Sciences Soc en Allemagne
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Sciences Soc en Allemagne
(1902)
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à partir de :
Célestin BOUGLÉ
Célestin BOUGLÉ
sociologue français, [1870-1940]
professeur de philosophie sociale à la Faculté de lettres de l'Université de Toulouse
À LA LIBRAIRIE DELAGRAVE
À LA LIBRAIRIE CORNÉLY
Conclusion [142]
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 7
À
M. HENRY MICHEL
[i]
Avant-propos
de la deuxième édition
C.B.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 10
[1]
INTRODUCTION
1
Cette histoire peut être divisée, si l'on prend les idées en gros, pour
ainsi dire, en quatre phases.
La première correspond à l'âge héroïque de la philosophie alle-
mande : elle est spéculative. Si différentes que soient leurs théories
politiques, Kant et Fichte, Schelling et Hegel ont au moins un trait
commun : le mépris des « faits ». Ils construisent la Société, le Droit,
l'État, sans se soucier d'observer les sociétés, les droits, les états. Le
XVIIIe siècle, confondant théorie et pratique sociales, leur laissait
l'exemple et comme l'habitude de l’à-priori. En Angleterre comme en
France, pour protester contre les lois du temps qui consacraient, ici,
les privilèges d'une classe, ou, là, entravaient la liberté du commerce,
il en appelait aux lois éternelles de l'économie politique ou du droit.
Pour retrouver plus sûrement les titres des individus contre les gouver-
nements, [3] il figurait la société comme l'œuvre des libertés indivi-
duelles. Cet individualisme pénètre l'Allemagne : chanté par Schiller
et par Gœthe, le Naturrecht est démontré par Kant et par Fichte. Kant
dédaignera la science empirique des droits, « belle tête sans cervelle »,
et, partant du concept de l'individu, il en déduira les lois de la société,
universelles et nécessaires, indépendantes de toute condition géogra-
phique ou historique, de l'espace et du temps. — À vrai dire Hegel
ébranle et cet individualisme par sa notion de l'État et cet universa-
lisme par sa notion de l'Histoire. Il prouve d'une part que l'État est
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 12
II
C'est d'abord le mouvement des sciences sociales à l'étranger.
Au XVIIIe siècle, la France, par les idées de Rousseau, [9] l'Angle-
terre, par celles d'Adam Smith, avaient profondément agi sur l'Alle-
magne. Elles agiront encore sur elle au XIX e par le positivisme et
l'évolutionnisme. C'est dans les œuvres d'Auguste Comte ou de Dar-
win, de Buckle, de Spencer, de Stuart Mill qu'on trouvera le point
d'origine de plus d'un changement de direction de la sociologie alle-
mande.
Pour Darwin il n'est pas nécessaire d'attester sa large influence,
sous laquelle toutes les branches de la science, dans tous les pays, se
sont infléchies. L'histoire de la civilisation anglaise de Buckle a été un
des livres anglais les plus lus en Allemagne. Et si les autres ouvrages
de Spencer n'ont pas paru obtenir grand succès, son Ethique du moins
et ses Principes de sociologie ont retenu l'attention. La Logique de
Stuart-Mill, enfin, est partout citée. Pour Comte il est difficile de
suivre son action à la trace. Elle a laissé peu de vestiges précis. Et
nous avons cru nous apercevoir nous-même que, jusqu'à ces derniers
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 17
III
Plus profondes encore et plus visibles que ces influences exté-
rieures seront les influences intérieures, dues à l'histoire même de l'Al-
lemagne contemporaine. Sans nous prononcer sur les rapports derniers
de la théorie avec la pratique, et sans prétendre mesurer au juste ce
que la science doit à l'action, ou l'action à la science, nous pourrons du
moins noter, entre les idées de ceux qui collaborent à la construction
des sciences sociales — philosophes, historiens, juristes, économistes,
sont, en grande partie, ces idées qui l'ont réveillé de son sommeil his-
torique, et l'ont forcé à réviser les principes de l'économie politique.
D'une façon générale, le socialisme aide les esprits à sortir des li-
mites un peu trop étroites que le nationalisme leur imposait. Sans
doute il ne s'opposera pas en face à celui-ci, trop puissant en Alle-
magne. Mais il forcera du moins la pensée à se préoccuper des pro-
blèmes internationaux, à retrouver, sous la diversité des nations, la
ressemblance des classes, sous la diversité des croyances, la ressem-
blance des besoins. Son action viendra enfin se joindre à celle des né-
cessités pratiques de toute sorte qui réclament la constitution d'une
science de la morale, d'une économie politique, d'un droit universel.
Le nationalisme, en retenant l'esprit sur les différences, semblait par-
fois lui ôter l'espoir de trouver des lois universelles, le décourager de
construire des sciences sociales ; le socialisme, en rappelant son atten-
tion aux ressemblances, lui permet de reprendre cet espoir, de rendre
une valeur à certaines théories que l'historisme avait détruites.
-------------------------------
[18]
I
LAZARUS
La psychologie des peuples
29 Das Leben der Seele, Bd. I, 3e éd. Berlin, 1883. — Bd. II, 3e éd., 1885.
Bd. III. — 2e éd., 1882.
Zeitschrift für Völkerpsychologie und Sprachwissenschaft 1860-1870.
Cette revue est remplacée et continuée par la Zeitschrift des Vereins für
Volkskunde.
Les articles les plus importants qu'ait publiés Lazarus sur le sujet qui
nous occupe sont : 1° Einige synthetische Gedanken zur Völkerpsychologie ;
2°Ueber die Ideen in Geschichte, dans le tome III de la première Revue ; 3°
Dans le tome I de la même, les Einleitende Gedanken, écrites par Lazarus en
collaboration avec Steinthal.
On consultera avec profit, pour éclairer cette idée de la Völkerpsycholo-
gie, outre certaines œuvres de Steinthal (Philologie, Geschichle und Psycho-
logie. Allgemeine Ethik. Einleitung in die Psychologie und Sprachwissen-
schaft), celles de Paul (Paulischen Werke, Halle, 1886) et un article de
Wundt (Philosophische Studien IV, 1888).
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 25
I
La Zeitschrift für Völkerpsychologie, fondée en 1860 par Lazarus
et par Steinthal, se proposait de faire coopérer littérateurs, historiens,
philologues, juristes, anthropologues, [19] à la construction d'une
science qui leur serait utile à tous, la psychologie des peuples. Sitôt
que le spécialiste essaie de poursuivre les causes des phénomènes qu'il
a observés, il se heurte aux problèmes de lu psychologie sociale et
trop souvent s'arrête devant eux. L'histoire surtout, la psychologie in-
dividuelle, l'anthropologie enfin les voient à chaque instant surgir.
Quand l'histoire aura découvert les faits passés, critiqué les faits
découverts, et même classé les faits critiqués, elle aura fait œuvre de
savoir : aura-t-elle fait œuvre de science ? Il faut qu'elle explique les
événements, c'est-à-dire découvre leurs causes, et nous montre suivant
quelles lois ces causes devaient les produire. L'esprit ne sera satisfait
que si on lui fait voir une conséquence dans ce qui n'était pour lui
qu'une succession. Il ne lui suffit pas de savoir que telle invention ou
telle conquête a eu tel succès : il veut qu'on lui prouve que, en vertu
de lois générales, cette invention ou cette conquête devaient avoir ce
succès. Or, guerres ou institutions, ce sont toujours des sentiments et
des idées qui les font naître et vivre, qui en sont l'âme, qui en cachent
les causes ; et les seules lois qui pourront nous apparaître sous l'infini
ondoyant des événements historiques seront les lois des sentiments et
des idées. On distingue, dans les sciences de la nature, les sciences
descriptives et les sciences rationnelles ou explicatives. Les premières
nous font connaître les formes des êtres tels qu'ils nous sont donnés ;
ce seront, par exemple, l'histoire naturelle, la cosmographie ; les se-
condes nous découvrent les lois des fonctions, des propriétés, des élé-
ments qui, sous la diversité des êtres concrets, se retrouvent les
mêmes : ce seront la physiologie, la physique, la chimie. La vie so-
ciale sera de même décrite par l'histoire et expliquée par la psycholo-
gie. La psychologie sera aux sciences de la société ce que la physiolo-
gie et la physique sont aux sciences de la nature 30.
[20]
37 Leben, I, 372.
38 Leben, I, 375.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 30
rie. Mais, si différents que soient les ensembles, les mêmes éléments
peuvent s'y retrouver, soumis aux mêmes lois. On pourra soumettre à
une étude abstraite les rapports qui unissent entre eux les différents
éléments dont se composent les esprits publics, religion, art, science,
droit, économie. On pourra même classer les différentes façons dont
ces éléments se distribuent entre les classes et les individus. Enfin,
sous la diversité [25] des êtres sociaux concrets, on pourra reconnaître
des lois abstraites qui serviront à expliquer le concret même. Malgré
les différences qui séparent les peuples, la psychologie sociale aura un
objet propre, l'esprit public 39.
On remarquera que cet objet manque d'unité. Vous abusez des
mots si vous appelez psychologie la science des phénomènes mul-
tiples que vous rassemblez dans le concept métaphorique d'esprit pu-
blic. Il n'y a de psychologie que des âmes, et il n'y a d'âme que partout
où il y a, sinon substance, du moins unité. Le moi social n'est qu'une
unité verbale sous laquelle sont rassemblés les moi individuels, seules
unités réelles.
On répondra en distinguant les différentes espèces de l'unité 40. La
psychologie moderne s'occupe moins de l'unité de substance que de
l'unité d'activité. Or il arrive souvent qu'une multiplicité d'êtres dis-
tincts se fasse une par l'action. En ce sens, le règne inorganique, le
règne organique, le règne psychologique enfin nous offrent différents
types d'unité qui peuvent se réaliser dans l'âme des peuples. Déjà,
dans le règne inorganique, une somme d'éléments distincts, d'atomes,
peut produire une action unique, résultant de la similitude de leurs
propriétés, de l'égalité de leurs actions individuelles. De même, dans
les peuples, l'identité de certaines qualités et de certaines habitudes in-
dividuelles pourra produire une unité d'action. Dans le règne orga-
nique, nous voyons les unités reposer, souvent, moins sur l'identité,
que sur la diversité des propriétés et des fonctions des éléments. Ainsi,
dans la vie politique, des activités diverses des individus s'unissent
dans une action d'ensemble. L'unité de l'armée naît de la diversité
même des fonctions militaires. Mais il faut s'élever encore, et, pour
comprendre ce que peut être l'unité de l'esprit public, demander des
analogies à l'esprit individuel même. L'esprit ne peut être mesuré que
par [26] l'esprit 41. On se défie de ces assimilations parce qu'on est ha-
bitué à considérer l'unité de l'individu comme une unité de simplicité,
non comme une unité de composition. Mais il faut se souvenir que, à
côté, ou plutôt à l'intérieur de l'unité purement formelle du moi, se
constitue au jour le jour, faite pour ainsi dire de pièces et de mor-
ceaux, l'unité réelle de l'individu empirique, reposant sur la similitude
ou sur la diversité des représentations. L'individu, en ce sens, est un
peuple ; aussi bien que le peuple, il est un composé. Une idée est à
l'âme individuelle ce que l'âme individuelle est à l'âme sociale 42. Si
bien que, en passant rapidement en revue les principales formes de la
vie sociale, nous nous apercevrons qu'elles ont leurs analogues dans
les formes de la vie psychologique.
On peut distinguer quatre formes principales de l'action com-
mune 43.
Le plus souvent l'activité des individus qui composent les groupes
est, eu égard à sa fin, purement individuelle. Leur conscience ne les
met pas en rapport avec le tout ; ils n'agissent que pour eux. Cepen-
dant toutes ces actions individuelles constituent une unité qui, sans
qu'elle ait été voulue par les consciences, réagit cependant sur elles.
La vie économique, vie « spirituelle » par tant de côtés, enrôle pour
ainsi dire les individus, alors même qu'ils ne cherchent que leur propre
bien, dans une sorte d'organisme qui, s'il n'est révélé qu'assez tard à la
conscience par la science, agit sans discontinuer tant sur les volontés
que sur les sentiments des individus. La vie intellectuelle, morale, reli-
gieuse, nous offre mille exemples de ces communions qui, pour n'être
pas voulues, n'en sont pas moins efficaces. — Ces communions sont
d'ailleurs qualitativement inférieures à celles qui se produisent quand
les individus mettent leur activité au service de la vie publique et la
dirigent vers des fins sociales. La prospérité de [27] l'esprit public dé-
pend de la force avec laquelle les individus savent se représenter et ai-
mer ces fins communes. Mieux les individus prennent conscience de
leur fonction sociale et plus l'esprit public est puissant. — Mais, pour
en bien comprendre la vie, il ne suffit pas de montrer comment les in-
dividus agissent sur lui ; il faut indiquer aussi la façon dont il réagit
sur les individus. Organisé, l'esprit public s'appellera l'État. Il n'a
41 Zeitschrift, III, 7.
42 Zeitschrift, III, 9.
43 Zeitschrift, III, 21-39.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 32
d'ailleurs pas besoin pour agir de prendre cette forme. Que l'instruc-
tion soit publique ou privée, que le jugement soit légal ou mondain, le
tout agit sans relâche, par mille moyens, sur ses parties. — Dans cer-
tains cas, enfin, l'union de l'individu et de sa société est telle qu'il ne
faut plus parler de l'action de l'un sur l'autre, mais d'une action vérita-
blement publique par laquelle la nation agit comme un seul homme.
Tous les individus qui la composent se trouvent réunis pour une ac-
tion, la défense de la patrie par exemple, dont la fin et la forme ne sont
pas données dans l'individu en tant que tel et se trouvent dans l'en-
semble.
À ces quatre formes de l'activité sociale correspondent des ana-
logues dans l'esprit individuel. On y verra des représentations, alors
même que leur contenu est tout individuel, se lier, se grouper, s'orga-
niser, exercer une action d'ensemble. D'autre part, certaines auront
pour mission moins de nous présenter un objet particulier que de ré-
gler et de diriger le cours des autres représentations. Ainsi les formes
logiques, morales, esthétiques, ont comme la charge des services pu-
blics de l'esprit individuel. De plus, l'ensemble des représentations
ainsi ordonnées exerce sur chaque représentation particulière une ac-
tion indéniable analogue à l'action de la société sur l'individu. Enfin
certains cas plus rares nous permettent de saisir dans l'âme une sorte
de mobilisation de toutes les idées qui, malgré leurs différences, colla-
borent toutes à une action commune, analogue à l'action commune des
individus dans certaines crises de la vie sociale.
Mais, dira-t-on, si exactes que soient ces comparaisons, elles ne
doivent pas nous voiler la différence radicale qui [28] sépare le moi
social et le moi individuel. Quelque multiples et divers que soient les
phénomènes particuliers dont celui-ci est constitué, ils se passent dans
une conscience qui elle-même est fait d'expérience ou, mieux, condi-
tion de l'expérience. Mais où est la conscience de l'esprit public ?
Entre les consciences individuelles et les choses l'expérience nous
montre-t-elle un substrat particulier des phénomènes sociaux ?
Non, et c'est dans les consciences individuelles d'une part, dans les
choses d'autre part que vivra l'esprit public 44. Nous pourrons l'appeler
esprit objectif, pour rappeler qu'aucun sujet propre ne lui correspond
et qu'il ne réside que dans les sujets particuliers, et dans les objets.
tés individuelles qui composent l'esprit objectif lui tient lieu de l'unité
du sujet 46.
Mais tous les individus sont-ils également porteurs de l'esprit ob-
jectif ? Non sans doute. La langue d'un peuple n'est pas également
connue de l'ouvrier, du paysan, du [31] noble, du savant. Tous les
Grecs ne portaient pas en eux tous les trésors du génie grec. L'histoire
se trompe souvent en étendant à toute une nation le privilège d'une
élite. Intellectuel ou matériel, le patrimoine national est inégalement
distribué.
D'abord, au sein même de l'esprit public, certaines idées consti-
tuent comme la propriété particulière d'un groupe. Par une sorte de di-
vision du travail, des habitudes d'esprit différentes se localisent dans
des cercles différents. Ainsi se forment les esprits de classes. On pour-
rait dire que le noble, le bourgeois, l'ouvrier ont chacun leur façon
d'être Allemands. Cette diversité même n'est pas sans utilité pour l'es-
prit public. Chaque classe en entretient une part avec un soin jaloux.
Cette différenciation est souvent la condition d'une harmonie supé-
rieure. Mais il ne faut pas qu'elle conduise à une séparation absolue,
ou bien à une opposition systématique. L'opposition mettra la haine au
cours des classes et déchirera l'esprit public, La séparation fera pis en-
core, et, mettant au cœur des classes l'indifférence à l'égard des choses
qui leur sont communes, elle laissera l'esprit public flotter et tomber
lentement. Dans les deux cas, l'âme du peuple est près de sa fin.
D'ailleurs, dans les classes même, des idées communes sont inéga-
lement partagées aux individus. Les uns restent toujours au-dessous de
ce niveau moyen. Ils sont à la norme de l'esprit public ce que sont les
crétins au type de la race. Ainsi, dans un esprit individuel qui a déjà
atteint un certain degré de culture, certains éléments restent inférieurs
à ce degré même. D'autre part, il arrive que certains individus dé-
passent le niveau commun et s'élèvent au-dessus de l'esprit public. Ils
ne sont plus seulement passifs, mais actifs et créateurs.
Les hommes de génie sont ces créateurs. Il semble que nous
n'ayons plus à parler, ici, de l'influence de l'esprit public. Cependant,
même sur les génies, on reconnaît sa marque. Ils créent pour lui, et par
lui. Une haute individualité est une synthèse d'idées universelles. Et si
elle s'impose et fournit comme un modèle idéal à la conscience [32]
46 Zeitschrift, III, 68.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 36
II
Il serait aisé, de montrer ce que la sociologie contemporaine
presque tout entière doit à cette psychologie ; montrons d'abord ce
qu'elle a pris elle-même et ce qu'elle a ajouté aux théories des écoles
qui prétendaient, de leur côté, à formuler les lois de l'histoire, — école
dialectique, historique, naturaliste.
D'une façon générale, on peut dire d'abord que tous ceux qui signa-
laient les lacunes de la philosophie individualiste traçaient la route de
la psychologie des peuples. Qu'il s'agit des lois du monde économique
ou de l'origine des religions, de la formation des poèmes homériques
ou de la genèse du droit, le dix-neuvième siècle était porté à rectifier,
dans le sens de la psychologie sociale, les théories du dix-huitième.
Force des choses, logique des faits, puissance des idées, instinct des
races, autant de concepts familiers aux écrivains du dix-neuvième
siècle, à l'aide [33] desquels ils essaient de combler la distance qui sé-
pare l'histoire de la psychologie individuelle. Ces concepts sont, à vrai
dire, ambigus et vagues. Ils font sentir la nécessité d'une psychologie
sociale plutôt qu'ils n'en indiquent les principes. Par force des choses,
on entend souvent des forces qui se cachent justement toutes dans les
47 Leben, I, 385-391.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 37
âmes ; par logique des faits, des processus tout étrangers à la logique.
On invoque l'instinct des races pour cacher son ignorance des causes,
et on en appelle à la puissance des idées quand on ne sait pas com-
ment elles se répandent et se réalisent 48. Il importait donc de ne pas se
contenter d'allusions vagues aux forces qui dépassent l'individu ; il
fallait en entreprendre une étude systématique.
Le système de Hegel ne satisfait pas encore à ces exigences. Sans
doute Hegel distingue et nomme le Volksgeist ; en faisant évoluer
l'humanité, il caractérise les peuples et indique leurs rapports. En re-
présentant l'histoire comme l'œuvre de l'Idée, il nous prépare à com-
prendre que des forces spirituelles vivent dans la société même. Mais
d'abord son système fait violence à la réalité qu'il s'agit d'expliquer.
L'école historique nous a montré les faits tronqués pour le besoin de
l'Idée, l'histoire dénaturée par la philosophie de l'histoire. De plus, le
système nous donne moins une explication qu'une description abs-
traite de la réalité historique 49. Il ne fait que reproduire et exprimer en
termes métaphysiques l'évolution des phénomènes. Les Idées repré-
sentent la succession des événements plutôt qu'elles n'en indiquent les
causes réelles. L'Idée hégélienne eût-elle une réalité métaphysique, il
nous faudrait encore savoir comment elle se réalise dans l'histoire, et
étudier par conséquent les processus psychologiques. Ainsi, après que
le théologien aurait démontré l'existence d'un Dieu, le naturaliste au-
rait encore à étudier les lois de la nature. À vrai dire, la connaissance
de cette Idée serait indifférente à la connaissance des lois des idées : la
connaissance des [34] substances est, ainsi, indifférente à la connais-
sance des lois des phénomènes. Si l'on savait pour quelles raisons mé-
téorologiques après la pluie vient le beau temps 50, on n'aurait pas be-
soin d'invoquer, pour expliquer cette succession, quelque nécessité
dialectique de la nature.
Aussi nous redescendrons du ciel sur la terre et substituerons, à la
méthode de construction dialectique, une méthode d'observation psy-
chologique. Nous étudierons la marche des idées réelles qui agissent,
non pas hors de nous et sans nous, mais dans nos âmes, et principale-
ment dans leur partie commune, qui est l'âme sociale.
un effet qu'il faut rapporter à ses causes ? Un composé qu'il faut ré-
soudre en ses éléments ? Nous avons vu que la psychologie sociale re-
proche aux théories des écoles dialectique, historique et naturaliste, de
ne pas être assez explicatives ; ne pourrait-on lui reprocher de s'arrêter
à son tour dans l'explication, si elle ne remontait pas aux individus,
éléments et causes des phénomènes sociaux ? La conscience sociale
résulte de la ressemblance naturelle on acquise des consciences indivi-
duelles. Demandez-vous quelles influences naturelles ont imposé aux
individus des sentiments différents ou analogues, quels moyens leur
ont permis de les échanger, de les confirmer ou de les modifier les uns
par les autres ; posez-vous le problème de la communication des
consciences individuelles, et vous aurez une connaissance analytique
de la conscience sociale. Dès lors, ce que la psychologie sociale veut
être à l'histoire, la psychologie individuelle l'est à la psychologie so-
ciale elle-même. Celle-ci ne se détacherait donc de la métaphysique
que pour perdre aussitôt son indépendance.
Quoiqu'il en soit, et qu'on doive regarder la psychologie [42] so-
ciale comme une partie de la psychologie proprement dite ou comme
une science à part, l'effort qu'on a fait pour la constituer a eu le mérite
d'amener à la lumière un grand nombre de phénomènes inaperçus.
Nous allons voir, en examinant l'état de la science de la morale, du
droit, de l'économie politique, combien leur est nécessaire une
connaissance des lois générales de ces mêmes phénomènes. Les
sciences sociales particulières nous apparaîtront toutes comme des ap-
plications de la psychologie sociale.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 45
[43]
I
G. SIMMEL
La science de la morale
I
Pour donner à l'éthique le caractère d'une science, il faut substituer,
aux impératifs et aux abstractions en usage, [44] l'analyse historique.
Il appartient à la psychologie, à la sociologie, à l'histoire, qui nous
font distinguer dans les formes sociales tantôt la cause, tantôt l'effet
des forces morales, d'édifier peu à peu, à force d'observations, la
science de l'éthique. Que cette science soit à jamais refusée à la spécu-
lation abstraite, Simmel se propose de le démontrer, précisément en
spéculant sur les notions morales. Leur simplicité apparaîtra illusoire,
et leur sens indéfinissable. Notions indéterminées, prêtant à des inter-
prétations diverses et même contraires, elles sont l'œuvre de ce que
Simmel appelle, en prenant le mot dans son acception vulgaire, le pla-
tonisme de l'esprit, le péché qui consiste à transformer les réalités en
abstractions, puis ces abstractions en réalités. Il faut donc, en appli-
quant à la morale la critique de la connaissance, pousser la pensée
abstraite jusqu'au point où elle doit renoncer à elle-même, et céder la
place à l'observation. Simmel espère ainsi, sans prendre parti pour au-
cun impératif, et sans formuler à son tour aucune morale positive, pré-
parer l'esprit à la naissance d'une science positive de la morale.
Le but entraîne la méthode. Elle consistera, une notion morale
étant posée, à la traiter, pour ainsi dire, dialectiquement tout d'abord, à
essayer de lui appliquer des définitions pour démontrer qu'elle est in-
définissable, à prouver, comme par jeu, qu'on peut tirer les concep-
tions les plus différentes d'un même principe, ou une même concep-
tion des principes les plus différents. Elle devra en même temps indi-
quer les idées psychologiques, sociales, historiques, qui se cachent
dans ces abstractions mêmes, et montrer comment l'esprit, en construi-
sant celles-ci, obéit encore à celles-là. Ce sera en un mot un mélange
de dialectique et d'histoire, destiné à découvrir, en même temps que
les illusions de la pensée, les réalités qui les expliquent.
Ce but et cette méthode laissent comprendre pourquoi [45] l'Intro-
duction de Simmel n'a pas, ainsi qu'il le reconnaît lui-même 68, d'unité
69 Einleitung, I, p. 1-84.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 49
tait donc à son tour l'erreur qu'il reprochait à ceux qui spéculaient sur
l'Être. Le Devoir, comme l'Être, n'est qu'un nom pour certains carac-
tères psychologiques de nos représentations ; c'est dire que l'Être et le
Devoir ne seront pas prouvés, mais seulement vécus et sentis. Prouver
qu'un objet est réel, ou qu'une action est due, ce n'est pas autre chose
que ramener à la conscience les conditions qui permettent la renais-
sance de cet état psychologique que nous appelons réalité ou devoir.
La logique ne crée pas ces états, elle les suppose. Il faut donc, pour
qu'elle nous démontre un devoir, qu'un devoir nous soit déjà donné ;
elle ne peut que nous en faire éprouver, en quelque sorte, le sentiment.
En un mot, on nous fait reconnaître le Devoir comme l'Être : on ne dé-
duit ni l'un ni l'autre de purs concepts. C'est pourquoi ni le premier
Être ni le premier Devoir ne seront jamais susceptibles de preuve. Un
moraliste déduit les devoirs particuliers d'un devoir une fois posé, re-
cherche du bonheur universel, obéissance à la volonté divine, culture
de la personnalité ; mais d'où ce premier devoir se déduit-il à son tour,
on ne peut le dire. Dans la série des devoirs, chaque terme emprunte
sa valeur au terme suivant, mais le terme dernier sur qui retombe, pour
ainsi dire, la responsabilité de toute la série, se dérobe à toute déduc-
tion. Il en est de lui comme de ces axiomes qui servent à tout prouver
sans être prouvés eux-mêmes. Le Devoir est un absolu, c'est-à-dire
qu'il reste sans fondement logique.
[47]
Ce caractère logique du concept abstrait du devoir est le symbole
du caractère psychologique de ses contenus. Leur propre est de ne pas
s'expliquer à la conscience. Elle ne remonte pas loin dans la série des
causes qui permettent d'expliquer pourquoi tel acte est un devoir.
Celles-ci sont comme perdues dans la multiplicité des relations so-
ciales, passées et présentes. La foule des intérêts et des sentiments
dont la lutte ou l'association produit les formes de notre activité mo-
rale est trop grande pour permettre à l'esprit de se fixer sur une repré-
sentation déterminée ; elle reste sous le seuil de la conscience, don-
nant ainsi aux devoirs, qu'elle fonde, l'apparence de faits sans fonde-
ment, premiers, causes d'eux-mêmes. Ils obtiennent de la sorte une au-
torité sacrée ; car nous idéalisons l'obscur et l'inconnu. Ce n'est pas
notre science, mais bien plutôt notre ignorance de tout ce qui est com-
pris et caché dans nos devoirs qui fait leur force morale. La
conscience résume ainsi et condense en autant d'absolus les nécessités
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 50
relatives qui sont nées au cours de l'histoire. Une chose ne nous paraît
purement morale que si elle conserve ce caractère mystique ; nous l'at-
tribuons alors non à des causes phénoménales mais à des causes trans-
cendantes et inconditionnelles. Les deux termes, entre lesquels est en-
fermée toute l'activité morale, le point de départ et le but dernier, la li-
berté et le devoir, expriment, tous deux à leur manière, ce môme senti-
ment. Les causes psychologiques qui font la nécessité de nos devoirs
disparaissent dans l'inconscient ; la nécessité seule reste, comme un
héritage qui nous paraît, si l'on peut dire, tomber du ciel. C'est pour-
quoi les principes de la morale nous apparaissent comme incondition-
nels. Ainsi l'histoire de nos états d'esprit reflète ou plutôt éclaire nos
efforts et notre impuissance logiques. Livrée à elle-même, la logique
ne nous indique en effet aucun devoir. Les principes des divers sys-
tèmes de morale supposent l'idéal qu'ils prétendent fonder. Le principe
du juste milieu, par exemple, suppose que ce qui est moral est déjà dé-
terminé en fait. Car, théoriquement, la distance qui doit nous séparer
de l'un des [48] extrêmes n'est déterminée que par celle qui doit nous
séparer de l'autre ; mais celle-ci à son tour est fonction de celle-là.
Vouloir tirer une règle du principe du juste milieu, ce serait donc vou-
loir fixer un point à l'aide de deux grandeurs variables et fonctions
l'une de l'autre 70. Le point fixe est toujours un idéal moral antérieure-
ment constaté. Les principes moraux ne sont que les formules analy-
tiques de cette réalité donnée. C'est l'histoire qui se charge de remplir
les formules vides de la logique.
L'histoire s'y prend de cent façons différentes. Tantôt c'est une
contrainte qui engendre un devoir. Tel acte, accompli d'abord par
force, s'accomplit bientôt par conscience. Tantôt, c'est une fin qui im-
pose telle forme à notre activité ; la fin disparaît, la forme reste. Sou-
vent enfin, le devoir naît du fait seul, sans plus. Il suffit, parfois,
qu'une chose ait longtemps existé pour qu'elle nous semble avoir droit
à l'existence, pour qu'elle s'impose. Il y a là une sorte d'habitude de la
conscience analogue à l'induction : parce qu'un fait se répète souvent,
on croit qu'il doit se répéter encore. Un acte nous paraît souvent expli-
qué et justifié si nous constatons seulement qu'il est habituel, que « ce-
la se fait ». Nous disons que l'acte est « normal », mot qui exprime à
la fois qu'il est fait et devoir, fait pour l'ensemble des individus, la so-
ciété, la race, devoir pour l'individu. L'idée de la race, dont on dit sou-
70 Einleitung, I, 48.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 51
vent qu'elle est l'idéal de l'individu, n'est rien que le résumé des quali-
tés réelles de cette race, découvertes par l'histoire. C'est la réalité qui
détermine l'idéal. Ce qui est doit être : sorte de pléonasme de la mora-
lité dont les métaphysiques nous offrent comme une illustration, en
définissant le mal parle non-être, et en nous commandant de nier ce
qui n'existe pas. Entre le Devoir et l'Être, l'histoire établit souvent le
même rapport, d'identité. Mais elle peut établir aussi le rapport
contraire. Et cela même prouve bien le caractère purement formel du
Devoir, qui se laisse remplir par les contenus les plus différents. Le
manque de réalité crée aussi souvent des [49] devoirs que la réalité.
Ce qui n'est pas est l'idéal. Ainsi nous estimons et idéalisons tantôt ce
que nous avons, tantôt ce que nous n'avons pas, tantôt le présent, tan-
tôt le passé, tantôt l'avenir. Le devoir combat le fait. Un penchant mo-
ral porte les hommes à protester contre la réalité, à prendre, contre la
majorité, le parti de la minorité, à dresser, contre l'idée de leur race,
leur idéal personnel. Les plus beaux efforts moraux sont nés de l'op-
position à la morale courante, de la négation du fait. Ainsi l'esprit
d'opposition, aussi bien que l'esprit de conservation, fait la morale. De
même que notre connaissance comprend à la fois le principe de la per-
manence et celui du changement, est à la fois éléate et héraclitéenne,
de même que notre organisme contient la puissance de conservation et
celle d'adaptation, de même notre morale prend sa matière d'une main
dans ce qui est, parce que cela est, de l'autre dans ce qui n'est pas,
parce que cela n'est pas. Comme l'amour naît de πό et de πԑvi, le
Devoir naît de l'Être et du non-Être.
Mais cet Être et ce non-Être qui constituent le devoir, sont, pour
M. Simmel, des faits psychologiques, et non des idées métaphysiques.
Les idées métaphysiques, images et symboles, empruntent toute leur
vie aux réalités historiques. On ne peut mieux éclairer un concept
qu'en découvrant les relations sociales et psychologiques dont il est
l'expression. Ainsi pour comprendre l'idée de liberté, il faudra
connaître les libertés réelles, dans leur rapport avec les droits et les
pouvoirs 71. Ainsi l'analyse psychologique des devoirs trahit les causes
de l'indétermination du devoir. L'ontologie ne peut expliquer les pro-
cessus historiques : l'histoire au contraire peut expliquer les processus
ontologiques. C'est pourquoi la science de la morale doit substituer à
la spéculation logique l'observation réelle.
71 Einleitung, II, 131-205.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 52
72 Einleitung, I, 85-212.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 53
eux ; et ce mélange ne laisse pas discerner lequel des deux est le plus
naturel.
L'égoïsme serait-il donc chronologiquement antérieur à l'al-
truisme ? Qui dit « antérieur », d'abord, ne dit pas forcément « plus
naturel ». A ce compte ne faudrait-il pas dire que la faim est plus natu-
relle que l'amour ? Et puis, s'il fallait absolument choisir, peut-être de-
vrions-nous reconnaître que l'altruisme est plus primitif que l'égoïsme.
Par hommes primitifs, en effet, nous ne pouvons entendre que des
hommes réunis en société. (Un homme qui ne serait pas un animal so-
cial serait tellement différent de nous par toutes ses facultés qu'il serait
difficile de lui conserver le nom d'homme.) Or, plus les sociétés sont
primitives, inorganisées, menacées, plus elles exigent, de la part de
l'individu, le dévouement au but commun, l'abnégation, l'altruisme.
Dira-t-on que l'égoïsme est le principe le plus simple, le plus natu-
rel, que par suite il contient l'explication de l'autre, qu'il faut le poser
comme étant le principe destiné à éclairer la science de la morale ?
Mais d'abord simplicité n'est pas toujours preuve de réalité. C'est une
illusion de croire que la nature agit toujours par les voies les plus
simples. Et puis on ne demeure satisfait des explications de faits so-
ciaux ou moraux par l'égoïsme que si l'on s'en tient à une conception
atomistique de la société. Elles paraîtront trop « simplistes » à qui se
rappelle le nombre incalculable d'actions sociales qui président à la
naissance de toute action individuelle. En fait, l'altruisme a été l'hypo-
thèse directrice à laquelle les sciences sociales ont dû leurs derniers
progrès. Il ne nous reste donc aucune raison de croire qu'il est moins
naturel que l'égoïsme.
À vrai dire, une épithète comme celle de naturel ne détermine au-
cun caractère. Ou bien, elle est pure forme, et alors, s'appliquant à
tout, elle ne peut servir à rien distinguer. [52] Ou bien elle s'applique à
certains phénomènes seulement, elle a une matière, mais cette matière
lui vient du dehors, apportée par l'histoire, non construite par la lo-
gique. Il en est ainsi delà raison, qu'on veut quelquefois opposer à la
nature, comme la moralité à l'égoïsme. Ou bien on prend la raison
dans son sens défini, la capacité de déduire et de raisonner, et alors,
dit Simmel 73, je demande, malgré Kant, ce qu'il peut y avoir de com-
mun entre ma volonté de préférer l'avantage des autres au mien
73 Einleitung, 1, 99.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 54
II
Pour mesurer les ambitions et les pouvoirs de cette science, com-
parons ses principes aux principes généraux des sciences sociales en
Allemagne.
Nous remarquerons d'abord qu'elle refuse nettement d'entrer dans
les cadres des sciences naturelles. Pour Simmel, l'idée de science et
celle de science naturelle sont liées d'une liaison historique, non d'une
liaison logique nécessaire. Plus pénétré que tout autre de l'esprit cri-
tique, il prémunit la science de la morale contre les invasions du natu-
ralisme. Il prouve que la nature même ne confirme pas toujours les
hypothèses évolutionnistes, que le principe suivant lequel elle agirait
toujours par les voies les plus simples n'est qu'un postulat métaphy-
sique, que l'égoïsme n'est pas une loi universelle, que la lutte pour
[59] la vie n'est pas la seule solution, la conséquence logique de la
concurrence : il n'a pas de peine à montrer dès lors, a fortiori, que ces
lois soi-disant naturelles sont le plus souvent et comme systématique-
ment démenties par l'histoire des faits moraux.
D'ailleurs, d'une façon plus générale, toute histoire doit demander
ses lois, non à la biologie, mais à la psychologie. Les phénomènes ex-
térieurs n'ont de valeur aux yeux de l'historien que parce qu'ils sont
des traits d'union entre les âmes. Les philosophies de l'histoire dites
matérialistes essaient en vain de faire abstraction des phénomènes
psychologiques. La faim ne mettrait pas le monde économique en
branle si elle n'était pas sentie. D'un autre côté, le sol et le climat de la
terre seraient aussi indifférents à l'histoire que le sol et le climat de Si-
rius, s'ils n'agissaient, directement ou indirectement, sur la constitution
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 60
psychologique des peuples 76. Force nous est donc, pour comprendre
l'histoire, de connaître les sentiments, c'est-à-dire de, les faire revivre
en nous. L'âme est à fois le sujet et l'objet de l'histoire 77. Et, de même
que le réalisme esthétique cache toujours, forcément, un certain idéa-
lisme, de même l'historisme le plus objectif, le plus empiriste, le plus
respectueux des « faits » ne peut se passer des hypothèses psycholo-
giques par lesquelles nous ressuscitons les idées. Ranke formait le
vœu de faire disparaître son moi pour connaître les choses, telles
qu'elles se sont passées en réalité. Mais, si son vœu avait pu être réali-
sé, ses connaissances eussent été sans prix. Notre moi, avec ses senti-
ments et ses idées, est l'intermédiaire nécessaire à l'aide duquel nous
nous représentons les idées et les sentiments des autres moi, causes de
l'histoire. Cette circonstance rend sans doute extrêmement difficile et
rare l'acquisition de vérités historiques objectives ; et, plus que per-
sonne, Simmel en a le sentiment. Il n'est pas moins vrai que, sans psy-
chologie, toute histoire serait inintéressante et inintelligible.
[60]
A fortiori, toute science de la morale. La science de la morale ré-
clame, à côté de l'observation précise des événements, la supposition
méthodique des sentiments qui sont leurs causes. Seule une psycholo-
gie trop étroite on trop abstraite peut retarder les progrès de la
connaissance. Sur ce point la conception de Simmel n'est pas sans
analogie avec celle que les économistes allemands se font aujourd'hui
de leur science 78. L'économie politique prétend, elle aussi, être une
« psychologie appliquée. 79 » Cette tendance explique presque tous ses
caractères. C'est une erreur de psychologie que la nouvelle école a re-
prochée aux Anglais. Cédant au monisme signalé par Simmel, l'école
anglaise essayait de déduire tous les faits économiques d'un seul prin-
cipe, l'égoïsme. L'école allemande élargit cette psychologie trop
étroite 80, et constate que beaucoup d'autres principes agissent sur les
saisir que par une espèce d'intuition, ses voies sont inconnues ; mais la
science de la morale aura justement pour effet de les éclairer et de dis-
siper par suite toute métaphysique. Plus encore que Lazarus, Simmel
prétend se garder de la métaphysique, soit idéaliste, soit naturaliste. Il
ne s'inspire plus de Herbart, mais directement de Kant. Ses habitudes
d'esprit nous offrent un remarquable témoignage de l'influence [62]
que Kant exerce sur la plupart des philosophes allemands contempo-
rains. Kant est plus vivant actuellement, en Allemagne, que ses suc-
cesseurs. Il est en quelque sorte ressuscité après le déclin de l'école
dialectique, moins pour arrêter l'impulsion qu'elle avait donnée que
pour la diriger, la ramener sur la terre et distinguer, par la délimitation
des objets et la définition des méthodes, ce qui appartient à la méta-
physique, à la physique, à la psychologie. C'est à lui qu'on revient
pour échapper aux erreurs de l'hégélianisme. Mais en même temps, on
ne s'attache pas servilement à sa doctrine, on la transforme sous la
pression de différentes influences, parmi lesquelles on pourrait retrou-
ver celle de l'école dialectique, de l'école historique, de l'école natura-
liste. Simmel nous offre un exemple de ces transformations ; il élabore
à sa façon les distinctions kantiennes.
Il paraît surtout préoccupé de rendre la critique plus psychologique
d'une part, plus historique de l'autre. C'est ainsi que la distinction kan-
tienne entre l'a priori et l'a posteriori lui paraît trop absolue. Il dé-
couvre entre ces deux termes, principalement dans la connaissance
historique, une série d'a priori relatifs, résultats de la puissance plas-
tique de l'esprit, habitudes psychologiques qui deviennent anticipa-
tions, formes et principes 82. Il ne séparera donc plus radicalement la
forme et la matière, montrant que ce qui était matière hier est forme
aujourd'hui, que ce qui est matière à un point de vue est forme à un
autre 83. De même entre l'objectif et le subjectif il découvre toute une
suite de degrés : Kant s'arrêtait à ces catégories tranchées parce qu'il
n'avait pas ce sentiment du devenir et du développement qui nous ap-
prend que tout se relie et se mêle. Entre la science certaine, la science
probable, la conjecture et la croyance, il y a des transitions insen-
sibles. Les connaissances ne sont pas absolument ou subjectives ou
objectives : nous en découvrons [63] de plus ou moins objectives,
c'est-à-dire valables pour un plus ou moins grand nombre de sujets.
82 Die Probleme des Geschichtsphilosophie, premier chapitre.
83 Sociale Differenzierung, p. 18.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 63
Que cet état soit difficile à atteindre, c'est ce que nous pouvons
pressentir. Après avoir défini l'idéal scientifique de Simmel, signalons
les difficultés qui pourraient s'opposer à sa réalisation.
On comprendra peut-être difficilement que la science de la morale
prétende s'achever dans l'impartialité et l'indifférence, connaître nos
sentiments moraux sans les transformer, les traiter, suivant la compa-
raison de Simmel, non à la manière du médecin, mais à la manière de
l'anatomiste. Peut-être cette comparaison entre la future science et les
sciences biologiques ne revient-elle ici que pour faire oublier, une fois
de plus, les conditions et le caractère propres des sciences de l'esprit.
On pourra dire d'abord qu'en un sens toute connaissance est action et
change le rapport du sujet à l'objet. Quand cet objet est physique, il
n'est pas transformé lui-même par l'acte de la connaissance ; l'anato-
miste, après qu'il les a connus et expliqués, peut retrouver les tissus
invariables sous les regards de ses sens. La conscience, au contraire,
est toujours à la fois réflexion et action ; si le sujet même est l'objet de
la connaissance, elle agit sur lui rien qu'en l'observant. [66] Elle ne
peut plus être pure observatrice des mouvements psychologiques,
comme les sens le sont des mouvements physiques, puisqu'elle est
elle-même une des composantes de ces mouvements. Qu'on réduise sa
force autant que l'on voudra ; qu'on déclare que sa part, dans l'histoire
de la morale, est infiniment petite auprès de celle des forces incons-
cientes, il n'en est pas moins vrai que certains faits moraux naissent de
sa seule présence, qu'il lui est par conséquent difficile et qu'il serait
plus difficile encore à une science de la morale, qui serait comme une
conscience générale de tous les sentiments moraux, de rester indiffé-
rente aux problèmes qu'elle fait naître.
Sans doute on a abusé de ces sortes d'arguments. On a exploité
l’« influence dissolvante de l'analyse » ; delà s'est élevée, contre l'in-
tellectualisme d'une part, contre l'observation scientifique de l'autre,
une réaction dont nous ne voudrions pas nous faire les complices.
Simmel dénonce avec raison l'erreur qui consiste à penser que toute
valeur morale scientifiquement connue est une valeur perdue. Trop
souvent on a laissé croire que l'histoire, en nous découvrant les ori-
gines de nos sentiments moraux, nous invite à retourner aux origines,
nous dévoile, dans les obligations morales, des sortes de ruses, des
conspirations de la société, nous apprend à ne plus en être dupes et à
revenir à la nature. À ces sentiments soi-disant naturels, l'histoire n'at-
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 66
tribue aucune valeur absolue ; qu'ils aient précédé les autres, cela ne
prouve pas du tout qu'ils soient meilleurs. Toutes les valeurs morales,
actuelles ou passées, sont, aux yeux de l'histoire, également relatives,
c'est-à-dire que chacune d'elles est, en un sens, un absolu. Son prix ne
se déduit pas ; c'est un fait. La subjectivité même des sentiments mo-
raux est telle que leur autorité ne dépend pas de leurs origines histo-
riques, et qu'on peut les dévoiler sans l'ébranler 90.
Il n'en reste pas moins que nos sentiments, en prenant conscience
de ces relations historiques ou logiques, s'éclairent, [67] s'examinent,
se comparent et se jugent. Simmel nous a démontré à plaisir que les
idées morales sont obscures, et même, en un sens, qu'elles sont sou-
vent morales parce qu'elles sont obscures. C'est la disparition de la
conscience de la fin d'un acte qui transforme un impératif hypothé-
tique en impératif catégorique, qui, d'une contrainte ou d'une habileté,
fait un devoir. Si la science dissipe ce mystère et fait reparaître la
conscience de cette fin, l'acte est-il un devoir encore ? En fait, Simmel
constate lui-même plus d'une fois cette influence de la science de la
morale sur la morale. De l'idée que les valeurs sont toutes subjectives,
il attend des transformations pratiques ; il ne doute pas que l'idéa-
lisme, en se répandant, en apprenant aux hommes que non seulement
la connaissance, mais aussi la possession des choses est une pure re-
présentation 91, que la propriété, par exemple, n'est qu'une façon de
penser, ne rende plus facile la solution des questions sociales. Il re-
connaît ainsi que la science agit sur les sentiments, qu'elle élimine les
uns, qu'elle confirme les autres, qu'elle fait un choix.
C'est le principe de ce choix qu'on aurait peut-être voulu voir déter-
miner. Jusqu'ici la critique des faits moraux s'était rarement exercée
sans tirer des faits même le principe moral : on constatait par exemple
que tous les devoirs tendent à être logiques, que par conséquent la lo-
gique est le devoir suprême qui sert à juger tous les autres 92, Ou bien
on démontrait que nos devoirs sont l'œuvre de l'histoire, et on deman-
dait alors à l'histoire, consultée scientifiquement, de nous enseigner le
devoir présent. La logique et l'histoire, chacune de leur côté, préten-
daient ainsi fonder la morale au lieu de la détruire. Mais nous avons
vu que Simmel refuse à l'une comme à l'autre le pouvoir de détermi-
90 Einleitung, II, p. 6-8.
91 Einleitung, I, p. 251.
92 Cf. Staudinger, Das Sittengeselz
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 67
ner une valeur morale. La logique est indifférente à la qualité des sen-
timents et des actes qu'elle enchaîne. L'histoire essaie en vain de me-
surer [68] les qualités et les intensités morales. — Si ni l'observation
ni la logique ne peuvent résoudre les problèmes qu'elles posent, que
nous reste-t-il donc ? Le sentiment ? Lui seul, peut-être, est capable de
fixer les valeurs éthiques. Il est à la fin comme il est au commence-
ment de l'évolution morale ; il en est l'introduction et le résumé ; et
peut-être l'humanité doit-elle se fier à lui, sûre qu'il représente et
contient en lui tout le travail moral de l'histoire 93. La réflexion et l'ob-
servation peuvent élargir le champ de notre conscience, découvrir
mille relations nouvelles, et en mettant en présence les éléments diffé-
rents, poser des problèmes nouveaux ; mais, peut-être la solution n'ap-
partient-elle qu'au sentiment qui sait, par une sorte de chimie inté-
rieure, de ces relations innombrables tirer un absolu, une valeur mo-
rale. On aboutirait ainsi, non à une morale de la vérité, puisque la véri-
té morale ne saurait être ni logiquement démontrée, ni scientifique-
ment constatée, mais à une morale de la sincérité : le devoir serait
d'être consciencieux. Il faudrait s'en remettre, à la fin de la science de
la morale, à l'antique conscience morale.
Si telle paraît être, à de certains moments, la conclusion pratique
des analyses de Simmel, il y aurait sans doute avantage à ce qu'elle fût
éclaircie et discutée, et non seulement sous-entendue. Au lieu de nous
laisser croire, en comparant la science de la morale aux sciences phy-
siques que les sentiments moraux restent, comme les objets extérieurs,
invariables sous les yeux du savant, l'auteur aurait peut-être été ainsi
conduit à reconnaître que sa science, en vertu même de son caractère
psychologique, se passera difficilement de tout caractère moral.
Il ne paraîtra pas moins difficile, sans doute, d'imaginer une
science de la morale sans abstractions que de l'imaginer sans impéra-
tifs.
[69]
Sans doute Simmel a raison de dénoncer les équivoques qui se
cachent sous les abstractions morales et de rappeler l'éthique au senti-
ment de la réalité historique. Mais cela suffit-il ? N'est-il pas vrai de
dire que, la réalité lui étant donnée comme matière, toute science se
constitue par une abstraction systématique ? Connaître n'est pas repro-
93 Einleitung, I, 230.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 68
nous faire connaître les faits moraux qu'en éveillant en nous des senti-
ments, qu'il ne peut les analyser que dans sa propre conscience, et qu'à
un même événement il peut presque toujours adapter plusieurs expli-
cations. L'expérimentation, les méthodes exactes des sciences phy-
siques, ne s'appliquant pas aux choses psychologiques, on ne peut
choisir à coup sûr entre les hypothèses suggérées par l'observation.
Par cela même qu'elle demande sa matière à l'histoire et sa forme à la
psychologie, la science de la morale est sans doute condamnée à ne
trouver que des probabilités.
Cette conclusion ne serait peut-être pas pour déplaire à Simmel.
Son ingéniosité critique l'a depuis longtemps convaincu du caractère
hypothétique des concepts qui appartiennent au domaine de la psycho-
logie. S'il désire sortir de l'empirisme historique, il craint surtout de
retomber dans le dogmatisme métaphysique, que celui-ci soit
d'ailleurs idéaliste ou naturaliste. Psychologique, historique et cri-
tique, son Introduction à la science de la morale nous présente peu de
solutions et beaucoup de problèmes.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 70
[71]
III
A. Wagner
L’ÉCONOMIE POLITIQUE
[72]
I
Les Fondements de l'économie politique 95 de Wagner sont faits,
plus que tout autre ouvrage, pour nous révéler les symptômes de l'état
des sciences sociales. Car d'une part ils servent d'introduction à un
système de la science économique contemporaine, dont les parties se-
ront traitées par des auteurs différents 96, usant à peu près des mêmes
méthodes et obéissant aux mêmes conceptions ; nous aurons donc le
droit d'y chercher les tendances, non pas seulement d'une personne,
mais d'une école. Ils ont été, d'autre part, dans leur troisième édition,
entièrement transformés, ainsi que l'auteur le déclare lui-même, sous
la pression des faits et des idées qui, depuis 1879, date de la seconde
édition, ont modifié l'histoire, soit politique, soit scientifique. Les
luttes de plus en plus vives du socialisme contre l'individualisme, par
lesquelles leur antithèse s'exagère en quelque sorte tous les jours ; les
discussions, d'un autre côté, de la jeune école historique avec la nou-
velle école abstraite, par lesquelles l'induction et la déduction
semblent séparées plus profondément que jamais, ont réclamé, dit
Wagner, un nouvel examen des principes. Pour répondre à ces pro-
blèmes contemporains, théoriques et pratiques, il a remanié tout, le
plan de son livre, et ajouté, à l'étude des concepts et à la définition des
problèmes fondamentaux de l'économie politique, une longue intro-
duction philosophique, où s'établissent la logique et la psychologie né-
cessaires à la construction du système.
ture extérieure 105. Entre ces deux opinions extrêmes il nous faut donc
trouver un milieu à la fois abstrait et réel ; la psychologie devra le
fixer en déterminant les rapports réciproques des causes qui déter-
minent la nature économique : puisque celle-ci agit, non par une im-
pulsion mécanique, mais par des motifs, le premier objet des Fonde-
ments sera la classification de ces motifs.
Wagner en distingue cinq groupes, cinq Leit motive, dont quatre
égoïstes 106. Ce sont : la recherche de l'avantage économique personnel
et la crainte de la « gène » ; la recherche des récompenses et la crainte
des punitions ; la recherche de l'honneur et la crainte du déshonneur ;
la recherche de l'activité et la crainte de la passivité. Le cinquième
motif enfin est la recherche de la satisfaction de conscience et la
crainte du blâme intérieur.
Ces motifs se mêlent perpétuellement dans l'histoire : les propor-
tions de ce mélange varient entre certaines limites qu'il importe de
fixer, si l'on veut, en se fondant sur ces motifs, expliquer le passé, ou
préparer l'avenir. D'une façon générale, le premier motif reste toujours
dominant. Mais il est certain que, partout où l'individu ne [77] fait
qu'un, pour ainsi dire, avec son groupe, l'individu ne cherche son
avantage qu'en cherchant celui des autres, de sa famille, ou de sa tribu,
ou de sa confrérie. L'égoïsme se fond ici dans l'altruisme : on a
d'ailleurs tort, dit Wagner, de vouloir les opposer radicalement ; entre
les deux souvent se trahit bien plutôt une sorte de continuité. À
d'autres moments au contraire, à mesure que les liens des groupes se
relâchent, que leurs barrières s'abaissent devant le commerce, qui crée
un monde de transactions cosmopolites, alors, avec ce qu'on appelle
quelquefois 1'« américanisme » ou le « judaïsme », l'égoïsme n'appa-
raît que trop clairement comme le motif dirigeant de l'activité écono-
mique ; le développement de la liberté, d'une façon générale, le place
en évidence. — C'est le régime de l'autorité, au contraire, qui met sur-
tout en valeur le second motif. Que cette autorité soit un Dieu, un État,
une ville ou un patron de fabrique, elle gouverne la nature écono-
mique par l'espoir des récompenses ou la crainte des punitions maté-
rielles qu'elle peut distribuer. Présent dans l'organisation économique
de la plupart des groupes étroits et fermés, ce motif est encore celui
sur lequel repose presque tout le système de nos impôts : et, peut-être,
105 Grundlegung, I, 82.
106 Grundlegung, I, p. 83-137.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 76
[80]
II est vrai que le socialisme, dès qu'il se tourne non plus vers le
passé, mais vers l'avenir, aperçoit une humanité toute différente. Les
conditions économiques, dont tout le reste découle, étant changées, les
hommes ne sont plus égoïstes. La constitution de la société actuelle
semblait faite pour hypertrophier le premier des motifs de l'activité
économique ; en modifiant cette constitution par une organisation ra-
tionnelle de la production et de la distribution des biens, la société fu-
ture enlève à ce motif, pour ainsi dire, sa raison d'être. Ainsi le socia-
lisme passe, suivant des expressions que Wagner aime à employer, du
supermatérialisme à l'hyperidéologie. Il transformait, tout à l'heure, les
hommes en bêtes, il les transforme maintenant en anges. Eritis sicut
Deus !
Il tombe ainsi dans l'erreur contraire à celle de l'individualisme. Il
exagère la variabilité de la nature humaine comme l'individualisme en
exagérait la constance. Il n'est pas vrai que notre nature doive être la
même dans tous les pays et dans tous les temps, dans tout l'avenir
comme dans tout le passé. Mais il n'est pas vrai non plus qu'il suffise
de changer les formes de l'économie publique pour que notre nature se
trouve, du même coup, radicalement transformée. Les motifs de toute
sorte qui ont présidé à la construction des formes économiques de-
meureraient les mêmes sur les ruines de ces formes. C'est donc sur
eux qu'il faudrait agir. Les difficultés que rencontrerait le socialisme
ne seraient pas tant, en ce sens, techniques ou pratiques que psycholo-
giques 108.
D'une façon générale on peut dire que le socialisme, trop pessi-
miste à l'égard de la réalité, est trop optimiste à l'égard de l'avenir. De
même l'individualisme, en déclarant que le système de la libre concur-
rence crée le meilleur des mondes possible, et que, si le jeu des lois
économiques semble choquer les lois morales, on n'y peut rien faire,
est à la fois, en des sens différents, trop optimiste et trop pessimiste.
Les erreurs morales des deux adversaires [81] reposent sur leurs er-
reurs psychologiques. L'un demande trop à l'homme, l'autre, trop peu.
Le socialisme d'État, tel que Wagner l'entend, destiné à prendre
place entre ces deux extrêmes, s'attachera à n'oublier ni les intérêts
communs ni les intérêts individuels. Pour le bien même de la commu-
108 Grundlegung, I, 120-130.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 79
nauté 109, il laissera une place, dans son système socialiste, à l'indivi-
dualisme. Il voudra lier le réalisme à l'idéalisme 110 ; reconnaissant que
l'homme, bien qu'il reste toujours à peu près le même, est susceptible
d'un certain développement, il s'efforcera de faciliter le progrès de
l'humanité, par une combinaison rationnelle de tous les motifs écono-
miques, non par l'exclusion de l'un ou de l'autre.
Comme les questions pratiques, la psychologie dénouera les ques-
tions théoriques. Grâce à elle, l'induction et la déduction, présentées
trop souvent, aujourd'hui, comme exclusives l'une de l'autre, pourront
être réunies.
L'école historique après avoir constaté l'inexactitude des résultats
obtenus par l'école abstraite, a le tort d'en vouloir atout prix écarter la
méthode, comme maîtresse d'erreur et de fausseté. Elle prétend, pour
substituer les réalités aux idéologies, les vérités aux conjectures per-
sonnelles, ne s'appuyer que sur l'histoire et ne s'élever que par l'induc-
tion. À vrai dire, les erreurs de l'ancienne école sortent moins de sa
méthode déductive que du point de départ de ses déductions. Il im-
porte de changer, non pas tant le mode du raisonnement, indispen-
sable, sans doute, à la construction d'un système, que ses prémisses.
L'école anglaise prenait pour point de départ l'hypothèse d'une force
unique, absolue, mécanique 111. La psychologie élargira en quelque
sorte cette hypothèse, la fera plus souple en la pliant au contact des
faits. Mais cette hypothèse servira toujours à une déduction. On com-
pare quelquefois la science économique aux sciences naturelles en di-
sant que, comme celles-ci, [82] elle doit renoncer aux a priori, et se
contenter de l'induction. Mais les sciences naturelles, elles aussi, s'ef-
forcent de « raisonner » les faits ; tout l'effort de leur induction est
d'atteindre à des faits premiers dont elles pourraient déduire tous les
autres. Le privilège de l'économie politique est qu'elle n'est pas as-
treinte à chercher pas à pas, sans en avoir aucune idée, ces faits pre-
miers. L'observation intérieure les lui donne tout d'abord : elle met en
lumière certains motifs, et éclaire ainsi toute l'histoire, où l'observa-
tion extérieure les retrouve et les reconnaît. Cette double observation
établit les faits sur lesquels la déduction économique peut s'élever.
Sans doute ce ne sont pas des faits premiers au sens métaphysique du
109 Grundlegung, I, 59.
110 Grundlegung, I, 25.
111 Grundlegung, I, 809.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 80
mot, des causes ontologiques, mais l'économie politique n'a pas besoin
de remonter si haut, et de découvrir l'être métaphysique de ses motifs.
Elle les prend pour ce qu'ils sont : des faits 112.
Un fait constant, vérifié par l'observation intérieure et extérieure, et
non plus un principe absolu en quelque sorte intemporel, tel sera pour
nous l'égoïsme. Sa qualité de constance suffira à lui faire dans nos dé-
ductions une place spéciale. Nous aurons le droit de supprimer hypo-
thétiquement les variables qui contrarient les mouvements de cette
constante. Ce genre d'abstraction est d'un usage courant dans les
sciences physiques. Et, de même que l'expérimentation des sciences
physiques a été comparée à une abstraction palpable 113, on pourrait
comparer l'abstraction des sciences sociales à une expérimentation
idéale. Il importe seulement de ne pas perdre de vue les hypothèses
sous lesquelles la déduction partant de cette abstraction nous sera per-
mise. Elles concernent, en économie politique, tant le vouloir que le
savoir et le pouvoir de l'homme. Pour que nous puissions attacher lé-
gitimement à l'égoïsme une déduction économique, il nous faut sup-
poser que les hommes veulent uniquement leur bien économique,
qu'ils le connaissent parfaitement, et qu'ils peuvent le chercher [83] li-
brement 114. Les conditions d'une déduction sont parfois, en physique,
un certain état de la température et de la pression atmosphérique. Elles
seront, ici, un certain état de la morale, de la science et du droit. En
restant dans ces conditions idéales, la déduction peut être aussi exacte
que possible, et rien n'empêche, dit Wagner, qui semble ici aller plus
loin que beaucoup des partisans de la déduction économique 115, qu'on
lui donne la forme mathématique. Contre la méthode mathématique de
l'économie politique pure, il n'y a pas d'objections de principe ; mais il
faut dire que le cercle de son application est extrêmement étroit.
Il est certain en effet que, dès qu'il s'agit d'appliquer la déduction à
la réalité, la méthode mathématique manque, en quelque sorte, de
prise. La réalité ne nous présente jamais réunies les conditions idéales
de la déduction. Pour que celle-ci conserve une valeur, il nous faut
112 Grundlegung, I, 15-20, 167-241.
113 Steinthal. Zeitschrift für Völkerpsychologie, 1887, p. 244.
114 Grundlegung, I, 170-180.
115 Cf. Tüb. Zeitschrift für Staatwissenschaften, 1892, Heft 3, p. 463 : Neu-
mann, Loi naturelle et loi économique. Même revue, 1893, Heft 4 : Voigt,
les Mathématiques en économie politique.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 81
tique est moins une science proprement dite qu'une description, ma-
thématique descriptive si l'on [86] veut, histoire plus précise, mais qui,
comme l'histoire proprement dite, a besoin, pour découvrir des lois,
d'être guidée par la déduction, partant des causes.
Le résultat de ces discussions du concept de loi, qui dirigent toute
l'évolution des sciences sociales, apparaît assez clairement dans l'op-
position des deux sens qu'on donne quelquefois, en Allemagne, au
mot « exact » 123. Est exacte la description d'un fait aussi précise que
possible, la notation quantitative de toutes ses circonstances. Mais
d'un autre côté est exacte, seule, l'explication d'un fait qui nous montre
le rapport logique de ce fait à sa cause, qui le déduit de celle-ci. Les
deux exactitudes ne se laissent pas ordinairement atteindre du même
coup, ni par le même procédé : et si l'une appartient à la statistique,
l'autre est réservée à la déduction. La statistique rassemble des régula-
rités et des similitudes : mais tant qu'elles ne sont pas rattachées à leur
cause, ce ne sont que des lois provisoires ou, pour mieux dire, des lois
en expectative : jusqu'à nouvel ordre, elles sont comme du hasard à
nos yeux. En ce sens, on pourrait dire qu'un fait psychologiquement
expliqué est plus exact qu'un fait mathématiquement constaté, qui at-
tend toujours son explication.
Ainsi la psychologie seule peut nous donner les véritables lois éco-
nomiques. Leur donnerons-nous le titre de lois naturelles ? Ce serait
méconnaître le caractère historique et psychologique imposé à l'éco-
nomie politique comme à toutes les sciences sociales. Si exactes que
leurs déductions puissent être en théorie, elles ne s'adaptent jamais ab-
solument à la réalité. N'ayant été déduites que sous certaines hypo-
thèses, les lois économiques ne peuvent correspondre, dans l'histoire,
qu'à des tendances 124. De plus, alors que les forces naturelles, point de
départ des sciences physiques, sont toujours présentes et seulement
plus ou moins évidentes, les forces psychologiques, que la déduction
[87] économique prend pour point de départ, peuvent être dans la réa-
lité absentes. Enfin leur mode d'action même n'est pas, par le seul fait
de leur présence, absolument déterminé d'avance. La complication
même des motifs de notre activité laisse un certain jeu à l'indétermina-
125 Ce sont les six problèmes, trois théoriques, trois pratiques, que Wagner
distingue, I, 142-166.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 85
II
Il n'est pas inutile, pour bien comprendre quelle part le système
fondé sur ces principes prétend faire, de la sorte, à l’idée, au devenir et
au devoir, de rappeler brièvement quelles ont été, en fonction de ces
trois termes, les évolutions récentes de l'économie politique.
[88]
Avec Adam Smith, l'économie politique s'attache à définir les
« idées » économiques, valables pour tous les lieux et tous les temps,
cosmopolites et perpétuelles, suivant les expressions de Knies. A vrai
dire, elle n'oppose pas à ces idées la réalité du devenir, elle absorbe
plutôt toute réalité en elles, les considérant comme des forces natu-
relles qui agissent partout avec une nécessité mécanique. Ou du
moins, si telle période de l'histoire ne semble pas s'expliquer par leurs
seules actions et réactions, c'est que les lois des hommes contrarient
les lois de la nature. L'homme, prenant conscience du caractère naturel
de ces lois, n'a plus, dès maintenant, qu'à s'incliner devant elles et à les
laisser passer ; le devoir commun à tous les États est de s'effacer, pour
ainsi dire, devant leur libre concurrence. C'est ainsi que les abstrac-
tions de l'économie politique se transformaient en impératifs, et, à dé-
faut d'explications, donnaient des règles. Ainsi l'individualisme, lais-
sant de côté l'histoire, unissait immédiatement la théorie et la pra-
tique ; son mépris même du devenir le faisait passer sans transition de
l'idée au devoir.
L'histoire se chargera de détruire ce système qui ne lui faisait au-
cune place. Il se prétendait au-dessus du temps ; mais on découvrira
qu'en l'élevant, les penseurs du XVIIIe siècle cédaient, sans s'en rendre
compte, à la pression de leur temps. Pour Roscher, Hildebrand, Ehe-
berg, le système d'Adam Smith est le reflet de l'organisation écono-
mique qu'il avait sous les yeux, ses catégories apparaissent, suivant le
mot de Lasalle, non plus comme logiques ou naturelles, mais comme
historiques. Elles correspondent aux transformations des forces maté-
rielles, techniques, politiques et morales du XVIIIe siècle.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 86
que par le sentiment personnel. En ce sens il nous semble que les ob-
jections que Simmel dirige contre les sciences dites à tort normatives
peuvent porter sur le système de Wagner. La science peut, des fins
nous étant données, nous indiquer les moyens propres à les atteindre,
mais ces fins, ces normes dernières, l'économie politique, pas plus
qu'une autre science sociale, ne les crée ou même ne les démontre.
Elle les prend toutes faites. Et peut-être, dès lors, est-ce une illusion
que de vouloir faire entrer dans le système de la science, au même
titre, les problèmes pratiques et les problèmes théoriques.
Il faut reconnaître, du moins, que la psychologie de [95] l'Introduc-
tion ne nous prépare guère aux conclusions pratiques de Wagner. Elle
ne nous montre pas les racines de ces concepts proprement sociaux,
dont il doit tant user dans la pratique, en les opposant aux concepts in-
dividuels. Ce sera un de ses procédés habituels que de distinguer entre
un ensemble et un tout ; il établira contre Bastiat que l'économie so-
ciale est autre chose que la juxtaposition des économies privées 132 :
aux intérêts individuels qui voudraient se réaliser par une sorte d'ato-
misme, il oppose les intérêts communs qui se réalisent d'abord natu-
rellement par l'organisme social, puis rationnellement par l'organisa-
tion sociale. Mais cette opposition n'eût-elle pas gagné à être éclairée,
dès le début, par la psychologie ?
Nous pouvons ici en appeler aux théories de Lazarus — comme
tout à l'heure nous en appelions à celles de Simmel — pour regretter
que Wagner n'ait pas fait place, à côté de la psychologie individuelle,
à une psychologie sociale. Elle eût approfondi l'idée de la conscience
commune, dont Roscher faisait déjà si grand usage, et montré com-
ment les sociétés sentent et cherchent leurs intérêts. Il ne se fût pas agi
de ressusciter des entités nouvelles. Les êtres sociaux ne valent plus
comme substances, mais ils ont droit, comme fins, formes et fonc-
tions, à une étude spéciale. Les conditions mêmes de la vie sociale im-
posent aux individus certaines matières comme certaines formes d'ac-
tion ; elles président à la formation d'un esprit public qui peut être
l'objet d'une étude à la fois matérielle et formelle. Puisque Wagner de-
vait faire si souvent appel, dans l'ordre pratique, à l'opposition de ce
qui est purement individuel et de ce qui est proprement social, ne de-
vait-il pas classer les fins sociales comme il a classé les fins indivi-
duelles ? Ne devait-il pas nous montrer comment une nation, une race,
132 Grundlegung, I, 360.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 92
souvent très difficile de constater l'existence des fins, les fins, une fois
constatées, ne déterminent pas les phénomènes avec la même rigueur
que les causes proprement dites. La déduction téléologique est très
loin d'atteindre aux certitudes de la déduction mécanique.
Il semble bien cependant que, malgré tout, les sciences sociales ne
puissent se passer de cette déduction approximative. À vrai dire, théo-
riquement, les deux genres d'explication semblent pouvoir s'appliquer
à tous les objets de science. Un phénomène m'étant donné, aucune rai-
son logique ne m'empêche de chercher ou les mouvements qui le
poussent, en quelque sorte, ou les sentiments qui l'attirent. Mais la na-
ture même des phénomènes limite pratiquement l'application des mé-
thodes. Je choisis l'une ou l'autre suivant qu'elle est, d'une part, plus
ou moins aisément applicable, d'autre part, plus ou moins détermi-
nante, suivant qu'elle est enfin, en prenant le mot vulgaire dans une
acception philosophique, plus ou moins pratique. Par exemple, rien ne
m'empêche d'essayer d'expliquer mécaniquement, par les mouvements
du cerveau, tel désir humain, d'autre part, d'expliquer téléologique-
ment, comme on a quelquefois voulu le faire, par un désir et une sorte
d'amour, les attractions de tels corpuscules dont on ne [99] sait pas
avec certitude s'ils appartiennent déjà au monde des organismes. Mais
d'une part l'application de ces méthodes est difficile. Il faudrait, pour
ainsi dire, pénétrer dans le cerveau pour y constater avec précision les
mouvements qui précèdent le désir, pénétrer aussi dans la prétendue
âme des corpuscules pour y constater les désirs qui précèdent le mou-
vement. D'autre part, fussent-elles applicables, ces explications ne se-
raient pas à proprement parler déterminantes. De tel mouvement que,
dans le premier cas, je constate, de tel désir que, dans le second cas, je
suppose, je ne peux déduire, ici, tel mouvement déterminé, et là tel dé-
sir. Car entre ces désirs et ces mouvements je peux voir une succes-
sion de faits, non une liaison logique. Appliquons au contraire au pre-
mier cas la déduction téléologique, au second la déduction méca-
nique ; nous expliquerons la naissance de tel désir par la conscience
de tel besoin, la direction de telle attraction par la force de tels mouve-
ments antérieurs ; nos explications seront à la fois applicables et déter-
minantes. Or on peut, théoriquement, essayer d'appliquer aux sciences
sociales l'explication mécanique. On mesurera donc tout d'abord, les
mouvements qui correspondent à la vie des sociétés. C'est en ce sens
que Steinthal a pu dire que la statistique était comme la psycho-phy-
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 95
sique des peuples. Elle peut mesurer les phénomènes extérieurs qui
accompagnent les phénomènes sociaux ; mais, dans ces phénomènes
qui se laissent mesurer parce qu'ils sont dans l'espace, il n'y a rien qui
détermine le cours du temps. Rümelin nous a montré que l'essence de
la loi, la cause, leur échappait. Tant que je n'ai pas eu recours à une
explication psychologique, et substitué le procédé téléologique au pro-
cédé mécanique, les phénomènes extérieurs ne sont que des lettres
mortes, dont l'ordre et le groupement peut s'expliquer par toutes les
causes possibles ; c'est dire qu'ils restent, jusqu'à nouvel ordre, indé-
terminés. On est forcé, pour les déterminer, d'en chercher la clef, pour
ainsi dire, dans les désirs des hommes. Et s'il est vrai, comme nous
l'avons indiqué, qu'une telle [100] détermination reste toujours moins
stricte qu'une détermination mécanique, il est juste de reconnaître
qu'ici elle semble seule applicable ; elle seule établit un lien au moins
vraisemblable entre des faits que la succession mécanique laisse en-
core logiquement séparés.
Les sciences sociales augmenteront donc le degré de leur vraisem-
blance non pas tant en cherchant à emprunter les modes d'explications
des sciences physiques qu'en prenant plus claire conscience de ceux
qui leur sont propres, pour les appliquer rationnellement. Il ne s'agit
pas tant de renvoyer la déduction téléologique à la métaphysique, ce
qui abandonnerait le monde à l'empirisme, que de fixer scientifique-
ment, sur la terre même, ses points de départ. Il faut donc que les
sciences sociales au lieu de recevoir, du flux de l'histoire, des concep-
tions toutes faites, à la fois pratiques et théoriques, où les préoccupa-
tions du présent se mêlent aux souvenirs du passé, constituent elles-
mêmes, non plus par des généralisations spontanées, mais par des iso-
lements en quelque sorte prémédités, les abstractions qui leur sont né-
cessaires. Aux concepts bâtards que toutes les forces de l'histoire ont
indistinctement contribué à créer, elles doivent substituer des concepts
purs de tout mélange, tirés autant que possible de la considération
d'une seule de ces forces. Ainsi la masse complexe du devenir pourra
être divisée et résolue en ses éléments. L'esprit humain avait cru, tout
d'abord, embrasser toute l'histoire dans une seule abstraction. La phi-
losophie de l'histoire était moniste, et d'une seule idée, voulait déduire
tout le devenir. Wagner combat, comme Simmel, ce monisme qui nie
la multiplicité des forces élémentaires de l'histoire, mais, plus
convaincu que Simmel de la nécessité des abstractions, il n'abandonne
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 96
[103]
IV
R. von Jhering
La philosophie du droit
136 Geist des römischen Rechts, 5e édit., 1891. Der Zweck im Recht, 1er vol. ;
3 édit., 1893, 2e vol., 2e édit., 1886. Vorgeschichte der Indo-Europäer,
e
I
La plupart des ouvrages, d'ailleurs énormes, de Jhering restent in-
achevés. Cela même est un indice de sa vocation philosophique. Il ne
pouvait entrer dans un sujet sans l'élargir aussitôt. Derrière les pro-
blèmes particuliers, historiques et juridiques, il apercevait vite les pro-
blèmes généraux, philosophiques, et quittait bientôt les premiers pour
les seconds, ne s'arrêtant qu'au dernier pourquoi.
[104]
C'était, dit-il, comme des sphinx qui lui barraient la route 137 ; il ne
pouvait, avant d'avoir résolu leur énigme, reconquérir la paix scienti-
fique, trop facilement achetée par l'érudition.
C'est en écrivant l'Esprit du Droit romain qu'il rencontra cette idée
de la Fin qui fut depuis, comme il le déclare dans son dernier ouvrage,
son étoile directrice 138. Avant d'expliquer, non plus seulement l'his-
toire du Droit romain, mais le système général des phénomènes juri-
diques à la lumière de cette notion, il voulut l'analyser. Les analyses
de ses prédécesseurs ne le satisfaisaient pas. De fait, depuis Kant, les
esprits métaphysiques avaient inconsidérément usé de la finalité, les
esprits scientifiques, par réaction, s'en étaient inconsidérément privés.
Il fallait tracer le cercle au sein duquel elle garde une valeur objective.
Ce cercle est, suivant Jhering, aussi large que celui de l'activité
psychologique. « Pas d'action sans but », tel est le principe de finalité,
aussi universel dans le monde psychologique que l'est dans le monde
physique le principe de causalité : « Pas de fait sans cause. » Le mou-
vement d'une éponge qui s'imbibe d'eau est déterminé par une cause ;
mais le mouvement d'un animal qui boit est suscité et comme appelé
par une fin. Le chien boit pour satisfaire sa soif ; il s'abstient de boire
pour éviter les coups de son maître. Des actions les plus simples aux
plus compliquées, la vie consiste ainsi à adapter, aux besoins inté-
rieurs, le monde extérieur. Agir, et agir en vue d'une fin, c'est tout
un 139.
Mais, dira-t-on, l'expérience ne nous affirme-t-elle pas l'existence
d'un grand nombre d'actions sans but ? Ce n'est qu'une apparence.
Qu'il s'agisse d'actions communes, ou au contraire d'actions extraordi-
naires et déraisonnables, ou d'actions habituelles, ou même d'actions
forcées, tous les quia peuvent être transformés en ut. Si, la plupart du
temps, nous n'exprimons pas le but des actions communes, [105] répé-
tées par la vie de tous les jours, c'est qu'il est trop évident. Si, au
contraire, nous déclarons qu'une action déraisonnable est sans but,
c'est simplement que son but nous déroute et nous paraît incompré-
hensible. Pour l'action habituelle, si sa répétition a comme enfoncé
dans l'inconscient l'idée de la fin, c'est du moins une fin, plus ou
moins clairement conçue, qui l'a fait naître. Enfin, dans l'action forcée,
c'est encore à la finalité que nous obéissons. En effet, à moins que ce-
lui qui nous donne un ordre ne nous contraigne matériellement, et, par
exemple, ne nous arrache notre bourse des mains, auquel cas l'action
est sienne, et non plus nôtre, nous agissons toujours, même dans les
cas dits de force majeure, en vue d'une fin. Coacti tamen volunt, di-
saient avec finesse les juristes romains. On donne la bourse pour sau-
ver la vie.
On comprend dès lors la nature et la mesure de l'influence que les
circonstances extérieures peuvent exercer sur les actions humaines.
Jhering est prêt à accorder au milieu, à la constitution géographique
du sol, par exemple, la plus grande influence sur l'histoire. Mais, ayant
défini la nature de notre activité, il tient que ces causes n'agiront ja-
mais directement, mécaniquement sur elle. Il faut, pour qu'elles pro-
voquent un mouvement de notre part, qu'elles traversent notre âme et
s'y transforment en motifs. La causalité ne peut agir sur notre volonté
qu'en prenant la forme de la finalité 140. Le monde extérieur ne sera ja-
mais que la cause occasionnelle de nos actions. Le vrai moteur du
monde social reste le désir.
Que poursuit-il donc, à travers les différentes formes que les cir-
constances lui imposent, véritable Protée de l'histoire ? Quelles que
soient nos actions, on peut dire que nous désirons toujours, non pas
l'action en elle-même, mais l'effet qu'elle doit produire sur nous : sans
doute, cet effet n'est pas toujours-consécutif à l'action, comme dans, le
cas d'un voyage d'affaires, il en est souvent contemporain, comme
dans le cas d'un voyage d'agrément ; mais, [106] alors même que nous
aimons, comme dit Lessing, l'effort plus que la possession, ou, comme
dit le vulgaire, la chasse plus que le lièvre, notre but n'est pas dans
l'action, il est dans le plaisir qu'elle nous procure. Ainsi il ne faut pas
dire que le but essentiel et primitif des êtres soit, à proprement parler,
de persévérer dans leur être ; de même que, quand il se reproduit,
l'animal ne songe pas à la conservation de son espèce, de même,
quand il se nourrit, il ne songe pas à sa propre conservation, mais
seulement à sa propre satisfaction 141.
Sans doute, en cherchant l'une, il trouve l'autre. La conservation de
l'espèce ou de l'individu est, si l'on veut, le but de la nature, et l'on
peut admirer l'adresse avec laquelle elle distribue aux individus l'appât
du plaisir ou la crainte de la douleur pour en arriver à ses fins, faisant
coïncider, dans un même acte, la satisfaction de leurs désirs particu-
liers avec la réalisation de son but général. Mais ce but, atteint tantôt
avec et tantôt sans la conscience des individus qui le réalisent, ne doit
pas être confondu avec le désir qui les pousse ; on peut appeler le pre-
mier fin objective et le second fin subjective 142, distinction capitale
pour l'intelligence de toute vie sociale. Une même fin objective peut
être réalisée par des individus qui obéissent à des fins subjectives très
différentes. Par exemple, la construction d'un chemin de fer peut être
exécutée par une société d'actionnaires dont les uns poursuivent des
fins financières, les autres des fins politiques, sans qu'aucun d'eux,
peut-être, désire pour elle-même la construction en question. À vrai
dire, si l'on y regarde de près, il semble que Jhering réduise les fins
dites objectives à être ou bien des résultats, atteints sans être poursui-
vis, ou bien des moyens, poursuivis en vue de la fin subjective, qui est
toujours le plaisir. Dans la finalité, dit-il, le mouvement de la volonté
part de l'être pour revenir à l'être 143. [107] Agir en vue d'une fin, c'est
donc, en principe, agir pour soi. Ainsi Jhering déduit l'égoïsme, au
sens large du mot, de l'idée même de finalité.
plus saillants les liens qui réunissent les individus ; comment com-
prendre cette solidarité ?
Quatre forces concourent à la produire. La mécanique sociale a
quatre leviers. Deux reposent sur l'égoïsme, la rétribution et la coerci-
tion ; deux reposent sur la moralité, le devoir et l'amour.
Le phénomène de la rétribution 147 introduit déjà un ordre social
dans le monde des égoïsmes. L'individu ne se suffit pas à lui-même,
ne crée pas de ses propres mains tout ce dont il a besoin : il entrera
donc en relation avec son semblable. Tantôt ils échangeront l'un avec
l'autre ce qui leur est inutile contre ce qui leur est utile, tantôt ils re-
chercheront ensemble ce qui leur est utile à tous les deux. Ainsi se
constituent, d'une part le commerce, d'autre part l'association.
Par le commerce les égoïsmes s'équilibrent. Les intérêts sont diffé-
rents, opposés même, mais c'est de leur opposition, pourrait-on dire,
que naît leur coïncidence. C'est parce que Pierre a besoin d'un champ
tandis que Paul a besoin d'un cheval que se produit l'échange. La coïn-
cidence des intérêts manifestée par l'échange peut être d'ailleurs [109]
réelle ou imaginée, et souvent l'éloquence d'un des échangeurs entraî-
nera l'autre à imaginer une coïncidence qui n'est pas réelle. Mais le
commerce idéal, par lequel les deux égoïsmes en jeu sont également
satisfaits, est celui qui établit l'équivalence entre les valeurs des
choses échangées. L'égoïsme se charge d'ailleurs lui-même, le plus
souvent, d'amener le commerce à cet état idéal. D'une part la concur-
rence des égoïsmes force le marchand à vendre au plus juste prix ;
d'autre part, son propre calcul lui apprend que, s'il exploite ses clients,
il les perdra.
Ainsi le commerce repose essentiellement sur l'égoïsme ; et cela
même est heureux. Un commerce fondé sur la bienveillance serait in-
tolérable. Il détruirait notre liberté économique et même morale en
nous mettant à la merci des caprices et des préférences individuelles.
Devant le commerçant égoïste, au contraire, tous les hommes sont
égaux. En ce sens on peut dire que l'argent est le grand apôtre de l'éga-
p. 217), le mot vague de rétribution ; car à l'aide du mot Lohn, Jhering veut
désigner non pas seulement le salaire proprement dit, mais le gain, les hono-
raires, les appointements. [La version française du livre est disponible dans
Les Classiques des sciences sociales sous le titre “Communauté et société”.
JMT.]
147
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 104
lité 148. Par le seul jeu des égoïsmes, le commerce réalise une certaine
indépendance des personnes, une certaine équivalence des choses, une
certaine justice.
Pour comprendre l'extension de cette première justice, il faut
étendre la notion même du commerce. On peut vendre non pas seule-
ment des choses, mais du travail. Et, de même qu'il n'est pas toujours
juste de ne vouloir payer, dans un achat, que la valeur réelle de l'objet
acheté, sans payer, par exemple, une part des frais généraux du mar-
chand, de même il ne serait pas juste de ne vouloir payer que le temps
précis du travail vendu, sans payer au travailleur, comme au médecin
par exemple, son temps d'études, ou même, comme au commission-
naire, son temps d'attente forcée. La notion d'équivalence est donc
plus large qu'elle ne parait au premier abord, et le système de la rétri-
bution, fondé sur l'égoïsme, nous explique non seulement l'organisa-
tion du commerce proprement dit, mais encore celle du travail.
À vrai dire, n'y a-t-il pas des cas où cette loi d'équivalence [110]
trouve difficilement son application ? Quand il s'agit d'un travail intel-
lectuel, on ne peut, mesurer ni l'effort qu'il a coulé, ni le résultat qu'il a
produit ; il semble impossible par suite d'en donner une rétribution
équivalente. Aussi, dans les cas de ce genre, à la rétribution maté-
rielle, précise, évaluée en argent vient s'ajouter, quand elle ne la rem-
place pas tout à fait, la rétribution idéale, faite d'honneur et de consi-
dération. Même dans les temps modernes, où le travailleur intellectuel
est obligé de gagner sa vie comme les autres, on a le sentiment qu'on
ne peut mesurer, et, par suite, payer avec précision les services d'un
avocat, d'un ingénieur ; on ne dit pas qu'ils ont un gain, un « salaire »,
mais des « honoraires », des « appointements ». Mais, si différents
que soient ces phénomènes des phénomènes de rétribution commer-
ciale proprement dite, nous y trouvons encore une coïncidence d'inté-
rêts fondée sur une diversité d'intérêts, un échange d'un certain travail,
matériel ou intellectuel, contre une certaine rétribution, matérielle ou
idéale ; nous pouvons par suite les faire rentrer sous la catégorie géné-
rale du commerce.
Tout autres sont les phénomènes d'association. Ici les intérêts sont
par définition identiques. Cette identité des fins peut d'ailleurs s'accor-
der soit avec l'identité des moyens, comme dans le cas où tous les so-
les individus dans ce qu'ils ont d'identique 155. À vrai dire, cette identité
est souvent cachée par le défaut d'intelligence ; elle est souvent trou-
blée par la méchanceté de la volonté, qui cherche à profiter à la fois
des avantages généraux résultant de l'observation du droit et de l'avan-
tage particulier qu'elle trouve, en certains cas, à le transgresser. Ainsi
s'explique que le droit, tout en n'étant que la politique des égoïsmes,
doive s'imposer par la contrainte aux égoïsmes mêmes, La coercition
ne se confond donc pas avec la rétribution, et reste, dans le monde so-
cial, indispensable.
Elle est, comme la rétribution, indispensable, mais, comme elle, in-
suffisante 156. La vie sociale demande aux individus d'autres actions
que celles qu'il est possible de payer ou de forcer. D'abord, pour que la
rétribution produise ses effets sociaux, il faut que les individus
puissent, d'une part la désirer, d'autre part l'offrir. Ce n'est pas toujours
le cas, pour le riche, d'un côté, qui a trop, pour le pauvre, d'un autre
côté, qui a trop peu. De plus, le travail [116] même n'est pas bon, et ne
donne pas tout ce qu'il pout donner, s'il est excité par le seul espoir de
la rétribution. D'un autre côté, un homme qui n'obéirait à la justice que
par la crainte du châtiment ne serait pas souvent juste. Quand la loi ne
le verrait pas, elle serait pour lui comme si elle n'existait pas. Tous les
crimes qui échappent aux prises de la loi seraient possibles, bien plus,
si l'égoïsme seul pousse les hommes, théoriquement inévitables.
Combler ces lacunes de l'égoïsme, telle est l'œuvre des forces mo-
rales. Comme le langage l'indique, elles paraissent être des négations
des forces précédente. Pour connaître leur essence, il faut répondre à
trois questions. D'où viennent-elles ? où vont-elles ? Pourquoi les sui-
vons-nous ? En d'autres termes : quelle est leur origine ? Quelle est
leur fin objective, le résultat qu'elles doivent atteindre ? Quelle est
leur fin subjective, le motif en vertu duquel nous leur obéissons 157 ?
C'est dans la société qu'il faut chercher la réponse à ces trois ques-
tions. Elle est d'abord la source des notions morales. En dépit des
théories nativistes, les notions morales ne nous tombent pas du ciel,
comme des aérolithes, elles se sont formées peu à peu, comme par al-
luvions, au cours de l'histoire des sociétés. Les règles même les plus
simples, qu'il ne faut pas tuer, voler, mentir, l'homme a dû les décou-
vrir, peu à peu, par l'expérience, qui lui a montré que, sans elles, la so-
ciété ne subsisterait pas. Ainsi tout le système du monde moral est un
produit de l'histoire ou, pour parler avec plus de précision, l'œuvre de
la finalité 158.
On le voit, la question de l'origine et celle de la fin de la morale se
confonde ; si la société a engendré les règles morales, c'est qu'elles lui
sont utiles. Elle en est la fin objective, ou, ce qui revient au même, le
sujet téléologique. Le sujet des fins morales, celui pour qui elles
existent, ne peut en effet être Dieu. Autrement la réalisation des fins
de [117] Dieu dépendrait de notre obéissance aux règles morales :
Dieu dépendrait de nous. Ce sujet ne peut être non plus l'individu,
puisque, par définition, les fins morales sont la négation des fins indi-
viduelles. D'ailleurs si la fin morale de l'individu était en lui-même, on
ne comprendrait pas pourquoi la violation des règles morales nuit le
plus souvent non à l'individu, mais à la société, pourquoi leur détermi-
nation est fonction, non des nécessités individuelles, mais des nécessi-
tés sociales. Il reste donc que ce sujet soit la société.
On peut d'ailleurs le prouver positivement de deux façons, par la
déduction ou par l'induction 159. — Par la déduction. La société est un
tout. Un tout est autre chose que la somme de ses parties. C'est un sys-
tème organisé en vue d'une fin. Or cet organisation suppose un ordre,
une subordination des parties au tout. Pas de société sans ordre social,
sans subordination des individus aux fins sociales, sans morale. Ainsi,
vis-à-vis des individus, la société se pose comme un sujet qui, lui aus-
si, veut réaliser ses fins et dont l'égoïsme s'oppose à leurs égoïsmes.
— L'induction apporte à ces raisonnements l'appui de tous les faits
historiques. Elle nous montre qu'il n'y a pas de faits moraux qui ne
soient, ou qu'on ne croie être socialement utiles, et réciproquement
que les actes socialement utiles, quand du moins ils ne s'accomplissent
pas tout seuls de par la nature, sont commandés par la morale. Nous
ne sommes plus, dès lors, étonnés de voir l'idéal moral varier avec les
peuples, pasteurs, agriculteurs, guerriers, avec les classes même ; nous
serions plutôt légitimement étonnés du contraire.
les entrailles des bœufs 167. Ainsi les nécessités pratiques sont mères
des formes comme des idées religieuses.
Les mêmes nécessités ont sur l'histoire des sciences la plus grande
influence. Si les Babyloniens ont fait beaucoup pour le progrès des
mathématiques et de l'astronomie, leurs découvertes sont dues, non
pas tant aux spéculations théoriques de la pure science, qu'aux exi-
gences pratiques de l'architecture et de la nautique 168. Les idées scien-
tifiques apparaissent sous la pression des besoins. C'est la fin qui fait
naître les sciences comme elle fait naître les religions. D'une façon
plus générale, les inventions se produisent au moment et à l'endroit
où, d'une part, les besoins humains sont les plus exigeants, où, d'autre
part, les conditions naturelles sont les plus favorables 169. À l'aide de
cette double détermination la finalité peut, suivant Jhering, expliquer
tous les phénomènes sociaux, et « nécessiter » l'histoire.
[121]
II
Quelle est la valeur scientifique de cette philosophie sociale ? Et
d'abord quel est son sens historique ? Quelles tendances des sciences
sociales exprime-t-elle ? Quels sont, en Allemagne, les courants
d'idées qu'elle a suivis, ceux qu'elle a remontés ?
Quand Jhering entra dans les études juridiques, l'école historique
avait déjà triomphé de l'ancienne philosophie du droit, et imposait sa
méthode. C'est à elle que Jhering devra naturellement le plus, mais
c'est contre elle aussi qu'il prendra position ; c'est en signalant ses ex-
cès ou ses défauts qu'il spécifiera sa propre doctrine.
Il fera tout d'abord cause commune avec l'école de Hugo et de Sa-
vigny contre l'école de Rousseau et contre celle de Hegel, contre le
Naturrecht et contre le Staatsrecht. Il reconnaît, dans l'individualisme,
le péché originel de la philosophie du droit naturel. Elle oublie que de
nos jours comme autrefois l'intérêt social est la mesure de tous les
droits et des droits privés eux-mêmes 170. Contre cet individualisme,
l'étatisme a raison de prouver que l'existence d'une force publique est
nécessaire à l'existence du droit. Mais la genèse de cette force elle-
même demande à être étudiée 171. Quand Hegel regarde comme des
quantités négligeables, indifférentes à l'idée, les phénomènes sociaux
antérieurs à l'existence de l'État, qu'il divinise, il prouve, par son mé-
pris de l'histoire, l'insuffisance de sa dialectique 172. À vrai dire,
quelque forme qu'elles prennent, ces philosophies du droit substituent
toujours, aux faits, des idées à priori, qu'elles supposent manifestées
soit dans les individualités, soit dans l'État. De ces constructions [122]
également arbitraires, il faut revenir à l'observation des faits et re-
prendre pied dans la réalité historique.
verte ? N'est-elle pas une notion confuse par excellence que le natura-
liste trouve au début, non au terme de son analyse, et qu'il essaie de
résoudre en ses éléments ? Si elle veut, dit Jhering contre Stahl 180, se
mettre à l'école des sciences naturelles, la science du droit, pas plus
que la chimie organique, ne doit souffrir des organismes, elle doit les
dissoudre. Ainsi Jhering ne s'arrête pas à l'idée d'organisme, il n'en re-
tient que ce qui est principe d'explication, l'idée de finalité. À la lu-
mière de cette idée, les phénomènes juridiques apparaîtront, non plus
comme des fruits de la nature, mystérieux, inexplicables, mais comme
des produits de l'art humain 181. La philosophie paresseuse du natura-
lisme laissait croire qu'ils se faisaient pour ainsi dire tout seuls ; on
pourra au contraire leur assigner des causes précises dans les ten-
dances, soit de l'État, soit de l'individu. Jhering rendra de la sorte,
dans sa philosophie du droit, une certaine place aux deux théories que
le naturalisme [125] écartait. L'histoire du droit prouve en effet que,
bien souvent, des phénomènes dont on attribuait l'origine à quelque
floraison spontanée de l'âme populaire sont dus à l'action de l'État ;
seul, il pouvait, préoccupé, non pas sans doute de réaliser quelque
idée, mais d'agir au mieux de son égoïsme, donner, à telle formule ju-
ridique, force de loi. Bien plus, si l'on remonte plus haut dans la re-
cherche des causes, et qu'on poursuive le principe de cette force même
de l'État, on le trouve dans les individus 182. La finalité ne se réalise pas
en quelque sorte d'elle-même, comme l'idée hégélienne ; le désir ne
vit que dans les consciences, c'est-à-dire dans les consciences indivi-
duelles. Toute tendance pour Jhering part des individus et revient aux
individus. L'histoire du droit romain est là pour prouver que la force
primitivement créatrice du droit est le « principe subjectif », non pas
sans doute la recherche réfléchie et calculée de la justice, mais le désir
instinctif de vivre, l'égoïsme enfin. C'est du conflit et de l'accord des
égoïsmes que résultent des lois qui sont vraiment alors des conven-
tions 183, c'est le besoin d'assurer les conventions qui fait naître l'État
lui-même. Ainsi Jhering, conduit par l'idée de finalité, en arrive,
de la cause et oublier que ce qui est premier pour notre conscience, est
parfois dernier dans l'histoire. À cette méthode qu'il appelle psycholo-
gique il faut substituer la méthode qu'il appelle réalistique 199. Elle
nous montrera que partout le concret a précédé l'abstrait, et la pra-
tique, la théorie, que la recherche de la fin est antérieure à l'apparition
des idées 200. Cette théorie même qu'on peut appeler l'idéalisme formel
ou rationalisme, et qui consiste à dire que les phénomènes juridiques,
comme tous les phénomènes sociaux, ne tendent pas sans doute à réa-
liser un certain idéal matériel, mais à s'organiser rationnellement, à
former un ensemble logique satisfaisant pour la raison 201, prêtera à des
objections du même genre. Sans doute Jhering a reconnu, avec Puch-
ta, les services qu'elle peut rendre. Elle décrit fort justement la forme
que tendent à prendre [131] les phénomènes juridiques ; il est très vrai
que les formules de droit se relient, s'organisent, forment un système
de plus en plus logique, et nul, mieux que Jhering, n'a détaillé les opé-
rations grâce auxquelles les droits sont analysés, ramenés à leurs prin-
cipes, réduits à l'unité dans des formules qui deviennent elles-mêmes
productrices, par déduction, de droits nouveaux. Mais il nie que, là
même où elle se réalise, cette organisation logique soit son but à elle-
même. Des raisons pratiques ont provoqué son développement ; des
raisons pratiques peuvent le limiter. C'est une erreur de définir les sys-
tèmes juridiques, avec Dahn, comme une exigence de la raison : leur
forme rationnelle elle-même n'est qu'une exigence des intérêts so-
ciaux. Que ces intérêts changent et ils feront entrer dans les systèmes
en question — dussent-ils les briser — des éléments nouveaux. À la
dialectique du concept il faut substituer la dialectique des fins. La pré-
tendue nécessité logique n'est qu'un reflet des nécessités pratiques.
Les principes se modèlent sur la vie, non la vie sur les principes 202. En
un mot, pas plus que le sentiment, la raison n'explique la genèse et le
développement des phénomènes sociaux : lorsque la logique apparaît
dans l'histoire, il faut encore, pour expliquer sa présence même, en re-
venir à la téléologie.
graphie et qui tâche à suppléer, par l'emploi des méthodes dites objec-
tives, à l'insuffisance de la méthode subjective, ne sera jamais qu'hy-
pothèse. Les consciences n'ont pas de fenêtre par où l'une puisse
constater, dans l'autre, et prendre sur le fait une tendance quelconque.
Le psychologue n'entre pas dans l'âme des autres, il ne fait qu'interpré-
ter leurs actes, et, sous les phénomènes extérieurs, seuls accessibles à
l'observation proprement dite, supposer, par une opération qu'on peut
appeler, avec Avenarius, introjection, les phénomènes intérieurs 204.
Plus les êtres nous ressemblent, nous sont « prochains », plus cette hy-
pothèse a chance de correspondre à une réalité ; plus ils diffèrent de
nous, et plus elle est aventureuse. Nous interprétons avec assez de sû-
reté les mouvements d'un de nos frères en civilisation, avec une sûreté
décroissante ceux d'un enfant, d'un sauvage, d'un animal. S'il est vrai
de dire que l'observation des êtres est d'autant plus fructueuse que les
êtres sont plus différents de nous, il faut ajouter qu'elle est, en même
temps, d'autant plus incertaine ; en ce sens la richesse de la psycholo-
gie comparée ne croît qu'en raison inverse de sa certitude. L'hypothèse
téléologique est donc loin de nous procurer toujours des vérités indis-
cutables. Elle n'en reste pas moins notre seul moyen d'expliquer toutes
les actions dont une explication mécanique ne nous offre pas une rai-
son suffisante 205. Pour s'expliquer les actions humaines, il ne suffit pas
de constater tous les phénomènes extérieurs qui les précèdent, il faut
supposer le désir qui les détermine. À vrai dire, la supposition géné-
rale du désir primitif ne [135] suffit pas à déterminer le détail des phé-
nomènes sociaux. Après que Jhering nous a prouvé, par l'analyse du
fait de la tendance, que tout être recherche son bien, ou pour mieux
dire, son plaisir, cet égoïsme radical reste si indéterminé que des actes
très différents et même opposés en peuvent sortir. Il n'est pas jus-
qu'aux phénomènes qui sont la négation de l'égoïsme, jusqu'aux ac-
tions désintéressées, qui ne rentrent sous la même catégorie que leurs
contraires ; puisque, dans tous les cas, de par la définition que Jhering
a donnée de l'action, l'homme qui agit satisfait une de ses tendances.
En ce sens le principe téléologique de Jhering pourrait sembler mal
fait pour contenter l'esprit scientifique. Celui-ci veut sans doute rame-
ner à la plus haute unité possible la plus grande multiplicité possible
artificielles, façonnées par les hommes en vue d'une fin à l'aide des
matériaux que la nature leur fournit 209, elle n'explique plus aisément ce
qu'elle n'a souvent que décrit. La science du droit devra de même,
pour se constituer, spécifier la fin qui lui servira de principe explicatif.
Conformément à cette méthode, Jhering cherche à marquer, [138]
entre les différentes fins que poursuivent les sociétés, l'originalité de
la fin juridique 210. Et l'on peut trouver que sa définition manque encore
de précision ; mais il faut reconnaître que son effort, du moins, in-
dique le sens du progrès des sciences sociales. Pour qu'elles se consti-
tuent systématiquement, il faudra que l'on classe les différentes fins
poursuivies par les sociétés.
À vrai dire, si l'on veut que la téléologie s'applique aux sciences
sociales avec toute l'objectivité désirable, il faudra ajouter, à cette
classification des fins qu'on pourrait appeler téléologie matérielle, une
classification des différentes manières dont ces fins peuvent être
conçues ou réalisées, une téléologie formelle. On ne conçoit pas tou-
jours avec la même clarté les fins qu'on réalise, on ne réalise pas tou-
jours avec la même sûreté les fins que l'on conçoit. Si l'on veut expli-
quer les actions humaines par les recherches des fins, il importe de
soigneusement distinguer les formes particulières des phénomènes té-
léologiques.
Déjà, quand il s'agit d'actions individuelles, on sent combien il est
difficile de les classer sous les différentes catégories de la finalité. Les
actions qui, vues du dehors, nous paraissent les mieux adaptées à des
fins ne sont pas toujours celles qui sont accompagnées, au dedans,
parla plus claire conscience de ces fins. Quelquefois même, comme
dans les actions habituelles et instinctives, la facilité de la réalisation
d'une fin semble croître en raison inverse de la conscience de cette fin.
D'un autre côté, certaines actions sont si mal adaptées à la fin conçue
du dedans, par l'auteur, que nous sommes portés en les interprétant, du
dehors, à lui attribuer de tout autres fins que celles qu'il a dans l'esprit.
La conception de la fin n'implique pas celle des moyens. Pour que
nous puissions déterminer par avance et prévoir les actions d'un
homme, il faut que nous sachions non seulement quelles fins il désire,
non seulement quels moyens sont en réalité à sa disposition, mais en-
core quels moyens il croit être propres [139] à la réalisation de cette
209 Cf. Whitney, Vie du Langage.
210 Zweck, I, 390.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 129
fin. Certaines actions enfin nous paraissent si utiles à l'être qui les pro-
duit que nous sommes portés à croire qu'il les a faites exprès. Mais
souvent, tandis que nous croyons qu'il poursuit un but lointain, il en
poursuit un autre plus rapproché, ou réciproquement, et nous prenons
pour une fin ce qui n'est qu'un résultat.
S'il s'agit, non plus seulement d'actions individuelles, mais d'ac-
tions sociales, l'application de l'hypothèse téléologique devient natu-
rellement de plus en plus difficile. Les fins de certaines actions so-
ciales ont pu être conçues par nos ancêtres ; nous les réalisons souvent
aujourd'hui sans plus les concevoir. L'utilité même de ces actions a pu
disparaître, elles survivent. Ce sont, dit Jhering, des formes rési-
duaires. Elles n'étaient que moyens, elles deviennent fins elles-
mêmes ; ou encore elles changent de fins, comme ces vieux vases qui,
après avoir contenu les boissons des anciens Germains, se remplissent
de vins modernes 211. Ces phénomènes rendent très difficile l'explica-
tion téléologique. Si une même action est déterminée, tantôt par une
fin, tantôt par une autre, comment pourrons-nous déterminer les ac-
tions par leurs fins ? D'un autre côté, une même fin peut susciter bien
des actions différentes, car bien des moyens peuvent servir à la réali-
ser et le choix même de ces moyens est déterminé non pas seulement
par les circonstances extérieures, mais par toute la vie intérieure, par
les croyances et les connaissances d'un peuple. Enfin, dans la vie so-
ciale plus que dans la vie individuelle, les résultats sont malaisés à
distinguer des fins proprement dites. Souvent, Jhering nous l'a montré,
l'action commune de plusieurs individus produits un résultat qu'aucun
d'eux ne cherchait ; d'autre part certains individus peuvent avoir
conscience de ce but, et d'autres le réaliser sans conscience. Il faudrait
distinguer les différentes façons dont se distribuent, dans les diffé-
rentes sociétés, suivant que leurs formes sont plutôt démocratiques, ou
aristocratiques, ou monarchiques, la conscience [140] et la réalisation
des fins sociales. On arriverait ainsi, en combinant de toutes les ma-
nières les différents éléments téléologiques des actions, leur utilité,
leur conception, leur réalisation, à définir un nombre considérable de
cas possibles ; ici l'action serait utile à tous, conçue par tous, réalisée
par tous ; là, utile à tous, conçue par quelques-uns, réalisée par tous,
etc. On établirait de la sorte une sorte de classification téléologique
des formes sociales, et l'on pourrait, en confrontant les cas réels avec
211 Vorgeschichte, 180.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 130
[142]
CONCLUSION
I
Il ne nous appartient pas d'énumérer ici les influences, intérieures
ou extérieures, qui devaient faire varier, en France, les relations des
sciences sociales avec la psychologie.
Qu'il nous suffise de rappeler que le positivisme, qui a tant fait
pour la science des phénomènes sociaux, semblait tendre à la détacher
de la science des phénomènes psychologiques. La psychologie était
suspecte : on l'accusait de ne pas fournir de faits positifs, de ne prêter
qu'aux analyses littéraires ou aux subtilités métaphysiques. On crai-
gnait, si on la laissait dans le système des sciences, qu'elle n'ouvrît la
porte à la métaphysique spiritualiste. De plus, une influence lointaine
et indirecte du mécanisme de Descartes, se retournant contre son dua-
lisme, poussait à croire que, pour obtenir une connaissance vraiment
scientifique des phénomènes quels qu'ils fussent, il fallait les rattacher
aux phénomènes matériels. Enfin, par le succès des sciences natu-
relles, on était porté à plus attendre de la biologie que de la psycholo-
gie.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 133
tout qui peut prendre sur le fait la fonction se créant son organe. De
plus, la téléologie ne prend pas à sa charge d'expliquer la présence de
toutes les conditions naturelles ou artificielles, physiques ou sociales,
au milieu desquelles s'exécutent les actions humaines. Cette tâche, du
moins, appartiendrait à une téléologie métaphysique. La téléologie
scientifique est moins ambitieuse. Je vois des hommes entasser des
pierres ; la téléologie m'explique leur action en me disant qu'ils
veulent construire une maison. Mais elle ne m'explique pas et ne pré-
tend pas m'expliquer la constitution même de ces pierres. Je constate,
d'une part, la fin, d'autre part, les moyens, et de celle double constata-
tion je déduis l'action. Peut-on dire qu'elle me serait suffisamment ex-
pliquée par la constitution des pierres, seules choses extérieures ? On
pourrait en accumuler autant qu'on voudrait ; si le désir de s'abriter
n'intervenait, elles ne s'entasseraient pas d'elles-mêmes.
[154]
D'un autre côté, en disant que l'homme poursuit des fins, la téléolo-
gie ne prétend pas qu'il ait une connaissance exacte de toutes les
conséquences de ses actions, ni même qu'il réussisse toujours à réali-
ser ses fins. Des conséquences imprévisibles peuvent se multiplier et
engendrer des fins nouvelles, auxquelles le premier agissant ne pou-
vait penser ; cela n'empêche qu'en agissant il allait vers une fin. L'idée
de l'hétérogénéité des fins, illustrée par Wundt, ne détruit pas l'objecti-
vité de la téléologie. Bien plus, un désir peut susciter mille phéno-
mènes sociaux sans arriver à se satisfaire, et, en poursuivant une fin
qui n'est jamais atteinte, mener toute l'histoire. Par conséquent, on ne
peut arguer de la non-réalisation d'un désir à sa non-existence. Par
exemple, M. Durkheim, pour nous prouver que le phénomène de la di-
vision du travail ne s'explique pas par l'action d'un désir, comme le
désir du bonheur, nous montre qu'en fait les hommes ne sont pas, bien
plus, ne peuvent pas être plus heureux 237. Mais le savent-ils ? et que ce
but ne soit jamais atteint, cela prouve-t-il qu'il ne soit jamais poursui-
vi ? M. Durkheim croit pouvoir se passer de la supposition d'une fin,
parce qu'il tient les causes de la division du travail ; ce serait le vo-
lume et la densité croissante des sociétés. Mais ce volume et cette
densité n'agissent encore sur l'histoire que parce qu'ils surexcitent, ain-
si que le dit M. Durkheim lui-même, la lutte pour la vie, et rendant
plus difficile la satisfaction des besoins, exigent la recherche de nou-
237 Cf. Division du Travail, liv. II, chap. I.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 142
II
Si la plupart des penseurs, en France comme en Allemagne, rat-
tachent les sciences sociales à la psychologie, ils semblent sentir
moins qu'en Allemagne la nécessité de les séparer les unes des autres
et de les faire abstraites. Le problème des relations des sciences so-
ciales les unes avec les autres ne se pose pas dans les mômes termes.
En Allemagne, la tendance à spécifier les sciences sociales vient à
son heure, comme une réaction contre les excès de l'empirisme histo-
rique. Celui-ci, se plaisant à mettre en lumière l'influence des phéno-
mènes juridiques sur les phénomènes économiques, de ceux-ci sur les
phénomènes moraux, et réciproquement, tendait à décourager les es-
prits de la recherche des lois causales de la [157] vie sociale. On lui
répond que, si l'on veut les formuler, il faut étudier chacune des forces
sociales à part, abstraction faite de l'action des autres. Ainsi, procla-
mer la nécessité de l'abstraction dans les sciences sociales, ce n'était
pas leur demander de spéculer à nouveau sur des prénotions, mais
d'observer à part les différentes catégories de faits. Elles doivent être
abstraites, cela veut dire qu'elles doivent être spéciales. Elles doivent
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 144
Nos juristes, par exemple, nous ont rarement montré les rapports
qui unissent les phénomènes juridiques aux autres phénomènes so-
ciaux, ou aux caractères nationaux. La science du droit a peu demandé
à l'économie politique ou à la psychologie des peuples. Sans doute
elle semble s'orienter en ce moment même vers les sciences so-
ciales 243. Déjà, les historiens ont amassé pour elle de nombreux maté-
riaux ; les anthropologistes, s'ils consentent à s'imprégner de psycho-
logie et de sociologie, pourront l'aider à l'explication des phénomènes
juridiques. Elle peut beaucoup attendre, d'un autre coté, des transfor-
mations de nos Facultés et du rapprochement des différentes branches
de la science. On a justement remarqué que la constitution des Univer-
sités allemandes, en mettant sous les yeux des étudiants la connexion
intime des sciences, servait sans doute à les défendre contre l’Einsei-
tigkeit spécialistes 244. Peut-être, si l'on veut bien veiller à l'éducation à
la fois historique et philosophique de nos étudiants en droit, sauvera-t-
on la science du droit en France de ce même [159] écueil. En tout cas,
on n'a pas encore à craindre, comme en Allemagne, qu'elle se perde
dans l'historisme ; par suite, le même besoin ne se fait pas encore sen-
tir de lui rappeler la fonction scientifique de l'abstraction.
Ce que nous disons du droit, a fortiori le dirions-nous de l'écono-
mie politique et de la morale. En morale, plus que partout ailleurs, les
prescriptions font tort aux descriptions et aux explications. Nous
avons, sans doute, des moralistes qui continuent la tradition de nos
moralistes classiques, si riches déjà en observations ou même en ex-
plications délicates des choses de la vie morale. Mais les uns comme
les autres traitent des phénomènes moraux avec plus de finesse litté-
raire que de précision scientifique. Jusqu'à nos jours, on rencontrerait
en France peu d'œuvres où ces mêmes phénomènes soient étudiés ob-
jectivement.
Pour l'économie politique, pénétrée plus encore que les autres,
sciences de soucis pratiques, elle paraît trop souvent encore s'en tenir
à la conception des lois naturelles, « aussi bonnes qu'inéluctables », se
réalisant avec une nécessité mécanique 245. On peut encore reprocher
243 Cf. Revue de Sociologie.
244 Cf. T. Ruyssen. L’enseignement de la Philosophie en Allemagne, clans
la Revue internationale de l'Enseignement, avril 1894.
245 Dans l'Introduction de ses Principes d'Économie politique, M. Gide ré-
sume et critique ces conceptions courantes.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 146
III
La question des rapports des sciences sociales avec la pratique fait
lever plus de difficultés encore. Nous savons, [163] par le retentisse-
ment d'un débat récent et déjà fameux 252 quelles passions excite le
251 Telle paraît être la conception de M. Lacombe, qui présente quelque ana-
logie avec celle de M. de Greef.
Célestin Bouglé, Les sciences sociales en Allemagne. (1902) 149
eux-mêmes des fins par un côté. M. Espinas remarque à son tour 267
que le choix des moyens est entraîné par celui des fins. Mais, malgré
la justesse partielle de ces remarques, nous n'en avons pas moins, dès
que nous voulons atteindre une fin, tout à attendre de la science. Si en
effet, une fois la fin choisie, un choix de notre part intervient encore
dans la détermination des moyens, c'est que la fin en question n'est pas
la seule poursuivie. D'autres fins entrent en ligne de compte : et nous
tâchons de combiner nos moyens de façon à satisfaire à cette pluralité
de fins. Par exemple, je poursuis une, fin économique. La science
m'offre un moyen sûr et rapide. Et cependant j'hésite. C'est qu'une fin
morale s'est offerte à mon esprit et juge à son tour les moyens propo-
sés. — Il n'en est pas moins vrai que c'est l'expérience, consultée par
la science, qui m'apprendra quels sont les moyens appropriés à ces di-
verses fins. Si je veux réaliser celles-ci, je dois chercher à connaître
scientifiquement ceux-là. En un mot, vers quelque sens qu'on tourne
le proverbe : « Qui veut la fin veut les moyens », qu'on lui fasse dire
« certains moyens seuls sont licites » ou « tous les moyens sont
bons », il revient toujours à la science de nous instruire sur la qualité
des moyens que la nature ou la société mettent à notre disposition.
[172]
D'ailleurs il ne faudrait pas croire que la science n'eût aucune in-
fluence sur la détermination des fins mêmes. Cette influence est seule-
ment indirecte. Nos fins ne nous sont pas dictées immédiatement par
la connaissance des faits. Mais la connaissance des faits peut agir sur
elles, au même titre que telle ou telle émotion. Rien qu'en élargissant
l'horizon intellectuel, la science inquiète et aiguillonne les
consciences, et les oblige à recommencer perpétuellement le travail
moral. Mais le dernier mot, cependant, n'appartient pas à la science.
Elle ne nous fournit que la matière de la moralité. Où en prendrons-
nous la forme ? Si nous voulons d'autres critères derniers du bien et du
mal que nos sentiments personnels, ne devrons-nous pas les demander
à une métaphysique ? Elle seule pourrait juger les connaissances
scientifiques elles-mêmes, et, en les rapprochant de ses principes, for-
muler des règles pratiques.
Si donc les sciences sociales veulent, à juste titre, se garder de
toute métaphysique, elles feraient prudemment de renoncer à transfor-
Fin du texte