L., VIII, 12588.
Lambèse, à Hadrumète, mais nulle part il ne s'est perpétué comme à Carthage.
Il répond à un besoin constant de clarté jusque dans les fictions de l'art, et c'est
un des côtés de l'esprit carthaginois qui se révèle à nous dans ces courtes
inscriptions1.
1 Autres mosaïques de Carthage : Tissot, II, p. XVIII ; D., Basil., p. 5. 8 ; Miss. cath.,
1883, p. 320 sq., 370 ; 1886, p. 78, 89, 91 ; 1896, p. 176 sq. ; Amst., p. I. 160, n° 273-
278 ; Fouilles, p. 97 sq. ; Franks, p. 222 ; Davis, p. 395 sq. ; C. I. L., VIII, 1072 ; Bull.
di corrisp. arch., 1838. p. 76 ; Monumenti, V, pl. 38 ; B., Fouilles, p. 35. 12. 41, 17 sq. ;
Gauckler, C. R., 1897, p. 8.
CHAPITRE IV. — ARTS INDUSTRIELS.
I
Les terres cuites d'origine carthaginoise, depuis les figurines modelées avec soin
jusqu'aux ustensiles domestiques sans valeur, remplissent les vitrines des
musées de Saint-Louis et du Bardo, et celles de la salle africaine au Louvre.
Toutes les séries ne sont pas également riches, mais la gamme est assez
complète et presque sans solution de continuité.
Les statuettes forment la transition entre la grande sculpture et la fabrication
industrielle. Un type fréquent est celui de la femme assise dans un fauteuil avec
un enfant sur les genoux1 ; on la tient d'ordinaire pour une déesse mère, Isis
montrant out allaitant Horus, et les rapprochements ne manquent pas à l'appui
de cette opinion. Néanmoins, M. Babelon qui la partage2 avoue que ces figurines
certainement païennes, sont d'une époque romaine assez basse, sinon même de
la période byzantine, comme leur style barbare et les objets qui les
accompagnaient tendent à le prouver. J'ai quelque peine, je le confesse, à croire
à des statuettes païennes byzantines ; en second lieu, ces objets qui les
accompagnaient sont des lampes chrétiennes ; mais surtout, il y a un terme de
comparaison qu'il importe de ne pas négliger, c'est-à-dire les trois figurines
nimbées, évidemment chrétiennes, de Cherchel et de Gouraya, que M. Gauckler
a publiées3 en les rapprochant très à propos de celles de Carthage. Il n'est donc
pas impossible que ces produits indigènes4 représentent, non pas Isis et Horus,
mais, comme l'admet le P. Delattre5, la Vierge Marie tenant l'Enfant Jésus6,
transformation de la déesse kourophore. A la fabrication locale appartiennent
encore divers fragments7, des musiciens surtout et des animaux, œuvres sans
grâce d'une main peu habile. Un orgue hydraulique8, très intéressant pour
l'histoire de la musique et qui fut sans doute un jouet d'enfant, dénote plus
d'adresse dans le modelé, mais le dessin n'en est pas meilleur. La médiocrité de
ces pièces ressort davantage, lorsqu'on les met en regard de quelques morceaux
Bull. trimestr., X, 1890, p. 278, 282, 301, 309, 310. 314, 321 ; S. Marie, p. 29 ; B.,
Fouilles, p. 47 ; Franks, p. 233 : Houdard, p. 38-11 ; Stuhlfauth, p. 284-289, 300-302 ;
Gsell, ses diverses Chroniques.
1 Mém. Ant., LVII, 1896, p. 217-249 ; H. Detzel, Christliche Ikonographie, in-8°,
Fribourg, 1894, I, p. 29, fig. 16 ; p. 143, fig. 70.
lampe vandale1 n'est plus qu'une poterie vulgaire avec laquelle l'art n'a presque
plus rien de commun. En écrivant cette histoire de la lampe à Cartilage, le P.
Delattre nous a fait toucher du doigt, par un exemple précis, la décadence
progressive du goût depuis le Ier siècle jusqu'au VIe2.
Parmi les autres terres cuites sorties de ce sol, à côté des simples briques et
tuiles, des urnes et amphores funéraires ou destinées à contenir l'huile, le vin,
les grains et les olives3, on rencontre des plats d'un travail plus fin, presque
toujours en terre rouge4, tantôt nus, tantôt décorés de figures allégoriques. Ces
derniers ont été exécutés et possédés par des chrétiens, car les emblèmes5
qu'on y a imprimés en creux sont la croix seule ou répétée plusieurs fois ou
encore surmontée de l'agneau, de la colombe, du poisson, de l'orante, du
pêcheur, en un mot de la plupart des motifs que les lampes nous ont déjà
offerts. En 1888, le musée de Saint-Louis, renfermait soixante-douze numéros de
cette série ; elle n'a cessé de s'augmenter depuis lors et dépasse aujourd'hui de
beaucoup la centaine. Il faut noter sur ces plats, qui remontent aux IVe et Ve
siècles, l'absence de tout nom de potier, comme sur les lampes chrétiennes. Ils
servaient à la table, à la cuisine, à la toilette et non à des usages spécialement
religieux. Ce rôle appartenait aux vases liturgiques dont plusieurs ont été
exhumés par le P. Delattre, à Dermèche, à La Marsa, à Bir Ftouha6. La
décoration spéciale qu'ils ont reçue au moment de la cuisson, les emblèmes qui
les recouvrent, les mettent en dehors de la vaisselle courante. On y constate
parfois des signes tout. particuliers. Sur la panse de plusieurs sont gravées les
lettres A B C ; M. de Rossi, bon juge en la matière, y voit des vases baptismaux
qu'on employait, vers la fin du Ve siècle ou au VIe, pour verser l'eau sur la tête
du nouveau chrétien pendant qu'il était dans la piscine.
Toutes ces pièces de céramique déterrées à Carthage sont-elles d'origine et de
fabrication carthaginoises ? Les noms des potiers nous fourniront peut-être la
réponse à cette question. Ils ne se rencontrent guère, nous l'avons dit, que sur
les lampes, amphores, vases et plats des trois premiers siècles ; le champ
d'investigation ne s'étend donc. ni à toute la durée de la ville, ni à toutes les
terres cuites qu'elle a utilisées. Dans ces limites restreintes, les marques
courantes à Carthage sont-elles ignorées ailleurs ? Sur beaucoup de poteries se
1 Sorte de plat creux dont un vase à ventre rond et à goulot droit occupe le centre, le
tout faisant corps ensemble.
2 Beaucoup de ces lampes méritent d'attirer l'attention ; je me borne à citer celle qui
représente une femme portant son enfant sur le dos, à l'arabe (Bull. Ant., 1897, p. 216-
250) et une autre qui s'offrait en guise d'étrenne (ibid., 1899, p. 140) ; cf. Schultze, p.
259 sq.
3 C. I. L., VIII, 10475, 4-8 ; 10477, 4, 6, 8 ; B., Fouilles, p. 48-106. Cagnat-Saladin, p.
112 ; Rev. arch., X, 1887, p. 21, 152 ; Bull. arch., 1886, p. 17 ; 1894, p. 89-119 ; 1897,
p. 450-451, n° 282-287 ; Miss. cath., 1883, p. 93 ; 1886, p. 92 ; C. R. Inscr., 1893, p.
152-155 ; B., Fouilles, p. 39 ; Mélanges, XI, 1891, p. 53-65, 321 ; Bull. Ant., 1899, p.
287 ; D., Sup., p. 87, 98-101. Cf. Toutain, Note sur les poteries communes d'Afrique
(Mélanges, ibid., p. 305-313).
4 Cosmos, 7 déc. 1889. Xl. p. 20 : Bull. arch., 1886. p. 16, 31 sq. ; Rev. arch., XVII,
1891, p. 145 ; Mélanges, XI, 1891, p. 72-78, 325 ; S. Marie, p. 14, 37 ; Cat. Alaoui, p.
216-251.
5 D., Arch., p. 12 ; Revue de l'art chrétien, 1888, p. 219-221 ; 1893, p. 39 sq. ; Cosmos,
23 déc. 1893, p. 118 ; Miss. cath., 1886, p. 153 : cf. Doublet-Gauckler, p. 62.
6 Miss. cath., 1883. p. 321-323 ; Cosmos, 21 mars 1888. p. 463 sq. ; 15 juin 1895, p.
331 ; de Rossi, Bull. crist., 1880, pl. VIII ; 1881, p. 125-146.
lisent des noms grecs1 ; malgré l'importance de la colonie hellénique, il est peu
probable qu'elle ait compris tant de coroplastes, et l'on soupçonnera justement
ces échantillons d'être dé provenance étrangère. On peut l'affirmer pour certains
autres qui portent des noms latins ; en effet, M. Héron de Villefosse a signalé2
sur dix briques des estampilles relatives à la gens Domitia, elles furent donc
cuites en Italie. Ce ne sont pas les seules empreintes qui aient été relevées à la
fois au nord et au sud de la Méditerranée3. Quelques-unes pourtant, surtout
celles de C. Clodius Successus et de C. Oppius Restitutus, sont peut-être
particulières à l'Afrique4 ; mais elles y foisonnent de toutes parts, et il y aurait
témérité à revendiquer ces céramistes comme proprement carthaginois.
Le P. Delattre, qui a dressé de longues listes de signatures, attribue encore à
l'Afrique celles qui se composent d'un seul nom inscrit en entier sur deux lignes
dans une empreinte rectangulaire, tels que Aemilianus, Censurinus, Dalmatius,
Gloriosus, Maximus, Restitutus, Restutus et Victorianus5 ; toutefois, notons-le, il
ne restreint pas à la capitale ce mode d'estampilles, il parle de l'industrie
africaine en général. Cette réserve d'un homme qui connaît si bien Carthage
nous invite nous-mêmes à la prudence. Retenons seulement qu'a tenir compte
des noms de fabricants, durant les trois premiers siècles, les poteries étaient
dans une large mesure importées. La similitude fréquente des lampes avec celles
de Gaule et d'Italie6 confirme cette théorie. Divers indices sûrs ont en outre fait
reconnaître à M. Héron de Villefosse que la plupart des types de la collection
Marchant provenaient d'Alexandrie, quelques autres de la côte de Syrie7. Enfin,
le P. Delattre a noté qu'un fragment de ses séries sortait du même moule qu'une
lampe trouvée sur le Palatin en 18668.
A partir du IVe siècle, l'industrie céramique fut plus spécialement indigène. A
défaut des signatures qui ne paraissent plus au revers, le style et la technique si
étranges des statuettes, les larges bords surchargés d'ornements des lampes,
décèlent un travail africain. Une preuve encore plus forte, ce sont les cinq
moules, un de lampe, un de médaillon, deux de figurines, un de vase9, qu'on
possède à Saint-Louis et au Bardo. N'y en eût-il qu'un seul, c'en serait assez
1 Mélanges, XI, 1891, p.57-65 ; Revue tunisienne, VI, 1899 (Marques céramiques
grecques et romaines trouvées à Carthage, n° 1-34).
2 Bull. arch., 1855, p. 119.
3 C. I. L., VIII, 10177, 4 (époque d'Auguste) ; Musée Lavigerie, p. 92-93, pl. XXIII (fin du
Ier siècle et première moitié du IIe) ; Toutain, Cités, p. 129-131. Sur les estampilles et
signatures de potiers à Carthage, voir C. I. L., VIII, 10475, 4-8 ; Musée Lavigerie, p. 96-
101, pl. XXIV-XXVII ; Cat. Alaoui, p.215 sq., 233-235 ; C. R. Hipp., 1888, p. XI, XXVIII-XXXI,
XXXIX-XLIII ; 1897, p. LVII-LXVI ; Miss. cath., 1886, p. 89, 113 ; Mélanges, XI, 1891, p. 53-
80, 323-326 ; XIII, 1893, p. 31-17 ; La Blanchère, Musée d'Oran, p. 50 ; C. R. Inscr.,
1885, p. 96 ; 1893, p. 152-155 ; 1897, p. 698 ; Bull. arch., 1891, p. 89-119, 265 ;
1897, p. 450-452 ; Rev. arch., X, 1887. p. 21, 21, 27 ; XVII, 1891, p. 139, 8, 145, 4 ;
XXXI, 1897, p. 455 ; D., Sup., p. 235-239, 395 sq. ; Bull. Ant., 1882. p. 331 ; 1888, p.
278 sq. ; Mém. Ant., LVI. 1895, p. 338, 382, 381, 391-392 ; Delattre, Revue tunisienne,
I, 1891 ; IV, 1897 ; VI, 1899 (Marques céramiques) ; Gauckler, ibid., III, 1896 (Le pays
de Dougga, p. 12) ; Houdard, p. 42 sq.
4 On a pourtant trouvé ce dernier à Rome (Notizie degli scavi, 4897, p. 116).
5 Mélanges, XI, 1891, p. 57.
6 Miss. cath., 1880, p. 219, 311 sq. ; Lampes, p. 6, 10, 12.
7 Bulletin des Musées, 1890, p. 290 sq. ; cf. Toutain, Cités, p. 125-132.
8 Revue de l'art chrétien, 1893, p. 37.
9 D., Lampes, p. 12 sq. ; Gauckler, Cherchel, p. 19. n. 3 ; Cat. Alaoui, p. 252, n° 393-
395.
pour conclure à l'existence d'une fabrication locale. L'argile plastique était à
proximité, à Sidi Bou Saïd, au Djebel Djeloud1 ; on l'extrait encore aujourd'hui
en abondance de ce monticule proche de Tunis, à deux cents mètres à l'ouest de
l'hôpital du Belvédère. Le docteur Carton2 en a retiré par dizaines des fragments
de vases puniques, quelques-uns même présentent des lettres qui paraissent
grecques et latines. Les potiers de la seconde Carthage, comme ceux de la
première ont dû exploiter ces gisements.
II
Les anciens Carthaginois tiraient, dit-on, l'escarboucle (rubis ou grenat) du pays
des Nasamons, et l'émeraude, d'une île voisine de leur ville3. Si, pour quelque
motif que ce soit, leurs successeurs ne pouvaient plus se procurer ainsi les
pierres précieuses dans leur pays, on est en droit d'affirmer qu'ils les achetaient
au dehors. On sait, en effet, que, sous l'Empire, la majorité des Africains
portaient, soit une bague, dont le chaton était une pierre gravée servant de
cachet, soit un collier de pierres dont l'une, gravée aussi, remplissait le même
office4. En fait de parure la capitale devait suivre ou plutôt diriger la mode ; à cet
égard nous avons mieux que des présomptions. Dans la ville basse, entre Byrsa
et la mer, le P. Delattre a été assez heureux pour retrouver un ensemble de trois
cents empreintes sur terre cuite d'intailles très fines5. Elles rappellent divers
types monétaires célèbres, l'Hercule des pièces d'argent de Jugurtha, la tête de
Silène des monnaies de Cyzique, les têtes de femme des monnaies siciliennes.
On y voit encore des personnages mythologiques, des groupes d'hommes et
d'animaux, des scènes de chasse, etc. La plupart sont de pur style grec,
plusieurs autres trahissent nettement l'influence égyptienne. Si l'on admet, avec
M. Héron de Villefosse, que ces empreintes n'appartenaient pas à un amateur,
mais qu'elles formaient la collection de modèles d'un industriel qui les
reproduisait pour le commerce, on sera fondé à croire que la plupart des intailles
et des scarabées que l'on rencontre fréquemment à Carthage étaient à une
certaine époque fabriqués dans la ville même et non pas importés. Toutefois la
conception et l'exécution premières sont le fait d'artistes, peut-être domiciliés en
Afrique, à coup sûr étrangers. Les autres camées et intailles qui se rencontrent
fréquemment dans les terres remuées au cours des fouilles6 justifient cette
opinion. Emeraude, cornaline, grenat, agate de plusieurs teintes sont les
principales, non les seules matières dont on se soit servi.
Les pierres précieuses non gravées sont souvent serties dans des bijoux, comme
l'agrafe de bronze ornée d'une croix formée de pierres rouges, bleues et vertes
qui provient de Byrsa7, comme les deux bracelets à chatons du musée du
La seule énumération de tous ces produits, dont beaucoup étaient fabriqués sur
place, donne à penser que l'industrie florissait à Carthage et occupait une bonne
partie de ses habitants ; toutefois, dans l'état actuel de nos connaissances, il
nous faut renoncer à rien dire sur les divers métiers et professions. C'est en vain
que j'ai interrogé les textes littéraires et épigraphiques ; ils sont muets.
Tertullien parle fréquemment des peintres, sculpteurs, coroplastes, artisans de
toute sorte9, mais en termes très généraux. Seul saint Cyprien10 mentionne d'un
mot, dan s la communauté chrétienne, un tisserand et une couturière. Ce verrier
de Lyon, que son épitaphe fait naître à Carthage11, y exerça-t-il jamais ? Je
n'ose l'affirmer. Tenons-nous en donc aux œuvres, puisque les ouvriers nous
échappent.
1 Delattre, Cosmos, 26 oct. 1889, p. 359 ; Revue de l'art chrétien, 1890, p. 29 ; Rev.
arch., XVII, 1891, p. 52 ; de Rossi, Bull. crist., 1891, p. 146-118, pl. IX, fig. 4-5 ; Gsell,
1892, 165 ; cf. Miss. cath., 1886, p. 153.
2 Delattre, Bull. arch., 1897, p. 162-170, pl. II ; Miss. cath., 1886, p. 257 ; 1887, p. 507-
509, 521 sq. ; C. R. Hipp., 1892, p. XX-XXIII.
3 Aujourd'hui au musée de Livourne. De Rossi, Bull. crist., 1891. p. 47-54, pl. IV et V ;
Allard, La science catholique, 15 oct. 1892, p. 1042 sq. ; Gsell, 1892, 158 ; cf.
Stuhlfauth, p. 303.
4 Cosmos, 26 oct. 1889, p. 359 ; Bull. Ant., 1896, p. 289 ; cf., sur des peignes
liturgiques analogues, Bull. arch., 1892, p. 215 sq. (Eure-et-Loir) ; Doublet-Gauckler, p.
72. Le P. Delattre a retiré un peigne en ivoire de la nécropole punique de Douïmès (Mém.
Ant., LVI, 1895, p. 292).
5 Cosmos, 26 oct. 1889, p. 359, et 28 janv. 1888, p. 211 ; sur le poisson symbolique en
Afrique, cf. de Rossi, dans Pitra, Spicilegium Solesmense, III, p. 567 sq.
6 Bull. arch., 1886, p. 16, 26 sq., 32.
7 Cosmos, 26 octobre 1889, p. 32 ; Rev. arch., X, 1887, p. 21.
8 Gauckler, Guide, p. 21 ; Mém. Ant., 1895. p. 93-95 ; Miss. cath., 1882, p. 269 ; Bull.
Ant., 1899, p. 288 ; Delattre, Sup., p. 81, 98 sq.
9 Cf. De idol., 3-8.
10 Epist., XLII.
11 C. I. L., VIII, 200.
A n'envisager que l'inspiration, on peut discerner deux périodes, la païenne qui
ne dépasse guère la moitié du IVe siècle, la chrétienne qui englobe les derniers
temps de la ville. Pendant la première, les statuaires, mosaïstes et modeleurs ne
créent presque rien ; ils empruntent à Rome tout son bagage mythologique, tous
les accessoires de son panthéon. Les Vénus, les Neptunes, les Dioscures, les
Hercules, les Lédas foisonnent en relief sur les lampes, en couleur dans les
mosaïques, presque animés dans le marbre. Si deux ou trois sculptures
manifestent au début quelque ressouvenir de l'âge punique, elles disparaissent
bientôt comme noyées sous le flot des productions gréco-romaines. Dans son
ensemble, l'art païen manque d'originalité. Il n'en va pas tout à fait de même
pour celui qui vint ensuite. Je n'entends pas dire que le symbolisme des fidèles
carthaginois diffère de celui des autres contrées : le poisson, l'agneau, la
colombe, le cerf, Jonas, en un mot tous les motifs que les peintures des
catacombes nous ont révélés décorent aussi les objets dont ils se servent. L'unité
de doctrine, l'interprétation identique des Ecritures devait amener ce résultat.
Remarquons-le cependant, les potiers et les sculpteurs africains ne se rattachent
pas aux peintres des catacombes. Les uns et les autres puisent à la même source
et, guidés par le même esprit, exécutent dans le même temps des œuvres qui se
ressemblent. L'indépendance vis-à-vis de l'Italie n'est pas niable. dans
l'inspiration des ouvrages chrétiens.
Elle éclate surtout dans l'exécution. En effet, tandis que les artistes du Haut-
Empire, façonnés à l'école gréco-romaine, en appliquent toutes les formules, en
exploitent toute la technique, les praticiens postérieurs, d'une éducation
professionnelle beaucoup moins soignée, sont pour cette raison moins
emprisonnés dans des théories et dans des procédés uniformes. La similitude de
leurs goûts et de leur intelligence explique l'analogie de leurs conceptions ; mais
avant tout ils se fient à de l'initiative individuelle, et, ayant une façon à eux de
voir et comprendre, ils la font passer naïvement dans leurs œuvres. De là cette
saveur spéciale, ce goût de terroir, cette marque personnelle en un mot,
grossière souvent, réelle pourtant, dont l'époque précédente est tout à fait
dépourvue.
Telle m'apparaît l'histoire artistique de Carthage : durant trois siècles environ
exécution fort habile, travail purement imitateur ; le tour de main se perd
ensuite, en revanche l'inspiration s'écarte du convenu, redevient plus franche.
Point de séparation brusque entre ces deux âges. Une lente évolution amène le
second ; on ne renie pas les procédés jusqu'alors en honneur, on les oublie peu à
peu.
Pour distinguer cet état de choses successif, je me suis servi des termes d'art
païen et d'art chrétien parce qu'ils répondent à une réalité chronologique et qu'ils
sont commodes. Toutefois, ne nous y méprenons pas, ce n'est nullement le
christianisme qui a corrompu l'art, pas plus que le paganisme ne l'élevait
nécessairement. A supposer que le paganisme eût duré, l'art n'en dégénérait pas
moins. La décadence était visible, irrémédiable, à la fin du IIIe siècle ; les
chrétiens n'ont fait que Marcher dans la voie qu'on leur avait tracée.
LIVRE SEPTIÈME. — LITTÉRATURE
Les artistes qui exercèrent leur talent à Carthage se bornèrent souvent à imiter,
lorsqu'ils ne les copiaient pas, des modèles étrangers. L'originalité leur manque,
au moins à la belle époque. L'originalité est, au contraire, le mérite principal des
écrivains. Il y a exagération à dire, comme on le fait parfois, qu'ils ont tout
renouvelé, idées et expressions. Pourtant ils ont assez plié le latin à leur
convenance, lui infusant une saveur du midi, le marquant de leur empreinte,
pour que leurs livres se confondent malaisément avec ceux des autres pays :
dans la littérature occidentale, ils constituent vraiment un groupe distinct.
Je me garderai bien de prétendre que ces hommes se ressemblaient de tout
point ; mais, sous des différences très réelles, qui constituent la nature et l'esprit
particulier de chacun d'eux, subsiste un fonds commun, c'est-à-dire le caractère
propre de leur race, ce par quoi l'âme africaine se distingue de la grecque, de la
romaine, de la gauloise. Et, comme ils avaient presque tous de la valeur,
quelques-uns du génie, la langue énergique qu'ils façonnèrent, pour ainsi dire, à
l'image de leur âme tumultueuse, n'a pas péri avec eux ; ou plutôt, grâce surtout
à eux, le latin, en danger de mort, a été sauvé. Tandis que la barbarie
envahissante menaçait de submerger les lettres latines, c'est l'Afrique, c'est
Carthage, plus encore que le reste de l'Empire, qui, par la main de Tertullien, de
Cyprien, d'Augustin et de leurs disciples a maintenu haut le flambeau et l'a
transmis en mourant, à son tour, aux générations de l'Occident.
Et quasi cursores vitai lampada tradunt1.
Avant d'examiner de quelle façon les auteurs dont la vie entière s'est écoulée à
Carthage, ou ceux qui y résidèrent pendant une longue période de leur
existence, ont enseigné le peuple, charmé les délicats, il ne sera pas hors de
propos de nous enquérir des dispositions intellectuelles de ceux à qui ils
s'adressaient. Nous devinerons ainsi quelles facilités ils ont rencontrées ou quels
obstacles il leur a fallu surmonter.
Le culte discret des belles-lettres est, par tous pays, l'apanage d'un petit nombre
d'hommes. Quand la foule entre en ligne, adieu les méditations profondes, les
nuances de la pensée et les délicatesses du style ! La pompe extérieure, l'éclat
de la voix, les sentiments violents, tout ce qui est sonore ou bruyant, tout ce qui
se comprend sans peine, voilà ce qu'elle demande. Point de finesse, mais de la
vie ; point de demi-teintes, mais des couleurs fortes, au besoin criardes. Le
théâtre et l'éloquence sont seuls capables de satisfaire de tels appétits. Encore
l'éloquence s'adresse-t-elle à des esprits capables de réflexion, prêts à écouter
en silence une parole agréable peut-être, en partie sérieuse cependant. Le
théâtre n'exige même pas ce minimum de préparation ; à l'exception de
certaines pièces un peu compliquées, dont le prologue, d'ailleurs, a été inventé
pour démêler les fils, les intelligences les plus simples sont à même d'y voir clair.
Entre l'éloquence et le théâtre le choix du public carthaginois était fait d'avance.
Des orateurs réussirent pourtant à Carthage, nous le verrons bientôt, mais
surtout auprès de la bourgeoisie. Le populaire, où les marins du port coudoyaient
les artisans, où se mêlaient les petits fonctionnaires et les esclaves, réclamait un
régal plus âpre.
Vous êtes venus nombreux pour m'écouter, dit un jour Apulée à son auditoire1 ;
votre affluence explique que nous soyons assemblés en pareil lieu. La réunion se
tenait au théâtre dont cette phrase laisse deviner les vastes proportions. Un tel
monument suffisait, je pense, pour contenir la multitude aux jours de
réjouissances. Du moins s'il n'était pas l'unique lieu consacré aux représentations
dramatiques, il devait être le plus important2.
Oubliez en m'écoutant, ajoute l'orateur, qu'ici, à d'autres moments, on assiste
aux extravagances du mime, aux dialogues de l'acteur comique, aux tirades
sonores de l'acteur tragique, aux exercices périlleux du danseur de corde, aux
escamotages du prestidigitateur, aux déhanchements du baladin et à tous les
autres spectacles offerts au peuple par les différents artistes. Apulée n'a-t-il pas,
par habitude oratoire, poursuivi un peu loin l'énumération ? Et voyait-on
vraiment tant d'histrions divers défiler tour à tour sur la scène ? Souvenons-nous
qu'il s'adresse à des Carthaginois. Quel que fût son goût et le leur pour
l'hyperbole, il n'a dû leur rappeler dans cet exorde insinuant que des faits précis.
Et pourquoi n'en aurait-il pas été en Afrique comme à Rome, oui toutes les
variétés de comédiens et d'acrobates s'exhibaient au grand contentement de la
foule3 ? Quelques mots des auteurs chrétiens font allusion aux pitres, aux
funambules4, et l'on a retrouvé à Bir el Djebbana la tombe d'une danseuse5.
Mais les textes parlent surtout des tragédies, comédies et pantomimes. C'est à
croire qu'elles se renouvelaient plus fréquemment que les autres représentations.
pythiques ne furent introduits dans cette ville sans doute qu'en 201, et le De spectaculis
est au plus tard de l'année 200.
1 Enarr. in psalm., LXXX, 23 ; cf. encore ibid., XXXIX, 10.
2 Victor de Vita (I, 47) le qualifie d'archimimus.
3 C'est là peut-être que les nourrices avaient appris ces histoires sur les tours de la
Lamie et les cheveux du soleil qu'elles racontaient aux petits enfants pour les endormir
(Tertullien, Ad Valentinianos, 3).
4 Boissier, Revue des Deux-Mondes, 1er septembre 1896, p. 30. Le De spectaculis,
attribué à saint Cyprien, énumérant (6) les personnages des pièces, indique la plupart
des types de la comédie latine. Déjà, Apulée (Flor., III, 16, 63-64) avait très nettement
caractérisé les pièces de la Moyenne et de la Nouvelle Comédie.
5 Tertullien, De spect., 17 et 21 ; Cyprien, Ad Donatum, 8.
6 Apulée (De magia., 13, 416) parle du choragium thymelicum (costumes), de la syrma
(longue robe) d'un tragédien. Saint Augustin (De cath. rud., 2.) cite les thymelici
(acteurs) ; le mot sintæ qu'il emploie en même temps pour signifier des personnes qui se
produisent en public est peut-être d'origine punique. Voir dans Apulée (Metam., X, 29-
31) la description d'un théâtre à Corinthe et de sa machinerie ; l'auteur, en écrivant ces
lignes, pensait-il à ce qu'il avait connu à Carthage ?
l'épitaphe rédigée en grec, à l'aide d'une expression homérique, vante la belle
prestance et la voix infatigable1.
Entre ces habitudes et celles de Rome, je n'aperçois donc pas de différence.
Aucun nom d'auteur dramatique ou de compositeur indigène n'est parvenu
jusqu'à nous ; avant la fin du Ve siècle, nous ne connaissons pas non plus un
seul acteur du pays. Tout venait du dehors, l'Italie écoulait en Afrique son
bagage théâtral, pièces et troupes. Je ne m'étonne pas que les Romains, fuyant
devant l'invasion des Goths2, ne se soient point sentis dépaysés au théâtre de
Carthage et qu'ils y aient fait leurs délices du jeu des histrions. En changeant de
ville, ils retrouvaient un art importé tout entier de chez eux, au succès duquel les
Carthaginois ne contribuaient guère que par leur empressement à y applaudir.
Mais l'amphithéâtre et le cirque, où les passions turbulentes trouvaient encore
mieux leur compte, excitaient un plus franc enthousiasme. Les ruines de ces
deux édifices sont encore sous nos yeux, elles revivent quand nous lisons les
descriptions des auteurs locaux3. Ils nous montrent les cochers lançant leurs
chars dans la carrière et se disputant le prix de la course4, les athlètes rivalisant
de force et d'adresse5, les gladiateurs, aux prises avec les animaux féroces,
tâchant d'échapper à leurs étreintes6, ou bien jetés contre leurs semblables et
cherchant à la fois à éviter la mort et à la donner7. Tout un peuple massé sur les
gradins suit avidement les péripéties de la lutte. Sous le soleil implacable qui
éclaire le drame, à la vue du sang qui coule, les têtes s'échauffent, les cris
partent, les bras s'agitent, de tous côtés on vocifère ; chacun prend parti pour un
des champions, l'exhorte du geste et de la voix, l'acclame quand il parait
l'emporter, l'injurie s'il se laisse vaincre. Des factions se forment qui s'invectivent
et en viennent aux coups, de l'arène la lutte est passée aux étages supérieurs8.
Tandis que le tumulte se poursuit dans les præcinctiones, le gladiateur blessé
succombe ; un Mercure d'occasion, avec son caducée rougi au feu, se présente
pour constater la mort, et Pluton s'empare du cadavre qu'il entraine9.
Je ne me livre pas à un pur jeu d'imagination en ressuscitant ces scènes
populaires. La Passion de sainte Perpétue et de ses compagnons m'en a fourni
1 C. I. L., VIII, 12925 et 1007a (= Iliade, XIII, v. 45 ; XVII, v. 555 ; XXII, v. 227).
2 Augustin, De civ. Dei, I, 32.
3 Tertullien (De spect., 30) distingue bien quatre endroits réservés aux représentations :
credo, circo et utraque cavea et omni stadio gratiora. Décrit-il le cirque de Carthage
(ibid., 8) ? Il est sûr que le chapitre 7 se rapporte à Rome : pourquoi le suivant, où il
continue son historique des spectacles, concernerait-il surtout la capitale africaine.
4 Tertullien, De spect., 23 ; Augustin, Enarr. in psalm., XXXIX, 8 ; De cath. rud., 25.
5 Tertullien, De spect., 23, 23, 29 ; Scorpiace, 6 ; De pallio, 4.
6 Tertullien, De spect., 23, 23, 29 ; Apologétique, 16 ; Ad mart., 5 ; Augustin, Enarr. in
psalm., loc. cit.
7 Tertullien, De spect., 19 : gladiatores... publicæ voluptatis hostiæ, 21 ; Cyprien, Ad
Donatum, 7.
8 Augustin, De cath. rud., 25, bella theatrorum. Tertullien (De spect., 16) met bien en
scène la curiosité fiévreuse de l'assistance au commencement des courses. Sur la fureur
populaire pour les jeux, cf. encore Augustin, Confessions, 4, 1, 1 : 6-7, 11-12 ; 8, 13.
9 Tertullien, Apologétique, 13 ; Ad nat., I, 10. Une inscription d'Ostie (C. I. L., XIV, 414)
conserve le souvenir d'un athlète plusieurs fois vainqueur à Carthage dans les jeux
pythiques et dans ceux en l'honneur d'Esculape ; cf. Cat. som., n° 1747. Les combats
d'athlètes, supprimés pendant quelque temps, furent rétablis en Afrique par Gratien en
376 (Cod. Theod., XV, 7, 3).
les éléments1. Que de fois se répétèrent ces cris de mort que la multitude
pressée dans l'amphithéâtre poussait contre les martyrs de Thuburbo2 ! Pour
elle, le supplice des chrétiens n'était, avec plus de piquant et d'imprévu peut-
être, qu'une réédition de ces boucheries sanglantes dont elle ne parvenait pas à
se rassasier. En les lui procurant, on était toujours sûr de lui plaire. Aussi
voyons-nous les magistrats, les prêtres provinciaux, quiconque briguait les
honneurs, s'ingénier pour satisfaire ce goût malsain3. On prodigue les bêtes
féroces, ours, lions, léopards ; on invente des spectacles encore inconnus4 ; c'est
une surenchère où le peuple trouve son compte, jusqu'au jour où, ces munera
devenant ruineux, il fallut que l'autorité impériale les imposât d'office aux plus
riches citoyens5.
Par les honneurs et les dignités, le peuple remerciait ceux qui l'avaient le mieux
diverti, mais il s'intéressait bien davantage aux bestiaires, aux gladiateurs, aux
cochers qui s'étaient distingués parmi tous leurs rivaux. Et comme si les
applaudissements ne suffisaient pas à les payer, les poètes, s'associant à
l'engouement général, accordèrent parfois leur lyre pour vanter leurs exploits.
Luxorius se mit en frais pour un chasseur nègre venu d'Egypte6. Il voit un autre
Hercule dans ce lutteur bien musclé et vante jusqu'à la noirceur de sa peau. Les
adjectifs les plus sonores s'entassent dans ses vers déclamatoires, et l'épitaphe
se termine par ce trait :
Vivet fama tui post te longæva decoris,
Atque tuum nomen semper Karthago loquetur.
Ce qui est beaucoup pour un chasseur nègre, observe plaisamment M. Boissier7.
Luxorius est coutumier de ces louanges hyperboliques8, par contre il ne ménage
pas les cochers vieillis, ni les chasseurs maladroits. D'une façon générale, tout ce
qui concerne le cirque et l'amphithéâtre lui est matière à épigramme9. En
traitant de pareils sujets, le poète à la mode était bien certain de charmer ses
lecteurs, car ces gens qui se produisaient ainsi devant eux, et pour qui les
cicatrices des blessures reçues dans l'arène constituaient une parure et un titre
de gloire10, faisaient perdre l'esprit aux hommes et s'attiraient toutes les faveurs
des femmes11.
Nous comprenons maintenant pourquoi les empereurs du IVe siècle adressent de
fréquentes lettres aux magistrats d'Afrique au sujet des spectacles et des
histrions12, pourquoi aussi, au commencement du Ve siècle, Carthage est dotée
d'un tribunus voluptatum. Deux autres villes seulement dans tout l'Empire, Rome
Tout ce qui, par profession ou par goût, se préoccupait des choses de l'esprit, se
range naturellement sous ce titre. Bourgeois enrichis qui employaient leurs loisirs
à cultiver leur intelligence1, fonctionnaires et négociants désireux de se distraire
des tracas de l'administration ou des affaires, voilà les premiers éléments du
groupe. Il comprend encore les représentants des professions libérales. Les gens
du barreau, par exemple, pullulaient au point que Juvénal nommait déjà l'Afrique
la terre nourricière des avocats2. Les médecins n'étaient pas rares non plus,
toutes les variétés que nous en connaissons encore aujourd'hui défilent dans un
curieux passage de la Cité de Dieu3. Voici d'abord le médecin de famille, avisé
mais timide, en butte aux railleries de ses confrères ; puis le drogueur, entiché
de ses poudres et de ses flacons ; le chirurgien, qui ne demande qu'à tailler et ne
se fie qu'à sa lancette ; le médecin consultant, l'illustre maître, dont le diagnostic
tombe d'ordinaire à faux ; le savant, qui croit à l'infaillibilité de la science et qui
défend de guérir contre les règles d'Hippocrate ; enfin, le praticien calme et
scrupuleux, devant le mérite de qui chacun s'incline. Parfois, leur renom
dépassait l'enceinte de la ville, même les limites de l'Afrique ; ce fut le cas du
charitable Gennadius, ami de saint Augustin4, qui, après avoir brillé à Rome,
était revenu exercer dans son pays et faire profiter de sa notoriété le corps
médical carthaginois. Aux avocats, aux médecins, joignons le clergé chrétien qui
se recrutait d'ordinaire parmi les fidèles les plus instruits et se préparait par
l'étude au sacerdoce. Telle est, dans ses traits généraux, la composition de la
minorité lettrée.
Toutefois, le véritable foyer littéraire, ce sont les écoles, depuis celles où
l'enfance apprend le rudiment jusqu'à ces cours relevés où dissertent les
professeurs en vogue. C'est là que les intelligences s'ouvrent et se développent ;
c'est là que s'élabore la science ; c'est là que le talent, s'il n'éclot pas, s'assouplit
et s'affine. Le monde des écoles nous est assez bien connu. Les auteurs africains,
presque tous professeurs ou anciens étudiants, étaient en situation de nous
fournir des détails sur l'instruction distribuée ou reçue par eux, et, comme le
sujet les intéressait, ils y sont revenus plus d'une fois.
Salvien ne fait, sans doute, qu'une énumération oratoire quand il dit5 qu'on
rencontre à Carthage des écoles pour les arts libéraux, des officines pour les
philosophes, enfin des gymnases de toute espèce où l'on enseigne les langues et
1 Flor., IV, 20 ; Confessions, I, 13, 20 ; cf. Boissier, Pagan., I, p. 177 ; Monceaux, Afr.,
p. 48.
2 Boissier, Pagan., I, p. 182-187.
3 Confessions, I, 9-10.
4 Pour les détails, voir Monceaux, Afr., p. 50-56. Nœhlechen (Tert., p. 16-24) a tracé un
tableau de l'éducation à la fin du Ier siècle.
5 M. Boissier a contesté ce fait (Journal des savants, 1895, p. 41) affirmé par M.
Monceaux (p. 53) ; sans rappeler les citations de Virgile qui foisonnent dans les écrits
des Africains, spécialement de saint Augustin (voir surtout le chapitre 13 du 1er livre des
Confessions), voici un texte qui paraît décisif. Le biographe du prétendant à l'Empire
Clodius Albinus raconte de lui (Hist. Auguste, XII, 5, 1-2) : Omnem pueritiam in Africa
transegit, eruditus litteris græcis et latinis mediocriter... fertur in scolis sæpissime
cantasse inter puerulos,
Arma amens capio, nec sat rationis in armis.
(Aen., II, v. 314) ; repetens :
Arma amens capio...
Voir d'ailleurs ce qui est dit plus bas de l'Anthologie de Carthage.
6 Editée par Bæhrens, Pœtæ latini minores, IV ; elle occupe tout le volume.
est réservée la première1, ceux-ci, j'en ai la conviction, avaient toujours été
proposés en modèles. Sénèque, Pétrone, Martial, Pline le Jeune, Apulée, César,
Auguste, Hadrien, d'autres empereurs et quelques auteurs inconnus figurent
dans la liste. Mais elle n'est pas complète, il s'en faut de beaucoup ; les
manuscrits, aujourd'hui fort délabrés, portaient encore bien d'autres noms, par
exemple, celui d'Ovide2. Virgile surtout est largement représenté : petits vers
dont on lui attribue la paternité, sommaires versifiés de l'Enéide, louanges du
poète, centons extraits de ses œuvres, rien n'y manque3. Je n'oublie pas non
plus les Carmina duodevim sapientum de diversis causis, développements
fastidieux sur un thème donné4, sorte de tournoi poétique où douze
versificateurs gaulois s'escriment sur les matières les plus vides.
Voilà ce que les grammairiens expliquèrent et commentèrent à leurs élèves. Le
goût s'épurait-il à ces lectures ? Je n'en suis pas persuadé. Aussi bien plusieurs
morceaux de cette Anthologie sont d'un tour plus que libre et ne sauraient, selon
nos idées modernes, être mis sans inconvénients sérieux sous les yeux de la
jeunesse. Les païens acceptaient tout ; les chrétiens, au contraire, car on sait
qu'en dépit des objurgations de Tertullien5 plus d'un embrassait la carrière de
l'enseignement, devaient contrôler avec plus de soin les lectures et séparer
autant que possible l'ivraie du bon grain. Tous cependant appuyaient leurs leçons
sur les écrits des poètes. On ne négligeait pas tout à fait les prosateurs : si l'on
en juge par ce qui se passait dans le reste du pays, Salluste, l'ancien gouverneur
de Numidie, devait être l'auteur préféré6 ; d'autres que lui, à voir les citations
des Africains, étaient aussi étudiés dans les écoles ; mais aucune information
certaine ne nous montre de quelle façon ils y servaient. On peut trouver dans
cette pénurie de documents un indice que la poésie avait toutes les préférences.
Le grammairien ne se borne pas à interpréter de vive voix les ouvrages d'autrui,
il lui arrive aussi de composer à l'intention de ses disciples. Même alors, il ne sort
pas du commentaire et de la critique ; les œuvres d'imagination lui semblent
interdites, tandis que son esprit avisé lui révèle tout un champ à cultiver autour
des grands noms. Les arguments en vers, les centons sont une mine féconde, il
l'exploite et se ménage un succès dans la renommée d'un poète de génie. N'est-
ce pas le fameux Sulpicius Apollinaris, le rival de Fronton, le maitre d'Aulu-Gelle
et de Pertinax, qui composa les sommaires des pièces de Térence, peut-être de
Plante, et ceux de l'Enéide que contient l'Anthologie de Carthage7 ? Né dans
cette ville, au commencement du IIe siècle, après y avoir professé tout au plus
un peu de temps, il passa en Italie et acquit à Rome une grande réputation de
science. Toutefois, il continua par ses écrits, sinon par sa parole, à rendre service
à ses compatriotes. La place qu'Octavianus lui a réservée dans son recueil
montre assez le cas qu'on faisait de lui. Et je me persuade que ses Lettres
1 Gramm. lat. (Keil), IV, p. 193-201, et W. Heræus, Archiv fuer lat. Lexik., XI, p. 61-70,
301-331, 451 sq.
2 Augustin, Epist., CXVIII, 9-10.
3 Tertullien, Adv. Valentinianos, 8.
4 Augustin, Contra Julianum Pelag., VI, 6, 16.
5 Augustin, De cura pro mortuis gerenda, 13.
6 Augustin, Confessions, III, 4, 7-8 ; VIII, 7, 17 ; goût d'Augustin pour Cicéron, De
utilitate credendi, 16.
7 Augustin, De cathechizandis rudibus, 13 : His (grammairiens et rhéteurs) maxime utile
est nosse, ita esse præponendas verbis sententias...
les catégories d'Aristote sans parvenir à les élucider1. Espérant avoir plus
d'éclaircissement ailleurs, le jeune homme en entendit d'autres qui tentaient la
démonstration à grand renfort de figures tracées sur le sable ; à lui tout seul, il
en avait compris autant queux.
Leur science était donc, à tout prendre, superficielle ; leurs leçons s'en ressent
aient. Il y a apparence pourtant qu'elles étaient appropriées à la majeure partie
de leurs disciples. Que demandait-on, en effet, au rhéteur et que faisait-il
profession de vendre, sinon le beau langage ou, comme on s'exprimait, la bona
dictio forensis2 ? Si quelques intelligences d'élite visent plus haut, la plupart des
étudiants flottent dans un juste milieu, à distance à peu près égale entre
l'ignorance et le vrai savoir3.
Presque tous sont des Africains. Bien que Theveste, Cirta, Oea, d'autres villes
encore aient des écoles renommées, il semble qu'on parfait son éducation à
Carthage seulement. La capitale politique est aussi la capitale littéraire. Nous
connaissons plusieurs de ces jeunes gens, peut-être l'usurpateur Sabinus4 et le
futur évêque Cyprien, à coup sûr Apulée, Tertullien, le poète Némésien. Mais les
noms qui se présentent d'eux-mêmes, lorsqu'on parle des étudiants carthaginois,
sont ceux d'Augustin et de ses amis, Alypius, Nebridius, Licentius5. Joignons-y
l'infortuné L. Bæbius Barbarus, mort à vingt ans, dont les ruines d'Henchir el
Khima renferment le tombeau6. Ces jeunes gens sont de condition assez diverse.
La famille des uns occupe une situation relevée dans leur municipe7 ; d'autres,
sans fortune, ont dît recourir à de généreux protecteurs pour obtenir les moyens
de poursuivre leurs études : sans l'appui de Romanianus, que serait devenu
Augustin8 ? Ils sont demeurés auprès des grammairiens de la cité voisine jusque
vers seize ans environ. Alors, promu à la dignité d'étudiant (scholasticus)9,
l'adolescent s'achemine vers Carthage, où, pendant plusieurs années10, il suivra
les cours des maîtres les plus fameux. Il devrait les suivre du moins ; mais, livré
à lui-même dans une ville amie des plaisirs, à un âge où une direction prudente
serait si nécessaire, il ne tarde pas à connaître d'autres chemins que celui de
l'école. Le théâtre et ses indécentes représentations, le cirque avec ses clameurs
et ses scènes tumultueuses l'attirent bientôt11, heureux quand il évite d'autres
1 Confessions, III, 1, 1 ; 3, 5 : 6, 11 ; IV, 22. Voir (De ordine, II, 8, 25) le plan de
conduite que saint Augustin trace dans la suite aux étudiants.
2 Il dit, par exemple (Confessions, VI, 7, 11), qu'Alypius montrait magnam virtutis
indolem, et il déclare, en parlant de lui-même (ibid., III, 3, 6 ; V, 8, 14) que les
brutalités des eversores lui inspirèrent toujours de l'horreur.
3 J'emprunte la traduction de M. Monceaux (Afr., p. 68).
4 Confessions, III, 3, 6.
5 Confessions, V, 8, 14 ; cf. Tertullien, Apologétique, 39.
6 Confessions, VI, 9, 14.
7 Cf. Lanson, Etudiants et mœurs universitaires d'autrefois.
8 Confessions, V, 12, 22 ; 13, 23.
9 Confessions, IV, 2, 2 ; 7, 12 ; V, 7, 13 ; VI, 7. 11 ; 9, 14 ; De cura pro mortuis
gerenda, 13.
s'asseoir sans façon1. Ces mœurs familières honorent à la fois le savant qui les
pratique et le petit cercle studieux dont la bonne tenue et la discipline les
rendent possibles.
Bien des événements littéraires varient l'inévitable uniformité de cette vie
laborieuse. Tantôt un conférencier prononce pour la société carthaginoise
quelque discours d'apparat2. Tantôt deux orateurs célèbres, Augustin, par
exemple, et l'évêque manichéen Faustus, discutent sur des questions de
philosophie3. Puis viennent les concours d'éloquence, de poésie, où les pouvoirs
publics décernent les prix. Vainqueur dans un de ces tournois, Augustin reçut la
couronne des mains du proconsul4. La jeunesse, si passionnée pour les
spectacles, ne manquait pas d'assister à ces séances extraordinaires et, avec les
habitudes que nous lui connaissons, nous pouvons bien croire qu'elle ne s'y
tenait pas toujours tranquille. Je me figure sans peine les eversores prenant parti
pour le concurrent de leur choix et transformant ces paisibles assises en réunions
tumultueuses.
Organisées comme je viens de le dire, les écoles de Carthage ne constituent pas
véritablement ce qu'on nomme, chez les modernes, une Université. Deux
enseignements, grammaire et rhétorique, les seuls dont je constate l'existence,
ne suffisent pas pour leur valoir ce titre5. Néanmoins, l'affluence des élèves6, la
qualité des maîtres qui occupent les chaires publiques7, fondations de la ville,
plus rarement de l'Etat8, donnent du lustre à ces écoles ; leur réputation se
répand au-delà de la Méditerranée, des relations scientifiques s'établissent avec
Rome, Milan et les autres centres scolaires on échange des professeurs, il arrive
même qu'un rhéteur de Carthage, Augustin, dédie un de ses livres9 à son
confrère de Rome, Hierius, sur sa seule renommée. A travers l'Empire se
développait donc une vie intellectuelle très puissante, et, maintenant que nous
avons vu à l'œuvre la société lettrée de Carthage, nous avons le droit de dire que
cette capitale de province en était un des principaux foyers.
Carthage était, depuis la restauration, une ville de langue latine. Issue d'une
colonie romaine, gouvernée par des magistrats venus de Rome, préparant elle-
même des fonctionnaires pour la carrière administrative, comment aurait-elle
parlé autrement que la métropole ? En fait, les inscriptions de ses monuments et
de ses cimetières sont latines, ses orateurs ont prononcé leurs harangues, ses
écrivains composé leurs ouvrages en latin1. Voilà les apparences, elles nous
cachent une partie de la réalité. Instrument nécessaire des communications
officielles, le latin ne servait pas seul à l'expression des sentiments littéraires ;
dans ce domaine, le grec lui fit parfois concurrence ; et, d'un autre côté, comme
idiome populaire, au début du moins, il dut disputer la place au punique. Avec le
temps et la force qu'il puisait dans un afflux perpétuel d'Italiens, il triompha de
ses deux ennemis, sans parvenir cependant à effacer leurs traces pour toujours.
En nous occupant des arts plastiques et du théâtre, nous avons déjà constaté
l'existence d'une population d'origine hellénique, nomade peut-être, mais qui ne
laissait pas d'exercer une très réelle influence sur l'esprit local. Ce n'en serait pas
assez pour affirmer l'usage courant du grec, si des preuves plus formelles ne
nous y invitaient. Ex-voto fixés dans les temples2, tablettes imprécatoires
rédigées et gravées par quelques magiciens spécialistes3, épitaphes païennes et
chrétiennes4, caricature exposée en public avec inscription5, voilà d'irrécusables
témoignages. On ne refusera pas d'y ajouter les noms grecs ou écrits en
caractères grecs, fréquents chez les officiales enterrés à Bir el Djebbana6 et chez
les chrétiens de Damous el Karita7.
Les documents qui attestent l'emploi littéraire du grec abondent eux aussi.
Apulée, qui a fait un séjour prolongé à Athènes et dont les ouvrages fourmillent
de mots grecs8, harangue les Carthaginois presque indifféremment en grec et en
latin9 ; dans les deux langues, il compose un dialogue et chante à son auditoire
un hymne en l'honneur d'Esculape10 ; il se donne même le plaisir de terminer en
latin un discours commencé en grec11.
Quand Tertullien nomme le rhéteur Phosphorus, il a soin de lui appliquer
l'épithète de latinus, ce qui est une manière indirecte d'affirmer que plus d'un
1 Adv. Valent., 8.
2 Nœldechen, Tertullien, p. 16 sq. ; cf. Tillemont, Mém., III, p. 138.
3 De bapt., 15.
4 De cor. mil., 6.
5 De virg. vel., 1.
6 Du moins, Tillemont (loc. cit., p. 201) la lui conteste.
7 On sait qu'il existe aussi un texte grec de la Passion des Scilitains.
8 Ruinart, p. 93-100, §§ 4, 7 sq., 10, 12 sq., 17.
9 Epist., LXXV ; Tillemont, Mém., IV, p. 138.
10 Confessions, I, 13, 20 ; 14, 23. Les termes grecs et les allusions à cette langue ne
sont pas rares dans ses œuvres.
11 Epist., CCXXII, 2.
12 Epist., CCXXIII, 2 : frustra etiam homini qui latina non didicit, græca facundia
delegatur ; 3 : sequestratis saporibus peregrinis... panem Afrum, quem nostra provincia
solet habere præcipuum... non deneges.
13 Rien ne permet de supposer que sa lettre ait été traduite après coup d'un original
punique.
14 De Trin., III, proœmium, 1.
15 C'est pourtant ce que croit Saint-Marc Girardin (p. 972 sq.).
16 S. Fulgentii vita, 4-5 (P. L., LXV, col. 119).
retombé à la condition de sermo cottidianus. Les Byzantins l'installèrent à côté
du latin en qualité de langage officiel1 ; ni leurs fonctionnaires, ni leurs soldats
n'étaient capables de le rehausser au rang d'où il était déchu2.
On a plus de peine à discerner la survivance du punique. A Carthage, où il était
pris entre le latin et le grec, il dut lutter plus que dans l'intérieur du pays pour
n'être pas promptement absorbé. Il se réfugia apparemment dans les classes
inférieures de la population, asile assez sin- malgré tout, car le bas peuple ignore
la langue littéraire et n'a que des rapports très intermittents avec le parler
officiel. Les allusions de saint Augustin au punique ne se comptent pas ; mais,
comme les autres textes qu'on cite d'ordinaire sur cette question, elles ont trait
presque toujours aux campagnards ou aux habitants des petites villes, sans
qu'on ait les moyens de dire si jamais elles visent la capitale3. On eu est réduit à
faire état de quelques morceaux épigraphiques4 remontant aux origines de la
colonie romaine. Malgré le silence des documents postérieurs, je croirais
malaisément que cet idiome sémitique ait disparu de Carthage peu.après la
restauration, quand il se parlait couramment encore au VIe siècle, dans le reste
de l'Afrique.
L'hébreu n'a laissé, lui aussi, d'autres traces que quelques lettres à Damous el
Karita et à Gamart5. On aurait tort de juger de son influence d'après ces infimes
débris. Parlé chaque jour par l'importante colonie juive dont les morts reposent
au Djebel Khaoui, la lecture du texte original de l'Ancien Testament, les études
exégétiques auxquelles se livrait le clergé contribuèrent surtout à lui donner droit
de cité6.
Une dernière langue fut parlée à côté du latin, c'est le gothique dont se servaient
les Vandales7. Introduit par la violence, en désaccord avec les habitudes
phonétiques de la province, il ne parvint pas à s'y acclimater. A ce moment,
d'ailleurs, le latin était trop affaibli en Afrique pour pouvoir, en se fondant avec
1 Le mot era (ère) semble être un vestige des Vandales : cf. Krusch, p. 143 ; Mommsen,
Chron. min., I, p. 154, n. 2.
2 Comment. in Donatum (Keil, Gramm. lat., IV, p. 444, l. 7 sqq.) ; cf. Augustin, Contra
secundam Juliani responsionem, I, 72.
3 Pour la bibliographie de cette question, je prends la liberté de renvoyer à mon mémoire
sur L'orthographe des lapicides carthaginois (Rev. de philol., XXII, 1898, p. 213-232) ;
voir aussi Monceaux, Le latin vulgaire (Rev. D. M., 15 juillet 1891, avec les remarques de
Lejay, Rev. crit., 1891, II, p. 161, n. 2) ; Monceaux, Afr., p. 105-121 (avec les
observations de Boissier, Journal des savants, 1895, p. 36-40) ; Wœlfllin, Archiv fuer lat.
Lexik., X, p. 533-540.
4 Apulée (éd. Hildebrand) I, p. 931 ; II, p. 715 sq. ; Tertullien, Apologétique, 15 (éd.
Œlder), I, p. 112, note g ; ibid., 1, note n (cf. Tillemont, Mém., III, p. 225) ; Cyprien,
(éd. Hartel), index verborum, s. v. græcisimi.
5 Ed. Robinson, p. 60, l. 10 ; p. 14, l. 13 ; p. 76, l. 6 ; p. 82, l. 1 ; p. 84, l. 6 ; éd.
Ruinart. p. 116, § 18, l. 10.
6 Cf. C. I. L., VIII, p. 1336.
7 Voir mon mémoire précité : puis Krasch, p. 144-150 ; C. I. L., VIII, 14257.
sermo cottidiunus de la lingua græca éclate aux yeux quand on parcourt les
tableaux de l'Appendix Probi. En opposant les expressions correctes aux formes
fautives, l'auteur nous représente exactement l'état linguistique de sa ville :
deux variétés d'un même idiome, l'une réservée à la vie journalière, l'autre d'un
usage moins général, propriété exclusive des écrivains et des orateurs, qui
constituait un langage d'apparat.
CHAPITRE IV. — LES PAÏENS.
On perdrait son temps à rechercher, depuis C. Gracchus jusqu'à César, les traces
d'une littérature carthaginoise. Sans relations avec la mère-patrie, exilés au
milieu des populations indigènes, tout ce à quoi réussirent les premiers
habitants, ce fut de conserver tant bien que mal leur langue d'origine. Ils s'y
virent aidés dans la suite par les Italiens que des causes très diverses amenaient
vers eux, marchands établis à Utique, la capitale d'alors, fonctionnaires en
tournée, vaincus des partis politiques, tels que Marius. Mais surtout les armées
qui, durant les guerres civiles, traversèrent tant dé fois le pays, contribuèrent à y
maintenir l'usage du latin. Etrange contraste ! Ces mêmes légions qui déchiraient
la République faisaient pénétrer sa langue dans les provinces mal conquises.
Quand un sang nouveau eut régénéré la colonie, sous Auguste, quand le
gouverneur y eut transféré sa résidence et Glue la sécurité du lendemain se
trouva garantie, les esprits se dégagèrent peu à peu des préoccupations
exclusivement matérielles. Alors commencent à éclore les premières velléités
littéraires, qu'on me permette ce mot trop prétentieux, appliqué aux épitaphes
métriques des nécropoles. Tantôt un employé des postes (tabellarius) raconte sa
vie en termes alambiqués : grand marcheur, grand chasseur, grand buveur, il se
vante de n'avoir pas perdu son temps ici-bas, sachant qu'il mourrait un jour, et,
satisfait du beau monument qu'il s'est préparé de son vivant, il exhorte le lecteur
à l'imiter1. Ailleurs un mari pleure la mort de sa femme : ils étaient de Rome
tous les deux, ils comptaient bien la revoir un jour, le destin en a disposé
autrement ; la chère défunte va passer le Styx, elle boira les eaux du Léthé et ne
se souviendra plus des tendresses de son époux. Ah ! vraiment la fortune est
bien cruelle2 ! Voici des frères qui élèvent un tombeau à leur sœur, décédée à
vingt-six ans, pour lui permettre d'habiter les Champs-Elysées3. Une jeune
Romaine nous apprend qu'elle a bien vécu et qu'elle repose heureuse dans la
terre de Libye4. Une pauvre esclave de vingt-cinq ans, morte peu de jours après
avoir mis un fils au monde, se demande avec angoisse qui le nourrira,
maintenant que le Styx l'a ravie à la terre5. Un enfant de condition servile est
enlevé avant d'avoir pu obtenir l'affranchissement, mais il possède désormais la
liberté sans fin ; c'est une pensée consolante pour ceux qui le pleurent6.
Je n'ai signalé que les plus intéressantes parmi ces inscriptions, celles dont
l'accent émeut parce que le sentiment semble vrai7. Elles sont pourtant l'œuvre
de poètes de métier, tout farcis des expressions mythologiques à la mode ; il n'y
est question que de Styx, de Parques, de Destin, de Champs Elysées, et l'on y
voit traîner toutes les vieilles légendes infernales que le VIe livre de l'Enéide
avait popularisées. Ecrivains dépourvus de talent, sans style, sans vigueur, les
1 C. I. L., VIII, 1027add ; Anthol. lat., II, 484 ; fin du IIe siècle ou commencement du
IIIe.
2 C. I. L., VIII, 12792 (Bir el Djebbana) ; Anthol. lat., II, 1187.
3 C. I. L., VIII, 13110 (ibid.) ; Anthol. lat., II, 1188.
4 Bull. Ant., 1896. p. 346 (Bir el Djebbana).
5 Bull. Ant., 1896, p. 347 = Rev. arch., XXXI, 1897, p. 147, n° 43 (ibid.).
6 Bull. Ant.. 1893, p. 209 ; Anthol. Lat., II, 1331.
7 D'autres épitaphes versifiées sont encore au C. I. L., VIII, 1012, 1069, 1072-1074,
13473, 13535.
auteurs se perdent dans d'inutiles détails ; l'un d'eux emploie jusqu'à trois vers
pour dire qu'une femme avait vingt-quatre ans, un mois et seize jours1. Ils fuient
avec horreur le mot simple indigne de leur poésie, à peine pourrait-on faire
exception pour un ou deux morceaux2. En revanche, ils possèdent un tour de
main habile et manient l'hexamètre et le pentamètre, le sénaire iambique et le
septénaire trochaïque, mêlant un peu à leur façon les mètres divers, mais faisant
toujours preuve d'une réelle virtuosité. Presque tous ces poèmes minuscules sont
païens3, les meilleurs proviennent des cimetières des officiales, c'est-a-dire qu'ils
remontent, en général, au IIe ou Ier siècle de notre ère, ou même à une époque
un peu antérieure. Ils suivent d'assez près la restauration politique d'Auguste.
La forme poétique a toutes les préférences des petites gens ou de ceux à qui est
confiée l'expression de leur tristesse, et c'est justice ; car la prose, quand ils y
ont recours, ne semble pas leur porter bonheur. Je ne parle pas de ces éternelles
formules que les lapicides savaient par cœur ou copiaient dans leurs manuels et
qui n'ont rien de commun avec la littérature ; ils ont le bon sens de s'y tenir
presque toujours. Mais quand, par hasard, le rédacteur s'en écarte pour tenter
quelque chose de plus personnel, il s'embrouille misérablement et aboutit à tin
pathos qui ne devait pas être plus clair, j'imagine, pour un Romain que pour
nous-mêmes4.
Si nous nous en tenions aux documents qui sont entre nos mains, à part ces
quelques inscriptions métriques, Carthage n'aurait rien produit jusqu'au milieu du
He siècle. Tout à coup surgit Apulée, brillant météore qui illumine soudain le ciel
et dont aucun signe précurseur n'annonçait la venue. La réalité doit être
différente, car toujours l'éclosion des grands esprits est préparée par une action
lente et continue ; comme la nature physique, la littérature ignore les
générations spontanées. Sans doute on n'a retenu aucun nom avant celui
d'Apulée, et pourtant lui-même reconnaît qu'il a été précédé par d'autres
rhéteurs et d'autres écrivains, quand il parle des écoles de son pays et de
l'amour que beaucoup d'Africains professent pour les choses de l'intelligence. Ces
dispositions favorables d'une partie du public expliquent d'ailleurs, avec son
talent, la vogue dont il put jouir. L'isolement où il nous apparaît aujourd'hui le
grandit peut-être ; toutefois cette figure originale n'a besoin ni des surprises de
l'histoire, ni du recul du temps pour nous intéresser.
Il naquit, vers l'année 125, dans la petite cité numide de Madaura (Mdaourouch).
Une fois ses études terminées dans la capitale5, où se rendaient la plupart des
étudiants africains6, il se mit à voyager en Grèce, en Asie-Mineure, en Italie7, et
son esprit alerte, ouvert sur toutes choses, ne négligea en route aucune Occasion
de s'instruire. Rentré dans sa patrie, la mémoire pleine d'observations de tout
genre sur les contrées qu'il avait parcourues quand il décida de se fixer
1 De magia, 92, 584 sq. Apulée parle longuement de sa pauvreté ; il indique de quelle
manière il avait dépensé le million de sesterces (environ 250.000 francs) hérité de son
père (ibid., 23, 443 sq. ; puis 18, 432 ; 21, 438 sq.) ; mais, lorsqu'il revint à Carthage, il
avait à sa disposition la fortune de sa femme Pudentilla.
2 Sur la date de cet ouvrage, voir Teuffel, p. 922 ; Boissier, Afriq., p. 233, n. 1 ;
Monceaux, Afr., p. 309, n. 1.
3 Flor., 18, 86 sq.
4 Flor., 18, 91.
5 Flor., 20, 98. Parfois cependant il ne ménage pas les Africains ; il va même jusqu'à dire
(De deo Socratis, 22, 170 sq.) qu'ils sont, au milieu de leur opulence, horridi, indocti,
incullique. Ces reproches rendent moins certaine l'opinion de M. Monceaux (Afr., p. 283)
que le De deo Socratis fut une conférence : remarquons, d'ailleurs, que le préambule
(prologus) ne tient en rien au reste.
6 Flor., 15 ; 16, 62 ; 18, 87.
ait, à proprement parler, professé la rhétorique. Quand on prend le titre de
Platonicien de Madaure, qu'on s'intéresse à tout, philosophie, histoire, science,
musique, poésie, et qu'on se donne, non sans motif, comme très versé dans
chacune de ces matières, on peut dédaigner les modestes occupations du rhéteur
de métier. Apulée valait mieux que cela ; il voulait être et il fut conférencier, ou
plutôt le conférencier de Carthage. Tous les endroits lui semblent bons pour
prendre la parole : le plus souvent, c'est à Byrsa, dans la bibliothèque ou dans
quelque dépendance du sanctuaire d'Esculape1 qu'il convoque la société polie ;
parfois à la curie, parfois en plein air2 ; il est même obligé de la réunir au
théâtre3. Alors, comme si pareil lieu ne convenait guère à la gravité
philosophique, il s'excuse presque dans son exorde. Ce serait mal le connaître
que de prendre ces mots au pied de la lettre ; ne s'est-il pas vanté quelque part
qu'aucun de ses prédécesseurs n'ait rassemblé une telle foule à ses leçons4 ? En
réalité, il est heureux de cette affluence qui l'amène à se transporter dans la plus
vaste salle de la ville, et aussitôt il en profite pour se livrer à une petite
digression sur les représentations dramatiques.
Son activité oratoire nous est connue par un recueil assez disparate, qui est
comme un bouquet formé des plus belles fleurs de sa rhétorique (Florida).
L'auteur de cette anthologie, quelque ami ou admirateur, a cueilli ce qui lui
semblait le plus agréable dans les discours ; ce choix, fait un peu au hasard,
nous révèle cependant les aptitudes variées d'Apulée. S'il revient de préférence
aux sujets de morale, il s'étend aussi sur quantité d'autres matières, en
particulier sur tout ce qui a rapport à sa personne. Il plaît aux Carthaginois, il le
sait, il en abuse pour nous entretenir de lui et vanter ses propres talents. Avec
ma seule plume, dit-il, je compose des poésies de toute espèce, des vers lyriques
pour la cithare et la lyre, des vers comiques et tragiques : satires et énigmes,
histoires diverses, harangues appréciées des savants, dialogues loués par les
philosophes, j'écris tout cela et bien d'autres œuvres encore, j'y emploie le grec
tout comme le latin, avec autant de complaisance, d'ardeur et de facilité5. Une
de ses manies est de se comparer aux plus grands auteurs, et l'on devine-sans
peine à qui il accorde la supériorité : Empédocle fait des vers ; Platon, des
dialogues ; Socrate, des hymnes ; Epicharme, de la musique ; Xénophon, de
l'histoire ; Xénocrate, des satires ; lui seul votre Apulée s'exerce dans tous ces
genres et cultive les neuf Muses d'un zèle égal. Le correctif qui suit — majore
scilicet voluntate quam facultate — n'est là évidemment que pour la forme6.
Tout cela était dit d'un ton si assuré, avec tant de brio et d'entrain que, loin d'en
être choqués, les Carthaginois s'attachaient de plus en plus à leur orateur favori.
Entre eux et lui s'était établi comme un échange intime d'idées et de sentiments.
Dans ses discours, il les interpelle, les interroge, devine leurs pensées et leurs
désirs ; c'est un vrai dialogue qui se poursuit. Eux, d'autre part, si complaisants
envers cet enfant gâté, regrettent toujours que ses harangues soient trop
courtes, et veulent l'avoir toujours à leur disposition7. Quand on ne l'a pas
entendu depuis quelque temps, on ne se gêne pas pour le prier d'improviser,
1 Flor., 7, 24.
2 Sur la patrie de Némésien, voir Teuffel, p. 977 ; Monceaux, Afr., p. 375 sq.
3 Cynegetica, v. 63-68.
4 Cynegetica, v. 1 : Venandi cano mille vias.
5 Cynegetica, v. 99-102.
Huc igitur mecum, quisquis percussus amore
venandi, damnas lites, avidosque tumultus,
civilesque rugis strepitus, bellique fragores,
nec prædas avidus sectaris gurgite ponti.
passe-temps que d'aller aux nouvelles sur le forum, de voir débarquer les
personnages importants et les étrangers, d'interroger les marins du port sur ce
qu'ils avaient appris dans leurs courses lointaines1 !
A mesure qu'on avance vers la basse époque et que le christianisme se répand,
les écrivains païens se font de plus en plus rares. Encore peut-on croire que la foi
nouvelle en toucha plusieurs dans un âge déjà mûr, et qu'ils consacrèrent, sur la
fin de leur carrière, à la défense de la doctrine chrétienne, leurs facultés
jusqu'alors réservées à d'autres sujets. Tel fut le cas du philosophe Fonteius.
Saint Augustin nous a conservé de lui une belle page sur la nécessité de purifier
son âme pour apercevoir Dieu2 ; elle est d'une si haute allure qu'on pria l'évêque
de l'insérer dans un de ses livres, elle ne le dépare pas. Les questions morales
dont s'occupait habituellement Fonteius avaient préparé sa conversion. Nous
ignorons s'il en fut de même de Favonius Eulogius et de Tullius Marcellus. Bien
qu'il se qualifie d'orator almæ Karthaginis, le premier, disciple de saint Augustin
et commentateur de Cicéron, ne s'éleva pas, semble-t-il, aussi haut que Fonteius
; du moins la discussion scientifique qu'il a écrite sur un passage du songe de
Scipion décèle un esprit plus subtil que profond3. C'est sans doute sous le même
aspect que nous devons nous figurer le philosophe Tullius Marcellus. Cassiodore,
en effet, qui cite de lui sept livres sur les catégories et les syllogismes
hypothétiques, dit qu'il avait traité son sujet breviter subtiliterque4.
Martianus Capella ne parait pas s'être jamais soumis à la loi du Christ. Né à
Madaura, comme Apulée, il fut loin d'obtenir à Carthage un succès comparable à
celui de son illustre compatriote, bien qu'il s'inspirât souvent de lui, espérant
peut-être lui dérober son secret pour enthousiasmer à son tour la population. Ni
Apulée, ni Varron, ni Pline, ni aucun de ceux dont il suit les traces ne pouvaient
lui donner ce qui lui manquait, le talent. Malgré les préoccupations et les dangers
du moment — Capella écrivait entre 410 et 439, quand déjà, peut-être, les
Vandales avaient passé la mer5 —, on aurait prêté attention à son livre s'il en
avait été digne. Mais commuent vouloir que d'honnêtes bourgeois prissent intérêt
aux Noces de Mercure et de Philologie ? Au lieu des éloges dont Apulée était
prodigue envers leur belle cité, une ou deux allusions si brèves, si insignifiantes,
qu'on a pu se demander si l'ouvrage n'avait pas été écrit à Rome6 ; au lieu des
harangues piquantes, habiles, pleines de feu et de verve du Platonicien, une
lourde et interminable satura où toutes les connaissances du temps sont passées
en revue. L'étrange hymen qu'il célèbre n'est qu'un prétexte pour faire défiler les
abstractions les plus inattendues ; nous sommes dans le domaine de l'allégorie,
voire de la fantasmagorie. Philologie est fille de Réflexion, elle est accompagnée
des Vertus Cardinales et d'Immortalité, elle reçoit en cadeau de noces les Sept
Arts Libéraux sous la forme de jeunes esclaves. Cette œuvre bizarre, fruit d'une
imagination malade et d'une érudition gloutonne, eut, pendant le moyen âge, le
plus grand succès auprès des érudits. Bien qu'elle résumât les tendances des
La liste des auteurs païens que nous venons de dresser est singulièrement
courte, un seul d'entre eux a conquis une véritable célébrité. Il en va tout
différemment des chrétiens ; ils se présentent à nous en phalange serrée et
plusieurs sont des hommes de génie. Ce n'est pas qu'ils aient eu la manie
d'écrire, ni qu'ils aient composé leurs ouvrages pour satisfaire une fantaisie
personnelle ; ils ne les ont publiés, au contraire, le plus souvent, qu'en vue d'un
but précis à atteindre, lorsqu'il s'agissait de repousser leurs adversaires,
d'instruire les fidèles ou de propager leurs croyances ; si l'on veut donner à ce
mot son sens le plus élevé, la littérature chrétienne est utilitaire. Ces livres, nés
des circonstances pour la plupart, contiennent nécessairement beaucoup
d'allusions locales. Mais on s'entend bien souvent à demi-mot entre gens de la
même ville. Pour être compris, Tertullien, saint Cyprien et les autres n'avaient
donc pas toujours besoin de souligner ces allusions, ni même de les exprimer
d'une manière formelle. Les termes généraux qu'ils pouvaient employer étaient
immédiatement appliqués par leurs lecteurs à ce qui se passait autour d'eux.
Nous sommes aujourd'hui dans une situation beaucoup moins favorable, plus
d'une assertion précise nous semble obscure, plus d'un trait direct nous parait à
lointaine portée. Cà et là pourtant subsistent des indications caractéristiques qu'il
y aura profit à recueillir ; car, en même temps qu'elles nous permettent
d'apprécier l'action des écrivains, elles contribuent à nous éclairer sur les mœurs
carthaginoises, et spécialement sur la vie de la communauté chrétienne.
La jeunesse de Tertullien s'était écoulée presque entière à Carthage. Il
appartenait par sa famille au monde officiel ; son père, centurion de l'escorte du
gouverneur1, lui rapportait certainement les échos du palais proconsulaire. Lui-
même avait beaucoup étudié le droit et les institutions2. D'autre part, comme
trois siècles à peine le séparent de C. Gracchus, la mémoire de tout ce qui s'était
passé dans l'intervalle demeurait encore assez présente. Nous sommes donc
fondés à attendre de lui des renseignements sur l'histoire de sa ville natale, etc.,
cet espoir n'est pas entièrement déçu. Il rappelle les principales étapes de la
restauration3, la tentative de Gracchus entravée par de fâcheux présages, les
moqueries sanglantes de Lépide, les trois autels de Pompée, les tergiversations
de César, la reconstruction de Statilius Taurus, l'inauguration solennelle de
Sentius Saturninus, enfin l'octroi de la toge, signe distinctif des citoyens romains.
Il mentionne encore la suppression, sous Tibère, des sacrifices humains en
l'honneur de Saturne4, et il invoque le témoignage des troupes de la garnison où
son père comptait des camarades, lui-même sans doute des amis. Puis, arrivant
à l'époque contemporaine, il a un mot pour les réjouissances célébrées à propos
de la victoire de Lyon ou de quelque anniversaire de Caracalla5 ; il n'omet pas
1 Scorpiace, 6 ; De pallio, 4.
2 Ad Scapulam, 3.
3 De resurrect. carnis, 42.
4 De spectaculis, 26.
5 Apologétique, 16 ; Ad nat., I, 14.
6 Apologétique, 20.
7 De idol., 9 ; voir aussi, 17.
8 Adv. Judæos, 1.
9 De jejunio, 12.
lui échappent pas non plus1 ; il emploie les locutions proverbiales dont on se sert
autour de lui2 ; il ne craint même pas de citer les histoires effrayantes que les
nourrices content aux petits enfants3.
Ces allusions directes aux personnes et aux choses de la capitale ne sont pas les
seules que renferment les écrits de Tertullien ; il serait facile d'en relever
beaucoup d'autres. Quand il critique les mœurs païennes, il songe évidemment à
ce qu'il avait chaque jour sous les yeux4 ; s'il s'attaque à la toilette des femmes,
s'il blâme la parure trop luxueuse des jeunes filles, on sent, à la précision des
détails5, qu'il vise directement les chrétiennes de son entourage, celles qu'il
rencontrait aux assemblées et coudoyait dans la rue. Ses récits des folies du
cirque, du stade, du théâtre et de l'amphithéâtre ne se ressentent-ils pas des
scènes qu'il lui avait été donné de contempler maintes fois, durant sa jeunesse6
? Insisterait-il aussi avec tant d'ardeur sur la participation à l'idolâtrie des
sculpteurs, ciseleurs, coroplastes, orfèvres, qui façonnent les statues des dieux,
des architectes et des maçons qui construisent les temples, des peintres et
marbriers qui les- décorent, si Carthage n'avait pas renfermé toute une
population artistique dont c'était là le gagne-pain7 ? Quoique le nom de cette
ville ne revienne pas fréquemment sous sa plume, il est donc très légitime de
croire qu'il pense le plus souvent à elle, qu'il a d'ordinaire en vue son
amélioration.
La plupart, de ses œuvres où la foi était exposée, la morale précitée, les erreurs
démasquées, les vertus exaltées, ne se lisaient que parmi les chrétiens,
catholiques et montanistes, à qui elles s'adressaient ou contre qui elles étaient
dirigées. Quelques-unes d'entre elles cependant, parce qu'elles tendaient plus
loin, ont dû avoir un retentissement plus considérable. Alors la polémique
s'agrandit ; au lieu de discussions importantes, mais partielles, c'est le
christianisme tout entier qui se trouve aux prises avec le paganisme. Le traité Ad
nationes, l'Apologétique, la lettre Ad Scapulam, rentrent dans cette catégorie.
Quand Tertullien rédigea les deux premiers, peu de temps sans doute après sa
conversion, l'Eglise d'Occident n'avait guère produit d'écrivains de valeur8. Ce fut
une surprise générale et une joie pour les fidèles de voir se lever ce jurisconsulte
qui parlait aux Romains la langue du droit, qui discutait en connaisseur la
situation légale de ses frères, les poursuites intentées contre eux, qui savait au
besoin prendre l'offensive, tourner en ridicule les dieux de l'Etat, et rendre coup
pour coup à ses adversaires. L'Apologétique ne tarda pas à être traduite en
grec9, preuve évidente du succès qu'elle obtint. Si nombreuse qu'ait été la
colonie hellénique de Carthage, j'ai peine à me persuader que cette traduction lui
frit destinée à elle seule. Mieux vaut supposer que les communautés orientales
1 Saint Jérôme, De viris illustr., 53 ; Epist., XLII ; Tillemont, Mém., IV, p. 51-53.
2 Je ne m'occupe ici que des traités authentiques.
d'admettre que ses exhortations à la vaillance durant la persécution ne
concernent que Fortunatus (Ad Fortunatum, de exhortatione martyrii). Or il n'écrit à
ces particuliers que sollicité par eux1 ; le ton de ses réponses montre qu'il vise
plus loin et, là aussi, cherche à atteindre l'ensemble des fidèles. De même, dans
sa petite apologie du christianisme (Ad Demetrianum), qu'on peut regarder comme
le modèle et le premier jet de la Cité de Dieu2, il a l'air de ne s'en prendre qu'à
Demetrianus dont les aboiements l'irritent en réalité, il combat si bien contre le
paganisme même que plusieurs ont vu, dans celui qu'il interpelle, une pure
abstraction, une sorte de païen idéal. Si cette opinion doit être écartée, le fait
qu'elle a pu se produire indique assez dans quel sens était dirigée la justification.
Très sensible déjà dans les traités, ce perpétuel souci des intérêts généraux
éclate encore mieux dans la correspondance. A propos d'elle surtout, il est exact
d'affirmer que, pour saint Cyprien, écrire c'est agir. Les taches qui déparent çà et
là les opuscules ont presque entièrement disparu ; plus de développements sans
objet, plus d'amplifications oratoires ou poétiques, partout, au contraire, une
allure ferme et rapide, une pensée maîtresse d'elle-même, un langage
d'administrateur expert tempéré par la mansuétude évangélique. Si nous avons
pu constater, d'une manière assez complète, les effets de la persécution de
Dèce, les difficultés disciplinaires qui s'ensuivirent au sujet des renégats, enfin
l'attitude des partis dans la querelle baptismale et les péripéties de la lutte3,
c'est grâce surtout aux lettres de saint Cyprien. Sans répéter ce qui a été dit phis
haut, je constaterai seulement ici que Carthage fait tous les frais de ce
commerce épistolaire ; il n'y a en quelque sorte pas un mot qui ne la concerne.-
Quand le débat s'élargit, quand on serait tenté de perdre de vue cette chrétienté,
il subsiste toujours que ces discussions n'ont pris naissance qu'à cause d'elle ou
qu'elle s'y trouve intimement mêlée. Sans cesse présente à l'esprit et au cœur de
son évêque, elle n'est jamais absente non plus de ses écrits.
Il n'est donc pas surprenant, qu'en dehors des renseignements historiques qui
sont le fond même de son œuvre, nous y lisions des détails très précis relatifs à
la topographie de la capitale ou aux mœurs des habitants. On connaît la
description de ses jardins, qui ouvre le traité à Donatus ; celle des ravages
causés par la peste4 est aussi trop nette pour que nous doutions qu'il ait dépeint
ce qu'il avait sous les yeux. Dans quelle ville encore, plus aisément que dans la
sienne, pouvaient se produire les accaparements de blé par les spéculateurs,
dont il flétrit, à diverses reprises, la rapacité criminelle5 ? S'il se moque des
crocodiles, des cynocéphales, des pierres et des serpents, objet de tant
d'adorations, c'est qu'il voit de près les hommages rendus à Sarapis et au groupe
des divinités alexandrines6. A un moment de son exil, il adresse au clergé des
recommandations spéciales pour la réconciliation des lapsi en danger de mort ;
en effet, l'été approche, saison des maladies dangereuses à Carthage, et il
importe de faciliter le pardon à ceux qui seraient atteints7. Par lui, nous savons
que le Capitole était situé sur une hauteur, que les chrétiens furent souvent
jugés au forum où était apposé un exemplaire de la loi des XII Tables, que le
1 Indiculus Possidii (P. L., XLVI, col. 16) ; ces deux discours sont perdus.
2 Serm., CCCIX-CCCXIII.
3 Enarr. in psalm., L, 11.
4 Serm., LXII, 9-10.
5 Serm., CCCLVII ; CCCLVIII.
6 Serm., XIX, 6.
7 Serm., CL, 3.
8 Serm., CLVI, 1 ; cf. CLIII, 1.
9 Enarr. in psalm., XXXVIII, 23 ; Serm., CLI, 1 ; CLIV, 1.
10 Epist., CLI.
11 Enarr. in psalm., XXXII, enarr. II, serm. 1, 12 ; 2, 1 et 29 : LXXX, 23 ; Serm., XLVIII,
8 ; XLIX, I ; CXI, CLII, 1 ; CLIV, 1.
meilleure des mémoires, celle du cœur, et qui peut-être ont pris des notes en
l'écoutant 8, n'ont pas dû perdre le souvenir1. Ses instructions, se reliant ainsi
les unes aux autres, forment une sorte de série continue et tiennent sans cesse
l'auditoire en haleine.
L'empressement du peuple n'allait pas sans quelques inconvénients. Ces
pétulants Africains se bousculaient parfois autour de l'ambon, sans égard pour la
sainteté du lieu, et ceux qui se trouvaient mal placés cherchaient à fendre la
presse pour approcher de l'orateur, dont l'apparition ne suffisait pas toujours à
calmer le tumulte. Il est obligé de réclamer le silence à cause de sa voix
fatiguée2. Mais ses objurgations amicales nous sont une preuve nouvelle de
l'enthousiasme que soulevait sa prédication ; il arriva même que l'auditoire,
transporté, interrompit Augustin par des murmures approbateurs3. Pourtant on
rencontre dans ses discours certains passages qui semblent en désaccord avec
cette constatation. Il reproche parfois aux assistants d'être clairsemés dans la
basilique, il les invite à stimuler le zèle des absents4. L'explication de phrases de
ce genre, qui surprennent au premier abord, nous est fournie par saint Augustin
lui-même. Si, tel jour où il doit parler, l'église demeure à moitié vide, c'est qu'on
célèbre ailleurs des jeux publics, qu'on donne la mer au théâtre ou qu'une chasse
aux bêtes fauves est promise5. Oui, les habitants avaient un goût très prononcé
pour son éloquence, mais les bruyantes représentations du cirque les attiraient
encore davantage ; et quand il se produisait une coïncidence de jour et d'heure
entre le sermon et une course de chars ou un combat naval, ce n'est pas du côté
de la basilique que se dirigeait la foule. Ces cas isolés ne sauraient faire révoquer
en doute la durée et le succès éclatant de la prédication de l'évêque d'Hippone. Il
la complétait en rétorquant les arguments des hérétiques, manichéens, ariens,
pélagiens, dans des discussions que l'élite de la société chrétienne devait suivre
avec une impatiente curiosité6. Et cet apostolat, joint aux séances absorbantes
des réunions synodales, remplissait à ce point son temps qu'il lui enlevait
jusqu'au loisir de la correspondance7.
A vrai dire, ce n'est pas seulement lorsqu'il y réside que les intérêts religieux de
Carthage le préoccupent, il ne les perd jamais de vue8. Les membres du clergé
métropolitain, connaissant bien ses sentiments à leur endroit, lui demandaient
souvent des éclaircissements ou des conseils. De ces consultations sortirent
quantité de lettres et de traités, visant surtout la chrétienté carthaginoise, qui
sont indispensables à lire, si Fon veut se faire une idée juste de sa situation entre
390 et 430. Aurelius fut naturellement le mieux partagé. Augustin l'entretient
des désordres qui se produisent près des tombeaux des martyrs9 ; il le félicite
d'avoir accordé à ses prêtres la faculté de prêcher et le prie de lui envoyer
quelques-uns de leurs sermons10 ; il lui parle des difficultés suscitées par
1 Epist., LX.
2 Epist., CLXXIV ; Retract., II, 15, 1.
3 De gest. Pel., 1 ; Retract., II, 41.
4 De opere monach., 1 ; Retract., II, 21.
5 De hæres., introd. ; Epist., CCXXI-CCXXIV.
6 De cat. rud., 1 ; Retract., II, 14.
7 Epist., CCXVII, surtout 2.
8 Retract., II, 11.
9 Epist., CLI, surtout 3.
10 Epist., CL ; CLXXXIII.
11 Epist., CCLXIII, surtout 2.
12 Retract., I, 23, 1 ; 26. Ce sont l'Exposilio quarumdum propositionum ex Epistola ad
Romanos et le De diversis quæstionibus LXXXIII.
13 Retract., II, 31, 33, 36. Ce sont les Quæstiones sex contra Paganos expositæ, le De
peccatorum meritis et le De gratia Novi Testamenti. L'Indiculus de Possidius mentionne
encore six lettres adressées aux fidèles ou au clergé de la capitale (P. L., XLVI, col. 6, 12,
11, 15) ; nous ne les possédons plus.
Dans le premier je range les Actes des martyrs, en tête desquels se présentent,
par ordre chronologique, les Acta proconsularia des douze Scilitains. Quoique ces
témoins du Christ ne soient pas originaires de Carthage, on peut supposer sans
invraisemblance, puisqu'ils y confessèrent la foi, que ce résumé de leur
interrogatoire fut aussi arrangé sur place. Si l'on voulait soutenir, à cause de la
mention du début — Carthagine metropoli — que le morceau dut être composé
dans leur pays d'origine, personne ne pourrait Mer cependant qu'il n'ait été
connu dans la capitale non moins qu'à Scili et qu'il n'ait servi dans les deux
endroits à alimenter la piété des fidèles.
L'intention d'édifier le peuple chrétien apparait plus nettement dans la Passion de
sainte Perpétue et des Thuburbitains ; ce morceau, l'un des plus célèbres de la
littérature hagiographique, en est aussi l'un des plus touchants. Le collecteur des
Actes, dont les idées et le style trahissent en maint endroit la manière de
Tertullien, laisse autant que possible la parole aux martyrs ; Perpétue et Saturas
nous racontent eux-mêmes leur incarcération et leurs visions1. De cet exposé
sans fard, presque naïf, se dégage une émotion pénétrante qui nous étreint
encore aujourd'hui et que devaient ressentir avec beaucoup plus d'intensité les
témoins de l'événement. Puis l'auteur achève la narration en retraçant les
souffrances de la vaillante troupe, soit dans les cachots, soit en face des bêtes,
dans l'arène de l'amphithéâtre. Spectateur anxieux, il a suivi en personne toutes
les péripéties du draine, il les expose avec une fierté mêlée de douleur, et quand
la bataille est gagnée par la mort victorieuse des condamnés, il pousse ce cri de
triomphe : O fortissimi ac beatissimi Martyres ! O vere vocati et electi in gloriam
Domini nostri Jesu Christi ! Il souhaite enfin que leur héroïsme soit proposé en
exemple aux générations futures. Son désir fut exaucé2 : l'habitude se prit, non
seulement autour de Carthage, mais jusque dans les contrées lointaines, de lire
publiquement les Actes des Thuburbitains. La rédaction grecque contribua sans
doute à les répandre en Orient ; et l'on a supposé3 que l'abrégé latin fut adapté
aux besoins des églises transmarines occidentales, désireuses de commémorer
plus facilement ces martyrs exotiques le même jour que des saints locaux.
Il est un autre Carthaginois dont le supplice n'eut guère moins de
retentissement, je veux parler du grand évêque Cyprien. Après avoir instruit la
chrétienté de son vivant, il lui donnait encore, après sa mort, un enseignement
salutaire. Outre ses propres écrits, son souvenir durait en effet dans deux
opuscules qui tendent l'un et l'autre, par des voies différentes, à sa glorification.
C'est d'abord la Vita Cæcilii Cypriani, attribuée avec justesse, semble-t-il, au
diacre Pontius, son collaborateur dévoué4. Pontius l'avait secondé dans son
administration, suivi dans son exil, assisté à son dernier jour ; témoin de ses
vertus, il voulut les publier, à la fois pour l'honneur de son maître et l'édification
générale. Le panégyrique et la prédication percent partout à travers le récit. Il
règne dans tout l'ouvrage un ton oratoire, un souci de la forme littéraire qui
détonnent en un pareil sujet. De graves lacunes y sont d'ailleurs sensibles ; on
regrette, par exemple, de ne pas voir abordée la question des rapports avec
Rome, ni celle des conciles africains. Malgré le très vif intérêt de la Vita, il faut
donc avouer qu'elle nous rend un Cyprien incomplet et quelque peu apprêté. Il se
montre, au contraire, tel qu'il était dans les Acta proconsularia, composés par
1 Edit. Hartel, III, p. CX-CXIV ; Harnack, Gesch., I, p. 820 sq. ; Krueger, p. 242.
2 Harnack, Gesch., I, p. 820 sq. ; Krueger, p. 242.
3 Passio ss. Montani..., 1-11 (Ruinart, p. 230 sqq.) ; Harnack, Gesch., p. 730. M. Pio
Franchi de' Cavalieri a soutenu récemment (Gli atti de' ss. Montano..., p. 23) que la lettre
des martyrs était una innocente invenzione dell'agiografo, diretta a rendere piu viva la
esposizione e suggeritagli dal suo illustre modello, la Passion de sainte Perpétue. Je ne
saurais discuter cette opinion, ne connaissant le livre où elle est exposée que par
l'analyse assez détaillée du Nuovo bullettino di archeologia cristiana (IV, 1898, p. 244-
245). Mais, qu'il faille attribuer la Passion entière à un seul rédacteur ou que la première
partie ait été réellement écrite par le martyr Flavianus au nom de tous ses compagnons,
l'influence des Actes des Thuburbitains est sensible d'un bout à l'autre du morceau.
4 Passio ss. Montani..., 4, 6.
5 Passio ss. Montani..., 10-11.
6 Acta sanctorum Saturnini, Dativi et aliorum plurimorum Martyrum in Africa (Ruinart. p.
382-390) ; P. L., VIII, col. 103-115 ; Harnack, Gesch., I, p. 822 ; Krueger, Gesch., p.
243.
7 Acta sancti Maximiliani martyris (Ruinart, p. 300-302) ; Harnack, Gesch., p. 821 ;
Krueger, Gesch., p. 243.
mort1. Chaque année ramenait en outre la commémoration des vénérables
personnages inscrits au calendrier local, soit qu'ils eussent répandu leur sang
pour Jésus-Christ, soit qu'ils l'eussent servi par des vertus héroïques, et les
mérites de ces nombreuses phalanges ou de ces saints isolés, martyrs, vierges,
confesseurs, évêques, étaient exaltés à la collecta et au dominicum. A cette
littérature primitive je rattacherai encore plusieurs livres de provenance
étrangère, mais qui eurent probablement une grande vogue auprès des chrétiens
lettrés d'Afrique et qui exercèrent une action, parfois aisée à constater, sur le
développement de l'esprit religieux dans ce pays. Le Pasteur d'Hermas est
mentionné à plusieurs reprises par Tertullien2 ; on a cru découvrir des traces de
son influence dans la passion des Thuburbitains et jusque chez saint Cyprien3.
On considère l'Apocalypse de Pierre comme ayant inspiré la vision de Saturus,
compagnon de Perpétue4, et le Dialogue de Jason et de Papiscus, aujourd'hui
perdu, aurait servi à Tertullien pour son traité Adversus Judeos, à saint Cyprien
pour ses Testimonia5. Ainsi, lorsqu'ils se répandaient hors de leur pays, les
ouvrages des Carthaginois ne faisaient parfois que restituer à sa terre d'origine la
bonne semence qu'un souffle heureux d'outre-mer leur avait précédemment
apportée.
Pendant les trois premiers siècles, de nombreux opuscules célèbrent donc à
l'intention des fidèles les incidents glorieux des persécutions. Au commencement
du IVe, le paganisme cesse de diriger l'Empire, et, le libre exercice de la religion
chrétienne étant reconnu, ce genre d'écrits n'a plus l'occasion de naître.
Toutefois le calme ne fut pas de longue durée ; la lutte reprit presque aussitôt à
Carthage sous une autre forme. Après avoir résisté aux païens, on eut à se
défendre contre les donatistes, qui employèrent, pour propager leur doctrine, le
libelle autant que le discours. Saint Optat parle6 des traités où les catholiques
sont bafoués par certains de leurs adversaires.
Cette désignation s'applique peut-être à un contemporain de l'empereur
Constant, Vitellius, dont Gennadius signale l'activité intellectuelle7. Elle pourrait
viser aussi l'évêque Donatus le Grand et son successeur Parmenianus qui,
d'après saint Jérôme et saint Optat, avaient composé beaucoup d'ouvrages pour
les besoins de leur cause8. Il est difficile de croire, dit justement de ce dernier M.
l'abbé Duchesne9, qu'il n'ait pas rencontré de contradicteurs, et que la polémique
n'ait produit aucun livre pour réfuter les siens. De toute cette littérature
donatiste — j'englobe sous ce nom commode les œuvres des deux partis — il
reste peu de chose. Ce qui subsiste a du moins, pour la ville qui nous occupe,
une réelle importance.
1 Acta sancti Felicis episcopi et martyris (Ruinart, p. 355-351) ; P. L., VIII, col. 619-688
; Harnack, Gesch., I, p. 822 ; Krueger, Gesch., p. 243.
2 De orat., 16 ; De pudic., 10 et 20 ; cf. De bapt., 6.
3 Harnack, Gesch., I, p. 52 ; Robinson, p. 26-36 ; Krueger, Gesch., p. 26, 240.
4 Harnack, ibid., p. 37 sq. ; Robinson, p. 37 sq. ; Krueger, ibid., p. 240.
5 Harnack, ibid., p. 97 sq. ; Krueger, ibid., p. 164 ; Burkitt, p. CXIX sq.
6 VII, 4.
7 De script. eccl., 4.
8 De viris illustr., 93 : Exstant ejus multa ad suam hæresim pertinentia ; Optat, I, 4 :
tractatus tuos, quos in manibus et in ore multorum esse voluisti ; 6 : A te... multa
tractata sunt ; VII, 1 : video adhuc vestras vel vestrorum provocationes pullulare ; cf. I,
5, 7-10 ; V, 1-3, 9-10 ; éd. Ziwsa, préf., p. VII-IX.
9 Dossier, p. 590.
En première ligne, se place une adaptation des Actes des martyrs d'Abitina1.
Interrogatoires, sentences du proconsul, supplices, tout ce que le collecteur a tiré
des pièces officielles du greffe est calqué presque mot à mot sur le document
authentique. Mais le récit proprement dit est précédé d'une courte préface, qui
lui donne une allure tendancieuse, et surtout on l'a fait suivre d'un long
appendice, véritable- réquisitoire contre les évêques Mensurius et Cæcilianus. La
vaillance des témoins du Christ est opposée à la lâcheté de ces deux traditeurs.
On déclare coupables de tous les méfaits ces Pharisiens, ces hypocrites, cause
réelle de la mort des martyrs.
Il ne faudrait pas croire que l'emploi de ces expressions injurieuses fût un cas
isolé. D'autres morceaux hagiographiques, émanés des dissidents, ne le cèdent
guère en violence à cette Pseudo-passion des saints d'Abitina. Qu'un orateur de
la secte expose les désordres survenus en 317, lors de la mise en vigueur de la
dure loi de Constantin2, ou que Macrobius, évêque donatiste de Rome, exalte par
lettre l'indomptable énergie de ses coreligionnaires Isaac et Maximianus, tués à
Carthage vers 3483, c'est toujours, avec plus ou moins d'atténuation, la même
note qui retentit. Les catholiques sont les ministres de l'Antéchrist, des loups
cachés sous la peau des brebis ; leurs églises, des cavernes de voleurs ; ils ne
savent que commettre des abominations de toute espèce4. S'ils ont paru faire
trêve un moment, c'était pour mieux préparer leurs nouvelles attaques. Avec la
connivence du proconsul, ils épuisent contre les justes les plus cruels tourments
et s'acharnent même sur les cadavres de leurs victimes5. Ces deux spécimens
des pamphlets donatistes, auxquels il convient peut-être de joindre la Passion du
prêtre Marculus6, nous montrent bien l'état d'exaspération où les mesures de
Constantin et les rigueurs de Macarius avaient jeté les schismatiques. Tout en
suivant l'indignation populaire, les docteurs du parti s'exprimaient, je suppose,
avec plus de modération. Pourtant saint Optai, donne à entendre que
Parmenianus était fort agressif contre les catholiques7, et qu'en s'expliquant sur
le baptême, l'unité de l'Eglise, les traditeurs et la pénitence, il déchirait à belles
dents ses adversaires8.
Cédait-on moins, dans l'autre camp, à cette fâcheuse acrimonie ? En l'absence
de textes orthodoxes, nous ne saurions donner à cette question une réponse
formelle. Il se peut qu'entraîné par l'ardeur de la lutte, on ait eu recours, des
deux côtés, à de regrettables procédés de discussion. En tout cas, dans l'ouvrage
de saint Optat, qui, seul, représente aujourd'hui la tradition catholique avant
saint Augustin, la controverse, sans cesser d'être vive, revêt une forme plus
courtoise. Deux éditions, qui parurent à quelques années d'intervalle, en
attestent la vogue. Optat s'était inspiré d'un Dossier antérieur, pièces
justificatives reliées par un récit, dont M. l'abbé Duchesne a mis récemment
l'existence en pleine lumière et rétabli, en quelque sorte, le canevas9.
1 Encore faut-il observer que Ferrandus achevait ici un sujet que la mort avait empêché
saint Fulgence de traiter entièrement (P. L., LXV, Epist., XVIII).
2 Breviatio canonum, 230-231. Rapprocher de cet ouvrage de Ferrandus le Breviarium
canonicum de l'évêque africain Cresconius (P. L., LXXXVIII, 829-942).
3 P. L., LXVIII, col. 959-1052.
4 Breviarium, 1 ; cf. P. L., ibid., col. 963-965.
5 Breviarium, 1 et 21.
6 Breviarium, 5 et 20.
7 P. L., LVIII, col. '75'7-168 ; Gennadius, De script. eccl., 96 ; Isidore, De viril illustr.,
41.
fougueux abbé Maxime, qui argumenta contre le patriarche Pyrrhus, exilé de
Constantinople, au sujet de la doctrine monothélite et débrouilla pour l'épiscopat
africain toutes les obscurités de la dialectique byzantine. Les autres demeurèrent
longtemps en cette ville, et plusieurs montrent, en parlant d'elle, qu'ils la
connaissent si bien qu'on a pu se demander s'ils n'en étaient pas originaires.
Je pense surtout à l'anonyme du Liber de promissionibus et prædictionibus Dei1,
publié entre 450 et 4552. On l'attribuait jadis à saint Prosper ; mais l'auteur, qui
est un disciple de saint Augustin, très versé dans les lettres profanes3, nous
donne sur Carthage, tant de renseignements4, dont j'ai profité, qu'il est difficile
de le confondre avec le gaulois Prosper. Son œuvre contient une interprétation
méthodique de la Bible. Elle-est pleine, dit-il, de promesses claires ou
symboliques faites à l'humanité ; les oracles sibyllins en renferment aussi plus
d'une. Déjà nous constatons l'accomplissement de la plupart d'entre elles, c'est
un motif de croire que toutes celles qui restent encore à l'état d'espérance se
réaliseront à leur tour. Dieu ne sera pas moins fidèle à sa parole, dans l'avenir,
qu'il ne l'a été par le passé. Sans nier la piété des Carthaginois, qui aimaient à
entendre expliquer l'Ecriture, il est permis de croire que les endroits où l'écrivain
narrait, à titre d'exemples, des événements contemporains, risquaient surtout
d'être goûtés des lecteurs.
Il en fut ainsi, à plus forte raison, du livre où Victor de Vita raconte la
persécution vandale. L'historien, avant d'être évêque de Vita, remplit-il d'assez
hautes fonctions ecclésiastiques dans-la capitale ? On l'a affirmé sans paradoxe5,
quoique la preuve formelle n'ait pas encore été fournie. Ce qui demeure hors de
conteste, c'est que Victor y séjourna à diverses reprises et qu'il S'attacha
fortement à elle. Aussi, quand il se résolut, dans l'exil6, à redire les malheurs
qu'il avait partagés ou que des témoins dignes de foi lui avaient rapportés, le
nom de la cité éprouvée entre toutes revenait sans cesse à sa mémoire. Soit qu'il
déplore la servitude où elle est réduite et le long silence de désolation qui règne
dans son église, soit qu'il vante l'infatigable charité de Deogratias, le courage et
les vertus d'Eugenius, soit qu'il raconte la conférence de 484 et les vexations
auxquelles se virent en butte les évêques rassemblés, le clergé et les fidèles de
cette chrétienté7, on sent bien qu'il s'arrête à ses maux avec une sorte de
prédilection douloureuse, qu'il en souffre comme un fils dont on supplicie la
mère8.
Parmi les étrangers qui prodiguèrent leurs peines et leur talent en faveur de
Carthage, le premier rang revient de plein droit à saint Fulgence. Sa famille en
était originaire, elle y avait occupé une situation considérable. Expulsée par
1 Vita Fulg., 4. Ce n'est pas le lieu de discuter l'identité de Fabius Planciades Fulgentius
et de l'évêque de Ruspe. Il est certain que l'auteur des Mythologiæ et de la Virgiliana
continentia était africain, comme l'évêque, et avait aussi des relations avec Carthage ;
ces deux ouvrages sont adressés à Catus, prêtre ou archidiacre de cette ville. Voir sur
cette question Ebert, I, p. 506-513 ; Teuffel, p. 1238-1242, § 480 : L. Delisle, Journal
des Savants, 1899, p. 127 ; Helm, Der Bischof Fulgentius und der Mythograph (Rhein.
Museum, LIV, 1899, p. 111-134) ; id., Fulgentius : De ætatibus mundi (Philologus, 1896,
p. 253-289) ; id., préface de Fabii Planciadis Fulgentii v. c. opera, Leipzig, 1898 ; Lejay,
Rev. crit., 1899, I, p. 284-287.
2 Vita Fulg., 40.
3 Vita Fulg., 45.
4 Vita Fulg., 55-57.
5 J'omets un quatrième voyage, le premier en date, parce que Fulgence, voulant
s'embarquer secrètement pour l'Egypte, où il comptait pratiquer la vie cénobitique,
s'arrangea de manière à passer inaperçu à Carthage (ibid., 23).
6 Vita Fulg., 40, 45-46, 48, 55-57.
7 Vita Fulg., 45.
8 Les écrits de saint Fulgence ont été publiés par Migne, P. L., LXV.
9 Vita Fulg., 46-48 ; P. L., LXV, col. 114.
envoie, en trois livres, la solution des difficultés qui l'arrêtent1. Ferrandus, le
célèbre diacre, recourt à ses lumières pour être fixé sur la validité d'un baptême
conféré dans dés conditions insolites ; il l'interroge, lui aussi, sur le mystère de la
Trinité, qui préoccupait alors tous les esprits. Deux longues lettres, deux
véritables traités, tout pleins des idées de saint Augustin, viennent dissiper les
doutes de Ferrandus2. Non content d'élucider pour ses correspondants quelques
points du dogme ou de la discipline, Fulgence s'émut des dangers que courait la
foi du peuple en général sous une administration arienne. Pour le prémunir
contre l'erreur, il lui adressa de son lieu d'exil une lettre, malheureusement
perdue, dont son biographe fait le plus grand éloge3. N'est-ce point aussi à
Carthage qu'il dut prononcer son sermon en l'honneur de saint Cyprien4 ? La
mémoire de l'illustre martyr vivait toujours dans sa ville épiscopale ; et qui
pouvait, mieux y parler de lui que l'évêque qui imitait sa sollicitude pour la
sauvegarde des âmes ?
Les allusions à saint Cyprien, à saint Augustin, ne sont pas rares dans Fulgence5,
il aime à s'appuyer sur ces docteurs pour expliquer les vérités de l'Evangile. Nous
venons de constater qu'il les avait de même pris pour modèles dans sa conduite
; comme eux, il s'employa avec zèle pour le bien de cette église, il y multiplia les
œuvres de charité. Ne soyons donc pas étonnés si les habitants, dans leur
gratitude, réclamaient et lisaient avidement ses traités6. Ferrandus, qui s'en
porte garant, appelle l'évêque de Ruspe son père et son maitre7. Ce sont bien
aussi les deux noms que lui aurait décernés la piété reconnaissante des
Carthaginois.
De Tertullien à Fulgence, la liste est longue des auteurs qui ont illustré, parmi
eux, les lettres chrétiennes. Leur action ne s'exerça pas toujours avec le même
bonheur sur la population, les circonstances et la valeur particulière de chacun
creux la rendirent plus ou moins efficace. Mais, s'ils diffèrent par le caractère et,
le talent, sous un certain aspect, ils se ressemblent tous. Pour eux, en effet,
écrire n'est pas un passe-temps, non plus que parler. Dans leurs livres comme
dans leurs discours, ils ne cherchent qu'à exposer la doctrine, à maintenir et à
développer la croyance catholique. Se faire comprendre du plus grand nombre de
lecteurs, fût-ce aux dépens du style, voilà donc ce qu'ils désirent avant tout, et
saint Augustin parait avoir énoncé leur devise lorsqu'il disait : Melius est
reprehendant nos grammatici, quanm non intelligant populi8.
1 I, 2 : Per te... disciplinæ studia moliuntur jura barbaricæ ventis invadere... ut magis
desideres animæ spatia dilatare quam regni. Cf. Marcus, Wand., p. 199.
2 Il est assez vraisemblable que l'on doit rapporter à l'Afrique ces vers ironiques de
l'Anthologie :
Inter eils goticum scapia matzia ia drincan
non audet quisquam dignos educere versus.
Calliope madido trepidat se jungere Baccho,
ne pedibus non stet ebria Musa suis.
Riese, Anthologia latina, 285, cf. p. XXIV = Bæhrens, Pœtæ latini minores, IV, 439.
3 Riese, 289, v. 8 = Bæhrens, 443 ; cf. Papencordt, p. 300-306.
4 L'Epithalamium Fridi de Luxorius a 68 vers (Riese, 18 = Bæhrens, 208) ; c'est une
exception. J'omets la discussion sur un cas de sacrilège (Riese, 21 = Bæhrens, 211), qui
compte 285 vers, mais que Bæhrens inscrit sans motif suffisant au compte d'Octavianus.
à la main, d'un sanglier apprivoisé nourri dans une salle à manger, d'une petite
chienne qui accourt au moindre signe de son maître, d'une pie qui imite la voix
humaine, d'un chat qui s'est étranglé en avalant une souris1, il n'est guère
besoin de beaucoup de phrases. Ce n'est pas à dire que le règne animal fasse
tous les frais de ces petites compositions, mais les autres sujets qu'elles
abordent ne sont guère moins futiles. Par exemple, l'auteur se moquera d'un
nain qui tempête sans cesse, d'un oiseleur obèse qui revient toujours bredouille,
d'un goutteux qui prétend chasser, d'un ivrogne qui ne fait que boire sans
manger, d'un mauvais joueur qui voudrait diriger les dés2. Nous ne saurions
nous étonner qu'il soit souvent aussi question du cirque et de l'amphithéâtre,
quand nous savons quelle place les jeux publics et les acteurs de toute espèce
tenaient dans les préoccupations des Carthaginois. En parlant à la multitude des
pantomimes, des écuyers et des cochers, pour qui elle avait tant de goût, on lui
plaisait, à coup sûr. Vanter un conducteur de la faction verte, qui n'avait pas son
pareil pour tourner autour de la meta, élever au rang d'Hercule un chasseur
nègre et le combler d'épithètes louangeuses, comparer à Dédale cet homme ou
plutôt cet oiseau qui franchissait d'un bond le podium, de l'amphithéâtre, était un
moyen sûr de devenir soi-même populaire3. Si j'en juge par leur nombre, les
sujets scabreux ou franchement obscènes emportaient encore plus les suffrages
du public que ces panégyriques. Par tous ces traits, l'Anthologie se rapproche des
épigrammes de Martial. Il n'y manque même pas les satires littéraires, ni les
éloges complaisamment décernés à quelque ami pour sa science ou ses vers4.
Parmi ces productions, pour la plupart insignifiantes, on en distingue quelques-
unes d'un réel intérêt, qui s'adressent à de puissants personnages, Vandales ou
Romains ayant fait adhésion au nouveau régime5. En première ligne, les poètes
célèbrent les rois, et il faut leur rendre cette justice, qu'ils louèrent surtout chez
eux ce qui était louable6, c'est-à-dire leurs efforts pour embellir Carthage et
restaurer ses monuments. L'un d'eux raconte les travaux exécutés par Hunéric
pour endiguer la mer. Un autre chante avec un enthousiasme lyrique les thermes
d'Alianas bâtis par Thrasamund, fondation bienfaisante dont les malades
apprécient l'utilité ; Baïes est surpassé ; l'Afrique n'a rien à envier à l'Italie. Puis
c'est le tour d'une magnifique salle de réception construite par Hildéric ; le
marbre y est employé avec une telle profusion qu'on se mire dans le dallage
blanc comme la neige, et que les rayons du soleil, renvoyés par les parois,
augmentent l'éclat du jour7. Après les rois, leurs conseillers, dont on s'ingénie à
gagner la faveur, en décrivant les beautés de leur demeure, en leur dédiant des
épithalames8.
Les auteurs de ces éloges s'appellent Luxorius, Octavianus, Coronatus, Flavius
Felix, Florentines, Calbulus, Petrus, Caton9 ; leurs noms, à défaut des raisons
1 Riese, 291, 292, 359, 370, 375 = Bæhrens, 445, 446, 513, 524, 529.
2 Riese, 296, 300, 307, 311, 333 = Bæhrens, 450, 454, 461, 465, 487.
3 Riese, 293, 310, 324, 327 sq., 336, 346, 353, 334, 373 = Bæhrens, 447, 464, 418,
481 sq., 490, 500, 507 (v. 5), 508 (v. 1-2), 527.
4 Riese, 287-290, 294, 295, 316, 340, 351, 358 = Bæhrens, 441-444, 448, 449, 410,
494, 505, 512.
5 Riese, 289, v. 1 = Bæhrens, 413 ; cf. Papencordt, p. 297.
6 Boissier, Afriq., p. 260.
7 Riese, 203, 210-215, 316 sq., 387 ; Bæhrens, 382, 389-391, 530 sq., 541.
8 Riese, 18, 216, 254, 304 = Bæhrens, 208, 395, 421, 458.
9 Il en est d'autres encore dont nous ne possédons rien, mais dont nous pouvons
soupçonner l'activité intellectuelle, comme ce Faustus, grammairien hors de pair —
que j'ai déjà fait valoir, prouveraient leur origine romaine. Certaines mentions,
conservées dans les manuscrits, nous indiquent, en outre, à quelle classe de la
société ils appartenaient presque tous1. Calbulus se qualifie simplement de
grammaticus ; mais Luxorius est dénommé vir clarissimus et spectabilis ;
Coronatus et Flavius Felix, viri clarissimi ; Octavianus, viri inlustris, est fils d'un
vin magni ficus. La plupart se rattachaient donc à l'ancienne aristocratie locale et
conservaient les titres portés par leurs aïeux2. Du patrimoine de leur famille,
c'est tout ce qu'ils avaient sauvegardé ; par suite des spoliations brutales de
Genséric, lorsqu'il se fut emparé de Carthage, ils se trouvaient réduits à une
condition bien précaire. Luxorius parle de sa pauvre demeure3, Flavius Felix
adresse une supplique à un fonctionnaire influent (vir inlustris et primiscriniarius
Victorianus), pour obtenir de lui un bénéfice ecclésiastique4. Tous cependant ne
tendent pas la main, il en est au contraire qui occupent une situation enviable à
la cour ; Petrus tient l'emploi de référendaire.
Égaux dans la médiocrité, ces poètes ne diffèrent guère, autant que nous
pouvons nous fier au nombre des morceaux conservés, que par leur fécondité
plus ou moins grande. De la majorité d'entre eux, l'Anthologie ne confient que
deux ou trois pièces qui ne suffisent pas à fonder une réputation. Seul Luxorius
occupe une place prépondérante. Dès sa jeunesse, il avait commencé à versifier5
; c'était un talent précoce. Est-ce à lui, comme plusieurs l'ont cru6, que nous
devons ce recueil où il se serait taillé la part du lion ? Est-ce à cause de sa
notoriété que le compilateur supposé, Octavianus, l'a traité si libéralement7 ? Ce
problème, presque insoluble avec les documents dont nous disposons, n'a ici
qu'un intérêt secondaire. L'important est de voir de quelle façon un des
principaux écrivains de l'époque entendait la poésie, sur quels thèmes il
s'exerçait de préférence. On a déjà pu s'en rendre compte par les exemples
donnés plus haut, car beaucoup sont extraits de Luxorius ; il y a bien d'autres
choses à relever dans son œuvre.
Virgile était très apprécié en Afrique. Loin de se borner à lire l'Enéide, les
Géorgiques, les Bucoliques, on les copiait, ou plutôt on en transposait les vers de
manière qu'ils pussent présenter un sens nouveau et s'adapter aux sujets les
plus variés. On appelait ces arrangements des centons. C'est par ce procédé que
tantus grammaticæ magister artis — (Riese, 257, v. 4 = Bæhrens, 411), à qui Luxorius
dédiait un recueil de ses œuvres de jeunesse, ou ce Felicianus que son disciple
Dracontius louait d'avoir restauré à Carthage le culte des lettres — qui fugatas Africanæ
reddis urbi litteras — (Præfatio, v. 13).
1 De Rossi, Inscr. U. R., II, 1, p. 241, n. 5.
2 Riese, p. XXVI ; Bæhrens, p. 30.
3 Nostri defugiens pauperiem laris... (Riese, 289, v. Bæhrens, 443).
4 Riese, 254, v. 13-16, 39-40 = Bæhrens, 421 :
Tu mihi numen eris, Phœbeo munere plenus
qui potes infirmos morte levare manu ;
quæque meos domus est proavos miserata patrenique
hæc eadem natis præmia nota ferat...
Adnue poscenti, misero sustolle ruinas ;
clericus ut fiam, dum velis ipse, potes.
Voir aussi Riese, 216, v. 8 = Bæhrens, 395 :
utque soles, largus carmina nostra fove.
5 Riese, 281, v. 5 ; 288, v. 5 289, v. 5-6 = Bæhrens, 441, 443.
6 Riese, p. XXV ; Teuffel, p. 1226, 476, 3 ; Ebert, p. 459.
7 Bæhrens. p. 3, 30, 32 sq.
Luxorius forgea un épithalame en l'honneur de Fridus, haut dignitaire vandale1.
Plus personnelle, mais beaucoup plus prosaïque et, à coup sûr, plus indigente
dans son inspiration est la série des distiques, serpentins que Bæhrens lui
attribue avec vraisemblance. Au commencement et à la fin se répètent les
mêmes mots, souvent au détriment de la pensée2. Dans l'épitaphe qui termine
ce petit livre, le poète s'en déclare très fier et prononce lui aussi son exegi
monumentum :
Nil mihi mors faciet, pro me monumenta relinquo ;
tu modo vive, liber : nul mihi mors faciet3.
Il en avait bien un peu le droit, après s'être entendu proclamer, par un de ses
amis, supérieur aux anciens4.
Heureusement nous possédons de lui des morceaux d'une meilleure venue, par
exemple l'épitaphe de Damira, fille d'Oagès5. On y sent une émotion sincère, et
même une idée chrétienne s'y fait jour lorsqu'il nous montre l'âme innocente de
cette enfant habitant désormais avec la multitude des justes les célestes palais6.
A vrai dire, ce ton ne lui est pas habituel ; d'ordinaire Luxorius se renferme dans
la satire ou l'éloge, ou bien — et c'est le cas des vers serpentins — il se confine
dans la mythologie et chante la puissance des dieux, les exploits des héros. Les
œuvres d'art, qui n'avaient pas toutes disparu, l'inspirent aussi : il consacre un
distique à une statuette de Cupidon, à un Neptune d'où s'échappe le jet d'une
fontaine7 ; il décrit une chimère d'airain8, une Vénus de marbre sur la tète de
laquelle ont éclos des violettes9 ; il explique des fresques représentant une
chasse au sanglier, le meurtre de Remus par Romulus, Diogène folâtrant avec
Laïs et bafoué par Cupidon10. Les rythmes dont il se sert n'offrent pas moins de
diversité que les sujets, hexamètres, distiques, vers iambiques, trochaïques,
saphiques, asclépiades, glyconiques, phaléciens..., il use avec dextérité de toutes
les ressources que la métrique met à sa disposition. Qu'il en viole plus d'une fois
les lois11, nous ne songerons pas à nous en étonner. Du moins, les difficultés ne
l'arrêtent guère, et sa virtuosité est remarquable lorsqu'il traite au pied levé
toutes les matières et introduit, comme en se jouant, dans son latin, les noms
barbares de Fridamal, Blumarit, Jectofian ou Vatanans12. Mais la virtuosité n'est
pas la poésie ; pour y atteindre, il faut une langue harmonieuse et riche au
service de grandes pensées, deux conditions que ne remplissait nullement
1 Voir Teuffel, p. 1222, 5 ; W. Meyer, Silzungsber. der Akad. der Wissensch. zu Berlin,
1890, I, p. 267.
2 Bæhrens, p. 214-217.
3 De Duhn, I, v. 12-14 :
Sancte pater o magister, taliter canendus es,
qui fugatas Africanæ reddis urbi litteras,
Barbaris qui Romulidas jungis auditorio.
cf. id., III.
4 De Duhn, III, v. 16 sq. ; cf. W. Meyer, loc. cit., p. 267.
5 Teuffel, p. 1223, 6 ; L. Friedlænder, éd. de Juvénal, I, p. 83 ; Sat., I, v. 28 sq., 85 ;
III, v. 213 ; VI, v. 284 sq. ; VII, v. 88 ; VIII, v. 213 sq. ; X, v. 356 ; XII, v. 57.
6 Sans compter des écrits plus récents, par exemple les vers damasiens (Weymann, Rev.
d'hist. et de littér. religieuses, I, 1896, p. 59-13 ; M. Ihm, Ehein. Museum, LIII, 1898, p.
165 sq.). A son tour, Dracontius fut lu et mis à profit par Fulgentius Planciades (Helm,
Rhein. Mus., LIV, 1899, p. 117-119, 125 sq.), Corippus (Rossberg, Archiv fuer lat. Lexik.,
IV, p. 44), Ennodius, Fortunat et beaucoup d'autres (Manitius, Sitzungsber. der Alked.
der Wissensch. zu Wien, CXVII, 1888, Abhandl., XII, p. 15-17, 22-24 ; CXXI, 1890,
Abhandl., VII, p. 10) ; on fit des centons avec ses vers, comme Luxorius en avait
composé avec ceux de Virgile (W. Meyer, loc. cit., p. 257-296).
7 A titre d'exemples, je citerai : I, v. 1-11 (comparaison du grammairien Felicianus et
d'Orphée) ; VI, v. 80-122 (longue intervention de Vénus dans l'épithalame des deux fils
de Victor) ; VII, nombreux souvenirs mythologiques épars.
délicates1, se garder du cynisme des expressions et de l'immoralité des peintures
qui les caractérisent. Eux se complaisent dans des sujets terre à terre, qu'on
achève en quelques mots, où la verve poétique ne saurait se donner carrière ; lui
les choisit amples et dramatiques, et, comme il a du souffle, il peut les suivre
aisément jusqu'au terme. Sans être très habile, ni ordonné dans ses
développements, il arrive à tirer d'une situation ce qu'elle contient. En un mot, il
tente des épopées en raccourci (epillia), comme celles qui charmaient les
Alexandrins. Peut-être faut-il voir, dans ce genre spécial qu'il affectionnait,
autant que dans la disgrâce encourue par lui, la cause qui le fit exclure de
l'Anthologie.
Un des moyens dont il use le plus volontiers pour élargir un thème donné, c'est
l'amplification oratoire, soit qu'il parle en son propre nom, soit qu'il mette des
discours dans la bouche de ses personnages Nous saisirons mieux, pense-t-il,
l'énormité du crime de Pâtis enlevant Hélène, s'il commence par nous rappeler le
rôle important de la mère dans la famille ; puis, après une invocation à Homère
et à Virgile dont il recueille les miettes, comme le renard se repaît de ce que les
lions ont dédaigné, il envisage, en une longue tirade, toutes les conséquences de
la faute qui va être commise2. Dans le récit des aventures de Médée, nous
entendons tour à tour les harangues de Junon, de la nourrice, de Diane, et les
multiples discours de Médée, sans compter les propos fréquemment échangés
entre les autres personnages. Qu'est-ce à dire, sinon que Dracontius a un
tempérament de rhéteur et qu'il incline par éducation, sans cloute aussi par goût,
vers la déclamation. Il y tombe même tout à fait à diverses reprises, et plusieurs
de ses poésies ne sont autre chose, on en a déjà fait la remarque3, que des
controverses analogues à celles de Sénèque et de Quintilien. Un puissant
personnage a sa statue sur une place de la ville, elle sert de lieu d'asile légal ; un
pauvre, son ennemi, se réfugie au pied de la statue pour éviter la colère du riche
et démontre qu'on n'a pas le droit de l'en arracher4. Ailleurs, Achille se demande
s'il cédera le cadavre d'Hector5. Cette controversia, cette deliberativa, auxquelles
il y a lieu de joindre les plaintes d'Hercule, s'inspirent directement des leçons de
l'école ; elles en reproduisent les défauts. La première eut l'honneur d'être
débitée en public, dans les thermes de Gar,gilitts, en présence du proconsul ;
nouvelle analogie avec les mœurs littéraires du r siècle de l'Empire. Ce simple
fait prouve que, sous les Vandales, les habitants de Carthage goûtaient
l'éloquence, comme au temps des brillantes conférences d'Apulée.
Bien que les témoignages exprès fassent défaut, on peut supposer, dès lors, que
les autres poètes se faisaient applaudir, eux aussi, dans les cercles lettrés.
Luxorius déclare à son maitre, le grammairien Faustus, qu'il cultive le genre où
se plaisent le mieux ses concitoyens6 ; ce demi-aveu donne à penser qu'il ne
négligeait rien pour s'assurer une publicité aussi large que possible. Quoi qu'il en
soit, ce ne serait là, entre Dracontius et ses contemporains, qu'une ressemblance
tout extérieure qui tiendrait à l'époque plus qu'au talent des auteurs. Elle ne
saurait nous faire perdre de vue les différences que j'ai notées plus haut. Il serait
1 Excepté peut-être dans l'épithalame des deux fils de Victor (VI) ; encore ses
descriptions un peu libres n'ont-elles rien de commun avec les crudités de Luxorius.
2 VIII 3-10, 11-30, 39-77.
3 Boissier, Afriq., p. 262.
4 Controversia de statua viri foras (V).
5 Deliberativa Achillis an corpus Hectoris vendat (IX).
6 Nostri temporis ut amavit ætas (Riese, 287, v. 9 = Bæhrens, 441.)
aisé d'en relever d'autres encore. Ainsi, tandis que l'Anthologie est pleine de vers
de toute sorte qui témoignent de l'ingénieuse facilité des écrivains, Dracontius, à
l'exception de deux morceaux1, ne se sert que de l'hexamètre. L'emploi presque
exclusif du vers héroïque met plus de sérieux et de tenue dans son œuvre ; elle
se rapproche davantage de la haute poésie à laquelle elle a su emprunter çà et là
quelques-unes de ses qualités.
Mais les facultés vraiment supérieures de Dracontius, par suite l'écart qui existe
entre lui et ses rivaux, se manifestent surtout dans la Satisfactio ad
Gunthamundum et les Laudes Dei2. Voici à quel-propos ces deux ouvrages ont
vu le jour. La famille de Dracontius tenait un certain rang à Carthage, il est
qualifié lui-même de vir clarissimus3. Sans doute, il eût à son tour brillé dans
quelque charge considérable, en se résignant, comme tant d'autres, à subir le
joug des barbares ; la tranquillité et les honneurs étaient à ce prix. Le ton des
Romulea laisse supposer qu'il accepta d'abord le fait accompli. Par suite de
quelles circonstances se décida-t-il à changer d'attitude ? Une seule chose est
sûre, c'est qu'il se détacha bientôt de ses maîtres, et qu'il poussa la hardiesse
jusqu'à chanter un prince inconnu de lui et dont il n'était pas le sujet4. On
s'accorde à voir dans cet étranger l'empereur de Constantinople5. En louant le
monarque byzantin, qui n'avait pas perdu l'espoir de reconquérir l'Afrique et vers
qui se tournaient les vœux et l'espoir de tous les Africains insoumis, Dracontius
se révoltait contre les Vandales. Le châtiment ne se fit pas attendre. Dénoncé par
quelque courtisan, il fut dépouillé de ses dignités, de ses biens, bâtonné,
emprisonné comme un malfaiteur6 ; les siens eurent aussi à souffrir les plus
dures privations7. On se détourna de lui, on l'oublia, pour ne pas paraître
tremper dans sa faute8.
Lui, cependant, n'oublie pas ses amis et ses protecteurs ; c'est dans sa prison
qu'il compose, douloureux contraste, un épithalame pour de jeunes époux9. Mais
surtout il fait amende honorable au roi (Satisfactio) et s'efforce de l'attendrir, lui
représentant que, si la faute fut grave, le repentir est complet. Dieu ne veut pas
la mort de ceux qui l'ont offensé ; à son exemple, Gunthamund pardonnera au
coupable, assez puni par les tourments qu'il a déjà endurés. Un tel acte de
clémence grandira son auteur et lui procurera une gloire qu'il ne devra qu'à lui-
même. Le poète le chantera et s'efforcera ainsi de payer sa dette de
reconnaissance. Ces plaintes, accompagnées de flatteries parfois excessives, ne
touchèrent pas le roi ; il voulait faire un exemple10, Dracontius demeura dans
1 Ou Libri de laudibus Dei. C'est l'ouvrage qu'on appelle d'ordinaire De Deo (cf. W.
Meyer, loc. cit., p. 270 sq. : Teuffel, p. 1221, 2).
2 Exactement 2244, dont 754 pour le premier livre, 808 pour le second, 682 pour le
troisième.
3 La seule que le moyen âge ait connue sous le titre d'Hexameron ; dès le VIIe siècle, on
désigne ainsi le poème de Dracontius (Isidore, De virus illustr., 37, § 48).
4 C'est le but que vise surtout M. Boissier dans les pages qu'il consacre à Dracontius
(Afriq., p. 261-269). Ebert (I, p. 409, n. 1) néglige aussi les poèmes autres que la
Satisfactio et les Laudes Dei, parce qu'ils n'exercèrent aucune influence sur le moyen
âge, où il se renferme.
5 J'ai essayé d'expliquer cette renaissance dans un mémoire (De la survivance des idées
païennes dans la littérature latine de l'Afrique chrétienne), présenté au Congrès d'histoire
des religions, qui s'est tenu à Paris, en septembre 1900.
6 Partsch, p. XLIV.
Modeste professeur1, il vivait obscur dans quelque municipe, se livrant au plaisir
de versifier, quand des événements que nous ignorons, peut-être une révolte des
indigènes, le contraignirent de quitter son pays. Il se réfugia dans la capitale où
parut la Johannide2. Elle célèbre les exploits du magister militum, Jean Troglita,
qui, envoyé par Justinien outre-mer, en 546, vint à bout des Berbères coalisés et
rendit la sécurité au pays. Deux années de lutte ne furent pas de trop pour
obtenir ce résultat. C'est le fond du récit de Corippus. Seulement, afin de mettre
en évidence toutes les difficultés de cette tâche, il multiplie les allusions aux
événements antérieurs, de telle sorte que l'ouvrage renferme, au moins en
raccourci, l'histoire militaire de l'Afrique depuis l'écrasement des Vandales (533)
jusqu'à la pacification de 545. L'auteur connaît bien les régions qu'il décrit, les
faits qu'il raconte ; il a parcouru les unes, assisté aux autres. Carthage, où
s'organisait la guerre, où l'on ressentait plus vivement qu'ailleurs les tristesses
de la défaite et les joies de la victoire, occupe le centre du tableau. Peut-être
faut-il voir là un indice que le poème y a été coin-posé tout entier. Soit qu'il
déplore les ruines accumulées dans cette ville, au cours des récentes séditions3 ;
soit qu'il nous montre les bataillons sortant par les neuf portes de l'enceinte4 ;
soit qu'il rappelle les bienfaits de l'empereur envers les magistrats carthaginois5,
les entreprises de Stotzas contre la cité6, l'allégresse populaire au retour de
l'armée victorieuse7, la témérité du sénat qui décide de lancer des troupes dans
l'extrême sud en plein été8, le deuil public après la défaite de Marta et
l'empressement à organiser les renforts9 : soit enfin qu'il montre la tète du roi
des Marmarides portée, au bout d'une pique, à travers les rues10, on sent que
Corippus ne parle pas comme un étranger ; il a partagé les sentiments qu'il prête
aux habitants.
Rien ne démontre mieux que la préface quelle était son intention en écrivant la
Johannide ; il l'adresse en effet aux sénateurs (proceres) de la capitale. La paix
règne, dit-il, grâce à la valeur de Jean, n'est-ce pas le moment de chanter ses
belles actions pour les générations futures ? Homère nous a transmis le nom
d'Achille ; Virgile, celui d'Enée. S'il n'a pas le génie de Virgile, son héros laisse
Enée loin derrière lui. En cherchant à retracer de pareils exploits, le poète a senti
sa verve s'échauffer ; son sujet l'a soutenu et entraîné. Les vers que sa
médiocrité-ne lui aurait pas permis d'écrire, la joie de la victoire les lui a inspirés.
Quos doctrina negat, confert victoria versus,
ajoute-t-il en pastichant Juvénal11. Sa muse rustique a dû laisser échapper
beaucoup de fautes, qu'on veuille bien les lui pardonner. Car il ne s'est proposé
qu'un but, plaire à Carthage en lui racontant les triomphes de ses armes.
1 Je pense surtout à l'exposé fait par le tribun Liberatus des événements d'Afrique depuis
la chute du royaume vandale ; il ne comprend pas moins de 654 vers (ibid., III, v. 52 ;
IV, v. 246) sur 4.671 que contient le poème dans son état présent, c'est le procédé de
Virgile faisant raconter par Enée à Didon ses propres malheurs ; mais il est ici assez
inopportun. Le premier livre contient les instructions de Justinien à Jean Troglita (v. 132-
154), une prière de Jean (v. 286-305), une harangue de Jean à ses troupes (v. 311-
410), un discours d'un envoyé d'Antalas (v. 467-493), une exhortation de Jean à ses
officiers (v. 522-578), sans compter quelques paroles détachées.
2 Corippus a une prédilection marquée pour les souvenirs qui se rattachent aux géants ;
est-ce un moyen de grandir son poème ? Il compare même Jean Troglita à Jupiter
renversant les Titans (ibid., I, v. 451-459 ; cf. IV, v. 800-802 ; VI, v. 648-660). Ailleurs
viennent le souvenir d'Hercule et de Cacus (III, v. 158), une énumération des monstres
du Tartare (IV, v. 322-328) : on rencontre même le nom de Minos à côté de celui de
Jésus-Christ (IV, v. 588, 606).
3 Les chevaux ne sont jamais appelés que cornipedes ; pour dire que des combattants
meurent en répandant leur sang, Corippus écrit : purpuream fundunt animam (ibid., IV,
v. 953 : VI, v. 637) ; pour désigner les larmes, il parle des salsi fontes (VII, v. 197) ;
l'inspiration poétique devient laureus furor (préf., 20) ; ces exemples sont pris entre
beaucoup d'autres.
4 Johan., II, v. 74-76.
5 Johan., IV, v. 641-643.
6 Johan., IV, v. 860-862 ; voir encore IV, v. 634, 906-910, 926-910, 960-992 ; VI, v.
521 sq. ; VII, v. 425-438 ; VIII, v. 310-427, 549, et passim.
7 Ainsi, lorsque l'armée de Jean sort de Carthage, Corippus l'assimile à un essaim qui
change de ruche (ibid., I, v. 430-439). Je n'en dirais pas autant de toutes ses
comparaisons ; par exemple, il rapproche un guerrier maure qui soupire du soufflet des
forges de Vulcain (ibid., III, v. 102-105 ; voir encore v. 145-151).
armes, leur sens littéraire s'était émoussé. Et puis le bonheur rend indulgent, et
la paix assurée à l'Afrique par la valeur de Jean Troglita faisait oublier toutes les
fautes de goût et de prosodie. On dut accueillir avec faveur la Johannide. Du
moins nous avons la preuve qu'elle plut en haut lieu, car l'auteur, mandé à
Constantinople, y occupa un poste important1. Dès lors il cesse de nous
appartenir. C'est à chanter Byzance et l'empereur Justin II que ce panégyriste de
profession consacre la fin de sa vie2.
Au cours de ce livre, Carthage nous est apparue sous des aspects multiples. Son
histoire, sa topographie, son organisation administrative, ont d'abord défilé sous
nos yeux ; puis nous avons recherché ce qu'on sait de sa garnison et de sa
marine ; enfin les caractères de son paganisme et de son christianisme, de ses
productions artistiques et de sa littérature ont fixé notre attention. Essayons
maintenant de réunir ces éléments divers dans une rapide synthèse et de nous
faire une idée d'ensemble.
Placée dans une heureuse situation géographique, reliée à l'intérieur du pays par
un réseau de belles routes, en vedette sur la mer, au point de jonction du nord
et du midi, la colonie prend son essor dès que les empereurs lui ont donné les
moyens de vivre. Alors rien ne l'arrête et, les circonstances politiques aidant, elle
ne cesse, durant deux siècles, de s'accroître et de prospérer. Son port restauré
se remplit de vaisseaux, tous ses quartiers voient surgir des monuments
grandioses dont quelques-uns, dressés sur les collines, attirent de loin les
regards des navigateurs. Aucune enceinte n'empêche son expansion. Plusieurs
faubourgs, pleins de jardins et de vergers qui l'alimentent, la prolongent jusqu'à
l'une et l'autre sebkhas ; au milieu de la verdure, des villas sont éparses où les
riches habitants viennent, à la saison chaude, respirer un air pur et se reposer
des fatigues du jour.
En ville cependant tout s'agite. L. Memmius Marcellus, décurion1 et grand
armateur, se dirige de bon matin vers ses bureaux, situés sur les quais du port ;
il donne ses ordres et prend livraison des marchandises. Autour de lui, les
matelots déchargent les produits des contrées orientales, tandis que d'autres
équipes extraient des magasins les sacs de blé et les amphores d'huile destinés à
la subsistance de Rome ; les voyageurs se préparent à monter à bord ; sur la
jetée, des curieux assistent au va-et-vient des barques entre les grosses
trirèmes et attendent l'entrée ou la sortie des navires. Marcellus a terminé ses
affaires ; le long du rivage, il s'achemine vers le forum où une séance a lieu à la
curie. En traversant la place, pour apprendre les nouvelles du jour, il se mêle à
un groupe de citoyens oisifs conversant près de la statue dorée d'Apulée, et
s'arrête ensuite quelques instants au tribunal du proconsul, qui rend la justice
entouré de ses assesseurs. La réunion de l'ordo dure peu ; il en profite pour
descendre les quelques marelles qui mènent au vicus argentariorum, où il va
négocier des valeurs avec son banquier, non sans jeter un coup d'œil sur les
belles parures étalées à la devanture de l'orfèvre en renom. Les cris d'une foule
en délire l'arrachent à sa contemplation artistique. Rapidement il se dirige du
côté de l'hieron de Cælestis, d'oh part le bruit. Au milieu des danses et des
chants des prêtres, l'oracle vient d'annoncer qu'un jour l'Afrique aura ses Césars
; par d'exubérantes démonstrations de joie, le peuple témoigne sa
reconnaissance à la grande déesse. Marcellus s'unit à ce concert de louanges et
acclame, lui aussi, la protectrice de Carthage. Cet effort l'a fatigué, son bain le
reposera ; les thermes d'Antonin sont les plus proches, il s'y dirige, et là,
devisant encore avec les amis qu'il rencontre, il achève sa laborieuse matinée.
Puis il retourne à sa demeure, située à une petite distance, auprès de citernes de
l'est, pour prendre son repas et faire la sieste.
1 Jugurtha, 46, 3.
2 Possidius, Vita Aug., 24 ; C. I. L., V, 6203 ; VIII, 18461 ; Bull. épigr., I, 1881, p. 218
sq. ; Rev. arch., XX, 1892, p. 215.
d'Orient ne l'avait pour ainsi dire abandonnée aux mains des Arabes, elle
représentait vraiment Rome dans sa province, ou, pour emprunter le langage
plus énergique de Salvien, elle était en quelque sorte Rome transplantée en
Afrique, Carthaginem... in Africano orbe quasi Romam1.
FIN DE L'OUVRAGE