Guillaume De-Tyr Chroniques

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COLLECTION

DES MÉMOIRES

À L’HISTOIRE DE FRANCE.

HISTOIRE DES CROISADES , PAR GUILLAUME DE TYFR,


TOME I.
r 5

IMPRIMERIE DE A. BELIN.
IOLLECTION

DES MÉMOIRES
RELATIFS

À L'HISTOIRE DE FRANCE,
DEPUIS LA FONDATION DE LA MONARCHIE FRANCAISE JUSQU’AU 13° SIÈCLE ;

AVEC UNE INTRODUCTION , DES SUPPLÉMENS , DES NOTICES


ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADEMIE DE PARIS.

A PARIS,
CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,
RUE SAINT-ANDRÉ=-DES-ARTS, N°. 68.

1824.
HISTOIRE
DES

FAITS ET GESTES
DANS LES RÉGIONS D'OUTRE-MER ,

DEPUIS LE TEMPS DES SUCCESSEURS DE MAHOMET JUSQU'A L'AN 1184


DE JÉSUS-CHRIST ;

Par GUILLAUME DE TYR.


13

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NOTICE
SUR GUILLAUME,
ARCHEVÊQUE DE TYR.

L'Evxors toute entière a pris part aux Croisades;


mais c’est à l’histoire de France bien plus qu'à
toute autre que se rattache celle de ces grandes
expéditions. Un pélerin français, Pierre l’ermite,
a prêché la première Croisade ; c’est en France,
au concile de Clermont, qu’elle a été résolue ; un
prince dont le nom est demeuré français, Gode-
froi de Bouillon, la commandée; le royaume de
Jérusalem a parlé la langue de nos pères; les
Orientaux ont donné à tous les européens le nom
de Francs ; pendant deux siècles, la conquête ou
la défense de la Terre-Sainte se lie étroitement à
tous les sentimens, à toutes les idées , à toutes les
vicissitudes de notre patrie; un roi de France,
Saint-Louis, est le dernier qui ait rempli POrient
de sa gloire. Enfin, parmi les historiens des Croi-
sades, la plupart et les plus illustres, Jacques de
Vitry, Albert d'Aix, Foulcher de Chartres, Gui-
bert de Nogent, Raoul de Caen , Ville-Hardouin ,
Joinville'et tant d’autres sont des Français.
«&.
IV NOTICE
Quelques savans ont soutenu que Guillaume de
Tyr Vétait également ; d’autres ont revendiqué
pour l’Allemagne l’honneurde lui avoir donnénais-
sance. L’une et l’autre prétention paraissent mal
fondées. En plusieurs endroïts de son livre, notam-
ment dans sa préface, Guillaume parle de la Terre-
Sainte comme de sa patrie; Hugues de Plagon !,
son continuateur , le fait naître à Jérusalem, et
Étienne de Lusignan , dans son Æistoire de Chy-
pre, le dit parent des rois de Palestine. On s’est
étonné à tort de ces incertitudes et du silence des
chrétiens d'Orient sur l’origine et la vie du prince
de leurs historiens. C’est à des temps de loisir et
de paix qu'ilappartient de recueillir avec soin de
tels détails et de veiller à la mémoire d’un écri-
vain. Presque étrangers dans leur nouvelle patrie,
assiégés dans leur royaume comme des bourgeois
dans les murs de leur ville , sans cesse en proie
aux plus cruelles souffrances et à des périls crois-
sans , les chrétiens d'Orient ne pensèrent jamais
qu’à se recruter et se défendre; la vie de ce peu-
ple, la durée de cet Empire fut un long accès de

* C’est le nom que lui donne Meusel dans sa Bibliotheca histo-


rica , tom. 2 , part. 2, pag. 294. Selon d’autres , c'est Bernard /e
trésorier. Nous en parlerons en publiant son ouvrage, ainsi que
de Jean Hérold , autre continuateur de Guillaume de Tyr.
SUR GUILLAUME DE TYR. v
dévotion et de gloire ; l’accès passé, l'Empire
tomba , le peuple lui-même périt; et tant qu’il
vécut, toute sécurité dans le présent, toute con-
fiance dans l’avenir lui fut inconnue. Une société
ainsi violente et transitoire peut avoir ses histo-
riens; les grandes choses n’en manquent jamais;
mais l’historien lui-même est sans importance
aux yeux de ceux qui l’entourent, et nul ne songe
à conserver des souvenirs qui n’intéressent que
lui.
Aussi est-ce uniquement de Guillaume de Tyr
lui-même que nous recevons quelques renseigne-
mens sur sa vie; il les a seinés dans son ouvrage,
sans dessein et par occasion, pour indiquer com-
ment il a été informé des événemens qu’il raconte.
Nous y voyons qu’il était enfant, vers l’an 1140, et
qu’en 1162, au moment du divorce du roi Amaury
et d’Agnès d'Édesse, il étudiait les lettres en Oc-
cident, probablement à Paris. De retour à Jéru-
salem, il obtint la faveur d’Amaury, et dut à
sa protection, en 1167, l’archidiaconat de la mé-
tropole de Tyr. Mais, en l’élevant aux dignités ec-
clésiastiques, le roi n’avait point lintention de
se priver de son secours dans les affaires civiles.
Dans le cours de la même année, il l’envoya en
ambassade à Constantinople, auprès de l’empereur
v] NOTICE

Manuel Comnène, pour conclure avec ce prince


l'alliance qu’il avait lui-même proposée à Amaury
contre le sultan d'Égypte. Après s’être acquitté de
cette mission, Guillaume, se livrant aux devoirs
de son archidiaconat, eut quelques différends avec
Frédéric, archevèque de Tyr, et se rendit à Rome,
en 1169, pour les faire juger. Ce fut à son retour
de Rome que le roi Amaury lui confia éducation
de son fils Baudouin, alors âgé de neuf ans ‘. Ce
prince étant monté sur le trône à la mort de son
père, en 1173, le crédit de Guillaume devint plus
grand encore; dans le cours de cette même année,
il fut nommé chancelier du royaume , à la place
de Rodolphe évêque de Bethléem , et au mois de
mai 1174, les suffrages du clergé et du peuple
l’'élevèrent, avec l’assentiment du roi, à l’arche-
vêché de Tyr*. On verra, dans son histoire même,

* Dans la Biographie universelle , à l'article Guillaume de Tyr,


article rédigé d’ailleurs avec beaucoup d’exactitude et de soin ,
M. Michaud rapporte à l'an 1167 l'élévation de Guillaume aux
fonctions de gouverneur du prince Baudouin. Il ne peut les avoir
recues qu’en 1169, car Baudouin était né en 1160 , et Guillaume
dit lui-même (iv. 21) qu'il avait neuf ans lorsqu'il lui fut confié.
On voit d’ailleurs que, de 1167 à 1169. Guillaume fit plusieurs
voyages à Constantinople et à Rome , voyages qu'il n’eüt guère pu
concilier avec l'éducation du jeune prince.
* Dans l’article queje viens de citer, M. Michaud place en 1173
l'élévation de Guillaume à l'archevèché de Tyr. Cela ne se peut;
SUR GUILLAUME DE TYR. vi]
quelle part importante il prit dès lors aux affaires
publiques, et avec quelle fermeté il défendit le
pouvoir du roi son élève contre d’ambitieux ri-
vaux. En 1178, il s’éloigna de la Terre-Sainte
pour aller à Rome assister au troisième concile de
Latran : « Si quelqu'un, dit-il, veut connaître
« les statuts de ce concile, les noms, le nombre
«_ et les titres des évêques qui y ont assisté, qu’il
« lise Pécrit que nous en avons soigneusement
« rédigé, à la demande des Saints-Pères qui s’y
« trouvaient présens , et que nous avons fait dé-
« poser dans les archives de la sainte église de
« Tyr, parmi les autres livres que nous y avons
« apportés. » Le concile fini, il se mit en route
pour la Palestine, avec le comte Henri de Cham-
pagne qui s’y rendait suivi d’un nombreux cor-
tége de chevaliers. Mais à Brindes, Guillaume
s’en sépara et passa à Constantinople pour y
traiter, avec l’empereur Manuel, les affaires, soit
du royaume de Jérusalem, soitde sa propre église.
Il ydemeura sept mois et son séjour fut grandement
utile , dit-il, aux intérêts dont il était chargé. De
retour en Syrie, il s’acquitta, tant auprès du roi

Baudouin 1v fut couronné le 15 juillet 1 173, et Guillaume dit for-


mellement qu'il fut nommé archevêque de Tyr au mois de mai de
l’année suivante.
vil] NOTICE
que du patriarche de Jérusalem, de diverses mis-
sions qu’il avait reçues de l’empereur , et rentra à
Tyr après vingt-deux mois d’absence.
Ici Guillaume cesse de nous fournir aucun ren-
selgnement sur sa vie; son histoire s'arrête en
1163, et, à partir de cette époque, les faits épars
que nous recueillons d’ailleurs sur ce qui le con-
cerne sont pleins de contradictions et d’incerti-
tudes. D’après l’un de ses continuateurs dont nous
publierons l’ouvrage à la suite du sien, il eut de
violens débats avec le patriarche de Jérusalem ,
Héraclius, dont il avait combattu l’élection et
refusait de reconnaître l’autorité. Guillaume se
rendit à Rome pour faire juger sa querelle, et il
y fut si bien accueilli du pape et des cardinaux
qu'Héraclius, craignant que son rival n’obtint sa
déposition , envoya secrètement à Rome un de ses
médecins avec ordre de l’empoisonner, ce qu’il
exécuta. Ce fait, s’il était vrai, ne pourrait guère
être placé plus tard que vers l’an 1184; or, on
trouve , en 1188, Guillaume, archevêque de Tyr,
prêchant la Croisade aux rois de France et d’An-
gleterre, Philippe-Auguste et Richard Cœur-
de-Lion, sous le fameux ormeau dit de la confé-
rence ,; entre Gisors et Trie. Tout porte à croire
que ce Guillaume est le même que notre historien,
SUR GUILLAUME DE TYR. IX

et qu'après la prise de Jérusalem par Saladin, il


avait passé les mers pour solliciter les secours des
princes d'Occident. C’est là, du reste, la dernière
trace qu’on rencontre de son existence. Quelques
savans ont prétendu qu’il mourut octogénaire à
Tyr, en 1219. Mais leur opinion est victorieuse-
ment repoussée par une charte de lan 1193 qui
nous apprend qu’un autre prélat occupait alors
le siége de Tyr. Guillaume était donc mort à cette
époque. Nous n’avons aucune autre donnée qui
détermine aveeplus de précision le terme de sa vie
et nous fasse connaître ses derniers travaux.
IL avait écrit, nous dit-il lui-même, deux
grands ouvrages , entrepris l’un et l’autre à la
sollicitation du roi Amaury qui avait fourni à
l'historien tous les secours dont il avait pu dis-
poser. Le premier comprenait l’histoire des Ara-
bes , depuis la venue de Mahomet jusqu’en 1184 ;;
livre précieux sans doute, puisque Guillaume
avait eu connaissance d’un grand nombre de ma-

: M. Michaud dit que cette histoire s’étendait « depuis le règne


« de Mahomet jusqu’au temps des Croisades. » Guillaume dit for-
mellement, dans sa préface, « qu'elle allait depuis le temps du
« séducteur Mahomet jusqu’à la présente année , qui est l'an 1184
« de l'incarnation de Notre-Seigneur , embrassant ainsi un espace
« de 57o ans ,» espace compris en eflet, à peu de chose prés ,
entre la date de l’hégyre et l'an 1184 de Jésus-Christ.
X NOTICE

nuscrits arabes qu’il ne nomme point, mais où


il avait dû puiser des renseignemens importans.
Soit que cet ouvrage ait été perdu, soit qu'il
existe encore ignoré dans la poussière de quelque
grande bibliothéque , il n’a jamais été publié. Le
second est l’Zsstoire des Croisades depuis le temps
des successeurs de Mahomet jusqu’à l’an 1183,
dont nous donnons ici la traduction. Il est divisé
en 23 livres. Dans les quinze premiers qui vont
jusqu’en 1142, l'historien raconte des événemens
qu'il n'avait point vus, mais sur lesquels il avait
recueilli les traditions les plus circonstanciées et
les plus exactes. Les huit derniers renferment
l’histoire de son propre temps.
Il est difficile de déterminer avec précision à
quelle époque Guillaume entreprit ce grand tra-
vail. On peut conjecturer cependant que ce fut
vers l’an 1169, au moment où le roi Amaury lui
confia l’éducation de son fils. Il suspendit et reprit
deux fois son ouvrage, interrompu sans doute par
les missions dont il fut chargé, soit à Constanti-
nople, soit en Occident. Arrivé à l’époque où le
royaume de Jérusalem penchait vers sa ruine, où
chaque événement lui portait un coup qui sem-
blait et qui présageait en effet le coup mortel,
une profonde tristesse s’'empara de l’historien , et
SUR GUILLAUME DE TYR. x]
il l’exprime , en commençant son vingt-troisième
livre, avec un amer pressentiment de maux plus
grands encore que ceux dont il se prépare à par-
ler. Soit que cette tristesse ou des circonstances
extérieures l’aient empêché de continuer, le
vingt-troisième livre s’arrête au premier chapitre,
et l’archevêque de Tyr , qui eut la douleurde voir
Jérusalem retomber aux mains des infidèles, s’é-
pargna du moins celle de le raconter.
C’est avec raison qu’on s’est accordé à lui don-
ner le titre de Prince des historiens des Croisades.
Nul n’a décrit avec plus de détails et de vérité,
d’une façon à la fois plus simple, plus grave et
plus sensée, ces brillantes expéditions, les mœurs
des Croisés, les vicissitudes de leur sort , tous les
incidens de cette grande aventure. Chrétien sin-
cère et partageant du fond du cœur les croyances
et les sentimens qui avaient poussé les Chrétiens
à la conquête de ia Terre-Sainte, Guillaume ra-
conte leurs triomphes ou leurs revers avec une
joie ou une tristesse patriotique; et assez éclairé
cependant pour ne point s’abuser sur la marche
des événemens , il ne dissimule ni les vices ni les
fautes des hommes , et les expose avec sincérité,
sans jamais croire que la sainteté de la cause chré-
tienne en soit altérée, en sorte qu’on trouve à la
Xi] NOTICE
fois dans son livre une conviction ferme et un ju-
gement qui ne manque ni d’impartialité ni de
droiture. Son érudition historique et géographi-
que , quoique fort défectueuse, est supérieure à
celle des autres écrivains de la même époque; sa
crédulité est moins absolue ; on reconnaît aisé-
ment qu’il n’a pas, comme tant d’autres , passé
en pélerin sur les lieux où les événemens se sont
accomplis, qu’il a recueilli des récits divers, et
jugé les faits après avoir assisté à leurs consé-
quences. On peut dire enfin de lui que, de son
temps, nul n’a fait aussi bien, et que son livre
est encore, pour nous, celui où l’histoire des
Croisades se fait lire avec le plus d’intérêt et de
fruit.
IL fut publié, pour la première fois, à Bâle,
en 1549, in-folio, par Philibert Poyssenot de
Dôle. Henri Pantaléon en donna une nouvelle édi-
tion dans la même ville en 1564, et y joïignit l’un
des continuateurs de Guillaume, Hérold, dont nous
parlerons ailleurs. Enfin, Bongars, après en avoir
revu le texte sur plusieurs manuscrits, l’inséra
dansle tome 11 de ses gesta Dei per Francos. C’est
sur cette édition qu’a été faite la traduction que
nous publions aujourd’hui.
En 1595, Gabriel Dupréau en donna à Paris
SUR GUILLAUME DE TYR. xii]
une version française, sous le titre de Franciade
orientale ; mais cette version, pleine de fautes et
maintenant illisible, n’a jamais obtenu ni mérité
aucune estime. Nous avons joint à la nôtre un
assez grand nombre de notes, géographiques sur-
tout, pour faire connaître la position et le nom
actuel des principaux lieux dont Guillaume de Tyr
fait mention. C’est la partie la plus obscure de
l’histoire des Croisades, et malgré nos recherches,
nous regrettons de n’avoir pu résoudre toutes les
difficultés.
Nous avons laissé subsister dans le texte les
noms orientaux tels que les a écrits l'historien,
mais en ayant soin d'indiquer dans de courtes
notes , autant du moins que nous l’avons pu et que
le permet l'incertitude de l’orthographe, les noms
véritables. Nous avons également relevé les prin-
cipales erreurs de chronologie et d'histoire , non
dans le dessein de rectifier pleinement les inexac-
titudes du récit de Guillaume de Tyr, mais pour
faire disparaître les lacunes et les méprises qui
en rendraient l'intelligence difficile au lecteur.
La bibliothèque du roi possède un beau ma-
nuscrit de Guillaume de Tyr, et dix-huit exem-
plaires d’une version française qui mérite d’être
consultée. Il en existe également deux traductions
xiv NOTICE SUR GUILLAUME DE TYR.
italiennes , l’une de Joseph Horologgei, publiée à
Venise, in-4. , en 1562; l’autre de Thomas Ba-
glioni , publiée aussi à Venise, in-4°., en 1610,
et inférieure, dit-on, à la précédente. Nous re-
grettons de n’avoir pu nous les procurer.
FC:
A A A A A A

PRÉFACE
DE

GUILLAUME DE TYR.

Qvi soit périlleux et grandement difficile de


raconter les actions des rois , c’est ce dont aucun
homme sage ne peut douter. Sans parler des tra-
vaux , des recherches, des longues veilles qu’exige
une telle entreprise, les historiens marchent entre
deux précipices, et ils ont grand’peine à éviter Pun
ou l’autre. S’ils veulent fuir Charibde ils tombent
dans Scylla, qui, avec sa ceinture de chiens, n’est
pas moins féconde en naufrages. Ou ils recher-
chent en effet la vérité sur tous les événemens, et
alors ils soulèvent contre eux la haine de beau-
coup de gens ; ou, pour échapper à toute colère,
ils dissimulent une partie de ce qui s’est passé; et
c’est là bien certainement un grave délit, car on
sait que rien n’est plus contraire à leur office que
de passer artificieusement sous silence et de ca-
cher à dessein ce qui est vrai; or, manquer à son
office, c’est à coup sûr une faute, puisque l'office de
chacun c’est la conduite qui lui convient selon
sa situation, les mœurs et les lois de sa patrie.
XV] PRÉFACE
Mais, en revanche, rapporter sans aucune alte-
ration tout ce qui s’est fait et ne jamais s’écarter
de la vérité, c’est une chose qui excite communé-
ment la colère, selon ce vieux proverbe : « La
« complaisance procure des amis, et la vérité en-
« fante la haine. »
Ainsi, ou les historiens manqueront au devoir de
leur profession en montrant une complaisance il-
légitime ; ou , s’ils demeurent fidèles à la vérité,
ils auront à supporter la haine dont elle est la
mère; ce sont là les deux périls qu’ils encourent
et qui les travaillent tour à tour péniblement.
Notre Cicéron dit en effet : « La vérité est fâcheuse,
« car elle enfante souvent la haine, ce poison de
« lamitié; mais la complaisance est plus fâcheuse
« encore, car, par notre indulgence pour les vices
«€ d’un ami, nous le laissons courir à sa ruine. »
Paroles qui se rapportent évidemment à celui
qui, par complaisance et contre son devoir, passe
sous silence la vérité.
Quant à ceux qui par flatterie mêlent impu-
demment des mensonges à leurs récits, c’est,
comme on sait, une action si détestable qu’ils ne
méritent pas d’être comptés au nombre des his-
toriens ; si l’omission de la vérité est en effet une
faute contraire au devoir de l’historien, combien
plus grave sera le péché de mêler le faux au vrai
et de transmettre à la postérité crédule le men-
songe au lieu de la vérité?
DE GUILLAUME DE TYR. XVI]
Il est encore un autre écueil , aûtant et peut-
être même plus redoutable, que les historiens
doivent fuir de tout leur pouvoir; c’est que la
dignité des actions ne soit obscurcie etabaissée par
la sécheresse du langage et la pauvreté du récit; les
paroles doivent convenir aux choses dont il s’agit,
et il ne faut pas que le langage de l'écrivain de-
meure au dessous de la noblesse du sujet. Il faut
donc prendre bien garde que la grandeur du sujet
ne disparaisse par suite de la faiblesse de l’ou-
vrier, et que des faits grands et importans en eux-
mêmes ne deviennent petits et misérables par le
vice de la narration; car, ainsi que le dit l’illustre
orateur dans le premier livre de ses Tusculanes :
« Confier à l’écriture ses pensées quand on ne sait
« ni les bien disposer, ni les présenter avec éclat,
« ni attirer le lecteur par le charme de la pa-
« role, c’est la conduite d’un homme qui abuse
« follement des lettres et de son loisir. »
Nous nous sommes trouvé dans le présent ou-
vrage particulièrement exposé à ces périls nom-
breux et contradictoires ; nous y avons rapporté
en effet, sur le caractère, la vie et les habitudes
des rois, et à mesure que la série des événemens
nous a paru l’exiger, beaucoup de choses soit loua-
bles, soit blâmables, que leurs descendans liront
peut-être avec humeur, et ils s’irriteront injus-
tement contre l’historien , ou le jugeront menteur
et haineux, vice que, Dieu le sait, nous nous
VE b
XVII] PRÉFACE
sommes efforcé d’éviter comme une peste fatale.
Nous ne saurions nier, d’ailleurs , que nous avons
audacieusement entrepris un ouvrage au dessus
de nos forces, et que notre langage n’est point au
niveau de la grandeur des événemens ; ce que
nous avons fait est pourtant quelque chose. De
même, en effet, que les hommes peu exercés à
peindre, et qui ignorent les secrets de Part, ont
coutume de tracer seulement les premiers linéa-
mens du tableau , et de n’y mettre que des cou-
leurs ternesauxquelles une main plus habile vient
ensuite ajouter léclat etla beauté, de même nous
avons posé avec grand soin, et en observant scru-
puleusement la vérité, des fondemens sur lesquels
un plus savant architecte pourra élever avec art
un bel et grand édifice.
Parmi tant de diflicultés et de périls, il eût été
plus sûr de demeurer en repos, de nous taire et
de laisser notre plume oisive; mais Pamour de la
patrie nous pressait, de la patrie pour laquelle un
homme de bien, si la nécessité l'exige, est tenu de
donner sa vie. Cet amour nous commandait, avec
l'autorité qui lui appartient, de ne pas laisser en-
sevelir dans le silence et tomber dans loubli les
choses qui se sont passées autour de nous durant
un espace d'environ cent ans, de les raconter avec
soin et d’en conserver le souvenir pour la posté-
rité; nous avons donc obéit et avons mis la main
à une œuvre que nous ne pouvions honnêtement
DE GUILLAUME DE TYR. XIx
refuser , nous inquiétant peu de ce que la posté-
rité pensera de nous, et de l’éloge ou du blâme
que , dans un si brillant sujet, pourra mériter
notre récit; nous avons obéi;et plaise à Dieu que
ce soit avec autant de succès que de zèle, avec au-
tant de mérite que de dévouement ! Nous avons cédé
au doux plaisir de parler de notreterre natale, bien
plutôt que nous n’avons mesuré nos forces avec le
travail que nous entreprenions, nous confiant non
dans notre génie, mais dans la ferveur et la sin-
cérité de nos sentimens,
À ces motifs sont venus s’ajouter les ordres du
seigneur roi Amaury, d’illustre et pieuse mé-
moire, dont puisse l’ame jouir du repos éternel!
Ce sont ses instances répétées qui nous ont surtout
déterminé à cette entreprise. C’est aussi à sa de-
mande et à l’aide des écrits arabes qu’il nous a
fournis , que nous avons composé une autre his-
toire depuis le temps du séducteur Mahomet jus-‘
qu’à cette année qui est la 1184° depuis l’incar-
nation de N.S., ouvrage qui comprend un espace
de 570 ans et dans lequel nous avons principale-
ment suivi pour guide le vénérable Seith', patriar-
che d'Alexandrie. Quant à l’histoire dont il s’agit
ici, n'ayant pour nous guider aucun ouvrage grec
ni arabe, et instruit seulement par les traditions,
à l’exception de quelques événemens que nous
avons vus de nos propres yeux , nous avons com-
® Seïd-ben-Batrik , plus connu sous le nom d'Eutychius.
xx PRÉFACE
mencé notre récit au moment du départ des vail-
lans guerriers et des princes chéris de Dieu, qui,
sortant à la voix du seigneur des royaumes d’Oc-
cident, se sont emparés, le glaive à la main, de
la Terre-Promise et de presque toute la Syrie. Nous
avons continué avec grand soin notre histoire de-
puis cette époque jusqu’au règne du seigneur
Baudouin 1v, qui, en comptant le seigneur duc
Godefroi, premier possesseur du royaume de
Jérusalem, est monté le septième sur le trône,
ce qui fait un espace de 84 ans.
Afin que rien ne manque au lecteur curieux
pour la pleine connaissance de létat des pays
d'Orient, nous avons exposé d’abord et en peu de
mots à quelle époque et combien durement ces
contrées ont subi le joug de la servitude ; quelle
fut alors, au milieu des infidèles, la condition des
fidèles qui les habitaient, et à quelle occasion,
après un si long esclavage , les princes des
royaumes d'Occident, s’armant pour leur déli-
vrance , entreprirent ce pélerinage lointain et la-
borieux.
Que sile lecteur considère nos travaux,et com-
bien ils pèsent sur nous en grand nombre, soit
pour lillustre métropole de Tyr dont nous oecu-
pons le siége, non à cause de notre mérite, mais
par la seule grâce du Seigneur, soit pour les af-
faires du seigneur roi, dans le palais duquel nous
remplissons les fonctions de chancelier, soit pour
DE GUILLAUME DE TYR. XX]
tant d’autres nécessités qui chaque jour s’élèvent
plus pressantes que de coutume, il sera porté à
lindulgence s’il rencontre dans le présent ou-
vrage quelque faute dont il ait droit de s’offenser.
L'esprit cecupé d’un si grand nombre d'objets
devient plus lent et plus faible dans l'examen de
chacun en particulier, et, se partageant entre
tous , il ne peut donner à chacun autant de soin
qu’il le ferait s’il recueillait toutes ses forces vers
un seul but et se dévouait tout entier à une seule
étude. À ce titre, nous obtiendrons plus facilement
V’'indulgence.
Nous avons divisé cetouvrage en vingt-trois livres
et chaque livre en un certain nombre de chapitres,
afin que le lecteur trouve plus facilement ce qu’il
jugera à propos de chercher dansles diverses par-
ties de notre histoire. Nous avons dessein, si Dieu
nous donne vie, d'ajouter à ce que nous avons déjà
écrit le récit des faits qu’amèneront de notre temps
les vicissitudes de l'avenir, et d'augmenter le
nombre des livres selon que l’exigera le sujet.
Nous tenons pour assuré et sommes bien certain
de ne pas nous tromper en ceci que nous pro-
duisons dans cet ouvrage un témoin de notre im-
péritie; nous révélons en écrivant une faiblesse
que nous aurions pu cacher en gardant le silence;
mais nous nous acquittons d’un devoir de charité
etnous aimons mieux qu’on nous trouve dépourvu
de la science qui enorgueillit que de la charité
XXI] PRÉFACE DE GUILLAUME DE TYR.
qui édifie. Plusieurs qui ont manqué de la pre-
mière n’ont pas laissé d’être admis au festin etju-
gés dignes de s’asseoir à la table du roi; mais
celui qui, sans posséder la seconde, s’est rencontré
au milieu des convives , a mérité qu’on lui adres-
sät ces paroles: « Comment êtes-vous entré en ce
« lieu sans avoir la robe nuptiale *? » Que le Sei-
gneur miséricordieux écarte de nous ce mal, car
lui seul le peut!
Sachant néanmoins que « les longs discours ne
« seront point exempts de péché ?, » et que la
langue des misérables mortels, toujours en péril
d'erreur, devient aisément coupable, nous in-
vitons fraternellement et exhortons pieusement
notre lecteur, s’il trouve dans cet ouvrage un juste ”
sujet de blâme, de ne s’y livrer qu'avec mesure et
charité, afin qu’en nous reprenant, il acquière
lui-même des droits à la vie éternelle. Qu'il se
souvienne de nous dans ses prières et obtienne du
Seigneur que toutes les fautes qu'ici nous pourrons
avoir commises ne nous soient pas imputées à mort;
que bien plutôt le Sauveur du monde, dans son
inépuisable et gratuite bonté, nous accorde sa clé-
imence; misérable et inutile serviteur dans sa
maison, nous nous courbons avec respect à la voix
d’une conscience qui nous accuse, et redoutons
avec grande raison son tribunal.

* Evang. sel. S. Matth. chap. 22, v. 22.


? Proverb. chap. 10 , v. 19.
HISTOIRE

DES CROISADES.
RS SR PS A RS À A USRS A SAS AR A A A A A SA AA A A A A

LIVRE PREMIER.

O: lit dans les histoires anciennes, et les traditions


des Orientaux rapportent également, qu’au temps où
l'empereur Héraclius gouvernait l'Empire romain ?,
la doctrine empestée de Mahomet, ce premier-né de
Satan, qui s'était dit faussement prophète envoyé
par le Seigneur, et avait séduit les contrées de l'O-
rient et principalement de l'Arabie, s'était déjà ré-
pandue de tous côtés : en même temps toutes les pro-
vinces de l'Empire étaient tombées dans un tel état
de langueur et de faiblesse que les successeurs de
Mahomet, renonçant aux exhortations et à la prédi-
cation, n'employaient plus que le fer et la violence
pour imposer aux peuples leurs erreurs. L'empereur
Héraclius, revenant victorieux de son expédition en
Perse et rapportant en triomphe la croix du Seigneur,
s'était arrêté en Syrie : il avait ordonné à Modeste,
homme vénérable qu'il venait de nommer évêque
de Jérusalem, de faire relever les églises que le
méchant satrape de Perse, Cosdroé *, avait renversées,
* De Van 610 à l’an 641.
2 Chosroës.
I,
2 GUILLAUME DE TYR.
et s'était chargé de pourvoir à toutes les dépenses de
leur restauration. Omar, fils de Catab , troisième suc-
cesseur du séducteur Mahomet, héritier de ses erreurs
et de son royaume, et suivi de troupes innombrables
d’Arabes, avait déjà occupé de vive force la belle
ville de Gaza en Palestine. De là, ayant franchi les
frontières du pays de Damas, avec ses légions et la
multitude de peuple qu'il traînait à sa suite, il avait
mis le siége devant Damas, tandis que l’empereur
attendait encore en Cilicie l'issue de cette entreprise.
Lorsqu'on annonca à celui-ci que les Arabes, enflés
d’orgueil et se confiant en leur nombre, ne craignaient
pas même d’envahir les frontières de l'Empire et de
s'emparer des villes qui lui appartenaient, l'empereur
reconnaissant qu'il n'avait point assez de troupes
pour s'opposer à de si nombreuses bandes et réprimer
leur insolence, prit le partide se retirer en sûreté chez
lui, pour ne pas se livrer aux chances incertaines de la
guerre, avec des forces aussi disproportionnées. Celui
qui était tenu de prêter son assistance aux citoyens
afigés s'étant ainsi retiré, la violence des Arabes ne
fit que s’accroitre , et en peu de temps ils occupèrent
tous les pays qui s'étendent depuis Laodicée de Syrie
jusqu’en Égypte. J'ai exposé avec soin dans un autre
écrit ce qu'avait été ce Mahomet, d’où il était, et com-
ment il en était venu à ce degré de folie de se dire
faussement prophète ,et d’oser s'annoncer pour en-
voyé de Dieu ; j'ai dit quelles furent sa vie et ses pa-
roles, combien de temps il avait régné et en quels
lieux, et enfin quels avaient été ses successeurs ; j'ai
raconté aussi comment ils avaient infecté le monde
presque entier de sa doctrine, et quels étaient ceux
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 3
qui l'avaient adoptée; la suite du présent ouvrage
servira à prouver encore mieux tout ce que j'ai rap-
porté ailleurs *.
D’autres événemens avaient concouru au succès des
entreprises de ces peuples. Peu d'années auparavant,
le même Cosdroé, dont je viens de parler, était entré
à main armée en Syrie, renversant les villes, portant
le fer et le feu dans les campagnes, détruisant les
églises et réduisant les peuples en captivité : les
portes de la ville sainte avaient été brisées, trente-six
mille citoyens y avaient péri sous le glaive de l’en-
nemi qui, en se retirant, avait transporté en Perse la
croix du Seigneur et emmené l'évêque Zacharie, suivi
des débris de toute la population, tant de la cité que
de tout le pays environnant. Ce très-puissant roi de
Perse épousa Marie fille de l'empereur Maurice ( avec
lequel le bienheureux pape Grégoire était tellement
hé qu'il tint un de ses enfans sur les fonts de bap-
tême ) : en faveur de ce mariage, le roi recut le sa-
crement de régénération et demeura ami intime des
Romains, tant que vécut l'empereur son beau-père.
Celui-ci ayant été traitreusement assassiné par le César
Phocas, qui lui succéda dans l'Empire, le roi des
Perses ayant en horreur la perfidie de ceux qui souf-
fraient la domination d’un homme si criminel, encore
couvert du sang de son maître, s’avouant ainsi en
quelque sorte coupables avec lui d’une alliance se-
crète , et se sentant complices de son forfait, médita,
à linstigation de sa femme, de venger la mort de son
beau-père; il entra à main armée sur le territoire de
l'Empire, et répandit partout ses fureurs : après avoir
1 Voir la notice sur Guillaume de T;..
A GUILLAUME DE TYR.
subjugué les autres contrées soumises à la domination
romaine, il occupa enfin la Syrie, ainsi que nous l'avons
dit plus haut, et détruisit la population soit par le fer,
soit en emmenant de nombreux captifs en Perse.
Les Arabes entrés en Syrie et la trouvant dé-
peuplée, saisirent cette facile occasion de s’en rendre
maîtres. La ville chérie de Dieu, Jérusalem, fut en
proie aux mêmes calamités * ; ils épargnèrent la faible
population qui s’y trouvait encore, pour la rendre
tributaire à des conditions très-onéreuses, et lui per-
mirent d’avoir son évêque, de rebâtir l'église qui avait
été renversée, et de continuer à pratiquer librement
la religion chrétienne.
L'empereur Héraclius, lorsqu'il s'arrêta dans cette
ville, ainsi queje l'ai rapporté, s’informa avec grand
soin auprès de tous les citoyens, et en particulier
auprès d’un homme vénérable, Sophronius, alors
évêque ( qui venait de succéder à Modeste de pieuse
mémoire ), du lieu même où avait été le temple du
Seigneur, que le prince romain Titus avait détruit en
même temps que la ville. On lui en fit voir l’'empla-
cement, où l'on reconnaissait encore quelques vesti-
ges de cet antique monument : l’empereur en or-
donna la reconstruction et assigna des fonds suflisans
pour la dépense * ; on convoqua des ouvriers , on ras-
sembla une grande quantité de matériaux, des mar-
bres et des bois de toute espèce. Cet ouvrage fut
heureusement terminé en peu de temps, selon les
intentions du fondateur, et tel qu'on le voit encore
aujourd'hui à Jérusalem : l’empereur le dota d’un

1 En 638. — ? En 628.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. L. 5
nombre infini de possessions, afin que ceux qui se-
raient chargés du service du temple eussent toutes les
ressources convenables pour conserver à perpétuité
les toitures dans le même état, pour renouveler tout
ce qui viendrait à vieillir, et pour entretenir les lu-
minaires. Presque tout le monde sait quelle est la
forme de ce temple, on connaît l'élégance du tra-
vail, en sorte qu’il n’est pas nécessaire que j'en parle
en détail. On trouve encore dans cet édifice , intérieu-
rement et au dehors, des monumens très-anciens, en
lettres de l’idiome arabe, à la facon des mosaïques,
et l’on croit que ces monumens remontent à l'époque
de la construction : ils font connaître avec certitude
quel en fut l’auteur, quelles sommes on y dépensa,
en quelle année commenca le travail et en quelle
année il fut terminé.
La ville agréable et spécialement consacrée à Dieu
se trouvant ainsi, en expiation de nos péchés, sou-
mise à la domination des infidèles, subit pendant
quatre cent quatre-vingt-dix ans le joug d’une injuste
servitude, et fut travaillée de souffrances continuel-
les, cependant avec de grandes vicissitudes. Elle
changea fréquemment de maîtres, par suite de l’ex-
trême mobilité des événemens; suivant es disposi-
tions de chacun d'eux, elle eut quelquefois des in-
tervalles lucides, d’autres fois des jours chargés de
nuages, et, comme un malade, elle était oppressée ou
respirait plus librement, selon l’état du temps. Il
était impossible qu’elle se relevât jamais compléte-
ment, tant qu'elle avait à gémir sous la domination
violente des princes infidèles et d’un peuple qui n’a-
vait pas de Dieu.
6 GUILLAUME DE TYR.
La nation du Seigneur recouvra cependant la tran-
quillité du vivant de cet homme admirable et digne
de louanges, Haroun, surnommé Raschid, qui gou-
verna tout l'Orient’, dont aujourd’hui encore tout
l'Orient admire la libéralité, l'extrême douceur, les
mœurs singulièrement recommandables, et qu'il célè-
bre par des éloges immortels. Ces bons traitemens
étaient dus à l'intervention d'un homme très-pieux
et d'immortelle mémoire, l'empereur Charles. Ces
deux souverains s’adressaient mutuellement de fré-
quens messages ;ils vécurent constamment en bonne
intelligence, et consolidèrent leur amitié par un
traité admirable. Cette faveur de leur prince fut pour
les habitans de Jérusalem une source de grandes
consolations, si bien qu'on eût dit qu'ils vivaient sous
la domination de l’empereur Charles, plus que sous
celle de leur souverain. Voici ce qu’on lit dans la vie
glorieuse de cet homme” : « Il fut lié d’une amitié si
« intime avec Haroun, roi des Perses, qui gouver-
« nait tout l'Orient, à l'exception de l'Inde, que ce-
« lui-ci préférait ses bonnes grâces à la bienveillance
« de tous les rois et princes du monde, et le jugeait
« seul digne de ses respects et des actes de sa muni-
« ficence. Aussi, lorsque les ambassadeurs que Char-
«les avait envoyés avec des présens au sépulcre
« très-sacré de Notre-Seigneur et Sauveur, et au lieu
« même de la résurrection, furent arrivés chez Haroun,
«et lui eurent fait part du desir de leur maître, non
« seulement il permit de faire ce qu'on lui deman-
« dait, mais même il voulut que le lieu sacré, ber-
® De Van 786 à l’an 809.
* Dans la Wie de Charlemagne par Eginhard, page 139.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 7
« ceau du salut, füt placé sous l'autorité de Charles :
« lorsque les ambassadeurs repartirent, Haroun leur
« adjoignit les siens, et envoya à Charles de super-
« bes présens en vêtemens, en aromates et en toutes
«les richesses que produit la terre de l'Orient. Peu
« d'années avant , il Jui avait envoyé un éléphant, que
« Charles lui avait demandé, le seul qu'il eût en ce
« moment. »
Charles consolait fréquemment par ses largesses et
par ses œuvres pieuses non seulement ceux des fidèles
qui vivaient à Jérusalem sous la domination des infi-
dèles, mais encore ceux qui, en Égypte et en Afrique,
étaient soumis aux impies Sarrasins. On lit dans sa vie
le passage suivant : « Plein de zèle pour le soulagement
« des pauvres, il prenait soin de répandre ses libérali-
« tés, que les Grecs ont appelées tacsporiys (aumônes),
« non seulement dans sa patrie et dans son royaume ,
« mais encore au-delà des mers, en Syrie, en Égypte,
«en Afrique, à Jérusalem, à Alexandrie, à Car-
« thage ; partout où il parvenait à découvrir des Chré-
«lens vivant dans la pauvreté , il prenait compassion
« de leurs maux, et leur envoyait souvent de l’ar-
« gent. Il recherchait l'amitié des rois d'outre-mer,
« surtout dans l’intention que les Chrétiens soumis
« à leur domination pussent obtenir quelque soula-
« gement et quelques secours”. »
Ceux qui desireront connaître avec plus de détail
tout ce que la ville de Dieu et la contrée environ-
nante eurent à souffrir durant cette période intermé-
diaire , et par suite des nombreuses vicissitudes de

‘ Voyez la Vie de Charlemagne par Éginhard , pag. 151.


8 GUILLAUME DE TYA.
temps, d'événemens et de dominations, n’ont qu’à lire
l'histoire que nous avons écrite , après bien des soins
et des fatigues , sur les faits et gestes des princes de
l'Orient , depuis la venue du séducteur Mahomet jus-
qu'au temps actuel, l'an 1182 de l’incarnation de N. S.
Cette histoire embrasse une période de 550 ans.
Durant ce temps, les Égyptiens et les Perses sou-
tinrent avec acharnement une longue querelle de ri-
valité et de puissance; leurs haines mutuelles étaient
entretenues et animées par l'attachement de chacun
de ces peuples à des traditions contradictoires. Au-
jourd'hui encore, par suite de ces croyances diverses,
chacun des deux traite l’autre de sacrilége; ils n’ont
aucune relation entre eux, et vont jusqu'à vouloir
aussi être distingués par des noms divers. Ceux qui
suivent la superstition des Orientaux s'appellent dans
leur langue sunni; ceux qui préfèrent les traditions
des Égyptiens se nomment sika , et ceux-ci paraissent
s’accorder mieux avec notre foi. Il serait hors de notre
sujet d'exposer leurs différentes erreurs .
Avec le temps, le royaume d'Égypte s'étant fort
accru , et ayant enfin occupé les provinces et toutes
les contrées qui s'étendent jusqu'à Antioche, la ville
sainte tomba aussi en son pouvoir, et fut soumise à
la loi commune. Elle commença, sous ce nouveau
gouvernement, à respirer un peu de ses longues an-
goisses, comme il arrive parfois aux captifs de trou-
* Les Shiites, ou sectateurs d'Al, pensent que si Mahomet est l’apôtre
de Dieu, Ali est son vicaire, et que les trois premiers Califes, Abube-
ker, Omar et Othman ont été des usurpateurs. Les S'onnites regar-
dent Abubeker, Omar, Othman et Ali comme légitimes successeurs du
prophète, mais pensent que l’ordre de sainteté a déterminé l’ordre de
succession , et ne placent par conséquent Ali que le dernier.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 9

ver quelque adoucissement à leur sort. Mais enfin la


méchanceté toujours croissante des hommes appela
le règne du calife Hakem en Égypte’. Il se montra
beaucoup plus pervers que tous ses prédécesseurs et
ses successeurs, et il est devenu un objet de scandale
pour tous ceux qui ont pu lire l’histoire de ses folies.
Son impiété et sa méchanceté l'ont tellement distingué
entre tous les autres, que sa vie, également odieuse
à Dieu et aux hommes, ne pourrait être racontée que
dans un ouvrage tout particulier. Entre plusieurs
ordres également funestes qu'il fit exécuter, il pres-
crivit de détruire de fond en comble l'église de la
Résurrection du Seigneur, qui avait été construite
par le vénérable Maxime , évêque de Jérusalem,
d'après les ordres de l’empereur Constantin, et que
le respectable Modeste avait fait réparer sous le règne
de l’empereur Héraclius. Un de ses intendans, gou-
verneur de Ramla *, et nommé Hyaroe , ayant recu le
rescrit par lequel cette destruction était ordonnée ,
exécuta les volontés royales, et fit raser l’église ÿ. A
la même époque, cette église était gouvernée par le
vénérable Oreste , oncle maternel de ce méchant roi.
On dit que ce prince se porta à cette mesure pour
donner à ses peuples infidèles un gage de son infidé-
lité; on lui reprochait d’être chrétien, parce qu'il
était né d’une mère chrétienne. Voulant repousser
cette imculpation, il ne craignit pas de commettre ce
? Hakem Bamrillah, troisième calife Fatimite en Égypte qui régna de
Pan 996 à l’an 1021.
? Ville située près de Jaffa, qu'il ne faut point confondre avec l’an-
cienne Rama sur le mont Ephraïm, et dont l’antiquité ne remonte pas
au-delà du commencement du huitième siècle.
? En 1000.
10 GUILLAUME DE TYR.

sacrilége , et pensa que la calomnie n'aurait plus rien


à dire contre lui, et que ses rivaux ne trouveraient
plus aucun sujet de lattaquer , aussitôt qu'il aurait
détruit cette source de la religion chrétienne et ce
berceau de la foi catholique.
Dés lors la condition des fidèles de Jérusalem com-
mença à empirer beaucoup , tant à cause de la juste
douleur que leur donnait la ruine de la sainte église
de la Résurrection, que par suite de toutes les vexa-
lions et charges auxquelles ils furent chaque jour plus
exposés. En outre des énormes impôts et des tributs
qu'on exigeait d'eux, fort au-delà des usages et
malgré les priviléges qui leur avaient été accordés par
les prédécesseurs du roi, ce monarque leur interdit
l'exercice des solennités que jusqu’à ce jour ils avaient
pratiquées sous d'autres princes assez librement,
tantôt en secret, tantôt tout-h-fait ouvertement.
Plus un jour était célèbre, plus ils étaient tenus
étroitement enfermés dans leurs habitations ; ils n’o-
saient paraître en public; leurs maisons mêmes ne
leur offraient pas un refuge tranquille : on leur jetait
des pierres ettoutes sortes d'ordures; on les attaquait
avec violence, et ces persécutions étaient constam-
ment plus actives dans les jours des plus grandes
solennités. Outre cela, sur la moindre indiscrétion de
parole , sur la plus légère suggestion d’un accusateur
quelconque, les fidèles étaient enlevés, traïnés à la
croix et au supplice, sans que jamais on fit connaitre
aucun motif; on confisquait leurs biens, on les dé-
pouillait de tout ce qu'ils possédaient. Les fils et les
filles étaient enlevés à la maison paternelle ; tantôt le
fouet, tantôt les flatteries et les promesses les en-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 11
traînaient à l’apostasie, ou bien on les suspendait
à la potence. Le patriarche qui vivait alors à Jérusa-
lem était le premier à subir lui-même toutes ces in”
jures , toutes ces violences ; il exhortait les fidèles à
la patience, en public et plus encore en secret, et
leur promettait des couronnes éternelles pour les
maux temporels qu'ils avaient à endurer. Avertis
par ses paroles et son exemple, méprisant pour l'a-
mour du Christ leurs souffrances passagères, 1ls se
consolaient réciproquement par des œuvres de cha-
rité. II serait trop long de raconter tous les tourmens
que ces serviteurs de Dieu eurent à supporter dans
leurs propres personnes, pour hériter de la maison du
Seigneur, et demeurer fidèles aux lois de leurs ancé-
tres. Entre des milliersd’exemplesquejepourrais citer,
j'en choisirai un seul qui suffira pour montrer sur quels
frivoles prétextes on les envoyait au dernier supplice.
Un citoyen de la classe des infidèles, animé d’une
baine insatiable contre les nôtres, homme perfide et
méchant, cherchant un moyen de jeter la mort dans
leurs rangs, vint en secret déposer le cadavre d’un
chien à la porte d’un temple *. Les gardiens et tous
les habitans de la ville mettaient un grand prix à con-
server cette entrée pure de toute souillure. Le lende-
main matin, ceux qui se rendaient à ce temple pour
la prière ayantrencontré ce cadavre immonde et puant,
devinrent presque fous, et remplirent toute la ville de
leurs clameurs. Un peuple immense accourt aussitôt,
et de toutes parts on aflirme que ce sont les chrétiens
qui ont commis ce crime. Qu'est-il besoin d'en dire
davantage? On déclare qu'un tel forfait ne peut être
! Une mosquée.
12 GUILLAUME DE TYR.

expié que par la mort; on ordonne quetous les fidèles


subiront le supplice. Ceux-ci, se confiant en leur in-
nocence , étaient tout préparés à périr pour le Christ.
Tandis que les soldats armés de leurs épées s’avan-
caient pour donner la mort aux chrétiens ,un jeune
homme plein de courage dit à ses compagnons : « Mes
« frères ,il serait trop dangereux que l'Église toute
«entière vint à périr; il est plus convenable qu'un
« seul meure pour le peuple, et que la race soit sau-
« vée. Promettez-moi d'accorder tous les ans des bé-
« dictions à ma mémoire , et de rendre éternellement
« à ma famille les honneurs qui lui seront dus. Pour
« moi, avec l’aide de Dieu, je vais détourner le car-
« nage de vos têtes. » Les fidèles accueillent ces pa-
roles avec reconnaissance , et lui promettent d'accom-
plir ce qu’il a demandé. En conséquence , ils arrêtent
que, pour conserver éternellement sa mémoire, les
gens de sa tribu porteront désormais dans la proces-
sion solennelle , et au milieu des rameaux de palmier,
l'olive qui est le signe de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Aussitôt le jeune homme se présente devant les ma-
gistrats, et se déclarant coupable, affirme en même
temps l'innocence de tous les autres. Les juges ayant
entendu sa déposition , prononcent l’acquittement de
tous les fidèles , et envoient le jeune homme à la mort.
Renoncant à la vie pour le salut de ses frères, 1l s’en-
dormit avec piété, car 1l avait choisi la meilleure part
dans le sein du Seigneur ”.
Cependant la clémence divine, prenant en compas-
sion les maux des affligés, leur envoya quelque con-
" Est-il nécessaire d’avertir que c’est là le fait qui a fourni au Tasse
admirable épisode d’Olinde et Sophronie ?
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 13
solation dans cet état déplorable : le méchant prince
Hakem sortit de ce monde. Les souffrances cessèrent
en partie sous le règne de son fils Daher'. Il permit
aux fidèles de rebâtir l’église de la Résurrection, sur
les instances que lui adressa l’empereur de Constan-
tinople , Romain, surnommé l'Héliopolitain ?, avec le-
quel il s'était lié d'amitié, après avoir rétabli les ar-
ticles d’un traité d'alliance que son père avait violé.
La race des fidèles qui habitaient Jérusalem, ayant
obtenu cette autorisation, maisreconnaissant en même
temps que ses ressources trop modiques ne pouvaient
lui permettre d'exécuter une telle entreprise, en-
voya des députés au successeur de l’empereur Ro-
main dont je viens de parler, le seigneur Constantin
Monomaque qui portait alors le sceptre*. Ceux-ci, lui
adressant humblement la parole, et porteurs des prières
de leurs frères, lui dirent que le peuple avait vécu dans
la douleur et la désolation depuis la destruction de
l'Église , et le supplièrent de leur tendre une main
libérale, et de déployer sa munificence impériale pour
aider à relever l'édifice renversé. Cette députation
était conduite par Jean, surnommé Carianite, né à
Constantinople, noble selon la chair, mais plus noble
encore par les mœurs. Il avait renoncé aux dignités
du siècle pour suivre le Christ, et prenant l’habit reli-
gieux, il était allé vivre pauvre à Jérusalem pour
l'amour du Seigneur. Envoyé à Constantinople, et dé-
ployant avec activité son zèle et sa sollicitude auprès

* Daher Ledinillah , quatrième calife fatimite en Égypte qui régna de


l'an 1021 à lan 1036.
2 Romain Argyre, empereur de l'an 1028 à l’an 1034.
? Empereur d'Orient de l’an 1042 à l’an 1054.
14 GUILLAUME DE TYR.
de l'empereur, il accomplit fidèlement sa mission ,
et obtint de ce souverain agréable à Dieu qu'il donnât
l'ordre de fournir de son propre trésor toutes les
sommes nécessaires pour la reconstruction de l’église.
Les vœux du peuple fidèle ainsi accomplis, Jean re-
tourna avec joie à Jérusalem. Le récit qu'il fitde l’heu-
reux résultat de son voyage ranima tout le clergé et
le peuple, comme un convalescent se relève à la suite
d’une grave maladie. L'Église était, à cette époque,
gouvernée par un homme vénérable, le patriarche
Nicéphore. Le trésor impérial ayant fourni les sommes
dont on avait besoin, ainsi que l’empereur l'avait
promis, on fit construire l’église de la Sainte-Résur-
rection, telle qu'on la voit maintenant à Jérusalem ,
l'an 1048 de l’incarnation, emquante et un ans avant
la délivrance de la ville, et trente-sept ans après la
destruction de l’ancienne église. Les fidèles trouvèrent
dans cet événement une consolation à tous leurs maux
et à tous les dangers qui menaçaient leur vie. Ils n’a-
vaient pas cessé en effet d’être en butte àtoutes sortes
d’affronts ;on mventait sans cesse de nouveaux tour-
mens , on leur crachait au visage, on les battait, on
les chargeait de fers, on les jetait dans les cachots;
enfin le peuple de Dieu était affligé sans relâche de
calamités de toute espèce. Les fidèles qui occupaient
les villes de Bethléem et de Thécué *, étaient soumis
aux mêmes tribulations. Toutes les fois qu'il arrivait
un nouveau gouverneur, ou que le calife envoyait un
autre intendant , on imaginait de nouvelles calomnies,
de nouveaux moyens d’exaction. Lorsqu'on voulait
faire subir quelque violence au patriarche ou au
1 Thécué ou Thekoa, à deux lieues environ de Bethléem, vers le sud-est.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 15
peuple , si, par hasard , ceux-c1 mettaient le moindre
délai à se soumettre, ils étaient aussitôt menacés de
la destruction de léglise. Ces menaces se renouve-
laient presque tous les ans, et les gouverneurs fei-
gnaient toujours d’avoir en main des ordres expédiés,
disaient-ils, par le souverain lui-même, par lesquels
il leur était enjoint de raser les églises si les chré-
tiens s’avisaient d'opposer quelque résistance ou le
moindre retard au paiement des tributs et de toutes
les autres charges qu'on leur imposait.
Tant que les Perses ou les Égyptiens eurent la préé-
minence dans l'Orient, les fidèles eurent cependant
moins à souffrir que lorsque les Turcs, ayant étendu
leur empire, commencèrent à se rapprocher des fron-
uères de ces peuples:enfin, lorsque les Tures se furent
emparés de la ville sainte, et pendant les trente-huit
années qu'ils la conservèrent, le peuple de Dieu fut
encore plus cruellement persécuté, et en vint à trou-
ver léger le joug qu’il avait eu précédemment à sup-
porter.
Comme, dans le cours de cet ouvrage, j'auraisouvent
à parler de ce qu'ont fait les Tures contre les nôtres et
des grands et magnifiques exploits que les nôtres
ont faits contre eux, comme d’ailleurs ils ne persévè-
rent que trop audacieusement à nous attaquer, il ne
sera pas hors de propos d'insérer ici quelques dé-
tails sur l'origine de ce peuple, et sur la marche des
événemens qui l'ont fait parvenir au degré de puis-
sance qu'il occupe depuis longues années.
La race des Turcs ou Turcomans (car ils ont la
même origine) était, dans le principe, une nation sep-
tentrionale, tout-à-fait barbare et sans résidence fixe.
16 GUILLAUME DE TYR.
Les Turcs vagabonds se transportaient cà et là, cher-
chant partout de bons pâturages, n'ayant nulle part
ni ville, ni établissement, n1 cité permanente. Lors-
qu'ils voulaient partir, ceux de la même tribu s’avan-
çcaient ensemble , ayant à leur tête un des hommes
les plus considérables de leur tribu , comme une sorte
de prince : toutes les contestations qui s’élevaient dans
la même tribu lui étaient soumises, l’une et l’autre des
parties intéressées obéissaient à sa décision, et nulle
d'elles n'aurait impunément tenté de s'y soustraire.
Dans leurs émigrations, ils transportaient avec eux
toutes leurs richesses, leurs haras, leur gros et leur
menu bétail , leurs esclaves, hommes et femmes:
c'était ce qui composait leur fortune. D'ailleurs, en
aucun lieu ils ne s’adonnaient à l’agriculture ; ils igno-
raient complétement les contrats de vente et d’achat,
et ne se procuraient que par voie d'échange tout ce
qui pouvait être nécessaire à leur subsistance. Lors-
que de bons herbages leur inspiraient le desir de
dresser leurs tentes en un lieu , et de s’y arrêter quel-
que temps sans être troublés , ils avaient coutume
d'envoyer quelques-uns de ceux qu’ils jugeaient les
plus sages dans leur tribu, au prince du pays où ils
arrivaient; ils concluaient des traités sous les condi-
tions agréées réciproquement, s'engagealent à payer
au prince certaines redevances stipulées, et alors ils
demeuraient là selon les conventions, vivant au mi-
lieu des pâturages et des forêts.
Üne multitude innombrable de ces Turcs, ayant
marché en avant, et séparée du reste de la population,
arriva sur les frontières de la Perse, et y trouva un
pays qui lui convenait parfaitement. Ils payèrent au
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. pr}

roi qui gouvernait alors le tribut dont ils étaient


convenus dès leur arrivée, et y demeurèrent pen-
dant quelques années, plus long-temps qu'ils n'avaient
coutume de faire. Leur population s’accrut considé-
rablement, et il n’y avait pas de raison pour qu'elle
n’augmentàt à l'infini. Le roi et les indigènes , ayant
en quelque manière le pressentiment de l'avenir,
commencèrent à redouter cet accroissement. On tint
conseil , et on résolut de les expulser à main ar-
mée des frontières du royaume. Cependant on chan-
gea bientôt d'avis : on jugea qu'il serait plus prudent
de les fatiguer par toutes sortes d’exigeances, et
d'ajouter de nouvelles charges irrégulières à celles
qu'on leur imposait d'habitude, jusqu’à ce qu'ils pris-
sent d'eux-mêmes le parti de se retirer. Pendant plu-
sieurs années, ils supportèrent tous ces affronts et
l'énorme fardeau des tributs qu’on leur arrachait;
mais enfin, ils arrêterent dans leurs conseils de ne
plus s'y soumettre, et le roi de Perse en ayant été
informé, leur envoya un héraut, avec l’ordre d’avoir
à sortir de ses États dans le délai qui leur fut assigné.
ils traversèrent le fleuve Cobar', qui de ce côté for-
mait la limite de l'empire, et ce fut pour eux une
occasion de voir plus facilement, et mieux qu'ils n’a-
vaient pu jusqu'alors, l’immensité de leur population :
comme ils avaient toujours vécu séparés les uns des
autres, ils ne connaissaient mi leur nombre, ni leur
puissance. Îls s’étonnèrent alors qu'un peuple aussi
considérable eût pu supporter les mépris d'un prince
quelconque; et se soumettre à tant de persécutions,
Entre la Mésopotamie ct la Perse;c’est le fleuve auprès duquel, selon
Ecriture, Ezéchiel ent ses visions. (Ezéchiel, chap. 1, v. 1.)
15 2
18 GUILLAUME DE TYR.
à des tributs si onéreux. Ils reconnurent avec certi-
tude qu'ils n'étaient inférieurs en nombre ni en force
au peuple de Perse, ni à aucune autre nation; qu'en-
fin il ne leur manquait, pour occuper à main armée
les pays voisins, qu'un roi tel que les autres peuples
en avaient. S'étant donc arrêtés d’un commun accord
au projet de se donner un roi , ils firent une revue
complète de leur immense population, et y reconnu-
rent cent familles plus illustres que les autres. Ils
ordonnèrent alors que chacune de ces familles appor-
terait une flèche, et on forma ainsi un faisceau de
cent flèches. Le faisceau fut recouvert; on fit venir
un jeune enfant innocent, on lui prescrivit de passer
la main sous le voile, et d’en retirer une seule flèche,
après avoir publiquement arrêté que celle que le sort
aménerait désignerait la famille dans laquelle on
prendrait le roi. L'enfant tira la flèche de la famille
des Seljouk. Il fut alors convenu entre tous, confor-
mément à la décision préliminaire , que le roi futur
serait pris dans cette tribu. Puis on décida de la même
manière que l’on élirait dans la même tribu les cent
hommes qui seraient reconnus élevés au dessus des
autres par leur âge, leurs mœurs et leurs vertus; que
chacun d’eux apporterait sa flèche, avec son nom
inscrit. au dessus : on forma un nouveau faisceau qui
fut recouvert avec beaucoup de soin : l'enfant (le
même ou peut-être un autre) recut également l’ordre
de retirer une flèche, et celle qu'il amena portait
encore le nom de Seljouk'. Seljouk était un homme
très-considérable, noble et illustre dans sa tribu,
"II s’agit ici de Togrul-Bey, fils de Michel, fils de Seljouk, qui fut en
effet le premier sultan des Turcs, et régna sur eux de 1038 à 1063.
HISTOIRE DES CROISADES;, LIV. I. 19

d’un âge avancé, mais conservant encore toute sa


vigueur; 1] avait une grande expérience militaire, et,
par son bel extérieur, possédait la majesté d’un grand
prince. Les Turcs le mirent à leur tête d’un consen-
tement unanime, l’élevèrent sur le trône royal, lui
rendirent aussitôt tous les témoignages de respect
qui sont dus aux rois, et chacun adoptant le traité
d'union, vint s'engager de sa personne, et par ser-
ment , à obéir aux ordres du nouveau souverain.
Celui-ci usant sans retard du pouvoir qui venait de
lui être conféré, expédia de tous côtés des hérauts,
et fit proclamer que l’on eût à repasser le fleuve;
qu'après l'avoir traversé, toutes les légions eussent à
occuper à main armée le pays des Perses, qu’on avait
abandonné. peu auparavant, et à s'emparer en même
temps de tous les royaumes environnans, de peur
que le peuple ne füt forcé de nouveau à errer dans
des régions éloignées, et à subir le joug insolent d’une
autre nation. En peu d'années ils conquirent, non
seulement le royaume des Perses, mais même tous
les autres royaumes de l'Orient; car ils domptèrent
les Arabes et les autres nations en possession de l’em-
pire. Ainsi un peuple vil et abject parvint rapide-
ment au plus haut degré de puissance, et domina
dans l'Orient.
Ces événemens arrivèrent environ trente ou qua-
rante ans avant que nos princes d'Occident entrepris-
sent le pélerinage dont je vais écrire l’histoire. Et afin
qu'il y eût au moins une différence de noms entre les
hommes de cette race qui, s'étant donné un roi,
avaient obtenu une gloire immense, et eeux qui,
n'abandonnant pas leur ancienne manière de vivre,
2,
20 GUILLAUME DE TYK.

étaient restés dans leur grossièreté primitive, les pre-


miers prirent le nom de Turcs, les autres conser-
vèrent leur ancien nom de Turcomans.
Les Turcs, après avoir subjugué tout l'Orient,
firent une invasion dans le puissant royaume d'É-
gypte; ils descendirent en Syrie, s'emparèrent de
vive force de Jérusalem * et de quelques autres villes
maritimes ; et, comme je lai déja dit, les fidèles qu'ils
y trouvèrent furent soumis à un joug beaucoup plus
dur et subirent des vexations et des exactions bien
plus cruelles que celles qu’ils avaient éprouvées jus-
que-là.
Ce n’était pas seulement en Orient que les fidèles
étaient ainsi opprimés par les impies; en Occident et
presque dans le monde entier, principalement parmi
ceux qui s’appelaient fidèles, la foi avait failli et toute
crainte de Dieu avait disparu. Il n’y avait plus de jus-
tice dans les affaires du monde, l'équité avait fait
place à la violence qui seule régnait au milieu des
peuples. La fraude, le dol, la fourberie s'étaient éta-
blis de toutes parts ;toute vertu s'était retirée et pa-
raissait presque devenue inutile, tant la méchanceté
avait pénétré partout; 1l semblait que le monde tendit
à son déclin et que la seconde arrivée du Fils de
l'Homme dût être prochaine. La charité d’un grand
nombre d'hommes s'était éteinte ; on ne trouvait plus
de foi sur la terre ;la confusion des rangs confondait
toutes choses ; on eût dit que le monde allait rentrer
dans l’antique chaos. Les plus grands princes, qui
étaient tenus de gouverner leurs sujets dans les voies
de la paix, oubliant les termes de leur alliance, se
En 1056
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 2

querellant à l'envi sur les plus frivoles motifs , livraient


des contrées entières à la flamme, exercaient cà et la
leurs rapines et sacrifiaient les biens des pauvres aux
fureurs de leurs impies satellites. Au milieu de tant
de périls nul n'avait ses richesses en sûreté; aussitôt
qu'un homme était présumé posséder quelque chose,
c'était un prétexte suflisant pour le trainer dans les
cachots, le charger de fers et lui faire subir dans sa
personne les plus indignes tortures. Les biens des
églises et des monastères n'étaient pas mieux à l'abri :
les priviléges accordés par des princes pieux ne con-
féraient plus aucun avantage aux propriétés des saints ;
elles n'étaient plus admises à revendiquer leurs pre-
mières immunités et leur dignité passée. Le sanctuaire
même était brisé par la violence; on enlevait de vive
force tous les objets consacrés à l’usage du ciel; des
mains sacriléges ne distinguaient plus le sacré du pro-
fane , et, dans cette confusion, les voiles de l'autel,
les vêtemens des prêtres, les vases du Seigneur étaient
livrés en proie à tout venant. Ceux qui se réfugiaient
au centre même de la maison de Dieu, dans le sanc-
tuaire impénétrable ,dans les porches des basiliques ,
en étaient arrachés avec violence pour être trainés à
la mort et aux supplices; les routes publiques étaient
de tous côtés couvertes de brigands armés , qui ten-
daient des embüches aux voyageurs et n’épargnaient
ni les pélerins, ni les religieux. Dass les villes et dans
tous les lieux fermés on n’était pas plus à Fabri de
linsulte;les rues, les places, infestées d’assassins, ne
pouvaient plus être fréquentées par les honnêtes gens ;
plus un homme était innocent, plus il se trouvait ex-
posé à toutes sortes de trahisons. De tous côtés on se
23 GUILLAUME DE TYR.
livrait impunément et sans aucune retenue à tôus les
déréglemens du libertinage , comme si c'eût été une
chose tout-à-fait permise. Les liens du mariage n’é-
taient plus sacrés, même entre les parens et les alliés.
La chasteté, vertu chérie des esprits célestes et de
Dieu, avait été expulsée de partout comme stupide
et sans valeur. L'économie et la sobriété ne pouvaient
plus trouver place lorsque le luxe, l'ivrognerie, la
passion insatiable du jeu occupaient toutes les ave-
nues et pénétraient dans l'intérieur de toutes Les maï-
sons. Le clergé ne se distinguait pas du peuple par
une vie plus régulière , selon les paroles du prophète :
Le prétre sera comme le peuple”. Les évêques étaient
devenus négligens, vrais chiens muets qui ne savaient
plus aboyer, faisant acception des personnes, arro-
sant leur tête de l'huile des pécheurs, et comme des
mercenaires livrant aux loups dévorans les brebis
qui leur étaient confiées, oubliant ces paroles du Sei-
gneur, qui a dit : Donnez gratuitement ce que vous
avez reçu gratuitement”*. Is ne fuyaient point les
œuvres hérétiques de la simonie, et se sowullaient de
toutes sortes d'ordures. Enfin, et pour tout dire en
un mot: La terre était corrompue devant Dieu et
remplie d'iniquités *. Les prodiges menaçans que le
Seigneur faisait apparaître dans le ciel et sur la terre
ne pouvaient même arrêter ceux qui se précipitaient
ainsi dans le mal. On voyait régner partout la peste et
la famine; on apercevait d’effrayans météores ; on
éprouvait en tous lieux des tremblemens de terre et

1 Osée, chap. 4, v. 9.
2 Ev. sel. S. Math. chap. 10, v. 8.
3 Genèse, chap. 6, v. rr.
HISTOIRE DES CROISADES: LIV. I. 23

tous les autres fléaux que le Seigneur énumère avee


soin dans l'Évangile *; s’obstinant dans leurs œuvres
mortes, comme le pourceau dans sa fange ?, ils pour-
rissaient tels que les animaux dans leur fumier, et
abusaient de l'extrême patience du Seigneur, sem-
blables à ceux de qui il a été dit : Vous les avez frap-
pés , et ils ne l'ont point senti ; vous les avez brisés
de coups , et ils n’ont point voulu se soumettre au
chätiment*.
La colère du Seigneur ainsi provoquée ne se con-
tenta pas que les fidèles qui habitaient la Terre pro-
mise eussent à supporter le joug d’une pénible servi-
tude et des persécutions presque au dessus des forces
humaines; elle fit plus, et suscita un puissant adver-
saire , fléau des peuples, enclume qui pesa sur toute
la terre, contre ceux qui semblaient encore jouir de
leur liberté et de qui l’on eût pu dire que tout pros-
pérait selon leurs vœux. Tandis que Romain, sur-
nommé Diogène, régnait sur les Grecs et gouvernait
l'empire de Constantinople au sein d’une grande pros-
périté , le puissant satrape des Perses et des Assyriens,
nommé Belpheth* , sortit des frontières les plus recu-
lées de l'Orient, traînant à sa suite une multitude de
nations, dépourvues de toute croyance, qu'il serait
impossible d’énumérer, et qui eussent pu suflire à
couvrir la face de la terre. Suivi de ses chars et de ses
chevaux, de gros et de menu bétail, marchant dans

* Ev. sel. S. Math. chap. 24, v. 5.


2 [le. Épit. de S. Pierre, chap. 2, v. 22.
5 Jérémie, chap. 5, v. 3.
4 De 1068 à 1071.
* Alp-Arslan, second sultan des Turcs, qui régna de 1063 à 1072.
24 GUILLAUME DE TYR.
un grand appareil de magnificence, le satrape s’avanca
vers les frontières de l'Empire, soumettant tout ce
qui se présentait devant lui, depuis les campagnes et
les villages jusqu'aux villes entourées de murs et aux
places les plus fortes. Nul n’entreprenait de résister,
nul ne cherchait à s'opposer à son passage, ni à com-
battre pour sa vie, sa femme et ses enfans, ni même
(ce qui est bien plus précieux encore ) pour sa liberté.
Cependant on annonce à l'empereur le glaive qui le
menace , la violence qui s'approche, l'armée ennemie
qui dévaste l'empire chrétien. Inquiet du salut de
l'État , l'empereur prépare des corps de cavalerie,
rassemble des légions de fantassins; il en appelle au-
tant que le danger imminent paraît l'exiger, autant
que peut en fournir l'Empire tout entier. Les légions
réunies, et une nombreuse cavalerie mise en mouve-
ment, il marche à la rencontre de l'ennemi ; celui-ci
avait déjà franchi les frontières et s’'avançait dans l’in-
térieur; l'empereur l’aborde, fort du nombre de ses
troupes, mais dépourvu de l'assistance divine. Des
deux côtés on combat avec ardeur, les forces sont à
peu près égales, mais d’un côté on remarque une
haine plus vive, telle que l’inspirent d'ordinaire la
douleur du sacrilége et le zèle de la foi. Pourquoi
m'arrêter plus long-temps ? L'armée chrétienne
succombe , les rangs des fidèles sont renversés, le
sang racheté par le sang du Christ coule sous le fer
des impies, et, ce qui est plus déplorable encore,
l'empereur est fait prisonnier. Ceux de l’armée qui
ont pu s'échapper un à un reviennent et racontent
leur désastre. Tous ceux qui l’apprennent sont cons-
ternés, s’abandonnent à la plus vive douleur et déses-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 25

pèrent de la vie et du salut. Cependant linfidèle ,


déployant sa magnificence , le cœur enflé d'un tel
succès, devenu plus orgueilleux à la suite de la vic-
toire, ordonne que l’empereur se présente devant
lui. À la honte du nom et de la foi des chrétiens,
assis sur son trône royal, il veut que le captif se pros-
terne à ses genoux ; le corps même de l’empereur lui
sert de marchepied pour descendre de son trône et
pour y remonter en présence des princes assemblés :
pour prix de tant de soumission il lui rend enfin la
liberté et lui permet de partir avec quelques uns de
ses grands, compagnons de sa captivité.
Les princes de l'Empire, ayant appris ces détails,
se donnent aussitôt un autre souverain, jugeant que
celui qui avait eu à supporter tant d’affronts en sa
personne était devenu indigne de porter le sceptre
et d'occuper le rang suprême : on lui arracha même
les yeux, on le combla d’ignominies ;à peine lui per-
mit-on de vivre désormais en simple particulier. Dès
ce moment le prince ennemi, accomplissant sans obs-
tacle ses desseins, occupe toutes les contrées qui s’é-
tendent depuis Laodicée de Syrie jusqu’à l'Hellespont
qui baigne les murs de Constantinople, dans un espace
de trente journées de marche en longueur et de dix
à quinze journées en largeur; les cités tombent entre
ses mains , et les peuples qui les habitent sont captifs.
Le Seigneur les livra entre les mains des nations,
et ceux qui les häissaient eurent l'empire sur eux *.
Parmi elles, la plus noble, la plus élevée, celle qui
commandait à de nombreuses provinces, la cité prin-
Ps
* Psaum. 105, v. 39.
20 GUILLAUME DE TYR.
cipale, premier siége du prince des apôtres, succombe
enfin, la dernière de toutes, et devient esclave des
infidèles , à la charge de payer un tribut. A la suite de
cette invasion, la Cœlésyrie, les deux Cilicies, l'Isau-
rie, la Pamphilie, la Lycie, la Pisidie , la Lycaonie,
la Cappadoce, la Galatie, les deux Ponts, la Bithynie,
une partie de l’Asie-Mineure, illustres provinces,
riches en toutes sortes de biens, remplies de peuples
fidèles, tombent en peu de temps au pouvoir du vain-
queur ; les peuples sont déclarés captifs, les églises
sont renversées, le culte chrétien est persécuté avec
une fureur d’extermination. Sans doute si l'ennemi
eût eu des vaisseaux à sa disposition, la ville royale
elle-même n’eût point échappé à la conquête; ses
progrès avaient répandu une telle terreur parmi les
Grecs qu'ils n’osaient se confier en leurs remparts; la
mer même qui les séparait leur semblait une défense
insuffisante.
Tant d'événemens et tous les malheurs qui les sui-
virent mirent le comble à la misère des fidèles qui
habitaient Jérusalem et les environs, et les plon-
gerent dans l’abyme du désespoir. Tant que l'Empire
avait prospéré, ainsi que je l'ai dit tout à l'heure, la
maison impériale ne laissait pas de leur fournir de
puissantes consolations, au milieu de leurs maux :
la bonne situation de l'Empire encore intact de toutes
parts, l'état prospère des villes voisines et principa-
lement d’Antioche, ranimaient en eux l'espoir de re-
couvrer tôt où tard leur liberté. Maintenant accablés
du poids de leurs propres maux et de ceux des autres,
abattus à l'excès par les bruits sinistres qui se répan-
daent de tous côtés, desirant la mort plus que la vie,
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 2 7
ils se consumaient misérablement dans leur douleur,
comptant désormais sur une éternelle servitude.
Au milieu des dangers de toute espèce de cette épo-
que de calamités, une multitude de Grecs et de La-
tins venaient par dévotion visiter les saints lieux.
Après avoir échappé à mille chances de la mort et
traversé des contrées ennemies, ceux qui se présen-
taient aux portes de la ville ne pouvaient y pénétrer
s'ils ne payaient aux préposés une pièce d’or, exigée
à titre de tribut. Mais ayant tout perdu en chemin,
ne parvenant qu'avec beaucoup de peine à se sauver
de leur personne, et à atteindre le terme si desiré,
ils ne pouvaient avoir de quoi acquitter impôt. Il
en résultait que des milliers de pélerins, rassemblés
dans les environs de la ville, attendant la permission
d'entrer, réduits bientôt à une nudité absolue, suc-
combaient de faim et de misère. Les vivans et les
morts étaient également un fardeau intolérable pour
les malheureux citoyens de la ville. À peine pou-
vaient-ils suflire aux soins d'assurer aux vivans une
nourriture quelconque; il leur fallait encore faire de
nouveaux efforts pour donner la sépulture aux morts;
tant de travaux étaient au dessus de leurs forces.
Ceux qui, ayant acquitté le droit de péage, obtenaient
la permission d'entrer, étaient encore pour leurs
frères un sujet de plus vives sollicitudes. On craignait
sans cesse qu'en se promenant sans précaution,
comme pour visiter les lieux saints, ils ne fussent
frappés, souflletés, conspués, où même enfin assas-
sinés ou étouffés en secret. Pleins de zèle pour pré-
venir ces malheurs, animés d’une sollicitude frater-
nelle, les citoyens suivaient sans cesse les traces des
28 GUILLAUME DE TYR.
pélerins qui allaient visiter les lieux saints, pour
veiller à leur sûreté et les défendre de toutes les em-
büches. Il y avait dans la ville le monastère des Amal-
fitains, surnommé aujourd'hui encore monastère de
sainte Marie Latine, et à côté un hôpital où se trou-
vait un petit oratoire, fondé en l'honneur du bien-
heureux Jean Éleymon , patriarche d'Alexandrie, et
confié aux soins de l'abbé du monastère. Les malheu-
reux voyageurs recevaient en ce lieu quelques au-
mônes provenant soit du monastère, soit des lar-
gesses des fidèles. Sur mille pélerins, à peine un seul
pouvait-il suflire Iui-même à ses besoins, car ils
avaient perdu toutes leurs provisions de voyage et ce
n'était qu'avec peine qu'ils s'étaient sauvés de leur
personne , à travers tant de dangers et de fatigues.
Ainsi les citoyens n'avaient aucun repos ni dehors ni
chez eux : la mort les menaçait chaque jour, et ce qui
est pire quune mort quelconque, ils succombaient
sous le poids d’une servitude intolérable. Enfin, pour
mettre le comble à toutes ces misères, leurs églises
qu'ils avaient réparées et conservées, non sans d’ex-
trêmes difficultés, étaient chaque jour exposées à
de violentes aggressions. Tandis qu’on célébrait le
service divin, les infidèles, répandant la terreur par-
mi les chrétiens à force de cris et de témoignages de
fureur, entraientinopinément, venaient s’asseoir Jus-
que sur les autels, sans faire la moindre différence
d'une place à une autre; ils renversaient les calices,
foulaient aux pieds les vases consacrés au service du
Seigneur, brisaient les marbres, accablaient le clergé
d'insultes et de coups. Le seigneur patriarche lui-
même était traité par eux comme une personne vile
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 29

et abjecte; ils le saisissaient par la barbe ou par les


cheveux, le précipitaient du haut de son siége et le
renversaient par terre. Souvent encore ils s’'empa-
raient de sa personne, et le traïnant comme un vil es-
clave, ils le jetaient sans motifs au fond d’un cachot,
afin d’affiger le peuple par les souffrances de son
pasteur.
Telle fut la cruelle servitude que le peuple consa-
cré à Dieu eut à souffrir dans cet intervalle de quatre
cent quatre-vingt-dix ans que j'ai indiqué plus haut.
IT la supporta avec une pieuse patience, élevant vers
le ciel ses gémissemens et ses profonds soupirs, y
joignant d’ardentes prières et criant au Seigneur,
pour le supplier de vouloir bien dans sa clémence
épargner ceux qui seraient corrigés et éloigner d’eux
le fléau de sa colère. Is étaient parvenus au-comble
des maux , et comme l’abime appelle l’abime *,
cet abime de misères appelait un abime de miséri-
cordes. Ils méritèrent enfin d'être exaucés par celui
qui est le Dieu de toute consolation. Du haut de son
trône de gloire, le Seigneur daignant jeter sur eux un
regard de compassion, résolut de mettre un terme à
tant de souffrances, et se disposa dans sa paternelle
bonté à leur envoyer les secours auxquels ils avaient
aspiré. C’est pour en perpétuer le souvenir parmi les
fidèles serviteurs du Christ que j'entreprends, dans
cet ouvrage , de raconter le mode et tous les détails
de cette puissante intervention, par laquelle Dieu
voulut relever son peuple de ses longues douleurs.
Au temps donc où la ville agréable à Dieu était ,
comme Je lai dit, en proie à tant de souffrances,
? Psaum. 41, v. 8.
30 GUILLAUME DE TYR.
parmi ceux qui allaient accomplir l'œuvre de la dé-
votion et de la prière, en visitant les lieux saints,
un prêtre nommé Pierre, né dans le royaume des
Francs et dans l'évêché d'Amiens, ermite autant de
fait que de nom, attiré par la même ardeur, arriva à
Jérusalem. C'était un homme de très-petite stature et
dont l'extérieur n’offrait qu'un aspect misérable : mais
une force supérieure régnait dans ce corps chétif. Il
avait l'esprit vif, l'œil pénétrant, le regard agréable,
et parlait avec facilité et abondance. Selon la loi com-
mune imposée à tous les chrétiens qui voulaient en-
trer, il acquitta à la porte de la ville le tribut qu'on
exigeait, et recut l'hospitalité chez un fidèle qui
était lui-même au nombre des confesseurs du Christ;
s'informant avec empressement de la situation des
chrétiens auprès de son hôte qui était aussi un
homme actif et zélé, il apprit de lui non seulement
tout ce qui se rapportait aux malheurs présens, mais
encore tous les détails des persécutions que leurs
ancêtres avaient eu à supporter depuis longues an-
nées; sil manquait quelque chose à ce récit, le témoi-
gnage de ses propres yeux ne tarda pas à l’instruire
complétement. Ayant fait quelque séjour dans la ville,
et visitant toutes les églises, Pierre y trouva l'entière
confirmation de tout ce que ses frères lui avaient ra-
conté. Comme il apprit aussi que le patriarche de
Jérusalem était un homme religieux et plein de la
crainte du Seigneur, il desira conférer avec lui de
l'état présent des affaires, et s’'instruire plus en détail
sur quelques autres points: il alla donc le trouver,
lui fut présenté par un fidèle ami, et tous deux se
réjouirent mutuellement de leurs conférences, Le
HISTOIRE DES CROISADES ; LIV. I. 31
patriarche s'appelait Siméon : reconnaissant au lan-
gage de Pierre que c'était un homme de prudence,
rempli d'expérience dans les choses du monde, puis-
sant par les œuvres autant que par les paroles, ilen
vint bientôt à causer plus familièrement avec lui, et
lui exposa en détail tous les maux qui afiligeaient
profondément le peuple de Dieu, habitant de la Cité
Sainte. Pierre en l’écoutant se sentait ému d’une
compassion fraternelle, et dans sa douleur il ne pou-
vait contenir ses larmes; puis il demanda avec solli-
citude si l’on ne pouvait trouver aucune voie de salut
pour échapper à tant de calamités ? L'homme juste
lui répondit : « Pierre, nos péchés sont l'unique obs-
« tacle à ce que le Seigneur juste et miséricordieux
« daigne entendre nos gémissemens et nos soupirs,
«et sécher nos larmes : nous n’avons point encore
« dépouillé complétement notre iniquité, aussi les
« fléaux du ciel continuent de nous frapper. Mais
« labondante miséricorde du Seigneur conserve en-
« core intactes les forces de votre peuple, et là fleurit
« de tous côtés un empire formidable à nos ennemis ;
« si votre peuple, sincère serviteur de Dieu, animé
« d'une piété fraternelle, voulait compatir à nos ca-
« lamités et nous procurer quelque soulagement , si
«du moins il voulait intercéder pour nous auprès du
« Christ, nous conserverions encore quelque espoir
« de voir prochainement le terme de nos misères.
« L'Empire des Grecs, en effet, quoiqu'ilsoit beaucoup
€ plusrapproché de nous, autant par les liens du sang
« que par les contrées qu'il occupe, et quoique les
«richesses y abondent, ne peut nous offrir ni sujet
« d'espérance ni motif de consolation. A peine se suf-
F
32 GUILLAUME DE TYR.
« fisent-1ls à eux-mêmes : toute leur force s’estéteinte,
« ainsi que vous pouvez l'avoir entendu dire, mon
« frère, à tel point que dans l’espace de peu d'années,
«ils ont perdu plus de la moitié de leur Empire. »
Pierre lui répondit : « Apprenez, saint père, que si
« l'Église romaine et les princes d'Occident étaient
«instruits par un homme actif et digne de foi de
«toutes vos calamités, il est hors de doute qu'ils
« tenteraient d'y apporter remède autant par leurs
«paroles que par leurs œuvres. Écrivez donc au plu-
« tôt au seigneur pape et à l'Église romaine, aux rois
«et aux princes de l'Occident, et renforcez votre
« témoignage écrit de l'autorité de notre sceau. Moi,
« je ne me refuse point à m'imposer une tâche pour
«le salut de mon ame : avec l’aide du Seigneur, je
« suis tout prêt à les aller trouver tous, à les solli-
« citer, à leur représenter avec le plus grand zèle
« limmensité de vos maux, et à les prier chacun
« de hâter l’époque de votre soulagement. » Cette
réponse fut accueillie avec joie et parut satisfai-
sante au patriarche, aussi bien qu'aux fidèles qui
l'entendirent. On rendit mille actions de grâces à
l'homme de Dieu, et le patriarche lui remit l'écrit
qu'il avait demandé.
Certes, vous êtes grand, Seigneur notre Dieu, et
vos miséricordes sont infinies! Certes, bon Jésus,
ceux qui espérent en vous ne tomberont point dans la
confusion !D’où vient à ce pauvre pélerin, dénué de
toute ressource et transporté bien loin des frontières
de sa patrie, une confiance si grande qu'il ose essayer
une entreprise tellement au dessus de ses forces, et
espérer l’accomplissement de ses desirs? si ce n'est
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 33
qu'il avait porté toute sa pensée vers vous, son
protecteur, et qu'embrasé du feu de la charité, com-
patissant aux maux de ses frères, aimant son pro-
chain .comme lui-même, 1l lui suflisait d'accomplir la
loi? Les forces sont peu de chose, mais la charité
persuade. Ce que ses frères lui prescrivaient pouvait
paraître difficileet même impossible, mais l'amour
de Dieu et du prochain le lui rend léger, parce que
l'amour est fort comme la mort *. C’est la foi ani-
mée de la charité qui sert auprès de vous * et les mé-
rites que vous accueillez ne demeurent pas sans fruit.
Aussi vous ne permettez pas que votre serviteur reste
long-temps indécis; vous-même vous vous manifes-
tez à lui; vous le fortifiez par votre révélation, afin
qu'il ne vacille point, et lui inspirant votre esprit ca-
ché, vous faites qu'il se relève plus fort, afin qu'il
accomplisse l’œuvre de charité. Un jour, tandis que
ce serviteur de Dieu était animé d’une sollicitude
plus vive que d'ordinaire, songeant à son retour
dans son pays et à l’accomplissement de sa mission,
il voulut recourir avec une entière dévotion à la
source de toute miséricorde, et entra dans l’église de
la Sainte-Résurrection. La nuit étant survenue, fatigué
de ses oraisons et de ses longues veilles, et vaincu
par cette fatigue, il s'étendit sur le pavé, pour s’aban-
donner au sommeil qui l’accablait. Lorsque son as-
soupissement fut parvenu au plus haut degré (comme
il arrive toujours en une telle situation ), 1l lui sembla
que Notre-Seigneur Jésus-Christ était comme placé
devant lui et lui donnait la même mission, disant :
‘ Cantique des Cantiques, chap. 8, v. 6.
2 Epit. de S. Paul aux Galates, chap. 5, v. 6.
T: 3
34 GUILLAUME DE TYR.
« Lève-toi, Pierre, hâte-toi : exécute avec intrépi-
« dité ce qui t'a été prescrit : je serai avec toi, car il
«est temps de purger les lieux saints et de secourir
«mes serviteurs. » Pierre s'étant levé, fortifié par
cette vision du Seigneur, plus ardent désormais à
l’'obéissance et suivant les avertissemens divins, re-
nonce à tout délai et se dispose à repartir. Après avoir
fait ses prières d'usage, pris congé du seigneur pa-
triarche et recu sa bénédiction, il se rend au bord de
la mer et y trouve un navire de marchands qui se
disposaient à mettre à la voile pour la Pouille. I entre
dans le vaisseau et arrive à Pavie, à la suite d’une
heureuse navigation. De là il part pour Rome et trouve
dans les environs le seigneur pape Urbain; il lui pré-
sente les lettres du patriarche et des fidèles de Jéru-
salem, lui expose leurs misères , les abominations que
commettent dans les lieux saints des nations impures,
et s'acquitte de sa mission avec autant de fidélité que
de prudence.
Quelques années auparavant , le pape Grégoire, pré-
décesseur d’'Urbain, avait, après de longues contesta-
tions, vivement poursuivi Henri, roi des Teutons
et empereur des Romains, au sujet de l’anneau et de
la crosse des évêques défunts. Par suite d’une ancienne
habitude , invétérée surtout dans l'Empire, on en-
voyait à l'empereur l'anneau et la crosse pastorale,
après la mort des prélats de chaque église. Aussi-
tôt, et sans attendre l'élection du clergé, l'empe-
reur chargeait un homme quelconque, choisi par ses
familiers et ses chapelains, de remplir les fonctions de
pasteur dans l’Église vacante. Le pape jugeant qu'un tel
procédé 6tait contraire à toute honnêteté et foulait
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 39
aux pieds les droits de l'Église, envoya trois avertis-
semens consécutifs à l'empereur, pour linviter à
renoncer à cette détestable prétention. Après l'avoir
ainsi prévenu par de salutaires conseils, ne pouvant
le persuader, il lenchaîna du moins par les liens de
l'anathême. L'empereur, irrité de ce traitement, com-
mença à persécuter l'Église romaine : il suscita un
adversaire au pape dans la personne de Guibert,
archevêque de Ravenne, homme lettré et extrême-
ment riche. Celui-ci se confiant aux forces de l’em-
pereur et à l’immensité de ses richesses, déposséda
par la violence l'homme vénérable qui occupait le
siége apostolique, envahit le Saint-Siége même, et dé-
pourvu de toute droiture d'esprit, il en vint à ce point
de délire de se croire réellement élevé au rang qu'on
lui attribuait par un impiemensonge. Commele monde,
livré au mal, ainsi que je lai dit, suivait alors des voies
pleines de danger, et qui ne pouvaient porteraucun bon
fruit, ce schisme nouveau le poussa encore plus dans
|| ses mauvais penchans; il perdit entièrement tout res-
pect de Dieu et des hommes, ne recherchant que ce
| qui était nuisible et rejetant tous les moyens de salut.
| On arrêtait les évêques ; les prélats des églises, quels
qu'ils fussent, poursuivis comme s'ils eussent été cou-
pables d’homicide, étaient jetés dans des cachots et
voyaient tous leurs biens confisqués, dès qu'ils refu-
saient d'approuver l'empereur dans sa perversité. Et
ce n'était pas seulement des affronts passagers qu'ils
avaient à subir, on les chassait pour toujours de leurs
églises, onleursubstituait desintrus. Le pape Grégoire,
fuyant l'indignationde l'empereur, s'était retiré dans la
Pouille. I y avait été recu honnêtement et traité avec
di
36 GUILLAUME DE TYR.
bonté par Robert Guiscard , duc de ce pays, aux bons
offices duquel il devait déjà d’avoir échappé aux mains
de l’empereur. Puis s’étantrenduàSalerne ,il y atteignit
le terme de sa vie et y fut enseveli. Après Victor, qui
n'occupa le siége que deux mois, il eut pour succes-
seur Urbain, qui, pour échapper à la fureurde Henri,
successeur de l’autre Henri, et persévérant dans les
mêmes voies, vécut aussicaché dans des lieux forts, au
milieu de ses fidèles, sans trouver nulle part un asile
parfaitement sûr. Ce fut au sein même de ces adver-
sités qu'il recut et traita avec bonté Pierre l'ermite,
lorsque celui-ci vint s'acquitter de sa mission : il lui
promit au nom du Verbe, dont il était l'appui, de se
montrer, au temps nécessaire ,coopérateur fidèle de
son dessein. Pierre, embrasé du zèle divin, parcourt
toute l'Italie, franchit les Alpes, visite successivement
tous les princes de l'Occident, se transporte en tous
lieux , presse, gourmande, insiste avecfermeté et par-
vient, avec le secours de la grâce, à persuader à quel-
ques-uns qu'il importe de se hâter pour subvenir aux
pressans besoins de ceux de leurs frères qui succom-
bent à l'oppression, et de ne pas souffrir que les lieux
saints, quele Seigneur daigna illustrer de sa présence,
demeurent plus long-temps exposés aux profanations
et aux impuretés des infideles. Il juge même qu'il ne
suflit pas de porter ses avertissemens chez les princes,
et qu'il convient de faire entendre les mêmes exhor-
tations aux peuples et à tous les hommes de condition
inférieure. Pieux solliciteur , il parcourt tous les pays,
visite tous les royaumes, s'acquitte de sa mission au-
près des pauvres et des hommes les plus obscurs, et
évangélise de toutes parts. Le Seigneur, reconnaissant
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 37

le mérite d’une foi si ardente, lui avait conféré tant


de grâce qu'il était rare qu'il échouât complétement
dans aucune de ses tentatives auprès des peuples. Il
fut donc extrêmement utile au pape, qui avait résolu
de le suivre sans délai par dela les monts. Rem-
plissant les fonctions de précurseur, il prépara les
esprits de ses auditeurs à l’obéissance , afin que celui
qui entreprendrait de les persuader parvint plus faci-
lement à son but, et déterminât plus promptement
toutes les volontés.
[ 1095. |L'an mil quatre-vingt-quinzième de l'incarna-
tionde Notre-Seigneur, à la quatrième indiction,sous le
règne'de Henri 1v, roi des Teutons et empereur des Ro-
mains (c'était la quarante-troisième année deson règne,
et la deuxième de son élévation à l'empire); l'illustre
roi des Francs, Philippe, fils de Henri, régnant dans
le même temps en France; le seigneur pape Urbain,
voyant que la méchanceté des hommes avait dépassé
toute borne, que tout ordre était renversé, et que
toutes choses ne tendaient plus qu’au mal, après avoir
tenu à Plaisance un concile qu'il avait convoqué pour
toute l'Italie (et qui, certes, était bien nécessaire pour
réprimer les excès de tout genre), quitta l'Italie pour
fuir le courroux de l'empereur, traversa les Alpes
et entra dans le royaume des Francs. Il y reconnut,
selon qu'il l'avait déjà entendu dire, que toutes les
lois divines étaient foulées aux pieds, la doctrine de
l'Évangile méconnue et méprisée, la foi, la charité
et toutes les vertus éteintes dans les cœurs ; qu'en
même temps, l'empire de la puissance ennemie et du
prince des ténèbres s’étendait de toutes parts. Cher-
chant avec anxiété, ainsi qu'il y était obligé par son
39 GUILLAUME DE TYR.
office, les moyens de s'opposer à tant de vices mons-
trueux, à cette énorme quantité de péchés qui pullu-
laient en tous sens, et envahissaient le monde entier,
ilrésolut de convoquer un concile général qui dut se
rassembler d’abord à Vézelay, ensuite au Puy. Mais par
une nouvelle décision , le collége sacré des évêques
etdesabbés, venusde toutes les divisionsdes provinces
Transalpines, se réunit, par la grâce de Dieu, à Cler-
‘mont, ville d'Auvergne, dans le mois de novembre.
Quelques-uns des princes qui régnaient dans ces di-
verses contrées y assistèrent aussi. Après avoir, de
l'avis des prélats et des hommes craignant Dieu, ar-
rêté les décisions qui paraissaient les plus propres à
relever l'Église chancelante, et promulgué les canons
qui furent jugés les plus utiles pour l'édification des
mœurs, pour la réforme des énormes délits, et sur-
tout pour le rétablissement de la paix, qui semblait
disparue de ce monde, comme le disait Pierre l’er-
mite, toujours zélé pour laccomplissement de son
œuvre, le seigneur Urbain adressa une exhortation au
_ concile assemblé, et parla en ces termes :
« Vous savez, mes frères bien-aimés , et 1l con-
« vient que votre charité n'oublie jamais, que leRé-
« dempteur du genre humain se revêtissant de chair
« pour le salut de tous, et devenu homme parmi les
«hommes, a illustré par sa présence la terre de pro-
« mission, qu'il avait jadis promise aux patriarches;
«il la rendue surtout célèbre par les œuvres qu'il y
=«accomplit, et par la fréquente manifestation de ses
« miracles. L'ancien, comme le nouveau Testament,
« nous l’enseignent à chaque page, à chaque syllabe.
« Il est certain qu'il a accordé à cette portion infini-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 39
ment petite du globe un privilége tout particulier
de prédilection, puisqu'il daigne l'appeler son hé-
ritage, tandis que toute la terre et tout ce qu’elle
contient Jui appartiennent. Aïnsi a-t-il dit par la
bouche d'Isaïe : Zsraël est ma maison et mon hé-
ritage*, et encore: la maison d'Israël est la vigne
du Seigneur des armées”. Et quoique, dès le prin-
cipe, il eüt spécialement consacré toute cette con-
trée, cependant il adopta plus particulièrement
encore la ville sante, comme lui appartenant en
propre, témoin le prophète qui dit : Le Seigneur
aime les portes de Sion plus que toutes les tentes
de Jacob*. C'est d'elle qu’on dit des choses glo-
rieuses, savoir , qu'enseignant, souffrant ,ressusc1-
tant dans cette ville, le Sauveur y opéra le salut au
milieu de toute la terre. Elle était élue à travers les
siècles pour devenir le témoin, le théâtre habituel
de tant de miracles. Élue sans doute, car celui qui
élit l’a attesté lui-même, en disant : C’est de la
ville de Jérusalem que j'ai élue ,que vous vien-
dra le Sauveur. Quoiqu’en expiation des péchés
de ses habitans, Dieu ait permis par un juste juge-
ment qu'ils aient été souvent livrés aux mains des
impies, et que la ville ait subi pour un temps le
joug d’une dure captivité, il ne faut pas croire ce-
pendant qu'il l'ait rejetée loin de lui, comme pour
la répudier; car il est écrit : Le Seigneur châtie
celui qu’il aime . Celui-là au contraire amasse des

‘Isaïe, chap. 19, v. 25.


? Ibid. chap. 5, v. 7.
3 Psaum. 86, v. 1.
# Epit. de S. Paul aux Hébreux, chap. 12, v.6
40 GUILLAUME DE TYR.
« trésors de colère, à qui il a dit : Je ferai cesser
« mon indignation à votre égard; mon zèle et
ma jalousie se retirera de vous. I l'aime donc tou-
jours ; la ferveur de son amour ne s’est point éteinte
envers celle à qui il a dit : Vous serez une cou-
ronne de gloire dans la main du Seigneur, et un
diadéme royal dans la main de votre Dieu. On
ne vous appellera plus la répudiée, et votre terre
ne sera plus appelée la terre déserte ; mais vous
serez appelée ma bien-aimée, et votre terre la
terre habitée, parce que le Seigneur a mis son
affection en vous *. Ce berceau de notre salut, cette
patrie du Seigneur, cette mère de la religion, un
peuple sans Dieu, le fils de l'Egypte esclave, l’oc-
cupe par la violence. Les fils de la ville libre sont
en captivité, ils subissent la plus dure condition,
de la part de celui qui était tenu à juste titre de les
servir. Mais qu'est-ce qui est écrit? Chassez cette
servante avec son fils. La race impie des Sarra-
sins, sectateurs de traditions mondaines, accable
d'une cruelle tyrannie, et depuis de longues an-
nées, les lieux saints, où ont posé les pieds du
Seigneur. Elle a subjugué les fidèles et les a con-
damnés à l'esclavage. Les chiens sont entrés dans
les lieux sacrés, le sanctuaire a été profané, le
peuple adorateur de Dieu a été humilié; la race des
élus subit d’indignes persécutions, le collége royal
des prêtres sert dans la fange; la cité de Dieu, la
reine des nations a été soumise à un tribut. Quelle

1 Ézéchiel, chap. 16, v. 42.


2 [saïe, chap. 62, v. 3, 4.
3 (enèse, chap. 21, v. 10.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. A:

ame ne serait émue , quel cœur ne se sentirait


amoll, en pensant à toutes ces choses ? Qui pour-
rait, mes frères chéris, demeurer les yeux secs en
apprenant tout cela? Le temple de Dieu, d’où le
Seigneur, rempli de zèle, chassa les vendeurs et les
acheteurs, pour que la maison de son père ne de-
vint pas une caverne de larrons, ce temple est de-
venu la demeure des démons. Un fait semblable
excita jadis un zèle louable chez Mattatthias -le-
Grand, prêtre , père des saints Macchabées : Le
temple de la ville sainte, disait-l, est traité comme
un homme infäme ; les vases consacrés à sa
gloire ont été enlevés comme des captifs’. La ville
du roi des rois, qui transmit aux autres les pré-
ceptes d’une foi pure, a été contrainte malgré elle
de servir aux superstitions des Gentils. L'église de la
Sainte-Résurrection , lieu de repos du Seigneur en-
dormi , recoit leurs lois , et est souillée des ordures
de ceux qui ne participeront point à la résurrection,
qui sont destinés à entretenir un incendie sans fin,
à servir de paille au feu éternel. Les lieux véné-
rables consacrés aux mystères divins, qui prêtèrent
l'hospitalité au Seigneur revêtu de chair, qui virent
ses miracles, qui éprouvèrent ses bienfaits dont
chaque fidèle reconnaît la preuve dans la sincérité
de sa foi, sont devenus les crèches des bestiaux, les
étables des chevaux. Le peuple digne de louanges,
que le Seigneur des armées a béni, gémit et suc-
combe sous le poids des outrages et des exactions
les plus honteuses. Ses fils sont enlevés, gage pré-
cieux de l'Église leur mère; on les excite à se sou-
* Macchabées, 1. 1, chap.2, v. 8, 9.
42 GUILLAUME DE TYR.
mettre aux impuretés des autres peuples, à renier
le nom du Dieu vivant, ou à le blasphêmer d’une
bouche sacrilége ;ou bien, s'ils détestent l'empire
de l’impiété, ils périssent sous le fer comme des
brebis, dignes d’être associés aux saints martyrs. Il
n’est pour ces hommes aucune différence, ni de
lieux, ni de personnes : les prêtres et les lévites
sont assassinés dans le sanctuaire, les vierges sont
contraintes à se prostituer, ou périssent au milieu
des tourmens, l’âge même ne met pas les matrones
à l'abri de semblables injures. Malheur à nous qui
sommes parvenus à l'excès de misère de ces temps
pleins de périls, que le roi fidèle David, élu par
le Seigneur, déplorait dans sa prévoyance prophé-
üque, en disant : O Dieu, les nations sont entrées
dans votre héritage, elles ont souillé votre saint
temple”, et ailleurs: /{s ont, Seigneur, humilié et
affligé votre peuple, ils ont accablé votre héri-
tage *. Jusqu'à quand, Seigneur, vous mettrez-
vous en colère, Comme si votre colère devait étre
éternelle ? ? Où sont, Seigneur, vos anciennes
miséricordes # ? Ce qui a été dit, n'est-il pas
vrai? Dieu oubliera-til sa bonté compatissante ?
Et sa colère arrétera-t-elle le cours de ses miséri-
cordes *. Souvenez-vous de ce qui nous est ar-
rivé, considérez et regardez l’opprobre où nous
sommes ®? Malheur à moi ! suis-je donc né pour
‘ Psaum. 78, v. 1
? Psaum. 03, v. 5.
3 Psaum. 58, v. fe
4 Psaum. 88 , v. ESS
48.
5 Psaum. 56, v. 0.
$ Lament. de Jérémie, chap. 5, v.1
HISTOIRE DES CROISADES ; LIV. I. 43
voir l'afiliction de mon peuple, et le renversement
de la ville sainte, et pour demeurer en paix, lors-
qu’elle est livrée entre les mains de ses ennenus"!
Vous donc, mes frères bien-aimés , armez-vous du
zèle de Dieu ;que chacun de vous ceigne ses reins
d’une puissante épée. Armez-vous, et soyez fils du
Tout-Puissant. Il vaut mieux mourir dans la guerre,
que voir les malheurs de notre race et des lieux
saints. Si quelqu'un a le zèle de la loi de Dieu, qu'il
se joigne à nous ; allons secourir nos frères. Rom-
pons leur lien, et rejetons loin de nous leur joug”.
Marchez, et le Seigneur sera avec vous. Tournez
contre les ennemis de la foi et du nom de Christ,
ces armes que vous avez injustement ensanglantées
du meurtre de vos frères. Ceux qui commettent le
larcin , l'incendie, le rapt, l'homicide , et d’autres
crimes, ne posséderont point le royaume du ciel;
rachetez-vous par de bons services qui seront
agréables à Dieu , afin que ces œuvres de piété,
jointes à l’intercession de tous les saints, vous ob-
tiennent promptement l’indulgence pour tous les
péchés par lesquels vous avez provoqué la colère
divine. C’est au nom du Seigneur, et pour la rémis-
sion des péchés, que nous invitons et exhortons
tous nos frères à prendre compassion des dou-
leurs et des fatigues de leurs frères, cohéritiers du
royaume céleste ( car nous sommes tous et à l’envi
héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ* ), qui
== habitent à Jérusalem et dans les environs, et à

* Macchab. L.r, chap. 2, v. 7.


DPsaunr 2% 7
3 Epit de S. Paul aux Romains, chap. 8, v. 17.
44 GUILLAUME DE TYR.
« s’opposer, avec une haine bien méritée, à l'inso-
« lence des infidèles, qui s'efforcent de subjuguer les
royaumes , les principautés, les puissances. Rassem-
blez toutes vos forces pour résister à ceux qui ont
résolu de détruire le nom chrétien. Si vous ne
faites ainsi, 1l arrivera bientôt que l'Église de Dieu
aura à subir un joug qu'elle ne mérite point, la foi
décroîtra sensiblement, et la superstition des Gentils
prévaudra. Quelques-uns de ceux devant qui nous
parlons ont pu voir de leurs propres yeux l’ex-
trême affiction de leurs frères; cette lettre qui nous
a été apportée de leur part, par un homme véné-
rable, appelé Pierre, nous l’apprend encore mieux.
Quant à nous, nous confiant aux miséricordes du
Seigneur, et nous appuyant sur l'autorité des bien-
heureux apôtres, Pierre et Paul , nous remettons
aux chrétiens fidèles qui prendront les armes
contre ces ennemis, et s’acquitteront de la tâche de
ce pélérinage, les pénitences qui leur ont été 1m-
posées pour leurs péchés. Que ceux qui seront
morts dans ces lieux avec un véritable repentir ne
doutent point qu'ils obtiendront indulgence pour
leurs péchés, et qu'ils gagneront les fruits des ré-
compenses éternelles. Pendant ce temps, ceux qui,
dans l’ardeur de leur foi, auront entrepris cette ex-
pédition, nous les recevons sous la protection de
l'Église , des bienheureux Pierre et Paul, comme
des enfans de la vraie obéissance, et nous les dé-
clarons spécialement à l'abri de toute vexation, soit
dans leurs biens, soit dans leurs personnes. Si ce-
pendant quelqu'un avait la téméraire audace de les
_= molester, qu'il soit frappé d’excommunication par
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. 1. 45
« l'évêque de son diocèse, que cette sentence soit
« observée de tous, jusqu'à ce que ce qui aura été
« enlevé soit restitué, et qu'il ait été satisfait aux dom-
« mages par une indemnité convenable. Qu'en même
«temps, les évêques et les prêtres, qui ne résiste-
« raient pas avec force à de telles entreprises, soient
« punis de la suspension de leurs fonctions, jusqu’à
« ce qu'ils obtiennent la miséricorde du siége apos-
« tolique. »
Il dit, et ordonne à tous les prélats des églises qui
étaient présens de retourner dans leurs diocèses et
d'appliquer toute leur sollicitude au soin d’exciter
leurs peuples par les plus vives instances à suivre les
mêmes voies. Le synode dissous, tous prennent congé
les uns des autres et retournent chez eux; ils partent
résolus , sur toute chose, à faire observer par tous les
fidèles cette paix que tous les statuts du synode vien-
nent de prescrire, et qu'on appelait dans le langage
ordinaire treuga ,la trêve de Dieu, afin que ceux qui
voudront partir n'éprouvent aucun empêchement.
Ainsi le Seigneur accorda l'efficacité de la parole à
son fidèle serviteur, en récompense du mérite de sa
foi, car il allait évangélisant partout avec beaucoup
de force ; etses discours, empreints d’une puissance su-
blime , paraïssaient , à ceux qui les entendaient, dignes
de toute confiance. On jugeait qu'une telle chose ne
pouvait venir que du Seigneur, et, quelque difficile
et périlleuse que püût être cette entreprise, les grands
et les petits s’y portaient avec une égale ardeur. Non
seulement ceux qui écoutaient Pierre, animés d’un
zèle nouveau , préparaient leurs armes pour accomplir
les desseins qu'il leur inspirait, mais encore l'effet de
46 GUILLAUME DE TYR.
ses discours se propageait au loin et les absens éprou-
vaient aussi un ardent desir de satisfaire aux mêmes
vœux. De leur côté les évêques se montraient, con-
formément au mandat qu'ils avaient recu, fidèles
coopérateurs des mêmes œuvres; ils invitaient les
peuples à suivre les voies qui leur étaient ouvertes,
et parcouraient leurs diocèses, semant partout la pa-
role de vie; nulle part elle ne tombait sans produire
de bons fruits, en sorte qu’on pouvait dire avec vérité
que cette parole de Dieu s’accomplissait : « Je ne suis
«pas venu apporter la paix, mais l'épée *. » Le mari
en effet se séparait de sa femme, la femme de son
mari; les pères quittaient leurs fils, les fils leurs pa-
rens; aucun lien d'amour n'était assez fort pour oppo-
ser un obstacle à ce zèle fervent; du fond même des
cloîtres, cachots où ils s'étaient enfermés volontaire-
ment pour l’amour du Seigneur, des moines sortaient
en foule. Cependant le zèle de Dieu n’était pas pour
tous l’unique motif d’une telle résolution , et la pru-
dence, mère de toutes les vertus, n’était pas toujours
consultée dans l’accomplissement de ces vœux. Quel-
ques uns se réunissaient à ceux qui devaient partir
pour ne pas quitter leurs amis ;d’autres pour éviter de
paraître Tâches ou paresseux; d’autres encore, uni-
quement par légèreté, ou bien aussi pour échapper à
leurs créanciers lorsqu'ils se sentaient trop pressés du
poids de leurs énormes dettes. Dans tous les royaumes
de l'Occident chacun semblait oublier son âge, son
sexe, sa condition, son état;nul ne se laissait détour-
ner de son entreprise par aucune représentation ; tous
indistinctement se donnaient la main, tous répétaient
* Evang. sel. S. Math. chap. 10, v. 34.
HISTOIRE DES CROISADES:; LIV. I. 45
à l'ananimité, et de cœur et de bouche, le vœu du pé-
lermage : on voyait s'accomplir à la lettre ce qui est
écrit dans Tobie : Jérusalem , cité de Dieu, les na-
tions viendront à toi des climats les plus reculés,
et, apportant des présens , elles adoreront en toi
le Seigneur, et considéreront ta terre comme une
terre vraiment sainte , car elles invogueront le
grand nom au milieu de toi’. Beaucoup d’entre ceux
qui avaient assisté au concile entreprirent avec joie de
répandre la parole qu'ils avaient recueillie ; le premier
d’entre eux fut le seigneur Adhémar, de bonne mé-
moire , évêque du Puy, homme d’une vie honorable,
qui, plus tard , ayant exercé les fonctions de légat du
siége apostolique, se montra, dans le cours de cette
expédition, chef prudent et fidèle du peuple de Dieu.
On remarquait encore le seigneur Guillaume , évêque
d'Orange, homme religieux et craignant Dieu. Les
princes des deux royaumes , qui ne s'étaient pas pré-
sentés au concile, animés de la même ferveur, se dis-
posaient aussi à se mettre en route et s'encourageaient
les uns les autres par de fréquens messages; ils assi-
gnaient entre eux des jours pour partir ensemble,
après avoir rassemblé toutes les provisions nécessaires
et convoqué tous leurs compagnons de voyage. Il
semblait que toutes choses fussent préparées par l’in-
tervention divine; aussi pouvons-nous dire que le
projet et la parole qui l'avaient fait naître étaient vé-
ritablement venus de Dieu. Les peuples accouraient
en foule, dès qu'ils apprenaient que leur prince s'était
consacré au même vœu, pour s'associer à sa marche ;
ils invoquaient son nom sur toute la route et lui ju-
INLObie, Chap rs, V1.
48 GUILLAUME DE TYR.
raient foi et obéissance. Et comme on répétait publi-
quement cette parole : «Que la gale reste en arrière,
«11 me serait honteux d'y être laissé, » tous s’empres-
saient à l’envi de se pourvoir de ce qui était nécessaire ,
desirant se dépasser les uns les autres. OEuvre vérita-
blement venue de Dieu , car c'était le feu purifiant,
devenu nécessaire pour expier les péchés trop nom-
breux déjà commis, l'occupation vraiment utile pour
détourner les maux de l'avenir, alors qu'il n'y avait
plus parmi les mortels ni respect de Dieu, ni crainte
des hommes.
On était convenu de toutes parts, et les ordres du
seigneur pape avaient également prescrit, que tous
ceux qui se lieraient par le vœu d'entreprendre ce
voyage porteraient sur leurs vêtemens, au dessous de
l'épaule, le signe de salut , la croix vivifiante, en mé-
moire et en imitation de celui qui souffrit la Passion
dans les lieux qu'ils allaient visiter, et qui, marchant
au lieu de notre rédemption, avait porté sur ses
épaules la marque de sa principauté". Cest de lui
aussi qu'on peut à juste titre entendre les paroles
d'Isaïe : Le Seigneur élèvera son étendard parmi
les nations, il réunira les fugitifs d'Israël*. Par là
aussi se trouvait littéralement accompli ce précepte
du Seigneur : Si quelqu'un veut venir après moi,
qu'il renonce à soi-même, et qu'il se charge de sa
croix et me suive *.
Parmi ceux qui, dans l’un et l’autre royaume , s'é-
aient munis du signe de la croix en gage de leur pro-
‘Isaïe, chap. 9, v. 6.
2 Isaie, chap. 11, v. 12.
# Evang. sel. S. Math. chap. 16, v. 24.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 49

chain pelérinage, on remarquait lillustre seigneur


Hugues-le-Grand , frère du seigneur Philippe, roi des
Francs ; le seigneur Robert, comte de Flandre; un
autre Robert, comte de Normandie, fils du seigneur
Guillaume, roi des Anglais; le seigneur Étienne,
comte de Chartres et de Blois, père du seigneur comte
Théobald ; le seigneur Adhémar, évêque du Puy; le
seigneur Guillaume , évêque d'Orange; le seigneur
Raimond , comte de Toulouse et de Saint-Gilles , suivi
d'un grand nombre d'hommes très-nobles et très-
illustres; le seigneur Godefroi, duc de Lorraine,
homme vaillant et très-considérable, et ses frères, le
seigneur Baudouin et le seigneur Eustache; un autre
Baudouin, surnommé du Bourg, parent des précé-
dens, et fils du seigneur Hugues, comte de Réthel;
le seigneur Garnier, comtede Gray ;Baudouin, comte
de Hainaut ; Isoard, comte de Die; Raimbault, comte
d'Orange ; Guillaume, comte du Forez; Étienne,
comte d’Albemarle ; Rotrou, comte du Perche; Hu-
gues, comte de Saint-Paul. Parmi les hommes nobles
et illustres, qui cependant n'étaient pas comtes et
qui se présentèrent volontairement pour prendre part
à cette expédition agréable à Dieu, les plus considé-
rables étaient Henri de Hache, Raoul de Beaugency,
Évrard de Puisaie, Centon de Béarn, Guillaume
Amanjeu, Gaston de Béarn, Guillaume de Montpellier,
Gérard de Roussillon, Gérard de Chérisi, Roger
de Barnaville, Gui de Ponesse, Gui de Garlande,
porte-mets du roi des Francs, Thomas de Feï, Ga-
len de Calmon, et enfin Pierre lermite, suivi d’une
multitude innombrable qu'il avait rassemblée, non
sans de grandes fatigues, dans le royaume des Francs
L, Â
50 GUILLAUME DE TYR.
et dans l'Empire. Dans les environs des Alpes on re-
marquait le seigneur Boémond, prince de Tarente,
fils du seigneur Robert Guiscard, duc de Pouille, le
seigneur Tancrède, neveu du précédent par sa mère,
et beaucoup d’autres encore dont nous n'avons pu
conserver ni le nombre, mi les noms. Tous, attendant
le temps favorable avec les troupes nombreuses qu'ils
avaient sous leurs ordres, se disposaient à marcher
comme une milice chrétienne, et se dévouaient avec
ardeur aux fatigues de ce long pélerinage pour l'amour
du nom du Christ.
L'hiver et ses frimas étant passés, dès qu'on recon-
nut les premiers signes du retour du printemps et
d’une température plus douce, tous préparent leurs
chevaux, leurs armes, leurs bagages, et s'adressent
réciproquement des messages pour s’inviter au départ.
On convient avec soin à l'avance du moment où il
faudra que chacun parte, des points de réunion, et
des routes par lesquelles il sera plus sûr et plus com-
mode en même temps de s’avancer. Îl eût été impos-
sible en effet que ces milliers de voyageurs trouvassent
en tout pays tout ce qui leur était nécessaire ; on ar-
rangea donc avec soin que les princes les plus consi-
dérables conduiraient, chacun séparément, les légions
qu'ils avaient à leur suite et prendraient des chemins
divers. Aussi leurs armées ne se réunirent que lors-
qu'elles furent dans les environs de Nicée. On verra
plus tard que le général passa avec ses troupes par la
Hongrie ; que le comte de Toulouse et l'évêque du
Puy suivirent la route de la Dalmatie, les autres prin-
ces celle de la Pouille, et que tous arrivèrent à Cons-
tantinople par des chemins et en des temps divers.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 5r

On préparait cependant tout ce qu’on jugeait devoir


suffire pour une si longue route; tous cherchaient ,
autant que possible, à proportionner leurs approvi-
sionnemens à la longueur du trajet , ignorant que les
voies de Dieu ne sont pas dans la main des hommes,
car l'infirmité mortelle ne sait pas même ce que lui
prépare le lendemaim. Dans ce nombre infini des pro-
vinces de l'Occident on ne voyait pas une seule mai-
son en repos. Partout, et quelles que fussentlesaffaires
domestiques de chacun, selon sa condition, ici le
père de famille, là le fils, ailleurs même tous les ha-
bitans de la maison, se disposaient à entreprendre le
voyage. De tous côtés on s’envoyait fréquemment des
lettres par lesquelles ceux qui devaient partir en-
semble s’'invitaient mutuellement à se hâter, s’exhor-
taient à ne mettre aucun retard, ou se reprochaient
vivement le moindre délai. Ceux qui étaient désignés
comme chefs de bandes convoquaient tous les autres;
ils s’arrachaient des bras de leurs amis au milieu des
sanglots et des soupirs, et se disant les uns aux autres
un éternel adieu , ils se séparaient enfin après de
tendres embrassemens. La mère quittait son fils, la
fille son père, la sœur son frère , la femme son mari,
celle-ci portant son enfant dans ses bras ou suspendu
à son sem; toutes les femmes les accompagnaient,
versant des larmes, poussant des cris de douleur et
leur disant adieu ; lorsqu'elles ne pouvaient suivre
plus long-temps leur marche , leurs regards demeu-
raient encore fixés sur eux.
[1096.] L'an 1096 de l’incarnation de N.-$., et le
8 du mois de mars, Gautier, surnommé Sans-Avoir,
homme noble et plein de force sous les armes , s'étant
#0
52 GUILLAUME DE TYR.
mis le premier en marche, suivi d’une immense mul-
titude de compagnies d'infanterie (il n'avait avec lui
que très-peu de cavaliers), traversa le royaume des
Teutons, et descendit en Hongrie. Le royaume de
Hongrie est environné de vastes marais qui s'étendent
de toutes parts, etde grands fleuves qui le rendent inac-
cessible, à moins qu'on n’obtienre l'entrée et la sortie
de ce pays par certains passages qui sont eux-mêmes
extrêmement resserrés. [ était alors gouverné par un
homme tres-chrétien, le roi Coloman, qui, instruit
de l’arrivée de Gautier, connaissant son dessein et
approuvant sa pieuse entreprise, le recut avec bonté,
lui permit de conduire ses troupes à travers tout
le royaume , et ne lui refusa point la faveur de traiter
publiquement dans les marchés pour les besoins qu'il
pourrait avoir. Gautier traversa donc le royaume en
toute tranquillité, etil arriva sans accident, avec toute
sa suite, jusqu'au fleuve Maroé *, qui, comme on sait,
sert de limite à ce royaume du côté de l'Orient. Ayant
passé le fleuve, 1lse trouva avec ses légions sur les con-
fins du peuple Bulgare, vers la ville qui est appelée
Belgrade. Lorsqu'il traversa le fleuve, au lieu nommé
Malaville ?, il ignorait que quelques-uns des gens de
sa suite étaient demeurés en arrière pour acheter des
vivres et d’autres provisions de voyage. Les Hongrois,
les ayant arrêtés, les dépouillèrent complétement ,
leur enlevèrent tout ce qu’ils avaient, les accablèrent
de coups, et les renvoyèrent ensuite à leurs frères.
Toute l’armée, remplie d’un zèle charitable, prit
compassion de leurs maux, et chacun témoigna une
! La Morawa.
2 Semlin.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 53
grande aflliction des souffrances de ses compagnons.
Cependant, croyant qu'il serait trop pénible et même
à peu près impossible de repasser le fleuve, et qu'il
y aurait des inconvéniens graves à retarder à cette oc-
casion la marchede l'armée, tous jugèrent qu'il serait
plus convenable de dissimuler le ressentiment de
cette injure, que d'aspirer témérairement à une
vengeance qu'ils ne pourraient obtenir; ils espérè-
rent en celui pour lequel ils avaient résolu de com-
battre ,que cette offense gratuite envers les servi-
teurs du Christ ne demeurerait pas impunie , et
queux-mêmes en recevraient la récompense de
celui qui a dit: // ne se perdra pas un cheveu
de votre tête; c’est par votre patience que vous
posséderez vos ames *. Ils poursuivirent donc leur
route, et arrivèrent à Belgrade, comme je lai dit.
Gautier, ayant fait demander au duc des Bulgares qui
commandait dans ce lieu la permission de faire des
achats, et n'ayant pu l'obtenir, établit son camp de-
vant la ville, et ne pouvant contenir son armée qui
souffrait beaucoup du manque de vivres, il se trouva
bientôt exposé aux plus graves dangers. Voyant que
les Bulgares ne voulaient consentir à vendre aucune
denrée, quelque prix qu'on leur en offrit, l’armée
sortit de son camp pour chercher à se procurer des
alimens par un moyen quelconque, et échapper à la
détresse qui l’accablait. Les soldats rencontrèrent les
troupeaux des Bulgares, s'emparèrent de vive force
du gros et du menu bétail, et le ramenèrent au camp.
Aussitôt les Bulgares prennent les armes, et se mettent
à la poursuite de ceux qui leur enlevaient leurs bes-
* Evang. sel. S. Luc, chap. ar, v. 18, 19.
54 GUILLAUME DE TYR.
tiaux, dans l'espoir de les reprendre. Se trouvant
bientôt en nombre supérieur, et ayant atteint une
troupe de cent quarante Croisés qui s'étaient séparés
imprudemment du reste de leurs compagnons, et
qui se réfugièrent dans un oratoire pour se sous-
traire à la fureur de leurs ennemis, ceux-ci mettent
le feu à ce bâtment , brülent tous ceux qui s’y étaient
renfermés, et mettent les autres en fuite. Gautier,
sachant bien qu'il traînait à sa suite des gens grossiers
et dépourvus d’'entendement, laissa en arrière ceux
qui voulaient se conduire selon leurs caprices, et se
montraient incorrigibles , poursuivit sa marche avec
le reste de ses bataillons, traversa les vastes forêts de
la Bulgarie , s'avançant avec beaucoup de prudence et
de circonspection , et atteignit la belle ville de Stra-
licie, métropole de la Dacie méditerranée. Là , ayant
porté plainte au gouverneur de la ville des outrages
et des violences que le peuple de Dieu avait subis
injustement de la part des Bulgares, 1l obtint une sa-
tisfaction complète. Le même chef, homme honnête
et craignant Dieu, le recut et le traita avec beau-
coup d'humanité, lui permit de conclure des marchés
selonles lois ordinaires, l’autorisa, ainsique son peuple,
à acheter tout ce qui serait nécessaire, à de bonnes
mesures et à des prix raisonnables ; et, pour mettre
le comble à tant de bons procédés, 1l lui donna des
guides qui furent chargés d'accompagner l'armée
jusqu'à la ville royale. Gautier, y étant arrivé, et
ayant été présenté à l’empereur, obtint de sa muni-
ficence la permission d'établir son armée dans des
Beux voisins de la ville, jusqu’à l’arrivée de Pierre ,
sur les ordres duquel il déclara s'être mis en route;
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 55
et l'empereur, sur sa demande, lui accorda, pour lui
et pour son armée , la permission de vendre et d’a-
cheter.
Cependant Pierre, peu de temps après, ayant tra-
versé la Lorraine, la Franconie , la Bavière , et le pays
qui s'appelle Autriche, avec une armée considérable
composée d’une multitude de gens rassemblés par lui
chez tous les peuples, appartenant à des tribus et
parlant des langues diverses, et s’élevant peut-être à
quarante mille individus, arriva aussi sur les fron-
üères de la Hongrie. Il envoya une députation au
roi, et obtint sans difficulté la permission d'entrer
dans le royaume, à la condition que l’armée se con-
duirait bien, et traverserait le pays paisiblement,
sans y causer ni trouble ni scandale. Muni de cette
autorisation , et ayant accepté la loi qui lui était im-
posée , Pierre entra en Hongrie à la tête de toutes les
légions qui le suivaient. Elles marchèrent en bon
ordre et fort tranquillement, trouvant une grande
abondance de vivres , et achetant chez les indigènes
tout ce qui leur était nécessaire à des prix modérés
et sous de bonnes conditions; elles arrivèrent ainsi à
Malaville *, dont j'ai déjà parlé. Là, les troupes eurent
connaissance des outrages et des actes d'impiété que
les habitans du pays avaient commis contre ceux qui
les avaient précédés sous la conduite de Gautier. On
voyait encore leurs dépouilles et leurs armes suspen-
dues aux murailles de la ville, en guise de trophées.
Enflammés d’une juste colère, les soldats courent aux
armes, et s’exhortent les uns les autres au combat :
ils attaquent la ville de vive force, massacrent presque
1 Semiin.
56 GUILLAUME DE TYR.
tous les habitans, ou les précipitent dans le fleave
voisin. On dit qu'en ee jour il périt plus de quatre
mille Hongrois, en expiation de leurs péchés, et une
centaine seulement de ceux qui suivaient l'expédition
de Pierre. Après s'être ainsi emparés de la ville, ils
y demeurèrent cinq jours de suite, à cause de la
grande quantité de vivres qu'ils y trouvèrent. Le duc
des Bulgares, nommé Nicétas, qui précédemment
avait interdit l'accès de tous les marchés à Gantier et
à ses légions, ayant appris que ceux qui les suivaient
avaient résolu de lui faire expier, comme aux habi-
tans de Malaville, les affronts qu'il avait fait subir à
leurs frères, et ne se confiant pas aux fortifications
de Belgrade qu'il occupait, sortit de cette ville et prit
la fuite. Tous les habitans labandonnèrent aussi,
chacun emmenant sa famille et ses bestiaux, et cher-
chant un refuge dans l'intérieur des terres et dans les
profondeurs des forêts. Pierre, tandis qu'il demeurait
encore dans la ville qu'il avait occupée, fut informé
que le roi de Hongrie, indigné du massacre de ses
sujets, rassemblait des troupes dans tout sonroyaume,
et se disposait à la vengeance. Aussitôt Pierre fit
réunir tous Les bâtimens qu'on put trouver sur les deux
rives du fleuve; les légions furent embarquées en
toute hâte, et partirent, traînant à leur suite beaucoup
de gros et de menu bétail et un immense butin, dé-
pouilles enlevées en abondance dans la ville qu’on
avait prise d'assaut. Tous ces trésors furent transpor-
tés sur la rive opposée du fleuve, et l'armée dressa
son camp sous les murs de Belgrade que l'on trouva
déserte. Là, on fit tout charger sur des chariots; on
emmena tous les bestiaux; et, au bout de huit jours
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 57
de marche, après avoir traversé de vastes forêts ex-
trêmement touffues, les légions arrivèrent devant
Nissa, ville fortifiée , garnie de tours et de murailles
épaisses, et remplie d’une population vaillante et
nombreuse. Elles traversèrent sur un pont de pierre
le fleuve qui coule auprès de la ville , et dressèrent de
nouveau leur camp. Mais déjà les provisions com-
mencaient à manquer, et l’armée était menacée de
disette. Pierre envoya une députation au gouverneur
pour lui faire demander amicalement d’accorder à un
peuple pélerin , consacré à une pieuse entreprise, la
permission d’acheter toutes choses , et principalement
les denrées nécessaires à la nourriture, sous de bonnes
conditions et à de justes prix. Le gouverneur fit ré-
pondre qu'il ne pouvait y consentir , si l’armée ne s'en-
gageait par avance, et en fournissant des otages, à ne
faire aucune insulte ni violence aux indigènes. Ces
conditions étant acceptées des deux parts, et les otages
ayant été livrés , les citoyens sortirent de la ville, et
apportèrent au camp toutes sortes de marchandises.
Tous ceux qui faisaient partie de Fexpédition trou-
vèrent donc une grande abondance de vivres; des
marchés de toute espèce attestèrent la bonne union
des deux peuples ;toute la nuit se passa dans la plus
parfaite tranquillité, au milieu de ces témoignages
réciproques de bienveillance. Le lendemain matin,
les otages furent rendus, et l'armée se disposa à
partir. Tandis qu'on faisait les derniers préparatifs,
la plus grande partie de l’armée , et même presque
toute l'armée étant déjà en marche, quelques brouil-
Jons dignes de la colère du ciel, se rappelant une
querelle fort légère qu'ils avaient eue la veille avec
58 . GUILLAUME DE TYK.
un Bulgare , à l’occasion d’un marché, et se trouvant
en arrière et à quelque distance du gros de l'armée,
s’'avisèrent de mettre le feu à sept moulins situés près
du pont et sur la rive du fleuve ’, et les bâtimens
furent bientôt réduits en cendres. Ces fils de Bé-
lial étaient Teutons, et au nombre d’environ cent
hommes. Non contens de cet acte de frénésie, ils
mirent en outre le feu à quelques autres bâtimens
qu'ils trouvèrent en dehorsdes murs de la ville ; puis,
après avoir consommé leur crime, et comme s'ils
n'avaient pas même la conscience de leur scélératesse,
ils se hâtèrent de rejoindre leurs innocens compa-
gnons. Le duc cependant qui, la nuit précédente ,
les avait tous bien recus et bien traités, voyant comme
on répondait mal à ses bons offices , et, par un juge-
ment trop précipité, imputant à tous ce qui n'était que
le crime de quelques-uns, considérant dès lors tous les
gens de l'expédition comme des voleurs et des incen-
diaires, convoque tous les citoyens, et les invite
à prendre les armes. Marchant lui-même à la tête
de la multitude, il encourage par ses paroles et
son exemple à poursuivre les légions, et à tirer
d'elles la vengeance due aux sacriléges. Tous sortent
de Ja ville, et courent sur les traces de l’armée;
bientôt ils atteignent l’arrière-garde, et l'attaquent
avec une horrible violence. D'abord ils rencontrent
les malfaiteurs qui n'avaient pas encore rejoint le
camp, et qui marchaient isolément , et leur font subir
dans leur indignation la juste peine de leur crime.
Bientôt, soit par hasard , soit avec intention , ils en-
veloppent le juste avec l’impie, et l’innocent succombe
* La Nissawa.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 59

sous leurs coups comme Îe coupable. Ils enlèvent


tous les chariots chargés de vivres et de toutes
sortes d'énstrumens de ménage; les vieillards, les
malades, les femmes, les enfans et les jeunes filles
qui ne peuvent suivre d’un pas égal la marche des
troupes’, sont arrêtés, chargés de fers , et emmenés
en captivité ; enfin, las de carnage, rassasiés de sang,
et chargés de riches dépouilles, les vainqueurs s’ar-
rêlent, et rentrent dans leur ville.
Pierre cependant, qui marchait en avant avec tous
les bataillons et les hommes les plus considérables de
l'expédition , ignorait complétement les malheurs qui
s'étaient passés derrière lui et poursuivait sa route. Un
homme, échappé du tumulte, presse un cheval vi-
goureux, arrive en toute hâte et lui rapporte le mas-
sacre de ses frères et la captivité de tous ceux qu'on
a emmenés. Aussitôt, etsur l’avisunanime des hommes
les plus sages, on reprend la route qu'on venait de
suivre toute la journée; les légions qui marchaïent en
avant sont rappelées ;tous apprennent avec douleur
et en versant des torrens de larmes la mort de leurs
frères, et se retrouvent le soir en face de la ville où
la veille ils avaient dressé leurs tentes. Pierre et Les
hommes raisonnables qui étaient avec lui ne s’étaient
arrêtés à cette résolution que dans des intentions
pures et faciles à comprendre. Ils voulaient rechercher
les premières causes de cette catastrophe, prévenir
toute occasion de nouveaux scandales et rétablir une
paix solide entre Les deux peuples, afin de reprendre
leur marche avec plus de sûreté, après avoir pourvu
au salut des consciences. Ils envoyèrent donc des
hommes prudens et honnêtes au gouverneur et aux
6o GUILLAUME DE TYR.
principaux habitans de la ville, les chargeant de pren-
dre toutes les informations nécessaires, et de recon-
naître quels motifs avaient pu amener une si brusque
attaque et l’effusion de tant de sang innocent. Après
avoir bien constaté les faits, les députés jugèrent qu’un
mouvement légitime d’indignation avait suffisamment
autorisé les citoyens à prendre les armes, qu'il ne
serait ni convenable ni opportun de demander ven-
seance des maux soufferts; et, tout bien considéré,
ils se bornèrent à demander avec les plus vives ins-
tances que la paix fût rétablie, et que l'on rendit com-
plétement le butin, les approvisionnemens, les pri-
sonniers, enfin tout ce qu'on avait enlevé.
Tandis qu'ils travaillaient à ce traité et qu'ils étaient à
peu près parvenus à en arrêter les bases d’un commun
accord, un nouveau tumulte s'élève dans Le camp, à la
suite de lardeur inconsidérée de quelques hommes té-
méraires qui cherchent à venger par la violence l’af-
front qu'ils ont recu. Pierre s’efforcant de les arrêter
dans leur folie, et surtout d’écarter toute occasion de
massacre, leur envoie aussitôt des hommes prudens
etquiexercaent unegrandeautorité dans l’armée, avec
mission d'employer tous leurs soins pour arrêter les sol-
dats dans leur violente aggression contre les citoyens.
Voyant qu'on ne pouvait leur faire entendre les con-
seils de la sagesse, Pierre expédie aussitôt des hérauts
qui ordonnent de sa part à toute l’armée, en lui rap-
pelant son serment d’obéissance , de s'abstenir de pré-
ter aucun secours à Ceux qui, par un acte de témé-
rilé insensée, ont osé violer la paix entre les deux
peuples. Toute l'armée se soumet à cette proclama-
Lion et s'arrête, attendant l'issue de la querelle et le
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 6:
résultat des négociations. Les députés qui étaient au-
près du gouverneur, voyant que le premier tumulte,
loin de s’'apaiser, s’accroissait à tout moment et ren-
dait impossible tout arrangement, rentrèrent au camp
sans avoir terminé leur affaire, et s’occupèrent aus-
sitôt avec Pierre, l’homme de Dieu, des moyens d’a-
paiser ces bandes de furieux ;mais tous leurs efforts
furent également infructueux : il y avait environ un
millier d'hommes qui persistaient dans leur achar-
nement. Îl sortit de Ja ville un nombre de citoyens à
peu près égal, et sous les murs même on se battit des
deux parts avec une grande fureur. Ceux qui étaient
demeurés dans la ville, voyant qu'il y avait au dehors
une sorte de schisme dans l’armée étrangère, espérè-
rent que le reste des troupes ne prendrait aucune part
au combat, puisque Pierre limprouvait hautement et
faisait tous ses efforts pour l'arrêter, ouvrirent leurs
portes , sortirent tous en même temps; et tombant à
la fois sur les nôtres, is en tuërent environ cinq cents
sur le pont même, et précipitèrent les autres dans le
fleuve, où ils se noyèrent presque tous, faute de
connaître les localités et les gués. L’armée cependant
ne put supporter plus long-temps le spectacle d’un tel
massacre ; tous les soldats coururent aux armes; on
se battit avec acharnement des deux parts, et l'on tua
beaucoup de monde : en sorte que cette seconde ca-
tastrophe fut encore plus déplorable que la première.
Cependant ce peuple indocile, incapable de sup-
porter le choc impétueux des Bulgares , ne tarda pas
à prendre la fuite, et ceux qui on le plus
vaillamment , succombant bientôt à cet exemple,
furent entraînés dans le tourbillon des fuyards. Toute
62 GUILLAUME DE TYR.
l'armée sesauva à la débandade, tous les rangs furent
rompus, nul ne songea plus à résister. Au milieu de
tout ce désordre, Pierre perdit à peu près tout lar-
gent qu'il avait amassé, produit des largesses des
princes fidèles, et qu'il destinait à secourir les pauvres
et les indigens dans le cours de leur voyage. On en-
leva le chariot qui portait tout ce qu'il possédait. Les
Bulgares, poursuivant leurs succès avec ardeur, tuërent
environ dix mille Croisés, enlevèrent tous les chariots
et toutes les provisions, et firent prisonniers une im-
mense quantité de femmes et d’enfans. Ceux qui
avaient échappé au massacre s’enfuirent dans l'épais-
seur des forêts, etsuivirent des sentiers détournés ;
enfin le troisième jour, avertis par le son des clairons
et des trompettes, ils se rassemblèrent autour de
Pierre qui, de son côté, en avait rallié aussi un grand
nombre , et tous se trouvèrent réunis sur une colline
assez élevée.
Au bout de quatre jourset après la réunion de tous
ceux qui s'étaient dispersés ou sortaient des lieux qui
leur avaient servi de refuge, l’armée se reforma au
nombre d'environ trente mille personnes. Elle avait
perdu par son imprudence à peu près deux mille chars
ouchariots, et quoique toutes les difficultés fussent par
là redoublées, elle n'aurait pu se résigner à lignomi-
nie de renoncer à ses premiers projets et l’on résolut
de poursuivre le voyage. Tandis qu’on faisait les der-
niers préparatifs de départ et que l'on commencait à
éprouver déjà tous les maux d’une nouvelle disette,
voici qu'il arrive au camp un messager de l'empereur,
qui porte des ordres souverains à Pierre et aux autres
capitaines de l’armée; il les rassemble et leur dit :
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 63
« Hommes nobles etillustres, la renommée a fait par-
« venir aux oreilles de l'empereur des rapports sinis-
«tres et des paroles mal sonnantes : on lui a ditque,
« dans le sein même de son Empire, vous aviez porté
« la violence parmi les habitans des contrées qui re-
« connaissent ses lois, et que vous aviez répandu par-
« tout le désordre et l'esprit de querelle. C’est pour-
« quoi au nom de son autorité, et si vous desirez en-
« core obtenir quelque grâce devant sa Majesté, nous
« vous enjoignons de ne plus vous arrêter au-delà
« de trois jours dans aucune des villes que vous
« rencontrerez , de continuer votre route en tenant
« une meilleure conduite, et de diriger au plustôt votre
« expédition vers Constantinople. Nous marcherons
« devant votre armée et lui ferons fournir à de
« justes prix tout ce qui sera nécessaire pour son en-
« tretien. » Ces paroles relèvent le courage des sol-
dats, près de succomber sous l'excès de la misère et
du dénüment : dès qu'ils apprennent les bons effets
de la clémence de l’empereur et les ordres suprêmes
qu'ila fait donner, ils reprennent l'espérance et cher-
chent, suivant l’occasion, à protester deleur innocence,
disant qu'ils ont supporté long-temps et patiemment
les insultes et les procédés injustes des Bulgares; ils
suivent leur nouveau chef, s’abstiennent avec soin de
tout désordre et arrivent d’une marche rapide à Cons-
tantinople.
Ils y trouvèrent Gautier qui attendait leur arrivée
à la tête de ses légions, et les deux armées, ainsi réu-
nies, dressèrent leur camp aux lieux qui leur furent
assignés. Pierre est aussitôt mandé par l’empereur; il
entre dans la ville, se présente devant sa Majesté et
64 GUILLAUME DE TYR.
expose en homme rempli de courage et d'éloquence
l'objet de son pélerinage et les motifs d’une si grande
entreprise : il dit que les plus grands princes des
contrées occidentales, dignes serviteurs de Dieu, ar-
riveront incessamment à sa suite. Tant de foxce d’es-
prit, tant d’éloquence delangage, subjuguent tous les
auditeurs; les princes du palais admirent le courage
et la prudence de cet homme, et l'empereur lui-même
en parle avec bienveillance. Il le comble de ses bon-
tés, lui fait donner les plus riches présens et lui pres-
crit de retourner à son camp. L'armée se repose pen-
dant quelques jours et se rétablit de ses fatigues, au
milieu d’une grande abondance de vivres; et lorsque
les vaisseaux que l’empereur a fait disposer sont prêts
à Ja recevoir, elle s’'embarque, traverse l'Hellespont,
et aborde en Bythinie, première province du diocèse
de l'Asie et limitrophe de la même mer : elle arrive
ensuite en un lieu, situé sur les bords de la mer,
nommé Civitot', et y établit son camp.
Cette ville se trouvait aussi placée sur les frontières
des ennemis. L'armée y passa environ deux mois de
suite, au milieu d’une grande abondance de toutes
choses, ayant presque tous les jours des vivres frais,
et se rétablissant de ses longues souffrances. Mais ce
peuple misérable et dénué d’entendement, corrompu
par l’opulence et l’oisiveté, poussé à Pinsolence par le
bien-être, commenca bientôt à se former en bandes,
en dépit des ordres de ses chefs, et ces bandes se
mirent à parcourir le pays à plus de dix milles à la
ronde, enlevant partout le gros et le menu bétail et
le ramenant au camp. On avait recu fréquemment des
! Aujourd’hui Ghio ou Gemlik sur le golfe de Mondan'a.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 65
lettres, par lesquelles l'empereur ordonnait qu’on
eût à attendre l’arrivée des princes qui devaient suivre
les premières expéditions; qu’on s’abstint avec soin
jusque-là de se répandre dans le pays et de provoquer
les ennemis par aucun acte d'hostilité; qu’enfin l’ar-
mée demeurât tranquillement dans les lieux qui lui
étaient assignés et eût à se conduire avec prudence.
Pierre cependant, plein de sollicitude pour le peuple
confié à ses soins, était retourné à Constantinople,
dans l'espoir d'obtenir des prix plus modérés et de
meilleures conditions pour toutes les denrées qui
étaient fournies aux soldats. Le peuple obstiné et mu-
un profita de son absence pour se livrer à de plus
violens excès. Les complices d’une même faction se sé-
parèrent du reste de l’armée et seréunirent au nombre
d’environsept mille hommes d'infanterie et trois cents
cavaliers; sourds aux prières et aux défenses de leurs
compagnons, ils se formèrent en bataillons réguliers
et partirent, dirigeant leur marche vers Nicée. Ils
ramassèrent une grande quantité de bestiaux de toute
espèce dans les environs de cette ville, et rentrèrent
ensuite dans le camp, sains et saufs. Les Teutons et
les hommes qui parlaient leur langue, voyant que les
Latins avaient complétement réussi dans leur expé-
dition, entrainés par l'amour du pillage, se réuni-
rent de la même manière et formèrent le projet de
tenter une semblable entreprise, afin de se faire un
nom et d'accroître les ressources de leurs ménages.
S'étant donc rassemblés au nombre d'environ trois
mille hommes d'infanterie et deux cents cavaliers,
tous de la même nation, ils prirent aussi la route de
Nicée. Il y avait dans cette contrée une ville située
Te 5
66 GUILLAUME DE TYR.
au pied d'une montagne, à quatre milles environ de
Nicée : ils arrivent auprès de cette ville, l’attaquent
de toutes parts avec une grande impétuosité et en
rassemblant toutes leurs forces; la plupart des habi-
tans opposent une résistance opiniâtre, mais inutile;
les Teutons s'en rendent maîtres de vive force et
massacrent presque toute la population; puis s'étant
emparés de tout ce qu'ils trouvent, séduits par la
beauté et ja richesse du pays , ils s’y établissent à de-
meure et dressent leur camp, résolus d'y demeurer
jusqu'a l’arrivée des princes.
Soliman”, prince et gouverneur de ce pays, ayant
appris depuis long-temps l'expédition des Chrétiens,
avait recruté dans toutes les parties de l'Orient une
quantité innombrable de vaillans guerriers, em-
ployant tour à tour la prière, l'argent et toutes sortes tes

d’autres moyens pour accroître la force de sesarmées.


Il était revenu ensuite dans le même pays, pour le
mettre à l'abri des attaques de ses ennemis et y porter
les secours nécessaires. Informé que les Teutons ve-
naient de s'emparer d’une ville et comptaient sy
maintenir, Soliman arrive en toute hâte, attaque et
force le camp des Teutons et fait passer au fil de
l'épée tous ceux qui l’occupaient. Cependant le bruit
de cette nouvelle se répand , et bientôt la renommée
apprend aux Chrétiens que les cohortes Teutonnes,
récemment sorties de leur camp, ont succombé pres-
que entièrement sous les coups de l'ennemi. Tout le
monde est consterné; les gémissemens et les larmes
attestent la douleur générale, ainsi que la faiblesse
! Kilidge-Arslan, ou Soliman le jeune, sultan d’Iconium de lan r092
à lan 1107.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 6-
4

d'esprit de ceux qui s’y livrent. Enfin, lorsque la triste


vérité est plus complétement connue, il s'élève un
tumulte extrême dans le camp et parmi cetté foule
de peuple; tous demandent à grands cris qu'on ne
se montre point insensible au malheurde leurs frères, :
qu'on prenne les armes, et que fantassims’ét cavaliërs
s'empressent à l’envi d'aller venger leur désastre.
Les principaux chefs de l’armée et tous ceux qui
avaient une plus grande expérience, jaloux de se
conformer aux ordres de l'empereur, font tous leurs
efforts pour apaiser ces cris et calmer l’ardeur 1im-
prudente d’un peuple furieux; mais ce peuple se
montre indomptable et se soulève bientôt contre eux;
s'appuyant sur l'autorité d’an certain Godefroi, sur-
nommé Purel, qui était à la tête de la faction, il va
jusqu'à insulter les principaux chefs, disant que
c’est lâcheté et non prudence, de ne vouloir pas pour-
suivre avecle fer vengeur les assassins deleurs frères.
L'avis des malintentionnés prévalut enfin; tous
courent aussitôt aux armes et laissent tous les hommes
faibles avec les femmes, les enfans et ceux qui
n'avaient pas d'armes; ils se réunissent au nombre
d'environ vingt-cinq mille hommes d'infanterie
et cinq cents cavaliers bien cuirassés : puis s'étant
formés en bataillons et en bon ordre d'armée, ils
se dirigent à travers la forêt vers le flanc de la
montagne, sur le pays où se trouve Nicée. À peine
avaient-ils fait une marche de trois milles, que
Soliman, suivi d’une multitude innombrable, pé-
nètre dans la même forêt, hâtant sa marche pour aller
attaquer le camp des nôtres, au lieu où 4l avait été
établi. Lorsqu'il entendit des cris extraordinaires et
Fr
J,
68 GUILLAUME DE TYR.
apprit que nos légions avaient quitté leur camp
pour marcher sur lui, il quitta aussitôt les montagnes
et les bois et se porta en rase campagne. Les nôtres
y arrivèrent aussi, sans se douter de l'approche des
ennemis; mais dès qu'ils voient toute leur armée se
développant dans la plaine, ils s'encouragent mutuel-
lement, et se précipitant sur eux, les pressent vive-
ment du fer meurtrier et leur redemandent le sang
de leurs frères. Les ennemis, cependant ; recoivent
cette première attaque, faite avec la plus grande im-
pétuosité; chacun d'eux reconnaissant bientôt qu'il
y va de la vie, tous résistent avec fermeté, animés
d’une juste indignation et se confiant en leur nombre.
Des deux côtés les cohortes combattent avec la plus
grande valeur, mais bientôt lés nôtres sont accablés
par la masse innombrable quise précipite sur eux, et
ne pouvant soutenir plus long-temps le combat, ils
rompent leurs rangs et se mettent en fuite. Les Turcs
cependant les poursuivent vivement l'épée dans les
reins, et les ramènent ainsi jusques au camp, en
faisant un massacre effroyable. On vit périr dans cette
affaire plusieurs des principaux nobles, qui avaient
suivi Pierre l’ermite, Gautier sans-avoir, Rainauld
de Bresse, Foulcher d'Orléans et un grand nombre
d’autres. Sur vingt-cinq mille fantassins et cinq cents
cavaliers qui étaient sortis du camp, à peine un seul
put-il échapper à la mort ou à la captivité.
Maître de la victoire, et enorgueilli d’un si grand
succès, Soliman entra de vive force dans le camp des
Chrétiens : ceux qui y étaient demeurés sont massa-
crés, sans qu'aucun d’eux entreprenne même de ré-
sister; les vieillards, les malades , les moines, tout le
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. *. 69
clergé, les femmes parvenues à l’âge mur, périssent
sous le fer ennemi; le vainqueur n'épargne que les
enfans et les jeunes filles, dont l’âge et les traits ins-
pirent la pitié, et qu'il réserve pour les réduire en
servitude. Îl y avait tout à côté du camp des Chré-
tiens, et sur les bords de la mer, une vieille forte-
resse, à demi-ruinée, sans habitans, et qui n'avait
pas même de portes; poussés par la nécessité, espé-
rant y trouver quelques moyens de défense , des pé-
lerins s’y étaient transportés en toute hâte, et s'y
trouvaient réunis au nombre de trois mille environ.
Ils entassent aussitôt leurs boucliers, et une grande
quantité d'énormes roches pour fermer l'entrée du fort,
et font pour se défendre tous les préparatifs qu’exi-
geaient de si graves périls. Tandis que les Turcs les
pressent vivement, et que de leur côté les assiégés
font tous leurs efforts pour les repousser, combattant
avec la plus grande ardeur, dans l'espoir de sauver
leur vieet leur liberté, un messager se rend en toute
hâte auprès de Pierre, lui annonce la déroute de son
armée , et lui dit enfin que les débris de ce peuple
malheureux se sont enfermés dans une forteresse à
demi-ruinée ,où les ennemis les enveloppent et les
assiégent, et qu'ils y manquent à la fois d'armes et de
vivres. Pierre se présente chez l'empereur, et obtient,
à force de supplications et de prières, qu'on fera par-
ür le plus promptement possible des troupes, pour
délivrer ces infortunés du péril qui les menace.
Les ordres donnés sont aussitôt exécutés. Les Turcs,
à cette nouvelle, se retirent soudain de devant la
forteresse; ils entraînent à leur suite tous leurs pri-
sonnicrs, les tentes et les pavillons, les chevaux
50 GUILLAUME DE TYR.
les mulets, les riches dépouilles de nos immenses
bagages , et rentrent à Nicée. Ainsi périt un peuple
obstiné et intraitable, qui ne sut point écouter les
conseils de la prudence, et qui se livrant à son im-
pétuosité naturelle, succomba sous le fer de l'ennemi,
sans retirer aucun utile fruit de ses longues fatigues;
car il n'avait pas su se soumettre au joug salutaire
de la discipline.
Peu de temps après que Pierre fut arrivé en By-
thinie, un certain prêtre, nommé Gottschalk, Teuton
d’origine, animé de la même ardeur, et desirant suivre
ses traces, doué du talent de la parole, parvint à ras-
sembler un grand nombre de Teutons, et à leur per-
suader d'entreprendre aussi le pélerimage. A la tête
d'environ quinze mille hommes, il suivit la même
route, arriva sur les frontières de la Hongrie, et
obtint sans difliculté la permission de traverser ce
royaume. En vertu des ordres du roi, cette armée
trouva partout toutes sortes de marchandises qu'elle
achetait à de bonnes conditions; mais les soldats abu-
sant de cette grande abondance d’alimens , et se li-
vrant à l'ivrognerie, ne tardèrent pas à se porter à
toutes sortes d’excès contre les indigènes ; ils pil-
laient de tous côtés ; sur les marchés publics, ils en-
levaient de vive force les denrées qu’on y apportait,
et, oubliant toutes les lois de l’hospitalité , ils tuaïent
fréquemment un grand nombre de gens du pays. Dès
que le roi en fut instruit, enflammé de colère, 1l fit
sur-le-champ un appel à tout son royaume, et or-
donna au peuple et aux grands de s’armer pour tirer
vengeance de tant d'insultes. Dans un nombre infini
de lieux, les soldats avaient commis, en effet, toutes
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. 1. 71
sortes d'excès honteux, dont le récit même souille-
rait ces pages, et que le roi ne pouvait tolérer sans
encourir la haine de ses sujets, et le reproche de
lîicheté. Toute la milice du royaume fut donc con-
voquée comme pour marcher contre des ennemis
dignes delacolère publique ; etles Hongrois coururent
aux armes d’un commun accord, pour venger dans le
sang toutes les indignités qu'ils avaient subies. Enfin,
près du lieu dit Belgrade, situé au centre même du
royaume , ils trouvent cette multitude d’insensés en
proie à la confusion : ceux-ci instruits dela prochaine
arrivée du roi, et de la fureur qui lanimait, livrés
aux angoisses de leurs consciences coupables, avaient
pris les armes, et se disposaient à résister ouverte-
ment, et à repousser la force par la force. Les Hon-
grois cependant, les voyant bien armés, et déterminés
à se défendre avec vigueur, convaincus qu'ils ne
pourraient remporter la victoire sans un grand mas-
sacre des leurs , car les Teutons étaient des hommes
pleins de force, accoutumés au maniement des armes,
et qui ne se seraient pas laissés vaincre impunément;
les Hongrois , dis-je, selon leur €outume, essayerent
d'obtenir par laruse ce qu'ils ne pouvaient espérer de
vive force, et envoyèrent aussitôt une députation à
Gottschalk , et aux principaux chefs de son armée.
Les députés s’avancèrent , portant artificieusement
des paroles de paix, et dirent aux troupes : « Notre
« roi a recu de grandes plaintes de votre armée, et
« on lui a rapporté que vous aviez commis les plus
« graves excès contre ses sujets, oubliant injustement
«la bonté avec laquelle vos hôtes vous avaient ac-
« cueillis. Cependant le roi a reconnu, dans sa pru-
72 GUILLAUME DE TYR.

«dence , que vous n'étiez pas tous coupables des


« mêmes fautes; il est certain qu'il y a parmi vous des
« hommes prudens et craignant Dieu, auxquels des
« crimes aussi énormes ont déplu, et que c’est mal-
« gré leurs avis, et en dépit de leurs remontrances
« qu'ont été faites toutes les choses qui ont excité à
« juste titre l’indignation de notre roi. Craignant donc
« de faire peser sur tous la peine des crimes commis
« par une portion des vôtres, et ne voulant pas con-
« fondre le juste avec l’impie, le roi a résolu de
« mettre un frein à sa colère, et d’épargner pour le
« moment ses frères dans la foi chrétienne. Nous
« vous conseillons donc, afin que vous parveniez à
« apaiser complétement sa colère, de livrer sans au-
« cune condition, entre les mains du seigneur-ro1,
CNET
« vos personnes, vos armes, et tous les approvisonne-
« mens que vous avez ici. Autrement, il n’est pas un
« seul de vous qui puisse échapper à la mort, puis-
« que vous trouvant au milieu de son royaume, et
« n'ayant que des forces très-inférieures, vous n’avez
« pas même le moyen de vous sauver par la fuite. »
Gottschalk et les principaux chefs des légions, aux-
quels les folies du peuple qu'ils conduisaient avaient
déplu dès le principe, et qui se confiaient aux bontés
du roi, s'abandonnant à la simplicité de leur cœur,
entraînèrent les soldats à leur avis, non sans leur
faire presque violence ; car ceux-ci résistaient de
toutes leurs forces, et voulaient absolument se dé- o

fendre en combattant : enfin, vaincus par leurs chefs,


ils se laissèrent persuader de se livrer à la discrétion
du roi, avec leurs armes et leurs bagages, et de s’of-
frir ainsi, corps et biens, en expiation de tous les
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. =3
excès qui l'avaient offensé. Tous se soumettent en
même temps, et viennent remettre leurs armes et
leurs provisions de toute espèce aux principaux
officiers, porteurs des ordres du roi; et, au lieu du
pardon qu'ils espéraient, bientôt ils ne trouvent que
la mort. Tandis qu'ils ne s’y attendaient nullement,
et que, privés du secours de leursarmes , ilsne comp-
taient plus que sur la juste clémence du roi, les
Hongrois se précipitent sur eux, et, confondant l'in-
nocent avec limpie, ils font un horrible massacre, à
tel point que le lieu où ils se trouvaient demeura em-
pesté du sang et des cadavres de tant de morts, et
qu'il ne resta presque plus de traces de cette im-
mense multitude de pélerins. Quelques-uns cepen-
dant, qui parvinrent, à l’aide de la miséricorde divine,
à échapper au danger commun et au glaive des Hon-
grois , retournèrent dans leur pays, racontèrent le
massacre de leurs frères, et rendirent plus circons-
pects, par ces sinistres avertissemens, Ceux qui se
disposaient à partir pour accomplir leur vœu. Ils les
engagèrent à se méfier toujours de la maliceet desruses
du peuple hongrois, à ne s'avancer qu'avec prudence,
et à ne négocier qu'avec une extrême circonspection.
Versle même temps, à très-peu d'intervalle de cette
catastrophe, des bandes innombrables venues de
l'Occident, marchant à pied, sans chefs etsans guides,
s’avançaient et se répandaient de tous côtés , sans
la moindre prudence. Il y avait cependant dans le
nombre de ces pélerins quelques hommes nobles,
tels que Thomas de Feu, Clairambault de Vandeuil,
Guillaume Charpentier, le comte Hermann et quel-
ques autres ; mais le peuple , impatient de toute dis-
7À GUILLAUME DE TYR.
cipline, ne leur obéissait point, et, négligeant les avis
de tous les hommes prudens et sages, il marchait au
hasard, se livrant hardiment à ses caprices et à toutes
sortes d'actions illicites. Il en résulta qu'au lieu de
suivre leur entreprise avec le sentiment de la crainte
du Seigneur, et d'accomplir leur pélerinage pour la-
mour du Christ, en se souvenant des préceptes divins P
E

et en observant la discipline évangélique , ils s’a-


bandonnèrent à l'esprit de vertige, et massacrèrent dte
ne
CRE

cruellement tout ce qu'ils rencontrèrent de Juifs


dans les villes et bourgs par où ils passèrent, les sur-
prenant toujours à l'improviste, et dénués de tout
moyen de défense. Ces désastres eurent lieu surtout
dans les villes de Cologne et de Mayence; [à aussi P
PE

le comte Emicon , homme puissant et noble, illustre


dans ces contrées, se joignit à eux avec une grande
suite; mais oubliant la générosité qui lui eût con-
venu , loin de se montrer disposé à blâmer leur con-
duite ou à réprimer leurs excès, il prit part lui-
même à tous ces désordres , et excita au crime ses
compagnons de voyage. Après avoir traversé la Fran-
conie et la Bavière, ils arrivèrent sur les frontières
de la Hongrie, à un lieu nommé Mersbourg ”, et cru-
rent qu'ils obtiendraient sans difficulté la permission
d'entrer dans le pays; mais ayant trouvé les passages
fermés, ils s’arrêtèrent en decà du pont. Mersbourg
était une place forte , défendue par deux grands
fleuves, le Danube et la Leytha, etentourée de marais
profonds; en sorte qu'il eût été très-difficile, même

* Aujourd’hui Ovar en hongrois, Ungariseh Altenburg en alle


mand, et Stare-hrady en slavon, dans les marais que forme la Leytha
à son embouchure dans le Danube.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. Qt
SJ

a des forces plus considérables, de forcer le passag (go)

et de chasser ceux qui le défendaient. On disait que


ceux qui s’avançaient étaient au nombre d'environ
deux cent mille hommes d'infanterie et près de trois
mille cavaliers. Lorsqu'ils voulurent passer, le roi de
Hongrie leur fit refuser l'entrée de ses États, crai-
gnant qu'ils ne conservassent le ressentiment de la
destruction des légions de Gottschalk, et qu'ilsne cher-
chassent àles venger. Ce désastre étaitencore récent ;
on en avait fait un si horrible massacre quela nouvelle
s’en était répandue partout, et tant de motifs étaient
bien propres à inspirer de justes craintes au roi de
Hongrie. Cependant les pélerins obtinrent de ceux
qui avaient été préposés par le. roi à la garde de la
ville , la permission d'envoyer des députés à ce sou-
verain, pour lui demander humblement la paix, et
l'autorisation de traverser son royaume ; et, en atten-
dant l'issue de cette ambassade, ils se retirèrent en
decà des marais, et dressèrent leur camp au milieu
de riches pâturages.
Cependant, les envoyés au roi revinrent au bout
de quelques jours, sans avoir pu réussir dans leur
négociation. Sur leur rapport, les hommes les plus
considérables de l’armée, voyant bien qu'il n’y au-
rait aucun moyen de trouver grâce auprès du roi,
proposèrent à leurs compagnons de dévaster les terres
appartenant à ce prince , situées en decà des deux
fleuves et des marais, d'incendier les bourgs et de
traiter le pays en ennemi. Tandis qu'ils se livraient
avec ardeur à ces excès, sept cents hommes de la
milice hongroise, ayant traversé en silence les fleuves,
pour aller entreprendre de protéger le pays qu'on
76 GUILLAUME DE TYR.
dévastait, se présentèrent un jour à limproviste , en
tête de l’armée des Croisés. Ne pouvant fuir devant
ceux-ci, et empêchés par les eaux de rentrer dans
leur pays, ils furent presque tous tués, et ceux qui
se sauvèrent, en petit nombre, se cachèrent dans
les jones, après avoir perdu leurs chevaux au milieu
des marais. Enorgueillis de cette victoire, les péle-
rins formèrent le projet d'établir des ponts sur les ri-
vières, d’assiéger la forteresse et de s'ouvrir un pas-
sage de vive force. Conformément à ce plan , les sol-
dats, après avoir jeté leurs ponts, s’avancent vers les
murailles, sous la protection de leurs boucliers, pour
travailler à les renverser par le pied , tandis que
d’autres font leurs préparatifs pour entrer de vive
force dans la ville. Déjà ils étaient parvenus, par leur
zèle et leur activité, à faire plusieurs percées dans les
murs, de manière à faciliter l'accès sur divers points.
Les habitans de la ville commencaient à se livrer au
désespoir et se préparaient à la mort, quand tout à
coup une terreur inspirée par le ciel même se répand
parmi les assaillans ; ils abandonnent leur entreprise
et la plus grande partie de leurs bagages , et pren-
nent la fuite au moment où 1ls semblaient vainqueurs,
ignorant eux-mêmes la cause d’une telle stupeur. On
dit en effet qu'il n'y avait aucun motif, si cenest
que leurs nombreux péchés avaient provoqué la co-
lère du Seigneur, parce qu'ils avaient suivi les voies
de l’impiété, qui d'ordinaire inspire des sentimens
de crainte à ceux qui s'y livrent; car, selon les pa-
roles du sage, le méchant fuit sans étre poursuivi
de personne”. Dans ce changement inespéré de for-
! Proverbes , chap. 28, v. 1.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 77

tune, les Hongrois voyant les bataillons de leurs en-


nemis se sauver à la débandade , se mettent à pour-
suivre ceux qu'ils redoutaient naguère, et à leur tour
ils portent la terreur et le carnage dans les rangs des
hommes contre lesquels ils ne s'étaient pas crus suf-
fisamment défendus par leurs remparts et leurs vastes
marais. Le comte Emicon, fuyant aussi, ralliala plus
grande partie de ses troupes, et les ramena dans son
pays. Les autres nobles que j'ai nommés, descendant
par la Carinthie, arrivèrent en ltalie, et de là sur les
frontières de la Pouille : ils suivirent ensuite ceux des
princes qui entreprenaient le même pélerinage, et
qui devaient mettre à la voile pour Durazzo, et arri-
vèrent ainsi en Grèce.
Tels étaient les grands mouvemens qui agitaient
alors tout l'Occident ; presque toutes les nations se
précipitaient en masse vers la même entreprise, les
unes ayant leurs princes à leur tête, d’autres mar-
chant isolément et dépourvues de chefs. La route la
plus directe , qu'avaient découverte ceux qui passè-
rent les premiers par la Hongrie, fut bientôt complé-
tement fermée, par suite de l’insolence des pélerins,
et des excès de tout genre auxquels ils se livrè-
rent si injustement envers les habitans de ces con-
trées. Aussi ceux qui vinrent après eux, avertis par
ces exemples, mirent-ils tous leurs soins à se conci-
lier la faveur et les bonnes grâces du souverain de
ce royaume.
m0 GUILLAUME DE TYR,.

LIVRE SECOND.

|1096. Anis le départ de Pierre l’ermite et la dé-


plorable catastrophe qui frappa son armée, après le
massacre des légions que Gottschalk avait traînées à sa
suite, enfin après la déroute de cette immense expédi-
tion de croisés qui étaient arrivés sur les frontières de la
Hongrie, Godefroi, duc de Lorraine, ayant convoqué
tous ceux qui devaient l'accompagner et rassemblé,
selon la coutume, tous les bagages, se mit en route
dans le courant de la même année, le 15 du mois
d'août. Les hommes nobles et illustres qui se réuni-.
rent dans son camp et dont la mémoire mérite d’être
conservée -à jamais, étaient le seigneur Baudouin,
frère utérin du duc; le seigneur Baudouin de Mons,
comte du Hainaut; le seigneur Hugues, comte de
Saint-Paul, et Engelram son fils, jeune homme de
grande espérance ; le seigneur Garnier, comte de
Gray; le seigneur Renaud, comte de Toul, et
Pierre son frère; le seigneur Baudouin du Bourg,
parent du duc; le seigneur Henri de Hache, et Gode-
froi son frère; Dudon de Conti, Conon de Montaigu ,
et beaucoup d’autres encore dont nous n'avons pu
conserver ni les noms, mi le nombre. Tous, marchant
ensemble et suivis chacun de sa troupe, arrivèrent le
20 septembre dans la province que l’on appelle Au-
! En 1090.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 79
triche, et au lieu nommé Tollenbourg *, ayant voyagé
sans le moindre accident et tous sains et saufs. Cette
ville est située sur la Leytha, au point où elle déter-
mine les confins de l'Empire et du royaume de Hon-
grie. La nouvelle des malheurs qu'avaient éprouvés
les légions de Gottschalk était parvenue aux Croisés,
et ils délibérèrent, dans leur sollicitude, sur les
moyens de poursuivre leur entreprise en toute sûreté.
Après avoir tenu un conseil, ils résolurent d'envoyer
une députation au roi de Hongrie, afin d’être parfai-
tement instruits des motifs qui avaient amené la des-
truction des armées précédentes, d’écarter tout sou-
venir des anciennes querelles, et de conclure avec le
roi un traité de paix, en vertu duquel il fût permis à
l’armée de traverser librement la Hongrie. Il eût été
difficile et ruineux de chercher d’autres routes, puis-
qu'on se trouvait engagé dans celle-là. On chargea
donc de cette mission le noble Godefroi de Hache,
frère de Henri, qui, long-temps auparavant, avait eu
des relations avec ce même roi, et on lui adjoignit
quelques hommes honnêtes et nobles. Celui-ci donc
étant arrivé auprès du roi, après lui avoir présenté
ses salutations respectueuses, s’acquitta fidèlement de
sa mission et parla en ces termes :
« Le seigneur Godefroi, duc de Lorraine, homme
«illustre et magnifique, et les autres princes, servi-
«teurs de Dieu, qui sont avec lui tous dévoués à un
« service divin, nous ont envoyés auprès de Votre
« Éminence , desirant savoir par notre intermédiaire
«par quels motifs ce peuple de fidèles, dont les dé-
« bris se sont fréquemment présentés à nous sur notre
1! Prague.
80 GUILLAUME DE TYR.
« route, a trouvé auprès de vous, qui vous dites du
nombre des fidèles, une si grande inhumanité qu'il
eût mieux valu pour lui rencontrer des ennemis ,
quels qu'ils fussent. Que si ce peuple a commis des
fautes telles qu'il ait mérité d’être puni des plus
grands supplices, ceux qui m'envoient sont tout
disposés à prendre en patience sa destruction. Quelle
que soit la peine que l’on inflige, si elle est méritée,
elle ne saurait exciter la colère et doit être suppor-
tée avec résignation. Que si, au contraire, et sans
avoir aucun motif, vous avez calomnié et livré à la
mort des innocens, ceux au nom de qui je parle ne
sauraient souffrir en silence l’injure faite à ces ser-
viteurs de Dieu, et ils sont tout prêts à venger le
sang de leurs frères. Ils attendent donc votre ré-
ponse que nous sommes chargés de leur rapporter,
et c’est d'après elle qu'ils régleront leurs pensées. »
Il dit, et le roi, entouré de la foule de ses satellites,
lui répondit : « Godefroi, homme de nos affections,
« à qui nous avons depuis long-temps accordé nos
« bonnes grâces à cause de tes mérites, nous voyons

avec plaisir que tu sois venu vers nous, tant afin de


resserrer avec toi les nœuds de notre ancienne ami-
tié, que pour pouvoir protester de notre innocence
auprès d’un juge aussi éclairé. Nous sommes en effet,
comme tu le dis, du nombre des fidèles; et plaise
au ciel qu'il nous soit possible de justifier cette dé-
nomination par nos œuvres ! Mais tous ceux qui vous
ont précédés, tant ceux qui suivaient Pierre l’er-
mite, que ceux qui marchaient avec Gottschalk et
ceux qui ont voulu s'emparer d'un de nos forts sur
les frontières de notre royaume et y pénétrer de vive
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II. 81

« force, ne se sont montrés serviteurs du Christ ni de


« fait, ni de nom. Après que nous avons eu donné
« l'hospitalité à Pierre et à son armée, partageant avec
eux les biens qui nous appartenaient, soit à titre
gratuit, soit à des prix modérés, semblables au ser-
pent dans le sein qui le réchauffe, ou à la souris
renfermée dans la besace, ils ont bien mal reconnu
les bons services de leurs hôtes. À l'extrémité des
frontières de notre royaume, et lorsqu'ils eussent
dû nous rendre des actions de grâces pour tant de
bienfaits , ils ont forcé les portes d’une de nos villes,
détruit presque entièrement le peuple qui l’habitait,
et ils s’en sont allés, comme des voleurs de grand
chemin, emportant avec eux d'immenses dépouilles
et traînant à leur suite le gros et le menu bétail.
Cependant, et comme si nous n'avions reçu aucune
injure de ces premiers voyageurs, nous avons admis
ensuite l'expédition de Gotischalk , et ses légions
sont entrées sans difficulté et sans trouble : au mi-
lieu même de ce royaume elles n’ont pas craint de
se livrer au pillage, de porter partout le fer et le feu,
de massacrer les habitans sur les plus frivoles mo-
tifs, et l’'énormité de leurs péchés a enfin provoqué
la colère du Seigneur. Nous aussi, ne pouvant tolé-
rer les offenses commises envers nos sujets, nous
avons mis la main à l’œuvre et avons cherché les
moyens de prévenir des dangers si pressans. Aver-
üs , par de tels exemples, de la nécessité de ne point
nous exposer une troisième fois aux violences de
== ces détestables expéditions, nous avons jugé qu'il
+= était plus prudent d’éloigner des frontières de notre
LS= royaume ces bandes impies d'hommes frappés sans
I. 6
82 GUILLAUME DE TYR.
« doute de la colère de Dieu, plutôt que d’avoir à
« souffrir d'immenses dommages et d’éterneiles in-
« sultes, ou de marcher contre eux en les traitant
« comme des ennemis. Qu'il nous suflise, homme pru-
« dent et sage, de l'avoir dit toutes ces choses pour
« notre justification : nous n'avons rapporté que la
«pure vérité, comme il est vrai que le Seigneur est
« vivant. » À ces mots, le roi ordonna que les députés
fussent reçus avec bienveillance et traités le plus hon-
nétement possible , jusqu'a ce qu'il eût tenu conseil
avec les siens et nommé des députés qu'il enverrait
aux princes, pour leur porter une réponse convenable.
Il chargea donc quelques-uns de ses domestiques de
partir avec les députés du camp et de transmettre au
duc et aux princes le message qu'il leur avait confié :
« Nous avons appris, et nous savions déjà depuis long-
«temps par la renommée, que tu es estimé, à juste
«titre, parmi les tiens, comme un prince grand, 1l-
« lustre et excellent, et que les hommes sages et pru-
« dens admirent en toi la bonne foi et la sincérité
«unies à la force et à la grandeur d'ame. Nous aussi,
«séduits par ta bonne réputation et par l'importance
« de ton entreprise, nous voulons, quoique tu sois
« absent, te bien traiter et t’honorer le plus prompte-
«ment qu'il nous sera possible. Nous croyons que les
« hommes nobles qui sont avec toi, animés d’un zèle
«vraiment chrétien , n’ont que de pieuses intentions;
«aussi nous ne voulons point tenir inutilement en ré-
« serve les bons offices par lesquels on peut s'acqué-
«rir des amis ;nous sommes tout prêts à montrer à
«tous l'amour que nous leur devons et à leur donner,
« par l'abondance de nos œuvres, des gages de notre
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II. 83
« tendresse fraternelle. C’est pourquoi, puisque l’oc-
« casion se présente, nous desirons que tu veuilles
« bien te rendre en personne à notre château , nommé
« Ciperon, afin que nous puissions avoir avec toi une
«entrevue depuis long-temps desirée, et convenir
« de choses qui seront conformes à tes vœux. » Le
duc, après avoir recu ces dépêches et tenu conseil
avec les chefs, se rendit le jour indiqué au lieu qui
lui était désigné, accompagné de trois cents chevaliers
choisis dans toute l’armée. Il traversa le pont et trouva
le roi, qui le recut avec beaucoup de bonté et lui ren-
dit les plus grands honneurs. Ils vécurent ensemble
dans une parfaite amitié, et convinrent enfin que l'ar-
mée donnerait des otages choisis parmi les nobles,
que des deux parts on renoncerait à toute animosité ,
que la paix serait complétement rétablie , et que le
duc entrerait librement dans le royaume à la tête de
ses légions. Le roi, pour avoir un gage plus assuré de
la bonne conduite d’une si grande quantité d'hommes
armés, et pour prévenir, autant que possible, tout
accident qui pourrait les porter à commettre quelque
désordre, par une confiance excessive en leurs forces
et en leur nombre, demanda qu'on lui livrât comme
otages Baudouin, frère du duc, avec sa femme et sa
famille. Le duc y consentit avec empressement; son
frère se rendit auprès du roi, conformément aux con-
ventions , et l’armée entra en Hongrie. Le roi, de son
côté , exécutant fidèlement ses promesses, ordonna
par des édits qu'il fit publier dans tous les pays que
l'armée devait traverser, que lon eût à fournir aux
Ll

" C’est aujourd’hni le château d’'OEdenburg en Hongrie, ville que Jes


Hongrois nomment encore Soprony ou Supron.
(5
84 GUILLAUME DE TYR.
légions toutes les choses nécessaires à leur subsistance,
à des prix modérés et à de bonnes mesures, et il pres-
crivit de plus aux marchands de porter à la suite des
voyageurs toutes sortes de denrées. Le duc donna
aussi des ordres particuliers et fit publier par des hé-
rauts, dans tout le camp, la défense expresse de se
livrer à aucun acte de pillage, de violence, ou d’in-
sulte contre ceux qui s’approcheraient de l’armée,
sous peine de mort et de confiscation des biens contre
tout contrevenant; en même temps 1l invitait tous les
pélerins à conclure leurs marchés de vente ou d'achat
comme de bons frères qui sont unis par des liens de
gloire et de charité. Il en résulta que la miséricorde
divine marcha en tête de l'armée et que celle-ci tra-
versa toute la Hongrie sans qu'il se füt élevé la moindre
querelle entre les voyageurs et les indigènes. Le roi
la suivait de près avec toutes ses troupes, conduisant
avec lui les otages, prêt à pourvoir à tout événement
fâcheux et à apaiser par sa présence tout commence-
ment de sédition. Lorsqu'on fut arrivé à Malaville ,
dont j'ai déjà parlé plusieurs fois, on s'arrêta sur les
bords du fleuve Savoé”, jusqu'à ce qu’on eût fait les
dispositions nécessaires pour le passage de l’armée.
On fit faire des radeaux, parce qu'on n'avait trouvé
qu'un très-petit nombre de bâtimens propres à trans-
porter une aussi grande quantité de monde : d’abord
on fit passer mille cavaliers bien cuirassés, quiallèrent
s'établir sur la rive opposée pour la garantir de toute
embüûche ennemie, afin que l’armée pût passer en
sûreté et prendre tranquillement ses nouvelles posi-
! Semlin
2 La Save.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 85
tions. À peine était-elle arrivée sur l’autre bord, ayant
entête quelques uns de ses chefs, que le roi de Hongrie
s'avança accompagné de tous les siens, et remit aussi-
tôt entre les mains du duc le seigneur Baudouin, sa
femme et tous les otages , ainsi qu'il avait été convenu
dès le principe; puis il offrit de riches présens au duc
et à tous les autres princes, et se remit en route pour
entrer dans le sein de ses États. Le duc, suivant ses
légions , traversa tout de suite le fleuve avec les princes
et tous ceux qui étaient restés auprès de lui; on arriva
à Belgrade, ville de Bulgarie, dont j'ai déjà fait men-
tion, et l’on y dressa le camp. De là les bagages et les
légions se mirent de nouveau en route , traversèrent la
Bulgarie, vaste contrée, remplie de forêts qui s’é-
tendent de toutes parts, et arrivèrent d’abord à Nissa
et ensuite à Stralicie ‘.
IL était facile de reconnaître quelles étaient alors la
misère des Grecs et la faiblesse de leur empire,
d’après l'état de ces contrées, où avaient été au-
trefois des provinces riches et fertiles, dans les-
quelles on trouvait toutes les douceurs et tous les
agrémens de la vie. Lorsque l'empire de Constanti-
nople , après l'extinction des princes latins, fut tombé,
en punition de ses péchés, au pouvoir du premier
Nicéphore, les nations barbares , comptant sur la fai-
blesse des Grecs, se précipitèrent dans leurs pro-
vinces, et traitèrent au gré de leurs caprices les.ha-
bitans de ce pays. Parmi ces nations, les Bulgares ,
peuple sauvage descendu du Nord, suivirent le
" On conjecture que Suwalicie était où se trouve aujourd’hui le petit
village de Strazin, dans la haute Macédoine, entre Coumonawa et
Egri-Palauka.
86 GUILLAUME DE TYR.
cours du Danube jusqu'à la ville Royale, se répan-
dirent de là jusqu'à la mer Adriatique, et occupèrent
tout le pays, confondant et détruisant les noms et
les limites des provinces, dans cetie vaste étendue
de territoire qui s'étend , à ce qu'on dit, sur un es-
pace de trente journées de marche en longueur, et
de dix journées et plus en largeur, et qui s'appelle
la Bulgarie. Les malheureux Grecs ignorent que ce
nom même atteste leur ignominie. Sur la mer Adria-
tique , il y avait autrefois les deux Épires qui avaient
l'une et l’autre Durazzo pour métropole, pays qui
avait formé jadis le royaume d’un homme courageux
et digne d’admiration, Pyrrhus, roi des Épirotes.
Dans les lieux où le duc devait passer avec son ar-
mée, étaient les deux Dacies, savoir la Dacie Ri-
péenne qu'ils laissèrent à gauche en traversant le Da-
nube , et la Dacie méditerranéenne, dans laquelle ils
entrèrent , et où ils trouvèrent les deux villes de Nissa
et de Stralicie jadis florissantes. [Il y avait eu encore
plusieurs autres provinces dans le même territoire ,
l'Arcadie, la Thessalie, la Macédoine , les trois Thraces,
qui toutes avaient été enveloppées dans la même ca-
lamité. Et ce ne sont pas la les seules provinces que
les Grecs aient perdues par suite de leur mollesse.
Après que leur empereur Basile eut subjugué ce même
peuple des Bulgares, ils défendirent et défendent en-
core aujourd’hui à tous venans de s'établir dans les
provinces ultérieures, et principalement dans celles
qui sont limitrophes des royaumes étrangers , par
lesquelles on peut arriver jusqu'à eux , comme, par
exemple, les deux Dacies; et ils ne veulent pas souf-
frir que ces pays soient cultivés, car ils pensent qu'en
HISTOIRE DES CROISADES; LIV.II. 87

les laissant occupés de toutes parts par des forêts et


des taillis touffus, ils opposeront des obstacles invin-
cibles à tous ceux qui voudraient y pénétrer, témoi-
gnant ainsi qu'ils se confient aux difficultés des che-
mins et aux armes des buissons épineux beaucoup
plus qu’à leurs propres forces. C’est ainsi qu'ils
laissent également dénuée de tous habitans la pre-
mière Épire , par laquelle tous les autres princes s’ou-
vrirent un passage, et qui s'étend depuis Durazzo
jusqu'au mont dit Bagularius, dans un espace de
quatre journées de marche, comptant que de vastes
forêts désertes, où l’on ne trouve ni routes ni sub-
sistances, seront une barrière insurmontable à tous
ceux qui tenteraient d'y passer.
Le duc ayant donc traversé avec toutes les légions la
Dacie méditerranéenne, autrement dite Mæsie, passa
ensuite les défilés vulgairement appelés de Saint-
Basile, et descendant dans un pays plus uni, où il
trouva des vivres en grande abondance, il arriva
à Philippopolis, ville illustre et très- peuplée. Il
apprit alors que le seigneur Hugues-le-Grand, frère
de Philippe, roi de France , ainsi que quelques autres
nobles, étaient retenus captifs par l'empereur. Il ex-
pédia en toute hâte des dépêches et des messagers
chargés d'inviter, et, au besoin , de sommer l'empe
reur de rendre la liberté à ces hommes qui accom-
plissaient leur vœu de pélerinage , et qui avaient été
jetés dans les fers sans avoir commis aucune faute.
L'illustre Hugues-le-Grand, qui s'était mis en route
l'un des premiers, avait traversé les Alpes , était des-
cendu en Italie, et, se rendant de là dans la Pouille,
il avait passé la mer avec une faible escorte, et dé-
88 GUILLAUME DE TYR.
barqué à Durazzo, pour y attendre les princes qui
venaient après lui, ne craignant nullement qu'il püt
lui arriver le moindre événement fâcheux dans ce
royaume des Grecs qu'on croyait attachés et fidèles à
la communion chrétienne. Cependant le gouverneur
du pays, après l'avoir fait arrêter et charger de fers,
l'avait envoyé à l'empereur pour être livré au bon
plaisir du souverain. Celui-c1 le retenait en prison,
comme sil eût été un voleur ou un homicide, eten
attendant, disait-1l, l’arrivée des autres princes ; en
sorte que, s'ils arrivaient en effet, il püt paraître lui
avoir rendu la hberté pour l'amour d'eux, tandis que,
dans le cas contraire, il lui était facile de le retenir
toute sa vie dans les fers.
L'empire des Grecs était gouverné à cette époque
par un homme méchant et plein de fourberie , nommé
Alexis, et surnommé Comnène. Cet homme avait vécu
dans le palais impérial , comblé d’honneurs par Ni-
céphore, surnommé Botoniate, qui portait alors le
sceptre. Alexis était revêtu de la dignité de méga-
domestique , qui correspond à ce que nous appe-
lons la charge de grand-sénéchal, et en remplissait
les fonctions. Son rang le placait immédiatement
après l’empereur; mais, se révoltant méchamment
contre son maître et son bienfaiteur, 1l avait détrôné
l'empereur , et usurpé sa place cinq ou six ans avant
l'arrivée des peuples d'Occident ’, et il osait se main-
tenir sur le trône, après l'avoir occupé de vive force.
Les envoyés du duc, s'étant donc présentés devant
ce souverain, lui demandèrent avec les plus vives
instances, conformément à leurs ordres, de mettre
1 En 108:.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. 11. 80

en liberté l'illustre Hugues, et ceux qui l’accompa-


gnaient. L'empereur s'y refusa positivement, et les
députés allèrent rejoindre nos légions qui venaient
de dépasser Andrinople , et avaient dressé leur camp
dans un pays de pâturages. Sur le rapport que leur
firent les députés, que l'empereur n’avait voulu con-
sentir, à aucun prix, aux demandes qui lui étaient
faites, le duc et les princes tinrent un conseil, à la
suite duquel tout le pays qu'on occupait fut livré à
discrétion aux légions. L'armée y demeura pendant
huit jours, et cette contrée fut complétement rava-
gée. L'empereur, dès qu'il en fut instruit, envoya
des députés au duc pour lui demaniler de faire cesser
le pillage, et lui annoncer en même temps qu'on allait
lui remettre les prisonniers dont il avait sollicité la
délivrance. Satisfait de cette promesse, le due or-
donna aux légions de s'abstenir de tout nouveau
dégât. Celles-ci étant rentrées dans l’ordre , on mar-
cha vers Constantinople, et l'armée , rassemblant
toutes ses forces, établit son camp et dressa ses tentes
auprès de cette ville. Les seigneurs captifs s’avan-
cèrent à sa rencontre, Hugues-le-Grand , Drogon de
Neille, Guillaume Charpentier et Clairambault de
Vandeuil ; ils se rendirent au camp pour offrir leurs
actions de grâces au duc. Celui-ci les recut avec beau-
coup de tendresse et avec les honneurs qui leur
étaient dus ; il les garda quelque temps auprès de lui,
se montrant plein de commisération pour les maux
qu'ils avaient injustement soufferts.
À peine cependant s'étaient-ils félicités tour à tour
par de tendres embrassemens et dans des entretiens
intimes, qu'on annonce des députés de l'empereur ,
99 GUILLAUME DE TYR.

qui viennent mviter le duc à se rendre auprès de lui


avec quelques-uns des siens. Le duc tint aussitôt un
conseil , et chercha à éluder cette proposition. L’em-
pereur en concut une grande colère, et fit interdire
laccès de tous les marchés aux légions qui venaient
d'arriver. Les princes voyant que le peuple qu'ils con-
duisaient allait être réduit à manquer de tout, tinrent
de nouveau un conseil. Des bandes de gens armés
se répandirent aussitôt dans les faubourgs et dans les
campagnes, et ramenèrent de tous côtés des bestiaux
et des vivres de toute espèce, en si grande abondance
que les moindres individus de l’armée en avaient
beaucoup plus qu'ils ne pouvaient en consommer.
L'empereur, apprenant que le pays était livré au
pillage et à l'incendie, et redoutant de plus grands
malheurs , retirasa première défense, et les marchés
furent r’ouverts. Comme les fêtes solennelles de Noël
approchaient , les princes ordonnèrent, par un sen-
üment religieux, que l'armée eût à s’abstenir, pendant
les quatre jours de fête, de tout pillage et de toute
insulte envers qui que ce fût. Cette époque de solen-
nité ful célébrée en effet dans le plus grand calme.
L'empereur envoya alors un nouveau messager por-
teur de paroles pacifiques qui ne servaient qu'à ca-
cher ses ruses. I] faisait proposer au duc de passer
le pont qui est situé auprès du palais appelé Bla-
chernes, afin que les légions allassent s'établir dans
les nombreux palais qui sont bâtis sur le rivage du
Bosphore. Il n'eut pas de peine à faire agréer sa pro-
position. Le camp était exposé à toutes les rigueurs
de l'hiver ; des torrens de pluie l'inondaient à tel
point que les pavillons en étaient à peine garantis
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IT. 9%

par leurs auvents; les vivres, les bagages se corrom-


paient et pourrissaient dans l'humidité sans cesse en-
tretenue par des pluies continuelles. Les hommes ,
les chevaux et tous les animaux n'auraient pu résister
plus long-temps à la vivacité du froid et à l'abondance
de la neige qui tombait presque sans relâche; enfin,
les maux qu'on avait à endurer surpassaient les forces
de tous. L'empereur, tout en paraissant compatir à
ces souffrances , avait cependant de bien autres pro-
jets; il ne desirait voir accepter ses propositions qu'afin
de resserrer nos légions sur un terrain plus étroit,
pour leur enlever ainsi les moyens de se répandre au
dehors , et pour pouvoir lui-même les contenir plus
sûrement, et se conduire selon ses caprices. Mais,
afin de faire mieux comprendre quelles pouvaient
être ses intentions , il me paraît nécessaire de donner
une description du site de Constantinople.
La mer du Pont, qui recoit son nom de la contrée
adjacente, est située au nord de Constantinople, à
une distance de trente milles. De là une portion de
cette mer descend vers le midi, en forme de fleuve,
à travers d’étroits passages, puis elle se prolonge en
droite ligne, sur une longueur de deux cent trente
milles, passant entre Sestos et Abydos, villes très-
anciennes, dont l’une est en Europe et l'autre en
Asie, et se joint ensuite à notre mer Méditerranée. Ce
canal naturel qui établit une communication entre
les deux mers, après avoir parcouru un premier es-
pace de trente milles à travers les gorges resserrées
qui marquent son origme, descend en droite ligne et
forme vers l'occident un golfe qui a cinq ou six milles
de longueur et à peu près un mille de largeur. Ce bras
92 GUILLAUME DE TYR.

de mer, qui s'étend sur une longueur de deux cent


trente milles, depuis Ja mer du Pont jusqu’à la mer
Méditerranée, s'appelle le Bosphore de la Propon-
üde, ou Hellespont. Solin confirme cette description
(dans le 17€ chapitre de son livre de Memorabilibus )
en disant : « Le quatrième golfe d'Europe commence
« à l'Hellespont et se termine à l'embouchure des
« Méotides : cet espace, qui sépare l'Europe de l'Asie,
«est contenu dans un détroit de sept stades de
« largeur. » C'est cet Hellespont que Xercès tra-
versa en faisant former un pont de vaisseaux. L’Eu-
ripe ou Hellespont s'étend jusqu’à la ville d'Asie,
appelée Priape’, par où passa Alexandre-le-Grand,
lorsqu'il partit dans l'espoir d’aller conquérirlemonde.
Là, la mer s'étend sur un vaste espace, puis elle se
resserre de nouveau dans la Propontide ; bientôt après
elle n’a plus qu’une largeur de cinq cents pas et de-
vient à cet endroit le Bosphore de Thrace, par où
Darius transporta toute son armée. Ces divers noms
proviennent, à ce qu'il paraît, des anciennes fables
des poètes. Le Bosphore est appelé ainsi, parce qu’on
raconte que Jupiter prit la forme d’un taureau et tra-
versa cette mer, enlevant Europe, fille d'Agénor; le
nom d'Hellespont est venu d'Hella, sœur de Phryxus,
qui, suivant ce qu'on raconte, montée sur un bélier
avec son frère, traversa aussi ce même bras de mer,
au point où il marque les limites de l'Europe et de
l'Asie ; ilest appelé vulgairement bras de Saint-George.
J'ai déjà dit quelle est sa longueur; quant à sa lar-
seur, ellen’a absolument rien de fixe, et selon la dis-
position des terres adjacentes, tantôt elle est resserrée
* Sur les ruines de Priape est aujourd’hui un village appelé Karaboa.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II. 93
jusqu’à un mille, tantôt elle s'étend à plus de trente
milles. Le golfe dont j'ai déjà parlé et qui se dirige
vers l'occident, forme l’un des ports les plus fameux
entre tous ceux que possède le monde : en dessous
de ce port et du Bosphore, se trouve une ville, si-
tuée dans un angle, anciennement appelée Byzance,
ville d’origine obscure, et l’une des plus modernes
parmi celles de la Thrace; illustrée par le nom plus
heureux de l'empereur qui travailla à son agrandis-
sement, elle est devenue lareine des provinces, la ca-
pitale de l'Empire, s'est montrée jalouse de Rome son
ainée, et lui a envié son nom et son rang. Elle fut
fondée par Pausanias, roi des Spartiates ; Paul Orose
en a donné dans son troisième livre une description
exacte; elle a la forme d’un triangle à trois côtés iné-
gaux; le premier côté commence à l'angle qui est
formé par le port et l’Hellespont, où est située l’église
de Saint-George, appelée Mangane, et se prolonge
en droite ligne sur le port, jusqu’au palais neuf,
nommé Blachernes. Le second côté part du monastère
de Saint-George et va jusqu’à la porte Dorée, le long
de l’Hellespont ;enfin le troisième côté s'étend depuis
la même porte jusqu’au palais de Blachernes et est
borné par les champs et défendu par des murailles,
des tours et des remparts. Il y a une rivière qui entre
dans le port, peu considérable en été, mais dont les
pluies d'hiver font un torrent et sur laquelle est éta-
bli un pont. Ce fut ce pont que passa notre armée,
pouraller prendreses quartiers dans les beaux édifices
situés sur le rivage même du Bosphore, entre la mer
et le Bosphore d’un côté, et le port de l’autre.
Tandis que nos légions demeuraient là, attendant
94 GUILLAUME DE TYR.
l'arrivée des autres princes, le duc recevait de fré-
quens messages, par lesquels l'empereur linvitait à
‘venir le voir. Mais, se méfiantde son amitié et redou-
tant ces entretiens , le duc cherchait toujours à les
éluder. Il jugea cependant qu'il serait tout-à-fait in-
convenant et contraire à toutes les lois de l'honnê
teté, de ne pas lui envoyer du moins des hommes
capables de le représenter, s'il n’y allait lui-même en
personne. [fit donc porter ses excuses à l’empereur
et chargea de cette mission le seigneur Conon de
Montaigu, Paudoum du Bourg et Henri de Hache.
L'empereur, ne sachant comment triompher de la
rcsistance du duc, imagina de nouveau d'interdire les
marchés à notre armée. Mais cette mesure ne put
ébranler un homme si ferme. Alors, appesantissant sa
man, l’empereur envoya en secret des archers, qui
s'embarquèrent, vinrent aborder ducôtédu camp, et
dès le matin, au premier crépuscule, lancèrent une
grande quantité de flèches sur ceux des nôtres qui
étuent descendus au bord de la mer, ou qui regar-
daient des fenêtres des palais qu'ils habitaient : ils
tuèrent de cette manière plusieurs de nos soldats. Dès
que le duc en futinformé, il convoqua sur-le-champ
tous les princes, tint un conseil et ordonna à son frère
de se porter en avant avec une partie des troupes et
d'aller s'emparer du pont par où l'armée avait passé,
afin qu'elle ne se trouvât pas resserrée et exposée aux
plus grands dangers dans les défilés qu’elle occupait.
Baudouin prend aussitôt cinq cents cavaliers bien
cuirassés, court en toute hâte au pont et s'en empare
de vive force. Il était temps; non seulement ceux qui
s'étaient approchés du camp sur les vaisseaux se mon-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. 11. 95
traient déjà en ennemis, mais toute la ville elle-même
se mettait en mouvement et prenait les armes. Les
nôtres voyant bien que ce n’était pas sans méchante
intention qu’on leur avait préparé de nombreux ad-
versaires, et que tous les citoyens se réunissaient pour
les accabler, mirent le feu à tous les palais où ils
avaient été logés et l’incendie s’étendit, sur une lon-
_gueur de six àsept milles, tant aux bâtimens des par-
ticuliers qu'à ceux qui appartenaient à l’empereur.
Cependant les cors et les clairons rappelèrent les sol-
dats de tous les points qu'ils occupaient;ils coururent
aux armes en toute hâte, et le duc à mesure qu'ils ar-
rivaient les formait en bataillons et disposait tout
pour le départ. Les hommes qui avaient le plus d’ex-
périence de l’art militaire craignaient que l'ennemi
ne s'emparât du pont , et que l’armée he fût facilement
accablée dans l’étroit défilé où elle se trouvait enga-
gée. C’est pourquoi on se hâta d'envoyer d'abord des
cavaliers, sans attendre la réunion des corps d’infan-
terie. Baudouin, ainsi que je l'ai dit, avait couru au
pont pour s’en emparer de vive force, et après en avoir
chassé l'ennemi, il s'était établi sur l’autre rive pour
protéger le passage. Le duc arriva en effet à la tête de
ses légions , emmenant aussi les bagages et les appro-
visionnemens de toute espèce, et l’armée passa sans au-
cune difficulté, et s'arrêta en dehors de la ville, dans
une plaine vaste et ouverte de toutes parts. Vers le
soir on livra combat entre l’église des saints martyrs
Côme et Damien ( aujourd'hui vulgairement appe-
lée le château de Boémond), et le palais neuf de
Blachernes, situé à un angle de la viile, tout près du
port; les Grecs y perdirent beaucoup de monde, et
96 GUILLAUME DE TYR.
ne pouvant résister à l'attaque de notre armée , ils se
reurèrent dans la ville. Les nôtres, pour prix de leur
victoire, se maintinrent avec vigueur sur le champ
de bataille, et dressèrent leur camp dans le lieu le
plus, convenable. Une nouvelle attaque de tous les
citoyens eût peut-être amené une affaire encore plus
sérieuse et un plus grand massacre, tant la haine
échauffait tous les esprits, si la nuit ne füt enfin venue
séparer les combattans. Ce fut alors que l'on reconnut
pour la première fois, et de manière à n’en pouvoir
douter, quelles avaient été les perfides intentions de
l'empereur, en ordonnant la translation du camp : il
devint évident qu'il avait voulu resserrer dans un
étroit espace une population qui lui était suspecte,
afin de la contenir comme dans une enceinte.
Le lendemain, à la pointe du jour, le duc ordonneet
fait publier partout que l’armée ait à prendre les ar-
mes; qu'une partie des troupes, marchant sous les
chefs qui seront désignés, parcoure toute la contrée,
pour aller chercher des vivres, puisque l’empereura
interdit les marchés, qu'on cherche les moyens de
s’en procurer, soit de vive force, soit à prix d'argent,
qu'on ne laisse en arrière ni le gros et le menu bétail,
ni les grains, ni enfin tous les approvisionnemens de
bouche que l’on pourra rassembler ;et il annonce que
pendant ce temps il restera lui-même avec les autres
chefs et une portion de l'armée, pour veiller à la
sûreté du camp : car, ayant découvert la perfidie de
l'empereur et des siens, on prenait toutes les
précautions possibles pour se défendre de ses pié-
ges. Ceux qui partrent pour aller fourrager for-
maient des troupes nombreuses de gens à pied et à
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II. 97
cheval : pendant six jours de suite ils battirent tout
le pays et se répandirent jusqu'à soixante milles à la
ronde : le huitième jour ils rentrèrent au camp, rap-
portant d'immenses provisions, plus qu'il ne serait
possible de l’évaluer , à tel point qu'ils avaient grand”-
peine à se faire suivre de tous les bestiaux, des cha-
riots etdes bêtes de somme qu'ils trainaient après eux.
Tandis que ces choses se passaient dans le camp,
un messager arrive, se présente devant le duc de la
part du seigneur Boémond , et lui remet une lettre
ainsi conçue : « Sachez, homme excellent , que vous
« avez affaire avec la plus mauvaise bête féroce et
« l’homme le plus scélérat qui existe ;son dessein est
« de tromper toujours, et de tourmenter de toutes
«les manières possibles, et jusqu'à la mort, toutes
« les nations latines. Une fois ou l’autre, vous recon-
« naîtrez par votre expérience que je parle de lui
« comme il le mérite. Je connais la malice des Grecs,
«et leur haine obstinée et implacable pour le nom
« latin. Ainsi donc, quittez cette ville s'il vous plaît,
«rendez-vous dans les environs d’Andrinople ou de
« Philippopolis, et donnez des ordres pour que les
« légions que le Seigneur vous a confiées puissent se
« réjouir dans un pays fertile où elles trouveront le
« repos et des vivres en abondance. Pour moi, avec
« l'aide de Dieu , je me hâterai de vous rejoindre vers
« le commencement du printemps, pour vous offrir,
« avec des sentimens fraternels et comme à mon sei-
« gneur, mes conseils et mes secours contre le prince
« impie qui commande aux Grecs. » Après avoir lu et
examiné avec attention le contenu de cette lettre , le
duc tint un conseil des princes, et répondit ensuite
I. 7
08 GUILLAUME DE TYR.
de vive voix par l'intermédiaire du messager, et aussi
par écrit : « J’ai su, mon très-cher frère, et depuis
«long-temps la renommée m'avait appris, que les
« Grecs astucieux ont toujours pris soin de poursuivre
« notre peuple d’une haine ardente et inexorable. S'il
« m'eût manqué quelque lumière à ce sujet, chaque
« jour m'apprendrait à lemieux reconnaître. Jenedoute
« point que les sentimens qui vous animent contre
« eux ne soient très-fondés, et que vous ne les jugiez
« comme ils le méritent. Mais ayant toujours devant
« Jes yeux la crainte de Dieu, et considérant l’objet
2 de mon expédition, je répugne à diriger contre un
2 peuple chrétien les coups destinés aux infidèles.
« L'armée agréable à Dieu, qui est avee nous, attend
«avec la plus grande impatience votre arrivée, et se
« réjouit de la présence des autres princes qui se sont
« consacrés au Seigneur. »
L'empereur cependant, ainsi que tous ses domes-
tiques et ses familiers, était fort inquiet, soit en
voyant toute la contrée exposée au pillage , et en en-
tendant les plaintes et les lamentations de tous ses
sujets, soit en apprenant que le seigneur Boémond
avait envoyé des messagers pour porter la nouvelle
de sa prochaine arrivée. Craignant, s'il ne parvenait
à apaiser le duc avant la venue des autres princes ,
que tous ne se réunissent pour travailler de concert
à sa ruine, l’empereur fit de nouveau solliciter le duc
de se rendre auprès de lui; 1l insista même beaucoup
plus vivement qu'il ne l'avait fait encore; il lui pro-
posa de lui envoyer en otage son fils Porphyrogénète,
et l’invita, aussitôt qu'il aurait reçu ce gage de sa foi,
à s’avancer vers le palais, sans conserver la moindre
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II, 99

crainte. Ces propositions ayant été agréées par les


princes , et Conon de Montaigu et Baudouin du Bourg
étant allés recevoir le fils de l’empereur de ses propres
mains , on le confia à la garde du frère du duc, et
celui-ci, se faisant accompagner des autres princes,
laissa à son frère le commandement de l’armée, et se
rendit à Constantinople, où il s'était fait desirer si
long-temps. L'empereur le recut avee les plus grands
honneurs, en présence des hommes illustres de sa
cour, empressés de voir celui dont ils avaient tant
entendu parler, et qu'ils avaient appris aussi à con-
naître. Les princes qui l'avaient accompagné furent
aussi honorés du salut impérial, ainsi que leur di-
gnité leur en donnait le droit, et admis à recevoir le
baiser de paix. L'empereur s’informa de leur santé
avec le plus grand soin , interpellant chacun d’eux par
son nom, afin de gagner leur bienveillance , et se
montra extrêmement affable et bon envers tous. En-
fin , se rapprochant du duc, il lui parla en ces termes:
« L'empereur a appris, duc très-chéri, que tu es le
« plus puissant parmi les princes qui t’entourent; il
« W'ignore point la pieuse entreprise que tu poursuis
« avec zèle, animé d’une fervente dévotion; il sait ,
« en outre, que la renommée célèbre de tous côtés
« la fermeté de ton courage et la sincérité de ta foi,
« Aussi, pour prix de tes hautes vertus, tu as conquis
« la bienveillance de beaucoup de personnes qui même
« ne t'avalent jamais vu. Nous également, voulant te
« montrer que nous avons pour toi des entrailles de
« père, et t’honorer d’une facon particulière , nous
« avons résolu de t'adopter aujourd’hui même comme
« notre fils, en présence des seigneurs de notre sacré

100 GUILLAUME DE TYR.
« palais, remettant ainsi notre Empire en ton pouvoir,
«afin qu'il soit maintenu par toi dans toute son inté-
« grité, en présence enfin de la multitude 1c1 réunie;
«et de celle qui viendra encore s’y joindre. » À ces
mots, l'ayant fait revêtir des habits impériaux avec
toutes les cérémonies qui étaient en usage à la cour
pour célébrer la solennité de l'adoption, il le nomma
son fils, selon la coutume du pays, et rétablit ainsi
la paix et la bienveillance entre les deux nations.
A la suite de cette cérémonie, l'empereur fit ouvrir
ses trésors tant au duc qu'à ses compagnons, et leur
offrit, avec une grande libéralité, de superbes présens
en or, en pierres fines, en ouvrages de soie, en vases
précieux, objets magnifiques , et dont le prix ne pou-
vait être évalué, tant à cause de l'élégance de la main-
d'œuvre que de l'extrême beauté de la matière. Com-
blés de ces dons et de l'immense quantité de ces
richesses, tous admiraient la munificence du prince.
Sa libéralité envers le duc alla même encore plus loin :
depuis le jour de l'Épiphanie jusqu'au jour de l’As-
cension, chaque semaine on lui envoyait du palais im-
périal des pièces d’or autant que deux hommes vigou-
reux pouvaient en porter sur leurs épaules , et dix
boisseaux de deniers de cuivre. Le duc cependant
n'en réservait rien pour lui-même, et distribuait gé-
néreusement tous ces trésors aux nobles et au peuple,
suivant les besoins que chacun paraissait avoir. Ce-
pendant, après en avoir recu la permission, le duc
quitta l'empereur, et retourna à son camp suivi de
son escorte. IÎl renvoya alors à l'empereur son fils
Jean qu’on avait retenu en otage jusqu'à son retour,
et le fit accompagner convenablement. L'empereur
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. Il. 101
rendit alors et fit publier un édit par lequelil ordonna
qu'on eût à vendre à l’armée du duc toutes les choses
dont elle aurait besoin , à juste prix et à bon poids,
sous peine de mort contre tout contrevenant. De son
côté , le duc fit proclamer dans tout le camp par des
hérauts que lon eût à s'abstenir de toute injure et
de toute violence contre les sujets de l'empereur ,
également sous peine de mort. Dès ce moment, peuple
et soldats vécurent assez bien ensemble, et les transac-
tions s’opérèrent de part etd’autre en toute tranquillité.
Vers le milieu du mois de mars, le duc , ayant ap-
pris que les autres princes étaient arrivés dans les
environs, et se disposaient à s’avancer avec leurs ar-
mées, fit tous ses préparatifs pour traverser l'Helles-
pont, sur l'invitation de l’empereur, et du consen-
tement de ses troupes et de tous les chefs ; il passa la
mer, conduisit son armée en Bythinie, la première
province que l’on rencontre dans l'Asie , et fit établir
son camp auprès du bourg de Chalcédoine. C'est dans
cette ville qu'au temps du pape Léon l’ancien et de
l'empereur Marcien ‘, se rassembla le quatrième con-
cile général, qui fut composé de six cent trente-six
Pères de l'Église, et qui s’unit contre les impiétés du
moine Eutychès et de Dioscore , patriarche d’Alexan-
drie. Ce lieu, voisin de Constantinople , n’en est sé-
paré que par le Bosphore; on voit même la ville
royale , et ceux qui y avaient affaire pouvaient faci-
lement y aller et en revenir en trois ou quatre jours.
L'empereur avait fortement insisté auprès du duc
pour qu'il bâtât son départ et celui de son armée,
mais sans lui parler avec franchise, et en usant tou-
1 En 45r.
102 GUILLAUME DE TYR.
jours de ses ruses accoutumées : son intention était
que les troupes du duc ne pussent pas se réunir à
celles qui étaient sur le point d'arriver. I usa du
même arlifice avec ceux qui vinrent successivement à
Constantinople, et les forca à partir toujours séparé-
ment, afin que deux armées ne se trouvassent jamais
ensemble devant la ville.
Tandis que toutes ces choses se passaient à Cons-
tanünople entre l’empereur et le duc de Lorraine, le
seigneur Boémond, prince de Tarente et fils de Ro-
bert Guiscard , qui, avant le commencement de l'hi-
ver, avait traversé la mer Adriatique , et s'était rendu
à Durazzo avec son armée, s'ouvrit un chemin , mar-
chant à pied , avec tous ceux qui le suivaient, à tra-
vers les déserts de la Bulgarie. Des hommes nobles et
puissans pour la plupart s'étaient réunis à son camp,
tant de l'Italie que de plusieurs autres provinces.
Nous avons conservé en partie leur nombre et leurs
noms pour en perpétuer la mémoire : Tancrède, fils
du marquis Guillaume ; Richard, prince de Salerne,
fils de Guillaume Bras-de-Fer, celui-ci frère de Robert
Guiscard ; Ranulfe, frère de Richard ;Robert de Hanse,
Hermann de Cani, Robert de Sourdeval, Robert,
fils de Tristan ;Honfroi, fils de Rodolphe; Richard, fils
du comte Ranulfe; le comte de Rosinolo avec ses
frères, Boile de Chartres, Albered de Cagnano et Hon-
froi de Montaigu. Tous ces chevaliers, suivant la ban-
nière de Boémond, arrivèrent à la ville de Castorée*,
et y célébrerent les fêtes de Noël. Comme les citoyens
de cette ville ne voulurent apporter n1 vendre aucune
ie AS :
© Dans l’intérieur de la Macédoine, au bord d’un Jac;c’est l’ancienne
Celcthrum.
HISTOIRE DES GROISADES3 LIV. II. 103
denrée aux pélerins , ils furent contraints d'enlever
de vive force le gros et le menu bétail, et tout ce dont
ils avaient besoin pour se nourrir, et de faire ainsi
beaucoup de dommage aux habitans de tous les envi-
rons , qui les prirent en exécration comme des enne-
mis. Étant partis de là, ils allèrent établir leur camp
dans un pays très-fertile, nommé Pélagonie *. Ils appri-
rent qu'il y avait dans le voisinage une ville qui n’était
habitée que par des hérétiques ; ilss’yrendirententoute
hâte, s’en emparèrent de vive force, mirent le feu à
toutes les maisons, brülèrent une partie des habitans,
passèrent au filde l'épée tout ce qui en restait, firentun
immense butin, et emportèrent de riches dépouilles.
L'empereur cependant, ayant appris que les légions
de Boémond s’apgrochaient , ordonna secrètement
aux chefs de ses armées, qu'il avait envoyées prendre
leurs quartiers d'hiver dans les mêmes pays, de ras-
sembler toutes les forces disponibles, et de suivre
sans relâche la marche de Boémond jusqu'au fleuve
Bardarius *, en ayant soin de se tenir toujours de côté,
afin de saisir toutes les occasions qui se présente-
raient dans la nuit, vers le soir, à l'improviste, ou
de toute autre manière, pour harceler constamment
l’armée dans sa marche. Il avait en effet des raisons
particulières de se méfier de Boémond ; ce seigneur,
ainsi que son père, lui avait fait en diverses ren-
contres de vives insultes. Comme il était plein de
ruses et habile à se montrer flatteur et à dissimu-
ler ses projets, l’empereur envoya en même temps
" La Pélagonie était la partie supérieure de la Macédoine, vers les
sources de lAxius.
2? Aujourd’hui le Vardas ou Verdas; c’est l’ancien Axius.
104 GUILLAUME DE TYR.
à l'illustre Boémond quelques nobles de sa domes-
ticité, les chargeant de lui porter des paroles de
paix , pour cacher ses artifices, et de tenter tous
les moyens de le tromper. Voici ce que ces mes-
sagers avaient recu ordre de lui dire, et ce qui était
en même temps contenu dans les lettres qu'il lui
adressait : « Notre empereur, protégé de Dieu, a ap-
«pris, et n'en doute nullement, que tu es un prince
« grand, puissant et accompli, fils d’un prince ma-
« gnifique, très-puissant et très-habile. Aussi, et en
«raison de ton rare mérite, nous t’'avons jusqu'à ce
« jour tendrement chéri et bien traité, quoique nous
«n'ayons jamais joui de ta présence. Maintenant que
«nous avons appris que tu entreprends un péleri-
« nage pour le service de Dieu ,#et pour accomplir
«une œuvre de piété, et que tu t'es adjoint d’autres
« princes également consacrés à Dieu , nous avons à
« cœur de t'aimer encore plus, et nous avons forte-
« ment résolu de t’honorer avec beaucoup plus de
« tendresse. C’est pourquoi , notre très-cher, ordonne
«aux peuples qui marchent avec toi d’épargner tous
« nos sujets; fais cesser la violence, les pillages, les
«incendies, et hâte-toi d'arriver le plus tôt possible
« en notre présence, afin que tu puisses jouir en toute
«sécurité des grands honneurs et des témoignages de
« bienveillance dont nous avons résolu de te com-
€bler. Nous avons prescrit à ceux qui te remettront
« les présentes, de faire donner à tes armées tout ce
« dont elles auront besoin pour de justes prix, et d’a-
« voir soin qu’elles soient suivies, sans aucune inter-
«rupüon, de toutes sortes de denrées. » Ces paroles
qui semblaient n'exprimer que les meilleurs senti-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II. 105
mens d'humanité, cachaient cependant un venin se-
cret. Aussi Boémond, en homme adroit et pénétrant,
ayant reconnu la méchanceté de l’empereur, dissi-
mula avec soin, et se tenant en même temps sur ses
gardes, il lui fit rendre des actions degrâces pour la
sollicitude qu'il daignait lui témoigner. Il arriva avec
ses guides sur les bords du fleuve Bardarius. Déjà
une portion de son armée l’avait traversé, et s'était
reformée sur la rive opposée ; le reste se disposait
également à passer sur les bateaux, lorsque tout à
coup les satellites de l’empereur, qui suivaient les
traces des nôtres avec des forces considérables,croyant
avoir trouvé une excellente occasion, se précipitent
sur la portion de notre armée qui n'avait pas encore
passé comme sur des ennemis et la pressent vive-
ment. Tancrède , homme plein de bravoure et d'ar-4
deur, ayant reconnu le mouvement, s’élance comme”
la foudre, traverse le fleuve à la nage, et rejoint la
rive qu'il avait déjà abandonnée. Les cavaliers, au
nombre de deux mille environ, le suivent de près; à
peine arrivés sur l’autre bord, ils s’élancent sur les
Grecs, enfoncent toutes leurs cohortes, les mettent
en fuite , les poursuivent pendant quelque temps en
leur tuant beaucoup de monde, et font aussi quel-
ques prisonniers, qu'ils ramènent au camp et condui-
sent en présence de Boémond. Ce prince les inter-
rogea avec soin, et leur demanda pour quel motif ils
avaient attaqué l’armée chrétienne? Ils répondirent
« qu’étant les hommes de l’empereur, et recevant de
« lui leur solde, ils étaient tenus de combattre con-
« formément à ses ordres. » Il devint dès lors évi-
dent aux yeux de tous que tout ce que l'empereur
106 ; GUILLAUME DE TYR.
leur avait fait dire n’était que fraude et artifice : ce-
pendant, comme on devait traverser la capitale de
l'empire, Boémond, contre l'avis de tous les autres,
voulut que l’on dissimulât ses ressentimens, plutôt que
de provoquer inutilement la colère de l'empereur.
Après avoir traversé la Macédoine et toute l'Illyrie,
l’armée hâtant sa marche en vertu des ordres de ses
chefs, s’approcha auprès de la ville royale. Elle s’ar-
rêta dans le voisinage, et le cinquième jour de fête,
avant les solennités de Pâques, Boémond reçut une
nouvelle députation de l’empereur, qui le faisait in-
viter à laisser ses troupes en arrière, et à se rendre à
Constantinople avec quelques - uns des siens; 1l hé-
sita quelque temps , et redoutant de secrètes embüû-
ches, il chercha à retarder de jour en jour l’exécu-
ion des ordres qu'il recevait. Tandis qu'il était ainsi
indécis et flottant dans ses résolutions diverses, lil-
lustre duc Godefroi, cédant aux instances et aux
prières réitérées de l’empereur, qui le suppliait d'aller
à la rencontre de Boémond, et de le ramener sans
crainte dans la ville, arrive au camp de celui-ci , ac-
compagné d’un cortége magnifique de princes. Les
tendres embrassemens , les baisers de sincère amitié,
témoignent la joie qu'ils éprouvent réciproquement
à se rencontrer ; ils s’entretiennent ensemble avec
gaieté, et s’accablent de questions les uns les autres ;
enfin le duc , ainsi qu'il l'avait promis, invite Boé-
mond à se rendre auprès de l'empereur qui l'attend;
Boémond se montre d’abord incertain et peu em-
pressé à adopter l'avis qu'on lui présente, car il se
méfiait des paroles de l’empereur ; cependant le duc
parvient à le persuader, il marche devant lui, et tous
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. Il. 107
ensemble entrent enfin à Constantinople. L'empe-
reur recoit Boémond en lui donnant le baiser de paix,
il lui témoigne de la bienveillance, lui fait rendre les
plus grands honneurs; et à la suite de plusieurs con-
férences intimes, tenues entre l'empereur et les deux
chefs , Boémond devient, comme on dit, l’homme de
l'empereur; il lui engage sa fidélité en lui donnant
la main, et lui prête serment corps pour corps, ainsi
que le font les fidèles envers leurs seigneurs. Après
cela, l'empereur fait prendre dans ses appartemens
et offre à Boémond de riches présens en or, en vête-
mens, en vases et en pierres précieuses, objets dan
prix et d’une beauté mcomparables.
La paix ainsi rétablie, et tandis que Boémond de-
meurait encore dans le palais , Tancrède , homme
recommandable en tout point, et neveu de Boé-
mond par sa mère, évitant avec soin la présence de
l'empereur, fit transporter toute son armée en By-
thinie, et ayant traversé le Bosphore , établit son camp
auprès du bourg de Chalcédoine, où les troupes du
duc étaient déjà depuis long-temps', attendant l’ar-
rivée des autres corps. L'empereur, lorsqu'il apprit
ensuite que le seigneur Tancrède avait évité de le
voir, en fut péniblement affecté. Mais en homme pru-
dent , il dissimula sa colère , et faisant de nouveau
distribuer d'immenses présens aux princes qui étaient
demeurés auprès de lui, il les renvoya à leur camp
au-delà du Bosphore avec les plus grands honneurs. Les
deux armées s'étaient unies par les liens de la charité
fraternelle, et vivaient ensemble , à la vue de Cons-
tantinople, attendant l’arrivée des autres princes, afin
que toutes les légions ne formassent qu'un seul corps,
108 GUILLAUME DE TYR.
pour marcher toutes ensemble au but de leur péle-
rinage. La ville royale, et tousles faubourgs et leslieux
environnans, leur fournissaient les vivres nécessaires ,
et les soldats vivaient dans une grande abondance.
Pendant ce temps, l'illustre Robert , comte de
Flandre, s'était embarqué au commencement de l’hi-
ver à Bari, ville de Pouille , et était descendu à Du-
razzO avec tous ceux qui l'accompagnaient; il s'était
ensuite mis à l'abri des frimas en s'établissant dans
un pays fertile, semé de bois et de pâturages, et of-
frant toutes les commodités que l’on pouvait desirer.
Il reprit sa marche dès les premiers jours du prin-
temps, et se hâta de rejoindre les princes qui l'avaient
devancé. Avant d'arriver à Constantinople, il recut,
comme ceux qui s'étaient présentés avant lui, des
messagers de l’empereur, qui vinrent l'inviter de la
part de leur maître à laisser son armée en arrière,
et à se rendre dans la ville royale avec une petite
escorte. Instruit déjà de la conduite qu’avaient tenue
ceux dont il suivait les traces, Robert arriva à Cons-
tanunople, et entra au palais, accompagné d’un petit
nombre des siens. L'empereur laccueillit avec les
mêmes honneurs, le traita avec bienveillance, recut
de lui le serment de fidélité, comme il l'avait recu
de Boémond, le combla dès lors de nouvelles fa-
veurs, lui fit d'immenses présens et se montra éga-
lement généreux envers ceux qui composaient sa
suite, Robert demeura quelques jours dans la ville,
tandis que son armée, campée dans lesenvirons, jouis-
sait d’un doux repos et d’une grande abondance ; lui-
même voyait fréquemment l’empereur, et avait des
conférences avec lui sur tous les objets dont il lui
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II. 109

- paraissait utile de l’entretenir;enfin, il prit congé de


l'empereur, et fit embarquer toutes ses troupes pour
aller rejoindre ses compagnons de voyage. Ceux-ci
l'accueillirent avec beaucoup de bonté et d’affec-
tion, et ses troupes se réunirent à celles qui étaient
déjà établies dans leur camp. Pendant quelques jours,
les chefs se divertirent à se raconter les uns aux
autres les divers événemens de leurs voyages; ils se
rappelaient avec un certain plaisir toutes leurs fa-
tigues, puis ils s’entretenaient en détail de l'avenir et
du but de leur entreprise, et cherchaient ensemble
les moyens les plus convenables de parvenir le plus
promptement possible à l’accomplissement de leurs
desseins. Tandis qu'ils s'occupaient ainsi, se plaignant
déjà du retard de ceux qui devaient encore arriver,
et les accusant de perdre inutilement un temps pré-
cieux, on vint annoncer un messager, arrivant de la
part du comte de Toulouse et de l’évêque du Puy,
pour rendre compte que l’un et l’autre s’avançaient, et
qu'ils seraient bientôt aux portes de Constantinople.
Ces deux hommes puissans et illustres avaient tou-
jours marché ensemble dès le commencement de leur
voyage en compagnons inséparables. [ls avaient avec
eux beaucoup d'hommes distingués par l'élégance
de leurs mœurs autant que par leur noblesse , sa-
voir le seigneur Guillaume, évêque d'Orange, Raim-
bault, comte de la même ville, Gaston de Béarn, Gé-
rard de Roussillon, Guillaume de Montpellier, Guil-
laume , comte du Forez, Raimond Pelet, Centon de
Béarn, Guillaume Amanjeu , et beaucoup d’autres en-
core dont les noms, quoique nous ne les ayons pas
conservés, ont été certainement inscrits dans le livre
TI10O GUILLAUME DE TYR.

de vie, car ils quittèrent leur patrie, leurs parens,


leurs amis et leurs vastes patrimoines, pour suivre le
Christ et se livrer volontairement à la pauvreté. Tous,
suivant avec le plus grand respect les hommes véné-
rables que je viens de nommer, descendirent en ltalie,
traversèrent la Lombardie, et, passant dans le pays
qu'on appelle le Frioul, entrèrent en Istrie, tout près
d’Aquilée, et de là pénétrèrent dans la Dalmatie. La
Dalmatie est un vaste pays, situé entre la Hongrie et
la mer Adriatique, et qui compte quatre métropoles,
Zara, Salone, autrement dite Spolète, Antibaris et
Raguse. Elle est habitée par un peuple extrêmement
féroce, qui vit de meurtre et de pillage. Couverte de
montagnes, de forêts, de grands fleuves, et d’im-
menses pâturages, elle offre peu de place à l’agricul-
ture, et les habitans tirent leur principale subsistance
de leurs nombreux bestiaux; il faut en excepter ce-
pendant ceux qui habitent en petit nombre sur les
bords de la mer et qui différent des autres de mœurs
comme de langage ; ceux-ci parlent l’idiome latin;
tous les autres parlent l’esclavon, et ont toutes les ha-
bitudes des peuples barbares.
Les pélerins donc étant entrés dans cette province
trouvèrent sur leur route de grandes difficultés, prin-
cipalement à cause de l'hiver qui s’approchait et de
l'extrême inégalité du sol, Ils manquaient aussi de
vivres de toute espèce, et pendant plusieurs jours ils
furent en proie à une grande détresse. Les habitans
abandonnaient les villes et tous les lieux fortifiés et se
retiraient sur les montagnes ou dans des bois épais,
emmenant avec eux leurs femmes, leurs enfans et
toutes leurs provisions, fuyant comme des bêtes fau-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II. TITI

ves, et redoutant la vue de nos voyageurs. En même


temps cependant ils suivaient en haut et de loin les
traces de l’armée et massacraient les vieillards affai-
blis, les vieilles femmes qui ne s’avançaient que plus
lentement, dès qu'ils pouvaient les rencontrer séparés
des bandes armées. Le comte cependant, animé d’une
juste sollicitude pour cette immense quantité de pé-
lerins , faisait marcher quelques-uns des chefs en
avant des bataillons, et lui-même se tenait souvent
sur les derrières avec la plus grande partie des cava-
liers bien cuirassés, fermant la marche et se trouvant
souvent le dernier. En outre l'atmosphère était char-
gée de brouillards et d’épaisses ténèbres, à tel point
que ceux qui suivaient avaient peine à reconnaître les
traces de ceux qui marchaient devant eux, et que
ceux-ci à leur tour ne pouvaient distinguer aucun
objet au-delà de la portée d’une pierre. Cette terre en
effet est, comme je l'ai dit, couverte de petits ruis-
seaux, de fleuves et de marais, et à de certains jours
il s'en élevait une si grande humidité, les nuages se
chargeaient tellement de ces mauvaises exhalaisons,
qu'on en était presque suffoqué. Les Esclavons Dal-
mates , qui étaient là comme des indigènes, et con-
naissaient parfaitement toutes les localités, suivaient
notre armée toujours de côté, à travers les précipices
des montagnes et les touffes les plus épaisses des fo-
rêts, et faisaient de fréquentes irruptions , dans les-
quelles 1l leur était facile d’accabler les faibles et tous
ceux qui étaient dépourvus d'armes. Le comte cepen-
dant et les principaux chefs les atteignaient souvent
au milieu de leurs incursions , les percaient de leur
lance, en tuaient beaucoup d’autres de leur glaive ,
112 GUILLAUME DE TYR.

et ils en auraient même atteint un bien plus grand


nombre si ceux-ci ne s'étaient tenus constamment
dans le voisinage des forêts pour y chercher un asile
lorsqu'ils se sentaient trop vivement pressés. Un jour
cependant, entre autres, quelques-uns de ces mal-
faiteurs ayant été faits prisonniers , le comte ordonna
qu'on leur coupât les pieds et les mains, afin que leurs
compagnons , effrayés de cet exemple, renonçassent
à poursuivre l’armée. Pendant trois semaines consé-
cutives elle suivit la même route, rencontrant par-
tout les mêmes difhicultés, et elle arriva enfin à un
lieu, nommé Scodra ', où elle trouva le roi des Es-
clavons. Le seigneur comte, qui était extrêmement
bon, affable et compatissant, chercha à se lier d’a-
mitié avec ce roi, en lui faisant généreusement beau-
coup de présens, dans l'espoir de gagner ainsi la bien-
veillance des indigènes et d'obtenir pour son peuple
la permission de se pourvoir de toutes les choses dont
il pourrait avoir besoin ;mais ce moyen même ne put
lui servir à adoucir le caractère féroce de ces bar-
bares, et dans la suite il les trouva bien plus cruels
encore. Enfin, après avoir mis environ quarante jours
à traverser la Dalmatie au milieu de toutes sortes de
souffrances, 1l arriva à Durazzo avec toute son armée.
L'empereur, qui avait eu quelque avis de l’arrivée
du comte, parce que c’était à la fois un homme sage
et magnifique et qui avait à sa suite une grande quan-
tité de monde, s'était hâté d'envoyer une députation
composée d'hommes considérables qu'il avait char-
gés d'aller à sa rencontre jusqu’à Durazzo, de le sa-
luer affectueusement de la part de leur maître dès
? Aujourd’hui Iskodar ou Scutari.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II. 113
qu'il y arriverait, et de le traiter avec beaucoup d’é-
gards. Obéissant à ces ordres, les députés se présen-
tèrent devant le comte, s’entretinrent avec lui, le
comblèrent de caresses, et lui remirent les dépêches
dont ils étaient porteurs; voici ce qu’elles contenaient :
« Depuis long-temps, comte très-chéri, la renommée
« de ta sagesse et le parfum de ta probité répandus de
« toutes parts sont parvenus jusqu’à nous : l'excellence
« de tes mérites nous invite à te chérir, et nous avons
« résolu d’aimer ta personne et de t’honorer avec une
« affection particulière, Aussi nous attendons ton arri-
« vée avec une grande impatience, desirant conférer
«sur beaucoup de choses au sujet des affaires pu-
« bliques, avec toi comme aussi avec ta noblesse qui
« nous est infiniment chère. Nous te recommandons
« avec instance de traverser toutes nos terres, sans
« trouble ni scandale, de te hâter d'arriver auprès de
« nous, et de compter sur notre bienveillance et
« sur les honneurs infinis que nous avons résolu
« de t'accorder. Nous avons en outre donné ordre à
« ceux qui te remettront les présentes d’avoir soin
« que ton peuple soit abondamment pourvu de toutes
« sortes de denrées et qu'il puisse entretenir constam-
« ment des relations de commerce à de bonnes con-
« ditions. » Cette lettre réjouit infiniment le comte
ainsi que toute son armée; elle se remit en route,
traversa pendant plusieurs jours, et non sans fatigue,
les montagnes et les forêts qui couvrent tout le pays
des Épirotes, et arriva enfin au pays nommé Pélagonie,
où elle dressa son camp et trouva une grande abon-
dance de toutes choses. Là, le seigneur évêque du
Puy, homme vénérable, ayant fait placer ses tentes à
1: 8
114 GUILLAUME DE TYR.
quelque distance du camp pour s'établir plus commo-
dément, fut saisi et fait prisonnier dans une attaque
imprévue des Bulgares. Mais, comme un si fillustre
pontife était encore nécessaire au peuple de Dieu, la
miséricorde divine voulut qu'un heureux hasard lui
conservât la vie. L'un des brigands, tandis qu’il cher-
chait à le dépouiller de son or, le protégea contre les
autres; au milieu de ce tumulte et sur les cris de ceux
qui se disputaient leur proie, l’armée fut avertie de
ce qui se passait; elle prit aussitôt les armes et délivra
promptement l’évêque et les siens des brigands qui
l'avaient assailh. On se remit ensuite en marche, on
passa à Thessalonique, on traversa toute la Macé-
doine, et, après plusieurs jours de fatigue conti-
nuelle, les pélerins arrivèrent enfin à Rodosto, ville
maritime, située sur l’Hellespont, à quatre journées
de marche de Constantinople. Une nouvelle députa-
tion de l’empereur se présenta alors devant le comte,
et 1l arriva en même temps des messagers expédiés
par les princes qui étaient en avant; tous pressèrent
vivement le comte de quitter son armée qui le sui-
vrait plus lentement, et de marcher lui-même beau-
coup plus vite , afin de termimer au plus tôt ses affaires
avec l’empereur, tandis que sestroupes s’avanceraient,
et de manière à seconder les vœux des peuples impa-
üens de l’accomplissement de leurs projets. Le comte
avait aussi envoyé des députés auprès des princes, et,
lorsqu'ils revinrent, ils l’invitèrent également à ne
faire aucun retard.
Cédant aux instances unanimes des députés de l’em-
pereur et des princes , le comte quitta son armée et
laissa aux évêques et aux autres nobles qui demeu-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II. 115

raient au camp le soin de veiller sur elle. Lui-même


se rendit à Constantinople avec un petit nombre
d'hommes; il entra dans cette ville précédé des prin-
cipaux officiers du palais, et alla se présenter devant
l'empereur qui lattendait depuis long -temps. Il fut
recu très-honorablement et traité avec beaucoup de
bonté et de douceur par l'empereur et par tous les
hommes considérables et illustres qui l’entouraient.
On chercha, avec les plus vives instances et par toutes
sortes de cajoleries, à l’engager à prêter serment de
fidélité à l'empereur, de la même manière que l'avaient
fait les autres princes qui l'avaient précédé; mais il
s'y refusa avec la plus grande fermeté. Cependant
l'empereur, indigné que le comte refusât de lui rendre
hommage, ordonna en secret aux chefs des légions
qui se trouvaient du même côté de marcher en toute
hâte sur son armée, de chercher à la traverser par
tous les moyens possibles, et même de ne pas craindre
de mettre à mort tous ceux qu'on pourrait frapper. Il
s'était enhardi à donner de tels ordres, dans la con-
fiance que tous les princes étaient engagés envers lui
par le serment de fidélité qu'il en avait recu, et que
d’ailleurs il ne leur serait nullement facile de faire de
nouveau passer leurs armées sur le rivage opposé. En
effet tous les bâtimens qui se rendaient en Asie, soit
pour porter des vivres aux armées, soit pour conduire
des passagers , étaient tenus de quitter la terre aussi-
tôt après le débarquement, afin qu'il n’y eût jamais
beaucoup de bâtimens ensemble et que les princes
ne pussent penser à retourner à Constantinople. Ainsi
que je Par déjà dit, l’empereur était parvenu, à force
de flatteries et d’insinuations adroites, à faire succes-
DE
116 GUILLAUME DE TYR,
sivement partir chaque armée, pour que leurs forces
ne pussent jamais être réunies auprès de la ville, car
l’arrivée des nôtres avait excité ses méfiances, et il
redoutait par dessus tout des rassemblemens trop
nombreux. Quant à ce qu'il avait fait pour combler
les princes de ses largesses, ce n’était nullement par
générosité ou par bienveillance , mais uniquement par
peur et par une habileté pleine d'artifices. Nos princes
cependant, marchant dans la simplicité de leur cœur
et dans la sincérité de la bonne foi, avaient grand’-
peine à croire à la méchanceté des Grecs, aux fraudes
et à la ruse persévérante de leur prince, surtout de-
puis qu'il les comblait de ses riches dons et affectait
une extrême bienveillance pour eux tous.
Cependant ceux qui avaient recu les ordres de l’em-
pereur, les centurions , les quinquagénaires ’, les pré-
posés aux marches militaires, se mirent en devoir
d'accomplir leur mission. Après avoir prévenu leurs
troupes, au milieu de la nuit, ils s’avancèrent en
silence et se précipitèrent sur l’armée du comte. Nos
soldats se trouvant ainsi attaqués à l’improviste, au
moment où ils n'avaient aucune crainte, un grand
nombre d’entre eux furent misérablement tués ou
prirent honteusement la fuite, avant que l'alarme fût
devenue générale et qu’on eût couru aux armes. Enfin
les vives instances des hommes les plus braves rani-
mèrent les nôtres , ils retrouvèrent leurs forces et leur
courage, et firent à leur tour beaucoup de mal aux
brigands armés , satellites de l'empereur. Quoiqu’ils
eussent résisté avec assez de vigueur, eu égard au
moment et au lieu même de l'attaque, frappés cepen-
: Chefs de cinquante hommes.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II. 117
dant de toutes les difficultés du voyage, découragés
par les combats qu'ils avaient à livrer presque tous les
jours et toujours à l’improviste, les nôtres cédaient à
leur abattement et semblaient déjà se repentir deleur
entreprise; chaque jour ils perdaient quelque chose
du zèle fervent qui les avait d’abord animés; excédés
de plus en plus de fatigue, non seulement les gens
du peuple, mais même quelques-uns des chefs se
repentaient de leur voyage; désespérant de pou-
voir atteindre leur but et oubliant les vœux qui les
engageaient, ils voulaient se préparer à retourner
chez eux; et si les évêques et le clergé n’eussent em-
ployé les avertissemens et les exhortations pour leur
rappeler leur vœu et ranimer en eux un zèle près de
s'éteindre, ils étaient tous disposés à abandonner leurs
bataillons et à tout tenter pour rentrer dans leur pa-
trie, malgré les nouveaux dangers qui les attendaient.
Lorsque ces nouvelles furent apportées au comte,
frappé d’une vive douleur, il vit qu’on l'avait trahi :
aussitôt choisissant quelques nobles parmi les fidèles
qui l’entouraient, il les envoya présenter à l'empe-
reur les preuves évidentes de son infâme perfidie,
et déclara que, tandis qu'il l’attirait auprès de lui à
force de lettres et de messages, l'empereur, contre
toute bonne foi, avait armé ses troupes pour les faire
marcher sur les Croisés. En même temps il se hâta de
faire connaître aux princes, dont les instances et les
prières l'avaient entraîné à quitter son armée, les
malheurs qui venaient de lui arriver et la fraude ma-
nifeste de l’empereur , les appelant comme des frères
à venir seconder ses projets de vengeance. En effet,
si le comte avait eu autant de moyens de suivre ce
115 GUILLAUME DE TYR.
dessein qu'il éprouvait de douleur de cette catastro-
phe, il est hors de doute que, dans l'état d’agitation
où ces nouvelles l'avaient jeté, les menaces, la
crainte, l'intervention de tous les princes, rien n'eût
pu le détourner de poursuivre ses vengeances ; car
il était, à ce qu’on dit, d’un courage bouillant, gar-
dait à jamais le souvenir d’un affront et abondait fort
dans son sens.
L'empereur, voyant que les choses étaient allées
beaucoup trop loin, et se repentant de ce qu'il avait
fait, convoqua aussitôt les princes qui étaient encore
avec leurs légions sur le rivage opposé de la mer, le
seigneur duc Boémond, et le comte de Flandre,
pour leur demander leur intervention auprès du
comte et tâcher de se réconcilier avec lui. Les princes
se rendirent à cet appel, quoiqu'ils fussent très-mé-
contens de ce qui venait d'arriver. Îls jugèrent ce-
pendant que ce n'était pas le cas de rechercher une
vengeance; ils en parlèrent au comte en particulier,
et tout en lui témoignant beaucoup d'intérêt, ils firent
tous leurs efforts pour l’engager à dissimuler le res-
sentiment d’une injure qu'ils regardaient comme
étant commune à tous; ils lui représentèrent qu'en
poursuivant ses vengeances il entreprendrait une
œuvre peut-être bien longue, et le supplièrent d'y
renoncer, pour ne mettre aucun obstacle aux projets
de ceux qui voulaient marcher dans les voies du Sei-
gneur. Enfin, et à la suite de ces pieuses intercessions ,
le comte, en homme prudent, déposant les senti-
mens d’amertume qui remplissaient son ame, se ren-
dit à l'avis des princes et se mit complétement à leur
disposition. Ils allèrent alors trouver l’empereur et
HISTOIRE DES CROISADES ; LIV. II. 119
lui représentèrent, avec franchise et d’une commune
voix ,combien ils étaient offensés de tout ce qui ve-
nait d'arriver. L'empereur, bien convaincu de la soli-
dité de leur union, et recevant les témoignages una-
nimes de leur indignation, s’abaissaàfaire des excuses
en présence du comte et de toutes les personnes de
la cour, tant de celles qui vivaient hors du palais
que de ses propres domestiques; il jura et protesta
solennellement que tout ce qui venait de se passer
lui était entièrement étranger, qu'il n'avait donné au-
cun ordre semblable, et enmême temps qu'il attestait
ainsi son innocence , 1l se déclara tout disposé à don-
ner au comte toute satisfaction.
Ainsi se manifestaient de jour en jour et de plus
en plus les artifices des Grecs et les fraudes de l'em-
pereur; 1l n’était aucun de nos princes pour qui il ne
fûtaussi évident quela lumière du jour en plein midi,
que cette nation et son souverain poursuivaient d'une
haine implacable toute la race des Latins. Toutefois ,
comme ils voulaient se hâter de mener à bien d’au-
tres desseins , et aspiraient avec une vive ardeur à
l’accomplissement d’une œuvre plus agréable à Dieu,
ils jugèrent qu'il serait plus convenable et plus sûr de
dissimuler leur ressentiment, afin de n'avoir point
à renoncer et de ne susciter aucun obstacie à leurs
pieuses entreprises.
Le comte se réconcilia donc avec l'empereur, con-
formément à l'avis des princes : il lui prêta aussi le
serment de fidélité de la même manière et dans les
mêmes termes que les autres l'avaient fait, et ainsi
rentré en faveur, 1l recut d'immenses présens, qu'il
serait trop long d’énumérer, en témoignage de la li-
120 GUILLAUME DE TYR.

béralité de l’empereur. Les autres princes, comblés


de nouvelles largesses, prirent enfin congé de l’em-
pereur ; et après avoir recommandé au comte de ne pas
s'arrêter trop long-tems, ils traversèrent l'Hellespont
et se rendirent en Bythinie, auprès de leurs légions.
Cependant l’armée du comte était arrivée à Cons-
tantinople ; il présida lui-même à toutes les disposi-
tons de son départ, et elle alla se réunir aux autres
armées. Le comte demeura quelques jours encore
dans la ville, et en même temps qu'il faisaitses affaires
particulières, il ne cessa de se conduire en homme
sage , plein de zèle et de sollicitude pour les affaires
publiques. Ainsi que les princes l’en avaient prié, il
voyait fréquemment l’empereur et cherchait, comme
l'avaient fait en particulier tous les autres chefs, à
lui persuader de suivre en personne l'expédition et
d'en accepter le suprême commandement. L'empereur
répondit au comte, qui le sollicitait plus vivement,
ainsi qu'il avait répondu à toutes les propositions
semblables ; il s’excusa en disant qu'il était entouré
d’ennemis féroces, les Bulgares, les Commans, les
Pincenates, qui se présentaient incessamment sur
les frontières de l'Empire, et épiaient sans relâche
toutes les occasions de faire de nouvelles invasions
et de troubler la tranquillité de ses États ;que quoi-
qu'il ne desirât rien tant que de s’allier à tous ceux
qui entreprenaient ce pélerinage, et de pouvoir es-
pérer ainsi une bonne part des récompenses qui les
attendaient, il lui était cependant impossible d’aban-
donner son royaume et de fournir à ses ennemis
l'occasion d'exercer leur méchanceté. Mais tout ce
qu'il disait n’était que ruse et artifice
;etdans lefait,
HISTOIRE DES CROISADES ; LIV, Il. 121

la véritable raison qu'il eût pu donner de ses refus,


c'était que jaloux de lexpédition que les nôtres
avaient entreprise , il cherchait toutes sortes de pré-
textes pour la contrarier, et pour s'opposer, par tous
les moyens qui seraient en son pouvoir, au succès de
leurs efforts.
Tous ceux qui avaient déjàtraversé la mer, savoir,
le duc Godefroi , Boémond, Robert comte de Flandre
et l’évêque du Puy, se disposèrent à se remettre en
route, et ayant rassemblé tous les bagages, ils partirent
pour se rendre à pied à Nicée, et y attendre ceux qui
demeuraient encore en arrière. Comme ils s’avan-
caient vers Nicomédie, qui est la principale métropole
de la province de Bythinie, le vénérable prêtre Pierre
l'ermite, qui s'était mis à l'abri des rigueurs de l'hiver
sur les frontières de ce pays, vint à la rencontre
des légions avec le petit nombre de pélerins qui
avaient survécu aux désastres de cette expédition, et
se réunit à elles, après avoir présenté ses salutations
aux princes. Ceux-ci le recurent avec bonté, lui de-
mandèrent le récit de ses malheurs, et il leur raconta
en détail comment le peuple qui les avait devancés ,
sous sa conduite, s'était montré dépourvu d'intelli-
gence, incrédule et indomptable à la fois, déclarant
que c'était beaucoup plus par ses propres fautes que
par le fait d'autrui qu’il avait succombé sous le poids
de ses calamités. Les princes, remplis de compassion
pour lui et pour ses compagnons d’infortune, les
comblèrent les uns et les autres des témoignages de
leur générosité. L'armée qui s'était fort accrue par la
grâce de Dieu et par la réunion en un seul corps
de toutes les diverses expéditions, poursuivit sa
122 GUILLAUME DE TYR.
marche et arriva à Nicée. On disposa le camp en cer-
cle, on marqua la place destinée aux princes qui n’é-
taient pas encore arrivés, et le quinze du mois de
mai on commença à mettre le siége devant la ville.
Le comte de Toulouse, après avoir terminé ses affaires
dans la ville royale, prit congé de l'empereur , recut
encore de lui de riches présens, et marchant en toute
hâte avec ceux qui l'avaient attendu, il rejoignit bien-
tôt ses alliés.
Cependant l'illustre Robert, comte de Normandie,
et tous les autres nobles fameux qui l'avaient accom-
pagné, savoir, Étienne, comte du pays de Chartres et
de Blois, et Eustache, frère du duc Godefroi, ex-
pédièrent des messagers tant à l'empereur qu’à leurs
frères, pour annoncer leur prochaine arrivée. Ils
avaient encore avec eux Étienne, comte d’Albemarle,
Alain Fergand et Conon, tous deux de Bretagne,
hommes considérables, Rotrou comte du Perche et
Roger de Barneville. Tous ces hommes et beaucoup
d’autres encore, nobles et illustres, s'étaient rendus
dans la Pouille, l'année précédente, avant le com-
mencement de l'hiver, avec le comte de Flandre.et le
seigneur Hugues-le-Grand : lorsque ceux-ci s'étaient
embarqués pour se rendre à Durazzo, les autres re-
doutant la rigueur des frimas, avaient passé leur hi-
ver dans de bons cantonnemens, dans la Pouille et
sur les frontières de la Calabre. Au retour du prin-
temps ils convoquèrent tous leurs compagnons de
voyage, réumrent leurs bagages, se mirent en mer ;
et suivant les traces de leurs frères, ils allèrent dé-
barquer à Durazzo. Continuant ensuite leur voyage,
ils hâtèrent leur marche autant qu'il leur fut possible,
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IL. 123
pour racheter le temps qu'ils avaient perdu en sé-
journant dans la Pouille. Enfin ils voyagèrent, avec
l'aide de Dieu, en toute tranquillité, traversèrent les
provinces d'Illyrie, de Macédoine, les deux Thraces
et arrivèrent à Constantinople. Là, ayant été mandés
par l’empereur, de même que ceux qui les avaient
précédés, ils se rendirent au palais et furent accueillis
avec beaucoup d’empressement par l'empereur et par
tous les illustres qui l’entouraient. Après avoir tenu
plusieurs conseils avec les trois chefs réunis et avec
chacun d’eux en particulier, l'empereur joignant les
plus vives instances à toutes sortes de cajoleries et
aux plus belles promesses, leur demanda de lui rendre
l'hommage qu'il avait recu de tous les autres princes.
Ayant sous les yeux l'exemple de leurs frères (car
avant de se présenter devant l’empereur, ils avaient
été instruits exactement de tout ce qui s'était passé
et ils se disaient entre eux : « Nous ne sommes pas
plus grands que nos frères » ), ils prêtèrent le serment
de fidélité, selon la formule antérieurement adoptée,
et s’engagèrent ainsi envers l'empereur. Admis dès
lors aux plus grandes faveurs, ils furent jugés dignes
de recevoir des dons plus considérables. Les trésors
de l'Empire leur furent ouverts ; ils recurent des pré-
sens, tels qu'ils n’en avaient jamais vu, en or, en vé-
temens précieux, en vases dignes d’admiration , au-
tant par la richesse de la matière que par la perfection
du travail, en ouvrages de soie de toute espèce, ob-
jets précieux et d’une valeur inestimable, à tel point
que ceux qui se voyaient comblés de tant de largesses
en étaient eux-mêmes étonnés et confondus, tant ces
diverses choses étaient supérieures en valeur et en
124 GUILLAUME DE TYR.
élégance àtoutes celles dontils avaientl’habitude. Lors-
qu'ils eurent recu tant de riches dons, desirant ce-
pendant ne pas retarder plus long-temps l'expédition
de leurs frères, ils prirent congé de l’empereur, tra-
versèrent l'Hellespont et se hâtèrent de se rendre avec
leurs légions à Nicée, où était réunie toute l’armée
des chrétiens. Les princes qui les avaient devancés,
et qui attendaient leur arrivée avec une vive impa-
uence, les accueillirent avec beaucoup de tendresse,
et ils dressèrent leur camp sur la place même qui leur
avait été réservée.
Un certain Grec, nommé Tanin, familier intime de
l'empereur, homme méchant et perfide, qui avait les
narines mutilées, entémoignage de sa perversité , était
venu aussi se réunir au Camp de notre armée. Nos
chefs ayant demandé, pour plus de sûreté, un guide
qui leur fit connaître les routes, cet homme avait été
désigné par les ordres de l'empereur pour accompa-
gner notre armée, et on l'avait choisi par ce qu'on di-
sait qu'il avait une connaissance parfaite du pays; mais
en même temps parce que l’empereur se confiait en-
tièrement en sa méchanceté et en son habile fourberie.
Il s'associadonc à nos princes avecune petite escorte de
gens à lui, afin qu'il y eût, comme on dit, dans l'armée
une oie qui püt faire grand bruit au milieu des
cygnes ,et une méchante couleuvre parmi les an-
guilles. Tout ce qui se faisait au milieu de notre ex-
pédition , tout ce qui était dit par chacun, cet homme
le travestissait par ses mauvaises interprétations, et
avait soin d’en informer l’empereur; il recevait aussi
de fréquens messagers qui venaient lui apporter des
instructions sur ses rapports et ses fraudes.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. Il. 125
Alors, pour la première fois, les divers corps qui
avaient suivi leurs chefs à travers des pays et en des
temps différens, se virent réunis et formèrent une
seule armée du Dieu vivant, qui se trouva portée
au complet par l’arrivée successive des nombreuses
divisions qui devaient la composer. Depuis que cha-
cun d'eux avait quitté son pays et sa maison pour se
mettre en voyage, il n'avait pas encore été permis aux
chefs et aux capitaines de ces armées agréables à Dieu
de se voir tous ensemble et de conférer en commun
des affaires publiques ; ils le purent enfin lorsqu'ils
eurent tous dressé leurs tentes devant la ville de Nicée.
Ils firent alors une revue et un recensement général
de leurs légions, et ils trouvèrent qu'ils avaient
six cent mille fantassins des deux sexes, et cent mille
cavaliers cuirassés. Tous s’arrêtant devant la ville que
je viens de nommer, se disposèrent à l’attaquer par
toutes sortes de moyens, consacrant au Seigneur en
toute humilité les prémices de leurs travaux.
120 GUILLAUME DE TYR.

RS A RS A

LIVRE TROISIÈME.

Nix, ville de Bythinie, fut d’abord l’un des siéges


qui relevaient de Nicomédie, lorsque celle-ci était
la seule métropole de tout ce pays. Elle fut plus tard
affranchie de cette juridiction par l’empereur Cons-
tantin l’ancien, en témoignage de respect pour le pre-
mier concile général qui s’y était assemblé *. Au temps
en effet du pape Silvestre, du vénérable Alexandre
patriarche de Constantinople et de l'empereur Cons-
tantin, un saint synode, composé de trois cent dix-huit
Pères, se réunit dans cette ville pour combattre les
impiétés d'Arius et de ses sectateurs; et après avoir
condamné la pernicieuse corruption de sa doctrine et
proclamé la vérité d’après les témoignages des saints,
ce synode donna à l'Église universelle de Dieu un
formulaire de foi, exact et pur. Dans la suite, sous
le règne de l'empereur Constantin, fils très- pieux
d’'Irène, tandis qu'Adrien était pontife de Rome
et le vénérable Tharasius patriarche de Constanti-
nople, un nouveau synode général, qui fut le sep-
tième ?, se réunit encore à Nicée contre les /cono-
maches *, c'est-à-dire ceux qui combattaient les
1 En 325. — ? En 985.
3 Ou Iconoclastes.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IT. 127

saintes images, et le synode rendit contre ces perfides


hérétiques une sentence de condamnation bien mé-
ritée, telle qu'il convenait à l'Église orthodoxe de la
prononcer.
La ville est située au milieu d’une plaine, dans une
position extrêmement favorable : elle est à peu de
distance des montagnes. qui lenveloppent presque de
tous côtés ; la campagne est riche, le sol fertile et les
vastes forêts qui l’avoisinent offrent encore de nom-
breux avantages. Un lac spacieux en longueur et en
largeur, situé à côté même de la ville, s'étend de là
vers l'Occident : il facilite les abords de Nicée à di-
verses contrées voisines, et sert en même temps de
rempart à la ville, dont les murs sont baignés par ses
eaux, lorsque le vent les soulève avec force. Les au-
tres côtés de la place étaient garnis de murailles, pré-
cédées de fossés toujours remplis d'eaux provenant de
diverses sources et de petites rivières, etqui pouvaient
opposer de grands obstacles à ceux qui entrepren-
draient de faire un siége. La ville contenait en outre
une population nombreuse et guerrière; d’épaisses
murailles, des tours élevées, serrées très-près les
unes des autres et liées par des ouvrages très-forts,
en faisaient une place renommée pour sa solidité.
Nos troupes, lorsqu'elles y arrivèrent, admirèrent à
la fois la beauté des fortifications et la bonne cons-
truction de tous les travaux d'art. Cette ville, le pays
qui l’entourait et toutes les provinces adjacentes
étaient alors sous la domination d’un très-puissant
satrape des Turcs, nommé Soliman, surnommé Sa",
ce qui veut dire roi dans la langue des Perses, homme
1 Schah.
128 GUILLAUME DE TYR.
habile et plein de valeur. Ayant été informé de la
marche de nos troupes et en ayant concu de vives in-
quiétudes, ilétait parti pour l'Orient long-temps avant
leur arrivée, allant solliciter chez les princes de ces
contrées des secours pour résister aux bandes envahis-
santes des fidèles. À force d’instances et de prières,
souvent aussi en employant l'argent pour enrôler, il
était parvenuàlever une immense multitude de Turcs,
tant dans la Perse que dans toutes les provinces voi-
sines, et les avait conduits à sa suite, dans l'espoir de
se servir d'eux utilement pour garantir la ville de
Nicée et toute la contrée environnante des dangers
quiles menacaient. Peu d'années auparavant, au temps
où régnait à Constantinople l’empereur Romain, qui
fut surnommé Diogène, et qui était le troisième em-
pereur avant Alexis, l'oncle paternel de Soliman,
nommé Belfetoth *, principal soudan des Perses, s’é-
tait emparé à main armée de toutes les provinces qui
s'étendent depuis l’'Hellespont jusques en Syrie, sur un
espace de trente journées de marche en ce sens, et
de la même étendue en partant de notre mer Médi-
terranée et en remontant vers le Nord : il avait laissé
la plus grande partie de ces provinces à son neveu
Soliman. Celui-ci les possédait donc et exercait le
droit de propriété sur tout le pays qui s'étend depuis
Tarse de Cilicie jusqu’à l'Hellespont : à la vue même
de Constantinople il avait des délégués qui prélevaient
des droits sur les passans et qui imposaient des
tributs au profit de leur maître. Lui-même occupant

* Alp-Arslan que, dans le livre 1°", Guillaume de Tyr a appelé Bel-


pheth.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II. 129

les montagnes voisines, avec les forces qu'il avait le-


vées et rassemblées à grands frais, se trouvait placé
tout au plus à dix milles de distance de nos troupes, et
cherchait une occasion favorable pour se précipiter
sur elles et sauver son pays et sa capitale de ce péril
imminent.
Aussitôt que nos armées furent arrivées à Nicée,
elles se hâtèrent de l'assiéger, avant même que les
bataillons fussent bien organisés et que l’oneüût pu éta-
blir régulièrement les camps de divers corps. Ceux
qui étaient rendus sur les lieux choïsissaient pour eux
un emplacement convenable, marquaient le local
qu'ils destinaient aux nouveaux arrivans, et s’appli-
quaient sur toute chose à interdire aux citoyens l’en-
trée et la sortie de la ville. Cependant le lac, qui,
comme je lai dit, baignait les murs de la place, était
un grand obstacle au succès de cette entreprise. Des
bateaux toujours prêts donnaient à tous allans et ve-
nans les moyens de circuler à leur gré de tous côtés,
sans le moindre accident. Les nôtres n'ayant aucun
bâtiment à leur disposition, 1l leur était impossible
de s'opposer à ces excursions. Ils faisaient du moins
tous leurs efforts pour empêcher qu'on n’arrivât à la
ville par les chemins de terre et surveillaient toutes
les routes avec une grande vigilance. Soliman, ins-
truit que ce commencement de siége ne laissait pas
d’inquiéter les citoyens, voulant relever leur courage
et les animer à la résistance, envoya deux de ses
domestiques, chargés d'aborder à la ville du côté du
lac et de porter aux habitans des paroles de consola-
tion. Le message était conçu en ces termes : « Vous
« n'avez nullement à redouter l’arrivée de ce peuple
I, 9
130 GUILLAUME DE TYR.
« barbare, qui prétend mettre le siége devant notre
« ville. Nous nous sommes établis dans le voisinage
«avec un grand nombre d’hommes forts et nobles, et
« nous attendons encore une grande quantité de
« troupes qui marchent à notre suite. Bientôt, lorsque
« nous aurons réuni toutes nos forces en un seul
« corps, nous nous précrpiterons sur leur camp. Vous,
« de votre côté, préparez-vous, afin que vous puissiez
« sortir en ouvrant toutes vos portes, etnous prêter un
« utile secours, tandis que nous attaquerons au de-
«hors. Il faut que vous n'ayez aucune crainte de
« cette nombreuse multitude : venus des pays très-
« éloignés où le soleil se couche, fatigués de la lon-
« gueur de la route et des travaux qu'ils ont essuyés,
« n'ayant pas même de chevaux qui puissent soutenir
« le poids de la guerre, ils ne sauraient se montrer
« égaux en forces ni en ardeur à nous, qui arrivons
« tout récemment en ces lieux. Vous pouvez vous
«rappeler en outre avec quelle facilité nous avons
« triomphé déjà de leurs nombreux essaims, lorsqu’en
«un seul jour nous avons exterminé plus de cin-
« quante mille d’entre eux. Rassurez-vous donc et ne
« craignez point; demain ,avant la septième heure du
« jour, vous serezentièremeni consolés en vous voyant
« délivrés de vos ennemis. »
Les hommes chargés de ce message longèrent les ri-
ves du lac, cherchant un lieu propice pour débarquer.
Tandis qu'ils s'avançcaient pour entrer par le point le
plus facile, l’un d’eux fut arrêté et pris par nos soldats
qui s'étaient précipités sur lui, l’autre fut tué d’un coup
d'épée au milieu de ce tumulte. Le prisonnier fut con-
duit sain etsauf en présence des princes ;les menaces
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II. 131
et la crainte lui arrachèrent une confession complète;
on lui fit déclarer tout ce qu'il savait, qui il était et
de quelle part 11 venait à la ville. Il résulta de ses rap-
ports que Soliman avait envoyé les deux messagers
pour annoncer aux Citoyens son arrivée, leur dire
qu'il était dans le voisinage, qu'il avait rassemblé une
grande quantité de troupes et que le lendemain il
ferait une attaque sur notre camp. Dès que les capi-
taines de nos légions eurent appris que Soliman fai-
sait de tels préparatifs, ils firent garder avec soin
l'homme qu'on venait d'arrêter et expédièrent en
toute hâte des courriers au comte de Toulouse et
à l'évêque du Puy, qui n'étaient pas encore arrivés,
pour les inviterà presser leur marche. Ceux-ci donc,
ayant recu le message de leurs frères, pleins de sol-
licitude et ne voulant se permettre aucun délai, mar-
chèrenttoute lanuit, et le lendemain de grand matin,
avant le lever du soleil, on vit cette immense multi-
tude de pélerins s’avancer vers le camp, les bannières
déployées, poussant de grands cris et brandissant
leurs armes resplendissantes. À peine avaient -ils
déposé leur bagage qu'ils occupèrent la portion du
camp qui leur avait été réservée. Vers la troisième
heure, ainsi que l'avait annoncé le prisonnier, Soli-
man descendit des montagnes avec de nombreux es-
cadrons de cavalerie, dont on évaluait la force à cin-
quante mille hommes, et se porta dans la plaine pour
marcher du côté de la ville. Les nôtres de leur côté,
dès qu'ils ont reconnu ce mouvement, courent aux
armes au bruit des cors et des clairons, se forment
en bataillons, se disposent en ordre de bataille et se
préparent à marcher à l'ennemi, observant avec soin
9.
132 GUILLAUME DE TYR.
toutes les règles de la science militaire et ne négli-
geant aucun détail, car ils en avaient une pleine expé-
rience et une longue habitude.
Soliman ayant fait marcher en avant un premier
corps qui comptait environ dix mille cavaliers, ce
corps se dirigea vers la porte du midi, position con-
fiée au comte de Toulouse. Soliman ignorait entière-
ment l'arrivée du comte et comptait trouver cette
porte tout-à-fait libre, comme l'avant-veille et la
veille même; trompée dans son attente, son avant-
garde rencontra sur ce point plus de troupes que sur
tous les autres. Au moment donc où elle arrivait en
toute hâte et sans se douter de rien, elle se précipita
très-vivement sur les légions du comte qui venaient à
peine de se débarrasser de leurs bagages. Les nôtres
les recurent admirablement, repoussèrent leur pre-
mier choc, et commencaient déjà à jeter le désordre
dans tous les rangs et à mettre en fuite leurs ennemis,
lorsque Soliman arrive à la tête de ses troupes, ra-
nime le courage des siens, les rallie, et les ramène
contre nos soldats. Le duc cependant, Boémond et le
comte de Flandre, à la tête de leurs troupes et armés
jusqu'aux dents, voyant qu'il est arrivé de nouvelles
forces et de nombreux bataillons au secours de len-
nemi, et que l’armée du comte s’épuise à soutenir le
choc d’une masse fort supérieure qui combat avec
acharnement , tous trois se précipitent à la fois sur les
légions ennemies, les serrent de près de l'épée et de
la lance; enfin, après avoir combattu presque pendant
une heure, et résisté avec courage aux forces qui les
attaquent , les ennemis prennent la fuite , laissant en-
viron quatre mille morts sur le champ de bataille et
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II. 133
quelques prisonniers. Les nôtres, après avoir rem-
porté cette première victoire, avec l’aide du Seigneur,
continuèrent les opérations du siége, et formèrent
leur camp en cercle autour de la place, sans laisser
aucun intervalle vacant.
Depuis ce moment, et tant que dura le siége, Soli-
man, non plus qu'aucun des princes infidèles, n’osa
plus tenter une pareille entreprise. Tous les princes
chrétiens se conduisirent parfaitement dans cette af-
faire. Parmi eux, le seigneur Tancrède, Gautier de
Garlande *, porte-mets du roi des Frances, Gui de Por-
sessa et Roger de Barneville acquirent la plus grande
gloire. Afin de répandre la terreur parmi les ennemis,
les nôtres ordonnèrent que l’on se servit de machines
pour jeter dans la place un grand nombre de têtes de
ceux qu'on avait tués; de plus , ils en envoyèrent mille
à l’empereur, ainsi que quelques prisonniers, et en
recurent de grands témoignages de satisfaction. L'em-
pereur leur fit expédier avec beaucoup de générosité
une grande quantité d’argent et toutes sortes d’ou-
vrages en soie, pour récompenser les princes et les
chefs des armées , et il ordonna qu'on leur envoyât
sans aucun délai et en abondance tous les approvi-
sionnemens nécessaires à leur subsistance , ainsi que
toutes les denrées que l’on pouvait desirer.
Nos princes jugèrent convenable , pour l’accom-
plissement de leurs desseins, d’envelopper la ville de
tous côtés, et de prendre chacun de bonnes positions,
afin de harceler de toutes parts les assiégés, et de les
forcer plus promptement à se rendre. A cet effet, ils
tinrent un conseil, divisèrent en portions égales la
* JI l'appelle ailleurs Gui de Garlande.
134 GUILLAUME DE TYR.
circonférence qu'il fallait occuper, et assignèrent une
certaine étendue de terrain à chaque chef. Le duc et ses
deux frères se placèrent du côté de l’orient avec leurs
légions ; Boémond, Tancrède et les autres princes qui
les avaient suivis , et dont j'ai déjà dit les noms, occu-
pèrent avec leur armée le nord de la ville. Le comte
de Flandre et le prince de Normandie prirent place à
la suite des précédens. Le côté du midi fut assigné au
comte de Toulouse et à l’évêque du Puy, et ils s'y
établirent avec tous ceux qu'ils avaient conduits.
Plus loin, le seigneur Étienne, comte du Blaisois et
du pays Chartrain, Hugues-le-Grand et quelques autres
guerriers nobles et illustres réunirent leurs légions.
La ville se trouvant ainsi enveloppée de toutes parts,
les princes résolurent d'envoyer chercher dans la forêt
voisine tous les matériaux nécessaires, et de faire cons-
truire en toute hâte des machines vulgairement appe-
lées scrophæ, propres à servir pour la démolition des
murailles, des balistes vulgairement nommées man-
ganes, et d’autres machines ponr lancer des pierres ;
en même temps ils rassemblèrent des ouvriers, etpres-
sèrentdetoutes leurs forces l'exécution de cestravaux,
afin de pouvoir attaquer la place avec plus de succès.
Tandis qu'ils y veillaient avec beaucoup d’ardeur ,
et pendant sept semaines consécutives, ils livrèrent
de fréquens assauts, et combattirent vaillamment.
Un jour qu’on était occupé, comme à l'ordinaire, à
se battre, deux hommes nobles, puissans et forts à la
guerre, le seigneur Baudouin, surnommé Calderon,
et un autre Baudouin de Gand , périrent misérable-
ment , au moment où ils combattaient avec courage ,
l'un d'eux frappé d’une pierre , l’autre d’une flèche.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. III. 139
Plus tard, l’armée ayant livré un nouvel assaut à la
suite d’un conseil des princes, Guillaume , comte du
Forez, et Galon de l'Ile, emportés trop avant par leur
ardeur guerrière, succombèrent également percés de
flèches. Gui de Porsessa, homme noble, du royaume
des Francs, tomba dangereusement malade , et mou-
rut peu après. Le peuple de Dieu, consterné de la
mort de ces guerriers, les ensevelit avec soin, et leur
rendit les honneurs funèbres avec des sentimens de
piété et d'amour , tels qu'ils sont dus aux hommes
nobles et illustres.
Un autre jour, tandis que les princes, à l’envi, di-
rigeaient leurs machines contre les fortifications, et
s’efforcaient par tous les moyens possibles d’ébranler
les murailles pour s'ouvrir des passages, fuyant tout
repos et tout lâche passe-temps , comme il convient
à des hommes vaillans , le comte Hermann et Henri
de Hache, hommes nobles et illustres, de l'empire
des Teutons, firent appliquer contre une muraille une
machine assez ingénieusement construite, en y em-
ployantles bras vigoureux et le courage de leurs ser-
viteurs et de leurs domestiques. Cette machine était
faite de poutres de chêne liées les unes aux autres par
de fortes cloisons, et telle que vingt cavaliers vigou-
reux qui y furent enfermés pour qu'ils eussent à tra-
vailler à la sape contre les murailles, paraïssaient de-
voir s’y maintenir en toute sûreté, à l'abri des traits
et des projectiles de toute espèce, même des plus
grosses roches. Elle fut donc appliquée , comme je
l'ai dit, contre Les remparts. Les assiégés qui les oc-
cupaient, pleins d’ardeur pour la défense de leur
ville , l'attaquèrent et lancèrent une telle quantité de
136 GUILLAUME DE TYR.
grosses pierres, qu'elle fut bientôt complétement
détruite, et les constructions d'assemblage ayant été
brisées, elle écrasa , en se précipitant, tous ceux qui
s'y étaient renfermés. Le peuple entier partagea la
douleur de ces deux nobles qui avaient employé
plusieurs jours et fait beaucoup de dépenses pour ce
travail, devenu si promptement inutile; le sort dé-
plorable des hommes valeureux qui avaient succombé
en même temps , fut un sujet de douleur publique.
L'espoir d'obtenir enfin la victoire était cependant
an motif de consolation qu'on ne manquait pas de se
proposer réciproquement, avec d'autant plus de con-
fiance que nul ne doutait qu'une meilleure vie serait
donnée en partage à ceux qui, dans un événement de
cette nature, auraient perdu la leur pour l'amour du
Christ : on pensait en effet, avec justice, qu’en périssant
de cette manière, ils succombaient comme des mar-
tyrs. Aussi, méprisant la mort, et ne comptant pour
rien la vie présente, tous s'exposaient aux plus grands
périls, avec d'autant plus de confiance qu'ils étaient
plus animés des espérances de la foi. Les princes, de
leur côté et sur tous les points, pressaient sans re-
lâche les travaux du siége; plus chacun se montrait
rempli de zèle dans le poste qui lui avait été assi-
gné , plus il fatiguait les assiégés , et plus il recueil-
lait de gloire; les difficultés faisaient redoubler d’ar-
deur, et les assiégés n'avaient pas un seulmoment de
repos, tant les assauts étaient fréquens, tant les oc-
casions de combattre se renouvelaient sans relâche.
Cependant le lac voisin de la ville opposait toujours
de grands obstacles aux travaux de nos troupes, et
leur enlevait une grande partie de leur efficacité, car
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. III. 137
il offrait aux assiégés des ressources et des secours
de toute espèce. La navigation était libre, et leur
fournissait en grande abondance les vivres et les ali-
mens qu'ils pouvaient desirer ; les bestiaux qu'on leur
amenait en grand nombre étaient introduits par ce
moyen dans la ville, sous les yeux mêmes de nos
soldats, et sans qu’il leur füt possible de l'empêcher.
Les princes agréables à Dieu se réunirent en conseil
pour délibérer spécialement sur cet objet, et chercher
les moyens les plus convenables pour remédier à ce
mal; ils résolurent enfin d’un commun accord d’en-
voyer sur les bords de la mer la plus grande partie
du peuple et quelques légions de cavalerie à la suite,
afin de faire transporter jusqu'au lac des navires que
l'on chargerait, soit entiers, soit démontés en plu-
sieurs pièces, et qu'on traînerait sur des chariots ou
de grosses voitures, ou bien encore par tout autre
procédé moins diflicile, car il devenait évident que,
si l'on ne prenait ce parti, tous Les efforts, toutes les
dépenses, toutes les fatigues possibles demeureraient
absolument sans résultat. Ceux qui recurent l’ordre
de partir pour cette expédition, arrivèrent sur les
bords de la mer, et, grâce à la miséricorde divine qui
guidait leur marche et secondait leurs efforts, 1ls y
trouvèrent des bâtimens de moyenne dimension. On
obtint facilement de l’empereur la permission de les
retirer de la mer, et on les mit à sec sur le rivage;
puis , ayant attaché les uns à la suite des autres trois ou
quatre chariots, selon que l’exigeait la longueur des
bâtimens, on posa ceux-ci par-dessus, et dans les-
pace d’une nuit on les traina jusqu’au lac, à une dis-
tance de sept milles et plus, en y employant le se-
138 GUILLAUME DE TYR.
cours des câbles et les efforts multipliés des hommes
et des chevaux. Parmi ces navires, il y en avait quel-
ques-uns d'assez forts , puisqu'ils pouvaient contenir
depuis cinquante jusqu'à cent combattans. Lorsqu'ils
furent arrivés, et qu’on les eut mis à flot sur le lac,
l'armée chrétienne éprouva des transports de joie
inexprimables; tous les chefs accoururent sur les
bords du lac, et firent venir aussitôt des rameurs
habiles dans l'art de la navigation ; puis on fit monter
sur les bâtimens des hommes pleins de force dans
l'exercice des armes, et recommandables par leur
courage, et l'on se livra en toute assurance à l'espoir
qu'avec l'aide de Dieu la ville tomberait bientôt au
pouvoir des assiégeans. Les ennemis, pendant ce
temps, voyant sur le lac des bâtimens en plus grand
nombre que de coutume, furent fort étonnés , et se
demandèrent d’abord si c'était un convoi d’approvi-
sionnemens venant leur apporter des secours, ou si
les nôtres faisaient quelques nouvelles dispositions.
Lorsqu'ils apprirent que nos soldats étaient allés cher-
cher ces bâtimens sur la mer, et les avaient trans-
portés par un chemin de terre avec de grandes fa-
tigues, pour les lancer de là sur le lac , ils admirèrent
l'habileté et la force qui avaient concu et exécuté une
entreprise aussi extraordinaire.
Dès que la flotte eut été lancée sur le lac, et qu’elle
put fermer aux assiégés ce moyen de communica-
tion, on fit proclamer dans toute l’armée que toutes
les légions , chacune sous les ordres des chefs qui les
commandaient , eussent à s’armer pour attaquer la
ville avec une nouvelle vigueur, et pour presser les
assiégés encore plus vivement qu'on ne l'avait fait jus-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. ll. 139
qu'à ce jour. Chacun des princes animant son armée,
et conduisant ses soldats au combat, on livra un
nouvel assaut, beaucoup plus vigoureux que tous les
précédens. On fit aussi manœuvrer les machines avec
une plus grande activité ; les unes étaient employées
à frapper contre les murailles pour les attaquer par
la base, les autres à lancer d'énormes pierres contre
les remparts pour parvenir à les abattre. Du côté du
midi, où l'attaque avait été confiée au comte de Tou-
louse, il y avait une tour, remarquable parmi toutes
les autres par son élévation et l'épaisseur de ses mu-
railles, et à côté de laquelle on disait que la femme
de Soliman avait sa demeure. Pendant quelques jours,
le comte avait fait les plus grands efforts pour la ren-
verser, mais toujours inutilement. Il l'avait fait battre
sans relâche par deux machines à projectiles ;mais
l'ouvrage était si solidement construit, que jusque-là
il avait été impossible d'en détacher une seule pierre.
Cependant ne voulant point renoncer, comme de
guerre-lasse , à son entreprise, il redouble d'efforts,
augmente ses moyens d'attaque et le nombre de ses
machines, fait lancer d'énormes pierres, des quar-
tiers de roc d’une étonnante dureté, commence par
faire quelques fentes sur plusieurs points, et parvient
enfin, à force de coups, à détacher quelques éclats de
pierre. Les soldats, dès qu'ils ont reconnu ce premier
résultat, s'encouragent les uns les autres; une troupe
choisie s’élance dans les fossés, les franchit, et, abor-
dant les murailles , redouble d’efforts pour renver-
ser la tour, ou pour faire du moins quelque brèche.
Les assiégés, de leur côté, ayant reconnu que la tour
menaçait ruine , la remplissent intérieurement de
140 GUILLAUME DE TYR.
pierres et de ciment, afin que si le mur s'écroule par
sa base, ou par suite des nombreux projectiles qui lé-
branlent, un nouvel ouvrage prenne la place de celui
qui sera détruit, et oppose une seconde barrière à
ceux qui tenteraient d'y pénétrer. Les nôtres cepen-
dant se mettant à l’abri sous un bélier très-solide,
qu'ils avaient traîné à force de bras jusqu’au pied des
murailles , travaillaient avec ardeur à les attaquer
par la base. Ils parvinrent enfin avec des instrumens
de fer, et non sans de grandes fatigues, à pratiquer
une ouverture, par laquelle deux hommes armés pou-
vaient facilement passer de front; de leur côté, les
assiégés résistaient avec la plus grande vigueur , op-
posant ruses contre ruses, forces contre forces, animés
d’une courage pareil, agissant de concert, se servant
tour à tour de l'arc, des balistes, et de toutes autres
espèces d'armes, pour lancer des pierres avec des
machines et à tour de bras; enfin, déployant des ef-
forts extraordinaires pour repousser leurs ennemis,
et se défendre des malheurs qu'ils redoutaient.
Parmi ceux qui occupaient les hauteurs des rem-
parts, et résistaient aux assaillans , était un homme
plus méchant que les autres, remarquable entre
tous par sa taille et sa force, et dont les flèches fai-
saient beaucoup de ravage dans les rangs de nos sol-
dats. Fier d’un succès qu'il conservait depuis long-
temps, il ne cessait de se répandre en reproches et
en insultes contre les nôtres , les appelant des lâches
et leur imputant une honteuse timidité. Cet homme
exercait ses odieuses fureurs du côté de la place que
le duc était chargé d'attaquer avec toutes ses légions:
l'illustre Godefroi ne pouvant supporter plus long-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. III. 141
temps ses offenses , saisit une fronde , cherche une
place convenable, lance sa pierre, atteint l'ennemi et
le renverse privé de vie; juste retour de tous les
maux qu'il avait faits aux nôtres. Cet événement rem-
plit d’'épouvante ceux qui sé trouvaient avec l’archer
sur les remparts, et dont son exemple encourageait
la résistance : 1ls cessèrent de combattre avec la même
ardeur, et peu à peu leurs traits et leurs insultes se
succédèrent avec moins d'activité.
Sur tous les autres points, cependant, les assiégés
ignorant ce fait, continuaient de se défendre avec la
plus grande vigueur ; du haut de leurs tours et de
leurs remparts, ils combattaient avec un zèle infati-
gable, et employaient toutes leurs forces pour ré-
pandre la mort et le carnage parmi les assiégeans; ils
lancaient sur nos machines de la poix résine , de
l'huile, du lard, des torches enflammées, et toutes
les matières propres à entretenir l'incendie, et les dé-
truisaient ainsi en grande partie, partout où l’on ne
prenait pas les plus grands soins pour les mettre à
l'abri de leurs atteintes. Pendant ce temps, ceux qui
du côté du midi avaient entrepris de renverser la tour
dont j'ai déjà parlé, poursuivaient leurs efforts avec
zèle; mais le lendemain ayant reconnu que tout ce
qu'ils avaient fait de brèches avait été entièrement ré-
paré pendant la nuit, et voyant qu'ils ne faisaient au-
cun progrès, 1ls commencèrent à se ralentir dans leur
attaque.
Au moment où ils y avaient à peu près renoncé, un
noble chevalier, homme fort etintrépide, appartenant
à l’armée du comte de Normandie, et voulant encoura-
ger ses compagnons par son exemple, s’avance revêtu
142 GUILLAUME DE TYR.
de sa cuirasse et de son casque, et couvert de son
bouclier, franchit le fossé, marche sans crainte à la
muraille, dans l'intention de renverser les nouvelles
constructions en pierres que les assiégés avaient éle-
vées pendant la nuit, et d'ouvrir une seconde fois la
brèche que l’on avait faite la veille. Cependant du
haut des remparts les citoyens l'attaquant de tous
côtés, aucun des siens n’a l’audace de s’avancer pour
lui porter du secours, il ne peut accomplir son entre-
prise, et succombe sous les énormes pierres qu'on fait
tomber sur lui du haut des murailles, à la vue même
de ses frères, et sans qu'aucun veuille se hasarder
pour le dégager. Bientôt son corps privé de vie est
enlevé par les assiégés à l’aide de longs crochets de
fer, et jeté en dedans des remparts pour être livré
aux insultes de ses ennemis ; puis, ils le dépouillent
de sa cuirasse et de son casque, et le lancent au mi-
lieu de notre camp. On lui rendit les honneurs de la
sépulture, le peuple pleura sur lui , exaltant son cou-
rage et pensant qu'une telle mort serait agréable de-
vant la face du Seigneur, car on ne doutait point
qu'elle ne lui valût de voir son ame associée à celles
des élus : tous en effet, comme je l'ai déjà dit, n’a-
valent qu'un même sentiment, une même opinion, et
croyaient que ceux qui périssaient ainsi dans les com-
bats obtiendraient la vie éternelle, où, admis à parti-
ciper au bonheur des saints, ils jouiraient de la gloire
à laquelle ils avaient été prédestinés.
Cependant les chefs des légions du Seigneur se
réunissent pour se concerter, selon la loi qu'ils s’é-
taient imposée d’un comman accord, et voyant que
leur entreprise ne faisait aucun progrès, et que l’armée
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. Ill. 143
s’'épuisait inutilement en de longues fatigues, ils dé-
bibèrent entre eux, s'interrogent les uns les autres,
et se demandent quel serait le parti le plus salutaire
au milieu de si grandes difficultés. Tandis qu'ils s'en-
tretiennent ainsi, livrés aux plus vives mquiétudes,
un homme, Lombard de naissance, s’avance vers les
princes : il a reconnu que tous les travaux, tous les
artifices des ouvriers sont constamment déjoués, que
toutes les fatigues que l’armée supporte demeurent
sans résultat, et il s'annonce comme habile à fabri-
quer des machines; il déclare que, si l’on veut lui
fournir sur les fonds publics
les sommes nécessaires à
la construction de ses ouvrages, ainsi que tous les
matériaux dont il aura besoin, sous peu de jours et
avec l’aide du Seigneur, il renversera la tour, sans
qu'il en coûte la vie à un seul homme, et qu'il pra-
tiquera par ce moyen une large brèche , accessible à
tous ceux qui voudront entrer. En conséquence, on
lui fournit sur les fonds publics des sommes sufli-
santes, on lui assigne un salaire honorable en récom-
pense de ses travaux, on met à sa disposition les
matériaux qu'il a demandés, et il construit sa machine
avec un art merveilleux, et de telle sorte que ceux
qui y seront enfermés pourront en dépit de l'ennemi,
et sans courir eux-mêmes aucun danger, la conduire
et l'appliquer contre les murailles, et cachés dans
l'intérieur; travailler sans erainte à saper les murs.
L'expérience ne tarda pas à démontrer le succès de
son entreprise ; ayant disposé et armé sa machine ainsi
qu'il l'entendait, il prit avec lui des hommes forts et
bien cuirassés, munis d'armes, d’instrumens de fer,
et de tout ce qui était nécessaire pour travailler à la
144 GUILLAUME DE TYR.
sape ; tous s’y enfermèrent ensemble. Aidé de ses ou-
vriers, l'inventeur conduisit d’abord sa machine dans
les fossés, et les ayant franchis, il l'appliqua contre
les remparts avec autant de facilité que d'adresse. Les
assiégés cependant, agissant avec leur activité accou-
tumée, lançaient d'immenses blocs et des combus-
tibles de toutes sortes, qui ne pouvaient se fixer, et
glissaient sans cesse sur le faîte escarpé, et sur les
pentes inclinées de la machine; ils commencèrent à
désespérer du succès, et admirèrent en même temps
la force de l'instrument et l’habileté du constructeur,
qui résistaient à tous leurs efforts. Les hommes cachés
sous ce rempart mobile, à l'abri de toutes les attaques
de leurs ennemis, travaillaient sans relâche et avec
la plus grande ardeur à démolir la muraille, afin de
pouvoir renverser la tour. À mesure qu'ils enlevaient
des pierres , ils mettaient à la place des pièces et de
petits morceaux de bois, de peur que l’ébranlement
de la partie inférieure ne fit crouler trop tôt la partie
supérieure , et que la machine ne se trouvât écrasée,
dans l'impossibilité de supporter un tel choc et l’im-
mense quantité de décombres qui seraient tombés
sur elle. Après qu'ils eurent démoli autant qu'ils ju-
geaient que ce serait nécessaire pour entrainer la
chute de la tour, ils mirent le feu aux étais destinés
à supporter quelques momens encore la muraille; ils
y ajoutèrent toutes sortes de matières combustibles ,
pour entretenir l'incendie, et se retrèrent en toute
hâte dans le camp, abandonnant alors la machine.
Vers le milieu de la nuit, tous les soutiens qu'on avait
posés ayant été consumés et réduits en cendres par
un feu dévorant, la tour s’écroula avec un tel fracas,
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. HIT. 145
que ceux même qui en étaient le plus éloignés furent
saisis d’un sentiment d'horreur, comme s'ils avaient
senti la convulsion d’un tremblement de terre : à ce
bruit épouvantable toutes nos légions s’agitent et cou-
rent aux armes, comme pour pénétrer de vive force
dans l’intérieur de la ville.
La femme de Soliman qui, jusque-là , avait supporté
avec courage les malheurs du siége, effrayée de la
chute de la tour, fit préparer des navires et sortit de
la ville en secret avec ses domestiques et ses esclaves,
dans l'intention de chercher un refuge en des lieux
plus tranquilles. Mais les nôtres , qui occupaient le
lac, chargés d’intercepter toute communication avec
les assiégés, veillant fidèlement à leur mission et éplant
tous les passages, découvrirent bientôt les fugitifs,
s'emparerent de leurs bâtimens , conduisirent en pré-
sence des princes leur captive, suivie de ses deux fils
encore en bas âge, et les princes donnèrent ordre aus-
sitôt qu'elle fût étroitement gardée, ainsi que tous
les autres prisonniers.
Cependant les assiégés consternés, en voyant la
brèche par laquelle leurs ennemis s'étaient enfin ou-
vert un passage, et en apprenant la captivité d’une
femme si illustre , désespérant de pouvoir se défendre
désormais, envoyèrent des députés à nos princes et
firent demander une trève pour traiter de la reddi-
tion de la place. Tanin, cet homme plein de ruse,
dont j'ai déjà parlé, prévoyant la résolution que pren-
draient les ennemis dans leur détresse, avait provo-
qué une assemblée des principaux habitans de la ville
et les avait invités à honorer l'empereur son maître
en se rendant à Jui : il leur avait représenté que cette
É 10
146 GUILLAUME DE TYR.
armée de pélerins , réunie sous leurs murailles , pour-
suivait d’autres desseins ;que le siége de la ville, loin
d’être l'objet principal de leur entreprise, n'avait été
pour eux qu'un incident pour lequel ils s'étaient dé-
tournés , en passant , de leur plus grand projet ;qu'au
contraire l’empereur se trouverait constamment placé
auprès d'eux;qu'ils pouvaient tout espérer de sa clé-
mence reconnue et attendre de lui de beaucoup meil-
leures conditions ; qu'il leur valait donc mieux pré-
férer l’empereur à des hommes ignorans et à une race
barbare, et se livrer entre ses mains, puisqu'aussi bien
ils ne pouvaient éviter de se rendre ; qu'enfin l’em-
pereur retrouverait ainsi par eux l'empire d’une ville
qu'il avait injustement perdue peu auparavant par le
malheur des temps. Les citoyens, réunis en assemblée
et persuadés par ces argumens, résolurent en consé-
quence de se livrer, corps et biens, entre les mains
de l’empereur, en stipulant le respect des personnes.
Cette détermination ne fut point désagréable à nos
princes, car leurs vœux les portaient à d’autres entre-
prises; ils n’avaient nullement l'intention de s'arrêter
en ces lieux, et en même temps ils espéraient que,
selon la teneur de leurs traités, les dépouilles de la
ville appartiendraient entièrement à leur armée en
récompense de ses longs travaux et en indemnité des
pertes qu'elle avait essuyées.
Cependant ceux de leurs frères que Soliman avait
réduits en captivité lorsqu'il détruisit l’armée de Pierre
l'ermite au camp de Civitot, et tous ceux que les
habitans de Nicée avaient pris pendant le siége, furent
rendus à la liberté et notre armée les recut tous avant
de vouloir entendre à aucune proposition de traité
HISTOIRE DES GROISADES; LIV. III. 147
pour la reddition de la ville. Après cela, avec lagré-
ment des princes et du consentement du peuple, on
expédia des députés, qui portèrent à l’empereur la
dépêche suivante : « Les princes chrétiens et leurs
« troupes qui, sous les murs de Nicée, ont fidèlement
« travaillé au siége de cette place, pour l'amour du nom
« du Christ , assistés par le Seigneur, et poussant leur
« entreprise avec une ardeur extrême, l'ont enfin ré-
« duite à se rendre. Nous nous adressons donc à
« votre Grandeur et vous invitons sérieusement à vous
« hâter d'envoyer quelques uns de vos princes avec
« une suite suffisante, afin qu'ils puissent recevoir et
« conserver en l'honneur de votre nom la ville qui se
« livrera à eux, et qu'ils pourvoyent en même temps
« à la translation des nombreux captifs qui leur se-
« ront remis. Pour nous, après avoir livré cette ville
«entre les mains de votre Grandeur, nous ne met-
« trons plus aucun délai à poursuivre, avec l’aide de
« Dieu, l’accomplissement de nos projets. »
L'empereur, rempli de joie en recevant ces nou-
velles, fit partir aussitôt, avec des forces considérables,
ceux d’entre ses domestiques dont la fidélité et le ta-
lent lui inspiraient le plus de confiance ; il les chargea
de recevoir et de fortifier la ville en son nom, de re-
tenir également tous les prisonniers, toutes les ma-
tières d’or et d'argent, enfin tous les objets et bagages
qu'ils trouveraient, et en même temps il envoya à
chacun des princes de riches présens, cherchant à
gagner leurs bonnes grâces par les lettres qu'il leur
écrivit et par les instructions qu'il donna à ses dé-
putés pour leur être transmises de vive voix, leur
faisant rendre mille actions de grâces en reconnais-
DOS
148 GUILLAUME DE TYR.
sance d’un si grand service et de l'accroissement que
l'Empire venait de recevoir par leurs succès.
Cependant le peuple pélerin et tous les simples
guerriers qui, durant tout le cours du siége, avaient
travaillé avec d'autant plus d’ardeur qu’ils espéraient
s'enrichir des dépouilles des citoyens captifs et se dé-
dommager des dépenses et des pertes énormes qu’ils
avaient faites, en recueillant tout ce qui serait trouvé
dans l’enceinte de la ville, voyant qu'on ne leur ac-
cordait point des récompenses proportionnées à leurs
fatigues, et que l'empereur s'attribuait, au profit de
son fisc, tout ce qui devait leur revenir en vertu des
traités, se montrèrent fort irrités de ces procédés, au
point qu'ils parurentse repentir d’avoir prodigué à
cette entreprise tant de fatigues et d'argent, puisque,
selon eux, ils n'en retiraient aucun avantage. Les
princes aflirmaient aussi que l’empereur avait mécham-
ment méconnu la teneur même de leurs conventions,
On disait que, dans la clause des traités qu'ils avaient
conclus avec ce souverain, il y avait un article qui
stipulait expressément que, « s’il arrivait que l’on
«prit, avec l’aide de Dieu, quelqu'une des villes qui
« avaient appartenu auparavant à l’Empire sur toute
« la longueur de la route jusqu’en Syrie, la ville serait
« rendue à l'empereur avec tout le territoire adjacent,
«et que le butin, les dépouilles et enfin tous les ob-
« jets quelconques qu'on y trouverait, seraient cédés
« sans discussion aux Croisés en récompense de leurs
« travaux et en imdemnité de toutes leurs dépenses. »
Quoiqu'il eût été assez facile et très-profitable aux
nôtres de chasser de la ville les serviteurs de l’empe-
pereur et de les renvoyer à leur maïtre les mains vides,
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. III. 149
quoiqu'ils eussent été tout-à-fait fondés à Le faire,
«car il est injuste de garder la foi à ceux qui cher-
«chent à agir contre le texte de leurs traités,» ce-
pendant, ayant toujours devant les yeux la crainte du
Seigneur et se hâtant d'accomplir de plus grandes
choses, les chefs résolurent d’un commun accord de
dissimuler leur ressentiment et s'appliquèrent à cal-
mer leur peuple irrité, cherchant à l'adoucir par de
bons conseils et l'encourageant à poursuivre sans re-
tard le but de son entreprise.
Les Grecs cependant qui avaient reçu leur mission
de l’empereur entrèrent dans la ville, reçurent les
armes des citoyens, conclurent le traité de reddition ,
et, marchant ensuite vers le camp des assiégeans, ils
se présentèrent devant nos princes, les supplièrent de
faire grâce de la vie aux assiégés et leur annoncèrent
qu'ils avaient rétabli leur ville sous l'autorité de leur
maître et leurs personnes sous sa protection.
Dès que la ville eut été occupée et qu'on y eut éta-
bli une quantité suflisante de troupes pour veiller à
sa sûreté, on fit conduire à Constantinople la femme
de Soliman avec ses deux fils et tous les prisonniers
de guerre : l’empereur les recut avec clémence, les
fit même traiter généreusement, et, peu de jours
après, il leur rendit la liberté. On assure qu'il se dé-
termina à les renvoyer ainsi dans l'intention de se ré-
concilier avec les Turcs, de les entretenir par ses
bienfaits dans leur inimitié contre les nôtres, et de
plus afin que, s’il arrivait encore que nos armées mis-
sent le siége devant quelque autre ville, les habitans
n’eussent aucune raison de ne pas se rendre égale-
ment à l’empereur. La ville de Nicée fut prise l'an
150 GUILLAUME DE TYR.
1097 de notre Seigneur et le 0 du mois de juin.
Ce siége ainsi terminé, l'armée, d'après les ordres
des princes, fit tous ses préparatifs de départ; on re-
forma les bagages et elle se remit en route le 29 juin.
Les troupes marchèrent toutes ensemble pendant deux
jours, et le soir du second jour elles arrivèrent au-
près d’un pont et dressèrent leur camp pour profiter
du voisinage de l’eau. Le lendemain matin elles se
remirent en route avant le point du jour; il faisait
encore assez obscur; elles passèrent le pont, et, soit
hasard , soit intention , les princes se séparèrent les
uns des autres, chacun restant à la tête des siens.
Boémond, le comte de Normandie, Étienne, comte
de Blois, Tancrède et Hugues comte de Saint-Paul,
ayant pris à gauche et marchant ensemble toute cette
journée , arrivèrent le soir dans la vallée dite de Gor-
gone : vers les neuf heures ils dressèrent leur camp
sur les bords d’une rivière rapide , au milieu de bons
pâturages. [ls y passèrent la nuit fort tranquillement,
n'élant cependant pas exempts d'inquiétude, et ayant
eu soin de placer des sentinelles en cercle autour de
leur camp. Les autres, pendant ce temps, avaient pris
à droite en sortant du pont et suivi leur route toute la
journée ; le soir ils arrivèrent à une distance de deux
milles tout au plus du camp des autres princes, et
firent dresser leurs tentes dans de belles prairies, ayant
aussi des eaux à leur disposition.
Soliman cependant, irrité de l'échec qu'il avait recu
et animé de plus en plus au souvenir de cette belle
ville, de sa femme et de ses enfans que les nôtres lui
avaient fait perdre en même temps, aspirait avec ar-
deur à la vengeance et cherchait les moyens de tendre
HISTOIRE DES CROISADES: LIV. III. 151

des embüches à notre armée. Il avait rassemblé de


nouveaux essaims de soldats, s'était mis à la poursuite
de cette partie de notre armée qui s'était dirigée vers
la gauche et la suivait à marches à peu près égales;
les éciaireurs dont 1l se servait lui rendaient compte
fréquemment de l’état de nos troupes, et il épiait im-
patiemment une occasion favorable pour les attaquer
avec avantage. Dès qu'il apprit que les corps s'étaient
divisés et qu'il marchait sur celui qui paraissait le
moins considérable , il jugea le moment propice et
descendit des montagnes suivi de immense multitude
des siens. L’aurore annonçait à peine le lever prochain
du soleil, les ombres de la nuit se retiraient devant
le premier crépuscule , lorsque tout à coup ceux de
nos gens qui avaient été placés en sentinelles pour
reconnaître au besoin les embuscades de l'ennemi et
donner l'éveil à nos troupes, voient arriver des sol-
dats, et faisant retentir les airs du son des clairons, se
rallient en toute hâte au corps d'armée et annoncent
l'approche des Tures. Le bruit des clairons, les cris
des hérauts retentissent bientôt dans tout le camp,
les légions courent aux armes, et les chevaliers se pré-
parent pour le combat. C'était le matin du r°r juillet.
Tout le peuple se range en ordre de bataille, les quin-
quagénaires et les centurions se mettent chacun à la
tête de leurs cohortes, les chefs se placent aux ailes
des bataillons d'infanterie ; afin de pouvoir marcher
_sans obstacle au combat, on place de côté, à une cer-
taine distance , les bagages et les équipages , la mul-
titude invalide des vieillards , des femmes, des faibles,
et pour les mettre en sûreté on les entoure d’un rem-
part de chariots. En même temps on expédie des ex-
10 GUILLAUME DE TYR.
près à la portion de l’armée dont on s'était imprudem--
meut séparé, pour lui donner avis du danger et l'in-
viter à opérer sa jonction en toute hâte. Toutes choses
ainsi bien disposées et selon les règles de l'art mili-
taire dans le camp de Boémond , vers la deuxième
heure du jour, Soliman arrive traïnant à sa suite ses
innombrables bataillons de Turcs, et ce qu'il y avait
de plus étonnant aux yeux des nôtres dans cette mul-
titude de gens armés qui s'élevait, à ce qu'on dit, à
plus de deux cent mille hommes, on n’en voyait pas
un qui ne füt à cheval. Quant aux nôtres , ainsi que
je l'ai déjà dit, leurs légions étaient composées pêle-
mêle de fantassins et de cavaliers.
À l'approche de l’armée turque, il s’éleva- un si
grand bruit, qu'on ne pouvait plus, dans le camp des
nôtres, entendre aucune voix. Le cliquetis des armes,
le fracas des chevaux , le retentissement des trom-
pettes , le son horrible du tambour, enfin les hurle-
mens redoublés de ces guerriers quisemblaients’élever
jusqu'aux cieux, répandirent une vive terreur parmi
nos légions, dont les soldats, pour la plupart, étaient
fort peu accoutumés à un pareil spectacle. Les esca-
drons des Turcs, se précipitant aussitôt sur notre
armée , lancèrent une si grande quantité de traits qu'on
aurait dit une grêle tombant du milieu des airs; à
peine une première nuée était-elle tombée en décri-
vant un are de cercle, qu’elle était suivie d’une se-
conde non moins épaisse ; et ceux qui n'avaient pas.
élé alteints d’abord, ne pouvaient guère éviter de
l'être un moment après. Ce genre de combat était
complétement ignoré de nos soldats; ils pouvaient
d'autant moins le soutenir avec égalité, qu'ils n’en
2
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. III. I (; J

avaient aucune habitude , et qu’a tout moment ils


voyaient tomber leurs chevaux sans pouvoir se dé-
fendre ;eux-mêmes, frappés à l'improviste de bles-
sures souvent mortelles, auxquelles il leur était im-
possible d'échapper ,cherchaient à repousser leurs
ennemis en se précipitant sur eux, et les frappant du
glaive et de la lance. Maïs ceux-ci, incapables, à leur
tour, de supporter cette. sorte d'attaque, ne man-
quaient pas de se séparer aussitôt pour éviter le pre-
mier choc, et, ne trouvant plus personne devant eux,
trompés dans leur attente, nos soldats étaient con-
traints de se replier sur leur corps d'armée. Tandis
qu'ils se retiraient ainsi sans avoir réussi dans leur ten-
tative , les Turcs se ralliaient promptement, et recom-
mencaient à lancer leurs flèches qui tombaient dans
nos rangs comme la pluie, et ne laissaient presque
personne sans blessure mortelle. Nos hommes résis-
tient autant qu'il leur était possible, protégés par
leurs casques , leurs cuirasses et leurs boucliers ; mais
leurs chevaux et le malheureux peuple qui n'avait pas
d'armes défensives étaient frappés indistinctement,
et tombaient de tous côtés. Il périt dans ce combat
environ deux mille hommes, tant fantassins que ca-
valiers, parmi lesquels on eite un jeune homme de
belle espérance, Guillaume, fils du marquis et frère
de Tancrède, qui fut percé d’une flèche en combat-
tant vaillamment au milieu des siens, et Robert de
Paris, homme fort dans le maniement des armes, qui
périt de la même mort. Tancrède lui-même, se préci-
pitant comme la foudre dans les rangs ennemis , pro-
digue de sa vie, et oubliant sa haute condition , fut
arraché à la mort par Boémond, qui l’entraina à sa
154 GUILLAUME DE TYR.
suite malgré lui et presque de vive force. Cependant
les essaims ennemis se renforcaient à tout moment,
et nos troupes succombaient à leurs maux. Les pre-
miers, suspendant leurs ares à leurs épaules et saisis-
sant le glaive , serrent nos soldats de près. Bientôt Les
rangs sont rompus , nos légions prennent la fuite, et
se retirent du côté de leurs bagages ; espérant trou-
ver un refuge dans l'épaisseur des roseaux, elles se
réunissent, et se cachent en arrière du rempart que
forment les chariots et tous les équipages.
Tandis que l’armée des fidèles était ainsi éprouvée,
et que Boémond lui-même avait épuisé toutes ses
forces, on voit arriver les illustres et puissans sei-
gneurs, le duc Godefroi , le comte Raymond, Hugues-
le-Grand, Baudouin et Eustache , frères du duc, et
d'autres princes dévoués à Dieu, conduisant à leur
suite une armée de quarante mille cavaliers bien cui-
rassés , qu'ils avaient détachés de leur camp pour ar-
river plus promptement au secours de leurs frères ,
laissant derrière eux les essaims nombreux de leur in-
fanterie , ainsi que les bagages de toute espèce. Dès
qu'ils sont arrivés auprès du seigneur Boémond, tous
ceux qui semblaient près de succomber retrouvent
à la fois leur courage et leurs forces, et retournent au
combat. Ardens à venger les affronts qu’ils viennent de
recevoir et à faire payer cher leur première défaite,
ils se précipitent avec vigueur sur l’ennemi, le pres-
sent vivement de leur glaive, et renversent de toutes
parts ceux qui naguères leur inspiraient un sentiment
d'horreur, comme s'ils eussent été d’une nature supé-
rleure, et qui maintenant semblent aussi ne pouvoir
plus résister. En même temps l’évêque du Puy et tous
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. Ii. 155
ceux qui sont consacrés au même ministère, excitent
le peuple, exhortent les princes à ne pas se décou-
rager, mais plutôt, se confiant à la victoire qui doit
leur être accordée par le ciel même , à venger dans le
sang le sang de leurs frères morts et à ne pas souffrir
que les ennemis de la foi et du nom du Christ se glo-
rifient plus long-temps du massacre des fidèles. Par
ces paroles et d’autres semblables, les hommes de
Dieu animaient le peuple au combat , et faisaient tous
leurs efforts pour inspirer à l’armée un nouveau cou-
rage, une nouvelle vigueur : aussi les nôtres, se pré-
cipitant avec plus de violence que de coutume et ser-
rant de près les escadrons ennemis, parviennent enfin
à rompre leurs rangs, etles mettent en fuite en en fai-
sant un horrible massacre. Les fuyards sont poursuivis
vivement , et chassés à trois ou quatre milles du lieu
même où ils avaient établi leur camp, au milieu d'une
riche vallée; les nôtres, marchant sur leurs traces
avec ardeur, profitent de leur confusion, les font suc-
comber sous leurs coups , les dispersent de tous côtés,
et après enavoir tué un grand nombre, ils reprennent
aussi ceux de leurs frères qu'on avait faits d’abord
prisonniers , et les ramènent au camp de leurs enne-
mis. [ls y trouvèrent d'immenses amas d’or et d’ar-
gent, et une grande quantité de vivres de toute es-
pèce, du gros et du menu bétail, des troupeaux
d’ânes, de bêtes de somme, et des chameaux tels
qu'ils n’en avaient jamais vus, beaucoup de chevaux,
des pavillons et des tentes de diverses couleurs et de
formes inconnues. Chargés des plus riches dépouilles
et d’un immense butin, ils enlèvent tous ces trésors ,
poussent devant eux tout ce qu'ils ont pris, et rentrent
156 GUILLAUME DE TYŸR.
enfin dans leur camp. On dit qu'en ce Jour 1l périt
parmi les ennemis environ trois mille hommes tous
puissans et illustres, et tenant un rang considérable
au milieu des leurs. De notre côté on perdit quatre
mille personnes du peuple et des classes inférieures
de l'un et de l'autre sexe; et les récits de nos pères af-
firment que parmi les hommes plus distingués, il n’en
périt que deux dans cette journée. On combattit de-
puis la seconde jusqu’à la huitième heure du jour avec
des chances variées , le premier jour de juillet , mais
toujours, de notre côté , avec des forces extrêmement
inégales , et fort inférieures à celles de l'ennemi. Ceux
que Soliman avait conduits au combat formaient, à ce
qu'on assure, une armée de plus de cent cinquante
mille hommes, en ne comptant même que les cavaliers
armés. Parmi ceux des nôtres, au contraire, qui assis-
tèrent et prirent part à cette rude affaire", il n’y eut
jamais au-delà de cinquante mille cavaliers tout au plus.
Après avoir obtenu du ciel cette victoire, et afin
de donner quelque repos aux blessés pour aider à leur
guérison , on rappela toutes les armées, et elles de-
meurèrent pendant trois jours dans un pays agréable,
couvert de riches pâturages : les malades se guérirent;
on s’occupa aussi des chevaux avec sollicitude , et lon
vécut dans une grande abondance de vivres, en con-
sommant tout ce que les ennemis avaient traîné à leur
suite et abandonné en fuyant. Nos princes les plus
considérables se conduisirent très-bien dans cette pé-
rilleuse rencontre : parmi les hommes de moyenne
distinction , quelques-uns, tels que Baudouim du
Bourg , Thomas de Fe, Rainaud de Beauvais, Galon
* Elle porie le nom de bataille de Dorylce.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. III. 157
de Calmon, Gaston de Béarn, Gérard de Chérisi,
s'acquirent une éternelle gloire. À partir de ce jour,
il fut décidé, de l’avis unanime du conseil, que, dès
que tous les corps de troupes seraient réunis, ils ne
se sépareraient plus, et marcheraient toujours en-
semble, de manière à pouvoir mettre toujours en
commun et leurs malheurs et leurs prospérités.
Après cette halte de trois jours si nécessaire au re-
pos des hommes et des chevaux , les trompettes don-
nèrent de nouveau le signal du départ, et tous se
préparèrent à se remettre en route. Après avoir tra-
versé toute la Bythinie, ils entrèrent dans la Pisidie.
Là, comme 1ls cherchaient à prendre un chemin rac-
courci, ils arrivèrent par hasard dans un pays brü-
Jant et dépourvu d’eau, où une chaleur immodérée,
telle que la font quelquefois les ardeurs du mois de
juillet, et surtout les souffrances d’une soif impor-
tune, accablerent et fatiguèrent l'armée à un tel excès
que le peuple était près de succomber à ses maux, et
qu'il périt, à ce qu'on assure, en cette seule journée
plus de cinq cents personnes des deux sexes, victimes
d'une soif dévorante ou des ardeurs du soleil. On dit
qu'il arriva en ce même jour un fait tel que l’histoire
n'en fournit aucun autre exemple : des fenimes grosses,
abattuespar l'excès de la soif ou de la chaleur, accou-
chèrent avant le terme que la nature leur avait assi-
gné : dans l’horrible anxiété qui les possédait, elles
jetaient au milieu du camp des enfans vivans, quel-
ques-uns morts , d’autres encore sur le point d'expirer.
Celles que de tendres sentimens dominaient avec plus
d’empire , serrant dans leurs bras leurs nouveau-nés,
se roulaient sur la route, et oubliant la pudeur de
158 GUILLAUME DE TYR.
leur sexe, se laissaient voir à nu, ne songeant plus
qu’au besoin d'échapper à la souffrance et aux périls
qui les menacaient. Les hommes mêmes ne tiraient
guère aucun avantage de leur force naturelle : épuisés
de sueurs et de fatigues, la bouche et les narines ou-
vertes pour aspirer le moindre souflle d'air, dans
leur ardeur à se défendre des tourmens importuns de
la soif , ils cherchaient, ils attendaient en vain quel-
que soulagement à leur poitrine desséchée. Cette
déplorable calamité s’étendait encore au-delà des
hommes : les bêtes de somme chargées de leurs ba-
gages et les autres animaux de toute espèce refu-
saient tout service, brülés qu'ils étaient intérieure-
ment, comme s'ils avaient perdu tout usage des con-
duits ordinaires de la respiration ; les oiseaux délicats,
les faucons et les autres oiseaux de chasse qui ré-
jouissent lanoblesse lorsqu'ils s’élancentsur leur proie,
objets d’une vaine sollicitude, tombaient de fatigue
dans les mains des seigneurs, et rendaient bientôt
leur dernier soufile de vie; les chiens de chasse,
doués d’un odorat exquis, délices de leurs maîtres , |
abandonnaient ceux qu’ils avaient coutume de suivre
si fidèlement, et haletans, dévorés d’une soif ar-
dente, ils couraient et périssaient cà et là sur les
routes ;enfin, ce qui était plus dangereux encore que
tout le reste, les chevaux, ces fidèles compagnons
de bataille, en qui leurs maïîtres avaient placé toute
leur confiance pour le soin de leur propre salut, qui
naguère encore, hennissant et frappant la terre du
pied , témoignaient leur noble audace , accablés main-
tenant par l'excès de la soif et de la chaleur, succom-
baient misérablement comme de viles bêtes de somme.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. I. 129
Au milieu de tant et de si cruelles souffrances, le
Père de miséricorde, le Dieu de toute consolation ,
secourut enfin les malheureux : on trouva un fleuve si
ardemment desiré et si long-temps cherché vaine-
ment. Dès qu'ils arrivent sur les bords, tous, poussés
par la violence du besoin, se précipitent à l'envi dans
les eaux, et voyant leurs vœux accomplis , se livrent
sans mesure à un excès contraire ; ils rencontrent
bientôt un plus grave péril : un grand nombre de
ceux qui avaient échappé au danger de la soif, ne
mettant désormais aucun frein à leur avidité , comme
il n'arrive que trop souvent en pareil cas , trouvèrent,
au milieu même de cette abondance des eaux, la mort
dont on les eût pu croire délivrés, et il en arriva tout
autant à une grande quantité d'animaux. Enfin, ar-
rachés par le secours de la Providence à de si grands
périls, ils arrivèrent dans une contrée assez abon-
dante et fertile , que des ruisseaux , de belles forêts
et de riches pâturages embellissaient encore, et ils
dressèrent leur camp au milieu des prairies, auprès
d’Antiochette, qui, comme on sait, est la métropole
de la Pisidie.
Dès qu'ils y furent arrivés , quelques-uns des princes
se séparèrent volontairement de l'armée, et emme-
nérent avec eux les troupes qu'ils avaient conduites.
Le premier de tous fut le seigneur Baudouin, frère
du duc, qui fut suivi de Pierre , comte de Stenay ,
de Renaud, comte de Toul , de son frère Baudouin du
Bourg , de Guillebert de Monclar , de sept cents ca-
valiers et de quelques compagnies d'infanterie. Après
lui, le seigneur Tancrède partit aussi, emmenant
Richard , prince de Salerne , Robert de Hanse , quel-
160 GUILLAUME DE TYR.
ques autres nobles , cinq cents cavaliers , et, de plus,
quelques fantassins. Tous ces guerriers avaient un
seul et même but dans leur expédition : ils voulaient
aller sonder les routes, reconnaître les contrées en-
vironnantes, tenter d'abord la fortune à eux seuls,
pour pouvoir ensuite venir rendre compte, aux princes
qui les avaient envoyés à la découverte, des diverses
choses qu'ils auraient vues, et des événemens qui
leur seraient survenus, selon les temps et les lieux
divers, afin que l’armée püût marcher avec plus de
sûreté, et sans courir de graves dangers. Lorsqu'ils
sortirent de leur camp , ils suivirent d’abord la voie
royale, traversèrent deux villes voisines l’une de
l'autre, Iconium * et Héraclée, et prirent ensuite à
droite, dirigeant rapidement leur marche vers les ri-
vages de la mer.
Le duc cependant et les autres princes qui étaient
restés au camp, séduits par la beauté des lieux qu'ils
habitaient, et par le voisinage des forêts, voulant
se donner quelques délassemens agréables à la suite
de tant de fatigues, et se distraire un peu des soucis
rongeurs dont ils étaient habituellement préoecupés,
s’enfoncèrent à l’envi dans l'épaisseur des bois pour
y chercher les plaisirs de la chasse. Là, prenant
différens sentiers, suivant la variété des desirs qui les
entraînaient, ils rencontrèrent aussi des aventures
diverses. Entre autres circonstances, le duc , étant
entré aussi dans les bois pour faire de l'exercice et
pour se distraire, rencontra par hasard un ours d’une
énorme taille et d’un horrible aspect. Cet animal
poursuivait avec férocité un pauvre pélerin qui trans-
* Konieh en Caramanie.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II. 161
portait une charge de bois mort, et qui, fuyant à
toutes jambes, remplissant la forêt de ses cris et de
ses invocations pour obtenir du secours, avait grand”-
peine à échapper à la rage de son ennemi. Le duc se
présenta en ce moment, et comme il était plein d’une
bonté .compatissante pour tous ses frères, il s’élance
avec ardeur pour porter secours au malheureux fuyard.
La bête, en voyant devant elle le duc armé de son
épée et la serrant de près, abandonne celui qu’elle
poursuivait d’abord, pour marcher à un ennemi plus
vigoureux, et l’attaquer de ses dents et de ses ongles.
Bientôt le cheval que montait le duc est blessé dan-
gereusement ; le duc met pied à terre, et continue à
se battre avec son épée. L'ours, ouvrant alors sa large
gueule, et poussant un horrible grognement , mépri-
sant le glaive et tous les efforts de son adversaire,
cherche à s’avancer sur lui. Le duc, le repoussant de
son épée à mesure qu'il s'approche, redouble d’ar-
deur , et recueille toutes ses forces pour tâcher de lui
enfoncer son arme dans le corps. Mais l'animal évite
le glaive; il s'élance sur le duc, le saisit, le serre
fortement dans ses bras, et cherche ensuite à le jeter
par terre pour pouvoir le tenir sous ses pieds, et le
déchirer plus facilement des dents et des ongles. Le
guerrier cependant, tenant toujours son glaive en
main, déploie en ce moment toute la vigueur de son
corps : de la gauche, il étreint avec force l'animal; de
la droite, il le perce de son épée, l’enfonce jusqu'à
la garde, et lui donne le coup de mort au milieu
même de la lutte. Mais blessé, et surtout très-griève-
ment à la jambe, il obtient une victoire trop chère-
ment achetée. Fatigué de sa blessure, affaibli de la
I. II
102 GUILLAUME DE TYR.
grande quantité de sang qu’il avait perdue, il se
couche sur la terre , et fait de vains efforts pour se re-
lever. Cependant le pauvre malheureux qui avait dû
son salut à son arrivée, avait raconté son aventure
dansle camp. Aussitôt tout le peuple accourt au lieu
où le vigoureux athlète, le chef des armées, était, di-
sait-on, étendu sur le sol, couvert de blessures. On
arrive, on le dépose sur un brancard, au milieu des
gémissemens et des larmes de tous les assistans; les
princes le font transporter au camp, et les chirur-
giens déploient aussitôt tous les efforts de leur art et
de leur zèle pour lui administrer les remèdes les plus
convenables , et hâter les progrès de sa guérison.
Dans le même temps, un autre homme illustre et
magnifique , le comte de Toulouse, Raymond, frappé
d’une maladie grave , était également transporté sur
une litière ; il en vint même à ce point qu’on le dé-
posa sur la terre comme s'il allait mourir et qu'il lui
restât à peine un souflle de vie. Le vénérable Guil-
laume , évêque d'Orange, vint auprès de lui et célébra
même les offices dus aux ames des fidèles , comme sil
était déjàmort. Les nombreuses légions de ces illustres
guerriers, se voyant sur le point d’être pour toujours
privées de leur sage direction , désespéraient presque
de l’accomplissement de leur entreprise et de leur
vœu ; et pleins d'inquiétude en les voyant dans cette
malheureuse situation , tous , animés d’un seul esprit,
versaient d’abondantes larmes , et suppliaient le Sei-
gneur de leur rendre la vie et la santé. Pendant la cé-
lébration des saints offices, on faisait aussi des prières
pour la conservation de tous ceux qui appartenaient
à cette église pélerine. Le Dieu de toute clémence
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II, 163
accueillit avec bonté les vœux et les supplications de
son peuple, et, dans sa miséricorde, il secourut les
chefs malades, et leur envoya enfin une heureuse
convalescence.
L'armée traversa donc la Pisidie, et, étant entrée
dans la Lycaonie , elle arriva à Iconium , métropole
de ce pays. La ville était déserte, et l’armée eut à
souffrir beaucoup du manque de subsistances. Lors-
que les Turcs, en effet, apprenaient l’arrivée de nos
troupes , ils n'osaient sur aucun point entreprendre
de leur résister. Ils dépouillaient leurs villes, dévas-
taient tout le pays environnant, et se réfugiaient avec
leurs femmes , leurs enfans , leur gros et menu bétail
et toutes leurs provisions, dans des montagnes inac-
cessibles, espérant par cette conduite que nos soldats,
pour échapper à cette disette absolue , se hâteraient de
quitter leur pays. Ils ne se trompaient pas en effet
dans leur calcul : nos armées , fuyant le plus promp-
tement possible des pays abandonnés, où elles ne
trouvaient pas même les premiers alimens, se hâ-
taient de poursuivre leur route. Elles traversèrent
Héraclée’, et arrivèrent ensuite à Marésie”, où elles
dressèrent leur camp, et s’arrétèrent pendant trois
jours. Là, la femme du seigneur Baudouin , frère du
duc, que son mari avait recommandée en partant à
ceux avec qui il la laissait, succomba à la suite d’une
longue et douloureuse maladie , et s’endormit d’une
bonne mort dans le sein du Seigneur. C'était une dame
noble, anglaise d’origine , et recommandable par sa
‘ Aujourd’hui Erekli.
? Aujourd’hui Marash; quelques géographes pensent que c’est lan-
cienne Germanicie,
IA10
164 GUILLAUME DE TYR.
conduite et ses mœurs. Elle se nommait Gutuère.
Ses frères la firent ensevelir dans le même lieu avec
les honneurs convenables.
Pendant ce temps, le seigneur Tancrède, homme
digne d’éloges en tout point, ayant suivi des routes plus
raccourcies , arriva le premier en Cilicie, et mit aussi-
tôt Le siége devant la ville de Tarse, métropole de cette
province, avec tous ceux qui l'avaient accompagné
dans son expédition. La Gilicie est l’une des provinces
de l'Orient, et, selon le témoignage des anciens, nous
appelons Orient tout le diocèse d’Antioche. La Ci-
licie est bornée à l’orient par la Cœlésyrie , à l’occi-
dent par l'Isaurie, au nord par la chaîne du mont
Taurus, au midi par la mer de Chypre ou mer Égée.
Elle a deux métropoles, Tarse, patrie et résidence
natale du docteur des nations, qui est la ville dont
nous faisons mention en ce moment, et Anavarze ‘.
Chacune de ces deux métropoles a ses villes suffra-
gantes, ce qui fait que l’on dit plus habituellement
les deux Cilicies, la première et la seconde. On dit
que Tarse fut fondée par Tarsès, second fils de Ja-
phan, fils de Japhet, troisième fils de Noë, suivant
les traditions anciennes ; et l’on en donne pour preuve
son nom qu'elle recut, dit-on, de son fondateur. So-
lin cependant n’est pas de cet avis; il dit dans le qua-
rante-troisième chapitre de son ouvrage, De Memo-
rabilibus , « La Cilicie a Tarse pour capitale de ses
«autres villes; elle fut fondée par Persée, noble fils
« de Danaë. » Tarse est coupée en deux portions par le
fleuve Cydnus, que les uns disent se précipiter du
® Ou Anazarbe, la Cæsarea €Ciliciæ de Pline, aujourd’hui Ainzerbeh
où Aaimzarjat.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II. 165
mont Taurus, et que d’autres affirment être une
branche de l'Hydaspe. Quant à la question de la fon-
dation de cette ville, il est possible que l’une et l’autre
de ces assertions soient exactes, que Tarsès l'ait d’a-
bord fondée, et que plus tard elle ait été réparée ou
fort augmentée par Persée.
Tancrède, après avoir passé quelques jours devant
Tarse avec ses troupes , persévérant dans son entre-
prise, obtint enfin des habitans , tant par menaces que
par de bonnes paroles, qu'ils consentissent à laisser
arborer sa bannière sur la tour la plus élevée de la
ville, en témoignage de leur intention de se rendre
prochainement, et sous la condition en même temps
que, jusqu’à l’arrivée du seigneur Boémond et d’une
armée plus considérable, il ne les attaquerait ni ne les
forcerait à quitter leurs domiciles et leurs héritages:
à ce prix ils s’engagèrent à livrer leur ville sans aucune
difficulté dès que Boémond serait arrivé, et Tancrède
trouva bonnes et accepta leurs propositions.
Cette ville, comme le reste du pays, était prin-
cipalement habitée par des chrétiens arméniens et
grecs; mais le petit nombre de ceux qui n'étaient pas
chrétiens se trouvant en possession exclusive du droit
de milice et de la défense des points fortifiés, tenaient
tout le peuple des fidèles sous une dure oppression;
il leur était interdit de combattre, mais ils pouvaient
faire le commerce et s’adonnaient à l’agriculture.
Cependant le seigneur Baudouin, frère du due,
après avoir suivi des chemins détournés avec tous
ceux qui l'accompagnaient , et souffert de grandes
privations par le manque de subsistances, arriva enfin
sur le sommet d’une montagne, à la suite de plusieurs
166 GUILLAUME DE TYR.
marches et contre-marches. Du haut de cette éléva-
tion il voyait toute la Cilicie et l'œil découvrait toutes
les villes de ce pays jusqu’à la mer. Lorsqu'il se fut
assuré qu'il y avait un camp dans les environs de
Tarse, croyant qu'il appartenait à des ennemis, il
commença à éprouver quelque inquiétude; voulant
cependant connaître par qui le pays était occupé et
quels étaient ceux qui se trouvaient dans ce camp
qu'il voyait de loin, il descendit dans la plaine avec
toute sa troupe et s’avança avec son courage aCcou-
tumé. Tancrède, de son côté, ayant recu les mêmes
avis par les sentinelles qu’il avait placées sur les points
les plus élevés et redoutant les embüches de l'en-
nemi, rassemble tous les siens et leur fait prendre
les armes. Croyant marcher contre des étrangers qui
veulent tenter de porter secours à la ville, il court
audacieusement à leur rencontre; se confiant au Sei-
gneur et faisant déployer ses bannières, il s’avance,
animant par ses paroles le courage de ses soldats. À
mesure qu'ils s’'avancaient chacun de son côté et qu'ils
se voyaient de plus près, ils reconnaissent enfin qu'ils
n'ont point en face d'armes ennemies, et, se rappro-
chant alors avec plus de confiance, ils se précipitent
dans les bras les uns des autres, se réjouissent et se
félicitent à l’envi dans d’agréables conversations, et,
réunissant enfin leurs bataillons, ils reprennent le
chemin de la ville pour en continuer le siége. Tan-
crède reçut ses nouveaux hôtes dans son camp avec
beaucoup d’affabilité et de tendresse, il leur fit don-
ner du gros et du menu bétail qu'il avait rassemblé
dans tous les environs, et cette nuit fut célébrée par
de bons festins.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. Il. 167
Le lendemain le seigneur Baudouin et ceux qui
l'avaient suivi, voyant la bannière de Tancrède flotter
sur la plus haute tour de la ville, agités des tourmens
de l'envie, s’indignèrent qu’en présence d’un corps
de troupes plus fort et plus nombreux, Tancrède
osât faire arborer ses étendards sur la ville. Ils ou-
blièrent en ce moment la tendre union que les deux
chefs avaient contractée, marchant long-temps en-
semble, comme deux frères, n’ayant qu'un même
esprit et s'étant promis l’un à l’autre de vivre à jamais
dans les liens d’une douce paix. Le seigneur Tan-
crède, qui était naturellement modéré et desirait
apaiser ses compagnons dans leur colère, soutint
que ce qui s'était passé à l’occasion de sa bannière,
n'était nullement une injure à ses associés, puis-
qu'avant l’arrivée de leur troupe et avant même qu'il
pût espérer de la voir venir, il avait obtenu ces con-
ditions des habitans de la ville par la seule autorité
de sa présence. Baudouin cependant, cédant aux
suggestions de ses compagnons qui firent tous les
efforts possibles pour l'entraîner, ne tenant aucun
compte de la justice des motifs qu’on lui présentait, et
se livrant à ses propres pensées plus qu'il n'aurait dû
le faire, irrita Tancrède par un langage plein de vio-
lence, et se montra si arrogant que des deux côtés on
fut sur le point de courir aux armes et d'engager un
sanglant combat. En même temps Baudouin appela
quelques uns des citoyens de la ville et leur déclara
hautement et d’un ton menaçant que, s'ils n'enlevaient
la bannière de Tancrède et ne mettaient la sienne à
la place, en dépit des promesses qui leur avaient été
faites pour garantir leur sécurité, il saurait bien ex-
168 GUILLAUME DE TYR.
terminer la ville et les faubourgs et tout le pays aux
environs. Les habitans , voyant que les troupes com-
mandées par Baudouin étaient beaucoup plus nom-
breuses et plus redoutables, renouvelèrent leur traité
aux conditions qu'ils avaient auparavant accordées à
Tancrède, enlevèrent la bannière de celui-ci et lui
substituérent celle de Baudouin. Tanerède, blessé
d’un tel affront, en conçut une vive indignation ; ce-
pendant, cédant à de plus sages conseils, et opposant
une pieuse longanimité aux mouvemens agités de son
ame, craignant enfin qu'il ne s’élevât dans les rangs
même des fidèles une dissension pleine de périls, 1l
leva aussitôt son camp et se transporta vers une ville
voisine , nommée Adana : il ne lui fut point permis
d'y entrer. Cette ville était tombée au pouvoir d’un
nommée Guelfe, Bourguignon de naissance, qui,
s'étant séparé de la grande armée , avait entrainé à sa
suite une foule de pélerins; le hasard les avait con-
duits devant cette place, et, après en avoir expulsé
les troupes turques , ils s’en étaient emparés de vive
force. Dès que Tancrède eut appris qu'elle avait été
occupée , avec l’aide de Dieu, par des gens de l'ex-
pédition , il se hâta d'envoyer des députés au chef
qui commandait dans la place pour lui demander la
faculté de faire acheter des vivres et le supplier de
Jui accorder l’hospitalité et de faire ouvrir les portes
de la ville pour lui et pour ses compagnons. Les dé-
putés furent accueillis favorablement et on leur fit
* Adana, Adene ou Ædenæ , capitale du pachalik de ce nom, qui fai-
sait partie, dans le moyen âge, du royaume de la petite Arménie; on
croit qu’elle fut bâtie sur le sol de Pancienne Æntiochia ad Sarum,
fleuve qui porte aujourd’hui le nom de $eihkan. Selon Abulféda, Haroun-
al-Rashid en fut le fondateur.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. III. 109
fournir en abondance tous les approvisionnemens né-
cessaires, tant pour les soldats que pour les chevaux,
en partie gratis et en partie à des prix convenus , car
Guelfe avait trouvé dans cette ville une grande quan-
tité d’or et d'argent, du gros et du menu bétail, des
grains, du vin, de l'huile, et toutes sortes de choses
utiles. Le lendemain, dès le point du jour, Tancrède
traversa la ville avec toute son escorte, et, suivant la
voie royale, 1l hâta sa marche et arriva à Mamistra ”.
Cette ville est l’une des plus belles de la province ; ses
tours, ses murailles et sa nombreuse population la
rendent remarquable parmi les autres; elle est en
outre dans une position riante, entourée de champs
fertiles et sur un sol excellent. Tancrède fit dresser
son camp tout près de cette place, et après quelques
jours d’un siége opiniâtre , pendant lequel il livra de
fréquens assauts, il s'en empara avec l’aide du Sei-
gneur, fit mettre à mort tous les infidèles qu'il y trouva
et s’y établit de vive force. Puis , ayant recueilli d’im-
menses richesses et une grande quantité d’alimens de
toutes sortes, 1l les fit distribuer à sa troupe, mesu-
rant ses largesses sur le mérite et les services de cha-
cun de ceux qui en faisaient partie et enrichissant
tous ses soldats. Ils trouvèrent dans cette agréable
abondance une compensation aux privations qu'ils
avaient eu à endurer ; les chevaux et les bêtes de
somme eurent aussi à profusion tout ce qui leur était
nécessaire, et tous reprirent leurs forces dans les
douceurs du repos et par l'effet d’une bonne nour-
riture.

* Mopsueste , nommée Messissa par les Arabes , sur le fleuve du Gihan


ou Dscheïhan , le Piramus des Anciens, à trois lieues environ de la mer.
170 GUILLAUME DE TYR.
Cependant , après le départ de Tancrède, Baudouin,
demeuré sous les murs de Tarse , adressa de fréquentes
sommations aux habitans, et, joignant les menaces
aux avertissemens, 1l leur ordonna de lui ouvrir les
portes et de lui accorder l'entrée de la ville pour lui
et ses troupes; car il pensait qu'il était indigne de
lui d'attendre dans l’oisiveté l’arrivée de toute l’ar-
mée et de demeurer jusque-là sans occupation utile.
Les habitans de Tarse, se souvenant que Tancrède
n'avait pu résister à Baudouin, et craignant qu'il
n'attaquât la place et ne réussit à s’en emparer,
s'ils différaient d’obtempérer à ses sommations , fai-
sant de nécessité vertu, et peu confians en leurs
propres forces, lui ouvrirent leurs portes et lui per-
mirent d'entrer avec tous ceux qu'il avait à sa suite.
Ils lui assignèrent deux tours qu'il dut occuper en
attendant, et tout le reste de sa troupe fut logé indis-
tinctement dans la ville, dans les maisons des fidèles
qui y habitaient. Les Turcs, qui continuèrent à gou-
verner, se réservèrent la possession des autres tours.
Quoiqu'ils fussent plus nombreux et occupassent tran-
quillement la plupart des points fortifiés de la place,
comme ils se méfiaient beaucoup du voisinage de
leurs nouveaux hôtes, et n'avaient aucun espoir de
secours , ils attendaient avec impatience une occasion
favorable de sortir en secret de la ville avec leurs
femmes, leurs enfans et toutes leurs provisions. Il
arriva cette même nuit que trois cents hommes déta-
chés de l'expédition de Boémond, et marchant sur les
traces de Tancrède, se présentèrent sous les murs de
Tarse, et ne purent obtenir la permission d'y entrer,
par suite des ordres que donna Baudouin. Fatigués
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. II. 171
d’une longue marche, privés de toutes les choses né-
cessaires à la vie, ils demandaient avec les plus vives
instances l'hospitalité et la faculté d'acheter des vivres.
Dans la place, tous les hommes d’une condition infé-
rieure, pleins de compassion pour les maux de leurs
frères, joignaient leurs supplications à celles qui ve-
naient du dehors; mais ils ne purent rien obtenir, et
l'on persista à leur refuser l'entrée , parce qu'on disait
qu'ils étaient de l'expédition de Boémond, et qu'ils
marchaient au secours de Tancrède. Cependant le
peuple chrétien enfermé dans la ville, et qui n'était
pas dénué des sentimens d’une tendre fraternité, ne
pouvant sortir, se porta sur les murailles et envoya
aux arrivans du pain qu'on descendit dans des cor-
beilles avec des cordes et plusieurs outres de vin, afin
qu'ils eussent du moins de quoi se nourrir et passer
la nuit au lieu où ils s'étaient rendus. Ils firent donc
leur établissement auprès de la porte de la ville,
aussi bien qu'il leur fut possible, et se reposèrent,
puisqu'ils ne pouvaient obtenir de meilleurs gîtes.
Cette même nuit, lorsque ceux des nôtres qui étaient
dans la place, aussi bien que ceux qui demeuraient
en dehors, se furent livrés au sommeil, jouissant d’un
calme profond à l’aide d’un silence trompeur, les
Tures et tous les autres infidèles qui habitaient aussi
dans la ville ouvrent tout doucement les portes, et
sortent sans faire le moindre bruit, emmenant avec
eux leurs femmes, leurs enfans , leurs esclaves des
deux sexes et toutes leurs provisions. [ls ne pouvaient
s’'accommoder du voisinage des gens qu'ils avaient re-
cus; cette cohabitation les tenait dans un état conti-
nuel de méfiance; ils avaient la faculté de sortir, puis-
172 GUILLAUME DE TYR.
qu'ils disposaient entitrement d’une ou deux des
portes; mais afin de ne laisser à leurs ennemis qu’une
victoire ensanglantée, ayant fait marcher en avant
tous leurs bagages et toutes leurs provisions, à la
porte même de la ville ils massacrèrent presque tous
les chrétiens qu'ils y trouverent accablés sous le poids
du sommeil.
Le lendemain , au moment où le jour commencait à
paraître, ceux des nôtres qui habitaient dans la ville, la
trouvèrent déserte en se réveillant ;étonnés de cette
fuite de leurs ennemis, opérée si clandestinement, ils
parcourent les remparts et toutes les avenues , cher-
chant de tous côtés pour reconnaître quelque trace de
leur passage ; et tandis qu’ils examinent ainsi et regar-
dent partout, ils découvrent le déplorable événement
qui a signalé le départ des Turcs et le massacre des ser-
viteurs du Christ. Saisis de consternation et de dou-
leur, les fidèles se répandent en longs gémissemens.
Bientôt ils se séparent les uns des autres ; les gens de
la classe inférieure prennent les armes contre Baudouin
et les hommes plus considérables, leur imputant la
mort de tous leurs frères , puisqu'ils ont refusé à ces
compagnons de voyage les faveurs de l'hospitalité, qu'il
est juste d'accorder généreusement à tous les indigens.
Se livrant à sa première impulsion, le peuple, dans un
sentiment de juste indignation, se précipite sur ses
chefs, et si ceux-ci ne s'étaient réfugiés promptement
dans les tours supérieures, il eût sans doute compensé
le massacre qui s'était fait à la porte de la ville, par la
mort d’un nombre à peu près égal de ses principaux
officiers. Enfin Baudouin, voyant que le rassemble-
ment grossissait, et que la division excitée dans le prin-
HISTOIRE DES CROISADES3; LIV. LI. 173
cipe par de justes motifs, devenait plus sérieuse de
moment en moment, chercha avec anxiété les moyens
les plus convenables pour apaiser le tumulte et s’ex-
euser auprès du peuple. Il obtint un moment de répit,
demanda qu’on fit silence, et s'appuyant sur ses armes,
tandis que les groupes des gens de pied s’étaient un peu
calmés , 1l commença par chercher à se justifier ,se dé-
clara complétement innocent des malheurs survenus,
et protesta avec force qu'en refusant aux arrivans l’en-
trée de la ville , il n'avait eu d'autre intention que celle
de tenir la parole qu'il avait donnée aux habitans de
n'admettre aucun étranger jusqu’à l’arrivée du duc.
En même temps, et grâce à l'intervention de quelques-
uns des nobles qui cherchèrent à ramener les esprits
par des paroles flatteuses, bien nécessaires en un pareil
moment et en un tel lieu, les soldats commencèrent à
se calmer, et le menu peuple même en vint à une con-
ciliation.
Le tumulte complétement apaisé, les troupes de-
meurèrent quelques jours à Tarse , jouissant de la plus
parfaite tranquillité. On découvrit alors en mer une
flotte qui était à peine à trois milles de la ville; tous,
fantassins et cavaliers, coururent aussitôt à sa rencon-
tre , et se rendirent vers les bords de la mer. Parvenus
sur le rivage, ils s'entretinrent avec les arrivans, et
apprirent par leurs propres récits qu'ils appartenaient
à la foi chrétienne. Interrogés sur leur patrie, ils ré-
pondirent qu'ils étaient de Flandre, de Hollande, et du
pays des Frisons; que, pendant huit années, ils avaient
exercé la piraterie dans ces parages ; qu’enfin le cœur
navré, et vivement repentans de leurs crimes, ils
étaient partis pour Jérusalem, pour aller y faire leurs
174 GUILLAUME DE TYR.
prières, et que leur navigation les avait conduits dans
la mer où ils se trouvaient. Dès qu’on sut qu'ils étaient
du nombre des fidèles, on les invita à entrer dans le
port, on leur tendit la main, on leur donna le baiser
de paix, et, après avoir mis la flotte en lieu de sûreté,
on conduisit à Tarse les nouveaux débarqués. Ils
avaient pour chef un homme , nommé Guinemer , natif
du bourg de Boulogne, situé sur les terres du comte
Eustache, père du duc Godefroi. Cet homme, lorsqu'il
eut fait connaissance avec Baudouin, sachant que celui-
ci était fils de son seigneur, quitta sa flotte et se dis-
posa à aller à Jérusalem avec Baudouin : il était exces-
sivement riche, et avait gagné tous ces trésors dans le
détestable métier qu'il pratiquait depuis long-temps;
il avait beaucoup de gens à son service, et, les enga-
geant à l'accompagner, il se décida à suivre Baudouin
avec eux. Après avoir choisi dans les deux troupes
un corps de cinq cents hommes, suffisant pour garder
la ville, tout le reste fit ses préparatifs de départ, et
l'on se disposa à tenter de nouvelles aventures.
La troupe s'étant mise en route , et suivant toujours
la voie royale, arriva à Mamistra, que peu aupara-
vant Tancrède avait occupée de vive force, ainsi que
je lai déjà dit. Comme les arrivans prévoyaient bien
qu'ils ne seraient point reçus dans la ville, ils s’établi-
rent sur un terrain vacant, situé à quelque distance.
Tancrède apprenant que Baudouin avait dressé son
camp tout près de lui, irrité à l'excès, et se souvenant
encore des affronts qu'il avait si injustement recus,
frémit en lui-même, et, entrainé par sa colere, il appelle
aux armes toute sa troupe, et se dispose à tirer une
vengeance éclatante de toutes les insultes qu'on lui a
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IIT. na

fait endurer. D'abord il envoie en avant quelques ar-


chers , avec ordre de percer de leurs flèches les che-
vaux dispersés çà et 1à dans les pâturages, ou de les
ramener dans la ville; lui-même, à la tête de cinq
cents cavaliers bien cuirassés, se précipite dans le
camp, et renverse tout ce qui se présente devant lui,
avant que les soldats aient eu le temps de prendre les
armes. Ceux-ci cependant parviennent à se remettre ;
déjà ils sont prêts à résister ;le combat s'engage alors
avec ardeur, des deux côtés on se presse vigoureu-
sement ; les nouveaux adversaires ne se traitent plus
que comme de cruels ennemis ; un grand nombre
d’entre eux succombent, et l’on fait aussi dans chaque
parti quelques prisonniers. Cependant la troupe de
Tancrède, inférieure en nombre comme en forces, ne
peut soutenir long-temps un combat trop inégal, et
prend la fuite pour rentrer dans la place. Il y avait
entre la ville et le camp occupé par Baudouin un fleuve
sur lequel s'élevait un port fort étroit. Tandis que les
soldats de Tancrède se précipitaient pour rentrer dans
la ville, trouvant un obstacle dans ce passage trop res-
serré, beaucoup de fantassins et de cavaliers périrent
dans cette mêlée, et les autres arrivèrent enfin au
terme de leur course. La haine qui animait les deux
paris était si ardente, que sans doute ils eussent
éprouvé des pertes plus considérables encore, si la
nuit n’était venue séparer les combattans. Du côté de
Tancrède deux hommes nobles et illustres furent faits
prisonniers, Richard de Salerne, son parent, et Robert
de Hanse; c'était principalement par leurs discours et
leur instigation que Tancrède s'était élancé contre
ses frères, pour chercher à venger ses injures. Sa
176 GUILLAUME DE TYR.
troupe fit sur celle de Baudouin un prisonnier égale-
ment noble et illustre, Guillebert de Montelar : l’ab-
sence de ces divers guerriers excita beaucoup de tu-
multe dans les deux camps, et l’on y crut d’abord
qu'ils avaient succombé dans la bataille de la veille.
Le lendemain matin, dès le soleil levant , les haines
et l’indignation des deux partis s'étant un peu calmées,
les uns et les autres se rappelèrent leur foi commune,
et retrouvèrent de meilleurs sentimens, grâce à la mi-
séricorde divine : ils s’'envoyèrent mutuellement des
députés pour se faire des propositions d’accommode-
ment ; les prisonniers furent rendus, et cette première
satisfaction accordée, ils se réconcilièrent compléte-
ment et se donnèrent le baiser de paix.
De là le seigneur Baudouin, cédant à la demande
expresse de ses compagnons, se remit en marche avec
toute sa troupe, pour rejoindre la grande armée, qui
était arrivée à Marésie, comme je l’ai déjà dit. Il avait
appris les graves dangers auxquels son frère le duc
n'avait échappé qu'avec peine, auprès d’Antioche de
Pisidie, et plein de sollicitude pour sa santé, il desi-
rait s'assurer le plus promptement possible de son état
actuel. Tancrède ayant pris avec lui tous ceux que la
flotte avait débarqués , et qui lui firent un renfort con-
sidérable, parcourut toute la Cilicie , attaquant, occu-
pant, incendiant toutes les places qu'il rencontrait, et
faisant passer au fil de l'épée tous leurs habitans. Arrivé
devant une ville, nommée Alexandrette , qui se défen-
dit vigoureusement, il parvint cependant à s'en empa-
rer, et termina ainsi la conquête de tout ce pays. Les
satrapes, tant des Arméniens que des Turcs qui habi-
tient dans les montagnes , ayant appris que Tancrède,
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. III. 197
en guerrier plein de force et accompagné d’une nom-
breuse armée, avait subjugué toute la province, crai-
gnant pour eux-mêmes qu'il ne pénétrât dans leurs
montagnes, pour renverser leurs villes et réduire leur
population en captivité, lui envoyèrentàl’envi des dé-
putations, cherchant à se concilier sa bienveillance et
lui proposant des traités d'amitié ; pour réussir plus
sûrement dans leurs desseins , ils lui envoyèrent en
même temps de superbes et nombreux présens en or,
en argent, en chevaux, en mulets, en ouvrages de
soie, espérant par ces libéralités détourner la colère
de ce prince redoutable. En effet, il prospérait tou-
jours et réussissait dans toutes ses entreprises ; le Sei-
gneur était avec lui et dirigeait toutes ses œuvres,
comme celles d’un fidèle serviteur.
178 GUILLAUME DE TYR.
0 ne 0

LIVRE QUATRIÈME.

T'innis que Tancrède conquérait et subjuguait toute


la Cilicie par la force de son bras, lorsque la grande
armée fut arrivée à Marésie, ainsi que je lai déjà dit,
Baudouin, qui n'était venu la rejoindre que pour voir
son frère et s'assurer de sa convalescence , se sentit
bientôt dévoré d’un feu nouveau : animé par les
suceès de Tancrède, et jaloux d’une gloire qu’on cé-
lébrait de toutes parts, il convoqua ses compagnons
et leur proposa de partir une seconde fois, pour tenter
de nouvelles aventures. Mais ceux qu’il sollicitait si
vivement avaient appris la conduite qu’il avait tenue
avec Tancrède sous les murs de Tarse, dans son or-
gueilleuse confiance en la supériorité de ses forces,
et ils craignaient de s'engager avec lui dans une autre
entreprise; car il était devenu l'objet d’une haine à
peu près générale, en juste punition de cette faute;
et si le respect que l’on portait au duc ne l’eût em-
pêché, Boémond et les siens n’eussent point laissé
impunie l'injure qu'il avait faite à Tancrède. Il trouva
donc peu de gens disposés à s'associer à lui. Son
frère, serviteur fidèle de Dieu, le réprimanda sévè-
rement ; Baudouin alors, reconnaissant en toute humi-
lité combien il était coupable, promit de donner à
lillustre guerrier unesatisfaction proportionnée à l’of-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 179
fense, et, comme cette faute était venue de sugges-
tions étrangères, plus encore que d’un mouvement
qui lui fût propre, car une semblable conduite était
peu dans les habitudes de son caractère,il obtint
enfin indulgence, et se réconcilia avec tout le monde ;
c'était d’ailleurs un homme recommandable en tout
point, et dès ce moment on n’entendit jamais dire
rien de semblable sur son compte.
Il avait pour intime ami un certain noble Armé-
nien, nommé Pancrace, qui, échappé des prisons de
l'empereur, l’avoit rejoint à Nicée, s'était lié avec lui
et ne l'avait pas quitté depuis cette époque : Pancrace
était habile au maniement des armes ; mais on le disait
plein de ruse et de perversité. Cet homme insistait
vivement auprès de Baudouin, et le sollicitait sans
relâche de prendre avec lui quelques troupes et de
parcourir le pays, assurant qu'il serait facile de le
soumettre avec un petit nombre de guerriers. Enfin,
Baudouin ayant rassemblé deux cents cavaliers, et un
assez fort détachement de fantassins, qu’il mit sous
la conduite de Pancrace, ils s’acheminèrent vers le
nord et entrèrent dans un pays très-riche. Il était
habité par des Chrétiens, serviteurs du vrai Dieu;
mais le petit nombre d’infidèles qui occupaient les
places fortes leur interdisaient le maniement des
armes, et les traitaient au gré de leurs caprices.
Cependant, comme les Chrétiens avaient en horreur
la domination des infidèles, dès que Baudouin entra
dans leur pays, ils lui livrèrent les places, et en
peu de jours il occupa toute la contrée, jusqu'au
grand fleuve de l'Euphrate. Son nom devint bientôt
si redoutable à tous les ennemis dont il était envi-
12,
180 GUILLAUME DE TYR.
ronné, qu'ils abandonnaient volontairement les places
même les mieux fortifiées, et prenaient la fuite, sans
que personne les poursuivit. En même temps, les
fidèles qui avaient si bien accueilli Baudouin se ras-
suraient par sa présence et prenaient confiance en
leurs forces , si bien qu’on pouvait dire d'eux ce que
dit le prophète : « Qu’un seul en battait mille, et que
« deux en faisaient fuir dix mille‘. » Et ce n'était pas
seulement le peuple qui se dévouait ainsi à Baudouin ;
les princes Chrétiens qui habitaient dans ces con-
trées se confédérèrent aussi avec lui, et coopérèrent au
succès de ses entreprises, en lui fournissant des forces
et en lui rendant hommage.
Au bout de quelques jours, la renommée de Bau-
douin se répandit de tous côtés, célébrant le nom et
les œuvres de cet homme magnifique, exaltant sa
valeur, sa foi, et la force de son ame. Ces nouvelles
parvinrent aux citoyens d'Edesse, et bientôt toute la
ville retentit du bruit de ses exploits; on n'y parla
plus que de cet illustre prince, sorti de l’armée des
Chrétiens pour venir arracher ses frères à la servitude
et leur rendre la liberté. Dès ce moment, ceux qui
gouvernaient cette ville, aussi bien que les vieillards
dépositares de toute l'autorité publique, se hâtèrent
de lui envoyer des lettres, et de lui adresser des dé-
putés, pour l'inviter de vive voix à se rendre auprès
d'eux. Edesse, illustre métropole de la Mésopotamie,
est appelée de son autre nom, Rhagès. C’est dans
cette ville que le vieux Tobie envoya le jeune Tobie,
son fils, pour redemander à Gabel, son parent, dix

! Deutéronome, chap. 32, v. 30.


HISTOIRE DES CROISADES; TIV. IV. 181

talents d'argent qu'il lui avait prêtés dans son enfance.


Aussitôt après la passion de Notre-Seigneur, les ci-
toyens de cette ville avaient recu la salutaire doc-
trine du Christ, par les soins de Thaddée, l’apôtre :
ils se montrèrent dignes en tout point et des prédi-
cations d’un tel missionnaire, et de la lettre que le
Sauveur leur avait écrite , et qu'il avait envoyée à
leur roi Abgar, ainsi qu’on peut le voir dans le pre-
mier chapitre de l'Histoire Ecclésiastique , écrite par
Eusèbe de Gésarée*. Dans la suite , ils persévérèrent
avec constance dans la foi qui les avait éclairés dès
le principe, au temps même des premiers apôtres, et
ne subirent le joug des infidèles qu’en ce qu'ils étaient
contraints de leur payer annuellement des tributs,
et se trouvaient souvent obligés de racheter leurs
champs, leurs vignes et toutes leurs propriétés , si-
tuées en dehors de la ville, des exactions auxquelles
elles étaient continuellement en butte. Dans la ville,
cependant, nul n’eût osé habiter s'il n’était compté
parmi les fidèles. Seule entre toutes les villes de ce
pays, Edesse, conservant son innocence primitive, de-
meura toujours exempte de la souillure des infidèles
qui occupaient depuis long-temps toutes les pro-
vinces environnantes : elle n’avait jamais été subju-
ouée, jamais elle n'avait souffert dans ses murs aucun
habitant qui ne professät la même foi; mais les ha-
bitans des villes et des places fortes voisines ne ces-
saient de lui susciter toutes sortes de vexations; les
citoyens n'avaient pas la permission de sortir de l’en-
ceinte où ils étaient renfermés, et ne pouvaient par
* Personne n’ignore que cette prétendue lettre est dénuée de toute
authenticité.
182 GUILLAUME DE TYR.
conséquent suivre les affaires qui les auraient appelés
hors des murs.
Cette ville était à cette époque gouvernée par un
certain Grec, accablé d'années, n'ayant point d’en-
fans, et qui y avait été envoyé en qualité de gouver-
neur, à l’époque où toute la province était sous Ja
domination de Constantinople *. Les Turcs étant sur-
venus avant que le terme assigné à la durée de son
gouvernement füt expiré, il s'était vu forcé de de-
meurer dans la ville, et avait continué d’y exercer
son autorité , soit parce qu'il lui avait été impossible
de retourner chez lui, soit parce que le peuple ne
l'avait point forcé à se démettre de l'administration.
C'était cependant un chef inutile, incapable de dé-
fendre ses sujets et d’assurer leur repos. Tous les
citoyens se réunirent donc avec empressement , et du
consentement de ce gouverneur, pour envoyer des
députés au seigneur Baudouin, et le supplier de venir
leur apporter quelque soulagement à leurs maux.
Baudouin, informé des desirs du peuple et des prin-
cipaux citoyens , se rendit à leurs vœux, après avoir
tenu conseil avec les siens; il fit ses préparatifs de
départ et traversa l'Euphrate, accompagné de quatre-
vingts cavaliers seulement, laissant sur l’autre rive
tout le reste de sa troupe , pour veiller à la garde des
places fortes et des villes dont il s'était emparé. Les
Turcs qui habitaient en-decà de l'Euphrate, instruits
de sa prochaine arrivée, se disposèrent à lui tendre
des embüches. Pour échapper à leurs entreprises,
Baudouin dirigea sa marche vers une ville fortifiée,
qui se trouvait sur son chemin, et qui était gouvernée
IE s’'appeiait Théodore.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 183
par un Arménien; il y arriva sans accident, et celui-
ci l’accueillit et lui donna l'hospitalité avec bonté. Il
y demeura en repos pendant deux jours, n’osant
poursuivre sa route. Les Turcs qui peñdant ce temps
s'étaient tenus en embuscade, fatigués d’une trop
longue attente, arrivèrent en force et vinrent subite-
ment déployer leurs étendards sous les murailles de la
ville, après avoir enlevé dans les pâturages voisins
tout ce qu'ils y trouvèrent. Les nôtres étaient en trop
petit nombre pour oser tenter une sortie, et demeu-
rérent étroitement enfermés dans la place. Enfin, le
troisième jour, les Turcs partirent et retournèrent
chez eux; Baudouin de son côté se remit en route,
et arriva à Edesse : le gouverneur de la ville sortit
pour aller à sa rencontre avec tout le clergé et tout
le peuple , au son des trompettes et des tambours ; les
habitans chantaient deshymnes et des cantiques sacrés,
et tous le recurent en lui rendant les plus grands hon-
neurs , avec la bienveillance la plus empressée.
Cependant le gouverneur, qui lui-même l'avait fait
inviter à venir, voyant la faveur publique et tous les
témoignages de reconnaissance se porter vers le nou-
veau venu, commença à éprouver en secret des sen-
timens de jalousie, et voulut se rétracter des termes
de la convention qu'il avait proposée d’abord. En
engageant Baudouin à se rendre à Edesse, le gouver-
neur avait décrété que tant que lui-même demeurerait
en vie, Baudouin serait admis à participer par moitié
à tous les revenus, tributs et impôts qui appartenaient
à la ville, et qu'après sa mort il en jouirait à lui
seul et entièrement ;mais bientôt ayant changé d'avis,
il se restreignit à offrir à Baudouin, s'il voulait se
184 GUILLAUME DE TYR.
charger de défendre la ville et ses habitans de l’ag-
gression des Turcs, et les garantir de tout acte de
violence, de lui allouer annuellement , pour prix de
ses travaux , une récompense honnête, qui serait dé-
terminée d'après l'avis d'hommes équitables. Bau-
douin rejeta avec mépris des propositions qui devaient
l'assimiler à un soldat recevant une paye journalière,
et se disposa à repartir. Mais les citoyens , dès qu'ils
eurent connaissance de sa résolution , se hâtèrent
d'aller trouver le gouverneur et l’invitèrent avec les
plus vives instances à ne point souffrir le départ d’un
prince si grand et si nécessaire à l’affranchissement
de la ville, l'engageant en même temps de la manière
la plus pressante à observer fidèlement les premières
conventions , afin que les habitans pussent entrer
en jouissance du repos qu'ils avaient espéré. Le gou-
verneur voyant que le peuple et les principaux ci-
toyens exprimaient à l’envi les mêmes vœux, et
jugeant qu'il pourrait être dangereux pour lui de s’op-
poser plus long-temps aux sentimens d'affection que
Baudouin leur inspirait, et aux demandes qu'ils fai-
saient en sa faveur, se résolut, bien malgré lui et en
conservant toujours sa méfiance , à donner enfin son
consentement : il chercha à couvrir ses premiers dé-
lais d’un prétexte quelconque, adopta Baudouin pour
fils en présence de tous les citoyens, le combla de
présens, lui conféra solennellement le droit deprendre
une égale part à tous les revenus publics, tant que
lui-même vivrait, et celui de lui succéder pleine-
ment , à son décès. Le peuple se réjouit beaucoup de
ces arrangemens, et mit tout son espoir en Baudouin.
Depuis ce moment, les citoyens comptant toujours
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 185
sur Ja protection de leur nouveau seigneur, réclamè-
rent beaucoup plus librement que de coutume contre
les vexations que le gouverneur leur avait fait en-
durer, et ils formèrent même le projet d’en tirer ven-
geance, dès qu'ils trouveraient un moment et une
occasion favorables, ainsi qu'on put s'en convaincre
par les événemens qui eurent lieu dans la suite.
Il y avait auprès d’'Edesse une ville très-ancienne
et extrêmement forte, nommée Samosate. Elle était
gouvernée par un infidèle, Turc de naissance , appelé
Baldouk , vaillant guerrier, mais homme rusé et mé-
chant. I] ne cessait de tourmenter de toutes manières
les citoyens d'Edesse, en exigeait de fréquenstributs,
établissait des impôts sur leurs champs, les soumet-
tait à toutes sortes de corvées, et pour exercer plus
surement toutes ces vexations, 1l se faisait donner
des enfans en otages, les traitait avec la plus grande
inhumanité et s’en faisait servir comme par de vils
esclaves. Fatigués de tant de persécutions, les ci-
toyens d'Edesse se jetèrent aux pieds de Baudouin, et,
en pleurant, le supplièrent d’une commune voix de
daigner les mettre à l'abri de toute ces indignités et
de prendre les moyens les plus convenables pour
faire rendre les enfans qu’on retenait en captivité.
Baudouin résolut d'accueillir favorablement cette
première demande et de s'assurer ainsi l'affection et
la bienveillance du peuple. En conséquence il con-
voqua les citoyens, leur fit distribuer des armes,
sortit de la villeavec une forte troupe, et serendit sous
les murs de Samosate. Pendant quelques jours il ivra
de fréquens assauts et attaqua la place avec beaucoup
de vigueur; mais les Turcs qui y étaient renfermés et
186 GUILLAUME DE TYR.
qui avaient Loute confiance en la solidité de leurs forti-
fications, résistaient aussi très-vaillamment : Pau-
douin, voyant que son entreprise n'avançait pas, laissa
un détachement de soixante et dix soldats dans une
position voisine de la place et un peu fortifiée, en les
chargant de ne laisser aucun repos aux assiégés et de
se tenir constamment en embuscade, et lui-même re-
tourna à Edesse.
Cependant les citoyens de cette ville, voyant que
Baudouin était plein de vaillance et que toutes choses
prospéraient entre ses mains, jugèrent qu'il était in-
juste qu'un homme complétement inutile füt légal en
pouvoir et en richesses de celui qui, par ses bons
services, en délivrant la ville et en lui rendant la
tranquillité , avait seul mérité de posséder les trésors
et de disposer de tout à son gré. Ils firent donc venir
Constantin, homme noble et puissant, qui habitait
dans les montagnes voisines, où il occupait des places
très-fortes *, et résolurent, après avoir tenu conseil
avec lui, de mettre à mort leur gouverneur et de re-
connaitre à sa place le seigneur Baudouin, pour chef
et unique prince de la ville. Le gouverneur était dé-
testé à juste titre de tous les habitans; on disait qu'il
ne cessait de les accabler de toutes sortes de calom-
nies, et qu'il leur extorquait par la violence leur or,
leur argent et tout ce qu'ils avaient de précieux; si
quelqu'un tentait de lui résister, aussitôt il donnait
de l'argent pour exciter contre lui les haines et les
fureurs des Turcs ; enfin, non seulement toutle monde
avait à redouter la dévastation ou l'incendie de ses
vignes ,de ses moissons et de ses jardins, lenlève-
* C'était un-prince arménien.
HISTOIRE DES GROISADES ; LIV. IV. 187

ment de ses bestiaux de toute espèce, mais encore


tous les citoyens étaient fréquemment en danger de
perdre la vie.
Les habitans se réunirent donc avec empressement,
et se rappelant les maux qu'ils avaient soufferts, es-
pérant que leur nouvel hôte leur donnerait plus de
moyens d'obtenir enfin une liberté depuis long-
temps desirée, ils prirent secrètement les armes,
allèrent assiéger vivement la tour dans laquelle ré-
sidait le gouverneur et firent les plus grands efforts
pour la renverser. Celui-ci, reconnaissant à ces témoi-
gnages de la fureur du peuple un juste retour de l’in-
dignation qu'il avait excitée par sa conduite, fit ap-
peler Baudouin en toute hâte, et, tremblant pour ses
jours, lui ouvrit ses trésors et le supplia d'intercé-
der en sa faveur auprès du peuple. Baudouin, après
avoir cherché de bonne foi à détourner les citoyens
deleur entreprise et à empêcher toute violence, voyant
qu'il ne pouvait y parvenir et que l'irritation publique
allait toujours croissant, retourna une seconde fois
vers le gouverneur, l'avertit de tout ce qui se passait,
et le pressa vivement de prendre au plus tôt un moyen
quelconque de pourvoir à sa sûreté. Le gouverneur,
comme tout homme qui désespère, cherchant le re-
mède où il n'était point, jeta aussitôt une corde par
la fenêtre ettâcha de descendre avec ce point d’appui ;
mais avant d'être arrivé à terre , il était percé de mille
flèches, et iltomba mort aussitôt. Son corps, privé
de vie, fut traîné sur la place publique, on en sépara
la tête, et la fureur que le peuple avait conçue contre
lui ne fut qu'à peine assouvie. Le lendemain Bau-
douin fut proclamé seigneur, malgré lui et quoiqu'il
188 GUILLAUME DE TYR.
s’en défendit ;tous les citoyens lereconnurent en cette
qualité et lui prêtèrent corps pour corps serment de
fidélité : on le conduisit solennellement et avec tous
les honneurs possibles à la citadelle de la ville, on
lui livra tous les trésors et les immenses richesses que
le gouverneur avait depuis long-temps amassés, et
la tranquillité fut bientôt rétablie sur tous les points.
Cependant Baldouk, le gouverneur de Samosate,
voyant que l'autorité de Baudouin s’étendait de jour
en Jour et qu'il était parvenu à soumettre tout le pays,
lui offrit de lui vendre la ville qu'il occupait au
prix de dix mille pièces d’or. Baudouin hésita beau-
coup d’abord; mais enfin, jugeant que la ville était
extrêmement fortifiée et qu'il lui serait très-diflicile
de s'en emparer, il donna la somme demandée , et :
reçut à son grand honneur la ville et les otages qui
y étaient détenus. Cet événement lui concilia entière-
ment l'affection des habitans d'Edesse; dès ce mo-
ment ils le considérèrent non seulement comme leur
seigneur, mais aussi comme leur père, et se montre-
rent disposés à combattre jusqu'a la mort pour sa
gloire et son salut.
Il y avait encore dans la même province, et dans le
voisinage d’'Edesse, une autre ville nommé Sororgia”,
remplie d’une nombreuse population d’infidèles et
souvernée par un satrape Turc, de nom Balak. Cet
homme persécutait également les habitans d'Edesse
et leur suscitait toutes sortes de vexations. Ces der-
niers donc s’adressèrent encore à leur nouveau sei-
gneur, et n'eurentpas de peine à obtenir qu'il maréhât
avec une armée, pour aller mettre le siége devant
‘ Aujourd’hui Seroug , au midi et à peu de distance d’Edesse.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 189
cette place. Baudouin ayant établi son camp autour
des murailles et disposé toutes ses machines de guerre
en nombre suflisant, poussa les opérations du siég
avec vigueur. Les citoyens de la ville voyant leur en-
nemi déployer une si grande énergie, peu confians
en leurs propres forces, et déjà saisis de crainte, lui
envoyèrent une députation et obtinrent la paix, sous
la condition de rendre la place, et avec promesse
qu'ils auraient tous la vie sauve. Dès que la ville
fut occupée, Baudouin y laissa les troupes nécessaires
pour former une garnison, chargea l’un des chefs du
soin de ses affaires, imposa un tribut annuel aux ci1-
toyens et retourna à Edesse, comblé de gloire. L’oc-
cupation de cette place rétablit une entière liberté de
communication depuis Antioche jusqu'a Edesse. Elle
se trouvait placée au milieu de la route, entre Edesse
et l'Euphrate, et interceptait auparavant le passage.
Après avoir ainsi rapporté les actions du seigneur
Baudouin, et ses exploits au-delà de l’Euphrate et
dans les environs d’Edesse , je reprends le récit des
événemens qui se passaient à la grande armée.
Elle avait traversé des montagnes escarpées, des
vallées profondes, et était arrivée à Marésie, comme
je l'ai déja dit. Cette ville était entièrement habitée
par des Chrétiens, etil n’y avait qu'un petit nombre
d'infidèles, qui occupaient la citadelle et gouver-
naient la population au gré de leurs caprices. Ceux-ci,
cependant, apprenant l’arrivée des nôtres, s’échap-
pèrent secrètement et laissèrent les Chrétiens seuls
dans la ville. Lorsque l’armée vouée à Dieu fut arrivée
sous, ses murs, elle dressa son camp au milieu de
verts pâturages , et il fut sévèrement interdit de faire
190 GUIELAUME DE TYR.
la moindre violence aux citoyens. Aussi l’armée eut-
elle en grande abondance et en toute tranquillité
toutes les denrées qu'elle pouvait desirer. On apprit
bientôt, par des rapports exacts des indigènes, qu'il y
avait non loin de là une autre ville, remplie de toute
sortes de richesses et dans un pays beaucoup plus
fertile : elle se nommait Artasie , et était occupée par
les Turcs. Aussitôt, et à la suite d’un conseil commun,
Robert comte de Flandre, prenant avec lui quelques
nobles, savoir Robert des Rosiers et Goscelon, fils
de Conon comte de Montaigu, et mille cavaliers cui-
rassés, se met en marche et va entreprendre le siége
de Ja place. Les Tures, se confiant aux fortifications
de la citadelle, s'y renfermèrent et abandonnèrent
la ville. Mais les Arméniens et les autres fidèles qui
habitaient avec eux, ayant appris que ceux qui arri-
vaient avec des armes si resplendissantes faisaient par-
tie de cette armée qu'ils attendaient depuis si long-
temps et avec tant d’impatience, se livrèrent à l’es-
poir de recouvrer bientôt leur liberté, et tournèrent
leurs armes contre les Turcs, qui les avaient trop
long-temps accablés sous le poids d’une cruelle op-
pression. Îls les exterminèrent en peu d'instans, et
firent voler leurs têtes par dessus les murailles ;puis
ouvrant les portes etcourant au devant de leurs frères,
ils les invitèrent avec de vives instances à venir rece-
voir l'hospitalité dans la ville et leur fournirent en
effet tout ce dont ils avaient besoin pour eux et pour
leurs chevaux. Artasie, autrement nommée (Cal-
quis”, est, ainsi que Marésie, l’une des villes sufira-
® L'ancienne Chalcis , aujourd’hui Kinnesrin ou ’ieil-Alep, un peu
au sud d’Alep. ’
É HISTOIRE DES CROISADES;, LIV. IV. 1091

gantes qui reconnaissent l'autorité supérieure du


siége d’Antioche ; lapremière de ces villes est à
quinze milles de distance de celle-ci.
Bientôt la nouvelle de ces événemens se répandit
dans tout le pays, et parvint à Antioche ; ses habitans
se disposèrent à prendre les armes pour marcher à la
destruction de ceux qui s'étaient avancés jusqu’à Arta-
sie, et s'en étaient emparés en massacrant tous les ci-
toyens. On choisit donc parmi les troupes réunies à
Antioche pour la défense de cette place, environ dix
mille hommes, qui se mirent aussitôt en marche. Lors-
qu'ils furent arrivés dans les environs d’Artasie, 1ls
envoyèrent en avant une trentaine d'hommes de cava-
lerie légère, montés sur des chevaux très-agiles, et
tout le corps s'arrêta et se retira dans un lieu caché
pour se tenir en embuscade. Ces hommes d’avant-
garde, envoyés en coureurs pour tâcher de se faire
poursuivre imprudemment par les nôtres, arrivèrent
sous les murs de la place, et se répandirent librement
dans la campagne , comme pour faire du butin et l’en-
lever. Nos soldats cependant, qui étaient enfermés
dans la ville, ne pouvant supporter long-temps cet ex-
cès d’insolence et ces excursions audacieuses, volent
aux armes à l’envi, et, poursuivant l'ennemi avec trop
d’ardeur , ils tombent bientôt au milieu même de l’em-
buscade qu’on leur avait préparée : les ennemis en sor-
tent en foule , et cherchent à couper la retraite aux
nôtres , afin qu'ils ne puissent retourner à la ville et se
mettre en état de défense, ainsi que leurs compagnons,
contre des forces plus considérables qui se disposent à
s’avancer. Cependant , avec l’aide du Seigneur, nos
soldats repoussèrent vigoureusement ceux qui les at-
192 GUILLAUME DE TYR.
taquaient, et rentrèrent à ie, sains et saufs, et
sans avoir perdu M troupe. Les en-
nemis reconnurent alors que ce ne serait pas une
œuvre facile de s'emparer de vive force de la place,
et ils se déterminèrent à l'envelopper et à entreprendre
un siége régulier. [ls l'attaquèrent vivement pendant
une journée entière, et de leur côté les assiégés résis-
ièrent avec vigueur. Bientôt ils apprirent qu'une armée
plus considérable s’avançait vers eux, et cédant à de
sages conseils, jugeant qu'il pourrait être trop dange-
reux d'attendre son arrivée, ils reprirent la route d’An-
üoche, en ayant soin de garnir de troupes le passage
d'un pont qui était entre les deux villes. Le comte de
Flandre et ceux qui étaient avec lui se maintinrent
donc dans la place que le Seigneur leur avait livrée,
jusqu’au momentoù ils furent rejoints par la grande
armée. Dans cet intervalle, un jeune homme de belle
espérance, Goscelon, que je viens de nommer, fils du
seigneur Conon, comte de Montaigu , tomba dangereu-
sement malade et mourut. Il fut enseveli dans ce lieu
avec les honneurs qui lui étaient dus.
À peine les Turcs venus d’Antioche avaient-ils quitté
les environs d’Artasie, c'était le matin au point du
jour, qu'on apprit d’un autre côté que la grande armée
venait d'entrer sur le territoire de cette même ville, et
qu'elle avait dressé son camp à peu de distance. Les
chefs, pleins d’une tendre sollicitude pour ceux de leurs
frères qui, selon les rapports qu’on leur faisait, étaient
assiégés dans cette place, tinrent un conseil commun,
et envoyèrent à leur secours quinze cents cavaliers
cuirassés, leur prescrivant, si le siége était levé, et s'il
leur était possible de pénétrer dans la place, d'inviter
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 193
de leur part le comte de Flandre et les autres nobles
qui l’avaient suivi à venir se réunir à l’armée, après
avoir eu soin de laisser à Artasie une garnison suffi-
sante pour la défendre. Le seigneur Tancrède , ayant
recu les mêmes ordres, avait aussi quitté la Cilicie,
après l'avoir entièrement soumise , et s'était rallié à la
grande armée. Tous les autres détachemens, qui s’é-
taient dirigés de divers côtés pour suivre des fortunes
diverses , avaient également rejoint le corps de l’ex-
pédition : Baudouin seul, le frère du duc, demeurait
dans les environs d’'Edesse, et, assisté de la miséricorde
du Seigneur, faisait chaque jour quelque nouvelle
conquête. L'armée s'étant ainsi reformée et renforcée
de tous ceux qui s'en étaient séparés , les princes ar-
rêtent et publient un réglement pour défendre à qui
que ce soit de s’écarter désormais du Corps principal
sans en avoir recu l'ordre exprès ;en même temps ils
font lever le camp, et dirigent leur marche vers An-
tioche , en suivant les chemins les plus directs.
Comme il y avait un fleuve sur la route, et sur ce
fleuve un pont qu’on disait extrêmement fortifié, crai-
gnant que l’armée ne rencontrât quelque obstacle à
ce passage, on chargea Robert, comte de Norman-
die , de marcher en avant avec sa troupe, pour aller
reconnaître l’état des lieux, et, s'il prévoyait qu'il pût
y avoir quelque difliculté, d'en instruire aussitôt les
princes , qui le suivaient avec toutes leurs forces. En
tête du corps commandé par Robert, on voyait mar-
cher, en qualité de chefs de légions, et portant les ban-
mères déployées, deux hommes nobles et illustres, ha-
biles dans le maniement des armes, le seigneur Évrard
de Puysaie et Roger de Barneville. Le comte marchant
I. 13
194 GUILLAUME DE TYR-
ainsi, en avant de forces plus considérables , arriva
auprès du pont avec ses cohortes. Le pont était en
pierre , très-solide, et défendu à ses deux extrémités
par des tours très-fortes et très-bien construites. Elles
étaient occupées par cent hommes d'armes, forts et
vaillans, habiles à manier l'arc et à lancer les flèches,
et qu'on avait chargés de protéger les rives du fleuve.
et de défendre l'accès des gués. De plus on avait en-
voyé d’Antioche sept cents cavaliers, qui s’étaient éta-
blis sur la rive opposée et avaient occupé tous les
gués pour s'opposer au passage de nos troupes. Le
fleuve sur lequel ce pont était placé se nomme l’O-
ronte, et plus vulgairement le Fer; il va de là passer
à Antioche, et descend ensuite vers la mer. Quelques
hommes ont rêvé que c'était le Farfar de Damas,
mais nous avons reconnu que cette assertion est tout-
à-fait erronée. Le Farfar et l'Albane prennent l’un et
l’autre leur source dans le Liban, traversent la plaine
de Damas, passent tout près de cette ville et se diri-
gent ensuite à l'Orient pour aller se perdre, dit-on, dans
les déserts sablonneux. L'Oronte prend sa source dans
les environs d'Héliopolis, autrement appelée Balbek,
passe par Césarée et Antioche, et va se jeter dans la
mer Méditerranée.
Le comte de Normandie arrivé avec son corps d’ar-
mée aux abords de ce pont, ceux qui occupaient les
tours et les cavaliers qui gardaient la rive opposée lui
refusèrent le passage : bientôt on engagea un rude
combat, les nôtres faisant les plus grands efforts pour
enlever la position, et les ennemis de leur côté cher-
chant à les repousser des abords du pont et de tous les
gués,et faisant pleuvoir sur eux des grèles de flèches.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 195
Tandis que lon combattait des deux parts avec la
plus grande vigueur , la grande armée s’avançait. Les
princes, instruits que le comte avait engagé la bataille
avec toute sa troupe, pressent leur marche pour porter
secours à leurs compagnons, et chasser l'ennemi du pas-
sage qui leur est refusé. Dès que toutes les légions sont
arrivées, les trompettes et les hérauts appellent tous les
soldats aux armes ; ils se précipitent sur le pont, s’en
emparent de vive force et mettent leurs ennemis en
fuite. Ceux qui n'avaient pu combattre sur le même
point, vu l’étroite dimension du pont, n'étaient cepen-
dant pas demeurés oisifs , et, traversant la rivière aux
gués qu'ils venaient de reconnaître, ils s'étaient élan-
cés sur l’autre rive, et l’occupaient après en avoir ex-
pulsé les ennemis. Toute l’armée se transporta alors
de l’autre côté ; on fit également passer les chariots, les
grosses voitures, tous les bagages , et l’on dressa le
camp au milieu de riches et verts pâturages, à six milles
de distance de la ville. Le jour suivant, l’armée se re-
mit en route; elle suivit la voie royale entre le fleuve
et les montagnes, et alla s'établir à un mille environ
des murs de la place.
Antioche, ville noble et illustre, occupa après Rome
le troisième, ou plutôt le second rang en dignité, quoi-
qu'il se soit élevé à ce sujet de très-graves discussions :
elle fut le centre et la reine de toutes les provinces qui
sont situées en Orient. Dans les temps anciens, elle se
nommait Reblata : Sedécias, roi de Juda, y fut conduit
ainsi que ses fils, en présence de Nabuchodonosor, roi
des Babyloniens, qui fit massacrer les fils à la vue
même de leur père, et fit ensuite crever les yeux à
celui-ci. Après la mort d’Alexandre-le-Macédonien,
19.
196 GUILLAUME DE TYR.
Antiochus qui avait obtenu cette partie de son héri-
tage, la fit garnir de tours et de murailles très-fortes,
la remit en bon état, voulut qu’elle portât son nom,
qu’elle devint la capitale de son royaume, y établit sa
résidence habituelle, et ordonna que ses successeurs
y demeureraient à perpétuité. Le prince des apôtres y
fonda unsiége sacerdotal, et futle premieràyoccuper
la dignité d’évêque. Un homme vénérable, Théophile,
qui était le plus puissant citoyen de cette ville, lui con-
sacra une basilique dans sa propre habitation. Luc, qui
était aussi originaire d’Antioche, luidédiason Évangile,
ainsi que ses Âctes des apôtres; il y posséda de plus
le même rang que le bienheureux Pierre, et fut le sep-
tüième dans l’ordre des évêques de cette église. Ce fut
encore à Antioche que se tint la première assemblée
des fidèles, dans laquelle ils adoptèrent le nom de Chré-
tiens. Avant cette époque, ceux qui suivaient la doc-
trine du Christ étaient appelés Nazaréens : plus tard,
prenant le nom du Christ leur maître, ils se firent ap-
peler Chrétiens, en vertu de l’autorité de ce synode.
Comme la ville avait recu volontairement et sans au-
cune difficulté l’apôtre qui étaitallé y prêcher, et s'était
convertie toute entière à la foichrétienne , comme elle
avait été la première à déterminer et à proclamer ce
nom, qui, semblable à une précieuse essence, a ré-
pandu detoutes parts son parfum, Antioche recut aussi
un nom nouveau, et fut appelé 7éopolis (ville de
Dieu). Ainsi, celle qui avait porté d'abord le nom d’un
homme impie et méchant, fut désignée comme la rési-
dence et la cité même de celui qui l'avait appelée à pro-
fesser sa foi, etrecut du Seigneur une récompense digne
de ses services; ainsi encore, après avoir été dans l'ori-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 197
gine la maîtresse des erreurs, après avoir commandé à
toutes les provinces qui se groupaient autour de son
centre, elle entra dans les voies du Seigneur, se signala
par larégularitéde sa conduite etde sesmæurs, et conti-
nuaà avoir pour suflragantes toutes les contrées qui l'en-
touraient. Le patriarche de cette ville agréable à Dieu
exerce, dit-on, sa juridiction sur vingt provinces. Qua-
torze d’entre ellé$'ont chacune leur métropole et leurs
suffragantes; les six autres sont réunies sous deux pri-
mats, qui sont vulgairement appelés Catholiques, dont
l'un est celui d’Anien:, et l’autre celui de Hirénopolis
ou Bagdad , ayantaussi chacun leurs suffragans. Toutes
ces provinces sont comprises sous la dénomination de
province de l'Orient , ainsi qu'il a été dit dans le synode
de Constantinople : « Que les évêques de l'Orient s’oc-
« cupent seulement des affaires de l'Orient, et que les
« honneurs de la préséance continuent d’appartenir à
« l'église d’Antioche, ainsi qu'ils ont été déterminés
« par le réglement du synode de Nicée. »
Antioche est située dans la province nommée Cœ-
lésyrie, qui fait partie, comme on sait, de la grande
Syrie : elle est dans une position très-agréable et très-
avantageuse. Elle s'étend le long d’une vallée, au mi-
lieu d’une riche campagne et sur un sol fertile; des
ruisseaux et des sources l’arrosent en tous sens et em-
bellissent encore le site : la vallée, placée au centre
des montagnes et sur le revers qui tourne à l'occident,
se prolonge sur une étendue de quarante milles en-
viron, et s'étend sur une largeur de quatre à six milles
suivant la diversité des lieux. Dans la parte supé-
‘ Anikagaë , c’est-à-dire la ville d’Ani, jadis célèbre par un châteam
fort où l’on gardait les trésors des rois d'Arménie.
198 GUILLAUME DE TYR.
rieure on trouve un lac très-poissonneux , formé par
toutes les sources environnantes ; le fleuve qui par-
court toute la vallée et se rend à la mer, après avoir
passé près de la ville, est, du côté du lac, à un mille
de distance : un petit ruisseau , qui sort aussi de ce
lac, se jette dans l’Oronte non loin de là et un peu
en avant de la ville. Les montagnes qui la défendent
des deux côtés, quoiqu’elles soient très -élevées ,
fournissent des eaux douces et limpides : leurs re-
vers sont cultivés jusqu’au sommet et avec beaucoup
de soin. L'une de ces montagnes, celle qui est située
au midi, s'appelle l'Oronte ainsi que la rivière qui
longe la ville, comme l’atteste Jérôme qui dit qu'An-
üoche est située entre le fleuve Oronte et le promon-
toire du même nom. La base de cette montagne s’é-
tend sur les bords de la mer et s'élève de là à une
grande hauteur; elle recoit alors un nom particulier
et est appelée vulgairement mont Parlier. Quelques
uns ont cru que c'était le Parnasse consacré à Bacchus
et à Apollon, et ce qui semble se rapporter encore
mieux à cette opinion est le nom de la fontaine de
Daphné , qu'on a cru aussi être celle de Castalie, con-
sacrée aux Muses selon les fables antiques, et célèbre
dans les académies des philosophes. Cette fontaine
prend sa source, dit-on, tout près de la ville, au pied
des montagnes , et dans le lieu qui est appelé l' Échelle
de Boëémond. Mais ces opinions sont bien éloignées
de la vérité. Il est certain que le mont appelé le Par-
nasse est situé dans le pays d’Aonie, qui fait partie
de la Thessalie. Ovide, dans son premier livre des
Métamorphoses, l’a décrit en ces termes :
Separat Aonios Actæis Phocis ab arvis,
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 109
Terra ferax, dum terra fuit ; sel tempore in illo
Pars maris , et latus subitarum campus aquarum
Mons ibi verticibus petit arduus astra duobus ,
INomine Parnasus, superatque cacumine nubes *.

La montagne dont je parle ici est appelée Mont-Cas-


sius, au dire de Solin, qui s'exprime en ces termes
dans le quarante-et-unième chapitre de son ouvrage,
intitulé : Polyhistor : « À côté de Séleucie est le
« Mont-Cassius, voisin d’Antioche. Du sommet de
« cette montagne, à la quatrième veille de la nuit, on
=« voit le globe du soleil, et si l’on se retourne tandis
« que ses rayons dissipent l'obscurité, on voit d’un
« Côté la nuit et de l’autre le jour. » Afin que le lec-
teur ne se méprenne pas sur le sens équivoque de ce
mot de Séleucie, il est bon de le prévenir qu'il y a
deux villes qui portent le même nom ; la première,
métropole de FIsaurie, est à plus de quinze journées
de marche d’Antioche ;la seconde, qui n’est pas à dix
milles de cette dernière, est située vers l'embouchure
du fleuve Oronte, au lieu qui s'appelle maintenant le
port Saint-Siméon. La fontaine dont j'ai déjà parlé est
appelée fontaine de Daphné ou de Castalie : on dit
qu'il y avait eu tout près un temple dédié à Apollon,
où les païens étaient fréquemment attirés par la su-
perstition, pour consulter les oracles et leur deman-
der des réponses sur les questions ambiguës qu’on
leur proposait. Julien l’Apostat, après avoir déserté
«Les champs de l’Aonie sont séparés des champs Actéens par la
Phocide, pays fertile tant qu'il appartint à la terre ferme, mais qui, à
cette époque, était occupé par la mer dont les eaux s'étaient subitement
répandues sur une vaste surface. On ÿ voit une montagne escarpée, nom-
mée le Parnasse, qui pousse ses deux cimes jusques aux astres, et dont
le sommet s’élève au-dessus des nuages. »
200 GUILLAUME DE TYR.
le Christ et la vraie foi, s'étant arrêté pendant quelque
temps dans les environs d’Antioche lors de son expé-
dition contre les Perses, allait fréquemment visiter ces
lieux pour interroger Apollon sur l'issue de son entre-
prise. Théodoret raconte à cette occasion, dans le
trente-unième chapitre de son /Æistoria tripartita ,
« que Julien étant allé interroger le Python de Da-
« phné sur les victoires qu’il espérait remporter contre
« les Perses, le Python se plaignit à lui et l’accusa du
« voisinage du corps de Babylas, le martyr’, et que
« Julien ordonna qu’on enlevât ce corps. » On re-
trouve le même fait rapporté plus clairement dans le
dixième chapitre de l'Histoire ecclésiastique : «Julien,
« y est-il dit, donna encore une autre preuve de folie
« et de légèreté. Comme ïl faisait un sacrifice à Apol-
« lon, dans le bois de Daphné, sur le territoire d’An-
«tioche, auprès de la fontaine de Castalie, et ne
« recevait aucune réponse à ses questions, 1] demanda
«aux prêtres du démon quelle était la cause de ce
« silence; ils lui dirent alors que le sépulcre de Ba-
« bylas, le martyr, était près de ce lieu, et que c'é-
« tait à cause de cela qu’on ne faisait pas de réponse. »
Quoique cette fontaine soit appelée Castalie, il ne
faut pas cependant la confondre avec cette autre fon-
taine de Castalie, autrement appelée fontaine de Pé-
gase, fontaine Caballine et Aganippe. Cette dernière
est également située dans l'Aonie, d’après le témoi-
gnage de Solin, qui dit: « Il y a, près de Thèbes, le
« mont Hélicon, le bois de Cythéron, le fleuve Ismène,
«les fontaines d’Aréthuse et d'Hypodie, de Salmacé et
«de Direé, et avant toutes les autres celles d’Aganippe
? Evéque d’Antioche , martyrisé en Pan 251.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 201

« et l'Hippocrène. Comme Cadmus, le premier inven-


« teur des lettres, avait poussé l’une dé ses expédi-
«tions dans ce pays, cherchant un lieu où il püt
« former un établissement, l'imagination des poètes
« s’échauffa sur ce sujet et poussa la licence jusqu'à
« dire que la fontaine avait jailli sous les pieds d’un
« cheval ailé, et que Cadmus , saisi d'inspiration en en
« buvant, avait en même temps inventé les lettres. »
L'autre montagne, située au nord et vulgairement
appelée Montagne Noire, présente l’aspect de la fer-
ülité: elle est couverte de nombreuses sources et de
ruisseaux; ses belles forêts et ses pâturages offrent
toutes sortes d'avantages à ceux qui l’habitent. On
dit qu'il y avait anciennement un grand nombre de
monastères occupés par des religieux ; à présent même
on y trouve encore beaucoup de lieux respectables
pour les hommes qui craignent Dieu. La vallée est
coupée par le fleuve dont j'ai déjà parlé et qui roule
ses ondes jusqu'à la mer. Antioche a été bâtie sur le
penchant de la montagne dont l’aspect est au midi;
entre cette montagne et Le fleuve, des murailles , qui
partent des sommets les plus élevés et descendent jus
qu'au fleuve en se prolongeant sur tout le revers,
enferment un vaste espace de terrain, tant sur le
flanc même de la montagne que dans la plaine, de-
puis le pied de la pente jusqu'aux rives du fleuve.
Dans cette enceinte, formée par les murailles, s'éle-
vent deux pointes d’une prodigieuse hauteur ; au som-
met de celle qui paraît la plus élevée, on a placé une
citadelle extrêmement fortifiée, et que sa position
rend inexpugnable. Ces deux aiguilles sont séparées
June de l’autre par une vallée profonde et étroite,
202 GUILLAUME DE TYR.

au milieu de laquelle coule un torrent qui se préci-


pite du haut des monts, et qui, traversant ensuite la
ville, fournit toutes sortes de ressources aux habitans.
On trouve en outre dans la ville quelques autres fon-
taines, dont la principale est près de la porte d’o-
rient , appelée porte de Saint-Paul. La fontaine de
Daphné, située à trois ou quatre milles d’Antioche, y
a été conduite par des canaux et des aqueducs faits
de main d'homme, et, au moyen de ces ingénieux
ouvrages, elle fournit beaucoup d’eau sur divers points
à des heures déterminées. Sur toute la longueur des
murailles, construites avec une grande solidité et
élevées dans de bonnes proportions, tant au sommet
et sur le revers de la montagne que dans la plaine
même , on rencontre une grande quantité de tours,
placées à égale distance l’une de l’autre, et très-propres
à une bonne défense. A l'occident, vers le côté infé-
rieur, qui est aussi celui de la ville où les construc-
tions sont les plus modernes, le fleuve se rapproche
tellement de la montagne et des murailles que le
pont sur lequel on le traverse aboutit à une porte et
aux remparts. La ville a, selon les uns, deux milles,
et selon d’autres, trois milles de longueur ; elle est à
dix ou douze milles de la mer.
Cette belle ville était alors sous l'autorité d’un Ture,
nommé Accien : : il avait été d’abord au service de ce
grand et puissant soudan des Perses, Belfetoth *, dont
* Ou Baghisian , petit-fils de Malek-Schah; le nom de ce prince a été
défiguré par les historiens latins qui lappellent Cassien, Gratien,
Accien, Darsien. Abulféda le nomme Baghisian ;mais dans les autres
historiens orientaux il porte le nom d’Ækhy-$yan , frère du Noir : d’où
a dù venir par corruption celui d’Accien.
? Alp-Arslan.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 203
j'ai déjà parlé, qui s'était emparé à main armée de
toutes ces provinces et les avait réunies à son empire.
Après avoir ainsi subjugué les pays et les nations, il
voulut retourner dans ses États et distribua toutes ses
conquêtes à ses neveux et à ses serviteurs , afin que,
conservant le souvenir de tant de bienfaits, ils lui de-
meurassent constamment fidèles. Soliman, son neveu,
recut en partage Nicée et les provinces adjacentes.
Un autre de ses neveux, nommé Ducac', eut la ville
de Damas avec ses suffragantes et toute la contrée
environnante. Chacun d'eux prit en même temps le
nom et fut revêtu de la dignité de soudan; Soliman,
parce que ses États étant limitrophes des Grecs, 1l
avait sans relâche des querelles et des guerres à
soutenir contre l'empire de Constantinople; Ducac ,
parce que Belfetoth redoutait les entreprises et les
forces considérables des Égyptiens, et que son neveu
était presque toujours exposé à de graves contesia-
tions et même à des guerres violentes contre eux.
Un autre des serviteurs du soudan des Perses, qui se
nommait Assangur *, et qui fut père de Sanguin et
aïeul de Noraddin *, eut en partage la fameuse ville
d'Alep. Quant à Accien, Belfetoth lui donna, avec la
même libéralité, la ville d’Antioche et un territoire
assez borné; car le calife d'Égypte occupait toutes les
contrées qui s'étendent jusqu'à Laodicée de Syrie.
Lorsqu'il apprit l'approche de la grande armée des
fidèles, Accien envoya de tous côtés des messagers ,
: Dékak , premier sultan de Damas, qui régna de l'an 1095 à l’an 1103.
2 Ak-Sangar-Casim-Eddoulet était sultan de Mossoul; ce fut son fils
Emadeddin-Zenghi , auquel les historiens Latins donnent le nom de San-
guin, qui, vers l’an 1129, joignit la principauté d’Alep à celle de Mossoul.
3 Noureddhin-Mahmoud qui régna de lan 1145 à lan 1153.
204 GUILLAUME DE TYR.
et expédia des lettres et des députés pour solliciter de
vive voix et par écrit tous les princes de l'Orient, et
principalement le calife de Bagdad et le soudan des
Perses , plus considérable et plus puissant que tous
les autres. Il ne lui fut pas difficile d'en obtenir tout
ce qu'il leur fit demander. Depuis long-temps, ces
princes étaient prévenus de l’arrivée de nos armées ;
Soliman, qui lui-même avait éprouvé déjà leur force
et leur courage, avait pu en rendre bon témoignage
et enfaire un récit fidèle. Les deux soudans adressèrent
donc aux princes d’instantes prières, et implorèrent
leur secours en versant d’abondantes larmes : l'un
animé du desir de venger ses injures, l’autre dans l’es-
poir de mettre ses États à l'abri de l'attaque des Chré-
tiens, et de repousser les violences dont il se voyait
menacé. On leur promit de leur envoyer des troupes et
les secours qu'ils sollicitaient avec tant d’ardeur ; et la
suite des événemens prouva que les princes de l'Orient
s'étaient fidèlement acquittés de leur parole.
Cependant Accien, rempli d'inquiétude à mesure
que nos troupes avançaient, rassembla avec la plus
grande activité des forces dans les provinces adja-
centes et dans toutes les villes frontières de ses
États. La crainte qu'il avait d’être assiégé augmentait
de jour en jour, et il amassait à la hâte des armes,
des vivres et des provisions de tout genre; 1l ex-
citait les citoyens, par ses instances réitérées, à
faire conduire à la ville tous les matériaux propres à
la construction des diverses machines, du fer, de
l'acier, enfin tout ce qui pouvait être utile dans une
pareille nécessité. Animés du même zèle pour le salut
de l'État et de leur cité, les citoyens s'empressaient à
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 205
l'envi et avec la plus grande diligence, et faisaient
tous leurs efforts pour qu'il ne leur manquñt à l'ave-
nir aucune des choses qui font la force et la con-
fiance d’une ville assiégée; ils parcouraient tout le
pays, enlevaient dans les faubourgs et dans les envi-
rons les grains, le vin, l'huile, toutes les provisions
nécessaires à la vie, et les faisaient transporter à la
ville ;en même temps ils chassaient devant eux de
nombreux troupeaux de gros et de menu bétail, vou-
lant, à force de précautions, se mettre en défense
contre l'ennemi qui marchait sar eux, et y employant
les plus grands efforts. Ils recevaient en outre beau-
coup d'hommes nobles et considérables qui se réu-
nissaient à eux de tous les points des pays que par-
couraient nos armées, fuyant l’arrivée de leurs enne-
mis, et qui, sans être appelés par personne, dans
le seul espoir de se sauver, venaient chercher un asile
dans une ville que sa position naturelle et ses retran-
chemens semblaient devoir rendre inexpugnable. La
population d’Antioche se trouva ainsi fort augmentée,
et l’on dit qu'il y avait alors dans la place six à sept
mille hommes de cavalerie formés tant par les citoyens
que par les auxiliaires arrivés de tous côtés, et au
moins quinze ou vingt mille hommes d'infanterie bien
équipés et bien disposés à marcher au combat.
Lorsqu'ils furent arrivés près d’Antioche, et avant
de se porter tout-à-fait sous les murailles , nos princes
se rassemblèrent avec empressement pour délibérer
en commun sur ce qu'ils avaient à faire en cette oc-
currence. Quelques-uns, craignant les approches de
l'hiver, desiraient que lon retardât les opérations du
siége jusqu'au commencement du printemps ; ils in-
206 GUILLAUME DE TYR.
sistaient particulièrement , pour appuyer leur opinion,
sur ce que l’armée était divisée, répandue dans les
villes et les places fortes, et qu'il serait difficile de
réunir toutes les forces avant les premiers jours de la
belle saison; ils disaient, en outre, que l'empereur
de Constantinople enverrait de fortes armées à leur
secours, qu'il arriverait aussi de nouveaux corps
d’au-delà des Alpes, et qu'il était convenable d’at-
tendre la réunion de tous ces auxiliaires pour obtenir
plus facilement la victoire; que, pendant ce temps,
l’armée pourrait se diviser en plusieurs corps, choisir
les lieux les plus riches pour y prendre ses quartiers
d'hiver, et qu'enfin, au retour du printemps, les sol-
dats ayant réparé leurs forces, les chevaux s'étant
bien rétablis dans de gras pâturages , on pourrait re-
prendre les travaux de la campagne avec plus de vi-
gueur et de succès. D’autres, au contraire , déclaraient
qu'il était beaucoup plus convenable de commencer
aussitôt les opérations du siége , et d'investir la place,
afin que les ennemis ne pussent profiter des délais
qu'on leur accorderait pour se fortifier de plus en
plus , et surtout pour attirer à eux un plus grand
nombre de troupes, et rassembler tous ceux qu'ils
avaient appelés à leur secours. À la suite d’une longue
délibération, on adopta l'avis de ceux qui voulaient
se mettre tout de suite à l’œuvre, jugeaient que tout
retard serait dangereux , et s’opposaient à toute dis-
jonction des forces alors rassemblées. On résolut donc
d’un commun accord de se rapprocher, et d’entre-
prendre aussitôt l’investissement de la place; en
conséquence , l’armée leva son camp, et alla s’éta-
blir sous les murailles d’Antioche le 18 du mois d'oc-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 205

tobre. Notre armée comptait alors, à ce qu'on dit, plus


de trois cent mille hommes en état de tirer le glaive ,
sans parler des femmes et des enfans. Malgré cette
force considérable, il fut cependant impossible de
prendre position sur tout le pourtour de la ville. Outre
les deux pointes de montagnes qui, comme je lai déjà
dit , étaient renfermées dans l’intérieur des murailles,
et qu'on ne tenta pas même d'aborder, il y avait en-
core cette partie de la ville qui se prolongeait depuis
le pied de la montagne jusqu'aux bords du fleuve, sur
un terrain plus en plaine, que l’on ne put comprendre
toute entière dans les lignes d'investissement. Tandis
que notre armée arrivait en masse , et prenait ses po-
sitions pour former son camp , au milieu du fracas des
armes, du hennissement des chevaux , du retentisse-
ment des clairons et des trompettes, et des clameurs
redoublées des soldats, de l’autre côté un silence
absolu régna dans la ville durant toute cette journée
et pendant plusieurs jours encore ; on n’y entendait
aucune espèce de bruit ni de cris, et l’on eût pu
croire qu’elle était complétement dépourvue de dé-
fenseurs , quoique, dans le fait , elle se trouvât abon-
damment garnie de troupes parfaitement bien équi-
pées , aussi bien que d’approvisionnemens de tout
genre.
Vers la partie de la ville qui est située dans la
plaine, 1l y avait cinq portes qui débouchaient sur la
campagne. À l’orient et du côté le plus élevé, était
celle qu’on appelle à présent la porte de Saint-Paul,
du nom du monastère de cet apôtre qui s'élève sur le
penchant de la montagne ;du côté opposé, et par con-
séquent à la distance de toute la longueur de la ville,
208 GUILLAUME DE TYR.
était la porte d’occident , dite aujourd’hui porte de
Saint-George, parce qu'elle est voisine de la basilique
consacrée à ce martyr. Sur le côté du nord , il y avait
trois portes, qui toutes trois avaient leur sortie vers
le fleuve. La porte supérieure , appelée porte du
Chien, avait devant elle un pont par lequel on tra-
versait un marais qui touchait aux remparts. La se-
conde porte est nommée aujourd'hui porte du Duc.
Toutes deux étaient situées presqu’à un mille de dis-
tance du fleuve. La troisième, dite porte du Pont,
était appelée ainsi parce qu'elle est à l'issue d’un pont
sur lequel on passe le même fleuve. Dans l'intervalle
qui sépare la porte du Duc (qui se trouve ainsi au
milieu) de cette dernière, quiest la plus moderne
des trois portes construites du côté du nord, les
eaux du fleuve viennent baigner les remparts , et con-
tinuent à couler immédiatement au dessous. Ainsi
l’armée ne put investir cette porte, non plus que celle
de Saint-George, puisqu'il n’y avait pas moyen d’a-
border à l’une ou à l’autre sans passer d’abord la ri-
vière, et l’on se borna en conséquence à bloquer les
trois autres portes supérieures. Celle qui était sur le
point le plus élevé fut investie par Boémond , à la tête
de toutes les troupes qui l'avaient suivi depuis son
départ. En dessous de lui, Robert, comte de Nor-
mandie, Robert, comte de Flandre , Étienne, comte
du Blaisois, et Hugues-le-Grand occupèrent avec
leurs Normands, leurs Frances et leurs Bretons, l’es-
pace qui s’étendait depuis le camp de Boémond jus-
qu’à la porte du Chien. Auprès de cette porte étaient
Raimond , comte de Toulouse, et l'évêque du Puy,
avec d’autres nobles qui avaient suivi leur expédition,
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 209

et avec leur immense multitude de Gascons , de Pro-


vencaux et de Bourguignons ; leur ligne se prolongeait
jusqu'à la porte suivante. Là se trouvaient le duc
Godefroi avec son frère Eustache, Baudouin du
Hainaut, Renaud de Toul, Conon de Montaigu,
d’autres comtes illustres et considérables, ainsi que
beaucoup d’autres nobles qui les avaient accompagnés
dès le principe, et la foule des Lorrains, Frisons,
Souabes, Saxons, Franconiens et Bavarois; ils occu-
paient tout le terrein jusques auprès de la porte du
pont , placés ainsi sur l’un des côtés du triangle, entre
la ville, le fleuve qui baignait les murs et le camp
des autres princes.
Comme il y avait dans tous les environs de la ville
une grande quantité de vergers, nos troupes enle-
vèrent tous les bois qu'elles trouvèrent pour se faire
des barrières autour du camp, et pour attacher les
chevaux à des pieux fortement liés les uns aux autres.
Les assiégés, placés derrière les ouvertures pratiquées
le long de leurs tours ou de leurs remparts, suivaient
des yeux les opérations de nos armées; ils admiraient
les armes resplendissantes de nos soldats, les travaux
auxquels ils se livraient avec ardeur , leur manière de
s'établir, la position de leur camp, et surtout cette
multitude immense de guerriers dont le nombre et
les forces excitaient leur sollicitude. Comparant alors
les temps présens aux temps passés, les angoisses
qu'ils éprouvaient à l’état de paix et de tranquillité
dont ils avaient joui auparavant, craignant à la fois
pour leurs femmes et leurs enfans, pour leurs lares
paternels et pour leur liberté , ce bien le plus précieux
de l’homme , ils estimaient heureux eeux qu’une mort
I. 14
210 GUILLAUME DE TYR.
bienfaisante avait soustraits à tant de périls, ceux
qu'un brusque trépas avait mis à l'abri des calamités
dont eux-mêmes se trouvaient environnés. Dans cet
état d'anxiété, ils attendaient de jour en jour les
assauts qui devaient amener leur ruine, car ils se
croyaient à peu près assurés qu'une telle entreprise,
conduite avec tant d’ardeur et de si grandes forces,
ne pouvait se terminer que par la destruction de leur
ville et l’anéantissement de leur liberté.
Cependant les assiégeans avaient pris l'habitude de
sortir de leur camp, de traverser le fleuve, et de
s'avancer quelquefois assez loin, forcés qu'ils étaient
. d'aller chercher dans la campagne des fourrages pour
leurs chevaux, et pour eux-mêmes les provisions
dont ils avaient besoin. Ils sortaient ainsi et ren-
traient souvent dans le camp sains et saufs, et sans
avoir rencontré aucun obstacle, car les ennemis se
tenaient encore à l'abri de leurs murailles, et n’osaient
entreprendre aucune sortie. Nos soldats en vinrent
enfin à prendre l'habitude de passer de l’autre côté
du fleuve plusieurs fois en un jour, passage qui ne
s'effectuait pas cependant sans difficulté, car il n’y
avait pas moyen de traverser en guéant, et l’on ne
pouvait aborder à la rive opposée qu’à la nage. Les
assiégés, s'en étant aperçus, passèrent aussi le fleuve
sur leur pont, quelquefois ostensiblement, plus sou-
vent encore en secret; et tandis que nos soldats se ré-
pandaient imprudemment dans la campagne, cher-
chant les provisions qui leur étaient nécessaires, les
ennemis les attaquaient à l’improviste, blessaient ou
tuaient ceux qu'ils trouvaient dispersés, et s'avan-
caient avec d'autant plus de confiance qu'ils savaient
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 21I

bien que le retour serait plus diflicile à nos troupes,


et que le passage du fleuve leur serait toujours un
grand obstacle. D'un autre côté, et par suite du même
embarras, ceux qui étaient demeurés dans le camp,
et qui voyaient maltraiter leurs compagnons presque
sous leurs yeux, avaient aussi beaucoup de peine à
leur porter du secours. Dans cette position, les princes
jugèrent qu'il serait tout-à-fait convenable de faire
construire un pont avec les matériaux qu’on pourrait
trouver, afin que nos soldats pussent s'opposer plus
facilement aux embuscades des ennemis, et protéger
la rentrée de ceux qui seraient sortis, en leur assurant
un chemin beaucoup plus. court; c'était encore un
moyen d'ouvrir un passage plus sûr et plus commode
aux gens de pied qui voulaient aller chercher des ap-
provisionnemens, et se rendre jusque sur les bords
de la mer. On trouva quelques navires sur le fleuve
et sur le lac situé un peu plus haut ; on les fit serrer
les uns contre les autres; on les attacha fortement
ensemble ; puis on placa par-dessus des poutres et
une quantité suffisante de bois qu’on fixa par un fort
treillage d’osier, et l’on fit ainsi un plancher assez
large et assez solide pour que plusieurs personnes pus-
sent y passer ensemble et de front. Le peuple trouva
de grands avantages dans cette nouvelle construction.
Ce pont en bois était à peu près à un mille de distance
du pont en pierre qui touchait à la porte de la ville ;
il était placé près du camp du duc, et aboutissait par
conséquent à la porte sur laquelle il avait été chargé
de veiller, et qui s'appelle encore aujourd’hui porte du
Duc, en mémoire de ce siége. Son camp occupait sans
interruption tout le terrain qui se trouvait compris
1 4.
212 GUILLAUME DE TYR,.

entre cette porte et le pont nouvellement construit.


Indépendamment des attaques et des périls aux-
quels nos troupes se trouvaient exposées du côté du
pont de pierre et de la porte qui y touchait, de nou-
veaux dangers se présentaient également sur un autre
point beaucoup plus élevé, vers la troisième porte, à
partir de la porte du pont, à celle qui s'appelle encore
aujourd'hui porte du Chien. Il y avait près de celle-
ci, comme je l'ai déjà dit, un pont en pierre, et un
marais qui se prolongeait sous les murailles même de
la ville, et qui était formé tant par la fontaine située
à la porte de Saint-Paul, dite porte de l'Orient, que
par plusieurs autres sources et ruisseaux qui venaient
y verser toutes leurs eaux. Les assiégés, en passant
par ce pont, venaient au milieu de la nuit faire de
fréquentes irruptions sur le camp du comte de Tou-
louse, établi en face de la porte du Chien, et, dans le
jour même, il arrivait quelquefois qu'ils livraient des
espèces d’assauts à l’improviste. Ils faisaient ouvrir
la porte, lançaient une grêle de flèches, qui ne man-
quaient pas de blesser et de tuer beaucoup de sol-
dats; puis , sachant bien que les nôtres ne pouvaient
les poursuivre qu’en se jetant sur le pont, ils se pré-
cipitaient sur eux, et, après avoir tué tout ce qu'ils
rencontraient, ils revenaient à leur poste par le même
pont, et rentraient ainsi dans la ville, sans éprouver
aucun dommage. Il résultait de ces fréquentes atta-
ques, que le comte de Toulouse, l’évêque du Puy,
et tous les autres nobles qui occupaient cette partie
du camp avaient beaucoup plus à souffrir, et faisaient
des pertes plus considérables, surtout en chevaux et
en mulets , que les légions des autres princes.
HISTOIRE ,DES CROISADES; LIV. IV. 213

Le comte et le respectable évêque ne pouvaient


voir de sang-froid que leurs compagnons eussent à
supporter de si grands dommages ; ils convoquèrent
en conséquence toutes leurs troupes, ordonnèrent de
rassembler tous les marteaux, tous les instrumens de
fer que l’on pourrait trouver, et de travailler d’un
commun accord à la démolition du pont. Un jour,
des hommes d'armes, revêtus de leurs casques et de
leurs boucliers, se rassemblèrent auprès du pont, et
se mirent à l’ouvrage avec beaucoup d’ardeur, pour
chercher à le renverser : mais le pont, construit avec
solidité , résistait à toutes les attaques du fer; et, pen-
dant ce temps, les citoyens faisaient pleuvoir une
grêle de flèches et de pierres, qui dérangeaient fort
les assaillans , et les forcèrent enfin à renoncer à leur
entreprise, puisqu’aussi bien ils n'avaient fait aucun
progrès. Les assiégeans changèrent alors d'avis, et
résolurent de faire construire une machine, en pre-
nant des matériaux dans les environs, et de la dresser
contre le pont, afin de pouvoir yintroduire des hommes
armés, qui seraient exclusivement occupés à repousser
sans cesse les irruptions des citoyens. On fit trans-
porter aussitôt tous les matériaux dont on pouvait
avoir besoin, on appela des ouvriers ; en peu de jours
la machine fut complétement terminée, et construite
avec beaucoup de soin dans toutes ses parties; on la
traîna, non sans peine et sans de grands dangers pour
ceux qui s’y employaient, jusques en face du pont; on
la dressa comme une tour élevée, et le comte fut
chargé de veiller particulièrement à sa garde. Les
assiégés voyant une machine placée aussi près deleurs
murailles, se mirent promptement en devoir de l’at-
214 GULLLAUME DE TYR.
taquer, et dirigeant aussitôt contre elle d'énormes
instrumens qui lançaient des projectiles de toute es-
pèce , ils redoublèrent d'efforts pour la renverser.
Eux-mêmes, du haut de leurs tours et de leurs rem-
parts, attaquaient à coups de flèches et de diverses
sortes de traits, ceux qui étaient enfermés dans la
machine et ceux qui se trouvaient tout autour, et
cherchaient aimsi, avec la plus grande ardeur, à les
éloigner du pont. Tandis que ceux qui occupaient les
murailles parvenaient, à force de traits et de flèches,
à repousser un peu les assiégeans, d’autres citoyens,
ouvrant la porte et se précipitant avec impétuosité ,
s’emparèrent du pont de vive force : combattant alors
de près, et le glaive à la main, ils s’avancèrent sur
ceux qui tenaient encore dans la machine, et qui per-
sistaient à la défendre, parvinrent à les en expulser,
y mirent aussitôt le feu , et ne tardèrent pas à la voir
entièrement consumée.
Nos princes, n'ayant pu réussir par ce moyen à se
défendre des attaques qui leur venaient du côté de
cette porte, firent avancer le jour suivant trois ma-
chines à projectiles, qu'ils voulaient faire jouer cons-
tamment, pour chercher à renverser les murailles
mêmes et la porte, et s'opposer en outre aux sorties
des assiégés. En effet, tant que les machines pou-
vaient travailler, nul des citoyens n’osait faire ouvrir
la porte et se présenter en avant; mais aussitôt qu'on
suspendait ce genre d'attaque, ils sortaient de nou-
veau, recommencaient leurs irruptions, et faisaient
beaucoup de mal dans le camp voisin.
Lorsqu'ils virent qu'ils ne parvenaient pas mieux
à se défendre, les nôtres imaginèrent, sur la propo-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 215
sition de quelques-uns d’entre eux, de faire trainer
sur le pont et jusqu’à la porte même de la ville, des
rochers d’une énorme dimension , que cent bras
pouvaient à peine faire rouler, et des chênes d'une
haute taille ;mille cavaliers bien cuirassés employè-
rent leurs forces à ce travail, et furent en même temps
protégés par toute l’armée : ils les assemblèrent en
monceaux devant la porte, en sorte qu'il devenait inu-
tile aux assiégés de la faire ouvrir, et que ceux qui
s'y présentaient trouvaient devant eux un obstacle
insurmontable. Cette invention ingénieuse arrêta de
ce côté l’impétuosité des assiégés, et mit le camp des
nôtres à l'abri de leurs soudaines irruptions.
Un autre jour, des hommes de notre armée se ras-
semblèrent au nombre de trois cents, tant fantassins
que cavaliers, traversèrent le pont en bois récemment
construit, pour aller fourrager dans la campagne, et se
dispersèrent, selon leur coutume, de tous côtés, pour
chercher tout ce dont ils avaient besoin. Cet usage
s'était établi ét était même devenu fort habituel, tant
parce que la nécessité les pressait souvent de sortir
du camp, que parce qu'il leur était arrivé très-fré-
quemment d'y rentrer sains et saufs et sans accident ,
tout en rapportant beaucoup de butin ; en consé-
quence , ils se laissaient aller sans précaution à leur
ardéur ordinaire, espérant toujours le même succès,
et ñe sachant prévoir aucun revers, comme il n'en ar-
rive que trop souvent dans les chances variées de la
guerre. Les assiégés, qui les reconnurent du haut de
leurs remparts, sortifênt plus nombreux que de cou-
tume, passèrent st le pont de pierre, et s'élancèrent
à la course sur ceux de nos soldats qu'ils avaient vus
216 GUILLAUME DE TYR.
se promenant cà et là sans précaution ; arrivés sur eux
à l'improviste, ils en tuèrent un grand nombre , et
mirent tous les autres en fuite : tandis que ceux-ci se
hâtaient de regagner le pont de bateaux pour rentrer
dans le camp, ils y furent devancés par une troupe
d'ennemis, et tous ceux qui tentérent de se jeter à
l'eau, ou de passer à un gué, trouvèrent la mort dans
les eaux auxquelles ils se confiaient imprudemment.
D'autres en même temps se présentaient sur le pont,
bien malgré eux, et poussés par les ennemis qui les
serraient de près, ils étaient aussitôt précipités dans la
rivière ; le courant les emportait avec force, les tour-
billons les entraïnaient au fond de l’abîime, et les eaux
dévorantes refusaient même de rendre leur proie.
On apprit bientôt ce désastre dans le camp; des
milliers de guerriers coururent aux armes, fran-
chirent le fleuve et rencontrèrent les ennemis qui
s'en retournaient, chargés de dépouilles et fiers de
leur victoire; ils les attaquent avec ardeur, les pour-
suivent vivement jusqu'au pont de la ville, et en font
un massacre considérable. Dans le même temps, les
assiégés voyant leurs frères tomber de toutes parts,
couverts de blessures ou périssant sous les coups de
l'ennemi, prennent compassion de leurs maux, ou-
vrent leur porte, s'élancent en plus grand nombre et
avec plus d’ardeur que jamais, passent le pont de
pierre, volent au secours de leurs compagnons, et at-
taquent nos troupes avec violence; celles-ci résistent
d'abord au premier choc ; mais bientôt, accablées par
la multitude des assaillans, elles prennent la fuite,
l'ennemi les poursuit sans relâche, jusqu'au pont de
bateaux, et dans ce désordre un grand nombre de nos
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. Iv. 217

soldats périssent sous le glaive, et beaucoup d’autres


sont noyés dans le fleuve. Les cavaliers, de leur côté,
se pressent aussi sur le pont, fuyant avec vitesse les
ennemis qui les poursuivent; ils se précipitent dans
le fleuve avec leurs chevaux, chargés de leurs cui-
rasses, de leurs casques et de leurs boucliers, s’en-
foncent, périssent étouffés par la violence des tour-
billons et ne reparaissent plus.
Ainsi notre armée avait à supporter des assauts non
moins redoutables que ceux qu’elle livrait aux habi-
tans ;indépendamment des irruptions des assiégés,
à qui nos troupes ne pouvaient soustraire la connais-
sance des sorties qu’elles faisaient dans la campagne,
elles se trouvaient encore exposées aux attaques des
ennemis extérieurs , qui, cachés dans les montagnes et
dans les forêts, se tenaient sans cesse en embuscade
et battaient très-souvent nos soldats, de telle sorte
qu'ils n’osaient presque plus sortir de leur camp, ni
se répandre au loin pour aller chercher des vivres.
Enfin le camp des assiégeans n’était pas même pour
eux un refuge assuré, car ils avaient lieu de craindre
l'arrivée et les attaques imprévues d’une immense
multitude d’ennemis, qui, disait-on, se réunissaient
de différens côtés pour marcher au secours de la ville;
en sorte que, dans un tel état de choses, l’homme
le plus sage eût pu hésiter à décider quelle était la
condition la moins dangereuse et la meilleure, de celle
des assiégeans ou de celle des habitans de la ville,
qui semblaient supporter les fatigues d’un siége.
Il serait trop long et trop contraire au but que je me
suis proposé de rapporter en détail tous les faits, tous
les événemens divers qui marquèrent chaque journée,
218 GUILLAUME DE TYR.
au milieu de tant de pénibles travaux et pendant un
temps si long : ainsi omettant toutes les particularités,
je me bornerai à raconter les résultats généraux.
Tandis que les succès de la guerre étuent fort
variés et que l'on se trouvait déjà arrivé au troi-
sième mois du siége, les vivres commencèrent à man-
quer dans le camp et nos troupes eurent beaucoup à
souffrir de cette disette. Dans le principe on avait eu
en grande abondance toutes les choses nécessaires;
les chevaux avaient plus de fourrage qu'ils ne pou-
vaient en consommer, et les soldats, croyant comme
des imprudens que cet état de prospérité durerait tou-
Jours, ne s'étaient gênés en aucune occasion; enfin
ils avaient si bien abusé de leur opulence qu'ils se
irouveérent avoir prodigué en peu de jours des appro-
visionnemens qui, ménagés avec soin, eussent sufh
pour un temps beaucoup plus long. Dans le camp on
n'observait aucune règle, on ne suivait aucun prin-
cipe d'économie, cette conseillère des hommes sages :
partout régnaient un luxe et une profusion sans exem-
ple, et cette prodigalité ne s’étendait pas seulement
à tout ce qui concernait la nourriture des hommes ;
on ne prenait non plus aucun soin des fourrages des-
tinés aux bêtes de somme et aux chevaux; peu à peu
l'armée arriva à un tel degré de dénûment que la fa-
mine ne tarda pas à se déclarer, et que tout le peuple
se vit menacé de périr , faute de vivres. Les soldats se
réunissaient en détachemens et s’engageaient par ser-
ment à partager entre eux, par portions égales et
de bonne foi, tout ce qu'ils pourraient recueillir dans
leurs expéditions ;puis ils partaient par bandes de trois
ou quatre cents hommes et battaient tout le pays,
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 210

cherchant à se procurer des vivres, de quelque manière


que ce fût. Dans l'origine et avant que les assiégés
eussent tenté de faire des sorties ou de se poster en
embuscade , ceux des nôtres qui allaient faire de sem-
blables expéditions parcouraient les environs, y trou-
vaient en grande quantité des alimens de toute es-
pèce, un riche butin, et rapportaient au camp les
dépouilles de leurs ennemis, en sorte qu'il y avait eu
d’abord surabondance de toutes sortes de provisions.
Mais bientôt les lieux environnans furent épuisés; les
Turcs qui avaient été frappés de terreur, reprirent cou-
rage, et en retrouvant leurs forces, ils se mirent en
devoir de défendre leurs propriétés ; alors nos soldats
s’en revenaient souvent les mains vides, plus souvent
encore ils étaient tués en grand nombre, quelque-
fois même il n’en restait pas un seul qui pût venir
porter au camp la nouvelle de ces désastres. La mi-
sère et la famine augmentaient de jour en jour: à
peine avait-on pour deux sous du pain en quan-
üté suflisante pour la nourriture d’un seul homme,
à un seul repas par jour. Un bœuf ou une génisse,
qu'on avait dans le commencement pour cinq sols,
coûtaient alors deux marcs ; à peine avait-on, au pr IX
de cinq ou six sous, un agneau ou un petit chevreau
qu'on avait coutume d’acheter pour trois ou quatre
deniers. Huit sous étaient presque insuflisans pour se
procurer la nourriture nécessaire à un cheval pen-
dant une nuit, en sorte que l’armée qui, en arrivant
à Antioche, y avait conduit plus de soixante-et-dix
mille chevaux, n’en avait que deux mille tout au plus
en ce moment; tout le reste était mort de faim ou de
froid, et ceux qui demeuraient encore dépérissaient
220 GUILLAUME DE TYR.
de jour en jour , succombant aux mêmes maux. Dans
le camp les tentes et les pavillons tombaïent de pour-
riture , et les hommes qui avaient conservé des vivres,
exposés à toutes les intempéries d’une saison rigou-
reuse, périssalent sans pouvoir se mettre à couvert.
Les inondations et les pluies continuelles dégradaient
toutes les provisions de bouche, faisaient pourrir les
vêtemens, et il n’y avait pas moyen de trouver une
place sur laquelle on püût reposer sa tête à sec et met-
tre à l’abri les effets que l’on possédait. En même
temps une maladie contagieuse faisait de tels ravages
dans l’armée que déjà l’on ne savait plus où ense-
velir les corps et que les offices des morts n'étaient
plus célébrés pour les funérailles. Ceux quisemblaient
encore conserver quelque vigueur, empressés d’'é-
chapper aux périls qui les menaçaient, se hâtaient de
se rendre dans les environs d’'Edesse auprès du sei-
gneur Baudouin, ou en Cilicie auprès des gouverneurs
des villes, ou enfin en toutautre lieu, dans quelqu’une
des places qui étaient tombées au pouvoir de leurs
frères. En un mot, le départ des uns, les maladies
et la famine qui faisaient périr les autres, le glaive de
l'ennemi qui continuait de détruire un grand nombre
de pélerins, avaient réduit l’armée à peu près à la
moitié de la force qu’elle avait en arrivant sous les
murs de la ville.
Cependant les princes dévoués à Dieu, voyant l’af-
fliction et les maux de leurs peuples, émus d'une
tendre compassion, et le cœur brisé de douleur, se
rassemblèrent, comme ils le faisaient fréquemment,
et délibérèrent en commun sur le choix des mesures
les plus convenables pour porter remède à de si
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 291

grandes calamités. On exposa dans le conseil diverses


opinions, et enfin l’on s'arrêta à reconnaître que le
parti le plus sage serait d’expédier une partie de l'ar-
mée avec quelques uns des chefs, qui se porteraient
sur le territoire de l'ennemi et iraient y enlever de
vive force des vivres et du butin, tandis que le reste
de l'armée demeurerait dans le camp, pour défendre
les positions avec le plus grand soin. En conséquence
Boémond et lecomte de Flandre furent chargés de con-
duire l'expédition, et le comte de Toulouse demeura
avec l’évêque du Puy pour veiller à la garde du camp.
Le comte de Normandie était absent et le duc de
Lorraine, Godefroi, gravement malade, ne pouvait
même sortir de son lit. Les deux chefs prirent avec
eux un nombresufhsant de soldats, tant fantassins que
cavaliers, tels du moins que l’état déplorable de l’ar-
mée permettait deles trouver, et ils se mirent en mar-
che pour se porter sur les terres ennemies. Aussitôt
que les habitans d’Antioche apprirent le départ de
Boémond et du comte de Flandre, l'absence du
comte de Normandie, et la maladie du duc de Lor-
raine, ils ne manquèrent pas de saisir une occasion
aussi favorable, et redoublant d’audace, ils résolurent
dans un conseil commun de tenter une invasion dans
notre camp, pour mettre à profit la dispersion des
principaux chefs de notre armée. L’immense multi-
tude des habitans fut sur-le-champ convoquée et se
rassembla à la porte du pont : les uns débouchèrent
par le pont, les autres passèrent à un gué qui se trou-
vait un peu en dessous, et tous à l’envi s'empressèrent
de traverser, pour aller commencer l'attaque. Le
comte marcha à leur rencontre à la tête de quelques

:
292 GUILTAUME DE TYR.

compagnies de cavalerie, et à peine deux hommes


élaient-ils tombés morts, toute la troupe des assiégés
s'ébranla et fut poussée jusque sous la ville. Nos ca-
valiers dans cette première rencontre, apercurent
un cheval dont le maître avait été jeté par terre, et
se mirent à lui courir sus pour s'en emparer. Nos autres
soldats, imprudens et malheureux à la fois, crurent
voir un mouvement de fuite, et s’'imaginant que nos
cavaliers avaient eu peur, ils prirent également la
fuite, et se serrant les uns contre les autres dans ce pre-
mier entrainement d’effroi, 1ls se tuaient entre eux à
force de presser les rangs. Pendant ce temps les as-
siégés, voyant que nos troupes se sauyaient sans que
personne les poursuivit, sortirent de nouveau par le
pont et rejoignirent bientôt les fuyards; ils les chas-
sèrent devant eux depuis le pont de pierre jusqu’au
pont de bateaux et en tuèrent quelques-uns, tandis
qu'ils se précipitaient les uns sur les autres, pour
s'ouvrir plus promptement un passage; quinze cava-
liers et une vingtaine de gens de pied périrent en cette
occasion, soit par le fer, soit en tombant dans le
fleuve, et les assiégés, fiers de ce nouveau succès, ren-
trèrent sans obstacle dans la ville.
Pendant ce temps Boémond et le comte de Flandre
qui s'étaient portés avec leurs cohortes sur le térri-
toire ennemi, pour y chercher quelque soulagement
à leurs maux et à ceux de leurs frères, trouvèrent en
eflet, dans quelques circonstances plus heureuses,
l'espoir de mettre fin à leur misère et de rapporter
quelque consolation dansle camp. Ils prirent d’abord
sur les ennemis une ferme remplie de toutes sortes de
provisions, et Boémond expédia de tous côtés des dé-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 223
tachemens qu'il chargea de parcourirle pays, de venir
lui rendre compte de l'état où ils l’auraient trouvé et
de rapporter tout le butin qu’il leur serait possible de
faire. Quelques uns de ces pélerins, en retournant
auprès de lui, l’informèrent qu'il y avait dans les en-
virons une forte troupe de Turcs; Boémond fit aus-
sitôt marcher le comte de Flandre avec une escorte
nombreuse, et se disposa lui-même à conduire sur
ses pas des forces plus considérables, pour être à por-
tée de le secourir, s'il était nécessaire. Le comte,
plein de courage et d’ardeur, marcha vivement à l’en-
nemi, et ne revint auprès de Boémond qu'après avoir
chassé les Turcs et leur avoir tué une centaine
d'hommes. Tandis qu'il allait rejoindre son corps
d'armée après avoir remporté cette victoire, d’autres
éclaireurs viennent lui annoncer l'approche d’un
corps de troupes beaucoup plus fort que le premier;
Boémond détache aussitôt de son armée quelques ba-
tllons qu'il adjoint à ceux que commandait le comte
de Flandre, il le fait marcher en avant et lui-même le
suit de près avec tout ce qui lui reste, pour soutenir
au besoin son attaque. Grâce à la miséricorde divine
quimarchait devant nos troupes, les ennemis se trou-
vèrent resserrés, et comme pris dans un défilé où leurs
arcs et leurs flèches étaient pour eux des armes inu-
tiles; il fallut en venir à combattre de près, et le
glaive à la main; mais ils n'étaient point accoutumés
à ce genre de combat et ne tardèrent pas à prendre
la fuite ; nos troupes les poursuivirent avec ardeur sur
un espace de deux milles, et leur tuèrent beaucoupde
monde. Vainqueurs de nouveau , nos soldats leur
enlevèrent leurs chevaux, leurs mulets, toutes leurs
224 GUILLAUME DE TYR.
dépouilles , et firent un riche butin de toutes les pro-
visions que les Turcs avaient ramassées dans le pays;
ils rentrèrent alors dans le camp sans rencontrer
aucun obstacle. L'armée se réjouit de leur retour et
y trouva quelque soulagement à de longues souf-
frances; cependant le butin qu'ils avaient rapporté
n'était pas assez considérable pour suflire long-temps
aux besoins d’une si grande réunion d'hommes, et au
bout de quelques jours, on se trouva presque réduit
aux mêmes extrémités.
Cependant un bruit sinistre, venu du côté de la
Romanie, se répandit dans l'armée, jetant partout le
trouble et la douleur , et mettant le comble aux maux
qui l’affigeaient de toutes parts. On rapporta, et il
était vrai en effet, qu'un homme noble et puissant,
‘nommé Suénon, fils du roi des Danois, recommandable
etillustre à la fois par sa naissance, sa beauté etses ver-
tus, animé du vif desir d'entreprendre le pélerimage,
et conduisant à sa suite quinze cents jeunes hommes
bien armés, ses compatriotes, s'était mis en route pour
voler au secours des nôtres et se réunir à Antioche au
camp des assiégeans. D'abord il n'avait pu sortir du
royaume de son père que long-temps après le départ
des autres expéditions ; il avait hâté sa marche autant
que possible pour rejoindre nos légions, mais le pre-
mier retard qu'il essuya par suite de quelques circons-
tances particulières l'empêcha d'atteindre au but qu'il
s'était proposé. Il partit donc à la tête de ses troupes,
sans pouvoir rencontrer aucun des princes qui le de-
vançaient ;1l suivit cependant la même route, et arriva
à Constantinople, où l’empereur le recut et le traita
avec assez de bienveillance. Il se rendit de là à Nicée,
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 225

sans éprouver aucun accident , et descendit ensuite


dans la Romanie, en pressant sa marche, et toujours
à la tête de son corps. Il avait dressé son camp entre
les deux villes de Finimine et de Thermes’, et ne s’y
gardait pas avec toutes les précautions qui eussent été
nécessaires , lorsqu'au milieu de la nuit une immense
multitude de Tures vint l’attaquer à l'improviste : leur
approche avait donné l'éveil aux Danois, mais déjà il
était trop tard; ils coururent cependant aux armes,
et avant d’avoir le temps de se remettre en bon ordre
de bataille pour recevoir de pied ferme leurs enne-
mis , ils se trouvèrent écrasés par la supériorité du
nombre ; ils résistèrent cependant avec vigueur aussi
long-temps qu'il leur fut possible , vendirent cher la
victoire , et finirent par succomber tous, après des
prodiges de valeur.
Dans le même temps Tanin, ce délégué de l'empe-
reur, dont j'ai déjà parlé, qui avait été adjoint à nos
armées pour les guider dans leur marche, et qui jus-
qu'a ce jour les avait constamment suivies , cédant à
sa timidité naturelle en voyant les malheurs qui les
accablaient, et craignant qu'il ne fût impossible aux
princes de poursuivre leur entreprise, et qu’un jour
ou l’autre leurs légions ne succombassent toutes sous
les efforts de leurs ennemis , se rendit à Lasse Me
des princes, et leur adressa des représentations très-
vives : 1l chercha à les engager à lever le siége d’An-
tioche , à transférer leurs troupes dans les villes et les
places fortes situées sur la frontière, où l’on pourrait
trouver en plus grande abondance toutes les choses
: Probablement dans l’ancienne Galatie, où était une ville de T'herniæ,
aujourd’hui Aias.
A 1
226 GUILLAUME DE TYR.
nécessaires à la vie, et de là harceler sans relâche les
habitans d’Antioche jusqu'au retour du printemps,
époque à laquelle on verrait arriver, ajoutait-il , l’ar-
mée que l’empereur son maître faisait lever chez toutes
les nations, à de grandes distances de son empire , et
qu'il devait envoyer à leur secours. Il dit encore que
comme il avait résolu , dès le principe , de s’associer à
tous les travaux de l’armée , et de prendre part à sa
mauvaise fortune aussi bien qu'a ses prospérités , il
voulait en ce moment entreprendre une nouvelle dé-
marche dans l'intérêt du bien commun et de lutilité
générale ;qu'en conséquence 1l avait formé le dessein
de se rendre en toute hâte à Constantinople, pour pres-
ser les préparatifs et le départ de l'expédition impé-
riale , et qu'en même temps, sur toute la longueur de
la route qu'il allait parcourir, il aurait soin de faire
diriger vers l’armée tous les secours et les vivres dont
elle avait tant besoin. Nos princes connaissaient de-
puis long-temps l'esprit de ruse et de fourberie qui
animait cet homme ; cependant, lorsqu'il eut parlé,
nul ne fit aucune observation, et personne n’entreprit
de mettre la moindre opposition à ses projets. Afin de
couvrir sa fraude de quelque apparence trompeuse, il
laissa dans le camp ses tentes et la plupart de ceux qui
lent suivi, soit qu'il négligeât de pourvoir à leur
sûreté, soit qu'il leur eût secrètement ordonné de
suivre ses pas à un jour déterminé, et de le rejoindre
en un lieu convenu d’avance. Il partit donc comme s’il
comptait revenir peu de temps après, et ne reparut
jamais à l’armée : homme infidèle et méchant, digne
d'être livré à la mort éternelle! L'exemple qu'il donna
par cette conduite fut extrêmement pernicieux : à par-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 227

tir de ce jour, tous ceux qui purent trouver moyen de


s'échapper du camp prirent la fuite en secret, oubliant
tous leurs sermens et la profession de foi que, dans
l’ardeur de leurs vœux, ils avaient faite en public au
début de l'expédition.
La disette augmentait de jour en jour , et les princes
cherchaient vainement des remèdes efficaces à de si
grands maux. Ils sortaient alternativement deux à
detx, à la tête de troupes nombreuses, battaient tout le
pay$ environnant, et rentraient souvent dans le camp
après avoir vaincu les ennemis, mais en même temps
ils ne rapportaient ni butin, ni vivres suffisans pour
l'entretien de l’armée. Les ennemis, sachant bien que
ces expéditions ne sortaient du camp que pour aller
piller de tous côtés et rapporter des dépouilles à leurs
frères , conduisaient dans des montagnes inaccessibles
et dans les lieux les plus cachés leur gros et leur menu
bétail et tous les autres animaux qu'ils pouvaient avoir
à leur disposition ; en sorte que nos soldats ne pou-
vaient les atteindre dans leur retraite, ou même, s'ils y
arrivaient, il ne leur était pas facile d'emmener ce qu'ils
venaient de prendre.
De jour en jour la disette développait le fléau des
maladies contagieuses, et les périls de l’armée allaient
sans cesse croissant. Les seigneurs et tous ceux qui
avaient plus de jugement et d'expérience , reconnais-
sant que les péchés des hommes leur attiraient tous
ces maux, et que les fléaux dont le Seigneur justement
irrité frappait un peuple endurci n'étaient que trop
mérités, se réunirent de nouveau, et, le cœur rempli
de la crainte de Dieu. ils délibérèrent dans leur anxiété,
cherchant les moyens de laver leurs péchés par une
nor
295 GUILLAUME DE TYR.
prompte repentance, et d’apaiser l’indignation du Sei-
gneur, en expiant convenablement les fautes passées,
et s’en préservant pour l'avenir. En conséquence et en
vertu des ordres et de l'autorité de l’évêque du Puy,
qui remplissait les fonctions de légat du Siége aposto-
lique, ainsi que des autres pontifes agréables à Dieu,
du consentement et même sur les instances expresses
de tous les princes laïques et de toute l’armée , on pres-
crivit un jeûne de trois jours, afin que, les corps étant
abattus, les ames pussent s'élever à la prière avec"plus
de force. Cette cérémonie accomplie en toute dévo-
tion, les chefs ordonnèrent encore que l’on éloignât du
camp les femmes légères et corruptrices; ils interdi-
rent, sous peine de mort, l’adultère et tout genre de
libertinage , et proscrivirent également les repas extra-
ordinaires, les excès d’ivrognerie, les funestes jeux
de hasard, les sermens indiscrets, les fraudes de
poids et de mesure, les fourberies de toute espèce,
le larcin et le pillage. À ces décrets, qui recurent une
nouvelle force du consentement universel, on ajouta
encore la nomination de quelques juges qui furent
chargés de connaître de toutes les transgressions, et
recurent une autorité pleine et entière pour infor-
mer et sévir contre les coupables. Il se trouva sans
doute dans la suite des hommes qui violèrent les lois
qu'on venait de publier; les juges les accusèrent, ils
furent convaincus avec solennité, et on leur appli-
qua, selon la sévérité de ces lois, les peines qu’elles
avaient réglées pour chacune de ces fautes, afin que
de tels exemples eussent pour effet de détourner les
autres de pareils excès. Appelé par la grâce sura-
bondante du Seigneur à recueillir les fruits d’une meil-
HISTOIRE DES CROISADES3; LIV. IV. 299
leure vie, le peuple vit que la colère divine s'apaisait
en partie. Bientôt, en effet, Godefroi, qui était en
quelque sorte la seule colonne auprès de laquelle lar-
mée entière püt trouver un appui, commença à se ré-
tablir de la cruelle maladie dont il avait souffert si
long-temps, à la suite de la blessure que lui avait faite
l'ours auprès d’Antioche de Pisidie ; et toute l'armée
trouva dans sa convalescence de justes motifs de se
consoler de son afiliction.
Cependant la renommée avait répandu dans tout
l'Orient la nouvelle de l’arrivée des immenses armées
chrétiennes : on disait de toutes parts, et ce bruit avait
même pénétré jusque dans les royaumes du midi et
chez toutes les nations étrangères, que ces armées as-
siégeaient avec vigueur la ville d’Antioche. Aussi les
rois, pleins de sollicitude pour leurs États, envoyaient
en secret des émissaires vers les nôtres, afin de con-
naître avec plus de détail la conduite, les forces et les
desseins de ces nombreuses expéditions ; il yavait dans
notre camp un grand nombre de ces espions ;lorsque
quelques-uns d’entre eux partaient, au bout de quel-
ques jours, pour aller rendre compte de l'état de nos
armées à ceux qui les avaient envoyés, il en arrivait
encore d’autres chargés de pareille mission. Il n’était
pas difficile aux hommes de cette espèce de se cacher
parmi les nôtres ; ils parlaient diverses langues, les
uns se disaient Grecs, d’autres Syriens, d’autres Armé-
niens, et tous jouaient leur personnage avec une
grande exactitude de langage, de mœurs et de ma-
nières. Les princes se réunirent de nouveau à cette
occasion, pour rechercher en commun ce qu'il pou-
vait y avoir à faire dans l'intérêt général. Mais ce n'était
Le
230 GUILLAUME DE TYE.
pas une entreprise aisée que celle de chasser de notre
camp des hommes qui ne se distinguaient des autres
nations par aucune différence de mœurs ou de lan-
gage. Avant donc de s'arrêter définitivement àun parti,
et afin de pouvoir en délibérer plus mürement, on
jugea convenable de ne communiquer ces délibéra-
tions qu'à un très-petit nombre de personnes, pour
éviter que les résolutions qu’on pourrait prendre ne
se répandissent de tous côtés, et ne parvinssent ainsi
à des hommes qui, pour faire tort au peuple chrétien,
se hâteraient de les aller rapporter aux ennemis.
Comme on ne pouvait découvrir aucun moyen plus
efficace de se défendre de ces méchancetés, on raconte
que Boémond , doué de plus de sagacité et de force
d’esprit que les autres, dit aux princes encore assem-
blés : « Frères et seigneurs, laissez-moi me charger
« seul du soin de cette affaire. J'espère, avec l’aide de
« Dieu, trouver un remède convenable pour détruire
« cette maladie. » À ces mots l’assemblée des princes
s'étant séparée, chacun rentra dans son camp. Boé-
mond cependant, se souvenant de ses promesses, or-
donna, vers la nuit tombante, et tandis que tout le
monde était, comme à l'ordinaire, occupé des prépa-
ratifs du souper, qu'on fit sortir de prison quelques
Turcs qu'il tenait dans les fers, et les livrant aux bour-
reaux, il les fit aussitôt égorger ;puis faisant allumer
un grand feu, comme pour préparer le souper, 1l pres-
crivit qu'on les rôtit et qu’on les arrangeât avec le plus
grand soin, comme pour être mangés ; enfin 1l ordonna
aux siens, si quelqu'un venait à leur demander ce que
voulaient dire de semblables préparatifs, de répondre
que « les princes avaient arrêté, dans leur réunion,
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 231

« qu’à l'avenir tous ceux des ennemis ou des espions


« qui seraient pris seraient traités de la même ma-
« nière, et serviraient à la nourriture des princes et
« du peuple. » Tous ceux qui faisaient partie de l’ex-
pédition, apprenant ce qui venait de se passer dans le
camp de Boémond, et étonnés de la nouveauté du fait,
accoururent de tous côtés. Les espions qui se trou-
vaient dans l’armée, effrayés de cet événement,
croyant à la réalité de la résolution qu'on disait
adoptée, et ne soupconnant aucune feinte, prirent
fort au sérieux ce qui venait d’avoir lieu; craignant
donc qu'il ne leur arrivât quelque chose de semblable,
ils se hâtèrent de sortir du camp, et, de retour chez
eux , ils dirent à ceux qui les avaient envoyés : « Ce
« peuple surpasse en cruauté toutes les autres na-
« tions, et même les bêtes féroces. Il ne suffit pas à
« ces hommes d’enlever à leurs ennemis leurs villes,
« leurs châteaux forts, et toutes les choses qu'ils pos-
« sèdent , de les jeter dans les fers, de les torturer
« comme des ennemis, de leur donner la mort, il faut
« encore qu'ils se remplissent l'estomac de leur chair,
«et qu'ils s’engraissent de leur sang. » Ces récits se
répandirent dans tout l'Orient, et parvinrent jusqu'aux
pays les plus reculés; les nations les plus voisines et
celles qui habitaient le plus loin en furent également
épouvantées. Toute la ville d’Antioche fut saisie de
terreur, en entendant rapporter des paroles si étranges
et un fait si cruel. Ainsi, par l’œuvre et les soins de
Boémond ,le camp fut en grande partie purgé de cette
peste des espions, et les résultats des assemblées des
princes furent beaucoup moins divulgués parmi les
ennemis.
534 GUILLAUME DE TYR.
Vers cette époque le plus puissant des princes infi-
dèles, tant par ses richesses que par le nombre de
ses troupes , le calife d'Égypte avait envoyé des dépu-
tés à notre armée, et voici quels étaient les motifs de
cette ambassade. Depuis très-long-temps de graves
inimitiés régnaient entre les Orientaux et les Égyp-
tiens : cette haine invétérée provenait de la différence
de leurs superstitions et des dogmes contradictoires
qu'ils avaient adoptés, et elle s'était perpétuée sans
relâche et avec une animosité inflexible. Leurs royau-
mes étaient fréquemment exposés à de mutuelles ag-
gressions, chacun cherchait à étendre ses frontières
et à empiéter tour à tour sur celles du voisin, ainsi
que je l'ai déjà rapporté dans le premier livre de cette
histoire. À diverses époques, et selon les chances
variées de la guerre, chacun d’eux avait alternative-
ment obtenu une grande supériorité sur son ennemi,
et il en était résulté que tout ce qui servait à l'avantage
des uns était regardé comme tournant au détriment
des autres. À cette époque le prince d'Égypte possé-
dait tout le pays qui s'étend depuis les frontières d'E-
gypte jusqu'à Laodicée de Syrie, dans un espace de
trente journées de marche. J’ai déjà dit aussi que, peu
de temps avant l’arrivée de notre expédition, le soudan
des Perses s'était emparé d’Antioche, ville située sur
les frontières du territoire des Égyptiens et de tout
le pays qui se prolonge de là jusqu’à l’'Hellespont. Le
prince d'Égypte redoutait les entreprises et les empié-
temens des Perses et des Turcs, et dans cette crainte
il se réjouissait extrêmement d'apprendre que Soli-
man avait perdu Nicée, qu'il avait été fort maltraité
ainsi que ses troupes, et qu'enfin nos armées avaient
IISTOIRE DES CROISADES; LIV. IV. 233
mis le siége devant Antioche ; ce qu'il voyait perdre
aux Turcs il le regardait comme gagné pour lui; et les
maux qu'ils souffraient étaient à ses yeux un gage de
tranquillité pour lui comme pour ses sujets. Craignant
que nos armées ne renoncassent à leur entreprise et
ne cédassent enfin à la fatigue de leurs longs travaux,
il envoya à nos princes des députés choisis parmi ses
serviteurs les plus dévoués, leur enjoignantde solliciter
la continuation du siége, de promettre des secours de
toute espèce , de se concilier la bienveillance et l’af-
fection de nos princes, et de conclure avec eux des
traités d'alliance et de bonne amitié. Fidèles aux ordres
de leur maître, les députés, sortis de leurs vaisseaux,
se rendirent au camp des Chrétiens et s’appliquèrent
avec le plus grand zèle à s'acquitter complétement de
leur mission. Nos princes les accueillent avec assez
de bienveillance et de politesse, et les admirent fré-
quemment à des conférences dans lesquelles ils eurent
à exposer tout ce qu'ils avaient été chargés de dire.
Cependant, et tout en admirant la douceur de nos
chefs , les forces qu'ils commandaient, les armes de
nos soldats , leur patience à supporter tant de travaux,
les députés ne pouvaient se défendre d’un sentiment
de méfiance contre cette immense multitude d’étran-
gers, comme s'ils eussent eu dans l’ame le préssenti-
ment de ce qui devait arriver plus tard; car dans la
suite leur prince même était destiné à éprouver pour
son compie le traitement qu'il cherchait traîtreuse-
ment à susciter contre ses ennemis. Lorsque la ville
d’Antioche cut été prise et eut recouvré ses anciennes
libertés avec la pleine jouissance de la foi chrétienne,
tout le pays qui s'étend depuis cette ville jusqu’à la
234 GUILLAUME DE TYR.
rivière d’Ægypte ‘, voisine de Gaza, sur un espace de
quinze journées de marche, tel que le peuple fidèle
le possède encore aujourd’hui, fut arraché de force à
la violente domination de l'Égyptien, grâce à l’inter-
vention du Dieu tout-puissant.

: Rien n’est plus incertain que la question de savoir quelle est la ri-
vière désignée sous le nom d’Ægyptus ;elle est déja mentionnée dans la
Genèse comme formant la limite méridionale de la terre promise. Dieu
dit à Abraham : « Je donnerai ce pays à votre race depuis le fleuve
« d'Égypte jusqu’au grand fleuve d’Euphrate. » (Gerèse, ch. 16, v. 18.)
La plupart des savans ont pensé que ce nom désignait le Nil; d’autres,
notamment Bachiène , dans sa Description historique et géographique
de la Palestine ancienne et moderne (tom. 1, part. 1, À 80), croient
qu’il s’agit d’une petite rivière qui se jette dans la mer près de la ville
de Rhinocolura, et qui portait le nom d'Ægyptus, parce qu’elle coule
en eflet sur la frontière d'Égypte. Cette dernière opinion paraît d’accord
avec le texte de Guillaume de Tyr, qui donne à l'Ægyptus le nom de
rivus, et le place non loin de Gaza.
HISTOIRE DES CROISADES ; LIV. V. 235
7

LIVRE CINQUIÈME.

Cspsnpanr les habitans et le gouverneur d’Antioche


n'étaient pas sans de vives inquiétudes sur Îeur situa-
tion, en voyant le courage et la patience de notre
armée et sa persévérance à poursuivre son entreprise
au milieu de toutes sortes de calamités, malgré l'hor-
reur de la disette et les rigueurs de la saison. Ils écri-
vaient de tous côtés, et envoyaient de nombreux
messagers pour solliciter les secours les plus prompts
chez les princes qui habitaient les contréeslimitrophes,
leur adressant les plus vives représentations et les
suppliant de céder au sentiment de la compassion et
de courir au plus tôt à la défense de leurs frères : en
même temps ils leur indiquaient le mode le plus con-
venable pour les seconder dans leurs opérations ; c'é-
tait de s’avancer vers la ville et de se cacher en em-
buscade pour attendre le moment où les assiégés se
trouveraient, selon leur coutume, engagés contre
leurs ennemis dans les environs du pont, de se préci-
piter sur eux à l’improviste tandis que les troupes du
camp et celles de la ville seraient également occupées,
et de placer ainsi les Chrétiens entre deux attaques,
de sorte qu'aucun d’eux ne püût espérer d'échapper à
la mort. À la suite de leurMives sollicitations, de nom-
breuses troupes, levées à Alep, à Césarée, à Damas,
236 GUILLAUME DE TYR.
à Émèse, à Hiérapolis, et dans plusieurs autres villes
situées sur les frontières, se réunirent secrètement,
el, marchant sans bruit, ainsi qu'il leur avait été re-
commandé, elles dressèrent leur camp aux environs
d’un lieu nommé Harenc, situé à quatorze milles d’An-
üoche, dans Flintention de marcher en toute hâte
contre le camp des Chrétiens au moment où ils seraient
occupés à livrer un nouvel assaut. Mais les fidèles,
qui habitaient dans le même pays et rendirent de
grands services à nos troupes en diverses occasions,
ne manquèrent pas d'informer les princes de l’arrivée
et des dispositions de ces ennemis, et dès qu'ils en
furent instruits, les princes se rédnirent pour délibérer
sur ce qu'ils avaient à faire. Ils arrétèrent dans leur
conseil que tout ce qu'il y avait dans l’armée de cava-
liers, ayant des chevaux disponibles, se réuniraient
en armes au premier crépuscule du soir ; que ce corps
sortirait secrètement et sans bruit du camp, chacun
suivant la bannière de son chef, et que pendant ce
tempstoute l'infanterie demeurerait dans le camp, pour
veiller soigneusement à sa défense, jusqu'au retour
de ceux qui devaient tenter cette nouvelle expédition
avec l’aide du Seigneur.
À l'entrée de la nuit, ainsi qu'il avait été convenu,
les chefs sortirent donc de leurs retranchemens à la
tête de sept cents cavaliers tout au plus, et, traver-
sant le pont, ils se rendirent au lieu placé.entre le
lac, dont j'ai déjà parlé, et le fleuve Oronte, sur un
terrain d’un mille d’étendue environ, et ils y passèrent
la nuit. Pendant cette même nuit les ennemis avaient
aussi traversé le fleuve suun pont qui se trouve au
dessus, ne se doutant nullement de l’arrivée de nos
HISTOIRE DES CROISADES ; LIV. V. 237

troupes. Le lendemain , à la pointe du jour, les princes


prennent les armes en toute hâte, divisent leur petite
armée en six escadrons et assignent à chacun les chefs
qui doivent le guider au combat. Les Turcs cepen-
dant, s’approchant de plus en plus, et apprenant par
leurs éclaireurs que nos soldats ont marché à leur
rencontre, se forment également en deux corps d’a-
vant-garde, ayant en arrière le gros de leur armée
qui s’avancait en même temps. Le ciel voulut que
notre armée, qui se composait tout au plus de sept
cents combattans, lorsqu'ils eurent été disposés en
escadrons selon les principes de l’art militaire, parut
beaucoup plus considérable, comme si elle eût recu
d’en haut un supplément de forces. Les légions enne-
mies s’avancant peu à peu sur les nôtres, leurs deux
premiers corps se précipitèrent vivement, firent une
première décharge de flèches et se rallièrent aussitôt
sur leurs derrières. Nos soldats cependant, sans être
troublés de leur première attaque, s'élancent sur eux,
les serrent de près, et, brandissant leurs lances avec
leur vigueur accoutumée , les pressent du glaive et
les contraignent à se former en une seule masse : com-
primés entre le lac et le fleuve et ne pouvant, dans cet
espace étroit, manœuvrer au large selon leur habitude,
ni faire la guerre de traits qu'ils entendent mieux que
tout autre, incapables de supporter l'attaque vigou-
reuse de nos troupes et serrant leurs rangs dans la
crainte des glaives qui les pressent, les ennemis sont
bientôt réduits à chercher dans la fuite leur salut. Nos
soldats se lancent aussitôt à leur poursuite, et les
chassent devant eux jusqu’au camp de Harenc, qu'ils
avaient occupé naguère et qui se trouvait à dix milles
238 GUILLAUME DE TYR.
du champ de bataille, renversant et tuant de tous cô-
tés un grand nombre de fuyards. Les habitans de cette
ville, témoins du désastre de leurs alliés et n’osant
même hasarder de se renfermer dans la citadelle après
un si grand malheur, mettent le feu de toutes parts et
se sauvent aussi avec les débris de leur armée. Ce-
pendant les Arméniens et les autres fidèles qui habi-
taient en grand nombre dans cette contrée, s’empa-
rèrent aussitôt de la place et la livrèrent à nos princes
avant qu'ils se remissent en route pour rentrer dans
leur camp. Les ennemis perdirent dans cette journée
deux mille hommes environ : nos soldats, ranimés
par un double triomphe, pleins d'espérance et de
joie, retournèrent à Antioche, rapportant cinq cents
têtes de Turcs, conduisant en outre mille chevaux
vigoureux, dont ils avaient le plus grand besoin , et
chargés d'immenses dépouilles, précieux butin pour
lequel ils rendirent au Seigneur de solennelles ac-
tions de grâces.
Dans la ville cependant les assiégés avaient attendu
toute la nuit les secours qui leur étaient promis et
n'avaient cessé de presser de leurs vœux le retour du
soleil : iîs espéraient que leurs alliés se précipiteraient
du dehors sur notre camp et qu'eux-mêmes pourraient
en même temps faire une nouvelle sortie et accabler
nos troupes en les prenant ainsi à l’improviste de deux
côtés différens. Au point du jour ils commencèrent à
ressentir quelque inquiétude de ne voir arriver aucun
renfort : bientôt ils apprirent par leurs éclaireurs que
nos princes s'étaient avancés à la rencontre des Turcs.
Alors, se rassemblant de tous côtés et sortant avec
empressement de leurs postes, les assiégés, durant
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 239
toute cette journée , livrèrent de rudes combats à nos
troupes et les soutinrent jusqu'au moment où les sen-
tinelles, qu'ils avaient placées sur les points les plus
élevés, vinrent les avertir du retour de notre cava-
lerie; ils rentrèrent alors dans la ville , et, se portant
sur les tours, sur les remparts, sur toutes les hau-
teurs d’où la vue pouvait s'étendre au loin, ils voient
arriver des troupes, et sont d'abord incertains s'ils
doivent les considérer comme des amis ou des enne-
mis. Enfin, lorsque nos soldats furent plus avancés,
les habitans les reconnurent à leurs armes, et, les
voyant marcher en vainqueurs, chargés de butin et
de dépouilles, ils reconnurent que leurs plus douces
espérances étaient décues, et s’'abandonnèrent aux
lamentations et à la douleur. Arrivés auprès des murs
de la ville et rentrés dans leur camp, nos chefs, pour
redoubler les chagrins de leurs ennemis, et pour leur
donner des témoignages de notre victoire, firent jeter
deux cents têtes de Turcs sur les remparts et ordon-
nerent que les autres demeurassent plantées sur des
pieux en face même des murailles, afin que ce spec-
tacle fût pour eux comme une épine dans leur œil
et servit à accroître leurs angoisses. On dit, et les
rapports des prisonniers confirmèrent parfaitement
les premiers récits qu'on avait faits, que les troupes
qui s'étaient réunies pour venir au secours d'Antioche
formaient une armée de vingt-huit mille hommes:
elles furent battues le 7 du mois de février, l'an de
grâce 1097.
À cette époque les princes jugèrent convenable de
faire construire un camp retranché sur la colline qui
dominait l'emplacement occupé par les tentes et lar-
240 GUILLAUME DE TYR.
mée du seigneur Boémond , afin que, siles Turcs vou-
laient tenter du dehors quelque nouvelle invasion
dans notre camp, ils rencontrassent là un premier obs-
tacle qui servirait de boulevard à notre armée. Lors-
que cette redoute eut été construite et confiée à une
bonne garde, notre armée se trouva parfaitement en
sureté, et les murailles même extérieures lui servaient
de lignes de circonvallation. A l’orient elle avait le
nouveau point de défense qu’on venait de faire cons-
truire, au midi, les remparts de la ville et les marais
qui baignaient les murs, à l'occident et au nord, le
fleuve qui se prolongeait sous les remparts.
Cependant, et dans le courant du cinquième mois
du siége, quelques vaisseaux Gênois, transportant des
pélerins et des vivres, se présentèrent en mer, et
vinrent aborder près de l'embouchure de lOronte.
lis expédièrent alors plusieurs messagers à nos princes
pour annoncer leur arrivée, et faire dire qu'ils atten-
daent qu'on leur envoyât quelques forces pour pro-
téger leur marche jusqu'au camp. Les ennemis, de
leur côté, sachant que ceux qui faisaient partie de
notre expédition se rendaient souvent sur les bords de
Ja mer, et que les nouveaux débarqués desiraient vi-
vement pouvoir se mettre en route pour arriver sous
les murs de la ville, firent occuper tous les chemins,
toutes les avenues , et, se tenant en embuscade, leurs
détachemens surprenaient les passans à l'improviste,
et en massacraient un grand nombre, en sorte qu'il
n'y avait plus moyen de communiquer de notre camp
à la mer sans de fortes escortes. Les princes avaient
résolu dans le même temps de faire construire une
redoute à la tête d’un des ponts, sur un point où était
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 247

un certain oratoire consacré aux actes de superstition


des Turcs, afm de gêner leurs mouvemens et leurs
sorties de ce côté. Mais comme, en ce moment, il y
avait un grand nombre de gens de l’armée qui s'étaient
rendus sur les bords de la mer, et voulaient reve-
nir au camp après avoir terminé leurs affaires, on
désigna, parmi les princes, Boémond, le comte de Tou-
louse , Évrard de Puysaie et le comte Garnier de Gray,
pour accompagner lesambassadeurs du calife d'Égypte
qui desiraient également aller s'embarquer, et pour
ramener ensuite tant les nouveaux arrivés que tous
ceux de nos pélerins qui étaient allés les visiter. Les
habitans d’Antioche , en apprenant que ces chefs ve-
naient de partir, envoyèrent un corps de quatre mille
soldats bien équipés, avec ordre dese placer en embus-
cade , et de les attaquer vigoureusement à leur retour,
s'ils trouvaient l’occasion de les surprendre. Le qua-
trième jour, en effet, nos princes, étant en marche
pour rentrer dans le camp, et traînant à leur suite
une multitude de gens sans armeset de bêtes desomme
chargées de vivres et de bagages de toute espèce ,
furent attaqués à l’improviste, et dans un défilé assez
étroit, par les Turcs qui s’élancèrent subitement de
leur embuscade. Le comte de Toulouse marchait en
avant, et le seigneur Boémond protégeait les der-
rières du convoi. Quoiqu'ils fussent pleins de vigueur
et dignes d’estime en tout point, il leur était impos-
sible cependant de gouverner à leur gré une popu-
lace aussi imprudente, et de donner des forces et du
courage à ceux à qui la nature en avait refusé. Ils
résistèrent long-temps, autant pour leur honneur que
pour repousser le danger qui menacait leur escorte ;
te | 16
242 GUILLAUME DE TYR.
mais enfin, voyant que tout retard ne ferait qu’'ag-
graver leur péril, et qu’il était absolument inutile
de combattre davantage, ils pourvurent à leur sûreté
personnelle, et, abandonnant un combat trop inégal,
ils se hâtèrent de pousser leur marche vers le camp,
entraînant après eux tous ceux qui étaient en état de
les suivre. Le peuple, de son côté, laissant sur la
place les bagages et les chariots, se réfugia dans les
forêts, sur les montagnes, et tous ceux qui ne purent
se sauver succombèrent sous le fer de l'ennemi : on
en tua beaucoup. J’ai eu des relations fort diverses
sur le nombre de ceux qui périrent dans cette ren-
contre ; l'opinion la plus commune me porte cependant
à croire qu’il y eut trois cents personnes tuées de tout
âge et de tout sexe.
La nouvelle de ce désastre se répandit bientôt
dans le camp, et l'on dit d’abord que tous ceux
qui venaient de quitter les rivages de la mer avaient
péri en route, attaqués à l’improviste par l'ennemi.
En même temps nul ne donnait aucune nouvelle
positive sur les princes, et l’on ne savait s'ils
étaient morts ou sauvés. Godefroi, toujours rempli
d'ardeur, prompt à courir aux armes, et dévoué
aux enfans de Dieu comme à ses propres enfans,
convoque aussitôt les princes et toutes les légions,
et fait prendre les armes dans tout le camp; puis
il expédie de tous côtés des hérauts qui preseri-
vent à tout le monde de se rallier, sous peine de
mort contre quiconque osera se soustraire à un de-
voir si impérieux, pour voler à la vengeance des
Chrétiens. Point de retard, toutes les légions se lè-
vent en masse comme un seul homme; elles for-
HISTOIRE DES CROISADES; LiV. V. 243
ment un seul corps, traversent le pont de bateaux;
puis le duc les range en bataille, fait avancer les
princes qui doivent les commander, le comte Ro-
bert de Normandie, le comte de Flandre, Hugues-
le-Grand , Eustache son frère; il assigne à chacun le
corps qu'il doit commander, le poste qu’il occupera;
puis , leur inspirant son courage , leur rappelant leur
valeur, il les anime au combat, leur fait part de ses
projets, comme à des hommes prudens et expéri-
mentés, et leur adresse ce discours : « S'il est vrai,
« ainsi qu'on nous l'annonce , que Dieu, en punition
« de nos péchés, ait permis le triomphe des ennemis
« de la foi et du nom de Christ sur nos seigneurs et
« nos frères, que nous reste-t-il à faire, hommes
illustres, si ce n’est de mourir avec eux , ou de
venger les injures qui viennent d’être faites à Notre-
Seigneur Jésus-Christ? Croyez moi, ni la vie, nile
salut ne sauraient être préférables à la mort ou à
quelque souffrance que ce soit, si le sang de tant
de princes a pu être impunément répandu sur la
terre, si un tel massacre du peuple de Dieu n'est
promptement vengé. Il me semble que les ennemis,
enorgueillis en ce moment de leur victoire, doivent
se conduire avec imprudence, et que , fiers de leurs
forces et de leur valeur , ils n’hésiteront point à
revenir dans la ville par les chemins que nous occu-
pons, rapportant leur butin et leurs riches dé-
pouilles : car, d'ordinaire, la prospérité aveugle ceux
auxquels elle vient de sourire, comme aussi les
malheureux et les aflligés deviennent plus pru-
dens et plus habiles. Quant à nous, si, d’ailleurs,
vous partagez notre opinion, nous sommes tout
16.
244 GUIILAUME DE TYR.
« préparés ;défendant une cause juste, confians en
« celui pour qui nous allons combattre , nous avons
« la ferme espérance d'obtenir la victoire. Atten-
« dons les Turcs le glaive à la main; s'ils tentent
« de renverser nos rangs pour rentrer dans la ville,
« recevons-les comme des ennemis , nous souvenant
« de l’affront qu'ils nous ont fait, et nous montrant
« dignes héritiers de la valeur de nos aïeux. » Ces
paroles furent accueillies avec faveur par tous les as-
sistans. Au moment où le duc finissait de parler,
Boémond rentra dans le camp avec ceux qu'il rame-
nait de la mer, et bientôt après il fut suivi par le
comte de Toulouse. Le peuple, qui ne pouvait se con-
soler de la perte de ces illustres chefs, les accueillit,
à leur retour, en versant des larmes et avec de vifs
témoignages d'affection. On leur fit part aussitôt des
propositions du duc; ils les approuvèrent, et jurèrent
qu'ils étaient tout prêts à soutenir le combat. Accien,
qui savait que ses troupes avaient remporté la vic-
toire, et qui craignait pour leur retour, lorsqu'il vit
que nos légions étaient sorties de leur camp plus
fortes que de coutume, convoqua aussitôt à la porte
du pont tous les citoyens qui se trouvaient dans la
ville, en état de porter les armes , afin qu'ils fussent
prêts à marcher au secours de leurs amis, si les cir-
constances l’exigeaient. De leur côté, nos princes
envoyèrent des éclaireurs à la découverte pour recon-
naître la route que suivaient les troupes ennemies,
espérant ressaisir la victoire avec l’aide du Seigneur.
Tandis qu’on formait les rangset qu'on déployait les
bannières en attendant l’arrivée des Turcs, nos éclai-
reurs accourent en toute hâte pour annoncer leur
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 245
approche, et poussant mille cris jusqu’au ciel, ils en-
couragent leurs frères à s’armer et à marcher à la ren-
contre de l'ennemi. Lorsqu'il se fut avancé jusqu'au
point où les nôtres avaient cru devoir l’attendre, s'ex-
citant les uns les autres, invoquant les secours d’en
haut, brandissant leurs lances, et rappelant leur an-
tique valeur, les Chrétiens se précipitent de concert,
et serrent de près leurs adversaires. Ils les attaquent
avec leur vigueur accoutumée , animés par le sou-
venir de la défaite; ils les pressent, sans leur don-
ner un instant de relâche ; enfin, ils triomphent
de leur valeur. La peur a pénétré dans les rangs
opposés : les Turcs lâchent les rênes à leurs cour-
siers , prennent la fuite, et se précipitent à l’envi vers
le pont de la ville. Mais l'illustre duc de Lorraine,
accoutumé à de pareils événemens, avait prévenu
leurs desseins, et venait d'occuper un point élevé
placé un peu en avant du pont. Là, tandis que les
princes ses compagnons poursuivent leurs ennemis
l'épée dans les reins, le duc les reçoit, les fait tomber
sous le fer, ou les force de retourner à la mort qu'ils
ont vainement tenté d'éviter. Sur leurs derrières , le
comte de Flandre , familiarisé et habile au maniement
des armes , les poursuit vigoureusement avec son es-
corte ; il renverse les rangs, et, entrainé par l’ardeur
du combat, il accable les ennemis de reproches pour
tous les maux qu'ils ont fait endurer à nos troupes.
Le comte de Normandie, digne héritier de la valeur
de ses aïeux, le seconde dans ses efforts. Le comte de
Toulouse, enflammé du zèle de Dieu, Hugues-le-
Grand se souvenant du sang royal qui coule dans ses
veines, et s’élevant à la hauteur de sa dignité, Île
246 GUILLAUME DE TYR.
comte Eustache, frère du duc, Baudouin , comte du
Hainaut , Hugues de Saint-Paul et tous les autres nobles
se précipitent avec fureur sur leurs ennemis, assou-
vissent leur rage dans le sang , les écrasent, les dis-
persent , et les massacrent impunément comme de vils
troupeaux.
Accien cependant, après avoir envoyé de nou-
velles troupes au combat, avait fait fermer les portes
de la ville pour animer le courage de ses soldats,
et les forcer à vaincre, dans l'impossibilité de se
réfugier derrière les remparts; mais, tandis qu'il
croyait assurer ainsi le succès , 1l causait inconsidéré-
ment la ruine de tous les siens. Ne pouvant soutenir
plus long-temps le choc de nos troupes, et résister à
leur vive poursuite , ils n'avaient d’autre ressource que
de fuir en toute hâte. Trompés dans leur espoir, 1ls
tombaient et périssaient de tous côtés, tandis qu'ils
eussent pu par ce moyen échapper en grand nombre
à la mort. Sur le champ de bataille, le cliquetis des
armures et des épées, les hennissemens des chevaux
et les cris des combattans jetaient une telle confusion
dans la mêlée, que, sans la diversité des armes qui
faisait une très-notable différence , beaucoup de nos
guerriers eussent pu succomber victimes d’une fatale
erreur, beaucoup de guerriers ennemis eussent pu se
soustraire à la mort qui les menaçait.
Sur les tours et sur les remparts , les matrones sui-
vies de leurs filles et de leurs jeunes enfans, les vieil-
lards et le peuple qui ne combat point, voyant le
massacre de leurs compagnons, déploraient leur triste
fin, poussant de profonds gémissemens et versant des
larmes en abondance : « Heureux les temps qui sont
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 247
« passés! s’écriaient-ils. Non moins heureux ceux
« qu'une mort bienfaisante a préservés des calamités
« qui nous enveloppent ! Toutes les mères fécondes,
« nous les avons autrefois appelées heureuses ;main-
« tenant, changeant de langage , nous appelons heu-
« reuses les femmes stériles, bien plus heureuses que
« celles qui sont mères! »
Pendant ce temps, Accien, voyant que tout son
peuple succombe, et que ceux qui demeurent encore
exposés au glaive de l'ennemi ne tarderont pas de
subir le même sort, ordonne que l’on ouvre en toute
hâte les portes de la ville, et que l’on assure un der-
nier asile aux malheureux fuyards. Ceux-ci, dès que
la porte est ouverte, se précipitent sur le pont dans
le plus grand désordre, poursuivis toujours par leurs
ennemis , et, s'élançant les uns sur les autres dans le
mouvement de terreur qui les pousse, un grand
nombre d’entre eux tombent dans le fleuve. Le duc
de Lorraine, qui s'était montré avec vigueur durant
tout le combat, donna vers le soir, et sur les abords
du pont, une nouvelle preuve de la force par laquelle
il se distinguait entre tous les autres, et le souvenir
de cette action, qui le signala aux yeux de toute
l'armée, mérite bien d'être à jamais conservé. Après
avoir abattu avec sa vigueur ordinaire les têtes de
plusieurs cavaliers cuirassés, sans jamais les frapper
deux fois, il poursuivit avec ardeur un autre cava-
lier, qui fuyait et qui était aussi bien cuirassé, et le
coupa en deux, de telle sorte que la partie supé-
rieure de son corps tomba par terre, et que la partie
inférieure demeura sur le cheval, qui dans sa fuite
rapide lemporta jusque dans la ville. Le peuple de
248 GUILLAUME DE TYR.
meura frappé d'étonnement, à la vue d’un fait aussi
extraordinaire, qui fut bientôt proclamé de tous côtés.
On dit que les ennemis perdirent environ deux mille
hommes dans cette journée; et si la nuit, jalouse de
la gloire et des triomphes de notre armée, ne fût
venue prématurément mettre un terme à leurs tra-
vaux, il est hors de doute qu’Antioche n’eût pas tardé
de succomber sous leurs efforts. Les environs du
pont et du fleuve témoignèrent du carnage qui s'était
fait durant toute cette journée, et les eaux de l'Oronte,
changeant de couleur, portèrent à la mer leur torrent
de sang. On assura, et les fidèles qui sortirent de la
ville pour se réunir à notre camp confirmèrent en-
lièrement ce récit, que douze des principaux satrapes
des Turcs avaient succombé dans cette action, lais-
sant ainsi dans leur armée un vide irréparable.
Le lendemain, le jour étant revenu, les princes se
rassemblèrent de nouveau, pour rendre grâces au
Dieu tout-puissant de la victoire qu'il leur avait ac-
cordée, et pour délibérer sur ce qu'ils avaient à faire.
Ils jugèrent convenable de reprendre le projet qu’on
avait formé précédemment, et de faire élever un ou-
vrage vers la tête du pont, afin de gêner les sorties
des assiégés de ce côté, et aussi pour donner aux
soldats du camp les moyens de se répandre dans la
plaine avec plus de sûreté. Je crois avoir dit qu'il y
avait sur ce point une espèce d’oratoire consacré aux
superstitions des Tures : ils avaient fait aussi de ce
lieu un cimetière pour leurs morts. Pendant la nuit
qui suivit le combat, et une bonne partie de la
Journée suivante, ils y transportèrent et y enseveli-
rent les corps de ceux qui avaient succombé dans
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 249
cette affaire. Aussitôt que le peuple du camp Chré-
tien eut acquis la certitude de ce fait, il alla s'y éta-
blir de vive force, et l'appât des dépouilles qu’on
avait enfouies dans la terre, en même temps que les
corps, amena la violation des tombeaux : les cadavres
furent déterrés, et on enleva du sein des monumens
funèbres, l'or, l'argent, et les vêtemens précieux qui
y étaient renfermés. Ce fut aussi par ce moyen que
ceux qui hésitaient à évaluer le nombre des morts
que l'ennemi avait perdus, en se fondant sur ce que
le combat n'avait été terminé qu’à la nuit close, pu-
rent vérifier le fait avec exactitude, et eurent sujet
de se réjouir du suecès de la bataille. Sans compter
tous ceux qui se noyèrent dans le fleuve de diverses
manières, ceux qui furent enterrés dans la ville, et
ceux qui, blessés mortellement, attendaient encore
leur fin inévitable, on trouva quinze cents cadavres dans
ce cimeuère. Trois cents têtes, peut-être plus, furent
envoyées au port ; ce spectacle réjouit extrêmement
ceux de notre camp, qui y étaient retournés après
l'issue de la bataille, et les députés Égyptiens, qui n’a-
vaient pas encore mis à la voile, furent frappés de
crainte en apprenant cet événement.
Cependant ceux des Croisés qui s'étaient retirés
dans les cavernes, sur les montagnes, dans les bois,
après avoir échappé sur la route à l'attaque imprévue
des Turcs, rentrèrent dans le camp , dès qu'ils eurent
appris la victoire de leurs compagnons; un grand
nombre de soldats qu'on avait crus morts dans cette
première échauffourée , revinrent sains et saufs avec
l'aide du Seigneur. Après avoir rassemblé ainsi tous
ceux qui s'étaient dispersés de divers côtés, on se
250 GUILLAUME DE TYR.
mit à tracer un camp nouveau près de la tête du pont:
les pierres qu'on avait déterrées en détruisant les
monumens destinés aux sépultures des Turcs, servi-
rent à la construction d’un mur solide, que le peuple
éleva rapidement, en y travaillant avec ardeur; et,
dès qu'il fut achevé, on creusa tout autour un fossé
profond. Les princes mirent ensuite en délibération
auquel d’entre eux ils confieraient la défense du nou-
veau camp; comme aucun d’eux n’était fort disposé
à se charger d’une aussi grande entreprise, chacun
alléguait différens motifs pour s’en excuser. Le comte
de Toulouse , homme agréable à Dieu, s’offrit alors
spontanément et consentit à prendre sur lui le som
de cette nouvelle fortification. Ce fut pour lui le
moyen de se remettre complétement en faveur au-
près de tous ceux qui faisaient partie des diverses
expéditions : pendant l’année qui venait de s’écouler,
il semblait avoir grandement démérité. Durant tout
l'été précédent, et de même pendant tout l'hiver, une
certaine maladie qu'il avait essuyée l'avait tenu pres-
que constamment de côté ; il était devenu à peu près
inutile à l’armée, et tandis que tous les autres princes
se consacraient de toutes leurs forces, et avec un
zèle infatigable, au soin de toutes les troupes, lui
seul paraissait négliger les affaires; nul n’éprouvait
les effets de sa munificence, il ne se montrait obli-
geant et affable pour personne, et cette conduite était
d'autant plus singulière qu'on disait généralement
que sa position et ses richesses le mettaient en état
de faire beaucoup plus que tous les autres. Afin donc
de se disculper à la fois du reproche de paresse
et d’avarice, il se chargea avee empressement de
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 251

la défense du camp : l'on assure même qu'il donna


en outre cinq cents marcs d'argent bien pesé à l’é-
vêque du Puy et à quelques autres nobles, pour
remplacer les chevaux perdus dans la dernière ba-
taille. Cet acte de générosité rendit la confiance et
le courage à ses hommes, qui trouvèrent ainsi une
indemnité aux pertes qu'ils avaient essuyées, et ils
en devinrent plus intrépides à combattre contre les
ennemis ; les sentimens de haine qu’on avait concus
contre le comte s’adoucirent peu à peu, et tous en
vinrent enfin à l'appeler le père et le soutien de
l'armée. 7
Le comte placa cinq cents hommes vigoureux dans
le nouvel ouvrage qui venait d'être construit; la porte
du pont se trouva ainsi comme assiégée, les habitans
de la ville ne purent tenter de sorties de ce côté
qu’en s’exposant aux plus grands dangers, et par suite,
tous ceux qui étaient dans le camp Chrétien eurent
la facilité de se répandre beaucoup plus librement
dans la campagne. Les ennemis ne pouvaient presque
plus sortir de la ville que par la porte de l'occident,
qui se trouvait placée entre Le pied de la montagne et
le fleuve. Les divers camps des Chrétiens se trou-
vaient tous établis en decà du fleuve, en sorte que
les sorties qu’on pouvait faire par cette porte étaient
très-peu dangereuses pour eux. Cependant elle don-
nait encore aux assiégés la faculté de parcourir li-
brement la campagne, et de faire entrer dans la
ville toutes les provisions dont ils avaient besom.
Les princes se réunirent donc de nouveau pour cher-
cher le moyen de remédier à cet inconvénient : ils
Jjugèrent que ce qu'il y aurait de mieux à faire, ce
252 GUILLAUME DE TYR.
serait d'établir une nouvelle redoute sur le point qui
serait reconnu le plus propre à leur but, et d'y placer
lun d’entre eux, avec la mission d'intercepter de ce
côté les communications de la ville avec le dehors.
Lorsqu'on fut convenu de la nécessité de fortifier un
nouveau point, nul n’osa se présenter pour se charger
volontairement de le défendre. On demeurait encore
dans l’indécision, et le projet se trouvait ainsi sus-
pendu; enfin Tancrède, homme illustre et plein de
vigilance, fut élu par ses compagnons , et désigné
pour ces nouvelles fonctions : il voulut d’abord s’ex-
cuser sur l'insuffisance de sa fortune particulière;
mais le comte de Toulouse lui donna cent marcs d’ar-
gent pour les ouvrages qu'il y avait à faire, et afin
que ceux qui s'associeraient à Tancrède pussent re-
cevoir un salaire convenable, en récompense de leurs
travaux, on leur assigna sur le trésor public quarante
marcs par mois. À la suite de ces arrangemens, on
établit un fort sur une colline qui aboutissait à la
porte de l'occident, et sur un emplacement occupé
jadis par un monastère; on en confia la garde à des
hommes prudens et pleins de vigueur, et Tanerède
s’y maintint avec autant de courage que de bonheur,
et sans se laisser jamais entamer, jusqu’à l'issue du
siége d'Antioche.
En dessous , et à quatre milles environ de la ville,
entre les rives du fleuve et les montagnes, était un
lieu de retraite que l'abondance de riches pâturages
et la beauté du site rendaient également agréable.
Les habitans d’Antioche y avaient envoyé presque
tous leurs chevaux, après que ceux-ci eurent con-
sommé les fourrages qui étaient dans la ville. Dès
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 253
qu'on en fut instruit dans le camp des Chrétiens, on
rassembla secrètement quelques escadrons de cava-
lerie; ils prirent des chemins détournés, pour cacher
leur marche et leurs projets, et arrivèrent enfin au
lieu du rendez-vous : ils tuèrent d’abord quelques
cavaliers chargés de la garde de ce point, et rame-
nèrent dans le camp deux mille beaux chevaux, sans
compter les mules et les mulets. [I] n'y avait à cette
époque aucune espèce de butin dont l’armée eût un
aussi grand besoin : elle avait perdu à peu près tous
ses chevaux, soit dans les combats, soit par la disette
d’alimens ou par les froids, soit enfin par toutes sortes
d’accidens.
La ville se trouvant ainsi enveloppée de tous côtés,
et les citoyens ayant plus de peine à sortir pour va-
quer à leurs affaires du dehors, et beaucoup plus en-
core pour rentrer, ils ne tardèrent pas à éprouver
des difficultés de toutes espèce et à souffrir toutes
sortes d’embarras. Les vivres commencaient à leur
manquer et la disette leur faisait beaucoup de mal :
les chevaux qu'ils avaient conservés, réduits à de plus
minces rations, s'affaiblirent peu à peu et se refusè-
rent enfin à tout service. Dans le même temps, au
contraire, tous ceux d'entre les nôtres que leurs af-
faires appelaient sur les bords de la mer ou dans les
heux environnans, sortaient du camp et s’y rendaient
avec beaucoup plus de facilité; dans le camp on était
en bonne partie soulagé de cette cruelle disette qui
pendant tout l'hiver avaittantafiligé l'armée. Les froids
rigoureux avaient fini; avec le retour du printemps
la mer s'était apaisée; la flotte qui était dans le port
pouvait aller et venir avec plus de sûreté ; à mesure
254 GUILLAUME DE TYR.
que la température s’adoucissait, et que le soleil pre-
nait plus de force, les communications devenaient
beaucoup plus faciles, les routes plus praticables et
tous ceux que le soin de leurs affaires particulières
poussait à sortir du camp, circulaient plus librement
dans toutes les directions. D’autres, qui s'étaient ré-
fugiés dans les villes voisines et auprès de quelques
chefs de corps, pour échapper aux calamités qu'é-
prouvait l’armée, profitant du retour de la belle
saison, venaient successivement se réunir aux nôtres,
réparaient leurs armes, reprenaient de jour en jour
de nouvelles forces et se préparaient ainsi à de nou-
veaux combats.
Cependant Baudouin, le frère du duc, nageant au
milieu desrichesses dont le Seigneur l'avait comblé dans
sa libéralité, le cœur ému d’une vive et pieuse com-
passion en apprenant les malheurs et les souffrances
de l’armée, résolut de soulager tant de misères, et
envoya de l’or, de l'argent, des soieries, de beaux
chevaux, présens superbes et considérables, par les-
quels il accrut la fortune particulière de chacun des
princes. D’autres encore, parmi le peuple, recurent
également des témoignages de sa générosité et de sa
munificence : il s’attira ainsi une bienveillance géné-
rale, et tous éprouvèrent pour lui un vif sentiment
d'affection. En outre et pour ne point demeurer en
arrière envers son seigneur et son frère aîné, il voulut
lui faire part des revenus des terres qu'il possédait
en decà de l’Euphrate, dans les environs de la ville
de Turbessel : et des lieux voisins; ces revenus con-
® Ou Turbaysel, aujourd’hui Tel-Bascher, à deux journées au nord
d'Alep.
HISTOIRE DES CROISADES:; LIV. V. 3b5
sistaient principalement en froment, en orge, en vin
eten huile, etilassigna à son frère sur leur produit une
somme de emquante mille pièces d’or. Un puissant
satrape des Arméniens , ami de Baudouin et nommé
Nichossus, voulant faire honneur à son allié, envoya
aussi au duc des députés chargés de lui présenter de sa
part une tente d’un fort beau travail et d’une vaste
capacité. Pancrace, s'étant mis en embuscade sur la
route, fit enlever cette tente des mains des serviteurs
qui étaient chargés de la porter au camp des Chré-
üens, et aussitôt il l’envoya à Boémond, comme un
présent venant de lui. Le duc informé de cet événe-
ment, dont la vérité lui fut en outre confirmée par les
serviteurs que Nichossus lui avait adressés, prit avec
lui le comte de Flandre, avec lequel il s'était inti-
mement lié pendant cette expédition, alla trouver
oémond et lui demanda de restituer le présent qu'il
n'avait recu qu'à son détriment et par suite d’une
violence exercée sur les messagers. Boémond allégua
d’abord le titre que lui conférait la générosité du
noble Arménien Pancrace, et se déclara légitime pos-
sesseur de ce qu'on lui demandait. Enfin, cédant aux
instances des princes, qui le supplièrent vivement
d'éviter toute querelle entre les chefs, et toute occa-
sion de tumulte parmi le peuple, il rendit ce qui lui
avait été offert comme un cadeau, et la bonne intel-
ligence fut bientôt rétablie entre les deux prétendans.
Je ne saurais assez m'étonner à ce sujet qu’un homme
aussi remarquable que l'était le duc par la modération
de son caractère, aussi distingué par la dignité de
ses mœurs, eût mis tant d'obstination à redemander
une chose aussi insignifiante et de si peu d'impor-
256 GUILLAUME DE TYR.
tance; je ne puis parvenir même à expliquer cette
circonstance qu’en reconnaissant combien il est vrai
de dire que rien n'est parfait en tout point, que le
bon Homère sommeille quelquefois, et qu'il est permis
de succomber au sommeil dans une si longue course,
car c’est une des lois de notre condition humaine que
nous ne nous sentions que trop souvent détournés de
la route du bien.
Cependant on répandait de tous côtés le bruit que
le plus puissant des princes de l'Orient, Le prince des
Perses, cédant aux instances des habitans d’Antioche
et aux sollicitations réitérées de ses propres sujets,
avait publié un édit pour ordonner une grande levée
de troupes dans tout son Empire, etqu'il avait désigné
des chefs chargés de conduire en Syrie cette im-
mense multitude de Turcs, au secours des assiégés.
Cette nouvelle arriva d’abord du dehors, et prit cha-
que jour plus de consistance; bientôt enfin elle fut
complétement confirmée par ceux des fidèles qui
sortaient de la ville, et venaient chercher un asile
dans le camp de leurs frères. Elle excitait de jour en
jour plus de rumeur; on en vint à dire que les Turcs
*s’avancaient à grands pas et qu'ils étaient déjà tout
près de la ville; une terreur soudaine s'empara de
notre armée. Le comte de Chartres, Étienne, homme
puissant et illustre, que les princes avaient fait en
quelque sorte le chef deleur conseil, pour prix de sa
sagesse et de sa prudence éclairée, feignit tout-à-coup
d’être malade, prit congé de ses frères, emmena avec
lui ses domestiques, toute son escorte, toutes les
provisions qu'il avait en grande abondance, et s'a-
chemina vers la mer, disant qu'il allait s'étabbr à
| HISTOIRE DES CROISADES ; LIV. V. 257
Alexandrette, non loin du port,à l'entrée de la Ci-
licie, qu'il y demeurerait jusqu’au rétablissement de
sa santé, et qu'après avoir recouvré ses forces, il
viendrait rejoindre ses compagnons. Il partit suivi de
tous ceux qui avaient marché jusques alors avec lui,
au nombre d'environ quatre mille hommes ; il arriva
sur les bords de la mer, se retira dans Alexandrette
et attendit les événemens. Son dessein était, si l’armée
des Chrétiens obtenait par la guerre les succès qu'il
espérait pour elle, d’aller la rejoindre, comme s'ils’é-
tait guéri de sa prétendue maladie : dans le cas con-
traire , 1l aurait tenté de retourner dans sa patrie sur
les vaisseaux qu'il faisait préparer à cette intention,
en se couvrant d'un opprobre éternel et au prix de
toute sa considération. Cet événement, qui le mar-
quait pour toujours du sceau de l’infamie, consterna
les princes : ils prirent compassion de cet homme ii-
lustre qui venait de souiller par une si grande faute
la gloire de sa race et l'honneur de son nom, et en
même temps ils délibérèrent avec anxiété sur les
moyens de prévenir les effets de ce premier malheur
et d'empêcher que ceux quidemeuraient encore dans
le camp ne cédassent à la tentation de suivre un si
pernicieux exemple. Ils résolurent, dans un conseil
tenu à cet effet, d'envoyer detous côtés des hérauts et
de faire publier une défense absolue de s'éloigner de
l'armée; on déclara que quiconque tenterait de s’é-
chapper en secret, et sans en avoir obtenu la permis-
sion des princes, quelles que fussent d’ailleurs sa
condition, ses fonctions ou les dignités qui l’élevas-
sent au-dessus des autres, serait considéré comme
sacrilége ou homicide, condamné à une éternelle in-
I. 17
256 GUILLAUME DE TYR.
famie et passible enfin du dernier supplice. Dès ce
moment, soit amour du devoir, soit crainte du châ-
timent , nul n’entreprit de sortir du camp de près n1
de loin , sans en avoir obtenu la permission à l'avance;
tous, semblables à des moines, se montrèrent à
l'envi soumis aux ordres de leurs princes et obéirent
sans la moindre résistance.
Antioche, cette ville agréable à Dieu, qui avait
accueilli la doctrine du Christ au temps même et par
les prédications du prince des apôtres, ainsi que je
l'ai déjà dit, avait porté le joug léger du Seigneur,
depuis cette époque et jusqu'a ce jour, avec autant
de fidélité que de dévouement. Tandis que tout l'O-
rient était ébranlé, que les successeurs de Mahomet,
portant entous lieux leurs superstitions impies et leurs
dogmes pervers, subjuguaient avec violence toutes
les provinces, Antioche rejeta avec mépris leur doc-
trine impie, et se défendit, aussi long-temps qu'il lui
fut possible, de la domination des incrédules. Déjà
les hérésies des séducteurs, répandues de toutes parts,
avaient occupé les vastes contrées qui s'étendent de-
puis le golfe Persique jusqu'a l’'Hellespont, depuis
l'Inde jusqu'aux Espagnes; au milieu de ces nations
perverties, Antioche était demeurée presque seule,
donnant l'exemple de la fidélité soigneusement con-
servée à son antique foi, et défendant sa liberté avec
vigueur. Âu temps auquel se rapporte cette histoire, à
peine quatorze ans s'étaient-ils écoulés depuis que
les nobles citoyens de cette ville, accablés enfin par
les tempêtes que les ennemis leur suscitaient sans re-
lâche, fatigués des longs siéges qu'ils avaient eus
à supporter, et réduits à l'impossibilité de résister
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 259
plus long-temps, avaient enfinrésigné, entre les mains
de leurs ennemis, la cité qui vit naître le nom de la
doctrine et la foi du Christ. Aussi, lorsque les ar-
mées de l'Occident arrivèrent devant ses murs, la
grande majorité de ses habitans étaient chrétiens,
mais en même temps ils ne possédaient aucune espèce
de pouvoir. Ils se livraient au commerce et à la pra-
tique de tous les arts mécaniques; les Turcs et les in-
fidèles avaient seuls le droit de combattre et d'occuper
toutes les dignités : les fidèles ne pouvaient porter
les armes, nise mêler en rien de tout ce qui se rap-
portait aux affaires militaires;ils étaient devenus bien
plus suspects encore du moment où leur prince avait
appris les premières nouvelles de l’arrivée des princes
Chrétiens en Orient,etlorsque ceux-ci vinrent mettre
le siége devant Antioche, on alla jusqu'a interdire
aux fidèles qui y habitaient de sortir de leurs mai-
sons et de paraître en public, hors des heures déter-
minées. Il y avait dans cette ville des familles très-
nobles, dont l'antique dignité avait été consacrée par
les actes de leurs illustres aïeux : l’une de ces tribus,
distinguée par la noblesse de sa race, était appelée
de Beni-Zerra , ce qui veut dire dans la langue des
Latins, les fils du faiseur de cuirasses. \s se nom-
maient ainsi, soit en souvenir du chef de leur fa-
mille qui avait exercé cette profession, soit parce
qu'eux-mêmes continuaient à la pratiquer. Il paraît
probable qu'a cette époque encore quelques uns
d’entre eux s’adonnaientà cette industrie , àlaquelle ils
devaient leur nom héréditaire et qu'ils n'abandon-
naient point, sans doute pour en perpétuer la tra-
dition. Aussi leur avait-on assigné, dans la partie oc-
17°
260 GUILLAUME DE TYR.
cidentale de la ville et près de la porte dite aujour-
d'hui porte de Saint-George , une tour vulgairement
appelée la tour des deux Sœurs, afin qu'ils pussent
se livrer en parfaite tranquillité à l'exercice d’un art
dont l'utilité était généralement reconnue par le prince
et tous les habitans.
Il y avait dans cette tribu deux frères, dont l'aîné,
chef de la tribu et de la race, se nommait Émir-Feir*.
C'était un homme puissant, qui vivait dans une grande
intimité avec le prince, exerçait dans son palais les
fonctions de secrétaire, et était encore revêtu de
plusieurs autres dignités. Il avait de l'adresse et de
l'habileté : ayant appris que le seigneur Boémond était
un prince illustre et magnifique, et qu'il prenait la
part la plus active à tout ce qui se passait au dehors, il
avait su se concilier sa bienveillance par l’intermé-
dire de fidèles messagers, dès que la ville avait été
investie par nos armées ;durant tout le cours du siége,
il n'avait cessé de lui donner des preuves de sa fidélité
et de son dévouement, et il ne se passait presque pas
de jour sans qu'il lui rendit compte de l’état intérieur
de la ville et des projets d’Accien. En homme prudent
et discret, il avait grand soin de tenir secrètes les rela-
tions qu'il entretenait avec Boémond, pour n’exposer
à aucun danger ni lui, ni les siens. Boémond, de son
côté, ne parlait à personne de ses liaisons avec cet
homme de bien, et tenait son secret profondément
renfermé dans son cœur : tous deux enfin étaient si
fidèles l'un à l'autre que leurs domestiques, ceux qui
* Phirous, selon la plupart des écrivains Latins. Abulpharage le
nomme fiuzebach, et dit qu’il était Persan. Il avait probablement ab-
juré extérieurement la religion chrétienne.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 261

vivaient avec eux sous le même toit, ne pouvaient


même avoir le plus léger soupcon de leur intelligence
et des messages qu'ils s'expédiaient fréquemment. De-
puis sept mois qu'ils entretenaient ces relations dans
le plus grand mystère, ils s'étaient fort souvent occu-
pés ensemble des moyens de rendre à la ville chré-
tienne l'usage de sa liberté; Boémond lui rappelait
fréquemment cet objet important de leur correspon-
dance, lorsqu'un jour Emur-Feir lui envoya par son fils,
confident de leurs secrets, un message concu, dit-on,
en ces termes : « Vous savez, Le meilleur des hommes,
« vous qui m'êtes plus cher que la vie, avec quelle sin-
« cérité de cœur je vous suis attaché depuis que nous
« nous sommes liés l’un à l’autre par la grâce du Sei-
« gneur : je me souviens très-bien aussi que dès le
« premier moment je vous ai toujours trouvé ferme
« dans votre langage, ainsi qu'il convient à un homme
« de bien. Aussi de jour en jour vous avez pénétré plus
« avant dans mon cœur, et vous m'êtes devenu beau-
« coup plus cher. J’ai toujours médité avec la plus
« grande sollicitude sur les choses dont vous m'avez
« si souvent entretenu, et je les ai mürement exami-
« nées. S'il m'était possible de rendre à ma patrie ses
« antiques libertés, d'en expulser les chiens immondes
« qui l'oppriment sous leur cruelle domination, et
« d'ouvrir ses portes au peuple serviteur de Dieu, je
« suis bien assuré que les récompenses éternelles ne
« me manqueraient pas, et que je serais admis à par-
« üciper avec les ames des saints à une béatitude sans
« fin. D'un autre côté, s’il arrivait qu'après avoir en-
« trepris une œuvre si difficile, il me fût impossible
« de la mener à bien, 1l est certain, et nul ne peut en
262 GUILLAUME DE TYR.
« douter, que ma maison et l’illustre nom de ma famille
« seraient complétement détruits, en sorte qu'il n'en
« resterait plus ni trace, nisouvenir. Et, comme d'or-
« dinaire l'espoir des récompenses est le plus puis-
« sant mobile pour pousser les mortels à de semblables
«entreprises, si vous pouviez obtenir de vos col-
« lègues que la ville qui vous serait livrée par mes
« soins vous füt acquise directement et en toute pro-
« priété, je me disposerais, en dépit de toutes les
« difficultés, à entreprendre cette œuvre pour l'amour
« de vous, à qui je souhaite toutes sortes de biens, au-
« tant qu’à nos propres enfans, et m'y préparerais avec
« l’aide du Seigneur qui nous a unis par un lien com-
« mun ; Je vous livrerais sans obstacle cette tour très-
« fortifiée, comme vous le voyez, qui est entièrement
« en mon pouvoir, et qui offrirait à tous les vôtres un
« accès assuré dans la ville. Mais, comme vous êtes
« tous égaux, si vous avez résolu , après vous être ainsi
« emparés de cette place, d’en faire entre vous le par-
« tage par portions égales, je n'irai point me compro-
« mettre dans tous ces dangers pour des hommes avec
« lesquels je n’ai aucune relation. Travaillez donc avec
« le plus grand soin, et faites tous vos efforts, dans
« un but d'utilité générale, afin d'obtenir cette con-
« cession des princes vos collègues ;et ne doutez nul-
« lement qu’au jour quelconque où j'apprendrai le
« succès de vos travaux, je vous livrerai sans retard
« l'entrée de la ville, que vous sollicitez si vivement.
« Sachez en outre que si vous ne vous décidez promp-
« tement, vous aurez peut-être différé pour toujours.
« Presque chaque jour le prince de cette ville reçoit
« des messagers et des lettres qui lui annoncent que
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 203
|
« ceux qu'on a rassemblés dans toutes les contrées de
« l'Orient pour les envoyer à son secours, se réunis-
« sent et forment leur camp dans les environs de l’Eu-
« phrate, au nombre de deux cent mille cavaliers. S'ils
« doivent vous trouver encore en dehors des murailles,
« 1l sera difficile que vous puissiez résister en même
« temps aux assiégés et à cette masse d’ennemis qui se
« précipiteront sur vous. »
Dès qu’il eut recu cette lettre, Boémond mit tous
ses soins à sonder en particulier chacun des princes de
l'armée, desirant connaître les pensées renfermées
dans le fond de leur cœur, et cherchant à savoir quelles
dispositions ils voudraient faire s'ils venaient à s'em-
parer de la ville : en même temps, cependant, il cachait
soigneusement ses desseins, et ne s’en ouvrait qu’à
ceux dont il se croyait bien assuré d'obtenir un entier
assentiment à tous ses projets. Ayant découvert ainsi
qu'il y avait peu de moyens de réussir auprès de quel-
ques-uns d’entre eux, il suspendit ses démarches pour
attendre un moment plus opportun. Le duc Godefroi
cependant, le comte de Normandie, le comte de
Flandre, et Hugues-le-Grand avaient acquiescé à ses
propositions, et lui avaient promis leur assentiment et
leur concours: confidens du secret qu'ilsapprouvaient,
admirant la sagesse de cet homme illustre, ils conser-
vaient religieusement un mystère qu'il importait de
ne dévoiler à personne. Le comte de Toulouse seul
n’était pas de l'avis de ses collègues. Il en résulta des
retards extrêmement dangereux : d’un côté l'homme
avec qui Boémond était lié ne voulait pas se livrer à
une si grande entreprise, ni s’exposer à tant de périls,
au profit de tous les princes, et d’un autre côté aussi
264 GUILLAUME DE TYR.
Boëmond lui-même mettait une grande importance à
cette affaire, bien moins dans l'intérêt général que
dans l'espoir d'y trouver de grands avantages person-
nels; il continua cependant d'entretenir ses relations
avec Émir-Feir, de lui envoyer des présens et des té-
moignages d'affection, de demeurer fidèle aux lois de
l'amitié; et tous deux s’adressaient fréquemment des
messages, pour resserrer de jour en jour les liens par
lesquels ils s'étaient si étroitement unis.
Cependant les députés qu’Accien et les habitans
d’Antioche avaient envoyés en Perse pour solliciter
du secours revinrent dans leur ville, après avoir réussi
dans leur mission et obtenu les promesses de l’assis-
tance qu'ils recherchaient. Le prince magnifique des
Perses, rempli de compassion pour les maux que souf-
fraient les habitans d’Antioche , et voulant en même
temps s'opposer aux progrès de nos armées, de peur
qu'elles n’en vinssent à occuper de vive force quelque
portion de ses États, envoya en Syrie de nombreuses
troupes de Perses, de Turcs et de Kurdes, et leur
donna pour chef celui de ses intimes confidens dont
la bravoure , le dévouement et l'habileté lui inspiraient
la plus grande confiance. Des centurions, des quin-
quagénaires et d’autres officiers inférieurs furent char-
gés de marcher sous sa conduite et de lui obéir en tout
point. Il lui donna en même temps des lettres, ayant
force de loi, adressées à tous les gouverneurs des
contrées soumises à son empire, par lesquelles il pres-
crivait à tous les peuples, à toutes les nations, à toutes
les tribus parlant des langues diverses, « de marcher
« sans délai à la suite de son fils chéri, Corbogath},
* Kerbogha.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 265
« qu'il avait élu, en récompense de ses mérites ,pour
« commander ses armées ; de se soumettre à son pou-
« voir, et de lui obéir en tout ce qu'il jugerait devoir
« ordonner , en vertu du libre exercice de sa volonté. »
En exécution des ordres de son maître, Corbogath
s'étant mis à la tête des légions, et ayant rallié sur toute
sa route celles qui venaient le rejoindre, entra en
Mésopotamie à la tête de deux cent mille hommes, et
fit dresser son camp dans les environs d'Édesse. Il
apprit alors par divers rapports que l’un des princes
Francs contre lesquels il dirigeait son expédition oc-
cupait cette ville et toute la province adjacente, et il
résolut d’assiéger la place et de s’en emparer de vive
force avant de passer l’'Euphrate. Baudouin ,informé
à l'avance de son arrivée, avait rempli la ville de
vivres, d'armes, de guerriers vigoureux recrutés de
toutes parts, en sorte qu'il était peu troublé des me-
naces de son ennemi, et de la terreur qu'il cherchait
à répandre. Corbogath cependant expédia des hérauts
dans toute son armée, pour donner l’ordre d'investir
la place et de l’attaquer de tous côtés avec la plus
grande vigueur ; maïs les assiégés résistaient aussi très-
vaillamment , et le siége n’avançait pas. Les hommes
qui avaient le plus d'expérience se réunirent donc au-
tour de leur prince, et parvinrent, à force d’instances,
à lui persuader de renoncer à cette entreprise secon-
daire, de suivre l’objet principal de son expédition,
de passer l'Euphrate, et de se rendre en toute hâte
sous les murs d’Antioche, pour en faire lever le siége,
Jui représentant qu'une fois qu'il aurait obtenu la vic-
toire, un jour lui suffirait à son retour pour s'emparer
de la ville d'Edesse et de la personne même de Bau-
266 GUILLAUME DE TYR.
douin. Après avoir demeuré pendant trois semaines à
prodiguer inutilement son temps et ses peines, il or-
donna à ses légions de traverser le fleuve, et lui-même
marchant sur leurs traces, il pressa de toutes ses forces
sa marche sur Antioche. Le séjour qu'il fit devant
Edesse fut cause que Baudouin ne put rejoindre la
grande armée pour assister aux derniers événemens
du siége, mais en même temps ce fut ce qui assura le
salut de notre armée. En effet, si Corbogath avait
suivi la route directe , et était arrivé à Antioche au
temps que le correspondant de Boémond avait indi-
qué, et avant que nos troupes fussent entrées dans
cette place, celles-ci se seraient trouvées exposées
aux plus grands dangers : même après avoir occupé la
ville, à l'aide de Dieu, elles eurent beaucoup de peine
à résister à cette formidable expédition.
La renommée avait devancé la marche de ces nom-
breuses armées : le camp des Chrétiens en était tout
préoccupé, et l’on tenait même pour certain, d'après
les rapports de beaucoup de Grecs, qu'elles étaient
arrivées dans le voisinage. Les princes, remplis de
sollicitude , envoyèrent de divers côtés des hommes
expérimentés, dont la fidélité et le zèle ne pouvaient
être révoqués en doute, et les chargèrent de recher-
cher l’exacte vérité avec autant de soin que de promp-
titude, et de ne prendre des informations qu'auprès
de gens auxquels on püt s’en rapporter entièrement.
On donna ces missions à des nobles pleins de force et
d’audace, Drogon de Néelle, Clairambaultde Vandeuil,
Gérard de Cherisi, Renaud, comte de Toul, et quel-
ques autres dont les noms nous sont échappés. Ils se
dirigèrent de divers côtés, suivis de leurs escortes, et
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 267
parcoururent tout le pays dans le plus grand détail;
ils envoyèrent même des éclaireurs fort en avant, et
acquirent ainsi la certitude qu'il arrivait de toutes
parts des troupes qui venaient se réunir en une seule
armée, comme on voit les eaux affluer de tous les côtés
dans les fleuves qui se rendent à la mer. Ils revinrent
alors en toute hâte rendre compte aux princes de ce
qu'ils avaient appris, et dès lors on ne douta plus de
l'approche des ennemis. En conséquence , sept jours
avant l’arrivée de Corbogath et de ses légions sous les
murs d’Antioche, tous les principaux chefs de l'armée
chrétienne en furent prévenus ;mais on les invita en
même temps à tenir cette nouvelle secrète, de peur
que le peuple , déjà fatigué par la disette et par ses
longs travaux, n’éprouvât une trop grande terreur et
ne songeât à prendre la fuite, ainsi que l'avaient fait
tout récemment encore quelques hommes considé-
rables.
Les princes se réunirent en cette occasion, dont
semblait dépendre tout le sort de leur expédition, et,
pleins de sentimens d’humilité et de contrition, ils
délibérèrent en commun sur ce qu'il y avait à faire
en des circonstances aussi urgentes ; quelques uns
proposèrent que tous ceux qui étaient occupés au siége
sortissent du camp pour se rendre à une distance de
deux ou trois milles, marcher ainsi à la rencontre des
arrivans ct tenter la fortune , après avoir invoqué le
secours du ciel, en livrant bataille à ce prince su-
perbe , trop enorgueilli par ses forces. D'autres pen-
saient qu'il serait plus sage de laisser dans le camp
une partie de l’armée, qui serait chargée de contenir
les assiégés derrière leurs murailles, dans le cas où 1ls
268 GUILLAUME DE TYR.
voudraient essayer d'allerse réunir aux Tures, tandis
que la portion la plus considérable et en même temps
Ja plus aguerrie se porterait en avant à deux ou trois
milles de distance, conformément à l'avis déjà pro-
posé, et, si le Seigneur tout-puissant l'avait ainsi dé-
cidé, tenterait, en implorant son secours, de com-
battre les ennemis. Tandis qu’on discutait avec cha-
leur ces diverses propositions, chacun donnant son
avis à son gré, Boémond conduisit à l'écart les princes
les plus considérables, le duc Godefroi, Robert,
comte de Flandre, Robert, comte de Normandie,
Raimond , comte de Toulouse, laissant de côté la foule
des autres chefs, et réunissant ceux qu’il voulait per-
suader dans un lieu entièrement isolé, il leur adressa
le discours suivant :
«Je vois, mes frères très-chéris, compagnons de
« notre servitude envers le ciel, que vous êtes horri-
« blement tourmentés de l’arrivée de ce prince, qu’on
« dit n'être pas éloigné de nous : dans la délibération
« que nous venons d'entendre, chacun a adopté des
« avis divers, suivant les motifs et les intentions qui
« l'ont guidé ; et cependant, dans aucune de ces pro-
« positions, on n'a saisi le véritable point de la ques-
« tion, celui d’où dépend toute affaire. En effet, soit
« que nous marchions tous, comme le veulent quel-
«ques uns de nous, soit qu'une partie de l’armée
« demeure dans le camp, il semble que nous aurons
« perdu-tout-à-fait et fort inutilement le prix de tous
« nos travaux, de tous nos efforts, et enfin tout le
« temps que nous avons employé ici. Si toute l’armée
« sort du camp, le siége se trouvera levé, nos projets
« seront déjoués, et les assiégés recouvreront leur
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 269
« liberté entière, soit en allant se réunir à nos enne-
« mis, soit en introduisant dans leur ville des co-
« hortes auxiliaires. D’un autre côté, si vous laissez
« dans le camp une portion de nos légions, le même
« résultat me paraît encore inévitable. Comment cette
«portion de votre armée pourra-t-elle contenir les
« assiégés derrière leurs murailles en présence des ren-
« forts qui leur arrivent, lorsque nous tous, en réu-
« nissant toutes nos forces, nous avons eu grand'peine
« à les empêcher de sortir au moment même où ils
« ne comptaient sur aucun secours extérieur ?Ainsi 1l
«me paraît évident qu'il arrivera l’une de ces deux
« choses : ou les assiégés, se réunissant à leurs auxi-
« liaires et les renforçant beaucoup, se précipiteront
« sur nous avec de grands avantages , ou bien, intro-
« duisant de nouvelles troupes dans la ville, ils l’ap-
« provisionneront amplement en vivres et en armes;
«en sorte que, quand même nous devrions, avec
« l’aide du Seigneur, triompher de nos ennemis du
« dehors, il ne nous resterait plus aucun espoir de
« nous emparer de la ville. Je pense donc, mes frères
« très-respectables , que nous devons diriger tous nos
« efforts, et appliquer toute notre sollicitude à l'unique
« soin de nous rendre maîtres de la ville même, avant
« l'arrivée de ce prince. Que si vous me demandez par
« quels moyens il est possible d'accomplir le projet
« que je vous soumets , afin que vous ne pensiez pas
« que je vous propose une chose impraticable, je vous
« montrerai incessamment une voie sûre et prompte,
« par laquelle il vous sera facile d'arriver à cette fin
« si desirée. J'ai dans Antioche un ami fidèle et rempli
« de prudence, autant du moins que l'œil de l’homme
270 GUILLAUME DE TYR.

« peut en juger. Je crois avoir déjà dit à quelques uns


« d’entre vous que cet ami a en son pouvoir une tour
«très-bien fortifiée : il m'a engagé sa foi qu'il me re-
« mettrait cette tour aussitôt que je l'en aurai requis,
« sous la réserve de certaines conditions stipulées. Je
«me suis obligé à cet effet à lui donner beaucoup
« d'argent; j'ai promis de lui accorder à perpétuité de
« grandes récompenses et toutes sortes de franchises
« pour lui et pour sa famille, juste salaire de ses pei-
« nes, si l'événement répond à nos desirs. Si vos Gran-
« deurs veulent approuver que la ville, prise par suite
« de mes soins et de mes efforts, passe de droit sous
« ma juridiction et devienne dans ma race une pos-
« session héréditaire, je suis tout prêt à accomplir les
« conventions que j'ai arrêtées avec cet ami; sinon,
« que chacun de vous cherche à son tour les meilleurs
« moyens de s'emparer de cette place, et qu'il la pos-
« sède ensuite en toute tranquillité; dès ce moment
« je lui cède toute ma part et je renonce à tous mes
« droits. »
Ce discours réjouit infiniment les princes, et ils con-
sentirent avec empressement à la demande de Boé-
mond , excepté cependant le comte de Toulouse qui
persista opiniâtrément à déclarer qu'il ne voulait céder
ses droits à personne. Les autres promirent à Boé-
mond de lui concéder à perpétuité la ville et toutes
ses dépendances, pour en jouir et transmettre son
droit à titre héréditaire ; en même temps ils s’enga-
gèrent tous, en lui présentant la main, à ne révéler
à personne le secret qu'il venait de leur confier , et ils
le supplièrent avec les plus vives instances de s’occu-
per, le plus activement qu'il le pourrait, de l’accom-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 271
plissement de ses projets et d'éviter tout délai en des
circonstances si périlleuses. L'assemblée se sépara:
Boémond , plein d’ardeur et incapable de supporter
le moindre retard, expédia à son ami son messager
accoutumé , lui annonça qu'il avait obtenu des princes
tout ce qu'il en desirait, et, l’interpellant d'accomplir
ses engagemens, il lui fit demander de se préparer
pour la nuit suivante à l'exécution de ses projets,
avec l’aide du Seigneur. Cette nouvelle enflamma
Émir-Feir d’un nouveau courage. Un autre événe-
ment, qui s'était passé peu auparavant, avait beau-
coup contribué aussi à redoubler son ardeur pour le
succès de cette entreprise. Tandis qu’il était fort assi-
dûment occupé des affaires de son ministère, de celles
de son maître, le prince Accien, et de beaucoup d’au-
tres choses encore qu'il avait à suivre dans la ville,
on raconte que, dans un moment très-pressant, 1l
envoya son fils, jeune encore, à sa maison pour je ne
sais quel motif. Le jeune homme, en ÿ arrivant, sur-
prit chez sa mère un Turc, l’un des principaux habi-
tans de la ville, dans une entrevue tout-à-fait crimi-
nelle :pénétré de douleur et d’effroi, il retourna en
toute hâte auprès de son père, et Jui rapporta le crime
abominable dont il venait d'être témoin. Émir-Feir,
rempli d’une juste indignation, et enflammé de colère
comme il convient à un époux outragé, s’écria alors
« I ne suflit donc pas à ces chiens immondes de nous
« accabler sous le poids d’une injuste servitude , d’af-
m« faiblir chaque jour nos patrimoines par leurs exac-
« tions; il faut encore qu'ils violent les lois du ma-
«riage, qu'ils méconnaissent tous les droits conju-
« gaux ! Certes, si je vis, je saurai bien, avec l’aide
272 GUILLAUME DE TYR.

« du Seigneur, mettre un terme à tant d'insolence et


« leur donner la juste rétribution de leurs œuvres. »
Il dissimula avec soin son ressentiment; mais son
fils, qui possédait son secret et que le déshonneur de
sa mère avait profondément offensé , lui servit à com-
muniquer avec boémond. Il l’envoya à ce dernier, en
l'invitant à faire avec le plus grand soin tous les pré-
paratifs nécessaires pour le succès de son entreprise,
et lui annonçant que de son côté il n’y mettrait aucun
retard, et qu'il serait prêt dès la nuit suivante à accom-
plir ses promesses. Il lui fit demander de prendre ses
mesures pour qu'à la neuvième heure tous les princes
eussent à sortir de leur camp chacun avec ses troupes,
comme pour marcher à la rencontre de l'ennemi, et
qu'ensuite ils revinssent dans le plus grand silence
vers la première veille, afin qu'ils pussent être prèts
vers le milieu de la nuit à se conduire d’après les avis
qu'il leur donnerait. Boémond , après s’être entretenu
avec le jeune homme, le conduisit en secret auprès
des princes auxquels il s'était confié, et leur fit part
des propositions qui lui étaient communiquées. Les
princes, admirant avec étonnement l'adresse et la
fidélité de celui qui envoyait le message, approu-
vèrent tout ce qu’on leur disait et consentirent à suivre
le projet.
Vers le même temps 1l arriva à Antioche un de ces
événemens qui surviennent fort sôuvent au milieu des
circonstances les plus difficiles. Les citoyens, et plus
particulièrement ceux qui étaient chargés du gouver-
nement de la ville, commencèrent à éprouver quelque
pressentiment d’une trahison secrète qui aurait pour
objet de livrer la place aux ennemis ; et, quoiqu'on
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 273
n'eüt aucun indice certain qui dût confirmer cette
opinion, le bruit s’en répandit cependant de tous cô-
tés et devint bientôt général. Les principaux habitans
se réunirent avec empressement, et allèrent trouver
le prince pour tenir conseil avec lui à ce sujet : les
craintes que l’on ressentait paraissaient assez vraisem-
blables, et il y avait de fortes présomptions qui pou-
vaient servir à les justifier. La ville, comme je l’ai dit,
était remplie de fidèles, et, quoiqu'ils fussent com-
plétement innocens en cette occasion, on ne laissait
pas de les tenir pour suspects : parmi eux le noble
Émir-Feir était également l’objet des soupcons des
principaux citoyens ; Accien seul comptait entière-
ment sur sa bonne foi et sa sincérité. Comme ils se
trouvaient donc rassemblés chez le prince pour déli-
bérer avec sollicitude sur les craintes qui les agitaient,
parmi les noms de ceux qui paraissaient suspects
on vint à prononcer le nom d'Emir-Feir, et l’on
se crut d'autant plus fondé à demander raison des
préventions qu'il inspirait, qu'il était lui-même re-
nommé pour son habileté et distingué entre tous les
fidèles par son crédit et sa puissance. Le prince, per-
suadé en partie par ces représentations, ordonna
qu'on fit venir Émir-Feir devant lui #il arriva en effet,
et l’on continua en sa présence à discuter les mêmes
questions, afin de connaître son opinion et de juger,
d’après la tournure de ses réponses, si l’on était fondé
ou non à se méfier de lui. Émir-Feir, qui avait l'esprit
très-prompt et très-adroit, reconnut sur-le-champ
que cette discussion avait pour principal objet de vé-
rifier des soupcons qu'on avait concus contre lui, et
lon rapporte que, dans cette situation, pour mieux
1: 19
274 GUILLAUME DE TYR.
cacher ses desseins et paraître complétement inno-
cent, il adressa à l'assemblée le discours suivant:
« Hommes vénérables, princes et grands de cette cité,
« vous êtes animés d’une sollicitude tout-à-fait louable
et telle qu'il convient à des hommes véritablement
prudens. Il est sage, en effet, de craindre tout ce
qui peut arriver, et des précautions surabondantes
ne sauraient nuire dans une affaire capitale. Ce n'est
donc point par un mouvement de légereté que vous
éprouvez cette vive sollicitude pour votre liberté,
votre salut et celui de vos femmes et de vos enfans.
I est toutefois, si vous voulez approuver mon opi-
nion, une voie prormpte et sûre par laquelle vous
pourrez trouver le remède eflicace pour guérir et
prévenir même le mal que vous redoutez. Cette dé-
testable entreprise, qui vous paraît devoir exciter vos
justes craintes, ne pourrait être effectuée que par
ceux qui sont préposés aux tours et aux murailles,
ou à la garde des portes. Que si vous vous méfiez
de la sincérité de ces gardiens, faites-les changer
plus souvent de place , afin que, ne demeurant pas
trop long-temps en un même lieu, ils ne puissent
contracter avec l'ennemi des relations trop dange-
reuses. Une affaire de cette importance ne s'engage
pas facilement; il y faut beaucoup de temps, etiln’est
pas au pouvoir d’un simple particulier de l'entrepren-
dre à lui seul, sans avoir entrainé dans ses projets,
parmi les hommes les plus considérables de la cité,
quelques complices qui n'auront pu résister aux pré-
sens etàla corruption. En faisant ces changemens fré-
quens et toujours à l'improviste, vous enleverez toute
chance de succès à des négociations de ce genre. »
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 255
Il dit, et parut avoir donné par ce discours des
gages de son innocence ; les soupcons que l’on avait
conçus contre lui furent en partie dissipés; ses pa-
roles réussirent auprès de tous, et l'avis qu’il proposait
fut jugé le meilleur ; on l'aurait même mis à exécution
sur-le-champ, si la nuit n'eût été près d'arriver, en
sorte qu'il était tout-à-fait impossible de prescrire un
tel changement, dans la situation présente de la ville.
On se borna donc à ordonner un redoublement de sur-
veillance et d'activité pour la garde de nuit, et l’on
continua d'ignorer complétement ce qui se préparait
en grand secret par les soins d'Émir-Feir.
Lui, cependant, sachant que bientôt les choses au-
raient à subir le plus grand de tous les changemens,
alla tout disposer pour l’accomplissement de ses des-
seins, avant que de nouveaux obstacles vinssent encore
les traverser.
Dès le moment que nos armées étaient arrivées sous
les murs d'Antioche , et en avaient commencé l’inves-
tissement, les habitans de cette ville avaient tenu
pour suspects les Grecs, les Syriens, les Arméniens
et tous ceux de leurs concitoyens, à quelque nation
qu'ils appartinssent, qui professaient la foi chré-
tienne. En conséquence ils avaient expulsé, comme
ne servant qu’à encombrer, tous les faibles , tous ceux
qui n'avaient qu'avec peine les vivres nécessaires , et
qui ne pouvaient suflire à leur entretien et à celui de
leurs familles, ne gardant ainsi dans la ville que les
riches, Ceux qui avaient de grands patrimoines, et à
qui il était facile d’approvisionner leurs maisons de
toutes sortes de denrées. Ceux-ci cependant étaient
accablés de tant de charges ordinaires et extraordi-
13.
276 GUILLAUME DE TYR.
naires, qu'on pouvait dire qu'il valait mieux être du
nombre de ceux qu’on avait expulsés, que de ceux à
qui l’on prétendait avoir accordé, par grâce spéciale,
la permission de demeurer. On leur imposait très-fré-
quemment de fortes amendes en argent; on leur
extorquait avec violence tout ce qu’ils pouvaient pos-
séder, et de plus on les enlevait de leurs domiciles
pour les forcer à remplir les services les plus vils, les
charges les plus onéreuses. S'il y avait des machines
à élever, des poutres d'une énorme dimension à
transporter ,on leur enjoignait sur-le-champ de s'y em-
ployer. Les uns étaient contraints à porter les pierres,
le ciment et tous les matériaux nécessaires aux cons-
tructions; les autres avaient ordre de fournir aux ma-
chines les pierres et les quartiers de roc qu'elles étaient
destinées à lancer hors des murs ;d’autres encore ser-
vaient auprès des câbles avec lesquels on faisait voler
au loin toutes sortes de projectiles, et tous étaient
contraints de suivre aveuglément les caprices de
leurs chefs , sans pouvoir obtenir la moindre remise,
ou quelques momens de repos. Puis, lorsqu'ils avaient
fidèlement et religieusement accompli tout ce qu’on
leur prescrivait, ils recevaient, pour prix de leurs
efforts, des soufflets, des coups ettoutes sortes d’indi-
gnes traitemens. Une oppression si tyrannique n'avait
pas même suffi à ces chiens immondes: pour mettre le
comble à leurs inouies méchancetés, huit jours avant
la réunion où l'on avait commencé à témoigner des
craintes et des soupcons contre Émir-Feir, ils avaient
tenu une assemblée secrète, dans laquelle ils résolu-
rent de massacrer, à l'improviste et au milieu de la
nuit, tous les fidèles qui habitaient dans la ville. Etsi
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 277

l'un des chefs, plus grand et plus sage que les autres,
qui s'était toujours montré l'ami des Chrétiens, n'eût
obtenu , contre l’avis de plusieurs autres, que l'exé-
cution de ce projet fût remise de huit jours , 1l est hors
de doute que, dans le cours dela même nuit, toute la
multitude des fidèles eût succombé sous les coups
d'hommes armés de javelots, exécuteurs aveugles de
cet horrible décret. On avait cependant consenti à ce
délai de huit jours, pour voir si dans l'intervalle le
siége ne serait pas levé; l’on avait décidé que, si nos
armées persistaient dans leur entreprise, la résolution
arrêtée serait aussitôt mise à exécution, et que, dans
le cas contraire, on ferait grâce de la vie à tous ces
malheureux, déja condamnés. Le délai fatal devait
expirer cette nuit même, et les ordres avaient été déjà
donnés secrètement pour qu’on eût à exécuter la
sentence dans le coûrant de cette nuit, lorsque Boé-
mond et Émir-Feir convinrent d'accomplir en même
temps le projet qu'ils méditaient depuis long-temps,
et qui fut en effet exécuté, avec l’aide du Seigneur.
Il résulta de cette rencontre que lorsque nos troupes
commencèrent d'occuper la ville et d’y exciter quel-
que tumulte , les principaux habitans en eurent d’a-
bord moins d'inquiétude, et crurent dans le premier
moment que ce n'était rien autre chose que le mas-
sacre des Chrétiens, leurs concitoyens. Lorsqu'on
eut ainsi pénétré de vive force de tous les côtés de la
place, on trouva dans les maisons des fidèles un grand
nombre d’ennemis, qui s'y étaient rendus en secret
pour les massacrer à l’improviste, conformément aux
ordres qu'ils avaient recus.
Vers la neuvième heure du soir des hérauts furent
279 GUILLAUME DE TYR.
envoyés de toutes parts dans le camp des assiégeans,
pour donner l’ordre à toute la cavalerie de prendre
les armes et de se préparer à suivre les chefs, sans le
moindre retard. Le peuple ignorait complétement ce
mystère, qui même n'avait été révélé qu'à un petit
nombre des plus grands seigneurs. Tous les cavaliers
étant donc sortis du camp, en conformité des sages
avis d'Émir-Feir, et chacun suivant les bannières de son
prince, on feignit de partir pour une expédition,
afin d'attendre le moment où la nuit aurait étendu sur
la terre ses voiles épais, et à la faveur de l'obscurité,
on rentra alors au camp, dans le plus grand silence.
Émir-Feir, cet homme de Dieu, qui rendait en ce
moment un si important service à nos armées, avait
un frère utérin, dont les dispositions et les sentimens
étaient complétement différens : comme il ne comp-
tait nullement sur sa fidélité, il me lui avait point com-
muniqué son secret, et le tenant pour suspect, il
s'était constamment caché de lui, dans toutes les dé-
marches qu'il avait faites. Cemême jour , et tandis que
notre cavalerie sortait du camp, vers la neuvième
heure, les deux frères se promenaient ensemble sur
les remparts; ils regardaient dans notre camp, à
travers les ouvertures, et voyaient les mouvemens de
nos troupes qui se mettaient en marche pour sortir.
L’ainé desirait vivement connaître les pensées de son
frère cadet, et savoir quelles étaient ses dispositions
présentes. II lui adressa donc la parole en ces termes :
« Mon frère, j'ai vraiment compassion de ce peuple
« qui se montre fidèle à la croyance que nous profes-
« sons et pour qui l’on prépare à l’improviste une si
=< cruelle fin. Il ignore ce que le jour de demain lui ré-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 279
« serve, il sort en toute confiance et semble ne rien
« craindre, comme si toutes choses étaient pour lui
« en sûreté. Certes, s'il savait les embüches qu’on lui
« tend et la ruine qui le menace de si près , il pren-
« drait sans doute d’autres précautions. » Son frère
lui répondit alors : « Votre sollicitude est insensée , et
« cette compassion que vous éprouvez est un senti-
« ment tout-à-fait aveugle. Plût à Dieu qu'ils eussent
« tous succombé déjà sous les glaives des Turcs! De-
« puis le jour qu'ils sont arrivés dans ce pays, notre
« condition n’a fait qu'empirer : il est presque im-
« possible qu'il nous arrive par eux autant de bien
« qu'il nous est déjà survenu de mal à leur occasion. »
A ces paroles, Émir-Feir qui avait déjà mis en question
sil ne communiquerait pas ses desseins à son frère,
s'éloigna de lui comme d’une peste, l'ame remplie
d'horreur et l’accablant d’exécration dans le fond de
son cœur; et bientôt, pour ne pas trouver en lui un
obstacle à l'œuvre qu'ilavait entreprise pour le Christ,
il songea aux moyens de lui donner la mort, préfé-
rant Je salut général des fidèles aux sentimens de la
fraternité,
Pendant ce temps Boémond , respirant à peine et
plein d'angoisse , de peur qu'au moment d'accomplir
ses projets, le moindre délai ne devint funeste à leur
exécution, visitait successivement tous les princes,
les invitait par les plus vives instances à se tenir tout
prêts, et lui-même portait à la main une échelle faite
avec art en corde de chanvre, dont l'extrémité infé-
rieure était garnie de crochets ferrés, tandis que la
partie supérieure devait être fortement attachée sur
les revêtemens des remparts. On était au milieu de la
2860 GUILLAUME DE TY£.
nuit ;un calme profond régnait dans la ville; les c1-
toyens puisaient de nouvelles forces dans le sommeil,
et y trouvaient un soulagement à leurs veilles et à leurs
longues fatigues. Boémond envoie alors à son ami un
fidèle interprète qui lui était entièrement dévoué,
avec ordre d'aller en toute hâte lui demander s’il veut
que son maître s’avance à la tête de sa troupe. Le mes-
sager arrive au pied des remparts, et trouve Émir-Feir
veillant , à l'abri d’une des ouvertures; il lui répète les
paroles de son seigneur , et l’autre lui répond aussitôt :
« Assieds-to1, et tais-to1, jusqu’à ce que le préposé
«aux veilles, qui s’'avance avec une escorte nom-
« breuseet des lampes éclatantes, ait passé au-delà
« de ce poste. » En effet, indépendamment des gar-
diens qui étaient chargés de veiller à la sûreté de
chaque tour,il y avait encore à Antioche un magistrat
supérieur, qui, trois ou quatre fois pendant la nuit,
faisait tout le tour des remparts avec une nombreuse
escorte , et précédé de torches ardentes, afin de ré-
primander ou de punir, selon qu'ils l’auraient mérité,
ceux qu'il rencontrerait succombant au sommeil ou
négligens dans leur service. Celui qui était chargé de
cette surveillance ayant passé à la tour d'Émir-Feir,
et l'ayant trouvé occupé à veiller, donna des éloges à
son activité, et poursuivit son chemin. Émir-Feir,
croyant alors que le moment favorable était arrivé,
appela l'interprète qui était au pied des remparts, et
lui dit : « Cours vite, et va dire à ton maître qu'il se
« hâte d'arriver avec une troupe d'hommes choisis. »
Le messager retourna aussitôt auprès de Boémond
qui était tout prêt:1l fitavertir tous les autres princes
qui avaient fait aussi leurs dispositions, et chacun se
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 281

mettant à la tête des siens, en un clin d’œil ils arri-


vèrent tous ensemble, et comme un seul homme, au
pied de la tour qu'ils avaient reconnue, marchant
dans le plus grand silence , et ne faisant pas le moindre
bruit.
Pendant ce temps, Émir-Feir était rentré dans la
tour, et voyant son frère endormi, sachant qu'il avait
des pensées toutes différentes, et craignant qu'ilne fût
un obstacle à l'exécution de ses desseins, au moment
même où 1ls étaient sur le point d’être accomplis,
pieux et criminel à la fois, 1l le transperca de son épée.
Puis retournant sur les remparts, il découvrit par l’une
des ouvertures que ceux qu'il avait fait appeler ve-
naient d'arriver ; il leur donna le signal de reconnais-
sance , le recut de même, et fit descendre aussitôt
une corde pour attacher et remonter l'échelle. Lors-
qu'elle lui fut parvenue et qu'on l’eut solidement fixée
par les deux bouts, il ne se trouva personne qui osût
tenter de monter et de se confier le premier à cette
nouvelle épreuve, soit à la voix de son chef, soit sur
les invitations de Boémond. Ce seigneur alors s’avanca
avec intrépidité, et monta lui-même. Il franchit rapi-
dement tous les échelons, et sa main atteignit au revé-
tement du rempart. Émir-Feir, posté derrière la mu-
raille, la saisit avec force, et, comme il savait que
c'était Boémond qui montait , on rapporte qu’il lui dit
en ce moment : l’ive cette main! En même temps, et
afin de se mieux assurer de sa confiance et de celle
de tous les fidèles, il conduisit Boémond dans la tour,
à la place même où il venait de percer son frère uté-
rin qui n'avait pas voulu donner son assentiment à
cette œuvre sainte , et le lui fit voir privé de vie, tout
282 GUILLAUME DE TYR.
couvert de son propre sang. Boémond l'embrassa alors.
louant sa constance et la sincérité de sa foi; puis re-
venant sur le rempart, et avancant la tête en dehors
de l’ouverture, d’une voix étouffée , il invita ses col-
lègues à monter. Ceux-ci cependant hésitaient encore;
tout ce qu'on leur disait du haut des remparts leur
semblait suspect et à double sens , et nul n’osait en-
core se hasarder. Boémond , ayant reconnu cette mé-
prise , descendit de nouveau par l'échelle, et rassura
tous les siens , en leur donnant ainsi une preuve évi-
dente qu’il ne Jui était rien arrivé. Ils montèrent alors
à l'envi les uns des autres, et garnirent en un instant
toute la hauteur du rempart; ils occupèrent aussitôt
la tour et même quelques-unes des tours les plus voi-
sines. J'ai entendu dire que, parmi ceux quimontèrent
les premiers, on distinguait le comte de Flandre et le
seigneur Tancrède, qui gouvernaient tous les autres
par leurs avis.
Les autres princes, voyant que ceux qui venaient de
monter se trouvaient en assez grand nombre et étaient
assez bien commandés pour pouvoir s'emparer d’une
ou de plusieurs portes et les leur ouvrir, retournèrent
au camp en toute hâte, à l'effet de disposer toutes
leurs troupes, et de se tenir prêts à entrer dans la ville,
aussitôt qu'on leur ferait les signaux convenus. Ceux
qui étaient montés sur les remparts, recevant du ciel
une force nouvelle, et marchant sous la conduite
d'Émir - Feir , s'emparèrent successivement de dix
tours placées dans le même quartier , à la suite Fune
de l'autre, après avoir tué les gardes qui les occu-
paient, et cependant le calme le plus parfait régnait
encore dans la ville, et l'on n’entendait encore aucun
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 283
bruit. Il y avait de ce côté des remparts une porte bà-
tarde, vers laquelle les nôtres descendirent ; 1ls bri-
sèrent les barreaux et les serrures qui la fermaient,
et ouvrirent ainsi un passage à ceux qui les attendaient
en dehors : ceux-ci se précipitèrent en foule et accru-
rent considérablement le cortége; ils se rendirent de
là à la porte du pont, se jetèrent avec impétuosité sur
les gardiens qui y étaient préposés, les massacrèrent,
et ouvrirent ainsi cette porte en la brisant. Pendant
ce temps quelques hommes de la troupe de Boémond
avaient porté la bannière de leur chef sur la montagne
qui domine la ville, et l’avaient plantée non loin de
la citadelle supérieure, sur le point le plus élevé d'un
petit fortin. L'horizon commencait à se rougir et an-
nonçait l’arrivée prochaine du soleil; aussitôt les sol-
dats chrétiens, donnant le signal convenu à la porte
de la ville, font retentir au loin les cors et les trom-
pettes, et le bruit des instrumens guerriers réveille
tout le camp. Les princes reconnaissent les voix qui
les appellent, ils courent aux armes, entraînent leurs
bataillons, se précipitent dans la ville, et occupent les
avenues et les portes. Tous les gens du peuple, en
même temps, qui jusqu'alors avaient ignoré ce grand
secret, se mettent en mouvement ; ils voient déjà le
camp presque désert, marchent à la suite des troupes,
et se jettent de tous côtés dans la place. Les citoyens,
réveillés enfin par tout ce tumulte, hésitent d’abord,
et se demandent que veulent dire ces acclamations
inusitées ;puis voyant courir de tous côtés des hommes
cuirassés qu'ils ne connaissent point, entendant les
mourans qu'on massacre dans les rues et sur les places
publiques , ils découvrent enfin la vérité. Abandon-
284 GUILLAUME DE TYR.
nant aussitôt leurs demeures, avec leurs femmes et
leurs enfans, cherchant à éviter les bandes d'hommes
armés et à se cacher dans les lieux les plus secrets pour
échapper à la mort, fuyant au milieu de ce désordre,
et perdant bientôt toute présence d'esprit , ils se pré-
cipitent imprudemment dans les groupes mêmes des
soldats. Les fidèles qui habitaient la ville, Syriens, Ar-
méniens et de toute autre nation, se félicitent à l’envi
d'un si heureux événement, prennent les armes et
vont se réunir à leurs frères ; comme ils connaissaient
mieux les localités , ils se mettaient à la tête des ba-
talons , les conduisaient dans tous les détours de la
ville, aux portes qui demeuraient encore fermées et
qu'ils ouvraient à tous les arrivans, après avoir tué
ceux qui les gardaient. Il leur semblait que le Sei-
gneur même leur accordait ce changement subit de
fortune ; naguère ils s'étaient vus soumis à des chiens
immondes , opprimés sous le joug d’une injuste servi-
tude, écrasés sans miséricorde sous le poids de vexa-
tions et de tourmens de toute espèce, et maintenant,
par cet événement inespéré, ils pouvaient à leur tour
rendre affronts pour affronts, et donner la mort à leurs
persécuteurs.
Déjà toute notre armée avait pénétré dans la ville
et s'était librement emparée des portes, des tours et
des remparts ; déjà les bannières et les enseignes des
princes flottaient aux yeux de tous sur les points les
plus élevés, et attestaient la victoire des Chrétiens.
Le carnage et le deuil se répandaient de toutes parts ;
on entendait de tous côtés les cris et les lamentations
des femmes; les chefs de famille étaient tués et toute
Jeur famille succombait après eux ; on enfoncait les
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. V. 285

portes des maisons, on enlevait les meubles, tout ce


qu’on y trouvait était la proie des premiers arrivans ; les
vainqueurs se précipitaient dans des lieux jusqu'alors
inaccessibles ; échauffés par le carnage, entraînés par
la soif du pillage , ils n’'épargnaientnilesexe, nile rang,
ni l’âge, tout leur était indifférent. Dans leur empor-
tement , ils demandent à ceux qu'ils rencontrent au
milieu des rues, et sur les places publiques, où sont
les demeures des plus puissans et des plus riches ; ils y
courent en foule, massacrent les domestiques , pé-
nètrent dans les asiles les plus secrets, percent de leurs
glaives les enfans des nobles, les mères de famille,
s'emparent dans les maisons de la vaisselle, de l'or,
de l'argent , des vêtemens précieux, et se distribuent
ensuite ces riches dépouilles par égales portions. On
dit qu'en ce jour il périt dans Antioche plus de dix
mille habitans, et que toutes les rues étaient jonchées
de cadavres tombés au hasard et privés de sépulture.
Accien , dès qu'il eut reconnu que la ville était livrée
à ses ennemis, qu'ils avaient occupé toutes les portes,
les tours et les remparts, voyant en même temps que
le peuple qui avait échappé au carnage se retirait en
foule dans la citadelle, et craignant que l’armée
chrétienne ne l'y poursuivit et ne l’investit également,
sortit seul et sans escorte par une porte secrète et prit
la fuite, l'esprit égaré, mais cherchant cependant à
pourvoir à sa sûreté personnelle. Accablé par sa dou-
leur, il errait seul dans la campagne, sans but et sans
guide, lorsqu'il fut rencontré par hasard par quelques
Arméniens qui le reconnurent aussitôt et s’avancèrent
d’abord vers lui pour lui rendre les honneurs accou-
tumés. I les laissa approcher comme un homme qui
286 GUILLAUME DE TYR.
a perdu l'usage de la raison; en le voyant dans cet
état et seul, ils jugèrent sans peine que la ville avait
succombé, et aussitôt s’élançant sur lui et le jetant
par terre avec violence , ils s’armèrent de son propre
glaive, lui coupèrent la tête, et étant entrés dans la
ville, ils vinrent l'offrir à nos princes, en présence
de tout le peuple.
Il ÿ avait aussi dans la ville quelques nobles qui
étaient venus de divers lieux éloignés porter aux as-
siégés le secours de leurs bras et de leur courage.
Aussitôt que la place fut occupée par nos troupes,
ces hommes, qui connaissaient peu les localités, ne
sachant que faire, et voulant cependant pourvoir à
Ieur sûreté, résolurent d'aller se renfermer dans
la citadelle la plus élevée. Ils s’y rendaient en toute
hâte lorsqu'ils rencontrèrent par hasard des soldats
de nos armées au dessus d'eux. Se trouvant pris
ainsi dans un étroit défilé, ne pouvant ni monter ni
descendre à cause de la pente rapide de la montagne,
poussés en même temps par les nôtres qui étaient éle-
vés au dessus d'eux, ils furent précipités, au nombre
de trois cents , avec leurs armes et leurs chevaux qui
servaient à les distinguer de tous les autres, et tom-
bèrent brisés en mille morceaux, ne laissant presque
aucune trace de leur existence.
Les gens de la ville ou des environs qui connais-
saient mieux le pays, dès qu'ils surent que la ville
élait occupée par nos troupes, sortirent au point
du jour, suivant les bandes de fuyards qui profitèrent
du premier moment où les portes étaient encore ou-
vertes pour se réfugier dans les montagnes. Nos sol-
dats les poursuivirent avec ardeur, en atteignirent un
HISTOIRE DES GROISADES; LIV. V. 287
grand nombre qu'ils chargèrent de chaînes et rame-
nèrent à la ville; d’autres parvinrent à se sauver,
grâce à la rapidité de leurs chevaux , et se retirèrent
sur les hauteurs. Vers la cinquième heure du jour,
ceux de nos soldats qui étaient allés à leur poursuite
rentrèrent dans la ville, et ceux qui s'étaient dispersés
dans les divers quartiers se rassemblèrent aussi. On
fil alors d’exactes recherches, et on s’assura qu'il
n'existait plus aucun approvisionnement de vivres,
chose peu étonnante après un siége obstiné de neuf
mois. En revanche, on trouva une si grande quantité
d'or, d'argent, de pierres précieuses, de vases ma-
gnifiques, de tapis et d'ouvrages en soie, que des
hommes qui mendiaient naguère pressés par la faim ,
devinrent riches tout à coup et nagèrent dans l’abon-
dance. On trouva à peine dans la ville cinq cents che-
vaux propres au combat; encore étaient-ils tous mai-
gres et exténués par la fatigue et le défaut de nourri-
ture. La cité d'Antioche fut prise l’an de Notre-Seigneur
1098 , le troisième jour du mois de juin.
288 GUILLAUME DE TYR.

AA A A A A A PS

LIVRE SIXIÈME.

[1098.] one le tumulte fut un peu calmé, lorsque


les vainqueurs rassasiés de sang et de carnage prirent
enfin quelque repos et rendirent ainsi la tranquillité à
la ville, les princes, voyant bien que leur œuvre n'était
point encore terminée et qu'il restait beaucoup de
choses à faire, se réunirent avec empressement, pla-
cèrent des gardes à toutes les portes et sur les remparts,
et résolurent de monter sans délai sur la montagne et
d'aller attaquer la citadelle. Aussitôt des hérauts par-
courent la ville et convoquent toutes les troupes; les
princes les conduisent sur la montagne; mais ils ne
tardent pas à reconnaître que la position de ce fort le
rend inexpugnable , qu'on ne peutle prendre que par
famine , et convaincus dès lors qu'ils perdraïient inuti-
lement leur peine, et qu'une telle entreprise exigeait
beaucoup de temps, ils se décident à chercher d’au-
tres occupations.
Cette montagne, qui domine la ville, est coupée
en deux par une vallée extrêmement profonde et qui
forme un précipice très-escarpé ; le côté qui fait face à
lorient est plus abaissé, et son sommet aplati se pro-
longe en une vaste plaine bien cultivée et couverte
de vignobles : l'escarpement qui divise les deux parties
de la montagne est large et profond, en sorte qu'on
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 289
croirait qu'il sépare deux montagnes entièrement dis-
tinctes , plutôt qu'il ne coupe un seui et même mont.
L'autre partie, qui fait face à l'occident, est beaucoup
plus haute et le terrain tout-a-fait en pointe : la cita-
delle est placée sur le sommet le plus élevé, entourée
des murailles solides et flanquées de tours plus fortes
encore. Elle est défendue à l’orient et au nord par un
immense précipice qui forme un véritable gouffre,
en sorte qu'il n’y a pas même moyen de songer à lui
faire le moindre dommage , de l’un ou de l'autre de ces
deux côtés. Vers l'occident, il y a une colline qui s’é-
lève fort au dessous , en est séparée par un petit vallon
peu large, qui ne forme point de précipice dans sa pro-
fondeur , et à laquelle on aboutit des hauteurs de la
citadelle par un chemin, le seul qui puisse conduireà
la ville, et qui ne laisse pas d'être assez dangereux,
alors même qu'on ne cherche point à en défendre le
passage. Nos princes jugèrent donc convenable de faire
occuper cette colline, afin de pouvoir s'opposer aux
sorties de la citadelle et empêcher ainsi les ennemis
de chercher à descendre dans la ville et de venir atta-
quer nos troupes. Ils y placèrent des hommes prudens
et hardis, leur laissèrent les armes et les vivres néces-
sares, donnèrent l’ordre de construire une muraille
solide, de l'entourer d'ouvrages défensifs et dela re-
couvrir, sur les points les mieux choisis, de machines
qui pussent servir à repousser les attaques de l'ennemi.
Après avoir fait ces dispositions , ils descendirent dans
la ville, pour délibérer sur des affaires plus impor-
tantes , résolus en même temps à revenir s'établir
dans cette position, lorsqu'ils auraient terminé tous
leurs arrangemens , et à l'occuper jusqu’à ce que la ci-
fe 19
290 GUILLAUME DE TYR.

tadelle fût forcée de se rendre. On décida cependant,


dans le même conseil , que le duc demeurerait dans la
ville et qu'il veillerait
àlagarde de la porte de l’orient,
ainsi que du fort qu'on avait construit du même côté
durant le siége , et que Boémond avait d’abord occupé.
Rentrés dans la ville, les princes apprirent que le
grand Corbogath était entré, à la tête de ses innombra-
bles armées, sur le territoire d'Antioche, et qu'il ne
pouvait tarder de se présenter sous les murs. Ils réso-
lurent aussitôt d'envoyer l’un d’entre eux jusqu'à la
mer, pour rappeler tous ceux de leurs frères qui s’y
étaient rendus dans l'intention de chercher des vivres
et des provisions, et pour faire conduire en toute hîte
dans la ville toutes les choses de première nécessité que
l'on pourrait rassembler. [ls s’occupèrent dès lors ,
avec la plus grande sollicitude, et pendant les deux
jours qui leur restaient encore jusqu'à l’arrivée des
forces ennemies, à faire ramasser de tous côtés tout ce
qu'on put trouver en vivres et en fourrages , et à le faire
transporter dans la place. Dans le même temps les ha-
bitans des environs et tous les laboureurs , sachant que
les Chrétiens avaient occupé Antioche , y apportaient
avec le plus grand empressement tout ce qu'il leur était
possible de transporter; mais ces ressources même
étaient bien faibles ; pendant lesneuf mois qu'avait duré
le siége, le pays environnant avait été entièrement
épuisé, en sorte que maintenant on n y trouvait pres-
que plus rien, et ce qu'on ramassait de toutes parts
pouvait à peine suflire à l'entretien de notre armée
pendant quelques jours.
Le lendemain de la prise d’Antioche, et tandis que
les nôtres étaient entièrement occupés de pourvoir à la
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 291
défense de la place et de ramasser des approvisionne-
mens, trois cents cavaliers de l’armée de Corbogath,
envoyés de dessein prémédité en avant-garde pour at-
taquer quelques uns de nos détachemens, s'ils en
trouvaient par hasard dans les environs qui ne se tins-
sent pas suffisamment sur leurs gardes, vinrentse placer
en embuscade tout près de la ville, armés jusques aux
dents et montés sur des chevaux agiles. Trente d’entre
eux, qui paraissaient avoir les meilleurs coursiers,
poussèrent leur incursion jusque sous les murs de la
place, feignant de marcher au hasard et parcourant
la plaine, comme s'ils eussent ignoré dans leur impru-
dence le voisinage du danger. Les autres qui étaient
renfermés dans la ville , voyant leurs ennemis les abor-
der de si près, s'irritèrent de tant d’audace et jugè-
rent qu'il serait indigne d'eux de ne pas courir à leur
rencontre. Un homme, fort dans les combats , qui s’é-
tait illustré à l’armée par un grand nombre d'actions
éclatantes , Roger de Barneville , qui avait accompagné
le comte Robert de Normandie, prenant avec lui quinze
de ses compagnons, sort de la ville et marche sur l'en-
nemi, cherchant, selon sa coutume, une occasion de
signaler son courage. Tandis qu'il s’élance avec ardeur
sur les prétendus vagabonds, ceux-ci tournent bride,
font semblant de prendre la fuite et continuent leur
mouvement de retraite jusqu'au lieu où leurs associésse
tenaient en embuscade. Les autres sortent à la fois de
leur retraite, se rallient au premier détachement et tous
ensemble se précipitent à leur tour sur ceux qui les
avaient poursuivis d'abord, les contraignant aussi à
rebrousser chemin et à prendre la fuite. Roger et les
siens , se trouvant en forces trop inégales pour soutenir
1Q.
292 GUILLAUME DE TYR.

l'attaque, se hâtent de retourner du côté de la ville ;


mais les chevaux de l'ennemi sont plus rapides ; Roger,
blessé mortellement d’une flèche qui le frappe au mi-
lieu du corps , tombe et meurt aussitôt : homme digne
de regrets éternels et qui se montra toujours fidèle
appui des expéditions chrétiennes , autant du moins
qu'il fut en son pouvoir. Les autres rentrèrent dans fa
ville, sous les yeux de tous ceux de leurs frères qui se
trouvaient sur les remparts ou dans les tours, et sans
qu'aucun d'eux sortit pour aller les secourir ; et les en-
nemis se retirèrent sains et saufs, emportant la tête
de l'illustre guerrier. Lorsqu'ils furent partis , les nô-
tres allèrent chercher le corps de Roger et le rappor-
tèrent dans la ville : tous poussaient de profonds
gémissemens et versaient des larmes sur sa mort; on
lui rendit les honneurs funèbres, et on l’ensevelit avec
magnificence sous le portique qui décorait la basilique
du prince des Apôtres, en présence des princes et de
tout le peuple.
Le jour suivant, qui était le troisième depuis la dé-
livrance d’Antioche, dès le point du jour et avant le
lever du soleil , le très-puissant prince Corbogath avait
occupé toute l'étendue du pays que l'œil pouvait dé-
couvrir des points même les plus élevés de la ville,
avec ses immenses armées, plus nombreuses encore
qu'on ne l'avait d'abord rapporté ; puis, ayant passé le
pont qui se trouve au-dessus , il dressa son camp entre
le lac et le fleuve, séparés à cet endroit par un espace
d’un mille de largeur environ. Les troupes qu'il avait
amenées étaient en si grand nombre que cette vaste
plaine d’Antioche , dont j'ai déjà donné la description,
se trouvait insuflisante, et qu'ils étaient obligés de
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 2093
dresser des tentes sur les collines des environs. Après
avoir demeuré trois jours dans cette position, Corbogath
se trouva trop éloigné de la ville et tint conseil avec
ses principaux officiers. Il résolut de se rapprocher,
afin de pouvoir prêter secours à ceux qui veillaient à
la défense dela citadelle, comme aussi pour pousser
ses troupes et les faire pénétrer jusque dans la ville
par la porte qui se trouvait en dessous. En conséquence,
il fit lever le camp, dirigea sa marche vers le côté des
montagnes, et investit entièrement toute la partie mé-
ridionale de la ville, depuis la porte d’orient jusqu'à
Ja porte d'occident.
Il y avait en avant de la porte orientale, et sur une _
colline peu élevée, un fort que nos princes avaient
fait construire, dans le principe, pour protéger leur
camp, et dont ils avaient confié la garde à Boémond.
Lorsque celui-ci, après la prise de la ville, commenca
à s'occuper de l'administration générale de l'armée,
on avait chargé le duc de défendre cette redoute,
ainsi que la porte voisine. Les ennemis ayant dressé
leur camp tout autour de cette fortification, don-
naient de fréquens assauts, et pressaient vivement
ceux qui y étaient enfermés. Le duc, incapable de
supporter long-temps leur insolence, et très-jaloux
aussi de porter quelque secours à ses compagnons
4

dans leur extrême détresse, fit une sortie avec sa


troupe, pour tenter de faire lever le camp établi en
face même de la porte. Dès qu'il fut sorti, les Turcs
se rassemblèrent en foule, et ne pouvant résister à
des forces aussi supérieures , n’échappant qu'avec
peine à leurs efforts, le duc prit la fuite, et rentra
aussitôt dans la ville : les ennemis le poursuivirent

a5
294 GUILLAUME DE TYR.
avec ardeur ; le peuple imprudent se précipitait dans
le plus grand désordre, son impatience même était
un obstacle à la retraite; ils s'empéchaient les uns
les autres de passer ;deux cents hommes environ fu-
rent misérablement perdus en cette occasion, les uns
étouffés dans la presse, d’autres blessés'et quelques-
uns faits prisonniers.
Cet échec de l’homme qu'on regardait comme le
principal chef des armées Chrétiennes redoubla l’ar-
deur des Tures: ils en vinrent bientôt à descendre par
la porte de la citadelle supérieure, et suivant ensuite
des chemins raccourcis, qu'eux seuls connaissaient ,
ils entrèrent dans la ville, tombèrent à l'improviste
sur nos soldats, et en tuèrent un assez grand nombre
qui périrent, sans même se défendre, sous leurs
flèches ou sous le glaive. Lorsque les nôtres se met-
taient à leur poursuite, ils remontaient aussitôt sur
la montagne et se retiraient dans la citadelle , en pre-
nant d’autres chemins que celui de la colline que
leurs troupes avaient occupée, et où elles avaient for-
üfié leur position. Comme ces incursions se renou-
velaient fréquemment, et faisaient périr beaucoup
de monde dans la ville même, les princes se rassem-
blèrent pour chercher les moyens de remédier à ce
mal. En vertu de la résolution arrêtée dans le con-
seil, Boémond et le comte de Toulouse firent creuser
un fossé extrêmement profond et d’une largeur pro-
portionnée, entre la partie supérieure de la ville et
le penchant de la montagne, afin d’opposer un obs-
tacle aux irruptions des Turcs, et d’assurer ainsi le
repos des habitans de la ville. Voulant encore ren-
forcer ce point de résistance, ils firent élever une re-
HISTOIRE DES CROISADES: LIV. VI. 209
doute en avant du fossé, et les légions y travaillèrent
avec autant d’ardeur que de dévouement, comme à
un ouvrage qui intéressait le salut de tous.
Les Turcs cependant, tant ceux qui occupaient la
citadelle que ceux qui étaient répandus tout autour
de la place, et qui allaient alors se réunir aux pre-
miers par la porte supérieure, continuaient à des-
cendre par des sentiers secrets, venaient livrer de
fréquens assauts devant la nouvelle redoute, et fai-
saient les plus grands efforts pour parvenir à la ren-
verser. Un jour un corps d’ennemis, plus nombreux
qu'à l'ordinaire, descendit également des lieux les
plus élevés de la montagne, et vint livrer sur le même
ouvrage une attaque si vigoureuse qu'il aurait in-
failliblement succombé si les princes chargés de la
défense de tous les autres postes, et le peuple dis-
persé dans les divers quartiers de la ville , ne fussent
arrivés en toute hâte. Boémond, Évrard de Puysaie,
Raoul de Fontenay, Reïbald Creton, Pierre, fils de
Gille, Albéric et Yvon, hommes vaillans et nobles,
qui s'étaient enfermés dans la redoute pour la dé-
fendre, se virent au moment d'être faits prisonniers :
mais le duc, le comte de Flandre, le prince de Nor-
mandie accoururent avec impétuosité, châtièrent l’in-
solence des Turcs, leur tuèrent un bon nombre
d'hommes , firent quelques prisonniers, chassèrent
tous les autres, non seulement des environs de la
redoute, mais encore de tous les quartiers de la ville,
les maltraitèrent beaucoup et les contraignirent enfin
à prendre la fuite en toute hâte : de retour auprès de
leur seigneur, les Turcs vantèrent la force de nos
troupes, et l'énergie admirable de leur courage; cou-
296 GUILLAUME DE TYR.
rage tel qu'en eux semblaient s’accomplir ces paroles
du prophète : « Votre pied sera teint dans le sang de
« vos ennemis, et la langue de vos chiens en sera
« aussi abreuvée * ; » et ceux-là même qui étaient les
persécuteurs du peuple fidèle, l'exaltaient par des
louanges infinies.
Après quatre journées de séjour dans les mon-
tagnes, Corbogath voyant qu'il ne pouvait réussir
dans ses projets, et que ses chevaux manquaient de
fourrage, fit lever de nouveau son camp, et se trans-
porta une seconde fois dans la plaine, avec toutes ses
légions. Il traversa le fleuve au gué inférieur, répartit
ses troupes à distances égales, disposa tous ses chefs
en cercle autour de la place et commença l’investisse-
ment. Le lendemain , quelques hommes de l’armée
turque se détachèrent de l’un des corps, et vinrent
provoquer les nôtres au combat ; ils descendirent
même de cheval et s’approchant des murailles pour
provoquer plus vivement nos soldats, ils se trouvè-
rent bientôt exposés aux plus grands dangers. Tan-
erède étant sorti par la porte de lorient, fondit sur
eux avec la plus grande impétuosité ; il en tua six,
avant qu'ils eussent pu avoir recours à l’agilité de
leurs chevaux, et mit tous les autres en fuite ; puis,
coupant la tête à ceux qui venaient de périr, il les
rapporta dans la ville pour donner quelque consola-
üon au peuple, plongé dans un sombre abattement,
depuis la mort de Roger de Barneville, qui était tombé
à peu près sur la même place.
Cependant le peuple Chrétien, qui quelques jours
auparavant assiégeait la ville, et s'en était enfin em-
1 Psaum. 67, v. 25.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 297

paré de vive force, assiégé maintenant à son tour, par


une de ces vicissitudes si communes dans les choses de
ce monde, souffrait au-delà de toute expression du mal-
heur de la disette, et supportait d'immenses fatigues,
bien supérieures à ses forces. Le glaive brillait au
dehors, tandis que l’intérieur était rempli de crainte.
Sans parler de la terreur que leur inspiraient, à juste
titre, les nombreuses cohortes qui assiégeaient la ville
du côté extérieur, comme les ennemis occupaient
toujours la citadelle supérieure, et faisaient de fré-
quentes irruptions dans la place même, de ce côté
encore il n’y avait moyen de jouir d'aucun repos;
aussi un grand nombre des assiégés, punis selon qu'ils
avaient péché, se livraient au désespoir; et, ne se
souvenant plus de leur foi, méconnaissant les sermens
qu'ils avaient prêtés, beaucoup d’entre eux abandon-
naient leurs compagnons, descendaient le long des
murailles, soit avec des cordes, soit dans des paniers,
et s'enfuyaient ensuite vers la mer. Quelques-uns
tombèrent dans les mains de leurs ennemis, et subi-
rent une éternelle servitude; d’autres parvinrent jus-
qu'à la mer, firent lever l'ancre à ceux qui étaient sur
les vaisseaux, et les forcèrent à partir, en leur disant :
« Le grand prince qui est arrivé, avec des troupes in-
« nombrables, a repris de vive force la ville que nous
«avions occupée naguère ; 1l a détruit tout notre
« peuple, et massacré tous nos princes : nous avons
« échappé à leur glaive, avec l’aide du Seigneur.
=« Coupez les cordages, hâtez-vous de fuir, de peur
« que les ennemis n'arrivent sur les bords de la mer,
«et que vous ne soyez exposés aux mêmes périls. »
Puis ils montèrent eux-mêmes sur les navires et s'en-
208 GUILLAUME DE TYR.
fuirent en toute hâte. Ceux qui se sauvérent ainsi
n'étaient pas seulement des gens obscurs et de la po-
pulace ; il y avait aussi parmi eux des hommes nobles
et illustres par leur grande naissance , tels que Guil-
laume de Grandménil, homme distingué de la Pouille,
qui avait épousé la sœur de Boémond, et Albéric,
son frère , Guillaume Charpentier, Gui de Troussel,
Lambert-le-Pauvre, et plusieurs autres, dont nous
avons oublié les noms; effacés du livre de vie, ils ne
méritent pas d'être inscrits sur ces feuilles. Quelques
autres (ce qui est bien plus abominable encore),
craignant les dangers qui les menacaient, ne pouvant
supporter plus long-temps la famine et les fatigues,
se rendirent auprès de l'ennemi, et renièrent dans
leur impiété la doctrine et la foi du Christ. Ils infor-
mèrent les Tures de l’état de notre armée, et l’expo-
sèrent ainsi aux plus grands dangers. Parmi ceux qui
demeuraient dans la ville, il y en avait d’autres en-
core qui cherchaient les moyens de s'échapper, et en
avaient concu l'espoir. Cependant le vénérable évêque
du Puy et lillustre Boémond parvinrent à déjouer
leurs projets. Ils mirent à toutes les portes des
hommes sages, d’une expérience reconnue et d’une
fidélité à toute épreuve ; les tours furent égale-
ment occupées par des nobles qui veillaient nuit et
jour avec un zèle infatigable, en sorte qu'il devint
absolument impossible aux hommes même les plus
zélés et les plus adroïits de trouver aucun moyen de
s'échapper. Et, afin que les gardiens pussent exercer
plus librement la nouvelle juridiction qu'on venait
de leur conférer, tous, depuis le plus grand jusqu’au
plus petit, jurèrent d’obéir fidèlement et religieu-
HISTOIRE DES GROISADES; LIV. VI. 299
sement à Boémond, jusqu'à la conclusion du siége
d’Antioche et des combats qu’on attendait avec im-
patience. De son côté Boémond, toujours accompagné
de ses guerriers, de ses serviteurs et de ceux en qui
il avait le plus de confiance, veillait nuit et jour; 1l
parcourait les rues , les places publiques, faisait la
ronde sur les remparts, visitait toutes les tours, animé
de la plus vive sollicitude , sans cesse occupé à pré-
venir toutes les imprudences, et à empêcher qu'au-
cune embüche secrète préparât aux ennemis les
moyens d'entrer dans la ville.
Il y avait en outre quatre forts principaux qu'il
importait de garder avec le plus grand soin. Le
fort supérieur, qui avait été établi sur la colline au-
dessus de la ville, et contre la citadelle; le fort qui
se trouvait plus bas, en avant du fossé que l’on avait
creusé pour opposer un obstacle aux ennemis, lors-
qu'ils tentaient de faire des irruptions dans la place,
en descendant de la montagne ; le fort situé à lissue
de la porte d’orient, qui avait été construit avant l'oc-
cupation d’Antioche, pour servir de point de défense
au camp des Chrétiens; enfin celui qu’on avait élevé
en face du pont, et à l’aide duquel on avait dirigé les
attaques contre la porte de ce pont. Ce dernier avait
été d’abord confié au comte de Toulouse ; mais il en
était sorti avec ses troupes, pour entrer dans la ville,
lorsqu'elle avait été occupée par ses alliés. Le comte
de Flandre ly avait remplacé, et l'avait occupé avec
cinq cents hommes vaillans et bien aguerris : 1l l'a-
vait fortifié avec le plus grand soin, de peur qu'il ne
vint à tomber entre les mains des ennemis, et qu'a-
lors l'accès et la sortie du pont ne fussent beaucoup
300 GUILLAUME DE TYR.
plus difficiles, ce qui aurait singulièrement empiré
la condition des assiégés.
Un jour, cependant, Corbogath jugea que nos
troupes avaient beaucoup trop de liberté de ce même
côté, pour sortir de la ville et pour y rentrer, et que
le fort qui se trouvait près du pont était le principal
obstacle au succès de ses efforts. En conséquence , il
ordonna à deux mille de ses cuirassiers de prendre
les armes et d'aller attaquer ce point avec vigueur.
Dociles aux ordres qu'ils avaient recus, les Turcs allè-
rent prendre de bonnes positions autour des retran-
chemens de la redoute; ils l’attaquèrent bravement
depuis la première jusqu’à la onzième heure du jour,
Jlancèrent des grêles de flèches, livrèrent de fréquens
assauts et se battirent avec intrépidité; de son côté,
le comte résista vaillamment à tous leurs efforts, et
défendit avec le plus grand courage le poste qui lui
avait été confié. Au soleil couchant, et lorsque la nuit
était près d'arriver, les assiégeans, ayant échoué dans
leur entreprise, levèrent leur camp et allèrent se
réunir à leur armée. Cependant le comte craignit
qu'ils ne revinssent dès le lendemain avec des forces
plus considérables ; il voyait bien qu'il lui serait im-
possible de défendre sa position contre de si nom-
breux ennemis : en conséquence, il profita du calme
de la nuit pour mettre le feu au fort et à tout ce qu'il
renfermait , et rentrer ensuite dans la ville avec toute
sa troupe. Le lendemain , les Tures qui l'avaient as-
siégé toute la journée précédente revinrent en effet
avec un nouveau corps de deux mille hommes pour
recommencer leur attaque, et lorsqu'ils trouvèrent
la redoute abandonnée et presque entièrement dé-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 307
truite, ils retournèrent dans leur camp, sans avoir pu
accomplir leurs projets.
Vers le même temps, quelques soldats de l’armée
ennemie, étant sortis en secret de leurs retranche-
mens, rencontrèrent par hasard quelques hommes
des nôtres, pauvres et misérables, et qui partaient,
marchant sans aucune précaution; ils les firent pri-
sonniers, et les conduisirent devant leur prince, pour
lui offrir, comme à leur seigneur, les prémices de
leur succès. Le prince vit d’un œil de mépris les armes
et les vêtemens de ces captifs : ils portaient des ares
en bois et des épées honteusementcouvertesde rouille;
leurs vêtemens étaient déchirés à la suite de leurs
longues fatigues , et paraissaient complétement usés
de vétusté ; car le peuple pélerin n'avait pas à sa dis-
position des habits de rechange dont il pût se servir
alternativement. On rapporte que le prince turc dit
à cette occasion : « Voilà donc le peuple qui poursuit
« la conquête de royaumes étrangers, gens à qui il
« devrait suflire pour toute richesse qu'on leur donnât
« du pain sur un coin quelconque de la terre, comme
«à de vils mercenaires! voilà donc les armes qui
« doivent servir à frapper les nobles orientaux, armes
« dont les coups feraient tomber à peine un fable
« passereau! Enchainez ces hommes , conduisez-les
=

« chargés de fers, avec les armes et les vêtemens


« que voilà, en présence de mon seigneur qui m'a
«envoyé , afin qu'il juge d’après celascombien 1l est
« peu dificile de triompher de pareilles gens, et ce
«qu'on doit penser de ceux qu'un peuple si misé-
« rable se glorifie d’avoir subjugués. Qu'il repousse
« toute crainte, qu'il rejette sur moi la sollicitude de
302 GUILLAUME DE TYR.
« cette entreprise. Dans peu de temps, ces chiens
« immondes auront cessé d’exister, et, détruits en-
« tièrement, ils ne pourront plus être comptés parmi
« les nations. » À ces mots , il les fit livrer à quelques
hommes qu'il chargea de les conduire prisonniers en
Perse, et de rapporter au grand soudan les paroles
qu'ils avaient entendues.
Le prince croyait qu'il lui serait très-facile de
vaincre ceux dont il n'avait pas encore éprouvé la
valeur. Le ton d’insulte et de mépris par lequel il
avait voulu se faire un titre de gloire auprès de son
seigneur, tourna ensuite à sa plus grande confusion.
Plus étaient méprisables, selon son propre jugement,
ceux qui le renvoyèrent honteux et vaincu, et plus
l'affront qu'il en recut dut être grand, et ajouter à
son déshonneur ; car, d'ordinaire, c’est pour les
vaincus une consolation qui allége leurs malheurs,
qu'on dise qu'ils n’ont succombé que devant des
hommes forts et valeureux , comme aussi la victoire
remportée par des hommes vils et méprisables aug-
mente la rougeur de leur front, et accroît leur igno-
minie.
Lorsque la ville se trouva investie de toutes parts,
et que le peuple n'eut plus la possibilité d’en sortir
ou d'y rentrer, après avoir fait ses affaires au dehors,
la condition des assiégés devint beaucoup plus mau-
vaise. Comme on n’apportait plus de vivres de l'ex-
térieur, la disette ne tarda pas à se faire sentir avec
plus de violence ; et, dans cette absence de res-
sources, pressé de plus en plus par le besoin, le
peuple chrétien recourut bientôt, pour se procurer
des alimens quelconques, à toutes sortes de moyens
HISTOIRE DES CROISADES3; LIV. VI. 303
honteux. Plus de choix , même pour les gens les plus
délicats, entre les objets dont on pouvait se nour-
rir; plus de distinction entre les alimens sains et
ceux qui ne l’étaient pas ; tout ce que le hasard ve-
nait offrir, soit gratuitement, soit à prix d'argent ,
était aussitôt converti en alimens; ces ventres affa-
més se rassasiaient de tout ce qui leur était présenté,
heureux même d’en trouver en quantité suffisante.
Les nobles, les hommes libres ne rougissaient pas
de se présenter en convives importuns aux tables
des étrangers, de tendre avidement la main devant
des inconnus, de demander avec une insistance fà-
cheuse ce que trop souvent on leur refusait. Aucun
respect ne retenait les matrones, les vierges accoutu-
mées auparavant à des habitudes de retenue ; oubliant
leur état et leur naissance, elles allaient ca et là, le vi-
sage pâle et avalé , la voix gémissante , étouffant des
sanglots propres à émouvoir des cœurs de pierre, et
cherchant partout des alimens ;celles que la violence
de la faim ne pouvait dompter au point de les porter à
renoncer à toute pudeur, et à s’abaisser à mendier d’un
front endurci, allaient se cacher dans les lieux les plus
secrets, et se morfondaient en silence, aimant mieux
mourir de misère que de s’exposer publiquement à
aller demander quoi que ce soit. On voyaitles hommes
naguère les plus robustes , que leur valeur insigne ou
leur haute noblesse avaient rendus illustres au milieu
de l’armée, maintenant appuyés sur des bâtons pour
se soutenir dans leur extrême faiblesse, se traîner
demi-morts dans les rues, sur les places publiques ,
et, s'ils ne parlaient pas, se présenter
du moins le
visage méconnaissable, demandant laumône à tout
304 GUILLAUME DE TYR.
passant. Les enfans encore au berceau, privés de lait,
étaient exposés dans tous les carrefours, criant vai-
nement pour demander leur nourriture habituelle;
celles qui leur avaient donné le jour leur refusaient
les premiers soins de la maternité, ne pouvant même
se suflire ni se procurer ce qui leur était nécessaire.
À peine, dans un peuple si nombreux, un seul indi-
vidu pouvait-il trouver à pourvoir à ses propres be-
soins; et, comme tous manquaient également de
vivres, tous avaient pris l'habitude de mendier de
tous côtés. Ceux-la même à qui il restait des ressources
de fortune , ne pouvant trouver à acheter ce dont ils
avaient besoin , n’en étaient pas moins dans l’indi-
gence. Des hommes renommés auparavant pour leur
générosité à donner à d’autres une abondante nour-
riture, cherchaient maintenant les retraites les plus
cachées, les lieux les plus inaccessibles, pour y
prendre leurs repas tant bien que mal, se précipi-
tant avec avidité sur tout ce qu'ils avaient pu ramasser
de côté ou d'autre, et ne faisant part à personne de
ce qu'ils avaient rencontré. Toutes les fois qu'ils pou-
vaient trouver des chameaux, des chevaux, des ânes,
des mulets, cadavres immondes d'animaux étouffés
ou déterrés (chose horrible à raconter), ils les dévo-
raient avec délices, et, dans l'emportement de leur
insatiable faim, ils employaient toutes sortes demoyens
pour soutenir leur misérable existence. Et ce n'étaient
pas seulement la populace et les hommes de la classe
moyenne qui se trouvaient livrés à cette épouvan-
table calamité ; les princes les plus considérables en
étaient également atteints; elle leur était d’autant
plus insupportable qu'ils avaient à pourvoir au sort
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 305
d'an plus grand nombre de personnes, que leurs be-
soins se trouvaient ainsi beaucoup plus étendus, et
qu'il leur était impossible de refuser les témoignages
de leur munificence à ceux qui les imploraient. Il
serait trop long de rapporter ce qui arriva à chacun
des plus grands seigneurs : les hommes âgés en con-
servent encore la tradition; mais il faudrait écrire un
traité séparé pour dire toutes les misères qu’eurent à
supporter les princes pour l'amour du Christ. Qu'il
nous suflise d'ajouter qu’on trouverait avec peine dans
l'histoire un autre exemple d’aussi grands malheurs
supportés aussi long-temps et avec autant de patience
par des princes aussi 1!lustres et une si grande armée.
Pendant ce temps, Corbogath et les siens conti-
nuaient de bloquer la ville avec le plus grand soin,
ceux qui s'y trouvaient enfermés n’en pouvaient sor-
ür, et nul n'avait accès jusqu'à eux. De fréquens as-
sauts, des attaques livrées dans la ville même aussi
bien qu’au dehors, épuisaient les forces des troupes
chrétiennes au-delà de toute mesure , en sorte que,
fatiguées à l'excès, succombant à la continuité de ces
travaux ainsi qu'au défaut de nourriture , elles veil-
laient moins attentivement , et gardaient la place avec
moins de sollicitude. Ceux, en effet, qui consacraient
presque tous leurs soins à chercher une nourriture
pour leurs corps épuisés, ne pouvaient qu'être beau-
coup plus négligens pour tout le reste. Aussi il arriva
un certain jour que les ennemis furent sur le point
de trouver une bonne occasion de rentrer dans la
ville par une tour voisine de celle par laquelle notre
armée y avait pénétré peu auparavant. Quelques Turcs
espérant pouvoir l'occuper à la faveur des ténèbres,
TI, 20
306 GUILLAUME DE TYR.
et donner ainsi à leurs camarades le moyen de péné-
trer dans l'intérieur de la place, de même que les
autres l'avaient fait, dressèrent des échelles contre la
muraille, vers l'entrée de la nuit, et une trentaine
d’entre eux montèrent sur les remparts pour entrer
de là dans la tour qui se trouvait déserte. Tandis
qu'ils poussaient avec ardeur leur entreprise, celui
qui était chargé , de nuit, de la surveillance générale
des portes, arriva par hasard vers cette partie des mu-
railles , et ayant reconnu l'invasion des Turcs, 1lse mit
à crier de toutes ses forces, et donna l'éveil à tous
ceux qui se trouvaient dans les tours voisines, leur
indiquant celle des tours que les ennemis venaient
d'occuper traîtreusement. Tous les hommes qui étaient
de garde de ce côté de la ville répondirent à cet appel;
parmi eux, se distinguait un homme fort et illustre,
Henri de Hache , qui accourut en toute hâte, suivi
de Francon et Siegmar, ses parens, natifs d’une ville
située sur les bords du fleuve de la Meuse. Crai-
gnant que quelques soldats n'eussent cédé à la cor-
ruption pour tenter de livrer la place par trahison,
il se réunit promptement à tous ceux qui arrivaient
des tours voisines, et attaqua l'ennemi avec sa
vigueur accoutumée. Celui-ci résista quelques mo-
mens , et fut ensuite chassé de la tour. Quatre Turcs
succombèrent sous le glaive; les vingt-six autres
furent précipités du haut des remparts, et tombèrent
brisés par morceaux. Henri de Hache perdit en cette
occasion son compagnon Siegmar, qui fut percé d’un
coup d'épée. Francon, blessé mortellement, fut en-
levé par ses ordres , et transporté dans son domicile.
De jour en jour le fléau de la disette augmentait
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 307
dans la ville, et le peuple chrétien en était de plus
en plus tourmenté : sous le poids de tant de priva-
tions et d'une souffrance si continuelle, quelques uns,
négligeant le soin de leur vie, sortaient en secret de
la ville , traversaient le camp des ennemis, et bravaient
mille dangers pour tâcher d'arriver jusqu’à la mer, où
il y avait encore quelques vaisseaux grecs et latins, et
essayer d'y acheter des vivres et de les rapporter à
Antioche. D’autres, cherchant à se soustraire à de si
grands périls, s'en allaient pour ne plus revenir, dé-
sespérant complétement de quelque heureux change-
ment dans le sort de ceux qu'ils laissaient en arrière,
et voulant du moins tenter d'échapper au glaive des
Turcs. Mais ceux-ci, lorsqu'ils eurent découvert que
les nôtres descendaient à la mer ou erraient dans les
environs de la ville, parcourant dans l’obscurité de la
nuit les sentiers les plus détournés et cherchant quel-
ques moyens de subsistance, envoyèrent quelques
uns des leurs qui connaissaient bien les lieux, pour
qu'ils eussent à se tenir en embuscade et à détruire
tous ceux qu'ils pourraient rencontrer. Ils y réussirent
en effet fort souvent et massacrèrent fréquemment
des Chrétiens. Alors les Turcs choisirent deux mille
bons cavaliers, qu'ils envoyèrent sur les bords de la
mer, avec ordre de massacrer tous les matelots et les
marchands, et d'incendier la flotte, afin d'empêcher
toute espèce de commerce, espérant qu’en enlevant
cette dernière ressource aux Chrétiens, l'armée assié-
gée se trouverait entièrement dépourvue de subsis-
tances et ne pourrait conserver aucun espoir de salut.
Les Turcs, exécutant fidèlement leurs ordres, incen-
dièrent une partie de la flotte , attaquèrent les mate-
20.
308 GUILLAUME DE TYR.
lots à l’improviste, en massacrèrent un grand nombre,
et mirent les autres en fuite : la nouvelle de cette
expédition effraya tous ceux qui venaient habituelle-
ment de Chypre , de Rhodes et des autres îles, de la
Cilicie, de l’Isaurie, de la Pamphilie, et de toutes les
contrées maritimes, pour faire le commerce ; ils crai-
gnaient de retourner sur ce point, d'y apporter des
marchandises et n’osaient plus aborder sur le rivage ;
le commerce cessa entièrement, et la condition de
nos armées, déjà fort mauvaise, empira cependant
encore. Tant que les facteurs conservèrent le libre
accès du port , ce qu'ils apportaient était peu de chose,
comparé aux besoins d’un peuple si nombreux, et ne
pouvait à beaucoup près y suflire; cependant il y trou-
vait encore un motif de consolation et quelques res-
sources pour soulager son extrême misère. Les enne-
mis, en revenant des bords de la mer, renconirèrent
quelques uns des nôtres et les massacrèrent presque
tous ;ceux qui échappèrent à leur glaive se cachèrent
dans d’épais buissons, ou dans les profondeurs des
cavernes : la nouvelle de ce désastre affligea notre
armée autant que toutes les souffrances de la disette;
toutes les fois que la renommée, prompte à annoncer
le mal, leur apprenait quelque catastrophe de ce
genre, c'était un nouveau surcroît à leur douleur.
Accablés de tant de calamités, déplorant chaque jour
la perte de quelques uns de leurs compagnons, suc-
combant à leur aflliction et aux maux de tout genre
qui les assaillaient, nos soldats désespéraient entière-
ment de leur salut; de jour en jourils veillaient moins
attentivement à leur défense et se montraient moins.
dociles aux ordres de leurs princes.
HISTOIRE DES CROISADES3; LIV. VI. 309
Cependant Guillaume de Grandmesnil et ceux qui
s'étaient enfuis avec lui arrivèrent à Alexandrette. Ils
y trouvèrent Étienne, comte de Chartres et de Blois ,
dont l’armée et les princes attendaient le retour à
chaque instant avec la plus vive impatience, et qui
feignait toujours d'être malade. Ils lui racontèrent
tout ce qui se passait à Antioche ; et, pour ne pas pa-
raitre eux-mêmes avoir abandonné leurs alliés sans
motifs ou sur des prétextes frivoles, et comme des
hommes timides , ils exagérèrent encore le tableau
des malheurs publics. La situation de l'armée était
terrible et n'avait nul terme de comparaison; ils
trouvèrent moyen, dans leur relation étudiée , de Ja
charger de plus sombres couleurs et de la représenter
encore plus effi:yante. Il ne leur fut pas difficile au
surplus de faire croire au comte Étienne tout ce qui
pouvait augmenter ses craintes, puisque lui-même
avait déjà déserté le camp et abandonné ses collègues,
sous prétexte de maladie, mais dans le fait pour céder
au même sentiment de frayeur. Après avoir tenu con-
seil à ce sujet, les transfuges se mirent en mer sur les
vaisseaux qui depuis long-temps étaient prêts à les
recevoir; ils naviguèrent quelques jours et arrivérent
dans une ville maritime : là, ayant cherché à savoir
en quel lieu se trouvait l'empereur en ce moment, ils
recurent d’abord des rapports différens les uns des
autres ;mais enfin ils apprirent d’une manière certaine
que l’empereur, conduisant d'innombrables légions
de Grecs et de Latins, avait dressé son camp près de
la ville de Finimine et qu'il marchait vers Antioche,
comme pour porter secours à nos armées, ainsi qu'il
s’y était engagé par les traités. Sans compter les troupes
510 GUILLAUME DE TYRk.
qu'il avait levées chez toutes les nations, il avait en-
core avec lui environ quarante mille Latins. Ceux-ci
étaient d’abord demeurés en arrière des autres légions
et sur le territoire de l’empereur, soit que la pauvreté,
les maladies, ou toute autre cause grave les eussent
retenus ; mais enfin, ayant repris leurs forces , animés
par l'espoir que l'empereur serait au milieu d'eux, et
se confiant aux troupes innombrables dont ils suivaient
la marche, ils s'étaient remis en route avec le plus
grand zèle , et se hâtaient de rejoindre ceux qui les
avaient devancés. Le comte Étienne, ayant appris ainsi
le lieu de la résidence de l’empereur et sachant qu’il
n'attendait que l’arrivée de nouvelles forces pour se
porter en avant, prit avec lui tous ceux qui l'avaient
accompagné, suivit des chemins raccourcis et dirigea
sa marche en toute hâte vers l'armée impériale. Il fut
accueilli assez bien par l'empereur, qui cependant lui
témoigna son étonnement de le voir. L'empereur avait
fait sa connaissance à Constantinople lorsqu'il y avait
passé avec tous ses collègues, et s'était lié d'amitié
avec lui; 1l s’informa avec empressement de la santé
des princes et de l’état de l’armée , et demanda ensuite
au comte par quels motifs il s'était séparé de l’expé-
dition. Étienne lui répondit en ces termes :
« Empereur invincible, vos fidèles à qui votre Gran-
«deur avait naguère accordé un passage dans ses
« États, et que vos largesses avaient enrichis , après
«avoir pris Nicée, se rendirent assez heureusement
« à Antioche , assiégèrent cette ville avec opiniâtreté
« pendant neuf mois entiers, protégés par la miséri-
«corde divine, et s’en emparèrent enfin de vive force,
« à l'exception de la citadelle de la place, qui est
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VE. 311
« située sur une montagne d’où elle domine toute la
« ville, et que sa position rend absolument inexpu-
« gnable. Ils crurent alors que tout était consommé
«et qu'ils avaient enfin échappé à tous les dangers;
« mais cette erreur fut la pire de toutes, et bientôt
«ils se trouvèrent en proie à des périls beaucoup plus
«grands. À peine le troisième jour était-il passé de-
« puis l'occupation de la ville, que Corbogath, très-
« puissant prince des Perses, arriva avec ses Orien-
-« taux dont le nombre ne saurait être compté, et vint
« investir la place de toutes parts. Il intercepte toutes
« les communications, s'oppose à l'entrée et à la sor-
«tie de la ville; les princes et le peuple entier sont
« affligés de tant de maux qu'il n’est plus possible de
«rien espérer pour leur salut. L’afluence des assié-
« geans est telle qu'il ne serait pas facile de les comp-
«ter : pour tout dire, en un mot, leurs bataillons ont
«occupé les contrées environnantes comme des ar-
«mées de sauterelles, et l’on dirait qu'il n'y a pas
« même assez de place pour déployer toutes les tentes.
« Cependant le froid , la famine, la chaleur, les com-
« bats, les massacres, ont tellement réduit la force
«de notre peuple qu'il a pu se renfermer tout entier
« dans la ville, et qu'il est presque hors d'état de pour-
«voir au soin de sa défense. Vous saurez aussi que
« les secours qui arrivaient par mer aux Chrétiens tant
«de votre Empire que des îles et des villes maritimes,
« leur ont été entièrement enlevés. Les Turcs ont en-
« voyé un corps de troupes qui a occupé le pays situé
«entre Antioche et la mer : ils ont presque entière-
« ment détruit la flotte; les matelots et les facteurs
« ont succombé sous leurs glaives, en sorte que les
312 GUILLAUME DE TYR.
«nôtres ont perdu par là tout moyen de commerce
_cet tout espoir de recevoir des vivres et des secours.
« On dit que ce qui reste de subsistances dans la ville
«ne peut suflire à la nourriture de nos troupes pour
«un jour entier. Parvenus ainsi au comble de la mi-
«sère , les Chrétiens ne trouvent pas même dans la
«ville un refuge assuré. Les Turcs montent souvent
«en secret vers la citadelle supérieure, et de là ils
=«s’élancent jusqu'au milieu de la ville et livrent de
« fréquentes attaques dans les rues et sur les places
« publiques ; de teile sorte que nos soldats n’ont pas
« moins à souffrir de ces combats intérieurs que des
«assauts qui leur viennent du dehors. Aussi les capi-
« taines et les hommes nobles qui sont ici présens, et
«nous-même, voyant que l’entreprise de nos alliés
«ne pouvait réussir, nous les avons invités à plu-
«sieurs reprises, et avec des sentimens fraternels, à
« pourvoir à leur sûreté, à renoncer à la poursuite d’un
«dessein qu'il est impossible d'accomplir et contre
« lequel la Providence s’est prononcée ; mais, n'ayant
«pu les y déterminer, nous avons enfin pris soin de
«notre salut, pour ne pas nous trouver par notre 1m-
«prudence enveloppés dans de semblables calamités.
« Et maintenant, si vous le jugez convenable, et si
« Les illustres qui vous entourent sont du même avis,
«cessez de poursuivre de pareils projets, afin que les
« heureuses légions qui suivent vos pas échappent du
« moins aux mêmes périls. Il vaut mieux en effet se
«retirer avec ses forces intactes devant cette multi-
«tude innombrable que l'Orient a rassemblée, sans
«tenter une entreprise impossible, que d'aller témé-
«rairement se Jivrer à de si grands hasards. Les
HISTOIRE DES GROISADES3 LIV. VI. 313
«hommes illustres qui sont en votre présence et qui
«ont eu part au même sort, vous attesteront la vérité
«de nos paroles ; et Tanin, cet homme prudent et
«habile, que votre Grandeur avait envoyé à notre
«suite, aura pu vous rendre compte aussi des mêmes
«choses, puisque, connaissant les malheurs de nos
«armées, il s’est prudemment soustrait à tant de ca-
«lamités, sans doute pour venir en informer Votre
«Majesté Impériale. » Il y avait alors dans l’armée de
l'empereur un nommé Gui, frère du seigneur Boé-
mond, qui devint presque fou en entendant le récit
du comte de Blois, et déplora amèrement les infor-
tunes de son frère et de ses amis. D'abord il voulut
contredire les rapports du comte, et lui reprocha d’a-
voir cédé à un sentiment de crainte, en abandonnant
imprudemment une réunion de princes si illustres;
mais Guillaume de Grandmesnil, qui avait épousé la
sœur de Boémond , homme illustre selon la chair, et
non selon les œuvres, parvint enfin à le calmer.
L'Empereur, après avoir entendu ces récits, as-
sembla tous les princes et mit en discussion s'il ÿ avait
lieu de poursuivre la marche ou de rappeler les troupes.
La délibération fut longue et animée, ainsi qu'il
convenait en une affaire de cette importance. Enfin
l'on décida qu'il était plus sage de rappeler
les troupes,
que de soulever tous les royaumes de l'Orient et de
se livrer imconsidérément aux chances toujours incer-
taines de la guerre. L'Empereur se fia entièrement
aux rapports du comte et crut que les choses étaient
précisément dans l’état qu'il avait dépeint; il craignait
même que le prince Corbogath, après avoir détruit nos
armées , ainsi qu'on affirmait, ne marchât à la tête de
314 GUILLAUME DE TYR.
ses troupes innombrables, ne pénétrât sur le territoire
de l'Empire et ne lui enlevât une seconde fois la ville
de Nicée et toute la Bythinie, qu'il avait reconquises
par les soins et les armes des princes pélerins. En con-
séquence, et pour se préserver de ce danger, il or-
donna dans sa retraite de dévaster, par le pillage et
par l'incendie , toutes les provinces situées à droite et
à gauche de sa route, depuis Iconium jusqu’à Nicée,
afin que les ennemis, s'ils avaient par hasard le projet
de pousser leurs courses vers le territoire de l'Em-
pire, ne trouvassent devant eux qu'un pays dévasté,
sans ressources et dégarni d’habitans, et rencontras-
sent dans leur marche de nouvelles difficultés. Ainsi,
el par suite des démarches du comte de Blois, l'armée
des Chrétiens fut privée , au moment où elle en avait
le plus grand besoin, des secours que l'Empereur
avait fait préparer, en exécution des traités qui l’en-
gagealent.
Sans vouloir excuser en aucune facon la conduite
de ce comte, car elle provenait d’un principe vicieux
et d’une cause véritablement malhonnête, il est cer-
tan cependant , à considérer la chose de plus près et
dans ses derniers résultats, que les événemens qui
suivirent tournèrent par ce moyen à la plus grande
gloire des princes et de leurs armées, par l’aide de
celui qui seul peut et sait donner aux affaires le meil-
leur dénoûment possible, quand même elles ont été
mal commencées dans leur origine. Il était juste en
effet que ceux qui avaient supporté le poids et toutes
les fatigues de cette entreprise, qui avaient abandonné
leurs femmes et leurs enfans, pour se dévouer en pé-
lerins à l'accomplissement de leur vœu d'aller com-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 315
battre pour le Seigneur, recueillissent la gloire qui
leur revenait pour prix de leurs travaux. Sil' Empereur
eût été présent, il eût enlevé cette gloire à tous les
autres. Dans lercas où il Les aurait rejoints avec toutes
ses troupes, comme il aurait exercé l'autorité supé-
rieure , à la tête d'une armée plus considérable que
celle des princes, on eût jugé que lui seul avait fait
réussir l’entreprise, et ileût pu prétendre avec justice
à remporter la palme de la victoire. Aussi l'on a cru
que le Seigneur lui-même avait voulu par ces évé-
nemens accorder l'honneur et les récompenses de
tant de travaux à ceux-là seuls qui avaient pénible-
ment accompli leur entreprise avec autant de fidé-
lité que de dévouement, et à travers d'innombrables
dangers.
De nombreux rapports annoncèrent bientôt à An-
tioche la retraite de l'Empereur. Cette nouvelle mit
Je comble aux maux de tout genre sous lesquels notre
armée avait à gémir , et la précipita dans l’abîime du
désespoir. Tous condamnèrent à jamais et eurent en
horreur la mémoire du comte de Chartres : on char-
gea d’exécrations Guillaume de Grandmesnil et tous
ceux qui avaient participé aux mêmes actes d'impiété;
on invoqua contre eux la malédiction des feux éter-
nels qui dévorent le traître Judas, puisque, non con-
tens de se soustraire aux travaux et aux périls com-
muns , ils avaient encore, par leurs artifices, privé le
peuple de Dieu des secours que le Seigneur même
semblait lui avoir préparés.
Corbogath cependant, ainsi que les plus grands
princes de son armée, éprouvèrent d’abord quelque
trouble lorsqu'ils apprirent par leurs espions la pro-
3106 GUILLAUME DE TYR.
chaine arrivée de l'Empereur; ils redoutèrent , non
sans de justes motifs, les forces de ce nouvel ennemi
et l'attaque de l'Empire; mais, lorsque leurs éclaireurs
leur rendirent compte de la retraite de cette armée, ils
devinrent plus insolens que jamais, et, se croyant désor-
mais assurés de la victoire, ilspoussérent leurs ennemis
avec plus d’ardeur et les serrèrent de plus près. Ainsi
les fidèles enfermés dans la ville se trouvèrent en proie
à de plus grandes caïamités, à une misère plus pres-
sante, et 11 semblait qu'il ne leur restât plus aucun
espoir de salut, aucun moyen de consolation. Le dé-
sespoir se répandit de toutes parts et accabla tous les
esprits. Lorsque Boémond , à qui l'on avait confié la
surveillance générale de l’armée, pareourait la ville
pour exercer ses fonctions, 1l ne pouvait plus par-
venir , soit par les paroles, soit même par les coups,
à arracher un seul homme des maisons dans lesquelles
chacun se cachait ; en sorte qu’il n'avait plus personne
pour le service des postes de garde, ou même pour
opposer aux ennemis , dans leurs attaques réitérées à
l'intérieur et dans celles du dehors. Un jour les hé-
rauts et les appariteurs s'étaient épuisés à appeler à
grands cris les soldats, et n'avaient pu réussir à les
rassembler ; Boémond voyant l'inutilité de leurs efforts
et des siens, pour faire sortir les troupes de leurs re-
traites , envoya ses agens sur divers points de la ville,
et y fit mettre le feu, afin de les forcer, du moins par
la crainte , à se montrer en publie, puisque d’ailleurs
ces cœurs endurcis refusaient toute coopération pour
le service de Dieu. I réussit en effet dans son projet,
et dès ce moment ceux-là même qu'il n'avait pu na-
guère réunir se précipitèrent à l’envi, et s’'empressé-
HISTOIRE DES CROISADES3 LIV. VI. 315
rent de reprendre leur service. On assure encore que
les princes, désespérant de tout moyen de salut, tin-
rent entre eux un conseil secret, dans lequel ils réso-
lurent d'abandonner l’armée et tout le peuple, de
prendre la fuite au milieu de la nuit, et de se retirer
vers la mer. Le duc et le vénérable évêque du Puy en
furent cependant informés : ils convoquèrent alors
tous les chefs, leur adressèrent de justes réprimandes,
et représentèrent à tous les nobles rassemblés qu'ils
se couvriraient à jamais d’infamie, eux et leur posté-
rité, si, méconnaissant les titres glorieux de leur naïs-
sance et oubliant tous leurs devoirs, ils tentaient de
s'échapper du milieu de cette immense réunion de
fidèles dévoués au Christ.
Pendant ce temps, le peuple de Dieu ne cessait
‘être en proie à toutes les misères et à la famine ; les
ennemis l’attaquaient sans relâche dans la ville même
aussi bien qu'au dehors, et l’on ne pouvait trouver
aucun soulagement , aucun remède à tant de maux.
Les grands et les petits, enveloppés dans les mêmes
calamités, n étaient plus en état de se prêter mutuel-
lement aucun secours ; tous rappelaient alors à leur
pensée les femmes et les enfans qu'ils avaient laissés
chez eux, les riches patrimoines qu'ils avaient aban-
donnés pour l'amour du Christ; tous allaient presque
jusqu'à accuser l'ingratitude du Seigneur, qui ne te-
nait plus aucun compte de leurs longues fatigues , de
la sincérité de leur dévouement, et souffrait qu'ils
fussent livrés aux mains de leurs ennemis comme un
peuple qui lui eût été étranger.
Et cependant, lorsqu'ils étaient ainsi afiligés, le Sei-
gneur entendit leurs gémissemens, jeta sur eux un
318 GUILLAUME DE TYR.
regard de compassion et leur envoya des consolations
du lieu même où il siége dans sa majesté. Un certain
clerc, nommé Pierre , originaire , à ce qu’on dit, du
pays qu'on appelle la Provence, alla trouver l'évêque
du Puy et le seigneur comte de Toulouse, et leur afhr-
ma que le bienheureux apôtre André lui était apparu
en songe , et l'avait invité, par trois ou quatre avertis-
semens consécutifs, à aller parler aux princes en
toute hâte, et leur annoncer que la lance dont Notre-
Seigneur Jésus-Christavait été percé dans le côté, était
déposée en secret dans l’église du prince des Apôtres,
qu'il fallait l’y chercher avec le plus grand soin, et
qu'à cet effet il lui avait désigné d’une manière cer-
taine Ja place où on la trouverait. Cet homme alla donc
se présenter devant les princes agréables à Dieu , aflir-
ma la sincérité des paroles qu'il lui avait été enjoint
de rapporter , les exposa avec ordre, et déclara que le
même apôtre l'avait contraint à cette démarche, en
le remplissant de terreur. Il dit que, pauvre et ne
se croyant doué d'aucune sagesse, il avait à plu-
sieurs reprises refusé d'accomplir cette mission , mais
qu'enfin il lui était impossible de se soustraire plus
long-temps aux ordres impérieux de l'apôtre, füt-ce
même au péril de sa vie. Ceux qui avaient recu cette
confidence la communiquèrent aux autres princes, et
leur présentèrent le clerc, afin qu’il püt faire les mêmes
déclarations devant eux, et leur transmit dans la même
forme les ordres qui lui avaient été donnés. Tous eu-
rent foi à ses paroles, et se rassemblèrent dans le lieu
qu'il leur désigna, au dessus de l'enceinte de l’église;
on creusa assez avant dans la terre, et on y trouva la
lance, ainsi que le clerc l'avait annoncé. Le peuple,
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 319

dès qu'il eut appris cet événement, qui annoncait un


secours envoyé par le Ciel même, accourut en foule à
l'église ; on fit des offrandes pour reconnaître honora-
blement la découverte de ce précieux objet; chacun
commença à éprouver une sorte de soulagement à ses
anxiétés, et se sentit animé d’une nouvelle force pour
poursuivre une entreprise toute divine. Il se trouva
aussi quelques hommes qui dirent avoir eu des visions
d’anges et de saints apôtres; la similitude de leurs
récits accrut la foi publique et tira le peuple de son
profond abattement. D'après les conseils secrets des
hommes vénérables et remplis de la crainte de Dieu,
tous les princes renouvelèrent leur vœu et s'enga-
gèrent par serment, corps pour corps, les uns envers
les autres, si le Seigneur, dans sa clémence, daignait
les arracher aux maux présens et leur accorder avec
bonté la victoire sur leurs ennemis, à ne point se sé-
parer jusqu'à ce qu'avec l’aide de Dieu ils eussent
occupé la ville sainte et le glorieux sépulcre , et les
eussent rendus à leur antique liberté et aux ardens
desirs de la foi chrétienne.
Le peuple avait gémi pendant vingt-six jours con-
sécutifs sous le poids intolérable de cette affliction ,
lorsque cet événement vint ranimer son courage ;
chacun ceignit ses reins d’une force toute nouvelle,
et se trouva doué d’une ardeur plus qu'ordinaire,
mettant sa confiance dans l'espoir que le Ciel même
avait envoyé; tous, depuis le plus grand jusqu'au plus
petit, disaient d’une commune voix qu'il était temps
de mettre un terme à tant de souffrances, et de com-
battre les ennemis ; tous, comptant avec foi sur la
puissance de l'intervention divine, voulaient sans re-
320 GUILLAUME DE TYR.
tard repousser loin d'eux ces adversaires si confians
dans leurs propres forces, et délivrer de ce voisinage
la ville que le Seigneur leur avait livrée. [ls pensaient
unanimement qu'il valait beaucoup mieux tenter la
fortune des combats que se consumer sans relâche
dans la misère et la famine , et demeurer continuelle-
ment en proie aux attaques et aux violences des en-
nemis. Ces paroles étaient dans la bouche de tout le
monde : tous disaient à l’envi qu'il fallait sortir des
murailles et aller attaquer les Turcs; les princes ré-
pétaient de tous côtés les mêmes choses, et les gens
du peuple, enflammés des mêmes espérances, se plai-
gnaient déjà de la lenteur des chefs, et leur repro-
chaient tout retard.
Ils se rassemblèrent alors, et, s'étant bien convain-
cus du zèle extraordinaire que le ciel même avait
répandu dans l’armée , ils résolurent, dans le conseil
tenu à ce sujet, d'envoyer une députation au prince
qui commandait les ennemis, et de lui faire proposer
ou de se reürer et d'abandonner la ville pour que les
Chrétiens la possédassent à perpétuité, ainsi qu'ils
en avaient le droit dans le principe, droit qu'ils
venaient de recouvrer, avec l’aide du Seigneur ; ou
bien de se préparer à la guerre et de se tenir prêt à
subir le jugement du glaive. Pierre l’ermite, homme
vénérable dont j'ai déjà beaucoup parlé , fut élu pour
cette mission ; on lui donna pour associé et pour com-
pagnon un certain Herluin, homme prudent et sage,
qui avait quelque habitude de l'idiome des Perses
et de la langue des Parthes : on les chargea de rap-
porter au prince turc la résolution du conseil, en y
ajoutant, comme proposition subsidiaire, que si le
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 321
prince préférait la voie des armes, il aurait encore à
choisir ou de se présenter seul, pour soutenir un com-
bat singulier contre l’un de nos princes, ou de dési-
gner un certain nombre des siens, auxquels on oppo-
serait un nombre égal d'hommes choisis dans notre
camp, ou bien enfin d'accepter un combat général,
et de faire préparer les deux armées à se livrer ba-
taille. On fit d’abord demander une suspension d’ar-
mes, en annonçant qu’on allait envoyer une dépu-
tation à l'armée turque, et, lorsque cette trève fut
convenue , les deux députés chrétiens se mirent en
marche avec l’escorte qui leur fut assignée, et se ren-
dirent à la tente du prince ; ils le trouvèrent entouré
de ses chefs et de ses satrapes. Pierre l’ermite , le cœur
plein de force et de courage, quoiqu'il fût frêle et
petit de corps, s’acquitta de sa mission avec autant de
fidélité que de vigueur. Il se présenta devant le sa-
trape des Perses , sans lui donner aucune marque de
respect, sans se troubler aucunement, et lui adressa
ce discours d’un ton ferme et assuré :
« L'assemblée sacrée des princes agréables à Dieu
« qui sont à Antioche m'envoie auprès de ta Grandeur
« pour te donner avis que tu aies à renoncer à tes im-
« portunités , et que tu abandonnes le siége d’une ville
« que le Seigneur leur a rendue dans sa divine clé-
=« mence. Le prince des Apôtres, fidèle et sage dispen-
_ «sateur de notre foi, arracha cette ville à l’idolâtrie
«par la vertu de sa parole, par cette grâce de per-
«suasion dans laquelle il excellait, et enfin par la
« grandeur de ses miracles ; il a convertie à Ja foi du
« Christ, et nous l’a rendue aïnsi particulièrement
« précieuse. Vous l'aviez occupée de vive force , mais
LU. 21
329 GUILLAUME DE TYR.
«injustement : le Seigneur , fort et puissant, nous la
« rendue ; aussi ceux qui sont animés d’une sollici-
« tude bien légitime pour cet héritage de leurs aïeux ,
« cette résidence habituelle du Christ, te font deman-
« der de, choisir entre plusieurs propositions, ou de
« renoncer au siége de la ville, et de cesser d’inquiéter
« les Chrétiens, ou d’éprouver la force de nos armes
« d'ici à trois jours. Et afin que tu n'évites sous aucun
« prétexte le combat qui t'est proposé, afin que tu ne
« cherches aucun subterfuge, même légitime , ils lof-
« frent encore d'opter entre plusieurs déterminations,
« de te présenter seul pour combattre contre l’un de
« nos princes , afin que vainqueur tu obtiennes tout
« ce que tu peux demander, ou que vaincu tu de-
« meures en repos ;ou bien encore d’élire plusieurs
« des tiens, qui combattront aux mêmes conditions
«contre un même nombre des nôtres; ou enfin de
« convenir que les deux armées tenteront l’une contre
« l'autre la fortune des combats. »
On dit que Corbogath, méprisant ces paroles, ré-
pondit alors : «Il ne semble pas, mon Pierre, que les
« affaires des princes qui t'envoient soient dans une
« situation telle qu'ils puissent m'offrir ainsi de cho1-
« sir entre diverses propositions, ou que. je doive du
« moins être tenu d'accepter celle qui pourrait me
« convenir le mieux. Mon glaive les a déjà réduits à
« ce point qu'eux-mêmes n'ont plus la faculté de choi-
« sir hbrement, et qu'ils sont contraints de se faire
« une volonté, ou d’y renoncer, selon mon bon plai-
« sir. Va donc, dis à ces imprudens, quine compren-
« nent pas encore leur situation , et qui L'ont chargé
« de venir vers moi, que tous ceux des deux sexes
*
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 323
A que je pourrai trouver en pleine possession de
« toutes les forces de l’âge mür, conserveront la
« Vie et seront réservés par moi pour le service de
« mon maître; que tous les autres tomberont sous
« mon glaive, comme des arbres inutiles, en sorte
« qu'il n’en restera pas même un faible souvenir. Si je
« n'eusse jugé plus convenable de les détruire par la
« rigueur de la famine que de les frapper du glaive,
J'aurais déjà renversé les murailles, je me serais em-
« paré de vive force de la ville , et ils eussent recueilli
« le fruit de leur voyage, en subissant la loi de ven-
« Seance. »
Après avoir ainsi appris les intentions de celui au-
quel on l'avait envoyé, reconnaissant que ses nom-
breuses troupes et ses incomparables richesses rem-
plissaient son cœur d’un orgueil démesuré, Pierre
l'ermite prit congé du prince, et retourna auprès des
Chrétiens. À peine était-il rentré dans la ville, comme
il se hâtait d’aller rapporter, aux princes dont il tenait
sa mission , la réponse qu’iMavait reçue , le peuple et
les grands coururent au devant de lui, empressés de
connaître les paroles qu'il avait à dire et le résultat de
son ambassade. Pierre se disposait déjà à raconter dans
le plus grand détail, en présence de tout le peuple, la
réponse qu'il avait recueillie de la bouche même du
prince , à dire quels étaient son orgueil, ses menaces
et le faste immodéré qui l’entourait. L'illustre Gode-
froi, craignant que la multitude, déjà accablée sous le
poids de ses maux présens et près de succomber à ses
longues souffrances, ne fût frappée d’une nouvelle ter-
reur , en entendant le récit complet que Pierre se pré-
parait à lui faire, l'arrête au moment où il allait
21.
394 GUILLAUME DE TYR.
prendre la parole, et le conduisant à l'écart, hors de
la foule assemblée , il Pinvite à laisser de côté toutes
les circonstances de son récit, et à dire en peu de
mots le résultat de sa mission, savoir , que les ennemis
demandent la guerre et qu'il faut s’y préparer sans re-
tard. L’ermite annonce donc au peuple que les Turcs
veulent combattre ; tous aussitôt, depuis le plus grand
jusqu’au plus petit, enflammés d’un zèle ardent, écou-
tent avec joie la réponse qu’on leur rapporte; ils té-
moignent eux-mêmes le plus vif desir de se mesurer
avec les ennemis, ils appellent la guerre de leurs
vœux, et semblent avoir complétement oublié toutes
leurs misères et compter sur la victoire. De toutes
parts on n'entend que de bruyantes acclamations;
tous témoignent à l'envi, de la voix et du geste, qu'ils
accueillent avec joie les propositions qu'on leur
adresse, et qu'ils seront prêts à combattre dès Le len-
demain. Chacun rentre gaiement dans son logis, et
tous, dans l’ardeur qui les presse, passent cette nuit
sans goûter les douceurs du sommeil. Ils reprennent
leurs armes, préparent leurs chevaux, leurs cuirasses
et leurs casques, leurs boucliers et leurs glaives, et
ne se donnent aucun moment de repos. On fait en
outre publier dans toute la ville, par les hérauts, que
dès le lendemain matin, avant le lever du soleil, cha-
cun ait à prendre les armes, à se préparer au combat
et à se réunir à sa légion pour suivre fidèlement la ban-
nière de son prince.
Le lendemain, au premrergcrépuscule, les prêtres
et les ministres du Seigner célèbrent le service di-
vin dans les églises, consomment le sacrifice, et m-
vitent le peuple à faire, selon l'usage, sa confession en
HISTOIRE DES GROISADES; LIV. VI. 320
tout esprit d'humilité etde contrition, afin que chacun
se puisse fortifier, par le corps et le sang de Jésus-
Christ , contre les périls du monde. Ils exhortent à par-
donner toute offense, à déposer toute haine, à re-
nouer tous les liens d'amour et de charité, afin que
chacun marche avec plus d'assurance au combat, et
que l’on puisse dire de tous ces guerriers qu'ils sont
vraiment les disciples et les membres de celui qui a
déclaré : « Tous connaïîtront que vous êtes véritable-
« ment mes disciples, si vous vous aimez les uns les
« autres. »
Après la célébration du service divin, lorsque tous
les fidèles furent rassasiés des dons célestes, ils se
sentirent pénétrés de la grâce d’en haut. Des hommes
qui, la veille et l’avant-veille, mous et abattus, mai-
gres, décharnés ei sans force, pouvaient à peine
lever les yeux et marcher la tête haute , des hommes
qui, exténués naguère par le jeûne, vaincus par de
longues fatigues , cherchaïent où se cacher, et avaient
oublié leur antique honneur, se montrent mainte-
nant, et de plein gré, en public, renoncent à toute
faiblesse, et comme doués de nouvelles forces, por-
tent leurs armes en guerriers intrépides; leur cou-
rage est ranimé; ils ne craignent plus de s'occuper
des apprêts de la guerre ; ils se promettent déjà
la victoire. On ne voyait personne, au milieu d’un
peuple si nombreux, quelle que fût d’ailleurs sa con-
dition ou son âge, qui ne s’empressät de prendre
les armes, qui ne méditât de beaux exploits, et ne
portât dans son cœur le présage du succès. Les pré-
tres, revêtus de leurs habits sacerdotaux, parcouraient
les rangs, se portaient sur jous les lieux de rassem-
l
326 GUILLAUME DE TYR.
blement, tenant en main la croix du Seigneur, et se
faisant précéder des images protectrices des Saints;
ils promettaient indulgence pour les péchés, et rémis-
sion entière des fautes à tous ceux qui se montre-
raient vaillans dans la mêlée, et défenseurs intrépides
des antiques traditions de la foi chrétienne. En même
temps les évêques encourageaient par leurs paroles
les princes et les chefs de l’armée, s'adressantà eux
en particulier aussi bien qu'en public, les sollicitant
vivement avec la grâce de langage qui leur était ins-
pirée par le ciel même, bénissant aussi le peuple et
le recommandant aux bontés du Seigneur. On remar-
quait surtout parmi eux le premier des serviteurs du
Christ, l’évêque du Puy, quiinsistaitavec ardeur dans
ses pressantes exhortations, et qui par ses jeünes et
ses oraisons, par ses largesses et ses abondantes au-
mônes , s’offrait lui-même en holocauste devant la face
du Dieu vivant.
Le 98 juin, les troupes se rassemblèrent de grand
matin devant la porte du pont, et invoquant les secours
d'en haut, elles se rangèrent en bataille, avant de
sortir de la ville. On régla en même temps l’ordre de
la marche, et le rang de chaque corps d'armée. Le
premier était commandé par Hugues-le-Grand , frère
du roide France, à qui furent confiés les étendards ; on
fui adjoignit un homme recommandable en tout point,
Anselme de Ribourgemont, et d’autres nobles, dont le
nombre et les noms nous sont également inconnus.
Le second corps était sous les ordres de Robert, sur-
nommé le Frison, comte de Flandre, conduisant tous
ceux qui dès l’origine avaient suivi son expédition.
Robert, duc de Normandie,recut ordre de se mettre à
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 325
la tête du troisième corps : 1l avait avec lui un homme
illustre, son neveu, le comte Étienne d’Albemarle,
ct d’autres nobles encore qui l'avaient toujours ac-
compagné. L'évêque du Puy, le noble Adhémar, de
précieuse né Me3 était à la tête du quatrième corps,
composé de sa suite et de celle du comte de Tou-
louse; il portait avec lui la lance du Seigneur. Re-
naud comte de Toul, et son frère Pierre de Stenay,
le comte Garnier de Gray, Henri de Hache, Renaud
d'Ammersbach , Gautier de Dommédard conduisaient
le cinquième corps. Le sixième, en vertu des ordres
des princes, fut mis sous le commandement de Raiïm-
baud comte d'Orange, qui avait avec lui Louis de Mon-
cons, et Lambert fils de Conon de Montaigu. L’illus-
tre et magnifique seigneur de Lorraine, le due Gode-
froi commandait le septième corps, et avait avec lui
Eustache, son respectueux frère; il disposa son armée
selon toutes les règles de l’art militaire. Tancrède,
fort dans les combats, autant que distingué par la
générosité de son caractère, commandait le huitième
corps. Le neuvième était sous les ordres du comte Hu-
gues de Saint-Paul et d'Enguerrand son fils, et on
leur adjoignit Thomas de Fe, Baudouin du Bourg,
Robert fils de Gérard, Renaud de Beauvais, et Galon de
Calmon. Rotrou, comte du Perche, Évrard de Puy-
saie, Drogon de Monci, Raoul fils de Godefroi et
Conan le Breton furent préposés au commandement
du dixième corps. Le onzième obéissait à Isoard,
comte de Die, qui avaitavec lui Raimond Pelet, Gaston
de Beziers, Gérard de Roussillon, Guillaume de
Montpellier et Guillaume Amanjeu. Enfin le douzième
corps, qui était le plus récemment formé et en
328 GUILLAUME DE TYR.
même temps le plus considérable , reconnaissait le
seigneur Boémond pour chef supérieur. Celui-ci recut
ordre de marcher le dernier, afin de pouvoir, en
temps opportun, fournir des secouxs à ceux qui en
auraient besoin , et s'occuper avec sollicitude de ren-
forcer les corps qui se trouveraient accablés par l’en-
nemi. Le comte de Toulouse, qui était dangereuse-
ment malade, demeura dans la ville, pour veiller à
sa sûreté et la défendre contre ceux des ennemis qui
tenaient encore dans la citadelle, de peur qu'ils ne
cherchassent à profiter de l’absence des princes et des
troupes, pour faire une nouvelle irruption et attaquer
les faibles et les infirmes, les vieillards et les femmes,
et tout le peuple enfin qui ne prenait pas part aux
combats. On fit construire aussi sur la colline qui était
en face de la citadelle, une muraille de pierres et
de chaux, revêtue de fortifications sur lesquelles on
établit quelques machines propres à lancer toutes
sortes de matériaux, et on confia la garde de cette po-
sition à deux cents hommes pleins de vigueur et ha-
biles dans le maniement des armes.
Après avoir ainsi disposé et rangé en ordre de ba-
taille tous les corps d'armée, les princes arrêtèrent
dans le conseil que Hugues-le-Grand et le comte de
Normandie marcheraient en avant ; ils firent ordonner
en même temps dans tous les corps de se former selon
le même mode, de mettre les fantassins en première
ligne, et de faire suivre la cavalerie, qui veilleraitatten-
tivement à leur défense. Enfin on fit aussi publier de
toutes parts que les soldats eussent à s'abstenir de tout
pillage ; qu'ils songeassent uniquement à attaquer et à
tuer les ennemis jusqu’à ce que la victoire fût assurée et
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 329
l'ennemi mis en déroute, puisqu'il serait temps alors de
revenir en toute liberté s'enrichir de ses dépouilles.
Corbogath, depuis son arrivée, avait toujours re-
douté une irruption subite de nos troupes dans son
camp, et il la craignit bien plus encore après que
Pierre l’ermite se fut acquitté auprès de lui de sa mis-
sion. En conséquence 1l était convenu, avec ceux
de ses alliés qui occupaient toujours la citadelle,
qu'ils auraient soin de l’avertir par des signaux, dès
qu'ils reconnaîtraient que nos chefs ordonnaïent des
préparatifs militaires et se disposaient à tenter une
sortie. À la première heure du jour , tandis que les
divers corps de l’armée chrétienne se mettaient en
mouvement, les Turcs qui se trouvaient dans la ci-
tadelle , ayant eu connaissance de leurs dispositions,
sé hâtérent de faire les signaux convenus, et donnè-
rent ainsi l'éveil dans le camp de Corbogath. Ce
prince voulant s'opposer aux desseins des nôtres, en-
voya deux mille hommes environ de son armée,
avec ordre de se porter à leur rencontre aux abords
du pont et de leur disputer le passage; ceux-ci, en
effet, afin de pouvoir mieux combattre et lancer leurs
flèches avec plus de liberté, descendirent de cheval,
se mirent à pied et occupèrent la tête du pont, du
côté de la plaine. Les nôtres, lorsque tous les corps
d'armée furent formés et disposés en ordre régulier,
selon les principes de l'art militaire, firent ouvrir la
porte et sortirent successivement , en observant avec
soin leurs rangs et les distances qui séparaïent chaque
corps. L’ennemi les attendait de pied ferme, résoln
à s'opposer de toutes ses forces à leur passage. Hugues-
le-Grand, qui commandait le premier corps, envoya
330 GUILLAUME DE TYR.
en avant ses fantassins et ses archers et les lança avec
vigueur contre les Tures ; d’abord ceux-ci essayèrent
de tenir ferme; mais ne pouvant résister au premier
choc des nôtres, ils se trouvèrent bientôt en pleine
déroute, et prirent la fuite, pressés en même temps
si vivement qu'ils eurent grand’peine à retrouver leurs
chevaux : tandis qu'ils s’ébranlaient, tout prêts à se
sauver, Anselme de Ribourgemont, qui faisait partie
du premier corps d'armée, s’élança sur eux avec ar-
deur, et fit preuve d’une bravoure à jamais mémo-
rable. Oubliant tout soin de sa vie et se précipitant
audacieusement au milieu même des rangs ennemis,
il percait les uns de la lance , renversait les autres sur
la poussière, abattait tous ceux qui s’offraient à ses
coups, et s’attirait, par cette brillante conduite, lés re-
gards et la bienveillance des hommes de toute con-
dition. Animés à cette vue, Hugues-le-Grand, Robert
comte de Flandre, Robert comte de Normandie,
Baudouin comte du Hainaut, Eustache frère du duc,
pleins d’admiration pour le courage de ce noble guer-
rier, s'élancent avec ardeur pour lui porter secours;
ils réunissent leurs forces, et renversent vigoureu-
sement tout ce qui oppose encore quelque résis-
tance; puis se jetant à la poursuite des fuyards, ils
les chassent devant eux et les suivent presque jusque
dans leur camp.
Au moment où nos troupes sortaient de la ville , il
arriva aussi un événement qui mérite bien d’être con-
sacré dans la mémoire des hommes. Les corps d’ar-
mée s'étaient mis déjà en mouvement et franchis-
saient la porte d’Antioche; déja les ennemis qu’on
avait envoyés à la tête du pont pour s'opposer à*leur
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 331
passage , avaient péri sous le fer, ou s'étaient mis
en fuite , lorsqu'une suave rosée envoyée par le ciel
même , légère et agréable , descendit sur notre ar-
mée , et tomba avec une telle douceur qu'il semblait
que le Seigneur répandit sur nos troupes sa béné-
diction et sa grâce. Quiconque fut arrosé de cette
pluie céleste sentit son corps et son ame se remplir
à la fois d’une douce hilarité, et retrouva l'usage
de toutes ses forces, comme sil n'avait souffert
aucune peine , aucune fatigue durant tout le cours
de cette expédition; et ce ne furent pas seulement les
hommes qui reprirent toute leur vigueur par ce bien-
fait divin : les chevaux mêmes qui, pendant plu-
sieurs jours , n'avaient eu pour toute nourriture que
des feuilles et des écorces d’arbres, furent animés
d’une ardeur toute nouvelle, etse montrèrent pen-
dant toute cette journée supérieurs en vitesse et en
force aux chevaux des ennemis, nourris cependant
jusqu'alors d’orge et de paille. Cette rosée de béné-
diction confirma dans nos soldats l'espérance de la
victoire , et les remplit d’une telle vigueur qu'il sem-
blait que ce fût d'eux que le roi-prophète eût dit ces
paroles : « Vous séparerez, à Dieu, et vous destine-
«rez pour les peuples qui sont votre héritage une
« pluie toute volontaire *. » Aussi tous furent-ils in-
timement convaincus que la grâce du Saint-Esprit
s'était répandue sur eux.
Lorsque toutes les légions furent sorties de la ville,
les princes jugèrent convenable de les ranger en ba-
taille en face des montagnes qui sont à deux milles
environ d'Antioche, et d'occuper ainsi toute la plaine,
* Psaum. 67, v. 10,
3392 GUILLAUME DE TYR.
de peur que l'ennemi ne tentât, selon sa coutume,
de s'établir de vive force ou par ruse entre notre ar-
mée et la ville, pour envelopper nos troupes, et in-
tercepter leurs communications avec la place. Les
Chrétiens s’avancaient lentement et progressivement ,
en sorte que les corps d'armée pussent demeurer tou-
jours bien séparés , et que la distance des rangs fût:
observée. Par la vertu de la faveur divine qui les pro-
tégeait, ceux qui, renfermés dans l’enceinte de la
ville, semblaient en petit nombre et comme rien, en
comparaison de leurs ennemis, parurent maintenant
plus ou tout au moins aussi nombreux que ceux qui
occupaient les positions du dehors. Celui, en effet,
qui avait su jadis, pour apaiser la faim de cinq mille
personnes, multiplier les cinq pains, et les couper
en un nombre infini de morceaux, voulut encore,
par un miracle non moins grand et pour la gloire de
son nom, accroître le nombre du peuple voué aux
bonnes œuvres, et agréable à ses yeux. Parmi ceux
qui s’avancaient pour aller combattre, on voyait, en
outre , les prêtres et les lévites consacrés au Seigneur,
revêtus de leurs étoles blanches , et portant dans les
mains la miraculeuse croix. Ceux qui étaient demeurés
dans la ville montèrent aussi sur les remparts, revé-
tus de leurs habits sacerdotaux ; versant des larmes,
et récitant continuellement leurs oraisons, ils éle-
vaient les mains vers le ciel, priaient sans relâche
pour le peuple fidèle, et suppliaient le Seigneur d’é-
pargner sa race, et de ne pas livrer son héritage en
opprobre à toutes les nations.
Cependant le prince ennemi, informé de la sortie
de notre armée , tant par les signaux qu'on avait faits
HISTOIRE DES CROISADES: LIV. VI. 333
du haut de la citadelle, que par les rapports des
hommes que les nôtres avaient mis en fuite auprès du
pont, convoqua les seigneurs et tous les chefs de ses
troupes. Îl commençait à considérer plus sérieuse-
ment ce qui d’abord ne lui avait paru qu'un jeu, et
était bien près de craindre ceux dont il semblait na-
guère mépriser les armes et la faiblesse. A la suite de
son conseil, mettant surtout à profit l'expérience des
habitans d’Antioche, 1l organise ses bataillons, dis-
pose ses corps d'armée , règle avec le plus grand soi
la marche de ceux qui doivent s’avancer les premiers,
la position de ceux qui les suivront, et s'occupe enfin
de toutes choses avec une extrême activité. Entre
autres dispositions, et avant que nos troupes eussent
occupé toute la plaine qui s'étend entre la ville et les
montagnes, 1l forma un corps d'armée remarquable
par les hommes sages à la fois et vaillans qui le com-
posaient ; il était commandé, à ce qu'on dit, par
l'illustre Soliman, prince de Nicée, dont j'ai déjà
parlé fréquemment. Corbogath l'envoya du côté de la
mer, afin qu'il pût marcher à la rencontre de nos
troupes, lorsque, vaincues et forcées de prendre la
fuite , elles tenteraient de se rapprocher du rivage, ou
de rentrer dans la ville, voulant@ainsi les placer entre
deux dangers, et les fairgsdétruire en même temps et
par ceux qui les poursuivræeit, et par ceux qui leur
couperaient le chemin. Il distribua ensuite toutes
ses autres troupes sur la gauche et sur la droite, et
confia chacun de ces corps au :cômmandement des
princes qui avaient obtenu sa biénveillance ; il les en-
courageait à se souvenir de leur ancienne valeur,à
combattre avec ardeur comme de bravesguerriers, leur
‘ 334 GUILLAUME DE TYR.
représentant comme frivoles et méprisables toutes
les entreprises de ce peuplé inhabile à la guerre, de
cette race famélique , de cette multitude d'hommes
imprudens et dénués de tout moyen de défense.
Lorsque nos troupes eurent occupé toute la plaine,
de manière à ne pouvoir être enveloppées par les
ennemis, les clairons donnèrent le signal du combat;
les porte-bannières marchèrent en avant des légions,
et les soldats se mirent en mouvement pour se porter
en ordre de bataille contre les rangs opposés. Déjà
ils étaient assez près pour que les ennemis pussent
les atteindre de leurs flèches, lorsque les trois pre-
miers corps s'élancèrent en même temps , attaquant
les Turcs de la lance et du glaive. Nos fantassins, ar-
més d’arcs et de frondes, marchaient en avant des es-
cadrons de cavalerie, et combattaient avec ardeur à
l’envi les uns des autres; les cavaliers les suivaient de
près , et mettaient tous leurs soins à les protéger au-
tant qu’il leur était possible. Tandis que les premiers
corps se battaient vaillamment, ceux qui étaient en
arrière arrivaient peu à peu, dans l’ordre de leur
marche, s’élançaient sur l'ennemi avec une égale im-
pétuosité, et ranimaient ainsi l'audace et les forces
des premiers assaillans,, Déjà tous les corps étaient
successivement arrivés sumbennemi , à l'exception de
celui que commandaïtsBéémond ; tous combattaient
avec la plus grande vigueur , tuaient un grand nombre
de Turcs, jetaient le désordre dans leurs rangs, et se
voyaient au momênt de les mettre en fuite. Déjà le
duc, à la tête de saftroupe , avait attaqué une forte
colonne ennemie qu'il pressait de toutes ses forees ,
et qui semblait sur le point d'abandonner le champ
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 345
de bataille, quand tout à coup Soliman, qui avait
conduit son corps d'armée du côté de la mer, ramène
ses troupes dans la plaine, s’élance audacieusement et
avec la plus grande impétuosité sur le corps de Boé-
mond, et fait pleuvoir une grêle de flèches qui inonde
tout le terrain occupé par les Chrétiens. Bientôt les
soldats, déposant leurs arcs, et négligeant leur service
ordinaire, se précipitent armés de leurs massues et
de leurs glaives, et Boémond ne soutient qu'avec peine
la vivacité de leur attaque. Les Turcs le pressent de
toutes parts : son corps s'ébranle et est sur le point
de fuir en déroute, quelles que soient la force et la
valeur du chef qui les commande ; entouré d’enne-
mis, demeuré seul avec quelques fidèles serviteurs,
il lutte encore péniblement. Mais enfin le duc, averti
de son danger, accourt avec sa troupe; il est bientôt
suivi de l'illustre Tancrède, et tous deux se hâtent
de porter secours au prince d’Antioche. Leur arrivéél
en un moment si opportun enlève aux Turcs tout
leur avantage : leurs forces sont bientôt énervées;
leur courage disparaît, et les nôtres, à leur tour, les
pressent vivement, et jonchent la terre de leurs
morts et de leurs blessés. Se voyant en nombre trop
inégal , incapables de supporter plus long-temps les
efforts des assaillans , les Turcs cherchent d’autres
moyens de défense. Ils tirent aussitôt du feu d’une
pierre avec leur adresse accoutumée : il y avait non
loin de là une grande quantité de foin extrêmement
sec et de grands amas de paille très-propre à un in-
cendie; les Tures mettent le feu à ce vaste foyer
qui le recoit promptement. Il n'en sort que peu de
flamme, mais une fumée noire et épaisse s'élève et se
336 GUILLAUME DE TYR.
répand au loin; elle enveloppe les bataillons chré-
tiens , et oppose de nouveaux obstacles à leurs puis-
sans efforts : presque aveuglés par ce nuage et par
les tourbillons de poussière que soulèvent en même
temps les chevaux et les masses des fantassins, ils
ne peuvent poursuivre leurs ennemis qu'avec plus
de lenteur. Ceux-ci ont soin d’entretenir l'incendie.
Quelques-uns de leurs fantassins tombent cependant
sous les coups des nôtres. Pendant ce temps, notre
cavalerie trouve enfin le moyen d'échapper au nuage
qui l'enveloppe : les coursiers rapides l’emportent
hors de ce nouveau péril ; les cavaliers , soutenus par
le puissant secours du ciel, reprennent leurs forces,
poursuivent leurs succès, mettent en fuite leurs enne-
mis , les chassent devant eux l'épée dans les reins, et
ne leur donnent aucun repos jusqu'à ce qu'ils les aient
contraints de se rejeter dans le gros de leur armée,
*où déjà les bataillons ébranlés commencent à plier de
tous côtés.
Près du champ de bataille était une étroite vallée
dans laquelle un torrent, qui durant l'hiver se préci-
pitait avec fracas du haut des montagnes, s'était creusé
son lit: les Turcs repoussés par nos soldats franchi-
rent à la hâte cette vallée, et se retirèrent sur une
petite colline qui la dominait : ils essayèrent de ré-
sister dans cette nouvelle position, et leurs clairons
et leurs tambours rappelèrent de toutes parts leurs
troupes en désordre. Cependant les Chrétiens se hâ-
tent aussi de les poursuivre, tous les princes accou-
rent avec empressement , le duc Godefroi, Boémond,
Tancrède et tous les autres nobles, qui avaient com-
battu sur les derrières, contre l’armée de Soliman,
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 337
et dont la victoire avait enfin couronné les généreux
efforts, tous ceux encore qui avaient engagé la ba-
taille sur la première ligne, et renversé leurs enne-
mis, Hugues-le-Grand , le comte Robert de Normandie
et le comte de Flandre, beaucoup d’autres guerriers
enfin , dignes d’un éternel souvenir, tous se précipi-
tent à l'envi, traversent le lit du torrent, attaquent
les Turcs sur leur colline, les chassent de toutes leurs
positions, et les mettant en déroute une seconde fois,
les contraignent enfin de chercher dans la fuite leurs
derniers moyens de salut.
Corbogath, se tenant éloigné de la foule, depuis
le commencement de la bataille , s’était placé sur une
colline d’où il expédiait fréquemment des messagers
qui revenaient ensuite lui rendre compte de l’état
des affaires. Il attendait avec anxiété l'issue de cette
grande lutte, lorsqu'il vit ses légions dispersées fuyant
de tous côtés, et ne résistant plus sur aucun point. Ce
spectacle le remplit d’effroi; tous ceux qui l’entou-
raient l’invitèrent à pourvoir sans retard à sa sûreté
personnelle ;aussitôt il abandonne son camp, oublie
toute son armée, et prend la fuite sans attendre per-
sonne; emporté rapidement par la frayeur qui le
pousse, il court, changeant sans cesse de chevaux
pour accélérer sa marche, arrive sur les bords de
l'Euphrate, franchit le fleuve et semble ne pas se
croire encore en sûreté. Son armée cependant, privée
de la présence de son chef, perd en même temps
et la force et le courage de résister ; tous ceux que
leurs chevaux peuvent enlever au danger qui les
presse , suivent les traces de leur chef, et échappent
ainsi au fer de leurs ennemis. Nos soldats ,n’osant se
1 22
335 GUILLAUME DE TYR.
confier de même à leurs chevaux, ne les poursui-
virent pas long-temps. Tancrède seul, accompagné
de quelques autres guerriers, s’attacha à leurs pas
jusqu’à la chute du jour, et les chassa devant lui,
renversant tous ceux qu'il rencontrait, et les repous-
sant à trois ou quatre milles de la plaine. Les Turcs,
frappés de terreur par le ciel même, n’osaient tenter
de se défendre, et n'essayaient pas même de résister
au petit nombre de guerriers qui s’élancaient à leur
suite; dix hommes d’entre les nôtres faisaient sur
eux l'effet de plusieurs milliers de combattans, et il
n’y avait là personne qui, dans leur fuite, pût les sous-
traire aux coups de nos gens. On put alors reconnaître
la vérité de ces paroles : « Il n’y a point de conseil
«contre le Seigneur’. » Notre armée put se convaincre
aussi par sa propre expérience, « que le Seigneur
« n'abandonne point ceux qui espèrent en Lui *. » Un
peuple pauvre et affamé, s'appuyant sur le secours de
Dieu, triompha d'une immense multitude d'hommes
vaillans, et, malgré toutes les probabilités, l'Éternel
confondit en une seule bataille tout l'Orient soulevé
contre ses serviteurs.
Nos princes se voyant alors en pieine possession
d’une victoire qui leur étaitaccordée par le ciel même,
rentrèrent aussitôt dans le camp des ennemis, et y
trouvèrent en grande abondance toutes les choses
dont ils pouvaient avoir besoin, ainsi qu'une immense
quantité de richesses, en or, en argent, en pierre-
ries, en vêtemens précieux, en soieries , en vases re-
marquables, autant par la beauté de la matière que
! Proverbes, chap. 21, v. 30,
2 Judith, chap. 13, ve 17.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 339
par la perfection du travail : ils s'emparèrent égale-
ment d’un grand nombre de chevaux, de toute sorte
de bétail gros et menu, de denrées et de vivres de
toute espèce, à tel point qu'ils n'avaient plus désor-
mais que l'embarras du choix, après avoir, la veille
encore , supporté les plus cruelles privations. Ils ras-
semblèrent aussi les pavillons et les tentes, dont ils
avaient le plus grand besoin : celles qui leur restaient
se trouvaient tout-à-fait hors de service , tant à cause
du long usage qu'ils en avaient fait, que par suite des
pluies qui les avaient entièrement abimées. Ces tentes
étaient en outre remplies de trésors, et on les fit
transporter à Antioche, en même temps qu’on y con-
duisit les femmes esclaves et les enfans, que les Tures
avaient abandonnés en prenant la fuite. Parmi ces
riches dépouilles, on remarquait une tente, ouvrage
admirable, qui appartenait au prince Corbogath : elle
était construite comme une ville, garnie de tours, de
murailles et de remparts, et recouverte de riches ten-
tures de soie, en couleurs variées. Du centre de la
tente, qui formait en quelque sorte le logement prin-
cipal , on voyait de nombreux compartimens, qui se
divisaient de tous côtés, et formaient des espèces de
rues, dans lesquelles étaient encore beaucoup d’autres
logemens, semblables à des auberges ; on assurait
que deux mille hommes pouvaient tenir au large dans
ce vaste édifice.
Chargés de dépouilles, enrichis de tant de trésors,
les Chrétiens firent tout transporter à Antioche, et
célébrèrent solennellement leur triomphe, rendant
mille actions de grâces, dans les transports de leur
joie, à celui dont la main puissante les avait enfin ar-
2
340 GUILLAUME DE TYR.
rachés à tant de fatigues et de souffrances, pour leur
accorder une glorieuse victoire. Les Tures qui occu-
paient encore la citadelle, voyant l'entière défaite de
leurs alliés, et désespérant désormais de recevoir au-
cun secours, Capitulèrent à condition de sortir la vie
sauve, d'emmener librement avec eux leurs femmes,
leurs enfans, et tout ce qui pouvait leur appartenir;
puis, ils remirent la citadelle à nos princes, qui firent
aussitôt arborer leurs bannières sur les tours les plus
élevées. Ainsi fut occupée cette position importante,
par un effet de la grâce surabondante du Seigneur;
la victoire fut complète dès ce moment, et ceux qui
naguère paraissaient faibles et exténués par la faim,
purent désormais jouir en toute sûreté des immenses
richesses qu'ils venaient d'acquérir.
Avant cet heureux événement, les plus puissans
parmi les Chrétiens, ceux qui portaient les plus il-
lustres noms, s'étaient vus réduits à la cruelle extré-
mité de mendier eux-mêmes pour parvenir à leur
subsistance. Je ne parlerai point des simples soldats;
le comte Hermann, homme noble de l'empire des
Teutons, en vint à ce point de pauvreté que le duc
fut obligé de lui faire délivrer du pain de sa table
comme une solde de tous les jours, et ce présent fut
considéré comme très-précieux. Henri de Hache, res-
pectable par sa probité, serait mort d'inanition si le
duc ne l’eût engagé à venir s'asseoir parmi ses con-
vives. Pendant le siége, et avant que l’armée sortit
pour aller combattre, le duc même se vit réduit à Ja
plus grande misère; il n'avait plus de chevaux, et ce
ne fut qu'avec grand'peine et à force de prières qu'il
arracha au comte de Toulouse celui sur lequel il
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 341
monta pour aller attaquer les ennemis. Il avait déjà
dépensé, en abondantes aumônes et en œuvresde piété,
tout l'argent qu'il avait apporté; les princes se trou-
vaient également au dépourvu, et avaient consommé
jusqu'à leurs dernières ressources dans leur dévoue-
ment pour tout ce qui se rapportait à un service d’in-
térêt public. Aussi l'on vit, au jour du combat, un
grand nombre de nobles, illustres dans leur pays
autant par leur naissance que par leur réputation de
valeur, réduits maintenant à la plus grande pauvreté
et n'ayant plus de chevaux, sortir de la ville pour
aller attaquer l'ennemi, les uns à pied, les autres
montés sur des ânes ou sur de viles bêtes de somme.
Le Seigneur laissa tomber sur eux un regard de bonté
qui les consola dans leur affliction, et avant le cou-
cher du soleil, il les enrichit des dépouilles du vaincu.
On vit ainsi se renouveler l'exemple antique de Sama-
rie, alors que la mesure de fleur de froment et d'orge
était livrée pour une fable pièce de monnaie. Tous
ceux qui le matin même pouvaient à peine suflire à
leur propre nourriture, se trouvèrent le soir en état
de fournir à l'entretien d’un grand nombre de per-
sonnes. La bataille d’Antioche fut livrée l'an mille
quatre-vingt-dix-huit de lincarnation de Notre-Sei-
gneur , et le vingt-huit du mois de juin.
[1098.] À la suite de ce grand combat, et lorsque
toutes choses eurent été remises en ordre dans la ville,
le patron de l’armée, le respectable évèque du Puy,
avec l’assentiment du peuple et le concours de tous les
prêtres, s'occupa de rétablir dans leur antique dignité
la grande église consacrée au prince des Apôtres, ainsi
que toutes les autres églises d’Antioche, et de recom-
342 GUILLAUME DE TYP.
poser un clergé qui pût se dévouer sans relâche à la
célébration du service divin. L'impie race des Turcs
avait profané les lieux saints; elle avait chassé tous
les ministres du culte, pour employer les églises à
des usages profanes ;les unes, transformées en écu-
ries, avaient été remplies de chevaux et de bêtes de
somme; dans d’autres, .on exercait toutes sortes de
trafics, indignes de la majesté des temples. On avait
gratté et presque enlevé sur les murailles les véné-
rables images des saints, qui servent de livres aux
gens simples, au menu peuple, serviteur de Dieu et
recommandable dans sa pieuse rusticité, et qui sont
pour les hommes les plus ignorans une lecon perpé-
tuelle, par laquelle ils s'encouragent aux pratiques de
la dévotion. Assouvissant leur colère sur ces images,
comme sur des créatures vivantes, les Tures leur
avaient crevé les yeux, et mutilé les narines, ou bien
encore ils les avaient couvertes de boue et d'immon-
dices ;en même temps, ils avaient renversé les autels
et souillé le sanctuaire du Seigneur par d'abomina-
bles entreprises. Les Chrétiens résolurent donc dans
un conseil commun de rétablir le clergé sans délai,
de lui rendre son antique splendeur, et on assigna
des revenus destinés à l’entretien de ceux qui compo-
seraient la milice du Dieu vivant. On prit dans le butin
enlevé à l'ennemi tout l'or et l'argent qui furent ju-
gés nécessaires pour faire des candélabres, des eroix,
des calices, pour racheter les livres des saints Évan-
giles, et tous les ornemens sacrés nécessaires à la
célébration du culte ; on employa également des
étoffes de soie pour faire faire les vêtemens sacerdo-
taux et les couvertures des autels. Le seigneur pa-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VI. 343
triarche , nommé Jean , véritable confesseur du
Christ, qui avait subi des persécutions innombrables
de Ja part des infidèles, surtout depuis l'arrivée de
nos armées, fut rétabli dans son siége avec les plus
grands honneurs ; toutes les villes voisines qui avaient
possédé auparavant la dignité d’églises cathédrales ,
retrouvèrent aussi leurs évêques. On n’entreprit point
d'élire ni de consacrer un patriarche Latin , du vivant
de celui qui avait été ordonné antérieurement, afin
qu'on ne vit pas deux prélats prétendant à la fois à
un seul et même siége; ce qui est, comme on sait,
manifestement contraire aux canons sacrés et aux
constitutions établies par les saints Pères de l'Église.
Dans la suite, et deux ans plus tard, le patriarche
Jean, reconnaissant lui-même qu'en sa qualité de
grec, il était peu utile aux Latins, se retira et alla
vivre à Constantinople. Après son départ, le clergé
et le peuple d’Antioche se réunirent, et élurent pour
patriarche l’évêque d’Artasie, nommé Bernard , qui
était né à Valence, et avait accompagné l’évêque du
Puy en qualité de chapelain. Les princes, d’un com-
mun accord, concédèrent à Boémond toute l'autorité
et le gouvernement de la ville d'Antioche, ainsi qu'ils
le Jui avaient promis avant de s’en rendre maîtres. Le
comte de Toulouse seul persista dans ses refus, et
retint avec l’aide de ses troupes la porte de la ville
voisine du pont et les tours adjacentes. Cependant
plus tard , et lorsque le comte fut parti d’Antioche,
Boémond chassa de ces postes les gardes qu'il y avait
laissées et s’en rendit maître , ainsi que j'aurai occa-
sion de le dire en son temps. Etcomme, en l'honneur
344 GUILLAUME DE TYR.
de sa nouvelle dignité, Boémond avait été nommé
prince par ceux qui composaient son armée, cet usage
a prévalu ; en sorte que celui qui gouverne la ville
d’Antioche est depuis lors appelé de ce titre.
HISTOIRE DES CROISADES3; LIV. VII. 345
A A ,

LIVRE SEPTIÈME.

À Près avoir ainsi réglé les affaires d’Antioche , les


princes résolurent, dans leur conseil, d'envoyer des
députés à l'empereur de Constantinople, et de lui faire
demander, en vertu des traités par lesquels il s'était
lié , de ne plus différer à conduire en personne les se-
cours promis depuis long-temps. Ils arrêtèrent de lui
faire annoncer qu'étant sur le point de partir pour
Jérusalem, ils espéraient qu'il ne tarderait pas à les
suivre , ainsi qu'il s’y était engagé par sa parole, et
qu'enfin, s’il négligeait d'accomplir les conditions de
son traité, eux-mêmes cesseraient de se croire obligés
à l'avenir envers lui. Les princes élurent pour remplir
cette mission deux hommes nobles et illustres, le sei-
gneur Hugues-le-Grand , frère de Philippe, roi de
France, et le seigneur Baudouin, comte du Hainaut.
Dans le cours de leur voyage, ce dernier disparut,
à la suite d’une attaque inopinée des ennemis, et l'on
n'a jamais pu savoir quel avait été son sort : les uns ont
prétendu qu’il avait péri dans le combat livré en cette
rencontre , d'autres ont affirmé qu'il avait été pris par
les ennemis, chargé de fers et envoyé dans les pro-
vinces les plus reculées de l'Orient. Hugues-le-Grand
échappa aux mêmes périls, et arriva sain et sauf au-
près de l’empereur ;mais, parvenu à Constantinople,
346 GUILLAUME DE TYR.
il y Unt une conduite qui obscurcit singulièrement la
brillante réputation qu'il avait acquise par ses hauts
faits, et qui parut une grave dérogation au titre glo-
rieux de sa naissance. Après avoir, pendant tout le
cours de lexpédition, accompli une foule d'actions
éclatantes et dignes de perpétuer à jamais sa mémoire,
il perdit dans cette ambassade tout le fruit de ses tra-
vaux : d'abord il s’acquitta de la mission qu'on lu
avait confiée , mais il ne fit aucune réponse aux princes
qui l'en avaient chargé, et ne retourna plus auprès
d'eux. Cette action coupable fut d'autant plus remar-
quée, qu'il était lui-même plus distingué par l'éclat
de son nom et de son rang, car, ainsi que l’a dit notre
Juvénal :

Omne animi vitium tanto conspectius in se


Crimen habet , quanto qui parat major habetur ".

Immédiatement après la grande victoire remportée


par les Chrétiens sur leurs ennemis, et lorsque toutes
choses eurent été rétablies en ordre dans la ville, 1
s'éleva à Antioche une cruelle maladie, dont les causes
étaient entièrement inconnues, mais qui amena une
telle mortalité , qu'il ne se passait pas de jour sans que
lon eût à ensevelir au moins trente ou quarante per-
sonnes ; les malheureux débris du peuple chrétien se
trouvèrent ainsi exposés à une nouvelle destruction,
et ce fléau contagieux se répandit de toutes parts,
frappant indistinctement sur toutes sortes de per-
sonnes. Le vénérable Adhémar, évêque du Puy, digne
d'une immortelle mémoire, succomba Iui-même au
" Tout vice de l'ame attire des reproches d’autant plus éclatans que
celui qui s’y livre est plus illustre.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 347
sort commun de toute chair;le peuple, dont il avait
été le père et le principal directeur, déplora sa perte
en versant d'abondantes larmes ; on l’ensevelit avec
les plus grands honneurs , au milieu des gémissemens
de toute l’armée, dans la basilique du bienheureux
Pierre , au lieu même où l’on disait avoir trouvé la
lance du Seigneur. Henri de Hache, illustre par sa
naissance aussi bien que par sa valeur, périt aussi de
la même maladie, dans le fort de Turbessel, et y fut
enseveli. Renaud d’Ammersbach, guerrier que sa va-
leur signalait autant que l'éclat de son nom , succomba
sous le même fléau, et fut enseveli dans le vestibule de
la basilique du prince des Apôtres. Les femmes furent
plus particulièrement atteintes par cette maladie, à
tel point qu’en peu de temps il en périt environ cin-
quante mille. Des hommes curieux recherchèrent les
causes de ce mal, et se partagèrent en divers avis : les
uns prétendaient que le germe de ce fléau destruc-
teur était caché dans l'air;d’autres affirmèrent que le
peuple , long-temps éprouvé par une dure famine, et
cherchant à se refaire , après avoir retrouvé des ali-
mens en abondance, se livrait avec trop d’avidité au
plaisir de manger, et que c'était là l'unique cause de
cette excessive mortalité. [ls faisaient observer , à l’ap-
pui de leur assertion, et comme une preuve évidente
de sa vérité, que les hommes sobres et tous ceux qui
prenaient soin de se nourrir avec modération se trou-
vaient beaucoup mieux de ce régime, et finissaient
par se rétablir.
Cependant, soit pour échapper à ce nouveau péril,
soit pour se hâter d'accomplir l’œuvre du pélerinage .
le peuple ne tarda pas à demander à grands cris l’ordre
348 GUILLAUME DE TYR.
du départ. De tous côtés on sollicitait les princes de
se préparer à reprendre la route de Jérusalem, et de
se mettre à la tête des armées du Seigneur, pour satis-
faire aux vœux qu'ils avaient prononcés , en entraînant
les peuples à leur suite. Les princes se réunirent alors
en conseil, pour délibérer sur une demande qui mé-
ritait si bien d’être favorablement accueillie, et l’on
proposa divers avis. Les uns pensèrent qu’il serait con-
venable de partir sans le moindre retard, et de ré-
pondre avec empressement aux desirs du peuple;
d’autres, redoutant les chaleurs excessives de la sai-
son, et surtout le manque d’eau , craignant de nou-
velles calamités pour des hommes affaiblis par une
longue disette, et pour les chevaux encore mal réta-
blis de leurs fatigues , jugèrent qu’il vaudrait beau-
coup mieux attendre une température plus douce, et
différer jusqu'au commencement d'octobre. Ils di-
saient que, dans cet intervalle, on acheterait d’autres
chevaux , que ceux qui restaient encore dans l’armée
auraient le temps de se refaire, que les hommes se
rétabliraient aussi par une bonne nourriture et par le
repos, et qu'ainsi, lorsque tous auraient à l’envi ré-
paré leurs forces, il serait plus facile de se remettre en
voyage. Cet avis fut généralement adopté, et l'on
arrêta dans le conseil que l’on attendrait jusqu'au
terme proposé. Cependant , afin d'éviter les ravages
de la contagion, et pour avoir aussi en plus grande
abondance toutes les choses nécessaires à la vie , les
princes résolurent de se séparer les uns des autres,
sous la condition de se rassembler de nouveau au
temps déterminé, et sans le moindre délai. Boémond
descendit en Cilicie, s’empara successivement de
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 349
Tarse, d'Adana, de Mamistra , d’Anavarze; il placa
des garnisons dans chacune de ces villes, et occupa
bientôt tout le pays. Les autres se répandirent dans
tous les lieux environnans , ayant soin de se tenir sé-
parés de la foule, et s’occupant uniquement de leur
santé et de leurs chevaux. Un grand nombre de nobles
et de gens du peuple poussèrent leur marche jusqu'à
l'Euphrate, traversèrent ce fleuve, se rendirent à
Edesse, auprès de Baudouin, frère du duc, qui y
commandait, et cherchèrent à gagner ses bonnes
grâces. Il accueillit tous les arrivans avec beaucoup
de bonté, et traita généreusement tous ceux qui de-
meurèrent auprès de lui; les autres ne le quittèrent
qu'après avoir recu beaucoup de présens et fort sa-
tisfaits de son accueil bienveillant.
Dans le même temps, Rodoan, prince d’Alep , se
trouvait en inimitié ouverte avec l’un de ses satrapes,
gouverneur du château de Hasarth *. Animé d'une
vive haine , il avait convoqué toutes les troupes des
contrées soumises à son obéissance, et était allé mettre
le siége devant ce château. Le gouverneur , voyant
qu'il lui serait impossible de résister long-temps à son
maître puissant et irrité, s'il n’appelait les Francs à son
secours, envoya en députation au duc Godefroi un
Chrétien qui lui était dévoué, le chargeant d'offrir de
sa part de riches présens , et de faire tous ses efforts
pour lui concilier les bonnes grâces et l'amitié de ce
prince; il lui fit promettre en outre de se dévouer
complétement à son service et de se lier par les nœuds
indissolubles d’un traité ; et afin que le duc prit une
confiance entière en ses propositions, et ne püt douter
1 Ou Hézas.
350 GUILLAUME DE TYR.
de l’accomplissement des promesses qu'il lui adres-
sait, il offrit de lui envoyer son fils en otage, et le fit
en même temps supplier de venir l’arracher au dan-
ger qui le menacait, promettant de ui assurer en
temps opportun une récompense proportionnée au
service qu'il sollicitait en ce moment. Le duc accueillit
le message avec bienveillance, s’engagea envers le
Turc par un traité de bonne amitié , et lui promit sa
protection. En même temps il envoya quelqu'un à son
frère le comte d'Edesse, pour lui demander un se-
cours de bonnes troupes, à l'effet de travailler de con-
cert avec lui à la délivrance du gouverneur de Hasarth.
Il n'y avait encore que cinq jours que Rodoan était
arrivé sous les murs du château avec toute son armée,
lorsque Godefroi sortit d’Antioche à la tête d’une mul-
ütude de fidèles de sa suite et de beaucoup d’autres
de ses compagnons qu'il avait invités à le suivre, et
se mit en marche pour porter secours à son nouvel
ami. Les messages que ce dernier avait adressés au
duc avaient recu de lui toutes sortes de témoignages
de bienveillance qu'ils furent chargés de rapporter à
leur maître, et s’estimaient heureux d’avoir réussi
dans leur mission, au-delà même de leurs vœux. Mais
lorsqu'ils voulurent aller rendre compte à leur maitre
de ce succès , il leur fut impossible de parvenir jus-
qu'à lui, car l’armée ennemie avait investi le château
de toutes parts, etil n’y avait plus aucun moyen d'y
entrer ou d'en sortir. [ls prirent alors deux pigeons
dressés à ce genre d'exercice, leur attachèrent sous la
queue deux billets dans lesquels ils eurent soin de
rendre compte au gouverneur du résultat de leurs né-
gociations et des promesses qu'ils avaient obtenues,

*
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. %,

et rendirent aussitôt la liberté aux deux oiseaux. Les


deux pigeons retournèrent en un instant au lieu où ils
avaient été élevés, et furent pris par celui qui les avait
gardés et nourris ; on alla porter au gouverneur les
Lille qu'ils avaient apportés. Cette lecture ranima
son courage abattu; tout à l'heure il redoutait la mul-
titude des assiégeans , et désespérait de pouvoir leur
résister plus long-temps; maintenant il ne craint plus
ce les attaquerle premier, et les harcèle sans relâche.
Le duc, parti d’Antioche avec toute son escorte,
s'était avancé une journée de marche, lorsqu'il ren-
contra son frère Baudouin qui lui conduisaittrois mille
hommes bien armés et vaillans. Le duc l’accueillit avec
beaucoup de tendresse et lui témoigna les sentimens
les plus affectueux; il lui exposa ensuite ses projets
et lui rendit un compte exact du traité d'alliance qu'il
avait conclu avec le noble gouverneur de Hasarth:
Baudouin approuva tous ces arrangemens ; mais,
comme les forces que son frère conduisait paraissaient
insuflisantes pour atteindre à son but de faire lever
de vive force le siége du château, il lui conseilla,
avant de se porter plus loin, d'appelerà son secours
les princes qui étaient demeurés à Antioche , afin
de pouvoir ensuite se livrer en toute assurance à l’ac-
complissement de son entreprise: Le duc se rendit à
l'avis de son frère , et envoya aussitôt une députation
à Boémond et au comte de Toulouse, pour les faire
supplier, dans les termes Les plus pressans, au nomdes
liens de fraternité qui les unissaient, de l’assister sans
délai dans l'expédition qu'il entreprenait pour secourir
un ami, les faisant assurer qu’en des circonstances
semblables ils trouveraient en lui la même disposition
2
Li
35% GUILLAUME DE TYR.
à les obliger. Le duc , avant de partir d’Antioche , leur
avait déjà fait la même demande et les avait priés avec
amitié de lui prêter leur assistance. Mais ces deux
princes, jaloux de la préférence que le gouverneur
d'Hasarth semblait avoir témoignée pour le duc en
s'adressant d’abord à lui, avaient refusé de répondre
à son appel : sur la seconde convocation qu'il leur fit
parvenir, ils reconnurent qu'ils ne pouvaient conve-
nablement résister plus long-temps à ses prières; en
conséquence, ils convoquèrent leurstroupes , allèrent
rejoindre Godefroi et se joignirent à son expédition.
Lorsqu'ils se trouvèrent réunis, ils eurent environ
trente mille combaitans sous leurs ordres. Rodoan,
quoiqu'il eût avec lui quarante mille Turcs, à ce qu’on
assure, se méfia de son armée, et craignant lap-
proche des Chrétiens, aussitôt qu'il fut informé par
ses éclaireurs que ceux-ci n'étaient pas éloignés, il
leva le siége du château et se retira à Alep. L'armée
des princes, ignorant la fuite de Rodoan, continua
de se porter en avant : beaucoup de cavaliers et
d'hommes de pied sortirent encore d'Antioche, sui-
vant de loin l'expédition et cherchant à la rejomdre.
Un assez grand nombre d’entre eux, qui se trouvaient
encore fort éloignés du gros de l’armée, tombèrent
sans s’en douter dans une embuscade que les Turcs
leur avaient préparée ; les ennemis fort supérieurs en
nombre, et les attaquant de plus à limproviste , firent
quelques prisonniers et tuèrent presque tout le reste.
Le duc et les princes qui marchaient avec lui, in-
formés de ce désastre , rebroussèrent chemin tout de
suite, se mirent tous ensemble à la poursuite de ces
malfaiteurs et les atteignirent avant qu'ils eussent le
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 309
temps de se cacher dans leurs retraites, ou de cher-
cher quelque autre moyen de leur échapper. Ils les at-
taquèrent vigoureusement le glaive à la main et les
détruisirent en un moment; on reprit les prisonniers
qu'ils emmenaient chargés de fers , on tua un grand
nombre de Turcs, on en prit encore beaucoup plus,
et ceux qui se sauvèrent par la fuite eurent grand’-
peine à se soustraire à la mort. Cette troupe, qui for-
mait le corps d’élite de Rodoan, et où se trouvaient
ses familiers et ses domestiques , était composée d’en-
viron dix mille hommes.
Après cette victoire, l’armée chrétienne se reforma
en un seul corps et se remit en marche pour se rendre
au lieu de sa destination. Le gouverneur du château
s’avanca à sa rencontre , à la tête de trois cents de ses
cavaliers ;là, en présence de toutes les légions et de
tout le peuple, la tête baissée , les genoux en terre,
il rendit très-religieusement de solennelles actions de
grâces, d’abord au duc, ensuite aux autres princes,
s'engagea personnellement et par corps envers eux
tous et leur prêta serment de fidélité, promettant
qu'aucun temps ni aucun événement ne pourraient
le détacher de leur alliance et de leur service. Cette
affaire heureusement terminée , l’armée chrétienne,
après avoir, selon ses desirs, rétabli son allié, reprit
la route d’Antioche, et Baudouin retourna de son
côté à Edesse.
Cependant le duc, voyant que apeste continuaitde
régner dans la ville et que le peuple en souffrait de plus
en plus , se rendit aux vives sollicitations de son frère,
qui l'avait instamment supplié, en le retrouvant, de
venir s'établir dans son pays, et d'éviter ainsi les cha-
1 23
354 GUILLAUME DE TYR.
leurs du mois d’août et la malignité d’une atmosphère
infectée. IL emmena avec lui son escorte particulière
et un grand nombre d’indigens, auxquels il se pro-
mettait charitablement de fournir tout ce dont ils au-
raient besoin; il se rendit sur le territoire appartenant
à son frère et s'établit dans les environs de Turbessel,
de Hatab et de Ravandel :, vivant à discrétion sur le
pays et voyant très-souvent Baudouin. Pendant qu'il
demeurait dans ces lieux , il entendit souvent les ha-
bitans , et surtout les religieux des nombreux monas-
tères qu'on y trouvait, se répandre en plaintes graves
contre les deux frères, Pancrace et Covasille. Ces deux
hommes, Arméniens d’origine , illustres par leur con-
dition , mais arüficieux au-delà de toute mesure ,
possédaient, dans ce pays, des places fortes qui leur
donnaient une extrême confiance, et ils abusaient de
ces avantages pour accabler de leurs odieuses vexa-
tions les habitans et plus particulièrement encore les
monastères ; ils avaient même poussé la témérité Jus-
qu'à dépouiller sur leur passage des messagers que le
comte d’Edesse envoyait à son frère pour lui porter
des présens , tandis que l’armée chrétienne était en-
core occupée du siége d’Antioche ; et ils avaient adressé
à Boémond les cadeaux destinés au duc, afin de se
concilier la protection du premier contre le comte
d'Edesse. Godefroi fut saisi d’une juste indignation
en recueillant ces plaintes ; il envoya contre eux cmq
cents de ses cavaliers avec les habitans du pays, fit
prendre leurs châteaux de vive force et les fit raser ,
pour rabattre un peu l’insolence intolérable de ceux
auxquels 1ls appartenaient.
! Aujourd’hui Rawendus, sur une montagne éscarpée.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 305
Tandis qu'il demeurait encore dans ces contrées,
presque tous les principaux chefs de l’armée et un
nombre infini de gens du peuple, cherchant quelque
soulagement à la misère qui les menacait, accou-
rurent en foule auprès du comte d’'Edesse, surtout
depuis que le château de Hasarth, situé au milieu de
la route, était en quelque sorte tombé au pouvoir
des nôtres. Le duc les recevait avec de si grands hon-
neurs, et se montrait si généreux envers tous, que
ceux-là même qui venaient le solliciter ne pouvaient
assez s'étonner de ses largesses.
Cette continuelle affluence de pélerins attira à Edesse
une si grande quantité d'étrangers latins, que les ci-
toyens de la ville commencèrent à en éprouver une
extrême fatigue. Recus avec hospitalité , ils ne lais-
saient pas d’écraser les habitans par toutes sortes de
vexations , et voulaient réduire le peuple sous un joug
insupportable. Dejour en jour, Baudouin cessait d’em-
ployer autant le conseil des nobles par le secours des-
quels il avait fait une si précieuse acquisition. Ceux-ci,
remplis d’une vive indignation contre lui et tous les
siens, en vinrent bientôt à se repentir extrêmement
de lavoir choisi pour chef, et craignirent qu'un jour
ou l’autre cet homme, qui semblait insatiable , ne les
dépouillât de tous leurs biens. En conséquence, ils se
lièrent de complot avec les princes turcs du voisinage,
et se mirent à chercher quelque moyen de faire assas-
siner Baudouin secrètement, ou tout au moins de le
chasser de la ville ; afin de se mieux préparer à l'exé-
cution de ce projet, ils firent transporter leurs trésors
et tout ce qui leur appartenait chez leurs amis, dans
les châteaux et les villes environnantes.
Do
356 GUILLAUME DE TYR.
Tandis qu'ils s'occupaient avec beaucoup d'activité
d'assurer le succès de leurs projets, le comte en fut
informé par les rapports d’un homme qui lui était en-
tièrement dévoué, et avait pour lui une affection
très-sincère. [l trouva en outre beaucoup de preuves
qui ne lui permirent plus de douter de la réalité de
ce dessein, et expédia aussitôt de tous côtés une
troupe nombreuse de satellites, avec ordre d'arrêter
tous ces homicides, et de les charger de fers. Les
aveux de quelques-uns d’entre eux lui firent connaître
encore mieux leurs projets; il ordonna de crever les
yeux aux principaux chefs de la faction; il confisqua
les biens de ceux qui étaient moins coupables, et les
chassa de la ville ; d’autres enfin perdirent toutes leurs
possessions mobilières. Baudouin s'en empara au pro-
fit de son trésor, et leur permit au surplus de conti-
nuer à résider dans la ville, se bornant à les punir
par des amendes. [1 ramassa ainsi vingt mille pièces
d'or, dont il se servit pour récompenser largement
tous ceux qui venaient à lui, et dont le secours lui
aida à soumettre les villes et les forteresses voisines;
la terreur de son nom se répandit de tous côtés, et
frappa les citoyens d’Edesse, ainsi que tous les habi-
tans des environs. Ils ne songèrent plus qu'a chercher
tous les moyens possibles de Le renverser. Son beau-
père, craignant d'être horriblement tourmenté pour
le paiement de la dot qu'il lui avait promise en lui
donnant sa fille, et dont il ne s'était pas encore ac-
quitté, prit la fuite en secret, et se retira dans les
montagnes, où il possédait des places fortes.
Il y avait aussi dans le même pays un noble, Turc
d'origine, nommé Balak, autrefois seigneur de So-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 357
rorgia, qu'un traité d'alliance unissait avec le comte
Baudoum, et qui avait été intimement lié avec lui
avant que les Latins fussent venus en foule à Edesse.
Soit qu'il y fût poussé par les habitans, soit qu'il
suivit uniquement la méchante impulsion de son es-
prit, cet homme, voyant s’affaiblir chaque jour l’at-
tachement que Baudouin avait eu pour lui, alla lui-
même le trouver et le supplier de venir en personne
recevoir de sa main l'hommage de la dernière forte-
resse qui restait en sa possession, déclarant qu'il lui
suflisait d'obtenir la bienveillance du comte, et qu'un
tel bien valait à ses veux les plus riches héritages.
Il ajouta encore que son intention était de retourner
à Edesse avec sa femme et ses enfans, et d'y faire
transporter tout ce qui lui appartenait, et feignit de
redouter par dessus toute chose l’indignation des gens
de sa tribu, par suite des liaisons qu'il avait con-
tractées avec les Chrétiens. Le comte, persuadé par
ces paroles, consentit à se rendre un certain jour au
lieu convenu, pour satisfaire aux vœux de Balak. Au
jour indiqué, Baudouin sortitavec deux cents cavaliers
et s’'achemina vers la forteresse, précédé par le Turc.
Celui-ci avait fait fortifier la place et y avait introduit
en secret cent hommes vigoureux et bien armés, qu'il
fit cacher avec le plus grand soin, en sorte qu'on ne
pouvait voir aucun d’entre eux. Lorsque la troupe de
Baudouin se fut arrêtée près du fort, Balak lui demanda
de n’entrer d'abord qu'avec quelques-uns de ses plus
intimes amis , de peur que si toute son escorte s’éta-
blissait simultanément dans le château , il n’eût lui-
même à essuyer quelque perte ou quelque dommage
dans les choses qui lui appartenaient. Déjà Baudoum
358 GUILLAUME DE TYR.
avait consenti à cette proposition , lorsque quelques
hommes, distingués également par leur noblesse et
leur prudence, et qui faisaient partie de sa suite, pré-
voyant en quelque sorte la trahison, et se méfiant
bien justement de Balak, retinrent le comte presque
par force, au moment même où il allait entrer : ils
jugèrent qu'il serait plus sage d'envoyer d’abord quel-
ques autres personnes pour subir cette première
épreuve : le comte adopta ce bon avis et ordonna à
douze hommes de sa suite, pleins de vigueur et par-
faitement armés, de pénétrer les premiers dans la cita-
delle. Pendant ce temps, il prit position dans le voi-
sinage du fort, avec le reste de sa troupe, et attendit
en repos l'issue de cette première tentative. Ceux qui
marchèrent en avant ne tardèrent pas à éprouver les
effets de la fraude de Balak. Les cent Turcs qu'il avait
renfermés dans la place sortirent aussitôt de leur re-
traite , se jetèrent sur les cavaliers, qui tentèrent vai-
nement de résister, les firent prisonniers et les char-
gerent de fers. Le comte, dès qu'il en fut imformé ,
éprouva un vif regret de la perte de ses fidèles servi-
teurs, qu'on lui enlevait si traîtreusement : plein de
sollicitude , il s’'avança sous les murs du fort, essaya
de ramener Balak à de meilleures résolutions, lui rap-
pela les sermens par lesquels il s'était engagé à lui de-
meurer à Jamais fidèle , et l’'invita à rendre les hommes
dont il s'était emparé par trahison, lui offrant même
de payer une somme considérable pour leur rançon :
le Turcrefusa d'accéder à ces propositions, sion nelui
rendait la ville de Sororgia. Baudouin voyant qu'il lui
serait impossible de s'emparer d’un fort que sa position
sur des rochers élevés, les travaux d'art qui l’entou-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 329
raient et les troupes qui le défendaient rendaient égale-
ment inexpugnable , repritlechemin d'Edesse, le cœur
plein d’amertume en songeant à la perte de ses braves
soldats, et à la fraude dont il venait d’être la dupe.
La ville de Sororgia était alors au pouvoir d’un cer-
tain Fulbert de Chartres, homme très-versé dans la
science de la guerre, et qui avait sous ses ordres cent
cavaliers bien équipés. Ayant appris l'injure que son
seigneur avait recue, et brülant du desir d'en tirer
une vengeance éclatante, il chercha dans sa tête les
moyens d'y réussir. À cet effet, il établit un certain
jour une embuscade en un lieu propre à l'exécution
de ses projets, et s’avança de sa personne, accompagné
seulement de quelques hommes, presque sous les
murs de la citadelle de Balak, comme dans l’inten-
tion de chercher du butin, et avec le dessein secret
de se faire poursuivre par les Turcs : ceux qui occu-
paient le fort le voyant, au milieu des pâturages , enle-
ver des bestiaux pour les emmener, coururent aux
armes, s’élancèrent avec ardeur sur son détachement,
le mirent en fuite et le poursuivirent bien au-delà
du lieu où il avait mis ses hommes en embuscade.
Réunissant alors ses forces et rassemblant ceux qui
s'étaient d’abord tenus cachés, Fulbert courut sur les
Turcs, les attaqua à son tour, leur tua quelques
hommes, repoussa les autres si vivement qu'ils eu-
rent quelque peine à se mettre à couvert derrière les
murailles du château, et leur enleva six prisonniers;
peu de temps après il les rendit en échange de six
hommes de ceux qu’on avait pris sur Baudouin : quatre
autres de ceux-ci trouvèrent encore moyen d'échap-
per à la vigilance de leurs gardes et de recouvrer leur
360 GUILLAUME DE TYR.
liberté; les deux derniers des douze qu'on avait re-
tenus captifs dans le fort, furent décapités par ordre
de l’impie et scélérat Balak.
Depuis ce jour Baudouin évita de contracter aucune
alliance avec les Turcs, et ne cessa de se méfier de
leur fidélité : il ne tarda pas même d’en donner la
preuve la plus éclatante. Ily avait dans le même pays
un homme de cette race, nommé Baldouk, qui avait
vendu au comte, moyennant un prix déterminé,
l'antique Samosate, ville extrêmement fortifiée. Cet
homme s'était engagé par son traité à s’aller établir à
Edesse avec sa femme , ses enfans et tous ceux qui
composaient sa maison. Îl cherchait sans cesse de
nouveaux prétextes pour différer l’accomplissement
de ses promesses, attendant toujours l’occasion de
commettre quelque méchanceté. Un jour qu'il se pré-
senta devant Baudouin, selon sa coutume, et lui al-
légua de frivoles motifs pour s’excuser de ses retards,
Baudouin lui fit trancher la tête, afin de se prémunir
contre toute nouvelle tentative de trahison.
Tandis que le duc Godefroi demeurait encore à
Turbessel et que les événemens que je viens de rap-
porter se passaient dans les environs d'Edesse, le
comte de Toulouse , jaloux aussi de ne pas s’engourdir
dans l’oisiveté, sortit d’Antioche avec son escorte et
un grand nombre de pauvres gens du peuple, et alla
mettre le siége devant Albar', ville très-fortifiée,
située à deux journées de marche d’Antioche. Les
assiégés, !
atlaqués vigoureusement, furent bientôt
obligés de se rendre. La ville étant prise, Raimond
/

soumit également toute la contrée adjacente et les


* Peut-être Bir ou A1-Bir sur VEuphrate.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 361

lieux circonvoisins : 1l désigna aussitôt pour évêque


de ce pays un certain Pierre, de Narbonne, qui fai-
sait partie de son escorte, homme de bonnes mœurs
et plein de sentimens religieux, et lui assigna en même
temps la propriété de la moitié de la ville et de son
territoire, rendant grâce au Seigneur d’être enfin par-
venu à donner à l'Orient un évêque latin. Pierre se
rendit alors à Antioche , d’après les ordres du comte,
pour se faire consacrer, et fut investi de toute la plé-
nitude de la puissance pontificale. Plus tard, lorsque
l'église d’Antioche fut réorganisée par le seigneur Ber-
nard, premier patriarche latin de cette cité, l'église
d’Albar fut élevée à la dignité de métropole, Pierre
recut du patriarche les honneurs du manteau et devint
archevêque.
Il y avait dans le même temps, à la suite du comte
de Toulouse, un noble, nommé Guillaume, que le
hasard avait favorisé au moment de la prise d’An-
üoche , en faisant tomber entre ses mains la femme
d'Accien, prince de cette ville, et ses deux petits-fils
encore enfans, nés de son fils Samsadol. Il les retenait
encore en captivité. Samsadol, voulant les racheter,
paya une forte somme d’argent à Guillaume, qui ren-
dit aussitôt la mère et les enfans.
À peu près vers la même époque on vit encore
arriver au port Saint-Siméon une expédition d'hommes
de l'empire Teutonique, venant des environs de Ra-
üsbonne et qui débarquèrent à la suite d’une heureuse
navigation, au nombre de quinze cents environ. Ils
succombèrent tous en peu de temps à la maladie qui
régnait dans le pays. Pendant trois mois consécutifs,
et Jusqu'au commencement de décembre, cette af-
3062 GUILLAUME DE TYR.
freuse peste ne cessa d'exercer ses ravages ; il périt
pendant ce temps plus de cinq cents hommes nobles,
et il serait impossible de dire tout ce qui mourut dans
le menu peuple.
Après la prise d’Albar, et vers le commencement de
novembre, tous les princes qui étaient sortis d’Antioche
pour échapper à la contagion, s’y étant réunis de nou-
veau, conformément à leur convention, tüinrent une
assemblée générale, et résolurent d'aller mettre le
siége devant Marrah ‘, ville très-forte, située à huit
milles d’Albar : c'était pour eux un moyen de calmer
le peuple, qui ne cessait de demander à grands cris
que l’armée se mit en route pour Jérusalem. Après
avoir fait tous les préparatifs nécessaires pour cette
expédition, on partit au jour convenu; les comtes de
Toulouse, de Flandre et de Normandie, le duc Go-
defroi, son frère Eustache, et Tancrède, se mirent
en marche et allèrent investir la ville de Marrah. Les
habitans se montraient orgueilleux de leurs immenses
richesses;ils témoignaient beaucoup plus d'arrogance
depuis qu'ils avaient battu et tué un grand nombre
des nôtres dans une rencontre; ils ne cessaient de se
vanter entre eux, affectaient un grand mépris pour
notre armée, et se répandaient en outrages contre
les princes. Ils plantaient des croix sur leurs tours et
sur leurs remparts, et les couvraient de boue et de
toutes sortes d'immondices, pour insulter plus vive-
ment aux Chrétiens. Ceux-ci, pleins d’une violente
indignation et animés par la douleur que leur don-
naient ces horribles sacriléges , attaquèrent la ville à
diverses reprises, livrèrent de nombreux assauts, el
* Entre Hamath et Alcp.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIL. 363
il n’est pas douteux qu'ils s’en fussent emparés de vive
force dès le second jour de leur arrivée, s'ils eussent
eu des échelles en nombre suffisant. Le troisième jour
Boémond arriva, amenant de nouvelles troupes, et
acheva l'investissement de la place du côté que l’on
n'avait pu encore occuper. Quelques jours après, les
Chrétiens ,indignés de se voir si long-temps arrêtés
dans leur entreprise, font tresser des claies, dresser
des tours, et disposer des machines en bois propres
à lancer des traits; puis, impatiens de tout retard, ils
poussent les travaux du siége avec une nouvelle vi-
sueur. Après avoir comblé les fossés à force de tra-
vail, ils dirigent leurs efforts contre les murailles pour
chercher à les renverser par le pied. De leur côté, les
assiégés résistaient avec beaucoup d’ardeur , lançcaient
des pierres, des matières enflammées, des ruches rem-
plies d’abeilles, de la chaux vive, et faisaient enfin tout
ce qui leur était possible pour repousser les assiégeans
loin des remparts. Mais la puissance et la miséricorde
de Dieu protégeaient les nôtres, en sorte que les enne-
mis n’en blessaient aucun, ou seulement un bien petit
nombre , et cependant l’ardeur des Chrétiens s’ac-
croissait de plus en plus, et ils redoublaient de zèle en
voyant combien étaient infructueux tous les efforts des
assiégés. Ils avaient déjà livré assaut depuis le premier
crépuscule jusqu'au coucher du soleil; les Tures, ex-
cédés d’une si longue résistance, ne se battaient plus
avec la même activité , lorsque quelques-uns des nôtres
dressèrent leurs échelles contre les murailles et par-
vinrent de vive force sur les remparts. Le premier qui
y arriva fut un noble, originaire de l'évêché de Li-
moges, nommé Guilfert, surnommé Des Tours : 1l fut
364 GUILLAUME DE TYR.
suivi de plusieurs autres, qui s’emparèrent aussitôt
de quelques unes des tours ;mais la nuit, survenue
fort mal à propos , les empêcha de poursuivre leur en-
reprise et d'occuper le reste de la ville. Ils remirent
donc au lendemain ; mais en attendant, et afin d’ôter
aux ennemis tout moyen de sortir de la place, les
chevaliers et une troupe des principaux de l’armée
veillèrent attentivement autour des murs durant toute
la nuit, avec le projet d'y pénétrer dès le point du
jour. Cependant la populace, toujours insoumise , fati-
guée de ses longs travaux et surtout de la cruelle
disette dont elle souffrait depuis long-temps, voyant
en outre qu'aucun ennemi ne se montrait sur les rem-
parts et que la ville était entièrement tranquille et
sans bruit, se hâta d'y pénétrer sans en prévenir les
chefs ; elle trouva la place abandonnée, et chacun
s'occupa alors dans le plus grand silence à s'emparer
de toutes les dépouilles des habitans. Ceux-ci en effet
s'étaient enfuis dans des souterrains, mettant à profit
le temps qui leur restait pour sauver du moins leur
vie. Le matin, les princes s'étant levés entrèrent
dans la ville sans avoir à livrer de combat, mais ils ne
trouvèrent plus que fort peu de butin. Ayant appris
que les assiégés s'étaient retirés dans des souterrains,
ils y firent allumer des feux qui les enveloppèrent
d’une épaisse fumée, et les forcèrent ainsi à se rendre.
Arrachés de vive force à leur dernière retraite, les
uns succombèrent sous le glaive, les autres furent
faits prisonniers et chargés de fers. Le seigneur Guil-
laume, évêque d'Orange, de précieuse mémoire,
homme plein de religion et craignant Dieu, mourut
dans cette ville. Le duc, après y avoir demeuré quinze
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 365
jours avec le reste de l'armée, retourna à Antioche,
accompagné du comte de Flandre, pour aller prendre
soin de ses affaires particulières.
Cependant Godefroi, voyant que le peuple faisait
les préparatifs de départ et ne cessait de solliciter les
princes pour obtenir les ordres nécessaires, résolut,
avant de quitter le pays, d'aller voir son frère et de
jouir encore du plaisir de causer avec Iui. I partit
donc avec son escorte habituelle et se rendit dans le
pays occupé par Baudouin : après lavoir vu et avoir
terminé les affaires pour lesquelles il y était allé, il
prit congé de lui et se remit en route pour rejoindre
à Antioche les princes qui Pattendaient. [] n’était plus
qu'à cinq ou six milles de cette ville, lorsqu'arrivant
dans un site agréable et couvert de beaux pâturages,
auprès d’une fontaine d’où coulait une eau vive et
limpide, le charme de cette position l’engagea à des-
cendre de cheval pour y prendre son repos : le temps
et le lieu favorisaient son projet; ses compagnons,
empressés de satisfaire à ses desirs, faisaient déjà les
apprêts du diner, quand tout à coup du milieu des
jones qui s’élevaient sur les bords d’un marais voisin,
une troupe de cavaliers ennemis, armés jusqu'aux
dents, s’élanca sur les Chrétiens. Le duc cependant
et les siens saisirent leurs armes et sautèrent sur leurs
chevaux avant que les Turcs fussent arrivés jusqu’à
eux. Ils se battirent aussitôt, et, soutenus par la pro-
tection du ciel, ils remportèrent la victoire, tuèrent
plusieurs de leurs ennemis , et mirent les autres en
fuite. Le duc reprit alors la route d’Antioche et y ren-
tra avec une nouvelle gloire.
Après que les Chrétiens se furent emparés de la
366 GUILLAUME DE TYR.
ville de Marrah, il s'éleva de graves contestations
entre Boémond et le comte de Toulouse. Ce dernier
avait fait le projet de donner cette ville à l’évêque ne
nent
ttc
nnd

d’Albar : Boémond ne voulait pas consentir, selon les


desirs du comte, à céder à l’évêque la partie qu'il
avait occupée lui-même, si le comte ne lui faisait d’a-
bord remettre les tours dont il s'était emparé à An-
tioche, et qu'il continuait de garder. Enfin Boémond
renonca à la discussion qu'il avait d’abord soutenue à
Marrah, repartit pour Antioche le cœur rempli d’in-
dignation, s’empara de vive force des tours que le
comte de Toulouse faisait garder par ses satellites,
chassa tous ceux qui faisaient partie de l’escorte de ce
dernier, et se mit en possession exclusive de la ville.
De son côté le comte, délivré de son rival et pou-
vant désormais disposer à son gré de la place qu'il
avait occupée , la donna à l'évêque d’Albar, ainsi qu'il
l'avait d’abord résolu. Tandis qu'il cherchait avec cet
évêque les meilleurs moyens de pourvoir à la sûreté
de sa conquête, en la confiant à la garde d'hommes
choisis dans les deux ordres, le peuple, instruit de
ses projets, commenca à en éprouver beaucoup
d'humeur. On se plaignait de tous côtés que les
princes perdaient leur temps en délais inutiles, et
qu’en se querellant ainsi chaque fois qu'une nouvelle
ville était occupée, le but principal de leur entre-
prise paraissait entièrement négligé. Les Chrétiens
se concertèrent ensemble, et résolurent de détruire
la ville, aussitôt que le comte se serait absenté pour
un motif quelconque, afin qu'il ne restât plus aucun
obstacle à l’accomplissemeut de leurs vœux.
Vers le même temps les princes se rassemblèrent à
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 367
Rugia, ville située à peu près entre Antioche et Mar-
rah, pour délibérer sur les moyens de satisfaire aux cris
du peuple, et de se remettre en route. Le comte de
Toulouse ayant été convoqué s’y rendit également.
Cependant les princes ne purent s'entendre ni s’ac-
corder, et se séparèrent sans avoir pris aucune bonne
résolution. Tandis que le comte était à cette réunion,
le peuple qui était demeuré à Marrah profita de son
absence, et en dépit des efforts de l’évêque pour s’op-
poser à ce dessein, il renversa de fond en comble les
tours et les remparts de la place, afin que le comte
à son retour ne püt avoir aucun motif pour un
nouveau retard. Raimond, rentré dans la ville, fut
extrêmement aflligé de ce qui s'y était passé; mais
reconnaissant la ferme détermination du peuple, il
jugea prudent de dissimuler. Les Chrétiens cependant
continuaient de lui adresser les plus vives instances
et ne cessaient de le supplier de se mettre à la tête du
peuple de Dieu, et de le conduire dans la route où
il se trouvait engagé, lui déclarant aussi que, sil per-
sistait dans ses refus , ils choisiraient parmi les soldats
un chef quelconque, qui marcherait en tête de l’ar-
mée et la guiderait dans les voies du Seigneur. Les
troupes étaient en proie à toutes les horreurs de la
disette, et 1l y avait une telle rareté de vivres qu'un
grand nombre d'hommes, devenus, contre toutes
leurs habitudes, semblables à des bêtes féroces, ne
craignaient pas de se nourrir de la chair de toutes
sortes d'animaux immondes. On dit même (et toute-
fois est-1l permis de le croire? ) que plusieurs, dans
cette extrême détresse, se laissèrent aller jusqu'à
manger de la chair humaine. En même temps le fléau
368 GUILLAUME DE TYR.
de Ja peste exercait aussi ses ravages, et il était bien
impossible qu'il en fût autrement , là où le misérable
peuple en était réduit à se nourrir de toutes sortes
d’alimens mal sains et empoisonnés, si même il est
possible d'appeler alimens une nourriture aussi con-
traire à la nature de l’homme. Ajoutons encore que
ce ne fut pas seulement pour quelques momens ou
pour quelques jours que les malheureux Chrétiens
se virent réduits à ces cruelles extrémités : pendant
cinq semaines et plus, qu'ils passèrent sous les murs
de Marrah à faire le siége de la ville, ils vécurent
sous le poids de cette calamité. Plusieurs hommes
nobles et illustres périrent dans cet intervalle, soit
dans le cours des combats, soit par suite de maladies
diverses ; je citerai parmi eux un jeune homme d'un
caractère parfait, Engelram, fils du comte Hugues de
Saint-Paul, quimourut victime d’une cruelle maladie.
Afligé et plein d'angoisse à la vue de tant de mal-
heurs, l'illustre comte de Toulouse flottait incertain
sur le parti qu'il avait à prendre en ces conjonctures.
La détresse du peuple et ses périls le désolaient et
Faccablaient à la fois : enfin les clameurs qu'il enten-
dait de toutes parts ne lui laissaient pas un moment
de repos, car tous, grands et petits, enflammés des
mêmes desirs, l’importunaient sans relâche et exi-
geaient impérieusement qu'il fit ses préparatifs de
départ. Voulant donc chercher un remède aux maux
présens et satisfaire en même temps aux vœux de son
armée et à sa propre conscience, mais certain d’un
autre côté que les princes ne seraient pas disposés à
le suivre dans cette voie, il assigna au peuple un
délai de quinze jours pour l'époque du départ, et
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 369
afin que dans cet intervalle son armée püt être pré-
servée des dangers toujours croissans de la disette, il
prit avec lui un certain nombre de chevaliers et quei-
ques bataillons de gens de pied, choisis parmi ceux
qui paraissaient les plus vigoureux, laissa le reste dans
la ville, et se porta sur le territoire ennemi, pour y
chercher à tout prix des moyens de subsistance. Ac-
coinpagné d'une troupe nombreuse, il entra dans un
pays très-riche , s'empara de plusieurs villes, mit le
feu à quelques bourgs, prit une immense quan-
üté de bétail gros et menu, beaucoup d'esclaves,
hommes et femmes, des provisions de toute espèce,
suflisantes pour ramener l'abondance au milieu du
peuple affamé, et les envoya à Marrah, à ceux de ses
compagnons qui étaient demeurés pour garder la
ville, afin qu'ils eussent à se les partager par portions
égales et par tête d'homme. Lui-même retourna
aussi dans cette ville et y retrouva les inquiétudes
qu'il avait eues avant son départ, le peuple témoignant
les mêmes dispositions, criant de tous côtés que l’é-
poque assignée pour se remettre en route était près
d'arriver et repoussant avec force toute idée de nou-
veaux retards. Le comte reconnut que les Chrétiens
soutenaient une cause juste et honorable, et qu'il lui
serait absolument impossible de résister plus long-
temps à leurs vœux; et quoiqu'il se trouvât seul,
quoiqu'aucun des autres princes ne fût disposé à le
suivre, 1l se décida à faire brûler la ville et se remit en
marche, après lavoir réduite en cendres, accompa-
gné de tous ceux qui étaient avec lui.
Comme 1l n'avait qu'un petit nombre de cavaliers,
\ demanda à l'évêque d’Albar de vouloir bien le
1 24
370 GUILLAUME DE TYR.
suivre : celui-ci, empressé d'obtempérer à cette invi-
tation, confia le soin de ses affaires à un noble,
nommé Guillaume de Comliac, en lui laissant sept
cavaliers et trente fantassins. Guillaume se chargea
de la défense de ses intérêts et s’en acquitta avec au-
tant de fidélité que de dévouement; en peu de jours il
porta le nombre de ses cavaliers à quarante, celui de
ses fantassins à quatre-vingts, et fit prospérer à l’in-
fini les affaires de son seigneur.
Au jour fixé pour le départ, le comte de Toulouse
se mit en route, sans attendre personne, à la tête de
dix mille hommes environ, mais ayant tout au plus
trois cent cmquante cavaliers. Le comte de Normandie
et Tancrède vinrent bientôt se réunir à lui, amenant
chacun quarante cavaliers et un nombre considérable
de gens de pied,et depuis ce moment ils marchèrent
toujours sans se séparer. Ils trouvèrent sur leur che-
min tout ce qui leur était nécessaire, et le peuple
vécutdansune grande abondance. Ils traversèrent suc-
cessivement Césarée, Hamath et Émèse vulgairement
appelée Camela : les princes de ces villes leur accor-
dèrent des escortes d'hommes, et leur firent fournir
à de bonnes conditions toutes les denrées; les habi-
tans des villes et des bourgs par où ils passaient leur
faisaient en outre de riches présens en or, en argent,
en bestiaux et en denrées de toute espèce, pour ob-
tenir que le pays fût ménagé. L'armée s’accroissait de
jour en jour, vivait au milieu de l'abondance et s’a-
vancait dans l'état le plus satisfaisant. D'abord elle
n'avait qu'un très-petit nombre de chevaux; peu à
peu elle en recruta beaucoup plus, les uns achetés à
prix d'argent, les autre recus à titre gratuit, en sorte
HISTOIRE DES CROISADES ; LIV. VII. 331
qu'avant de s'être ralliée aux autres princes, elle se
trouva en avoir plus de mille, sans compter ceux qui
étaient partis de Marrah. Après avoir marché pendant
quelques jours, suivant une route au milieu des terres,
les princes résolurent dans un conseil de se rappro-
cher du rivage de la mer, afin de recevoir plus faci-
lement des nouvelles des autres princes, qu'ils avaient
laissés en arrière dans les environs d’Antioche, et
pour pouvoir aussi se procurer toutes les choses dont
ils auraient besoin par le moyen des vaisseaux qui
allaient d'Antioche à Laodicée.
Toutes choses avaient réussi au gré de leurs desirs
depuis leur départ de Marrah ; seulement il arrivait
assez souvent que des brigands se précipitaient sur les
derrières, attaquaient à l'improviste les vieillards, les
malades , tous ceux qui ne pouvaient suivre de très-
près la marche de l’armée, et tuaient parfois quel-
ques hommes, ou faisaient quelques prisonniers: Afin
de s'opposer efficacement à leurs entreprises, le comte
de Toulouse fit marcher en avant de l’armée Tan-
crède , Robert, duc de Normandie, et l'évêque d’AI-
bar , et se tint lui-même en arrière avec quelques
hommes illustres et pleins de valeur, se plaçant en
embuscade pour pouvoir attaquer en temps oppor-
tun les malfaiteurs qui couraient sur les trainards
et cherchaient à les surprendre sans moyens de dé-
fense. [ls se présentèrent en effet, selon leur usage,
pour attaquer les Chrétiens ; mais le comte, sortant
aussitôt des lieux qui le cachaient, s’élanca sur eux
avec impétuosité , les mit en déroute, leur prit leurs
chevaux et tout ce qu'ils avaient, fit quelques pri-
sonmiers , et alla, plein de joie, porter à son armée
24.
372 GUILLAUME DE TYR.
les dépouilles qu'il venait d'enlever. Depuis ce mo-
ment, le peuple Croisé s’avanca en toute assurance .
et sans rencontrer aucun obstacle, trouvant partout
en grande abondance ce dont il avait besoin. Dans
tout le pays qu'il parcourut , il n'y eut pas une ville,
pas un bourg, à droite et à gauche de la route, qui
n’envoyât des présens à l’armée et à ses chefs, qui
ne fit demander aux pélerins et n’en obtint des traités
de bonne amitié. Une seule ville dont les habitans
avaient confiance en leur nombre et en la solidité de
leurs fortifications, ne leur fit point offrir la faculté
d'acheter des denrées, ne sollicita point de traité, et
n’envoya point de présens aux princes; elle réunit,
au contraire, ses troupes , et fit tous ses efforts pour
s'opposer au passage de l'expédition. Animés d’une
juste indignation, les nôtres se précipitèrent tous en-
semble sur cette armée ; Les bataillons furent rompus
en un instant; on fit quelques prisonniers, on s’em-
para de la place de vive force, et les Chrétiens prirent
et emmenèrent avec eux tout le gros et le menu bé-
tail, ainsi que les chevaux qui se nourrissaient en li-
berté dans les pâturages voisins , et enfin tout le butin
qu'ils trouvèrent dans la ville.
Il y avait aussi dans cette armée des messagers ex-
pédiés par tous les princes des environs pour venir
demander la paix. Lorsqu'ils virent de nouvelles
preuves de la force et de l'audace de nos troupes,
pressés d'obtenir toute sécurité pour leurs seigneurs,
ils retournèrent en toute hâte auprès de ceux-c1 pour
leur rendre un compte exact de tout ce qui s'était
passé, et revinrent bientôt ramenant des chevaux, et
portant beaucoup d’autres présens. Quelques jours
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIL 353
après, ayant traversé cette contrée en parfaite tran-
quillité, les Chrétiens descendirent dans une plaine
non loin de la mer, où se trouve, dans une position
très-forte , une ville antique , nommée Archis, et ils
établirent leur camp assez près de ce lieu.
Archis, l’une des villes de la province de Phénicie,
située au pied du mont Liban et sur une colline très-
forte, à quatre ou cinq milles de la mer, s'étend au
loin sur cette colline , ayant à ses pieds une plane
riche et très-fertile, où l’on trouve de beaux pâtu-
rages et d'excellentes caux. Elle fut fondée , suivant
les traditions antiques , par Aracheus, septième fils
de Chanaan, qui lui donna son nom, d'où l’on a fait
par corruption celui d'Archis. Ainsi que Je viens de le
dire, les Chrétiens dressèrent leur camp près de cette
ville, et ils le firent de dessein prémédité, par suite
des lettres et des avertissemens qu'ils recurent de
quelques-uns de leurs frères qui étaient retenus pri-
sonniers chez les ennemis. Il y avait en ce moment
quelques Chrétiens captifs, et gardés de force dans la
noble ville de Tripoli, situéegur les bords de la mer,
à cinq ou six milles d’Archis. Depuis le commence-
ment du siége d'Antioche, et plus encore après la
prise de cette ville, les Croisés, pressés souvent par
le défaut de ressources et par le besoin d'aller cher-
cher des vivres , avaient pris fort imprudemment l’ha-
bitude de se répandre dans le pays, et s'exposaient
fréquemment , dans ces courses, à tomber entre les
mains de leurs ennemis. Il n'y avait presque pas de
ville ou de bourg où l’on ne retint ainsi quelques
Chrétiens en captivité : en ce moment on en comp-
* Ou Archas; aujourd’hui Arka.
374 GUILLAUME DE TYR,
tait plus de deux cents à Tripoli. Lorsqu'ils furent
avertis de l’arrivée prochaine de leurs frères , ils firent
dire aux princes de ne pas s'éloigner d’Archis , et de
mettre même le siége devant cette place, afin de
pouvoir s’en emparer au bout de quelques jours d’at-
taque , ou du moins pour faire payer fort cher la le-
vée de ce siége au roi de Tripoli, et lui arracher
ainsi une grosse somme d'argent , en même temps que
la liberté des captifs qu'il retenait. Les princes agi-
rent conformément à cette invitation; ils se rappro-
chèrent de la ville, dressèrent leur camp tout autour
des remparts pour travailler à l'investissement de la
place , soit pour tenter d'obtenir les résultats avanta-
geux qui leur étaient promis, soit aussi pour attendre
l'arrivée des autres princes qu'ils croyaient disposés à
marcher incessamment sur leurs traces.
Cent cavaliers et deux compagnies de deux cents
hommes de pied sortirent du camp des Chrétiens sous
la conduite de Raymond Pelet, et marchèrent jusqu’à
la ville d'Antarados, vulgairement appelée Tortose,
située à plus de vingimilles de distance d’Archis,
pour chercher à se procurer les choses dont ils pour-
raient avoir besoin. Antarados est bâtie sur les bords
de la mer, environ à deux milles de distance d’une
petite île où fut autrefois la ville d'Arados , antique
et célèbre pendant plusieurs siècles. Le prophète Ézé-
chiel en a fait mention lorsqu'il a dit en écrivant au
prince de Tyr : « Les habitans de Sidon et d’Arados
« ont été vos rameurs ’. » Et en un autre passage :
« Les Aradiens, avec leurs troupes, étaient tout autour
«de vos murailles *. » La ville d’Antarados recut son
’ Ézchiel, chap. 27, v.8. —? Zbid. v. 11.
HISTOIRE DES CROISADES3; LIV. VII. 355
nom de celle qui l'avait précédée, et fut ainsi appelée
parce qu'elle se trouve placée en face de l'antique
Arados. L'une et l'autre sont situées dans la province
de Phénicie; elles ont aussi une origine commune ,
et furent fondées par Aradius, le plus jeune des fils
de Chanaan, fils de Cham, fils de Noé.
Les troupes qui s'étaient détachées de l'expédition
du comte de Toulouse étant arrivées auprès d’Anta-
rados ,commencèrent à l'attaquer vivement. De leur
côté , les citoyens se défendirent avec assez de cou-
rage ; et comme les assiégeans ne purent réussir au
premier moment dans leur entreprise, la nuit étant
venue , ils s’ajournèrent au lendemain pour attendre
l'arrivée de quelques-uns de leurs compagnons qui
leur avaient promis de les suivre de près, et livrer
alors un nouvel assaut avec des forces plus considé-
rables. Pendant cette même nuit, les citoyens de la
ville , craignant aussi qu'il ne se rassemblât sous leurs
murs un plus grand nombre d’'ennemis auxquels il
leur serait impossible de résister, sortirent secrète-
ment avec leurs femmes, leurs enfans et toute leur
suite, et se retirèrent dans les montagnes voisines ,
cherchant dans la fuite leur unique moyen de salut.
Le matin , au point du jour, les Chrétiens, ignorant
le départ des assiégés, s’encouragèrent les uns les
autres à reprendre l'œuvre de la veille. Après s'être
bien armés pour recommencer leurs attaques, ils se
rapprochèrent des murailles, et, voyant la ville dé-
garnie d'habitans , ils y entrèrent avec intrépidité, et
trouvèrent une grande quantité de vivres et toute
sorte de butin, dont ils s'emparèrent aussitôt. Ils re-
iournèrent alors au camp de leurs frères, chargés à
376 GUILLAUME DE TYR.
satiété de riches dépouilles,et racontérent tout ce
qui leur était arrivé à ceux de leurs amis qui s'étaient
mis en marche pour venir les rejoindre. Toute l'ar-
mée se réjouit beaucoup de ce nouveau succès.
Vers le commencement de mars, le peuple qui
était demeuré à Antioche, voyant approcher l'époque
fixée pour le départ, recommenca à solliciter vive-
ment le duc de Lorraine, le comte de Flandre, et les
princes qui se trouvaient encore dans la ville, les
suppliant de remplir leur devoir de chefs, et de
marcher à la tête de ceux qui desiraient hâter l’ac-
complissement de leurs vœux. On leur citait pour
exemple le zèle et la fidélité qu'avaient montrés le
comte de Toulouse, le duc de Normandie , et le sei-
gneur Tancrède; on admirait la bienveillance qu'ils
avaient témoignée pour le peuple de Dieu, en le con-
duisant dans les voies du Seigneur, en avant de tous
les autres. Ces discours et d’autres semblables déter-
minerent les princes à se mettre en route : en consé-
quence, ils firent préparer leurs bagages et tout ce
qui était nécessaire pour reprendre leur marche, et
conduisant la multitude des cavaliers et des gens de
pied, qui avaient fermement résolu de se rendre à
Jérusalem, ils se réunirent à Laodicée de Syrie, à
la tête de vingt-cinq mille hommes, pleins de force
et bien armés, et suivirent la trace des princes qui
les avaient précédés. Boémond les accompagna jus-
que-là avec son escorte : il lui était impossible ce-
pendant de suivre plus long-temps leur marche, ou
même de s'arrêter avec eux à Laodicée, de peur que
les ennemis, placés dans le voisinage, ne jugeas-
sent qu'il négligeait la garde d’Antioche, ou qu'il
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 357
l’'abandonnait témérairement ;Loutefois pour montrer
qu'il se souvenait de l’alliance d'amitié qu'il avait con-
tractée avec les autres princes, en marchant avec eux
dans les voies du Seigneur, 1l suivit leurs pas et les
accompagna jusqu'à la ville que j'ai nommée, montrant
le plus grand empressement à leur rendre tous les
bons oflices dont il était capable, et leur témoignant
beaucoup d'affection, afin de vivre à jamais dans le
souvenir de ceux qu'il était près de quitter. Après
avoir salué les princes et pris congé d'eux tous, au
milieu des pleurs et des gémissemens, Boémond re-
prit la route d’Antioche , afin d’aller prendre soin de
la ville confiée désormais à sa garde.
Laodicée , où le peuple Croisé s'arrêta après le dé-
part du prince d’Antioche , est une ville noble et an-
tique, située sur les bords de la mer, et habitée par
des Chrétiens : c'est la seule des villes de Syrie qui
reconnaisse la domination. de l'empereur des Grecs.
Un certain Guinemer de Boulogne , dont j'ai déjà
parlé, et qui était d’abord arrivé à Tarse de Cilicie
avec sa flotte, lorsque Baudouin, le frère du duc, avait
pris possession de cette ville , s'était rendu ensuite à
Laodicée , et-y avait également conduit ses vaisseaux.
Il voulut dans son imprudence attaquer cette place,
et tenter de s’en rendre maître ; mais les forces dont
il pouvait disposer se trouvant beaucoup trop infé-
rieures en nombre, il fut pris par les habitans de
cette ville et mis en prison, ainsi que la plupart de
ceux qui l’accompagnaient. Comme il était venu des
terres appartenant au père de Godefroi, et avait eu
l'occasion d’être utile et de rendre hommage à son
frère Baudouin, après la prise de Tarse, le duc de-
379 GUILLAUME DE TYR.
manda sa liberté au gouverneur et aux principaux
habitans de la ville; et ceux-c1 n’osant le contrarier
en rien, lui rendirent Guinemer, ainsi que tous les
hommes et les vaisseaux qu'il avait conduits. Le duc
lui donna le commandement de sa flotte , et lui pres-
crivit de le suivre pas à pas, tandis qu'il s’avancerait
sur les terres avec l’armée ; et Guinemer accomplit
fidèlement ses instructions.
Les Chrétiens rallièrent encore à Laodicée ceux de
leurs frères qu'ils trouvèrent dans cette ville, et tous
ceux qui étaient demeurés en arrière à Antioche ,
dans la Cilicie, dans toutes les villes des environs,
n'ayant pu partir d’abord, afin de terminer leurs af-
faires particulières. Ainsi réunis, ils suivirent les bords
de la mer, et se rendirent à la ville de Gabul, vul-
gairement appelée Gibel ", à douze milles de Laodicée.
Ils dressèrent leur camp tout autour de cette place,
et l’assiégèrent pendant quelque temps. C'était, sur
leur route , la première des villes maritimes qui fût
soumise à la puissance des Égyptiens. Le gouverneur
de cette place, délégué du prince d'Égypte , Offrit au
duc six mille pièces d’or et de riches présens, pour
l'engager à lever le siége; mais comme le duc mé-
prisa ces honteuses propositions, et se montra in-
flexible, le gouverneur se tourna d’un autre côté, et
envoya au comte de Toulouse des députés , dont le

t Gabala dans Strabon et Pline, Gavala dans la table de Peutinger,


et aujourd’hui Dschebaïl. On y voit encore les restes d’un amphithéâtre.
M. Michaud se trompe, à mon avis, lorsqu'il conjecture que c’est le
Giblim dela bible, où l’on embarquait les bois du Liban qu’on envoyait
à Salomon. ( Histoire des Croisades, tom. 1, p.345.) Ce Giblim est
beaucoup plutôt, je pense, l’ancienne Biblos où Biblios, dite aussi
aujourd’hui Gebal, Gebail, Dschebaïl, entre Tripoli et Béryte.
L7
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 379

zèle et l'habileté lui inspiraient toute confiance , les


chargeant de faire les mêmes offres à ce Seigneur, sil
pouvait le délivrer des mains du due de Lorraine.
Raymond, à ce qu’on rapporte, recut secrètement
l'argent qu'on lui proposa. On ajoute qu'il imagina de
dire qu'une multitude innombrable d’ennemis des-
cendait en ce moment du golfe Persique, dans le des-
sein de venger les injures faites à l'armée persanne,
sous la conduite de Corbogath, devant les murs d'An-
tioche; que cette nouvelle armée était aussi forte
que la précédente , et se disposait à recommencer la
guerre ; qu'enfin, ces rapports lui avaient été adressés
par des hommes dignes de foi, et qu'il était impos-
sible d'élever aucun doute sur leur réalité. En con-
séquence, il chargea le vénérable évêque d’Albar
d'aller de sa part en députation auprès des princes, et
lui remit des lettres par lesquelles il sollicitait vive-
ment le duc de Lorraine et le comte de Flandre de
renoncer au siége de Gibel, de se remettre aussitôt
en marche, et de venir avec des sentimens fraternels
se réunir à leurs alliés, et leur porter secours dans ce
préssant danger. Les princes, dès qu'ils furent ims-
truits de cette nouvelle, laccueillirent dans toute la
simplicité de leur cœur, levèrent le siége de Gibel,
et continuèrent leur route. Ils passèrent d’abord à
Valénia *, ville située sur les bords de la mer , au des-
sous du bourg de Margat”, puis à Maréclée *, la pre-
mière des villes de la province de Phénicie que ren-
contrent ceux qui descendent du nord, et arrivèrent

* La Balanea des anciens, Balanias d’Abulféda , aujourd’hui Bangas.


2 Aujourd’hui Merkab.
? Aujourd’hui Merakia.
L
380 GUILLAUME DE TYR.
ensuite à Antarados, vulgairement appelée Tortose,
ville de la même province, et également située sur
les bords de la mer. Ils la trouvèrent entièrement dé-
garnie d'habitans, et admirèrent en même temps l’île
voisine, située en face de la place du côté de l'Occi-
dent, et dans laquelle les vaisseaux de la flotte avaient
rencontré une bonne station, où ils attendirent l’ar-
rivée de l’armée de terre. De [à les Chrétiens prirent
des chemins raccourcis, et arrivèrent en peu de jours
sous les murs d’Archis, où 1ls s'arrêtèrent avec tout
le reste de l’armée. Tancrède étant allé au devant
d'eux, leur raconta avec détail la fraude du comte de
Toulouse, et lorsqu'ils en furent instruits, les princes
dressèrent leur camp loin des tentes de ceux qui les
avaient précédés. Cependant Raymond voyant que les
princes avaient perdu toute affection pour lui, leur
adressa des présens et fit les plus grands efforts pour
se réconcilier avec eux. Il y réussit au bout de quel-
que temps, et rentra en grâce auprès de tous, à l'ex-
ception de Tancrède qui persistait à porter de vives
plhuntes contre lui : les divers corps d'armée se réu-
nirent , et ne formèrent qu’une seule armée autourde
la ville. Le comte de Toulouse avait fait de vaines
tentatives pour s'en emparer, avant l’arrivée du duc :
il espéra qu'il lui serait facile d’y parvenir avec le
surcroît de forces qu'il venait de rallier ;mais ses es-
pérances furent décues. Après comme avant la con-
centration de l’armée chrétienne, le Seigneur ne se
montra point favorable à cette entreprise. Toutes les
fois que l’armée faisait un nouvel effort pour attaquer
la place et cherchait quelque nouvelle manière de
nuire aux assiégés, soit que l’on tentât de renver-
L.
HISTOIRE DES CROISADES3 LIV. VII. 381
ser les murailles, soit qu'on livrât un assaut, on
rencontrait quelque obstacle imprévu ; les Chré-
tiens se consumaient en vains efforts; toutes leurs
fatigues, toutes leurs attaques demeuraient sans ré-
sultat; en sorte qu'il devint évident que la faveur
divine s'était retirée, en cette circonstance, de l’armée
des assiégeans. Le peuple périssait inutilement, des
hommes nobles et illustres succombaient sans qu'on
pût retirer aucun fruit de leur mort. Ce fut ainsi que
périrent misérablement, frappés chacun d’une pierre,
deux hommes nobles et pleins de distinction. Anselme
de Ribourgemont, fort dans la guerre et digne d’un
éternel souvenir, et Pons de Balasu, ami particulier
du comte de Toulouse. Cependant le peuple, dont
l'unique desir était de poursuivre sa route, se voyait
avec peine retenu sous les murs d’Archis, et agissait
sans zèle et sans vigueur, surtout depuis l’arrivée du
duc de Lorraine. Ceux même qui avaient suivi le
comte de Toulouse , ses domestiques et ses familiers
les plus intimes, cherchaient à se soustraire aux tra-
vaux du siége, afin que le comte, fatigué et ennuyé,
se décidât à partir avec les autres princes, quide leur
côté ne s’arrétaient que fort contre leur gré, et pour
céder, malgré le cri de leur conscience , aux sollicita-
tions de deu collègue.
On renouvela sous les murs d’Archis, ls contes-
tations qui étaient survenues à l’occasion de la lance
trouvée à Antioche, sur la question de savoir si c’é-
tait bien réellement la lance qui avait percé le flanc
du Seigneur, et en avait fait sortir du sang et de
l'eau, ou si le fait allégué n'était qu'une Éible: Le
peuple doutait éiéstn de la réalité du récit, et les
+
382 GUILLAUME DE TYR.
principaux de l’armée se montraient également im-
certains. Les uns disaient que c'était bien la même
lance qui avait été trempée dans le sang du Sei-
gneur, au moment où on lui ouvrit le flanc, et qu'une
inspiration divine l'avait révélée à l’armée des Croi-
sés, pour les consoler dans leur aflliction; d’autres
affirmaient que c'était une invention faite à plaisir,
uniquement par un motif d'avidité, et qui ne faisait
que mettre au jour la fourberie du comte de Tou-
louse. Cette discussion avait été suscitée, et était en-
tretenue principalement par un certain Arnoul, ami
et chapelain du comte Robert de Normandie, homme
lettré , mais de mœurs dissolues et scandaleuses;
jaurai souvent occasion de parler de lui dans la suite
de cette histoire.
Tandis que le peuple s’entretenait diversement sur
ce sujet, l’homme qui affirmait avoir eu cette révé-
lation, voulant confirmer la croyance publique et dis-
siper tous les doutes, ordonna d'allumer un grand
bûcher, promettant qu'avec l’aide de Dieu, et en se
soumettant à l'épreuve du feu, il prouverait à tous
les incrédules qu'il n’y avait eu dans son récit au-
cune tromperie, ni aucune fausse interprétation, et
que tout ce qu'il avait rapporté était bien le fait d’une
révélation divine, manifestée pour instruire et con-
soler les hommes. On disposa donc un grand bü-
cher, et l’on y mit le feu; sa violence était bien
propre à effrayer tous les assistans. Tout le peuple se
rassembla, les grands comme les petits, le sixième jour
de fête qui précède celui de la sainte Pâque, jour où
Notre-Seigneur souffrit pour notre salut; tous se mon-
traient empressés à connaître l’issue d’une si grande
HISTOIRE DES CROISADES ; LIV. VII. 383
entreprise; l’homme qui devait subir de son plein gré
une si périlleuse épreuve, se nommait Pierre Barthe-
lemi;c'était un clerc, peu lettré, et qui paraissait très-
simple, autant toutefois qu'il est permis d’en juger dans
cette vie mortelle. Après avoir prononcé une prière en
présence de toutes les légions , il prit en main la lance
et traversa le feu, sans en être blessé, du moins à ce
que le peuple crut voir. Cependant, loin de décider la
question, cette action ne fit qu'en susciter une autre
encore plus difficile. Barthelemi mourut peu de jours
après, et quelques-uns affirmèrent que, comme il
avait paru auparavant parfaitement sain et rempli de
vie, une mort si prompte ne pouvait provenir que
de l'épreuve qu'il avait voulu tenter, et qu'il avait
trouvé une occasion de mort dans le feu, pour s’être
porté le défenseur d’une fraude. D’autres disaient au
contraire qu'il était sorti sain et sauf du bûcher, et
qu'après qu'il avait échappé à l’action du feu, la foule,
se précipitant sur lui dans son transport de dévotion,
l'avait tellement serré et écrasé de tous côtés que
c'était à la véritable et unique cause de sa mort.
Ainsi cette question demeura encore complétement
indéaise, et fut même enveloppée d’une plus grande
obscurité,
Vers la même époque, nos princes virent revenir
auprès d'eux les députés qu'ils avaient envoyés en
Égypte, sur l'invitation pressante de ceux qui étaient
venus les trouver, pendant qu'ils faisaient le siége
d’Antioche, de la part du calife égyptien. Ces dé-
putés revinrent enfin, après avoir été retenus pen-
dant un an, soit par artifice, soit de vive force; ils
étaent accompagnés d’une nouvelle députation du
384 GUILLAUME DE TYR.
prince d'Égypte, chargé d'apporter un message bien
différent de ceux qu'il avait d’abord adressés. Dans
le principe, il avait fait les plus grands efforts et
sollicité nos princes avec les plus vives instances pour
en obtenir des secours qui l’aidassent à se garantir
des entreprises insolentes des Turcs et des Persans.
Maintenant 1l changeait complétement de langage,
et croyait accorder aux Chrétiens le plus grand bien-
fait, en leur permettant d'aller sans armes à Jérusa-
lem, par troupes de deux ou trois cents à la fois, et
d'en revenir sains et saufs, après avoir accompli leur
vœu et prononcé leurs prières. Les princes prirent
ces propositions pour une insulte, forcèrent les dé-
putés égyptiens à repartir sur-le-champ, et leur dé-
clarèrent que leur armée ne marchait point par petits
détachemens, ainsi qu'on semblait le penser d’après
les propositions qui leur étaient offertes ; que tous les
bataillons , au contraire, se réunissaient pour se por-
ter en même temps à Jérusalem, et pour y mettre en
péril la domination de leur maître. Ce changement
dans les dispositions-des Égyptiens était provenu de
celui qui arriva dans l’état des affaires publiques,
après la victoire que les Croisés remportèrent auprès
d’Antioche. A la suite de leur défaite, les Turcs se
trouvèrent exposés aux plus grands dangers, et vi-
rent briser le glaive par lequel ils avaient étendu leur
domination sur tout l'Orient : naguère une gloire
éclatante les avait élevés jusques aux cieux, ils tom-
bérent alors dans la confusion ; sur tous les points
où ils avaient affaire à diverses autres nations, ils
succombèrent successivement, et essuyèrent autant
de défaites qu'ils eurent de rencontres avec leurs
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 385
ennemis. L'empire d'Égypte, profitant de ces circons-
tances, s’éleva sur leurs ruines ; un certain Emir, chef
de la milice du roi des Égyptiens, leur enleva la ville
de Jérusalem, dont ils s'étaient emparés de vive force
sur les Égyptiens, trente-huit ans auparavant. A
la suite de ces succès, et voyant tombés dans le plus
profond abaissement ces ennemis qu'ils avaient tant
redoutés, comme les plus forts, et que les armes
des Chrétiens avaient dispersés et détruits, les
Égyptiens méprisèrent désormais les secours qu'ils
avaient recherchés d’abord avec le plus vif empres-
sement.
Les princes avaient recu aussi des députés de l’em-
pereur de Constantinople, chargés de leur porter
plainte contre le seigneur Boémond , qui, disaient-
ils , osait retenir la ville d’Antioche , malgré le texte
des traités et le serment de fidélité qu'il avait pro-
noncé. Ils dirent, en outre, en présence des princes,
que tous ceux qui avaient passé à Constantinople
s'étaient engagés envers leur maître, corps pour
corps et par serment, la main sur les Saints Évan-
giles, à ne prétendre retenir pour eux aucun des
bourgs, aucune des villes qui auraient fait aupara-
vant partie de l’Empire, et à les restituer au con-
traire à l’empereur, s'ils parvenaient à s’en rendre
maîtres. Quant aux autres conditions , également sti-
pulées dans le même traité, les députés en avaient
complétement perdu le souvenir. Il est certain, en
effet, que la convention qu'ils rappelaient avait été
arrêtée à Constantinople, entre les princeset l’'Empe-
reur ;mais on avait ajouté, à la suite du mêmetraité,
que l'Empereur s’engageait à suivre lui-même l’expé-
10 cs)
386 GUILLAUME DE TYR.
dition des Chrétiens, à la tête de nombreuses troupes,
et qu'il préterait secours aux princes dans toutes les
choses dont ils auraient besoin. Ceux-ci tinrent donc
conseil à ce sujet, etrépondirent ensuite aux députés
que l'Empereur avait violé le premier les conventions
auxquelles il avait souscrit ;que c'était donc avec jus-
tice qu'il n’obtenait pas ce dont les princes avaient pu
s'emparer en exécution du même traité; car, aJou-
tèrent-ils, il ne serait pas juste de persévérer à de-
meurer fidèles envers celui qui a manqué à tous ses
engagemens. L'Empereur s'était obligé envers nos
princes à rassembler ses armées et à marcher immé-
diatement à leur suite; il avait en outre promis d’en-
tretenir de continuelles relations avec eux, par mer
et par ses vaisseaux, et de leur faire fournir en abon-
dance , sur toute la route, toutes les denrées dont ils
pourraient avoir besoin; cependant il avait négligé
frauduleusement d'accomplir ses promesses, quand il
lui eût été extrêmement facile de les faire exécuter.
En conséquence, et quant à ce qui s'était passé à An-
tioche, comme ils jugeaient qu'ils étaient compléte-
ment dans leur droit , les princes voulurent que la
chose demeurât ainsi qu’elle avait été réglée, et que
celui auquel ils avaient, librement et d’un commun
accord , fait la concession de cette ville, en demeu-
rât en possession, pour en Jouir lui et ses héritiers à
perpétuité. Les députés de l'Empereur insistèrent ce-
pendant pour engager les princes à attendre avec leur
armée l’arrivée de leur maître , faisant tous ses efforts
pour leur persuader qu'il ne manquerait pas d'arriver
au commencement de juillet, et ajoutant encore qu'il
ferait donner de riches présens à chacun des princes,
HISTOIRE DES CROISADES ; LIV. VII. 387
et que, dans sa libéralité, il accorderait aussi aux
gens du peuple une bonne solde , avec laquelle cha-
cun aurait de quoi se soutenir honorablement. Les
princes délibérèrent encore sur ces propositions et
se partagèrent entre différens avis. Le comte de
Toulouse jugea qu'il serait utile d'attendre l’arrivée
d’un si grand souverain, soit qu'il comptäât, en effet,
sur l’accomplissement de ses promesses, soit qu'il sai-
sit avec plaisir cette occasion de retenir ses collègues
et le peuple chrétien, jusqu'au moment où il lui
serait enfin possible de s'emparer de la ville qu'il as-
siégeait, car il redoutait la honte et l’ignominie qui
pourraient rejaillir sur lui, sil se voyait contraint
d'abandonner son entreprise avant de l'avoir menée
à bien. Le parti contraire paraissait de beaucoup pré-
férable aux autres princes , et ils aimaient mieux pour-
suivre leur route et marcher sans retard à l’accom-
plissement des vœux pour lesquels ils avaient déjà
supporté tant de fatigues. Il leur paraissait surtout
convenable d'éviter les fraudes et les artifices de l’'Em-
pereur , dont ils avaient eu si souvent à se plaindre,
plutôt que de se laisser envelopper de nouveau dans
le labyrinthe de sa politique tortueuse, et d’avoir en-
suite grand'peine à s'en débarrasser. Cette diversité
d'opinions fit naître de vives disputes entre les princes,
et 1l leur fut impossible de s'entendre pour concilier
des desirs contraires. Le gouverneur de Tripoli en
profita : il avait d’abord offert des sommes considé-
rables pour que l’armée chrétienne levat le siége d’Ar-
chis et consentit à s'éloigner de ses frontières ; mais
lorsqu'il connut le schisme qui régnait dans le camp,
non seulement il refusa de donner l'argent qu'il avait
25,
388 GUILLAUME DE TYR.
promis, mais, en outre, 1l fit ses dispositions pour
marcher contre nos troupes et tenter Le sort des com-
bats. Les princes en furent instruits, et, après avoir
tenu conseil, ils laissèrent en arrière l’évêque d’Al-
bar avec quelques autres hommes considérables qu'ils
chargèrent de la défense de leur camp, sous les
murs d'Archis ; puis ils se préparèrent à la guerre,
remirent l’ordre dans leurs bataillons, et, après avoir
bien disposé toutes choses, ils conduisirent leur ar-
mée du côté de Tripoli.
Arrivés près de la ville, ils trouvèrent le gouverneur
qui s'était porté en dehors des murs, à la tête de tous
les habitans; ceux-ci s'étaient organisés en troupes
d'infanterie et de cavalerie ; ils tenaient un bon ordre
de bataille et attendaient, avec assurance , l’arrivée
des Chrétiens. Comme pendant deux mois consécutifs,
et même un peu plus, le comte de Toulouse avait
perdu son temps sous les murs d’Archis , sans obtenir
aucun résultat, les gens de Tripoli commencaient à
le regarder d’un œil de mépris ; de jour en jour ils
avaient appris à moins redouter notre armée, et pen-
saient, en voyant des troupes montrer si peu de vi-
gueur , qu'elles avaient perdu ce courage et cette
force qu'ils avaient tant entendu vanter. Cependant ,
aussitôt que les Chrétiens furent arrivés auprès de la
ville et se trouvèrent en présence de leurs ennemis
rangés en ordre de bataille, ils s’'élancèrent sur eux
avec ardeur, rompirent leurs cohortes dès le premier
choc, les mirent en déroute et les poursuivirent vi-
vement, pour les contraindre à chercher un refuge
derrière leurs remparts. [ls leur tuèrent sept cents
hommes et n'en perdirent cependant que trois où
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 389
quatre de leur côté. Le 9 avril, l’armée célébra les
fêtes de Pâques, près de Tripoli.
Après avoir remporté cette victoire, les princes ren-
trèrent dans leur camp. Le peuple recommenca alors
à demander à grands cris qu'on abandonnât ce siége
funeste, et qu’on se remit en route pour Jérusalem,
objet des desirs de tous les Chrétiens. A force d’ins-
tances, ils obtinrent enfin ce qu’ils demandaient. On
mit le feu au camp; le duc et le comte de Flandre,
le comte de Normandie et Tancrède furent les pre-
miers à se montrer favorablement disposés; ils aban-
donnèrent le siége d’Archis en dépit du comte de Tou-
louse , qui fit de vains efforts pour les retenir, et
dirigèrent la marche de leurs troupes vers Tripoli,
pour suivre la route qui devait les mener à Jérusalem.
Ceux mêmes qui avaient acompagné le comte dès le
principe étaient alors les plus empressés à suivre le
mouvement de l’armée. Ils l’'abandonnèrent à l'envi
les uns des autres, pour marcher sur les pas des
princes, et le comte, voyant qu'il lui était tout-à-fait
impossible de les retenir par prières ou par promesses,
se fit de nécessité vertu, et suivit le mouvement gé-
néral , quelque regret qu'il en éprouvât.
Après une marche de vingt milles, ils établirent
leur camp en face même de la ville de Tripoli. Le
gouverneur de cette place, qui faisait dans ce pays
les affaires du calife d'Égypte, renonçant aux préten-
tions arrogantes qui lui avaient persuadé naguères
qu'il pourrait traiter de pair avec nos princes , et se
connaissant mieux maintenant, leur envoya une dé-
putation qui vint offrir quinze mille pièces d’or, ap-
portant en même temps des présens en chevaux, en
390 GUILLAUME DE TYR.
mulets, en soiries, en vases précieux, et promettant
aussi de rendre la liberté à tous ceux des Chrétiens
qu'on retenait prisonniers ; il obtint, à ces condi-
tions, que notre armée se retirerait de sa province et
qu’elle respecterait, sur son passage, les trois villes
qui formaient le ressort de son gouvernement, savoir,
Archis, Tripoli® et Biblios*, ainsi que leurs dépen-
dances. Il envoya en outre, aux Chrétiens, du gros
et du menu bétail et toutes sortes de vivres en grande
abondance, pour éviter que le défaut de subsistances
les portât à ravager les campagnes ou les propriétés
des laboureurs.
Quelques fidèles de Syrie, qui habitaient le mont
Liban, lequel domine, du côté de l’orient, toutes
les villes que je viens de nommer, et dont la cime
s'élève jusques aux cieux , vinrent les féliciter sur leur
passage, et leur témoigner de tendres sentimens de
fraternité. Les Croisés s’adressèrent à eux comme à
des hommes sages et qui, de plus, avaient une con-
naissance exacte des localités, pour savoir quelle se-
rait la route qui les conduirait à Jérusalem le plus
sûrement et le plus commodément. Après avoir exa-
miné sérieusement et de bonne foi les diverses routes,
sous le rapport de la commodité et de la direction la
plus courte, les Syriens les engagèrent à suivre les
bords de la mer, qui leur offraient , en effet, la voie
la plus directe, et leur assuraient, en outre, l’avan-
tage d’avoir toujours à leur disposition les vaisseaux
qui suivaient la marche de l’armée. Outre ceux que
conduisait Guinemer, et sur lesquels étaient montés
? Aujourd’hui Tarabolos ou Trablos.
2 Aujourd’hui Gebaïl ou Dschebaïl.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 391
ses Compagnons, venus avec lui de Flandre , de Nor-
mandie et d'Angleterre, comme je l'ai déjà dit, la
flotte se composait encore de vaisseaux génois, véni-
liens et grecs , qui venaient très-souvent de Chypre,
de Rhodes et des autres îles, chargés de toutes sortes
de marchandises , et rendaient, par là, de grands ser-
vices à nos légions. Les Croisés prirent aussi avec eux
quelques guides, tant parmi les Syriens que parmi
les gens au service du prince de Tripoli, et suivirent
les bords de la mer, laissant sur la gauche les som-
mités du Liban, et, après avoir passé Biblios, ils
dressèrent leur camp sur la rive d’un fleuve, près d’un
lieu nommé Maus. Ils s'y reposèrent un jour entier
pour attendre les gens faibles et tous ceux qui, par
un motif quelconque, ne pouvaient suivre la marche
de l’armée.
Le troisième jour , ils allèrent établir leurs tentes
auprès de la ville de Béryte’, sur les bords du fleuve
qui baigne les murs de cette place. Le gouverneur
leur envoya de l'argent et des vivres en quantité suf-
fisante, pour obtenir qu'on épargnât les environs et
les arbres, et ils y passèrent la nuit. Le jour suivant,
ils arrivèrent à Sidon *êt s’y reposèrent, ayant toujours
soin de profiter du voisinage des eaux. Je ne saurais
dire par quel excès de présomption celui qui com-
mandait dans cette ville se résolut à ne montrer au-
cun empressement à bien recevoir les Croisés. Se con-
fiant légèrement aux forces dont il pouvait disposer ,
il essaya même d’inquiéter les mouvemens de notre
armée , et cette tentative ne Jui réussit nullement.
Aujourd’hui Bairouth ou Barouth.
2 Aujourd’hui Saïd ou Seïd.
392 GUILLAUME DE TYR.
Provoqués par lesexcursionsdes Chrétiens, les ennemis
parurent déterminés à ne pas les supporter plus long-
temps ; mais quelques-uns des nôtres s’élancèrentaussi-
tôt sur eux, leur tuèrent quelques hommes et forcèrent
les autres à se retirer à l’abri de leurs remparts. Dès
ce moment, ils ne tentèrent plus de troubler Les péle-
rins, ét ceux-ci passèrent tranquillement la nuit dans
leur camp. Le lendemain les princes résolurent de
demeurer encore, afin de donner quelque repos au
peuple, et ils choisirent dans l’armée les hommes les
plus intrépides pour les envoyer dans tous les envi-
rons chercher les vivres dont ils avaient besoin. Ils
ramenèrent beaucoup de gros et de menu bétail, et
toutes sortes d’autres provisions , et rentrèrent au
camp sains et saufs , n'ayant perdu qu'un seul homme.
C'était un noble nommé Gautier de Verra, qui marcha
seul en avant pour chercher, sans doute, un plus riche
butin, tandis que ses compagnons reprenaientle che-
min de la ville. Il ne reparut plus au camp, on n'eut
plus aucune nouvelle de lui, et les Croisés pleurèrent
sa perte , présumant bien qu'il avait trouvé la mort.
Le lendemain ils se remirent en marche, traversè-
rent d’abord un pays couvert dé rochers, puis descen-
dirent dans une plaine, laissant sur leur droite l'antique
Sarepta de Sidon”, terre nourricière d'Élie, l'homme
de Dieu; et après avoir passé le fleuve qui coule au
milieu du pays, ils arrivèrent à la belle ville de Tyr,
métropole de cette contrée, antique résidence d'Agé-
nor et de Cadmus, et allèrent dresser leurs tentes
auprès de cette belle fontaine des jardins, digne
de l'admiration de tous les siècles, non loin du puits
! Aujourd’hui Sarfend.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 399
d'eaux vives, et au milieu de riches vergers qui
s'étendaient de tous côtés et leur: offraient toutes
sortes d’agrémens. Ils passèrent la nuit dans ces lieux;
le lendemain ils poursuivirent leur route, franchirent
les dangereux défilés situés entre la mer et les mon-
tagnes, dont les rochers s’avancent en saillie sur
le chemin, et arrivèrent ensuite dans la plaine, au
milieu de laquelle se trouve la ville d’Accon”'. Les
Croisés dressèrent leur camp, non loin de cette ville,
sur les bords du fleuve qui l’arrose. Le gouverneur
et les habitans leur offrirent des présens, et 1ls eurent
aussi la faculté d'acheter toutes sortes de marchan-
dises, à de bonnes conditions ; le commandant se
montra très-bien disposé pour nos princes, et se lia
d'amitié avec eux ; il leur promit même, s'ils pou-
vaient s'emparer de Jérusalem dans l’espace de vingt
jours, et s'établir sans contestation dans le pays, ou
triompher des forces des Égyptiens, de leur livrer la
ville d’Accon sans aucune résistance.
En partant de là, les Chrétiens laissèrent sur leur
gauche la Galilée, passèrent entre le mont Carmel
et la mer, et arrivèrent à Césarée, métropole de
la seconde Palestine , anciennement appelée Tour
de Straton. Ils établirent leur camp sur les bords de
la rivière qui sort des étangs voisins, à deux milles
environ de la ville, et y célébrèrent les fêtes de
la Pentecôte, le 28 juin. Après une journée de re-
pos, ils se remirent de nouveau en route, laissant
sur leur droite les villes maritimes d’Antipatris * et de
" L'ancienne Piolémaïs , aujourd’hui Saint-Jean-d’Acre.
2 Fondée par Hérode, sur l'emplacement de l’ancien bourg de Ca-
pvhar-S'aba ,? et nommée Antipatris
P en honneur de son Ïpère Antipater.
394 GUILLAUME DE TYR.
Joppé’, et, s'avançant à travers une vaste plaine,
ils traversèrent l’Éleuthère ?, et arrivèrent ensuite
à Lydda*, l’ancienne Diospolis, où l’on montre en-
core aujourd'hui le glorieux sépulcre de l'illustre
martyr George, dans lequel on voit qu'il repose
dans le Seigneur. Le très-pieux et très-orthodoxe
empereur des Romains, Justinien, de célèbre mé-
moire , avait fait construire une église en l'honneur
de ce saint martyr, et avait montré en cette circons-
tance beaucoup de zèle et de dévotion. Les ennemis,
lorsqu'ils furent intruits de la prochaine arrivée des
Chrétiens , firent raser cette église jusqu’au sol, crai-
gnant que les Croisés ne voulussent s'emparer des
poutres qui étaient d’une extrême longueur, et les
convertir en machines et en instrumens de guerre
pour faire le siége de leur ville. Nos princes ayant
appris qu'il y avait dans le voisinage une noble ville
appelée Ramla, détachèrent en avant cinq cents ca-
valiers commandés par le comte de Flandre, avec
ordre de se porter de ce côté, et de chercher à
s'assurer des dispositions des habitans. [ls se rap-
prochèrent de la ville, et, voyant que personne
ne se présentait sur les remparts, et que les portes
étaient ouvertes, ils entrèrent sans obstacle, et ne
trouvèrent presque personne. En effet, les habitans

Elle est à quelques lieues de la mer, et Guillaume de Tyr la confond ici,


comme ailleurs, avec la ville dÆrsur ou Arsuf, qui est en effet au bord
de la mer, et correspond probablement à l’ancienne Æpollonia. C’est
de cette dernière qu’il veut parler.
: Jaffa.
2 Rivière qui se jette dans la mer près d’Arados , et que Guillaume ,
on ne sait comment , place ici beaucoup plus an sud.
? Aujourd’hui Loddo où Ludd.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 395
de Ramla, ayant appris l’arrivée des Chrétiens, étaient
sortis de la ville la nuit précédente, emmenant avec
eux leurs femmes, leurs enfans et tous ceux qui
composaient leurs maisons. Le comte envoya aussitôt
des exprès au camp des princes, pour les inviter à
venir le rejoindre sans délai. Après avoir fait leurs
prières, selon l'usage, les Croisés se rendirent dans
la ville, où ils trouvèrent en grande abondance du
grain, du vin et de l'huile, et y demeurèrent pendant
trois jours. [ls nommèrent évêque de cette église un
certain Robert, originaire de Normandie et de l'évé-
ché de Rouen, et lui conférèrent en toute propriété
et pour toujours les deux villes de Lyddaetde Ramla,
ainsi que leurs dépendances, consacrant en toute dé-
votion à l'illustre martyr les prémices de leurs tra-
vaux.
Cependant les habitans de Jérusalem, instruits
fréquemment par leurs exprès de la marche de nos
troupes, et sachant bien que cette immense multitude
de Chrétiens qui s’avancait vers eux avait principale-
ment pour objet de s'emparer de leur ville, s’occu-
paient avec le plus grand zèle etlavec toute l'activité
possible du soin de la fortifier , et faisaient tous leurs
efforts pour rassembler de toutes parts et faire ensuite
transporter dans la ville de nombreux approvisionne-
mens en denrées , en armes de toutes sortes, en bois,
en fer, en acier, et enfin les divers objets qui peuvent
être de quelque utilité dans une place assiégée. Le
prince égyptien, qui, dans le cours de cette même
année, était parvenu, en s’y donnant beaucoup de
peine , à expulser les Turcs de Jérusalem et à s'en
rendre maître, ordonna de réparer les tours et les
396 GUILLAUME DE TYR.
murailles avec la plus grande activité, aussitôt qu'il
apprit que l’armée chrétienne venait de quitter An-
üoche. Afin de s'assurer de la fidélité et de la bien-
veillance des citoyens, il prescrivit avec beaucoup de
lübéralité qu'on leur payât une bonne solde sur son
propre trésor, et leur remit à perpétuité les tributs et
les charges diverses auxquelles ils étaient assujétis.
Les habitans, soit pour travailler eux-mêmes à leur
propre défense, soit pour mériter les priviléges et les
franchises qui leur étaient accordés, s'empressèrent
d'obéir aux ordres de leur souverain; ils convoquè-
rent tous les citoyens des villes voisines, et firent en-
trer à Jérusalem un grand nombre d'hommes forts et
adroits, parfaitement bien armés. Puis ils se rassemble-
rent tous dans le vestibule de la mosquée, qui était ex-
trêmement vaste, et résolurent, pour mieux s'opposer
à l'arrivée des armées chrétiennes, de mettre à mort
tous les fidèles qui habitaient dans la ville, de ren-
verser de fond en comble l’église de la Sainte-Résur-
rection et le sépulcre du Seigneur, afin que les Croi-
sés renonçassent à leur projet de s'approcher de la
ville, où même d’y entrer, soit pour y visiter leurs
frères, soit pour faire leurs prières dans les lieux
saints. Cependant, comme ils apprirent qu'une telle
conduite exciterait contre eux les haines les plus vio-
lentes, et irriterait les peuples Croisés au point de les
animer plus vigoureusement à l'entière destruction
des habitans, ils changèrent d'avis, et enlevèrent de
vive force aux fidèles tout leur argent et tout ce qu'ils
pouvaient posséder ; en outre ils exigèrent une somme
de quatorze mille pièces d’or, tant du patriarche alors
existant que des habitans de la cité et des monastères
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 397

des environs. Les patrimoines des fidèles n'auraient


pas suffi à payer une si forte somme : le vénérable pa-
triarche se vit donc obligé, pour se la procurer, et
pour soulager d'une manière quelconque sa misère et
celle de son malheureux peuple, de se rendre dans
l'île de Chypre, et de mendier auprès de ses frères
pour én obtenir des aumônes et de pieuses largesses,
qu'il envoyait ensuite au peuple de Dieu qui habitait
à Jérusalem et dans les environs, pour le défendre de
la famine et le secourir dans son affliction.
Nos ennemis ne s’en tinrent pas là;après avoir en-
levé au peuple tout ce qu'il possédait à force de vexa-
tions et de tortures, ils chassèrent tous les hommes
de la ville, et n’y laissèrent que les vieillards , les ma-
lades, les femmes et les enfans. Ces malheureux,
exilés jusqu'a l’arrivée de notre armée, vécurent ca-
chés dans les bourgs et villages du voisinage, atten-
dant la mort de jour en jour, et n'osant rentrer dans
la ville. Au dehors même, ils n'avaient ni plus de sû-
reté, ni plus de repos, au milieu d’une population
de persécuteurs ; les habitans leur témoignaient la
plus grande méfiance sur la moindre de leurs actions,
et en exigeaient incessamment toutes sortes de cor-
vées honteuses et intolérables.
Il y avait vers le même temps, dans la cité agréable
au Seigneur, un homme vénérable, illustre par sa
piété, nommé Gérald : il était chef de cet hôpital,
dont j'ai déjà parlé, dans lequel on donnait l'hospita-
lité aux pauvres qui allaient à Jérusalem pour y faire
leurs prières, à quoi on ajoutait quelques secours ali-
mentaires proportionnés aux ressources du temps et
du lieu. Les citoyens s’imaginèrent que cet homme
306 GUILLAUME DE TYR.
avait quelque dépôt d'argent, et, craignant qu'il ne
machinât quelque entreprise pernicieuse pour le mo-
ment de l’arrivée de notre armée, ils l’accablèrent de
coups et le chargèrent de fers, qui lui serraïent les
pieds et les mains à tel point que les articulations en
furent brisées, et qu'il se trouva privé de l’usage de
la plupart de ses membres.
Après avoir passé trois jours à Ramla, les princes
y laissèrent quelques hommes pour garder la partie
de la ville la mieux fortifiée, et la défendre contre
toute tentative des ennemis, et se remirent ensuite en
marche. [ls prirent avec eux de bons guides qui con-
_naissaient bien le pays, et arrivèrent à Nicopolis”, ville
située dans la Palestine. Elle n’était encore qu'un vil-
lage au temps où furent écrits les livres des saints
Évangiles, dans lesquels elle est désignée sous le
nom d'Emmaüs; le bienheureux Luc, l'évangéliste,
dit qu'elle est à soixante stades de Jérusalem. Sozo-
mène en parle en ces termes dans le sixième livre de
son Historia tripartita : « Après la destruction de
« Jérusalem et la soumission de la Judée, les Romains
« donnèrent à Emmaüs le nom de Vicopolis, en com-
« mémoration de leur victoire. En avant de cette ville
«et sur le carrefour où l’on sait que le Christ se pro-
« mena avec Cléophas, après sa résurrection, comme
« pour se rendre en un autre lieu, est une fontaine
‘ Aujourd’hui Cubeïb; comme elle portait anciennement Île nom
d'£Emmaüs, Guillaume de Tyr la confondue avec le village d'Emmaüs
de l'Évangile; c’est une erreur grave : Nicopolis où Emmaüs , ville assez
considérable, était à 176 stades de Jérusalem, tandis qu'Emmaüs,
simple village , n’en était, comme le dit saint Luc, qu’à soixante stades.
Du reste, cette erreur se rencontre dans un grand nombre d'ouvrages
anciens et modernes.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 399

« salutaire qui guérit les maladies des hommes et dis-


« sipe également celles des autres espèces d'animaux.
« Pour expliquer ce phénomène, les traditions rap-
« portent que le Christ, sortant d’un chemin voisin,
« arriva vers cette fontaine, accompagné de ses dis-
« ciples, et qu'il s’y lava les pieds; depuis ce moment,
« cette eau acquit une vertu spécifique pour guérir
« toutes sortes de maux. » Les Chrétiens passèrent
tranquillement la nuit dans la ville d'Emmaüs, et y trou-
vèrent en abondance de bonnes eaux et toutes les
choses nécessaires à la vie.
Vers le milieu de cette même nuit une députation
des fidèles qui habitaient à Bethléem vint se présenter
devant le duc Godefroi, et le supplia avec les plus
vives instances d'envoyer dans cette ville un détache-
ment de ses troupes. Elle dit que les ennemis accou-
raient en foule de tous les bourgs et les lieux voisins,
et qu'ils se rendaient en toute hâte à Jérusalem, tant
pour s’employer à la défense de la place que pour
pourvoir eux-mêmes à leur sûreté. Les députés an-
noncèrent que leurs concitoyens craignaïent aussi que
leurs persécuteurs ne vinssent de leur côté et ne dé-
truisissent l’église, qu'ils avaient déjà rachetée si sou-
vent, en payant des sommes considérables. Le duc
accueillit avec une tendre piété la demande de ces
fidèles , et leur témoigna une bienveillance toute fra-
ternelle; il choisit dans sa troupe cent cavaliers bien
armés, et leur ordonna de se rendre à Bethléem pour
y porter secours à leurs frères ; Tancrède fut mis à la
tête de cette expédition; ils partirent sur-le-champ
avec leurs guides , et arrivèrent au point du jour au
lieu de leur destination. Les citoyens les reçurent
400 GUILLAUME DE TYR.
honorablement, en chantant des hymnes et des
cantiques sacrés; ils entrèrent dans la ville, escortés
par le peuple et par le clergé; on les conduisit à
l'église. Ils virent avec des transports de joie le lieu
où habita la bienheureuse mère du Sauveur du
monde, et la crèche où il reposa, nourriture offerte
aux heureuses créatures de cette terre. Là encore les
citoyens de la ville, pleins de joie et ivres de l'excès
de leur bonheur, chantèrent des cantiques consacrés
aux louanges du Seigneur, et, pour célébrer leur
victoire, ils firent arborer au-dessus de l’église la
bannière de Tancrède.
Pendant ce temps ceux qui étaient demeurés à l’ar-
mée s'animaient de plus en plus du desir d'avancer
vers le but de leur voyage. Comme ils se savaient tout
près des lieux vénérables pour l'amour desquels ils
avaient supporté tant de fatigues et bravé tant de périls
depuis près de trois années, il leur fut impossible de
dormir pendant toute cette nuit. Leurs vœux les plus
ardens appelaient l'aurore qui leur ferait voir le
terme fortuné de leur pélerinage et leur pourrait
faire espérer de toucher enfin à l’'accomplissement de
leurs vœux. Il leur semblait que la nuit se prolon-
geait au-delà de son cours ordinaire et qu'elle usur-
pait injustement sur le jour trop tardif à paraître.
Dans l'ardeur qui les animait, tout délai leur parais-
sait dangereux à la fois et plein d'horreur, et l'on
voyait en ce moment se vérifier ce proverbe que rien
ne va assez vite au gré d’un cœur qui desire, et que
tout retard accroît la vivacité de ses vœux.
Dès qu'on eut appris dans le camp que des députés
de Bethléem avaient été introduits auprès du duc de
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 4or
Lorraine, et qu'il venait de les renvoyer avec des
hommes de sa troupe pour aller porter secours à cette
ville, les gens du peuple , sans attendre la permission
de s’avancer, sans se donner le temps de voir pa-
raître le jour qui eût pu favoriser leur marche, se
lèvent au milieu même de la nuit, s’encouragent les
uns les autres, se plaignent des retards qu'on leur
impose, et se mettent en route, en dépit des ordres
des princes. Ils s'étaient déjà portés un peu en avant,
lorsqu'un homme noble et vaillant, Gaston de Be-
ziers , prenant avec lui une trentaine de cavaliers
et se séparant du reste de la troupe, poussa du côté
de Jérusalem; l'aurore commencait à poindre , et Gas-
ion poursuivit sa marche pour voir s'il ne trouve-
rait pas dans les environs de la ville quelques trou-
peaux de gros ou de menu bétail qu'il lui fût possible
d'enlever et de ramener au camp. En effet, lorsqu'il
se trouva arrivé assez près de la ville, il rencontra des
bestiaux qui étaient gardés par quelques bergers, et
ceux-ci, dès qu'ils virent arriver des hommes armés,
prirent la fuite, remplis d’'épouvante et se retirèrent
à Jérusalem. Gaston, s'étant emparé des bestiaux de-
meurés sans gardiens, avait repris le chemin du
camp , lorsque les citoyens de la ville, avertis par les
cris des bergers, coururent aux armes, et s’élancè-
rent à la poursuite du guerrier chrétien, pour lui enle-
ver le butin dont 1l s'était emparé. Gaston cependant,
redoutant lenombre de ceux quise précipitaientsur ses
traces , et cherchant à leur échapper par la fuite, se
sauva vers une colline et s'arrêta sur le sommet avec
son escorte : tandis qu'il attendait pour voir le tour
que prendraient les choses, Tancrède revenant de
É 26
402 GUILLAUME DE TYR.
Bethléem avec les cent cavaliers qu'il y avait con-
duits, et pressant sa marche pour rentrer dans le
camp, vint à passer dans la vallée qui se trouvait au
pied de la même colline, et Gaston lui raconta aussi-
tôt ce qui venait de lui arriver. Ils réunirent leurs
forces, rebroussérent chemin et se mirent à pour-
suivre les habitans de Jérusalem, qui emmenaient
leurs bestiaux. [ls les atteignirent avant qu'ils eussent
pu rentrer dans la ville, les attaquèrent vivement,
leur tuèrent plusieurs hommes, mirent les autres en
fuite, reprirent une seconde fois leur butin, et re-
iournèrent au camp, remplis de joie. Comme on leur
demandait où ils avaient putrouver l'occasion de s’em-
parer de ces bestiaux , 1ls répondirent qu'ils lesavaient
pris dans la campagne même de Jérusalem. En en-
tendant prononcer le nom de cette cité, pour la-
quelle ils avaient supporté tant et tant de fatigues,
les Chrétiens ne purent se défendre, dans la fer-
veur de leur dévotion, de verser des larmes et de
pousser de profonds soupirs; ils tombèrent la face
contre terre, adorant et glorifiant Dieu, dont la
bonté avait permis que ses fidèles le servissent hono-
rablement et d’une manière digne d’éloges, qui avait
daigné exaucer avec bienveillance les vœux de son
peuple, et leur accorder, selon leurs desirs, linsigne
faveur d'arriver enfin dans ces lieux, objet de leurs
plus ardentes espérances. Alors s'étant un peu avancés,
ils contemplèrent de près la cité sainte, versant des
larmes de joie et de piété, poussant de profonds
gémissemens, marchant à pied et la plupart d’entre
eux sans chaussure ; 1ls poursuivirent leur route avec
la plus vive ardeur, s'arrêtèrent tout à coup en face
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 403
même de la ville, et dressèrent leur camp dans l’ordre
que les principaux chefs de l’armée avaient déter-
miné, et que chacun d'eux leur indiqua. Ainsi se
trouvèrent accomplies les prédictions du prophète;
ainsi les paroles du Seigneur se convertirent en un
événement historique : Isaïe avait dit : « Réveillez-
« vous, réveillez-vous, levez-vous, Jérusalem. Sortez
« de la poussière, levez-vous, asseyez-vous, Ô Jéru-
« salem : rompez les chaînes de votre cou, fille de
« Sion, captive depuis si long-temps ’ ! »
1 Isaie, chap. 57, v. 17; chap. 52, v. 2.

20.
404 GUILLAUME DE TYR.
ee AA A A PS A

LIVRE HUITIÈME.

Os sait que Jérusalem, la cité sainte et agréable à


Dieu, est située au milieu de montagnes très-élevées.
Les traditions antiques nous apprennent qu'elle était
dans Le pays de la tribu de Benjamin. Elle était bornée
à l'occident par la tribu de Siméon , le pays des Phi-
listins et la mer Méditerranée. Celle-ci, au point où
elle en est le plus rapprochée, près de l'antique
bourg de Joppé, se trouve encore à vingt-quatre
milles de distance, et l’on rencontre , entre la ville et
la mer, le château d'Emmaüs, qui plus tard fut ap-
pelé Nicopolis, ainsi que je lai déjà dit, et où le Ser-
gneur apparut adeux de ses disciples, après sa résurrec-
ton *. On y trouve encore Modin, heureuse forteresse
des Machabées * ; Nobé, bourg sacerdotal , où David
et ses enfans, travaillés de la faim, mangèrent les
pains sanctifiés que leur donna le grand-prêtre Achi-
melech * ; Diospolis ou Lydda, où Pierre rendit la santé
au paralytique Enée, qui depuis huit ans était couché
ur un grabat #; enfin Joppé, où le même Pierre res-
suscita l’une de ses disciples, nommée Tabitha, femme
riche en bonnes œuvres et en aumônes, et la rendit
® Voyez ce même volume , pag. 398, not, :.
2 Macchabées, 1. 1, chap. 2, v. 1.
3 Rois, liv. 1, chap. 21, v. 3—6.
4 Actes des Apôtres, chap. 9, v. 32—35.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 405
pleine de vie aux saints et aux veuves ’. Ce fut encore
là, qu'ayant trouvé l'hospitalité chez Siméon le cor-
royeur, Pierre recut le messager de Corneille, ainsi
qu'on le voit dans les Actes des Apôtres *. A l’orient
de Jérusalem on trouve le Jourdain et le désert qui
le touche, que fréquentaient les fils des prophètes ,
et qui en est à quatorze milles de distance environ.
On y voit aussi la vallée sauvage, où est maintenant la
mer de sel, autrement appelée lac Asphalte ou mer
Morte. Avant que le Seigneur eût renversé Sodome,
tout ce pays était, comme on le lit dans la Genèse,
arrosé d’eaux comme un jardin de délices *. En decà
du Jourdain est la ville de Jéricho, que Josué, suc-
cesseur de Moïse, soumit plus encore par ses prières
que par ses armes. Plus tard , le Seigneur, passant à
Jéricho , rendit la vue à un aveugle: on y voit aussi
Galgala, lieu de retraite d’Élysée. Au delà du Jour-
dain étaient Galaad, Basan, Ammon et Moab, qui
dans lasuite échurent en partageaux tribus de Ruben,
de Gad et à la moitié de la tribu de Manassé : tout ce
pays est compris aujourd’hui sous la dénomination gé-
nérale d'Arabie. Au midi de Jérusalem était la tribu
de Juda, dans laquelle on trouve Bethléem, rési-
dence ordinaire du Seigneur , lieu fortuné , témoin de
sa nativité , et où fut déposé son berceau; la ville de
Thécua, résidence des prophètes Habacuc et Amos;
Ébron , autrement appelée Cariatharbé, où étaient
les vénérables sépulcres des saints Patriarches. Au
nord de Jérusalem sont Gabaon, célèbre par la vic-
* Actes des Apôtres, chap. 9, v. 36—42.
? Ibid, chap. 10, v. 1'et suiv.
* Genèse, ehap. 13, v. 10.
406 GUILLAUME DE TYR.
toire de Josué, fils de Nun, et par le miracle du solei!
arrêté dans sa course; Sichar, patrie de Ja Samari-
taine, qui s'entretint avec le Seigneur; Bethel, ado-
ratrice des veaux d’or et témoin des péchés de Jé-
roboam; Sébaste, où se trouvent les tombeaux de
Jean-Paptiste, d'Élisée et d'Abdias, autrefois appelée
Samarie , du nom du mont Somer, sur lequel elle est
située, où fut le trône des rois d'Israël : ce fut aussi
ce qui fit donner à toute cette contrée le nom de Sa-
marie, qu'elle porte encore aujourd’hui. On y trouve
en outre Neapolis, anciennement appelée Sichem, du
nom de son fondateur: ce fut dans cette ville, ainsi
que nous l'apprend le livre de la Genèse", que les fils
de Jacob, Siméon et Lévi, voulant venger l’outrage
fait à leur sœur Dina par Hémor , fils de Sichem , en-
flammé d'amour pour elle, tuèrent de leur glaive
Hémor et ses fils, après quoi ils mirent le feu à la
ville.
Jérusalem, métropole de la Judée, est située dans
un lieu presque entièrement dépourvu de ruisseaux ,
de fontaines, de bois et de pâturages. Selon les his-
toriens les plus anciens et les traditions des peuples
orientaux, elle fut d’abord appelée Salem et en-
suite Jébus. Plus tard, David, après en avoir expulsé
Jébusée, qui y habitait et avait régné sept ans à
Ébron, aggrandit la ville et y fixa le siége de son
royaume ; elle fut alors appelée Jérusalem. C'est ce
qu'on trouve expliqué dans le passage suivant des Pa-
ralipomènes : « David, accompagné de tout fsraël ,
« marcha ensuite vers Jérusalem , nommée autrement
« Jébus, dont les Jébuséens s'étaient rendus maîtres;
1 Genèse, chap. 34, v. 25.
HISTOIRE DES CGROISADES; LIV. VII. 407
« ceux qui demeuraient dans Jébus dirent alors à
_« David : vous n’entrerez point ici. Néanmoins David
« prit la forteresse de Sion , qui depuis fut appelée Ja
«_ cité de David. Etil fit publier que quiconque bat-
« toit le premier les Jébuséens serait fait chef et gé-
« néral de l’armée. Ainsi Joab, fils de Sarvia , monta
«le premier à l'assaut et fut fait général. David prit
« son logement dans la citadelle, et c’est ce qui la fit
« appeler la ville de David. I fit ensuite bâtir tout au-
« tour de la ville, depuis Mello et d’un bout jusqu’à
ne

« l’autre; et Joab fit réparer le reste de la ville *. »


Après David , et sous le règne de son fils Salomon,
elle fut appelée Hiérosolyme, c’est-à-dire la Jérusalem
de Salomon. Les deux excellens écrivains et illustres
listoriographes, Hégésippe et Josèphe, rapportent
qu'en punition des péchés des Juifs, et la quarante-
deuxième année après la passion du Seigneur, Titus,
fils de Vespasien, empereur magnifique des Romains,
mit le siége devant Jérusalem, la prit d'assaut, et,
après lavoir prise, la renversa de fond en comble,
selon ce qu'avait dit le Seigneur : « Qu'il n’y demeu-
« rerait pas pierre sur pierre *. » Dans la suite, Ælius-
Adrien, quatrième empereur romain après Titus, la
releva et l'appela de son nom Ælia, ainsi qu'on le voit
dans les règlemens du concile de Nicée : « Que l’é-
« vêque d’Æla soit honoré de tous, ete. » Dans le
principe elle était située sur des revers extrêmement
rapides, faisant face partie à lorient et partie au
4

midi, occupant entièrement le flanc de la montagne


de Sion et du mont Moriah , en sorte qu'on ne voyait
- Paralipomènes, Liv. 1, chap. 11, v. 4—8.
? Evang. sel. S. Matth. chap. 24, v. 2.
468 GUILLAUME DB TYR.
sur le sommet que le temple du :_‘gneur et la cita-
delle nommée Antonia. L'empereur Adrien la fit re-
bâtir en entier sur les hauteurs, et des lors le lieu de
la passion et de la résurrection de Notre-Seigneur ,
qui s'était trouvé auparavant en dehors de la ville,
fut renfermé dans l'enceinte des remparts.
Jérusalem est plus petite que les plus grandes villes
et plus grande que les villes ordinaires ; sa forme est
un carré long, et de trois côtés elle est enfermée et
défendue par des vallées extrêmement profondes. A
lorient est la vallée de Josaphat, dont le prophète
Joel fait mention en ces termes : « Lorsque j'aurai fait
«revenir les captifs de Juda et de Jérusalem , j'assem-
« blerai tous les peuples et je les amenerai dans la val-
«lée de Josaphat; j'entrerai en jugement avec eux
« touchant Israël mon peuple et mon héritage ‘.» Au
fond de cette vallée a été construite une noble église
en l'honneur de la mère de Dieu; on croit qu'elle y
est ensevehe, et aujourd’hui encore on montre le glo-
rieux sépulere à tous ceux qui viennent visiter ces
lieux. Dans les mois d’hiver le torrent de Cédron,
enflé par les pluies, roule ses eaux au pied de cette
église. Le bienheureux Jean l'évangéliste en à parlé
en disant : « Jésus s’en alla avec ses disciples au-delà
«du torrent de Cédron, où 1l y avait un jardin *. » Du
côté du midi on trouve la vallée nommée Ennom,
contiguë à celle de Josaphat, et qui, lors de la sépa-
ration des tribus, servit de limite à celles de Benjamin
et de Juda; Josué Ja décrite en ces termes : « Cette
«frontière monte, par la vallée du fils d'Ennom, au
* Jocl, chap. 3, v. 1—2.
2 Évang. sel. S. Jean , chap. 18, v. 1.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIII. 409
« côLé méridional du pays des Jébuséens, où est Jé-
« rusalem, et de là montant jusqu’au haut de la mon-
« tagne qui est vis à vis de la ville de Géhennom à l'oc-
«cident'. » On y montre encore le champ qui fut
acheté par Judas, le plus pervers de tous les ache-
teurs , avec l'argent qu'il retira pour prix de sa trahi-
son, après avoir livré le Seigneur; ce champ est nommé
Aceldama, et sert maintenant à la sépulture des péle-
rins. Il est fait aussi mention de cette vallée dans les
Paralipomènes, au sujet d’Achaz : « C’est lui qui offrit
« de l’encens dans la vallée de Bénennom et qui fit
« passer ses enfans par Le feu , selon la superstition des
«nations que le Seigneur fit mourir à l'arrivée des
«enfans d'Israël *. » Cette vallée tourne ensuite à
l'occident, au point où l’on montre l'emplacement de
l’ancienne piscine qui fut célèbre au temps des rois
de Juda; de là elle se prolonge encore vers la piscine
supérieure, vulgairement appelée aujourd’hui le Tac
du patriarche, située à côté de l’ancien cimetière et
dans la grotte dite du Lion. Du côté du septentrion
on arrive à Jérusalem par un chemin de plaine, où
l’on montre encore aujourd’hui le point sur lequel le
premier martyr Étienne fut lapidé par les Juifs et ren-
dit lame après avoir fléchi les genoux et en priant
pour ses persécuteurs.
Jérusalem est située sur deux montagnes , ainsi que
David le rappelle, en disant : « Ses fondemens sont
«posés sur les saintes montagnes *. » Les remparts qui
entourent la ville renferment presque entièrement
? Josué, chap. 15, v. 8.
? Paralipomènes, 1.2, chap. 28, v. 3.
3 Psaum. 86, v. 1.
410 GUILLAUME DE TYR.
les points les plus élevés de ces montagnes, séparées
par une étroite vallée, qui coupe aussi la ville en
deux parties. L'une de ces montagnes, qui se trouve
à l'occident, est appelée Sion, et a souvent donné son
nom à la ville même, comme on peut le voir par ces
paroles de David : « Le Seigneur aime les portes de
« Sion plus que toutes les tentes de Jacob. » L'autre
montagne, située à l’orient, est appelée Moriah: il
en est fait mention dans le second livre des Parali-
pomènes, en ces termes : « Salomon commença donc
Ça bâtir le temple du Seigneur à Jérusalem sur la
« montagne de Moriah, qui avait été montrée à son
=

= «père David , et au lieu même que David avait dis-


« posé dans laire d'Ornan le Jébuséen*. » C’est à
l'occident, presque sur le point le plus élevé, qu'est
construite l'église dite de Sion, du nom de la mon-
tagne’, non loin de cette tour de David, ouvrage ex-
trêmement solide, qui sert comme de citadelle à Jé-
rusalem , garni de tours, de murailles et de remparts,
et qui domine toute la ville. On voit aussi sur la
même montagne, mais au revers qui fait face à lorient,
l'église de la Sainte-Résurrection, construite en ro-
tonde. Comme elle est située sur le penchant de la
montagne qui la domine et lui est contiguë, l'intérieur
aurait été fort obscur ;mais le toit, composé de pou-
tres qui s'élèvent dans les airs et sont entrelacées avec
un art merveilleux en forme de couronne, est cons-
tamment ouvert et répand ainsi dans l’église une lu-
mière suffisante. C'est au dessous de ce vaste ciel
ouvertqu'est posé le monument du Sauveur du monde.
1 Psaum. 86, v. r.
? Paralipom. 1.2, chap. 3, v. 1.
HISTOIRE DES CROISADES3 LIV, VII. Aus
Avant l’arrivée des Latins, l'emplacement di le
Calvaire ,ou Golgotha, lieu où le Seigneur souffrit la
Passion, où l’on dit que l’on a trouvé encore du bois
de la croix vivifiante, où le corps du Seigneur, après
avoir été déposé de la croix, fut, dit-on, frotté de
parfums et d’aromates et enveloppé dans le suaire,
selon la coutume des Juifs; ce lieu, dis-je, était en
dehors de l'enceinte de l’église et ne contenait que
de très-petits oratoires. Mais lorsque, par le secours
de la clémence divine et par la force de leurs bras,
les Croisés se furent emparés de Jérusalem, is Ju-
gèrent cet édifice beaucoup trop étroit. On fit agrandir
considérablement l’ancienne église, en y ajoutant un
ouvrage vaste et solide dans lequel elle se trouva
renfermée et qui enveloppa aussi les lieux miracu-
leux que je viens de décrire.
Sur l’autre montagne qui est située à dan ent, et
du côté du revers qui fait face au midi, est le temple
du Seigneur, bâti sur l'emplacement où le roi David,
ainsi que nous le lisons dans le livre des Rois et dans
les Paralipomènes, acheta l'aire qui appartenait à
Aurenne, ou Ornan, le Jébuséen. Ce fut là qu'il Jui
fut ordonné de construire un autel au Seigneur et
qu'il offrit plus tard des ho'ocaustes et des sacrifices
expiatoires ; il invoqua le Seigneur, et le Seigneur
l'exauca en faisant descendre lefeu du ciel sur VA
de l’holocauste. Après la mort de David, Salomon,
son fils, fit construire le temple du Seigneur sur le
même lieu, d'après les ordres de l'Éternel. Les tradi-
tions anciennes nous apprennent quelle était la forme
de ce temple, et comment il fut renversé sous Nabu-
chodonosor, roi des Babyloniens, ensuite réédifié
fra GUILLAUME DE TYR.
sous Cyrus, roi des Perses, par Zorobabel et Jéhu le
grand-prêtre, et enfin détruit une seconde fois ainsi
que toute Ja ville par Titus, prince des Romains. Il
suffira donc maintenant de dire quel fut celui qui fit
construire le temple actuel et comment.
J'ai dit, au commencement de cette histoire, que
cet édifice fut élevé par les ordres d’Omar, fils de
Catab, troisième successeur à l'Empire et aux erreurs
de l'imposteur Mahomet. Ce fait est attesté d’une ma-
niere évidente par les inscriptions monumentales que
l'on y trouve encore tant au dedans qu’au dehors.
Voici maintenant une description du temple même.
Un plateau , ayant en longueur et en largeur une
étendue telle que le trait d’un arc peut à peine porter
d'une extrémité à l’autre , et formé de quatre côtés
parfaitement égaux, est environné d’une muraille so-
lide et de moyenne hauteur. Du côté de l'occident
on arrive à ce plateau par deux portes, dont l’une
s'appelle la Belle Porte : ce fut là que Pierre, selon ce
qui est rapporté dans les Actes des Apôtres, releva et
redressa un boiteux de naissance, qui demandait
l’aumône aux passans*. Je ne sais pas précisément le
nom de l’autre porte. Il y en a une autre du côté du
nord , et du côté de lorient une quatrième qui , au-
Jourd'hui encore, est appelée la porte d'Or. Au midi
est la demeure royale, communément appelée temple
de Salomon. Au dessus de chacune de ces portes , qui
communiquent immédiatement avec la ville, et à cha-
cun des angles du plateau , il y avait des tours fort
élevées, sur lesquelles les prêtres qui servaient les
superstitions des Sarrasins avaient coutume de mor-
" Actes des Apôtres, chap. 3, v. 4 et suiv.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 413
ter à de certaines heures, pour inviter le peuple à venir
assister aux prières. Quelques-unes de ces tours sub-
sistent encore, d’autres ont été détruites par divers
accidens. Personne n'avait la permission d’habiter dans
cette enceinte ; on ne pouvait même y entrer que pieds
nus et après les avoir lavés, et il y avait à chaque porte
des gardiens chargés de veiller soigneusement à l’ob-
servation de ces ordres. Au milieu du plateau, ainsi
environné de toutes parts , était un second plateau un
peu plus élevé, formé également de quatre côtés,
placés de tous points à égale distance des premières
murailles. On y arrivait du côté de l'occident et du
midi par deux points , et du côté de l’orient par un
seul point, en montant quelques marches d'escalier.
Il y avait un petit oratoire à chacun des angles de cette
seconde enceinte; il y en a qui subsistent encore,
d’autres ont été détruits pour faire place à de nou-
velles constructions. Au milieu du plateau supérieur
se trouve le temple, construit en forme octogone ,
orné au dedans et au dehors de plaques de marbre et
d'ouvrages en mosaïque : le toit est sphérique et re-
couvert en plomb avec beaucoup d'art. Le plateau
supérieur et le plateau inférieur sont également pavés
en pierres blanches, en sorte que, dans les temps d’hi-
ver, les eaux pluviales, qui tombent en grande abon-
dance du faîte de l'édifice, demeurent limpides et
exemptes de toute souillure, et vont de là tomber
dans les nombreuses citernes construites au dessous
de l'enceinte extérieure. Dans l'intérieur même du
temple, et au dessous d'un rang de colonnes qui
s'élèvent aussi au devant, est un quartier de roc assez
élevé et formant dans sa concavité une espèce de
414 GUILLAUME DE TYR.
grotte : c'est là qu'on dif que se reposa l'ange qui frappa
le peuple, à la suite du dénombrement imprudemment
ordonné par David, jusqu'au moment où le Seigneur
lui prescrivit d'épargner son peuple et de remettre son
épée dans le fourreau. Alors David ,ayant acheté cette
are au prix de six cents sicles d'or, de bon poids, y
fit construire un autel. Avant l’arrivée des Croisés,
l'entrée de cette grotte était nue et entièrement à dé-
couvert, et elle demeura ainsi quinze ans encore;
mais ensuite ceux qui gouvernaient à Jérusalem la
firent couvrir d’un marbre blanc, et firent construire
par-dessus un autel et un chœur, où un prêtre célé-
brait les offices divins.
Le pays où est situé la cité servante de Dieu est
appelé Judée et aussi première Palestine. Le pre-
mier de ces noms lui fut donné après que les dix
tribus se furent séparées de Roboam, fils de Salomon,
pour suivre Jéroboam, fils de Nabath. Les deux tribus
de Benjamin et de Juda restèrent seules fidèles à Ro-
boam , et le pays qui formait le territoire de ces deux
tribus fut appelé Judée, du nom de l'une d'elles.
Aussi lion dans l'Évangile : « Retourne dans la
« terre de Juda. » Dès lors Roboam et ses successeurs
furent nommés rois de Juda, tandis qu’on désignait
sous le titre de rois d'Israël ou de Samarie, les rois qui
gouvernaient les dix autres tribus. On dit que le nom
de Palestine est dérivé de celui de Philistine, ou pays
des Philistins. On dit encore qu'il y a trois Palestines:
la première qui est la Judée proprement dite, avec Jé-
rusalem pour métropole ; la seconde a pour métropole
Césarée, ville maritime ; la troisième avait d’abord
pour métropole Bethséan ou Scythopolis, mais cette
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIN. 415
dignité à été maintenant transférée à l'église de Na-
zareth. Quoi qu'il en soit de l’origine réelle ou imagi-
naire de ces dénominations, il est certain que la
Judée fait partie de la Terre-Promise et de la Syrie,
ainsi qu'on le trouve attesté par cette homélie , dans
laquelle il est dit : «Il est d'usage chez les Syriens,
=«et principalement dans le pays de Palestine, qui
« fait partie de la Syrie, et où le Seigneur daïgna ap-
= « paraître aux hommes en chair et en os, de mêler des
« paraboles dans presque tous les discours. »
La Judée est située comme au centre de la Terre-
Promise, conformément à la délimitation que Josuc
ena tracée, en disant :« Vos limites seront depuis le
« désert et le Liban jusqu'au grand fleuve d'Euphrate;
« tout le pays des Héthéens jusqu'à la grande mer qui
« regarde le soleil couchant”. »
Le lieu même sur lequel est bâtie la ville de Jé-
rusalem est aride et dépourvu d’eau ; on n’y trouve ni
ruisseaux, ni fontaines, ni rivières, et les habitans
en sont réduits à ne se servir que des eaux pluviales.
Pendant les mois d'hiver, ils rassemblent les eaux
du ciel dans des citernes qui sont en très-grand
nombre dans la ville, et les conservent ensuite pour
s'en servir pendant tout le cours de l'année, Aussi
Ja lieu d’être fort étonné que Solin ait dit que la
Judée était fort célèbre par ses eaux. On trouve dans
son Polyhistor : « La Judée est célèbre par ses
«eaux, mais elles ne sont pas de la même nature
«que les autres. » Je ne puis même m'expliquer
celte assertion qu'en pensant où que cet écrivain
n'a pas dit la vérité, ou que ce sol antique a changé
* Josué, chap. 1, v. 4.
416 GUILLAUME DE TYR.
complétement de face depuis cette époque. Il est
juste cependant de dire qu'Ézéchias , roi de Juda,
cet ami fidèle du Seigneur, lorsqu'il apprit la pro-
chaine arrivée de Sennachénib, fils de Salmanazar ,
roi des Assyriens, fit boucher les fontaines qui étaient
hors de la ville. On lit à ce sujet dans le second
livre des Paralipomènes : « Ézéchias voyant que
« Sennachérib s’avancait, et que tout l'effort de la
« guerre allait tomber sur Jérusalem, il tint conseil
«avec les principaux de la cour et les plus braves
«officiers, s'il ne fallait point boucher les sources
« des fontaines qui étaient hors de la ville, et tous
« en ayant été d'avis , il assembla beaucoup de monde,
« ct ils bouchèrent toutes les sources et le ruisseau
« qui coulait au milieu du pays, afin, disaient-ils ,
«que, si les rois des Assyriens viennent, ils ne
« trouvent pas beaucoup d’eau *. » La principale de
ces sources était celle qu'on appelait la source de
Gion, dont il est fait mention en ces termes dans le
même endroit : « C’est ce même roi Ézéchias qui
« boucha la haute fontaine des eaux de Gion, et les
« fit couler sous terre, à l'occident de la ville de
« David *. » Gion était situé au midi , dans la vallée
d'Ennom, etau milieu même de Jérusalem, surle lieu
où est maintenant une église construite en l'honneur
du bienheureux Procope le martyr. Ce fut là, à ce
qu'on rapporte, que Salomon fut oint en qualité de
roi, ainsi qu'on le trouve raconté dans le troisième
livre des Rois : « Prenez avec vous les serviteurs
« de votre maître; faites monter sur ma mule Salo-
#
‘ Paralipom. 1. #, chap. 32, v. 2—4.
DIT 30.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 417

« mon, mon fils, et menez-le à Gion, et que Sadoch,


« grand-prêtre , et Nathan, prophète, le sacrent vers
«ce lieu pour être roi d'Israël; et vous sonnerez
« aussi de la trompette, et vous crierez : vive le roi
« Salomon *! » ILest cependant certain que les choses
furent telles avant le temps où vécut Solin ; et 1l est
également sûr que cet écrivain exista après que Titus,
empereur des Romains, eut renversé la ville de Jéru-
salem, et avant le règne d’Ælius Adrien qui la fit re-
lever; ainsi qu'on peut s’en convaincre d’après ce que
dit cet auteur dans le quarante-troisième chapitre de
son Polyhistor : « Jérusalem fut la capitale de la
«Judée; mais elle a été détruite et remplacée par
« Hiéricho (Jéricho) , et celle-cia aussi cessé d’être la
« capitale lorsqu'elle a été conquise dans la guerre
« d'Artaxerce. »
En dehors de la ville et à deux ou trois milles de
distance, il y a quelques fontaines; mais elles sont
peu nombreuses, et ne fournissent d’ailleurs qu'une
très-petite quantité d’eau. Cependant vers la porte
méridionale , au point où se réunissent les deux val-
lées dont j'ai déjà parlé, et à un mille tout au plus de
la ville , il y a une fontaine très-fameuse, dite Siloé.
Le Seigneur y envoya un homme qui était aveugle
dès sa naissance , afin qu'il se lavât et recouvrât
la vue *. La sourcé est peu abondante, et jaillit dans
le fond de la vallée; elle donne des eaux qui n'ont
point de goût et ne coulent pas toujours ; on assure
que c’est une fontaine intermittente, et qui ne donne
de l’eau que de trois en trois Jours.
‘ Rois, 1. 3, chap. 1, v. 33, 34.
2 Évang. sel. S. Jean, chap. 9, v. 7.
LE 27
418 GUILLAUME DE TYR.
Les habitans de Jérusalem , dès qu'ils avaient été in-
formés de l'approche de notre armée, avaient fait bou-
cher les fontaines et les citernes qui étaient en dehors
et jusqu'à cinq ou six milles de distance de la ville,
afin que notre peuple ne pût résister à la soif, et se
trouvât forcé par là de lever le siège. Aussi les Croisés
éprouvèrent-ils de cruelles souffrances durant tout le
cours du siége, comme on le verra par la suite de ce
récit. Les assiégés , pendant ce temps, indépendam-
ment des eaux pluviales qu'ils avaient en grande abon-
dance, recevaient encore du dehors les eaux des
sources qu'ils faisaient arriver par des conduits et des
aqueducs , et qui se jetaient dans deux piscines très-
vastes, situées auprès de l'enceinte du temple, à l’ex-
térieur par rapport à celle-ci, et à l'intérieur par rap-
port aux murailles de la ville. L’une de ces piscines,
appelée encore aujourd'hui piscine probatique, était
employée autrefois pour laver les victimes qu’on de-
vait immoler. Jean-l'Évangéliste dit qu’il y avait cinq
galeries , qu'un ange y descendait et agitait l'eau, et
que lorsqu'elle était ainsi troublée, celui qui entrait
le premier dans la piscine était guéri de ses maux. Le
Seigneur y trouva un paralytique , auquel il ordonna
de se lever et d’emporter son lit ‘.
[1099.] Leslégions des Croisés dressèrent leur camp
en face de Jérusalem le sept juin de l’an de grâce mille
quatre-vingt-dix-neuf. On dit qu'il y arriva environ
quarante mille personnes des deux sexes, ainsi que
d'âge et de condition divers, dont tout au plus
vingt mille hommes de pied, bien équipés, et quinze
cents chevaliers, le reste étant composé de gens du
: Évang. sel, S. Jean, chap. 5, v. 2—0,.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIII. ‘ 419
peuple dénués d'armes, de malades, ou d’autres
individus faibles et incapables de service. Dans le
même temps , 11 y avait dans la ville, à ce qu’on disait,
quarante mille hommes vigoureux et très-bien armés.
Une multitude immense était accourue des bourgs et
eux circonvoisins, tant pour éviter l’approche de
l'armée chrétienne et pourvoir à sa propre sûreté ,
que pour défendre la cité royale des périls qui la me-
nacaient , et pour la renforcer en hommes de guerre
et en approvisionnemens de toute espèce.
Aussitôt que les princes furent arrivés, ils consul-
ièrent tous ceux qui avaient une connaissance exacte
des localités, pour reconnaître les moyens les plus
sûrs et les plus faciles de s'emparer de la ville. [ls fu-
rent bientôt convaincus qu'il n’y avait rien à faire du
côté de l’orient et de celui du midi, à cause de la
profondeur des vallées environnantes, et se détermi-
nèrent à entreprendre le siége par le côté du nord.
Ils formèrent donc leur camp TES la porte dite au-
jourd’hui porte de Saint-Étienne, qui fait face au
nord-est, jusqu'à l’autre porte située au dessous de
la tour de David , qui est appelée du même nom et se
trouve à l'occident. Le duc de Lorraine s'établit le
premier; après lui et en suivant cette direction venait
Robert, comte de Flandre ; ensuite Robert comte de
Normandie; la quatrième position fut occupée par
Tancrède, qui s'établit avec quelques autres nobles
tout autour d’une tour angulaire, à laquelle il a de-
puis donné son nom. Enfin le comte de Toulouse et
les gens de sa suite s'emparèrent du terrain qui s'é-
tend depuis cette tour jusqu'à la porte de l'occident.
Plus tard, tant pour éviter la tour qui dominait son
27
20, GUILLAUME DE TYR.
camp et protégeait complétement cette porte , que
pour franchir la vallée qui le séparait de la ville, et
pour quitter une position dans laquelle il avait re-
connu qu'il lui serait impossible de concourir utile-
ment au siége, le comte de Toulouse, après avoir
pris l'avis de quelques hommes sages et qui connais-
saient bien les localités, transporta une partie de son
camp sur la montagne même où la ville est bâtie, s’é-
tablit entre les maisons et l’église dite de Sion, éloi-
gnée de celle-ci de la distance que le trait d’un are ne
franchirait que difficilement, un peu au nord de cette
église, et laissa le reste de ses troupes dans sa pre-
mière position. On dit qu’en faisant ce mouvement,
son intention fut de faciliter à ses soldats les moyens
d'attaquer la ville de plus près, et en même temps
de défendre l’église de Sion contre toute insulte des
ennemis. C’est dans ce lieu que le Sauveur avait
soupé avec ses disciples et leur avait lavé les pieds;
c’est là aussi que son Saint-Esprit était descendu sur
les disciples en langues de feu, le saint jour de là
Pentecôte ; les anciennes traditions rapportaient en-
core qu'en ce même lieu la pieuse mère du Seigneur
avait acquitté sa detteenvers les morts ; enfin on mon-
tre encore sur ce point le sépulcre consacré à Étienne,
le premier martyr.
Lorsque les Croisés eurent établi leur camp ainsi
que je viens de le dire, la portion de la ville qui n’é-
tait point assiégée s’étendait depuis la porte du sep-
Lentrion, vulgairement appelée porte de Saint-Étienne,
jusqu'à la tour angulaire, qui domine la vallée de
Josaphat, depuis cette tour jusqu'à l’autre angle de
la ville du même côté, dont la vue porte sur le revers
HISTOIRE DES CROISADES >; LIV. VIH. 421
qui tombe dans la même vallée au midi, et depuis cet
angle jusqu'à la porte du midi, appelée maintenant
porte de la montagne de Sion; en sorte qu'il y avait
à peu près une moitié de la circonférence de la ville
qui n'était pas du tout investie.
Le cinquième jour après que notre armée fut arrivée
sous les murs de Jérusalem, les chefs firent publier
dans tout le camp, par leurs hérauts, que chacun, de-
puis le plus grand jusqu'au plus petit, eût à préparer ses
armes pour commencer les travaux du siége, et ces or-
dres furent aussitôt exécutés. Tous se levèrent donc
à l’envi et s’élancèrent avec la plus grande vigueur sur
tous les points qu'ils pouvaient attaquer; l'assaut fut
dirigé avec beaucoup de zèle et une grande bravoure ;
les ouvrages avancés furent détruits, et les assiégés,
contraints dese replier derrière leurs remparts, furent
saisis de frayeur et parurent désespérer de l'efficacité
de leur résistance. Il est même hors de doute que, si
ce jour-là les Croisés eussent eu des échelles ou des
machines qui leur eussent facilité l'occupation des
remparts, ils seraient parvenus, dans l'ardeur ex-
traordinaire qui les transportait, à s'emparer entière-
ment de la ville. Après avoir fait tous leurs efforts de-
puis le premier crépuscule jusqu'à la septième heure
du jour, voyant qu'il leur serait impossible de réussir
dans leur entreprise sans le secours de machines, ils
suspendirent leurs travaux, dans l'espoir de les re-
prendre plus heureusement, avec l’aide du Seigneur,
dès qu'ils auraient fait construire les instrumens né-
cessaires.
Les princes recherchèrent alors avec la plus vive
sollicitude les lieux où il leur serait possible de trouver
422 GUILLAUME DE TYR.
les bois dont ils avaient besoin, car 1l n’y avaît aucun
moyen d'avoir les matériaux convenables dans toute
la contrée environnante. Un fidèle, habitant du pays,
et Syrien d’origine, conduisit heureusement quelques
uns des princes dans des vallons enfoncés, situés à
six ou sept milles de la ville, et l'on y trouva des ar-
bres qui n'étaient pas complétement propres à l'usage
qu'on voulait en faire, mais parmi lesquels cependant
on en voyait un assez bon nombre de grande et belle
venue. On fit appeler aussitôt des ouvriers et des
bücherons, autant qu'on jugea devoir en commander
pour ce travail, et les arbres abattus furent chargés
sur des chariots, et transportés au camp par des cha-
meaux. On rassembla alors des artisans et tous ceux
qui avaient quelque connaissance de ces sortes de
métiers, et tous se mirent à l'ouvrage avec un zèle in-
fatigable ; ils employèrent la hache, la cognée et beau-
coup d’autres instrumens propres à faconner le bois,
et construisirent successivement des tours mobiles,
des balistes, des pierriers, des béliers et d’autres ma-
chines pour servir à miner sous les murailles. Les
ouvriers qui n'avaient pas par eux-mêmes assez de
ressources pour travailler gratis, recevaient une paie
qu'on prélevait sur les offrandes que faisait le peuple
dans sa dévotion. Aucun des princes, en effet, n'avait
plus assez de richesses pour fournir des salaires à ceux
qu'il fallait employer, si ce n’est cependant le comte
de Toulouse, qui était toujours plus abondamment
pourvu que tous les autres. Aussi faisait-1l acquitter
sur son propre trésor toutes les dépenses des hommes
qu'il occupait, sans avoir besoin de recourir au peu-
ple; et il y avait en outre beaucoup de nobles qui,
HISTOIRE DES CROISADES ; LIV. VIII. 423
après avoir perdu tous leurs approvisionnemens de
voyage, recevaient de lui une solde.
Tandis que les plus considérables parmi les chefs
étaient ainsi occupés des choses les plus importantes,
d’autres nobles et des hommes distingués sortaient du
camp, la bannière déployée , et conduisaient le peu-
ple dans les lieux cachés, dans les taillis que les gens
du pays leur indiquaient ; ils faisaient ramasser des
broussailles et de l’osier , que les chevaux, les ânes
et d’autres bêtes de somme transportaient ensuite
dans le camp gt dont on se servait pour tresser des
claies et pour concourir à de plus grands travaux. De
toutes parts on se livrait à ces divers ouvrages avec
un zèle extrême ; on ne voyait pas dans le camp un
seul homme inoccupé, ou qui se permit de s’engour-
dir dans loisiveté ; chacun faisait quelque chose, et
nul ne cherchait à établir une distinction sur les divers
genres de travaux qui pouvaient convenir à des con-
ditions diverses. Tout ce qui pouvait être de quelque
utilité faisait, à qui que ce fût, une occupation ho-
norable. Le riche et le pauvre mettaient également
la main à l'œuvre, on ne connaissait plus aucune
inégalité de rang, et partout on trouvait le même
zèle , la même assiduité au travail. Celui qui avait plus
de mérite montrait plus d’ardeur et produisait plus
de choses; celui qui en avait moins ne laissait pas
d'être admis et employé à un ouvrage quelconque.
Tous enfin regardaient comme nulles les souflrances
qu'ils avaient endurées pendant leur voyage, s'il leur
était permis de recueillir le fruit de tant de travaux et,
d'entrer dans cette ville pour laquelle ils avaient
supporté lant de maux; tout ce qu'on pouvait leur
424 GUILLAUME DE TYR.
demander, dans ce but, leur paraissait léger et facile,
pourvu qu'ils pussent croire que c'était un moyen de
concourir à l’'accomplissement de leurs vœux.
Cependant l’armée commençait à souffrir horrible-
ment de la soif. J'ai déjà dit que les environs de Jé-
rusalem sont arides et dépourvus d’eau, et qu'on ne
trouve qu'à une assez grande distance quelques ruis-
seaux , fontaines ou puits contenant des eaux vives.
Ces sources même avaient été comblées par les enne-
mis, peu de temps avant l’arrivée de nos troupes, afin
qu'elles pussent tenir moins long-temps à faire le siége
de la place;ils y avaient jeté de la terre ou les avaient
bouchées par divers autres moyens ; ils avaient aussi
ouvert les citernes et les autres réservoirs des eaux
pluviales, qui, par ce procédé, ne pouvaient plus les
retenir ; ou bien encore ils les avaient malicieusement
cachées, afin que les pauvres malheureux , tourmen-
tés de la soif, ne pussent venir y chercher quelque
soulagement. Les habitans de Bethléem et les fidèles
qui demeuraient à Thécua, la ville des prophètes, se
rendaient souvent à l'armée et conduisaient ensuite
les Croisés vers les fontaines qui se trouvaient situées
à quatre ou cinq milles de leur camp. Là s'élevaient
de nouvelles diflicultés ; les arrivans se poussaient
les uns les autres et s’'empressaient réciproquement
de puiser de l’eau ; souvent même ils en venaient à de
vives altercations, etenfin, après de longs retards, ils
remplissaient des outres d'une eau toute bourbeuse,
qu'ils vendaient ensuite fort cher, la distribuant ce-
pendant en si petite quantité qu'un homme altéré
en avait à peine de quoi satisfaire au premier besoin.
La fontaine de Siloé, située tout près de la ville, et
HISTOIRE DES GROISADES; LIV. VIII. 425
dont j'ai déjà donné la description, était loin de pou-
voir sufhre à tant de monde, d'autant plus qu'elle ne
coulait pas toujours, et que ses eaux étaient d’ail-
leurs fort insipides. La chaleur ardente du mois de
juin accroissait encore l’incommodité de la soif et ren-
dait plus pénible à chacun cet état continuel de suf-
focation, sans parler même de l'excès du travail et
de l'abondance de la poussière , qui ne laissaient pas
aussi de dessécher le palais et la poitrine. Les Croisés
sortaient du camp en secretet se dispersaient dans
les environs pour chercher de l’eau de tous les côtés
avec le plus grand soin ; ils marchaient par petits dé-
tachemens , et, au moment où ils croyaient avoir
trouvé quelque filet caché, ils se voyaient aussitôt
entourés par une immense multitude de gens occupés
aux mêmes recherches ; quelquefois, lorsqu'ils avaient
découvert quelque source, il s'élevait entre eux de
vives querelles ; ils cherchaient à se repousser les uns
les autres, et souvent on en venait à se battre. Ceux
qui étaient àpiedusaient d'économie lorsqu'ils avaient
trouvé un peu d’eau , et parvenaient, de manière ou
d'autre, à se donner quelque soulagement; mais les
hommes qui avaient un grand nombre de chevaux
se voyaient souvent obligés de les conduire à trois
ou quatre milles loin du camp, et ne parvenatent
souvent à les faire abreuver qu'à travers mille diffi-
cultés. Ceux de ces animaux que l’on négligeait, et
que leurs maîtres ne pouvaient suflisamment soigner,
erraient dans la campagne, à pas lents et perdant
toutes leurs forces: on voyait les chevaux, les mulets,
les ânes ,les bestiaux de toute espèce, consumés par
la soif et par la chaleur , tomber de desstchement et
426 GUILTAUME DE TYR.
mourir enfin, ayant tout l'intérieur du corps entière-
ment brûlé ; leurs cadavres répandaient ensuite dans
le camp une odeur fétide et pestilentielle, et Fair
s'imprégnait d'exhalaisons empoisonnées. Cet horrible
fléau de la soif exercait dans le camp des Croisés au-
tant de ravages que celui de la famine en avait causé
quelque temps auparavant sous les murs d’Antioche.
De même que devant cette ville, les Croisés sortaient
aussi de leur camp et allaient dans les campagnes
environnantes chercher des vivres et des fourrages
pour leurs chevaux, ils marchaient sans précaution
et parcouraient imprudemment les contrées ; les ha-
bitans de Jérusalem, lorsqu'ils furent informés de
ces fréquentes excursions, prirent aussi l'habitude de
sortir de la ville par l'un des côtés qui n'était pas in-
vesti; ils se présentaient de temps en temps, à lim-
proviste, devant les Chrétiens, leur tuaient souvent
beaucoup d'hommes, emmenaient plus souvent en-
core leurs chevaux , tandis que quelques autres plus
heureux , mais presque toujours blessés, trouvaient
cependant moyen de leur échapper par la fuite. Aussi
l’armée des Croisés diminuait de jour en jour et per-
dait chaque jour une portion de ce qu'elle avait cru
posséder la veille ; les nombreux accidens auxquelles
est assujettie l'infirmité humaine enlevaient d'heure
en heure plus ou moins d'hommes , et malheureuse-
ment il n’en venait pas d’autres pour prendre la place
et remplir les vides que laissaient ceux qui succom-
baient. Dans le même temps, au contraire, les forces
de l’ennemi s’accroissaient journellement ; de nou-
veaux auxiliaires lui arrivaient de toutes parts, ils
pénétraient librement et sans peine dans la ville, par
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIU. 427
les côtés qu'on n'avait pu investir, et augmentaient le
nombre des assiégés au détriment des assiégeans.
Tandis que tous ceux qui faisaient partie de Par-
mée chrétienne travaillaient avec ardeur à construire
des machines, à tresser des claies , à fabriquer des
échelles de cordes , ets’adonnaient ainsi sans relâche à
leurs diverses occupations; de leur côté , les habitans
de Jérusalem ne déployaient pas moins d'activité pour
repousser l'adresse par l'adresse , et cherchaient , avec
une égale ardeur , tous les moyens imaginables de
résister avec succès. Comme ils possédaient une grande
quantité de bois et de beaux arbres, qu'ils avaient
fait couper et transporter, par précaution, dans la
ville avant l’arrivée des Chrétiens, ils faisaient cons-
truire aussi des machines pareilles à celles des nôtres,
et faites même avec de meilleurs matériaux. Ils met-
taient tous leurs soins à ne demeurer en arrière de
leurs ennemis dans les travaux de ce genre, m1 pour
l'art, ni pour la solidité des constructions. Des hom-
mes placés par eux sur les tours et sur les rempartsy
demeuraient constamment comme en sentinelles et
observaient avec la plus grande attention tout ce qui
se faisait dans le camp des Chrétiens, principalement
ce qui se rapportait aux diverses espèces de cons-
truction, puis ils allaient en rendre compte aux prin-
cipaux habitans de la ville, afin de pouvoir répondre
à toutes les entreprises de l'ennemi par des travaux
du même genre, et se montrer de dignes rivaux,
habiles à tout imiter. Il ne leur était pas difficile de
réussir. Ils avaient dans la ville beaucoup plus d’ou-
vriers , d'instrumens de fabrication, de fer, d'acier,
de cordes, et enfin de tous les autres approvisionne-
428 GUILLAUME DE TYR.
mens nécessaires que n’en possédaient Les assiégeans:
et non seulement les citoyens étaient obligés, en
vertu d’un édit, à s'employer à tous ces travaux;
mais en outre, les fidèles, qui habitaient avec eux
et se trouvaient réduits à une condition tout-à-
fait servile et déplorable, étaient aussi soumis en
ces circonstances à des corvées extraordinaires, et
l'on en exigeait toutes sortes de services fâcheux.
Non seulement on les exténuait en leur imposant des
travaux extrêmement forcés; mais, de plus, on les
chargeait de fers, on les jetait dans les prisons, dans
la crainte qu'ils ne voulussent favoriser les entreprises
des Croisés et leur faire connaître l’état et les secrets
de la ville; aussi nul fidèle n’osait monter sur les mu-
railles ni paraître en public; si ce n’est, cependant,
lorsqu'on les tirait comme des bêtes de somme , char-
gés des objets qu'il fallait transporter d’un lieu à
l'autre, car c'était Ià le travail auquel on les em-
ployait habituellement ; en même temps, tous ceux
qui avaient quelques connaissances pratiques d’un
métier étaient contraints à l'exercer pour les besoins
publics. Sur la moindre calomnie d’un délateur, on
envoyait les fidèles au supplice. On les forcait aussi
à donner l'hospitalité aux étrangers accourus de tous
les bourgs et de toutes les villes des environs pour
chercher un refuge à Jérusalem, et à leur fournir ce
dont ils avaient besoin ; et, tandis que le peu qu'ils
possédaient ne suflisait pas pour entretenir miséra-
blement eux et les gens de leur maison et de leur
famille, on leur imposait encore de force l'obligation
de partager avec des hommes venus du dehors, en
sorte qu'eux-mêmes devenaient bientôt les plus indi-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIII. 429
gens. Aussitôt qu'on avait besoin de quelque chose
pour les travaux publics, on commençait par aller
visiter les maisons des fidèles, on enfonçait les portes,
et, si l’on y trouvait ce qui était nécessaire , on l’en-
levait de vive force à celui qui y demeurait. Si un ac-
cident quelconque empêchait ceux que l'on avait cou-
voqués sur un lieu ou en un moment déterminé, de
nuit ou de jour , de se rendre sans retard et sur Île
premier avertissement, on allait les enlever ignomi-
nieusement chez eux, on les trainait en dehors par
la barbe ou par les cheveux ; enfin leur condition
était tellement misérable qu'elle eût dû arracher des
larmes à leurs plus grands ennemis , et ces malheurs
de tout genre, ces fatigues et ces travaux excessifs n’a-
vaient ni trève mi fin. Excédés de tant de souffrances,
ils étaient parvenus au comble de leurs maux, en
sorte qu'ils souhaitaient ardemment de mourir dans
le sem du Seigneur, plutôt que de vivre en ce monde
d’une telle vie. Leur misérable existence ne différait
que trop du calme de la mort, car on ne leur don-
nait pas même, une fois le jour, le loisir convenable
pour réparer leurs forces par la nourriture , et sou-
vent encore, dans la nuit, on ne leur accordait qu'un
temps insuflisant pour le repos. Tout ce qui arrivait
de fâcheux dans la ville leur était constamment im-
puté; ils ne pouvaient sortir de leur propre maison,
se montrer en public, ni rentrer chez eux sans ex-
citer les soupcons, et les calomnies d’un ‘individu
quelconque suflisaient pour leur attirer des accusa-
tons.
Tandis que ces choses se passaient à Jérusalem et
dans le camp des assiégeans, les princes recurent un
430 GUILLAUME DE TYR.
messager qui vint leur annoncer l’arrivée des vaisseaux
génois dans le port de Joppé, et leur demander d'y R
I

envoyer quelques troupes qui pussent escorter et ra-


mener ceux qui étaient à bord. Solin, dans le trente-
neuvième chapitre de son livre De memorabilibus
mundi, a parlé dans les termes suivans de la ville de
Joppé : «Joppé est la ville la plus ancienne du monde
«entier, puisqu'elle fut fondéeavant l'inondation géné-
«rale dela terre. On y voitle rocherqui porte encore la
« marque des liens parlesquels Andromède était atta-
« chée, lorsqu'elle fut exposée à la fureur d’un monstre,
«ainsi que la nouvelle s’en répandit fortàpropos dans
« le pays. Entre autres choses miraculeuses , je dirai
«à ce sujet que Marcus Scaurus fit connaître à Rome
« les ossemens de cette bête féroce, et que ce fait a
« été consigné dans les Annales. On trouve aussi Les di-
« mensions de son corps dansdes livresreconnus pour
« véridiques. Les côtes de cet animal avaient plus de
« quarante pieds de longueur, et il était plus haut
« qu'un éléphant de l'Inde; ses vertèbres avaient plus
« d’un demi-pied de longueur.» — Jérôme, dans son
épitaphe de Sainte-Paule, parle de Joppé en cestermes:
« Elle vit aussi Joppé, port où Jonas prit la fuite, et
« qui, pour dire un mot des fables des poètes, fut
« aussi témoin de la captivité d’Andromède, liée sur
« l’un de ses rochers. »
Après que les princes eurent tenu conseil pour dé-
libérer sur la demande des Génois, le comte de Tou-
louse, qui était Le plus riche de tous, fit partir aussitôt
un noble de sa suite, nommé Galdemar, surnommé
Carpinelle, à la tête de trente cavaliers et de cinquante
hommes à pied. Mais, lorsqu'ils se furent mis en route,
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIII. 431
les princes reconnurent qu'ils ne pourraient suflire à
remplir une telle mission, et demandèrent au comte
d’expédier un nouveau renfort. Il se rendit à leurs
vœux, et chargea deux hommes illustres, Raimond
Pelet et Guillaume de Sabran, de prendre avec eux
cinquante cavaliers et d'aller se réunir à ceux qui mar-
chaient en avant. Galdemar, qui était parti le premier,
arriva dans la plaine située entre Lydda et Ramla, et
y rencontra un corps d’ennemis fort de six cents
hommes. Ceux-ci s’élancèrent aussitôt sur lui et lui
tuèrent quatre cavaliers et un plus grand nombre de
fantassins. Tandis que ces derniers cherchaient à faire
bonne résistance et s’encourageaient les uns les autres
à combattre vaillamment, quoiqu'ils fussent fort infé-
rieurs en nombre , les deux nobles, qui avaient mar-
ché sur leurs traces le plus rapidement possible , arri-
verent sur le lieu du combat avant que les rangs
fussent rompus et prirent part à la mêlée ; tous se
réumrent avec ardeur, et, animés d’un courage tout
divin , ils chargèrent l’ennemi, lui tuèrent deux cents
hommes, et mirent tout le reste en fuite. Cette affaire
coûta la vie à deux nobles, Gilbert de Trèves et Achard
de Montmerle; leur mort causa de grands regrets dans
le camp des Croisés.
Après avoir obtenu de Dieu cette victoire, les deux
détachemens poursuivirent leur marche vers Joppé,
et y arrivèrent sains et saufs : les matelots les accueil-
lirent avec de vives démonstrations de joie, et tous se
divertirent à l’envi par des témoignages réciproques
d'affection et par d’agréables entretiens. Comme ils
s’arrétèrent un peu pour attendre que ceux qui étaient
arrivés sur les vaisseaux eussent disposé leurs bagages
432 GUILLAUME DE TYR.
et tout préparé pour leur départ, la flotte des Égyp-
üens, qui se tenait cachée à Ascalon pour attendre
une occasion favorable de les attaquer, arriva subite-
ment devant Joppé au milieu de la nuit. Aussitôt que
les nôtres en furent informés, ils se rendirent sur le
bord de la mer, pour essayer de protéger les navires
contre les ennemis ; mais ils reconnurent bientôt qu'il
serait impossible de résister à leur nombre, et, après
avoir enlevé les voiles, les cordes, tous les objets
d'armement, les ustensiles et les approvisionnemens,
ils se retirèrent dans la citadelle de la place. L'un de
ces vaisseaux, qui était parti pour faire quelque prise,
revint auprès de Joppé chargé de dépouilles, mais
l'équipage ayant appris que la flotte ennemie avait
occupé le port, profita d’un vent fivorable et alla
mouiller à Laodicée. À cette époque, la ville de Joppé
avait été abandonnée par ses habitans et se trouvait dé-
serte. Peu de temps avant l’arrivée des Croisés, les
citoyens qui n'avaient pas beaucoup de confiance en
la solidité de leurs remparts avaient pris le parti de
se retirer : cependant nos troupes n'occupèrent que la
citadelle.
Lorsque tout fut disposé pour le départ, les soldats
d’escorte marchèrent en avant, conformément à leur
mission, et tout le convoi se mit en route pour Jéru-
salem. Les légions qui étaient demeurées dans le camp
les recurent avec des transports de joie, et leur arri-
vée fut en effet pour tous un grand sujet de consola-
tion. Ceux qui composaient cette expédition étaient
des hommes sages et qui avaient, comime tous les ma-
rins , une grande connaissance de l’art des construc-
lions; ils étaient fort habiles à couper le bois, à la-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIII. 433
planir, à assembler les poutres, et à dresser les ma-
chines. Ils apportèrent en outre des moyens de se-
cours de diverses espèces, qui devaient être fort
utiles aux assiégeans, en sorte qu'avec leur aide on
püt faire désormais et très-facilement toutes sortes
d'ouvrages dans lesquels on avait presque désespéré
de réussir avant leur arrivée, ou qui du moins auraient
présenté de grandes difhcultés.
Cependant tous ceux qui étaient demeurés au camp
avaient fidèlement persévéré dans leurs efforts , et,
continuant à travailler avec le plus grand zèle à 13
confection de leurs machines, ils avaient poussé leur
entreprise fort avant. Le duc de Lorraine et les comtes
de Flandre et de Normandie choisirent un homme
noble et illustre , le seigneur Gaston de Béarn, et lui
confièrent la surveillance générale des travaux, avec
mission d'employer tous ses soins à la direction des
ouvriers , afin d'éviter toute négligence. Pendant ce
temps ils sortaient eux-mêmes très-souvent à la tête
de forts détachemens, conduisant le peuple à leur
suite pour faire couper dés bois et les faire transpor-
ter ensuite au camp pour les divers ouvrages dont on
avait besoin. Les uns coupaient et entassaient ensuite
des branchés d’arbrisseaux ou de petits arbres et des
liens d’osier pour faire tresser des claies destinées
à servir d'enveloppe extérieure aux machines. Les
autres cherchaient les cadavres des animaux tués ou
morts par suite de la sécheresse et du défaut de bois-
son, prenaient tous ceux qu'ils trouvaient, sains ou
malades indifféremment, et les dépouillaient de leur
peau pour en revêtir les claies qui devaient être mises
sur les machines, et pour les défendre par ce moyen
L 28
434 GUILLAUME DE TYR.
du danger des feux que l'ennemi pourrait lancer.
Tandis que du côté du nord de la ville les travaux se
poussaient avec activité par les soins du duc de Lor-
raine et des deux comtes, d’un autre côté et sur toute
la ligne qui s'étendait depuis la tour angulaire jusqu’à
la porte occidentale, située sous la citadelle de David ,
Tancrède et les autres nobles qui avaient dressé leurs
tentes avec lui déployaient la même sollicitude et
pressaient leurs ouvrages avec une égale ardeur. Au
midi, l’armée du comte de Toulouse et tous ceux
qui servaient sous ses ordres ne montraient pas moins
d’empressement à suivre l'impulsion générale. Ils
étaient même d'autant plus animés au travail que le
comte avait plus de richesses que les autres et qu'il
avait recu dernièrement de nouveaux renforts, tant
en hommes qu'en approvisionnemens de tous les ob-
jets dont 1l pouvait avoir besoin. Les gens arrivés des
vaisseaux étaient venus se réunir aux troupes qui for-
maient son camp et lui avaient apporté tous les ma-
térlaux ou les instrumens nécessaires pour les cons-
tructions qu'il faisait faire. Ils avaient, en effet, des
cordes, des marteaux, et beaucoup d’autres outils en
fer ; de plus, les excellens ouvriers, qui étaient arrivés
aussi, avaient une grande habitude de tous les travaux
de constructions et de machines, et ils rendirent de
grands services aux Croisés, en leur enseignant des
procédés plus prompts. Les Génois qui avaient dé-
barqué à Joppé étaient commandés par un noble,
nommé Guillaume , surnommé l’Ivrogne, qui avait
beaucoup d’habileté pour tous les travaux d'art.
Déjà l’armée entière travaillait depuis quatre se-
aunes avec un zèle infatigable, et les ouvrages étaient
HISTOIRE DES GROISADES; LIV. VIII. 435
terminés dans tout le camp. Les princes tinrent alors
conseil et déterminèrent un jour pour livrer l'assaut.
Mais comme il s'était élevé de graves querelles entre
le comte de Toulouse et le seigneur Tancrède, et
quelques autres nobles, à la suite de certains témoi-
gnages d’inimitié, les évêques, les princes et le peuple
s’accordérent pour desirer que la paix fût d’abord ré-
tablie entre eux, afin que tous ensemble pussent ims-
plorer les secours divins dans toute la sincérité de
leurs cœurs.
Au jour fixé, un décret rendu public dans l’armée
ordonna des prières générales. Les évêques et tout le
clergé, revêtus de leurs ornemens sacerdotaux, et
des robes des lévites, portant la ctoix et les images
protectrices des saints, marchant en avant pieds nus
et avec une grande dévotion, conduisirent les Croisés
sur la montagne des Oliviers. Là, le vénérable Pierre
l'ermite et Arnoul, ami du comte de Normandie, et
homme lettré, prêchèrent publiquement devant le
peuple, et l'exhortèrent, autant qu'il fut en leur pou-
voir, à persévérer avec courage dans son entreprise.
La montagne des Oliviers est située à un mille envi-
ron de Jérusalem, du côté de l’orient , et en est sé-
parée par la vallée de Josaphat. On lit dans les actes
des Apôtres, qu’elle « est éloignée de Jérusalem de
« l'espace du chemin qu’on peut faire le jour du sab-
« bat’. » Ce fut là que notre Sauveur fut enlevé au
ciel, à la vue de ses disciples, et qu'un nuage le dé-
roba à leurs yeux. Lorsque tout le cortége des fidèles
fut arrivé en ce lieu, ils implorèrent les secours d'en
haut, avec un esprit d'humilité et de contrition ,
: Actes des Apôtres, chap. 1, v. 12.
436 GUILLAUME DE TYR.
poussant des gémissemens et versant des larmes : les
princes se réconcihièrent les uns avec les autres, et
tout le peuple ainsi réuni par des liens de charité
et d'amour , ils descendirent de la montagne et di-
rigèrent leurs pas vers l’église du mont de Sion,
qui est située tout près de la ville, du côté du midi,
sur le point le plus élevé.
Pendant ce temps, les assiégés rangés sur leurs
tours et sur leurs remparts, s’étonnaient de cette
longue marche, et lancaïent des traits avec leurs arcs
et leurs frondes sur les bataillons des Croisés ; quel-
ques-uns de ceux-ci, qui s’avançaient sans précau-
tion, en furent atteints et blessés. En même temps,
ils avaient planté des croix sur leurs murailles, à
la vue des Croisés, et, pour leur faire l’affront le plus
sanglant , ils crachaient sur ces croix, et se permet-
taient toutes sortes d'actes irrévérens ; puis , ils se
répandaient en invectives, et proféraient d’horribles
blasphèmes contre Notre-Seigneur Jésus-Christ, et
contre la doctrine du salut.
Le peuple cependant, accomplissant son vœu en
toute dévotion, arriva auprès de l’église, enflammé
d’une juste colère , telle que doit l'inspirer l'horreur
du sacrilége. On renouvela les prières, on annonça à
l'armée le jour où l’on livrerait un assaut général, et
chacun se rendit ensuite dans son camp, en suivant
l'enceinte extérieure. On ordonna de terminer en
toute hâte ce qui pouvait demeurer à faire encore
pour tous les ouvrages que l'on avait entrepris, afin
que l’on ne rencontrât aucune imperfection, aucun
obstacle au moment où l'on commencerait les travaux
du siége.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIII. 437
Le jour fixé pour la première attaque approchait.
La veille au soir, le duc de Lorraine et les deux
comtes de Normandie et de Flandre, reconnurent que
vers le côté de la ville qu'ils étaient chargés d’assié-
ger, les ennemis s'étaient extrêmement fortifiés en
machines , en armes et en vaillans guerriers, sans
doute parce qu'ils pensaient avoir plus de sujet de
craindre de ce côté : jugeant avec une admirable pré-
voyance que ces immenses préparatifs de défense
pourraient bien opposer des obstacles msurmontables
à leur attaque du lendemain, ils entreprirent aussitôt
un travail véritablement étonnant : les machines et
la tour mobile qu'ils avaient fait construire n'étaient
pas encore complétement assemblées; ils les firent
transporter pièce par pièce sur le terram qui s’é-
tend entre la porte de Saint-Etienne et la tour an-
gulaire située au nord, et qui domine la vallée de
Josaphat, et allèrent en même temps établir leur
camp sur ce point. Ils jugèrent avec raison que comme
la ville n'avait pas été menacée de ce côté, les as-
siégés auraient mis beaucoup moins de soin à en as-
surer la défense. Ils firent donc travailler sans re-
che durant toute la nuit, et, avant le lever du soleil,
les machines étaient transportées , assemblées sur
place à force de bras, et établies dans les meilleures
positions. La tour mobile fut dressée aussi contre les
remparts, au point où la muraille paraissait moins
élevée, et d’un abord plus uni et plus facile, et elle
en était si près qu'il sembla que ceux des assiégés
qui seraient renfermés dans leurs tours, et ceux des
nôtres qui occuperaient la machine, pourraient com-
battre presque corps à corps. Un tel travail ne se fit
438 GUILLAUME DE TYR.
pas sans beaucoup de peine. Il y avait presque un
demi - mille de distance entre l’ancien et le nouvel
emplacement du camp, et avant le lever du soleil
tous les instrumens se trouvèrent transportés et par-
faitement remis en état de service. Quand le jour pa-
rut, les assiégés se présentèrent sur leurs murailles,
pour reconnaître les préparatifs des Croisés; ils fu-
rent saisis d’étonnement et de stupeur en ne retrou-
vant plus le camp, et tous les appareils de guerre au
lieu même où ils les avaient vus l’avant-veille et la
veille encore; ils dirigèrent leurs regards de tous
côtés, suivirent le tour des remparts, et découvrirent
enfin le camp et les machines du duc Godefroi dans
leur nouvelle position.
Durant la même nuit, et sur tous les autres points où
lesdivers chefs avaient dressé leurs tentes dans l’ordre
que j'ai déjà rapporté, les Croisés travaillèrent avec
la même ardeur, et dressèrent aussi leurs machines.
Le comte de Toulouse fit également appliquer contre
les murailles, entre l’église de la montagne de Sion
et la ville, une seconde tour ou fort mobile qu'il
avait fait construire avec le plus grand soin. Les autres
princes qui occupaient le terrain au dessous de la
tour angulaire, dite aujourd’hui tour de Tancrède,
animés d'une égale ardeur , firent aussi dresser contre
les murailles une tour en bois extrêmement lourde,
presque aussi élevée et aussi solide que les autres.
Ces trois machines devaient opérer de la même ma-
mière, et étaient construites à peu près selon les
mêmes procédés; chacune d'elles était de forme qua-
drangulaire ;le côté qui faisait face aux murailles était
revêtu d’une double couverture: il y avait un moyen
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VILL. 439
particulier de déployer la première de ces couver-
tures , et de l'appuyer contre la muraille, de facon à
en faire un pont qui facilitât aux assiégeans l'accès
des remparts. Même après cette manœuvre , la ma-
chine ne restait point dégarnie de ce côté, et se trou-
vait défendue suflisamment par la seconde couver-
ture, aussi bien que sur les trois autres faces.
Dès que le jour eut paru, tous les Croisés, revêtus
de leurs armes, s’avancèrent , conformément äux
ordres qu'ils avaient recus, pour commencer l'at-
taque, animés d'un seul et même esprit, et chacun
d’eux résolu à périr pour le Christ, ou à conquérir la
liberté de la cité chrétienne. Au milieu d’un peuple
si nombreux, on ne voyait pas un vieillard, pas un
homme faible ou jeune encore, que le zèle de sa cause
et la ferveur de sa dévotion n’entraînât au combat;
les femmes mêmes, oubliant leur sexe et leur fai-
blesse ordinaire , se mêlaient aux travaux des hommes,
et se hasardaient au maniement des armes, sans vou-
loir consulter leurs forces. Tous, s'avancant d’un com-
mun accord pour engager le combat, s’appliquèrent
d’abord à rapprocher des murailles les machines qu'ils
avaient disposées , afin de pouvoir attaquer plus faci-
lement et avec plus d'avantage ceux qui leur étaient
opposés sur les tours et les remparts. Les assiégés
cependant , résolus de leur côté à résister de toutes
leurs forces à leurs adversaires , lançaient une quan-
tité imnombrable de flèches, de traits et de pierres
de diverses dimensions qu'ils jetaient avec les mains,
ou qui partaient de leurs machines , et tombaient dans
les rangs avec un horrible fracas, faisant ainsi tous
leurs efforts pour défendre l'approche de leurs murs.
44o GUILLAUME DE TYR.
Les nôtres, à leur tour, protégés par leurs boucliers,
et portant en avant les claies qu'ils avaient tressées ,
lancaient une grande quantité de traits avec leurs
arcs ou leurs balistes, faisaient rouler dans les airs
des pierres grosses comme le poing, et s’avancaient
avec intrépidité vers les murailles, ne laissant aucun
moment de repos aux assiégés , et cherchant à abattre
leur courage. Enfermés dans leurs machines, les uns
s’efforçcaient avec de longs crochets à faire marcher
la tour mobile; d’autres dirigeaient d'énormes masses
de rochers contre les murailles pour les ébranler à
force de coups, et parvenir ainsi à les renverser:
d’autres encore, avec de plus petits instrumens qu'on
nommait manganes , lancaient de plus petites pierres
contre ceux qui garnissaient les remparts, pour ar-
rêter l’activité de leurs efforts contre les assaillans.
Cependant ceux qui travaillaient à porter le camp
en avant ne pouvaient parvenir à l'exécution de leurs
desseins, à cause d’un fossé large et profond qui se
trouvait au dessous des remparts, et qui empêchait
les machines d'aborder; ceux qui lancaient toutes
sortes de projectiles ne réussissaient pas non plus à les
ébranler, et les travaux des uns et des autres n'avaient
que peu de résultats. Les assiégés avaient suspendu
au haut de leurs remparts des sacs remplis de paille,
des cordes, des tapis, des matelas garnis de soie, qui
portaient un peu enavant des murailles, appuyant sur
d'énormes poutres, en sorte que ces objets mobiles et
élastiques en même temps défendaient les murs de la
violence des chocs qu’on dirigeait sur eux , et ren-
daient à peu près inutiles les efforts des assiégeans.
Ils avaient en outre dressé, au dedans des remparts,
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIII. 44
des machines en plus grand nombre que n’en avaient
les Croisés, et s’en servaient pour lancer une grande
quantité de flèches et de pierres qui interrompaient
toutes les attaques.
Ainsi, de toutes parts, on combattait avec la plus
grande ardeur, et tous faisaient à l'envi des efforts
extraordinaires. Cette horriblée mélée, dont il est
difhcile même de se faire une idée exacte, dura de-
puis le matin jusqu’au soir. Une grêle de traits et de
flèches pleuvait sans relâche sur les deux armées;
les pierres et les rochers lancés dans les airs s’entre-
choquaient fréquemment, et répandaient la mort dans
les rangs opposés avec une variété infinie d’accidens.
Les mêmes fatigues, les mêmes dangers se rencon-
traient également et dans le camp du duc de Lor-
raine , et dans celui du comte de Toulouse , et dans
celui où commandaient les autres princes. Sur chacun
de ces trois points d'attaque , les Croisés combattaient
avec le même zèle et la même ardeur. Leurs plus
grands efforts avaient pour objet de combler les fossés
à force de les remplir de décombres, de pierres et
de terre, afin de pouvoir se faire un chemin, et
pousser leurs machines en avant; et, de leur côté, les
assiégés s’appliquaient principalement à faire échouer
cette tentative, et ne négligeaient rien pour y par-
venir. [ls travaillaient avec la plus grande activité à
repousser tous ceux qui s'avancaient vers les fossés,
lançcaienten même temps sur les machines des torches
enflammées , des traits trempés dans le soufre, dans
l'huile, enduits de poix résine, et toutes sortes de
matières propres à entretenir la flamme, afin de dé-
truire par le feu ces instrumens d’attaque. Leurs ma-
442 GUILLAUME DE TYR.
chines, établies derrière les remparts, lançaient en
outre contre les tours mobiles des Croisés une quan-
tité de projectiles dirigés avec tant d’habileté qu’elles
en étaient ébranlées sur leurs bases ; leurs flancs résis-
taient avec peine à tant de chocs;et ceux qui étaient
montés sur la partie supérieure pour livrer l'assaut ,
en étaient tout étourdis , et se voyaient sans cesse ex-
posés à être renversés par terre. Pendant ce temps,
les soldats se précipitaient pour éteindre le feu, et
versaient de l’eau en abondance sur leurs machines.
La nuit vint mettre un terme à cette lutte opintre
et pleine de dangers, et la laissa même sans résultat
certain. Il semblait qu’elle dût apporter quelque sou-
lagement à tant de fatigues , mais les esprits demeu-
raient agités des plus vives sollicitudes, qui éloi-
gnaient toute possibilité de sommeil : on continua à
travailler avec la même ardeur. Les Croisés, en proie
à toutes sortes d’angoisses, échauffés par le desir
d'accomplir leurs vœux, attendaient avidement le
retour de la lumière du jour pour recommencer le
combat et tenter de nouveau la fortune, espérant que
le Seigneur leur accorderait de meilleures chances et
leur livrerait enfin la victoire. Leur anxiété cependant
était extrême : ils craignaient sans cesse que les en-
nemis ne parvinssent, de manière ou d’autre, à mettre
le feu à leurs machines; ils veillèrent donc sans in-
terruption , et nul ne se permit de se livrer un moment
au sommeil. Dans le même temps les assiégés n’éprou-
vaient pas de moindres inquiétudes ; des soucis ron-
geurs les dévoraient aussi; ils craignaient également
que ceux qu'ils avaient vus la veille Les presser avec
tant d’animosité ne profitassent du silence d’une nuit
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIII. 443
périlleuse pour renverser une muraille, ou dresser
des échelles qui pussent leur fournir le moyen de pé-
nétrer secrètement dans la ville. Ils redoublèrent donc
d'activité et de vigilance pour se défendre d’un aussi
grand danger; ils placèrent à chacune des tours des
préposés aux veilles, et ceux-ci, durant toute la nuit,
ne cessèrent de faire des rondes sur les remparts et de
visiter toute l'enceinte. Les hommes les plus considé-
rables par leur naissance, ceux qui avaient le plus à
cœur les intérêts publics, parcouraient les places, et
exhortaient tous les citoyens à veiller sans relâche
pour le salut de leurs femmes et de leurs enfans, pour
la conservation de leurs fortunes particulières et de
l'État, à visiter toutes les portes et toutes les rues
de la ville, afin de découvrir les entreprises se-
crètes des ennemis. Ainsi, des deux parts, assiégeans
et assiégés, également remplis de sollicitude, ne se
donnaient aucun instant de repos; et quoique le com-
bat fût fini, l’ardeur qui enflammait les deux partis
rendait leur condition plus fâcheuse encore qu’elle ne
l'était la veille, même au plus fort de la mêlée.
La nuit touchait à sa fin et les premières lueurs de
l'aurore annoncaient la prochaine arrivée du jour.
Aussitôt le peuple chrétien se précipite au combat
avec une nouvelle ardeur. Chacun retourne à son
poste, et reprend l'ouvrage qu'on lui avait assigné la
veille. Les uns s’établissent au dessous des machines
et lancent contre les murailles d'énormes quartiers de
roc d’une extrême dureté; les autres se rangent au
pied de la tour mobile, et cherchent toutes sortes
de moyens pour la mettre en mouvement, tantôt par
des procédés ingénieux, tantôt en y employant les
444 GUILLAUME DE TYR.
efforts de leurs bras; d’autres, établis sur la sommité
de cet édifice, attaquent avec un zèle infatigable ceux
de leurs ennemis qui occupent les tours opposées, se
servent alternativement de l'arc et de la baliste , et
leur lancent des projectiles de toute espèce , pour les
empêcher de se présenter au dehors et les forcer de
se mettre à couvert derrière les murailles ;pendant
ce temps d’autres s'occupent uniquement du soin
de combler les fossés et de détruire les ouvrages
avancés, afin de pouvoir pousser la tour mobile et
l'appliquer contre les remparts; d’autres enfin, et
ce sont les plus nombreux, font pleuvoir sur les
assiégés une grêle de flèches et de pierres, cher-
chant ainsi à les repousser, afin qu'ils ne puissent
plus opposer d’obstacle aux efforts de ceux de leurs
compagnons qui travaillent à faire avancer la grande
machine. *
Cependant, plus les assiégés voient croître l’ardeur
des nôtres, et plus ils cherchent de leur côté à résis-
ter efficacement par les mêmes moyens , opposant la
force à la force, et la ruse à la ruse. A leur tour ils
Jlançaient sur les assiégeans des traits et des pierres,
et déployaient une admirable valeur pour redoubler
les difficultés sous les pas de ceux qui s’efforcaient de
faire avancer la tour mobile. Dans l'espoir de mettre
un terme par un seul événement à toutes les entre-
prises des Croisés , ils ne se lassaient pas de lancer des
feux sur les machines, se servant de marmites fragiles
et de toutes sortes d’autres instrumens qu'ils remplis-
saient de soufre, de poix résine, de lard, de graisse,
d'étoupes , de cire, de petits morceaux de bois sec,
enfin de toute matière propre à entretenir et à animer
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIII. 445
l’activité d’un incendie, et les jetant de tous côtés sur
leurs ennemis.
Au milieu d’une telle mêlée, le carnage était
grand des deux côtés , et des hommes de toute con-
dition et de tout rang tombaient incessamment , at-
teints à limproviste par toutes sortes d’accidens désas-
treux. Les uns, frappés par quelque projectile lancé
d’une machine, étaient brisés en mille morceaux. Les
autres, malgré les cuirasses et les boucliers qui les
protégeaient, tombaient subitement sous la multitude
des traits qui les écrasaient ; d’autres, atteints par les
pierres qu'on lançait à la main ou avec la fronde,
périssaient sur place, ou se retiraient les membres
fracassés, se trouvant ainsi hors de combat pour plu-
sieurs jours, et souvent même pour le reste de leur
vie.
Tant et de si grands périls ne pouvaient cependant
détourner personne de l’œuvre qu’on avait entreprise,
ni affaiblir en rien l’ardeur qui portait chacun des
combattans à en venir aux mains avec les ennemis;
il eût été difficile en cette rencontre de décider lequel
des deux peuples combattait avec le plus d’acharne-
ment. Je ne crois pas devoir passer sous silence un
événement qui arriva, dit-on, ce même jour, et qui
mérite bien d’être consigné dans cette histoire. Parmi
les machines que les Croisés faisaient jouer contre
les assiégés, il y en avait une qui lançait contre les
murailles des rochers d’un poids énorme , avec une
violence et un fracas épouvantables, en sorte qu’elle
faisait beaucoup de mal à ceux qui occupaient les
remparts. Voyant que tous les efforts qu’ils dirigaient
contre cette machine demeuraient absolument infruc-
446 GUILLAUME DE TYR.
tueux, les assiégés firent venir deux magiciennes,
et leur ordonnèrent de jeter un sort sur cet instru-
ment, et de le rendre inutile en chantant des chansons
magiques. Tandis que ces femmes étaient sur la mu-
raille, opérant leurs prestiges et prononcant les pa-
roles qui devaient favoriser leurs enchantemens, une
meule Jancée de cette même machine vint les frapper
inopinément, ainsi que trois jeunes filles qui les
avaient accompagnées , les brisa en mille pièces et les
précipita, sans vie, du haut des remparts. On applaudit
avec des transports de joie dans tout le camp des
Croisés, et les assiégés, au contraire, furent saisis
d’une profonde douleur.
Cependant le combat s'était prolongé jusqu’à la sep-
üème heure du jour et la victoire demeurait encore
incertaine entre les deux partis. Déjà les nôtres déses-
péraient du succès, et, vaincus par l'excès de la fatigue,
ils commençaient à attaquer avec moins de vigueur.
Déjà ils formaient le projet de retirer un peu en arrière
leur tour mobile, près de se briser sous les coups dont
on l’accablait, et toutes leurs autres machines que les
feux dont elles étaient sans cesse atteintes faisaient
déjà fumer de tous côtés. Ils voulaient remettre au
lendemain la suite de leurs travaux; le peuple perdait
courage, etne comptant plus sur l'efficacité de ses ef-
forts, se retirait peu à peu; pendant ce temps les as-
siégés linsultaient avec plus d’insolence que de cou-
tume et le provoquaient à persévérer dans ses attaques,
quand tout à coup la faveur divine se manifesta d’une
manière bien nécessaire dans une situation si désespé-
rée, et vintapporter quelque consolation aux fidèles, en
leur faisant entrevoir l’accomplissement de leurs vœux.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIII. 445
On vit sur la montagne des Oliviers un soldat, qui
cependant ne reparut plus ensuite dans le camp,
brandissant un bouclier resplendissant et donnant un
signal à nos légions pour les rappeler au combat et
les inviter à recommencer leurs attaques. Ce miracle
remplit de joie le duc Godefroi et son frère Eustache:
ils s'étaient placés tous deux sur le sommet de la
tour, pour se trouver les premiers à l'assaut et veiller
de plus près à la défense de leur machine; aussitôt,
poussant de grands cris, ils se mirent à rappeler le
peuple et les principaux chefs de leur corps d'armée.
Tous, marchant sous la conduite de la miséricorde
divine , reviennent avec joie sur leurs pas et montrent
à l’envi les uns des autres une si grande ardeur, qu'il
semble qu'ils vont recommencer le combat avec des
forces toutes nouvelles. Ceux quise retiraientnaguère,
succombant à la fatigue ou frappés de blessures, ont
retrouvé tout leur courage, viennent se présenter vo-
lontairement, comme si leur vigueur était redoublée,
et demandent à attaquer avec plus d’ardeur qu’ils n’en
ont jamais manifesté. Les princes et tous ceux qui
étaient considérés comme les chefs et les soutiens de
l’armée, marchent à leur tête, et leur exemple ranime
encore le courage de tout le peuple. Les femmes
mêmes, pour ne point se soustraire à tant de travaux,
parcourent les rangs , tenant des vases dans les mains,
portant des boissons aux hommes, tandis qu'ils com-
battent avec le plus d'intrépidité, et les encourageant
à la bataille, par des paroles pleines de puissance. La
joie était si grande dans tout le camp que tous parais-
saient désormais assurés de la victoire. Dans l’espace
d’une heure les fossés se trouvèrent comblés, les ou-
448 GUILLAUME DE TYR.
vrages des ennemis renversés et la tour mobile fut ap-
puyée de vive force contre les remparts. J'ai déjà dit
que les assiégés avaient suspendu sur les murailles
des poutres longues et fortes, pour amortir l’effet des
projectiles : ceux des nôtres qui occupaient la tour
coupèrent les cordes par lesquelles deux de ces pou-
tres étaient retenues et elles tombèrent aussitôt par
terre. Les hommes qui se trouvaient en dessous les
recurent en ce moment, non sans courir eux-mêmes
de grands dangers, les transportèrent sous la machine
et les dressèrent sans délai pour donner plus de soli-
dité au pont, qu'on jetait dans le même instant du
haut de la tour (ainsi que j'aurai occasion de le ra-
conter tout à l'heure ), car ce pont était construit de
pièces de bois extrêmement faibles et qui n’eussent pu
supporter tous ceux qui devaient passer par dessus,
s'il n'eût été soutenu par les poutres dont on eut soin
de le renforcer.
Tandis que ces grands événemens se passaient du
côté du nord, le comte de Toulouse etceux qui étaient
avec lui vers la partie méridionale de la ville, animés
d'un même zèle, poussaient leur attaque avec une
égale impétuosité : ils étaient enfin parvenus à combler
le fossé, après trois jours d’un travail consécutif; leurs
bras vigoureux avaient enfin dirigé une autre tour
mobile jusqu'aux abords des murailles, en sorte que
les assiégés qui occupaient les tours des remparts et les
Croisés qui s'étaient établis dans leurs machines se
trouvaient presque assez rapprochés pour pouvoir se
frapper les uns les autres de leurs lances. Ainsi sur
tous les points , le peuple chrétien déployait la même
ardeur et agissait avec une égale activité; son zèle
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIII. 449
était d'autant plus animé en cet instant que c'était le
jour même qu'avait désigné en confidence un fidèle
serviteur du Christ, qui habitait sur la montagne des Oli-
viers ; il avait promis que la cité sainte serait prise dans
le courant de cette journée. On avait vu également
dans le camp du comte de Toulouse le signal qui avait
apparu sur la même montagne et le bouclier resplen-
dissant qu'avait agité le soldat, et ce spectacle avait
enflammé tous les courages, en donnant à tous les
combattans l'espoir assuré de la victoire. Dans l’une et
l'autre armée , les Croisés poursuivaient à l'envi les
mêmes succès, animés les uns et les autres d’un zèle
semblable , par celui qui avait résolu de récompenser
dignementle fidèle dévouement deses serviteurs. Enfin
le jour était venu où ils devaient recueillir le fruit de
tant de travaux et le prix de leurs glorieux services.
Les légions du duc de Lorraine et des comtes de
Flandre et de Normandie, marchant sous la protec-
tion du Seigneur, étaient parvenues à lasser leurs en-
nemis, et comme ils résistaient déjà avec moins de
vigueur, les Croisés avaient détruit les ouvrages
avancés, comblé les fossés et s'étaient établis sans
autre obstacle au pied même des remparts :déjà les
assiégés n’osaient plus les inquiéter que de loin en
loin, à la faveur des lucarnes dont ils s’abritaient.
Ceux des soldats chrétiens qui étaient enfermés dans la
tour mobile recurent du duc l’ordre de mettre le feu
à un matelas plein de foin et à des sacs remplis de
paille , et bientôt le soufle du vent du nord porta une
épaisse fumée du côté de la ville. À mesure qu’elle
augmentait, ceux dont c'était le devoir de défendre
les murailles, ne pouvant plus ouvrir ni la bouche
I. 29
450 "GUILLAUME DE TYR.
ni les yeux , hébétés et perdant toute présence d’es-
prit au milieu de ces noirs tourbillons, se virent bien-
tôt forcés de quitter le poste qu'ils occupaient. Dès
que le duc se fut assuré de leur retraite, il ordonna
en toute hâte d'apporter les poutres qu’on avait prises
sur les ennemis, en fit appliquer l’une des extré-
mités sur la machine, l’autre sur les remparts, et
fit aussitôt après abaisser la partie mobile de sa tour :
elle fut appuyée sans retard sur les deux poutres et
présenta ainsi la surface d’un pont, devenu par ce
moyen suflisamment solide. Les instrumens que les
ennemis avaient voulu employer pour leur défense,
se trouvèrent dès lors dirigés contre eux-mêmes.
Après avoir ainsi présidé à l'établissement de son
pont, l’illustre Godefroi y passa le premier et entra
le premier dans la ville, suivi de son frère Eustache,
el encourageant tous les autres à marcher sur ses
traces. Après eux s’avancèrent deux hommes nobles,
Ludolf et Gislebert, frères de mère, guerriers dignes
d'être à jamais célèbres, et qui étaient nés dans la
ville de Tournai : ils furent suivis par un nombreux
détachement de cavaliers et de fantassins, autant que
la machine avait pu en contenir, et que le pont leur
permettait de passer. Les ennemis, aussitôt qu'ils vi-
rent les murailles occupées par les Croisés et le duc
à la tête de ses soldats, se retirèrent de leurs tours et
de leurs remparts, et allèrent se réfugier dans les
défilés des rues. En même temps les Croisés, voyant
le duc et la plupart des nobles maîtres des tours , sans
se donner le temps d'entrer dans la machine et de
passer par le même chemin, dressent à l’envi contre
les murailles toutes les échelles dont ils peuvent dis-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIII. 451
poser ; ils en avaient un grand nombre, car on avait
publié dans tout le camp un ordre portant que tous
les cavaliers eussent à en faire une, de deux à deux;
et tous en ce moment, obéissant avec empressement
à l'appel de Godefroi, s’élancent sur les remparts et
se réunissent à ceux qui y étaient déjà arrivés. Immé-
diatement à la suite du duc de Lorraine, on avait vu
marcher successivement le comte de Flandre et le duc
de Normandie, le valeureux Tancrède, hommeillustre
et recommandable en tout point; Hugues l’ancien,
comte de Saint-Paul, Baudouin du Bourg, Gaston de
Béziers, Girard de Roussillon, Thomas de Féï,
Conan le Breton, Raimbaud comte d'Orange, Louis
de Mouson, Conon de Montaigu et Lambert son fils,
et plusieurs autres dont les noms nous sont échappés.
Aussitôt que le duc les vit tous arrivés sains et saufs,
il envoya quelques uns d’entre eux à la porte du
nord, dite aujourd’hui porte de Saint-Étienne , avec
une bonne escorte, leur donnant l’ordre de l'ouvrir
et de faire entrer le peuple qui attendait en dehors.
Ils y allèrent en effet en toute hâte, ouvrirent la porte,
et la foule des assiégeans se précipita pêle-mêle et
sans ordre. C'était le sixième jour de la semaine et la
neuvième heure du jour. [1 semble que ce moment
fut choisi par Dieu même, puisqu'à pareil jour et à
pareille heure que le Seigneur avait souffert dans la
même ville pour le salut du monde, le peuple fidèle,
combattant pour la gloire du Sauveur, voyait s'accom-
plir heureusement l'œuvrede ses espérances. Le même
jour le premier homme avait été formé; le même jour
le second homme avait été livré à la mort pour le
salut du premier. Aussi était-il convenable que ceux
20:
452 GUILLAUME DE TYR.
qui se portaient ses disciples et les membres de son
-corps triomphassent en son nom de ses ennemis.
Cependant le duc et tous ceux qui étaient entrés
avec lui s'étant réunis, couverts de leurs casques et
de leurs boucliers, parcouraientlesrues et les places, le
glaive nu, frappant indistinctement tous les ennemis
qui s'offraient à leurs coups, et n'épargnant nt l'âge
ni le rang. On voyait tomber de tous côtés de nou-
velles victimes, les têtes détachées des corps s’amon-
celaient cà et là, et déjà l’on ne pouvait passer dans
les rues qu'à travers des monceaux de cadavres. Les
princes étaient presque arrivés vers le milieu de la
ville, poursuivant le massacre sans interruption, et
le peuple, toujours disposé au carnage, se précipi-
tait en foule sur leurs pas, altéré du sang des in-
fidèles.
Pendant ce temps le comte de Toulouse et les
princes qui combattaient avec lui auprès de la mon-
tagne de Sion, ignoraient encore cette victoire et la
prise de la ville. Cependant les cris de nos guerriers,
au moment où ils se virent maitres de la place, les
cris plus horribles encore de ceux qui tombaïent
sous leurs coups, excitèrent l’étonnement des assiégés
qui résistaient encore de ce côté; ils ne savaient à
quelle cause attribuer ces clameurs inaccoutumées et
ce tumulte toujours croissant ; enfin ils apprirent que
l'entrée de la ville venait d'être forcée et que nos
troupes en occupaient déjà une partie; aussitôt aban-
donnant leurs tours et leurs murailles, et fuyant de
divers côtés, ils ne s’occupèrent plus que du soin de
leur propre sûreté; et comme la citadelle était peu
éloignée du point où ils se trouvaient, ils y coururent
HISTOIRE DES GROISADES: LIV. VII. 453
en foule, et la plupart d’entre eux s'y renfermerent.
Cependant les Croisés appliquèrent leur pont sur la
muraille sans aucune difliculté, dressèrent aussi leurs
échelles, et tous entrèrent dans la ville, sans que
personne leur opposât le moindre obstacle.
Dès qu'ils furent parvenus sur les remparts, ils
allèrent ouvrir la porte du midi, qui se trouvait près
de là, et tout le peuple chrétien pénétra facilement
par ce nouveau côté, L'illustre et vaillant comte de
Toulouse entra dans la place, suivi d’Isoard, comte
de Die, de Raimond Pelet, de Guillaume de Sabran ,
de l'évêque d’Albar et de beaucoup d’autres nobles,
dont aucune histoire n’a pu me fournir les noms ni
m'indiquer le nombre. Tous se réunissant en troupes,
armés jusqu'aux dents, se précipitérent en même
temps dans la ville, faisant de toutes parts un horrible
carnage. Ceux des assiégés qui, fuyant le duc et ses
soldats, espéraient pouvoir enfin échapper à la mort,
en se retirant dans d’autres parties de la ville, tom-
baient dans de plus grands périls, en rencontrant
inopinément les bataillons du comte de Toulouse, et
n'échappaient aux rochers de Scylla que pour être
précipités dans les gouffres de Charibde. Enfin, de
toutes parts, le carnage était si grand, le sang coulaït
en une telle abondance, que les vainqueurs eux-
mêmes devaient en être fatigués, et en éprouver un
sentiment d'horreur.
La plus grande partie du peuple s'était réfugie
sous-les portiques du temple, soit parce que ce lieu
se trouvait placé presque à l'écart, soit parce qu'il
était défendu par une muraille, et par des tours et
des portes solides. Mais il cherchait en vain un asile,
454 GUILLAUME DE TYR.
et un point de refuge. Tancrède y courut aussitôt,
suivi de la plus grande partie de l’armée : il pénétra
de vive force dans le temple, et après de nouvelles
scènes de carnage, on dit qu'il emporta une immense
quantité d’or, d'argent et de pierreries ; dans la suite
cependant , et lorsque le premier tumulte fut apaisé,
on croit qu'il rendit intégralement tout ce qu'il avait
enlevé.
Les autres princes, après avoir mis à mort dans les
divers quartiers de la ville tous ceux qu'ils rencon-
traient sous leurs pas, ayant appris qu'une grande
partie du peuple s'était réfugiée derrière les remparts
du temple, y coururent tous ensemble, conduisant à
leur suite une immense multitude de cavaliers et de
fantassins , frappant de leurs glaives tous ceux qui se
présentaient, ne faisant grâce à personne, et inondant
la place du sang des infidèles ; ils accomplissaient ainsi
les justes décrets de Dieu, afin que ceux qui avaient pro-
fané le sanctuaire du Seigneur par leurs actes supers-
titieux , le rendant dès lors étranger au peuple fidèle,
le purifiassent à leur tour par leur propre sang , et
subissent la mort dans ce lieu même en expiation de
leurs crimes. On ne pouvait voir cependant sans hor-
reur cette multitude de morts, ces membres épars
jonchant la terre de tous côtés, et ces flots de sang
inondant la surface du sol. Et ce n’était pas seule-
ment ce spectacle de corps privés de vie et dispersés
cà et là en mille pièces qui inspirait un sentiment
d’effroi ; la vue même des vainqueurs couverts de sang
de la tête aux pieds était également un objet d’épou-
vante, et le signal de nouveaux dangers. On dit qu'il
périt dans l'enceinte même du temple, environ dix
HISTOIRE DES CROISADES; LEV. VIN. 455
mille ennemis, sans compter tous ceux qui avaient
été tués de tous côtés, dont les cadavres jonchaient
les rues et Les places publiques, et dont le nombre ne
fut pas moins considérable. Tous ceux des Croisés
qui n'étaient pas auprès du temple parcouraient la
ville pendant ce temps, cherchant dans toutes les rues
détournées, dans tous les passages écartés, les mal-
heureux qui se cachaient pour échapper à la mort,
les traînant ensuite en public comme de vils bestiaux,
et les immolant à leur fureur. D’autres se formant par
petits détachemens, entraient dans les maisons, en-
levaient le père de famille ,les femmes, les enfans,
et tous les serviteurs, les perçaient de leur glaive,
ou les précipitaient de quelque point élevé, en sorte
que les malheureux en tombant sur la terre se bri-
saient en mille morceaux ; pendant ce temps, chacun
s'emparait, à titre de propriété perpétuelle, de la
maison dans laquelle il était entré de vive force et
de tout ce qu'il y trouvait ; car, avant même qu'ils se
fussent emparés de la ville, les Croisés étaient con-
venus entre eux qu'aussilôt qu'ils s’en seraient rendus
maîtres, tout ce que chacun pourrait prendre pour
son compte lui serait acquis, et qu'il le posséderait à
jamais et sans trouble en toute propriété. Ils se ré-
pandaient donc avec activité dans tous les quartiers
de la ville, massacraient sur leur chemin tous les ci-
toyens, visitaient tous les tours et les détours, péné-
traient de vive force dans les recoins, dans les lieux
de retraite Les plus cachés, et suspendaient à l'entrée
des maisons leur bouclier, ou toute autre espèce
d'armes, comme pour donner avis à ceux qui vien-
draient après eux, qu'ils eussent à ne pas s'arrêter
456 GUILLAUME DE TYR.
devant un lieu déja tombé au pouvoir de quelque
Croisé.
Cependant la ville étant entièrement occupée, et
les ennemis dispersés ou mis à mort, après que le
premier tumulte fut un peu apaisé, les princes se
réunirent sans déposer leurs armes, et donnèrent les
ordres convenables pour pourvoir d’abord à la sûreté
générale; ils placèrent des gardes à chaque tour, et
désignèrent des hommes honnêtes et sûrs pour veiller
à Pentrée de toutes fes portes, jusqu'à ce qu'ils eus-
sent pu se réunir en conseil pour délibérer et arrêter
d’un commun accord leur résolution sur le choix de
celui d'entre eux qui serait chargé de commander
dans la ville, de prendre soin des affaires publiques,
et de décider toutes choses par le libre exercice de
ses volontés ; car on redoutait encore avec juste raison
les entreprises des ennemis répandus dans tout le
pays, et l'on avait toujours lieu de craindre qu'ils ne
dirigeassent contre la ville quelque attaque imprévue.
Après ces premières dispositions les princes dépo-
sèrent leurs armes, changèrent de vêtemens, puri-
fièrent leurs mains , et, marchant pieds nus, le cœur
rempli d'humilité et de contrition, ils se mirent en
devoir de visiter les lieux vénérables que le Sauveur
du monde voulut illustrer et sanctifier par sa présence :
tous s’avancérent avec la plus grande dévotion, pous-
sant des gémissemens, versant des larmes, embras-
sant tous les objets de leurs pieux hommages et éle-
vant vers le ciel leurs profonds soupirs. Ils visitèrent
particulièrement l'église de la passion et de la résur-
rection du Seigneur. Le clergé et tout le peuple fidèle
qui, pendant tant d'années, avaient porté le joug cruel
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VII. 457
d’une injuste servitude , rendant grâce au Rédempteur
delaliberté qu'ilsrecouvraientet portant les croix et les
images protectrices des saints, allèrent à la rencontre
des princes et les introduisirent dans l’église en chan-
tant des hymnes et des cantiques sacrés. C'était le
spectacle le plus agréable , et qui inspirait une félicité
toute céleste, de voir avec quelle dévotion, avec
quelle pieuse ferveur et quel empressement le peuple
fidèle s'approchait des lieux saints. Les transports
d'une joie divine remplissent lame de tous ceux qui
venaient embrasser ces lieux, pleins du souvenir des
dons célestes du Seigneur. On ne voyait de toutes
parts que des larmes, on n’entendait que des soupirs,
non de ceux qu'arrachent à l'homme la douleur et
l'anxiété de l'ame, mais tels qu'une fervente dévo-
tion et les pures joies intérieures les excitent dans le
cœur des mortels en présence du Seigneur offert en
holocauste. Dans l’église même, aussi bien que dans
tous les quartiers de la ville, le peuple, rendant grâces
à l'Éternel, poussait des cris de réjouissance qui sem-
blaïent s'élever jusqu'aux cieux , en sorte qu’on pouvait
leur appliquer ces paroles du roi prophète : « Les cris
« d’allégresse etdusalutse font entendre dans lestentes
« des justes‘. » Tous, embrasés de pieuses pensées,
se livraient dans toute la ville à des œuvres de miséri-
corde. Ceux-ci confessaient devant le Seigneur les
actions qu'ils déploraient et faisaient vœu de n’en plus
commettre de semblables ; ceux-là répandaient tout
ce qu'ils possédaient avec la plus grande libéralité et
le donnaient aux vieillards infirmes et indigens, esti-
mant que c'était pour eux le comble de la richesse et
1 Psaum. 119, v. 15.
458 GUILLAUME DE TYR.
une faveur suflisante que celle qui leur avait été ac-
cordée par le ciel de voir enfin ce jour bienheureux ;
d’autres, fléchissant les genoux, suffoqués par leurs
soupirs et leurs profonds sanglots, parcouraient tous
les saints lieux, inondant la terre de leurs larmes,
comme celui dont il a été dit : « Mes yeux ont
«répandu des ruisseaux de larmes ". » Enfin il se-
rait difficile de dire à quel degré était exaltée la
sainte dévotion du peuple fidèle. Tous cherchaient à
l'envi à se surpasser les uns les autres, tous s’adon-
naient exclusivement à des œuvres de piété, se sou-
venant des bienfaits du ciel et ayant sans cesse sous
les yeux cette grâce toute divine qui avait daigné les
récompenser à la suite de leurs longues fatigues. Quel
cœur, eût-il été de fer ou du diamant le plus dur, ne
se füt senti amolli au moment où il lui était enfin per-
mis de recueillir le digne fruit d’un tel pélerinage, et
de recevoir le prix de ses fatigues? Ceux dont lame
était plus élevée y trouvaient le gage et comme les
arrhes de ces rétributions de la vie future par les-
quelles le Seigneur a promis de récompenser les saints ;
ils croyaient fermement que cette concession des biens
présens les devait confirmer dans leur espérance des
biens futurs, et que, par leur pélerinage vers la Jéru-
salem d'ici-bas, ils arriveraient à la Jérusalem dans
laquelle on entre en participation avec le Seigneur.
Pendant le même temps les évêques et les prêtres,
consommant le sacrifice dans les églises, priaient pour
le peuple et rendaient grâce à Dieu des bienfaits qu'il
en avait recus.
Le même jour beaucoup de gens virent dans la ville
ï Psaum. 118, v. 136.
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIII. 459
sainte le seigneur Adhémar, évêque du Puy, homme
plein de vertus et dont la mémoire est immortelle,
et qui, comme je l'ai rapporté, était mort à Antioche :
plusieurs hommes vénérables et dignes de foi aflir-
méèrent alors et soutinrent constamment l'avoir vu
aussi de leurs yeux mortels monter le premier sur les
murailles de la ville et exciter tous les fidèles à y
pénétrer ; dans la suite il apparut aussi d’une manière
manifeste à un grand nombre de Chrétiens tandis qu'ils
visitaient les saints lieux. Plusieurs autres encore, en
l'honneur desquels on avait célébré les offices des
morts pendant le cours du voyage et qui s'étaient
pieusement endormis dans le sein du Christ, se mon-
trèrent à beaucoup de Croisés dans la même ville,
entrant avec eux et s'approchant des lieux saints.
Ainsi il devenait évident que, quoiqu'ils se fussent
retirés de la vie temporelle, appelés à l’éternelle béa-
utude, ils n'avaient point été frustrés dans leurs
vœux, qu'ils obtenaient pleinement ce qu'ils avaient
recherché avec une si pieuse ardeur, et tous trou-
vaient dans ces faits une grande preuve de leur future
résurrection. Et comme, lors de la résurrection du
Seigneur, beaucoup de saints, ensevelis dans le som-
meil, s'étaient relevés et avaient apparu à beaucoup
de gens dans la cité sainte, de même, au moment où
les fidèles délivraient le lieu de la sainte résurrection
des superstitions des Gentils, il était digne d’un si
grand événement que les anciens miracles fussent re-
nouvelés et que l’on crût voir ressusciter en esprit
ceux qui s'étaient si religieusement consacrés au ser-
vice du Seigneur, ressuscitant lui-même une seconde
fois. Ainsi, et de beaucoup d’autres manières encore, se
460 GUILLAUME DE TYR.
manifestait dans la cité sainte, en présence du peuple
de Dieu, cette surabondance de la grâce céleste, opé-
rant par des voies miraculeuses, mais qui ne causaient
plus d'étonnement. Le peuple chrétien se sentait animé
de tels transports d’une douce joie qu'il oubliait tous
ses travaux, les fatigues infinies qu'il avait eu à souf-
frir, et s’estimait heureux puisqu'il lui était accordé
de prendre part à ces dons divins. Toute la ville re-
tentissait de chants sacrés qui s’élevaient au Seigneur,
et célébrait cette solennité comme si elle en eût recu
l'ordre de Dieu même : on voyait s’accomplir littéra-
lement cet oracle du prophète : « Réjouissez-vous avec
«Jérusalem, soyez dans lallégresse avec elle, vous
« tous qui l’aimez *. »
Cependant les fidèles, habitans de Jérusalem, qui
quatre ou cinq années auparavant y avaient vu le vé-
nérable Pierre l’ermite, reconnaissant alors dans la
même ville celui auquel le patriarche et d’autres ei-
toyens considérables, tant du clergé que du peuple,
avaient remis des lettres pour invoquer les secours
des princes des royaumes de l'Occident, fléchissaient
le genou devant lui et lui présentaient leurs respects
en toute humilité. Ils rappelaient dans leur mémoire
les circonstances de son premier voyage, se souve-
naient de sa bonté familière et de l'amitié par laquelle
il avait daigné se lier avec eux; ils lui rendaient grâce
d’avoir accompli sa mission avec tant de zèle et de
fidélité et dans le seul objet de s'acquitter d’une
œuvre de piété; avant tout ils louaientle Seigneur,
qui déploie sa gloire par les bras de ses serviteurs,
qui avait dirigé les voies de cet homme bien au-delà
1 Isaïe, chap. 66, v. 10.
HISTOIRE DES GROISADES; LiV, VIII. A6x
«le ce que ses frères pouvaient en espérer, qui lui
avait donné le pouvoir eflicace de la parole et la force
de convertir sans difliculté les nations et les royaumes,
ct de les animer à supporter tant et de si longues
fatigues, pour l'amour du nom du Christ. Ainsi fu-
rent pleinement confirmées ces paroles du Seigneur,
qui a dit Tui-même : « Ma parole qui sort de ma bou-
« che ne retournera point à moi sans fruit; mais elle
« fera tout ce que je veux, et elle produira Feffet
« pour lequel je l'ai envoyée *. » Soit en particulier,
soit en public, tous les fidèles de Jérusalem s’effor-
caient de rendre à Pierre lermite les plus grands hon-
neurs, et attribuaient à lui seul, après Dieu, Le bon-
heur d’avoir échappé à la dure servitude sous laquelle
ils gémissaient depuis tant d'années, et de voir la
cité sainte recouvrant son antique liberté. Quant au
patriarche, j'ai déja dit qu'il avait fait voile vers l’île
de Chypre, pour aller racheter à grand prix le salut
de ses concitoyens, et le bien-être de l'État. I allait
s'adressant à tous les fidèles qu'il rencontrait dans ce
pays, leur demandant laumône pour acquitter les
tibuts et les impôts extraordinaires dont on avait
surchargé ses frères, de peur que, s'ils n'étaient point
payés, les exacteurs n’en vinssent à renverser les
églises, ou à faire périr le peuple sous le glaive, ainsi
qu'ils avaient coutume de le faire dans les temps an-
térieurs. Le patriarche ignorait done complétement
tout ce qui se passait dans les environs de Jérusalém,
et il craignait d’y retourner, comme s'il eût dû y re-
trouver les mêmes périls : cependant, dans cet in-
tervalle, le Seigneur lui avait assuré des moyens de
t Isaïe, chap. 55, v. 11.
462 GUILLAUME DE TYR.
repos, bien au-delà des espérances qu'il pouvait
concevoir.
Après avoir terminé leurs prières et visité les lieux
saints avec toute la ferveur de leur dévotion, les
princes, voulant prévenir l'infection de l'air par les
cadavres répandus de to parts, crurent devoir
prendre soin, avant tout, de faire nettoyer la ville et
l'enceinte même du temple. Les citoyens qui étaient
échappés à la mort et qu'on avait chargés de fers,
recurent ordre d'y travailler; mais comme il parut
impossible qu'ils pussent suflire seuls à une aussi
grande affaire, on proposa aux pauvres de l’armée de
recevoir une solde journalière et de s’employer sans
retard à la même opération. Les princes, après avoir
fait cet arrangement , allèrent se loger dans les mai-
sons que leurs serviteurs leur avaient fait préparer
dans cet intervalle. Ils trouverent la ville remplie de
toutes sortes de commodités et de richesses, et tous,
depuis le plus grand jusqu'au plus petit, commen-
cèrent à vivre dans l'abondance. Toutes les maisons
dont les Croisés avaient pris possession de vive force
étaient remplies d’or et d'argent, de pierreries et de
vêtemens précieux, de grains, de vin et d'huile, et
lon y trouvait aussi de l’eau, dont la disette s'était
fait sentir si cruellement aux Chrétiens durant tout
le temps du siége. Aussi ceux qui s'étaient approprié
ces maisons avaient non seulement de quoi suffire à
tous leurs besoins, mais pouvaient encore fournir les
secours de la charité à leurs frères indigens. Dès le
second et le troisième Jour de l'occupation de Jérusa-
lem, on vit abonder sur le marché public des mar-
chandises et des denrées de toute espèce ; les péle-
HISTOIRE DES CROISADES; LIV. VIII. 463
rins les achetaient à de bonnes conditions, et le
menu peuple même avait en grande quantité tout ce
qui lui était nécessaire. Tous, solennisant ces heu-
reuses journées et se livrant à la joie, ne s’occupaient
qu'à réparer leurs forces parle repos et une bonne nour-
riture; ils en avaient grand besoin; en en jouissant
ils admiraient la générosité et la bonté de Dieu, et
conservaient présent à leur pensée le souvenir des
bienfaits dont le Seigneur daignait les combler.
Afin de mieux perpétuer la mémoire d’un si grand
événement, les princes arrêtèrent d’un commun ac-
cord une résolution, qui fut en outre sanctionnée
par les vœux et l'approbation de tous les fidèles. Is
décidèrent que ce jour serait à jamais solennisé et
célébré entre les autres jours célèbres; qu'on rap-
porterait, à la louange et à la gloire du nom chré-
tien , tout ce que les prophètes avaient annoncé à loc-
casion de cet événement, dans leur prévoyance de
l'avenir, et qu'en outre ce jour serait consacré à in-
tercéder éternellement auprès du Seigneur pour les
ames de ceux dont les louables efforts, dignes de la
bienveillance de tout chrétien, avaient enfin obtenu
la liberté de la ville agréable à Dieu, berceau de lan-
tique foi.
Pendant ce temps ceux des assiégés qui s'étaient
retirés dans la citadelle de David, pour échapper au
fer de leurs ennemis, ayant reconnu que les Croisés
s'étaient emparés de toute la ville, et qu’eux-mêmes
ne pourraient soutenir un siége, adressèrent des
propositions au comte de Toulouse qui s'était logé
dans le quartier le plus voisin de la citadelle, et en
obtinrent la permission de sortir hbrement de la ville
164 GUILLAUME DE TYR.
avec leurs femmes, leurs enfans, et tout ce qu'ils
avaient pu emporter, et de se rendre en süreté à
Ascalon; à ces conditions, ils lui remirent le fort.
Vers le même temps, ceux qui avaient été chargés
du soin de nettoyer la ville s’y employèrent avec un
zèle extrême; ils firent brûler une partie des cada-
vres, et en ensevelirent d’autres aussi bien que le
permit l'urgence de la nécessité. En peu de jours la
ville fut complétement dégagée, et reparut propre
comme elle l'avait été auparavant. Dès lors le peuple
se porta plus librement vers les lieux saints; on le vit
se répandre dans les rues et sur les places, et tous
purent se livrer en plein air au plaisir de s’entretenir
les uns avec les autres.
[1099.] La cité de Jérusalem fut prise l'an de grâce
1099, le quinzième jour de juillet, le sixième jour de
la semaine et vers la neuvième heure du jour, trois
ans après que le peuple fidèle eut entrepris ce long
et difficile pélerinage. Le pape Urbain 11 occupait
alors le siége de la sainte Église romaine; l'empire
des Romains était gouverné par Henri 1v ; le seigneur
Philippe régnait en France, et l'empereur Alexis por-
tait le sceptre chez les Grecs. Au devant des armées
chrétiennes avait marché la miséricorde du Seigneur,
auquel soient honneur et gloire, aux siècles des
siècles ! amen!

FIN DU TOME PREMIER,


TS A ST TS A

TABLE DES MATIÈRES


CONTENUES

DANS CE VOLUME.

Notice sur Guillaume de Tyr. . . . . . . . . . . . . Pag. ii}


. Préface de Guillaume de Tyr. . . . . . or US PAS TU RE REERY

NRC PSS Ne 1

Etat de la Terre Sainte sous le joug des Infidèles. — Traite-


mens que subissaient les pélerms. — Séjour de Pierre l’er-
mite à Jérusalem. — Prédication de la Croisade. — Con-
cile de Clermont. — Départ des premiers Croisés. —
Expédition de Gautier sans avoir , — de Pierre l'ermite,
— de Gottschalk. — Leurs désastres en Hongrie et dans
l'Asie mineure.

L'UNODE.
. 5: 0 510 98

Départ des Croisés sous les ordres de Godefroi, duc de


Lorraine. — Arrivée successive des divers corps à Cons-
tantinople.— Leurs débats avec l'empereur Alexis Com-
nène.— Les Croisés passent l'Hellespont et entrent dans
l'Asie mineure.

LEA PAS à DONNER


EES CRE Die

Siége et prise de Nicée. — Bataille de Dorylée. — Marche


des Croisés dans l'Asie mineure.—Querelles de Tancrède
et de Baudouin.
>» ’
É 30
466 TABLE DES MATIÈRES.

LIVRE NAEL . . 20ER

Occupation d'Edesse par Baudouin. — Arrivée de la grande


armée des Croisés devant Antioche. — Siége d’Antioche.
— Famine et souffrances des Croisés. ä

LIVRE EPP NE Ne 235

Combats autour d’Antioche. — Intelligences de Boémond


dans l’intérieur de la ville. — Prise d’Antioche.

LIVREMNET EE Le Re 288

Arrivée de l’armée turque au secours d'Antioche. — Les


Croisés sont assiégés à leur tour. — Famine dans l’inté-
rieur de la place. — Abattement des Croisés. — Décou-
verte de la lance merveilleuse. — Sortie des Croisés. —
Défaite et déroute des assiégeans.

LINE NTI ES ETS 345


Expéditions des Croisés aux environs d’Antioche. — Voyage
de Godefroi de Bouillon à Edesse chez son frère Baudouin.
— Querelles de Boémond et de Raimond , comte de Tou-
louse. — Marche des Croisés en Palestine. — Prise de
plusieurs villes. — Arrivée des Croisés devant Jérusalem.

LIVRE VITE RENTE 403

Description de Jérusalem.— Les Croisés assiégent la ville.


— Leurs souffrances. — Progrès du siége. — Âssauts suc-
cessifs. — Prise de Jérusalem. — Massacre des Infidèles.

FIN DE LA TABLE.

pu

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