DRS 050 0103

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Doctrine juridique et science juridique

Jacques Chevallier
Dans Droit et société 2002/1 (n°50), pages 103 à 120
Éditions Éditions juridiques associées
ISSN 0769-3362
ISBN 2275022023
DOI 10.3917/drs.050.0103
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Études
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Droit et Société 50-2002
Doctrine juridique et science (p. 103-119)

juridique

Jacques Chevallier *

Résumé L’auteur

Professeur de droit public et de


La confusion très généralement opérée entre « doctrine juridique » et science politique à l’Université
« science juridique » se traduit en pratique par l'hypertrophie de la Paris II Panthéon-Assas.
première au détriment de la seconde, confinée dans un statut marginal. Directeur du Centre d’études et
En réaction contre cette confusion, on entend montrer ici que l'une et de recherches de science
administrative (CERSA), Paris.
l'autre adoptent des perspectives fondamentalement différentes sur le
Ses recherches portent sur la
droit : alors que la doctrine juridique est partie prenante au processus de théorie de l’État et du droit, la
production du droit, la science juridique se place en position d'extériorité science administrative et la
par rapport à lui. Néanmoins, la nécessaire distinction des points de vue, science politique, le droit public.
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indispensable à la construction d'une authentique science du droit, ne Parmi ses publications récentes :
saurait déboucher sur un strict cloisonnement : s'ils sont de nature — « Vers un droit
différente, savoir doctrinal et savoir scientifique sont en effet également postmoderne ? », in J. Clam et
nécessaires à la connaissance du phénomène juridique. G. Martin (sous la dir.), Les
transformations de la régulation
juridique, Paris, LGDJ, 1998 ;
Doctrine juridique – Interprétation – Production du droit – Science — L’État de droit, Paris,
juridique. Montchrestien, 3e éd., 1999 ;
— « Mondialisation du droit ou
droit de la mondialisation ? », in
Summary C.-A. Morand (sous la dir.), Le
droit saisi par la mondialisation,
Bruxelles, Bruylant, 2001 ;
— « La régulation juridique en
Legal Doctrine and Science of Law
question », Droit et Société, 49,
In practice, the common confusion between “legal doctrine” and “science 2001.
of law” results in the hypertrophy of the former and the marginalization
of the latter. Against this confusion, we intend to show that each implies
a fundamentally different perspective on law : whereas legal doctrine
takes part in the production of law, the science of law remains outside it.
Nevertheless, while this distinction is a necessary condition of an
authentic science of law, it should not lead to a strict separation. Even if
they are deeply different in nature, doctrinal knowledge and scientific
knowledge are both necessary for the understanding of law.
* Centre d’Études et de Recherches
Legal doctrine – Interpretation – Production of law – Science of law. de Science Administrative (CERSA),
10 rue Thénard,
F-75005 Paris.
<jacques.chevallier3@wanadoo-fr>

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J. Chevallier S’interroger sur les rapports entre « doctrine juridique » et
Doctrine juridique et science « science juridique » peut apparaître, à première vue, comme une
juridique entreprise vaine. Une telle interrogation présuppose en effet qu’il
existe une distinction, une différence, voire une opposition, entre
elles ; or, cette idée fait précisément problème. D’une part, parce
que, dans la pratique de la recherche et de l’enseignement, les
deux sont indissociables : ni sur le plan épistémologique, ni au
niveau didactique, la distinction n’est opérée ; faire œuvre de
doctrine, c’est apporter du même coup une contribution à la
science juridique, et l’analyse scientifique du phénomène juridique
conduit à la formulation de « théories » qui prendront le nom de
« doctrines ». Kelsen lui-même parle de la « doctrine » du droit
naturel ou de la « doctrine » positiviste, les « doctrines » n’étant
que l’autre nom des « théories » de la science du droit. D’autre
part, et plus fondamentalement, parce que les termes de « doc-
trine juridique » et de « science juridique » recouvrent des signifi-
cations diverses qui font qu’on passe tout naturellement de l’une à
l’autre sans qu’il y ait véritablement rupture ou saut qualitatif.
En ce qui concerne la doctrine 1, on sait le glissement qui a
conduit à désigner sous ce terme, non seulement la simple expres-
sion d’une opinion, théorie ou thèse sur le droit (premier sens),
mais encore l’ensemble des opinions émises sur le droit (deuxième
sens) et, par extension, les travaux eux-mêmes et leurs auteurs
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(troisième sens) : la « doctrine » ainsi conçue étant définie, par
opposition à la « jurisprudence », comme le champ social spéci-
fique que forment les professionnels spécialisés dans la produc-
tion et dans la transmission du savoir juridique, professionnels
chargés de connaître et de faire connaître le droit. Cette capacité
de parler du droit avec autorité implique l’adoption d’une certaine
posture par rapport au droit (distanciation) ; elle suppose aussi la
détention d’une certaine compétence, attestée, généralement mais
pas exclusivement, par la possession de titres universitaires : alors
que le pouvoir d’interprétation du juge résulte d’une compétence
légale (habilitation), celui de la doctrine s’appuie sur une compé-
tence scientifique (autorisation) qui doit être conquise et en
permanence consolidée (publications). Mais cet élément est aussi
un facteur de différenciation : tous ne disposent pas en effet des
mêmes atouts ; la conquête de l’autorité doctrinale dépend de la
mobilisation d’une série de ressources permettant de se distinguer
du commun des juristes. La doctrine ne se confond plus dès lors
avec le groupe professionnel des enseignants en droit : elle est à la
fois plus large, dans la mesure où des praticiens et des juges
1. CURAPP (éd.), La doctrine peuvent s’y intégrer, et plus restreinte, dans la mesure où le titre
juridique, Paris, PUF, 1993 ; Alain universitaire ne garantit pas nécessairement l’autorité doctrinale ;
SÉRIAUX, « La notion de doctrine on assiste ainsi à une lutte permanente pour la conquête et le
juridique », Droits, 20 :
« Doctrine et recherche en renforcement de l’autorité doctrinale, lutte passant par l’accumu-
droit », 1994, p. 65-74. lation de ressources (visant à s’assurer un capital d’autorité), des

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stratégies de marquage et de démarquage (destinées à capter Droit et Société 50-2002
l’attention des pairs), des processus de déplacement (d’une spécia-
lité à une autre, espérée plus « rentable »). Intégrant toutes les
« opinions autorisées » sur le droit, l’ensemble du savoir juridique,
la doctrine devient apparemment synonyme de science du droit :
elle sera d’ailleurs définie, par opposition à la jurisprudence, comme
« l’ensemble des productions dues à la science juridique » 2.
Du côté de la science juridique, un glissement comparable
résulte de la diversité des approches du phénomène juridique :
entre les adeptes du positivisme et ceux qui entendent ouvrir plus
largement le champ de la réflexion en l’orientant vers la question
des valeurs, entre les partisans d’une stricte autonomisation de
l’objet juridique et ceux qui s’intéressent aussi aux processus de
production du droit, entre les tenants d’un point de vue purement
« interne » sur le droit et ceux qui estiment nécessaire d’introduire
un point de vue « externe », fût-il modéré (Hart), toutes les nuances
existent ; aussi le travail doctrinal de commentaire et d’interpré-
tation peut-il être intégré à part entière dans une science du droit
conçue de manière large. Plus généralement, dans la mesure même
où elle entend produire un savoir sur le droit, la science juridique
semble vouée à faire « œuvre doctrinale ».
Contre cet amalgame, on entend montrer ici que « doctrine
juridique » et « science juridique » relèvent en réalité de perspec-
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tives fondamentalement différentes : si l’une et l’autre produisent
un savoir sur le droit, ce savoir n’est pas de même nature et sa
finalité n’est pas identique (I). Cette distinction étant faite, se pose
alors le problème de leurs relations mutuelles : si la confusion des
points de vue produit des effets négatifs, il convient de prendre en
compte les interférences inévitables qui existent entre elles (II).

I. Des perspectives différentes


La différence fondamentale entre doctrine juridique et science
juridique réside dans le point de vue qu’elles adoptent sur le droit
et dans la fonction qu’elles remplissent.
La doctrine juridique est partie prenante au processus de
production du droit : elle ne se place pas en position d’extériorité
par rapport au droit mais entend « se situer dans le droit » et
2. Sylvie CIMAMONTI, v°
« intervenir en droit » 3. La connaissance du droit qu’elle permet « Doctrine », in André-Jean
est une connaissance « intéressée » : il s’agit d’apporter une contri- ARNAUD (sous la dir.),
bution, de toute première importance, au bon fonctionnement de Dictionnaire encyclopédique de
théorie et de sociologie du droit,
l’ordre juridique, par un travail de mise en cohérence, d’élimina- Paris, LGDJ, 2e éd., 1993, p. 186.
tion des dissonances, de résorption des contradictions. Ce faisant, 3. Étienne PICARD, « Science du
la doctrine fait œuvre dogmatique et contribue à la production de droit ou doctrine juridique », in
L’unité du droit, Mélanges Drago,
la normativité juridique. Paris, Economica, 1996, p. 119 et
La science juridique, au contraire, entend se situer « en dehors suiv.
du droit » 4 : se plaçant en position d’extériorité par rapport au 4. Ibid.

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J. Chevallier droit, elle entend adopter sur lui un point de vue réflexif et
Doctrine juridique et science critique. La connaissance du droit qu’elle autorise est une connais-
juridique sance « désintéressée » et gratuite : il ne s’agit plus d’apporter une
contribution au fonctionnement de l’ordre juridique, d’intervenir
dans les processus de production du droit, de produire de la
normativité, mais d’analyser le phénomène juridique. Ce faisant, la
science juridique s’inscrit à part entière dans le champ des
sciences sociales, avec lesquelles elle entretient nécessairement
des relations d’interdépendance.

I.1. La doctrine juridique, partie prenante à la


production du droit
La doctrine juridique participe au processus de production du
droit au moins de quatre manières différentes : par une activité
d’interprétation, par un travail de systématisation, par la produc-
tion de nouvelles représentations, enfin par une participation plus
directe à l’élaboration de la norme ; ces différentes facettes sont
bien évidemment indissociables.

1. L’activité qui consiste à connaître et à faire connaître le


droit comporte nécessairement une dimension d’interprétation :
elle vise à démêler l’écheveau des significations, à dégager de
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l’enchevêtrement des textes certains fils conducteurs, à dénouer
les contradictions éventuelles qu’ils recèlent ; et cette interpréta-
tion a bel et bien une portée créative, en contribuant à fixer le
contenu de la norme.
Deux conceptions de l’interprétation, on le sait, existent 5. La
théorie classique de l’interprétation conçoit celle-ci comme relevant
essentiellement de l’ordre de la connaissance ; mais cette vision
sous-estime la part de subjectivité et de créativité qui s’attache à
toute interprétation : l’interprétation ne se présente jamais comme
une simple opération de décodage, par la recherche de l’intention
de l’auteur. À cette vision s’oppose une conception active et
volontariste de l’interprétation : les énoncés juridiques n’acquer-
raient leur véritable portée qu’à partir d’une interprétation qui
serait bel et bien « constructive », productive de sens. En fait,
l’interprétation suppose, comme tout jeu 6, une part de « règles »
5. Paul AMSELEK (sous la dir.), (game) mais aussi d’« indétermination » (play) : une « marge de
Interprétation et droit, Bruxelles, jeu » serait autorisée à l’interprète, mais dans le cadre tracé par la
Bruylant et Presses universitaires
d’Aix-Marseille, 1995. « règle du jeu » ; l’opération d’interprétation ne se ramène, dès
6. Michel VAN DE KERCHOVE et lors, ni à l’objectivité d’un texte conventionnel qui détiendrait un
François OST, Le droit ou les sens unique et vrai, ni à la subjectivité arbitraire de l’interprète 7.
paradoxes du jeu, Paris, PUF, coll.
« Les voies du droit », 1992.
L’interprète ne dispose jamais d’une entière liberté : le sens d’un
7. Ronald DWORKIN, « La chaîne texte est toujours produit en fonction d’un contexte, qui lui-même
du droit », Droit et Société, 1,
1985, p. 51 et suiv.

106
est formé d’un ensemble d’éléments – linguistique, systémique, Droit et Société 50-2002
fonctionnel 8.
Il reste que la portée de ce pouvoir d’interprétation doctrinal
est apparemment limitée par l’absence de prise directe sur la
production du droit, comme le souligne la théorie kelsénienne de
l’interprétation. Kelsen établit en effet, on le sait, une distinction
tranchée entre les interprétations données par les « organes
d’application du droit » et les interprétations données par les
juristes dans le cadre de la science du droit : les premières sont
des interprétations « authentiques », inséparables des processus
de création du droit et qui impliquent un acte de « volonté » ; les 8. Georges KALINOWSKI,
secondes sont des interprétations « non authentiques », dépour- « L’interprétation du droit : ses
règles juridiques et logiques »,
vues de force obligatoire et qui relèvent exclusivement de l’ordre Archives de philosophie du droit,
de la connaissance. L’interprétation du droit par la science du tome 30, 1985, p. 191 et suiv. ;
droit consiste à déterminer par une opération purement intellec- Danièle BOURCIER et Pierre
MACKAY (sous la dir.), Lire le droit.
tuelle le sens de normes juridiques : il s’agit de dégager les Langue, texte, cognition, Paris,
significations possibles des normes juridiques ; mais cette opéra- LGDJ, coll. « Droit et Société »,
tion est distincte des processus de création du droit. 1992.
9. Michel VAN DE KERCHOVE et
Cette présentation est cependant trop simple : sans doute François OST, Le système
l’interprétation a-t-elle un statut différent selon qu’elle émane, ou juridique entre ordre et désordre,
non, d’organes habilités à produire du droit ; mais les diverses Paris, PUF, coll. « Les voies du
droit », 1988.
activités d’interprétation auxquelles se livrent les interprètes du
10. Georges VEDEL, « Doctrine et
droit sont en interaction constante 9 et en fait indissociables. À jurisprudence constitutionnelle :
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cela s’ajoute le fait qu’en droit public notamment, les juges de l’opposition à la complémen-
n’hésitent pas à s’immiscer dans l’exercice de la fonction doctri- tarité », Revue du droit public,
1989, p. 11 et suiv.
nale, ce qui interdit l’établissement d’une démarcation tranchée et 11. Maryse DEGUERGUE, « Les
favorise la circulation des interprétations 10. Le juge administratif commissaires du gouvernement
a ainsi toujours eu un rôle déterminant dans la construction et la doctrine », Droits, 20, 1994,
p. 125 et suiv. ; Jacques-Henri
conceptuelle du droit administratif, non seulement à travers les STAHL et Bernard STIRN, « Les
conclusions des commissaires du gouvernement 11, mais aussi en commissaires du gouvernement
venant concurrencer plus directement les universitaires sur leur et la doctrine », Revue adminis-
trative, n° spécial : « Le Conseil
propre terrain : les premiers grands traités de droit administratif d’État et la doctrine », 1997, p. 36
de la fin du XIXe siècle ont été le fait de praticiens 12 ; et cette et suiv.
tradition subsiste dans les revues actuelles de droit administratif 12. Pascale GONOD, Edouard
Laferrière, un juriste au service
où les chroniqueurs attitrés sont souvent membres du Conseil de la République, Paris, LGDJ,
d’État 13. La transposition du « modèle de juridicité du droit admi- coll. « Bibliothèque de droit
nistratif » au niveau constitutionnel 14 a favorisé un processus public », 1997.
13. Jean RIVERO, « Jurisprudence
comparable, le secrétaire général du Conseil constitutionnel en et doctrine dans l’élaboration du
étant venu notamment à remplir la fonction de commentateur des droit administratif », Études et
décisions prises par celui-ci dans les grandes revues juridiques. documents du Conseil d’État,
1955, p. 23 et suiv.
14. Bastien FRANÇOIS, « La
2. Le travail de systématisation donne à la doctrine un rôle constitution du droit ? La
essentiel dans la construction et dans la reproduction de l’ordre doctrine constitutionnelle à la
juridique. Le droit ne peut remplir en effet la fonction qui lui recherche d’une légitimité
juridique et d’un horizon
incombe dans la société, c’est-à-dire être un facteur d’ordre, de pratique », in CURAPP (éd.), La
sécurité et de stabilité, qu’à condition d’atteindre un certain degré doctrine juridique, op. cit., p. 210
et suiv.

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J. Chevallier d’abstraction et de généralité et de se présenter comme un
Doctrine juridique et science ensemble logique et cohérent : il s’agit, non seulement d’établir les
juridique chaînons nécessaires entre les productions juridiques singulières
en dégageant les principes communs sous-jacents, mais encore de
construire les « grandes synthèses » donnant à l’ordre juridique
son unité et le plaçant sous l’empire de la Raison 15. Ce travail de
systématisation doctrinal a été particulièrement notable dans la
construction en France du droit administratif 16. Forgées de manière
progressive, par le « chœur à deux voix » de la jurisprudence et de
la doctrine, les grandes notions sur lesquelles il repose se sont
amalgamées les unes aux autres en formant un tissu conceptuel
remarquablement cohérent et homogène ; et ce tissu a résisté aux
transformations pourtant très profondes ayant affecté la place de
l’administration dans la société : suffisamment élastique pour
s’adapter aux situations nouvelles, il est parvenu à préserver la
continuité des significations du droit administratif 17.

3. Le travail de systématisation n’a pas seulement pour


ambition de rendre compte du droit existant : il débouche aussi
sur la production de représentations qui conduit la doctrine à
exercer une fonction proprement idéologique 18 ; et, dans la mesure
où ces nouvelles représentations ont une force agissante, la
doctrine contribue bel et bien à faire évoluer la réalité juridique.
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Deux illustrations de cette force agissante des représentations
doctrinales peuvent être prises dans le droit public du début du
XXe siècle. La doctrine du service public 19, d’abord, a abouti à une
15. Jean RIVERO, « Apologie pour
véritable refondation du droit administratif (celui-ci n’apparais-
les faiseurs de systèmes », sant plus comme un droit de privilège mais comme l’expression
Dalloz, chronique XXIII, 1951, des obligations particulières qui pèsent sur l’administration et
p. 99 et suiv.
l’instrument d’un meilleur assujettissement de l’administration au
16. Théodore FORTSAKIS,
Conceptualisme et empirisme en droit) ainsi qu’à une redéfinition de l’État (celui-ci n’étant plus
droit administratif français, Paris, érigé en instance extérieure et supérieure au corps social, mais
LGDJ, coll. « Bibliothèque de placé dans un statut de subordination et mis au service des
droit public », 1987.
17. Georges VEDEL, « Disconti-
citoyens). Contribuant ainsi à remodeler l’image de l’État et de
nuité du droit constitutionnel et l’administration, cette doctrine va être productrice d’effets poli-
continuité du droit adminis- tiques et sociaux : conférant en fin de compte une nouvelle
tratif », in Mélanges Waline, Paris,
LGDJ, 1974, p. 177 et suiv.
légitimité à l’État, elle servira de puissant moteur d’expansion
18. Jacques CAILLOSSE, « Sur les étatique au cours du XXe siècle ; ceci témoigne bien que les
enjeux idéologiques et politiques constructions forgées par les auteurs de doctrine pour les besoins
du droit administratif. Aperçu du de fonctionnement de la dogmatique juridique ne sauraient man-
problème à la lumière du change-
ment », Revue administrative, quer de rayonner à travers la société tout entière. De même, la
208, 1982, p. 361 et suiv. doctrine de l’État de droit, transposée de la doctrine allemande du
19. Jacques CHEVALLIER, Le service Rechtsstaat 20, a eu moins pour ambition de rendre compte du
public, Paris, PUF, coll. « Que sais-
je ? », 4e éd., 1997. droit positif de l’époque que de construire une représentation
20. Jacques CHEVALLIER, L’État de nouvelle de l’État (un État dont la puissance est encadrée et limitée
droit, Paris, Montchrestien, coll. par le droit, un État coulé dans le moule du droit) qui est, en
« Clefs », 3e éd., 1999.

108
même temps, lourde d’enjeux politiques (il s’agit d’encadrer le jeu Droit et Société 50-2002
des mécanismes démocratiques). Si cette conception ne fera l’objet
dans l’immédiat que d’une traduction imparfaite, comme en
témoigne l’absence d’introduction d’un contrôle de constitution-
nalité des lois en dépit du souhait unanime de la doctrine, elle
aura à terme un impact sur le droit positif : l’application des
préceptes de l’État de droit se traduira par une rigueur plus
grande dans la construction de l’ordre juridique ; et la conception
substantielle de l’État de droit qui se développera après la Seconde
Guerre mondiale débouchera elle-même sur la problématique des
droits fondamentaux.

4. Au delà de cette influence indirecte exercée sur le droit


positif, via la construction de représentations nouvelles, la doc-
trine peut être impliquée plus directement dans les mécanismes de
production du droit. Cette implication dépend de facteurs plus
généraux tenant à la position des juristes dans l’ordre social et
politique 21. Le mouvement de retour en force du droit, qui s’est
produit depuis le début des années 1980, s’est ainsi traduit par
une importance croissante de l’expertise juridique dans les
processus décisionnels : les gouvernants cherchent à tirer parti de
la compétence technique des juristes, mais aussi à capter le capital
de légitimité qu’ils détiennent, en les associant à l’élaboration des
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textes ; ce passage du rôle d’interprète à celui d’auteur n’est en fin
de compte que l’aboutissement logique de la trajectoire doctrinale.

Par toutes ses facettes, le travail doctrinal contribue bel et


bien à la production du droit : mieux encore, il est indispensable
pour que la norme juridique puisse obtenir son plein effet,
symbolique et pratique. Or, cette contribution est antinomique
avec une authentique démarche scientifique.

I.2. La science juridique comme analyse du


phénomène juridique
La science juridique entend se situer, pour sa part, sur un plan
tout différent, en se plaçant en position d’extériorité par rapport
au droit.

1. La distinction fondamentale opérée par Kelsen 22 entre le


droit et la science du droit constitue à cet égard un bon point de
départ : le « droit » se présente sous la forme de « normes juri- 21. André-Jean ARNAUD, Les
diques » (Rechtsnorme), c’est-à-dire de « prescriptions » qui juristes face à la société du XIXe
s’imposent aux destinataires ; la « science du droit », quant à elle, siècle à nos jours, Paris, PUF,
1975.
se présente sous la forme de « propositions de droit » (Rechts- 22. Hans KELSEN, Théorie pure du
sätzen), qui ne sont que des jugements hypothétiques, visant à droit [1934], éd. française : Paris,
Dalloz, 1962.

109
J. Chevallier décrire les normes juridiques et les relations fondées sur ces
Doctrine juridique et science normes. La science du droit a donc un caractère « purement
juridique intellectuel » : elle ne tend pas à la « création du droit » mais à la
« connaissance du droit » ; elle n’est pas de l’ordre de la « pres-
cription » mais de l’ordre de la « description ». Alors que les
normes posées sont « valables ou non valables », les propositions
normatives formulées par la science du droit ne peuvent être que
« vraies ou fausses ». Dès l’instant donc où elle tend à apporter
une contribution au fonctionnement de l’ordre juridique, où elle
cherche à agir sur le droit – même si son influence reste incer-
taine, fragile et dans tous les cas médiate, indirecte –, la « doctrine
juridique » ne se situe plus sur le terrain de la « science du droit ».
Ce faisant la science du droit ne fait que se conformer à un
ensemble d’exigences épistémologiques communes à l’ensemble
des sciences sociales. D’abord, le refus du pragmatisme, par lequel
le chercheur se placerait dans l’ordre de l’action, en cherchant à
agir sur la réalité qu’il étudie : ce pragmatisme est incompatible
avec une démarche scientifique qui implique au contraire que le
chercheur tienne l’objet à distance 23, qu’il adopte vis-à-vis de lui
un point de vue réflexif et critique. Ensuite, le refus du norma-
tivisme, par lequel le chercheur aurait pour ambition de poser des
normes, des préceptes, des principes qu’il conviendrait d’appli-
quer : au lieu de chercher à expliquer la réalité juridique, le
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chercheur se transforme alors en « prescripteur » qui prétend
dicter ce qu’il convient de faire. Enfin, la distance prise vis-à-vis
d’idéologies, qui tendent à brouiller le regard du chercheur, en
l’amenant à se référer à certaines valeurs, à entretenir certaines
croyances. Tous ces phénomènes, qui sont bien entendu liés,
constituent autant de « pièges », auxquels sont exposées peu ou
prou l’ensemble des sciences sociales. Ils sont au cœur de la
doctrine juridique et participent de son essence. Par là même, la
doctrine juridique apparaît comme « a-scientifique » : elle ne
remplit pas les conditions fondamentales auxquelles doit répon-
dre une science (l’idée de « science normative » est bien évidem-
ment contradictoire dans les termes) ; elle se situe en fait en
dehors du champ scientifique pour se placer sur le terrain de la
dogmatique juridique. L’adoption d’un point de vue scientifique
sur le droit implique dès lors une claire rupture avec cette
dogmatique, qui ne dissocie pas connaissance du droit et produc-
tion du droit.
Il reste que la science du droit peut elle-même être conçue, on
l’a vu, de manière différente et ceci n’est pas sans incidence sur la
nature des relations qu’elle entretient avec la doctrine juridique.
23. Norbert ELIAS, Engagement et
distanciation : contribution à la 2. La science du droit peut en effet concevoir son objet de
sociologie de la connaissance
[1983], éd. française : Paris, manière restrictive, en privilégiant un point de vue purement
Fayard, 1993. interne sur le droit : il s’agira notamment d’opérer une nette

110
dissociation entre l’objet juridique et l’objet politique, en ne Droit et Société 50-2002
s’intéressant qu’à la norme elle-même et non pas à ses conditions
de production.
Cette démarche est, tout au long du XIXe siècle, celle qui est
adoptée par l’École de l’Exégèse, qui pratique un strict positivisme
passant par le respect du texte posé par le législateur : il s’agit,
soit de faire une application littérale du texte, soit de rechercher,
au delà de la lettre, l’intention du législateur, par l’analyse des
travaux préparatoires ou des précédents jurisprudentiels. Ce posi-
tivisme implique l’absence de toute distance critique par rapport à
la norme (ce qui interdit de parler de véritable « science du
droit ») ; il exclut toute interrogation sur le processus de produc-
tion du droit et présuppose une dissociation complète entre le
monde du droit et l’univers politique. Si l’École de l’Exégèse
succombera à la fin du XIXe siècle à l’essor des sciences sociales,
on retrouve le souci d’autonomisation de l’objet juridique dans la
tentative kelsénienne de construction d’une théorie pure du droit.
Kelsen opère en effet une distinction nette entre la « norme »,
objet exclusif de la science du droit, et l’« acte de volonté » qui la
pose et ne relève pas de la science du droit : la norme est un
« devoir être » (sollen), alors que l’acte de volonté est un « être »
(sein). Par là, la science du droit se distingue de la science poli-
tique, qui s’intéresse aux processus de production des normes et
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étudie dans quelle mesure ces normes sont l’expression de
rapports de force et d’enjeux de pouvoir.
On retrouve ce souci d’autonomisation de l’objet juridique
dans la volonté de refondation du droit constitutionnel qui s’est
développée dans la doctrine constitutionnaliste française à partir
des années 1980 : il s’agit très clairement de recentrer le droit
constitutionnel sur la seule étude des normes constitutionnelles,
en évacuant la dimension politique du jeu des mécanismes
constitutionnels ; l’étude des institutions politiques et du régime
politique ne relèverait plus des constitutionnalistes mais devrait
être rejetée du côté de la science politique. Ce partage va se
trouver concrétisé par le recentrage de la plupart des manuels
classiques autour du seul « droit constitutionnel » – d’abord par
l’inversion de l’ordre des termes, puis par une pure et simple
disparition des « institutions politiques », la réforme des études
de droit de 1997 étant venue entériner, et officialiser, cette
évolution.

3. Dès l’instant où elle est construite en rupture avec la


dogmatique juridique, la science du droit est inévitablement
conduite à dépasser le point de vue interne, qui étudie le droit tel
qu’en lui-même, en excluant toute sortie hors du système
juridique, toute prise de distance par rapport à sa rationalité,
toute mise en relation avec d’autres faits sociaux, pour adopter un

111
J. Chevallier point de vue externe, par lequel elle met son objet d’étude « à
Doctrine juridique et science distance », en cherchant à expliquer les phénomènes juridiques,
juridique ou tout au moins à en rendre compte de manière réflexive et
critique.
Sans doute le point de vue externe ne saurait-il aboutir à nier
toute autonomie aux phénomènes juridiques, en les ramenant à
des déterminations extérieures au droit (par exemple, l’analyse
marxiste) ; mais il permet une distanciation critique par rapport à
l’ordre juridique en vigueur, qui est la condition d’une démarche
scientifique. Optant pour un « point de vue externe modéré »,
H.L.A. Hart 24 distingue ainsi le point de vue « interne », qui est un
point de vue « en miroir », partant du discours que les institutions
juridiques tiennent à propos d’elles-mêmes, en adhérant aux
conventions implicites que ce discours véhicule, et le point de vue
« externe », qui consiste à rendre compte du point de vue interne
qui est celui des acteurs du système juridique. La science du droit
ne saurait donc seulement, pour reprendre l’expression de
J. Carbonnier 25, adopter le point de vue « du dedans » ; elle doit
aussi observer le phénomène juridique « du dehors » 26.
La science du droit ne saurait en effet se désintéresser des
processus sociaux et politiques de production et d’application du
droit, sauf à sombrer dans un formalisme desséchant, ignorant
tout des enjeux dont la norme juridique est porteuse : non
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seulement les normes juridiques sont un produit politique et la
24. Herbert L.A. HART, Le concept
de droit, éd. en français :
traduction de rapports de force entre acteurs politiques 27, mais
Bruxelles, Publications des encore la logique politique est présente dans le champ juridique
Facultés universitaires Saint- lui-même, à travers la politisation des enjeux juridiques et la
Louis, 1976.
contribution que le droit apporte à l’exercice de la domination
25. Jean CARBONNIER, Sociologie
juridique, Paris, PUF, coll. politique 28 ; de même, la norme juridique, construite à partir de
« Thémis », 1978. l’expression de certaines exigences et la formation de certains
26. Voir aussi André-Jean enjeux, exerce une action en retour sur la réalité sociale. La science
ARNAUD, Critique de la raison
juridique. Où va la sociologie du du droit ne saurait ainsi être réduite à une simple théorie pure du
droit ?, Paris, LGDJ, coll. droit : la sociologie du droit et la philosophie du droit constituent
« Bibliothèque de philosophie du des éléments indispensables à la construction d’une véritable
droit », 1981.
« science du droit » ; elles ont d’ailleurs été partie prenante à la
27. CURAPP (éd.), Droit et
politique, Paris, PUF, 1993 ; fondation de la science du droit à la fin du XIXe siècle ; et le
Jacques COMMAILLE, Laurence substrat social et politique du droit ne saurait être ignoré.
DUMOULIN et Cécile ROBERT (sous
la dir.), La juridicisation du
politique. Leçons scientifiques, Doctrine juridique et science juridique adoptent donc des
Paris, LGDJ, coll. « Droit et perspectives fondamentalement différentes sur le droit. Et cette
Société. Recherches et Travaux », différence même permet de s’interroger sur la nature de leurs
2000.
28. Olivier CORTEN, « La relations.
persistance de l’argument
légaliste : éléments pour une
typologie contemporaine des II. Des relations ambivalentes
registres de légitimité dans une
société libérale », Droit et Société, La différence de perspectives qui vient d’être rappelée devrait
50, 2002. à première vue conduire à une stricte séparation entre doctrine

112
juridique et science juridique : la première s’inscrivant pleinement Droit et Société 50-2002
dans le cycle de production de la norme ; la seconde, solidement
ancrée dans le champ des sciences sociales, adoptant sur la norme
un point de vue réflexif et critique. Or, il n’en est rien en pratique :
doctrine juridique et science juridique sont intimement mêlées,
dans la recherche comme dans l’enseignement, au point qu’il est
pratiquement impossible de tracer entre elles une quelconque
frontière. Cette confusion des points de vue a une conséquence
concrète : elle entraîne l’hypertrophie de la fonction doctrinale, au
détriment d’une science juridique confinée dans un statut margi-
nal ; elle est cependant trop systématique pour ne pas conduire à
s’interroger sur le statut des juristes et sur la nature du droit, qui
rend cette interférence inévitable.

II.1. L’hypertrophie de la fonction doctrinale


1. L’hypertrophie de la fonction doctrinale apparaît clairement
par la domination, dans la recherche comme dans l’enseignement,
d’un positivisme techniciste qui s’attache à restituer le plus
fidèlement possible le droit existant, tout en construisant et en
diffusant les cadres conceptuels destinés à assurer la cohérence
de l’édifice normatif.
Cette domination se traduit sur le plan didactique par la
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convergence d’une série de phénomènes : la relégation de la
sociologie, de la philosophie et plus généralement de la théorie du
droit, qui constituent les points d’appui indispensables de la
science du droit, au rang de disciplines marginales, dont l’ensei-
gnement même est devenu problématique ; la place secondaire
accordée dans la formation des juristes aux disciplines relevant
des sciences sociales et la déconnexion de celles-ci d’avec les
matières juridiques ; la conception de l’enseignement de ces der-
nières, qui privilégie la connaissance des règles en vigueur. Tous
ces éléments se retrouvent dans la volonté exprimée par une
partie au moins des constitutionnalistes de réaliser une stricte
séparation entre l’enseignement du « droit constitutionnel »,
relevant des juristes, et celui d’« institutions et vie politique »,
incombant aux politistes : elle vise à expurger l’enseignement de
droit constitutionnel de toute mise en perspective politique, en
faisant l’impasse sur les enjeux politiques sous-jacents aux règles
constitutionnelles ; difficilement concevable sur le plan pédago-
gique, elle tend à la réorientation de l’enseignement vers la pure
technique juridique. Les facultés de droit restent ainsi, en France,
marquées par l’ancien modèle des écoles de droit, dans lesquelles
l’enseignement était conçu de manière à assurer l’inculcation du
savoir juridique : ce modèle s’était perpétué au cours du XIXe
siècle, à travers la prédominance de l’enseignement du code civil ;
la domination de l’École de l’Exégèse, adepte d’un strict positi-

113
J. Chevallier visme, était le corollaire de cette vision. Or, en dépit des transfor-
Doctrine juridique et science mations qu’a subies ce modèle au cours du XXe siècle, notamment
juridique à la faveur de l’essor des sciences sociales et de l’explosion du
cadre universitaire traditionnel, la conception de l’enseignement
du droit se caractérise par une forte continuité ; certains ont
d’ailleurs pu avoir la tentation, au cours des années 1980, de
reconstituer d’authentiques « écoles de droit », privilégiant l’ensei-
gnement du droit positif...
Cette domination se traduit aussi par la prédominance dans
l’activité de recherche du commentaire du droit positif, textes ou
jurisprudence – à travers la célèbre « note d’arrêt », parfois
qualifiée de « degré zéro de l’écriture juridique » 29... L’effort de
théorisation, pour sa part, se traduit par la construction de
systèmes explicatifs, de portée plus ou moins ambitieuse, destinés
à dégager des lignes de force, à mettre au jour des « principes »,
en assurant la mise en cohérence des solutions d’espèce : on
retrouve par là l’entreprise de systématisation, qui est au cœur
même du travail doctrinal. Beaucoup de juristes apparaissent ainsi
comme des artisans dont l’action permet de recoudre en
permanence le tissu normatif en le replaçant sous l’empire de la
rationalité. En revanche, les travaux de recherche qui prétendent
s’inscrire dans une perspective sociologique sont considérés avec
suspicion et souvent rejetés comme n’entrant pas dans les décou-
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pages universitaires canoniques.
Ce constat est, dans une large mesure, propre à la France :
dans d’autres pays, comme la Belgique ou l’Italie, la place de la
théorie ou de la sociologie du droit est mieux assurée ; il renvoie
évidemment à la place particulière tenue par le droit dans la
construction et dans la diffusion de la puissance étatique.

2. Cette prééminence du savoir doctrinal est indissociable


d’une déconnexion avec le champ des sciences sociales, qui bloque
le développement de la science du droit.
Pour illustrer cette idée, il convient de revenir sur l’évolution
de la doctrine publiciste. On avait en effet assisté en France au
début du XXe siècle à la construction d’une véritable « science du
droit public », résolument adossée aux sciences sociales en plein
développement. Les grandes écoles du droit public d’alors se
caractérisent par une claire rupture avec les canons de la dogma-
tique juridique 30 : là se situe le point commun entre les pensées
29. Jean-Jacques BIENVENU, d’Hauriou, Duguit et Carré de Malberg qui, rejetant les uns et les
« Remarques sur quelques
tendances de la doctrine autres un positivisme étroit, entendent poser les fondements
contemporaine en droit d’une limitation de l’État par le droit ; il s’agit dans tous les cas
administratif », Droits, 1, 1985, d’adosser le droit positif à une théorie générale de l’État, elle-
p. 153 et suiv.
même nourrie par une série d’apports venant d’horizons divers de
30. Jacques CHEVALLIER, « La fin
des écoles ? », Revue du droit la connaissance, et notamment des sciences sociales en plein
public, 3, 1997, p. 679 et suiv. développement. La réflexion des auteurs est nourrie, bien qu’à des

114
degrés divers, par les analyses des premiers sociologues : sans Droit et Société 50-2002
doute, si Duguit n’hésite pas à s’appuyer sur les travaux de
Durkheim, Hauriou est-il plus méfiant vis-à-vis d’une science dont
les ambitions, et les prétentions, sont à ses yeux excessives et
Carré de Malberg entend-il ne pas quitter le terrain du positivisme,
même s’il le fait en réalité ; il reste que l’approche nouvelle
proposée par la sociologie a bel et bien autorisé un regard nou-
veau sur les phénomènes juridiques. C’est par la confrontation à la
sociologie naissante, et l’intégration de certains de ses acquis,
qu’une authentique « science du droit public » a pu alors être
construite.
L’oubli de cette perspective a entraîné non seulement l’aban-
don de la construction de ces « vastes édifices spéculatifs » 31 qui
avaient été la règle au début du XXe siècle, mais aussi une
fermeture nouvelle vis-à-vis des sciences sociales : c’est la fin des
« faiseurs de systèmes » 32 et le repli vers ce positivisme techni-
ciste dont M. Waline se fera le chantre. Pour M. Waline, le juriste
doit se cantonner à « un rôle d’interprète, d’exégète, de commenta-
teur » 33 : il s’agit pour lui de se borner à l’analyse serrée, minu-
tieuse, rigoureuse des textes et de la jurisprudence, notamment
dans le cadre de notes d’arrêt conçues non plus comme des
occasions de mise à l’épreuve de systèmes explicatifs, mais sous la
forme de commentaires fidèles visant à améliorer la connaissance
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du droit positif. Cette « réduction du champ réflexif » caractérise
aussi bien le droit administratif que le droit constitutionnel,
l’essor de la jurisprudence du Conseil constitutionnel ayant
entraîné la transposition du modèle de juridicité et des méthodes
d’analyse hérités du droit administratif.
Néanmoins, cet exemple même de la doctrine publiciste du
début du XXe siècle montre, non seulement que les rapports entre
science juridique et doctrine juridique ne se posent pas en termes
d’alternative (ces auteurs sont aussi des « doctrinaires »), mais
encore qu’il y a en fait des interférences inévitables (leurs
constructions théoriques travaillent la réalité juridique).

II.2. Des interférences inévitables


S’ils sont de nature différente, le savoir doctrinal et le savoir
scientifique sont bien entendu l’un et l’autre nécessaires à la
connaissance du droit : la doctrine juridique est indispensable
pour consolider en permanence l’ordre juridique ; et, de même, le 31. Jean-Jacques BIENVENU,
« Remarques sur quelques
rôle joué par le droit dans la vie sociale impose le développement tendances de la doctrine
d’une réflexion scientifique sur lui. Le problème paraît être, dès contemporaine en droit
lors, de parvenir à un meilleur équilibre entre les deux : l’hyper- administratif », op. cit.
32. Jean RIVERO, « Apologie pour
trophie de la fonction doctrinale devrait être contrebalancée par les faiseurs de systèmes », op. cit.
un accent mis sur la science du droit, dans la recherche comme 33. Marcel WALINE, Traité de droit
dans l’enseignement. Cependant, cette réhabilitation de la science administratif, Paris, Sirey, 1951.

115
J. Chevallier juridique doit tenir compte des relations d’imbrication et d’osmose
Doctrine juridique et science qu’elle entretient avec la doctrine juridique.
juridique
1. De même que toute construction doctrinale a une incidence
scientifique, la science juridique a une portée doctrinale, en
contribuant à agir sur le droit.
— Le savoir doctrinal concerne la science juridique au moins à
deux titres différents. D’abord, en ce qu’il est lui-même objet de la
science juridique : la science juridique doit prendre en compte la
production doctrinale en tant qu’élément constitutif de l’ordre
juridique ; elle doit aussi s’attacher à étudier la doctrine elle-
même, d’un point de vue sociologique 34, en analysant la configu-
ration du champ doctrinal (conditions d’accès à l’autorité doctri-
nale, stratification du champ doctrinal, relations avec la juris-
prudence...) ainsi qu’en cherchant à prendre la mesure du
« pouvoir doctrinal ». Ce pouvoir pourra être évalué, d’un point de
vue sociologique, par le recours aux trois concepts fondamentaux,
et étroitement liés, de rôle, fonction et position : par « rôle », on
entendra les conditions d’exercice de l’activité doctrinale ; en
s’intéressant à la « fonction », on s’interrogera sur la contribution
que la doctrine apporte au fonctionnement du système juridique ;
enfin, l’analyse de la « position » conduira à mettre en évidence la
situation des juristes dans la stratification sociale et les ressour-
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ces qu’ils peuvent mobiliser. Cette sociologie de la doctrine pourra
être déclinée à partir d’un sous-champ précis (la doctrine publi-
ciste, la doctrine constitutionnaliste, la doctrine civiliste...) ou
encore à partir d’un type de production doctrinale (par exemple, la
doctrine de l’État de droit).
Au delà de ce point de vue réflexif, prenant la doctrine pour
objet, il convient de noter que l’activité doctrinale en elle-même
n’est pas sans incidence sur la science du droit : par le travail
d’interprétation, de systématisation, de construction de nouvelles
représentations auquel elle se livre, la doctrine ne participe pas
seulement à la production et à la reproduction de l’ordre juri-
dique ; elle apporte aussi des grilles d’analyse, des schémas
explicatifs sur le phénomène juridique lui-même. Dans le travail
doctrinal, les aspects descriptif et normatif, constatif et perfor-
matif sont étroitement mêlés, voire indissociables. Le retour aux
deux exemples évoqués en première partie permet de le montrer.
La doctrine du service public du début du XXe siècle, en même
temps qu’elle construit une nouvelle représentation de l’adminis-
tration et de l’État, rend compte d’un ensemble de transformations
que la société libérale connaît alors (présence beaucoup plus
34. Pierre BOURDIEU, « La force du active de l’État dans la vie économique et sociale, développement
droit : éléments pour une d’aspirations sociales nouvelles, renforcement de l’encadrement
sociologie du champ juridique »,
Actes de la recherche en sciences juridique...) : traduction de ces mutations, elle contribuera en
sociales, 64, 1986, p. 9 et suiv. retour à alimenter le processus de transformation de l’État et du

116
droit. De même, la doctrine de l’État de droit, indissociable de Droit et Société 50-2002
l’épanouissement du libéralisme à la fin du siècle, rend compte du
mouvement croissant de juridicisation de l’action de l’État : elle
traduit un effort de conceptualisation visant à dégager la logique
sous-jacente à ces transformations ; en même temps, elle compor-
te une dimension prescriptive et allait entraîner à terme un
ensemble d’inflexions du système juridique. Ces « doctrines » ont
donc aussi pour mérite d’éclairer le sens de l’évolution en cours
du droit public, en la mettant en relation avec un ensemble de
transformations sociales et politiques.
— À l’inverse, la science juridique comporte une dimension
doctrinale, implicite ou sous-jacente. Comme toute science sociale,
la science juridique ne peut manquer d’exercer une influence sur
la réalité : non seulement une science sociale est toujours le
produit d’un certain contexte social et évolue avec ce contexte,
mais encore elle exerce une action en retour sur la réalité qu’elle
étudie, notamment en modifiant la perception de cette réalité ; les
sciences sociales ne se contentent pas d’observer leur objet, elles
le constituent, en affectant sa consistance même. La science juri-
dique n’échappe pas à cette logique. Il serait facile de montrer
comment les concepts qu’elle produit pour rendre compte de la
réalité juridique influent sur celle-ci, et plus largement sur la
réalité sociale et politique : c’est ainsi que le concept de « régu-
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lation », utilisé depuis longtemps en sociologie du droit, comme
dans l’ensemble des sciences sociales, en est venu à travailler la
conception traditionnelle de la norme juridique 35, tout en deve-
nant omniprésent dans le discours politique ; plus précisément
encore, une théorie comme celle de l’autopoïèse est elle aussi
porteuse d’effets sociaux et politiques. Si elle est commune à
l’ensemble des sciences sociales, cette action sur le réel prend
cependant pour la science juridique une dimension particulière. Le
droit est en effet un dispositif normatif qui entend agir sur les
comportements : dès l’instant où les concepts de la science juri-
dique font l’objet d’une utilisation doctrinale, en servant de cadres
d’interprétation ou de vecteurs d’évolution du droit en vigueur, ils
acquièrent une dimension dogmatique et normative. Sans doute
s’agit-il d’un sous-produit et d’une réutilisation des concepts de la
science juridique, sur un autre terrain et avec une finalité diffé-
rente ; cependant, cette dimension ne saurait manquer de rétroagir
sur la science juridique elle-même.
Plus généralement, les analyses de la science juridique ont une
potentialité doctrinale qui pèse sur les conditions mêmes de leur
production. C’est ainsi que les grands auteurs du droit public du
début du XXe siècle précédemment évoqués n’entendaient pas 35. CONSEIL D’ÉTAT, « Rapport
seulement décrire la réalité juridique de leur époque mais bien 2001. Les autorités adminis-
tratives indépendantes », Études
agir sur elle : ils plaidaient pour la limitation de la puissance et documents du Conseil d’État,
parlementaire, la réhabilitation de l’autorité exécutive, l’institution 52, 2001.

117
J. Chevallier d’un contrôle de constitutionnalité des lois 36 ; la dimension
Doctrine juridique et science doctrinale était présente au cœur même de leurs analyses. Cette
juridique dimension est présente de manière plus évidente encore dès
l’instant où la science juridique ferme le champ de ses investi-
gations, en prétendant ne procéder qu’à une analyse purement
« interne », voire à construire, comme Kelsen, une « théorie pure
du droit ». Toute cette construction tend à produire la représen-
tation d’un ordre juridique cohérent et rationnel : ce faisant, elle
contribue puissamment à l’entreprise de systématisation qui est
au principe de la fonction doctrinale ; l’introduction d’un point de
vue externe sur l’ordre juridique est, on l’a vu, indispensable pour
atteindre cette dimension réflexive et critique sans laquelle il n’est
pas de science juridique concevable.

2. Cette imbrication est accentuée par l’intégration institution-


nelle complète des fonctions doctrinale et scientifique : doctrine
juridique et science juridique sont inextricablement mêlées dans
la recherche et dans l’enseignement ; la réhabilitation de la science
juridique se heurte ainsi à une redoutable pesanteur institution-
nelle à laquelle il est difficile d’échapper.
Les solutions institutionnelles rencontrent très vite leurs limites.
La solution radicale d’une dissociation complète entre doctrine
juridique et science juridique apparaît totalement irréaliste : elle
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impliquerait, soit la transformation des facultés de droit actuelles
en écoles de droit, la réflexion scientifique sur le droit étant alors
abandonnée aux sociologues, aux philosophes et aux politistes,
soit encore la distinction opérée dans les cursus juridiques entre
les enseignements de droit positif et les autres relevant des
sciences politiques et sociales ; une telle dissociation constituerait
une double amputation, pour une doctrine juridique, confinée à un
point de vue strictement positiviste, et une science juridique,
coupée de l’étude du droit positif. Le renforcement des enseigne-
ments de théorie, de sociologie et de philosophie du droit est en
revanche concevable, à la condition toutefois que ces enseigne-
ments soient pleinement intégrés dans le cursus juridique ; ce
renforcement ne peut cependant être que de portée limitée et il
risque d’avoir des effets pervers, en justifiant le recentrage des
autres enseignements sur l’étude des seules règles du droit positif.
C’est donc, en définitive, dans d’autres voies qu’une solution
doit être recherchée. Elle passe tout d’abord par une explicitation
et un approfondissement des implications respectives du travail
doctrinal et du travail scientifique : il faut que chacun ait
conscience de la nature exacte du travail de recherche qu’il effec-
tue, du terrain sur lequel il se situe, de la contribution qu’il entend
36. Gilles SICART, La doctrine apporter à la connaissance. Il s’agit ensuite que la perspective de
publiciste française à l’épreuve
des années 1930, thèse, science juridique soit introduite dans les différents enseigne-
Université Paris II (ronéo), 2000. ments : quels qu’ils soient, ces enseignements ne sauraient jamais

118
se borner à une simple description du droit positif en vigueur et à Droit et Société 50-2002
la présentation d’un cadre conceptuel adéquat ; ils doivent
comporter une dimension réflexive et critique. Il convient enfin
que les chercheurs s’investissent davantage sur le terrain de la
science juridique, et plus précisément de la sociologie du droit, en
assumant pleinement les conséquences de ce choix : cet investisse-
ment suppose en effet une large ouverture vers les autres sciences
sociales, ainsi que l’utilisation de méthodes rigoureuses d’investi-
gation et d’analyse.

*
* *

Les rapports entre doctrine juridique et science juridique


doivent donc être envisagés en partant de l’idée d’une différence
fondamentale de perspective entre les deux types de savoirs : en
tant que science sociale, la science juridique est tenue de se plier à
un certain nombre d’exigences épistémologiques sans lesquelles
elle ne mérite pas le nom de science. Cette différence de perspec-
tive n’est pourtant pas synonyme de cloisonnement : la nature
propre du phénomène juridique implique en effet que, dans son
étude, les dimensions doctrinale et scientifique soient indisso-
ciables. Néanmoins, si ces interférences sont inévitables, elles ne
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sauraient déboucher sur une absorption de l’une par l’autre :
l’hypertrophie de la fonction doctrinale transforme en effet les
juristes en de simples artisans préposés au bon fonctionnement
de l’ordre juridique ; un système d’échanges à double sens
apparaît dès lors nécessaire et de nature à enrichir aussi bien la
doctrine que la science juridique, mais à partir d’une claire
explicitation de leur ambition et de leur finalité respectives.

119

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