Histoire Critique Socio Allemande t1
Histoire Critique Socio Allemande t1
Histoire Critique Socio Allemande t1
(1997)
http ://classiques.uqac.ca/
http ://bibliotheque.uqac.ca/
Politique d'utilisation
de la bibliothèque des Classiques
Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site
Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classiques
des sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé
exclusivement de bénévoles.
Frédéric Vandenberghe
Frédéric VANDENBERGHE
sociologue, professeur de sociologie,
Université de Rio Janeiro
Quatrième de couverture
Frédéric Vandenberghe
Tome 1
Marx, Simmel, Weber, Lukács
[291]
Quatrième de couverture
Remerciements [5]
Introduction [7]
Les aventures de la réification [9]
PREMIÈRE PARTIE
LA SOCIOLOGIE CLASSIQUE ALLEMANDE [43]
5. Conclusion [152]
5. Conclusion [206]
[295]
[296]
Conclusion.
Vers une métacritique des théories de la réification [249]
Bibliographie [267]
Table des matières [291]
[4]
Catalogage Electre-Bibliographie :
VANDENBERGHE, Frédéric
Une histoire critique de la sociologie allemande : aliénation et réification. 1, Marx,
Simmel, Weber, Lukacs / Frédéric VANDENBERGHE - Paris : La Découverte,
1997. - (Bibliothèque du MAUSS)
ISBN 2-7071-2764-7
RAMEAU : Sociologie : Allemagne : histoire
DEWEY : 301.3 : Sociologie. Généralités. Méthodes.
Histoire de la sociologie. Écoles. Sociologies historiques
305.71 : Anthropologie sociale et culturelle.
Public concerné : Universitaire
Le logo qui figure sur la couverture de ce livre mérite une explication. Son objet
est d alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir de l’écrit, tout
particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le
développement massif du photocopillage.
Le Code de la propriété intellectuelle interdit en effet expressément, sous peine
des sanctions pénales réprimant la contrefaçon, la photocopie à usage collectif sans
autorisation des ayants droit. Or, cette pratique s’est généralisée dans les
établissements d’enseignement et à l’université, provoquant une baisse brutale des
achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des
œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée.
Nous rappelons donc qu’aux termes des articles L 122-10 à L 122-12 du Code
de la propriété intellectuelle toute photocopie à usage collectif, intégrale ou
partielle, est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit
de copie (CFC).Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est
également interdite sans l’autorisation de l’éditeur.
Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit d
envoyer vos nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-
Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel À
la Découverte.
[5]
REMERCIEMENTS
[6]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 22
[7]
[8]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 23
[9]
INTRODUCTION
LES AVENTURES DE LA RÉIFICATION
vie privée, on peut dire que chacun peut en principe savoir ce que l'autre
sait. La vie en commun y est régie par la discussion entre égaux. Tous
sont égaux en droit. Ni le pouvoir ni les privilèges sociaux n’ont une
incidence sur le déroulement des discussions. Il faut s'imaginer que les
membres de notre petite société ont tous le même droit à la parole et
qu'ils disposent tous d'une compétence égale pour introduire de
nouveaux thèmes dans la discussion, exprimer leurs points de vue, etc.
La seule force en jeu est celle du meilleur argument.
Le principe gouvernant la vie de la cité est donc le suivant : les
citoyens règlent leur vie en commun par le moyen d'une entente
linguistiquement médiatisée ; ils cherchent, et en cherchant ils trouvent,
des solutions pacifiques [10] aux problèmes qui se posent et aux conflits
qui parcourent la cité. Philosophes incarnés, ils se sentent tous
directement concernés par les problèmes de la chose publique. Et s'ils
ne se rassemblent pas sur la place publique et dans les cafés avoisinants
pour discuter des fins de la cité et de la “vie bonne”, ils écrivent aux
journaux ou lancent des tracts sur l'Internet pour développer des projets
qui intéressent tous leurs concitoyens. Capables de se prononcer
rationnellement sur les questions cognitives, morales-pratiques ou
esthétiques-évaluatives, les membres de cette société conviviale
s'efforcent en tout temps de réaliser un consensus et d'agir
conformément aux lumières de la raison. Se conduisant de façon
véritablement communicationnelle, ils parviennent à un accord par la
discussion et coordonnent rationnellement leurs plans d'actions. Si un
conflit surgit, il est presque aussitôt résolu par le renvoi à des
règlements qui, à en croire l'opinion communément partagée des
membres, réalisent l'intérêt général ou, du moins, représentent un
compromis acceptable pour tous des intérêts concernés.
La société de communication illimitée n'est pas une société de saints
ou de purs esprits. Ses citoyens ne sont pas des êtres divins mais
mortels, incarnés, vivant dans le temps historique et dans l'espace social
d'une communauté de destin particulière au sein de laquelle ils ont été
préalablement socialisés. On ne peut pas nier le poids de la tradition ni
exclure le pluralisme des subcultures existantes, des visions du monde
et des intérêts particuliers. Seulement, les citoyens ne sont pas livrés
tels quels à leur monde vécu, car ils peuvent très bien s'en dégager pour
le soumettre à la critique. Bien que notre société imaginaire ne
connaisse pas de “fausse conscience” et donc pas d'idéologie, les
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 25
1. Socialisation consciente
et autonomisation du social
Pen ou sortons en boîte de nuit jusqu'au petit matin, dans tous les cas,
que nous en soyons conscients ou non, nous sommes toujours face au
fait de la société, fait auquel nous ne pouvons jamais échapper et auquel
nous sommes si inexorablement confrontés qu'on peut bien le décrire,
avec Dahrendorf, comme “le fait irritant de la société” (die ärgerliche
Tatsache der Gesellschaft) 4.
Nous ne pouvons pas faire un pas ou prononcer une phrase sans que
vienne se caler, entre nous et le monde, un troisième élément qui nous
lie au monde et qui nous relie entre nous : la société. Qu'il s'agisse de
structures symboliques dont nous n'avons guère conscience
(compétences cognitives et communicationnelles, connaissances
pratiques routinières, connaissances tacites, traditions, conventions,
idéologies, etc.), d'artefacts matériels (ustensiles, instruments, œuvres
d'art, bâtiments, infrastructures de toutes sortes, facteurs
morphologiques, etc.), de structures de subordination et de délégation
des compétences (structures de représentation du pouvoir légitime,
systèmes abstraits d'experts, etc.), ou encore de mécanismes
systémiques de coordination de l'action (le marché, l'administration, le
droit, etc.), toutes ces formes d'extériorité ou d'autonomisation du social
représentent clairement des déviations empiriques inévitables de notre
modèle idéaliste de la socialisation consciente par la communication 5.
Bien que les études sociologiques des structures symboliques, des
artefacts et des systèmes de délégation ne manquent pas, on peut quand
même dire que c'est surtout la dernière catégorie, celle des effets
pervers ou non intentionnels de l'action qui se stabilisent et se
cristallisent spontanément dans des mécanismes systémiques dotés
d'une dynamique propre qu'aucune volonté n'a voulue et qu'aucune
conscience n'a conçue, qui a retenu l'attention principale des
sociologues 6.
n'est pas une donnée naturelle, pas un don de Dieu, mais qu'elle est leur
œuvre, le produit de leurs actions. Cette prise de conscience a donné
lieu non seulement à des projets de transformation consciente du social,
mais aussi à des projets plus ou moins technocratiques de planification
globale de la société (Saint-Simon, Marx). D'autre part, pour ainsi dire
en contrepoint de l'artificialisme, les modernes découvrent les affres de
l'autonomisation du social. Ils font (ou plutôt : “agissent”) la société,
mais leurs actions et réactions déclenchent des effets inattendus, se
multiplient, s'enchaînent et développent une dynamique propre qui est
telle que, quoi qu'ils fassent, ils ne peuvent que contribuer à
l'autonomisation des processus qu'ils ont mis en branle. Ils n'ont pas de
prise sur la société. Leurs interventions ont des effets inattendus, et la
société leur échappe. Conséquemment, ils font l'expérience de la
contingence : la société telle qu'elle est pourrait être différente ; aucun
état social n’est nécessaire, aucun n'est impossible. Et s'ils n'ont pas de
prise sur la société, celle-ci a bien prise sur eux. Dans sa facticité inerte
et son opacité structurelle, la société se présente à eux comme [13] une
“seconde nature”, s'opposant à leurs plans et imposant ses contraintes
de l'extérieur. Tel est le thème classique de l'aliénation : les produits
humains s'objectivisent, se déshumanisent et finissent par se retourner
contre leurs créateurs. Bref, tout pourrait être différent (contingence) et,
pourtant, on ne peut rien changer (inertie), voilà le sentiment qui
accompagne la découverte de l'historicité.
2. Le pathos idéologique
de la critique de la réification
14 Pour éviter tout malentendu, il est important d'insister sur le fait que
l'autonomie de la société par rapport aux individus ne peut être que relative,
et cela pour la simple raison que si la société est effectivement indépendante
par rapport à tel ou tel individu, elle ne l'est, et ne peut évidemment pas l'être,
par rapport à l'ensemble des individus. Durkheim ne dit pas autre chose
lorsqu'il affirme dans sa leçon inaugurale qu'“ n tout n'est pas identique à la
somme de ses parties, quoique sans elles, il ne soit rien”. Cf. Durkheim, E. :
La science sociale et l'action, p. 86. Cependant, si triviale que cette remarque
puisse paraître, le problème de l'autonomie relative de la société (ou de
l'irréductibilité relative des faits sociaux) cache une foule de problèmes
métaphysiques extrêmement complexes qui sont l'enjeu de maintes
controverses entre les réductionnistes et les émergentistes. Pour s'en
convaincre, il suffit de se référer, par exemple, à l'étude hyperanalytique de
David-Hillel Ruben : The Metaphysics of the Social World, chap.1. L'auteur
a besoin d'une cinquantaine de pages pour démontrer que la France existe.
15 Cf. Pels, D. : Macht of eigendom, p. 107. Cette thèse d'après laquelle la société
est née de l'esprit de la sociologie, c'est-à-dire d'après laquelle l'objet de la
sociologie n'est que le résultat hypostasié de l'application de la méthode
scientifique au domaine social, est avancée par Friedrich Tenbruck et reprise
par Dick Pels. Cf. Tenbruck, F. : “Emile Durkheim oder die Geburt der
Gesellschaft aus dem Geist der Soziologie”, p. 333-350 et Pels, D. : “Het
project als object : Durkheims 'kennispolitiek' in relativistisch perspectief”, p.
51-91. Tous deux reconnaissent cependant l'existence de la société en tant
qu'objet sui generis.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 39
10-14. L'adjectif “idéologique” n'est pas employé ici dans le sens marxiste du
mot. Par idéologie, j'entends toutes les hypothèses non empiriques de nature
politique, morale et anthropologique qui informent une théorie sociale.
18 Pour une analyse comparative des présuppositions anthropologiques et
normatives de la théorie de l'aliénation de Marx et de la théorie de l'anomie
de Durkheim, cf. les articles suivants de John Horton : “The Dehumanization
of Anomie and Alienation : À Problem of the Ideology of Sociology”, p. 283-
300 et “Order and Conflict Theories of Social Problems as Competing
Ideologies”, p. 701-707, ainsi que l'article de Steven Lukes : “Alienation and
Anomie”, dans Essays in Social Theory, p. 74-95. D'une façon tout à fait
intéressante, Alan Dawe rattache la théorie de l'aliénation à la sociologie de
l'action, centrée sur le problème de l'autonomie de la personne, et la théorie
de l'anomie à la théorie du système, qui, elle, est centrée sur celui de l'ordre
social. Cf. Dawe, A. : “The Two Sociologies”, p. 207-218 et, du même :
“Theories of Social Action”, dans Bottomore, T. et Nisbet, R. (sous la dir.
de.) : À History of Sociological Thought, p. 362-417.
19 Cf. Durkheim, E. : Le suicide, p. 311, n. 1.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 41
28 Cf. Seidman, S. : op. cit. : p. 79 sq. ; Ringer, F. : The Decline of the German
Mandarins, p. 128-199 et Arato, A. : “The Neo-Idealist Defense of
Subjectivity”, p. 108-161.
29 Cf. Mannheim, K. : “Das konservative Denken”, dans Wissenssoziologie, p.
454.
30 Cf. Dumont, L. : Essais sur l'individualisme. Une perspective
anthropologique sur l'idéologie moderne, p. 224. La notion d'invidualisme
(idéologique) fut d'abord introduite par Dumont dans Homo Hierarchicus, p.
17 sq. et reprise par la suite dans Homo Aequalis, I, chap.1.
31 Il se peut que la référence à l’autonomie ou, comme le dit Murray Davis, à
“l’intégrité psychologique” de l’individu soit un lieu commun de la
rhétorique, servant à obtenir l’adhésion du lecteur (cf. “That’s classic ! The
Phenomenology and Rhetoric of Successful Social Theories”, p. 290), mais
on ne peut pas pour autant la réduire à une simple devise de l’argumentation.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 45
indéterminée (etwas überhaupt, aliquid, ti), une chose mentale (ens rationis)
et une chose réelle (ens reale) — ambiguïté qui donna lieu chez Sahratani à
la question impossible à trancher de savoir si le non-existant est une chose ou
non. Pour l'histoire philosophique de la notion de res, cf. Courtine, J.-F. :
“Res”, dans Ritter, J. et Gründer, K. (sous la dir. de) : Historisches
Wörterbuch der Philosophie, vol. 8, p. 892-901.
46 Arendt, H. : La condition de l'homme moderne, p. 190. sq.
47 Quine, W. : Theories and Things, p. 9-15 et 183. Cf. également, du même :
From a Logical Point of View, chap. 6 (“Logic and the Reification of
Universals”).
48 Seule exception, Adorno qui, comme nous le verrons, dote ici et là la notion
de réification d'une connotation positive.
49 Métaphysiquement parlant, la notion de “chose” est problématique. Ce qu'une
chose est dépend de l'ontologie qu'on adopte. Ce que certains considèrent
comme une chose, disons Pégase ou les faits sociaux, est considéré par
d'autres comme une réification. En outre, l'extension de la notion de chose est
historiquement variable. Ainsi, pour ne donner que quelques exemples, les
Grecs considéraient les esclaves comme des choses, et les missionnaires, eux,
considéraient les Noirs comme des animaux. Entre-temps, les Noirs, les
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 51
femmes et certains animaux ont franchi la ligne qui sépare le domaine des
“choses” du domaine des “personnes”. Il ne sont plus perçus comme des biens
dont le troc ou le trafic est considéré comme légitime.
50 Cf. Thomason, B. : Making Sense of Reification. Alfred Schutz and
Constructionist Theory, p. 163 et passim. Thomason estime que l'épochè
phénoménologique, qui suspend la question ontologique, suffit pour délester
la notion de réification de sa charge critique. J'estime qu'il s'agit là d'une
erreur. Non seulement la notion de réification ne peut pas être désontologisée,
par simple fiat méthodologique pour ainsi dire ; il n'est pas souhaitable non
plus de la transformer en un simple concept clinique, aseptisé, dévalorisé.
Dans la conclusion de cet ouvrage, je défendrai la thèse selon laquelle le
concept de réification est un concept nécessaire de toute théorie du social qui
se veut critique.
51 Perelman, C. : L'empire rhétorique, p. 128.
52 Cf. à ce propos, les articles de Turner, R. : “Sociological Semanticide : On
Reification, Tautology and the Destruction of Language”, p. 595-605 et
“Language and Knowledge : Metaphor as the Mother of Knowledge”, p. 44-
61, dans le numéro spécial du California sociologist (1987, 10, 1), consacré
au thème de la réification.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 52
4. Réification sociale
et chosification méthodologique
concept est tout aussi opaque et abstrait que les phénomènes qu'il veut
saisir. Dès qu'on essaie de l'appliquer au concret, le concret devient
abstrait, et nous échappe. Alors même qu'il dénonce les abstractions,
aussi bien les abstractions de la pensée (Denkabstraktionen) que celles
que Marx et Sohn-Rethel nomment les abstractions réelles
(Realabstraktionen), le concept lui-même éloigne inexorablement la
pensée de la réalité concrète en poussant la réflexion dans les sphères
éthérées de l'abstraction. En outre, toute discussion sur la réification
tend à s'embourber dans des contradictions. Il suffit que le théoricien
énonce clairement la thèse de la réification du social et il risque
d’achopper sur sa propre thèse, et cela de trois façons plus ou moins
différentes :
64 Nietzsche, F. : Jenseits von Gut und Böse, dans Werke in drei vol.en, vol. 2,
p. 585.
65 Pour éviter les malentendus et la multiplication exponentielle des usages
abusifs de la critique du réisme, il n'est sans doute pas inutile de remarquer
que, d'une façon ou d'une autre, tout concept est une réification. L'homme ne
peut pas penser sans abstractions parce qu'il ne peut pas penser sans langage.
Il y a des langages qui sont plus concrets que d'autres. Comparées au hopi,
par exemple, les langues indo-européennes ne peuvent que saisir la réalité en
termes statiques, figés, médusés. Nul ne peut dire où la réification des
concepts commence et où elle se termine, car les critères pour le déterminer
sont eux-mêmes l'enjeu principal des luttes entre les métaphysiciens.
66 Cf. Whitehead, A. : Science and the Modern World, p. 65 sq. Weber, qui s'en
prenait au même paralogisme, parlait à ce propos du “faux réalisme
conceptuel” (falscher Begriffsrealismus). Sa notion n'a pas été retenue par la
postérité. Cf. Weber, M. : Économie et société, t.1, p. 13.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 58
le produit de Dieu et ne peut être comprise que par lui 79. Dilthey en
conclut que les sciences humaines ont affaire à la réalité en tant qu'elle
est objectivation de l'esprit, extériorisation de la subjectivité ou [36]
réalisation des valeurs et des fins dans le monde sensible. Bref, pour
Dilthey, “tout ce en quoi l'esprit s'est objectivé relève des sciences de
l'esprit” 80.
La méthode appropriée des sciences humaines est la méthode
compréhensive-interprétative qui vise à réactiver, par la reconstitution
des significations visées, l’activité subjective qui s’est objectivée dans
la réalité socio-historique. Or, le sens visé incorporé dans l'objet ne peut
lui-même être saisi qu'à l'intérieur d'un ensemble significatif
(Wirkungszusammenhang) dans et par lequel il prend son sens. De
même que la compréhension de la phrase implique celle de la page et
celle de la page celle du livre — et vice versa —, de même la
compréhension d'une activité significative présuppose celle du contexte
vécu dans laquelle elle se déroule, et par laquelle elle prend son sens et
devient compréhensible. Ces deux principes de la compréhension, à
savoir la réintériorisation du sens extériorisé (microcompréhension de
l’action — moment phénoménologique) et la reconstitution de
l’ensemble vécu (macrocompréhension de l’ensemble significatif —
moment herméneutique) ruinent d’emblée l’idéal positiviste de
l’observation extérieure.
Les faits sociaux ont un sens, ils ne peuvent pas être traités comme
des choses, comme le voulait Durkheim 81, et donner lieu simplement
à un processus d’expérimentation ou d’observation où, par
neutralisation du vécu, ils seraient inscrits dans des consécutions
invariantes. Éliminer tout sens par une observation naturalistique
revient à transformer les événements psychiques en faits physiques et à
réduire la culture significative à la nature mécanique. “Le cours des
choses devient nature, dit Weber à la suite de Rickert, quand nous ne
cherchons pas son sens” 82. Le sens, les valeurs et les fins ne sont
79 Sur le principe vichien du verum factum, cf. Raynaud, P. : Max Weber et les
dilemmes de la raison moderne, p. 71 sq.
80 Dilthey, W. : L'édification du monde historique dans les sciences de l'esprit,
p. 102.
81 Cf. Durkheim, E. : Les règles de la méthode sociologique, préfaces et chap.2.
82 Weber, M. : Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, p. 333.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 64
[41]
Cependant, dans la mesure où la théorie de la réification sociale tend
— à la limite — vers une vision hyperobjectiviste du social et où la
théorie de la chosification méthodologique tend, à l'inverse, vers une
vision hypersubjectiviste de la société, ces deux perspectives semblent
s'exclure mutuellement. De même que la critique de la chosification
méthodologique peut être retournée contre les théories sociologiques de
la réification sociale, la critique idéologique de la réification sociale
peut à son tour être retournée contre la critique de la chosification
méthodologique. Tout se passe comme s'il suffisait d'adopter la
perspective de la réification sociale pour se voir réfuter par la
perspective opposée, et vice versa. Dans la conclusion du second tome
de cet ouvrage, j'essaierai d'échapper à la circularité des perspectives en
développant une théorie néo-objectiviste ou “structuriste” du social qui
tient compte de la réification sociale sans tomber dans le piège de la
chosification méthodologique.
5. Plan de l'ouvrage
[43]
Première partie
LA SOCIOLOGIE
CLASSIQUE
ALLEMANDE
[44]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 75
[45]
Première considération
intermédiaire
101 Heine, H. : Zur Geschichte der Religion und Philosophie in Deutschland, dans
Sämtliche Werke III, Schriften zur Literatur und Politik, p. 439.
102 Louis Dumont rattache l'insistance allemande sur la Bildung, la formation de
soi, à l'influence formatrice de la réforme luthérienne, intensifiant
l'individualisme chrétien, mais le confinant à la seule intériorité. Sa thèse est
que la Réforme a immunisé l'Allemagne contre la Révolution, ou, pour dire
la même chose dans son langage bien à lui, qu’une première vague
d'individualisme — purement religieuse au départ et toujours limitée à
l'homme intérieur — a permis aux Allemands de résister à la seconde vague
de l'individualisme, socio-politique cette fois. Cf. Dumont, L. : L'idéologie
allemande, chap. 2, ici p. 36.
103 Cf. Weber, A. : “Fundamentals of Culture-Sociology”, dans Parsons, T. :
Theories of Society, vol. 2, p. 1274-1283 et Elias, N. : Het civilisatieproces,
première partie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 77
104 “Loin d'être opposée à l'individualisme en tant que tel, toute la tradition de la
sociologie classique a présenté une critique bien établie de l'individualisme
utilitaire et hédoniste et cela tout en soutenant une notion éthique ou sociale
de l'individualisme” — Holton, R. et Turner, B. : Max Weber on Economy
and Society, p. 14. On pourrait même aller plus loin, je crois, en soutenant
que c'est précisément au nom de l'individualisme éthique, et donc au nom de
l'autonomie de la personne, que la tradition sociologique s'est opposée à
l'individualisme utilitariste. D'une façon ou d'une autre, la sociologie
naissante avait bien perçu au fond que, loin de stimuler la liberté,
l'individualisme utilitariste la menace.
105 Dans un article important de 1894, intitulé “Historismus und Rationalismus”
(repris dans Soziologische Studien und Kritiken, vol. 1, p. 105-126), Tönnies,
le doyen de la sociologie allemande, a ouvert la voie à l'analyse sociologique
de la rationalisation. Il est fort probable que cet article ait influencé les
théories de la réification de Simmel et Weber. Néanmoins, et bien qu'en
intervenant dans le débat entre le nominalisme et le réalisme et en proposant
une analyse sophistiquée de la formation des concepts sociologiques (cf.
“Philosophical Terminology”, en trois parties), Tönnies ait également des
choses intéressantes à dire sur la réification méthodologique, ses écrits ne
seront pas analysés dans cet ouvrage.
106 Je reprends la distinction entre la “sociologie” et la “théorie de la société” à
René König. Je tiens cependant à m'écarter de son plaidoyer pour une
“sociologie sans société”. Cf. König, R. : Fischer-Lexicon Soziologie, p. 88
sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 78
peut être plus et autre chose que l'encadrement verbal d'un appareillage
statistique. Cette sociologie posthégélienne, qui reste proche de la
philosophie sociale en ce que, comme celle-ci, elle s'efforce de cerner
les pathologies sociales, se caractérise avant tout par le fait qu'elle
essaie de développer une théorie générale et critique de la genèse et du
développement de la culture bourgeoise et de la société moderne 107.
Dans la mesure où elle se conçoit d'emblée comme une science
(relativement) autonome qui veut offrir en même temps une théorie
générale du social et un éclairage critique de l'ambivalence de la
modernité, la construction de la théorie et le diagnostic du temps
présent y sont imbriqués dès le départ 108. C'est d'ailleurs cette
imbrication de la théorie et de la critique qui explique que la catégorie
explicative de la rationalisation et la catégorie critique de la réification
y soient constamment liées l'une à l'autre et qu'elles y jouent un rôle
primordial.
Je crois qu'on peut, schématiquement, discerner “trois sources” ou
trois grandes intuitions (quasi) normatives qui ont nourri, et qui
continuent à nourrir, la critique de la réification, telle qu'on la retrouve
dans cette grande tradition allemande, qui commence avec le jeune
Hegel et s'achève provisoirement avec Habermas 109.
La première source est d'origine hégélienne. Dans sa théorie de la
“positivité”, que j'exposerai brièvement dans le prochain chapitre, le
jeune Hegel proteste, dans le sillage des premiers idéalistes allemands,
contre la scission du sujet et de l'objet. Dans cette protestation, il
exprime l'intuition que les formations socio-culturelles de l'esprit
objectif, qu'il considère comme une extériorisation ou une objectivation
(Entäusserung) des sujets, ne devraient pas s'aliéner (entfremden) de
ceux-ci, auquel cas l'intériorisation ou la réappropriation (Aneignung)
des formations socio-culturelles par les sujets pourrait s'en trouver
110 Si la première source est bien connue, la seconde l'est beaucoup moins. Parmi
les commentateurs, Schnädelbach est celui qui a le plus clairement fait
ressortir les origines vitalistes de la critique de la réification. Cf.
Schnadelbach, H. : Philosophie in Deutschland 1831-1933, p. 172 sq. et, du
même : Zur Rehabilitierung des Animal rationale, p. 177-179, 263 et 315-
321.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 80
[50]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 81
[51]
est décrit dans Les luttes des classes en France (1850) et dans Le 18-Brumaire
de Louis Bonaparte (1852).
[53]
1
KARL MARX 111
1.1. De la positivité
115 Pour reconstruire la pensée du jeune Hegel, j'ai surtout, mais pas uniquement,
eu recours à des sources secondaires. Pour comprendre la pensée obscure et
difficile de Hegel, les ouvrages suivants m'ont été d'une grande utilité :
Lukács, G. : Le jeune Hegel : sur les rapports de la dialectique et de
l'économie, 2 vol. ; Marcuse, H. : Raison et révolution ; Taylor, C. : Hegel,
Avineri, S. : Hegel's Theory of the Modern State ; Rohrmoser, G. : Théologie
et aliénation chez le jeune Hegel ; Boey, C. : L'aliénation dans la
phénoménologie de l'esprit de Hegel et Labarrière, P. : La phénoménologie
de l'esprit. Introduction à une lecture.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 87
116 Hegel, W. F. : Die Positivität der christlichen Religion, dans Frühe Schriften,
p. 190-191.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 88
2. De l'aliénation à la réification :
deux marxismes ?
130 Il s'agit du passage suivant : “Les auteurs allemands inscrivirent leur non-sens
philosophique sous l'original français. Par exemple, derrière la critique
française de la monnaie, ils marquèrent 'aliénation de l'être humain' [...]” (I,
187).
131 La notion de “rupture/coupure épistémologique” est d'origine bachelardienne.
Cf. Bachelard, G. : Le rationalisme appliqué, chap. 6 et, du même : Le
matérialisme rationnel, conclusion. Pour l'application de cette notion à la
pensée de Marx, cf. Althusser, L. : op. cit., p. 23-32 et, du même : Éléments
d'autocritique, p. 18-39.
132 Pour les Grundrisse, cf. II, spécialement p. 202-218 et 282-311 ; pour les
Matériaux pour l'économie, cf. II, spécialement p. 404-458.
133 À propos des deux marxismes, cf. Gouldner, A. : For Sociology. Renewal and
Critique in Sociology Today, chap. 16 et, du même : The Two Marxisms :
Contradiction and Anomalies in the Development of Theory. Dans Dialectic
of Defeat. Contours of Western Marxism, chap. 2, Jacoby fait remonter les
deux marxismes à deux interprétations divergentes de Hegel ; l'une,
historiciste, s'inspire de la Phénoménologie de l'esprit, l'autre, scientifique,
insiste davantage, à la suite d'Engels, sur la Science de la logique. Font ou
faisaient partie, entre autres, des marxistes scientifiques : Althusser, Balibar,
Macherey, Rancière, Establet, Poulantzas, Godelier, Glucksmann, Naville,
Bettelheim, Therborn et la New Left Review. Parmi les marxistes critiques,
on peut mentionner, entre autres, Lukács, Goldmann, Sartre, Lefebvre,
Garaudy, Axelos, Avineri, Ollman, Meszaros, Gouldner, Rubel, Schaff,
Kosic, Kamenka, l'École de Francfort, l'École de Budapest, le cercle Telos et
le groupe yougoslave Praxis. (Il faudrait dire “l'ex-groupe yougoslave
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 96
135 Ici, je suis l'excellente analyse de Joachim Israel. Cf. L'aliénation. De Marx à
la sociologie contemporaine, p. 95-105 et 412-422, et du même : “Alienation
and Reification”, p. 43.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 98
136 O'Neill, J. : “The Concept of Estrangement in the Early and Late Writings of
Karl Marx”, dans Jessop, B. et Malcom-Brown, C. (sous la dir. de.) : Karl
Marx's Social and Political Thought : Critical Assessments, vol. 1, p. 611.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 99
3. La théorie de l'aliénation
138 Sur la critique immanente, cf. Benhabib, S. : Critique, Norm and Utopia,
chap. 1.
139 Jeffrey Alexander perçoit dans cette rupture avec l'idéalisme les germes du
réductionnisme métathéorique qui caractérise le marxisme vulgaire et
déterministe. Si les premiers écrits de Marx et quelques-uns de ses essais
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 101
fruits réels, est un être qui existe en dehors de moi, voire l'essence vraie
de la pomme, de la poire, etc., j'affirme — en termes spéculatifs — que
“le Fruit” est la “substance” de la poire, de la pomme, de l'amande, etc.
Je traite alors pomme, poire, amande, etc., de simples modes
d'existence, de modi “du Fruit”. [...] “le Fruit” se pose comme pomme,
“le Fruit” se pose comme poire, “le Fruit” se pose comme amande. [...]
[66] On le voit : si la religion chrétienne ne connaît qu'une incarnation
de Dieu, la philosophie spéculative dispose d'autant d'incarnations qu'il
existe de choses, comme elle possède ici dans chaque fruit une
incarnation de la substance, du Fruit absolu. [...] En langage spéculatif
on appelle cette opération : concevoir la substance comme sujet. [...] et
cette conception constitue le caractère essentiel de la méthode
hégélienne” (III, 484-487).
Cette critique de l'hypostase du concept est importante. Qu'il s'agisse
de la méthode hégélienne, de l'aliénation, de l'exploitation ou du
fétichisme des marchandises, comme nous le verrons, Marx s'en prend
toujours à l'inversion du sujet et du prédicat, à la substitution de l'objet
et du sujet, à la personnification des choses et à la chosification des
hommes.
[67]
144 D'emblée, Marx identifie la société civile à une société atomisée et dominée
par le capitalisme. Pour la critique d'une telle identification et de ses
conséquences politiques, cf. l'excellente analyse de Cohen, J. : Class and Civil
Society. The Limits of Marxian Political Theory, chap. 1.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 111
division du travail, de même qu'on peut, comme cela a été le cas dans
l'économie fasciste, du moins selon Pollock et Horkheimer, abolir le
marché (planification) et maintenir la division du travail et la propriété
privée 155.
156 Vingt ans plus tard, dans le Capital, Marx présentera une analyse identique.
Cf. I, p. 1072.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 124
[81]
(iii) Pour Marx, la société capitaliste s'annonce de prime abord
comme une immense accumulation de marchandises. La notion même
de marchandise implique la médiation par le marché, et le marché quant
à lui présuppose la division du travail. La division du travail et la
médiation par le marché sont elles aussi des expressions identiques, la
première exprimant par rapport à la sphère de production ce que la
seconde exprime par rapport à la sphère de la circulation. Dans la
société capitaliste, la production est, par définition, production pour le
marché. On n'y travaille pas pour consommer le produit du travail, mais
pour le vendre. Dès lors, afin de stimuler la vente, on s'applique à
“susciter chez l'autre un besoin nouveau” (II, 91). Ici, Marx fait bien
plus que prolonger la critique aristotélicienne de la chrématistique ; il
anticipe la critique de la société de consommation de masse du
vingtième siècle. Dans la société marchande, on ne produit plus
directementpour assouvir ses propres besoins ou ceux de son voisin,
mais pour un marché anonyme. Le caractère social du travail n'est posé
qu'après coup, lorsque les produits sont échangés, lorsqu'une “main
invisible” coordonne naturellement la production (l'offre) et la
consommation (la demande). De même que l'échange s'interpose entre
la production et la consommation, de même l'argent, “l'entremetteur
universel”, comme disait Shakespeare, s'interpose entre l'homme et
l'homme, les aliénant l'un l'autre : “L'argent est l'entremetteur entre le
besoin et l'objet, entre la vie et les moyens de vivre. Mais ce qui sert de
médiateur à ma vie médiatise aussi l'existence des autres pour moi. Pour
moi, l'argent c'est l'autre. (II, 114). [...] Il est la prostituée universelle,
l'universel entremetteur des hommes et des peuples (II, 116). [...] Ce
qui y est aliéné [dans l'argent], c'est l'activité médiatrice, c'est le
mouvement médiateur, c'est l'acte humain, social, par quoi les produits
de l'homme se complètent réciproquement ; cet acte médiateurdevient
la fonction d'une chose matérielle en dehors de l'homme, une fonction
de l'argent. À travers ce médiateur étranger, l'homme, au lieu d'être lui-
même le médiateur pour l'homme, aperçoit sa volonté, son activité, son
rapport avec autrui comme une puissance indépendante de lui et des
autres. Le voilà au comble de la servitude. Rien d'étonnant à ce que ce
médiateur se change en un vrai dieu, car le médiateur règne en vraie
160 Sur l'utopie absolue, cf. Mannheim, K. : Ideology and Utopia, p. 176-177. [La
traduction française est disponible dans Les Classiques des sciences sociales
sous le titre : Idéologie et utopie. Une introduction à la sociologie de la
connaissnce. JMT.]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 129
4. La théorie de l'exploitation
163 Avineri, S. : The Social and Political Thought of Karl Marx, p. 123. On
pourrait ajouter : si le Capital montre que l'aliénation est empiriquement
vérifiable, l'Enquête ouvrière (cf. I, p. 1527-1536) est destinée à la mesurer.
La question de savoir si la théorie de l'aliénation, qui est une théorie
rigoureusement sociologique, peut être vérifiée par des recherches socio-
psychologiques a donné lieu à une controverse entre les sociologues marxistes
et les sociologues empirico-positivistes. Si les premiers doutent que
l'application des méthodes quantitatives de la psychologie sociale puisse
vérifier la théorie (cf. par exemple Holmes, W. : “The Theory of Alienation
as Sociological Explanation”, p. 212 sq. et Maison, D. : “L'aliénation des
sociologues”, p. 152 sq.), les seconds, testomanes et quantophrènes, n'hésitent
pas à distribuer des millions de questionnaires pour mesurer l'état d'aliénation
des ouvriers — à moins qu'ils ne mesurent autre chose (cf. Seeman, M. :
“Empirical Alienation Studies : An Overview”, p. 91-123). Prenant le parti
des théoriciens, Touraine s'est engagé dans un débat avec Seeman. La petite
phrase “la conscience de l'aliénation est inséparable de l'aliénation de la
conscience” résume à merveille la position marxiste
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 132
164 Sur la “critique défétichisante”, cf. Benhabib, S. : Critique, Norm and Utopia,
chap. 2.
165 Dans sa fureur antihégélienne (ou prospinozienne), Althusser a sciemment
écarté ce moment humaniste et historiciste de la critique de l'économie
politique. Cf. Althusser, L. : Lire le Capital, vol. I, chap. 5, (“Le marxisme
n'est pas un historicisme”), spécialement p. 177-183. Haarscher voit plus juste
lorsqu'il note la “réapparition” de l'ontologie de l'activité dans l'œuvre de la
maturité. Cf. Haarscher, G. : L'ontologie de Marx, 2e partie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 133
Partons pour cela d'un capitaliste en herbe qui possède une somme
d'argent et voyons comment elle se transforme en capital, c'est-à-dire
en valeur qui valorise ou, comme Marx le dit si gentiment, en “monnaie
qui fait des petits” (I, 701). L'accroissement de valeur, qui définit le
capital, ne peut pas provenir de cette somme d'argent elle-même, ni de
son échange contre des marchandises à valeur égale, car “la circulation
ou l'échange des marchandises ne crée aucune valeur” (I, 711). Non,
pour accroître la valeur, il faut que notre capitaliste, “notre homme aux
écus ait l'heureuse chance de découvrir [...] sur le marché même, une
marchandise dont la valeur usuelle possède la vertu particulière d'être
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 135
168 Les “marxistes analytiques” (Elster, Roemer, Van Parijs, etc. — pour une
introduction, cf. Mayer, T. : Analytical Marxism, chap. 1) ont longuement
cherché à développer une définition de l'exploitation qui mette en relief
l'injustice inhérente à celle-ci. Cf. Van Parijs, P. : Qu'est-ce qu'une société
juste ?, chap. 4 et 6. J'estime que toutes ces tentatives analytiques se perdent
dans les dédales d'une argumentation formellement sophistiquée, mais pauvre
en contenu. Il me semble que l'analyse gouldnerienne de la “norme de la
réciprocité” constitue un meilleur point de départ pour le développement
d'une théorie normative de l'exploitation. Cf. Gouldner, A. : “The Norm of
Reciprocity”, dans For Sociology. Renewal and Critique in Sociology Today,
chap. 8.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 138
169 Et pour ceux qui pensent toujours que le jeune Marx est “le plus éloigné de
Marx” et que le concept d'aliénation est un “concept pré-marxiste”, j'ajoute la
citation suivante : “L'accent est mis non pas sur la réalisation concrète [du
travailleur — de l'homme ?], mais sur l'aliénation, l'abandon, le
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 139
déssaisissement ; sur le fait que ce n'est non pas le travailleur, mais les
conditions de production personnifiées — autrement dit le capital — qui
disposent de l'énorme puissance objective que le travail social a posée en face
de lui-même en tant qu'un de ses moments” (II, 285).
170 Pour éviter les malentendus, il faut rappeler que Marx n'est pas seulement
horrifié par les effets sociaux du capitalisme. Il est également fasciné par la
rapidité et l'ampleur de ses bouleversements techniques. Berman a raison
lorsqu'il interprète Marx comme “un des premiers et des plus grands
modernistes”. Cf. Berman, M. : All that is solid melts into air : The
Experience of Modernity, chap. 2, ici p. 129.
171 Formelle parce qu'indépendante des technologies employées.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 140
172 Plus systématiquement que Marx, Max Weber analysera les origines
militaires (l'armée de Cromwell) de la discipline industrielle. Cf. Economy
and Society, t. 2, p. 1148-1157. Par la suite, Foucault développera une théorie
systématique de la discipline, cf. Foucault, M. : Surveiller et punir,
spécialement la troisième partie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 141
173 “Jagernaut” (ou “Juggernaut” ) est une divinité indienne. On dit que les
croyants se jettent sous son char pour se faire écraser.
174 C'est la fameuse “loi de la baisse tendancielle du taux général de profit”. Les
marxistes ont rempli des rayons entiers de bibliothèques pour corroborer ou
pour immuniser cette loi de toute tentative de falsification. Je note simplement
que pour Marx il ne s'agit que d'une tendance et qu'il y a une multitude de
facteurs qui peuvent contrecarrer cette tendance (cf. I, p. 1000 sq.). Seule une
lecture économiste déterministe peut accorder une telle importance à cette loi.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 142
5. La théorie du fétichisme
suit : A-M (le capitaliste achète la force de travail sur le marché à titre
de marchandise) et M-A' (le capitaliste vend la masse des marchandises
produites par le travailleur — dont une partie représente la
matérialisation du temps de travail payé, l'autre la matérialisation du
temps de travail volé — et, en encaissant la plus-value, transforme
l'argent en capital). En dévoilant le lien interne entre la capitalisation,
qui se réalise dans la sphère de la circulation, et l'exploitation, qui, elle,
a lieu dans la sphère de la production, Marx a dévoilé le mystère du
capital. Il ne s'est pas borné aux apparences (l'échange d'équivalents),
mais il a saisi la loi qui régit la production marchande capitaliste.
176 On trouve une phrase tout à fait similaire chez Bachelard : “En somme,
l'empirisme commence par l'enregistrement des faits évidents, la science
dénonce cette évidence pour découvrir les lois cachées. Il n'y a de science que
de ce qui est caché”. Cf. Bachelard, G. : Le rationalisme appliqué, p. 38.
177 L'interprétation spinozienne du marxisme est rationaliste, au sens où elle
combine le réalisme et l'idéalisme. Le rationalisme est une “dérive
théoriciste”. Il confond “l'objet réel” (qui est d'ordre matériel) et “l'objet de la
connaissance”. Qu'Althusser défende une conception rationaliste du réel
ressort clairement de cette petite phrase, presqu’anodine, proche d'une autre
phrase célèbre de Derrida : “Nous ne sortons jamais du concept.” Cf.
Althusser, L. : Lire le Capital, vol. 2, p. 67. Cf. également p. 20 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 145
c'est que le produit soit réalisé comme valeur d'échange, qu'il soit
écoulé sur le marché et métamorphosé en argent, en valeur valorisante.
Ce changement de forme est le but déterminant, le principe et le mobile
de la production capitaliste. La production et l'écoulement de
marchandises sont devenus des fins en soi. La valeur d'usage est à tel
point secondaire que les marchandises ne peuvent devenir valeur
d'usage qu'en tant que valeur d'échange. Ce n'est donc que par la
médiation du marché que le produit peut atteindre sa destination
naturelle de consommation : “Le procès de transformation des
marchandises en valeur d'usage suppose l'aliénation universelle, leur
entrée dans le procès d'échange ; mais leur existence pour l'échange est
leur existence comme valeur d'échange. Pour se réaliser comme valeurs
d'usage, elles doivent donc se réaliser comme valeurs d'échange” (I,
294-295).
“[La] double existence de la marchandise reflète le double caractère
du travail, dont elle est le produit” (II, 1545). En effet, analytiquement
parlant, la valeur d'usage dérive du “travail concret”, tandis que la
valeur d'échange provient du “travail abstrait”. Le travail concret ou
utile est cette dépense intentionnelle et créatrice de la force humaine du
travail, sous telle ou telle forme productive, en vue d'assouvir des
besoins concrets. En tant que tel, le travail concret est naturel et
universel. Il est “la condition d'existence de l'homme, le médiateur des
échanges organiques entre la nature et l'homme” (I, 570). Le travail
abstrait, en revanche, n'est ni naturel, ni universel. Ce n'est pas le travail
du tisserand, ni celui du maçon ou du menuisier, ce sont tous ces
travaux pour autant qu'on fasse abstraction de leurs différences
qualitatives et qu'on ne retienne que leur élément commun, à savoir le
fait qu'ils représentent tous une dépense de la force humaine de travail
pouvant être mesurée par la durée temporelle. Le travail abstrait est
supra-sensible, homogène et qualitativement indifférencié. De même
que les valeurs d'échange qu'il produit, le travail abstrait ne se distingue
que quantitativement. Sublimée comme identique, toute qualité, toute
individualité y est effacée. Et tout comme la valeur d'échange supplante
la valeur d'usage, le travail abstrait prédomine sur le travail concret :
“Le temps est tout, l'homme n'est plus rien ; il est tout au plus la
carcasse du temps. Il n'y est plus question de la qualité, la quantité seule
décide de [96] tout : heure pour heure, journée pour journée [...] Le
balancier de la pendule est devenu la mesure exacte de l'activité relative
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 148
178 Blauner, R. : Alienation and Freedom. The Factory Worker and his Industry,
p. 28.
179 Il faudrait approfondir sociologiquement l'analyse phénoménologique de la
spatialisation du temps que Bergson a développée dans son Essai sur les
données immédiates de la conscience et, et tout en évitant l'emphase des
géographes postmodernistes à la mode, la relier systématiquement aux
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 149
183 “Comment se fait-il que, tout en devenant plus autonome, l'individu dépende
plus étroitement de la société ?” Cf. Durkheim, É. : De la division du travail
social, p. XLIII et infra, chap. 3.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 151
184 La circulation automobile sur le périphérique parisien est un cas d'école pour
illustrer ce point métathéorique. Le périphérique, c'est la guerre de tous contre
tous. Chacun cherche à s'affirmer aux dépens des autres, mais cela sans
violence ouverte, chacun étant en apparence parfaitement indifférent à son
“environnement”. Les autres ne sont perçus que comme une gêne, un obstacle
à sa propre puissance, à sa propre vitesse. La composition de comportements
stratégiques engendre des régularités paradoxales qui se présentent à tous
comme des “lois de fer” inhumaines, personne ne voyant qu'elles émergent
de la bizarre collaboration négative que constitue le trafic. Pour un
développement mathématique de cette illustration de la “logique
d'encombrement”, cf. Dupuy, J.-P. : Ordres et désordres, p. 155-157.
185 l se pourrait que Marx ait développé sa théorie du fétichisme des
marchandises sous l'influence de la description hégélienne de la religion
africaine. Dans sa Philosophie de l'histoire, Hegel parle de la magie dans les
termes suivants : “Le second élément de leur religion consiste dans le fait
qu'ils donnent une forme extérieure au pouvoir surnaturel — projection
imagée de leur pouvoir caché dans le monde phénoménal. Ce qu'ils
conçoivent comme pouvoir n'est vraiment rien d'objectif [...] mais la première
chose qu'ils rencontrent [...] un animal, un arbre, une pierre. Ceci est leur
fétiche — mot d'origine portugaise derivé de feitizo, magie. Dans le fétiche,
une sorte d'indépendence objective qui contraste avec l'imagination
individuelle se manifeste d'elle-même ; mais cette objectivité n'est rien d'autre
que l'imagination individuelle projetée dans l'espace [...]”. Hegel, cité dans
Kilminster, R. : Praxis and Method, p. 281, n. 51.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 152
190 Pour une analyse secondaire de la théorie du fétichisme des marchandises, cf.
Geras, N. : “Essence et apparence : aspects du fétichisme dans le Capital de
Marx”, p. 626-650 ; Rovatti, P. : “Fetichism and Economic Categories”, p.
87-105 ; Rubin, L. : Essays on Marx's Theory of Value, p. 1-60 ; Burris, V. :
“Reification : A marxist perspective” ; Larrain, J. : Marxism and Ideology, p.
1-45 ; Goldmann, L. : Recherches dialectiques, p. 64-106 ; et Feenberg, A. :
Lukács, Marx and the Sources of Critical Theory, p. 59-86.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 155
191 L'exemple suivant de Lucien Goldmann illustre bien cette idée. “Une paire de
chaussures coûte 5 000 francs. C'est l'expression d'une relation sociale et
implicitement humaine entre l'éleveur de bétail, le tanneur, ses ouvriers, ses
employés, le revendeur, le marchand de chaussures et enfin le dernier
consommateur. Mais rien de tout cela n'est visible ; la plupart de ces
personnages ne se connaissent même pas et ignorent jusqu'à leur existence
mutuelle. Ils seraient tout étonnés d'apprendre l'existence d'un lien qui les
unit”. Cf. Goldmann, L. : op. cit., p. 78.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 156
leur propre travail, en les présentant comme des caractères objectifs des
produits mêmes du travail, comme des propriétés sociales naturelles de
ces choses, et, par conséquent de la même manière, le rapport social des
producteurs à l'ensemble du travail, comme rapport social extérieur à
eux, rapport entre objets. Par ce quiproquo, les produits du travail
deviennent des marchandises, des choses supra-sensibles, bien que
sensibles, ou des choses sociales. [...] Ce n'est que le rapport social
déterminé des hommes eux-mêmes qui revêt ici pour eux la forme
fantasmagorique d'un rapport de choses” 192.
En accord avec la philosophie réaliste des relations internes, on peut
définir la réification fétichiste comme l'attribution erronnée d'un
pouvoir social que les choses possèdent en vertu des propriétés
émergentes d'un système social plus large de relations sociales dans
lequel elles sont encastrées, aux choses elles-mêmes, comme s'il
s'agissait d'une qualité qui leur est inhérente. Ou de façon plus
succincte : le fétichisme est une erreur de catégorie bien fondée qui
“prend, comme le dit si bien Torrance, les véhicules (ou les
représentants) de la causalité holistique pour la source de ses effets” 193.
Si les attributs sociaux du travail sont encore vaguement
perceptibles à travers le voile de matérialité des marchandises, ils
disparaissent avec l'argent. Dans l'argent, la valeur des choses se trouve
séparée de leur substance ; elle est parvenue à l'autonomie. Comme dit
Simmel, l'argent exprime “la valeur des choses sans les choses elles-
mêmes” 194.
Étant donné que nous savons que l'argent n'est que la
“transsubstantiation” de la marchandise et que la marchandise n'est que
la réification de la valeur d'échange, nous pouvons aisément percer son
secret : “L'énigme du fétichisme-argent n'est que l'énigme du
fétichisme-marchandise” (I, 1640). Bien que la marchandise et l'argent
apparaissent comme des choses simples, elles sont en réalité des
rapports sociaux déterminés de production et d'échange. Derrière
l'apparence des choses se cache leur essence. Or, si dans la vie [102]
192 Bien que la traduction française du Capital par Joseph Roy ait été revisée par
Marx lui-même, ce passage crucial de l'édition allemande en a été omis. Je
l'ai retrouvé dans Histoire et conscience de classe de Lukács, p. 113.
193 Cf. Torrance, J. : Karl Marx's Theory of Ideas, p. 165.
194 Simmel, G. : La philosophie de l'argent, p. 111.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 157
pour ainsi dire, à la surface : elles n'expriment pas des relations internes
et leurs transformations, mais bien des choses et leurs propriétés ; elles
ne désignent pas des relations entre des relations, mais des relations
entre des choses.
Le problème de l'économie bourgeoise n'est pas qu'elle détourne
l'attention des relations internes, ni qu'elle les dénie, mais bien plutôt
qu'elle les exclut structurellement de la pensée 197. Ainsi, dans la
“formule trinitaire” de la richesse : capital-intérêt, terre-rente foncière
et travail-salaire, les économistes bourgeois rapportent la richesse
économique à ce qu'ils croient être ses trois “sources”, ainsi qu'aux
revenus qui y correspondent 198.
[103]
Selon Marx, cette mise en rapport du capital, de la terre et du travail
relève tout simplement de l'arbitraire. Entre ces prétendues sources de
richesse, il y a “à peu près, dit-il, la même relation qu'entre des droits
de chancellerie, des carottes et la musique” (II, 1428). La formule
classique de la richesse ne saisit pas la spécificité du capitalisme. Elle
mélange les catégories qui désignent des rapports spécifiquement
capitalistes, en l'occurrence le capital et la propriété terrienne, avec la
catégorie du travail qui, elle, se réfère à un rapport éternel entre
l'homme et la nature en général. En outre, en alignant à même hauteur
la valeur de la terre, du capital et du travail, elle occulte ce que Marx
considère comme l'unique source de la richesse, à savoir le travail
salarié. On aurait tout aussi bien pu dire, écrit-il, que la richesse est
créée par “la propriété foncière, les couteaux, les ciseaux, les broches,
le coton, le blé, bref les matériaux de travail et les moyens de travail
et... le travail salarié !” (II, 424). Enfin, la formule fait apparaître les
revenus annuels des trois classes — les capitalistes, les propriétaires
fonciers et les travailleurs — comme les fruits annuels de trois arbres,
alors qu'en réalité ils proviennent tous de la même source, en
l'occurrence le travail salarié : “La rente, l'intérêt et le profit industriel
ne sont que des noms différents pour les différentes parties de la plus-
6. Tableau synoptique
3) Distribution :
critique de l'illusion idéologique de l'économie bourgeoise
↑
2) Circulation :
critique de la mystification du fétichisme des marchandises
↑
1) Production :
critique de l'aliénation et de l'exploitation
7. Conclusion
Ce n’est sans doute pas le lieu ici pour faire le tri de “ce qui est
vivant et de ce qui est mort” dans l’œuvre de Marx. L’histoire en a
décidé, et depuis que le mur de Berlin est tombé, le marxisme n’est plus
en vogue, alors même que le capitalisme est devenu universel, comme
Marx l’avait prévu et comme en témoignent les débats passionnés, en
France et ailleurs, sur les effets de la globalisation. Néanmoins, bien
que Marx soit de moins en moins cité, la référence à sa pensée demeure
incontournable. Car, dans la mesure où sa critique de la réification des
structures sociales et de l’aliénation de l’homme offre une critique
défétichisante qui est animée par l’intérêt émancipatoire, elle offre un
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 163
modèle exemplaire pour toute théorie du social qui se veut critique, que
celle-ci soit marxiste ou non.
En effet, s’il fallait retenir l’essentiel d’une théorie critique de la
société, on pourrait dire que celle-ci se caractérise par le fait qu’elle
analyse les formes structurelles de domination du point de vue de
l’émancipation. D’une part, elle exhibe l’existence aliénante des forces
sociales réifiées qui échappent au contrôle des hommes et qui pèsent
sur eux en limitant de façon systématique leurs marges d’action ;
d’autre part, elle montre que ces forces sociales réifiées ne sont pas des
forces naturelles, mais qu’elles sont le produit non intentionnel des
actions des hommes et qu’elles peuvent donc être transformées par eux.
Cette conjonction d’une approche systémique des structures sociales
réifiées et d’une approche praxéologique de l’action émancipatrice,
Marx l’a exprimée de façon admirable dans Le dix-huit Brumaire de
Louis Bonaparte : “Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne
la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais
dans des conditions directement données et héritées du passé” 202.
Il est vrai que dans ses écrits de la maturité, Marx a quelque peu
négligé la dimension volontariste de sa théorie en présentant l’action
comme un épiphénomène des structures matérielles. Dans cette
perspective déterministe, les structures sociales d’ordre matériel,
conçues de façon réaliste comme un ensemble caché, caché parce que
non phénoménal, de relations internes, déterminent le comportement
observable des hommes, à tel point que ceux-ci apparaissent très
althussériennement comme des simples “supports” de celles-là.
Cependant, cette vision sociologiste, vulgairement déterministe et
profondément antihumaniste, ne constitue qu’une ruse de l’humanisme.
Elle ne cherche nullement à renforcer le fatalisme, mais bien à dévoiler
le caractère fétichiste de l’ensemble social, et donc à stimuler une prise
de conscience et à inciter à l’action émancipatrice qui renverse les
relations sociales réifiées qui sous-tendent la domination.
Si Marx insiste sur la détermination de l’action par des forces
matérielles extérieures, détermination aliénante qui consiste à réduire
l’action à sa seule [107] dimension instrumentale ou stratégique, c’est
précisément parce qu’il présuppose que cette condition dégradante peut
être transformée de façon décisive par l’intervention des hommes.
[108]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 165
[109]
Georg Simmel est né le 1er mars 1858 au cœur de Berlin, cette grande ville
cosmopolite où tant de groupes sociaux et de mouvements culturels
s’entrecroisent. Fils d’un commerçant juif converti au christianisme qu’il n’a
guère connu, Simmel est élevé par sa mère, une femme dominante par rapport
à laquelle il garde ses distances, et par un ami de la famille qui possède une
maison d’éditions musicales. Dès le début, il se trouve donc dans une position
marginale, et cette situation d’homme sans attaches sera la sienne jusqu’à la
fin de sa vie.
Il a étudié l’histoire (avec Mommsen, Treitschke, Sybel et Droysen) et la
philosophie (avec Harms et Zeller) à l’université Humboldt de Berlin, où il
subit également l’influence de Lazarus et de Steinthal, les fondateurs de la
Völkerpsychologie, ainsi que celle du psychologue Bastian. En 1881, suite au
rejet par Zeller et Helmholtz d’un travail d’inspiration darwinienne sur les
origines de la musique, il défend une thèse de doctorat en philosophie sur la
nature de la matière dans la monadologie physique de Kant. En 1883, il soutient
une thèse d’habilitation sur la théorie de l’espace et du temps chez Kant. En
1885, il devient Privatdozent (maître de conférences sans salaire, et donc
dépendant des contributions de ses étudiants) à l’université de Berlin, où il
donne des cours sur l’histoire de la philosophie et la philosophie de l’histoire,
sur la logique, l’éthique et l’esthétique, ainsi que sur la sociologie et la
psychologie sociale. Victime de l’antisémitisme, il ne réussit pas à gravir les
échelons de la carrière académique. Malgré le succès considérable de ses cours
et sa réputation internationale (une bonne partie de ses articles ont été traduits
en anglais, français, italien, polonais et russe), il a dû attendre l’âge de 56 ans
pour être nommé professeur extraordinaire à l’université de Strasbourg. Quatre
ans plus tard, le 28 septembre 1918, il meurt d’un cancer du foie.
Simmel fut un écrivain prolifique. Il a écrit au moins 15 livres et plus de
200 articles sur les thèmes le plus divers qui ont paru dans une multitude de
journaux, de revues et de magazines. De façon générale, on peut distinguer 3
phases dans sa carrière intellectuelle : dans une première phase (1879-1900),
qui s’achève avec son livre sur la différenciation sociale, il est influencé par le
néodarwinisme de Spencer ; dans la seconde phase (1901-1908), qui
commence avec son livre sur la philosophie de l’histoire, il rompt avec le
positivisme et raisonne en néokantien ; enfin, vers la fin de sa vie (1906-1918),
il subit l’influence de Bergson et devient vitaliste, comme en témoigne son
testament philosophique. Cette périodisation n’est pas fausse, mais dans la
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 166
mesure où les idées de Kant l’ont préoccupé sa vie durant et où les idées
darwiniennes finissent par converger avec les idées vitalistes de la fin de sa vie,
il faut la traiter avec beaucoup de circonspection.
Immédiatement après son Habilitation sur Kant, Simmel commence à
travailler à un ouvrage sociologique sur la différenciation sociale (Über soziale
Differenzierung, 1890). Les années suivantes, il s’occupe avant tout des [110]
problèmes éthiques et des problèmes de la philosophie de l’histoire, et ce n’est
que plus tard qu’il renouera avec la sociologie. En 1892-1893 paraissent à la
fois une première version de son étude néokantienne sur la philosophie de
l’histoire (Probleme der Geschichtsphilosophie. Eine erkenntnistheoretische
Studie) et deux volumes de son introduction critique aux sciences morales
(Einleitung in die Moralwissenschaft). Au tournant du siècle, son œuvre
majeure, la Philosophie de l’argent (Philosophie des Geldes), qu’il avait
d’abord intitulée Psychologie de l’argent, paraît dans les librairies berlinoises.
Suite à la parution de divers opuscules sur la religion (Die Religion, 1906), sur
Kant (Kant, 1904) et Goethe (Kant und Goethe, 1906), ainsi que sur Nietzsche
et Schopenhauer (Nietzsche und Schopenhauer, 1907), Simmel produit en 1908
sa “grande sociologie” (Soziologie. Untersuchungen über die Formen der
Vergesellschaftung) qui contient, outre l’introduction dans laquelle Simmel
expose les fondements de la sociologie des formes d’association, les célèbres
chapitres sur le croisement des cercles sociaux, le conflit et les sociétés
secrètes, dont une bonne partie avait déjà paru dans diverses revues, y compris
dans L’année sociologique de Durkheim. Quelque peu déçu par la réception
mitigée de son livre, il se détourne pendant une dizaine d’années de la
sociologie pour se consacrer à la philosophie (Hauptprobleme der Philosophie,
1910), à la critique de l’art et de la littérature (Goethe, 1913 et Rembrandt,
1916) et, d’une façon plus dispersée, également à la philosophie de la culture
(Philosophische Kultur, 1911, qui contient son essai sur le concept et la
tragédie de la culture). À la fin de sa vie, il retourne à la sociologie. Sa “petite
sociologie” (Grundfragen der Soziologie) paraît en 1917. Lebensanschauung,
ouvrage métaphysique dans lequel Simmel expose de façon claire et précise sa
métaphysique vitaliste, peut être considéré comme son testament
philosophique, car Simmel l’a écrit en sachant très bien qu’il allait mourir.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 167
[111]
2
GEORG SIMMEL 203
occupation qui est compatible avec sa nature propre, mais qui ne peut
plus être reconnu comme venant de la succession” 206.
En effet, les concepts simmeliens sont devenus monnaie courante
dans la sociologie contemporaine (par ex. distance sociale, rôle,
groupes de référence, interaction...) et, cependant, malgré son influence
sur la sociologie américaine et la renaissance des études simmeliennes
qu'on peut actuellement observer, surtout en Italie, en France et en
Allemagne 207, j'ose dire que Simmel reste méconnu. Trop souvent, les
aspects philosophiques de sa pensée sont négligés. De facon unilatérale,
on se concentre sur la microsociologie, et on oublie la philosophie qui
anime sa pensée et qui lui donne son unité. Ni ses contributions à
l'épistémologie des sciences sociales, ni sa critique de la modernité
n'ont à mon avis reçu l'attention qu'elles méritent. Réintégrer la
sociologie formelle, la philosophie de la connaissance et la
métaphysique du social ; contribuer à la fois à une revalorisation du
principe heuristique du pluralisme méthodologique et à la découverte
d'un Simmel qui se situe dans la grande tradition sociologique, entre
Karl Marx et Max Weber, tel est le but du présent chapitre.
1. Un métaphysicien du social
À l'instar d'Adorno qui lui a consacré un petit essai 208, Simmel est
un penseur antisystématique. “Fort peu enclin”, comme il le dit lui-
même, “à enfermer [113] la plénitude de la vie en une systématique
symétrique” 209, il n'a pas voulu, ou en tout cas il n'a pas réussi à
cristalliser sa pensée dans un système unitaire. Rappelant l'esprit
préscientifique, tel qu'il est merveilleusement décrit par Bachelard,
Simmel ne s'acharne pas à l'étude d'un phénomène bien circonscrit 210.
Entraîné d'un objet à l'autre, il ne cherche pas la variation, mais la
variété. Taxé pour cette raison de “flâneur” (Frisby) ou de “bricoleur”
(Weinstein) 211, Simmel est avant tout un essayiste. Fournisseur
d'hypothèses plutôt que bâtisseur de système, ce curieux polymorphe a
éparpillé son intellect dans une multitude d'objets disparates, au point
qu'Ortega y Gasset a pu le comparer à un “écureuil philosophique, qui
saute d'une noisette à l'autre, à peine soucieux de les grignoter” 212. Il a
écrit de somptueux essais sur des sujets aussi anodins et apparemment
triviaux que le pont et la porte, la parure, la paresse, les nombres, le
mensonge, l'échange épistolaire, le repas, les ruines, l'aventure, la
coquetterie, et j'en passe.
Or, chez Simmel, rien n'est trivial parce que tout se relie et se
rattache à l'essentiel, ou, comme il le dit lui-même, parce qu'il s'agit de
“déceler dans chaque détail de la vie le sens global de celle-ci” (PA,
16). La monumentale Philosophie de l'argent est exemplaire à cet
208 Cf. Adorno, T. : “L'anse, le pichet et la première rencontre”, dans Notes sur
la littérature, p. 385-396, spécialement p. 387-390.
209 Marcuse, L. : “Erinnerungen an Simmel”, dans Gassen, K. et Landmann, M.
(sous la dir. de) : Buch des Dankes an Georg Simmel, p. 189.
210 Cf. Bachelard, G. : La formation de l'esprit scientifique, ici p. 30-31.
211 “Flâneur sociologique” — ce que Baudelaire représentait pour Benjamin,
Simmel le représente pour Frisby. Cf. Frisby, D. : Sociological
Impressionism. A Reassessment of Georg Simmel's Social Theory, p. 68-101.
Récemment, les Weinstein ont contesté cette vision benjaminienne. Selon
eux, Simmel ne serait pas tant un flâneur qu'un “bricoleur sociologique”, au
sens de Lévi-Strauss. Cf. Weinstein, A. et D. : Postmodern(ized) Simmel, p.
53-70.
212 Cité dans Coser, L. : Masters of Sociological Thought, p. 199.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 171
215 Par la suite, Weber, qui fut fortement influencé par les écrits épistémologiques
de Simmel, renversera l'analogie du peintre. “Au départ, écrit-il, le
scientifique est libre dans le choix des faits, il est ensuite soumis au réel.” Cf.
Weber, M. : Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, p. 12, n. Si l'on
combine ces deux points de vue, il est difficile d'échapper au relativisme ou à
l'esthéticisme intégral.
216 “Vrai philosophe de l'impressionnisme”, “Monnet de la philosophie”, cette
qualification vient de son ancien élève, Georg Lukács. Cf. Lukács, G. : “Über
Georg Simmel”, dans Gassen, K. et Landmann, M. (sous la dir. de) : Buch des
Dankes an Georg Simmel, p. 171-176. Boudon préfère quant à lui l'analogie
musicale. Il parle du “Mahler de la sociologie”. Cf. Boudon, R. : L'art de se
persuader, p. 409.
217 En plaçant la pensée de Simmel dans le paradigme moderniste du tragique, je
m'oppose aux interprétations esthético- ou érotico-sociologisantes,
actuellement en vogue, qui s'efforcent d'analyser la réification (“l'objectal”)
dans les termes du réenchantement symbolique du monde postmoderne des
tribus.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 173
Georg Simmel. Eine Studie über die methodische und theoretische Einheit
eines Gesamtwerkes. Dans cette perspective, le métaconcept du dualisme se
laisse analyser comme une synthèse de l'opposition néokantienne entre les
formes et les contenus d'une part, et du principe vitaliste de l'interaction de
l'autre. Stylistiquement, cette unité s'exprime dans l'usage constant des
analogies et des oppositions. Parmi les commentateurs, Levine est celui qui a
le plus insisté sur le caractère dualiste de la pensée simmelienne. Cf. Levine,
D. : “The Structure of Simmel's Social Thought”, dans Wolff, K. (sous la dir.
de) : Georg Simmel, 1858-1918, p. 21-22 ; “Introduction”, dans Levine, D.
(sous la dir. de) : Georg Simmel. On Individuality and Social Forms, p. XXXV-
XXXVII et “Sociology's Quest for the Classics : The Case of Georg Simmel”,
dans Rhea, B. (sous la dir. de) : The Future of Sociological Classics, p. 70-
72.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 177
220 “Simmelo-kantien”, parce que Simmel donne à la notion d'a priori une
extension plus grande que ne le fait Kant. Chez Simmel, l'a priori ne
fonctionne pas seulement comme condition de possibilité de la connaissance,
mais aussi comme condition de possibilité de l'objet de la connaissance.
Autrement dit, une proposition “empirique”, au sens kantien, c'est-à-dire
résultant de l'application des formes de l'entendement à un donné sensible,
fonctionne chez Simmel également comme a priori, comme condition de
possibilité de la connaissance, ce qui pose problème pour cause de circularité.
En outre, il faut noter que Simmel (K, p. 27 sq. ; HP, p. 17 sq.) n'hésite pas à
déduire les formes kantiennes de l'expérience. Chez lui, les formes a priori
ne sont pas des invariants, mais elles sont historiquement variables, “quasi
transcendantales” pour reprendre la catégorie hautement problématique que
Habermas a introduite dans Connaissance et intérêt. Si Durkheim et Mauss
sociologisent les formes élémentaires de la classification (cf. Durkheim, E. et
Mauss, M. : “De quelques formes primitives de classification”, dans Mauss,
M. : Essais de sociologie, chap.7), en parlant de “formations historiques”,
Simmel les historicise.
221 La notion de Vergesellschaftung ne se réfère pas au processus d'acculturation
(socialisation). Elle a trait aux processus d'interaction qui conduisent à la
formation d'une société. Pour éviter tout malentendu, j'ai pris le parti de
traduire systématiquement Vergesellschaftung par “association” (le Ver- de
Vergesellschaftung est l'équivalent précis du ad que l’on retrouve dans
association).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 178
222 Dans la tradition du néokantisme (“seule la voie critique demeure ouverte !”),
Simmel estime que la théorie de la connaissance constitue la discipline
fondamentale de la philosophie. Conséquemment, le nom orgueilleux de
l'ontologie cède modestement la place à une analytique de l'entendement. Sur
le néokantisme en général, cf. Ollig, H. : Der Neukantianismus et Köhnke,
K. : Entstehung und Aufstieg des Neukantianismus. Sur le néokantisme de
Simmel, cf. Mamelet, A. : Le relativisme philosophique chez Georg Simmel,
chap. 3 et Dahme, H.-J. : Soziologie als exakte Wissenschaft. Georg simmels
Ansatz und seine Bedeutung in der gegenwärtigen Soziologie, vol. 2, p. 313-
319. Dans son Introduction à la science de la morale (EM et EM II),
significativement sous-titrée Une critique des concepts fondamentaux de
l'éthique, il déconstruit systématiquement les concepts fondamentaux de la
morale en appliquant le principe heuristique de son épistémologie
relationniste à l'éthique. Dans le premier chapitre, il présente le “devoir”
comme une “catégorie” ou une “forme” de la raison pratique et défend la thèse
selon laquelle, faute d'un principe premier univoque, la morale ne peut pas
être fondée. Dans les chapitres suivants, il déconstruit successivement les
concepts fondamentaux de l'égoïsme et de l'altruisme, du bonheur et de la
raison, de la personne et de la liberté, du devoir et de la responsabilité, etc.,
en montrant que ces concepts ont des contenus et des significations
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 180
complexe pour pouvoir être [119] saisi d'un seul point de vue ou déduit
d'un seul principe. Le monde n'est pas simplement la somme de ses
parties, il est plus que les diverses théories peuvent en saisir. Comme
Adorno et Derrida le seront après lui, Simmel est un adversaire
farouche de la prima philosophia, c'est-à-dire de toute forme
d'idéalisme absolu qui déduit la totalité ontique d'un principe
ontologique (par ex. le sujet ou l'objet — GP, chap. 3 —, l'être ou le
devenir — chap. 2) 223. Selon Simmel, aucun principe premier ne
permet de fonder la pensée. “Le relativisme, dit-il de façon pointue, nie
que la relativité [de l'être] doit être portée par un absolu” (SN, 70).
Il en est ainsi, selon Simmel, car aucun système philosophique n'est
capable d'incorporer en lui la totalité de l'être. À la limite, chaque
principe premier trouve son complément et son fondement dans son
principe opposé 224. Étant donné que “la dernière chose que nous
pouvons expliquer est l'avant-dernière” (EM, 27), il s'ensuit que chaque
principe premier doit pour ainsi dire être traité comme l'avant-dernier
et que “la clôture du savoir est rejetée à l'infini” (PA, 99). L'opposition
des termes opposés ne peut pas être dépassée dans une synthèse
dialectique. “Le moment unitaire A se décompose en a et b [...] a ne
peut être fondé que par b et b ne peut à son tour être fondé que par a”
(IF, 108). Chacun des termes entre dans un rapport de substitution
225 Le refus de la prima philosophia débouche donc chez Simmel sur ce qu'il faut
bien appeler une prima dialectica. C'est là, comme nous le verrons dans la
seconde partie, au chapitre VIII consacré à Adorno, la différence entre la
dialectique sans synthèse de Simmel et la dialectique négative d'Adorno.
Chez Adorno, les termes de l'opposition n'entrent pas en interaction, ils
s'autodétruisent. La philosophie de Simmel est relativiste ou relationniste,
celle d'Adorno, en revanche, est négativiste.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 182
[121]
Ce que je voudrais démontrer pour une part, c'est que le constat de
réification est le résultat d'une déviation du pluralisme
méthodologique : dans cette optique, il y a réification lorsque l'espace
des possibles métathéoriques est systématiquement réduit de telle sorte
que l'action stratégique apparaisse comme le seul type d'action possible
et que, par conséquent, la structure sociale apparaisse comme une
structure réelle et matérielle qui impose ses contraintes à l'individu de
l'extérieur. Comme nous le verrons plus bas, dans sa critique de la
modernité, même Simmel n'a pas totalement réussi à éviter l'écueil du
monolithisme méthodologique. À l'instar de Marx et de Tönnies, il tend
à concevoir la société moderne comme un ordre mécanique, ou, pour
reprendre la formule de Robert Park, comme un “ordre biotique” 228.
230 En principe, les formes figées peuvent par la suite à nouveau être investies et
fluidifiées par la vie. Simmel note à ce propos, en généralisant explicitement
la thèse de Marx selon laquelle les forces productives peuvent briser les
relations de production, que les forces de la vie peuvent briser les formes de
la vie (IF, 94). Il y aurait donc un mouvement circulaire de la vie à la forme
et de la forme à la vie. Or, dans les textes où Simmel expose sa théorie de la
tragédie de la vie et de la culture, il tend à négliger le moment de la
fluidification des formes. Cf. Cassirer, E. : Zur Logik der
Kulturwissenschaften, chap. 5, intitulé “Die 'Tragödie der Kultur'. À cet
égard, nous verrons dans le chapitre suivant que Simmel se rapproche de
Weber. En effet, alors même que Weber conçoit en principe l'histoire comme
un mouvement pendulaire de rationalisation formelle (bureaucratie) et de
rationalisation matérielle (charisme), lorsqu'il expose sa théorie de la
croissance inexorable de la rationalisation formelle qui caractérise la
modernité occidentale, il tend à exclure de fait la possibilité de la rupture de
la réification par les mouvements sociaux.
231 Dans le second chapitre de Lebensanschauung, intitulé “La mort et
l'immortalité”, Simmel développe l'idée que la mort donne forme à la vie. “La
mort limite, c'est-à-dire qu'elle ne forme pas d'abord notre vie à l'heure de
notre mort, mais elle est un moment formel de notre vie qui lui imprime tous
ses contenus” (L, 99). Par la suite, Heidegger développera cette idée dans Sein
und Zeit (“Das mögliche Ganzsein des Daseins und das Sein zum Tode”, §§
45 sq.). Comme nous le verrons au chapitre IV, Lukács la reprendra également
dans L'âme et les formes.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 185
232 Il est intéressant de noter que Simmel lui-même utilise à diverses reprises la
formule du “troisième Reich” (GP, 103, 113, 119) pour désigner les contenus
de la culture ou de l'esprit objectifs. Sur le “monde 3”, cf. les textes de Popper
recueillis dans Miller, D. (sous la dir. de) : Popper : Selections, p. 58-74 et
265-275.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 186
234 Lukács, G. : Die Zerstörung der Vernunft, p. 400 et 395. Cette double
identification de la philosophie de la vie à la philosophie bourgeoise et de
celle-ci à la philosophie impérialiste allemande n'est sans doute qu'un
syllogisme stalinien. Comme nous le verrons dans le chapitre V, la théorie de
la réification du jeune Lukács est elle-même fortement imprégnée de la
philosophie de la vie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 188
237 Cette évolution vers le structuralisme qu'on retrouve dans toutes les sciences,
depuis l'arithmétique jusqu'à la chimie en passant par la géométrie et la
physique, fut seulement entrevue par Simmel. Elle fut, en revanche,
pleinement et merveilleusement bien analysée par un de ses élèves, et bien
dans les termes du passage paradigmatique de la notion chosiste de la
substance à la notion relationniste de la fonction mathématique. Cf. Cassirer,
E. : Substance et fonction. Éléments pour un théorie du concept, ainsi que
l'analyse comparée que j'ai présentée dans “Comparing Neo-Kantians : Ernst
Cassirer and Georg Simmel”.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 190
sociologie, si elle veut être plus et autre chose qu'un “nom général pour
la totalité des sciences humaines” (SE, 164), donc si elle veut
réellement se constituer en tant que science spéciale et autonome, doit
s'appliquer à abstraire inductivement, à extraire systématiquement les
“formes d'association” de leurs “contenus” 240, c'est-à-dire des
matériaux vivants qui remplissent les formes et des motivations
psychiques qui les propulsent et qui, strictement parlant, ne sont pas
eux-mêmes sociaux, du moins c'est ce que Simmel affirme. La
sociologie apparaît donc d'abord à Simmel comme une méthode. La
comparaison des méthodes de la sociologie et de la linguistique est à
cet égard plus fructueuse que l'analogie géométrique : “La recherche —
on pourrait la nommer la 'sociologie pure' — tire des phénomènes le
moment de l'association, détaché inductivement et psychologiquement
de la variété de leurs contenus et buts qui par eux-mêmes ne sont pas
encore sociaux, tout comme la grammaire sépare les formes pures de la
langue des contenus dans lesquels ces formes sont vivantes” 241.
240 En tant qu'abstractions, les “formes d'association” sont assez proches des
“idéaltypes” de Weber. La citation suivante devrait écarter les doutes à ce
propos : “Une science des formes de la société doit présenter les concepts et
les ensembles conceptuels avec une pureté et une clôture abstraites, tels qu'ils
n'apparaissent jamais dans les réalisations historiques de ces contenus. La
connaissance sociologique qui veut comprendre le concept fondamental de
sociation dans ses significations et ses formes particulières et décomposer les
formes phénoménales complexes en facteurs individuels, jusqu'à ce qu'elles
se rapprochent des régularités inductives — ne peut y parvenir qu'à l'aide de
la construction de lignes et de figures pour ainsi dire absolues, qu'on trouve
seulement dans l'histoire sociale réelle comme rudiments, fragments,
réalisations partielles qui sont continuellement interrompues et modifiées” (S,
178). Si Simmel avait parlé de “types formels” ou d'“idéalformes”, et non pas
simplement de “formes”, personne n'aurait hésité à voir en elles les
précurseurs immédiats des fameux idéaltypes wébériens. Cependant, alors
même que l'influence de Simmel est remarquable dans la théorie wébérienne
des idéaltypes, nous savons que Weber a emprunté la notion à Jellinek. Cf.
Marianne Weber : Max Weber. Ein Lebensbild, p. 327. Si Weber ne se réfère
pas à Simmel, c'est sans doute dû au fait que la sociologie formelle de Simmel
ne s’en tient pas à l'inductivisme, qui caractérise la sociologie générale de
Weber, mais dérive vers l'apriorisme, qui caractérise la sociologie pure.
241 Simmel, G. : “Comment les formes sociales se maintiennent”, cité par Guery,
A. : “Philosophie et sociologie dans l'œuvre de Simmel”, dans Grenier, J.,
Guery, A. et alii : À propos de la Philosophie de l'argent de Georg Simmel,
p.68.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 192
247 Freund, J. : “Préface”, dans Watier, P. (sous la dir. de) : Georg Simmel. La
sociologie et l'expérience du monde moderne, p. 12.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 198
248 Dans sa grande sociologie, Simmel note, toujours sans mentionner Durkheim,
que l'explication durkheimienne du suicide n'est pas sociologique. Dans la
mesure où elle substitue la perspective synoptique de l'observateur à la
perspective du participant, elle est incapable d'expliquer l'action du suicidé.
Comme le dit si bien Simmel, l'explication durkheimienne substitue le
Nebeneinander (“l'un à côté de l'autre”, la pure succession numérique des
actions des suicidés) au Miteinander (“l'un avec l'autre”, l'interaction des
suicidés avec les gens qui les entourent). Cf. S, p. 631. Dans HP, p. 36-43,
Simmel développe plus longuement sa thèse méthodologique de la “distance
différenciée”.
249 Cf. Collins, R. : “On the Microfoundations of Macrosociology”, p. 984-1014 ;
“Microtranslation as a Theory Building Strategy”, dans Knorr-Cetina, K. et
Cicourel, A. (sous la dir. de.) : Advances in Social Theory and Method.
Toward an Integration of Micro and Macrosociologies, p. 81-108 et
Theoretical Sociology, p. 394-397.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 199
251 Cf. Tönnies, F. : Communauté et société, livre 2, première partie, p. 125 sq.
252 À ce propos, cf. également Dubet : “La rationalité de l'acteur stratège est
soumise à de telles contraintes que, sans rien enlever à l'intentionnalité
rationnelle et stratégique de l'acteur, il n'est pas possible de faire de cette
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 201
actes individuels qui soient jugés, mais la personnalité entière. “La vie entière
est responsable pour chaque action et chaque action est responsable pour la
vie entière” (L, 237). Dans une phrase qui rappelle celle de Weber (et de
Nietzsche, que Simmel cite sans référence dans son étude comparative sur
Kant et Nietzsche, IF, 44) sur la nécessité de trouver le “démon qui tient les
fils de la vie” et de le suivre, Simmel dit : “Le devoir est une fonction de la
vie totale de la personnalité individuelle. Ceci est sans doute le sens profond
de la représentation mystique selon laquelle chaque homme a son génie ou
son ange particulier qui le dirige et qui exprime d'une certaine façon l' 'idée'
de sa vie” (L, 200).
257 Sur la théorie de la “distance naturelle” et l'éthique du “personnalisme
aristocratique” chez Nietzsche, telles qu'elles sont reçues par Simmel, cf.
l'avant-dernier et le dernier chapitre de la monographie que Simmel a
consacrée à Schopenhauer et Nietzsche (SN, p. 261-338). Cf. également à ce
propos Lichtblau, K. : “Das 'Pathos der Distanz'. Präliminarien zur Nietzsche-
Rezeption bei Georg Simmel”, dans Dahme, H.J. et Rammstedt, O. (sous la
dir. de.) : Georg Simmel und die Moderne, p. 231-281.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 206
4. La philosophie de l'argent
ou la critique de la modernité
259 La critique sommaire de Simmel par Weber (cf. Max Weber : “Georg Simmel
as Sociologist”, p. 158-163) ne doit pas faire oublier tout ce que Weber doit
à Simmel. Pour une analyse comparative de Simmel et de Weber, cf. Atoji,
Y.: “Georg Simmel and Max Weber”, dans Sociology at the Turn of the
Century, p. 47-95 ; Scaff, L. : Fleeing the Iron Cage, p. 121-151 ; Faught, J. :
“Neglected Affinities : Max Weber and Georg Simmel”, p. 286-306 et les
essais assez médiocres rassemblés dans Rammstedt, O. (sous la dir. de) :
Simmel und die frühen Soziologen. Pour une analyse comparative de Marx et
de Simmel, cf. Israel, J. : L'aliénation. De Marx à la sociologie
contemporaine, p. 214-217 ; Turner, B. : “Simmel, Rationalisation and the
Sociology of Money”, p. 101-104 et Bottomore, T. et Frisby, D :
“Introduction to the Translation of the Philosophy of Money”, p. 22-29.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 208
260 Cf. Mead, G. H. : The Philosophy of the Act, 2e partie, spécialement p. 103 sq.
et du même : “The Physical Thing”, dans The Philosophy of the Present, p.
119-140.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 209
261 Pour qu'on n'assimile pas trop rapidement la théorie de la valeur simmelienne
à la théorie de l'utilité marginale de l'école autrichienne, il faut rappeler que
la valeur dont il est question provient de comparaisons entre des biens réels
de genre différent et non pas de comparaisons portant sur des quantités plus
ou moins grandes d'une même marchandise.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 210
262 Cette différence peut également être formulée en termes de primauté de l'offre
ou de la demande. Alors que Marx traite la valeur comme une fonction de
l'offre, Simmel la considère comme une fonction de la demande — “comme
le monde de l'être est ma représentation, celui de la valeur est celui de ma
demande, de mon désir” (PA, 35). Je remarque que cette définition
“psychique” de la valeur n'exclut pas le solipsisme, car, dès lors que le sujet
isolé, disons Robinson, décide, ne fût-ce que dans son for intérieur, d'agir pour
satisfaire son désir, il doit sacrifier quelque chose, en l'occurrence de l'énergie,
et, selon Simmel, ce sacrifice constitue déjà à lui seul la condition suffisante
de la valeur.
263 Cf. Macpherson, C. : The Political Theory of Possessive Individualism.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 211
264 Marx, K. : Le Capital, dans Œuvres, t. 1, p. 671. Bien que Simmel n'étudie
pas la métamorphose des marchandises, mais celle de la valeur, son analyse
de la fonctionnalisation de l'argent peut et doit être considérée comme une
longue paraphrase de la section du Capital intitulée “Le numéraire ou les
espèces. Le signe de valeur” (ibid., p. 668-671).
265 Simmel ne pouvait pas imaginer la disparition totale du support matériel qui
caractérise l'argent giral. Il est le penseur-limite de la cashless society. “La
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 212
pureté symbolique des valeurs économiques est l'idéal vers lequel tend
l'argent au cours de son évolution, sans qu'il l'atteigne complètement” (PA,
166). Pour une analyse d’inspiration simmelienne de la société “encartée”, cf.
Haesler, A. : Sociologie de l’argent et postmodernité.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 213
266 Sur ce point précis, l'analyse simmelienne des moyens se sépare de l'analyse
wébérienne. Cf. à ce propos, et ici même, le chapitre qui suit ainsi que le
chapitre consacré à Marcuse.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 214
Dans tous les cas, l'intérêt des individus envers l'argent se borne à la
question : “combien?” La tendance cognitive à la réduction de la qualité
en quantité — dont le “bazar à 50 pfennigs” (PA, 491), où le centre
d'intérêt n'est plus constitué par la marchandise, mais uniquement par
son prix, n'est que la manifestation la plus exemplaire — s'achève vers
la fin du xixe siècle avec la monétarisation universelle des relations
sociales. “L'argent”, dit Simmel en indiquant qu'il appréhende son
évolution comme l'instance paradigmatique de l'évolution générale des
relations sociales vers la modernité, “se révèle à nouveau comme le
sommet de toute une série évolutive dans l'histoire de l'esprit, fixant à
celle-ci sans équivoque son orientation générale” (PA, 341).
[142]
268 Parsons et son collaborateur Shils ont présenté leurs célèbres pattern
variables de la façon la plus claire dans le premier chapitre de la seconde
partie du manifeste de Harvard. Cf. Parsons, T. et Shils, E. (sous la dir. de.) :
Toward a General Theory of Action, p. 45 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 218
sont plus que les exécutants des tendances des marchandises. [...] Alors
même qu'il s'engage dans le processus pour son propre intérêt, l'homme
est au fond négligeable” (S, 662).
L'objectivité, la fonctionnalité, l'instrumentalité, l'impersonnalité et
la neutralité affective, telles sont les caractéristiques des relations
interhumaines dans une société régie et intégrée par l'argent. “Sans
égard pour les personnes”, [144] cette phrase qui, comme nous le
verrons dans le chapitre suivant, résume l'essentiel de l'analyse
wébérienne de la rationalité formelle, est tout aussi centrale dans
l'analyse de la modernité de Simmel. Comme Weber, et comme Marx
d'ailleurs, Simmel suppose que dans la société moderne l'action se
réduit à l'action instrumentale ou stratégique. Il s'agit sans doute là
d'une vision unidimensionnelle qui résulte plus de l'opposition
antimoderne de la Gemeinschaft à la Gesellschaft — que Simmel
partage avec les néoromantiques de son temps — que d'une analyse
approfondie. Comme Marx et Weber, Simmel néglige la dimension
communautaire de la société marchande.
Or, à la différence de Marx et de Weber, qui estiment que la
réification des rapports sociaux mine avant tout la liberté individuelle,
Simmel estime qu'elle la favorise. Cette divergence provient
probablement du fait que, à la différence de Marx et de Weber, Simmel
identifie la liberté au sentiment de liberté. C'est en tout cas ce qui ressort
de son analyse de la situation du travailleur moderne.
Dans l'organisation de l'entreprise moderne, les éléments objectifs
et techniques l'emportent sur les éléments personnels. Le chef de
production et l'ouvrier subalterne sont pareillement soumis aux finalités
objectives de la production. Il s'ensuit que la subordination en tant que
telle n'est qu'une fonction des techniques de production. Et du fait que
les rapports de subordination sont devenus purement fonctionnels,
Simmel conclut que le travailleur, parce que et dans la mesure où il a
“conscience qu'il doit s'incliner devant une technique objective, non pas
en tant que personnalité individuelle, mais seulement en tant que
chaînon impersonnel qui requiert objectivement une telle discipline”
(S, 263), ne ressent pas la subordination aveugle comme une
humiliation, mais comme une nécessité objective. Simmel en conclut
que “la subordination à une loi qui fonctionne comme l'émanation de
forces impersonnelles et non influençables représente la situation la
plus digne pour le subordonné” (S, 229).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 219
269 “Que signifie le nihilisme ? — Que les plus hautes valeurs se dévalorisent. Il
manque un but. La réponse à la question 'Pourquoi?' manque”. Nietzsche, F. :
“Nachlass”, dans Werke, vol. III, p. 557.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 220
[150]
Si Simmel sous-estime le conflit entre les formes, il tend, en
revanche, à surestimer et à dramatiser le conflit qui oppose la vie aux
formes. À la différence de Marx, Simmel n'estime pas que le fétichisme
des marchandises est un problème historiquement déterminé. Pour
Simmel, il ne constitue qu'un cas particulier de la tragédie universelle
de la culture : “La valeur de fétiche que Marx attribue aux objets
économiques à l'ère de la production marchande n'est qu'un cas
particulier, un peu différent, dans ce destin universel de nos contenus
culturels. Ces contenus tombent sous le coup du paradoxe suivant : ils
sont certes créés par des sujets, mais dans le stade intermédiaire de la
forme objective qu'ils prennent au-delà et en deçà de ces instances, ils
évoluent suivant une logique immanente, et deviennent par là même
étrangers à leur origine comme à leur fin” (TC, 206).
En réduisant le fétichisme des marchandises à un cas particulier, en
le déduisant de la loi universelle de l'autonomisation des contenus
culturels, Simmel n'a pas seulement déshistoricisé la théorie du
fétichisme, il l'a en même temps transformée en une théorie
métaphysique. Or, si la tragédie de la culture n'est qu'une reproduction
sur le plan historique du caractère tragique de la vie, si la culture n'est
pas menacée de l'extérieur, mais de l'intérieur, si la réification relève de
la “fatalité universelle” (TC, 208), alors le conflit entre l'âme et les
formes devient proprement insoluble. En généralisant la théorie du
fétichisme, Simmel a en même temps détruit les fondements de toute
critique culturelle (Kulturkritik). Et lorsqu'il réduit la “tragédie de la
société” — en fait la tragédie de l'individu dans la société qui cherche
à le réduire à une fonction fonctionnante dépouillée de toute
individualité — à un cas particulier de la “tragédie de la culture”, il ne
spiritualise pas seulement le concept de société, mais il renforce encore
le fatalisme : “Ce conflit entre le tout, qui exige de ses éléments qu'ils
(EM II, p. 348 sq.), il analyse longuement le conflit des devoirs. Sa thèse à ce
propos est que les devoirs particuliers peuvent très bien coexister
paisiblement. Ils n'entrent en conflit qu'avec l'émergence d'un principe
général qui cherche à les subsumer de façon unitaire. “Ainsi, un idéal
d'harmonie et d'unité formelle de la conduite de vie peut déchaîner les conflits
les plus graves entre les devoirs” (EM II, 351).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 228
b) Sociologie de l’aliénation
5. Conclusion
[157]
3
MAX WEBER 283
283 Les abréviations suivantes ont été utilisées : WL : Gesammelte Aufsätze zur
Wissenschaftslehre ; GARS : Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie,
vol. I ; GARS II : Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, vol. II ;
GASS : Gesammelte Aufsätze zur Soziologie und Sozialpolitik ; TS : Essais
sur la théorie de la science ; AP : “Avant-propos” dans L'éthique protestante
et l'esprit du capitalisme, p. 11-30 ; EP :L'éthique protestante et l'esprit du
capitalisme ; PE : Die protestantische Ethik II. Kritiken und Antikritiken ;
ES : Economie et société, tome I ; ES II : Economy and Society, tome II ;
SD : Sociologie du droit. ; SP : Le savant et le politique ; GEH : General
Economic History ; PH : Max Weber. Critical Assessments (sous la direction
de Peter Hamilton), 8 volumes.
Les commentaires les plus importants de l’œuvre de Max Weber ont été
rassemblés dans ces huit tomes qu’il faut bien considérer comme une véritable
summa interpretativa. Cet ouvrage est divisé en deux volumes comptant
chacun quatre livres. De là la notation : PH I. 1, 2, 3, 4 et PH II. 1, 2, 3, 4.
Passant d’une somme à l’autre, j’en profite pour mentionner que la maison
d’édition Mohr de Tübingen est en train de publier une édition critique des
œuvres complètes de Weber. La Max Weber Gesamtausgabe devrait contenir,
une fois qu’elle sera entièrement disponible, 33 volumes, dont 23 consacrés
aux œuvres et discours publiés de son vivant, 8 aux lettres et le reste aux
manuscrits de ses cours. Cf. Baier, H. (sous la dir. de), : Propekt der Max
Weber Gesamtausgabe.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 236
Il n'est pas certain que Max Weber (1864-1920) soit “le plus grand
philosophe” du vingtième siècle, comme semble le penser Jaspers 284,
mais il est, sans aucun doute, notre plus grand sociologue
contemporain. Par son érudition presque monstrueuse, par l'ampleur et
la profondeur de ses recherches socio-historiques et comparatives des
civilisations, par la rigueur de la méthode et l'acuité de la philosophie
qui l'inspire, son œuvre s'impose comme modèle d'une sociologie qui
est à la fois historique, systématique et critique 285. De Parsons jusqu'à
Habermas, les grands interprètes de Weber ne s'y sont pas trompés 286.
Weber est plus qu'un classique de la sociologie ; de nos jours on ne
[158] peut pas être sociologue sans être, d'une façon ou d'une autre,
wébérien 287. Ses études sur la religion et la naissance du capitalisme,
sa théorie de la stratification sociale et de la neutralité axiologique, son
1. Introduction :
de la typologie du rationalisme
à la cage d'acier
288 Sur la vie de Weber, cf. la biographie écrite par sa femme Marianne Weber :
Max Weber : Ein Lebensbild. En se basant sur les révélations de son épouse
concernant le complexe d’Œdipe de Max Weber et son impuissance sexuelle,
Mitzman a présenté une interprétation psychanalytique de l'œuvre de Weber.
Cf. Mitzman, A. : The Iron Cage. Pour une introduction générale à l'œuvre de
Weber : cf. Gerth, H. et Mills, C. : From Max Weber, p. 3-74 ; Bendix, R. :
Max Weber : An Intellectual Portrait ; Giddens, A. : Capitalism and Modern
Social Theory, p. 119-184 ; Aron, R. : Les étapes de la pensée sociologique,
p. 497-583 ; Freund, J. : Sociologie de Max Weber ; et Vincent, J. : Fétichisme
et société, p. 111-216.
289 Après les Allemands Landshut, Freyer et Löwith, l'Américain Bendix a fait
ressortir l'importance de la rationalité en tant que thème unificateur de la
pensée wébérienne. Cf. Bendix, R. : Max Weber : An intellectual portrait
(1960) et, de façon plus condensée, du même : “Max Weber et la sociologie
contemporaine”, p. 9-22. La renaissance actuelle des études wébériennes,
centrées sur le thème de la rationalité, dont l'interprétation de Habermas
représente le sommet, est en bonne part due à deux articles influents de
Nelson et Tenbruck. Cf. Nelson, B. : “Max Weber's 'Author's Introduction'
(1920) : A Master Clue to his Main Aims”, dans PH I. 1, p. 216-231 et surtout
Tenbruck, F. : “The Problem of Thematic Unity in the Work of Max Weber”,
dans PH I. 1, p. 232-263.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 238
raison. Il en résulte que ce qui apparaît rationnel d'un point de vue peut
très bien être considéré comme irrationnel d'un autre point de vue.
Ainsi, par exemple, Weber note que “pour l'homme irréligieux, vivre
de façon religieuse est irrationnel ; pour l'hédoniste, l'ascétisme est
irrationnel” (EP, 51, n. 8).
d) La rationalité formelle — formelle, parce que la formalisation a
trait à l'organisation systématique des moyens et non pas des fins
matérielles — repose sur la calculabilité maximale des moyens et des
procédures, ainsi que sur la prévisibilité maximale des règles abstraites
et des activités déterminées dans une sphère particulière d'action 300.
L'objectivité, l'impersonnalité, l'indifférence éthique et la discipline
sont les caractéristiques distinctives de cette forme de rationalité qui est
une propriété objective des structures sociales de la société moderne.
En effet, à l'opposé des autres formes de rationalité objectivée que je
viens de distinguer, la rationalité formelle et sa pénétration dans toutes
[165] les sphères de la vie, jusque dans la Lebenswelt, n'est pas
universelle, mais propre à l'Occident — de là, le refrain wébérien
“seulement en Occident [...]”.
que, à certains égards, elle est libératrice. Ainsi, par exemple, parlant du
formalisme juridique, il écrit que la “machine techniquement rationnelle [i.e.
l'appareil judiciaire] offre du même coup aux individus un maximum relatif
de liberté” (SD, 164). De même, dans sa sociologie de la domination légale-
rationnelle, le bureaucrate “enchaîné dans son existence économique et
idéologique” est dit “personnellement libre” (ES, 226). Toutefois, cette liberté
est simplement formelle. Il s'agit, comme le dit si bien Löwith, d'une liberté
“à l'intérieur de” la cage de la servitude et non d'une libération de celle-ci. Cf.
Löwith, K. : Max Weber and Karl Marx, p. 52.
302 À la suite de Marianne Weber, Abramowski et Hennis ont présenté la question
de la sauvegarde de l'autonomie individuelle comme la question centrale de
la pensée wébérienne. “Comment, sous les conditions de la bureaucratisation
croissante, du désenchantement scientifique du monde, la liberté individuelle,
l'action responsable et une existence qui a du sens, sont-elles possibles ?” —
telle est, selon Abramowski, la question qui sous-tend toutes les études de
Weber. Cf. Abramowski, G. : Das Geschichtsbild Max Webers, spécialement
p. 14 et, pour une analyse plus poussée : Hennis, W. : Max Webers
Fragestellung, chap. 1 et 2.
303 L'hypothèse de travail, que Gabel a avancée dans sa Sociologie de
l'aliénation, à savoir que “chaque fois que, dans un texte de Wéber, il est
question de 'rationalisation', il faut lire 'réification'” (p. 175), n'est pas
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 248
correcte. Il faudrait l'amender comme suit : “Chaque fois que, dans un texte
wébérien, on peut identifier la 'rationalisation' à la 'réification', Weber parle
de la 'rationalisation formelle'.”
304 Cf. Cohen, J. : “Max Weber and the Dynamics of Rationalized Domination”,
dans PH II. 1, p. 84-105, spécialement p. 85.
305 Cf. à ce propos l'étude classique de Löwith, K. : Max Weber and Karl Marx,
spécialement p. 28-67.
306 Dans un petit article fort intéressant, Tiryakian retrace l'origine de la
métaphore de la “cage d'acier du désespoir”. Weber l'aurait reprise du
Pilgrim's Progress de John Bunyan. Cf. Tiryakian, E. : “The Sociological
Import of a Metaphor : Tracking the Source of Max Weber's 'Iron Cage'”,
dans PH I. 2, p. 109-120. J'en profite pour remarquer, en passant, que la
traduction de Gehäuse par “cage”, au lieu de “carapace”, est assez
malheureuse. En effet, pour s'échapper d'une cage, il suffit d'ouvrir la porte ;
une carapace, comme celle que l'escargot porte sur le dos, est peut-être une
charge, mais l'escargot ne peut pas vivre sans. Mutatis mutandis, la même
chose vaut pour l'homme moderne et la cage de fer.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 249
Il est clair que Weber n'attend plus grand chose de l'avenir. Partant
de la thèse selon laquelle le processus de bureaucratisation progressive
de tous les secteurs de la vie est irréversible, il estime que la dynamique
de la rationalisation formelle pointe, fatalement, vers la réification.
Weber n'exclut pas a priori que de nouveaux prophètes et de nouvelles
idées politiques ou éthiques puissent faire dévier la progression de la
réification de son chemin logique, mais, néanmoins, il voit que,
factuellement, “tout ce processus de rationalisation, dans l'entreprise et
ailleurs, restreint de plus en plus l'importance du charisme” (ES II,
1156).
[166]
Weber déclare à ce propos, non sans quelque résignation d'ailleurs,
que “la glorification charismatique de la raison [est] la dernière forme
qu'ait revêtue le charisme dans son évolution mouvementée” (ES II,
1209). Au fur et à mesure que la domination de la bureaucratie
monocratique, du droit formel et du capitalisme rationnel a progressé,
la raison matérielle, en tant que fondement normatif de l'ordre social et
politique, a perdu sa crédibilité. Les fondements idéologiques de
l'individualisme, tels qu'on les retrouve dans la Déclaration des droits
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 250
a) La réduction instrumentaliste
couches toujours plus larges de l'humanité et, pour autant qu'on peut
envisager l'avenir, ce sera de plus en plus le cas” (WL, 395) 316.
2.1. Individualisme
320 Sur la tradition néo-idéaliste dans la sociologie allemande, cf. une fois de plus
l'excellent article d'Andrew Arato : “The Neo-Idealist Defense of
Subjectivity”, p. 108-161. Dans Visions of the Sociological Tradition, chap.
9, Levine caractérise la tradition allemande par trois postulats : la
signification subjective, l'autodétermination normative et le volontarisme
subjectif.
321 Il faut, cependant, noter que le lien entre la compréhension et l'individualisme
n'est pas un lien analytique. Chez Dilthey, par exemple, la théorie de la
compréhension est d'orientation “ensembliste” : comprendre équivaut à
intégrer les élements significatifs de l'action dans une totalité culturelle où ils
prennent sens. Cf. Dilthey, W. : “Le monde spirituel en tant qu'ensemble
interactif”, dans L'édification du monde historique dans les sciences de
l'esprit, p. 105 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 259
2.2. Anti-naturalisme
328 Sur le problème de la démarcation, cf. Popper, K.R. : The Logic of Scientific
Discovery, p. 34 sq.
329 Les textes méthodologiques dans lesquels Weber expose sa conception de la
sociologie compréhensive sont fort ardus. J'ai trouvé les articles suivants
clairs et utiles : Butts, S. : “Parsons, Weber and the Subjective Point of View”,
dans PH I. 1, p. 363-372 ; Rex, J. : “Value-relevance, Scientific Laws, and
Ideal Types : The Sociological Methodology of Max Weber”, dans PH I. 4,
p. 237-252 ; et McLemore, L. : “Max Weber's Defense of Historical Inquiry”,
dans PH II. 4, p. 268-287.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 264
La sociologie, telle que Weber la conçoit, est une science qui vise à
comprendre l'action individuelle. Étant donné que l'action est
déterminée par le sens que l'acteur a voulu lui donner, elle est
nécessairement une science interprétative et, en tant que telle, elle
relève des sciences de la culture. Sur ce point, Weber suit Dilthey, mais,
dans la mesure où il refuse la fondation psychologique et la conception
de l'introspection [175] sympathique que celui-ci préconise, il s'en
sépare pour rejoindre Husserl 330. Le problème fondamental, selon
Weber, est que le chercheur ne peut pas saisir immédiatement le sens
que l'acteur donne à l'action 331. La seule chose qu'il peut faire est de
construire un type idéal du sens ou de la motivation de l'action qui a le
mérite de l'évidence catégoriale et qui forme un ensemble
significativement compréhensible.
Ce type idéal du sens ou des motifs informant l'action est avancé
comme une hypothèse. Cette hypothèse ne prétend pas que le sens ou
les motifs que le chercheur intuitionne sont ceux de l'acteur 332, mais
bien que le sens et les motifs hypothétiques peuvent expliquer de façon
significativement compréhensible le déroulement de l'activité.
Cependant, dans la mesure où cette interprétation par le chercheur du
sens subjectivement visé par l'acteur n'est qu'une hypothèse, elle n'est
pas suffisante. Ce n'est pas parce qu'elle est évidente du point de vue
significatif qu'elle est également valable du point de vue causal. C'est
pourquoi Weber estime qu'il faut encore contrôler l'interprétation en la
confrontant à la tournure prise par le déroulement réel de l'activité.
À ce point, Weber introduit la distinction importante entre
l'interprétation de l'action “significativement adéquate” (sinnhaft
adäquat) et celle qui est “causalement adéquate” (kausal adäquat).
L'interprétation de l'action est “significativement adéquate”, selon
330 Cf. Muse, K. : “Edmund Husserl's Impact on Max Weber, dans PH II.2, p.
254-263.
331 Selon Schütz, le sociologue ne peut jamais saisir le sens subjectif. Cf. Schütz,
A. : Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, chap. 1.
332 “Sens endogène et sens supposé ne coïncident pas nécessairement” — cf.
Pharo, P. : “Les fondements wébériens de la sociologie compréhensive”, dans
Le sens de l'action et la compréhension d'autrui, p. 13.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 265
Weber, si l'action “se développe avec une telle cohérence que la relation
entre ses éléments est reconnue par nous comme constituant un
ensemble significatif typique (nous disons d'ordinaire 'juste'), suivant
nos habitudes moyennes de penser et de sentir” (ES, 10). Tout cela est
assez obscur. De façon simplifiée, on peut dire qu'une interprétation est
significativement adéquate si elle “colle”, si elle permet de mettre en
évidence que l'action a du sens (makes sense), soit en tant que moyen
en vue d'une fin, soit en tant qu'expression compréhensible d'une
émotion ou d'une valeur.
Une interprétation est, en revanche, “causalement adéquate” si on
peut établir, en s'appuyant sur les “règles de l'expérience”, avec une
probabilité déterminable, qu'“il existe une chance que [l'action] se
déroule en réalité constamment de la même manière” (ES, 10).
Autrement dit, une interprétation est causalement adéquate si on peut
établir des généralisations empiriques concernant le déroulement réel
de l'action. Pour éviter les malentendus, il est important de noter que ce
n'est pas parce que l'action peut être expliquée causalement qu'elle peut
être déduite des lois générales (covering law). La catégorie de la
causalité n'intervient que pour corroborer l'interprétation
significativement adéquate de l'action 333.
[176]
Tout cela est formulé à un niveau d'abstraction qui rend la
compréhension difficile. Un exemple empirique peut clarifier les
choses. Nous pouvons comprendre de façon significative le meurtre par
légitime défense en construisant un type idéal qui met en évidence le
sens ou les motifs hypothétiques qui incitent à l'action (“il se sentait
menacé, donc il a tiré”) ; en observant plusieurs cas réels de meurtre par
légitime défense, nous pourrons arriver à une généralisation empirique
corroborant l'interprétation significativement adéquate (“dans x % des
cas, nous avons observé que lorsque un homme est menacé, il tue son
adversaire”).
2.3. Nominalisme
337 Selon Weber, les valeurs qui orientent le choix de l'objet de recherche sont
historiquement et culturellement relatives. Sur ce point précis, Weber
s'oppose à Rickert. Celui-ci voulait fonder l'histoire sur un système atemporel
et universel de valeurs qui assurerait, en droit, l'universalité des sciences
historiques. Pour Weber, cette idée ne pouvait être qu'une absurdité. Sur la
philosophie de Rickert, cf. Aron, R. : La philosophie critique de l'histoire, p.
111-155.
338 Cf. Habermas, J. : “Eine Diskussionsbemerkung (1964) : Wertfreiheit und
Objektivität” dans Zur Logik der Sozialwissenschaften, p. 77-85,
spécialement p. 79. Je traiterai plus longuement de la théorie des intérêts de
connaissance dans le chapitre consacré à Habermas.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 269
339 Weber distingue divers sortes de types : les concepts typiques, les idéaltypes
au sens strict, les idéaltypes du développement et les types exemplaires. Cf.
TS, 179-199. Pour une discussion des idéaltypes, cf. Aron R. : Les étapes de
la pensée sociologique, p. 519 sq. et Parsons, qui s'inspire de von Schelting :
The Structure of Social Action, p. 601-610.
340 Avec Outhwaite, qui est un adepte du réalisme transcendantal de Bhaskar, on
pourrait dire que Weber défend la position de l'“idéalisme transcendantal” —
“les objets de la connaissance scientifique sont des modèles [...] des construits
artificiels”. Cf. Outhwaite, W. : Concept Formation in Social Science, p. 123.
341 “On obtient un idéaltype, en accentuant unilatéralement un ou plusieurs
points de vue, en enchaînant une multitude de phénomènes isolés, diffus et
discrets que l'on retrouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre, par
endroits pas du tout, qu'on ordonne selon les précédents points de vue choisis
unilatéralement pour former un tableau de pensée homogène” (TS, 181).
342 Weber adhère à la théorie kantienne des concepts et à la dualité des concepts
et de la réalité qu’elle implique. Dès lors, la comparaison des idéaltypes et de
la réalité pose problème, car dans cette perspective kantienne, on ne peut tout
simplement pas comparer les idéaltypes et la réalité. On peut seulement
comparer la réalité telle qu’elle est constituée par un idéaltype avec la réalité
telle qu’elle est constituée par un autre idéaltype. Cf. Oakes, G. : “Weber and
the Southwest German School : The Genesis of the Concept of the Historical
Individual”, dans Max Weber and his Contemporaries, p. 445.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 270
2.4. Anti-émanatisme
3. Genèse du capitalisme
et de la rationalité formelle
352 En arguant de la sorte, je me range du côté de ceux qui, dans le débat opposant
les historicistes et les néo-évolutionnistes, défendent une interprétation
historiciste de Weber. La ligne de partage entre les uns et les autres est, d'ores
et déjà, nettement définie. Alors que Schluchter et Habermas ont présenté la
théorie wébérienne de la rationalisation comme une histoire
développementale, Randall Collins offre un exposé solide de l'interprétation
historiciste de l'essor du capitalisme. Cf. Collins, R. : “Weber's Last Theory
of Capitalism : A Systematization”, dans Weberian Sociological Theory, p.
19-44, et du même : Max Weber. À Skeleton Key, chap. 81-97.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 275
353 Un peu avant Weber, Werner Sombart avait retenu la rationalisation comme
la caractéristique définissant le capitalisme. Cf. Sombart, W. : Der moderne
Kapitalismus, vol. 1, p. XVIII, 3 et 11. Weber était d'accord, mais il exigeait
une spécification historique du terme. Dans l'introduction aux essais sur la
sociologie des religions (AP), Weber énumère une série d'autres phénomènes
propres à l'Occident : la science rationnelle (formalisée, fondée sur les
mathématiques, avec démonstration, expérimentation et concepts
rationnels) ; l'art rationnel (l'harmonie rationnelle en musique, la voûte
gothique en architecture, la perspective spatiale en peinture, la littérature
imprimée) ; l'administration de l'État et de l'économie modernes reposant sur
un corps de bureaucrates spécialisés ; l'État moderne (en tant qu'institution
politique ayant un droit rationnellement établi, une constitution écrite, une
administration reposant sur des règles abstraites et des fonctionnaires
compétents) ; la bourgeoisie et le prolétariat en tant que classes antagonistes.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 276
357 Dans la série causale, la religion n'est qu'un élément parmi d'autres. Dans
Economie et société, Weber a également étudié le développement historique
de l'économie, du régime politique, des modes d'administration, du droit et
des villes dans une perspective comparative. Il est évident que ses recherches
sont d'une telle ampleur qu'elles ne se laissent pas résumer, et c'est bien
pourquoi je renonce à les traiter de façon systématique.
358 La notion de “désenchantement du monde” est complexe. D'une part, il s'agit
d'une notion technique que Weber utilise dans sa sociologie de la religion
pour désigner l'élimination progressive de la magie comme moyen de salut,
au sein d'une séquence qui s'ouvre avec le judaïsme antique et semble se clore
avec le puritanisme protestant. D'autre part, il s'agit d'une notion floue que
Weber utilise dans son diagnostic de la modernité pour thématiser la perte du
sens généralisée d'un monde parfaitement prévisible où le mystère a été
remplacé par la maîtrise.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 280
360 La dynamique explicative qui va, pour le dire en termes parsonniens (ou, pour
être tout à fait précis, en termes que Parsons a emprunté à Sorokin) de la
culture à la personne et de la personne à la société, a été bien mise en lumière
par Habermas, J. : op. cit., t. I, chap. 2.
361 Pour un résumé de ces études, cf. Bendix, R. : op. cit., p. 103-275. En passant,
on peut noter avec Bourretz que Weber néglige les perspectives du
gnosticisme (analysé par Voegelin) et du messianisme juif (analysé par
Scholem). Cf. Bourretz, P. : Les promesses du monde. Philosophie de Max
Weber, p. 139.
362 Pour reconstruire l'évolution des images du monde, je me suis appuyé sur les
interprétations de Parsons, Schluchter et Habermas. Cf. Parsons, T. : op. cit.,
p. 214-228 ; Schluchter, W. : The Rise of Western Rationalism, p. 156-166 ;
“The Paradox of Rationalization : On The Relation of Ethics and World”,
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 282
[187]
Dans sa sociologie de la religion, Weber analyse la rationalisation
théorique des images religieuses du monde dans une perspective plus
ou moins évolutionniste. Une telle approche est tout à fait
exceptionnelle pour Weber, mais elle s'explique par le fait qu'il estime
que toutes les religions se trouvent confrontées au problème de la
théodicée et que c'est l'élaboration progressive d'une réponse à la
question : “Si Dieu est bon, pourquoi y a-t-il alors du mal dans le
monde ?” qui anime le processus de rationalisation théorique des
367 C'est là la thèse principale que Weber défend dans son étude comparative du
bouddhisme et de l'hindouisme. Dans la conclusion de cette grande étude, il
compare les religions occidentales et orientales. Il y démontre que la tendance
gnostique, sotériologique et mysticiste, caractérisant les religions orientales,
est responsable de l'absence de l'ascétisme intramondain et, partant, de
l'absence du capitalisme formellement rationnel. Cf. GARS II, p. 363-378.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 286
a) L'esprit capitaliste
b) L'éthique protestante
moderne, laquelle exerce son influence sur lui et de manière très profonde.”
Cf. Troeltsch, E. : Protestantisme et modernité, p. 52. L'implication est claire :
si le néoprotestantisme est le résultat de la grande transition vers la modernité,
il ne peut pas en être la cause. À la suite de Tawney et Robertson, Fischoff en
tire la conclusion explicite que la thèse de l'éthique protestante est fausse. “De
là la conclusion que le calvinisme n'a pas pu influencer causalement le
capitalisme, et que sa disposition favorable envers la pratique et l'éthique
capitalistes doit être comprise comme une adaptation.” Cf. Fischoff, E. : “The
Protestantic Ethic and The Spirit of Capitalism : The History of a
Controversy”, dans PH I. 2, p. 71. Forcese propose, quant à lui, de réviser la
thèse wébérienne en introduisant la notion de la causalité rétro-active
(feedback causation) : l'éthique protestante n'est pas tant une cause qu'un
produit du capitalisme, mais son influence a néanmoins été capitale pour
institutionnaliser le complexe capitaliste. Cf. Forcese, D. : “Calvinism,
Capitalism and Confusion : The Weberian Thesis Revisited”, dans PH I. 2, p.
317-326.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 291
c) L'affinité élective
379 Il faut distinguer les “orientations de valeurs” des “sphères de valeurs”. Les
orientations de valeurs sont essentiellement subjectives, en ce sens qu'elles
sont choisies ou créées par les individus et n'ont qu'une validité subjective.
C'est dans ce contexte nietzschéen que Weber parle de “l'antagonisme éternel
des valeurs” (TS, 425) ou, encore, de la “lutte éternelle entre les dieux” (SP,
85). Les sphères de valeurs, en revanche, sont supra-subjectives ou objectives,
en ce sens qu'elles sont (relativement) indépendantes des valorisations
individuelles et qu'elles suivent leur propre logique immanente. À ce niveau,
Weber parle également d'une “lutte inexpiable des divers ordres de valeurs”
(SP, 83), mais l'argumentation est ici plus sociologique que philosophique ou
existentialiste.
380 À un endroit, Weber suggère que le pluralisme des sphères axiologiques n'est
pas le propre de la modernité. Il y a toujours eu des ordres institutionnels
hétérogènes et contradictoires, seulement l'hégémonie de la religion
chrétienne a réussi à le masquer : “Tel est le destin de notre civilisation
[moderne] : il nous faut à nouveau prendre plus clairement conscience de ces
déchirements [des sphères de valeurs] que l'orientation prétendument
exclusive de notre vie en fonction du pathos grandiose de l'éthique chrétienne
a réussi à masquer pendant mille ans” (SP, 86).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 297
économique” (ES, 88). Le marché libre, libre parce qu'il n'est “pas lié
par des normes éthiques” (ES, 634), constitue la forme de sociation la
plus impersonnelle qui soit : “Le marché et ses processus ne
connaissent pas de distinctions personnelles : les intérêts fonctionnels
(sachlich) le dominent (ES II, 936). [...] Il n'a de considération que pour
les choses, aucune pour les personnes” (ES, 634).
Le principe de la comptabilité ne se limite pas à la sphère de la
circulation. Pour autant que les trois conditions suivantes soient
satisfaites au préalable, il s'étend au processus de production :
1) la centralisation du contrôle des moyens de production dans les
mains des entrepreneurs et l'appropriation des moyens de production
par les propriétaires. Ici, Weber suit Marx, mais en même temps il le
généralise. Ce n'est pas seulement le travailleur qui est séparé des
moyens de production ; le soldat l'est également des “moyens de
destruction”, le fonctionnaire des “moyens d'administration” et
l'assistant d'université des “moyens de recherche académique” (ES II,
980, 983, 1394 ; GASS, 498-499) ;
2) la “technique mécanique-rationnelle” (ES, 171) ou “l'inclusion
pratique et méthodique des sciences naturelles au service de
l'économie” (PE, 325). La machine entièrement mécanisée, dont
l'homme est la “servante” (GEH, 302), et non l'inverse, permet “l'égalité
et la prévisibilité du rendement, tant en qualité qu'en quantité” (ES,
122) ;
[198]
3) la discipline du travail ou “l'obéissance prompte, automatique et
schématique, rationnellement uniforme chez une multitude d'individus”
(ES, 59 ; ES II, 1149) 384. Sous la menace du licenciement, les
travailleurs sont forcés d'obéir aux ordres des supérieurs, sans critique
et sans résistance. La formation de corps dociles et la réduction
disciplinaire de l'individu à la fonction permettent de chiffrer son
rendement à la virgule près. Mais ce n'est pas seulement valable pour
385 Pour une introduction à la sociologie du droit de Weber, cf. Bendix, R. : Max
Weber. An Intellectual Portrait, p. 385-457, Rheinstein, M. (sous la dir. de) :
Max Weber on Law in Economy and Society, p. I-LLXII et Freund, J. : “La
rationalisation du droit selon Max Weber”, p. 69-92. Pour une reconstruction
systématique, je renvoie à l'excellente analyse de Trubek, D. : “Max Weber
on Law and The Rise of Capitalism”, dans PH I. 3, p. 126-155.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 301
système autonome ou, pour dire la même chose dans les termes de
Luhmann, pour se dédifférencier comme un système autopoiétique 386,
et (ii) que les règles générales et universelles, propres au système de
droit, sont formulées de façon consciente et précise. Comme la
rationalisation, la formalisation implique également deux choses : (i)
que les règles de la procédure juridique sont prescrites de façon
explicite, et cela jusque dans les détails et (ii) que le contenu matériel
du droit est systématisé de façon logico-déductive.
[199]
De façon idéaltypique, Weber distingue quatre phases dans
l'évolution du droit qui correspondent plus à la logique interne de la
rationalisation formelle du droit qu'à son développement
chronologique. 1) Dans la phase primitive, le droit est formel et
irrationnel. Le législateur et le juge se laissent guider par des normes
qui échappent à la raison ; ils se prononcent sur la base d'une révélation
ou d'un oracle (ordalies). Ce droit se caractérise par la ritualisation
formelle : “Ce n'est qu'à la question correctement posée au point de vue
formel que les moyens magiques donnent la bonne réponse. [...] La plus
petite erreur commise dans l’énoncé d'une formule sacramentelle
entraîne la perte du procès” (SD, 125-126).
2) Dans la phase traditionnelle, le droit est matériel et irrationnel. Le
droit n'est plus révélé, mais empiriquement créé et découvert. Les
pouvoirs patrimoniaux ou théocratiques évaluent des cas particuliers
selon le point de vue de l'opportunité politique, de la justice matérielle
ou des sentiments, sans trop se soucier des exigences de la procédure
formelle ou de la cohérence logique des contenus juridiques. Le cas
idéaltypique du droit traditionnel est représenté par la justice de Khadi.
3) Dans la phase transitionnelle du droit naturel, le droit est matériel
et rationnel. Ce droit est basé sur un ensemble de normes morales-
pratiques qui sont légitimes en vertu de leur qualité extra-juridique
(religieux, métaphysique ou idéologique). “'Nature' et 'Raison' sont les
critères matériels indiquant ce qui est légitime. [...] Les normes
obtenues par l'élaboration logique des concepts juridiques ou éthiques
appartiennent dans un sens équivalent aux 'lois de nature', aux règles
universellement obligatoires que 'Dieu lui-même ne saurait changer' et
387 Pour une critique du refus des conceptions jusnaturalistes, cf. Strauss, L., qui
taxe Weber de “nihiliste” : Droit naturel et histoire, p. 44-82 et, surtout,
Habermas, J. : Théorie de l'agir communicationnel, t. 1, p. 254-281,
spécialement p. 273-281, ainsi que, du même : Recht und Moral (Tanner
Lectures), repris dans Faktizität und Geltung, p. 541-599, spécialement p.
541-552.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 303
lois ne peut pas reposer sur leur validité, Weber en conclut qu'il doit
reposer sur la facticité de la contrainte légale.
La prédictibilité du fonctionnement de l'appareil judiciaire n'est pas
d'ordre moral, mais d'ordre cognitif. Les intéressés sont censés
connaître la loi. Ils savent que s'ils refusent de se soumettre, ils seront
ultimement forcés physiquement à le faire. Cela ressort clairement de
la définition que Weber donne du concept de droit : “Nous appelons un
ordre droit, dit-il, lorsque la validité est garantie extérieurement par la
chance d'une contrainte (physique ou psychique), grâce à l'activité
d'une instance humaine, spécialement instituée à cet effet, qui force au
respect de l'ordre et châtie la violation” (ES, 33). Si l'on relie maintenant
l'insistance de Weber sur la coercition physique à ce qu'on appelle
depuis Parsons le “problème hobbesien de l'ordre”, on [202] commence
à se rendre compte du fait que, contrairement à ce que suggère la
(sur)interprétation de Weber par Parsons, la cohésion sociale ne repose
pas selon Weber sur l'adhésion à des valeurs communes, mais qu'elle
repose en dernière instance sinon sur la force effective, du moins sur la
crainte justifiée que cette force puisse être exercée contre quiconque
refuse de se soumettre.
390 La “légitimation démocratique” est notable par son absence. Avec Mommsen,
on peut, en outre, noter que Weber n'accorde aucune place au type de la
“domination illégitime”. Cf. Mommsen, W. : The Political and Social Theory
of Max Weber, p. 21.
391 Wrong, D. : “Introduction”, dans Wrong, D. (sous la dir. de) : Max Weber, p.
41.
392 Cf. à ce propos l'analyse décapante de Alexander, J. : op. cit., chap. 4.
393 Bendix, R. : op. cit., p. 419 et Habermas, J. : Raison et légitimité, p. 136 sq. ;
Théorie de l'agir communicationnel, t. 1, p. 275.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 307
4.3. Administration
et bureaucratie monocratique
394 Dans Legalität und Legitimität (p. 8-19), Carl Schmitt critique, à juste titre,
le formalisme wébérien pour cause d'apolitisme. Cependant, dans la mesure
où la conception que Schmitt se fait de la politique — qu'il définit dans Der
Begriff des Politischen en termes de l'opposition entre l'ami et l'ennemi —
débouche sur la défense d'un État autoritaire, celle-ci ne peut guère être
qualifiée de noble. Pour un critique du positivisme juridique de Weber et de
l'existentialisme politique de Schmitt, je me permets de renvoyer à mon article
“Légalité, légitimité et la politique du 'nettoyage ethnique'. Quelques
considérations métajuridiques sur Max Weber, Carl Schmitt et Jürgen
Habermas”.
395 Turner, B. : “Nietzsche, Weber and the Devaluation of Politics”, dans PH II.
3, p. 230.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 308
5. Conclusion
[208]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 315
[209]
Georg Lukács est né le 13 avril 1885 à Budapest dans une famille assimilée
d’origine juive. En 1901, son père, directeur d’une importante banque
hongroise, est anobli. Son fils György, parfaitement bilingue (hongrois-
allemand) a commencé très jeune (en 1902) ses activités dans le domaine
théorique, en qualité de critique de théâtre. En 1905, il part à Berlin où il suit
les cours de Dilthey et le séminaire privée de Simmel. En 1906, il obtient un
(premier) doctorat en droit de l’université de Kolozsvar (en Roumanie), et, trois
ans plus tard, un second, en philosophie, à l’université de Budapest. Entre 1911
et 1917, Lukács vit principalement à Heidelberg, où il fréquente Max Weber
qui le tient en haute estime. En 1918, il se convertit au marxisme et entre au
parti communiste, dont il fut membre jusqu’à sa mort en 1971.
On peut distinguer schématiquement cinq périodes dans sa vie
intellectuelle et politique.
La première période s'étend de 1907 à 1914. Subissant l'influence du
néokantisme (Rickert, Max Weber, Lask), du vitalisme (Nietzsche, Dilthey,
Bergson, Simmel), de la phénoménologie husserlienne et du néoplatonisme,
Lukács écrit un livre très simmelien sur le drame moderne (Histoire du drame
moderne, écrit en 1908-1909, publié en hongrois en 1912) et divers essais
littéraires qui seront repris par la suite dans L'âme et les formes (paru en
hongrois en 1910, et en allemand en 1911, dans une édition quelque peu
remaniée et augmentée, Die Seele und die Formen).
La seconde période s'étend de 1914 à 1924. Elle se place sous le signe de
l'idéalisme objectif de Hegel. Elle s'amorce avec la Théorie du roman (1916),
dans laquelle l'influence de Tönnies et de Weber est manifeste. En 1918,
Lukács, poussé par le désespoir, se convertit au marxisme. Ses préoccupations
proprement politiques (Lukács fit partie du gouvernement de la République des
soviets hongroise dirigée par Bela Kun, république qui ne dura que 133 jours)
l'amènent à se familiariser avec l'œuvre de Marx, de Lénine et de Rosa
Luxembourg. En 1919, paraît Taktik und Ethik. Contraint de s’exiler, il
s’installe à Vienne qui sera le théâtre de ses activités politiques et théoriques.
Ses études marxistes culminent en 1923 avec Histoire et conscience de classe
(Geschichte und Klassenbewußtsein), œuvre majeure dans laquelle il expose
de façon classique les fondements du marxisme occidental et de la théorie de
la réification.
Les thèses de Histoire et conscience de classe, tout comme celles que son
ami Karl Korsch avait défendues au même moment dans Marxisme et
philosophie, furent dénoncées par le Parti communiste et le Komintern pour
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 316
[211]
4
LE JEUNE LUKÁC 400
Réification et rédemption
(première synthèse)
400 Les abréviations suivantes ont été utilisées : AF : L'âme et les formes ; SD :
Zur Soziologie des modernen Dramas ; TR : La théorie du roman ; HCC :
Histoire et conscience de classe ; SIP : Schriften zur Ideologie und Politik ;
SL : Schriften zur Literatursoziologie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 318
1. Introduction :
du néo-idéalisme académique
à l’hégélo-marxisme révolutionnaire
Toutefois, Lukács n’a pas toujours été marxiste 405. C'est entre 1907
et 1924 que Lukács est passé du néo-idéalisme académique à l’hégélo-
marxisme révolutionnaire. Ce passage d'une vision essentiellement
tragique et pessimiste à [213] un utopisme chiliastique et millénaire n'a
rien de graduel. Le témoignage d'Anna Lesznai : “D'un dimanche à
l'autre, il s'est transformé de Saül en Paul” 406, indique qu'il s'agit bien
plutôt d'une véritable conversion. Dans tout ce processus de transition,
ce n'est pas tant ce “saut” kierkegaardien en tant que tel qui m'intéresse
que la rupture avec Simmel (en premier lieu) et avec Max Weber (en
second lieu) qu'il implique 407.
Avant la césure, Lukács, qui avait étudié aussi bien avec Simmel à
Berlin qu'avec Max Weber à Heidelberg, s'inspirait de la sociologie
bourgeoise. Dans Mein Weg zu Marx, il déclare à ce propos que “la
Philosophie de l'argent de Simmel et les travaux de Max Weber sur le
protestantisme” constituaient pour lui “les modèles pour une sociologie
de la littérature” (SIP, 324). Après la césure, il ne peut plus accepter le
passéisme et le fatalisme, typiquement bourgeois par ailleurs, de ses
maîtres à penser. Dès lors, il se rallie entièrement à l'activisme
ultragauchiste et à l'utopisme romantique d'un jeune Marx
passablement hégélianisé. Alors que Simmel et Weber voulaient
interpréter le monde, Lukács veut le changer. S'il fallait désigner le trait
principal qui sépare l'académisme fin-de-siècle de Simmel et de Weber
du militantisme messianique de Marx et de Lukács, il faudrait sans
doute retenir cette différence structurelle de sensibilité. Comme
j'essaierai de le montrer, ce passage du néo-idéalisme académique à
l’hégélo-marxisme révolutionnaire ne reste pas sans conséquences pour
la théorie de la réification.
S'il est vrai que Lukács a bâti dès le départ sa théorie de la réification
en synthétisant les analyses de Hegel, de Marx, de Simmel et de Weber,
406 Cité par Kettler, D. : “Culture and Revolution : Lukács in the Hungarian
Revolution of 1918/19”, p. 68. Anna Lesznai fut membre du Cercle du
dimanche de Bela Balazs qui, entre 1915 et 1918, accueillait chaque dimanche
chez lui, dans sa maison à Buda, la “crème” de l'intelligentsia hongroise (entre
autres : Georg von Lukács, Karl Mannheim, Arnold Hauser, Bela Fogarasi et
Bela Bartok). Cf. à ce propos Gluck, M. : Georg Lukács and his Generation
1900-1918, spécialement chap. 1.
407 Dans La destruction de la raison, cet ouvrage pamphlétaire qui se résume à
une grande reductio ad Hitlerum et dont Adorno disait âprement qu'il
exprimait “la destruction de la raison de Lukács lui-même” (cf. Adorno, T. :
“Une réconciliation extorquée”, dans Notes sur la littérature, p. 172), Lukács
réglera ses comptes avec l'académisme bourgeois en présentant Simmel et
Weber comme des irrationnalistes et, donc, comme des précurseurs du
fascisme. Cf. Lukács, G. : Die Zerstörung der Vernunft, respectivement p.
387-401 et 521-537.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 322
408 “Lorsque la puissance d'unification disparaît de la vie des hommes et que les
oppositions, ayant perdu leur vivante relation et leur action réciproque, ont
acquis leur indépendance, alors naît le besoin de la philosophie.” Hegel, F. :
Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, cité dans
Habermas, J. : Le discours philosophique de la modernité, p. 24, n. 4.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 324
L'âme et les formes (1911), dont le titre à lui seul témoigne déjà de
l'influence simmelienne, est un recueil d'essais “ironiques” — au sens
lukácsien du terme 410 — sur la littérature dans lesquels Lukács a
sublimé ses expériences autobiographiques en une métaphysique du
tragique. D'une façon générale, on peut dire que ce recueil, dont Polanyi
a dit qu'il lui rappelait l'atmosphère d'un “cimetière en floraison”, traite
de la vie, de l'art, d’eros, de la mort et de la philosophie. L'analyse de
la relation qui existe entre l'âme humaine et l'absolu platonicien 411,
ainsi que celle des formes exprimant les différentes modalités
privilégiées de cette relation, constitue le leitmotiv qui permet de relier
les différents essais entre eux. Dans le premier essai — un essai sur
l'essai —, Lukács introduit, en s'inspirant de Nietzsche et de Simmel,
une distinction disjonctive entre “la vie” et “la vie” (AF, 16). La
première, la vie, est la vie ordinaire, concrète, empirique et sensible,
prise au niveau des hommes singuliers — c'est l'existence inauthentique
dans le monde réifié, dans le “monde des choses” (AF, 20). La seconde,
409 Cf. Honneth, A. : “Eine Welt der Zerissenheit. Zur untergründigen Aktualität
von Lukács' Frühwerk”, dans Die zerrissene Welt des Sozialen, p. 9-24.
410 “J'entends ici par ironie le fait que le critique parle toujours des questions
ultimes de la vie, mais toujours aussi sur un ton laissant croire qu'il ne s'agit
que de tableaux et de livres, que de jolis ornements inessentiels de la grande
vie ; et qu'il ne s'agit pas non plus de l'intériorité la plus profonde, mais
seulement d'une belle et inutile surface” (AF, 22).
411 Dans un article émouvant, qui éclaire les bases biographiques des divers
essais qui constituent AF, Agnès Heller a dévoilé l'origine existentielle du
néoplatonisme lukácsien : une femme, en l'occurrence Irma Seidler, est
transposée et sublimée dans l'Idée de la femme. Cf. Heller, A. : “Georg
Lukács and Irma Seidler”, dans Heller, A.(sous la dir. de) : Lukács Revalued,
p. 27-62.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 325
limite fatale qui éveille l'âme à la conscience de soi 414. Pour le héros
tragique, la mort a un sens : “La mort — la limite en tant que telle —
est une réalité toujours immanente, inextricablement liée à chacun de
ses événements. [...] [la mort] n'a pas [218] seulement des significations
négatives [...] c'est une affirmation de la vie” (AF, 257) 415.
[220]
4. La théorie du roman :
la perte de la patrie transcendantale,
la seconde nature et l'individu problématique
418 Dans The Philosophy of the Novel, Jay Bernstein s'efforce de démontrer que
“La théorie du roman est effectivement, mais non intentionnellement, une
œuvre marxiste” (p. XII). Cependant, son argument central est tellement subtil
— dans TR, Lukács aurait découvert, mais sans le comprendre, que la
narration relève de la pseudopraxis — qu'à la fin on n'arrive plus à séparer ce
qui est marxiste de ce qui est vaguement marxistoïde.
419 Sur “l'anticapitalisme romantique” chez Lukács, cf. Löwy, M. : Pour une
sociologie des intellectuels révolutionnaires, p. 79 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 334
420 Le Moyen Âge chrétien, représenté par Dante, fonctionne comme phase
médiane entre la Grèce homérique et la modernité. Le sens de la vie est
toujours là, présent, mais néanmoins transposé dans l'au-delà. Ici-bas, la
totalité est morcellement ou nostalgie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 335
421 Le concept de “seconde nature” se trouve déjà chez Démocrite. Il est probable
que Lukács l'ait repris de Hegel. Néanmoins, c'est grâce à Lukács qu'il passera
dans la théorie critique de l'École de Francfort. Sur les aventures de ce
concept, de Démocrite à Adorno et Gehlen, cf. Funke, G. et Rath, N. : “Natur
zweite”, dans Ritter, J. et Gründer, K. (sous la dir. de) : Historisches
Wörterbuch der Philosophie, vol. VI, p. 484-494 et, du même : Adorno's
kritische Theorie. Vermittlungen et Vermittlungsschwierigkeiten, p. 65-78.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 336
La longue citation qui suit doit être lue avec attention, car elle peut
être considérée comme un rappel condensé de la théorie hégélienne de
la positivité, de la philosophie simmelienne de la culture et de la théorie
wébérienne de la pétrification de l'esprit : “La seconde nature, celle des
relations sociales, ne possède aucune substantialité lyrique [...] Cette
nature n'est pas muette, sensible et dénuée de sens, comme la première ;
elle est la pétrification d'un complexe de sens devenu étranger, inapte
désormais à éveiller l'intériorité ; elle est un ossuaire d'intériorités
mortes [...] Lorsque l'élément spirituel des structures ne peut plus
devenir immédiatement manifeste, lorsque ces structures ne se
présentent plus comme condensation et comme concentration
d'intériorités capables de se reconvertir en spiritualité à chaque instant,
elles doivent acquérir sur l'homme un empire aveugle et universel pour
subsister. Et ce que les hommes savent de cette puissance qui les
asservit, ils l'appellent lois et, à travers ce concept de loi, l'horreur de
son omnipotence et de son universalité se change, pour la conscience,
en la sublime et exaltante logique d'une inhumaine, éternelle et
immuable nécessité (TR, 58-59). [...] Ce monde est une seconde
nature ; comme la première, il ne peut être défini que comme un
système de nécessités connues mais dont le sens reste étranger” (TR,
56).
Ce monde réifié sans âme est le “monde de la prose” (Hegel), et en
tant que tel, il est le terreau transcendantal du roman. Le héros du roman
(l'individu moderne) se heurte constamment à cette extériorité
mécanique. Les valeurs qu'il choie et qu'il cherche à objectiver par son
action dans le monde sont neutralisées dans leur effectivité ; elles
deviennent des idéaux impuissants qui flottent dans l'air comme des
bulles, éclatant au premier contact avec la réalité extérieure. “La faille
entre l'être effectif de la réalité et le devoir-être de l'idéal est
infranchissable” (TR, 73). L'époque moderne est imperméable et
indifférente [224] aux valeurs. C'est pourquoi Lukács la désigne, à la
suite de Fichte, comme “ère de la parfaite culpabilité” (TR, 155).
Accablé par l'amoralité du monde, le héros se démoralise et, à
l'instar des mystiques wébériens, fuit le monde. Il renonce à sa
structuration et se retire dans l'intériorité de son âme. Là, la lutte
continue, mais c'est une lutte contre l'ennui, contre “le déroulement du
temps comme durée” (TR, 121). Le héros est déchu. Le romancier en
est conscient, et c'est ce qui explique la structure ironique propre à la
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 337
Digression :
la sociologie du roman de Lucien Goldmann
5.3.1. La médiation
[230]
5.3.2. La totalité
5.3.3. Le Prolétariat
travailleurs 447. D'un mot, ils font des choses. Parler du Prolétariat, et
davantage lorsqu'on le transforme en Sujet de l'Histoire, comme le fait
Lukács, c'est tomber dans l'écueil de la paralogie idéaliste-
substantialiste.
447 Pour une analyse du fétichisme politique des porte-parole, cf. Bourdieu, P. :
“La représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique”,
p. 3-24 et “La délégation et le fétichisme politique”, dans Choses dites, p.
185-202.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 352
[235]
a) La forme de la réification
b) Le travail de l’aliénation
c) La réification capitaliste
453 En 1958, donc bien avant les « Nouveaux Philosophes », Ricoeur avait déjà
reproché aux formes dominantes du marxisme de méconnaître l’autonomie
du politique et les violences spécifiques de ses dominations, irréductibles à
l’exploitation économique. Cf Ricoeur, P. : « Le paradoxe politique », dans
Histoire et vérité, p. 260-285.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 359
457 Il n'est pas difficile de voir dans les catégories de la conscience réifiée une
transposition des catégories de La théorie du roman : l'utopisme abstrait
correspond à “l'idéalisme abstrait” de Don Quichotte, et l'empirisme grossier
au “romantisme du désespoir” d'Oblomov.
458 Cette idée selon laquelle “l'intellectualisme (de l'économie marchande) a
trouvé son apogée chez Kant” se trouve déjà chez Simmel (Kant, p. 7-8). Les
études d'Adorno et surtout de Sohn-Rethel sur la Kapitallogik se rattachent à
et développent l'analyse de Lukács. J'y reviendrai dans les chapitres consacrés
à Horkheimer et Adorno.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 363
459 “Le malentendu le plus profond, chez Engels, consiste en ce qu'il appelle
praxis — au sens de la philosophie dialectique — l'attitude propre à l'industrie
et à l'expérimentation. Or, justement l'expérimentation est le comportement
le plus purement contemplatif” (HCC, 168).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 364
a) Complexité et modernité
b) Théorie et pratique
462 Cf. Lefort, C. : Essais sur le politique, p. 17-30 et 251-300, ainsi que Gauchet,
M. : “L'expérience totalitaire et la pensée du politique”, p. 3-28.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 370
5.6. Conclusion
466 “De la même façon que la prostitution et les banques, la liberté classique est
le produit du capitalisme”, cité dans Kadarkay, A. : Georg Lukács. Life,
Thought and Politics, p. 227.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 372
467 Lukács, G., cité par Henri Lefebvre dans Lukács 1955, p. 39.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 373
[249]
CONCLUSION
Vers une métacritique
des théories de la réification
1. Le Nouvel Historicisme
470 Cf. Merton, R. : “On the History and Systematics of Sociological Theory”,
dans Social Theory and Social Structure, p. 1-38. Pour une critique de
l'historiographie positiviste de Merton, cf. Bernstein, R. : The Restructuring
of Social and Political Theory, p. 7-18 et Alexander, J. : Theoretical Logic in
Sociology. Vol. 1 : Positivism, Presuppositions and Current Controversies, p.
11-15.
471 Je reprends ces exemples à l'excellent article de Jones sur la réception
“présentiste” contemporaine des Formes élémentaires de la vie religieuse. Cf.
Jones, R. : “On Understanding a Sociological Classic”, p. 279-319.
472 Cf. Camic, C. : “The Making of a Method : A Historical Reinterpretation of
the Early Parsons”, p. 421-439.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 377
à l'élaboration d'une théorie sociale, et cela pour la simple raison qu'il conçoit
la sociologie comme une entreprise positiviste.
475 Depuis quelques années, on peut remarquer en sociologie un intérêt croissant
pour la métathéorie en tant que telle. Pour un aperçu de ce sous-champ
émergeant de la théorie sociale, cf. les ouvrages suivants de Ritzer, G. :
Metatheorizing in Sociology et Metatheorizing, ainsi que l'article de Furhman,
E. et Snizek, W. : “Neither Proscience nor Antiscience : Metasociology as
Dialogue”, p. 17-36.
476 Je reprends la notion de “présupposés de base” (background assumptions) à
Gouldner, A. : The Coming Crisis of Western Sociology, p. 28 sq. Ce que
Gouldner nomme “présupposés de base” renvoie à différents concepts : les
“préjugés” (Vorurteilsstruktur) de Gadamer, les “intérêts de connaissance”
(Erkenntnisinteresse) de Habermas et d'Apel, les “paradigmes
philosophiques” de Masterman et de Kuhn, les “hypothèses universelles”
(world hypotheses) de Pepper, les “présuppositions générales” d'Alexander
ou les themata de Holton, pour ne citer que les exemples les plus connus.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 379
[255]
490 Pour esquisser l'espace métathéorique des possibles, je me suis appuyé sur les
textes suivants : Habermas, J. : “Vorlesungen zu einer sprachtheoretischen
Grundlegung der Soziologie” (Christian Gauss Lectures), dans Vorstudien
und Ergänzungen zur Theorie des kommunikativen Handelns, p. 11-25 ;
Johnson, T., Dandeker, C. et Ashworth, C. : The Structure of Social Theory,
p. 12-28 ; Wallace, W. : Sociological Theory, p. 1-17 et 45-59, et Robertson,
R. : “Towards the Identification of the Major Axes of Sociological Analysis”,
dans Rex, J. (sous la dir. de) : Approaches to Sociology, p. 107-124.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 385
491 Certains auteurs, comme Werner Stark, Kurt Wolff ou Robert Bealer par
exemple, identifient l'élémentarisme au nominalisme et le collectivisme au
réalisme. Dans la mesure où l'opposition entre le nominalisme et le réalisme
constitue une dimension supplémentaire et irréductible, j'estime qu'il s'agit là
d'une erreur. La preuve en est fournie par le fait qu'on peut distinguer deux
variantes des théories collectivistes. Celles-ci peuvent être de type réaliste
(cas exemplaire : Durkheim) ou bien de type empiriciste (cas exemplaire :
Radcliffe-Brown). Cf. à ce propos Ekeh, P. : Social Exchange Theory. The
Two Traditions, p. 7-8. J'introduirai explicitement la distinction entre le
réalisme et le nominalisme dans la conclusion du second tome.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 386
comme un agrégat qui n'est rien d'autre que la somme des éléments ;
dans le second cas, en revanche, elle est perçue comme une structure
sui generis qui est plus et autre chose que la somme des éléments. Alors
que les holistes considèrent les structures sociales comme un legs du
passé et insistent lourdement sur le fait que les structures sociales
préexistent toujours déjà aux individus, les individualistes insistent sur
le fait que les structures sociales sont le résultat ou le produit,
intentionnel ou non, des interactions entre les individus. Partant de la
présupposition que les individus peuvent à chaque moment transformer
les fondements des structures sociales, ils déplacent l'accent de la
reproduction à la production des structures sociales.
À y regarder de plus près, il s'avère que la distinction idéaltypique
entre l'élémentarisme et l'émergentisme correspond à la distinction
communément établie entre les théories de l'action et les théories du
système. Dans la mesure où les premières induisent, pour ainsi dire, le
système depuis les actions en expliquant le social par le bas et où, à
l'inverse, les secondes déduisent, pour ainsi dire, l'action du système en
expliquant le social par le haut, on pourrait dire, pour reprendre la
distinction de Theodor Geiger, que la vision actionniste est
“anascopique” et que la vision systémique est “katascopique” 492.
[257]
Élémentarisme Émergentisme
Matérialisme
A D
(behaviorisme) (matérialisme
objectif)
Idéalisme
B C
(idéalisme
(subjectivisme)
objectif)
494 Cf. Parsons, T. : The Structure of Social Action, p. 727 sq. Pour un excellent
exposé sur le “réalisme analytique” de Parsons, cf. Adriaansens, H. : Talcott
Parsons and the Conceptual Dilemma, chap. 1, spécialement p. 20 sq.
495 Cf. Ashby, R. : “Variety, Constraint and the Law of Requisite Variety”, dans
Buckley, W. (sous la dir. de) : Modern Systems Research for the Behavioral
Scientist, p. 129-136.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 389
4. La cristallisation métathéorique
496 Avec Alexander, je pars de l'idée que les problèmes de l'action et de l'ordre
social constituent des problèmes incontournables pour toute théorie sociale.
Cf. Alexander, J. : Theoretical Logic in Sociology, vol. 1, p. 64-112 et, pour
un résumé, du même : “The New Theoretical Movement”, dans Smelser, N.
(sous la dir. de) : Handbook of Sociology, p. 84-87.
497 En parlant du “fait que les visions mécaniques du monde tendent toujours à
reconnaître l'égoïsme comme seul et unique principe pratique”, il me semble
que Simmel a flairé le lien qui existe entre l'agir stratégique et le matérialisme.
Cf. Simmel, G. : Einleitung in die Moralwissenschaft, p. 110.
498 Malgré ses défauts, j'estime que ce pavé de 817 pages arides et ardues
demeure une référence obligée de la sociologie. Pour un aperçu plus ou moins
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 390
510 Cf. Habermas, J. : “La doctrine classique de la politique dans ses rapports
avec la philosophie sociale”, dans Théorie et pratique, t. 1, p. 71 sq.
511 Hobbes, T. : Leviathan, p. 185-188.
512 Sur l'identification “naturelle” et “artificielle” des intérêts, cf. Halévy, E. : op.
cit., p. 13 sq. et passim.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 397
516 Cf. Ellis, D. : “The Hobbesian Problem of Order : A Critical Appraisal of the
Normative Solution”, p. 697.
517 Cf. Alexander, J. C. : op. cit., vol. 4, p. 212 sq.
518 La transition d'une analyse volontariste de l'action vers une analyse qui
identifie simplement la structure du système à l'institutionnalisation des
éléments culturels, en l'occurrence normatifs, est accomplie dans The Social
System. Pour un excellent exposé du développement intellectuel de Parsons,
cf. Turner, J. : The Structure of Social Theory, chap. 3.
519 Au moins cinq, car, comme l'ont respectivement montré Cohen, Pharo, Latour
et Honneth, le poids de l'inertie, les contraintes sémantiques, les petits objets
de la vie quotidienne, la justification et la lutte hégélienne pour la
reconnaissance de la personne peuvent également être considérés comme des
solutions possibles au problème hobbien de l'ordre. Cf. Cohen, P. : Modern
Social Theory, p. 51, Pharo, P. : Phénoménologie du lien civil, p. 119-182,
Latour, B. : La clef de Berlin et autres leçons d'un amateur de sciences, p. 14-
76 et Honneth, A. : Kampf um Anerkennung, p. 11-53. En outre, en
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 400
[267]
BIBLIOGRAPHIE
[270]
Bottomore, T. et Frisby, D. : “Introduction to the Translation of The
Philosophy of money”, dans Simmel, G. : The Philosophy of Money
(Londres : Routledge, 1978).
Bottomore, T. (sous la dir. de) : A Dictionary of Marxist Thought
(Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1983).
Boudon, R. et Bourricaud, F. : Dictionnaire critique de la sociologie
(Paris : PUF, 1982).
Boudon, R. : La place du désordre. Critique des théories du
changement social (Paris : PUF 1984).
Boudon, R. : “Introduction”, dans Simmel, G. : Philosophie de
l'histoire (Paris : PUF, 1984).
Boudon, R. : L'art de se persuader (Paris : Fayard, 1990).
Bourdieu, P. : “La représentation politique. Éléments d'une théorie
du champ politique”, Actes de la recherche en sciences sociales, 1981,
36-37, 3-24.
Bourdieu, P. : Choses dites (Paris : Minuit, 1987).
Bourdieu, P. : “Vive la crise ! For Heterodoxy in Social Science”,
Theory and Society, 1988, 17, 5, 773-788.
Bourdieu, P. et Wacquant, L. : Réponses. Pour une anthropologie
réflexive (Paris : Seuil, 1992).
Bourdieu, P. : Raisons pratiques. Sur la théorie de l'action (Paris :
Seuil, 1994).
Bouretz, P. : Les promesses du monde. Philosophie de Max Weber
(Paris : Gallimard, 1996).
Braungart, R. : “A Metatheoretical Note on Weber's Political
Sociology”, dans Hamilton, P. (sous la dir. de) : Max Weber : Critical
Assessments, II, 1, 220-231 (Londres : Routledge, 1991).
Brinkman, H. : Methode und Geschichte. Die Analyse der
Entfremdung in Georg Simmels Philosophie des Geldes (Gießen :
Focus, 1974).
Broch, H. : Die Schlafwandler. Eine Romantrilogie (Francfort :
Suhrkamp, 1978).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 409
[289]
Turner, J. : The Structure of Social Theory (Chicago : Dorsey Press,
1986).
Turner, R.H. : “Role-taking : Process versus Conformity”, dans
Rose, A. (sous la dir. de) : Human Behaviour and Social Processes. An
Interactionist Approach (Londres : Routledge, 1962).
Turner, R. et Edgley, C. : “Sociological Semanticide : On
Reification, Tautology and the Destruction of Language”, Sociological
Quarterly, 1980, 21, 595-605..
Turner, R. : “Language and Knowledge : Metaphor as the Mother of
Knowledge”, Californian Sociologist , 1987, 10, 1, 44-61.
Vandenberghe, F. : “La notion de réification. Réification sociale et
chosification méthodologique”, L'Homme et la société, 1992, 103, 1,
81-93.
Vandenberghe, F. : “Légalité, légitimité et la politique du 'nettoyage
ethnique'. Quelques considérations métajuridiques sur Max Weber,
Carl Schmitt et Jürgen Habermas”, Mana, 1996, 2.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 442
[291]
Remerciements [5]
Introduction [7]
Les aventures de la réification [9]
PREMIÈRE PARTIE
LA SOCIOLOGIE CLASSIQUE ALLEMANDE [43]
5. Conclusion [152]
5. Conclusion [206]
[295]
[296]
Conclusion.
Vers une métacritique des théories de la réification [249]
Bibliographie [267
Table des matières [291
‘POSTFACE’
à Une histoire critique de la sociologie allemande
Jeffrey C. Alexander
Fin du texte
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 458
[296]