Le Texte Littéraire Maghrébin Franc

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Magdalena Zdrada-Cok

ORCID : 0000-0002-4777-4041
Université de Silésie

Le texte littéraire maghrébin francophone dans


l’enseignement universitaire de la littérature
et de la langue française appliquée

The Francophone North African Literary Text in Literature and French


as Foreign Language Teaching at the University Level
Abstract: The subject of our reflection is the prominence of North African Fran-
cophone literature in teaching the French language and literature at the specializa-
tion of applied French language studies. Recalling the texts written by Tahar Ben
Jelloun, Assia Djebar or Boualem Sansal, and the theories proposed by Luc Collès
or Abdelkader Kheir, we demonstrate that a single North African Francophone lite-
rary work is the subject of intercultural communication. It also constitutes a source
of cultural knowledge giving evidence in support of the fact that French is the lan-
guage of diversity and multiculturalism.

Keywords: North African Francophone literature, intercultural communication,


language diversity
Mots clés : littérature maghrébine d’expression française, interculturel, communi-
cation, diversité linguistique

Mon article porte sur la place de la littérature maghrébine dans l’enseignement


de la littérature et dans l’apprentissage du français-langue étrangère dans les
programmes de Langue Française Appliquée, surtout en licence. En me réfé-
rant au corpus maghrébin, je me penche sur la situation actuelle de la didactique
de la littérature francophone à l’université polonaise qui, dans les dernières
décennies, sans se déprendre évidemment de sa mission scientifique, éducative
Le texte littéraire maghrébin francophone dans l’enseignement universitaire… 69

et culturelle, se trouve obligée de modifier ses cursus pour mieux s’adapter aux
besoins du monde du travail qui intéresse ses futurs diplômés.
Le didacticien de la littérature se trouve en effet confronté à des change-
ments s’opérant dans les programmes de la traditionnelle philologie romane
qui s’orientent de plus en plus – ce qui a eu lieu notamment à l’Université de
Silésie – vers l’enseignement du français-langue de traduction, langue de spé-
cialité, langue-outil de communication professionnelle. L’orientation de la for-
mation universitaire auparavant dite classique et prioritairement pédagogique
(formation des professeurs de français-langue étrangère) vers la formation ciblée
sur la traduction spécialisée implique des modifications au niveau des mé-
thodes et des enjeux de l’enseignement. Certes, la littérature se heurte
aujourd’hui, plus qu’auparavant, à une concurrence d’autres domaines tels que
la traduction informatique ou l’apprentissage du français des affaires. Ce qui
amène bien évidemment les professeurs de littérature à réviser et renouveler
leurs méthodes d’enseignement, pour mieux les adapter aux compétences des
étudiants. Il s’agit de trouver des méthodes pour préserver l’intérêt des étudiants
pour la littérature et montrer les liens qui existent entre la formation littéraire
et la formation de la langue française appliquée.
Cette démarche qui paraît de prime abord désavantageuse pour le statut de
la littérature dans l’enseignement universitaire du français apporte cependant,
à mon avis, quelques nouvelles perspectives et quelques enjeux nouveaux. Ces
perspectives et ces enjeux résultent du fait que le statut même du texte littéraire
change dans les dernières décennies. Par rapport aux modes de lecture du texte
littéraire qui dominaient dans les années 1970-1990 et qui s’inscrivaient dans
les traditions herméneutiques et surtout structuralistes, aujourd’hui les études
littéraires se servent davantage des apports des études culturelles, sociologiques
et anthropologiques. Par conséquent, l’intérêt pour le texte littéraire dépasse
les frontières de l’histoire de la littérature et de l’analyse littéraire ; sa réception
s’attache de plus en plus au contexte socioculturel auquel il appartient. Dans le
domaine qui m’intéresse ici, l’œuvre littéraire s’intègre plus facilement dans la
didactique de la langue appliquée et appelle une approche interdisciplinaire.
Car, au-delà des méthodes d’explication strictement historiques, génériques ou
formelles, la littérature francophone – de plus en plus ouverte aux paradigmes
non littéraires tels que le reportage, l’essai, le témoignage – s’insère dans le cadre
des études interculturelles et participe dans la réflexion sociologique qui s’inté-
resse à la réalité de l’espace francophone.
Dans les études du FLA, dont l’objectif principal consiste à développer non
seulement les compétences linguistiques de l’étudiant, mais aussi ses compé-
tences de communication, son autonomie intellectuelle et la culture générale
nécessaires pour ses futures activités de traducteur ou d’interprète, la notion
de l’interculturel constitue le premier point de repère. L’interculturel est une
sorte de pivot autour duquel tournent les objectifs du programme universitaire
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FLA : former des diplômés non seulement compétents du point de vue linguis-
tique, ayant acquis les connaissances de base et le vocabulaire en sciences socia-
les et en économie, mais surtout ouverts au monde, conscients de sa richesse et
de sa diversité. Et c’est la littérature maghrébine qui offre à l’étudiant tout un
panorama de pratiques interculturelles, dans la mesure où l’œuvre maghrébine
francophone résulte de la communication entre deux ou plusieurs cultures, la
culture originaire de l’écrivain et la culture française à laquelle il se réfère par
le biais, entre autres, de son choix linguistique et de sa formation scolaire. Le
texte maghrébin francophone témoigne ainsi de la diversité des modèles cultu-
rels qui coexistent et s’influencent au sein d’une seule langue, le français. Cette
langue choisie en tant qu’outil de communication littéraire se laisse pourtant
imprégner par d’autres langues de l’écrivain francophone qui est bilingue ou
plurilingue. Abdelkébir Khatibi, Tahar Ben Jelloun et Assia Djebar considèrent
le plurilinguisme comme un avantage et leurs idées sont représentatives de plu-
sieurs auteurs francophones. Dans Amour bilingue notamment, Khatibi parle
de la « folie de la langue » pour faire l’apologie du pluralisme babélien1. Assia
Djebar, dans Ces voix qui m’assiègent, définit la francophonie comme un lieu
de la diversité, de la richesse et de la franchise. Elle parle d’« une francophonie
en constant et irrésistible déplacement » et ajoute : « […] ma francophonie ne
peut se situer dorénavant que dans cet élargissement du champ »2. Tahar Ben
Jelloun voit le bilinguisme de l’écrivain francophone comme une source d’en-
richissement du français : « Personne ne peut affirmer que cette appartenance
à deux mondes, à deux cultures, à deux langues n’est pas une chance, une mer-
veilleuse aubaine pour la langue française »3.
L’œuvre maghrébine francophone constitue donc un modèle de croisement
culturel, un modèle d’échange et de dialogue qui peut s’avérer formateur pour
l’étudiant. Car, d’une certaine manière, l’étudiant partage le même type d’expé-
rience, à un niveau de communication pratique. Comme le souligne Addelkader
Kheir « une langue étrangère n’est pas seulement un outil de communication
mais elle se veut également un pont assurant la transmission des expérien-
ces, des valeurs et des visions du monde »4. Ainsi, en acquérant les compé-
tences du traducteur, l’étudiant doit exercer un travail de translation d’une
langue à l’autre. Il participe ainsi à un rapprochement entre les deux cultures :
il confronte sa propre culture véhiculée par sa langue maternelle avec la culture

1
Cf. A. Khatibi, Amour bilingue, [dans :] Œuvres I. Romans et récits, Paris, La Différence,
1983, p. 186.
2
A. Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Paris, Albin Michel, 1999, p. 40.
3
T. Ben Jelloun, On ne parle pas le francophone, [dans :] Le Site de Tahar Ben Jelloun :
http://www.taharbenjelloun.org/index.php?id=33&L=&tx_ttnews[tt_news]=121&cHash=6af7
cd43c403de613b70d05e31510a25, consulté le 19/01/2018.
4
A. Kheir, « L’interculturel et l’enseignement/apprentissage du texte littéraire : le cas du
conte », Synergies Chine, no 8, 2013, p. 53.
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cible. Pour que cette découverte soit satisfaisante, il devra prendre conscience
des différences et des particularités de chacune des deux cultures, il devra cher-
cher des passerelles entre elles dans l’acte de traduction étant en lui-même l’une
des réalisations de communication interculturelle.
L’interculturel repose donc sur le respect de l’Autre, condition sine qua non
de tout dialogue, de tout échange. Il apprend à celui qui y adhère à s’ouvrir à la
différence pour la comprendre. Il est donc une source d’enrichissement person-
nel. Pour Tzvetan Todorov, « l’interculturel est constitutif du culturel »5. Il est
donc ce qui empêche la culture de se replier sur elle-même, de se scléroser, de
se figer et finalement de s’autodétruire. Comme le constate Luc Collès : « Toute
culture qui s’isole est amenée à disparaître »6. Les relations interculturelles assu-
rent à chaque culture qui adhère à cet échange un renouvellement, un dyna-
misme, une vie. C’est ce qui l’empêche de tomber dans deux pièges dont parle
Luc Collès : objectivation (c’est-à-dire une fausse conviction de sa cohérence et
de son immobilité) et sacralisation (c’est-à-dire le dogme de sa supériorité sur
d’autres cultures)7. L’interculturel est surtout salutaire pour l’individu dans la
mesure où il s’appuie sur l’idée que l’identité individuelle est toujours plurielle
et qu’elle participe à plusieurs systèmes de valeurs. Ce qui, bien évidemment,
dispense l’individu d’une obligation qui serait d’ordre totalitaire : celle d’ad-
hérer à chaque valeur provenant de la culture de sa communauté (nationale,
ethnique, etc.). Car, comme l’explique Amine Maalouf dans Les Identités meur-
trières : « Chacune de mes appartenances me relie à un grand nombre de
personnes : cependant, plus les appartenances que je prends en compte sont
nombreuses, plus mon identité s’avère spécifique »8.
Amine Maalouf fait ainsi l’éloge de l’expérience de la diversité qui ne risque
pas de délayer, disperser l’identité et l’individualité ; bien au contraire, elle la
raffermit, la renforce et la consolide. Sans pourtant risquer de la scléroser, de la
pétrifier : « L’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et
se transforme tout au long de l’existence »9.
Jaouad Serghini explique à ce propos que « l’interculturel recèle une dyna-
mique culturelle, il reflète également l’interaction entre les cultures, l’échange, la
communication, le partage, la complémentarité, la reconnaissance de la culture
de l’autre en dehors d’un ethnocentrisme réducteur »10. Cela veut dire – je suis

5
T. Todorov, « Le croisement des cultures », Communications, n° 43, 1986, p. 16.
6
L. Collès, De la culture à l’interculturel – Panorama des méthodologies : http://www.platefor-
meinterculturelle.fr/IMG/pdf/De_la_culture_a_l_interculturel_1_.pdf, consulté le 19/01/2018.
7
Ibid.
8
A. Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998, p. 27.
9
Ibid., p. 33.
10
J. Serghini, Pour une approche interculturelle du texte littéraire à travers les textes des écri-
vains maghrébins et subsahariens de la nouvelle génération : http://www.llcd.auf.org/IMG/pdf/
SERGHINI.pdf, p. 2, consulté le 19/01/2018.
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toujours au raisonnement de Jouad Serghini – que la communication intercultu-


relle met en avant les avantages des croisements entre les cultures et en réduit au
minimum les effets fâcheux. Sans vouloir tomber dans les pièges du relativisme,
la démarche interculturelle abolit la hiérarchie et l’inégalité entre les cultures en
cherchant la coexistence des différences qui se respectent mutuellement11.
Comment reproduire cette belle expérience dans le cadre de l’enseigne-
ment de la littérature francophone ? Comment la faire partager aux apprenants
du FLA ? Comment la leur transmettre en tant qu’instrument de futurs inter-
prètes, « passeurs » de langues et de cultures ? Comment leur apprendre à res-
pecter l’Autre pour que – à l’instar de l’exote de Segalen12 – ils en arrivent par
cette expérience à mieux saisir leur propre différence, leur mêmeté.
Ce programme ne va pas sans certaines difficultés que je n’essaie nulle-
ment d’occulter à cette occasion. La première (que je vais aborder plus en détail
dans la suite) relève des déficiences au niveau de la connaissance de la littéra-
ture française acquise par l’étudiant ; celle-ci devrait pourtant constituer un
point de référence dans les études francophones. En réalité, par-delà quelques
exceptions à la règle (notamment le cas des anciens élèves des classes franco-
phones) au début du premier cycle d’étude, l’apprenant connaît de manière
générale, et fragmentaire, les grands auteurs du programme (surtout Molière,
Balzac, Flaubert, Zola, Camus). Jusque-là, il n’a pourtant pas eu la possibilité de
suivre dans le secondaire le cursus de l’histoire de la littérature française. Ainsi,
il ne se lance dans cette étude qu’en première année pour l’achever seulement
en troisième année de licence. La deuxième difficulté est d’ordre temporel, étant
donné que le nombre d’heures réservées à l’enseignement de la littérature dans
le cursus est somme toute assez limité (environ 280 en FLA et 180 en Langues
Appliquées français-anglais). Enfin, la troisième difficulté est liée aux compé-
tences linguistiques de l’apprenant qui commence sa formation universitaire
déjà presque exclusivement en français, mais son niveau correspond alors, de
manière générale, à B2.
Pour ce qui est de cette dernière difficulté, elle semble la plus facile à surmon-
ter. En effet, les professeurs en philologie romane ont depuis toujours suivi le dou-
ble objectif de l’enseignement : enseigner le français en prenant l’œuvre littéraire
comme support et, en même temps, enseigner la littérature par le biais de l’ap-
prentissage du français. Je reviens là à cette scission intrinsèque entre la langue
et la culture. Le français est un outil de communication culturelle qui permet
à l’étudiant d’accéder au monde littéraire complexe et richissime. Sans la clé de
la langue, ce monde n’est accessible au lecteur étranger que de manière frag-
mentaire, lacunaire via des traductions littéraires. Dans l’autre sens, la lecture

11
Cf. ibid., p. 3.
12
Cf. V. Segalen, Essai sur l’exotisme, une esthétique du divers, Montpellier, Fata Morgana,
1978, p. 44-60.
Le texte littéraire maghrébin francophone dans l’enseignement universitaire… 73

des textes littéraires en version originale dévoile toute une richesse de la


langue qui apparaît – grâce à des supports littéraires tellement diversifiés – dans
différents registres culturels, sociaux, esthétiques. En effet, au fur et à mesure
que l’étudiant apprend la langue, il acquiert l’ensemble complexe des références
culturelles, sociales et littéraires qu’elle recouvre. La langue cible lui dévoile des
valeurs, visions du monde et modes de pensée spécifiques pour l’aire culturelle
dont elle provient et cette acquisition s’avère particulièrement efficace quand
elle prend pour support l’œuvre littéraire. De plus, compte tenu de la richesse
et de la diversité qui caractérise la littérature maghrébine, il est tout-à-fait aisé
de choisir des textes littéraires en fonction du niveau du français des étudiants.
Je recommande ici des œuvres récentes qui se caractérisent parfois par un cer-
tain degré zéro de l’écriture, proches du témoignage ou de l’essai et préoccu-
pées par le réel : Par le feu (Gallimard, 2011) ou Sur ma Mère (Gallimard, 2008)
de Tahar Ben Jelloun, Ma part de Gaulois (Actes Sud, 2016) de Magid Cherfi ou
Une étoile aux cheveux noirs (Rouergue, 2011) d’Ahmed Kalouaz. On pourrait
bien sûr élargir cette liste qui a surtout un caractère démonstratif.
Quant à la deuxième difficulté qui reste en rapport avec les limites des
programmes : par son caractère référentiel, par sa dimension sociologique et
culturelle, la littérature maghrébine francophone peut constituer un support
important dans le cadre des cours autres que l’histoire de la littérature fran-
çaise ou la théorie de la littérature. Je pense notamment au cours de la civili-
sation française et surtout au cours de la civilisation de l’espace francophone,
ainsi qu’aux matières certes plus pratiques qui appellent pourtant la présence de
l’œuvre littéraire telles que notamment le travail avec le texte, la composition du
texte et même le cours d’oral.
À titre d’exemple, pour le cours de civilisation française, et plus particu-
lièrement pour son bloc thématique dédié aux beaux-arts, je recommande par
exemple les essais Lettre à Delacroix (Gallimard, 2010), Lettre à Matisse (Galli-
mard, 2013), Giacometti, la rue d’un seul (Gallimard, 2006) dans lesquels Tahar
Ben Jelloun croise de manière érudite la présentation de l’art orientaliste fran-
çais et de la culture marocaine. Je mentionne également dans ce contexte l’essai
qu’Assia Djebar consacre à l’orientalisme dans Femmes d’Alger dans leur appar-
tement (Albin Michel, 1980) ainsi que Peindre l’Orient (Zulma, 1996) de Rachid
Boudjedra qui est une autre polémique avec la vision de l’Algérie coloniale pro-
posée par Eugène Delacroix. De cette manière, tout en restant dans le cadre de
l’art français, les étudiants ont la chance de le voir dans un contexte beaucoup
plus large qui permet d’associer l’histoire de l’art à d’autres disciplines telles que
par exemple l’histoire coloniale et l’anthropologie culturelle.
Pour rendre compte de la complexité culturelle de l’espace francophone,
nous avons à notre disposition des ouvrages qui croisent l’approche culturelle,
anthropologique, sociologique et littéraire : Maghreb pluriel (Denoël, 1983),
Penser le Maghreb (SEMR, 1993) et L’art oriental (Hazan, 2002) d’Abdelkébir
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Khatibi, Monolinguisme de l’Autre (Galilée, 1996) de Jacques Derrida (et l’on


pourrait également situer cette réflexion dans le contexte antillais, en se référant
à l’Introduction à une Poétique du Divers (Gallimard, 1996) d’Édouard Glissant).
J’évoque aussi le courant de la littérature de l’immigration, la littérature beure
et la littérature migrante qu’on peut exploiter de manière plus ou moins appro-
fondie à l’occasion des sujets liés à l’histoire démographique de la France et en
parlant des aspects interculturels de la société française.
De manière analogue, des œuvres maghrébines peuvent trouver leur place
dans le programme de l’oral. J’en donne deux exemples. D’abord, l’oralité inhé-
rente à l’expression maghrébine et surtout le rôle important du paradigme du
conte dans cette littérature offrent plusieurs possibilités pour perfectionner les
compétences de communication des apprenants, dont parle notamment Abdel-
kader Kheir dans « L’interculturel et l’enseignement/apprentissage du texte
littéraire : le cas du conte ». Par sa simplicité, par son schématisme et par sa
popularité (le fait que nous sommes tous, quelles que soit nos origines, familiers
avec ce genre dans ses nombreuses variantes), le conte peut servir de support
dans l’enseignement du français et c’est d’autant plus tentant que ses reprises
dans la littérature maghrébine, son dialogue avec le roman maghrébin, ren-
voient à des problèmes du monde actuel (racisme, conflit entre la tradition et la
modernité, hypocrisie, corruption, exclusion sociale, etc.). Je pense notamment
à L’Enfant de sable (Seuil, 1985), Amours sorcières (Seuil, 2003) et Mes contes
de Perrault (Gallimard, 2014) de Tahar Ben Jelloun, mais les actualisations des
Mille et Une Nuits sont aussi nombreuses.
Ensuite, dans le contexte des cours d’oral, qui visent à développer les com-
pétences linguistiques à partir des faits de la réalité socio-politique et culturelle
francophone, je vois l’utilité des ouvrages hybrides, caractéristiques d’ailleurs
pour l’écriture maghrébine, et situés à mi-chemin entre la fiction, le document
et l’essai autobiographique. Je me réfère notamment à des textes (dont il faudra
choisir des extraits) tels que Les identités meurtrières (Grasset, 1998) d’Amin
Maalouf (et à cette occasion, je mentionne l’article de Hugues Sheeren qui pro-
pose un travail didactique en FLE à partir d’extraits de ce texte13), Portrait
du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres (Gallimard, 2004) d’Al-
bert Memmi, L’Orient, après l’amour (Actes Sud, 2008) de Mohamed Kacimi.
Il s’agit des ouvrages qui posent la problématique de l’individu, de la nation, de
la migration et de la diasporisation dans une perspective à la fois autobiogra-
phique et socio-culturelle. De même, pour attirer l’attention des futurs tra-
ducteurs sur la complexité du contexte culturel du monde francophone ainsi
que pour faire comprendre les tensions des sociétés d’aujourd’hui, l’enseignant

13
H. Sheeren, « Les identités meurtrières d’Amin Maalouf. Analyse d’un extrait », Français
2000, Enseigner les littératures francophones 2, revue de l’ABPF, Bruxelles, septembre 2007,
p. 49-56.
Le texte littéraire maghrébin francophone dans l’enseignement universitaire… 75

dispose des analyses de Tahar Ben Jelloun aussi raisonnables et responsables


qu’accessibles au large public du point de vue linguistique et méthodologi-
que, telles que Le Racisme expliqué à ma fille (Seuil, 1998), L’Islam expliqué aux
enfants (Seuil, 2002) ou des ouvrages qui traitent du printemps arabe, de ses
causes et de ses conséquences : Par le feu (Gallimard, 2011) et L’Étincelle. Révol-
tes dans les pays arabes (Gallimard, 2011).
Il en résulte que, inséré dans les programmes de la connaissance pratique
du français, le texte maghrébin peut servir de source d’informations et de com-
mentaires sur le monde actuel. À cette étape, surtout quand on travaille avec
les étudiants en licence, il s’agit d’indiquer des pistes de lecture, donner à l’ap-
prenant l’envie de lire en montrant que la littérature francophone d’aujourd’hui
par son caractère hybride – dans la mesure où elle reste en rapport avec les
sciences sociales – est une clé pour la réflexion sur l’interculturel, qui favorise
l’expérience interculturelle du lecteur. En proposant quelques textes choisis de la
littérature francophone, j’espère faire comprendre à l’étudiant que c’est une lit-
térature-monde14, c’est-à-dire ouverte au monde et très présente dans le monde.
J’espère surtout lui donner quelques pistes de lecture, de réflexion, d’analyse, en
vue de ses futures recherches au niveau de master et notamment dans le cadre
du séminaire de spécialisation et du séminaire de maîtrise, sans prétendre, bien
sûr, à cette étape de la licence, ériger l’étude de la littérature francophone en
système. L’objectif est donc à la fois modeste (puisqu’il faut être très sélectif) et
ambitieux (puisqu’il s’agit de regarder l’œuvre littéraire dans une perspective
interdisciplinaire).
Pour les études des œuvres francophones, et plus particulièrement maghré-
bines, études plus approfondies, plus strictement littéraires, mieux ciblées sur
l’analyse littéraire, je reviens finalement à la première difficulté mentionnée ci-
dessus : comment procéder à l’analyse des œuvres maghrébines, comment les
contextualiser dans une situation où le système des références à la littérature
française de grande importance pour les études francophones n’est pas encore
suffisamment appréhendé par l’apprenant ? Comment assurer alors la commu-
nication interculturelle sur l’axe auteur-texte-lecteur ?
Pour répondre à cette question je m’appuie sur la théorie d’Abdelkader Kheir
qui énumère trois types de communications culturelles.
D’abord, la non-connaissance des référents culturels par le lecteur crée une
zone de tension culturelle entre lui et le texte. Le manque de références cultu-
relles aboutit à une certaine opacité sémantique de l’œuvre qui appartient à ce
que Kheir appelle « zone d’incompréhension culturelle » ou encore « zone de

14
J’emprunte le terme à Michel Le Bris et Juan Rouaud ainsi qu’aux autres de 44 signa-
taires du manifeste Pour une littérature-monde en français, paru le 16 mars 2007 dans Le Monde
et publié ensuite sous forme de l’ouvrage collectif : Pour une littérature-monde en français, sous
la dir. de M. Le Bris et J. Rouaud, Paris, Gallimard, 2007.
76 Magdalena Zdrada-Cok

tension culturelle »15 dans laquelle peuvent avoir lieu des quiproquos interpré-
tatifs. Pour éviter cette situation, il faut que l’auteur et le lecteur partagent un
certain nombre de références : Kheir parle à ce propos d’un référent culturel
commun sur lequel repose la compréhension du texte. Elle a lieu dans ce qu’il
appelle « zone de communication culturelle »16. L’appartenance du texte et du
lecteur à un fonds référentiel commun constitue une porte favorisant l’accès
aux différences culturelles : à leur compréhension et à leur acceptation. Kheir
la présente comme « une zone de compromis »17. En effet, c’est à partir d’un
partage d’idées que peut avoir lieu une différenciation, une distinction entre le
moi et l’Autre. C’est seulement dans ce contexte qu’on peut retrouver le respect
de la différence, principe fondamental de la communication interculturelle. Le
texte est donc dans ce cas-là assez proche du système des références du lecteur
au point que celui-ci poursuit la lecture à la fois avec curiosité et implication.
En même temps, ce système de références d’un texte donné comporte des diffé-
rences par rapport à celui du lecteur, sans provoquer pourtant en lui le senti-
ment de rejet. L’attitude de celui-ci me fait penser à la conception de l’exote de
Segalen : il accepte la différence, retrouve et raffermit sa propre identité diffé-
renciée de celle représentée dans le livre (par personnage interposé) et en arrive
à reconnaître la relativité de sa propre culture qui l’amène au respect de celle
d’autrui.
Cette relation que je propose comme modèle dans la situation de lecture, je
la trouve possible à construire si l’on étudie des œuvres intertextuelles. Dans ce
cas-là, l’intertexte auquel se réfère l’auteur francophone est un réfèrent culturel
commun, à condition qu’il soit connu du lecteur polonais. Je pense par exemple
au roman 2084. Fin du monde (Gallimard, 2015) de Boualem Sansal, Meursault-
contre-enquête (Actes Sud, 2014) de Kamel Daoud ou Maudit soit Dostoïevski
(P.O.L., 2011) d’Atiq Rahimi. Les mondes représentés dans les hypotextes (1984,
L’Étranger, Crime et châtiment) constituent des passerelles qui guident la lecture
de l’étudiant polonais et l’introduisent petit à petit dans le monde d’une culture
moins connue et plus difficile à comprendre.
Pour conclure, la littérature maghrébine enseignée en licence de FLA per-
met de faire comprendre à l’étudiant que le français est une langue de la diver-
sité, un mode de communication interculturelle. En initiant l’apprenant à la
littérature monde en français, l’enseignant dévoile devant lui de nombreuses
stratégies de lecture et de nombreux enjeux que propose actuellement le texte
littéraire francophone.

15
A. Kheir, op. cit., p. 57.
16
Ibid.
17
Ibid.

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