G. Lecointre - L'Évolution, Question D'actualité - Col. (AD)
G. Lecointre - L'Évolution, Question D'actualité - Col. (AD)
G. Lecointre - L'Évolution, Question D'actualité - Col. (AD)
Qu’appelle-t-on « évolution » ?
Darwin, et après ?
44. Pourquoi les femmes sont-elles plus petites que les hommes
Mais l’œil n’est-il pas fait pour voir ? C’est que c’était prévu !
Postface
L’évolution, question d’actualité ?
Guillaume Lecointre
ISSN : 2267-3032
ISBN : 978-2-7592-2253-7
Éditions Quæ
RD 10
78026 Versailles Cedex
www.quae.com
À François Cavanna,
que l'évolution fascinait et qui adorait le Muséum national d'Histoire
naturelle.
Remerciements
Si l’on récapitule la somme des variantes dans l’usage qui est fait
aujourd’hui du mot « évolution », on doit faire face à une série de concepts
mélangés :
un processus particulier par lequel les espèces biologiques se
transforment (on fait allusion souvent à la sélection naturelle) ;
la théorie générale de la biologie et de la paléontologie ;
le déroulement de l’histoire de la vie (et éventuellement celle de la
Terre, plus rarement incorporant celle de l’univers) ;
l’image d’un arbre montrant le déploiement généalogique du vivant ;
la marche vers le progrès.
Arrivés là, dans la population des êtres ou des choses semblables, il ne faut
s’attendre à aucune stabilisation d’une version particulière de ce qui varie
(par exemple, stabilisation des yeux rouges). La variation indéfiniment
produite se manifeste par des fluctuations de fréquence des multiples
versions d’un trait. Par exemple, si le trait est, chez les mouches
drosophiles, la couleur des yeux, les versions seront « rouge », « jaune »,
« brun », etc. Les individus portant ces versions du trait sont qualifiés de
« variants ». Pour qu’une nouvelle régularité s’établisse, qu’un variant se
stabilise, c’est-à-dire atteigne une fréquence de 100 % au détriment des
autres variations au même trait, il faut deux conditions alternatives :
soit l’effectif de la population est minime. On peut alors voir un
variant atteindre une fréquence de 100 % (et les variants alternatifs
s’éteindre) juste par hasard. Ce sont les effets imprévisibles des
fluctuations de fréquence en effectif réduit. Cela s’est produit par
exemple dans les vallées de l’île de Madère, où des souris
s’installèrent en deux vagues, la première apportée par des drakkars
vikings voici 1 000 ans, et la seconde par les frégates portugaises voici
500 ans. Les souris ont formé de petites populations dans les vallées,
coupées les unes des autres par des montagnes que les souris n’aiment
pas fréquenter. Des variations se sont produites dans les formules
chromosomiques de certaines, notamment des fusions de
chromosomes. Elles sont passées plusieurs fois d’une formule
ancestrale à 40 chromosomes, à une formule à 22 chromosomes. Dans
certaines vallées, la nouvelle formule est devenue celle de toute la
population, uniquement parce que celle-ci est d’effectif réduit. C’est ce
qu’on appelle la « dérive ». Si l’effectif des souris avait été grand, les
fréquences des différentes formules chromosomiques auraient aussi
dérivé mais en fluctuant de génération en génération indéfiniment (voir
encadré) ;
soit la version du trait favorise le nombre de descendants des variants
qui la portent. Cette faveur n’est pas l’obole d’une main invisible. Il
s’agit juste des contraintes physiques, chimiques, biologiques du
milieu. Si la contrainte apporte un avantage au porteur en nombre de
descendants, la fréquence du variant augmentera aussi longtemps que
la contrainte durera, jusqu’à atteindre 100 %. Par exemple, certains
poissons téléostéens des eaux marines antarctiques ont exprimé
fortuitement dans leur foie des enzymes digestives qui normalement ne
l’étaient que dans le pancréas. La structure de ces enzymes empêchait
la formation des noyaux de cristaux de glace. Exprimées dans le
pancréas, elles étaient relarguées dans le tube digestif où elles
empêchaient les liquides de geler. Rappelons qu’un poisson téléostéen
possède une température interne qui est la même que celle de l’eau
dans laquelle il est. Exprimées dans le foie, ces enzymes furent
libérées dans le sang et empêchèrent donc celui-ci de geler, ce qui
constitua un avantage certain durant l’hiver antarctique. Ces poissons
téléostéens qui ont exprimé fortuitement ces enzymes dans le foie ont
pu mieux vivre dans des eaux marines dont la température est parfois
proche de – 1,8 °C (l’eau de mer gelant à – 1,86 °C en raison du sel
qu’elle contient). Aujourd’hui, c’est une centaine d’espèces de
téléostéens antarctiques qui présente dans son sang ces protéines
« anti-gel ». Cela va sans dire, pour que ce phénomène d’adaptation
ait lieu, qu’il faut que la variation soit héritable. Si la contrainte est
défavorable à la capacité de transmission pour l’une des versions (l’un
des variants), alors le variant transmettra moins ses traits à la
descendance que les variants alternatifs au même trait et finira par
disparaître. La couleur du pelage d’une souris réalise par exemple ces
variants : blanc, gris, brunâtre, gris foncé. Les souris blanches
échappées d’élevages en laboratoire ne survivent pas dans les jardins,
ni dans la campagne. Par leur blancheur elles se font immédiatement
repérer par les prédateurs qui chassent à vue, tels les chats, les belettes,
les rapaces diurnes. Leur probabilité de s’accoupler et de faire des
petits est faible.
Par exemple, le mécanisme a bien été décrit au sujet des gènes codant les
protéines réparatrices des mésappariements de l’ADN, appelés gènes mut
chez la bactérie Escherichia coli. Une mutation de ces gènes engendre une
diminution, ou une suppression, de la capacité à réparer, lors des transferts
horizontaux d’ADN entre bactéries, les mésappariements des bases entre
l’ADN résidant et l’ADN importé. Il s’ensuit un taux accru de mutations
« enregistrées » dans le génome. Ceci entraîne un accroissement de la
variabilité génétique, permettant à la population d’explorer davantage le
champ des possibles, au prix, bien entendu, de nombreuses morts
individuelles. De nombreux essais-erreurs favorisent ainsi l’apparition
fortuite de variants mieux outillés face aux conditions présentes du milieu,
jusqu’à ce que l’allèle sauvage du gène mut soit réacquis, bloquant à
nouveau le système. On parle alors de « sauts adaptatifs » des populations
bactériennes, par « bouffées ». Autre mécanisme générateur de hasard, les
transpositions génétiques massives dans les cellules souches de certaines
régions du cerveau humain créent de la diversité cellulaire, diversité
sélectionnée ensuite vers un destin de cellule gliale ou celui de neurones
dont les capacités seront, elles aussi, sélectionnées différentiellement. Ces
mécanismes générateurs de hasard avaient été déjà décrits dans les années
1980 à travers les recombinaisons génétiques des gènes VH, expliquant
l’incroyable diversité des anticorps qu’un individu allait être susceptible de
produire au cours de sa vie. La sélection naturelle a donc lieu dans le corps
humain. Oui, j’évolue.
Un phénomène est déterminé lorsqu’il a une cause. Cela n’a rien à voir avec
le fait qu’il soit nécessaire (il ne pouvait pas ne pas être), qu’il soit non
nécessaire (il aurait très bien pu ne pas être), qu’il soit prédictible (cas des
phénomènes nécessaires) ou imprédictible. Ainsi, il convient d’emboîter les
phénomènes comme il suit :
phénomène prédestiné, sa cause est extranaturelle, et le mode de
pensée est le fatalisme ; l’effet est attendu quelle que soit la cause. Il
ne peut pas y avoir de hasard. Ceci est rappelé pour mémoire, car nous
sommes hors science (fatalité, prédestination, volonté divine, un peu
comme dans la série de films Destination finale). En effet, cette notion
non scientifique est très ancrée dans notre culture ;
phénomène indéterminé, un phénomène qui n’a pas de cause. Par
exemple, l’indétermination quantique se manifeste par le changement
de spin d’un électron (son état magnétique) ;
phénomène déterminé, c’est un phénomène qui a une cause. Le
déterminisme cherche simplement une cause à tout phénomène.
Parmi ces derniers phénomènes déterminés, on distingue deux types
d’effets : nécessaires ou non nécessaires.
Contingence interne
L’exemple le plus typique est la désintégration des atomes radioactifs.
Prenons une masse donnée d’une matière radioactive. À notre échelle, les
atomes ont un comportement collectif tel qu’il est possible d’établir une loi
qui prédit le temps qu’il faut pour que la moitié des atomes de cette masse
se soient désintégrés. C’est ce qu’on appelle la demi-vie. Pour le phosphore
32, c’est environ 14 jours. Cependant, à l’échelle des atomes eux-mêmes, il
est impossible de prévoir à quel moment tel ou tel atome va se désintégrer.
À chaque moment, un atome de phosphore 32 peut se désintégrer, ou pas.
C’est la contingence interne. La contingence est une variation conditionnée
au temps. Il en va de même des conduites intentionnelles des êtres vivants.
Mon chat est assis dans la maison. À tout moment, et en dehors de tout
stimulus spécifique, il peut se mettre en mouvement et s’orienter vers la
porte ouverte pour sortir au dehors. Tiens, il le fait. Il aurait très bien pu ne
pas le faire à ce moment-là, mais dans cinq minutes, ou bien dix minutes
avant.
Ainsi les phénomènes pourvus d’une cause (P, donc déterminés) sont la
somme de plusieurs phénomènes : P = Np + Ni + C, où Np sont des
nécessités prédictibles, Ni sont des nécessités imprédictibles, et C sont des
contingences.
Np et Ni sont nécessaires.
Ni et C sont imprédictibles.
Charles Darwin, au contraire, ne figeait pas les êtres dans les boîtes dont
nous avons besoin pour parler. Il appréhendait l’ampleur de la variation au
sein des espèces. Il finit par se demander pourquoi, malgré toute cette
variation, on ne trouve pas des êtres à mi-chemin entre les chats et les
chiens (ou entre les éléphants et les rhinocéros, si l’on préfère des espèces
sauvages). Qu’est-ce qui sépare les communautés de reproduction,
ensembles d’individus qui peuvent se reproduire entre eux ? Il trouvera la
réponse dans la sélection naturelle. Qu’est-ce qui les maintient ? Il
mobilisera l’explication généalogique. Le grand flux généalogique passé
s’est divisé longitudinalement en raison d’événements variés, engendrant
des rameaux frères, dont chacun est constitué de populations d’individus se
croisant entre eux. Maintenus séparés suffisamment longtemps, ces
rameaux ont fini par ne plus pouvoir se reproduire entre eux à nouveau. La
raison en est que les changements subis par les individus de part et d’autre
de l’obstacle ne sont pas les mêmes. Dès qu’on cesse d’échanger, on
diverge. Cela est vrai pour les populations, mais c’est vrai également de tout
système complexe subissant des contingences historiques. Ce schéma
général est valable quelle que soit la nature de l’obstacle empêchant les
membres de chacun des deux rameaux de se croiser : il peut être
géographique, mais aussi concerner des préférences écologiques, des
variations saisonnières en un même site, ou des différences
comportementales.
DARWIN, ET APRÈS ?
La théorie de l’évolution ne s’est pas arrêtée à Charles Darwin. Et
heureusement ! Ses livres peuvent être vus comme de formidables
programmes de recherche. Cent cinquante ans après, les questions et les
conjectures de ce naturaliste continuent d’inspirer les chercheurs. Il est peu
de scientifiques du passé sur lesquels la presse continue d’écrire autant, peu
de scientifiques placés par nos contemporains au cœur d’enjeux
idéologiques — bien souvent sans même avoir lu Darwin, ou l’avoir
seulement replacé dans son contexte. Peu de scientifiques qui ont été autant
utilisés pour justifier ou récuser tel ou tel aspect de la vie économique et
sociale. Tant et si bien qu’on lit beaucoup de bêtises aujourd’hui à son sujet,
ou au sujet de ses pensées, et que les « on dit » se perpétuent. L’un des
marronniers de la presse est d’afficher en couverture « la mort de Darwin »
ou que « Darwin s’est trompé », au sujet de la moindre découverte.
Dernière en date : en janvier 2009, le journal britannique New Scientist
affichait en couverture : Darwin was wrong. Il s’agissait de la forme
théorique qu’il convient de donner à l’arbre généalogique du vivant : chez
les micro-organismes, plutôt que des branches divergentes, les transferts
horizontaux multiples font de la base de cet arbre un entrelacs de liens. On
peut qualifier cette une d’absurde et d’irresponsable. Absurde parce que
Darwin ne connaissait nullement les transferts horizontaux de gènes (les
gènes ne seront conceptualisés qu’en 1909 et leur support physique identifié
qu’en 1953), et parce que son schéma de divergence généalogique reste
valide pour la majorité des macro-organismes, de toute façon. Irresponsable
dans des pays comme le Royaume-Uni, l’Australie ou les États-Unis où les
lobbies religieux créationnistes ont un réel impact sur les programmes
scolaires de biologie. Certains chercheurs ont appelé au boycott du journal.
Cette affaire montre que la contestation de Darwin, feinte ou réelle,
rapporte de l’argent à la presse. Et ceci depuis fort longtemps. En France, ce
fut la ligne éditoriale d’Olivier Postel-Vinay, lorsqu’il prit la direction du
journal La Recherche entre 1995 et 2002, pour en réactiver les ventes. Mais
c’était déjà le ton des journaux lorsque la théorie neutraliste de l’évolution
fit parler d’elle. Pour faire court, cette théorie, énoncée par Motoo Kimura
(1924-1994) à la charnière des années 1960 et 1970, établit qu’au niveau
des gènes, l’énorme majorité des changements moléculaires sont
sélectivement neutres (c’est-à-dire ne sont ni favorables ni défavorables à
leurs porteurs en termes de nombre de descendants). Il est vrai que chez les
chercheurs des années 1960, issus de la théorie synthétique de l’évolution
des années 1935-1975, il existait une pensée du « tout sélection » qui peut
expliquer pourquoi ce pan-sélectionnisme et le neutralisme ont pu
s’affronter un temps. Le généticien Richard Lewontin (né en 1929) et le
paléontologue Stephen J. Gould (1941-2002) critiqueront vivement eux-
mêmes le pan-sélectionnisme en 1979. Aujourd’hui, il apparaît
rétrospectivement que la théorie de Kimura était tout à fait compatible dans
l’esprit à la théorie darwinienne de son époque. En effet, elle ne contredit
pas la sélection naturelle ; elle ne fait qu’indiquer son cadre de détection.
Tout effet de sélection est testé contre une hypothèse nulle de neutralité. Il
était donc absurde, dès le milieu des années 1980, de dire que Darwin
s’était trompé en brandissant le neutralisme comme argument. La théorie de
l’évolution d’aujourd’hui continue à être qualifiée de « darwinienne » parce
que le principe de sélection naturelle reste valide. Par ailleurs, toujours avec
du recul et de manière assez inattendue, Ernst Mayr (1904-2005), l’un des
piliers de la théorie synthétique du milieu du xxe siècle, ne fut pas aussi
darwinien qu’on veut bien le dire. Il conservait des réflexes aristotéliciens.
Pour lui, l’espèce est réelle, les classes sont données dans la nature. Il était
essentialiste : ce qui est premier est la constance, le rôle de la théorie est
d’expliquer le changement. Pour Mayr, un groupe zoologique pouvait rester
amputé de sa descendance au motif d’un « saut adaptatif » effectué par elle.
Pour Darwin comme plus tard pour Willi Hennig (1913-1976),
entomologiste fondateur de la systématique phylogénétique, un groupe
zoologique devait être complet, c’est-à-dire inclure toute la descendance
connue d’un ancêtre (voir le chapitre xiii de la première édition de
L’Origine des espèces). Pour Darwin, pour Kimura, ce qui est premier est le
changement ; les espèces et les classes sont des découpages conventionnels
de la nature, et le rôle de la théorie est d’expliquer comment on obtient des
régularités à partir du changement permanent déjà inscrit dans l’instabilité
de la matière elle-même. Aujourd’hui, Hennig ou Kimura nous apparaissent
plus proches de Darwin que Mayr ne l’était. Mais au plus fort des
polémiques sur le neutralisme, quel journal de la presse de vulgarisation
aurait osé présenter les choses ainsi ?
Ce fait était déjà connu chez l’homme. Par exemple, on a pu montrer que
chez les populations humaines d’Asie centrale, au point de jonction entre
les langues turques et les langues indo-iraniennes, les langues structurent
davantage la diversité génétique humaine que la géographie, bien qu’on se
soit attendu à un rôle prépondérant de la géographie. Dans ce cas, la langue
fonctionne comme une barrière aux échanges génétiques. Il en va de même
des castes en Inde. En Hollande, il a été montré que les religions structurent
la diversité génétique des populations. Il n’est donc pas rare que la culture,
issue des capacités d’apprentissage, structure la génétique des populations.
Par ailleurs, les capacités d’apprentissage participent de l’individuation. Si
l’individu humain affirme son unicité historique tout au long de sa vie
adulte, c’est principalement grâce à ses capacités d’apprentissage. Ces
propriétés sont partagées par tous les vertébrés dotés de fortes capacités
mnésiques (en gros, les amniotes, et tout particulièrement les oiseaux, les
primates et les cétacés).
Z-Access
https://wikipedia.org/wiki/Z-Library
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