Pédagogie Du Texte Littéraire
Pédagogie Du Texte Littéraire
Pédagogie Du Texte Littéraire
Marie-Laure POLETTI
Le texte littéraire a connu des bonheurs divers au fil de l’évolution des méthodologies
du français langue étrangère : consécrations, exclusions, réhabilitations. Absent de toute
une génération de méthodes, il est resté présent dans de nombreux pays étrangers pour des
raisons de traditions, de programmes ou d’objectifs assignés à l’enseignement de la langue
étrangère.
Cette exclusion, temporaire et partielle, a autorisé et même obligé à penser autrement
ce texte et les écrits en général mais elle n’a pas permis l’apparition d’approches originales,
véritablement nouvelles et cohérentes.
Il serait dommage cependant que cette réflexion, en particulier dans sa dimension
pédagogique, ne vienne pas enrichir, sinon renouveler les approches de la littérature dans
les pays qui ont continué à l’enseigner.
Les recherches sur le texte littéraire, qu’elles soient centrées sur l’auteur, le texte ou le
lecteur, fournissent au professeur les outils d’interrogation et d’analyse du texte indispensa-
bles, dans leur diversité, à tout travail pédagogique.
Empruntons à Umberto Eco le raccourci fort utile de leur histoire : dans une première
période, elles se sont intéressées aux intentions de l’auteur genèse du texte, histoire des
idées, évolution des courants et des écoles ; dans une deuxième période, les années 50,
aux intentions du texte stylistique, poétique, sémiotique, analyse de discours, sciences
humaines... Enfin, dans les années 60, aux intentions du lecteur et au fonctionnement de
la lecture des œuvres sous l’influence de « l’esthétique de la réception ».1)
Aujourd’hui, il semble que l’éclectisme soit de rigueur : la critique génétique revient au
premier plan et s’intéresse aux « avant-textes » et aux brouillons, sciences sociales et littéra-
ture se rapprochent de nouveau.
Ce qui s’est passé dans la critique littéraire, mais aussi dans la réflexion sur l’éducation
interculturelle et sur l’apprentissage des langues sur les représentations, le statut de l’er-
reur, la communication littéraire, la place de l’apprenant invite à reconsidérer la façon
dont sont traités les textes littéraires dans la classe de langue.
Les ouvrages parus dans les quinze dernières années proposent des démarches qui se
veulent spécifiques de la lecture littéraire en langue étrangère. On y retrouve les principes
inspirés par les recherches plus générales sur la lecture : prélecture, approche globale,
études des invariants, lecture approfondie, « après » lecture.2)
D’autres s’attachent à présenter des démarches pédagogiques diversifiées pour « orien-
ter le lecteur dans la découverte du texte sans se substituer à lui » 3), mettant l’accent sur la
communication littéraire ou sur le plaisir du texte et une découverte libre, puis guidée par
des activités ludiques.4)
La conviction que nous affirmons, avec la plupart de ces auteurs, c’est que le texte lit-
téraire n’appartient pas seulement au cours de littérature. Il a sa place dans la classe de
langue et peut être intégré dans l’apprentissage le plus tôt possible, à condition que soient
privilégiées des démarches et des situations qui préservent l’intérêt et l’émotion de la lec-
ture.
Si la liberté est donnée au professeur de choisir les textes, un principe devrait guider
son choix : varier et élargir le corpus.
Dans la chronologie d’abord, en partant peut-être du contemporain. En effet, les tex-
tes contemporains mettent en jeu de façon très aiguë la notion d’intertextualité. Ils ren-
voient à une « bibliothèque », à tous les textes qui ont précédé et que l’auteur rappelle, par
citation, par allusion, par réécriture. Lire, par exemple, une nouvelle de Michel Tournier
comme La Fugue du Petit Poucet 5) ne prend de sens que si le lecteur est capable de retrou-
ver dans sa mémoire l’histoire du Petit Poucet que de nombreux enfants français ont en-
tendu raconter dans la version traditionnelle de Charles Perrault. Pour comprendre com-
ment Michel Tournier inverse, comme il le fait aussi dans d’autres textes, les valeurs du
conte, il faut disposer de ces références « contre » lesquelles il écrit. Fil conducteur qu’il est
intéressant de suivre à travers d’autres littératures pour en étudier les variations jusque
dans une version africaine, Samba de la nuit, de Birago Diop par exemple 6). A travers
cette interversion des rôles, positifs et négatifs, un lecteur étranger peut, en comparant les
différentes versions, comprendre comment une culture revisite au fil de l’histoire les
valeurs qui l’ont fondée.
Dans l’aire géographique enfin : la littérature écrite en français par des auteurs qui vi-
vent hors de France offre des textes pour élargir le champ littéraire. C’est dans ce corpus
que puise, par exemple, un professeur d’une université de New Delhi pour faire compren-
dre à ses étudiants ce qu’est l’institution littéraire et comment, en Inde, elle fonctionne sur
11
un modèle différent du modèle occidental 8) : « il y a coexistence de deux systèmes qui op-
posent la tradition à la modernité et la pratique de la parole à la pratique de l’écriture. La
tradition préconise l’imitation d’une littérature sacrée, tandis que la modernité, elle, re-
court à un modèle étranger ». D’autres critères de choix jouent sur des comparaisons pos-
sibles avec la culture maternelle et le fonctionnement social de la littérature : une histoire
commune qui implique la référence à une situation coloniale ; un thème commun, le re-
tour aux sources ; une correspondance entre deux systèmes en voie de rupture...
Lire des textes littéraires, que ce soit dans sa propre culture ou dans une culture
étrangère, nécessite un « savoir culturel minimum ». Le rapprochement de textes d’époques
et d’horizons différents, écrits pour des publics différents, contribue à la constitution prog-
ressive de ce savoir de référence.
Cette activité de tri et de comparaison fera apparaître les habitudes de lecture des étu-
diants et leur capacité à observer le fonctionnement d’un texte. Les critères de regroupe-
ment pourront être de nature très diverse : récits à la première ou à la troisième personne,
phrases longues ou courtes, extraits mettant en scène un lieu, un personnage, une action,
parlant du passé ou du présent, racontant une histoire ou présentant une description, pré-
sentant des adultes ou des enfants, des hommes ou des femmes, etc. La mise en commun
des choix de lecture et des regroupements amènera discussions, échanges et communica-
tion à propos des textes, sans doute en langue maternelle.
Dans cet exemple, le lecteur plonge immédiatement dans le texte, sans préparation
mais on peut préférer une pédagogie du détour. Pour amener à la lecture de la nouvelle
de Michel Tournier déjà évoquée et reconstituer la mémoire enfantine du conte du Petit
Poucet qui n’appartient pas toujours à la culture des étudiants dans sa version française,
on utilisera l’image et le merveilleux livre dessiné par Warja Lavater.11) Sur le modèle des
livres chinois, il se déplie comme un accordéon, chaque personnage ou chaque lieu du
conte est représenté par de simples taches de couleur dont la signification est expliquée
dans une légende, au début du livre. Aucun texte ne sous-titre le récit. En dépliant l’accor-
déon, un groupe tente de raconter l’histoire en s’aidant de la légende.
Un autre groupe travaille parallèlement à partir d’une liste d’une douzaine de mots
clés établie pour un public d’enfants. Cette liste est utilisée d’habitude après la lecture,
avec un objectif d’évaluation. Les enfants doivent reconstituer le conte en utilisant tous les
mots proposés. La liste est donc détournée de son objectif initial et utilisée avant la lecture
et non plus après. La consigne est cependant presque identique : « pouvez-vous raconter
une courte histoire qui utilise tous ces mots dans l’ordre où ils sont donnés ? »
On comparera les deux productions, à partir des dessins et à partir des mots clés. La
lecture de la nouvelle de Tournier viendra alors en contrepoint, préparée par de véritables
activités de langue qui jouent le rôle de « sas ».
Il n’est pas possible de multiplier ici les exemples mais on aura compris que toutes les
activités d’entrée dans le texte visent non pas à expliquer ce texte dans un premier temps
mais à donner des problèmes à résoudre, à produire des effets explicatifs, à faire que l’étu-
diant pose des questions au texte au lieu de répondre seulement aux questions qu’on lui
pose.
14
Pédagogie du texte littéraire
La plus simple de ces activités d’écriture est sans doute l’activité de copie et le travail
sur la dimension physique et spatiale de l’écrit. Présente dans la tradition littéraire
française, au Moyen-Age par exemple, la copie a été rejetée plus tard sous l’accusation de
plagiat. Elle est la première étape de la prise de conscience de l’écriture et elle est intéres-
sante parce que copier, c’est entrer dans le mouvement du corps de l’auteur.
Un texte très court (quelques lignes d’un poème de P. Reverdy écrites au tableau sans
ponctuation et sans mise en forme), une consigne simple « recopiez ce texte en utilisant
16
Pédagogie du texte littéraire
tout l’espace de la page » (on a distribué aux étudiants des feuilles de grand format qui dé-
rangent leurs habitudes) et apparaissent sous forme spatiale toutes sortes d’interprétation
du texte.
On peut s’appuyer sur les exemples de mise en espace de textes que la littérature
française offre, que l’auteur ait lui-même pensé et écrit son texte dans l’espace, comme
Apollinaire pour les Calligrammes ou que le texte ait été « mis en espace », comme dans la
Cantatrice chauve de Ionesco dans l’interprétation typographique qu’en a proposée le
graphiste Massin20).
Notes
1)Lire la présentation des théories de la réception (Jauss, Iser, Eco...) dans JOUVE, Vincent. -La
Lecture-Paris : Hachette, 1993.
2)CUQ, Jean-Pierre, GRUCA, Isabelle. -Cours de didactique du français langue étrangère et seconde. -
Grenoble : Presses universitaires de Grenoble (PUG), 2002. et CICUREL, F. -Lectures interactives en
langue étrangère. -Hachette, collection « F / autoformation », 1991.
3)ALBERT, Marie-Claude, SOUCHON, Marc. -Les Textes littéraires en classe de langue. -Paris : Hachette,
collection « F / autoformation », 2000.
4)DOUËNEL, L., JACKSON G., RAOUL S. -Si tu t’imagines, Atelier de littérature, lecture, écriture. -Paris :
Hatier / Didier, coll. Libre échange, 1994.
5)TOURNIER, Michel. - “La Fugue du Petit Poucet” in Le Coq de bruyère. -Folio Gallimard, 1978.
6)DIOP, Birago. -Les Contes d’Amadou Kumba. -Présence africaine.
7)On trouvera en annexe une présentation rapide des raisons qui peuvent conduire à utiliser la lit-
17
térature pour la jeunesse dans une classe de français langue étrangère avec des adolescents ou
adultes. On trouvera aussi une sélection de titres classés de façon thématique dont certains peuvent
être utilisés dès les débuts de l’apprentissage.
8)SARAVAYA, Gloria, “La littérature française en Inde : objectifs et finalités” in Le Français dans le monde,
BERTRAND, D. et PLOQUIN, F. (dir.), Littérature et enseignement : la perspective du lecteur, Paris :
Hachette, 1988. pp.170-174.
9)CICUREL, F ; ALBERT, Marie-Claude, SOUCHON, Marc, op. cit.
GOLDENSTEIN, J. -P. -Entrées en littérature. -Hachette, collection « F / autoformation », 1990.
VIGNER, Gérard. -Lire : du texte au sens. -CLÉ international, 1979.
NATUREL, M. -Pour la littérature. De l’extrait à l’œuvre. -CLÉ international, Nathan, 1995.
CALAQUE, Elizabeth- « itinéraire de lecture et construction du sens », pp.95-118, Regards sur la lec-
ture, textes et images. Centre de didactique du français, Université de Grenoble III, Ellug, 1989.
CALAQUE, Elizabeth. -Lire et comprendre : L’itinéraire de lecture-CRDP de Grenoble, 1995.
0)VERRIER J. -Les Débuts de roman. -Ed. Bertrand Lacoste, 1988. et GOLDENSTEIN, J. -P. -op. cit.
1
1)LAVATER, Warja. -Le petit Poucet, une imagerie d’après le conte de Perrault. -Adrien Maeght, 1979.
1
2)BARTHES, Roland. -Le Plaisir du texte. - Paris : Le Seuil, 1973, p.21.
1
3)LE CLEZIO, J.-M. G. -La Ronde et autres faits divers. -Paris : Folio, Gallimard, 1990.
1
4)LE CLEZIO, J.-M. G. in La quinzaine littéraire, no 435, 1er au 15 mars 1985.
1
5)ERNAUX, Annie. -La Place -Folio, Gallimard, 1986.
1
6)CALAQUE, Elizabeth, op. cit.
1
7)BALZAC, H. -La Peau de chagrin -Editions de l’école, coll. Les classiques abrégés, 1982.
1
8)RIVAIS, Yack. -Les sorcières sont NRV. -Ed. Ecole des loisirs, 1991.
1
9)Voir par exemple :
1
DOUËNEL, L., JACKSON G., RAOUL op. cit. et quelques ouvrages sur les ateliers d’écriture destinés à
des enseignants de langue maternelle mais partiellement utilisables pour la langue étrangère :
ANDRE, A. -Babel heureuse. -Syros, 1990.
BON, François. -Tous les mots sont adultes. Méthode pour l’atelier d’écriture. -Fayard, 2000.
BONIFACE, Claire, avec la collaboration de PIMET, Odile. -Les Ateliers d’écriture. -Paris, Retz, 1992.
DUCHESNE Alain, LEGUAY Thierry. -Lettres en folie. Petite fabrique de littérature 2, collection “textes
et contextes”, “périphériques”. Magnard, 1988.
DUCHESNE Alain, LEGUAY Thierry. -Petite Fabrique de littérature. -Collection “textes et contextes”,
“périphériques”. Magnard, 1984. RIVAIS, Yack. -Jeux d’écriture. -Retz, 1993.
ROCHE, A., GUIGUET, A., VOLTZ, N. -L’Atelier d’écriture, éléments pour la rédaction du texte littéraire.
-Bordas, 1990.
RODARI, Gianni. -Grammaire de l’imagination. -Nouvelle édition : Rue du monde, 1997.
0)IONESCO, Eugène. -La Cantatrice chauve, anti-pièce, suivie d’une scène inédite. Interprétations typog-
2
raphiques de Massin et photographique d’Henry Cohen d’après la mise en scène de Nicolas
Bataille et avec le concours des comédiens du Théâtre de la Huchette. -Paris : Gallimard, 1972.
18
Pédagogie du texte littéraire
Annexe
La littérature de jeunesse : un horizon nouveau pour la classe de langue
La production d’ouvrages de littérature pour la jeunesse écrits en français s’est considérablement di-
versifiée et développée depuis les années 80. Les collections se sont multipliées et touchent à tous les
genres, policier, sentimental, fantastique, psychologique, historique, documentaire...
Elle associe le plus souvent avec beaucoup d’inventivité et de réussite, texte et illustration.
On comprend pourquoi les enseignants de français langue étrangère s’intéressent de plus en plus à
cette production qui constitue un support motivant pour un public d’enfants et d’adolescents. Ils y
trouvent le mariage heureux du graphisme et du texte, une ouverture sur la culture étrangère, l’occasion
d’aborder la lecture individuelle de textes complets, le point de départ d’activités de création et une
passerelle vers d’autres textes littéraires.
Leur utilisation en français langue étrangère pose cependant un certain nombre de problèmes. Des
textes écrits, par exemple, pour des enfants en langue maternelle, passent difficilement auprès d’adoles-
cents en langue étrangère. Les critères de lisibilité et d’intérêt du public ne sont pas toujours faciles à
concilier.
Deux conditions au moins à la réussite de cette entreprise. La première : des critères de sélection
rigoureux privilégiant des ouvrages qui présentent une dimension symbolique ou humoristique, qui
jouent avec l’intertextualité, dont le graphisme présente des caractéristiques esthétiques et un niveau
d’abstraction qui créent une complicité intellectuelle avec un public plus âgé. La seconde : un choix
d’activités qui n’enferment pas la lecture dans un modèle scolaire trop prégnant.
De nombreux professeurs travaillent dans ce sens. En Italie, autour de la foire du livre de Bologne,
en Allemagne, autour du Bureau du livre de jeunesse de Francfort, aux Pays-Bas, au Portugal, etc. Ils
renouvellent la lecture par l’inventivité des activités qu’ils créent. Partant des centres d’intérêt des ado-
lescents, ils leur donnent des instruments pour comprendre le monde.
19
GUTMAN Claude (1997), La Maison vide, suivi de L’hôtel du retour et de Rue de Paris, Gallimard (coll.
folio junior), Paris.
HOESTLANDT Jo, KANG Johanna (1993 & 1997), La grande Peur sous les étoiles, Syros jeunesse, Paris.
INNOCENTI Roberto (1990), Rose Blanche (texte de Christophe Gallaz), Galimard (coll. Folio, cadet
rouge), Paris.
20
Pédagogie du texte littéraire