DRS 050 0103
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DRS 050 0103
Jacques Chevallier
Dans Droit et société 2002/1 (n°50), pages 103 à 120
Éditions Éditions juridiques associées
ISSN 0769-3362
ISBN 2275022023
DOI 10.3917/drs.050.0103
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juridique
Jacques Chevallier *
Résumé L’auteur
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J. Chevallier S’interroger sur les rapports entre « doctrine juridique » et
Doctrine juridique et science « science juridique » peut apparaître, à première vue, comme une
juridique entreprise vaine. Une telle interrogation présuppose en effet qu’il
existe une distinction, une différence, voire une opposition, entre
elles ; or, cette idée fait précisément problème. D’une part, parce
que, dans la pratique de la recherche et de l’enseignement, les
deux sont indissociables : ni sur le plan épistémologique, ni au
niveau didactique, la distinction n’est opérée ; faire œuvre de
doctrine, c’est apporter du même coup une contribution à la
science juridique, et l’analyse scientifique du phénomène juridique
conduit à la formulation de « théories » qui prendront le nom de
« doctrines ». Kelsen lui-même parle de la « doctrine » du droit
naturel ou de la « doctrine » positiviste, les « doctrines » n’étant
que l’autre nom des « théories » de la science du droit. D’autre
part, et plus fondamentalement, parce que les termes de « doc-
trine juridique » et de « science juridique » recouvrent des signifi-
cations diverses qui font qu’on passe tout naturellement de l’une à
l’autre sans qu’il y ait véritablement rupture ou saut qualitatif.
En ce qui concerne la doctrine 1, on sait le glissement qui a
conduit à désigner sous ce terme, non seulement la simple expres-
sion d’une opinion, théorie ou thèse sur le droit (premier sens),
mais encore l’ensemble des opinions émises sur le droit (deuxième
sens) et, par extension, les travaux eux-mêmes et leurs auteurs
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stratégies de marquage et de démarquage (destinées à capter Droit et Société 50-2002
l’attention des pairs), des processus de déplacement (d’une spécia-
lité à une autre, espérée plus « rentable »). Intégrant toutes les
« opinions autorisées » sur le droit, l’ensemble du savoir juridique,
la doctrine devient apparemment synonyme de science du droit :
elle sera d’ailleurs définie, par opposition à la jurisprudence, comme
« l’ensemble des productions dues à la science juridique » 2.
Du côté de la science juridique, un glissement comparable
résulte de la diversité des approches du phénomène juridique :
entre les adeptes du positivisme et ceux qui entendent ouvrir plus
largement le champ de la réflexion en l’orientant vers la question
des valeurs, entre les partisans d’une stricte autonomisation de
l’objet juridique et ceux qui s’intéressent aussi aux processus de
production du droit, entre les tenants d’un point de vue purement
« interne » sur le droit et ceux qui estiment nécessaire d’introduire
un point de vue « externe », fût-il modéré (Hart), toutes les nuances
existent ; aussi le travail doctrinal de commentaire et d’interpré-
tation peut-il être intégré à part entière dans une science du droit
conçue de manière large. Plus généralement, dans la mesure même
où elle entend produire un savoir sur le droit, la science juridique
semble vouée à faire « œuvre doctrinale ».
Contre cet amalgame, on entend montrer ici que « doctrine
juridique » et « science juridique » relèvent en réalité de perspec-
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J. Chevallier droit, elle entend adopter sur lui un point de vue réflexif et
Doctrine juridique et science critique. La connaissance du droit qu’elle autorise est une connais-
juridique sance « désintéressée » et gratuite : il ne s’agit plus d’apporter une
contribution au fonctionnement de l’ordre juridique, d’intervenir
dans les processus de production du droit, de produire de la
normativité, mais d’analyser le phénomène juridique. Ce faisant, la
science juridique s’inscrit à part entière dans le champ des
sciences sociales, avec lesquelles elle entretient nécessairement
des relations d’interdépendance.
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est formé d’un ensemble d’éléments – linguistique, systémique, Droit et Société 50-2002
fonctionnel 8.
Il reste que la portée de ce pouvoir d’interprétation doctrinal
est apparemment limitée par l’absence de prise directe sur la
production du droit, comme le souligne la théorie kelsénienne de
l’interprétation. Kelsen établit en effet, on le sait, une distinction
tranchée entre les interprétations données par les « organes
d’application du droit » et les interprétations données par les
juristes dans le cadre de la science du droit : les premières sont
des interprétations « authentiques », inséparables des processus
de création du droit et qui impliquent un acte de « volonté » ; les 8. Georges KALINOWSKI,
secondes sont des interprétations « non authentiques », dépour- « L’interprétation du droit : ses
règles juridiques et logiques »,
vues de force obligatoire et qui relèvent exclusivement de l’ordre Archives de philosophie du droit,
de la connaissance. L’interprétation du droit par la science du tome 30, 1985, p. 191 et suiv. ;
droit consiste à déterminer par une opération purement intellec- Danièle BOURCIER et Pierre
MACKAY (sous la dir.), Lire le droit.
tuelle le sens de normes juridiques : il s’agit de dégager les Langue, texte, cognition, Paris,
significations possibles des normes juridiques ; mais cette opéra- LGDJ, coll. « Droit et Société »,
tion est distincte des processus de création du droit. 1992.
9. Michel VAN DE KERCHOVE et
Cette présentation est cependant trop simple : sans doute François OST, Le système
l’interprétation a-t-elle un statut différent selon qu’elle émane, ou juridique entre ordre et désordre,
non, d’organes habilités à produire du droit ; mais les diverses Paris, PUF, coll. « Les voies du
droit », 1988.
activités d’interprétation auxquelles se livrent les interprètes du
10. Georges VEDEL, « Doctrine et
droit sont en interaction constante 9 et en fait indissociables. À jurisprudence constitutionnelle :
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J. Chevallier d’abstraction et de généralité et de se présenter comme un
Doctrine juridique et science ensemble logique et cohérent : il s’agit, non seulement d’établir les
juridique chaînons nécessaires entre les productions juridiques singulières
en dégageant les principes communs sous-jacents, mais encore de
construire les « grandes synthèses » donnant à l’ordre juridique
son unité et le plaçant sous l’empire de la Raison 15. Ce travail de
systématisation doctrinal a été particulièrement notable dans la
construction en France du droit administratif 16. Forgées de manière
progressive, par le « chœur à deux voix » de la jurisprudence et de
la doctrine, les grandes notions sur lesquelles il repose se sont
amalgamées les unes aux autres en formant un tissu conceptuel
remarquablement cohérent et homogène ; et ce tissu a résisté aux
transformations pourtant très profondes ayant affecté la place de
l’administration dans la société : suffisamment élastique pour
s’adapter aux situations nouvelles, il est parvenu à préserver la
continuité des significations du droit administratif 17.
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même temps, lourde d’enjeux politiques (il s’agit d’encadrer le jeu Droit et Société 50-2002
des mécanismes démocratiques). Si cette conception ne fera l’objet
dans l’immédiat que d’une traduction imparfaite, comme en
témoigne l’absence d’introduction d’un contrôle de constitution-
nalité des lois en dépit du souhait unanime de la doctrine, elle
aura à terme un impact sur le droit positif : l’application des
préceptes de l’État de droit se traduira par une rigueur plus
grande dans la construction de l’ordre juridique ; et la conception
substantielle de l’État de droit qui se développera après la Seconde
Guerre mondiale débouchera elle-même sur la problématique des
droits fondamentaux.
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J. Chevallier décrire les normes juridiques et les relations fondées sur ces
Doctrine juridique et science normes. La science du droit a donc un caractère « purement
juridique intellectuel » : elle ne tend pas à la « création du droit » mais à la
« connaissance du droit » ; elle n’est pas de l’ordre de la « pres-
cription » mais de l’ordre de la « description ». Alors que les
normes posées sont « valables ou non valables », les propositions
normatives formulées par la science du droit ne peuvent être que
« vraies ou fausses ». Dès l’instant donc où elle tend à apporter
une contribution au fonctionnement de l’ordre juridique, où elle
cherche à agir sur le droit – même si son influence reste incer-
taine, fragile et dans tous les cas médiate, indirecte –, la « doctrine
juridique » ne se situe plus sur le terrain de la « science du droit ».
Ce faisant la science du droit ne fait que se conformer à un
ensemble d’exigences épistémologiques communes à l’ensemble
des sciences sociales. D’abord, le refus du pragmatisme, par lequel
le chercheur se placerait dans l’ordre de l’action, en cherchant à
agir sur la réalité qu’il étudie : ce pragmatisme est incompatible
avec une démarche scientifique qui implique au contraire que le
chercheur tienne l’objet à distance 23, qu’il adopte vis-à-vis de lui
un point de vue réflexif et critique. Ensuite, le refus du norma-
tivisme, par lequel le chercheur aurait pour ambition de poser des
normes, des préceptes, des principes qu’il conviendrait d’appli-
quer : au lieu de chercher à expliquer la réalité juridique, le
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dissociation entre l’objet juridique et l’objet politique, en ne Droit et Société 50-2002
s’intéressant qu’à la norme elle-même et non pas à ses conditions
de production.
Cette démarche est, tout au long du XIXe siècle, celle qui est
adoptée par l’École de l’Exégèse, qui pratique un strict positivisme
passant par le respect du texte posé par le législateur : il s’agit,
soit de faire une application littérale du texte, soit de rechercher,
au delà de la lettre, l’intention du législateur, par l’analyse des
travaux préparatoires ou des précédents jurisprudentiels. Ce posi-
tivisme implique l’absence de toute distance critique par rapport à
la norme (ce qui interdit de parler de véritable « science du
droit ») ; il exclut toute interrogation sur le processus de produc-
tion du droit et présuppose une dissociation complète entre le
monde du droit et l’univers politique. Si l’École de l’Exégèse
succombera à la fin du XIXe siècle à l’essor des sciences sociales,
on retrouve le souci d’autonomisation de l’objet juridique dans la
tentative kelsénienne de construction d’une théorie pure du droit.
Kelsen opère en effet une distinction nette entre la « norme »,
objet exclusif de la science du droit, et l’« acte de volonté » qui la
pose et ne relève pas de la science du droit : la norme est un
« devoir être » (sollen), alors que l’acte de volonté est un « être »
(sein). Par là, la science du droit se distingue de la science poli-
tique, qui s’intéresse aux processus de production des normes et
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J. Chevallier point de vue externe, par lequel elle met son objet d’étude « à
Doctrine juridique et science distance », en cherchant à expliquer les phénomènes juridiques,
juridique ou tout au moins à en rendre compte de manière réflexive et
critique.
Sans doute le point de vue externe ne saurait-il aboutir à nier
toute autonomie aux phénomènes juridiques, en les ramenant à
des déterminations extérieures au droit (par exemple, l’analyse
marxiste) ; mais il permet une distanciation critique par rapport à
l’ordre juridique en vigueur, qui est la condition d’une démarche
scientifique. Optant pour un « point de vue externe modéré »,
H.L.A. Hart 24 distingue ainsi le point de vue « interne », qui est un
point de vue « en miroir », partant du discours que les institutions
juridiques tiennent à propos d’elles-mêmes, en adhérant aux
conventions implicites que ce discours véhicule, et le point de vue
« externe », qui consiste à rendre compte du point de vue interne
qui est celui des acteurs du système juridique. La science du droit
ne saurait donc seulement, pour reprendre l’expression de
J. Carbonnier 25, adopter le point de vue « du dedans » ; elle doit
aussi observer le phénomène juridique « du dehors » 26.
La science du droit ne saurait en effet se désintéresser des
processus sociaux et politiques de production et d’application du
droit, sauf à sombrer dans un formalisme desséchant, ignorant
tout des enjeux dont la norme juridique est porteuse : non
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juridique et science juridique : la première s’inscrivant pleinement Droit et Société 50-2002
dans le cycle de production de la norme ; la seconde, solidement
ancrée dans le champ des sciences sociales, adoptant sur la norme
un point de vue réflexif et critique. Or, il n’en est rien en pratique :
doctrine juridique et science juridique sont intimement mêlées,
dans la recherche comme dans l’enseignement, au point qu’il est
pratiquement impossible de tracer entre elles une quelconque
frontière. Cette confusion des points de vue a une conséquence
concrète : elle entraîne l’hypertrophie de la fonction doctrinale, au
détriment d’une science juridique confinée dans un statut margi-
nal ; elle est cependant trop systématique pour ne pas conduire à
s’interroger sur le statut des juristes et sur la nature du droit, qui
rend cette interférence inévitable.
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J. Chevallier visme, était le corollaire de cette vision. Or, en dépit des transfor-
Doctrine juridique et science mations qu’a subies ce modèle au cours du XXe siècle, notamment
juridique à la faveur de l’essor des sciences sociales et de l’explosion du
cadre universitaire traditionnel, la conception de l’enseignement
du droit se caractérise par une forte continuité ; certains ont
d’ailleurs pu avoir la tentation, au cours des années 1980, de
reconstituer d’authentiques « écoles de droit », privilégiant l’ensei-
gnement du droit positif...
Cette domination se traduit aussi par la prédominance dans
l’activité de recherche du commentaire du droit positif, textes ou
jurisprudence – à travers la célèbre « note d’arrêt », parfois
qualifiée de « degré zéro de l’écriture juridique » 29... L’effort de
théorisation, pour sa part, se traduit par la construction de
systèmes explicatifs, de portée plus ou moins ambitieuse, destinés
à dégager des lignes de force, à mettre au jour des « principes »,
en assurant la mise en cohérence des solutions d’espèce : on
retrouve par là l’entreprise de systématisation, qui est au cœur
même du travail doctrinal. Beaucoup de juristes apparaissent ainsi
comme des artisans dont l’action permet de recoudre en
permanence le tissu normatif en le replaçant sous l’empire de la
rationalité. En revanche, les travaux de recherche qui prétendent
s’inscrire dans une perspective sociologique sont considérés avec
suspicion et souvent rejetés comme n’entrant pas dans les décou-
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degrés divers, par les analyses des premiers sociologues : sans Droit et Société 50-2002
doute, si Duguit n’hésite pas à s’appuyer sur les travaux de
Durkheim, Hauriou est-il plus méfiant vis-à-vis d’une science dont
les ambitions, et les prétentions, sont à ses yeux excessives et
Carré de Malberg entend-il ne pas quitter le terrain du positivisme,
même s’il le fait en réalité ; il reste que l’approche nouvelle
proposée par la sociologie a bel et bien autorisé un regard nou-
veau sur les phénomènes juridiques. C’est par la confrontation à la
sociologie naissante, et l’intégration de certains de ses acquis,
qu’une authentique « science du droit public » a pu alors être
construite.
L’oubli de cette perspective a entraîné non seulement l’aban-
don de la construction de ces « vastes édifices spéculatifs » 31 qui
avaient été la règle au début du XXe siècle, mais aussi une
fermeture nouvelle vis-à-vis des sciences sociales : c’est la fin des
« faiseurs de systèmes » 32 et le repli vers ce positivisme techni-
ciste dont M. Waline se fera le chantre. Pour M. Waline, le juriste
doit se cantonner à « un rôle d’interprète, d’exégète, de commenta-
teur » 33 : il s’agit pour lui de se borner à l’analyse serrée, minu-
tieuse, rigoureuse des textes et de la jurisprudence, notamment
dans le cadre de notes d’arrêt conçues non plus comme des
occasions de mise à l’épreuve de systèmes explicatifs, mais sous la
forme de commentaires fidèles visant à améliorer la connaissance
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J. Chevallier juridique doit tenir compte des relations d’imbrication et d’osmose
Doctrine juridique et science qu’elle entretient avec la doctrine juridique.
juridique
1. De même que toute construction doctrinale a une incidence
scientifique, la science juridique a une portée doctrinale, en
contribuant à agir sur le droit.
— Le savoir doctrinal concerne la science juridique au moins à
deux titres différents. D’abord, en ce qu’il est lui-même objet de la
science juridique : la science juridique doit prendre en compte la
production doctrinale en tant qu’élément constitutif de l’ordre
juridique ; elle doit aussi s’attacher à étudier la doctrine elle-
même, d’un point de vue sociologique 34, en analysant la configu-
ration du champ doctrinal (conditions d’accès à l’autorité doctri-
nale, stratification du champ doctrinal, relations avec la juris-
prudence...) ainsi qu’en cherchant à prendre la mesure du
« pouvoir doctrinal ». Ce pouvoir pourra être évalué, d’un point de
vue sociologique, par le recours aux trois concepts fondamentaux,
et étroitement liés, de rôle, fonction et position : par « rôle », on
entendra les conditions d’exercice de l’activité doctrinale ; en
s’intéressant à la « fonction », on s’interrogera sur la contribution
que la doctrine apporte au fonctionnement du système juridique ;
enfin, l’analyse de la « position » conduira à mettre en évidence la
situation des juristes dans la stratification sociale et les ressour-
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droit. De même, la doctrine de l’État de droit, indissociable de Droit et Société 50-2002
l’épanouissement du libéralisme à la fin du siècle, rend compte du
mouvement croissant de juridicisation de l’action de l’État : elle
traduit un effort de conceptualisation visant à dégager la logique
sous-jacente à ces transformations ; en même temps, elle compor-
te une dimension prescriptive et allait entraîner à terme un
ensemble d’inflexions du système juridique. Ces « doctrines » ont
donc aussi pour mérite d’éclairer le sens de l’évolution en cours
du droit public, en la mettant en relation avec un ensemble de
transformations sociales et politiques.
— À l’inverse, la science juridique comporte une dimension
doctrinale, implicite ou sous-jacente. Comme toute science sociale,
la science juridique ne peut manquer d’exercer une influence sur
la réalité : non seulement une science sociale est toujours le
produit d’un certain contexte social et évolue avec ce contexte,
mais encore elle exerce une action en retour sur la réalité qu’elle
étudie, notamment en modifiant la perception de cette réalité ; les
sciences sociales ne se contentent pas d’observer leur objet, elles
le constituent, en affectant sa consistance même. La science juri-
dique n’échappe pas à cette logique. Il serait facile de montrer
comment les concepts qu’elle produit pour rendre compte de la
réalité juridique influent sur celle-ci, et plus largement sur la
réalité sociale et politique : c’est ainsi que le concept de « régu-
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J. Chevallier d’un contrôle de constitutionnalité des lois 36 ; la dimension
Doctrine juridique et science doctrinale était présente au cœur même de leurs analyses. Cette
juridique dimension est présente de manière plus évidente encore dès
l’instant où la science juridique ferme le champ de ses investi-
gations, en prétendant ne procéder qu’à une analyse purement
« interne », voire à construire, comme Kelsen, une « théorie pure
du droit ». Toute cette construction tend à produire la représen-
tation d’un ordre juridique cohérent et rationnel : ce faisant, elle
contribue puissamment à l’entreprise de systématisation qui est
au principe de la fonction doctrinale ; l’introduction d’un point de
vue externe sur l’ordre juridique est, on l’a vu, indispensable pour
atteindre cette dimension réflexive et critique sans laquelle il n’est
pas de science juridique concevable.
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se borner à une simple description du droit positif en vigueur et à Droit et Société 50-2002
la présentation d’un cadre conceptuel adéquat ; ils doivent
comporter une dimension réflexive et critique. Il convient enfin
que les chercheurs s’investissent davantage sur le terrain de la
science juridique, et plus précisément de la sociologie du droit, en
assumant pleinement les conséquences de ce choix : cet investisse-
ment suppose en effet une large ouverture vers les autres sciences
sociales, ainsi que l’utilisation de méthodes rigoureuses d’investi-
gation et d’analyse.
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