Histoire Critique Socio Allemande t1

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Frédéric VANDENBERGHE

sociologue, professeur de sociologie,


Université de Rio Janeiro

(1997)

Une histoire critique


de la sociologie allemande.
Aliénation et réification
Tome I
Marx, Simmel, Weber, Lukács

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES


CHICOUTIMI, QUÉBEC
http ://classiques.uqac.ca/
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 2

http ://classiques.uqac.ca/

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En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25 e


anniversaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 3

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Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 4

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,


professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi
Courriel : [email protected]
Site web pédagogique : http ://jmt-sociologue.uqac.ca/
à partir du texte de :

Frédéric Vandenberghe

Une histoire critique de la sociologie allemande. Aliénation et


réification. Tome I : Marx, Simmel, Weber, Lukács.

Paris : Les Éditions La Découverte/M.A.U.S.S., 1997, 296 pp.


Collection : “« Recherches » à la découverte”, série : Bibliothèque du
M.A.U.S.S.

L’auteur nous a accordé le 30 juin 2019 son autorisation de diffuser en libre


accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.

Courriel : Frédéric Vandenberghe : [email protected]

Police de caractères utilisés :

Pour le texte : Times New Roman, 14 points.


Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008


pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 28 février 2021 à Chicoutimi, Québec.


F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 5

Frédéric VANDENBERGHE
sociologue, professeur de sociologie,
Université de Rio Janeiro

Une histoire critique de la sociologie allemande.


Aliénation et réification.
Tome I : Marx, Simmel, Weber, Lukács.

Paris : Les Éditions La Découverte/M.A.U.S.S., 1997, 296 pp.


Collection : “« Recherches » à la découverte”, série : Bibliothèque du
M.A.U.S.S.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 6

Une histoire critique de la sociologie allemande.


Aliénation et réification.
Tome I : Marx, Simmel, Weber, Lukács.

Quatrième de couverture

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Une histoire critique de la sociologie allemande ? Autant dire une


histoire qui touche au cœur théorique de la sociologie mondiale, et qui
concerne au plus haut point, également, la philosophie du XXe siècle.
Mais aussi une histoire complexe, trop souvent mal connue dans les
pays francophones. D’où l’importance et l’intérêt de cet ouvrage, qui
ne se limite pas à une présentation des œuvres des grands fondateurs de
la sociologie allemande : son auteur montre comment des théories et
des questionnements en apparence disparates et irrémédiablement
éclatés, s’organisent en fait, depuis Hegel, à partir d’une même
réflexion critique sur la réification, ou encore la chosification
(Verdinglichung), que la modernité est censée faire subir aux individus.
C’est sur le terrain de cette thématique centrale que naissent et
s’entrecroisent, indissociablement, théories scientifiques,
dénonciations apocalyptiques et épistémologies profondes.
Car, paradoxalement, ne faut-il pas que l’individu soit réifié, écrasé
par une société objectivée, pour qu’individu et société puissent devenir
objets d’une science objective ? D’où le tragique d’une pensée
allemande, déchirée entre son aspiration à une liberté individuelle
authentique et une passion pour la science, qui ne peuvent qu’apparaître
antinomiques aussi longtemps, estime l’auteur, qu’il n’est pas rompu
avec la pensée héritée de la réification. Encore faut-il le faire pour de
bonnes raisons, c’est-à-dire en élucidant les conditions théoriques
d’une critique véritable - à la fois kantienne et marxiste - de la
modernité.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 7

En raison de sa clarté et de la légèreté du style, le livre de F.


Vandenberghe sera pour les étudiants un guide précieux à travers des
pensées complexes mais essentielles : les pensées qui ont fait notre
temps. Mais le spécialiste y trouvera aussi, outre une contribution de
premier plan à l’épistémologie de la sociologie, la plus riche
introduction qui soit aux discussions théoriques et métathéoriques qui
animent aujourd’hui la sociologie mondiale. Premier pas vers une
déprovincialisation de la sociologie française ?

Né en 1966 à Courtrai, en Belgique flamande, Frédéric


Vandenberghe a travaillé en Allemagne avec Jürgen Habermas, en
Angleterre avec Anthony Giddens, aux États-Unis avec Jeffrey
Alexander et en France, où il a rédigé cette histoire, avec Jean-Marc
Ferry et Alain Touraine. Il est actuellement Jean Monnet Fellow à
l’Institut universitaire européen de Florence.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 8

La collection « Recherches » à La Découverte


UN NOUVEL ESPACE
POUR LES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES

Depuis le début des années quatre-vingt, on a assisté à un


redéploiement considérable de la recherche en sciences humaines et
sociales : la remise en cause des grands systèmes théoriques qui
dominaient jusqu’alors a conduit à un éclatement des recherches en de
multiples champs disciplinaires indépendants, mais elle a aussi permis
d’ouvrir de nouveaux chantiers théoriques. Quinze ans plus tard, ces
travaux commencent à porter leurs fruits : des paradigmes novateurs
s’élaborent, des liens inédits sont établis entre les disciplines, des débats
passionnants se font jour.
Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large
mesure peu visible, car il emprunte des voies dont la production
éditoriale traditionnelle rend difficilement compte. L’ambition de la
collection « Recherches » est précisément d’accueillir les résultats de
cette « recherche de pointe » en sciences humaines et sociales : grâce à
une sélection éditoriale rigoureuse - qui s’appuie notamment sur
l’expérience acquise par les directeurs de collections de La Découverte
—, elle publiera des ouvrages de toutes disciplines, en privilégiant les
travaux trans- et multidisciplinaires. Il s’agira principalement de livres
collectifs résultant de programmes à long terme, car cette approche est
incontestablement la mieux à même de rendre compte de la recherche
vivante. Mais on y trouvera aussi des ouvrages d’auteurs — thèses
remaniées, essais théoriques, traductions —, pour se faire l’écho de
certains travaux singuliers.
Les thèmes traités par les livres de la collection « Recherches »
seront résolument variés, empiriques aussi bien que théoriques. Enfin,
une partie de ces titres pourront être publiés dans le cadre d’accords
particuliers avec des organismes de recherche : c’est le cas notamment
des séries de l’Observatoire sociologique du changement social en
Europe occidentale, et du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences
sociales (MAUSS).
L’éditeur
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 9

La Bibliothèque du M.A.U.S.S. accueille, issus de toutes les


disciplines, venant d’auteurs confirmés ou débutants, anciens ou
récents, les travaux qui attestent de la pertinence d’un questionnement
anti-utilitariste dans les champs les plus divers de la pensée. Elle révèle
ainsi, tissés par un même refus du réductionnisme rationaliste,
l’existence de liens inattendus et féconds entre des auteurs et des sujets
de réflexion que rien ne semblait d’abord rapprocher. Et elle forme par
là même une sorte de revue élargie dont les articles seraient des livres.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 10

Frédéric Vandenberghe

Une histoire critique


de la sociologie allemande
Aliénation et réification

Tome 1
Marx, Simmel, Weber, Lukács

ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE / M.A.U.S.S.


F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 11

Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets []


correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine
numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier


numérisée.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 12

[291]

Une histoire critique de la sociologie allemande.


Aliénation et réification.
Tome I : Marx, Simmel, Weber, Lukács.

Table des matières

Quatrième de couverture
Remerciements [5]

Introduction [7]
Les aventures de la réification [9]

1. Socialisation consciente et autonomisation du social [10]


1.1. Affirmation et négation de l’autonomisation du social [13]
1.2. La pensée de l’alienation en raccourci [15]

2. Le pathos idéologique de la critique de la réification [19]


2.1. L’autonomie relative de la sociologie [19]
2.2. Anomie versus aliénation [20]
2.3. Les anti-lumières éclairées [21]
2.4. Système et « surreéification » [24]

3. Petites querelles philologiques [25]

4. Réification sociale et chosification méthodologique [28]


4.1. Les paradoxes de la réification [28]
4.2. Des concepts couples [30]
4.2.1. La chosification méthodologique [31]
a) Critique du réisme [31]
b) Critique du naturalisme [35]
4.2.2. La réification sociale [37]
a) Critique de la société [38]
b) Critique de la fausse conscience [39]
c) Critique de la science [40]

5. Plan de l’ouvrage [41]


F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 13

PREMIÈRE PARTIE
LA SOCIOLOGIE CLASSIQUE ALLEMANDE [43]

Première considération intermédiaire [45]

Chapitre 1. Karl Marx. Critique de la triple inversion du sujet et de l’objet.


Aliénation, exploitation et fétichisme des marchandises [53]

1. Le jeune Hegel et Feuerbach, précurseurs de Marx [54]


1.1. De la positivité [54]
1.2. De la positivité à l’aliénation [55]
[292]
1.3. Dialectique de l’aliénation [57]
1.4. De hegel à feuerbach [58]

2. De l’aliénation à la réification : deux marxismes ? [60]


2.1. Pour marx [60]
2.2. La coupure phraséologique [61]
2.3. Une critique transformatrice [62]

3. La théorie de l’aliénation [64]

3.1. L’aliénation philosophique : critique de hegel et de feuerbach [64]


3.1.1. La relève de la philosophie [64]
3.1.2. Le créationnisme spéculatif. [65]
3.1.3. Vers une philosophie de la praxis [66]
3.2. L’anthropologie philosophique normative du jeune marx [67]
3.3. L’aliénation religieuse [69]
3.4. L’aliénation politique [70]
3.4.1. Critique de la philosophie politique de Hegel [70]
3.4.2. La question juive [71]
3.5. L’aliénation économique [73]
3.5.1. Objectivation, objectification, aliénation [74]
3.5.2. L’aliénation du travail comme auto-aliénation [74]
3.6. Les causes de l’aliénation [76]
3.6.1. Les médiations de second ordre [76]
3.6.2. Les relations internes [77]
3.7. Le communisme, ou l’abolition de l’aliénation par l’abolition positive de
la propriété privée [82]

4. La théorie de l’exploitation [83]

4.1. Correction dialectique des réductions [83]


4.2. De l’exploitation à l’aliénation [86]
4.2.1. Exploitation et capitalisation [87]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 14

4.2.2. Capitalisation et aliénation [89]


4.2.3. Aliénation et rationalisation [90]

5. La théorie du fétichisme [91]

5.1. De la production à la circulation des marchandises (et vice versa) [91]


5.2. Fétichisme et réalisme critique [92]
5.3. Critique de l’abstraction [94]
5.4. Critique de la réification [96]
5.5. Critique de la critique de la réification [98]
5.6. Le fétichisme des marchandises et de l’argent [100]
5.7. La formule trinitaire [102]

6. Tableau synoptique [103]


7. Conclusion [106]
[293]

Chapitre 2. Georg Simmel. Entre Marx et Weber. Dialectiques de la modernité


[111]

1. Un métaphysicien du social [112]


1.1. Philosophie et sociologie [114]

2. À la recherche de « l’unité en toute dualité ou de la dualité en toute unité »


[115]
2.1. Le dualisme synthétique [117]
2.2. Le dualisme heuristique [118]
2.3. Le dualisme tragique [121]

3. La sociologie formelle et ses fondements [124]


3.1. Les concepts et la vie [124]
3.2. Les formes d’abstraction [125]
3.3. Les formes d’association [127
3.4. Société et interactions [128]
3.5. L’interactionnisme méthodologique [131]
3.6. Le relationnisme ontologique [133]
3.7. L’individualisme qualitatif [134]

4. La philosophie de l’argent ou la critique de la modernité [135]

4.1. Partie analytique : genèse théorique de la monnaie [137]


4.1.1. La valeur ou l’objectivation du désir [137]
4.1.2. L’échange, ou l’objectivation de la valeur [138]
4.1.3. L’argent, ou l’objectivation du rapport d’échange [138]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 15

4.1.4. L’autonomisation de l’argent, ou l’objectivation des rapports


sociaux [140]
4.2. Partie synthétique : dialectiques de la modernité [142]
4.2.1. Thèse de la dialectique de la réification des rapports sociaux et
de la libération formelle de l’individu [142]
4.2.2. Thèse de la dialectique de la rationalisation et de la perte de sens
[144]
4.2.3. Thèse de la dialectique de la réification de la vie et de
l’aliénation de l’individu [146]
a) Le concept et la tragédie de la culture [147]
b) Sociologie de l’aliénation [150]

5. Conclusion [152]

Chapitre 3. Max Weber La rationalité formelle et le capitalisme en Occident.


Analyse de la genèse et de la structure de la réification [157]

1. Introduction : de la typologie du rationalisme à la cage d’acier [158]


1.1. Rationalité subjective et objective [159]
1.2. Typologie formelle du rationalisme [160]
1.2.1 La rationalité subjective [160]
[294]
a) Compréhension rationnelle [160]
b) Action rationnelle [160]
1.2.2. La rationalité objectivée [162]
a) La rationalité instrumentale-technique [162]
b) La rationalité théorético-conceptuelle [163]
c) La rationalité matérielle [163]
d) La rationalité formelle [163]
1.3. Rationalisation formelle et réification [164]
I.3.1. La dictature des fonctionnaires [165]
1.3.2. Analyse métathéorique de la réification [167]
a) La réduction instrumentaliste [167]
b) Perte de sens et perte de liberté [169]

2. Les fondements épistémologiques de la sociologie compréhensive [170]


2.1. Individualisme [171]
2.2. Anti-naturalisme [174]
2.3. Nominalisme [177]
2.3.1. Les idéaltypes [177]
2.3.2. Le paralogisme ontique [178]
2.4. Anti-émanatisme [179]

3. Genèse du capitalisme et de la rationalité formelle [181]


3.1. Le capitalisme d’entreprise [181]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 16

3.2. Les préconditions institutionnelles du calcul [182]


3.3. La rationalisation des images du monde [183]
3.4. Généalogie de l’ascétisme intramondain (rationalisation culturelle) [185]
3.5. Les affinités électives entre l’éthique protestante et l’esprit du
capitalisme (rationalisation de la personne) [189]
3.5.1. L’attraction réciproque du protestantisme et du capitalisme [190]
a) L’esprit capitaliste [190]
b) L’éthique protestante [190]
c) L’affinité élective [192]
3.5.2. La nouvelle alliance du capitalisme et l’utilitarisme intéressé
[193]
3.6. L’éthique protestante et l’esprit de depersonnalisation (rationalisation
sociale) [193]
3.6.1. Le triomphe de la sachlichkeit [193]
3.6.2. Le conflit des sphères de valeur [195]

4. Structure de la rationalité formelle [196]


4.1. Capitalisme et calculabilité [197]
4.2. Droit et formalisme [198]
4.2.1. La rationalisation du droit [198]
4.2.2. Relativisme éthique et positivisme juridique [200]
4.2.3. Légalité et légitimité [202
4.3. Administration et bureaucratie monocratique [203]
4.4. Science et intellectualisme [205]

5. Conclusion [206]

[295]

Chapitre 4. Le jeune Lukàcs. Réification et rédemption (première synthèse) []

1. Introduction : du néo-idéalisme académique à l’hégélo-marxisme


révolutionnaire [211]
1.1. Un stalinien romantique [211]
1.2. Rationalisation ou rédemption ? [212]
1.3. Le problème de la scission [214]

2. L’âme et les formes : la métaphysique de l’absence de la forme [215]

3. Sociologie du drame moderne : la réification de la vie et la crise de


l’individualisme [218]
3.1. Le drame moderne [218]
3.2. Le drame bourgeois [220]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 17

4. La théorie du roman : la perte de la patrie transcendantale, la seconde nature et


l’individu problématique [221]
4.1. Perte de l’unité [221]
4.2. Le monde de la prose [222]
4.3. Ex oriente lux [224]

5. Histoire et conscience de classe : de la réification à la rédemption [226]

5.1. Une œuvre paradigmatique [226]


5.2. Dérive hegelianiste [228]
5.3. La question méthodologique : la dialectique marxiste [228]
5.3.1. La médiation [229]
5.3.2. La totalité [230]
5.3.3. Le Prolétariat [231]
5.3.4. Le triple voile [233]
5.4. La question sociologique : la réification et l’aliénation capitalistes [234]
5.4.I. Généralisation de la théorie du fétichisme [234]
a) La forme de la réification [235]
b) Le travail de l’aliénation [236]
c) La réification capitaliste [237]
d) Les limites de la pensée bourgeoise [238]
5.4.2. Les limites du rationalisme [239]
a) Les limites de l’entendement bourgeois [239]
b) Les antinomies de la pensée bourgeoise [240]
5.5. La question politique : la rédemption du prolétariat [242]
5.5.1. Dialectique de la conscience [243]
5.5.2. Totalité et totalitarisme [244]
a) Complexité et modernité [244]
b) Théorie et pratique [245]
5.6. Conclusion [247]

[296]

Conclusion.
Vers une métacritique des théories de la réification [249]

1. Le Nouvel Historicisme [250]


2. Théorie sociale, métathéorie et métacritique [251]
3. L'espace des possibles de la sociologie [253]
3.1. L'unité de la discipline [253]
3.2. Deux questions incontournables [255]
3.3. Une combinatoire pour la sociologie [256]
4. La cristallisation métathéorique [258]
4.1. Fondements analytiques de la théorie sociale [259]
4.2. Critique de l'agir stratégique [260]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 18

4.3. Le problème de l'ordre social [262]


4.4. Cinq solutions [264]

Bibliographie [267]
Table des matières [291]

Jeffrey C. Alexander, “Postface à Une histoire critique de la sociologie


allemande.”
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 19

[4]

Catalogage Electre-Bibliographie :

VANDENBERGHE, Frédéric
Une histoire critique de la sociologie allemande : aliénation et réification. 1, Marx,
Simmel, Weber, Lukacs / Frédéric VANDENBERGHE - Paris : La Découverte,
1997. - (Bibliothèque du MAUSS)

ISBN 2-7071-2764-7
RAMEAU : Sociologie : Allemagne : histoire
DEWEY : 301.3 : Sociologie. Généralités. Méthodes.
Histoire de la sociologie. Écoles. Sociologies historiques
305.71 : Anthropologie sociale et culturelle.
Public concerné : Universitaire

Le logo qui figure sur la couverture de ce livre mérite une explication. Son objet
est d alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir de l’écrit, tout
particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le
développement massif du photocopillage.
Le Code de la propriété intellectuelle interdit en effet expressément, sous peine
des sanctions pénales réprimant la contrefaçon, la photocopie à usage collectif sans
autorisation des ayants droit. Or, cette pratique s’est généralisée dans les
établissements d’enseignement et à l’université, provoquant une baisse brutale des
achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des
œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée.
Nous rappelons donc qu’aux termes des articles L 122-10 à L 122-12 du Code
de la propriété intellectuelle toute photocopie à usage collectif, intégrale ou
partielle, est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit
de copie (CFC).Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est
également interdite sans l’autorisation de l’éditeur.
Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit d
envoyer vos nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-
Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel À
la Découverte.

© Éditions La Découverte et Syros, Paris, 1997


ISBN 2-7071-2764-7
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 20

[5]

Une histoire critique de la sociologie allemande.


Aliénation et réification.
Tome I : Marx, Simmel, Weber, Lukács.

REMERCIEMENTS

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Ce livre constitue la version révisée d'une thèse de doctorat en


sociologie que j'ai soutenue en décembre 1994 à l'École des Hautes
Études en Sciences Sociales à Paris. Je tiens à remercier le CNRS
belgo-flamand (Nationaal Fonds voor Wetenschappelijk Onderzoek) de
m'avoir donné pendant quatre ans les moyens matériels de mener ma
recherche. Mes remerciements vont en priorité à Anthony Giddens et
Jürgen Habermas qui, tous deux, ont bien voulu m'accueillir comme
visiting scholar dans les hauts lieux de la recherche sociologique et
philosophique. Ma reconnaissance s'adresse également aux membres
du jury : Alain Touraine, Jean-Marc Ferry, Michael Löwy et Paul
Ladrière, qui a dirigé la thèse. Je tiens également à remercier de tout
cœur Alain Caillé d’avoir pris le risque de publier ce livre dans sa
collection. Grâce aux bons soins de Craig Calhoun, ce livre sera
également publié en version anglaise dans la collection qu'il dirige à la
University of Minnesota Press. Qu'il en soit remercié. Je voudrais
également exprimer ma gratitude envers Jeffrey Alexander, Donald
Levine, Dennis Wrong, Harry Kunneman, Patrick Pharo, Rainer
Rochlitz et Michel Tibon-Cornillot pour les conseils précieux, le
soutien et la bienveillance constante dont ils ont fait preuve. Et je ne
voudrais pas manquer l'occasion de remercier mes amis et amies les
plus proches : Fernando Suarez-Müller, pour ses bons services
philosophiques ; Nathalie Zaccaï-Reyners, Patrick Lieberman, Joëlle
Baumerder et feu mon père Hubert Van den Berghe pour l'élimination
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 21

des néerlandicismes, anglicismes et germanismes enfouis dans le texte.


Je voudrais également que Hélène Cambier (Paris), Anna Konstantas
(Cambridge), Bernd Zättler (Frankfort), Jeroen Beerlings
(Amsterdam), Margarethe Kusenbach (Los Angeles) et Gordon
Connell (Manchester) sachent que mon âme itinérante a trouvé son
“chez-soi” chez eux. Je les en remercie. Enfin, en signe d'amitié, je
voudrais dédier le premier volume de cet ouvrage à Helga Geyer-Ryan
et le second à Anna Grimshaw.

Florence, Institut universitaire européen, décembre 1996

[6]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 22

[7]

“Un seul concept a suffi pour disperser les


philosophies, pour montrer que les philosophies
partielles se posaient sur un seul aspect,
n'éclairaient qu'une face du concept.”

(Gaston Bachelard : La philosophie du non)

[8]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 23

[9]

Une histoire critique de la sociologie allemande.


Aliénation et réification.
Tome I : Marx, Simmel, Weber, Lukács.

INTRODUCTION
LES AVENTURES DE LA RÉIFICATION

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Soyons utopistes ! Imaginons une association de citoyens (et de


citoyennes) libres dont la forme de vie sociale se caractérise par un
maximum de régulation collective consciente des processus de
production et de reproduction matérielle et idéologique de la vie sociale
et un minimum de contraintes sociales s'imposant de l'extérieur à eux 1.
En tant que réalisation à grande échelle de la “situation de parole
idéale”, cette petite communauté de communication aux allures
passablement rousseauistes dispose d'une capacité de communication
illimitée 2. En effet, la communication entre les êtres n'y est pas limitée
par les contraintes du temps ou de l'espace. La capacité d'attention et de
concentration de nos citoyens ne connaît pas de bornes 3. L'information
circule librement et, si l'on fait abstraction des choses qui concernent la

1 L’expérience de pensée habermassienne qui suit s'inspire librement de Peters,


B. : Die Integration moderner Gesellschaften, p. 230-241.
2 Sur la “situation de parole idéale”, cf. Habermas, J. : Logique des sciences
sociales et autres essais, p. 320-328.
3 Lorsque, dans les pages qui suivent, des expressions phallocentriques comme
“le citoyen”, “l'homme”, “il”, “lui-même”, etc., apparaissent, elles doivent
invariablement être considérées comme des abréviations sténographiques de
“l'homme et la femme”, “les humains”, “il/elle”, “lui-même ou elle-même”,
etc. En outre, en maintenant les expressions masculines, je me conforme
volontiers à l'injonction des féministes comme Dorothy Smith d'employer des
formes pronominales génériques qui expriment l'identité sexuelle de l'auteur.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 24

vie privée, on peut dire que chacun peut en principe savoir ce que l'autre
sait. La vie en commun y est régie par la discussion entre égaux. Tous
sont égaux en droit. Ni le pouvoir ni les privilèges sociaux n’ont une
incidence sur le déroulement des discussions. Il faut s'imaginer que les
membres de notre petite société ont tous le même droit à la parole et
qu'ils disposent tous d'une compétence égale pour introduire de
nouveaux thèmes dans la discussion, exprimer leurs points de vue, etc.
La seule force en jeu est celle du meilleur argument.
Le principe gouvernant la vie de la cité est donc le suivant : les
citoyens règlent leur vie en commun par le moyen d'une entente
linguistiquement médiatisée ; ils cherchent, et en cherchant ils trouvent,
des solutions pacifiques [10] aux problèmes qui se posent et aux conflits
qui parcourent la cité. Philosophes incarnés, ils se sentent tous
directement concernés par les problèmes de la chose publique. Et s'ils
ne se rassemblent pas sur la place publique et dans les cafés avoisinants
pour discuter des fins de la cité et de la “vie bonne”, ils écrivent aux
journaux ou lancent des tracts sur l'Internet pour développer des projets
qui intéressent tous leurs concitoyens. Capables de se prononcer
rationnellement sur les questions cognitives, morales-pratiques ou
esthétiques-évaluatives, les membres de cette société conviviale
s'efforcent en tout temps de réaliser un consensus et d'agir
conformément aux lumières de la raison. Se conduisant de façon
véritablement communicationnelle, ils parviennent à un accord par la
discussion et coordonnent rationnellement leurs plans d'actions. Si un
conflit surgit, il est presque aussitôt résolu par le renvoi à des
règlements qui, à en croire l'opinion communément partagée des
membres, réalisent l'intérêt général ou, du moins, représentent un
compromis acceptable pour tous des intérêts concernés.
La société de communication illimitée n'est pas une société de saints
ou de purs esprits. Ses citoyens ne sont pas des êtres divins mais
mortels, incarnés, vivant dans le temps historique et dans l'espace social
d'une communauté de destin particulière au sein de laquelle ils ont été
préalablement socialisés. On ne peut pas nier le poids de la tradition ni
exclure le pluralisme des subcultures existantes, des visions du monde
et des intérêts particuliers. Seulement, les citoyens ne sont pas livrés
tels quels à leur monde vécu, car ils peuvent très bien s'en dégager pour
le soumettre à la critique. Bien que notre société imaginaire ne
connaisse pas de “fausse conscience” et donc pas d'idéologie, les
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membres peuvent bien sûr se tromper lorsqu'ils interprètent leur


situation. Seulement, il faut s'imaginer que la violence structurelle et le
pouvoir illégitime n'existent pas. De même, bien que notre société
connaisse la division du travail, celle-ci n'est pas fixe. Si le cœur leur
en dit, ses membres peuvent aller à la chasse le matin et à la pêche
l'après-midi, faire paître leurs troupeaux le soir et s'adonner à la critique
critique après le dîner, sans pour autant devenir chasseur, pêcheur,
pasteur ou critique. Bref, la seule chose que notre modèle de la
communauté communicationnelle idéale suppose est que l'organisation
et la coordination des actions passent et se fassent uniquement par le
moyen de l'entente discursive entre les membres.

1. Socialisation consciente
et autonomisation du social

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La nature de cette supposition irréaliste suffit déjà à laisser entendre


que cette forme de socialisation consciente et volontaire ne peut jamais
se réaliser dans les faits. Même dans des conditions optimales, aucune
société complexe n’est susceptible de correspondre au modèle de la
socialisation communicationnelle pure. À vrai dire, ce modèle est une
fiction méthodologique. À l'instar des idéaltypes wébériens, on peut le
considérer comme une sorte de tain heuristique qui sert à mettre en
relief et à décrire les déviations empiriques du [11] modèle. Même si
l'on peut penser que la projection méthodologique de la situation de
parole idéale sur le grand écran de la société exprime bien des intuitions
normatives, elle sert avant tout à relever les moments inévitables
d'inertie et d'extériorité de la société.
Car, même une société qui s'autoproduirait avec un maximum de
conscience et de volonté ne pourrait éviter de reproduire en même
temps un monde social qui est toujours déjà là et qui, dans son inertie
ou dans sa plasticité, fait face aux individus comme un fait inexorable.
Lorsque nous obéissons aux lois, allons aux urnes, au bistro ou au
boulot, lorsque nous visitons la tour Eiffel ou la tour de Pise, lorsque
nous nous écrivons des lettres d'amour ou saluons le voisin en ôtant
notre chapeau, lorsque nous nous indignons des petites phrases de Le
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Pen ou sortons en boîte de nuit jusqu'au petit matin, dans tous les cas,
que nous en soyons conscients ou non, nous sommes toujours face au
fait de la société, fait auquel nous ne pouvons jamais échapper et auquel
nous sommes si inexorablement confrontés qu'on peut bien le décrire,
avec Dahrendorf, comme “le fait irritant de la société” (die ärgerliche
Tatsache der Gesellschaft) 4.
Nous ne pouvons pas faire un pas ou prononcer une phrase sans que
vienne se caler, entre nous et le monde, un troisième élément qui nous
lie au monde et qui nous relie entre nous : la société. Qu'il s'agisse de
structures symboliques dont nous n'avons guère conscience
(compétences cognitives et communicationnelles, connaissances
pratiques routinières, connaissances tacites, traditions, conventions,
idéologies, etc.), d'artefacts matériels (ustensiles, instruments, œuvres
d'art, bâtiments, infrastructures de toutes sortes, facteurs
morphologiques, etc.), de structures de subordination et de délégation
des compétences (structures de représentation du pouvoir légitime,
systèmes abstraits d'experts, etc.), ou encore de mécanismes
systémiques de coordination de l'action (le marché, l'administration, le
droit, etc.), toutes ces formes d'extériorité ou d'autonomisation du social
représentent clairement des déviations empiriques inévitables de notre
modèle idéaliste de la socialisation consciente par la communication 5.
Bien que les études sociologiques des structures symboliques, des
artefacts et des systèmes de délégation ne manquent pas, on peut quand
même dire que c'est surtout la dernière catégorie, celle des effets
pervers ou non intentionnels de l'action qui se stabilisent et se
cristallisent spontanément dans des mécanismes systémiques dotés
d'une dynamique propre qu'aucune volonté n'a voulue et qu'aucune
conscience n'a conçue, qui a retenu l'attention principale des
sociologues 6.

4 Dahrendorf, R. : Homo Sociologicus, p. 17.


5 Cf. Peters, B. : op. cit., p. 249-321.
6 Le thème des “conséquences non intentionnelles” de l'action (“effets
pervers”, “hétérogonie des fins”, “destin”, “ruse de la raison”) est un thème
classique de la philosophie de l'histoire et de la sociologie. En sociologie, il
fut, sans doute pour la première fois, explicitement thématisé par Merton dans
un article de 1936 : “The Unanticipated Consequences of Social Action”,
dans Sociological Ambivalence and Other Essays, chap. 8 et développé dans
Social Theory and Social Structure, dans le chapitre classique sur les
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Dans la section suivante, j'avancerai l'argument que


l'autonomisation (relative) des structures sociales constitue le thème qui
est au fondement de la [12] sociologie. Ici, je voudrais seulement
remarquer que cette forme d'autonomisation du social est paradoxale,
car en elle se combinent “deux autonomies” : “Les hommes font leur
société — c'est la première autonomie [celle des hommes] ; mais ils ne
savent pas ce qu'ils font, ni comment ils le font — c'est la seconde
autonomie [celle de la société]” 7. Ce paradoxe est le même que celui
qui consiste à fabriquer un automate, c'est-à-dire un être qui ne tient le
principe de son mouvement que de lui-même ; à être cause d'un être qui
soit cause de soi. En tant qu'objectivations sociales, ces formes
émergentes du social sont le résultat des actions humaines. Elles sont,
pour ainsi dire, des sédimentations de l'action humaine. Et pourtant,
elles échappent au contrôle des humains et leur font face dans leur
facticité ou dans leur plasticité comme une “seconde nature”.
Le problème de savoir si l'ordre social est physei ou thesei, s'il relève
de l'ordre cosmique ou de l'ordre politique, préoccupait déjà les anciens.
Les modernes ont reformulé la question. Confrontés aux
bouleversements occasionnés par la Révolution française — cette
“grande expérience qui leur a appris qu'il y de l'histoire” (Lukács) — et
les effets combinés de la détraditionnalisation et de la paupérisation qui
accompagnent la révolution industrielle, ils se sont aperçus de deux
choses en même temps : que les hommes ont la capacité de faire
l'histoire (principe de l'historicité) et que, néanmoins, celle-ci leur
échappe, soit par ce qu'ils ne la contrôlent pas (principe de la
contingence), soit par ce qu'elle les contrôle (principe de l'inertie). En
tant que troisième monde, “résultat de l'activité humaine, mais pas d'un
projet humain” (A. Ferguson), les modernes situent donc le monde
social-historique entre le monde naturel (produit intentionnellement par
Dieu — Vico) et le monde des conventions (produit intentionnellement
par les hommes).
Avec la modernité, on voit donc émerger, d'une part,
l'artificialisme : les hommes prennent conscience du fait que la société

fonctions latentes et manifestes. Pour une analyse de la dynamique propre des


systèmes sociaux, cf. Mayntz, R. et Nedelmann, B. : “Eigendynamische
soziale Prozesse”, p. 648-668.
7 Cf. Dupuy, J.-P. : “L'autonomie du social”, dans Introduction aux sciences
sociales, p. 38 et, du même : Le sacrifice et l'envie, p. 247.
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n'est pas une donnée naturelle, pas un don de Dieu, mais qu'elle est leur
œuvre, le produit de leurs actions. Cette prise de conscience a donné
lieu non seulement à des projets de transformation consciente du social,
mais aussi à des projets plus ou moins technocratiques de planification
globale de la société (Saint-Simon, Marx). D'autre part, pour ainsi dire
en contrepoint de l'artificialisme, les modernes découvrent les affres de
l'autonomisation du social. Ils font (ou plutôt : “agissent”) la société,
mais leurs actions et réactions déclenchent des effets inattendus, se
multiplient, s'enchaînent et développent une dynamique propre qui est
telle que, quoi qu'ils fassent, ils ne peuvent que contribuer à
l'autonomisation des processus qu'ils ont mis en branle. Ils n'ont pas de
prise sur la société. Leurs interventions ont des effets inattendus, et la
société leur échappe. Conséquemment, ils font l'expérience de la
contingence : la société telle qu'elle est pourrait être différente ; aucun
état social n’est nécessaire, aucun n'est impossible. Et s'ils n'ont pas de
prise sur la société, celle-ci a bien prise sur eux. Dans sa facticité inerte
et son opacité structurelle, la société se présente à eux comme [13] une
“seconde nature”, s'opposant à leurs plans et imposant ses contraintes
de l'extérieur. Tel est le thème classique de l'aliénation : les produits
humains s'objectivisent, se déshumanisent et finissent par se retourner
contre leurs créateurs. Bref, tout pourrait être différent (contingence) et,
pourtant, on ne peut rien changer (inertie), voilà le sentiment qui
accompagne la découverte de l'historicité.

1.1. Affirmation et négation


de l’autonomisation du social

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Le constat de l'autonomisation (relative) de la société est un thème,


voire — et c'est ce que j'essaierai de montrer plus loin — le thème
fondamental de la sociologie naissante. On en trouve aussi bien des
versions affirmatives que des versions critiques. Dans les
interprétations affirmatives, qu'on retrouve surtout, mais pas seulement
à la droite de l'échiquier politique, on insiste soit, de façon
conservatrice, sur la nécessité des institutions (Gehlen), soit, de façon
prétendument réaliste, sur l'inévitabilité de la différenciation du social
en sous-systèmes autonomes (Luhmann), soit encore, de façon ultra-
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libérale, sur les bienfaits de l'ordre spontané et les méfaits de toute


tentative de planification des processus sociaux (Hayek).
Dans son anthropologie philosophique, Arnold Gehlen part du fait
que l'humain est un être défectueux (Mängelwesen) 8. À la différence
des animaux, il ne dispose plus d'instincts qui guident son action. Et
comme le contrôle ne vient plus naturellement de l'intérieur, Gehlen en
conclut qu'il doit être imposé de l'extérieur. Si l'homme ne veut pas se
perdre dans le chaos des impulsions et des affects, il doit rétablir le lien
perdu entre les instincts et les stimuli en interposant, entre lui et le
monde, des institutions. Celles-ci stabilisent ses interprétations du
monde et fournissent des règles générales, de telle sorte que sa marge
d'action soit rigoureusement réduite. Les rationalistes de tous bords qui,
tel Fichte ou Marx, se plaignent de l'aliénation, et cela au nom de
l'autonomie du sujet, ne voient pas que, s'il ne veut pas rechuter dans
l'état naturel, l'homme doit s'aliéner dans les institutions et se laisser
“consommer” par elles.
Si Gehlen affirme que l'aliénation est bonne pour l'homme, Niklas
Luhmann prend quant à lui allègrement congé de la pensée “vieille
Europe” — et donc aussi forcément de la notion humaniste d'aliénation.
Pour Luhmann, tous les systèmes sociaux, tels que les systèmes
économique, politique, scientifique, pédagogique, etc., sont confrontés
au problème de la complexité 9. Afin de réduire la complexité du monde
environnant, ils doivent sélectionner leurs relations d'échange avec lui,
différencier leurs fonctions, s'autoprogrammer d'après leurs propres
critères, développer des codes binaires et se présenter [14] comme des
mondes autoréférentiellement clos, sans se soucier des autres sous-
systèmes ou de l'intégrationintersystémique. Dans la mesure où
l'autonomisation des sous-systèmes est une précondition nécessaire de
la différenciation fonctionnelle caractéristique des sociétés

8 Pour un bon résumé de l'anthropologie de Gehlen, cf. Gehlen, A. :


“Philosophische Anthropologie”, dans Philosophische Anthropologie und
Handlungslehre, p. 236-246. Sa version affirmative de l'autonomisation et de
l'aliénation du social dans des institutions se trouve dans le même ouvrage (p.
366-379, spécialement 378-379), dans un article intitulé : “Über die Geburt
der Freiheit aus der Entfremdung”.
9 Pour une reconstruction brillante de la pensée hypercomplexe des systèmes
hypercomplexes, cf. Garcia Amado J. : “Introduction à l'œuvre de Niklas
Luhmann”, p. 15-51.
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hypercomplexes, elle est tout bonnement inévitable. On peut, certes,


exprimer sa nostalgie et critiquer l'autonomisation du social en
poursuivant le programme d'autonomie du sujet chère aux Lumières,
mais, à en croire Luhmann, les lumières sociologiques nous éclairent
désormais sur les limites d'une pensée éclairée par des principes
obsolètes. “La sociologie n'est pas l'Aufklärung appliqué, dit-il, mais
l'Aufklärung épuré [nicht angewandte, sondern abgeklärte
Aufklärung], elle est la tentative pour déterminer les limites des
Lumières” 10.
Plus ouvertement idéologique que celle de Luhmann, l'œuvre de
Friedrich Hayek, prix Nobel de l'économie et mentor du thatchérisme,
fait fond sur la reconnaissance des limites indépassables de la raison
humaine 11. Guerroyant contre les “rationalistes constructivistes”, il
affirme qu'il nous est foncièrement impossible de connaître les mondes
physique et social dans leur totalité et leurs relations et que, si nous
sommes néanmoins à même d'agir de façon adéquate, c'est grâce à la
connaissance tacite de règles abstraites que nous ne maîtrisons pas. Et
de même que l'individu ne peut pas avoir une vue synoptique de la
totalité des contenus de son monde environnant, de même dans un
système complexe comme la société, il n'existe pas de régulation
centrale d'où l'on puisse sommer tout ce qui intéresse le fonctionnement
de l'ensemble. La société est un ordre spontané (kosmos) et non pas un
ordre institué (taxis). D'après Hayek, les hommes accroîtront leur
capacité d'action s'ils reconnaissent qu'il existe des ordres sociaux
spontanés, tel que le marché (la “catallaxie”), ordre qui émerge
spontanément de l'ajustement mutuel d'une multitude d'individus
agissant en respectant les contrats et les lois de la propriété. Selon
Hayek, cet ordre est le meilleur des ordres possibles. Il s'ensuit que

10 Luhmann, N. : “Soziologische Aufklärung”, dans Soziologische Aufklärung


1, p. 67. Ici, comme dans toutes les citations traduites de l'allemand, de
l'anglais ou du néerlandais qui apparaissent dans ce travail, c'est moi qui
traduis, de façon plutôt littérale que littéraire d'ailleurs. Plutôt que de le
signaler à chaque fois, j'ai préféré indiquer les références à l'original de façon
précise, de telle sorte que le lecteur puisse, si nécessaire ou s'il le souhaite, les
contrôler par lui-même.
11 Pour un bon aperçu de la pensée de Hayek, cf. Hayek, F. : Order — With or
Without Design ?, spécialement chap. 5. Il s'agit d'un recueil d'extraits
sélectionnés à des fins idéologiques par le centre anticommuniste de
recherche sur les économies communistes.
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toute intervention étatique est, par définition, un acte de coercition qui,


en entravant l'ajustement mutuel sur lequel l'ordre spontané repose, ne
peut que créer le désordre.
Dans l'interprétation critique, l'autonomisation (relative) de la
société n'apparaît ni comme un bienfait, ni comme une nécessité ou
comme quoi que ce soit d’inéluctable d'ailleurs. Partant de l'hypothèse
que la socialisation doit être plus ou moins consciente — le plus ou le
moins dépendant de l'attrait exercé par le modèle fichto-hégélien de
l'identité du sujet et de l'objet — l'autonomisation du social est
invariablement dénoncée comme une forme de déshumanisation,
d'aliénation ou de réification. Dans ce livre, on a pris le parti d'analyser
longuement la tradition critique de la sociologie allemande [15] centrée
sur ce thème. Cette tradition trouve ses antécédents intellectuels dans
les écrits de jeunesse de Hegel et sa fin (provisoire) dans les derniers
écrits de Jürgen Habermas. En centrant l'analyse sur la problématique
de l'autonomisation aliénante de la société, je voudrais montrer que la
notion de réification (Verdinglichung), à première vue ésotérique, va
droit au cœur de la sociologie. Qu’il s’agisse de Marx, Weber, Simmel
ou de Lukács, de Horkheimer, Adorno, Marcuse ou de Habermas, c'est
bien la double problématique de la réification du monde et l’aliénation
de l’homme qui forme et informe leur œuvre. Bien que ce livre
développe plusieurs thèmes et défende plusieurs thèses — comme dans
une partie de chasse, je débusque surtout le gros gibier, mais je déloge
aussi les lapins et les lièvres, et, quelquefois, je m'en prends même aux
pigeons voyageurs — je voudrais, afin de donner un avant-goût de la
suite, présenter rapidement le développement historique des théories
critiques de l'aliénation et de la réification telles qu'elles seront
esquissées dans ce livre.

1.2. La pensée de l’aliénation en raccourci

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La théorie de l'aliénation de Marx est fortement influencée par la


théorie de l'aliénation de Hegel, tel qu'il l'a présentée dans la
Phénoménologie de l'esprit, et par l'anthropologie philosophique de
Feuerbachap. Dans le chapitre qui suit, je montrerai qu'on peut dégager
deux théories de l’aliénation chez Marx et que chacune correspond à un
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 32

point de départ théorique différent. La première, qui part du concept du


travail et qui suppose une anthropologie philosophique normative de
l’être générique de l’homme, a trouvé son expression classique dans les
Manuscrits économico-philosophiques de 1844. La seconde, qui
procède du concept de marchandise et qui repose sur une analyse
structuralo-historique du système capitaliste en tant que système
d’échange généralisé, est exposée dans le Capital. Dans le système
capitaliste, qui est à proprement parler un système d’exploitation, le
travailleur ne réalise pas ses puissances spécifiquement humaines
(autoréalisation dans et par le travail, sociabilité et affinement des
organes de sens), mais il les nie et, par là, il se nie lui-même. Son travail
est aliéné parce que le produit du travail ne lui appartient pas ; il
appartient au capitaliste, par rapport auquel l'ouvrier est également
aliéné. Plus l’ouvrier produit de richesses, plus il s’appauvrit. C'est ainsi
que, selon Marx, le processus de travail est devenu le processus
d’aliénation du propre travail de l’homme, car, en travaillant, le
travailleur salarié et exploité a produit son contraire, le capital — cette
richesse étrangère qui le domine et qui l’exploite en usant de lui comme
un moyen pour produire de la plus-value. Aliéné du processus de
travail, de ses produits et des autres hommes, l'homme est également
aliéné de son essence.
Or, le capitalisme n’est pas seulement un système de production
basé sur l’exploitation et l’aliénation de la classe laborieuse, c’est aussi
un système d’échange généralisé. La marchandise y est devenue, selon
Marx, la forme universelle du produit, par suite de quoi la valeur
d’échange de la marchandise supplante la valeur d’usage au point que
la valeur d’échange apparaît, dans [16] l’attitude naturelle des
échangistes, comme inhérente à la nature même du produit, alors qu’en
réalité elle résulte du travail qui y est incorporé et qui s’exprime comme
un rapport de grandeur entre choses échangées. Le rapport social entre
personnes est médiatisé par le rapport économique entre les choses au
point de se confondre avec lui. C’est là l’essentiel de la seconde théorie
de l'aliénation, celle du fétichisme des marchandises : “Un rapport
social déterminé des hommes entre eux, revêt ici pour eux la forme
fantastique d’un rapport des choses entre elles.” Tout enprésentant le
marxisme comme une philosophie réaliste des relations internes,
j'insisterai, contre les interprétations “idéologisantes”, sur le fait que
l’inversion des hommes et des choses ne relève pas de l'illusion, mais
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qu'elle renvoie à un rapport de domination structurel. Faute d’un


organisme institué qui règle à la fois la production et la distribution des
produits du travail, les choses dirigent plutôt les hommes que les
hommes ne dirigent les choses.
Pour Marx, l’aliénation du travailleur et le fétichisme des
marchandises sont des phénomènes historiquement déterminés et,
donc, passagers. Georg Simmel, en revanche, le plus original des
classiques de la sociologie qui fut fortement influencé par la
philosophie de la vie, estime pour sa part que l’objectivation et
l’autonomisation des formes socio-culturelles, n’obéissant qu’à leur
propre logique objective et immanente, relève de la fatalité universelle.
Et qui plus est, non seulement les contenus de la culture objective se
sont autonomisés, par leur accumulation hypertélique, mais ils ont aussi
pris une telle ampleur qu’ils ont fini par dépasser la capacité
d’incorporation et d’assimilation de quiconque. Ce conflit entre la
culture objective et la culture subjective se poursuit dans le conflit entre
l’individu et la société. À la différence de Marx, Simmel ne propose
cependant aucune solution. Ce qui se comprend, car, comme nous le
verrons au chapitre 3, pour Simmel, la tragédie de la culture et de la
société n’est que la reproduction sur le plan historique du tragique de la
vie, du flux de la vie qui pour s’exprimer et se réaliser doit s’autoaliéner
dans des formes fixes et figées qui l’étouffent. Le caractère tragique de
la culture et de la société, comme celui de la vie, provient donc de ce
que sa négation est inscrite dans leur nature même.
Moins “philosophant” que Simmel, Max Weber n’est pas pour
autant plus optimiste que lui quant à l’avenir de la société occidentale.
D’après Weber, la généralisation de la rationalité formelle et sa
tendance à pénétrer dans toutes les sphères de la vie est le propre de
l’Occident — de là le refrain wébérien : “seulement en Occident”. La
rationalité formelle — formelle parce que liée à aucun but substantiel
— repose sur la calculabilité maximale des moyens et des procédures,
ainsi que sur la prévisibilité des règles abstraites et des activités dans
une sphère particulière d’action. Résultant de l’objectivation de
l’activité rationnelle en finalité, cette forme de rationalité est désormais
une propriété objective des structures sociales de la société moderne.
Elle se caractérise par l’objectivité, l’impersonnalité, l’anéthicité et la
discipline. Qu’il s’agisse de l’économie capitaliste, de la bureaucratie
monocratique ou de la justice formaliste, “sans le moindre égard pour
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 34

les personnes” — phrase capitale pour [17] comprendre la nature de la


rationalité formelle objective —, selon Weber, la rationalisation
formelle menace impitoyablement la liberté et la dignité de l’homme.
Dans ce sens, on peut dire que la rationalisation formelle de Weber est
rigoureusement synonyme de la réification de Marx. Historiquement,
la bureaucratisation, la formalisation du droit, l’expansion du marché et
l’émergence des sciences modernes ont toutes joué un rôle considérable
dans la construction de la “cage de fer” de la modernité. Ces processus,
qui ont tous connus une dynamique autonome, ont été des processus
partiels causalement importants, mais, d'après Weber, c’est seulement
leur combinaison et leur conjonction avec l’éthique protestante
ascétique et intra-mondaine qui a pu mettre en branle la grande
transition vers la modernité. Dans le chapitre 4, j'essaierai de montrer
que la signification culturelle du protestantisme ascétique relève, en
dernière instance, du fait qu’il a favorisé “l’esprit de
dépersonnalisation” et la réification des relations interpersonnelles.
Par la suite, Georg Lukács, ce philosophe hégélo-marxiste,
révolutionnaire et millénariste, que je critiquerai sévèrement dans le
chapitre 5, reprendra la théorie wébérienne de la rationalisation
formelle et, en la rattachant à la théorie marxiste du fétichisme des
marchandises, il formulera la théorie classique de la réification. Le
point de départ de cette théorie, exposée dans “La réification et la
conscience du prolétariat”, l’essai central de son Histoire et conscience
de classe, est la généralisation de la théorie du fétichisme au-delà des
marchandises. Selon Lukács, le fétichisme, phénomène qu’il identifie
d’ailleurs d’emblée à celui de la réification, constitue “le problème
central, structurel, de la société capitaliste dans toutes ses
manifestations vitales”. L’universalité de la forme marchande, conçue
comme prototype de toutes les formes d’objectivité, fonctionnant selon
leurs propres lois et dissimulant toute trace des relations interhumaines
qui les sous-tendent, conditionne, tant sur le plan objectif que sur le
plan subjectif, toute la vie extérieure et intérieure de l'homme. Dans la
sphère du processus de production et de reproduction matérielle,
l’expression la plus achevée de la réification est la transformation de
l’homme en marchandise et en appendice de la machine.
Ici, Lukács redécouvre, à la suite de Simmel, la théorie de
l’aliénation du travail que Marx avait élaborée en 1844, mais jamais
publiée, et cela en fusionnant la catégorie marxiste du travail abstrait
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 35

avec la catégorie wébérienne de la rationalité formelle. En éliminant le


caractère individuel, concret et humain du travail et en le réduisant à
des paramètres quantitatifs, une organisation rationnelle et efficace,
calculable et prévisible du travail devient possible (taylorisme).
L’ouvrier est alors incorporé comme partie, mécanisé dans un système
mécanique qu’il trouve devant lui, achevé et inhumain, fonctionnant
dans une totale indépendance par rapport à lui. Lukács estime que dans
la société capitaliste la réification se généralise. La forme intérieure
d’organisation d’entreprise industrielle se révèle alors comme le
concentré de la structure de toute la société. Exprimant le “messianisme
des opprimés”, Lukács attend sans plus que la révolution prolétarienne
délivre le monde de la réification et de l'aliénation, restaurant ainsi la
belle totalité dont Hegel avait rêvé autrefois.
[18]
La trajectoire de la soi-disant “Théorie critique de l'École de
Francfort”, dont nous analyserons les représentants majeurs
(Horkheimer, Adorno, Marcuse) dans le second tome de cet ouvrage,
peut être comprise en termes d'une désillusion croissante vis-à-vis des
attentes lukácsiennes de la révolution. Confrontés avec le fascisme
européen, le stalinisme soviétique et la société de masse américaine, les
membres de l'École de Francfort perdent tout espoir de voir émerger
une société émancipée et se réfugient dans une sorte de pessimisme
culturel qui a trouvé son expression magistrale dans la Dialectique de
la Raison, ouvrage que Horkheimer et Adorno, exilés à Los Angeles,
ont rédigé ensemble. Dans ce classique de la théorie critique, la théorie
lukácsienne de la réification est coupée de toutes ses perspectives
rédemptrices et radicalisée à tel point que la réification finit par
apparaître comme un trait ontologique de la civilisation humaine. En
effet, pour expliquer le totalitarisme, Horkheimer et Adorno
développent une philosophie de l'histoire négative qui voit déjà dans les
premières tentatives protohistoriques pour maîtriser la nature les
germes du déploiement fatal d'une logique diabolique de réification
croissante qui détruit tout sur son passage et qui trouvera son
accomplissement dans les camps de la mort. Le problème de cette
perspective négativiste est, comme nous le verrons, qu'en identifiant
d'emblée la rationalisation à la réification, elle ne peut que mettre le
doigt sur l'échec permanent de la civilisation. Conséquemment, que ce
soit sous le vocable de la “société unidimensionnelle” (Marcuse, chap.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 36

9), de la “société totalement administrée” (Horkheimer, chap. 7) ou du


“contexte d'aveuglement” (Adorno, chap. 8), la sociologie
francfortoise, fixée comme elle l'est sur les processus de domination
croissante de la nature et de l'homme, ne peut que dénoncer la
réification (au demeurant totale) qui réprime toute tentative
d'émancipation et qui, si elle n’élimine pas simplement les individus,
les étouffe en les réduisant à l'état de suivistes dépersonnalisés.
Finalement, dans sa grandiose Théorie de l’agir communicationnel,
Jürgen Habermas, chef de file de la seconde génération de la Théorie
critique, reprendra et reformulera la théorie de la réification dans le
paradigme de la philosophie de la communication. Dans cette
perspective, la problématique de la réification n’est plus
immédiatement associée au problème de la rationalisation formelle en
tant que telle, comme c’était le cas chez les membres de l'École de
Francfort ; elle est plutôt liée au problème de la disjonction du système
et du monde vécu, ou mieux, au problème de la “colonisation” du
monde vécu par les sous-systèmes conjugués de l’économie et de l’État.
En effet, pour Habermas, la disjonction du système et du monde vécu,
rendue possible sur la base d’un monde vécu culturellement rationalisé,
ne relève pas encore de la pathologie sociale. Dans un monde
hypercomplexe, le remplacement du langage dans les sous-systèmes
économiques et administratifs par les médiums régulateurs qui
décrochent l’action des processus d’intercompréhension et la
coordonnent au moyen des valeurs instrumentales généralisées
(l’argent et le pouvoir) qui facilitent l’intégration et la différenciation
des systèmes de l’activité par rapport à une fin, est tout simplement
indispensable. Cependant, dans la perspective de l'agir
communicationnel, la disjonction du système et du [19] monde vécu
devient pathologique lorsque la dynamique propre des sous-systèmes
agit rétroactivement sur les formes de vie culturelles ; lorsque les
mécanismes d’intégration systémique (l’argent et le pouvoir) refoulent
les formes de l’intégration sociale (le langage) hors des domaines où la
coordination de l’action ne peut se faire que par le médium langagier ;
bref, pour Habermas, il y a réification lorsque le complexe monétaire-
bureaucratique touche et envahit les sphères qui ne sauraient être
intégrées autrement que par la communication langagière.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 37

2. Le pathos idéologique
de la critique de la réification

2.1. L’autonomie relative de la sociologie

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L'expérience de l'autonomie relative des ensembles socioculturels


autoréférentiels, fonctionnant selon des mécanismes rigoureux et
capables, sinon d'imposer aux agents leur nécessité, du moins de limiter
plus ou moins sérieusement leur marge d'action, est l'expérience
fondatrice de la sociologie en tant que discipline relativement
autonome 12. En effet, la sociologie, définie vaguement comme
“science de la société”, est née au dix-neuvième siècle, suite à
l'effondrement de l'Ancien Régime sous les coups de butoir que lui
portaient la Révolution française et la révolution industrielle, de la
découverte de la “société” en tant que formation relativement
autonome 13. Ces deux révolutions simultanées qui lancent la
civilisation occidentale dans l'orbite de la modernité n'ont pas
seulement transformé le monde en accélérant l'histoire, elles ont
également bouleversé l'expérience et la vision du monde
traditionnelles. Désormais, la société n'est plus vécue et perçue comme
un ensemble immuable, métasocialement garanti par Dieu ou le Prince,
mais comme un ensemble de formations sociales en perpétuel

12 Cf. à ce propos Elias, N. : What is Sociologie ?, chap. 1, spécialement p. 49


et, du même : “On the Sociogenesis of Sociology”, p. 14-52, spécialement p.
37 sq. À en croire Meier, le thème de l'autonomisation serait également
constitutif de l'histoire. Cf. Meier, C. : “Fragen und Thesen zu einer Theorie
historischer Prozesse”, dans Faber, K. et Meier, C. (sous la dir. de.) : Theorie
der Geschichte, vol. 2, p. 11-66.
13 “Découverte de la société”, c'est le titre significatif que Collins et Makowsky
ont donné à leur manuel de sociologie. Cf. Collins, R. et Makowski, M. : The
Discovery of Society. Bauman, le théoricien critique qui n'hésite pas à
caractériser la sociologie comme “science de la non-liberté”, relie la naissance
de la sociologie à la “découverte de la société en tant que 'seconde nature'“.
Cf. Bauman, Z. : Towards a Critical Sociology, chap. 1. Comme nous le
verrons dans la seconde partie de cet ouvrage, la catégorie lukácsienne de la
“seconde nature” fera fortune dans la théorie critique de l'École de Francfort.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 38

mouvement, relativement aveugle et relativement indépendant par


rapport aux individus 14.
[20]
La thèse de l'autonomie relative du domaine social n'est pas
seulement une “idole de la tribu” qui sert à rationaliser l'autonomie
relative de la sociologie ; l'objet de la sociologie n'est pas seulement la
matérialisation du projet de la sociologie 15. Non, la thèse du caractère
sui generis du règne social est à la fois l'expression de l'expérience
fondamentale de la modernité et l'a priori constitutif de la sociologie.
Être sociologue implique, par définition, l'acceptation de l'existence
d'un “règne social”, différencié de l'économique et du politique,
relativement irréductible au règne psychologique (ou biologique, etc.).
Cela ne signifie pas, comme l'affirme Durkheim, que les faits sociaux
doivent invariablement être expliqués par des faits sociaux, mais bien
qu'il y a des faits sociaux, en l'occurrence des entités, des relations et
des représentations sociales qui ne peuvent pas être réduits à des faits

14 Pour éviter tout malentendu, il est important d'insister sur le fait que
l'autonomie de la société par rapport aux individus ne peut être que relative,
et cela pour la simple raison que si la société est effectivement indépendante
par rapport à tel ou tel individu, elle ne l'est, et ne peut évidemment pas l'être,
par rapport à l'ensemble des individus. Durkheim ne dit pas autre chose
lorsqu'il affirme dans sa leçon inaugurale qu'“ n tout n'est pas identique à la
somme de ses parties, quoique sans elles, il ne soit rien”. Cf. Durkheim, E. :
La science sociale et l'action, p. 86. Cependant, si triviale que cette remarque
puisse paraître, le problème de l'autonomie relative de la société (ou de
l'irréductibilité relative des faits sociaux) cache une foule de problèmes
métaphysiques extrêmement complexes qui sont l'enjeu de maintes
controverses entre les réductionnistes et les émergentistes. Pour s'en
convaincre, il suffit de se référer, par exemple, à l'étude hyperanalytique de
David-Hillel Ruben : The Metaphysics of the Social World, chap.1. L'auteur
a besoin d'une cinquantaine de pages pour démontrer que la France existe.
15 Cf. Pels, D. : Macht of eigendom, p. 107. Cette thèse d'après laquelle la société
est née de l'esprit de la sociologie, c'est-à-dire d'après laquelle l'objet de la
sociologie n'est que le résultat hypostasié de l'application de la méthode
scientifique au domaine social, est avancée par Friedrich Tenbruck et reprise
par Dick Pels. Cf. Tenbruck, F. : “Emile Durkheim oder die Geburt der
Gesellschaft aus dem Geist der Soziologie”, p. 333-350 et Pels, D. : “Het
project als object : Durkheims 'kennispolitiek' in relativistisch perspectief”, p.
51-91. Tous deux reconnaissent cependant l'existence de la société en tant
qu'objet sui generis.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 39

psychologiques (ou biologiques, etc.). Que le règne social soit


relativement autonome par rapport aux individus et que la sociologie
présuppose, pour ainsi dire, transcendantalement l'existence d'un tel
règne, voilà deux affirmations analytiques que le sociologue ne peut
pas mettre en question. Quiconque rejette la thèse de l'autonomie ou de
l'irréductibilité relative du social, par conviction ou par provocation, nie
l'autonomie de la sociologie et, par là même, s'exclut de la communauté
des sociologues 16.

2.2. Anomie versus aliénation

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De même que ce n'est pas un hasard, pour employer une phrase


typiquement marxiste, si la sociologie s'est instituée au moment de la
grande transition de la Gemeinschaft à la Gesellschaft — transition qui
se caractérise, pour parler comme Hegel, par la “scission” progressive
entre le sujet et l'objet, entre l'homme et ses œuvres, et que la sociologie
sanctionne réflexivement et après coup —, de même ce n'est pas un
hasard si la notion de réification (Verdinglichung, ou encore
Versachlichung) est apparue à l'aube de la modernité. Cependant, dans
la mesure où l'emploi de la notion de réification est indissociable de ce
que je propose d'appeler, avec un clin d'œil à Lovejoy, le père fondateur
de l'histoire des idées, un certain “pathos idéologique” bien spécifique,
il ne faut pas la confondre avec celle de l'autonomie relative de la
société 17. [21] L'irréductibilité relative de la société est une condition

16 Cette affirmation catégorique est à la fois descriptive et performative. En ce


qui me concerne, j'entends la thèse de l'autonomie relative du social dans un
sens transcendantal : elle est une condition absolument nécessaire de la
sociologie en tant que discipline relativement autonome. Formulée telle
quelle, cette thèse n'implique pas plus l'acceptation des prémisses
objectivistes de l'École durkheimienne que le rejet des variantes subjectivistes
de la sociologie. Elle stipule uniquement que l'autonomie relative de la
sociologie est analytiquement liée à l'autonomie relative de son domaine
d'objet. Qu'il y a des faits sociaux, i.e. des entités, des relations et des
représentations sociales relativement irréductibles, fonde la sociologie en tant
que discipline relativement autonome.
17 Par “pathos”, j'entends, avec Lovejoy, une certaine sensibilité ou
susceptibilité métaphysique. Cf. Lovejoy, A. : The Great Chain of Being, p.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 40

nécessaire, mais non suffisante de la réification. La preuve, si j'ose dire,


en est fournie par le fait que Durkheim, qui a tant insisté sur le caractère
sui generis du règne social, n'a pas développé une théorie de la
réification ou de l'aliénation 18. En effet, alors même que Durkheim
était, à l'instar de Marx, un critique radical des institutions et des valeurs
dominantes de la société moderne, ses conceptions normatives de
l'homme et de la société, qui sont à plusieurs égards à l'opposé de celles
des sociologues classiques allemands que nous allons considérer ici,
l'ont empêché de développer une telle théorie. À cet égard, il est tout à
fait significatif que, dans Le suicide, il n'accorde qu'une place tout à fait
marginale (une seule note) au “suicide fataliste”, c'est-à-dire au suicide
qui, à l'inverse du suicide anomique, n'est pas induit par un défaut mais
par un excès du contrôle social 19. De façon quelque peu grossière, on
peut dire que, pour autant que le problème de l'anarchie morale
constitue le problème central de Durkheim, il ne concevait pas tant le
problème de la réification — comprise provisoirement comme
domination de l'individu par des formes de contraintes qui lui sont
extérieures — comme un problème que comme une solution au
problème de l'anomie. On peut certes réduire, comme le fait Horton,
l'opposition entre la sociologie française de Durkheim et la sociologie
classique allemande à l'opposition, qui divisait profondément la
sociologie dans les années soixante et soixante-dix, entre une théorie de
l'ordre et une théorie du conflit — le fait est que la théorie de la

10-14. L'adjectif “idéologique” n'est pas employé ici dans le sens marxiste du
mot. Par idéologie, j'entends toutes les hypothèses non empiriques de nature
politique, morale et anthropologique qui informent une théorie sociale.
18 Pour une analyse comparative des présuppositions anthropologiques et
normatives de la théorie de l'aliénation de Marx et de la théorie de l'anomie
de Durkheim, cf. les articles suivants de John Horton : “The Dehumanization
of Anomie and Alienation : À Problem of the Ideology of Sociology”, p. 283-
300 et “Order and Conflict Theories of Social Problems as Competing
Ideologies”, p. 701-707, ainsi que l'article de Steven Lukes : “Alienation and
Anomie”, dans Essays in Social Theory, p. 74-95. D'une façon tout à fait
intéressante, Alan Dawe rattache la théorie de l'aliénation à la sociologie de
l'action, centrée sur le problème de l'autonomie de la personne, et la théorie
de l'anomie à la théorie du système, qui, elle, est centrée sur celui de l'ordre
social. Cf. Dawe, A. : “The Two Sociologies”, p. 207-218 et, du même :
“Theories of Social Action”, dans Bottomore, T. et Nisbet, R. (sous la dir.
de.) : À History of Sociological Thought, p. 362-417.
19 Cf. Durkheim, E. : Le suicide, p. 311, n. 1.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 41

réification et la théorie de l'anomie présupposent des systèmes


axiologiques différents et que, pour cette raison, Durkheim n'a pas
développé une théorie de la réification — ce qui démontre a contrario
que l'autonomie relative des structures sociales ne peut pas être
simplement confondue avec la réification.

2.3. Les Anti-Lumières éclairées

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En tant qu'expression de l'effroi et du désillusionnement


typiquement romantique des intellectuels allemands vis-à-vis du
triomphe de la société bourgeoise capitaliste et de la montée inexorable
de la rationalité formelle-instrumentale qui l'accompagne, sapant les
fondements de la vie en commun et tendant à s'imposer dans tous les
domaines de la vie, la notion de réification est chargée d'un certain
pathos idéologique. Robert Nisbet affirme à ce propos que la notion de
réification, comme celle d'aliénation d'ailleurs, qui appartient à la même
“famille conceptuelle” et avec laquelle elle est souvent associée, voire
même confondue, représente “l'antithèse ou l'inversion de la notion du
[22] progrès” 20. Cette affirmation n'est pas forcément fausse, mais,
dans la mesure où Nisbet adhère au mythe des origines conservatrices
de la sociologie et le renforce, j'estime qu'il faut rejeter cette thèse
d'après laquelle des connotations conservatrices, voire même
réactionnaires, seraient associées aux notions d'aliénation et de
réification 21. S'il est vrai que la notion de réification implique une
critique de l'idée du progrès et des Lumières, il faut remarquer que la
tradition des Anti-Lumières n'est pas homogène. Selon Seidman, il faut
distinguer trois courants dans la nébuleuse des Anti-Lumières, à savoir

20 Nisbet, R. : La tradition sociologique, p. 329.


21 Sur le “mythe des origines conservatrices de la sociologie”, qui, soit dit en
passant, est entretenu aussi bien par des conservateurs (comme Nisbet et
Berger) que par des marxistes (comme Therborn, Marcuse et Zeitlin), cf.
Giddens, A. : “Four Myths in the History of Social Thought”, dans Studies in
Social and Political Theory, p. 212-218 et, du même : “Classical Social
Theory and the Origins of Modern Sociology”, dans Profiles and Critiques in
Social Theory, p. 47-51. Pour une critique de Nisbet, cf. également Birnbaum,
N. : Toward a Critical Sociology, p. 81-93.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 42

le conservatisme philosophique, le romantisme anti-bourgeois et le


radicalisme révolutionnaire 22. Aucun des auteurs que nous allons
considérer ne peut être placé dans cette tradition conservatrice des Anti-
Lumières, de Bonald, Burke et de Maistre, que les Allemands appellent
les Contre-Lumières (Gegenaufklärung). Restent donc les courants du
radicalisme et du romantisme. À l'exception de Simmel, de Weber et
du vieil Horkheimer, la pensée de tous les auteurs que nous allons traiter
montre une tendance au radicalisme révolutionnaire. Cependant, la
spécificité de la critique de la réification ne provient pas à mon avis du
lien qu'elle entretient avec le courant révolutionnaire, mais bien de son
rattachement au courant du romantisme 23. S'il faut donc spécifier les
origines de la sociologie, et plus particulièrement de la sociologie
classique allemande pour autant qu'elle traite du problème de la
réification, je dirais qu'elles se trouvent avant tout dans le romantisme,
et plus particulièrement dans ce que Löwy appelle, à la suite de Lukács,
le “romantisme anticapitaliste” 24. Cette thèse des attaches entre le
romantisme et la sociologie allemande suit en partie l'analyse de
Mitzman 25. Selon que le critique juge la société moderne sur la base
d'une vision “faustienne” de l'homme, caractérisé par son incessant
combat pour maîtriser le monde, ou sur la base d'une vision

22 Cf. Seidman, S. : Le libéralisme et la théorie sociale en Europe, chap. 2.


23 À l'instar de cet insaisissable “postmodernisme” de nos jours, le mouvement
culturel du XVIIIe et du XIXe siècle qu'on appelle “romantisme” semble
échapper à toute définition claire et distincte. Si l'échantillon de Levin est
représentatif, il semble bien que ce soit là la seule chose sur laquelle les
auteurs s'accordent. Je cite : “Les termes 'romantique' et 'romantisme' éludent
la définition” (Reiss), “le terme romantique est notoirement difficile à définir”
(Copleston), “la difficulté principale du romantisme consiste à le définir”
(Calleo), “il y a à peu près autant de définitions du romantisme qu'il y a des
livres à ce sujet” (Aris)”. Cf. Levin, M. : “Marxism and Romanticism”, dans
Jessop, B. et Malcolm-Brown, C. (sous la dir. de.) : Karl Marx's Social and
Political Theory. Critical Assessments, vol. 1, p. 219, n. 21. La littérature sur
le romantisme est énorme. Pour une introduction aux “romantismes”, cf. les
essais érudits de Lovejoy, dans Essays in the History of Ideas, p. 183-253.
24 Cf. Saye, R. et Löwy, M. : “Figures du romantisme anticapitaliste”, p. 99-121
et Löwy, M. : Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires, chap. 1.
Lukács emploie la notion de “romantisme anticapitaliste” dans sa préface à la
Théorie du roman.
25 Cf. Mitzman, A. : “Anti-progress : À Study of the Romantic Roots of German
Sociology”, p. 65-85 et, du même : Sociology and Estrangement, 1ere partie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 43

“apollinienne” de l'homme cultivé qui valorise l'harmonie et la


réconciliation de l'homme et de la nature, le jugement et les solutions
proposées sont, selon Mitzman, différentes : dans le premier cas, la
modernité est jugée comme étant intrinsèquement “réificatrice” et la
solution proposée est d'ordre [23] social ; dans le second cas, en
revanche, elle est jugée comme étant intrinsèquement aliénante et la
solution proposée est d'ordre individuel.
Cette analyse pose cependant problème. D'abord, en caractérisant le
romantisme comme un courant antimoderniste, Mitzman sous-estime
gravement la portée moderniste et progressiste du romantisme.
Cherchant la voie d'un modernisme non réifiant, le mouvement
romantique ne s'opposait pas tant à la modernité qu'à la réification 26.
On pourrait lui appliquer cette formule lumineuse d'Adorno : “Une des
tâches — non des moindres — devant lesquelles se trouve placée la
pensée est de mettre tous les arguments réactionnaires contre la
civilisation occidentale au service de l'Aufklärung progressiste” 27.
Ensuite, il n'est pas du tout évident, pour ne prendre que deux exemples,
de classer Marx ou Adorno sur cette base. Marx privilégie clairement
la solution sociale et, cependant, c'est bien lui qui a formulé la théorie
classique de l'aliénation ; inversement, Adorno, fixé comme nul autre
sur le phénomène de la réification, rejette la théorie de l'aliénation et,
cependant, il valorise la personnalité apollinienne. Enfin, Mitzman ne
voit pas que la distinction qu'il établit entre les théories de la réification
et celles de l'autoaliénation recoupe la distinction plus fondamentale
qu'on peut établir entre le courant individualiste, moderniste et
progressiste d'une part et le courant holiste, anti-moderniste et
conservateur du romantisme d'autre part.
En effet, à y regarder de plus près, il s'avère que le courant
“faustien”, dans lequel Mitzman range Marx, Simmel et Weber,
coïncide exactement avec le courant “individualiste” de Seidman,
lequelcorrespond, à son tour, au courant “accommodationniste” dont

26 Pour des analyses qui soulignent le courant moderniste du romantisme, cf.


Brunkhorst, H. : “Romanticism and Cultural Criticism”, p. 397-415 ;
Mannheim, K. : Structures of Thinking, p. 164-181 et Gouldner, A. :
“Romanticism and Classicism : Deep Structures in Social Science”, dans For
Sociology, p. 323-366. Si Mitzman sous-estime la portée moderniste du
romantisme, Gouldner, en revanche, la surestime.
27 Adorno, T. : Minima Moralia, p. 179.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 44

parle Ringer dans son analyse classique du mandarinisme allemand,


ainsi qu'au courant “néo-idéaliste”, influencé par le néokantisme, dont
parle Andrew Arato dans sa superbe analyse des théories de la
réification 28. Dans la mesure où ce courant individualiste (ou
accomodationniste ou néoidéaliste) du romantisme commence à se
mêler imperceptiblement avec le rationalisme critique des Lumières, il
est quelque peu problématique de l'associer, comme le fait Seidman,
avec les Anti-Lumières en tant que telles. Étant donné que le
romantisme progressiste a déjà incorporé, ou, comme le dit Mannheim,
“relevé” (aufgehoben) le moment moderniste et rationaliste des
Lumières, il ne s'agit pas d'abandonner le projet des Lumières, mais
bien plutôt d'éclairer l'Aufklärung afin de continuer réflexivement son
projet d'émancipation 29. C'est d'ailleurs pourquoi le courant
progressiste du romantisme, qui accepte pleinement et sans trop de
retenue l'idéologie de “l'universalisme individualiste” de la modernité,
pour parler comme Louis Dumont 30, peut aussi [24] être considéré
comme un sous-courant des Lumières. Comme on le verra par la suite,
la ligne qui sépare la critique néoromantique (postrationaliste) de la
critique néorationaliste (postromantique) des Lumières, est souvent
difficile à tracer.
Quoi qu'il en soit, c'est dans ce contexte idéologique bien précis que
je propose d'appeler les “Anti-Lumières éclairées”, avec son
individualisme, son modernisme et, surtout, son insistance particulière
sur l'autonomie au sens de Kant, en tant que critère implicite de
jugement, que s'origine la critique de la réification 31. En effet, s'il faut

28 Cf. Seidman, S. : op. cit. : p. 79 sq. ; Ringer, F. : The Decline of the German
Mandarins, p. 128-199 et Arato, A. : “The Neo-Idealist Defense of
Subjectivity”, p. 108-161.
29 Cf. Mannheim, K. : “Das konservative Denken”, dans Wissenssoziologie, p.
454.
30 Cf. Dumont, L. : Essais sur l'individualisme. Une perspective
anthropologique sur l'idéologie moderne, p. 224. La notion d'invidualisme
(idéologique) fut d'abord introduite par Dumont dans Homo Hierarchicus, p.
17 sq. et reprise par la suite dans Homo Aequalis, I, chap.1.
31 Il se peut que la référence à l’autonomie ou, comme le dit Murray Davis, à
“l’intégrité psychologique” de l’individu soit un lieu commun de la
rhétorique, servant à obtenir l’adhésion du lecteur (cf. “That’s classic ! The
Phenomenology and Rhetoric of Successful Social Theories”, p. 290), mais
on ne peut pas pour autant la réduire à une simple devise de l’argumentation.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 45

expliquer l'émergence et l'attrait particulier de la notion de réification,


la référence à la valeur moderne de l'autonomie, au sens positif de
l'autodétermination, et non pas simplement au sens négatif d'absence de
contraintes extérieures, est tout simplement indispensable 32. C'est
parce que les formations sociales, en tant que créations humaines qui
s'autonomisent et qui échappent au contrôle de l'homme, se dressent
contre lui et menacent de l'anéantir en sapant son autonomie, que les
intellectuels, dont on sait que, par leur position et surtout par leurs
pratiques spécifiques, ils sont singulièrement prédisposés à valoriser
l'autonomie, critiquent la société moderne en termes de réification. Sans
la prémisse humaniste et individualiste selon laquelle l'homme est et
doit être un sujet autonome, doit être maître de ses propres actions et
non pas un objet hétéronome, une chose parmi les choses, assujettie aux
déterminations extérieures imposées par des lois naturelles, la
réification, en tant qu'autonomisation aliénante des formes et des
formations sociales, ne serait et ne pourrait tout simplement pas être
problématique. Dans ce sens, on peut dire que la réification présuppose
l'autonomie et que l'autonomie de la personne est une condition
constitutive du discours sur la réification.

La sociologie est l’héritière de l’ancienne philosophie morale. Elle poursuit


le même but par d’autres moyens.
32 En parlant d'autonomie “positive” et “négative”, je reprends la distinction
désormais classique d'Isaiah Berlin. Cf. Four Essays on Liberty, p. 118-172.
DansVisions of the Sociological Tradition, chap. 9, Levine retient justement
cette insistance kantienne sur l'autodétermination normative comme le trait
distinctif de la sociologie allemande.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 46

2.4. Système et “surréification”

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Cependant, dans la mesure où la société moderne forme un tissu


systémique relativement autonome d'interconnexions fonctionnelles
qui imposent toujours et inévitablement des limites à l'autonomie de la
personne, on peut se demander si la réification ne fait pas tout
simplement partie de la condition de l'homme moderne. Après tout, la
disjonction du système et du monde vécu, la différenciation
fonctionnelle des sous-systèmes autorégulés, et l'hétéronomie qu'elles
impliquent, ne sont-elles pas les caractéristiques distinctives des
sociétés modernes avancées ? Cette objection est importante, car elle
indique que, si la notion de réification veut garder sa fonction critique
et si la critique ne veut pas basculer dans le conservatisme
philosophique, en chantant le “lamento sur la [25] réification”
(Adorno), la critique doit nécessairement s'autolimiter. Il faut donc
renoncer à l'idéalisme objectif et accepter l'irréductibilité relative des
structures systémiques de la société 33. Il ne s'agit pas de plaider pour
une inversion de la flèche du temps, ni pour l'abolition des propriétés
systémiques de la société en tant que telles, mais bien de s'attaquer aux
structures systémiques de la société qui limitent artificiellement
l'autonomie de la personne. Autrement dit, si la valeur de l'autonomie
veut garder son sens en tant que critère de jugement, la réification ne
peut avoir trait qu’à ces propriétés systémiques de la société qui sont
“surrépressives” (Marcuse) en ce qu'elles imposent une aliénation
superflue qui, dans les circonstances actuelles, pourrait être abolie sans
que la différenciation fonctionnelle des sociétés modernes soit
supprimée en tant que telle. L'injonction comprise dans la notion de
réification est donc de réaliser, autant que faire se peut, les conditions
optimales de l'autonomie.
Nous avons vu que la critique allemande de la réification s'origine
dans le contexte idéologique des Anti-Lumières, plus précisément dans
le courant accommodationniste (Ringer) et humaniste (Arato) du

33 Renoncer à l'idéalisme objectif et reconnaître l'irréductibilité relative du


système au monde vécu signifie qu'il ne faut pas concevoir l'unité entre le
système et le monde vécu sur le modèle hégelien d'une totalité éthique
scindée. J'y reviendrai dans les chapitres sur Marx, Lukács et Habermas.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 47

romantisme que j'ai nommé les “Anti-Lumières éclairées”. Si l'on


distingue maintenant, à l'intérieur de ce courant individualiste et
progressiste du romantisme, deux structures différentielles, mais non
disjonctives, de sensibilité, à savoir celle qui tend vers l'activisme
idéologique et celle qui tend vers le passéisme nostalgico-tragique 34,
on peut classer tous les auteurs que nous allons analyser dans cette
étude des théories de la réification selon qu'ils tendent de façon
prédominante vers l'optimisme actif ou vers le défaitisme : Marx,
Lukács, Marcuse et Habermas figurent dans la première catégorie ;
Simmel, Weber, Horkheimer et Adorno dans la seconde 35.

3. Petites querelles philologiques

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Le concept de réification, en tant que concept théorique, savant et


technique, est intimement lié au développement de la pensée marxiste.
Or, contrairement au concept d'aliénation (Entfremdung), qui constitue
le concept central des Manuscrits parisiens, sinon de l'œuvre de Marx
en général, le concept de réification (Verdinglichung) n'a pas vraiment
de source canonique. Par conséquent, [26] selon les prédilections des
commentateurs, la paternité du concept a pu être attribuée à Kant,

34 J'emprunte la distinction de la “vision tragique” et de la “vision idéologique”


à Gouldner. Cf. Gouldner, A. : The Dialectic of Ideology and Technology,
chap. 3. Sur la vision tragique en général, cf. la belle étude de Goldmann, L. :
Le Dieu caché, chap. 2-4. Sur la vision nostalgico-tragique dans la sociologie
allemande, cf. Lenk, K. : “The Tragic Consciousness of German Sociology”,
dans Meja, V., Misgeld, D. et Stehr, N. (sous la dir. de.) : Modern German
Sociology, p. 57-75, Connerton, P. : The Tragedy of Enlightenment. An Essay
on the Frankfurt School, p. 120-131, et Stauth, G. et Turner, B. : Nietzsche's
Dance : Resentment, Reciprocity and Resistance in Social Life, p. 27-59.
35 Cette classification est approximative. Elle a trait à la tendance prédominante
d'un auteur. Ainsi, bien que Lukács soit classé dans la première catégorie, ses
premiers écrits sont imbibés du pathos tragique ; inversement, Horkheimer
est classé dans la seconde catégorie, alors que, dans sa jeunesse, il tendait
nettement vers l'ultra-gauchisme révolutionnaire. En outre, dans la mesure où
Habermas rompt avec le modèle marxiste de la révolution et de la contre-
révolution, il faudrait affiner les catégories et distinguer l'activisme
révolutionnaire de l'activismeradicalement réformiste.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 48

Hegel, Marx, Nietzsche, Simmel, Weber ou Lukács. Kant emploie le


verbe sich verdingen dans le sens de vendre par contrat. Mais, bien que
le verbe aliéner puisse avoir la signification juridique de sich verdingen,
j'estime que Meszaros ne dispose pas d'une base étymologique pour
traduire sich verdingen par “réifier” ni d'une base philosophique pour
considérer cet usage comme étant à l'origine du concept de
Verdinglichung 36. Dans Au-delà du bien et du mal, Nietzsche utilise le
verbe verdinglichen pour railler l'hypostase des concepts en général et
de celui de causalité en particulier 37. Dans sa philosophie du droit,
Hegel emploie le mot Verdingung dans le sens et dans le contexte de
l'aliénation (Entäußerung) de la propriété 38. Néanmoins, il faudra
attendre Marx pour voir apparaître le mot substantivé Verdinglichung.
À ma connaissance, le mot n'apparaît cependant que deux fois chez
Marx. Une première fois dans les Grundrisse et une seconde fois dans
le troisième livre du Capital, dans la section sur la “formule
trinitaire” 39. Toutefois, selon la version “officielle”, orthodoxe et
canonisée, l'origine du concept se trouverait là où le mot même est
absent, à savoir dans le premier volume du Capital, au chapitre
classique intitulé “Le caractère fétiche de la marchandise et son
secret” 40. Dans La philosophie de l'argent (1900), Georg Simmel
emploie à plusieurs reprises le vocable en question, mais son apport
terminologique est à tel point méconnu que divers commentateurs ont
pu affirmer que Georg Lukács, qui fut, selon ses propres mots, “l'élève
personnel de Simmel”, aurait forgé le mot dans Histoire et conscience
de classe (1923) 41. Dans ce recueil d'articles controversé, le jeune
Lukács formule, au chapitre central intitulé “La réification et la
conscience du prolétariat”, la version classique de la théorie de la
réification. Son premier livre, Histoire du développement du drame
moderne (1908), dans lequel Lukács emploie déjà le terme

36 Cf. Meszaros, I. : Marx' Theory of Alienation, p. 33-36.


37 Nietzsche, F. : Jenseits Guten und Bösen, §21, dans Werke, vol. 2, p. 585.
38 Cf. Hegel, F. : Grundlinien der Philosophie des Rechts, p. 144.
39 Cf. Marx, K. : Œuvres, II, respectivement p. 1673 et 1438.
40 Cf. Bottomore, T. (sous la dir. de) : À Dictionary of Marxist Thought, p. 411
et Great Soviet Encyclopedia, vol. 18, p. 606.
41 Cf. entre autres, Pitkin, H. : “Rethinking Reification”, p. 264 ; Feuerlicht, I. :
Alienation : From the Past to the Future, p. 12 et Israel, J. : L'aliénation. De
Marx à la sociologie contemporaine, p. 97.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 49

synonymique de Versachlichung, étant pour ainsi dire totalement


méconnu, c'est bien dans Histoire et conscience de classe qu'il faut
trouver l'origine “officieuse” du terme. Cela est d'autant plus étonnant
que Max Weber, cet autre maître à penser de Lukács, utilise de temps à
autre le mot Versachlichung dans Économie et société (1922). Le moins
qu'on puisse dire à ce propos est que la mémoire des marxistes est
quelque peu sélective 42.
Pour autant que je sache, le mot reificatio ne figure dans aucun
dictionnaire latin. Étymologiquement parlant, ce néologisme, apparu
aux alentours de 1860, dérive de la contraction des termes latins res et
facere. Woodard a cependant [27] suggéré que la racine du mot real est
res. Dès lors, par un simple jeu de mots, ce philosophe nominaliste peut
assimiler la réification à la “réalification” (sic) 43. Littéralement, la
réification peut être définie comme la “transformation effective ou
mentale” (Oxford English Dictionary) en une chose 44 de quelque chose
qui à l'origine ne fut pas une chose (res) 45. On retrouve cette dualité de

42 En passant, je remarque que le mot Verdinglichung est également employé


par Husserl et Heidegger. Cf. Husserl, E. : La crise des sciences européennes
et la phénoménologie transcendantale, p. 260 (en all., p. 234) et Heidegger,
M. : Sein und Zeit, p. 46, 420 et 437. Pour en savoir plus, il faudra sans doute
attendre l’an 2002, date de la parution des derniers volumes de cette somme
d'érudition scholastique qu'est le Historisches Wörterbuch der Philosophie,
édité par Ritter et Gründer.
43 Woodard, J. : Intellectual Realism and Cultural Change : À Preliminary Study
of Reification, p. 8, cité par Pitkin, H. : art. cit.
44 En tant que telle, la réification est l'inverse et, donc conceptuellement très
proche de la personnification. Alors que la première transforme ce qui n'est
pas une chose en chose, la seconde transforme ce qui n'est pas une personne
en une personne. La démythification des visions du monde peut être
considérée comme une réification : les objets magiques perdent leur anima
personnelle et deviennent des choses ; inversement, la réification, au sens de
Marx, peut être conçue en termes de personnification : les forces sociales ou
pseudo-naturelles sont perçues et conçues comme des forces humaines qui
régissent le monde. Pour analyser systématiquement les transformations
structurelles des visions du monde en termes de personnification et de
réification, la philosophie des formes symboliques de Cassirer ou celle des
institutions imaginaires de Castoriadis formeraient sans doute un bon point
de départ.
45 Philosophiquement parlant, la notion de res, qui sert à traduire les mots grec
pragma et arabe say, est obscure. Elle peut désigner à la fois une chose
concrète, empiriquement observable (ens) et une chose abstraite,
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 50

l'extension de la notion dans la langue française. Selon le Grand Robert,


la réification peut désigner soit la tendance à transformer ou à se
transformer en chose, en objet, soit la tendance à considérer comme
figé, comme objectal ce qui est dynamique, ce qui n'est pas un objet.
Hannah Arendt emploie la notion dans sa première signification
(transformation effective). Pour elle, la réification a trait à “la
fabrication”, à “l'œuvre de l'homo faber” 46. Ainsi, l'ébéniste qui
fabrique une table réifie non pas les matériaux de base — ceux-ci sont
toujours déjà des res ; seul Dieu crée ex nihilo —, mais son idée, son
image mentale de la table. Quine, en revanche, utilise la notion dans sa
seconde signification (transformation mentale). Pour lui, la réification
a trait à la sélection des entités que nous considérons comme réelles et
que nous acceptons par conséquent dans notre ontologie 47.
On ne peut pas minimiser le caractère éminemment critique, voire
même polémique de la notion de réification. Dans sa signification et
son usage standard, elle est invariablement accompagnée de fortes
connotations négatives 48. Dès lors, en tant que concept de combat, la
réification désigne le devenir-chose de ce qui, en droit, n'est pas une
chose. Cette pseudo-chose peut être, selon le cas, un concept, une
personne, un animal, une relation, un processus, le monde social, une
marchandise, etc. — la liste n'étant pas limitative 49. La réification de

indéterminée (etwas überhaupt, aliquid, ti), une chose mentale (ens rationis)
et une chose réelle (ens reale) — ambiguïté qui donna lieu chez Sahratani à
la question impossible à trancher de savoir si le non-existant est une chose ou
non. Pour l'histoire philosophique de la notion de res, cf. Courtine, J.-F. :
“Res”, dans Ritter, J. et Gründer, K. (sous la dir. de) : Historisches
Wörterbuch der Philosophie, vol. 8, p. 892-901.
46 Arendt, H. : La condition de l'homme moderne, p. 190. sq.
47 Quine, W. : Theories and Things, p. 9-15 et 183. Cf. également, du même :
From a Logical Point of View, chap. 6 (“Logic and the Reification of
Universals”).
48 Seule exception, Adorno qui, comme nous le verrons, dote ici et là la notion
de réification d'une connotation positive.
49 Métaphysiquement parlant, la notion de “chose” est problématique. Ce qu'une
chose est dépend de l'ontologie qu'on adopte. Ce que certains considèrent
comme une chose, disons Pégase ou les faits sociaux, est considéré par
d'autres comme une réification. En outre, l'extension de la notion de chose est
historiquement variable. Ainsi, pour ne donner que quelques exemples, les
Grecs considéraient les esclaves comme des choses, et les missionnaires, eux,
considéraient les Noirs comme des animaux. Entre-temps, les Noirs, les
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 51

ces pseudo-choses consiste à leur attribuer illégitimement, et selon le


cas, [28] une facticité, une fixité, une objectivité, une externalité, une
impersonnalité, une naturalité, bref, une choséité ontologique qui est
jugée inappropriée. Dans tous les cas, la notion de réification
présuppose une ontologie qui, au demeurant, n'est que rarement ou
jamais explicitée 50. Elle est plutôt introduite en contrebande. Dans
celivre, j'ai pris le parti d'expliciter systématiquement l'ontologie qu'un
auteur adopte afin de clarifier sa notion de la réification.
Finalement, avant de proposer une typologie de la réification, il n'est
sans doute pas inutile d'accentuer le caractère essentiellement
métaphorique et métonymique de la notion de réification. La métaphore
implique le transfert d'un mot ou de plusieurs à un objet ou un concept
qu'ils ne dénotent pas littéralement afin de suggérer une comparaison
avec d'autres phénomènes. La métaphore connote plus qu'elle ne
dénote. Elle opère par analogie, et, comme le rappelle Perelman,
l'analogie relève de la théorie de l'argumentation et non de
l'ontologie 51. Si on la prend au pied de la lettre, elle devient totalement
absurde. Les concepts se transforment alors en fétiches, et rapidement
la pensée verse dans le mythe 52. Comme nous le verrons à plusieurs
reprises, ce risque du basculement incontrôlé de la pensée scientifique
dans une pensée automatique et tautologique est d'autant plus sérieux

femmes et certains animaux ont franchi la ligne qui sépare le domaine des
“choses” du domaine des “personnes”. Il ne sont plus perçus comme des biens
dont le troc ou le trafic est considéré comme légitime.
50 Cf. Thomason, B. : Making Sense of Reification. Alfred Schutz and
Constructionist Theory, p. 163 et passim. Thomason estime que l'épochè
phénoménologique, qui suspend la question ontologique, suffit pour délester
la notion de réification de sa charge critique. J'estime qu'il s'agit là d'une
erreur. Non seulement la notion de réification ne peut pas être désontologisée,
par simple fiat méthodologique pour ainsi dire ; il n'est pas souhaitable non
plus de la transformer en un simple concept clinique, aseptisé, dévalorisé.
Dans la conclusion de cet ouvrage, je défendrai la thèse selon laquelle le
concept de réification est un concept nécessaire de toute théorie du social qui
se veut critique.
51 Perelman, C. : L'empire rhétorique, p. 128.
52 Cf. à ce propos, les articles de Turner, R. : “Sociological Semanticide : On
Reification, Tautology and the Destruction of Language”, p. 595-605 et
“Language and Knowledge : Metaphor as the Mother of Knowledge”, p. 44-
61, dans le numéro spécial du California sociologist (1987, 10, 1), consacré
au thème de la réification.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 52

dans le cas de la notion de réification. Que celle-ci ne doive pas être


réifiée à son tour, voilà ce que je propose comme premier principe
méthodologique de la théorie de la réification. Après tout, la société
n'est pas une machine et l'homme n'est pas une chose. Comme le dit
Castoriadis : “Traiter un homme en chose ou en pur système mécanique
n'est pas moins, mais plus imaginaire que de prétendre voir en lui un
hibou” 53.

4. Réification sociale
et chosification méthodologique

4.1. Les paradoxes de la réification

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Divers auteurs ont exprimé leur doute quant à la possibilité de


clarifier la sémantique de la réification. Ainsi, Zitta est convaincu que
la clarification du concept constitue “une tâche sans espoir” (a hopeless
task) 54. De même, Pitkin, “pataugeant dans le marécage sinistre de la
théorie de la réification”, se demande si on ne ferait pas mieux
d'abandonner une fois pour toutes le [29] concept de réification 55.
J'avoue que je partage ce scepticisme 56. Parmi les concepts
dialectiques, le concept de réification est sans doute le plus élastique.
Dès qu'on essaie de le fixer, il tend à se diluer ou à se contracter.
Comme un trou noir, il attire tout, et plus il attire, plus il est repoussant.
Plus on y réfléchit, plus on se perd dans des arguties métaphysiques. Le

53 Castoriadis, C. : L'institution imaginaire de la société, p. 221.


54 Zitta, V. : Georg Lukács' Marxism : Alienation, Dialectics, Revolution, p.
173, n.1.
55 Pitkin, H. : art. cit., p. 285-286.
56 Ma famille le partage également. Lors d'une réunion de famille, j'essayais
d'expliquer en bon pédagogue que la réification a littéralement trait à la
transformation en chose de ce qui n'est pas une chose. J'avais à peine
commencé mon exposé que feu mon grand-père m'arrêtait en s'exclamant :
“Ça, c'est la meilleure !” Depuis lors, j'évite la discussion. Pour le commun
des mortels, le discours sur la réification n'a pas de sens. Il est tout au plus
risible. Reste à déterminer s'il en a un pour les scientifiques...
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 53

concept est tout aussi opaque et abstrait que les phénomènes qu'il veut
saisir. Dès qu'on essaie de l'appliquer au concret, le concret devient
abstrait, et nous échappe. Alors même qu'il dénonce les abstractions,
aussi bien les abstractions de la pensée (Denkabstraktionen) que celles
que Marx et Sohn-Rethel nomment les abstractions réelles
(Realabstraktionen), le concept lui-même éloigne inexorablement la
pensée de la réalité concrète en poussant la réflexion dans les sphères
éthérées de l'abstraction. En outre, toute discussion sur la réification
tend à s'embourber dans des contradictions. Il suffit que le théoricien
énonce clairement la thèse de la réification du social et il risque
d’achopper sur sa propre thèse, et cela de trois façons plus ou moins
différentes :

i) cas de l'autocontradiction performative : en énonçant sa thèse,


il la nie implicitement — c'est, comme nous le verrons, le cas
d'Adorno, de Marcuse et de Horkheimer : en dénonçant
l'omniprésence de la réification, ils reconnaissent eo ipso qu'ils
y échappent, ce qui contredit la thèse ;
ii) cas de la prophétie autodestructrice : en énonçant sa thèse, il
la nie ou vise à la nier explicitement — c'est le cas de tous les
marxistes, Adorno, Horkheimer et Marcuse inclus : la
réification n'est qu'une apparence, ce qui apparaît comme un
fait naturel et éternel est en fait un processus socio-culturel et
transitoire ; la thèse est énoncée afin qu'elle soit réfutée, la
démonstration des exo-déterminations des acteurs sociaux vise
à réactiver leur autodétermination ;
iii) cas de la prophétie autoréalisatrice : en énonçant sa thèse, il
l'affirme implicitement — c'est le cas, ou plutôt le risque de
tous les théoriciens de la réification. À force de conceptualiser
les construits humains comme des construits déshumanisés et
déshumanisants, ils risquent de substituer leurs propres
constructions conceptuelles à la réalité et de dériver vers un
naturalisme naïf et chosificateur qui traite les entités abstraites
et conceptuelles comme des entités concrètes et réelles
(cogitatur ergo est).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 54

Cependant, malgré l'élasticité et l'opacité inhérentes au concept de


réification et toutes les attrapes dialectico-performatives qu'il peut
cacher pour les non-initiés, ainsi que les abus que les semi-initiés ont
pu en faire 57, j'estime qu'il faut maintenir le concept et qu'il faut essayer
de le développer en le [30] clarifiant. En effet, il faut le maintenir : le
concept de réification est une catégorie nécessaire, au sens de Kant, de
toute théorie de la société qui se veut critique. Et il faut le clarifier : sa
clarification constitue un préalable nécessaire pour montrer que le
concept de réification est véritablement, sinon de fait, du moins en
puissance, un concept central de la sociologie et que, grâce à sa
centralité, son caractère éminemment dialectique et son potentiel
synthétique, il permet de relier systématiquement les diverses
approches qui ont traditionnellement divisé le champ
pluriparadigmatique de la sociologie 58. Plus particulièrement, je pense
que le concept peut rendre service en indiquant les limites respectives
de la macro et de la microsociologie, de la sociologie des structures et
de la sociologie de l'action, de l'objectivisme et du subjectivisme, du
déterminisme et du volontarisme. J'y reviendrai longuement dans les
considérations qui concluent cet ouvrage. Mais d'abord il faut déblayer
le terrain et dresser la typologie des usages et des significations de ce
concept, sans pour autant se limiter à la tradition (hégélo-)marxiste.
Cette extension est importante, car le concept a, pour ainsi dire, été
monopolisé par les marxistes — pour être plus précis : par les marxistes
critiques 59 —, alors qu'en vérité il s'étend loin au-delà de la lignée qui
va de Marx à Lukács et de Lukács à l'École de Francfort.

57 Je pense à l'usage facile, lâche et pamphlétaire du concept, sans la précision


extensionnelle et la rigueur sémantique requises, qu'en ont fait (ou font) les
ultra-gauchistes pour critiquer en bloc ce qu'ils appellent “la société
capitaliste technico-bureaucratico-totalitaire d'exploitation planifiée et de
consommation dirigée” (H. Lefebvre).
58 Une notion centrale est une notion transparadigmatique qui permet sinon
d'unifier le champ, du moins d'en réduire la fragmentation. Récemment, Jack
Gibbs a défendu la thèse intéressante selon laquelle la notion de contrôle
constitue la notion centrale de la sociologie. Cependant, dans la mesure où il
reste attaché à une conception dépassée de la sociologie en tant que science
empirico-positiviste, j'estime que son entreprise échoue dès le départ. Cf.
Gibbs, J. : Control. Sociology's Central Notion.
59 En France, le mot réification a connu sa belle heure en 1955-1956, lorsque la
pensée de Marx fut recentrée sur elle, que ce soit dans Le Dieu caché de
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 55

4.2. Des concepts couplés

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Le concept de réification est un concept composite. Derrière le


terme “réification”, il y a un amalgame ou une confusion de deux
significations. Dans un article récent, j'ai présenté une reconstruction
du concept de réification qui débouche sur une typologie distinguant
catégoriellementla “réification sociale” et la “chosification
méthodologique” 60. Cette appellation peut paraître arbitraire.
L'important cependant n'est pas la dénomination en tant que telle —
j'aurais tout aussi bien pu parler de réification et d'objectivation —,
mais le fait que deux significations distinctes, confondues dans
l'homonyme de la réification, soient enfin analytiquement démêlées. La
signification visée par la notion de réification sociale (autonomisation
aliénée et aliénante des structures sociales), qui peut être retracée
jusqu'à Hegel, apparaît surtout dans le domaine de la théorie de la
société ; la signification visée par la notion de chosification
méthodologique (hypostase des concepts et de la méthode naturaliste),
qui, elle, trouve son origine chez Nietzsche, survient, en revanche,
surtout dans la philosophie des sciences sociales. Dans la mesure où la
distinction entre les concepts de la réification sociale et de la
chosification méthodologique [31] correspond grosso modo à la
division fondamentale, opérante dans le champ de la sociologie, entre
la micro et la macrosociologie, et aux visions épistémologiques
correspondantes — à savoir une vision plutôt réaliste et objectiviste du
social, d'une part, et une vision plutôt nominaliste et subjectiviste du
social, d'autre part —, ces concepts peuvent être considérés comme de
véritables “concepts couplés” 61. En effet, à l'instar des autres concepts

Goldmann, dans l'importante biographie de Marx par le père Calvez ou dans


les Questions de méthode de Sartre. Cf. Nora, P. : “Mots-moments :
Aliénation”, p. 176.
60 Cf. Vandenberghe, F. : “La notion de réification. Réification sociale et
chosification méthodologique”, p. 82-92.
61 Sur les “concepts couplés” (paired concepts), cf. Berger, B. et Bendix, R. :
“Images of Society and Problems of Concept Formation in Sociology”, dans
Gross, L. (sous la dir. de) : Symposium on Sociological Theory, p. 92-118.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 56

couplés, tels que la société et la communauté ou le statut et le contrat,


par exemple, qui expriment des tendances duales de la société, les
concepts de réification sociale et de chosification méthodologique
indiquent l'insuffisance des perspectives épistémologiques monistes et
la nécessité de dévoiler leur complémentarité dialectique 62. La
perspective objectiviste de la réification sociale et la perspective
subjectiviste de la chosification méthodologique ne s'excluent pas
comme l'eau et le feu, mais bien plutôt, pour reprendre une métaphore
de Merton, comme le jambon et les œufs 63. Comme nous le verrons
par la suite, elles se complètent, s'enrichissent et se corrigent
mutuellement.

4.2.1. La chosification méthodologique

Dans la philosophie des sciences sociales, la notion de réification est


employée à la fois pour dénoncer l'hypostase des concepts et la
naturalisation du sujet et du monde vécu. Je développerai ces deux
usages sous les labels respectifs de la “critique du réisme” (a) et de la
“critique du naturalisme” (b). Avant cela, je voudrais cependant
indiquer que cet emploi du concept de réification remonte à Nietzsche.
Dans Au-delà du bien et du mal, significativement sous-titré Prélude
d'une philosophie de l'avenir, Nietzsche défend l'instinct vital comme
origine et comme fin de la philosophie. S'attaquant avec véhémence à
la négation stoïque de la vie et à toute forme d'idéalisme platonisant, il
oppose les abstractions de l'esprit pur et du bien absolu à la vie concrète
et à la volonté de pouvoir. Dans ce contexte, il critique explicitement
les abstractions hypostasiées de la philosophie classique en général, et
celles du naturalisme positiviste en particulier, en termes de réification :
“Il ne faut pas réifier [man soll nicht fehlerhaft verdinglichen] la 'cause'
et l''effet', comme le font à tort les savants naturalistes et tous ceux qui
comme eux pensent en termes de nature en se conformant à la
balourdise du mécanicisme régnant, qui imagine la cause comme un

62 Pour une analyse de la “complémentarité dialectique” en tant que procédé de


dialectisation ou d'éclairage dialectique, cf. Gurvitch, G. : Dialectique et
sociologie, p. 190-199.
63 Merton, R. : “Structural Analysis in Sociology”, dans Blau, P. (sous la dir.
de) : Approaches to the Study of Social Structures, p. 31.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 57

piston qui pèse et pousse jusqu'au moment où l'effet est obtenu ; il ne


faut user de la 'cause' et de l''effet' que comme de purs concepts, c'est-
à-dire comme des fictions conventionnelles [...]” 64.

(a) Critique du réisme

La critique théorique en termes de réification des concepts a trait à


l’opération mentale consistant à transformer une abstraction (notion,
représentation, concept...) en une réalité matérielle, en un objet [32]
concret de la réalité externe (out there) 65. Il s’agit donc essentiellement
d’une critique nominaliste du réalisme naïf, du “réisme”. La réification
devient ici synonyme de ce que les Anglo-Saxons appellent, à la suite
d'Alfred North Whitehead, le “paralogisme du concret déplacé” (fallacy
of misplaced concreteness) 66. Ce qui est généralement dénoncé, c’est
l’hypostase (au sens non théologique du mot) des concepts ou des
idéaltypes, ce glissement du substantif à la substance, du signifiant au
signifié propre à ceux qui avec un mot font une chose. C’est le cas, par
exemple, des sociologues qui transforment leurs fantômes conceptuels
ou ceux des profanes (“l'État”, la “Bourgeoisie”, le “Prolétariat”... en
majuscules) en sujets historiques capables d’agir et de poser leurs
propres fins (“l’État décide”, “l’Église de France combat”, “le

64 Nietzsche, F. : Jenseits von Gut und Böse, dans Werke in drei vol.en, vol. 2,
p. 585.
65 Pour éviter les malentendus et la multiplication exponentielle des usages
abusifs de la critique du réisme, il n'est sans doute pas inutile de remarquer
que, d'une façon ou d'une autre, tout concept est une réification. L'homme ne
peut pas penser sans abstractions parce qu'il ne peut pas penser sans langage.
Il y a des langages qui sont plus concrets que d'autres. Comparées au hopi,
par exemple, les langues indo-européennes ne peuvent que saisir la réalité en
termes statiques, figés, médusés. Nul ne peut dire où la réification des
concepts commence et où elle se termine, car les critères pour le déterminer
sont eux-mêmes l'enjeu principal des luttes entre les métaphysiciens.
66 Cf. Whitehead, A. : Science and the Modern World, p. 65 sq. Weber, qui s'en
prenait au même paralogisme, parlait à ce propos du “faux réalisme
conceptuel” (falscher Begriffsrealismus). Sa notion n'a pas été retenue par la
postérité. Cf. Weber, M. : Économie et société, t.1, p. 13.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 58

Prolétariat glorieux triomphe”...) 67. Dans cette logique émanatiste-


substantialiste, qui s’apparente décidément à la logique magico-
mythique, le Concept ou l’Idée est du même acabit que jadis le doigt de
Dieu conduisant les affaires terrestres comme un seigneur conduit son
domaine. Ici comme ailleurs, le fameux théorème de W. I. Thomas
s'applique : “Si les hommes définissent des situations comme réelles,
elles sont réelles dans leurs conséquences” 68.
En sociologie, les accusations d’hypostase de concepts sont
chroniques, pour ne pas dire endémiques. Hegel en est accusé par Marx,
Marx par Weber et Simmel, Weber par Parsons, Parsons par Habermas
et Habermas par Honneth... Ces diffamations sérielles s’expliquent sans
doute, d'une part, par la collision entre les discours ontologiques de la
philosophie et ceux de la sociologie et, d'autre part, par l'absence d'un
consensus concernant le statut ontologique des référents empiriques.
D'abord, en ce qui concerne la collision des discours ontologiques,
il faut remarquer qu'il y a une incommensurabilité entre l'ontologie
théorique opérationnelle dans les sciences sociales et l'ontologie
impliquée dans la critique philosophique des concepts théoriques des
sciences sociales 69. Ceci est le cas, car les conditions de la production
scientifique sont autres que celles de la réflexion critique. Comme le dit
Cassirer : “Nous n'avons pas la possibilité de mettre en œuvre les
fonctions destinées à édifier la réalité de l'expérience et de les soumettre
en même temps à une investigation critique” 70. Ainsi, les sociologues,
en vaquant à leurs théories, opèrent-ils forcément avec une ontologie
[33] réaliste — ils parlent de “stratification”, de “révolutions” ou du
“système politique” et supposent que ces abstractions correspondent à
quelque chose de réel. Les philosophes, en revanche, lorsqu'ils
discutent et critiquent les théories des autres, considèrent celles-ci dans

67 Pour une analyse poussée, d'inspiration bourdieusienne, du fétiche de “l'État”


dans les sciences politiques, cf. Lacroix, B. : “Ordre politique et ordre social.
Objectivisme, objectivation et analyse politique”, dans Grawitz, M. et Leca,
J. (sous la dir. de.) : Traité de sciences politiques, T.1, p. 469-515.
68 Cité et discuté par Merton : “The Self-fulfilling Prophesy”, dans Social
Theory and Social Structure, chap. 13. Une analyse approfondie de la
prophétie autoréalisatrice devrait relier le théorème de Thomas aux théories
de Sapir-Whorf et de Humboldt-Cassirer.
69 Cf. Spencer, M. : “The Ontologies of Social Science”, p. 121-141.
70 Cassirer, E. : Substance et fonction, p. 244.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 59

l'esprit du nominalisme postkantien : les “catégories” de la pensée ne


doivent pas être confondues avec la “chose-en-soi” (paralogisme de la
subreption transcendantale). Il s'ensuit non seulement que le succès de
la critique du réisme est, pour ainsi dire, déjà garanti d'avance, mais
aussi, ce qui est plus inquiétant, que la critique du réisme risque de
mettre en question la possibilité même de la sociologie. Pour échapper
à ce danger, il faut réaffirmer la double autonomie relative de la
sociologie et de son domaine d'objets. J'ai défendu plus haut la thèse
selon laquelle la sociologie présuppose transcendantalement l'existence
d'un règne social relativement irréductible.
Le problème cependant est que le règne social ne peut pas être
observé en tant que tel. En tant qu'entité transempirique, le social ne
peut pas être vu, ni entendu, ni touché ; se dérobant à toute définition
ostensive, il ne peut qu'être connu par référence à, ou plutôt, comme le
dit justement John Rex, par “inférence” de ses conséquences qui, elles,
sont observables 71. En ce sens, le social est effectivement une fiction
théorique, une entité transfactuelle, voire même contre-factuelle, dont
le sociologue postule et doit postuler l'existence s'il veut expliquer les
phénomènes factuels qu'il rencontre sur le terrain. Quant à la question
proprement métaphysique de savoir si ces entités théoriques
correspondent vraiment à des entités réelles, bien que non observables,
le sociologue peut se déclarer agnostique. Cependant, dans la mesure
où les concitoyens du sociologue interprètent également et
continuellement, en tant que sociologues spontanés pour ainsi dire, les
conduites de leurs prochains selon ces entités théoriques, les illusions
du sociologue apparaissent comme des illusions bien fondées.
Certes, cet “essentialisme populaire” ne prouve pas l'existence des
faits sociaux en tant que tels, mais bien que dans la réalité tout se passe
comme s'ils étaient réels. Mais, si tel est le cas, alors on peut dire, en
reprenant le titre d'un livre qui a fait fortune, que la réalité sociale est
effectivement une construction sociale et que les structures sociales
sont des structures mentales, à condition toutefois de ne pas en conclure
idéalistiquement qu'il suffit d'abandonner la croyance préréflexive en la
réalité des structures sociales pour que celles-ci s'évaporent. La société
n'est pas un rêve ; relativement indépendante de notre conscience et de

71 Cf. Rex, J. : Key Problems of Sociological Theory, chap. 2, spécialement p.


36.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 60

notre volonté, elle résiste à nos tentatives pour la transformer. Avec


Jarvie, on peut dire que la réalité sociale n'est “ni dure, ni molle, mais
un peu des deux” 72. Elle constitue un royaume intermédiaire qui
possède à la fois la résistance qui caractérise le monde physique et la
précarité qui est propre au monde mental 73. C'est d'ailleurs pourquoi il
faut combiner le constructivisme et l'objectivisme, et essayer de
développer une théorie sociale qui reconnaît à [34] la fois que les
représentations sociales des structures sociales structurent celles-ci et
que les représentations sociales des structures sociales sont elles-
mêmes socialement structurées par les structures sociales 74. Avec cette
dernière proposition, on arrive à nouveau à notre thèse de départ — ce
qui la confirme : le sociologue présuppose transcendantalement
l'existence d'un règne social relativement autonome qui restreint et qui
rend possible les représentations et les activités sociales. J'y reviendrai
dans les conclusions finales de cet ouvrage.
Si nous passons maintenant de la collision des discours ontologiques
à l'absence d'un consensus concernant les référents empiriques en
sociologie, on ne peut que constater la confusion babylonienne qui
règne dans ses rangs. Ainsi, alors que les individualistes affirment que
seuls les individus sont réels et relèguent les groupes ou autres collectifs
au statut de simples entités conceptuelles (entia rationis), les holistes
déclarent que les collectifs sont réels, et même qu’ils sont plus réels que
les individus qu’ils déterminent. À mi-chemin entre les individualistes
et les holistes, les interactionnistes maintiennent quant à eux que ni les
individus ni les groupes ne sont réels, sauf par leurs implications
réciproques. Sur ces positions ontologiques s'étayent des positions
épistémologiques. À l'opposition entre l'individualisme ontologique
(nominalisme) et le holisme ontologique (réalisme) correspond
l'opposition non moins profonde entre l'individualisme et le holisme
méthodologiques, alors même que certains partisans de
l'individualisme méthodologique adhèrent de fait aux thèses du holisme
ontologique (individualisme situationnel) et que, inversement, cas plus

72 Jarvie, I. : Concepts and Society, p. 159.


73 Lorsque la réalité sociale perd sa précarité et sa mollesse, lorsqu'elle se durcit
et résiste de plus en plus à nos tentatives pour la transformer, alors on peut
commencer à penser en termes de réification sociale.
74 C'est la position de Pierre Bourdieu. Il la nomme constructivist structuralism
ou structuralist constructivism. Cf. Bourdieu, P. : Choses dites, p. 147.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 61

rare, certains partisans du holisme méthodologique acceptent de fait les


thèses de l'individualisme ontologique (structuralisme empiriciste).
En ce qui me concerne, je voudrais défendre les thèses dialectiques
de la position interactionniste. Plus particulièrement, je crois qu'une
sociologie critique devrait réaliser la synthèse du moment réaliste qui
caractérise le holisme ontologique et du moment constructiviste qui
caractérise la variante phénoménologique de l'individualisme
méthodologique. Formulé de façon négative, je crois qu'une théorie
critique doit avant tout s'opposer au faux rationalisme de la variante
utilitariste de l'individualisme méthodologique, variante qui, comme l'a
bien montré Homans, n'est en dernière instance qu'une version
distinguée du behaviorisme vulgaire 75. Bien que le postulat central de
l'individualisme méthodologique — à savoir que les faits sociaux qu'on
observe au niveau macrosociologique doivent en dernière instance être
expliqués par une analyse des conduites rationnelles des individus 76 —
, ait le mérite de déboucher sur un refus du sociologisme, ou de ce que
Boudon appelle, à la suite de Piaget, le [35] “réalisme totalitaire”,
j'estime que ce mérite n'est qu'apparent. Dans la section suivante, et,
textes en main, dans les chapitres 3 et 4, j'essaierai de montrer que, dans
la mesure où l'individualisme méthodologique réduit l'action de
l'homme à l'action stratégique de l'homo economicus, il rejoint
paradoxalement l'hyperdéterminisme de la position holiste.
Pour des raisons évidentes, la position holiste est particulièrement
vulnérable à la critique du réisme. Son postulat central, à savoir que le
social doit invariablement être expliqué par le social, que la cause
déterminante d'un fait social doit toujours être cherchée parmi les faits
sociaux antécédents, et jamais parmi les états de la conscience
individuelle, le porte à personnifier les propriétés structurelles des
systèmes sociaux et à en faire des méta-sujets capables d’exercer une
efficace sociale, d’agir et de contraindre les individus de l’extérieur.

75 Cf. Homans, G. : “Behaviourism and After”, dans Giddens, A. et Turner, J.


(sous la dir. de.) : Social Theory Today, p. 58-81.
76 À l'instar des économistes, Boudon affectionne particulièrement les
formalisations mathémathiques. La formule “M=mSM”, qui stipule qu'“un
phénomène M est une fonction des actions m, lesquelles dépendent de la
situation S de l'acteur, cette situation étant elle-même affectée par des données
macrosociales M”, résume l'essentiel de la démarche des individualistes
méthodologiques. Cf. Boudon, R. : La place du désordre, p. 40.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 62

Lorsque le holisme est couplé à l'appareillage méthodologique du


positivisme, il tend, en outre, par son fétichisme des lois sociales et des
variations concomitantes entre les faits sociaux, à réduire le sujet à un
automate subjugué par les lois mortes d’une physique sociale — ce qui
nous amène à la critique du naturalisme.

(b) Critique du naturalisme

La critique méthodologique du naturalisme positiviste en termes de


réification du sujet et du monde vécu est liée à la fameuse querelle des
méthodes qui, depuis le dix-neuvième siècle, divise fondamentalement
le champ sociologique entre les partisans de la méthode explicative des
sciences naturelles (Erklären) et ceux de la méthode interprétative des
sciences humaines (Verstehen) 77.
Dès sa naissance, la sociologie s’est constituée sur le modèle des
sciences naturelles. Ainsi, Auguste Comte considérait la sociologie,
qu'il avait d'abord nommée, à l'instar du sociologue-astronome belge
Adolphe Quételet, “physique sociale”, comme le prolongement et le
terme final du développement des sciences naturelles 78. Cette
subordination des sciences humaines aux sciences naturelles fut, à juste
titre, critiquée par Wilhelm Dilthey qui ne pouvait pas accepter le
naturalisme de Comte, c’est-à-dire sa méconnaissance de la spécificité
de la réalité socio-historique. Pour fonder la différence irréductible
entre les sciences humaines (Geisteswissenschaften) et les sciences
naturelles, Dilthey s’est appuyé sur le principe du verum factum (verum
et factum convertuntur), énoncé par Vico, selon lequel nous pouvons
comprendre la réalité socio-historique parce qu’elle est l’œuvre de
l’homme, ce qui n’est évidemment pas le cas de la nature qui, elle, est

77 Insister sur le fait que les sciences naturelles contiennent inévitablement un


moment herméneutique ne suffit pas pour clore le débat. Bien au contraire,
j'estime que ce lieu commun constitue le point de départ pour rouvrir la
querelle des méthodes.
78 Comte a introduit le néologisme bâtard “sociologie” dans la 47e Leçon de son
Cours de philosophie positive“afin de pouvoir désigner par un nom unique
cette partie complémentaire de la philosophie naturelle qui se rapporte à
l'étude positive de l'ensemble des lois fondamentales propres aux phénomènes
sociaux”. Cf. Comte, A. : Philosophie des sciences, p. 38, n. 3.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 63

le produit de Dieu et ne peut être comprise que par lui 79. Dilthey en
conclut que les sciences humaines ont affaire à la réalité en tant qu'elle
est objectivation de l'esprit, extériorisation de la subjectivité ou [36]
réalisation des valeurs et des fins dans le monde sensible. Bref, pour
Dilthey, “tout ce en quoi l'esprit s'est objectivé relève des sciences de
l'esprit” 80.
La méthode appropriée des sciences humaines est la méthode
compréhensive-interprétative qui vise à réactiver, par la reconstitution
des significations visées, l’activité subjective qui s’est objectivée dans
la réalité socio-historique. Or, le sens visé incorporé dans l'objet ne peut
lui-même être saisi qu'à l'intérieur d'un ensemble significatif
(Wirkungszusammenhang) dans et par lequel il prend son sens. De
même que la compréhension de la phrase implique celle de la page et
celle de la page celle du livre — et vice versa —, de même la
compréhension d'une activité significative présuppose celle du contexte
vécu dans laquelle elle se déroule, et par laquelle elle prend son sens et
devient compréhensible. Ces deux principes de la compréhension, à
savoir la réintériorisation du sens extériorisé (microcompréhension de
l’action — moment phénoménologique) et la reconstitution de
l’ensemble vécu (macrocompréhension de l’ensemble significatif —
moment herméneutique) ruinent d’emblée l’idéal positiviste de
l’observation extérieure.
Les faits sociaux ont un sens, ils ne peuvent pas être traités comme
des choses, comme le voulait Durkheim 81, et donner lieu simplement
à un processus d’expérimentation ou d’observation où, par
neutralisation du vécu, ils seraient inscrits dans des consécutions
invariantes. Éliminer tout sens par une observation naturalistique
revient à transformer les événements psychiques en faits physiques et à
réduire la culture significative à la nature mécanique. “Le cours des
choses devient nature, dit Weber à la suite de Rickert, quand nous ne
cherchons pas son sens” 82. Le sens, les valeurs et les fins ne sont

79 Sur le principe vichien du verum factum, cf. Raynaud, P. : Max Weber et les
dilemmes de la raison moderne, p. 71 sq.
80 Dilthey, W. : L'édification du monde historique dans les sciences de l'esprit,
p. 102.
81 Cf. Durkheim, E. : Les règles de la méthode sociologique, préfaces et chap.2.
82 Weber, M. : Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, p. 333.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 64

nullement la “phlogistique des sciences sociales”, comme le pense


Lundberg 83 ; au contraire, ce sont eux qui fondent la spécificité des
sciences humaines et sociales. Éliminer le sens, corrélatif de la
compréhension, revient à dénaturer l’objet de recherche, à le
déshumaniser par une transformation chosificatrice. Avec Monnerot, et
contre Durkheim, il faut donc affirmer que les faits sociaux ne sont pas
des choses, car “le propre des choses est de n'être pas comprises, mais
seulement expliquées et constatées” 84. Certes, il ne s'agit pas de nier
dogmatiquement le droit de cité des procédés des sciences de la nature
dans les sciences de l'homme — l'explication est tout aussi
indispensable dans les sciences humaines que la compréhension l'est
dans les sciences naturelles —, mais il s'agit de dénoncer les effets
hégémoniques de la sociologie dominante et les méfaits réificateurs du
naturalisme positiviste 85, c'est-à-dire de toute théorie ou recherche qui
nie la spécificité des sciences humaines sous prétexte qu'il n'existe pas
d'autre modèle de la science que celui des sciences naturelles.
[37]
Toutefois, bien que la connaissance “astronomique” des
phénomènes sociaux ne puisse être l’idéal de la sociologie, ne fût-ce
que pour la simple raison que dans un système ouvert il n’y a pas de
lois invariables, la sociologie compréhensive a ses limites et il faut en
être conscient. Pour autant que les actions produisent toujours des effets
pervers et que ceux-ci se coagulent dans des systèmes sociaux qui
fonctionnent effectivement et objectivement de façon relativement
autonome par rapport aux individus, une disposition objectivante et un
appareillage chosificateur, par exemple, celui du structuralisme, du
systémisme ou du behaviorisme social, sont indiqués 86. Les
humanistes ont beau protester. Quand les faits sociaux se sont

83 Cité dans Lesnoff, M. : The Structure of Social Science, p. 35.


84 Monnerot, J. : Les faits sociaux ne sont pas des choses, p. 67. Que Monnerot
se soit entre-temps rallié au national-populisme ne change rien à la justesse
de sa critique phénoménologique du factisme durkheimien.
85 La qualification “positiviste” est importante, car, comme nous le verrons dans
la conclusion, il existe aussi un naturalisme antipositiviste qui est
parfaitement défendable.
86 Cf. Markovic, M. : “Reification and the Problem of the 'Verstehen-Erklären'
Controversy”, p. 27-38 et Habermas, J. : Théorie de l'agir communicationnel,
T.2, p. 163-167.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 65

transformés en choses, il faut les traiter comme des choses — sans


oublier pour autant que les choses sont elles-mêmes des faits sociaux
qui, en l'occurrence, se laissent déchiffrer comme des
“accomplissements continus des activités concertées de la vie
quotidienne” 87.

4.2.2. La réification sociale

Dans la tradition du “marxisme occidental”, les analyses de Marx


sont combinées avec celles de Hegel, de Simmel et de Weber. Histoire
et conscience de classe de Georg Lukács est considéré comme la
“bible” (Merleau-Ponty) de cette tradition intellectuelle importante 88.
La notion de réification y est amplement utilisée pour critiquer
l'autonomisation aliénante du système social, soit comme fait social,
soit comme fait idéologique. La critique de la réification sociale est

87 Garfinkel, H. : Studies in Ethnomethodology, p. VII. Un quart de siècle plus


tard, Garfinkel exprime la même idée dans le langage bien tordu (et
intraduisible) qui lui est propre (il parle comme il écrit) : “For
ethnomethodology the objective reality of social facts, in that and just how it
is every society's locally, endogenously produced, naturally organized,
reflexively accountable, ongoing, practical achievement, being everywhere,
always, only, exactly and entirely, member's work, with no time out, and with
no possibility of evasion, hiding out, passing, postponement, or buy-outs, is
thereby sociology's fundamental phenomenon” — cf. Garfinkel, H. :
“Evidence for locally produced, naturally accountable phenomena of order*,
logic, reason, meaning, method, etc. in and as of the essential quiddity of
immortal ordinary society, (I of IV) : An Announcement of Studies”, p. 104.
Pour une analyse ethnométhodologique de la production de structures
réifiées, c'est-à-dire abstraites, décontextualisées et désindexicalisées, dans
des situations d'interactions, cf. Maynard, D. et Wilson, P. : “On the
Reification of Social Structure”, p. 287-322.
88 La notion de “marxisme occidental” a fait sa première apparition lors du débat
au Komintern (1923-1924) sur l'œuvre de Lukács et de Korsch. Elle a été
popularisée par la suite grâce aux Aventures de la dialectique de Merleau-
Ponty. Sur le marxisme occidental, cf. Habermas, J. : Théorie et pratique, T.2,
p. 165-236 ; Anderson, P. : Sur le marxisme occidental ; Merquior, J. :
Western Marxism, p. 1-60 et Jay, M. : Marxism and Totality, p. 1-14. Avec
Jay et contre l'anglo-trotskiste Anderson, j'estime que les critiques
antihégéliens du marxisme humaniste comme Della Volpe et Althusser ne
doivent pas être inclus dans la tradition du marxisme occidental.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 66

proprement dialectique et, partant, quelque peu paradoxale : c'est en


insistant sur l'autonomie de l'objet qu'elle vise à réactiver l'autonomie
du sujet. Une telle manœuvre dialectique n'est possible que si l'on
présuppose que l'objet est sujet ou, autrement dit, que l'objet est un
produit extériorisé du sujet. La métaphore hégélienne de la
différenciation et de l'inversion du sujet et de l'objet constitue donc la
“base grammaticale” de la critique de la réification 89. Une fois qu'on a
compris cela, on peut également comprendre la critique de la réification
comme une critique proprement transformatrice, c'est-à-dire comme
une critique qui vise à inverser l'inversion du sujet et de l'objet. Pour
paraphraser Freud : là où était l'objet, le sujet doit advenir.
[38]
Si l'on reconstruit maintenant une version idéaltypique de la théorie
de la réification, qui, pensée jusqu'au bout, débouche sur un modèle de
la société totalement administrée (total verwaltete Gesellschaft), on
peut distinguer trois niveaux analytiques superposés, à savoir le niveau
fondamental de la critique proprement sociale (a) et, superposés à celui-
ci, deux niveaux de la critique idéologique, le premier ayant trait à la
fausse conscience pré-réflexive (b), et le second à la fausse conscience
réflexive (c) 90.

(a) Critique de la société

Globalement, la réification sociale a trait au fonctionnement


relativement autonome, aliéné et aliénant, des systèmes de la culture et
de la société modernes et à leur transformation de moyens en fin pour
soi. Certes, les mondes de la culture et de la société, des institutions et
des organisations, sont des objectivations de l'homme, des produits de

89 Cf. à ce propos Gouldner, A. : Against Fragmentation, chap. 9.


90 Suite au passage du paradigme de la philosophie du sujet au paradigme de la
philosophie de la communication, Habermas a reformulé la critique de la
réification en termes de colonisation du monde vécu par les sous-systèmes de
l'État et de l'économie. Dans la mesure où la reconstruction idéaltypique qui
suit est formulée dans les termes de la philosophie du sujet, sa version n'y
entre qu'en partie. Autrement dit, la théorie critique de l'École de Francfort
est considérée comme le prototype de la théorie de la réification.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 67

leur praxis. Mais, dans le cours de leur développement, ces mondes se


sont fatalement complexifiés et ils ont été formellement ou
fonctionnellement rationalisés à telle enseigne qu'ils se sont transmués
en de véritables cosmos, fonctionnant indépendamment de la volonté et
des intentions des individus, croisant leurs plans et leurs desseins,
menaçant leur autonomie et même — à la limite — leur existence.
Comme l'apprenti sorcier du Faust, les hommes sont dominés par les
forces qu'ils ont eux-mêmes déchaînées. Hiroshima et Nagasaki,
Harrisburg et Bhopal et, plus récemment, Tchernobyl, ces catastrophes
qui ne sont pas des catastrophes naturelles, mais des catastrophes
socialement induites, sont à tel point emblématiques de la modernité
que, à en croire Ulrich Beck, il faut désormais changer de perspective
et analyser la société (post)industrielle comme une “société du
risque” 91. Avec Sartre, on pourrait dire que la praxis s'est aliénée dans
le “pratico-inerte” et que la finalité s'est renversée en “contre-
finalité” 92. La bureaucratie n'en offre que l'exemple le plus
classique 93. De façon plus dramatique, les cercles vicieux de la
“contre-productivité institutionnelle”, dénoncés par Illich, illustrent le
même problème. Passé certains seuils critiques de développement, la
production devient un obstacle à la réalisation des objectifs qu'elle est
censée servir : la médecine détruit la santé, l'école abêtit, le transport
immobilise et les communications rendent sourd et muet 94.
Dans la présente étude, j'essaierai de reconstruire systématiquement
le développement de la théorie de la réification en effectuant une
synthèse progressive de Hegel, de Marx, de Simmel et de Weber. En
anticipant et en condensant à l'extrême le développement qui suivra, je
peux dire que, dans la tradition du marxisme occidental, qui culminera
dans la théorie critique de [39] l'École de Francfort, la théorie
simmelienne de la tragédie de la culture et la théorie wébérienne de la

91 Cf. Beck, U. : Risikogesellschaft, et pour une discussion de ce livre important,


du même : Politik in der Risikogesellschaft, 2e partie, spécialement les
analyses critiques de Claus Offe, Klaus Dörre et Thomas Blanke.
92 Cf. Sartre, J.-P. : Critique de la raison dialectique, p. 225-279.
93 Cf. Tadic, L. : “La bureaucratie, organisation réifiée”, p. 133-143. À l'instar
de Markovic, qui fut l'un des fondateurs de la revue yougoslave Praxis, Tadic
est entre-temps devenu l'un des principaux idéologues du national-
communisme serbe.
94 Cf. Illich, I. : Némésis médicale, l'expropriation de la santé, chap. 3.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 68

rationalisation formelle seront reprises et rattachées à la théorie


marxiste de l'aliénation. Dans cette optique, le capitalisme et la
rationalisation formelle s'activent et se renforcent mutuellement à tel
point qu'ils finissent par former un complexe infrastructurel
systémique, dont le fonctionnement se répercute sur toutes les sphères
de la culture. Celle-ci n'est alors plus qu'un épiphénomène passif de
l'infrastructure formellement rationalisée de la société capitaliste.
Totalement déterminée, elle ne détermine plus ; elle reflète simplement
la base et, partant, elle la renforce. Face à ce système monolithique des
systèmes, l'individu s'efface. Totalement impuissant, réduit au rôle de
support (Träger) de la structure, il perd sa puissance transformatrice.
Activé par des forces extérieures, il devient une simple fonction
fonctionnante ; désactivé, il est réduit à n'être qu'un spectateur passif de
l'énormité objective qui l'opprime. Par son activité passivisée, il
maintient et reproduit le fonctionnement aliéné/aliénant des structures
sociales réifiées.

(b) Critique de la fausse conscience

Le sujet aliéné n'est pas seulement impuissant (“perte de liberté”), il


ne comprend plus non plus le sens de ce qui se passe autour et au-dessus
de lui (“perte de sens”) 95. Dans sa conscience, le fonctionnement
autonome des structures socio-culturelles se reflète comme un
phénomène naturel et éternel, inhumain et inchangeable. Il est
incapable d'aller au-delà des apparences immédiates pour appréhender
les rapports dialectiques sous la surface des choses, incapable de
médiatiser les faits sociaux, c'est-à-dire de les placer et de les interpréter
dans le cadre de la totalité de la société en devenir (das Wahre ist das
Ganze), et ceux-ci sont fétichisés, c'est-à-dire fixés et figés dans leur

95 Dans la sociologie américaine empirico-positiviste, on parle à ce propos de


powerlessness et de meaninglessness. Cf. Seeman, M. : “On the Meaning of
Alienation”, p. 783-790. Cet article, très discutable et très discuté par ailleurs,
forme le point de départ de milliers de recherches empiriques sur l'aliénation.
Pour une critique intelligente de Seeman, cf. les articles de Harvey, D. et alii :
“Critical Analysis of Seeman's Concept of Alienation”, p. 16-50 et “The
Problem of Reification”, p. 193-211. Ce dernier article présente aussi, cas
unique, une étude empirique de la réification.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 69

facticité et immuabilité “pseudo-concrète” 96. Englué dans l'illusion de


l'immédiateté, le sujet aliéné normalise, légitime et renforce le
fonctionnement aliéné/aliénant des structures sociales
réifiantes/réifiées. Ici, la théorie marxiste du fétichisme de la
marchandise est reprise, généralisée et rattachée à la théorie hégélienne
de la positivité, constituant une théorie de la “fausse conscience”
(Engels) ou de la “conscience réifiée” (Lukács). Ensemble, superposées
l'une sur l'autre, la théorie de la réification comme fait social et la
théorie de la conscience réifiée débouchent logiquement sur le constat
(adornien) de la réification totale : fatalement, le monde réifié apparaît
comme le seul monde possible. Ce n'est que si le triple voile de la
choséité, de la naturalité et de l'éternité est déchiré (cf. infra, chap. 5),
donc si l'aveuglement social est dépassé, que la réification cesse d'être
une fatalité.
C'est à ce point précis que la théorie critique intervient. En éclairant
les mécanismes objectifs de la domination et en dévoilant la base
sociale de la réification, elle vise à stimuler la prise de conscience du
caractère pseudo-naturel [40] du fonctionnement aliéné des structures
sociales. Dans la mesure où le but de la critique est de stimuler le
volontarisme et l'émancipation, il est quelque peu paradoxal qu'elle
estime pouvoir l'atteindre en insistant sur le déterminisme et la
domination. Elle ne peut procéder ainsi que parce qu'elle présuppose
que la domination est le résultat de l'action et que, sous la domination,
il y a toujours l'action. Pour paraphraser Sartre, la réification, c'est les
autres.

(c) Critique de la science

Si l'on passe maintenant de la critique de l'attitude naturelle (ou


doxique) du monde quotidien à celle de l'attitude réflexive du
scientifique, plus particulièrement du “scientifique scientifique”
(Marx) qui applique sans plus les méthodes des sciences naturelles au
social, on peut dire que, en l'absence d'une conscience critique
concernant les effets idéologiques de la méthode, celui-ci risque de

96 Je reprends la notion du “pseudo-concret” à la phénoménologie heideggero-


marxiste de Kosic. Cf. Kosic, K. : La dialectique du concret, p.1-36.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 70

redoubler et de légitimer la réification en livrant, comme le dit si bien


Adorno, une “aperception réifiée du réifiant” 97. En effet, en
appréhendant la réalité sociale comme on appréhende la réalité
naturelle, le scientifique naturalise et sanctionne nolens volens, sans le
savoir et, sans doute, sans le vouloir, par ses méthodes mêmes, la réalité
telle qu'elle est. En s'en tenant à ce qui est et en refusant de prendre
position au nom d'une interprétation erronée de la théorie de la
neutralité axiologique de Weber, en s'en tenant aux faits observés et en
refusant de les médiatiser en les plaçant dans le champ de tension entre
le réel et le possible, entre ce qui est et ce qui pourrait ou devrait être,
il aboutit à une réification de second degré et hypostasie l'état présent.
En revanche, lorsque la théorie sociale et la recherche sociologique sont
guidées par une philosophie défétichisante du social, par exemple par
la philosophie de la praxis qui ne redouble pas la conscience réifiée,
mais qui déréifie les faits sociaux en les dissolvant en actions et en
processus, la dimension socio-historique et socio-culturelle des
structures sociales réifiées devient visible et leur transformation
pratique, alors une mouvance du social devient à nouveau pensable 98.
Telle que je viens de l'exposer, la critique idéologique des sciences
sociales se trouve à la lisière de la théorie de la réification sociale et de
la théorie de la chosification méthodologique. En effet, elle peut aussi
bien être considérée comme une partie intégrante de la théorie de la
réification sociale — alors, les sciences sociales apparaissent comme
un “appareil idéologique d'État” parmi d'autres dont la fonction consiste
à renforcer la domination en naturalisant le statu quo — que comme une
partie intégrante de la théorie de la chosification méthodologique —
alors la vision hard de la réification sociale s'amollit et l'organicité
naturelle de la société est déchiffrée comme une pseudo-naturalité. Les
faits sociaux n'apparaissent plus comme des choses, mais comme des
produits humains. La nature dialectique de la notion de réification
permet un tel renversement de la perspective de la théorie du système
et de la perspective de la théorie de l'action.

97 Adorno, T.W. : De Vienne à Francfort. La querelle allemande des sciences


sociales, p. 65. Cf. également à ce propos Horton, J. : “The Fetishism of
Sociology”, dans Colfax, D. et Roach, J. (sous la dir. de.) : Radical Sociology,
p. 171-193.
98 Cf. Heller, A. : “Sociology as the Defetichisation of Modernity”, p. 391-401.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 71

[41]
Cependant, dans la mesure où la théorie de la réification sociale tend
— à la limite — vers une vision hyperobjectiviste du social et où la
théorie de la chosification méthodologique tend, à l'inverse, vers une
vision hypersubjectiviste de la société, ces deux perspectives semblent
s'exclure mutuellement. De même que la critique de la chosification
méthodologique peut être retournée contre les théories sociologiques de
la réification sociale, la critique idéologique de la réification sociale
peut à son tour être retournée contre la critique de la chosification
méthodologique. Tout se passe comme s'il suffisait d'adopter la
perspective de la réification sociale pour se voir réfuter par la
perspective opposée, et vice versa. Dans la conclusion du second tome
de cet ouvrage, j'essaierai d'échapper à la circularité des perspectives en
développant une théorie néo-objectiviste ou “structuriste” du social qui
tient compte de la réification sociale sans tomber dans le piège de la
chosification méthodologique.

5. Plan de l'ouvrage

Retour à la table des matières

Il y a, je pense, essentiellement quatre façons d'aborder l'histoire de


la pensée sociologique. La première consiste à présenter les penseurs
dont les écrits alimentent l'histoire de la pensée sociologique ; la
seconde s'intéresse aux systèmes, aux écoles, aux doctrines ; la
troisième analyse les “idées de base” (unit-ideas, Lovejoy) qui
constituent les éléments des systèmes théoriques ; la dernière, enfin,
étudie les présuppositions idéologiques et philosophiques qui informent
les théories sociologiques 99. Dans ce livre, je tenterai de combiner ces
quatres approches en présentant une reconstruction critique de l'histoire
de l'idée élémentaire de la réification dans la sociologie allemande, de
Marx à Habermas.

99 Comme cas exemplaires des diverses approches on peut mentionner,


respectivement, Les étapes de la pensée sociologique de Raymond Aron, The
Nature and Types of Sociological Theory de Don Martindale, La tradition
sociologique de Robert Nisbet et Theoretical Logic in Sociology de Jeffrey
Alexander.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 72

La présente recherche peut être considérée comme une tentative


visant à reconstruire systématiquement, logiquement et
métacritiquement l'histoire du concept de la réification tel qu'il apparaît
dans la grande tradition de la sociologie allemande. Dans ce contexte,
la reconstruction systématique tente de donner une cohérence maximale
à l'œuvre entière d'une série de penseurs à partir d'une analyse et d'une
interprétation critique de leurs textes, ceux-ci étant lus à la lumière de
la double problématique de la réification sociale et de la chosification
méthodologique. La reconstruction systématique d'une pensée peut être
considérée comme une sorte de synthèse synchronique des fragments
textuels recueillis. En tant que telle, elle précède la reconstruction
logique de l'histoire de la sociologie, qui, elle, représente en quelque
sorte sa contrepartie diachronique. La reconstruction logique vise à
ordonner le mouvement d'enveloppement des pensées
systématiquement reconstruites de façon linéaire et hiérarchique, donc
de telle sorte que l'on obtienne une vision progressive du
développement cumulatif d'une théorie complexe de la réification. [42]
Dans la mesure où cette reconstruction logique est guidée par une
métathéorie critique, dont j’exposerai les principes dans la conclusion
de ce premier tome, elle représente également une reconstruction
métacritique.
Présenté en deux tomes, ce livre est divisé en trois parties, reliées
entre elles par des considérations intermédiaires. La première partie est
consacrée aux classiques. Elle contient quatre chapitres. Dans le second
chapitre, je reconstruis l'œuvre de Karl Marx en enchaînant l'analyse
des thèmes de l'aliénation, de l'exploitation et du fétichisme des
marchandises ; dans le troisième chapitre, je présente la pensée
philosophico-sociologique de Georg Simmel en centrant l'analyse sur
le double thème de la tragédie de la culture et de la société ; dans le
quatrième chapitre, j'étudie l'œuvre de Max Weber en suivant
minutieusement son analyse de la rationalisation formelle ; enfin, dans
le cinquième chapitre, je montre comment Georg Lukács synthétise les
théories de Marx, Simmel et Weber dans son étude classique sur la
réification. Ce chapitre clôt la première partie, mais pas le premier
tome, car celui-ci se termine avec l’esquisse d’un cadre d’analyse
métathéorique qui permet de critiquer les théories de la réification
comme des théories unidimensionnelles du social.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 73

Dans le second tome, je présente la théorie critique. La seconde


partie, qui ouvre le second tome, est consacrée à la théorie critique de
l'École de Francfort. Elle contient trois chapitres. Dans le septième
chapitre, je présente une analyse critique de la pensée de Max
Horkheimer en suivant la manière dont celle-ci évolue d'une critique
marxiste de l'organicité naturelle de la société vers une critique
wébérienne de la réification. Dans le huitième chapitre, je reconstruis,
ou plutôt, je déconstruis l'œuvre de Theodor W. Adorno en montrant
que son analyse systématique de la société est fondée sur l'a priori
métaphysique de la réification totale. Dans le neuvième chapitre,
j'analyse la pensée de Herbert Marcuse en distinguant dans son œuvre
une plage ontologique et une plage sociologique. Ce chapitre clôt la
seconde partie. La troisième et dernière partie est constituée par le long
chapitre dix consacré à l'œuvre de Jürgen Habermas. Tout en suivant le
développement de sa pensée, je montre comment il rompt
progressivement avec les prémisses de la théorie critique de l'École de
Francfort et comment il révise la théorie de la réification dans les termes
du paradigme de la communication. Ayant terminé la reconstruction
logique de l'évolution de la théorie de la réification, cet ouvrage se clôt
avec le chapitre onze. Dans ce chapitre final, je renoue avec les
considérations métathéoriques de la conclusion du premier tome en
esquissant les contours d'une théorie “structuriste” et “néoobjectiviste”
du social qui permet de penser la réification sociale de façon critique,
tout en tenant compte des leçons de la métacritique des théories de la
réification.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 74

[43]

Une histoire critique de la sociologie allemande.


Aliénation et réification.
Tome I : Marx, Simmel, Weber, Lukács.

Première partie
LA SOCIOLOGIE
CLASSIQUE
ALLEMANDE

Retour à la table des matières

[44]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 75

[45]

Première considération
intermédiaire

Retour à la table des matières

En termes de productivité intellectuelle, le dix-neuvième siècle


allemand — qui commence en 1831 avec la mort de Hegel et qui se
termine en 1918 avec le traité de Verdun ou, si l'on préfère, en 1933
avec la fin de la république de Weimar 100 apparaît rétrospectivement
comme une période tellement exceptionnelle et riche que certains ont
même pu la comparer à la Renaissance italienne. En détournant le mot
célèbre de Whitehead, on pourrait dire que toute la philosophie et toute
la sociologie contemporaines ne sont que des notes élaborées à partir
de la philosophie et de la sociologie allemandes du dix-neuvième siècle.
Quoi qu'il en soit de cette affirmation quelque peu excessive, il suffit
de penser à “l'histoire de l'efficace” (Gadamer) des travaux de Husserl,
Heidegger, Wittgenstein et Lukács, ou, en ce qui concerne la
sociologie, de Marx, Dilthey, Tönnies, Weber et Simmel pour
s'apercevoir que la pensée philosophique et sociologique du vingtième
siècle hérite directement de la pensée germanophone du dix-neuvième
siècle. En effet, les impulsions intellectuelles de cette Allemagne du
dix-neuvième siècle qui fut, d'un point de vue économique et politique,
relativement arriérée par rapport à la France et l'Angleterre, sont telles
que les questions qu'elle a pu poser, sinon les réponses qu'elle a pu
apporter, sont encore les nôtres.
Cette situation exceptionnelle de l'Allemagne s'explique sans doute
pour une bonne partie par l'importance particulière que la bourgeoisie
cultivée de ce pays — qui n'a pas connu son Robespierre (la révolution
de 1844 fut une révolution manquée) ni son James Watt (la révolution
industrielle n'y commença qu'après 1871), mais qui, grâce au génie de

100 Cf. Schnädelbach, H. : Philosophie in Deutschland 1831-1933, p. 15-16.


F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 76

Kant, a très tôt connu sa “révolution philosophique” (Heine) 101 —


attache à la culture et à l'esprit 102. Pour [46] les Allemands, et plus
particulièrement pour ceux de cette fraction intellectuelle de la classe
dominante que les Allemands appellent le Bildungsbürgertum, la
culture (Kultur) est une valeur dominante — ce qui explique d'ailleurs
pourquoi, de nos jours encore, les études universitaires durent
comparativement beaucoup plus longtemps en Allemagne qu'ailleurs.
D'une façon ou d'une autre, la culture y est toujours associée à ce qui
élève l'esprit et à ce qui est distingué, aux valeurs et aux fins, à ce qui
permet de cultiver l'intériorité de l'âme et de développer l'autonomie de
la personne. En tant que telle, la culture est opposée à la civilisation
(Zivilisation) qui, elle, est généralement associée au vulgaire et au
fonctionnel, à l'utilitaire et au commercial, aux moyens et aux intérêts,
bref, à la technique, la politique et l'économie.
Dans la mesure où cette distinction entre la “culture” et la
“civilisation”, qui a été formulée de façon classique dans la sociologie
de la culture par Alfred Weber et développée par la suite par Norbert
Elias 103, exprime un sentiment anti-moderne et une opposition à la
colonisation du monde vécu par les sous-systèmes formellement
rationalisés, elle recoupe, en partie, la distinction tout aussi classique
qu'on effectue depuis Schelling et surtout Tönnies entre la
“communauté” (la Gemeinschaft) et la “société” (la Gesellschaft), l'une
évoquant la solidarité et le caractère naturel ou organique, au sens non
durkheimien du mot, de la famille ; l'autre l'anonymat et le caractère
artificiel et mécanique de la société marchande. Ensemble, ces deux

101 Heine, H. : Zur Geschichte der Religion und Philosophie in Deutschland, dans
Sämtliche Werke III, Schriften zur Literatur und Politik, p. 439.
102 Louis Dumont rattache l'insistance allemande sur la Bildung, la formation de
soi, à l'influence formatrice de la réforme luthérienne, intensifiant
l'individualisme chrétien, mais le confinant à la seule intériorité. Sa thèse est
que la Réforme a immunisé l'Allemagne contre la Révolution, ou, pour dire
la même chose dans son langage bien à lui, qu’une première vague
d'individualisme — purement religieuse au départ et toujours limitée à
l'homme intérieur — a permis aux Allemands de résister à la seconde vague
de l'individualisme, socio-politique cette fois. Cf. Dumont, L. : L'idéologie
allemande, chap. 2, ici p. 36.
103 Cf. Weber, A. : “Fundamentals of Culture-Sociology”, dans Parsons, T. :
Theories of Society, vol. 2, p. 1274-1283 et Elias, N. : Het civilisatieproces,
première partie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 77

dichotomies fondamentales, qui expriment toutes deux un rejet de


l'individualisme utilitariste et de la prédominance de l'agir
instrumental-stratégique — rejet de l'individualisme utilitarisme qu'il
ne faut pas confondre avec le rejet de l'individualisme éthique 104 —
forment à mon avis la topologie transcendantale de la sociologie
critique, typiquement allemande, de la dialectique de la raison et de la
modernité, telle qu'on la retrouve non seulement chez Tönnies, Weber
et Simmel, désormais reconnus comme les pères fondateurs de la
sociologie classique allemande 105, mais aussi dans la tentative
ultérieure de Lukács, Horkheimer, Adorno, Marcuse et Habermas de
synthétiser la sociologie bourgeoise et le marxisme.
La sociologie classique allemande du rationalisme, dont nous
explorerons les contours dans la première partie de ce livre, est à la fois
une science [47] spéciale (sociologie) et une science générale (théorie
de la société) 106. Sa sophistication philosophique et l'acuité de ses
réflexions méthodologiques prouvent, si nécessaire, que la sociologie

104 “Loin d'être opposée à l'individualisme en tant que tel, toute la tradition de la
sociologie classique a présenté une critique bien établie de l'individualisme
utilitaire et hédoniste et cela tout en soutenant une notion éthique ou sociale
de l'individualisme” — Holton, R. et Turner, B. : Max Weber on Economy
and Society, p. 14. On pourrait même aller plus loin, je crois, en soutenant
que c'est précisément au nom de l'individualisme éthique, et donc au nom de
l'autonomie de la personne, que la tradition sociologique s'est opposée à
l'individualisme utilitariste. D'une façon ou d'une autre, la sociologie
naissante avait bien perçu au fond que, loin de stimuler la liberté,
l'individualisme utilitariste la menace.
105 Dans un article important de 1894, intitulé “Historismus und Rationalismus”
(repris dans Soziologische Studien und Kritiken, vol. 1, p. 105-126), Tönnies,
le doyen de la sociologie allemande, a ouvert la voie à l'analyse sociologique
de la rationalisation. Il est fort probable que cet article ait influencé les
théories de la réification de Simmel et Weber. Néanmoins, et bien qu'en
intervenant dans le débat entre le nominalisme et le réalisme et en proposant
une analyse sophistiquée de la formation des concepts sociologiques (cf.
“Philosophical Terminology”, en trois parties), Tönnies ait également des
choses intéressantes à dire sur la réification méthodologique, ses écrits ne
seront pas analysés dans cet ouvrage.
106 Je reprends la distinction entre la “sociologie” et la “théorie de la société” à
René König. Je tiens cependant à m'écarter de son plaidoyer pour une
“sociologie sans société”. Cf. König, R. : Fischer-Lexicon Soziologie, p. 88
sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 78

peut être plus et autre chose que l'encadrement verbal d'un appareillage
statistique. Cette sociologie posthégélienne, qui reste proche de la
philosophie sociale en ce que, comme celle-ci, elle s'efforce de cerner
les pathologies sociales, se caractérise avant tout par le fait qu'elle
essaie de développer une théorie générale et critique de la genèse et du
développement de la culture bourgeoise et de la société moderne 107.
Dans la mesure où elle se conçoit d'emblée comme une science
(relativement) autonome qui veut offrir en même temps une théorie
générale du social et un éclairage critique de l'ambivalence de la
modernité, la construction de la théorie et le diagnostic du temps
présent y sont imbriqués dès le départ 108. C'est d'ailleurs cette
imbrication de la théorie et de la critique qui explique que la catégorie
explicative de la rationalisation et la catégorie critique de la réification
y soient constamment liées l'une à l'autre et qu'elles y jouent un rôle
primordial.
Je crois qu'on peut, schématiquement, discerner “trois sources” ou
trois grandes intuitions (quasi) normatives qui ont nourri, et qui
continuent à nourrir, la critique de la réification, telle qu'on la retrouve
dans cette grande tradition allemande, qui commence avec le jeune
Hegel et s'achève provisoirement avec Habermas 109.
La première source est d'origine hégélienne. Dans sa théorie de la
“positivité”, que j'exposerai brièvement dans le prochain chapitre, le
jeune Hegel proteste, dans le sillage des premiers idéalistes allemands,
contre la scission du sujet et de l'objet. Dans cette protestation, il
exprime l'intuition que les formations socio-culturelles de l'esprit
objectif, qu'il considère comme une extériorisation ou une objectivation
(Entäusserung) des sujets, ne devraient pas s'aliéner (entfremden) de
ceux-ci, auquel cas l'intériorisation ou la réappropriation (Aneignung)
des formations socio-culturelles par les sujets pourrait s'en trouver

107 Pour une analyse programmatique de la philosophie sociale, de Rousseau et


les classiques de la sociologie jusqu'à Habermas et Arendt, concevant celle-
ci comme diagnose critique des pathologies sociales, cf. Honneth, A. :
“Pathologien des Sozialen. Tradition und Aktualität der Sozialphilosophie”,
dans Pathologien des Sozialen, p. 9-69.
108 Cf. Habermas, J. : “Soziologie in der Weimarer Republik”, dans Texte und
Kontexte, p. 184-204, spécialement p. 192-193.
109 Je dois cette référence aux “trois sources” de la réification à Habermas
(entretien à Francfort, février 1994).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 79

compromise. Dans sa triple critique de l'aliénation, de l'exploitation et


du fétichisme des marchandises, Marx donnera, comme nous le
verrons, une tournure plus sociologique à la critique hégélienne du
blocage du processus d'extériorisation et de réappropriation. Dès lors,
on retrouvera ce motif critique de la positivité dans toutes les versions
ultérieures de la théorie de la réification.
[48]
La seconde source est d'origine nietzschéenne ou, de façon plus
générale, d'origine vitaliste 110. L'affirmation de la vie ne se manifeste
pas seulement dans la critique de la momification des concepts et le
rejet de la pensée mécaniciste, mais aussi et surtout dans le constat
déplaisant — que Simmel formule de façon exemplaire dans sa théorie
de la tragédie de la culture et de la société — que la société et la culture
modernes sont des formes mortes et mécaniques et que, figées comme
elles le sont, elles interrompent le flux et le bouillonnement propre à la
vie. Par la suite, cette seconde intuition normative, selon laquelle les
choses et les concepts doivent être en mouvement et se dissoudre en
processus, se mêlera imperceptiblement à la première. On retrouve ce
motif vitaliste chez Simmel et Weber, mais aussi chez Lukács et les
membres de l'École de Francfort, surtout chez Adorno dont la notion de
réification doit sans doute plus à Nietzsche et Weber qu'à Marx et
Lukács.
La troisième source est d'origine freudienne. Elle thématise la lutte
répressive pour l'autoconservation et la rigidification de l'ego qui en
résulte, ainsi que son pendant social, la violence symbolique exercée
par des puissances réifiées d'ordre socio-culturel qui, en bloquant la
réflexivité et en déformant systématiquement la communication,
empêchent la réconciliation pacifique du conflit opposant les hommes
aux choses et les hommes entre eux. Absent chez les classiques de la
sociologie, ce troisième motif est présent dans la Théorie Critique de
l'École de Francfort où il se surajoute aux deux autres. Nous verrons

110 Si la première source est bien connue, la seconde l'est beaucoup moins. Parmi
les commentateurs, Schnädelbach est celui qui a le plus clairement fait
ressortir les origines vitalistes de la critique de la réification. Cf.
Schnadelbach, H. : Philosophie in Deutschland 1831-1933, p. 172 sq. et, du
même : Zur Rehabilitierung des Animal rationale, p. 177-179, 263 et 315-
321.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 80

dans la seconde partie que le motif freudien y prend la forme d'une


théorie négative de l'intersubjectivité ou, plus positivement, d'un appel
implicite à la communication paisible entre les êtres. Enfin, dans la
troisième partie, je montrerai comment cette intuition de la
communication sans violence, qui constitue le fil directeur de la pensée
de Habermas, débouche sur une reformulation magistrale de la théorie
de la réification dans le paradigme du langage ou de la communication
intersubjective.
La première partie de cet ouvrage est consacrée à l'analyse de la
réification sociale dans la sociologie classique allemande, de Marx à
Lukács. Dans les chapitres qui suivent, je proposerai successivement
une reconstruction systématique et métacritique des théories de la
réification de Marx (chap. 2), Simmel (chap. 3), Weber (chap. 4) et
Lukács (chap. 5). Les considérations méthodologiques et
métathéoriques de ces classiques de la sociologie prendront une place
considérable dans l'exposé. Elles s'avéreront importantes pour le
chapitre métathéorique (chap. 6) qui clôt notre investigation. Estimant
que l'objectivité est encore la mieux servie par la mise à nu des
penchants subjectifs et des présupposés idéologiques, je ne cacherai pas
ma sympathie pour Weber et surtout pour Simmel, ni d'ailleurs mon
aversion pour le superhégélianisme de Lukács. Dans la mesure où
j'essaie de rester fidèle à l'impulsion émancipatrice du marxisme, je
m'appuierai sur celui-ci pour critiquer la sociologie bourgeoise. [49]
Inversement, je m'appuierai sur la sociologie bourgeoise pour critiquer
le dogmatisme marxiste. Les anciens “compagnons de route”
trouveront sans doute que ma critique de certains éléments du marxisme
est excessive, mais dans la mesure où ce différend est l'expression d'un
conflit de générations, je n'y peux rien. Dans tous les cas, qu'il s'agisse
de la pensée bourgeoise ou du marxisme, je constaterai et je critiquerai
la focalisation sur la réification et la cristallisation progressive de
l'espace métathéorique des possibles de la sociologie qui s’ensuit. Dans
le second tome, consacré à la théorie critique, nous verrons que les
membres de l'École de Francfort radicaliseront les analyses de la
sociologie classique allemande. La cristallisation progressive de
l'espace des possibles ne formera alors plus la conclusion, mais bien le
point de départ de l'analyse de la réification.

[50]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 81

[51]

KARL MARX, 1813-1883

Né en Allemagne, à Trèves, dans une famille d’origine juive, convertie au


protestantisme et pénétrée de l’esprit libéral des Lumières, sa vie
mouvementée, faite d’exils (Paris, 1843-1845, Bruxelles, 1845-1848, Londres,
1848-1883) et de misère, prit fin à Londres en 1883.
Marx a été tour à tour philosophe, sociologue et économiste, sans cesser
d’être les trois à la fois. Savant, il a toujours été un homme d’action : journaliste
à la Nouvelle Gazette rhénane en 1848-1850, animateur de la Ligue des
Communistes en 1847-1851, fondateur et directeur de la première
Internationale des travailleurs à partir de 1864. Son engagement politique
explique d’ailleurs pourquoi Marx, malgré ses ambitions académiques et le
soutien de Bruno Bauer, n’a jamais été professeur à l’Université. En tant que
“bourgeois dégradé”, sans moyens stables de subsistance, il a pu survivre grâce
au soutien financier de son ami et collaborateur Friedrich Engels, riche
manufacturier de Manchester qu’il avait rencontré à Paris en 1844.
En dehors d’une multitude d’articles journalistiques et de pamphlets
politiques, il écrit des ouvrages plus importants et systématiques, soit pour
dénoncer les illusions philosophico-politiques ambiantes (Critique de la
philosophie politique de Hegel, La Sainte Famille, Misère de la philosophie),
soit pour analyser des événements politiques décisifs (Les luttes de classes en
France, Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, La guerre civile en France), soit
pour énoncer les bases économiques d’une doctrine révolutionnaire (Manifeste
du Parti communiste, Travail salarié et capital, Salaire, prix et profit). Il
entreprend aussi de donner l’explication du système économique contre lequel
se bat et se développe le mouvement ouvrier, mais ne parvient à en publier que
des parties (Contribution à la critique de l’économie politique, Capital) ne
nous laissant pour le reste que des manuscrits (Manuscrits parisiens,
Grundrisse, Matériaux pour L’“Économie”), voire des brouillons.
L’enseignement de Marx ne pouvait rester immuable. Partant d’une
analyse anthropologico-philosophique de la condition du travailleur à l’ère du
capitalisme, fortement influencé par Hegel et Feuerbach, il a progressivement
évolué vers une pensée plus scientifique et économique qui, analysant le
capitalisme comme un système de production basé sur l’exploitation du travail
libre, insiste sur les contradictions qui poussent à son dépassement. Cependant,
contrairement à ce qu’ont pu affirmer les althussériens dans les années
soixante, il n’y a pas vraiment de rupture entre ses œuvres de jeunesse et ses
œuvres de la maturité. Entre les œuvres de jeunesse et les œuvres d’après 1846,
un remaniement important du langage et de l’appareillage conceptuels est
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 82

intervenu, mais il s’agit là plutôt d’une “rupture phraséologique” que d’une


rupture idéologique ou épistémologique. La permanence du concept
d’aliénation le prouve d’ailleurs.
Tout en nourrissant des ambitions poétiques, le jeune Marx poursuit, dans
un milieu dominé par les jeunes hégéliens de gauche, des études de droit et de
philosophie, qu’il achève en 1841 par la soutenance à Iéna d’une thèse de
doctorat de philosophie sur La différence de la philosophie de la nature chez
Démocrite et Épicure. Ses premiers écrits journalistiques, qui font l’analyse
[52] critique de la législation prussienne sur la liberté de la presse ou le vol de
bois (Liberté de la presse et liberté humaine, 1842-1843), expriment un refus
de l’État constitutionnel, et trouvent leur aboutissement dans un article
consacré à la Critique de la philosophie politique de Hegel (1843-1844). Dans
l’administration bureaucratique, Marx ne voit pas tant la rationalité de la
société civile que son aliénation. Dans la La question juive (1844), il poursuit
sa critique de l’ordre juridico-politique au nom de la réalité économique qu’il
recouvre, et exige qu’on passe de la critique théorique à la pratique
révolutionnaire. Dans La Sainte Famille ou critique de la critique critique
(1845, écrit en collaboration avec Engels), ces thèses radicales se trouvent
approfondies et élargies dans la critique, au nom de l’humanisme réel, d’une
critique idéaliste qui reste simplement spéculative et spiritualiste et qui ne va
pas jusqu’à l’analyse de la propriété privée. Exilé à Paris, Marx rencontre le
mouvement ouvrier et découvre le communisme. Dans les Manuscrits de 1844,
il examine les principales thèses de l’économie politique anglaise et montre
que la propriété privée est la cause véritable de cette catastrophe
anthropologique qu’est l’aliénation du travail. Exigeant l’abolition positive de
la propriété privée qui met fin à cette aliénation ouvrière et à toute autre forme
possible de l’aliénation humaine, il présente le communisme comme la solution
de toutes les affres de l’histoire.
Bien que son analyse de l’aliénation repose sur l’anthropologie de
Feuerbach, à peine un an plus tard, Marx s’en sépare. Dans les brillantes
petitesThèses sur Feuerbach (1845, publiées en 1888), il développe les
contours d’une philosophie de la praxis qui rompt à la fois avec la notion non
sociologique de “l’être générique” et le matérialisme contemplatif de
Feuerbach. En collaboration avec Engels, Marx met alors en œuvre ses acquis
pour achever la critique de la philosophie allemande. Dans L’idéologie
allemande (1845-1846, III, p. 1037-1325), livre abandonné sans le moindre
regret à la “critique rongeuse des souris”, il développe le matérialisme
historique. La lutte des classes est au cœur du Manifeste du Parti communiste
(1848) qui en fait la clé de la compréhension de l’histoire et le slogan de
l’action révolutionnaire. Travail salarié et capital (1848-1849) en présente
l’explication économique par l’antagonisme entre le profit et le salaire dans le
cadre de la concentration du capital et de la concurrence entre les travailleurs,
avec la misère croissante pour conséquence. Son déroulement contemporain
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 83

est décrit dans Les luttes des classes en France (1850) et dans Le 18-Brumaire
de Louis Bonaparte (1852).

L’échec du mouvement révolutionnaire et le triomphe du capitalisme


l’amènent à compléter et à approfondir l’analyse de la formation, de la
reproduction et de l’accroissement du capital. Marx rédige en 1857-1858 le
long manuscrit constituant les Grundrisse, première ébauche du Capital, écrit
la Contribution à la critique de l’économie politique, dont il publie en 1859 la
célèbre préface dans laquelle il rappelle les lignes directrices de L’idéologie
allemande, ainsi que le premier cahier dans laquelle il énonce la théorie de la
marchandise, de la valeur et de l’argent, expose le cœur de sa théorie de
l’exploitation capitaliste dans Salaire, prix et profit (1865, publié en 1898) et
écrit son magnum opus Le Capital, dont le tome I paraît en 1867 et dont les
tomes II et III paraîtront après sa mort.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 84

[53]

Une histoire critique de la sociologie allemande.


Aliénation et réification.
Tome I : Marx, Simmel, Weber, Lukács.
PREMIÈRE PARTIE

1
KARL MARX 111

Critique de la triple inversion du sujet


et de l'objet. Aliénation, exploitation
et fétichisme des marchandises

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Si le concept d'aliénation n'est pas le concept central de la pensée de


Marx (1818-1883), comme les marxistes humanistes l'ont souvent
affirmé dans les années soixante et soixante-dix, c’est en tout cas un
concept tellement central dans toute son œuvre qu'il permet, comme
j'essaierai de le montrer dans ce chapitre, de reconstruire celle-ci d'une
façon cohérente et systématique 112. Sans ce concept, tel que Marx l'a

111 L'édition consultée est celle de la Bibliothèque de la Pléiade : Karl Marx.


Œuvres, en trois volumes, établie et annotée par M. Rubel. Les abréviations
suivantes sont utilisées dans le corps du chapitre : I : Œuvres. Économie I
(1965) ; II : Œuvres. Économie II (1968) ; III : Œuvres. Philosophie (1982).
112 Pour une introduction générale au concept d'aliénation, cf. Ludz, P. :
Alienation as a Concept in the Social Sciences. A Trend Report and
Bibliography ; Israel, J. : L'aliénation. De Marx à la sociologie
contemporaine ; Schacht, R. : Alienation ; Geyer, F. & Schweitzer, D. (sous
la dir. de.) : Theories of Alienation et Alienation : Problems of Meaning,
Theory and Method. Pour une introduction au concept marxiste d'aliénation,
cf. Meszaros, I. : Marx' Theory of Alienation ; Ollman, B. : Marx' Conception
of Man in Capitalist Society, Torrance, J. : Estrangement, Alienation and
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 85

d'abord élaboré dans les Manuscrits économico-philosophiques de


1844 (dits “Manuscrits parisiens”, cf. II, p. 1-141), la théorie marxiste
est, en effet, difficilement concevable. Cependant, la centralité de
l'aliénation dans la pensée de Marx ne doit pas faire oublier l'origine
hégélienne de la théorie marxiste de l'aliénation. En effet, l'histoire
intellectuelle du concept d'aliénation ne commence pas avec Marx,
mais bien avec Hegel 113.
[54]

1. Le jeune Hegel et Feuerbach,


précurseurs de Marx

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Pour comprendre la théorie de l'aliénation de Hegel (1770-1831), il


faut d'abord la resituer dans son cadre socio-historique d'émergence.
Hegel fut le témoin passionné des bouleversements socio-politiques et
des ruptures socio-culturelles qui jalonnent le passage de la société
traditionnelle à la modernité. Révolution industrielle, Révolution
française, révolution culturelle, toutes ces ruptures, presque
simultanées, ont renforcé chez Hegel l'idée que la perte de l'unité,
résultant de l'essor de la subjectivité, est la caractéristique générale de
la modernité 114. Cette perte d'unité, qui marque la scission entre
l'homme et la divinité, entre l'homme et la nature, entre l'homme et la

Exploitation et Avineri, S. : The Social and Political Thought of Karl Marx.


Pour une bibliographie spécialisée et très extensive (7 074 références), mais
néanmoins toujours incomplète du concept d'aliénation, cf. Van Reden, C., et
alii. : Bibliography Alienation. Third Enlarged Edition (1980).
113 Bien que les Français aient une forte inclination — légitime et
compréhensible, analysable en termes de logique du “précursisme” (Merton)
— pour la faire commencer avec Rousseau. À ce propos, on peut remarquer
qu'on peut remonter toujours plus loin dans le passé, jusqu'au Nouveau
Testament (Éphésiens, 2. 12 et Philippiens, 2. 6-7). Sur l'aliénation dans la
théologie chrétienne, cf. Ludz, P. : “A Forgotten Intellectual Tradition of the
Alienation Concept”, p. 21 sq. et Lichtheim, G. : “Alienation”, dans
International Encyclopedia of the Social Sciences, vol. I, p. 264.
114 Cf. à ce propos Habermas, J. : Le discours philosophique de la modernité,
chap. 1 et 2.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 86

société, bref, pour le dire en langage hégélien, entre le sujet et l'objet,


constitue selon Hegel le problème fondamental de la modernité.
Que cette scission (Entzweiung) ou, comme il le dira plus tard dans
la Phénoménologie de l'esprit, cette aliénation (Entfremdung) du sujet
et de l'objet, ne constitue pas seulement le problème principal de la
modernité, mais également le thème central de la philosophie
hégélienne, c'est ce que j'essaierai de montrer dans les pages qui suivent
en analysant brièvement le développement progressif du thème de
l'aliénation dans les écrits de jeunesse de Hegel, de son essai sur la
“positivité” de la religion jusqu'à la Phénoménologie de l'esprit. Dans
la mesure où cette analyse, dont la plus grande partie est d'ailleurs basée
sur une lecture approfondie de sources secondaires 115, n'a pas d'autre
but que de servir d'introduction à Marx, elle est partielle et partiale. En
suivant un fil chronologique, je vais d'abord introduire le thème de la
“positivité” (1) ; ensuite, je passerai à celui du travail et de l'aliénation
du travail (2) ; puis, j'exposerai brièvement la dialectique de l'aliénation
(3) ; et, enfin, je terminerai avec quelques considérations sur la critique
de l'aliénation religieuse de Feuerbach (4).

1.1. De la positivité

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Dans une première période (période de Berne, 1793-1796), Hegel


récuse toutes les relations, institutions et organisations humaines qui
prennent la forme d'une objectivité morte et qui s'opposent à la
subjectivité de l'homme. Dans La positivité de la religion chrétienne
(1795/1796), il oppose les religions vivantes de la polis grecque au
christianisme. D'emblée, il caractérise la religion chrétienne comme

115 Pour reconstruire la pensée du jeune Hegel, j'ai surtout, mais pas uniquement,
eu recours à des sources secondaires. Pour comprendre la pensée obscure et
difficile de Hegel, les ouvrages suivants m'ont été d'une grande utilité :
Lukács, G. : Le jeune Hegel : sur les rapports de la dialectique et de
l'économie, 2 vol. ; Marcuse, H. : Raison et révolution ; Taylor, C. : Hegel,
Avineri, S. : Hegel's Theory of the Modern State ; Rohrmoser, G. : Théologie
et aliénation chez le jeune Hegel ; Boey, C. : L'aliénation dans la
phénoménologie de l'esprit de Hegel et Labarrière, P. : La phénoménologie
de l'esprit. Introduction à une lecture.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 87

une religion positive ou objective, c'est-à-dire comme un ensemble de


principes figés, posés et imposés de l'extérieur, qui [55] sont incapables
de toucher le cœur ou l'âme de l'homme : “Une foi positive est le
système de principes religieux qui doit avoir une vérité pour cette raison
qu'il nous est ordonné par une autorité à laquelle nous ne pouvons
refuser de soumettre notre foi. Dans ce concept apparaît tout d'abord un
système de principes religieux (ou de vérités religieuses) qui doivent
être considérés comme des vérités indépendamment du fait que nous
les tenions pour vrais et qui demeureraient vrais même s'ils n'avaient
jamais été connus, jamais été tenus pour vrais par quelqu'un et, pour
cette raison, sont souvent appelés vérités objectives — mais ces vérités
doivent devenir aussi des vérités pour nous, des vérités subjectives” 116.
Rêvant d'un retour à la societas diis hominibusque communis, le
jeune Hegel plaide pour l'abolition de l'hétéronomie de la religion et
exige que les vérités religieuses objectives deviennent des vérités
subjectives, des vérités “pour nous”.
Plus tard, à Francfort (1797-1800), Hegel rédigera une nouvelle
introduction à La positivité de la religion chrétienne (1800). Une
comparaison des deux textes révèle que son attitude a changé : du refus
catégorique de toute positivité (objectivité), il est passé à une
acceptation résignée de l'état de scission en tant que destin. Son
problème est maintenant de découvrir comment le sujet et l'objet
peuvent être réconciliés (Versöhnung). Tout en voyant la solution dans
un mélange d'amour et de mysticisme, il redéfinit la positivité de la
religion sous la figure de “l'union incomplète des opposés”, donc
comme un moment du développement historique, comme un atavisme
du passé qu'il faut dépasser (aufheben). Dans cette redéfinition du
concept de la positivité, on voit déjà poindre la dialectique, ainsi que le
passage consécutif d'une problématique centrée sur la positivité vers un
discours basé sur le thème de l'aliénation et de son dépassement.

116 Hegel, W. F. : Die Positivität der christlichen Religion, dans Frühe Schriften,
p. 190-191.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 88

1.2. De la positivité à l'aliénation

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Pendant la période d'Iéna (1801-1807), qui culminera avec la


parution de la Phénoménologie de l'esprit (1807), le problème de la
positivité — qui est une propriété des choses humaines — est
progressivement relayé par le problème de l'aliénation — qui, elle, est
une modalité de l'activité humaine. Dans le Système de la vie éthique
(1802/1803) et dans la Realphilosophie I (1803/1804) et II
(1805/1806), Hegel esquisse une première version de sa théorie de
l'esprit objectif (objektiver Geist). La prémisse de cette théorie réside
dans le fait que les institutions sociales, politiques et culturelles sont
des objectivations de l'homme, des produits de son travail. Par le travail,
que Hegel définit comme “annihilation de l'objectivité en vue d'une
fin”, l'homme comble le fossé entre le monde objectif et le monde
subjectif ; il s'insère dans le monde objectif et il en fait son monde, son
œuvre. En travaillant, l'homme transforme la nature et, par là, il se
transforme et se réalise lui-même. Le travail est donc le moyen et le
milieu de son autodéveloppement.
[56]
Ce processus d'autoréalisation par le travail a reçu sa forme littéraire
la plus achevée dans la section classique de la Phénoménologie de
l'esprit où Hegel développe la dialectique du maître et de l'esclave
(Herrschaft und Knechtschaft) 117. Selon Hegel, l'individu peut devenir
ce qu'il est et acquérir la conscience de soi seulement par l'intermédiaire
d'un autre individu, d'une autre conscience qui le reconnaît dans son
ipséité. “Chacun, dit Hegel, est pour l'autre le moyen par lequel chacun
se médiatise avec soi-même” 118. Cette relation de reconnaissance
mutuelle n'est nullement une relation harmonieuse entre individus
libres et égaux ; elle trouve plutôt son modèle dans la lutte à mort entre

117 Hegel, W. F. : Die Phenomenologie des Geistes, p. 145-155, spécialement p.


151-155. Marx fut fortement influencé par cette section, ainsi que par celle
intitulée “L'esprit aliéné de soi” (cf. infra). Pour une analyse comparative de
la dialectique du maître et de l'esclave et de la théorie de l'aliénation du travail
du jeune Marx, cf. May, J. : “The Master-Slave Relation in Hegel's
Phenomenology of Spirit and in the early Marx”, p. 225-266.
118 Hegel, W.F. : Die Phenomenologie des Geistes, p. 147.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 89

la conscience du maître et celle de l'esclave. D'abord, l'esclave est


dépendant du maître qui l'utilise comme un moyen et le force à
travailler des objets qui ne lui appartiennent pas. Le travail, les objets
et le maître sont étrangers à l'esclave, et lui font face dans leur
objectivité. Cependant, le travail est en même temps le véhicule qui
transforme cette relation de dépendance car, en formant et en
transformant les objets, l'esclave se forme et se transforme lui-même.
D'abord objet, il prend conscience de lui-même dans l'objet et devient
sujet. Sa conscience se trouve objectivée, extériorisée dans des objets
et, par là même, ceux-ci cessent d'être des choses mortes. Ils sont
devenus son œuvre à lui, une partie de son être, sa réalisation. Le maître,
en revanche, ne travaille pas. Pour assouvir ses besoins, il dépend de
l'esclave qui travaille pour lui et à sa place. Le maître est, pour ainsi
dire, l'esclave de l'esclave et, finalement, il en prend conscience.
Simultanément, l'esclave a acquis une conscience libre, car il sait que
le monde objectif est en réalité un monde subjectif, “son” monde. La
conclusion de cet “évangile sécularisé du travail” (Gouldner) est claire :
le monde et, par extension, l'histoire sont le produit du travail de
l'homme.
Contrairement à ce que pense le jeune Marx (cf. I, 126), Hegel n'a
pas seulement vu le côté positif du travail. Dans la Realphilosophie,
publiée de façon posthume et que Marx ne connaissait pas, Hegel
insiste sur le côté négatif du travail, anticipant ainsi la théorie de
l'aliénation du travail que le jeune Marx développera ultérieurement.
Selon Hegel, le travail n'est pas seulement objectivation et
externalisation (Entäusserung), réalisation des potentialités humaines
dans le monde et dans l'histoire ; dans la société industrielle naissante,
il est aussi et tout autant aliénation (Entfremdung). Grâce à la machine,
l'homme dupe la nature en la faisant travailler pour lui. Mais le dupeur
est dupé. Plus le travail est mécanisé, plus le travail devient une activité
stupide et vide de sens, et plus le travailleur lui-même est réduit à n'être
qu'une pièce mécanique de la machinerie. Plus le travail est divisé, plus
il devient abstrait. Si le travail servit d'abord les besoins directs de
l'individu, ce dernier fait à présent abstraction de ses propres besoins et
collabore à la satisfaction générale de ceux des autres. Le besoin
général et le travail abstrait forment ainsi “un [57] immense système de
communauté et de dépendance réciproque, une vie de ce qui est mort,
vie qui se meut en soi-même, qui dans son mouvement s'agite d'une
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 90

manière aveugle et élémentaire, qui, tel un animal sauvage, a besoin


d'être continuellement domptée et maîtrisée avec sévérité” 119. Ici, en
indiquant la nature anarchique du système des besoins, Hegel, qui avait
lu les classiques de l'économie politique anglaise, met le doigt sur le
problème central de la solution économique du problème hobbesien de
l'ordre par identification naturelle des intérêts. Nous verrons plus loin
que la thématisation de ce problème est au cœur de l'analyse marxiste
du fétichisme des marchandises.

1.3. Dialectique de l'aliénation

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D'une façon ou d'une autre, Hegel comprend toujours l'aliénation


comme un moment nécessaire en vue de son dépassement. L'aliénation
(Entfremdung) apparaît chez lui comme le moment de l'étrangeté
suprême de l'objectivation, moment intermédiaire et décisif reliant le
mouvement de l'extériorisation (Entäusserung) de la subjectivité au
mouvement de l'intériorisation (Erinnerung) de l'objectivité. Ce double
mouvement, de l'extériorisation à l'aliénation et de l'aliénation à
l'intériorisation, peut être décomposé comme suit : dans un premier
temps, le sujet s'extériorise par le travail dans l'objet (position) ; dans
un second temps, cette subjectivité objectivée lui fait face comme
quelque chose d'étranger. Le sujet ne se reconnaît pas dans l'objet,
l'objet acquiert un pouvoir propre et finit par se retourner contre le sujet
(négation). Lorsque la scission entre le sujet et l'objet atteint son
sommet, le sujet prend conscience du fait que cette objectivité
aliénante, étrangère à sa subjectivité, est en réalité une extériorisation
de sa subjectivité (réflexion). Dans un troisième temps, le sujet se
réapproprie l'objet désubjectivé en le résubjectivant, en réintériorisant
ce qui est extériorisé (négation de la négation). Par là même, la scission
entre le sujet et l'objet est dépassée.
Dans la Phénoménologie de l'esprit, Hegel reconstruit et retrace à la
fois le développement des “figures de la conscience” — depuis
l'homme en tant que simple être sensible jusqu'au philosophe parfait —

119 Hegel, F. : Realphilosophie I, cité dans Lukács, G. : Le jeune Hegel, t. II, p.


70.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 91

et l'évolution des “figures du monde” — depuis la cité grecque jusqu'à


la Révolution française. Globalement, on peut dire qu'il présente le
développement de la conscience individuelle à travers ses différentes
phases — développement conçu, comme le dit Engels, comme une
reproduction en raccourci des phases par lesquelles la conscience
humaine est historiquement passée 120 — comme un processus
d'alternance dialectique de deux formes de l'esprit, à savoir de la
“conscience” qui trouve devant elle un monde extérieur qui lui est
étranger, et de la “conscience de soi” qui, elle, reconnaît ce monde
éxtérieur comme son propre monde et qui le réintériorise en
l'assimilant. Ce qui apparaît d'abord à la conscience comme étranger
(fremd) est, en fait, extérieur (außer) à elle ; ensuite, l'étranger est
compris comme extériorisation de la conscience et [58] réintériorisé.
Bien que cette alternance de la conscience et de la conscience de soi,
de “l'en-soi” et du “pour-soi”, de la substance et du sujet, apparaisse
aussi bien au niveau individuel et collectif qu'au niveau transcendantal,
je me limiterai ici à une description sommaire de ce mouvement au
niveau de l'esprit collectif, tel qu'il est exposé par Hegel dans la section
intitulée “L'esprit aliéné de soi”, section qui trouve sa place entre
“l'esprit vrai” (monde grec) et “l'esprit conscient de soi” (monde
germanique d'après 1789) 121.
Au départ, le monde est éthique (sittliche Welt). En tant que tel, il
est immaculé et n’est altéré par aucune scission. L'individu s'identifie à
la substance sociale et il se trouve chez lui dans la société. La
coïncidence entre l'individu et la société est immédiate et parfaite. Or,
cette unité ne pouvait durer. En même temps qu'apparaît la personnalité
consciente de sa subjectivité, l'unité se scinde et la vie éthique, qui
ignore la subjectivité, disparaît. L'esprit est alors aliéné de soi, la
substance sociale est aliénée du sujet et le sujet de soi-même, car la
substance sociale est son essence. Le sujet s'oppose aux puissances
sociales et, sous la forme de l'État et de la richesse, celles-ci se posent
face à lui comme des puissances autonomes et étrangères. Avec les
Lumières, l'esprit atteint son point extrême de déchirement.
“L'aliénation s'aliène” 122 — et le salut devient accessible. Les sujets

120 Engels, F. : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique


allemande, p. 17.
121 Hegel, W.F. : Phenomenologie des Geistes, p. 359 sq.
122 Ibid., p. 366.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 92

prennent conscience du fait que la substance sociale est essentiellement


leur propre substance et, volontairement, ils se soumettent à elle. Ainsi,
la substance devient sujet et la scission est relevée. L'esprit objectif
réintériorise toutes les aliénations et, à la fin, tout est esprit et l'esprit
est certain de soi. L'esprit peut alors jeter un regard rétrospectif sur
l'ensemble du chemin parcouru et prendre conscience de soi-même.
C'est le calvaire de l'esprit absolu (religion, art, philosophie) qui
culmine dans l'identité du concept et de la réalité, de la pensée et de
l'être.

1.4. De Hegel à Feuerbach

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Au lendemain même de la mort de Hegel, l'école hégélienne s'est


scindée en une “droite” (les vieux hégéliens : Rosenkranz, Haym,
Erdmann...) et une “gauche” (les jeunes hégéliens : Feuerbach,
Kierkegaard, Ruge, Bauer...) 123. Dans leur critique de Hegel, les jeunes
hégéliens partent de l'impuissance de celui-ci à résoudre effectivement
les problèmes qu'il pose. Au lieu d'aboutir à une action positive, la
pensée hégélienne s'achève, selon eux, en un idéalisme spéculatif et
abstrait qui ne tient pas ses promesses. Comme le dira Kierkegaard :
“Hegel qui nous élève jusqu'au ciel spéculatif, nous laisse vivre dans
les chaumières de la réalité” 124.
Parmi les jeunes hégéliens, Ludwig Feuerbach (1804-1872) est, sans
aucun doute, celui qui a le plus influencé le jeune Marx. Selon
Feuerbach, Hegel s'est [59] égaré dans un système de concepts abstrait
qui a perdu tout contact avec la réalité sensible 125. L'abstraction

123 Sur la division de l'école hégelienne en hégélianisme de droite et de gauche,


cf. Löwith, K. : De Hegel à Nietzsche, p. 73-155. Mc Lellan a montré dans
quelle mesure Marx est tributaire de la pensée des jeunes hégéliens. Cf.
McLellan, D. : The Young Hegelians and Karl Marx.
124 Kierkegaard, S., cité (sans référence) dans Hyppolite, J. : Études sur Hegel et
Marx, p. 95.
125 Pour la critique feuerbachienne de Hegel, cf. “Thèses provisoires pour la
réforme de la philosophie” et surtout “Principes de la philosophie de l'avenir”,
dans Feuerbach, L. (traduit par Althusser) : Manifestes philosophiques, p.
104-200.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 93

hégélienne constitue le point d'attaque principal. Toute abstraction est,


comme l'indique l'étymologie, extraction, en l'occurrence extraction du
concret sensible (Sinnlichkeit), de la choséité matérielle (Ding). Pour
Feuerbach, la réalité sensible — la perception et la sensation — est
première ; la réalité intelligible — les concepts et les idées —
secondaire. “Le vrai rapport de la pensée à l'être, dit-il en résumant, se
réduit à ceci : l'être est le sujet, la pensée le prédicat. La pensée provient
de l'être, et non l'être de la pensée” 126. En dérivant l'être de la pensée
et non pas la pensée de l'être, en partant de l'essence et non pas de
l'existence, Hegel a inversé le sujet et le prédicat. Au lieu de prendre
l'existence comme fondement de l'essence, il a compris l'essence
comme fondement de l'existence, par suite de quoi il a fini par inverser
le mouvement de détermination reliant la pensée et la réalité.
Dans L'essence du christianisme (1842), Feuerbach renverse
l'idéalisme hégélien et développe une théorie critique de l'aliénation
religieuse. Le principe de la critique “irreligieuse” consiste
essentiellement à ramener la théologie à l'anthropologie. Pour
Feuerbach, la religion n'est rien d'autre que l'homme qui se comporte
vis-à-vis de l'essence humaine comme vis-à-vis d'une essence
étrangère : “La religion, du moins la chrétienne, est la relation de
l'homme à lui-même, ou plus exactement de l'homme à son essence,
mais à son essence comme à un autre être (Wesen). L'être divin n'est
rien d'autre que l'essence humaine ou mieux, que l'essence de l'homme,
séparée des limites de l'homme individuel, c'est-à-dire réel, corporel,
objectivée, c'est-à-dire contemplée et honorée comme un autre être,
autre particulier, distinct de lui, — toutes les déterminations de l'être
(Wesen), divin sont donc des déterminations de l'essence (Wesen)
humaine [...] L'homme — tel est le mystère de la religion — objective
son essence, puis à nouveau fait de lui-même l'objet de cet être
objectivé, métamorphosé en un sujet, une personne ; il se pense, il est
pour lui-même objet, mais en tant qu'objet d'un objet, d'un autre être.
Tel est le cas présent. L'homme est un objet de Dieu” 127.
Pour rendre à l'homme son essence aliénée, il faut, selon Feuerbach,
dissiper l'illusion religieuse, réintégrer dans l'Homme les qualités

126 Feuerbach, L. : “Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie”, dans


Manifestes philosophiques, p. 120.
127 Feuerbach, L. : L'essence du christianisme, p. 131 et 148.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 94

aliénées en Dieu, et faire de l'Amour de l'Humanité la loi suprême des


hommes. Alors même que la théorie feuerbachienne de l'aliénation
religieuse sera pour Marx, comme nous le verrons, le point d'appui et
de départ vers une théorie plus générale de l'aliénation de l'homme dans
le capitalisme, il ne suivra pas la solution préconisée par Feuerbach.
Dans la mesure où, selon Marx, l'aliénation religieuse n'est que
l'expression de l'aliénation économique, c'est à celle-ci qu'il faut
s'attaquer en premier lieu. Les temps présents n'exigent pas tant
l'Amour de l'Humanité que la haine et la violence révolutionnaires.
[60]

2. De l'aliénation à la réification :
deux marxismes ?

2.1. Pour Marx

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Toute l'œuvre de Marx peut être systématiquement reconstruite à


partir du concept central de l'aliénation. La théorie de l'aliénation, telle
que Marx l'a d'abord développée dans ses Manuscrits économico-
philosophiques, forme le cœur de sa pensée. En exagérant un peu, et en
bravant les interdictions de lecture d’Althusser & Co., on pourrait dire
que toute sa pensée, que toutes les catégories — ou presque — du
Capital se trouvent déjà en pointillé, en germe et puissance, dans ce
texte génial et fondateur de 1844 (publié en 1932). Dans ce sens, on
peut dire que l'anatomie des Manuscrits fournit effectivement la clé de
l'anatomie du Capital. Or, si tel est effectivement le cas, et c'est ce que
j'essaierai de montrer dans les pages qui suivent, alors on ne peut plus
affirmer avec les structuralistes que le concept d'aliénation est un
“concept prémarxiste” 128, dont Marx s'est rapidement débarrassé en le
renvoyant au “musée philosophique” 129. En effet, la lecture
“symptomale” d'Althusser et consorts est une lecture tronquée. En

128 Althusser, L. : Pour Marx, p. 246.


129 Naville, P. : De l'aliénation à la jouissance, p. 73.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 95

accentuant opportunément un passage du Manifeste Communiste


(1848 ; cf. II, p. XX) où Marx et Engels raillent les litterati allemands
qui font usage du concept d'aliénation pour doter leurs platitudes
sociologiques d'un air d'importance philosophique 130, Althusser et sa
bande oublient que le concept maudit d'aliénation abonde dans les
“textes scientifiques” postérieurs à la “coupure épistémologique”
(1845) 131, notamment dans les Grundrisse (1857-1858 ; cf. II, p. 173-
359) et dans les Matériaux pour l'économie (1861-1865 ; cf. II, p. 361-
498) 132.
Le concept d'aliénation ne peut donc guère servir de critère pour
effectuer une coupure épistémologique entre le jeune et le vieux Marx,
entre Marx le philosophe et Marx le scientifique. En revanche, ce
concept s'avère très utile pour effectuer une coupure idéologique entre
les interprètes, entre ceux qui défendent un (hégélo-)marxisme critique,
humaniste et volontariste et ceux qui défendent un marxisme
scientifique, structuraliste et déterministe 133. Lukács, [60]

130 Il s'agit du passage suivant : “Les auteurs allemands inscrivirent leur non-sens
philosophique sous l'original français. Par exemple, derrière la critique
française de la monnaie, ils marquèrent 'aliénation de l'être humain' [...]” (I,
187).
131 La notion de “rupture/coupure épistémologique” est d'origine bachelardienne.
Cf. Bachelard, G. : Le rationalisme appliqué, chap. 6 et, du même : Le
matérialisme rationnel, conclusion. Pour l'application de cette notion à la
pensée de Marx, cf. Althusser, L. : op. cit., p. 23-32 et, du même : Éléments
d'autocritique, p. 18-39.
132 Pour les Grundrisse, cf. II, spécialement p. 202-218 et 282-311 ; pour les
Matériaux pour l'économie, cf. II, spécialement p. 404-458.
133 À propos des deux marxismes, cf. Gouldner, A. : For Sociology. Renewal and
Critique in Sociology Today, chap. 16 et, du même : The Two Marxisms :
Contradiction and Anomalies in the Development of Theory. Dans Dialectic
of Defeat. Contours of Western Marxism, chap. 2, Jacoby fait remonter les
deux marxismes à deux interprétations divergentes de Hegel ; l'une,
historiciste, s'inspire de la Phénoménologie de l'esprit, l'autre, scientifique,
insiste davantage, à la suite d'Engels, sur la Science de la logique. Font ou
faisaient partie, entre autres, des marxistes scientifiques : Althusser, Balibar,
Macherey, Rancière, Establet, Poulantzas, Godelier, Glucksmann, Naville,
Bettelheim, Therborn et la New Left Review. Parmi les marxistes critiques,
on peut mentionner, entre autres, Lukács, Goldmann, Sartre, Lefebvre,
Garaudy, Axelos, Avineri, Ollman, Meszaros, Gouldner, Rubel, Schaff,
Kosic, Kamenka, l'École de Francfort, l'École de Budapest, le cercle Telos et
le groupe yougoslave Praxis. (Il faudrait dire “l'ex-groupe yougoslave
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 96

Horkheimer, Adorno, Marcuse et Habermas, dont j'exposerai la pensée


en la recentrant autour du concept de réification, font incontestablement
partie du premier groupe.

2.2. La coupure phraséologique

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Si le concept d'aliénation ne permet pas d'effectuer une coupure


entre le jeune Marx et le Marx de la maturité, cela ne signifie pas,
cependant, qu'il n'y a pas de rupture du tout dans la pensée de Marx. À
partir de 1845, Marx prendra ses distances vis-à-vis de l'anthropologie
essentialiste de Feuerbach et renoncera à “la phraséologie
philosophique — 'essence humaine', 'genre', etc.” (III, 1200). Dans ses
Thèses sur Feuerbach (1845 ; cf. III, p. 1029-1033), il fondera le
matérialisme historique (“l'histomat”) et, dès lors, il ne concevra plus
la nature humaine comme une “chose abstraite”, suprahistorique et
immuable, mais comme un “produit social”, comme une condensation
historique de “l'ensemble des relations sociales” (III, 1032) d'une
époque donnée. En ce qui concerne la théorie de l'aliénation, la rupture
avec Feuerbach signifie le passage d'une théorie anthropologique de
“l'aliénation intrinsèque” — i.e. de l'aliénation de soi, de l'essence
humaine — à une théorie plus sociologique de “l'aliénation
extrinsèque” — de l'exploitation ou de l'appropriation de la force de
travail et des produits du travail 134.
Ce passage ne s'est pas fait d'un coup, et ce n'est d'ailleurs pas le
seul. Après lecture, je crois pouvoir distinguer quatre phases dans le

Praxis”. Michailo Markovic et Ljuba Tadic, qui comptent parmi les


fondateurs du groupe Praxis, se sont ralliés corps et âme à la cause de la
“Grande Serbie”. Étant donné l'incompatibilité de cette position avec les
principes humanistes du groupe, celui-ci s'est dissous. Constellations. An
International Journal of Critical and Democratic Theory, édité par Seyla
Benhabib et Andrew Arato, a pris la relève de la défunte Praxis International,
dont le dernier numéro (1994, 13, 4) fut consacré à la tragédie yougoslave.
134 Sur les notions d'aliénation intrinsèque et extrinsèque, cf. Torrance, J. :
“Aliénation — extranéation et rapports de propriété”, p. 180-185. Pour une
critique de la théorie de l'aliénation intrinsèque, cf. du même : Estrangement,
Alienation and Exploitation, chap. 3.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 97

développement de la théorie marxienne de l'aliénation. Dans une


première phase, Marx conçoit l'aliénation sur le modèle feuerbachien
de l'aliénation religieuse de l'essence de l'homme. Il critique la religion
de façon philosophique. Ensuite, dans les écrits de 1842-1843, Marx
critique la philosophie et la religion de façon politique. L'accent se
déplace de la sphère idéologique vers la sphère politique. Marx y
constate une séparation entre l'État et la société civile et voit une
solution dans la démocratie réelle. Puis, dans les Manuscrits de 1844,
il critique la religion, la philosophie et la politique de façon
économique. Il approfondit ses analyses antérieures et passe à une
analyse de l'aliénation dans la sphère économique. Le travailleur est
aliéné de son travail, des produits de son travail et de ses prochains.
Marx en conclut que, dans le capitalisme, l'homme est aliéné de son
essence et il présente le communisme comme dépassement positif de
l'aliénation de l'homme. Finalement, dans la dernière phase, à partir de
1845, Marx raffine, approfondit et concrétise l'analyse des fondements
[62] théorético-économiques de l'aliénation dans le système capitaliste.
Dans le Capital (vol. 1, cf. I, p. XX, vol. 2, cf. II, p. 499-863 ; vol. 3, cf.
II, p. 865-1488) et les nombreuses ébauches qui le précèdent, il analyse
les processus socio-économiques objectifs qui sont à la base de
l'aliénation et du capital. Il distingue l'aliénation en tant que
caractéristique objective de la production capitaliste (exploitation) des
phénomènes idéologiques qui en dérivent et qui s'expriment dans la
sphère de la circulation bourgeoise (fétichisme de la marchandise).
Dans le développement intellectuel de Marx, on peut donc voir le
glissement progressif d'une analyse philosophico-anthropologique vers
une analyse structuralo-historique de l'aliénation et, à l'intérieur de
celle-ci, un déplacement du point de vue (Ausgangspunkt) à partir
duquel Marx analyse l'ensemble des relations sociales, à savoir un
déplacement depuis une analyse qui trouve son point de départ dans le
concept du travail (aliénation-exploitation) vers une analyse axée sur le
concept de marchandise (fétichisme des marchandises-réification) 135.
Ce double glissement, de l'aliénation intrinsèque à l'aliénation
extrinsèque et de l'exploitation à la réification, n'implique nullement

135 Ici, je suis l'excellente analyse de Joachim Israel. Cf. L'aliénation. De Marx à
la sociologie contemporaine, p. 95-105 et 412-422, et du même : “Alienation
and Reification”, p. 43.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 98

que Marx ait renié sa foi humaniste et qu'il serait devenu un


“scientifique scientifique”. L'aliénation, l'exploitation et le fétichisme
des marchandises sont conjointement des phénomènes sociologiques et
éthiques. Ils se laissent analyser aussi bien dans la perspective du
participant (théorie de l'action) que dans la perspective de l'observateur
(théorie des systèmes).
De ce point de vue, le double glissement ne permet pas d'effectuer
une coupure entre un jeune Marx humaniste et un vieux Marx
prétendument anti-humaniste. De fait, la coupure est moins
épistémologique que phraséologique. Du début jusqu'à la fin, de
l'aliénation du travailleur jusqu'à la réification des relations sociales, sa
devise — à laquelle j'adhère — demeura inchangée : “Être radical, c'est
saisir les choses à la racine, mais la racine pour l'homme, c'est l'homme
lui-même” (III, 390). À cet égard, on peut dire que Marx est resté jeune
sa vie durant. Du début jusqu'à la fin il s'est efforcé, comme le dit
O'Neill, d'avancer une “interprétation sociologique de l'impératif
catégorique de l'éthique kantienne” 136.

2.3. Une critique transformatrice

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Néanmoins, si d'un point de vue idéologique — c'est-à-dire du point


de vue des hypothèses non empiriques de nature politique, morale et
métaphysique — il n'y a pas de rupture, il est vrai que d'un point de vue
métathéorique — [63] c'est-à-dire du point de vue des présuppositions
les plus générales et les plus fondamentales de la théorie concernant la
nature de l'action individuelle et de l'ordre social, induisant la part du
volontarisme ou du déterminisme en vigueur dans une théorie
systématique de la société — on peut constater une évolution
progressive vers une théorie déterministe du social. Ce qui a changé
entre le jeune Marx et celui de la maturité, ce n'est pas son humanisme
idéologique, mais les présuppositions métathéoriques de sa théorie
scientifique. En effet, avec le passage du premier Marx au second, on

136 O'Neill, J. : “The Concept of Estrangement in the Early and Late Writings of
Karl Marx”, dans Jessop, B. et Malcom-Brown, C. (sous la dir. de.) : Karl
Marx's Social and Political Thought : Critical Assessments, vol. 1, p. 611.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 99

passe progressivement d'une théorie volontariste à une théorie


davantage déterministe du social. Si le jeune Marx opère avec un
concept multidimensionnel de l'action qui ne se laisse pas réduire à
l'action instrumentale ou stratégique, la théorie systématique de la
société du vieux Marx accorde, en revanche, clairement la primauté à
l'action instrumentale ou stratégique. Autrement dit, le vieux Marx tend
à concevoir l'action individuelle comme un simple épiphénomène des
conditions matérielles de l'existence 137. Cette détermination extérieure
de l'activité humaine par des structures sociales contraignantes d'ordre
matériel, cette pression qui explique la réduction de l'action humaine,
expressive et communicationnelle à une activité dénuée de sens, c'est
précisément ce que le concept d'aliénation vise à thématiser. Dans la
mesure où le concept d'aliénation est un concept dialectique, il
présuppose que cette réduction de l'action intentionnelle à l'action
mécanique et la réduction de l'homme à une chose qui y correspond,
peuvent être renversées.
Dans la mesure où ce concept est un concept critique, il présuppose
le fait que les idées peuvent avoir une efficacité causale sur la
conscience des hommes aliénés et que cette prise de conscience est le
prélude nécessaire, mais non suffisant, au renversement révolutionnaire
du rapport inversé de l'homme et des choses. Dans cette mesure, le
concept d'aliénation exprime la tension entre le déterminisme et le
volontarisme, tension qui ne peut être éliminée et qui fait que le
marxisme ne peut être réduit à une théorie déterministe et
réductionniste du social.
Dans ce qui suit, je vais d'abord présenter la pensée du jeune Marx
comme une pensée proto-hégélienne et, dans un deuxième temps, je
corrigerai cette réduction philosophique et exposer les fondements
socio-économiques de l'aliénation. Ainsi, on passera de la théorie de
l'aliénation à la théorie de l'exploitation et, de là, à la théorie de la
réification. Finalement, je montrerai que la réification, ou l'inversion du

137 Cette tendance au réductionnisme matérialiste a également été notée, analysée


et critiquée par Habermas, Wellmer, Schroyer, Castoriadis et Cohen. Cf.
Habermas, J. : Connaissance et intérêt, p. 74-97 ; Wellmer, A. : The Critical
Theory of Society, chap. 2 ; Schroyer, T. : Critique de la domination, chap.2,
Castoriadis, C. : L'institution imaginaire de la société, p. 40 sq. et Cohen, J. :
Class and Civil Society. The Limits of Marxian Social Theory, chap. 3 et 6 .
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 100

sujet et de l'objet, est le thème qui permet d'unifier la pensée de Marx


dans un tableau synoptique.
[64]

3. La théorie de l'aliénation

3.1. L'aliénation philosophique :


critique de Hegel et de Feuerbach

3.1.1. La relève de la philosophie

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Jusqu'en 1843, le jeune Marx est un “critique critique”. L'idéalisme


qu'il défend est un idéalisme critique, orienté vers la réforme de la
conscience. Déjà en 1837, dans une lettre à son père, Marx se dit
tourmenté par “cette opposition du réel et de l'idéal qui caractérise
l'idéalisme” (III, 1372). Dans l'esprit des jeunes hégéliens, il estime que
la réalité doit être confrontée de façon critique à “l'Idée” ou à l'idéal
rationnel qui lui est immanent. Ainsi, dans sa thèse de doctorat (III, 1-
100), consacrée à la philosophie grecque post-aristotélicienne, il
affirme : “La praxis de la philosophie est elle-même théorique. C'est la
critique qui mesure l'existence individuelle à l'aune de l'essence, la
réalité particulière à l'aune de l'idée” (III, 85, n.). La “critique
immanente”, qui prend l'idéal au sérieux et le confronte à la réalité
existante, doit servir de catalyseur au changement social 138. Les idées
ont un pouvoir réel, elles peuvent modifier la réalité.
Tout cela change entre 1843 et 1844. Marx rompt avec l'idéalisme
critique des jeunes hégéliens, avec l'idéalisme tout court, pour adopter
une position rigoureusement matérialiste 139. Il découvre le prolétariat,

138 Sur la critique immanente, cf. Benhabib, S. : Critique, Norm and Utopia,
chap. 1.
139 Jeffrey Alexander perçoit dans cette rupture avec l'idéalisme les germes du
réductionnisme métathéorique qui caractérise le marxisme vulgaire et
déterministe. Si les premiers écrits de Marx et quelques-uns de ses essais
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 101

s'oriente vers l'activisme pratique et devient révolutionnaire. “Les


idées, dit-il à présent, ne peuvent absolument rien réaliser” (III, 558).
Pour changer le monde, une activité critique est nécessaire. “L'arme de
la critique, dit-il encore, ne peut pas remplacer la critique des armes”
(III, 390).
L'opposition du réel et de l'idéal est l'essence de l'aliénation
philosophique. Celle-ci peut et doit être surmontée, non pas
théoriquement, en se croisant philosophiquement les bras, mais
pratiquement, par la praxis critique révolutionnaire des hommes qui
transforment la réalité et l'amènent à sa vérité. Pour le jeune Marx, la
résolution hégélienne des oppositions, isolée de la pratique, est
“purement scolastique” (III, 1030) ; la critique “critique” des jeunes
hégéliens, tout aussi isolée de la pratique, est tout au plus de la “praxis
in abstracto” (III, 464). D'où cette phrase célèbre : on ne peut pas
“surmonter la philosophie sans la réaliser” ou la “réaliser sans la
surmonter” (III, 389).
Marx s'attaque directement à l'idéalisme hégélien et aux
conséquences conservatrices qui en découlent. Au lieu de “quitter le
ciel de la spéculation [65] pour les profondeurs de la misère humaine”
(III, 464), Hegel, le philosophe par excellence, a spiritualisé l'aliénation
et la misère. Pour Hegel, l'être humain, “l'homme”, s'identifie à la
conscience de soi. Il s'ensuit que toute aliénation ne peut qu'être
aliénation de la conscience de soi et que le dépassement de l'aliénation
ne peut qu'être dépassement de l'aliénation de la conscience de soi par
incorporation spéculative de l'être objectif aliéné dans la conscience.
Or, pour Marx, l'aliénation n'est pas spirituelle ; elle est réelle,
matérielle et sensible. Elle ne peut pas être spiritualisée, anéantie par

politiques et historiques suivent une logique multidimensionnelle, et si les


Manuscrits de 1844 représentent déjà une tendance vers le réductionnisme, à
partir de L'idéologie allemande, la logique de sa théorie systématique de la
société devient purement unidimensionnelle. L'argument d'Alexander est le
suivant : en rompant avec l'idéalisme, Marx est métathéoriquement contraint
de passer de la détermination “intérieure” à la détermination “extérieure” de
l'action. À partir de là, il n'y a plus qu'un pas vers le déterminisme matérialiste
qui caractérise le sociologisme marxiste. Bien que l'analyse métathéorique
d'Alexander soit astucieuse et informative, je crains qu'elle ne saisisse pas
suffisamment la nature éminemment dialectique du marxisme. Cf. Alexander,
J.C. : Theoretical Logic in Sociology. Volume Two. The Antinomies of
Classical Thought : Marx and Durkheim, p. 11-74.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 102

une action spirituelle, chassée à coup d'idées. Faute d'une conception


matérialiste de l'homme et de la réalité, l'idéalisme se renverse
nécessairement en positivisme : “Le dépassement de la dépossession
[chez Hegel] n'est donc lui aussi qu'une expression abstraite et vide de
cette abstraction vide, la négation de la négation. [...] En raison de cette
conception formelle et abstraite, la suppression de l'aliénation devient
affirmation de l'aliénation” (II, 137-138).

3.1.2. Le créationnisme spéculatif

Les déficiences de l'analyse de Hegel découlent selon Marx du


“mysticisme logique et panthéiste” (III, 874) qui caractérise sa
dialectique. Hegel a mis le monde sur la tête, et il incombe maintenant
de le remettre sur les pieds. Ce n'est pas la conscience des hommes ou
la conscience de soi qui détermine l'existence, c'est exactement
l'inverse. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, personnifiée sous le
nom de l'Idée, est le démiurge de l'histoire ; pour Marx, au contraire, le
mouvement de la pensée n'est que la réflexion du mouvement réel,
transporté et transposé dans le cerveau de l'homme. Marx accuse Hegel
de transformer l'idée en sujet et le sujet réel en prédicat, de substituer le
déterminant au déterminé, d'inverser les causes et les effets, de
confondre l'abstrait et le concret ; bref, selon Marx, Hegel hypostasie le
concept et le substitue à la chose. La réification de la pensée débouche
sur le “créationnisme spéculatif” (III, 584) : “Les fantasmes de son
cerveau, dit Marx en s'attaquant au fétichisme conceptuel de Hegel,
prennent des formes corporelles. Dans son esprit surgit un monde de
fantômes tangibles, perceptibles” (III, 632) 140.
L'hypostase du concept, voilà en quoi consiste le mystère de la
dialectique hégélienne — et voici comment Marx et Engels s'en
moquent avec superbe dans La Sainte Famille (1845 ; cf. III, 419-661) :
“Quand j'observe des fruits réels, pommes, poires, fraises, amandes, et
quand je construis à partir de là l'idée générale de “fruit” ; quand, allant
plus loin, je m'imagine que mon idée abstraite, “le fruit”, provenant des

140 Récemment, Derrida a analysé le thème du fantôme ou du spectre dans


l'œuvre de Marx. Cf. Derrida, J. : Spectres de Marx, spécialement p. 157 sq.
et 201 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 103

fruits réels, est un être qui existe en dehors de moi, voire l'essence vraie
de la pomme, de la poire, etc., j'affirme — en termes spéculatifs — que
“le Fruit” est la “substance” de la poire, de la pomme, de l'amande, etc.
Je traite alors pomme, poire, amande, etc., de simples modes
d'existence, de modi “du Fruit”. [...] “le Fruit” se pose comme pomme,
“le Fruit” se pose comme poire, “le Fruit” se pose comme amande. [...]
[66] On le voit : si la religion chrétienne ne connaît qu'une incarnation
de Dieu, la philosophie spéculative dispose d'autant d'incarnations qu'il
existe de choses, comme elle possède ici dans chaque fruit une
incarnation de la substance, du Fruit absolu. [...] En langage spéculatif
on appelle cette opération : concevoir la substance comme sujet. [...] et
cette conception constitue le caractère essentiel de la méthode
hégélienne” (III, 484-487).
Cette critique de l'hypostase du concept est importante. Qu'il s'agisse
de la méthode hégélienne, de l'aliénation, de l'exploitation ou du
fétichisme des marchandises, comme nous le verrons, Marx s'en prend
toujours à l'inversion du sujet et du prédicat, à la substitution de l'objet
et du sujet, à la personnification des choses et à la chosification des
hommes.

3.1.3. Vers une philosophie de la praxis

Avant Marx, Feuerbach avait déjà mis en évidence le fait que la


philosophie de Hegel transpose et développe la religion dans l'idée et,
à ce titre, il l'avait condamnée en tant que mode et expression de
l'aliénation de l'être humain. L'intention de Marx est de synthétiser, en
développant le concept de praxis ou d'activité pratique, les composantes
critiques du matérialisme objectif de Feuerbach et les composantes
dynamiques et historiques de l'idéalisme objectif de Hegel. Si
Feuerbach a remis la philosophie hégélienne sur les pieds et lui a ôté
son voile mystique — c'est là son principal mérite selon Marx —, il a,
cependant, à tort et dans le même mouvement, éliminé la dialectique,
par suite de quoi il a fini par basculer dans une pensée qui, bien que
matérialiste, est contemplative, déterministe et mécanique. Une
correction hégélienne du matérialisme contemplatif de Feuerbach
s'impose donc selon Marx. C'est d'ailleurs pourquoi Hegel ne peut pas
être traité comme un “chien crevé” (I, 1633). Alors même qu'il définit
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 104

le travail comme travail mental, il a saisi le côté actif et volontariste du


travail et il a conçu l'histoire comme le processus d'autocréation de
l'homme, de l'aliénation de l'homme et de son dépassement. C'est là ce
qu'il faut retenir, selon Marx, de Hegel : “Hegel conçoit l'homme [et
l'histoire], l'autocréation comme un processus, l'objectification comme
négation de l'objectification, comme aliénation et suppression de cette
aliénation ; de la sorte, il saisit la nature du travail, et conçoit l'homme
[...] comme résultat de son propre travail” (II, 125-126).
Feuerbach, en revanche, n'est jamais parvenu à saisir le monde
comme résultat du travail de l'homme. Il n'a pas pris en compte
l'histoire, et c'est bien pourquoi il n'a pas compris la religion, l'aliénation
religieuse, comme un produit social-historique. Ni Feuerbach ni Hegel
n'ont compris que l'aliénation n'est pas un accident universel
métaphysique et qu'il ne suffit donc pas de la supprimer en pensée pour
la supprimer en réalité. Les idées, même critiques, ne peuvent rien
changer. Pour transformer le monde, il faut que la pensée devienne
pratique. “Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de
différentes manières ; ce qui importe, c'est de le transformer” (III,
1033).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 105

[67]

3.2. L'anthropologie philosophique normative


du jeune Marx

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La théorie de l'aliénation du jeune Marx est une théorie de


l'aliénation intrinsèque. En tant que telle, elle présuppose une
anthropologie philosophique normative, une vision de l'homme en tant
qu'être générique (Gattungswesen), en tant qu'être accompli, tel qu'il
devrait être et sera lorsqu'il aura pleinement réalisé ses puissances
essentielles dans la société communiste 141.
L'homme, dit Marx, est immédiatement un “être naturel” (II, 130).
En tant qu'être de nature, qui vit dans et de la nature, l'homme ne se
distingue pas encore des animaux par ses besoins et ses capacités
spécifiquement humaines. Cependant, “l'homme n'est pas seulement un
être naturel, mais encore un être naturel humain, c'est-à-dire un être
existant pour soi (für sich), et par suite un être générique” (II, 131). En
désignant, à la suite de Feuerbach, l'homme comme un “être pour soi”,
Marx veut dire que l'homme est un être réflexif, conscient de soi, un
être intentionnel qui poursuit consciemment ses buts. En le décrivant
ensuite, toujours en suivant Feuerbach, comme un “être générique”, il
veut dire qu'il appartient à cette conscience de soi d'être une conscience
universelle, une conscience qui peut se détacher du point de vue
particulariste et s'élever à l'universel.
Idéalement, les trois déterminations suivantes caractérisent selon
Marx l'homme en tant que “homme générique” : i) l'homme générique
est un être doté du pouvoir de produire et de se produire, de travailler
et de s'autoréaliser dans et par le travail ; ii) il est un être social et
sociable qui ne se réalise qu'en tant que membre de la communauté

141 Ce que j'appelle “anthropologie philosophique normative” correspond à ce


que Charles Taylor appelle “ontologie morale”. Plus qu'aucun autre, Taylor a
souligné que toute théorie de l'action présuppose inévitablement une vision
idéale du soi et de la “vie bonne”. Cf. Taylor, C. : Sources of the Self. The
Making of Modern Identity, 1ere partie (“Identity and the Good”).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 106

humaine ; iii) il est un être sensible et esthétique, cultivant pleinement


ses organes de sens.
Dans les sections consacrées à l'aliénation politique et économique,
nous verrons qu'il suffit qu'une de ces déterminations contre-factuelles
ne soit pas satisfaite pour que l'homme devienne un “homme aliéné”.
Avant d'en venir là, il faut cependant expliciter brièvement les
déterminations essentielles du Gattungsmensch.
i) Le travail, en tant qu'activité vitale productive et créatrice,
orientée vers un but, est une activité instrumentale expressive. Grâce au
travail, l'homme se distingue des animaux, il crée son propre monde et,
par là, il se crée lui-même. “Les hommes [...] commencent à se
distinguer des animaux, dit Marx, dès qu'ils se mettent à produire leurs
moyens d'existence. [...] En produisant leurs moyens d'existence, les
hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même. [...]
Ainsi les individus manifestent-ils leur vie, ainsi sont-ils. Ce qu'ils sont
coïncide avec leur production” (III, 1055).
Le travail est, de prime abord, un processus de formation et de
transformation réciproque de l'homme et de la nature, ainsi que de
l'homme et de la société. [68] Le travail est essentiellement un travail
d'expression, d'objectivation ou d'externalisation des puissances
humaines. C'est un processus intentionnel de production d'idées et de
transformation créatrice des idées en produits matériels qui reflètent
l'essence de l'homme comme autant de “miroirs où nos êtres rayonnent”
(II, 33) : “C'est précisément en façonnant des objets, écrit Marx, que
l'homme commence à s'affirmer comme un être générique. Cette
production est sa vie générique créatrice. Grâce à cette production, la
nature apparaît comme son œuvre et sa réalité. L'objet du travail est
donc l'objectification de la vie générique de l'homme. L'homme ne se
recrée pas seulement d'une façon intellectuelle, dans sa conscience,
mais activement, réellement, et il se contemple lui-même dans un
monde de sa création” (II, 64). Si l'homme ne reconnaît pas le monde
comme sa création, s'il ne se reconnaît pas dans ses produits et si ceux-
ci lui font face comme une puissance étrangère, alors l'homme est aliéné
des produits de son travail et, partant, de lui-même.
ii) Le travail n'est pas seulement une activité instrumentale
expressive, il est aussi, par nature, une activité sociale implicitement
communicationnelle. Pour Marx, la fiction utilitariste de l'individu isolé
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 107

(Robinson), vivant et travaillant en dehors de la société, est tout


simplement une absurdité. L'homme, l'homo faber, est essentiellement
et nécessairement un être social ou, comme le dit Marx en citant
Aristote, un zoôn politikon (I, 236) 142. En produisant, les hommes ne
sont pas seulement en rapport avec la nature (relation sujet-objet), mais
ils entretiennent aussi nécessairement des rapports entre eux (relation
sujet-sujet). La société n'est pas une abstraction face à l'individu ; en
tant que “produit de l'action réciproque des hommes” (I, 1439), elle est
bien plutôt l'être de chaque individu. Par nature, le travail et la
jouissance du travail sont, tant par leur contenu que par leur forme, des
activités sociales. Même le scientifique le plus isolé qui passe sa vie
derrière son bureau travaille socialement : le matériel de son activité, sa
conscience et le langage dans lequel il s'exprime sont des produits
sociaux. En tant que tels, ils présupposent la “coopération de plusieurs
individus, peu importe dans quelles conditions, de quelle manière et à
quelle fin” (III, 1060). Dans ses esquisses de la société communiste,
Marx met l'accent sur le mode communautaire (ou communicationnel)
de la coopération interhumaine, de la coordination consciente et
volontaire des activités et de la distribution rationnelle des produits des
activités individuelles. Le travail ne se laisse donc pas réduire à son
aspect purement instrumental. Le concept marxiste du travail ou de la
praxis est un concept multidimensionnel. Il représente une synthèse de
l'instrumentalisme, de l'expressivisme et du communicativisme. Bien
que, à l'inverse de Habermas, Marx ait surtout mis l'accent sur l'aspect
téléologique de l'activité sociale et qu'il n'ait pas explicitement
thématisé son aspect communicationnel, j'estime que celui-ci est tout
aussi [69] essentiel 143. Il suffit que la dimension de la sociabilité

142 Bien qu'il note le caractère proprement sociologique (“holiste”) de


l'anthropologie marxiste, telle qu'esquissée dans les Manuscrits de 1848,
Louis Dumont insiste avant tout sur les aspects individualistes de la pensée
marxiste. D'après Dumont, Marx se serait laissé emporter pas son vœu
révolutionnaire. L'idée que l'homme ne réalisera son excellence comme être
social que dans la société communiste, lui aurait interdit la pleine
reconnaissance de l'homme comme être social hic et nunc. Cf. Dumont, L. :
Homo Aequalis I, chap. 7.
143 Habermas a bâti son œuvre sur la distinction métathéorique entre le “travail”
(l'activité rationnelle par rapport à une fin) et l'“interaction” (l'activité
communicationnelle). Pour toute théorie du social, cette distinction est
fondamentale. Cependant, dans la mesure où c'est Habermas, et non pas
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 108

coopérative disparaisse au profit de la seule dimension téléologique et


l'homme devient aliéné de ses prochains et, partant, de lui-même.
iii) L'homme ne se distingue pas seulement des animaux par le
travail et la sociabilité coopérative, mais encore par la culture (au sens
anglais de cultivation) de ses “organes génériques” (I, 83), de ses
rapports humains avec le monde. À la différence de l'animal, l'homme
sait créer des objets et les apprécier “selon les lois de la beauté” (II, 64).
Or, la sensibilité cultivée n'a pas seulement trait aux cinq sens (“une
oreille musicienne, un œil pour la beauté des formes”, etc.), mais aussi
aux sens spirituels et pratiques (la volonté, l'amour, etc.). La sensibilité
raffinée et la capacité de jouissance esthétique, au sens large du mot, ne
peuvent trouver leur réalisation effective que dans la communauté
vraiment humaine, lorsque le travail est compris par l'homme comme
une fin en soi, comme une finalité sans autre fin que l'expression de son
être, et lorsque l'objet objectivé est humanisé ; bref lorsque le produit
du travail n'est pas compris “dans le seul sens de la jouissance
immédiate, dans le sens de la possession, de l'avoir” (II, 82). Lorsque
le travail n'est plus un loisir, mais un labeur, lorsqu’il est ravalé au rang
de simple moyen de subsistance, alors l'homme est aliéné de son travail
et, partant, de lui-même.

3.3. L'aliénation religieuse

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La négation de la religion a commencé, selon Feuerbach, lorsque


Hegel a transformé la théologie en logique. Elle a continué lorsque
Feuerbach a converti la logique en anthropologie, et elle s'est terminée
lorsque Marx a réduit l'anthropologie à l'économie politique. Hegel
genuit Feuerbach, Feuerbach genuit Marx.
L'aliénation religieuse constitue le paradigme de l'aliénation sous
toutes ses formes (aliénation, exploitation, fétichisme) : l'homme a crée
en dehors de lui une force qu'il ne reconnaît pas comme sa force propre

Marx, qui réduit le travail à l'activité instrumentale en le nettoyant de ses


aspects expressifs et normatifs, elle est problématique. J'y reviendrai dans la
troisième partie, dans le chapitre consacré à la théorie de l'agir
communicationnel de Habermas.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 109

et qui l'asservit. La prémisse de la critique de la religion, telle que Marx


l'a exposée dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel (1844 ;
cf. III, p. XX), est feuerbachienne : “C'est l'homme qui fait la religion et
non pas la religion qui fait l'homme” (III, 382). Or, à la différence de
Feuerbach, Marx estime que la religion n'est point la cause de
l'aliénation ; elle est seulement une de ses manifestations. Les causes
de l'aliénation sont strictement profanes. Ce n'est pas la religion qui est
fausse, c'est le monde. Renversez le monde, et la religion, en tant que
conscience renversée, disparaîtra ; réalisez les promesses de la religion
ici-bas, et la religion elle-même se dissipera. La critique de la religion,
de l'aliénation religieuse, n'est donc que le prélude de la critique de
l'économie politique, [70] des aliénations politique et économique :
“[La religion] est la réalisation chimérique de l'essence humaine, parce
que l'essence humaine ne possède pas de réalité véritable. [...] La
religion est le soupir de la créature accablée, l'âme d'un monde sans
cœur, de même qu'elle est l'esprit d'un état de choses où il n'est point
d'esprit. Elle est l'opium du peuple. [...] Et c'est tout d'abord la tâche de
la philosophie [...] de démasquer l'aliénation de soi dans ses formes
profanes, une fois démasquée la forme sacrée de l'aliénation de
l'homme. [...] La critique de la religion contient en germe la critique de
la vallée de larmes dont la religion est l'auréole” (III, 383).

3.4. L’aliénation politique

3.4.1. Critique de la philosophie politique de Hegel

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La prémisse de la critique de l'aliénation politique, telle que Marx


l'a d'abord exposée dans sa Critique de la philosophie politique de
Hegel (1843 ; cf. III, p. 863-1018), est, mutatis mutandis, la même que
celle de la critique de l'aliénation religieuse : ce n'est pas l'État qui fait
les hommes, ni la constitution qui fait le peuple, mais c'est l'inverse (III,
901). Selon Marx, il existe une affinité profonde entre la religion et
l'État bourgeois. Alors que l'inégalité et la confrontation d'intérêts
privés règnent dans la société civile, dans l'État, les citoyens
apparaissent comme égaux et solidaires. L'État, c'est la communitas Dei
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 110

(Thomas d'Aquin) sécularisée. De même que les chrétiens sont égaux


au ciel et inégaux sur terre, les citoyens sont égaux dans le ciel de leur
monde politique et inégaux dans l'existence terrestre de la société civile
(III, 959). L'État, en garantissant l'égalité formelle des individus, en
considérant chacun au même titre comme un acteur stratégique doté de
droits de propriété, garantit en même temps les conditions d'existence
de la société civile — “cette arène où s'affrontent les intérêts privés et
individuels de tous contre tous” (III, 916) 144. Car, en garantissant
l'égalité formelle, l'État garantit en même temps les conditions de la
concurrence économique et, par là même, il perpétue les conditions de
l'inégalité matérielle des individus.
En posant l'État comme résolution artificielle de l'opposition entre
l'intérêt général et les intérêts privés, Hegel a coiffé de façon idéaliste
la contradiction réelle qui parcourt la société bourgeoise. Selon Marx,
la scission entre la sphère privée (la société civile) et la sphère publique
(l'État), caractéristique de la société bourgeoise, continue à sévir. Elle
se poursuit à l'intérieur de l'individu en tant que scission entre le citoyen
et le bourgeois. Pour dépasser cette séparation entre la sphère publique
et la sphère privée, qui se manifeste concrètement dans la “séparation
des députés de leurs mandants” (III, 1012), Marx propose l'instauration
de la démocratie réelle, instauration qui en réalisant l'État l'abolit en
même temps. “Dans le suffrage illimité, dit-il, la société civile parvient
réellement à l'abstraction d'elle-même, à l'existence politique comme sa
vraie [71] existence, universelle et essentielle. Toutefois,
l'accomplissement de cette abstraction en constitue du même coup
l'abolition” (III, 1010). L'abolition de l'État par sa réalisation signifie
que l'intérêt général est en même temps l'intérêt de tous et de chacun.
Le régime politique idéal, c'est la démocratie directe et radicale, telle
que Marx l'a vue à l'œuvre dans la Commune de Paris, qui permet aux
citoyens de se gouverner eux-mêmes sans devoir passer par
l'intermédiaire de l'administration bureaucratique. L'abolition de l'État
signifie donc eo ipso l'abolition de la bureaucratie. En ce sens, la
réalisation de la politique est synonyme de l'abolition du système

144 D'emblée, Marx identifie la société civile à une société atomisée et dominée
par le capitalisme. Pour la critique d'une telle identification et de ses
conséquences politiques, cf. l'excellente analyse de Cohen, J. : Class and Civil
Society. The Limits of Marxian Political Theory, chap. 1.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 111

politique en tant qu'organisation s'élèvant au-dessus de la communauté.


Dans la mesure où Marx plaide pour une démocratisation totale de la
société qui ne se limite pas aux organisations politiques, mais qui
s'étend également aux organisations sociales et économiques, la même
chose vaut — mutatis mutandis — pour le système social et
économique. Autrement dit, lorsque le principe de la souveraineté
populaire devient le principe directeur de la société globale, la société
se réduit et devient coextensive à la communauté. Plus loin, je
critiquerai la naïveté d'une telle politique radicale et révolutionnaire
qui, ne tenant pas compte de l'hypercomplexité des sociétés modernes,
vise tout simplement à abolir la différenciation des sous-systèmes
autorégulés et du monde vécu.

3.4.2. La question juive

Dans la première partie de La question juive (1844, cf. III, p. 347-


381), Marx reprend le thème de l'aliénation politique. En s'opposant au
jeune hégélien Bruno Bauer, qui estime que les juifs doivent renoncer
à leur religion et que leur demande d'émancipation politique est
illusoire aussi longtemps que l'État ne s'est pas émancipé de toute
religion, Marx avance la thèse suivante : dans la mesure où l'État
moderne postrévolutionnaire ne présuppose pas l'abolition, mais bien
la privatisation de la religion, donc dans la mesure où il effectue la
distinction entre la citoyenneté publique et la religiosité privée, la
demande d'émancipation politique des juifs est parfaitement compatible
avec l'État existant. L'aliénation religieuse n'étant que l'expression de
l'aliénation politique et économique, ce n'est pas l'abolition de celle-là,
mais bien l'abolition de celles-ci qui est à l'ordre du jour.
Selon Marx, la distinction entre la sphère publique et la sphère
privée, distinction qui se manifeste à l'intérieur de l'individu en tant que
scission entre “l'homme” et “le bourgeois”, est l'essence de l'État
moderne. Cette distinction reçoit maintenant un caractère
programmatique dans la distinction qu'il effectue entre “l'émancipation
politique” et “l'émancipation humaine”. L'émancipation politique, et ici
Marx pense à la Révolution française, c'est l'émancipation de la société
civile par rapport à l'État absolutiste. Cette émancipation n'est que
partielle, car elle ne surmonte pas plus la séparation du citoyen et du
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 112

bourgeois qu'elle n'abolit le système politique en tant que médiateur


aliéné entre la communauté et l'État. La Révolution française émancipe
le bourgeois, pas l'homme. La communauté qu'elle instaure est une
communauté d'individus isolés et égoïstes, d'acteurs stratégiques qui
poursuivent [72] en toute liberté leurs propres intérêts particuliers sans
se soucier de l'intérêt général. La liberté qu'elle garantit est une liberté
négative, c'est la liberté d'exploiter l'autre. Son égalité est une égalité
purement formelle, c'est l'égalité de l'homme abstrait, de la personne
juridique habilitée à faire des échanges marchands. Sa fraternité, c'est
une fraternité entre hommes qui ne sont reliés que fonctionnellement
par le truchement des choses qu'ils s'échangent sur le marché. Et les
droits de l'homme, qui résument le tout, ne sont autres que “les droits
de l'homme égoïste, séparé de son prochain et de la communauté” (III,
368).
Ici, il ne faut pas voir une attaque pure et simple contre les droits de
l'homme en tant que tels, mais bien plutôt, je crois, une attaque contre
l'individu égoïste, contre l'acteur stratégique en tant que fondement de
la société civile. L'émancipation humaine, en revanche, ne révolutionne
pas la société en libérant le bourgeois, mais en libérant l'homme. Elle
ne dissout pas la société dans ses éléments constitutifs (l'individu
égoïste), mais elle “révolutionne ces éléments eux-mêmes” (III, 372).
Elle dépasse la réduction de l'action à sa seule dimension instrumentale-
stratégique et, par là même, elle est, selon Marx, à même de surmonter,
d'une façon consciente et non contraignante, la séparation de la sphère
privée et de la sphère publique et, partant, de réaliser l'identification des
intérêts privés et de l'intérêt général. En dépassant la dimension
instrumentale-stratégique de l'action, en réactivant les dimensions
génériques de l'action, Marx pointe vers la résolution communautaire
du problème hobbesien de l'ordre social. L'émancipation humaine
dépasse la contradiction entre l'intérêt de tous et l'intérêt général et,
ainsi, elle abolit, pour de bon, l'aliénation politique qui se manifeste
dans la scission interne entre le citoyen et le bourgeois, ainsi que dans
la scission externe entre la communauté et l'État : “L'émancipation
politique est la réduction de l'homme d'une part, au membre de la
société civile, à l'individu égoïste et indépendant, d'autre part, au
citoyen, à la personne morale. C'est seulement lorsque l'homme
individuel, réel, aura recouvré en lui-même le citoyen abstrait et qu'il
sera devenu, lui, homme individuel, un être générique dans sa vie
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 113

empirique, dans son travail individuel, dans ses rapports individuels ;


lorsque l'homme aura reconnu et organisé ses forces propres comme
forces sociales et ne retranchera donc plus de lui la force sociale sous
l'aspect de la force politique ; c'est alors seulement que l'émancipation
humaine sera accomplie” (III, 373).
Analysé dans une perspective métathéorique, on voit émerger ici de
façon claire et nette le lien interne qui existe entre une conception
instrumentale-stratégique de l'action et un concept matérialiste de la
structure sociale. Ce n'est que si les hommes coordonnent leurs actions
de façon consciente et communautaire, donc s’ils abandonnent la
poursuite stratégique de leurs propres intérêts égoïstes, que les forces
sociales perdent leur caractère extérieur et contraignant. L'aliénation
n'est rien d'autre que l'extériorisation aliénée des puissances génériques
des hommes dans une force sociale qui leur fait face comme une force
naturelle. En tant que médiateur aliéné entre les hommes, l'État relie les
hommes entre eux en imposant artificiellement l'intérêt général [73] de
l'extérieur. Dans ce sens, on peut dire avec Sayer que la réification des
relations sociales et l'abstraction du sujet individuel isolé constituent,
effectivement, “deux faces d'un même processus” 145.
Dans la seconde partie de La question juive, Marx considère
l'émancipation humaine sous l'angle de l'émancipation des Juifs, ou
plutôt sous celui de l'émancipation de l'humanité par rapport au
“judaïsme” de la société bourgeoise. Le judaïsme n'étant qu'une
métaphore — de mauvais goût, déplacée et malheureuse, c'est le moins
qu'on puisse dire 146 — de la cupidité bourgeoise, La question juive ne
doit pas être lu comme un tract antisémite, mais comme un tract
antibourgeois, anticapitaliste. Le judaïsme, en tant que culte profane de
l'argent, est la religion du bourgeois. J'ai déjà mentionné le fait que la

145 Sayer, D. : “The Critique of Politics and Political Economy : Capitalism,


Communism, and the State in Marx's Writings of the mid-1840's” dans
Jessop, B. et Malcolm-Brown, C. (sous la dir. de.) : Karl Marx's Social and
Political Thought. Critical Assessments, vol. 1, p. 676.
146 Marx fut-il antisémite ? La question est épineuse, et cela d'autant plus que
Marx accumule les calembours de mauvais goût (par ex. “nègre juif”,
schmutzig-jüdisch, etc.) — calembours que Bebel et Bernstein ont d'ailleurs
soigneusement écartés en éditant la correspondance entre Marx et Engels. Cf.
Bloom, S. : “Marx and the Jews”, dans Jessop, P. et Malcolm-Brown, C. (sous
la dir. de.) : op. cit., p. 552-563.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 114

critique de l'aliénation religieuse constitue le paradigme de la critique


de toute forme d'aliénation. Et, en effet, la critique du judaïsme se
transforme très rapidement en critique de la religion fétichiste de
l'argent : “L'argent est le dieu jaloux d'Israël, devant qui nul autre dieu
ne doit exister. L'argent avilit tous les dieux des hommes : il les
transforme en une marchandise. L'argent est la valeur universelle de
toutes choses, constituée pour soi-même. C'est pourquoi il a dépouillé
le monde entier, le monde des hommes ainsi que la nature, de leur
valeur originelle. L'argent, c'est l'essence aliénée du travail et de la vie
de l'homme, et cette essence étrangère le domine, et il l'adore” (III,
378).
Ce paragraphe, qui aurait pu être écrit par Moses Hess, signifie que
l'émancipation de l'homme présuppose l'émancipation du Juif. Ce n'est
que lorsque le Juif aura cessé d'être bourgeois et lorsque le bourgeois
aura cessé d'être juif, donc lorsque la conception stratégique de l'action
sera surmontée, que la scission interne de l'homme sera dépassée et
l'intérêt général réalisé. L'abolition de l'aliénation politique, tout
comme celle de l'aliénation religieuse, présuppose l'abolition de
conditions économiques objectives qui empêchent la réalisation des
puissances génériques de l'homme — ce qui nous amène à l'analyse de
l'aliénation économique.

3.5. L'aliénation économique

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Selon Marx, l'aliénation économique, c'est-à-dire l'aliénation dans la


sphère de la production et de la reproduction économiques sous le
régime de la propriété privée, est la forme fondamentale et la base réelle
de toute aliénation. Abolissez l'aliénation économique et toutes les
autres formes d'aliénation se dissiperont avec elle. Dans la section
classique sur le travail aliéné des Manuscrits économico-
philosophiques (1844 ; cf. II, p. 1-141), Marx décrit, avec une extrême
perspicacité et un profond mépris pour le capitalisme, les effets [74]
dévastateurs de la production capitaliste sur l'homme, sur sa condition
physique, mentale et sociale. L'aliénation de l'homme, de l'objet du
travail, du travail lui-même et de ses prochains, apparaît comme la
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 115

négation de l'être de l'homme, comme la négation de l'homme en tant


qu'être générique.

3.5.1. Objectivation — objectification — aliénation

De façon tout à fait générale, l'aliénation peut être conçue


analytiquement comme la dernière phase du processus triphasique :
objectivation — objectification — aliénation 147. Durant la première
phase, celle de l'objectivation, l'homme, en travaillant, s'extériorise ou
objective sa subjectivité dans le monde extérieur. Ensuite, durant la
phase de l'objectification, le produit créé s'autonomise et commence à
mener sa propre vie. L'objectification est une condition nécessaire, mais
non suffisante de l'aliénation. À la différence de Hegel, qui confond
l'objectification et l'aliénation, Marx les distingue. L'objectification est
anthropologiquement nécessaire ; elle est positive et n'a rien de
pathologique : “Un être, dit-il à la suite de Feuerbach et en visant Hegel,
qui ne possède pas sa nature hors de lui n'est pas un être naturel. [...]
Un être immatériel est un monstre. [...] Un être non objectif est un être
irréel [...] être réel, cela signifie avoir hors de soi des objets qui se
rapportent à la sensibilité” (II, 130-131). C'est seulement lorsque
survient la dernière phase, lorsque le produit autonomisé se retourne
contre son créateur pour l'asservir, donc, lorsque l'objet subjugue et
domine le sujet, qu'il y a aliénation au plein sens du terme :
“[L'aliénation] 148 de l'ouvrier de son produit signifie non seulement
que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son
travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et
qu'il devient une puissance autonome face à lui. La vie qu'il a prêtée à
l'objet s'oppose à lui, hostile et étrangère” (II, 59).

3.5.2. L’aliénation du travail comme auto-aliénation

147 Cf. Berger, P. et Luckmann, T. : The Social Construction of Reality, 2e partie,


Berger, P. : The Sacred Canopy, chap. 4 et, surtout, Berger, P. et Pullberg,
S. : “Reification and the Sociological Critique of Consciousness”, p. 196-211.
148 En tant que terme hégélien, Entäusserung, littéralement extranéation, peut
aussi bien être être rendu par aliénation que par dépossession (comme c'est le
cas dans le texte).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 116

Dans son analyse du travail aliéné, Marx part de la prémisse


fondamentale de “l'individualisme possessif” que l'économie politique
présuppose 149 : le travailleur, ou, plutôt, sa force de travail, est une
marchandise comme une autre, une chose qui se vend et qui s'achète.
Les prémisses de l'économie politique expriment déjà l'aliénation de
l'ouvrier, sa dégradation au rang de chose. En tant que marchandise qui
produit des marchandises, et qui est à la base de la richesse, l'ouvrier
est moins important que les marchandises qu'il produit. Le produit est
le but, et le producteur est ravalé au rang de moyen. Plus l'ouvrier
produit, plus le produit, accaparé par le capitaliste, l'avilit. Le produit
du travail n'est plus l'expression de ses forces créatives, sa réalisation ;
au contraire, il exprime et explique sa déréalisation. Le produit du
travail n'appartient pas au travailleur, mais au [75] capitaliste, et c'est
pourquoi il se dresse, tel un être indépendant, face au travailleur comme
une puissance hostile et étrangère. Plus l'ouvrier produit de richesses,
plus il s'appauvrit : “Plus le monde des choses augmente en valeur, plus
le monde des hommes se dévalorise. [...] plus l'ouvrier se dépense dans
son travail, plus le monde étranger, le monde des objets qu'il crée en
face de lui devient puissant [...] plus il s'appauvrit lui-même, plus son
monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. [...] Il n'est
pas ce qu'est le produit de son travail. Plus son produit est important,
moins il est lui-même” (II, 57-58).
L'aliénation n'apparaît pas seulement dans le résultat du travail, dans
le fait que l'homme ne se reconnaît pas dans son produit et que le
produit se retourne contre lui, mais aussi dans le travail lui-même.
L'aliénation du produit du travail n'est que le résumé de l'aliénation dans
l'activité du travail elle-même. Coupé de son aspect expressif, le travail
devient une action purement instrumentale. Le travail n'est plus libre, il
est forcé, imposé de l'extérieur. Le travail n'est plus une fin en soi, il
n'est plus un loisir, il est un labeur. Le but premier du travail, s'affirmer
comme être générique, devient un simple moyen pour subsister. “Ce
qui est animal est devenu humain, et ce qui est humain est devenu
animal” (II, 61). L'homme cultivé, doué de tous ces sens est devenu un
abruti. L'homme aliéné ne se distingue plus de l'animal. Aliéné de son

149 Pour une analyse de l'individualisme possessif, cf. Macpherson, C. : Political


Theory of Possessive Individualism, spécialement chap. 2.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 117

travail, l'homme cesse d'être un être générique : “Or, en quoi consiste


l'aliénation du travail ? D'abord, dans le fait que, dans son travail,
l'ouvrier ne s'affirme pas, mais se nie ; qu'il ne s'y sent pas satisfait,
mais malheureux, qu'il n'y déploie pas une libre énergie physique et
intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. [...] Il est lui
quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il n'est pas lui. Son travail
n'est pas volontaire mais contraint. Travail forcé, il n'est pas la
satisfaction d'un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire ses
besoins en dehors du travail. [...] l'activité de l'ouvrier n'est pas son
activité propre ; elle appartient à un autre, elle est déperdition de soi-
même” (II, 60-61).
Rendu étranger au produit de son travail et à son travail lui-même,
l'homme est également devenu étranger à l'homme, car “l'être étranger
à qui appartient le travail et le produit du travail, qui dispose du travail
et jouit du produit du travail, ne peut être autre que l'homme lui-même”
(II, 65). Or, le travailleur n'est pas seulement aliéné du capitaliste, mais
aussi des autres travailleurs. Conséquemment, l'activité du travail n'est
pas seulement amputée de sa dimension expressive, mais aussi de sa
dimension communicationnelle. L'activité sociale se réduit à l'activité
stratégique. Les sujets, devenus objets, se traitent les uns les autres
comme sur le mode de l'objectivité. La société humaine se rapproche
de l'état naturel hobbesien. La coopération fait place à la concurrence,
à la lutte de tous contre tous. Le lien social passe par les choses. La
seule chose qui tienne les hommes et les relie entre eux, c'est la
circulation des marchandises et de l'argent. L'échange constitue le
principe synthétique de la société. De cet état de nature, où la coercition
extérieure des choses est la seule force qui maintienne la société en tant
que telle, Marx [76] conclut que la société capitaliste a rendu “l'espèce
humaine étrangère à elle-même” (II, 63). Aliéné du produit de son
travail, de son travail lui-même et des autres hommes, l'homme est
aliéné de son essence. Le capitalisme se présente donc comme une
catastrophe anthropologique.

3.6 Les causes de l'aliénation


F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 118

3.6.1. Les médiations de second ordre

Retour à la table des matières

Métathéoriquement parlant, le marxisme apparaît d'emblée comme


une théorie antivolontariste et déterministe du social qui veut stimuler
la transformation active et volontariste de l'ordre social. L'analyse de la
réification, comme réduction de l'activité à la passivité, de la praxis à
l'activité purement instrumentale ou stratégique — réduction
occasionnée par une coercition extérieure de l'ordre social conçu en
termes matérialistes — cette analyse vise à réactiver les dimension
latentes de la praxis, donc à stimuler l'activité permettant d'abolir la
contrainte matérielle à la base de l'aliénation. En décrivant avec une
minutie presque phénoménologique l'aliénation de l'homme, et plus
particulièrement celle du travailleur, et en désignant les conditions
structurelles qui déterminent cette aliénation, Marx convie la classe
travailleuse à révolutionner le capitalisme.
Marx s'est toujours opposé à l'économie politique classique parce
que, au lieu de saisir les phénomènes socio-économiques dans leur
contexte social et dans leur mouvement historique, elle les fige dans
leur immuabilité, les considérant comme des phénomènes naturels,
éternels et non comme des phénomènes transitoires. L'économie
politique bourgeoise n'a pas compris que, bien loin d'être un cristal
solide, la société actuelle est un organisme vivant et dialectique,
parcouru de contradictions, toujours en voie de transformation et
susceptible d'un changement radical. Incapable de dépasser le sol de la
société capitaliste, dont elle est le produit et qu'elle présuppose, sans le
savoir, donc sur le mode de l'a priori, elle ignore les causes réelles de
l'aliénation économique. Incapable de dépasser théoriquement
l'aliénation économique — à moins qu'elle ne le fasse “à l'intérieur de
l'aliénation économique” (III, 467) —, elle est également inapte à
stimuler la pratique révolutionnaire qui abolit, positivement et
effectivement, les causes de l'aliénation, et donc l'aliénation elle-même.
Or, quelles sont ces causes de l'aliénation ? Sociologiquement
parlant, l'aliénation repose, selon Marx, sur la propriété privée, la
division du travail et la production pour le marché. Nous avons vu plus
haut qu'on pouvait mettre terme à terme en relation les déterminations
de “l'homme générique” (l'homme comme être productif et expressif,
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 119

l'homme comme être sensible et cultivé, l'homme comme être social et


sociable) et celles de “l'homme aliéné de soi” (l'homme aliéné des
produits de son travail, de l'activité du travail elle-même et de l'autre
homme). Maintenant, je voudrais mettre en correspondance l'aliénation
des produits du travail et la propriété privée, l'aliénation de l'activité du
travail et la division du travail et, enfin, l'aliénation de l'autre homme et
le marché. Schématiquement, on peut représenter les correspondances
comme suit :
[77]

L'homme générique L'homme aliéné La société aliénée


Être productif des produits du travail Propriété privée
Être cultivé du travail Division du travail
Être social de l'homme Marché
Être générique de soi Totalité sociale

En suivant l'analyse de Mészaros, je propose de considérer la


propriété privée, la division du travail et le marché comme des
“médiations de second ordre” 150. Ces médiations sont dites de second
ordre, car en prenant la place du travail — la médiation de premier ordre
— elles s'interposent entre l'homme et la nature, au sens le plus large
du mot (la nature humanisée, la nature humaine et la société), entravant
de la sorte l'objectivation expressive et créatrice des puissances
essentielles de l'homme, ainsi que l'appropriation proprement humaine
des produits de son travail et la coopération communautaire, consciente
et volontaire entre les hommes. Dans la mesure où la conception
marxiste de la société est une conception dialectique, chacune de ces
médiations de second ordre exprime la totalité des relations sociales à
l'intérieur de la société capitaliste et est déterminée par elle. Il s'ensuit
que la causalité est en quelque sorte reportée sur la totalité 151 et que

150 Cf. Meszaros, I. : Marx' Theory of Alienation, p. 78-84 et 108-114.


151 Roy Bhaskar parle à ce propos de “causalité holistique”. Il la définit comme
suit : “La causalité holistique est à l'œuvre lorsqu'un complexe est ordonné de
telle sorte que : (a) la totalité, i.e. la forme ou la structure de la combinaison,
détermine causalement les éléments ; et (b) la forme ou la structure des
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 120

l'aliénation de soi, en tant que résumé et conclusion de l'aliénation, ne


peut être abolie que si l'on transforme la totalité sociale.

3.6.2. Les relations internes

La philosophie marxiste du social est une philosophie réaliste des


relations internes 152. La société capitaliste, en tant qu'ensemble ou
totalité des relations sociales structurées par la propriété privée des
moyens de production, est conçue comme une structure générative
intransitive, c'est-à-dire comme une structure réelle et relationnelle,
mais non empirique, qui détermine, structure et génère les états et les
événements du monde social. La société capitaliste n'est pas un
système, au sens analytique du mot, mais une totalité dialectique dans
laquelle chaque moment est [78] conditionné et déterminé par elle 153.

éléments se codéterminent causalement de façon mutuelle, par suite de quoi


ils déterminent ou codéterminent causalement le tout.” Cf. Bhaskar, R. :
Dialectics. The Pulse of Freedom, p. 127 et 399. Cette référence à la causalité
holistique devrait suffir pour invalider la thèse d'Elster (cf. An Introduction to
Karl Marx, chap. 2) selon laquelle Marx serait un individualiste
méthodologique. Contre Elster et avec Marx, on peut dire que la société n'est
pas simplement une collection d'individus, mais une structure relationnelle.
152 Sur le marxisme en tant que philosophie des relations internes, cf. Ollman,
B. : Marx' Conception of Man in Capitalist Society, 1ere partie et, du même :
e
Dialectical Investigations, 2 partie. Pour la philosophie du réalisme
transcendantal en général, telle qu'elle a été développée en Angleterre par
Romano Harré et Roy Bhaskar, cf. Harré, R. : The Principles of Scientific
Thinking ; Bhaskar, R. : A Realist Theory of Science, The Possibility of
Naturalism et Dialectic. The Pulse of Freedom. Sur le marxisme en tant que
philosophie réaliste, cf. Mepham, J. et D.-H. Ruben (sous la dir. de.) : Issues
in Marxist Philosophy, vol. I-III, spécialement vol. III ; Keat, R. et Urry, J. :
Social Theory as Science, chap. 5 ; Benton, T. : Philosophical Foundations
of The Three Sociologies, chap. 8 ; Sayer, D. : Marx's Method ; Isaac, J. :
Power and Marxist Theory, 2e partie ; et Collier, A. : Scientific Realism and
Socialist Thought. Dans la conclusion du second tome de cet ouvrage,
j'exposerai les thèses principales du Nouveau Réalisme social anglais.
153 Pour une analyse comparée de la société en tant que système (perspective
analytique) et en tant que totalité (perspective dialectique), cf. Habermas, J. :
“Théorie analytique de la science et dialectique”, dans Adorno, T., Popper,
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 121

La propriété privée (A), la division du travail (B) et le marché (C) sont


liés entre eux par des relations internes ou conceptuelles. A présuppose
B et C, B présuppose A et C (etc.), et aucun des termes ne peut être
pensé sans les autres. “Il n'y a pas d'échange sans division du travail,
l'échange privé suppose la production privée” (I, 253). A, B et C ne
représentent que des “diversités au sein d'une unité” et, en tant que
telles, elles sont “sous [leur] forme unilatérale déterminées par les
autres moments” (I, 253). À la différence des éléments d'un système,
qui sont empiriquement liés entre eux par des effets d'inter- et de rétro-
action, les moments d'une totalité sont conceptuellement liés entre eux
par ce qu'on pourrait appeler, à la façon d’Edgar Morin, des “effets
d'intro-action”. A est essentiellement la même chose que B ou C, mais
considéré sous un autre angle.
C'est cette relation interne, difficilement compréhensible pour les
esprits analytiques qui ont séché l'école hégélienne, qui est à l’origine
de la boutade de Pareto selon laquelle “les concepts marxistes sont des
battes, on peut voir en eux simultanément des oiseaux et des souris” 154.
L'implication de ce relationnisme conceptuel est que les divers
concepts, précisément dans la mesure où ils sont tous “membres d'une
totalité organique” (I, 253), ne peuvent pas être séparés les uns des
autres. Il faut pour ainsi dire les penser tous en une fois et ensemble, et
concevoir tout le système de relations internes dans sa mobilité et sa
globalité.
Le problème d'une telle approche dialectique n'est pas tant qu'elle
risque de dépasser les capacités cognitives du processing humain, mais
bien plutôt qu'elle ne prend pas en compte les connexions externes et
contingentes qui existent entre les éléments, par suite de quoi elle
amalgame ce qu'il faut séparer. La propriété privée est une chose, la
division du travail en est une autre, et la même chose vaut pour le
marché. L'abolition de l'une, en l'occurrence de la propriété privée,
n'entraîne pas eo ipso, par fiat définitionnel pour ainsi dire, l'abolition
des autres. On peut très bien, comme l'expérience soviétique l'a montré,
supprimer la propriété privée et néanmoins maintenir le marché et la

K. et alii : De Vienne à Francfort. La querelle allemande des sciences


sociales, p. 115-141, spécialement p. 115 sq.
154 Pareto, V. : Les systèmes socialistes, T. V, p. 332, cité dans Ollman, B. : op.
cit., p. 3.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 122

division du travail, de même qu'on peut, comme cela a été le cas dans
l'économie fasciste, du moins selon Pollock et Horkheimer, abolir le
marché (planification) et maintenir la division du travail et la propriété
privée 155.

Je vais essayer de décomposer l'amalgame.


Étant donné que tout le système conceptuel peut en principe être
développé à partir de chacune des médiations, le point de départ est
arbitraire. Je propose de commencer par la division du travail et
d'analyser successivement sa relation interne avec la propriété privée
(i), l'aliénation (ii) et le marché (iii).
[79]
(i) Chez Marx, la division du travail signifie différentes choses à
différents niveaux. Historiquement, elle marque la fin du communisme
primitif ; sociologiquement, elle est la cause du clivage de la société en
classes antagonistes ; économiquement, elle est la source de la propriété
privée ; et, enfin, psychologiquement, c'est par son biais que des traits
distincts sont imprimés chez les membres des classes distinctes. Dans
L'idéologie allemande (1845-1846 ; cf. III, p. 1037-1325), Marx et
Engels traitent de la socio-genèse de la division du travail pour
expliquer la socio-génèse de la propriété privée. Originairement, la
division du travail s'effectue naturellement en fonction des rapports des
sexes. Ce n'est qu'à partir du moment où intervient la division entre le
travail manuel et le travail intellectuel que la division du travail prend
des traits contraignants. “En effet, du moment où le travail commence
à être reparti, dit Marx, chacun entre dans un cercle d'activités
déterminé et exclusif, qui lui est imposé et dont il ne peut s'évader ; il
est chasseur, pêcheur ou 'critique critique' et il doit le rester sous peine
de perdre les moyens qui lui permettent de vivre” (III, 1065). Or, la
division du travail n'apparaît pas seulement comme une force étrangère
qui impose à l'homme une activité unilatérale et bornée, qui l'aliène de

155 Dans le chapitre VII, je présenterai l'analyse du cas de l'économie fasciste


comme l'origine du tournant pessimiste dans la pensée de Horkheimer. Nous
verrons alors que Horkheimer a perdu sa foi dans le marxisme lorsqu’il s'est
rendu compte du fait que la planification de l'économie n'entraîne pas ipso
facto le communisme, mais qu'elle est compatible avec le fascisme.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 123

son travail, mais aussi et d'emblée comme la base constitutive de la


propriété privée et des inégalités sociales. Car la division entre l'activité
matérielle et l'activité spirituelle signifie que “la jouissance et le travail,
la production et la consommation échoient à des individus différents”
(III, 1063). Ceux qui travaillent et ceux qui s'approprient le fruit du
travail en aliénant le travailleur des produits de son travail, ne sont pas
les mêmes. La division du travail (l'Arbeitsteilung) et la
propriété(l'Arbeitsverteilung) sont co-originaires. Pour bien souligner
cette relation interne, Marx précise que “la division du travail et la
propriété privée sont des expressions identiques, la première exprimant
par rapport à l'activité ce que la seconde exprime par rapport au produit
de cette activité” (III, 1064).
(ii) Dans les Manuscrits économico-philosophiques, en revanche,
Marx ne dérive pas la propriété privée de la division du travail, mais du
travail aliéné lui-même. “La propriété privée, conclut-il, est donc le
produit, le résultat, la conséquence nécessaire du travail aliéné” (II,
67) 156. Mais, en affirmant de la sorte que la propriété privée est le
résultat du travail aliéné, Marx ne se contredit-il pas ? N'avons-nous pas
vu que le travail aliéné découle précisément de la propriété privée ? Et
si tel est le cas, la propriété privée peut-elle être à la fois la cause et
l'effet de l'aliénation ? Elle le peut, si l'on comprend que l'aliénation du
travail et la propriété privée sont elles aussi des expressions identiques,
mais considérées sous un angle différent, l'une considérant les produits
du travail du point de vue du travailleur, l'autre du point de vue du
capitaliste.
Que la propriété privée puisse être à la fois la cause et l'effet de
l'aliénation du travail n'est pas forcément contradictoire. En revanche,
je ne vois pas comment la division du travail peut être, à la fois et sans
contradiction, la cause de l'aliénation du travail et la condition de son
abolition. En effet, dans les Manuscrits parisiens et divers autres textes
plus tardifs, la division du [80] travail, en tant qu'“expression concrète
et aliénée de l'activité et de la puissance créative de l'homme” (II, 104),
est présentée et honnie comme une cause nécessaire de l'aliénation du
travail. C'est avec la grande industrie et le machinisme que la division
du travail et, partant, l'aliénation, a atteint son apogée : “L'extension du

156 Vingt ans plus tard, dans le Capital, Marx présentera une analyse identique.
Cf. I, p. 1072.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 124

machinisme et la division du travail ont fait perdre au travail des


prolétaires tout caractère d'indépendance et tout attrait. Le producteur
devient un simple accessoire de la machine à qui on ne demande que le
geste manuel le plus simple, le plus monotone, le plus vite appris” (I,
168). “L'activité de l'ouvrier, restreinte à une action tout abstraite, est
de toutes parts déterminée et réglée par le mouvement des machines et
non inversement. [...] À travers la machine, [la science] agit sur
l'ouvrier comme une puissance étrangère, comme la puissance même
de la machine” (II, 298).
Ici, dans les Grundrisse (1857-1859), la théorie de l'aliénation du
travail est enrichie d'un élément nouveau, absent des Manuscrits, à
savoir la science qui, à travers la machine, écrase le travailleur. Il
faudrait préciser : la science et la machine dans la société capitaliste,
car “dans une société communiste le machinisme [ainsi que la science]
occuperait une toute autre place que dans la société bourgeoise” (I, 937,
note b). Ce qui est présenté ici comme cause de l'aliénation devient
condition de la liberté dans le Capital (1867). Là, le machinisme, ou,
pour être tout à fait précis, l'automation, est présentée comme condition
de la “réduction de la journée du travail” qui rendra possible “le
véritable règne de la liberté” (II, 1488) 157. Allant dans le même sens,
Marx et Engels affirment dans L'idéologie allemande que “l'abolition
de l'aliénation suppose une grande augmentation de la force productive,
un haut degré de son développement” et, dans un même esprit
productiviste, ils ajoutent immédiatement que “le développement est
une condition absolument nécessaire, parce que sans lui [...] ce serait le
retour de la vieille misère” (III, 1066). Or, ce qu'ils ne disent pas, c'est
que la division du travail est une condition tout aussi nécessaire d'une
productivité à haut niveau et que la division du travail conduit à
l'aliénation du travail “l'Entfremdung, pour être compris des
philosophes” (III, 1066) 158.

157 J'aborderai le thème de la science et de la technique dans le chapitre IX


consacré à Herbert Marcuse. On verra alors éclater la tension que je viens de
relever chez Marx en deux thèses parfaitement contradictoires, à savoir : i)
que la techno-science est le “grand véhicule de la réification” (L'homme
unidimensionnel) et ii) qu'elle est “le grand véhicule de la libération” (Vers la
libération).
158 Ces divers textes — et je pourrais multiplier les citations — qui traitent de la
division du travail, de la science et de la technique révèlent une contradiction
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 125

qui ne se laisse pas recouvrer par la dialectique. Cette contradiction non


dialectique est l'expression d'une contradiction plus profonde qui parcourt
toute l'œuvre de Marx. Elle finira même par provoquer l'éclatement du
marxisme en une tendance critique et une tendance scientifique. Cette
contradiction découle de l’adhésion simultanée à deux courants de pensée
fondés sur des principes d'anthropologie politique différents. Il s'agit en
l'occurrence des principes du romantisme et de ceux du rationalisme (cf.
supra, chap. 1). Dans la mesure où la controverse autour du jeune et du vieux
Marx se résume à un débat sur l'importance respective du romantisme et du
rationalisme dans la pensée de Marx, cette controverse est une fausse
controverse. Je l'ai déjà dit et je le répète, Marx est resté jeune sa vie durant.
Une fois de plus, la continuité entre les Manuscrits de 1844 et les Manuscrits
de 1857-1858, les Grundrisse, qui forment le chaînon entre le jeune Marx et
celui de la maturité, sont là pour le prouver. Dans la philosophie romantique,
l'homme est conçu sur le “modèle apollinien” et le travail sur le modèle
prémoderne de l'activité artisanale expressive ; son idéal est celui de l'homme
intégral qui objective pleinement ses facultés génériques en un tout cohérent
et harmonieux. Dans la philosophie rationaliste des Lumières, en revanche,
l'homme est conçu sur le “modèle faustien” et le travail sur le modèle
industriel de l'activité instrumentale ; son idéal d'autonomie correspond à
l'idéal productiviste de la maîtrise intégrale des forces naturelles et sociales
au moyen d'actions rationnelles en finalité. Le problème de la conciliation de
l'autonomie et de l'expressivisme peut être posé en termes philosophiques
plus classiques comme un problème d'harmonisation entre la raison et la
nature (cf. Taylor, C. : Hegel, p. 3-51). Marx n'a pas su réconcilier la raison
et la nature, le productivisme et l'expressivisme. Dans les Manuscrits
parisiens, il a conçu le travail, à la suite de Schiller et de Fourier, comme une
activité expressive et ludique, le libre déploiement des puissances essentielles
de l'homme. Le travail comme activité esthétique est associé au modèle de la
production artisanale du Moyen Âge. Ce modèle exclut la division du travail
et les techniques industrielles. Dans le Capital, Marx réintroduit la distinction
aristotélicienne entre le “règne de la nécessité” (le travail) et le “règne de la
liberté” (l'action). Cette distinction ne fait pas disparaître le modèle expressif
du travail, seulement celui-ci n'est plus conçu comme travail, mais comme
loisir. Le travail lui-même n'apparaît plus comme une fin en soi, mais comme
un simple moyen de survie (cf. II, 1487-1488), comme une activité purement
instrumentale qui garantit une haute productivité, excluant dans le même
temps l'épanouissement de l'homme. Dans la mesure où le travail n'est plus le
moyen de l'autoréalisation de l'homme, la synthèse, projetée dans le
communisme, du romantisme et des Lumières, de l'idéal expressiviste et de
l'idéal productiviste n'est qu'une fausse utopie. La société communiste
ressemble davantage à une “immense usine” (Horkheimer) qu'à une “œuvre
d'art” (Marcuse). Comme nous le verrons dans le seconde partie de cet
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 126

[81]
(iii) Pour Marx, la société capitaliste s'annonce de prime abord
comme une immense accumulation de marchandises. La notion même
de marchandise implique la médiation par le marché, et le marché quant
à lui présuppose la division du travail. La division du travail et la
médiation par le marché sont elles aussi des expressions identiques, la
première exprimant par rapport à la sphère de production ce que la
seconde exprime par rapport à la sphère de la circulation. Dans la
société capitaliste, la production est, par définition, production pour le
marché. On n'y travaille pas pour consommer le produit du travail, mais
pour le vendre. Dès lors, afin de stimuler la vente, on s'applique à
“susciter chez l'autre un besoin nouveau” (II, 91). Ici, Marx fait bien
plus que prolonger la critique aristotélicienne de la chrématistique ; il
anticipe la critique de la société de consommation de masse du
vingtième siècle. Dans la société marchande, on ne produit plus
directementpour assouvir ses propres besoins ou ceux de son voisin,
mais pour un marché anonyme. Le caractère social du travail n'est posé
qu'après coup, lorsque les produits sont échangés, lorsqu'une “main
invisible” coordonne naturellement la production (l'offre) et la
consommation (la demande). De même que l'échange s'interpose entre
la production et la consommation, de même l'argent, “l'entremetteur
universel”, comme disait Shakespeare, s'interpose entre l'homme et
l'homme, les aliénant l'un l'autre : “L'argent est l'entremetteur entre le
besoin et l'objet, entre la vie et les moyens de vivre. Mais ce qui sert de
médiateur à ma vie médiatise aussi l'existence des autres pour moi. Pour
moi, l'argent c'est l'autre. (II, 114). [...] Il est la prostituée universelle,
l'universel entremetteur des hommes et des peuples (II, 116). [...] Ce
qui y est aliéné [dans l'argent], c'est l'activité médiatrice, c'est le
mouvement médiateur, c'est l'acte humain, social, par quoi les produits
de l'homme se complètent réciproquement ; cet acte médiateurdevient
la fonction d'une chose matérielle en dehors de l'homme, une fonction
de l'argent. À travers ce médiateur étranger, l'homme, au lieu d'être lui-
même le médiateur pour l'homme, aperçoit sa volonté, son activité, son
rapport avec autrui comme une puissance indépendante de lui et des
autres. Le voilà au comble de la servitude. Rien d'étonnant à ce que ce
médiateur se change en un vrai dieu, car le médiateur règne en vraie

ouvrage, ce problème non résolu de la synthèse de la raison et de la nature est


au cœur même de la Théorie critique de l'École de Francfort.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 127

puissance sur les choses pour lesquelles il me sert d'intermédiaire. Son


culte devient une fin en soi. Les objets, isolés de ce médiateur, ont perdu
leur valeur” (II, 17).
[82]

3.7. Le communisme, ou l'abolition de l'aliénation


par l'abolition positive de la propriété privée

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La philosophie marxiste de l'histoire est “onto-théo-téléologique”


(Derrida). Elle représente une version sécularisée de l'histoire
chrétienne du salut et, comme elle, elle est organisée autour d'un
schéma trinitaire élémentaire : en premier lieu, il y eut le paradis (le
communisme primitif — le Père), en tant qu'état originel d'unité et
d'harmonie ; puis vint la chute (le capitalisme — le Fils), période de
scission et d'aliénation ; et, enfin, sonnera l'heure de la rédemption (le
communisme — le Saint-Esprit), de la restauration de l'état premier
d'unité à un niveau supérieur incorporant les développements
intermédiaires 159. De même que chez Hegel, chez Marx la rédemption
est le telos de l'aliénation. Entre l'aliénation et la rédemption, il y a le
prolétariat, non pas, comme le dit Marx, parce que les auteurs
communistes tiennent les prolétaires pour des dieux, mais exactement
l'inverse (III, 460). Le prolétariat est cette classe “qui possède un
caractère universel en raison de ses souffrances universelles [...] qui est
la perte totale de l'homme” et qui, pour cette raison même, “ne peut,
selon Marx, se reconquérir elle-même sans la reconquête totale de
l'homme” (III, 396). En abolissant, par un acte radical et volontaire, la
propriété privée, le prolétariat s'abolit lui-même et, ipso facto, il abolit
la religion, l'État, etc. Claquant derrière lui la porte de la “préhistoire de
l'humanité” (I, 274), il réalise, du même coup, l'utopie absolue du
communisme. Pour le jeune Marx, le communisme n'est ni “l'électricité

159 Sur la reprise de la célèbre formule christologique de la Trinité — “deux


natures réunies et sauvegardées en une seule personne et en une seule
hypostase” (Déclaration de Chalcédoine, 451) — dans la philosophie de
l’histoire de Hegel (et Marx), cf. Dufour, D.-R. : “Le structuralisme, le pli et
la trinité”, p. 147 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 128

et les soviets” (Lénine), ni “une simple communauté du travail où règne


l'égalité du salaire payé par le capital collectif, par la communauté en
tant que capitaliste universel” (II, 78) ; non, pour Marx, le communisme
est bien plus, c'est la parousie sécularisée : “Le communisme en tant que
dépassement positif de la propriété privée, donc de l'auto-aliénation
humaine et par conséquent en tant qu'appropriation réelle de l'essence
humaine par l'homme et pour l'homme ; c'est le retour total [sic] de
l'homme à soi en tant qu'homme social ; c'est-à-dire humain, retour
conscient, accompli dans toute la richesse du développement antérieur
(II, 79). [...] Le dépassement positif de la propriété privée, qui est
l'appropriation de la vie humaine, signifie le dépassement positif de
toute aliénation [ !], par conséquent l'abandon par l'homme de la
religion, de l'État, etc., et son retour à son existence humaine, c'est-à-
dire sociale (II, 80). [...] [Ce communisme] est la vraie solution du
conflit de l'homme avec la nature, de l'homme avec l'homme, la vraie
solution de la lutte entre l'existence et l'essence, entre l'objectification
et l'affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l'individu et
l'espèce. Il est l'énigme de l'histoire résolue et il sait qu'il est cette
solution” (II, 79)
Ici, dans son enthousiasme quasi chiliastique, Marx s'est clairement
fourvoyé. Le problème n'est pas tant que le communisme, tel
qu'esquissé ici [83] dans ce grand “métarécit” de la rédemption,
représente une “utopie absolue”, qui ne peut, en principe, jamais être
réalisée 160. D'un point de vue analytique, le passage révolutionnaire de
“l'aliénation totale” au “plein épanouissement” (II, 327) pose d'autres
problèmes. Je n'en mentionne que quatre. D'abord, il n'est pas évident
de passer de l'aliénation totale à la rédemption. La déshumanisation du
prolétariat n'est pas un privilège. Marx présente une image si désolante
de la condition d'existence du prolétaire au travail (le travailleur est
“estropié”, le travail produit “l'imbécillité et le crétinisme”, le
travailleur “mortifie son corps et ruine son esprit”, le travail est une
“mortification”, etc.) qu'il est difficile de s'imaginer que les prolétaires
puissent devenir les “fossoyeurs” du capitalisme. Ensuite, il apparaît
qu'en amalgamant, en accord avec sa philosophie des relations internes,

160 Sur l'utopie absolue, cf. Mannheim, K. : Ideology and Utopia, p. 176-177. [La
traduction française est disponible dans Les Classiques des sciences sociales
sous le titre : Idéologie et utopie. Une introduction à la sociologie de la
connaissnce. JMT.]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 129

les médiations de second ordre, Marx a confondu l'abolition de la


propriété privée en tant que condition nécessaire avec l'abolition de la
propriété privée comme condition suffisante de l'abolition de
l'aliénation. N'entraînant pas nécessairement l'abolition de la division
du travail et du marché, l'abolition de la propriété privée ne suffit pas
pour abolir l'aliénation économique. En outre, en réduisant ainsi
l'aliénation générique à l'aliénation économique et celle-ci à la propriété
privée, Marx a éliminé les questions proprement politiques et morales-
pratiques, passant ainsi, si j'ose dire, de l'économie politique à
l'économie antipolitique. Enfin et surtout, le problème de l'abolition des
aliénations ne se résume pas à une question logique ; c'est une question
éminemment empirique. En théorie, on peut relever d'un coup toutes
les formes d'aliénation en éliminant l'aliénation fondamentale ; en
pratique, ce n'est pas le cas. Certaines formes d'aliénation sont sans
doute insurmontables (par ex. l'aliénation religieuse), d'autres peuvent
sans doute être allégées (par ex. l'aliénation politique et économique) ;
dans tous les cas, une certaine dose d'aliénation fait partie de la
condition humaine en tant que telle. La tâche d'une théorie sociale
humaniste qui se veut héritière des Lumières n'est pas de décréter la
nécessité de l'abolition totale de l'aliénation, avec tous les risques
d'autoritarisme ou de totalitarisme qu'on connaît (cf. infra, chap. 5
[Lukács]) et sur lesquels les postmodernistes, de Foucault à Lyotard,
ont à juste titre insisté, mais bien de tester progressivement, à tâtons
pour ainsi dire, les limites de la possibilité de l'abolition de l'aliénation.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 130

4. La théorie de l'exploitation

4.1. Correction dialectique des réductions

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Dans les paragraphes précédents, j'ai exposé le syndrome de


l'aliénation intrinsèque, tel qu'il fut présenté dans les écrits de jeunesse
de Marx en accentuant unilatéralement une des “trois sources” (Lénine)
du marxisme, à savoir [84] la philosophie allemande, au détriment des
deux autres 161. Le jeune Marx nous est apparu comme un esthète
romantique de la production à la traîne de Hegel et de Feuerbach. Mais,
à vrai dire, il ne fut pas seulement un philosophe romantique. Il fut tout
autant — et déjà — ce penseur rigoureux et systématique que nous
connaissons du Capital. Cette conjonction entre le romantisme et le
scientisme s'est exprimée admirablement dans l'étude dont le titre est
déjà tout un programme : Économie et philosophie. Jusqu'à présent, j'ai
savamment négligé les soubassements théorético-économiques de la
théorie de l'aliénation, alors qu'ils sont déjà présents, mais pas encore
systématiquement développés, dans les écrits de jeunesse de Marx. Je
vais maintenant corriger cette réduction anthropologico-philosophique
en m'appuyant uniquement sur les textes de la maturité. Ces textes
apportent une analyse systématique des fondements socio-économiques
de l'aliénation du travailleur (de ses produits, de son travail et de ses
prochains) dans la société bourgeoise. Ces analyses socio-économiques
des mécanismes et des structures systémiques du capitalisme fondent,
prolongent, complètent et confirment les analyses socio-philosophiques
antérieures de l'expérience vécue de l'aliénation. Grâce à la formulation
de la théorie de la valeur, elles permettent d'effectuer le passage de
l'aliénation vécue à l'aliénation structurelle — du monde vécu au
système et du système au monde vécu 162. Dans cette mesure, on peut

161 Sur les “trois sources” — la philosophie allemande, l'économie politique


anglaise et le socialisme français — cf. Lenin, W. I. : “Drei Quellen und drei
Bestandteile des Marxismus”, dans Ausgewählte Werke, vol. 1, p. 77-82.
162 Cf. à ce propos Brunkhorst, H. : “Paradigmakern und Theoriendynamik der
kritischen Theorie der Gesellschaft” , p. 51-56 et Habermas, J. : Théorie de
l'agir communicationnel, t. 2, p. 370-372.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 131

affirmer avec Avineri que le Capital montre que l'aliénation est


empiriquement vérifiable 163.
Cependant, alors même que je présente les textes de maturité comme
une correction scientifique de la réduction anthropologico-
philosophique, il est important de noter qu'à plusieurs égards cette
correction peut être présentée comme une correction scientiste qui, en
réduisant la catégorie philosophique de l'aliénation à la catégorie
économique de l'exploitation, élimine tout simplement le côté
volontariste et humaniste, caractéristique des écrits de jeunesse. En
effet, dans son autocompréhension, Marx se conçoit à tel point comme
un “scientifique scientifique” que dans sa Postface à la seconde édition
du Capital, il cite longuement et avec approbation un commentateur
russe qui présente sa méthode de telle façon qu'elle ne se distingue
guère du naturalisme déterministe le plus plat. Dans cette vision
scientiste, la tâche de la recherche consiste à concevoir “le mouvement
social comme un enchaînement [85] naturel de phénomènes
historiques, enchaînement soumis à des lois qui, non seulement sont
indépendantes de la volonté, de la conscience et des desseins de
l'homme, mais qui au contraire déterminent sa volonté, sa conscience
et ses desseins [...]” (I, 556).
Or, un tel sociologisme, vulgaire et déterministe, scientifique et
inhumain, qui accentue à ce point la détermination causale de forces

163 Avineri, S. : The Social and Political Thought of Karl Marx, p. 123. On
pourrait ajouter : si le Capital montre que l'aliénation est empiriquement
vérifiable, l'Enquête ouvrière (cf. I, p. 1527-1536) est destinée à la mesurer.
La question de savoir si la théorie de l'aliénation, qui est une théorie
rigoureusement sociologique, peut être vérifiée par des recherches socio-
psychologiques a donné lieu à une controverse entre les sociologues marxistes
et les sociologues empirico-positivistes. Si les premiers doutent que
l'application des méthodes quantitatives de la psychologie sociale puisse
vérifier la théorie (cf. par exemple Holmes, W. : “The Theory of Alienation
as Sociological Explanation”, p. 212 sq. et Maison, D. : “L'aliénation des
sociologues”, p. 152 sq.), les seconds, testomanes et quantophrènes, n'hésitent
pas à distribuer des millions de questionnaires pour mesurer l'état d'aliénation
des ouvriers — à moins qu'ils ne mesurent autre chose (cf. Seeman, M. :
“Empirical Alienation Studies : An Overview”, p. 91-123). Prenant le parti
des théoriciens, Touraine s'est engagé dans un débat avec Seeman. La petite
phrase “la conscience de l'aliénation est inséparable de l'aliénation de la
conscience” résume à merveille la position marxiste
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 132

sociales extérieures que toute forme d'action autre qu'instrumentale ou


stratégique disparaît tout simplement de l'image, conduit
nécessairement à une contradiction métathéorique. En effet, étant
donné que le naturalisme positiviste ne peut concevoir la société que
comme une force matérielle objective déterminant de part et d'autre les
actions humaines et qu'il ne peut saisir les actions elles-mêmes comme
une force efficace et déterminante, on ne voit plus sur quelle base Marx
peut s'appuyer lorsqu'il somme les prolétaires de renverser l'ordre social
existant. En outre, étant donné que, dans ce cas, le passage du
capitalisme au socialisme s'effectue selon une nécessité causale
mécanique, on ne voit plus non plus pourquoi Marx convie les
prolétaires à favoriser un tel renversement. Si la marche de l'histoire est
prédéterminée par les lois historiques naturelles, si tout dépend de
l'infrastructure et rien de la superstructure, alors les prolétaires n'ont
qu'à placer leur foi dans la science et attendre que le système capitaliste
s'effondre sous le poids de ses propres contradictions.
Cette conclusion quiétiste et paradoxale ne peut être évitée que si la
réduction scientiste est à son tour corrigée par la philosophie de la
praxis du jeune Marx. Cette correction philosophique de l'aliénation
scientifique, Marx l'effectue lui-même lorsqu'il soumet l'économie
politique classique à une “critique défétichisante” 164. Si l'on ne saisit
pas ce second moment de la critique de l'économie politique, moment
inséparable du premier et qui confère à la théorie sociale son caractère
dialectique, on réduit le marxisme à un déterminisme mécanique
(“marxisme automatique”) et on manque forcément son côté
volontariste, humaniste et historiciste — ou “expressiviste”, pour parler
comme Althusser 165. Or, la critique marxiste est double. D'une part, il
s'agit d'une critique des conditions “objectives” du capitalisme. Ainsi
Marx analyse-t-il de façon quasi naturaliste les mécanismes causaux de
la production et de la reproduction socio-économiques. D'autre part, il

164 Sur la “critique défétichisante”, cf. Benhabib, S. : Critique, Norm and Utopia,
chap. 2.
165 Dans sa fureur antihégélienne (ou prospinozienne), Althusser a sciemment
écarté ce moment humaniste et historiciste de la critique de l'économie
politique. Cf. Althusser, L. : Lire le Capital, vol. I, chap. 5, (“Le marxisme
n'est pas un historicisme”), spécialement p. 177-183. Haarscher voit plus juste
lorsqu'il note la “réapparition” de l'ontologie de l'activité dans l'œuvre de la
maturité. Cf. Haarscher, G. : L'ontologie de Marx, 2e partie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 133

s'agit d'une critique de la science de l'économie politique. Ainsi Marx


dénonce-t-il l'économie bourgeoise comme une idéologie. À la
différence des catégories marxistes, les catégories de l'économie
bourgeoise ne se réfèrent pas à des relations internes et à leur
transformation, ni d'ailleurs aux processus humains dont ils sont le
produit, mais à des choses et à leurs propriétés phénoménales, masquant
ainsi les rapports sociaux qu'elles expriment.
[86]
L'économie classique considère le système capitaliste comme un
système naturel. Elle ne conçoit pas les rapports sociaux capitalistes
comme un produit historique transitoire, comme le résultat non
intentionnel des actions de l'homme, mais, faute d'une conception
dialectique de l'histoire, elle les fige comme une donnée éternelle.
L'aliénation, c'est-à-dire la négation de l'action déterminante, est son a
priori. Au lieu de réfléchir dialectiquement l'aliénation comme un
moment de son dépassement possible par l'action volontaire et
consciente des hommes, elle la reproduit et, partant, elle la légitime.
Elle ne voit pas que les conditions objectives de l'action ne sont que la
sédimentation non intentionnelle des actions précédentes des hommes
et que ceux-ci peuvent les transformer intentionnellement et
consciemment par leurs actions ultérieures.
Une telle intervention des hommes dans l'histoire, si elle veut être
efficace, présuppose une connaissance adéquate des structures réelles
du capitalisme. La critique marxiste de l'économie politique accentue
la détermination de l'action par des forces matérielles extérieures,
précisément parce qu'elle présuppose l'efficacité des idées et des
conceptions morales dans la configuration des rapports sociaux
capitalistes. L'objet implicite du marxisme est la dialectique de la
conscience et de l'action. Entre Marx le philosophe et Marx le
scientifique, il n'y a pas de rupture, mais une tension dialectique. Le
vieux Marx ne s'oppose pas au jeune Marx, il le présuppose.
Pour mettre en scène la double critique de l'économie politique, je
présenterai d’abord la théorie de l'exploitation en tant que base
théorético-économique de la théorie de l'aliénation, puis j'exposerai la
théorie du fétichisme des marchandises et de l'argent. Le passage d'une
problématique à l'autre ne suppose pas seulement qu'on passe de la
sphère de la production à la sphère de la circulation et de la distribution,
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 134

elle présuppose, en outre, le déplacementdu point de départ de l'analyse


du travail à la marchandise.

4.2 De l'exploitation à l'aliénation

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S'il est permis de résumer des milliers de pages en une phrase, on


peut dire que le Capital et les nombreuses ébauches qui le précèdent se
présentent comme une vaste étude critique du “mode de production
capitaliste et des rapports de production et d'échange qui lui
correspondent” (I, 548). Pour tout marxiste, quel qu'il soit, l'axiome de
base de l'analyse est le suivant : dans la société capitaliste, les rapports
de production sont fondamentalement antagonistes ; le capital et sa
personnification — le capitaliste — s'opposent au travail et à sa
personnification — le travailleur salarié. Non seulement ils s'opposent,
mais ils se supposent : “Le capital suppose donc le travail salarié, le
travail salarié suppose le capital : ils sont la condition l'un de l'autre ;
ils se créent mutuellement” (I, 215). Je prendrai ces phrases, qui, en tant
que pétition de principe, constituent en même temps la conclusion et le
point de départ des analyses marxistes, comme point de repère pour
analyser comment le capital produit, est produit et se reproduit.
[87]

4.2.1. Exploitation et capitalisation

Partons pour cela d'un capitaliste en herbe qui possède une somme
d'argent et voyons comment elle se transforme en capital, c'est-à-dire
en valeur qui valorise ou, comme Marx le dit si gentiment, en “monnaie
qui fait des petits” (I, 701). L'accroissement de valeur, qui définit le
capital, ne peut pas provenir de cette somme d'argent elle-même, ni de
son échange contre des marchandises à valeur égale, car “la circulation
ou l'échange des marchandises ne crée aucune valeur” (I, 711). Non,
pour accroître la valeur, il faut que notre capitaliste, “notre homme aux
écus ait l'heureuse chance de découvrir [...] sur le marché même, une
marchandise dont la valeur usuelle possède la vertu particulière d'être
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 135

source de valeur [...] et notre homme trouve effectivement sur le marché


une marchandise douée de cette vertu spécifique, elle s'appelle
puissance de travail ou force de travail” (I, 715).
Ici, Marx reprend la théorie de la valeur de Smith et de Ricardo.
Selon cette théorie — qui, si elle n'est pas entre-temps tout simplement
tombée en désuétude, n'est en tout cas plus acceptée de nos jours par
les économistes comme valide —, seule la force de travail, le travail
vivant, est source de valeur. Le travail vivant, la force de travail en
activité, crée de la valeur ou, s'il ne la crée pas, conserve et transmet la
valeur déjà contenue et accumulée dans le travail mort, c'est-à-dire dans
les instruments de production. Dans tous les cas, il s'ensuit qu'un objet
quelconque n'a de valeur que parce qu'il est le produit de la force de
travail en activité, parce qu'il est du “travail objectivé”
(vergegenständlichte Arbeit — I, 272) et, en tant que tel, du “temps de
travail coagulé” (I, 281). Sa valeur est, toujours d'après la théorie de la
valeur, déterminée par le quantum de travail incorporé en lui et elle peut
être mesurée par le temps de travail socialement nécessaire — i.e.
correspondant à la norme sociale en vigueur dans une société donnée à
un moment donné — pour produire l'objet 166.
Mais revenons à notre capitaliste en herbe qui a trouvé sur le marché
le “travailleur libre” qui vend sa force de travail à titre de marchandise
et qui va permettre au capitaliste de transformer son argent investi
(capital constant + capital variable) en capital (capital constant + capital
variable + excédent). Ce “travailleur libre” — libre, dans le sens formel,
car, libéré de ses attaches féodales à un seigneur, il est désormais
légalement habilité à vendre contractuellement sa force de travail contre
un revenu ; mais aussi dans le sens matériel, car il est “libre de tout,
totalement dépourvu des choses nécessaires à la réalisation de sa
puissance travailleuse” (I, 717) —, ce travailleur donc est forcé par le

166 Dans la mesure où la théorie de la valeur ne tient pas compte de la création


de la valeur par le travail mort, ni de l'influence du marché sur la
détermination de la valeur, elle n'est pas adéquate pour calculer les prix. Les
économistes ne l'acceptent plus comme valide ; ils délaissent la théorie de
l'exploitation et remplacent la théorie de la valeur par la théorie de l'utilité
marginale. Celle-ci est désormais le modèle généralement accepté. Cf. à ce
propos Glombowski, J. : “Karl Marx en de hedendaagse economische
theorie”, dans Goddijn, G. (sous la dir. de) : Karl Marx. Zijn leven, leer en
invloed, p. 252-293.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 136

“fouet de la famine” (Weber) à vendre sa force de travail sur le marché


de l'emploi. Sa présence sur le marché constitue, selon Marx, “l'unique
condition historique” (I, 719) de la mutation du système de production
en système de production capitaliste.
[88]
Comme toute marchandise, la valeur de la force de travail est
déterminée par les frais nécessaires à sa production, en l'occurrence les
frais d'entretien de l'ouvrier et de ses descendants (proles). Mais le
capitaliste, qui a embauché pour une durée déterminée la force vivante
du travail, contraint le travailleur à prolonger autant que possible la
durée du travail et à produire davantage de valeur que le salaire lui a
coûté. La pointe critique est que la valeur du salaire est calculée sur la
base du travail nécessaire pour produire le travailleur et non pas sur la
base du travail que l'ouvrier effectue. La différence entre les deux, Marx
l'appelle “survalue” (ou “plus-value” — Mehrwert). Elle représente la
valeur du “surtravail” dépensé gratuitement par le travailleur et encaissé
par le capitaliste. Cette “survalue” extorquée au travailleur, qui ne coûte
rien au capitaliste et qui rapporte gros, est la source cachée du capital.
Pour le capitaliste, elle a tous les charmes d'une création spontanée :
“En achetant la force de travail, le capitaliste a incorporé le travail
comme ferment de vie aux éléments passifs du produit [les moyens de
production], dont il était aussi nanti. De son point de vue, le processus
de travail n'est que la consommation de la force de travail, de la
marchandise qu'il a achetée, mais qu'il ne saurait consommer sans lui
ajouter des moyens de production. Le procès de travail est une
opération entre choses qu'il a achetées, qui lui appartiennent. Le produit
de cette opération lui appartient donc au même titre que le produit de la
fermentation de son cellier” (I, 736).
Comme une chenille qui se métamorphose en papillon, notre
capitaliste en herbe s'est transformé en véritable capitaliste. Car, en
s'appropriant le “produit de fermentation”, ou, plutôt, son surproduit
pour lequel il n'a payé aucun équivalent, donc grâce à l'exploitation du
travailleur 167, l'argent a fait “des petits” : il s'est métamorphosé en

167 Le degré d'exploitation de la force de travail par le capital est exprimé


exactement par la formule du taux de plus-value (surtravail/ travail
nécessaire) qui se laisse convertir dans la formule (plus-value/ capital
variable) ou (plus-value/salaire).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 137

capital. Du moins les conditions nécessaires de cette métamorphose


sont réalisées, car pour la réaliser effectivement, il faut que toute la
masse des marchandises, le produit total — aussi bien la partie qui
représente le capital constant et le capital variable que celle qui
représente la plus-value — se vende. Que cette vente ait lieu ou non, il
est clair que “le vol du temps de travail d'autrui” (II, 306) constitue la
base actuelle, actualisée par la vente, du capital.
Toutefois, ce vol, bien qu'il soit injuste, n'a rien d'illégitime.
L'exploitation ou l'extorsion de la plus-value est parfaitement légale.
Notre capitaliste et notre travailleur libre — qui, entre-temps, est
devenu un travailleur salarié exploité — sont rentrés en rapport sur le
marché en tant qu'échangistes et, apparemment, en tant qu'égaux : l'un
a acheté ce que l'autre a vendu et tous deux sont considérés comme des
personnes juridiquement égales. Or, en fait, la fiction juridique du
contrat voile le fait qu'il n'y a pas eu échange, mais “apparence
d'échange” (II, 354), ou, plus précisément encore, exploitation [89] —
“échange d'une petite quantité de travail matérialisé contre une grande
quantité de travail vivant” (II, 436) 168.

168 Les “marxistes analytiques” (Elster, Roemer, Van Parijs, etc. — pour une
introduction, cf. Mayer, T. : Analytical Marxism, chap. 1) ont longuement
cherché à développer une définition de l'exploitation qui mette en relief
l'injustice inhérente à celle-ci. Cf. Van Parijs, P. : Qu'est-ce qu'une société
juste ?, chap. 4 et 6. J'estime que toutes ces tentatives analytiques se perdent
dans les dédales d'une argumentation formellement sophistiquée, mais pauvre
en contenu. Il me semble que l'analyse gouldnerienne de la “norme de la
réciprocité” constitue un meilleur point de départ pour le développement
d'une théorie normative de l'exploitation. Cf. Gouldner, A. : “The Norm of
Reciprocity”, dans For Sociology. Renewal and Critique in Sociology Today,
chap. 8.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 138

4.2.2. Capitalisation et aliénation

Pas de capitalisation sans exploitation, pas d'exploitation sans


aliénation, ainsi pourrait-on résumer le lien entre la théorie de
l'exploitation et celle de l'aliénation. Nous avons vu que la capitalisation
se fait à travers et au dépens de l'exploitation. À l'instar du vampire, le
capital ne s'anime qu'en suçant le travail vivant. Dans cette perspective
parasitologique, la matière première, l'objet du travail, ne sert qu'à
absorber le travail d'autrui, de même que l'instrument de travail ne sert
que de conducteur ou de transmetteur dans ce processus d'absorption.
Le travail vivant n'a aucune valeur en soi ; en tant que médium de la
capitalisation, il n'est qu'un moyen pour activer le travail mort. Dans le
capitalisme, l'ouvrier est, littéralement, un simple “employé”. Plus il
travaille, plus il est dominé par son propre produit. En travaillant, le
travailleur produit son contraire, le capital, “cette puissance maléfique,
cette richesse étrangère qui le domine” (I, 216). Dans le système de
production capitaliste, le sujet devient objet et l'objet sujet, le mort saisit
le vif, l'inversion se généralise : “Les fonctions exercées par le
capitaliste ne sont que les fonctions du capital — de la valeur qui
s'accroît par l'absorption du travail vivant — exécutées avec conscience
et volonté. Le capitaliste remplit sa fonction uniquement comme capital
personnifié, et il est le capital devenu personne. De même, l'ouvrier
n'est que le travail personnifié, le travail qui est à lui comme l'est sa
peine et son effort, mais qui appartient au capitaliste comme une
substance créatrice de richesse toujours croissante. Sous cette forme, le
travail apparaît en fait comme un élément incorporé au capital dans le
processus de la production, comme son facteur vivant, variable. La
domination du capitaliste sur l'ouvrier est, par conséquent, la
domination de l'objet sur l'homme, du travail mort sur le travail vivant,
du produit sur le producteur [...] Dans la production matérielle,
véritable processus de la vie sociale, [...] nous avons exactement le
même rapport que celui qui se présente, dans le domaine idéologique,
dans la religion : le sujet transformé en objet et vice versa” (II, 419) 169.

169 Et pour ceux qui pensent toujours que le jeune Marx est “le plus éloigné de
Marx” et que le concept d'aliénation est un “concept pré-marxiste”, j'ajoute la
citation suivante : “L'accent est mis non pas sur la réalisation concrète [du
travailleur — de l'homme ?], mais sur l'aliénation, l'abandon, le
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 139

“Accumulez ! Accumulez ! C'est la loi et les prophètes. [...]


Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot
d'ordre [...]” (I, 1099). [90] Le système capitaliste ne peut pas exister
sans constamment révolutionner les instruments de production et,
partant, les relations de production. Dans le capitalisme, le changement
social est une constante. Aiguisé par la soif du profit, le système
capitaliste se propage à travers l'univers comme s'il avait le diable au
corps. Aucun moyen susceptible d'augmenter la plus-value n'est
envisagé sans aussitôt être mis en œuvre. 170

4.2.3. Aliénation et rationalisation

Selon Marx, la plus-value peut être augmentée de deux façons : soit


directement par le rehaussement du taux du surtravail, soit
indirectement par le rehaussement de la productivité du travail. Nous
avons déjà vu que le capitaliste force le travailleur à travailler au-delà
du temps nécessaire à sa reproduction et celle de sa progéniture. Ce
rehaussement direct de la plus-value par le prolongement de la durée de
la journée ouvrable, Marx l'appelle “subordination formelle du travail
au capital” (II, 365) 171 ; la plus-value produite par ce “travail forcé”, il
l'appelle “plus-value absolue” (I, 852). Or, le capitaliste peut aussi
augmenter la plus-value de façon indirecte par une hausse de la
productivité, hausse qui entraîne une baisse de la valeur de la force de
travail et donc aussi du temps nécessaire pour la reproduire. Dans ce
cas, Marx parle de “subordination réelle du travail au capital” (II, 379) ;
la plus-value qui en provient, il l'appelle “plus-value relative” (I, 852).

déssaisissement ; sur le fait que ce n'est non pas le travailleur, mais les
conditions de production personnifiées — autrement dit le capital — qui
disposent de l'énorme puissance objective que le travail social a posée en face
de lui-même en tant qu'un de ses moments” (II, 285).
170 Pour éviter les malentendus, il faut rappeler que Marx n'est pas seulement
horrifié par les effets sociaux du capitalisme. Il est également fasciné par la
rapidité et l'ampleur de ses bouleversements techniques. Berman a raison
lorsqu'il interprète Marx comme “un des premiers et des plus grands
modernistes”. Cf. Berman, M. : All that is solid melts into air : The
Experience of Modernity, chap. 2, ici p. 129.
171 Formelle parce qu'indépendante des technologies employées.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 140

Le rehaussement indirect de la plus-value est inséparable de la


rationalisation, au sens de Weber (cf. infra, chap. 4), de la production
et de la supervision du processus de production. Rationalisation de la
production, cela signifie : introduction de nouvelles techniques de
production, mécanisation du travail, et deskilling du travailleur ;
rationalisation de la supervision, cela signifie : panoptisation de la
manufacture, soumission à la discipline, médiatisation de la domination
à travers la machine, organisation des travailleurs “comme des soldats”
(I, 168) 172. Les conséquences de cette double rationalisation sont
désastreuses pour le travailleur. D'une part, il est soumis à une
discipline despotique et transformé en simple appendice de la machine ;
d'autre part, il est constamment menacé par le chômage et le
paupérisme. La rationalisation de la production est inséparable de la
production d'une surpopulation relative qui forme “une armée de
réserve qui appartient au capital d'une manière aussi absolue que s'il
l'avait élevée et disciplinée à ses propres frais” (I, 1148). L'abondance
de main-d'œuvre et la pénurie de l'embauche accroissent la concurrence
entre les travailleurs, ce qui entraîne inévitablement la baisse des
salaires et, donc, la hausse de la plus-value. L'accumulation de la
richesse à un pôle va donc de pair avec l'accumulation de la misère et
de la souffrance au [91] pôle opposé. Voilà ce que Marx appelle “la loi
générale, absolue, de l'accumulation capitaliste” (I, 1162). Quoi qu'il en
soit, l'analyse de la plus-value relative nous a conduit à ce résultat : “[...]
tous les moyens pour développer la production se transforment en
moyen de dominer et d'exploiter le producteur : ils font de lui un
homme tronqué, fragmentaire ou l'appendice d'une machine ; ils lui
opposent comme autant de pouvoirs hostiles les puissances
scientifiques de la production ; ils substituent au travail attrayant le
travail forcé ; ils rendent les conditions dans lesquelles le travail se fait
de plus en plus anormales et soumettent l'ouvrierdurant son service à
un despotisme aussi illimité que mesquin ; ils transforment sa vie

172 Plus systématiquement que Marx, Max Weber analysera les origines
militaires (l'armée de Cromwell) de la discipline industrielle. Cf. Economy
and Society, t. 2, p. 1148-1157. Par la suite, Foucault développera une théorie
systématique de la discipline, cf. Foucault, M. : Surveiller et punir,
spécialement la troisième partie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 141

entière en temps de travail et jettent sa femme et ses enfants sous les


roues du Jagernaut capitaliste 173” (I, 1163).
Le capital ne produit et ne reproduit donc pas seulement du capital,
il produit et reproduit aussi la misère pour le travailleur et sa famille.
Ainsi, le capital produit lui-même les conditions de sa reproduction. Le
cercle de la “reproduction simple” (capitalisation continue de la plus-
value) s'étend et se change en spirale. Or, à la longue, la hausse continue
de la plus-value relative entraîne, selon Marx, la baisse tendancielle du
taux général du profit. Car l'avantage de l'innovation technologique, qui
permet à des entreprises individuelles de produire en deçà du temps de
travail socialement nécessaire, ne peut qu'être temporaire. Les
concurrents doivent suivre ou périr. Dans chaque cas, le temps de
travail socialement nécessaire pour la production des marchandises
particulières tend vers la décrue. Cette tendance à la baisse de la valeur
entraîne une hausse de la plus-value relative, mais elle restaure aussi le
statu quo ante parmi les capitalistes et donc la nécessité de
recommencer tout le cycle. Étant donné que le profit est fonction du
rapport entre la plus-value et le capital total investi, la tendance
séculière du capitalisme industriel à révolutionner constamment les
moyens de production et, donc, à augmenter le capital constant relatif
au capital variable, est à la base de la chute tendancielle du taux général
du profit (le taux d'exploitation restant constant) 174. Cette chute
tendancielle exacerbe la propension générale à la crise interne qui
sommeille au cœur du système de production capitaliste et, en tant que
telle, forme la base strictement économique de son effondrement
possible.

173 “Jagernaut” (ou “Juggernaut” ) est une divinité indienne. On dit que les
croyants se jettent sous son char pour se faire écraser.
174 C'est la fameuse “loi de la baisse tendancielle du taux général de profit”. Les
marxistes ont rempli des rayons entiers de bibliothèques pour corroborer ou
pour immuniser cette loi de toute tentative de falsification. Je note simplement
que pour Marx il ne s'agit que d'une tendance et qu'il y a une multitude de
facteurs qui peuvent contrecarrer cette tendance (cf. I, p. 1000 sq.). Seule une
lecture économiste déterministe peut accorder une telle importance à cette loi.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 142

5. La théorie du fétichisme

5.1. De la production à la circulation des marchandises


(et vice versa)

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Le capitalisme n'est pas seulement un système de production basé


sur l'exploitation, c'est aussi un système de circulation de marchandises.
Pour passer [92] de la théorie de l'exploitation à la théorie du fétichisme
des marchandises, qui peut être considérée comme la “seconde théorie
de l'aliénation” (Israel) 175, il faut passer de la sphère de la production
à la sphère de la circulation des marchandises. Ce déplacement d'une
sphère à l'autre correspond au déplacement du point de départ de
l'analyse du capitalisme. Dans le premier cas, Marx part du concept du
travail et analyse le capitalisme comme un système d'exploitation ; dans
le second cas, il part du concept de marchandise et analyse le
capitalisme comme un système de production de marchandises
généralisée. L'exploitation et l'échange généralisé sont les éléments clés
de l'analyse marxiste du concept de capital. Reliés entre eux de façon
interne, ils définissent ensemble ce que Marx considère comme les
differentiae specificae du système capitaliste — capitalisme qu'on
pourrait donc définir, de façon succincte, comme ce système d'échange
généralisé de marchandises basé sur l'exploitation du travail salarié.
Pour analyser le lien interne entre l'exploitation et la production de
marchandises, il faut rappeler que l'exploitation est une précondition
nécessaire, mais non suffisante de la capitalisation. Pour transformer
l'argent en capital, il ne suffit pas d'exploiter la masse laborieuse ; il faut
encore réaliser la plus-value et transformer la masse de marchandises
produites par le travailleur en capital en les monnayant sur le marché.
Si l'on relie l'exploitation dans la sphère de la production à sa réalisation
dans la sphère de la circulation, la formule du capital : A-M-A' ou A-M
+DA (transformation de l'argent en marchandise et retransformation de
la marchandise en argent plus excédent) peut être décomposée comme

175 Cf. Israel, J. : L'aliénation. De Marx à la sociologie contemporaine, p. 64 et


73.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 143

suit : A-M (le capitaliste achète la force de travail sur le marché à titre
de marchandise) et M-A' (le capitaliste vend la masse des marchandises
produites par le travailleur — dont une partie représente la
matérialisation du temps de travail payé, l'autre la matérialisation du
temps de travail volé — et, en encaissant la plus-value, transforme
l'argent en capital). En dévoilant le lien interne entre la capitalisation,
qui se réalise dans la sphère de la circulation, et l'exploitation, qui, elle,
a lieu dans la sphère de la production, Marx a dévoilé le mystère du
capital. Il ne s'est pas borné aux apparences (l'échange d'équivalents),
mais il a saisi la loi qui régit la production marchande capitaliste.

5.2. Fétichisme et réalisme critique

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Dès la première ligne du Capital, Marx spécifie le point de départ


de ses recherches : “La richesse des sociétés dans lesquelles règne le
mode de production capitaliste s'annonce comme une immense
accumulation de marchandises. L'analyse de la marchandise, forme
élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de
nos recherches” (I, 561).
Pour analyser le concept de capital, Marx ne part donc pas du
concept du travail, mais du concept de la marchandise. Il part de la
sphère de la circulation [93] et, de là, il redescend, pour ainsi dire, vers
la sphère de la production afin de dévoiler le lien essentiel existant entre
la capitalisation et l'exploitation. Bien qu'il n'apparaîsse pas en tant que
tel à la surface de la sphère de la circulation, ce lien est essentiel. Si l'on
ne saisit pas la réalité de l'exploitation sous-jacente à la capitalisation,
et si, à l'instar de l'économie vulgaire, on se borne à une analyse des
formes phénoménales de l'échange, formes qui expriment tout autant
les relations sociales d'exploitation qu'elles les masquent, on manque
forcément l'essentiel, à savoir la relation sociale d'appropriation de la
plus-value qui génère et régit les formes phénoménales de l'échange.
De même que “le mouvement apparent des corps célestes n'est
intelligible que pour celui qui connaît leur mouvement réel” (I, 854), le
mouvement phénoménal des marchandises n'est intelligible que si l'on
connaît la structure réelle, mais non empirique des relations internes qui
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 144

sous-tend et explique le mouvement empiriquement observable des


marchandises.
En parlant d'une réalité ou d'une essence sous-jacente aux formes
phénoménales, essence dévoilée et postulée comme réelle par la
théorie, Marx s'oppose à l'empiricisme. Ainsi, il affirme : “Toute
science serait superflue si l'apparence des choses coïncidait directement
avec leur essence” (II, 1439) 176. La tâche de la science ne consiste donc
pas et ne peut pas consister dans l'observation méthodique du monde
empirique, car les apparences phénoménales cachent les relations
réelles qui produisent ces apparences. Elle doit plutôt construire un
corps théorique qui essaie de conceptualiser les relations essentielles et
les structures génératives expliquant les faits, les événements et les
processus du monde empirique. Pour comprendre la théorie du
fétichisme des marchandises et la critique marxiste de l'économie
politique classique, il est important de voir que la philosophie marxiste
est une philosophie sociale réaliste, c'est-à-dire une théorie du social
qui conçoit son objet de connaissance, en l'occurrence le monde social,
comme une structure réelle, objective et matérielle de relations sociales
qui, bien qu'elle ne soit pas empiriquement observable, explique
néanmoins les formes phénoménales du monde social.
Cependant, si cette structure n'est pas empiriquement observable,
comment peut-on éviter le glissement vers une sorte de rationalisme
althussérien qui affirme tout simplement que le monde réel est reproduit
dans la théorie qu'on a du monde social et tend donc à concevoir la
réalité sociale comme une structure objective et contraignante
d'idées 177 ? Autrement dit, si l'on refuse de voir le marxisme comme
une philosophie empiriciste ou rationaliste, quels sont alors ses critères

176 On trouve une phrase tout à fait similaire chez Bachelard : “En somme,
l'empirisme commence par l'enregistrement des faits évidents, la science
dénonce cette évidence pour découvrir les lois cachées. Il n'y a de science que
de ce qui est caché”. Cf. Bachelard, G. : Le rationalisme appliqué, p. 38.
177 L'interprétation spinozienne du marxisme est rationaliste, au sens où elle
combine le réalisme et l'idéalisme. Le rationalisme est une “dérive
théoriciste”. Il confond “l'objet réel” (qui est d'ordre matériel) et “l'objet de la
connaissance”. Qu'Althusser défende une conception rationaliste du réel
ressort clairement de cette petite phrase, presqu’anodine, proche d'une autre
phrase célèbre de Derrida : “Nous ne sortons jamais du concept.” Cf.
Althusser, L. : Lire le Capital, vol. 2, p. 67. Cf. également p. 20 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 145

de validité ? Il est difficile de répondre à cette question d'une façon


univoque, mais je ne crois pas trahir l'esprit du marxisme en affirmant
que la pratique politique, ou mieux, sa capacité à générer une telle
pratique, [94] constitue le test de la théorie marxiste. La base d'une telle
réponse est la philosophie de la praxis du jeune Marx. La réalité sociale
est le résultat non intentionnel des actions de l'homme. Elle n'est pas
une donnée naturelle, mais une construction humaine, historiquement
spécifique, qui peut être transformée par l'action consciente et
volontaire des hommes qui agissent en connaissance de cause en se
basant sur la théorie marxiste. Dans la mesure où la connaissance est
une partie intégrale de l'action, sa validité est démontrée au niveau de
l'intervention politique.
La vérité du marxisme est, comme le disait autrefois Merleau-Ponty,
une “vérité à faire”. Le marxisme analyse les conditions objectives de
l'aliénation et, par là même, montre le chemin de la désaliénation.
L'antihumanisme scientifique n'est qu'une ruse de l'humanisme
idéologique. En tant que théorie déterministe du social, le marxisme
veut stimuler le volontarisme. La capacité à stimuler l'action
progressiste est ce qui distingue l'économie politique marxiste de
l'économie politique bourgeoise. Cette dernière renforce et reproduit la
structure établie des relations sociales en voilant ses connexions
internes, et c'est pourquoi Marx la qualifie d'idéologie. À la différence
du marxisme qui considère la réalité sociale comme une construction
humaine qui peut être transformée par l'action historique des hommes
et qui incite le prolétariat à l'action révolutionnaire, l'économie
bourgeoise considère la réalité sociale comme une donnée naturelle et
éternelle et, par là même, inhibe l'action transformatrice et contribue à
la reproduction du statu quo.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 146

5.3. Critique de l'abstraction

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La marchandise est la forme élémentaire de la richesse bourgeoise.


Dans la société capitaliste, elle se présente, d'emblée, sous le double
aspect de la valeur d'usage et de la valeur d'échange. La valeur d'usage
d'un bien est première. Elle est définie par la valeur qu'il possède
relativement à la satisfaction des besoins immédiats. L'entéléchie de la
valeur d'usage est la consommation. Or, dans le capitalisme, la valeur
d'usage devient secondaire. Condition nécessaire pour être ou pour
avoir une valeur d'échange, elle ne sert plus que de “porte-valeur” (I,
737). Pour posséder une valeur d'échange, le bien doit être mis en
rapport avec d'autres biens et transformé en marchandise. En tant que
marchandise, le bien constitue un objet d'échange, dont la valeur se
présente immédiatement comme un “rapport quantitatif suivant lequel
les valeurs d'usage peuvent s'échanger entre elles” (I, 279). En tant que
rapport entre les valeurs d'usage, la valeur d'échange n'est pas
phénoménale. Elle se manifeste et devient visible dans la marchandise.
En ce sens, on peut dire que la marchandise est la réification de la valeur
d'échange. La valeur d'échange d'un palais, par exemple, peut
s'exprimer par un nombre donné de boîtes de cirage ou, ce qui est bien
plus commode, par une somme déterminée d'argent. Ce qui caractérise
la valeur d'échange d'un bien, c'est l'abstraction de ses qualités
sensibles. Considérée comme une valeur d'échange, la chemise en soie
[95] naturelle, par exemple, n'est pas douce, mais onéreuse. Elle vaut
autant qu'un demi-kilo de saumon fumé écossais.
À la fois sensible et supra-sensible, la marchandise se présente donc
sous une double forme. Mais, à vrai dire, selon Marx, elle ne se présente
comme telle que dans le capitalisme. Que la valeur d'échange soit une
chose, ou mieux, un rapport social spécifiquement bourgeois,
s'explique par le fait que “le produit [ne] développe son caractère de
marchandise, donc de valeur d'échange [qu']en même temps que se
développe la production capitaliste” (II, 454). La production capitaliste
est, essentiellement, production marchande, production de
marchandises, production en vue de l'échange. Dans le capitalisme, le
caractère immédiat du produit en tant que valeur d'usage pour la
satisfaction des besoins est secondaire et inessentiel. Ce qui importe,
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 147

c'est que le produit soit réalisé comme valeur d'échange, qu'il soit
écoulé sur le marché et métamorphosé en argent, en valeur valorisante.
Ce changement de forme est le but déterminant, le principe et le mobile
de la production capitaliste. La production et l'écoulement de
marchandises sont devenus des fins en soi. La valeur d'usage est à tel
point secondaire que les marchandises ne peuvent devenir valeur
d'usage qu'en tant que valeur d'échange. Ce n'est donc que par la
médiation du marché que le produit peut atteindre sa destination
naturelle de consommation : “Le procès de transformation des
marchandises en valeur d'usage suppose l'aliénation universelle, leur
entrée dans le procès d'échange ; mais leur existence pour l'échange est
leur existence comme valeur d'échange. Pour se réaliser comme valeurs
d'usage, elles doivent donc se réaliser comme valeurs d'échange” (I,
294-295).
“[La] double existence de la marchandise reflète le double caractère
du travail, dont elle est le produit” (II, 1545). En effet, analytiquement
parlant, la valeur d'usage dérive du “travail concret”, tandis que la
valeur d'échange provient du “travail abstrait”. Le travail concret ou
utile est cette dépense intentionnelle et créatrice de la force humaine du
travail, sous telle ou telle forme productive, en vue d'assouvir des
besoins concrets. En tant que tel, le travail concret est naturel et
universel. Il est “la condition d'existence de l'homme, le médiateur des
échanges organiques entre la nature et l'homme” (I, 570). Le travail
abstrait, en revanche, n'est ni naturel, ni universel. Ce n'est pas le travail
du tisserand, ni celui du maçon ou du menuisier, ce sont tous ces
travaux pour autant qu'on fasse abstraction de leurs différences
qualitatives et qu'on ne retienne que leur élément commun, à savoir le
fait qu'ils représentent tous une dépense de la force humaine de travail
pouvant être mesurée par la durée temporelle. Le travail abstrait est
supra-sensible, homogène et qualitativement indifférencié. De même
que les valeurs d'échange qu'il produit, le travail abstrait ne se distingue
que quantitativement. Sublimée comme identique, toute qualité, toute
individualité y est effacée. Et tout comme la valeur d'échange supplante
la valeur d'usage, le travail abstrait prédomine sur le travail concret :
“Le temps est tout, l'homme n'est plus rien ; il est tout au plus la
carcasse du temps. Il n'y est plus question de la qualité, la quantité seule
décide de [96] tout : heure pour heure, journée pour journée [...] Le
balancier de la pendule est devenu la mesure exacte de l'activité relative
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 148

de deux ouvriers, comme il l'est de la célérité de deux locomotives” (I,


29).
En insistant de la sorte sur l'abstraction du concret et du qualitatif,
non seulement dans la sphère économique, mais dans la société globale,
Marx a saisi un aspect essentiel de la modernité. Comme nous le
verrons dans les chapitres suivants, Simmel, Weber, Lukács et les
membres de l'École de Francfort reprendront et systématiseront la
critique de l'abstraction et de la rationalisation, de la quantification et
de la formalisation dans le cadre d'une théorie de la réification.
Avec cette distinction entre le travail concret et le travail abstrait,
Marx reformule sa théorie de l'aliénation du travail dans le langage de
l'économie politique. Il n'est pas difficile de voir que la distinction entre
le travail abstrait et le travail concret recoupe celle, antérieure, entre le
travail générique et le travail aliéné. Marx effectue lui-même ce lien
lorsqu'il écrit que “c'est seulement par son aliénation que le travail
individuel doit se présenter comme travail général abstrait” (II, 741).
Le travail abstrait n'est pas seulement une catégorie analytique.
L'indifférence à l'égard du travail particulier et l'effacement de
l'individualité dans le travail sont une réalité. “La catégorie abstraite,
'travail', 'travail en général', travail sans phrase, le point de départ de
l'économie moderne, devient pratiquement vrai” (I, 259). La réduction
du travail à une dépense d'énergie corporelle qui peut être mesurée
exactement par l'horloge de la pointeuse est une réalité vécue. Dans une
analyse empirique de l'aliénation au travail, Blauner note, en passant et
sans se référer à Bergson, que la spatialisation du temps est le meilleur
indice de l'aliénation. “S'il était possible, écrit-il, de mesurer la
fréquence des regards sur la montre, ceci serait un des meilleurs
indicateurs objectifs de l'aliénation” 178. La spatialisation du temps, tant
objectivement que subjectivement, ne se limite pas à la sphère de la
production. Elle constitue, je crois, une caractéristique distinctive de la
modernité 179.

178 Blauner, R. : Alienation and Freedom. The Factory Worker and his Industry,
p. 28.
179 Il faudrait approfondir sociologiquement l'analyse phénoménologique de la
spatialisation du temps que Bergson a développée dans son Essai sur les
données immédiates de la conscience et, et tout en évitant l'emphase des
géographes postmodernistes à la mode, la relier systématiquement aux
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 149

5.4. Critique de la réification

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Avec l'avènement du capitalisme, on passe d'une économie


marchande à une société marchande. Dans la société bourgeoise, la
marchandise est devenue, dit Marx, “la forme universelle des produits”
(II, 452). Ce qu'il nomme “fétichisme de la marchandise” 180 est
inséparable de la généralisation de l'échange marchand, et celle-ci est,
à son tour, conceptuellement et empiriquement [97] liée à la division
du travail social. Nous avons vu que, dans le capitalisme, la production
ne se fait pas en vue de la consommation, mais de la circulation. On n'y
produit pas pour soi-même ou pour ses prochains, mais pour un marché
anonyme autorégulé 181. C'est le marché, en tant que principe de
l'identification naturelle des intérêts privés et de l'intérêt général, qui
coordonne naturellement (naturwüchsig) la production des uns et des
autres, par suite de quoi le lien social est médiatisé par les choses 182.
Les individus sont indépendants les uns des autres. Chacun agit de
façon stratégique en poursuivant et en calculant ses propres intérêts.

analyses de Marx, Simmel, Weber, Lukács, Benjamin, Foucault, Heidegger,


Derrida et, sans doute, d'autres encore. Pour l'amorce d'une telle analyse, cf.
Gabel, J. : La fausse conscience. Essai sur la réification, p. 119-120 ; Debord,
G. : La société du spectacle, p. 115-126 ; Giddens, A. : Social Theory and
Modern Sociology, p. 140-165 ; Postone, M. : Time, Labor and Social
Domination, p. 200-216 et 291-298, et Gross, D. : “Space, Time and Modern
Culture”, p. 59-78.
180 Selon Iacono, Marx aurait repris le terme de fétichisme à l'ethnologue Charles
de Brosses. Cf. Iacono, A. : Le fétichisme. Histoire d'un concept.
181 Sur les préconditions, l'avènement et les caractéristiques du marché
autorégulé, cf. l'analyse classique de Polanyi, K. : The Great Transformation,
spécialement chap. 5 et 6.
182 Dans la mesure où Marx estime que les produits du travail médiatisent toutes
les relations sociales, aussi bien les relations sociales précapitalistes que
capitalistes, on pourrait dire que la réification est déjà impliquée dans la
définition des relations sociales. C'est la critique de Korthals. Cf. Korthals,
M. : Kritiek van de maatschappijkritische rede, p. 42-47. Cependant, il me
semble que Korthals ne distingue pas suffisamment entre la médiation des
relations sociales par des produits du travail concret et celle par des produits
du travail abstrait. Autrement dit, il confond les biens et les marchandises.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 150

Comme la société est encastrée (embedded) dans l'économie, et non


inversement, comme c'était le cas dans les sociétés précapitalistes, les
individus n'entrent socialement en contact les uns avec les autres que
par le biais de l'échange de leurs produits. C'est “la pression généralisée
de l'offre et de la demande que les uns exercent sur les autres qui est
l'intermédiaire qui unit les individus dans leur indifférence mutuelle”
(II, 210).
Faute d'un principe d'identification artificielle des intérêts privés et
de l'intérêt général, ainsi que d'un organisme central réglant à la fois la
production et la distribution des produits, la coordination des actions et
des travaux individuels ne se fait pas de façon consciente et
intentionnelle, mais de façon spontanée selon les lois du marché. C'est
la “main invisible” du marché qui coordonne tout naturellement la
production et la consommation. Conséquemment, ce n'est qu'après
coup, quand les produits sont échangés sur le marché, que le caractère
social des produits et des travaux individuels qui y sont incorporés
s'affirme. La coordination des actions individuelles se fait donc à l'insu
des individus. En tant que résultat non intentionnel des actions
individuelles, elle est d'ordre fonctionnel. Étant donné que, dans la
société marchande, l'agir stratégique est la forme dominante de l'action,
l'intégration sociale est imposée de l'extérieur par l'interconnexion
systémique des choses. Les rapports de dépendance personnelle sont
remplacés par des rapports de dépendance matérielle, et les hommes
sont tenus ensemble par ce que Marx appelle des “abstractions réelles”.
Anticipant le paradoxe durkheimo-simmelien de la division du
travail social — qui rend les individus à la fois plus indépendants les
uns des autres et plus dépendants de la société en tant que telle 183, Marx
observe que les “échangistes découvrent que la même division du
travail, qui fait d'eux des producteurs privés indépendants, rend la
marche de la production sociale et les rapports qu'elle crée
complètement indépendants de leurs volontés, de sorte que
l'indépendance des personnes les unes vis-à-vis des autres trouve son
complément [98] obligé en un système de dépendance réciproque,
imposée par les choses” (I, 646). Une fois de plus, on voit que,

183 “Comment se fait-il que, tout en devenant plus autonome, l'individu dépende
plus étroitement de la société ?” Cf. Durkheim, É. : De la division du travail
social, p. XLIII et infra, chap. 3.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 151

métathéoriquement parlant, la réification, comprise comme imposition


de l'ordre social par la contrainte extérieure des forces matérielles,
résulte de la réduction de l'action à sa seule dimension stratégique 184.

5.5. Critique de la critique de la réification

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Dans la société marchande, la socialisation se fait donc par le


truchement de la réification. Encastrées dans le système économique,
les relations sociales entre les hommes sont médiatisées par
l'interconnexion fonctionnelle entre les choses, et les hommes sont
dominés par les produits de leur propre main. Une fois de plus,
l'analogie avec l'aliénation religieuse s'impose 185. Dans la religion, “les
produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de
corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il

184 La circulation automobile sur le périphérique parisien est un cas d'école pour
illustrer ce point métathéorique. Le périphérique, c'est la guerre de tous contre
tous. Chacun cherche à s'affirmer aux dépens des autres, mais cela sans
violence ouverte, chacun étant en apparence parfaitement indifférent à son
“environnement”. Les autres ne sont perçus que comme une gêne, un obstacle
à sa propre puissance, à sa propre vitesse. La composition de comportements
stratégiques engendre des régularités paradoxales qui se présentent à tous
comme des “lois de fer” inhumaines, personne ne voyant qu'elles émergent
de la bizarre collaboration négative que constitue le trafic. Pour un
développement mathématique de cette illustration de la “logique
d'encombrement”, cf. Dupuy, J.-P. : Ordres et désordres, p. 155-157.
185 l se pourrait que Marx ait développé sa théorie du fétichisme des
marchandises sous l'influence de la description hégélienne de la religion
africaine. Dans sa Philosophie de l'histoire, Hegel parle de la magie dans les
termes suivants : “Le second élément de leur religion consiste dans le fait
qu'ils donnent une forme extérieure au pouvoir surnaturel — projection
imagée de leur pouvoir caché dans le monde phénoménal. Ce qu'ils
conçoivent comme pouvoir n'est vraiment rien d'objectif [...] mais la première
chose qu'ils rencontrent [...] un animal, un arbre, une pierre. Ceci est leur
fétiche — mot d'origine portugaise derivé de feitizo, magie. Dans le fétiche,
une sorte d'indépendence objective qui contraste avec l'imagination
individuelle se manifeste d'elle-même ; mais cette objectivité n'est rien d'autre
que l'imagination individuelle projetée dans l'espace [...]”. Hegel, cité dans
Kilminster, R. : Praxis and Method, p. 281, n. 51.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 152

en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde


marchand” (I, 606). Comme les divinités, les produits aliénés
gouvernent la destinée humaine, mais, à la différence du règne divin, le
gouvernement des hommes par les choses n'est nullement imaginaire.
Il en ira, évidemment, tout autrement dans la société communiste.
Grâce au remplacement du principe de l'identification naturelle des
intérêts par le principe de leur identification artificielle, les rapports des
hommes entre eux et avec la nature seront “transparents et rationnels”
(I, 614). L'inversion de la valeur d'échange et de la valeur d'usage sera
annulée. Les individus produiront non plus pour un marché anonyme,
mais les uns pour les autres. Ils coordonneront rationnellement et
consciemment leurs actions individuelles d'un commun accord. S'ils
n'agiront pas nécessairement de façon communicationnelle, ils agiront
en tout cas de façon communautaire. En soumettant la coordination de
la production à leur propre contrôle convivial, ils aboliront la loi du
marché et délivreront les relations interpersonnelles objectivées de leur
opacité structurelle. La production sociale y sera subsumée sous les
individus qui la géreront comme leur puissance commune : “Dans la
société coopérative fondée sur la propriété collective des moyens de
production, les producteurs n'échangent pas du tout leurs produits ; [99]
de même, le travail incorporé dans ces produits n'apparaît pas ici comme
valeur des ces produits, comme une qualité qu'ils possèdent ; en effet,
contrairement à ce qui se passait dans la société capitaliste, où les
travaux individuels ne prenaient d'existence qu'apprès un détour, ils
existent désormais d'une façon immédiate, en tant que partie intégrante
du travail total” (I, 1418).
Voilà les “recettes pour les marmites de l'avenir” (I, 555) : plutôt
que d'être soumis à la puissance sociale qu'ils ont créée eux-mêmes, les
hommes la dirigeront avec conscience et volonté. Ils aboliront la
propriété privée et le marché, et organiseront rationnellement, de façon
consciente et planifiée, le processus de production et de distribution des
produits du travail. La primauté de l'économique sera abolie et la
primauté du politique rétablie, avec pour conséquence que l'économie
perdra son objet 186. Les relations entre les hommes et les choses seront

186 Dans l'esprit de Marx, l'abolition du marché implique l'abolition de la science


de l'économie. Conséquemment, Cohen propose d'amender la onzième thèse
sur Feurbach : “Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de
différentes manières ; ce qui importe, c'est de le transformer de telle sorte qu'il
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 153

à nouveau subordonnées aux relations entre les hommes, ce qui n'est


qu'une autre façon de dire que la révolution, en supprimant l'autonomie
de l'économie, fera resurgir l'ancien principe hiérarchique de la
subordination personnelle caractéristique des sociétés
traditionnelles 187.
Dans un article important, Ernst Lange démontre que, dans la
mesure où la critique du fétichisme implique la norme du refus des
médiations, elle repose sur un mythe, à savoir le mythe d'une
collectivité transparente dans laquelle les actions ne sont médiatisées ni
par des relations d'échange ni par le marché. Une telle collectivité ne
peut être pensée que comme une petite communauté utopique
parfaitement autarcique 188. Étant donné que ce modèle normatif sous-
jacent, qui ne tient pas compte de l'autonomie relative des structures
sociales, s'est entre-temps vu historiquement dépasser par les faits, on
peut se demander, avec Habermas, dans quelle mesure la critique du
fétichisme et la philosophie du sujet-objet identique qu'elle présuppose,
restent pertinentes pour la société moderne hypercomplexe 189.
En fin de compte, la critique marxiste des médiations n'est-elle pas
une critique romantique ? Et si c'était le cas, pourrait-on alors encore
critiquer l'autonomisation aliénée du sous-système économique selon
les termes du fétichisme des marchandises ? Ou faut-il d'abord chercher
un nouveau modèle normatif qui ne partage pas les carences de l'utopie
anachronique d'un monde sans médiations ? Je le crois et, dans le
chapitre consacré à Lukács, je critiquerai explicitement, en m'appuyant

ne faut plus l'interpréter”. Cf. Cohen, G. : Karl Marx's Theory of History, p.


339.
187 Dans son analyse comparative des civilisations, Louis Dumont a bien fait
ressortir que si la primauté du politique caractérise les sociétés traditionnelles,
la primauté de l'économique caractérise les sociétés modernes : “Dans les
sociétés traditionnelles, les relations entre hommes sont plus importantes,
plus hautement valorisées que les relations entre hommes et choses. Cette
primauté est renversée dans le type moderne de société, où les relations entre
hommes sont au contraire subordonnées aux relations entre les hommes et les
choses.” Cf. Dumont, L. : Homo Aequalis I, p. 13.
188 Cf. Lange, E. : “Wertformanalyse, Geldkritik und die Konstruktion des
Fetischismus bei Marx”, p. 1-46, spécialement p. 24 sq.
189 Cf. Habermas, J. : Théorie de l'agir communicationnel, t. 2, p. 372 sq. ; Le
discours philosophique de la modernité, p. 80 sq. ; Kleine politische Schriften
I-IV, p. 504 sq. et Die nachholende Revolution, p. 188 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 154

sur Luhmann et Habermas, la philosophie de l’identité du sujet et de


l’objet.
[100]

5.6. Le fétichisme des marchandises et de l'argent

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Dans le premier volume du Capital, et plus particulièrement dans la


célèbre section intitulé “Le caractère fétiche de la marchandise et son
secret”, Marx expose sa théorie du fétichisme 190. Une analyse
sémantique révèle, au moins, cinq significations différentes de la notion
de fétichisme. Celle-ci peut signifier : i) que la valeur d'échange
supplante la valeur d'usage, au point que la valeur d'échange apparaît
inhérente à la nature même des objets, alors que, en réalité, elle résulte
du travail qui y est incorporé et qui s'exprime comme un rapport de
grandeur entre les choses échangées ; ii) que le rapport social entre
personnes est médiatisé par le rapport économique entre les choses, au
point de se confondre avec lui ; iii) que les marchandises mènent leur
propre vie comme des pseudo-personnes ; iv) que les choses, les
marchandises et leur mouvement mènent les hommes, les dominent et
les dirigent — et non inversement ; et, enfin, v) que les formes de
fétichisme que je viens de distinguer et qui sont spécifiquement
bourgeoises et, partant, passagères, sont interprétées par l'économie
bourgeoise comme naturelles et éternelles, comme une nécessité
transhistorique.
L'idée de départ de l'analyse classique du fétichisme des
marchandises est que la marchandise n'est pas une chose simple qui se
comprend de soi-même, mais “une chose très complexe, pleine de
subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques” (I, 605). En tant

190 Pour une analyse secondaire de la théorie du fétichisme des marchandises, cf.
Geras, N. : “Essence et apparence : aspects du fétichisme dans le Capital de
Marx”, p. 626-650 ; Rovatti, P. : “Fetichism and Economic Categories”, p.
87-105 ; Rubin, L. : Essays on Marx's Theory of Value, p. 1-60 ; Burris, V. :
“Reification : A marxist perspective” ; Larrain, J. : Marxism and Ideology, p.
1-45 ; Goldmann, L. : Recherches dialectiques, p. 64-106 ; et Feenberg, A. :
Lukács, Marx and the Sources of Critical Theory, p. 59-86.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 155

que synthèse de valeur d'usage et de valeur d'échange, la marchandise


est, simultanément, un objet sensible et supra-sensible. Le “caractère
mystique de la marchandise” ne peut cependant pas provenir de sa
valeur d'usage parce que, en tant que valeur d'usage, l'objet considéré,
par exemple la plume que je tiens dans la main, tombe sous le sens et
satisfait un besoin particulier — j'écris avec la plume et elle me permet,
tant bien que mal, d'exprimer certaines idées. Le caractère énigmatique
de la marchandise ne peut donc provenir que de la valeur d'échange.
“La valeur [d'échange], dit Marx, ne porte pas écrit sur le front ce qu'elle
est. Elle fait bien plutôt de chaque produit du travail un hiéroglyphe”
(I, 608).
Déchiffrons le sens de ce hiéroglyphe : la transformation des objets
utiles en marchandises possédant une valeur d'échange est un acte
social, car il suppose que les échangistes réputent égaux leurs produits
différents, qu'ils fassent abstraction de leurs inégalités réelles et les
réduisent à leur dénominateur commun, soit la dépense de force de
travail humain. Les échangistes le font sans le savoir. “Quand donc
Galiani dit : 'la valeur est un rapport entre deux personnes', il aurait dû
ajouter : un rapport caché sous l'enveloppe des choses” (I, 608), car rien
de tout cela n'est visible. Dans l'acte d'égalisation des produits, qui est
également un acte de coordination des travaux individuels, le [101]
caractère social du produit disparaît. Le travail utile des différents
producteurs incorporé dans la marchandise est oblitéré 191. Il en résulte
que la valeur d'échange du produit apparaît comme inhérente à la
“nature” même du produit. La valeur non phénoménale d'échange se
manifeste concrètement dans la marchandise ; la marchandise est la
réification de la valeur d'échange. Marx en conclut que le rapport social
des hommes entre eux revêt la forme fantasmagorique d'un rapport de
choses : “Le caractère mystérieux de la forme marchande consiste donc
simplement en ce qu'elle renvoie aux hommes les caractères sociaux de

191 L'exemple suivant de Lucien Goldmann illustre bien cette idée. “Une paire de
chaussures coûte 5 000 francs. C'est l'expression d'une relation sociale et
implicitement humaine entre l'éleveur de bétail, le tanneur, ses ouvriers, ses
employés, le revendeur, le marchand de chaussures et enfin le dernier
consommateur. Mais rien de tout cela n'est visible ; la plupart de ces
personnages ne se connaissent même pas et ignorent jusqu'à leur existence
mutuelle. Ils seraient tout étonnés d'apprendre l'existence d'un lien qui les
unit”. Cf. Goldmann, L. : op. cit., p. 78.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 156

leur propre travail, en les présentant comme des caractères objectifs des
produits mêmes du travail, comme des propriétés sociales naturelles de
ces choses, et, par conséquent de la même manière, le rapport social des
producteurs à l'ensemble du travail, comme rapport social extérieur à
eux, rapport entre objets. Par ce quiproquo, les produits du travail
deviennent des marchandises, des choses supra-sensibles, bien que
sensibles, ou des choses sociales. [...] Ce n'est que le rapport social
déterminé des hommes eux-mêmes qui revêt ici pour eux la forme
fantasmagorique d'un rapport de choses” 192.
En accord avec la philosophie réaliste des relations internes, on peut
définir la réification fétichiste comme l'attribution erronnée d'un
pouvoir social que les choses possèdent en vertu des propriétés
émergentes d'un système social plus large de relations sociales dans
lequel elles sont encastrées, aux choses elles-mêmes, comme s'il
s'agissait d'une qualité qui leur est inhérente. Ou de façon plus
succincte : le fétichisme est une erreur de catégorie bien fondée qui
“prend, comme le dit si bien Torrance, les véhicules (ou les
représentants) de la causalité holistique pour la source de ses effets” 193.
Si les attributs sociaux du travail sont encore vaguement
perceptibles à travers le voile de matérialité des marchandises, ils
disparaissent avec l'argent. Dans l'argent, la valeur des choses se trouve
séparée de leur substance ; elle est parvenue à l'autonomie. Comme dit
Simmel, l'argent exprime “la valeur des choses sans les choses elles-
mêmes” 194.
Étant donné que nous savons que l'argent n'est que la
“transsubstantiation” de la marchandise et que la marchandise n'est que
la réification de la valeur d'échange, nous pouvons aisément percer son
secret : “L'énigme du fétichisme-argent n'est que l'énigme du
fétichisme-marchandise” (I, 1640). Bien que la marchandise et l'argent
apparaissent comme des choses simples, elles sont en réalité des
rapports sociaux déterminés de production et d'échange. Derrière
l'apparence des choses se cache leur essence. Or, si dans la vie [102]

192 Bien que la traduction française du Capital par Joseph Roy ait été revisée par
Marx lui-même, ce passage crucial de l'édition allemande en a été omis. Je
l'ai retrouvé dans Histoire et conscience de classe de Lukács, p. 113.
193 Cf. Torrance, J. : Karl Marx's Theory of Ideas, p. 165.
194 Simmel, G. : La philosophie de l'argent, p. 111.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 157

quotidienne les gens n'arrivent pas à percer la réalité derrière les


apparences, ce ne peut pas être parce qu'ils n'ont pas lu le Capital, mais
parce que, comme le dit Marx, “les rapports de leurs travaux privés
apparaissent ce qu'ils sont, c'est-à-dire non des rapports sociaux
immédiats des personnes dans les travaux mêmes mais bien plutôt des
rapports sociaux entre des choses” (I, 606-607).
En effet, l'inversion des hommes et des choses, qui caractérise le
fétichisme, n'est “pas imaginaire, mais d'une réalité prosaïque” (I, 302).
Ou pour le dire comme Godelier, “ce n'est pas le sujet qui se trompe,
c'est la réalité qui le trompe” 195. Le fétichisme n'est donc pas une
illusion. Il est plutôt une “allusion” — une allusion à une existence
matérielle, pour détourner une phrase célèbre d'Althusser 196. Le
fétichisme ne devient illusion que lorsque la forme réifiée des rapports
sociaux est présentée par les économistes, que Marx qualifie de
“vulgaires”, comme un état de choses entièrement naturel. Alors, “le
fétichisme qui caractérise l'économie bourgeoise trouve son
accomplissement : il fait du caractère social, économique, qui est
imprimé à des choses [...] un caractère naturel de ces choses découlant
de leur nature matérielle” (II, 644).

5.7. La formule trinitaire

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Dans les derniers chapitres du troisième livre du Capital, Marx


revient sur le thème du fétichisme. Cette fois-ci, il l'aborde non pas
seulement dans la sphère de la circulation, mais à propos de l'ensemble
du processus économique. Dans une critique de la formule classique de
la richesse, il s'attaque au fétichisme des catégories de l'économie
bourgeoise. À la différence des catégories marxistes, et cette différence
est essentielle, les catégories de l'économie bourgeoises ne percent pas
les relations réelles qui définissent le capitalisme, mais elles demeurent,

195 Godelier, M. : Système, structure et contradiction dans le Capital, cité dans


Geras, N. : art. cit., p. 641. L'analyse de Sayer est fort éclairante sur ce point.
Cf. Sayer, D. :The Violence of Abstraction, chap. 4.
196 Cf. Althusser, L. : “Idéologie et appareils idéologiques d'État”, dans Positions
(1964-1975), p. 102 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 158

pour ainsi dire, à la surface : elles n'expriment pas des relations internes
et leurs transformations, mais bien des choses et leurs propriétés ; elles
ne désignent pas des relations entre des relations, mais des relations
entre des choses.
Le problème de l'économie bourgeoise n'est pas qu'elle détourne
l'attention des relations internes, ni qu'elle les dénie, mais bien plutôt
qu'elle les exclut structurellement de la pensée 197. Ainsi, dans la
“formule trinitaire” de la richesse : capital-intérêt, terre-rente foncière
et travail-salaire, les économistes bourgeois rapportent la richesse
économique à ce qu'ils croient être ses trois “sources”, ainsi qu'aux
revenus qui y correspondent 198.
[103]
Selon Marx, cette mise en rapport du capital, de la terre et du travail
relève tout simplement de l'arbitraire. Entre ces prétendues sources de
richesse, il y a “à peu près, dit-il, la même relation qu'entre des droits
de chancellerie, des carottes et la musique” (II, 1428). La formule
classique de la richesse ne saisit pas la spécificité du capitalisme. Elle
mélange les catégories qui désignent des rapports spécifiquement
capitalistes, en l'occurrence le capital et la propriété terrienne, avec la
catégorie du travail qui, elle, se réfère à un rapport éternel entre
l'homme et la nature en général. En outre, en alignant à même hauteur
la valeur de la terre, du capital et du travail, elle occulte ce que Marx
considère comme l'unique source de la richesse, à savoir le travail
salarié. On aurait tout aussi bien pu dire, écrit-il, que la richesse est
créée par “la propriété foncière, les couteaux, les ciseaux, les broches,
le coton, le blé, bref les matériaux de travail et les moyens de travail
et... le travail salarié !” (II, 424). Enfin, la formule fait apparaître les
revenus annuels des trois classes — les capitalistes, les propriétaires
fonciers et les travailleurs — comme les fruits annuels de trois arbres,
alors qu'en réalité ils proviennent tous de la même source, en
l'occurrence le travail salarié : “La rente, l'intérêt et le profit industriel
ne sont que des noms différents pour les différentes parties de la plus-

197 Cf. à ce propos Mepham, J. : “The Theory of Ideology in Capital”, dans


Mepham, J. et Ruben, D. H. (sous la dir. de.) : Issues in marxist Philosophy,
vol. III, p. 141-173, ici p. 152.
198 Pour une analyse approfondie de la “formule trinitaire”, cf. Sayer, D. : Marx's
Method, chap. 3.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 159

value de la marchandise ou du travail non payé qu'elle contient ; ces


portions sont également puisées à cette source, et à cette seule source”
(I, 516). Ces parties de la plus-value ne proviennent donc pas de la terre
comme telle ou du capital comme tel ; la terre et le capital mettent
seulement leurs possesseurs en mesure de prendre leur part respective
de la plus-value extraite du travailleur dans le processus de
l'exploitation par le capitaliste. Mais, dans la formule trinitaire, rien de
cela n'est visible, et c'est pourquoi les catégories de l'économie
bourgeoise relèvent bel et bien de l'idéologie, selon Marx. Elle
obscurcit les rapports sociaux et les relations internes qui caractérisent
le capitalisme en les transmuant en choses naturelles, en les réifiant :
“'Capital-profit', ou, mieux, 'capital-intérêt', 'terre-rente-foncière',
'travail-salaire' : dans cette trinité économique qui représente la relation
des éléments de la valeur et de la richesse avec leurs sources, la
mystification du mode de production capitaliste, la réification —
métamorphose des conditions sociales matérielles en choses — la
fusion immédiate des conditions de la reproduction avec leur
détermination historique et sociale se trouvent achevées ; c'est un
univers ensorcelé, perverti, un monde sens dessus dessous où monsieur
le Capital et madame la terre, caractères sociaux en même temps que
simples choses, mènent leur danse macabre” (II, 1438).

6. Tableau synoptique

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La figure dialectique de l'inversion permet d'unifier la pensée de


Marx. Qu'il s'agisse de la théorie de l'aliénation, de la théorie de
l'exploitation ou, encore, de celle du fétichisme des marchandises, dans
tous les cas, ce que Marx [104] critique, c'est la réification ou l'inversion
du sujet et de l'objet qui caractérise le système capitaliste 199. En ce
sens, la critique de l'économie politique, qui inverse les inversions, peut

199 Colletti est du même avis : “Le thème de la 'réification' ou du 'fétichisme' ou


encore de l' 'extranéation' ou, ce qui revient au même, de l'hypostase ou de la
substantification de l'abstrait est le thème unitaire de son œuvre.” Cf. Colletti,
L. : Le marxisme et Hegel, p. 283.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 160

être considérée comme une immense “critique transformatrice” 200. Si


l'on superpose la sphère de la distribution des revenus à la sphère de la
circulation des marchandise, et celle-ci à la sphère de la production —
et si l'on conçoit l'aliénation ou l'exploitation comme une forme de
domination du sujet par l'objet (inversion primordiale), le fétichisme
des marchandises comme une mystification de l'inversion primordiale
du sujet et de l'objet (inversion de l'inversion) et le fétichisme de
l'économie politique bourgeoise comme une illusion idéologique qui
mystifie la mystification (inversion des relations inversées), on peut
schématiser la trajectoire des interversions du sujet et de l'objet
inhérentes au capitalisme comme suit dans un tableau synoptique, qui
— il n'est pas inutile de le mentionner 201 — doit être lu de bas en haut :

3) Distribution :
critique de l'illusion idéologique de l'économie bourgeoise


2) Circulation :
critique de la mystification du fétichisme des marchandises


1) Production :
critique de l'aliénation et de l'exploitation

200 Sur la “critique transformatrice”, cf. Gouldner, A. : Against fragmentation,


chap. 9, spécialement p. 233.
201 Ishaghpour se trompe quand il affirme que “le phénomène de réification,
commencé dans la circulation, se généralise en devenant constitutif de la
production” (Ishagpour, Y. : “Avant-propos”, dans Goldmann, L. : Lukács et
Heidegger. Pour une nouvelle philosophie, p. 18). C'est exactement l'inverse.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 161

1) L'interversion primordiale du sujet et de l'objet (“réification


sociale”) est celle de l'aliénation ou de l'exploitation dans la sphère de
la production : l'aliénation de l'ouvrier signifie que l'objet de son travail
s'oppose à lui comme une puissance objective, autonome et étrangère,
qui se retourne contre lui et le transforme en objet. Le sujet est aliéné
de l'objet de son travail, l'objet du travail se transforme en capital, le
capital devient sujet et le travailleur l'objet du capital, personnifié par
le capitaliste. Dans le capitalisme, le processus de production, qui est
eo ipso un processus d'exploitation et d'aliénation, s'achève avec “la
personnification des choses et la réification des personnes” (II, 1673).
[105]
2) Dans la sphère de la circulation, le fétichisme, qui s'attache aux
marchandises, a pour effet d'inverser l'inversion primordiale du sujet et
de l'objet (“réification de la conscience”). La réification des relations
interpersonnelles et la personnification des relations interchosales y
apparaissent comme un processus naturel. Les rapports sociaux entre
les hommes, spécifiquement les rapports de production et d'échange qui
caractérisent le capitalisme, se présentent comme des rapports objectifs
entre les choses. Le fétichisme des marchandises, compris comme
distorsion bien fondée de la perception, bien fondée car induite par la
structure de l'économie marchande, fait disparaître les processus
pratiques et les relations sociales derrière un voile de naturalité et de
matérialité. Bien que cette “mystification” de la conscience ne soit “pas
imaginaire, mais d'une réalité prosaïque” (I, 302) — il s'agit d'un
mirage, pas d'une hallucination —, elle a néanmoins pour conséquence
que l'origine de la valeur d'échange, les mécanismes et la nature sociale
de sa production sont voilés. Le lien interne qui existe entre la sphère
de la production et la sphère de la circulation est brisé.
3) Dans la sphère idéologique de l'économie bourgeoise, la
mystification est mystifiée et les apparences de la sphère de la
distribution deviennent des simples illusions, inversant ainsi les
relations inversées (“réification théorique”). Les économistes
bourgeois représentent l'échange comme la réalisation même de la
liberté et de l'égalité, ainsi que les rapports sociaux chosifiés comme un
état de choses parfaitement naturel et, par conséquent, éternel. “Reflet
d'une époque historique déterminée, leur caractère social apparaît dès
lors comme un caractère matériel, naturel et inné, leur appartenant de
toute éternité” (II, 1433). Dans la formule trinitaire de la richesse,
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 162

l'idéologie atteint la “forme extrême de son aliénation et de son


fétichisme” (II, 1150) : dans “la terre” et “le capital” — cette
“perversion monstrueuse des rapports de production mués en chose”
(II, 1152) — le “fétiche automatique” trouve son expression parfaite.
La valeur s'engendre d'elle-même. De la même manière qu'il appartient
à la nature du pommier de donner des pommes, il appartient à la nature
de l'argent de rapporter de l'intérêt ou du profit. Sous cette forme
idéologique, nulle cicatrice ne trahit plus la naissance de la plus-value.
Sa source dans l'exploitation est totalement oblitérée, les intérêts des
classes dominantes sont sauvegardés, et le système capitaliste peut
s'autoperpétuer.
C'est ici que le marxisme intervient. En s'adressant aux travailleurs
exploités et aliénés, en démasquant l'économie politique et en dévoilant
les mécanismes objectifs de la production et de la reproduction
capitaliste, il vise à stimuler une prise de conscience de l'inversion,
prise de conscience qui est le prélude du renversement de l'ensemble
des relations inversées. En ce sens, on pourrait dire que la critique
défétichisante de l'économie politique vise à abolir l'objet de sa critique.
Le marxisme est, donc, la maïeutique de la déréification des relations
sociales.
[106]

7. Conclusion

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Ce n’est sans doute pas le lieu ici pour faire le tri de “ce qui est
vivant et de ce qui est mort” dans l’œuvre de Marx. L’histoire en a
décidé, et depuis que le mur de Berlin est tombé, le marxisme n’est plus
en vogue, alors même que le capitalisme est devenu universel, comme
Marx l’avait prévu et comme en témoignent les débats passionnés, en
France et ailleurs, sur les effets de la globalisation. Néanmoins, bien
que Marx soit de moins en moins cité, la référence à sa pensée demeure
incontournable. Car, dans la mesure où sa critique de la réification des
structures sociales et de l’aliénation de l’homme offre une critique
défétichisante qui est animée par l’intérêt émancipatoire, elle offre un
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 163

modèle exemplaire pour toute théorie du social qui se veut critique, que
celle-ci soit marxiste ou non.
En effet, s’il fallait retenir l’essentiel d’une théorie critique de la
société, on pourrait dire que celle-ci se caractérise par le fait qu’elle
analyse les formes structurelles de domination du point de vue de
l’émancipation. D’une part, elle exhibe l’existence aliénante des forces
sociales réifiées qui échappent au contrôle des hommes et qui pèsent
sur eux en limitant de façon systématique leurs marges d’action ;
d’autre part, elle montre que ces forces sociales réifiées ne sont pas des
forces naturelles, mais qu’elles sont le produit non intentionnel des
actions des hommes et qu’elles peuvent donc être transformées par eux.
Cette conjonction d’une approche systémique des structures sociales
réifiées et d’une approche praxéologique de l’action émancipatrice,
Marx l’a exprimée de façon admirable dans Le dix-huit Brumaire de
Louis Bonaparte : “Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne
la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais
dans des conditions directement données et héritées du passé” 202.
Il est vrai que dans ses écrits de la maturité, Marx a quelque peu
négligé la dimension volontariste de sa théorie en présentant l’action
comme un épiphénomène des structures matérielles. Dans cette
perspective déterministe, les structures sociales d’ordre matériel,
conçues de façon réaliste comme un ensemble caché, caché parce que
non phénoménal, de relations internes, déterminent le comportement
observable des hommes, à tel point que ceux-ci apparaissent très
althussériennement comme des simples “supports” de celles-là.
Cependant, cette vision sociologiste, vulgairement déterministe et
profondément antihumaniste, ne constitue qu’une ruse de l’humanisme.
Elle ne cherche nullement à renforcer le fatalisme, mais bien à dévoiler
le caractère fétichiste de l’ensemble social, et donc à stimuler une prise
de conscience et à inciter à l’action émancipatrice qui renverse les
relations sociales réifiées qui sous-tendent la domination.
Si Marx insiste sur la détermination de l’action par des forces
matérielles extérieures, détermination aliénante qui consiste à réduire
l’action à sa seule [107] dimension instrumentale ou stratégique, c’est
précisément parce qu’il présuppose que cette condition dégradante peut
être transformée de façon décisive par l’intervention des hommes.

202 Marx, K. : Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, p. 7.


F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 164

L’aliénation est une catastrophe anthropologique, mais elle n’est pas


totale. Les puissances essentielles de l’homme peuvent être réactivées.
La réification, comprise comme imposition de l’ordre social par la
contrainte extérieure des forces matérielles, résultant de — et
débouchant sur — la réduction de l’action à sa seule dimension
stratégique, n’est pas le dernier mot de l’histoire. Contrairement à ce
que pense Hegel, et comme nous allons le voir, Georg Simmel, la
réification aliénante des structures sociales n’est ni un accident
métaphysique ni une fatalité cosmique, mais une condition
historiquement déterminée.
Marx se trompait sans doute lorsqu’il présentait l’abolition de la
propriété privée comme la condition suffisante de l’abolition de toutes
les aliénations, mais il a bien vu que la réactivation des dimensions
communicationnelle et expressiviste de l’action, réprimées de façon
systématique par les conditions structurelles du capitalisme, constitue
une tâche éminemment pratique. C’est parce qu’il a esquissé les
contours d’une théorie critique du social qui va jusqu’à la racine des
choses — et la racine, c’est l’homme lui-même — que sa pensée
demeure incontournable, alors même que désormais elle ne constitue
plus “l’horizon indépassable” de notre temps.

[108]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 165

[109]

Georg Simmel, 1858-1918

Georg Simmel est né le 1er mars 1858 au cœur de Berlin, cette grande ville
cosmopolite où tant de groupes sociaux et de mouvements culturels
s’entrecroisent. Fils d’un commerçant juif converti au christianisme qu’il n’a
guère connu, Simmel est élevé par sa mère, une femme dominante par rapport
à laquelle il garde ses distances, et par un ami de la famille qui possède une
maison d’éditions musicales. Dès le début, il se trouve donc dans une position
marginale, et cette situation d’homme sans attaches sera la sienne jusqu’à la
fin de sa vie.
Il a étudié l’histoire (avec Mommsen, Treitschke, Sybel et Droysen) et la
philosophie (avec Harms et Zeller) à l’université Humboldt de Berlin, où il
subit également l’influence de Lazarus et de Steinthal, les fondateurs de la
Völkerpsychologie, ainsi que celle du psychologue Bastian. En 1881, suite au
rejet par Zeller et Helmholtz d’un travail d’inspiration darwinienne sur les
origines de la musique, il défend une thèse de doctorat en philosophie sur la
nature de la matière dans la monadologie physique de Kant. En 1883, il soutient
une thèse d’habilitation sur la théorie de l’espace et du temps chez Kant. En
1885, il devient Privatdozent (maître de conférences sans salaire, et donc
dépendant des contributions de ses étudiants) à l’université de Berlin, où il
donne des cours sur l’histoire de la philosophie et la philosophie de l’histoire,
sur la logique, l’éthique et l’esthétique, ainsi que sur la sociologie et la
psychologie sociale. Victime de l’antisémitisme, il ne réussit pas à gravir les
échelons de la carrière académique. Malgré le succès considérable de ses cours
et sa réputation internationale (une bonne partie de ses articles ont été traduits
en anglais, français, italien, polonais et russe), il a dû attendre l’âge de 56 ans
pour être nommé professeur extraordinaire à l’université de Strasbourg. Quatre
ans plus tard, le 28 septembre 1918, il meurt d’un cancer du foie.
Simmel fut un écrivain prolifique. Il a écrit au moins 15 livres et plus de
200 articles sur les thèmes le plus divers qui ont paru dans une multitude de
journaux, de revues et de magazines. De façon générale, on peut distinguer 3
phases dans sa carrière intellectuelle : dans une première phase (1879-1900),
qui s’achève avec son livre sur la différenciation sociale, il est influencé par le
néodarwinisme de Spencer ; dans la seconde phase (1901-1908), qui
commence avec son livre sur la philosophie de l’histoire, il rompt avec le
positivisme et raisonne en néokantien ; enfin, vers la fin de sa vie (1906-1918),
il subit l’influence de Bergson et devient vitaliste, comme en témoigne son
testament philosophique. Cette périodisation n’est pas fausse, mais dans la
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 166

mesure où les idées de Kant l’ont préoccupé sa vie durant et où les idées
darwiniennes finissent par converger avec les idées vitalistes de la fin de sa vie,
il faut la traiter avec beaucoup de circonspection.
Immédiatement après son Habilitation sur Kant, Simmel commence à
travailler à un ouvrage sociologique sur la différenciation sociale (Über soziale
Differenzierung, 1890). Les années suivantes, il s’occupe avant tout des [110]
problèmes éthiques et des problèmes de la philosophie de l’histoire, et ce n’est
que plus tard qu’il renouera avec la sociologie. En 1892-1893 paraissent à la
fois une première version de son étude néokantienne sur la philosophie de
l’histoire (Probleme der Geschichtsphilosophie. Eine erkenntnistheoretische
Studie) et deux volumes de son introduction critique aux sciences morales
(Einleitung in die Moralwissenschaft). Au tournant du siècle, son œuvre
majeure, la Philosophie de l’argent (Philosophie des Geldes), qu’il avait
d’abord intitulée Psychologie de l’argent, paraît dans les librairies berlinoises.
Suite à la parution de divers opuscules sur la religion (Die Religion, 1906), sur
Kant (Kant, 1904) et Goethe (Kant und Goethe, 1906), ainsi que sur Nietzsche
et Schopenhauer (Nietzsche und Schopenhauer, 1907), Simmel produit en 1908
sa “grande sociologie” (Soziologie. Untersuchungen über die Formen der
Vergesellschaftung) qui contient, outre l’introduction dans laquelle Simmel
expose les fondements de la sociologie des formes d’association, les célèbres
chapitres sur le croisement des cercles sociaux, le conflit et les sociétés
secrètes, dont une bonne partie avait déjà paru dans diverses revues, y compris
dans L’année sociologique de Durkheim. Quelque peu déçu par la réception
mitigée de son livre, il se détourne pendant une dizaine d’années de la
sociologie pour se consacrer à la philosophie (Hauptprobleme der Philosophie,
1910), à la critique de l’art et de la littérature (Goethe, 1913 et Rembrandt,
1916) et, d’une façon plus dispersée, également à la philosophie de la culture
(Philosophische Kultur, 1911, qui contient son essai sur le concept et la
tragédie de la culture). À la fin de sa vie, il retourne à la sociologie. Sa “petite
sociologie” (Grundfragen der Soziologie) paraît en 1917. Lebensanschauung,
ouvrage métaphysique dans lequel Simmel expose de façon claire et précise sa
métaphysique vitaliste, peut être considéré comme son testament
philosophique, car Simmel l’a écrit en sachant très bien qu’il allait mourir.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 167

[111]

Une histoire critique de la sociologie allemande.


Aliénation et réification.
Tome I : Marx, Simmel, Weber, Lukács.
PREMIÈRE PARTIE

2
GEORG SIMMEL 203

Entre Marx et Weber.


Dialectiques de la modernité

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Parmi les classiques de la sociologie, Georg Simmel (1858-1918)


est sans doute le plus original, le plus subtil et le plus brillant 204.
“Essayiste (ou feuilletonniste) brillant”, c'est sans doute l'épithète la

203 Les abréviations suivantes ont été utilisées : PH :Les problèmes de la


philosophie de l'histoire ; HP : Hauptprobleme der Philosophie ; K : Kant ;
L : Lebensanschauung. Vier metaphysische Kapitel ; SN : Schopenhauer und
Nietzsche ; IF : Das Individuum und die Freiheit ; PdA : Philosophie de
l'amour ; SE : Sociologie et épistémologie ; PA : Philosophie de l'argent ;
TC : La tragédie de la culture et autres essais ; PM : Philosophie de la
modernité I ; PM II : Philosophie de la modernité II ; S : Soziologie ; R : Die
Religion ; SD : Uber Soziale Differenzierung ; EM : Einleitung in die
Moralwissenschaft, vol. I ; EM II : Einleitung in die Moralwissenschaft, vol.
II.
204 Pour une introduction générale à la pensée de Simmel, cf. Léger, F. : La
pensée de Georg Simmel ; Mamelet, A. : Le relativisme philosophique chez
G. Simmel ; Moscovici, S. : La machine à faire des dieux, p. 283-412 ; Frisby,
D. : Georg Simmel et Dahme, H. : Soziologie als exakte Wissenschaft. Georg
Simmels Ansatz und seine Bedeutung in der gegenwärtigen Soziologie, 2
volumes. En outre, il faut noter le rassemblement de 90 articles sur Simmel
dans Frisby, D. (sous la dir. de) : Georg Simmel : Critical Assessments, 3
volumes.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 168

plus usée pour caractériser sa pensée associative-analogique. Et


pourtant, malgré, ou peut-être précisément à cause de son imagination
fébrile, qui frise l'anti-académisme, malgré les voies nouvelles qu'il a
frayées, non seulement en sociologie, mais aussi dans les disciplines
avoisinantes, malgré la masse d'hypothèses ingénieuses et fructueuses
qu'il nous a léguées et la multiplicité de ses thèses que d'autres ont
développées avec succès par la suite 205, Simmel, qui, de son vivant,
pouvait [112] comparer sa célébrité à celle que connut Bergson à la
même époque au Collège de France, est aujourd'hui devenu un de ces
illustres oubliés. Il l'avait d'ailleurs prévu avec lucidité : “Je sais,
écrivait-il, que je mourrai sans héritiers spirituels (et c'est bien). La
succession que je laisse est comme de l'argent distribué entre de
nombreux héritiers, dont chacun met sa part à profit dans quelque

205 La fécondité de la pensée simmelienne se manifeste clairement dans le fait


que Simmel anticipe souvent les grandes théories sociologiques du vingtième
siècle. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, dans le premier volume de son
Introduction à la science de la morale, il formule successivement 1) la thèse
centrale de la théorie du malaise dans la civilisation de Freud (“il est
impossible de reconnaître le bonheur comme un principe moral, car il
signifierait la destruction de la culture”, EM, 79), 2) la thèse centrale de la
théorie de la civilisation d'Elias (“plus un groupe d'individus est socialisé,
plus il doit y avoir de la moralité, car, avec l'étroitesse des relations, les
conséquences dangereuses s'accroissent”, EM, 84), 3) la théorie du
generalized other de G. H. Mead (“la capacité qu'a le moi de se différencier
en différentes parties a aussi pour conséquence que nous pouvons nous faire
face objectivement de telle sorte que nous pouvons nous voir et nous juger
comme nous voyons et comme nous jugeons des tiers. [...] il s'ensuit que les
droits et les devoirs qui nous relient à tous les autres êtres doivent aussi valoir
pour nous”, EM, 180), 4) la théorie de la déprivation relative de Lopreato
(“tout moyen de bonheur a deux valeurs [...] la première est absolue, la
seconde relative [...] il s'ensuit qu'aucune distribution des moyens ne peut
aboutir à un état général eudémonique”, EM, 330-331), 5) le théorème de W.
I. Thomas (“il arrive souvent que nos représentations de la réalité, qui sont
fausses au départ, transforment de telle sorte la réalité qu'après coup elles
deviennent vraies”, EM, 383) et, 7) la thèse centrale des Formes élémentaires
de la vie religieuse de Durkheim (“la forme religieuse n'est souvent que le
vêtement d'un contenu sociologique”, EM, 425, “la relation de l'individu par
rapport à Dieu n'est souvent qu'un symbole de sa relation par rapport à la
généralité sociale”, EM II, 127).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 169

occupation qui est compatible avec sa nature propre, mais qui ne peut
plus être reconnu comme venant de la succession” 206.
En effet, les concepts simmeliens sont devenus monnaie courante
dans la sociologie contemporaine (par ex. distance sociale, rôle,
groupes de référence, interaction...) et, cependant, malgré son influence
sur la sociologie américaine et la renaissance des études simmeliennes
qu'on peut actuellement observer, surtout en Italie, en France et en
Allemagne 207, j'ose dire que Simmel reste méconnu. Trop souvent, les
aspects philosophiques de sa pensée sont négligés. De facon unilatérale,
on se concentre sur la microsociologie, et on oublie la philosophie qui
anime sa pensée et qui lui donne son unité. Ni ses contributions à
l'épistémologie des sciences sociales, ni sa critique de la modernité
n'ont à mon avis reçu l'attention qu'elles méritent. Réintégrer la
sociologie formelle, la philosophie de la connaissance et la
métaphysique du social ; contribuer à la fois à une revalorisation du
principe heuristique du pluralisme méthodologique et à la découverte
d'un Simmel qui se situe dans la grande tradition sociologique, entre
Karl Marx et Max Weber, tel est le but du présent chapitre.

206 Simmel, G. : Fragmente und Aufsätze, p. 1.


207 Avant la Première Guerre mondiale, aucun sociologue européen ne fut autant
traduit en anglais que Simmel. Son influence sur la psychologie sociale
américaine en général et l'École de Chicago en particulier fut considérable.
Cf. Levine, D., Carter, E. et Gorman, E. : “Simmel's Influence on American
Sociology”, dans Böhringer, H. et Gründer, K. (sous la dir. de) : Ästhetik und
Soziologie um die Jahrhundertwende : Georg Simmel, p. 175-228. Grâce aux
bons services de Raymond Boudon et de Patrick Watier, on assiste depuis
quelques années à un regain sensible d'intérêt pour l'œuvre de Simmel en
France, surtout parmi les soi-disant sociologues de la vie quotidienne. La
parution récente de divers textes de Simmel en témoigne. Entre 1912, date de
la parution des Mélanges de philosophie relativiste, édités par Mamelet, et
1981, date de la parution de Sociologie et épistémologie, aucune traduction
n'a paru. Depuis 1981, des traductions apparaissent plus ou moins
régulièrement sur le marché. En Italie, la plupart des œuvres de Simmel sont
traduites depuis un bon moment. Donald Levine m'informe que la qualité des
analyses critiques italiennes contraste agréablement avec celle qu'on trouve
dans l'hexagone. En Allemagne, Suhrkamp publie désormais les œuvres
complètes de Simmel en 24 volumes sous la direction de Otthein Rammstedt.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 170

1. Un métaphysicien du social

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À l'instar d'Adorno qui lui a consacré un petit essai 208, Simmel est
un penseur antisystématique. “Fort peu enclin”, comme il le dit lui-
même, “à enfermer [113] la plénitude de la vie en une systématique
symétrique” 209, il n'a pas voulu, ou en tout cas il n'a pas réussi à
cristalliser sa pensée dans un système unitaire. Rappelant l'esprit
préscientifique, tel qu'il est merveilleusement décrit par Bachelard,
Simmel ne s'acharne pas à l'étude d'un phénomène bien circonscrit 210.
Entraîné d'un objet à l'autre, il ne cherche pas la variation, mais la
variété. Taxé pour cette raison de “flâneur” (Frisby) ou de “bricoleur”
(Weinstein) 211, Simmel est avant tout un essayiste. Fournisseur
d'hypothèses plutôt que bâtisseur de système, ce curieux polymorphe a
éparpillé son intellect dans une multitude d'objets disparates, au point
qu'Ortega y Gasset a pu le comparer à un “écureuil philosophique, qui
saute d'une noisette à l'autre, à peine soucieux de les grignoter” 212. Il a
écrit de somptueux essais sur des sujets aussi anodins et apparemment
triviaux que le pont et la porte, la parure, la paresse, les nombres, le
mensonge, l'échange épistolaire, le repas, les ruines, l'aventure, la
coquetterie, et j'en passe.
Or, chez Simmel, rien n'est trivial parce que tout se relie et se
rattache à l'essentiel, ou, comme il le dit lui-même, parce qu'il s'agit de
“déceler dans chaque détail de la vie le sens global de celle-ci” (PA,
16). La monumentale Philosophie de l'argent est exemplaire à cet

208 Cf. Adorno, T. : “L'anse, le pichet et la première rencontre”, dans Notes sur
la littérature, p. 385-396, spécialement p. 387-390.
209 Marcuse, L. : “Erinnerungen an Simmel”, dans Gassen, K. et Landmann, M.
(sous la dir. de) : Buch des Dankes an Georg Simmel, p. 189.
210 Cf. Bachelard, G. : La formation de l'esprit scientifique, ici p. 30-31.
211 “Flâneur sociologique” — ce que Baudelaire représentait pour Benjamin,
Simmel le représente pour Frisby. Cf. Frisby, D. : Sociological
Impressionism. A Reassessment of Georg Simmel's Social Theory, p. 68-101.
Récemment, les Weinstein ont contesté cette vision benjaminienne. Selon
eux, Simmel ne serait pas tant un flâneur qu'un “bricoleur sociologique”, au
sens de Lévi-Strauss. Cf. Weinstein, A. et D. : Postmodern(ized) Simmel, p.
53-70.
212 Cité dans Coser, L. : Masters of Sociological Thought, p. 199.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 171

égard. En traitant la monnaie comme symbole de la modernité, Simmel


y retrace et y développe les relations qui existent entre les phénomènes
les plus superficiels, les plus accidentels, et les courants les plus
profonds de la vie individuelle, sociale et historique. Ce qui est
apparemment traité sub specie momenti est en fait interprété sub specie
aeternitatis. C'est ce qui fait de Simmel, selon Frisby, le sociologue par
excellence de la modernité, au sens où Baudelaire l'entendait : “La
modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art,
dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable” 213.

Simmel, ne change pas seulement constamment d'objet, mais encore


de point de vue pour l'interpréter. Le réel est inépuisable, il ne peut être
saisi que par une pluralité de perspectives qui captent chacune un aspect
de la vie sans jamais en épuiser la signification. Simmel est le maître
de la juxtaposition interdisciplinaire. En multipliant les éclairages, en
progressant d'analogie en analogie, il passe aisément de la philosophie
à la sociologie, de la sociologie à l'esthétique, de l'esthétique à l'éthique,
de l'éthique à la psychologie et de la psychologie à l'histoire 214. Il
anime ses propositions avec des exemples [114] empiriques, mais,
comme il le dit lui-même, il aurait tout aussi bien pu employer des
exemples fictifs (S, 65, n.). À cet égard, les “simulations” se
rapprochent de l'art. Car, comme l'art, elles ne reproduisent pas la
réalité, elles la reconstruisent. Simmel en a même fait la théorie :
d'abord obligé d'être aussi fidèle aux données que le portraitiste à son

213 Cf. Frisby, D. : Fragments of Modernity. Theories of Modernity in the Work


of Simmel, Kracauer and Benjamin, p. 39 sq. Si Frisby voit dans Simmel le
“premier sociologue de la modernité”, Stauth et Turner, en revanche, le
considèrent comme le “premier sociologue de la postmodernité”. Cf. Frisby,
D. : “Georg Simmel : First Sociologist of Modernity”, p. 49-67 et Stauth, G.
et Turner, B. : Nietzsche's Dance, p. 16.
214 Simmel avance sa pensée en enchaînant les analogies et les associations. Ces
analogies sont le plus souvent introduites par des expressions comme “pour
ainsi dire”, “de même que”, “comme si” ou “en quelque sorte”. Dans un essai
aussi bref que celui sur l'anse (TC, p. 217-227), on peut relever au moins dix-
huit de ces expressions.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 172

modèle, le scientifique est ensuite aussi libre que l'artiste de modeler et


de donner forme à la matière 215.
On a souvent attaqué Simmel, que Lukács considérait, à juste titre,
comme le “véritable philosophe de l'impressionnisme” 216, pour cause
d'esthétisme — comme si la scientificité se mesurait à l'aune de l'ennui
et de la fadeur qu'elle suscite. J'avoue que j'ai lu les textes de Simmel
avec autant de plaisir que ceux d'un Musil ou d'un Broch. Autant Weber
est aride, autant Simmel est passionnant. De même qu'on a accusé
Simmel de n'être qu'un dilettante littéraire, de même on lui a souvent
reproché la tonalité tragique, l'atmosphère de Sehnsucht qui parcourt
son œuvre. Simmel s'est laissé influencer par la philosophie de Bergson.
Mais à la différence du vitalisme français, la philosophie de la vie de
Simmel est inspirée par Schopenhauer et Nietzsche, auxquels il a
d'ailleurs consacré une monographie importante 217. À ce propos, on a
parlé d'un “accent tragique qui alourdit chaque pensée du destin du juif
éternel”. Et, en effet, en tant que juif excentrique, assimilé mais
discriminé, Simmel a nécessairement dû éprouver la société comme
quelque chose à quoi l'on se heurte, et ce de façon si persistante, qu'il
avait, pour ainsi dire, de naissance le regard sociologique, le regard
tragique.

215 Par la suite, Weber, qui fut fortement influencé par les écrits épistémologiques
de Simmel, renversera l'analogie du peintre. “Au départ, écrit-il, le
scientifique est libre dans le choix des faits, il est ensuite soumis au réel.” Cf.
Weber, M. : Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, p. 12, n. Si l'on
combine ces deux points de vue, il est difficile d'échapper au relativisme ou à
l'esthéticisme intégral.
216 “Vrai philosophe de l'impressionnisme”, “Monnet de la philosophie”, cette
qualification vient de son ancien élève, Georg Lukács. Cf. Lukács, G. : “Über
Georg Simmel”, dans Gassen, K. et Landmann, M. (sous la dir. de) : Buch des
Dankes an Georg Simmel, p. 171-176. Boudon préfère quant à lui l'analogie
musicale. Il parle du “Mahler de la sociologie”. Cf. Boudon, R. : L'art de se
persuader, p. 409.
217 En plaçant la pensée de Simmel dans le paradigme moderniste du tragique, je
m'oppose aux interprétations esthético- ou érotico-sociologisantes,
actuellement en vogue, qui s'efforcent d'analyser la réification (“l'objectal”)
dans les termes du réenchantement symbolique du monde postmoderne des
tribus.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 173

1.1. Philosophie et sociologie

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Les recherches de Simmel sont, sans exception, rigoureusement


inter ou transdisciplinaires. Sa démarche comme sa pensée s'opposent
au cloisonnement des disciplines opéré, déjà avant Simmel, mais plus
encore depuis, selon des intérêts qui ont plus à voir avec l'économie
politique des institutions académiques qu'avec l'objet qu'elles étudient.
C'est pourquoi il est vain, dit Simmel dans un passage qu'il faudrait
mettre en exergue de tout manuel de sociologie, de se demander si ses
recherches relèvent de la sociologie ou de la philosophie : “C'est une
question superflue de savoir si les recherches appartiennent à la
philosophie ou si elles font, à proprement parler, partie de la sociologie.
[...] En tout cas, la nature du problème sociologique et sa délimitation
par rapport au problème philosophique ne souffrent pas plus de cette
question que les concepts de jour et de nuit ne souffrent du fait qu'il y
ait un crépuscule, [115] ou que les concepts d'homme et d'animal ne
souffrent du fait que l'on puisse trouver, un jour, des degrés
intermédiaires qui unissent les caractéristiques des deux en une seule
espèce, de telle sorte qu'on ne puisse plus les séparer conceptuellement”
(S, 61).
Dans les Problèmes fondamentaux de la sociologie, Simmel
distingue, cependant, la “sociologie pure ou formelle” de la “sociologie
philosophique” (SE, 100 sq.). La sociologie formelle, en tant que
science sui generis des formes d'association, tient une place essentielle
dans le champ des sciences sociales. Installée à la jonction des sciences
sociales spécialisées (psychologie, économie, linguistique, etc.) et de la
philosophie, elle s'ouvre, d'un côté, vers une théorie de la connaissance
et, de l'autre, vers une métaphysique. En tant que science autonome, la
sociologie pure présuppose, en aval, une épistémologie et, en amont,
une métaphysique, mais celles-ci ne peuvent pas être traitées à
l'intérieur de la science elle-même. L'épistémologie sociale, qui
s'intéresse aux concepts élémentaires et aux présuppositions
aprioriques, étudie les fondements métathéoriques des recherches
sociologiques ; la métaphysique sociale, qui synthétise les résultats
fragmentaires ou qui interprète la totalité des relations sociales à partir
d'un phénomène particulier, les complète.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 174

Dans ce qui suit, je présenterai d'abord le métaprincipe dualiste de


la dialectique sans synthèse comme principe qui permet d'unifier
systématiquement la pensée non systématique de Simmel (2). Ensuite,
j'exposerai la sociologie formelle de Simmel, ainsi que ses fondements
ontologiques et épistémologiques (3). Nous verrons alors que la
sociologie formelle n'est pas du tout formaliste, mais interactionniste et
vitaliste. Enfin, j'analyserai la métaphysique sociale de Simmel, telle
qu'il l'a exposée dans La philosophie de l'argent, ainsi que dans divers
essais, comme une théorie classique de la modernité (4). Avec cette
théorie de la modernité, qui, comme nous le verrons, se laisse
interpréter selon les termes de la dialectique de la réification et de la
libération, Simmel se place entre Marx, dont il a subi l'influence, et
Weber, qui subira son influence, et rejoint, par là même, les rangs de la
grande tradition sociologique.

2. À la recherche de “l'unité en toute dualité


ou de la dualité en toute unité”

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Parmi les pères fondateurs de la sociologie, Simmel est le seul qui


fait profession de philosophe. Il a toujours été sensible aux courants
spirituels de son temps et, bien qu'il ne cite que rarement ses sources,
ceux-ci se reflètent dans son œuvre sans pour autant former une unité
éclectique. Amicalement lié à Max et Marianne Weber, Husserl,
Rickert, Rodin, Rilke et Stefan George, il fut influencé par Kant, Hegel,
Schopenhauer, Nietzsche, Marx, Spencer, Comte, Dilthey, Tönnies et
Bergson. Malgré son statut excentrique, il a lui-même influencé de
façon significative Lukács, Benjamin, Buber, Cassirer, Ortega y
Gasset, Mannheim, Groethuysen, Vierkandt, von Wiese, Park, Small,
Homans, Goffman, Merton, Coser et Giddens.
[116]
Il est coutume de présenter l'œuvre de Simmel selon une
périodisation en trois phases : durant la première phase (1879-1900),
influencé par le néodarwinisme de Spencer, il aurait raisonné en
positiviste ; durant la seconde phase (1901-1908), il se serait rapproché
de l'école néokantienne de Bade et, finalement (1909-1918), dans le
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 175

sillage de Bergson, les dix dernières années de sa vie l'auraient conduit


vers le vitalisme. Cette périodisation n'est certes pas fausse, car la
pensée de Simmel a considérablement évolué, mais, dans la mesure où
il faut y voir les directions principales de sa pensée plutôt que des
périodes rigides, elle est trompeuse. Les principes de la différenciation
sociale, de la construction de la réalité et du processus vital se recoupent
et se retrouvent à chaque instant de sa vie.
En outre, les commentateurs ont avancé diverses notions, motifs ou
principes comme points nodaux de sa pensée. Ainsi, pour ne
mentionner que les interprétations les plus importantes, Boudon a —
une fois de plus — mis en avant le principe de l'individualisme
méthodologique, Pohlmann a proposé la dialectique de la
rationalisation et de l'individuation, Becher a suggéré l'interaction,
Léger et Mamelet le relativisme, Oakes a proposé la notion de forme,
Freund a présenté les métaphores du pont et de la porte, Dahme et
Rammstedt ont avancé l'idée de la loi individuelle, et, enfin, Simmel
lui-même a présenté la distinction kantienne entre la forme et le contenu
comme motif de base ou idée maîtresse de son œuvre 218. Quant à moi,
j'estime qu'ils ont tous raison, mais qu'il faut chercher l'unité, le principe
synthétique de la pensée simmelienne à un niveau plus général et plus
abstrait.
Le fond de la pensée de Simmel se résume le mieux, à mon avis, par
le métaconcept du dualisme, de la dualité en interaction ou de la
dialectique sans synthèse 219. L'a priori constitutif qui sous-tend et

218 Cf. Boudon, R. : “Introduction”, dans PH, p. 10-17 ; Pohlmann, F. :


Individualität, Geld und Rationalität : Georg Simmel zwischen Karl Marx
und Max Weber, p. 25, 85, 95 ; Becher, H. : Georg Simmel. Die Grundlagen
seiner Soziologie, p. 1 ; Léger, F. : La pensée de Georg Simmel, p. 23 ;
Mamelet, A. : Le relativisme philosophique chez Georg Simmel, p. 211 ;
Oakes, G. : “Introduction”, dans Simmel, G. : Essays on Interpretation in
Social Science, p. 8-9 ; Freund, J. : “Introduction”, dans SE, p. 14-18 ;
Dahme, H. et Rammstedt, O. : “Einleitung”, dans Simmel, G. : Schriften zur
Soziologie, p. 18 et Simmel, G. : “Anfang einer unvollendeten
Selbstdarstellung”, dans Gassen, K. et Landmann, M. (sous la dir. de) :
op.cit., p. 7-8.
219 Dans ce que je considère comme la meilleure monographie sur Simmel, le
sociologue néerlandais Bevers a montré de façon convaincante que l'unité de
la pensée simmelienne provient de la synthèse originale qu'il effectue entre le
néokantisme et le vitalisme. Cf. Bevers, A. M. : Dynamik der Formen bei
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 176

génère pour ainsi dire la pensée simmelienne est que la coexistence de


polarités, se supposant logiquement dans leur opposition mutuelle, est
constitutive de toute la vie et de la vie elle-même — ce qui prête le flanc
à la critique de la circularité. “C'est l'essence de la vie humaine, écrit
Simmel, que le conditionnement vital de ses moments particuliers est
l'existence de son contraire” (S, 685). La vie elle-même, en tant qu'unité
des oppositions complémentaires, est scission. “Nous devons [117]
toujours parler d'unité, dit-il à ce propos, là où une certaine mesure de
forces qui s'opposent mutuellement devient visible” (EM, 164). Que les
éléments se cherchent et se complètent mutuellement, sans pour autant
jamais dépasser leur opposition, constitue à la fois la formule de la
pensée de Simmel et “la structure formelle de notre existence” (L, 1).
Toujours friand d'analogies, Simmel semble bien avoir exprimé son
idée maîtresse dans la métaphore du sur-place : “Nous sommes tels des
hommes marchant sur un bateau dans le sens opposé à sa course : ils
s'avancent vers le sud, mais le plancher qu'ils foulent est emporté avec
eux vers le nord. L'accouplement de ces deux directions dans lesquelles
ils se meuvent détermine à tout instant leur situation dans l'espace” (L,
107).
Dans l'œuvre de Simmel, le principe de la structuration dualiste —
qui est à la fois à la base de sa sociologie formelle, de son épistémologie
relationniste et de sa métaphysique vitaliste — se manifeste d'au moins
trois façons : de façon synthétique (2.1), de façon heuristique (2.2), et
de façon tragique (2.3).

Georg Simmel. Eine Studie über die methodische und theoretische Einheit
eines Gesamtwerkes. Dans cette perspective, le métaconcept du dualisme se
laisse analyser comme une synthèse de l'opposition néokantienne entre les
formes et les contenus d'une part, et du principe vitaliste de l'interaction de
l'autre. Stylistiquement, cette unité s'exprime dans l'usage constant des
analogies et des oppositions. Parmi les commentateurs, Levine est celui qui a
le plus insisté sur le caractère dualiste de la pensée simmelienne. Cf. Levine,
D. : “The Structure of Simmel's Social Thought”, dans Wolff, K. (sous la dir.
de) : Georg Simmel, 1858-1918, p. 21-22 ; “Introduction”, dans Levine, D.
(sous la dir. de) : Georg Simmel. On Individuality and Social Forms, p. XXXV-
XXXVII et “Sociology's Quest for the Classics : The Case of Georg Simmel”,
dans Rhea, B. (sous la dir. de) : The Future of Sociological Classics, p. 70-
72.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 177

2.1. Le dualisme synthétique

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Dans la sociologie formelle de Simmel, le principe dualiste


fonctionne comme un principe synthétique, au sens simmelo-kantien
du mot 220. Que les formes de socialisation, ou mieux, pour éviter
l'équivoque, d'“association” (Vergesellschaftung) 221, se présentent à
Simmel comme une sorte de synthèse fragile de tendances opposées,
ressort clairement de la citation suivante : “Les rapports sociologiques
sont conditionnés de façon absolument dualiste : l'union, l'harmonie, la
coopération, qui valent en tant que telles comme des forces
socialisantes, doivent être traversées par la distance, la concurrence, la
répulsion, pour donner lieu aux configurations réelles de la société ; les
vastes formes d'organisation, qui construisent ou qui semblent
construire la société, doivent continuellement être troublées,

220 “Simmelo-kantien”, parce que Simmel donne à la notion d'a priori une
extension plus grande que ne le fait Kant. Chez Simmel, l'a priori ne
fonctionne pas seulement comme condition de possibilité de la connaissance,
mais aussi comme condition de possibilité de l'objet de la connaissance.
Autrement dit, une proposition “empirique”, au sens kantien, c'est-à-dire
résultant de l'application des formes de l'entendement à un donné sensible,
fonctionne chez Simmel également comme a priori, comme condition de
possibilité de la connaissance, ce qui pose problème pour cause de circularité.
En outre, il faut noter que Simmel (K, p. 27 sq. ; HP, p. 17 sq.) n'hésite pas à
déduire les formes kantiennes de l'expérience. Chez lui, les formes a priori
ne sont pas des invariants, mais elles sont historiquement variables, “quasi
transcendantales” pour reprendre la catégorie hautement problématique que
Habermas a introduite dans Connaissance et intérêt. Si Durkheim et Mauss
sociologisent les formes élémentaires de la classification (cf. Durkheim, E. et
Mauss, M. : “De quelques formes primitives de classification”, dans Mauss,
M. : Essais de sociologie, chap.7), en parlant de “formations historiques”,
Simmel les historicise.
221 La notion de Vergesellschaftung ne se réfère pas au processus d'acculturation
(socialisation). Elle a trait aux processus d'interaction qui conduisent à la
formation d'une société. Pour éviter tout malentendu, j'ai pris le parti de
traduire systématiquement Vergesellschaftung par “association” (le Ver- de
Vergesellschaftung est l'équivalent précis du ad que l’on retrouve dans
association).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 178

déséquilibrées rongées par des forces individualistes et irrégulières,


pour obtenir, en cédant et en résistant, la vivacité de sa réaction et de
son développement ; les rapports intimes, qui sont portés par le
rapprochement corporel et mental, perdent leur attrait, voire même leur
contenu, dès qu'ils n'incluent plus, de façon simultanée et alternante,
aussi la distance et l'intermittence” (S, 391).
[118]
Si l'on voulait reconstruire systématiquement la sociologie
simmelienne des formes sociales (par ex. le conflit, la subordination, la
division du travail...), il faudrait faire l'inventaire des polarités et dresser
la cartographie de son espace mental. Le profil des polarités suivant,
qui n'a aucune prétention à la complétude, ne sert qu'à établir la
possibilité d'une telle reconstruction :

distinction -----------------------→ imitation

opposition -----------------------→ intégration

résistance -----------------------→ soumission

différenciation -----------------------→ expansion

distanciation -----------------------→ rapprochement

De même que dans la linguistique de Saussure, la structure des


différences forme la structure profonde de la langue, on pourrait dire
que dans la sociologie formelle de Simmel, la structure des polarités
forme la grammaire générative des formes sociales. Dans la mesure où
les formes sociales se présentent à Simmel comme un alliage de
tendances opposées, les polarités que j'ai énumérées permettent de
comprendre les essais de sociologie formelle qu'il a consacrés à la mode
(TC, 88-126), au conflit (S, 284-382), à la subordination (S, 160-283),
aux groupes sociaux (SD, 45-69, 100-116, S, 791-863, SE, 207-222) et
à l'argent (PA), comme une application synthétique du principe
dualiste.
En effet, à y regarder de plus près, il s'avère que la mode apparaît
chez Simmel comme une forme d'association qui allie la tendance à
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 179

imiter le groupe et la tendance à s'en distinguer, le conflit comme une


forme qui accouple la tendance à l'opposition intergroupale et celle à
l'intégration intragroupale, la subordination comme une synthèse
dialectique de la soumission et de la résistance, la croissance des
groupes sociaux comme une forme sociale qui combine l'expansion
quantitative des groupes et la différenciation qualitative des individus
et, enfin, l'échange se révèle, comme c'était d'ailleurs déjà le cas chez
Marx et chez Durkheim, être une forme qui unit les individus et en
même temps les sépare. Dans tous les cas, et on pourrait multiplier les
exemples, les formes sociales sont synthétiquement déterminées de
façon dualiste.

2.2. Le dualisme heuristique

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Dans l'épistémologie de Simmel, qui est une épistémologie


relationniste d'origine néokantienne, le principe dualiste fonctionne à la
fois comme un principe heuristique de la déconstruction de textes et de
la construction de la théorie 222. D'après Simmel, le monde est bien trop

222 Dans la tradition du néokantisme (“seule la voie critique demeure ouverte !”),
Simmel estime que la théorie de la connaissance constitue la discipline
fondamentale de la philosophie. Conséquemment, le nom orgueilleux de
l'ontologie cède modestement la place à une analytique de l'entendement. Sur
le néokantisme en général, cf. Ollig, H. : Der Neukantianismus et Köhnke,
K. : Entstehung und Aufstieg des Neukantianismus. Sur le néokantisme de
Simmel, cf. Mamelet, A. : Le relativisme philosophique chez Georg Simmel,
chap. 3 et Dahme, H.-J. : Soziologie als exakte Wissenschaft. Georg simmels
Ansatz und seine Bedeutung in der gegenwärtigen Soziologie, vol. 2, p. 313-
319. Dans son Introduction à la science de la morale (EM et EM II),
significativement sous-titrée Une critique des concepts fondamentaux de
l'éthique, il déconstruit systématiquement les concepts fondamentaux de la
morale en appliquant le principe heuristique de son épistémologie
relationniste à l'éthique. Dans le premier chapitre, il présente le “devoir”
comme une “catégorie” ou une “forme” de la raison pratique et défend la thèse
selon laquelle, faute d'un principe premier univoque, la morale ne peut pas
être fondée. Dans les chapitres suivants, il déconstruit successivement les
concepts fondamentaux de l'égoïsme et de l'altruisme, du bonheur et de la
raison, de la personne et de la liberté, du devoir et de la responsabilité, etc.,
en montrant que ces concepts ont des contenus et des significations
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 180

complexe pour pouvoir être [119] saisi d'un seul point de vue ou déduit
d'un seul principe. Le monde n'est pas simplement la somme de ses
parties, il est plus que les diverses théories peuvent en saisir. Comme
Adorno et Derrida le seront après lui, Simmel est un adversaire
farouche de la prima philosophia, c'est-à-dire de toute forme
d'idéalisme absolu qui déduit la totalité ontique d'un principe
ontologique (par ex. le sujet ou l'objet — GP, chap. 3 —, l'être ou le
devenir — chap. 2) 223. Selon Simmel, aucun principe premier ne
permet de fonder la pensée. “Le relativisme, dit-il de façon pointue, nie
que la relativité [de l'être] doit être portée par un absolu” (SN, 70).
Il en est ainsi, selon Simmel, car aucun système philosophique n'est
capable d'incorporer en lui la totalité de l'être. À la limite, chaque
principe premier trouve son complément et son fondement dans son
principe opposé 224. Étant donné que “la dernière chose que nous
pouvons expliquer est l'avant-dernière” (EM, 27), il s'ensuit que chaque
principe premier doit pour ainsi dire être traité comme l'avant-dernier
et que “la clôture du savoir est rejetée à l'infini” (PA, 99). L'opposition
des termes opposés ne peut pas être dépassée dans une synthèse
dialectique. “Le moment unitaire A se décompose en a et b [...] a ne
peut être fondé que par b et b ne peut à son tour être fondé que par a”
(IF, 108). Chacun des termes entre dans un rapport de substitution

hétérogènes et que, en raison de leur caractère arbitraire et contingent, ils ne


peuvent pas servir de fondement à la morale.
223 Présentant la philosophie comme une sorte de cristallisation d'un état d'âme
ou d'un tempérament dans une vision unitaire du monde — “la philosophie
est la totalité du monde vue par un tempérament” (IF, 37) —, Simmel estime
que le choix d'un principe premier est en dernière instance
psychologiquement déterminé par le “type de spiritualité” que le philosophe
représente. Cf. à ce propos HP, chap. 1, spécialement p. 25 sq.
224 “Dès que la spéculation a atteint cette unité absolue, elle découvre
inévitablement son incapacité à engendrer la pluralité du monde réel, et, d'une
façon ou d'une autre, elle doit incorporer ou introduire en contrebande
l'élément qui reste. Cette alternance de la tendance moniste et de la tendance
dualiste en nous, chacune pouvant être poussée vers l'autre et, cependant,
aucune ne pouvant être remplacée par l'autre, accomplit à la fois le
développement du penseur individuel et celui de la pensée philosophique, oui,
voire même de l'histoire générale de l'esprit” (HP, 99).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 181

réciproque et l'opposition se dissout en interaction, et cela à titre


heuristique 225.
En passant de l'ontologie à l'épistémologie, les principes premiers se
transforment conséquemment en principes régulateurs (cf. K, 14 sq.,
184 sq.). Ainsi, partant de la “possibilité permanente de mettre en face
de chaque observation ou probabilité une autre qui lui soit opposée”
(SD, 5), Simmel enjoint au chercheur de concevoir alternativement le
monde à partir des prémisses de l'idéalisme et du matérialisme, du
rationalisme et de l'empirisme, du holisme et de l'individualisme. De
même, il pense qu'il peut être fructueux de se représenter le monde, tour
à tour et toujours à titre heuristique, du point de vue de l'unité ou de la
pluralité, de la continuité ou de la discontinuité, de la [120] fixité ou de
la fluidité des choses. Dans tous les cas, le monde se laisse concevoir à
partir d'une multitude de points de vue unilatéraux, chacun projetant
l'unité dans l'infini d'un foyer imaginé (le focus imaginarius de Kant) et
dont aucun n'atteint cependant l'adéquation aux choses.
Conséquemment, aucun ne peut prétendre à l'hégémonie cognitive.
De toutes les idées de Simmel, celle du pluralisme méthodologique
est peut-être la plus importante. Il est vrai qu'elle peut déboucher sur le
relativisme intégral, mais il semble bien plus fructueux de l'aborder
sous un autre angle, à savoir comme une idée directrice qui permet de
développer une métathéorie sociologique véritablement
multidimensionnelle. De ce point de vue, il ne s'agit plus d'opposer le
réalisme de Marx au nominalisme de Weber, ou l'individualisme de
Weber au holisme de Durkheim, ni d'ailleurs d'opposer le matérialisme
de Marx à l'idéalisme de Durkheim, mais bien de voir que ces positions
métathéoriques se complètent mutuellement. Ce n'est que lorsqu'elles
s'arrogent le monopole de la connaissance et cherchent à forcer la réalité
dans leurs moules conceptuels qu'elles deviennent fausses.

225 Le refus de la prima philosophia débouche donc chez Simmel sur ce qu'il faut
bien appeler une prima dialectica. C'est là, comme nous le verrons dans la
seconde partie, au chapitre VIII consacré à Adorno, la différence entre la
dialectique sans synthèse de Simmel et la dialectique négative d'Adorno.
Chez Adorno, les termes de l'opposition n'entrent pas en interaction, ils
s'autodétruisent. La philosophie de Simmel est relativiste ou relationniste,
celle d'Adorno, en revanche, est négativiste.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 182

En termes parsonniens, le principe du pluralisme méthodologique


s'exprime dans l'exigence de traiter les positions métathéoriques
comme des dimensions analytiques du réel, dimensions qu'il ne faut en
aucun cas empiriciser 226. Formulé de façon négative, le principe de
l'heuristique relationniste ne dit pas autre chose que ceci : il faut se
garder d'hypostasier ou d'ontologiser la méthode. Car lorsqu'un point
de vue méthodologique unilatéral ou unidimensionnel est imposé à la
réalité sociale à l'exclusion des autres, “l'espace métathéorique des
possibles de la sociologie” se cristallise et la réalité est par là même
réifiée.
La réalité est, en principe sinon de fait, multidimensionnelle. La
réduire méthodiquement à une dimension unique entraîne
inévitablement l'hypostase de son propre point de vue unidimensionnel
et la réification des autres dimensions du réel que les autres points de
vue s'efforcent de capter. Ainsi, par exemple, lorsque le système
conceptuel du matérialisme historique pose les forces matérielles
comme unique force déterminante, il exclut par là même l'efficacité des
idées. Ce qui conduit eo ipso à la réification des hommes, car ceux-ci
sont alors relégués au rang de simples marionnettes. Lorsque le
matérialisme est considéré comme un principe constitutif, et non pas
comme un principe régulatif, il sombre paradoxalement dans
l'idéalisme. La critique que Marx faisait de Hegel, à savoir que ses idées
prennent la forme de fantômes tangibles, peut être retournée contre
Marx lui-même, tout comme elle peut d'ailleurs être retournée contre
Durkheim.
Contre Marx et Durkheim et avec Simmel et Weber, il faut maintenir
la possibilité et la nécessité de “comprendre la marche de l'histoire
comme un jeu d'alternance (Wechselspiel) entre les facteurs idéels et
les facteurs matériels, facteurs dont aucun n'est le premier et aucun le
dernier” 227. Dès que les principes du pluralisme méthodologique sont
refoulés, il y a, d'une façon ou d'une autre, hypostase de la méthode et
chosification du réel.

226 Cf. Parsons, T. : The Structure of Social Action, chap. XIX.


227 “Philosophie des Geldes (Selbstanzeige 1901)”, dans Simmel, G. :
Philosophie des Geldes, p. 719.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 183

[121]
Ce que je voudrais démontrer pour une part, c'est que le constat de
réification est le résultat d'une déviation du pluralisme
méthodologique : dans cette optique, il y a réification lorsque l'espace
des possibles métathéoriques est systématiquement réduit de telle sorte
que l'action stratégique apparaisse comme le seul type d'action possible
et que, par conséquent, la structure sociale apparaisse comme une
structure réelle et matérielle qui impose ses contraintes à l'individu de
l'extérieur. Comme nous le verrons plus bas, dans sa critique de la
modernité, même Simmel n'a pas totalement réussi à éviter l'écueil du
monolithisme méthodologique. À l'instar de Marx et de Tönnies, il tend
à concevoir la société moderne comme un ordre mécanique, ou, pour
reprendre la formule de Robert Park, comme un “ordre biotique” 228.

2.3. Le dualisme tragique

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Dans la métaphysique vitaliste, que Simmel a développée de façon


systématique sur son lit de mort, le relationnisme prend une tournure
dramatique 229. Le principe dualiste s'y manifeste de façon tragique
comme un principe proprement cosmique qui régit la dialectique de la
civilisation. Ce que Simmel nomme la tragédie de la culture et de la
société — le fait que les créations socio-culturelles de l'esprit humain
s'autonomisent et se retournent contre leurs créateurs — n'est qu'une
particularisation de la tragédie universelle de la vie, de la mobilité de la
vie qui, pour s'exprimer, doit se figer en des formes. “La vie, dit

228 Cf. Park, R. : On Social Control and Collective Behavior, spécialement p. 82


et 91.
229 Lebensanschauung (Vision ou contemplation de la vie) est le testament
philosophique de Simmel. Sachant qu'il allait mourir d’un cancer, il a refusé
tout analgésique et s'est retiré pour écrire quatre chapitres métaphysiques. Il
s'est éteint peu après la correction des premières épreuves. Sur la philosophie
de la vie en général, cf. Lieber, H. J. : Kulturkritik und Lebensphilosophie :
Studien zur deutschen Philosophie der Jahrhundertwende, p. 67-105 ;
Fellman, F. : Lebensphilosophie et Schnädelbach, H. : Philosophie in
Deutschland 1831-1933, p. 172-196 ; sur la philosophie de la vie chez
Simmel, cf. Mamelet, A. : op. cit., chap. 9.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 184

Simmel, est irréductiblement destinée à n'entrer dans la réalité que dans


la forme de son adversaire, c'est-à-dire dans une forme” (PM II, 258).
En tant que force vitale, la vie est le devenir continu et créateur que
nous expérimentons en nous-mêmes ; elle est, pour le dire avec Simmel,
“plus-de-vie” (L, 20, 94 ; PdA, 167). En tant que telle, la vie est
l'antithèse de la forme, mais pour se réaliser, elle doit néanmoins
produire des formes ou se couler dans des formes qui sont autre chose
que la vie. La vie est alors, dit Simmel, “plus-que-la vie” (L, 20, 94 ;
IF, 28). Le caractère tragique de la vie consiste précisément en ceci que
la négation de la vie est inhérente à la vie même et que le vital, pour se
réaliser, a besoin de passer par des formes — qui le tuent 230. La mort
est donc [122] en quelque sorte la destination de la vie 231. “L'essence
du tragique est peut-être à déterminer ainsi : un destin est orienté d'une
façon destructrice contre le vouloir-vivre d'une existence, contre sa
nature, son sens et sa valeur — et en même temps on sent que ce destin
provient de la profondeur et de la nécessité même de cette existence”
(PM II, 295).

230 En principe, les formes figées peuvent par la suite à nouveau être investies et
fluidifiées par la vie. Simmel note à ce propos, en généralisant explicitement
la thèse de Marx selon laquelle les forces productives peuvent briser les
relations de production, que les forces de la vie peuvent briser les formes de
la vie (IF, 94). Il y aurait donc un mouvement circulaire de la vie à la forme
et de la forme à la vie. Or, dans les textes où Simmel expose sa théorie de la
tragédie de la vie et de la culture, il tend à négliger le moment de la
fluidification des formes. Cf. Cassirer, E. : Zur Logik der
Kulturwissenschaften, chap. 5, intitulé “Die 'Tragödie der Kultur'. À cet
égard, nous verrons dans le chapitre suivant que Simmel se rapproche de
Weber. En effet, alors même que Weber conçoit en principe l'histoire comme
un mouvement pendulaire de rationalisation formelle (bureaucratie) et de
rationalisation matérielle (charisme), lorsqu'il expose sa théorie de la
croissance inexorable de la rationalisation formelle qui caractérise la
modernité occidentale, il tend à exclure de fait la possibilité de la rupture de
la réification par les mouvements sociaux.
231 Dans le second chapitre de Lebensanschauung, intitulé “La mort et
l'immortalité”, Simmel développe l'idée que la mort donne forme à la vie. “La
mort limite, c'est-à-dire qu'elle ne forme pas d'abord notre vie à l'heure de
notre mort, mais elle est un moment formel de notre vie qui lui imprime tous
ses contenus” (L, 99). Par la suite, Heidegger développera cette idée dans Sein
und Zeit (“Das mögliche Ganzsein des Daseins und das Sein zum Tode”, §§
45 sq.). Comme nous le verrons au chapitre IV, Lukács la reprendra également
dans L'âme et les formes.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 185

Simmel n'hésite pas à transposer le tragique de la vie sur les


processus de la vie culturelle et matérielle de la société moderne dans
son ensemble. Lorsque son attention se tourne vers l'individu, le drame
de la vie se transforme en tragédie de la culture et de la société. Comme
chez Hegel et Marx, dont Simmel partage “l'idéal expressiviste” (C.
Taylor), l'individu ne doit pas seulement produire pour pourvoir à son
existence, mais aussi pour réaliser son essence. La culture est à la fois
le processus d'objectivation ou d'extériorisation (Entaüßerung, pour
parler comme Hegel) de l'âme dans des formes objectives (culture
objective) et le processus inverse de subjectivation ou d'introjection
(Erinnerung) des formes objectives dans l'âme (culture subjective).
À l'instar des autres néokantiens tardifs, comme Dilthey, Rickert et
Max Weber, Simmel met l'accent sur l'autonomie des sphères de
valeurs culturelles. La culture objective n'obéit pas aux mêmes lois que
la culture subjective. Le risque d'autonomisation des contenus culturels
et, partant, d'aliénation est inhérent au processus d'objectivation selon
Simmel, car dès que les objets culturels prennent existence et forme, ils
rejoignent le royaume objectif des contenus culturels (le “monde 3” de
Popper 232), royaume qui est lui-même constitué de plusieurs
“provinces de vie” autonomes, qui suivent chacune une logique propre
et qui, en tant que telles, sont irréductibles les unes aux autres. Dès
qu'ils sont objectivés, “les contenus culturels suivent une logique
immanente et deviennent par là même étrangers à leur origine comme
à leur fin” (TC, 205) : “La vie spirituelle ne peut guère se manifester
autrement que dans une forme quelconque : dans des mots ou des
actions, des œuvres ou des contenus dans lesquels l'énergie de l'âme
s'actualise. Mais au moment de leur naissance, ces formations ont déjà
une signification chosale qui leur est propre, une fixité et une logique
interne, avec lesquelles elles s'opposent à la vie qui les a formées” (L,
22).
Le même processus fatal, qui, dans la sphère culturelle, entraîne
inévitablement la “perte de sens” (Sinnsverlust), est aussi à l'œuvre dans
la sphère matérielle de la société, où elle entraîne la perte de liberté

232 Il est intéressant de noter que Simmel lui-même utilise à diverses reprises la
formule du “troisième Reich” (GP, 103, 113, 119) pour désigner les contenus
de la culture ou de l'esprit objectifs. Sur le “monde 3”, cf. les textes de Popper
recueillis dans Miller, D. (sous la dir. de) : Popper : Selections, p. 58-74 et
265-275.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 186

(Freiheitsverlust). De même que les sphères axiologiques


s'autonomisent, les sphères de l'économie et de l'État se cristallisent
dans des sous-systèmes autoréférentiels [123] et autorégulés.
Ensemble, elles forment la “société”, et celle-ci fait face à l'individu
comme une partie de la culture objective : “Les éléments sociaux
d'origine individuelle confluent dans la figure spéciale de la 'société' et
celle-ci acquiert ainsi ses propres supports et organes, qui affrontent
l'individu avec leurs exigences et leurs capacités exécutives, à la
manière d'un parti qui lui serait étranger” (SE, 137).
Ce conflit entre la société et l'individu se poursuit à l'intérieur de la
personne (R, 64) et, dès lors que l'individu le ressent comme un conflit
entre la partie sociale (le “Me” de Mead) et la partie non sociale (le “I”
de Mead) de sa personne, ou mieux, car ce conflit fait sans doute partie
de la condition de l'homme, dès lors que le développement créateur de
sa personnalité est bloqué et les formes sociales le contraignent à
l'inauthenticité, il devient à proprement parler pathologique. Autrement
dit, lorsque les formes sociales objectives empêchent le développement
de la partie non sociale du soi, lorsque l'objectivation des relations
sociales touche la racine de l'individualité, à l'âme de l'homme, alors il
y a selon Simmel aliénation, au sens emphatique du mot.
À première vue, Simmel reprend la critique marxiste de l'inversion
aliénante du sujet et de l'objet. Mais, le processus de réification, qui est
chez Marx un processus économique, Simmel le généralise et le
réinterprète comme un processus métaphysique 233. C'est ainsi qu'il faut
comprendre le fait que, dès son introduction à la Philosophie de
l'argent, Simmel déclare que son intention est de “construire, sous le
matérialisme historique, un étage laissant toute sa valeur explicative au
rôle de la vie économique parmi les causes de la culture spirituelle, tout
en reconnaissant les formes économiques elles-mêmes comme le
résultat de valorisations et de dynamiques plus profondes, de

233 Cf. à ce propos Aron, R. : La philosophie critique de l'histoire, p. 202-205 et


Habermas, J. : “Georg Simmel über Philosophie und Kultur”, dans Texte und
Kontexte, p. 157-169. (J'en profite en passant pour noter que la simple
mention de ce texte de Habermas devrait déjà suffire pour éclairer la superbe
ignorance d'un J.-L. Veillard-Baron qui, dans son introduction à PM II,
soupçonne Habermas de n'avoir lu que “fort peu” Simmel.)
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 187

présupposés psychologiques, voire métaphysiques” (PA, 17, c'est moi


qui souligne).
Sous l'influence de la Lebensphilosophie et du néoromantisme, la
sociologie de Simmel est tombée sous le charme de l'amor fati
nietzschéen. Car, en effet, si ce n'est pas l'inversion de la relation entre
le travail vivant et le travail mort, si ce ne sont pas des forces socio-
économiques qui animent l'opposition entre le sujet et l'objet, mais des
forces cosmiques, alors le conflit entre l'âme et les formes et entre
l'individu et la société devient à proprement parler insoluble.
Simmel a peut-être raison, mais, et bien que sa théorie de la
modernité soit proprement sociologique, il reste qu'un diagnostic
critique de la modernité qui enracine la réification dans les profondeurs
irrationnelles de la vie, perd d'avance sa force de motivation politique.
Comme le dit justement Lukács — alors même que, en tant
qu'idéologue stalinien, il traite un peu trop rapidement Simmel
d'“idéologue du parasitisme rentier impérialiste” : lorsque la réification
est présentée comme une “simple forme phénoménale d'un ensemble
[124] cosmique général”, elle perd par là même “son contenu concret
et sa pointe révolutionnaire” 234.

234 Lukács, G. : Die Zerstörung der Vernunft, p. 400 et 395. Cette double
identification de la philosophie de la vie à la philosophie bourgeoise et de
celle-ci à la philosophie impérialiste allemande n'est sans doute qu'un
syllogisme stalinien. Comme nous le verrons dans le chapitre V, la théorie de
la réification du jeune Lukács est elle-même fortement imprégnée de la
philosophie de la vie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 188

3. La sociologie formelle et ses fondements

3.1. Les concepts et la vie

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Si les présuppositions ontologiques premières de la sociologie


formelle sont interactionnistes, ses présuppositions ultimes sont
vitalistes. La réalité qui nous entoure et que nous cherchons à connaître
est infinie, selon Simmel, et cela aussi bien dans l'ordre de l'extension
que dans l'ordre de l'intensité. Sans limites, les choses s'étendent dans
l'espace, les phénomènes se déroulent dans le temps. Le réel, le monde
d'avant la connaissance, est perpétuel mouvement, et la vie, elle, est
l'expérience vécue de ce monde infini. En tant qu'expression de notre
rapport originel au monde, l'expérience vécue est première ; bien que
légitime, la réflexion de l'entendement qui objective le monde vécu est
secondaire et dérivée 235. L'abstraction objectivante de l'entendement
est inévitable et nécessaire ; seulement elle ne saisit pas l'essence de la
vie. “Nous savons très bien, dit Simmel, que [l'entendement] ne saisit
pas l'essence, plus, que dès le moment où nous la saisissons, c'est-à-dire
qu'elle est objectivée, elle nous échappe” (L, 182). “La vie, ajoute-t-il
ailleurs, ne peut qu'être vécue, car en tant que telle elle ne se laisse pas
maîtriser” (TC, 172).
En prenant une vue distanciée de la totalité hétérogène qu'est la
réalité et en découpant l'infinité continue qu'est la vie, l'entendement
substitue le discontinu au continu et la stabilité à la mobilité. “Nos
impressions sensibles, dit Simmel, deviennent des 'objets' dès qu'elles
sont saisies par les formes de notre intellect” (S, 42). Dans la mesure
où la logique de l'entendement fige le mouvement et les processus en
corps solides, elle est nécessairement une logique chosifiante. Comme
disait Nietzsche, par qui Simmel se laisse librement inspirer : “Ce qui
est ne devient pas ; ce qui devient, n'est pas” 236. Et, dans la mesure où
la science, en tant que systématisation réflexive de l'objectivation du
vécu par l'entendement, superpose systématiquement ses concepts

235 Pour une analyse sommaire de l'opposition entre la “logique rationnelle” et la


“logique vitale”, cf. Christian, P. : Einheit und Zwiespalt, p. 58-67.
236 Nietzsche, F. : Jenseits von Gut und Böse, dans Werke, vol. II, p. 567.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 189

analytiques momifiés à la réalité vivante — concepts que Simmel


n'hésite d'ailleurs pas à comparer à des “cadavres” (GP, 168) rejetés sur
la rive —, sa connaissance ne peut être qu'une connaissance
systématiquement mortifiante.
Tel est bien “le tragique de la conceptualisation chez l'homme” (PA,
259) : plus le concept est général, plus il est vide, car afin de subsumer
les contenus du réel, le concept générique doit dédaigneusement écarter
ses particularités, par suite de quoi l'extension croissante du concept se
paie au prix de la réduction [125] progressive de ses contenus.
Cependant, dans la science moderne, Simmel décèle une évolution qui
va à contre-courant de la fixation chosiste des relations et des
processus 237. De plus en plus, la science moderne abandonne les
présupposés métaphysiques de la logique chosiste (ontologie de
substances et d'essences stables) au profit des notions de relation et de
structure qui tirent leur validité de la cohérence et de la rigueur des
concepts. Selon Simmel, cette tendance scientifique à la dissolution
relativiste des choses et des substances en relations et en processus n'est
qu'une manifestation particulière de l'évolution plus générale de la
culture européenne vers le vitalisme, évolution créatrice si j'ose dire,
dont les mouvements spirituels du début du siècle (pragmatisme,
expressionnisme, mysticisme) qui s'opposent à l'esprit objectiviste du
temps ne sont que des signes avant-coureurs.

237 Cette évolution vers le structuralisme qu'on retrouve dans toutes les sciences,
depuis l'arithmétique jusqu'à la chimie en passant par la géométrie et la
physique, fut seulement entrevue par Simmel. Elle fut, en revanche,
pleinement et merveilleusement bien analysée par un de ses élèves, et bien
dans les termes du passage paradigmatique de la notion chosiste de la
substance à la notion relationniste de la fonction mathématique. Cf. Cassirer,
E. : Substance et fonction. Éléments pour un théorie du concept, ainsi que
l'analyse comparée que j'ai présentée dans “Comparing Neo-Kantians : Ernst
Cassirer and Georg Simmel”.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 190

3.2. Les formes d’abstraction

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La sociologie des formes d'association — dont Simmel a développé


la méthode, d'abord dans le premier chapitre de sa “grande sociologie”
(Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung
— S, 13 sq.), ensuite dans le premier chapitre de sa “petite sociologie”
(Grundfragen der Soziologie — SE, 83 sq.) — est imprégnée de cet
esprit vitaliste. En tant qu'étude systématique des formes qui structurent
les processus d'interaction, la sociologie formelle (formale Soziologie)
est avant tout une sociologie interactionniste. Pour éviter les
malentendus et accentuer sa composante interactiviste propre à
l'association (V. infra), il vaudrait peut-être mieux l'appeler “sociologie
formale”, voire même, au risque d'oublier sa référence kantienne,
“sociologie formiste” 238.
Quelle que soit l'appellation retenue, la sociologie formelle n'est pas
une sociologie formaliste. Contrairement à ce que pense Raymond
Aron, qui reprend ici la critique de Hans Freyer, elle ne se laisse pas
simplement définir comme une “géométrie du monde social” 239.
Simmel n'est pas l'Euclide de la sociologie. En effet, bien que Simmel
lui-même compare à diverses reprises la sociologie à la géométrie (SE,
101, 166, 172, 205 ; S, 21, 25, 27, 28, 29), l'analogie est trompeuse. À
vrai dire, elle ne sert qu'à mettre en relief la démarche abstractive qui
fonde la sociologie formelle en tant que discipline autonome qui
retravaille (ou resynthétise) les matériaux (ou les synthèses) d'autres
sciences, telles que la psychologie, l'anthropologie ou la statistique. De
même que “la géométrie doit son existence à la possibilité d'abstraire
des [126] choses matérielle leurs formes spatiales” (SE, 172), la

238 “Sociologie formiste”, c'est ainsi que Maffesoli, dont on connaît la


prédilection pour les néologismes et les détournements étymologiques, a
traduit le terme formale Soziologie — qu'il ne faut pas confondre avec
formelle Soziologie. Cf. Maffesoli, M. : La connaissance ordinaire, p. 97-
118.
239 Cf. Freyer, H. : Einleitung in die Soziologie, p. 99 et Aron, R. : La sociologie
allemande contemporaine, p. 6. Ce qui n'empêche pas, bien sûr, de prendre la
référence géométrique au sérieux. Diverses traditions de recherche, comme
celles de la recherche sur la distance sociale, des petits groupes et des réseaux,
s'en sont plus ou moins directement inspirées.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 191

sociologie, si elle veut être plus et autre chose qu'un “nom général pour
la totalité des sciences humaines” (SE, 164), donc si elle veut
réellement se constituer en tant que science spéciale et autonome, doit
s'appliquer à abstraire inductivement, à extraire systématiquement les
“formes d'association” de leurs “contenus” 240, c'est-à-dire des
matériaux vivants qui remplissent les formes et des motivations
psychiques qui les propulsent et qui, strictement parlant, ne sont pas
eux-mêmes sociaux, du moins c'est ce que Simmel affirme. La
sociologie apparaît donc d'abord à Simmel comme une méthode. La
comparaison des méthodes de la sociologie et de la linguistique est à
cet égard plus fructueuse que l'analogie géométrique : “La recherche —
on pourrait la nommer la 'sociologie pure' — tire des phénomènes le
moment de l'association, détaché inductivement et psychologiquement
de la variété de leurs contenus et buts qui par eux-mêmes ne sont pas
encore sociaux, tout comme la grammaire sépare les formes pures de la
langue des contenus dans lesquels ces formes sont vivantes” 241.

240 En tant qu'abstractions, les “formes d'association” sont assez proches des
“idéaltypes” de Weber. La citation suivante devrait écarter les doutes à ce
propos : “Une science des formes de la société doit présenter les concepts et
les ensembles conceptuels avec une pureté et une clôture abstraites, tels qu'ils
n'apparaissent jamais dans les réalisations historiques de ces contenus. La
connaissance sociologique qui veut comprendre le concept fondamental de
sociation dans ses significations et ses formes particulières et décomposer les
formes phénoménales complexes en facteurs individuels, jusqu'à ce qu'elles
se rapprochent des régularités inductives — ne peut y parvenir qu'à l'aide de
la construction de lignes et de figures pour ainsi dire absolues, qu'on trouve
seulement dans l'histoire sociale réelle comme rudiments, fragments,
réalisations partielles qui sont continuellement interrompues et modifiées” (S,
178). Si Simmel avait parlé de “types formels” ou d'“idéalformes”, et non pas
simplement de “formes”, personne n'aurait hésité à voir en elles les
précurseurs immédiats des fameux idéaltypes wébériens. Cependant, alors
même que l'influence de Simmel est remarquable dans la théorie wébérienne
des idéaltypes, nous savons que Weber a emprunté la notion à Jellinek. Cf.
Marianne Weber : Max Weber. Ein Lebensbild, p. 327. Si Weber ne se réfère
pas à Simmel, c'est sans doute dû au fait que la sociologie formelle de Simmel
ne s’en tient pas à l'inductivisme, qui caractérise la sociologie générale de
Weber, mais dérive vers l'apriorisme, qui caractérise la sociologie pure.
241 Simmel, G. : “Comment les formes sociales se maintiennent”, cité par Guery,
A. : “Philosophie et sociologie dans l'œuvre de Simmel”, dans Grenier, J.,
Guery, A. et alii : À propos de la Philosophie de l'argent de Georg Simmel,
p.68.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 192

Et de même que dans la grammaire générative de Chomsky, la


structure profonde des règles structure les énoncés, dans la sociologie
formelle de Simmel, les formes synthétiques de l'association structurent
l'interaction. Comme exemples de telles formes formantes, que l'on
retrouve aussi bien dans une communauté religieuse que dans une
bande maffieuse, Simmel mentionne, entre autres, la subordination et
la domination, la concurrence, la division du travail et l'imitation.
Comme exemples des contenus, qui peuvent être vus comme des
“choses-en-soi” vitalisées, il mentionne les intérêts, les pulsions, les
inclinations, les désirs, les fins et les états psychiques.
La distinction entre les “formes” et les “contenus” n'est pas
seulement la pièce maîtresse de la sociologie formelle. À en croire
Simmel, elle est le pilier de toute sa pensée 242. Cependant, si j'ai
présenté le principe dualiste et [127] non pas la distinction “forme-
contenu” comme thème unificateur de sa pensée, c'est parce que
j'estime qu'elle obscurcit plus qu'elle n'éclaire. Elle est problématique à
mon avis, non seulement parce que Simmel est inconsistant dans son
emploi, mais pour au moins trois autres raisons. D'abord, parce que la
notion de forme est ambiguë. Elle désigne, d'une part, un principe
synthétique (les formes a priori de Kant) qui est à la fois analytique et
empirique (problème de circularité) 243 ; d'autre part, une cristallisation

242 Dans un essai inachevé d'autoprésentation, Simmel avance l'opposition


kantienne entre la “forme” et le “contenu” comme idée maîtresse de son
évolution intellectuelle. Il y déclare que ses premières réflexions ont été
consacrées aux questions épistémologiques, et plus particulièrement aux
problèmes de ce que Dilthey appelait la “critique de la raison historique”,
problèmes dont Simmel a traité dans Problèmes de la philosophie de
l'histoire. Ensuite, la distinction entre la forme et le contenu s'est imposée
comme principe méthodique qui lui a permis de définir, dans sa Soziologie,
une nouvelle conception de la sociologie. Enfin, la notion de réciprocité
d'action, qui est une notion fondamentale de sa sociologie, est peu à peu
devenue, dans son esprit, un principe métaphysique universel. Cf. Simmel,
G. : “Anfang einer unvollendeten Selbstdarstellung”, dans Gassen, K. et
Landmann, M. (sous la dir. de.) : op. cit., p. 7-8.
243 Dans son chapitre critique sur Simmel que Parsons a écrit, mais qu'il a
néanmoins omis de la version finale de la Structure, Parsons reconnaît le
caractère analytique des formes simmeliennes. Cependant, dans la mesure où
les formes simmeliennes ne correspondent pas aux éléments analytiques de
l'action de Parsons, il critique sèchement la sociologie des formes, et éjecte
Simmel du panthéon des classiques. Cf. Parsons, T. : “Georg Simmel and
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 193

a posteriori des énergies ou des interactions dans des objets culturels et


des institutions sociales (les formes de l'esprit objectif). Ensuite, parce
que la distinction entre les formes et les contenus relève de l'intuitif et
de l'arbitraire. “L'isolation de la forme de la totalité complexe, avoue
Simmel, ne peut pas être forcée par des moyens logiques” (S, 29).
Dans sa critique de Simmel, Durkheim remarque à ce propos, et à
juste titre, que c'est la fantaisie et le tempérament de l'auteur qui
décident 244. Ce qui est contenant à un égard est contenu à un autre, et,
à y regarder de plus près, l'antithèse se dissout en une opposition
graduelle, aussi indéterminée que celle entre le général et le particulier.
Simmel le reconnaît d'ailleurs, lorsqu'il avoue que les “fondations” de
la sociologie formelle ne sont pas vraiment solides (S, 30). Enfin, en
désignant les contenus des formes d'association comme non sociaux,
Simmel semble oublier que ces contenus sont eux-mêmes des faits
sociaux. Les impulsions, les désirs, les fins, etc., bref les motivations et
les intérêts qui incitent les individus à s'associer dans des formes
sociales ne sont pas des données naturelles, mais les produits de
processus de socialisation et de contrôle social.

3.3. Les formes d’association

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En tant que science autonome, la sociologie pure ne se distingue pas


seulement des autres sciences sociales spécialisées par l'abstraction
spécifique des formes qu'elle effectue, mais aussi par son concept
fondamental d'“association”. Par “association” (Vergesellschaftung),
Simmel entend les processus d'interaction microsociologiques qui sont
le creuset de la société. Pour constituer une association, il ne suffit pas
d'interagir, il faut encore que les individus en interaction “les uns avec,
pour et contre les autres” (SE, 121, S, 18) forment de quelque manière

Ferdinand Tönnies : Social Relationships and the Elements of Action”,


spécialement p. 45-60). Pour une analyse des convergences et des divergences
entre Parsons et Simmel, cf. Levine, D. : “Introduction”, dans Simmel and
Parsons, p. III-LXIX.
244 Durkheim, E. : Textes 1. Éléments d'une théorie du social, p. 13-19 et 138-
144.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 194

une “unité”, une “société”, et qu'ils en soient conscients. Il faut que


l'individu sache qu'en agissant avec les autres il détermine autant leurs
actions qu'il est déterminé par elles, et qu'il ait conscience de former
avec eux une unité d'ordre social. “La conscience de former avec les
autres une unité, dit Simmel, est ici la seule unité en cause” (S, 43).
[128]
À la différence de la synthèse de la nature, qui est, pour le dire avec
Kant, une synthèse de la conscience transcendantale, une synthèse des
éléments imposée de l'extérieur par l'acte d'un sujet épistémique, la
synthèse sociale est effectuée par les éléments eux-mêmes, par les
individus qui tissent le tissu de la société en agissant les uns avec les
autres : “Le principe suivant de Kant : la connexion ne peut jamais
résider dans 'les choses' puisqu'elle n'est réalisée que par le sujet, ne
vaut pas pour la connexion sociale qui en fait s'accomplit bien plus
immédiatement dans les choses — qui sont ici les âmes individuelles”
(S, 43).
Si, chez Hobbes, la société se présente comme la guerre de tous
contre tous, on pourrait dire que, chez Simmel, elle se présente comme
la synthèse de tous avec tous. En poursuivant leurs intérêts, que ceux-
ci soient “sensibles ou idéaux, momentanés ou durables, conscients ou
inconscients, causalement agissants ou téléologiquement stimulants”
(SE, 122), les individus entrent directement en contact les uns avec les
autres et, par là même, réalisent “l'unité objective” des consciences
subjectives qu'est la société.
L'association, c'est la société en statu nascendi, telle qu'elle se
réalise progressivement. Des gens qui s'observent, s'écrivent, dînent
ensemble, s'habillent ou se parent les uns pour les autres, s'attirent ou
se repoussent, voilà les fils dont la société est cousue selon Simmel.
Chaque jour, à chaque heure, les fils de pareils liens s'ourdissent,
échappent, sont rattrapés, remplacés par d'autres, tissés à leur tour avec
d'autres encore : “L'association se fait et se défait constamment, et elle
se refait à nouveau parmi les hommes dans un éternel flux et
bouillonnement qui lie les individus, même là où elle n'aboutit pas à des
formes d'organisation caractéristiques” (SE, 90;S, 33).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 195

3.4. Société et interactions

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Ce qui intéresse Simmel, c'est le jeu des interactions en tant que


substrat vivant du social, en tant que creuset de la société. “La société
comme telle, affirme-t-il un peu prématurément, n'existe pas” (S, 24) ;
il y a seulement des individus en interaction. Les interactions sont la
condition nécessaire et suffisante de la société. Nécessaire, car “si on
les supprime toutes par la pensée, il n'y a plus de société” (SE, 173 ; S,
24), et suffisante, car si plusieurs individus entrent en réciprocité
d'action, il y a déjà société. Bien sûr, il y a une différence entre une
rencontre éphémère et une association durable, mais, comme le concept
de société est un “concept graduel” (SD, 14), on peut dire que, pour
Simmel, “la société existe quand un nombre d'individus entrent en
interaction” (S, 17).
Dans la mesure où ces processus microsociologiques d'interaction
sont au fondement des structures macrosociologiques, la sociologie ne
peut pas les ignorer. Une sociologie qui se bornerait à la seule étude des
formes méso- ou macrosociologiques serait comme “la vieille anatomie
qui ne tenait compte que du cœur et des poumons, de l'estomac et des
reins, du cerveau et des organes moteurs” sans voir que dans ces grands
organes “les facteurs essentiels de la [129] vie et leur réciprocités
d'action se sont réunis en des formes distinctes et des fonctions
macroscopiques” (SE, 223 ; S, 32). Réserver le terme de société aux
“actions réciproques durables”, particulièrement à celles qui se sont
objectivées dans des figures uniformes, caractérisables telles que l'État,
l'Église, les corporations, les classes, etc., selon Simmel, ce n'est pas
seulement se conformer superficiellement au langage usuel, c'est déjà
succomber à la tentation chosiste du fétichisme conceptuel. Sous ces
formes plus vastes qu'on appelle depuis Durkheim des “faits sociaux”,
il y a un nombre infini d'actions réciproques entre les individus, actions
de médiocre importance, parfois même futiles, mais constitutives :
“Pour un regard qui pénétrerait le fond des choses, tout phénomène qui
paraît constituer au-dessus des individus quelque unité nouvelle et
indépendante se résoudrait dans les actions réciproques échangées par
les individus” (SE, 174).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 196

Ici, Simmel semble adopter une position nominaliste réductionniste


et méconnaître l'autonomie relative du social. Ailleurs, cependant, dans
une longue discussion sur le problème du nominalisme et du réalisme,
ainsi que sur le statut ontologique des concepts généraux, il ne reconnaît
pas seulement la “pleine réalité” du social (EM II, 119) — la société
n'est “pas une simple représentation” (EM II, 122) —, mais il insiste
aussi sur le caractère émergent du social : “Le tout, dit-il, bien qu'il
n'existe que grâce aux éléments particuliers, acquiert quand même en
face de ceux-ci une position autonome, substantielle, indépendante
d'eux” (EM II, 189) 245. Et même plus : d'une façon qui est tout à fait
intéressante et conforme à la thèse sur l'autonomie relative de la
sociologie que j'ai défendue dans l'introduction, il relie l'autonomie
relative de la sociologie à l'irréductibilité relative de la société : “Si la
société doit être l'objet autonome d'une discipline indépendante, alors
celle-ci n'est possible qu'en vertu du fait qu'une nouvelle entité émerge
de l'agrégation totale des éléments individuels qui constituent [la
société] ; sinon, tous les problèmes des sciences sociales se réduiraient
à ceux de la psychologie individuelle” 246.

Bien que Simmel plaide avant tout pour le développement d'une


micro- ou d'une mésosociologie, il est clair qu'il ne s'oppose pas à
l'emploi des concepts macrosociologiques en tant que tels. Il s'oppose
seulement à leur hypostase. D'un point de vue méthodologique,
l'approche holiste est à son avis tout aussi légitime que l'approche
individualiste — ce qui explique que Julien Freund ait pu voir dans

245 À la suite de la réception américaine de l'œuvre de Luhmann, la question de


l'autonomie de l'ordre d'interaction, au sens de Goffman (cf. Goffman, E. :
“The Interaction Order”), a été l'enjeu d'un débat entre la fille de John Rawls
et Stephan Fuchs. Commentant ce débat, Donald Levine en a profité pour
présenter Simmel comme un pionnier de l'exploration du domaine de la
sociabilité et un défenseur de l'autonomie de l'ordre d'interaction. À
l'exception du superbe article d'Anne Rawls : “The Interaction Order Sui
Generis : Goffman's Contribution to Social Theory”, les articles du débat ont
été repris dans Frisby, D. (sous la dir. de) : Georg Simmel : Critical
Assessments, vol. 3, p. 287-313. Ici, je prends la liberté d'étendre les
arguments au domaine macrosociologique.
246 Simmel, G. : “Zur Methodik der Sozialwissenschaft”, cité dans Frisby, D. :
Simmel and Since, p. 12-13.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 197

Simmel un précurseur à la fois de l'existentialisme et du


structuralisme 247.
[130]
En effet, selon Simmel, on peut toujours réaliser la synthèse
sociologique des données soit à partir des individus, soit à partir de la
société : “L'individu et la société sont des concepts méthodiques — soit
qu'ils partagent entre eux les données, soit qu'ils considèrent leur unité
— que nous ne pouvons pas saisir immédiatement, à partir de deux
points de vue différents” (S, 860).
Simmel n'est donc pas un adversaire de la macrosociologie, à
condition toutefois qu'elle ne réifie pas ses abstractions. Une certaine
réflexivité épistémologique est exigée de la part du sociologue. Il doit
être conscient du fait que la connaissance n'est jamais un reflet du réel,
qu'elle est toujours une reconstruction de la réalité. “La science, dit
Simmel, ne peut procéder que par une transformation totale de la
réalité” (PH, 103). Ainsi, la macrosociologie transforme la réalité en la
considérant de haut, de façon “katascopique” pour reprendre la formule
de Geiger, et, en s'éloignant du réel, elle fait disparaître le particulier de
l'image. D'une façon générale, Simmel estime que la macrosociologie
ne peut éviter le “paralogisme du concret déplacé” (Whitehead) qu'à
deux conditions.
D'abord, il faut éviter de “brouiller les étages” (PH, 181), c'est-à-
dire qu'il ne faut pas imposer les concepts macrosociologiques, qui
constituent un monde conceptuel propre et qui ne sont valables qu'à une
certaine distance de l'objet étudié, à une recherche microsociologique,
qui, elle, se situe à une distance moindre de la réalité. Ainsi, par
exemple, lorsque Durkheim, que Simmel ne cite pas, démontre, à partir
de la stabilité du taux de suicide, l'existence de facteurs
macrosociologiques qui viendraient déterminer ce taux de façon
nécessaire, il tombe dans une sorte de “téléologie mystique” (PH, 174),
non seulement parce qu'il remplace les sujets réels par un métasujet
hypostasié qui “agit” et qui “se meut”, mais aussi et surtout parce que,
en déduisant l'action des premiers de l'action de ce dernier, il transforme
l'action téléologique des sujets en action mécanique

247 Freund, J. : “Préface”, dans Watier, P. (sous la dir. de) : Georg Simmel. La
sociologie et l'expérience du monde moderne, p. 12.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 198

macrotéléologiquement déterminée et, par là même, il substitue la


cause à l'effet 248.
Ensuite, il faut que les concepts macrosociologiques demeurent
constamment en relation vivante avec les processus microsociologiques
à partir desquels ils sont construits (PH, 178). Par la suite, Randall
Collins a développé cette idée dans son programme de
“microtraduction des macroconcepts” 249. Avec ce programme, il vise
à fonder empiriquement les concepts macrosociologiques et à éliminer
les hypostases. L'idée de base est que la microtranslation offre un
critère strict pour séparer les “gloses” des “réifications”, [131] c'est-à-
dire respectivement les macroconcepts réductibles aux interactions et à
leur répétition dans le temps et dans l'espace, et ceux qui ne le sont pas.

3.5. L’interactionnisme méthodologique

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Si Simmel s'attaque à l'hypostase réifiante des faits sociaux, il le fait


à partir d'une position qui, prima facie, se confond avec celle de
l'individualisme méthodologique. Cependant, à y regarder de plus près,
il apparaît que Simmel défend une position bien plus originale, position
que je propose d'appeler “interactionnisme méthodologique”. En effet,
la devise de Simmel n'est pas de dissoudre les “faits sociaux” en
“actions individuelles”, mais bien de les dissoudre en “interactions”.

248 Dans sa grande sociologie, Simmel note, toujours sans mentionner Durkheim,
que l'explication durkheimienne du suicide n'est pas sociologique. Dans la
mesure où elle substitue la perspective synoptique de l'observateur à la
perspective du participant, elle est incapable d'expliquer l'action du suicidé.
Comme le dit si bien Simmel, l'explication durkheimienne substitue le
Nebeneinander (“l'un à côté de l'autre”, la pure succession numérique des
actions des suicidés) au Miteinander (“l'un avec l'autre”, l'interaction des
suicidés avec les gens qui les entourent). Cf. S, p. 631. Dans HP, p. 36-43,
Simmel développe plus longuement sa thèse méthodologique de la “distance
différenciée”.
249 Cf. Collins, R. : “On the Microfoundations of Macrosociology”, p. 984-1014 ;
“Microtranslation as a Theory Building Strategy”, dans Knorr-Cetina, K. et
Cicourel, A. (sous la dir. de.) : Advances in Social Theory and Method.
Toward an Integration of Micro and Macrosociologies, p. 81-108 et
Theoretical Sociology, p. 394-397.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 199

C'est l'action réciproque entre les individus, et non pas l'action


individuelle, qui est l'unité élémentaire de la sociologie simmelienne. Il
ne s'agit pas d'interpréter le “fait social” comme un effet d'agrégation
ou de composition produit par la combinaison d'actions individuelles,
mais bien de l'interpréter comme le résultat des interactions
quotidiennes qui relient les individus les uns aux autres.
En outre, à la différence des individualistes méthodologiques,
Simmel ne réduit ni l'action à l'action stratégique, ni l'homme à l'homo
economicus. Dans le sillage d'Aristote, il conçoit l'homme comme un
zoôn politikon (IF, 68). Et en anticipant en filigrane la théorie de l'agir
communicationnel de Habermas, il affirme que “la catégorie du toi est
à peu près aussi décisive pour la construction du monde pratique et
historique que la catégorie de la substance ou de la causalité pour le
monde des sciences naturelles” (IF, 68). Cependant, à la différence de
Habermas, Simmel estime que l'action est d'abord “conjonctive”
(Mannheim), c'est-à-dire affectuelle, non réflexive, émotionnelle 250.
Ce n'est que dans la société moderne, dominée par l'argent, que l'action
est détachée des valeurs et des affects et qu'elle devient formellement
rationnelle et réflexive, calculante et technique, bref, action stratégique.

250 Je reprends la distinction entre la “conjonction” et la “communication” à


Mannheim. Cf. Mannheim, K. : Structures of Thinking, 2e partie. Chez
Simmel, il y a bel et bien une théorie de l'action affectuelle ou conjonctive.
En tant qu'émotion primaire, motivant l'interaction, l'empathie ou la
sympathie est un a priori de la sociation. La coordination de l'action passe par
la reconnaissance affectuelle de l'autre. Si la société est possible, c'est grâce à
la solidarité affective. Si Habermas a développé une théorie systématique de
la communication rationnelle, Simmel a quant à lui développé une théorie
systématique de la communion ou de la conjonction affectuelle. De même
que Simmel a construit un étage sous le matérialisme historique reconnaissant
que les formes économiques résultent de valorisations et de dynamiques plus
profondes, de même il faudrait maintenant construire un étage sous la théorie
de l'agir communicationnel afin de percevoir la coordination de l'action par
l'entente rationnelle comme résultant d'une reconnaissance émotionnelle de
l'autre, fondée dans la sympathie. Cela présuppose une relecture de Simmel
afin d'approfondir l'étude des caractéristiques et des fonctions sociales qu'il
attribue à la sympathie. J'envisage d'entreprendre une telle relecture dans le
cadre d'un projet ultérieur qui vise à développer une théorie de l'agir affectuel.
Pour une première approche, cf. Gerhards, J. : “Georg Simmel's Contribution
to a Theory of Emotions”, p. 901 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 200

Sur ce point, Simmel semble reprendre la distinction classique de


Tönnies entre la “volonté organique” (Wesenswille), caractéristique de
la vie communautaire (Gemeinschaft), et la “volonté réfléchie”
(Kürwille ou Willkür), qui, elle, est caractéristique de la société
(Gesellschaft). 251 À ce propos, il faut d'ailleurs remarquer que, même
si dans les Problèmes de la philosophie de [132] l'histoire. Une étude
épistémologique, Simmel suit le précepte de l'individualisme
méthodologique en ce qu'il considère l'individu comme unité de
l'analyse, il est clair qu'il ne partage pas la vision de l'homme et de
l'action de Popper ou de Boudon. En effet, si Simmel défend une
position individualiste, celle-ci n'est pas utilitariste, mais
herméneutique. Pour Simmel, il ne s'agit pas de comprendre les
données extérieures qui informent les calculs de l'individu, mais bien
de comprendre les motifs intérieurs, les sentiments, les pensées et les
besoins, qui incitent son action. Simmel propose même la méthode de
l'intropathie intuitive (Einfühlung) pour accéder au sens de l'action :
“Celui qui n'a jamais aimé ne comprendra jamais l'amoureux, pas plus
que le colérique ne peut comprendre le flegmatique, le lâche le héros,
ou le héros le lâche” (PH, 88).
Simmel ne maintiendra pas cette position. Comme Weber, qui
reprendra littéralement cette phrase, il affirmera qu'“il n'est pas
nécessaire d'être César pour comprendre César” (PH, 124, PdA, 78).
Mais peu importe. L'important est de voir que Simmel n'est pas un
adepte de l'utilitarisme. Pour comprendre l'action individuelle, il estime
qu'il faut avant tout comprendre le sens visé par l'individu. “La
séquence des événements extérieurs, dit-il, est compréhensible
uniquement à condition d'introduire une hypothèse et un moyen terme
psychologiques” (PH, 68). L'individualisme méthodologique de type
utilitariste n'a pas besoin d'un moyen terme psychologique, mais d'une
hypothèse économique, à savoir que l'individu vise à réaliser ses fins et
ses intérêts avec un minimum d'effort ou de moyens.
Malgré ses discours sur la liberté individuelle, j'estime que
l'individualisme utilitariste est rigoureusement déterministe 252. En

251 Cf. Tönnies, F. : Communauté et société, livre 2, première partie, p. 125 sq.
252 À ce propos, cf. également Dubet : “La rationalité de l'acteur stratège est
soumise à de telles contraintes que, sans rien enlever à l'intentionnalité
rationnelle et stratégique de l'acteur, il n'est pas possible de faire de cette
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 201

partant des conditions matérielles extérieures qui informent le calcul de


l'individu, il ne dit pas autre chose que ceci : l'acteur rationnel, du
moment où il a posé une fin bien déterminée et dispose des informations
nécessaires quant à la situation et aux moyens à mettre en œuvre pour
atteindre cette fin, ne peut agir autrement, à moins d'agir de façon
irrationnelle. Si la fin et les moyens sont donnés, il suffit d'introduire
l'hypothèse de l'économie des moyens pour déduire logiquement
l'action rationnelle qui s'impose à l'individu, à n'importe quel individu.
Et si l'acteur suit malgré tout un autre cours d'action, c'est parce qu'il
agit de façon irrationnelle. Or l'action irrationnelle, ou, pour le dire dans
les termes de Pareto, “l'action non logique”, c'est précisément ce que
Simmel cherche à comprendre en introduisant un moyen terme
psychologique. C'est l'introduction de cette hypothèse psychologique
qui doit garantir le fait qu'on ne réduit pas l'histoire à un simple
“spectacle de marionnettes” (PH, 57) : “Quel que soit l'événement
extérieur que nous désignions comme social, [...] si nous ne
reconnaissons pas de façon évidente les motivations de l'âme, les
sentiments, les pensées, les besoins, [...] il s'agira d'un spectacle de
marionnettes” (S, 35).
[133]

3.6. Le relationnisme ontologique

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Le principe du pluralisme méthodologique exclut toute réduction de


la philosophie simmelienne à une philosophie nominaliste. Si Simmel
affirme que “la société comme telle n'existe pas” (S, 24), ce n'est pas
parce qu'il estime, comme Madame Thatcher, que seuls les individus
sont réels. Simmel ne défend ni les prémisses de l'individualisme, ni
celles du holisme ontologique, mais bien plutôt celles de ce que je
propose d'appeler le “relationnisme ontologique” ou le “structurisme”
(cf. infra, chap. 11) : ni la société, ni l'individu comme tels ne sont réels,

logique de l'action une figure de la liberté opposée à la causalité 'holiste' et


'totalitaire' de la sociologie 'structurelle'” (Dubet, F. : Sociologie de
l'expérience, p. 141). J'y reviendrai dans le chapitre suivant, et de façon plus
systématique dans la conclusion de ce premier tome.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 202

sauf par leur implication réciproque. De même que la société (le


général) comme terminus ad quem présuppose l'individu (le particulier)
comme terminus a quo, l'individu (le particulier) comme terminus ad
quem présuppose la société (le général) comme terminus a quo. “Il
serait difficile de décider lequel des deux moments constitue la cause et
l'effet” (EM II, 125).
En paraphrasant le théorème de la dualité de la structure et de
l'action d'Anthony Giddens et de Roy Bhaskar, dont j'exposerai les
théories dans la conclusion du second tome, on pourrait dire que la
société est à la fois le “médium” et le “résultat” de l'individu. La
connexion entre les deux se fait dans et par l'interaction. L'interaction
est donc à la fois le véhicule de l'association et de la socialisation. De
l'association, parce que la fonction de la synthèse sociale revient aux
individus qui ont conscience de former une unité dans l'interaction. Et
de la socialisation, parce que c'est en agissant les uns avec les autres
que ces individus qui produisent la société deviennent des produits de
la société : “Nous savons d'une part, que nous sommes des produits de
la société. [...] Nous savons d'autre part, que nous sommes membres de
la société. [...] Le fait que nous soyons capables d'effectuer la synthèse
sociale, et de construire à partir d'êtres dont chacun peut se sentir
comme le terminus a quo et le terminus ad quem de ses développements
[...] cela est un a priori de la société empirique qui rend sa forme
possible telle que nous la connaissons” (S, 54-57).
Dans sa fameuse “Digression sur le problème : comment la société
est-elle possible ?” (S, 42 sq.), Simmel distingue trois a priori
sociologiques de l'association. Je propose de les appeler a priori de la
structure, du rôle et de l'individualité.
L'a priori de la structure (ou du système) pose la société comme une
structure sui generis de positions sociales fonctionnellement
interconnectées, relativement indépendante des supports respectifs qui
les occupent. La société apparait ici comme un système objectif d'ordre
matériel, ou, comme le dit Simmel, comme “un inextricable écheveau
de fonctions” (S, 58).
L'a priori du rôle (ou du Moi, pour employer une notion de Mead)
est le corollaire de l'a priori de la structure. Il dit qu'à chaque position
sociale correspond un rôle et que le rôle s'approprie pour ainsi dire la
personnalité. En tant que support d'un rôle, l'individu apparaît comme
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 203

un réseau vivant de [134] fonctions, comme une fonction fonctionnante


ou, comme le dit Simmel, comme une “valeur de généralité” (S, 59).
L'individu n'est alors rien d'autre que le rôle qu'il assume et il est perçu
comme tel par les autres. Paul n'est plus Paul, il est “le facteur” ou “le
policier”.
L'a priori de l'individualité (ou du Je, comme dirait Mead) est le
complément nécessaire de l'a priori du rôle dont il corrige le
sociologisme. Il dit que l'individu est toujours plus et autre chose qu'un
membre de la société, qu'il ne disparaît jamais totalement derrière son
rôle, mais qu'il se l'approprie de telle sorte que sa particularité s'y
exprime 253. Simmel dit à ce propos que la manière dont l'individu est
socialisé est déterminée ou codéterminée par la manière dont il ne l'est
pas. Et d'une façon tout à fait intéressante, qui rappelle la dialectique
bourdivienne des positions et des dispositions, il avance le métier et la
vocation (Beruf) comme catégories qui permettent d'expliquer la
production et la reproduction harmonieuses de la société : “D'une part,
la société produit et offre en soi une 'place' qui, bien qu'elle diffère des
autres places en contenu et délimitations, peut quand même être en
principe occupée par beaucoup d'individus, et devient pour cette raison
quelque chose d'anonyme ; et d'autre part, cette place, en dépit de son
caractère de généralité, est saisie par l'individu sur la base d'un 'appel'
(Ruf) intérieur ou d'une qualification ressentie comme pleinement
personnelle” (S, 60) 254.

3.7. L’individualisme qualitatif

253 À la suite de Ralph Turner, les interactionnistes symboliques parlent à ce


propos de role making et ils l'opposent au simple role taking. Cf. Ralph
Turner : “Role-taking : Process versus Conformity”, dans Rose, A. : Human
Behavior and Social Processes. An Interactionist Approach, p. 20-40.
254 Ce que Simmel thématise ici sociologiquement en termes de vocation, il le
thématise ailleurs philosophiquement en termes de destin. “Ce qui est propre
au destin : qu'une série causale d'événements objectifs s'entrelace avec la série
subjective d'une vie qui est d'ailleurs déterminée de l'intérieur et que cette
série objective qui favorise ou entrave la direction et la destinée de cette vie
reçoive un sens subjectif et touche le sujet — comme si l'événement plus ou
moins extérieur qui suit sa propre causalité était quand même prédisposé à se
rapporter à notre vie” (L, 120).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 204

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Cette “harmonie pré-établie” entre la structure de la société et les


impulsions individuelles peut être rompue de deux façons selon
Simmel : soit l'individu refuse la généralité de la fonction, et alors il y
a anomie ; soit la fonction refuse la particularité de l'individu, et alors
il y a aliénation — Entfremdung, pour parler comme les philosophes.
Dans la mesure où il nous permet de déterminer la notion de réification,
c'est surtout ce dernier cas qui nous intéresse. Exprimer la particularité
individuelle non sociale dans le social, ne pas se laisser déterminer par
la société, mais la déterminer d'une façon idiosyncrasique en cultivant
la “distance naturelle entre les hommes” (SN, 279) et en objectivant sa
différence dans le social, tel est l'idéal simmelien de “l'individualisme
qualitatif” (PM, 301 ; L, 228 ; S, 811) 255.
[135]
Goethe et Rembrandt, auxquels Simmel a consacré une
monographie, sont des modèles de tels individus qualitatifs qui
développent leur personnalité d'une façon cohérente et méthodique en
suivant leur propre “loi individuelle” (L, 150 sq.) 256. Il n'est pas

255 Simmel distingue deux théories normatives de l'individualisme : d'une part,


celle de l'individualisme “numérique” ou “abstrait” (“l'individualisme latin”
— PM, 281, K, 211), d'autre part, celle de l'individualisme “qualitatif” ou “de
l'unicité” (“l'individualisme germanique” — PM, 284, K, 211). Dans le
premier cas, c'est l'idéal rationaliste du XVIIIe siècle de “l'égalité sans liberté”
(SE, 150) qui domine. Simmel avance le marxisme comme exemple typique.
L'accent est mis sur l'égalité naturelle et sur les conditions sociales qui
provoquent l'inégalité. Il suffit d'abolir les conditions sociales qui entravent
l'égalité pour retrouver l'homme naturel, l'être générique, comme disait
Feuerbach. Dans le second cas, c'est l'idéal romantique du XIXe siècle de la
“liberté sans égalité” (SE, 150) qui domine. Simmel avance comme exemples
Schopenhauer et surtout Nietzsche. Il est clair que Simmel lui-même est un
partisan de l'exclusivisme nietzschéen. L'accent est mis sur l'unicité et la
singularité des individus exceptionnels. L'important n'est pas d'être un homme
générique, mais d'être un “surhomme” incomparable.
256 En reprenant à Schleiermacher le concept de la “loi individuelle” (L, chap. 4,
K, chap. 10), Simmel vise à réformuler l'impératif catégorique de Kant —
qu'il a d'ailleurs longuement critiqué dans son Introduction à la science de la
morale (EM II, chap.5), entre autres en raison de son formalisme et de son
manque de concrétude substantielle — de telle sorte que ce ne soit plus les
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 205

difficile de reconnaître l'idéal aristocratique de Nietzsche et de Weber


dans le modèle de l'individualisme qualitatif 257, modèle, et c'est là où
je veux en venir, qui fonctionne comme aune de la réification. Lorsque
la société, en tant que structure d'interconnexions fonctionnelles,
s'hypertrophie et s'autonomise à tel point qu'elle entrave la réalisation
plénière de la personne et qu'elle s'approprie la personnalité avec sa
coloration particulière, son irrationalité et sa vie intérieure, donc
lorsque l'aspect expressif et l'aspect émotionnel de l'action sont
absorbés par la fonction et lorsque l'individu disparaît derrière son rôle,
alors il y a réification.
Et, bien que Simmel insiste, comme nous le verrons, sur le lien qui
existe entre l'objectivation des relations sociales et la libération de
l'individu des relations de dépendance personnelle, il est clair que
l'aliénation constitue l'autre face de cette objectivation des relations
sociales. Lorsque l'individualité de la personne est absorbée par la
fonction, lorsque l'objectivité sociale empêche l'expression de la
subjectivité individuelle, alors il y a bel et bien lieu de parler de
réification : “Les hommes ne sont (alors) plus que le support d'un
échange de réalisations et de contre-réalisations qui se produisent selon
des normes objectives, et tout ce qui n'appartient pas à cette pure
objectivité (Sachlichkeit) a, en principe, également disparu de cette
activité sociale” (S, 52).

actes individuels qui soient jugés, mais la personnalité entière. “La vie entière
est responsable pour chaque action et chaque action est responsable pour la
vie entière” (L, 237). Dans une phrase qui rappelle celle de Weber (et de
Nietzsche, que Simmel cite sans référence dans son étude comparative sur
Kant et Nietzsche, IF, 44) sur la nécessité de trouver le “démon qui tient les
fils de la vie” et de le suivre, Simmel dit : “Le devoir est une fonction de la
vie totale de la personnalité individuelle. Ceci est sans doute le sens profond
de la représentation mystique selon laquelle chaque homme a son génie ou
son ange particulier qui le dirige et qui exprime d'une certaine façon l' 'idée'
de sa vie” (L, 200).
257 Sur la théorie de la “distance naturelle” et l'éthique du “personnalisme
aristocratique” chez Nietzsche, telles qu'elles sont reçues par Simmel, cf.
l'avant-dernier et le dernier chapitre de la monographie que Simmel a
consacrée à Schopenhauer et Nietzsche (SN, p. 261-338). Cf. également à ce
propos Lichtblau, K. : “Das 'Pathos der Distanz'. Präliminarien zur Nietzsche-
Rezeption bei Georg Simmel”, dans Dahme, H.J. et Rammstedt, O. (sous la
dir. de.) : Georg Simmel und die Moderne, p. 231-281.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 206

4. La philosophie de l'argent
ou la critique de la modernité

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La Philosophie de l'argent (1900) est l'ouvrage (socio-)


philosophique majeur de Simmel 258. Alors que la Soziologie se
présente comme une collection [136] d'essais reliés entre eux par le seul
souci de prouver la validité de la méthode d'abstraction sociologique,
la Philosophie de l'argent se présente, au contraire, comme une analyse
continue de plus de 600 pages serrées dans lesquelles l'argent est
appréhendé comme un “fait social total” (Mauss), ou, pour le dire de
façon plus simmelienne, comme un “symbole” qui exprime et condense
en lui toutes les relations sociales d'une façon plus ou moins unitaire.
Dans la mesure où Simmel interprète l'argent comme une métaphore de
la vie, la Philosophie de l'argent relève de la métaphysique sociale, au
sens de Simmel : il s'agit d'une réflexion totalisante à partir d'un
phénomène concret et non pas, comme c'est le cas chez Marx, d'un
système totalisant.
Dans cette œuvre, qui est un véritable chef-d'œuvre de la sociologie
spéculative historique, l'objet explicite de l'analyse, l'économie
monétaire, ne sert que de prétexte pour développer une théorie vitaliste
de la modernité qui se laisse formuler en termes d'objectivation de la
valeur et de réification des relations sociales. Simmel corrige,
généralise et poursuit la critique marxiste de l'aliénation et, en même
temps, il anticipe l'analyse wébérienne de la rationalisation de la culture
et de la société. Si l'on a pu dire que la Philosophie de l'argent n'aurait
pas pu être écrite si elle n'avait été précédée du Capital, on pourrait
peut-être ajouter qu'Économie et Société de Weber aurait difficilement

258 Pour une introduction à la Philosophie de l'argent (PA), cf. Léger, F. : La


pensée de Georg Simmel, p. 42-116 ; Poggi, G. : Money and the Modern
Mind. Georg Simmels Philosophy of Money et Brinkman, H. : Methode und
Geschichte. Die Analyse der Entfremdung in Georg Simmels Philosophie des
Geldes, p. 61-121. Cf. également les deux recueils d'essais suivants : Grenier,
J., Guery, A. et. alii : À propos de la philosophie de l'argent de Georg Simmel
et Kitzelé, J. et Schneider, P. (sous la dir. de) : Georg Simmels Philosophie
des Geldes.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 207

pu être écrit sans la Philosophie de l'argent. Dans le prolongement de


Marx et anticipant Weber, donc entre Marx et Weber 259, c'est bien là
qu'il faut situer la philosophie simmelienne de la modernité.
La Philosophie de l'argent, que Simmel avait d'abord intitulé
“Psychologie de l'argent”, se divise en deux parties : l'une, qui traite
l'argent comme une variable dépendante, est intitulée “analytique” ;
l'autre, qui le traite comme une variable indépendante, est nommée
“synthétique”. Alors que la partie analytique décrit la genèse théorique
de la monnaie en termes d'objectivation et d'autonomisation de la
valeur ; la partie synthétique, elle, étudie les conséquences de la
monétarisation universelle selon la dialectique de la libération de
l'individu et de la réification des relations sociales. Libération et
dépersonnalisation de l'individu, intellectualisation et rationalisation de
la vie, tels sont les termes centraux du diagnostic simmelien de la
modernité. Bien que Simmel se soit manifestement laissé inspirer par
l'aspiration hégélienne à saisir son temps en pensée, il n'a pas vraiment
réussi à conceptualiser le présent dans un système. Néanmoins, dans la
mesure où l'analyse est centrée sur la réification et les limites de
l'individualité dans la société moderne, on peut dire que le problème
central de Simmel est le même que celui de Weber : comment peut-on
sauver l'individu à l'ère de la dépersonnalisation fonctionnelle ?
[137]

4.1. Partie analytique :


genèse théorique de la monnaie

259 La critique sommaire de Simmel par Weber (cf. Max Weber : “Georg Simmel
as Sociologist”, p. 158-163) ne doit pas faire oublier tout ce que Weber doit
à Simmel. Pour une analyse comparative de Simmel et de Weber, cf. Atoji,
Y.: “Georg Simmel and Max Weber”, dans Sociology at the Turn of the
Century, p. 47-95 ; Scaff, L. : Fleeing the Iron Cage, p. 121-151 ; Faught, J. :
“Neglected Affinities : Max Weber and Georg Simmel”, p. 286-306 et les
essais assez médiocres rassemblés dans Rammstedt, O. (sous la dir. de) :
Simmel und die frühen Soziologen. Pour une analyse comparative de Marx et
de Simmel, cf. Israel, J. : L'aliénation. De Marx à la sociologie
contemporaine, p. 214-217 ; Turner, B. : “Simmel, Rationalisation and the
Sociology of Money”, p. 101-104 et Bottomore, T. et Frisby, D :
“Introduction to the Translation of the Philosophy of Money”, p. 22-29.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 208

4.1.1. La valeur, ou l’objectivation du désir

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Le point de départ des réflexions psychogénétiques sur la valeur,


l'échange et l'argent, qui sous-tendent l'analyse de la socio-genèse du
système économique moderne, est constitué par le dualisme entre le
sujet et l'objet. À l'origine, la vie psychique se trouve dans un état
d'indifférence : “Le moi et ses objets reposent encore dans l'indivision,
les impressions ou les représentations emplissent la conscience sans
que le porteur de ces contenus en soit déjà séparé” (PA, 27). Or, suite
au processus de “différenciation” (EM, 16) ou de “décentrement”
(Piaget) du système d'interprétation du monde, cette unité primordiale
se clive : l'homme se dit “Je” et, du même coup, se démarque du monde
extérieur. “Sujet et objet naissent d'un même acte, dit Simmel dans un
passage qui pourrait être écrit par G. H. Mead 260, logiquement dans la
mesure où la teneur factuelle purement abstraite, idéelle est donnée
tantôt comme le contenu de la représentation, tantôt comme celui de la
réalité objective, et psychologiquement dans la mesure où la
représentation encore dépourvue d'un moi, incluant personne et chose
dans l'état d'indifférence, se clive et laisse se créer une distance entre le
moi et son objet, de par laquelle chacun des deux acquiert son essence
détachée de l'autre” (PA, 31).
Si l'on passe maintenant du plan cognitif au plan volitif, le clivage
entre le moi et l'objet apparaît comme une distance que le sujet s'efforce
de surmonter et qui est à la base de ce que nous nommons,
subjectivement, notre désir de l'objet et, objectivement, sa valeur. De
même que le sujet est le corollaire de l'objet, la valeur est le complément
objectif du désir ; elle est pour ainsi dire son objectivation. Simmel
dérive la valeur de l'objet du fait que l'obtention de l'objet désiré exige
un effort de la part du sujet pour surmonter les distances et les obstacles
qui séparent le désir de sa réalisation. “Loin qu'il soit difficile d'obtenir
les choses pour la raison qu'elles sont précieuses”, dit Simmel qui,

260 Cf. Mead, G. H. : The Philosophy of the Act, 2e partie, spécialement p. 103 sq.
et du même : “The Physical Thing”, dans The Philosophy of the Present, p.
119-140.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 209

comme Adorno, affectionne les formulations chiasmatiques, “nous


appelons précieuses celles qui font obstacle à notre désir de les obtenir”
(PA, 45).
L'objectivation du désir, qui instaure une distance entre le sujet
désirant et l'objet désiré, est donc le mobile de la valorisation. La valeur
naît du désir, mais, en oubliant sa genèse subjective, elle apparaît aux
individus comme inhérente à l'objet. Cette objectivation du désir est ce
qui permet à l'échange d'émerger comme une forme d'association sui
generis. Selon Simmel, l'objectivation du désir est une condition sine
qua non de l'échange, car ce n'est que lorsque le désir est objectivé que
l'objet que je désire peut également être désiré par un autre et acquérir
ainsi, par la comparaison des désirs, par la mise en rapport des objets
désirés, une valeur déterminée 261.
[138]

4.1.2. L’échange, ou l’objectivation de la valeur

Dans l'échange, tout se passe comme si le rapport fondamental du


sujet à l'objet, qui est une condition de la valeur, passait pour ainsi dire
dans les objets eux-mêmes pour leur permettre de se mesurer les uns
les autres. Cette mise en relation des valeurs subjectives transpose la
valeur à un niveau objectif ; elle fait de la valeur une relation supra-
subjective. “Le processus subjectif par lequel l'objet devient une valeur
s'élargit en une relation objective, supra-individuelle, entre des objets”
(PA, 49). Relative au sujet et cependant autonome par rapport à lui, la
valeur est supra-subjective sans être pour autant une qualité objective
ou intrinsèque des choses. En effet, depuis Marx nous savons que “les
relations entre les objets ne sont que des relations entre les humains”
(PA, 193) et que “derrière ces objets, il y a le comportement des
humains” (PA, 194). Le fétichisme de la valeur, que Marx considère

261 Pour qu'on n'assimile pas trop rapidement la théorie de la valeur simmelienne
à la théorie de l'utilité marginale de l'école autrichienne, il faut rappeler que
la valeur dont il est question provient de comparaisons entre des biens réels
de genre différent et non pas de comparaisons portant sur des quantités plus
ou moins grandes d'une même marchandise.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 210

comme une conséquence de l'échange marchand généralisé, apparaît


chez Simmel comme sa condition.
Si la valeur devient objective par la comparaison, elle devient
économique par l'échange. Il en est ainsi, car dans l'échange, pour
obtenir un objet désiré, il faut en abandonner un autre. L'échange
suppose donc toujours un sacrifice et, selon Simmel, ce sacrifice est “la
condition absolue de la valeur” (PA, 58). En rapportant la valeur à
l'échange, Simmel prend une fois de plus le contre-pied de Marx. Nous
avons vu que pour Marx la valeur est fonction de la production ; pour
Simmel, en revanche, elle est fonction de l'échange 262 : “L'échange,
affirme-t-il, est exactement aussi productif et créateur de valeurs que ce
qu'on appelle proprement production” (PA, 56). N'étant rien d'autre
qu'un échange entre l'homme et la nature, un échange d'énergie contre
des produits, la production se laisse également interpréter en termes de
sacrifice.
À la différence de Marx, qui ne voit dans la sphère de la circulation
qu'une apparence voilant la source réelle de la valeur, Simmel fonde la
valeur économique dans l'échange sans même envisager la sphère de la
production. Jugeant que la distinction fondamentale entre le travail et
la force de travail, qui est selon Marx la source de la plus-value, peut
être négligée (PA, 520 sq.), il récuse la théorie de l'exploitation. Pour
Simmel, le travail n'est de tout temps qu'une marchandise comme une
autre. À l'instar de Hobbes et de Locke, il projette les caractéristiques
de la société marchande dans le passé 263. Dès lors, en universalisant le
capitalisme et en projetant sa logique dans la préhistoire, Simmel tombe
forcément sous le coup de la critique marxiste de l'économie politique
bourgeoise.

262 Cette différence peut également être formulée en termes de primauté de l'offre
ou de la demande. Alors que Marx traite la valeur comme une fonction de
l'offre, Simmel la considère comme une fonction de la demande — “comme
le monde de l'être est ma représentation, celui de la valeur est celui de ma
demande, de mon désir” (PA, 35). Je remarque que cette définition
“psychique” de la valeur n'exclut pas le solipsisme, car, dès lors que le sujet
isolé, disons Robinson, décide, ne fût-ce que dans son for intérieur, d'agir pour
satisfaire son désir, il doit sacrifier quelque chose, en l'occurrence de l'énergie,
et, selon Simmel, ce sacrifice constitue déjà à lui seul la condition suffisante
de la valeur.
263 Cf. Macpherson, C. : The Political Theory of Possessive Individualism.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 211

4.1.3. L’argent, ou l’objectivation du rapport d’échange

Si la valeur économique des objets réside dans le rapport de


réciprocité qu'ils entretiennent [139] entre eux en tant que biens
échangeables, l'argent est l'expression de ce rapport, parvenu à son
autonomie. En tant que “valeur des choses sans les choses elles-mêmes”
(PA, 111), l'argent est la valeur figée en substance : “Ce qui dans
l'échange inter-individuel est action devient, avec l'argent, forme
concrétisée, autonome [...] un valoir figé en substance” (PA, 193, 111).
Or, si au départ la valeur de l'argent dérive de sa substance qui
représente la valeur des marchandises, à la fin, la valeur de l'argent se
dégage de son support et devient purement conventionnelle. Comme le
disait Marx, “son existence fonctionnelle absorbe, pour ainsi dire, son
existence matérielle” 264.
Pour expliquer le passage de l'argent-substance à l'argent-signe, à
l'argent comme “jeton” sans valeur intrinsèque qui représente la valeur
des choses, Simmel présente une analyse quasi historique des processus
d'abstraction et de spiritualisation croissantes qui caractérisent le
fonctionnement de l'argent en tant qu'étalon de valeur et médiateur de
l'échange. Au départ, l'argent est une substance concrète (bétail, sel,
tabac, peaux, etc.) et l'échange est un échange en nature (bien contre
bien, sel contre bois, bois contre tabac, etc.). Progressivement, la
capacité intellectuelle d'abstraction s'est développée — ce que Simmel
considère comme un des plus grands progrès de l'esprit humain — et
l'argent a pu s'affranchir de sa qualité concrète, par suite de quoi il est
parvenu à égaliser les choses les plus inégales. En faisant abstraction
de toute qualité des choses, l'argent a fini par représenter la valeur des
choses en quantité pure, sous une forme numérique. Indifférent à sa
valeur propre, il est devenu “pur symbole” (PA, 157) 265.

264 Marx, K. : Le Capital, dans Œuvres, t. 1, p. 671. Bien que Simmel n'étudie
pas la métamorphose des marchandises, mais celle de la valeur, son analyse
de la fonctionnalisation de l'argent peut et doit être considérée comme une
longue paraphrase de la section du Capital intitulée “Le numéraire ou les
espèces. Le signe de valeur” (ibid., p. 668-671).
265 Simmel ne pouvait pas imaginer la disparition totale du support matériel qui
caractérise l'argent giral. Il est le penseur-limite de la cashless society. “La
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 212

Comme tel, l'argent-signe est dépourvu de toute qualité, de toute


individualité. Il est le moyen terme impersonnel qui permet de régler
l'échange d'objets. En eux-mêmes, les objets sont uniques et
irremplaçables, mais, grâce à l'argent, on peut les remplacer les uns les
autres. Cet avantage de la substituabilité universelle facilite l'échange
et permet l'accélération de la circulation des marchandises. Simmel dit
à ce propos que “la faculté qu'a l'argent de représenter toute valeur
économique spécifiquement déterminée — puisque son essence à lui
n'est liée à aucune d'elles — fonde la continuité de la série des
événements économiques” (PA, 116). En tant qu'idéalité sans valeur
intrinsèque qui mesure les rapports de valeur entre les choses, l'argent
se soustrait au flux des choses, tout en s'introduisant lui-même comme
moyen terme dans l'échange avec elles. Toutefois, l'argent-signe ne
peut fonctionner comme médiateur et accélérateur de l'échange que si
les échangistes sont prêts à céder des valeurs substantielles (du bétail,
des meubles) contre une valeur nominale (un chiffon de papier), ce qui
présuppose qu'ils aient confiance [140] dans la stabilité de l'argent et
donc dans l'ordre étatico-social qui la garantit.
Pour que le processus de spiritualisation et de fonctionnalisation de
la valeur aboutisse, il faut donc que certaines conditions sociologiques
soient satisfaites au préalable : il faut que la société ait atteint un degré
tel de cohésion sociale que le public puisse avoir confiance dans la
capacité de l'organisme officiel, qui émet les coupures et représente en
tant que tel la globalité de l'ordre social, à garantir la stabilité de la
valeur monétaire. Si ces conditions sont satisfaites, alors on peut passer
à un niveau supérieur d'émergence où les relations sociales entre les
hommes peuvent être médiatisées par des structures supra-personnelles
qui représentent l'ensemble du corps social. Avec Habermas, on
pourrait dire que le médium régulateur de l'argent doit être ancré dans
le monde vécu avant que le sous-système économique puisse
s'autonomiser et se disjoindre du monde vécu (cf. infra, chap. 10).

pureté symbolique des valeurs économiques est l'idéal vers lequel tend
l'argent au cours de son évolution, sans qu'il l'atteigne complètement” (PA,
166). Pour une analyse d’inspiration simmelienne de la société “encartée”, cf.
Haesler, A. : Sociologie de l’argent et postmodernité.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 213

4.1.4. L’autonomisation de l’argent,


ou l’objectivation des rapports sociaux

Arrivé au point où la valeur a atteint son autonomie dans l'argent, il


faut maintenant considérer l'autonomisation de l'argent et son inversion
de moyen en fin. La question n'est plus celle de la valeur, mais celle de
la place qu'occupe l'argent dans les “séries téléologiques”. L'action
téléologique, orientée vers une fin, peut être décrite de façon tout à fait
générale comme l'implication consciente de nos énergies subjectives
dans une existence objective. “Notre relation au monde, écrit Simmel
en employant une figure qui rappelle Hegel, se présente, pour ainsi dire,
comme une courbe qui va du sujet à l'objet, incluant ce dernier pour
revenir au sujet” (PA, 237). L'action téléologique, qui intervient
instrumentalement dans le monde, se caractérise par la coordination
rationnelle des moyens à une fin et, partant, par la combinaison
intelligente de la causalité et de la téléologie.
Ainsi, si un but D doit être atteint et qu'il faille à cet effet mettre en
œuvre les moyens A, B et C, la réalisation de D présuppose une
connaissance des rapports de causalité qui existent entre les moyens A,
B et C telle que l'insertion mécanique de la série causale dans la série
téléologique puisse aboutir à la réalisation efficace de D. Dans la série
des moyens, l'outil tient une place tout à fait fondamentale. En tant
qu'instance médiane qui s'insère entre le sujet et l'objet, l'outil est un
moyen mécanique “potentié”, comme le dit Simmel à la suite
d'Aristote, prédéterminé dans sa nature et dans sa forme par sa
destination 266. L'outil est le “moyen absolu” (PA, 242) qui concrétise
la chaîne téléologique en l'allongeant, en s'insérant entre le sujet et
l'objet. Le principe de l'outil est à l'œuvre dans tous les domaines de la
vie.
Comme les institutions sociales (l'État, l'Église, le droit, etc.), qui
sont des outils permettant aux individus d'atteindre des buts qu'ils ne
pourraient jamais atteindre par leur propre force, l'argent est une
institution dans laquelle les individus versent leurs actions pour
atteindre des objectifs qui resteraient inaccessibles s'ils dirigaient

266 Sur ce point précis, l'analyse simmelienne des moyens se sépare de l'analyse
wébérienne. Cf. à ce propos, et ici même, le chapitre qui suit ainsi que le
chapitre consacré à Marcuse.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 214

directement leurs efforts vers eux. Or, à la différence [141] des


institutions précitées, l'argent se caractérise par le fait qu'il n'a aucun
rapport de contenu avec la fin particulière qu'il permet d'atteindre.
L'argent est l'outil absolu ; n'ayant aucun rapport avec un but
particulier, il en trouve un avec “la totalité des buts” (PA, 246). En tant
que moyen terme de l'échange, il lui est tout à fait indifférent d’être mis
en rapport, en aval ou en amont, avec des betteraves, des poutres ou des
canons. “Toute la diversité des marchandises est convertible en une
seule valeur, l'argent, tandis que l'argent, lui, est convertible en toute la
diversité des marchandises” (PA, 247).
Si l'on replace maintenant l'argent dans la série téléologique et si l'on
tient compte à la fois du principe de l'économie d'effort, exigeant de se
concentrer sur les moyens et non sur les buts, et du principe
psychologique de l'expansion des qualités, qui fait que la valeur de la
fin rejaillit et est reportée sur les moyens, on comprend que l'argent,
précisément parce qu'il est le moyen absolu, devienne la fin absolue. Le
paradoxe n'est qu'apparent. La nécessité économique d'inverser les
moyens et les fins entraîne l'inversion psychologique du moyen en fin
absolue. Et si aujourd'hui “tout est coloré par l'intérêt pour l'argent :
l'apparence générale de la vie, les interrelations humaines, la
civilisation objective” (PA, 281), cela s'explique par — et cela explique
en même temps — la perte de sens qui caractérise la modernité.
Au fur et à mesure que les valeurs religieuses donnant un sens
concret à l'existence perdent leur crédibilité, elles sont remplacées par
la valeur monétaire. Simmel cite Hans Sachs à ce propos : “Geld ist auf
erden der irdisch Got” (“L'argent est ici-bas le Dieu terrestre”), mais il
aurait tout aussi bien pu citer le Marx de La question juive. Comme
Dieu, l'argent est la coincidentia oppositorum (PA, 281), le centre où
les choses les plus opposées, les plus étrangères, les plus éloignées
trouvent leur point commun et entrent en contact. Que l'argent devienne
la valeur absolue, cela se voit aussi bien dans le comportement de
l'avare, qui jouit de l'argent qu'il possède sans l'utiliser, que dans celui
du prodigue, qui jouit de l'argent en le dilapidant. Si pour l'avare et le
prodigue, la traduction de toutes les valeurs en termes monétaires
entraîne la valorisation absolue de l'argent, pour le cynique, en
revanche, qui, pour reprendre la boutade d'Oscar Wilde, connaît le prix
de tout, mais la valeur de rien, et le blasé, pour qui toutes les valeurs
sont indifférentes, l'argent dévalorise absolument toutes les valeurs.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 215

Dans tous les cas, l'intérêt des individus envers l'argent se borne à la
question : “combien?” La tendance cognitive à la réduction de la qualité
en quantité — dont le “bazar à 50 pfennigs” (PA, 491), où le centre
d'intérêt n'est plus constitué par la marchandise, mais uniquement par
son prix, n'est que la manifestation la plus exemplaire — s'achève vers
la fin du xixe siècle avec la monétarisation universelle des relations
sociales. “L'argent”, dit Simmel en indiquant qu'il appréhende son
évolution comme l'instance paradigmatique de l'évolution générale des
relations sociales vers la modernité, “se révèle à nouveau comme le
sommet de toute une série évolutive dans l'histoire de l'esprit, fixant à
celle-ci sans équivoque son orientation générale” (PA, 341).
[142]

4.2. Partie synthétique :


dialectiques de la modernité

Retour à la table des matières

Dans la partie synthétique de la Philosophie de l'argent, Simmel


étudie les effets de la tendance générale à l'objectivation, à l'abstraction
et à la monétarisation universelle des relations sociales sur la liberté, la
culture et le style de vie humains. Son attitude ambivalente envers la
modernité se révèle dans le fait qu'il combine les jugements
apparemment contradictoires du progressisme libéral des spencériens
et du pessimisme culturel des nietzschéens. Afin de systématiser
quelque peu l'exposé essayiste de Simmel, je vais essayer de
reconstruire son analyse des conséquences de la progression générale
de l'objectivation, de l'abstraction et de la monétarisation des rapports
sociaux à l'ère de la modernité en présentant l'analyse sous forme de
trois thèses dialectiques : 1) thèse de la dialectique de la réification des
rapports sociaux et de la libération formelle de l'individu : la
monétarisation, la dépersonnalisation et la fonctionnalisation des
relations sociales entraînent la libération des relations de dépendance
personnelle ; 2) thèse de la dialectique de la rationalisation et de la perte
de sens : la monétarisation et l'intellectualisation de la vie ouvrent la
voie à la prédominance des moyens sur les fins et aux sentiments
modernes de déracinement et d'absurdité ; 3) thèse de la dialectique de
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 216

la réification de la vie et de l'aliénation de l'individu : l'autonomisation


des formes socio-culturelles entraîne l'aliénation de l'individu.

4.2.1. Thèse de la dialectique de la réification


des rapports sociaux et de la libération formelle de l'individu

Si Marx insiste avant tout sur le lien historique et logique entre le


travail libre et l'exploitation, Simmel accentue quant à lui le rôle
libérateur de la monétarisation de la force de travail. Selon Simmel, la
suppression des rapports politiques féodaux au profit de rapports
économiques capitalistes a bel et bien miné les liens personnels qui
caractérisaient autrefois le commerce des hommes, mais c'est
précisément cette objectivation des relations sociales qui est à la base
de l'émergence de la liberté individuelle. Il suffit de considérer
l'évolution historique des formes de subordination et des prestations
obligatoires qui y sont liées — de l'esclavage (l'obligation porte sur le
prestataire en tant que tel) au servage (l'obligation a trait à des
prestations déterminées) et du servage au salariat (l'obligation porte sur
un temps de travail déterminé) —, pour s'apercevoir que la
dépersonnalisation progressive des relations interpersonnelles favorise
la liberté individuelle — au sein de la dépendance, car, selon Simmel,
il n'y a, par définition, pas de liberté sans dépendance (EM II, chap. 6).
Si l'économie monétaire a permis à l'individu de se libérer de
l'étroitesse des liens de dépendance personnelle caractéristiques des
sociétés mécaniques, au sens de Durkheim, la division du travail — le
corollaire de l'économie marchande — a en même temps rendu
l'individu plus dépendant d'une multitude de personnes anonymes et
interchangeables, sans pour autant amoindrir [143] sa liberté
individuelle 267 : “Si la liberté c'est avant tout l'indépendance par
rapport à la volonté d'autres personnes, elle commence par
l'indépendance par rapport à la volonté d'autres personnes bien
déterminées. Indépendant, au sens positif du terme, est l'homme des
grandes villes modernes : ayant besoin, certes, d'innombrables
fournisseurs, travailleurs et collaborateurs, sans lesquels il serait tout à

267 Cf. également Durkheim, É. : De la division du travail social, Livre I.


F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 217

fait désemparé, il est avec eux cependant uniquement dans un lien


absolument objectif et médiatisé par l'argent” (PA, 369).
Dans la mesure où la liberté n'est pas l'opposé de la dépendance en
tant que telle, mais de la dépendance par rapport à des personnes
spécifiques, l'individu moderne est libre selon Simmel, car, bien que
dépendant totalement des autres, il n'est dépendant d'aucun d'eux en
particulier. Il ne dépend pas des personnes qui remplissent la fonction,
mais bien des fonctions qu'elles accomplissent. Dans les sociétés
modernes, les relations sociales sont impersonnelles et instrumentales.
Le lien social n'est plus spontané, émotionnel et personnel, mais
artificiel, froid et fonctionnel. La vie en commun y prend de plus en
plus la forme du Zweckverband. Chacun perçoit l'autre comme porteur
d'un rôle spécifique, comme support d'une fonction particulière bien
déterminée, bref, comme un moyen parmi d'autres à intercaler dans sa
propre série téléologique. L'un offre ses services, l'autre le paie, et, dans
la mesure où chacun n'est qu'un moyen pour l'autre, tous sont
substituables. L'argent qui unit les hommes en les séparant les uns des
autres, est un “désaffectant” des rapports sociaux. Dans les relations
monétaires, les adhérences affectives sont neutralisées, aseptisées.
Reprenant les pattern variables de Parsons, on peut dire que pour
Simmel les relations interpersonnelles se caractérisent avant tout par la
spécificité et la neutralité affective 268. En raison de l'objectivation des
relations sociales, le lien social ne passe plus immédiatement par les
hommes ; il est médiatisé par les fonctions et les choses. Avec le
passage de la communauté à la société monétaire, on passe donc, pour
reprendre la terminologie parsonnienne, de l'intégration sociale à
l'intégration fonctionnelle. Citant littéralement Marx, Simmel écrit à ce
propos que “la relation entre les hommes est devenue une relation entre
les choses” (S, 662) — ce qui n'est qu'une autre façon de dire que les
relations humaines sont réifiées : “La réification de la relation humaine
[...] devient tellement complète que dans l'économie pleinement
développée toute interaction personnelle s'éclipse complètement, tandis
que les marchandises acquièrent une vie propre. [...] Les hommes ne

268 Parsons et son collaborateur Shils ont présenté leurs célèbres pattern
variables de la façon la plus claire dans le premier chapitre de la seconde
partie du manifeste de Harvard. Cf. Parsons, T. et Shils, E. (sous la dir. de.) :
Toward a General Theory of Action, p. 45 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 218

sont plus que les exécutants des tendances des marchandises. [...] Alors
même qu'il s'engage dans le processus pour son propre intérêt, l'homme
est au fond négligeable” (S, 662).
L'objectivité, la fonctionnalité, l'instrumentalité, l'impersonnalité et
la neutralité affective, telles sont les caractéristiques des relations
interhumaines dans une société régie et intégrée par l'argent. “Sans
égard pour les personnes”, [144] cette phrase qui, comme nous le
verrons dans le chapitre suivant, résume l'essentiel de l'analyse
wébérienne de la rationalité formelle, est tout aussi centrale dans
l'analyse de la modernité de Simmel. Comme Weber, et comme Marx
d'ailleurs, Simmel suppose que dans la société moderne l'action se
réduit à l'action instrumentale ou stratégique. Il s'agit sans doute là
d'une vision unidimensionnelle qui résulte plus de l'opposition
antimoderne de la Gemeinschaft à la Gesellschaft — que Simmel
partage avec les néoromantiques de son temps — que d'une analyse
approfondie. Comme Marx et Weber, Simmel néglige la dimension
communautaire de la société marchande.
Or, à la différence de Marx et de Weber, qui estiment que la
réification des rapports sociaux mine avant tout la liberté individuelle,
Simmel estime qu'elle la favorise. Cette divergence provient
probablement du fait que, à la différence de Marx et de Weber, Simmel
identifie la liberté au sentiment de liberté. C'est en tout cas ce qui ressort
de son analyse de la situation du travailleur moderne.
Dans l'organisation de l'entreprise moderne, les éléments objectifs
et techniques l'emportent sur les éléments personnels. Le chef de
production et l'ouvrier subalterne sont pareillement soumis aux finalités
objectives de la production. Il s'ensuit que la subordination en tant que
telle n'est qu'une fonction des techniques de production. Et du fait que
les rapports de subordination sont devenus purement fonctionnels,
Simmel conclut que le travailleur, parce que et dans la mesure où il a
“conscience qu'il doit s'incliner devant une technique objective, non pas
en tant que personnalité individuelle, mais seulement en tant que
chaînon impersonnel qui requiert objectivement une telle discipline”
(S, 263), ne ressent pas la subordination aveugle comme une
humiliation, mais comme une nécessité objective. Simmel en conclut
que “la subordination à une loi qui fonctionne comme l'émanation de
forces impersonnelles et non influençables représente la situation la
plus digne pour le subordonné” (S, 229).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 219

Simmel a peut-être raison, mais il reste que, en identifiant de la sorte


la liberté à l'acceptation résignée de l'hétéronomie objective, il risque
de légitimer la gestion managériale de la “conscience heureuse”
(Marcuse) des employés. De l'impuissance objective, Marx concluait à
la nécessité d'abolir les structures matérielles qui la génèrent ; Simmel
propose, en revanche, de laisser les structures intactes et d'abolir les
conséquences psychologiques qui rendent les relations objectives de
domination insupportables. En ce qui me concerne, j'arguerai dans le
chapitre sur Habermas qu'il faut tenter de réduire l'aliénation subjective
en stimulant autant que possible la liberté objective par le biais d'une
démocratisation interne de l'entreprise.

4.2.2. Thèse de la dialectique de la rationalisation


et de la perte de sens

La liberté formelle dont Simmel parle n'est qu'un aspect de la liberté.


Pour être vraiment libre, il ne suffit pas d'être “libre de quelque chose”
(liberté négative — “Freiheit von etwas”), il faut encore être “libre pour
quelque chose” (liberté positive — “Freiheit zu etwas”). Autrement dit,
il faut s'engager concrètement et donner un sens à sa vie. Dans la
mesure où l'homme [145] moderne, libéré des relations personnelles de
dépendance, n'est pas capable de donner un sens ou un contenu à cette
liberté, celle-ci demeure purement négative. Présentant la perte de sens
comme le revers de la liberté formelle, Simmel voit l'homme moderne
comme un “homme sans qualités” (Musil). Déraciné et esseulé, ou
engagé dans une multitude de relations superficielles, l'homme
moderne sombre dans le vide de l'absurdité. Plus que jamais, il a
“besoin d'une finalité absolue, mais il en a perdu le contenu persuasif.
L'homme moderne n'a plus de but dernier” (PA, 454) — il devient
nihiliste 269. Nostalgique de sens et d'authenticité — nostalgie qui est
un legs du christianisme et que la philosophie schopenhauerienne
exprime de façon absolue (SN, 44) — l'homme moderne est
frénétiquement en quête d'un contenu substantiel susceptible de remplir
la forme vide de son existence, et s'il ne s'attache pas à la matière, il

269 “Que signifie le nihilisme ? — Que les plus hautes valeurs se dévalorisent. Il
manque un but. La réponse à la question 'Pourquoi?' manque”. Nietzsche, F. :
“Nachlass”, dans Werke, vol. III, p. 557.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 220

devient éventuellement yogi, naturiste ou théosophe : “Telle est la


destinée de l'humain sans amarres qui a abandonné ses dieux, et dont la
'liberté' ainsi gagnée ne fait qu'ouvrir la voie à l'idolâtrie de n'importe
quelle valeur passagère” (PA, 509).
Velléitaire et versatile, toujours en quête de sensations et
désespérément en manque de sens, l'homme moderne, en remplaçant
les “dieux” (Götter) par les “idoles” (Götzen) (EM II, 167), finit par
s'attacher aux objets eux-mêmes. Il cherche un sens dans les moyens et
les biens que la société marchande met à sa disposition, mais en venant
se glisser devant les buts finaux, ceux-ci ne peuvent en fin de compte
que masquer les fins en les refoulant.
Cette absence de buts donnant un sens à la vie et cet ennui (ou cette
envie) typique qui l'accompagne sont étroitement liés, selon Simmel, à
la prépondérance de l'entendement et de l'intellect sur la volonté et
l'affectivité qui caractérise la société moderne. Au fur et à mesure que
la civilisation, au sens d'Alfred Weber, progresse, les instances
intermédiaires se multiplient et les séries téléologiques s'allongent 270.
Pour atteindre une fin quelconque, l'homme civilisé doit compter avec
une multitude de moyens et les coordonner, ce qui présuppose un
accroissement de la capacité d'organiser et de calculer rationnellement
les données : l'entendement.
Dans les sociétés modernes, l'entendement, faculté qui, incapable de
poser des buts, se borne à intégrer les enchaînements causaux dans la
série téléologique, se développe au détriment de la volonté, qui fixe les
buts. Dans la mesure où l'entendement et l'intellect prédominent et où
les moyens prolifèrent, la volonté et l'affectivité s'affaiblissent. Ainsi,
la modernité, dominée par l'argent, intronise la logique sociétaire des
intérêts à la place de la logique communautaire des passions 271. Sans
se soucier des autres, chacun poursuit stratégiquement ses propres

270 Par la suite, Norbert Elias reprendra et developpera cette thèse de


l'allongement des séries téléologiques dans sa “théorie de la figuration”. Dans
la conclusion de cet ouvrage (cf. chap. 11), je m'appuierai explicitement sur
cette théorie d'origine simmelienne pour défendre, contre les réductionnistes
de tout bord, la thèse de la société comme entité émergente, résultant de
l'enchevêtrement aveugle et inévitable des actions individuelles et de
l'entrecroisement pervers de leurs séries téléologiques qui y est associé.
271 Cf. à ce propos Hirschman, A. : Les passions et les intérêts.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 221

intérêts. La “froide raison” et la “rigueur logique” sont mises au service


des pulsions égoïstes. L'utilitarisme triomphe.
[146]
Comme dans l'état hobbesien, chacun est l'ennemi de l'autre et c'est
le plus fort, ou plutôt le plus malin, qui gagne. Bien que l'intelligence
soit, comme le bon sens cartésien, la chose la mieux partagée au monde,
elle est d'après Simmel directement à l'origine de la domination et de
l'inégalité. Tout individu doué d'une intelligence supérieure à la
moyenne possède en elle un instrument qui lui permet de dominer les
autres. L'égalité formelle et l'objectivité impitoyable qui caractérisent
l'intelligence permettent d'exprimer de la façon la plus aiguë les
inégalités individuelles. C'est ce que les libéraux de nos jours, mais pas
Simmel, célèbrent comme “méritocratie”.
L'influence de l'argent ne se manifeste pas seulement dans la
prépondérance de l'intellect et des intérêts sur la volonté et les passions,
mais aussi dans celle du quantitatif sur le qualitatif. À l'instar de Weber,
Simmel considère l'intellectualité calculatrice comme une
caractéristique distinctive de la modernité formellement rationalisée. Et
à l'instar du dernier Husserl, il note que l'idéal leibnitzien de la mathesis
universalis est l'idéal de la connaissance moderne — idéal qui consiste
à “concevoir le monde comme un grand exemple de calcul, de saisir les
processus et les qualités des choses dans un système de chiffres” (PA,
556). Réduire l'hétérogénéité à l'homogénéité, la différence à l'égalité,
la multiplicité à l'unité, c'est là, selon la thèse qu'Adorno et Horkheimer
développent longuement dans la Dialectique de la Raison, l'idéal de
l'Aufklärung qui est à l'origine de la réification universelle des hommes
et des choses. Moins radical, Simmel se borne à constater que l'idéal de
l'expression chiffrée et de la calculabilité universelle est devenu une
réalité dans la vie quotidienne. Combien de gens, se demande-t-il, ne
passent-ils pas leur journée à évaluer, à calculer, à déterminer en
chiffres et à réduire les valeurs qualitatives à des valeurs quantitatives ?
L'économie monétaire a fait pénétrer dans les rapports sociaux une
précision inouïe. Tout est en principe calculable. L'absence
d'ambiguïté, la manie de tout organiser ponctuellement se manifeste
concrètement dans l'importance que revêt la montre dans la société
moderne. Perspicace comme toujours, Simmel note à ce propos dans
son célèbre essai sur la grande ville : “Si toutes les horloges de Berlin
se mettaient soudain à indiquer des heures différentes, ne serait-ce que
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 222

pendant une heure, toute la vie d'échange économique et autre serait


perturbée pour longtemps” (PM, 238).

4.2.3. Thèse de la dialectique de la réification


de la vie et de l'aliénation de l'individu

Le “style de vie” moderne se caractérise selon Simmel par la


croissance hypertélique des formes socio-culturelles objectives. La
prépondérance de la culture objective sur la culture subjective est telle
que l'individu est désormais parfaitement incapable d'en maîtriser ne
fût-ce qu'une fraction. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, même
dans le champ restreint et spécialisé des sciences sociales, le rythme de
parution des publications internationales est tel que même le lecteur le
plus assidu ne peut qu'en assimiler une partie infime 272. Accablés et
pourtant constamment tentés par cette masse quantitative [147] et
qualitative de contenus culturels qui entrent potentiellement dans la
sphère de leur développement personnel, les individus modernes sont,
pour ainsi dire, des Franciscains inversés : “Omnia habentes, nihil
possedentes” (TC, 211). De nos jours, le divorce entre la culture
objective et la culture subjective est manifeste. L'hypertrophie de l'une
est inséparable de l'atrophie relative de l'autre, et, selon Simmel, la
tragédie de la culture est inscrite dans le développement culturel lui-
même 273.

a) Le concept et la tragédie de la culture

Dans sa philosophie de la culture, Simmel développe une notion


dynamique de la culture (Bildung). La culture n'est pas seulement
objectivation de l'âme dans des formes, mais aussi, inversement,

272 Pour une analyse “pataphysique” de l'hypertélie (post)moderne, cf.


Baudrillard, J. : Les stratégies fatales.
273 Simmel a développé cette idée dans les essais suivants : “Le concept et la
tragédie de la culture”, dans TC, p. 177-216 ; “Les grandes villes et la vie de
l'esprit”, dans PM, p. 233-252 ; “La crise de la culture”, dans PM II, p. 271-
291 ; “Die Wendung zur Idee”, dans L, p. 27-95 et “Style de vie”, dans PA,
spécialement p. 570-603.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 223

formation de l'âme par assimilation des formes objectivées. La culture,


dit Simmel en employant une fois de plus une image très hégélienne,
c'est “l'âme en route vers soi” — “le chemin qui va de l'unité [de l'âme]
close à l'unité [de l'âme] déployée, en passant par le déploiement d'une
multiplicité [de formes objectives]” (TC, 180). Qu'il s'agisse de la
culture, au sens strict ou au sens large du mot (science, morale, droit,
technique — Simmel y inclut même l'infrastructure matérielle de la
société), l'interaction entre l'âme et les formes de l'esprit objectif
constitue la spécificité du processus culturel. Cette interaction est
téléologique.
Si la culture peut être définie comme le mouvement de “synthèse de
l'esprit objectif et de l'esprit subjectif” (PM, 113), le sens ultime de ce
mouvement ne peut assurément se trouver, selon Simmel, que dans le
perfectionnement des individus. Le but n'est pas de cultiver les objets
— ils ne sont que des moyens —, mais de cultiver et de perfectionner
les sujets. Or, dans la mesure où la culture objective s'autonomise et
s'hypertrophie, “la synthèse se mue en paradoxe, voire même en
tragédie” (TC, 198) 274. La culture objective se départit de sa
signification de médiatrice ; en accueillant en elle tous les contenus
spirituels présents et passés, elle se gonfle et devient à tel point
hypertélique que l'individu est accablé par l'ampleur de la richesse
accumulé qu'il ne peut d'aucune façon assimiler. Le triomphe de la
culture objective est proportionnel à la défaite de la culture subjective :
“Les choses qui emplissent et entourent concrètement notre vie, outils,
moyens de circulation, produits de la science, de la technique de l'art
sont indiciblement cultivées ; par contre, la culture des individus n'a pas
progressé en proportion, elle a même régressé à de multiples titres”
(PA, 573).

274 Dans ses écrits “féministes”, Simmel a transposé l'idée de la tragédie de la


culture sur les relations entre les sexes. Sa philosophie des sexes est
essentialiste. Dans la mesure où elle associe la culture objective au masculin
et la culture subjective au féminin, la tragédie de la culture y est présentée
comme la tragédie de la femme. Sur la “tragédie féminine”, cf. les textes
suivants de Simmel : “Culture féminine”, dans Philosophie de l'amour, p. 69-
109 et “Ce qui est relatif et ce qui est absolu dans le problème des sexes”,
dans PM I, p. 69-112. Pour une critique de Simmel, cf. Vromen, S. : “Georg
Simmel et le dilemme culturel des femmes”, p. 7-18 et surtout Oakes, G. :
“Le problème des femmes dans la théorie de la culture”, p. 60-74.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 224

Non seulement les contenus culturels s'amassent et se cristallisent


dans une sorte de royaume culturel hypertrophié et autonome, mais ce
royaume opaque [148] et unifié se décompose à son tour en une
pluralité de “mondes” qui sont irréductibles les uns aux autres et qui
suivent chacun leur propre logique objective et immanente. Dans le
second chapitre de son testament philosophique, chapitre que Simmel
a intitulé “Le tournant vers l'idée” (L, 27-95), il développe une version
vitaliste de la théorie néokantienne de l'autonomisation des sphères de
valeurs 275. Cette théorie de la culture est kantienne, parce qu'elle
repose sur la distinction incertaine entre forme et contenu, et elle est
vitaliste, parce qu'elle oppose la fluiditité de la vie à la fixité aliénante
des formes.
L'idée de base de cette théorie est que le substrat du monde est
constitué d'une multiplicité infinie de contenus qui, à l'instar des
“choses-en-soi” de Kant, existent hors du temps et de l'espace. La
totalité de ces contenus, Simmel l'appelle Weltstoff ou “matière du
monde” (L, 29, 30, 31). En tant que multiplicité de contenus, la matière
du monde peut être synthétisée en une unité par des formes, formes qui,
bien qu'a priori, sont néanmoins historiquement variables (HP, 18-20).
La forme, qui relie systématiquement les contenus dans un réseau de
relations, est donc le principe d'unification de la multiplicité amorphe.
Simmel distingue diverses sortes de formes (par ex. la connaissance,
l'art, la philosophie, la religion, l'éthique...) et, dans la mesure où chaque
forme peut organiser la matière d'une façon différente, il dénie
l'existence d'un critère unique d'unification. Lorsque la totalité des

275 La théorie néokantienne des sphères de valeurs, qui vise à généraliser le


criticisme de Kant par une analyse des principes et des fondements catégoriels
de toutes les sphères culturelles, doit être vue dans le contexte de
l'écroulement de l'idéalisme absolu de Hegel et, plus particulièrement, dans
celui de la décomposition de l'unité du vrai, du bien et du beau. Cf. à ce propos
Dahme, H. J. : “Das 'Abgrenzungsproblem' von Philosophie und
Wissenschaft bei Georg Simmel”, dans Dahme, H. J. et Rammstedt, O. (sous
la dir. de.) : op. cit., p. 206-212 et Schnädelbach, H. : Philosophie in
Deutschland 1831-1933, p. 17-21 et 197-203. Pour une excellente
systématisation de la philosophie de la culture simmelienne, philosophie qui
n'est que l'autre face de sa philosophie de la vie, cf. Weingartner, R. : “Form
and Content in Simmel's Philosophy of Life”, dans Wolff, K. (sous la dir.
de) : Georg Simmel, 1858-1918, p. 33-60 et surtout, du même : Experience
and Culture. The Philosophy of Georg Simmel, chap. 1, p. 15-84.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 225

contenus est saisie et synthétisée de façon systématique par une seule


forme spécifique, par exemple celle du devoir (EM, chap. 1) ou de la
religion (R et IF, 100-109), elle constitue ce que Simmel appelle un
“monde” : “Un monde, au sens plein du mot, est donc un ensemble de
contenus dans lequel, dans la perspective de l'esprit, chaque pièce est
délivrée de son isolement et rassemblée dans un système unifié, dans
une forme qui est [en principe] capable de contenir le connu et
l'inconnu” (L, 27-28).
Les mondes de Simmel peuvent être considérés comme des
langages, chacun étant apte à englober tous les contenus. À l'instar de
Goffman, Simmel estime que les contenus qui sont déjà formés sont
vulnérables à des “(trans)formations” et à des “re(trans)formations”
(keyings) consécutives 276. Ainsi, par exemple, les contenus d'une
œuvre d'art sont susceptibles d'être re(trans)formés à leur tour par une
forme religieuse. Et à l'instar de Schutz, Simmel estime que le monde
réel, le monde pratique de la vie quotidienne que la plupart des hommes
considèrent comme “le monde tout court”, n'est pas le seul monde ; il
ne constitue “qu'un monde parmi d'autres mondes possibles” (R,
11) 277.
[149]
La thèse principale de Simmel est que l'émergence de mondes
autoréférentiels (l'Ausdifferenzierung de Luhmann) s'effectue lorsque
les formes s'émancipent de leurs finalités pratiques. À l'origine, les
formes qui structurent les mondes sont des moyens en vue de la
satisfaction des besoins vitaux. Enracinées dans les nécessités de la vie
pratique, elles sont mises au service de l'autoconservation de l'homme.
Puis, lorsque des hommes éprouvent le besoin de cultiver les formes et
s'appliquent à les structurer de façon systématique, les formes se
détachent de leurs finalités premières et deviennent des fins en soi :
“D'abord, les hommes connaissent pour vivre ; mais ensuite il y a des
hommes qui vivent pour connaître” (L, 55). “En général, nous voyons
pour vivre ; l'artiste, lui, vit pour voir” (L, 63). Dans les traces du
Phaedros de Platon, Simmel qualifie le passage des protoformes aux

276 Cf. Goffman, E. : Frame Analysis. An Essay on the Organization of


Experience.
277 Cf. Schütz, A. : “On Multiple Realities”, dans Collected Papers. Vol. 1 : The
Problem of Social Reality, p. 207-286.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 226

formes de “grand tournant qui fait émerger le royaume de l'idée”. Il le


décrit comme suit : “Les formes ou les fonctions que la vie a fait
émerger, pour son propre bien, de sa propre dynamique, deviennent
autonomes et définitives, par suite de quoi la vie est mise à leur service,
elle y range ses contenus et la réussite de ce rangement vaut comme
l'accomplissement ultime du sens et de la valeur, comme avant
l'insertion de ses formes dans l'économie de la vie” (L, 37).
De la religion à l'art, du droit à la technique et de l'économie à la
politique, dans toutes les “provinces de la vie” (PA, 563) on constate la
même inversion des fins et des moyens, la même “dépragmatisation de
la connaissance” (Schutz), la même “logicité radicale” (Broch) des
sphères socio-culturelles 278. Cette funeste autonomie des fragments de
culture s'exprime dans des maximes telles que “l'art pour l'art”, “les
affaires sont les affaires”, “à la guerre comme à la guerre”, fiat iustitia
pereat mundus, etc. À la différence de Weber, qui insiste dans sa
fameuse “Considération intermédiaire” 279 sur le conflit horizontal
entre les différentes sphères de valeurs autonomes, Simmel met l'accent
sur le conflit vertical qui oppose la vie et les formes.
Précisément parce que la religion, la science, l'art, etc., constituent
des totalités sui generis qui peuvent en principe englober tous les
contenus, Simmel estime que les mondes peuvent très bien coexister
paisiblement l'un à côté de l'autre. Et comme il ne peut y avoir de
recoupement ou de croisement de mondes (L, 29), il ne peut pas y avoir
de mouvement dialectique d'incorporation oppositionnelle entre les
mondes non plus. Chez Simmel, par exemple, il n'y a pas de dialectique
entre la science et la religion. Tous deux coexistent gentiment sans plus
s'exclure et s'opposer que les sons et les couleurs (R, 8) 280.

278 Cf. Schutz, A. et Luckmann, T. : The Structures of the Life-World, vol. 1, p.


303 et Broch, H. : Huguenau oder die Sachlichkeit, dans Die Schlafwandler.
Eine Romantrilogie, passim.
279 Weber, M. : “Zwischenbetrachtung : Theorie der Stufen und Richtungen
religiöser Weltablehnung” (Parenthèse théorique : le refus religieux du
monde, ses orientations et ses degrés), dans Gesammelte Aufsätze zur
Religionssoziologie, vol. I, p. 536-573.
280 Si Simmel estime que les sphères de valeurs, précisément parce qu'elles
constituent des totalités sui generis, ne peuvent pas entrer en conflit les unes
avec les autres, il n'exclut pas les conflits de valeurs à l'intérieur d'un même
monde. Ainsi, par exemple, dans son Introduction à la science de la morale
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 227

[150]
Si Simmel sous-estime le conflit entre les formes, il tend, en
revanche, à surestimer et à dramatiser le conflit qui oppose la vie aux
formes. À la différence de Marx, Simmel n'estime pas que le fétichisme
des marchandises est un problème historiquement déterminé. Pour
Simmel, il ne constitue qu'un cas particulier de la tragédie universelle
de la culture : “La valeur de fétiche que Marx attribue aux objets
économiques à l'ère de la production marchande n'est qu'un cas
particulier, un peu différent, dans ce destin universel de nos contenus
culturels. Ces contenus tombent sous le coup du paradoxe suivant : ils
sont certes créés par des sujets, mais dans le stade intermédiaire de la
forme objective qu'ils prennent au-delà et en deçà de ces instances, ils
évoluent suivant une logique immanente, et deviennent par là même
étrangers à leur origine comme à leur fin” (TC, 206).
En réduisant le fétichisme des marchandises à un cas particulier, en
le déduisant de la loi universelle de l'autonomisation des contenus
culturels, Simmel n'a pas seulement déshistoricisé la théorie du
fétichisme, il l'a en même temps transformée en une théorie
métaphysique. Or, si la tragédie de la culture n'est qu'une reproduction
sur le plan historique du caractère tragique de la vie, si la culture n'est
pas menacée de l'extérieur, mais de l'intérieur, si la réification relève de
la “fatalité universelle” (TC, 208), alors le conflit entre l'âme et les
formes devient proprement insoluble. En généralisant la théorie du
fétichisme, Simmel a en même temps détruit les fondements de toute
critique culturelle (Kulturkritik). Et lorsqu'il réduit la “tragédie de la
société” — en fait la tragédie de l'individu dans la société qui cherche
à le réduire à une fonction fonctionnante dépouillée de toute
individualité — à un cas particulier de la “tragédie de la culture”, il ne
spiritualise pas seulement le concept de société, mais il renforce encore
le fatalisme : “Ce conflit entre le tout, qui exige de ses éléments qu'ils

(EM II, p. 348 sq.), il analyse longuement le conflit des devoirs. Sa thèse à ce
propos est que les devoirs particuliers peuvent très bien coexister
paisiblement. Ils n'entrent en conflit qu'avec l'émergence d'un principe
général qui cherche à les subsumer de façon unitaire. “Ainsi, un idéal
d'harmonie et d'unité formelle de la conduite de vie peut déchaîner les conflits
les plus graves entre les devoirs” (EM II, 351).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 228

se bornent à leur fonction partielle, et la partie, qui veut être elle-même


un tout, ne peut être résolu” (SE, 138).

b) Sociologie de l’aliénation

En fin de compte, Simmel ne peut soutenir que cette double


distorsion — entre l'âme et les formes, d'une part, et entre l'individu et
la société, d'autre part — relève tout simplement de la fatalité cosmique.
S'il veut expliquer quelque peu le phénomène, il est obligé d'introduire
des causes sociologiques, soit en contrebande, comme c'est le cas dans
son essai sur Le concept et la tragédie de la culture, soit explicitement,
comme c'est le cas dans la Philosophie de l'argent. Dans le dernier
chapitre de ce livre, intitulé “Style de vie”, Simmel dérive la
prépondérance que la culture objective a prise sur la culture subjective,
et qui caractérise précisément le style de vie moderne, de la division du
travail et de l'augmentation incessante de la consommation. En dernière
instance, celles-ci sont toutes deux conditionnées et stimulées par
l'économie monétaire. Bien que Simmel tende à confondre l'économie
monétaire et le capitalisme, comme Weber le remarque à juste titre 281,
la similitude entre son analyse et celle de Marx est tout à fait
remarquable. Bien avant Lukács, et sans la moindre connaissance des
Manuscrits économico-philosophiques, [151] qui ne furent pas publiés
avant 1932, Simmel a redécouvert la théorie du travail aliéné du jeune
Marx 282.
La division du travail, la mécanisation de la production, la
salarisation du travailleur et la séparation de celui-ci des moyens de
production sont, selon Simmel, à la base de l'aliénation du travailleur
de son travail et du produit de son travail. Dans les conditions de
production modernes, le travailleur n'objective plus sa personnalité
dans une œuvre organique et unitaire. Son travail est partiel et morcelé ;
il ne produit pas un tout, mais des fragments d'un tout. Le produit

281 Cf. Weber, M. : L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, p. 15, n. 1.


282 Dans son excellent article sur les théories néo-idéalistes de l'aliénation, Arato
suggère que c'est grâce aux analyses du capitalisme de Tönnies que Simmel
a pu reconstituer la théorie de l'aliénation du jeune Marx. Cf. Arato, A. : “The
Neo-Idealist Defense of Subjectivity”, p. 152-155.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 229

manufacturé n'a, à proprement parler, plus de producteur. Il est le


résultat de l'assemblage mécanique et rationnel d'une multiplicité de
travaux partiels dont les travailleurs ignorent la destination. Avec le
“morcellement mécanico-technique du travail”, le proverbe “Nul
tisserand ne sait ce qu'il tisse” vaut plus que jamais. Comme les produits
qu'il usine, le travailleur est une pièce parmi d'autres de l'appareil de
production. Le rapport réciproque entre l'homme et l'objet de son travail
étant altéré, le travailleur se sent aliéné de son travail. “[Il] ne se voit
plus dans son action, qui revêt une forme étrangère à tout psychisme
personnel, il ne la sent plus descendre jusqu'à la racine de son système
de vie global” (PA, 582). En outre, comme le travail est devenu une
marchandise, il apparaît à l'ouvrier comme une chose qu'il ne possède
plus, dont il ne possède plus que l'équivalent monétaire.
“Le travail, dit Simmel à ce propos, est devenu par rapport au
travailleur lui-même une réalité objective, quelque chose que non
seulement il n'est plus, mais encore n'a plus en propre” (PA, 583).
Enfin, la séparation de l'ouvrier de ses moyens de travail, processus qui
relève aussi de la division du travail selon Simmel, finit par entraîner
une “dissociation radicale entre les conditions subjectives et objectives
du travail — dissociation qui n'avait pas de raison d'être
psychologiquement quand les unes et les autres étaient encore réunis
dans une main” (PA, 583). Simmel conclut son analyse de l'aliénation
du travail avec une considération sur la technique et la prépondérance
des moyens sur les fins. La longue citation qui suit est étonnante. Elle
condense et anticipe l'essentiel de la thèse que Horkheimer et Adorno
avanceront bien plus tard, sans jamais se référer explicitement à
Simmel, dans la Dialectique de la raison : “Cette prépondérance des
moyens sur les fins se résume et culmine dans le fait que la périphérie
de la vie, c'est-à-dire les choses qui sont situées en dehors de sa
spiritualité, s'est emparée de son centre. Il est déjà juste de dire que nous
dominons la nature en nous mettant à son service, mais dans le sens
traditionnel ce n'est juste que pour les œuvres extérieures de la vie. Si
nous la considérons dans sa totalité et sa profondeur, la capacité de
disposer de la nature extérieure que la technique nous procure, nous la
payons en devenant prisonniers d'elle et en renonçant à centrer la vie
dans la spiritualité [...] L'affirmation selon laquelle nous dominons la
nature en la servant a comme revers terrible que nous la servons quand
nous dominons. C'est une grande erreur de croire que la [152]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 230

signifiance et la puissance spirituelle de la vie moderne soient passées


de la forme de l'individu à celle des masses ; elles sont bien plutôt
passées dans la forme des choses. [...] La 'révolte des esclaves' qui
menace de détrôner l'individu fort, dans sa souveraineté et son caractère
normateur, n'est pas la révolte des masses, mais des choses. De même
que nous sommes devenus d'un côté les esclaves du processus de
production, de même sommes-nous, de l'autre côté, ceux des produits”
(PA, 620-621).
Le rapport aliéné de l'homme et de la chose n'est pas seulement
observable dans la sphère de la production, il se manifeste également
dans la sphère de la consommation. Avec la production de masse, la
“coloration subjective du produit” a disparu. Les produits de
consommation sont standardisés, neutres et impersonnels. Ils ne
touchent plus l'âme de l'homme. De même, la relation personnelle qui
reliait autrefois le producteur et le consommateur a nécessairement dû
se briser lorsque la croissance de la division du travail est venue
intercaler “tant et tant d'intermédiaires” entre eux. Dans la société
animée par l'argent, “l'abîme toujours plus béant entre la culture des
choses et la culture des hommes” (IF, 92), qui caractérise la modernité,
descend jusque dans l'intimité de la vie quotidienne.
Simmel discerne trois raisons à cela : d'abord, la simple pluralité des
objets largués sur le marché rend difficile le rapport quasi personnel
aux objets. Le fait s'exprime dans les plaintes des ménagères :
l'entretien exige d'elles un “service fétichiste”. Ensuite, la
différenciation dans l'ordre de la succession, les vagues modieuses qui
se relaient et les vogues qui s'entrecroisent, conduisent au même
résultat que la différenciation dans l'ordre de la contiguité. Enfin, la
multiplication des styles, avec leurs syntaxes bien à eux, accentue
encore la dissociation des êtres et des choses et le sentiment d'aliénation
face aux choses.
Pour en finir, Simmel imagine que la division du travail et le système
monétaire qui l'incite, mènent l'évolution vers une situation dans
laquelle “la teneur concrète de l'existence devienne encore plus chosale
et impersonnelle, pour que se personnalise toujours davantage le reste
non réifiable de celle-ci” (PA, 602).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 231

5. Conclusion

Retour à la table des matières

Simmel fut avant tout un métaphysicien du social. Reconnu comme


père fondateur de la discipline, mais néanmoins éjecté du panthéon de
la “trinité sociologique”, la lecture de son œuvre peut nous apporter des
principes métathéoriques importants pour la construction d’une théorie
sociologique, à condition toutefois qu’on ne se borne pas à le considérer
comme un sociologue de salon, divaguant de façon brillante et
vaguement “postiste” sur les trivialités de la vie quotidienne. Pour bien
comprendre son œuvre, il est essentiel de voir que celle-ci représente
une version sociologique vitaliste, [153] nietzschéo-bergsonnienne
pour tout dire, du néokantisme. À la différence d’un marxisme
hégélianisé, toujours enclin à hypostasier son propre point de vue et à
tomber dans le piège de la chosification méthodologique, elle prend
l’analytique criticiste de l’entendement très au sérieux en menant
l’investigation des conditions de possibilité de la connaissance de
l’objet et de l’objet de la connaissance.
De toutes les idées simmeliennes, celle du pluralisme
méthodologique, qui transforme très kantiennement les principes
premiers (par ex. le matérialisme et l’idéalisme, l’individualisme et le
holisme) en principes régulatifs, me semble la plus fructueuse, car elle
permet de fonder une approche véritablement multidimensionnelle du
social. Une telle approche ne réduit pas d’emblée l’action à la seule
dimension instrumentale et stratégique ; elle prend également en
compte ses dimensions expressivistes, affectives et
communicationnelles. Dans le sillage de Marx et anticipant Weber,
Simmel nous a montré que la réification peut être conçue de façon
métathéorique comme une réduction instrumentaliste du concept
d’action et que cette réduction est inséparable d’un concept matérialiste
de la structure sociale. En outre, et il s’agit là d’une avance décisive par
rapport à Marx, il nous a offert les rudiments d’une sociologie
compréhensive de l’action. Même si celle-ci ne sera pleinement
développée que par la suite par Max Weber, Simmel permet déjà de
prendre des distances par rapport aux versions utilitaristes d’une
sociologie compréhensive qui réduit l’histoire, à un simple “spectacle
de marionnettes”. Contre les interprétations nominalistes, il faut
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 232

également insister sur le fait que Simmel n’est pas un adepte de


l’individualisme méthodologique, mais qu’il défend et développe plutôt
la position de ce qu’on pourrait appeler l’interactionnisme
méthodologique. Dans cette perspective, où l’interaction prend la place
que Marx accordait à la praxis, la synthèse sociale peut aussi bien être
effectuée à partir de la société qu’à partir de l’individu, car tous deux
se constituent réciproquement dans et par l’interaction.
Cependant, si le criticisme kantien de Simmel offre des percées
importantes sur le plan méthodologique, sa vision dialectique de la
modernité, si pleine d’intuitions et originale soit-elle, me semble moins
prometteuse que celle de Marx. Autant Simmel est critique au sens de
Kant, autant il l’est peu au sens de Marx. Non seulement il ne développe
pas une conception rigoureuse de la structure sociale, conçue par Marx,
comme on l’a vu, comme une structure matérielle de relations internes,
mais, à l’instar de Hegel, il présente la réification des structures sociales
et l’aliénation de l’homme comme si elles relevaient de la fatalité
universelle. En effet, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que pour
Simmel la tragédie de la culture ne représente qu’une instanciation
particulière du conflit proprement métaphysique qui oppose les formes
à la vie. Or, si l’opposition entre le sujet et l’objet n’est pas
historiquement déterminée, comme c’est le cas chez Marx, si elle
résulte de forces cosmiques et relève effectivement de la fatalité, alors
le conflit entre l’âme et les formes et entre l’individu et la société
devient proprement insoluble. Si Simmel a bien vu que [154] dans la
modernité toutes les formes socio-culturelles s’autonomisent et suivent
leur propre logique, ce qui met sérieusement en question les (sur-
)déterminations marxistes des “dernières instances”, il n’en reste pas
moins qu’en enracinant la réification dans les profondeurs irrationnelles
de la vie, son diagnostic de la modernité perd une bonne partie de sa
pointe critique. À la fin, et malgré toutes ses contributions à une
sociologie critique de la modernité, on peut craindre que Simmel ne soit
tombé sous le charme des sirènes irrationalistes. Reste à voir si Max
Weber va réussir à nous désenchanter...
[155]

MAX WEBER, 1864-1920


F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 233

Né à Erfurt en 1864, Max Weber grandit dans l’Allemagne bismarckienne.


La tension entre le style de vie de son père, un hédoniste libéral qui fut député,
d’abord à la chambre prussienne, puis au Reichstag, et sa mère, une femme
cultivée et vouée au calvinisme, a fortement marqué le jeune Max. Dans le
salon de ses parents, il rencontre très tôt des intellectuels éminents, tels les
historiens Treitschke, Sybel, Dilthey et Mommsen. Il poursuit des études
juridiques, d’abord à Heidelberg, puis à Berlin, mais s’intéresse également à
l’économie politique (il suit les cours de Knies, von Geist et Goldschmitt), à
l’histoire et à la philosophie (il suit les cours du néokantien Kuno Fischer). En
1889, il soutient une thèse de doctorat sur l’histoire des sociétés commerciales
du Moyen Âge (Zur Geschichte der Handelsgesellschaften im Mittelalter). En
1891, il termine sa thèse d’habilitation sur l’histoire agraire romaine (Die
römische Agrargeschichte in ihrer Bedeutung für das Staats- und Privatrecht).
Après avoir travaillé quelque temps comme avocat au tribunal de Berlin, il
devient professeur de droit commercial à l’université de Berlin, mais dès 1894
il enseigne l’économie à celle de Fribourg, où il délivre une lecture inaugurale,
teintée de nationalisme, sur l’État et la politique économique, puis en 1896 à
celle de Heidelberg.
Comme de nombreux universitaires préoccupés par la question sociale, il
adhère en 1888 à la Verein für Sozialpolitik qui lui confie une enquête sur la
situation des travailleurs ruraux en Allemagne orientale (Die Lage der
Landarbeiter im ostelbischen Deutschland).
En 1893, il se marie avec Marianne Schnitger, une des premières féministes
en Allemagne. Active dans les milieux intellectuels, elle écrira d’ailleurs une
biographie importante, mais contestée de son mari. En 1897, une maladie
nerveuse oblige Max Weber à interrompre ses travaux. Il cesse son
enseignement. Pendant plusieurs années, il est incapable de travailler. Puis, en
1903, ses forces intellectuelles lui reviennent. Avec Werner Sombart et Edgard
Jaffé, il fonde en 1904 la célèbre revue Archiv für Sozialwissenschaft und
Sozialpolitik. Il y publie, entre autres, une première version de L’éthique
protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905) et des articles
d’épistémologie, dont le fameux manifeste méthodologique sur l’objectivité de
la connaissance dans les sciences et la politique sociale (1904). Grâce à un
héritage important (1907), il peut enfin poursuivre paisiblement ses travaux
scientifiques et recevoir dans son salon les intellectuels de l’époque (entre
autres : Simmel, Michels, Sombart, Lask, Windelband, Rickert, Gundolf,
Jaspers, Bloch et Lukács). En 1914, la guerre éclate et, en accord avec ses
convictions nationalistes, Weber rejoint volontairement le service. La
délégation qui vient à Versailles traiter de la paix le prend comme conseiller.
En 1919, il accepte la chaire de sociologie à l’université de Munich.
[156]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 234

Sans vouloir trop m'engager dans les débats spécialisés concernant la


chronologie des écrits de Weber, je crois que son développement intellectuel
peut être caractérisé comme suit : au départ, son intérêt porte principalement
sur la nature et les caractéristiques du capitalisme ancien (Die römische
Agrargeschichte, 1891 ; Agrarverhältnisse im Altertum, 1897). Puis, Weber a
découvert l'importance des effets de la mentalité antitraditionnaliste dans le
développement du rationalisme occidental (Die Verhältnisse der Landarbeiter
im Ost-Elbischen Deutschland, 1892 ; Die protestantische Ethik und der Geist
des Kapitalismus, 1905, suivi de deux répliques aux critiques en 1910 et d’une
révision en 1920). À partir de là, il a développé, à la fin de L'éthique
protestante, un programme de recherche portant, d'une part, sur l'importance
que revêt l'éthique protestante pour la modernisation de la société, et, d'autre
part, il a entamé des recherches sur les préconditions nécessaires à l'essor du
rationalisme occidental. En travaillant à Économie et société (1914-1920),
Weber a progressivement transformé et élargi ce programme de recherche. Il a
continué ses recherches sur les conséquences sociales et économiques de
l'éthique protestante pour la modernisation, mais par ailleurs, il a mis en
évidence d'autres préconditions du développement du capitalisme et de la
rationalisation formelle (cf. les chapitres consacrés à la domination et à la
bureaucratie, à la ville et au droit). En même temps, Weber travaillait à ses
études comparatives des grandes religions (Konfuzianismus und Taoismus,
Hinduismus und Buddhismus, Das antike Judentum), ce qui lui a, enfin, permis
de formuler une théorie substantielle de la rationalisation (Cf. “Introduction”
aux Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, “Introduction” à Die
Wirtschaftsethik und die Weltreligionen et la “Zwischenbetrachtung”). L'étude
sur le christianisme, qui devait contenir la synthèse de toutes ses études, il n'a
malheureusement pas pu l'accomplir. Le 14 juin 1920, on le trouve sur son lit,
mort d’une pneumonie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 235

[157]

Une histoire critique de la sociologie allemande.


Aliénation et réification.
Tome I : Marx, Simmel, Weber, Lukács.
PREMIÈRE PARTIE

3
MAX WEBER 283

La rationalité formelle et le capitalisme


en Occident. Analyse de la genèse
et de la structure de la réification

283 Les abréviations suivantes ont été utilisées : WL : Gesammelte Aufsätze zur
Wissenschaftslehre ; GARS : Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie,
vol. I ; GARS II : Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, vol. II ;
GASS : Gesammelte Aufsätze zur Soziologie und Sozialpolitik ; TS : Essais
sur la théorie de la science ; AP : “Avant-propos” dans L'éthique protestante
et l'esprit du capitalisme, p. 11-30 ; EP :L'éthique protestante et l'esprit du
capitalisme ; PE : Die protestantische Ethik II. Kritiken und Antikritiken ;
ES : Economie et société, tome I ; ES II : Economy and Society, tome II ;
SD : Sociologie du droit. ; SP : Le savant et le politique ; GEH : General
Economic History ; PH : Max Weber. Critical Assessments (sous la direction
de Peter Hamilton), 8 volumes.
Les commentaires les plus importants de l’œuvre de Max Weber ont été
rassemblés dans ces huit tomes qu’il faut bien considérer comme une véritable
summa interpretativa. Cet ouvrage est divisé en deux volumes comptant
chacun quatre livres. De là la notation : PH I. 1, 2, 3, 4 et PH II. 1, 2, 3, 4.
Passant d’une somme à l’autre, j’en profite pour mentionner que la maison
d’édition Mohr de Tübingen est en train de publier une édition critique des
œuvres complètes de Weber. La Max Weber Gesamtausgabe devrait contenir,
une fois qu’elle sera entièrement disponible, 33 volumes, dont 23 consacrés
aux œuvres et discours publiés de son vivant, 8 aux lettres et le reste aux
manuscrits de ses cours. Cf. Baier, H. (sous la dir. de), : Propekt der Max
Weber Gesamtausgabe.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 236

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Il n'est pas certain que Max Weber (1864-1920) soit “le plus grand
philosophe” du vingtième siècle, comme semble le penser Jaspers 284,
mais il est, sans aucun doute, notre plus grand sociologue
contemporain. Par son érudition presque monstrueuse, par l'ampleur et
la profondeur de ses recherches socio-historiques et comparatives des
civilisations, par la rigueur de la méthode et l'acuité de la philosophie
qui l'inspire, son œuvre s'impose comme modèle d'une sociologie qui
est à la fois historique, systématique et critique 285. De Parsons jusqu'à
Habermas, les grands interprètes de Weber ne s'y sont pas trompés 286.
Weber est plus qu'un classique de la sociologie ; de nos jours on ne
[158] peut pas être sociologue sans être, d'une façon ou d'une autre,
wébérien 287. Ses études sur la religion et la naissance du capitalisme,
sa théorie de la stratification sociale et de la neutralité axiologique, son

284 Cf. Jaspers, K. : Max Weber. Politiker, Forscher, Philosoph.


285 Malgré toute son insistance sur la “neutralité axiologique”, Weber avance une
critique radicale de la modernité. Cette critique est, cependant, purement
négative. À l'instar des chemins de Heidegger, elle ne mène nulle part. À la
différence de Marx, Weber offre un diagnostic de la modernité, pas une
thérapie.
286 Dans les deux cas, l'interprétation de Weber est quelque peu tronquée. Si
Parsons exagère l'importance des facteurs normatifs chez Weber, par suite de
quoi les éléments marxistes sont oblitérés, Habermas insiste à tel point sur le
côté rationaliste et évolutionniste de Weber que l'élément nietzschéen s'en
trouve effacé. Pour une critique de l'interprétation de Parsons, cf. Cohen, J.,
Hazelrigg, E. et Pope, W. : “De-Parsonizing Weber : A Critique of Parsons'
Interpretation of Weber's Sociology”, dans PH II. 2, p. 111-127. Une critique
de l'interprétation de Habermas serait à envisager.
287 “D'une façon ou d'une autre”, car l'œuvre de Weber a été soumise à des
interprétations tellement diverses que chaque sociologue, de quelque bord
qu'il soit, peut y trouver son compte. Ainsi, Parsons s'est appuyé sur Weber,
d'abord pour développer sa théorie volontariste de l'action, ensuite pour
élaborer sa synthèse fonctionnaliste ; en développant sa thèse de la connexion
du puritanisme et de la science, Merton a présenté un Weber idéaliste ;
Schluchter et Habermas ont transformé Weber en un penseur néo-
évolutionniste de la rationalisation universelle ; Collins, Rex, Gerth et Mills
ont fait de Weber un fondateur de la théorie des conflits ; en insistant sur la
méthode compréhensive, Schütz a fait de Weber le précurseur de la sociologie
phénoménologique ; Boudon et Popper considèrent Weber comme le père de
l'individualisme méthodologique ; etc.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 237

analyse de la bureaucratie et du charisme, sa typologie de l'action et de


la domination, sa distinction entre l'éthique de la conviction et celle de
la responsabilité, la notion d'idéaltype et la méthode compréhensive —
tout cela fait désormais parti du “bagage” de connaissances obligé du
sociologue.

1. Introduction :
de la typologie du rationalisme
à la cage d'acier

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Dans de telles circonstances, il n'est plus nécessaire d'introduire la


personne et la pensée de Weber 288. Je prends donc le parti d'aller droit
au cœur de sa pensée. Selon l'opinio communis doctorum — de
Abramowski à Zingerle —, la rationalité constitue l'idée maîtresse de
l'œuvre monumentale de Weber 289. C'est elle qui permet d'unifier,
thématiquement sinon systématiquement, le vaste corpus d'études

288 Sur la vie de Weber, cf. la biographie écrite par sa femme Marianne Weber :
Max Weber : Ein Lebensbild. En se basant sur les révélations de son épouse
concernant le complexe d’Œdipe de Max Weber et son impuissance sexuelle,
Mitzman a présenté une interprétation psychanalytique de l'œuvre de Weber.
Cf. Mitzman, A. : The Iron Cage. Pour une introduction générale à l'œuvre de
Weber : cf. Gerth, H. et Mills, C. : From Max Weber, p. 3-74 ; Bendix, R. :
Max Weber : An Intellectual Portrait ; Giddens, A. : Capitalism and Modern
Social Theory, p. 119-184 ; Aron, R. : Les étapes de la pensée sociologique,
p. 497-583 ; Freund, J. : Sociologie de Max Weber ; et Vincent, J. : Fétichisme
et société, p. 111-216.
289 Après les Allemands Landshut, Freyer et Löwith, l'Américain Bendix a fait
ressortir l'importance de la rationalité en tant que thème unificateur de la
pensée wébérienne. Cf. Bendix, R. : Max Weber : An intellectual portrait
(1960) et, de façon plus condensée, du même : “Max Weber et la sociologie
contemporaine”, p. 9-22. La renaissance actuelle des études wébériennes,
centrées sur le thème de la rationalité, dont l'interprétation de Habermas
représente le sommet, est en bonne part due à deux articles influents de
Nelson et Tenbruck. Cf. Nelson, B. : “Max Weber's 'Author's Introduction'
(1920) : A Master Clue to his Main Aims”, dans PH I. 1, p. 216-231 et surtout
Tenbruck, F. : “The Problem of Thematic Unity in the Work of Max Weber”,
dans PH I. 1, p. 232-263.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 238

empiriques apparemment disparates qu'il a consacrées à la religion, le


droit, la domination et l'économie, ainsi que ses investigations
méthodologiques, ses écrits politiques et ses réflexions éthico-morales.
Or, la notion de rationalité est loin d'être univoque. Weber lui-même
nous l'a d'ailleurs rappelé à plusieurs reprises : “La rationalité est un
concept historique qui renferme tout un monde d'oppositions. [...] La
vie peut être rationalisée conformément à des points de vue finals
extrêmement divers et suivant des directions extrêmement différentes.
[...] À vrai dire, il faudrait placer en épigraphe à toute étude sur la
rationalité ce principe très simple mais souvent oublié” (EP, 81-82).
Bien que le thème de la rationalité soit au centre de la pensée
wébérienne, Weber lui-même n'a pas développé une théorie
systématique de la rationalité et de la rationalisation en tant que telles.
Le problème de la “simplicité [159] apparente” et de la “complexité”
du concept de rationalité (EP, 51, n. 8) reste donc entier, et cela d'autant
plus que Weber n'emploie pas toujours le concept de façon uniforme —
loin de là. Ainsi, dans une analyse sémantique de l'adjectif “rationnel”
dans L'éthique protestante, Brubaker a dégagé seize significations
différentes ; dans un même esprit, Weiss a mis au jour au moins onze
significations distinctes de la notion de “rationalisation”290. Dans de
telles circonstances de surcharge, pour ne pas dire de débauche
sémantique, une décomposition analytique des diverses significations
que le concept de rationalité peut revêtir chez Weber s'impose.

290 Cf. Brubaker, R. : The Limits of Rationality, p. 2 et Weiss, J. : “Rationalität als


Kommunikabilität”, dans Sprondel, W. et Seyfarth, C. (sous la dir. de) : Max
Weber und die Rationalisierung sozialen Handelns, p. 47-48.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 239

1.1. Rationalité subjective et objective

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Après analyse 291, il m'est apparu qu'il importe de distinguer la


“rationalité subjective” (I) de la “rationalité objective” (II). Alors que
la première désigne une qualité des processus mentaux subjectifs, la
seconde est une qualité des institutions et des organisations supra-
subjectives ou, pour le dire en termes simmeliens, elle est une
caractéristique de la “culture objective”. Étant donné que Weber
accepte le principe du verum factum 292 — c'est-à-dire le principe des
sciences de l'esprit d'après lequel la société et la culture sont le produit
ou l'œuvre de l'homme et peuvent donc être comprises comme telles, à
la façon d'un “quasi-texte” 293 — on peut considérer le passage de la
raison subjective à la raison objective en termes de l'objectivation de la
première. Dans cette optique, la raison objective apparaît comme une
cristallisation suprasubjective ou, pour le dire de façon plus technique,
comme un effet d'émergence résultant de l'agrégation des processus de
raisonnement subjectif 294.

291 Les discussions de la rationalité sont fragmentées et dispersées à travers


l'œuvre de Weber. Cf. GARS, p. 265-267, 537, 541, 544, 564 ; INTRO, p. 22-
24 ; EP, p. 81-82 ; E & S I, p. 22-23, 28, 87, 451, 473 ; SD, p. 42-43. Pour
systématiser le concept wébérien de rationalité, je me suis appuyé sur les
textes suivants (en ordre croissant d'utilité) : Swidler, A. : “The Concept of
Rationality in the Work of Max Weber”, p. 35-42 ; Eisen, A. : “The Meanings
and Confusions of Weberian 'Rationality'”, p. 57-67 ; Schluchter, W. : “The
Paradox of Rationalization : On the Relation of Ethics and the World”, dans
Roth, G. et Schluchter, W. : Max Weber's Vision of History, p. 11-64 ;
Habermas, J. : Théorie de l'agir communicationnel, t I, p. 182-193 ; Kalberg,
S. : “Max Weber's Types of Rationality”, p. 1145-1179 et Levine, D. : The
Flight from Ambiguity, p. 142-178 et 199-215.
292 Verum et factum convertentur (Ce qui est vrai et ce que l'on fait sont
convertibles). Cf. à ce propos Raynaud, P. : Max Weber et les dilemmes de la
raison moderne, p. 79-91 et 119-121.
293 “L'action humaine est à bien des égards un quasi-texte. Elle est extériorisée
d'une manière comparable à la fixation caractéristique de l'écriture.” Cf.
Ricœur, P. : Du texte à l'action, p. 175.
294 Sous l'influence de Luhmann, Habermas critiquera cette conception
wébérienne de la rationalité. Dans l'optique systémique, la rationalité
objective ne peut pas être considérée comme une rationalité subjective en
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 240

Pour bien mettre en relief l'objectivation de la raison subjective dans


la raison objective, je ne parlerai désormais plus de “rationalité
objective”, mais de “rationalité objectivée”. Cette substitution est plus
qu'un jeu de langage. Dans un premier temps, elle me permettra
d'établir une typologie formelle des correspondances systématiques
existant entre les diverses formes de rationalité subjective et de
rationalité objective, correspondances qui forment la structure [160]
architectonique de ma tentative pour reconstruire systématiquement la
notion complexe de la rationalité. Puis, dans un second temps, je
concentrerai l'analyse sur une forme spécifique de la rationalité
objectivée, à savoir la rationalisation formelle, et je montrerai qu'il est
possible de l'identifier à la réification. Enfin, dans un troisième temps,
je présenterai une analyse métathéorique du renversement historique de
la rationalisation en réification.

1.2. Typologie formelle du rationalisme

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Le tableau suivant résume le cadre formel de ma tentative pour


reconstruire la notion complexe de la rationalité :

grand format. Elle doit être considérée comme un type de rationalité


proprement systémique. Cf. Luhmann, N. : “Zweck-Herrschaft-System :
Grundbegriffe und Prämissen Max Webers”, dans Politische Planung, p. 90
sq. et infra, chap. X.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 241

RATIONALITÉ SUBJECTIVE (I) RATIONALITÉ OBJECTIVÉE (II)

Action rationnelle en finalité (s.s.) Rationalité instrumentale-technique

Compréhension rationnelle Rationalité théorique

Action rationnelle en valeur Rationalité matérielle

Action rationnelle en finalité (s.s./s.l.) Rationalité formelle

I) La rationalité subjective. Weber examine la rationalité subjective


dans deux contextes d'analyse différents : d'abord, dans celui de la
compréhension (a) ; ensuite, dans celui des types de l'activité sociale
(b).
(a) Dans le contexte de l'analyse de la compréhension (Verstehen),
Weber oppose la “compréhension rationnelle” à la “compréhension
empathique”. La compréhension rationnelle implique la saisie
intellectuelle, non émotionnelle de la cohérence des éléments d'action
dans la situation d'action. Elle est la plus complète et précise dans le cas
où l'acteur raisonne mathématiquement ou selon les règles de la logique
formelle, ou encore selon les règles de la logique économique : “Nous
comprenons de façon absolument univoque, dit Weber, ce que veut dire
significativement l'acte de celui qui, par la pensée ou au cours d'une
démonstration, utilise la proposition 2x2=4 ou bien le théorème de
Pythagore, ou encore qui effectue 'correctement' — d'après nos
habitudes de penser — un raisonnement logique. Il en est de même
quand, au cours de son activité, il tire à partir de 'faits d'expérience' qui
nous semblent 'connus' et de fins données les conséquences qui, eu
égard aux moyens employés, en résultent de façon univoque” (ES, 5 ).
(b) Dans le second contexte, Weber distingue quatre types d'activité
sociale — c'est-à-dire d'actions orientées significativement “d'après le
comportement passé, présent ou attendu éventuellement d'autrui” (ES,
19). De ces quatre types d'action sociale, deux sont rationnelles :
l'action rationnelle [161] en finalité (Zweckrational) et l'action
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 242

rationnelle en valeur (Wertrational), et deux ne le sont pas : le


comportement traditionnel et le comportement affectuel 295.
Le concept d'action rationnelle en finalité peut être défini de façon
large (s.l.) ou de façon restreinte (s.s.), selon qu'il inclut une référence
aux valeurs ou non 296. Dans le premier cas, les valeurs informent le
choix des buts à atteindre ; dans le second cas, en revanche, les fins sont
déterminées par des intérêts matériels, tout l'effort de l'acteur se
concentrant sur les moyens à mettre en œuvre pour réaliser ces intérêts.
La différence entre le concept large et le concept restreint de l'action
rationnelle en finalité est capitale, car si la référence aux valeurs qui
informent la détermination des buts disparaît, l'action rationnelle par
rapport à une fin devient identique à l'action instrumentale ou
stratégique. La référence aux valeurs est ce qui fait toute la différence
entre l'action intéressée du capitaliste, vulgairement utilitariste, et
l'action de l'entrepreneur puritain, qui, elle, est à la fois utilitariste et
normative. En poussant quelque peu le trait, on pourrait dire que le
puritain qui agit rationnellement par rapport à une fin suit les maximes

295 En reléguant le comportement affectif à l'irrationnel, Weber exclut a priori la


possibilité d'une théorie de l'action affectuelle qui ne sombre pas dans le
postmodernisme. J'estime que c’est une erreur. Si l'on veut développer une
théorie systématique de l'agir affectuel, c'est-à-dire une théorie qui cherche à
répondre à la question : comment la société est-elle possible ? en considérant
le rôle et la fonction que les émotions remplissent dans la coordination des
actions sociales, il faut récuser l'a priori de l'irrationalité des émotions. Les
émotions ont un fond rationnel. C'est ce que j’essaierai de démontrer dans une
étude prochaine qui, partant de la reconnaissance sympathique de l'autre,
devrait déboucher sur une éthique de la solidarité universelle.
296 Cf. à ce propos Alexander, J. : Theoretical Logic in Sociology. Vol. 3 : The
Classical Attempt at Theoretical Synthesis : Max Weber, p. 26-29 et 124-125.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 243

de “l'éthique de la responsabilité” 297, tandis que le capitaliste ne suit


aucune maxime éthique du tout 298.
À la différence de l'individu qui se comporte de façon affectuelle ou
traditionnelle, l'individu qui agit de façon rationnelle en finalité
(Zweckrational), que se soit au sens large ou au sens restreint du mot,
n'opère “ni par expression des affects (et surtout pas émotionnellement)
ni par tradition” (ES, 23). Il agit de façon rationnelle, au sens large du
mot, s'il fixe ses buts sur la base des valeurs ultimes auxquelles il adhère
et qui structurent sa vie, et s'il s'efforce, en outre, de réaliser ses buts en
planifiant de façon réfléchie et calculée les moyens nécessaires pour
atteindre ses buts pratiques. En revanche, celui qui agit de façon
rationnelle en finalité, au sens restreint du mot, n'est lié par aucune
valeur finale. Ses fins ne sont pas informées par des valeurs, mais [162]
dictées par des intérêts, au sens vulgaire du mot. Le choix technique des
moyens lui importe plus que le choix pratique des fins. Il dispose les
fins concurrentes en un ordre hiérarchique selon le “principe du
marginalisme” (ES, 23), choisit ses fins sur la base de ses intérêts
matériels, calcule de façon réfléchie les coûts qu'implique la réalisation
des buts posés, prévoit les conséquences manifestes et latentes de son
action, et fait constamment le bilan des coûts et des bénéfices. Agit
donc de façon rationnelle en finalité, au sens restreint du mot, celui qui

297 Avec la catégorie de “l'éthique de la responsabilité”, Weber essaie d'intégrer


la Wertrationalität et la Zweckrationalität. Telle qu'elle est comprise par
Weber, l'éthique de la responsabilité requiert que les fins — qui s'opposent
éternellement — soient déterminées de façon rationnelle en valeur et
poursuivies avec des moyens sélectionnés de façon rationnelle en finalité. Si
l'éthique de la responsabilité est comprise en ce sens, elle se rapproche de ce
que Habermas appelle la “rationalité pratique en son entier” (Habermas, J. :
op. cit., t. I, p. 187), mais non au point de s'y confondre, car à la différence de
Habermas, Weber défend une position éthique qui est rigoureusement
relativiste, ou comme le dit Habermas, en reprenant un terme de Carl Schmitt,
rigoureusement décisionniste.
298 Celui qui agit rationnellement par rapport à une fin, sensu stricto, ne se soucie
pas d'agir conformément à des impératifs moraux. À vrai dire, il agit sans
égards pour les personnes. En termes kantiens, on pourrait dire que son
impératif n'est pas “catégorique”, mais “hypothétique” : “Celui qui veut la
fin, pour autant que la raison a une influence décisive sur son action, veut
également les moyens indispensables et nécessaires qui sont dans son
pouvoir”. Cf. Kant, I. : Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 84 sq.
et Critique de la raison pratique, p. 37 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 244

exploite “les expectations du comportement des objets du monde


extérieur ou de celui d'autres hommes [...] comme 'moyens' pour
parvenir rationnellement aux fins propres, mûrement réfléchies, qu'il
veut atteindre” (ES, 22).
En revanche, l'individu qui agit de façon rationnelle en valeur
(Wertrational) ne se soucie pas des conséquences prévisibles de ses
actes. Il se met au service exclusif d'une valeur ou d'une cause d'ordre
religieux, politique ou autre, avec le sentiment que le devoir s'impose
inconditionnellement et personnellement à lui. Le cas paradigmatique
de l'agir rationnel en valeur est la praxis pietas du dévot ou du religieux
de cœur qui, motivé par la ferveur de sa foi, suit les préceptes
théologiques et met, sa vie au service de Dieu. Ainsi, “le chrétien fait
son devoir et, en ce qui concerne le résultat, il s'en remet à Dieu” (SP,
172).

II) La rationalité objectivée. La rationalité objectivée se présente,


d'après Weber, “de façon hautement diversifiée dans les diverses
sphères de la vie [et] dans toutes les civilisations” (AP, 23). Weber a
longuement analysé les phénomènes de rationalisation dans divers
ordres institutionnels, notamment dans les organisations économiques
et militaires, dans les ordres politiques et dans les systèmes juridiques,
dans les domaines de la stratification sociale et de l'éducation, dans la
religion et dans l'éthique, ainsi que dans la science, l'art, la musique et
la vie érotique. Dans son œuvre, on peut globalement distinguer les
quatre types de rationalité objectivée suivants — types qui
correspondent à autant d'objectivations des divers types de rationalité
subjective : a) la rationalité instrumentale (ou technique), b) la
rationalité théorique (ou conceptuelle), c) la rationalité matérielle (ou
réelle) et, enfin, d) la rationalité formelle 299.

299 Avec un minimum de bonne volonté, on retrouve ces quatre types de


rationalité objectivée dans “L'introduction à l'éthique économique des
religions universelles”, en particulier là où Weber dissèque la notion de
rationalisme : “La notion de 'rationalisme', dit-il, peut revêtir des
significations différentes [...] [Elle peut désigner] 1) une maîtrise théorique
croissante de la réalité par des concepts abstraits qui sont de plus en plus
précis [rationalité théorique] [...] 2) la réalisation d'un but pratique donné par
le calcul de plus en plus précis des moyens adéquats [rationalité
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 245

a) La rationalité instrumentale-technique a trait à la manipulation,


au contrôle et à la maîtrise consciente et pratique de l'environnement en
vue d'atteindre des buts et de satisfaire des besoins purement
pragmatiques. Elle peut être considérée comme l'objectivation de l'agir
rationnel en vue d'une fin (s.s.) ou, mieux encore, pour éviter la
confusion avec l'agir rationnel en vue [163] d'une fin (s.s./s.l.) propre à
l'Occident, de l'agir téléologique en tant que tel. Dans la mesure où “le
précepte pratique du rendement 'optimum', c'est-à-dire du résultat
relativement le plus grand avec les moyens les plus économiques
possible” (ES, 351), est universel, la rationalité instrumentale, qui
implique une technique subjectivement rationnelle et, partant, le calcul
des moyens, l'est également selon Weber.
b) La rationalité théorético-conceptuelle a trait à la maîtrise
théorique de la réalité par la systématisation, la clarification,
l'intégration et la généralisation des concepts abstraits. Ce “rationalisme
intellectuel” (GARS, 254) est avant tout exposé à “l'impératif de la
cohérence” (GARS, 537). Selon Weber, cette forme de rationalité est
typiquement le produit des couches intellectuelles — des intellectuels
religieux dans le cas de la rationalisation des images du monde, des
intellectuels séculiers dans le cas de la rationalisation du droit ou de la
philosophie. Nous verrons plus loin que la rationalisation des images
du monde joue un rôle primordial dans l'analyse de la socio-genèse de
la modernité.
c) La rationalité matérielle ou réelle est cette forme de rationalité
objectivée qui, en s'inspirant de “postulats appréciatifs”, qu'ils soient
“éthiques, politiques, utilitaires, hédonistiques, de classe ou égalitaires”
(ES, 87), oriente les actions dans les diverses sphères de vie et qui, à la
limite, peut les organiser dans une conduite de vie méthodique et
rationnelle. Pour autant que la rationalité matérielle ne se fonde pas sur
de simples considérations techniques, mais sur des “postulats éthiques
ou autres impératifs absolus” (ES, 104), elle est susceptible de
déterminer “dans quelle direction” (AP, 24) la vie est rationalisée. Or,
il est important de rappeler à ce propos qu'il y a une infinité de postulats
de valeur et que, selon Weber, ceux-ci ne peuvent pas être fondés en

instrumentale-technique] [...] 3) rationnel dans le sens de croyance en un


canon valide [rationalité matérielle] [...] 4) rationnel signifie : organisé selon
un plan (Planmäßigkeit) [rationalité formelle]” (GARS, 265-267).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 246

raison. Il en résulte que ce qui apparaît rationnel d'un point de vue peut
très bien être considéré comme irrationnel d'un autre point de vue.
Ainsi, par exemple, Weber note que “pour l'homme irréligieux, vivre
de façon religieuse est irrationnel ; pour l'hédoniste, l'ascétisme est
irrationnel” (EP, 51, n. 8).
d) La rationalité formelle — formelle, parce que la formalisation a
trait à l'organisation systématique des moyens et non pas des fins
matérielles — repose sur la calculabilité maximale des moyens et des
procédures, ainsi que sur la prévisibilité maximale des règles abstraites
et des activités déterminées dans une sphère particulière d'action 300.
L'objectivité, l'impersonnalité, l'indifférence éthique et la discipline
sont les caractéristiques distinctives de cette forme de rationalité qui est
une propriété objective des structures sociales de la société moderne.
En effet, à l'opposé des autres formes de rationalité objectivée que je
viens de distinguer, la rationalité formelle et sa pénétration dans toutes
[165] les sphères de la vie, jusque dans la Lebenswelt, n'est pas
universelle, mais propre à l'Occident — de là, le refrain wébérien
“seulement en Occident [...]”.

1.3. Rationalisation formelle et réification

Retour à la table des matières

Dans le diagnostic pessimiste de la modernité que Weber nous


propose, la rationalité formelle tient une place tout à fait à part. On peut
dire que sa thèse fondamentale, qui sera d'ailleurs reprise, amplifiée et
radicalisée, par Lukács d'abord et par les membres de l'École de
Francfort ensuite, est que la rationalisation formelle mène
inévitablement à la perte de liberté (Freiheitsverlust) 301. La rationalité

300 La rationalité formelle se distingue de la rationalité instrumentale-technique


par le métaprincipe typiquement occidental de la formalisation du rapport
existant entre les éléments de l'action. Alors que la rationalité instrumentale a
trait à la réalisation des fins par des moyens quelconques, la rationalité
formelle organise systématiquement les moyens de telle sorte que la
calculabilité, la stabilité, etc., de l'action rationnelle en finalité puissent être
garanties.
301 Bien que Weber voie avant tout dans la rationalisation formelle une menace
pour la liberté individuelle, il indique, de temps à autre et à la suite de Simmel,
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 247

formelle est froide et impitoyable. Selon Weber, elle ne coïncide “par


principe jamais, en aucune circonstance, avec la rationalité matérielle”
(ES, 107). En ce sens, la rationalisation formelle n'est pas raisonnable.
“Sans considération de personne” (ohne Ansehen des Persons) —
phrase clé pour comprendre la spécificité de la rationalité formelle —
elle objective et dépersonnalise tout ce qu'elle touche. Dans la mesure
où elle tend à envahir et à bureaucratiser toutes les sphères de la vie,
elle menace et mine la dignité et la liberté de l'homme. À ce propos,
Weber se demande comment, compte tenu de la progression fatale de
la bureaucratisation, lon pourrait, d'une façon ou d'une autre,
“sauvegarder les débris de la liberté individuelle” (ES II, 1403).
Cette question existentielle va droit au cœur des considérations
wébériennes. 302 Au lieu de réaliser l'idéal de l'autonomie des Lumières,
la rationalisation formelle sape les fondements de la liberté
individuelle. La conclusion qui s'impose est que la rationalisation
formelle est matériellement irrationnelle, qu'elle tourne à vide ; bref,
qu'elle se renverse en réification (Versachlichung). Cette identification
de la catégorie wébérienne de la rationalisation formelle et de la
catégorie marxiste de la réification n'est pas fortuite 303. Bien que la

que, à certains égards, elle est libératrice. Ainsi, par exemple, parlant du
formalisme juridique, il écrit que la “machine techniquement rationnelle [i.e.
l'appareil judiciaire] offre du même coup aux individus un maximum relatif
de liberté” (SD, 164). De même, dans sa sociologie de la domination légale-
rationnelle, le bureaucrate “enchaîné dans son existence économique et
idéologique” est dit “personnellement libre” (ES, 226). Toutefois, cette liberté
est simplement formelle. Il s'agit, comme le dit si bien Löwith, d'une liberté
“à l'intérieur de” la cage de la servitude et non d'une libération de celle-ci. Cf.
Löwith, K. : Max Weber and Karl Marx, p. 52.
302 À la suite de Marianne Weber, Abramowski et Hennis ont présenté la question
de la sauvegarde de l'autonomie individuelle comme la question centrale de
la pensée wébérienne. “Comment, sous les conditions de la bureaucratisation
croissante, du désenchantement scientifique du monde, la liberté individuelle,
l'action responsable et une existence qui a du sens, sont-elles possibles ?” —
telle est, selon Abramowski, la question qui sous-tend toutes les études de
Weber. Cf. Abramowski, G. : Das Geschichtsbild Max Webers, spécialement
p. 14 et, pour une analyse plus poussée : Hennis, W. : Max Webers
Fragestellung, chap. 1 et 2.
303 L'hypothèse de travail, que Gabel a avancée dans sa Sociologie de
l'aliénation, à savoir que “chaque fois que, dans un texte de Wéber, il est
question de 'rationalisation', il faut lire 'réification'” (p. 175), n'est pas
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 248

catégorie de la réification thématise surtout la domination des hommes


par les choses, tandis que la catégorie de la rationalisation formelle,
telle que Weber la concrétise dans sa théorie de la domination
bureaucratique, accentue nietzchéennement les formes de domination
de l'homme sur l'homme 304, [165] l'insistance sur la valeur de
l'autonomie et sur les effets aliénants de la rationalisation qu'elle
implique, est ce qui permet de rapprocher la critique marxiste du
capitalisme et la critique wébérienne de la modernité 305.
Comme nous le verrons dans les chapitres suivants, Lukács et, après
lui, les membres de l'École de Francfort, de Horkheimer à Habermas,
construiront leurs théories critiques à partir de la synthèse des
catégories de la rationalisation formelle et de la réification. Lorsque
Weber, pour sa part, sombre dans le pathos du désespoir, c'est parce
qu'il voit que la progression de la réification dégage partout la route de
la “nouvelle servitude”. Que l'objectivation de l'agir rationnel en
finalité entraîne fatalement l'autonomisation des systèmes
formellement rationnels et que cette autonomisation entraîne la perte de
liberté — c'est bien ce qui ressort du long passage où Weber introduit
l'image tristement célèbre de la “cage d'acier du désespoir”
(Bunyan) 306 : “Lorsque l'ascétisme se trouva transféré de la cellule des
moines dans la vie professionnelle et qu'il commença à dominer la
moralité séculière, ce fut pour participer à l'édification du cosmos

correcte. Il faudrait l'amender comme suit : “Chaque fois que, dans un texte
wébérien, on peut identifier la 'rationalisation' à la 'réification', Weber parle
de la 'rationalisation formelle'.”
304 Cf. Cohen, J. : “Max Weber and the Dynamics of Rationalized Domination”,
dans PH II. 1, p. 84-105, spécialement p. 85.
305 Cf. à ce propos l'étude classique de Löwith, K. : Max Weber and Karl Marx,
spécialement p. 28-67.
306 Dans un petit article fort intéressant, Tiryakian retrace l'origine de la
métaphore de la “cage d'acier du désespoir”. Weber l'aurait reprise du
Pilgrim's Progress de John Bunyan. Cf. Tiryakian, E. : “The Sociological
Import of a Metaphor : Tracking the Source of Max Weber's 'Iron Cage'”,
dans PH I. 2, p. 109-120. J'en profite pour remarquer, en passant, que la
traduction de Gehäuse par “cage”, au lieu de “carapace”, est assez
malheureuse. En effet, pour s'échapper d'une cage, il suffit d'ouvrir la porte ;
une carapace, comme celle que l'escargot porte sur le dos, est peut-être une
charge, mais l'escargot ne peut pas vivre sans. Mutatis mutandis, la même
chose vaut pour l'homme moderne et la cage de fer.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 249

prodigieux de l'ordre économique moderne [...] qui détermine, avec une


force irrésistible, le style de vie de l'ensemble des individus nés dans ce
mécanisme- et pas seulement de ceux que concerne directement
l'acquisition économique. Peut-être le déterminera-t-il jusqu'à ce que la
dernière tonne de carburant fossile ait achevé de se consumer. Selon les
vues de Baxter, le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les
épaules de ses saints qu'à la façon 'd'un léger manteau qu'à chaque
instant l'on peut rejeter'. Mais la fatalité a transformé ce manteau en une
cage d'acier. [...] Nul ne sait encore qui, à l'avenir, habitera la cage, ni
si à la fin de ce processus gigantesque, apparaîtront des prophètes
entièrement nouveaux, ou bien une puissante renaissance de la pensée
et des idéaux anciens, ou encore — au cas où rien de cela n'arriverait
— une pétrification mécanique, agrémentée d'une sorte de vanité
compulsive” (EP, 249-251).

1.3.1. La dictature des fonctionnaires

Il est clair que Weber n'attend plus grand chose de l'avenir. Partant
de la thèse selon laquelle le processus de bureaucratisation progressive
de tous les secteurs de la vie est irréversible, il estime que la dynamique
de la rationalisation formelle pointe, fatalement, vers la réification.
Weber n'exclut pas a priori que de nouveaux prophètes et de nouvelles
idées politiques ou éthiques puissent faire dévier la progression de la
réification de son chemin logique, mais, néanmoins, il voit que,
factuellement, “tout ce processus de rationalisation, dans l'entreprise et
ailleurs, restreint de plus en plus l'importance du charisme” (ES II,
1156).
[166]
Weber déclare à ce propos, non sans quelque résignation d'ailleurs,
que “la glorification charismatique de la raison [est] la dernière forme
qu'ait revêtue le charisme dans son évolution mouvementée” (ES II,
1209). Au fur et à mesure que la domination de la bureaucratie
monocratique, du droit formel et du capitalisme rationnel a progressé,
la raison matérielle, en tant que fondement normatif de l'ordre social et
politique, a perdu sa crédibilité. Les fondements idéologiques de
l'individualisme, tels qu'on les retrouve dans la Déclaration des droits
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 250

universels de l'homme ou dans le droit naturel, ont été sapés.


Désormais, les normes et les règles impersonnelles, rationnellement
calculables, remplacent les normes éthiques et morales de la vie sociale.
Dans la perspective postnietzschéenne de Weber, les valeurs
politiques et morales ne peuvent plus prétendre à la validité objective ;
elles relèvent désormais d'une décision personnelle. C'est d'ailleurs
dans ce cadre décisionniste qu'il faut voir sa défense de la démocratie
hégémonique plébiscitaire et son appel à l'instauration d'un parlement
fort 307. Pour Weber, la démocratie ne constitue pas plus une valeur que
pour Schumpeter 308. S'il plaide pour la démocratie parlementaire, qu'il
n'hésite d'ailleurs pas à présenter dans Économie et société comme un
sous-type de la domination charismatique — ce qui est tout à fait
révélateur de sa position —, ce n'est pas parce qu'il défend les valeurs
démocratiques, mais pour des raisons plus bassement pragmatiques :
d'abord, parce qu'il estime que seul le parlement peut contrôler
l'administration et, ensuite et surtout, parce que, selon lui, le régime
parlementaire constitue la meilleure garantie et le meilleur moyen pour
recruter un leader politique charismatique (Führer) doté d'une forte
personnalité 309. Que son attachement aux institutions démocratiques
n'ait rien à voir avec le principe de la volonté populaire ressort

307 Pour une introduction au développement de la pensée politique de Weber, de


la défense de l'État de droit libéral au plaidoyer pour la démocratie
plébiscitaire, cf. Mommsen, W. : Max Weber und die Deutsche Politik 1890-
1920, spécialement chap. 10.
308 Cf. Schumpeter, J. : Capitalism, Socialism and Democracy, chap. 21-23. [La
version française de ce livre est disponible dans Les Classiques des sciences
sociales sous le titre : Capitalisme, socialisme et démocratie. La doctrine
marxiste. Le capitalisme peut-il survivre ? Le socialisme peut-il fonctionner ?
Socialisme et démocratie. JMT.]
309 Dans La destruction de la raison, Lukács présente Weber comme un
précurseur de Carl Schmitt et du fascisme. Cf. Lukács, G. : Die Zerstörung
der Vernunft, p. 521 sq. Cependant, malgré son penchant pour le “césarisme”,
cette reductio ad Hitlerum (Léo Strauss) est déplacée. Alors même que son
ami Robert Michels se référait explicitement à Weber lors de sa conversion
au fascisme italien (Cf. Mommsen, W. : The Political and Social Theory of
Max Weber, chap. 6), il est probable que Weber se serait opposé à Hitler. En
effet, de son vivant, Weber attaquait déjà, avec vigueur, l'abolition
tendancielle des libertés civiles, l'interférence politique dans la vie
académique, l'État corporatiste et les niaiseries racistes du “nationalisme
zoologique”.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 251

clairement de sa lettre au professeur Ehrenberg : “Pour moi, une forme


de constitution n'est qu'un moyen technique comme n'importe quel
autre machinerie. Je serais tout aussi content de prendre parti pour le
roi contre le parlement, si seulement il était un politique ou montrait
des signes qu'il est en train d'en devenir un” 310.
Pour Weber, l'idéal socialiste de la démocratie participative ne
présente aucun attrait. Invariablement, il dépeint l'électorat de la
démocratie de masse en termes qui sont bien plus proches de la
psychologie des foules que de la sociologie actionnaliste des nouveaux
mouvements sociaux 311. Pour lui, [167] l'alternative n'est pas celle du
pouvoir par le peuple ou sur le peuple, mais bien plutôt celle du pouvoir
sur le peuple par un leader charismatique ou par l'appareil
bureaucratique sans leader.
Si Weber conçoit l'histoire comme un “mouvement pendulaire”
dans lequel la poussée de la rationalisation formelle, qui révolutionne
les conditions matérielles, est temporairement contrecarrée par
l'apparition de mouvements charismatiques, qui révolutionnent d'abord
les esprits, qui se routinisent et se bureaucratisent ensuite, jusqu'à ce
qu'enfin un nouveau mouvement charismatique apparaisse, il semble
bien que dans l'éternel combat entre le charisme créateur de l'histoire et
la bureaucratie rationalisatrice, cette dernière doive l'emporter 312.
Parsons note à ce propos que chez Weber la bureaucratie joue le
même rôle que la lutte des classes chez Marx 313. La phrase est
significative. Dans la philosophie de l'histoire postchrétienne de Weber,
la bureaucratisation fonctionne comme moteur de l'histoire — moteur
qui arrête l'histoire en l'entraînant vers une sorte de posthistoire à
l'égyptienne. La dialectique de la rationalisation est immobilisée. Que

310 Weber, M. : “Brief an Professor Ehrenberg”, cité dans Beetham, D. : Max


Weber and the Theory of Modern Politics, p. 102.
311 Cf. à ce propos l'article critique de Baehr, P. : “The Masses in Weber's
Political Sociology”, dans PH II. 3, p. 291-312.
312 Parmi les commentateurs, Mommsen est celui qui a le plus accentué le
mouvement pendulaire de l’histoire. Cf. “La sociologie politique de Max
Weber”, p. 23-48 ; “Personal Conduct and Societal Change : Towards a
Reconstruction of Max Weber's Concept of History”, dans Lash, S. et
Whimster, S. (sous la dir. de.) : Max Weber, Rationality and Modernity, p.
35-51 et The Age of Bureaucracy, p. 20 sq. et 72 sq.
313 Parsons, T. : The Structure of Social Action, p. 509.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 252

la réification puisse entraîner une riposte des masses, que l'inversion du


sujet et de l'objet puisse à son tour être inversée, Weber n'y songe pas.
Chez lui, la dialectique de la rationalisation formelle et matérielle ne
conduit pas vers une synthèse.
À la différence des marxistes qui considèrent le socialisme comme
la solution du problème, Weber, convaincu que l'abolition de la
propriété privée signifierait que la bureaucratie d'État règne toute seule,
conçoit le socialisme comme une partie intégrale du problème de la
bureaucratisation. Le socialisme, dit-il, c'est “la dictature des
fonctionnaires, et non pas celle des travailleurs” (GASS, 508).
L'histoire du “socialisme réel” prouve, malheureusement, qu'il a vu
juste, mais il ne s'ensuit pas nécessairement que toute tentative de
démocratisation radicale soit vaine. Quoi qu'il en soit — et il s'agit là
d'une question pratique — la citation suivante ne laisse planer aucun
doute sur la vision wébérienne de l'avenir : “Peu importe quels seront
les groupes qui triompheront, ce n'est pas la floraison de l'été qui nous
attend, mais tout d'abord une nuit polaire sombre et rude” (SP, 184).

1.3.2. Analyse métathéorique de la réification

a) La réduction instrumentaliste

Dans la conclusion de cet ouvrage (cf. chap. 6), j'avancerai la thèse


selon laquelle, métathéoriquement parlant, la réification résulte de la
conjonction d'un concept d'action stratégique avec un concept
matérialiste de la structure. Dans les chapitres sur Marx et Simmel, j'ai
montré que la réification résulte de la réduction de l'action expressive-
communicationnelle (Marx) ou affective (Simmel) à l'action
stratégique. Ce que je vais essayer de montrer maintenant, c'est que,
chez Weber, on constate la même [168] réduction d'un concept
multidimensionnel de l'action au concept unidimensionnel de l'action
stratégique. Plus haut, j'ai distingué entre un concept large et un concept
restreint de l'action rationnelle en finalité. La différence entre les deux
est que le premier fait référence à des valeurs orientant l'action, tandis
que le second ne le fait pas. Cette distinction est importante, car si
l'action rationnelle en finalité perd sa composante axiologique, elle
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 253

perd, en même temps, sa qualité volontariste. N'étant plus déterminée


“de l'intérieur” (ESII, 1116), il en résulte logiquement que l'action est
alors uniquement déterminée “de l'extérieur” (ESII, 1116).
En termes de l'analyse parsonnienne du unit act (cf. infra, chap. 6),
on pourrait dire que, lorsque les fins et les valeurs n'orientent plus
l'action, celle-ci est directement déterminée par les conditions
matérielles. Weber a beau dire que “ce sont les actions que nous avons
conscience d'avoir exécutées rationnellement que nous accompagnons
du plus haut degré du sentiment empirique de 'liberté'” (TS, 233). Si la
libération dont il est question est une libération de la contrainte des
affects, voire même des valeurs matérielles, il faut bien conclure que
l'action rationnelle en finalité, au sens restreint du mot, est tout, sauf
libre. Déterminée de l'extérieur par les conditions matérielles, elle est
entièrement prévisible — tout aussi prévisible que l'action mécanique
d'un objet inerte. Si les intérêts qui dictent les fins sont donnés de façon
univoque et si les conditions matérielles de l'action sont connues,
l'action rationnelle en finalité en découle avec une nécessité absolue,
comme Weber le reconnaît d'ailleurs lui-même : “En ce cas, dit-il, il est
permis de dire que si l'on agissait d'une façon strictement rationnelle en
finalité, il faudrait agir d'une telle manière et non d'une autre (parce que
pour des raisons 'techniques', les participants n'auraient à leur
disposition que ce moyen-là et non un autre pour servir leurs fins [...])
[...] Le [choix du] moyen est inévitable” (ES, 16).
Or, Weber ne montre pas seulement que l'action rationnelle en
finalité n'est libre qu'en apparence, mais aussi que l'objectivation des
actions purement rationnelles en finalité donne lieu à un ordre
macrosocial formellement rationnel et réifié 314. Autrement dit,
l'agrégation des microactions rationnelles en finalité fait émerger un
ordre ordre social instrumental stable, aliénant, et régi par des lois
quasi-naturelles : “En tant qu'ils agissent ainsi (c'est-à-dire que plus ils

314 Tout en critiquant les défenseurs de la Rational Action Theory, Bourdieu


formule cet aperçu wébérien du lien paradoxal entre le volontarisme apparent
et le déterminisme rigoureux comme suit : “Je pourrais montrer que ces
philosophies, en apparence totalement opposées, se confondent en fait
puisque, si la connaissance de l'ordre des choses et des causes est parfaite et
si le choix est complètement logique, on ne voit pas en quoi il diffère de la
soumission pure et simple aux forces du monde, et en quoi, par conséquent,
il reste un choix”. Cf. Bourdieu, P. : Raisons pratiques, p. 45.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 254

agissent de façon strictement rationnelle en finalité, plus ils réagissent


de façon uniforme à une situation donnée) il se produit des uniformités,
des régularités et des continuités dans l'attitude et dans l'activité qui sont
souvent de loin plus stables que lorsque l'activité se guide sur des
normes [...]” [ES, 28).
Ce qui, métathéoriquement parlant, n'est qu'une possibilité parmi
d'autres, à savoir l'existence d'un ordre social stable foncièrement
instrumental, [169] caractérisable en termes de l'objectivation de
l'action rationnelle en finalité (s.s.), dans ses analyses socio-historiques
de la modernité, Weber tend à le présenter comme un simple fait
empirique, voire même comme une fatalité. Au lieu de réfracter l'ordre
social réifié qu'il rencontre factuellement sur le terrain du point de vue
des possibilités métathéoriques, il le présente comme le seul ordre qui
soit désormais possible.
En termes habermassiens, on peut dire que Weber restreint son
analyse de la modernité à la “dynamique” de la rationalisation
(factuelle) par suite de quoi la “logique” de la rationalisation
(contrefactuelle) disparaît de l'image 315. Une fois que le processus de
rationalisation formelle s'est mis en branle, donc une fois franchi le cap
de la modernité, Weber fait comme si les possibilités métathéoriques
avaient été empiriquement supprimées par la réification. À cet égard, il
suit bel et bien Tönnies qui saisit, comme on le sait, la modernisation
en termes du passage effectif de la “communauté” (Gemeinschaft) à la
“société” (Gesellschaft). Le processus de “sociation”
(Vergesellschaftung), que Weber présente d'abord comme un type
idéal, et donc comme une possibilité théorique, devient ensuite un fait,
une réalité empirique. Le glissement progressif de l'action rationnelle
en finalité, au sens large du mot, à l'action rationnelle en finalité, au
sens restreint du mot, est ce qui caractérise la modernisation selon
Weber. Conséquemment, il estime que, de nos jours, l'action
individuelle est de plus en plus rationnelle en finalité, au sens restreint
du mot : “Dans les circonstances actuelles, l'approximation de la réalité
par les propositions théoriques (du marginalisme) s'est constamment
accrue. Cette approximation de la réalité est le destin (Schicksal) de

315 Pour la distinction entre la “dynamique” et la “logique” du développement


historique, cf. Habermas, J. : Après Marx, p. 31 et 102, et infra, au chapitre
10.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 255

couches toujours plus larges de l'humanité et, pour autant qu'on peut
envisager l'avenir, ce sera de plus en plus le cas” (WL, 395) 316.

b) Perte de sens et perte de liberté

Pour comprendre comment on en est venu là, il est important de bien


saisir le lien métathéorique que Weber établit entre la thèse de la perte
de sens et celle de la perte de liberté, thématisées respectivement sous
le vocable du désenchantement du monde (Entzauberung der Welt) et
de la réification (Versachlichung). Partons pour cela de l'analyse de la
pétrification mécanique de l'esprit que Weber présente dans les
dernières pages de L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. La
thèse centrale de ce classique de la sociologie est que, à l'origine,
l'action rationnelle en finalité était inséparable de l'action rationnelle en
valeur. L'action de l'entrepreneur protestant était rationnelle, au sens
large du mot. S'il organisait sa vie de façon méthodique et s'il
poursuivait rationnellement ses fins, c'est parce qu'il était motivé par
des valeurs religieuses.
[170]
Cependant, l'émergence d'un ordre social formellement rationnel,
reposant sur des bases mécaniques et n'ayant plus besoin du support
religieux, a été le résultat perversement paradoxal de l'objectivation de
l'action rationnelle en finalité. Autonomisation des sphères de l'activité
et survivance de leurs structures en un sens opposé à celui de leur
invention ; réenchantement, désenchantement et déshumanisation du
monde — cette séquence paradoxale se laisse alors répérer comme la
séquence typique de la dialectique de la rationalisation. Dans des termes
qui rappellent Simmel, Weber décrit l'autonomisation des formations

316 Weber précise, toutefois, que la progression fatale de l'action rationnelle en


finalité n'implique pas nécessairement “la prédominance effective du
rationnel dans la vie humaine” (ES, 6). L'activité purement rationnelle,
pleinement consciente quant au sens visé, n'est en réalité qu'un “cas limite”
(ES, 19) ; la plupart du temps l'activité réelle se déroule dans une “obscure
sémi-conscience ou non-conscience du sens visé” (ES, 19). Cependant, cette
reconnaissance du caractère limite et limité de l'agir purement rationnel n'a
pas entraîné une révision de son diagnostic de la modernité.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 256

socio-culturelles comme une “tragédie” : “C'est en fin de compte une


réalité quotidienne : les associations qui sont nées des grandes images
du monde se transforment en 'mécanismes', qui finissent par se détacher
de ces mêmes images. Telle est, semble-t-il, la 'tragédie' générale de
toute tentative pour traduire des idées dans la réalité sociale” (GASS,
445).
Pour Weber, comme pour Simmel d'ailleurs, le renversement de la
rationalisation en réification apparaît donc comme une fatalité. Une fois
instauré, l'ordre social formellement rationnel devient le seul ordre
possible. Il s'autonomise et s'autoperpétue en imposant de l'extérieur ses
contraintes aux acteurs qui le reproduisent. L'action rationnelle par
rapport à une fin n'est alors plus facultative, mais “prescrite par des
situations objectives” (ES II, 1186). Entre l'action de l'entrepreneur
calviniste, qui est à l'origine de l'émergence du capitalisme, et l'action
du capitaliste, qui le perpétue, il y a un monde de différence. “Le
puritain voulait être un homme besogneux — et nous sommes forcés de
l'être” (EP, 249). Si les actions du premier sont motivées par des
valeurs, celles du second sont déterminées par des conditions
matérielles.
Selon Weber, l'histoire de la civilisation postchrétienne se
caractérise par un mouvement progressif du volontarisme au
déterminisme. Ce mouvement ne peut pas être nié. La roue de l'histoire
ne peut pas plus être inversée que la flèche du temps. Sur ce point,
Weber a raison. Il faut entièrement assumer le fardeau de la modernité.
Cependant, lorsqu'il sombre dans le fatalisme unidimensionnel, il a tort.
Rien n'empêche qu'un jour la nouvelle éthique postmatérielle saisisse
les hommes et que l'histoire se remette en marche. La réification n'est
pas une fatalité, mais un défi. Avec Husserl et contre Weber, il faut dire
que “notre histoire ne se dresse pas seulement devant nous comme
quelque chose qui est par soi-même nécessaire, mais comme quelque
chose qui [...] nous est confié” 317.

2. Les fondements épistémologiques


de la sociologie compréhensive
317 Husserl, E. : La crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, p. 82.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 257

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Méthodologiquement parlant, la sociologie wébérienne est


radicalement subjectiviste. À la différence de Marx ou de Durkheim,
Weber ne part pas des macrostructures sociales, mais des “opérations
constitutives” du sujet. “Alors que toi tu t'intéresses aux toiles
d'araignée, dit-il, dans une discussion avec [171] Schumpeter, moi je
préfère m'occuper des araignées qui créent de tels systèmes” 318. En
principe, la sociologie wébérienne s'oppose à toute forme de
chosification méthodologique. Or, comme c'est souvent le cas en
sociologie, chez Weber il y a un hiatus entre les principes
méthodologiques proclamés et leur mise en œuvre dans ses recherches
sociologiques. En effet, alors même que Weber ne peut certainement
pas être réduit à un marxiste structuraliste, il faut néanmoins reconnaître
que dans certaines de ses études socio-historiques comparatives, il
semble bien adhérer plus aux principes du matérialisme déterministe
qu'aux principes de la sociologie compréhensive. En aucun cas, il n'a
strictement appliqué les principes méthodologiques qu'il proclame 319.
Néanmoins, dans ce qui suit, j'essaierai d'accentuer autant que possible
le caractère antiréificateur de l'épistémologie wébérienne. À cette fin,
je présenterai la méthodologie wébérienne comme un ordonnancement
sophistiqué des principes de l'individualisme (2. 1), de l'antinaturalisme
(2. 2), du nominalisme (2. 3) et de l'anti-émanatisme (2. 4).

2.1. Individualisme

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318 Tritsch, W. : “A Conversation between Joseph Schumpeter and Max Weber”,


dans PH II. 3, p. 267.
319 Dans La philosophie critique de l'histoire, Aron avait déjà noté la solution de
continuité qui existe entre la proclamation de maximes méthodologiques et
leur application. “Théorie de la compréhension — C'est sur ce point que la
pratique de Weber a dépassé la théorie. L'idée de la réduction du réel au plan
des événements psychiques n'a jamais été appliquée par Weber” (p. 307). Cf.
également Fulbrook, M. : “Max Weber's 'Interpretative Sociology : A
Comparison of Conception and Practice”, p. 71-82.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 258

La sociologie compréhensive de Max Weber, qui influencera de


façon décisive la phénoménologie d'Alfred Schütz, est subjectiviste.
Elle s'inscrit entièrement dans la tradition allemande des sciences de
l'esprit (Geisteswissenschaften) 320. Cette tradition respectable
d'inspiration néokantienne met au premier plan les activités
significatives des individus et l'objectivation des significations
subjectives dans le monde de l'esprit objectif (objektiver Geist). En
opposition aux courants déterministes du matérialisme et de l'idéalisme
collectivistes, les néokantiens affirment l'autonomie des individus.
C'est d'ailleurs cette insistance sur l'autonomie individuelle et sur le
caractère significatif de l'action qui fonde le privilège que la sociologie
compréhensive accorde à l'individu 321.

2.1.1. L’individualisme ontologique

Parce que seules les personnes particulières constituent les agents


compréhensibles d'une action autonome orientée significativement, la
sociologie compréhensive considère “l'individu isolé et son action”
comme “l'unité de base, comme son atome” (TS, 345). [172] Dans une
lettre à Robert Liefman, que Boudon et Bourricaud ont opportunément
mis en épigraphe de leur Dictionnaire critique de la sociologie, Weber
déclare : “Si je suis finalement devenu sociologue [...] c'est
essentiellement afin de mettre un point final à ces exercices à base de
concepts collectifs dont le spectre rôde toujours. En d'autres termes, la
sociologie, elle aussi, ne peut procéder que des actions d'un, de

320 Sur la tradition néo-idéaliste dans la sociologie allemande, cf. une fois de plus
l'excellent article d'Andrew Arato : “The Neo-Idealist Defense of
Subjectivity”, p. 108-161. Dans Visions of the Sociological Tradition, chap.
9, Levine caractérise la tradition allemande par trois postulats : la
signification subjective, l'autodétermination normative et le volontarisme
subjectif.
321 Il faut, cependant, noter que le lien entre la compréhension et l'individualisme
n'est pas un lien analytique. Chez Dilthey, par exemple, la théorie de la
compréhension est d'orientation “ensembliste” : comprendre équivaut à
intégrer les élements significatifs de l'action dans une totalité culturelle où ils
prennent sens. Cf. Dilthey, W. : “Le monde spirituel en tant qu'ensemble
interactif”, dans L'édification du monde historique dans les sciences de
l'esprit, p. 105 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 259

quelques, ou de nombreux individus séparés. C'est pourquoi, elle se doit


d'adopter des méthodes strictement individualistes” 322.
Appliquant rigoureusement les préceptes de l'individualisme
ontologique, Weber dénie purement et simplement l'existence de toute
“personnalité collective exerçant une activité” (ES, 12). Seuls les
individus sont réels ; les “prétendues 'structures sociales' comme l''État',
l''Église', la 'confrérie', le 'mariage', etc.” (ES, 12) doivent, en dernière
instance, toujours être réduites aux actions individuelles dont elles sont
le résultat. Elles ne peuvent en aucun cas être substantifiées ou
hypostasiées en structures réelles qui déterminent directement l'action
individuelle. Pour Weber, les structures sociales n'existent pas dans le
temps et dans l'espace, elles n'existent qu'en tant que structures
mentales. Comme il le dit si bien, elles ne constituent qu'“une
représentation qui flotte dans la tête des hommes réels” (ES, 12-13).
En tant que représentations mentales qui orientent l'activité
individuelle, les structures collectives peuvent avoir et ont
effectivement une influence causale fort considérable sur la nature du
déroulement de l'action individuelle, mais étant donné que cette
efficacité causale est toujours médiatisée par la conscience, elle est
toujours indirecte. Imputer une efficacité causale directe aux structures
méso- ou macrosociales, pour Weber, cela revient à réifier les concepts
et à tomber dans le piège du “faux réalisme conceptuel” (falscher
Begriffsrealismus — ES, 13). Pour éviter le “paralogisme du concret
déplacé” (Whitehead), il faut toujours réduire les structures sociales à
l'action individuelle. Les structures sociales n'existent pas ; seuls les
individus sont réels.
C'est d'ailleurs dans ce contexte foncièrement nominaliste qu'il faut
voir les artifices pédants de Weber telles la mise entre guillemets
habituelle des concepts et la définition des structures sociales, par
exemple de l'État, en termes de chance ou de probabilité plus ou moins
grande que certaines activités sociales, orientées significativement, se
déroulent comme prévu. Les actions induites par les structures sociales
sont tout au plus prévisibles et demeurent en tout état de cause de l'ordre
du probable. Supposer qu'elles imposent avec certitude certains types
d'actions revient à les réifier. Selon Weber, les structures sociales ne
sont rien d'autre qu'une agrégation d'activités individuelles et ne

322 Boudon, R. et Bourricaud, F. : Dictionnaire critique de la sociologie, p. 11


F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 260

peuvent être comprises que si l'on retrouve derrière leur structure


“chosifiée” et “personnifiée” les activités dont elles sont issues : “Ce
n'est pas seulement la nature particulière du langage, mais aussi celle
de notre pensée qui fait que les concepts, par lesquels nous saisissons
une activité, laissent apparaître celle-ci sous la forme d'une réalité
durable, d'une structure choséifiée ou personnifiée, ayant une existence
autonome. Il en est également ainsi, et même particulièrement [173] en
sociologie. Des concepts comme ceux d''État', d''association', de
'féodalité' ou d'autres semblables désignent, d'une manière générale, du
point de vue de la sociologie, des catégories représentant des formes
déterminées de la coopération humaine ; sa tâche consiste à les réduire
à une activité 'compréhensible', ce qui veut dire, sans exception aucune,
à l'activité des individus isolés qui y participent” (TS, 345).

2.1.2. L’existentialisme méthodologique

Malgré ses déclarations de principe, Weber n'a pas effectué les


microréductions qu'il préconise. Braungart note, à juste titre, que, dans
sa sociologie politique, Weber transcende le niveau individuel de
l'analyse et reconnaît implicitement l'autonomie relative des structures
sociales, pour devenir un quasi-réaliste, voire même un réaliste
foncier 323. Mais, au lieu de féliciter Weber pour sa reconnaissance
inconséquente de l'autonomie relative des structures sociales —
autonomie qui constitue, il faut le rappeler, un a priori de la sociologie
en tant que discipline relativement autonome —, restons-en pour
l'instant au niveau des déclarations méthodologiques et mettons-les en
relation avec les convictions philosophiques de Weber.
En une formule provocatrice, on pourrait dire que l'individualisme
méthodologique de Weber est un “existentialisme
méthodologique” 324. Si Weber estime que les institutions et les
structures sociales sont réductibles, en droit, aux activités
compréhensibles des individus, ce n'est pas seulement parce que l'on ne

323 Cf. Braungart, R. : “A Metatheoretical Note on Max Weber's Political


Sociology”, dans PH, II. 1, p. 221.
324 La formule est de Torrance, J. : “Max Weber : Methods and the Man”, dans
PH I. 1, p. 179.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 261

comprend que la conscience et qu'il n'y a de conscience qu'individuelle.


Le réductionnisme individualiste et le nominalisme foncier, qui en
découlent, sont tout autant le résultat de sa vision désenchantée du
monde moderne que de sa vision normative de l'homme.
À l'instar de Simmel, Weber estime que le monde moderne
intellectualisé se caractérise par la “perte de sens” (Sinnsverlust).
L'unité cosmologique qui donnait autrefois un sens transcendant à la
vie s'est brisée. Dieu est mort. L'intellectualisme, caractéristique de la
modernité, a détruit les “garants métasociaux” 325. L'homme moderne
sait et ressent que le monde est un produit humain et que le sens n'est
plus inscrit dans l'autonomie structurelle de l'univers 326. Dans le monde
postcosmologique, il n'y a plus de valeurs transcendantes et absolues ;
le sens est immanent, il est l'œuvre de la volonté des hommes : “Le fruit
de l'arbre de la connaissance, si amer pour notre commodité humaine
mais inéluctable, ne consiste en rien d'autre qu'en la nécessité de [...]
comprendre que chaque action individuelle et, en dernière [174]
instance, la vie en sa totalité [...] ne signifie rien d'autre qu'une chaîne
de décisions ultimes grâce auxquelles l'âme choisit, comme chez
Platon, son destin — ce qui veut dire le sens de ses actes et de son être”
(TS, 428).
Cette référence oblique au Phaedros masque une référence à
Nietzsche et à son idéal de la personnalité 327. Est une “personnalité”,
selon Weber, l'homme qui s'élève au-dessus de la brute, établit en toute
indépendance ses valeurs essentielles, fait de ses valeurs ses fins

325 Sur la destruction des “garants métasociaux”, cf. Touraine, A. : Pour la


sociologie, chap. 6.
326 Si Wrong peut affirmer, en bon wébérien, que l'aliénation de l'homme
moderne résulte du fait qu'il reconnaît que le monde est son produit (man-
made — cf. Wrong, D. : “Myths of Alienation”, p. 233), Berger et Luckman
définissent quant à eux l'aliénation de façon hégélo-marxisante comme “ce
processus par lequel l'homme oublie qu'il a lui-même produit le monde” (cf.
The Social Construction of Reality, p. 206). La contradiction entre l'approche
wébérienne et l'approche marxienne de l'aliénation se dissipe dès que l'on voit
qu'ils se réfèrent à des processus différents, la première se référant à la perte
de sens et la seconde à la perte de liberté.
327 Sur l'influence nietzschéenne dans l'œuvre de Weber, outre l'excellent article
polémique de Fleischmann, E. : “De Weber à Nietzsche”, p. 190-238, cf.
Stauth, G. et Turner, B. : Nietzsches Dance, chap. 3 et Hennis, W. : Max
Webers Fragestellung, chap. 4.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 262

constantes et choisit rationnellement les moyens adaptés à ses fins.


“Trouve le démon qui tient les fils de ta vie et obéis-lui” (SP, 98) — tel
est l'impératif héroïque que Weber partage avec Nietzsche (et Simmel)
et qui s'exprime, de façon voilée, dans sa défense de l'individualisme
méthodologique.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 263

2.2. Anti-naturalisme

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Le “problème de la démarcation” (Popper), c'est-à-dire de la


délimitation des phénomènes sociaux et des phénomènes naturels et la
délimitation corrélative des sciences sociales et des sciences naturelles,
constitue, sans doute, le problème central de la philosophie des sciences
sociales 328. Globalement, la démarcation peut être effectuée soit
formellement, c'est-à-dire selon le critère de la méthode, soit
substantiellement, c'est-à-dire selon le critère de l'objet. Dans le premier
cas, représenté par Rickert, la ligne de partage passe entre les sciences
idiographiques et les sciences nomothétiques (interprétation de cas
individuels particuliers versus explication causale de cas généraux) ;
dans le second cas, représenté par Dilthey, elle passe entre les sciences
naturelles et les sciences culturelles (objets naturels versus objets socio-
culturels). Weber, qui connaît bien l'œuvre de Dilthey et de Rickert, se
trouve confronté au problème suivant : d'une part, il estime,
contrairement à Rickert, que, toutes les sciences procèdent par
l'explication causale ; d'autre part, il veut maintenir l'insistance de
Dilthey sur la signification et l'interprétation du sens. Weber propose
de résoudre le problème en concevant les sciences sociales comme des
sciences nomologico-interprétatives 329.

328 Sur le problème de la démarcation, cf. Popper, K.R. : The Logic of Scientific
Discovery, p. 34 sq.
329 Les textes méthodologiques dans lesquels Weber expose sa conception de la
sociologie compréhensive sont fort ardus. J'ai trouvé les articles suivants
clairs et utiles : Butts, S. : “Parsons, Weber and the Subjective Point of View”,
dans PH I. 1, p. 363-372 ; Rex, J. : “Value-relevance, Scientific Laws, and
Ideal Types : The Sociological Methodology of Max Weber”, dans PH I. 4,
p. 237-252 ; et McLemore, L. : “Max Weber's Defense of Historical Inquiry”,
dans PH II. 4, p. 268-287.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 264

2.2.1. La sociologie compréhensive

La sociologie, telle que Weber la conçoit, est une science qui vise à
comprendre l'action individuelle. Étant donné que l'action est
déterminée par le sens que l'acteur a voulu lui donner, elle est
nécessairement une science interprétative et, en tant que telle, elle
relève des sciences de la culture. Sur ce point, Weber suit Dilthey, mais,
dans la mesure où il refuse la fondation psychologique et la conception
de l'introspection [175] sympathique que celui-ci préconise, il s'en
sépare pour rejoindre Husserl 330. Le problème fondamental, selon
Weber, est que le chercheur ne peut pas saisir immédiatement le sens
que l'acteur donne à l'action 331. La seule chose qu'il peut faire est de
construire un type idéal du sens ou de la motivation de l'action qui a le
mérite de l'évidence catégoriale et qui forme un ensemble
significativement compréhensible.
Ce type idéal du sens ou des motifs informant l'action est avancé
comme une hypothèse. Cette hypothèse ne prétend pas que le sens ou
les motifs que le chercheur intuitionne sont ceux de l'acteur 332, mais
bien que le sens et les motifs hypothétiques peuvent expliquer de façon
significativement compréhensible le déroulement de l'activité.
Cependant, dans la mesure où cette interprétation par le chercheur du
sens subjectivement visé par l'acteur n'est qu'une hypothèse, elle n'est
pas suffisante. Ce n'est pas parce qu'elle est évidente du point de vue
significatif qu'elle est également valable du point de vue causal. C'est
pourquoi Weber estime qu'il faut encore contrôler l'interprétation en la
confrontant à la tournure prise par le déroulement réel de l'activité.
À ce point, Weber introduit la distinction importante entre
l'interprétation de l'action “significativement adéquate” (sinnhaft
adäquat) et celle qui est “causalement adéquate” (kausal adäquat).
L'interprétation de l'action est “significativement adéquate”, selon

330 Cf. Muse, K. : “Edmund Husserl's Impact on Max Weber, dans PH II.2, p.
254-263.
331 Selon Schütz, le sociologue ne peut jamais saisir le sens subjectif. Cf. Schütz,
A. : Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, chap. 1.
332 “Sens endogène et sens supposé ne coïncident pas nécessairement” — cf.
Pharo, P. : “Les fondements wébériens de la sociologie compréhensive”, dans
Le sens de l'action et la compréhension d'autrui, p. 13.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 265

Weber, si l'action “se développe avec une telle cohérence que la relation
entre ses éléments est reconnue par nous comme constituant un
ensemble significatif typique (nous disons d'ordinaire 'juste'), suivant
nos habitudes moyennes de penser et de sentir” (ES, 10). Tout cela est
assez obscur. De façon simplifiée, on peut dire qu'une interprétation est
significativement adéquate si elle “colle”, si elle permet de mettre en
évidence que l'action a du sens (makes sense), soit en tant que moyen
en vue d'une fin, soit en tant qu'expression compréhensible d'une
émotion ou d'une valeur.
Une interprétation est, en revanche, “causalement adéquate” si on
peut établir, en s'appuyant sur les “règles de l'expérience”, avec une
probabilité déterminable, qu'“il existe une chance que [l'action] se
déroule en réalité constamment de la même manière” (ES, 10).
Autrement dit, une interprétation est causalement adéquate si on peut
établir des généralisations empiriques concernant le déroulement réel
de l'action. Pour éviter les malentendus, il est important de noter que ce
n'est pas parce que l'action peut être expliquée causalement qu'elle peut
être déduite des lois générales (covering law). La catégorie de la
causalité n'intervient que pour corroborer l'interprétation
significativement adéquate de l'action 333.
[176]
Tout cela est formulé à un niveau d'abstraction qui rend la
compréhension difficile. Un exemple empirique peut clarifier les
choses. Nous pouvons comprendre de façon significative le meurtre par
légitime défense en construisant un type idéal qui met en évidence le
sens ou les motifs hypothétiques qui incitent à l'action (“il se sentait
menacé, donc il a tiré”) ; en observant plusieurs cas réels de meurtre par
légitime défense, nous pourrons arriver à une généralisation empirique
corroborant l'interprétation significativement adéquate (“dans x % des
cas, nous avons observé que lorsque un homme est menacé, il tue son
adversaire”).

333 En présentant l'opération de la compréhension comme une méthode non


scientifique qui, dans le meilleur des cas, peut servir “d'exploration
préliminaire” à l'explication causale, les positivistes visent à introniser
l'explication naturalistique des comportements comme seule et unique
méthode de vérification. Cf. l’article très influent de Abel, T. : “The Operation
called 'Verstehen' “, p. 211-218.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 266

2.2.2. La causalité significative

Du moment où on comprend que Weber conçoit le sens qui informe


l'action comme une cause qui explique l'action, la définition suivante
de la sociologie ne peut pas poser problème 334 : “La sociologie est une
science qui se propose de comprendre par l'interprétation (deutend
Verstehen) l'activité sociale et, par là, d'expliquer causalement
(ürsachlich Erklären) son déroulement et ses effets” (ES, 4). En
plaidant en faveur d'une sociologie compréhensive (verstehende
Soziologie), Weber s'oppose à toute forme d'observation naturalistique
qui fait abstraction du sens et qui, par là même, transforme les
événements psychiques en faits physiques et réduit la culture à la nature
— “le cours des choses, dit Weber à la suite de Rickert, devient nature
quand nous ne cherchons pas son sens” (WL, 333). Ainsi, par exemple,
il insiste sur la possibilité et la nécessité de retraduire l'explication
causale statistique en actions significatives.
Si, à première vue, les “lois sociales” statistiquement établies
s'apparentent aux lois physiques, elles en diffèrent ontologiquement en
ce qu'elles résultent de l'agrégation d'une multitude d'actions
individuelles qui, elles, sont en principe parfaitement compréhensibles.
En fin de compte, les “lois sociologiques” ne sont rien d'autre, selon
Weber, que l'expression quantitative des “règles sociales” que les
acteurs suivent. Cette possibilité de retraduction de l'explication causale
en compréhension significative — que Weber capte en forgeant la
notion de “causalité significative” (TS, 328) — constitue un apport
important pour la sociologie 335. En insistant sur le sens et la nécessité

334 En revanche, la question de savoir si les raisons et les motifs informant


l'action peuvent être considérés comme des causes de l'action, comme
l'affirment les davidsoniens, ou ne le peuvent pas, comme l'affirment les
néowittgensteiniens, a donné lieu a un débat interminable dans la théorie
analytique de l'action. Pour un aperçu de ce débat, cf. Bernstein, R. : Praxis
and Action, p. 260-280.
335 Lorsque Lazarsfeld et Oberschall réduisent l'insistance de Weber sur
l'adéquation significative à un legs métaphysique, ils démontrent a contrario
que Weber n'adhère pas aux canons du positivisme naturaliste. C'est l'unique
mérité de leur article. Cf. Lazarsfeld, P. et Oberschall, A. : “Max Weber and
Empirical Social Research”, dans PH I. 4, p. 197-216.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 267

de l'interpréter, elle discrédite toute interprétation purement naturaliste


du social et, en même temps, elle surpasse le naturalisme, car à la
différence de celui-ci, la sociologie compréhensive est “en mesure
d'apporter quelque chose de plus qui reste éternellement inaccessible à
toute 'science de la nature'” (ES, 13). À la fin, la position de Weber
quant à la place de l’explication se résume comme suit : d’une part, il
estime que l’explication est nécessaire, car “l’interprétation sans
explication ne relève pas encore de la connaissance scientifique” ;
d’autre part, [177] il est convaincu qu’elle n’est pas suffisante, car
“l’explication sans interprétation relève de la réification” 336.
Cependant, alors même que la sociologie compréhensive vise en
premier lieu à comprendre le sens subjectivement donné, dans la
mesure où Weber tend à ramener de plus en plus le comprendre à la
compréhension de l'agir rationnel en finalité, au sens strict du mot, et
penche, par conséquent, vers un individualisme méthodologique qui
n'est plus herméneutique, mais de type utilitariste, j'estime qu'il sape
son propre projet. En effet, nous avons vu que lorsque les valeurs
disparaissent en tant que cause de l'action, celle-ci est logiquement
déterminée de façon univoque par les conditions matérielles extérieures
à l'action. Si cela est effectivement le cas, alors il n'y a plus grand-chose
à comprendre et la référence au sens devient largement superflue. Il
suffit alors d'intercaler un algorithme entre les conditions objectives et
le sujet, et l'action en découle avec une nécessité inéluctable. Avec
Simmel, on pourrait dire que si l'on n'intercale pas un moyen terme
psychologique entre les conditions d'action et l'action elle-même,
l'action se réduit à un comportement de marionnette.

336 Drysdale, J. : “How are Social Scientific Concepts Formed ? A


Reconstruction of Max Weber’s Theory of Concept Formation”, p. 86.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 268

2.3. Nominalisme

2.3.1. Les idéaltypes

Pour bien comprendre la théorie de ces “pures fictions” (TS, 472)


que Weber appelle, à la suite du juriste Jellinek, “idéaltypes”
(Idealtypus), celle-ci doit être mise en rapport avec la vision vitaliste de
la réalité que Weber partage avec Dilthey et Simmel, ainsi qu'avec la
notion du “rapport aux valeurs” (Wertbeziehung) que Weber reprend de
Rickert. À l'instar de Simmel, Weber conçoit la réalité comme une
“infinité ontologique” (WL, 80) : la vie se manifeste en nous et hors de
nous par une diversité absolument infinie de coexistences et de
successions qui apparaissent et qui disparaissent ; le flux du devenir
incommensurable coule sans arrêt vers l'éternité. Cette diversité infinie
de la “réalité irrationnelle de la vie” (TS, 212) ne peut en aucune
manière être appréhendée dans sa totalité. Le scientifique qui veut
étudier la réalité doit délimiter son objet de recherche, et cela, il ne peut
le faire que sur la base de ses propres “intérêts de connaissance”
(Erkenntnisinteresse — TS, 140). À l'instar du bouquineur qui entre
dans une librairie ou une bibliothèque sans trop savoir ce qu'il y
cherche, le chercheur doit sélectionner par rapport à ses valeurs
individuelles ce fragment limité de la réalité qui l'intéresse et qui
deviendra son objet de recherche 337. Le rapport aux valeurs n'est pas
seulement lié à la sélection de l'objet de recherche, comme l'a bien vu
Habermas, il est également constitutif de l'objet de recherche 338.
Quelles que [178] soient la manière et les valeurs spécifiques qui

337 Selon Weber, les valeurs qui orientent le choix de l'objet de recherche sont
historiquement et culturellement relatives. Sur ce point précis, Weber
s'oppose à Rickert. Celui-ci voulait fonder l'histoire sur un système atemporel
et universel de valeurs qui assurerait, en droit, l'universalité des sciences
historiques. Pour Weber, cette idée ne pouvait être qu'une absurdité. Sur la
philosophie de Rickert, cf. Aron, R. : La philosophie critique de l'histoire, p.
111-155.
338 Cf. Habermas, J. : “Eine Diskussionsbemerkung (1964) : Wertfreiheit und
Objektivität” dans Zur Logik der Sozialwissenschaften, p. 77-85,
spécialement p. 79. Je traiterai plus longuement de la théorie des intérêts de
connaissance dans le chapitre consacré à Habermas.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 269

incitent le scientifique à sélectionner et à constituer son objet de


recherche — une “individualité historique” dans le cas de l'historien,
un “type” ou une “règle générale” dans le cas du sociologue (ES, 17)
—, il faut, ensuite, le styliser, l'organiser dans un ordre analytique et le
doter d'un sens logique, bref, en construire un idéaltype 339.
À la différence de Ranke qui veut saisir l'histoire telle qu'elle a
réellement été (“wie es eigentlich gewesen ist”), mais à l'instar de
Simmel, Weber défend une philosophie de l'histoire constructiviste et
antiréaliste 340. Le type idéal n'est pas un reflet de la réalité, mais une
“construction intellectuelle [...] un tableau de pensée homogène [...] une
utopie que l'on obtient en accentuant [...] unilatéralement [...] par la
pensée des éléments déterminés de la réalité [...] qu'on ne retrouve nulle
part empiriquement dans sa pureté conceptuelle” (TS, 180-181) 341.
Les idéaltypes ne sont nullement des copies représentatives de la
réalité objective. Bien au contraire, ce sont des constructions purement
conceptuelles qu'on met en relation avec la réalité pour voir dans quelle
mesure elle en dévie, et, plus elle en dévie, mieux ils remplissent leur
rôle heuristique 342. Le chercheur qui construit des idéaltypes ne peut

339 Weber distingue divers sortes de types : les concepts typiques, les idéaltypes
au sens strict, les idéaltypes du développement et les types exemplaires. Cf.
TS, 179-199. Pour une discussion des idéaltypes, cf. Aron R. : Les étapes de
la pensée sociologique, p. 519 sq. et Parsons, qui s'inspire de von Schelting :
The Structure of Social Action, p. 601-610.
340 Avec Outhwaite, qui est un adepte du réalisme transcendantal de Bhaskar, on
pourrait dire que Weber défend la position de l'“idéalisme transcendantal” —
“les objets de la connaissance scientifique sont des modèles [...] des construits
artificiels”. Cf. Outhwaite, W. : Concept Formation in Social Science, p. 123.
341 “On obtient un idéaltype, en accentuant unilatéralement un ou plusieurs
points de vue, en enchaînant une multitude de phénomènes isolés, diffus et
discrets que l'on retrouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre, par
endroits pas du tout, qu'on ordonne selon les précédents points de vue choisis
unilatéralement pour former un tableau de pensée homogène” (TS, 181).
342 Weber adhère à la théorie kantienne des concepts et à la dualité des concepts
et de la réalité qu’elle implique. Dès lors, la comparaison des idéaltypes et de
la réalité pose problème, car dans cette perspective kantienne, on ne peut tout
simplement pas comparer les idéaltypes et la réalité. On peut seulement
comparer la réalité telle qu’elle est constituée par un idéaltype avec la réalité
telle qu’elle est constituée par un autre idéaltype. Cf. Oakes, G. : “Weber and
the Southwest German School : The Genesis of the Concept of the Historical
Individual”, dans Max Weber and his Contemporaries, p. 445.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 270

en aucun cas les substituer à la réalité. Constamment, Weber nous met


en garde contre la réification des types idéaux. Si leur nature
constructiviste et leur rôle purement heuristique sont oubliés, si on leur
donne une fonction constitutive, on verse dans le faux réalisme
conceptuel, transformant les concepts en personnages mythiques. Il
suffit de confondre les schémas avec le réel et, tôt ou tard, la
substitution sera faite — comme c'est souvent le cas avec les concepts
marxistes : “Quiconque a appliqué une fois les concepts marxistes,
connaît l'importance heuristique éminente, et même unique, de ces
idéaltypes quand on les utilise pour comparer la réalité, mais aussi leur
danger dès qu'on les présente comme des 'forces agissantes' réelles (ce
qui veut dire en vérité : métaphysiques) ou encore comme des
tendances, etc.” (TS, 200).
Cependant, à y regarder de plus près, on voit une fois de plus poindre
une tension entre le nominalisme proclamé et le réalisme affiché. En
effet, comme le soulignent Michel Freitag et Günther Dux, les
idéaltypes ne sont pas tant des [179] constructions arbitraires que le
chercheur utilise pour organiser le chaos de la réalité que des
constructions synthétiques qui ont dans la société une existence
objective ou réelle pour les acteurs eux-mêmes et que le sociologue met
à jour en effectuant un travail d’abstraction réalisé à partir d’un
immense matériel historique et comparatif. Autrement dit, les
idéaltypes ne sont pas des constructions analytiques mais des
constructions synthétiques des catégories que les acteurs (sociologues
inclus) utilisent pour s’orienter dans le monde social 343.

343 Cf. Freitag, M. : « Pour un dépassement de l’opposition entre ‘holisme’et


‘individualisme’en sociologie », p. 210-215, et Dux, G. : « Subjekt und
Gegenstand im Erkenntnisprozeß historischen Verstehens » dans Wagner, G.
et Zippian, H. (sous la dir. de) : Max Webers Wissenschaftslehre, p. 662-677.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 271

2.3.2. Le paralogisme ontique

C'est dans ce contexte de la mise au rebut du réalisme philosophique,


qui, en confondant volontairement et dogmatiquement l'épistémologie
et l'ontologie, commet le “paralogisme ontique”, qu'il faut voir la
critique extrêmement violente que Weber fait de Stammler 344. Dans
son interprétation vulgaire du matérialisme historique, Stammler
confond selon Weber les “lois naturelles” avec les “normes logiques”
(WL, 306), les “lois naturelles métaphysiques” avec les “lois naturelles
empiriques” (WL, 311), les “catégories” de l'entendement avec
“l'expérience” (WL, 310), etc. Plus grave encore est le fait que
Stammler postule dogmatiquement que la science ne peut en aucune
façon réfuter la vision matérialiste de l'histoire. La thèse de la
détermination a priori de la superstructure par la base ne peut être pour
Weber qu'une “analogie sans valeur scientifique” qu'il faut rejeter de la
façon la plus catégorique. Le déterminisme économique, débouchant
sur ce que Simmel appelait la “parthénogenèse économique” 345, est, à
la limite, tout aussi absurde que de dériver la vie sociale de “l'indice
céphalique”, de “l'influence des taches solaires” ou encore des “troubles
digestifs” (WL, 298).
Le défaut du marxisme provient, selon Weber, du fait qu'il ne
distingue pas les phénomènes “économiques”, au sens étroit du mot
(par exemple, la vie de la Bourse) des phénomènes “économiquement
importants” (par exemple, les éthiques religieuses) ou des phénomènes
“conditionnés par l'économie” (par exemple, l'orientation du goût
artistique) (TS, 148). Au contraire, sous le charme de l'indéracinable
tendance au monisme, il s'efforce de déduire tous les phénomènes
socio-historiques de la base économique. À l'économisme marxiste,
Weber oppose aussi bien la stratégie du perspectivisme
méthodologique — “un phénomène, dit-il, ne garde, en général, un

344 Weber ne s'attaque pas seulement au matérialisme objectif, mais aussi à


l'idéalisme objectif. Dans son essai sur Roscher et Knies (WL, p. 1-145, non
traduit en français), Weber s'en prend à ce qu'on pourrait appeler “l'idéologie
allemande”, c'est-à-dire à cette tradition intellectuelle allemande qui se
détourne de l'individualisme et du cosmopolitisme des Lumières pour se
rallier à un point de vue collectiviste et nationaliste (le Volk).
345 Simmel, G. : Les problèmes de la philosophie de l'histoire, p. 232.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 272

caractère économique qu’aussi longtemps que notre intérêt porte


exclusivement sur l'importance qu'il peut avoir dans la lutte matérielle
de l'existence” (TS, 142) — que celle de la sociologie matérialiste de
[180] la connaissance — “l'interprétation matérialiste de [180] l'histoire
n'est pas non plus un fiacre dans lequel on peut monter à son gré et qui
s'arrêterait devant les promoteurs de la révolution !” (SP, 180) 346.

2.4. Anti-émanatisme

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La théorie marxiste du “facteur prédominant” (Gurvitch) débouche,


d'une façon ou d'une autre, sur l'idéalisme. La critique du marxisme
vulgaire n'est qu'un cas spécial de la critique de ce que Weber appelle,
à la suite de Lask, “l'émanatisme hégélien” 347. Il le caractérise comme
suit : “Dans cette conception 'émanatiste' de l'essence et de la validité
des concepts les plus hauts, il est d'une part, logiquement admissible de
penser le rapport des concepts à la réalité de façon rigoureusement
rationnelle, c'est-à-dire de telle façon que la réalité soit régressivement
déductible des concepts généraux, et d'autre part, de le concevoir en
même temps tout à fait intuitivement, c'est-à-dire de telle façon que la
réalité dans sa progression vers les concepts ne perde rien de sa
constitution concrète. [...] Le concept 'le plus général', dont on devrait
tout déduire, serait en même temps le plus riche de contenu. Une
connaissance de ce genre [...] ne serait accessible qu'à une connaissance
analogue, mais non semblable de la connaissance mathématique. Et la
condition métaphysique de la véracité de cette connaissance serait que

346 Dans Histoire et conscience de classe, Lukács développera cette sociologie


matérialiste du marxisme. Cf. son essai sur le changement de la fonction du
matérialisme historique, p. 263-274. Après Lukács, Mannheim, qui cite
d'ailleurs la formule schopenhauerienne du fiacre dans Ideology and Utopia
(p. 75), généralisera l'approche matérialiste de la connaissance en
développant la sociologie de la connaissance. Pour une excellente
introduction à la sociologie de la connaissance, cf. Merton, R. : Social Theory
and Social Structure, 3e partie, p. 493 sq.
347 Sur la distinction que Lask effectue, dans sa thèse sur la philosophie
fichtéenne de l'histoire, entre la “logique analytique” et la “logique
émanatiste”, cf. Oakes, G. : Weber and Rickert, p. 49-53.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 273

les contenus des concepts se tiennent comme des réalités


métaphysiques derrière le réel et que celui-ci découle de celles-là ,
comme les théorèmes mathématiques se suivent les uns les autres”
(WL, 15-16).
La sociologie wébérienne peut être considérée comme une stratégie
de “riposte au défi hégélien” (Ricœur) 348. Dans une lettre à Franz
Eulenburg, Weber écrit à ce propos : “[Dans les sciences sociales, ] il
n'y a que deux voies : celle de Hegel ou la nôtre” 349. Mais, on peut se
demander pourquoi. D'abord, parce que, en tant que néokantien, Weber
est allergique à toute métaphysique. Ensuite, parce qu'il considère
qu'une science sociale déductive est impossible. En effet, d'après
Weber, le hiatus irrationalis (Fichte — WL, 15) entre le concept et la
réalité, sur le dépassement duquel le système hégélien repose, ne peut
pas être réduit, car plus les concepts sont généraux, moins ils peuvent
appréhender la réalité concrète : “Plus la validité, c'est-à-dire
l'extension d'un concept générique est large, plus aussi il nous éloigne
de la richesse de la réalité” (TS, 165) — ce que Simmel appelait
“tragédie de la conceptualisation de l'homme” réapparaît chez Weber
comme argument antihégélien 350. Outre [181] le fait que les concepts
les plus généraux renoncent aux contenus concrets et que la logique
émanatiste élimine toutes les contingences de la réalité, le déductivisme
pose encore problème en ce qu'il présuppose la clôture de la science,
l'achèvement de celle-ci, une “science parfaite” (TS, 204). L'intellectus
intuitivus, l'entendement divin qui ne peut penser une chose sans la
créer par cet acte même, que Kant avait rejeté comme une fiction, est
rejeté par Weber, comme il le sera ensuite par Adorno, comme une
réification, au sens nietzschéen du terme : cette conception incorpore le
réel concret et singulier — et pour Weber il n'y a de réel que concret et
particulier — dans son système de concepts universels hypostasié et,
par là même, elle le réifie 351.

348 Cf. Bouretz, P. : Les promesses du monde, chap. 1.


349 Cité dans Schluchter, W. : The Rise of Western Rationalism, p. 21.
350 Simmel, G. : Philosophie de l'argent, p. 259. Pour une analyse plus poussée
de la relation inverse entre l'extension du concept et la détermination de ses
contenus, cf. Cassirer, E. : Substance et fonction, chap. 1 et, du même :
Philosophie der symbolischen Formen, vol. 1, chap. 4, p. 249 sq.
351 Sur le concept nietzschéo-adornien de la réification, cf. infra au chapitre 8.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 274

3. Genèse du capitalisme
et de la rationalité formelle

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Dans l'introduction, Weber nous est apparu comme un prophète de


malheur qui prédit, à l'instar d'un Spengler, le déclin de l'Occident.
Dans la section méthodologique, en revanche, le même Weber est
apparu comme un penseur qui s'oppose à toute forme de déterminisme,
d'émanatisme ou d'historicisme. Ces deux interprétations ne sont pas
nécessairement contradictoires, mais elles indiquent une tension nette
dans la pensée wébérienne. La “cage d'acier” de la civilisation
capitaliste moderne n'était ni un terme nécessaire du “progrès”, ni une
fatalité de la nature humaine ou sociale. On pourrait dire qu'elle est un
accident historique, puisqu'elle résulte d'une série de conjonctures
singulières et contingentes 352. Cependant, aujourd'hui, l'économie
capitaliste, l'administration bureaucratique et la justice formaliste,
toutes saturées de rationalité formelle et, par conséquent, calculables et
prévisibles, forment un “cosmos réifié” (versachlichte Kosmos — ES,
592) que Weber ne voit pas se dissiper de sitôt. En théorie, l'histoire
reste ouverte, tout est possible, mais, en pratique, la progression de la
réification lui semble la plus probable. Nul n'est besoin à ce propos de
répéter tous ces passages fameux où Weber expose ses idées noires sur
la “nouvelle servitude” qui nous attend. Dans ce qui suit, je vais d'abord
analyser la genèse du rationalisme occidental et, ensuite, sa structure.

352 En arguant de la sorte, je me range du côté de ceux qui, dans le débat opposant
les historicistes et les néo-évolutionnistes, défendent une interprétation
historiciste de Weber. La ligne de partage entre les uns et les autres est, d'ores
et déjà, nettement définie. Alors que Schluchter et Habermas ont présenté la
théorie wébérienne de la rationalisation comme une histoire
développementale, Randall Collins offre un exposé solide de l'interprétation
historiciste de l'essor du capitalisme. Cf. Collins, R. : “Weber's Last Theory
of Capitalism : A Systematization”, dans Weberian Sociological Theory, p.
19-44, et du même : Max Weber. À Skeleton Key, chap. 81-97.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 275

3.1. Le capitalisme d’entreprise

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Le rationalisme occidental constitue le thème majeur de l'œuvre de


Weber. Cependant, à l'origine de ses études ne fut tant pas la volonté de
comprendre et d'expliquer l'émergence du rationalisme que celle du
capitalisme. Ce n'est que par la suite, lorsque Weber amorça ses études
comparatives des grandes [182] religions, que, graduellement, le thème
du capitalisme a été relayé par celui du rationalisme.
Selon Weber, ce n'est qu'en Occident que le capitalisme rationnel a
pu se développer 353. Ailleurs, on n'en trouverait que de vagues
ébauches. Certes, la soif d'acquérir et la recherche du profit sont
universelles — “l'auri sacra fames, dit Weber, est aussi vieille que
l'histoire de l'homme” (EP, 59). Certes, diverses formes de “capitalisme
à orientation politique” (ES, 175) — par ex. le capitalisme impérialiste,
colonial, aventurier, fiscal, de butin, etc. — ont existé de tout temps et
en dehors du terroir du rationalisme économique. Mais, le
Betriebskapitalismus, le capitalisme d'entreprise bourgeois fondé sur le
“compte du capital”, sur le “calcul exact” et “l'organisation rationnelle
du travail libre” (AP, 14-20), ne s'est développé qu'en Occident. Nulle
part ailleurs — à moins qu'il n’y ait été importé.
Condensé en une seule formule, le capitalisme formellement
rationnel peut être défini comme un système de production industrielle
continue, intensif et orienté vers le marché, recherchant avant tout la

353 Un peu avant Weber, Werner Sombart avait retenu la rationalisation comme
la caractéristique définissant le capitalisme. Cf. Sombart, W. : Der moderne
Kapitalismus, vol. 1, p. XVIII, 3 et 11. Weber était d'accord, mais il exigeait
une spécification historique du terme. Dans l'introduction aux essais sur la
sociologie des religions (AP), Weber énumère une série d'autres phénomènes
propres à l'Occident : la science rationnelle (formalisée, fondée sur les
mathématiques, avec démonstration, expérimentation et concepts
rationnels) ; l'art rationnel (l'harmonie rationnelle en musique, la voûte
gothique en architecture, la perspective spatiale en peinture, la littérature
imprimée) ; l'administration de l'État et de l'économie modernes reposant sur
un corps de bureaucrates spécialisés ; l'État moderne (en tant qu'institution
politique ayant un droit rationnellement établi, une constitution écrite, une
administration reposant sur des règles abstraites et des fonctionnaires
compétents) ; la bourgeoisie et le prolétariat en tant que classes antagonistes.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 276

rentabilité et reposant sur le compte du capital et l'évaluation préalable


des chances de gain en termes monétaires. Si pour Marx, le marché et
l'exploitation constituent les differentiae specificae du capitalisme,
pour Weber, qui, soit dit en passant, récuse la théorie marxiste de la
plus-value et, donc, de l'exploitation, le capitalisme se caractérise avant
tout par le calcul méthodique et rationnel. “La possibilité, de principe,
du compte du capitalisme, dit Weber, est le critère du capitalisme
moderne” (ES, 162). Sur ce point, il n'y a aucun doute possible. Dans
son Histoire économique générale, on peut lire : “La présupposition la
plus générale du capitalisme moderne est celle du calcul rationnel, du
capital en tant que norme de toutes les grandes entreprises qui
s'occupent de la couverture des besoins quotidiens” (GEH, 276).

3.2. Les préconditions institutionnelles du calcul

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Dans la mesure où le calcul rationnel présuppose la calculabilité et


la prévisibilité du système économique, ainsi que de son
environnement, le calcul est, effectivement, comme le dit bien Weber,
la “présupposition la plus générale du capitalisme”. Le capitalisme n'est
pas simplement un système de production et de distribution de
marchandises. Il enferme tout un monde ; il crée tout un monde. Avec
le capitalisme, le principe de la calculabilité devient universel ; il
envahit tous les secteurs de la société moderne. Avec le capitalisme,
l'agir rationnel en finalité, au sens restreint du mot, se généralise et,
dans cette [183] mesure même, la rationalité formelle progresse et se
renverse en réification. Dans ce sens, le capitalisme est bel et bien “la
puissance la plus décisive de notre vie moderne” (AP, 14).
Cependant, selon Weber, le capitalisme n'est pas la cause de la
rationalisation formelle ; il semble bien plutôt qu'il la présuppose. Dans
la préface collective au premier volume de la Grundriss der
Sozialökonomik, dont Économie et société ne constitue qu'une partie,
on peut lire : “Le développement de l'activité économique doit être
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 277

conçu avant tout comme une manifestation particulière de la


rationalisation universelle de la vie” 354.
Que le capitalisme présuppose la rationalisation formelle ressort
d'ailleurs clairement de son analyse des préconditions institutionnelles
du calcul rationnel. Selon Weber, le capitalisme présuppose : 1)
l'appropriation de tous les moyens matériels de production (terrains,
appareils, machines, outils, etc.) comme propriété privée (GEH, 276) ;
2) la liberté du marché et l'existence d'un marché de masse, c'est-à-dire
l'absence de limitations irrationnelles du trafic, comme celle des
monopoles classistes de production ou de consommation (GEH, 276) ;
3) une technique rationnelle qui, grâce à la mécanisation, rend possible
un calcul maximal, tant dans la sphère de la production que dans celle
de la circulation (GEH, 277) ; 4) une administration d'État et un droit
rationnels et prévisibles (GEH, 277) ; 5) la liberté du travail au sens
marxiste du mot, les travailleurs forcés “par la contrainte du fouet de la
famine” (GEH, 277) à offrir leur force de travail sur le marché ; 6) la
séparation stricte du ménage et de l'entreprise (AP, 19 ; ES, 98, 403) ;
7) la commercialisation de la vie économique ou le développement de
titres négociables (actions) (GEH, 278) ; 8) le développement de la ville
occidentale et des droits politiques des citoyens (PE, 323 ; ES II, 1323 ;
GARS II, 372) et, enfin, 9) la science moderne comme “base technique
du capitalisme” (ES II, 1194).
Ces conditions extérieures — au fond, les conditions du
développement du marché tel qu'il est conçu par l'économie
néoclassique, et donc de l'agir rationnel en finalité (s.s.) — constituent,
selon Weber, les conditions institutionnelles nécessaires de l'essor du
capitalisme. Autrement dit, si, conformément à la théorie de la
“possibilité objective”, l'on supprimait en pensée un de ces éléments, le
capitalisme n'aurait probablement pas vu le jour — en tout cas, cela
nous obligerait à concevoir son évolution d'une autre façon 355. Or,

354 Weber, M. et alii : : Grundriss der Sozialökonomik, p. VII.


355 Selon la théorie de la “possibilité objective” (cf. TS, 290-323), il faut, pour
déterminer si un antécédent du phénomène historique qu'on veut expliquer
constitue une cause adéquate ou, le cas échéant, accidentelle, se demander ce
qui se serait passé si cet antécédent ne s'était pas produit ou s'il avait été autre
qu'il n'a été. Si le phénomène en question ne se serait pas produit sans
l'antécédent, on peut conclure que ce dernier est une cause adéquate du
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 278

même si toutes ces conditions étaient satisfaites, l'essor du capitalisme


ne serait pas encore pensable. Et c'est là la thèse principale — et la plus
connue — de Weber, celle de l'éthique protestante : “L'esprit rationnel,
la rationalisation de la conduite de vie en général et une éthique
économique rationaliste ont été les facteurs nécessaires
complémentaires qui ont produit le capitalisme” (GEH, 354).
[184]

3.3 La rationalisation des images du monde

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“Le problème majeur de l'expansion du capitalisme moderne, dit


Weber, n'est pas celui de l'origine du capital, mais celui du
développement de l'esprit capitaliste” (EP, 70). En effet, étant donné
que cet esprit capitaliste qui a produit — en dernière instance — le
capitalisme est lui-même issu de l'ascétisme intramondain des
protestants, pour comprendre le développement de l'esprit rationnel du
capitaliste, il faut saisir l'éthos du protestant. Et pour être sûr du lien
causal établi entre le protestantisme et le capitalisme, il faut, ensuite,
élaborer un programme de recherches comparatives qui répond à la
question du pourquoi l'évolution religieuse que nous avons connue en
Occident ne s'est pas produite ailleurs : “Le but [d'une étude
comparative des civilisations] devrait être d'identifier et de définir
l'individualité de chaque développement, les caractéristiques qui ont
fait que l'un trouve une conclusion si différente de celle de l'autre. Ce
travail accompli, il est alors possible de déterminer les causes de leurs
différences” 356. Ce que Weber propose, donc, est d'étudier les religions
universelles dans une perspective comparative qui fasse ressortir la
spécificité du protestantisme. Et étant donné que celui-ci est le produit
d'une longue évolution des images métaphysico-religieuses du monde
( je vais essayer de reconstruire dans les pages qui suivent), il faut en

premier. Si, à l'inverse, le phénomène se serait produit sans l'antécédent, on


peut dire que ce dernier n'est qu'une cause accidentelle du premier.
356 Weber, M. : Agrarverhältnisse im Altertum, cité dans Seidman, S. : Le
libéralisme et la théorie sociale en Europe, p. 293.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 279

quelque sorte étudier l'histoire universelle des religions pour


comprendre la genèse du capitalisme 357.
Le monde occidental formellement rationalisé est considéré par
Weber comme le résultat d'un processus de rationalisation théorique
des images du monde, ou comme il le dit, en reprenant la belle formule
de Schiller, du “désenchantement du monde” 358. La rationalisation
théorique des images du monde détermine la mesure et surtout le mode
de rationalisation économique du monde. Comme le dit Weber, dans un
passage célèbre de l'introduction à l'éthique économique des religions
universelles : “Les intérêts [...] non les idées dominent immédiatement
l'activité des hommes. Toutefois, les 'images du monde', lesquelles sont
engendrées dans les 'idées' ont joué très souvent le rôle d'aiguilleur pour
déterminer les voies dans lesquelles l'action a été poussée par la
dynamique des intérêts” (GARS, 252).
[185]
Autrement dit, ce sont les images du monde qui ont déterminé “dans
quelle direction” (AP, 24) les sphères de la vie ont été rationalisées :
alors même que les images du monde sont déterminées par des
conditions matérielles, elles ne ne sont pas pour autant un “simple
reflet” de l'organisation économique ; au contraire, elles influent sur
elle. En arguant de la sorte, Weber ne réfute pas plus le marxisme qu'il
ne dérive vers une position durkheimienne. “Notre dessein, précise-t-il,
n'est nullement de substituer à une interprétation causale exclusivement

357 Dans la série causale, la religion n'est qu'un élément parmi d'autres. Dans
Economie et société, Weber a également étudié le développement historique
de l'économie, du régime politique, des modes d'administration, du droit et
des villes dans une perspective comparative. Il est évident que ses recherches
sont d'une telle ampleur qu'elles ne se laissent pas résumer, et c'est bien
pourquoi je renonce à les traiter de façon systématique.
358 La notion de “désenchantement du monde” est complexe. D'une part, il s'agit
d'une notion technique que Weber utilise dans sa sociologie de la religion
pour désigner l'élimination progressive de la magie comme moyen de salut,
au sein d'une séquence qui s'ouvre avec le judaïsme antique et semble se clore
avec le puritanisme protestant. D'autre part, il s'agit d'une notion floue que
Weber utilise dans son diagnostic de la modernité pour thématiser la perte du
sens généralisée d'un monde parfaitement prévisible où le mystère a été
remplacé par la maîtrise.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 280

matérialiste une interprétation spiritualiste de la civilisation et de


l'histoire qui ne serait pas moins unilatérale” (EP, 252).
L'accomplissement théorique majeur de Weber est bien là, dans
cette “fine dialectique” qu'il établit entre les facteurs matériels et idéels.
Il a réussi à dépasser cette funeste opposition du matérialisme et de
l'idéalisme dans une synthèse qui est véritablement
359
multidimensionnelle . Weber a transformé les deux grandes
traditions sociologiques, l'une qui insiste sur la détermination matérielle
(Marx), l'autre qui insiste sur la détermination idéelle (Durkheim) de
l'action, en variables analytiques. Pour Weber, il ne s'agit pas d'opter
exclusivement pour l'une ou pour l'autre, mais bien plutôt de les
combiner. Les idées n'excluent pas plus les intérêts que les intérêts
n’excluent les idées ; ils constituent tous deux des éléments différents
de l'environnement qui informent chaque action. Ainsi, l'entrepreneur
capitaliste, l'instigateur du capitalisme, agit certes de façon rationnelle
par rapport à une fin, mais cette action rationnelle en finalité est
également influencée par des motifs religieux. Dans ce sens, son action
est rationnelle, au sens large du mot. Elle n'est pas seulement
déterminée “de l'extérieur” (ESII, 1116) par des conditions matérielles,
mais elle est, également et en même temps, déterminée “de l'intérieur”
(ESII, 1116) par des valeurs.
L'accomplissement de Weber est d'avoir montré que la
Zweckrationalität (s.s.) et son objectivation paradoxale dans des formes
réifiées de l'esprit objectif sont déterminées de façon significative par
la Wertrationalität. Dans une formule quelque peu paradoxale, mais
typiquement wébérienne, on pourrait dire qu'en réenchantant le monde
pour un moment, le protestantisme a fini par le désenchanter
définitivement et que cette perte de sens s'est généralisée, induisant par
là même la perte de liberté dans toutes les sphères de la vie. C'est donc
en réinventant la figure nietzschéenne du “dernier homme” susceptible
de poursuivre la perspective du salut dans les diverses sphères du
monde vécu que Weber montre que l'entrepreneur calviniste a ouvert la
voie à un système autonome réifié d'où cette perspective s'est échappée.
Si l'on veut bien comprendre la logique explicative qui sous-tend
l'œuvre de Weber, il est important de saisir le mouvement causal

359 Cf. à ce propos Alexander, J. : Theoretical Logic in Sociology. Vol. 3 : The


Classical Attempt at Theoretical Synthesis : Max Weber, chap. 2.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 281

suivant : la rationalisation des images religieuses du monde


(rationalisation culturelle) procure les fondements motivationnels de
l'organisation de l'action rationnelle en finalité, au sens large du mot,
dans une conduite méthodique de vie (rationalisation [186] de la
personne) et, de façon non intentionnelle, l'objectivation de l'action
rationnelle en finalité génère un système social formellement rationnel
(rationalisation sociale). 360

3.4. Généalogie de l'ascétisme intramondain


(rationalisation culturelle)

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Dans sa monumentale sociologie comparative des grandes religions


universelles, Weber a étudié la religion chinoise (confucianisme,
taoïsme), la religion hindoue (bouddhisme, hindouisme) et le judaïsme
antique 361. Il n'a pu mener à terme ses recherches prévues sur le
christianisme et l'islam. Nous savons désormais que le capitalisme
rationnel s'est seulement développé en Occident et que son
développement est génétiquement lié à l'ascétisme intramondain propre
au protestantisme. Pour expliquer la genèse de cet ascétisme bien
particulier, Weber esquisse une typologie développementale de
l'évolution des images religieuses du monde qu'on peut représenter
ainsi 362 :

360 La dynamique explicative qui va, pour le dire en termes parsonniens (ou, pour
être tout à fait précis, en termes que Parsons a emprunté à Sorokin) de la
culture à la personne et de la personne à la société, a été bien mise en lumière
par Habermas, J. : op. cit., t. I, chap. 2.
361 Pour un résumé de ces études, cf. Bendix, R. : op. cit., p. 103-275. En passant,
on peut noter avec Bourretz que Weber néglige les perspectives du
gnosticisme (analysé par Voegelin) et du messianisme juif (analysé par
Scholem). Cf. Bourretz, P. : Les promesses du monde. Philosophie de Max
Weber, p. 139.
362 Pour reconstruire l'évolution des images du monde, je me suis appuyé sur les
interprétations de Parsons, Schluchter et Habermas. Cf. Parsons, T. : op. cit.,
p. 214-228 ; Schluchter, W. : The Rise of Western Rationalism, p. 156-166 ;
“The Paradox of Rationalization : On The Relation of Ethics and World”,
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 282

[187]
Dans sa sociologie de la religion, Weber analyse la rationalisation
théorique des images religieuses du monde dans une perspective plus
ou moins évolutionniste. Une telle approche est tout à fait
exceptionnelle pour Weber, mais elle s'explique par le fait qu'il estime
que toutes les religions se trouvent confrontées au problème de la
théodicée et que c'est l'élaboration progressive d'une réponse à la
question : “Si Dieu est bon, pourquoi y a-t-il alors du mal dans le
monde ?” qui anime le processus de rationalisation théorique des

dans Roth, G. et Schluchter, W. : op. cit., p. 16-32 et Habermas, J. : op. cit.,


t. II, p. 214-228.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 283

images du monde 363. Si l'on veut comprendre la structure de l'évolution


des images du monde, il faut commencer par l'opposition que Weber
effectue entre la magie, qu'il définit comme “une contrainte des démons
par des moyens magiques” (ES, 449), et la religion qui, elle, a trait aux
“relations que les hommes entretiennent avec les puissances
surnaturelles qui s'expriment sous la forme de la prière, du sacrifice et
de la vénération” (ES, 449).
Au départ, la vision du monde est magique ; le monde se présente
comme un “jardin enchanté” (GARS II, 371). Bien que les esprits et les
démons se cachent derrière le monde des objets et des événements, la
vision du monde magique est moniste. Il n'y a pas de séparation radicale
entre l'ici-bas et l'au-delà. La relation que les hommes entretiennent
avec les démons n'est pas basée sur l'adoration, mais sur la contrainte.
Les hommes essaient d'échapper à la souffrance en contrôlant les
démons par la magie.
Tout cela change lorsque surgit l'idée que les divinités ont établi des
lois pour certains domaines d'action et qu'ils en supervisent
l'observation. On passe alors de la magie à la religion et d'une vision
moniste à une vision dualiste du monde : le monde ici-bas est dévalué
et subordonné au monde de l'au-delà. Les divinités sont personnifiées
et réunies dans un panthéon 364. La systématisation de l'idée de la
divinité ouvre logiquement la voie à l'évolution vers le monothéisme.
Cependant, le passage au monothéisme n'est pas de règle. Strictement
parlant, seuls le judaïsme et l'islamisme sont des religions
monothéistes.
La distinction entre les sorciers et les prêtres correspond à la
distinction entre la magie et la religion. Étant donné la séparation
dualiste de l'ici-bas et de l'au-delà, le culte, assuré par les prêtres, sert à
établir la communication entre les hommes et Dieu. L'existence d'une
strate de prêtres a été d'une importance considérable pour la
“rationalisation des représentations métaphysiques du monde”, ainsi

363 Pour une fine analyse du rapport entre le problème de la théodicée et la


rationalisation des images du monde, cf. Bouretz, P. : op. cit., p. 109-165.
364 Dans la Dialectique de la raison, Adorno et Horkheimer voient déjà dans le
passage de la magie au polythéisme l'amorce du déploiement de la logique de
la réification. Cf. infra, au chapitre 7.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 284

que pour l'élaboration d'une “éthique spécifiquement religieuse” (ES,


451).
Dans la sociologie wébérienne de la religion, la figure du prophète
prend une place tout aussi importante, sinon plus importante, que celle
du prêtre. En effet, pour Weber, le prophète, ce “porteur de charismes
purement personnels qui, en vertu de sa mission, proclame une doctrine
religieuse ou un commandement divin” (ES, 464), est l'agent
historiquement décisif des ruptures avec [188] les institutions cléricales
établies et rigidifiées. En outre, c'est la prophétie qui, en dévalorisant la
magie, et, donc, en désenchantant le monde, a entraîné les masses dans
un “mouvement religieux de caractère éthique” (GARS, 248). Comme
le dit si bien Paul Ladrière, le désenchantement du monde signifie que
l'exigence de la pureté rituelle est rationalisée en rectitude éthique 365.
Ce processus de désenchantement du monde et d'éthicisation de la
conduite humaine, entamé par les prophètes, continuera pendant
plusieurs siècles pour s'achever avec la modernité 366.
Mais nous n'en sommes pas encore là. Pour l'instant, nous ne
sommes parvenus qu'au point décisif où les voies de la rationalisation
occidentale et orientale vont bifurquer. Ce qui distingue les religions
occidentales des religions orientales, c'est que les premières sont de
façon prédominantes théocentriques, tandis que les secondes sont avant
tout cosmocentriques. À la différence de la conception théocentrique,
basée sur le concept d'un Dieu personnel et créateur du monde, situé
dans l'au-delà, la conception cosmocentrique repose sur le concept
d'une puissance divine à caractère impersonnel. Dans cette conception
typiquement orientale, le monde est un cosmos qui n'a pas été crée
(GARS, 257-258, 538-540 ; ES, 564).
La distinction que Weber effectue entre la prophétie éthique et la
prophétie exemplaire (ES, 471 ; GARS, 257 ; GARS II, 378)
correspond à la distinction précédente. Ou le prophète se sent
“l'instrument annonciateur” d'un Dieu personnel et de sa volonté,
exigeant, du fait de sa mission, l'obéissance en tant que devoir éthique

365 Ladrière, P. : “La fonction rationalisatrice de l'éthique religieuse dans la


théorie wébérienne de la modernité”, p. 122.
366 “Les prophéties ont délivré le monde de la magie et, par là même, elles ont
créé la base de notre science moderne, de la technologie et du capitalisme”
(GEH, 362).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 285

(Mahomet, Jésus) ; ou bien le prophète est un “homme exemplaire” qui,


par son exemple personnel, montre aux autres les voies du salut
religieux (Bouddha). Que la prophétie ait un caractère plutôt éthique ou
plutôt exemplaire, dans les deux cas, elle va de pair avec une vision
unitaire de la vie découlant d'une prise de position consciemment
significative et unitaire envers celle-ci. “Pour le prophète, dit Weber, la
vie et le monde, les événements sociaux et les événements cosmiques
ont un 'sens' unitaire, systématique, déterminé [...] La prophétie signifie
toujours une tentative de systématiser toutes les manifestations de la
vie, de résumer aussi le comportement pratique en une manière de
vivre” (ES, 473).
Cette manière méthodique de vivre du prophète et de ses acolytes,
qui sont, selon la terminologie de Weber, des “virtuoses” du salut, peut
être soit du type ascétique (vita activa), soit du type contemplatif (vita
passiva). Dans le premier cas, l'activité éthico-religieuse est
accompagnée de la conscience que Dieu dirige cette activité —
l'individu se considère comme “instrument de Dieu” (ES, 559 ; GARS,
539). Dans le second cas, en revanche, l'individu ne se considère pas
comme instrument de Dieu, mais comme un “vase d'élection” (ES, 559)
ou comme un “réceptacle” du divin (GARS, 539). Il n'est alors plus
question d'agir conformément à la volonté divine pour obtenir ses
faveurs, mais de parvenir à un état intérieur d'illumination ou d'union
mystique. [189] La tendance vers la contemplation, portée par des
“strates d'intellectuels distingués” (GARS, 257), prédomine en Orient ;
la tendance vers l'ascétisme actif, surtout mais pas seulement portée par
les “strates civiques bourgeoises” (GARS, 257), prédomine, en
revanche, en Occident 367. “En Occident, dit Weber, même les
religiosités ayant une coloration mystique manifeste se transforment
sans cesse en vertu active, donc, naturellement ascétique” (ES, 563).
Pour pouvoir expliquer la genèse du capitalisme, il faut encore
introduire une bifurcation typologique supplémentaire selon que les
croyants s'engagent dans le monde ou s'en détournent. L'ascétisme ainsi

367 C'est là la thèse principale que Weber défend dans son étude comparative du
bouddhisme et de l'hindouisme. Dans la conclusion de cette grande étude, il
compare les religions occidentales et orientales. Il y démontre que la tendance
gnostique, sotériologique et mysticiste, caractérisant les religions orientales,
est responsable de l'absence de l'ascétisme intramondain et, partant, de
l'absence du capitalisme formellement rationnel. Cf. GARS II, p. 363-378.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 286

que le mysticisme peuvent être intramondain ou, au contraire,


extramondain 368. Étant donné que les intérêts mondains perturbent la
recherche de l'unité de l'homme et du principe de l'être, le mystique se
désintéresse du monde. Le mystique peut rejeter radicalement le monde
(“fuite contemplative du monde extérieur” — c'est le cas du
bouddhisme) ou bien il peut se maintenir dans les institutions
temporelles, vivant dans le monde, mais pas du monde (“mysticisme
intramondain” — c'est le cas du confucianisme).
Bien que l'ascète refuse le monde, qui, de son point de vue, demeure
une massa perditionis, un “vase naturel de péchés” (ES, 556), l'ascèse
peut également prendre deux formes. D'une part, l'ascète peut fuir le
monde, éviter les actions dans les institutions temporelles et rompre
avec la famille et la société pour se mettre au seul service de Dieu (fuite
ou plutôt “refus ascétique du monde” — c'est le cas du monachisme
chrétien). D'autre part, l'ascèse peut se pratiquer au sein du monde pour
réformer rationnellement celui-ci, pour glorifier Dieu par l'action
professionnelle, par la vie familiale exemplaire, par la rigueur de la
conduite dans tous les domaines de la vie (“ascèse intramondaine” —
c'est le cas du protestantisme). Cette dernière forme d'ascétisme, qui est
le résultat contingent d'une combinaison unique de la vision
théocentrique, de la prophétie éthique, de l'ascétisme et de
l'intramondanéité est incontestablement l'apanage du protestantisme
(au sens large du mot).
Comme j'essaierai de le montrer dans les pages qui suivent, la
conséquence spécifique de cet ascétisme intramondain sobrement
pratique des protestants sera “l'objectivation rationnelle et la sociation
des rapports sociaux” (rationale Versachlichung und
Vergesellschaftung — ES, 568).

368 Dans la mesure où la distinction entre l'intra- et l'extramondanité fusionne


deux aspects de l'action religieuse, elle prête à équivoque. Il faut distinguer :
i) l'insistance sur l'action de l'insistance sur l'intention, et ii) l'action qui se
limite à la sphère religieuse et l'action qui s'étend à d'autres sphères de la vie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 287

3.5. Les affinités électives entre l'éthique protestante


et l'esprit du capitalisme (rationalisation de la personne)

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Dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (écrit en 1905,


révisé en 1920), Weber explique la naissance et l'essor du capitalisme
en démontrant [190] l'existence d'une “affinité élective”
(Wahlverwandtschaft) entre le style de vie méthodique (ethos) des
protestants et la mentalité (Geist), ou plutôt, comme il le dit lui-même,
“l'habitus” (PE, 157) du capitaliste 369. La métaphore de l'affinité
élective, sur laquelle Goethe a construit un roman, trouve son origine
dans la chimie du XVIIIe siècle 370. La notion technique d'attractio
electiva y est employée pour désigner le processus chimique dans
lequel des substances différentes unies entre elles brisent l'union pour
se lier à une autre substance. Dans son analyse de la genèse du
capitalisme, Weber examine l'affinité élective entre le protestantisme et
le capitalisme en deux temps. D'abord il analyse l'attraction réciproque
de l'éthique protestante et de l'esprit du capitalisme ; ensuite, il
démontre que cette attraction réciproque se brise au profit d'une
nouvelle alliance de l'esprit du capitalisme et de l'utilitarisme.

369 Dans la mesure où la recherche de Weber vise à mettre en évidence la relation


d'affinité entre la conduite de vie méthodique du protestant et l'habitus de
l'entrepreneur (au sens non bourdivien du terme), la référence à “l'esprit
capitaliste” est trompeuse. À ce propos, Hennis s'exclame : “Combien de
malentendus Weber aurait pu épargner, s'il avait légèrement modifié le titre :
L'éthique protestante et l'habitus capitaliste — cela semble moins mystérieux
et décrit ce qu'il voulait dire”. Cf. Hennis, W., op. cit., p. 17.
370 Sur l'histoire du concept de l'affinité élective, de l'alchimie à la sociologie, cf.
Howe, R. : “Max Weber's Elective Affinities : Sociology within the Bounds
of Pure Reason”, dans PH II. 2, p. 193-209 et surtout Löwy, M. : Rédemption
et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale. Une étude d'affinité
élective, chap. 1. Dans les Affinités électives, Goethe raconte l'histoire d'un
adultère : Eduard est marié avec Charlotte ; pour rénover son château, Eduard
fait appel à un ami et Charlotte convoque sa nièce ; Charlotte tombe
amoureuse de l'ami de son mari et Eduard s'enamoure de la nièce de sa
femme.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 288

3.5.1. L'attraction réciproque du protestantisme


et du capitalisme

L'examen de l'affinité élective entre le protestantisme et le


capitalisme, qui est une sorte de causalité faible, consiste à mettre au
jour les interactions durables qui se sont établies à la fin du XVIIe siècle
entre la sphère économique (les intérêts) et la sphère religieuse (les
idées). La démonstration d'une telle coïncidence entre les idées et les
intérêts, qui ont tous deux connu des évolutions tout à fait distinctes et
indépendantes, mais qui ont fini par converger, se fait en trois étapes :
a) analyse de l'esprit capitaliste, b) analyse de l'éthique protestante et,
enfin, c) mise en relation de a) et b) par démonstration de leur attraction
réciproque.

a) L'esprit capitaliste

L'habitus capitaliste s'oppose à l'habitus traditionaliste comme le


“principe du rendement” (Marcuse) s'oppose au “principe du plaisir”
(Freud). Alors que l'esprit traditionaliste se caractérise par la tendance
naturelle à la jouissance et au repos, l'esprit capitaliste se caractérise par
la poursuite effrénée et méthodique du gain. À la différence de l'homme
moderne qui vit pour travailler, l'homme traditionnel travaille pour
vivre. Il ne désire pas gagner de plus en plus d'argent, mais il désire tout
simplement vivre selon son habitude et gagner autant d'argent qu'il lui
faut pour cela. L'ouvrier silésien qui travaillait deux fois moins après
qu'on ait doublé son salaire est exemplaire à cet égard. Le capitaliste,
en revanche, s'entend à combiner tous les moyens et à mettre à profit
chaque minute pour amplifier et accumuler les gains. L'accumulation et
le travail sont tous deux conçus comme un devoir, comme des fins en
soi 371. La “faim canine de l'argent” (Marx) et “l'instinct [191] de
l'établi” (Veblen) sont, selon Weber, les traits distinctifs de l'esprit
capitaliste : “L'argent est à ce point considéré comme une fin en soi

371 En décrivant l'accumulation et le travail comme un devoir, Weber commet


une pétition de principe. Ce qui doit être expliqué, à savoir le caractère moral
de la conduite rationnelle du capitaliste, est déjà impliqué dans sa description
de l'esprit capitaliste.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 289

qu'il apparaît entièrement transcendant et absolument irrationnel sous


le rapport du 'bonheur' de l'individu. [...] le gain est devenu la fin que
l'homme se propose ; il ne lui est plus subordonné comme moyen de
satisfaire ses besoins matériels (EP, 57) [...] L'homme existe en fonction
de son entreprise et non l'inverse (EP, 72). [...] Il ne tire rien de sa
richesse pour lui-même, en dehors du sentiment d'avoir bien fait sa
besogne” (EP, 73).

b) L'éthique protestante

Le protestantisme n'est pas un produit de nature. En effet, il est


l'aboutissement d'un long et persévérant processus de rationalisation
culturelle, qui, si on le considère sur le plan intraculturel de l'Occident,
est passé par les phases suivantes : la prophétie judaïque (éthique
religieuse et élimination de la magie), la culture helléniste (l'idée d'un
ordre naturel intelligible), l'enseignement de Jésus et la mission de Paul
(anti-intellectualisme, eschatologie, idéal de la fraternité et de la
charité), le monachisme du Moyen Âge (refus ascétique du monde),
catholicisme (l'Église universelle), le luthéranisme (la notion de Beruf)
et, finalement, le calvinisme (ascèse intramondaine) 372.
Parmi les courants du protestantisme ascétique (calvinisme,
piétisme, méthodisme et les sectes baptistes), c'est avant tout le
calvinisme qui intéresse Weber, car c'est lui qui est le véritable père
nourricier du capitalisme bourgeois 373. Weber identifie trois

372 Cf. à ce propos, Ladrière, P. : art. cit., p. 105-125 et Schluchter, W. : The


Origin of Western Rationalism, p. 148-156. Weber s'est surtout intéressé à la
transformation de la composante morale de la culture, il a négligé ses
composantes cognitives et expressives. Cf. à ce propos Habermas, J. : Théorie
de l'agir communicationnel, t. I, p. 211 sq. et Schluchter, W. : “The Paradox
of Rationalization”, p. 45 sq.
373 Weber considère les mouvements ascétiques non calvinistes comme des
formes atténuées de la cohérence et de la rigueur extrêmes qui caractérisent
le calvinisme. Troeltsch, quant à lui, effectue une distinction entre l'ancien
protestantisme et le néoprotestantisme. Il estime que Weber substitue l'un à
l'autre. “Si l'on parle de l'influence exercée par le protestantisme dans
l'émergence de la culture moderne, ce ne peut être qu'en référence aux
différentes tendances du protestantisme ancien, tandis que le
néoprotestantisme n'est lui-même qu'une composante de cette culture
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 290

composantes importantes du calvinisme : 1) l'idée que l'univers est créé


ad maiorem gloriam Dei — “Dieu n'existe pas pour l'homme, c'est
l'homme qui existe pour Dieu” (EP, 119) ; 2) la primauté accordée au
“Dieu caché” (deus absconditus) de l'Ancien Testament ou l'idée que
tous les motifs de sa Majesté sont au-dessus de la compréhension
humaine ; et surtout 3) la doctrine de la prédestination : “Par décret de
Dieu, et pour la manifestation de Sa gloire, tels hommes sont destinés
à la vie éternelle, tels autres voués à la mort éternelle” (Confession de
Westminster — EP, 116). Le comportement de l'homme ne peut
absolument pas influencer ce décret, qui, [192] par ailleurs, est
insondable. Le puritain possède la grâce ou toujours ou jamais. La
conclusion logique de la doctrine de la prédestination aurait dû être le
fatalisme et, pourtant, le résultat fut exactement l'inverse. En effet, pour
se délivrer de l'angoisse, il importait au plus haut point au calviniste de
se savoir en état de grâce (certitudo salutis).
Jamais assuré de son élection, le calviniste en cherchait des signes
ici-bas. Il organisait méthodiquement ses conduites dans un véritable
système de vie. Autodiscipliné, rigoriste, calculant, consciencieux, le
puritain et tous ses actes formaient un ensemble cohérent sans failles.
Sans relâche et sans joie, le calviniste travaillait pour la gloire de Dieu
et pour se délivrer de son angoisse. “Un bon arbre ne peut pas donner
de mauvais fruits”, ce proverbe devenait sa maxime, sa façon de
soulager sa peur de la damnation. Le travail diligent et dévoué fut même
explicitement recommandé par les prédicants comme le meilleur

moderne, laquelle exerce son influence sur lui et de manière très profonde.”
Cf. Troeltsch, E. : Protestantisme et modernité, p. 52. L'implication est claire :
si le néoprotestantisme est le résultat de la grande transition vers la modernité,
il ne peut pas en être la cause. À la suite de Tawney et Robertson, Fischoff en
tire la conclusion explicite que la thèse de l'éthique protestante est fausse. “De
là la conclusion que le calvinisme n'a pas pu influencer causalement le
capitalisme, et que sa disposition favorable envers la pratique et l'éthique
capitalistes doit être comprise comme une adaptation.” Cf. Fischoff, E. : “The
Protestantic Ethic and The Spirit of Capitalism : The History of a
Controversy”, dans PH I. 2, p. 71. Forcese propose, quant à lui, de réviser la
thèse wébérienne en introduisant la notion de la causalité rétro-active
(feedback causation) : l'éthique protestante n'est pas tant une cause qu'un
produit du capitalisme, mais son influence a néanmoins été capitale pour
institutionnaliser le complexe capitaliste. Cf. Forcese, D. : “Calvinism,
Capitalism and Confusion : The Weberian Thesis Revisited”, dans PH I. 2, p.
317-326.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 291

moyen technique pour s'assurer de la possessio salutis. Le résultat de


ce compromis fut qu'on en vint à considérer le labeur et l'esprit
industrieux comme un devoir envers Dieu. Bref, pour avoir la
confirmation de son élection (Bewärung), le puritain menait, à l'instar
du jésuite, une vie d'ascète dans le monde et dans le siècle. C'est ce qui
constitue selon Weber l'apport particulier de la Réforme : en abolissant
“l'éthique dualiste — une moralité qui vaut universellement et un code
[éthique] particulier pour les virtuoses” (GEH, 366), la Réforme a fait
sortir des monastères l'ascétisme rationnel chrétien et la vie méthodique
pour les mettre au service de la vie active dans le monde. Comme le
disait Sébastien Franck : “Désormais chacun doit être un moine sa vie
durant” (EP, 151 ; PE, 153, 315 ; GEH, 366) 374.

c) L'affinité élective

L'esprit rationnel du capitaliste et l'éthos protestant s'attirent


réciproquement et se rejoignent dans la conduite méthodique de
l'entrepreneur calviniste. Tout en se méfiant des biens de ce monde et
en condamnant toutes les jouissances comme des tentations de la chair,
celui-ci travaille à sa besogne (Beruf) sans repos, rationnellement et
méthodiquement, ad maiorem gloriam Dei. “Travaillez donc à être
riches pour Dieu, non pour la chair et le péché” (EP, 218), sermonnait
Baxter. Cette évaluation religieuse du travail et du profit a constitué,
selon Weber, “le plus puissant levier qui se puisse imaginer de l'esprit
du capitalisme” (EP, 236). Dans la mesure où le travail rationnel en vue
du profit et la condamnation des plaisirs charnels est synonyme du
continuel investissement du profit non consommé, l'accumulation du
capital est le résultat nécessaire de l'action économique de
l'entrepreneur protestant 375 : “Si le frein de la consommation s'unit à la

374 Dans sa réponse à Rachfahl, Weber présente une analyse comparative du


monachisme et du protestantisme, cf. PE, p. 314-316 ; pour une analyse du
monachisme, cf. ES II, p. 1166-1173.
375 Malgré toutes les différences qui séparent l'analyse marxiste de l'analyse
wébérienne de la genèse du capitalisme, elles se recoupent ici. Je ne peux
résister ici à l’envie de citer le passage suivant concernant la thésaurisation
qui se trouve dans le chapitre sur l'argent des Grundrisse (cf. Fondements de
la critique de l'économie politique, t. 1, p. 174) : “Le culte de l'or a son
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 292

poursuite débridée du gain, le résultat pratique va de soi : le capital se


forme par l'épargne forcée ascétique” (EP, 237).
[193]
En expliquant que la recherche du repos de la conscience et du salut
de l'âme est le motif qui conduit à la fois l'entrepreneur calviniste à
accumuler la richesse et les ouvriers, surtout ceux d'origine piétiste, à
accepter “l'absurdité sans joie et le caractère impersonnel” (EP, 246) du
travail aliéné, Max Weber a fourni les soubassements religieux de
l'analyse marxiste du capitalisme. Cependant, cette complémentarité
des approches ne doit pas faire oublier les différences qui séparent Marx
de Weber — différences qu'on pourrait résumer en disant que Marx
conçoit le capitalisme comme un système de production basé sur
l'exploitation, tandis que Weber le conçoit comme un système d'action
basé sur le calcul 376.

3.5.2. La nouvelle alliance du capitalisme


et de l'utilitarisme intéressé

L'accumulation des richesses n'était nullement le but que les


fondateurs de l'éthique protestante avaient en vue. Il s'agit là d'une
conséquence paradoxale à laquelle “toute ascèse rationnelle” (GARS,
545 ; ES, 592) se voit confrontée. Cette conséquence est d'autant plus
perverse qu'une fois que le capitalisme s'est instauré, il s'autonomise et
sape en retour les fondements religieux auxquels il doit son émergence.
Paradoxalement, c'est en réenchantant pour un moment le monde que
l'ascétisme puritain l'a définitivement désenchanté. Graduellement,
l'ardeur de l'homo religiosus a fait place à la froideur de l'homo
economicus. L'utilitarisme religieux fut évincé par l'utilitarisme

ascétisme, ses renoncements et ses sacrifices :l'épargne, la frugalité, le mépris


des jouissances terrestres, temporelles et passagères ; c'est la chasse au trésor
éternel. Faire de l'argent se relie ainsi au puritanisme anglais et au
protestantisme hollandais.”
376 L'analyse comparée de Marx et de Weber est devenue un domaine spécialisé
de la sociologie. Outre l'étude classique de Löwith, K. : Marx and Weber, cf.
Weiss, J. : Weber and The Marxist World ; Wiley, N. (sous la dir. de) : The
Marx-Weber Debate ; Sayer, D. : Capitalism and Modernity. An Excursus on
Marx and Weber et Vincent, J. : Fétichisme et société, p. 197-216.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 293

intéressé (ou vulgaire) et les racines religieuses de l'action rationnelle


en finalité dépérirent. En termes luhmanniens, on pourrait dire que les
attentes normatives furent remplacées par des attentes purement
cognitives 377. L'objectivation de l'action rationnelle en finalité allait de
pair avec l'émergence d'un système économique autoréférentiel
formellement rationnel qui repose sur une base mécanique. À la fin, le
soutien religieux est un caput mortuum dont le capitalisme n'a plus
besoin. Tout ce qui reste est l'efficacité compulsive du Berufsmensch :
“L'idée d'accomplir son devoir à travers une besogne, dit Weber, hante
désormais notre vie, tel le spectre de croyances religieuses disparues”
(EP, 250). Le système capitaliste impose ses contraintes et ce qui était
initialement un choix s'est transmué en destin. “Le puritain voulait être
un homme besogneux — et nous sommes forcés de l'être” (EP, 249).

3.6. L'éthique protestante et l'esprit de dépersonnalisation


(rationalisation sociale)

3.6.1. Le triomphe de la Sachlichkeit

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La thèse de la “cage de fer” thématise l'objectivation généralisée de


l'agir rationnel en finalité, au sens restreint du mot. La rationalisation
formelle ne s'arrête pas aux portes de [194] l'entreprise, elle s'étend à
l'administration bureaucratique et à la justice formaliste. Elle déploie
une dynamique quasi impérialiste et tend, pour ainsi dire, vers la
suprématie absolue. Mettant en relief l'affinité élective de l'éthique
protestante et de l'esprit de la dépersonnalisation fonctionnelle (Geist
der Versachlichung), Wolfgang Schluchter a récemment présenté une
interprétation fort intéressante de Weber qui nous permet d'expliquer la
genèse et la généralisation de la rationalité formelle. “À mes yeux, écrit-
il, la signification culturelle du protestantisme ascétique relève plutôt

377 Cf. Luhmann, N. : “Normen in Soziologischer Perspektive”, p. 28-48 et, du


même : Soziale Systeme. Grundriß einer allgemeinen Theorie, chap. 8,
spécialement p. 436 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 294

du fait d'avoir favorisé l'esprit de dépersonnalisation fonctionnelle que


dans le fait d'avoir favorisé l'esprit du capitalisme” 378.
Or, faute d'une base textuelle, on ne peut affirmer sans ambages que
Weber conçoit l'ascétisme protestant comme une condition nécessaire
de l'émergence de l'administration bureaucratique et du droit formel. À
la différence du capitalisme et, dans une moindre mesure, de la science
moderne, les appareils étatiques et juridiques ne sont pas issus de la
Réforme. La bureaucratisation de l'État résulte de la volonté du prince
d'exproprier les feudataires (ES, 266 ; SP, 106-108). Le droit
formellement rationnel doit son existence à la fois à la centralisation du
pouvoir théocratique ou princier et à la professionnalisation des juristes
(SD, 221).
Néanmoins, alors même que le protestantisme n'est pas à l'origine
de l'émergence de l'appareil administratif et juridique formellement
rationnels — et à en croire Troeltsch, Tawney, Robertson et Fischoff,
il n'est pas à l'origine du capitalisme bourgeois non plus —, on peut dire
que la dépersonnalisation fonctionnelle favorisée par le protestantisme
a stimulé la généralisation institutionnelle de la rationalisation formelle.
La bureaucratisation, la formalisation du droit, l'expansion du marché
et l'émergence des sciences modernes sont toutes, sans exception, des
processus indépendants qui déploient une dynamique autonome.
L'apport spécifique du protestantisme, et plus particulièrement de son
insistance sur la réification ou l'objectivation stratégique des relations
interpersonnelles, est d'avoir fait converger ces processus partiels dans
un mouvement unifié de rationalisation formelle. Dans ce sens,
l'éthique protestante peut être considérée comme le catalyseur de la
“grande transition” vers la modernité.
L'éthique protestante a donc fourni le ciment de la maison de la
servitude de la modernité. Si la Gemütlichkeit caractérise le
luthéranisme, la Sachlichkeit caractérise le calvinisme. Soupçonnant
dans toute relation personnelle d'ordre sentimental la tentation de
l'idolâtrie de la chair, le puritain est amené à adopter une attitude
instrumentale envers soi-même et envers ses prochains, et cela même à
l'intérieur de sa propre communauté. La réification systématique des
relations interpersonnelles s'exprime dans le fait que même la charité
fut organisée sur le modèle de l'entreprise rationnelle. Au lieu de se

378 Schluchter, W. : The Rise of Western Rationalism, p. 156.


F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 295

soucier directement du bien-être de son prochain, le calviniste le fait


indirectement. À l'instar de Bentham et d’Adam Smith, il croit qu'en
poursuivant rationnellement ses fins personnelles et en accomplissant
rigoureusement sa fonction, il sert le bien général, le bien du plus grand
nombre. “L'amour du prochain, dit [195] Weber, revêt ainsi l'aspect
objectif et impersonnel d'un service effectué dans l'intérêt de
l'organisation rationnelle de l'univers social qui nous entoure” (EP,
219). Que la réification systématique ou la dépersonnalisation
fonctionnelle des relations interpersonnelles apparaît comme la
conséquence spécifique de la Réforme, c'est ce qui ressort du passage
suivant dans lequel Weber résume ses conclusions : “La restriction de
toute ostentation féodale et de toute consommation irrationnelle
favorise l'accumulation du capital et la réutilisation continue de la
propriété pour des fins productives. L'ascétisme intramondain, dans sa
globalité, favorise la naissance et l'exaltation du professionnalisme
(Berufsmenschentum) dont le capitalisme et la bureaucratie ont besoin.
La vie est axée non pas sur des personnes, mais sur des buts
impersonnels et rationnels. La charité devient une opération
impersonnelle d'assistance aux pauvres pour la plus grande gloire de
Dieu (ES II, 1200). “[...] La conséquence spécifique de l'ascétisme
intramondain de l'Occident a été la réification et la sociation rationnelle
des rapports sociaux (rationale Versachlichung und
Vergesellschaftung)” (ES, 568).

3.6.2. Le conflit des sphères de valeurs

Du point de vue des religions authentiquement éthiques, ce “cosmos


réifié” (ES, 592) qui ne connaît plus de fraternité, à moins que ce ne
soit dans les interstices de la société, dans “les relations directes et
réciproques entre individus isolés” (SP, 96), devait nécessairement
apparaître comme une abomination face à l'impératif de l'amour du
prochain. Ce n'est donc pas un hasard si ces religions entraient en conflit
avec “l'univers fonctionnellement (sachlich) rationnel” (ES, 512) de
l'économie et de l'administration, car ces univers formellement
rationnels éliminent l'affectivité au seul profit de l'effectivité. Ce conflit
devait s'affirmer d'autant plus implacablement au fur et à mesure que
les univers sociaux et culturels s'autonomisaient et évoluaient “selon
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 296

leurs lois internes propres” (innere Eigengesetzlichkeiten — GARS,


544 ; ES, 587). On retrouve ici la version conflictuelle du thème
simmelien de l'autonomisation des sphères de valeur 379. À la différence
de Simmel, Weber estime que les sphères de valeurs ne peuvent pas
coexister paisiblement. Dans sa célèbre Zwischenbetrachtung (GARS,
536-573 ; voir aussi ES, 585-632), Weber affirme à ce propos que la
différenciation postcosmologique des sphères de valeurs autonomes,
qui caractérise l'entrée dans la modernité culturelle, ne peut qu'entraîner
la rivalité axiologique 380 : “La rationalisation et le raffinement
conscient des relations que les hommes [196] entretenaient avec les
différents ordres de biens possédables, matériels et spirituels, profanes
et religieux, aboutirent à mettre en évidence l'autonomie interne des
sphères particulières. Dès lors apparut entre ces sphères un degré de
tension réciproque demeuré inconnu tant que le rapport au monde était
naturel et sans contrainte” (GARS, 541).
Weber distingue six sphères de valeurs autonomes, à savoir la
sphère économique, politique, religieuse, esthétique, érotique et
intellectuelle, ainsi que deux types d'autonomie, à savoir l'autonomie
des sous-systèmes rationnels par rapport à une fin et l'autonomie des

379 Il faut distinguer les “orientations de valeurs” des “sphères de valeurs”. Les
orientations de valeurs sont essentiellement subjectives, en ce sens qu'elles
sont choisies ou créées par les individus et n'ont qu'une validité subjective.
C'est dans ce contexte nietzschéen que Weber parle de “l'antagonisme éternel
des valeurs” (TS, 425) ou, encore, de la “lutte éternelle entre les dieux” (SP,
85). Les sphères de valeurs, en revanche, sont supra-subjectives ou objectives,
en ce sens qu'elles sont (relativement) indépendantes des valorisations
individuelles et qu'elles suivent leur propre logique immanente. À ce niveau,
Weber parle également d'une “lutte inexpiable des divers ordres de valeurs”
(SP, 83), mais l'argumentation est ici plus sociologique que philosophique ou
existentialiste.
380 À un endroit, Weber suggère que le pluralisme des sphères axiologiques n'est
pas le propre de la modernité. Il y a toujours eu des ordres institutionnels
hétérogènes et contradictoires, seulement l'hégémonie de la religion
chrétienne a réussi à le masquer : “Tel est le destin de notre civilisation
[moderne] : il nous faut à nouveau prendre plus clairement conscience de ces
déchirements [des sphères de valeurs] que l'orientation prétendument
exclusive de notre vie en fonction du pathos grandiose de l'éthique chrétienne
a réussi à masquer pendant mille ans” (SP, 86).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 297

systèmes rationnels par rapport à une valeur 381. L'autonomie des


systèmes formellement rationnels diffère de l'autonomie des systèmes
culturels en ce que les premiers contraignent l'individu “de l'extérieur”
(ES II, 1116), c'est-à-dire qu'ils exigent, pour autant que l'individu
veuille atteindre ses fins, des actions rationnelles en finalité, tandis que
les seconds contraignent l'individu “de l'intérieur” (ES II, 1116), c'est-
à-dire qu'ils exigent, si l'individu veut être conséquent dans la
réalisation de ses valeurs ultimes, des actions rationnelles en valeur. La
thèse de Weber est que l'autonomie des sous-systèmes rationnels par
rapport à une fin entraîne la perte de liberté et que l'autonomie des sous-
systèmes culturels entraîne la perte de sens.
La thèse de la perte de sens ne doit cependant pas être interprétée
dans les termes du pessimisme culturel 382. À la différence d'un
Horkheimer (cf. chap. 7), Weber n'estime pas que la décentration de la
vision unitaire du monde et la différenciation des sphères de valeurs
signifie que le monde moderne ignore le sens ou que l'individu est
plongé dans un état d'angoisse métaphysique. Touchant seulement,
comme le dit finement Ricœur, “le sens du sens”, le sens réflexif et non
le sens direct des conduites, la perte de sens est plutôt une perte de
certitude morale 383. Chacune des sphères de valeurs revendique pour
elle-même une validité absolue — ce qui signifie pour Weber que toutes
sont relativisées — et les valeurs elles-mêmes perdent leur validité
objective pour devenir subjectives — ce qui signifie qu'elles relèvent
de la décision et de la responsabilité personnelles. La perte de sens
signifie donc une perte de certitude, et ce que nous perdons en certitude
morale, nous le gagnons, selon Weber, en liberté et responsabilité
personnelles.

381 Bien que l'interprétation habermassienne de la “Considération intermédiaire”


ait le mérite d'avoir contribué à la révalorisation de l'analyse des sphères
axiologiques, j'estime qu'elle est viciée par le fait qu'elle force l'analyse
wébérienne dans le moule kantien des trois Critiques.
382 Cf. à ce propos Seidman, S. : Le libéralisme et la théorie sociale en Europe,
p. 317 sq. et, du même : “Modernity, Meaning and Cultural Pessimism in Max
Weber”, dans PH I. 4, p. 153-165.
383 Ricœur, P. : “Préface”, dans Bourretz, P. : op. cit., p. 12.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 298

4. Structure de la rationalité formelle

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La rationalité formelle, s'opposant par principe à la rationalité


matérielle, définit selon Weber l'unicité de l'Occident. Après avoir
longuement analysé sa genèse, je propose maintenant de considérer sa
structure. D'une façon générale, les institutions formellement
rationnelles se caractérisent par l'objectivité, [197] l'impersonnalité,
l'anéthicité et la discipline. Qu'il s'agisse de l'économie, de
l'administration, du droit ou de la science, la forme désenchantée des
modalités d'action y prédomine. Partout, on voit émerger des sous-
systèmes d'action relativement autonomes qui suivent leurs propres
logiques et tendent à imposer leurs contraintes aux individus. Dans ce
qui suit, j'analyserai d'abord les traits structurels de l'économie (4. 1),
du droit (4. 2) et de l'administration (4. 3). Je terminerai l'analyse avec
quelques considérations rapides sur le désenchantement du monde par
la science (4. 4). Ainsi, nous aurons fait le tour du diagnostic dantesque
que Weber fait sur la modernité : elle a non seulement perdu la liberté,
mais aussi le sens.

4.1. Capitalisme et calculabilité

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Nous avons vu que Weber considère le principe de la calculabilité


comme la différence spécifique du capitalisme rationnel. “Toutes les
mesures isolées d'entreprises rationnelles s'orientent par voie de calcul
en fonction des chances de rentabilité” (ES, 93). D'une façon générale,
on peut dire que Weber considère le marché libre et le travail libre
comme des conditions absolument nécessaires (mais non suffisantes)
de la calculabilité et de la prévisibilité de la sphère de la circulation et
de la production des marchandises. Le maximum de “rationalité
comptable” (ES, 110) présuppose la formation de prix réels sur le
marché concurrentiel des biens et des personnes. Dans la mesure où
l'argent permet de déterminer la valeur des marchandises avec une
précision exacte, il est “le moyen de compte le plus parfait, c'est-à-dire
le moyen formellement le plus rationnel pour orienter une activité
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 299

économique” (ES, 88). Le marché libre, libre parce qu'il n'est “pas lié
par des normes éthiques” (ES, 634), constitue la forme de sociation la
plus impersonnelle qui soit : “Le marché et ses processus ne
connaissent pas de distinctions personnelles : les intérêts fonctionnels
(sachlich) le dominent (ES II, 936). [...] Il n'a de considération que pour
les choses, aucune pour les personnes” (ES, 634).
Le principe de la comptabilité ne se limite pas à la sphère de la
circulation. Pour autant que les trois conditions suivantes soient
satisfaites au préalable, il s'étend au processus de production :
1) la centralisation du contrôle des moyens de production dans les
mains des entrepreneurs et l'appropriation des moyens de production
par les propriétaires. Ici, Weber suit Marx, mais en même temps il le
généralise. Ce n'est pas seulement le travailleur qui est séparé des
moyens de production ; le soldat l'est également des “moyens de
destruction”, le fonctionnaire des “moyens d'administration” et
l'assistant d'université des “moyens de recherche académique” (ES II,
980, 983, 1394 ; GASS, 498-499) ;
2) la “technique mécanique-rationnelle” (ES, 171) ou “l'inclusion
pratique et méthodique des sciences naturelles au service de
l'économie” (PE, 325). La machine entièrement mécanisée, dont
l'homme est la “servante” (GEH, 302), et non l'inverse, permet “l'égalité
et la prévisibilité du rendement, tant en qualité qu'en quantité” (ES,
122) ;
[198]
3) la discipline du travail ou “l'obéissance prompte, automatique et
schématique, rationnellement uniforme chez une multitude d'individus”
(ES, 59 ; ES II, 1149) 384. Sous la menace du licenciement, les
travailleurs sont forcés d'obéir aux ordres des supérieurs, sans critique
et sans résistance. La formation de corps dociles et la réduction
disciplinaire de l'individu à la fonction permettent de chiffrer son
rendement à la virgule près. Mais ce n'est pas seulement valable pour

384 Pour une analyse de la convergence de l'approche wébérienne et foucaldienne


de la discipline, cf. Turner, B. : “Nietzsche, Weber and The Devaluation of
Politics”, dans PH II. 3, p. 237-238 ; “The Rationalisation of The Body :
Reflections on Modernity and Discipline”, dans Lash, S. et Whimster, S.
(sous la dir. de.) : Max Weber, Rationality and Modernity, p. 222-241.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 300

le travailleur, l'entrepreneur doit également se soumettre aux impératifs


que le sous-système économique réifié (versachlichte Wirtschaft-ES,
592) lui impose : “L'objectivation de l'économie suit absolument sa
propre légalité objective qui, si elle n'est pas observée, entraîne l'échec
économique et, à la longue, la décadence économique” (ES, 592). Dans
la mesure où le fonctionnement fétichiste de l'économie contraint
chacun à agir de façon rationnelle en finalité (s.s.), on voit une fois de
plus le lien logique qui existe entre un concept matérialiste de la
structure et un concept stratégique de l'action. Théoriquement, l'agir
stratégique apparaît comme une conséquence de la réification ;
métathéoriquement, cependant, elle en est bel et bien la cause.

4.2. Droit et formalisme

4.2.1. La rationalisation du droit

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Si la calculabilité est le trait distinctif du capitalisme, le droit


moderne se caractérise avant tout par le formalisme 385. Nonobstant le
cas du droit anglais, Weber affirme que le droit formellement rationnel
est une précondition nécessaire de l'essor du capitalisme. “Le
capitalisme, dit-il, a besoin d'un droit sur lequel on peut compter
comme sur une machine” (GEH, 342-343). Un tel droit prévisible,
formellement rationnel, n'existe qu'en Occident selon Weber. Comme
le terme l'indique, un système de droit formellement rationnel se
caractérise par un haut degré de rationalisation et de formalisation, et
cela aussi bien relativement aux processus législatifs qu'aux processus
juridictionnels.
La rationalisation, dont il est question ici, signifie deux choses : (i)
que le droit s'émancipe de la morale pour se constituer comme un

385 Pour une introduction à la sociologie du droit de Weber, cf. Bendix, R. : Max
Weber. An Intellectual Portrait, p. 385-457, Rheinstein, M. (sous la dir. de) :
Max Weber on Law in Economy and Society, p. I-LLXII et Freund, J. : “La
rationalisation du droit selon Max Weber”, p. 69-92. Pour une reconstruction
systématique, je renvoie à l'excellente analyse de Trubek, D. : “Max Weber
on Law and The Rise of Capitalism”, dans PH I. 3, p. 126-155.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 301

système autonome ou, pour dire la même chose dans les termes de
Luhmann, pour se dédifférencier comme un système autopoiétique 386,
et (ii) que les règles générales et universelles, propres au système de
droit, sont formulées de façon consciente et précise. Comme la
rationalisation, la formalisation implique également deux choses : (i)
que les règles de la procédure juridique sont prescrites de façon
explicite, et cela jusque dans les détails et (ii) que le contenu matériel
du droit est systématisé de façon logico-déductive.
[199]
De façon idéaltypique, Weber distingue quatre phases dans
l'évolution du droit qui correspondent plus à la logique interne de la
rationalisation formelle du droit qu'à son développement
chronologique. 1) Dans la phase primitive, le droit est formel et
irrationnel. Le législateur et le juge se laissent guider par des normes
qui échappent à la raison ; ils se prononcent sur la base d'une révélation
ou d'un oracle (ordalies). Ce droit se caractérise par la ritualisation
formelle : “Ce n'est qu'à la question correctement posée au point de vue
formel que les moyens magiques donnent la bonne réponse. [...] La plus
petite erreur commise dans l’énoncé d'une formule sacramentelle
entraîne la perte du procès” (SD, 125-126).
2) Dans la phase traditionnelle, le droit est matériel et irrationnel. Le
droit n'est plus révélé, mais empiriquement créé et découvert. Les
pouvoirs patrimoniaux ou théocratiques évaluent des cas particuliers
selon le point de vue de l'opportunité politique, de la justice matérielle
ou des sentiments, sans trop se soucier des exigences de la procédure
formelle ou de la cohérence logique des contenus juridiques. Le cas
idéaltypique du droit traditionnel est représenté par la justice de Khadi.
3) Dans la phase transitionnelle du droit naturel, le droit est matériel
et rationnel. Ce droit est basé sur un ensemble de normes morales-
pratiques qui sont légitimes en vertu de leur qualité extra-juridique
(religieux, métaphysique ou idéologique). “'Nature' et 'Raison' sont les
critères matériels indiquant ce qui est légitime. [...] Les normes
obtenues par l'élaboration logique des concepts juridiques ou éthiques
appartiennent dans un sens équivalent aux 'lois de nature', aux règles
universellement obligatoires que 'Dieu lui-même ne saurait changer' et

386 Cf. Luhmann, N. : Das Recht der Gesellschaft, spécialement chap. 1, 2 et 4.


F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 302

contre lesquelles un ordre juridique ne peut tenter de se rebeller” (SD,


211). Weber estime que les principes moraux ne peuvent pas plus être
fondés en raison que les valeurs ultimes ne peuvent prétendre à la
validité objective. Dans la mesure où il conçoit la “Nature” et la
“Raison” comme des contenus matériels arbitraires, et non pas, à l'instar
de Habermas, comme des principes formels qui permettent de fonder la
légitimité du droit, il estime qu'un droit naturel purement formel ne peut
pas exister 387. Une telle position ouvre la voie au machiavélisme, tel
qu'on le voit actuellement à l'œuvre en ex-Yougoslavie et tel qu'il est
cyniquement entériné par l'(in)action amorale, voire même immorale
de la communauté internationale. J’y reviendrai.
4) Le droit moderne est rationnel, parce qu'il repose sur des règles
générales, et formel, et cela aussi bien du point de vue de la procédure
que du point de vue de la logique. Le droit moderne est formel quant à
la procédure, parce que la législation (“création du droit”, SD, 38) et la
juridiction (“découverte du droit”, SD, 38) ne sont que valides d'un
point de vue légal si elles sont conformes aux caractéristiques
extérieures (par ex. prononcer un certain mot, donner une signature,
etc.) dont la signification symbolique a été établie une fois pour toutes.
[200]
Le droit moderne est formel quant à la logique, parce qu'il est
systématisé selon les préceptes de la logique déductive. “Toutes les
prescriptions juridiques élaborées par l'analyse [...] forment entre elles
un système logiquement clair, ne se contredisant pas et avant tout, en
principe, sans lacunes” (SD, 41). La systématisation des règles
juridiques est effectuée par des juristes professionnels et spécialisés,
formés par l'université (SD, 146-147). Selon Weber, ces juristes sont
uniquement intéressés par la cohérence logique des propositions
juridiques et nullement par les valeurs que ses propositions expriment.
À l'instar des “scientifiques scientifiques” axiologiquement neutres, les
juristes écartent leurs propres convictions et se dévouent totalement à

387 Pour une critique du refus des conceptions jusnaturalistes, cf. Strauss, L., qui
taxe Weber de “nihiliste” : Droit naturel et histoire, p. 44-82 et, surtout,
Habermas, J. : Théorie de l'agir communicationnel, t. 1, p. 254-281,
spécialement p. 273-281, ainsi que, du même : Recht und Moral (Tanner
Lectures), repris dans Faktizität und Geltung, p. 541-599, spécialement p.
541-552.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 303

la cause de la systématicité. Le résultat de ce dévouement est un droit


positiviste rigoureusement formaliste, qui fonctionne d'une façon
entièrement prévisible : “Le juge est un automate dans lequel on
introduit par en haut des dossiers pour qu'il recrache par en bas le
jugement et les motifs, lus mécaniquement de paragraphes codifiés (ES
II, 979). [...] Le formalisme juridique laisse fonctionner l'appareil
judiciaire comme une machine techniquement rationnelle, offrant du
même coup aux individus la possibilité d'évaluer rationnellement les
conséquences juridiques et les chances de leur activité” (SD, 164).
Bien que Weber insiste sur le fait que le développement de la
structure juridique n'est pas déterminé en premier lieu, ni en dernière
instance d'ailleurs, par des facteurs économiques, il est clair que le
refoulement du contrat-statut (Statuskontrakt) — un “contrat de
fraternisation” (SD, 50) qui a pour objet la personne du prestataire —
par le contrat-fonction (Zweckkontrakt) — un “contrat entre ennemis”
(SD, 57) qui n'a d'autre objet que la fourniture d'une prestation
économique bien délimitée — est le résultat du développement intensif
de la sociation marchande.

4.2.2. Relativisme éthique et positivisme juridique

À la suite de Simmel, Weber insiste sur le fait que l'égalité formelle


du droit et des contrats-fonction, tous deux “sans considération de
personne” (SD, 79), garantit le maximum de liberté aux individus pour
poursuivre leurs intérêts matériels. Mais, en raison de la répartition
inégale du pouvoir économique, que le formalisme juridique avalise,
“cette liberté aura toujours pour effet de violer les idéaux de la justice
matérielle” (SD, 166). Weber remarque à ce propos que le droit
formellement rationnel tend vers le “minimum éthique” (SD, 234) et,
néanmoins, il défend le formalisme juridique et s'oppose à toute
tentative de rationalisation matérielle ou d'éthicisation du droit qui
pourrait enfreindre les qualités formelles et la systématicité du droit. En
vertu de son hostilité à toute tentative pour fonder le droit dans un idéal
de justice, Weber discrédite donc a priori l'État-providence, au motif
qu'il altère la pureté du formalisme juridique.
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Pour comprendre cette position paradoxale — paradoxale parce que


de tout temps le droit a été lié à la morale, que ce soit par le biais de la
religion ou de [201] la philosophie morale 388 — il faut rappeler que
Weber, fortement influencé par la transvaluation nietzschéenne des
valeurs est sceptique quant à la possibilité de fonder le droit sur des
principes jusnaturalistes. La modernité se caractérise par un vide
normatif. Les contenus culturels traditionnels ont perdu leur statut
d'évidences naturelles et les visions métaphysico-religieuses ont perdu
leur crédibilité. Il s'ensuit, selon Weber, que les valeurs ultimes sont
arbitraires et que le droit, s'il veut être stable et prévisible, donc s'il veut
remplir ses fonctions de régulation de la vie économique et sociale, ne
peut pas être fondé sur des principes extrajuridiques. Le système
juridique moderne doit s'émanciper de la morale, il doit s'autofonder et
s'autoréguler.
Étant donné le pluralisme des valeurs, Weber exclut qu'on puisse
encore aboutir par la discussion à des croyances objectivement valides
qui pourraient trouver le consentement de tous. Dans un passage très
antihabermassien, il note à propos de la discussion qu'“il est absolument
exclu que par cette voie — puisqu'elle va précisément dans la direction
opposée — on puisse parvenir à une quelconque éthique normative, ou
fonder le caractère obligatoire d'un quelconque 'impératif'. Tout le
monde sait que de telles discussions, parce qu'elles nous donnent, du
moins en apparence, l'impression d'un certain 'relativisme', sont plutôt
un obstacle à cet objectif” (TS, 422) 389. Et comme le consentement aux

388 Cf. à ce propos Ladrière, P. : “Le conflit entre rationalité cognitive-


instrumentale et rationalité morale-pratique dans la sociologie du droit de
Weber”, dans Chazel, F. et Commaille, J. (sous la dir. de.) : Normes
juridiques et régulation sociale.
389 Dans une analyse comparative de l'éthique kantienne, qu'il caractérise comme
une éthique formelle et cognitiviste de la conviction, et de l'éthique
wébérienne, qu'il caractérise comme une éthique formelle et criticiste de la
responsabilité, Wolfgang Schluchter s'efforce de rapprocher Habermas et
Weber. À en croire Schluchter, Weber adopterait, à l'instar de Kant, un
principe d'universalisation, en l'occurrence un principe d'inspiration
nietzschéo-simmelien : “Agis de telle façon que la maxime de ta volonté, en
tant qu'expression véritable d'une loi individuelle, puisse toujours aussi valoir
comme principe d'une législation universelle.” Or, à la différence de Kant, le
principe de l'universalisation ne fonctionnerait pas chez Weber comme un
principe constitutif de justification ou de fondation monologique de la norme,
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 305

lois ne peut pas reposer sur leur validité, Weber en conclut qu'il doit
reposer sur la facticité de la contrainte légale.
La prédictibilité du fonctionnement de l'appareil judiciaire n'est pas
d'ordre moral, mais d'ordre cognitif. Les intéressés sont censés
connaître la loi. Ils savent que s'ils refusent de se soumettre, ils seront
ultimement forcés physiquement à le faire. Cela ressort clairement de
la définition que Weber donne du concept de droit : “Nous appelons un
ordre droit, dit-il, lorsque la validité est garantie extérieurement par la
chance d'une contrainte (physique ou psychique), grâce à l'activité
d'une instance humaine, spécialement instituée à cet effet, qui force au
respect de l'ordre et châtie la violation” (ES, 33). Si l'on relie maintenant
l'insistance de Weber sur la coercition physique à ce qu'on appelle
depuis Parsons le “problème hobbesien de l'ordre”, on [202] commence
à se rendre compte du fait que, contrairement à ce que suggère la
(sur)interprétation de Weber par Parsons, la cohésion sociale ne repose
pas selon Weber sur l'adhésion à des valeurs communes, mais qu'elle
repose en dernière instance sinon sur la force effective, du moins sur la
crainte justifiée que cette force puisse être exercée contre quiconque
refuse de se soumettre.

4.2.3. Légalité et légitimité

Il est vrai que la coercition n'est qu'un aspect de la domination légale


et que Weber prend également en compte l'aspect de la légitimité de la
domination. Cependant, alors même que l'introduction de la catégorie
de la légitimation pourrait modifier de fond en comble la vision “dure”
de la domination légale que je viens de présenter, il s'avère après

mais comme un principe criticiste d'examen dialogique de la relation entre les


valeurs ultimes et les conséquences escomptées de l'action. Chez Weber, la
critique dialogique permet d'objectiver la décision quant aux valeurs, mais
elle n'en devient pas pour autant objective. Paradoxalement, dans cette
perspective, l'éthique wébérienne apparaît bel et bien comme une éthique
dialogique, assez proche d'ailleurs de celle proposée par Wellmer dans sa
critique de Habermas, alors que l'éthique kantienne, elle, apparaît comme une
éthique monologique. Cf. Schluchter, W. : Religion und Lebensführung. Band
1 : Studien zu Max Webers Kultur und Werttheorie, p. 200-273, spécialement
p. 225 sq., et p. 314-333.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 306

analyse qu'actuellement il n'en est rien. Chacun sait que Weber


distingue trois types de domination légitime : la domination légale ou
statutaire, la domination traditionnelle et la domination charismatique
(ES, 222) 390. Mais, la question se pose de savoir comment la typologie
de la légitimation doit être interprétée : les trois types se réfèrent-ils à
des motivations pour obéir aux autorités politiques ? Représentent-ils
des structures différentes du pouvoir ? Ou s'agit-il de différents types
de justification normative pour obéir ou pour faire obéir aux
commandes de ceux qui détiennent le pouvoir ? Avec Dennis Wrong,
je crois que cette dernière interprétation est l'interprétation correcte :
“Les types de légitimité sont plutôt des constructions idéologiques que
des constructions psychologiques. Ils n'expriment pas tant des
spécifications des motifs 'réels' du consentement que des principes
normatifs qui sont régulièrement et publiquement invoqués pour
justifier le consentement aux commandements de l'autorité” 391.
Au lieu de donner de la substance à cette présomption 392, je me
limiterai à une brève discussion de la domination légale légitime. Selon
Weber, “la domination légale repose sur la croyance en la légalité en
vertu de laquelle on se soumet à des statuts formellement corrects et
établis selon la procédure d'usage” (ES, 36). Ce que Weber appelle
domination légale s'apparente à ce que les Anglo-Saxons appellent rule
of law (mais pas à la Rechtsstaat allemande qui, elle, connaît une charge
connotative différente). À partir du moment où les règles sont
respectées dans l'énonciation, l'application et l'édiction du droit, il y a
légalité et, eo ipso, présomption de légitimité.
Comme l'a bien remarqué Habermas à la suite de Bendix, le
raisonnement est circulaire 393. La loi est légitime si elle est considérée
comme légitime, et elle est considérée comme telle si elle suit les
procédures légitimes. Weber rejette l'idée que l'État puisse être fondé

390 La “légitimation démocratique” est notable par son absence. Avec Mommsen,
on peut, en outre, noter que Weber n'accorde aucune place au type de la
“domination illégitime”. Cf. Mommsen, W. : The Political and Social Theory
of Max Weber, p. 21.
391 Wrong, D. : “Introduction”, dans Wrong, D. (sous la dir. de) : Max Weber, p.
41.
392 Cf. à ce propos l'analyse décapante de Alexander, J. : op. cit., chap. 4.
393 Bendix, R. : op. cit., p. 419 et Habermas, J. : Raison et légitimité, p. 136 sq. ;
Théorie de l'agir communicationnel, t. 1, p. 275.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 307

sur des normes objectivement valides. Le résultat est l'éclipse du


moment politique, au sens noble du terme, et une [203] vision
machiavélique de l'État 394. Si on suit Weber, on s'interdit en effet de
dire autre chose de l'État totalitaire que le fait qu'il est formellement un
État de droit. Conséquemment, si on suit Weber, on ne dispose plus
d'aucun argument pour mettre en question la légitimité de la Bosnie
serbe ! Car, comme le dit Turner, pour Weber la justice de fait est par
définition une justice de droit 395. Fiat iustitia, pereat mundus.

4.3. Administration
et bureaucratie monocratique

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Pour Weber, la bureaucratie est le vecteur historique de la


domination légale formellement rationnelle. “Dans la vie quotidienne,
dit-il, la domination est administration” (ES, 225). La domination
légale apparaît dans sa forme la plus pure dans l'administration
bureaucratique-monocratique. Ses traits distinctifs sont
l'impersonnalité et le formalisme légal (ES, 223-226 ; ES II, 956-936).
Le fonctionnaire est libre en tant que personne. Il obéit à l'ordre
impersonnel, objectif, légalement arrêté, et aux supérieurs qu'il désigne
en vertu de la légalité formelle de ses règlements. L'organigramme
définit une fois pour toutes l'ordre hiérarchique du système. L'autorité
du système se limite à la fonction délimitée statutairement. Un cosmos
de règles abstraites divise et distribue sans la moindre ambiguïté les

394 Dans Legalität und Legitimität (p. 8-19), Carl Schmitt critique, à juste titre,
le formalisme wébérien pour cause d'apolitisme. Cependant, dans la mesure
où la conception que Schmitt se fait de la politique — qu'il définit dans Der
Begriff des Politischen en termes de l'opposition entre l'ami et l'ennemi —
débouche sur la défense d'un État autoritaire, celle-ci ne peut guère être
qualifiée de noble. Pour un critique du positivisme juridique de Weber et de
l'existentialisme politique de Schmitt, je me permets de renvoyer à mon article
“Légalité, légitimité et la politique du 'nettoyage ethnique'. Quelques
considérations métajuridiques sur Max Weber, Carl Schmitt et Jürgen
Habermas”.
395 Turner, B. : “Nietzsche, Weber and the Devaluation of Politics”, dans PH II.
3, p. 230.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 308

fonctions, ainsi que les pouvoirs de décision nécessaires à


l'accomplissement de la tâche. L'embauche se fait sur la base de critères
objectifs de sélection qui spécifient les qualifications scolaires et
techniques requises du candidat-fonctionnaire. La nomination se fait
sous forme de contrat garantissant des privilèges bien circonscrits
(salaire fixe, retraite, etc.). La possibilité de promotion est basée sur des
critères objectifs (ancienneté, diplômes, etc.). L'accomplissement de la
fonction repose essentiellement sur la connaissance (Fachwissen) des
règles techniques et des normes administratives et juridiques. Le
fonctionnaire spécialiste est un expert ès règlements. Sa fonction
consiste à manipuler des dossiers. Tout compte fait, le bureaucrate
professionnel n'est qu'un “petit rouage dans un mécanisme qui se meut
sans cesse et qui lui préscrit une route de marche bien fixée” (ES II,
988). La routinisation fonctionnelle de l'administration basée sur des
règles générales a pour résultat une exécution froide et impassible de la
fonction, ainsi qu'une catégorisation constante des cas individuels :
“Sine ira ac studio, sans haine et sans passion, de là 'sans amour' et sans
'enthousiasme', sous la pression des simples concepts du devoir, le
fonctionnaire remplit sa fonction 'sans considération de la personne' ;
formellement, de manière égale pour 'tout le monde', c'est à-dire pour
tous les intéressés se trouvant dans la même situation” (ES, 231).
[204]
La “fonctionnalité formellement rationnelle” (formale rationale
Sachlichkeit — ES II, 971) qui caractérise la bureaucratie et que le
capitalisme “apprécie comme sa vertu principale” (ES II, 975),
présuppose la réification de l'univers. Sur un ton résigné, Weber
constate que la dépersonnalisation fonctionnelle et l'aliénation radicale
des relations interpersonnelles font fonctionner la bureaucratie comme
une machinerie bien huilée. “Plus la bureaucratie fonctionne bien, plus
elle est 'déshumanisée', plus elle réussit à éliminer complètement
l'amour, la haine et tous les éléments personnels et émotionnels qui
échappent au calcul” (ES II, 975).
En s'opposant aux conservateurs prussiens, qui accordent à l'appareil
d'État un statut supérieur et qui le nimbent d'une certaine mystique
émotionnelle, Weber insiste avant tout sur l'efficacité et la supériorité
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 309

technique de l'administration formellement rationnelle 396. Compte


tenu de cette supériorité technique et des besoins de l'administration de
masse (des personnes et des biens), il estime que la progression de la
bureaucratie est “tout bonnement inévitable” (ES, 229) 397. “La raison
décisive de la progression de l'organisation bureaucratique est sa
supériorité purement technique sur toute autre forme d'organisation. De
même qu'on peut comparer la machine aux modes de production non
mécaniques, de même on peut comparer l'appareil bureaucratique à
d'autres organisations. Précision, diligence, non-ambiguïté,
connaissance des dossiers, continuité, discrétion, unité, soumission
stricte, réduction des frictions et des coûts matériels personnels — dans
l'administration bureaucratique, et spécialement dans sa forme
monocratique, ces caractéristiques sont poussées jusqu'à leur point
optimal (ES II, 973).
Si dans Économie et société, Weber accentue surtout la supériorité
technique de la bureaucratie, dans ses écrits politiques, en revanche, il
insiste plutôt sur la tendance à la bureaucratisation universelle de
l'esprit et la société. Avec son pessimisme caractéristique, il envisage
une société qui serait dominée par l'Ordnungsmensch, par des hommes
“qui ont besoin d''ordre' et de rien d'autre, qui sont si totalement ajustés
qu'ils deviennent nerveux et pleutres si cet ordre chancelle pour un
instant” (GASS, 414). Pour Weber, la question centrale n'est pas de
savoir comment la bureaucratisation peut être améliorée, mais de savoir

396 Pour une comparaison des conceptions prussienne et wébérienne de la


bureaucratie, cf. Beetham, D. : Max Weber and The Theory of Modern
Politics, chap. 3.
397 Les doutes sur l'efficacité de principe de l'attitude objectivante dans la gestion
des organisations humaines ont fini par soulever des objections majeures au
modèle wébérien (cf. Blau, Gouldner, Selznick, Crozier, March et Simon,
etc.), au point que, désormais, la bureaucratie est assimilée aux
dysfonctionnements. La critique de Merton, qui met l'accent sur les
dysfonctions de la bureaucratie, apparaît rétrospectivement comme le début
d'un changement de paradigme dans la sociologie des organisations formelles.
Cf. Merton, K. : “Bureaucratic Structure and Personality”, dans Social Theory
and Social Structure, 2e partie, chap. 8. Désormais, on insiste plutôt sur la
nécessité de l'adaptation flexible de l'organisation à son environnement
(“maintien de la complexité”) et sur l'importance des relations informelles
pour la réalisation des fins (“gestion du capital humain”). Cf. Crozier, M. : Le
phénomène bureaucratique, p. 215-256.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 310

comment on peut contrecarrer la réification de l'esprit et sa


cristallisation dans une machine morte : “Une machine sans vie, c'est
de l'esprit réifié. [...] La machine vivante que constitue l'organisation
bureaucratique est aussi de l'intelligence réifiée, avec ces spécialistes
hautement qualifiés, sa délimitation des compétences, ses règles et ses
rapports d'autorités hiérarchiques. Ils [205] travaillent sur la machine
morte pour produire la cage de la servitude future, que les hommes
seront peut-être forcés d'habiter un jour, tout aussi impuissants que les
fellahs de l'ancienne Égypte (ES II, 1402). [...]. Qu'est-ce qu'on peut
opposer à cette machine, afin de maintenir une portion de l'humanité à
l'écart de ce morcellement de l'esprit, de cette domination totale de
l’idéal bureaucratique de la vie ?” (GASS, 414).

4.4. Science et intellectualisme

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Le monde qui nous entoure est un cosmos réifié, saturé de rationalité


formelle. Le monde et les processus qui s'y déroulent sont calculables
et prévisibles, mais ils ont perdu tout sens. Il y a eu des époques où les
divinités donnèrent un sens au monde et au devenir, et où elles
répondaient aux questions ultimes de la vie. Désormais, ce n'est plus le
cas. Les dieux se taisent, le monde est désenchanté. Pour nous, comme
pour Schopenhauer, il n'est plus qu'un “mécanisme soumis aux lois de
la causalité” (GARS, 564) : “Nous savons ou nous croyons qu'à chaque
instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous
prouver qu'il n'existe, en principe, aucune puissance mystérieuse et
imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref, nous pouvons
maîtriser toute chose par la prévision. [...] Telle est la signification
essentielle de l'intellectualisation” (SP, 70).
Grâce à l'intellect, nous pouvons maîtriser le réel, mais ce réel est
devenu morne, fade et utilitaire, laissant dans les âmes un grand vide,
un sentiment d'absurdité. Grâce à la science, nous pourrions
comprendre ce que nous ne comprenons pas, par exemple la marche du
métro ou le fonctionnement d'un ascenseur, mais la science ne nous
enseigne rien sur le sens du monde, si tant est qu’il existe. Les puritains
croyaient encore que la science menait à Dieu. Swammerdam ouvrait
son cours d'anatomie zoologique avec les mots : “Je vous apporte ici,
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 311

dans l'anatomie du pou, la preuve de la providence divine” (SP, 74).


Mais qui donc croit encore cela de nos jours ? La science n'est-elle pas
la puissance a-religieuse par excellence qui extirpe, jusqu'à la racine, la
superstition infâme ? Aux questions qui importent vraiment (que
devons-nous faire ? Comment-devons-nous vivre ? Quel est le sens du
monde et du devenir ?), la science ne donne aucune réponse. Elle en est
incapable, et d'ailleurs, ce n'est pas son rôle. Tout cela est une “affaire
de foi” ou une “tâche pour la pensée spéculative”, selon Weber. Ce n'est
assurément pas l'objet d'une science empirique. Celle-ci ne s'occupe
que de “problèmes réellement solubles” (TS, 442).
La science ne peut pas résoudre la question insoluble des fins ; tout
au plus, elle peut déterminer les moyens quand la fin est donnée ;
prévoir les conséquences secondaires que pourrait entraîner l'emploi
des moyens indispensables ; clarifier la signification des fins et
démontrer leur contradiction interne. En une phrase : “Une science
empirique ne saurait en aucun cas enseigner à qui que ce soit ce qu'il
doit faire, mais seulement ce qu'il peut et — le cas échéant — ce qu'il
veut faire” (TS, 126).
[206]
La modernité est radicalement laïque et pluraliste. Notre époque est
indifférente à Dieu et aux prophètes ; elle ne connaît plus la certitude
morale d'antan. La vision cosmologique et unitaire du monde s'est
brisée en une pluralité de sphères axiologiques autonomes et
irréductibles. Weber cite Baudelaire à ce propos : “Une chose peut être
vraie, bien qu'elle ne soit et alors qu'elle n'est ni belle, ni sainte, ni
bonne” (SP, 84). Les valeurs sont devenues arbitraires. À la suite du
vieux Mill, Nietzsche nous l'a réappris. Les valeurs s'opposent
“toujours” et “partout”, “elles mènent une lutte mortelle et
insurmontable, comparable à celle qui oppose Dieu et le diable” (TS,
427). À ceux qui ne peuvent supporter avec virilité la mort de Dieu,
Weber ne peut que donner le conseil suivant : “Retourne en silence,
simplement et sans façon dans les bras largement ouverts et pleins de
miséricorde des vieilles églises” (SP, 97). Aux autres, plus héroïques,
il conseille très nietzschéennement de trouver et de suivre les astres qui
peuvent donner un sens et une direction à leur vie. “Devant moi, le jour
et derrière moi la nuit. Au-dessus de moi, le ciel et au-dessous, les
vagues” (Goethe-Faust).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 312

5. Conclusion

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Maintenant que nous sommes arrivés à la fin de l’analyse


wébérienne de la genèse et de la structure de la rationalisation formelle,
essayons d’en dégager quelques conclusions d’ordre métathéorique.
Comparé à Simmel, Weber est bien plus fastidieux, mais ce que nous
avons perdu en divertissement, nous l’avons gagné en rigueur et en
profondeur. Ses analyses fouillées des conditions matérielles et idéelles
de l’émergence du Betriebskapitalismus, du capitalisme d’entreprise
bourgeois fondé sur la poursuite méthodique du gain, sont exemplaires.
C’est à très juste titre que L’éthique protestante et l’esprit du
capitalisme est considéré comme un monument dans l’histoire de la
pensée sociologique. Peu importe que sa thèse centrale soit contestée.
Dans la mesure où Weber nous montre comment la poursuite intéressée
du gain par l’entrepreneur capitaliste est motivée par tout un arrière-
fond de croyances religieuses et normatives, dans la mesure où il nous
montre donc que l’agir rationnel en finalité, la Zweckrationalität, au
sens large du mot, et son objectivation paradoxale dans des formes
réifiées de l’esprit objectif, sont déterminées de facon significative par
la Wertrationalität, par la rationalité matérielle, il a réussi à dépasser de
façon magistrale l’opposition funeste de l’idéalisme et du matérialisme
qui ronge les analyses marxistes du capitalisme. Mieux que Simmel et
Marx, Weber nous fait voir que, métathéoriquement parlant, la
réification est bel et bien le résultat de la réduction du concept d’action
à la seule dimension instrumentale et stratégique, et que cette réduction
est inséparable d’une détermination de l’action “de l’extérieur” par des
structures d’ordre matériel. En effet, c’est grâce à Weber que nous
pouvons déchiffrer la réification comme objectivation aliénante de
[207] l’agir rationnel en finalité (s.s.) dans des structures
institutionnelles qui sapent la liberté et la dignité de l’homme.
Cependant, si Weber nous offre un diagnostic admirable de la
condition moderne de l’homme, il n’offre aucun remède. De même que
Simmel avait négligé, dans sa théorie de la tragédie de la vie et de la
culture, la possibilité de la fluidification des formes figées, de même
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 313

Weber exclut la possibilité même de la rupture de la réification par les


mouvements sociaux. La dialectique de la rationalisation formelle et de
la rationalisation matérielle ne conduit pas à une synthèse. Qu’une
nouvelle conjonction de l’agir rationnel en finalité et en valeur est
possible, que des nouveaux “prophètes” peuvent émerger, que des
valeurs matérielles peuvent en principe réorienter le cours de l’histoire,
bref, que la réification n’est pas une fatalité, mais un défi, Weber n’y
songe pas. Au contraire, tout indique qu’il est convaincu que le
mouvement pendulaire de l’histoire est arrivé à sa fin. Avec le
capitalisme, nous sommes entrés dans la “posthistoire”. Nous pouvons
essayer de freiner la progression de la réification, mais, d’une façon ou
une autre, tout est déjà joué, car nous ne pouvons pas faire dévier
l’histoire de sa voie. L’aiguillage est bloqué.
La cage d’acier du désespoir est verrouillée, et à la fin, cette vision
pessimiste affecte même, comme nous l’avons vu, la méthodologie que
Weber préconise pour les sciences sociales. On a souvent remarqué
que, chez Weber, il y un hiatus entre la méthodologie et sa mise en
œuvre. Turner n’hésite même pas à affirmer qu’il y a une
“incompatibilité fondamentale” entre les principes méthodologiques de
Weber et ses études substantielles 398399. Weber serait en quelque sorte
un structuraliste qui s’ignore, car ce qu’il déréifie de façon
méthodologique est méthodiquement re-réifié dans ses recherches
historiques. Que, chemin faisant, il est amené à larguer son
nominalisme éliminatif et à reconnaître l’autonomie relative des
structures sociales me paraît une bonne chose. En revanche, lorsque sa
sociologie compréhensive est déviée de sa tangente herméneutique
pour rejoindre l’orbite utilitariste des “rat’s” (rational action theorists),
il me semble que Weber sape son propre projet humaniste. Sous le
versant méthodologique d’abord, parce que dès lors l’antipositivisme
des sciences culturelles n’est plus de mise, et sous le versant
idéologique ensuite, parce que le sauvetage des débris de liberté
présupposent nécessairement une référence au sens qui informe
l’action. En effet, l’individualisme existentialiste est incompatible avec
l’individualisme méthodologique. Nietzsche l’avait bien vu lorsqu’il
s’en prenait aux utilitaristes anglais. En disant cela, je ne veux pas dire
que Weber n’était pas suffisamment nietzschéen. Au contraire, je crains

398 Turner, B. : For Weber. Essays on the Sociology of Fate, p. 9.


399
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 314

même qu’il ne le soit trop, et c’est bien pourquoi on peut conclure en


regrettant qu’il soit tombé sous le charme irrationaliste de l’amor fati.

[208]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 315

[209]

GEORG LUKÁCS, 1885-1971

Georg Lukács est né le 13 avril 1885 à Budapest dans une famille assimilée
d’origine juive. En 1901, son père, directeur d’une importante banque
hongroise, est anobli. Son fils György, parfaitement bilingue (hongrois-
allemand) a commencé très jeune (en 1902) ses activités dans le domaine
théorique, en qualité de critique de théâtre. En 1905, il part à Berlin où il suit
les cours de Dilthey et le séminaire privée de Simmel. En 1906, il obtient un
(premier) doctorat en droit de l’université de Kolozsvar (en Roumanie), et, trois
ans plus tard, un second, en philosophie, à l’université de Budapest. Entre 1911
et 1917, Lukács vit principalement à Heidelberg, où il fréquente Max Weber
qui le tient en haute estime. En 1918, il se convertit au marxisme et entre au
parti communiste, dont il fut membre jusqu’à sa mort en 1971.
On peut distinguer schématiquement cinq périodes dans sa vie
intellectuelle et politique.
La première période s'étend de 1907 à 1914. Subissant l'influence du
néokantisme (Rickert, Max Weber, Lask), du vitalisme (Nietzsche, Dilthey,
Bergson, Simmel), de la phénoménologie husserlienne et du néoplatonisme,
Lukács écrit un livre très simmelien sur le drame moderne (Histoire du drame
moderne, écrit en 1908-1909, publié en hongrois en 1912) et divers essais
littéraires qui seront repris par la suite dans L'âme et les formes (paru en
hongrois en 1910, et en allemand en 1911, dans une édition quelque peu
remaniée et augmentée, Die Seele und die Formen).
La seconde période s'étend de 1914 à 1924. Elle se place sous le signe de
l'idéalisme objectif de Hegel. Elle s'amorce avec la Théorie du roman (1916),
dans laquelle l'influence de Tönnies et de Weber est manifeste. En 1918,
Lukács, poussé par le désespoir, se convertit au marxisme. Ses préoccupations
proprement politiques (Lukács fit partie du gouvernement de la République des
soviets hongroise dirigée par Bela Kun, république qui ne dura que 133 jours)
l'amènent à se familiariser avec l'œuvre de Marx, de Lénine et de Rosa
Luxembourg. En 1919, paraît Taktik und Ethik. Contraint de s’exiler, il
s’installe à Vienne qui sera le théâtre de ses activités politiques et théoriques.
Ses études marxistes culminent en 1923 avec Histoire et conscience de classe
(Geschichte und Klassenbewußtsein), œuvre majeure dans laquelle il expose
de façon classique les fondements du marxisme occidental et de la théorie de
la réification.
Les thèses de Histoire et conscience de classe, tout comme celles que son
ami Karl Korsch avait défendues au même moment dans Marxisme et
philosophie, furent dénoncées par le Parti communiste et le Komintern pour
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 316

cause de “déviationnisme de gauche”. En 1924, Lukács publie Lénine, ouvrage


dans lequel il respecte tant bien que mal la ligne officielle du Parti. Cette
troisième période s'étend jusqu'en 1933. Continuellement en butte aux attaques
lancées contre les positions politiques ultragauchistes et les thèses
philosophiques préléninistes qu'il avait défendues pendant la période
précédente, Lukács se livre à [210] une sévère autocritique, renie ses œuvres
précédentes (Théorie du roman, Histoire et conscience de classe), et finit par
se rallier corps et âme aux thèses du marxisme orthodoxe.
La quatrième période débute avec son émigration en 1933 à Moscou et se
termine avec la mort de Staline. Il semble que pendant cette période Lukács se
montre un fidèle du stalinisme. À cette époque, il élabore une esthétique
marxiste, centrée sur le réalisme, par lequel il ne comprend pas un style, mais
un reflet essentiellement fidèle et de valeur classique de la réalité. En 1938, il
écrit Le jeune Hegel (Der junge Hegel), qui ne paraîtra qu’en 1948 (à Zürich
et à Vienne). La destruction de la raison (Die Zerstörung der Vernunft), livre
dans lequel Lukács retrace les origines intellectuelles du nazisme, de Schelling
à Carl Schmitt, en passant par Dilthey, Simmel et Weber, paraît en 1954 à
Berlin.
La dernière période est dominée par la déstalinisation. Comme tout le
monde, Lukács condamne les excès du stalinisme. En reprenant des thèmes
philosophiques qui l'avaient préoccupé dans les années vingt, il travaille à une
monumentale Ontologie de l'être social (Zur Ontologie des Gesellschaftlichen
Seins, 3 volumes, publié en 1975). Il meurt le 7 juin 1971.
En hommage à Lukács un monument fut érigé à Budapest.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 317

[211]

Une histoire critique de la sociologie allemande.


Aliénation et réification.
Tome I : Marx, Simmel, Weber, Lukács.
PREMIÈRE PARTIE

4
LE JEUNE LUKÁC 400

Réification et rédemption
(première synthèse)

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Dans les chapitres précédents, j'ai essayé, en centrant


systématiquement l'analyse sur le concept de réification, de reconstruire
la pensée de Karl Marx (aliénation, exploitation et fétichisme), de
Georg Simmel (tragédie de la vie, de la culture et de la société) et de
Max Weber (rationalisation formelle). Dans ce chapitre, je montrerai
non seulement que le jeune Lukács a été influencé de façon significative
par ses illustres prédécesseurs, mais aussi comment il a synthétisé ces
influences diverses, à certains égards contradictoires, dans ce qu'il faut
bien considérer comme la formulation classique de la théorie de la
réification.

400 Les abréviations suivantes ont été utilisées : AF : L'âme et les formes ; SD :
Zur Soziologie des modernen Dramas ; TR : La théorie du roman ; HCC :
Histoire et conscience de classe ; SIP : Schriften zur Ideologie und Politik ;
SL : Schriften zur Literatursoziologie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 318

1. Introduction :
du néo-idéalisme académique
à l’hégélo-marxisme révolutionnaire

1.1. Un stalinien romantique

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Dans certains cercles marxistes, Georg Lukács (1885-1971), né


György Bernát Löwinger, est considéré comme “le philosophe le plus
important depuis Marx” 401. Ses contributions principales se situent
dans le domaine de la [212] sociologie de la littérature et de la
philosophie politique. Politiquement et intellectuellement, Lukács est
un personnage ambigu et controversé. Admiré en tant que jeune
marxien critique par les uns, il est démasqué comme “stalinien
romantique” par les autres. Kolakowski l'a comparé à ce propos à un
“cheval de Troie à l'intérieur du mouvement marxiste” : sous le masque
du marxisme orthodoxe, il essayait d'introduire en catimini un
marxisme critique, authentiquement humaniste ; derrière le “socialisme
du Goulag” se cachait un “marxisme à visage humain”.
Certes, ces deux visions ne s'excluent pas. Chez Lukács, elles se
complètent parfaitement dans une sorte de marxisme “titanique” qui
commence avec l'utopie de l'homme nouveau et de la révolution totale
et s'achève avec la manipulation de la société et la dictature non pas du,
mais sur le prolétariat. Cet humanisme pervers — pervers parce que
l'humanisme théorético-idéologique débouche sur un antihumanisme

401 C'est ce qu'affirment, entre autres, Goldmann, L. : “Lukács György” (V.),


dans Encyclopaedia Universalis, vol. 11, p. 271 et Rockmore, T. :
“Introduction”, dans Rockmore, T. (sous la dir. de) : Lukács Today. Essays in
Marxist Philosophy, p. 2. Pour une introduction générale à la pensée de
Lukács, aussi bien du jeune que du vieux Lukács, cf. Arvon, H. : Georg
Lukács ou le Front populaire en littérature ; Bahr, F. : La pensée de Georg
Lukács et Parkinson, G. : Georg Lukács. On dispose désormais d'une
reconstruction extensive de la biographie de Lukács et d'une excellente
bibliographie secondaire annotée, cf. respectivement Kadarkay, A. : Georg
Lukács. Life, Thought and Politics et Lapointe, F. : Georg Lukács and his
Critics : An International Bibliography with Annotations (1910-1982).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 319

pratique — exerce à la fois une attraction peu commune et une


répulsion qui est tout aussi, sinon plus intense. La source première de
cette aversion est le dogmatisme sublime et sublimé qui caractérise la
vision sectaire du marxisme lukácsien 402. Que faut-il penser d'un
homme qui déclare sans rougir qu'il a “toujours été persuadé qu'il valait
mieux vivre sous le pire régime socialiste que sous le meilleur régime
capitaliste” 403 ? Pour Lukács, comme pour son ami Ernst Bloch, que
les membres du cercle wébérien surnommaient “les deux
évangélistes” 404, le marxisme est plus que la science de la société, c'est
une religion, et, en tant que telle, elle implique le sacrificium intellectus.

402 Tout jugement est relatif. Par rapport au marxisme canonisé de la II e


Internationale, le lukácsisme apparaît comme un rempart contre le
dogmatisme. La meilleure formule à ce propos vient de Lichtheim, qui parle
des “hérésies dogmatiques” de Lukács. Cf. Lichtheim, G. : Lukacs, p. 9.
403 Cité par Eörsi, I. : “Préface : le droit à la dernière parole”, dans Lukács, G. :
Pensée vécue, mémoires parlés, p. 12.
404 Weber réunissait autour de lui la fine fleur de l'intelligentsia allemande. Parmi
tant d'autres (je ne nomme que les plus connus : Tönnies, Sombart, Simmel,
Troeltsch, Jaspers, Windelband, Lask), Lukács et Bloch faisaient également
parti du “Weber-Kreis” de Heidelberg. Cf. à ce propos Karadi, E. : “Bloch et
Lukács dans le cercle de Weber”, dans Réification et utopie : Ernst Bloch et
György Lukács, un siècle après, p. 69-87.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 320

1.2. Rationalisation ou rédemption ?

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Toutefois, Lukács n’a pas toujours été marxiste 405. C'est entre 1907
et 1924 que Lukács est passé du néo-idéalisme académique à l’hégélo-
marxisme révolutionnaire. Ce passage d'une vision essentiellement
tragique et pessimiste à [213] un utopisme chiliastique et millénaire n'a
rien de graduel. Le témoignage d'Anna Lesznai : “D'un dimanche à

405 La question de la continuité ou de la discontinuité de sa pensée ne peut être


résolue de façon objective Le débat sur le nombre de Lukács (un Lukács, deux
Lukács, voire même trois ou quatre ?) et la continuité ou, le cas échéant, la
discontinuité de sa pensée,est toujours en cours. Globalement, on peut
distinguer quatre “écoles” d'interprétation.
1) Selon la première école, il y a deux Lukács, à savoir le jeune et le vieux.
Le jeune est alors dépeint comme un hégélien marxiste, critique et
révolutionnaire ; le vieux, en revanche, comme un dogmatique hyper-
orthodoxe qui truffe ses apologies de l'URSS de citations de Staline. C'est la
vision des meilleurs interprètes de Lukács. Cf. Merleau-Ponty, M. : Les
aventures de la dialectique, p. 48-59 ; Goldmann, L. : La création culturelle
dans la société moderne, p. 156 ; Löwy, M. : Pour une sociologie des
intellectuels révolutionnaires, p. 228 et 231 et Arato, A. et Breines, P. : The
Young Lukács and the Origins of Western Marxism, p. 190-200.
2) Selon la seconde école, il y a toujours deux Lukács, mais la présentation
est renversée : le jeune idéaliste est suivi dès 1930 par le marxiste sérieux de
l'âge mûr. C'est la vision de Lukács lui-même (“Mein Weg zu Marx”, dans
SIP, p. 323-329) et de Stedman-Jones (“The Marxism of the Early Lukács :
An Evaluation”, p. 49 sq.).
3) Selon la troisième interprétation, il n'y a qu'un seul Lukács : le bon marxiste
qui fut de temps à autre forcé par les conditions objectives à courber l'échine
et à s'autocritiquer pour des raisons tactiques. C'est la vision du léniniste
Arvon (op. cit., p. 7-8, 68, 100-101) et du philosophe franco-roumain
Tertulian (Georges Lukács).
4) Enfin, selon la quatrième interprétation, à laquelle j'adhère, il n'y a qu'un
Lukács, à savoir le stalinien en germe et puissance : Lukács a toujours tendu
vers le totalitarisme ; ses positions théoriques ont toujours été basées sur des
fondations douteuses. Cf. le pamphlet destructeur, sérieusement vicié par une
argumentation ad hominem d'ordre psycho-analytique, de Zitta, V. : Georg
Lukács' Marxism : Alienation, Dialectics, Revolution. À Study in Utopia and
Ideology, et, pour une vision plus nuancée, cf. Piccone, P. : “Dialectic and
Materialism in Lukács”, p. 119 sq. et Kolakowski, L. : Geschiedenis van het
marxisme, vol. 3, p. 284-285.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 321

l'autre, il s'est transformé de Saül en Paul” 406, indique qu'il s'agit bien
plutôt d'une véritable conversion. Dans tout ce processus de transition,
ce n'est pas tant ce “saut” kierkegaardien en tant que tel qui m'intéresse
que la rupture avec Simmel (en premier lieu) et avec Max Weber (en
second lieu) qu'il implique 407.
Avant la césure, Lukács, qui avait étudié aussi bien avec Simmel à
Berlin qu'avec Max Weber à Heidelberg, s'inspirait de la sociologie
bourgeoise. Dans Mein Weg zu Marx, il déclare à ce propos que “la
Philosophie de l'argent de Simmel et les travaux de Max Weber sur le
protestantisme” constituaient pour lui “les modèles pour une sociologie
de la littérature” (SIP, 324). Après la césure, il ne peut plus accepter le
passéisme et le fatalisme, typiquement bourgeois par ailleurs, de ses
maîtres à penser. Dès lors, il se rallie entièrement à l'activisme
ultragauchiste et à l'utopisme romantique d'un jeune Marx
passablement hégélianisé. Alors que Simmel et Weber voulaient
interpréter le monde, Lukács veut le changer. S'il fallait désigner le trait
principal qui sépare l'académisme fin-de-siècle de Simmel et de Weber
du militantisme messianique de Marx et de Lukács, il faudrait sans
doute retenir cette différence structurelle de sensibilité. Comme
j'essaierai de le montrer, ce passage du néo-idéalisme académique à
l’hégélo-marxisme révolutionnaire ne reste pas sans conséquences pour
la théorie de la réification.
S'il est vrai que Lukács a bâti dès le départ sa théorie de la réification
en synthétisant les analyses de Hegel, de Marx, de Simmel et de Weber,

406 Cité par Kettler, D. : “Culture and Revolution : Lukács in the Hungarian
Revolution of 1918/19”, p. 68. Anna Lesznai fut membre du Cercle du
dimanche de Bela Balazs qui, entre 1915 et 1918, accueillait chaque dimanche
chez lui, dans sa maison à Buda, la “crème” de l'intelligentsia hongroise (entre
autres : Georg von Lukács, Karl Mannheim, Arnold Hauser, Bela Fogarasi et
Bela Bartok). Cf. à ce propos Gluck, M. : Georg Lukács and his Generation
1900-1918, spécialement chap. 1.
407 Dans La destruction de la raison, cet ouvrage pamphlétaire qui se résume à
une grande reductio ad Hitlerum et dont Adorno disait âprement qu'il
exprimait “la destruction de la raison de Lukács lui-même” (cf. Adorno, T. :
“Une réconciliation extorquée”, dans Notes sur la littérature, p. 172), Lukács
réglera ses comptes avec l'académisme bourgeois en présentant Simmel et
Weber comme des irrationnalistes et, donc, comme des précurseurs du
fascisme. Cf. Lukács, G. : Die Zerstörung der Vernunft, respectivement p.
387-401 et 521-537.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 322

cette synthèse se présente différemment dans la phase prémarxiste et la


phase marxiste. Alors que dans la première phase, il conçoit la
réification de façon non dialectique comme le revers de la
rationalisation formelle, au sens de Weber, dans la seconde phase, en
revanche, il la conçoit de façon dialectique comme un moment de son
dépassement. Au point de vue wébéro- ou simmelo-marxiste, qui
interprète la rationalisation comme réification, il superpose donc le
point de vue hégélo-marxiste. La prise de conscience de la réification
par le prolétariat [214] apparaît alors très hégéliennement comme le
moment décisif qui permet de surmonter la scission entre le sujet et
l'objet.
À l'instar de Hegel, Lukács conçoit la déréification comme le telos
de la réification, ce qui présuppose une philosophie salutiste de
l'histoire qui, à mon avis, est non seulement philosophiquement
dogmatique et épistémologiquement intenable, mais aussi
politiquement dangereuse. Cependant, contrairement à Horkheimer et
Adorno qui estiment, comme nous le verrons dans la seconde partie,
qu'il faut remplacer la théologie politique par une démonologie
politique, je crois qu'il faut rompre avec la philosophie de l'histoire en
tant que telle, et cela pour la simple raison que l'histoire n'est pas une
biographie à grande échelle. Elle n'a ni sujet, ni telos.
D'une manière ou d'une autre, toute tentative pour élaborer une
philosophie substantielle de l'histoire s'embourbe dans la mythologie
conceptuelle. S'il doit y avoir une philosophie de l'histoire, celle-ci ne
peut être que d'ordre épistémologique. Il faut soumettre la philosophie
de l'histoire, au sens de Hegel et de Marx, à la critique de la philosophie
de l'histoire, au sens de Dilthey et de Simmel. Ici comme ailleurs, seule
la voie critique demeure ouverte.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 323

1.3. Le problème de la scission

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Le problème de la réification ou de la scission du sujet et de l'objet


constitue le point de départ et le problème central de l'œuvre de jeunesse
de Lukács. À la suite du jeune Hegel 408, Lukács présente la philosophie
comme un “symptôme” de la scission entre le sujet et l'objet : “La
philosophie, dit-il, est toujours le symptôme d'une faille entre l'intérieur
et l'extérieur, significative d'une différence essentielle entre le moi et le
monde, d'une non-adéquation entre l'âme et l'action” (TR, 20).
Globalement, on peut dire qu'entre 1906 et 1923, Lukács aborde le
problème philosophique de l'aliénation sur deux registres. D'une part, il
le traite d'une façon essentiellement métaphysique — c'est le cas de
L'âme et les formes (AF) ; d'autre part, il l'analyse d'une façon plus ou
moins sociologique — c'est le cas de Sociologie du drame moderne
(SD), de la Théorie du roman (TR) et de Histoire et conscience de
classe (HCC). Ces analyses sociologiques peuvent à leur tour être
subdivisées en trois types : dans Sociologie du drame moderne,
l'influence de Simmel et de Marx est visible — l'analyse est de type
sociologico-historique ; dans la Théorie du roman, on flaire les traces
de Hegel et de Weber — l'analyse est de type philosophico-historique ;
et, enfin, dans Histoire et conscience de classe, Lukács s'appuie sur
Hegel, Marx et Weber pour présenter une analyse qui se trouve à mi-
chemin entre la sociologie et la philosophie.
Dans les pages qui suivent, j'essaierai de reconstituer le
développement intellectuel de Lukács en centrant, une fois de plus,
l'analyse sur le thème de la [215] réification. Je me limiterai strictement
à l'analyse des écrits de jeunesse de Lukács, donc à ceux de la première
et de la seconde période (cf. Notice biographique). Dans la mesure où
Lukács synthétise dans sa théorie de la réification toutes les analyses
qui précèdent et annonce celles qui suivront, de Horkheimer à
Habermas, cette reconstitution constitue en quelque sorte le pivot de cet

408 “Lorsque la puissance d'unification disparaît de la vie des hommes et que les
oppositions, ayant perdu leur vivante relation et leur action réciproque, ont
acquis leur indépendance, alors naît le besoin de la philosophie.” Hegel, F. :
Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, cité dans
Habermas, J. : Le discours philosophique de la modernité, p. 24, n. 4.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 324

ouvrage. Avec Honneth, j'estime que Lukács demeure encore


d'actualité, non pas parce qu'il a donné les bonnes réponses, mais bien
parce qu'il a posé les bonnes questions, dont celle de la réification 409.

2. L'âme et les formes :


la métaphysique de l'absence de la forme

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L'âme et les formes (1911), dont le titre à lui seul témoigne déjà de
l'influence simmelienne, est un recueil d'essais “ironiques” — au sens
lukácsien du terme 410 — sur la littérature dans lesquels Lukács a
sublimé ses expériences autobiographiques en une métaphysique du
tragique. D'une façon générale, on peut dire que ce recueil, dont Polanyi
a dit qu'il lui rappelait l'atmosphère d'un “cimetière en floraison”, traite
de la vie, de l'art, d’eros, de la mort et de la philosophie. L'analyse de
la relation qui existe entre l'âme humaine et l'absolu platonicien 411,
ainsi que celle des formes exprimant les différentes modalités
privilégiées de cette relation, constitue le leitmotiv qui permet de relier
les différents essais entre eux. Dans le premier essai — un essai sur
l'essai —, Lukács introduit, en s'inspirant de Nietzsche et de Simmel,
une distinction disjonctive entre “la vie” et “la vie” (AF, 16). La
première, la vie, est la vie ordinaire, concrète, empirique et sensible,
prise au niveau des hommes singuliers — c'est l'existence inauthentique
dans le monde réifié, dans le “monde des choses” (AF, 20). La seconde,

409 Cf. Honneth, A. : “Eine Welt der Zerissenheit. Zur untergründigen Aktualität
von Lukács' Frühwerk”, dans Die zerrissene Welt des Sozialen, p. 9-24.
410 “J'entends ici par ironie le fait que le critique parle toujours des questions
ultimes de la vie, mais toujours aussi sur un ton laissant croire qu'il ne s'agit
que de tableaux et de livres, que de jolis ornements inessentiels de la grande
vie ; et qu'il ne s'agit pas non plus de l'intériorité la plus profonde, mais
seulement d'une belle et inutile surface” (AF, 22).
411 Dans un article émouvant, qui éclaire les bases biographiques des divers
essais qui constituent AF, Agnès Heller a dévoilé l'origine existentielle du
néoplatonisme lukácsien : une femme, en l'occurrence Irma Seidler, est
transposée et sublimée dans l'Idée de la femme. Cf. Heller, A. : “Georg
Lukács and Irma Seidler”, dans Heller, A.(sous la dir. de) : Lukács Revalued,
p. 27-62.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 325

en revanche, la vie, est la vie des essences métaphysiques, des


universaux et des valeurs ultimes — c'est l'existence spirituelle dans le
royaume des “idées de Platon” (AF, 16). Avec cette distinction,
l'opposition tranchée entre la facticité réifiée et son revers est donc
immédiatement posée par Lukács comme point de départ de ses
réflexions.
Selon Lukács, le monde réifié des choses et le royaume des idées
sont tous deux réels, alors même qu'en aucun cas ils ne peuvent l'être
simultanément : “Ce n'est que dans une forme que nous pouvons les
éprouver à la fois” (AF, 16), dit-il. La “forme” — que Lukács appellera
plus tard “totalité”, catégorie tellement centrale qu'elle permet, selon
Tertulian, de définir son œuvre comme une “véritable théodicée de la
totalité” 412 — est une structure significative, [216] métasubjective et
transcendantale qui manifeste ou fait jaillir le sens du sein de la vie
empirique.
Superficiellement parlant, la forme est le principe d'unification des
contenus littéraires (par ex. l'idylle, la tragédie, la poésie). Or, à y
regarder de plus près, il s'avère que, dans la mesure où elle permet
d'exprimer comme dans un éclair — blitzhaft, dira Adorno — l'union
de l'existence essentielle et de l'existence empirique, elle s'apparente à
la prise de conscience ou à la révélation religieuse du nunc stans
(Benjamin). Du moins, c'est comme ça que j'interprète sa définition de
la forme comme “moment mystique de la conciliation de l'extérieur et
de l'intérieur” (AF, 21).
De nos jours, la forme est la grande absente — ce que Lukács
exprimera plus tard en disant que “le non-sens est devenu la forme en
tant que non-sens” (TR, 44). Nostalgique du passé, Lukács oppose de
façon tout à fait romantique la perte de sens et l'anomie des Temps
modernes aux temps où la forme n'était que le langage naturel de la
manifestation de l'énergie immédiate des émotions palpitantes.
Quels sont “[c]es temps, se demande-t-il, où l'on ne se demandait
pas encore ce que pouvait bien être la forme, et où on ne la séparait pas
encore de la matière et de la vie” (AF, 188) ? Sans doute les époques
de floraison sociale et culturelle, où les valeurs sociales sont univoques
et claires, où l'individu est intimement, organiquement lié à la

412 Tertulian, N. : Georges Lukács, p. 23.


F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 326

communauté, où le quotidien se rapporte directement à l'essentiel et


l'âme à la forme. Lukács songe à ce propos à la Grèce antique (la “belle
totalité” de Hegel et de Hölderlin) et au petit monde de la vieille
bourgeoisie (le monde éthique de la vocation et de l'ascétisme). Ce
monde paisible, avec son calme des maisons rococo et Biedermeier,
constitue le thème caché de la poésie de Theodor Storm (AF, 93-127).
Lukács décrit ce monde traditionnel à la périphérie de la modernité,
d'une façon féerique et romantique qui cache à peine l'influence de
L'éthique protestante d'un Weber, revu par Tönnies : “La vocation
bourgeoise en tant que forme de vie signifie en premier lieu le primat
de l'éthique dans la vie ; elle signifie que la vie est dominée par ce qui
se répète systématiquement et selon une règle (regelmäßig), par ce qui
se reproduit conformément au devoir (pflichtgemäß), par ce qui doit
nécessairement être fait sans considération du plaisir et du déplaisir”
(AF, 99).
Dans ce monde éthique, ou, pour parler comme Tönnies, dans cette
“communauté organique”, rien n'est problématique. Grâce au travail, la
vie est dotée d'un sens : “L'œuvre, dit Lukács, est le but et le sens de la
vie” (AF, 100). Selon Lukács, le monde moderne ne connaît plus cette
unité heureuse de la vie et du sens. Pour nous, qui sommes déracinés et
plongés dans l'absurdité, cette plénitude ne peut plus être qu'un objet
d'aspiration, l'objet d'une recherche du temps perdu — une
“inaccessible fleur bleue” (AF, 96), dit Lukács.
Dans la modernité, les formes ne sont plus données de façon
immédiate, ni dans l'art, ni dans l'existence quotidienne. Sur le plan
artistique, la forme ne devient sensible que par l'abstraction
constructrice, par une “mise en forme spécifique et totale d'une vie
spécifique et complète” (AF, 33). Cette conciliation [217] de la
particularité (la vie, exprimée par la poésie) et de l'universalité (la vie,
exprimée par la philosophie) ne peut pas être effectuée par l'artiste lui-
même. Elle est l'œuvre du critique, le résultat du travail de l'essayiste
sur l'œuvre. Réconcilier l'expérience et l'essence, c'est là la tâche de
l'essai, mais cette tâche ne peut plus être accomplie que de façon
négative. L'essayiste qui pose les questions les plus profondes “Qu'est-
ce la vie, l'homme ou le destin ?” n'obtient plus de réponse. Désormais,
les dieux se taisent. “Une question est soulevée, puis tellement
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 327

approfondie qu'elle fait naître la question de toutes les questions ; alors,


cependant tout reste dans l'incertitude” (AF, 28). 413
Sur le plan de l'existence, on ne peut plus accéder aux formes non
plus. Kierkegaard voulut créer des formes à partir de la vie : “Sa
tragédie : il voulut vivre ce qu'on ne peut vivre” (AF, 70). Les
romantiques voulurent poétiser le destin ; par là même, “l'abîme qui
séparait les sommets de la base devint de plus en plus grand” (AF, 78).
Stefan George se détacha de la communauté ; il tomba dans la glacière
de la “nouvelle solitude” (AF, 129). Bref, il faut faire face à la réalité et
accepter l'inévitable absurdité de la vie comme destin. Lukács ne voit
pas d'autre issue que la résignation héroïque. Compte tenu du vide
effrayant qui l'entoure, il estime que l'attitude tragique est désormais la
seule possible, la seule qui soit encore quelque peu authentique. Cette
attitude tragique découle immédiatement de sa vision métaphysique,
qui sépare platoniciennement la “vraie vie” de la “vie empirique” :
“Tout s'écoule, tout se mêle sans frein et forme un alliage impur ; tout
est détruit, tout est démantelé, jamais quelque chose ne fleurit jusqu'à
la vie véritable. Vivre : c'est pouvoir vivre quelque chose jusqu'au bout.
La vie [empirique] : jamais quelque chose n'est vécu jusqu'au bout. [...]
La vraie vie est toujours irréelle, toujours impossible pour la vie
empirique. [...] On ne pourrait vivre sur ces hauteurs — sur les hauteurs
de la vie propre, des possibilités ultimes et propres. On doit retomber
dans l'apathie : on doit renier la vie pour pouvoir vivre” (AF, 247).
En dernière instance, l'attitude qu'on adopte envers la vie est
inséparable, selon Lukács, de celle que l'on adopte envers la mort. La
mort est la limite. Elle est dépourvue de sens, elle sape tous les projets
et ôte toute importance à l'individu, en interrompant soudainement le
cours de sa vie. À l'instar de Simmel, qui estimait dans son testament
philosophique que la mort était en quelque sorte apte à donner une
forme à la vie, le jeune Lukács, “l'élève personnel” de Simmel (SIP,
324) qui est constamment tenté par le suicide, estime que la grandeur
de l'homme tragique réside dans le refus sans angoisse d'une vie où
aucun projet ne serait susceptible d’aboutir, dans l'expérience de la

413 Le contraste avec la Grèce antique est révélateur : “Homère a trouvé la


réponse avant que le développement historique de l'esprit permit de formuler
la question. [...] Le Grec ne connaît que des réponses, mais pas de questions,
que de solutions — parfois énigmatiques — mais pas d'énigmes, que des
formes, mais pas de chaos” (TR, 21).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 328

limite fatale qui éveille l'âme à la conscience de soi 414. Pour le héros
tragique, la mort a un sens : “La mort — la limite en tant que telle —
est une réalité toujours immanente, inextricablement liée à chacun de
ses événements. [...] [la mort] n'a pas [218] seulement des significations
négatives [...] c'est une affirmation de la vie” (AF, 257) 415.

3. Sociologie du drame moderne :


la réification de la vie
et la crise de l'individualisme

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Jusqu'à présent, nous avons approché l'analyse des conditions


aliénées de la vie moderne sous un angle métaphysico-existentiel : la
réconciliation de la vie empirique et de la vie essentielle est exclue, la
culture occidentale est en crise, la vie tragique est la seule qui soit
authentique. Dans Histoire du développement du drame moderne et
Sociologie du drame moderne, Lukács, théâtrophile et cofondateur du
théâtre des Thalia, apporte une interprétation sociologico-historique,
simmelo-marxiste du déclin culturel. Simmel ? Oui, car comme Lukács
le déclare dans un entretien, “la philosophie de mon ouvrage sur le
drame est, à vrai dire, celle de Simmel” 416. Marx ? Oui, également,
mais “Marx le 'sociologue', vu en grande partie à travers les lunettes de
Simmel et de Max Weber” (HCC, 384).
L'influence de la sociologie formelle de Simmel est nette. Elle se
manifeste déjà dans la façon dont Lukács insiste sur la notion de forme
— “la forme, écrit-il, est ce qui est vraiment social dans la littérature

414 Cf. Simmel : Lebensanschauung, chap. 2.


415 Avec cette vision tragique de la vie, le jeune Lukács n'aurait pas seulement
redécouvert le sens authentique de la philosophie kantienne, il aurait aussi
anticipé l'existentialisme (“La philosophie existentialiste a en effet son
origine intellectuelle dans le livre de Lukács L'âme et les formes, paru en
1911”) — c'est la thèse (souvent répétée) de Lucien Goldmann. Cf. Marxisme
et sciences humaines, p. 260 “Introduction aux premiers écrits de Lukács”,
dans TR, p. 161 sq. et “Georg Lukács : l'essayiste”, dans Recherches
dialectiques, p. 247 sq.
416 Lukács, G. : Pensée vécue, mémoires parlés, p. 48.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 329

(SL, 71) —, et dans la définition de la tâche de la sociologie littéraire :


“Le problème central d'une sociologie des formes littéraires est de
réduire les éléments historiques-temporels de la vie, ainsi que les
contenus des formes d'art à un type formel (formale Typus) et d'étudier
ensuite l'interaction entre les formes de vie et les formes d'art” (SD,
303).
Bien que moins visible, l'influence de Marx se manifeste dans
l'analyse que Lukács propose du conditionnement indirect des formes
artistiques par les conditions économiques. Dans le cas du drame
moderne, l'économie exerce son efficacité causale, selon Lukács, par
l'intermédiaire du public et de l'idéologie bourgeoise, ainsi que par les
effets secondaires de l'objectivation et de la rationalisation de la sphère
économique sur la vie quotidienne. Comme nous allons le voir
immédiatement, c'est par ce biais-ci que Lukács introduira son analyse
de la réification dans la modernité.

3.1. Le drame moderne

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Le public du drame moderne est un public restreint. Pour des raisons


économiques, seuls les riches peuvent se permettre d'aller au théâtre.
Le caractère [219] élitiste du théâtre est encore renforcé par
l'intellectualisme du drame moderne (Buchdrama). Il s'ensuit que le
drame moderne a perdu le caractère universel qui caractérisait le drame
classique. Il ne s'adresse plus aux masses, mais à une aristocratie de
l'esprit minoritaire, aristocratie qui n'est elle-même qu'un agrégat
d'individus isolés.
Par ailleurs, avec le passage de la communauté (Gemeinschaft) à la
société (Gesellschaft), le drame a nécessairement dû perdre son
universalité, car le propre de la modernité est la décomposition du
sentiment “nomique” de l'unité organique. Il n'y a plus de valeurs, ni de
normes, ni de symboles, ni de mythes universellement partagés.
Conséquemment, le sentiment religieux qui imprégnait et nourrissait le
drame antique s'est évaporé. La bourgeoisie montante des Lumières a
encore tenté de restaurer l'unité par la “fiction de l'humain universel”
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 330

(SD, 329), mais, compte tenu de la “progression inexorable du


relativisme” (SD, 333), cette tentative n'a pu aboutir, selon Lukács.
Dans le drame moderne, que Lukács considère d'ailleurs
explicitement comme “une arme de la lutte idéologique des classes
bourgeoises montantes” (SD, 308), le conflit entre les visions du monde
est au centre des pièces dramatiques. Or, la lutte pour l'imposition de la
définition du monde, qui sévit à l'intérieur des classes bourgeoises sous
la forme mannheimienne du conflit des générations, est tout aussi
importante (SD, 334 sq.) 417. Lutte entre les classes, lutte entre les
générations, les individus aussi sont perpétuellement engagés dans une
lutte hobbesienne pour l'existence — ce qui est toujours un signe de la
réification, car métathéoriquement parlant, celle-ci n'est rien d'autre que
la conjonction d'un concept d'agir stratégique et d'un concept
matérialiste de la structure sociale : “L'affirmation de la personnalité
devient impensable sans la soumission de la personnalité d'un autre,
dont la préservation implique à son tour impitoyablement l'annihilation
du premier” (SD, 647).
Cette lutte acharnée de tous contre tous a pour conséquence que le
confident disparaît de la scène. Se côtoyant sur le mode instrumental-
stratégique de la relation de l'objet à l'objet, les hommes ne se
comprennent plus. L'intimité des rapports sociaux communautaires
devient un souhait nostalgique. Le dialogue est déchiré, il devient de
plus en plus impressionniste et intellectualiste. Les dimensions
communicationnelle, affectuelle et expressive de l'action ayant disparu,
les hommes solitaires ne peuvent plus communiquer ce qu'ils sont et ce
qu'ils sentent réellement. L'action perd sa spontanéité. En tant qu'action
stratégique, elle ne fait plus que réfléchir les conditions extérieures.
Comparés aux héros du drame ancien, les héros du drame moderne sont
“bien plus passifs qu'actifs, quelque chose leur arrive, plutôt qu'ils font
eux-mêmes quelque chose [...] ; leur héroïsme est l'héroïsme du
désespoir, de la nécessité, pas celui de l'impétuosité courageuse” (SD,
343). Comme de “simples pièces d'échecs, leur volonté coïncide avec
leur possibilité de mouvement” (SD, 345).

417 Cf. Mannheim, K. : “Das Problem der Generationen”, dans


Wissenssoziologie, p. 509-565.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 331

[220]

3.2. Le drame bourgeois

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De même que Simmel a interprété l'argent comme le symbole de la


modernité, de même Lukács analyse ici le drame moderne comme le
symbole de la culture bourgeoise dans sa totalité, comme expression
stylisée de la réification de la vie et de la dépersonnalisation de
l'individu à l'ère de la modernité. C'est dans ce sens qu'il faut
comprendre sa thèse selon laquelle “le drame moderne est le drame de
la bourgeoisie ; le drame moderne est le drame bourgeois” (SD, 304).
À la suite de Simmel, ou plus précisément d'un Simmel quelque peu
marxisé, Lukács présente la réification comme la caractéristique
distinctive de la modernité. Depuis la Révolution française, qui
représente pour Lukács le seuil de la modernité, la bourgeoisie
montante a fait l'expérience de l'autonomisation tragique des formes
sociales et économiques : “Cette grande expérience leur a appris qu'il y
a de l'histoire — comme une forme de vie et non pas comme une
science — ce qui veut dire que toute chose, une fois qu'elle est apparue
dans la vie, mène une vie indépendante, détachée de son créateur et de
son but, de sa nocivité et de son utilité, du bien et du mal. [...] Leur vie
se tourne contre eux, les moyens sont devenus des fins” (SD, 322).
Autrement dit, “l'expérience décisive de la bourgeoisie est celle de
la réification de la vie” (Versachlichung des Lebens — SD, 665). Et
dans le sillage de Marx et de Simmel, Lukács relie ensuite
l'objectivation de la vie à la division du travail et au capitalisme : “Du
point de vue de l'individu, l'essence de la division moderne du travail
est qu'elle sépare le travail des capacités irrationnelles et, partant, des
capacités qualitativement déterminables du travailleur et qu'elle le
subordonne aux critères objectifs de la performance, extérieurs à sa
personnalité et sans rapport à celle-ci. La tendance économique majeure
du capitalisme est du même ordre : l’objectivation de la production, sa
séparation d'avec la personnalité des producteurs. À travers l'économie
capitaliste, c'est une abstraction objective, le capital, qui devient le
producteur effectif, lequel n'a plus aucun lien organique avec la
personne de son propriétaire occasionnel ; que les propriétaires soient
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 332

des personnes ou non (société d'actions), cela n'a aucune importance”


(SD, 665-666).
Cette tendance à la dépersonnalisation qui se manifeste aussi bien
dans le sous-système de l'État (bureaucratie, armée) que dans le sous-
système économique (la monétisation universelle, la Bourse), affecte
également la vie quotidienne. Dans la mesure où la réification signifie
que l'action individuelle est déterminée de l'extérieur par des
macrostructures d'ordre matériel, elle sape les fondements de la liberté
individuelle. Lorsque Lukács affirme à ce propos que “l'existence brute
en tant que telle commence déjà à devenir problématique” (SD, 668), il
ne suit pas seulement Simmel, il anticipe déjà la thèse francfortoise de
la “fin de l'individu”.
Bien que l'analyse lukácsienne du “drame de l'individualisme” (SD,
662) soit calquée sur l'analyse simmelienne de la “tragédie de la
culture”, il est néanmoins clair que l'analyse de Lukács est plus
historique que celle de Simmel. [221] Dans la mesure où il interprète
d'emblée la tragédie de la culture comme la tragédie de la culture
bourgeoise et le drame bourgeois comme le drame du capitalisme, on
peut dire que Lukács a pour ainsi dire corrigé l'analyse formelle de la
réification de Simmel par celle de Marx. Dans Histoire et conscience
de classe, Lukács historicisera l'analyse simmelienne à tel point que,
par définition, la réification ne peut être que capitaliste. Pour éviter la
dogmatisation de la théorie de la réification, une correction
simmelienne ou wébérienne s'avérera alors nécessaire.

4. La théorie du roman :
la perte de la patrie transcendantale,
la seconde nature et l'individu problématique

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Imbibée de la nostalgie de l'âge d'or où l'or ne régnait pas, La théorie


du roman (écrite en 1914-1915), avec toutes ses élévations lyriques, est
sans doute le plus beau livre que Lukács ait jamais écrit. En tant
qu'étape sur la route vers Marx, cet ouvrage, que Lukács rejettera
catégoriquement par la suite (TR, 5-18), marque “le passage de
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 333

l'idéalisme subjectif à l'idéalisme objectif” (SIP, 325). En effet, sous


l'influence de son ami Ernst Bloch, qui lui a ouvert les horizons de la
grande philosophie systématique, Lukács est devenu hégélien. En tant
que “produit typique des tendances des sciences de l'esprit” (TR, 7), ce
livre, qui baigne dans le désespoir face à la guerre, est aussi un livre
éminemment wébérien.
L'influence de Weber n'est pas seulement manifeste dans l'emploi
d'idéaltypes et dans le rejet vitaliste de la pensée mécaniciste, mais aussi
et surtout dans l'accentuation de la perte de sens (“désenchantement du
monde”) et de la perte de liberté (la “caged’acier”) comme
caractéristiques distinctives de la modernité. En revanche, les
empreintes de Marx ont totalement disparu 418. Dès lors, La théorie du
roman peut être présentée comme une synthèse partielle de L'âme et les
formes (perte de sens) et de la Sociologie du drame moderne (perte de
liberté), mais sans la spécificité sociologique de cette dernière.

4.1. Perte de l’unité

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Plus encore que les œuvres précédentes, La théorie du roman est


l'expression exemplaire du “romantisme anticapitaliste” 419. La
structure binaire de L'âme et les formes, qui opposait très
kierkegaardiennement la vie à la vie, se retrouve dans cet essai sur le
roman. Celui-ci est structuré par l'opposition entre l'hellénité et la
modernité, entre l'épopée et le roman. Le monde hellénique, en tant que
construction idéaltypique, au sens littéral du mot, d'un “paradis à jamais
[222] perdu” (TR, 80), se présente à Lukács, comme il se présentait au
jeune Hegel ou à Winckelmann d'ailleurs, comme une communauté
organique trans-problématique, close et parfaite : les dieux régissent

418 Dans The Philosophy of the Novel, Jay Bernstein s'efforce de démontrer que
“La théorie du roman est effectivement, mais non intentionnellement, une
œuvre marxiste” (p. XII). Cependant, son argument central est tellement subtil
— dans TR, Lukács aurait découvert, mais sans le comprendre, que la
narration relève de la pseudopraxis — qu'à la fin on n'arrive plus à séparer ce
qui est marxiste de ce qui est vaguement marxistoïde.
419 Sur “l'anticapitalisme romantique” chez Lukács, cf. Löwy, M. : Pour une
sociologie des intellectuels révolutionnaires, p. 79 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 334

l'univers ; l'essence est immanente au monde et à la vie ; les relations


interhumaines et les structures qui en naissent sont riches, proches et
parentes de la “patrie archétypique : amour, famille, cité” (TR, 24).
Bref, tout baigne dans une harmonie bienheureuse, et, surtout, le monde
et la vie ne sont affectés par aucune scission : “Ce monde est homogène,
et ni la séparation entre l'homme et le monde, ni l'opposition du je et du
tu ne sauraient détruire cette homogénéité. [...] Alors il n'est encore
aucune intériorité, car il n'est encore aucune extériorité, aucune altérité
pour l'âme. [...] Existence et essence sont alors des notions identiques”
(TR, 23, 20, 21).
Or, depuis que nous avons découvert que l'esprit est créateur, cette
belle totalité normative, qui dessine en creux notre situation comme son
négatif, s'est brisée 420. Dès lors, nous avons dû constater à nos dépens
qu'entre le savoir et le faire, entre l'être et le devoir-être, entre l'âme et
le monde, entre le je et le tu, un abîme infranchissable se creuse au-delà
duquel “toute substantialité flotte dans l'éparpillement de la réflexivité”
(TR, 25). Comme le jeune Hegel, Lukács estime que la naissance du
sujet réflexif et le désenchantement du monde, ainsi que la scission de
l'intériorité de l'individu et de l'extériorité de la société sont des
processus corrélatifs : “L'intériorité n'est possible et nécessaire que
quand les dieux se sont tus et que ni le sacrifice ni l'extase ne peuvent
leur délier la langue ou forcer leur secret, quand le monde de l'action se
détache des hommes et que cette autonomie [du monde] le rend creux
[...]” (TR, 60).
Autrement dit, le principe moderne de l'individualité naît du double
processus de la disparition de l'immanence du sens de la vie et de
l'autonomisation des structures sociales. Si la perte du sens
transcendantal, qui rend a priori l'action significative, se fait sentir dans
la vie quotidienne sous la forme de l'anomie vécue, la perte de liberté
se manifeste sous la forme de l'aliénation. Anomie et aliénation sont
causalement liées. Dans la mesure où la perte du sens signifie que
l'action n'est plus causalement efficace, et cela pour la simple raison
que, n'étant plus orientée vers des normes, elle est exo-déterminée par

420 Le Moyen Âge chrétien, représenté par Dante, fonctionne comme phase
médiane entre la Grèce homérique et la modernité. Le sens de la vie est
toujours là, présent, mais néanmoins transposé dans l'au-delà. Ici-bas, la
totalité est morcellement ou nostalgie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 335

des conditions matérielles, la perte de liberté peut être considérée


comme le corollaire de la perte de sens. Les individus ne font pas
seulement face à des structures sociales inertes dont l'existence repose
uniquement sur leur facticité, ou comme le disait le jeune Hegel, sur
leur “positivité”, ils sont aussi déterminés par elles et incapables de les
déterminer.

4.2. Le monde de la prose

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Ce double processus de scission du sujet et de l'objet n'est pas sans


conséquences pour la forme littéraire, selon Lukács. Au fur et à mesure
que [223] l'évolution rend le monde toujours plus prosaïque, l'épopée,
dont l'objet n'est pas un destin personnel, mais celui d'une communauté,
doit disparaître pour céder la place à une forme littéraire absolument
nouvelle : le roman. “Le roman, dit Lukács dans une formule très
wébérienne, est l'épopée d'un monde sans dieux” (TR, 100). Le héros
du roman est un homme seul, isolé et problématique,
“transcendantalement [sans] feu, ni lieu” (TR, 32), qui s'égare dans un
monde contingent. Son monde est un monde froid et objectif, dénué de
sens et profondément anomique. “Le ciel étoilé de Kant ne brille plus”
(TR, 28), dit Lukács à ce propos. Ce monde, qui est pourtant bien le
produit de l'action humaine, suit ses propres lois et les impose de
l'extérieur à ses habitants. Ce n'est pas un foyer, mais une “prison” (TR,
58) — une “maison de servitude”, dirait Weber. On retrouve ici l'idée
de la réification, non pas eo nomine, mais sous le vocable vitaliste —
qui, comme nous le verrons par la suite, fera carrière dans l'École de
Francfort — de la “seconde nature” 421.

421 Le concept de “seconde nature” se trouve déjà chez Démocrite. Il est probable
que Lukács l'ait repris de Hegel. Néanmoins, c'est grâce à Lukács qu'il passera
dans la théorie critique de l'École de Francfort. Sur les aventures de ce
concept, de Démocrite à Adorno et Gehlen, cf. Funke, G. et Rath, N. : “Natur
zweite”, dans Ritter, J. et Gründer, K. (sous la dir. de) : Historisches
Wörterbuch der Philosophie, vol. VI, p. 484-494 et, du même : Adorno's
kritische Theorie. Vermittlungen et Vermittlungsschwierigkeiten, p. 65-78.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 336

La longue citation qui suit doit être lue avec attention, car elle peut
être considérée comme un rappel condensé de la théorie hégélienne de
la positivité, de la philosophie simmelienne de la culture et de la théorie
wébérienne de la pétrification de l'esprit : “La seconde nature, celle des
relations sociales, ne possède aucune substantialité lyrique [...] Cette
nature n'est pas muette, sensible et dénuée de sens, comme la première ;
elle est la pétrification d'un complexe de sens devenu étranger, inapte
désormais à éveiller l'intériorité ; elle est un ossuaire d'intériorités
mortes [...] Lorsque l'élément spirituel des structures ne peut plus
devenir immédiatement manifeste, lorsque ces structures ne se
présentent plus comme condensation et comme concentration
d'intériorités capables de se reconvertir en spiritualité à chaque instant,
elles doivent acquérir sur l'homme un empire aveugle et universel pour
subsister. Et ce que les hommes savent de cette puissance qui les
asservit, ils l'appellent lois et, à travers ce concept de loi, l'horreur de
son omnipotence et de son universalité se change, pour la conscience,
en la sublime et exaltante logique d'une inhumaine, éternelle et
immuable nécessité (TR, 58-59). [...] Ce monde est une seconde
nature ; comme la première, il ne peut être défini que comme un
système de nécessités connues mais dont le sens reste étranger” (TR,
56).
Ce monde réifié sans âme est le “monde de la prose” (Hegel), et en
tant que tel, il est le terreau transcendantal du roman. Le héros du roman
(l'individu moderne) se heurte constamment à cette extériorité
mécanique. Les valeurs qu'il choie et qu'il cherche à objectiver par son
action dans le monde sont neutralisées dans leur effectivité ; elles
deviennent des idéaux impuissants qui flottent dans l'air comme des
bulles, éclatant au premier contact avec la réalité extérieure. “La faille
entre l'être effectif de la réalité et le devoir-être de l'idéal est
infranchissable” (TR, 73). L'époque moderne est imperméable et
indifférente [224] aux valeurs. C'est pourquoi Lukács la désigne, à la
suite de Fichte, comme “ère de la parfaite culpabilité” (TR, 155).
Accablé par l'amoralité du monde, le héros se démoralise et, à
l'instar des mystiques wébériens, fuit le monde. Il renonce à sa
structuration et se retire dans l'intériorité de son âme. Là, la lutte
continue, mais c'est une lutte contre l'ennui, contre “le déroulement du
temps comme durée” (TR, 121). Le héros est déchu. Le romancier en
est conscient, et c'est ce qui explique la structure ironique propre à la
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 337

forme romanesque. Le romancier présente le non-sens du monde


contemporain comme le sens ultime de notre époque : “L'ironie de
l'écrivain, dit Lukács, est la mystique négative des époques sans Dieu”
(TR, 86). Jameson note finement à ce propos que le héros réel du roman
moderne est le romancier lui-même 422.

4.3. Ex oriente lux

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Toutefois, la théorie du roman ne se termine pas dans le désespoir


de la lucidité ultime. Lukács rêve d'une utopie de l'avenir, d'un “monde
nouveau” (TR, 155), d'une nouvelle communauté éthique sans
réification où la scission entre le sujet et l'objet ne serait plus qu'un
mauvais souvenir. Il est vrai qu'en 1914, il n'entrevoyait guère de voie
de régénération interne de la civilisation occidentale. Affecté par le
pathos du nihilisme russe, il se demande : “Qui nous sauvera de la
civilisation occidentale ?” (TR, 5-6) 423. Dans son esprit, le salut ne
peut que venir du monde spirituel de la Russie : ex oriente lux. Tolstoï
serait l'annonciateur de cette ère nouvelle ; Dostoïevski, qui appartient
déjà au monde nouveau, en serait le nouvel Homère : “L'interprétation
historico-philosophique [de l'œuvre de Dostoïevski] aura pour tâche de
dire si nous sommes effectivement sur le point d'abandonner l'état de
parfaite culpabilité ou si de simples espérances annoncent seulement le
début d'une ère nouvelle [...]” (TR, 155) 424.
On se trouve ici à la limite précise entre le littéraire et le politique.
À partir de l'espoir messianique que Lukács exprime dans les pages
ultimes de La théorie du roman, on peut comprendre le saut d'une
utopie à l'autre. Après quelques doutes rapidement écartés sur le

422 Jameson, F. : Marxism and Form, p. 173.


423 Le traducteur a, par mégarde, traduit Wer rettet uns von der westlichen
Zivilisation ? par “Qui sauvera la civilisation occidentale ?”.
424 Les cahiers de notes découverts, après la mort de Lukács, dans la célèbre
“valise de Heidelberg”, contiennent le plan d'un grand livre sur Dostoïevsky.
Ce plan à lui seul, qui met en relief la russophilie de Lukács, permet de mieux
cerner les contours de son messianisme utopique et de son éthique de la
“bonté”. Cf. à ce propos Löwy, M. : op. cit., p. 130-145.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 338

caractère éthique des moyens préconisés par les révolutionnaires


bolchéviques 425, Lukács se convertit au marxisme. D'un dimanche à
l'autre, l'aristocrate de l'esprit “von Lukács” s'est métamorphosé en
“camarade Lukács”. Dès lors, la révolution, si violente soit-elle, lui
apparaît [225] comme un impératif moral. À ce propos, Lukács cite
Ropschkin, le terroriste russe : “Le meurtre n'est pas permis, il est un
péché inconditionnel et impardonnable ; bien qu'il ne soit pas permis, il
doit quand même être commis” (es 'darf' zwar nicht, aber es 'muß'
dennoch getan werden — SIP, 11).

Digression :
la sociologie du roman de Lucien Goldmann

Dans La théorie du roman, le roman apparaît comme un genre


épique, caractérisé par la rupture insurmontable entre le héros et le
monde de la positivité. Ballotté entre la totalité normative, dont il garde
le souvenir nostalgique, et l'antagonisme radical à un monde dégradé et
inauthentique, le héros du roman recherche des valeurs authentiques. Il
doit nécessairement échouer, nous l'avons vu.
Partant de la relation entre le héros et le monde, Lukács distingue
trois idéaltypes romanesques :
1) le “roman de l'idéalisme abstrait” (TR, 91-108) : il est caractérisé
par l'activité du héros dont la conscience est “trop étroite” pour pouvoir
faire face à la complexité du monde. Tel est le cas de Don Quichotte,
l'idéaliste impénitent qui lutte au nom de valeurs que son époque renie ;
2) le “roman de la désillusion” (TR, 109-130) : il est orienté vers
l'analyse de la vie intérieure et caractérisé par la passivité du héros dont
la conscience est “trop large” pour se satisfaire de ce que le monde
pseudonaturel de la convention peut lui apporter. Tel est le cas

425 “Je répète : le bolchevisme repose sur l'hypothèse métaphysique suivante : le


bien peut sortir du mal, et est-il possible, comme le dit Razoumikhine dans
Crime et châtiment, d'arriver en mentant jusqu'à la vérité. L'auteur de ces
lignes est incapable de partager cette foi, et c'est pourquoi il voit un dilemme
moral insoluble dans la racine même de l'attitude bolchevique” (“Le
Bolchevisme comme problème moral”, traduit du hongrois dans Löwy, M. :
op. cit., p. 308-312, ici p. 312).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 339

d'Oblomov, dont la vie intérieure est à tel point inadaptée au monde


extérieur qu'il reste éternellement, désespérément couché ;
3) le “roman de l'éducation” (TR, 131-144) : à la lisière de
l'idéalisme et du romantisme désillusionné, le héros comprend et
accepte la nécessité des structures sociales en même temps qu'il essaie
d'exercer une influence efficace sur elles. Le type de cette tentative de
synthèse est Wilhelm Meister de Goethe, qui se résigne à
l'autolimitation caractéristique de la “maturité virile”.
Dans Pour une sociologie du roman, Lucien Goldmann, le
sociologue marxiste de la littérature, a mis en relation la théorie du
roman de Lukács avec sa théorie de la réification, que j'analyserai dans
la prochaine section, ainsi qu'avec la théorie du fétichisme de Marx 426.
La thèse centrale de Goldmann est que dans une société dominée par la
catégorie de la marchandise, l'infrastructure tend à déterminer
totalement la superstructure : “La conscience collective perd
progressivement toute réalité active et tend à devenir un simple reflet
de la vie économique et, à la limite, à disparaître” 427.
De cette thèse, qui correspond, comme nous le verrons dans les
chapitres suivants, à la thèse francfortoise de la “fin de l'idéologie”,
Goldmann fait dériver deux autres hypothèses : i) qu'il existe une
homologie rigoureuse entre la structure romanesque, décrite par
Lukács, et la structure d'échange de [226] l'économie libérale, décrite
par Marx 428 ; ii) qu'on peut établir certains parallélismes entre
l'évolution ultérieure de la structure romanesque et celle de la structure
de l'économie capitaliste 429. Combinées, ces deux hypothèses
débouchent sur la typologie suivante du développement de la
réification :

426 Pour une introduction à la pensée de Goldmann, cf. Naïr, S. et Löwy, M. :


Lucien Goldmann et la dialectique de la totalité, Jay, M. : Marxism and
Totality, p. 300-330 et Kolakowski, L. : Geschiedenis van het marxisme, vol.
3, p. 358-376.
427 Goldmann, L. : Pour une sociologie du roman, p. 45. Ce thème est repris et
plus amplement développé dans Recherches dialectiques, p. 85 sq.
428 Goldmann, L. : op. cit., p. 21-40 et “Introduction aux premiers écrits de
Lukács”, dans TR, p. 178-183.
429 Goldmann, L : op. cit., p. 272-275, 281-285 et 365-372, ainsi que La création
culturelle dans le monde moderne, p. 30-45.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 340

1) le capitalisme libéral et l'individu problématique : on peut


découvrir une homologie entre la structure marchande — les valeurs
d'usage sont implicites, elles n'agissent que par la médiation des valeurs
d'échange — et la structure romanesque telle qu'elle fut analysée par
Lukács. Plongé dans un monde inauthentique, le héros recherche de
façon “démoniaque” des valeurs authentiques. Or, comme celles-ci se
trouvent, à l'instar des valeurs d'usage, à l'état implicite, le héros
apparaît nécessairement comme un individu problématique ;
2) le capitalisme des monopoles et l'effacement de l'individu : avec
le passage de l'économie libérale à l'économie des cartels et des
monopoles (1910-1945), l'importance de l'entrepreneur wébérien ainsi
que l'importance de l'individu en général s'amenuise. Ce
développement se manifeste dans les romans de Joyce, Kafka, Musil,
Sartre et Camus, qui se caractérisent par l'absence du sujet et la
disparition de toute quête de sens ;
3) le capitalisme organisé et la réification aggravée : les crises
économiques sont stabilisées par l'intervention de l'État. À ces
mécanismes économiques d'autorégulation correspondent
l'autorégulation et la domination des objets dans l'univers du Nouveau
Roman. Les objets et leurs mouvements autonomes ont remplacé
l'action humaine. Celle-ci est réduite au minimum. Dans La jalousie de
Robbe-Grillet, par exemple, l'homme est devenu un spectateur passif,
réduit à l'état le plus abstrait : un œil qui regarde et enregistre les
événements qui se déroulent dans le monde extérieur.

5. Histoire et conscience de classe :


de la réification à la rédemption

5.1. Une œuvre paradigmatique

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On peut résumer le passage de Lukács au communisme comme une


“transcroissance” de l'esthétique à la politique. En devenant marxiste,
Lukács a transposé son idéal de l'harmonie du domaine esthétique au
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 341

domaine politique 430. Histoire et conscience de classe (HCC),


significativement sous-titré Essais de dialectique marxiste (1923), est
le résultat de cette transfiguration marxiste. Malgré toutes ses
défaillances, cet ouvrage classique est, avec le [227] Tractatus (1921)
de Wittgenstein et L'être et le temps (1927) de Heidegger, l'un des trois
livres qui ont le plus marqué la philosophie du XXe siècle 431. Cette
affirmation de Schnädelbach est à peine excessive, car Histoire et
conscience de classe constitue sans le moindre doute le texte de
philosophie marxiste le plus important depuis la mort de Marx.
En effet, dans la mesure où il est à l'origine du “marxisme
occidental” (Merleau-Ponty) et a influencé une multitude d'auteurs,
d'Adorno à Zima, ce livre peut à juste titre être considéré comme une
œuvre paradigmatique, au sens de Kuhn, qui a révolutionné les
fondements du socialisme scientifique. Ce n'est donc pas un hasard si
les clercs de l'ABC communiste virent immédiatement dans ce livre,
qui trace une ligne de démarcation nette entre le dogmatisme orthodoxe
du marxisme russe et le dogmatisme hétérodoxe du marxisme
occidental, un brûlot révisionniste 432. Ce qui distingue le premier du
second, c'est le “holisme hégélien”, la dialectique idéaliste vitalisée de
la totalité que Lukács a réintroduite dans le marxisme sclérosé, lui
rendant ainsi une insolente jeunesse.
Le cœur de ce classique du marxisme, qui se présente comme un
cocktail explosif de messianisme utopique, de foi eschatologique,
d'anticapitalisme romantique, de moralisme révolutionnaire, de
sociologie classique, de philosophie de la vie marxisée et d'idéalisme

430 Cette transposition ressort clairement quand on compare l'article prémarxiste


“Le rapport entre le sujet et l'objet dans l'esthétique” (1917) avec l'article
marxiste “La culture ancienne et la culture nouvelle” (1919). Alors que, dans
le premier article, Lukács défend l'idée que seule l'esthétique peut rétablir
l'harmonie, dans le second, en revanche, il présente la révolution comme le
premier pas vers la restauration effective de l'unité organique. En allant un
peu vite, on pourrait dire que Lukács identifie le socialisme à l'avènement
d'une nouvelle hellénité.
431 Schnädelbach, H. : Philosophie in Deutschland 1831-1933, p. 13.
432 Lukács a été attaqué au sein de l'Internationale communiste et ailleurs par
Lénine, Boukharine, Zinoviev, Deborin, Revai, Bela Kun, Kautsky et autres.
Sur la controverse, qui a fini par se cristalliser autour de la question du statut
de la conscience (reflet ou non ?) et de la dialectique de la nature, cf. Arato,
A. et Breines, P. : The Young Lukács, p. 163-189.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 342

hégélien, tient dans la théorie de la réification. Pour bien comprendre la


signification paradigmatique de Histoire et conscience de classe, et la
façon dont la théorie de la réification sera développée ultérieurement
par la théorie critique de l'École de Francfort, il est important de voir
que celle-ci réunit d'une façon hautement problématique les approches
wébéro- (ou simmelo-) marxiste et hégélo-marxiste de la réification 433.
Si la première synthétise la théorie wébérienne de la rationalité formelle
et la théorie marxiste du fétichisme des marchandises, la seconde
fusionne la logique dialectique de Hegel et la théorie marxiste de la lutte
des classes. Du point de vue wébéro-marxiste, la réification apparaît
comme le revers de la rationalisation formelle qui caractérise le
capitalisme ; du point de vue hégélo-marxiste, la conscience de classe
prolétarienne apparaît comme le sujet-objet identique de l'histoire.
Dans la seconde partie, nous verrons que les membres de l'École de
Francfort décomposeront cette synthèse fragile. D'une part, ils
radicaliseront le point wébéro-marxiste ; d'autre part, ils remplaceront
la dialectique hégélo-marxiste de la conscience par la théorie
freudienne de la sublimation répressive — le tout débouchant sur une
théorie unidimensionnelle de la “réification totale” (Adorno).
[228]

5.2. Dérive hégélianiste

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Métathéoriquement parlant, la théorie lukácsienne de la réification


repose sur les mêmes prémisses que celles de Marx, à cette différence
près que Lukács insiste davantage sur l'épiphanie dialectique de la
conscience prolétarienne. Cette hégélianisation du marxisme conduit à
un marxisme qui penche nettement vers l'idéalisme absolu. C'est
d'ailleurs cette dérive vers un superhégélianisme de gauche qui vicie la
théorie lukácsienne de la réification.

433 Cf. à ce propos l'excellent article de Brunkhorst, H. : “Paradigmenkern und


Theoriedynamik der Kritischen Theorie”, p. 22-57. J'y reviendrai plus
longuement dans ma “Seconde considération intermédiaire”.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 343

La philosophie salutiste de l'histoire qui sous-tend toute


l'argumentation de Lukács et qui, en “identifiant une volonté politique
à un destin historique” 434, assure au départ au Prolétariat qu'il peut
accomplir sa mission historique de réconciliation du sujet et de l'objet,
repose sur une double pétition de principe qui est philosophiquement
dogmatique, épistémologiquement intenable et politiquement
dangereuse, à savoir que la théorie marxiste incarne la connaissance
absolue de la totalité historique (pétition de principe épistémologique)
et que le Prolétariat est un agent unitaire qui peut réaliser les promesses
du marxisme (pétition ontologique).
Ces pétitions de principe sont posées de façon absolue. Lukács ne
les justifie pas plus qu'il ne les questionne. Comme Hegel et Marx,
Lukács finira par s'embourber dans la mythologie conceptuelle d'une
philosophie spéculative de l'histoire. Si chez Hegel, la totalisation de
l'histoire est toujours rétrospective, chez Lukács, comme chez Marx
d'ailleurs, elle est en revanche prospective. Le hibou de Minerve ne
s'envole pas au crépuscule, mais à l'aube de la journée. Ayant remplacé
la fiction de l'Esprit par celle du Prolétariat, il semble bien que Lukács
ait sublimé ses désirs de totalisation prospective dans une philosophie
superhégélienne de l'histoire. En caricaturant quelque peu, on peut ainsi
résumer l'essentiel de la théodicée lukácsienne comme suit : la société
capitaliste est en proie à la réification, mais le Prolétariat, le sujet-objet
identique de l'Histoire, doit restaurer, donc peut restaurer, donc va
restaurer la totalité normative, et cela grâce à la connaissance de la
Vérité.
Histoire et conscience de classe est un recueil d'essais. D'une façon
ou d'une autre, ces essais, qui tournent tous autour de la problématique
de la réification, traitent de trois questions et d’autant de thèmes : la
question méthodologique — ou le thème de la dialectique de la totalité
comme arme décisive dans la lutte des classes ; la question sociologique
— ou le thème de la réification et de l'aliénation dans la société
capitaliste et, enfin, la question politique — ou les thèmes de la
rédemption du prolétariat et de la tactique révolutionnaire.

434 Pour une critique de l'historicisme, cf. Touraine, A. : Critique de la modernité,


première partie, chap. 3.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 344

5.3. La question méthodologique :


la dialectique marxiste

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Selon Lukács, la spécificité et la supériorité du marxisme ne


reposent pas sur la prédominance qu'il accorde au facteur économique,
mais bien sur la [229] dialectique. Contre ceux qui prônent un retour à
Kant, Lukács affirme que la méthode dialectique, que Marx a
empruntée à Hegel et qu'il a remise “sur pieds”, constitue l'essence du
marxisme. Lukács défend la thèse peu orthodoxe que l'orthodoxie en
matière de marxisme se réfère exclusivement à la méthode. Elle
implique la “conviction scientifique” (sic — HCC, 18) que la
dialectique marxiste constitue “la méthode correcte” (HCC, 11) pour la
connaissance de la société et de l'histoire. Tout marxiste orthodoxe doit
l'accepter. Et pour accentuer la primauté absolue de la méthode, Lukács
ajoute que même si “l'inexactitude 'de fait' de toutes les affirmations
particulières de Marx” (HCC, 17-18) avait été prouvée, le marxiste ne
devrait pas pour autant renoncer au marxisme — il devrait plutôt
hausser les épaules et répondre comme Fichte : “Tant pis pour les faits
!” (SIP, 30) 435.

435 Même si l'on accepte le principe de la primauté de la méthode et le mépris des


faits qu'il implique, la signification de ce principe reste ambiguë. La primauté
de la méthode signifie-t-elle que quelqu'un qui rejette la théorie des classes et
des luttes de classes demeure toujours marxiste ? Ou la théorie des classes
est-elle une partie intégrante de la méthode ? C'est dans ce contexte que
Bottomore se demande, à juste titre, quel serait le sens de la primauté de la
méthode si celle-ci ne produisait que des thèses erronnées. Cf. Bottomore, T. :
“Class Structure and Social Consciousness”, dans Meszaros, I. (sous la dir.
de) : Aspects of History and Class Consciousness, p. 55.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 345

5.3.1. La médiation

Accorder la primauté à la totalité — les parties sont médiatisées par


elle, les faits isolés sont abstraits et ne deviennent concrets que s'ils sont
saisis dans leur détermination essentielle par la totalité —, tel est le
principe fondamental de la méthode dialectique : “Il faut interpréter les
parties à partir du tout et pas le tout à partir des parties (SIP, 25). [...]
La catégorie de la totalité, la domination, déterminante et dans tous les
domaines, du tout sur les parties, constitue l'essence de la méthode
[dialectique] (HCC, 47). [...] Das Ganze ist das Wahre, et ce qui est
détaché du tout n'est pas faux, mais seulement une partie de la vérité”
(SL, 133).
Les parties dont il est question ici sont les faits sociaux tels qu'ils
apparaissent dans leur facticité et leur fixité immédiate. Interpréter les
phénomènes sociaux à partir du tout, cela veut dire les médiatiser.
Médiatiser les faits sociaux, cela veut dire les détacher de leur forme
donnée immédiate et les rattacher aux conditions sociales et historiques
qui leur ont donné naissance. Par la médiation, les faits sociaux se
dissolvent en processus. Derrière la surface d'apparence, leur “essence”
apparaît : les faits sociaux sont des produits humains, ils ne sont rien
d'autre que des actions et des relations sociales objectivées ; ces actions
et ces relations sont historiquement déterminées, elles ne sont pas
naturelles, ni éternelles, mais transitoires. Du point de vue de
l'historiosophie marxiste, qui apparaît ici sous la forme d'une
philosophie de la vie fortement marxisée, elles sont historiquement
condamnées : “[La médiation] dissout avant tout, dans les
configurations sociales, le caractère figé, naturel, soustrait au devenir ;
elle dévoile que ces configurations ont une origine historique, qu'elles
sont par conséquent, à tout point de vue, soumises au devenir historique
et prédestinées au déclin historique” (HCC, 69).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 346

[230]

5.3.2. La totalité

Pour Lukács, la médiation est toujours médiation totalisante,


médiation du point de vue de la totalité 436. Bien que la catégorie de la
totalité soit une catégorie méthodologique, il est clair que Lukács, qui
s'inspire ici vraisemblablement de la philosophie de la vie, la dote d'une
dimension ontologique 437. D'une manière générale, la totalité peut être
définie comme l'assemblage de tous les faits sociaux, tels qu'ils sont,
c'est-à-dire tels qu'ils sont interprétés dans la perspective de la
philosophie de l'histoire marxiste.
Pour comprendre ce que Lukács veut dire lorsqu'il parle de la
totalité, il faut s'imaginer que Dieu omniscient soit marxiste (ou, ce qui
revient au même, que Marx soit un Dieu omniscient). La totalité est la
perspective englobante, onto-téléo-théologique, dans laquelle l'histoire
dans toute son extension, passé comme avenir, peut être appréhendée.
La catégorie de la totalité est lourde de présuppositions : en tant que
garantie métaphysique (théologie), elle présuppose une connaissance
du sens de l'histoire universelle (téléologie) et un sujet unitaire
ontologiquement privilégié pour le réaliser (ontologie). Saisis du point
de vue de la totalité, les faits sociaux sont compris comme moments de

436 La notion de totalité est le contre-concept de la réification. Dans HCC, la


notion de la totalité fonctionne 1) comme catégorie méthodologique,
désignant la perspective englobante de l'histoire universelle, 2) comme
catégorie expressive, désignant le prolétariat en tant que sujet qui, en s'auto-
objectivant, crée la totalité, et 3) comme catégorie normative, désignant l'état
utopique de la réconciliation. Cf. Jay, M. : Marxism and Totality, chap. 1 et,
du même : “The Concept of Totality in Lukács and Adorno”, p. 117-131.
437 “Histoire et conscience de classe apparaît de plus en plus comme une œuvre
qui est au fond vitaliste et à la surface marxiste. [...] Dans plusieurs passages,
tout apparaît comme si Lukács avait simplement remplacé les termes
vitalistes par des termes marxistes ; à la place de la 'vie' apparaît maintenant
la 'totalité'”. Cf. Schnädelbach, H. : “Georg Lukács und die
Lebensphilosophie”, dans Bermbach, U. et Trautman, G. (sous la dir. de) :
Georg Lukács : Kultur-Politik-Ontologie, p. 205.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 347

la totalité, c'est-à-dire du processus dialectique du devenir historique de


la société dans sa globalité.
Dans la mesure où la totalité désigne à la fois une perspective et la
réalité perçue dans cette perspective, ou pour le dire en termes plus
kantiens, à la fois la catégorie et la chose en soi, la totalité peut être
définie comme une épistémologie historique ontologisée, comme point
de vue marxiste hypostasié.
Je n'ai pas l'intention de présenter ici une critique néokantienne
approfondie du holisme dialectique. Je voudrais seulement indiquer
trois choses : i) que la théorie lukácsienne constitue une seule et énorme
petitio principii ; ii) que toutes les critiques qu'on a pu avancer contre
la philosophie classique de l'histoire peuvent être retournées contre
elle ; et iii) qu'elle constitue un terreau propice pour une critique
systématique de ce que Weber appelait l'“ émanatisme” et le “faux
réalisme conceptuel”. Comme il n'y a pas de relation logique et
nécessaire entre les objectifs du socialisme et l'onto-téléologie classiste,
j'estime qu'on peut très bien abandonner la prérogative épistémologique
du point de vue de la totalité, elle-même basée sur la position
ontologiquement privilégiée de la classe universelle, sans pour autant
abandonner la perspective critique du marxisme. Et même plus : en
lestant le marxisme de son essentialisme de classe, en abandonnant la
catégorie du sujet en tant que substrat unitaire de l'histoire, on ouvre la
voie à la reconnaissance d'acteurs [231] multiples et donc à la
possibilité d'une conception pluraliste et démocratique de la société 438.

5.3.3. Le Prolétariat

Le point de vue de la totalité ne détermine pas seulement l'objet,


selon Lukács, il détermine aussi le sujet de la connaissance. Selon lui,
la perspective de la totalité est l'apanage du Prolétariat — non pas des
prolétaires individuels, mais du prolétariat en tant que classe sui

438 En arguant de la sorte, je rejoins volontiers la position “postmarxiste” de


Laclau, E. et Mouffe, C. : Hegemony and Socialist Strategy. Towards a
Radical Democratic Politics, introduction.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 348

generis 439. Lukács justifie cette identification du point de vue de la


totalité et du point de vue du prolétariat, en arguant que “la totalité ne
peut être posée que si le sujet qui la pose est lui-même une totalité ; si
donc pour se penser lui-même, il est contraint de penser l'objet comme
totalité” (HCC, 49). Cet argument amalgame Kant, Hegel et Marx.
Kant, car il semble bien que le point de vue du prolétariat ne soit qu'une
version sociologique de l'unité transcendantale de la conscience ;
Hegel, car dire que le sujet se pense comme objet n'est qu'une autre
façon de dire que la substance est sujet ; et Marx, car, par le biais de
l'automédiation réflexive, la tare de l'aliénation universelle se
transforme en avantage universel, par suite de quoi la classe particulière
du prolétariat est transformée en classe universelle.
L'identité du point de vue de la totalité et du point de vue du
prolétariat n'est pas une identité de fait, mais une identité de principe.
Lukács n'affirme pas que ce qu'il appelle “le point de vue du prolétariat”
est identique au point de vue du prolétariat empirique 440. Bien au
contraire, c'est précisément parce que le prolétariat est factuellement
indifférent envers le marxisme, parce qu'il reste enfoncé dans
l'immédiateté de la conscience réifiée, que Lukács le relie par un “lien
hyperempirique” au marxisme et qu'il insiste sur la “possibilité
objective” (HCC, 73) d'élever la conscience du prolétariat à un degré
tel qu'elle corresponde à ce qu'il appelle la conscience de classe
“possible” ou “adjugée” (HCC, 73) 441. Cette conscience de classe n'est

439 Affirmer que le point de vue de la totalité soit l'apanage de la pensée


prolétarienne et son corollaire, à savoir que la pensée bourgeoise ne puisse
pas accéder au point de vue de la totalité, est faux. Il suffit de se référer à
Hegel ou à Parsons pour s'en convaincre.
440 La distinction que Lukács effectue entre la “conscience de classe
psychologique” et la “conscience de classe adjugée” recoupe la distinction
que Lénine effectue dans Que faire ? entre la “conscience de classe
syndicaliste” et la “conscience de classe socialiste”. Cf. Lenine, W.I. :
Ausgewählte Werke, vol. I, p. 166 sq. et 188 sq.
441 Lukács définit la “conscience adjugée” (zugerechnetes Bewußtsein) comme
“le sens, devenu conscient, de la situation historique de la classe” (HCC, 99).
Dans des termes qui montrent bien qu'il a emprunté la catégorie de la
“possibilité objective” à Weber, il décrit le caractère contre-factuel de la
conscience imputée comme suit : “En rapportant la conscience à la totalité de
la société, on découvre les pensées que les hommes auraient eues, dans une
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 349

pas une conscience empirique, mais une conscience contre-factuelle,


“adjugée” de l'extérieur au prolétariat par le théoricien marxiste.
En fait, on peut penser que la conscience de classe est une simple
transposition du point de vue de l'intellectuel marxiste dans la
conscience des travailleurs. Étant donné que, comme nous le verrons
plus loin, la conception du point de vue du prolétariat en tant que point
de vue universel fournit le fondement théorique de la “dictature
transitoire” du Parti communiste sur le prolétariat, [232] il est légitime
de suivre Gouldner et de se demander si cette conception totalisante
n'exprime pas plus les intérêts des “intellectuels organiques” que ceux
des travailleurs, bref, si elle est plus et autre chose qu'une mystification
qui vise à préparer l'hégémonie des intellectuels révolutionnaires 442.
Lukács estime que l'élévation à la conscience de classe maximale
n'est pas seulement une possibilité objective, mais aussi une nécessité
pratique de premier ordre. Pour le prolétariat, la connaissance de la
totalité, donc de l’hégélo-marxisme, est une “question de vie et de
mort” (HCC, 40). Ce n'est que si le prolétariat connaît son destin et
s'identifie à lui avec conscience et volonté qu'il peut remplir sa mission
historique. Lorsqu'il se transforme, grâce à la catégorie de la totalité
porteuse du principe révolutionnaire, de “classe en soi” en “classe en-
et-pour soi”, la praxis et la théorie coïncident automatiquement 443. Le
devenir pratique de la théorie semble être une condition suffisante pour
influer sur l'évolution sociale. Plus encore, à en croire Lukács, plus
idéaliste, théoriciste et volontariste que jamais, la théorie à elle seule,
le savoir absolu devenu conscient dans le Prolétariat apporte déjà la
garantie de la victoire finale : “Quand la crise économique finale du
capitalisme a commencé, le destin de la révolution (et avec elle de
l'humanité) dépend de la maturité idéologique du prolétariat, de sa
conscience de classe (HCC, 95). [...] La vérité est, pour le prolétariat,
une arme apportant la victoire. [...] Pour le prolétariat et pour le

situation vitale déterminée, s'ils avaient été capables de saisir parfaitement


cette situation et les intérêts qui en découlaient [...]” (HCC, 73).
442 Cf. Gouldner, A. : The Future of the Intellectuals and the Rise of the New
Class, p. 75 sq. et Against Fragmentation, p. 28 sq. et passim.
443 Sur les notions de classe en soi et classe pour soi, cf. Meszaros, I. :
“Contingent and Necessary Class Consciousness”, dans Meszaros, I. (sous la
dir. de) : op. cit., p. 107.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 350

prolétariat seul, une juste compréhension de l'essence de la société est


sans doute l'arme purement et simplement décisive” (HCC, 93).
Rien n'est automatique (les lois d'airain du marxisme) et pourtant
tout l'est. Cette synthèse idéaliste de la nécessité et de la volonté — le
Prolétariat qui connaît le script de l'Histoire et qui assume son rôle
historique avec volonté et conscience — est peu crédible. Étant donné
que Lukács ne dispose pas de la catégorie métathéorique de la
communication qui permettrait d'expliquer tant soit peu la prise de
conscience et le passage à l'action, le double renversement, de la
conscience de classe “en soi” en conscience de classe “pour soi” et de
celle-ci en praxis révolutionnaire, n'est qu'argutie dialectique.
Bien sûr, Lukács ne prétend pas donner une description empirique,
mais une prescription normative. Ses arguments se situent dans les
hautes sphères de la possibilité objective et de la nécessité historique.
Mais c'est précisément là que le bât blesse le plus. Le Prolétariat n'est
qu'une hypostase, la simple projection d'une catégorie nominale sur la
réalité. Ce méta-sujet n'existe pas, tout simplement. Entre le travailleur
manuel de Gand et le travailleur manuel parisien, il n'y a aucune relation
empirique. Le Prolétariat en tant que tel ne peut pas agir. L'action de
classe (des tisserands, par exemple) dépend des associations
intermédiaires à l'intérieur de la classe et des solidarités à l'intérieur de
la communauté locale 444. En substituant l'identité catégorique du
Prolétariat au réseau de relations sociales reliant les travailleurs entre
eux, Lukács crée de [233] toutes pièces une “communauté
imaginaire” 445. Le Prolétariat n'est pas un groupe empirique, il est tout
au plus une catégorie taxinomique utilisée à des fins rhétoriques ou
idéologiques. 446 Ceux qui parlent en son nom s'arrogent la parole des

444 Cf. Calhoun, C. : The Question of Class Struggle, spécialement chap. 6.


445 “Toutes les communautés plus larges que les villages primordiaux du contact
en face à face (et peut-être même celles-ci) sont imaginées”, Anderson, B. :
Imagined Communities, p. 15. Sur la notion de “communauté imaginaire”,
ibid., chap. 1.
446 Je reprends ici sur un ton polémique ce que Rom Harré a démontré
rigoureusement et avec beaucoup de sérieux dans son superbe article :
“Philosophical Aspects of the Macro Micro Problem”, dans Knorr-Cetina, K.
et Cicourel, A. (sous la dir. de.) : Advances in Social Theory and Method.
Toward an Integration of Micro and MacroSociologies, p. 139-160, ainsi que
dans son livre Social Being, p. 37-43 et 139-160.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 351

travailleurs 447. D'un mot, ils font des choses. Parler du Prolétariat, et
davantage lorsqu'on le transforme en Sujet de l'Histoire, comme le fait
Lukács, c'est tomber dans l'écueil de la paralogie idéaliste-
substantialiste.

5.3.4. Le triple voile

Si le prolétariat peut en principe accéder à la vision correcte de la


réalité, Lukács estime, en revanche, que la bourgeoisie en est tout
simplement incapable. Selon Lukács, la pensée bourgeoise,
scientifique, philosophique et mondaine, reste par définition enfoncée
dans l’immédiateté de l’apparence et de l’expérience, car pour elle la
catégorie révolutionnaire de la médiation comme levier
méthodologique qui permet de placer les faits isolés dans le cadre de la
totalité dialectique et de dépasser ainsi la tendance fixiste et naturaliste
de la conscience réifiée, fait nécessairement défaut.
Mais, si tel est le cas, comment peut-on alors expliquer que le
marxisme fut développé par des intellectuels bourgeois comme Marx,
Engels et Lukács lui-même ? Tout en évacuant la question épineuse des
déterminations sociologiques du marxisme, Lukács affirme sans plus
que, consciemment ou inconsciemment, la bourgeoisie doit refouler les
vérités du marxisme, car si elle les acceptait, elle devrait en même
temps reconnaître “la malédiction tragique qui la condamne” (HCC,
86) : “Car reconnaître le matérialisme historique, c'eût été proprement
un suicide pour la bourgeoisie. Tout membre de la bourgeoisie qui eût
admis la vérité scientifique du matérialisme historique, aurait par là
même perdu sa conscience de classe et en même temps la force
nécessaire pour pouvoir défendre correctement les intérêts de sa propre
classe” (HCC, 259).
Les intérêts objectifs de la bourgeoisie, qui l'empêchent
structurellement d'accéder au point de vue de la totalité, point de vue
qui permet de briser les voiles fétichistes qui couvrent la réalité,

447 Pour une analyse du fétichisme politique des porte-parole, cf. Bourdieu, P. :
“La représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique”,
p. 3-24 et “La délégation et le fétichisme politique”, dans Choses dites, p.
185-202.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 352

entraînent une triple déformation systématique de la pensée : d’abord,


le caractère transitoire des formes d’objectivité capitaliste et des lois
qui les régissent disparaissent derrière un “voile d’éternité” (HCC, 34) ;
ensuite, les relations sociales antagonistes sont cachées derrière un
“voile de choséité” (HCC, 34) ; enfin, le caractère culturel des faits
sociaux en tant qu’artéfacts socialement construits disparaît derrière un
“voile de naturalité”. Le résultat de cette triple déformation de la
conscience est que la réification sociale objective ne peut plus être
percée à jour. Le monde, tel qu'il est, apparaît alors comme le seul
monde possible.
[234]
Dans le deuxième tome, nous verrons que ce que Lukács présente
ici comme une expérience de pensée sera d'abord reçu et interprété par
les membres de l'École de Francfort comme une hypothèse plus ou
moins sociologique, puis très rapidement transformé en une thèse
métaphysique et, donc, irréfutable. Avec Lukács et contre les membres
de l'École de Francfort, il faudra maintenir le caractère éminemment
herméneutique des sciences sociales et avancer la méthode
défétichisante pour déréifier leur théorie de la réification totale.
Cependant, avec les membres de l'École de Francfort, il faudra libérer
la méthode défétichisante de Lukács de sa mythologie hégélo-marxiste
de la totalité, car ce n'est qu'à cette condition-là que la méthode
défétichisante, qui brise le triple voile d'éternité, de choséité et de
naturalité, peut constituer un acquis important pour les sciences
humaines.
Pour pouvoir l'appliquer, j'estime que la présupposition minimale du
principe vichien du verum factum suffit. Est fétichiste dans cette
perspective non pas la science bourgeoise en tant que telle, mais les
sciences humaines naturalistes qui réifient, sans le vouloir, le plus
souvent même sans le savoir, les faits sociaux en ignorant leur caractère
éminemment historique, social et significatif.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 353

5.4. La question sociologique :


la réification et l'aliénation capitalistes

5.4.1. Généralisation de la théorie du fétichisme

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Dans “La réification et la conscience de classe” (HCC, 109-256), le


long et difficile essai qui constitue le cœur de Histoire et conscience de
classe, Lukács formule la théorie classique de la réification 448. Dans la
première partie de cet essai, intitulée “Le phénomène de la réification”,
il développe son concept de réification à partir de l'analyse marxiste du
fétichisme de la marchandise. L'idée centrale de cette analyse est,
comme nous l'avons vu au chapitre 1, que dans un système économique
totalement axé sur la production marchande de valeurs d'échange, les
actions humaines sont coordonnées par le marché, par suite de quoi les
relations sociales entre les hommes, médiatisées par les produits du
travail aliéné, prennent la forme d'une objectivité abstraite et
pseudonaturelle qui dissimule derrière un système rigoureux de lois
autonomes et oppressives la trace de ses origines et de ses
déterminations sociales. Il s'ensuit, pour reprendre la phrase célèbre de
Marx, que “le rapport social déterminé des hommes entre eux-mêmes
revêt pour eux la forme fantasmagorique d'un rapport de choses” (HCC,
113).

448 La théorie lukácsienne de la réification est analysée par plusieurs


commentateurs. Par ordre dégressif d'importance : Arato, A. et Breines, P. :
The Young Lukács and the Origins of Western Marxism, p. 113-141 ; Arato,
L. :“Lukács Theory of Reification”, p. 25-66 ; Feenberg, A. : Lukács, Marx
and the Sources of Critical Theory, p. 59-132 ; Feenberg, A. : “Reification
and the Antinomies of Socialist Thought”, p. 93-118 ; Markus, G. :
“Alienation and Reification in Marx and Lukács”, p. 139-161 ; Danneman,
R. : Das Prinzip Verdinglichung, 1ere partie ; Goldmann, L. : Recherches
dialectiques, p. 65-106 ; Frisby, D. : The Alienated Mind, p. 68-106 ; Lobeck,
A. : Theorie der Verdinglichung, p. 59-89, Bernstein, J. : The Philosophy of
the Novel, p. 1-34 et Perkins, S. : Marxism and the Proletariat. A Lukacsian
Perspective, p. 125-154.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 354

[235]

a) La forme de la réification

Partant de la thèse selon laquelle l'universalisation de la “forme


marchande” 449 constitue la caractéristique distinctive du capitalisme,
Lukács va généraliser la théorie du fétichisme de la marchandise au-
delà du domaine économique et conclure que le problème de
l'abstraction objective constitue le “problème central, structurel, de la
société capitaliste dans toutes ses manifestations vitales” (HCC, 109).
Cette conclusion est étayée par la thèse centrale de son essai selon
laquelle “on peut découvrir dans la structure du rapport marchand le
prototype de toutes les formes d'objectivité et de toutes les formes
correspondantes de subjectivité dans la société bourgeoise” (HCC,
109).
En employant les expressions de “formes d'objectivité” et de
“formes de subjectivité correspondantes”, Lukács veut attirer l'attention
sur la relation dialectique entre l'autonomisation pseudo-naturelle des
structures sociales objectives et les pratiques corrélatives des sujets qui
sont affectés par cette autonomisation non seulement dans leur forme
d'existence, mais aussi dans leur forme de pensée. Les formes
subjectives apparaissent à la fois comme l'effet et la cause des formes
objectives, et c'est bien dans cette relation dialectique que Lukács
perçoit la forme de la réification.
Lukács amorce sa tentative de généralisation de la théorie du
fétichisme des marchandises par une analyse des formes d'objectivité
et de subjectivé dans la sphère économique : “Objectivement, un
monde de choses achevées et de relations entre choses (le monde des
marchandises et leur mouvement sur le marché) surgit dont les lois sont

449 Dans le vocabulaire marxiste, la notion technique de “forme marchande”


constitue la formule la plus brève pour dire (i) que les biens et les personnes
n'acquièrent une valeur que par abstraction objective de leurs qualités
concrètes, donc par réduction à leur dénominateur commun, en l'occurrence
le temps de travail qui y est incorporé, et ii) que la valeur constitue la
connexion reliant les hommes entre eux. Cf. Rubin, I. : Marx's Theory of
Value, 2e partie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 355

opposées [...] aux hommes comme autant de puissances insurmontables


produisant d'elles-mêmes tout leur effet. [...] Subjectivement, l'activité
de l'homme — dans une économie marchande achevée — s'objective
par rapport à lui, devient une marchandise qui est soumise à
l'objectivité, étrangère aux hommes, des lois sociales naturelles. La
force du travail prend pour le travailleur même la forme d'une
marchandise lui appartenant” (HCC, 114).
Du point de vue objectif (systémique), la réification a trait au
fonctionnement autonome des pseudochoses marchandes comme une
“seconde nature” (HCC, 113) ; du point de vue subjectif
(phénoménologique), elle se réfère à l'aliénation, à l'attitude
objectivante que les hommes adoptent à l'égard des produits du travail
qui les confrontent comme des choses étrangères, ainsi qu'à l'égard de
leurs propres forces de travail. Comme le dit Habermas, qui tend à
confondre les “formes d'objectivité” et les “formes de subjectivité”, les
sujets assimilent systématiquement les relations sociales et les
expériences subjectives à des choses 450.

b) Le travail de l’aliénation

De la théorie du fétichisme des marchandises, Lukács déduit et


redécouvre, à la suite de Simmel, la théorie de l'aliénation du [236]
travail que le jeune Marx avait formulée dans les Manuscrits parisiens
— manuscrits qui ne furent publiés qu'en 1937 et que Lukács ne pouvait
par conséquent pas plus connaître que Simmel 451. Cependant, cette
fois-ci, c'est moins par une synthèse de Marx et Simmel — comme
c'était le cas dans La sociologie du drame moderne — que par une

450 Cf. Habermas, J. : Théorie de l'agir communicationnel, t. 1, p. 361-362.


451 Bien que les Grundrisse ne n’aient eté publiés qu'en 1939, Shue affirme que
Lukács aurait eu accès à des parties importantes de ces manuscrits de 1859,
dans lesquels, comme nous l'avons vu dans le second chapitre, Marx exprime
des idées similaires à celles des Manuscrits parisiens. Cf. Shue, H. : “Lukács :
Notes on his Originality”, p. 645-650. En réponse à cela, Lichtheim dit que la
révélation de Shue n’affaiblit pas l'originalité de Lukács en indiquant que
Kautsky et d'autres, qui ont également eu accès à ces textes, n'en ont
néanmoins pas tiré les conclusions que Lukács en a tirées. Cf. Lichtheim, G. :
“Reply to Professor Shue”, p. 651-652.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 356

fusion de la catégorie marxiste du “travail abstrait” et de la catégorie


wébérienne de la “rationalité formelle” que Lukács reconstruit la
théorie de l'aliénation économique. Au risque de répéter ce qui a été dit
dans les chapitres précédents, je propose d'analyser brièvement cette
synthèse wébéro-marxiste.
En éliminant le caractère individuel, concret et humain du travail et
en le réduisant à des paramètres quantitatifs (conversion du travail
concret en travail abstrait), une organisation formellement rationnelle,
efficace et prévisible du travail devient possible (rationalisation
formelle de l'entreprise). La division du travail et la décomposition
rationnelle du processus de production complexe en ses éléments, qui
morcelle le travail et réduit le travailleur à une fonction partielle, est,
comme l'a montré Weber, une condition de la calculabilité propre au
capitalisme.
Le morcellement du processus de travail en opérations partielles
fragmente nécessairement le produit du travail. Son unité organique
disparaît au profit d'une unité mécanique, constituée de pièces
assemblées, dont la réunion est déterminée par le calcul 452. Et de même
que la spécialisation disloque l'objet du travail, de même la taylorisation
disloque son sujet. “Il est incorporé comme partie mécanisée dans un
système mécanique qu'il trouve devant lui, achevé et fonctionnant dans
une totale indépendance par rapport à lui” (HCC, 117). Face à ce
système réifié, le sujet se désactive et adopte une “attitude
contemplative” : “La personnalité devient le spectateur impuissant de
tout ce qui arrive à sa propre existence, parcelle isolée et intégrée à un
système étranger” (HCC, 118).
Aliéné de son travail, du produit de son travail et de lui-même, le
travailleur est également aliéné de ses prochains. Le travail ne réunit
plus les hommes entre eux de façon immédiate et organique. La
cohésion sociale des “atomes isolés” (HCC, 113) n'est plus assurée que
par le médium de l'échange monétaire. La coordination de l'action n'est
pas effectuée par un accord entre les hommes, mais imposée de
l'extérieur par le mouvement autonome des choses sur le marché (cash
nexus).

452 Pour une illustration empirique, cf. Gartman, D. : “Reification of Consumer


Products : A General History illustrated by the Case of the American
Automobile”, p. 173-184.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 357

Transformés en objets de manipulation, les acteurs adoptent à


l'égard d'eux-mêmes et des autres l'attitude objectivante de l'agir
instrumental-stratégique. Que la choséité devienne la modalité
déterminante de la pensée et de l'existence a [237] pour implication que
tout ce qui est, est pensé sous forme de la chose, et que le sujet lui-
même s'auto-objective. Les journalistes qui vendent leur intégrité
comme les prostituées vendent leur pudeur ou les mariages qui se
concluent comme des échanges ne sont que deux exemples parmi
d'autres qui témoignent de l'auto-objectivation du sujet et de
l'infiltration de la vénalité dans la vie quotidienne.

c) La réification capitaliste

Dans la mesure où la rationalisation formelle et la monétarisation


universelle des relations humaines, qui transforment le travailleur en
marchandise et en appendice de la machine, se généralisent, la forme
d'organisation rationnelle qui caractérise l'entreprise capitaliste se
révèle, selon Lukács, comme étant le concentré de la structure de toute
la société. Comme l'a montré Weber, la formalisation rationnelle de
l'entreprise est structurellement analogue à celle qui caractérise
l'administration d'État, la justice, l'armée, la science, etc.
Objectivement, on y constate une “semblable décomposition de toutes
les fonctions en leurs éléments” (HCC, 127) ; subjectivement,
l'impuissance de l'individu est comparable en ce qu'elle se manifeste
également dans l'adoption d'une attitude contemplative à l'égard des
structures sociales et d'une attitude objectivante envers soi-même et les
autres. De même que Weber conclua son analyse de l'éthique
protestante en affirmant que le destin du moine est devenu le destin de
tous, de même Lukács conclut-il en affirmant que “le destin de l'ouvrier
est devenu le destin général de toute la société” (HCC, 119).
Lukács reprend explicitement les analyses de Weber, mais en les
marxisant, il les déforme quelque peu. À la différence de Weber,
Lukács ne présente plus la rationalisation formelle de l'État, du droit,
etc., comme une précondition nécessaire de l'essor du capitalisme, mais
comme une conséquence de celui-ci. “L'évolution capitaliste, dit-il, a
créé un droit structurellement adapté à sa structure, un État
correspondant, etc.” (HCC, 123). Dans la mesure où tout son édifice
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 358

repose sur l'identification de la rationalisation formelle et de la


réification — réification qui est par définition “réification capitaliste”
(HCC, 129) —, il est logiquement forcé d'inverser la séquence causale.
En outre, Lukács interprète les manifestations du rationalisme
occidental comme des signes du processus d'infiltration capitaliste dans
toute la société.
Ce réductionnisme marxiste a pour effet que la réification
médiatisée par le sous-système politique ne peut plus être pensée de
façon adéquate. On touche ici à une faiblesse capitale de toute la
tradition marxiste, à savoir la réduction systématique du politique à
l'économique (et de l'aliénation à l'exploitation, cf. chap. 1) et l'absence
d'une réflexion sur la démocratie libérale, ainsi que sur les dangers du
totalitarisme 453. Une fois que les moyens de production sont socialisés,
le concept de réification perd sa pointe critique. C'est sans doute ce
[238] lien conceptuel qui rattache la réification au capitalisme qui a
conduit Lukács à proclamer la supériorité du socialisme réel sur toute
forme de capitalisme et à légitimer le totalitarisme soviétique.
De ce point de vue, l'interprétation lukácsienne de Weber constitue
une régression par rapport à Weber lui-même. Une correction
wébérienne s'impose. Il ne s'agit pas d'abolir la réification ou le
capitalisme en tant que tels, mais de freiner la progression de la
réification sous toutes ses formes ou, mieux encore, de tester les limites
de la déréification possible. Si l'historicisme lukácsien incite à la
révolution totale, l'historicisme wébérien, tel qu'il est reçu et revu par
les postmarxistes (qu'il ne faut pas confondre avec les marxistes
postmodernistes), incite au réformisme radical. Il ne s'agit pas tant
d'inciter à l'action critique révolutionnaire que de stimuler l'évolution
vers une société radicalement démocratique.

453 En 1958, donc bien avant les « Nouveaux Philosophes », Ricoeur avait déjà
reproché aux formes dominantes du marxisme de méconnaître l’autonomie
du politique et les violences spécifiques de ses dominations, irréductibles à
l’exploitation économique. Cf Ricoeur, P. : « Le paradoxe politique », dans
Histoire et vérité, p. 260-285.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 359

d) Les limites de la pensée bourgeoise

Pour Lukács, la réification est capitaliste ou elle n'est pas. Il suffit


de détacher la réification sociale de son terrain capitaliste et de la
rattacher à la modernité ou de ne pas appliquer les canons du
matérialisme historique pour que le soupçon de réification idéologique
(voile de naturalité, de choséité ou d'éternité) soit corroboré.
Considérez à ce propos ce qu'il a à dire des “tentatives bourgeoises”, en
l'occurrence simmeliennes, pour prendre conscience du phénomène de
la réification : “Les sociologues bourgeois détachent de leur terrain
naturel capitaliste, ces formes d'apparitions vides, les rendent
autonomes et éternelles, comme type intemporel de possibilités
humaines de relations. (Cette tendance se manifeste le plus clairement
dans le livre de Simmel, très pénétrant et intéressant dans les détails, La
philosophie de l'argent). [...] Ils ne vont pas au-delà de la simple
description, et leur 'approfondissement' du problème tourne en rond
autour des formes extérieures d'apparition de la réification” (HCC,
123).
Le marxisme, en revanche, ne décrit pas seulement la réification
sociale. Il l'explique également. Et dans la mesure où il peut aussi
expliquer la conscience réifiée des idéologues de la bourgeoisie comme
un reflet idéologique de la structure réifiée de la société capitaliste, il
prouve une fois de plus sa supériorité intellectuelle. La limite de la
pensée bourgeoise est le capitalisme. Dans la mesure où elle ne peut
pas penser au-delà, elle ne peut pas le penser de façon correcte non plus.
La limite de la pensée bourgeoise constitue, selon Lukács, le point de
départ même de la pensée prolétarienne. Si le point de vue de classe est
comme un belvédère — plus il est élevé, plus il permet d'élargir
l'horizon et d'apercevoir le paysage dans toute son extension —, alors
le point de vue du prolétariat se trouve au sommet 454. “La connaissance
qui résulte du point de vue du prolétariat, affirme Lukács, est,
objectivement et scientifiquement, plus élevée” (HCC, 204).
C'est cette position panoramique du point de vue du prolétariat qui
explique, selon Lukács, que le marxisme ait pu résoudre toutes les

454 Cf. Löwy, M. : Paysages de la vérité. Introduction à une sociologie critique


de la connaissance, p. 201 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 360

antinomies que vingt [239] siècles de philosophie bourgeoise n'ont pu


résoudre. En tant que philosophie matérialiste de la praxis
révolutionnaire qui abolit pratiquement la scission entre le sujet et
l'objet, le marxisme est en même temps l'achèvement et la réalisation
de la philosophie. En déformant quelque peu une phrase célèbre des
Manuscrits parisiens, on pourrait dire que, pour Lukács, le marxisme
est la solution de l'énigme de la philosophie et se sait comme tel.

5.4.2. Les limites du rationalisme

Convaincu de la supériorité du marxisme, Lukács présente, dans la


seconde partie de La réification et la conscience de classe, intitulée
“Les antinomies de la pensée bourgeoise”, une sociologie matérialiste
de la philosophie allemande classique, de Kant à Hegel. Selon Lukács,
la philosophie franchit le seuil de la modernité avec la “révolution
copernicienne” opérée par Kant : “La connaissance ne doit pas se
conformer aux objets, les objets doivent se conformer à notre
connaissance” 455. Cette révolution, qui consiste à concevoir le monde
comme le produit du sujet connaissant, a lancé la philosophie dans
l'orbite du rationalisme systématique. Il s'agit de construire un système
formel de concepts, capable de saisir de façon cohérente et unitaire,
donc déductive, la totalité des contenus. Or, en posant les exigences de
la systématicité et de l'inclusivité, la philosophie rationaliste s'est
forcément vue confrontée de l'intérieur au problème des limites de
l'entendement.

a) Les limites de l’entendement bourgeois

Ce problème, que Simmel et Weber avaient déjà perçu à la suite de


Nietzsche et que je propose d'appeler, pour des raisons qui deviendront
tout à fait claires par la suite, le “problème adornien”, se manifeste dans
l'existence de résidus irrationnels, de contenus factuels qui par principe
ne peuvent pas dériver du principe de formalisation du système et

455 Kant, I. : “Préface à la seconde édition”, dans Critique de la raison pure, p.


40 sq.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 361

doivent, par conséquent, être reconnus comme contingents (i.e. “ni


nécessaires, ni impossibles”). Ce problème des limites est important
pour Lukács, car partant des limites du rationalisme philosophique, il
va montrer les limites sociales de la rationalisation formelle 456. Par
rapport à Marx, il s'agit là d'un déplacement vers la philosophie, car la
charge de la preuve de l'irrationalité de la rationalisation capitaliste, que
Marx voulait honorer au niveau de l'économie politique par une théorie
des crises, échoit à présent à une démonstration philosophique.
Dans la mesure où la pensée bourgeoise ne reconnaît pas le
problème des résidus irrationnels comme un problème éminemment
pratique, elle se trouve confrontée, selon Lukács, à un trilemme qui ne
résout pas le problème adornien : ou bien elle évacue le problème en
dissolvant intégralement le contenu irrationnel dans le système
conceptuel, et alors la pensée retombe en deçà de Kant — c'est le cas
du “rationalisme dogmatique naïf” (HCC, 151) ; ou bien elle prend le
problème au sérieux et essaie de le résoudre par la voie philosophique,
[240] et alors elle se fourvoie dans les antinomies de la pensée
bourgeoise — c'est le cas de la philosophie allemande classique ; ou
encore, elle renonce au problème en refusant toute tentative
philosophique pour maîtriser de façon unitaire la totalité du savoir
possible, et elle est alors incapable de saisir son propre substrat matériel
— c'est le cas des sciences sociales bourgeoises.
La démonstration de l'incapacité de la philosophie bourgeoise à
surmonter l'irrationalité de la rationalisation formelle repose sur la thèse
centrale suivante : “La philosophie critique moderne [est née de la]
structure réifiée de la conscience [et] c'est dans cette structure que
prennent racine les problèmes spécifiques de cette philosophie” (HCC,
142). En tant qu'expression intellectuelle de la fausse conscience, la
philosophie classique doit forcément basculer, à un moment ou un
autre, dans “les extrêmes de l'empirisme grossier et de l'utopisme
abstrait” (HCC, 103) : ou bien la conscience se considère comme une
puissance qui peut maîtriser à son gré, du moins subjectivement, le
mouvement des choses (“utopisme abstrait”) ; ou bien, constatant que
quelque chose lui échappe, elle devient le spectateur entièrement passif

456 Sur les aspects néokantiens de la critique lukácsienne de la rationalisation


formelle. Cf. Rockmore, T. : Irrationalism. Lukács and the Marxist View of
Reason, spécialement chap. 3 et 5.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 362

de ce mouvement autorégulé dans lequel elle ne souhaite pas intervenir


(“empirisme grossier”).
D'une part, il y a donc la maîtrise mentale, ergo fictive, de cette
réalité — c'est la structure de la fausse conscience du bourgeois qu'on
retrouve dans la philosophie idéaliste ; d'autre part, il y a la
contemplation passive de la réalité extérieure — c'est la structure de la
conscience réifiée du travailleur aliéné qu'on retrouve dans la science
bourgeoise 457. Ces deux modalités de la conscience réifiée convergent
dans la philosophie classique allemande. Elles y apparaissent
respectivement comme la cause ou l'effet des antinomies
insurmontables entre le sujet et l'objet, les formes et les contenus, la
liberté et la nécessité, l'être et le devoir-être, l'éthique et la politique.

b) Les antinomies de la pensée bourgeoise

Lukács, fin connaisseur de la philosophie allemande, amorce son


analyse avec la Critique de la raison pure. Avec la problématique de la
“chose en soi”, Kant est le premier à avoir explicitement reconnu et
accepté la “limite de la faculté 'humaine' de connaître, abstraite et
formellement rationaliste” (HCC, 146). D'emblée, Lukács interprète la
critique kantienne comme une expression de l'universalisation de la
forme de la marchandise dans la pensée 458. En mettant en parallèle la
problématique marxiste des relations humaines transmutées en choses
opaques, apparemment insaisissables, et la notion kantienne d'un
royaume nouménal de “choses en soi”, tout aussi hermétiquement
impénétrables, Lukács cherche à dévoiler la contradiction entre ce qui
est produit “par nous” et ce qui est donné comme “chose en soi”,
comme expression en pensée de la [241] situation objective de la

457 Il n'est pas difficile de voir dans les catégories de la conscience réifiée une
transposition des catégories de La théorie du roman : l'utopisme abstrait
correspond à “l'idéalisme abstrait” de Don Quichotte, et l'empirisme grossier
au “romantisme du désespoir” d'Oblomov.
458 Cette idée selon laquelle “l'intellectualisme (de l'économie marchande) a
trouvé son apogée chez Kant” se trouve déjà chez Simmel (Kant, p. 7-8). Les
études d'Adorno et surtout de Sohn-Rethel sur la Kapitallogik se rattachent à
et développent l'analyse de Lukács. J'y reviendrai dans les chapitres consacrés
à Horkheimer et Adorno.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 363

société : “La contradiction qui se fait jour ici entre la subjectivité et


l'objectivité des systèmes formels modernes et rationalistes [...]
l'incompatibilité entre leur essence de systèmes 'produits' par 'nous' et
leur nécessité fataliste étrangère à l'homme et éloignée de l'homme, ne
sont rien d'autre que la formulation logique et méthodologique de l'état
de la société moderne ; car, d'une part, les hommes brisent, dissolvent
et abandonnent toujours plus les liens simplement 'naturels', mais,
d'autre part et simultanément, ils élèvent autour d'eux, dans cette réalité
créée par eux-mêmes, 'produite par eux-mêmes', une sorte de seconde
nature dont le déroulement s'oppose à eux avec la même impitoyable
conformité à des lois que le faisaient autrefois les puissances naturelles
irrationnelles (plus précisément : les rapports sociaux qui leur
apparaissent sous cette forme)” (HCC, 163).
Partant de l'hypothèse scientiste selon laquelle le mode de
connaissance rationnel et formaliste est le seul mode possible (seul
possible “pour nous”) de saisir la réalité, Kant a été amené à reconnaître
l'impossibilité de saisir le donné factuel, étranger à nous (la “chose en
soi”). Mais, une fois que les limites de l'entendement sont atteintes,
l'attitude de Kant devient paradoxalement “purement contemplative”.
Lukács explique cette rechute dans la contemplation en notant que Kant
a modelé sa philosophie de la connaissance sur le modèle des
mathématiques et des sciences naturelles.
Cette référence aux mathématiques et à la science n'expliquerait rien
si Lukács ne s'opposait pas à toute la tradition — de Bacon à Descartes
et de Nietzsche à Foucault en passant par l'École de Francfort — qui
conçoit les sciences comme une forme de savoir qui est en même temps
une forme de pouvoir. En effet, pour Lukács, l'idée selon laquelle les
sciences, même les sciences expérimentales, sont une forme de praxis
ne peut être qu'un “profond malentendu” (HCC, 169) 459. Ce n'est que
si les hommes sont le sujet des lois, et non pas leur objet, donc s'ils
transforment et produisent activement les lois auxquelles ils sont
soumis, qu'il y a praxis, au sens dialectique du terme. S'ils se bornent,
en revanche, à observer passivement les lois, alors il y a contemplation :

459 “Le malentendu le plus profond, chez Engels, consiste en ce qu'il appelle
praxis — au sens de la philosophie dialectique — l'attitude propre à l'industrie
et à l'expérimentation. Or, justement l'expérimentation est le comportement
le plus purement contemplatif” (HCC, 168).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 364

“La cohésion mathématique, la nécessité des lois de la nature comme


idéal de connaissance, transforment de plus en plus la connaissance en
une contemplation méthodologiquement consciente des purs ensembles
formels, des 'lois' qui fonctionnent dans la réalité, sans intervention du
sujet” (HCC, 162).
Ayant buté sur les limites de l'entendement, Kant passe ensuite de
l'épistémologie à l'éthique pour y chercher le foyer de l'unité à partir
duquel la scission entre le sujet et l'objet pourrait être surmontée. Or,
Lukács interprète ce passage du sujet connaissant au sujet éthique, que
Kant effectue dans la seconde Critique, comme le “chemin de
l'intériorité” (HCC, 155). Comme la praxis n'est pas orientée vers
l'extérieur, le sujet reste nécessairement l'objet des lois du monde
extérieur : la “conformité du devenir naturel à des lois [242] d'airain
éternelles” et la “liberté purement intérieure de la praxis morale
individuelle” demeurent séparées, comme en témoigne la théorie
kantienne des deux mondes.
On sait que Kant est ensuite passé de l'éthique à l'esthétique. Dans
la Critique du jugement, il a tenté de dépasser le dualisme du sujet et de
l'objet par le biais de l'art. Bien que la spontanéité qui caractérise
l'entendement intuitif du sujet esthétique dépasse la contemplativité et
l'intériorité de la raison pure et pratique, Lukács estime, après avoir été
tenté pendant un moment par la solution de la troisième Critique, que
l'art peut tout au plus donner une forme esthétique au monde ; il ne peut
pas surmonter la scission entre le sujet et l'objet. Selon Lukács, la voie
vers la solution définitive du problème fut ouverte par Hegel. En
passant de l'art à l'histoire, il a développé la méthode dialectique, la
seule qui permet de concevoir l'histoire comme processus de
dissolution de l'opposition entre le sujet et l'objet : “C'est seulement
quand le vrai est saisi non seulement comme substance, mais aussi
comme sujet que le problème de la dialectique et du dépassement de
l'opposition entre sujet et objet, pensée et être, liberté et nécessité, etc.,
peut être considéré comme résolu” (HCC, 180).
Si Lukács loue Hegel d'avoir découvert la solution, il estime
cependant qu'il s'est fourvoyé dans le labyrinthe de la “mythologie
conceptuelle” (HCC, 184). Le sujet réel, “le 'nous', ce 'nous' dont
l'action est réellement l'histoire” (HCC, 184) n'est pas l'esprit. L'esprit,
le sujet-objet identique de Hegel, ne fait pas l'histoire. Sur ce point,
Lukács a tout à fait raison, mais lorsqu'il pense avoir trouvé le fil
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 365

d'Ariane avec le Prolétariat, il se trompe. Le sujet-objet identique, ce


n'est pas le Prolétariat, c'est Dieu — du moins dans la philosophie
scolastique.

5.5. La question politique :


la rédemption du prolétariat

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Nous avons vu que Lukács caractérise le capitalisme par la


réification, c'est-à-dire par le processus dialectique qui relie la forme
spécifiquement capitaliste d'objectivité des relations sociales aux
formes de subjectivité correspondantes. Pour Lukács, le caractère
fétiche de la marchandise constitue le prototype de toutes les relations
sociales. Médiatisées par l'argent, les relations humaines formellement
rationalisées s'autonomisent et s'objectivent à tel point qu'elles
apparaissent comme des relations entre des choses. La conscience
réifiée est le corollaire idéologique de la structure réifiée de la société
capitaliste. Dans la mesure où la réification idéologique est reliée à la
réification sociale par une sorte de causalité circulaire, dans la mesure
donc où la fausse conscience, induite par la réification des relations
sociales, reproduit et renforce la réification sociale, le capitalisme
apparaît comme un système totalement clos : “La structure de la
réification s'enfonce de plus en plus profondément, fatalement,
constitutivement, dans la conscience des hommes” (HCC, 122). [...] Le
monde réifié apparaît désormais de manière décisive comme le seul
possible” (HCC, 140).
[243]

5.5.1. Dialectique de la conscience

Seule une prise de conscience qui défétichise les relations sociales


peut battre en brèche la clôture du système, et c'est bien pourquoi
Lukács attache une telle importance à la dialectique de la conscience.
Au départ, l'être social est immédiatement le même pour le prolétariat
et pour la bourgeoisie. Incapables de percer le triple voile de l'éternité,
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 366

de la choséité et de la naturalité drapant les relations sociales, tous deux


restent noologiquement englués dans l'illusion de l'immédiateté. Mais,
si la dynamique des intérêts de classe maintient la bourgeoisie
prisonnière de la fausse conscience, elle pousse le prolétariat à la
dépasser. Pour expliquer ce privilège, Lukács transpose l'analyse des
limites de la rationalisation formelle du terrain philosophique au terrain
social. Si la rationalisation philosophique trouve ses limites dans la
“chose en soi”, la rationalisation sociale trouve ses limites dans la
“chose humaine”.
Ici, Lukács touche un point important, à savoir que l'homme ne peut
jamais, même pas dans les situations extrêmes, être réduit à une simple
chose ; qu'il y a, si l'on peut encore s'exprimer ainsi après Auschwitz et
Srebrenica, un noyau inaliénable de l'homme. Or, malheureusement,
Lukács emprunte une autre tangente. À la traîne de Marx, il conçoit la
rationalisation capitaliste du processus de travail dans les termes de la
réduction de la force de travail à une marchandise, du travail concret à
un travail abstrait et du travailleur à l'état d'une quantité calculable.
Passant de l'analyse systémique à l'analyse phénoménologique, Lukács
note que ces abstractions réifiantes trouvent leur expression sensible
dans l'expérience du temps de travail. Pour le travailleur, le temps perd
son caractère qualitatif. Il se fige en un continuum exactement délimité,
quantitativement mesurable, et devient, comme le dit Lukács en
s'inspirant de Bergson, espace. Avec la spatialisation du temps, la
réification atteint son point culminant. Et c'est précisément à ce
moment-là que l'envoûtement de la réification se brise : “Le problème
de la durée du travail indique la tendance qui pousse nécessairement la
pensée prolétarienne à sortir de l'immédiateté, précisément parce que
[!] la réification y atteint son point culminant” (HCC, 208).
Le travailleur prend conscience de lui-même en tant que
marchandise et, en dévoilant le caractère fétichiste de toute
marchandise, il reconnaît ses propres relations au capital. Avec ce
“passage brusque de la quantité à la qualité” (HCC, 208), l'objet se
renverse dialectiquement en sujet. La conscience explose et, dès lors,
tout devient automatique 460 : “La connaissance du travailleur se

460 Pour une analyse critique de la “thèse de l'explosion de la conscience”, cf.


Mann, M. : Consciousness and Action among the Western Working Class,
chap. 6.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 367

connaissant lui-même comme marchandise est déjà pratique.


Autrement dit, cette connaissance opère une modification structurelle
objective dans son objet. [...] Le noyau de toute marchandise, la relation
entre hommes, intervient comme facteur dans l'évolution sociale”
(HCC, 211).
Jusqu'à présent nous avons uniquement parlé, suivant en cela
Lukács, du travailleur individuel. Mais Lukács n'est pas Carlyle. “Pour
l'individu la choséité et avec elle le déterminisme restent
insurmontables” (HCC, 238). L'individu, qu'il soit travailleur ou
entrepreneur, illusionniste ou philosophe, [244] ne peut rien changer.
“Seule la classe (non “l'espèce” qui n'est qu'un individu contemplatif,
stylisé, transformé en mythe) peut se rapporter à la totalité de la réalité
de façon pratique et révolutionnaire” (HCC, 238). En téléscopant les
catégories hégéliennes de la réflection consciente (Phénoménologie de
l'esprit) et celle de la totalité (Logique), Lukács substitue ensuite
subrepticement le Prolétariat au travailleur : “Le prolétariat apparaît
comme le sujet-objet identique de l'histoire, sa praxis devient
transformation de la réalité” (HCC, 243). Le Prolétariat entre donc en
action et, en mettant “la violence au service de l'homme et de son
épanouissement” (HCC, 289), il s'abolit lui-même en abolissant en
même temps la domination asservissante des relations réifiées qui pèse
sur les hommes. Ainsi, comme chez le jeune Marx, le calvaire de la
réification trouve sa fin dans la rédemption.

5.5.2. Totalité et totalitarisme

Cette description dialectique du passage de la réification à la


rédemption est extrêmement problématique, et cela pour au moins deux
raisons. La première a trait au problème de la différenciation
fonctionnelle qui caractérise toutes les sociétés modernes, la seconde
au problème de la médiation de la théorie et de la pratique.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 368

a) Complexité et modernité

Pour aborder le premier problème, il faut retourner à Marx. Dans le


second chapitre, nous avons vu que Marx s'attaquait aux “médiations
de second ordre” qui s'interposent entre l'homme et l'homme. Son idéal
était celui d'une société simple et transparente dans laquelle l'État et
l'économie, ou, pour parler comme Habermas et Luhmann, les sous-
systèmes autorégulés seraient réabsorbés dans le monde vécu de telle
sorte que ceux-là seraient coextensifs à celui-ci.
En m'appuyant sur Ernst Lange et Habermas, j'ai remarqué à ce
propos que ce refus de médiations, qui ne tient pas compte de
l'autonomie relative des structures sociales — autonomie qui, dans une
société moderne, est tout simplement inévitable — avait entre-temps
été historiquement dépassé par les faits. Avec Marx, Lukács partage cet
idéal anachronique d'un monde dédifférencié sans médiations de
second ordre. Mais, cet idéal aux traits anarchiques ne peut qu'entrer en
conflit avec son approche wébérienne. Comme nous l'avons vu, Lukács
généralise la théorie marxiste du fétichisme en la rattachant à la théorie
wébérienne de la rationalisation formelle. À la suite de Weber, il
conçoit la réification sociale comme un processus de différenciation des
sous-systèmes et du monde vécu. Qu'il s'agisse de l'économie, de
l'administration d'État, de la justice ou de l'armée, partout il constate
que la rationalisation formelle est structurellement analogue.
Ce parallélisme de l'évolution des sous-systèmes, suivant chacun
leurs propres lois, implique que la société ne peut plus être pensée, et
ici je cite Luhmann, comme “l'unité d'un but ou d'une dernière
instance” 461. Or, Lukács ne tire pas cette conclusion. À la suite de
Marx, il conçoit la société globale [245] dans la perspective de la
dernière instance du facteur économique. Dans cette perspective
réductionniste, le sous-système économique n'apparaît pas comme un
sous-système parmi d'autres, mais pour ainsi dire comme le système par
excellence qui (sur)détermine tous les autres. Il s'ensuit que, pour abolir
la réification, il suffit d'abolir l'autonomie relative du sous-système
économique, qui abolit eo ipso l'autonomie relative de tous les autres
sous-systèmes. La révolution renverse la flèche du temps et la

461 Luhmann, N. : “Gesellschaft”, dans Soziologische Aufklärung I, p. 149.


F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 369

différenciation des sous-systèmes est supprimée, par suite de quoi le


système devient coextensif au monde vécu.
Après coup, mais Lukács le savait déjà dès le début, il s'avère que la
différenciation et l'irréductibilité des sous-systèmes n'était
qu'apparente. Ici, où la substance apparaît comme sujet, le marxiste
Lukács se révèle hyperhégélien. La révolution dépasse la scission entre
le sujet et l'objet, et le monde apparaît à nouveau comme un “monde
éthique” immaculé qui n'est parcouru par aucune aliénation. Ainsi, la
révolution réalise l'utopie éthique d'une nouvelle hellénité. En
s'appuyant sur les travaux de Lefort et de Gauchet, on pourrait dire que
la révolution, c'est la négation pathologique de la division politique et
la tentative forcenée de réinstaurer l'unité dans une société
nécessairement divisée — divisée en elle-même par le conflit des
intérêts, d'une part, et la séparation de l'État, d'autre part. Dans cette
perspective, la révolution, c'est la logique de l'identification mise en
œuvre, et la logique de l'identification mise en œuvre, c'est le
totalitarisme 462.

b) Théorie et pratique

En ce qui concerne le second problème du passage de la réification


à la rédemption, problème qui a trait à la médiation de la théorie et de
la pratique, il faut remarquer que Lukács présuppose que la crise
idéologique du prolétariat peut être dépassée de façon immanente à
l'intérieur du processus de production lui-même. Spontanément, le
prolétariat prend conscience de soi comme marchandise et la théorie
devient immédiatement pratique. Dans la mesure où Lukács ne
thématise pas la communication qui permet de sortir de la réification,
on ne voit pas comment l'autoconscience des individus atomisés peut
donner lieu à la reconnaissance intersubjective de l'autre ou à la
connaissance de la totalité. Il y a là un hiatus que la dialectique ne
permet pas de franchir.
Conscient du problème, Lukács développe, dans l'essai intitulé
Remarques méthodologiques sur la question de l'organisation, une

462 Cf. Lefort, C. : Essais sur le politique, p. 17-30 et 251-300, ainsi que Gauchet,
M. : “L'expérience totalitaire et la pensée du politique”, p. 3-28.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 370

théorie du Parti communiste afin de résoudre le problème de la


médiation de la théorie et de la pratique. Convaincu avec Lénine que le
prolétariat est encore prisonnier de la conscience réifiée, il estime que
celui-ci doit être dirigé vers la maturité idéologique par un parti
minoritaire avant-gardiste et élitiste. Le recours à l'idée du parti avant-
gardiste signifie l'abandon de la thèse marxiste selon laquelle la
connaissance de la totalité intervient de façon spontanée et l'acceptation
de la thèse léniniste qu'elle doit être introduite de l'extérieur par le parti
qui incarne [246] la conscience de classe et qui agit à la place des
masses 463. En identifiant (utopiquement) le prolétariat au sujet
historique et (idéologiquement) le sujet historique au parti, Lukács
justifie la contrainte par l'appel au sujet et prend l'instrument de la
révolution pour son accomplissement. Par là même, l'utopie devient
idéologie et l'idéologie utopie 464.
Même si l'on accepte l'idée que les intellectuels organiques
révolutionnaires peuvent éduquer les masses et élever leur conscience
au point de vue de la totalité, il reste que, faute d'une théorie de
l'intersubjectivité, Lukács n'a pas pu expliquer de façon satisfaisante le
processus d'émancipation.
Dans Théorie et pratique, Habermas a mis le doigt sur les
conséquences autoritaires de la théorie de l'organisation de
l'émancipation du prolétariat par le part.. 465 Dans la mesure où Lukács
ne conçoit pas le processus d'émancipation comme un processus de
communication entre égaux, mais bien plutôt comme un processus
stratégique dans lequel le parti impose sans discussion ses points de vue
et ses décisions au prolétariat — sa référence à “la discipline” comme

463 Marx rejeta catégoriquement l'idée léniniste d'un parti d'avant-garde.


“Lorsque l'Internationale fut formée, dit-il, nous avons très expressément
formulé le cri de bataille : l'émancipation de la classe ouvrière doit être
l'œuvre de la classe ouvrière elle-même. Nous ne saurions nous allier, par
conséquent, avec des gens qui déclarent carrément que les ouvriers sont trop
peu instruits pour se libérer eux-mêmes et qu'ils doivent être d'abord libérés
par le haut”. Marx, K. : The First International and After, cité dans Seidman,
S. : Le libéralisme et la théorie sociale en Europe, p. 138-139.
464 Sur le retournement dialectique de l'idéologie et de l'utopie, cf. Touraine, A. :
Sociologie de l'action, p. 164 sq. et Production de la société, p. 173 sq.
465 Cf. à ce propos Habermas, J. : “De quelques difficultés que l'on rencontre dans
une tentative de médiation entre la théorie et la pratique”, dans Théorie et
pratique, t. 1, p. 60-67.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 371

“premier pas en direction de la liberté” (HCC, 356) est révélatrice à cet


égard —, sa tentative pour franchir l'abîme qui sépare la conscience de
classe actuelle de la conscience de classe possible conduit directement
à la dictature du Parti sur le prolétariat et indirectement au socialisme
du Goulag. “La pratique stalinienne, dit Habermas en concluant, a
apporté la preuve sinistre qu’une philosophie objectiviste de l'histoire
et une théorie stratégique de l'organisation du prolétariat par le Parti ne
se complètent que trop bien.”
S'il faut retenir quelque chose de Lukács, c'est sans doute l'idée
négative du lien de justification qui existe entre la métaphysique de la
totalité et le totalitarisme. L'identité du sujet et de l'objet n'est qu'un
mythe, mais il a des implications réelles pour l'organisation de
l'émancipation. Les défauts principaux du marxisme, à savoir son
dogmatisme et son mépris de la liberté et de la démocratie, que Lukács
considère d'ailleurs, à l'instar de la prostitution, comme un produit
bourgeois 466, invitent à la modestie intellectuelle. Lukács nous aura du
moins appris qu'il faut rompre, une fois pour toutes, sinon avec les
grands récits de l'émancipation, du moins avec l'imposture de la Vérité.
[247]

5.6. Conclusion

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Si Simmel et Weber sont tombés sous le charme d’un irrationalisme


de droite, d’inspiration nietzschéenne, Lukács, en revanche, dévie
manifestement vers un hyperrationalisme de gauche, d’inspiration
hégélienne. Dans les chapitres précédents, j’ai suggéré qu’il fallait
corriger le passéisme de la sociologie bourgeoise en y injectant une
bonne dose des intérêts émancipatoires qu’on trouve chez Marx.
Désormais, il apparaît qu’il faut corriger la correction de Lukács en y
introduisant les éléments néokantiens du criticisme épistémologique
qu’on trouve chez Simmel et Weber. En effet, si, dans sa théorie de la
réification, Lukács a présenté une synthèse admirable de la théorie de

466 “De la même façon que la prostitution et les banques, la liberté classique est
le produit du capitalisme”, cité dans Kadarkay, A. : Georg Lukács. Life,
Thought and Politics, p. 227.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 372

l’aliénation et du fétichisme de Marx, de la théorie de la tragédie de la


culture et de la société de Simmel et de la théorie de la rationalisation
formelle de Weber, celle-ci est néanmoins sérieusement viciée par des
pétitions de principe qui ne sont pas seulement ontologiquement
fausses et épistémologiquement intenables, mais qui débouchent
également sur des conclusions politiques indésirables.
D’un point de vue criticiste, c’est avant tout la catégorie centrale de
la “totalité” qui pose problème. Si on veut la maintenir comme outil de
la critique défétichisante qui brise le triple voile de la naturalité, de la
choséité et de l’éternité, il faut commencer par la démythifier, en
l’occurrence il faut la démarxiser.
D’abord, il faut écarter les prétentions intellectuelles hégémoniques
du marxisme. Contrairement à ce que Lukács affirme, le marxisme
n’est pas “l’Himalaya” — mais il a sans doute raison lorsqu’il ajoute
que “le levraut qui saute à son sommet n’est pas pour cela un animal
plus grand que l’éléphant de la plaine” 467. Ensuite, il faut questionner
la possibilité même de la perspective de la totalisation de l’histoire
passée, présente et à venir, comme un atavisme onto-théo-téléologique.
L’histoire n’a pas de telos, et même si elle en avait un, seul Dieu — et
encore — pourrait le connaître. Par définition, l’histoire est un système
ouvert, sans script et sans substrat unitaire. Le Prolétariat, sujet-objet
identique de l’histoire, ne peut pas agir. Seuls des collectifs, de taille
intermédiaire, organisés en groupes, peuvent le faire. Les catégories
taxinomiques, dont Lukács se fait le porte-parole, relèvent de la
rhétorique.
En lestant le marxisme de son fétichisme essentialiste de classe, on
aboutit, certes, à une position postmarxiste, mais ce qu’on perd en
garanties métaphysiques est largement compensé par ce qu’on gagne
en pénétration empirique. Les nouveaux mouvements sociaux, héritiers
du mouvement ouvrier, peuvent très bien se passer des lumières
marxistes, et les théoriciens de ces mouvements doivent s’en passer, car
les catégories marxistes, axées comme elles le sont sur la “dernière
instance”, font écran au politique et ne permettent guère de
conceptualiser les tentatives d’une démocratisation radicale de la
société. [248] En effet, la dimension du politique, au sens de Lefort, et
donc de la démocratisation, constitue le point aveugle de la tradition

467 Lukács, G., cité par Henri Lefebvre dans Lukács 1955, p. 39.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 373

marxiste. Dans la mesure où la démocratie repose sur le débat pluraliste,


elle présuppose la dissolution des repères de la certitude. En tant que
telle, elle est incompatible avec la perspective théologico-politique de
la totalité. Si l’histoire du vingtième siècle nous a enseigné une chose,
c’est que la totalisation et le totalitarisme ne se conjuguent que trop
bien.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 374

[249]

Une histoire critique de la sociologie allemande.


Aliénation et réification.
Tome I : Marx, Simmel, Weber, Lukács.

CONCLUSION
Vers une métacritique
des théories de la réification

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Dans les chapitres précédents, j’ai à plusieurs reprises suggéré, voire


même affirmé, que la réification résulte de la réduction du concept
d’action à sa seule dimension instrumentale-stratégique et que cette
réduction est invariablement accompagnée d’un concept matérialiste
des structures sociales. Si d’un point de vue théorique, on a l’impression
que c’est l’autonomisation aliénée des structures sociales qui impose
ses contraintes aux individus et qui les force à agir de façon rationnelle
en finalité, d’un point de vue métathéorique, c’est exactement l’inverse.
C’est parce que l’agir instrumental-stratégique est privilégié au
détriment des autres formes de l’agir qu’on aboutit au constat de la
réification. C’est ce que je voudrais montrer maintenant.
À cette fin, j’introduirai d’abord et expliciterai les notions de
métathéorie et de métacritique ; puis, partant d’une analyse des
présupposés ontologiques et épistémologiques de la sociologie,
j’esquisserai les contours de l’espace des possibles métathéoriques de
la sociologie ; et, enfin, en m’appuyant sur le premier Parsons, je
reprendrai la question de l’ordre social pour montrer que la reification,
comprise comme la conjonction d’un concept stratégique de l’action et
d’un concept matérialiste de la structure sociale, résulte d’une
cristallisation réductrice de l’espace des possibles. J’en
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 375

concluraiqu’une théorie critique ne peut pas totaliser la réification et


doit être multidimensionnelle.
Dans la conclusion du second tome de ce livre, ce premier critère
métacritique, d’après lequel une théorie critique doit être à même de
dépasser le dualisme de l’idéalisme et du matérialisme, sera complété
par un second : une théorie critique ne peut pas dépasser le dualisme de
l’action et de la structure. Elle doit être capable de penser la réification
sociale et d’éviter la chosification méthodologique, ce qui présuppose
qu’elle soit fondée sur une théorie transcendantalement réaliste du
social.
[250]

1. Le Nouvel Historicisme

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Geoffrey Hawthorn a bien vu le problème initial auquel se heurte


toute tentative visant à écrire une histoire de la pensée sociologique.
“Le sociologue qui entame une histoire des théories sociales, dit-il, est
aussitôt fort tenté d'arrêter. [Car] pour écrire une telle histoire, il doit
d'abord décider ce que sont les théories sociales” 468. Non seulement je
reprends ce questionnement à mon compte, mais j'affirme, en outre, que
l'histoire de la théorie sociale ne peut qu'être systématique et critique,
car toute histoire de ce type présuppose et projette nécessairement une
idée de la théorie de la théorie sociale, et, par conséquent, une
métathéorie et une métacritique. Je vais expliquer ce que j'entends par
théorie sociale, métathéorie et métacritique. Mais d'abord je voudrais
désamorcer les objections possibles venant de la nouvelle
historiographie historiciste, telle qu'elle a été développée par Quentin
Skinner, George Stocking et Robert Jones 469.

468 Hawthorn, G. : Enlightenment and Despair. A History of Sociology, p. 1.


469 Cf. Skinner, Q. : “Meaning and Understanding in the History of Ideas”, p. 3-
53 ; Stocking, G. : “On the Limits of 'Presentism' and 'Historicism' in the
Historiography of the Behavioural Sciences”, p. 211-217 et Jones, R. : “The
New History of Sociology”, p. 447-469.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 376

Pour eux, l'affirmation selon laquelle toute histoire de la théorie


sociale présuppose une théorie de la théorie sociale ne peut être que
problématique. Car, en fusionnant ce que Merton appelait “la
systématique” et “l'histoire” de la théorie sociologique — la première
visant à évaluer et à accumuler les connaissances, la seconde visant à
les décrire 470 —, l'histoire systématique de la théorie sociale débouche
effectivement sur ce qu'ils appellent une vision “présentiste” (ou
whiggish) de l'histoire de la pensée sociologique. Au lieu de
comprendre et de décrire les textes de l'intérieur, en considérant les
questions qu'un auteur particulier s'est posées dans les termes mêmes
de son époque, ceux-ci sont arrachés à leur contexte historique
particulier d'émergence, organisés et systématisés, interprétés et jugés
de l'extérieur dans des termes qui ont, certes, un sens pour le sociologue
contemporain, mais qui, dans la mesure où ils n'étaient pas connus et
ne pouvaient pas l'être par l'auteur concerné, ne peuvent guère en avoir
un pour celui-ci. Pour ne prendre qu'un exemple : lorsque Parsons loue
Durkheim pour son anticipation de la théorie volontariste de l'action ou,
pour rester dans le genre de l'épidictique, lorsqu'il le blâme pour avoir
confondu les normes et les valeurs, il impose à Durkheim une
problématique que celui-ci ne pouvait pas connaître 471. De même,
lorsque les interprètes contemporains de Parsons se disputent quant à la
question de savoir si le jeune Parsons était positiviste ou postpositiviste,
empiriciste ou [251] anti-empiriciste, relativiste ou non relativiste, ils
oublient que Parsons a développé son modèle analytique de l'action
dans le cadre bien précis de la controverse opposant à l'époque les
économistes institutionnalistes et les économistes néoclassiques 472.
Bien que le nouvel historicisme ait le mérite de redécouvrir la
détermination des textes par l'intention de l'auteur et par son contexte

470 Cf. Merton, R. : “On the History and Systematics of Sociological Theory”,
dans Social Theory and Social Structure, p. 1-38. Pour une critique de
l'historiographie positiviste de Merton, cf. Bernstein, R. : The Restructuring
of Social and Political Theory, p. 7-18 et Alexander, J. : Theoretical Logic in
Sociology. Vol. 1 : Positivism, Presuppositions and Current Controversies, p.
11-15.
471 Je reprends ces exemples à l'excellent article de Jones sur la réception
“présentiste” contemporaine des Formes élémentaires de la vie religieuse. Cf.
Jones, R. : “On Understanding a Sociological Classic”, p. 279-319.
472 Cf. Camic, C. : “The Making of a Method : A Historical Reinterpretation of
the Early Parsons”, p. 421-439.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 377

socio-historique, j'estime néanmoins que l'herméneutique que cette


historiographie propose est inacceptable 473. D'abord, parce que le
modèle d'interprétation intentionnaliste utilisé méconnaît l'autonomie
sémantique partielle des textes. Ensuite et surtout, parce que l'idée sous-
jacente à la notion de la théorie sociale — en l'occurrence, l'idée qu'il y
a des problèmes universels inhérents à la nature même de la science
sociale et qu'il est possible de leur trouver des réponses d'une validité
universelle — cette idée en est absente.

2. Théorie sociale, métathéorie


et métacritique

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C'est ici que la théorie sociale entre en jeu. La notion de théorie


sociale, telle qu'elle est entendue par les Anglo-Saxons, est plus large
que celle de théorie sociologique. Non seulement elle ignore avec
superbe les frontières institutionnelles des différentes disciplines
sociales, mais, en tant que réaction à la crise paradigmatique de la
sociologie — crise qui est, comme nous le verrons tout de suite,
perpétuelle ou endémique et, pour ainsi dire, institutionnalisée —, elle
cherche avant tout à édifier une théorie générale du social qui offre une
réponse adéquate à des questions aussi fondamentales que celles du
statut des sciences sociales par rapport aux sciences naturelles, de la
nature et des formes de l'action, des institutions et des structures
sociales, du rapport entre l'individu et la société ou entre l'action et la
structure, etc. En ce sens, et dans la mesure où elle s'attache aux et
s'attarde sur les fondements des sciences sociales, on peut dire, en
reprenant un terme popularisé par Paul Furfey, que la théorie sociale est
“métasociologique” 474. C'est d'ailleurs cet intérêt particulier pour les

473 Cf. également à ce propos Alexander, J. : “Sociology and Discourse : On the


Centrality of the Classics”, dans Structure and Meaning, p. 51-57 et Seidman,
S. : “Beyond Presentism and Historicism. Understanding the History of
Social Science”, p. 79-94.
474 Cf. Furfey, P. : The Scope and Method of Sociology : A Metasociological
Treatise. Malgré son titre prometteur, le livre de Furfey ne contribue en rien
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 378

fondements ontologiques et épistémologiques de la sociologie qui la


rattache à ce qu'on nomme désormais la “métathéorie” 475. Celle-ci
diffère cependant de celle-là en ce qu'elle n'essaie pas tant de répondre
aux questions fondamentales en édifiant une théorie substantielle du
social que de systématiser [252] les réponses possibles en faisant
l'inventaire ou la cartographie des “présupposés de base” des sciences
sociales 476. En empruntant un terme mathématique, qui a connu un
succès certain à l'époque glorieuse du structuralisme, je me référerai
désormais à “l'espace” (ou la combinatoire) métathéorique des
possibles” pour désigner l'objet de la construction cartographique des
présuppositions ontologiques et épistémologiques de la théorie sociale.
L'espace métathéorique des possibles peut être défini comme
l'ensemble des prises de positions qui coexistent dans le champ de la
théorie sociale.Même sans en savoir plus sur l’espace des propriétés
métathéoriques (que je présente dans le paragraphe suivant), il devrait
déjà ressortir clairement de ce qui précède que la métathéorie, comprise
comme élucidation systématique des présupposés épistémologiques et
ontologiques des différentes théories sociales qui circulent dans le
monde académique, constitue un préalable, sinon nécessaire, en tout cas
utile, pour élaborer une théorie générale du social. En effet, à l'instar du
dialogue psychanalytique, elle permet d'éclairer la “dimension tacite”
(Michael Polanyi) qui informe ou qui, le cas échéant, déforme la théorie

à l'élaboration d'une théorie sociale, et cela pour la simple raison qu'il conçoit
la sociologie comme une entreprise positiviste.
475 Depuis quelques années, on peut remarquer en sociologie un intérêt croissant
pour la métathéorie en tant que telle. Pour un aperçu de ce sous-champ
émergeant de la théorie sociale, cf. les ouvrages suivants de Ritzer, G. :
Metatheorizing in Sociology et Metatheorizing, ainsi que l'article de Furhman,
E. et Snizek, W. : “Neither Proscience nor Antiscience : Metasociology as
Dialogue”, p. 17-36.
476 Je reprends la notion de “présupposés de base” (background assumptions) à
Gouldner, A. : The Coming Crisis of Western Sociology, p. 28 sq. Ce que
Gouldner nomme “présupposés de base” renvoie à différents concepts : les
“préjugés” (Vorurteilsstruktur) de Gadamer, les “intérêts de connaissance”
(Erkenntnisinteresse) de Habermas et d'Apel, les “paradigmes
philosophiques” de Masterman et de Kuhn, les “hypothèses universelles”
(world hypotheses) de Pepper, les “présuppositions générales” d'Alexander
ou les themata de Holton, pour ne citer que les exemples les plus connus.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 379

sociale. Cela est important, car si la métathéorie est mal construite, la


théorie sociale érigée sur ses bases le sera également.
Dans cet ouvrage, j’ai pris le parti de soumettre les théories sociales
de la réification à une critique métathéorique — c'est précisément ce
que j'appelle une “métacritique” — en montrant que leurs
présuppositions de base sont fondamentalement erronées. Ma thèse
centrale à ce propos est que le constat de la réification sociale, sur lequel
toutes les théories de la réification considérées débouchent (à
l'exception notable de celle de Habermas), est le résultat d'une fausse
construction métathéorique. Plus particulièrement, j’essaie de montrer
que ce constat résulte d'une clôture précoce de l'espace métathéorique
des possibles, clôture qui s'effectue de telle sorte que l'agir rationnel par
rapport à une fin (Weber) — ou stratégique (Habermas) — apparaisse
comme le seul type d'agir possible. Par analogie avec la “cristallisation
culturelle” de Gehlen 477, je parle à ce propos de la “cristallisation
métathéorique” pour désigner l'état de réification qui survient lorsque
l'espace métathéorique est systématiquement clos. Une telle
métacritique de la théorie de la réification, jugeant celle-ci en
s'appuyant sur le critère métaméthodologique de la cristallisation
progressive et précoce de l'espace des possibles — critère qui n'est que
la version négative du critère positif postpositiviste de la
multidimensionnalité tel qu'énoncé par Jeffrey Alexander 478 —, n'est
cependant possible et [253] plausible que si elle réussit à esquisser une

477 Cf. Gehlen, A. : “Über kulturelle Kristallisation”, dans Studien zur


Anthropologie und Soziologie, p. 311-328.
478 Dans son analyse de la logique théorique en sociologie, Jeffrey C. Alexander
a présenté, en quatre volumes, ce qu'il faut bien considérer comme l'analyse
métathéorique la plus poussée et la plus ambitieuse parue jusqu'à présent. En
s'inspirant de Parsons, il a formulé le critère de la multidimensionnalité et, par
le biais d'une analyse des classiques, il a démontré de façon tout à fait
convaincante qu'une théorie générale du social n'est satisfaisante que si elle
ne contient pas de catégories résiduelles. Les pages qui suivent sont dans une
mesure non négligeable tributaires de ses analyses. Cf. Alexander, J. :
Theoretical Logic in Sociology, vol.1 : Positivism, Presuppositions and
Current Controversies, vol. 2 : The Antinomies of Classical Thought : Marx
and Durkheim, vol. 3 : The Classical Attempt at Theoretical Synthesis : Max
Weber et vol. 4 : The Modern Reconstruction of Classical Thought : Talcott
Parsons.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 380

cartographie convaincante de l'espace des propriétés métathéoriques de


la sociologie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 381

3. L'espace des possibles de la sociologie 479

3.1. L’unité de la discipline

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Il est désormais trivial de noter que la sociologie est en crise.


J'estime qu'elle l'est depuis toujours. Cependant, depuis que le
“consensus orthodoxe” s'est effrité et que l'alliance du fonctionnalisme
et du positivisme a perdu son hégémonie sur le champ, la crise s'est
accentuée à tel point qu'on peut désormais parler d'une véritable
“paradigmitase multiple” 480. Les approches rivales prospèrent, les
écoles et les sous-écoles bourgeonnent, et les sociologies spéciales se
multiplient. Il y a une prolifération proprement inflationniste de micro
et de macrosociologies : les phénoménologies, les ethnométhodologies,
les interactionnismes méthodologiques, les structuralismes, les
fonctionnalismes, les marxismes, etc., cohabitent tous azimuts, les uns
plus ésotériques que les autres, sous le grand parapluie de la sociologie.
Entre l'ethnométhodologie de Garfinkel et le structuralisme
fonctionnaliste de Luhmann, il n'y a guère d'autre point commun que le
fait que tous deux se réclament de la sociologie. L'unité de la discipline
n'est vraisemblablement qu'apparente 481.

479 Ce que j'appelle “espace ou combinatoire métathéorique des possibles”


correspond à ce que Bachelard nomme “profil épistémologique”. Si la
démarche métathéorique suivie n'est pas d'inspiration bachelardienne, elle est
tout à fait compatible avec elle — c'est d'ailleurs pourquoi j'ai choisi de mettre
une citation de Bachelard en épigraphe de cet ouvrage. Cf. Bachelard, G. : La
philosophie du non, spécialement chap. 2.
480 Cf. Luhmann, N. : Soziologische Aufklärung 3, p. 50. Je reprends le terme de
“consensus orthodoxe” (fonctionnalisme + naturalisme) à Giddens. Pour une
analyse critique de l'hégémonie dans les années 60 du triumvirat Parsons-
Merton-Lazarsfeld, cf. Giddens, A. : Central Problems in Social Theory,
chap. 7 et Bourdieu, P. : “Vive la crise ! For Heterodoxy in Social Science”,
p. 773 sq.
481 À en croire Howard Becker, l’unité de la sociologie n’est qu’un simple effet
institutionnel. Ne disposant pas d’un cœur théorique ou méthodologique, son
unité n’est que nominale. Elle provient uniquement du fait que des
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 382

Si la crise paradigmatique est exceptionnelle dans les sciences


naturelles, elle semble normale dans les sciences sociales 482. Kuhn
estimait que les sciences sociales sont “protoscientifiques” et “pré-
paradigmatiques” 483. À l'exception peut-être de la linguistique
chomskyienne, aucune des sciences humaines contemporaines ne
dispose, selon lui, d'une “matrice disciplinaire” ou d'un “exemplaire”
communément acceptés, ce qui se manifeste, entre autres, par la
prolifération des approches conflictuelles, l'abondance des discussions
[254] philosophiques et le renouvellement constant des débats sur les
fondements mêmes de la discipline. Ce qui est une aberration dans les
sciences naturelles est institutionnalisé dans les sciences sociales. Étant
donné que les faits sont toujours sur-déterminés par les théories et les
théories sous-déterminées par les faits, les recherches empiriques ne
peuvent pas arbitrer les litiges concernant les fondements de la
discipline 484. En sociologie, il n'y a pas de faits — et partant, pas de
vérification ni de falsification des faits —, il n'y a que, pour parler
comme Nietzsche, des interprétations, et des interprétations des
interprétations 485. Popper a tort : les prémisses métaphysiques de la
sociologie ne sont pas susceptibles d'être corroborées ou falsifiées
empiriquement 486.

sociologues sont chargés de dispenser des cours d’introduction en sociologie.


Cf. Becker, H. et Rau, W. : “Sociology in the 1990’s”, p. 70-74.
482 La notion de “crise paradigmatique” provient, bien sûr, du livre influent de
Thomas Kuhn : The Structure of Scientific Revolutions, chap. 7 et suivants.
483 Kuhn, T. : “Reflections on my Critics”, dans Lakatos, M. et Musgrave, A.
(sous la dir. de.) : Criticism and the Growth of Knowledge, p. 244-245. Avec
Masterman, j'estime qu'il est plus correct de caractériser les sciences sociales
de pluri- que de préparadigmatiques. Cf. Masterman, M. : “The Nature of a
Paradigm”, dans le même volume, p. 74.
484 Pour un bon aperçu de la critique contextualiste (Wittgenstein, Quine,
Cicourel), constructiviste (Kuhn, Hanson, Latour) et déconstructiviste (de
Man, Derrida) du vérificationnisme empiriciste, cf. l'article de Gergen, K. :
“Correspondence versus Autonomy in the Language of Understanding
Human Action”, dans Fiske, D. et Schweder, R. (sous la dir. de.) : Metatheory
in Social Science. Pluralisms and Subjectivities, p. 136-162.
485 Cf. Nietzsche, F. : “Aus dem Nachlass der Achtzigerjahre”, dans Werke, III,
p. 903. Cf. également Die fröhliche Wissenschaft, § 374, dans Werke, II, p.
249.
486 Popper, K. : “Normal Science and its Dangers”, dans Lakatos, I. et Musgrave,
A. (sous la dir. de.) : op. cit., p. 56.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 383

Du fait qu'un argument empirique ne peut pas être avancé sans


engager en même temps des présuppositions méta-empiriques, la
sociologie ne peut pas s'émanciper de la philosophie. De même qu'il n'y
a “pas d'histoire propre” qui ne soit en même temps “philosophie de
l'histoire” 487, il n'y a pas de sociologie qui ne soit en même temps
philosophie de la sociologie, donc philosophie sociale, voire même
métaphysique du social. Dans cette perspective, la demande d'une
scientificisation de la sociologie ne constitue que l'expression d'une
modalité bien spécifique de la conceptualisation philosophique. Cette
reconnaissance de l'inéluctabilité d'une dimension philosophique dans
la sociologie ne signifie pas pour autant que l'objectivité soit
impossible 488. Il faut s'engager dans les discussions théoriques et
métathéoriques, répertorier systématiquement les présuppositions les
plus générales et les soumettre discursivement au test de la “persuasion
raisonnée” 489.
Rien ne garantit qu'une constellation métathéorique particulière
cristallisée dans une théorie sociale spécifique — par exemple : le
structuralisme génétique de Bourdieu, la sociologie de l'action de
Touraine ou la théorie de la structuration de Giddens — puisse être
consensuellement validée. Mais on peut néanmoins espérer que les
participants à la discussion aboutissent à un consensus rationnel sur le
critère pluraliste de la multidimensionnalité, critère métacritique qui
stipule qu'une théorie sociale générale n'est acceptable que si et
seulement si elle prend en compte l'ensemble des positions coexistantes
répertoriées dans l'espace métathéorique des possibles.

487 White, H. : Metahistory, p. XI.


488 Cf. à ce propos Alexander, J. et Colomy, P. : “Traditions and Competition.
Preface to a Postpositivist Approach to Knowledge Cumulation”, dans Ritzer,
G. (sous la dir. de) : Metatheorizing, p. 27-52.
489 Perelman, C. et Olbrechts-Tyteca, L. : Traité de l'argumentation, 1ere partie,
ici p. 60. Pour éviter l'impression qu'en sociologie on n’arrivera jamais à un
consensus de fond, je m'appuie ici sur la nouvelle rhétorique de Perelman et
non pas sur la théorie du consensus de Habermas. J'y reviendrai dans le
chapitre consacré à Habermas.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 384

[255]

3.2. Deux questions incontournables

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Maintenant que l'idée que toute théorie sociale présuppose une


métathéorie est acquise, je peux enfin esquisser les dimensions de
l'espace métathéorique des possibles 490. À cette fin, je pars de la thèse
selon laquelle toute théorie sociale doit, d'une façon ou d'une autre,
poser certaines questions fondamentales et y répondre, car ces réponses
constituent une condition transcendantale de la théorie même.
J'estime qu'il y a deux questions fondamentales que le sociologue ne
peut en aucune façon esquiver — même s'il les évite, il y répond. La
première question est d'ordre ontologique : quelle est la nature de la
réalité sociale ? La seconde, en revanche, est d'ordre épistémologique :
comment peut-on connaître cette réalité sociale ? Concernant la
question ontologique, il n'y a, du moins si l'on fait abstraction de la
dialectique, que deux positions complémentaires possibles : ou bien la
substance (Weltstoff) du monde social est matière — la réalité sociale
existe en tant qu'ensemble objectif de phénomènes matériels
(matérialisme) ; ou bien elle est esprit — la réalité sociale existe en tant
qu'ensemble significatif de phénomènes spirituels, elle est constituée
par les idées que les hommes se font du monde social (idéalisme). Cette
détermination ontologique du social a des implications axiologiques :
alors que les idéalistes insistent avant tout sur l'orientation de l'action et
conceptualisent celle-ci en termes de définition ou, s'ils sont à la page,
de construction de la situation, les matérialistes quant à eux mettent

490 Pour esquisser l'espace métathéorique des possibles, je me suis appuyé sur les
textes suivants : Habermas, J. : “Vorlesungen zu einer sprachtheoretischen
Grundlegung der Soziologie” (Christian Gauss Lectures), dans Vorstudien
und Ergänzungen zur Theorie des kommunikativen Handelns, p. 11-25 ;
Johnson, T., Dandeker, C. et Ashworth, C. : The Structure of Social Theory,
p. 12-28 ; Wallace, W. : Sociological Theory, p. 1-17 et 45-59, et Robertson,
R. : “Towards the Identification of the Major Axes of Sociological Analysis”,
dans Rex, J. (sous la dir. de) : Approaches to Sociology, p. 107-124.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 385

surtout l'accent sur les conditions de l'action et envisagent celle-ci en


termes d'adaptation à l'environnement de la situation.
À y regarder de plus près, il s'avère que cette distinction idéaltypique
entre le matérialisme et l'idéalisme recoupe la distinction
communément établie entre l'objectivisme et le subjectivisme. Dans le
premier cas, le sens est exclu en tant que catégorie fondamentale de la
théorie sociale, ce qui explique pourquoi l'action sociale est conçue sur
le modèle newtonien du comportement observable exodéterminé par
des structures sociales contraignantes d'ordre matériel ; dans le second
cas, en revanche, le sens est inclus. L'action n'est alors plus conçue
behavioristiquement, mais herméneutiquement. Le modèle newtonien
du comportement cède la place au modèle wébérien de l'action
intentionnelle significativement orientée selon des règles ou des
normes. La réalité sociale n'apparaît alors plus comme un ensemble de
structures objectives pseudonaturelles dont on peut observer les
régularités empiriques et qu'on peut expliquer par des hypothèses
nomologiques, mais comme un contexte de structures symboliques et
significatives dont on peut comprendre le sens et qui oriente, pour ainsi
dire de l'intérieur, l'action.
[256]
Si l'on passe maintenant de la question ontologique à la question
épistémologique, on peut également, en faisant provisoirement
abstraction des positions intermédiaires, distinguer deux réponses
complémentaires possibles : ou bien la réalité sociale, que celle-ci soit
conçue comme un ensemble de phénomènes matériels ou comme un
ensemble de phénomènes idéels, peut être expliquée en termes
individualistes (élémentarisme), ou bien elle peut être expliquée en
termes holistes (émergentisme) 491. Dans le premier cas, elle est conçue

491 Certains auteurs, comme Werner Stark, Kurt Wolff ou Robert Bealer par
exemple, identifient l'élémentarisme au nominalisme et le collectivisme au
réalisme. Dans la mesure où l'opposition entre le nominalisme et le réalisme
constitue une dimension supplémentaire et irréductible, j'estime qu'il s'agit là
d'une erreur. La preuve en est fournie par le fait qu'on peut distinguer deux
variantes des théories collectivistes. Celles-ci peuvent être de type réaliste
(cas exemplaire : Durkheim) ou bien de type empiriciste (cas exemplaire :
Radcliffe-Brown). Cf. à ce propos Ekeh, P. : Social Exchange Theory. The
Two Traditions, p. 7-8. J'introduirai explicitement la distinction entre le
réalisme et le nominalisme dans la conclusion du second tome.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 386

comme un agrégat qui n'est rien d'autre que la somme des éléments ;
dans le second cas, en revanche, elle est perçue comme une structure
sui generis qui est plus et autre chose que la somme des éléments. Alors
que les holistes considèrent les structures sociales comme un legs du
passé et insistent lourdement sur le fait que les structures sociales
préexistent toujours déjà aux individus, les individualistes insistent sur
le fait que les structures sociales sont le résultat ou le produit,
intentionnel ou non, des interactions entre les individus. Partant de la
présupposition que les individus peuvent à chaque moment transformer
les fondements des structures sociales, ils déplacent l'accent de la
reproduction à la production des structures sociales.
À y regarder de plus près, il s'avère que la distinction idéaltypique
entre l'élémentarisme et l'émergentisme correspond à la distinction
communément établie entre les théories de l'action et les théories du
système. Dans la mesure où les premières induisent, pour ainsi dire, le
système depuis les actions en expliquant le social par le bas et où, à
l'inverse, les secondes déduisent, pour ainsi dire, l'action du système en
expliquant le social par le haut, on pourrait dire, pour reprendre la
distinction de Theodor Geiger, que la vision actionniste est
“anascopique” et que la vision systémique est “katascopique” 492.

3.3. Une combinatoire pour la sociologie

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Dans la conclusion du second tome de cet ouvrage, j'introduirai un


axe analytique supplémentaire, à savoir celui du nominalisme et du
réalisme ; mais pour l'instant, les axes analytiques “matérialisme-
idéalisme” (subjectivisme-objectivisme) et “élémentarisme-
émergentisme” (actionnisme-systémisme”) suffisent.
En croisant l'axe ontologique et l'axe épistémologique, on obtient
l'espace métathéorique (simplifié) des possibles suivant 493 :

492 Cf. Geiger, T. : Arbeiten zur Soziologie, p. 147 sq.


493 L'espace des possibles retenu ne constitue qu'un modèle simplifié. Selon les
modèles développés par Cantor, il faudrait encore prendre en compte les
possibles de ces possibilités et développer un modèle complexe dans lequel
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 387

[257]

Élémentarisme Émergentisme

Matérialisme
A D
(behaviorisme) (matérialisme
objectif)
Idéalisme

B C
(idéalisme
(subjectivisme)
objectif)

Dans ce tableau à double entrée, la case A (behaviorisme ; cas


exemplaire : Skinner) combine l'élémentarisme et le matérialisme ; la
case D (matérialisme objectif ; cas exemplaire : Adorno)
l'émergentisme et le matérialisme. Faute de l'élément idéaliste, ces deux
cases sont strictement déterministes ; faute de l'élément matérialiste, les
deux cases suivantes sont strictement volontaristes. La case B
(subjectivisme ; cas exemplaire : Blumer) combine l'élémentarisme et
l'idéalisme ; la case C (idéalisme objectif ; cas exemplaire : Durkheim)
l'émergentisme et l'idéalisme.

ceux-ci apparaissent également. La combinatoire esquissée ne présente donc


qu'une analytique. Elle sert seulement à schématiser les possibles. Dans la
conclusion du second tome, je présenterai une dialectique qui développe la
dynamique des interconnexions entre les possibles et qui fasse, comme disait
Marx dans un autre contexte, danser les catégories selon leur propre mélodie.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 388

Étant donné que chacune des cases ne représente et ne réalise qu'une


seule permutation de l'espace métathéorique, celui-ci doit être
considéré comme un champ de tensions régi par la loi des aveuglements
et des lucidités croisées : A et B voient ce que C et D ne voient pas (et
vice versa), B et C voient ce que A et D ne voient pas (et vice versa),
etc. Cette logique des “affinités électives”, au sens de Goethe, entre les
permutations explique l'instabilité de chacune des positions théoriques
esquissées et leur tendance immanente à dériver vers une permutation
adjacente. Avec Simmel, je partage la position dialectique du “ni-ni”,
telle qu'il l'a formulée en énonçant le principe régulateur du pluralisme
méthodologique : ni idéalisme, ni matérialisme, ni élémentarisme, ni
émergentisme. Prise une à une, chacune des permutations
métathéoriques et des positions théoriques érigées sur elles sont
insuffisantes, car biaisées ; prises ensemble, elles permettent d'établir
une théorie véritablement générale, globale et multidimensionnelle du
social.
Ce principe métacritique du pluralisme méthodologique se laisse
exprimer en termes parsonniens de l'exigence absolue de traiter les
dimensions métathéoriques comme des dimensions analytiques du réel,
dimensions qu'il ne faut pas empiriciser si l'on veut éviter de tomber
sous le coup du paralogisme du concret déplacé 494. Formulé de façon
négative, le principe simmelo-parsonnien [258] interdit formellement
d'ériger une théorie sociale qui absolutise un seul quadrant
métathéorique. Étant donné que la réalité est multidimensionnelle, elle
doit être analysée comme telle. Ici comme ailleurs, la “loi de la variété
requise” est valable : la complexité interne de la théorie doit au moins
égaler la complexité externe de la société 495. Toute théorie qui restreint
la combinatoire métathéorique des possibles en ne considérant qu'un ou
deux quadrants tombe forcément sous le butoir de la métacritique de la
cristallisation métathéorique. C'est pourquoi les théories de la
réification, qui misent tout sur le quadrant D, seront recalées au test de
la métacritique.

494 Cf. Parsons, T. : The Structure of Social Action, p. 727 sq. Pour un excellent
exposé sur le “réalisme analytique” de Parsons, cf. Adriaansens, H. : Talcott
Parsons and the Conceptual Dilemma, chap. 1, spécialement p. 20 sq.
495 Cf. Ashby, R. : “Variety, Constraint and the Law of Requisite Variety”, dans
Buckley, W. (sous la dir. de) : Modern Systems Research for the Behavioral
Scientist, p. 129-136.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 389

4. La cristallisation métathéorique

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Afin de comprendre les mécanismes de la cristallisation


métathéorique qui caractérise les théories générales de la réification, je
vais maintenant retraduire la double question onto-épistémologique
dans les termes de la double question de la nature de l'action et de la
nature de l'ordre social 496. Partant de la double thèse selon laquelle
toute théorie sociale, qu'elle soit élémentariste ou émergentiste,
présuppose transcendantalement un concept d'action et un concept de
structure sociale, et que la spécification du premier détermine le second,
je souhaite montrer que, métathéoriquement parlant, la pensée de la
réification n'est rien d'autre que la conjonction d'un concept stratégique
de l'action avec un concept matérialiste de la structure sociale 497. À
cette fin, je m'appuierai sur The Structure of Social Action (1937) de
Talcott Parsons. Dans cette grande charte de la sociologie, Parsons
opère sur tous les terrains : il traite de la méthode scientifique (le
“réalisme analytique”), présente une histoire systématique de la pensée
sociologique (la “thèse de la convergence”), classifie les sciences
sociales en spécifiant leurs interrelations (les “systèmes d'action”),
développe les fondements analytiques de la théorie sociale (le “cadre
de référence de l'action”), défend la conception volontariste de l'action
humaine contre sa réduction utilitariste et behavioriste (le “dilemme
utilitariste”) et analyse les causes et les solutions de l'ordre social (le
“problème hobbesien de l'ordre”) 498. Dans ce qui suit, je m'arrêterai

496 Avec Alexander, je pars de l'idée que les problèmes de l'action et de l'ordre
social constituent des problèmes incontournables pour toute théorie sociale.
Cf. Alexander, J. : Theoretical Logic in Sociology, vol. 1, p. 64-112 et, pour
un résumé, du même : “The New Theoretical Movement”, dans Smelser, N.
(sous la dir. de) : Handbook of Sociology, p. 84-87.
497 En parlant du “fait que les visions mécaniques du monde tendent toujours à
reconnaître l'égoïsme comme seul et unique principe pratique”, il me semble
que Simmel a flairé le lien qui existe entre l'agir stratégique et le matérialisme.
Cf. Simmel, G. : Einleitung in die Moralwissenschaft, p. 110.
498 Malgré ses défauts, j'estime que ce pavé de 817 pages arides et ardues
demeure une référence obligée de la sociologie. Pour un aperçu plus ou moins
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 390

aux fondements analytiques de la théorie sociale, à la critique de l'agir


stratégique et au problème de l'ordre social.
[259]

4.1. Fondements analytiques


de la théorie sociale

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Dans ce livre programmatique, son premier et, sans aucun doute,


aussi son meilleur livre, Parsons cherche avant tout à développer une
théorie volontariste de l'action capable de dépasser synthétiquement le
réductionnisme qui caractérise le matérialisme et l'idéalisme objectifs.
Le premier insiste, à juste titre, sur les éléments matériels qui
conditionnent l'action. Mais, dans la mesure où il tend à éliminer les
structures symboliques (normatives) qui orientent l'action en les
réduisant à un reflet de la base matérielle, il est porté à commettre
l'erreur de l'épiphénoménalisme. En revanche, le second accentue,
également à juste titre, les éléments symboliques (normatifs) qui
orientent l'action. Mais dans la mesure où il est porté à éliminer les
conditions matérielles qui conditionnent l'action en les spiritualisant, il
tend à commettre l'erreur inverse, celle de l'émanationnisme.
Afin de dépasser le dualisme matérialiste-idéaliste, qui constitue la
“grande dichotomie” de l'analyse parsonnienne, Parsons introduit
l'action sociale comme point d'articulation entre les éléments causaux-
conditionnels et les éléments significatifs-orientationnels de la situation
d'action. “L'action, dit-il, doit toujours être conçue comme impliquant
un état de tension entre deux ordres d'éléments, à savoir le normatif et
le conditionnel” 499. Ce qui caractérise cette tension, c'est le fait qu'elle
exige le déploiement de l'effort nécessaire pour transformer des
éléments conditionnels afin qu'ils s'accordent aux éléments normatifs.
Ainsi, avec l'introduction de la notion d'effort comme élément
supplémentaire et indépendant de l'action — élément moteur qui

complet de la réception critique de ce grand livre, cf. l'article de synthèse de


Camic, C. : “Structure after 50 Years : The Anatomy of a Charter”, p. 38-107.
499 Parsons, T. : The Structure of Social Action, p. 732.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 391

permet, dans le même temps, de distinguer les significations idéales


visées de la situation d'action actuelle, ainsi que de les relier — nous
disposons de tous les éléments de l'action volontariste 500.
En effet, convaincu qu'il n'y a pas et qu'il ne peut y avoir de théorie
du social sans théorie de l'action, Parsons en développe la structure
analytique de base (action frame of reference), définissant les principes
et les éléments nécessaires de la théorie de l'action. Insistant avec
Weber et les utilitaristes sur le caractère téléologique de l'action sociale
et, partant, sur la nécessité pour toute description de l'action d'inclure
une référence aux fins et aux moyens 501, Parsons décompose l'action
(“acte-unité” ou unit act), qui constitue l'unité élémentaire de la
structure analytique, en différents éléments : 1) un acteur
hypothétique ; 2) une fin, entendue comme un état à venir que l'acteur
s'efforce de [260] réaliser ; 3) une situation d'action comprenant à la
fois des éléments qui échappent au contrôle de l'acteur et qui
conditionnent son action, et des éléments qu'il peut contrôler et
manipuler en tant que moyens en vue de réaliser ses fins ; 4) une
orientation normative qui détermine en partie les fins et qui impose des
contraintes normatives au choix des moyens 502.

500 Depuis plusieurs décennies, les commentateurs débattent sur la signification


précise du volontarisme. Certains l'identifient à la libre volonté, d'autres à la
capacité formelle d'initier l'action, et d'autres encore à l'action normative en
tant que telle. Cf. Sciulli, D. : “Volontaristic Action as a Distinct Concept :
Theoretical Foundations of Societal Constitutionalism”, spécialement p. 744.
501 Dans un article important sur la place des valeurs ultimes dans la théorie
sociologique, article qui précède de peu la Structure, Parsons fait état de
domaines d'action tels que l'art et les relations affectives du mariage,
échappant au schéma utilitariste des fins et des moyens, qui contredisent
l'épigraphe wébérien de la Structure d'après laquelle l'action est inséparable
des catégories rationalistes des fins et des moyens. Cf. Parsons, T. : The Early
Essays, p. 251 sq.
502 Dans sa critique de l'interprétation normativiste que Parsons donne de Weber
et de Durkheim, Warner démontre, de façon convaincante à mon avis, que
Parsons surestime l'importance de la composante normative et qu'il sous-
estime celle de la composante cognitive de l'action. Qu'un acteur puisse
déterminer les fins de l'action en s'orientant cognitivement (et non pas
normativement) vers les normes, c'est-à-dire en suivant les normes non pas
parce qu'il les a intériorisées, mais parce qu'il accepte leur définition, échappe
à Parsons. Cf. Warner, S. : “Toward a Redefinition of Action Theory : Paying
the Cognitive Element its Due”, p. 1317-1349. Par la suite, Luhmann
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 392

4.2. Critique de l'agir stratégique

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Ayant développé la structure analytique de l'action, Parsons formule


ensuite une critique décisive à l'encontre de la conception stratégique
de l'action développée par l'utilitarisme 503. Il insiste surtout sur les
implications anti-volontaristes ou déterministes de cette conception de
l'action qui correspond à celle que Weber se fait de l'action rationnelle
en vue d'une fin et qui est aujourd'hui prônée et développée, aux États-
Unis et ailleurs, par les “rat's” 504. Selon Parsons, les utilitaristes — de

systématisera le travail de Warner en définissant la morale de façon purement


cognitiviste (et cynique) comme “incapacité à apprendre”. Cf. Luhmann, N. :
“Normen in soziologischer Perspektive”, p. 28-48.
503 Sur la tradition utilitariste, cf. Halévy, E. : The Growth of Philosophic
Radicalism (version abrégée de La formation du radicalisme philosophique,
3 vols.) et Caillé, A. : Critique de la raison utilitaire. Par “utilitarisme”,
Parsons entend à la fois : i) tous les théoriciens sociaux anglais de Hobbes à
Spencer, spécialement les benthamiens, et ii) un modèle théorique composé
d'individus égoïstes qui poursuivent leurs fins matérielles avec des moyens
rationnels. Dans la mesure où des utilitaristes comme Hume, Bentham, Smith
et (le vieux) Mill ont aussi développé une théorie des sentiments moraux (la
sympathie), il ne faut pas confondre les deux, comme le fait Parsons. Cf. à ce
propos Camic, C. : “The Utilitarians Revisited”, p. 516-550 et Caillé, A. : “Le
principe de raison, l'utilitarisme et l'anti-utilitarisme”, dans La démission des
clercs, chap. 4.
504 Rat's=rational action theorists. Dès le départ, la sociologie a sévèrement
critiqué le modèle utilitariste de l'action. On pourrait même dire qu'elle s'est
constituée en contestant explicitement le “paradigme intérétiste” (Caillé) de
l'économie politique. Depuis une bonne dizaine d'années, cependant, on
assiste à une montée fulgurante de l'utilitarisme en sociologie, surtout aux
États-Unis — cf. Wacquant, L. et Calhoun, C. : “Intérêt, rationalité et culture.
À propos d'un récent débat sur la théorie de l'action”, p. 41-60. Et cependant,
malgré la confusion rampante entre la sociologie et l'économie, nous savons
que le présupposé central de la rational action theory, à savoir que l'acteur
rationnel est uniquement motivé par l'intérêt, au sens vulgaire du terme, est
intenable. Non seulement parce que l'axiomatique de l'intérêt est tautologique,
mais aussi parce qu'elle ne suffit même pas pour expliquer l'action
économique. Outre les avantages matériels, il y a une multitude d'autres
motifs (par ex. des croyances, des valeurs, des émotions, des attitudes
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 393

Hobbes et Mill à Homans — considèrent essentiellement l'action


comme l'activité isolée d'un être rationnel et calculateur qui se trouve
en face d'un monde objectif d'états de faits existants et qui dispose de
connaissances plus ou moins exactes sur des événements et des
situations dans ce monde. L'acteur est un scientifique manqué qui
emploie la méthode scientifique et le calcul des probabilités pour
coordonner efficacement les moyens et les fins de l'action et réaliser
avec économie le but qu'il s'est posé. Étant donné que la “norme
rationnelle de l'efficacité” est la seule et unique norme prise en
compte— les sentiments et les normes générales ne jouent aucun rôle
dans la détermination des fins —, on peut dire, en reprenant les [261]
éléments analytiques de la structure de l'action, que les fins sont en
quelque sorte réduites à des moyens. Variant en fonction des conditions
matérielles de l'action, la détermination subjective des fins est éliminée
et le choix des fins reste indéterminé. Que celles-ci soient ramenées à
des dispositions innées ou acquises de l'acteur (variante behavioriste de
l'utilitarisme) ou qu'elles soient fonction de sa connaissance de la
situation (variante rationaliste de l'utilitarisme), dans les deux cas, la
liberté de décision, que Parsons considère comme le noyau de la liberté
d'action, est éliminée et l'action de l'homme est réduite au
comportement du “pigeon économique” qui s'adapte rationnellement à
son environnement ambiant 505 : “Alors l'action est entièrement

traditionnelles ou conformistes, des réactions inconscientes, des mécanismes


de défense, etc.) qui déterminent l'action et qui influencent, de façon
rétroactive, les relations économiques. Cependant, au lieu de poursuivre cette
critique empirique du concept d'action stratégique, je le soumettrai à une
critique métathéorique.
505 Je reprends le qualificatif de “pigeon économique” à la critique que Peter
Ekeh adresse à la théorie behavioriste-rationaliste de l'échange prônée par
George Homans. Cf. Ekeh, P. : op. cit., p. 170. En mettant en lumière l'identité
virtuelle de la psychologie behavioriste et de la théorie économique de
l'échange, Homans démontre que la rational action theory peut effectivement
être réduite au behaviorisme le plus rigoureux. Pour le modèle d'explication
behavioriste-économiste de Homans, cf. “Social Behavior as Exchange”, p.
597-606, pour la démonstration de la réductibilité de la Rat au behaviorisme,
cf. son “Behaviorism and After”, dans Giddens, A. et Turner, J. (sous la dir.
de.) : op. cit., p. 58-81. Cette démonstration est importante, car elle permet de
voir que la critique du holisme et la référence à la liberté dont se parent les
“rat's” n'est qu'un supplément d'âme à fonction rhétorique. Comme nous
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 394

déterminée par ses conditions, car sans l'indépendance des fins la


distinction entre les conditions et les moyens perd son sens. L'action
devient un processus d'adaptation aux conditions” 506.
La conclusion de cette analyse de la conception utilitariste de
l'action est que la dimension volontariste de l'action ne peut être
sauvegardée qu'à condition de ne pas réduire le concept d'action à sa
seule dimension instrumentale ou stratégique. Autrement dit, si l'on ne
veut pas réduire l'action à un simple comportement exo-déterminé par
les conditions matérielles d'action, si l'on veut maintenir la liberté
comme une propriété inhérente de l'action et ne pas réduire la vie
sociale à un simple “spectacle de marionnettes”, comme dit Simmel, un
concept non stratégique de l'action est absolument nécessaire. Parsons
et Habermas vont cependant plus loin. Au lieu de concevoir la référence
à la dimension non stratégique de l'action comme une condition
absolument nécessaire du volontarisme, ils identifient l'action non
stratégique respectivement à l'action normativement régulée et à
l'action communicationnelle en tant que telles, et passent ainsi d'une
conception minimale à une conception maximale de l'action non
stratégique.
Dans la mesure où il s'agit avant tout d'éviter la clôture précoce de
l'espace métathéorique des possibles qui sous-tend le constat théorique
de la réification, une telle démarche “maximaliste” n'est pas nécessaire
à mon avis. Pour éviter la cristallisation de l'espace métathéorique, il
suffit de reconnaître une dimension symbolique à l'action. Celle-ci est
compatible avec toute conception non stratégique de l'action, qu'il
s'agisse de l'action normativement régulée (Parsons), de l'action
communicationnelle (Habermas), de l'action historique (Touraine), de
l'action créatrice (Joas), de l'action dramaturgique (Goffman), de
l'action conversationnelle (Garfinkel), ou, encore, de l'action [262]
affectuelle (Scheler) 507. C'est ce que je veux montrer en passant du
problème de l'action au problème de l'ordre social.

l’avons vu dans les chapitres consacrés à Simmel et Weber, l'individualisme


rationaliste est inséparable du holisme matérialiste.
506 Parsons, T. : op. cit., p. 64.
507 Cette énumération des actions non stratégiques n'est pas limitative. Si je
renvoie à des auteurs aussi différents que Talcott Parsons (The Structure of
Social Action), Jürgen Habermas (Theorie des kommunikativen Handelns),
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 395

4.3. Le problème de l'ordre social 508

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De même que toute théorie sociale présuppose un concept d'action,


toute théorie sociale présuppose un concept de structure sociale. Le
passage de l'un à l'autre s'effectue plus ou moins automatiquement
lorsqu'on passe de l'acteur isolé à une pluralité d'acteurs en se
demandant comment leurs actions peuvent se coordonner les unes aux
autres de telle sorte qu'une connexion régulière et stable des interactions
puisse s'ensuivre. Partant des prémisses de la conception stratégique de
l'action, Parsons va démontrer, par une critique immanente, que
l'utilitarisme ne peut penser l'ordre social que comme un “ordre
biotique”, c'est-à-dire comme un ordre instrumental qui repose
uniquement sur la contrainte extérieure des individus par des structures
sociales de nature matérielle 509. Estimant, à tort, qu'un tel ordre ne peut
pas être stable, Parsons en conclura que l'ordre social ne peut reposer
que sur un consensus normatif.
En Hobbes, Parsons voit le penseur qui, avec des présupposés
utilitaristes, pose de la manière la plus conséquente la question de
savoir comment l'ordre social est possible. Ayant abandonné la
conception classique de l'homme comme zoôn politikon, conception qui

Alain Touraine (Production de la société), Hans Joas (Die Kreativität des


Handelns), Erving Goffman (The Presentation of Self in Everyday Life),
Harold Garfinkel (Studies in Ethnomethodology) et Max Scheler (Wesen und
Formen der Sympathie), ce n'est que pour démontrer que l'action
normativement régulée et l'action communicationnelle ne représentent que
deux formes spécifiques de l'action non stratégique, et qu'il ne faut donc pas
les identifier à l'action symbolique en tant que telle.
508 Sur le problème de l'ordre social, cf. également Luhmann, N. : “Wie ist
soziale Ordnung möglich ?”, dans Gesellschaftsstruktur und Semantik, Band
2, p. 195-285 et Wrong, D. : The Problem of Order. Dans Solidarity and
Schism, Lockwood s'attache à l'analyse du problème inverse du désordre
social chez Durkheim et Marx, en montrant que ce qui constitue le point fort
de l'un (la solidarité chez Durkheim et le schisme de classes chez Marx)
constitue le point faible de l'autre.
509 Je reprends la notion écologique de l'ordre biotique à Robert Park. Cf. Park,
R. : On Social Control and Collective Behaviour, spécialement p. 82 et 91.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 396

était en vigueur depuis Aristote jusqu'au droit naturel chrétien du


Moyen Âge, Hobbes conçoit l'homme comme un sujet isolé qui agit
rationnellement afin de se maintenir dans la lutte pour
l'autoconservation 510. Influencé par la mécanique newtonienne, il
considère l'homme comme une machine mue par les passions primaires
de la volonté de pouvoir et de la peur de la mort. Étant donné la pénurie
et le fait que les passions primaires, qui dictent les fins des individus,
varient au hasard et ne sont pas naturellement coordonnées, la poursuite
rationnelle des intérêts de chacun doit nécessairement dégénérer en une
compétition effrénée pour assurer la sécurité de la personne et la
possession de biens rares. De là, le fameux état de nature hobbien de
“la guerre de tous contre tous”, régi par “la peur continuelle et le danger
de la mort violente”, dans lequel “la force et la fraude [...] sont les [263]
deux vertus cardinales” et où “la vie de l'homme est solitaire, pauvre,
malpropre, abrutie et courte” (mais comment traduire l'inimitable
solitary, poor, nasty, brutish and short ?) 511. Pour sortir de cet état de
nature, Hobbes propose la solution d'un contrat de souveraineté où
chacun abandonne son droit naturel de poursuivre ses propres intérêts
égoïstes et se soumet au pouvoir absolu et despotique du Léviathan. Il
ressort de cette analyse de “l'individualisme possessif” (Macpherson)
que la conception stratégique de l'action se nie elle-même : elle produit
nécessairement sa propre aliénation dans un système réifié qui
coordonne ou, comme le dit Halévy, qui identifie “artificiellement” les
passions, les intérêts et les fins en imposant un ordre contraignant
extérieur de nature matérielle 512.
Restant dans la tradition utilitariste, Locke essaye d'échapper à la
solution autoritaire de Hobbes en postulant que les hommes sont, par
nature, suffisamment raisonnables pour reconnaître les droits (de
propriété) de chacun et, donc, pour renoncer d'eux-mêmes à leurs
propres intérêts immédiats au nom de l'intérêt général. À ce propos,
Parsons objecte que la reconnaissance rationnelle d'obligations morales
ne peut pas être dérivée des seules considérations rationnelles en vue
d'atteindre une fin. La reconnaissance constitue donc une catégorie

510 Cf. Habermas, J. : “La doctrine classique de la politique dans ses rapports
avec la philosophie sociale”, dans Théorie et pratique, t. 1, p. 71 sq.
511 Hobbes, T. : Leviathan, p. 185-188.
512 Sur l'identification “naturelle” et “artificielle” des intérêts, cf. Halévy, E. : op.
cit., p. 13 sq. et passim.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 397

proprement résiduelle. En outre, comme l’a bien montré Halévy, la


solution de Locke repose entièrement sur la thèse de l'identification
“naturelle” des intérêts. Selon cette thèse d'origine économique, qui
trouve son pendant philosophique dans la monadologie leibnizienne,
l'ordre social est le résultat non intentionnel de l'harmonisation
spontanée des actions égoïstes des individus 513. Ceux-ci produisent
l'ordre social sans le savoir et sans le vouloir, et ce n'est qu'après coup
— post festum, disait Marx — qu'ils découvrent qu'en poursuivant leurs
propres intérêts, ils servent également l'intérêt général. On reconnaît ici
les thèses de Mandeville (private vices, public benefits) et de Smith (la
“main invisible”) 514.
Dans son analyse classique du fétichisme des marchandises, Marx
montre, comme on l’a vu, que l'identification naturelle des intérêts par
le marché ne résout pas le problème hobbien ; au contraire, elle n'en
représente que la variante économique : la contrainte politique est
remplacée par la contrainte [264] économique des lois pseudonaturelles
du marché. Comme le dit si bien Jameson : le marché est un “Léviathan

513 Dans L'ère de l'individu, p. 115-151, Alain Renaut montre de façon


convaincante que ce qui s'exprime ici chez Mandeville et Smith dans une
certaine réflexion économico-politique sur le fonctionnement de la société
humaine, s'exprime aussi, à la même époque, de façon philosophique dans la
monadologie de Leibniz. Dans cette perspective, la figure de la “main
invisible” (Smith) tout comme celle de la “ruse de la raison” (Hegel)
apparaissent comme des figures typiquement leibniziennes.
514 Aujourd'hui encore, cette thèse fait partie de l'orthodoxie des économistes
ultralibéraux. Ainsi, Friedman, le chef de file des Chicago boys, essaie de
démontrer la supériorité du marché sur toute autre forme d'organisation de la
société en recourant à la tarte à la crème de l'identification naturelle des
intérêts par le marché (ou sa personnification walrassienne : le commissaire-
priseur) : “Les prix qui émergent des transactions volontaires entre acheteurs
et vendeurs — en bref, sur le marché libre — sont capables de coordonner
l'activité de millions de personnes, dont chacune ne connaît que son propre
intérêt, de telle sorte que la situation de tous s'en trouve améliorée. [...] Le
système des prix remplit cette tâche en l'absence de toute direction centrale,
et sans qu'il soit nécessaire que les gens se parlent, ni qu'ils s'aiment. [...]
L'ordre économique est une émergence, c'est la conséquence non
intentionnelle et non voulue des actions d'un grand nombre de personnes
mues par leurs seuls intérêts. [...] Le système des prix fonctionne si bien et
avec tant d'efficacité que la plupart du temps nous ne sommes même pas
conscients qu'il fonctionne.” Cf. Friedman, M. : Free to Choose, cité par
Dupuy, J.-P. : Ordres et désordres, p. 255-256.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 398

en habit de mouton” 515. À l'instar de de l'identification (ou de la


coordination) “artificielle”, l'identification “naturelle” des intérêts et
des fins implique donc que l'ordre social est imposé de l'extérieur par
des contraintes d'ordre matériel. Dans les deux cas, l'ordre social est
conçu sur le modèle de l'ordre biotique, et partant, comme un ordre
instrumental et strictement antivolontariste. Ayant rejeté aussi bien la
solution hobbienne de la coercition autoritaire que la solution lockiste
de la complémentarité des intérêts égoïstes, Parsons passe à la solution
rousseauiste du consensus normatif tel qu'esquissé dans le Contrat
social, et conclut, en usant de la tactique durkheimienne de
“l'argumentation par élimination” (Lukes), que la solution normative
est la seule qui soit compatible avec le modèle volontariste de l'action.

4.4. Cinq solutions

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Résumons : les prémisses rationalistes de l'utilitarisme sont


incompatibles avec un ordre social volontariste. Le sacrifice de l'action
au profit du système est le prix qu'il faut payer pour maintenir l'ordre
social. Étant donné la conception stratégique de l'action, la réification,
qu’elle soit imposée par le pouvoir ou par le marché, constitue la seule
solution au problème de l'ordre social. D'un point de vue métathéorique,
la réification ne peut être évitée que si l'on abandonne le concept
stratégique d'action au profit d'un concept non stratégique d'action. En
effet, étant donné le lien interne entre le concept stratégique d'action et
le concept matérialiste de structure sociale, la réification, qui,
métathéoriquement parlant, n'est rien d'autre que la conjonction
systématique de ces deux concepts, ne peut être dépassée qu'à condition
d'éviter la réduction du concept d'action à sa seule dimension
stratégique.

515 Jameson, F. : Postmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism, p.


273. Pour une analyse qui conçoit le marché dans la perspective de la
régulation de la société et le libéralisme économique dans la perspective de la
philosophie politique, cf. Rosanvallon, P. : Le libéralisme économique.
Histoire de l'idée du marché, chap. 2 et 3.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 399

Or, Parsons aboutit à une autre conclusion. Estimant que l'ordre


biotique n'est pas et ne peut pas être un ordre social stable, il élimine la
possibilité métathéorique de la réification et identifie immédiatement
l'ordre normativement régulé à l'ordre social en tant que tel.
Concrètement, une telle réduction normative implique que l'ordre
factuel d'une prison doit être interprété comme s'il s'agissait de l'ordre
normatif d'un monastère 516. En rejetant ainsi le matérialisme objectif,
Parsons dérive lui-même vers la position opposée de l'idéalisme
objectif 517. Au lieu de défendre la thèse selon laquelle la dimension
volontariste de l'action ne peut être préservée que si le matérialisme
objectif est complété par l'idéalisme objectif, il affirme, sans véritable
justification et sans considérer la possibilité d'un conflit de normes et
de valeurs, que les normes et les valeurs sont essentiellement
intégratrices et que seul un système [265] de fins ultimes, fondé sur des
valeurs partagées et donnant lieu à des obligations intériorisées sous la
forme de normes, est à même de préserver la stabilité de l'ordre social.
Autrement dit, pour Parsons, le consensus normatif est la seule et
unique solution au problème de l'ordre 518. J'estime qu'il s'agit là d'un
non sequitur. L'élimination hâtive de la solution politique (Hobbes) et
de la solution économique (Smith) ne prouve pas que la solution
normative soit la seule possible. En effet, contrairement à ce que
suggère Parsons, il n'y a pas une solution exclusive, mais au moins cinq
solutions complémentaires au problème de l'ordre 519 :

516 Cf. Ellis, D. : “The Hobbesian Problem of Order : A Critical Appraisal of the
Normative Solution”, p. 697.
517 Cf. Alexander, J. C. : op. cit., vol. 4, p. 212 sq.
518 La transition d'une analyse volontariste de l'action vers une analyse qui
identifie simplement la structure du système à l'institutionnalisation des
éléments culturels, en l'occurrence normatifs, est accomplie dans The Social
System. Pour un excellent exposé du développement intellectuel de Parsons,
cf. Turner, J. : The Structure of Social Theory, chap. 3.
519 Au moins cinq, car, comme l'ont respectivement montré Cohen, Pharo, Latour
et Honneth, le poids de l'inertie, les contraintes sémantiques, les petits objets
de la vie quotidienne, la justification et la lutte hégélienne pour la
reconnaissance de la personne peuvent également être considérés comme des
solutions possibles au problème hobbien de l'ordre. Cf. Cohen, P. : Modern
Social Theory, p. 51, Pharo, P. : Phénoménologie du lien civil, p. 119-182,
Latour, B. : La clef de Berlin et autres leçons d'un amateur de sciences, p. 14-
76 et Honneth, A. : Kampf um Anerkennung, p. 11-53. En outre, en
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 400

1) la solution de l'identification artificielle des intérêts personnels


et de l'intérêt général par la contrainte politique (Hobbes,
Bentham) ;
2) la solution de l'identification naturelle des intérêts par la
contrainte économique (Locke, Mandeville, Smith) ;
3) la solution de l'identification naturelle des intérêts par la
contrainte morale (Durkheim, Freud, Parsons) ;
4) la solution de l'identification naturelle des intérêts par la
contrainte de la raison (Kant, Mead, Habermas) ;
5) la solution de la “fusion sympathique” des intérêts par la
motivation des sentiments moraux (Smith, Scheler) 520.

Ensemble, ces cinq solutions permettent de répondre à la question


de l'ordre social. La contrainte, l'échange, le consensus normatif, la
communication et la sympathie constituent autant de conditions
nécessaires, mais non suffisantes, pour expliquer la persistance de
l'ordre social. Les théories de la contrainte politique et économique,
d'une part, et les théories du consensus et de la communication, d'autre

développant la perspective de l'économie des grandeurs, Boltanski et


Thévenot ont distingué une pluralité de mondes d'action (par ex. les cités
inspirée, domestique, civique, marchande et industrielle) et autant de
principes de coordination de l'action. Bien que leur modèle prenne seulement
en compte des séquences courtes d'action se déroulant dans des situations
particulières, on peut penser que les cités pointent vers des solutions
différentes au problème de l'ordre. Cf. Boltanski, L. et Thévenot, L. : De la
justification. Les économies de la grandeur et, pour un résumé, Boltanski, L. :
L'amour et la justice comme compétences, p. 78-95.
520 Outre les principes de l'identification “artificielle” et “naturelle” des intérêts,
Halévy mentionne le principe de la sympathie, entendue vaguement comme
motivation affectuelle altruiste, comme une troisième solution au problème
de l'ordre. Cf. Halévy, E. : op. cit., p. 13-18. Bien que Parsons estime que
Halévy a présenté “l'analyse virtuellement définitive de l'utilitarisme” (cf.
“Utilitarianism : Sociological Thought”, p. 230), il est significatif qu'il ne
mentionne même pas la solution sympathique dans son analyse du problème
hobbien. J'ai l'intention d'explorer toute la tradition de la sympathie — de
Smith à Scheler et de Goffman à Levinas. Pour éviter tout malentendu, je
voudrais insister sur le fait que les sentiments moraux ne sont pas
nécessairement irrationnels. Cette thèse devrait former le point de départ
d'une théorie de l'action affectuelle.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 401

part, sont parfaitement complémentaires : les unes permettent


d'expliquer les conditions matérielles du social, les autres ses conditions
normatives. Les théories de la sympathie élucident en outre les
conditions motivationnelles de l'ordre social. En coopération avec la
théorie [266] de la communication, elles sont à même d'expliquer son
émergence. Je ne souhaite pas développer ce point ici. Je veux
seulement rappeler qu'une théorie unidimensionnelle du social est
inacceptable.
L'ordre social repose toujours sur la combinaison des diverses
possibilités métathéoriques. Cela ne signifie pas pour autant que le
poids des facteurs matériels, symboliques et motivationnels soit
toujours constant. Il faut historiciser l'analyse parsonnienne et passer de
l'analyse des conditions métathéoriques du “volontarisme formel” à
l'analyse des conditions empiriques du “volontarisme réel” 521.
Autrement dit, au lieu de faire abstraction du temps et de l'espace et
d'analyser la liberté comme une propriété universelle de l'action, il faut
analyser les conditions socio-historiques particulières qui permettent
ou, le cas échéant, qui empêchent la réalisation de l'action libre et de
l'autonomie de la personne. Alors que dans la première perspective,
celle de la métacritique, la réification apparaît comme une erreur
métathéorique, dans la seconde perspective, celle de la théorie critique,
elle apparaît comme une erreur socio-historique qu'il s'agit de dénoncer
théoriquement et de combattre pratiquement.
Les deux perspectives sont cependant complémentaires. Une théorie
du social ne peut être critique qu'à condition de ne pas totaliser la
réification sociale. La réification constitue un a priori méthodologique
de la théorie critique, mais celle-ci ne peut maintenir sa force critique
que si elle contrôle consciemment et de manière réflexive ses
présupposés. La théorie de la réification n'est qu'une heuristique de la
déréification. La politique émancipatrice doit commencer par voir que
la société unidimensionnelle n'est pas vraiment unidimensionnelle. La
réification sociale est un cas limite qu'il faut penser et prévoir pour le
prévenir. Une théorie critique qui ne voit pas que l'a priori de la
réification doit être contrebalancée par l'a priori de l'autonomie n'est

521 Pour la distinction entre le “volontarisme formel” et le “volontarisme réel”,


cf. Alexander, J.C. : “Formal and Substantive Voluntarism in the Work of
Talcott Parsons : A Theoretical and Ideological Reinterpretation”, p. 177-198.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 402

pas une théorie critique, mais une une théorie unidimensionnelle du


social 522.

522 Je développerai ce point en m'appuyant sur la sociologie actionnaliste de


Touraine dans le second tome (dans la “Seconde considération
intermédiaire”).
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 403

[267]

Une histoire critique de la sociologie allemande.


Aliénation et réification.
Tome I : Marx, Simmel, Weber, Lukács.

BIBLIOGRAPHIE

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F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 445

[291]

Une histoire critique de la sociologie allemande.


Aliénation et réification.
Tome I : Marx, Simmel, Weber, Lukács.

Table des matières

Remerciements [5]

Introduction [7]
Les aventures de la réification [9]

1. Socialisation consciente et autonomisation du social [10]


1.1. Affirmation et négation de l’autonomisation du social [13]
1.2. La pensée de l’alienation en raccourci [15]

2. Le pathos idéologique de la critique de la réification [19]


2.1. L’autonomie relative de la sociologie [19]
2.2. Anomie versus aliénation [20]
2.3. Les anti-lumières éclairées [21]
2.4. Système et « surreéification » [24]

3. Petites querelles philologiques [25]

4. Réification sociale et chosification méthodologique [28]


4.1. Les paradoxes de la réification [28]
4.2. Des concepts couples [30]
4.2.1. La chosification méthodologique [31]
a) Critique du réisme [31]
b) Critique du naturalisme [35]
4.2.2. La réification sociale [37]
a) Critique de la société [38]
b) Critique de la fausse conscience [39]
c) Critique de la science [40]

5. Plan de l’ouvrage [41]


F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 446

PREMIÈRE PARTIE
LA SOCIOLOGIE CLASSIQUE ALLEMANDE [43]

Première considération intermédiaire [45]

Chapitre 1. Karl Marx. Critique de la triple inversion du sujet et de l’objet.


Aliénation, exploitation et fétichisme des marchandises [53]

1. Le jeune Hegel et Feuerbach, précurseurs de Marx [54]


1.1. De la positivité [54]
1.2. De la positivité à l’aliénation [55]
[292]
1.3. Dialectique de l’aliénation [57]
1.4. De hegel à feuerbach [58]

2. De l’aliénation à la réification : deux marxismes ? [60]


2.1. Pour marx [60]
2.2. La coupure phraséologique [61]
2.3. Une critique transformatrice [62]

3. La théorie de l’aliénation [64]


3.1. L’aliénation philosophique : critique de hegel et de feuerbach [64]
3.1.1. La relève de la philosophie [64]
3.1.2. Le créationnisme spéculatif. [65]
3.1.3. Vers une philosophie de la praxis [66]
3.2. L’anthropologie philosophique normative du jeune marx [67]
3.3. L’aliénation religieuse [69]
3.4. L’aliénation politique [70]
3.4.1. Critique de la philosophie politique de Hegel [70]
3.4.2. La question juive [71]
3.5. L’aliénation économique [73]
3.5.1. Objectivation, objectification, aliénation [74]
3.5.2. L’aliénation du travail comme auto-aliénation [74]
3.6. Les causes de l’aliénation [76]
3.6.1. Les médiations de second ordre [76]
3.6.2. Les relations internes [77]
3.7. Le communisme, ou l’abolition de l’aliénation par l’abolition positive de
la propriété privée [82]

4. La théorie de l’exploitation [83]


4.1. Correction dialectique des réductions [83]
4.2. De l’exploitation à l’aliénation [86]
4.2.1. Exploitation et capitalisation [87]
4.2.2. Capitalisation et aliénation [89]
4.2.3. Aliénation et rationalisation [90]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 447

5. La théorie du fétichisme [91]


5.1. De la production à la circulation des marchandises (et vice versa) [91]
5.2. Fétichisme et réalisme critique [92]
5.3. Critique de l’abstraction [94]
5.4. Critique de la réification [96]
5.5. Critique de la critique de la réification [98]
5.6. Le fétichisme des marchandises et de l’argent [100]
5.7. La formule trinitaire [102]

6. Tableau synoptique [103]


7. Conclusion [106]
[293]

Chapitre 2. Georg Simmel. Entre Marx et Weber. Dialectiques de la modernité


[111]

1. Un métaphysicien du social [112]


1.1. Philosophie et sociologie [114]

2. À la recherche de « l’unité en toute dualité ou de la dualité en toute unité »


[115]
2.1. Le dualisme synthétique [117]
2.2. Le dualisme heuristique [118]
2.3. Le dualisme tragique [121]

3. La sociologie formelle et ses fondements [124]


3.1. Les concepts et la vie [124]
3.2. Les formes d’abstraction [125]
3.3. Les formes d’association [127
3.4. Société et interactions [128]
3.5. L’interactionnisme méthodologique [131]
3.6. Le relationnisme ontologique [133]
3.7. L’individualisme qualitatif [134]

4. La philosophie de l’argent ou la critique de la modernité [135]


4.1. Partie analytique : genèse théorique de la monnaie [137]
4.1.1. La valeur ou l’objectivation du désir [137]
4.1.2. L’échange, ou l’objectivation de la valeur [138]
4.1.3. L’argent, ou l’objectivation du rapport d’échange [138]
4.1.4. L’autonomisation de l’argent, ou l’objectivation des rapports
sociaux [140]
4.2. Partie synthétique : dialectiques de la modernité [142]
4.2.1. Thèse de la dialectique de la réification des rapports sociaux et
de la libération formelle de l’individu [142]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 448

4.2.2. Thèse de la dialectique de la rationalisation et de la perte de sens


[144]
4.2.3. Thèse de la dialectique de la réification de la vie et de
l’aliénation de l’individu [146]
a) Le concept et la tragédie de la culture [147]
b) Sociologie de l’aliénation [150]

5. Conclusion [152]

Chapitre 3. Max Weber La rationalité formelle et le capitalisme en Occident.


Analyse de la genèse et de la structure de la réification [157

1. Introduction : de la typologie du rationalisme à la cage d’acier [158]


1.1. Rationalité subjective et objective [159]
1.2. Typologie formelle du rationalisme [160]
1.2.1 La rationalité subjective [160]
[294]
a) Compréhension rationnelle [160]
b) Action rationnelle [160]
1.2.2. La rationalité objectivée [162]
a) La rationalité instrumentale-technique [162]
b) La rationalité théorético-conceptuelle [163]
c) La rationalité matérielle [163]
d) La rationalité formelle [163]
1.3. Rationalisation formelle et réification [164]
I.3.1. La dictature des fonctionnaires [165]
1.3.2. Analyse métathéorique de la réification [167]
a) La réduction instrumentaliste [167]
b) Perte de sens et perte de liberté [169]
2. Les fondements épistémologiques de la sociologie compréhensive [170]
2.1. Individualisme [171]
2.2. Anti-naturalisme [174]
2.3. Nominalisme [177]
2.3.1. Les idéaltypes [177]
2.3.2. Le paralogisme ontique [178]
2.4. Anti-émanatisme [179]
3. Genèse du capitalisme et de la rationalité formelle [181]
3.1. Le capitalisme d’entreprise [181]
3.2. Les preconditions institutionnelles du calcul [182]
3.3. La rationalisation des images du monde [183]
3.4. Généalogie de l’ascétisme intramondain (rationalisation culturelle) [185]
3.5. Les affinités électives entre l’éthique protestante et l’esprit du
capitalisme (rationalisation de la personne) [189]
3.5.1. L’attraction réciproque du protestantisme et du capitalisme [190]
a) L’esprit capitaliste [190]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 449

b) L’éthique protestante [190]


c) L’affinité élective [192]
3.5.2. La nouvelle alliance du capitalisme et l’utilitarisme intéressé
[193]
3.6. L’éthique protestante et l’esprit de depersonnalisation (rationalisation
sociale) [193]
3.6.1. Le triomphe de la sachlichkeit [193]
3.6.2. Le conflit des sphères de valeur [195]
4. Structure de la rationalité formelle [196]
4.1. Capitalisme et calculabilité [197]
4.2. Droit et formalisme [198]
4.2.1. La rationalisation du droit [198]
4.2.2. Relativisme éthique et positivisme juridique [200]
4.2.3. Légalité et légitimité [202
4.3. Administration et bureaucratie monocratique [203]
4.4. Science et intellectualisme [205]

5. Conclusion [206]

[295]

Chapitre 4. Le jeune Lukàcs. Réification et rédemption (première synthèse) []

1. Introduction : du néo-idéalisme académique à l’hégélo-marxisme


révolutionnaire [211]
1.1. Un stalinien romantique [211]
1.2. Rationalisation ou rédemption ? [212]
1.3. Le problème de la scission [214]
2. L’âme et les formes : la métaphysique de l’absence de la forme [215]
3. Sociologie du drame moderne : la réification de la vie et la crise de
l’individualisme [218]
3.1. Le drame moderne [218]
3.2. Le drame bourgeois [220]
4. La théorie du roman : la perte de la patrie transcendantale, la seconde nature et
l’individu problématique [221]
4.1. Perte de l’unité [221]
4.2. Le monde de la prose [222]
4.3. Ex oriente lux [224]
5. Histoire et conscience de classe : de la réification à la rédemption [226]
5.1. Une œuvre paradigmatique [226]
5.2. Dérive hegelianiste [228]
5.3. La question méthodologique : la dialectique marxiste [228]
5.3.1. La médiation [229]
5.3.2. La totalité [230]
5.3.3. Le Prolétariat [231]
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 450

5.3.4. Le triple voile [233]


5.4. La question sociologique : la réification et l’aliénation capitalistes [234]
5.4.I. Généralisation de la théorie du fétichisme [234]
a) La forme de la réification [235]
b) Le travail de l’aliénation [236]
c) La réification capitaliste [237]
d) Les limites de la pensée bourgeoise [238]
5.4.2. Les limites du rationalisme [239]
a) Les limites de l’entendement bourgeois [239]
b) Les antinomies de la pensée bourgeoise [240]
5.5. La question politique : la rédemption du prolétariat [242]
5.5.1. Dialectique de la conscience [243]
5.5.2. Totalité et totalitarisme [244]
a) Complexité et modernité [244]
b) Théorie et pratique [245]
5.6. Conclusion [247]

[296]

Conclusion.
Vers une métacritique des théories de la réification [249]

1. Le Nouvel Historicisme [250]


2. Théorie sociale, métathéorie et métacritique [251]
3. L'espace des possibles de la sociologie [253]
3.1. L'unité de la discipline [253]
3.2. Deux questions incontournables [255]
3.3. Une combinatoire pour la sociologie [256]
4. La cristallisation métathéorique [258]
4.1. Fondements analytiques de la théorie sociale [259]
4.2. Critique de l'agir stratégique [260]
4.3. Le problème de l'ordre social [262]
4.4. Cinq solutions [264]

Bibliographie [267
Table des matières [291

Jeffrey C. Alexander, “Postface à Une histoire critique de la sociologie


allemande.”
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 451

Une histoire critique de la sociologie allemande.


Aliénation et réification.
Tome I : Marx, Simmel, Weber, Lukács.

‘POSTFACE’
à Une histoire critique de la sociologie allemande
Jeffrey C. Alexander

Retour à la table des matières

Grâce à sa sensibilité philosophique et son intention franche de


d’apporter les écrits sociologiques des Allemands à l’attention des
Français, Une histoire critique de la sociologie allemande nous rappelle
un effort similaire à celui que Raymond Aron a entrepris il y a soixante
ans. La sociologie allemande de Raymond Aron avait également
l’intention de réveiller le monde francophone [was also meant to be a
wake up call], en attirant simultanément l’attention sur la grande
importance intellectuelle d’une tradition relativement négligée et sur
ses dangers distinctifs. [Aujourd’hui encore], la tradition allemande est
[toujours] relativement négligée en France; alors qu’elle demeure une
source vive pour l’élargissement d’une pensée sociale critique.
Vandenberghe nous rappelle cependant avec perspicacité [vivement]
que la pensée allemande critique est un couteau à double tranchant, car
sa critique célèbre et célébrée [vaunted and celebrated] du monde
contemporain a souvent caché des impulsions et des penchants
moralement ambigus.
Les possibilités positives et les implications ambiguës de la pensée
sociale allemande sont liées chez Vandenberghe à sa préoccupation
avec le concept de réification. La réification a trait à l’expérience
personnelle de devenir une chose, de se perdre soi-même, sa
subjectivité et sa capacité d’action. Au lieu de faire l’expérience de soi-
même et de ses prochains comme des créateurs d’événements, de
processus sociaux et d’institutions, l’on se sent dominée et opprimé par
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 452

eux. Au lieu de comprendre les forces externes, elles nous déconcertent.


Plutôt que de devenir transparente, la société devient opaque.
La réification, et le sentiment d’aliénation qui l’accompagne, fait
fondamentalement partie du langage ordinaire et de l’expérience de la
vie sociale moderne [de la modernité]. Vandenberghe démontre que la
tradition allemande s’est dévouée à clarifier cette pathologie en
explorant ses causes sociales et culturelles. Il démontre également que
si certains des théoriciens classiques ont suggéré que ses causes peuvent
être éliminées, d’autres l’ont nié.
Ce long siècle d’efforts de la part des théoriciens allemands [this
centuries long German theoretical effort] mérite certainement le travail
massif d’érudition et d’analyse que Vandenberghe lui consacre. Mais
Vandenberghe avance également une thèse plus forte. Il suggère que
cette préoccupation avec la réification n’est pas seulement au coeur de
la pensée sociale allemande, mais en signalant l’intérêt métathéorique
qui a trait à la distinction de l’ordre collectif par rapport à l’action
individuelle, il montre de façon plus générale qu’elle est également au
centre de la tradition sociologique. Que cette mise au point
métathéorique implique effectivement l’intérêt pour la réification et
que, pour cette raison même, la tradition allemande est isomorphe avec
d’autres traditions nationales, voilà des questions qui méritent plus
d’attention.
Une histoire critique de la sociologie allemande déploie une
érudition presque stupéfiante et déborde [bursts with] de lectures
originales et de reconstructions interprétatives audacieuses. Et pourtant,
cet effort gigantesque n’est pas simplement herméneutique, mais il est
lié à des ambitions systématiques d’ordre théorique et avance des fortes
prétentions morales et empiriques. Vandenberghe veut moderniser,
démocratiser et humaniser le concept de réification sans pour autant
abandonner le concept lui-même. Afin de mener cette opération
reconstructrice à bout, il puise dans [brings to bear] la métathéorie
américaine et britannique, et s’appuie sur l’importance, parfois
submergée, que les Français ont accordé à la subjectivité et l’autonomie
et qu’il voit illustrée de façon exemplaire [that he sees as exemplified]
dans la théorie d’Alain Touraine. Alors que Vandenberghe est
convaincu que la “réification” est absolument au centre d’une théorie
sociale critique, il offre une critique dévastatrice de chaque système
théorique qui a employé le terme. On pourrait dire qu’en fait c’est ce
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 453

paradoxe qui crée la narration subtile et séduisante [tantalizing] qui


donne son dynamisme à l’étude de Vandenberghe. Ce n’est pas une XX
IdeengeschichteXX aride et poussiéreuse, mais bien plutôt une histoire
dramatique d’efforts théoriques héroïques et courageux qui se sont
terminés la plupart du temps, mais pas toujours sur une auto-défaite
tragique.
Sans nier le rôle des forces historiques ou biographiques,
Vandenberghe souhaite avant tout insister sur les origines théoriques de
cette tragédie. Aux origines de cette échec théorique, il voit l’incapacité
de comprendre le statut métaphorique de la réification - elle n’est
qu’une métonymie, pas un fait empirique brut: ‘La métaphore, écrit-il
(tome 1, p. 28), implique le transfert d’un mot ou de plusieurs à un objet
ou un concept qu’ils ne dénotent pas littéralement afin de suggérer une
comparaison avec d’autres phénomènes. La métaphore connote plus
qu’elle ne dénote. Elle opère par analogie, et, comme le rappelle
Perelman, l’analogie relève de la théorie de l’argumentation et non de
l’ontologie”. En proposant un commentaire métaphorique sur les
conditions contemporaines, la réification évoque un jugement moral. Il
s’agit bien d’un argument normatif, pas simplement d’un argument
empirique. Puisant à la fois dans les sources du romantisme et des
Lumières, la réification tire sa force de l’évocation d’une condition
utopique imaginée de complétude et d’intégration d’une part et
d’autonomie et d’individuation de l’autre. En présentant une
comparaison avec ces conditions positives d’un accomplissement
humain, la “réification” constitue un symbole négatif, dénotant une
condition nuisible de souillure.
L’erreur de la théorie sociale allemande a consisté, selon la vision
de Vandenberghe, à prendre la réification comme s’il s’agissait d’une
description de la condition humaine alors qu’il s’agit en fait d’un
jugement métaphorique et normatif sur certaines de ses dimensions
nuisibles. Si la condition humaine en tant que telle est considérée
comme réifiée, alors les capacités humaines d’autonomie et de
jugement réfléchi sont perdus; Kant et les Lumières sont oubliés, et seul
et Hegel et le Romantisme demeurent. Cette approche ‘essentialiste’ de
la réification a donné lieu à une compréhension exclusive (‘oubien/ou
bien’) qui a pu se draper aussi bien dans des formes historicistes que
ontologiques. Condamnant l’ère entière du capitalisme pour cause de
réification, Marx et Lukács ont cru qu’il suffisait de bouleverser la
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 454

structure sociale de façon dramatique pour qu’une condition humaine


non réifiée en résulte. Le problème, cependant, consiste à savoir
comment on passe de l’un à l’autre. Si la réification régnait
véritablement sur le capitalisme, il serait théoriquement impossible de
décrire l’action critique et réfléchie nécessaire pour le renverser. Weber
et Simmel ont cherché à dépasser cette contradiction en décrivant la
réification comme un état qui est endémique non seulement à la
condition humaine sous le capitalisme, mais à la condition moderne,
post-traditionnelle en tant que telle. Au lieu de limiter l’étendue
démoralisante de la réification, ils ont en fait étendu sa portée. Dans
leur oeuvre, la passivité [le passéisme] et la domination apparaissent
presque comme des caractéristiques ontologiques de l’action et de
l’ordre humains. En conséquence, ils ont abouti à la résignation, qui
constitue simplement l’envers du révolutionnarisme. Et puisque l’Ecole
de Francfort de la théorie critique a combiné Lukács et Weber, leur
approche apparemment marxiste a débouché sur une ontologisation de
la réification et une recommandation non pas de l’engagement politique
et de la lutte démocratique, mais d’une résignation stoïque ou d’un
utopisme esthétisée.
La notion de démocratie est en fait bien au coeur de l’argument de
Vandenberghe. Une approche exclusive (‘ou bien/ou bien’) de la
réification suggère une politique de la révolution avec ses possibilités
nihilistes, ses méthodes violentes et ses résultats typiquement
autoritaires. Si la réification n’est ni ontologisée ni radicalement
historicisée, l’action et les remèdes suggérés sont démocratiques et
réformistes. L’action démocratique présuppose que la capacité de
réflexivité n’a pas été éliminée, que tout ce qui est humain de la
condition humaine n’a pas été perdu. Selon l’opinion de Vandenberghe,
cela est manifestement la cas. “Après tout, écrit-il, la société n’est pas
une machine et l’homme n’est pas une chose” (ibid.). Dire autrement,
et raisonner que la société est une chose et que les humains sont devenus
des machines signifie qu’on s’embarque soit dans une erreur positiviste
déplacée soit dans une métonymie. Dans ce dernier cas, une
‘chosification’ est possible, car celle-ci juxtapose avec succès les deux
concepts contrastés de la chose et de l’humain. D’un point de vue
empirique, cependant, la chosification est impossible, et suggérer
qu’elle soit possible équivaut à croire que les concepts théoriques
reflètent la nature d’une façon simplement [bêtement] réflective.
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 455

Vandenberghe accuse la tradition critique pré-habermassienne


d’une sorte d’empirisme non réfléchi qu’on retrouve dans leur approche
des sciences sociales. Il déclare qu’ils ont pris la réification comme un
concept théorique, c’est-à-dire comme une généralisation sur la réalité
sociale, sans comprendre qu’il repose sur des présupposés
métathéoriques d’un a priori philosophiquement orienté. Je suis content
de voir qu’en avançant cette critique Vandenberghe s’appuie d’une
façon originale sur mon livre, Theoretical Logic in Sociology (1982-
1983) qui présentait lui-même une reconstruction iconoclaste mais
déterminée de ce que je considère être les contributions les plus
importantes du livre classique de Talcott Parsons, The Structure of
Social Action, publié il y a maintenant plus de soixante ans. Ma thèse
était que, sans aucune justification convaincante, les penseurs modernes
du social ont souvent supposé que l’action sociale soit seulement
instrumentalement rationnelle et que l’ordre social soit un ordre externe
et coercitif. En effet, je suggérais que si l’action sociale est conçue de
façon instrumentale, alors l’ordre collectif ne peut pas être
conceptualisé autrement que comme un ordre externe et coercitif. En
démontrant que le volontarisme est éliminé, j’ai appelé cela une
compréhension unidimensionnelle et réductionniste de l’action et
suggéré que, si on voulait comprendre la panoplie entière des
possibilités empiriques d’une façon théorique satisfaisante, elle devait
être supplantée par une métathéorie multidimensionnelle.
Vandenberghe redéploie cette logique théorique afin de présenter
une critique métathéorique de la théorie critique pré-habermassienne de
la réification: “[A cette fin, écrit-il], j’introduirai d’abord et expliciterai
les notions de métathéorie et de métacritique; puis, partant d’une
analyse des présupposés ontologiques et épistémologiques de la
sociologie ... je reprendrai la question de l’ordre social pour montrer
que la réification, comprise comme la conjonction d’un concept
stratégique de l’action et d’un concept matérialiste de la structure
sociale, résulte d’une cristallisation réductrice de l’espace des
possibles. J’en conclurai qu’une théorie critique ne peut pas totaliser la
réification et doit être multidimensionnelle (T.1, p. 249).
La notion de réduction de l’espace des possibles démontre comment,
à la suite de Habermas, Vandenberghe normativise et politise la logique
théorique. Il argumente que si l’action est instrumentalisée et l’ordre
matérialisé, les distorsions qui s’ensuivent ne sont pas seulement
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 456

empiriques, mais également normatives. Et puisque cela élimine


l’autonomie individuelle et le volontarisme en tant que possibilités
normatives, Vandenberghe parle à ce propos de ‘réification de la
réification’. Contre cette manoeuvre, il en appelle, à la suite de
Castoriadis et Hannah Arendt, à la restauration du politique et à une
contestation radicalement démocratique à l’intérieur de et concernant
l’espace des possibles.
En poursuivant cette ambition politique, Vandenberghe exige des
révisions fondamentales de la compréhension métathéorique de l’action
et de l’ordre dans la tradition critique. Est-il surprenant que le héros de
la section plus optimiste qui clôt sa narration soit Jürgen Habermas, le
grand reconstructeur de la tradition [de la théorie critique de l’Ecole de]
Francfort ?Alors même que Habermas lui-même prétend être ‘le dernier
marxiste vivant’, il est également le représentant vivant le plus créateur,
et certainement le plus sociologiquement orienté, de la tradition
kantienne. Habermas a insisté de bonne heure qu’on pouvait attribuer
un statut égal à l’agir communicationnel et au travail instrumental; et
plus tard, il a raisonné que l’évolution et la rationalisation de l’ordre
moral (le Lebenswelt) étaient historiquement tout aussi significatifs et
sociologiquement tout aussi puissants que le développement du mode
de production. Son but est l’accroissement de l’autonomie, pas
seulement l’égalité et la solidarité élargie, et alors même qu’il préfère
l’espace communicationnel, intuitif et interactionnel des mondes vécus
communautaires, il accepte la nécessité de la rationalité systémique des
systèmes réifiés.
À la fin du second tome, Vandenberghe complète cette
reconstruction de la métathéorie habermassienne avec une discussion
sur la nécessité de créer un lien micro-macro qui soit viable. Il sous-
entend que cette discussion qui continue de nos jours dans la théorie
sociologique contemporaine puisse être considérée comme la
contrepartie de l’intervention de Habermas dans la pensée marxiste. En
insistant de façon exclusive sur l’environnement externe de l’action, la
macrothéorie exagère le déterminisme anti-volontariste, réifiant donc
la réification. Inversement, une théorie sociologique complètement
micro, qui conçoit l’ordre social comme un ‘accomplissement’
volontariste de part et d’autre, ne peut d’aucune façon jauger la mesure
dans laquelle les structures collectives échappent au contrôle
individuel. Si la théorie macro développe une théorie critique trop
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 457

déterministe, la théorie micro est tout à fait incapable de développer une


théorie critique, car ses limitations métathéoriques occultent [occluent]
la dimension réifiante de la réalité sociale.
Je voudrais conclure cette reconstruction élogieuse de Une histoire
critique de la sociologie allemande sur une question quant à ses
implications. Même si Vandenberghe a démontré l’importance vitale
de la ‘réification’ dans la théorie sociale allemande, il a posé des
questions sur la possibilité d’en faire la théorie d’une façon qui soit
multidimensionnelle, démocratique et empiriquement adéquate. Que
serait la ‘réification’ si l’action était conçue de façon symbolique et pas
seulement de façon instrumentale, et s’il était entendu que les
institutions combinent les contraintes matérielles, les cadrages cognitifs
et autres sortes de codes culturels ? Est-ce qu’un concept qui renvoie à
l’inhibition de l’autonomie et la séparation du sujet et l’objet serait
encore adéquat pour cette nouvelle tâche nornativo-critique ? Moi-
même je ne suis pas si certain que le concept de ‘réification’ pourrait
encore faire l’affaire. Vandenberghe l’est. C’est parce que nous
voudrions comprendre les raisons de cette assurance que nous
attendons avec impatience (with eager anticipation) les résultats de ses
recherches en cours sur la théorie sociale phénoménologique.

Fin du texte
F. Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Tome I... (1997) 458

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Composé et mis en page par


Dominique Dudouble
76000 Rouen

Achevé d'imprimer en septembre 1997


sur rotative Variquik
par l'imprimerie Sagim à Courtry (77)
Dépôt légal : septembre 1997
Numéro d'imprimeur : 2448
Premier tirage
ISBN : 2-7071-2764-7

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