Vers Une Pensée de Lentre-Deux - 2017

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VERS UNE PENSÉE DE L’ENTRE-DEUX

Emmanuel Weislo
in Simone Korff-Sausse et al., Handicap : une identité entre-deux

Érès | « Connaissances de la diversité »

2017 | pages 29 à 44
ISBN 9782749257044
DOI 10.3917/eres.korff.2017.01.0029
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Emmanuel Weislo1

Vers une pensée de l’entre-deux


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« On ne résoudra pas les problèmes avec les
modes de pensée qui les ont engendrés. »
Albert Einstein

Le handicap n’est pas de ces choses que l’on désire. Il n’est


pas un projet d’être. Il vient, il jaillit, il s’impose, sans briser
toutefois celui qu’il assaille qui reste, comme Jacob après son
combat avec l’Ange, blessé et vulnérable. La plupart du temps,
on fait avec, on s’accommode de cette déchirure qui interrompt
le cours tranquille des identités, l’évidence de la normalité, et qui
ouvre au défi de la diversité. Que l’on aménage la société, les
bâtiments, les rues, cela s’appelle « accessibilité ». On s’adapte…
Que l’on offre des services à la personne pour lui permettre de
tracer sa route jour après jour, cela s’appelle « compensation ».
On adapte… et réadapte. Et au point de jonction de l’accessibilité
et de la compensation, on entrevoit la possibilité d’une inclusion,
qui pourtant ne vient pas. Ou, plus précisément, ne vient pas
assez, et reste lacunaire, hésitante, boiteuse, frileuse. Et nous
voici coincés sur le seuil, ni dedans ni dehors, dans l’entre-deux
du statut liminal, ce passage inachevé, source intarissable d’am-
biguïtés, d’ambivalences (Weislo, 2012).

Emmanuel Weislo, formateur consultant en travail social, dirigeant du cabinet


Synoos, Aubagne ; [email protected]

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30 Handicap : une identité entre-deux

La situation liminale inhérente au handicap invite à mettre


en travail (au sens de la maïeutique) une pensée sur cet entre-
deux, apercevoir sa fécondité et, de là, dénicher les obstacles
­noologiques1 à nos possibilités de vivre ensemble. Bâtir une
société ouverte à tous ne suppose pas uniquement des aména-
gements, des adaptations, mais une réforme en profondeur de
la pensée, permettant de concevoir dès le départ (et non en
seconde intention) la diversité des capacités, la variance des
identités, la pluralité des trajectoires, en inscrivant notre compré-
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hension de l’humain dans « l’éventail du vivant » (Gould, 1997)
et ses innombrables nuances. Car là où surgissait de toutes parts
de la variété dans l’évolution du Vivant, nous avons bâti des
­cloisons pour simplifier, identifier, ordonner, abaissant le monde
à la hauteur de notre regard. Au sein de la continuité de toutes
choses, nous avons tracé des frontières, délimité les savoirs en
disciplines, séparé les hommes et les femmes, les handicapés
et les valides, les mêmes et les autres, les eux et les nous. Le
monde en ressort meurtri, blessé dans son avènement.
Sans faire ici l’archéologie de ce mode de pensée, il s’agira
de résumer son déploiement et les conséquences qu’il entraîne,
pour explorer ensuite dans quelle mesure une pensée de l’entre-
deux pourrait permettre de concevoir l’identité d’une façon plus
ouverte au partage d’un monde commun pris dans sa continuité,
sa diversité et sa complexité. Un des enjeux de cette réflexion
est de décharger le handicap de son poids identitaire afin que
les personnes qui expérimentent cette situation ne soient plus
socialement déterminées par l’étiquette, mais retrouvent un
pouvoir d’agir leur permettant de s’affirmer comme sujet, comme
personne, comme visage, dans un entre-deux où l’ontologie s’es-
tompe au profit du devenir ensemble.

1. De noos, l’intelligence, l’esprit, le domaine des idées.

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Vers une pensée de l’entre-deux 31

La pensée duelle

Quelle est donc cette tournure d’esprit dont nous déplorons


les effets, mais qui impose à l’entendement sa logique impla-
cable ? Je la nomme « pensée duelle » parce qu’elle oppose
systématiquement deux termes (bien/mal, vie/mort, corps/âme,
etc.) et trace une grande ligne de partage entre toutes choses.
Cette pensée binaire se reflète dans les 85 000 antonymes que
comporte la langue française, et s’inscrit dans un axiome élémen-
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taire de la logique classique, le principe de non-contradiction,
d’exclusion mutuelle du vrai et du faux.
En creusant le sillon de ce pli de la pensée, ont émergé
rapidement des oppositions majeures (humain/non humain ;
hommes/femmes, etc.) structurant l’espace social par accouple-
ment et hiérarchisation de notions antagonistes. Apparaissent
ainsi les hommes forts et actifs dominant les femmes faibles et
passives. Et subrepticement, cet ordre social est justifié par un
ordre divin ou naturel censé préexister à l’opération sociale qui
le fait naître. Dans la grande classification de ce monde struc-
turé surgissent des catégories, des rangs, des castes, et l’idée
de normalité comme accomplissement d’un destin. L’ontologie
s’enracine en ce mouvement où chaque être est doté d’une
« essence » métaphysique qu’il doit réaliser. Cette normalité de
correspondance et de conformité fonde la morale du devoir et
détermine la place de chacun dans l’ordonnancement de la Créa-
tion que reflète l’organisation sociale. Naissent et se développent
dans ce terreau fertile des identités caricaturales et stéréotypées
répondant à un besoin intense d’identification-assignation sans
équivoque de chacun et de toutes choses.
En dépliant sa « physique sociale », le statisticien Adolphe
Quételet établit comme référence « l’homme moyen » pouvant
« être considéré comme un simple individu ; et la moyenne de
toutes les tailles particulières formerait la taille type de l’homme
dans sa plus large acception » (Quételet, 1848, p. 29). En
mettant la focale sur la typicalité de l’espèce, sur le type idéal,
notre regard renvoie dès lors les écarts du côté de l’erreur ou de
la déviance, disqualifiant les marginalités, inscrivant patiemment

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32 Handicap : une identité entre-deux

au grand livre du pathos toutes nos insuffisances. Et on perçoit


ici sans peine les conséquences de cette approche sur notre
compréhension du handicap.
La pensée duelle n’est pas simplement la mauvaise habitude
de parler par oppositions, de trancher hâtivement dans le vif du
sujet (ce qu’il y a en lui de vivant et d’indéfini), elle se déploie
plus largement dans un système de pensée cohérent où dualités,
non-contradiction logique, normes, catégories, classifications,
dénominations s’associent pour conjurer l’angoisse du chaos et la
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peur de l’indéterminé, en fabriquant de l’ordre social naturalisé,
de l’implicite non questionné, fondé sur la séparation et l’identifi-
cation des êtres et des choses. Telles sont sa force et son utilité,
et la raison de son succès. Mais la clarté qui en résulte se paye
d’une réduction, d’une simplification finissant par altérer notre
compréhension du monde, car « le terme “humain” est riche,
contradictoire, ambivalent : en fait, il est trop complexe pour
les esprits formés dans le culte des idées claires et distinctes »
(Morin, 2001, p. 11). Et on pourrait ajouter que sa variance est
telle qu’il s’accommode mal de la passion des formes pures qui
traverse notre pensée.

Ouvrir l’entre-deux à la pensée

Dans l’espace noologique de la pensée duelle, il n’y a pas de


place pour l’entre-deux, qui reste aujourd’hui un impensé, voire
un impensable. Pour exemple, le Littré définit l’entre-deux comme
« partie ou place qui forme séparation entre deux choses2 ».
Pourquoi accentuer la « séparation » quand l’entre-deux pour-
rait décrire la liaison, la relation, l’intérité (Demorgon, 2016), la
tension créative ? Privé de consistance propre, l’entre-deux se
trouve comme relégué sur les berges du transitoire, un espace
vide ou intermédiaire entre les valeurs de la dualité, sans envi-
sager la richesse et la diversité des relations entre les termes qu’il
pourrait permettre de penser (coprésence, continuum, intrication,

2. É. Littré, Dictionnaire de la langue française, tome 2, p. 1432, consulté sur


gallica.bnf.fr

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Vers une pensée de l’entre-deux 33

hybridation, oscillation, ambivalence, liminalité, juxtaposition,


entrelacement, etc.). La pensée duelle renonce, a priori et par
principe, à considérer le paradoxe, l’ambivalence, l’ambiguïté ou
l’indécidabilité pour favoriser une perception de l’être univoque,
parfaitement repérable par ses coordonnées sociales.
En même temps qu’elle organise notre vision du monde,
la pensée duelle produit des effets secondaires bien connus
de disqualification sociale, de jugements hâtifs, d’exclusion,
d’oppositions, de dénigrement, mais également de guerres et
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fondamentalismes, notamment religieux. On peut aussi parler
de « maltraitance théorique » (Foerster, 2012) à propos de tous
ceux qui sont mal pensés, mal classés, pathologisés, telles les
personnes transgenres ou intersexuées, invisibilisées par la
machinerie administrativo-médicale incapable de s’extraire de la
dualité des sexes pour envisager les états de choses échappant
aux assignations catégorielles3.
Si l’on veut dépasser ces effets indésirables, c’est aujourd’hui
sur les ressorts intimes de la pensée qu’il faut engager une
recherche. La situation d’entre-deux décrite pour les personnes
handicapées peut ici être un levier essentiel pour déployer une
conjoncture inédite où il s’agirait non plus tant de « normaliser
les infirmes » (Ebersold, 1992) que de les rejoindre dans cet
entre-deux qui pourrait bien être une des caractéristiques fonda-
mentales de la Vie, enfouie et occultée par des millénaires de
pensée binaire et catégorielle. C’est à partir des marges que
l’on peut questionner l’existence même de la notion de marge,
en tant qu’elle résulte de l’hégémonie de la norme. Comme
le souligne Charles Gardou, « L’exclusivité de la norme, c’est
personne ; la diversité, c’est tout le monde » (Gardou, 2012,
p. 39). Il s’agirait en quelque sorte de « dé-normaliser » l’hu-
main pour l’inscrire dans l’éventail des possibles (en s’extrayant
de la typicalité), de le percevoir comme potentialité (plus que
comme identité), et considérer de ce fait les variations de ses
formes et de ses fonctionnements non plus comme des erreurs

3. Un rapport de la Haute Autorité de santé reconnaît une prévalence de l’inter-


sexuation pouvant atteindre 2 % des naissances. has, novembre 2009, p. 23.

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34 Handicap : une identité entre-deux

ou des marginalités, mais comme l’expression de sa diversité (en


renonçant à la notion d’ordre naturel, divin, social ou symbo-
lique). Et de là, percevoir le jaillissement des compossibilités
(Jullien, 2014, p. 183) comme « pluralité des perspectives », où
l’entre-deux composite n’opère pas seulement entre deux termes
antagonistes, mais dans la complexité (au sens de ce qui est
tissé ensemble) multidimensionnelle.
Alors peut-être pourrions-nous relever le défi proposé par
Edgar Morin de « remplacer une pensée qui sépare et qui réduit
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par une pensée qui distingue et qui relie » (Morin, 2000, p. 48).
Telle serait en tout cas l’ambition d’une pensée de l’entre-deux :
à la rigidité des assignations identitaires, substituer le devenir
visage, une nouvelle écologie des relations humaines.

En compagnie de Jacob

Au gué de Yabboq, lieu de passage entre deux rives, se


produisit à date incertaine une étrange rencontre, nimbée de
mystère, entre Dieu et un migrant nommé Jacob. Après avoir fait
traverser le torrent à ses femmes, servantes, enfants et biens,
Jacob reste seul à la tombée de la nuit. Alors « quelqu’un lutta
avec lui jusqu’au lever de l’aurore. Voyant qu’il ne le maîtrisait
pas, il le frappa à l’emboîture de la hanche, et la hanche de Jacob
se démit pendant qu’il luttait avec lui » (Genèse 32, 25-26). Ce
récit fort ancien, une des premières évocations textuelles du
handicap, invite à cheminer en interrogeant l’identité au regard
de l’entre-deux.
Tout d’abord, notons la situation de Jacob, entre deux lieux,
celui du pays des fils de l’Orient où il vécut de nombreuses années
auprès de Laban qu’il fuit désormais, et celui de sa terre, le pays
de Canaan, où il craint les retrouvailles avec son frère Ésaü,
dont il vola par ruse la bénédiction d’Isaac leur père. Figure du
migrant, personnage de l’entre-deux, le voici ni d’ici ni d’ailleurs,
docile et roublard tout à la fois, quittant la persécution pour aller
vers la confrontation, drapé d’incertitude, être de circonstances,
le voici au seuil d’une rencontre décisive.

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Vers une pensée de l’entre-deux 35

Mais voilà que s’engage un combat, magistralement ambigu,


l’étreinte des lutteurs, corps à corps où les peaux se caressent
et s’écharpent, où les muscles s’épuisent en forces contraires,
où la danse amoureuse pour la vie trace la blessure du temps et
de l’effort, laissant le corps boiteux, démis, meurtri. L’adversaire
de Jacob est imprécis, certaines traductions mentionnent un
homme, d’autres Dieu lui-même et l’iconographie, de Rembrandt
à Gauguin, le représente sous les traits d’un ange. Personnage
trouble, incertain dans ses contours et dans ses intentions,
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Dieu serait-il l’entre-deux qui blesse Jacob, le laissant boiteux
au matin, et le bénit en même temps, lui offrant un nouveau
nom : Israël ? Mais le messager lui-même refuse de révéler son
nom à Jacob, gardant jalousement par-devers soi la possibilité
de devenir, de n’être jamais figé dans une forme, ni assigné à
une identité.
Devant l’alternative shakespearienne : « to be or not to be »,
Dieu choisit l’esquive. Son identité reste voilée derrière un fond
diffus d’ambivalence souveraine. À Moïse qui lui demande, dans
l’épisode du buisson ardent, « qui es-tu ? », il répond : « je suis
qui je suis » ou « je suis qui je serai » ou encore « l’insaisis-
sable », autant de traductions (im)possibles du tétragramme
yhwh (Exode 3, 13-14). Cette libre audace divine de refuser toute
assignation à comparaître invite à mettre en question l’iden-
tité comme socle de la définition de soi. Face à l’être univoque
de l­’ontologie, le « je suis » ceci ou cela, handicapé, femme,
poisson, etc., l’épisode du gué de Yabboq, sur le fil de l’entre-
deux, invite à repenser les contours du soi.
Les récits bibliques sont parsemés de modifications de nom
(Abram – Abraham, Simon – Pierre, Saul – Paul, etc.), évoquant
de loin les rites de passage dépeints par Arnold Van Gennep
(1909) et les changements d’état qu’ils organisent, décrivant
l’être non plus figé en sa forme, mais en mobilité, en devenir,
transformé par son expérience sociale. Et les permutations de
rôles s’emballent à la mesure de la richesse de nos inscriptions
collectives : jongleur, amant, client, papa, etc. ; les couleurs de
l’identité varient au long du jour, révélant un « homme pluriel »
(Lahire, 2011), passant d’un « je » à l’autre, d’une personnalité à

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36 Handicap : une identité entre-deux

une autre, parfois avec de grands écarts. L’identité traversée par


l’entre-deux n’est plus une forme stable, mais un devenir, une
pluralité, une potentialité à exprimer dans l’espace ouvert (plus
ou moins) entre liberté et déterminisme. Nous sommes ainsi ce
que nous faisons de ce que la vie fait de nous. Et le funambule
n’a d’autre possibilité ici que de tenir l’équilibre, de demeurer
dans le changement, sur le fil du souci de soi et du souci d’autrui.
L’entre-deux n’opère pas seulement au point de jonction de l’in-
time et du social, mais comprend que l’intime est lui-même déjà
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imbibé de socialisation. Notre nom nous est donné, mais il nous
incombe de l’habiter, voire parfois de le changer.

L’identité entre-deux

L’identité entre-deux se déploie dans un champ de para-


doxes : pour une part, elle émane de soi, pour une part, elle
se reçoit de l’autre ; pour une part, elle repose sur des carac-
téristiques personnelles et simultanément, elle est la face que
l’on présente en vue de la reconnaissance. Pour une part, elle
est naturelle et nous déborde (un corps, une apparence, des
hormones, des affects, des pulsions, etc.) tout en restant dispo-
nible pour l’expression d’un choix. Elle est à la fois concrète
et nébuleuse, quand les identités virtuelles imaginent les soi
possibles (Kaufmann, 2009, p. 110), elle est plurielle, corporelle,
psychique, sociale, inconsciente, déterminée et déterminante.
Et ces dimensions s’entrelacent et se combattent comme dans
la lutte avec l’ange, mais toujours inséparablement, inscrivant
l’identité dans une dialogique. Quand dans le cas du handicap
le corps semble prendre le dessus, c’est parce que nos regards
sont diffractés par l’apparence, au point d’en oublier la personne,
réduite à un stigmate (Goffman, 1963).
Dans une pensée de l’entre-deux, il n’est pas d’identité handi-
capée, parce qu’il n’y a pas d’identité à valider, parce que l’at-
tribut n’est plus confondu avec la personne, et que le verbe être
lui-même perd beaucoup de sa constance et de sa consistance :
« Oubliez le verbe être, prévient Michel Serres, auxiliaire vague
et nul […] l’humain se moque de cette poche molle » (Serres,

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Vers une pensée de l’entre-deux 37

2015, p. 181). On y conçoit plutôt une interdépendance entre soi


et les autres qui favorisera/inhibera l’éclosion des potentialités de
la personne, fécondées et nourries par les ressources collectives
(mais aussi parfois brisées quand l’accès à ces ressources est
entravé). Un mot africain, Ubuntu, signifie « je suis parce que tu
es, parce que nous sommes tous ». Et si notre identité semble
se transformer avec le temps, selon nos interlocuteurs ou en
fonction des situations, c’est qu’elle est de l’ordre de la relation
plus que de l’appartenance. Elle espère et peut donner de la
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reconnaissance, littéralement re-naître-ensemble. L’individu isolé
et enfermé dans son quant-à-soi s’exclut de l’échange. Privé de
relation, il s’étiole, s’amenuise, s’encroûte. L’identité n’est donc
pas tant quelque chose que l’on possède qu’un procès, un habit
que l’on habite, une performance, une résistance, un jaillisse-
ment, une ressource dont on dispose. Et voici que l’on s’éloigne
du moi univoque de l’ontologie et de l’injonction « deviens ce
que tu es », car nul ne peut devenir ce qu’il est, puisqu’il ne l’est
pas avant de le devenir.
Au moment de sa lutte avec l’ange, Jacob est en transition, il
change de vie, il fuit Laban et s’inquiète de retrouver Ésaü, il entre
en liminalité. Tel Janus, une face tournée vers le passé, une face
tournée vers l’avenir, la personne advient dans le Déjà-plus et
Pas-encore de l’instant présent (Jankélévitch, 1998). Elle n’existe
que dans l’entre-deux, qui, plus que le bon sens, est la chose au
monde la mieux partagée. La vie tout entière est mouvement
et continuité. Identités, cultures et langues s’épanouissent entre
innovation et tradition, entre ouverture et fermeture. L’individu
est alliage de matériaux génétiques, sociaux, familiaux, cultu-
rels, etc. Il émerge d’une histoire et d’un contexte. Pour exister
à un point donné de sa trajectoire sous sa forme actuelle, il est
d’abord devenu. Inscrit dans le temps et un itinéraire, l’Être est
un devenu-devenant composite, une composition, un bouquet.
La volonté d’être soi-même se heurte parfois au sentiment de
se perdre ou d’enfin se trouver, dans un jeu de cache-cache avec
un soi profond dont on soupçonne qu’il ne puisse être donné d’en-
trée de jeu. Son jaillissement est impromptu et comporte sa part
de hasard et d’aléatoire dans la lecture même de l’information

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38 Handicap : une identité entre-deux

génétique (Atlan, 1986), dont on s’aperçoit aujourd’hui qu’elle


n’est pas tant un programme qu’une potentialité, dont l’expres-
sion dépend des conditions environnementales (épigénétique) et
de la dynamique cellulaire. L’inné et l’acquis s’entrelacent dans
un imbroglio indémêlable, ils s’épousent plus qu’ils ne s’opposent.
Ce n’est pas tant leur part respective qu’il s’agirait de déterminer,
mais comprendre qu’ils fonctionnent ensemble inséparablement
et de façon récursive (l’effet produit la cause qui produit l’effet).
La logique classique n’est pas en mesure de rendre compte de la
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complexité du Vivant qui se déploie entre contingence et néces-
sité. Et si Jacob doit vivre désormais avec une déficience, celle-ci
ne saurait le résumer, car l’être est toujours ailleurs que dans
ses attributs, blotti dans les coulisses de l’intime, protégé des
regards. Mettre le handicap au cœur de l’identité n’est certaine-
ment pas la perspective la plus féconde pour l’appréhender dans
sa dimension situationnelle et pour percevoir la personne dans
ses ressources et compétences.

Matière vibrante

Mais qui est donc ce « quelqu’un » qui ferraille avec Jacob, le


blesse et le bénit tout à la fois ? Peut-être est-ce Jacob lui-même,
en proie à ces luttes intérieures qui pétrissent l’âme en profon-
deur, dans les recoins de notre vulnérabilité et de notre indéter-
mination, quand la volonté et le désir se heurtent à la multiplicité
de leurs objets et leurs contradictions. Nous sommes travaillés
en deçà de nous-mêmes par l’entre-deux, là où l’ambivalence
et l’ambiguïté constituent ensemble « les deux principes fonda-
mentaux de la vie psychique » (Racamier, 1992, p. 380). Et son
adversaire-amant est, comme tous les anges, transgenre, au-delà
de l’être, bipotentialité, hermaphrodite, symbole de l’entre-deux
niché au cœur du dualisme séparateur le plus viscéral. Il fait
surgir le commun, le partageable, adoucit la frontière que l’on
voulait étanche, et, d’une rive à l’autre, tente la traversée par la
rivière, jouant de la fluidité des identités. Il n’oppose pas la vérité
à l’erreur, il conjugue les vérités au pluriel. Et là où on s’y atten-
dait le moins, au cœur même des sciences les plus pointues, voici

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que la matière elle-même que l’on croyait solide se met à osciller,


à vibrer. Cette indétermination de la matière n’est pas liée à un
manque de connaissance, mais représente en soi « un principe
physique » (Heisenberg, 2001, p. 170).
De deux choses l’une (formule fétiche de la pensée duelle)
disait-on, soit la lumière est corpusculaire (Newton), soit elle est
ondulatoire (Huygens). L’onde ne pouvant transporter de matière,
il fallait trancher le débat. Mais l’issue de celui-ci, quelques siècles
plus tard, n’eut pas la forme escomptée puisque fut démon-
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trée la double nature onde-particule de la lumière, et ensuite de
toute la matière. L’ensemble de notre univers repose sur un entre-
deux, la possibilité d’être deux choses opposées en même temps,
ni l’un ni l’autre, l’un et l’autre. Et les phénomènes d’intrication
quantique, d’apoptose, de symbiose, de plasticité cérébrale, de
neurones-miroirs, d’auto-organisation, etc. invitent à délaisser le
réductionnisme simplificateur de la pensée duelle pour entrer de
plain-pied dans la complexité fabuleuse du monde. Et au sein de
ce vaste mouvement de réflexion transdisciplinaire qui ouvre la
voie à une pensée de l’entre-deux, la dualité fondatrice nous sépa-
rant en deux sexes trouve également aujourd’hui de sérieuses
limitations (Hoquet, 2013 ; Peyre et Wiels, 2015 ; Fausto-­Sterling,
2014). L’ensemble de ces éléments contribue à contester in fine la
capacité de la pensée duelle à offrir une représentation adéquate
du monde dont l’ordonnancement dépasse de toutes parts les
catégories restrictives dans lesquelles on voulait l’enfermer. Il est
une forme de poésie dans la réalité, un étonnement qui trans-
cende le « réel » des rigidités cognitives.

Devenir visage

Au gué de Yabboq, le paysage sculpte l’expérience, et place,


avant l’être, la situation. Le récit mentionne un torrent et l’on
imagine ici le roc, symbole de force, d’identité et de stabilité,
lentement vaincu par la souplesse et le passage de l’élément
faible, la fragile fluidité des gouttes assemblées qui viennent
à bout des roches les plus dures. Telle se présente aussi une
pensée de l’entre-deux, balbutiante et fragile face aux habitudes

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cognitives séparant, classant et nommant des êtres et des choses


« en soi ». Dans cette pensée, un infirme est un être altéré en soi,
en sa substance et son essence, indépendamment de toute autre
considération. La compréhension que nous avons du handicap
comme situation, résultat d’une interaction dynamique entre des
facteurs personnels, des facteurs environnementaux et des habi-
tudes de vie, telle que décrite par Patrick Fougeyrollas (2010),
reste en effet marginalement comprise et actée, en dépit de sa
puissance conceptuelle. Nos tournures d’esprit nous amènent à
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concevoir la primauté de l’être sur la relation, méconnaissant
ainsi, ou laissant en second plan, le système de contraintes et
d’opportunités qui façonne les identités. Le handicap est entendu
comme un attribut de la personne avant d’être saisi comme
situation relationnelle. Ce qui nous semble intuitivement plus
juste n’est en fait que le reflet de notre empreinte culturelle,
de la prégnance de la pensée duelle-­ catégorielle-ontologique
sur notre compréhension des choses. Nous imaginons des êtres
pré­construits, déjà-là et dotés d’attributs, qui ensuite entrent
en relation les uns avec les autres. Un enfant en situation de
handicap sera ainsi confronté à l’école, et de cette expérience
naît le plus souvent le sentiment d’une inadéquation, parce que
l’être de l’enfant, son handicap et la forme de la chose école
n’ont pas été pensés d’entrée de jeu comme liés ensemble dans
une relation de façonnage mutuel. L’idée même de « programme
scolaire » révèle que l’enfant ne pourra être aperçu qu’après
coup, en seconde intention, dans sa singularité. Ce qui n’est
pas nécessairement un problème pour un enfant dit ordinaire
(propos en soi à questionner) sera dramatique pour un enfant
porteur d’une forme ou d’une autre de handicap.
Plutôt que l’école et l’élève se réfléchissent l’un dans l’autre
comme rencontre d’une spécificité et d’une offre pédagogique, ils
sont pensés sous l’angle de l’égalitarisme républicain (proposant
la même chose à tous4), ce qui fut important à un moment de
notre histoire, mais n’est pas adapté au développement d’une

4. Et on retrouve ici la référence au développement « normal » de l’enfant


« moyen ».

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société inclusive qui prenne en compte l’ensemble des singu-


larités, dont celle du handicap parmi d’autres. L’égalitarisme
considère l’individu sans nom et sans visage, l’homme moyen
de Quételet, unité de compte qui ne compte pas5. La pensée de
l’entre-deux invite à considérer d’égale valeur toutes les varia-
tions de l’humain, à envisager la personne dans la manifestation
singulière de son visage.
Lieu de la vulnérabilité, appelant ma responsabilité (Levinas,
1971), le visage est toujours unique en sa présentation, mais
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peut exprimer la totalité de l’humain et de ses émotions. Singu-
lier et universel, il est le lieu de l’entre-deux, celui de ­l’interfaces,
de la relation, de l’advenir ensemble. Pour Agamben, le visage
est simultanéité, « l’être-ensemble des multiples faces qui
le constituent, sans qu’aucune d’elles soit plus vraie que les
autres » (Agamben, 1995, p. 112). Une société ouverte à tous
est une société où chacun peut devenir visage, non le masque de
la conformité, mais le jaillissement de sa potentialité ouverte aux
possibles. Et lever ainsi le voile qui recouvre le visage de John
Merrick sur l’affiche du film Elephant Man, relégué aux frontières
de l’humain par la pensée duelle.
Le cadavre d’une fillette albinos retrouvée mutilée au matin
par sa famille ou le meurtre de Brendon Teena, transgenre,
21 ans : voici le prix de la norme et de l’ordre symbolique. La
pensée de l’entre-deux n’est pas juste une coquetterie de l’esprit.
Elle est pour les visages illisibles une condition de survie.

Épilogue

Menacé et pris entre deux feux avant sa lutte nocturne,


Jacob endosse au matin un nouveau visage, une humilité
profonde qui ouvre la voie d’une réconciliation avec son frère
Ésaü qu’il avait dupé par le passé. Il trouve ainsi au cœur même

5. Sur ce point, on peut noter que, suite au rapport Zéro sans solution, des
enfants sont casés en institutions quelques heures par semaine pour soulager
les données comptables de l’absence de places. Pur chiffrage, la personne est
doublement niée dans les fausses solutions où l’administration règle ses propres
problèmes aux dépens des enfants handicapés.

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de sa vulnérabilité la possibilité de la rencontre, de l’échange et


du don, préfigurant la promesse d’une autre modalité du vivre
ensemble à laquelle tant de gens aspirent, mais qui reste comme
bloquée dans l’œuf par une pensée duelle obstruant les failles et
fissures par lesquelles l’entre-deux pourrait déstabiliser l’ordre
des identités. C’est de la hanche démise, libéré de la typicalité
et assumant sa néoténie, son incomplétude, que Jacob peut
advenir, enfin. La boiterie de Jacob raconte à quel point il s’est
laissé altérer par la rencontre, espace entre-deux où la personne
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advient par et dans la relation. Là où l’identité tend à rajouter du
même sur de l’identique, l’altération, dont Yves Pillant dit qu’elle
« fissure ma suffisance6 », me rend perméable, malléable, ouvert
aux possibles, sensible à la nuance, au chant d’un monde pluri-
voque, à l’acceptation de l’incertitude, déjà si loin du tout ou rien.
Si la pensée de l’entre-deux conteste la notion d’identité dans
sa formulation ontologique, c’est pour lui préférer ce devenir
visage qui ne comporte aucune exclusivité, aucune assignation
à paraître conforme. La personne handicapée n’est dès lors plus
séparée du commun par ce qu’elle est, ni réduite par son identi-
fication à et par son handicap (la reconnaissance sociale de son
« taux d’incapacité »), mais reliée au flot commun par le devenir
ensemble dans l’interdépendance qui nous concerne tous, et
distinguée seulement dans les modalités d’accès aux ressources
collectives qui permettent à chacun de développer ses potentia-
lités. Et voici que l’on progresse déjà d’une pensée qui sépare et
réduit vers une pensée qui distingue et relie.
Une vie avec un handicap vaut la peine qu’on se donne à la
vivre. Une vie avec un handicap vaut la joie et le plaisir qu’on y
trouve. Ni plus ni moins que toute autre vie, elle est un visage de
l’humanité.
« L’utopie était celle d’un monde où il n’y aurait
plus que des différences, en sorte que se différen-
cier ne serait plus s’exclure. »
R. Barthes

6. Y. Pillant, formateur en travail social, « Une politique de la vulnérabilité est-elle


pensable ? », thèse de philosophie en cours.

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Vers une pensée de l’entre-deux 43

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