L'identité, Mirage A Prendre Au Serieux - Roland Gori2
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« A toutes les époques, il s’est trouvé des gens pour considérer qu’il y avait une seule
appartenance majeure, tellement supérieure aux autres en toutes circonstances
qu’on pouvait légitimement l’appeler « identité ». Pour les uns, la nation, pour
1
Cette thèse d’Amin Maalouf – des « identités meurtrières » — est fondamentale pour 2
comprendre ce que nous vivons aujourd’hui, comment nous en sommes arrivés à nous
trouver confrontés à des tueurs fanatiques qui massacrent lâchement des populations
innocentes et sans défense, au nom de la religion et du califat. Commençons par
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rappeler que l’histoire a montré que l’islam n’avait pas le monopole du fanatisme
criminel, toutes les religions, toutes les doctrines ont pu servir de prétexte à un moment Help
ou un autre, dans une société ou dans une autre, à justifier des crimes contre
l’humanité. Et, comme l’explique encore Amin Maalouf, si des hommes de tous pays, de
toutes conditions, de toutes religions ont pu se transformer en massacreurs fanatiques,
en illuminés sanguinaires, en somnambules possédés par la haine, c’est bien parce qu’ils
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sont captifs d’une condition coartée de l’identité. Une conception de l’identité fondée sur
l’exclusion et la haine, sur Thanatos, une conception « tribale », une conception qui
prévaut encore dans le monde entier pour catalyser ce que cet auteur nomme des
« identités meurtrières ». Conception qui relève, selon moi, de délires nihilistes, dans le
sens psychopathologique de ce terme. Le « délire nihiliste », conceptualisé par exemple
par Cotard [3], désigne un délire de négation d’organes corporels ou de fragment de
réalité extérieure.
La haine qui s’empare des partisans des identités meurtrières se manifeste comme une 3
haine de la diversité, diversité constitutive de l’identité composite des humains. C’est la
raison pour laquelle ils dénient aux populations discriminées le droit d’appartenir à
l’humanité. Jusque par leurs injures racistes, les partisans des identités meurtrières
rabaissent les populations haïes à la condition animale la plus méprisée (rats, cafards…).
Cette posture d’exclusion d’une partie des humains de l’humanité est un délire nihiliste,
niant la pluralité et la diversité de notre espèce. Chaque nouveau massacre accompli au
nom de la religion, de la nation, de la classe sociale convoque cette question de l’identité
que les racistes fondent sur un nihilisme.
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Hervé Le Bras rappelle que les idéologies nationalistes et racistes postulant, en France, 7
un « grand remplacement » des populations « européennes » par des populations
« immigrées », issues de l’Afrique et du Maghreb, se trompent : « le grand remplacement
en cours n’est donc pas celui d’une race par une autre, mais la généralisation du
métissage, ce qui procure une plus grande diversité biologique et une meilleure chance
de survie de l’espèce humaine. Si l’identité de la France devait être décrite en termes
biologiques, ce serait par le métissage. » [8]L’identité est métissage, combinaison
composite, hétérogène, en perpétuelle modification de formes et de matière. Le désir de
purification ethnique illustre par l’absurde la tendance humaine au métissage. Le
concept d’« identité » est d’ailleurs extrêmement ambigu, et cette ambiguïté se dévoile
au niveau même de ce que nous appelons l’« individu ».
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C’est sans doute ailleurs que dans une forme ou une substance qu’il nous faut chercher 11
des marqueurs de l’identité. Je dirai avec Canguilhem : « en bref l’individualité n’est pas
un terme si l’on entend par là une borne, elle est un terme dans un rapport. » [12] C’est-à-
dire qu’il n’y a pas d’identité en soi, mais une cascade de traits en rapport les uns avec les
autres, faits de ressemblances et de différences, formant des réseaux d’appartenance et
de distinction.
Hervé Le Bras a montré que « ni le sang, ni la religion, ni les mœurs » [13] ne permettaient 12
de définir une identité nationale. Les fameuses « racines chrétiennes » de la France ne
résistent pas à l’analyse. On ne saurait davantage caractériser une nation par les
pratiques de ses habitants. Non seulement les pratiques religieuses, mais plus encore
celles qui relèvent de l’art culinaire, de l’habillement, des modes de vie familiaux et
politiques, voire de la morale ou de la psychologie, ne définissent l’identité nationale.
Les prétendus traits nationaux ou ethniques révèlent davantage les préjugés sociaux de
ceux qui portent ces diagnostics qu’ils ne caractérisent les nations. Beaucoup de ces
critères recherchés pour construire une identité nationale rencontrent un fatras
d’éléments multiples, étirés entre les particularismes régionaux et locaux et
l’importation massive d’éléments étrangers, internationaux. Par exemple, le concept de
« cuisine nationale » vole en éclat sous le double impact des habitudes et des produits
régionaux, mais aussi par l’introduction de nourriture exogène, voire exotique. Sans
compter que le temps, les effets de mode, les différences sociales rendent très variable,
d’une partie de la population à l’autre, la composition des menus. Beaucoup de nos
aliments de consommation courante étaient inconnus ou inutilisés il y a un siècle à
peine… La langue, elle-même, vit de l’importation de mots étrangers et se transforme.
Alors, faut-il renoncer au concept d’identité ou chercher une autre critériologie que
celles qui se réclament de la substance, de l’essence, de l’objectivité ?
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Les identités meurtrières mutilent les continuités du vivant comme du social, divisent les 14
composants d’une culture, endommagent les espaces de vie et de pensée, figent une
histoire partagée dans des mémoires réifiées, et ne conservent que les discontinuités
qu’elles amplifient. Ces identités meurtrières compensent leur faiblesse conceptuelle en
se prévalant de données prétendues naturelles, essentielles, transcendantales, sans reste.
Carl Schmitt [15] est le penseur de cette conception « totale » fondant la légitimité de 16
l’État sur sa politique de défense du peuple contre son « ennemi ». La dérive totalitaire
d’une telle conception a été actée par Schmitt lui-même, engagé un temps auprès des
nazis. L’identité d’une communauté, plus précisément les identifications de ses
membres, reposeraient en négatif sur l’existence d’un ennemi. C’est l’ennemi qui
deviendrait garant de l’identité nationale, qui donnerait sens et existence à la nation.
Cette conception qui fonde les identités sur les antagonismes finit par déboucher sur la
haine, la guerre et contient virtuellement les germes d’un fascisme.
Freud postulait que « l’objet naît dans la haine », que nous ne découvrons la réalité qu’en 17
tant qu’obstacle douloureux s’opposant à notre désir. Mais, « détruire » cette réalité pour
maintenir « intact » le désir conduit à la psychose hallucinatoire ou à l’anéantissement.
Dans tous les cas le sujet disparaît en même temps que l’objet. Thanatos, seul, demeure
le grand vainqueur. Comment ne pas évoquer ici l’analyse si pertinente de Simone Weil
écrivant : « La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle
s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en
fait un cadavre. » [16]
produit le monde et l’être n’est pas neutre, elle est d’entrée de jeu philosophique et
politique. Elle peut le devenir jusqu’au terrorisme. Ce à quoi nous sommes confrontés.
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C’est une donnée psychopathologique et politique majeure : lorsque les sociétés, comme 20
les individus, peinent à trouver des dispositifs d’intégration et de régulation sociale et
symboliques, ils sont tentés par le repli, voire le meurtre ou le suicide [20]. Le désir
d’identité s’affirme davantage dans les cultures et les sociétés qui fabriquent une perte
des possibilités d’échanges politiques, symboliques, culturelles entre les humains.
Hannah Arendt a montré que les totalitarismes nazis, fascistes et staliniens
émergeaient dans un désert politique, prenaient appui sur des conditions spécifiques où
les masses d’individus isolés et atomisés étaient confrontées à la perte d’un monde
commun.
La désaffiliation aux clans, aux classes sociales, aux structures traditionnelles est 21
essentielle pour pouvoir rendre compte de l’émergence des systèmes totalitaires. Cette
atomisation conditionne la loyauté totale d’individus dépouillés des liens
d’appartenance, prêts à tout abandonner, comme dans les sectes, de leurs anciens
systèmes de valeurs pour se faire prendre en charge par des partis et des appareils
« englobants ». L’aspiration à un monde simplifié, balisé, neutralisé par la mécanique
des partis ou des sectes ouvre une voie royale à tous les prophètes et tyrans
instrumentalisant les idéologies et les religions. Sans devoir reprendre mes travaux
antérieurs [21] je rappellerai que nous ne devons jamais oublier que tous les mouvements
fascistes, ceux d’hier, comme ceux d’aujourd’hui (avec les théofascismes [22]), ont en
commun un « air de famille ». Tous ces mouvements détestent la différence, vouent un
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culte à l’action, ne supportent aucune critique, alimentent la suspicion, nourrissent les
thèses du complot, traquent les dissidents, préfèrent la propagande à la culture, Help
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Ces mouvements racistes et fanatiques reposent sur une vision biaisée de l’identité. Ils 24
exploitent, tel un fonds de commerce, le désir d’identité, la demande d’appartenance à
un collectif, le besoin d’insertion sociale que menace la globalisation. Le déclin, relatif,
des discours émancipateurs révolutionnaires, du communisme, du socialisme et du
nationalisme a favorisé cette capture des colères et des désespoirs par les théofascismes.
C’est ce vide d’« un monde sans esprit » [24] que le fanatisme exploite pour répondre au
besoin de spiritualité des peuples et des sujets, à leur demande de reconnaissance.
Hannah Arendt écrivait, à propos des terrorismes fascistes : « Ce qui était si séduisant,
c’est que le terrorisme était devenu une sorte de philosophie exprimant la frustration, le
ressentiment et la haine aveugle, une sorte d’expressionnisme politique qui avait les
bombes pour langage, qui observait avec délice la publicité donnée à ses actions d’éclat
et qui était prêt à payer de sa vie pour faire reconnaître son existence par la société
normale. » [25] L’identité est un mirage dont l’humain est en quête.
Le dictionnaire définit l’« identité » [26] comme « ce qui est un », « ce qui demeure 26
identique à soi-même », et en même temps, cette notion désigne le « caractère de deux
objets de pensée identique », semblables ou similaires. Le Un se fonde par rapport à
l’Autre.
Les psychanalystes, au moins depuis Lacan, préfèrent parler d’identification plutôt que 27
d’identité. L’identification désigne le processus par lequel un sujet assume une image, se
rend semblable à elle, en totalité ou en partie. Lacan reconnaît dans l’identification du
sujet à son image dans le miroir la matrice originaire de toutes les identifications
imaginaires à venir. Ces identifications imaginaires aliénantes constituent le Moi du
sujet, le lieu où il se saisit comme un autre, par un autre et pour un Autre.
L’identification est ce lieu de méconnaissance et de séduction qui trouve dans
l’expérience du miroir son instance première : cette image de lui que le sujet saisit dans
le miroir, soutenue par celle de la mère qui la lui désigne, ce n’est pas lui, à proprement
parler, ce n’est pas son corps, ce n’est pas son être. Il s’empare de cette image parce
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qu’elle est totalisante, elle lui fournit une maîtrise de lui-même comme forme unifiée et
objectivée. Cette forme dans laquelle le sujet se complaît de manière jubilatoire répond à Help
un désir de maîtrise de son corps posé comme identité totalisée et totalisante. Cette
maîtrise imaginaire anticipe ses possibilités sensori-motrices et psychiques au moment
où cette expérience se produit à 6 mois. Cette expérience conserve toute sa valeur
ontologique, selon Lacan, jusqu’à dix-huit mois. En se saisissant comme un autre, dans
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Le sujet ne saurait se représenter tout seul, il trouve des images, des emblèmes, des 29
signes, des signifiants, des objets par le truchement desquels il se manifeste. C’est par la
parole et le dialogue qu’un sujet peut s’arracher à la capture de l’identification imaginaire
aliénante. C’est la raison pour laquelle la parole et le dialogue sont de manière
privilégiée interdits, censurés ou caviardés dans les régimes totalitaires. Par la parole,
les humains partagent le pain de la vérité (il n’y a pas d’identité naturelle ou essentielle)
et celui du mensonge (la race, la religion fondent la substance de l’être). Reconnaître à la
parole sa valeur de structure constituée de signifiants en rapport les uns aux autres par
des ressemblances et des différences, c’est l’arracher au langage animal combinant des
signaux. La danse prénuptiale de l’épinoche mâle, la danse des abeilles désignant la
direction et le lieu du nectar des fleurs, procèdent d’une combinaison de signaux. Ils
sont sans ambiguïté, leur identité est substantielle, sans équivoque, et diffèrent du langage
humain pris dans les effets de ce que Lacan nomme la langue, en un seul mot, c’est-à-dire
la somme des équivoques que la langue permet.
statistiquement les individus et les populations pour les identifier et les différencier.
Cela veut dire tout simplement que cette identification ne repose pas sur des critères
objectifs, naturels ou essentiels, mais pratiques, relatifs et provisoires. Croire en une
quelconque objectivité des identifications (converties en identités) fabrique le racisme.
Croire à l’objectivité d’un consensus est une illusion épistémologique, autant qu’une
perversion monstrueuse du politique. Comment ne pas évoquer cette terrible phrase de
Jean-Claude Milner qui, à la suite de Sartre, rappelle que « le nom juif n’a rien d’objectif
et que c’est être antisémite déjà que de croire à une objectivité de ce nom » [28] ?
Comment sortir de l’identification imaginaire et aliénante ?
L’originalité de ce point de vue est d’approcher la question de l’identité non comme une Help 32
essence ou une substance, mais comme le trait d’une différence, non comme un
achèvement ou une limite, mais comme un « rapport », un réseau symbolique, hors
duquel, il n’y a que l’imaginaire et ses captures, ses mirages passionnels, ceux de l’amour
comme de la haine. C’est donc la relation à l’intérieur des systèmes symboliques qui
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définit l’identité, les identifications, les appartenances. Ce n’est pas une culture, une
langue, des mœurs, une religion qui définit une identité, mais les réseaux symboliques
qui les constituent comme ressemblances et différences. Il n’y a pas d’autres identités
que celles qui établissent des rapports entre elles et à l’intérieur de chacune d’elles. Dire,
par exemple, une culture, une religion, une nation, c’est opérer une saisie-arrêt sur
image qui ne correspond déjà plus à la réalité quand on l’évoque.
Pour dire les choses autrement, si, comme l’écrit Lacan, « on fait des pots, même tous 33
pareils, il est sûr que ces pots sont différents. […] c’est que leur identité, c’est-à-dire le
substituable entre les pots, est le vide autour duquel le pot est fait. [29] » Je crois qu’il faut
prendre très au sérieux cette historiette de Lacan : la seule chose qui soit identique c’est
le vide, le manque autour de quoi se construit tout le reste, culture, religion, politique,
économie… L’instanciation subjective de ce manque, la psychanalyse la nomme
castration. Concept qui désigne moins l’amputation génitale ou sa menace que
l’acceptation par un sujet de ne pouvoir venir combler le désir de l’Autre, de devoir
renoncer à l’illusion terrifiante de la plénitude. Le réel serait donc ce reste impossible à
résorber, ce vide impossible à combler comme à saisir. C’est autour de ce réel que nous
ne finirions pas de construire des mirages, des mirages qui produisent des effets. Ce
que nous appelons identité est cette place d’un vide autour de quoi se construisent nos
identifications imaginaires et symboliques, nos liens aux autres et à nous-mêmes.
Être réaliste, c’est reconnaître ce réel comme cœur de l’identité, comme nous faisant 34
identiques aux autres membres de l’espèce humaine, mais irréductibles à chacun
d’entre eux. C’est ce vide autour duquel se construisent les « pots » que nous sommes
qui est constitutif de notre identité. Ce qui ne veut pas dire que tous les pots sont
pareils. Ils peuvent différer par la couleur, la dimension, leurs usages… Il n’empêche, ce
qui les assemble ne sera jamais aussi réel que ce qui les distingue. Les identités
meurtrières sont irréalistes, elles viennent saturer ce vide autour duquel elles ont
construit leurs marques de fabrique de pots. Ces idéologies meurtrières pourront
toujours vanter l’étiquette qu’elles ont cru bon de coller sur leurs pots, il n’empêche, la
seule identité dont on puisse se prévaloir n’est rien d’autre que le vide autour duquel les
humains se construisent.
Conclusion
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Hannah Arendt récusait toute conception universelle de l’homme, disant que ce n’était Help 35
pas l’homme qui habitait notre planète, mais les hommes, ces « pluriels singuliers ».
édouard Glissant formule admirablement cette exigence de la pluralité particulière, il
invite nos sociétés à « développer partout, contre un humanisme universalisant et
réducteur, la théorie des opacités particulières. […] consentir à l’opacité, c’est-à-dire à la
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Toute civilisation tend à pratiquer des rituels exorcistes visant à transformer les citoyens 37
en les convertissant aux valeurs « civilisatrices » dominantes. Bien évidemment ces
rituels d’initiation et d’exorcisme sont pratiqués à l’égard des peuples dominés, mais ils
sont également en usage à l’intérieur de chaque société. Franz Fanon [31] a analysé ce
modelage des antillais par la colonisation de la langue, la prohibition du créole dans les
écoles et la fabrique des « masques blancs » pour les « peaux noires ». Mais, à l’intérieur
d’une même société, des dispositifs d’initiation et d’exorcisme sont à l’œuvre pour
« civiliser » les citoyens, leur prescrire une ascèse par laquelle ils moulent leurs
subjectivités autant qu’ils conforment leurs comportements [32]. La « religion du
marché » que nous subissons depuis quelques décennies n’a pas échappé à cette
normalisation des peuples et des citoyens, elle a imposé une tyrannie de l’économisme,
une dictature du chiffre, une administration technocratique des populations qui, par la
globalisation, a favorisé l’émergence de mouvements contestataires violents [33]. Le
terrorisme actuel lui appartient de pied en cap. Que devient un monde vidé de tout
esprit, ou presque, que seules tendent à recouvrir et à masquer les pratiques de
distraction et de divertissement ? L’humain y devient superflu. Les machines
intelligentes le rendent obsolète.
Cette culture a fabriqué une prolétarisation généralisée des existences concrètes et singulières. 38
Dans ce « désert », au sens d’Hannah Arendt, les humains sont « esseulés », « désolés »,
livrés à la cupidité des fascismes de toutes sortes, des césarismes divers et variés, des
totalitarismes contre-révolutionnaires…
Nietzsche nous a appris que le monde se présentait d’abord à nous comme un chaos que 39
notre pensée et notre sensibilité se doivent d’organiser sans cesse. Faute de quoi advient
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la camisole logique des idéologies meurtrières. L’humanité de l’homme est fragile,
toujours à construire, déjà là et à venir, elle affleure dans ces traces que laissent les Help
œuvres et les actes d’émancipation, comme autant d’instants d’éternité actualisés dans
un présent dont le « diagnostic » éclaire l’avenir… Faute de quoi « l’esprit erre dans les
ténèbres », disait déjà Alexis de Tocqueville. Reste ce message d’espoir délivré par Freud
à la veille de la Deuxième Guerre mondiale : « il ne paraît pas qu’on puisse amener
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l’homme par quelque moyen que ce soit à troquer sa nature contre celle d’un termite ; il
sera toujours enclin à défendre son droit à la liberté individuelle contre la volonté de la
masse. » [34]
Nous risquons d’y entrer, dans ces ténèbres, si nous ne faisons pas l’effort de 40
comprendre : « comment nous en sommes arrivés là ? Qu’est-ce que nous pouvons
espérer ? » Une nouvelle conscience collective et politique ne saurait venir au monde
qu’à la condition que nous soyons capables de reconnaître à l’art et à la culture une
fonction sociale, la puissance sacrée des droits de « la pensée humiliée », dont parle
l’œuvre d’Albert Camus [35]. Là où les fascismes, anciens ou nouveaux, tendent à
esthétiser la politique et ses actions, il nous faudra politiser l’esprit. Tel a été
l’enseignement de Walter Benjamin : politiser l’intelligence. Politiser l’intelligence
requiert de penser la question, brûlante aujourd’hui, de l’identité. J’ai essayé dans cet
article d’y apporter ma contribution.
Au cœur de notre actualité, cette question est posée avec insistance, elle hante la 41
mélancolie sur le socle de laquelle se construisent le social, le religieux, le politique. L’art
en prend soin. Nos ennemis ne l’ignorent pas. Ils dévastent des chefs-d’œuvre, mais
savent exploiter les sensibilités à la poésie qui n’est pas absente des appeaux dont ils se
servent [36] pour prendre leurs victimes dans leurs filets : « la prouesse esthétique du
califat est d’avoir compris que, pour attirer ceux qui ne comprennent pas la langue de
conversion (l’arabe), la combinatoire des sons et des images est une stratégie efficace.
Leur force persuasive d’étrangeté et de rupture est séduisante : elle ouvre sur un autre
univers, qui semble être hors répétition, hors banalité, hors quotidien. Elle ré-enchante
le monde. » [37] Il conviendrait de ne pas laisser le monopole de la force proclamatrice du
verbe aux totalitarismes qui figent les identités en les fondant sur les exclusions et les
massacres. Cette force de la parole proclamatrice, ce goût de la poésie, ces mots qui
répondent au besoin de rêver et de ré-enchanter le monde, surtout lorsqu’il s’agit
d’adolescents en proie aux questions existentielles de leur « identité », nous devons les
réinventer. Car, seuls les mots permettent au poète, selon l’expression de Walter
Benjamin, de « dépasser la négativité du monde par le désespoir de l’imagination. »
Notes
[1] Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998, p. 19.
PDF
[2] Amin Maalouf, 1998, op. cit. p. 39.
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[3] Cf. Jorge Cacho, Le Délire des négations. Paris, Association freudienne internationale,
1993 ; Roland Gori, Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, Paris, Les Liens
qui libèrent, 2017.
[4] Dans le séminaire sur L’Angoisse (1966), il évoque « cette invisible renaissance du
mirage de l’identité du sujet ».
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[5] Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, conférence prononcée le 11 mars 1882 en
Sorbonne. Texte intégral : <http://fr.wikisource.org/wiki/Qu’est-ce_qu’une_nation_ %
3F>.
[6] Hervé Le Bras, Malaise dans l’identité, Paris, Actes Sud, 2017, p. 18.
[14] Ibid.
[16] Simone Weil, L’Iliade ou le poème de la force (1940-1941), Paris, Éditions de l’éclat,
2014, p. 39.
[17] Roland Barthes, 1977, Leçon, Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du
Collège de France du 7 janvier 1977, Paris, Seuil, p. 14.
[18] John Langshaw Austin nomme « performatifs » les énoncés de langage qui produisent
les actions qu’ils énoncent. Dire « je t’aime » ne relève pas d’un acte de langage qui se
contente de décrire, il produit ce qu’il énonce. Par la suite Austin en vient à considérer
que tout acte de langage détient un certain degré de performativité. John Langshaw
Austin, Quand dire, c’est faire (1962), Paris, Seuil, 1970.
[21] Roland Gori, L’Individu ingouvernable, Paris, Les Liens qui libèrent, 2015 ; 2017, op. cit.
[25] Hannah Arendt, Le Système totalitaire (1951), Paris, Seuil, 1972, p. 57.
[26] Alain Rey, Dictionnaire culturel en langue française, Le Robert, Paris, 2005, p. 1791-
1792.
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[29] Jacques Lacan, 1962-1963, L’Angoisse. Le séminaire, livre X, Paris, Seuil, 2004, p 217.
[30] édouard Glissant, Le Discours antillais, Gallimard, Folio, Paris, 1997, p 418.
[31] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (1952), Paris, Seuil, 1971.
[32] Roland Gori, La Dignité de penser, Paris, Les Liens qui libèrent, 2011 ; La Fabrique des
imposteurs, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013 ; 2015, op. cit.
[33] Roland Gori, 2011, ibid. ; 2013, ibid. ; 2015, ibid. ; 2017, op. cit.
[34] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (1929), Paris, PUF, 1971, p. 45.
Résumé
FrançaisLa haine qui sʼempare des partisans des identités meurtrières se manifeste
comme une haine de la diversité, diversité constitutive des identifications composites
des sujets humains. Les angoisses existentielles et les désarrois politiques qui
accompagnent les changements brutaux de la mondialisation ont accru le désir d’identité,
et favorisé lʼémergence des terrorismes identitaires. La psychanalyse peut-elle nous
aider à rendre compte du désir dʼidentité quʼexploite le politique comme le « religieux »,
et que recyclent les terrorismes actuels ? L’auteur montre que pour la psychanalyse,
lʼidentité se révèle un mirage dont lʼhumain est en quête. PDF
Mots-clés Help
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Keywords
Plan
« Les identités meurtrières »
Conclusion
Auteur PDF
Help
Roland Gori
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