Les Limites À La Croissance

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couv Limites a? la croissace.

qxd:bookchin 12/12/12 16:59 Page 1

Dennis Meadows
Donella Meadows
Jorgen Randers
Sur le front écologique, 1972 fut une année charnière à
plus d’un titre. Année de la Conférence des Nations Unies
Dennis Meadows
sur l'environnement humain (CNUEH) à Stockholm Donella Meadows
— premier véritable rendez-vous international à caractère
environnemental —, c’est aussi celle de la parution du
Jorgen Randers
premier rapport d’importance sur les dangers d’une crois-
sance économique soutenue dans un monde fini.
Intitulée Halte à la croissance ? Rapport sur les limites à la

Les limites
croissance, cette étude de quatre jeunes scientifiques du MIT
mandatés par le Club de Rome demeure aujourd’hui l’une
des plus puissantes critiques du consensus sur la sacro-
Dennis Meadows
© droits réservés
sainte croissance économique. Sa parution est reconnue
comme l’un des moments clés de l’histoire du mouvement
écologiste.
à la croissance

Les limites à la croissance


Si plusieurs doutaient à l’époque des conclusions du rapport
Meadows — du nom de ses auteurs principaux —, le temps
a su leur donner raison. Dans cette dernière mise à jour
parue en 2004, le raisonnement des auteurs garde toute sa
pertinence, au vu de l’impact destructeur des activités
humaines sur les processus naturels. En simulant les inter-
Qu’est-ce qu’un actions entre croissance démographique, croissance indus-
« Retrouvailles » trielle, production alimentaire et limite des écosystèmes, les
d’Écosociété ? Un chercheurs élaborent différentes trajectoires possibles pour
livre qui n’a jamais notre civilisation. Ils concluent que le pire scénario, celui de
cessé d’être présent l’effondrement, se joue actuellement sous nos yeux.
chez les militants, Car après trois décennies d’expansion économique
sur le terrain. Un débridée, le problème n’est plus de savoir comment éviter
texte que l’on aime d’excéder les limites de la planète, mais bien comment faire
raconter, comme un pour revenir à l’intérieur de ces limites.
mauvais coup. Dennis Meadows est professeur émérite de l’Université du New
Un outil pour Hampshire en gestion des systèmes. Donella Meadows (1941-
remuer le monde. 2001) était spécialiste des systèmes et professeure d’études Préface d’Yves-Marie Abraham
environnementales au Darmouth College (New Hampshire).
Jorgen Randers est professeur de stratégie climatique à la
BI Norwegian Business School d’Oslo.

34 $
LES LIMITES À LA CROISSANCE
(dans un monde fini)
Donella Meadows
Dennis Meadows
Jorgen Randers

LES LIMITES À LA CROISSANCE


(dans un monde fini)

Le Rapport Meadows, 30 ans après

Traduction : Agnès El Kaïm


Les données chiffrées de cet ouvrage sont celles de l’édition originale, parue en 2004.
Les principales évolutions depuis cette date ne remettant pas en question la démons-
tration des auteurs, ces valeurs sont reprises sans actualisation ni commentaire.
L’édition originale de cet ouvrage a été publiée sous le titre
The Limits to Growth, the 30-Year Update.
© 2004 by Dennis Meadows
© 2012 éditions de l’échiquier (pour l’édition européenne)
© 2013 éditions Écosociété (pour l’édition canadienne)
Coordination : David Murray
Typographie et mise en pages : Yolande Martel

Tous droits de reproduction et d’adaptation réservés ; toute repro­duction d’un extrait


quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie
ou microfilm, est strictement interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur.

Les Éditions Écosociété


c.p. 32052, comptoir Saint-André
Montréal (Québec) h2l 4y5
Dépôt légal : 1er trimestre 2013

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec


et Bibliothèque et Archives Canada

Meadows, Donella H.
Les limites à la croissance dans un monde fini
(Collection Retrouvailles)
Traduction de : The limits to growth : the 30-year update.
Comprend des réf. bibliogr.
ISBN 978-2-89719-027-9
1. Développement économique – Aspect de l’environnement. 2. Développement
durable. 3. Population – Aspect économique. 4. Pollution – Aspect économique.
I. Meadows, Dennis L. II. Randers, Jørgen. III. Titre. IV. Collection : Collection
Retrouvailles.
HD75.6.M4214 2012         338.9         C2012-942369-6

ISBN PAPIER 978-2-89719-027-9


ISBN PDF 978-2-89719-029-3
ISBN ePUB 978-2-89719-028-6

Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre programme
de publication. Nous reconnaissons l’aide finan­cière du ­gouvernement du Canada par
l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.
Nous remercions le gouvernement du Québec de son soutien par l’entremise du
Programme de crédits d’impôt pour l’édition de livres (gestion SODEC), et la SODEC
pour son soutien financier.
table des matières

préface
Pour une décroissance soutenable. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

Préface des auteurs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .16

chapitre 1
Le dépassement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36

chapitre 2
Le moteur : la croissance exponentielle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56

chapitre 3
Les limites : sources et exutoires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

chapitre 4
World 3 : la dynamique de la croissance
dans un monde fini . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 202

chapitre 5
L’histoire de la couche d’ozone ou la preuve
qu’il est possible de redescendre en deçà des limites . . . . . . . . 267

chapitre 6
La technologie, les marchés et le dépassement . . . . . . . . . . . . . 298
chapitre 7
Transitions vers un système soutenable. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 340

chapitre 8
Transition vers la durabilité : les outils. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 376

annexe 1
De World3 à World3-03 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 402

annexe 2
Indicateurs de bien-être humain et empreinte écologique . . . 407

Liste des tableaux et des figures avec leurs sources. . . . . . . . . . 413


dédicace

C es trente dernières années, de nombreuses personnes et


organisations nous ont aidés à comprendre comment les
limites qui s’imposent à la croissance matérielle allaient façonner
notre avenir planétaire.
Nous dédions cet ouvrage à trois d’entre elles dont la contri-
bution a été fondamentale : AURELIO PECCEI, fondateur du
Club de Rome, dont la profonde préoccupation pour l’état de la
planète et la foi indéfectible en l’humanité nous ont incités, avec
beaucoup d’autres, à réfléchir aux perspectives qui s’offrent aux
humains sur le long terme.
JAY W. FORRESTER, professeur émérite à la Sloan School of
Management du Massachusetts Institute of Technology (MIT),
dont nous avons été les élèves. C’est lui qui a conçu le prototype
du modèle informatique que nous avons utilisé ; son exception-
nelle compréhension des systèmes nous a aidés à décoder le
comportement des systèmes économiques et environnementaux.
Enfin, nous avons le triste honneur de dédier ce livre à son
auteure principale, DONELLA H. MEADOWS. Surnommée
Dana par tous ceux qui la respectaient et appréciaient son travail,
elle était une penseuse, une écrivaine et une innovatrice sociale
de classe internationale.
La noble idée qu’elle se faisait de la communication, de l’éthi-
que et de son travail continue à être une source d’inspiration et
de défi pour nous et pour des milliers d’autres. Elle est l’auteure
d’une grande partie des analyses et de la prose de cet ouvrage,
8 les limites à la croissance

mais celui-ci a été achevé après son décès survenu en février 2001.
Nous espérons que cette édition honorera et fera avancer les
démarches que, toute sa vie, elle a entreprises pour informer les
citoyens du monde entier et pour les convertir au développement
durable.
préface

Pour une décroissance soutenable

E n juin 2012, au sommet de Rio+20, les représentants des 193


États membres de l’ONU sont tous tombés d’accord, sans
exception, pour affirmer que la protection de l’environnement est
chose importante, mais ne doit pas affecter le taux de croissance
de nos économies. Quelques jours plus tôt, à Los Gabos au
Mexique, les membres du G20 ont eux aussi déclaré en chœur
qu’une croissance forte, soutenue par une demande vigoureuse,
reste le seul moyen de résoudre la crise européenne, de créer de
l’emploi et d’accroître le bien-être des peuples de par le monde.
Qui dira encore que nos chefs d’États ou de gouvernements sont
incapables de s’entendre sur des questions essentielles ?

Terrifiante unanimité !
Malheureusement, au regard des conclusions formulées dans les
pages qui suivent, il n’y a pas lieu de se réjouir d’une telle concorde
entre les nations. Quarante ans après leur premier travail sur la
question1, les auteurs du présent ouvrage persistent et signent : en
entretenant les conditions d’une croissance économique continue

1. Ce premier travail a été publié en France sous le titre Halte à la crois-


sance ?, par le Club de Rome, aux Éditions Fayard (1972). L’édition américaine
était intitulée The Limits to Growth.
10 les limites à la croissance

à l’échelle planétaire, nous risquons ni plus ni moins l’effondre-


ment de l’espèce humaine avant même la fin du xxie siècle. Et il
n’y a de salut à attendre ni du progrès technologique ni des « lois
du marché », deux dimensions cette fois prises en considération,
après avoir été sous-estimées par le modèle utilisé en 1972, dans
la première version de ce travail de prospective.
Comment les époux Meadows2 et leur collègue Jorgen Randers
en sont-ils arrivés à poser un aussi sombre pronostic ? En partant
de l’idée toute simple qu’une croissance infinie dans un monde
fini est impossible, et en estimant que nous avons commencé à
dépasser les limites de notre planète, qu’il s’agisse de sa capacité
à fournir les ressources nécessaires à la croissance économique
ou à assimiler les déchets qui en résultent. Le problème de ce
dépassement est qu’il est le produit d’une croissance exponen-
tielle, plutôt que linéaire – à un taux de croissance de 2 %, une
économie double de volume non pas en 50 ans, mais en 35. Ses
effets négatifs risquent par conséquent d’être soudains et brutaux,
donc catastrophiques, parce qu’il sera trop tard alors pour « chan-
ger de cap ».
Seul l’avenir nous dira, peut-être, la justesse de ces prédic-
tions. Pour l’heure, soulignons au moins leur crédibilité. Formu­
lées avec beaucoup de prudence, elles reposent sur des hypothèses
qui n’ont rien d’exagérément pessimistes. Par exemple, le modèle
générateur des 11 scénarios discutés ici n’intègre pas les effets
aggravants d’éventuels problèmes sociopolitiques (conflits, ins-
tabilité, insécurité, inégalités, corruption, etc.)… Autre élément
de crédibilité : les projections du scénario « business-as-usual »
élaboré en 1972 s’avèrent très proches de ce qui s’est effectivement
passé sur Terre depuis 40 ans, aussi bien sur le plan écologique
que démographique3. Cela ne prouve évidemment pas que les

2. Donella Meadows est décédée avant la parution de cette mise à jour.


3. Voir en particulier : Graham Turner, « A Comparison of The Limits to
Growth with 30 Years of Reality », CSIRO Working Paper Series, 2008-09, juin
2008, 52 pages. Disponible en ligne : <www.csiro.au/files/files/plje.pdf>.
préface 11

Meadows et leur équipe ont raison concernant l’avenir, mais


incite au moins à les prendre au sérieux, outre le fait qu’il s’agit
de chercheurs patentés, ayant peaufiné leur travail pendant des
années au sein d’universités aussi réputées que le M.I.T.

Une croissance destructrice, mais aussi injuste


et aliénante
Si ces scientifiques voient juste, comment éviter l’effondrement
annoncé ? La solution qu’ils préconisent n’a pas varié depuis leur
premier rapport : contrôler la croissance démographique ne suf-
fira pas, il faut mettre un terme à la croissance économique.
Évidemment, cette solution n’est simple que dans son principe.
Elle soulève par ailleurs d’inévitables questions. Ne pourrait-elle
pas en effet s’avérer contreproductive ? Car enfin, comment exclure
totalement l’éventualité que ne soient inventées des technologies
révolutionnaires, permettant de poursuivre la croissance écono-
mique sans causer les catastrophes promises par ces prospectivis-
tes ? Et dans ce cas, ne faut-il pas justement soutenir la croissance,
dans la mesure où elle constitue à la fois un facteur favorable à de
telles inventions et le meilleur moyen d’en tirer parti ?
Notons d’abord qu’il faut une foi sans borne dans le « pro-
grès » pour croire aujourd’hui à la possibilité d’un tel miracle
technologique. Mais surtout, même dans l’hypothèse très peu
probable où nous trouverions les moyens techniques d’éviter la
gigantesque catastrophe écologique qui nous menace, les autres
problèmes que pose la croissance économique justifient à eux
seuls que l’on souhaite son arrêt.
Cette course dans laquelle presque tous les humains sont
désormais embarqués est certes d’abord épuisante pour la bios-
phère, seul habitat qui nous soit disponible à ce jour. Mais elle est
épuisante aussi pour nos sociétés, dont la cohésion est toujours
davantage fragilisée par la lutte de tous contre tous que suppose
la quête d’une croissance économique continue. De même, elle
est épuisante pour chacun d’entre nous, qui devons sans relâche
12 les limites à la croissance

produire des marchandises que d’autres voudront bien acheter,


sous peine de perdre tout moyen d’existence et d’être mis sur
la touche. Les épidémies de dépressions et de « burn out » qui
sévissent en Occident ne sont-elles pas symptomatiques d’un tel
épuisement ?
Par ailleurs, cette croissance économique s’avère injuste.
Pre­miè­re­ment, elle tend à profiter surtout à une minorité d’entre
nous. Le creusement des inégalités sociales observé en Occident
au cours des trois dernières décennies, malgré un taux de crois-
sance positif, semble en tout cas le confirmer une nouvelle
fois. Deuxièmement, cette croissance est injuste à l’égard des
générations futures, du fait qu’elle repose sur la destruction de
ressources non renouvelables (hydrocarbures, minerais, etc.)
et renouvelables (espèces animales et végétales). Le principe
défendu par les économistes orthodoxes d’une substitution de
capital artificiel au « capital naturel » a évidemment des limites :
il n’y a pas de substituts à de l’eau buvable, de l’air respirable, de la
terre fertile. Troisièmement, la croissance économique des deux
derniers siècles n’a cessé de réduire les possibilités d’existence
des êtres vivants non humains. Il y a là non seulement un danger
pour les humains, mais une injustice flagrante, en particulier à
l’égard de ceux que nous appelons les animaux.
Enfin, cette course à la production de marchandises est pro-
fondément aliénante. Fondée sur le progrès technoscientifique,
elle augmente de manière continue notre dépendance à l’égard
de machines qui réduisent finalement bien plus notre autonomie
que notre labeur. Elle tend en outre à imposer l’argent comme
une fin en soi, aussi bien aux « prolétaires » qu’aux « bourgeois ».
Pour pouvoir vendre notre travail, nous avons intériorisé la logique
propre au capitalisme : pour celui-ci, ce qui est produit importe
pour cela seulement que cela rapporte ; pour nous, en tant que
vendeurs de notre travail, ce qui est produit importe pour autant
seulement que cela crée de l’emploi et distribue du salaire. Une
complicité structurelle lie le travailleur et le capital : pour l’un et
pour l’autre, le but déterminant est de « gagner de l’argent », le plus
préface 13

d’argent possible. L’un et l’autre tiennent la « croissance » pour un


moyen indispensable d’y parvenir. L’un et l’autre sont assujettis à
la contrainte immanente du « toujours plus », « toujours plus vite »4.

Se libérer du travail
Si la recherche d’une croissance économique indéfinie présente
d’aussi graves inconvénients, on peut se demander pourquoi nous
persévérons dans cette voie sans issue et comment il peut se faire
que l’alerte lancée il y a 40 ans par les auteurs de ce livre ne sem-
ble toujours pas avoir été entendue ?
Pas plus que les Troyens sans doute, nous n’aimons les
Cassandre. Par ailleurs, comme diraient les marxistes d’antan, la
« superstructure » de nos sociétés a produit et diffusé de nom-
breux discours tournant en dérision les travaux comme celui des
Meadows et imposé l’idée que la croissance n’est pas le problème,
mais la solution. Les économistes notamment ont joué sur ce plan
un rôle crucial. Mais outre ces professionnels de la justification
du capitalisme, d’autres acteurs plus sensibles à la question éco-
logique ont également contribué à nous persuader qu’il était
possible de continuer à croître sur le plan économique sans
mettre en danger l’espèce humaine. Force est bien de constater
aujourd’hui que l’idéologie du « développement durable », quelle
que soit la pureté des intentions de ses partisans, a retardé ou
même empêché une vraie prise de conscience de la gravité de la
situation.
Cela dit, l’absence de remise en question de la course à la
croissance tient aussi au fait que, pour quiconque vit dans le
monde capitaliste, il est très difficile et coûteux de ne pas courir,
comme le soulignait au début du siècle dernier le sociologue Max
Weber : « Chacun trouve aujourd’hui en naissant l’économie
capitaliste établie comme un immense cosmos, un habitacle dans
lequel il doit vivre et auquel il ne peut rien changer – du moins
en tant qu’individu. Dans la mesure où l’individu est impliqué

4. André Gorz, Ecologica, Paris, Galilée, 2008, p. 115.


14 les limites à la croissance

dans les rapports de l’économie de marché, il est contraint à se


conformer aux règles d’action capitalistes. Le fabricant qui agirait
continuellement à l’encontre de ces règles serait éliminé de la
scène économique tout aussi infailliblement que serait jeté à la
rue l’ouvrier qui ne pourrait, ou ne voudrait, s’y adapter5. »
Comment alors se sortir de ce piège, que nous avons nous-
mêmes creusé ? Weber le suggère : la sortie ne peut être que col-
lective. Ajoutons qu’elle doit être politique. Pour en finir avec
cette course à la croissance, la « simplicité volontaire » est certes
une condition nécessaire, mais pas suffisante. Il faut viser le
démantèlement de cette formidable machine à produire des
marchandises qu’est l’entreprise (qu’elle soit d’ailleurs privée ou
d’État), et l’arrêt de son moteur principal : le travail, une activité
inventée par notre monde, « que l’on exerce pour le compte d’un
tiers, en échange d’un salaire, selon des formes et des horaires
fixés par celui qui vous paie, en vue de fins que l’on n’a pas choi-
sies soi-même »6.
Évidemment, cela suppose en premier lieu de se libérer de
l’idée qu’il n’y pas d’existence humaine digne de ce nom sans
travail. L’œil du poète peut nous y aider : « Comment diable un
être humain peut-il se réjouir de se faire réveiller à 6 h 30 du
matin par une alarme, sauter du lit, s’habiller, se forcer à avaler
quelque chose, chier, pisser, se brosser les dents et les cheveux,
puis affronter les embouteillages pour aller faire gagner un paquet
de fric à quelqu’un, qui s’attend en plus à ce qu’on lui en soit
reconnaissant7 ? » Les crises économiques qui frappent actuelle-
ment les pays occidentaux pourraient aussi être l’occasion, au
moins pour certains, de commencer à s’inventer des vies libérées
du travail, c’est-à-dire de l’obligation de fabriquer des marchan-
dises – des « valeurs d’échange » – pour gagner de l’argent.

5. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon,


1964, p. 53.
6. André Gorz, Adieux au prolétariat, Paris, Galilée, 1980, p. 7.
7. Charles Bukowski, Factotum, Black Sparrow Books, 1975 [traduction de
l’auteur].
préface 15

Mais, encore faut-il avoir accès aux moyens matériels et intel-


lectuels de produire, pour nous-mêmes, ce dont nous avons
besoin – des « valeurs d’usage ». La privatisation et la concentra-
tion de ces moyens entre les mains de quelques-uns, à qui nous
sommes dès lors contraints de vendre notre force de travail,
doivent par conséquent être remises en question. Le projet socia-
liste n’a rien perdu de sa pertinence en somme ; la fin de cette
société fondée sur le travail et la marchandise passe nécessaire-
ment par une socialisation de nos moyens d’existence. À cet
impératif, s’en ajoute un autre, que le socialisme a presque tou-
jours ignoré : nous devons fixer des limites aux besoins qu’il s’agit
de satisfaire. Ces limites, ainsi que la distribution de nos ressour-
ces naturelles et de nos moyens de production, doivent par ailleurs
être établies sur une base rigoureusement démocratique.
Tels sont les principes élémentaires de ce que l’on peut appeler
l’éco-socialisme ou la décroissance soutenable. Reste à convain-
cre nos contemporains qu’il est grand temps de s’engager sur
cette voie. Les quelque 400 pages qui suivent, solide et captivante
mise à jour d’une recherche essentielle pour la suite du monde,
devraient y contribuer.
Yves-Marie Abraham
Professeur de sociologie à HEC Montréal
Préface des auteurs

L es limites à la croissance (dans un monde fini) est la


seconde réédition, augmentée, du livre The Limits to Growth.
Cet ouvrage a été publié en 19721 ; puis, en 1992, nous en avons
publié une version révisée, Beyond the Limits2, dans laquelle nous
débattions des développements intervenus à l’échelle planétaire
en 20 ans, par rapport aux scénarios de The Limits to Growth.
Cette nouvelle mise à jour, 30 ans après cette fois-ci3, présente les
aspects essentiels de notre travail d’origine et fait le bilan des
données et des idées pertinentes que nous avons récoltées durant
ces 30 années.

1. Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jorgen Randers et William


W. Behrens III, The Limits to Growth, New York, Universe Books, 1972. Ce livre
a été traduit en français sous le titre Halte à la croissance ?, Paris, Fayard, 1972.
Deux ouvrages techniques ont également été publiés : Dennis L. Meadows et
al., The Dynamics of Growth in a Finite World, Cambridge, MA, Wright-Allen
Press, 1974 ; et Dennis L. Meadows et Donella H. Meadows, Toward Global
Equilibrium, Cambridge, MA, Wright-Allen Press, 1973. Le premier est une
documentation complète sur le modèle World3 et le second se compose de
13 chapitres présentant des études annexes et des sous-modèles introduisant le
modèle global. Les deux ouvrages sont aujourd’hui distribués par Pegasus
Communications, One Moody Street, Waltham, MA 02453-5339, États-Unis
(<www.pegasuscom.com>).
2. Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows et Jorgen Randers, Beyond the
Limits, Post Mills, VT, Chelsea Green Publishing Company, 1992. Littéralement,
beyond the limits signifie « au-delà des limites ». Cet ouvrage n’a pas été traduit
en français.
3. L’édition originale du présent ouvrage est parue aux États-Unis en 2004.
préface des auteurs 17

The Limits to Growth a été élaboré au sein du Groupe Dyna­


mique des Systèmes de la Sloan School of Management du
Massachusetts Institute of Technology (MIT), entre 1970 et 1972.
Notre équipe se servait de la théorie de la dynamique des systè-
mes et de la modélisation informatique pour analyser les causes
et les conséquences à long terme de la croissance sur la démogra-
phie et sur l’économie matérielle mondiales. Nous traitions de
questions telles que : les politiques actuelles nous conduisent-elles
vers un avenir soutenable ou vers l’effondrement ? Que peut-on
faire pour créer une économie humaine qui fournisse de tout en
quantité suffisante à tous ?
Nous avions été chargés de réfléchir à ces questions par le
Club de Rome, un groupe informel et international composé
d’éminents hommes d’affaires, de dirigeants et de scientifiques.
La Fondation Volkswagen, en Allemagne, finançait notre travail.
C’est ainsi que Dennis Meadows, alors enseignant au MIT,
constitua et dirigea l’équipe ci-dessous qui, pendant deux ans,
allait mener la première étude.
Alison A. Anderson, PhD (États-Unis)
Erich K. O. Zahn, PhD (Allemagne)
Ilyas Bayar (Turquie)
Jay M. Anderson, PhD (États-Unis)
Farhad Hakimzadeh (Iran)
William W. Behrens III, PhD (États-Unis)
Judith A. Machen (États-Unis)
Steffen Harbordt, PhD (Allemagne)
Donella H. Meadows, PhD (États-Unis)
Peter Milling, PhD (Allemagne)
Nirmala S. Murthy (Inde)
Roger F. Naill, PhD (États-Unis)
Jorgen Randers, PhD (Norvège)
Stephen Schantzis (États-Unis)
John A. Seeger, PhD (États-Unis)
Marilyn Williams (États-Unis)
18 les limites à la croissance

L’un des piliers de notre projet était le modèle informatique


« World3 » que nous avions construit pour intégrer les données et
les théories relatives à la croissance4. Grâce à ce modèle, nous
pouvons produire des scénarios sur le développement mondial
qui sont parfaitement cohérents. Dans The Limits to Growth, nous
avions publié et analysé 12 scénarios de World3 montrant diffé-
rents modes de développement de l’humanité sur deux siècles,
entre 1900 et 2100. Dans Beyond the Limits figuraient 14 scénarios
produits par une version quelque peu mise à jour de World3.
The Limits to Growth est devenu un best-seller dans de nom-
breux pays et a été traduit dans environ 30 langues. Beyond the
Limits a été traduit dans plusieurs langues et fait référence dans
le milieu universitaire.

1972 : The Limits to Growth


Dans The Limits to Growth, nous expliquions que les limites
écologiques planétaires (en matière d’utilisation des ressources et
d’émissions de polluants) auraient une influence importante sur
le développement mondial durant le xxie siècle. Nous attirions
l’attention du lecteur sur le fait que l’humanité allait peut-être
devoir consacrer beaucoup de capital et de main-d’œuvre pour
lutter contre ces limites, au point que la qualité de vie moyenne
pourrait baisser au cours du xxie siècle. Nous ne précisions
cependant pas quelles pénuries ni quels types d’émissions ris-
quaient de mettre fin à la croissance en nécessitant plus de capital

4. Ce modèle a été précédé d’un World1 et d’un World2. World1 était le


prototype conçu dans les grandes lignes par Jay Forrester, professeur au MIT,
en réponse aux questions du Club de Rome sur les interconnexions entre les
tendances et les problèmes internationaux. World2 est le modèle final, docu-
menté, de Forrester, décrit dans Jay W. Forrester, World Dynamics, Cambridge,
MA, Wright-Allen Press, 1971. Cet ouvrage est aujourd’hui distribué par
Pegasus Communications. World3 a été développé à partir de World2, avant
tout en faisant évoluer sa structure et en élargissant sa base de données quan-
titative. Forrester est le concepteur du modèle World3 et de sa méthode de
modélisation de la dynamique des systèmes.
préface des auteurs 19

qu’il n’y en aurait de disponible ; cela est tout simplement dû au


fait qu’il est impossible de faire des prévisions scientifiques si
détaillées au sein du système complexe qui est le nôtre et qui mêle
population, économie et environnement.
The Limits to Growth plaidait pour une innovation sociétale
profonde et proactive, fondée sur des changements technologi-
ques, culturels et institutionnels, pour éviter que l’empreinte
écologique de l’humanité ne dépasse la capacité de charge de la
planète Terre. S’il est vrai que nous présentions ce défi mondial
comme sérieux, le ton de l’ouvrage était néanmoins optimiste,
insistant sans relâche sur la marge de manœuvre dont nous dis-
posions pour atténuer les dégâts causés par l’approche (ou le
dépassement) des limites écologiques planétaires, à condition
d’agir rapidement.
Les 12 scénarios produits par World3 dans The Limits to
Growth montrent à quel point l’augmentation de la population et
de l’utilisation des ressources se heurte à toute une série de limi-
tes. Dans la réalité, les limites à la croissance prennent différentes
formes. Dans notre analyse, nous avons avant tout insisté sur les
limites physiques de la planète, qui s’expriment à travers la dis-
parition des ressources naturelles et la capacité limitée de la Terre
à absorber les émissions industrielles et agricoles. Dans tous les
scénarios réalistes de World3, ces limites obligent la croissance
physique à s’arrêter à un moment ou à un autre du xxie siècle.
Notre analyse ne prévoyait pas l’apparition soudaine de limi-
tes, absentes un jour et incontournables le lendemain. Dans nos
scénarios, l’expansion de la population et du capital physique
contraint petit à petit l’humanité à consacrer davantage de capi-
tal à la résolution de problèmes nés de l’association de plusieurs
limites. Au bout du compte, ces problèmes accaparent tellement
de capital qu’il devient impossible d’alimenter la croissance de la
production industrielle. Le déclin de l’industrie empêche alors la
société d’assurer la production dans d’autres secteurs : alimenta-
tion, services et autres formes de consommation. Et lorsque ces
20 les limites à la croissance

secteurs cessent de se développer, l’accroissement démographique


s’arrête, lui aussi.
La fin de la croissance peut prendre différentes formes. Il peut
y avoir effondrement, c’est-à-dire un déclin non contrôlé de la
population et du bien-être humain. Les scénarios de World3
décrivent cet effondrement à travers ses différentes causes. Mais
la fin de la croissance peut aussi se traduire par une adaptation
en douceur de l’empreinte écologique des humains à la capacité
de charge de la planète. En introduisant des changements impor-
tants dans les politiques actuelles, on peut obtenir de World3 qu’il
génère des scénarios dans lesquels la croissance s’achève de façon
contrôlée, puis est suivie d’une longue période de bien-être rela-
tivement élevé.

La fin de la croissance
Quelle que soit sa forme, la fin de la croissance nous semblait être
une éventualité très lointaine en 1972. Tous les scénarios de
World3 montraient une croissance démographique et économi-
que qui se poursuivait bien après l’an 2000, et, même dans le
scénario le plus pessimiste, le niveau de vie matériel continuait à
augmenter jusqu’en 2015. Voilà pourquoi The Limits to Growth
prévoyait que la fin de la croissance devait survenir 50 ans ou
presque après sa publication. Il semblait donc encore possible de
mener une réflexion, de faire des choix et d’entreprendre des
actions correctives, y compris au niveau mondial.
Lorsque nous avons écrit cet ouvrage, nous espérions que ces
réflexions allaient pousser la communauté internationale à pren-
dre les mesures nécessaires pour réduire les risques d’effondre-
ment. L’effondrement n’est pas une perspective réjouissante. Si la
population et l’activité économique diminuent rapidement pour
atteindre un niveau tolérable par les systèmes naturels de la pla-
nète, cela entraînera à coup sûr des problèmes de santé, des
conflits, des désastres écologiques et creusera les inégalités. En
effet, l’effondrement non contrôlé de l’empreinte écologique des
préface des auteurs 21

humains surviendrait suite à une hausse rapide de la mortalité et


une baisse, rapide elle aussi, de la consommation. Un tel déclin
non contrôlé peut être évité pour peu que l’on fasse les bons choix
et que l’on prenne les bonnes mesures ; il n’y a pas d’effondrement
si l’on s’emploie à réduire les exigences des humains vis-à-vis de
la planète. La diminution progressive de l’empreinte écologique
s’obtient en réduisant la fécondité et en répartissant de façon plus
équitable un mode de consommation soutenable.
Il convient de répéter que la croissance ne mène pas obliga-
toirement à l’effondrement. Ce n’est le cas que lorsque celle-ci a
entraîné un dépassement, c’est-à-dire une exploitation des res-
sources et des exutoires de la planète au-delà de ce qui est soute-
nable. En 1972, la population et l’économie mondiales semblaient
toujours nettement en deçà de la capacité de charge de la planète.
Nous pensions avoir le temps de poursuivre tranquillement notre
croissance tout en réfléchissant à des solutions à plus long terme.
Mais ce qui était sans doute vrai en 1972 ne l’était plus en 1992.

1992 : au-delà des limites


En 1992, nous avons procédé à une mise à jour de notre étude de
départ et nous en avons publié les résultats dans Beyond the
Limits. Nous avons étudié les évolutions qui s’étaient produites à
l’échelle planétaire entre 1970 et 1990 et nous nous sommes servi
de ces informations pour mettre à jour The Limits to Growth ainsi
que le modèle World3. Le message principal restait identique :
20 ans plus tard, nous maintenions les mêmes conclusions qu’en
1972. Mais la version de 1992 présentait une nouvelle conclusion,
d’une importance capitale : l’humanité avait déjà dépassé les
limites de la capacité de charge de la planète. Ce fait nous parais-
sait d’ailleurs si important que nous avons choisi d’en faire le titre
de l’ouvrage.
Dès le début des années 1990, il devenait de plus en plus évi-
dent que l’humanité s’aventurait toujours plus loin en territoire
non durable. On apprenait ainsi que les forêts tropicales étaient
22 les limites à la croissance

exploitées à un rythme non soutenable, on craignait que la pro-


duction de céréales ne puisse plus suivre l’accroissement démo-
graphique, certains estimaient que le climat se réchauffait et on
s’inquiétait de l’apparition d’un trou dans la couche d’ozone.
Pour la majorité des individus, cependant, tout cela ne suffisait
pas à prouver que l’humanité avait dépassé la capacité de charge
de l’environnement mondial. Nous n’étions pas de cet avis. Pour
nous, dès le début des années 1990, il n’était plus question d’évi-
ter le dépassement par des politiques avisées puisque le dépasse-
ment était déjà là. La tâche principale consistait donc plutôt à
« ramener » le monde en territoire soutenable. L’heure restait
néanmoins à l’optimisme dans Beyond the Limits, car nous fai-
sions la démonstration, scénarios à l’appui, que les dégâts causés
par le dépassement pouvaient largement être résorbés en adop-
tant une politique internationale judicieuse et en faisant évoluer
la technologie, les institutions, les objectifs politiques et les aspi-
rations humaines.
Beyond the Limits a été publié en 1992, l’année du Sommet de
la Terre à Rio. La tenue de ce sommet semblait être le signe que
la société mondiale avait enfin décidé de s’attaquer sérieusement
aux grands problèmes environnementaux. Mais nous savons
aujourd’hui que les humains n’ont pas réussi à atteindre les objec-
tifs de Rio. Quant au Sommet de Johannesburg, 10 ans plus tard,
son bilan fut encore plus mince puisque les débats ont été quasi
paralysés par des querelles idéologiques et économiques, et par
les démarches de ceux qui défendaient leurs petits intérêts natio-
naux, privés ou individuels5.

5. Voir le Rapport du Sommet mondial pour le développement durable,


Nations Unies, A/CONF.199/20, New York, 2002 (<www.un.org/french/events/
wssd/pages/document.html>), qui comporte les objectifs arrêtés dans le plan
de mise en œuvre ; il y est ainsi décidé de réduire de moitié d’ici 2015 la propor-
tion de personnes qui n’ont pas accès à l’eau potable ni à des services d’assai-
nissement, de réduire la perte mondiale de biodiversité avant 2010 et de
restaurer les stocks de poissons à des niveaux permettant de produire le rende-
ment maximal durable d’ici 2015. Malgré le niveau de préoccupation que
reflètent ces objectifs, aux yeux de certaines ONG, le Sommet mondial pour le
préface des auteurs 23

1970 – 2000 : l’augmentation de l’empreinte écologique


De nombreux progrès ont été faits ces 30 dernières années. Face à
une empreinte écologique en constante augmentation, la commu-
nauté internationale a mis en œuvre de nouvelles technologies, les
consommateurs ont modifié leurs habitudes d’achat, des institu-
tions ont été créées et des accords multinationaux ont vu le jour.
Dans certaines régions, la production alimentaire, énergétique et
industrielle a augmenté à un rythme tel qu’elle a largement dépassé
l’accroissement démographique. Les habitants y sont devenus plus
riches et le taux d’accroissement de la population a baissé suite à
l’augmentation des revenus. Les individus sont beaucoup plus
sensibilisés aujourd’hui aux problèmes environnementaux qu’en
1970. La plupart des pays se sont dotés d’un ministre de l’Environ-
nement et l’éducation dans ce domaine est désormais courante.
On est parvenu à éliminer la majeure partie de la pollution qui
s’échappait des cheminées et des tuyaux d’évacuation des usines
dans les pays industrialisés et des entreprises de premier plan
œuvrent avec succès en faveur d’une plus grande éco-efficience.
Dans les années 1990, ces succès ont rendu difficile tout dis-
cours sur les problèmes liés au dépassement, difficulté accentuée
par le manque de données élémentaires et même de vocabulaire
de base relatif au dépassement. Il faudra attendre plus de 20 ans
avant que certaines logiques – par exemple le fait de distinguer la
croissance du Produit intérieur brut (PIB) et celle de l’empreinte
écologique – aient suffisamment fait leur chemin pour permettre
une conversation digne de ce nom sur les limites à la croissance.
Et la communauté internationale est toujours aux prises avec le
concept de développement durable, une expression qui demeure
ambiguë et souvent galvaudée, 16 ans après sa création par la
Commission Brundtland6.

développement durable ne s’est pas concrétisé par un grand nombre d’avancées,


faisant même marche arrière dans certains cas par rapport aux engagements
pris à Rio 10 ans plus tôt.
6. Commission mondiale de l’environnement et du développement, Notre
avenir à tous, Montréal, Éditions du Fleuve, 1989 ; plus connue sous le nom de
24 les limites à la croissance

La décennie qui vient de s’écouler a largement corroboré


notre thèse selon laquelle le monde est déjà en dépassement. On
sait à présent que la production mondiale de céréales par habitant
a atteint son maximum au milieu des années 1980. La perspective
d’une importante augmentation des captures de poissons marins
s’est envolée. Nous payons un tribut toujours plus lourd aux
catastrophes naturelles, et la concurrence de plus en plus féroce
autour des ressources d’eau douce et de combustibles fossiles
provoque des tensions, voire des conflits. Les États-Unis et cer-
taines autres grandes nations émettent toujours plus de gaz à effet
de serre, bien que les scientifiques et les données météorologiques
fournissent la preuve que les activités humaines modifient le
climat mondial. On constate déjà un déclin économique continu
dans de nombreuses régions. 54 pays représentant 12 % de la
population mondiale ont enregistré une baisse du PIB par habi-
tant pendant plus de 10 ans, soit entre 1990 et 20017.
On a également assisté, durant la décennie qui vient de s’écou-
ler, à la naissance d’un nouveau vocabulaire et de nouveaux indi-
cateurs liés au dépassement. Mathis Wackernagel et ses collègues
ont ainsi mesuré l’empreinte écologique de l’humanité et l’ont
comparée à la « capacité de charge » de la planète8. Ils ont défini
cette empreinte écologique comme la surface de terre nécessaire
pour fournir les ressources (céréales, fourrage, bois, poissons et
surfaces urbaines) et absorber les émissions (dioxyde de carbone)
de la société mondiale. Lorsqu’il a comparé cette surface à la
quantité de terres disponibles, Wackernagel en a conclu que la
consommation actuelle de ressources par les humains dépasse de

Commission Brundtland, du nom de sa présidente, Gro Harlem Brundtland,


ex-premier ministre de Norvège. Dans The Limits to Growth, nous avions utilisé
le terme d’« équilibre » plutôt que celui de « développement durable ».
7. Banque mondiale, Atlas de la Banque mondiale 2003-2004, Washington,
DC, 2003, p. 64-65.
8. Mathis Wackernagel et al., « Tracking the Ecological Overshoot of the
Human Economy », Proceedings of the Academy of Science 99, no 14, Washington,
DC, 2002, p. 9266-9271. Également disponible sur <www.pnas.org/cgi/doi/10.
1073/pnas.142033699>.
préface des auteurs 25

quelque 20 % la capacité de charge mondiale (figure P-1). L’huma­


nité aurait donc connu pour la dernière fois un niveau de vie
soutenable dans les années 1980. Elle enregistre actuellement un
dépassement de 20 %.
Hélas, l’empreinte écologique des humains continue à aug-
menter malgré les avancées technologiques et institutionnelles.
C’est d’autant plus grave que l’humanité est déjà en territoire non
soutenable. Mais peu, hélas, ont pris conscience de la gravité de
la situation. Il faudra du temps pour obtenir un soutien des diri-
geants afin de faire évoluer les valeurs individuelles et les politi-
ques publiques ; or seule cette évolution permettrait d’inverser les
tendances et de ramener l’empreinte écologique dans les limites
de la capacité de charge à long terme de la planète.

FIGURE P-1 – Empreinte écologique contre capacité de charge


1,4

Empreinte écologique de l’humanité


Nombre de planètes Terre

1,2

1,0
Capacité de charge de la Terre
0,8

0,6

0,4

0,2

0
1960 1970 1980 1990 2000 2010

Ce graphique montre le nombre de planètes Terre nécessaires pour


fournir les ressources utilisées par les humains et pour absorber leurs
émissions depuis 1960. Cette demande humaine est comparée à l’ap-
provisionnement disponible, c’est-à-dire à celui que fournit notre pla-
nète. La demande humaine se met à dépasser l’approvisionnement de
la nature à partir des années 1980 et lui est supérieur d’environ 20 % en
1999. (Source : M. Wackernagel et al.)
26 les limites à la croissance

Et maintenant ?
Le défi auquel la planète est confrontée peut être formulé de façon
simple : pour atteindre la « durabilité », l’humanité doit augmen-
ter la consommation des populations pauvres tout en réduisant
son empreinte écologique totale. Cela requiert des avancées
technologiques, un changement d’attitude de la part de chacun
et des planifications à plus longue échéance. Le respect, l’atten-
tion et le partage doivent s’intensifier et traverser les frontières. Il
nous faudra des dizaines d’années pour y parvenir, même si les
circonstances sont très favorables. Aucun parti politique moderne
n’a séduit les foules avec un tel programme, et encore moins les
individus qui ont l’argent et le pouvoir, qui sont pourtant ceux-là
mêmes qui pourraient permettre aux pauvres de connaître la
croissance en réduisant leur empreinte écologique. Celle-ci, pen-
dant ce temps, s’accentue de jour en jour.
C’est pourquoi nous sommes beaucoup plus pessimistes qu’en
1972 quant à l’avenir qui nous attend. Il est triste de constater que
l’humanité a pour l’essentiel gâché les 30 dernières années en se
perdant dans de vains débats et en apportant des réponses sin­
cères mais timides au défi écologique mondial. Nous n’avons plus
30 ans à perdre : il va falloir procéder à de nombreux change-
ments si nous voulons qu’au dépassement actuel ne succède pas
un effondrement lors du xxie siècle.
Nous avions promis à Dana Meadows avant son décès, début
2001, que nous mènerions à bien la « mise à jour trente ans après »
de l’ouvrage qu’elle aimait tant. Mais en nous y attelant, nous
avons une fois de plus été confrontés aux profondes différences
qui nous séparent, nous autres auteurs, en matière d’espoirs et
d’attentes.
Dana était l’optimiste forcenée du groupe. Elle croyait avec
bienveillance et compassion en l’humanité. Le travail de toute sa
vie reposait sur la conviction que si elle mettait assez d’informa-
tions pertinentes entre les mains des individus, ils choisiraient la
voie de la sagesse, de la clairvoyance et de l’humanisme. Qu’ils
préface des auteurs 27

opteraient pour les politiques internationales permettant d’éviter


le dépassement (ou, à défaut, qu’ils feraient en sorte que la planète
s’éloigne du gouffre). Dana a passé sa vie à œuvrer pour cet idéal.
Jorgen est le cynique du groupe. Il pense que l’humanité,
sourde à des signaux toujours plus clairs et plus forts, va poursui-
vre, jusqu’à ce qu’il soit trop tard, les objectifs à court terme que
sont toujours plus de consommation, d’emplois et de sécurité
financière. Il est affligé à l’idée que les humains vont intentionnel-
lement renoncer au monde merveilleux qui aurait pu être le leur.
Dennis se situe entre les deux. Il estime que des mesures
finiront par être prises afin d’éviter les pires conséquences d’un
effondrement mondial. Il pense que les humains vont finalement
choisir un avenir relativement soutenable, mais seulement après
que de graves crises les auront contraints à des actions tardives.
Et les résultats qu’ils obtiendront après avoir attendu si longtemps
seront bien moins satisfaisants que ceux auxquels ils auraient pu
prétendre en intervenant plus tôt. La planète aura entre-temps
perdu un grand nombre de ses incroyables trésors écologiques ;
de nombreuses solutions politiques et économiques séduisantes
auront disparu ; des inégalités considérables persisteront, la société
sera davantage militarisée et les conflits seront fréquents.
Il est impossible de réunir ces trois points de vue et d’en tirer
une prévision commune pour l’avenir de la planète. Mais nous
sommes d’accord sur ce que nous espérons. Les changements que
nous appelons de nos vœux sont décrits dans une version légère-
ment mise à jour du chapitre conclusif, chapitre plein d’espoir que
Dana avait écrit pour Beyond the Limits et que nous avons rebap-
tisé « Transition vers la durabilité : les outils ». Le message qu’il
véhicule est que si nous persistons dans notre démarche pédago-
gique, les humains vont de plus en plus choisir la voie de la raison,
par amour et par respect pour leurs compagnons planétaires,
actuels et à venir, humains ou non. Nous espérons de tout notre
cœur qu’ils s’y prendront à temps.
28 les limites à la croissance

Avions-nous raison dans The Limits to Growth ?


On nous a souvent demandé si les prévisions que nous avions
faites dans The Limits to Growth étaient correctes. Voilà bien le
langage des médias, et pas le nôtre ! Car nous continuons à consi-
dérer notre travail comme une démarche visant à identifier dif-
férents futurs possibles et non comme une prévision de l’avenir.
Nous ne faisons que réaliser des ébauches de scénarios alternatifs
pour l’humanité d’ici 2100. Mais il est néanmoins utile de réflé-
chir à ce que ces 30 dernières années nous ont enseigné. Que
s’est-il donc passé depuis que The Limits to Growth, petit livre de
poche d’un éditeur inconnu de Washington, a été publié en mars
1972 ?
Au départ, la plupart des économistes ainsi que de nombreux
industriels, hommes politiques et défenseurs du tiers-monde ont
rué dans les brancards à l’idée qu’il puisse y avoir des limites à la
croissance. Puis, différents événements sont venus prouver que le
concept de limites écologiques mondiales n’était pas absurde. Il
y a bel et bien des limites à la croissance physique et elles ont une
influence considérable sur la réussite des politiques que nous
choisissons d’adopter. L’histoire est là pour témoigner que, face à
ces limites, nos sociétés ne savent que modérément imposer des
mesures avisées, clairvoyantes et altruistes qui désavantagent à
court terme les acteurs importants de la société.
L’annonce de contraintes relatives aux ressources et aux émis-
sions a engendré de nombreuses crises depuis 1972, déchaînant
les médias, attirant l’attention du grand public et interpellant les
hommes politiques. La baisse de la production pétrolière enregis-
trée par certains grands pays, la dégradation de la couche d’ozone,
l’élévation des températures à l’échelle planétaire, le fléau de la
faim encore très présent, les débats de plus en plus vifs sur les sites
d’enfouissement des déchets toxiques, la baisse des nappes phréa-
tiques, la disparition de certaines espèces et le recul des forêts
sont quelques-uns des problèmes qui ont donné lieu à des études
à grande échelle, à des sommets internationaux et à des accords
préface des auteurs 29

au niveau mondial. Tous ces problèmes viennent étayer la conclu-


sion fondamentale qui est la nôtre : les limites à la croissance
physique constituent un aspect essentiel du débat politique mon-
dial au xxie siècle.
Pour ceux qui apprécient les chiffres, nous pouvons affirmer
que les scénarios très agrégés de World3 continuent à être, 30 ans
plus tard, d’une redoutable précision. La planète en l’an 2000
comptait le même nombre d’habitants (environ 6 milliards contre
3,9 milliards en 1972) que ce que notre scénario standard de 1972
avait prévu9. Ce scénario révélait en outre une augmentation de
la production alimentaire mondiale (passant de 1,8 milliard de
tonnes d’équivalent céréales par an en 1972 à 3 milliards en 2000)
qui correspond assez bien à ce qui s’est produit10. Cela prouve-t-il
pour autant que notre modèle était le bon ? Évidemment pas,
mais cela signifie néanmoins qu’il n’était pas totalement absurde.
Ses hypothèses ainsi que nos conclusions jouissent d’ailleurs
toujours d’une certaine considération aujourd’hui.
Rappelons, c’est important, que lire World3 sur ordinateur
n’est pas nécessaire pour comprendre ses principales conclusions.
Les hypothèses les plus importantes que nous avons faites sur la
probabilité d’un effondrement ne sont pas le fruit d’une confiance
aveugle dans les courbes générées par World3. Elles résultent tout
simplement du décryptage des schémas comportementaux dyna-
miques produits par trois paramètres incontournables, chroni-
ques et classiques du système mondial : les limites érodables, la
poursuite incessante de la croissance et le retard avec lequel la

9. Voir Dennis L. Meadows et al., The Dynamics of Growth in a Finite


World, op. cit., p. 501 et 57, pour les chiffres donnés par Limits to Growth, qui
correspondent à ceux de Lester Brown et al., Vital Signs 2000, New York, W. W.
Norton, 2000, p. 99.
10. Voir Dennis L. Meadows et al., The Dynamics of Growth in a Finite
World, op. cit., p. 501 et 264, pour les chiffres donnés par Limits to Growth, qui
montrent une hausse de 67 % entre 1972 et 2000, ce qui n’est pas loin des 63 %
de hausse de la production mondiale de céréales mentionnés par Lester Brown
et al., op. cit., p. 35.
30 les limites à la croissance

société réagit lorsqu’elle approche des limites. Tout système régi


par ces paramètres est prédisposé au dépassement et à l’effondre-
ment. Les hypothèses qui sont au centre de World3 reposent sur
les causes et les effets qui produisent les limites, la croissance et
les retards. Or, étant donné qu’on retrouve ces causes et ces effets
dans le monde réel, il n’y a rien d’étonnant à ce que ce dernier
évolue selon un schéma correspondant aux principales caracté-
ristiques des scénarios de The Limits to Growth.

Pourquoi un nouveau livre ?


Pourquoi se donner la peine de publier une version mise à jour
de Beyond the Limits si les principales conclusions restent les
mêmes que dans les deux ouvrages précédents ? Nous souhaitons
avant tout réaffirmer notre position de 1972 d’une façon qui soit
plus facile à comprendre et mieux étayée par les données et les
exemples que nous avons pu recueillir ces dernières décennies.
Nous souhaitons en outre fournir un matériau mis à jour aux
nombreux enseignants qui utilisent nos précédents ouvrages avec
leurs élèves. Beyond the Limits contient toujours des perspectives
intéressantes sur l’avenir, mais on peut reprocher à un enseignant
de se servir, au xxie siècle, d’un texte dont les données s’arrêtent
en 1990.
D’autres raisons nous poussent aussi à écrire cet ouvrage.
Nous aimerions, une fois de plus,
• Souligner que l’humanité est en état de dépassement, et que les
dégâts et les souffrances qui risquent d’en résulter peuvent être
considérablement atténués grâce à des politiques avisées ;
• Proposer des données et des analyses qui vont à l’encontre des
discours politiques actuels selon lesquels l’humanité est sur la
bonne voie en ce xxie siècle ;
• Inciter les citoyens du monde entier à réfléchir aux conséquences
à long terme de leurs actions et de leurs choix, et recueillir leur
soutien en faveur de mesures qui atténueraient les dégâts causés
par le dépassement ;
préface des auteurs 31

• Faire connaître le modèle World3 à une nouvelle génération de


lecteurs, d’étudiants et de chercheurs ;
• Montrer les progrès accomplis depuis 1972 dans la compréhen-
sion des causes et des conséquences à long terme de la croissance.

Scénarios et prévisions
Nous n’avons pas écrit ce livre dans le but de publier des prévi-
sions sur ce qui va réellement se produire au xxie siècle. Nous ne
disons pas qu’un avenir plus qu’un autre nous attend. Nous nous
contentons de présenter une série de scénarios alternatifs, 10
évolutions possibles au xxie siècle. Nous le faisons dans le but de
vous encourager à apprendre, à réfléchir et à définir les choix qui
sont les vôtres.
Nous ne pensons pas que les données et les théories mises à
notre disposition permettront un jour de prévoir avec précision
l’avenir de la planète au cours du siècle. Mais nous estimons que
les connaissances actuelles nous autorisent à éliminer un certain
nombre d’hypothèses par trop irréalistes. Les faits excluent d’ores
et déjà la possibilité d’une croissance soutenue à l’avenir, pourtant
souhaitée de façon implicite par nombre d’individus ; c’est pren-
dre ses rêves pour la réalité, c’est séduisant mais infondé, vendeur
mais impossible. Notre analyse aura été utile si elle incite les
habitants de cette planète à reconsidérer leur position, à s’infor-
mer et à davantage respecter les limites physiques naturelles qui
vont jouer un rôle majeur dans leur existence.

Nos livres et la transition vers la durablilité


Un livre peut sembler un outil bien modeste dans le cheminement
qui doit nous mener au développement durable, mais le parcours
des ouvrages que nous avons publiés ne nous donne pas ce senti-
ment. The Limits to Growth et Beyond the Limits se sont vendus à
des millions d’exemplaires. Le premier a provoqué un vaste débat
et le deuxième l’a ravivé. Nous avons contribué à accentuer la
prise de conscience et les préoccupations environnementales
32 les limites à la croissance

alors que le mouvement pour la défense de la nature n’en était


qu’à ses débuts. De nombreux étudiants, après avoir lu The Limits
to Growth, ont modifié leurs objectifs professionnels et ont orienté
leurs études autour de l’environnement et du développement
durable. Nos livres se sont donc révélés fort utiles.
Nous avons cependant échoué à bien des égards dans notre
entreprise. L’ambition première de The Limits to Growth et de
Beyond the Limits était d’attirer l’attention sur le phénomène du
dépassement écologique planétaire et d’inciter les humains à
remettre en question la poursuite de la croissance comme solu-
tion à la plupart de nos maux. Grâce à nous, l’expression « limites
à la croissance » a été largement utilisée. Hélas, elle est souvent
mal comprise et généralement utilisée aujourd’hui de façon très
simpliste. La majorité des critiques pensent que notre préoccupa-
tion au sujet des limites résulte du fait que les combustibles fos-
siles et certaines autres ressources vont bientôt être épuisés. Notre
approche des limites est en réalité plus subtile que cela. Nous
sommes inquiets à l’idée que les politiques actuelles engendrent
un dépassement et un effondrement planétaires, faute d’efforts
efficaces pour anticiper les limites écologiques et y faire face.
Nous estimons que l’économie des humains dépasse déjà d’im-
portantes limites à l’heure actuelle et que ce dépassement va
considérablement s’intensifier dans les décennies à venir. Nous
ne sommes pas parvenus, dans nos précédents ouvrages, à expri-
mer cette inquiétude de façon claire. Et nous n’avons pas réussi à
faire accepter le concept de « dépassement » comme une préoccu-
pation légitime dans le débat public.
Il est intéressant de comparer nos résultats avec ceux des
autres groupes (essentiellement composés d’économistes) qui ont
passé ces 30 dernières années à mettre en avant le concept de
libre-échange. Contrairement à nous, ils sont parvenus à rendre
ce concept familier. Contrairement à nous, ils ont converti de
nombreux hommes politiques. Mais comme nous, ils se heurtent
à un terrible manque de conviction et de constance dès que les
politiques libre-échangistes entraînent un coût social ou local
préface des auteurs 33

immédiat, comme des suppressions d’emplois. On note également


un grand malentendu sur l’ensemble des coûts et des avantages
résultant du libre-échange. Le dépassement écologique nous
semble être un concept beaucoup plus important, en ce xxie siè-
cle, que le libre-échange. Mais il arrive loin derrière en matière
d’attention et de respect de la part du grand public. Ce livre est
une nouvelle tentative pour rattraper ce retard.

Le dépassement et l’effondrement dans la pratique


Il y a dépassement, et déclin consécutif du bien-être social, lors­
qu’une société ne se prépare pas suffisamment à l’avenir. Il peut
y avoir perte de bien-être lorsqu’une société n’a pas prévu de
produit de remplacement en cas, par exemple, de baisse des
réserves pétrolières, de raréfaction du poisson sauvage, de hausse
du prix des essences de bois tropical. Le problème est plus grave
encore lorsque les réserves de ressources naturelles s’érodent et
sont détruites lors du dépassement. À ce stade, la société peut
subir un effondrement.
Nous avons assisté à une illustration frappante du dépassement
et de l’effondrement à l’échelle planétaire au début du xxie siècle,
avec la « bulle Internet » sur le marché des actions. Cette bulle
illustrait une dynamique d’intérêt dans le monde de la finance,
mais pas dans celui des ressources physiques. La ressource éro-
dable était la confiance des investisseurs.
Voici, en un mot, ce qui est arrivé : le cours des actions est
monté de façon spectaculaire entre 1992 et mars 2000 pour attein-
dre ce qui, avec le recul, était un pic parfaitement non soutenable.
Puis, les cours ont baissé pendant trois longues années avant
d’atteindre leur niveau le plus bas en mars 2003. Ils ont ensuite
fini par se rétablir petit à petit (du moins jusqu’en janvier 2004,
date à laquelle nous écrivons ceci).
Comme c’est le cas lorsque l’humanité dépasse des limites en
matière de ressources ou d’émissions de polluants, la longue
montée du cours des actions a posé peu de problèmes. Bien au
34 les limites à la croissance

contraire : l’enthousiasme était général lorsque les cours attei-


gnaient de nouveaux sommets. Il est intéressant de noter que cet
enthousiasme s’est poursuivi bien après que ces cours ont pénétré
en territoire non durable, ce qui, rétrospectivement, semble s’être
produit dès 1998. Ce n’est que longtemps après le pic, et au bout
de plusieurs années d’effondrement, que les investisseurs ont
commencé à admettre qu’il y avait eu une « bulle », c’est-à-dire un
dépassement dans leur langage. Une fois l’effondrement lancé,
personne n’a pu enrayer la chute. Et au bout de trois ans, beau-
coup se demandaient si elle allait finir. La confiance des investis-
seurs était complètement érodée.
Nous pensons, hélas, que la planète, en matière de consom-
mation de ressources et d’émissions de polluants, va vivre un
dépassement et un effondrement identiques à ceux de la bulle
Internet, mais étalés sur beaucoup plus longtemps. La phase de
croissance sera bienvenue et acclamée, même lorsque nous serons
depuis longtemps en territoire non soutenable (et cela, nous le
savons, car c’est déjà le cas). L’effondrement sera très soudain, à
la surprise générale. Et au bout de quelques années, il deviendra
de plus en plus évident que la situation antérieure était totale-
ment non soutenable. Après quelques années supplémentaires
de déclin, peu croiront encore à un rétablissement. Ils penseront
devoir dire adieu à l’abondance d’énergie et à la présence du pois-
son sauvage en quantité suffisante. Espérons qu’ils auront tort.

Des plans pour l’avenir


Il fut un temps où les limites à la croissance appartenaient à un
futur éloigné. Elles sont bien là, aujourd’hui. Il fut un temps où
le concept d’effondrement était inconcevable. Il fait aujourd’hui
son apparition dans les discours publics, même s’il renvoie encore
à une réalité lointaine, hypothétique et abstraite. Nous estimons
qu’il faudra encore 10 ans pour pouvoir observer clairement les
conséquences du dépassement et 20 ans pour que le dépassement
soit accepté comme un état de fait. Les scénarios présentés dans
préface des auteurs 35

cet ouvrage, tout comme ceux de The Limits to Growth il y a


30 ans, montrent que la première décennie du xxie siècle sera
encore marquée par la croissance. Nos attentes pour la période
1970-2010 ne divergent donc pas encore beaucoup de celles de nos
critiques. Nous devrons patienter 10 ans pour savoir qui a le
mieux appréhendé l’avenir.
Janvier 2004
Dennis L. Meadows, Durham,
New Hampshire, États-Unis
Jorgen Randers, Oslo, Norvège
chapitre 1

Le dépassement

L’avenir n’est plus… ce qu’il aurait pu être si les hommes


avaient su exploiter plus efficacement leur intelligence et
les possibilités qui s’offraient à eux. Mais il peut encore
devenir ce que nous voulons qu’il soit, pour peu que nous
soyons raisonnables et réalistes.
– Aurelio Peccei, 1981

O n parle de dépassement lorsqu’on va trop loin, qu’on va


au-delà de certaines limites de façon accidentelle, sans
l’avoir voulu. Nous sommes tous les jours confrontés à des dépas-
sements. Lorsqu’on se lève trop vite d’une chaise, on peut perdre
l’équilibre. Lorsqu’on tourne trop le robinet d’eau chaude de la
douche, on peut se brûler. Sur une route verglacée, on peut glisser
et ne pas pouvoir s’arrêter au stop. Lors d’une fête, on boit parfois
plus d’alcool que notre corps ne peut raisonnablement en méta-
boliser, et le len­demain, on se réveille avec un terrible mal de tête.
Il arrive régulièrement que des entreprises de cons­truction bâtis-
sent plus d’immeubles qu’il ne leur a été demandé, si bien qu’elles
doivent vendre chaque unité moins cher que sa valeur et risquent
la faillite. On construit souvent trop de bateaux de pêche, et la
flotte, trop importante, attrape beaucoup trop de poissons pour
que la pêche soit durable. Les ressources halieutiques se mettent
le dépassement 37

alors à diminuer, ce qui oblige les bateaux à rester au port. Les


entreprises de produits chimiques ont fabriqué plus de composés
chlorés que la haute atmosphère ne pouvait en assimiler. Résultat :
la couche d’ozone va demeurer sérieusement endommagée pour
encore plusieurs dizaines d’années, le temps que la quantité de
chlore baisse dans la stratosphère.
Les trois conditions d’un dépassement sont toujours les
mêmes, que ce soit au niveau individuel ou planétaire. Tout
d’abord, il y a croissance, accélération et changement rapide.
Ensuite, on se trouve face à une forme de limite ou de barrière
que le système en mouvement ne peut franchir sans risque. Enfin,
il y a soit retard soit erreur dans la prise de conscience et dans la
mise en place de mesures destinées à maintenir le système en
deçà des limites. Ces trois conditions sont nécessaires et suffisan-
tes pour qu’il y ait dépassement.
Le dépassement est un phénomène ordinaire qui se présente
sous toutes les formes possibles ou presque. Il peut s’agir d’un
changement physique, comme l’augmentation de la consom­
mation de pétrole ; d’un changement organisationnel, comme
l’augmentation du nombre de personnes à diriger ; d’un change-
ment psychologique, comme le fait de réviser sans cesse à la
hausse ses objectifs en matière de consommation. Il peut aussi
s’agir d’un changement financier, biologique, politique ou autre.
Les limites aussi sont très diverses : elles peuvent être impo-
sées par une certaine quantité d’espace ou de temps, ou par les
paramètres physiques, biologiques, politiques, psychologiques ou
autres d’un système.
Les retards ont eux aussi de multiples causes. Ils peuvent être
la conséquence d’une inattention, de données erronées, d’infor-
mations obtenues trop tard, de réflexes ralentis, d’une bureaucra-
tie lente et compliquée, d’une théorie inexacte sur les réactions du
système, ou d’une dynamique qui empêche d’arrêter rapidement
le système, en dépit de tous les efforts. Par exemple, il peut y avoir
retard lorsqu’un conducteur ne réalise pas dans quelle mesure le
verglas réduit l’efficacité de son freinage ; l’entrepreneur s’appuie
38 les limites à la croissance

sur des prix à l’instant T pour prendre des décisions qui ne vont
affecter le marché que deux ou trois ans plus tard ; les propriétai-
res de navires de pêche déterminent leur activité en fonction des
prises récentes et non en fonction d’informations sur le taux de
reproduction à venir des poissons ; il faut des années pour que les
produits chimiques migrent de l’endroit où ils sont utilisés vers
un point de l’écosystème où ils causent de graves dégâts.
Dans la plupart des cas, le dépassement est sans conséquence.
Le franchissement d’un grand nombre de limites est le plus sou-
vent sans risque et se produit suffisamment souvent pour que,
lorsqu’il y a danger potentiel, on ait appris à l’éviter ou à en
réduire les conséquences. On passe ainsi sa main sous l’eau avant
d’entrer dans la douche. Des dégâts peuvent se produire, mais
ceux-ci sont rapidement combattus : la plupart des individus
essaient de dormir tard le lendemain lorsqu’ils sont restés à boire
dans un bar la veille.
Il arrive cependant que les conséquences du dépassement
puissent être catastrophiques. La croissance de la population et
de l’économie matérielle au niveau mondial fait courir ce risque
à l’humanité. C’est le sujet de ce livre.
Tout au long de cet ouvrage, nous allons tenter de comprendre
et de décrire pourquoi, et avec quelles conséquences, une popu-
lation et une économie ont crû jusqu’à désormais dépasser la
biocapacité de notre planète. Il s’agit de problèmes complexes. Les
données pertinentes sont souvent de piètre qualité et incomplètes.
Les conclusions scientifiques ne font pas encore l’objet d’un
consensus au sein des chercheurs et encore moins au sein des
politiques. Nous avons cependant besoin d’un terme pour décrire
la relation entre ce que l’humanité exige de la planète et ce que
cette dernière peut lui fournir. Nous utiliserons à cet effet le terme
d’empreinte écologique.
Ce terme a été popularisé par une étude que Mathis Wacker­
nagel et ses collègues ont menée en 1997 pour le compte du
Conseil de la Terre. Wackernagel y calcule la quantité de terres
nécessaires pour fournir les ressources naturelles consommées
le dépassement 39

par différents pays et pour absorber leurs déchets1. Le terme


inventé par Wackernagel, ainsi que son approche mathématique,
ont par la suite été adoptés par le World Wide Fund for Nature
(WWF) qui donne des informations sur l’empreinte écologique
de plus de 150 pays dans son Rapport Planète Vivante2. Selon ces
données, depuis la fin des années 1980, les humains puisent trop
dans la production annuelle de ressources de la Terre pour que
celle-ci puisse, dans le même temps, régénérer ces ressources. En
d’autres termes, l’empreinte écologique de la société mondiale
dépasse la biocapacité de la Terre. De nombreuses données vien-
nent étayer cette conclusion et feront l’objet du chapitre 3.
Les conséquences potentielles de ce dépassement sont terri-
blement dangereuses. La situation actuelle est sans précédent : elle
met l’humanité aux prises avec toute une série de problèmes
auxquels notre espèce n’a jamais été confrontée à l’échelle plané-
taire. Le recul, les normes culturelles, l’habitude et les institutions
nous font défaut pour y faire face. Et il faudra, dans bien des cas,
des siècles, voire des millénaires, pour réparer les dégâts causés.
Mais les conséquences ne sont pas nécessairement catastro-
phiques, car un dépassement peut déboucher sur deux types de
résultats. Le premier est un accident, quel qu’il soit. Le second, un
revirement délibéré, une rectification, une prudente atténuation.
Nous allons étudier ces deux possibilités offertes à l’humanité et
à la planète qui la fait vivre. Nous pensons qu’une rectification est
possible et qu’elle pourrait nous conduire vers un futur souhai-
table, durable et suffisant pour tous les peuples du monde. Mais
nous pensons également que si une rectification en profondeur

1. Mathis Wackernagel et al., « Ecological Footprints of Nations : How


Much Nature Do They Use ? How Much Nature Do They Have ? », Xalapa,
Mexique, Centro de Estudios para la Sustentabilidad (Centre d’études sur
la durabilité), 10 mars 1997. Voir également Mathis Wackernagel et al., « Tracking
the Ecological Overshoot of the Human Economy », op. cit. Également dispo-
nible sur : <www.pnas.org/cgi/doi/10.1073/pnas.142033699>.
2. WWF, Rapport Planète Vivante 2002, Gland, Suisse, WWF, 2002.
40 les limites à la croissance

n’intervient pas rapidement, il se produira à coup sûr un accident


que beaucoup de nos contemporains subiront.
Voilà des affirmations de taille. Comment en sommes-nous
arrivés là ? Ces 30 dernières années, nous avons travaillé avec de
nombreux collègues pour comprendre les causes et les consé-
quences à long terme de la croissance démographique et de l’aug-
mentation de l’empreinte écologique des humains. Pour traiter
ces questions, nous avons utilisé quatre approches différentes,
c’est-à-dire quatre types de lentilles grossissantes pour examiner
les données de diverses façons, un peu comme la lentille d’un
microscope et celle d’un télescope donnent des perspectives dif-
férentes. Trois de ces dispositifs d’observation sont fréquemment
utilisés et faciles à décrire : il s’agit premièrement des théories
scientifiques et économiques classiques sur le système mondial ;
deuxièmement, des données sur les ressources planétaires et
l’environnement ; et troisièmement, d’un modèle informatique
nous permettant d’intégrer ces données et de faire une projection
de leurs implications. Ce livre explique principalement comment
nous avons utilisé ces trois dispositifs, et ce qu’ils nous ont permis
de voir.
Le quatrième dispositif est notre « vision du monde », c’est-à-
dire un ensemble interne et cohérent de croyances, d’attitudes et
de valeurs, un paradigme, une approche fondamentale de la
réalité. Tout le monde en possède une. Elle influe sur la direction
de notre regard et sur ce que nous voyons. Elle fonctionne comme
un filtre ; elle laisse passer les informations qui vont dans le sens
de nos attentes (souvent subconscientes) concernant la nature du
monde, et nous conduit, en revanche, à ne pas retenir celles qui
bousculent ou contredisent ces attentes. Lorsqu’on regarde à
travers un filtre comme à travers une vitre colorée, on voit véri-
tablement au travers, on ne voit pas le filtre en lui-même. Il en va
de même avec notre vision du monde. On n’a pas besoin de la
décrire à qui la partage, et il est difficile de la décrire aux autres.
Mais il est absolument essentiel de garder à l’esprit que n’importe
quel livre, n’importe quel modèle informatique, n’importe quelle
le dépassement 41

déclaration publique est au moins autant façonné par la vision du


monde de son auteur que par des données ou une analyse « objec-
tives ».
Si nous ne pouvons échapper à notre vision du monde, nous
pouvons néanmoins essayer d’en décrire les principales caracté-
ristiques à nos lecteurs. Elle a été forgée par les sociétés occiden-
tales industrialisées dans lesquelles nous avons grandi, par notre
formation scientifique et économique et par les enseignements
que nous avons pu tirer de nos voyages et de nos activités profes-
sionnelles à travers le monde. Mais le point le plus important
dans notre vision du monde, et le moins communément partagé,
est notre vision systémique.
À l’instar de tout panorama comme celui qu’on a depuis le
sommet d’une colline, une vision systémique permet de voir des
choses qu’on n’aurait pas vues depuis un autre point de vue, mais
elle peut aussi empêcher d’en voir d’autres. La formation que nous
avons reçue a mis l’accent sur les systèmes dynamiques, sur des
ensembles d’éléments matériels et immatériels interconnectés qui
évoluent avec le temps. Elle nous a appris à voir le monde comme
un ensemble de configurations comportementales en constante
action, comme la croissance, le déclin, l’oscillation et le dépasse-
ment. Elle nous a appris à nous intéresser davantage aux rapports
entre les éléments d’un système qu’aux éléments eux-mêmes.
Nous considérons les nombreux éléments constitutifs de la démo-
graphie, de l’économie et de l’environnement comme un seul et
unique système planétaire aux innombrables interactions. Nous
voyons des stocks, des flux, des rétroactions et des limites dans
les interrelations, et tout cela influe sur la façon dont le système
va se comporter à l’avenir et donc sur les mesures que nous pour-
rions prendre pour modifier son comportement.
Cette vision systémique n’est en aucune façon la seule appro-
che pertinente du monde, mais elle est, selon nous, particulière-
ment enrichissante. Elle nous permet d’aborder les problèmes
différemment, et de découvrir des solutions dont nous ne soup-
çonnions pas l’existence. Nous avons l’intention de vous faire
42 les limites à la croissance

partager certains concepts de cette vision dans ce livre, ce qui


vous permettra de voir ce que nous voyons et de tirer vos propres
conclusions quant à l’état du monde et aux choix qui s’offrent à
nous pour l’avenir.
La structure de cet ouvrage suit la logique de notre analyse des
systèmes globaux. Nous avons déjà posé les bases : il y a dépasse-
ment quand il y a tout à la fois changement rapide, limites à ce
changement et erreurs ou retard dans l’appréciation de ces limites
et dans le contrôle de ce changement. Nous allons donc examiner
la situation mondiale dans cet ordre : tout d’abord, les facteurs qui
produisent un changement global rapide, puis les limites planétai-
res, enfin les processus grâce auxquels l’humanité prend connais-
sance de ces limites et y réagit.
Nous commencerons, dans le prochain chapitre, par le phéno-
mène du changement. Au niveau mondial, les changements sur-
viennent aujourd’hui à un rythme encore inégalé dans l’histoire
de notre espèce. Ils sont avant tout le résultat d’une croissance
exponentielle de la population comme de l’économie maté-
rielle. La croissance est la caractéristique dominante du système
socioéconomique mondial depuis plus de 200 ans. On peut ainsi
constater grâce à la figure 1-1 que la croissance de la population
dans le monde continue à augmenter malgré la baisse des taux de
natalité. La figure 1-2 montre que la production industrielle aug-
mente elle aussi, même si l’on constate des creux dus aux chocs
pétroliers, au terrorisme, aux épidémies et à d’autres phénomènes
à court terme. La production industrielle a augmenté plus vite
que la population, ce qui a entraîné une élévation du niveau de
vie matériel moyen.
La croissance démographique et industrielle a provoqué, entre
autres, la modification de plusieurs caractéristiques du système
planétaire. La pollution augmente ainsi à plusieurs niveaux. L’un
d’eux, important, est pointé par la figure 1-3 : l’accumulation dans
l’atmosphère du dioxyde de carbone, gaz à effet de serre résultant
de la combustion de combustibles fossiles et de la déforestation,
toutes deux anthropiques.
le dépassement 43

FIGURE 1-1 – La population mondiale


7,0

6,0
Milliards d’habitants

5,0

4,0

3,0

2,0

1,0

0
1650 1700 1750 1800 1850 1900 1950 2000 2050

La population mondiale augmente de façon exponentielle depuis le


début de la révolution industrielle. Notez la forme de la courbe et le
changement qui s’accentue avec le temps : ils sont caractéristiques
d’une croissance exponentielle. Cet accroissement démographique est
cependant en train de ralentir ; la courbe devient donc moins verticale,
mais c’est à peine visible. En 2001, le taux d’accroissement démographi-
que mondial était de 1,3 % par an, ce qui signifie que la population
double en 55 ans. (Sources : PRB ; Nations Unies ; D. Bogue)

FIGURE 1-2 – La production industrielle mondiale


400

Production industrielle totale


Année de référence : 1963=100

300

200

100
Production industrielle par habitant

0
1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010

Si l’on prend pour référence l’année 1963, la production industrielle


mondiale affiche une croissance clairement exponentielle, malgré
certaines fluctuations dues aux chocs pétroliers et à des crises financiè-
res. Le taux de croissance au cours des 25 dernières années a été en
moyenne de 2,9 % par an (il a doublé en 25 ans). Le taux de croissance
par habitant a, en revanche, été plus lent à cause de l’accroissement
démographique : seulement 1,3 % par an (il a doublé en 55 ans). (Sources :
Nations Unies ; PRB)
44 les limites à la croissance

FIGURE 1-3 – Concentration en dioxyde de carbone


dans l’atmosphère
400
Parties par million en volume

350

300

250
1700 1750 1800 1850 1900 1950 2000 2050

La concentration en dioxyde de carbone dans l’atmosphère est passée


d’environ 270 parties par million (ppm) à plus de 370 ppm et continue à
augmenter. Les causes de cette accumulation de CO2 sont avant tout
l’utilisation de combustibles fossiles et la déforestation anthropiques.
Cela se traduit par un changement climatique au niveau mondial.
(Sources : PNUE, Département américain de l’Énergie)

D’autres graphiques illustrent tout au long de cet ouvrage la


croissance de la production alimentaire, des populations urbai-
nes, de la consommation énergétique, de l’utilisation de maté-
riaux, et bien d’autres manifestations physiques de l’activité
humaine sur Terre. Tout n’augmente pas à la même vitesse ni de la
même façon. Comme on peut le voir grâce au tableau 1-1, les taux
de croissance varient du tout au tout. Certains ont ralenti, mais
continuent à entraîner une augmentation annuelle substantielle
de la variable de départ. Un taux de croissance en baisse continue
bien souvent à donner une augmentation plus importante en
valeur absolue lorsqu’il est multiplié par une valeur de référence
beaucoup plus élevée. C’est le cas pour 8 des 14 facteurs du tableau
1-1. Au cours des 50 dernières années, les êtres humains ont
multiplié par 2, 4, 10, voire plus, leurs effectifs, leurs possessions
physiques et les flux de matière et d’énergie qu’ils utilisent, et ils
espèrent que cette croissance va se poursuivre.
le dépassement 45

TABLEAU 1-1 – Croissance mondiale de la population humaine et


de certaines activités d’origine anthropique 1950-2000

1950 Évolution 1975 Évolution 2000


sur 25 ans sur 25 ans
Population mondiale (en 2 520 160 % 4 077 150 % 6 067
millions)
Véhicules immatriculés 70 470 % 328 220 % 723
(en millions)
Consommation de 3 800 540 % 20 512 130 % 27 635
pétrole (en millions de
barils par an)
Consommation de gaz 184 680 % 1 251 210 % 2 627
naturel (en milliards de
m3 par an)
Consommation de 1 400 230 % 3 300 150 % 5 100
charbon (en millions de
tonnes par an)
Capacité de production 154 1 040 % 1 606 200 % 3 240
d’électricité (en millions
de kilowatts)
Production de maïs (en 131 260 % 342 170 % 594
millions de tonnes par an)
Production de blé (en 143 250 % 356 160 % 584
millions de tonnes par an)
Production de riz (en 150 240 % 357 170 % 598
millions de tonnes par an)
Production de coton (en 5,4 230 % 12 150 % 18
millions de tonnes par an)
Production de pâte à 12 830 % 102 170 % 171
papier (en millions de
tonnes par an)
Production de fer (en 134 350 % 468 120 % 580
millions de tonnes par an)
Production d’acier (en 185 350 % 651 120 % 788
millions de tonnes par an)
Production d’aluminium 1,5 800 % 12 190 % 23
(en millions de tonnes
par an)

(Sources : PRB ; American Automobile Manufactures Association ; Ward’s


Motor Vehicle Facts & Figures ; Département américain de l’Énergie ;
Nations Unies ; FAO ; CRB)
46 les limites à la croissance

Les individus sont favorables aux politiques tournées vers la


croissance, car ils pensent que celle-ci est synonyme pour eux
d’augmentation du bien-être. Les États, de leur côté, recherchent
la croissance, car ils la considèrent comme un remède à tous les
maux ou presque. Dans les pays riches, on pense qu’elle est néces-
saire à l’emploi, à l’ascension sociale et au progrès technique.
Dans les pays en développement, elle est perçue comme le seul
moyen de sortir de la pauvreté. Beaucoup de gens pensent en
outre que la croissance permet de fournir les ressources nécessai-
res à la protection et à l’amélioration de l’environnement. Les
États comme le patronat se démènent pour produire toujours plus
de croissance.
Pour toutes ces raisons, la croissance est donc devenue un
phénomène qu’il convient de fêter, comme en témoignent plu-
sieurs de ses synonymes : développement, progrès, avancée, gains,
amélioration, prospérité, réussite.
Voici les causes psychologiques et institutionnelles de la crois-
sance. Il existe également ce que les tenants de l’approche systé-
mique appellent les raisons structurelles, qui sont à chercher dans
les relations entre les éléments démographiques et économiques
d’un système. Le chapitre 2 de cet ouvrage aborde ces causes
structurelles et expose leurs implications. Nous verrons pourquoi
la croissance domine à ce point le système mondial.
La croissance est certes capable de résoudre certains pro-
blèmes, mais elle peut en créer d’autres. À cause des limites, le
sujet du chapitre 3. La Terre a des limites finies. L’augmentation
de tout ce qui est physique, comme par exemple des habitants,
des voitures, des maisons et des usines, ne peut pas continuer
indéfiniment. Mais il ne s’agit pas de limites en termes de nombre
d’habitants, de voitures, de maisons ou d’usines, du moins pas
directement. Il s’agit de limites s’appliquant au débit, c’est-à-dire
aux flux continus d’énergie et de matière nécessaires pour que les
humains, les voitures, les maisons et les usines puissent continuer
à fonctionner. Ce sont des limites qui s’appliquent au rythme
auquel l’humanité peut extraire des ressources (cultures, pâtu-
le dépassement 47

rages, bois, poisson) et produire des déchets (gaz à effet de serre,


substances toxiques) sans dépasser les capacités de production et
d’absorption de la planète.
La Terre fournit à la population et à l’économie de l’air, de
l’eau, des aliments, de la matière et des combustibles fossiles, et
reçoit en retour des déchets et de la pollution. Parmi les sources,
on compte les gisements, les nappes aquifères et les substances
nutritives du sol ; parmi les exutoires figurent l’atmosphère, les
eaux de surface et les décharges. Deux facteurs en se combinant
définissent les limites à la croissance : la limite des sources et la
limite des exutoires présents sur Terre.
Dans le chapitre 3, nous examinerons l’état des sources et des
exutoires de la planète, et nous apprendrons une bonne et une
mauvaise nouvelle.

GRAPHIQUE 1
SOURCES EXUTOIRES
Utilisation de
ressources Émissions Déchets dans
Ressources Matières et
naturelles combustibles utilisés l’environnement

La mauvaise nouvelle est que de nombreuses sources cruciales


sont en train de se tarir ou de se dégrader et que de nombreux
exutoires sont presque remplis, voire débordent déjà. Les flux de
matière et d’énergie générés par l’économie humaine ne pourront
pas rester très longtemps encore à leur niveau actuel. Certaines
sources et certains exutoires sont d’ores et déjà tellement mis à
contribution qu’ils limitent la croissance, par exemple en aug-
mentant les coûts, en aggravant la pollution ou en faisant monter
le taux de mortalité.
La bonne nouvelle est que ce niveau élevé de flux de matière
et d’énergie n’est pas nécessaire pour assurer un niveau de vie
décent à tous les habitants de la planète. On pourrait réduire
notre empreinte écologique en réduisant le nombre d’habitants,
en modifiant nos habitudes de consommation ou en développant
48 les limites à la croissance

des technologies plus économes en ressources. De tels change-


ments sont possibles. Les humains disposent du savoir nécessaire
pour garantir une quantité appropriée de produits finis et de
services tout en réduisant considérablement la pression sur la
planète. En théorie, il existe de nombreuses façons de ramener
l’empreinte écologique des humains en deçà des limites de notre
planète.
Mais la théorie n’est pas toujours mise en pratique. Les chan-
gements et les choix qui nous permettraient de réduire notre
empreinte ne sont pas mis en œuvre, en tout cas pas assez vite
pour réduire la charge grandissante qui pèse sur les sources et les
exutoires. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de pression immédiate
en ce sens et parce que leur mise en œuvre prend du temps. C’est
le sujet du chapitre 4. Nous y étudions les signes avant-coureurs
du dépassement et nous examinons la vitesse à laquelle humains
et institutions peuvent réagir.
Dans le chapitre 4, nous en venons à notre modèle informati-
que, World3. Il nous permet d’assembler de nombreuses données
et théories, et d’obtenir à partir des différents paramètres – crois-
sance, limites, temps de réaction – un tableau explicite et cohérent.
Notre modèle nous fournit aussi un outil pour mesurer les consé-
quences des phénomènes actuels. Nous voyons ce qui se passe
lorsque l’ordinateur simule l’évolution du système dans l’hypo-
thèse où aucun changement en profondeur ne serait décidé et où
aucun effort particulier ne serait fait pour anticiper, améliorer les
signaux ou résoudre les problèmes avant qu’ils ne deviennent
critiques.
Selon tous les scénarios ou presque, le résultat de ces simula-
tions est le dépassement et l’effondrement de l’économie et de la
population de la planète.
Mais tous les scénarios ne mènent pas à l’effondrement. Dans
le chapitre 5, nous exposons le plus bel exemple montrant que
l’humanité sait se projeter dans l’avenir, pressentir une limite et
faire marche arrière pour éviter la catastrophe. Nous décrivons
la réaction de la communauté internationale lorsqu’elle a appris,
le dépassement 49

dans les années 1980, que la couche d’ozone stratosphérique


était en train de se détériorer. Cette histoire est importante pour
deux raisons. Elle offre tout d’abord un magnifique démenti
à cette idée cynique et répandue selon laquelle les peuples, les
gouvernements et les entreprises n’arrivent jamais à coopérer
pour résoudre des problèmes planétaires nécessitant prévoyance
et autodiscipline. Elle est ensuite l’illustration parfaite des trois
conditions nécessaires au dépassement : croissance rapide, limi-
tes, et retard dans les réactions, tant scientifiques que politiques.
L’histoire de la déplétion de la couche d’ozone et des mesures
prises par l’humanité nous semble aujourd’hui édifiante, mais il
faudra attendre encore plusieurs décennies avant de pouvoir en
lire le dénouement. Elle nous apprend beaucoup sur la difficulté
qu’il y a, au sein d’un entrelacs de systèmes planétaires, à mettre
la complexe entreprise humaine sur la voie de la durabilité, tout
en s’appuyant sur une compréhension imparfaite et des signaux
envoyés avec retard, dans un monde qui évolue à toute vitesse.
Dans le chapitre 6, nous utilisons l’ordinateur dans son but
d’origine, c’est-à-dire non pour qu’il nous dise ce que les politi-
ques actuelles vont donner, mais ce qui pourrait se produire si
nous procédions à plusieurs changements. Nous intégrons pour
cela au modèle World3 certaines hypothèses relatives à l’ingénio-
sité des humains. Nous nous concentrons sur deux mécanismes
de résolution des problèmes, la technologie et les marchés, dans
lesquels de nombreuses personnes croient profondément. World3
contient déjà d’importantes caractéristiques de ces deux formi-
dables outils de réaction de l’humain, mais nous en ajoutons
d’autres dans le chapitre 6. Nous explorons ce qui se passerait si
la société mondiale décidait de véritablement allouer ses ressour-
ces au contrôle de la pollution, à la préservation des terres, à la
santé des humains, au recyclage des matériaux et à une utilisation
bien plus efficiente des ressources.
Nous découvrirons à partir des scénarios produits par World3
que ces mesures sont très efficaces. Mais elles ne sont pas suffi-
santes, car les réactions liées à la technologie et au marché sont
50 les limites à la croissance

tardives et imparfaites. Elles prennent du temps, sont coûteuses,


nécessitent des flux de matière et d’énergie et peuvent être rédui-
tes à néant par la croissance démographique et économique. Le
progrès technique et la flexibilité du marché seront nécessaires
pour éviter un effondrement et façonner un monde durable, mais
ne suffiront pas. Il faudra autre chose. C’est le sujet du chapitre 7.
Dans ce chapitre, nous nous servons de World3 pour étudier
ce qui se produirait si le monde industriel ajoutait la sagesse à
l’intelligence. Nous partons du principe qu’il adopterait une
nouvelle approche de ce qui est considéré comme suffisant et
agirait en conséquence, à la fois dans le secteur de la consomma-
tion matérielle et dans celui de la démographie. Ces changements,
auxquels s’ajoutent ceux, techniques, du chapitre 6, font qu’un
monde peuplé d’environ 8 milliards de personnes serait durable,
d’après nos simulations. Ces 8 milliards d’individus atteindraient
tous un niveau de vie correspondant à peu près à celui qui prévaut
actuellement dans les pays d’Europe à faibles revenus. En tablant
sur une efficience du marché et un progrès technique raisonna-
bles, les flux de matière et d’énergie nécessaires à ce monde
pourraient être indéfiniment garantis par la planète. Nous mon-
trons donc dans ce chapitre qu’il est possible de remplacer tran-
quillement le dépassement par la durabilité.
La durabilité est un concept tellement étranger à nos cultures
obsédées par la croissance que nous prenons le temps, dans le
chapitre 7, de la définir, et d’expliquer ce que pourrait être un
monde durable et ce qu’il ne devrait pas être. Il n’y a selon nous
aucune raison pour que, dans un monde durable, des individus
vivent dans la pauvreté. Au contraire, nous pensons qu’il doit
assurer à tous la sécurité matérielle. Une société durable n’est pas
une société immobile, ennuyeuse, uniforme ou rigide. Ce n’est
pas, et cela ne peut sans doute pas être, une société contrôlée par
un pouvoir central ni une société autoritaire. C’est un monde
dans lequel on aurait le temps, la possibilité et la volonté de cor-
riger ses erreurs, et d’innover et de préserver la fertilité des éco-
systèmes. Un monde qui pourrait s’attacher à améliorer avec
le dépassement 51

intelligence la qualité de la vie plutôt que de s’entêter à augmenter


la consommation matérielle et le stock de capital physique.
Les conclusions que nous tirons dans le chapitre 8 émanent
davantage de nos modèles mentaux que de données ou d’un
modèle informatique. Elles sont le résultat des tentatives que nous
avons faites pour comprendre les mesures qui doivent être prises
aujourd’hui. World3, notre modélisation du monde, laisse la
porte ouverte au pessimisme comme à l’optimisme en ce qui
concerne l’avenir. Les auteurs de cet ouvrage ne sont pas d’accord
à ce sujet. Dennis et Jorgen sont arrivés à la conclusion qu’une
baisse de la qualité de vie moyenne est désormais inévitable et
que la croissance de la population et de l’économie mondiales va
sans doute devoir ralentir. Donella, en revanche, a toujours été
persuadée que l’humanité va un jour se doter des idées, des ins-
titutions et de l’éthique nécessaires pour instaurer une société
plaisante et durable. Malgré nos divergences de points de vue,
nous sommes tous les trois d’accord sur la façon dont les difficul-
tés doivent être traitées, et c’est aussi l’objet du chapitre 8.
Dans la première partie de ce chapitre, nous exposons les
actions prioritaires qui permettraient d’atténuer les dommages
causés à la planète et à la société. Dans la seconde, nous présen-
tons cinq outils qui peuvent aider notre société mondiale à se
diriger vers la durabilité.
Quel que soit ce qui nous attend, nous savons que cela se
produira principalement durant les deux prochaines décennies.
L’économie mondiale a déjà tellement dépassé les limites soute-
nables qu’il faudra renoncer rapidement à l’utopie d’une planète
infinie. Cet ajustement face à la situation sera une tâche gigantes-
que, nous en sommes conscients. Nous vivrons une révolution
aussi profonde que les révolutions agricoles et industrielles. Nous
savons qu’il est difficile de résoudre des problèmes tels que la
pauvreté et le chômage, que le monde entier a jusqu’ici espéré
combattre par la croissance. Mais nous savons également que
compter sur la croissance, c’est se tromper de solution, car elle
n’est pas durable. La poursuite aveugle d’une croissance physique
52 les limites à la croissance

dans un monde fini ne fait qu’aggraver la plupart des problèmes.


Il existe de bien meilleures solutions.
La majeure partie de ce que nous avons écrit dans The Limits
to Growth il y a 30 ans reste vraie aujourd’hui. Mais la science et
la société ont toutes deux évolué en 30 ans, nous avons tous
beaucoup appris et de nouvelles perspectives se sont offertes à
nous. Les données, l’informatique et notre propre expérience
nous montrent que les chemins qui pouvaient nous conduire vers
l’avenir sont plus étroits aujourd’hui qu’en 1972, lorsque nous
avons pour la première fois étudié les limites à la croissance. Les
niveaux de richesse qu’aurait pu connaître de façon durable
l’ensemble de la population mondiale sont hors de portée
aujourd’hui, les écosystèmes que nous aurions pu préserver sont
exsangues et les ressources qui auraient pu faire la richesse des
générations futures ont été consommées. Mais un large éventail
de choix s’offre toujours à nous et ces choix sont déterminants.
La figure 1-4 illustre les vastes possibilités qui subsistent. Nous
l’avons obtenue en superposant les courbes de la population
humaine et du bien-être humain générées par les neuf scénarios
informatiques pertinents que nous présentons plus loin dans cet
ouvrage3.
L’ensemble des futurs possibles prennent des voies différentes.
Il pourrait y avoir un effondrement soudain, mais aussi une
transition en douceur vers la durabilité. Une croissance illimitée
des flux physiques est en revanche impossible. Cela ne peut pas
être une solution sur une planète finie. Le seul véritable choix est
de ramener ces flux qui soutiennent les activités humaines à des
niveaux durables soit volontairement, grâce à notre technologie
et à nos capacités d’organisation, soit forcés par la nature, à cause
du manque de nourriture, d’énergie, de matériaux et au prix d’un
environnement de plus en plus malsain.

3. La comparaison prend en compte tous les scénarios sauf deux (scéna-


rios 0 et 10), scénarios qui illustrent des mondes purement hypothétiques.
le dépassement 53

FIGURE 1-4 – Différents scénarios concernant la population


Population mondiale et le bien-être

1900 2000 2100


Bien-être humain

1900 2000 2100

Sur ces graphiques, tous les scénarios pertinents proposés par World3
et présentés dans ce livre sont superposés afin d’illustrer la grande
variété de configurations possibles concernant deux variables impor-
tantes : la population et le bien-être humain moyen (mesuré au moyen
d’un indice qui associe le revenu par habitant à d’autres indicateurs du
bien-être). La plupart des scénarios montrent un déclin, mais certains
sont le reflet d’une société qui parvient à stabiliser sa population et à
présenter un bien-être humain élevé et durable.
54 les limites à la croissance

En 1972, The Limits to Growth s’ouvrait sur cette citation de U


Thant, alors Secrétaire général des Nations Unies :
Je ne voudrais pas paraître exagérément négatif, mais je ne peux que
conclure, d’après les informations qui sont à ma disposition en tant
que Secrétaire général, que les membres des Nations Unies ont peut-
être encore devant eux une dizaine d’années pour mettre de côté leurs
vieilles querelles et lancer un partenariat international afin de freiner
la course aux armements, d’améliorer l’environnement humain, de
désamorcer l’explosion démographique et de trouver la dynamique
nécessaire aux efforts de développement. Si un tel partenariat mon-
dial ne voit pas le jour au cours de la prochaine décennie, je crains fort
que les problèmes que je viens d’énumérer ne prennent d’ici là des
proportions telles que nous ne serons plus en mesure de les contrôler4.
Plus de 30 ans après, il n’y a toujours pas trace d’un partena-
riat mondial. Mais le consensus grandit quant au fait que l’huma-
nité se trouve face à des problèmes qui la dépasse. Et un grand
nombre de données ainsi que de nombreuses études récentes vont
dans le sens de la mise en garde du Secrétaire général.
Les préoccupations de U Thant ont ainsi été reprises dans un
rapport de 1992 intitulé « World Scientists’ Warning to Humanity »
et signé par plus de 1 600 scientifiques issus de 70 pays, parmi
lesquels 102 prix Nobel :
Les êtres humains et le monde naturel risquent d’entrer en collision.
En effet, les activités humaines provoquent des dégâts terribles et
souvent irréversibles sur l’environnement et sur des ressources capi-
tales. Si nous ne faisons rien, nombre de nos pratiques actuelles vont
sérieusement mettre en danger l’avenir que nous souhaitons à l’hu-
manité et aux règnes végétal et animal ; elles pourraient à ce point
transformer le vivant que nous ne serions plus en mesure de mener
la vie que nous connaissons actuellement. Il faut d’urgence opérer
des changements en profondeur si nous voulons éviter la collision
que notre comportement risque de provoquer5.

4. U Thant, 1969.
5. « World Scientists’ Warning to Humanity », décembre 1992, disponible
sur <www.ucsusa.org/about/1992-world-scientists.html>.
le dépassement 55

La mise en garde de U Thant a même reçu le soutien d’un


rapport paru en 2001 et rédigé au sein de la Banque mondiale :
On constate que l’environnement se dégrade à un rythme alarmant
qui, dans certains cas, s’accélère. […] Partout dans le monde en déve­
loppement, les problèmes environnementaux ont un coût humain,
économique et social très élevé et menacent les fondements sur les-
quels reposent la croissance et finalement notre survie6.
U Thant avait-il raison ? Les problèmes que connaît la planète
aujourd’hui échappent-ils à tout contrôle ? Ou est-il allé un peu
vite en besogne ? Et, dans ce cas, cette déclaration optimiste de la
Commission mondiale de l’environnement et du développement
en 1987 est-elle plus exacte ?
Le genre humain a parfaitement les moyens d’assumer un développe­
ment durable, de répondre aux besoins du présent sans compromet-
tre la possibilité pour les générations à venir de satisfaire les leurs7.
Personne ne peut vous répondre avec certitude. Pourtant, il
est urgent que chacun élabore des réponses réfléchies aux ques-
tions posées ci-dessus, pour pouvoir interpréter les événements
à venir et pour orienter nos actions et nos choix, jour après jour.
Nous vous invitons à nous accompagner dans ce débat sur les
données, les analyses et les idées que nous avons accumulées
depuis 30 ans. Vous disposerez alors des bases nécessaires pour
tirer vos propres conclusions sur les futurs de notre planète et
pour faire les choix qui guideront votre existence.

6. « Making Sustainable Commitments : An Environment Strategy for the


World Bank » (document de travail), Washington, DC, Banque mondiale,
17 avril 2001.
7. Commission mondiale de l’environnement et du développement, Notre
avenir à tous, op. cit.
chapitre 2

Le moteur : la croissance exponentielle

Je me suis aperçu avec horreur que je n’avais pas été exempt


de naïveté à l’égard des fonctions exponentielles… J’ai tou-
jours su que la perte de biodiversité, la déforestation en zone
tropicale, le dépérissement des forêts dans l’hémisphère
nord et le changement climatique étaient interdépendants
et augmentaient de façon exponentielle, mais ce n’est que
cette année que je crois avoir véritablement pris conscience
de la vitesse à laquelle ces menaces se précisent.
– Thomas E. Lovejoy, 1988

L a cause première du dépassement est l’augmentation, l’accé-


lération, le changement rapide. Depuis plus d’un siècle, de
nombreuses caractéristiques physiques de notre système mondial
augmentent rapidement. Ainsi, la population, la production de
nourriture et la production industrielle, la consommation de
ressources et la pollution augmentent toutes et souvent de plus en
plus vite. Cet accroissement suit un schéma que les mathémati-
ciens appellent croissance exponentielle.
Ce schéma est extrêmement répandu. Les figures 2-1 et 2-2 en
présentent deux illustrations très différentes à travers les tonna-
ges de soja produits chaque année et le nombre d’individus vivant
en zone urbaine dans les pays en développement. Mis à part des
le moteur : la croissance exponentielle 57

épisodes météorologiques extrêmes, des fluctuations économi-


ques, des évolutions techniques, des épidémies ou des troubles
qui provoquent quelques hauts et quelques bas dans la courbe, la
croissance exponentielle est dans son ensemble une particularité
dominante du système socioéconomique humain depuis la révo-
lution industrielle.
Ce type de croissance présente des caractéristiques inatten-
dues qui le rendent très difficile à appréhender. C’est pourquoi
nous allons décrire la croissance exponentielle, détailler ses
causes et examiner les facteurs qui président à sa trajectoire,
avant d’analyser les solutions à long terme. La croissance physi-
que sur une planète finie s’arrête inévitablement à un certain
moment. Mais quand ? Quelles sont les forces qui causeront son
déclin ? Dans quel état laissera-t-elle l’humanité et l’écosystème
mondial quand elle aura cessé ? Pour répondre à ces questions, il
faut avant tout comprendre la structure du système qui pousse la
population humaine et l’économie à tendre perpétuellement vers
la croissance. Ce système est au centre du modèle World3 et, selon
nous, il participe à la définition de la société mondiale.

FIGURE 2-1 – Production mondiale de soja


180

160
Millions de tonnes par an

140

120

100

80

60

40

20

0
1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010

La production mondiale de soja augmente depuis 1950 et double tous


les 16 ans. (Sources : Worldwatch Institute ; FAO)
58 les limites à la croissance

FIGURE 2-2 – Population urbaine mondiale


4.0

3.5
Projection
3.0
Milliards d’habitants

2.5

2.0
Régions en
développement
1.5

1.0

Régions
0.5
industrialisées

0.0
1950 1970 1990 2010 2030

Durant la seconde moitié du xxe siècle, la population urbaine a aug-


menté de façon exponentielle dans les régions les moins industrialisées
de la planète, mais de façon quasi linéaire dans les régions les plus
industrialisées. La population urbaine des pays en développement
double en moyenne tous les 19 ans. Cette tendance devrait se poursui-
vre sur plusieurs décennies. (Source : Nations Unies)

La croissance exponentielle sous l’angle mathématique


Prenez un grand morceau de tissu et pliez-le en deux. Il devient
donc deux fois plus épais. Pliez-le à nouveau pour qu’il soit quatre
fois plus épais. Recommencez. Encore. Il est à présent 16 fois plus
épais qu’au départ et fait 1 cm d’épaisseur.
Si vous pouviez continuer à le plier comme cela encore 29 fois
pour arriver à un total de 33 pliages, quelle épaisseur pensez-vous
qu’il ferait ? Moins de 30 cm ? Entre 30 cm et 3 m ? Entre 3 m et
1,5 km ?
Il est bien sûr impossible de plier 33 fois un morceau de tissu,
mais si c’était possible, cela voudrait dire que l’épaisseur du tissu
le moteur : la croissance exponentielle 59

équivaudrait à la distance séparant Boston de Francfort, soit


5 400 km1 !
L’augmentation exponentielle, c’est-à-dire le fait de doubler à
chaque fois, est un phénomène étonnant, car il donne très rapi-
dement des chiffres extrêmement élevés. Cela nous surprend, car
la plupart d’entre nous appréhendent la croissance comme un
processus linéaire. Une certaine quantité augmente de façon
linéaire quand cette augmentation est constante sur une période
donnée. Si une équipe chargée de la construction d’une autoroute
en construit un kilomètre par semaine, l’autoroute avance de
façon linéaire. Si un enfant met chaque année 7 dollars dans sa
tirelire, ses économies augmenteront elles aussi de façon linéaire.
La quantité d’asphalte ajoutée est indépendante de la longueur
d’autoroute déjà construite, de même que la quantité d’argent
ajoutée chaque année est indépendante du montant de l’argent
déjà présent dans la tirelire. Lorsqu’un facteur croît de façon
linéaire, son augmentation est toujours la même sur une période
donnée et ne dépend pas de la quantité déjà accumulée.
Une quantité croît de façon exponentielle quand son augmen-
tation est proportionnelle à la quantité déjà présente. Une colonie
de cellules de levure dans laquelle chaque cellule se divise en deux
toutes les 10 minutes croît de façon exponentielle : chaque cellule,
au bout de 10 minutes, en donne deux. Dix minutes plus tard, il
y en a 4, 10 minutes plus tard, 8, puis 16 et ainsi de suite. Plus il y
a de cellules de levure, plus il en naît de nouvelles par unité de
temps. Une entreprise dont le chiffre d’affaires brut augmente
d’un certain pourcentage chaque année se développe de façon
exponentielle. Lorsqu’un facteur croît de façon exponentielle, son
augmentation s’élève au fil du temps et dépend de la quantité de
ce facteur déjà accumulée.
On peut illustrer l’énorme différence qu’il y a entre une aug-
mentation linéaire et une augmentation exponentielle en ­prenant

1. Cet exercice est décrit par Linda Booth-Sweeney et Dennis L. Meadows


dans The Systems Thinking Playbook, vol. 3, Durham, NH, University of New
Hampshire, 2001.
60 les limites à la croissance

deux façons différentes d’augmenter une somme de départ de


100 dollars : on peut soit déposer cet argent sur un compte ban-
caire pour accumuler les intérêts, soit le mettre dans une boîte et
y ajouter une somme fixe chaque année. Si l’on dépose 100 dollars
sur un compte rémunéré à 7 % d’intérêts par an et qu’on laisse les
intérêts s’accumuler, la somme investie va augmenter de façon
exponentielle. Chaque année, il y aura un apport d’argent par
rapport à la somme présente sur le compte. Le taux de cet apport
est constant avec 7 % par an, mais la somme ajoutée augmente en
valeur absolue. Cet ajout sera de 7 % à la fin de la première année ;
l’année suivante, il sera à nouveau de 7 % mais par rapport à
107 dollars, ce qui fait 7,49 dollars et porte le total à 114,49 dollars
au début de la troisième année. Cette année-là, les intérêts s’élè-
veront à 8,01 dollars, soit un total de 122,50 dollars. Au terme de
la dixième année, le compte affichera la somme de 196,72 dollars.
Si vous mettez 100 dollars dans une boîte et que vous ajoutez
7 dollars tous les ans, la somme va augmenter de façon linéaire.
Au terme de la première année, votre boîte, tout comme le compte
bancaire, contiendra 107 dollars. Au bout de 10 ans, elle en con­
tiendra 170, soit moins que le compte bancaire, mais pas déme-
surément moins.
Au départ, les deux stratégies d’épargne semblent donner des
résultats assez similaires, mais l’effet explosif d’une augmentation
exponentielle sur la durée finit par être évident (figure 2-3). Au
bout de 20 ans, la boîte contient 240 dollars, tandis que le compte
bancaire en détient près de 400. Au terme de la 30e année, l’aug-
mentation linéaire de l’argent dans la boîte aura produit 310 dol-
lars d’économies. Le compte bancaire, lui, avec ses 7 % d’intérêts
annuels, dépassera les 761 dollars. Ainsi, en 30 ans, l’augmenta-
tion exponentielle à 7 % par an aura produit plus du double de
l’augmentation linéaire, alors que dans les deux cas, la somme de
départ était la même. À la fin de la 50e année, la somme sur le
compte bancaire sera 6,5 fois plus élevée que celle de la boîte, soit
une différence d’environ 2 500 dollars !
le moteur : la croissance exponentielle 61

FIGURE 2-3 – Croissance linéaire contre croissance exponentielle


de l’épargne
dollars
3 000

Croissance exponentielle
(taux d’intérêt de 7 % par an ;
2 000
somme ajoutée la 1re année :
7 dollars)
Croissance
linéaire
1 000 (7 dollars
ajoutés
chaque
année dans
la tirelire)
0
0 10 20 30 40 50
Années

Si on met 100 dollars dans une tirelire et qu’on y ajoute chaque année
7 dollars, la somme épargnée va augmenter de façon linéaire, comme
le montre la courbe en pointillés. Alors que si on dépose 100 dollars
dans une banque à 7 % de taux d’intérêts par an, la somme de départ
va croître de façon exponentielle, doublant tous les 10 ans environ.

Les conséquences inattendues de la croissance exponentielle


fascinent l’être humain depuis des siècles. Une légende perse
raconte ainsi l’histoire d’un habile courtisan qui avait offert un
magnifique échiquier à son roi et avait demandé en échange que
ce dernier lui donne un grain de riz pour la 1re case, deux grains
de riz pour la 2e, quatre grains pour la 3e, et ainsi de suite.
Le roi accepta et demanda qu’on aille chercher du riz dans ses
entrepôts. La 4e case de l’échiquier nécessita 8 grains de riz, la 10e,
512 grains de riz, la 15e, 16 384, et la 21e rapporta au courtisan plus
d’un million de grains de riz. Arrivé à la 41e case, il fallut faire
venir mille milliards de grains de riz (1012). Il ne fut pas possible
de continuer jusqu’à la 64e, car il aurait fallu plus de riz qu’il n’y
en avait dans le monde entier !
On a coutume en France de poser une énigme qui illustre un
autre aspect de la croissance exponentielle : l’apparente soudaineté
62 les limites à la croissance

avec laquelle une quantité qui croît de façon exponentielle atteint


une limite donnée. Supposons que vous possédez un étang. Un
jour, vous vous apercevez qu’au milieu de cet étang pousse un
nénuphar. Vous savez que chaque jour, la taille du nénuphar va
doubler. Vous prenez alors conscience que si vous laissez pousser
la plante en toute liberté, elle aura complètement recouvert la
surface au bout de 30 jours, étouffant toute autre forme de vie
dans l’étang. Mais le nénuphar qui pousse est si petit que vous
décidez de ne pas vous inquiéter. Vous vous en occuperez quand
le nénuphar recouvrira la moitié de l’étang. En prenant cette
décision, combien de temps vous êtes-vous donné pour empêcher
la destruction des autres formes de vie dans votre étang ?
Eh bien, vous ne vous êtes laissé qu’un jour ! Le 29e jour,
l’étang est à moitié recouvert. Donc le lendemain, après un der-
nier doublement de la taille du nénuphar, l’étang le sera entière-
ment. Au départ, attendre le moment où l’étang serait à moitié
recouvert pour agir paraissait raisonnable. Le 21e jour, le nénu-
phar ne recouvre en effet que 0,2 % de l’étang. Le 25e jour, il en
recouvre 3 % seulement. Et pourtant, la décision que vous avez
prise ne vous a laissé qu’un jour pour sauver votre étang2.
On voit bien ici comment une croissance exponentielle, à
laquelle s’ajoute le temps de réaction, peut conduire au dépasse-
ment des limites. Pendant une longue période, l’augmentation
paraît insignifiante et il ne semble pas y avoir de problème. Puis,
la situation se met à changer de plus en plus vite jusqu’à ce que,
avec le ou les deux derniers doublements, on n’ait plus le temps
de réagir. Et le problème, désormais évident, causé par le nénu-
phar le dernier jour ne vient pas d’un quelconque changement du
processus ; le rythme de croissance du nénuphar est resté exacte-
ment le même tout au long du mois. Il n’empêche : cette crois-
sance exponentielle s’accumule soudainement et engendre un
problème qui n’est plus gérable.

2. Nous sommes redevables de cette énigme au mathématicien Robert


Lattès.
le moteur : la croissance exponentielle 63

Vous pouvez directement faire l’expérience du passage sou-


dain de l’insignifiance à la surcharge. Imaginons que vous déci-
diez de manger une cacahuète le 1er du mois, 2 cacahuètes le
lendemain, 4 le jour suivant, et ainsi de suite. Au départ, vous
achèteriez et vous consommeriez une quantité négligeable de
nourriture. Mais bien avant la fin du mois, votre compte en ban-
que et votre santé s’en ressentiraient sérieusement. Combien de
temps pourriez-vous tenir avec cette ingestion exponentielle de
nourriture qui double tous les jours ? Le 10e jour, vous n’auriez à
consommer qu’un peu moins de 500 grammes de cacahuètes.
Mais le dernier jour du mois, votre régime reposant sur un dou-
blement journalier de votre consommation vous obligerait à
acheter et à manger plus de 500 tonnes de cacahuètes !
Cette expérience ne vous serait pas très préjudiciable dans la
mesure où, un jour, confronté à une quantité de cacahuètes
impossible à ingurgiter, vous décideriez d’abandonner. Dans cet
exemple, le délai n’est pas important entre le moment où vous
entamez une action et celui où vous prenez pleinement conscience
de ses conséquences.
Une quantité qui croît selon une fonction purement exponen-
tielle double en un laps de temps constant. Dans le cas de la
colonie de cellules de levure, le temps de doublement était de
10 minutes. Une somme d’argent placée dans une banque et
rémunérée à 7 % par an double tous les 10 ans environ. Enfin,
pour le nénuphar et l’expérience avec les cacahuètes, le temps de
doublement était dans les deux cas d’une journée très précisé-
ment. Il y a un rapport très simple entre le taux d’accroissement
en pourcentage et le temps qu’il faut pour qu’une quantité double :
le temps de doublement est approximativement égal à 72 divisé
par le taux d’accroissement en pourcentage3. Ce rapport est illus-
tré par le tableau 2-1.

3. Cette approximation ne donne de valeurs de temps de doublement signi-


ficatives que lorsque le taux d’accroissement est fréquemment appliqué. Ainsi,
un taux d’accroissement de 100 % par jour donne un temps de doublement
64 les limites à la croissance

TABLEAU 2-1 : Temps de doublement

Taux d’accroissement Temps de doublement


( % par an) approximatif (années)
0,1 720
0,5 144
1,0 72
2,0 36
3,0 24
4.0 18
5,0 14
6,0 12
7,0 10
10,0 7

On peut prendre l’exemple du Nigeria pour illustrer les consé-


quences du doublement continu. Ce pays comptait environ
36 millions d’habitants en 1950. En 2000, sa population était
passée à environ 125 millions d’individus. Durant la seconde
moitié du xxe siècle, elle a donc été multipliée par 4 ou presque.
En 2000, son taux d’accroissement était de 2,5 % par an4 ; le temps
de doublement correspondant était donc d’environ 72 divisés par
2,5, soit à peu près 29 ans. Si le taux d’accroissement de la popu-
lation continue à ce rythme dans les années à venir, la population
nigériane connaîtra l’augmentation indiquée dans le tableau 2-2.

TABLEAU 2-2 : Accroissement de la population du Nigeria


(extrapolation)

Année Population
(millions d’habitants)
2000 125
2029 250
2058 500
2087 1 000

d’environ 0,72 jour (ou 17 heures) si la quantité est augmentée de 4,17 % par
heure. Mais si cette augmentation n’intervient qu’une fois par jour, comme dans
l’exemple des cacahuètes cité ci-dessus, le temps de doublement est d’un jour.
4. Banque mondiale, The Little Data Book 2001, Washington, DC, Banque
mondiale, 2001.
le moteur : la croissance exponentielle 65

Un enfant nigérian né en 2000 est venu grossir une popula-


tion 4 fois plus importante qu’elle ne l’était en 1950. Si l’accrois-
sement démographique du pays reste constant après l’an 2000 et
que cet enfant vit 87 ans, il aura assisté à la multiplication par 8
de la population de son pays. À la fin du xxie siècle, il y aura ainsi
8 fois plus de Nigérians qu’en 2000 et 28 fois plus qu’en 1950. Et
le pays comptera plus d’un milliard d’habitants !
Le Nigeria fait d’ores et déjà partie des nombreux pays qui
subissent la faim et la détérioration de leur environnement. Il est
donc évident que sa population ne peut pas être multipliée par 8.
La raison d’être du calcul effectué dans le tableau 2-2 est de mon-
trer le caractère mathématique du temps de doublement et de
faire la démonstration qu’une croissance exponentielle ne peut
jamais continuer très longtemps dans un contexte d’espace et de
ressources finis. Pourquoi, dès lors, ce type de croissance se pour-
suit-il actuellement dans le monde ? Et comment le stopper ?

Ce qui augmente de façon exponentielle


La croissance exponentielle peut prendre deux aspects. Si une
entité est autoreproductible, sa croissance exponentielle est inhé-
rente. Si, en revanche, elle est entraînée par autre chose qui croît
de façon exponentielle, sa croissance est dérivée.
Tous les êtres vivants, des bactéries aux êtres humains, appar-
tiennent à la première catégorie. Les êtres sont en effet produits
par d’autres êtres. Nous pouvons illustrer la structure d’une
population autoreproductible par le schéma suivant :
GRAPHIQUE 2 – Boucle de rétroaction de la croissance d’une
population de levure
Population
de levure

(+)
Nombre de cellules de levure
ajoutées par heure

Taux d’accroissement
(en % par heure)
66 les limites à la croissance

Le schéma ci-dessus nous est fourni par la discipline qui est


la nôtre, la dynamique des systèmes, et il est assez précis. Le cadre
autour de « population de levure » signifie qu’il s’agit d’un stock,
c’est-à-dire une accumulation, un résultat net de tous les proces-
sus passés qui ont fait augmenter ou baisser la quantité de levure.
Les flèches indiquent la causalité ou l’influence, qui peuvent
s’exercer de nombreuses manières différentes. Sur ce schéma, la
flèche du haut représente l’influence des flux physiques ; elle
signifie que de nouvelles cellules de levure affluent et viennent
grossir le stock, autrement dit la population de levure. La flèche
du milieu représente l’influence de l’information ; cela signifie
que la taille du stock a des répercussions sur la production de
levure. Plus le stock est important, plus il peut y avoir production
de nouvelles cellules, à la condition que rien ne vienne modifier
le taux d’accroissement. (Certains facteurs le modifient, bien sûr,
mais ils ont été exclus ici pour simplifier le schéma ; nous y
reviendrons ultérieurement.)
Le signe (+) au centre de la boucle signifie que les deux flèches
forment une boucle de rétroaction positive ou boucle de renforce-
ment. Une boucle de rétroaction positive est une chaîne de rela-
tions de cause à effet qui boucle sur elle-même et entraîne un
changement qui « s’autorenforce ». Son fonctionnement fait que
la modification d’un élément à un endroit de la boucle aura des
conséquences qui se répercuteront sur toute la chaîne des liens
causaux pour finalement changer l’élément d’origine dans le
même sens, mais avec encore plus d’intensité. Une augmentation
entraînera ainsi une augmentation plus importante encore, et une
diminution provoquera une diminution là aussi plus grande
qu’auparavant.
Dans la dynamique des systèmes, le terme de boucle positive
ne signifie pas obligatoirement que la boucle donne des résultats
souhaitables. Cela fait simplement référence au fait que l’in-
fluence causale se renforce au sein de la boucle. De même, les
boucles de rétroaction négatives, dont nous parlerons un peu plus
loin, ne produisent pas nécessairement de mauvais résultats. En
le moteur : la croissance exponentielle 67

fait, elles ont souvent un effet stabilisant. Elles sont négatives au


sens où elles contrebalancent, inversent ou équilibrent l’influence
causale le long de la boucle.
Une boucle de rétroaction positive peut donner un « cercle
vertueux » ou un « cercle vicieux » selon que l’augmentation qu’elle
entraîne est souhaitée ou non. Elle permet la croissance exponen-
tielle de la levure dans le pain qui lève ou celle de votre argent sur
votre compte bancaire rémunéré. Il s’agit donc là de résultats sou-
haitables. Mais une boucle positive peut aussi être responsable de
l’apparition de nuisibles dans une culture ou du développement
du virus du rhume dans votre gorge, ce qui n’est pas souhaitable.
Dès que le stock d’un système est pris dans une boucle de
rétroaction positive, il a le potentiel pour croître de façon expo-
nentielle. Cela ne veut pas dire qu’il va croître de façon exponen-
tielle, mais qu’il en a la capacité s’il est libéré de toute contrainte.
La croissance peut être entravée par de nombreux facteurs tels
qu’un manque d’éléments nutritifs (dans le cas de la levure), une
température peu élevée et la présence d’autres populations (dans
le cas des nuisibles) et, en ce qui concerne la population humaine,
d’incitations, de facteurs décourageants, d’objectifs, de catastro-
phes, de maladies ou encore d’aspirations. Le taux de croissance
varie avec le temps et diffère selon les endroits. Mais en l’absence
de contrainte, la levure, les nuisibles et la population se dévelop-
pent tous trois de façon exponentielle.
Le stock de capital industriel peut lui aussi présenter une
croissance exponentielle inhérente. En effet, machines et usines
peuvent ensemble fabriquer d’autres machines et d’autres usines.
Une aciérie peut produire de l’acier destiné à une autre aciérie ;
une usine d’écrous et de boulons peut fabriquer des écrous et des
boulons qui tiennent ensemble les pièces de machines qui fabri-
quent elles-mêmes des écrous et des boulons ; n’importe quelle
entreprise qui fait des profits génère de l’argent qui peut lui servir
à investir et ainsi à se développer. Le capital physique comme le
capital monétaire rendent possible l’accumulation d’une quantité
encore plus grande de capital dans cette économie industrielle
68 les limites à la croissance

qui est la nôtre, qui s’autoalimente et qui est tournée vers la


croissance.
Ce n’est pas un hasard si le monde industriel, aujourd’hui,
attend de son économie qu’elle connaisse chaque année un cer-
tain pourcentage de croissance, en l’occurrence 3 %. Nous atten-
dons cela parce que pendant des siècles le capital a toujours
généré plus de capital encore. Il est devenu habituel d’épargner et
d’investir pour l’avenir, de mettre de côté une certaine fraction
de la richesse totale dans l’espoir qu’elle sera investie et générera
une richesse encore plus importante à l’avenir. Une économie
croît de façon exponentielle dès lors que l’autoreproduction du
capital n’est pas entravée par des facteurs tels que la demande, la
disponibilité de main-d’œuvre, les matières premières, l’énergie,
les fonds d’investissement ou quoi que ce soit susceptible de
freiner la croissance d’un système industriel complexe. À l’instar
de la population, le capital est doté d’une structure propre (une
boucle de rétroaction positive) qui lui permet de produire un
fonctionnement de croissance exponentielle. Bien entendu, les
économies ne se développent pas toujours, pas plus que les popu-
lations. Mais elles sont structurées pour cela et quand elles se
développent, elles le font de façon exponentielle.
Il existe nombre d’autres facteurs dans nos sociétés qui peu-
vent croître de manière exponentielle. La violence peut ainsi être
exponentielle en soi et la corruption semble être un phénomène
qui s’autoalimente. Le changement climatique fonctionne lui
aussi à partir d’un certain nombre de rétroactions positives. Les
émissions de gaz à effet de serre, par exemple, font grimper la
température dans l’atmosphère, ce qui accélère la fonte du pergé-
lisol des régions arctiques. Lorsqu’il fond, le pergélisol libère du
méthane, un puissant gaz à effet de serre qui peut faire grimper
bien plus encore les températures du globe. Certaines rétroac-
tions positives sont explicitement incluses dans World3. Nous
avons ainsi modélisé les forces qui influencent la fertilité des sols.
Et un certain nombre de technologies semblent connaître une
croissance exponentielle ; nous en ferons l’expérience dans le
le moteur : la croissance exponentielle 69

chapitre 7. Mais nous restons convaincus que les processus de


croissance de la population et de l’industrie constituent les prin-
cipales forces qui entraînent la société mondiale au-delà des
limites, et c’est sur ces processus que nous allons mettre l’accent.
La population et le capital productif sont les moteurs de la
croissance exponentielle que connaît la société humaine. D’autres
éléments, comme la production de nourriture, l’utilisation des
ressources et la pollution ont tendance à croître de façon exponen-
tielle, non pas parce qu’ils se multiplient eux-mêmes, mais parce
que leur croissance est entraînée par celle de la population et du
capital. Il n’y a pas d’autogénération, de boucle de rétroaction
positive entraînant la reproduction des pesticides présents dans
les nappes phréatiques, ni celle du charbon dans le sol. Les consé-
quences physiques et biologiques de la culture de 6 tonnes de blé
à l’hectare ne rendent pas plus simple la culture de 12 tonnes de
cette céréale sur la même surface. À un certain moment, lorsque
les limites sont atteintes, chaque doublement de la quantité de
plantes cultivées ou de minéraux extraits ne devient pas plus facile,
mais au contraire plus compliqué que le doublement précédent.
Donc, admettons que la production de nourriture et l’utili-
sation de matériaux et d’énergie aient augmenté de façon expo-
nentielle (ce qui est le cas) : leur croissance ne vient pas de leurs
capacités structurelles propres, mais de la population et de l’éco-
nomie qui, s’étant développées de façon exponentielle, ont réclamé
davantage de nourriture, de matières et d’énergie et sont parve-
nues à en produire davantage. De même, la pollution et les déchets
n’ont pas augmenté à cause de leur propre structure de rétroaction
positive, mais à cause de l’augmentation des quantités de matières
transportées et d’énergie utilisée par l’économie humaine.
Une hypothèse centrale du modèle World3 est que la popula-
tion et le capital sont structurellement capables de croissance
exponentielle. Ce n’est pas une hypothèse arbitraire, elle est étayée
par les caractéristiques visibles du système socioéconomique
mondial et par les schémas historiques en matière de changement.
La croissance de la population et celle du capital entraînent une
70 les limites à la croissance

accentuation de l’empreinte écologique des humains, sauf si nous


modifions profondément nos préférences en matière de consom-
mation et que nous utilisons beaucoup plus efficacement nos
ressources. Aucun de ces deux changements ne s’est encore pro-
duit. La population humaine et l’ensemble des usines, ainsi que
les flux d’énergie et de matière qui leur sont nécessaires ont
augmenté de façon exponentielle depuis au moins un siècle, mais
pas de façon régulière ni simple, et non sans subir les forts
impacts d’autres boucles de rétroaction. Le monde est plus com-
pliqué que cela. Et World3 aussi, comme nous allons le voir.

La croissance de la population mondiale


En 1650, la planète comptait environ un demi-milliard d’habi-
tants. La population augmentait alors de 0,3 % par an et doublait
tous les 240 ans ou presque.
En 1900, la population mondiale avait atteint 1,6 milliard
d’habitants et progressait de 0,7 à 0,8 % par an, doublant tous les
100 ans environ.
En 1965, la planète totalisait 3,3 milliards d’habitants. Le taux
d’accroissement avait atteint 2 % par an, d’où un temps de double-
ment d’environ 36 ans. Ainsi, la population ne s’est pas contentée
d’augmenter de façon exponentielle depuis 1650, mais elle l’a fait
de façon « superexponentielle », car le taux de croissance lui-même
a augmenté. Et il a augmenté pour une raison qui a de quoi nous
réjouir : la baisse de la mortalité. La natalité elle aussi a baissé,
mais plus lentement. Voilà pourquoi la population a explosé.
Après 1965, la mortalité a continué à baisser, mais la natalité
a chuté encore plus vite en moyenne (figure 2-4). Et tandis que la
population passait de 3,3 milliards à un tout petit peu plus de
6 milliards en l’an 2000, le taux d’accroissement tombait de 2 à
1,2 % par an5.

5. Population Reference Bureau, 1998 World Population Data Sheet,


Washing­ton, DC, 2008.
le moteur : la croissance exponentielle 71

FIGURE 2-4 – Transition démographique mondiale


10
Naissances et décès pour 1000 par an 40 Naissances Projection

Ajout de 8

Population en milliards
30 population

20
Décès
4

10
2
Population

0 0
1750 1800 1850 1900 1950 2000 2050

L’écart entre les naissances et les décès détermine le rythme auquel la


population croît. Jusqu’en 1965 environ, le taux de mortalité moyen a
baissé plus vite que le taux de natalité, si bien que le taux d’accroisse-
ment de la population a augmenté. Depuis 1965, le taux de natalité
moyen baisse plus vite que le taux de mortalité. Le rythme auquel la
population croît a donc considérablement ralenti, ce qui n’empêche pas
la croissance de continuer à être exponentielle. (Source : Nations Unies)

Ce revirement de situation constitue un véritable bouleverse-


ment, et est dû à un changement profond des facteurs culturels
qui influencent les choix des individus au sujet de la taille de leur
famille, et des facteurs techniques qui leur permettent de concré-
tiser leurs choix. Le nombre moyen d’enfants par femme dans le
monde est passé de 5 dans les années 1950 à 2,7 dans les années
1990. En Europe, au début du xxie siècle, la famille moyenne
comptait 1,4 enfant par couple, soit beaucoup moins que nécessaire
pour le renouvellement des générations6. On prévoit que la popu-
lation européenne va lentement décliner, ce qui devrait la faire
passer de 728 millions d’habitants en 1998 à 715 millions en 20257.

6. Division de la population des Nations Unies, 1998 Revision : World


Population Estimates and Projections, New York, Département des affaires
économiques et sociales des Nations Unies, 1998.
7. Population Reference Bureau, op. cit.
72 les limites à la croissance

La baisse de la fécondité ne signifie pas que la croissance de la


population mondiale a cessé ni qu’elle n’est plus exponentielle.
Elle signifie simplement que le temps de doublement s’est allongé
(il est passé de 36 ans à 2 % par an à 60 ans à 1,2 % par an) et
pourrait s’allonger encore. Le nombre net d’individus supplé-
mentaires sur la planète était en fait plus élevé en 2000 qu’il ne
l’était en 1965, malgré un taux d’accroissement plus faible. Le
tableau 2-3 nous explique pourquoi : le taux de l’année 2000,
moins élevé, était multiplié par un nombre d’habitants plus
important.
Le nombre de personnes supplémentaires par an sur la pla-
nète n’a pas augmenté depuis la fin des années 1980. Mais l’ajout
de 75 millions d’individus en 2000 équivalait néanmoins à plus
de neuf fois la population de la ville de New York. Ou, pour être
plus juste, étant donné que l’accroissement démographique a
presque entièrement été le fait de pays en développement, cela
correspondait, en un an, à la population totale des Philippines ou
bien à dix Pékin ou six Calcutta. Et même si l’on fait preuve
d’optimisme quant à la baisse à venir du taux de natalité, nous
devons néanmoins prévoir que la population va continuer à
augmenter fortement, particulièrement dans les pays les moins
développés (figure 2-5).

TABLEAU 2-3 – Ajouts à la population mondiale


(Source : Nations Unies)

Année Population X Taux = Ajout de


(millions) d’accroissement population
( % par an) (millions par an)
1965 3 300 X 2,03 = 68
1970 3 690 X 1,93 = 71
1975 4 070 X 1,71 = 70
1980 4 430 X 1,70 = 75
1985 4 820 X 1,71 = 82
1990 5 250 X 1,49 = 78
1995 5 660 X 1,35 = 76
2000 6 060 X 1,23 = 73
le moteur : la croissance exponentielle 73

FIGURE 2-5 – Accroissement annuel de la population mondiale


100
Projection
Millions d’habitants supplémentaires par an

75

50
Pays en
développement

25

0
1700 1800 1900 2000 2100
Pays industrialisés

-25

Jusqu’à récemment, le nombre d’individus supplémentaires que comp-


tait la planète augmentait. D’après les projections des Nations Unies,
l’ajout annuel de population va bientôt chuter fortement. Ces projec-
tions partent de l’hypothèse d’une rapide baisse du taux de natalité
dans les pays en développement. (Sources : Nations Unies ; D. Bogue)

La structure en boucle de rétroaction qui préside à notre


système démographique est présentée ci-dessous.

GRAPHIQUE 3 – Boucle de rétroaction des naissances et boucle


de rétroaction des décès

Population
(nombre total
d’individus)

Naissances (+) (–) Décès

Fécondité Mortalité
(probabilité que surviennent (probabilité que surviennent
des naissances sur une année) des décès sur une année)

À gauche figure la boucle positive qui peut engendrer une


croissance exponentielle. Plus la population est importante, plus
74 les limites à la croissance

il y a de naissances par an. À droite, on peut voir la boucle de


rétroaction négative. Tandis que les boucles positives génèrent
une croissance galopante, les boucles négatives tendent à réguler
cette croissance, à maintenir le système dans des limites accepta-
bles ou à le ramener à un état stable dans lequel les stocks gardent
une valeur plus ou moins constante sur la durée. Une boucle de
rétroaction négative propage les conséquences d’un changement
sur un élément tout le long du cercle jusqu’à ce que ces consé-
quences en aient fait le tour et modifient l’élément dans le sens
opposé au changement de départ.
Le nombre de décès par an est égal à la population totale
multipliée par la mortalité moyenne, c’est-à-dire la probabilité
moyenne qu’un décès survienne. Le nombre de naissances est lui
égal à la population totale multipliée par la fécondité moyenne. Et
le taux d’accroissement d’une population est égal à sa fécondité
moins sa mortalité. Bien sûr, ni la fécondité ni la mortalité ne sont
des phénomènes constants. Ils sont tributaires de facteurs écono-
miques, environnementaux et démographiques tels que les reve-
nus, l’éducation, les soins de santé, les technologies de planification
familiale, la religion, les niveaux de pollution et la structure par
âge de la population.
La théorie la plus répandue pour expliquer comment la fécon-
dité et la mortalité évoluent et pourquoi le taux d’accroissement
de la population mondiale chute est intégrée au modèle World3
et a pour nom la transition démographique. Selon cette théorie,
dans les sociétés préindustrielles, la fécondité et la mortalité sont
toutes deux élevées et l’accroissement démographique est lent. À
mesure que l’alimentation et les services de santé s’améliorent, le
taux de mortalité baisse. Les taux de fécondité restent inchangés
pendant une génération ou deux, créant un écart entre la fécon-
dité et la mortalité qui entraîne une rapide augmentation de la
population. Enfin, les individus et les modes de vie évoluant vers
un modèle de société entièrement industrialisée, le taux de nata-
lité baisse à son tour et l’accroissement naturel ralentit.
le moteur : la croissance exponentielle 75

Les évolutions démographiques de six pays sont présentées


figure 2-6. On peut constater que les taux de natalité et de morta-
lité de pays qui sont industrialisés depuis longtemps, comme la
Suède, ont baissé très lentement. L’écart entre ces deux taux n’a
jamais été très important et la population n’a jamais augmenté de
plus de 2 % par an. Sur l’ensemble de la période de transition
démographique, la population de la plupart des pays de l’hémis-
phère Nord n’a pas connu un taux d’accroissement de plus de 5 %.
En l’an 2000, seul un petit nombre de pays industrialisés connais-
saient un taux de fécondité supérieur au seuil de renouvellement
des générations, ce qui explique que la plupart d’entre eux vont
devoir faire face à une baisse de leur population dans les années
à venir. Certains pays continuaient d’enregistrer un accroisse-
ment démographique, dû à l’immigration, à un élan démogra-
phique (le nombre de personnes jeunes atteignant l’âge de
procréation était supérieur au nombre de personnes âgées dépas-
sant cet âge), ou aux deux.
Au Sud, où les taux de mortalité ont baissé plus tard et plus
vite, un écart important s’est formé entre les naissances et les
décès. Cette partie du monde a connu des taux d’accroissement
naturels bien plus élevés qu’aucun pays du Nord (mis à par l’Amé-
rique du Nord, qui a absorbé d’importantes vagues d’immigra-
tion venues d’Europe). De nombreux pays du Sud ont déjà connu
des taux d’accroissement de 10 % et leur population continue à
augmenter. Ils sont donc loin d’avoir achevé leur transition démo-
graphique.
Les démographes ne s’accordent pas sur les raisons du lien
entre transition démographique et industrialisation. Les facteurs
décisifs ne se limitent pas à la seule augmentation des revenus. La
figure 2-7 montre ainsi la corrélation entre le revenu par habitant
(représenté par le revenu national brut, ou RNB8, par personne et

8. Le revenu national brut (RNB) est égal au produit intérieur brut (PIB)
auquel s’ajoutent les revenus du pays avec le reste du monde. Le PIB mesure la
valeur de la production des biens et des services à l’intérieur des frontières d’un
pays.
76 les limites à la croissance

FIGURE 2-6 – Transition démographique de pays industrialisés (A)


et de pays en développement (B)
Suède Taïwan
Naissances et décès pour 1000 par an

Naissances et décès pour 1000 par an


50 10 50 30

Naissances
40 8 40

Population en millions

Population en millions
Naissances Population
20
30 6 30

20 Décès 4 20
Décès
10

10 2 10
Population

0 0 0 0
1800 1850 1900 1950 2000 1800 1850 1900 1950 2000

Angleterre et Pays de Galles Égypte


Naissances et décès pour 1000 par an

Naissances et décès pour 1000 par an


50 60 50 80
Naissances
Naissances
40 40
Population en millions

Population en millions
Population 60
40
30 30

40
Décès
20 Décès 20
20
20
10 10
Population

0 0 0 0
1800 1850 1900 1950 2000 1800 1850 1900 1950 2000

Japon Mexique
Naissances et décès pour 1000 par an

Naissances et décès pour 1000 par an

50 140 50 100
Naissances
Population 120
40 40 80
Population en millions

Population en millions
Naissances 100

30 30 60
80

60 Décès
20 Décès 20 40

40
10 10 20
20 Population

0 0 0 0
1800 1850 1900 1950 2000 1800 1850 1900 1950 2000

Lors de la transition démographique, le taux de mortalité d’un pays baisse en


premier, suivi par le taux de natalité. La transition démographique en Suède s’est
déroulée sur près de 200 ans, le taux de natalité restant toujours relativement
proche du taux de mortalité. Durant cette période, la population suédoise a été
multipliée par moins de 5. Le Japon offre l’exemple d’un pays qui a effectué sa
transition en moins d’un siècle. Les pays en développement à la fin du xxe siècle
ont connu des écarts entre leurs taux de natalité et de mortalité bien plus
importants que ceux qu’ont connus les pays aujourd’hui industrialisés. (Sources :
N. Keyfitz et W. Flieger ; J. Chesnais ; Nations Unies ; PRB ; UK ONS ; République
populaire de Chine)
le moteur : la croissance exponentielle 77

FIGURE 2-7 – Taux de natalité et revenu national brut par


habitant en 2001
Naissances pour 1 000 par an
60
Afrique
Niger Asie
50 Europe
Amérique latine et Caraïbes
Amérique du Nord
Nigeria
40 Océanie
Pakistan MONDE
Arabie saoudite

30
Bangladesh
Inde
Indonésie MONDE
20 Brésil
USA
Chine

10 Suisse
Japon
Russie

0
0 10 000 20 000 30 000 40 000
RNB par habitant et par an en dollars

Plus une société s’enrichit, plus son taux de natalité a tendance à baisser.
Les pays les plus pauvres connaissent des taux de natalité compris entre
20 et plus de 50 naissances pour 1000 habitants par an. Aucun des pays
les plus riches n’enregistre en revanche un taux de natalité supérieur à
20 pour 1000 par an. (Sources : PRB ; Banque mondiale)

par an) et les taux de natalité de différents pays dans le monde. Il


y a de toute évidence un lien très fort entre des revenus élevés et
des taux de natalité faibles. Mais il est tout aussi patent que,
surtout en ce qui concerne les bas revenus, on note des exceptions
frappantes : la Chine, par exemple, présente un taux de natalité
anormalement bas compte tenu de son niveau de revenus. Et dans
certains pays du Moyen-Orient et d’Afrique, ce taux est au con­
traire anormalement élevé.
Le facteur considéré comme le plus directement lié à la baisse
du taux de natalité n’est pas tant l’essor ou la richesse de l’écono-
mie, mais la répercussion réelle du développement économique
sur la vie de toutes les familles et plus particulièrement sur celle
78 les limites à la croissance

des femmes. Le RNB par habitant n’arrive ainsi qu’après des


facteurs tels que l’éducation et l’emploi (surtout pour les femmes),
la planification familiale, la faible mortalité infantile et une dis-
tribution relativement égalitaire des revenus et des opportunités9.
La Chine, le Sri Lanka, le Costa Rica, Singapour, la Thaïlande, la
Malaisie et plusieurs autres pays ont apporté la preuve que lors-
que l’alphabétisation, les soins de santé fondamentaux et la pla-
nification familiale sont mis à la disposition de la majorité des
familles, les taux de natalité peuvent chuter même si les revenus
restent modestes.
Le modèle World3 contient de nombreux facteurs qui influen-
cent le taux de natalité. Nous partons ainsi de l’hypothèse qu’une
économie plus riche fournit une alimentation et des soins de
meilleure qualité, ce qui fait baisser le taux de mortalité, et qu’elle
améliore également la planification familiale et réduit la mortalité
infantile, d’où, par là même, le taux de natalité. Nous supposons
également que l’industrialisation, sur le long terme et au bout
d’un certain temps, fait baisser la taille désirée des familles, car
elle augmente le coût de l’éducation des enfants et réduit l’avan-
tage économique immédiat que ces derniers représentent pour les
parents. Nous supposons enfin qu’une augmentation à court
terme des revenus donne aux familles les moyens financiers
d’avoir davantage d’enfants, tout en restant dans les limites de la
taille de famille à laquelle elles aspirent, et qu’une stagnation à
court terme de ces mêmes revenus produit l’effet inverse10.
En d’autres termes, le modèle suppose et, le plus souvent,
génère une transition démographique à long terme, modulée par
de petites réactions à court terme face à une augmentation ou à

9. Voir, par exemple, Partha S. Dasgupta, « Population, Poverty and the


Local Environment », Scientific American, février 1995 ; Bryant Robery, Shea O.
Rutstein et Leo Morris, « The Fertility Decline in Developing Countries »,
Scientific American, décembre 1993 ; et Griffith Feeney, « Fertility Decline in
East Asia », Science, vol. 244, no 5190, 2 décembre 1994.
10. Pour plus de détails, voir Donella H. Meadows, « Population Sector »,
in Dennis L. Meadows et al., Dynamics of Growth in a Finite World, op. cit.
le moteur : la croissance exponentielle 79

une baisse des revenus. La tendance de la population à la crois-


sance exponentielle est dans un premier temps encouragée, puis
elle est modérée par les pressions, les opportunités, les technolo-
gies et les normes de la révolution industrielle.
Dans ce « monde réel » qui est le nôtre en ce début de millé-
naire, la population continue à croître de façon exponentielle,
même si son taux de croissance est en baisse. Les raisons de cette
baisse ne se limitent pas au revenu par habitant. La croissance
économique n’est pas synonyme d’amélioration du bien-être,
d’une plus grande liberté de choix pour les femmes ni de taux de
natalité plus faibles, mais elle contribue à coup sûr à ce que ces
objectifs soient atteints. Mis à part quelques exceptions de taille,
on trouve bien les taux de natalité les plus bas du monde dans les
pays les plus riches. Il est donc d’autant plus important de com-
prendre les causes et les conséquences de la croissance économi-
que dans le monde, et dans le modèle World3.

La croissance industrielle mondiale


Les débats publics sur l’économie sont très confus, en grande
partie parce qu’on fait mal la distinction entre l’argent et les
choses tangibles qu’il représente11. C’est une distinction que nous
devons clairement établir ici. La figure 2-8 montre la façon dont
nous représentons l’économie dans World3, la façon dont nous
allons en parler tout au long de cet ouvrage et la façon dont, selon

11. On peut illustrer cette confusion à travers une histoire que nous a
racontée le grand géologue, M. King Hubbert, au début des années 1970.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Britanniques, sachant que le Japon
était sur le point d’envahir la péninsule malaise, grosse productrice de caout-
chouc pour l’ensemble de la planète, se lancèrent dans une vaste opération pour
déplacer le plus de caoutchouc possible dans une réserve située en Inde. Ils
arrivèrent tout juste, alors que les Japonais envahissaient la Malaisie, à stocker
ce qu’ils pensaient être une quantité suffisante de caoutchouc pour pouvoir
fabriquer des pneus et d’autres produits dont ils allaient avoir besoin jusqu’à la
fin de la guerre. Mais une nuit, la réserve de caoutchouc prit feu et fut entière-
ment dévastée. « Ce n’est pas grave », répondirent certains économistes britan-
niques en apprenant la nouvelle. « Nous étions assurés ».
80 les limites à la croissance

FIGURE 2-8 – Flux de capital physique dans l’économie


selon World3
COMPTABILISÉ
DANS LE PIB

Biens de
consommation
manufacturés

Capital générateur de
ressources : Production
mines, puits de pétrole de ressources
Capital
industriel :
aciéries, usines de Capital agricole :
fabrication Production systèmes d’irrigation, Production
d’outils, robots industrielle tracteurs
agricole

Capital immatériel :
écoles, hôpitaux Production
de services

Investissement
industriel
(+)

La génération et la répartition de la production industrielle sont au


centre de l’économie simulée par World3. La quantité de capital indus-
triel détermine l’ampleur de la production industrielle annuelle. Cette
production est répartie entre cinq secteurs en fonction des objectifs et
des besoins de la population. Une partie du capital industriel est
consommée ; une autre est attribuée au secteur des ressources pour
assurer l’approvisionnement en matières premières ; une autre encore
part dans l’agriculture pour développer les terres cultivées et augmen-
ter les rendements ; une quatrième est investie dans les services sociaux
et le reste est consacré à l’industrie pour compenser la dépréciation du
capital et continuer à accroître le stock de capital industriel.

nous, il est pertinent de l’envisager à une époque où les limites


naturelles sont atteintes. Nous mettons l’accent sur l’économie
physique, c’est-à-dire sur les éléments concrets qui se heurtent aux
limites de notre planète, et non sur l’économie monétaire qui est
une invention sociale indépendante des lois physiques.
Le capital industriel renvoie ici à tout ce qui est matériel,
c’est-à-dire aux machines et aux usines qui produisent les biens
manufacturés. (Avec la contribution, bien entendu, du travail, de
le moteur : la croissance exponentielle 81

l’énergie, des matériaux, de la terre, de l’eau, de la technologie,


de la finance, de l’administration et des services fournis par la
planète à travers ses écosystèmes naturels et ses flux biogéochi-
miques. Mais nous reviendrons à ces cofacteurs de production
dans le prochain chapitre.) Nous appelons production industrielle
le flot de produits tangibles (biens de consommation et biens
d’équipement) fabriqués par le capital industriel.
Une partie de la production industrielle prend la forme d’équi-
pements ou de bâtiments tels que des hôpitaux, des écoles, des
banques ou des magasins. Nous appelons cela le capital immaté-
riel. Il engendre son propre flot de production, qui est donc
immatérielle, mais possède une valeur bien réelle puisqu’il s’agit
par exemple des soins de santé ou de l’éducation.
Un autre type de production industrielle est représenté par le
capital agricole – tracteurs, entrepôts, systèmes d’irrigation,
moissonneuses – qui engendre une production agricole constituée
essentiellement de produits alimentaires et de fibres.
La production industrielle peut aussi prendre la forme de
foreuses, de puits de pétrole, d’équipements miniers, de pipelines,
de pompes, de camions-citernes, de raffineries et de hauts four-
neaux. Tout cela constitue du capital générateur de ressources,
c’est-à-dire qu’il produit le flot de matières premières et d’énergie
indispensable au fonctionnement des autres formes de capitaux.
Une partie de la production industrielle entre dans la catégo-
rie des biens de consommation : vêtements, voitures, radios, réfri-
gérateurs, maisons. La quantité de biens de consommation par
habitant est un indicateur important du bien-être matériel de la
population.
Enfin, une partie de la production prend la forme de capital
industriel. C’est ce que nous appelons l’investissement – aciéries,
générateurs électriques, tours à métaux et autres machines – qui
compense la dépréciation du capital et peut contribuer à augmenter
le stock de capital industriel et, par là même, la production à venir.
Tout ce que nous avons mentionné jusqu’ici est constitué
d’éléments physiques, il n’est pas question d’argent. Le rôle de
82 les limites à la croissance

l’argent dans le « monde réel » est de véhiculer de l’information


sur les valeurs et les coûts relatifs des choses (valeurs assignées
par les producteurs et les consommateurs qui ont un certain
pouvoir sur le marché). L’argent sert de médiateur et d’incitateur
aux flux de capitaux physiques et de produits. La valeur moné-
taire annuelle de l’ensemble de la production physique de biens
et de services, présentée à la figure 2-8, est définie comme le PIB,
le produit intérieur brut.
Nous y ferons référence à travers de nombreux tableaux et
figures, car les données économiques mondiales sont principale-
ment exprimées en termes monétaires et non physiques. Mais ce
qui nous intéresse, c’est ce que le PIB représente : les véritables
stocks de capitaux, les biens industriels, les services, les ressour-
ces, les produits agricoles et les biens de consommation. C’est
cela, et non les dollars, qui permet à l’économie et à la société de
fonctionner. Contrairement aux dollars, tout cela est extrait de la
planète et finit par lui être rendu sous forme de déchets dans le
sol, l’air ou l’eau.
Nous avons déjà souligné que le capital industriel peut croître
de façon exponentielle grâce à son caractère autoreproductible.
La structure en boucle de rétroaction qui illustre cette « autogé-
nération » est semblable à celle que nous avons présentée concer-
nant notre système démographique.

GRAPHIQUE 4 – Structure en boucle de rétroaction du capital


industriel
Biens de consommation,
capital immatériel,
capital agricole, capital
générateur de ressources

Production
industrielle
Taux d’investissement Durée de vie moyenne
(% par an) du capital
Capital industriel

(+) (-)

Investissement Dépréciation
(capital ajouté par an) (capital mis au rebut par an)
le moteur : la croissance exponentielle 83

Une quantité donnée de capital industriel (usines, camions,


ordinateurs, centrales électriques) engendre une certaine quan-
tité de produits manufacturés chaque année à partir du moment
où les autres intrants nécessaires sont suffisants. Un certain
pourcentage de la production annuelle est consacré aux investis-
sements – métiers à tisser, moteurs, bandes de transport, acier,
ciment –, ce qui permet d’augmenter le stock de capital et donc
d’accroître la capacité de production à venir. C’est ce que l’on peut
appeler le « taux de natalité » du capital. La fraction investie, à
l’instar de la fécondité humaine, n’est pas toujours la même, et
dépend des décisions prises, des souhaits et des contraintes. On
constate certains délais dans cette boucle de rétroaction positive
puisque la planification, le financement et le temps de construc-
tion d’équipements aussi importants que des voies ferrées, des
centrales électriques ou des raffineries se comptent en années,
voire en décennies.
Le capital, comme la population, présente une « boucle de
décès » et une « boucle de naissance ». Au fur et à mesure que les
machines et les usines s’usent ou deviennent obsolètes, elles sont
fermées, démantelées, recyclées ou jetées. Le taux de dépréciation
du capital est analogue au taux de mortalité en démographie. Plus
il y a de capital, plus il y a de dépréciation chaque année, donc
moins il reste de capital pour l’année suivante, à moins que l’af-
flux de nouveaux investissements soit suffisant pour remplacer le
capital déprécié.
De la même façon que les populations subissent une transition
démographique au cours du processus d’industrialisation, les
stocks de capitaux d’une économie empruntent une trajectoire
bien connue jalonnée de développements et de changements. Les
économies préindustrielles sont avant tout agricoles et immaté-
rielles. Lorsque la boucle de croissance du capital se met en
marche, tous les secteurs économiques se développent, mais dans
un premier temps, c’est le secteur industriel qui connaît l’essor
le plus rapide. Ensuite, une fois la base industrielle établie, la
croissance touche avant tout le secteur tertiaire (voir figure 2-9).
84 les limites à la croissance

Cette transition est inscrite dans le modèle World3 comme mode


de croissance économique par défaut en attendant que des modi-
fications délibérées soient apportées et que d’autres possibilités
puissent être testées12.
On qualifie parfois les économies les plus développées d’éco-
nomies tertiaires, mais elles continuent néanmoins à avoir besoin
d’une solide structure agricole et industrielle. Hôpitaux, écoles,
banques, magasins, restaurants et hôtels font tous partie du ser-
vice tertiaire. Mais il suffit d’observer les camions de livraison qui
viennent les approvisionner en nourriture, papier, carburant et
équipements et les camions de la voirie qui collectent leurs
déchets, ou bien de mesurer ce qui s’évacue par leurs canalisa-
tions ou leurs cheminées pour être convaincu que les entreprises
du secteur tertiaire ont recours à un flux physique constant et
volumineux qui part des sources de notre planète pour finir dans
ses exutoires. Elles jouent donc un rôle important, tout comme
les industries, dans l’empreinte écologique de l’humanité.
Il se peut que les aciéries et les mines soient éloignées géogra-
phiquement des bureaux qui participent à l’économie de l’infor-
mation. Il arrive également que la quantité de matériaux utilisés
augmente moins vite que la valeur en dollars de la production.
Mais comme le montre la figure 2-9, même dans une économie
« postindustrielle », les fondements industriels résistent bel et
bien. L’information est un produit merveilleux, précieux et désin-
carné, mais elle est stockée dans des ordinateurs de bureau qui,
à partir de 1997, étaient chacun fabriqués avec 28 kg de plastique,
de métal, de verre et de silicium, nécessitaient pour fonctionner
une puissance de 150 watts et avaient produit au cours de leur
fabrication 70 kg de déchets13. Et les individus qui produisent,
traitent et utilisent l’information ne font pas que consommer des

12. Voir William W. Behrens III, Dennis L. Meadows et Peter M. Milling,


« Capital Sector », in Dynamics of Growth in a Finite World, op. cit..
13. John C. Ryan et Alan Thein Durning, Stuff : The Secret Lives of Everyday
Things, Seattle, Northwest Environment Watch, 1997.
le moteur : la croissance exponentielle 85

FIGURE 2-9 – Revenu national brut par secteur aux États-Unis


Milliards de dollars courants par an 8 000

6 000

Services
4 000

2 000

Industrie
Agriculture
0
1930 1950 1970 1990 2010

Cet historique de la répartition de la valeur de la production économi-


que américaine entre services, industrie et agriculture montre une
transition vers une économie tertiaire. Il faut noter cependant que,
même si les services se taillent la part du lion de l’économie, les secteurs
industriel et agricole continuent à se développer en valeur absolue.
(Source : U.S. Bureau of Economic Analysis)

aliments, ils conduisent aussi des voitures, vivent dans des mai-
sons, travaillent dans des bâtiments climatisés ou chauffés et,
même à l’âge de la communication électronique, utilisent et jet-
tent quantité de papier.
Sous l’influence de la boucle positive qui engendre de la crois-
sance au sein du système capitaliste mondial, l’industrie s’est
développée plus vite que la population. Entre 1930 et 2000, la
valeur monétaire de la production industrielle a été multipliée
par 14 (comme le montre la figure 1-2). Si la population était restée
à un niveau constant durant cette période, le niveau de vie maté-
riel aurait lui aussi été multiplié par 14, mais du fait de l’accrois-
sement démographique, la production moyenne par habitant a
été multipliée par 5. Entre 1975 et 2000, la taille de l’économie
industrielle a peu ou prou doublé, tandis que la production par
habitant n’augmentait que de 30 %.
86 les limites à la croissance

Plus d’habitants, plus de pauvreté, plus d’habitants


La croissance est nécessaire pour mettre un terme à la pauvreté.
Cela paraît évident. Ce qui paraît en revanche moins évident à
ses nombreux partisans, c’est que la croissance dans le système
économique tel qu’il est structuré aujourd’hui ne mettra pas un
terme à la pauvreté. Au contraire, les modes de croissance actuels
perpétuent la pauvreté et accentuent le fossé entre les riches et les
pauvres. En 1998, plus de 45 % des habitants de la planète devaient
vivre avec en moyenne 2 dollars par jour, voire moins. Cela signi-
fie qu’il y avait davantage de pauvres en 1998 qu’en 1990, à l’issue
d’une décennie durant laquelle beaucoup s’étaient pourtant éton-
namment enrichis14. La multiplication par 14 de la production
industrielle mondiale depuis 1930 a permis à certains de devenir
extrêmement riches, mais elle n’a pas tordu le cou à la pauvreté.
Et il n’y a aucune raison de penser qu’une nouvelle multiplication
par 14 (si elle était possible au sein des limites de notre planète)
mettrait un terme à la pauvreté, à moins que le système mondial
dans son ensemble ne subisse une restructuration pour que la
croissance bénéficie à ceux qui en ont vraiment besoin.
Avec le système économique qui est le nôtre actuellement, il
y a généralement croissance dans les pays qui sont déjà riches et
elle se répercute de façon disproportionnée sur les individus les
plus riches de ces mêmes pays. Sur la figure 2-10, on peut voir la
courbe de progression du RNB par habitant dans les 10 pays les
plus peuplés du monde ainsi que dans l’Union européenne. On
constate à quel point des décennies de croissance ont systémati-
quement creusé l’écart entre les pays riches et les pays pauvres.
Selon le Programme des Nations Unies pour le développe-
ment, en 1960, les 20 % d’habitants vivant dans les pays les plus
riches touchaient 30 fois le revenu par personne des 20 % vivant
dans les pays les plus pauvres. En 1995, le ratio moyen des revenus
entre les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres était passé

14. Banque mondiale, World Development Indicators – 2001, Washington,


DC, Banque mondiale, 2001.
le moteur : la croissance exponentielle 87

FIGURE 2-10 – RNB par habitant des 10 pays les plus peuplés de la
planète et de l’Union monétaire européenne
50 000

Japon
Dollars US par personne et par an

40 000

30 000

Union
monétaire
20 000
européenne

Fédération Chine
de Russie Indonésie
10 000
Inde
États-Unis Pakistan
Brésil Bangladesh
0 Nigeria
1960 1970 1980 1990 2000

La croissance économique se produit avant tout dans les pays déjà


riches. L’Indonésie, la Chine, le Pakistan, l’Inde, le Bangladesh et le
Nigeria abritent à eux six près de la moitié de la population mondiale.
Leur RNB par habitant décolle à peine de l’axe des abscisses lorsqu’on
le fait figurer aux côtés du RNB par habitant de pays plus riches. (Source :
Banque mondiale)

de 30 pour un à 82 pour un. Au Brésil, la moitié la plus pauvre de


la population recevait 18 % du revenu national en 1960, mais
seulement 12 % en 1995. Les 10 % de Brésiliens les plus riches
touchaient 54 % du revenu national en 1960, un chiffre qui avait
atteint les 63 % en 199515. Un ménage africain moyen consommait
20 % de moins en 1997 qu’en 197216. Un siècle de croissance éco-
nomique a donc laissé un monde dans lequel les disparités entre
riches et pauvres sont colossales. Deux indicateurs, présentés
dans la figure 2-11, illustrent cet état de fait, la part du produit
national brut et la part de la consommation d’énergie selon dif-
férentes catégories de revenus.

15. Programme des Nations Unies pour le développement, Rapport mon-


dial sur le développement humain 1998, Paris, Economica, 1998.
16. Ibid.
88 les limites à la croissance

FIGURE 2-11 – Disparités mondiales


100 %

80 %

60 %
Part du PNB mondial

40 %

20 %

0%
Les 20 % Les 20 %
les plus riches les plus pauvres

La répartition mondiale de la richesse et des opportunités est extrême-


ment déséquilibrée. Les 20 % d’habitants les plus riches dans le monde
contrôlent plus de 80 % du PNB mondial et consomment près de 60 %
de l’énergie commerciale mondiale. (Source : Banque mondiale)

Lorsque nous autres, dynamiciens des systèmes, observons un


schéma qui se répète à plusieurs endroits du système sur de lon-
gues périodes, nous estimons que les causes de ce schéma sont
intrinsèques à la structure en boucle de rétroaction du système.
Faire fonctionner ce dernier avec plus d’intensité ou de vitesse ne
changera rien au schéma tant que la structure en elle-même ne
sera pas modifiée. La croissance a été notre règle et elle a élargi le
fossé entre les riches et les pauvres. Si nous continuons sur le
même mode, ce fossé ne se refermera jamais. Il n’y a qu’en chan-
geant la structure du système, c’est-à-dire les relations de cause à
effet, que nous pourrons y parvenir.
Mais quelle est donc cette structure qui éloigne toujours plus
les riches des pauvres alors même que la croissance économique
est extrêmement élevée ? Il y a ici deux structures génériques à
l’œuvre. La première est liée à certains fonctionnements socié-
taux, parfois communs à de nombreuses sociétés, parfois propres
à certaines d’entre elles seulement, qui récompensent toujours les
le moteur : la croissance exponentielle 89

privilégiés en leur attribuant pouvoir et ressources afin qu’ils


acquièrent encore plus de privilèges. Les exemples vont de la dis-
crimination ethnique plus ou moins avouée aux niches fiscales
pour les plus riches, d’une nutrition de moins bonne qualité pour
les enfants de parents démunis aux écoles triées sur le volet pour
les enfants de familles aisées, de l’utilisation de l’argent en poli-
tique, et ce, même dans les prétendues démocraties, au simple fait
que les paiements avec intérêts sortent des poches de ceux qui
n’ont pas assez d’argent pour aller dans celles des personnes qui
en ont plus que nécessaire.
En matière de systèmes, ces structures sont appelées boucles
de rétroaction « on ne prête qu’aux riches »17. Ce sont des boucles
positives qui récompensent ceux qui réussissent en leur donnant
les moyens de continuer à le faire. Ces boucles ont tendance à être
endémiques dans les sociétés qui ne mettent pas consciemment
en place les structures compensatoires permettant à tous de jouer
dans la même cour. (Ces structures peuvent par exemple prendre
la forme de lois antidiscrimination, de taux d’imposition pro-
gressifs, de mesures pour rendre l’instruction et les soins de santé
accessibles à tous, de « filets de sécurité » pour venir en aide à ceux
qui traversent des périodes difficiles, d’impôts sur le capital et de
processus démocratiques permettant de préserver la politique de
l’influence de l’argent.)
Aucune de ces boucles « on ne prête qu’aux riches » n’est
explicitement représentée dans le modèle World3, car ce dernier
ne traduit pas la dynamique des revenus, de la richesse ou de la
répartition du pouvoir. Il se concentre sur la relation dans son
ensemble entre l’économie mondiale et les limites à la crois-
sance18. Il part donc du principe d’une continuation des schémas
de répartition actuels.

17. Voir, par exemple, Peter Senge, La cinquième discipline, Paris, First
éditions, 1992.
18. Nous modelons de façon implicite des boucles « on ne prête qu’aux
riches » en prenant pour hypothèse les schémas de répartition actuels dans le
monde, à moins que nous n’intervenions pour les changer.
90 les limites à la croissance

Il existe cependant une structure dans World3 qui traduit le


lien entre la population et les différents systèmes de capitaux tels
que nous les avons décrits dans ce chapitre. Cette structure entre-
tient la pauvreté, la croissance démographique et la tendance du
système mondial à dépasser ses limites. Une telle structure doit
être changée, comme nous le démontrerons plus loin dans cet
ouvrage, si nous voulons créer un monde soutenable.
Cette structure qui entretient la pauvreté tient au fait qu’il est
plus facile pour les populations riches d’économiser, d’investir et
de faire fructifier leur capital que cela ne l’est pour les populations
pauvres. Non seulement les riches peuvent davantage contrôler
les conditions du marché, acheter de nouvelles technologies et
disposer de ressources, mais des siècles de croissance ont bâti
pour eux un vaste stock de capitaux qui se multiplient. La plupart
des besoins fondamentaux sont satisfaits, on peut donc se per-
mettre des taux d’investissement relativement élevés sans priver
la population de l’essentiel. Un faible accroissement démographi-
que permet d’allouer une plus grande partie de la richesse à la
croissance économique et une moindre partie à la satisfaction des
besoins en matière de santé et d’éducation qu’afficherait une
population de plus en plus nombreuse.
Dans les pays pauvres, en revanche, la croissance du capital a
du mal à suivre le rythme de l’accroissement démographique. La
richesse qui pourrait être réinvestie sert de préférence à construire
des écoles et des hôpitaux et à pourvoir aux besoins fondamen-
taux en matière de consommation. Et, la satisfaction de ces
besoins immédiats laissant peu de place à l’investissement indus-
triel, l’économie se développe lentement. La transition démogra-
phique reste bloquée à la phase intermédiaire, celle où l’écart
entre les naissances et les décès est important. Lorsque les fem-
mes ne perçoivent pas d’alternative éducative ou économique
séduisante au fait d’avoir des enfants, ces derniers restent une des
seules formes d’investissement à leur disposition. Voilà pourquoi
la population croît, mais sans s’enrichir. D’où l’expression : « Les
riches font de l’argent et les pauvres font des enfants. »
le moteur : la croissance exponentielle 91

L’importance à accorder aux flèches du schéma ci-dessous


suscite parfois des débats enflammés dans les réunions interna-
tionales : est-ce la pauvreté qui entraîne l’accroissement démogra-
phique ou l’inverse ?

GRAPHIQUE 5 – Pauvreté et démographie

Accroissement
démographique

(+) Population

Pauvreté

Dans les faits, chaque élément de cette boucle de rétroaction


positive exerce une importante influence sur le comportement
des populations dans les pays pauvres. Ensemble, ils forment un
« système piège », une boucle « d’aggravation de situations déjà
problématiques » : les pauvres restent pauvres et la population
continue à augmenter. La richesse n’étant pas consacrée à l’inves-
tissement mais à la consommation, la croissance de la population
ralentit celle du capital. La pauvreté perpétue de son côté cette
croissance de la population, car les individus n’ont pas accès à
l’éducation, aux soins de santé ou à la planification familiale et
n’ont ni alternative ni pouvoir. Leur seul espoir est que leurs
enfants leur apportent un revenu ou participent aux travaux de
la famille.
La figure 2-12 illustre l’une des conséquences de ce piège.
Dans tous les pays en développement, la production de nourri-
ture a enregistré une forte augmentation ces 20 dernières années.
Elle a doublé voire triplé pour la plupart d’entre eux. Mais du fait
de l’accroissement démographique soutenu, la production de
nourriture par personne ne s’est pour ainsi dire pas améliorée, et
92 les limites à la croissance

en Afrique, elle a même régulièrement baissé. Les seules zones où


la production de nourriture a véritablement devancé la croissance
de la population sont l’Europe et l’Extrême-Orient.
Les graphiques de la figure 2-12 reflètent une double tragédie.
La première est d’ordre humanitaire : la spectaculaire augmenta-
tion de la production de nourriture, signe d’une réussite agricole

FIGURE 2-12 – Production alimentaire par région


Indice de la production alimentaire (1952-56 = 100)
Production alimentaire totale
Production alimentaire par habitant

Afrique Extrême-Orient
400 400
300 300
200 200
100 100
0 0
1950 1970 1990 2010 1950 1970 1990 2010

Amérique latine Amérique du Nord


400 400
300 300
200 200
100 100
0 0
1950 1970 1990 2010 1950 1970 1990 2010

Proche-Orient Europe de l’Ouest


400 400
300 300
200 200
100 100
0 0
1950 1970 1990 2010 1950 1970 1990 2010

L’indice de la production alimentaire totale (indice égal à 100 en 1952-56)


a doublé voire triplé ces 50 dernières années dans les régions du monde
où la faim est la plus présente, mais l’indice de production alimentaire
par habitant est resté quasiment inchangé dans ces mêmes régions, car
la population a augmenté dans les mêmes proportions ou presque. En
Afrique, la production alimentaire par habitant a baissé de 9 % entre
1996 et 2001. (Source : FAO)
le moteur : la croissance exponentielle 93

certaine, s’est surtout traduite non par une alimentation plus


adaptée de la population, mais par l’alimentation inadaptée d’un
plus grand nombre de personnes. La seconde tragédie est d’ordre
environnemental : l’augmentation de la production de nourriture
a été obtenue au prix de politiques qui ont ravagé les sols, les
ressources en eau, les forêts et les écosystèmes, ce qui rendra plus
difficile toute augmentation future de la production.
Mais toute boucle de rétroaction positive nuisible à un sys-
tème peut être inversée pour lui être favorable. Qui dit augmen-
tation de la pauvreté dit augmentation de la population, donc, à
nouveau, augmentation de la pauvreté. Mais, à l’inverse, la réduc-
tion de la pauvreté ralentit l’accroissement démographique, qui
réduit à son tour la pauvreté. Donc si l’on parvient à soutenir
l’investissement sur une période suffisamment longue, à attribuer
un juste prix aux produits et une juste rémunération au travail, à
allouer une plus grande part de la richesse directement aux pau-
vres et plus particulièrement à l’éducation, à l’emploi des femmes,
ainsi qu’à la planification familiale, on peut inverser les effets de
la boucle population-pauvreté. Les avancées sociales peuvent
ralentir la croissance démographique, ce qui peut permettre
d’investir davantage dans le capital industriel et de produire plus
de biens et de services. Et la hausse de la consommation de biens
et de services contribue à réduire davantage encore l’accroisse-
ment de la population.
Dans les régions du monde où l’on porte une attention parti-
culière au bien-être de la population dans son ensemble et à celui
des pauvres en particulier, ce revirement est en train de se pro-
duire. C’est ce qui explique, entre autres, que l’accroissement
démographique mondial soit en baisse et que la transition démo-
graphique soit en marche.
Mais dans d’autres pays où l’inégalité est inscrite dans les
mentalités, où il y a un manque de ressources ou de volonté pour
investir dans le bien-être de la population, dans les pays où les
problèmes monétaires ont conduit à la mise en place de program-
mes d’« ajustement structurel » qui détournent les investissements
94 les limites à la croissance

de l’éducation et des soins de santé, il n’y a aucune amélioration


généralisée du niveau de vie des habitants. Engluées dans la
misère et augmentant toujours, ces populations courent le terrible
risque de voir leur accroissement interrompu non par une natalité
en baisse, mais par des taux de mortalité en hausse. Le Zimbabwe,
le Botswana, la Namibie, la Zambie et le Swaziland devraient
ainsi enregistrer une croissance démographique nulle au début
du xxie siècle pour une raison éminemment tragique : le décès des
jeunes adultes et des enfants à cause du sida19.
La croissance exponentielle de la population et de la produc-
tion industrielle est inscrite dans la structure « autogénérative »
du système socioéconomique du « monde réel ». Mais le processus
est complexe et tend à faire pencher certaines parties du monde
du côté d’un accroissement démographique lent et d’une crois-
sance industrielle rapide et d’autres du côté d’une croissance
industrielle lente et d’un accroissement démographique rapide.
Mais dans un cas comme dans l’autre, la population et le capital
physique continuent de croître.
Est-il réaliste d’estimer qu’une telle croissance physique peut
se poursuivre indéfiniment ? Notre réponse est non ! La crois-
sance de la population et du capital accroît l’empreinte écologique
de l’humanité, c’est-à-dire le poids que les humains font peser sur
les écosystèmes de la planète. Il faudrait, pour y remédier, que des
démarches soient entreprises pour limiter l’accentuation de cette
empreinte. Il est en principe possible de réduire l’empreinte éco-
logique de chaque aspect de l’activité humaine (grâce à la tech-
nologie et à d’autres moyens) assez rapidement pour permettre
une croissance continue de la population et du capital. Mais nous
ne pensons pas que cela se traduira dans la pratique. Ce que nous
observons dans le monde aujourd’hui nous montre combien la
réduction de notre empreinte écologique est insuffisante. Cette

19. Lester R. Brown, Gary Gardner et Brian Halweil, « Beyond Malthus :


Sixteen Dimensions of the Population Problem », Worldwatch Paper, no 143,
Washington, DC, Worldwatch Institute, septembre 1998.
le moteur : la croissance exponentielle 95

dernière continue à augmenter (voir la figure P-1 dans la préface


des auteurs), bien qu’à un rythme plus lent que l’économie.
Une fois que l’empreinte a dépassé un niveau soutenable, ce
qui est déjà le cas, elle doit à terme diminuer, soit au moyen d’un
processus délibéré (grâce, par exemple, à une rapide amélioration
de l’éco-efficience), soit par l’action de la nature (à travers une
baisse de la consommation de bois à mesure que les forêts dispa-
raissent, par exemple). La question n’est donc pas de savoir si
l’augmentation de l’empreinte écologique va s’arrêter, la question
est de savoir quand et par quels moyens.
L’accroissement démographique va cesser soit parce que le
taux de natalité va continuer à diminuer, soit parce que les décès
vont se mettre à grimper, soit pour ces deux raisons. En ce qui
concerne la croissance industrielle, elle va s’arrêter soit parce que
le taux d’investissement va chuter, soit parce que la dépréciation
du capital va se mettre à augmenter, soit pour ces deux raisons.
Si nous anticipons ces tendances, nous pourrons peut-être exer-
cer un contrôle rationnel sur elles, en choisissant la meilleure des
solutions. En revanche, si nous n’en tenons pas compte, ce sont
les systèmes naturels qui choisiront une issue pour nous, sans se
soucier de notre bien-être.
Les taux de natalité, de mortalité, d’investissement et de
dépréciation seront équilibrés par les choix des humains ou par
les réactions des sources et des exutoires de la planète, trop solli-
cités. Les courbes de croissance exponentielle ralentiront alors,
fléchiront et se stabiliseront, ou déclineront. À ce stade, les réper-
cussions sur l’humain et sur la planète pourraient être catastro-
phiques.
Il est bien trop aisé de classer les phénomènes selon qu’ils sont
« mauvais » ou « bons » et de s’en tenir à ces seules classifications.
Des générations durant, les croissances démographique et indus-
trielle ont été considérées comme résolument bonnes et il est vrai
que sur une planète peu densément peuplée et offrant d’abondan-
tes ressources, il n’y avait pas de raison de penser autrement.
Aujourd’hui, en revanche, du fait de notre prise de conscience de
96 les limites à la croissance

plus en plus aiguë des limites écologiques, il peut être tentant de


considérer toute croissance comme négative.
La prise de décision à une époque où certaines limites sont
atteintes exige plus de doigté et des classifications plus réfléchies.
Certaines populations ont désespérément besoin de davantage de
nourriture, d’un toit et de biens matériels. D’autres, touchées par
une forme différente de désespoir, tentent d’utiliser la croissance
matérielle pour satisfaire d’autres besoins, tout aussi réels mais
immatériels : besoin d’être accepté, reconnu, d’appartenir à une
communauté, besoin identitaire. Cela n’a donc pas de sens d’être
dithyrambique au sujet de la croissance ou au contraire de la
fustiger en bloc. Mieux vaut se poser les questions suivantes :
croissance de quoi ? Pour qui ? À quel prix ? Financée par qui ? De
quel type de besoin parle-t-on vraiment et quel est le moyen le plus
direct et le plus efficient de le satisfaire pour ceux qui ressentent ce
besoin ? Comment déterminer ce qui est suffisant ? Quelles obliga-
tions avons-nous de partager ?
Les réponses à ces questions nous ouvrent la voie d’une société
autonome et équitable. Les réponses aux questions suivantes nous
ouvriront, quant à elles, la voie d’une société durable : aux besoins
de combien d’individus peut-on pourvoir à partir d’un flux donné
de ressources et en ne dépassant pas une certaine empreinte écolo-
gique ? Selon quel niveau de consommation matérielle ? Pendant
combien de temps ? À quel point le système physique qui supporte
la population humaine, l’économie et toutes les autres espèces est-
il sollicité ? Quelle est la résilience de ce système et vis-à-vis de quels
types et de quelles quantités de stress ? À partir de quand est-on
dans l’excès ?
Nous devons abandonner les causes de la croissance pour
nous tourner vers les limites qui se posent à cette croissance. C’est
l’objet du chapitre 3.
chapitre 3

Les limites : sources et exutoires

Les technologies que nous avons adoptées et qui nous ont


permis d’acquérir des ressources pour un coût en dollars
constant voire en baisse nécessitaient souvent des quantités
toujours plus importantes de combustible direct ou indirect
[…] Ce luxe est aujourd’hui devenu une nécessité coûteuse
qui implique qu’une part toujours plus grande du revenu
national soit allouée aux secteurs de transformation des
ressources pour en obtenir la même quantité.
– Commission mondiale de l’environnement
et du développement, 1987

S i un éventuel effondrement nous inquiète, ce n’est pas


parce que nous estimons que l’humanité est sur le point d’épui-
ser les stocks d’énergie et de matières premières de la planète. Tous
les scénarios produits par World3 indiquent en effet qu’en 2100, la
planète disposera encore d’une part importante des ressources
qu’elle avait en 1900. Lorsque nous analysons les projections de
World3, nous nous inquiétons davantage des coûts croissants
de l’exploitation des sources et des exutoires de notre planète.
Les données sur ces coûts ne sont pas toutes pertinentes et susci-
tent d’âpres débats, mais nous pouvons en conclure que l’exploi-
tation croissante des ressources renouvelables, la disparition des
matières non renouvelables et le remplissage des exutoires font
98 les limites à la croissance

ensemble augmenter, lentement mais sûrement, la somme d’éner-


gie et de capitaux requise pour continuer à assurer la quantité et
la qualité des flux de matière qu’exige notre économie. Ces coûts
résultent d’une association de facteurs physiques, environnemen-
taux et sociaux. À terme, ils seront trop élevés pour que l’indus-
trie puisse continuer à se développer. Lorsque nous en serons là,
la boucle de rétroaction positive qui a rendu possible l’expansion
de l’économie matérielle va faire machine arrière et l’économie
va se contracter.
Nous ne sommes pas en mesure de prouver cette affirmation.
Mais nous pouvons essayer de la rendre crédible, puis souligner
les réponses constructives que nous pouvons y apporter. Pour ce
faire, nous présentons dans ce chapitre un grand nombre d’infor-
mations sur les sources et les exutoires de la planète. Nous résu-
mons la situation et les perspectives concernant toute une série
de ressources qui seront nécessaires à la croissance économique
et démographique mondiale lors du siècle à venir. Cette liste de
ressources est longue et disparate, mais elle peut être divisée en
deux grandes catégories.
La première regroupe les éléments physiques sur lesquels
s’appuient toutes les activités biologiques et industrielles : terres
fertiles, ressources minières, énergie, ainsi que les écosystèmes de
la planète qui absorbent les déchets et régulent le climat. En
théorie, ces éléments sont tangibles et dénombrables ; on parle
ainsi d’hectares de terres arables et de forêts, de kilomètres cubes
d’eau douce, de tonnes de métaux et de milliards de barils de
pétrole. Mais dans la pratique, ils sont étonnamment difficiles à
quantifier. On ne sait pas exactement quelle est leur quantité
totale et ils interagissent de différentes manières : dans certains
cas, une ressource peut se substituer à une autre, mais dans
d’autres, le fait d’en produire une peut rendre plus difficile la
production d’une autre ressource. Les définitions des termes
« ressources », « réserves », « consommation » et « production » ne
sont pas stables, la science présente des lacunes et les bureaucra-
ties manipulent ou tiennent souvent les chiffres secrets à des fins
les limites : sources et exutoires 99

politiques et économiques. Les informations concernant des


données physiques sont généralement exprimées à l’aide d’indi-
ces économiques comme leur prix. Ces derniers sont déterminés
par les marchés et obéissent à un certain nombre de règles qui
n’ont rien à voir avec celles qui gouvernent les ressources physi-
ques. Nous allons néanmoins nous attarder sur ces éléments
physiques dans ce chapitre.
La seconde catégorie d’éléments indispensables à la crois-
sance est constituée des besoins sociaux. Même si les systèmes
physiques de la planète peuvent supporter des pays à la fois bien
plus peuplés et bien plus développés sur le plan industriel, la
croissance de l’économie et de la population dépendra de facteurs
tels que la paix et la stabilité sociale, l’égalité et la sécurité de
chacun, la présence de dirigeants honnêtes et prévoyants, l’édu-
cation et l’ouverture aux idées nouvelles, la capacité à admettre
ses erreurs et à tenter de nouvelles expériences, ainsi que la base
institutionnelle nécessaire à des avancées techniques régulières
et pertinentes.
Ces facteurs sociaux sont difficiles à mesurer et toute prévi-
sion précise à leur sujet est sans doute impossible. Ni cet ouvrage
ni World3 ne traitent explicitement de ces facteurs de façon
détaillée et exploitable. Nous ne disposons pas des données ni des
théories causales qui nous permettraient de les intégrer à notre
analyse formelle. Mais nous savons que si une terre fertile, une
énergie en quantité suffisante, des ressources appropriées et un
environnement sain sont nécessaires à la croissance, ils n’y suffi-
sent pas. Même s’ils sont présents en abondance, des problèmes
sociaux peuvent les rendre inaccessibles. Nous partons cependant
du principe, dans cet ouvrage, que les meilleures conditions
sociales possibles prévaudront.
Les matières et l’énergie utilisées par la population et les usi-
nes ne viennent pas de nulle part. Elles sont extraites de la planète.
Et elles ne disparaissent pas. Lorsque leur usage économique est
terminé, les matières sont recyclées ou bien constituent des
déchets et des polluants, et la chaleur inexploitable de l’énergie se
100 les limites à la croissance

dissipe. Les flux de matière et d’énergie proviennent des sources


de la planète, passent par le sous-système économique et finissent
dans les exutoires de cette même planète sous forme de déchets
et de polluants (figure 3-1). Le recyclage et des modes de produc-
tion plus propres peuvent considérablement réduire les déchets
et la pollution par unité de consommation, sans pour autant les
éliminer totalement. Les humains auront toujours besoin de
nourriture, d’eau, d’air sain, d’un toit et de bien d’autres éléments
pour se développer, rester en bonne santé, mener des vies produc-
tives et générer à la fois des capitaux et une descendance. Quant
aux machines et aux bâtiments, ils auront toujours recours à
l’énergie, à l’eau, à l’air, à certains types de métaux, de produits
chimiques et de matières biologiques pour pouvoir produire des
biens et des services, être réparés et construire d’autres machines

FIGURE 3-1 – Population et capital dans l’écosystème planétaire

SYSTÈME PLANÉT
ÉCO AIR
Énergie E
solaire

Sources Énergie de
planétaire haute
s qualité

Matières et
combustible
s fossiles Sous-système
économique Énergie de
basse
qualité

Déchets
et Exutoires
pollution planétaires Perte de
chaleur

La population et le capital puisent dans des flux de combustibles et de


ressources non renouvelables issus de la planète et produisent des flux
de sortie de chaleur et de déchets qui contaminent l’air, l’eau et les sols.
(Sources : R. Goodland, H. Daly et S. El Serafy)
les limites : sources et exutoires 101

et d’autres bâtiments. Or il y a des limites au rythme auquel les


sources peuvent produire ce dont nous avons besoin, et les exu-
toires absorber ces flux sans porter préjudice aux humains, à
l’économie ni aux processus de régénération et de régulation de
la planète.
La nature de ces limites est complexe, car sources et exutoires
font eux-mêmes partie d’un système dynamique et intégré, régi
par les cycles biogéochimiques de la planète. On constate des
limites à court terme (la quantité de pétrole raffiné stockée dans
les réservoirs, par exemple) et des limites à long terme (la quantité
de pétrole accessible sous terre). Il peut y avoir interaction entre
les sources et les exutoires, et un système naturel peut à la fois
servir de source et d’exutoire. Une parcelle de terre peut ainsi
représenter une source de cultures vivrières et un exutoire pour
les pluies acides causées par la pollution de l’air. Et sa capacité à
assurer l’une des deux fonctions peut dépendre de la mesure dans
laquelle elle doit assurer l’autre.
L’économiste Herman Daly propose trois règles simples pour
définir les limites soutenables aux flux de matière et d’énergie1 :
Concernant les ressources renouvelables – le sol, l’eau, la forêt,
les poissons – leur utilisation durable ne doit pas dépasser le
rythme auquel ces ressources se régénèrent. (Ainsi, par exemple,
la pêche est dite non durable lorsque les stocks de poissons sont
pêchés plus vite que le rythme auquel la population restante se
reproduit.)
Concernant les ressources non renouvelables – combustibles
fossiles, minerais de forte teneur, eaux souterraines fossiles – leur
utilisation durable ne doit pas dépasser le rythme auquel une
ressource renouvelable, utilisée de façon soutenable, peut les
remplacer. (Exemple : un gisement de pétrole sera utilisé de façon

1. Herman Daly, « Toward Some Operational Principles of Sustainable


Development », Ecological Economics, vol. 2, no 1, avril 1990. Voir un autre
développement dans l’introduction à Herman Daly, Beyond Growth, Boston,
Beacon Press, 1996.
102 les limites à la croissance

durable si une partie des profits qu’il permet de dégager est sys-
tématiquement investie dans des éoliennes, des panneaux photo-
voltaïques ou dans la plantation d’arbres pour que, une fois le
pétrole épuisé, un flux équivalent d’énergie renouvelable soit
disponible.)
Concernant les polluants, le taux d’émission soutenable ne
doit pas dépasser le rythme auquel ces polluants peuvent être
recyclés, absorbés ou rendus inoffensifs dans l’exutoire. (Exemple :
les eaux usées peuvent être déversées dans un courant, un lac ou
un aquifère souterrain à condition de laisser le temps aux bacté-
ries et autres organismes d’absorber leurs nutriments sans être en
surnombre et déstabiliser l’écosystème aquatique.)
N’importe quelle activité provoquant la baisse d’un stock de
ressources renouvelables, le remplissage d’un exutoire à pollution
ou encore la diminution d’un stock de ressources non renouvela-
bles sans que des ressources renouvelables de substitution soient
prévues ne peut être durable. Tôt ou tard, cette activité devra
ralentir. Lors des nombreux débats autour des règles de Daly, en
milieu universitaire, en entreprise, entre des dirigeants politiques
ou au sein de la société civile, nous n’avons jamais entendu qui-
conque les remettre en question. (Cela dit, nous avons rarement
vu des personnes s’en inspirer sérieusement.) S’il existe des lois
fondamentales relatives à la durabilité, ces règles doivent en faire
partie. Et la question n’est pas de savoir si elles sont correctes,
mais si l’économie mondiale les respecte et ce qui peut arriver si
ce n’est pas le cas.
Nous allons nous servir des trois critères de Daly pour passer
rapidement en revue plusieurs sources et exutoires utilisés par
notre économie. Nous commencerons par les ressources renou-
velables et nous nous poserons la question suivante : les utilisons-
nous plus vite qu’elles ne se régénèrent ? Concernant les ressources
non renouvelables, dont les stocks, par définition, sont condam-
nés à baisser, notre interrogation sera : à quelle vitesse les matières
de haute qualité sont-elles utilisées ? Quel coût véritable en énergie
et en capitaux cela représente-t-il de les mettre à disposition de
les limites : sources et exutoires 103

notre économie ? Enfin, nous examinerons la pollution et les


déchets, ce qui nous conduira à ces questions : fait-on en sorte
qu’ils soient suffisamment inoffensifs ? S’accumulent-ils dans l’en-
vironnement ?
Ces questions, nous y répondrons non à l’aide du modèle
World3 (rien dans le présent chapitre ne relève de ce modèle),
mais au moyen de données mondiales, dans la mesure où elles
existent, source par source, exutoire par exutoire2. Dans ce cha-
pitre, nous nous limiterons à quelques-unes des nombreuses
interactions entre les sources et les exutoires (le fait, par exemple,
que pour faire pousser davantage de cultures vivrières, il faille
davantage d’énergie, ou que la pollution engendrée par une plus
grande production d’énergie puisse modifier le climat et avoir des
répercussions sur les rendements agricoles).
Les limites dont nous parlerons font partie de celles que les
chercheurs connaissent aujourd’hui dans le monde. Rien ne nous
assure qu’il s’agisse des limites les plus importantes. L’avenir nous
réserve des surprises, certaines bonnes, d’autres moins. Les tech­
nologies que nous allons évoquer seront certainement améliorées,
mais, d’un autre côté, de nouveaux problèmes vont apparaître,
encore inconnus aujourd’hui.
Nous examinerons en détail l’état des besoins physiques
fondamentaux de la planète et leurs perspectives. Notre analyse
ne vous donnera pas une vision simple et univoque du position-
nement de l’humanité par rapport aux limites de la croissance,
mais elle vous aidera à vous prononcer sur la réalité de ces limites
et sur l’impact que les politiques actuelles ont sur elles. Nous
sommes conscients des lacunes des humains dans l’appréhension
de ces limites, mais nous sommes convaincus que les données

2. Pour un examen plus récent, approfondi et systématique des limites


globales les plus imminentes, voir Lester Brown, Éco-économie, Paris, Seuil,
2003, chapitres 2 et 3. Pour un examen plus large des limites physiques globales
et des données à ce sujet, voir World Resources Institute, World Resources
2000-2001 : People and Ecosystems : The Fraying Web of Life, Oxford, Elsevier
Science Ltd., 2002, partie 2, « Data Tables ».
104 les limites à la croissance

présentées dans ce chapitre, vous aideront, vous aussi, à tirer les


quatre conclusions suivantes :
L’économie humaine utilise aujourd’hui tant de ressources
capitales et produit tant de déchets qu’elle n’est pas soutenable.
Les sources se tarissent, les exutoires se remplissent et, pour
certains, débordent. La plupart des flux ne peuvent être mainte-
nus sur le long terme, même à leur débit actuel, a fortiori s’ils
s’intensifient. Nous estimons que beaucoup vont atteindre un pic
puis décliner au cours de ce siècle.
Ces flux élevés ne sont pas nécessaires. Des changements au
niveau de la technique, des modes de répartition et des institu-
tions pourraient les réduire fortement tout en maintenant et
même en améliorant la qualité de vie moyenne des habitants de
la planète.
Le fardeau que les humains font peser sur l’environnement
dépasse d’ores et déjà les limites soutenables et ne pourra pas
durer plus d’une génération ou deux. Conséquence : on constate
déjà de nombreux impacts négatifs sur la santé humaine et sur
l’économie.
Le véritable coût des matières ne fait qu’augmenter.
Le concept d’un fardeau humain pesant sur l’environnement
est très complexe et difficile à quantifier. La meilleure approche à
l’heure actuelle est celle que nous utilisons dans cet ouvrage : il
s’agit de la notion d’empreinte écologique. Elle se définit comme
l’impact total de l’humanité sur la nature, c’est-à-dire la somme
de tous les effets de l’extraction des ressources, de l’émission de
polluants, de la consommation d’énergie, de la destruction de la
biodiversité, de l’urbanisation et des autres conséquences de la
croissance physique. C’est un concept difficile à mesurer, mais de
grands progrès ont été faits en ce sens ces dix dernières années et
d’autres sont sans doute à venir.
Il existe une méthode pertinente, mentionnée dans la préface,
qui consiste à convertir tout ce que les humains puisent dans
l’écosystème mondial en nombre d’hectares de planète nécessaires
pour que « ces services écologiques soient indéfiniment fournis ».
les limites : sources et exutoires 105

Or il y a un nombre fini d’hectares sur la planète. Cette méthode


apporte donc une réponse à ceux qui se demandent si l’humanité
demande plus que ce que la planète peut lui fournir. Selon la
figure P-1, dans la préface des auteurs, la réponse est oui. Si l’on
en croit cette mesure de l’empreinte écologique, au début du
xxie siècle, l’humanité avait besoin de 1,2 fois la surface de terres
disponibles sur la planète. En d’autres termes, elle dépassait de
20 % la limite globale. Fort heureusement, il existe de nombreuses
solutions pour atténuer cette pression, pour redescendre en deçà
des limites et répondre aux besoins et aux attentes des humains
de manière infiniment plus durable. Nous allons aborder un
certain nombre de ces solutions dans les pages qui suivent3.

Sources renouvelables
La nourriture, la terre, le sol
La plupart des terres agricoles de haute qualité sont déjà exploitées
et nous connaissons le coût environnemental que représenterait la
conversion en terres agricoles des forêts, des prairies et des zones
humides qui restent…
Une grande partie des sols restants sont moins productifs et plus
fragiles.
… Selon une analyse de l’érosion des sols au niveau mondial, la
couche arable disparaît à l’heure actuelle, selon les régions, entre 16
et 300 fois plus vite qu’elle ne peut être remplacée.
– World Resources Institute, 1998

Entre 1950 et 2000, la production mondiale de céréales a plus que


triplé, passant d’environ 590 à plus de 2 000 millions de tonnes
par an. Entre 1950 et 1975, la production céréalière a augmenté de
3,3 % en moyenne par an, c’est-à-dire plus vite que la population,
qui augmentait elle de 1,9 % chaque année (figure 3-2). Cependant,

3. D’autres solutions pour faciliter et accélérer la transition vers la durabi-


lité sont présentées de façon rigoureuse par Lester Brown, Éco-économie,
op. cit., chapitres 4-12.
106 les limites à la croissance

FIGURE 3-2 – Production céréalière mondiale


400

Production céréalière
totale
300
Indice

population
200

Production céréalière par habitant


100

0
1950 1970 1990 2010

Les agriculteurs dans le monde ont produit plus de trois fois plus de
céréales en 2000 qu’en 1950. Du fait de l’accroissement démographique,
cependant, la production par habitant a atteint un pic au milieu des
années 1980 et a légèrement baissé ensuite. La production céréalière
mondiale par habitant reste néanmoins supérieure de 40 % à celle de
1950. (Sources : FAO ; PRB)

durant les dernières décennies, l’accroissement de la production


céréalière a ralenti au point de passer en dessous du taux d’ac-
croissement démographique. La production de céréales par habi-
tant a connu un pic vers 1985 et n’a fait que baisser lentement
depuis4.
Nous disposons cependant d’assez de nourriture, du moins
en théorie, pour nourrir correctement tous les humains. La quan­
tité totale de céréales produites dans le monde en 2000 aurait
permis à 8 milliards d’individus de vivre avec le minimum vital
pour peu qu’elle ait été équitablement distribuée, qu’elle n’ait pas
servi à nourrir les animaux, qu’elle n’ait pas été attaquée par les
nuisibles ou qu’on ne l’ait pas laissée pourrir entre les phases de
récolte et de consommation. Les céréales représentent à peu près

4. Lester R. Brown, « Feeding Nine Billion », in Lester Brown et al., State of


the World 1999, New York, W. W. Norton, 1998.
les limites : sources et exutoires 107

50 % de la production agricole mondiale (mesurée en calories). Si


l’on y ajoute la production annuelle de tubercules, de légumes, de
fruits, de poisson et de produits issus d’animaux élevés sur pâtu-
rage et non au grain, on a assez pour fournir aux 6 milliards
d’habitants du début du xxie siècle une alimentation saine et
variée5.
Les pertes post-récolte varient selon les cultures et les zones
géographiques, allant de 10 à 40 %6. La distribution est tout sauf
égalitaire et une grande partie de la production sert à nourrir les
animaux et non les humains. Voilà pourquoi la faim persiste,
alors que la théorie nous prouve que l’inverse est possible. Et
selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et
l’agriculture (FAO), 850 millions de personnes environ souffrent
d’un manque chronique de nourriture7.
Les personnes qui ont faim sont avant tout les femmes et les
enfants. Dans les pays en développement, un enfant sur trois est
dénutri8. Quelque 200 millions d’individus en Inde connaissent
une faim chronique, ils sont plus de 200 millions en Afrique,
40 millions au Bangladesh et 15 millions en Afghanistan9. Environ
neuf millions de personnes meurent chaque année de causes liées
à la faim, ce qui fait en moyenne 25 000 décès par jour.
Jusqu’ici, le nombre de personnes souffrant de la faim est resté
à peu près constant à mesure que la population a augmenté. On
estime que le nombre annuel de décès dus à la faim a lentement

5. Selon nos calculs, en tablant sur des besoins de subsistance de 230 kg de


céréales par personne et par an.
6. World Resources Institute, World Resources 1998-99 : Environmental
Change and Human Health, Washington, DC, World Resources Institute, 1998.
7. Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture
(FAO), La sixième enquête mondiale sur l’alimentation, Rome, FAO, 1996.
8. P. Pinstrup-Anderson, R. Pandya-Lorch et M. W. Rosengrant, The World
Food Situation : Recent Developments, Emerging Issues, and Long-Term Pros­
pects, Washington, DC, Institut international de recherche sur les politiques
alimentaires, 1997.
9. Lester R. Brown, Michael Renner et Brian Halweil, Vital Signs 1999, New
York, W. W. Norton, 1999.
108 les limites à la croissance

baissé, ce qui représente un progrès considérable. Dans ce monde


où la population croît et où les limites se font pressantes, le pro-
blème de la faim ne s’aggrave pas. Il reste cependant des poches
de résistance de ce fléau et la malnutrition chronique touche des
zones plus étendues qu’auparavant.
La faim ne persiste pas à cause des limites physiques imposées
par notre planète, du moins pas encore. Nous pourrions faire
pousser davantage de cultures vivrières. La figure 3-3 montre
ainsi les rendements céréaliers dans différents pays et dans le
monde. À cause des disparités de sols et de climats, on ne peut
pas attendre de chaque hectare de terre qu’il ait un rendement
aussi élevé que celui des zones les plus favorables. Mais la produc-
tion pourrait sans aucun doute augmenter dans bien des endroits
grâce à des techniques que l’on connaît déjà et qui sont très lar-
gement employées.
Dans une étude approfondie des sols et des climats de 117 pays
d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, la FAO a estimé que seuls
19 de ces pays ne parviendraient pas à nourrir leur population en
l’an 2000 à partir des terres dont ils disposent, dans l’hypothèse
où ils pourraient exploiter chaque hectare potentiellement arable
et où ils obtiendraient les meilleurs rendements possibles techni-
quement. Toujours selon cette étude, si toutes les terres cultiva-
bles étaient allouées à la production de nourriture, s’il n’y avait
pas d’érosion des sols, si les conditions climatiques et la gestion
étaient idéales et si ces 117 pays faisaient un usage sans limite des
intrants agricoles, ils pourraient multiplier par 16 leur production
de nourriture10.

10. G. M. Higgins et al., Potential Population Supporting Capacities of


Lands in the Developing World, Rome, FAO, 1982. Cette étude technique est
résumée dans un rapport non technique de Paul Harrison, Land, Food, and
People, Rome, FAO, 1984. Cette multiplication par 16 s’appuie sur des hypothè-
ses extrêmement optimistes et n’est valable que pour les pays en développe-
ment, qui partent de rendements peu élevés. La FAO n’a pas mené d’étude
similaire sur les terres des pays industrialisés.
les limites : sources et exutoires 109

Ces hypothèses sont bien sûr loin d’être réalistes. Étant donné
les conditions climatiques et les pratiques agricoles, la nécessité
d’utiliser les terres à d’autres fins que la production de nourriture
(pour les forêts, les pâturages, l’habitat humain, la protection des
bassins versants et de la biodiversité, entre autres), étant donné
également les problèmes liés à l’écoulement des engrais et des
pesticides, les limites à la production de nourriture sont cons­i­
dérablement plus basses en pratique qu’en théorie. Et, de fait,
comme nous l’avons vu, la production céréalière par habitant
baisse depuis 1985.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, nous assistons à une remar-
quable hausse de la production et de la productivité agricoles dans
les pays en développement. Si, dans de nombreuses régions, cette
croissance s’est apparemment faite de façon soutenable, dans d’au­
tres, elle a été le fruit de deux processus non durables : le défriche-
ment de nouvelles terres présentant un potentiel productif moindre
ou une plus grande vulnérabilité, et l’intensification de la production
par l’exploitation excessive et la destruction des ressources de base
du sol11.
La limite la plus évidente est la terre12. Les estimations quant
à la surface de terre potentiellement cultivable sur la planète
s’échelonnent entre deux et quatre milliards d’hectares, selon le

11. Sara J. Scherr, « Soil Degradation : A Threat to Developing-Country


Food Security by 2020 ? », IFPRI Discussion Paper 27, Washington, DC, IFPRI,
février 1999.
12. La nourriture fournie par la mer est encore plus limitée que celle qui
nous vient de la terre et il fait encore moins de doute que son exploitation se
situe au-delà des limites durables. Les projets futuristes en matière d’aliments
non issus de la terre – aquaculture, levure en cuve, etc. – resteront des sources
de production d’aliments marginales, principalement du fait de l’énergie et des
capitaux qu’elles nécessitent et de la pollution qu’elles engendrent. Les cultures
qui ne pousseraient pas dans la terre en exploitant l’énergie du soleil grâce à la
photosynthèse seraient encore moins soutenables que notre système actuel.
Quant aux cultures génétiquement modifiées, pour le moment du moins, elles
semblent avoir davantage été mises au point pour résister aux nuisibles et aux
herbicides et réduire l’utilisation d’intrants coûteux que pour augmenter les
rendements.
110 les limites à la croissance

FIGURE 3-3 – Rendements céréaliers


80
Blé
France

60

40
Chine

USA Monde
20
Inde
Iran

0
1950 1960 1970 1980 1990 2000

80
Riz
kg par hectare et par an

60
Japon
Chine Indonésie
40 Monde
Philippines

20 Thaïlande

0
1950 1960 1970 1980 1990 2000

80
Maïs USA Égypte

60

Chine
40 Monde

Brésil
20
Tanzanie

0
1950 1960 1970 1980 1990 2000

Les rendements du blé, du riz et du maïs sont élevés dans les pays
industrialisés. Dans certains pays émergents ou en développement,
comme la Chine, l’Égypte et l’Indonésie, ils augmentent rapidement.
Dans d’autres, ils sont encore très bas, mais possèdent un énorme
potentiel de progression. (Afin de lisser les variations climatiques
annuelles, une moyenne des rendements présentés sur ces graphiques
a été réalisée tous les trois ans.) (Source : FAO)

sens que l’on donne au terme « cultivable ». Environ 1,5 milliard


d’hectares sont véritablement cultivés, une surface qui est restée
quasi constante depuis 30 ans. L’augmentation de la production
de nourriture vient presque entièrement d’une hausse des rende-
les limites : sources et exutoires 111

ments et non d’une expansion nette des surfaces. Mais cela ne


signifie pas que les zones de terres cultivées soient entretenues.
De nouvelles terres agricoles sont sans cesse mises en production,
tandis que les terres autrefois productives sont abandonnées à
l’érosion, à la salinisation, à l’urbanisation et à la désertification.
Jusqu’ici, les pertes et les ajouts de terres se sont peu ou prou
équilibrés, en surface si ce n’est en qualité. Étant donné que les
meilleures terres sont généralement celles qui sont exploitées en
premier, les sols jadis riches se dégradent tandis que des terres
plus marginales sont exploitées13.
Le Programmes des Nations Unies pour l’environnement a
estimé, en 1986, qu’au cours du dernier millénaire, les humains
avaient transformé environ deux milliards d’hectares de terre
agricole productive en terres incultes14, ce qui fait plus que l’en-
semble des terres cultivées aujourd’hui. Quelque 100 millions
d’hectares de terres irriguées ont été salinisés et 110 autres mil-
lions ont vu leur productivité baisser. La perte d’humus s’accroît :
de 25 millions de tonnes par an avant la révolution industrielle,
elle est passée à 300 millions de tonnes par an au cours des der-
niers siècles et a atteint 760 millions de tonnes par an ces 50 der-
nières années15. Non seulement cette perte d’humus diminue la
fertilité du sol, mais elle contribue à l’accumulation de dioxyde
de carbone dans l’atmosphère.
La première évaluation mondiale de l’érosion des sols d’après
des études similaires menées par plusieurs centaines d’experts

13. Pour un excellent bilan des études sur la disparition des sols dans le
monde, voir Sara J. Scherr, « Soil Degradation », op. cit.
14. Programme des Nations Unies pour l’environnement, « Farming Systems
Principles for Improved Food Production and the Control of Soil Degradation
in the Arid, Semi-Arid, and Humid Tropics », compte rendu d’une réunion
d’experts cocommanditée par l’International Crops Research Institute for the
Semi-Arid Tropics, Hyderabad, Inde, 1986.
15. B. G. Rosanov, V. Targulian et D. S. Orlov, « Soils », in B. L. Turner et
al., The Earth as Transformed by Human Action : Global and Regional Changes
in the Biosphere Over the Past 30 Years, Cambridge, Cambridge University
Press, 1990. Voir également Lester R. Brown, Éco-économie, op. cit.
112 les limites à la croissance

régionaux a été publiée en 1994. Elle concluait que 38 % (562


millions d’hectares) des terres agricoles utilisées à l’époque
avaient été dégradés (à quoi s’ajoutait 21 % des pâturages perma-
nents et 18 % des surfaces boisées)16. Le degré de dégradation allait
de léger à profond.
Nous n’avons pas trouvé de chiffres à l’échelle internationale
concernant la conversion de terres agricoles en routes et en habi-
tations, mais la perte doit être importante. On estime que la ville
de Jakarta s’étend aux dépens de terres cultivées au rythme de
20 000 hectares par an. Le Viêtnam a perdu 20 000 hectares par
an de rizières au profit du développement urbain. La Thaïlande a
transformé 34 000 hectares de terres agricoles en parcours de golf
entre 1989 et 1994. La Chine a sacrifié 6,8 millions d’hectares de
terres arables à son développement entre 1987 et 1992, mais, dans
le même temps, elle a converti 3,8 millions d’hectares de forêts et
de pâturages en cultures. Quant aux États-Unis, ils couvrent
d’asphalte environ 170 000 hectares de terres cultivées chaque
année17.
Conséquence de ce type d’évolution, deux sources renouve-
lables sont en train de diminuer. La première est la qualité des
sols cultivés (épaisseur, quantité d’humus, fertilité). Cette perte
de qualité restera sans doute longtemps invisible dans la produc-
tion de nourriture, car les nutriments du sol peuvent être rempla-
cés par les nutriments présents dans les engrais chimiques18. Ces
derniers masqueront les dommages causés à la terre, mais pas
indéfiniment. Ils constituent eux-mêmes un intrant non durable
dans le système agricole, car ils retardent les signaux concernant

16. L. R. Oldeman, « The Global Extent of Soil Degradation », in D. J.


Greenland et T. Szaboles (dir.), Soil Resilience and Sustainable Land Use,
Wallingford, UK, Commonwealth Agricultural Bureau International, 1994.
17. Tous les chiffres de ce paragraphe sont tirés de Gary Gardner,
« Shrinking Fields : Cropland Loss in a World of Eight Billion », Worldwatch
Paper, no 131, Washington, DC, Worldwatch Institute, 1996.
18. World Resources Institute, World Resources 1998-99, op. cit.. On estime
que la dégradation des sols entre 1945 et 1990 a réduit la production mondiale
de nourriture de 17 % par rapport à ce qu’elle aurait pu être.
les limites : sources et exutoires 113

la fertilité de la terre. Or le retard est l’une des caractéristiques


structurelles qui mènent au dépassement des limites.
La seconde source dans laquelle nous puisons de façon non
soutenable est la terre en elle-même. Puisque des millions d’hec-
tares sont dégradés et abandonnés et que la surface de terres
cultivées reste à peu près la même, cela signifie que la superficie
de terres potentiellement arables (essentiellement les forêts,
comme nous allons le voir plus loin dans ce chapitre) diminue,
tandis que la surface de terres incultes et improductives aug-
mente. Nous produisons donc le flot d’aliments qui subvient aux
besoins de la population humaine en occupant sans cesse de
nouvelles terres et en abandonnant derrière nous des sols épuisés,
salinisés, érodés ou goudronnés. Il faut de toute évidence mettre
un terme à une telle pratique.
Si la population croît de façon exponentielle et que la surface
de terres cultivées reste à peu près la même, c’est donc que la sur-
face cultivée par personne diminue. Elle est effectivement passée
de 0,6 hectare par personne en 1950 à 0,25 hectare en 2000. Et s’il
a été possible de continuer à nourrir une population en augmen-
tation à partir d’une surface de terre plus réduite, c’est seulement
grâce à l’amélioration des rendements. Un hectare de riz produi-
sait en moyenne 2 tonnes par an en 1960 et 3,6 tonnes en 1995 ;
dans des conditions expérimentales, des rendements extrêmes de
10 tonnes ont même été atteints. Aux États-Unis, le rendement du
maïs est passé d’une moyenne de 5 tonnes par hectare en 1967 à
plus de 8 tonnes en 1997, les meilleurs producteurs atteignant
20 tonnes lors de certaines années exceptionnelles.
Quel enseignement tirer de toutes ces données en ce qui
concerne l’éventuelle rareté des terres agricoles à l’avenir ? La
figure 3-4 propose différents scénarios pour le siècle en cours. Elle
montre les liens étroits entre la surface totale de terres cultivées,
l’accroissement démographique, les rendements moyens et les
différents régimes alimentaires.
La partie grisée représente la surface totale de terres cultiva-
bles, comprise entre les 1,5 milliard d’hectares actuels et la limite
114 les limites à la croissance

supérieure théorique de 4 milliards d’hectares. Les terres de la


partie haute de cette zone grisée seront bien moins productives
que celles situées à sa base. La surface totale de terres cultivées
pourrait naturellement baisser, mais nous formulons l’hypothèse
qu’il n’y aura plus aucune perte de terres. Pour chaque scénario,
nous partons du principe que la population mondiale va croître
conformément aux prévisions médianes des Nations Unies.
C’est un cas de figure étonnant. Nous continuons régulièrement à
progresser, mais quand on examine ce qui se fait de mieux, on
constate que le rendement du maïs ne semble pas avoir changé
en 25 ans. Le rendement annuel moyen continue à augmenter de
90 kg/ha, mais les investissements dans la recherche sur la culture
de cette céréale ont eux été multipliés par quatre. Quand chaque pas
en avant devient plus difficile à faire, cela signifie que les résultats
sont moins bons.
– Kenneth S. Cassman, 1999
Je n’arrive pas à voir de quel côté une augmentation [des rende-
ments] va bien pouvoir venir au cours des 50 prochaines années.
– Vernon Ruttan, 1999
Les rendements de riz maximums sont les mêmes depuis 30 ans.
Nous stagnons actuellement en termes de biomasse et il n’est pas
facile de trouver un remède à cela.
– Robert S. Loomis, 1999
De toute évidence, la progression des rendements devient plus
lente et plus coûteuse. D’ailleurs, certains experts agricoles améri-
cains redoutaient déjà en 1999 une « stagnation des rendements »19.
L’érosion, le changement climatique, la cherté des combustibles
fossiles, la baisse de niveau des nappes phréatiques, entre autres,
pourraient également entraîner une diminution des rendements,
mais dans la figure 3-4, nous partons de l’hypothèse que les ren-
dements seront maintenus ou doubleront au cours du siècle.

19. Les citations de Cassman, Ruttan et Loomis viennent de Charles C.


Mann, « Crop Scientists Seek a New Revolution », Science, vol. 283, no 5400,
15 janvier 1999.
les limites : sources et exutoires 115

FIGURE 3-4 – Scénarios possibles pour l’avenir de l’agriculture

Limite supérieure des terres disponibles pour les cultures


4
(a)
Scénarios

3
Milliards d’hectares

Surface de terres requise


Surface de terres nouvelles estimées
avec les rendements actuels
disponibles pour les cultures
(b)
(c)
2
Surface de terres requise avec
un doublement des rendements actuels
(d)
1

Terres cultivées et en culture permanente

0
1900 1950 2000 2050 2100

La surface des terres cultivables au xxie siècle sera sans doute comprise
entre 1,5 et 4 milliards d’hectares, ce qui est représenté par la partie
grisée. Nous partons ici de l’hypothèse que l’accroissement démogra-
phique va suivre les prévisions médianes des Nations Unies. Les diffé-
rents scénarios post-2000 montrent la surface de terres requise pour
produire des aliments selon les rendements actuels à l’hectare, selon
un doublement de ces rendements, selon que l’on maintient les nor-
mes alimentaires actuelles et selon que l’on généralise le régime ali-
mentaire moyen d’un habitant d’un pays d’Europe de l’Ouest en 2000.
(Sources : Nations unies, PRB, FAO, G. M. Higgins et al.)

Dans l’hypothèse où les rendements actuels seraient mainte-


nus, la courbe (a) représente une projection des hectares de terres
nécessaires pour nourrir la population selon les normes moyen-
nes d’alimentation en Europe de l’Ouest en l’an 2000. La courbe
(b) représente les terres nécessaires si l’on continue au cours
de ce siècle selon le régime alimentaire actuel inadapté des habi-
tants de la planète. Les courbes (c) et (d) représentent les mêmes
informations que les courbes (a) et (b), dans l’hypothèse où les
rendements doubleraient.
La figure 3-4 montre bien à quelle vitesse la croissance expo-
nentielle de la population peut faire basculer la planète d’une
116 les limites à la croissance

situation où les terres sont abondantes à une situation où elles


sont rares.
Mais cette figure montre également le nombre de solutions
d’adaptation en fonction de la résilience des ressources naturelles
et de l’adaptabilité technique et sociale des humains. Si on ne
perdait plus de terres, si les rendements doublaient dans le monde,
si les terres dégradées pouvaient être restaurées, alors chacun des
6 milliards d’habitants que compte cette planète pourrait avoir
assez à manger et chacun des 9 milliards prévus pour 2050 aussi.
En revanche, si l’érosion augmente, si les taux d’irrigation ne
peuvent être maintenus, s’il s’avère trop coûteux de développer
ou de restaurer des terres, trop difficile ou trop risqué sur le plan
environnemental de multiplier par deux les rendements mon-
diaux moyens et si la croissance démographique ne se stabilise
pas et fait mentir les prévisions des Nations Unies, l’alimentation
pourrait rapidement devenir un grave problème, au niveau local
et international. La raréfaction des aliments nous paraîtrait
soudaine, mais elle ne serait que la conséquence de la poursuite
de tendances exponentielles.
L’exploitation non durable des ressources agricoles est la
conséquence de nombreux facteurs, comme la pauvreté, la déses-
pérance, l’étalement urbain, le surpâturage et la surexploitation
des sols, l’ignorance, les récompenses économiques attribuées
aux méthodes de production à court terme plutôt qu’aux gestions
à long terme, et l’incompétence des responsables en écologie et
plus particulièrement en écologie des sols.
Il existe d’autres limites que les sols et la terre à la production
de nourriture, parmi lesquelles figurent l’eau (nous y reviendrons
très prochainement), l’énergie et les sources et exutoires des
produits chimiques agricoles20. Dans plusieurs régions du monde,

20. Pour un excellent examen de tous ces facteurs et de leur possible impact
sur l’agriculture de demain, voir Rosamond Naylor, « Energy and Resource
Constraints on Intensive Agricultural Production », Annual Reviews of Energy
and Environment, vol. 21, 1996.
les limites : sources et exutoires 117

certaines de ces limites sont déjà dépassées. Les sols s’érodent,


l’irrigation fait baisser le niveau des nappes phréatiques et les
ruissellements des champs polluent les eaux de surface et les
eaux souterraines. Les grandes entités hydrologiques de la planète
contiennent ainsi 61 zones mortes d’envergure, c’est-à-dire des
zones où les écoulements de substances nutritives, dus avant tout
à l’utilisation d’engrais et à l’érosion du sol, tuent toute vie aquati-
que ou presque. Certaines de ces zones mortes sont permanentes,
d’autres apparaissent seulement l’été, après que les ruissellements
du printemps ont entraîné les résidus d’engrais venus des cultures
situées en amont. La zone morte du Mississippi fait 21 000 km²,
soit la surface de l’État du Massachusetts21. Les pratiques agricoles
qui provoquent de tels dégâts écologiques ne sont pas soutenables.
Pas plus qu’elles ne sont nécessaires.
Dans de nombreuses régions, les sols ne s’érodent pas, la terre
n’est pas laissée à l’abandon et les produits chimiques ne polluent
ni les sols ni l’eau. Les méthodes agricoles qui préservent ces
derniers et les enrichissent – cultures en terrasses, labour en
courbes de niveau, compostage, cultures de couverture, polycul-
ture et assolement – sont connues et pratiquées depuis des siècles.
D’autres méthodes, particulièrement applicables en zone tropi-
cale, comme la culture en bandes et l’agroforesterie, s’avèrent
efficaces dans des stations expérimentales ou sur le terrain22. Dans
des exploitations de toutes sortes, en zones tempérées comme en
zones tropicales, on obtient des rendements élevés de façon dura-
ble sans utiliser de grandes quantités d’engrais de synthèse ni de
pesticides, et souvent même sans en utiliser du tout.
Et il est bien question ici de rendements élevés. C’est un fait
avéré : pour être agriculteur « biologique », pas besoin de revenir
à l’âge de pierre ni de se cantonner aux méthodes et à la faible

21. Janet McConnaughey, « Scientists Seek Ways to Bring Marine Life Back
to World’s ‘Dead Zones’ », Los Angeles Times, 8 août 1999.
22. Voir, par exemple, Michael J. Dover et Lee M. Talbot, To Feed the Earth :
Agro-Ecology for Sustainable Development, Washington, DC, World Resources
Institute, 1987.
118 les limites à la croissance

productivité d’il y a 100 ans. La plupart de ces agriculteurs utili-


sent des variétés à haut rendement, des machines permettant de
travailler moins et des méthodes écologiques et sophistiquées de
fertilisation et de lutte contre les nuisibles. Leurs rendements
équivalent le plus souvent à ceux de leurs collègues non biologi-
ques et leurs profits sont généralement plus élevés23. Si une petite
fraction de la recherche consacrée aux intrants chimiques et aux
modifications génétiques était allouée aux méthodes de produc-
tion biologiques, l’agriculture bio serait encore plus productive.
Comparées à l’agriculture intensive conventionnelle, les alternatives
« biologiques » peuvent améliorer la fertilité des sols et ont moins
d’effets néfastes sur l’environnement. Ces alternatives permettent en
outre d’obtenir des rendements équivalents à ceux des méthodes
classiques24.
Une agriculture durable est non seulement possible, mais elle
est déjà mise en pratique partout dans le monde. Des millions
d’agriculteurs emploient des techniques saines pour la terre et
s’aperçoivent qu’à mesure que les sols s’améliorent, les rendements
augmentent. Quant aux consommateurs, dans les pays riches au
moins, ils sont de plus en plus demandeurs d’aliments produits de
cette façon et sont prêts à les payer plus cher. Aux États-Unis et en
Europe, le marché des produits biologiques s’est développé de 20
à 30 % par an au cours des années 1990. Et en 1998, les ventes
d’aliments et de boissons biologiques sur les principaux marchés
du monde s’élevaient à 13 milliards de dollars25.

23. La littérature portant sur l’agriculture « biologique », « à faible utilisa-


tion d’intrants » ou « écologique » est abondante. Pour consulter des exemples
du monde entier, aller sur le site de l’International Federation of Organic
Agriculture Movements sur <www.ifoam.org>.
24. David Tilman, « The Greening of the Green Revolution », Nature, vol.
396, no 6708, 19 novembre 1998 ; voir également L. E. Drinkwater, P. Wagoner
et M. Sarrantonio, « Legume-Based Cropping Systems Have Reduced Carbon
and Nitrogen Losses », Nature, vol. 396, no 6708, 19 novembre 1998
25. FoodReview no 24-1, Washington, DC, Food and Rural Economics
Division, US Department of Agriculture, juillet 2001.
les limites : sources et exutoires 119

Pourquoi n’avons-nous pas parlé du potentiel des cultures


génétiquement modifiées ? Parce que le débat persiste. Et on ne
sait toujours pas avec certitude si les manipulations génétiques
sont nécessaires pour nourrir la planète, ni si elles sont soutena-
bles. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas assez de nourriture à
acheter que les populations ont faim, c’est parce qu’elles n’ont pas
l’argent nécessaire. Donc produire davantage d’aliments onéreux
ne les aidera pas. Et si le génie génétique est susceptible d’accroî-
tre les rendements, il existe d’autres moyens, encore non exploi-
tés, de les accroître sans interventions sur le génome. Celles-ci ont
en effet le double inconvénient de relever de technologies de
pointe, donc d’être inaccessibles à l’agriculteur moyen, et de
présenter des risques environnementaux. L’engouement pour les
cultures issues des biotechnologies est déjà en train de subir un
inquiétant retour de manivelle, tant sur les plans écologique et
agricole que sur celui de l’opinion26.
La quantité de nourriture produite aujourd’hui suffirait à
nourrir plus que correctement la planète entière. Et on pourrait
en produire davantage. On pourrait le faire en polluant moins,
sur une surface de terres plus réduite et en utilisant moins de
combustibles fossiles ; des millions d’hectares pourraient ainsi
être rendus à la nature et pourraient constituer une source de
fibres ou de fourrage ou servir à la production d’énergie. Et cela
pourrait être fait de façon à ce que les agriculteurs soient recon-
nus à leur juste valeur, en tant que nourrisseurs de la planète.
Mais jusqu’ici, la volonté politique a souvent fait défaut et, en
réalité, dans de nombreuses régions du monde, les sols, la terre
et les sources nutritives d’aliments dépérissent et, avec eux, les
économies et les communautés agricoles. Dans ces régions, vu
les pratiques actuelles, la production agricole a dépassé de nom-
breuses limites. Et à moins que des changements, parfaitement
faisables, interviennent rapidement, la population humaine en

26. Voir Donella H. Meadows, « Poor Monsanto », in Whole Earth Review,


été 1999.
120 les limites à la croissance

augmentation devra tenter de se nourrir grâce à un plus petit


nombre d’agriculteurs travaillant à partir de ressources en baisse.

L’eau
Dans de nombreux pays, industrialisés ou en développement, les
modes actuels d’utilisation de l’eau ne sont pas durables… La planète
est confrontée dans plusieurs régions à des problèmes de disponibilité
et de qualité de l’eau qui s’aggravent… Ces problèmes précarisent
l’une des ressources sur lesquelles la société humaine s’est bâtie.
– UN Comprehensive Assessment
of the Freshwater Resources, 1997

L’eau douce n’est pas présente partout sur la planète. C’est une
ressource avant tout régionale, disponible dans certains bassins
versants seulement, si bien que les limites la concernant prennent
des formes très diverses. Dans certains bassins, ces limites sont
saisonnières et dépendent de la faculté du sol à stocker l’eau
pendant les périodes sèches. Dans d’autres zones, elles sont déter-
minées par la vitesse d’infiltration des eaux souterraines, par la
vitesse de fonte des glaces ou encore par la capacité des sols
forestiers à emmagasiner l’eau. Et comme l’eau est à la fois une
source mais aussi un exutoire, son utilisation peut également être
limitée par son degré de pollution en amont ou lors de son par-
cours souterrain.
Le caractère intrinsèquement régional de l’eau douce n’empê-
che pas de procéder à des évaluations au niveau mondial, évalua-
tions qui sont de plus en plus inquiétantes. L’eau est à la fois la
ressource la moins remplaçable et la plus vitale. Les limites la
concernant ont des répercussions sur d’autres flux nécessaires :
aliments, énergie, ressources halieutiques et vie sauvage. L’extrac­
tion d’autres ressources – aliments, minerais et produits fores-
tiers – peut à son tour affecter la disponibilité ou la qualité de
l’eau. Dans un nombre de plus en plus important de bassins à
travers le monde, il ne fait aucun doute que les limites sont d’ores
et déjà dépassées. Dans certains des pays les plus pauvres, mais
les limites : sources et exutoires 121

aussi dans certains des plus riches, les prélèvements d’eau par
habitant sont en baisse du fait de problèmes environnementaux,
d’élévation des coûts ou de la raréfaction de la ressource.
La figure 3-5 a une valeur purement illustrative, car c’est une
synthèse à l’échelle mondiale de nombreux bassins hydrographi-
ques régionaux. On pourrait cependant établir un graphique
similaire par région avec les mêmes caractéristiques : une limite,
un certain nombre de facteurs qui peuvent repousser ou au
contraire abaisser cette limite, et une progression en direction de
cette limite et parfois au-delà.
En haut du graphique figure la limite physique supérieure à
l’utilisation de l’eau par l’homme, c’est-à-dire le flux annuel total
des courants et des fleuves du monde entier (en incluant l’alimen-
tation de tous les aquifères souterrains). C’est la source renouve-
lable dans laquelle est puisée l’intégralité ou presque des intrants
en eau douce dans l’économie humaine. Cela représente une
quantité considérable d’eau : 40 700 km3 par an, soit un volume
suffisant pour remplir les cinq grands lacs d’Amérique du Nord
tous les quatre mois. Cette limite peut sembler très éloignée étant
donné les prélèvements humains actuels qui dépassent à peine
5 % de ce total, soit 2 290 km3 par an27.
Dans la pratique, cependant, cet écoulement d’eau douce ne
peut pas être exploité dans son intégralité. Il est pour une grand
part saisonnier. En effet, 29 000 km3 d’eau se déversent chaque
année dans la mer lors des crues, ce qui ne laisse que 11 000 km3
d’eau disponibles tout au long de l’année, soit la somme des flux
d’alimentation des cours d’eau et des nappes souterraines.
La figure 3-5 montre que les humains repoussent la limite
des écoulements en construisant des barrages pour recueillir les
eaux de crue. À la fin du xxe siècle, les barrages avaient permis
d’augmenter la quantité d’écoulements exploitables d’environ

27. Sandra Postel, Gretchen C. Daily et Paul R. Ehrlich, « Human Appro­


priation of Renewable Fresh Water », Science, vol. 271, no 5250, 9 février 1996.
Tous les chiffres de la figure 3-5 sont tirés de cet article.
122 les limites à la croissance

FIGURE 3-5 – Ressources d’eau douce


50 000

Apport annuel net d’eau douce


aux continents
40 000

30 000
Km3 par an

Écoulement
des crues

20 000

Écoulement en zones non habitées


Écoulement de base Effet des
10 000 barrages
Écoulement accessible Disponibilité pour
l’utilisation humaine
Polluée
Utilisation humaine totale
Consommée
0
1800 1850 1900 1950 2000

Ce graphique présentant les réserves et l’utilisation mondiales d’eau


douce montre d’une part à quelle vitesse l’augmentation de la consom-
mation et de la pollution nous rapproche de la quantité totale d’eau
accessible et d’autre part le rôle essentiel que jouent les barrages dans
la stabilité des réserves.

3 500 km3 par an28. Les barrages inondent bien entendu les terres
et il s’agit souvent de terres agricoles de très bonne qualité. Et ils
permettent de produire de l’électricité. Ils augmentent également
l’évaporation du bassin fluvial, ce qui réduit les écoulements nets
et modifie les écosystèmes riverains et aquatiques. Les barrages
finissent tôt ou tard par s’envaser, si bien qu’ils ne représentent
pas une source d’approvisionnement durable ; ils induisent en

28. La capacité totale des retenues d’eau conçues par l’homme est d’environ
5 500 km3, mais un peu plus de la moitié seulement est disponible de façon
soutenable.
les limites : sources et exutoires 123

outre un temps de réaction à très long terme par rapport aux


limites, avec de nombreux effets secondaires positifs et négatifs.
Il existe d’autres méthodes que les barrages pour repousser la
limite des quantités d’eau disponibles : on peut par exemple pro-
céder à la désalinisation de l’eau de mer ou transporter l’eau sur
de longues distances. Cela peut entraîner d’importants change-
ments localement, mais ces méthodes sont gourmandes en éner-
gie et coûtent cher. Elles ont pour l’instant une portée trop
limitée pour se détacher sur un graphique à l’échelle planétaire29.
Les flux durables d’eau douce ne se situent pas tous dans
les zones habitées. Le bassin amazonien représente ainsi 15 %
des écoulements mondiaux, mais n’abrite que 0,4 % de la popu-
lation de la planète. De même, les cours d’eau du grand nord
de l’Amérique et de l’Eurasie charrient 1 800 km3 d’eau par an
dans des régions très peu peuplées. Les écoulements réguliers
difficilement accessibles pour l’humain s’élèvent ainsi à environ
2 100 km3 par an.
Si l’on prend les 11 000 km3 de flux durables, plus les 3 500 que
l’on doit aux barrages, moins les 2 100 qui sont inaccessibles, cela
laisse 12 400 km3 de flux durables accessibles par an. Il s’agit là de
la limite supérieure prévisible de réserves renouvelables d’eau
douce dont l’humain peut disposer30.

29. En 1996, la capacité mondiale de désalinisation de l’eau s’élevait à 6,5


km3 par an, ce qui représente environ 0,1 % de toute l’eau utilisée par l’homme.
La désalinisation coûte cher et consomme beaucoup d’énergie. Sept des 10 pays
possédant la plus grande capacité de désalinisation se situaient dans le golfe
Persique, région où les autres sources d’eau douce sont rares mais où l’énergie
tirée des combustibles fossiles, non renouvelables, est bon marché. Peter H.
Gleick, The World’s Water 1998-99, Washington, DC, Island Press, 1999.
30. Cette limite pourrait être repoussée, et va sans doute l’être, par la
construction de nouveaux barrages, mais les sites les plus accessibles et pouvant
accueillir les plus grands barrages sont déjà en grande partie exploités. De plus
en plus de voix s’élèvent en outre contre les barrages du fait de leur impact sur
les terres agricoles, les habitations humaines et la vie sauvage. Voir à ce propos le
rapport final de la Commission mondiale des barrages intitulé Dams and
Development : A New Framework for Decision-Making, Londres, Earthscan, 2000.
124 les limites à la croissance

Les prélèvements humains destructeurs (c’est-à-dire lorsque


l’eau n’est pas rendue aux courants ni aux nappes souterraines
parce qu’elle s’évapore ou est incorporée à des cultures ou des pro-
duits) s’élèvent à 2 290 km3 par an. D’autre part, 4 490 km3 d’eau
sont utilisés pour diluer ou emporter la pollution. L’ensemble fait
un total de 6 780 km3 par an, soit un tout petit peu plus que la
moitié de tous les écoulements d’eau douce durables.
Cela signifie-t-il que nous pourrions multiplier par deux
notre utilisation d’eau ? Un tel doublement est-il susceptible de
se produire ?
Si la demande moyenne par habitant n’évoluait pas et que la
population atteignait les 9 milliards d’individus en 2050 comme
le prévoient pour l’heure les Nations Unies, les humains prélève-
raient 10 200 km3 d’eau par an, c’est-à-dire 82 % des écoulements
durables d’eau douce dans le monde. Si non seulement la popula-
tion mais aussi la demande augmentaient, nous serions confron-
tés à de graves restrictions bien avant 2100. Tout au long du
xxe siècle, les prélèvements en eau ont progressé environ deux fois
plus vite que la population31. Mais cette ressource se raréfiant, il
est probable que la consommation par habitant stagne voire
chute. La courbe des prélèvements accuse d’ores et déjà un net
ralentissement et, à certains endroits, elle est même descendante.
Or la consommation d’eau dans le monde est inférieure de moitié
à ce qu’on avait prévu il y a 30 ans en extrapolant les courbes
exponentielles32.
Après avoir doublé tous les 20 ans durant le xxe siècle, les
prélèvements d’eau aux États-Unis ont connu un pic en 1980 ;
depuis, ils ont baissé d’environ 10 % (figure 3-6). Les raisons de
cette baisse sont nombreuses et sont toutes conformes à ce qui
survient quand une économie est face à une raréfaction de l’eau.
L’utilisation de l’eau par l’industrie a chuté de 40 %, en partie du
fait de la délocalisation de l’industrie lourde vers d’autres régions

31. World Resources Institute, World Resources 1998-99, op. cit.


32. Peter Gleick, The World’s Water, op. cit.
les limites : sources et exutoires 125

FIGURE 3-6 – La consommation d’eau aux États-Unis


800

Prélèvements d’eau totaux


600
Approvision-
nement public
en eau et puits
ruraux
Irrigation
400
Km3 par an

Autres usages
industriels
200

Refroidissement des
centrales électriques

0
1900 1920 1940 1960 1980 2000 2020

Les prélèvements en eau des États-Unis ont augmenté entre le début


du xxe siècle et les années 1980 à un rythme moyen de 3 % par an.
Depuis, ils ont légèrement diminué, puis se sont stabilisés. (Source :
P. Gleick)

du monde, mais aussi à la faveur d’une réglementation sur la


qualité de l’eau qui a rendu son utilisation efficiente, son recyclage
et son traitement avant rejet intéressants sur le plan économique
ou obligatoires (ou les deux). L’utilisation de l’eau pour l’irriga-
tion a baissé grâce à une plus grande efficience et grâce au fait que
les villes, en plein développement, se sont mises à racheter de
l’eau aux agriculteurs (diminuant en cela la surface de terres
consacrées à la production de nourriture). La consommation des
villes a augmenté, mais uniquement du fait de la croissance
démographique. La consommation par habitant a, elle, chuté,
surtout dans les zones arides du pays où l’augmentation du prix
de l’eau a favorisé l’utilisation de dispositifs plus économes33.

33. Ibid.
126 les limites à la croissance

Si l’approvisionnement en eau par personne a baissé aux


États-Unis, il reste néanmoins très élevé avec 1 500 m3 par an. Un
habitant d’un pays en développement ne consomme en moyenne
qu’un tiers de ce volume et un habitant de l’Afrique subsaha-
rienne, un dixième seulement34. Un milliard d’individus n’ont
toujours pas accès à l’eau potable et un habitant sur deux dans
le monde n’a pas accès aux installations sanitaires de base 35.
La demande en eau de ces populations doit et va augmenter.
Malheu­reusement, elles habitent certaines des régions les plus
dépourvues d’eau.
Un tiers environ des habitants de la planète vit dans des pays touchés
par un stress hydrique modéré à élevé, résultant en partie de l’aug-
mentation de la demande, engendrée par la croissance de la popu-
lation et par les activités humaines. En 2025, pas moins des deux
tiers de la population mondiale vivront dans des conditions de stress
hydrique. Les pénuries d’eau et la pollution engendrent des problè-
mes de santé publique à grande échelle, freinent le développement
économique et agricole, et nuisent à une grande variété d’écosystè-
mes. Elles pourraient menacer la sécurité alimentaire mondiale et
conduire à une stagnation économique dans de nombreuses régions
du monde36.
Les fleuves que sont le Colorado, le Huang He, le Nil, le
Gange, l’Indus, le Chao Phraya, le Syr-Daria et l’Amou-Daria
subissent tellement de prélèvements pour l’irrigation et la con­
sommation urbaine que leur lit s’assèche pendant une partie de
l’année, voire pendant l’année entière. Dans les États indiens
agricoles du Pendjab et de l’Haryana, les nappes phréatiques
baissent de 50 centimètres chaque année. La Chine du Nord
surexploite ses puits de 30 km3 par an (ce qui explique entre
autres que le Huang He s’assèche). L’aquifère de l’Ogalalla, qui

34. Programme des Nations Unies pour le développement, Rapport mon-


dial sur le développement humain 1998, op. cit.
35. Peter Gleick, op. cit.
36. UN Comprehensive Assessment of the Freshwater Resources of the
World, 1997.
les limites : sources et exutoires 127

fournit un cinquième des eaux d’irrigation aux États-Unis, est


surexploité à hauteur de 12 km3 par an. Sa baisse a jusqu’ici privé
d’irrigation un million d’hectares de terres agricoles. Dans la
vallée centrale de Californie, où pousse la moitié des fruits et
légumes du pays, on puise de façon excessive – un km3 par an –
dans les eaux souterraines. Et à travers toute l’Afrique du Nord et
le Moyen-Orient, l’eau est pompée dans des nappes aquifères
s’étendant sous le désert, or ces nappes se rechargent difficile-
ment, voire pas du tout37.
La surexploitation des nappes souterraines s’accélère. Elles sont
exploitées de façon non durable sur tous les continents sauf en
Antarctique.
– Peter Gleick, The World’s Water 1998-99
On ne peut pas, de façon durable, pomper les nappes d’eau
souterraine plus vite qu’elles ne se réalimentent. Les activités
humaines qui dépendent de ces nappes vont soit devoir redescen-
dre à un niveau correspondant à leur rythme de réalimentation,
soit devoir purement et simplement s’arrêter si le pompage exces-
sif détruit l’aquifère en laissant l’eau salée s’infiltrer ou en provo-
quant un affaissement du sol. Au départ, les pénuries d’eau ont
des répercussions au niveau local avant tout, mais à mesure
qu’elles touchent un nombre toujours plus grand de pays, les
conséquences deviennent internationales. Et l’une des premières
d’entre elles peut être l’augmentation du prix des céréales.
Les pays pauvres en eau répondent souvent aux besoins grandissants
des villes et de l’industrie en puisant dans l’eau qui servait à l’irri-
gation et en important des céréales pour compenser la baisse de la
production qui en résulte. Étant donné qu’une tonne de céréales
équivaut à mille tonnes d’eau, l’importation de céréales est le moyen
le plus efficient d’importer de l’eau… Si des conflits militaires au
sujet de l’eau sont toujours possibles, la concurrence à venir concer-
nant cette ressource va plus vraisemblablement se jouer sur les

37. On pourra retrouver ces exemples et bien d’autres dans Sandra Postel,
Pillar of Sand : Can the Irrigation Miracle Last ?, New York, W. W. Norton, 1999.
128 les limites à la croissance

marchés céréaliers mondiaux… L’Iran et l’Égypte importent d’ores


et déjà plus de blé que le Japon, pourtant leader en la matière en
temps normal. Ces importations représentent au moins 40 % de la
consommation totale de céréales dans ces deux pays… Bien d’autres
pays pauvres en eau importent eux aussi une grande partie de leurs
céréales. Le Maroc importe ainsi la moitié des siennes, l’Algérie et
l’Arabie saoudite, plus de 70 %, le Yémen, près de 80 % et Israël, plus
de 90 %… Quant à la Chine, elle va bientôt devoir se tourner vers les
marchés céréaliers mondiaux38.
Les conséquences auxquelles est confrontée une société qui
dépasse les limites en matière d’eau dépendent de son degré de
richesse, de l’éventuelle présence de voisins riches en eau et de
ses rapports avec ces voisins. Les pays riches ont les moyens
d’importer des céréales. Les régions riches qui ont des voisins
coopératifs, telles que la Californie du Sud, peuvent construire des
canaux, des pipelines et des pompes pour importer l’eau. (Même
si, dans ce cas, certains voisins commencent à vouloir récupérer
leur eau.) Les pays riches qui disposent de grandes réserves de
pétrole, comme l’Arabie saoudite, peuvent utiliser l’énergie fossile
pour désaliniser l’eau de mer (tant qu’il reste des combustibles
fossiles). Les pays riches qui n’ont ni voisins coopératifs ni com-
bustibles fossiles, comme Israël, peuvent élaborer d’ingénieuses
techno­logies pour utiliser chaque goutte d’eau avec le maximum
d’efficience et orienter leur économie vers les secteurs les moins
gourmands en eau. Certains pays peuvent utiliser la force mili-
taire pour exproprier leurs voisins ou s’assurer l’accès à leurs
ressources en eau. Quant aux sociétés qui ne possèdent aucun de
ces atouts, elles doivent mettre en place une réglementation et un
rationnement draconiens, faute de quoi elles seront confrontées à
la famine et/ou à des conflits internes autour de l’eau39.

38. Lester R. Brown, « Water Deficits Growing in Many Countries », Eco-


Economy Update, Washington, DC, Earth Policy Institute, 6 août 2002.
39. Pour des études de cas, voir Malin Falkenmark, « Fresh Waters as a
Factor in Strategic Policy and Action », in Arthur H. Westing (dir.), Global
Resources and International Conflict, Oxford, Oxford University Press, 1986.
les limites : sources et exutoires 129

Comme pour les produits alimentaires, il existe de nombreu-


ses possibilités de se rapprocher d’une exploitation durable de
l’eau, non pas en essayant de produire plus, mais en utilisant bien
plus efficacement de moindres quantités. Voici quelques-unes de
ces possibilités40 :
• Choisir la qualité de l’eau en fonction de son utilisation. Pour
les chasses d’eau et l’arrosage des pelouses, utiliser par exem-
ple les eaux usées de l’évier plutôt que de l’eau potable.
• Opter pour l’irrigation goutte-à-goutte, qui peut réduire la
consommation d’eau de 30 à 70 % tout en augmentant les
rendements de 20 à 90 %.
• Utiliser des robinets, des toilettes et des lave-linge à faible débit.
La consommation moyenne d’un ménage étatsunien, qui
s’élève à 0,3 m3 d’eau par personne et par jour, pourrait être
réduite de moitié grâce à des appareils à consommation d’eau
efficiente, appareils qui sont à la fois disponibles sur le marché
et abordables financièrement.
• Réparer les fuites. On n’imagine pas le nombre d’autorités
municipales en charge de l’eau qui dépensent toujours plus
d’argent pour s’approvisionner, alors que pour un coût ridi-
cule, elles pourraient obtenir autant en réparant les fuites.
Une ville moyenne des États-Unis perd environ un quart de
son eau courante à cause de fuites.
• Planter des végétaux adaptés au climat : ne pas, par exemple,
faire pousser dans le désert des cultures qui réclament beau-
coup d’eau comme la luzerne ou le maïs, et aménager le paysage
à l’aide de plantes natives qui n’ont pas besoin d’être arrosées.
• Recycler l’eau. Certaines industries, particulièrement en
Californie, État pauvre en eau, ont mis au point des techni-
ques efficientes et rentables pour récupérer l’eau, la purifier et
la réutiliser.

40. Ces exemples et ces chiffres sont tirés de Poster, Pillar, et de Paul
Hawken, Amory Lovins et Hunter Lovins, Natural Capitalism : comment
réconcilier économie et environnement, Paris, Scali, 2008, chapitre 11.
130 les limites à la croissance

• Collecter les eaux de pluie dans les zones urbaines. Des citernes
ou des dispositifs de collecte de l’eau installés sur les toits
peuvent recueillir et permettre d’exploiter autant d’eau de
ruissellement qu’un grand barrage pour un coût bien moindre.
L’un des meilleurs moyens de mettre en œuvre ces bonnes
pratiques est de cesser de subventionner l’eau. Si le prix de l’eau
intégrait, ne serait-ce que partiellement, le coût financier, social
et environnemental de la mise à disposition de cette eau, on en
ferait automatiquement une consommation plus raisonnée. Les
villes de Denver et de New York se sont aperçues qu’en mesurant
à l’aide d’un simple compteur la consommation de l’eau de ville
et en appliquant un tarif qui augmente avec le taux d’utilisation,
la consommation des ménages baissait de 30 à 40 %.
Et puis, il y a le changement climatique (dont nous reparlerons
plus longuement). Si les humains ne font rien, il peut modifier
les cycles hydrologiques, les courants océaniques, le régime des
précipitations et des ruissellements, l’efficacité des barrages et
des systèmes d’irrigation, ainsi que d’autres formes de stockage
et d’approvisionnement en eau d’une importance capitale partout
dans le monde. La durabilité de l’eau n’est pas possible sans une
durabilité du climat, qui elle-même implique une durabilité
énergétique. Les humains sont face à un vaste et unique système
où tout est lié.

Les forêts
On note une tendance mondiale très claire à la perte massive de
zones forestières… Actuellement, la perte de zones forestières et de
forêts primaires résiduelles, et la réduction progressive de la qualité
interne des peuplements forestiers résiduels s’accélèrent… Une grande
partie des zones boisées qui restent sont progressivement appauvries,
et c’est tout le système qui est menacé.
– Commission mondiale pour les forêts
et le développement durable, 1999
les limites : sources et exutoires 131

Une forêt est une ressource en soi qui possède des fonctions
vitales inestimables sur le plan économique. Les forêts modèrent
le climat, contrôlent les inondations et emmagasinent de l’eau
pour lutter contre la sécheresse. Elles atténuent l’effet érosif des
pluies, participent à la formation des sols le long des pentes et les
empêchent de s’effondrer, et préservent les cours d’eau, les zones
littorales, les canaux d’irrigation et les réservoirs des barrages de
l’envasement. Elles abritent et entretiennent de nombreuses espè-
ces vivantes. On estime ainsi que les forêts tropicales, qui ne
couvrent pourtant que 7 % du globe, abritent à elles seules au
moins la moitié des espèces. Un grand nombre de ces espèces, des
palmiers aux champignons en passant par les plantes médicina-
les, des espèces utilisées pour des teintures aux espèces comesti-
bles, ont une valeur commerciale et n’existeraient pas sans les
arbres protecteurs qui constituent leur habitat.
Les forêts absorbent et retiennent une grande quantité de
dioxyde de carbone, ce qui contribue à réguler les stocks de CO2
dans l’atmosphère et à lutter contre l’effet de serre et le réchauf-
fement climatique. Enfin, mais c’est loin d’être négligeable, les
forêts en bonne santé sont de beaux endroits, très appréciés pour
se détendre et faire le plein de sérénité.
Avant l’avènement de l’agriculture, on comptait entre 6 et
7 milliards d’hectares de forêts sur la Terre. Il n’y en a plus
aujourd’hui que 3,9 milliards si l’on prend en compte les 0,2 mil-
liard d’hectares de plantations forestières. Plus de la moitié des
pertes de forêts naturelles dans le monde se sont produites depuis
1950. Entre 1990 et 2000, la surface de forêts naturelles a diminué
de 160 millions d’hectares, soit d’environ 4 %41, et les pertes se

41. Les chiffres diffèrent énormément selon les auteurs quant à la surface
de forêts dans le monde. C’est dû à la fois au fait qu’il existe différentes défini-
tions pour le terme « forêt » et au fait que le principal fournisseur de données,
la FAO, a opté pour de nouvelles définitions dans son évaluation de l’an 2000.
Dans cette partie, nous rapportons les nouveaux chiffres de la FAO que nous
avons pris dans Évaluation des ressources forestières mondiales (FRA), Rome,
FAO, 2000, <www.fao.org/forestry/fr/>.
132 les limites à la croissance

sont principalement déroulées dans les tropiques ; la destruction


des forêts tempérées s’est en effet produite bien avant 1900, lors
de l’industrialisation de l’Europe et de l’Amérique du Nord.
La perte de forêts est un signe évident de non-durabilité, car
c’est le stock d’une ressource renouvelable qui s’amenuise. Mais,
comme c’est souvent le cas, derrière la tendance mondiale sans
équivoque se cachent des situations complexes et variées au
niveau local.
Il faut bien faire la distinction entre les deux manières de
mesurer la ressource forestière : en termes de surface ou en termes
de qualité. Il n’y a en effet rien de commun entre un hectare de
forêt intacte composée d’arbres vieux de plusieurs centaines
d’années et une coupe rase qui repousse, mais qui ne comportera
pas un seul arbre ayant une valeur économique avant 50 ans et
qui ne présentera peut-être jamais plus la diversité écologique
d’une forêt primaire. Et pourtant, de nombreux pays ne distin-
guent pas les deux quand ils établissent leurs données.
La qualité d’une forêt est bien plus difficile à mesurer que sa
surface. Les données qui sont les moins sujettes à controverse en
matière de qualité ont en fait trait à la surface : ce sont les statis-
tiques portant sur les surfaces résiduelles de forêts qui n’ont
jamais été coupées (appelées forêts primaires, vierges ou originel-
les). Et il est évident que ces forêts, très précieuses, sont actuelle-
ment converties à un rythme soutenu en forêts moins précieuses.
Un cinquième seulement (1,3 milliard d’hectares) du couvert
forestier originel de la Terre se présente aujourd’hui encore sous
forme de vastes étendues de forêts naturelles relativement intac-
tes42. La moitié est constituée des forêts boréales de Russie, du
Canada et de l’Alaska ; le reste est en grande partie représenté par
la forêt tropicale humide d’Amazonie. D’immenses étendues sont
menacées par l’exploitation forestière et minière, les déboisements

42. Dirk Bryant, Daniel Nielsen et Laura Tangley, The Last Frontier Forests :
Ecosystems and Economies on the Edge, Washington, DC, World Resources
Institute, 1997.
les limites : sources et exutoires 133

pour l’agriculture et d’autres activités anthropiques. Une sur-


face de 0,3 milliard d’hectares seulement bénéficie officiellement
d’une protection (et encore, cette protection se limite parfois à la
signature d’un simple papier ; dans nombre de ces forêts, le bois
et/ou les animaux sauvages sont systématiquement exploités sans
autorisation légale).
Les États-Unis (hormis l’Alaska) ont perdu 95 % de leur cou-
vert forestier originel. L’Europe n’a pour ainsi dire plus de forêts
primaires. La Chine a perdu les trois quarts de ses forêts et qua-
siment toutes ses forêts primaires (voir figure 3-7). La surface de
forêts des zones tempérées qui ont été exploitées mais qui ont
repoussé (forêts secondaires) augmente légèrement, mais beau-
coup enregistrent une baisse des nutriments du sol, des mélanges
d’essences, de la taille des arbres, de la qualité du bois et de leur
taux de croissance ; elles ne sont pas gérées durablement.
Moins de la moitié des forêts naturelles résiduelles se situent
dans les zones tempérées (1,6 milliard d’hectares) ; le reste se
trouve en zone tropicale (2,1 milliards d’hectares). Entre 1990 et
2000, la surface de forêts naturelles en zone tempérée n’a que
légèrement baissé, de quelque 9 millions d’hectares, ce qui revient
à une perte d’environ 0,6 % en dix ans. La moitié de ces forêts
naturelles a été convertie en plantations forestières intensives
pour l’industrie du papier et celle du bois. La même superficie ou
presque a été reboisée.
Si la superficie des forêts des zones tempérées demeure relative­
ment stable, celle des forêts tropicales est en chute libre. En effet,
selon la FAO, entre 1990 et 2000, plus de 150 millions d’hectares
de forêts tropicales dans le monde ont été convertis à d’autres
fins, soit une superficie équivalente à celle du Mexique. La perte
de forêt dans les années 1990 pourrait donc avoir été de 15 mil-
lions d’hectares par an, soit de 7 % durant la décennie.
Il s’agit là des données officielles, mais personne ne sait avec
précision à quelle vitesse la forêt tropicale disparaît. Les chiffres
changent d’une année sur l’autre et sont controversés. Et le fait
que le taux de perte de cette ressource ne puisse être clairement
134 les limites à la croissance

FIGURE 3-7 – Ce qu’il reste de forêts primaires


1,60
Forêt disparue
1,40 Forêt non primaire
Forêt primaire
1,20
Milliard d’hectares

1,00

0,80

0,60

0,40

0,20

0
le
ue

d
d

ie
pe

ie
e

ra

Su
or
si

an
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iq

ro
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A

Ru
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Eu
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du
A

O
ue

ue
ue

iq

iq
iq

ér

ér
ér

m
m

A
A

Seule une petite fraction du couvert forestier originel de la planète était


encore en place en 1997 sous la forme de forêts primaires intactes.
(Source : WRI)

déterminé constitue l’une des raisons structurelles du dépasse-


ment des limites dans ce secteur.
Menée par la FAO en 1980, la première évaluation à faire
autorité en matière de taux de déforestation en zone tropicale a
conclu à une perte de 11,4 millions d’hectares par an. Au milieu
des années 1980, ce chiffre a atteint plus de 20 millions d’hectares
par an. Puis, suite à des changements de politique, notamment
au Brésil, il est redescendu en 1990 aux alentours de 14 millions
d’hectares par an. En 1999, une nouvelle évaluation de la FAO
établissait le taux annuel de perte de forêt à 11,3 millions d’hec-
tares par an, l’intégralité ou presque de ces pertes survenant en
zone tropicale. Enfin, comme nous l’avons vu plus haut, à la fin
de la décennie, une dernière estimation indiquait que 15,2 mil-
lions d’hectares disparaissaient chaque année.
les limites : sources et exutoires 135

Ces chiffres ne prennent en compte que la conversion perma-


nente des forêts en vue d’autres usages (en premier lieu pour
l’agriculture et l’élevage et en second lieu pour la construction de
routes et d’habitations). Ils ne tiennent pas compte de l’exploita-
tion du bois (étant donné qu’une forêt exploitée est tout de même
comptabilisée comme une forêt). Et ils ne tiennent pas compte
non plus des feux de forêt qui ont ravagé 2 millions d’hectares au
Brésil et en Indonésie et 1,5 million au Mexique et en Amérique
centrale en 1997-98. (Une forêt brûlée est elle aussi comptabilisée
comme une forêt.) Si on ajoute à cela le taux net auquel les zones
estampillées « forêt tropicale » perdent leurs arbres, on arrive à un
total qui dépasse presque à coup sûr les 15 millions d’hectares par
an et pourrait avoisiner 1 % des zones boisées chaque année.
Malgré l’incertitude des données, nous pouvons nous servir
de chiffres approximatifs pour nous faire une idée du sort qui
attend vraisemblablement les forêts tropicales si le système actuel
ne change pas. La figure 3-8 s’appuie sur l’estimation de la surface
totale de forêt tropicale en l’an 2000, soit 2,1 milliards d’hectares.
Nous partons de l’hypothèse que le taux de perte actuel s’élève à
20 millions d’hectares par an, ce qui est plus que l’estimation
officielle de la FAO, mais ce qui permet d’intégrer les feux de
forêt, l’exploitation non durable et les sous-estimations. La ligne
horizontale en pointillés représente la limite de la perte de forêt
si 10 % des forêts tropicales actuelles continuent à être protégés.
(C’est à peu près le pourcentage de forêt tropicale qui bénéficie
aujourd’hui d’une certaine forme de protection43.)
Si le taux de destruction reste le même avec 20 millions d’hec-
tares par an, la forêt primaire non protégée aura disparu dans

43. Cette estimation est tirée du World Conservation Monitoring Center


du PNUE au Royaume-Uni (<www.unep-wcmc.org/>) et des catégories I-VI
d’aires protégées de l’UICN, et constitue une moyenne mondiale. La fraction
protégée est à peu près la même pour les forêts tempérées et boréales (situées
au nord) que pour les forêts tropicales (au sud). Si l’on mesure par rapport au
couvert forestier originel, c’est-à-dire à la superficie forestière avant la défores-
tation par l’homme, il faut diviser ce pourcentage par deux.
136 les limites à la croissance

95 ans. Ce scénario est représenté par la courbe du milieu sur la


figure 3-8. Elle est le reflet d’une situation où les forces qui sont
responsables de la destruction des forêts ne vont ni se renforcer
ni s’affaiblir au cours du siècle à venir.
Si le taux de destruction croît de façon exponentielle, disons à
la vitesse à laquelle les populations des pays tropicaux augmen-
tent (d’environ 2 % par an), la forêt non protégée aura entièrement
disparu dans environ 50 ans. Cette courbe est le reflet d’une
situation dans laquelle l’association entre croissance démogra-
phique et développement de l’industrie forestière va entraîner
l’augmentation exponentielle de la perte de forêt.
Si le taux de destruction se maintient à un pourcentage cons­tant
(disons que 1 % de forêt disparaît tous les ans), la perte sera chaque
année un peu moindre que l’année précédente parce qu’il restera
chaque année moins de forêt. À ce rythme-là, la moitié de la forêt
tropicale aura disparu au bout de 72 ans. Cette courbe traduit une
situation où chaque perte de forêt rend la perte suivante moins
probable, ce qui peut s’expliquer par le fait que les forêts les plus
accessibles et ayant le plus de valeur ont été coupées en premier.
En fait, l’avenir nous réserve vraisemblablement un mélange
de ces trois scénarios. À mesure que les croissances démographi-
que et économique vont accroître la demande de produits fores-
tiers, ce qui nécessitera d’abattre plus d’arbres, l’inaccessibilité
croissante des forêts et la baisse de leur qualité vont rendre leur
exploitation plus coûteuse. Dans le même temps, les pressions
environnementales et politiques vont sans doute jouer en faveur
d’une meilleure protection des forêts résiduelles et déplacer la
production de bois vers les plantations à haut rendement. Quelle
que soit l’issue de ces tendances contraires, une conclusion sem-
ble incontournable : le flux actuel de produits issus de forêts tro-
picales primaires, c’est-à-dire de forêts qui ont été plantées et
entretenues par la nature, qui n’ont strictement rien coûté à
l’économie humaine et qui sont suffisamment anciennes pour
que des arbres d’une grande taille et d’une grande valeur y pous-
sent, n’est pas soutenable.
les limites : sources et exutoires 137

FIGURE 3-8 – Exemples de scénarios de déforestation tropicale


Forêts résiduelles en millions d’hectares
2 000

1 500
1 % de surface perdu chaque année

1 000

La surface perdue
chaque année 20 millions
500 augmente de 2 % par an d’hectares
perdus par an

Forêt protégée
0
2000 2020 2040 2060 2080 2100

Les estimations quant à la disparition future des forêts tropicales dépen-


dent des hypothèses sur les tendances démographiques, réglementai-
res et économiques à venir. Ce graphique présente trois scénarios. Si la
perte de 20 millions d’hectares par an, caractéristique des années 1990,
continue à augmenter de 2 % par an, la forêt non protégée aura disparu
en 2054. Si la surface reste constante avec 20 millions d’hectares par an,
la forêt non protégée aura disparu vers 2094. Enfin, si le taux de perte
correspond chaque année à 1 % de la surface de forêt non protégée
résiduelle, la forêt diminuera de moitié tous les 72 ans.

Les sols, les climats et les écosystèmes tropicaux sont très


différents de leurs homologues des régions tempérées. Plus riches
en espèces, les forêts tropicales poussent plus vite, mais sont aussi
plus vulnérables. Il n’est pas certain qu’elles puissent survivre ne
serait-ce qu’à une coupe rase ou à un feu sans que le sol et l’éco-
système ne soient très dégradés. Et si des expériences sont actuel-
lement en cours pour trouver une méthode d’exploitation des
forêts tropicales sélective ou par bandes afin de leur permettre de
se régénérer, la plupart des pratiques actuelles nous conduisent à
considérer ce type de forêt, et tout particulièrement ses essences
les plus précieuses, comme une ressource non renouvelable44.

44. Voir Nels Johnson et Bruce Cabarle, « Surviving the Cut : Natural Forest
Management in the Humid Tropics », Washington, DC, World Resources
Institute, 1993.
138 les limites à la croissance

Les raisons de l’exploitation de la forêt tropicale varient d’un


pays à l’autre. Parmi les facteurs, on compte les multinationales
du bois et du papier qui cherchent à accroître leurs ventes ; les
États qui augmentent leurs exportations pour rembourser leur
dette extérieure ; les éleveurs et les agriculteurs qui convertissent
la forêt en pâturages ou en cultures ; les populations sans terres
qui ont un besoin impérieux de bois de chauffage ou d’un lopin
de terre pour faire pousser de quoi se nourrir. Tous ces acteurs
œuvrent souvent de concert, les États faisant venir les multina-
tionales, les multinationales exploitant les forêts et les pauvres se
déplaçant le long des chemins forestiers pour trouver un endroit
où s’établir.
Mais il existe un autre facteur d’exploitation non durable des
forêts dans les zones tropicales comme tempérées. Dans un
monde où le bois de bonne qualité est en train de disparaître, un
arbre issu d’un vieux peuplement peut valoir 10 000 dollars voire
plus. Voilà de quoi attiser les convoitises. D’où les cessions de
ressources forestières publiques au secteur privé, les ventes secrè-
tes de permis d’exploiter, la manipulation des chiffres, les faux
certificats d’essences, de volumes ou de surfaces coupés, les
vérifications trop rapides du respect de la réglementation, les
accords de complaisance et les dessous-de-table. Et de telles
pratiques ne sont pas l’apanage des pays tropicaux.
La Commission s’est aperçue que le problème principal du secteur
forestier, celui qui prévaut le plus et qui est le plus flagrant, mais
aussi celui qui est le moins abordé… est celui de la corruption45.
Même dans les pays les plus soucieux de leurs forêts, ces
dernières reculent, sans que l’on sache exactement à quel rythme.
Dans l’édition de 1992, nous avions fait figurer des cartes de la
perte de forêt dans un petit pays, le Costa Rica. Souhaitant actua-
liser ces données, nous avons contacté le Centre de recherche sur

45. Commission mondiale pour les forêts et le développement durable


(CMFDD), Nos forêts… Notre avenir, 1999.
les limites : sources et exutoires 139

le développement durable de l’Université du Costa Rica… pour


nous entendre dire que les données des années précédentes
avaient dû être révisées suite à la mise au point de meilleures
techniques de mesure.
En outre, la demande de produits forestiers augmente, ce qui
ne fait qu’aggraver le problème du recul des forêts. Entre 1950 et
1996, la consommation mondiale de papier a été multipliée par 6
et la FAO pense qu’elle va passer de 280 à 400 millions de tonnes
d’ici 201046. Aux États-Unis, un habitant consomme en moyenne
330 kg de papier par an. Dans les autres pays industrialisés, cette
moyenne s’élève à 160 kg, et dans les pays en développement à
17 kg seulement. Bien que le recyclage du papier soit en progres-
sion, l’utilisation de bois vierge pour la pâte à papier continue à
augmenter de 1 à 2 % par an.
La consommation totale de bois, tous usages confondus – bois
de construction, produits papier et bois-énergie –, augmente,
même si le taux d’augmentation ralentit (figure 3-9). Une des
raisons de ce ralentissement dans les années 1990 semble être la
récession des économies asiatiques et russe. La stagnation de la
consommation de bois rond ne pourrait donc être qu’un phéno-
mène passager. Si chaque habitant de la planète consommait
autant de bois que le fait en moyenne un habitant d’un pays
industrialisé, la consommation totale de bois ferait plus que
doubler47.
Cependant, on note également une tendance à la réduction de
la demande de bois, par exemple grâce au recyclage et à l’utilisa-
tion plus efficiente des produits forestiers. Si cette tendance s’ac-
centuait, la planète pourrait sans problème satisfaire ses besoins
en bois à partir d’un flux bien plus restreint de matière première.
Voici quelques points sur lesquels mettre l’accent :

46. FAO, Provisional Outlook for Global Forest Products Consumption,


Production, and Trade to 2010, Rome, FAO, 1997.
47. Janet N. Abramovitz et Ashley T. Mattoon, « Reorienting the Forest
Products Economy », in Lester R. Brown et al., State of the World 1999, op cit.
140 les limites à la croissance

FIGURE 3-9 – Consommation mondiale de bois


4

Récolte totale de bois

3 Bois à pâte, particules et


autres bois industriels
Milliards de m3 par an

Grume de sciage et
2 bois de placage

Bois-énergie
1

0
1960 1970 1980 1990 2000 2010

La consommation de bois continue à augmenter, mais plus lentement.


Environ la moitié du bois retiré des forêts dans le monde est utilisé
comme combustible. (Source : FAO)

• Le recyclage du papier. Environ 50 % du papier fabriqué aux


États-Unis est du papier recyclé ; au Japon, c’est plus de la
moitié et aux Pays-Bas, 96 %. À travers le monde, ce sont 41 %
du papier et du carton qui sont recyclés48. Si le reste de la
planète imitait les Pays-Bas, le taux de papier recyclé pourrait
plus que doubler.
• L’efficience des scieries. Les scieries modernes transforment 40
à 50 % du produit brut en bois vendable (et les résidus en
combustible, papier ou bois composite constitué de copeaux
agglutinés). Les scieries moins efficientes, notamment dans
les pays en développement, ne transforment que 25 à 30 % du
bois. Si elles pouvaient être modernisées, elles obtiendraient
deux fois plus de bois par arbre abattu49.

48. Lester R. Brown et al., State of the World 1999, op. cit.
49. Janet N. Abramovitz et Ashley T. Mattoon, « Reorienting the Forest
Products Economy », in ibid.
les limites : sources et exutoires 141

• L’efficience du combustible. Plus de la moitié du bois coupé


dans les forêts est utilisé comme combustible pour la nourri-
ture, le chauffage et de petites industries (fabrication de bri-
ques, brassage, séchage du tabac) par les populations pauvres,
à l’aide le plus souvent de fours à bois ou de foyers ouverts
extrêmement inefficients. En améliorant l’efficience des fours
ou en utilisant d’autres combustibles, il serait possible de
satisfaire les besoins des humains tout en consommant beau-
coup moins de bois, en polluant moins, et en se procurant le
combustible plus facilement.
• L’utilisation efficiente du papier. La moitié du papier et du
carton dans le monde sert aux emballages et à la publicité. Un
ménage étatsunien reçoit chaque année en moyenne 550 publi-
cités inopportunes dans sa boîte aux lettres, dont la plupart
sont jetées sans même avoir été lues. Même si nous sommes à
l’âge de l’électronique, ou peut-être de ce fait même, la con­
sommation de papier par habitant a doublé aux États-Unis
entre 1965 et 1995. On pourrait supprimer les publicités inop-
portunes et les excès d’emballages, de même que l’on pourrait
perfectionner les imprimantes laser et les fax qui n’impriment
que d’un côté, ainsi que bien d’autres technologies qui sont
sources de gaspillage.
• Une tarification juste. Il faudrait supprimer les subventions
gouvernementales directes et indirectes à l’industrie du bois,
et des taxes reflétant la valeur perdue suite à l’abattage d’un
arbre devraient être imposées ; ainsi, le prix des produits
forestiers serait une indication plus juste de leur véritable coût.
Ce genre d’avancées dans les pays industrialisés permettrait
sans doute de réduire de moitié au moins les quantités de bois
prélevées sur la forêt et, par là même, le flux de déchets en bout
de chaîne, et ce, sans réduire ou presque notre qualité de vie.
Parallèlement à cela, nous pourrions exploiter les fibres de
valeur issues de la forêt en provoquant bien moins de dégâts. Les
coupes rases, en particulier celles qui sont pratiquées sur les
142 les limites à la croissance

pentes abruptes, pourraient être remplacées par des coupes sélec-


tives ou des coupes par bandes. Les bandes-tampons le long des
cours d’eau permettraient de freiner l’érosion et protégeraient les
écosystèmes aquatiques d’un trop grand rayonnement solaire.
Certains arbres morts, encore debout ou tombés, pourraient être
laissés sur place pour servir d’habitat.
On note qu’un mouvement se développe en faveur de la « cer-
tification verte » qui permet aux consommateurs de savoir quels
produits forestiers sont issus d’une exploitation et d’une gestion
raisonnées des forêts. Fin 2002, le Forest Stewardship Council
(FSC) avait certifié au total 30 millions d’hectares de forêt comme
étant « gérés de façon durable », un chiffre modeste mais qui
augmente rapidement et qui témoigne du pouvoir du marché, en
l’occurrence celui des consommateurs qui réclament du bois
certifié.
Les plantations forestières à haut rendement pourraient être
étendues sur des terres déjà défrichées ou marginales. Elles pro-
duisent une quantité étonnante de bois à l’hectare, ce qui réduit
la pression que l’exploitation exerce sur les forêts naturelles.
Prenons à cet égard l’exemple extrême des plantations fores-
tières tropicales à très haut rendement qui peuvent donner (pen-
dant un certain temps du moins) jusqu’à 100 m 3 de bois par
hectare et par an. C’est 40 fois plus que le taux de croissance
moyen des forêts naturelles des zones tempérées qui produisent
environ 2,5 m3 de bois par hectare et par an. Sur la base du ren-
dement le plus élevé, il ne faudrait que 34 millions d’hectares
(une surface semblable à celle de la Malaisie) pour satisfaire la
demande mondiale actuelle en pâte vierge, en bois de construc-
tion et en bois-énergie. Et si la productivité n’était que de 50 m3
par hectare et par an, il faudrait 68 millions d’hectares (soit la
superficie de la Somalie) pour répondre à la demande mondiale.
Pour que cette extraordinaire productivité des plantations tropi-
cales soit durable, il faudrait sans doute introduire une gestion
plus « biologique » des plantations forestières : mélange et rota-
tion des espèces, et utilisation de méthodes de fertilisation et de
les limites : sources et exutoires 143

contrôle phytosanitaire plus naturelles et moins nocives pour


l’environnement.
Il existe de nombreuses mesures à prendre pour ramener le
taux d’exploitation des forêts en dessous des limites soutenables
et aucune d’elles n’est impossible. Elles sont toutes en vigueur
quelque part dans le monde, mais jamais dans le monde entier.
Voilà pourquoi les forêts continuent à régresser.
Bien que, depuis quelques années, le grand public prenne de plus en
plus conscience de l’impact de la déforestation mondiale, celle-ci n’a
pas ralenti de façon notable50.

Espèces et services écosystémiques


L’indice Planète vivante est un indicateur de l’état des écosystèmes
naturels de la planète. Il dénombre la quantité de forêts, d’eau douce
et d’espèces marines. Cet indice montre un déclin général d’environ
37 % entre 1970 et 2000.
– WWF, 2002

Il va de soi que les sols, l’eau et la terre sont des sources dont
dépend l’humain puisqu’elles lui fournissent les flux nécessaires
à son existence et à son économie. Il existe cependant un autre
type de sources, au moins aussi importantes mais beaucoup
moins visibles, car l’économie humaine ne leur a jamais attribué
de valeur monétaire : il s’agit des espèces naturelles, à la fois non
commerciales et non commercialisables, des écosystèmes qu’elles
forment et des contributions qu’elles apportent en capturant, en
mobilisant et en recyclant l’énergie et la matière indispensables à
toute vie.
On parle de plus en plus de services écosystémiques pour
qualifier l’apport quotidien et inestimable de ces sources bioti-
ques. En voici quelques-uns :

50. World Resources Institute, World Resources 1998-99, op. cit.


144 les limites à la croissance

• Purification de l’air et de l’eau.


• Absorption et stockage de l’eau ; atténuation des sécheresses et
des inondations.
• Décomposition, décontamination et séquestration des déchets.
• Régénération des nutriments du sol ; constitution de la structure
du sol.
• Pollinisation.
• Contrôle des nuisibles.
• Dissémination des graines et des nutriments.
• Modération des phénomènes extrêmes en matière de vent et de
températures ; stabilisation partielle du climat.
• Fourniture d’une grande variété de produits agricoles, médici-
naux et industriels.
• Développement et entretien du pool génétique et de la biodiver-
sité qui rendent possibles tous les services ci-dessus.
• Facultés à mettre en place des stratégies de survie, de résilience,
d’évolution et de diversification qui font leurs preuves depuis
3 milliards d’années.
• Source d’inspiration esthétique, spirituelle et intellectuelle sans
égale51.
Bien que la valeur de ces services ne soit pas mesurable, cer-
tains ont néanmoins essayé de l’évaluer et toutes les tentatives
pour donner une valeur monétaire à ces services naturels ont
abouti à une estimation de plusieurs milliers de milliards par an,
ce qui dépasse de loin la valeur monétaire de la production
annuelle de l’économie humaine52.
L’estimation du WWF citée ci-dessus signifie que la planète a
perdu une part importante de ses services écosystémiques au
cours des 30 dernières années. Mais cela reste très difficile à
prouver sur le plan quantitatif. La méthode la plus répandue, bien

51. Cette liste s’inspire de Gretchen C. Daily (dir.), Nature’s Services : Societal
Dependence on Natural Ecosystems, Washington, DC, Island Press, 1997.
52. Voir Robert Costanza et al., « The Value of the World’s Ecosystem
Services and Natural Capital », Nature, vol. 387, no 6630, 15 mai 1997. Costanza
et ses collègues ont estimé (faisant preuve de prudence) la valeur des services
naturels à 33 000 milliards de dollars par an à une époque où le PNB mondial
s’élevait à 18 000 milliards de dollars par an.
les limites : sources et exutoires 145

que peu significative, consiste à tenter de compter le nombre


d’espèces et à mesurer leur taux d’extinction. Mais, aussi surpre-
nant que cela puisse paraître, c’est impossible à faire, car les
chercheurs ne connaissent le nombre d’espèces qu’à un facteur 10
près : ils estiment ainsi qu’il y en aurait entre 3 et 30 millions53.
Seules 1,5 million d’entre elles ont été dénommées et répertoriées.
Il s’agit le plus souvent des espèces les plus importantes en taille
et les plus facilement repérables : plantes vertes, mammifères,
oiseaux, poissons et reptiles. La science est beaucoup moins au fait
des myriades d’espèces d’insectes et encore moins des microbes.
Étant donné que personne ne sait combien il existe d’espèces,
personne non plus ne peut savoir avec précision combien d’entre
elles disparaissent. Mais il ne fait aucun doute que leur nombre
diminue rapidement. La plupart des biologistes n’hésitent pas à
affirmer qu’une « extinction de masse » est en cours54. Et les éco-
logistes soutiennent qu’il n’y a pas eu pareille vague d’extinction
depuis celle de la fin du Crétacé qui a entraîné la disparition des
dinosaures, il y a 65 millions d’années.
Ils tirent ces conclusions en observant avant tout la vitesse à
laquelle les habitats disparaissent. Ainsi :
• Madagascar est une véritable île au trésor sur le plan du vivant :
les forêts de la côte est abritent 12 000 espèces de plantes et
190 000 espèces d’animaux connues, dont au moins 60 % n’exis-
tent nulle part ailleurs sur Terre. Or plus de 90 % de ces forêts
ont disparu, pour les besoins de l’agriculture essentiellement.
• L’ouest de l’Équateur abritait autrefois entre 8 000 et 10 000
espèces de plantes dont la moitié environ étaient endémiques.
Chaque espèce de plante permet à 10 à 30 espèces animales de
vivre. Mais depuis 1960, toutes les forêts ou presque de l’ouest du
pays ont laissé la place à des bananeraies, des puits de pétrole et
des habitations humaines.

53. Robert M. May, « How Many Species Inhabit the Earth ? », Scientific
American, octobre 1992.
54. Joby Warrick, « Mass Extinction Underway, Majority of Biologists Say »,
Washington Post, 21 avril 1998.
146 les limites à la croissance

Comme on pouvait s’y attendre, on enregistre la plupart des


extinctions là où il y a le plus d’espèces. Il s’agit essentiellement
des forêts tropicales, des récifs coralliens et des zones humides.
Au moins 30 % des récifs coralliens dans le monde sont dans un
état critique et 95 % de ceux qui ont été passés en revue en 1997
étaient dégradés et subissaient une perte d’espèces55. Les zones
humides sont dans une situation plus critique encore. Ce sont des
lieux qui enregistrent une intense activité biologique et où vien-
nent frayer de nombreuses espèces de poissons. Seuls 6 % de la
surface du globe sont (ou étaient) constitués de zones humides.
La moitié de ces dernières ont disparu suite à des dragages, rem-
blaiements, drainages et creusements de fossés. Et encore, tout
cela ne prend pas en compte les zones dégradées par la pollution.
Pour estimer les taux d’extinction mondiaux, on commence
par effectuer des mesures assez précises de la perte d’habitat.
Puis, on évalue combien d’espèces auraient pu vivre dans cet
habitat disparu ; il s’agit d’une évaluation qui, par définition, est
imprécise. Puis, on établit une relation entre la perte d’habitat et
la perte d’espèces. En règle générale, 50 % des espèces perdurent
même si 90 % de leur habitat disparaît.
Ces calculs donnent lieu à des débats sans fin56. Mais, à l’ins-
tar des autres chiffres auxquels nous sommes confrontés dans
ce chapitre, ils donnent une idée générale claire. Parmi tous les
grands animaux qui sont relativement bien étudiés, les chercheurs
estiment aujourd’hui que 24 % des 4 700 espèces de mammifères,
30 % des 25 000 espèces de poissons et 12 % des 10 000 espèces ou
presque d’oiseaux que compte la planète sont menacées d’extinc-
tion57. Et il en va de même pour 34 000 des 270 000 espèces de

55. Don Hinrichson, « Coral Reefs in Crisis », Bioscience, octobre 1997.


56. Voir, par exemple, Charles C. Mann, « Extinction : Are Ecologists
Crying Wolf ? », Science, vol. 253, no 5021, 16 août 1991, ainsi que d’autres articles
sur le même sujet qui témoignent de l’extrême inquiétude des écologistes.
57. Commission de la sauvegarde des espèces (CSE), Liste rouge 2000 des
espèces menacées de l’UICN, Gland, Suisse, Union internationale pour la
les limites : sources et exutoires 147

plantes connues58. Les taux d’extinction seraient aujourd’hui


mille fois supérieurs à ce qu’ils auraient été sans l’impact de
l’humain.
La perte d’espèces n’est pas un moyen satisfaisant de mesurer
la durabilité de la biosphère, car personne ne sait où se situent les
limites. Combien d’espèces et lesquelles peuvent disparaître d’un
écosystème avant que le système dans son entier ne s’effondre ?
On compare parfois ce phénomène avec le fait de voyager dans
un avion auquel on retire les rivets un par un. Combien faudra-
t-il en retirer pour que l’avion ne puisse plus voler ? L’avantage
avec un avion, c’est que les rivets sont indépendants les uns des
autres. Pas les espèces d’un écosystème. Si l’une d’elles disparaît,
elle peut en entraîner d’autres dans une longue réaction en chaîne.
Étant donné la difficulté qu’il y a à mesurer la vitesse à laquelle
baisse le nombre d’espèces sur la planète, le WWF a opté pour
une méthode différente afin de quantifier le déclin de la richesse
biologique : l’Indice « Planète Vivante ». Plutôt que de mesurer la
baisse du nombre d’espèces, le WWF suit la taille de la popula-
tion d’un grand nombre d’espèces différentes. Il fait ensuite la
moyenne de ces mesures afin d’obtenir une estimation quantita-
tive du changement survenu avec le temps au sein de la popula-
tion d’une espèce « représentative ». C’est cette méthode qui lui a
permis de conclure que la population des espèces « moyennes »
a diminué de plus d’un tiers depuis 197059. En d’autres termes, le
nombre d’animaux, de plantes et de poissons accuse une forte
baisse. Il est donc évident que nous puisons de façon non durable
dans la source des services écosystémiques. Cette conclusion a
été soulignée avec force en 1992 dans un appel intitulé « World
Scientists’ Warning to Humanity » et rédigé par 1 700 chercheurs

conservation de la nature, 2000, telle que citée dans Lester R. Brown, « Water
Deficits », op. cit.
58. Constance Holden, « Red Alert for Plants », Science, vol. 280, no 5362,
17 avril 1998.
59. WWF, Rapport « Planète Vivante » 2002, Gland, Suisse, WWF, 2002.
148 les limites à la croissance

de renommée internationale, dont la majeure partie des prix


Nobel en sciences :
L’altération à grande échelle que nous provoquons dans le grand
tissage du vivant, altération à laquelle s’ajoutent les dégâts sur
l’environnement infligés par la déforestation, la perte des espèces et
le changement climatique, pourraient provoquer des effets désas-
treux parmi lesquels l’effondrement soudain de systèmes biologiques
vitaux dont nous ne comprenons qu’imparfaitement les interactions
et la dynamique. L’incertitude quant à l’ampleur de ces effets ne
saurait justifier aucune complaisance ni aucun atermoiement dans
les mesures à prendre pour contrer ces menaces.

Sources non renouvelables


Les combustibles fossiles
Notre analyse de la découverte et de l’exploitation des gisements
pétrolifères dans le monde nous permet d’estimer qu’au cours de la
prochaine décennie, l’offre de pétrole conventionnel ne pourra répon-
dre à la demande… La découverte de réserves de pétrole à travers la
planète a connu un pic au début des années 1960 et baisse régulière-
ment depuis… Il y a une quantité limitée de pétrole brut dans le
monde et nous en avons déjà découvert 90 %.
– Colin J. Campbell et Jean H. Laherrère, 1998
On se soucie peu actuellement, sur le court terme, des réserves de
pétrole… La planète ne renferme pourtant qu’une quantité finie de
cette matière première et la production mondiale va inévitablement
connaître un pic, puis baisser… Selon les estimations classiques, ce
pic ne devrait pas intervenir avant une dizaine à une vingtaine
d’années, c’est-à-dire entre 2010 et 2025.
– World Resources Institute, 1997

Certes, on note un écart de quelques décennies entre optimistes


et pessimistes concernant le pic de production du pétrole, mais
de l’avis général, cette ressource est la plus limitée des principaux
combustibles fossiles et sa production mondiale atteindra son
maximum à un moment ou à un autre de la première moitié du
les limites : sources et exutoires 149

xxie siècle. L’utilisation annuelle d’énergie exigée par l’économie


humaine a augmenté en moyenne de 3,5 % par an entre 1950 et
2000. La consommation énergétique mondiale s’est accrue de
façon inégale mais inexorable, traversant les guerres, les réces-
sions, les instabilités monétaires et les évolutions techniques
(figure 3-10). La majeure partie de cette énergie est consommée
par les pays industrialisés. Un habitant d’Europe de l’Ouest uti-
lise en effet 5,5 fois plus d’énergie commerciale60 en moyenne
qu’un Africain, et un Nord-Américain, en moyenne neuf fois plus
qu’un Indien61. Mais il s’agit de l’énergie commerciale, dont de
nombreux individus sont contraints de se passer.
Plus d’un quart de la population mondiale n’a pas accès à l’électri-
cité et deux cinquièmes des individus continuent à recourir princi-
palement à la biomasse pour leurs besoins énergétiques de base. Et
même si le nombre de personnes dépourvues d’approvisionnement
énergétique va baisser au cours des prochaines décennies, on estime
que 1,4 milliard d’habitants n’auront toujours pas d’électricité en
2030. Le nombre d’individus ayant recours au bois, aux résidus de
récoltes et aux déjections animales comme combustible pour cuisiner
et se chauffer va en réalité augmenter62 .

60. Le terme énergie commerciale fait référence à l’énergie vendue sur les
marchés ; il ne prend pas en compte l’énergie consommée par les populations
qui ramassent du bois, du fumier ou d’autres types de biomasse pour leur usage
personnel. Les sources d’énergie non commerciales sont essentiellement renou-
velables, mais cela ne veut pas dire qu’elles sont exploitées de façon durable. On
estime qu’elles représentent environ 7 % de la consommation totale d’énergie.
WRI, World Resources 1998-99, op. cit.
61. U.S. Energy Information Administration, International Energy Outlook
2003, table A1, « World Total Energy Consumption by Region, Reference Case,
1990-2025 (Quadrillion BTU) », <www.eia.gov/oiaf/ieo/>.
62. Agence internationale de l’énergie (AIE), World Energy Outlook 2002,
Vienne, AIE, 2002, <www.worldenergyoutlook.org/media/weowebsite/2008-
1994/weo2002_part1.pdf> et <www.worldenergyoutlook.org/media/weo
website/2008-1994/weo2002_part2.pdf>. On trouvera des scénarios à plus long
terme sur le site du Conseil mondial de l’énergie, « Global Energy Scenarios to
2050 and Beyond », 1999, <www.worldenergy.org>.
150 les limites à la croissance

FIGURE 3-10 – Consommation mondiale d’énergie


500
En millions de milliards de Btu par an

400
Hydroélectricité
Consommation énergétique totale et nucléaire
dans le monde
300 Gaz naturel

200
Pétrole

100
Charbon

0 Combustibles traditionnels
1950 1970 1990 2010

La consommation mondiale d’énergie a doublé à trois reprises entre


1950 et 2000. Les combustibles fossiles continuent à être les principales
sources d’approvisionnement en énergies primaires : la part du charbon
a atteint un pic vers 1920, époque à laquelle il représentait plus de 70 %
des combustibles consommés ; la part du pétrole a, elle, connu un pic
au début des années 1980 avec un peu plus de 40 %. (Sources : Nations
Unies ; Département américain de l’Énergie)

La plupart des experts en analyse énergétique estiment que la


consommation devrait continuer à augmenter. Selon le scénario
« de référence » présenté par l’Agence internationale de l’énergie
dans son World Energy Outlook 2002, cité ci-dessus, la consom-
mation mondiale d’énergie primaire devrait croître de 66 % entre
2000 et 2030. Et même le scénario « alternatif » (plus écologique)
indique une augmentation de plus de 50 % de la consommation
mondiale d’énergie sur cette même période. Une analyse plus
détaillée, effectuée pour l’Agence danoise de l’énergie a, pour sa
part, calculé que pour répondre aux besoins énergétiques de base
des 9,3 milliards d’habitants que la planète pourrait bien compter
en 2050, il faudrait six fois plus d’énergie livrée (énergie finale)
qu’en 200063.

63. Bent Sørensen, « Long-Term Scenarios for Global Energy Demand and
Supply », Energy & Environment Group, Roskilde University, janvier 1999.
les limites : sources et exutoires 151

La consommation d’énergie commerciale en l’an 2000 puisait


à plus de 80 % dans les combustibles fossiles non renouvelables
(pétrole, gaz naturel et charbon) dont les stocks souterrains bais-
sent continuellement et inexorablement. Afin de déterminer si
l’exploitation des « sources » du flux pose un problème de durabilité
(nous aborderons les « exutoires » plus loin), nous devons savoir à
quelle vitesse ces sources diminuent et si des substituts renouvela-
bles sont mis au point assez vite pour compenser cette baisse.
Il règne dans ce domaine une grande confusion, y compris
sur la diminution ou non de ces combustibles non renouvelables,
parce que nous nous focalisons sur le mauvais signal. Le concept
de ressource traduit la quantité totale de matière présente dans
la croûte terrestre ; le concept de réserve traduit quant à lui la
quantité de matière qui a été découverte ou dont on suppose la
présence et qui peut être utilisée moyennant des hypothèses rai-
sonnables en matière de technologie et de coût. Plus on utilise de
ressources, plus elles baissent, mais il peut arriver que les chiffres
concernant les réserves augmentent, parce qu’on découvre de
nouveaux gisements, parce que les prix grimpent ou parce que
la technologie fait des progrès. Or nous avons tendance à tirer
des conclusions au sujet des ressources à partir d’observations
portant sur les réserves.
Entre 1970 et 2000, l’économie mondiale a brûlé 700 milliards
de barils de pétrole, 87 milliards de tonnes de charbon et 51 000
milliards de m3 de gaz naturel. Durant ces 30 années, cependant,
de nouveaux gisements de pétrole, de charbon et de gaz ont été
découverts (et d’anciens ont été revus à la hausse). Résultat : le
ratio entre les réserves connues et la production64, c’est-à-dire le

64. Le terme production est impropre pour parler de l’opération qui con­
siste à extraire des combustibles fossiles du sol, car c’est la nature qui produit
ces derniers sur des millions d’années. Les humains ne « produisent » donc pas
de combustibles fossiles, ils les extraient, les exploitent, les pompent ou les
puisent. Mais le terme production est celui qui est couramment utilisé comme
dans l’expression ratio réserves/production, si bien que nous avons choisi de le
reprendre.
152 les limites à la croissance

nombre d’années connu durant lesquelles ces ressources exploi-


tables seront disponibles si la production continue au rythme
actuel, a augmenté, comme le montre le tableau 3-1.
Le ratio réserves/production a augmenté malgré une hausse
importante de la consommation de gaz (de 130 % entre 1970 et
2000), de pétrole (d’environ 60 %) et de charbon (d’environ 145 %).
Mais cette hausse signifie-t-elle que la terre renfermait plus de
combustibles fossiles pour faire fonctionner l’économie des
humains en 2000 qu’en 1970 ?
Non, bien évidemment. Après trois décennies d’exploitation,
700 milliards de barils de pétrole, 87 milliards de tonnes de
charbon et 51 000 milliards de m3 de gaz naturel ont été consom-
més. Les combustibles fossiles sont des ressources non renouve-
lables. Lorsqu’on les brûle, ils se transforment en dioxyde de

TABLEAU 3-1 – Production annuelle, ratios réserves/production


(R/P) et durée de vie estimée des ressources de pétrole, gaz
naturel et charbon

Production en R/P en Production en R/P en Durée de vie


1970 (par an) 1970 2000 (par an) 2000 estimée des
(années) (années) ressources
(années)
PÉTROLE 17 milliards de 32 28 milliards de 37 50-80
barils barils
GAZ 1 076 milliards 39 2 500 milliards 65 160-310
NATUREL de m3 de m3
CHARBON 2,2 milliards 2 300 5 milliards de 217 très longue
de tonnes tonnes

Les estimations concernant les ressources sont définies comme la


somme des « réserves identifiées » et des « ressources conventionnelles
restant à découvrir ». Si l’on divise cette somme par la production en
2000, on obtient la durée de vie estimée des réserves de cette ressource
en 2000. Le chiffre des réserves de charbon en 1970 n’est pas compara-
ble à celui de 2000 du fait de définitions différentes du terme « réserve ».
Le charbon a toujours été et continue à être le combustible fossile le
plus abondant. (Sources : U. S. Bureau of Mines ; Département américain
de l’Énergie)
les limites : sources et exutoires 153

carbone, en vapeur d’eau, en dioxyde de soufre et en un certain


nombre d’autres substances qui ne peuvent en aucun cas, à une
échelle de temps significative pour l’humanité, se recombiner
pour donner de nouveau des combustibles fossiles. Ils constituent
au contraire des déchets et des substances polluantes qui pénè-
trent dans les exutoires de la planète.
Ceux qui interprètent les découvertes de ces 30 dernières
années comme le signe qu’il n’y a pas de limite immédiate aux
réserves de combustibles fossiles ne prennent en compte qu’une
partie du système énergétique :

GRAPHIQUE 6 – Des réserves connues aux combustibles


transformés
Découverte Production Combustion
combustibles
réserves connues transformés

Capital Capital de Capital de


d’exploration production combustion

Le processus de découverte nécessite un capital d’exploration


(plateformes de forage, avions, satellites, batterie sophistiquée de
sondeurs et de sondes) pour trouver les gisements de combusti-
bles fossiles sous terre et augmenter ainsi la quantité de réserves
identifiées mais pas encore exploitées. Le processus de produc-
tion consiste à extraire ces réserves du sol à l’aide du capital de
production (matériels d’extraction, de pompage, de raffinage et
de transport) et à les acheminer sur les lieux où sont entreposés
les combustibles transformés. Là, le capital de combustion (four-
neaux, automobiles, générateurs d’électricité) brûle les combus-
tibles transformés, produisant ainsi une chaleur utilisable65.

65. Bien entendu, les équipements qui permettent de découvrir, d’extraire,


de pomper, de transporter et de raffiner les combustibles les brûlent également.
En l’absence de quelque limite que ce soit, la limite ultime à l’utilisation des
combustibles fossiles se caractériserait par le stade où cela demanderait autant
154 les limites à la croissance

Tant que le rythme des découvertes est plus soutenu que celui
de la production, le stock de réserves connues augmente. Mais le
diagramme ci-dessus ne montre qu’une partie du système. Un
diagramme plus complet doit inclure les sources et les exutoires
ultimes des combustibles fossiles :

GRAPHIQUE 7 – Des réserves non découvertes à la pollution

Réserves non
découvertes Pollution

combustibles
réserves connues
transformés
Découverte Production Combustion

Capital Capital de Capital de


d’exploration production combustion

Tandis que la production réduit le stock de réserves connues,


les humains investissent dans l’exploration pour le réalimenter.
Mais chaque découverte puise dans le stock ultime de combusti-
bles fossiles de la Terre, qui ne se reconstitue pas. Le stock de
réserves encore inconnues peut être très grand, il est néanmoins
fini et non renouvelable.
À l’autre extrémité du flux, la combustion produit des substan-
ces polluantes qui pénètrent dans l’exutoire ultime, c’est-à-dire
dans le processus biogéochimique de la planète qui les recycle, qui
les rend non toxiques, ou qui est empoisonné ou dégradé. Des
polluants de différentes sortes sont également émis à chaque stade
du flux des combustibles fossiles, depuis l’exploration jusqu’à la
production, le raffinage, le transport et le stockage. Et même si

d’énergie de se procurer les combustibles fossiles que ces derniers n’en renfer-
ment. Voir Charles A.S. Hall et Cutler J. Cleveland, « Petroleum Drilling and
Production in the United States : Yield per Effort and Net Energy Analysis »,
Science, vol. 211, no 4482, 6 février 1981.
les limites : sources et exutoires 155

l’éco-efficience a fait des progrès notables ces dix dernières années,


réduisant les émissions de polluants grâce à une meilleure gestion
des opérations, la production énergétique reste une importante
source de pollution des eaux souterraines aux États-Unis.
Personne ne sait exactement qui de la source ou de l’exutoire
du flux de combustibles fossiles sera la limite la plus contrai-
gnante. En 1972, à la veille de la flambée des prix du pétrole
décidée par l’OPEP, la source semblait être le goulet d’étrangle-
ment le plus évident. Mais aujourd’hui, comme nous mettons
davantage l’accent sur le changement climatique, c’est l’exutoire
qui semble poser problème. Il reste une telle quantité de charbon
que nous pensons que son exploitation sera limitée par l’exutoire
atmosphérique qui recueille le dioxyde de carbone. Le pétrole, lui,
sera limité aux deux extrémités : sa combustion émet des gaz à
effet de serre et d’autres polluants, et il sera certainement le pre-
mier combustible fossile à être épuisé à la source. Quant au gaz
naturel, il est considéré par beaucoup comme la ressource qui
pourra assurer la production d’énergie jusqu’à ce que les sources
d’énergie durables soient exploitées à grande échelle. Mais il a
toujours fallu une cinquantaine d’années aux sociétés pour passer
d’une source d’énergie dominante à une autre. Et entre-temps, le
monde pourrait avoir perdu en bien-être, soit à cause du change-
ment climatique, soit à cause des limitations imposées à l’utilisa-
tion des combustibles fossiles.
Les estimations concernant les réserves de pétrole et de gaz
encore inconnues varient énormément et comportent toujours
une marge d’erreur, mais nous en avons inclus plusieurs dans
le tableau 3-1. Elles présentent une fourchette très large du fait
des incertitudes inhérentes aux estimations. On voit que les
ressources de pétrole restantes (définies comme la somme des
réserves actuelles et des réserves encore inconnues) pourraient
durer de 50 à 80 ans selon leur rythme d’exploitation de l’année
2000, tandis que celles de gaz naturel pourraient durer de 160 à
310 ans. Le charbon est encore plus abondant. Bien évidemment,
le coût de l’évaluation des ressources résiduelles va aller croissant
156 les limites à la croissance

au fur et à mesure que les ressources vont s’amenuiser. Et des


coûts politiques pourraient s’ajouter aux coûts de production : en
2000, en effet, 30 % de la production mondiale de pétrole venait
du Moyen-Orient et 11 %, de l’ex-URSS ; à elles deux, ces régions
détiennent les deux tiers de toutes les réserves de pétrole connues.
Les ressources de pétrole ne s’épuiseront pas du jour au len-
demain, comme un robinet qui s’arrêterait brusquement de
couler. Au contraire, cet épuisement se caractérisera par des
retours sur investissement de plus en plus faibles en matière
d’exploration, par une concentration grandissante des réserves
résiduelles dans un petit nombre de pays, puis par un pic et enfin
par une baisse progressive de la production mondiale. Les États-
Unis constituent à cet égard un cas d’école. Leurs énormes réser-
ves au début de leur histoire sont aujourd’hui épuisées à plus de
50 %. La découverte de nouveaux gisements a connu un pic dans
les années 1940 et 1950 et la production étatsunienne de pétrole a
atteint son apogée aux alentours de 1970. Aujourd’hui, le pays
s’appuie de plus en plus sur les importations (voir figure 3-11).
Nous sommes sur le point d’assister au même phénomène au
niveau international. La figure 3-12 montre deux scénarios relatifs
à la production mondiale de pétrole d’après des hypothèses sur
les ressources semblables à celles qui sont présentées dans le
tableau 3-1. Le plus probable est que la consommation de pétrole
n’augmente à aucun moment de façon significative par rapport à
son niveau actuel, et qu’après quelques décennies, elle baisse
progressivement pendant tout le reste du xxie siècle. Ces scéna-
rios sont étayés par le fait que le rythme des découvertes de
nouveaux gisements au niveau mondial a déjà connu un pic dans
les années 1960 et qu’à présent, ce sont des ressources de plus en
plus difficiles d’accès et donc plus coûteuses qui sont exploitées,
non seulement en Alaska, mais aussi dans les eaux profondes de
l’océan Arctique et jusqu’en Sibérie.
Le gaz naturel peut être utilisé à la place du pétrole dans de
nombreux domaines. De tous les combustibles fossiles, c’est celui
qui pollue le moins par unité d’énergie, y compris en matière de
les limites : sources et exutoires 157

FIGURE 3-11 – Production et consommation de pétrole aux


États-Unis
8

Consommation
Milliards de barils par an

Importations
4
Alaska

États-Unis
continentaux
0
1890 1930 1970 2010

La production étatsunienne de pétrole a connu un pic en 1970 et la


production des États-Unis continentaux a baissé depuis de 40 %. Les
nouveaux gisements découverts en Alaska ne parviennent pas à
compenser cette baisse. (Source : API ; AIE/Département américain de
l’Énergie)

FIGURE 3-12 – Scénarios concernant la production mondiale de


pétrole
40
Milliards de barils par an

30

20

10

0
1850 1875 1900 1925 1950 1975 2000 2025 2050

La production mondiale de pétrole jusqu’en 2000 est représentée par


la courbe continue. Nous avons utilisé les méthodes du géologue King
Hubbert pour évaluer le scénario le plus probable concernant la pro-
duction à venir. La courbe en pointillés à droite représente le taux de
production probable si la quantité de pétrole qui reste à découvrir
s’élève à 1,8 millier de milliards de barils (quantité représentée par la
zone située sous la courbe). (Source : K. S. Deffeyes)
158 les limites à la croissance

FIGURE 3-13 – Différents scénarios possibles de l’épuisement des


ressources mondiales de gaz
Durée de vie des ressources restantes (années)

300

250

200

150

100 Consommation annuelle


Augmentation constante
de 5 % de la
50 consommation
Augmentation de 2,8 %
de la consommation
0
2000 2050 2100 2150 2200 2250 2300

Si les « dernières ressources récupérables » de gaz naturel peuvent


permettre de tenir 260 ans au taux d’utilisation de 2000, la consomma-
tion pourra se maintenir en l’état jusqu’en 2260. Mais la raréfaction du
pétrole ainsi que les problèmes environnementaux liés au charbon
pourraient accélérer la consommation de gaz lors des prochaines
décennies. Si cette dernière continuait à augmenter comme elle le fait
actuellement, c’est-à-dire de 2,8 % par an, les ressources supposées
seraient épuisées en 2075. Avec une augmentation de 5 % par an,
l’épuisement interviendrait dès 2054.

CO2, gaz responsable de l’effet de serre. C’est pourquoi il faudrait


qu’il remplace rapidement le pétrole et le charbon. Mais cela va
accélérer la baisse des ressources de gaz à un rythme qui risque
de surprendre les personnes qui connaissent mal la dynamique
de la croissance exponentielle. Les figures 3-13 et 3-14 nous expli-
quent pourquoi.
En 2000, le ratio réserves/production du gaz naturel était de
65 ans, ce qui signifie que si les réserves actuellement connues
continuaient à être exploitées selon le rythme de consommation
de cette année-là, elles dureraient jusqu’en 2065. Mais deux phé-
nomènes vont se produire qui vont infirmer cette simple extrapo-
lation : d’une part, de nouvelles réserves vont être découvertes et
d’autre part, la consommation de gaz va dépasser celle de l’an 2000.
les limites : sources et exutoires 159

FIGURE 3-14 – Quantités de nouveaux gisements nécessaires pour


maintenir l’augmentation actuelle de la consommation de gaz

Production 2000–
antérieure à 2000 2025

2050–2075

2025–2050

Quantité de gaz naturel qui doit être découverte et produite


entre 2075 et 2100 si la consommation mondiale de gaz continue
à augmenter comme actuellement de 2,8 % par an.

Si le taux d’accroissement de la consommation de gaz naturel continue


à être de 2,8 % par an, il faudra, tous les 25 ans, découvrir de nouvelles
quantités de gaz équivalentes à toutes les quantités découvertes
jusqu’à présent.

Il est donc préférable de s’appuyer sur les estimations des


ressources de gaz restantes (soit la somme des réserves actuelles
et des réserves encore inconnues). Supposons, pour faciliter la
démonstration, que les ressources de gaz s’avèrent finalement
suffisantes pour approvisionner la planète au taux d’utilisation de
2000 pendant 260 ans. Cela nous situe alors quelque part au
milieu de la fourchette de 160 à 310 ans indiquée dans le tableau
3-1. Si le taux d’utilisation de 2000 restait constant, les ressources
de gaz diminueraient donc de façon linéaire, comme le montre la
diagonale de la figure 3-13 et dureraient 260 ans. Mais si la
consommation de gaz continuait à augmenter comme elle le fait
depuis 1970, soit d’environ 2,8 % par an, le chiffre de 260 années
de réserves chuterait de façon exponentielle, comme le montre la
160 les limites à la croissance

courbe du milieu sur la figure 3-13. Les ressources ne seraient


alors pas épuisées en 2260, mais en 2075 ; elles ne dureraient donc
pas 260 ans, mais seulement 75.
Et si, afin de freiner le changement climatique et d’éviter
l’épuisement des ressources en pétrole, les pays du monde entier
décidaient de remplacer les sources d’énergie que sont le charbon
et le pétrole par le gaz naturel, la consommation pourrait bien
augmenter de plus de 2,8 % par an. Si elle augmentait de 5 %, les
ressources, censées durer au départ 260 ans, seraient épuisées en
54 ans.
La figure 3-14 montre dans quelle mesure la quantité de nou-
veaux gisements découverts va devoir augmenter afin de permet-
tre à la consommation de gaz de continuer à croître de 2,8 % par
an. Selon les règles de la croissance exponentielle, la quantité de
gaz découvert et produit devrait doubler tous les 25 ans.
Notre but n’est pas de dire que la planète est sur le point de
manquer de gaz naturel. Les ressources considérables dont nous
disposons seront essentielles, car elles serviront de combustible
de transition en attendant des sources d’énergie plus durables.
Notre but est de souligner que les combustibles fossiles sont pré-
sents en quantité étonnamment limitée, surtout s’ils sont utilisés
de façon exponentielle : il ne faut donc pas les gaspiller. À l’échelle
de l’histoire humaine, l’ère des combustibles fossiles n’aura en
définitive représenté qu’un court mais mauvais moment à passer.
Grâce à l’existence de substituts renouvelables aux combusti-
bles fossiles, nous ne sommes pas condamnés à une pénurie
mondiale d’énergie. Il existe deux solutions énergétiques, dura-
bles à la source, acceptables sur le plan environnemental, techni-
quement faisables et de plus en plus économiques. La première,
l’amélioration de notre efficacité, peut être mise en œuvre rapide-
ment. La seconde, les énergies renouvelables liées au solaire, va
prendre un tout petit peu plus de temps. Certains ajouteraient
l’énergie nucléaire à ce petit groupe de solutions potentielles au
problème d’approvisionnement énergétique de la planète. Nous
ne sommes pas de cet avis, car le problème de la gestion des
les limites : sources et exutoires 161

déchets n’est pas résolu et parce que les deux autres solutions sont
beaucoup plus facilement réalisables. Elles sont plus rapides,
moins coûteuses, plus sûres et bien plus faciles à mettre en œuvre
dans les pays pauvres.
L’efficacité énergétique permet de fournir les mêmes services
d’énergie finale – lumière, chaleur, refroidissement, transport de
personnes et de marchandises, eau pompée, moteurs qui tour-
nent – mais en utilisant moins d’énergie. Cela se traduit non
seulement par une qualité de vie matérielle égale ou supérieure,
mais aussi et souvent par un moindre coût énergétique direct, par
moins de pollution, un moindre recours aux sources d’énergie
nationales, moins de conflits relatifs à l’emplacement des instal-
lations et, pour de nombreux pays, une dette extérieure moins
élevée et des dépenses militaires moindres pour garantir l’accès
aux ressources étrangères ou pour contrôler ces dernières.
Les technologies d’efficacité énergétique, depuis les systèmes
d’amélioration de l’isolation jusqu’aux moteurs plus intelligents,
progressent à un rythme si soutenu que les estimations quant à
l’énergie nécessaire pour accomplir toutes sortes de tâches doi-
vent chaque année être revues à la baisse. Une ampoule fluocom-
pacte fournit ainsi la même quantité de lumière qu’une ampoule
à incandescence, mais consomme 75 % d’électricité en moins.
Si tous les immeubles étatsuniens étaient équipés de fenêtres
super isolantes, le pays économiserait deux fois l’énergie que lui
fournit aujourd’hui le pétrole venu d’Alaska. Dix cons­tructeurs
automobiles au moins ont conçu des prototypes qui peuvent par-
courir entre 30 et 60 km avec un litre d’essence, et dans les débats
techniques de pointe, on commence désormais à entendre parler
de véhicules pouvant parcourir jusqu’à 70 km. Et contrairement
à ce que l’on croit souvent, ces voitures efficaces réussissent tous
les tests de sécurité habituels et certaines ne coûtent pas plus cher
à la construction que les modèles actuels66.

66. Ces informations ainsi que la plupart des données que nous reprenons
sur ce sujet nous viennent d’Amory Lovins et du Rocky Mountain Institute.
162 les limites à la croissance

Les calculs sur la quantité d’énergie potentiellement écono-


misée grâce à une meilleure efficacité dépendent des préférences
techniques et politiques de ceux qui calculent. En restant pru-
dent, il semble acquis que l’économie étatsunienne peut conser-
ver son rythme actuel, à partir des technologies existantes et pour
un coût équivalent voire moindre, en consommant moitié moins
d’énergie. Le pays aurait la même efficacité que les pays d’Europe
de l’Ouest67 et réduirait les besoins mondiaux en pétrole et en
charbon de 14 % et ceux en gaz de 15 %. De telles améliorations,
voire des améliorations plus notables encore en matière d’effica-
cité, sont possibles en Europe de l’Est et dans les pays moins
développés.
Pour les optimistes, il ne s’agit là que d’un début. Ils estiment
en effet que l’Europe de l’Ouest et le Japon, qui sont déjà les
régions du monde les plus efficaces sur le plan énergétique, pour-
raient encore être deux à quatre fois plus efficaces grâce aux
technologies actuelles ou à des techniques dont l’existence est tout
à fait envisageable d’ici une vingtaine d’années. Si l’on parvenait
à un tel degré d’efficacité, on pourrait fournir à la planète la
majeure partie voire toute l’énergie dont elle a besoin à partir de
sources renouvelables liées au rayonnement solaire : énergie
solaire, éolienne, hydraulique et biomasse. Le soleil déverse en
effet chaque jour 10 000 fois plus d’énergie sur la Terre que les
humains n’en utilisent actuellement68.
Les progrès techniques dans la capture de l’énergie solaire ont
été plus lents que ceux qui ont permis d’accroître l’efficacité
énergétique, mais ils ont été réguliers. Le coût de l’électricité

Pour de plus amples informations sur les solutions d’efficacité énergétique dans
les transports, l’industrie et le bâtiment, consulter Scientific American, vol. 263,
no 3, septembre 1990.
67. PNUD, Indicateurs du développement humain 2003, <http://hdr.undp.
org>.
68. Actuellement, la consommation totale de combustibles fossiles par les
humains représente un flux d’énergie d’environ 5 térawatts (milliards de
kilowatts). Le flux constant du rayonnement solaire sur la Terre équivaut à
80 000 térawatts.
les limites : sources et exutoires 163

d’origine photovoltaïque et éolienne a nettement baissé ces vingt


dernières années (figure 3-15). En 1970, on produisait de l’électri-
cité d’origine photovoltaïque (PV) pour un coût de 120 dollars le
watt. En 2000, ce coût avait chuté à 3,50 dollars le watt69. Dans les
pays en développement, le photovoltaïque représente d’ores et
déjà la solution la plus rentable pour les villages et les projets
d’irrigation qui n’ont pas les moyens financiers d’être reliés à un
réseau électrique souvent éloigné.
Grâce à son coût actuel, l’énergie éolienne peut espérer une
croissance très rapide. Fin 2002, la capacité mondiale de l’éolien
dépassait les 31 000 MW, soit l’équivalent de plus de 30 réacteurs
nucléaires. Cela représentait une augmentation de 28 % de la
capacité depuis la fin 2001 et une multiplication par 4 en 5 ans
depuis fin 199770. De tels changements autorisent toutes sortes de
spéculations quant à l’avenir de l’énergie.
Je pense que nous vivons les derniers jours des sociétés pétrolières
telles que nous les avons connues… C’est l’économie de la planète
tout entière qui est modifiée quand on gare sa voiture et qu’on utilise
la pile à combustible afin de produire de l’électricité pour son usage
domestique. Le réseau électrique d’un pays est en train de ressembler
davantage à Internet qu’à une unité centrale. Si tous les véhicules
circulant sur les routes étatsuniennes étaient équipés de piles à
combustible, le pays disposerait de 5 fois sa capacité électrique
actuelle71.
Les sources d’énergie renouvelable ne sont ni sans consé-
quence sur l’environnement ni illimitées. Les éoliennes nécessi-
tent du terrain et des routes d’accès. Certains types de cellules
solaires contiennent des matériaux toxiques. Les barrages hydro-
électriques inondent des terres et empêchent les cours d’eau de
couler librement. L’énergie de la biomasse n’est durable que dans

69. Lester Brown et al., Vital Signs 2000, op. cit.


70. American Wind Energy Association, « Record Growth for Global Wind
Power in 2002 », Washington, DC, AWEA, 3 mars 2002.
71. Peter Bijur, Global Energy Address au 17e Congrès du Conseil mondial
de l’Énergie, Houston, 14 septembre 1998.
164 les limites à la croissance

FIGURE 3-15 – Coût de l’électricité tirée de l’éolien et des


systèmes photovoltaïques
En dollars courants par kWh produit

Énergie éolienne
0,40

0,30

0,20

0,10

0
1970 1980 1990 2000 2010

Systèmes photovoltaïques
En dollars courants par watt

30

20

10

0
1970 1980 1990 2000 2010

Entre 1980 et 2000, le coût de l’électricité générée par les éoliennes et


les systèmes photovoltaïques a baissé de façon spectaculaire. L’éolien
devient actuellement compétitif par rapport aux nouvelles centrales
fonctionnant aux combustibles fossiles. (Sources : AWEA ; EIA/Départe­
ment américain de l’Énergie)

la mesure où le sont aussi les pratiques agricoles et forestières qui


la produisent. Certaines sources d’énergie solaire sont éparses et
intermittentes et nécessitent de vastes zones de captage et de
complexes mécanismes de stockage72, et toutes demandent des
capitaux physiques et une gestion prudente. Les sources d’énergie
renouvelables sont aussi limitées dans leur débit ; elles peuvent

72. Le mécanisme de stockage le plus prometteur semble être l’hydrogène


produit à partir de la décomposition par électrolyse solaire des molécules d’eau.
L’hydrogène représente également une solution future pour la propulsion des
véhicules. Sur ce sujet, lire le chapitre 5 d’Éco-économie de Lester Brown.
les limites : sources et exutoires 165

être sans fin, mais elles fonctionnent avec un débit fixe. Elles ne
peuvent pas alimenter un nombre indéfiniment élevé de person-
nes et un capital industriel qui se développe très rapidement.
Mais elles peuvent fournir la base énergétique de la société dura-
ble du futur. Elles sont abondantes, variées et omniprésentes.
Leurs flux de pollution sont moindres et généralement moins
nocifs que ceux des énergies fossiles et du nucléaire.
Si les sources d’énergie les plus durables et les moins polluan-
tes étaient développées et exploitées avec une grande efficacité,
elles pourraient répondre aux besoins des humains sans dépasser
les limites. Cela nécessite simplement une volonté politique,
quelques avancées technologiques et des changements modestes
au niveau social.
Étant donné que les réserves encore inconnues de gaz naturel
semblent assez vastes, on peut dire, en ce début de xxie siècle, que
les contraintes qui limitent le plus la consommation d’énergie
sont à chercher du côté des exutoires. Le problème posé par le
changement climatique dû aux émissions de dioxyde de carbone
issues de notre consommation énergétique, est abordé plus loin
dans ce chapitre.

Les matières
L’extraction ou l’exploitation de ressources naturelles primaires
nécessitent souvent de déplacer ou de transformer de grandes quan-
tités de matières qui peuvent modifier ou dégrader l’environnement
tout en n’ayant aucune valeur économique. Ainsi, pour accéder à des
gisements de métaux, à des minerais ou à des veines de charbon, il
faut déplacer beaucoup de matière ou de terrain de couverture. Les
minerais bruts doivent souvent être transformés ou concentrés avant
de pouvoir être commercialisés, ce qui entraîne de nombreux déchets
dont il faut se débarrasser… Tous ces flux font partie de l’activité
économique d’un pays, mais ne sont quasiment jamais pris en
compte ni comptabilisés dans l’économie monétaire. C’est pourquoi
les statistiques sous-estiment la dépendance d’une économie indus-
trielle vis-à-vis des ressources naturelles.
– World Resources Institute, 1997
166 les limites à la croissance

Seuls 8 % des habitants de la planète possèdent une voiture.


Des centaines de millions d’individus vivent dans des logements
inadaptés ou n’ont pas de logement du tout, encore moins un
réfrigérateur ou un téléviseur. Puisqu’il doit y avoir de plus en plus
d’habitants sur Terre et que leur situation doit s’améliorer en
matière de logements, de soins de santé, de services éducatifs et de
biens matériels, nous aurons besoin de plus d’acier, de béton, de
cuivre, d’aluminium, de plastique et de bien d’autres matériaux.
Le flux de matière provenant de la terre, passant dans l’éco-
nomie et retournant à la terre peut être représenté de la même
manière que le flux de combustibles fossiles, à une exception
près : contrairement à ces derniers, des matières comme le métal
ou le verre ne se transforment pas en gaz de combustion après
utilisation. Soit elles s’accumulent quelque part sous forme de
déchets solides, soit elles sont récupérées et recyclées, soit elles
sont démolies, pulvérisées, lessivées, vaporisées ou dispersées
d’une autre manière dans les sols, l’eau ou l’air.

GRAPHIQUE 8 – Des réserves inconnues au recyclage

Capital de
Recyclage
recyclage
Déchets
solides

Produits en cours
Réserves non d’utilisation
découvertes

Matériaux
Réserves connues transformés
Découverte Production Fabrication

Capital Capital de Capital de


d’exploration production fabrication
les limites : sources et exutoires 167

FIGURE 3-16 – Consommation mondiale de cinq métaux


importants
30

25
Millions de tonnes par an

20

15

10

0
1900 1950 2000

La consommation de cuivre, plomb, zinc, étain et nickel a connu une


hausse spectaculaire au cours du xxe siècle. (Sources : Klein Goldewijk et
Battjes ; U.S. Bureau of Mines ; USGS ; U.S. CRB)

La figure 3-16 présente un historique de la consommation


mondiale de cinq métaux importants entre 1900 et 2000. La
courbe indique que la consommation a plus que quadruplé entre
1950 et 2000.
Il existe une limite à la quantité de cuivre, de nickel, d’étain
et d’autres métaux que les populations, même riches, peuvent
utiliser chaque année. Cette limite est cependant élevée, du moins
si l’on en juge par le mode de vie étatsunien. Pour la plupart des
métaux, la consommation moyenne par habitant dans un pays
industrialisé est 8 à 10 fois celle d’un habitant d’un pays en déve-
loppement. Si les neuf milliards d’habitants qui peupleront la
Terre ont une consommation de matériaux équivalente à celle
d’un Étatsunien moyen à la fin du xxe siècle, il faudra multiplier
par 5 la production mondiale d’acier, celle de cuivre par 8 et celle
d’aluminium par 9.
La plupart d’entre nous pressentent de façon intuitive que de
tels flux de matière ne sont ni possibles ni nécessaires. Ils ne sont
168 les limites à la croissance

FIGURE 3-17 – Consommation mondiale d’acier


800
Millions de tonnes par an

600

400

200

0
1900 1920 1940 1960 1980 2000

La consommation d’acier affiche une croissance en forme de S (Sources :


Klein Goldewijk et Battjes ; U.S. Bureau of Mines ; USGS ; U.S. CRB)

pas possibles à cause des limites inhérentes aux sources et aux


exutoires de la planète. Tout le long du processus, de la source à
l’exutoire, le traitement, la fabrication, la manipulation et l’utili-
sation de matériaux laissent de la pollution derrière eux. Ces flux
ne sont pas non plus nécessaires, car le flux de matière par per-
sonne dans les pays riches à la fin du xxe siècle, que ce soit en
matière d’aliments, d’eau, de bois ou d’énergie, est synonyme de
gaspillage. Nous pourrions mener une existence satisfaisante en
épargnant bien plus la planète.
Plusieurs signes indiquent que les humains tirent les leçons de
tout cela. La figure 3-17 montre ainsi un historique récent de la
production mondiale d’acier et l’on constate qu’un phénomène
s’est produit au milieu des années 1970 qui a interrompu ce qui
reflétait jusque-là une croissance parfaitement exponentielle.
Plusieurs théories expliquent cette baisse du taux de croissance
et toutes sont en partie exactes :
• La tendance naissante à la « dématérialisation » a été stimulée
par des incitations économiques et par la possibilité offerte
par la technologie de faire plus avec moins.
les limites : sources et exutoires 169

• Les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 ont fait grimper les
prix des métaux à forte intensité énergétique, incitant encore
davantage à économiser l’énergie et la matière dans toutes les
applications.
• Ces mêmes prix élevés, ainsi que les réglementations environ-
nementales et les problèmes de traitement des déchets solides
ont encouragé le recyclage des matériaux.
• Toutes ces pressions ont précipité l’avènement d’une révolution
technique : le plastique, la céramique et d’autres matériaux ont
remplacé les métaux, et les produits métalliques – voitures,
cannettes de soda et bien d’autres – ont été allégés.
• Durant la stagnation de l’économie, dans les années 1980, les
secteurs de l’industrie lourde ont été durement touchés, et
la demande de métaux de base a baissé de façon dispropor-
tionnée73.
Si la baisse de la consommation de matière a peut-être des
raisons économiques passagères, les évolutions techniques vont,
elles, sans doute perdurer, tout comme les pressions environne-
mentales en faveur d’une réduction des flux de matière. Et il est
intéressant de noter que le prix des matériaux a continué à baisser
ces dix dernières années, preuve que l’offre était supérieure à la
demande74.
Le manque de sources a poussé les pays pauvres à toujours
récupérer et recycler les matériaux. C’est le manque d’exutoires
qui, actuellement, pousse les pays riches à réapprendre à le faire.
Dans cette démarche, le recyclage cesse d’être une activité à forte
intensité de main-d’œuvre pour en devenir une à forte intensité
en capital et en énergie. Il nécessite des composteurs rotatifs, des
broyeurs et des systèmes de filtrage cribles, des digesteurs, des
mélangeurs de boue, des déconsigneurs (pour rembourser les

73. Voir John E. Tilton (dir.), World Metal Demand, Washington, D.C.,
Resources for the Future, 1980.
74. Organisation de coopération et de développement économiques, Déve­
lop­pement durable – Les grandes questions, Paris, OCDE, 2001.
170 les limites à la croissance

consignes des bouteilles) et des entreprises qui mettent en place


des programmes de récupération des déchets pour l’industrie et
les collectivités.
Les fabricants visionnaires conçoivent des produits, qu’il
s’agisse de théières ou de voitures, en prévoyant leur désassem-
blage et leur recyclage final. La marque BMW a ainsi conçu une
voiture avec une caisse en plastique pour en faciliter le recyclage.
Le type de résine utilisé est de plus en plus souvent inscrit sur les
plastiques et on mélange moins les résines les unes avec les autres,
si bien que les plastiques peuvent être séparés et réutilisés.
L’accumulation de petits changements peut finir par faire une
grosse différence. Grâce à l’invention, en 1976, de l’onglet avec
anneau pour ouvrir les cannettes en aluminium, l’anneau reste
attaché à la cannette et peut, lui aussi, être recyclé, plutôt que jeté.
Vers la fin du xxe siècle, les Étatsuniens utilisaient quelque 105
milliards (109) de cannettes en aluminium par an dont environ
55 % était recyclées. Cela signifie que chaque année, le recyclage
de ces petits anneaux a permis d’économiser 16 000 tonnes d’alu-
minium et environ 200 millions de kWh d’électricité75.
Séparer et recycler les matériaux après utilisation, c’est faire
un pas en direction de la durabilité. C’est faire évoluer la matière
dans l’économie humaine comme elle évolue dans la nature,
c’est-à-dire en cycles fermés. Dans la nature, les déchets issus
d’un processus deviennent les intrants d’un autre. Des secteurs
entiers d’écosystèmes, particulièrement dans les sols, travaillent
à mettre de côté les déchets de la nature, à les séparer en entités
exploitables et à en faire profiter des êtres vivants. L’économie

75. Communication personnelle d’Aleksander Mortensen, de l’entreprise


de recyclage norvégienne Tomra ASA (<www.tomra.no>). En 2001, la produc-
tion mondiale d’aluminium brut s’élevait à environ 21 millions de tonnes.
Quelque 2,2 millions de tonnes de débris d’aluminium étaient en outre récu-
pérés (<www.world-aluminium.org>). Les données sur les récipients de bois-
sons sont tirées de <www.canadean.com> et sur le recyclage, de <www.
container-recycling.org>.
les limites : sources et exutoires 171

humaine moderne est enfin en train de développer, elle aussi, son


secteur recyclage76.
Mais recycler les déchets signifie que l’on ne traite que la
phase finale, soit la moins problématique, du flux de matière. Car
il est une règle d’or qui veut que chaque tonne de déchets produite
en fin de parcours par le consommateur nécessite la production
de 5 tonnes de déchets durant la fabrication et de 20 tonnes sur
le site d’extraction de la ressource (exploitation minière, pom-
page, exploitation forestière ou agricole)77. Le meilleur moyen de
faire baisser ces flux de déchets est d’allonger la durée de vie utile
des produits et de réduire les flux de matière à la source.
Augmenter la durée de vie d’un produit grâce à une meilleure
conception, en les réparant et en les réutilisant (par exemple laver
les verres au lieu d’en utiliser des jetables) est plus efficace que de
les recycler, car cela ne nécessite pas de broyer, d’écraser, de faire
fondre, de purifier et de fabriquer à nouveau des matériaux. En
multipliant par deux la durée de vie moyenne d’un produit, on
diminue de moitié la consommation d’énergie, les déchets, la
pollution et l’épuisement ultime des matériaux nécessaires à sa
fabrication. Mais pour arriver à déterminer ce qui réduit l’em-
preinte écologique d’un produit, il faut analyser en profondeur
son cycle de vie, analyse qui réserve souvent bien des surprises.
Réduire le flux à la source signifie trouver un moyen de faire
la même chose avec moins de matière. C’est l’équivalent de l’effi-
cacité énergétique et les possibilités sont innombrables. En 1970,
une voiture étatsunienne pesait en moyenne plus de 3 tonnes et
était constituée presque exclusivement de métal. Aujourd’hui,
elles sont beaucoup plus légères et sont essentiellement faites de
plastique. Les circuits électroniques tiennent sur de minuscules

76. World Resources Institute, Resource Flows : The Material Basis of


Industrial Economies, Washington, DC, WRI, 1997, fournit un résumé de la
baisse d’intensité matérielle de quatre économies industrielles.
77. Pour avoir une vue d’ensemble de la production de déchets dans diffé-
rents pays, voir l’OCDE, Données OCDE sur l’environnement – Compendium
1999, Paris, OCDE, 1999.
172 les limites à la croissance

puces et n’ont plus besoin de passer par des bobines à noyau fer-
romagnétique. Une petite clé USB qui tient dans la poche peut
contenir autant de données qu’un livre de 200 000 pages. Et une
fibre de verre ultrapure, fine comme un cheveu, peut acheminer,
avec un son de meilleure qualité, autant de conversations télépho-
niques que des centaines de fils de cuivre.
Abandonnant les températures élevées, les fortes pressions,
les produits chimiques agressifs et la force brute qui caractérisent
les processus de fabrication depuis la révolution industrielle, les
chercheurs commencent à comprendre comment exploiter l’in-
telligence des machines moléculaires et de la programmation
génétique. Certaines avancées en matière de nano et de biotech-
nologie permettent aujourd’hui à l’industrie d’obtenir des réac-
tions chimiques similaires aux réactions naturelles, grâce à une
association minutieuse des molécules entre elles.
Si les possibilités de recycler, d’obtenir une plus grande effica-
cité, d’allonger la durer de vie des produits et de réduire les flux
de matière à la source sont enthousiasmantes, elles ne se tradui-
sent néanmoins pas, à l’échelle mondiale, par une réduction du
gigantesque flux de matière qui alimente l’économie. Elles ont au
mieux ralenti son rythme de croissance. Et les individus sans
voiture ou réfrigérateur se comptent toujours par milliards. Bien
que la plupart des personnes soient aujourd’hui plus conscientes
des limites des exutoires que de celles des sources, la hausse de la
demande de matériaux va finir par se heurter aussi aux limites
imposées par les sources. Une grande partie des matériaux les
plus utiles aux humains se présentent rarement sous forme con­
centrée dans la croûte terrestre. Leur exploitation a un coût de
plus en plus élevé, un coût qui se mesure en énergie, en capital,
en impact environnemental et en instabilité sociale.
Le géologue Earl Cook a montré à quel point la plupart des
minerais exploitables sont étonnamment peu concentrés et rares78.

78. Earl Cook, « Limits to Exploitation of Nonrenewable Resources »,


Science, vol. 191, no 4228, 20 février 1976.
les limites : sources et exutoires 173

La technologie a certes fait de grands progrès depuis que Cook a


livré son analyse, en 1976, mais les implications générales de son
étude restent d’actualité. Certains minerais comme le fer et l’alu-
minium sont extrêmement abondants. En ce qui les concerne, il
n’y aura pas de limite à la source et on peut les exploiter dans de
nombreuses régions. D’autres, comme le plomb, l’étain, l’argent
et le zinc, sont bien plus rares et leur épuisement est une perspec-
tive bien plus immédiate.
Les données d’une récente étude sur l’industrie minière mon-
diale, menée par l’Institut international pour l’environnement et
le développement (IIED), donnent l’impression d’une relative
rareté des ressources et des réserves. Le tableau 3-2 résume les
données concernant huit métaux importants. Au rythme d’une
croissance annuelle de 2 % (ce qui est élevé pour certains métaux
et faible pour d’autres, mais constitue une moyenne raisonnable),
les réserves actuelles peuvent répondre à la demande de produc-
tion durant des périodes allant de 15 à 80 ans. Bien sûr, la tech-
nologie progressera et les prix augmenteront au fur et à mesure
que les producteurs vont explorer de nouvelles zones et découvrir
des matériaux exploitables. Ces estimations sur la durée de vie
des réserves sont donc basses, mais à quel point ? Des estimations
sur l’abondance de ces matières dans la croûte terrestre donnent
des durées de vie productive comprises entre 500 et 1 000 ans. Les
bons chiffres se situent donc quelque part entre les deux. La
quantité de ressources pouvant devenir des réserves dépend du
coût en énergie et en capital que cela représente, car les produc-
teurs sont obligés de prendre en compte le coût social et environ-
nemental de leurs opérations.
L’étude de l’IIED souligne le rôle que les exutoires pourraient
être amenés à jouer dans la limitation de notre utilisation de
minéraux.
Bien que les tendances en matière de production et d’utilisa-
tion de minéraux et que les estimations des stocks de ressources
aient rassuré ceux qui craignaient que la planète doive affronter
174 les limites à la croissance

TABLEAU 3-2 – Durée de vie des réserves identifiées de huit métaux

Production Croissance Réserves Durée de vie des Stock de Durée de vie du


annuelle annuelle de la identifiées en réserves ressources stock de
– moyenne production 1999 identifiées avec ressources avec
1997-99 – moyenne une croissance une croissance
1975-99 annuelle de 2 % annuelle de 2 %
de la production de la production
Métal Millions (106) % par an Milliards (109) Années Milliers de Années
de tonnes par de tonnes milliards
an (1012) de
tonnes
Bauxite 124 2,9 25 81 2 000 000 1 070
Cuivre 12 3,4 0,34 22 1 500 740
Fer 560 0,5 74 000 65 1 400 000 890
Plomb 3,1 - 0,5 0,064 17 290 610
Nickel 1,1 1,6 0,046 30 2,1 530
Argent 0,016 3,0 0,00028 15 1,8 730
Étain 0,21 - 0,5 0,008 28 40,8 760
Zinc 0,8 1,9 0,19 20 2 200 780

Ce tableau illustre l’énorme écart entre les réserves identifiées et le


stock de ressources. Les premières sont connues et on espère pouvoir
les exploiter grâce à la technologie dont nous disposons et selon les
prix actuels. Le stock de ressources est la quantité totale que l’on pense
être présente dans la croûte terrestre. Les humains ne seront jamais en
mesure d’exploiter entièrement ce stock, mais l’évolution des prix et
de la technologie, ainsi que de nouvelles découvertes vont sans doute
accroître les réserves identifiées. (Source : MMSD)

une « pénurie » de minerais, les contraintes que les facteurs envi-


ronnementaux et sociaux pourraient faire peser sur la disponibi-
lité des minerais sont l’objet d’une attention croissante. Voici
quelques-uns de ces facteurs :
• La disponibilité de l’énergie ou les effets sur l’environnement
de son utilisation à mesure que sa quantité par unité produite
augmente avec la diminution de la teneur en minerai ;
• La disponibilité de l’eau pour la production de minerais ou les
impacts environnementaux de l’utilisation de quantités crois-
santes d’eau à mesure que la teneur en minerai diminue ;
les limites : sources et exutoires 175

• Le fait qu’une société préfère consacrer des terres à autre chose


qu’à l’exploitation du minerai, soit pour protéger la biodiver-
sité et un environnement naturel exceptionnel, soit parce que
les terres ont une signification culturelle, soit pour assurer
une sécurité alimentaire et agricole ;
• Le refus par la communauté des répercussions de l’exploita-
tion du minerai ;
• L’évolution des modes de consommation ;
• Les limites de l’écosystème concernant l’accumulation de
produits ou de sous-produits issus de l’exploitation du mine-
rai (essentiellement des métaux) dans l’air, l’eau, la couche
arable ou la végétation79.
La figure 3-18 illustre le processus d’épuisement d’un minerai,
en l’occurrence la baisse progressive de la concentration d’un
minerai de cuivre. La figure 3-19 nous en montre les conséquen-
ces. À mesure que la teneur en métal exploitable du minerai
diminue, la quantité de roche qui doit être extraite, pulvérisée et
traitée par tonne de produit augmente à une vitesse vertigineuse.
Alors que la teneur moyenne du minerai de cuivre exploité à
Butte, dans le Montana, chutait de 30 à 0,5 %, les résidus produits
par tonne de cuivre passaient de 3 à 200 tonnes. La forme ascen-
dante de la courbe des déchets est analogue à celle de l’énergie
nécessaire pour produire chaque tonne de matériau final. L’épui­
se­ment des minerais métalliques précipite donc celui des com-
bustibles fossiles, exerçant une pression plus forte encore sur les
exutoires de la planète.

79. Institut international pour l’environnement et le développement et


Conseil mondial des entreprises pour le développement durable, Breaking New
Ground : Mining, Minerals, and Sustainable Development, Londres, Earthscan,
2002.
176 les limites à la croissance

FIGURE 3-18 – La baisse de qualité des minerais de cuivre


exploités aux États-Unis
Pourcentage de cuivre présent dans le minerai

2,50

2,00

1,50

1,00

0,50

0
1910 1930 1950 1970 1990 2010

L’exploitation des minerais étatsuniens contenant en moyenne entre 2 et


2,5 % de cuivre est antérieure à 1910. Depuis, on enregistre une baisse
continue de la teneur moyenne. Le pic dans les années 1930 et la légère
hausse dans les années 1980 sont dus aux récessions économiques qui
ont entraîné la fermeture des mines marginales, ne laissant en exploitation
que les gisements les plus riches. (Sources : U.S. Bureau of Mines ; USGS)

FIGURE 3-19 – L’épuisement des minerais accroît fortement la


quantité de déchets miniers issus de leur production
1 200
Tonnes de déchets par tonne de métal

1 000

800

600

400

200

0
0 2 4 6 8 10 12
Teneur en minerai (%)

Lorsque la teneur moyenne baisse avec l’épuisement du minerai et passe


de 8 % et plus à 3 %, l’augmentation de la quantité de déchets miniers
générée par tonne de matériau final est à peine perceptible. En dessous
de 3 %, en revanche, la quantité de déchets augmente de façon specta-
culaire. Le coût du traitement des déchets finit par être supérieur à la
valeur du métal produit.
les limites : sources et exutoires 177

Exutoires pour la pollution et les déchets


Durant les quelques dizaines d’années qui viennent de s’écouler, les
hommes sont apparus comme une nouvelle force de la nature. Nous
altérons les systèmes physiques, chimiques et biologiques de façon
inédite, à un rythme plus soutenu et à une échelle spatiale plus
étendue que tout ce que la Terre a jamais connu. Les hommes se sont
involontairement embarqués dans une vaste expérimentation avec
leur planète. Si nous ne connaissons pas l’issue de cette expérimen-
tation, nous savons en revanche qu’elle a de profondes implications
pour toutes les formes de vie sur Terre.
– Jane Lubchenco, 1998

À l’époque de la Conférence de Stockholm sur l’environnement,


en 1972, on ne dénombrait pas plus de 10 pays dotés d’un minis-
tère de l’environnement ou d’une agence environnementale.
Aujourd’hui, ce sont ceux qui n’en ont pas qui font exception. Des
programmes d’éducation à l’environnement ont fait leur appari-
tion un peu partout, ainsi que de nombreux groupes d’intérêt
soutenant diverses causes environnementales. Le bilan que l’on
peut tirer de l’apparition de ces institutions de protection de
l’environnement est mitigé. Il serait faux d’en conclure que la
planète a résolu ses problèmes de pollution, mais il serait tout
aussi faux de dire qu’aucun progrès n’a été accompli.
Les plus grands succès sont enregistrés à l’égard de substances
toxiques bien précises dont la dangerosité pour la santé humaine
est unanimement reconnue et qui peuvent être isolées et facile-
ment interdites. La figure 3-20 montre ainsi que l’interdiction du
plomb dans l’essence aux États-Unis a permis une baisse de sa
concentration dans le sang chez les habitants. Les taux relatifs à
d’autres polluants dans certains pays, comme le césium 137 en
Finlande ou le DDT dans les pays baltes, ont également baissé au
cours des dernières décennies.
Dans les pays développés, au terme d’efforts répétés et de
dépenses considérables, on a enregistré une baisse partielle de
certaines des substances polluantes les plus répandues dans l’air
178 les limites à la croissance

FIGURE 3-20 – Baisse de la contamination des humains et de


l’environnement
Activité du césium 137 en becquerels

Présence de césium 137 dans le lait de vache en Finlande arctique

12
(par kg de lait)

0
1960 1970 1980 1990 2000

Présence de plomb dans le sang des enfants états-uniens


Microgrammes de plomb

16
par décilitre de sang

12

0
1960 1970 1980 1990 2000

Présence de DDT dans les muscles de harengs de la mer Baltique âgés de 2 ans
par kg de masse graisseuse
Milligrammes de DDT

12

0
1960 1970 1980 1990 2000

Les taux de plusieurs polluants ont baissé à certains endroits au cours


de ces quelques décennies. Les progrès les plus spectaculaires ont été
obtenus grâce à l’interdiction totale de substances toxiques telles que
le plomb dans l’essence et l’insecticide connu sous le nom de DDT, ou
encore grâce à l’arrêt des essais nucléaires dans l’atmosphère. (Sources :
Institut suédois de recherche sur l’environnement ; AMAP ; EPA)

et dans l’eau, mais pas de toutes. La figure 3-21 montre que dans
les pays du G780, les émissions de dioxyde de soufre ont été rédui-
tes de près de 40 % grâce à des épurateurs installés sur les chemi-
nées et grâce au passage au fioul pauvre en soufre. Les polluants
que sont le dioxyde de carbone et l’oxyde d’azote sont difficiles à

80. États-Unis, Japon, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Italie et


Canada.
les limites : sources et exutoires 179

FIGURE 3-21 – Tendances des émissions de certains polluants


atmosphériques
250

225
PIB en dollars constants
200
Indexé sur 1970 = 100

175
Consommation
150 d’énergie
125 CO2
NOx
100

75
SOx
50

25

0
1970 1980 1990 2000 2010

Les pays industrialisés ont fait d’importants efforts en matière d’effica-


cité énergétique et de contrôle des émissions. Bien que leur PIB ait
doublé depuis 1970, leurs émissions de CO2 et d’oxydes d’azote (NOx)
sont restées quasiment stables (en grande partie grâce à une plus
grande efficacité énergétique), et leurs émissions d’oxydes de soufre
(SOx) ont baissé de 40 % (grâce à la fois à l’efficacité énergétique et à des
technologies de réduction efficaces). (Sources : Banque mondiale ;
OCDE ; WRI)

épurer ; si on a réussi à maintenir leur concentration à peu près


constante depuis vingt ans malgré la croissance économique, c’est
essentiellement grâce aux progrès accomplis en matière d’effica-
cité énergétique.
L’histoire des polluants présents dans le Rhin illustre parfai-
tement les avancées et les échecs du contrôle de la pollution de
l’eau. Après la Seconde Guerre mondiale, l’augmentation de la
pollution a progressivement privé le Rhin de son oxygène vital.
Ce dernier est tombé à son niveau le plus bas vers 1970, niveau
auquel aucune vie n’était plus possible, mais la situation s’était
nettement améliorée en 1980 grâce avant tout à d’importants
investissements dans des systèmes de traitement des eaux usées.
Les métaux lourds toxiques comme le mercure et le cadmium
sont cependant restés, et ce n’est que lorsque les différents pays
180 les limites à la croissance

traversés par le Rhin se sont mis d’accord pour faire appliquer


une réglementation de plus en plus stricte contre la pollution que
leur concentration a commencé à baisser. Résultat : en 2000, les
eaux du fleuve étaient en grande partie libérées de leurs métaux
lourds. Mais ces derniers imprègnent encore les sédiments du
fond et comme ils ne se décomposent pas chimiquement, ils
restent présents à des niveaux élevés, particulièrement dans le
delta du Rhin. Les taux de chlorures restent eux aussi élevés. Les
pays situés en aval du fleuve n’ont toujours pas trouvé de moyen
de faire pression de manière efficace contre la principale source
de chlorures, les mines de sel d’Alsace, même si celles-ci pour-
raient finir par fermer. La pollution à l’azote due aux ruisselle-
ments d’engrais utilisés sur les terres agricoles est elle aussi
importante. Et comme les sources de ce polluant sont trop dis-
persées les unes par rapport aux autres pour toutes passer dans
un système de traitement des eaux usées, le seul moyen de réduire
cette pollution est de changer les pratiques agricoles tout le long
du bassin versant du Rhin. Mais malgré cela, la réapparition à
Baden-Baden en 1996 d’un saumon, après 60 ans d’absence dans
la vallée supérieure du Rhin, a constitué un véritable événement81.
De la même façon, d’autres pays industrialisés ont réalisé
d’importants investissements pour améliorer la qualité de grands
cours d’eau. Grâce à l’investissement de dizaines de milliards
de dollars dans des stations d’épuration, d’anciens cloaques
ont aujourd’hui la qualité requise pour accueillir des saumons.
L’exemple le plus connu à cet égard est sans doute celui de la
Tamise. Mais même les eaux du port de New York sont deve-
nues plus propres à partir de 1970 (figure 3-22)82. Nettoyer les
eaux d’un fleuve, cela signifie faire baisser les émissions par

81. Les informations citées dans ce paragraphe proviennent d’Urs Weber,


« Le miracle du Rhin », Le Courrier de l’UNESCO, juin 2000, et de la base de
données du site Internet de la Commission internationale pour la protection
du Rhin, <www.iksr.org>.
82. Bjørn Lomborg, L’écologiste sceptique – Le véritable état de la planète,
Paris, Le cherche midi, 2004.
les limites : sources et exutoires 181

FIGURE 3-22 – Niveaux d’oxygène dans certaines eaux polluées


8 80 %

La Tamise Le Rhin

6 60 %

Oxygène dissous, pourcentage


Niveau d’oxygène (mg/l)

4 40 %

2 20 %

Port de New York

0 0%

1890 1940 1990

La pollution organique peut entraîner la baisse du niveau d’oxygène


qui rend la vie possible dans les cours d’eau. Depuis les années 1960 et
1970, d’importants investissements dans des systèmes de traitement des
eaux usées ont permis d’augmenter le niveau d’oxygène dans le Rhin,
la Tamise et le port de New York. (Sources : A. Goudie ; P. Kristensen et
H. Ole Hansen ; OCDE ; DEP)

unité d’activité plus vite que n’augmente le niveau de l’activité


humaine. L’empreinte écologique des cours d’eau a ainsi diminué.
Il en va de même pour la qualité de l’air dans de nombreux pays
industrialisés. Grâce tout à la fois à une réglementation stricte,
à des investissements dans des dispositifs de filtrage et à des
technologies de production plus propres, le niveau de la pollution
de l’air (par exemple la présence de particules, de dioxyde de
soufre, de monoxyde de carbone et de plomb) a baissé de façon
spectaculaire au Royaume-Uni et aux États-Unis depuis plusieurs
dizaines d’années. Même la quantité de polluants plus difficiles
à maîtriser, comme le NO2 et l’ozone dans la basse atmosphère,
a été réduite83. Et, là encore, cette diminution a été possible en

83. Ibid.
182 les limites à la croissance

dépit d’une importante croissance d’activités telles que la pro-


duction d’électricité et de chaleur et le transport de personnes
et de marchandises. Les humains ont même progressé dans la
suppression des toxines modernes parmi lesquelles les PCB,
le DDT et d’autres pesticides84. Mais là, les succès sont surtout
locaux et le bilan est plus mitigé, car nombre de ces substances
persistantes et bioaccumulables sont transportées à travers la
planète et s’accumulent dans la masse graisseuse de populations
très éloignées les unes des autres.
Voilà ce que l’on observe concernant les sommes dépensées
dans les pays riches pour lutter contre la pollution. Les pires
niveaux de pollution de l’air et de l’eau dans le monde sont
aujourd’hui enregistrés en Europe de l’Est et dans les pays émer-
gents où il est tout simplement inimaginable de consacrer des
milliards de dollars à faire baisser la pollution. Le monde entier
s’en est aperçu en 2001 lorsqu’un vaste brouillard a assombri le
ciel en Asie du Sud-Est plusieurs semaines durant.
Et voilà ce que l’on observe également au sujet des polluants
les plus connus, ceux auxquels les individus sont directement
confrontés et qui attirent l’attention des politiques. En outre, les
polluants visibles de l’eau et de l’air se retrouvent de plus en plus,
et avec un certain succès, étant donné l’intérêt exprimé à l’heure
actuelle pour l’éco-efficience par les entreprises les plus soucieu-
ses de l’environnement dans le monde. Il faut toutefois que cet
intérêt devienne permanent si l’on veut contrebalancer l’augmen-
tation ininterrompue de l’activité humaine.
Les polluants les plus incontrôlables sont, jusqu’à présent du
moins, les déchets nucléaires, les déchets dangereux et les déchets
qui représentent une menace pour les processus biogéochimiques
de la planète, comme les gaz à effet de serre. Chimiquement, ce
sont les plus difficiles à séquestrer ou à détoxifier, physiologique-
ment, ce sont ceux que nos sens détectent le moins facilement, et

84. Ibid.
les limites : sources et exutoires 183

économiquement et politiquement, ce sont ceux pour lesquels il


est le plus difficile d’imposer une réglementation.
Aucun pays n’a résolu le problème des déchets nucléaires.
Dans la nature, ils sont dangereux pour toute forme de vie, à
cause de leur extrême toxicité et de leur pouvoir mutagène. Placés
entre des mains mal intentionnées, ils peuvent être utilisés à des
fins terroristes. La nature ne peut les rendre inoffensifs. Les
déchets nucléaires se désintègrent à un rythme qui leur est pro-
pre, et cela prend des dizaines d’années, des siècles, voire des
millénaires. En tant que sous-produits de la production nucléaire
d’électricité, ils s’accumulent petit à petit et sont stockés sous
terre ou dans des piscines situées dans l’enceinte de confinement
des réacteurs nucléaires, dans l’espoir qu’un jour, la créativité
technique et institutionnelle de l’être humain lui permette de
trouver un endroit où les entreposer. Conséquence de tout cela :
beaucoup restent à juste titre sceptiques quant à l’utilisation à
grande échelle de l’énergie nucléaire.
Autres déchets posant des problèmes de taille : les produits
chimiques synthétisés par l’homme. Ils n’existaient pas sur Terre
jusque-là, si bien qu’aucun organisme n’a évolué dans la nature
afin de les décomposer et de les rendre inoffensifs. Plus de 65 000
produits chimiques industriels sont aujourd’hui régulièrement
commercialisés. Les données quant à leur toxicité ne sont dispo-
nibles que pour quelques-uns seulement. Et chaque jour, de
nouveaux produits chimiques font leur entrée sur le marché sans
que leur toxicité ait été suffisamment testée85. Chaque jour égale-
ment, des milliers de tonnes de déchets dangereux sont produites
dans le monde, dont la plupart dans les pays industrialisés. Le
problème commence à être reconnu, lentement mais sûrement ;
nombre de ces pays ont en effet entamé des démarches pour
réhabiliter les sols et les nappes souterraines qui étaient empoi-

85. Commission mondiale de l’environnement et du développement, Notre


avenir à tous, op. cit.
184 les limites à la croissance

sonnés depuis des dizaines d’années par des déversements irres-


ponsables de produits chimiques.
Et puis, il y a les matières contaminantes qui polluent la Terre
dans son ensemble. Quels que soient les responsables de leurs
émissions, ces matières touchent tout le monde. On peut citer à
cet égard le terrible effet des produits chimiques appelés chloro-
fluorocarbones sur la couche d’ozone stratosphérique. Ce qui se
passe pour l’ozone est d’ailleurs absolument fascinant dans la
mesure où c’est la première confrontation évidente de l’humanité
avec une des limites de la planète. Ce qui s’est passé est pour nous
si important et si positif que nous y consacrons le chapitre 5.
La plupart des scientifiques, rejoints aujourd’hui par de nom-
breux économistes, estiment que la prochaine limite planétaire à
laquelle l’humanité va être confrontée est l’effet de serre ou le
changement climatique.
Le système climatique de la Terre a changé, au niveau mondial
et régional, et certains de ces changements sont imputables à
l’activité humaine.
• La Terre s’est réchauffée de 0,6 ± 0,2 °C depuis 1860, les deux
dernières décennies ayant été les plus chaudes du siècle
­dernier ;
• L’augmentation des températures de surface dans l’hémi­
sphère Nord sera sans doute plus importante au cours du
xxe siècle qu’à n’importe quel autre siècle du dernier millé-
naire ;
• Le régime des précipitations a changé et l’on constate une
hausse des fortes précipitations dans certaines régions ;
• Le niveau des mers a augmenté de 10 à 20 cm depuis 1900 ; la
plupart des glaciers non polaires reculent ; l’étendue et l’épais-
seur de la glace de l’océan Arctique diminuent en été ;
• Les activités humaines entraînent l’augmentation de la con­
centration en gaz à effet de serre qui réchauffent l’atmosphère
et, par endroits, en aérosols sulfatés qui, au contraire, la
refroidissent ;
les limites : sources et exutoires 185

• Le réchauffement observé ces 50 dernières années est princi-


palement d’origine anthropique86.
Cela fait des dizaines d’années que les scientifiques mesurent
l’accumulation de dioxyde de carbone dans l’atmosphère due à
l’utilisation de combustibles fossiles. Nous présentions déjà un
résumé des données à ce sujet dans la première version de cet
ouvrage87. On sait depuis plus de 100 ans que le CO2 piège la
chaleur et augmente la température sur Terre, à l’instar d’une
serre qui laisse entrer l’énergie solaire mais l’empêche de s’échap-
per. Et ces 30 dernières années, il est devenu plus évident que
jamais que d’autres gaz à effet de serre émis par les activités
humaines s’accumulent eux aussi de façon exponentielle dans
l’atmosphère : méthane, protoxyde d’azote et chlorofluorocarbo-
nes, ceux-là mêmes qui menacent la couche d’ozone (figure 3-23).
Le changement climatique n’est pas facile à détecter rapide-
ment, car le temps varie naturellement d’un jour ou d’une année
sur l’autre. Le climat représente la moyenne sur le long terme du
temps qu’il fait, il ne peut donc être mesuré qu’à cette même
échelle de temps. Les humains disposaient néanmoins de preuves
du réchauffement climatique il y dix ans déjà, et depuis, le phé-
nomène s’est accéléré à une vitesse alarmante. Il est devenu
habituel de dire que l’année passée a été la plus chaude jamais
enregistrée et cela n’a rien d’étonnant si l’on considère le rythme
d’élévation de la température mondiale moyenne, comme le
montre la figure 3-24.
Les satellites montrent que la couverture de glace et de neige
sur l’hémisphère Nord diminue, la banquise arctique perd en
épaisseur et des touristes occidentaux à bord d’un brise-glace
russe ont récemment eu la surprise de trouver des eaux libres à

86. Troisième Rapport d’évaluation du GIEC, Conférence des parties à la


Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, 19 juillet
2001. Disponible sur <www.ipcc.ch>.
87. Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jorgen Randers et William
W. Behrens III, The Limits to Growth, op. cit.
186 les limites à la croissance

FIGURE 3-23 – Concentrations en gaz à effet de serre au niveau


mondial
Dioxyde de carbone (CO2) Méthane (CH4)
400 1 800

Parties par milliard


Parties par million

1 500
350
1 200

300
900

250 600
1800 1900 2000 1800 1900 2000

Protoxyde d’azote (N20) Chlorofluorocarbones (CFC)


320 600
Parties par milliard

Parties par trillion

CFC-12
300 400

280 200

CFC-11
260 0
1800 1900 2000 1800 1900 2000

Le dioxyde de carbone, le méthane, le protoxyde d’azote et les chloro-


fluorocarbones réduisent tous les émissions de chaleur de la Terre vers
l’espace, ce qui accroît la température sur notre planète. La concentra-
tion atmosphérique de ces gaz, à l’exception des CFC qui n’ont été
synthétisés pour la première fois qu’au milieu du xxe siècle, augmente
depuis le xixe siècle. (Sources : CDIAC ; UNEP)

FIGURE 3-24 – L’augmentation de la température mondiale


comparativement à la moyenne entre 1961 et 1990

0,8

0,6
Changements de température (°C)

0,4

0,2

- 0,2

- 0,4

- 0,6
1850 1870 1890 1910 1930 1950 1970 1990 2010

La température mondiale moyenne a augmenté d’environ 0,6 °C au


cours du siècle dernier. La courbe en pointillés représente les moyennes
annuelles, celle en gras, les moyennes glissantes sur cinq ans. (Source :
CDIAC)
les limites : sources et exutoires 187

leur arrivée au pôle Nord. Cent cas de « blanchissement du corail »


– les coraux deviennent blancs et meurent – ont été répertoriés
entre 1980 et 1998, contre 3 au cours des 100 années précédentes.
Ce blanchissement est une réaction qui se déclenche rapidement
lorsqu’il y a une hausse inhabituelle de la température de l’océan88.
Certains économistes – une corporation pourtant connue
pour son scepticisme à l’égard de « l’alarmisme environnemen-
tal » – finissent par penser que quelque chose d’inhabituel et
d’important est en train de se produire dans l’atmosphère et que
cela pourrait avoir une origine anthropique. En 1997, un groupe
composé d’au moins 2 000 économistes, dont 6 prix Nobel, a
rédigé une déclaration :
Les preuves sont là : l’influence de l’homme sur le climat de la pla-
nète est visible. En tant qu’économistes, nous pensons que le chan-
gement climatique mondial est porteur de risques environnementaux,
économiques, sociaux et géopolitiques importants et que des mesures
préventives se justifient89.
L’une des raisons qui poussent les économistes à se préoccu-
per de plus en plus de l’environnement est sans doute que l’on
observe, depuis 1985 environ, une fâcheuse tendance à la hausse
des pertes économiques mesurables dues à des catastrophes cli-
matiques (figure 3-25).
Aucune des observations ci-dessus ne prouve que le change-
ment climatique actuel a des causes anthropiques. Et quand bien
même il en aurait, son impact sur l’activité humaine et les éco-
systèmes du futur ne peut être prédit avec certitude. Certains se
sont emparés de cette incertitude pour semer la confusion90, c’est

88. WWF, Rapport « Planète Vivante » 1999, Gland, Suisse, WWF, 1999.
89. R. T. Watson et al., Bilan 2001 des changements climatiques : rapport de
synthèse, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat,
Genève, Suisse, GIEC, 2001. Également disponible, agrémenté de nombreuses
illustrations, sur <www.ipcc.ch>.
90. Pour une présentation haute en couleur de l’opinion des sceptiques sur
le climat et sur toutes les autres questions environnementales, voir Bjørn
Lomborg, op cit.
188 les limites à la croissance

FIGURE 3-25 – Pertes économiques dans le monde dues à des


catastrophes climatiques
100

Pertes économiques totales


Milliards de dollars US par an

80

60

Non assurées
40

20

Assurées
0
1980 1990 2000 2010

Les vingt dernières années du xxe siècle ont été marquées par une
augmentation des pertes économiques dues à des catastrophes clima-
tiques. (Source : Worldwatch Institute)

pourquoi il est important d’exposer clairement ce que nous savons.


Nous faisons pour cela confiance aux centaines de scientifiques et
de chercheurs qui constituent le Groupe d’experts intergouverne-
mental sur l’évolution du climat des Nations Unies (GIEC), et qui
rendent de prudentes conclusions tous les cinq ans environ91 :
• Il est certain que les activités humaines, et plus particulière-
ment l’utilisation de combustibles fossiles et la déforestation,
contribuent à la concentration dans l’atmosphère de gaz à
effet de serre.
• Il est certain que la concentration de dioxyde de carbone (le
premier des gaz à effet de serre) dans l’atmosphère augmente
de façon exponentielle. Cette concentration est mesurée depuis
des dizaines d’années. On peut effectuer un historique de la

91. Voir le site Internet extrêmement riche en informations de la Climatic


Research Unit de l’Université de East Anglia, Norwich, Royaume-Uni, <www.
cru.uea.ac.uk>.
les limites : sources et exutoires 189

concentration de CO2 à partir des bulles d’air prisonnières des


carottes de glace retirées des calottes glacières.
• Les gaz à effet de serre piègent la chaleur qui, autrement,
s’échapperait de la Terre pour aller dans l’espace. C’est une
propriété bien connue de leur structure moléculaire et de
leurs fréquences d’absorption spectroscopique.
• La chaleur piégée élève la température de la Terre.
• Le réchauffement ne se répartira pas de façon égale, il sera
plus fort aux pôles qu’à l’équateur. Comme les conditions
météorologiques et le climat sur Terre sont en grande partie
déterminés par les différences de température entre les pôles
et l’équateur, les vents, les précipitations et les courants océa-
niques verront leur intensité et leur direction modifiées.
• Sur une terre plus chaude, les océans vont se dilater et le
niveau des mers va monter. Si le réchauffement est suffisant
pour faire fondre la glace polaire en grandes quantités, le
niveau des mers va fortement augmenter, mais sur une échelle
de temps plus longue.
Trois grandes incertitudes demeurent. La première concerne
ce que les températures au niveau planétaire auraient été sans
interférence humaine. S’il se trouve que les facteurs climatolo-
giques à long terme, indépendamment de l’augmentation des
gaz à effet de serre, font que la planète se réchauffe, alors ces der-
niers viendront accentuer le phénomène. La seconde incertitude
concerne l’impact réel du réchauffement de la planète sur les tem-
pératures, les vents, les courants, les précipitations, les écosystèmes
et l’économie humaine selon les endroits du globe.
La troisième incertitude concerne les rétroactions. Les flux de
carbone et d’énergie sur notre planète sont extrêmement comple-
xes. Il se peut que des mécanismes d’autocorrection, des boucles
de rétroaction négatives se mettent en place et stabilisent les gaz
à effet de serre ou la température. L’un d’eux est déjà à l’œuvre :
les océans absorbent en effet environ la moitié des excès d’émis-
sions anthropiques de dioxyde de carbone. Cette action n’est pas
190 les limites à la croissance

assez puissante pour stopper l’augmentation de la concentration


atmosphérique de CO2, mais elle est suffisante pour la ralentir.
Il se peut aussi qu’on observe des boucles de rétroaction posi-
tives qui aient un effet déstabilisateur et qui, à mesure que la
température augmentera, aggraveront le réchauffement. Ainsi,
comme petit à petit le réchauffement fera baisser la couverture de
neige et de glace, la Terre va renvoyer moins de rayonnements
solaires, ce qui contribuera au réchauffement. La fonte des sols
gelés de la toundra pourrait libérer de gigantesques quantités de
méthane, un gaz à effet de serre qui va lui aussi contribuer au
réchauffement de la planète et à la fonte des glaces et, au bout du
compte, c’est encore plus de méthane qui sera libéré.
Personne ne sait comment vont interagir les possibles et
nombreuses boucles de rétroaction positives et négatives face à
l’augmentation des gaz à effet de serre, ni ce qui, du positif ou
du négatif, l’emportera. Fort heureusement, on a assisté dans
les années 1990 à une extraordinaire multiplication des études
scientifiques sur ce sujet et les simulations par ordinateur font
des progrès constants dans les prévisions des probables effets
climatiques92. Le « bulletin météo pour 2050 » qui en a résulté est
suffisamment inquiétant pour avoir attiré l’attention du grand
public.
La question n’est pas de savoir si le climat sera davantage affecté à
l’avenir par les activités humaines, mais plutôt dans quelle mesure
(ampleur), où (phénomènes régionaux) et quand (vitesse du change-
ment). Il est également évident que le changement climatique aura,
dans de nombreuses régions du monde, des répercussions négatives
sur les secteurs socio-économiques, parmi lesquels les ressources
en eau, l’agriculture, la foresterie, les pêcheries, les peuplements
humains, les écosystèmes (particulièrement les récifs coralliens) et
la santé humaine (particulièrement les maladies vectorielles). Le
Troisième Rapport d’évaluation du GIEC en a donc conclu que la

92. Voir, par exemple, « Global Warming. Stormy Weather », Time,


13 novembre 2000, qui comporte des prévisions météorologiques par région en
Europe jusqu’en 2050.
les limites : sources et exutoires 191

majorité des hommes allaient subir le préjudice du changement


climatique93.
Les scientifiques savent qu’il y a déjà eu des bouleversements
de température sur Terre par le passé et que ces bouleversements
ne se sont pas autocorrigés rapidement, qu’ils ne se sont pas fait
en douceur et qu’ils n’ont pas été réguliers. Bien au contraire, ils
sont survenus de façon chaotique. La figure 3-26 montre un his-
torique sur 160 000 ans des températures sur Terre et de la
concentration atmosphérique de deux gaz à effet de serre : le
dioxyde de carbone et le méthane94. Les températures et ces deux
gaz ont tous enregistré des variations sans qu’on sache précisé-
ment lequel des trois est à l’origine de ces variations. Très proba-
blement, il y a des liens de cause à effet qui s’expliquent par une
série de boucles de rétroaction complexes.
Mais le principal message de la figure 3-26 est que la concen-
tration atmosphérique actuelle en dioxyde de carbone et en
méthane est beaucoup plus élevée qu’elle ne l’a jamais été depuis
160 000 ans. Et quelles qu’en soient les conséquences, les émis-
sions anthropiques de gaz à effet de serre remplissent actuelle-
ment beaucoup trop vite les exutoires atmosphériques pour que
la planète ait le temps de les vider. Cela provoque donc un impor-
tant déséquilibre dans l’atmosphère de la Terre et cette situation
empire à un rythme exponentiel.
Le processus mis en branle par ce déséquilibre évoluera peut-
être lentement à l’échelle du temps humain. Il faudra peut-être
des dizaines d’années avant que les conséquences ne se fassent
sentir à travers la fonte des glaces, l’élévation du niveau des mers,

93. R. T. Watson et al., Bilan 2001 des changements climatiques, op. cit..
94. Ces données proviennent de carottages très profonds effectués dans la
calotte glacière antarctique. En effet, la glace polaire s’y accumule depuis des
milliers d’années, couche après couche, et chacune de ces couches a pris au
piège de minuscules bulles d’air qui peuvent dater de l’époque préhistorique.
L’analyse isotopique permet de dater les couches et nous renseigne sur les
températures qu’il y a eu par le passé ; une analyse directe des bulles d’air révèle
la concentration en dioxyde de carbone et en méthane.
192 les limites à la croissance

le changement des courants et des précipitations, l’intensification


des orages ou la migration d’insectes, d’oiseaux ou de mammifè-
res. Mais il est également possible que le climat change brusque-
ment à la faveur de boucles de rétroactions positives que nous ne
comprenons pas encore. Voici ce qu’un comité de la National
Academy of Sciences [Académie américaine des sciences] écrivait
en 2002 :
Des données scientifiques récentes montrent que des changements
climatiques importants et de grande ampleur se produisent à une
vitesse alarmante. Ainsi, la moitié environ du réchauffement de
l’Atlantique nord depuis la dernière période glaciaire s’est produite
en une dizaine d’années seulement, et il s’est accompagné de chan-
gements climatiques notables affectant la majeure partie du globe…
On ne parvient toujours pas à expliquer entièrement les change-
ments soudains du passé95.
Il faudra des siècles et peut-être même des millénaires pour
remédier aux conséquences néfastes, qu’elles surviennent rapide-
ment ou lentement.
Les impacts environnementaux négatifs de l’activité humaine
que nous avons passés en revue dans ce chapitre n’allaient pas de
soi. Ils étaient évitables. La pollution est de moins en moins
perçue comme un signe de progrès, mais comme un signe d’inef-
ficience et de négligence. À mesure que les industries prennent
conscience de cela, elles parviennent rapidement à trouver des
moyens de réduire leurs émissions et leur utilisation de ressour-
ces en repensant entièrement les procédés de fabrication, en
abandonnant les solutions « en fin de cycle » (réduction des émis-
sions des processus de production qui sont en place) pour une
« production plus propre » (conception de produits et de proces-
sus de production qui rejettent moins d’émissions et utilisent
moins de ressources) et pour « l’écologie industrielle » (utilisation
des résidus de production d’une usine comme matière première

95. Committee on Abrupt Climate Change, Abrupt Climate Change –


Inevitable Surprises, Washington, DC, National Academy Press, 2002.
les limites : sources et exutoires 193

FIGURE 3-26 – Gaz à effet de serre et températures de la planète


au cours des 160 000 dernières années
400
Concentration en dioxyde de carbone

380 En 2000 :
360 369 ppm
(parties par million)

340
320
300
280
260
240
220
200
180
160 120 80 40 0

2,0
En 2000 :
1,8
1,84 ppm
Concentration en méthane

1,6
(parties par million)

1,4
1,2
1,0
0,8
0,6
0,4
0,2
160 120 80 40 0

5
la température moyenne
Écart en °C par rapport à

-5

- 10
160 140 120 100 80 60 40 20 0
Milliers d’années jusqu’à aujourd’hui

Les mesures effectuées sur les carottes de glace montrent qu’il y a eu


d’importantes variations de température sur Terre (périodes glaciaires
et interglaciaires) et que les taux de dioxyde de carbone et de méthane
dans l’atmosphère ont varié en même temps que la température mon-
diale. Les concentrations de ces gaz à effet de serre ont récemment
atteint un niveau bien supérieur à ce qu’elles ont toujours connu avant
l’apparition de l’humain. (Source : CDIAC)

par une autre usine). Ainsi, un fabricant de circuits imprimés qui


investit dans des colonnes échangeuses d’ions pour récupérer des
déchets de métaux lourds tire un revenu des métaux recyclés,
obtient une facture d’eau nettement plus basse et souscrit une
assurance-responsabilité moins coûteuse. Une entreprise indus-
trielle réduit ses émissions de polluants de l’air et de l’eau, ses
194 les limites à la croissance

besoins en eau et sa production de déchets solides et économise


des centaines de millions par an en charges d’exploitation. Enfin,
une entreprise chimique qui décide de réduire ses émissions de
CO2 pour éviter de payer une amende fait dans le même temps de
colossales économies en coûts énergétiques.
Une grande partie de ces démarches se sont avérées rentables,
même à court terme, et il faut ajouter à cela l’impact positif sur
les relations publiques qui accompagne de tels changements. Nul
doute que les avantages économiques constitueront un argument
de poids dans la poursuite de la baisse de l’empreinte écologique
par unité de consommation.
Si la durée de vie moyenne de chaque produit circulant dans
l’économie humaine pouvait être multipliée par deux, si on pou-
vait recycler deux fois plus de matériaux, si on avait besoin de
mobiliser moitié moins de matière pour fabriquer un produit, on
pourrait diviser le flux de matière par huit96. Si l’utilisation de
l’énergie était plus efficiente, si on utilisait davantage les énergies
renouvelables, si la terre, le bois, la nourriture et l’eau faisaient
l’objet de moins de gaspillage et si les forêts étaient restaurées,
cela stopperait l’augmentation des gaz à effet de serre et de nom-
breux autres polluants.

Au-delà des limites


Une rapide évaluation… montre que l’appropriation actuelle des
ressources et des services naturels dépasse déjà la capacité de charge
à long terme de la Terre… Si tout le monde avait les mêmes repères
écologiques que les Nord-Américains, nous aurions besoin de trois
planètes pour satisfaire notre demande matérielle totale en utilisant
la technologie actuelle… Pour répondre durablement aux besoins de
la population et de la production économique, qui vont toutes deux

96. Ces perspectives prometteuses sont explorées en profondeur par Ernst


von Weizsäcker, Amory Lovins et L. Hunter Lovins dans Facteur 4 : deux fois
plus de bien-être en consommant deux fois moins de ressources, Mens, Terre
vivante, 1997.
les limites : sources et exutoires 195

augmenter durant les 40 prochaines années, il nous faudrait entre 6


et 12 planètes supplémentaires.
– Mathis Wackernagel et William Rees, 1996

Les preuves que nous avons fournies dans ce chapitre, auxquelles


s’ajoutent toutes celles que l’on peut trouver dans les bases de
données internationales et celles que les médias apportent quoti-
diennement, montrent toutes que l’économie humaine n’utilise
pas les stocks et les exutoires de la planète de façon durable. Sols,
forêts, eaux de surface, nappes souterraines, zones humides,
atmosphère et biodiversité sont dégradés. Même dans les zones
où le stock de ressources renouvelables semble stable, comme les
forêts d’Amérique du Nord ou les sols d’Europe, la qualité, la
diversité ou la bonne santé des stocks ne sont pas garanties. Les
substances polluantes s’accumulent, et font déborder les exutoires.
La composition chimique de l’atmosphère tout entière est modi-
fiée au point que les perturbations climatiques qui en découlent
sont d’ores et déjà mesurables.

Vivre du capital et non des revenus


Si un ou quelques stocks seulement de ressources diminuaient
tandis que d’autres restaient stables ou augmentaient, on pourrait
soutenir que la croissance au sens classique du terme peut se pour-
suivre pour peu que l’on remplace certaines ressources par d’autres
(même s’il y a des limites à ce genre de permutations). Si un petit
nombre seulement d’exutoires se remplissaient, les humains pour-
raient en remplacer un (par exemple l’océan) par un autre (par
exemple l’air). Mais étant donné que de nombreux exutoires se
remplissent et que de nombreux stocks s’amenuisent, et que
l’empreinte écologique des humains a dépassé le niveau soutena-
ble, nous devons procéder à un changement plus radical.
Ne nous méprenons pas : les limites existantes ne portent pas
sur le niveau d’activité économique des humains tel que mesuré
par le PNB mondial. Les limites existantes restreignent l’em-
preinte écologique de l’activité humaine. Et il ne s’agit pas de
196 les limites à la croissance

limites absolues à court terme. Les dépasser n’équivaut pas à se


précipiter de façon inexorable contre un mur. L’analogie la plus
simple que l’on puisse trouver à cet égard est celle des pêcheries
classiques dont les prises peuvent chaque année excéder la recons-
titution annuelle des stocks pendant une certaine période…
jusqu’à ce que le stock de poissons ait été entièrement décimé. De
la même façon, les émissions de gaz à effet de serre peuvent conti-
nuer à augmenter pendant un certain temps, y compris une fois
les limites durables dépassées, avant que des réactions négatives
se traduisant par le changement climatique n’obligent ces émis-
sions à baisser. Mais, après le dépassement des limites, les flux
devront de toute façon diminuer, soit grâce à une décision humaine,
soit à cause des limites imposées par la nature.
De nombreux individus constatent au niveau local que l’em-
preinte des humains a dépassé les limites acceptables. La ville de
Jakarta émet ainsi plus de pollution que les poumons de ses
habitants ne peuvent en supporter. Les forêts des Philippines ont
presque entièrement disparu. Par endroits, le sol en Haïti est
tellement épuisé qu’il n’est plus que roches nues. Les pêcheries de
morue à Terre-Neuve ont fermé. Les Parisiens doivent réduire
leur vitesse certains jours d’été pour limiter la pollution qui
s’échappe des pots d’échappement de leurs voitures. Plusieurs
pays européens ont déploré la mort de milliers de personnes
lorsque, à l’été 2003, de nouveaux records de chaleur ont été
enregistrés. La pollution chimique du Rhin a été telle pendant de
nombreuses années que la vase draguée dans les ports néerlan-
dais est aujourd’hui considérée comme un déchet dangereux.
Quant aux skieurs qui se sont rendus à Oslo à l’hiver 2001, ils ont
eu bien du mal à trouver de la neige.
Pour certains problèmes bien spécifiques, comme celui des
CFC qui attaquent la couche d’ozone, il y a non seulement eu
prise de conscience du dépassement des limites, mais également
de réels efforts au niveau mondial pour prendre des mesures
correctives. La communauté internationale s’emploie toujours à
limiter les gaz à effet de serre, même si elle est régulièrement
les limites : sources et exutoires 197

confrontée à l’égoïsme et à la myopie de certains États représen-


tant des bailleurs tout aussi égoïstes et myopes qu’eux. Le proces-
sus de Kyoto est l’illustration parfaite de la difficulté qu’il y a à
faire machine arrière, une fois les limites dépassées.
Il y a néanmoins peu de débats sur le problème général du
dépassement, peu de pression en faveur des changements techni-
ques qui s’imposent de toute urgence pour rendre les flux plus
efficients, et quasiment aucune volonté de s’attaquer aux forces
motrices de la croissance démographique et économique. Ce
déficit d’attention pouvait sans doute être excusé en 1987, car
alors, même les groupes informés comme la Commission mon-
diale de l’environnement et du développement, qui surveillait de
près les tendances mondiales et les qualifiait de « simplement non
soutenables », n’ont pas estimé politiquement opportun de décla-
rer que la société humaine avait dépassé ses limites, et encore
moins de se poser sérieusement la question de ce qu’il fallait faire.
Sans doute parce qu’ils ne croyaient pas à la véracité des faits.
Mais aujourd’hui, en ce début de xxie siècle, il est inexcusable de
nier la terrible réalité du dépassement des limites et de fermer les
yeux sur ses conséquences.
Les raisons qui poussent à éluder la question du dépassement
sont compréhensibles et politiques. Dès que l’on parle de réduire
la croissance, on se heurte à de cinglantes remarques sur la répar-
tition des ressources disponibles et des responsabilités à endosser
vis-à-vis de la situation actuelle. D’une façon générale, l’empreinte
écologique d’une personne riche est bien plus élevée que celle
d’une personne pauvre. On dit ainsi qu’un Allemand a une
empreinte 10 fois plus élevée qu’un Mozambicain, tandis qu’un
Russe puise autant de ressources dans les stocks planétaires qu’un
Allemand, mais sans même en retirer un niveau de vie décent. Si
c’est le monde dans son ensemble qui dépasse les limites, qui doit
prendre des mesures ? Les riches gaspilleurs, les pauvres qui se
multiplient ou les ex-communistes inefficients ? Du point de vue
de la planète, ce sont les trois à la fois.
198 les limites à la croissance

L’état de pauvreté que connaît encore la majorité des habitants de


la planète, et la consommation excessive qui caractérise une mino-
rité d’entre eux sont les deux principales causes de la dégradation de
l’environnement. Notre façon de faire actuelle n’est pas soutenable
et nous ne pouvons plus choisir de procrastiner97.
Les spécialistes de l’environnement résument parfois les
c­ auses de la dégradation environnementale par une formule
appelée IPAT :
Impact = Population x Abondance x Technologie

L’impact (empreinte écologique) de toute population ou de


tout pays sur les sources et les exutoires de la planète est égal au
produit de la population (P) par son niveau de consommation ou
« abondance » (A) et par les dégâts causés par les technologies (T)
choisies pour satisfaire ce niveau. Afin de réduire l’empreinte
écologique de l’humanité, il semble raisonnable que chaque pays
s’efforce de progresser dans les secteurs où il a le plus de possibi-
lités de le faire. Pour les pays en développement, il s’agit de la
population, pour les pays occidentaux, de l’abondance, et pour
les pays d’Europe de l’Est, de la technologie.
Les possibilités d’amélioration sont considérables. Quand on
définit chaque terme de l’équation IPAT de façon plus précise, on
constate à quel point les moyens de réduire l’empreinte écologi-
que sont nombreux et l’ampleur que ces réductions peuvent
prendre (voir tableau 3-3)98.
L’abondance est déterminée par un niveau élevé de consom-
mation, par exemple par le nombre d’heures passées soit devant
la télévision, soit à conduire une voiture, soit à se reposer dans
une pièce. L’empreinte écologique de l’abondance est l’impact ou
le flux généré par la matière, l’énergie et les émissions liées à cette
consommation. Ainsi, si on boit trois cafés par jour, l’empreinte

97. PNUE, L’avenir de l’environnement mondial 2000, Bruxelles, De Boeck,


2000.
98. Nous nous sommes inspirés pour cette formulation de celle énoncée en
premier lieu par Amory Lovins.
les limites : sources et exutoires 199

sera très différente selon que l’on utilise de la porcelaine classique


ou des tasses en plastique. Pour entretenir de la porcelaine, il faut
de l’eau et du liquide vaisselle pour la laver et un petit nombre de
tasses supplémentaires pour remplacer celles que l’on casse tous
les ans. En revanche, quand on utilise et qu’on jette des tasses en
polystyrène, l’entretien inclut toutes les tasses utilisées sur une
année, le pétrole et les produits chimiques nécessaires à la fabri-
cation du polystyrène, ainsi que le transport des tasses jusqu’à
leur lieu d’utilisation.
L’impact de la technologie est défini dans le tableau 3-3 comme
l’énergie nécessaire pour fabriquer et fournir chaque flux de
matière multipliée par l’impact sur l’environnement par unité
d’énergie. Il faut de l’énergie pour extraire l’argile destinée aux
tasses en céramique, brûler cette argile, apporter les tasses à la
personne qui les a choisies et chauffer l’eau qui va servir à les laver.
Il faut également de l’énergie pour trouver et pomper le pétrole
des tasses en polystyrène, le transporter, faire fonctionner la raf-
finerie, polymériser le styrène, mouler les tasses, les livrer, puis
transporter celles qui ont servi aux ordures. Chaque type d’éner-
gie entraîne son propre impact environnemental. L’empreinte
écologique peut être modifiée sur le plan technologique grâce à
des dispositifs de contrôle de la pollution, à une plus grande effi-
cacité énergétique ou au passage à une autre source d’énergie.
La modification de n’importe quel facteur du tableau 3-3
entraîne celle de l’empreinte écologique et rapproche ou au con­
traire éloigne l’économie humaine des frontières planétaires. En
limitant la population ou le stock de matière accumulé par cha-
cun d’entre nous, on contribue à maintenir l’humanité au sein
des limites de la planète, de même que si l’on atteint une plus
grande éco-efficience, c’est-à-dire si l’on réduit l’utilisation
d’énergie et de matière et que l’on rejette moins d’émissions par
unité de consommation. Le tableau indique certains des outils
qui peuvent servir à réduire chaque terme de l’équation et for-
mule des hypothèses sur l’ampleur avec laquelle ils peuvent être
réduits et le temps nécessaire pour ce faire.
200 les limites à la croissance

TABLEAU 3-3 – L’impact environnemental de la population,


de l’abondance et de la technologie
Population Abondance Technologie
Population stock de capital flux de matière énergie impact environnemental
x x x x
personne stock de capital flux de matière stock de capital

Exemple
Population eau + liquide gigajoules ou CO2, NOx
tasses vaisselle kilowattheures et utilisation de la terre
x x x x
personne stock de capital kilogramme gigajoules
d’eau + liquide ou kilowattheures
vaisselle

Outils applicables
Planning familial Valeurs Longévité Efficience de Sources non nocives
de la production l’utilisation finale
Alphabétisation Prix Choix de la matière Efficience Choix de l’échelle
des femmes de conversion
Bien-être Établissement Conception à partir Efficience Choix du site
collectif du prix de revient d’un minimum de la répartition
Rôle des femmes Que voulons- Recycler, Intégration Atténuation technique
nous ? réutiliser des systèmes
Régime foncier Qu’est-ce qui Récupération Reconceptualisation Compensations
est suffisant des déchets des processus

Ampleur approximative du changement à long terme


~2 x ? ~3-10 x ~5-10 x ~102-103+ x

Échelle de temps des changements majeurs


~50-100 ans ~0-50 ans ~0-20 ans ~0-30 ans ~0-50 ans

Présenté de cette façon, il est clair qu’il existe de nombreuses


possibilités. L’impact de l’humain sur les sources et les exutoires
de la planète peut être réduit de façon considérable. Car même en
tablant sur des avancées minimales dans chaque secteur où le
changement est possible, pris tous ensemble, ces changements
peuvent réduire l’impact de l’humain sur la planète d’un facteur
de plusieurs centaines voire plus.
S’il y a autant de possibilités, pourquoi ne nous donnons-nous
pas la peine d’en exploiter au moins une ? Et si nous le faisions ?
les limites : sources et exutoires 201

Que se passerait-il si les tendances en matière de population,


d’abondance et de technologie s’inversaient ? Comment ces ten-
dances sont-elles reliées entre elles ? Que se passerait-il si l’em-
preinte écologique était réduite grâce au changement technique,
mais que la population et le capital continuaient à croître ? Et que
se passerait-il si l’empreinte écologique restait inchangée ?
Ces questions ne portent pas sur les stocks de ressources et les
exutoires de pollution pris séparément, comme nous venons de
le faire dans ce chapitre, mais sur l’empreinte écologique dans son
ensemble et ses interactions avec la population et le capital, ceux-
ci étant eux-mêmes en interaction. Pour répondre à ces questions,
nous devons donc abandonner toute analyse statique portant sur
un facteur à la fois pour adopter une analyse dynamique du
système tout entier.
chapitre 4

World 3 : la dynamique de la croissance


dans un monde fini

Si les prévisions actuelles relatives à la croissance démogra-


phique se vérifient et que les modalités de l’activité humaine
sur la planète ne changent pas, la science ni la technologie
ne pourront peut-être pas empêcher une dégradation irré-
versible de l’environnement ni permettre d’éradiquer la
pauvreté sur une grande partie du globe.
– Royal Society of London et National Academy
of Sciences, 1992

L es facteurs responsables de la croissance démographique


et industrielle sont liés à de nombreuses tendances à long
terme qui s’accentuent et entrent en conflit les unes avec les
autres. Ainsi, les taux de natalité baissent plus vite que prévu,
mais la population continue à augmenter. Beaucoup d’individus
s’enrichissent et exigent davantage de produits industriels, mais
ils veulent également moins de pollution. Les flux de matière et
d’énergie nécessaires à la croissance industrielle font baisser les
stocks de ressources non renouvelables et détériorent les ressour-
ces renouvelables. Mais nous progressons régulièrement dans
la mise au point de technologies qui nous permettent de décou-
vrir de nouvelles réserves et d’utiliser la matière de façon plus
la croissance dans un monde fini 203

efficiente. Tous les pays doivent faire face à une pénurie de capi-
taux, car il faut investir pour trouver plus de ressources, produire
plus d’énergie, remédier à la pollution et améliorer les écoles, les
soins de santé et autres services proposés à la société. Mais ces
investissements entrent en concurrence avec une demande de
biens de consommation en constante augmentation.
Comment toutes ces tendances vont-elles interagir et évoluer
au cours des décennies à venir ? Pour comprendre le rôle qu’elles
jouent, nous avons besoin d’un modèle bien plus complexe que
celui de notre cerveau. Voilà pourquoi ce chapitre traite de
World3, le modèle informatique que nous avons conçu et utilisé.
Nous allons résumer les principales caractéristiques de la struc-
ture de ce modèle et livrer plusieurs aperçus importants qu’il
nous donne du xxie siècle.

L’objectif et la structure de World3


Chacun a besoin d’avoir des certitudes quant à l’avenir, et ce
besoin peut entraîner des malentendus et des frustrations lors­
qu’on présente un modèle qui peut servir de point de départ pour
envisager cet avenir. Nous sommes confrontés à ce problème
depuis que nous avons publié la première édition de cet ouvrage,
il y a plus de 30 ans. Tirée d’un grand classique de la littérature
de science-fiction, une conversation entre un modélisateur du
nom de Seldon et son empereur illustre ce problème :
« On me dit que tu crois possible de prédire l’avenir. »
Seldon éprouva soudain de la lassitude. Il se sentait condamné à
cette interprétation erronée de sa théorie. Il n’aurait peut-être pas
dû présenter son article.
Il dit : « Pas vraiment, en fait. Ce que j’ai fait est beaucoup plus
limité que cela… Ce que j’ai fait… c’est montrer… qu’il est possible
de partir d’un point donné et de faire des hypothèses pertinentes qui
permettront d’éviter le chaos. Qui permettront de prédire l’avenir,
pas de façon très précise, bien sûr, mais dans les grandes lignes ; pas
avec certitude… »
204 les limites à la croissance

L’Empereur, qui l’avait écouté attentivement, répondit : « Mais


est-ce que cela ne signifie pas que tu sais comment prédire l’avenir ?1 »
Tout au long de la suite de cet ouvrage, nous allons souvent
nous servir de World3 pour produire des scénarios qui vont nous
aider à évoquer l’avenir dans ses « grandes lignes ». Mais afin
d’éviter au maximum toute confusion concernant nos objectifs,
nous allons commencer par formuler plusieurs définitions et
avertissements au sujet des modèles informatiques.
Un modèle est une représentation simplifiée de la réalité. Si
c’en était une reproduction exacte, cela n’aurait aucune utilité.
Ainsi, une carte routière n’aiderait pas un conducteur si elle
montrait chaque détail de la zone qu’elle couvre ; elle s’attache
donc à représenter les routes et fait l’impasse sur la plupart des
bâtiments et des usines qui les bordent. Une petite maquette
d’avion peut être utile pour étudier la dynamique d’une surface
portante particulière dans une soufflerie, mais elle ne donnera
aucun renseignement sur le confort des passagers lorsque l’avion
sera mis en service. Une peinture est une représentation graphi-
que qui peut exprimer un certain état d’esprit ou montrer l’em-
placement physique des composantes d’un paysage, mais elle ne
donne aucune information sur le coût ou l’isolation des bâtiments
qu’elle représente. Pour ce faire, il faudrait avoir recours à un
modèle graphique différent : le plan de construction d’un archi-
tecte, par exemple. Les modèles étant toujours des simplifications,
ils ne sont jamais totalement fiables et ne détiennent pas la vérité.
La raison d’être d’un modèle est de servir un objectif bien
précis, de répondre à des questions bien particulières qui ont un
lien entre elles. Il faut donc garder présentes à l’esprit les limites
du modèle et les questions auxquelles il ne répondra pas. Nous
nous sommes efforcés de rendre World3 utile pour un ensemble
de questions délimitées avec précision concernant la croissance
physique à long terme sur notre planète. Cela signifie malheureu-

1. Isaac Asimov, Prélude à Fondation, Paris, Presses de la Cité, 1989.


la croissance dans un monde fini 205

sement que World3 n’apportera pas de réponse à la plupart des


questions qui vous concernent directement.
Les modèles prennent différentes formes, les plus courantes
étant mentales, verbales, graphiques, mathématiques ou phy­
siques. De nombreux termes dans cet ouvrage sont ainsi des
modèles verbaux. La croissance, la population, la forêt et l’eau ne
sont que des symboles, de simples représentations verbales de
réalités très complexes. N’importe quel tableau, courbe, carte ou
photographie est un modèle graphique dont les liens sont expri-
més à travers l’apparence et l’emplacement des éléments sur le
papier. World3 est un modèle mathématique. Les liens qu’il
contient sont représentés par une série d’équations. Nous n’avons
pas utilisé de modèle physique dans notre démarche destinée à
comprendre la croissance et ses limites, mais ils sont très utiles à
bien des égards, notamment pour concevoir des communautés
ou des produits industriels.
Les modèles mentaux sont les abstractions que produit notre
cerveau. Ils ne sont pas directement accessibles aux autres et sont
informels. Les modèles formels, en revanche, sont directement
visualisables par les autres et peuvent parfois même être manipu-
lés. Dans l’idéal, ces deux types de modèles doivent interagir.
Grâce aux modèles formels, nous pouvons en savoir davantage
sur la réalité et sur les modèles mentaux des autres, ce qui enrichit
nos propres modèles mentaux. Et à mesure que nous apprenons,
nous devenons capables de créer davantage de modèles formels
utiles. C’est dans ce processus itératif que nous nous sommes
lancés il y a plus de 30 ans, et ce livre en est le résultat.
Pour le créer, nous avons assemblé des mots, des données, des
graphiques et des scénarios informatiques. Ce livre est un modèle
de ce qu’il y a dans nos têtes et sa création a modifié ce que nous
savons. Il est notre tentative la plus aboutie de symboliser nos
réflexions actuelles et notre compréhension de la croissance phy-
sique sur cette planète durant le siècle à venir. Mais ce livre n’est
qu’un modèle de nos réflexions qui, à l’instar des réflexions de qui-
conque, ne sont elles-mêmes que des modèles du « monde réel ».
206 les limites à la croissance

C’est pourquoi nous sommes confrontés à une difficulté. Nous


allons parler d’un modèle formel, d’une simulation informatique
du monde. Pour que ce modèle ait une quelconque utilité, nous
allons devoir le comparer au « monde réel », mais ni vous, lec-
teurs, ni nous n’avons une vision commune de ce « monde réel ».
Chacun de nous n’a que ses propres modèles mentaux de cette
entité qu’on appelle communément le monde réel. Or les modèles
mentaux du monde qui nous entoure sont le fruit de constata-
tions objectives et d’expériences subjectives. Ils ont certes permis
à Homo sapiens d’être une espèce qui a connu un parcours excep­
tionnel, mais ils ont aussi causé beaucoup de torts aux individus.
Quelles que soient leurs forces et leurs faiblesses, les modèles
mentaux humains n’en restent pas moins ridiculement simples
comparés à l’univers immense, complexe et en constante évolu-
tion qu’ils tentent de représenter.
Afin que nous gardions tous présente à l’esprit notre inéluc-
table dépendance vis-à-vis des modèles, nous mettrons systéma-
tiquement la référence qui a servi de modèle à World3, le « monde
réel », entre guillemets. Ce que nous entendons par « monde réel »
ou « réalité » n’est autre que le modèle mental que les auteurs de
ce livre partagent. Le terme « réalité » ne renvoie jamais à autre
chose qu’au modèle mental de la personne qui l’emploie. C’est
ainsi. La seule chose que nous pouvons affirmer est qu’au cours
de l’exercice qu’a représenté le travail avec notre modèle informa-
tique, nos modèles mentaux ont été contraints à être plus rigou-
reux, plus complets et plus clairs qu’ils ne l’étaient jusque-là. C’est
là l’avantage des modèles informatiques : ils vous obligent à une
certaine discipline, à une certaine logique et à une rigueur comp-
table auxquelles il est difficile de parvenir à l’aide des seuls modè-
les mentaux. Ils fournissent en outre une base beaucoup plus utile
pour améliorer ces derniers.
World3 a beau être complexe, sa structure fondamentale n’est
pas difficile à comprendre. Il suit l’évolution de stocks tels que la
population, le capital industriel, la pollution persistante et les
terres cultivées. Dans ce modèle, les stocks évoluent en fonction
la croissance dans un monde fini 207

de flux comme celui des naissances et des décès (dans le cas de la


population), des investissements et de la dépréciation (pour
chaque stock de capital), des émissions de pollution et de leur
neutralisation (pollution persistante) et (dans le cas des terres
arables) de l’érosion des sols, de l’amélioration des terres et des
terres supprimées au profit d’usages urbains ou industriels. Seule
une fraction des terres arables est cultivée. En multipliant la
surface de terres cultivées par leur rendement moyen, on obtient
la production totale de nourriture. Celle-ci, divisée par la popu-
lation, donne la quantité de nourriture par habitant. Si cette
dernière tombe en dessous d’un seuil critique, le taux de morta-
lité se met à augmenter.
Les composantes et les liens au sein de World3 sont simples
lorsqu’on n’en observe qu’un à la fois. Ainsi, World3 prend en
compte la dynamique de la croissance démographique, l’accumu-
lation de la pollution, la longue durée de vie du capital industriel,
la concurrence pour l’investissement entre différents secteurs. Il
s’attache au temps qu’il faut pour que les phénomènes se produi-
sent, aux retards dans les flux et au lent déploiement des proces-
sus physiques. Il comprend plusieurs dizaines de boucles de
rétroaction. Ces boucles sont des chaînes de causalité fermées au
sein desquelles un élément constitue souvent la cause partielle de
son propre comportement à venir. Un changement démographi-
que peut par exemple entraîner un changement économique et le
résultat économique étant modifié, cela a des répercussions sur
les taux de natalité et de mortalité, répercussions qui vont ensuite
modifier davantage encore la situation démographique. Les bou-
cles de rétroaction sont l’une des caractéristiques de World3 qui
le rendent complexe sur le plan dynamique.
Une autre caractéristique de ce modèle sont ses nombreuses
relations non linéaires. Ce type de relation ne peut pas se traduire
par des lignes droites, car il ne modifie pas de façon propor­
tionnelle tous les types de variables qui lui sont liées. Supposons
qu’A influence B. Dans une relation linéaire, si le fait de multiplier
A par 2 provoque la multiplication de B par 2, on peut en conclure
208 les limites à la croissance

FIGURE 4-1 – Nutrition et espérance de vie


100
Espérance de vie (années)

80

60

Moyenne mondiale
40

20

0
0 2 000 4 000 6 000 8 000 10 000 12 000 14 000
Calories équivalent végétal par personne et par jour

L’espérance de vie d’une population est une fonction non linéaire des
calories qu’elle reçoit. Chaque point sur ce graphique représente l’espé-
rance de vie et le niveau nutritionnel moyens d’un pays en 1999. Le
niveau nutritionnel est exprimé en calories équivalent végétal par
personne et par jour ; les calories obtenues de sources animales sont
multipliées par 7 (puisqu’il faut environ 7 calories de nourriture végétale
pour produire une calorie d’origine animale). (Sources : FAO ; UN)

que diviser A par 2 va réduire B de 50 %. Et multiplier A par 5 va


aussi multiplier B par 5. Les relations linéaires ont tendance à
produire des comportements relativement faciles à comprendre.
Mais la linéarité est rare dans le « monde réel ». Ainsi, dans
World3, nous devons représenter l’influence de la quantité de
nourriture par personne sur l’espérance de vie. La figure 4-1 nous
montre un exemple de relation entre les deux. Des individus qui
ne sont pas nourris correctement et qui reçoivent davantage de
nourriture peuvent voir leur espérance de vie augmenter très
nettement. Dans les pays qui sont parvenus à faire passer la
consommation quotidienne de 2 000 à 4 000 calories équivalent
végétal par personne et par jour, l’espérance de vie moyenne a
augmenté de 50 %, passant de 40 à 60 ans. Mais si l’on multiplie
à nouveau les calories par 2 pour atteindre 8 000, le gain en espé-
rance de vie est assez faible : environ 10 ans de plus. Et à partir
la croissance dans un monde fini 209

d’un certain moment, l’augmentation de la consommation de


nourriture peut au contraire faire baisser l’espérance de vie.
Des relations non linéaires comme celles-ci, on en rencontre
partout dans le « monde réel » et donc dans World3. La figure 4-2
montre un exemple de relation de ce type utilisée dans notre
modèle : le coût que représente l’exploitation de nouvelles terres
agricoles par rapport à la surface de terres potentiellement arables
restant inexploitées. Nous partons du principe que les premiers
agriculteurs ont choisi les plaines les plus fertiles et les plus arro-
sées et se sont mis à les cultiver à peu de frais. C’est ce que l’on
voit dans la partie la plus à droite de la courbe où 100 % ou pres-
que des terres potentiellement arables sont encore inutilisées.
Mais plus les terres sont exploitées à des fins agricoles (en allant
vers la gauche de la courbe), plus les terres qui restent sont sèches,
pentues, ont un sol peu profond ou bénéficient de températures
peu clémentes. Le coût que représente la résolution de ces diffi-
cultés accroît le coût d’exploitation de la terre. Conformément au
principe économique classique selon lequel les consommateurs
choisissent d’abord les biens les moins chers, World3 émet l’hypo­
thèse que les dernières terres à être cultivées vont coûter très cher,
un coût qui va augmenter de façon non linéaire.
Un phénomène exerce une action sur un autre et produit un
effet. Quand il exerce une action légèrement plus soutenue, au
lieu de produire un effet proportionnellement plus soutenu, il ne
se passe aucun changement ou bien un changement de bien plus
grande ampleur ou encore un changement dans la direction
opposée. Du fait de cette absence de linéarité, le « monde réel »
tout comme World3 engendrent parfois des comportements sur­
prenants, comme nous le verrons plus loin dans ce chapitre.
Les temps de réaction intégrés par World3, les non-linéarités
et les boucles de rétroaction le rendent complexe sur le plan
dynamique, mais ce modèle présente néanmoins la réalité de
façon très simplifiée. Il ne fait pas la distinction entre les diffé­
rentes zones géographiques de la planète et ne représente pas
séparément les riches et les pauvres. La pollution aussi est très
210 les limites à la croissance

FIGURE 4-2 – Coûts d’exploitation de nouvelles terres agricoles


30 000
Coût par hectare en dollars 1998

20 000

10 000

0
0% 25 % 50 % 75 % 100 %
Terres potentiellement arables restant inexploitées

World3 part de l’hypothèse que le coût de la mise en exploitation de


nouvelles terres agricoles augmente à mesure que la quantité de terres
potentiellement arables diminue. (Source : D. L. Meadows et al.)

simplifiée. Les processus de production émettent ainsi plusieurs


milliers de polluants différents, lesquels évoluent dans l’environ-
nement à des vitesses différentes, touchant la faune et la flore de
bien des façons. Mais World3 saisit l’influence de ces polluants
grâce à deux variables agrégées seulement, l’une représentant la
pollution de l’air de courte durée et l’autre, les matières toxiques
à vie longue. Il fait la distinction entre les sources renouvelables
qui produisent les aliments et les fibres et les sources non renou-
velables qui produisent les combustibles fossiles et les minéraux,
mais il ne suit pas chaque type d’aliment, chaque combustible, ni
chaque minéral séparément. World3 ne tient pas compte des
causes et des conséquences de la violence et ne représente pas de
façon explicite le capital militaire ni la corruption.
Ce degré de simplicité surprend certaines personnes qui
pensent qu’un modèle représentant le monde doit contenir tout
ce que nous savons de la planète et en particulier toutes les dis-
tinctions qui sont à la fois si fascinantes et, du point de vue de
chaque discipline universitaire, si essentielles. Mais l’intégration
la croissance dans un monde fini 211

de toutes ces distinctions ne rendrait pas le modèle meilleur pour


autant et il deviendrait beaucoup plus difficile à appréhender. En
dépit de sa relative simplicité, World3 est beaucoup plus exhaus-
tif et complexe que bien des modèles utilisés pour élaborer des
théories à long terme sur l’avenir de la planète.
Pour tenter de comprendre le comportement futur d’un sys-
tème social, il faut un modèle qui soit équilibré. Cela n’a aucun
sens de créer des modèles extrêmement détaillés dans certains
domaines, tout en se cantonnant à de grossières hypothèses dans
d’autres. Certains modèles démographiques suivent ainsi les deux
sexes et traitent un grand nombre de classes d’âge dans de nom-
breux pays ou régions. Mais ils partent du principe que les taux
de natalité et de mortalité vont suivre des voies prédéterminées
indépendamment l’un de l’autre2. Certains modèles économiques
couvrent des dizaines voire des centaines de secteurs économi-
ques, mais n’envisagent que des relations linéaires entre les
entrées et les sorties, réduisent les marchés à la simple loi de
l’offre et de la demande ou estiment que les individus prennent
des décisions uniquement sur la base d’une optimisation écono-
mique et qu’ils sont parfaitement informés pour ce faire.
Si le but d’un modèle est de fournir des informations utiles
sur le comportement futur d’un système, il doit représenter de
façon explicite les causes de toutes ses variables les plus impor-
tantes. Certains modèles utilisent des centaines d’équations pour
représenter les influences qui pèsent sur une variable ou sur un
secteur, mais laissent de côté d’autres variables telles que la
consommation d’énergie ; ils considèrent en effet celle-ci comme
une variable exogène mue par des facteurs extérieurs au modèle
qui émanent de données historiques ou de l’intuition du modé-
lisateur. Les modèles, à l’instar d’une chaîne en métal, peuvent
être limités par leur maillon le plus faible. Nous nous sommes

2. On trouvera une illustration de cette approche dans Wolfgang Lutz


(dir.), The Future Population of the World : What Can We Assume Today ?
(édition révisée et mise à jour), Londres, Earthscan, 1996.
212 les limites à la croissance

donc efforcés de donner une égale importance à tous les secteurs


de World3. Nous avons fait notre possible pour éviter de faire des
hypothèses simplistes, d’oublier des facteurs décisifs et de rendre
d’importantes variables dépendantes de contributions exogènes.
Mais vous n’êtes pas obligés de nous croire sur parole. Nous
avons réalisé un CD-ROM de World3 qui contient le modèle et la
documentation. Vous pouvez en obtenir une copie, reproduire
tous nos scénarios, les comparer et évaluer notre interprétation à
leur sujet3.

L’objectif de World3
Les modélisateurs doivent se discipliner s’ils ne veulent pas créer
d’impénétrables entrelacs d’hypothèses. Ils ne peuvent pas met-
tre tout ce qu’ils savent dans leurs modèles et doivent s’en tenir à
ce qui se justifie en fonction de l’objectif du modèle. L’art de la
modélisation, comme celui de la poésie, de l’architecture, de
l’ingénierie ou de la cartographie, est de n’intégrer que ce qui est
nécessaire pour atteindre l’objectif voulu. Pas davantage. C’est
facile à dire, mais difficile à faire.
Voilà pourquoi, pour comprendre un modèle et pouvoir
juger de son utilité, il est important de comprendre son objectif.
Nous avons développé World3 pour comprendre l’avenir dans
ses grandes lignes, c’est-à-dire les différents modes ou schémas
comportementaux qui vont présider à l’interaction entre l’éco-
nomie humaine et la capacité de charge de la planète durant le
siècle à venir4. Nous aurions pu poser bien d’autres questions qui

3. Le CD contient un ordinogramme STELLA© de World3, le modèle entier


du Scénario 1 et une interface grâce à laquelle vous pouvez reproduire et exa-
miner les détails des 11 scénarios présents dans ce livre. Pour commander,
rendez-vous sur <www.chelseagreen.com>.
4. Le concept de capacité de charge a été élaboré à l’origine pour des rela-
tions relativement simples entre populations et ressources. Il a par exemple été
utilisé pour parler du nombre de têtes de bétail qui pouvaient rester sur un
pâturage donné sans dégrader la terre. Le terme de capacité de charge devient
beaucoup plus complexe s’agissant de populations humaines et aucune défini-
la croissance dans un monde fini 213

intéressent la planète sur le long terme : quelles politiques pour-


raient maximiser les possibilités de développement industriel
de l’Afrique ? Comment concevoir au mieux un programme de
planning familial dans une région où de nombreuses personnes
sont analphabètes ? Comment les humains peuvent-ils réduire
l’écart entre riches et pauvres à l’intérieur d’un pays et au niveau
international ? Qui, du conflit ou de la négociation, va devenir le
moyen privilégié pour résoudre les différends entre les pays ? Les
facteurs et les liens nécessaires pour répondre à ces questions
ne figurent généralement pas dans World3. D’autres modèles, y
compris informatiques, pourraient apporter des réponses à cer-
taines de ces questions. Mais s’ils veulent être utiles, ces modèles
doivent prendre en compte les réponses que nous apportons à
la question centrale posée par World3 : comment la population
mondiale et l’économie matérielle, toutes deux en plein essor, peu-
vent-elles interagir avec la capacité de charge limitée de la planète
et s’y adapter durant les décennies à venir ?
Pour être plus précis, la capacité de charge est en soi une
limite. Toute population qui se développe au-delà de sa capa-
cité de charge, dépassant la limite, n’a pas beaucoup d’avenir
devant elle. Et quand une population est au-delà de sa capacité
de charge, elle entame la capacité de soutien du système dont
elle dépend. Si la régénération de l’environnement est possible,
sa détérioration sera temporaire. Dans le cas contraire, ou si sa

tion n’est universellement admise. Les individus puisent toutes sortes de res-
sources dans l’environnement, ils produisent toutes sortes de déchets et leur
impact sur l’environnement est lié à une grande variété de technologies, d’ins-
titutions et de styles de vie. Il n’y a pas d’accord sur la durée minimale durant
laquelle un système doit persister pour être qualifié de durable. De même qu’il
n’y en a pas non plus sur la façon dont on peut tenir compte des exigences des
autres espèces. En tout état de cause, la capacité de charge est un concept dyna-
mique. Nous utilisons le terme dans son acception la plus générale afin de
désigner le nombre d’individus qui, dans des circonstances données, peuvent
vivre sur la planète pendant une longue période – au moins plusieurs décennies
– sans détériorer la productivité globale de cette planète. Voir Joel E. Cohen,
How Many People Can the Earth Support ?, New York, W. W. Norton, 1995.
214 les limites à la croissance

régénération nécessite plusieurs siècles, la détérioration sera bel


et bien permanente.
Une population croissante peut approcher sa capacité de
charge de quatre grandes manières différentes (voir figure 4-3)5.
Elle peut tout d’abord croître sans interruption tant que les limi-
tes restent éloignées ou qu’elles croissent plus vite que les indivi-
dus. Elle peut ensuite se stabiliser doucement en dessous de sa
capacité de charge selon un schéma de croissance que les écolo-
gistes appellent logistique, en forme de S ou sigmoïde, comme le
montre la figure 4-3b. Aucune de ces deux solutions n’est plus
possible pour la société mondiale actuelle puisqu’elle a déjà
dépassé ses limites soutenables.
La troisième possibilité pour une population qui augmente est
qu’elle dépasse sa capacité de charge sans provoquer de dégâts
importants ni permanents. Dans ce cas, son empreinte écologi-
que oscille autour de la limite avant de se stabiliser. Ce compor-
tement, que montre la figure 4-3c, est appelé oscillation amortie.
Quant à la quatrième possibilité, elle consiste à dépasser les
limites en attaquant de façon soutenue et permanente le stock de
ressources. Si cela devait se produire, la population et l’économie
seraient contraintes de décliner rapidement pour équilibrer la
capacité de charge qui aurait dégringolé. Nous utilisons l’expres-
sion « dépassement et effondrement » pour qualifier ce scénario,
présenté par la figure 4-3d.
Il existe partout des preuves convaincantes que la société mon-
diale se situe désormais au-dessus de sa capacité de charge. Quelles
politiques vont augmenter les chances d’un retour en douceur
au-dessous des limites planétaires, c’est-à-dire d’une transition
identique à celle de la figure 4-3c plutôt qu’à celle de la figure 4-3d ?

5. D’autres auteurs ont adopté cette catégorisation dans leurs réflexions au


sujet de l’avenir. Voir par exemple William R. Caton, Overshoot : The Ecological
Basis of Revolutionary Change, Chicago, University of Illinois Press, 1982.
la croissance dans un monde fini 215

FIGURE 4-3 – Possibles modes d’approche d’une population


vis-à-vis de sa capacité de charge

Capacité
de charge

population

Temps
a) Croissance continue b) Approche sigmoïde jusqu’à l’équilibre

c) Dépassement et oscillation d) Dépassement et effondrement

La question centrale posée par World3 est la suivante : lequel de ces


types de comportement est susceptible d’être adopté alors que la
population humaine et l’économie s’approchent de la capacité de
charge de la planète ?

Notre concept de « société mondiale » intègre tout à la fois


les effets de la taille de la population et ceux de l’ampleur et
de la nature de sa consommation. Pour l’exprimer, nous uti-
lisons le terme d’« empreinte écologique » qui a été défini par
Mathis Wacker­nagel et ses collègues6. Comme nous l’avons dit,
l’empreinte écologique de l’humanité est la pression totale que
les humains exercent sur la planète. Elle inclut l’impact de l’agri-
culture, de l’exploitation minière, de la pêche, de l’exploitation
forestière, des émissions de polluants, de l’exploitation des terres

6. Mathis Wackernagel et al., « Ecological Footprints of Nations : How


Much Nature Do They Use ? How Much Nature Do They Have ? », op. cit.
216 les limites à la croissance

et de la perte de biodiversité. L’empreinte écologique augmente


quand la population fait de même, car elle augmente lorsque la
consommation est en hausse. Mais elle peut aussi baisser quand
des technologies adéquates sont employées pour réduire notre
impact par unité d’activité humaine.
Nos préoccupations lors du développement de World3 peu-
vent être exprimées autrement. Sachant que l’empreinte écologi-
que de la population mondiale se situe au-delà de la capacité de
charge de la Terre, les politiques actuelles vont-elles nous conduire
vers une oscillation relativement tranquille et ordonnée sans
contraindre la population et l’économie à un déclin drastique ?
Ou bien notre aventure en tant que société mondiale va-t-elle
s’arrêter là ? Et si l’effondrement est l’issue la plus probable, quand
va-t-il se produire ? Quelles politiques pourraient être mises en
place dès maintenant pour réduire le rythme, l’ampleur et le coût
social et écologique de ce déclin ?
Ce type de questions porte sur des éventualités comporte-
mentales très larges et non sur des conditions précises concernant
l’avenir. Pour ces dernières, il faut un modèle différent qui livre
des prévisions détaillées. Si vous lancez une balle en l’air, par
exemple, vous avez suffisamment de connaissances pour savoir
dans les grandes lignes quel va être son comportement. Elle va
s’élever en l’air avec une vitesse décroissante, puis elle va prendre
la direction inverse et retomber de plus en plus vite jusqu’à tou-
cher le sol. Vous savez qu’elle ne va pas continuer à s’élever
indéfiniment, ni se mettre en orbite autour de la Terre, ni faire
trois tours avant de retomber.
Si vous vouliez prévoir avec exactitude jusqu’où la balle va
monter ou bien où et quand elle va toucher le sol, vous auriez
besoin d’informations précises sur l’objet en question, l’altitude,
le vent, la force du lancer initial ainsi que sur certaines lois de la
physique. De même, si nous voulions tenter de prévoir le nombre
exact d’habitants dans le monde en 2026, annoncer la date du pic
pétrolier ou encore donner le taux d’érosion des sols en 2070, nous
aurions besoin d’un modèle bien plus compliqué que World3.
la croissance dans un monde fini 217

À notre connaissance, personne n’est parvenu à s’approcher


d’un tel modèle et personne, selon nous, n’y parviendra. Il est tout
simplement impossible de faire des prévisions précises sur l’état
de la population, du capital et de l’environnement de la planète
dans plusieurs dizaines d’années. Personne n’a suffisamment de
connaissances pour cela et il y a de bonnes raisons de penser que
personne n’en aura jamais. Le système de notre société mondiale
est à la fois terriblement et magnifiquement complexe, et nom-
bre de ses paramètres les plus importants n’ont toujours pas été
mesurés. Certains ne sont sans doute pas mesurables. La com-
préhension que les humains ont des cycles écologiques complexes
est très limitée. En outre, leur faculté à observer, à s’adapter, à
apprendre, à faire des choix et à modifier leurs objectifs rend le
système par essence imprévisible.
Lorsque nous avons construit notre modèle planétaire, ce
n’était donc pas pour livrer des prévisions précises, mais pour
comprendre dans les grandes lignes les tendances comporte-
mentales du système. Notre objectif est d’informer et d’influen-
cer les choix des humains et, pour ce faire, nous n’avons pas
besoin de prévoir l’avenir dans les détails. Nous devons nous
contenter d’identifier les politiques qui augmenteront les chan-
ces pour le système d’avoir un comportement soutenable et
qui atténueront la gravité de l’effondrement futur. La prévision
d’une catastrophe devant un public sensé et actif doit, dans
l’idéal, ne pas aboutir ou se révéler fausse, en induisant l’action
qui va l’empêcher de se produire. Pour toutes ces raisons, nous
avons choisi de nous attacher aux schémas plutôt qu’aux chiffres
isolés. Et nous espérons, avec World3, livrer une prophétie qui
ne se réalisera pas.
Pour atteindre notre objectif, nous avons rentré dans World3
le type d’informations dont on pourrait avoir besoin pour com-
prendre les tendances comportementales d’une balle qu’on aurait
lancée (ou d’une économie et d’une population qui se dévelop-
pent), et non celles qui seraient nécessaires pour décrire l’exacte
trajectoire du lancer d’une balle en particulier.
218 les limites à la croissance

Nous nous intéressons aux changements qui se produisent sur


plusieurs décennies. Voilà pourquoi nous nous sommes avant
tout préoccupés de la pollution des matières persistantes, celles
qui restent de nombreuses années dans l’environnement. Nous
représentons cette pollution persistante à travers des composés
chimiques à vie longue et des métaux produits par l’agriculture
et l’industrie pouvant affecter la santé des humains et des cultu-
res. Nous avons tenu compte d’un certain délai avant que la
pollution ne parvienne à un endroit où elle peut faire des dégâts
mesurables, car nous savons qu’il faut du temps pour qu’un pes-
ticide pénètre dans les nappes souterraines, pour qu’une molécule
de chlorofluorocarbone s’élève dans l’air et attaque la couche
d’ozone ou pour que le mercure se mêle à l’eau d’un fleuve et
s’accumule dans la chair des poissons. Nous avons représenté la
possibilité que les processus naturels neutralisent la plupart des
polluants au bout d’un certain temps, mais aussi celle que ces
processus de nettoyage naturel soient entravés. World3 contient
un grand nombre de caractéristiques dynamiques communes à
la plupart des polluants persistants, mais il n’entre pas dans le
détail des propriétés spécifiques aux PCB, aux CFC, au DDT, aux
métaux lourds ni aux déchets radioactifs.
Nous avons utilisé pour World3 les chiffres les plus fiables que
nous avons pu trouver, mais nous reconnaissons que nombre de
nos estimations présentent une large marge d’incertitude.
Lorsqu’ils ont des doutes sur des chiffres importants, les modéli-
sateurs testent tout un éventail de possibilités. Ils regardent si
certaines estimations, compte tenu de la marge d’incertitude,
donnent des résultats nettement différents. Nous avons ainsi tiré
les meilleures conclusions possibles à partir des données des
géologues sur la quantité de ressources non renouvelables encore
présentes dans le sol. Puis, nous avons divisé et multiplié par
deux notre résultat pour voir comment se comporterait notre
système si les géologues s’étaient trompés ou si nous avions mal
interprété leurs données.
la croissance dans un monde fini 219

Du fait des incertitudes et des simplifications présentes dans


notre modèle et que nous connaissons (sans compter celles dont
nous supposons l’existence, même si nous ne les avons pas encore
identifiées), nous n’avons pas une entière confiance dans le che-
min d’accès numérique précis que le modèle génère en ce qui
concerne la population, la pollution, le capital ou la production
de nourriture. Nous estimons cependant que les interconnections
fondamentales dans World3 sont représentatives des principaux
mécanismes causaux de la société humaine. Ce sont ces intercon-
nections, et non les chiffres précis, qui déterminent le comporte-
ment général du modèle. En conséquence, nous faisons réellement
confiance aux comportements dynamiques générés par World3.
Nous présentons 11 scénarios pour l’avenir, jusqu’à l’année 2100,
et nous estimons que ces scénarios fournissent des éclairages et
des lignes directrices de premier ordre qui nous aident à savoir si
et dans quelles conditions la population, l’industrie, la pollution
et tous les facteurs liés progresseront, resteront stables, oscilleront
ou s’effondreront.

La structure de World3
Quelles sont ces interconnections fondamentales ? Ce sont tout
d’abord les boucles de rétroaction impliquant la population et le
capital, que nous avons décrites dans le chapitre 2. Elles sont
reproduites par la figure 4-4. Elles donnent à la population et au
capital le potentiel de croître de façon exponentielle dans le cas
où les boucles positives des naissances et de l’investissement
l’emportent, le potentiel de baisser si ce sont les boucles négatives
des décès et de la dépréciation qui dominent, et le potentiel de
rester constants si les boucles s’équilibrent.
Dans tous les schémas représentant des boucles, comme celui
de la figure 4-4, les flèches indiquent simplement qu’une variable
en influence une autre via des flux physiques ou informationnels.
Vous pouvez reproduire nos hypothèses en énonçant les étapes
de chaque boucle. Ainsi : « À mesure que le capital industriel
220 les limites à la croissance

FIGURE 4-4 – Boucles de rétroaction de la croissance de la


population et du capital

Population
(nombre total
d’individus)

Naissances par an (+) (–) Décès par an

Fécondité Mortalité (espérance


de vie)
Production industrielle

Capital industriel (usines


(+) et machines)

Dépréciation (capital devenant


(–) obsolète ou inutilisable par
Investissement an)
(capital nouveau ajouté par an)

Durée de vie moyenne


Taux d’investissement du capital

Les principales boucles de rétroaction du modèle World3 déterminent


la croissance de la population et celle du capital industriel. Les deux
boucles de rétroaction positives concernant les naissances et l’investis-
sement génèrent la croissance exponentielle de la population et du
capital. Les deux boucles de rétroaction négatives concernant les décès
et la dépréciation ont tendance à réguler cette croissance exponen-
tielle. Les forces relatives des différentes boucles dépendent de nom-
breux autres facteurs du système.

augmente, cela se répercute sur la production industrielle. Les


changements affectant celle-ci en entraînent d’autres sur les
investissements. Et à mesure que ces derniers évoluent, cela
affecte le stock de capital industriel. » Ni la nature ni le degré des
influences exercées ne sont représentés sur le schéma, mais ils
sont bien évidemment mentionnés avec précision dans les équa-
tions mathématiques qui constituent World3. Le sens dans lequel
tournent les diverses influences, sens des aiguilles d’une montre
ou l’inverse, ne change rien. Ce qui importe est la composition
des boucles.
la croissance dans un monde fini 221

Les encadrés dans le schéma représentent les stocks. Il peut


s’agir d’importantes accumulations de quantités physiques telles
que des individus, des usines ou de la pollution, mais ces accu-
mulations peuvent aussi être intangibles : connaissances, aspira-
tions, capacité technique. Les stocks d’un système ont tendance
à changer lentement, car ils correspondent à des éléments ou des
informations qui ont une durée de vie relativement longue. La
taille d’un stock représente à l’instant T le résultat net de tous les
flux qui ont pénétré dans le stock moins ceux qui en sont sortis.
Les usines construites, le nombre d’individus, la quantité de
polluants, celle de ressources non renouvelables encore présentes
dans le sol et la surface de terres exploitées sont tous, avec d’au­
tres, des stocks importants dans World3. Ils déterminent les
limites et les potentialités du système à chaque moment de la
simulation.
Les boucles de rétroaction sont désignées sur le schéma par un
(+) si elles sont positives ; il s’agit alors de boucles qui s’autoren-
forcent et peuvent entraîner une croissance ou un déclin expo-
nentiels. Elles affichent en revanche un (-) si elles sont négatives ;
ce sont alors des boucles téléonomiques, dont le but est d’inverser
la direction du changement et d’essayer de rééquilibrer le sys-
tème.
Certains modes d’influence réciproque de la population et du
capital dans World3 sont présentés par la figure 4-5. Le capital
industriel génère de la production industrielle qui comprend
toutes sortes de produits parmi lesquels les intrants agricoles tels
que les engrais, les pesticides et les pompes d’irrigation. On
augmente les intrants agricoles lorsque la quantité de nourriture
par personne descend en dessous du niveau souhaité. Ce dernier
se mesure selon la demande du marché et selon des programmes
non marchands d’alimentation de la population, et il varie en
fonction du niveau d’industrialisation d’un pays. Les intrants
agricoles et la surface de terres cultivées aident à déterminer la
production de nourriture. Cette dernière est également touchée
par la pollution qui émane des activités industrielles et agricoles.
222 les limites à la croissance

FIGURE 4-5 – Boucles de rétroaction de la population, du capital,


de l’agriculture et de la pollution

Population
(nombre total
d’individus)

Naissances par an Décès par an


(+) (–)

Nourriture
Fécondité par Mortalité (espérance
personne de vie)
(–) Nourriture
Intrants Terres cultivées
agricoles
Quantité de Pollution
nourriture Production
souhaitée par industrielle
personne

Capital industriel (usines


(+) et machines)

Dépréciation (capital
(–) devenant obsolète ou
Investissement inutilisable par an)
(capital nouveau ajouté par an)

Durée de vie moyenne


Taux d’investissement du capital

Certaines des interconnexions entre la population et le capital industriel


se produisent via le capital agricole, les terres cultivées et la pollution.
Chaque flèche indique une relation causale qui peut être immédiate ou
différée, importante ou limitée, positive ou négative selon les hypothè-
ses présentes dans chaque modélisation.

La quantité de nourriture par personne et la pollution se réper-


cutent toutes deux sur la mortalité de la population.
La figure 4-6 montre les liens fondamentaux dans World3
entre la population, le capital industriel, le capital tertiaire et les
ressources non renouvelables. Une partie de la production indus-
trielle prend la forme de capital tertiaire : maisons, écoles, hôpi-
taux, banques et tous les équipements qu’ils contiennent. Ce
capital est investi dans les services pour augmenter le niveau du
capital tertiaire. La production issue du capital tertiaire divisée
par la population donne le niveau moyen de services par habitant.
la croissance dans un monde fini 223

FIGURE 4-6 – Boucles de rétroaction de la population, du capital,


des services et des ressources

Population
(nombre total
(+) d’individus)

Naissances par an (+) (–) Décès par an

(+)
Éducation,
Fécondité Services par Mortalité
planning (espérance de vie)
habitant
familial (–)
Production industrielle
par habitant Services
Capital tertiaire de santé
Ressources non
renouvelables
Production industrielle
(–)
Efficience du
capital Capital industriel (usines
et machines)
(+)

Dépréciation (capital
(–) devenant obsolète ou
Investissement inutilisable par an)
(capital nouveau
ajouté par an)

Durée de vie moyenne


Taux d’investissement du capital

La population et le capital industriel sont aussi influencés par le niveau


de capital tertiaire (santé et éducation, par exemple) et de ressources
non renouvelables.

Les services de santé font baisser la mortalité de la population.


L’éducation et le planning familial diminuent la fécondité, rédui-
sant ainsi le taux de natalité. L’augmentation de la production
industrielle par habitant réduit elle aussi la fécondité, effet qui
résulte (moyennant un certain délai) d’un changement dans le
secteur de l’emploi. Avec l’industrialisation, le coût lié à l’éduca-
tion des enfants augmente et il y a moins d’avantages à avoir une
famille nombreuse, si bien que la taille souhaitée de la famille
baisse et avec elle, la fécondité.
Chaque unité de production industrielle consomme des
­ressources non renouvelables. Les progrès technologiques inté-
grés dans le modèle vont progressivement réduire la quantité
224 les limites à la croissance

de ressources nécessaire par unité de production industrielle,


toutes choses égales par ailleurs. Mais ce modèle ne permet en
aucun cas à l’industrie de fabriquer des biens matériels à partir
de rien, et à mesure que les ressources non renouvelables dimi-
nuent, l’efficience du capital de ressources baisse, c’est-à-dire que
chaque unité de capital fournit de moins en moins de ressources
au secteur industriel. Plus on consomme de ressources, plus
la qualité des réserves résiduelles est censée diminuer. Il faut
creuser de plus en plus profond pour atteindre des gisements qui
sont de plus en plus éloignés du lieu d’exploitation. Cela signifie
qu’il faut davantage de capital et d’énergie pour extraire, traiter
et transporter une tonne de cuivre ou un baril de pétrole. Sur le
court terme, cet état de fait peut être compensé par le progrès
technologique, mais à long terme, c’est bel et bien la capacité de
croissance physique qui diminue.
La relation entre les ressources restantes et la quantité de capi-
tal nécessaire pour les obtenir est tout sauf linéaire. On peut voir la
forme générale de la courbe grâce à la figure 4-7 qui montre l’éner-
gie requise pour extraire et traiter du fer et de l’aluminium selon
différentes teneurs en minerai. L’énergie est différente du capital
(il est difficile de mesurer la véritable quantité de capital utili-
sée dans l’exploitation d’un minerai), mais la quantité d’énergie
nécessaire pour accomplir chaque tâche en dit long sur le capital
requis. Plus la teneur en minerai diminue, plus il faut soulever de
roche par tonne de ressource finale, plus son broyage doit donner
de fines particules, plus les différents minéraux qui la composent
doivent être triés avec soin et plus les résidus miniers à traiter sont
volumineux. Tout ce processus nécessite des machines. Or s’il faut
consacrer davantage d’énergie et de capital à la production des
ressources, cela signifie qu’on peut moins investir dans d’autres
secteurs de l’économie, toutes choses égales par ailleurs.
Un schéma représentant toutes les interconnexions intégrées
dans World3 et illustrant toutes les hypothèses que contient le
modèle est reproduit sur le CD-ROM de World3 où l’on trouvera
bien plus de détails sur chacun des 11 scénarios.
la croissance dans un monde fini 225

FIGURE 4-7 – Énergie nécessaire pour produire du métal pur à


partir d’un minerai
240
Milliers de kWh par tonne de métal

200 Aluminium présent dans l’argile

Aluminium présent dans la bauxite


160

Fer présent dans la latérite


120

Fer présent dans la taconite non magnétique


80
Fer présent dans l’hématite

40

0
0 20 40 60 80
Teneur en minerai (%)

À mesure que leur teneur en métal baisse, il faut de plus en plus d’éner-
gie pour purifier les minerais. (Sources : N. J. Page et S. C. Creasey)

Mais il n’est nul besoin de comprendre tous ces liens pour


saisir la manière dont le modèle fonctionne et pour apprécier ses
scénarios. Il convient simplement de bien appréhender les para-
mètres les plus importants :
• Les processus de croissance
• Les limites
• Les retards
• Les processus d’érosion
Nous avons déjà décrit les processus de croissance de la popu-
lation et du capital dans le chapitre 2. Dans le chapitre 3, nous
avons donné de nombreuses informations sur les limites environ-
nementales dans le « monde réel ». Nous allons à présent décrire
les limites telles qu’elles sont représentées par World3, puis nous
nous pencherons sur les retards et les processus d’érosion que
nous avons intégrés à notre modèle informatique.
226 les limites à la croissance

La question qu’il faut garder à l’esprit en lisant les pages


suivantes est de savoir si et dans quelles circonstances il existe
des similitudes ou au contraire des divergences entre le modèle
informatique dont nous parlons et la population et l’économie
réelles telles qu’elles figurent dans votre représentation men-
tale. Lorsqu’il y aura des divergences, vous serez confrontés
aux mêmes questionnements que ceux que les modélisateurs
rencontrent sans cesse : lequel des deux modèles, le vôtre ou celui
de World3, semble le plus adapté à une réflexion sur l’avenir ?
Existe-t-il un test qui permettrait de répondre à cette question ?
Si c’est le modèle informatique qui est le plus adapté, lesquels de
ses paramètres devez-vous intégrer à votre représentation men-
tale pour que vos interprétations des problèmes qui touchent la
planète soient pertinentes et vos actions, efficaces ?

Les limites et l’absence de limites


Une économie qui croît de façon exponentielle épuise les ressour-
ces, rejette des déchets et détourne les terres de la production de
ressources renouvelables. Étant donné que cette économie opère
au sein d’un environnement fini, elle va exercer certaines pres-
sions sur ce dernier. Celles-ci commencent à prendre de l’ampleur
bien avant que la société n’arrive au stade où toute croissance
supplémentaire devient totalement impossible. Réagissant à ces
pressions, l’environnement envoie à l’économie des signaux, qui
prennent différentes formes. Il faut par exemple davantage d’éner-
gie pour pomper les aquifères qui contiennent moins d’eau,
l’investissement nécessaire pour exploiter un hectare de nouvelles
terres agricoles s’élève, les dégâts causés par certaines émissions
que l’on croyait inoffensives deviennent soudainement visibles et
les systèmes naturels de la planète mettent plus de temps à guérir
des attaques de la pollution. Cette augmentation des coûts réels
ne se traduit pas obligatoirement par une hausse immédiate des
prix, car les marchés peuvent faire baisser ces derniers par des
décrets ou des subventions, ou influer sur eux d’une autre manière.
la croissance dans un monde fini 227

Mais renforcés ou non par l’augmentation des prix du marché, les


signaux et les pressions sont des parties constitutives importantes
des boucles de rétroaction négatives. Ils cherchent à aligner l’éco-
nomie sur les contraintes du système environnant. En d’autres
termes, ils cherchent à stopper l’augmentation de l’empreinte
écologique qui fait pression sur les sources et les exutoires de la
planète.
World3 ne contient que quelques limites liées aux sources et
aux exutoires de la Terre. (Le « monde réel » en contient bien
plus.) Toutes peuvent être repoussées ou abaissées par la techno-
logie, l’action, le changement d’objectifs et les choix faits à l’inté-
rieur du modèle informatique. Voici quelles sont ces limites dans
la version standard ou par défaut de World3 :
• La terre cultivée est la terre utilisée pour toutes les formes
d’agriculture. Nous partons du principe que la surface maxi-
male possible est 3,2 milliards d’hectares. Plus on investit
dans le développement du territoire, plus les terres cultivées
s’étendent. Comme l’a montré la figure 4-2, le coût du déve-
loppement de nouvelles terres est censé augmenter puisque
les terres les plus accessibles et les plus fertiles sont exploitées
en premier. La terre ne peut plus être cultivée quand elle
s’érode et quand elle est utilisée à des fins d’urbanisation et
d’industrialisation. Des investissements dans l’entretien des
terres peuvent aider à pallier l’érosion.
• La fertilité de la terre est la faculté qu’a le sol d’entretenir la
croissance des végétaux, faculté qui dépend tout à la fois des
éléments nutritifs, de l’épaisseur du sol, de sa capacité à retenir
l’eau, de sa structure et du climat. Nous faisons l’hypothèse
que la fertilité du sol en 1900 était suffisante pour permettre
la production annuelle de 600 kg par hectare d’équivalent
céréales sans apport d’engrais. La fertilité du sol est réduite
par la pollution qui vient en partie des intrants utilisés dans
l’agriculture industrielle. Une terre dégradée mise en jachère
est censée recouvrer la moitié de sa fertilité en 20 ans, mais
228 les limites à la croissance

cela peut être infiniment plus rapide si des investissements


sont consentis à cet effet (apport de fumier, plantation de
légumineuses ou compostage).
• Le rendement réalisable par unité de terre dépend de la ferti-
lité du sol, de la pollution de l’air, de l’intensité des intrants
industriels comme les engrais et de l’avancée de la technolo-
gie. Les intrants industriels augmentent le rendement, mais
leur apport va en diminuant : chaque kilogramme d’engrais
supplémentaire donne un rendement moindre que le kilo-
gramme précédent. Nous partons de l’hypothèse que l’utilisa-
tion d’intrants industriels peut multiplier la fertilité naturelle
de la terre par 7,4 tout au plus (ce qui fait tout de même 740 %,
et c’est valable pour toutes les terres et non simplement les
plus productives !).
• Les ressources non renouvelables sont les minéraux, les métaux
et les combustibles fossiles. Nous démarrons le modèle avec
une simulation de l’année 1900 où les stocks de ces ressources
sont 7 000 fois plus importants que le taux d’extraction de
cette année-là7. L’investissement nécessaire pour trouver et
extraire les ressources non renouvelables augmente puisque
les gisements les plus riches et les plus accessibles sont exploi-
tés en premier.
• La faculté de la Terre à absorber la pollution est une autre limite
figurant dans World3. Elle représente l’effet net de toutes sortes
de processus différents qui séquestrent ou convertissent les
matières toxiques à vie longue de telle sorte qu’elles ne soient
plus nuisibles. Il s’agit ici de matières telles que les organo-
chlorés, les gaz à effet de serre et les déchets radioactifs. Nous
exprimons cette limite à travers « la demi-vie » d’assimilation
de l’environnement, c’est-à-dire le temps nécessaire pour que
les processus naturels rendent inoffensive la moitié de la

7. Il n’y a que pour les scénarios 0 et 1 que nous partons de l’hypothèse que
la quantité initiale de ressources non renouvelables est inférieure de moitié à
celle mentionnée ci-dessus.
la croissance dans un monde fini 229

pollution existante. Bien sûr, certaines matières, comme les


isotopes du plutonium, ont une demi-vie quasi infinie. Mais
nous avons pris des valeurs très optimistes. Nous sommes
partis du principe qu’en 1970, la demi-vie d’assimilation était
d’un an. Si la pollution persistante augmentait jusqu’à attein-
dre 250 fois le niveau de 1970, sa demi-vie passerait à 10 ans.
Sur le plan quantitatif, c’est la limite que l’on maîtrise le
moins, même pour chaque polluant pris séparément. Il y a
donc une incertitude considérable quant au niveau de cette
limite lorsqu’il y a plusieurs polluants persistants à la fois.
Heureusement, les hypothèses concernant la disparition des
polluants persistants n’ont pas beaucoup d’importance dans le
modèle, car ces matières affectent peu les autres paramètres de
World3. Nous avons formulé l’hypothèse que si la pollution
accumulée devenait cinq fois plus importante qu’elle ne l’était en
2000, cela réduirait l’espérance de vie des humains de moins de
2 %. Mais dans chacun de nos 11 scénarios, la pollution persis-
tante équivaut rarement à cinq fois son niveau de 2000. Lorsque
c’est le cas, c’est-à-dire dans les scénarios extrêmes, cela réduit
chaque année la fertilité de la terre de 10 % et plus, mais ces 10 %
peuvent être contrebalancés par des investissements dans l’entre-
tien des terres. Dans ce modèle, nous testons également d’autres
estimations pour observer leurs effets.
Il existe dans le « monde réel » beaucoup d’autres limites,
parmi lesquelles des limites managériales et sociales. Certaines
d’entre elles sont implicites dans les chiffres de World3 puisque
les coefficients de notre modèle viennent de la « vraie » histoire de
la planète sur ces 100 dernières années. Mais il n’y a ni guerre, ni
grève, ni corruption, ni toxicomanie, ni crime, ni terrorisme dans
World3, sa population fait de son mieux pour résoudre les pro-
blèmes qu’elle perçoit, mais n’est perturbée par aucune lutte pour
le pouvoir, aucune intolérance ethnique, aucune corruption.
Intégrant très peu de limites sociales, World3 offre donc un
tableau trop optimiste des scénarios futurs.
230 les limites à la croissance

FIGURE 4-8 – Scénario 0 : Infinité en entrée, infinité en sortie


État de la planète
Ressources

Population

Nourriture
Production industrielle

Pollution

1900 2000 2100

Niveau de vie matériel

Espérance de vie
Biens de consommation/habitant

Nourriture/habitant

Services/habitant

1900 2000 2100

Bien-être et empreinte écologique des humains

Indice de bien-être humain

Empreinte écologique
des humains

1900 2000 2100

Lorsque toutes les limites physiques du système World3 sont suppri-


mées, la population connaît un pic aux alentours de 9 milliards d’indi-
vidus, puis amorce une lente baisse provoquée par la transition
démographique. L’économie se développe jusqu’à atteindre en 2080
une production 30 fois plus importante que celle de l’année 2000, tout
en utilisant la même quantité de ressources non renouvelables par an
et en engendrant chaque année 8 fois moins de pollution.
la croissance dans un monde fini 231

Et si nous nous trompions, par exemple, sur la quantité de


ressources non renouvelables qu’il reste à découvrir dans le sol ?
S’il n’y en avait en fait que la moitié, ou le double, ou 10 fois plus
que ce que nous avons supposé ? Et si la « vraie » capacité de la
Terre à absorber la pollution pour qu’elle ne nuise pas aux humains
ne correspondait pas à 10 fois le taux d’émissions de 1990, mais à
50 ou 500 fois ? (Ou, au contraire, à 0,5 fois ?) Et si l’humain
inventait des technologies qui réduisaient (ou augmentaient) les
émissions de pollution par unité de production industrielle ?
C’est à cela que sert un modèle informatique : à répondre à ces
questions. Il permet de faire des tests rapidement et à peu de frais.
Car il est possible de tester tous ces « Et si… ». On peut, par exem-
ple, régler les données correspondant aux limites de World3 de
façon à ce que celles-ci soient exagérément élevées ou encore de
les programmer pour qu’elles croissent de façon exponentielle.
Nous l’avons fait. Lorsqu’on supprime toutes les limites physiques
du système en supposant que la technologie a un potentiel illi-
mité, un impact instantané, ne coûte rien et ne commet pas
d’erreur, l’économie humaine simulée croît de façon considéra-
ble. La figure 4-8, qui présente le Scénario 0, montre ce qu’il
advient alors.

Comment lire les scénarios de World3


Dans les chapitres 4, 6 et 7 de cet ouvrage, nous présentons
11 « simulations numériques » ou scénarios différents générés par
World3. Chaque simulation est réalisé à partir de la même struc-
ture informatique, mais à chaque scénario, nous modifions cer-
tains chiffres pour tester différentes estimations des paramètres
du « monde réel » ou pour intégrer des prévisions plus optimistes
concernant l’évolution des technologies, ou encore pour voir ce
qui se produit selon les politiques, éthiques ou objectifs que le
monde fait siens.
Une fois que nous avons apporté les modifications que nous
voulons tester lors de la nouvelle simulation, nous demandons à
232 les limites à la croissance

World3 de recalculer les interactions entre les 200 équations et


plus qu’il contient puisqu’elles exercent en permanence une
influence les unes sur les autres. L’ordinateur calcule alors une
valeur nouvelle pour chaque variable tous les six mois entre 1900
et 2100. Il produit plus de 80 000 chiffres par scénario. Mais il
n’est pas utile de reproduire ici toutes ces informations, car seul
un petit nombre de ces chiffres ont une signification lorsqu’on les
prend isolément. Nous procédons donc à une importante simpli-
fication dans le double but de comprendre nous-mêmes les résul-
tats fournis par World3 et de pouvoir vous les communiquer.
Nous simplifions en reportant sur des graphiques temporels
les valeurs de certaines variables clés comme la population, la
pollution et les ressources naturelles. Nous allons faire apparaître
dans ce livre trois de ces graphiques par scénario et leur structure
sera toujours la même : le graphique du haut, intitulé « État de la
planète », comportera des données mondiales concernant :
1. La population
2. La production de nourriture
3. La production industrielle
4. Le niveau relatif de pollution
5. Les ressources non renouvelables résiduelles
Le graphique du milieu, intitulé « Niveau de vie matériel »,
donnera des valeurs mondiales moyennes au sujet de :
6. La production de nourriture par habitant
7. Les services par habitant
8. L’espérance de vie moyenne
9. Les biens de consommation par habitant
Quant au graphique du bas, intitulé « Bien-être et empreinte
écologique des humains », il indiquera les valeurs de deux indi-
cateurs mondiaux :
10. L’empreinte écologique des humains
11. L’indice de bien-être humain
la croissance dans un monde fini 233

Toutes les échelles verticales démarrent à zéro et pour faciliter


la comparaison, nous avons conservé l’échelle verticale de chaque
variable à chacune des simulations. Nous n’avons en revanche
mentionné aucun chiffre sur cette échelle, car les valeurs précises
de chaque point de temps simulé ne sont pas significatives. Il faut
noter en outre que les variables d’un même graphique renvoient
toutes à des échelles et des unités différentes. Ainsi, l’échelle de
la nourriture par habitant s’étend de 0 à 1 000 kg d’équivalent
céréales par personne et par an, tandis que l’échelle de l’espérance
de vie va de 0 à 90 ans.
Étant donné que les chiffres ne sont pas significatifs, il faut
prêter attention au changement de formes des courbes selon les
scénarios. Pour les scénarios représentant un effondrement, nous
n’avons cependant pas attribué de signification particulière au
comportement des courbes au-delà du point où elles atteignent
un pic, puis commencent à baisser. Si chaque scénario est entiè-
rement représenté jusqu’à l’année 2100, nous ne décrivons le
comportement d’aucun élément une fois qu’un facteur important
a commencé à s’effondrer. Il est clair qu’un effondrement de la
population ou de l’industrie dans le « monde réel » aurait des
répercussions sur un grand nombre de relations de première
importance, invalidant en cela bien des hypothèses que nous
avons intégrées dans le modèle.
Chaque fois que nous générons un scénario, l’ordinateur crée
une table détaillée de données comprenant les chiffres de chaque
variable du modèle tous les six mois entre 1900 et 2100. Il s’agit
donc de tables regroupant des quantités astronomiques de don-
nées détaillées. On voit ainsi sur la table du Scénario 0 que la
population mondiale atteint un pic avec 8 876 186 000 individus
lors de l’année de modélisation 2065,0. L’indice de pollution
persistante dans ce scénario passe de 3,150530 en 2000 à 6,830552,
soit son maximum, l’année de modélisation 2026,5 ; il a donc été
multiplié par 2,1680 sur cette période. Mais la plupart de ces
chiffres ne nous livrent pas d’information utile. Aucune date ni
aucun chiffre produit par World3 au sujet de l’avenir ne nécessite
234 les limites à la croissance

une précision à cinq chiffres. Ne perdons pas de vue que nous


nous intéressons aux grandes lignes. Nous ne nous préoccupons
que de quelques variables clés et ne posons que quelques ques-
tions également clés. Quelles sont les variables qui cessent de
croître entre 2000 et 2100 ? À quelle vitesse augmentent-elles ou
baissent-elles ? Quels sont les principaux facteurs responsables de
ce comportement ? Les hypothèses intégrées dans un scénario
ont-elles pour effet d’accélérer ou de ralentir la croissance d’une
variable ? De lui faire atteindre un pic plus élevé ou moins élevé ?
Quels changements de politique pourraient donner un résultat
plus positif ?
Chaque fois que nous vous communiquerons les réponses à
ces questions, scénario par scénario, nous simplifierons considé-
rablement les résultats de l’ordinateur en nous cantonnant à deux
règles : la date d’avènement d’un maximum ou d’un minimum
sera arrondie à la décennie la plus proche (et à 5, nous arrondi-
rons à la décennie suivante). Ainsi, ce ne sera pas 2016, 2032,5 ni
2035, mais 2020, 2030 et 2040. Chaque valeur d’un paramètre en
particulier et chaque ratio entre deux chiffres seront arrondis au
chiffre significatif le plus proche. Voilà pourquoi nous exprime-
rons les informations ci-dessus concernant le Scénario 0 en
disant : « La population mondiale atteint une valeur maximale
avec 9 milliards d’individus lors de l’année de modélisation 2070.
L’indice de pollution persistante dans ce scénario passe de 3 en
2000 à une valeur maximale de 7 lors de l’année de modélisation
2030, ce qui signifie qu’il double durant cette période. » Ces deux
règles produiront parfois de légères incohérences. Il ne faut pas y
prêter attention, elles sont dues au fait que nous arrondissons les
valeurs. Mais elles ne modifient en aucun cas les enseignements
fondamentaux que nous pouvons tirer de World3.

La simulation représentée par la figure 4-8, le Scénario 0, a été


produit par World3 après que nous avons modifié ses paramètres
pour faire les hypothèses suivantes :
la croissance dans un monde fini 235

• La quantité de ressources non renouvelables requises pour


obtenir une unité de production industrielle chute de façon
exponentielle et sans limite au rythme de 5 % par an, dimi-
nuant de 50 % tous les 15 ans tant que la société s’efforce
d’améliorer son efficience en matière de ressources.
• La quantité de pollution générée par unité de production
industrielle chute de façon exponentielle et sans limite au
rythme de 5 % par an à chaque fois qu’on le souhaite.
• Le rendement agricole par unité de production industrielle
augmente de façon exponentielle et sans limite au rythme de
5 % par an, doublant tous les 15 ans tant que la société s’efforce
d’accroître sa production de nourriture.
• Ces prouesses techniques produisent leur effet à travers l’éco-
nomie de la planète tout entière sans dépense de capital sup-
plémentaire au bout de 2 ans seulement (contre 20 dans le
modèle de départ) à partir du moment où la société a décidé
qu’une telle technologie était souhaitable.
• Les peuplements humains empiètent sur les terres agricoles
quatre fois moins vite que ce qui est normalement calculé par
World3 et les humains ne constatent aucun effet négatif du
surpeuplement sur leur espérance de vie.
• La production agricole n’est plus réduite de manière signifi-
cative par la pollution.
Dans cette simulation, la population connaît un ralentisse-
ment de sa croissance, se stabilise à presque 9 milliards d’indivi-
dus, puis diminue progressivement, car tous les habitants de la
planète jouissent d’un niveau de vie suffisant pour que la transi-
tion démographique ait lieu. L’espérance de vie moyenne se sta-
bilise autour de 80 ans dans le monde entier. Le rendement
agricole moyen atteint en 2080 six fois ou presque celui de 2000.
La production industrielle explose jusqu’à atteindre les limites du
graphique, mais elle est finalement stoppée à un niveau très élevé
par une forte pénurie de main-d’œuvre, car il y a 40 fois plus de
capital industriel à gérer qu’en 2000, mais seulement 1,5 fois plus
236 les limites à la croissance

d’individus. (Nous pourrions même supprimer cette limite en


supposant une augmentation exponentielle suffisamment rapide
de la capacité de travail pour que tout le capital soit exploité.)
Lors de l’année de simulation 2080, l’économie mondiale
atteint une production industrielle 30 fois supérieure et une
production alimentaire 6 fois supérieure à celles de 2000. Pour y
parvenir, elle a accumulé durant les 8 premières décennies du
xxie siècle presque 40 fois plus de capital industriel qu’elle ne
l’avait fait pendant tout le siècle précédent. Tout en connaissant
pareille expansion du capital, le monde décrit par la figure 4-8
réduit légèrement son utilisation de ressources non renouvelables
et émet 8 fois moins de pollution qu’en 2000. Le bien-être des
humains augmente de 25 % entre 2000 et 2080 et leur empreinte
écologique baisse de 40 %. Au terme du scénario, c’est-à-dire en
2100, cette empreinte écologique est largement redescendue en
dessous du niveau soutenable.
Certains croient en ce genre de scénario, s’y attendent et s’en
délectent. Nous avons d’ailleurs des exemples d’augmentation
spectaculaire de l’efficience dans certains pays, certains secteurs
de l’économie ou certains processus industriels. Nous en avons
évoqué beaucoup dans le chapitre 3. Nous espérons et nous pen-
sons assister à de nouvelles améliorations de l’efficience, peut-être
même des améliorations qui atteindront les 100 %. Mais les don-
nées exposées dans le chapitre 3 n’annoncent pas d’amélioration
aussi rapide de l’économie mondiale. Si rien d’autre ne venait
entraver pareille progression, la simple durée de vie des installa-
tions, c’est-à-dire le temps qu’il faut pour remplacer ou moderni-
ser le parc de véhicules, le parc immobilier et l’ensemble des
machines de l’économie mondiale, et la faculté du capital existant
à produire aussi rapidement une telle quantité de capital nouveau
rendent ce scénario de la « dématérialisation » improbable à nos
yeux. Enfin ces difficultés seraient amplifiées dans la « vraie vie »
par les nombreux freins politiques et bureaucratiques qui empê-
cheraient le système monétaire de signaler que les technologies
dont nous avons besoin peuvent être rentables.
la croissance dans un monde fini 237

Nous incluons cette simulation dans cet ouvrage non parce


que nous pensons qu’il présente un avenir plausible du « monde
réel », mais parce que nous estimons qu’il montre comment
fonctionne World3.
Il montre en effet que World3 a intégré à sa structure une
contrainte autolimitante pour la population mais pas pour le
capital. Il est structuré de telle façon que la population mondiale
va finir par se stabiliser et baisser si la production industrielle par
habitant augmente suffisamment. Mais, dans le « monde réel », on
voit rarement les individus ou les pays les plus riches cesser à un
moment de vouloir s’enrichir davantage. C’est pourquoi les poli-
tiques intégrées à World3 traduisent l’hypothèse que les déten-
teurs du capital vont continuer indéfiniment à chercher à s’enrichir
et que les consommateurs vont toujours chercher à consommer
davantage. Des hypothèses qui peuvent être modifiées et qui le
seront dans les scénarios présentés dans le chapitre 7.
La figure 4-8 illustre également l’un des principes les plus
connus en modélisation : la qualité des résultats est fonction de la
qualité des données. Si vous rentrez des hypothèses non réalistes
dans votre modèle, vous obtiendrez des résultats non réalistes.
L’ordinateur vous présente les conséquences logiques de vos
hypothèses, mais il ne vous dit pas si ces dernières sont bonnes.
Si vous partez du principe que l’activité économique peut multi-
plier par 40 l’accumulation de capital industriel, qu’il n’y a plus
de limites physiques, que les évolutions techniques peuvent être
intégrées dans les installations du monde entier en seulement
deux ans et pour un coût nul, World3 vous sortira une croissance
économique quasi illimitée s’accompagnant d’une empreinte
écologique en baisse. La question fondamentale à cet égard et
concernant toutes les simulations informatiques est de savoir si
vous croyez aux hypothèses de départ.
Nous ne croyons pas aux hypothèses qui sont derrière la
figure 4-8. Nous estimons qu’il s’agit d’un scénario qui décrit une
utopie technologique. C’est la raison pour laquelle nous avons
intitulé cette simulation « Infinité en entrée, infinité en sortie ».
238 les limites à la croissance

Mais lorsqu’on intègre ce que nous considérons comme des hypo­


thèses plus « réalistes », le modèle montre le comportement d’un
système en expansion qui se heurte à la résistance des limites
physiques.

Avec limites et avec retard


Une entité physique en expansion ralentit puis s’arrête en douceur
pour se conformer à ses limites (croissance en forme de S) unique-
ment si elle reçoit rapidement des signaux précis lui indiquant où
elle se situe par rapport à ses limites et si elle y répond rapidement
et avec précision (figure 4-9b).
Imaginez que vous êtes au volant d’une voiture et que vous
voyez devant vous un feu qui passe au rouge. Normalement, vous
pouvez freiner en douceur et vous arrêter à temps parce qu’un
signal visuel rapide et précis vous indique où se situe le feu, que
votre cerveau réagit rapidement à ce signal, que votre pied fait un
rapide mouvement vers la pédale lorsque vous décidez de freiner
et que votre voiture réagit immédiatement au freinage d’une façon
que vous connaissez bien puisque vous utilisez souvent les freins.
Si le pare-brise de la voiture était embué de votre côté et que
vous dépendiez du passager pour vous dire où se situe le feu, le
léger retard dû à la communication ferait que vous ne vous arrê-
teriez pas à temps (à moins que vous n’ayez ralenti pour compen-
ser ce retard). Si le passager vous avait menti, si vous ne l’aviez pas
cru, si les freins avaient mis du temps à réagir ou encore si la route
avait été verglacée si bien qu’il aurait fallu plusieurs centaines de
mètres à votre voiture pour s’arrêter, vous auriez dépassé le feu.
Un système ne peut pas parvenir en douceur à un état d’équi-
libre précis vis-à-vis de ses limites si le signal de réaction arrive
trop tard ou est déformé, si le système n’en tient pas compte ou
s’il n’y croit pas, s’il y a une erreur d’adaptation ou si le système
ne peut réagir qu’au bout d’un certain moment. Si l’une de ces
conditions s’applique, l’entité en expansion va s’autocorriger trop
tard et dépasser la limite (figures 4-9c et d).
la croissance dans un monde fini 239

FIGURE 4-9 – Causes structurelles des quatre modes de


comportement possibles du modèle World3

a – Il y a croissance continue lorsque


Capacité
Les limites physiques sont très éloignées, ou les limites
de charge
physiques croissent elles-mêmes de façon exponen-
tielle.

population

Temps

b – Il y a croissance sigmoïde lorsque


Les signaux émis par les limites physiques envers
l’économie sont instantanés, précis et provoquent une
réaction immédiate, ou la population ou l’économie
se limitent d’elles-mêmes sans avoir besoin des
signaux des limites extérieures.

c – Il y a dépassement et oscillation lorsque


Les signaux ou les réactions arrivent avec un temps de
retard, et les limites ne peuvent s’éroder ou peuvent se
permettre rapidement de l’érosion.

d – Il y a dépassement et effondrement lorsque


Les signaux ou les réponses arrivent avec un temps de
retard, et les limites peuvent s’éroder (et sont irré­ver­
siblement dégradées lorsqu’elles sont dépassées).

Nous avons déjà décrit certains retards d’information et de


réaction dans World3. L’un d’eux est dû au temps qui s’écoule
entre le moment où une substance polluante est rejetée dans la
biosphère et celui où elle provoque des dégâts observables sur la
santé humaine ou sur les aliments consommés par l’homme. Il
240 les limites à la croissance

faut ainsi entre 10 et 15 ans pour qu’une molécule de chlorofluo-


rocarbones relâchée à la surface de la Terre s’attaque à la couche
d’ozone stratosphérique. Les retards dans la mise en place des
politiques sont également importants. Il faut souvent attendre de
nombreuses années entre la date à laquelle un problème est
observé pour la première fois et celle où tous les acteurs impor-
tants admettent l’existence de ce problème et tombent d’accord
sur un plan d’action commun. Ces temps de réaction sont décrits
dans le chapitre suivant.
La percolation des PCB à travers l’environnement est une
illustration de ces temps de réaction. L’industrie a fabriqué depuis
1929 quelque deux millions de tonnes de ces produits chimiques
stables, huileux et ininflammables que l’on appelle les polychlo-
robiphényles ou PCB8. Ils ont surtout été utilisés comme calopor-
teurs dans les condensateurs et les transformateurs électriques,
mais aussi comme fluides hydrauliques, lubrifiants, produits
ignifugeants et constituants de peintures, vernis, encres, papiers
autocopiants et pesticides. Pendant 40 ans, les utilisateurs de ces
produits chimiques les ont jetés dans des décharges, le long des
routes, dans des égouts ou des cours d’eau sans se préoccuper des
conséquences sur l’environnement. Puis, en 1966, dans une étude
qui a fait date, destinée à l’origine à détecter le DDT dans l’envi-
ronnement, le chercheur danois Sören Jensen révélait qu’en plus
du DDT, il s’était aperçu que les PCB étaient eux aussi très répan-
dus9. Depuis, d’autres chercheurs ont trouvé des PCB dans tous
les écosystèmes planétaires ou presque.
Les PCB sont présents dans chaque composant ou presque de l’éco-
système mondial. L’hydrosphère représente une importante source
de PCB atmosphériques… On a également détecté des résidus de

8. On dénombre 209 de ces substances chimiques, toutes créées en ajoutant


des atomes de chlore à différents endroits des deux anneaux de benzène liés qui
constituent la molécule de biphényle. Elles sont synthétisées par l’humain et
n’existent pas à l’état naturel.
9. Sören Jensen, « Report of a New Chemical Hazard », New Scientist,
vol. 32, 1966.
la croissance dans un monde fini 241

PCB dans les sédiments des fleuves, des lacs et des océans… Une
étude de l’ensemble de l’écosystème des Grands Lacs indique claire-
ment une bioconcentration particulièrement élevée des PCB dans la
chaîne alimentaire.
– Environnement Canada, 1991

Le DDT et les PCB sont les seuls organochlorés dont un suivi systé-
matique a été assuré chez les mammifères marins arctiques… Les
taux de PCB relevés dans le lait des femmes inuits sont parmi les plus
élevés qu’on ait jamais vus… L’importante consommation de pois-
son et de mammifères marins est sans doute la principale voie
d’ingestion des PCB… Les résultats indiquent que des composés
toxiques comme les PCB pourraient jouer un rôle dans la baisse de
l’immunité et la fréquence des infections chez les enfants inuits.
– E. Dewailly, 1989

[Dans la mer des Wadden, au nord des Pays-Bas], le taux de repro-


duction des phoques ayant reçu l’alimentation qui contenait le plus
de [PCB] a fortement diminué… [ce qui signifie que] les difficultés
de reproduction chez les phoques communs sont liées au fait qu’ils
se nourrissent de poisson issu de cette zone polluée… Ces résultats
corroborent ceux d’expériences menées auprès de visons dont la
reproduction était affaiblie par les PCB.
– P.J.H. Reijnders, 1986
La plupart des PCB sont relativement insolubles dans l’eau,
mais solubles dans les graisses et leur durée de vie dans l’environ-
nement est très longue. Ils se déplacent vite dans l’atmosphère,
mais lentement dans les sols et les sédiments des cours d’eau et
des lacs et finissent par être absorbés par une forme de vie quel-
conque ; ils s’accumulent alors dans les tissus graisseux et leur
concentration augmente à mesure qu’ils s’élèvent dans la chaîne
alimentaire. C’est dans les poissons carnivores, les oiseaux marins
et les mammifères, la graisse humaine et le lait maternel qu’on les
trouve sous leur forme la plus concentrée.
On découvre à un rythme très lent l’impact des PCB sur la santé
des humains et d’autres animaux. Cet impact est particulièrement
242 les limites à la croissance

difficile à déceler, car il existe 209 composés similaires, chacun


pouvant produire des effets différents. Il semble néanmoins
­évident que certains PCB agissent comme perturbateurs endo­
criniens. Ils imitent l’action de certaines hormones comme l’estro­
gène et bloquent l’action de certaines autres comme les hormones
thyroïdiennes. Conséquence : chez les oiseaux, les baleines, les
ours polaires, les humains et tout autre animal doté d’un système
endocrinien, les PCB brouillent certains signaux faibles qui gou­
vernent le métabolisme et le comportement. Chez les embryons
notamment, ils peuvent, même en quantités infimes, avoir un
effet dévastateur. Ils peuvent tout simplement tuer l’organisme
qui se développe, ou bien toucher le système nerveux, le cerveau
ou les fonctions sexuelles10.
Étant donné leur lente migration, leur durée de vie très longue
et le fait qu’ils s’accumulent au sommet de la chaîne alimentaire,
les PCB ont été qualifiés de « bombes à retardement ». Leur fabri-
cation et leur utilisation sont interdites dans de nombreux pays
depuis les années 197011, mais il en existe toujours un stock consi-
dérable. Sur la quantité totale de PCB qui ont été fabriqués, une
grande partie est toujours utilisée ou se trouve dans des équipe-
ments électriques abandonnés. Dans les pays qui ont voté des lois
sur les déchets dangereux, une partie de ces vieux PCB est enfouie
ou jetée après une incinération contrôlée qui casse leur structure
moléculaire et stoppe donc leur bioactivité. On a estimé en 1989
que 30 % de tous les PCB jamais fabriqués avaient déjà été rejetés
dans l’environnement. Seulement 1 % d’entre eux a atteint les
océans et les 29 autres pourcents ont été dispersés dans les sols,

10. Pour un exposé facile d’accès et exhaustif sur les perturbateurs endo-
criniens, voir Theo Colborn, Dianne Dumanoski et John P. Myers, L’homme
en voie de disparition ?, Mens, Terre Vivante, 1998, qui contient plusieurs
centaines de références sur la littérature scientifique en plein essor traitant de
ce thème.
11. L’Union soviétique n’a arrêté d’en fabriquer qu’en 1990.
la croissance dans un monde fini 243

les fleuves et les lacs où ils évolueront au sein d’êtres vivants


pendant encore des dizaines d’années12.
La figure 4-10 montre un autre exemple de temps de réaction
en matière de pollution : la lente progression de certains produits
chimiques dans le sol jusqu’aux eaux souterraines. Depuis les
années 1960 et jusqu’en 1990, où il a fini par être interdit, le désin-
fectant du sol 1,2-dichloropropène (DCPe) a été énormément
utilisé aux Pays-Bas pour la culture des pommes de terre et des
bulbes à fleur. Il contient un contaminant, le 1,2-dichloropropane
(DCPa), qui, dans l’état actuel des connaissances des scientifi-
ques, a une durée de vie infinie dans les eaux souterraines. Selon
des calculs effectués sur un bassin versant, le dichloropropane
déjà présent dans le sol va évoluer en profondeur jusqu’aux eaux
souterraines où il ne sera présent en quantité significative qu’après
2010. Il contaminera ensuite ces eaux pendant au moins un siècle
avec des concentrations allant jusqu’à 50 fois la norme de l’Union
européenne en matière d’eau potable.
Les Pays-Bas n’ont pas l’exclusivité de ce problème. Aux États-
Unis, l’utilisation du DCP à des fins agricoles a été arrêtée en 1977.
Cela n’a pourtant pas empêché le Washington State Pesticide
Monitoring Program de trouver le produit chimique à des
concentrations censées être dangereuses pour la santé humaine
lorsqu’il a surveillé les eaux souterraines sur 243 sites répartis en
11 zones d’étude entre 1988 et 199513.
Le temps de réaction dans un autre secteur de World3 est dû
à la structure par âges de la population. En effet, une population
qui, récemment encore, enregistrait un taux de natalité élevé,
compte bien plus de jeunes que de vieux. C’est pourquoi, même

12. J. M. Marquenie et P. J. H. Reijnders, « Global Impact of PCBs with


Special Reference to the Arctic », compte rendu du 8e congrès international du
Comité arctique international, Oslo, 18-22 septembre 1989, Lillestrom, Norvège,
NILU.
13. A. Larson, « Pesticides in Washington State’s Ground Water, A Sum­
mary Report, 1988-1995 », Report 96-303, Washington State Pesticide Monitoring
Program, janvier 1996.
244 les limites à la croissance

FIGURE 4-10 – La lente percolation du 1,2-dichloropropane


dans les eaux souterraines
20
Concentration en 1,2-dichloropropane

Présence dans le sol (mg/m2/an)

15

Projection des concentrations


dans les eaux souterraines (µg/l)
10

0
1960 1980 2000 2020 2040 2060 2080

Ce désinfectant du sol a été utilisé en grande quantité aux Pays-Bas


dans les années 1970, puis son utilisation a été limitée, pour finalement
être interdite en 1990. Résultat : sa concentration dans les couches
agricoles supérieures a très vite baissé. On a en revanche calculé en 1991
que sa concentration dans les eaux souterraines ne connaîtrait un pic
qu’en 2020 et qu’il y aurait toujours d’importantes quantités de ce
produit chimique dans l’eau après 2050. (Source : N. L. van der Noot)

si la fécondité baisse, la population continue à croître pendant


plusieurs dizaines d’années, car les jeunes arrivent peu à peu dans
leur période de procréation. Bien que le nombre d’enfants par
famille baisse, le nombre de familles augmente. Du fait de cet
« élan démographique », si la fécondité de la population mondiale
atteint partout le seuil de renouvellement des générations (soit en
moyenne deux enfants par famille environ) en 2010, la population
va continuer à augmenter jusqu’en 2060, puis elle va se stabiliser
autour de 8 milliards d’individus.
Il existe bien d’autres temps de réaction dans le « monde réel ».
On pourra ainsi puiser dans les ressources non renouvelables
pendant des générations avant que leur épuisement n’ait de graves
conséquences économiques. On ne peut pas non plus bâtir du
la croissance dans un monde fini 245

capital industriel du jour au lendemain, et une fois qu’il est mis


en service, il a une durée de vie de plusieurs dizaines d’années.
Une raffinerie de pétrole ne peut être ni facilement ni rapidement
convertie en une usine de tracteurs ou un hôpital. Et la rendre
plus efficiente et moins polluante prend du temps.
World3 intègre de nombreux temps de réaction dans ses
boucles de rétroaction, dont tous ceux que nous venons de men-
tionner. Nous partons de l’hypothèse qu’il y a un délai entre
l’émission de pollution et le moment où l’on remarque ses effets
sur le système. Nous estimons à environ une génération le temps
qu’il faut aux couples pour qu’ils aient pleinement confiance et
prennent les décisions relatives à la taille de leur famille en fonc-
tion de la baisse de la mortalité infantile. Il faut normalement des
décennies dans World3 pour que l’investissement soit réaffecté
et que de nouvelles usines soient construites et tournent à plein
régime afin de répondre à une pénurie de nourriture ou de ser-
vices. Et il faut du temps pour qu’une terre recouvre sa fertilité ou
pour que la pollution soit absorbée.
Les délais physiques les plus simples et les plus évidents suffi-
sent à rendre improbable l’évolution sigmoïde et en douceur du
système économique mondial. Du fait de l’arrivée tardive des
signaux que la nature envoie concernant ses limites, le dépasse-
ment est inévitable en l’absence de limites qui s’auto-appliquent.
Mais ce dépassement peut, en théorie, conduire soit à l’oscillation,
soit à l’effondrement.

Le dépassement et l’oscillation
Si le signal d’alarme émis par les limites en direction de l’entité en
expansion arrive avec retard, ou si la réaction à ce signal arrive avec
retard, et si l’environnement ne s’érode pas lorsqu’il est soumis à un
stress excessif, alors l’entité en expansion va dépasser sa limite quel-
que temps, se corriger, redescendre en dessous de sa limite, puis la
dépasser à nouveau dans une série d’oscillations qui, généralement,
aboutissent à un certain équilibre en deçà de la limite (figure 4-9c).
246 les limites à la croissance

Le dépassement et l’oscillation ne peuvent se produire que si


l’environnement subit des dommages limités durant les périodes
de surcharge et peut les réparer suffisamment vite pour être
totalement remis durant les périodes de sous-utilisation.
Les ressources renouvelables comme les forêts, les sols, les
poissons et les eaux souterraines rechargeables peuvent s’éroder,
mais elles sont aussi capables d’autorégénération. Elles peuvent
se remettre d’une période d’usage abusif tant que celle-ci n’a pas
été suffisamment forte ni longue pour que les dégâts causés à la
source nutritive, au stock reproducteur ou à l’aquifère soient
irréversibles. Moyennant du temps, de la terre, des semences et
un climat approprié, une forêt peut renaître. Un stock de poisson
peut se régénérer si son habitat et ses réserves de nourriture ne
sont pas détruits. Les sols peuvent être reconstitués, surtout avec
l’aide active des agriculteurs. L’accumulation de plusieurs types
de pollutions peut être réduite si les mécanismes naturels d’ab-
sorption de la pollution par l’environnement n’ont pas été trop
perturbés.
Voilà pourquoi le dépassement et l’oscillation sont un mode
de comportement tout à fait possible en ce qui concerne notre
système mondial. Ce comportement a déjà existé dans certaines
régions vis-à-vis de certaines ressources. La Nouvelle-Angleterre,
par exemple, a vécu à plusieurs reprises des périodes lors desquel-
les on construisait trop de scieries par rapport à ce que l’exploita-
tion durable des forêts de la région pouvait fournir. À chaque fois
que cela s’est produit, les stocks de bois commercial finissaient
par être épuisés, les scieries devaient fermer, l’industrie attendait
plusieurs dizaines d’années que la forêt repousse et la construc-
tion excessive de scieries reprenait. La pêcherie sur les côtes
norvégiennes a vécu au moins un cycle d’épuisement du poisson ;
l’État a alors racheté les bateaux de pêche et les a laissés à quai
tant que les stocks de poisson ne se sont pas rétablis.
Dans le dépassement et l’oscillation, la période de déclin n’est
pas facile à traverser. Elle peut être synonyme de temps difficiles
pour les entreprises qui dépendent d’une ressource surexploitée
la croissance dans un monde fini 247

ou de santé précaire pour les populations exposées à des niveaux


de pollution élevés. Il vaut donc mieux éviter les oscillations.
Mais en règle générale, elles ne sont pas fatales à un système.
Le dépassement peut être catastrophique lorsque les domma-
ges qu’il cause sont irréversibles. Personne ne peut plus rien faire
une fois qu’une espèce s’est éteinte. Les combustibles fossiles
disparaissent définitivement chaque fois qu’on en utilise. Il n’existe
aucun mécanisme naturel qui rende inoffensifs certains polluants
comme les matières radioactives. Lorsque le climat est perturbé
de façon significative, les données géologiques montrent que les
températures et le régime des précipitations ne reviendront pas à
la normale dans un laps de temps significatif pour la société
humaine. Même les ressources renouvelables et les processus
d’absorption de la pollution peuvent ne jamais se rétablir s’ils ont
été mis à contribution pendant trop longtemps ou de manière
trop soutenue. Chaque fois que les forêts tropicales sont rasées
d’une façon qui empêche leur repousse, que de l’eau de mer
infiltre les aquifères, que les sols sont à ce point lessivés qu’il ne
reste plus que le socle rocheux ou que l’acidité du sol est suffisam-
ment modifiée pour que celui-ci rejette les métaux lourds qu’il
contenait, la capacité de charge de la Terre est atteinte de façon
définitive ou pour une durée qui paraît infinie aux êtres humains.
Le dépassement et l’oscillation ne sont donc pas le seul
scénario susceptible de se produire à mesure que les humains
approchent des limites de la croissance. On observe également
le scénario qui suit.

Le dépassement et l’effondrement
Si le signal émis par la limite ou si la réaction arrivent avec retard,
et si l’environnement est érodé de façon irréversible suite à un excès
de stress, alors l’économie en expansion va dépasser sa capacité de
charge, dégrader son stock de ressources et s’effondrer (figure 4-9d).
La conséquence du dépassement et de l’effondrement est un
environnement en permanence appauvri et un niveau de vie
248 les limites à la croissance

matériel bien plus bas que si l’environnement n’avait jamais subi


un stress excessif.
La différence entre le dépassement-oscillation et le dépasse-
ment-effondrement tient à la présence de boucles d’érosion dans
le système. Ce sont des boucles de rétroaction positives particu-
lièrement nocives. En temps normal, elles sont inactives, mais
lorsqu’une situation se dégrade, elles aggravent le processus en
tirant le système vers le bas à un rythme sans cesse croissant.
Les pâturages du monde entier ont par exemple évolué en
parallèle avec les herbivores tels que les buffles, les antilopes, les
lamas ou les kangourous. Lorsque l’herbe est broutée par ces
animaux, les tiges et les racines résiduelles puisent davantage
d’eau et de nutriments dans le sol, si bien qu’une plus grande
quantité d’herbe pousse. Le nombre d’herbivores est régulé par
les prédateurs, les migrations saisonnières et les maladies. L’éco­
système ne s’érode donc pas. Mais s’il n’y a plus de prédateurs, si
les migrations sont perturbées ou si les terres sont victimes de
surpâturage, la surpopulation de ruminants risque de manger
l’herbe jusqu’à la racine, ce qui peut précipiter une rapide érosion.
Moins il y a de végétation, moins il y a de couvert sur le sol.
Avec la disparition du couvert, le sol est emporté par le vent ou
par les pluies. Moins il y a de sol, moins la végétation peut pous-
ser. Et moins il y a de végétation, plus le sol s’érode, et ainsi de
suite. La fertilité de la terre subit une spirale descendante jusqu’à
ce que les anciens pâturages ne soient plus qu’un désert.
On compte plusieurs boucles d’érosion dans World3, parmi
lesquelles :
• Lorsque les populations ont faim, elles cultivent la terre de
façon plus intensive. Elles obtiennent davantage de nourriture
à court terme, mais cela se fait aux dépens d’investissements
à long terme dans l’entretien des sols. La fertilité de la terre
diminue alors, entraînant avec elle la baisse de la production
de nourriture.
• Lorsque surviennent des problèmes qui requièrent un accrois-
sement de la production industrielle – cela peut être la lutte
la croissance dans un monde fini 249

contre la pollution qui nécessite des installations particulières


ou le fait que les populations aient faim, ce qui nécessite plus
d’intrants agricoles, ou encore une pénurie de ressources qui
stimule la découverte et le traitement de nouveaux gisements
– il arrive que les investissements soient alloués à la résolution
immédiate de ces problèmes et non à l’entretien du capital
industriel existant pour freiner sa dépréciation. Or si ce der-
nier décline, cela signifie qu’il y aura encore moins de produc-
tion industrielle à l’avenir. Cette baisse de la production peut
avoir pour effet de remettre l’entretien du capital à plus tard
encore, ce qui ne fait qu’accroître la baisse du stock de capital
industriel.
• Dans une économie affaiblie, il peut arriver que les services
par habitant soient réduits. Si l’on diminue par exemple le
financement de la planification familiale, le taux de natalité
risque de s’élever. La population augmente alors, ce qui dimi-
nue un peu plus encore les services par habitant.
• Si les niveaux de pollution augmentent trop, ils peuvent nuire
aux mécanismes d’absorption, ce qui réduit le taux d’assimi-
lation de la pollution et accroît donc un peu plus encore son
accumulation.
Cette dernière boucle, c’est-à-dire le fait que les mécanismes
naturels d’assimilation de la pollution soient détériorés, est par-
ticulièrement insidieuse. C’est un phénomène pour lequel nous
disposions de peu de preuves lors de la première conception de
World3, il y a plus de 30 ans. À l’époque, nous avions surtout à
l’esprit le rejet des pesticides dans l’eau, ce qui tuait les organis-
mes qui normalement nettoient les déchets organiques, ou l’émis-
sion couplée dans l’air d’oxydes d’azote et de composés organiques
volatiles dont l’interaction rend le smog photochimique encore
plus nuisible.
Depuis, d’autres exemples de dégradation des mécanismes
terrestres de contrôle de la pollution ont été mis en lumière. L’un
d’eux est l’apparente faculté de certains polluants atmosphériques
à court terme, comme le monoxyde de carbone, de détruire les
250 les limites à la croissance

radicaux hydroxyles. Ces derniers entrent en temps normal en


réaction avec le gaz à effet de serre qu’est le méthane et le détrui-
sent. Mais lorsque l’atmosphère en contient moins du fait de la
pollution de l’air, les concentrations en méthane augmentent. Si
bien qu’en détruisant un mécanisme de lutte contre la pollution,
la pollution atmosphérique à court terme peut aggraver le chan-
gement climatique à long terme14.
Autre processus similaire : la capacité des polluants atmos-
phériques à affaiblir ou à tuer les forêts, portant ainsi atteinte à
un puits de dioxyde de carbone, gaz responsable de l’effet de
serre. Enfin, il y a l’effet de l’acidification, liée aux engrais et aux
émissions industrielles, sur les sols. Lorsque les taux d’acidité sont
normaux, les sols absorbent la pollution. Ils se lient à des métaux
toxiques et les séquestrent, ce qui fait que ces derniers ne pénè-
trent ni dans les cours d’eau ni dans les eaux souterraines et pas
non plus, donc, dans les organismes vivants. Mais ces liens sont
rompus en cas d’acidification. W. M. Stigliani a décrit ce proces-
sus en 1991 :
Lorsque les sols s’acidifient, les métaux lourds toxiques, qui se sont
accumulés et ont été stockés sur de longues périodes (disons de plu-
sieurs dizaines d’années à un siècle), peuvent être mobilisés et s’infil-
trer rapidement dans les eaux souterraines et de surface ou être
absorbés par les plantes. L’acidification continue des sols européens
du fait des dépôts d’acide est un véritable problème à cause de l’infil-
tration des métaux lourds15.
En dehors de celles que nous avons intégrées dans World3, il
existe de nombreuses autres boucles de rétroaction positives dans
le « monde réel » qui peuvent produire une rapide érosion. Nous
avons déjà parlé de la possible érosion des systèmes physiques et
biologiques. Une illustration d’une toute autre nature serait l’effon­

14. Voir « New Cause of Concern on Global Warming », New York Times,
12 février 1991.
15. W. M. Stigliani, « Chemical Time Bombs », Options, Laxenburg, Autriche,
Institut international pour l’analyse de systèmes appliqués, septembre 1991.
la croissance dans un monde fini 251

drement de l’ordre social. Lorsque les élites d’un pays estiment


qu’il est normal qu’il y ait de grandes différences de bien-être entre
les citoyens, elles peuvent user de leur pouvoir pour engendrer
d’importantes disparités de revenus entre elles et la majorité de la
population. Cette inégalité peut être source de frustration, de
colère et de protestations au sein de la classe moyenne. Les pertur-
bations qui résultent de ces protestations peuvent conduire à la
répression. L’utilisation de la force isole alors un peu plus les élites
des masses et accentue chez les puissants la conviction morale
qu’un fossé entre la majorité de la population et eux est largement
justifié. L’écart entre les revenus augmente, la colère et la frustra-
tion aussi, ce qui peut déboucher sur une répression accrue. Et, au
bout du compte, il peut y avoir révolution ou effondrement.
Il est difficile de quantifier quelque mécanisme érosif que ce
soit, car l’érosion est un phénomène systémique qui implique
l’interaction de multiples forces. Elle ne se produit qu’en période
de stress, et quand arrive le stade où elle est indubitable, elle n’est
pas facile à arrêter. Malgré ces incertitudes, on peut affirmer sans
crainte que tout système porteur d’un processus d’érosion latent
est susceptible de s’effondrer s’il connaît un excès de stress.
À l’échelle locale, le dépassement et l’effondrement sont visi-
bles à travers les processus de désertification, d’épuisement des
minerais et des eaux souterraines, d’empoisonnement des sols
agricoles ou des forêts par des déchets toxiques à vie longue et
d’extinction des espèces. Les fermes inhabitées, les villes minières
désertées et les décharges industrielles à l’abandon sont toutes là
pour attester la « véracité » d’un tel comportement du système. À
l’échelle mondiale, le dépassement et l’effondrement peuvent se
traduire par l’arrêt des grands cycles naturels qui régulent le
climat, purifient l’air et l’eau, régénèrent la biomasse, préservent
la biodiversité et transforment les déchets en substances nutriti-
ves. Lorsque nous avons publié nos résultats pour la première fois,
en 1972, la majorité des individus considéraient que la perturba-
tion par l’humain des processus naturels à l’échelle planétaire
était inconcevable. Elle fait aujourd’hui la une des journaux,
252 les limites à la croissance

constitue le thème de réunions scientifiques et se situe au cœur


des négociations internationales16.

World3 : deux scénarios possibles


Dans l’univers simulé de World3, l’objectif premier est la crois-
sance. La population de World3 ne cessera d’augmenter que
lorsqu’elle sera très riche et son économie ne cessera son expan-
sion que lorsqu’elle se heurtera aux limites. Leur usage excessif
entraîne la baisse des ressources et leur détérioration. Les boucles
de rétroaction qui informent cet univers sur ce qu’il doit faire
intègrent un délai important et ses processus physiques ont une
force d’inertie considérable. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que
le comportement le plus probable de ce modèle soit le dépasse-
ment et l’effondrement.
Les graphiques du Scénario 1, figure 4-11, montrent le compor-
tement de World3 lorsqu’il fonctionne « tel quel », avec des chiffres
que nous considérons comme décrivant de façon « réaliste » la
situation moyenne qui a été celle de la seconde partie du xxe siècle
et sans hypothèse technique ou politique qui sorte de l’ordinaire.
En 1972, nous l’avions appelé le « scénario standard ». Nous ne le
considérions pas comme le plus probable et nous ne l’avons en
aucun cas présenté comme une prévision. Il représentait simple-
ment un point de départ, un élément de comparaison. Mais beau-
coup ont accordé plus d’importance à ce « scénario standard »
qu’aux scénarios suivants. Afin que cela ne se reproduise plus,

16. Aux négociations et aux recherches concernant la destruction de la


couche d’ozone, décrites dans le chapitre 5, et à celles concernant le changement
climatique mondial, évoquées dans le chapitre 3, viennent s’ajouter des program-
mes de recherche internationaux de grande importance sur le « changement
mondial » parrainés par le Conseil international des unions scientifiques (CIUS)
et l’Organisation météorologique mondiale (OMM), parmi lesquels l’Interna-
tional Geosphere-Biosphere Program (IGBP), le World Climate Research
Program (WCRP) et l’International Human Dimensions Program (IHDP). Il
existe également de nombreuses démarches nationales et régionales telles que
l’U.S. Global Change Research Program.
la croissance dans un monde fini 253

FIGURE 4-11 – Scénario 1 : un point de repère


État de la planète

Production industrielle
Population
Ressources

Nourriture

Pollution

1900 2000 2100

Niveau de vie matériel

Biens de consommation/habitant
Espérance de vie

Nourriture/habitant
Services/habitant

1900 2000 2100

Bien-être et empreinte écologique des humains

Indice de bien-être humain

Empreinte écologique des humains

1900 2000 2100

La société mondiale évolue classiquement, sans dévier de façon signi-


ficative des politiques adoptées durant la majeure partie du xxe siècle.
Population et production augmentent jusqu’à ce que leur croissance
soit stoppée par des ressources non renouvelables de plus en plus
inaccessibles. Des investissements toujours plus importants sont donc
requis pour entretenir le flux de ressources. Puis, le manque de fonds
d’investissement dans les autres secteurs de l’économie conduit à une
baisse de la production de biens industriels et de services. Cette baisse
s’accompagne d’une diminution de la nourriture et des services, ce qui
réduit l’espérance de vie et augmente le taux de mortalité.
254 les limites à la croissance

nous l’appellerons simplement « point de repère » et attribuerons


des chiffres à chaque scénario. Celui-ci est donc le Scénario 1.
Dans ce scénario, la société suit une trajectoire très classique
aussi longtemps que possible sans introduire de changement
politique majeur. Elle trace le cours de l’histoire tel que nous
l’avons connu tout au long du xxe siècle. La production de nour-
riture, de biens industriels et de services sociaux augmente en
fonction de la disponibilité de capital pour répondre à d’évidents
besoins. Aucun effort démesuré n’est fait pour réduire la pollu-
tion, protéger les ressources ou protéger la terre, sauf dans la
mesure où cela a un sens économique immédiat. Ce monde
simulé tente de mener toute la population à la transition démo-
graphique et de lui faire connaître une économie industrielle
prospère. Dans le monde du Scénario 1, les soins de santé et le
contrôle des naissances deviennent très répandus à mesure que
le secteur tertiaire se développe. Avec l’essor du secteur primaire,
ce monde utilise davantage d’intrants agricoles et obtient de
meilleurs rendements. Il émet plus de polluants, nécessite plus de
ressources non renouvelables et obtient une production plus
importante grâce au déploiement du secteur industriel.
La population dans le Scénario 1 passe de 1,6 milliard d’habi-
tants lors de l’année de simulation 1900 à 6 milliards en 2000 et
à plus de 7 milliards en 2030. La production industrielle totale est
multipliée par 30 ou presque entre 1900 et 2000, puis par 10
jusqu’en 2020. Entre 1900 et 2000, seuls 30 % du stock total de
ressources non renouvelables de la planète sont utilisées ; il en
reste donc plus de 70 %. Les niveaux de pollution en l’an 2000
commencent à peine à augmenter de façon importante et sont de
50 % supérieurs à ceux de 1990. Les biens de consommation par
habitant en 2000 ont augmenté de 15 % par rapport à 1990 ; ils ont
été multipliés par 8 ou presque par rapport à 190017.

17. L’expression biens de consommation par habitant représente la part de


la production industrielle qui est consacrée aux biens de consommation tels
que les voitures, les appareils électriques et les vêtements. Elle représente
la croissance dans un monde fini 255

Quand on regarde la moitié gauche des graphiques du Scé­


nario 1, on ne voit l’évolution des courbes que jusqu’en 2000 et le
monde tel qu’il est simulé semble se porter à merveille. L’espérance
de vie s’allonge, le nombre de services et de biens par habitant
augmente, tout comme la production totale de nourriture et la
production industrielle. Le bien-être humain moyen ne fait que
progresser. Quelques nuages se profilent cependant à l’horizon :
les niveaux de pollution augmentent, ainsi que l’empreinte éco-
logique des humains. Et la quantité de nourriture par habitant
stagne. Mais dans l’ensemble, le système continue à croître et très
peu d’éléments annoncent les bouleversements imminents.
Puis, tout à coup, alors que le xxie siècle est entamé depuis
quelques décennies à peine, la croissance de l’économie s’arrête
et s’inverse de façon assez soudaine. Cette discontinuité est prin-
cipalement due à l’augmentation rapide du coût des ressources
non renouvelables. Cette hausse se répercute sur tous les secteurs
économiques et se traduit par des capacités d’investissement de
plus en plus rares. Examinons le processus.
En 2000, dans notre simulation, les ressources non renouve-
lables résiduelles qu’il restait à extraire du sol auraient duré
60 ans si la consommation s’était poursuivie sur la base de cette
année-là. Aucune limite sérieuse en matière de ressources n’était
alors en vue. Mais en 2020, les ressources résiduelles n’en ont plus
que pour 30 ans. Pourquoi ce raccourcissement de l’échéance
survient-il aussi vite ? Il survient parce que la croissance de la

environ 40 % de la production totale. Elle n’inclut pas la nourriture, les services


ni l’investissement qui font l’objet de calculs séparés. Dans le modèle, les biens
de consommation, la production industrielle et les services représentent des
choses physiques et tangibles, mais ils sont mesurés en dollars, car c’est la seule
mesure utilisée en économie. Dans le modèle original, nous avions tout calculé
en dollars de 1968 et nous ne voyons pas de raison de modifier cela étant donné
que nous nous intéressons avant tout aux mesures relatives et non absolues du
bien-être. Mais puisqu’il est difficile pour nos lecteurs, plusieurs dizaines
d’années plus tard, d’avoir affaire à des mesures exprimées en dollars de 1968
(qui valaient à peu près quatre fois ceux de 2000), nous nous limitons dans ce
livre à des termes économiques relatifs.
256 les limites à la croissance

production industrielle et de la population pèse sur la consomma-


tion de ressources dont les stocks baissent. Entre 2000 et 2020, en
effet, la population augmente de 20 % et la production industrielle,
de 30 %. Pendant ces 20 années dans le Scénario 1, la population
et les usines consomment à peu près la même quantité de ressour-
ces non renouvelables que la planète tout entière durant le siècle
précédent ! Et, bien évidemment, il faut davantage de capital pour
trouver, extraire et traiter les ressources non renouvelables rési-
duelles puisque le monde tel que simulé dans ce scénario s’efforce
sans relâche d’alimenter toujours plus de croissance.
Les ressources non renouvelables devenant plus difficiles à
obtenir dans ce scénario, il faut mobiliser du capital pour en
produire davantage. Il en reste donc moins à investir pour soute-
nir l’importante production agricole et assurer la poursuite de la
croissance industrielle. Finalement, vers 2020, les investissements
dans le capital industriel ne parviennent plus à compenser la
dépréciation. (Il s’agit là d’investissements et de dépréciation
physiques ; en d’autres termes, d’usure et d’obsolescence et non de
dépréciation monétaire au sens comptable.) La conséquence de
tout cela est le déclin industriel, qui est difficile à éviter en pareil
cas puisque l’économie est obligée de continuer à investir dans le
secteur des ressources. Si elle arrêtait, la pénurie de matières et
de combustibles freinerait encore plus rapidement la production
industrielle.
L’entretien et la maintenance sont donc suspendus, les équi-
pements industriels se détériorent et entraînent la baisse de la
production industrielle, pourtant nécessaire à la croissance des
stocks de capital et des taux de production dans les autres sec-
teurs de l’économie. Au bout du compte, le déclin du secteur
industriel provoque celui des secteurs tertiaire et primaire qui
sont dépendants de la production industrielle. Le déclin de l’in-
dustrie a un impact particulièrement fort sur l’agriculture dans
le Scénario 1, car la surexploitation avant l’an 2000 a déjà quelque
peu entamé la fertilité de la terre. Résultat : la production de
nourriture est essentiellement maintenue en compensant cette
la croissance dans un monde fini 257

dégradation de la terre au moyen d’intrants industriels comme


les engrais, les pesticides et les dispositifs d’irrigation. La situa-
tion s’aggrave avec le temps, car la population continue à croître
du fait des décalages inhérents à sa structure par âges et au pro-
cessus d’ajustement social aux normes en matière de fécondité.
Pour finir, vers 2030, la population atteint un pic, puis commence
à diminuer car le taux de mortalité augmente du fait du manque
de nourriture et de services de santé. L’espérance de vie moyenne,
qui était de 80 ans en 2010, baisse, elle aussi.
Ce scénario décrit une « crise des ressources non renouvela-
bles ». Ce n’est pas une prévision. Il n’a pas pour but de prévoir les
valeurs précises des variables du modèle ni la chronologie exacte
des événements. Nous ne pensons pas qu’il s’agisse du scénario le
plus probable dans le « monde réel ». Nous allons d’ailleurs en
présenter d’autres, un peu plus bas et dans les chapitres 6 et 7. La
seule affirmation que nous pouvons formuler au sujet du Scénario
1 est qu’il décrit le probable mode de comportement général du
système à la condition que les politiques qui influencent la crois-
sance économique et démographique restent identiques à celles
qui ont prévalu durant la dernière partie du xxe siècle, à la condi-
tion que les technologies et les valeurs continuent à évoluer d’une
façon représentative de cette époque et à la condition que les
chiffres incertains du modèle soient à peu près corrects.
Et si nos hypothèses et nos chiffres n’étaient pas les bons ?
Quelle différence cela ferait-il si, par exemple, il reste en fait deux
fois plus de ressources non renouvelables à découvrir dans le sol
que ce que nous avons supposé dans le Scénario 1 ? Le résultat est
l’objet du Scénario 2, figure 4-12.
Comme on peut le voir, l’épuisement des ressources intervient
nettement plus tard dans cette simulation que dans la précédente,
ce qui permet à la croissance de se poursuivre plus longtemps.
L’expansion continue 20 ans de plus, soit assez longtemps pour
multiplier à nouveau par deux la production industrielle et la
consommation de ressources. La population, elle aussi, se déve-
loppe plus longtemps, atteignant un pic de plus de 8 milliards
258 les limites à la croissance

FIGURE 4-12 – Scénario 2 : Des ressources non renouvelables


plus abondantes
État de la planète
Ressources

Production
industrielle
Population

Pollution Nourriture

1900 2000 2100

Niveau de vie matériel

Espérance de vie
Biens de consommation/habitant

Nourriture/habitant

Services/habitant

1900 2000 2100

Bien-être et empreinte écologique des humains

Indice de bien-être humain

Empreinte écologique des humains

1900 2000 2100

Si on multiplie par deux par rapport au Scénario 1 la quantité de ressour-


ces non renouvelables disponibles et si, en outre, on formule le postu-
lat que les progrès accomplis par les technologies d’extraction vont
permettre de repousser l’augmentation des coûts, l’industrie peut se
développer 20 ans de plus. La population, dont le niveau de consom-
mation s’élève considérablement, connaît un pic en 2040 avec 8 mil-
liards d’individus. Mais la pollution connaît elle aussi une montée en
flèche (la courbe sort du graphique !), ce qui fait baisser les rendements
de la terre et nécessite des investissements considérables pour soigner
l’agriculture. La population finit par décliner du fait de pénuries alimen-
taires et d’effets néfastes de la pollution sur la santé.
la croissance dans un monde fini 259

d’habitants en 2040, selon notre simulation. Mais à part ces


prolongations, le comportement général de ce modèle reste le
dépassement et l’effondrement. Ce dernier est cette fois dû avant
tout à la forte pollution de l’environnement à l’échelle mondiale.
L’accroissement de la production industrielle provoque la
montée en flèche de la pollution ; dans le Scénario 2, celle-ci
atteint un pic 50 ans plus tard environ que dans le Scénario 1,
mais elle est 5 fois plus importante. Cette augmentation est due
en partie à des taux de production de pollution plus élevés et aussi
au fait que les processus d’assimilation de la pollution fonction-
nent moins bien. Au moment du pic, vers 2090, la durée de vie
moyenne des polluants dans l’environnement est plus de trois fois
plus longue qu’en 2000. L’usage intensif d’engrais, de pesticides
et d’autres intrants agricoles accentue davantage encore l’em-
preinte écologique.
La pollution se répercute très fortement sur la fertilité des
terres, qui baisse de façon spectaculaire durant la première moi-
tié du xxie siècle dans le Scénario 2. Et malgré des investissements
accrus pour compenser cette baisse, la restauration de la fertilité
ne suffit pas à empêcher que les rendements et la production de
nourriture ne dégringolent après 2030. D’où une augmentation
du taux de mortalité. Un surcroît de capital est alloué à l’agricul-
ture dans le vain espoir de stopper la faim et, pour finir, le secteur
industriel arrête de se développer faute de réinvestissements.
Le Scénario 2 décrit une « crise mondiale due à la pollution ».
Durant la première moitié du xxie siècle, les niveaux de pollution
augmentent assez pour nuire à la fertilité des sols. Pareil scénario
pourrait se produire dans le « monde réel » à travers la contami-
nation des sols par les métaux lourds ou les produits chimiques
persistants, le changement climatique qui modifierait trop vite
les conditions de croissance des plantes pour que les agriculteurs
aient le temps de s’y adapter ou l’augmentation des radiations
ultraviolettes suite à la détérioration de la couche d’ozone. La
fertilité de la terre ne baisse que légèrement entre 1970 et 2000,
mais elle chute de 20 % entre 2000 et 2030, et en 2060, elle n’est
260 les limites à la croissance

plus que l’ombre de ce qu’elle était en 2000. Parallèlement à cela,


on enregistre une forte érosion. La production totale de nourri-
ture se met à baisser en 2030, si bien que l’économie consacre
désormais ses investissements au secteur agricole pour compen-
ser cette baisse. Mais les dégâts causés par la pollution sont trop
importants et la production de nourriture ne se rétablit pas. Dans
la seconde moitié du xxie siècle, non seulement la nourriture se
raréfie, mais la pollution atteint de tels niveaux qu’elle fait chuter
l’espérance de vie moyenne. L’empreinte écologique des humains
est colossale, jusqu’à ce que l’effondrement la rabaisse à des
valeurs proches de celles du siècle précédent.
Lequel des deux scénarios, le 1 ou le 2, est le plus proba-
ble ? S’il existait une réponse scientifique à cette question, elle
s’appuierait sur les preuves concernant la « véritable » quantité de
ressources non renouvelables qu’il reste à découvrir. Mais nous
ne pouvons pas connaître cette quantité avec certitude. Il reste
de toute façon un grand nombre de données incertaines et de
changements politiques ou techniques à tester. Ils feront l’objet
des chapitres 6 et 7. Mais ce que World3 nous dit jusqu’à présent,
c’est que le système modélisé est menacé par le dépassement et
l’effondrement. D’ailleurs, sur les milliers de simulations que
nous avons effectuées au fil des ans, le dépassement et l’effondre-
ment ont de loin été les conséquences les plus fréquentes, sans
pour autant être inévitables. Les raisons de cet état de fait sont
à présent claires.

Pourquoi le dépassement et l’effondrement ?


Une population et une économie sont en dépassement lorsqu’elles
puisent des ressources et émettent des polluants à un rythme non
soutenable, mais ne se trouvent pas encore dans la situation où le
stress qu’elles imposent aux systèmes vitaux est suffisamment fort
pour qu’elles soient contraintes de réduire leur consommation ou
leurs émissions. Autrement dit, l’humanité est en dépassement
lorsque son empreinte écologique se situe au-dessus du niveau
la croissance dans un monde fini 261

soutenable, mais n’est pas suffisante pour la pousser à déclencher


les changements qui vont la faire baisser.
Le dépassement s’explique par un retard dans la réaction. Les
décideurs d’un système n’obtiennent pas immédiatement l’infor-
mation selon laquelle les limites ont été dépassées, ou ne la croient
pas ou n’en tiennent pas compte. Le dépassement est possible, car
des ressources dans lesquelles on peut puiser ont été accumulées.
Vous pouvez ainsi dépenser chaque mois plus que vous ne gagnez,
du moins pendant un certain temps, si vous avez mis de l’argent
de côté à la banque. Vous pouvez vider une baignoire plus vite
qu’elle ne se remplit du moins jusqu’à ce que vous ayez épuisé
l’eau présente au départ dans cette même baignoire. Vous pouvez
abattre dans une forêt plus d’arbres qu’il n’en pousse à la condi-
tion que vous démarriez avec un peuplement d’arbres qui soient
présents depuis plusieurs dizaines d’années. Vous pouvez prati-
quer le surpâturage ou la surpêche si vous avez au départ accumulé
suffisamment de fourrage et de stocks de poisson qui n’étaient pas
exploités jusque-là. Plus le stock de départ est important, plus le
dépassement peut durer longtemps. Si une société ne considère
que les signaux relatifs à la disponibilité des stocks et non ceux
portant sur la vitesse de reconstitution de ces derniers, elle est
condamnée au dépassement.
L’inertie s’ajoute au retard des signaux et elle constitue une
autre source de retard dans la réponse apportée à ces mêmes
signaux. Étant donné le temps qu’il faut à une forêt pour repousser,
à une population pour vieillir, à des polluants pour s’infiltrer dans
l’écosystème, à des eaux polluées pour redevenir propres, aux
machines pour se déprécier, ou aux individus pour s’instruire ou
se recycler, le système ne peut pas changer du jour au lendemain,
même après avoir perçu et accepté l’existence d’un problème. Pour
se diriger correctement, un système et sa force d’inertie doivent
regarder loin devant, du moins aussi loin que son inertie le lui
permet. Plus un bateau met de temps à virer, plus son radar doit
porter loin. Les systèmes politiques et économiques de la planète
ne regardent pas assez loin devant eux.
262 les limites à la croissance

Enfin, le dernier acteur du dépassement est la poursuite de la


croissance. Lorsque vous conduisez une voiture dont les vitres
sont embuées ou les freins défectueux, la première chose que vous
faites pour éviter le dépassement des limites est de ralentir. Vous
n’allez certainement pas continuer à accélérer. Il est possible de
gérer les temps de réaction à partir du moment où le système
n’avance pas trop vite pour pouvoir recevoir les signaux et y
réagir avant d’atteindre la limite. L’accélération continuelle con­
duit tout système, aussi intelligent, prévoyant et bien conçu soit-il,
à ne pas pouvoir réagir à temps. Même une voiture parfaite et un
conducteur irréprochable courent des risques à des vitesses éle-
vées. Plus la croissance est rapide, plus le dépassement est impor-
tant et plus la chute est vertigineuse. Or les systèmes politiques et
économiques de la planète ont pour tâche d’atteindre le rythme
de croissance le plus soutenu possible.
Ce qui fait qu’on passe du dépassement à l’effondrement est
l’érosion, à laquelle s’ajoutent les non-linéarités. L’érosion est un
stress qui s’amplifie si on n’y remédie pas rapidement. Les non-
linéarités comme celles présentées par les figures 4-2 et 4-7 cor-
respondent à des seuils au-delà desquels le comportement d’un
système change brusquement. Un pays peut exploiter un minerai
de cuivre jusqu’à des teneurs de plus en plus faibles, mais en
dessous d’une certaine teneur, les coûts d’exploitation grimpent
subitement. Les sols peuvent s’éroder sans que cela ait d’inci-
dence sur les rendements des récoltes jusqu’à ce qu’ils deviennent
moins profonds que la zone radiculaire des cultures. À partir de
là, toute érosion supplémentaire débouche rapidement sur une
désertification. L’existence de seuils rend les conséquences des
temps de réaction encore plus graves. Pour reprendre l’exemple
de la voiture dont les vitres sont embuées et les freins défectueux,
si vous abordez des virages serrés, vous allez devoir ralentir
encore plus.
Tout système constitué d’une population, d’une économie et
d’un environnement, qui a besoin d’un temps de réaction et
souffre d’une lenteur physique, qui est confronté à des seuils et à
la croissance dans un monde fini 263

des mécanismes érosifs et qui se développe rapidement, est, au


sens strict du terme, ingérable. Ses technologies auront beau être
extraordinaires, son économie, parfaitement efficiente et ses
dirigeants, brillants, il ne pourra éviter les dangers. S’il s’évertue
à accélérer, il dépassera les limites.
Par définition, le dépassement veut que les signaux retardés
émanant de l’environnement ne soient pas suffisamment forts
pour contraindre un système à stopper sa croissance. Comment
une société peut-elle dès lors déterminer si elle est en dépasse-
ment ? La baisse des stocks de ressources et l’élévation des niveaux
de pollution sont les premiers symptômes. En voici d’autres :
• Capital, ressources et main-d’œuvre sont redirigés vers des
activités compensant la perte de services gratuitement fournis
jusque-là par la nature (par exemple le traitement des eaux
usées, la purification de l’air et de l’eau, le contrôle des inon-
dations, la lutte phytosanitaire, la restauration des substances
nutritives du sol, la pollinisation ou la protection des espèces).
• Capital, ressources et main-d’œuvre ne sont plus consacrés à
la fabrication de produits finis, mais à l’exploitation de res-
sources plus rares, plus éloignées, plus profondément enfouies
ou plus éparses.
• Des technologies sont inventées pour exploiter des ressources
de moins bonne qualité, de plus petite taille, plus éparses et
présentant moins de valeur, car celles qui étaient de meilleure
qualité ont disparu.
• Les mécanismes naturels de lutte contre la pollution fonction-
nent moins bien ; les niveaux de pollution augmentent.
• La dépréciation du capital l’emporte sur l’investissement et
son entretien est ajourné, si bien que les stocks de capital se
détériorent et tout particulièrement les infrastructures de
longue durée.
• Les secteurs militaire et industriel demandent plus de capital,
de ressources et de main-d’œuvre pour avoir accès à des res-
sources, les mettre en sécurité et les défendre ; ces ressources
264 les limites à la croissance

se concentrent de plus en plus dans un nombre toujours plus


restreint de régions, lesquelles sont de plus en plus éloignées
et de plus en plus dangereuses.
• Les investissements dans les services bénéficiant aux humains
(éducation, soins de santé, logement) sont ajournés pour satis-
faire des besoins immédiats en matière de consommation,
d’investissement ou de sécurité, ou pour rembourser les dettes.
• Les dettes représentent un pourcentage croissant de la produc-
tion réelle annuelle.
• Les objectifs en matière de santé et d’environnement s’érodent.
• Les conflits augmentent, surtout ceux qui portent sur les
sources et les exutoires.
• Les schémas de consommation évoluent, car la population n’a
plus les moyens d’acheter ce qu’elle veut et, à la place, se
tourne vers ce qu’elle peut se permettre d’acheter.
• Le respect envers les institutions publiques décline, car elles
sont de plus en plus utilisées par les élites pour protéger ou
augmenter leur part de ressources, elles-mêmes en déclin.
• Le désordre des systèmes naturels s’accentue avec des catas-
trophes « naturelles » plus fréquentes et plus graves du fait
d’une moindre résilience du système environnemental.
Avez-vous observé l’un de ces symptômes dans le « monde
réel » ? Si c’est le cas, vous devez soupçonner votre société d’être
à un stade avancé de dépassement.
Si une période de dépassement n’est pas obligatoirement
suivie d’un effondrement, il faut toutefois prendre des mesures
rapides et énergiques pour éviter ce dernier. Les ressources doi-
vent tout de suite être protégées et leur consommation, drastique-
ment réduite. Les niveaux excessifs de pollution doivent être
abaissés et les taux d’émission doivent redescendre à un niveau
soutenable. Il ne sera pas forcément nécessaire de faire baisser la
population, le capital ou le niveau de vie. Ce qui doit en revanche
diminuer rapidement sont les flux de matière et d’énergie. En
d’autres termes, l’empreinte écologique de l’humanité doit être
la croissance dans un monde fini 265

réduite. Heureusement, si l’on peut dire, l’économie mondiale


actuelle engendre un tel gâchis et se caractérise par une telle
inefficience que le potentiel de réduction de notre empreinte est
énorme et que nous pouvons, ce faisant, garder la même qualité
de vie, voire l’améliorer.
Voici, pour résumer, les présupposés qui sont au centre de
World3 et qui font que le système tend vers le dépassement et
l’effondrement. Si vous n’êtes pas d’accord avec notre modèle,
notre théorie, notre ouvrage ou nos conclusions, voici les points que
vous contestez :
• La croissance de l’économie est considérée comme souhaita-
ble ; elle est au centre de notre système politique, mental et
culturel. La croissance de la population et celle de l’économie,
quand elles se produisent, ont tendance à être exponentielles.
• Il existe des limites physiques aux sources de matière et
d’énergie dans lesquelles puisent la population et l’économie,
tout comme il existe des limites aux exutoires qui absorbent
les déchets de l’activité humaine.
• La population et l’économie, en expansion, reçoivent des
signaux sur ces limites physiques, signaux qui sont déformés,
bruyants, retardés, confus ou niés. Les réactions à ces signaux
sont tardives.
• Les limites du système sont non seulement finies, mais elles
peuvent s’éroder si elles subissent un excès de stress ou sont
surexploitées. Il existe en outre de puissantes non-linéarités,
des seuils au-delà desquels les dégâts s’aggravent rapidement
et peuvent être irréversibles.
Cette énumération des causes du dépassement et de l’effon-
drement permet de déterminer la liste des moyens de les éviter.
Pour rendre le système soutenable et gérable, il faut prendre les
mêmes caractéristiques structurelles et les inverser :
• La croissance de la population et du capital doit être ralentie
et finalement arrêtée ; cette décision doit être prise par les
266 les limites à la croissance

humains afin d’anticiper les problèmes à venir et non être une


réaction aux signaux de limites externes qui sont déjà dépas-
sées.
• Les flux d’énergie et de matière doivent être réduits grâce à
l’augmentation considérable de l’efficience du capital. Autre­
ment dit, l’empreinte écologique doit diminuer grâce à la
dématérialisation (moindre consommation d’énergie et de
matière pour le même résultat), à une plus grande équité
(redistribution par les riches aux pauvres des avantages tirés
de l’utilisation de l’énergie et de la matière) et au mode de vie
(réduction de la demande ou orientation de la consommation
vers des biens et des services ayant moins d’impacts négatifs
sur l’environnement physique).
• Les sources et les exutoires doivent être protégés et, partout
où c’est possible, restaurés.
• Les signaux doivent être améliorés et les réactions, accélérées ;
la société doit regarder plus loin devant elle et déterminer ses
actions en fonction des coûts et des avantages à long terme.
• L’érosion doit être évitée et, partout où elle est déjà en place,
le processus doit être ralenti puis inversé.
Dans les chapitres 6 et 7, nous verrons comment ces change-
ments peuvent modifier la tendance au dépassement et à l’effon-
drement que présente World3 et, comme nous le pensons et
l’espérons, comment ils peuvent modifier le monde en général.
Mais avant cela, dans le chapitre 5, nous allons faire une courte
digression pour vous raconter une histoire qui illustre tous les
principes dynamiques que nous avons exposés dans ce chapitre.
Une histoire qui rime avec espoir.
chapitre 5

L’histoire de la couche d’ozone


ou la preuve qu’il est possible de
redescendre en deçà des limites

Nous nous retrouvons d’une certaine manière embarqués


dans une expérience à grande échelle à travers laquelle nous
modifions la composition chimique de la stratosphère, alors
même que nous ne savons pas avec précision à quelles
conséquences biologiques et météorologiques nous attendre.
– F. Sherwood Rowland, 1986

D ans ce chapitre, nous vous proposons une histoire exem-


plaire qui relate le dépassement d’une limite importante,
l’observation des conséquences de ce dépassement, puis la lutte,
couronnée de succès, pour ramener l’activité humaine à des
niveaux soutenables. Cette histoire traite de la capacité limitée de
la couche d’ozone stratosphérique à absorber ces produits chimi-
ques fabriqués par l’homme que sont les chlorofluorocarbones
(CFC)1. Il faudra attendre plusieurs dizaines d’années avant que

1. Un certain nombre de substances chimiques contenant du chlore et du


brome peuvent éroder la couche d’ozone stratosphérique : le bromure de
méthyle, un « fumigant » du sol, le tétrachlorure de carbone, un solvant déta-
chant, les halons pour la lutte contre les incendies, ainsi que d’autres. Mais la
principale menace vient des CFC, une famille de composés contenant du fluor,
268 les limites à la croissance

le dernier chapitre de cette histoire ne soit écrit, mais ce qui s’est


passé jusqu’à présent est porteur d’espoir. Cela montre que les
humains et leurs institutions, malgré les erreurs des premiers,
peuvent se mettre d’accord à l’échelle internationale, diagnosti-
quer un cas de dépassement, puis concevoir des solutions et les
mettre en œuvre. Dans le cas présent, le sacrifice que la société
humaine doit faire pour accepter la nécessité de vivre au sein de
certaines limites est relativement mince.
Les principales étapes de cette histoire qui a trait à la couche
d’ozone sont les suivantes : les scientifiques ont d’abord lancé les
premiers avertissements concernant la disparition de la couche
d’ozone, puis ont organisé des recherches poussées au-delà des
frontières politiques. Mais ils n’ont pu le faire qu’après être par-
venus à se débarrasser de leurs propres œillères et à dépasser leur
inexpérience des processus politiques. Les consommateurs se
sont rapidement organisés pour inverser une tendance dange-
reuse, mais leurs seules actions n’ont pas suffi à apporter une
solution durable au problème. États et entreprises ont d’abord
traîné les pieds et émis des doutes, puis certains se sont distin-
gués en faisant preuve de courage et d’altruisme. Les défenseurs
de l’environnement ont été classés dans la catégorie « alarmistes
invétérés », mais il se trouve qu’en l’espèce, ils ont en fait sous-
estimé le problème.
Les Nations Unies ont montré à cette occasion leur faculté à
transmettre une information cruciale dans le monde entier et à
offrir un terrain neutre et une aide précieuse, les pays de la pla-
nète se débattant avec un problème dont le caractère international
était incontestable. Les pays en développement ont trouvé dans
cette crise un nouveau moyen de faire avancer leur cause, refu-
sant de coopérer sans le soutien technique et financier qui leur
faisait terriblement défaut.

de l’hydrogène et du chlore. Ce sont les CFC qui font l’objet du plus grand
nombre de recherches et ils sont au centre de la majorité des démarches inter-
nationales de contrôle. C’est donc sur eux que nous allons nous attarder.
l’histoire de la couche d’ozone 269

Les pays du monde entier ont fini par reconnaître qu’ils


avaient dépassé une limite de première importance. Discrètement,
à reculons, ils ont accepté de renoncer à toute une gamme de
produits industriels lucratifs et utiles. Ils l’ont fait avant que des
dégâts économiques, biologiques ou humains ne soient enregis-
trés et avant que les certitudes du côté des scientifiques ne soient
entières. Ils ont sans doute agi à temps.

L’essor
Inventés en 1928, les chlorofluorocarbones (CFC) comptent parmi
les composés les plus utiles jamais synthétisés par l’humain. Ils
ne semblent pas nocifs aux êtres vivants, sans doute parce qu’ils
sont chimiquement très stables. Ils ne brûlent pas, ne réagissent
pas au contact d’autres substances et ne corrodent pas les maté-
riaux. Leur conductivité thermique est basse, ce qui en fait d’excel-
lents isolants en tant qu’agents d’expansion dans les mousses de
matière plastique utilisées pour les gobelets pour boissons chau-
des, les boîtes pour hamburgers ou l’isolation murale. Certains
CFC s’évaporent et se recondensent à température ambiante, une
propriété qui en fait de parfaits agents de refroidissement pour
les réfrigérateurs et les climatiseurs. (On utilise souvent leur nom
commercial, fréon, pour parler d’eux dans ce secteur). Les CFC
sont de bons solvants qui servent à nettoyer les métaux, qu’il
s’agisse des micro-espaces d’un circuit imprimé ou des rivets
servant à l’assemblage d’un avion. Leur fabrication ne coûte pas
cher et on peut s’en débarrasser en toute sécurité – c’est du moins
ce que tout le monde pensait – soit en les rejetant dans l’atmos-
phère sous forme gazeuse, soit en enfouissant les produits qui en
contiennent dans des décharges.
Comme le montre la figure 5-1, la production mondiale de
CFC a progressé de plus de 11 % entre 1950 et 1975, doublant tous
les six ans ou presque. Au milieu des années 1980, l’industrie en
fabriquait un million de tonnes par an et rien qu’aux États-Unis,
les CFC agissaient en tant que réfrigérants dans 100 millions de
270 les limites à la croissance

FIGURE 5-1 – Production mondiale de chlorofluorocarbones


1 400

1 200
Milliers de tonnes par an

1 000

800

HCFC
600

400

200

CFC
0
1930 1950 1970 1990 2010

La production de CFC a rapidement augmenté jusqu’en 1974, date à


laquelle sont parus les premiers articles mentionnant leur effet sur la
couche d’ozone. La baisse qui est alors survenue était due au militan-
tisme environnemental contre les bombes aérosol contenant des CFC,
bombes qui ont été interdites aux États-Unis en 1978. Après 1982, le
développement d’autres usages des CFC a entraîné une hausse tempo-
raire de la production. Celle-ci a entamé sa chute en 1990 lorsque l’inter-
diction internationale des CFC est entrée en vigueur. Les HCFC sont
toujours autorisés en tant que produits de remplacement ; on a prévu
d’échelonner leur interdiction entre 2030 et 2040. (Source : Alternative
Fluorocarbons Environmental Acceptability Study)

réfrigérateurs, 30 millions de congélateurs, 45 millions de clima-


tiseurs domestiques, 90 millions de climatisations pour voitures
et dans des centaines de milliers de groupes frigorifiques de
restaurants, de supermarchés et de camions frigorifiques2. Les
Nord-Américains et les Européens en utilisaient en moyenne

2. Arjun Makhijani, Annie Makhijani et Amanda Bickel, Saving Our


Skins : Technical Potential and Policies of the Elimination of Ozone-Depleting
Chlorine Compounds, Washington, DC, Environmental Policy Institute et
Institut pour la Recherche sur l’Énergie et l’Environnement, septembre 1988.
Disponible auprès de l’Environmental Policy Institute, 218 O Street SE,
Washington, DC 20003, États-Unis.
l’histoire de la couche d’ozone 271

0,9 kg par an. En Chine ou en Inde, ce chiffre descendait à moins


de 0,03 kg3. Pour un grand nombre d’entreprises chimiques
d’Amérique du Nord, d’Europe, de Russie et d’Asie, les CFC
représentaient une importante source de revenus et ils étaient les
composantes essentielles des processus de production de milliers
d’entreprises.

La limite
Le héros de notre histoire est un gaz invisible appelé ozone et
constitué de trois atomes d’oxygène (O3), par opposition à
­l’oxygène classique qui se compose de seulement deux atomes
d’oxygène (O2). L’ozone est si réactif qu’il attaque et oxyde presque
tout ce avec quoi il entre en contact. La basse atmosphère lui offre
une importante quantité de particules et de surfaces avec lesquelles
il peut entrer en réaction. Les tissus végétaux et les poumons
humains l’intéressent tout particulièrement. À proximité de la
surface terrestre, l’ozone est un polluant atmosphérique destruc-
teur mais à vie courte. Plus haut dans l’atmosphère, en revanche,
les molécules d’ozone sont relativement seules si bien qu’elles ont
une durée de vie assez longue : de 50 à 100 ans. De l’ozone se forme
en permanence dans la stratosphère grâce à l’action des rayons
solaires avec l’oxygène. C’est ainsi qu’une « couche d’ozone » s’est
formée à une distance comprise entre 9 et 30 km au-dessus de la
surface de la Terre.
La couche d’ozone n’est riche de ce gaz que par comparaison
avec sa rareté partout ailleurs dans l’atmosphère : seule une molé-
cule sur 100 000 y est faite d’ozone. Mais cette concentration est
suffisante pour absorber la majorité du spectre ultraviolet parti-
culièrement dangereux appelé UVB et envoyé par le rayonnement
solaire (voir figure 5-2). Ce rayonnement est constitué d’une pluie
de petites bulles d’énergie à qui leur fréquence permet d’attaquer
les molécules organiques, c’est-à-dire celles dont toute vie est faite

3. Ibid.
272 les limites à la croissance

et parmi lesquelles figure l’ADN, porteur du code qui préside à la


reproduction de la vie. La couche d’ozone est donc un voile très
fin, mais d’une importance cruciale.
Lorsqu’un organisme vivant est touché par des UVB, il peut
développer un cancer et on sait depuis longtemps que les UVB
provoquent des cancers de la peau chez les animaux de labora-
toire. Tous les cancers de la peau ou presque dont sont victimes
les êtres humains touchent des parties du corps qui ont été expo-
sées au rayonnement solaire. Ils touchent tout particulièrement
les personnes à la peau claire qui passent beaucoup de temps à
l’extérieur. L’Australie a le taux de cancers de la peau le plus élevé
au monde : au taux d’incidence actuel, la moitié des habitants de
ce pays devraient développer un cancer de la peau au cours de
leur vie. Le type de cancer de la peau le plus dangereux, le méla-
nome malin, est le cancer le plus répandu chez les Australiens
âgés de 15 à 44 ans4. Et selon les scientifiques, toute diminution
de 1 % de la couche d’ozone entraîne une augmentation de 2 % des
UVB à la surface de la Terre, ce qui accroît de 3 à 6 % l’incidence
des cancers de la peau5.
Les UVB sont dangereux à double titre pour les humains : non
seulement ils peuvent provoquer des cancers, mais ils peuvent
également porter atteinte à la faculté qu’a notre système immu-
nitaire de combattre le cancer, l’herpès et d’autres maladies
infectieuses.
Mis à part la peau, la partie du corps humain la plus exposée
à la lumière est l’œil. Les UVB peuvent brûler la cornée, provo-
quant un état douloureux appelé « cécité des neiges », car elle
touche les skieurs et les alpinistes à des altitudes élevées. Lorsqu’elle

4. B. K. Armstrong et A. Kricker, « Epidemiology of Sun Exposure and Skin


Cancer », Cancer Surveys, vol. 26, 1996.
5. Voir, par exemple, Robin Russell Jones, « Ozone Depletion and Cancer
Risk », Lancet, 22 août 1987 ; « Skin Cancer in Australia », Medical Journal of
Australia, 1er mai 1989 ; Alan Atwood, « The Great Cover-up », Time (Australie),
27 février 1989 ; Medwin M. Mintzis, « Skin Cancer : The Price for a Depleted
Ozone Layer », EPA Journal, décembre 1986.
l’histoire de la couche d’ozone 273

FIGURE 5-2 – L’absorption de la lumière par l’atmosphère

UVC UVB UVA


plage plage moins
absorbée absorbée nocifs
2000 par par
l’oxygène l’ozone
Énergie solaire
(watts par m2)

Rayonnement solaire au
sommet de
l’atmosphère Rayonnement
1000
solaire au
niveau du sol
UVB
absorbés
par UVB
l’ozone parvenant à la
surface de la Terre

0,2 0,3 0,4


Longueur d’onde (µm)

Les rayonnements ultraviolets que nous envoie le soleil sont presque


entièrement absorbés par l’oxygène et l’ozone dans l’atmosphère.
L’ozone absorbe tout particulièrement les rayonnements de la plage
appelée UVB, dangereuse pour les êtres vivants. (Source : PNUE)

est occasionnelle, cette cécité se contente d’être très douloureuse,


mais lorsqu’elle survient à plusieurs reprises, elle peut réduire la
vision de façon permanente. Les UVB peuvent aussi endomma-
ger la rétine et provoquer des cataractes sur le cristallin.
Si davantage d’UVB atteignaient la surface de la Terre, n’im-
porte quel animal dont les yeux et la peau sont exposés au rayon-
nement solaire pourrait souffrir des mêmes effets que les êtres
humains. Les études détaillées sur les autres conséquences des
UVB n’en sont qu’à leurs débuts, mais certains résultats ne font
déjà plus de doute :
• Les organismes unicellulaires et de très petite taille sont
davan­tage vulnérables que les grands organismes, car les
UVB ne peuvent pénétrer qu’un petit nombre de couches de
cellules.
274 les limites à la croissance

• Les UVB ne parviennent à traverser que les premiers mètres


de la surface des océans, mais ce sont ceux qui abritent la
plupart des micro-organismes aquatiques. Or les recherches
montrent que ces plantes et ces animaux qui flottent sont
sensibles aux UVB6. Les chercheurs ne sont toujours pas
d’accord sur l’ampleur de l’effet des UVB ni sur leur impact
sur les interactions entre les différentes espèces d’un écosys-
tème, mais ces micro-organismes étant à la base de la plupart
des chaînes alimentaires des océans, une augmentation des
UVB perturberait de nombreuses espèces océaniques.
• L’exposition aux UVB réduit la taille des feuilles, la hauteur
des plantes et la photosynthèse des végétaux verts. Les cultu-
res agricoles réagissent toutes différemment aux UVB, mais
dans 60 % des cas étudiés, le rendement baisse à mesure que
les UVB augmentent. Une étude a ainsi montré qu’une dimi-
nution de 25 % de la couche d’ozone pourrait réduire les
rendements de soja de 20 %7.
• Il semblerait que les rayonnements ultraviolets détériorent les
polymères et les plastiques extérieurs, ce qui contribue à la
formation d’ozone troposphérique, un élément du smog
urbain.
Les êtres vivants ont suivi différentes évolutions pour se
proté­ger des rayons ultraviolets : pigmentation, pelage, écailles,
mécanismes de restauration de l’ADN endommagé et schémas
comportementaux qui poussent les organismes sensibles à se
protéger du soleil. Mais étant donné que ces mécanismes fonc-
tionnent mieux chez certaines espèces que chez d’autres, l’une
des conséquences d’une couche d’ozone amoindrie pourrait être

6. Osmund Holm-Hansen, E. W. Heibling et Dan Lubin, « Ultraviolet


Radiation in Antarctica : Inhibition of Primary Production », Photochemistry
and Photobiology, vol. 58, no 4, 1993.
7. A. H. Teramura et J. H. Sullivan, « How Increased Solar Ultraviolet-B
Radiation May Impact Agricultural Productivity » in Coping with Climate
Change, Washington, DC, Climate Institute, 1989.
l’histoire de la couche d’ozone 275

le déclin ou l’extinction de certaines espèces et la prolifération


d’autres. Les herbivores pourraient ainsi devenir trop nombreux
par rapport aux quantités de fourrage disponible, les nuisibles
pourraient l’emporter sur leurs prédateurs et les parasites, sur
leurs hôtes. Tous les écosystèmes subiraient les effets d’une dimi-
nution de la couche d’ozone, mais d’une manière impossible à
prévoir, surtout si d’autres changements comme le réchauffement
climatique intervenaient au même moment.

Les premiers signaux


En 1974, deux articles scientifiques publiés indépendamment l’un
de l’autre évoquent une menace envers la couche d’ozone. Le
premier explique que les atomes de chlore dans la stratosphère
pourraient être de puissants destructeurs de la couche d’ozone8
et le second affirme que les CFC atteignent la stratosphère et s’y
décomposent en libérant des atomes de chlore9. Les deux articles
estiment que l’utilisation des CFC par les humains pourrait avoir
des conséquences extrêmement graves.
Du fait qu’ils sont inertes et insolubles, les CFC ne se dissol-
vent pas sous la pluie et ne réagissent pas avec d’autres gaz. La
longueur d’onde des rayonnements solaires qui atteignent la
basse atmosphère ne casse pas leurs fortes liaisons carbone-
chlore et carbone-fluor. Le seul moyen ou presque pour qu’une
molécule de CFC soit évacuée de l’atmosphère est qu’elle s’élève
suffisamment haut pour rencontrer des ultraviolets de courte
longueur d’onde, ceux-là mêmes qui n’atteignent jamais la surface
du globe puisque l’ozone et l’oxygène les filtrent. Ce rayonnement
casse la molécule de CFC, libérant des atomes de chlore.

8. Richard S. Stolarski et Ralph J. Cicerone, « Stratospheric Chlorine : A


Possible Sink for Ozone », Canadian Journal of Chemistry, vol. 52, no 8, 1974.
9. Mario J. Molina et F. Sherwood Rowland, « Stratospheric Sink for Chloro­
fluoromethanes : Chlorine Atomic Catalysed Destruction of Ozone », Nature,
vol. 249, no 5460, 28 juin 1974 ; Monlina et Rowland ont reçu le prix Nobel de
chimie pour leurs recherches en 1995.
276 les limites à la croissance

FIGURE 5-3 – La destruction de l’ozone stratosphérique


par les CFC
UV
CFCl3 Cl + fragment

Cl + O3 ClO + O2
Répété
plusieurs fois
UV

ClO + O Cl + O2

O
F

O
O
C
Cl Cl

O
Cl

O
Cl

F
C Cl O
Cl Cl
O
O

UV
O

Les molécules de CFC qui s’élèvent haut dans la stratosphère sont bri-
sées par la lumière ultraviolette et libèrent des atomes de chlore (Cl).
Ces atomes réagissent avec l’ozone (O3) pour produire du monoxyde de
chlore (ClO). Celui-ci réagit alors avec un atome d’oxygène et libère à
nouveau du Cl, qui peut à son tour réagir avec une autre molécule
d’ozone, et ainsi de suite. Ce cycle se répète de nombreuses fois, ce qui
réduit considérablement la concentration d’ozone dans l’atmosphère.

C’est ici que les ennuis commencent. Les atomes de chlore (Cl)
réagissent en effet avec l’ozone pour donner de l’oxygène et de
l’oxyde de chlore (ClO). Puis, le ClO réagit avec l’oxygène (O)
pour donner du dioxygène (O2) et à nouveau du Cl. L’atome de
chlore peut ensuite transformer une nouvelle molécule d’ozone
en oxygène et en oxyde de chlore, et ainsi de suite (figure 5-3).
Un atome de Cl peut reproduire cette réaction de nombreuses
fois, détruisant à chaque fois une molécule d’ozone. Il en détruit
en moyenne 100 000 avant de disparaître (suite à une réaction
avec du méthane ou du dioxyde d’azote qui l’immobilisent et
provoquent sa redescente sur terre).
l’histoire de la couche d’ozone 277

Les temps de réaction


Pour qu’il y ait dépassement, il doit y avoir temps de réaction, or
ceux-ci sont nombreux concernant l’ozone. La régénération
continue du Cl signifie que de nombreuses années s’écoulent
entre son arrivée dans la stratosphère et le moment où il cesse de
casser les molécules d’ozone. Il faut aussi prendre en compte le
long laps de temps entre la synthèse industrielle d’une molécule
de CFC et sa pénétration dans la haute stratosphère. Pour c­ ertains
usages (en tant que propulseurs d’aérosols par exemple), leur
production est rapidement suivie de leur rejet dans l’air ; pour
d’autres (en tant que réfrigérants ou isolants dans les mousses),
ils ne pénètrent dans l’air que plusieurs années après leur produc-
tion. Et après leur rejet dans l’air, il faut des dizaines d’années
pour que toutes les molécules de CFC soient trans­portées par les
courants atmosphériques jusqu’à la haute s­ tratosphère. C’est
pourquoi chaque mesure de la diminution de la couche d’ozone
est la conséquence d’une fabrication de CFC antérieure de plu-
sieurs années, voire de plusieurs décennies.
Le processus selon lequel des connaissances nouvelles condui-
sent, au bout du compte, à un consensus scientifique subit, lui
aussi, des retards, bien que dans le cas présent, plusieurs facteurs
d’ordre politique aient réduit le temps perdu.
Les deux articles qui avaient annoncé une diminution de la
couche d’ozone ont provoqué la multiplication des recherches sur
la chimie du chlore dans l’atmosphère. Aux États-Unis, l’infor-
mation scientifique est rapidement parvenue jusqu’à la sphère
politique ; ceci est en partie dû au fait que les auteurs d’un des tout
premiers articles étaient américains, que leurs découvertes
avaient éveillé en eux une profonde inquiétude et qu’ils ont eu à
cœur de porter leurs conclusions à la connaissance du grand
public (surtout F. Sherwood Rowland, qui a porté l’affaire devant
la National Academy of Sciences et le Congrès américain). Le fait
que les mouvements de défense de l’environnement aient été bien
278 les limites à la croissance

organisés a également contribué à accroître la prise de conscience


du problème dans ce pays.
Lorsque les écologistes américains comprennent les impli­
cations entre les CFC et la couche d’ozone, ils passent à l’action.
Ils commencent par condamner l’utilisation des CFC dans les
­bombes aérosol. C’est complètement insensé, affirment-ils, de
menacer la vie sur Terre simplement pour pouvoir continuer à
s’asperger de déodorant ou de mousse à raser. Cette stigmatisa-
tion prend d’ailleurs une tournure assez caricaturale puisqu’il
existe à l’époque des bombes aérosol sans CFC et que ces derniers
sont présents dans bien d’autres applications. Mais les bombes
aérosol sont présentées comme des tueuses d’ozone et les consom-
mateurs suivent : les ventes chutent de plus de 60 %. On le voit
bien sur la figure 5-1 : les ventes cessent provisoirement d’aug-
menter vers 1975. Les pressions politiques en faveur d’une loi
interdisant l’utilisation des CFC dans les bombes aérosol se font
alors plus insistantes.
On grince évidemment des dents du côté des industriels. Un
cadre de DuPont vient témoigner devant le Congrès américain
en 1974, affirmant que « l’hypothèse d’un lien entre le chlore et
l’ozone est à ce stade purement spéculative et qu’aucune preuve
irréfutable ne la sous-tend ». Il ajoute cependant que « si des
données scientifiques dignes de confiance… montrent que les
CFC représentent un danger pour la santé, DuPont arrêtera la
production de ces composés »10. Mais il faudra attendre 14 ans
pour que le plus gros producteur de CFC au monde respecte cet
engagement.
Une loi interdisant l’utilisation des CFC dans les bombes
aérosol est finalement votée aux États-Unis en 1978. Elle vient
s’ajouter à l’action des consommateurs qui ont déjà réduit leur
consommation de bombes aérosol, si bien qu’elle provoque une
forte baisse de la fabrication mondiale de CFC. Dans la majorité

10. Cité dans Richard E. Benedick, Ozone Diplomacy, Cambridge, MA,


Harvard University Press, 1991.
l’histoire de la couche d’ozone 279

des autres pays de la planète, cependant, les bombes aérosol


contiennent toujours des CFC et l’utilisation de ces derniers, dans
l’industrie électronique en particulier, continue à augmenter. En
1980, l’utilisation des CFC dans le monde retrouve son niveau
record de 1975 et poursuit sa hausse (figure 5-1).
Le dépassement : le trou dans la couche d’ozone
En octobre 1984, des chercheurs du British Antarctic Survey
mesurent une baisse de 40 % de l’ozone stratosphérique sur leur
site de Halley Bay en Antarctique. Les mesures qu’ils effectuent
chaque année en octobre indiquent une baisse régulière depuis
environ 10 ans (figure 5-4), mais ils ont du mal à croire à ces
résultats. Une diminution de 40 % paraît impossible. Les simula-
tions informatiques s’appuyant sur les connaissances qu’on a à
l’époque de la chimie de l’atmosphère prévoient tout au plus une
baisse de quelques pourcents.
Les chercheurs vérifient leurs instruments. Ils cherchent des
mesures effectuées ailleurs qui pourraient corroborer les leurs.
Ils finissent par en trouver une : une station de mesure située à
environ 1600 km en direction du nord-ouest indique, elle aussi,
une baisse considérable de l’ozone stratosphérique.
C’est en mai 1985 qu’est publié un article historique annon-
çant un « trou dans la couche d’ozone » dans l’hémisphère Sud11.
Les scientifiques du monde entier sont sous le choc. Si c’est vrai,
cela signifie que l’humanité a déjà dépassé une limite planétaire.
L’utilisation des CFC a dépassé les limites soutenables et les
humains sont en train de détruire ce bouclier censé les protéger.
Les chercheurs de l’Administration nationale de l’aéronau-
tique et de l’espace (NASA), aux États-Unis, se précipitent alors
pour vérifier les mesures de l’ozone atmosphérique régulière-
ment effectuées par le satellite Nimbus 7 depuis 1978. Celui-ci
n’a jamais indiqué le moindre trou dans la couche d’ozone. En

11. J. C. Farman, B. G. Gardiner et J. D. Shanklin, « Large Losses of Total


Ozone in Antarctica Reveal Seasonal ClO/NO2 Interaction », Nature, vol. 315,
no 6016, 16 mai 1985.
280 les limites à la croissance

FIGURE 5-4 – Mesures de l’ozone à Halley en Antarctique


Concentration totale d’ozone (unités Dobson)

450

400

350

300

250 Relevés
d’autres
200 mois
150 Relevés d’octobre

100

50

0
1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010

La concentration d’ozone dans l’atmosphère au-dessus de Halley, en


Antarctique, telle que mesurée au mois d’octobre lorsque le soleil refait
son apparition au printemps, baissait déjà depuis plus de 10 ans lorsque
les articles annonçant le trou dans la couche d’ozone ont été publiés en
1985. Les relevés effectués au mois d’octobre ont continué par la suite
à afficher une diminution de l’ozone. (Source : J. D. Shanklin)

vérifiant à nouveau, les scientifiques de la NASA s’aperçoivent


que leurs ordinateurs ont été programmés pour rejeter les relevés
d’ozone très bas en s’appuyant sur le fait que de tels relevés doivent
traduire une erreur commise par les instruments12.
Fort heureusement, les mesures rejetées par l’ordinateur sont
récupérables. Elles confirment les observations faites à Halley
Bay, apportant la preuve que les niveaux d’ozone baissent au-
dessus du pôle Sud depuis dix ans déjà. Les chercheurs obtien-
nent en outre une carte détaillée du trou dans la couche d’ozone.
Il est gigantesque. Il fait à peu près la superficie des États-Unis et
il a gagné chaque année en surface et en profondeur.

12. La période durant laquelle les chercheurs ont eu sous les yeux des
relevés d’ozone peu élevés mais ne les ont pas « vus » est bien décrite par Paul
Brodeur dans Annals of Chemistry, 71.
l’histoire de la couche d’ozone 281

Pourquoi un trou ? Pourquoi au-dessus de l’Antarctique ? Que


laissent présager ces résultats concernant la protection de la
planète tout entière vis-à-vis des UVB ? Dans les années qui sui-
vent, le travail accompli par les chercheurs pour résoudre ce
mystère est tout simplement phénoménal. L’une des preuves les
plus flagrantes que le chlore est bien le coupable est apportée en
septembre 1987 lorsque les scientifiques font décoller un avion
d’Amérique du Sud en direction du pôle Nord via le trou dans la
couche d’ozone. La figure 5-5 montre les mesures qu’ils ont prises
de l’ozone et du ClO pendant le vol. Aux hausses et aux baisses
d’ozone correspondent quasi exactement les baisses et les hausses
de ClO13. En outre, les mesures de la concentration de ClO dans
le « trou » sont plusieurs centaines de fois plus élevées que ce que
donne la composition chimique normale de l’atmosphère. On
parle souvent de ce graphique comme de l’« indice flagrant » qui
a prouvé, y compris aux fabricants de CFC, que le trou dans la
couche d’ozone n’était pas un phénomène normal. Il traduit une
forte perturbation de l’atmosphère due à des polluants produits
par l’homme et contenant du chlore.
Il aura donc fallu plusieurs années aux chercheurs pour trou-
ver une explication au trou dans la couche d’ozone. La voici en
un mot.
Étant donné que l’Antarctique est entouré d’océans, les vents
peuvent circuler tout autour sans rencontrer d’étendue de terre.
Durant l’hiver austral, ils forment un vortex circumpolaire, c’est-
à-dire un tourbillon qui emprisonne l’air au-dessus du continent
et l’empêche de se mélanger au reste de l’atmosphère. Ce vortex
crée une « cuve de réaction » de substances atmosphériques polai-
res. (Il n’y a pas de vortex aussi fort autour du pôle Nord, c’est
pourquoi le trou d’ozone y est moins prononcé.)

13. J. G. Anderson, W. H. Brune et M. J. Proffitt, « Ozone Destruction by


Chlorine Radicals within the Antarctic Vortex : The Spatial and Temporal
Evolution of ClO-O3 Anticorrelation Based on In Situ ER-2 Data », Journal of
Geophysical Research, vol. 94, 30 août 1989.
282 les limites à la croissance

FIGURE 5-5 – Plus le chlore réactif augmente, plus l’ozone de


l’Antarctique diminue
1,2

3,0
1,0
Ozone
Monoxyde de chlore (ppM)

0,8
2,0
0,6

0,4
1,0

0,2 Monoxyde de chlore

64S 66S 68S 70S


latitude

Les instruments embarqués à bord de l’avion de recherche ER-2 de la


NASA ont simultanément mesuré les concentrations de monoxyde de
chlore et d’ozone durant le vol entre Punta Arenas, au Chili (53°S), et le
point situé à 72° de latitude sud. Les données présentées ci-dessus ont
été recueillies le 16 septembre 1987. Lorsque l’avion a pénétré dans le
trou de la couche d’ozone, la concentration de monoxyde de chlore a
augmenté très largement au-dessus de la normale et le niveau d’ozone
a chuté. Ces résultats ont contribué à entériner le fait que les polluants
contenant du chlore étaient responsables du trou dans la couche
d’ozone. (Source : J. G. Anderson et al.)

En hiver, la stratosphère antarctique est l’endroit le plus froid


de la Terre (il y fait jusqu’à – 90 °C). Dans cet environnement
glacial, la vapeur d’eau stagne sous forme d’un brouillard consti-
tué de minuscules cristaux de glace. Cette glace agit comme
catalyseur : la surface de ces innombrables cristaux favorise la
réaction chimique qui brise les CFC et libère le chlore destructeur
de l’ozone.
Les atomes de chlore qui se forment pendant la nuit de l’hiver
antarctique ne participent pas immédiatement à la réaction en
chaîne qui va détruire l’ozone. Chacun d’eux réagit une seule fois
avec l’ozone et forme du ClO. Les molécules de ClO s’associent
l’histoire de la couche d’ozone 283

deux par deux pour former le dimère ClOOCl relativement stable.


Ces dimères s’accumulent alors, prêts pour le retour du soleil14.
Chaque année, en septembre et en octobre, lors du printemps
antarctique, le rayonnement solaire casse les molécules de ClOOCl
qui libèrent une quantité considérable de Cl ; celui-ci s’attaque à
l’ozone dont la concentration chute.
Petit à petit, la lumière solaire dissipe le vortex circumpolaire,
ce qui permet à l’air du pôle Sud de se mélanger à nouveau. L’air
pauvre en ozone est dispersé sur l’ensemble du globe, tandis que
les niveaux d’ozone sur l’Antarctique recouvrent des valeurs
quasi normales.
On a observé moins de trous au-dessus du pôle Nord au
printemps et il ne devrait pas y en avoir ailleurs, mais à mesure
que les gaz se mélangent dans l’atmosphère, la concentration
d’ozone stratosphérique tout autour du globe diminue. Du fait de
la longue durée de vie des CFC et du Cl dans l’atmosphère, la
diminution de la couche d’ozone durera longtemps : au moins un
siècle. Ainsi, en dépassant les limites (définies par le taux durable
maximal d’émissions de CFC), l’humanité s’est condamnée à une
longue période de moindre protection des UVB par l’ozone, et ce
même si les émissions étaient arrêtées dès aujourd’hui. Le dépas-
sement est donc une réalité et le restera encore longtemps.

L’étape suivante : le temps de la négociation


Toutes les personnes impliquées à l’époque dans les négociations
internationales ne sont pas d’accord : toutes n’estiment pas que
l’annonce d’un trou dans la couche d’ozone en 1985 ait aiguillonné
les hommes politiques avec autant d’efficacité que les chercheurs.
Des discussions étaient déjà en cours pour limiter la production de
CFC, mais elles n’avaient pas beaucoup avancé. Une réunion tenue
à Vienne deux mois avant la fameuse annonce s’était achevée sur

14. Mario J. Molina, « The Antarctic Ozone Hole », Oceanus, vol. 31, no 2,
été 1988.
284 les limites à la croissance

une déclaration positive selon laquelle les pays devaient prendre


les « mesures appropriées » pour protéger la couche d’ozone, mais
aucun calendrier n’avait été fixé et aucune sanction, stipulée. Les
industriels avaient abandonné toute recherche sur des substituts
aux CFC puisqu’ils ne semblaient pas nécessaires dans un avenir
proche15. Le lien entre le trou dans la couche d’ozone au-dessus
de l’Antarctique et les CFC ne sera établi avec certitude que trois
ans plus tard.
Il s’est pourtant bel et bien produit quelque chose sur le plan
politique entre mars 1985 à Vienne, où aucune véritable action n’a
été décidée, et septembre 1987 à Montréal, où le premier protocole
international sur la couche d’ozone a été signé par les représen-
tants de 47 pays. Le trou découvert au-dessus de l’Antarctique a
sans aucun doute eu un effet psychologique et ce d’autant plus,
peut-être, qu’on ne savait pas l’expliquer. Il ne faisait aucun doute
que la couche d’ozone se comportait de façon étrange. Et bien
qu’il n’ait encore existé aucune preuve à l’époque, les connaissan-
ces étaient suffisantes pour faire des CFC les coupables probables.
Preuve ou pas preuve, rien n’aurait été possible sans le Pro­
gramme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), qui a
hébergé le processus politique international et pour lequel il a
œuvré. Ses équipes ont rassemblé et interprété les preuves scien-
tifiques, les ont présentées aux États, ont fourni un terrain neutre
aux discussions de haut vol et se sont positionnées en médiateurs.
Le directeur de l’époque, Mustafa Tolba, s’est avéré un diplomate
environnemental de premier plan, restant neutre lors des nom-
breuses querelles qui sont survenues et répétant inlassablement à
tout un chacun que les considérations égocentriques et à courte
vue devaient céder le pas à la lutte pour la couche d’ozone qui
protégeait la Terre.

15. DuPont arrêta ses recherches sur des substituts aux CFC au moment de
l’élection de Ronald Reagan à la présidence des États-Unis en 1980.
l’histoire de la couche d’ozone 285

Le processus des négociations a été tout sauf simple16. Les


États du monde entier étaient confrontés à un problème environ-
nemental mondial que les scientifiques ne comprenaient que
partiellement et qui n’avait pas encore causé de dégâts tangibles
sur la santé humaine ni sur l’économie. Les pays qui étaient de
gros producteurs de CFC ont joué le rôle qu’on attendait d’eux en
essayant d’empêcher toute réduction de l’utilisation de ces subs-
tances. Certaines décisions critiques n’ont parfois tenu qu’à un
mince fil politique. Les États-Unis ont ainsi joué un important
rôle de leader, rôle qui a plusieurs fois été ébranlé par les profon-
des dissensions au sein de l’administration Reagan. Ces dissen-
sions sont apparues sur le devant de la scène lorsque Donald
Hodel, secrétaire d’État à l’Intérieur, a déclaré en public que le
trou dans la couche d’ozone n’était pas un problème pour peu que
les individus sortent toujours coiffés d’un chapeau à larges bords
et équipés de lunettes de soleil. Le ridicule dont s’est couvert le
secrétaire d’État dans le monde entier à l’occasion de cette décla-
ration (on a même vu des dessins satiriques représentant des
vaches, des chiens, des arbres et des épis de maïs arborant un
chapeau et des lunettes de soleil !) a en fait servi les membres de
l’administration américaine qui essayaient de persuader le prési-
dent de prendre le problème de l’ozone au sérieux.
Le PNUE, pendant ce temps, continuait de jouer son rôle.
Tandis que les groupes de défense de l’environnement, en Europe
et aux États-Unis, faisaient pression sur leur gouvernement, les
scientifiques organisaient des ateliers pour former les journalis-
tes, les parlementaires et le grand public à la question. Pressés de
tous côtés, les États se sont décidés, avec une étonnante rapidité,
à signer le Protocole relatif à des substances qui appauvrissent la
couche d’ozone à Montréal, en 1987.

16. Le processus politique est décrit de façon claire et exhaustive par


Richard Benedick, qui était le négociateur en chef des États-Unis dans R. E.
Benedick, Ozone Diplomacy : New Directions in Safeguarding the Planet, 2e édi-
tion, Cambridge, MA, et Londres, Harvard University Press, 1998.
286 les limites à la croissance

Le Protocole de Montréal stipulait que la production mon-


diale des cinq types de CFC les plus utilisés devait être gelée à son
niveau de 1986. La production devait ensuite avoir diminué de
20 % pour 1993, puis de 30 % pour 1998. Cet accord sur un « gel
20-30 » a été signé par tous les grands producteurs de CFC.
Le Protocole de Montréal a constitué une avancée histo-
rique, allant beaucoup plus loin que ce que les écologistes de
l’époque estimaient politiquement possible. Mais les réductions
qu’il prévoyait se sont vite avérées insuffisantes. La figure 5-6
montre la façon dont aurait évolué la concentration en Cl dans la
stratosphère si les émissions avaient été réduites conformément
au Proto­cole de Montréal (et à tous les accords qui ont suivi à
Londres, Copenhague, Vienne et de nouveau à Montréal ; nous y
reviendrons plus loin). En effet, malgré les coupes claires dans la
production, les importants stocks de CFC déjà produits mais pas
encore rejetés dans l’atmosphère et ceux qui avaient été rejetés
mais n’avaient pas encore atteint la stratosphère auraient conti-
nué à accroître la concentration en Cl.
Les raisons de la timidité de ce protocole sont compréhensi-
bles. La plupart des pays en cours d’industrialisation ne l’ont pas
signé. La Chine, par exemple, était à l’époque en train d’équiper
des millions de foyers de leur premier réfrigérateur, ce qui signi-
fie que la demande de fréon était considérable. L’URSS tergiver-
sait, affirmant que son plan quinquennal ne lui permettait pas de
modifier rapidement la production de CFC. Elle a donc demandé
et obtenu un calendrier de réduction plus lent. Et la plupart des
fabricants de CFC espéraient bien sauver au moins une partie de
leur marché.
Dans l’année qui a suivi la signature du protocole, cependant,
des mesures ont révélé une aggravation de la diminution de la
couche d’ozone et l’« indice flagrant » a été publié. DuPont a alors
annoncé qu’il allait totalement arrêter sa production de CFC et
en 1989, les États-Unis et l’Europe ont déclaré qu’ils cesseraient
de produire les cinq types de CFC les plus répandus pour l’année
2000. Ils ont également demandé au reste du monde de prendre
l’histoire de la couche d’ozone 287

FIGURE 5-6 – Projection de l’augmentation de la concentration


de chlore et de bromure stratosphériques inorganiques due aux
émissions de CFC
40
Concentration de chlore stratosphérique en ppM

Projection

Aucun contrôle
30

Montréal
20
1987

Londres
1990
10

Copenhague 1992

1950 2000 2050 2100

Vienne 1995 et Montréal 1997

Concentrations stratosphériques passées et à venir de chlore et de


bromure selon le type de politique adoptée : en l’absence de tout
protocole, selon les dispositions du Protocole de Montréal en 1987 et
selon les accords qui ont suivi. Si la production de CFC s’était poursuivie
à son niveau de 1986, on serait arrivé en 2050 à une concentration de
chlore dans la stratosphère multipliée par 8. Le Protocole de Montréal
de 1987 stipulait des taux d’émission moins élevés, mais il aurait néan-
moins permis une augmentation exponentielle des niveaux de chlore.
L’amendement de Londres a supprimé l’utilisation de la plupart des CFC,
mais pas de tous, et aurait lui aussi abouti à une augmentation des
niveaux de chlore à partir de l’an 2050 environ. Les accords suivants ont
petit à petit renforcé les restrictions sur l’utilisation de substances
chimiques rejetant du chlore, ce qui donne des projections de niveaux
de chlore en baisse dans la stratosphère après 2000. (Sources : WMO ;
EPA ; R. E. Bendick)

en compte ce qui avait été stipulé dans le Protocole de Montréal,


à savoir la réévaluation périodique de la situation et la prise de
mesures plus strictes si nécessaire.
Au terme d’une nouvelle série de négociations, à nouveau sous
l’égide du PNUE, les gouvernements de 92 pays se sont réunis à
288 les limites à la croissance

Londres en 1990 et ont accepté d’abandonner progressivement la


production de CFC pour l’année 2000. Ils ont ajouté à la liste le
méthylchloroforme, le tétrachlorure de carbone et les halons, qui
s’attaquent tous à la couche d’ozone. Plusieurs pays en voie d’in-
dustrialisation ont refusé de signer tant qu’un fonds international
n’était pas créé pour les aider à assurer la transition technique
vers les substituts aux CFC. On a frôlé l’échec lorsque les États-
Unis ont rechigné à apporter leur contribution à ce fonds, mais
l’accord a finalement été signé. La figure 5-6 montre l’évolution
prévisible du chlore stratosphérique (et du bromure, autre produit
destructeur de la couche d’ozone) selon l’amendement de Londres.
Au printemps 1991, de nouvelles mesures par satellite effec-
tuées au-dessus de l’hémisphère Nord ont montré que la diminu-
tion de l’ozone survenait deux fois plus vite que prévu. Au-dessus
de certaines zones peuplées en Amérique du Nord, en Europe et
en Asie centrale, la baisse des niveaux d’ozone se prolongeait
pour la première fois jusqu’à l’été, un moment de l’année où les
rayonnements peuvent être nocifs pour l’homme comme pour les
cultures. Par la suite, au cours des années 1990, des niveaux
d’ozone inférieurs à la moyenne ont même été enregistrés jusqu’en
Espagne.
Conséquence de ces inquiétants résultats, toute une série de
pays, l’Allemagne en tête, ont décidé d’arrêter la production de
CFC et d’halons encore plus vite que ce qui était prévu dans
l’amendement de Londres. Ils ont été suivis par de nombreuses
multinationales, surtout dans l’industrie électronique et automo-
bile. Certains pays en développement, comme le Mexique, ont
annoncé qu’ils ne comptaient pas profiter du délai de grâce de 10
ans qui leur avait été accordé et suivraient le même calendrier de
réduction que les pays industrialisés. Petit à petit, tous les pays, y
compris la Chine et l’Inde, les ont imités.
Lors de la session de négociations suivante, à Copenhague, en
1992, les pays signataires du Protocole de Montréal se sont mis
d’accord pour accélérer à nouveau le calendrier : ils ont décidé
d’éliminer toute nouvelle production de halons pour 1994 et tous
l’histoire de la couche d’ozone 289

les CFC pour 1996, et de fixer un plafond aux émissions de bro-


mure de méthyle, « fumigant » du sol et puissant destructeur
d’ozone dont il n’avait pas été question à Londres. Le « renforce-
ment » de Copenhague devait, d’après les modèles atmosphéri-
ques de l’époque, ramener la couche d’ozone à son niveau de 1980
dix années plus tôt que les mesures prises à Londres (soit en 2045
et non en 2055). Il devait réduire la perte cumulée d’ozone de
28 %, permettant d’éviter 4,5 millions de cas de cancer de la peau
et 350 000 cas de cécité17. Il est par la suite devenu évident que ce
« renforcement » était en fait indispensable pour obtenir quelque
diminution que ce soit de la concentration de chlore et de bro-
mure (voir figure 5-6).
En 1996, 157 pays ont signé l’accord renforcé. Il devenait dès
lors difficile de faire beaucoup plus. De petits ajustements ont été
apportés au Protocole de Montréal en 1997, à l’occasion de son
10e anniversaire. L’évaluation scientifique de l’élimination de
l’ozone de 1998 (conduite sous l’égide de l’Organisation météo-
rologique mondiale et du PNUE)18 notait, cette année-là, que
« d’après les émissions passées de substances qui appauvrissent la
couche d’ozone et les projections réalisées à partir des quantités
maximales autorisées à l’avenir par le Protocole de Montréal,
l’appauvrissement maximum de l’ozone devrait intervenir au
cours de la décennie actuelle ou lors des deux prochaines ».
Quatre ans plus tard, dans l’évaluation de 2002, on pouvait lire :
« Les niveaux d’ozone au-dessus de l’Antarctique vont augmenter
à partir de 2010. On attend un retour aux niveaux d’avant 1980
d’ici le milieu du siècle19. » Il était néanmoins trop tard pour avoir
une quelconque influence sur la période lors de laquelle la dimi-

17. Ibid.
18. PNUE, « Synthesis of the reports of the Scientific Assessment and
Technology and Economic Assessment Panels on the Impact of HCFC and
Methyl Bromide Emissions », Nairobi, mars 1995, section 4.
19. Organisation météorologique mondiale, « Scientific Assessment of
Ozone Depletion : 2002 », rapport 47 du Projet mondial de surveillance et de
recherche concernant l’ozone, disponible sur <www.unep.org/ozone>.
290 les limites à la croissance

nution d’ozone connaîtrait un pic, entre 1995 et 2010, car les


substances chimiques responsables étaient déjà en train de s’éle-
ver lentement dans la stratosphère. Mais pour s’assurer que le pic
en serait bien un et que la couche d’ozone allait ensuite commen-
cer à se rétablir, la tâche première consistait à respecter le proto-
cole et à le faire appliquer. La Conférence des Parties au Protocole
de Montréal a donc continué à se réunir et à améliorer l’accord :
en 1999, à Pékin, les participants ont ainsi accepté d’augmenter le
fonds multilatéral qui aide les pays en développement à financer
les efforts qu’ils doivent faire pour respecter leurs échéances.
D’autres substances sont actuellement ajoutées au régime et le
commerce des substances appauvrissant la couche d’ozone est en
train d’être interdit.
En 2000, la production mondiale de « gaz à CFC » avait chuté
par rapport à son année record de 1988 : elle était en effet passée
de plus d’un million de tonnes à moins de 100 000 par an (figure
5-1)20. L’adaptation de l’industrie à cette baisse progressive de la
production de produits chimiques importants a finalement été
infiniment moins coûteuse et perturbatrice que ce que l’on aurait
pu croire lorsque les négociations internationales ont commencé.
(La facture totale, en définitive, en comptant le coût des négocia-
tions et celui de l’application du protocole, est estimée à 40 mil-
liards de dollars21.) Étant donné que les CFC sont aussi des gaz à
effet de serre et qu’ils sont des milliers de fois plus puissants que
le dioxyde de carbone, leur suppression progressive va également
contribuer à freiner la progression du changement climatique sur

20. À l’époque, le bureau du PNUE qui recueille ces informations avait


arrêté de produire des données chronologiques agrégées à cause des variations
d’une année sur l’autre dans la qualité des rapports. Voir « Production and
Consumption of Ozone Depleting Substances under the Montreal Protocol
1986-2000 », Nairobi, PNUE, 2002, disponible sur <www.unep.ch/ozone/> ou
<http://ozone.unep.org/pdfs/15-year-data-report.pdf>. Les statistiques relatives
à la production figurent dans les tableaux 1 et 2, page 18 et suivantes.
21. F. A. Vogelsberg, « An Industry Perspective : Lessons Learned and the
Cost of the CFC Phaseout », article présenté lors de l’International Conference
on Ozone Protection Technologies, Washington, DC, octobre 1996.
l’histoire de la couche d’ozone 291

Terre. Les HCFC, des substituts moins nocifs, sont produits à


l’heure actuelle au rythme d’un demi-million de tonnes par an
(figure 5-1).
Pendant tout ce temps, des nouvelles ont continué à arriver de
façon morcelée de la stratosphère. En 1995 et 1996, la concentra-
tion d’ozone au-dessus du pôle Nord a à nouveau atteint des
niveaux historiquement bas, accusant même une brève chute de
45 % au-dessus de la Sibérie. La diminution de la couche d’ozone
aux latitudes moyennes de l’hémisphère Nord durant l’hiver et
l’été 1998 a été en moyenne de 6 à 7 %. À l’automne 1998, le trou
d’ozone au-dessus du pôle Sud n’avait jamais été aussi profond ni
aussi étendu22. La même observation sera à nouveau faite en 2000
puis en 2003. Et bien que cet agrandissement du trou d’ozone se
soit progressivement ralenti, l’OMM et son évaluation scientifi-
que de 2002 ne pouvaient pas encore « dire si la surface du trou
d’ozone (au-dessus de l’Antarctique) avait atteint son maximum »,
mais elles affirmaient que « la couche d’ozone allait lentement se
reconstituer au cours des 50 prochaines années »23.
La couche d’ozone va connaître sa fragilité maximale durant
les 20 premières années du xxie siècle. Si le Protocole de Montréal
et les amendements suivants sont respectés, si la fabrication
illégale de CFC cesse et si d’importantes éruptions volcaniques
(qui peuvent elles aussi porter atteinte à l’ozone stratosphérique
pendant de courtes périodes) ne surviennent pas, la couche
d’ozone devrait recouvrer peu ou prou son état antérieur aux
alentours de 2050.
L’un des problèmes, dans cette belle histoire, reste l’augmenta-
tion de la contrebande de CFC. Bien que les États-Unis et l’Europe
aient interdit à la fois la fabrication et l’importation de CFC, beau-
coup étaient prêts à payer le prix fort pour recharger la climatisa-
tion de leur voiture ou leurs dispositifs de refroidissement. Aux

22. Richard A. Kerr, « Deep Chill Triggers Record Ozone Hole », Science,
vol. 282, no 5388, 16 octobre 1998.
23. OMM, « Scientific Assessment », xiv et xv.
292 les limites à la croissance

États-Unis, une taxe très élevée sur les nouveaux CFC, destinée à
encourager le recyclage, a fait grimper les prix encore davantage.
Et les pays autorisés par le protocole à continuer à fabriquer des
CFC jusqu’en 2010 (essentiellement la Russie, la Chine et l’Inde)
ont eu du mal à résister à un marché si lucratif. Les contreban-
diers ont recours à des subterfuges consistant par exemple à
présenter les CFC qu’ils fabriquent comme étant recyclés. D’après
le Département américain de la Justice, les profits réalisés grâce
aux CFC importés illégalement sont plus élevés que ceux liés à
la cocaïne. Il est impossible d’obtenir des chiffres précis concer-
nant ce marché – les estimations vont de 20 000 à 30 000 tonnes
par an24 – mais il n’est pas encore suffisamment développé pour
empêcher la baisse de la production totale de CFC.
Cela dit, et malgré d’autres problèmes mineurs, la commu-
nauté internationale est dans l’ensemble parvenue à un consensus
sur cette question et a énormément progressé dans la mise en
œuvre de solutions. Il aura certes fallu plus de 25 ans, mais on a
là la preuve que l’on peut réagir avec succès à un phénomène de
dépassement.

Se passer des CFC


Tandis que la diplomatie était à l’œuvre, la créativité industrielle
n’était pas en reste et trouvait des moyens de réduire les rejets de
CFC et d’utiliser des substituts. La solution a consisté pour un
tiers à réduire simplement le besoin de ces produits chimiques.
Améliorer l’isolation permet ainsi d’avoir moins recours à des
solutions réfrigérantes et recycler les produits chimiques pour
pouvoir les réutiliser permet de réduire les émissions. Le deuxième
tiers de la solution est venu de l’utilisation temporaire de substi-
tuts comme les CFC hydrogénés ou HCFC, qui ne possèdent que
2 à 10 % du pouvoir de destruction de la couche d’ozone des CFC.

24. World Resources Institute, World Resources 1998-99, op. cit. Voir éga-
lement Tim Beardsley, « Hot Coolants », Scientific American, juillet 1998.
l’histoire de la couche d’ozone 293

Ils doivent être progressivement éliminés d’ici 2030, ce qui laisse


du temps pour trouver des solutions plus pérennes. Le troisième
tiers de la solution, enfin, a consisté au recours à des alternatives
qui n’attaquent aucunement la couche d’ozone.
Du fait de l’interdiction des CFC, intervenue aux États-Unis
dès 1978, les fabricants avaient adopté d’autres types de propul-
seurs d’aérosols dont la plupart se sont avérés moins coûteux que
les CFC. Ce qui a fait dire au chimiste de l’atmosphère Mario J.
Molina : « En 1978, lorsque les États-Unis ont interdit l’utilisation
des CFC comme fluide propulseur dans les bombes aérosol, les
spécialistes ont affirmé que cette interdiction allait mettre un
grand nombre de personnes au chômage. Il n’en a rien été25. »
Les agents de refroidissement des réfrigérateurs et des clima-
tiseurs étaient auparavant relâchés dans l’air lors de l’entretien de
ces appareils ou lorsque ceux-ci étaient jetés. Aujourd’hui, des
dispositifs de recyclage permettent de les capturer, de les purifier
et de les réutiliser. Aux États-Unis, le recyclage mais aussi la
réparation des fuites sont encouragés par une taxe élevée qui rend
le recyclage avantageux financièrement. Le problème qui se pose
à l’heure actuelle est de bien dissocier les substituts sans danger
de leurs prédécesseurs nuisibles à la couche d’ozone au cours du
processus de recyclage.
Les entreprises d’électronique et d’aéronautique ont élaboré
des solvants de substitution, dont de simples solutions à base
d’eau, pour le nettoyage des circuits imprimés et de certaines
parties des avions. Elles ont également repensé les processus de
fabrication pour éliminer les phases de nettoyage, ce qui se tra-
duit par des économies considérables. Des entreprises américaines
et japonaises se sont en outre rapprochées pour faire profiter

25. Mario J. Molina, « Stratospheric Ozone : Current Concerns », article


présenté lors du Symposium on Global Environmental Chemistry – Challenges
and Initiatives, 198th National Meeting of the American Chemical Society, 10-15
septembre 1989, Miami Beach, Floride.
294 les limites à la croissance

gratuitement les fabricants d’électronique du monde entier des


fruits de leurs recherches en matière de solutions d’adaptation26.
Les entreprises chimiques ont commencé à mettre sur le
marché des CFC hydrogénés ainsi que d’autres composés pour
des usages bien précis jusque-là réservés au CFC. La climatisation
dans les voitures fonctionne aujourd’hui grâce à un de ces subs-
tituts baptisé HFC-134a. Et, contrairement à ce que l’on pensait,
le coût supplémentaire de ce nouvel agent de refroidissement ne
s’élève pas à 1 000 ou 1 500 dollars par voiture, mais à seulement
50 à 150 dollars.
On produit aujourd’hui les mousses plastique isolantes par
injection d’autres gaz, les hamburgers sont emballés dans du
papier ou du carton et non du plastique contenant des CFC, et les
consommateurs soucieux de l’environnement utilisent de vérita-
bles tasses à café plutôt que des récipients jetables en plastique.
Les cultivateurs colombiens de fleurs coupées se sont aperçus
qu’ils pouvaient pratiquer un contrôle intégré des organismes
nuisibles au lieu de stériliser les sols avec du bromure de méthyle.
Les agriculteurs kényans abandonnent ce dernier au profit du
dioxyde de carbone pour fumiger les céréales stockées. Et les
cultivateurs de tabac du Zimbabwe ont essayé la rotation des
cultures à la place du bromure de méthyle. Enfin, selon une étude
du PNUE, 90 % du bromure de méthyle utilisé pourraient être
remplacés par d’autres méthodes de lutte phytosanitaire souvent
moins coûteuses.

La morale de l’histoire
Dans un rapport rédigé par 350 chercheurs de 35 pays différents
et coordonné par l’Organisation météorologique mondiale en
1999, l’avenir de la couche d’ozone semble faire l’unanimité :

26. Industrial Coalition for Ozone Layer Protection, 1440 New York Avenue
NW, Suite 300, Washington, DC 20005, États-Unis.
l’histoire de la couche d’ozone 295

L’appauvrissement de l’ozone dû aux composés chlorés et bromés


fabriqués par l’homme devrait ralentir petit à petit puis s’arrêter
d’ici le milieu du xxie siècle environ, car ces composés sont lentement
éliminés de l’atmosphère par des processus naturels. Nous devons
cette victoire environnementale à un accord international sans
précédent destiné à contrôler la production et l’utilisation des subs-
tances qui appauvrissent la couche d’ozone27.
On peut tirer bien des enseignements de l’histoire de la cou-
che d’ozone selon la vision que l’on a du monde et selon ses
orientations politiques. Voici ceux que nous avons retenus :
• Le suivi fréquent des paramètres importants de l’environne-
ment est indispensable, tout comme la communication rapide
et honnête des résultats.
• Les volontés politiques peuvent être unies à l’échelle interna-
tionale pour maintenir les activités humaines au sein des
limites planétaires.
• Un accord international destiné à éviter les dégâts environne-
mentaux à venir nécessite à la fois les bons outils pour réaliser
des projections à long terme et la volonté de le faire.
• Ni les peuples ni les pays ne se doivent d’être irréprochables
pour bâtir une coopération internationale efficace sur des
problèmes complexes ; de même, une parfaite compréhension
d’un phénomène ou des preuves scientifiques irréfutables ne
sont pas indispensables pour passer à l’action.
• Un gouvernement planétaire n’est pas nécessaire pour traiter
de problèmes eux aussi planétaires, mais il faut une coopéra-
tion scientifique internationale, un système d’information
international, un cadre international au sein duquel des accords
peuvent être obtenus et une coopération internationale pour
les faire respecter.

27. OMM, « Scientific Assessment », xxxix.


296 les limites à la croissance

• Scientifiques, technologues, responsables politiques, entrepri-


ses et consommateurs peuvent réagir vite lorsqu’ils en voient
la nécessité, mais pas instantanément.
• Les sombres prédictions des industriels sur les conséquences
économiques que peut avoir le respect d’une réglementation
environnementale sont parfois exagérées. Elles peuvent être
le résultat d’une désinformation délibérée dans le but de
ralentir le changement politique, mais relèvent plus vraisem-
blablement de la sous-estimation systématique des potentia-
lités en matière d’avancées technologiques et de changement
social.
• Lorsque les connaissances font défaut, les accords environne-
mentaux doivent être souples et régulièrement révisés. Un
suivi constant est indispensable pour ne pas perdre le pro-
blème de vue, procéder à des ajustements si nécessaire et
rendre compte des progrès accomplis. Il ne faut jamais présu-
mer qu’un problème mondial a été définitivement résolu.
• Tous les acteurs de l’accord sur les CFC ont eu leur importance
et seront à nouveau mis à contribution à l’avenir : un organe
de négociation international comme le PNUE, un petit groupe
d’États désireux de prendre les rênes de l’action politique, des
entreprises souples et responsables, des scientifiques qui peu-
vent communiquer avec les responsables politiques et n’y
manquent pas, des militants environnementaux qui ne relâ-
chent pas la pression, des consommateurs prêts à choisir
d’autres produits sur la base d’informations environnemen­
tales et des experts techniques fournissant des solutions inno-
vantes qui rendent la vie possible, agréable et enrichissante
même si des adaptations sont nécessaires pour ramener
l’impact des humains en deçà des limites.
• Bien sûr, on pourra faire remarquer que dans cette histoire,
tous les ingrédients du dépassement et de l’effondrement sont
réunis : une croissance exponentielle, des limites environne-
mentales érodables et de longs temps de réaction, à la fois
physiques et politiques. Il aura fallu attendre 13 ans entre les
l’histoire de la couche d’ozone 297

premières mises en garde des scientifiques en 1974 et la signa-


ture du Protocole de Montréal en 1987, et 13 ans encore entre
cette signature et la mise en œuvre intégrale du protocole
renforcé en 2000. Il faudrait peut-être davantage de temps
encore pour convaincre ceux qui ne coopèrent toujours pas,
les tricheurs et les contrebandiers. Et il faudra plus d’un siècle
pour que le chlore ait complètement disparu de la stratos-
phère à partir de 2050.
Cette histoire traite du dépassement. Mais elle parle aussi de
la façon dont l’humanité revient petit à petit à une attitude soute-
nable. Et chacun de nous espère qu’il ne s’agira pas d’une histoire
d’effondrement. Pour cela, tout dépendra d’à quel point les dégâts
causés à la couche d’ozone seront réversibles et de l’éventuelle
survenue future de surprises atmosphériques. Cela dépendra
aussi de notre capacité à rester vigilants et à entraver les efforts
que les groupes d’intérêts et leurs responsables politiques feront
pour échapper à certaines interdictions sur les produits chimi-
ques appauvrissant la couche d’ozone. Si toutes ces conditions
sont réunies, les hauts et les bas du trou d’ozone stratosphérique
pourront alors servir d’exemple dans les confrontations qui nous
opposent à d’autres limites planétaires.
chapitre 6

La technologie, les marchés


et le dépassement

Tout laisse penser que nous avons toujours fait la part trop
belle à la contribution du génie technologique et sous-
estimé celle des ressources naturelles… Nous avons besoin
de quelque chose que nous avons perdu dans notre empres-
sement à refaire le monde : un sens des limites, une prise de
conscience de l’importance des ressources terrestres.
– Stewart Udall, 1980

L ’Homo sapiens habite la Terre depuis 100 000 ans. Les


humains cultivent la terre et s’organisent en cités depuis à peu
près 10 000 ans. Ils assistent à la croissance exponentielle de la
population et du capital depuis environ 300 ans. Au cours de ces
derniers siècles, des innovations techniques et institutionnelles
spectaculaires – la machine à vapeur, l’ordinateur, l’entreprise, les
accords commerciaux internationaux et bien d’autres – ont per-
mis à l’économie humaine de transcender d’évidentes limites
physiques et managériales, et de poursuivre son essor. Et, tout
particulièrement au cours de ces dernières dizaines d’années, le
développement de la culture industrielle a fait naître dans toutes
les communautés terriennes ou presque le désir et l’attente d’une
croissance matérielle infinie.
la technologie, les marchés et le dépassement 299

L’idée de limites à la croissance est pour beaucoup impossible


à envisager. Les limites sont politiquement taboues et économi-
quement inconcevables. Notre culture tend à nier leur existence
en faisant une confiance aveugle aux pouvoirs de la technologie,
au fonctionnement de l’économie de marché et à la croissance de
l’économie, solution à tous les problèmes, y compris ceux qui
viennent de la croissance même.
On a principalement reproché au tout premier modèle World3
de sous-estimer le pouvoir de la technologie et de ne pas repro-
duire de façon appropriée la résilience adaptative de l’économie
de marché. Il est exact que dans ce tout premier modèle, nous
n’avions pas inclus le progrès technologique à un rythme qui
aurait permis de résoudre tous les problèmes liés à la croissance
exponentielle de l’empreinte écologique des humains. En effet,
nous ne pensons pas – aujourd’hui pas plus qu’hier – que de
telles avancées technologiques verraient le jour d’elles-mêmes ou
par le truchement du fonctionnement autonome « du marché ».
Des progrès technologiques spectaculaires – et même suffisants
– sont envisageables, mais uniquement en tant que conséquences
de décisions sociétales bien précises et d’une volonté de mettre en
œuvre et de financer ces décisions. Et même avec tout cela, la
technologie souhaitée ne fera son apparition qu’au bout d’un
important laps de temps. Voilà comment nous percevons la réa-
lité aujourd’hui, et nous la percevions déjà ainsi il y a trente ans.
World3 est donc le reflet de cette perception1.
Il y a 20 ans, certains évoquaient des limites à la croissance. Mais
aujourd’hui, nous savons que la croissance est le moteur du change-
ment. Elle est l’amie de l’environnement.
– Président George H.W. Bush, 1992

1. Mais il reste vrai que si l’on prend pour hypothèse un progrès technolo-
gique suffisamment rapide et une mise en œuvre instantanée des nouvelles
technologies, on peut résoudre tous les problèmes liés à une empreinte écolo-
gique qui ne fait que s’étendre. Nous avons décrit les changements nécessaires
pour accomplir de telles avancées dans le Scénario 0 « Infinité en entrée, infinité
en sortie », dans le chapitre 4.
300 les limites à la croissance

Voici en quelques mots mes prédictions à long terme : les conditions


matérielles vont continuer à s’améliorer pour la plupart des indivi-
dus, dans la plupart des pays, la plupart du temps, et ce indéfini-
ment. D’ici un siècle ou deux, tous les pays et la majeure partie de
l’humanité connaîtront un niveau de vie équivalent ou supérieur à
celui des Occidentaux aujourd’hui. Mais je parie aussi sur le fait que
nombreux sont ceux qui continueront à penser et à dire que les
conditions de vie ne font qu’empirer.
– Julian Simon, 1997
En 1972, le Club de Rome publiait The Limits to Growth, remettant
en question la durabilité de la croissance démographique et écono-
mique. Selon ce livre, à l’heure actuelle, nous devrions assister à la
baisse de la production alimentaire, du nombre d’habitants sur
Terre, de la quantité d’énergie disponible et de l’espérance de vie.
Aucune de ces évolutions n’a commencé à se produire et rien n’an-
nonce qu’elles vont survenir. Donc le Club de Rome s’est trompé…
– ExxonMobil, 2002

Le progrès technologique et le marché s’expriment de bien des


façons à travers le modèle. Nous partons du principe, dans
World3, que les marchés sont là pour allouer à plusieurs besoins
concurrents un capital d’investissement limité, le plus souvent
sans retard2. Certaines avancées techniques sont intégrées dans
le modèle, comme le contrôle des naissances, le remplacement de
certaines ressources par d’autres et la révolution verte dans le
domaine agricole. Dans plusieurs scénarios, nous testons un
progrès technique plus rapide et de possibles bonds technologi-
ques qui vont au-delà des améliorations « normales ». Que se
passerait-il si la matière était presque entièrement recyclée ? Si le
rendement agricole doublait sans cesse ? Et si les émissions étaient
réduites à 4 % par an durant le siècle à venir ?

2. Les marchés possèdent leurs propres oscillations temporaires que nous


avons modélisées dans un grand nombre d’autres contextes, mais pour simpli-
fier, nous n’avons pas intégré les instabilités monétaires à court terme dans
World3 ; elles n’entretiennent pas un lien étroit avec le changement planétaire
qui se déroule sur plusieurs décennies.
la technologie, les marchés et le dépassement 301

Même avec de telles hypothèses, notre monde modélisé a


tendance à dépasser ses limites. Et même avec les technologies les
plus efficaces et la résilience économique la plus élevée possible :
s’il s’agit là des seuls changements qui interviennent, le modèle
génère des scénarios d’effondrement.
Nous allons vous expliquer pourquoi dans ce chapitre. Mais
avant de poursuivre, nous devons souligner le fait que nous trai-
tons ici de problèmes qui non seulement font l’objet d’études
scientifiques, mais qui renvoient pour certains à de véritables
dogmes. Si nous laissons entendre que la technologie ou les mar-
chés soulèvent des problèmes ou se heurtent à des limites, certains
vont nous qualifier d’hérétiques, affirmant que nous sommes
anti-technologie.
C’est tout simplement faux. Donella a fait son doctorat à
l’Université d’Harvard et Dennis et Jorgen ont tous les deux
fait leur thèse au Massachusetts Institute of Technology, deux
institutions qui sont à la pointe des nouvelles technologies. Nous
ressentons tous trois un profond respect envers les pouvoirs de la
science et sommes convaincus qu’ils peuvent résoudre certains
problèmes de l’humanité. Et notre travail sur cette série d’ouvra-
ges est là pour nous rappeler les merveilles du progrès technique.
En 1971, en effet, nous avons écrit The Limits to Growth sur des
machines à écrire électroniques, nous dessinions les graphiques à
la main et nous avions recours à un imposant ordinateur central
pour faire fonctionner World3. Il fallait entre 10 et 15 minutes
pour générer un simple scénario. En 1991, nous avons révisé
notre modèle, écrit un nouveau livre, préparé des graphiques et
des tableaux et fait la maquette de l’ensemble sur des ordinateurs
de bureau. Nous n’avions plus besoin que de 3 à 5 minutes pour
produire dans World3 un scénario s’étalant sur 200 années de
simulation. Et en 2002, nous avons fait fonctionner World3 sur
des ordinateurs portables, nous avons collaboré à la révision du
livre via Internet et stocké tous nos résultats sur un CD-ROM.
Il faut aujourd’hui environ 4 secondes pour générer un scéna-
rio. Nous comptons donc sur l’efficience de la technique pour
302 les limites à la croissance

contribuer, en souplesse et avec le moins de sacrifices possible,


à faire redescendre l’empreinte écologique des humains en deçà
des limites planétaires.
Nous ne sommes pas non plus anti-économie de marché.
Nous comprenons et respectons le pouvoir du marché. Deux
d’entre nous sont diplômés d’une très grande école de commerce
et Jorgen a été pendant huit ans président de la Norwegian School
of Management. Dennis a été membre de la Tuck School of
Business de Dartmouth pendant 16 ans. Nous faisons partie du
conseil d’administration d’entreprises spécialisées dans les tech-
nologies de pointe. Nous avons tous fait l’expérience des problè-
mes et de l’absurdité des économies planifiées. Nous comptons
sur l’amélioration des signaux du marché et sur celle des techno-
logies pour permettre l’avènement d’une société durable, produc-
tive et prospère. Mais nous ne pensons pas – et rien, objectivement,
ne nous y incite – que le progrès technologique ou les marchés en
eux-mêmes, en l’absence d’un profond changement et d’une
réorientation vers l’intelligence, le respect ou l’engagement dans
la durabilité, puissent engendrer une société soutenable.
Notre foi relative dans la technologie et les marchés s’appuie
sur notre connaissance des systèmes. Il s’agit d’une discipline qui
consiste à exprimer avec exactitude et sous forme de modèles non
linéaires constitués de boucles de rétroaction ce qu’est la techno-
logie et ce que font les marchés. Lorsqu’il s’agit de modéliser
concrètement ces systèmes, au lieu d’en rester à des généralisa-
tions hâtives à leur sujet, on découvre leurs fonctions et leur
pouvoir sur le plan économique, mais aussi leurs limites.
Dans ce chapitre, nous allons donc :
• Décrire les processus de rétroaction de la technologie et des
marchés tels que nous les comprenons et tels que nous les
avons modélisés dans World3.
• Présenter des simulations dans lesquels nous partons de
l’hypothèse qu’il y aura toujours plus de technologies efficaces
pour venir à bout des limites.
la technologie, les marchés et le dépassement 303

• Expliquer pourquoi le dépassement et l’effondrement restent


les modes comportementaux dominants de ces simulations.
• Terminer par deux courtes études de cas, l’une sur le pétrole,
l’autre sur la pêche, qui démontrent que dans le monde actuel,
les technologies et les marchés ne sont pas garants d’une
transition en douceur vers la durabilité.

La technologie et les marchés dans le « monde réel »


Qu’est-ce, « au juste », que la technologie ? Est-ce la capacité à
résoudre n’importe quel problème, la manifestation physique de
l’inventivité de l’homme ? Est-ce l’augmentation, continue et
exponentielle, de la quantité produite en une heure de travail ou
par unité de capital, la maîtrise de la nature ? Est-ce le contrôle de
certains par d’autres à l’aide de la nature comme instrument3 ?
Les modèles mentaux humains renferment toutes ces conceptions
de la technologie, et bien d’autres encore.
Et qu’est-ce, « au juste », que le marché ? Certains diront que
ce n’est rien d’autre que le lieu où acheteurs et vendeurs se retrou-
vent pour établir des prix d’échange qui expriment la valeur
relative des marchandises. Pour d’autres, le marché libre est une
chimère des économistes. Parmi ceux qui n’ont connu que des
marchés soumis à un contrôle bureaucratique, certains diront
que le marché est une institution magique qui parvient d’une
manière ou d’une autre à fournir une abondance de biens de
consommation. Le marché, est-ce avoir le droit et le pouvoir de
posséder du capital et d’empocher les bénéfices ? Ou est-ce le
moyen le plus efficient de distribuer les produits de la société ? Ou
encore le dispositif grâce auquel certains en contrôlent d’autres à
l’aide de l’argent ?

3. Nous avons repris ces mots concernant le contrôle exercé au moyen de


l’instrument nature d’un des meilleurs essais qui aient jamais été écrits sur la
technologie : C. S. Lewis, « The Abolition of Man », in Herman Daly, Toward a
Steady-State Economy, San Francisco, Freeman Press, 1973.
304 les limites à la croissance

Selon nous, l’enchaînement des processus ci-dessous fait


partie du modèle que les individus ont le plus communément en
tête lorsqu’ils affirment que la technologie et les marchés peuvent
éliminer les limites à la croissance :
• Un problème lié aux limites survient : une ressource se raréfie
ou un polluant s’accumule.
• Le marché fait grimper le prix de cette ressource comparati-
vement aux autres ou bien l’accumulation du polluant requiert
des dépenses qui se traduisent par une augmentation du prix
des produits ou des services qui génèrent ce polluant. (Ici, il
est généralement admis que le marché a besoin de procéder à
un ajustement important afin de refléter le coût d’ « externa-
lités » comme la pollution.)
• L’augmentation du prix entraîne des réactions. Rechercher
davantage cette ressource, en produire plus ou en synthétiser
rapporte de l’argent respectivement aux géologues, aux biolo-
gistes et aux chimistes. Cela pousse les fabricants à remplacer
cette ressource par une autre, plus abondante, et à s’appuyer
davantage sur le recyclage. Cela oblige les consommateurs à
se détourner des produits qui contiennent cette ressource ou
à utiliser celle-ci de façon plus efficiente. Cela incite les ingé-
nieurs à concevoir des systèmes de contrôle de la pollution,
ou bien à trouver des endroits où séquestrer le polluant, ou
encore à inventer des procédés de fabrication qui n’émettent
pas ce polluant.
• Ces réactions, qu’on observe tant du côté de l’offre que de la
demande, se font concurrence sur le marché où l’interaction
entre acheteurs et vendeurs détermine quelles technologies et
quels modes de consommation vont résoudre le problème le
plus vite, avec le plus d’efficience et au moindre coût.
• Pour finir, le problème est « résolu ». Le système a surmonté
cette raréfaction en particulier ou réduit les dégâts causés par
ce polluant.
la technologie, les marchés et le dépassement 305

• Tout cela est possible à un coût acceptable pour la société, et


survient assez vite pour que des dégâts irrémédiables n’aient
pas eu le temps de se produire.
Ce modèle ne s’appuie pas uniquement sur la technologie ni
uniquement sur le marché ; il fait l’hypothèse d’interactions
souples et efficaces entre les deux. On a besoin que le marché
signale le problème, qu’il oriente les ressources vers ses solutions
et qu’il sélectionne et récompense la meilleure d’entre elles. On a
également besoin de la technologie pour résoudre le problème.
C’est l’ensemble qui doit fonctionner correctement. Sans les
signaux du marché, il n’y a pas d’intervention de la technologie,
et sans l’ingéniosité technique, les signaux du marché ne servent
à rien.
Il faut également noter que ce modèle prend la forme d’une
boucle de rétroaction négative : il s’agit d’un enchaînement causal
qui œuvre à inverser une évolution, à corriger un problème et à
restaurer un équilibre. La pénurie de ressources est surmontée.
La pollution est éliminée ou séquestrée. La société peut continuer
à se développer.

GRAPHIQUE 9 – Boucles de rétroaction négatives


Pénurie de ressources Accumulation de
pollution
Hausse des Solution Augmentation (–) Solution
(–)
prix technique des coûts technique

Réaffectation économique Réaffectation économique

Nous pensons que des boucles d’ajustement comme celles-ci


existent bel et bien et sont importantes. Nous les avons incluses à
de nombreux endroits dans World3, mais pas sous la forme d’une
seule et entière variable capable de faire des miracles qui s’appel-
lerait « technologie ». Les technologies sont néanmoins très pré-
sentes dans le modèle et ont de nombreux effets. L’amélioration
des soins de santé, par exemple, est automatique dans World3.
306 les limites à la croissance

Elle se produit et allonge l’espérance de vie chaque fois que le


secteur tertiaire du monde simulé peut la financer. Des techni-
ques de régulation des naissances apparaissent dans World3
lorsque le système de santé peut les prendre en charge et lorsqu’il
y a volonté de réduire la taille des familles. L’amélioration des
rendements agricoles est, elle aussi, automatique à partir du
moment où la demande de nourriture n’est pas satisfaite et où le
capital est disponible.
Lorsque des ressources non renouvelables se raréfient, l’éco-
nomie de World3 consacre davantage de capital à en découvrir
de nouvelles et à les exploiter. Nous partons du principe que le
stock initial de ressources non renouvelables peut être entière-
ment utilisé, même si à mesure que ces dernières diminuent, il
faut de plus en plus de capital pour trouver et extraire celles qui
restent. Nous partons également du principe que ces ressources
sont totalement interchangeables sans coût ni délai, c’est pour-
quoi nous les regroupons sans les distinguer.
En modifiant les chiffres du modèle, nous pouvons renforcer
ou au contraire affaiblir ces ajustements marché-technologie dont
nous faisons l’hypothèse. Lorsque nous n’intervenons pas, ces
technologies évoluent dans le monde simulé à peu près aux
mêmes stades de production industrielle par habitant que ceux
auxquels elles sont apparues dans les pays les plus industrialisés.
Dans World3, le besoin de technologies intégrées – soins de
santé, régulation des naissances, amélioration du rendement
agricole, découverte et remplacement de ressources – est signalé
avec une précision parfaite et sans délai au secteur du capital. Des
fonds sont alors immédiatement alloués tant que la production
industrielle ou celle de services est suffisante. Nous ne représen-
tons pas explicitement les prix, car ils sont pour nous un signal
intermédiaire dans un mécanisme d’ajustement qui fonctionne
instantanément et parfaitement. Nous représentons donc le méca-
nisme (« la pénurie entraîne une réponse technique ») sans l’inter-
médiaire des prix, ce qui revient à omettre bien des retards et des
imprécisions qui caractérisent les systèmes de marché « réels ».
la technologie, les marchés et le dépassement 307

Un certain nombre d’autres technologies dans World3 ne se


mettent en œuvre que lorsqu’on les active dans des scénarios-
tests. Il s’agit de l’utilisation efficiente des ressources et du recy-
clage, du contrôle de la pollution, des augmentations inhabituelles
des rendements agricoles et du contrôle de l’érosion des sols.
Lorsque nous avons conçus le modèle pour la première fois, nous
ne considérions pas que ces technologies étaient suffisamment
répandues pour avoir fait leurs preuves techniquement et pour
pouvoir être adoptées d’emblée par quiconque en avait les
moyens4. Nous les avons donc programmées pour qu’elles puis-
sent être activées en discontinu à n’importe quel moment de la
simulation qui paraîtrait adéquat à l’utilisateur. Quelqu’un pour-
rait par exemple partir de l’hypothèse que le monde entier va tout
particulièrement s’impliquer dans le recyclage en 2005 ou faire
des efforts concertés contre la pollution en 2015. Dans la version
actuelle de World3, ces technologies sont modélisées en tant que
« technologies adaptatives » et évoluent selon qu’il y a un besoin
accru en ressources ou en nourriture, ou qu’il faut faire baisser la
pollution dans le monde tel que simulé5. C’est cependant à l’uti-
lisateur de déterminer l’intensité de ces réponses technologiques.
Ces technologies « à la demande » nécessitent du capital et elles
n’entrent en jeu qu’après une période de développement et de
mise en œuvre qui est normalement fixée à 20 ans.

4. Cette hypothèse date de 1970 et, à l’époque, nous intégrions ces techno-
logies en discontinu dans l’année de simulation 1975. Lorsque nous sommes
arrivés à la vraie année 1990, certaines de ces technologies avaient commencé
à être intégrées de façon structurelle dans l’économie mondiale. Nous avons
donc procédé à des ajustements permanents des chiffres de World3 ; nous avons
ainsi considérablement réduit l’utilisation de ressources par unité de produc-
tion industrielle. Ces ajustements sont expliqués en détail dans l’annexe du
livre de Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows et Jorgen Randers, Beyond
the Limits, op. cit.
5. Nous avions déjà utilisé ce terme « technologies adaptatives » au début
des années 1970 dans le rapport technique sur Limits to Growth. Voir Dennis
L. Meadows et al., Dynamics of Growth in a Finite World, op. cit.
308 les limites à la croissance

L’un des avantages qu’offre un modèle informatique est de


permettre d’essayer différentes hypothèses, d’explorer différents
futurs. On peut ainsi prendre le Scénario 2, qui est le dernier que
nous avons présenté dans le chapitre 4 et dans lequel la croissance
était stoppée par une très forte pollution, et poser la question
suivante : que se serait-il passé si ce monde simulé avait réagi à
l’augmentation de la pollution en procédant plus tôt à de substan-
tiels investissements dans les technologies de contrôle de la pol-
lution ? Le Scénario 3, figure 6-1, répond à cette question.

Repousser les limites grâce à la technologie dans World3


Dans le Scénario 3 et dans tous les scénarios suivants de cet
ouvrage, nous continuons à partir de l’hypothèse qui nous a servi
de base pour le Scénario 2 : une plus grande quantité de ressour-
ces non renouvelables et des technologies d’extraction en constant
progrès. Concrètement, cela signifie que nous partons du prin-
cipe qu’il y a suffisamment de ressources non renouvelables en
2000 pour entretenir 150 années de consommation à un rythme
égal à celui de l’année 2000. Ces ressources sont obtenues à un coût
annuel correspondant environ à 5 % de la production industrielle.
Le Scénario 2 constitue donc une base de comparaison pour les
changements technologiques et politiques qui vont suivre.
Nous introduisons un changement à la fois – d’abord les
technologies de contrôle de la pollution, puis celles qui contri-
buent à l’amélioration du rendement agricole, etc. – non parce
que nous pensons que la planète ne va appliquer qu’une techno-
logie à la fois, mais parce que ce mode de progression permet de
mieux comprendre les réactions du modèle. C’est de cette façon
que nous procédons avec World3 : nous comprenons ainsi mieux
les effets séparés de chaque changement, puis nous essayons de
comprendre tous les effets combinés et leurs interactions.
Pour de nombreux économistes, la technologie est un exposant
d’une variante de la fonction de production de Cobb-Douglas : elle
fonctionne automatiquement, sans délai ni coût ni limite et ne
la technologie, les marchés et le dépassement 309

FIGURE 6-1 – Scénario 3 : des ressources non renouvelables plus


accessibles et des techniques de contrôle de la pollution
État de la planète
Ressources Production
industrielle

Population

Nourriture

Pollution

1900 2000 2100

Niveau de vie matériel

Biens de consommation/habitant Espérance de vie Services/habitant

Nourriture/habitant

1900 2000 2100

Bien-être et empreinte écologique des humains

Indice de bien-être humain

Empreinte écologique des humains

1900 2000 2100

Dans ce scénario, nous formulons la même hypothèse que dans le


Scénario 2, à savoir un approvisionnement abondant en ressources,
mais nous ajoutons une technologie de contrôle de la pollution de plus
en plus efficace, ce qui permet une réduction de la quantité de pollu-
tion générée par unité de production allant jusqu’à 4 % par an à partir
de 2002. Cela se traduit par un bien-être bien plus élevé pour davantage
d’individus après 2040, grâce à la baisse des effets néfastes de la pollu-
tion. Mais la production de nourriture finit par décliner, elle puise du
capital dans le secteur industriel et provoque un effondrement.
310 les limites à la croissance

produit que des résultats souhaitables. Rien d’étonnant, donc, à


ce que les économistes soient si convaincus de son potentiel à
résoudre les problèmes des humains ! Dans le « monde réel »,
cependant, la technologie n’a pas ces merveilleuses propriétés.
Les techniques que nous observons s’adressent chacune à un
problème bien particulier ; elles coûtent de l’argent et leur mise
au point prend du temps. Une fois qu’elles ont fait leurs preuves
en laboratoire, il faut encore du temps pour trouver le capital, la
main-d’œuvre, le personnel de vente et de service et mettre en
place les mécanismes de marketing et de financement qui sont
nécessaires pour que ces techniques connaissent une large diffu-
sion. Elles ont souvent des effets secondaires négatifs, qui arrivent
après coup et ne peuvent pas être anticipés. Et les meilleures
d’entre elles sont jalousement gardées par ceux qui en ont le
brevet et qui les diffusent souvent pour un coût exorbitant et
selon des accords de distribution très restrictifs.
Il n’est pas possible, et cela ne présenterait pas d’intérêt, de
représenter la technologie dans toute sa diversité dans World3.
Nous avons, à la place, représenté son processus de progression
dans le domaine de la lutte contre la pollution, de l’utilisation des
ressources et du rendement agricole à l’aide de trois paramètres
généraux communs à ces domaines : l’objectif final, le taux annuel
d’amélioration dans le meilleur laboratoire et le délai moyen entre
la disponibilité en laboratoire et l’usage généralisé sur le terrain.
Au fur et à mesure que nous décrirons les scénarios, nous vous
dirons quelles technologies ont été activées. Pour chaque simula-
tion, nous partirons de l’hypothèse que lorsque besoin il y a,
l’amélioration de la technologie en laboratoire peut atteindre les
4 % par an. Nous estimons qu’il faut en moyenne 20 ans pour
qu’un nouveau potentiel soit universellement diffusé et passe du
laboratoire au stock de capital de la production mondiale. Le
tableau 6-1 montre les conséquences de ces hypothèses en matière
d’émissions de polluants persistants dans le Scénario 3.
Supposons qu’un certain stock de capital agricole et industriel
émette en l’an 2000 1 000 unités de pollution persistante. Si la
la technologie, les marchés et le dépassement 311

TABLEAU 6-1 – Impact de la technologie sur les émissions


de polluants persistants dans World3

Année Réduction en pourcentage


2000 0%
2020 10 %
2040 8%
2060 75 %
2080 89 %
2100 95 %

Lorsque la technologie peut se développer de 4 % par an en laboratoire,


et être mise en œuvre au sein du stock de capital mondial dans un délai
de 20 ans en moyenne, il devient possible de réduire rapidement les
émissions par rapport à leur niveau normal. Ce tableau montre les
pourcentages de réduction qui peuvent être obtenus dans le Scénario
3 de World3 une fois que la population a commencé, en 2002, à réduire
la pollution au taux maximum autorisé par les progrès technologiques.

technologie s’améliore de 4 % par an et que le délai de diffusion


est en moyenne de 20 ans, ce même stock de capital ne produira
que 900 unités de pollution persistante en 2020. Ces émissions
auront diminué de moitié en 2040 et seront tombées à seulement
5 % de leur valeur de départ en 2100. On obtient les mêmes résul-
tats en matière de rendement agricole et d’efficience de l’utilisa-
tion des ressources lorsque les technologies propres à ces deux
secteurs sont activées dans World3.
Dans le Scénario 3, nous supposons que lors de l’année de
simulation 2002, et avant que le niveau de la pollution dans le
monde soit assez haut pour causer des dégâts importants sur la
santé ou les cultures, la planète décide de ramener la pollution aux
niveaux qui prévalaient au milieu des années 1970 et consacre sys-
tématiquement du capital à cette fin. Elle choisit donc une appro-
che « en fin de cycle », réduisant la pollution au point d’émission
plutôt qu’à la source. Les réductions d’émissions sont celles qui
sont présentées dans le tableau 6-1, et elles s’accompagnent d’une
augmentation des coûts d’investissement qui atteint les 20 %. En
2100, le niveau de la pollution est ramené à celui, relativement bas,
du début du xxie siècle.
312 les limites à la croissance

Dans ce scénario, la pollution continue à augmenter pendant


près de 50 ans malgré les mesures de lutte, à cause des délais de
mise en application et de la poursuite de la croissance de la pro-
duction industrielle. Mais les niveaux de pollution restent bien en
deçà du Scénario 2. Ils ne menacent à aucun moment la santé
humaine, si bien que cet « effort mondial antipollution » parvient
à prolonger d’une génération l’ère de la démographie et du bien-
être élevés. La période faste s’achève en 2080, soit 40 ans plus tard
que dans le Scénario 2, comme le montre l’indice de bien-être
humain qui chute alors brutalement. Mais la pollution s’en prend
aux cultures plus tôt au cours du siècle. Les rendements ne bais-
sent pas immédiatement, car la diminution de la fertilité des sols
est en partie compensée par une utilisation plus soutenue d’in-
trants agricoles. Ce phénomène pourrait se traduire dans le
« monde réel » par l’utilisation de chaux contre les pluies acides,
celle d’engrais pour compenser la moindre production de nutri-
ments par les micro-organismes des sols, empoisonnés par les
pesticides, et le recours à l’irrigation face à des précipitations
perturbées par le changement climatique.
La tendance à la baisse de la fertilité des sols, compensée par
l’utilisation accrue d’intrants agricoles conduit, dans le Scénario 3,
à une production de nourriture dans l’ensemble stable entre les
années de simulation 2010 et 2030. La population continue cepen-
dant de croître, si bien que la quantité de nourriture par habitant
diminue. Mais pendant plusieurs décennies, la production de
l’industrie et celle du secteur tertiaire demeurent suffisantes pour
maintenir un niveau de vie acceptable et ce, malgré les dépenses
nécessaires en capital dans l’agriculture et, par la suite, dans le
contrôle de la pollution. Durant le dernier tiers du xxie siècle, la
pollution a tellement diminué que les terres recouvrent leur fer-
tilité. Mais la pression démographique est forte et la surface de
terres arables baisse à cause de l’étalement urbain et de l’érosion.
En outre, à partir de la seconde moitié du siècle, la production
industrielle chute rapidement, car une trop grande quantité de
capital a dû être investie dans l’agriculture et la lutte contre la
la technologie, les marchés et le dépassement 313

pollution et il n’en reste donc plus assez pour compenser la dépré-


ciation. L’économie décline et l’effondrement s’installe, exacerbé
à la fin du siècle par la raréfaction croissante des ressources non
renouvelables.
La planète décrite par le Scénario 3 réduit considérablement
les niveaux de pollution et parvient à maintenir pendant long-
temps un indice de bien-être humain élevé. Mais la nourriture
finit par poser problème. On peut donc qualifier ce scénario de
« crise alimentaire ». Bien évidemment, dans la « vraie vie », des
mesures seraient prises pour maintenir la quantité d’aliments
disponibles au niveau souhaité. Que se passerait-il si la planète
utilisait sa puissance technologique pour produire davantage de
nourriture ? C’est ce que nous montre la figure 6-2 à travers le
Scénario 4.
Ici, le programme de lutte contre la pollution du Scénario 3
est à nouveau activé. Dans le même temps, la communauté inter-
nationale décide en 2002 de réagir de façon énergique face à la
stagnation de la quantité de nourriture par habitant qui dure
depuis le début des années 1990. On investit donc dans des tech-
nologies destinées à augmenter le rendement agricole. Ces nou-
velles technologies ont besoin d’en moyenne 20 ans pour être
mises en œuvre dans les exploitations du monde entier et pour
entraîner une augmentation des rendements d’au maximum 4 %
par an là où c’est nécessaire. Cet investissement dans la techno-
logie accroît les coûts de 6 % en 2040 et de 8 % en 2100. On n’enre-
gistre pas de forte hausse des rendements jusqu’en 2050, car il y
a assez de nourriture. Mais à partir de la seconde moitié du siècle,
les rendements moyens augmentent de façon spectaculaire, con­
sé­quence du caractère exponentiel des avancées technologiques
supposées.
Il en résulte une longue période de démographie soutenue et
de bien-être humain élevé autour de 2050. Les nouvelles techno-
logies agricoles contribuent à augmenter la production de nour-
riture à partir de 2050 (contrairement au Scénario 3), mais ne
résolvent pas le problème alimentaire. La détérioration de la
314 les limites à la croissance

FIGURE 6-2 – Scénario 4 : des ressources non renouvelables plus


accessibles, des techniques de contrôle de la pollution et une
amélioration des rendements agricoles
État de la planète
Ressources
Production
industrielle

Population
Nourriture

Pollution

1900 2000 2100

Niveau de vie matériel

Biens de consommation/habitant Espérance de vie

Nourriture/habitant

Services/habitant

1900 2000 2100

Bien-être et empreinte écologique des humains

Indice de bien-être humain

Empreinte écologique des humains

1900 2000 2100

Si le monde modélisé ajoute à ses techniques de contrôle de la pollu-


tion une batterie de technologies destinées à augmenter grandement
la production alimentaire par unité de terre, l’intensité agricole devenue
très élevée accélère la disparition des terres. Les agriculteurs du monde
entier essayent alors d’obtenir une production de nourriture toujours
plus grande à partir de surfaces en constante diminution, ce qui ne se
révèle pas soutenable.
la technologie, les marchés et le dépassement 315

fertilité des sols et la perte de terres arables du fait de l’érosion et


de l’expansion urbaine et industrielle finissent pas annuler les
effets positifs des nouvelles technologies sur les rendements, et la
production totale de nourriture diminue après 2070. L’intensité
agricole élevée qui caractérise ce monde simulé entraîne une
érosion extrêmement rapide, érosion qui ne se traduit pas seule-
ment par une disparition des terres, mais aussi par une perte de
nutriments, un tassement des sols, leur salinisation et d’autres
phénomènes qui réduisent leur productivité.
Disposant de moins de terres, les agriculteurs essaient d’obte-
nir un rendement plus élevé de celles qu’il leur reste. Cette inten-
sité agricole accrue entraîne davantage d’érosion encore dans une
boucle de rétroaction positive qui tire le système agricole vers le
bas. Le Scénario 4 décrit ainsi une « crise de l’érosion des sols »
qui est à son maximum après 2070, lorsque survient une chute
catastrophique des surfaces de terres arables. Cette chute ne peut
être enrayée à temps par des technologies destinées à améliorer
les rendements et la pénurie alimentaire provoque la baisse de la
population. Le secteur agricole, en plein stress, puise toujours
plus de capital et de ressources humaines dans l’économie à un
moment où le stock de ressources non renouvelables est en baisse
et nécessite lui aussi du capital. Un effondrement quasi total
survient avant 2100.
Assurément, aucune société normalement constituée ne per-
sévérerait dans une technique agricole qui augmente les rende-
ments mais détruit la terre. Il existe pourtant des exemples de ce
type de comportement dans le monde d’aujourd’hui (ainsi, les
terres perdues du fait de l’accumulation de sel dans la Vallée
centrale de Californie tandis que non loin de là, on exige des sols
toujours plus de rendement). Mais partons de l’hypothèse que les
générations futures sauront se montrer plus raisonnables et
ajoutons des techniques de protection des terres au contrôle de la
pollution et aux technologies à haut rendement. Le Scénario 5,
figure 6-3, nous montre ce qui résulte de cet ajout.
316 les limites à la croissance

FIGURE 6-3 – Scénario 5 : des ressources non renouvelables plus


accessibles, des techniques de contrôle de la pollution, une
amélioration des rendements agricoles et une protection contre
l’érosion des sols
État de la planète
Ressources Production industrielle

Population

Nourriture

Pollution

1900 2000 2100

Niveau de vie matériel


Espérance de vie

Biens de consommation/habitant

Nourriture/habitant

Services/habitant

1900 2000 2100

Bien-être et empreinte écologique des humains

Indice de bien-être humain

Empreinte écologique des humains

1900 2000 2100

Une technique de préservation des terres est à présent ajoutée aux


mesures déjà en place visant à augmenter les rendements et à réduire
la pollution. Cela entraîne un léger report de l’effondrement à la fin du
xxie siècle.
la technologie, les marchés et le dépassement 317

Ici, nous faisons l’hypothèse qu’aux technologies de réduction


de la pollution et d’augmentation des rendements vient s’ajouter
à partir de 2002 un programme de lutte contre l’érosion des sols
de la planète. Les deux premiers programmes, souvenons-nous,
nécessitent des dépenses supplémentaires en capital. Mais nous
partons de l’hypothèse que ce n’est pas le cas du troisième, car il
repose essentiellement sur des techniques agricoles plus douces
pour allonger la durée de vie productive des sols.
Il faut attendre 2050 pour que ce programme ait un impact
véritablement positif ; à cette date, les taux d’érosion baissent de
façon spectaculaire suite à l’amélioration des techniques agrico-
les. Si ce résultat permet de prolonger un peu au-delà de 2070 la
période de bien-être humain, il n’est pour autant pas soutenable.
Le Scénario 5 se termine en effet par un effondrement causé par
plusieurs crises plus ou moins simultanées : crise des ressources,
crise de la nourriture et coûts élevés. Jusqu’aux alentours de 2070,
le bien-être humain moyen reste relativement élevé, malgré des
hauts et des bas regrettables en ce qui concerne ses divers com-
posants. La nourriture est suffisante dans les grandes lignes (bien
que peu abondante durant le deuxième tiers du siècle), la pollu-
tion est tolérable (bien que plutôt élevée durant la même période),
l’économie se développe (au moins jusqu’en 2050), on constate
une plus grande offre de services et l’espérance de vie se main-
tient au-dessus de 70 ans. Mais après 2070, le coût des différentes
technologies, auquel s’ajoute l’augmentation du coût d’obtention
des ressources non renouvelables devenues de plus en plus rares
nécessitent plus de capital que l’économie ne peut en fournir. Le
résultat est un déclin assez abrupt. Le Scénario 5 peut donc être
décrit comme la somme de nombreuses crises.
On peut se demander ce qu’un pays à ce point sous pression
abandonnerait en premier comme priorité. Laisserait-il les ter-
res s’éroder, la pollution augmenter ou s’accommoderait-il de
moins de matières premières ? World3 part de l’hypothèse que les
matières et les carburants seraient largement prioritaires afin de
permettre à la production industrielle de continuer et de soutenir
318 les limites à la croissance

l’investissement dans les autres secteurs de l’économie. Ce type


d’orientation, tout comme le comportement précis du modèle une
fois que le capital d’investissement est devenu insuffisant n’ont
pas d’importance. Nous ne prétendons pas pouvoir prédire ce
que la planète ferait si elle se retrouvait dans une situation aussi
délicate, et nous ne nous préoccupons plus des simulations à
partir du moment où une variable importante entame un rapide
déclin. Ce qui est important, c’est que ce type de difficultés
puisse arriver et que les humains vont peut-être bien s’y trouver
confrontés.
Si la pénurie de ressources non renouvelables est l’épreuve
ultime qui provoque l’effondrement dans le Scénario 5, des tech-
nologies permettant de préserver les ressources et venant s’ajouter
à toutes les autres devraient apporter une aide. Voyons ce que cela
entraîne avec le Scénario 6, figure 6-4.
Nous lançons, lors de l’année de simulation 2002, un pro-
gramme de réduction des quantités de ressources non renouve-
lables nécessaires par unité de production industrielle ; cette
réduction peut aller jusqu’à 4 % par an. Nous conservons les
programmes d’amélioration du contrôle de la pollution, d’aug-
mentation des rendements agricoles et de réduction de l’érosion
des sols. Il s’agit en somme, pour le xxie siècle, d’un vaste pro-
gramme d’éco-efficience dont le coût est élevé (les coûts d’inves-
tissement se sont élevés de 20 % en 2050 et de 100 % à l’approche
de 2090), mais dont l’objectif est une importante réduction de
l’empreinte écologique des humains.
Cette puissante association de technologies permet d’éviter
l’effondrement du Scénario 5 lors du troisième tiers du xxie siècle.
Mais elle arrive un peu trop tard pour empêcher une baisse pro-
gressive du bien-être humain à la même période. La population
ne diminue pas de manière significative, mais l’espérance de vie
baisse aux alentours de 2050. Dans le même temps, la pollution,
qui a augmenté, s’attaque à la fertilité des sols et la production de
nourriture est faible ; mais ce phénomène est annulé par l’aug-
mentation des rendements agricoles et les technologies de lutte
la technologie, les marchés et le dépassement 319

FIGURE 6-4 – Scénario 6 : des ressources non renouvelables plus


accessibles, des techniques de contrôle de la pollution, une
amélioration des rendements agricoles, une protection contre
l’érosion des sols et une technologie permettant l’utilisation
efficiente des ressources
État de la planète
Ressources Production
industrielle

Population

Nourriture

Pollution

1900 2000 2100

Niveau de vie matériel

Espérance de vie
Biens de consommation/habitant

Nourriture/habitant

Services/habitant

1900 2000 2100

Bien-être et empreinte écologique des humains

Indice de bien-être humain

Empreinte écologique des humains

1900 2000 2100

Notre monde simulé dispose à présent de puissantes technologies


pour, tout à la fois, réduire la pollution, augmenter les rendements,
protéger les terres et préserver les ressources non renouvelables. Ces
technologies ont toutes un coût et ne sont totalement mises en œuvre
qu’au bout de 20 ans. Ensemble, elles rendent possible un monde assez
peuplé et prospère jusqu’à ce que la situation commence à se dégrader
du fait de leur coût.
320 les limites à la croissance

contre la pollution. Les ressources non renouvelables diminuent


plus lentement et leur coût reste bas. Au terme d’un xxie siècle
quelque peu compliqué, une population stable comptant un peu
moins de 8 milliards d’individus vit dans un monde façonné par
les technologies de pointe et peu pollué, dont l’indice de bien-être
humain est à peu près le même qu’en 2000. L’espérance de vie et
la quantité de nourriture par habitant sont plus élevées, l’offre de
services est la même, mais les biens de consommation par habi-
tant atteignent un chiffre plus bas qu’au début du siècle. La pro-
duction industrielle entame un déclin vers 2040, car les dépenses
nécessaires pour lutter contre la faim, la pollution, l’érosion et la
pénurie de ressources augmentent, ce qui réduit le capital consa-
cré à la croissance. La production de services par habitant et le
niveau de consommation matérielle commencent aussi à baisser
peu après. En fin de compte, ce monde simulé ne parvient pas à
maintenir son niveau de vie, car la technologie, les services
sociaux et les nouveaux investissements sont tous devenus trop
chers en même temps. Le monde est face à une crise des coûts.

Quelques bémols
Après avoir travaillé pendant un certain temps avec un modèle,
qu’il soit informatique ou mental, il peut être utile de prendre du
recul et de se souvenir que ce n’est pas à partir du « monde réel »
que les différentes expériences ont été menées, mais à partir d’une
représentation qui est « réaliste » par certains côtés et « irréaliste »
par d’autres. Il s’agit alors de tirer des enseignements à partir des
aspects des scénarios qui semblent « réalistes ». Il est également
important de jauger dans quelle mesure les incertitudes ou les
simplifications délibérées du modèle apportent un bémol à ses
enseignements. À l’issue de cette première série de scénarios, nous
devons donc faire une pause et mettre les choses en perspective.
Il faut se souvenir que World3 ne fait pas la distinction entre
les zones riches et les zones pauvres de la planète. Tous les signaux
d’une pénurie alimentaire, d’une pénurie de ressources et d’une
la technologie, les marchés et le dépassement 321

accumulation de pollution concernent donc le monde dans son


ensemble et suscitent des réactions qui mobilisent les facultés de
défense du monde toujours dans son ensemble. Cette simplifica-
tion rend le modèle très optimiste. Dans le « monde réel », si la
faim touche avant tout l’Afrique, si la pollution frappe essentiel-
lement l’Europe centrale, si la dégradation des sols se produit
surtout dans les pays tropicaux et si les populations qui sont les
plus touchées par les problèmes sont aussi celles qui ont le moins
de ressources économiques ou techniques pour y faire face, on
enregistrera des délais très longs avant que les problèmes ne
soient résolus. C’est pourquoi il peut arriver que le système « réel »
ne réagisse pas avec autant de détermination et de réussite que le
système dans World3.
Ce modèle, avec son marché qui fonctionne parfaitement
et ses technologies appliquées en douceur et avec succès (et
dépourvues de tout effet secondaire négatif) est là encore très
optimiste. Tout comme l’hypothèse selon laquelle les décisions
politiques sont prises instantanément et sans entraîner aucun
coût. Souvenons-nous également que World3 n’a pas de secteur
militaire consommant de l’argent et des ressources qui iraient
autrement à l’économie productive. Il n’y a pas non plus de
guerres qui font des morts, détruisent le capital et les terres
et engendrent de la pollution. Pas plus qu’il n’y a de querelles
ethniques, de grèves, de corruption, d’inondations, de tremble-
ments de terre, d’éruptions volcaniques, d’accidents nucléaires,
d’épidémie de sida ni de problèmes environnementaux auxquels
on ne s’attendait pas. Voilà pourquoi ce modèle est à bien des
égards excessivement optimiste. Il représente le « monde réel » au
maximum de ses potentialités.
D’un autre côté, certains vont trouver que les technologies
dans notre modèle sont trop limitées. Ils aimeraient les actionner
beaucoup plus vite et même ad libitum (comme dans notre Scé­
nario 0). Nos hypothèses concernant les ressources qu’on peut
découvrir, les terres qu’on peut exploiter et la pollution qu’on peut
absorber sont peut-être trop restrictives. Ou au contraire trop
322 les limites à la croissance

optimistes. Nous nous sommes en tout cas efforcés de les rendre


« réalistes » à partir des données dont nous disposions et de notre
propre évaluation des possibilités techniques.
Étant donné toutes ces approximations, il ne faut évidemment
pas étudier les courbes des différents scénarios en partant du
principe qu’elles présentent une quelconque précision quantita-
tive. Il ne faut pas accorder d’importance, selon nous, au fait que
la crise alimentaire se déclenche avant la crise des ressources dans
le Scénario 3. Cela aurait très bien pu être l’inverse. Nous ne
disons pas que la baisse de la production industrielle va intervenir
en 2040 comme dans le Scénario 6. Les chiffres dont nous dispo-
sons avec World3 (ce serait aussi le cas avec n’importe quel autre
modèle) ne sont pas assez fiables pour être interprétés de cette
façon.
Dès lors, que pouvons-nous retirer de ces exercices de modé-
lisation ?

Pourquoi la technologie et les marchés ne peuvent


à eux seuls empêcher l’effondrement
On pourrait résumer ces différents scénarios en disant que l’em-
preinte écologique de l’humain tend à s’élever au-dessus du niveau
soutenable et que ce phénomène déclenche une diminution forcée
de cette même empreinte. Normalement, cette diminution s’ac-
compagne d’une baisse du niveau de vie moyen due à un appro-
visionnement moindre en nourriture, à un moins grand nombre
de bien industriels et de services par habitant ou à une plus grande
pollution de l’environnement. La réaction humaine normale est
d’essayer de supprimer cette limite dans l’espoir que la croissance
de la population et de l’économie puisse se poursuivre.
L’un des enseignements à tirer des six simulations précédentes
est que dans un monde complexe et fini, lorsqu’on supprime ou
repousse une limite pour permettre à la croissance de continuer,
on en rencontre une autre. Et lorsque la croissance est exponen-
tielle, cette autre limite arrive étonnamment vite. Il y a en fait des
la technologie, les marchés et le dépassement 323

strates de limites. World3 n’en contient qu’un petit nombre. Le


« monde réel », lui, en contient bien plus dont la plupart sont
distinctes, ont des spécificités particulières et sont locales. Seule­
ment quelques limites, comme celles qui concernent la couche
d’ozone ou le climat de la planète, ont une portée véritablement
mondiale.
On pourrait s’attendre à ce que des zones différentes du
« monde réel », en poursuivant leur croissance, rencontrent des
limites différentes, dans un ordre différent et à des moments
différents. Nous pensons pour notre part que ces limites succes-
sives et multiples se manifesteraient partout à la fois, comme cela
se produit dans World3. Dans une économie de plus en plus
mondialisée, une société qui subit un stress à un endroit envoie
des ondes qui sont ressenties partout. De plus, la mondialisation
accroît la probabilité que les différentes zones de la planète qui
commercent activement les unes avec les autres atteignent de
nombreuses limites plus ou moins simultanément.
Les scénarios montrent également qu’il est possible de faire
baisser l’empreinte écologique des humains en développant et en
utilisant des technologies qui réduisent les flux de matière et
d’énergie requis par l’industrie et l’agriculture. Lorsque ces tech-
nologies sont mises en œuvre à grande échelle, elles permettent
aux humains d’atteindre un niveau de vie plus élevé tout en gar-
dant la même empreinte. Il s’agit là de la dématérialisation tant
vantée de l’économie mondiale moderne.
Le deuxième enseignement est que plus un pays parvient à
retarder ses limites grâce à des adaptations économiques et tech-
niques, plus il risque de se heurter à plusieurs d’entre elles à la
fois. Dans la plupart des scénarios de World3, y compris dans
beaucoup de scénarios que nous ne montrons pas ici, le système
mondial ne finit pas par être totalement à court de terres, de
nourriture ou de ressources ni par perdre totalement sa capacité
à absorber la pollution. Ce qui finit par lui manquer, c’est sa
capacité à s’en sortir.
324 les limites à la croissance

La « capacité à s’en sortir » est représentée dans World3, quoi-


que trop simplement, par la quantité de production industrielle
qui peut chaque année être investie dans la résolution de problè-
mes. Dans le « monde réel », bien d’autres éléments déterminent
la capacité à s’en sortir : le nombre d’individus ayant une forma-
tion ; leur motivation ; l’attention des politiques et leur détermi-
nation ; la capacité à accepter un risque financier ; la capacité des
institutions à développer, diffuser et assurer la maintenance de
nouvelles technologies ; les capacités de gestion ; la capacité des
médias et des responsables politiques à rester concentrés sur les
problèmes cruciaux ; le consensus parmi les électeurs sur les
grandes priorités ; la capacité des individus à regarder loin devant
pour anticiper les problèmes. Toutes ces facultés peuvent se déve-
lopper avec le temps si la société investit dans leur développe-
ment. Mais à un moment ou à un autre, elles atteignent leur
limite. Elles ne peuvent traiter qu’un certain nombre de difficul-
tés. Des problèmes – qui pourtant pourraient en théorie être
résolus individuellement – peuvent déborder « la capacité à s’en
sortir » des humains s’ils surviennent et se multiplient de façon
exponentielle.
Le temps est en fait la limite suprême dans World3, et dans le
« monde réel » aussi, selon nous. Si on lui laisse suffisamment de
temps, l’humanité peut, à nos yeux, résoudre quasiment tous les
problèmes. La croissance, surtout lorsqu’elle est exponentielle, est
terriblement insidieuse, car elle réduit le temps de l’action effi-
cace. Elle ne fait que stresser encore un système, de plus en plus
vite, jusqu’à ce que les mécanismes, qui avaient fait leurs preuves
lorsque le rythme était moins soutenu, se dérèglent.
Il y a trois autres raisons qui expliquent que la technologie et
les mécanismes du marché, qui en temps normal fonctionnent
bien, ne puissent pas résoudre les problèmes générés par une
société qui avance vers un réseau de limites à un rythme expo-
nentiel. Elles ont trait aux objectifs, aux coûts et aux délais. La
première raison est que les marchés et les technologies ne sont
que des outils au service des objectifs, de l’éthique et de l’horizon
la technologie, les marchés et le dépassement 325

temporel de la société dans son ensemble. Si les objectifs implici-


tes d’une société sont d’exploiter la nature, d’enrichir les élites et
de faire fi du long terme, alors cette société développera des
technologies et des marchés qui détruiront l’environnement,
creuseront le fossé entre les riches et les pauvres et privilégieront
les gains à court terme. En résumé, cette société va développer
des technologies et des marchés qui vont précipiter son effondre-
ment au lieu de l’éviter.
La deuxième raison de la vulnérabilité de la technologie est
que les mécanismes d’ajustement ont un coût. Le coût de la tech-
nologie et des marchés dépend des ressources, de l’énergie, de
l’argent, de la main-d’œuvre et du capital. Ces coûts ont tendance
à augmenter de façon non linéaire à mesure qu’on approche des
limites. Ce phénomène explique lui aussi le comportement par-
fois surprenant d’un système.
Nous avons déjà montré grâce aux figures 3-19 et 4-7 com-
ment les déchets produits et l’énergie nécessaire pour extraire des
ressources non renouvelables augmentent de façon spectaculaire
à mesure que le minerai s’appauvrit. La figure 6-5 montre l’ascen-
sion fulgurante d’une autre courbe : celle des coûts marginaux
par tonne lorsqu’on s’attaque aux émissions d’oxyde d’azote. Il est
relativement peu coûteux de réduire de près de 50 % les émis-
sions. Le coût augmente mais reste raisonnable quand on passe à
près de 80 % et ensuite, on atteint une limite, un seuil au-delà
duquel les coûts augmentent considérablement.
De futures avancées techniques permettront sans doute de
repousser la verticalité de la courbe vers la droite et de rendre
abordable un traitement plus complet. Une technologie diffé-
rente, éliminant entièrement les fumées, donnerait peut-être
naissance à de nouvelles émissions qui renverraient à une nou-
velle courbe des coûts de dépollution. Quoi qu’il en soit, ces
courbes auront toujours plus ou moins la même forme, car il
existe des raisons physiques incontournables qui expliquent que
ces coûts de dépollution grimpent en flèche lorsqu’on cherche une
réduction de 100 %, c’est-à-dire lorsqu’on veut atteindre zéro
326 les limites à la croissance

FiGURE 6-5 – Le coût non linéaire de la dépollution


30 000
Coûts marginaux (euros/tonne)

25 000

20 000

15 000
Ex-URSS
10 000

5 000
OCDE Europe

0
0% 20 % 40 % 60 % 80 % 100 %
Réduction par rapport au point zéro (%)

On peut supprimer des émissions une quantité importante d’oxyde


d’azote (NOx), un polluant atmosphérique, pour un coût peu élevé, mais
à partir d’un certain taux, les coûts de dépollution montent en flèche.
Cette courbe des coûts marginaux de dépollution du NOx, en euros par
tonne, est réalisée d’après les chiffres des pays d’Europe membres de
l’OCDE et les chiffres de l’ex-URSS. (Source : J. R. Alcamo et al.)

émission. Le nombre grandissant de cheminées et de tuyaux


d’échappement nous garantissent que les humains feront l’expé-
rience de ces coûts élevés. On peut se permettre financièrement
de diviser par deux la quantité de polluants par voiture, mais si
le nombre de véhicules double, la quantité de polluants par voi-
ture devra à nouveau être divisée par deux simplement pour
conserver la même qualité de l’air. Deux doublements du nombre
de voitures nécessitent une diminution de 75 % de la pollution et
à trois doublements, c’est 87,5 % de la pollution qu’il faut éliminer.
C’est pourquoi à partir d’un certain moment, on ne peut plus
dire que la croissance va permettre à l’économie d’être assez riche
pour financer la dépollution. La croissance entraîne en réalité
l’économie dans une augmentation non linéaire des coûts jus­
qu’au moment où toute dépollution supplémentaire ne peut plus
la technologie, les marchés et le dépassement 327

être financée. Arrivée à ce stade, une société raisonnable stoppe-


rait l’expansion de son activité puisque la poursuite de la crois-
sance n’améliore plus le bien-être de ses citoyens.
La troisième raison pour laquelle la technologie et les marchés
ne peuvent résoudre ces problèmes automatiquement tient au fait
qu’ils fonctionnent au moyen de boucles de rétroaction avec
distorsion de l’information et retards. Les temps de réaction des
marchés et de la technologie peuvent être bien plus longs que ce
que suggèrent les théories économiques ou les modèles mentaux.
Et les boucles de rétroaction technologie-marché sont elles-
mêmes sources de dépassement, d’oscillations et d’instabilité.
Cette dernière s’est notamment manifestée – et le monde entier
a été touché – à travers la fluctuation des prix du pétrole qui a
duré plusieurs dizaines d’années à partir de 1973.

Un exemple d’imperfection du marché :


le turbulent marché du pétrole
Il existe de nombreuses raisons au choc pétrolier de 1973, mais la
principale reste la pénurie mondiale de capital de production
(puits de pétrole) par rapport au capital de consommation (véhi-
cules, fours industriels et autres équipements fonctionnant à
partir de la combustion du pétrole). Pendant les années 1970, les
puits de pétrole du monde entier ont travaillé à plus de 90 % de
leur capacité. C’est pourquoi l’agitation politique qui, au Moyen-
Orient, a entraîné la fermeture d’une toute petite fraction des
puits de pétrole de la planète n’a pas pu être compensée par une
augmentation de la production ailleurs. Cela a donné aux pays de
l’OPEP l’occasion d’augmenter les prix, occasion qu’ils n’ont pas
laissé passer.
Cette hausse des prix, ainsi que celle qui s’est produite pour
les mêmes raisons en 1979 (voir figure 6-6), a entraîné des réac-
tions économiques et techniques en cascade. Sur le front de l’offre,
on a foré davantage de puits et augmenté la capacité de pompage
en dehors de la zone de l’OPEP. Certains gisements marginaux
328 les limites à la croissance

FIGURE 6-6 – Utilisation de la capacité de production de pétrole


de l’OPEP et cours mondiaux du brut
100 60

Utilisation
80 de la capacité
de production

Dollars 1996 par baril


de l’OPEP
40
Pourcentage

(échelle de gauche)
60

40
20

Cours mondiaux
20
du pétrole brut (échelle de droite)

0 0
1960 1970 1980 1990 2000 2010

La capacité de production de l’OPEP était pour l’essentiel mobilisée


dans les années 1970, si bien que de petites interruptions d’approvision-
nement ont entraîné des variations soudaines et extrêmes des prix. Ces
oscillations se sont produites sur plus de 10 ans, provoquant dans le
monde entier des remous économiques à la hausse comme à la baisse.
(Source : EIA/DoE)

sont soudain devenus intéressants et ont donc été mis en produc-


tion. Mais il a fallu du temps pour trouver des gisements, et
ensuite construire et ouvrir des installations de production de
pétrole, qu’il s’agisse de puits, de raffineries ou de pétroliers.
Pendant ce temps, les consommateurs ont réagi à la hausse
des prix en économisant. Les constructeurs automobiles ont
produit des voitures plus efficientes, les particuliers ont isolé leur
maison et les compagnies d’électricité ont arrêté leurs centrales
électriques à pétrole et investi dans des installations au charbon
ou nucléaires. Les États ont encouragé différentes formes d’éco-
nomies d’énergie et favorisé le développement d’alternatives
énergétiques. Là encore, le processus a pris des années et il s’est
traduit par des modifications à long terme du stock mondial de
capital.
Les partisans de l’économie de marché ont tendance à penser
que ce dernier réagit toujours rapidement, mais sur le marché
la technologie, les marchés et le dépassement 329

mondial du pétrole, il aura fallu près de 10 ans pour que les diver-
ses réactions aboutissent finalement à un rééquilibrage de l’offre
et de la demande au niveau de consommation le plus faible en
raison du prix très élevé du pétrole. En 1983, la consommation
mondiale de pétrole avait chuté de 12 % par rapport au pic qu’elle
avait connu en 19796. Mais le capital de production restait trop
élevé et l’OPEP a dû à nouveau abaisser sa capacité de pompage
à 50 % ou presque de ce qu’elle était. Les cours mondiaux ont
lentement baissé, puis ils se sont effondrés en 1985 et ont continué
à descendre (en dollars réels) jusqu’à la fin des années 1990.
De la même façon que les prix étaient montés trop haut, ils se
sont alors trop effondrés. Et tandis que les raffineries fermaient
et que les régions productrices de pétrole étaient frappées par la
dépression, on a abandonné peu à peu les économies d’énergies.
Les conceptions de véhicules efficients ont été mises aux oubliet-
tes et les investissements dans les sources alternatives se sont
taris. Pour finir, ces mécanismes d’ajustement se sont renforcés,
réunissant les conditions d’un nouveau déséquilibre et d’une
nouvelle hausse des prix ; c’est ce qui s’est traduit par des prix
relativement élevés durant les premières années du xxie siècle.
Ces montagnes russes ont été la conséquence du temps de
réaction incompressible du marché pétrolier. Elles ont entraîné à
l’échelle internationale de très importants changements dans la
répartition de la richesse, créant des dettes et des excédents
considérables, des hausses et des baisses extrêmes et des défaillan-
ces bancaires, résultats de tentatives d’ajustement entre le capital
de production et le capital de consommation du pétrole. Aucune
de ces oscillations n’était liée à la quantité de pétrole présent sous
terre (qui diminuait de façon régulière) ni aux répercussions sur
l’environnement des forages, du transport, du raffinage et de la
combustion du pétrole. Le signal émis à travers les cours du
marché a essentiellement fourni des informations sur la pénurie
ou le surplus relatifs de pétrole disponible.

6. Lester Brown et al., Vital Signs 2000, op. cit.


330 les limites à la croissance

De nombreuses raisons expliquent que les signaux du marché


pétrolier n’aient pas encore informé utilement le monde sur les
limites physiques en passe d’être atteintes. Les autorités publiques
des pays producteurs interviennent en effet pour faire monter les
prix ; elles sont tentées de mentir au sujet de leurs réserves, c’est-
à-dire de les gonfler afin d’être éligibles à des quotas de produc-
tion plus élevés. De leur côté, les autorités publiques des pays
consommateurs s’efforcent d’empêcher les prix de grimper. Elles
peuvent pour cela mentir sur leurs réserves et les gonfler elles
aussi afin de réduire le pouvoir politique des producteurs indé-
pendants. Quant aux spéculateurs, ils peuvent amplifier la valse
des prix. Les quantités de pétrole en surface prêtes à être utilisées
exercent une bien plus grande influence sur les prix que celles qui,
sous nos pieds, constituent les ressources futures. Le marché est
sourd à toute idée de long terme et n’a que faire des sources et des
exutoires ultimes jusqu’à ce qu’ils soient quasiment épuisés et
qu’il soit trop tard pour appliquer des solutions satisfaisantes.
Les signaux économiques et les réponses technologiques peu­
vent ainsi susciter de violentes réactions, comme le montre l’évo-
lution du prix du pétrole, mais ils sont tellement déconnectés du
système terrestre qui leur permettrait de donner à tous les pays
des informations utiles sur les limites physiques.
Pour finir, nous aimerions revenir sur les objectifs au ser-
vice desquels œuvrent la technologie et les marchés. Ceux-ci ne
sont que des outils. Ils ne sont pas dotés de plus de sagesse, de
prévoyance, de modération ou de compassion intrinsèques que
les bureaucrates qui les ont créés. Le résultat qu’ils induisent
dans le monde dépend des personnes qui s’en servent et des fins
auxquelles elles s’en servent. S’ils sont utilisés pour des objectifs
insignifiants, pour créer des inégalités ou pour perpétrer la vio-
lence, c’est ce qu’ils produiront. Si on attend d’eux qu’ils rendent
possible l’impossible, comme l’expansion physique constante
sur une planète finie, leur usage se soldera par un échec. En
revanche, si on fait appel à eux pour servir des buts réalistes et
soutenables, ils contribueront à l’avènement d’une société dura-
la technologie, les marchés et le dépassement 331

ble. Nous expliquerons dans le prochain chapitre comment cela


peut se produire.
La technologie et les marchés peuvent apporter une aide
précieuse s’ils sont régulés et exploités en vue du bien commun à
long terme. Lorsque la planète a décidé de se passer des CFC, la
technologie a rendu cette évolution possible sur plusieurs décen-
nies. Nous ne pensons pas qu’il soit envisageable de créer un
monde de sobriété, d’équité et de durabilité sans la créativité
technique, l’esprit d’entreprise et un marché relativement libre.
Mais nous ne pensons pas non plus que cela soit suffisant. Il
faudra que l’humain exploite certaines de ses autres aptitudes
pour créer un monde soutenable, car en l’absence de celles-ci, le
progrès technologique et les marchés peuvent se liguer pour
contrer la durabilité et accélérer la disparition de ressources
importantes. C’est exactement ce qui s’est produit avec les pêche-
ries de la planète.

La technologie, les marchés et la destruction des pêcheries


Je me souviens que j’attrapais 2 300 kg de poisson avec 8 filets.
Aujourd’hui, il faut jusqu’à 80 filets. À l’époque, une morue au
printemps pesait en moyenne entre 11 et 18 kg. Aujourd’hui, elles ne
pèsent plus que 2 à 4 kg.
– Un pêcheur de la zone de pêche
de Georges Bank, 1988
Vous voulez des informations sur la morue ? Je vais vous dire : il n’y
en a plus.
– Dave Molloy, pêcheur canadien, 1997

L’histoire récente de la pêche dans le monde illustre bien à quel


point la technologie et les marchés réagissent parfois de façon
inappropriée lorsqu’on approche des limites. Dans le cas de
la pêche mondiale, on s’est retrouvé en présence du cocktail
« normal », composé de déni des limites, d’efforts croissants pour
conserver le volume de capture traditionnel, d’expulsion des
pêcheurs étrangers, de subventions attribuées aux pêcheurs locaux
332 les limites à la croissance

et, pour finir, de mise en place hésitante d’une réglementation.


Dans certains cas, comme dans celui de la pêche à la morue sur
la côte est du Canada, à laquelle font référence les citations ci-
dessus, l’intervention de la société s’est produite trop tard pour
préserver les ressources.
La réglementation de la pêche concerne petit à petit la majeure
partie des grandes pêcheries. L’ère des « océans en libre accès »
touche certainement à sa fin. Les limites ne font plus de doutes,
et constituent aujourd’hui un aspect essentiel de la pêche dans le
monde. Conséquence de la pénurie de ressources et de la régle-
mentation, les captures mondiales de poisson sauvage ont cessé
d’augmenter. Dans les années 1990, l’ensemble des captures
mondiales de poisson de mer à des fins commerciales avoisinait
les 80 millions de tonnes par an7 (figure 6-7). Nous ne saurons
que dans un grand nombre d’années si ce palier est soutenable ou
s’il annonce le début d’un effondrement. Vers 1990, l’Organisa-
tion des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO)
a estimé que les eaux de la planète ne pouvaient pas supporter une
pêche commerciale dépassant les 100 millions de tonnes par an
de ressources conventionnelles, un chiffre légèrement au-dessus
du niveau constaté dans les années 1990.
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’aquaculture ait connu un
rapide essor à la même époque et qu’elle produise aujourd’hui
près de 40 millions de tonnes de poisson par an contre 13 en 1990.
Un tiers du poisson consommé dans le monde vient à présent de
l’aquaculture. N’est-ce pas là une belle réaction de la part du
marché et de la technologie ? Cet essor de l’aquaculture n’est-il
pas l’illustration de la faculté de la technologie et des marchés à
résoudre les problèmes ? Pas vraiment, et pour trois raisons. La
production de poisson représentait auparavant une source de
nourriture ; elle est en train de devenir un exutoire. Le poisson et
les autres espèces aquatiques nourrissaient auparavant les popu-
lations pauvres ; ils nourrissent aujourd’hui de plus en plus les

7. Ibid.
la technologie, les marchés et le dépassement 333

FIGURE 6-7 – Captures mondiales de poisson sauvage


80

70
Millions de tonnes par an

60

50

40

30

20

10

0
1960 1970 1980 1990 2000 2010

L’ensemble des captures mondiales de poisson sauvage a augmenté


de façon spectaculaire entre 1960 et 1990. Mais cette hausse a cessé
durant les 10 dernières années du xxe siècle. (Source : FAO)

riches. Les bancs de poissons sont neutres pour l’environnement ;


les exploitations piscicoles sont catastrophiques.
Tout d’abord, les lieux de pêche en haute mer sont une vérita-
ble source de nourriture pour l’humanité, car ils permettent la
transformation de simples plantes en une chair délicieuse. Les
élevages de poissons, eux, ne représentent par une source nette
de nourriture ; ils ne font que convertir une forme de nourriture
en une autre avec les inévitables pertes qui accompagnent chaque
stade du processus. Les poissons d’élevage sont généralement
nourris avec des céréales ou des farines de poisson. Deuxième­
ment, le poisson était auparavant une importante source de
nourriture pour les populations pauvres, une source locale peu
ou pas coûteuse. Les communautés pouvaient se rassembler et,
au moyen d’outils simples, se procurer la nourriture dont elles
avaient besoin. Les élevages de poissons, en revanche, sont desti-
nés aux marchés où les profits sont les plus élevés. Le saumon et
les crevettes d’élevage finissent dans les assiettes des populations
riches et ne nourrissent plus les pauvres. Et la situation est rendue
plus problématique encore par la destruction des ressources
halieutiques côtières. De nombreux stocks locaux ont en effet
334 les limites à la croissance

disparu et les consommateurs situés loin de ces réserves font


grimper les prix des stocks restants. Résultat : les pauvres ont
moins de poisson à leur disposition. Enfin, l’élevage du poisson,
des crevettes et d’autres espèces aquatiques produit d’importants
dégâts sur l’environnement. À cause de cette activité, certaines
espèces cultivées s’échappent dans la nature, les mers recueillent
des déchets alimentaires et des antibiotiques, les virus se répan-
dent et les zones humides côtières sont détruites. Et ces effets
dévastateurs ne sont pas le fruit du hasard. Ils résultent du fonc-
tionnement du marché : ce ne sont que des « externalités » qui
n’affectent en rien les prix et les profits des principaux marchés
halieutiques.
En 2002, selon la FAO, environ 75 % des pêcheries océaniques
mondiales étaient en pleine exploitation ou en surexploitation8.
Dans 9 des 19 zones de pêche mondiales, les captures dépassaient
le seuil le plus bas des rendements considérés comme soutenables.
Plusieurs événements d’envergure illustrent le stress considé-
rable qui pèse sur les pêches de la planète. En 1992, le gouverne-
ment canadien a fermé toutes ses zones de pêche situées sur la
côte est, y compris les pêcheries de morue. Elles étaient toujours
fermées en 2003, car les stocks n’étaient pas suffisamment recons-
titués. En 1994, la pêche au saumon au large de la côte ouest des
États-Unis a été drastiquement limité9. En 2002, quatre pays
bordant la mer Caspienne sont tombés d’accord pour mettre en
place un dispositif de protection de l’esturgeon, qui donne le
célèbre caviar, après que les captures annuelles sont passées de
22 000 tonnes dans les années 1970 à seulement 1 000 tonnes à la
fin des années 199010. Les populations de thons rouges, qui vivent
normalement 30 ans et atteignent les 700 kg, ont baissé de 94 %
entre 1970 et 1990. Quant au nombre total de captures dans les

8. FAO, « La situation mondiale des pêches et de l’aquaculture 2002 »,


<www.fao.org/docrep/005/y7300f/y7300f00.htm>.
9. Lester Brown, Éco-Économie, op. cit.
10. Fiches d’informations du WWF « Endangered Seas Campaign », 2003.
la technologie, les marchés et le dépassement 335

eaux norvégiennes, il n’est maintenu que parce que les poissons


les plus prisés, qui ont disparu, sont remplacés par des espèces
moins courues.
D’un autre côté, un moratoire de 10 ans sur la pêche a permis
aux stocks de hareng et de morue de se reconstituer dans les eaux
norvégiennes, prouvant qu’il est possible d’inverser une tendance
négative par des politiques publiques. Cela s’avère cependant plus
difficile pour l’Union européenne qui essaie de réduire la capacité
de sa flotte de pêche. Celle-ci déserte de plus en plus les eaux
européennes pour celles de pays en développement relativement
pauvres, privant les populations locales d’emplois précieux et
d’une source de protéines. En résumé, cela fait peu de doute : les
pêches mondiales se heurtent violemment aux limites planétaires.
Et tandis que l’industrie mondiale de la pêche profitait de
marchés assez libres et dynamiques jusqu’en 1990, elle jouissait
en plus d’avancées technologiques considérables. Les processus
de réfrigération permettent en effet aux bateaux de rester à proxi-
mité de zones de pêche éloignées plutôt que de devoir rentrer
quotidiennement avec la prise d’une seule journée. La localisation
par radar, par sonar ou par satellite amène la flotte jusqu’aux
stocks de poisson avec une efficience accrue. Les filets dérivants
de 45 km de long permettent de pratiquer une pêche économique
et à grande échelle, même par grands fonds. La conséquence de
tout cela est que les prises d’un nombre croissant de pêcheries
dépassent les limites soutenables. Au lieu de protéger les stocks
ou de permettre de les reconstituer, la technologie employée a
donc au contraire pour but d’attraper jusqu’au dernier poisson
(figure 6-8).
Bien que la plupart des individus comprennent de façon
intuitive que tout cela mène à une surexploitation des stocks de
poisson, le marché n’envoie pas de signal correctif pour empêcher
les différents acteurs de surexploiter une ressource aussi répandue
que des poissons de mer. Il fait même l’inverse puisqu’il s’em-
presse de récompenser ceux qui arrivent les premiers et réalisent
336 les limites à la croissance

FIGURE 6-8 – Baisse de la population de thons rouges


Nombre d’individus âgés de 8 ans et plus
200 000

100 000

0
1970 1980 1990 2000

La population de thons rouges sexuellement matures (plus de 8 ans)


dans l’Atlantique ouest a baissé de 80 % durant les 30 dernières années.
Mais comme leur chair est très prisée, la pêche continue. (Source : ICCAT)

le plus de captures11. Si le marché avertit d’une pénurie en aug-


mentant le prix du poisson, les plus riches seront prêts à payer ce
tarif. À Tokyo, au début des années 1990, le thon rouge avait ainsi
atteint 100 dollars la livre sur le marché des sushis12. Et à
Stockholm, en 2002, la morue, le principal aliment des popula-
tions pauvres autrefois, a atteint la somme astronomique de 80
dollars la livre13. Ces cours élevés encouragent malheureusement
les producteurs à redoubler d’efforts, alors que les ressources
halieutiques continuent à diminuer. Mais ces cours élevés ralen-
tissent la hausse de la demande et le poisson n’est plus acheté que
par ceux qui peuvent se le permettre, et qui ne sont pas, hélas,
ceux qui en ont le plus besoin.
Les acteurs du marché qui s’acharnent à exterminer les res-
sources sont très lucides. Ce qu’ils font est parfaitement sensé, vu
les avantages et les inconvénients inhérents à leur position au sein

11. On trouvera une analyse classique de ce phénomène dans Garrett


Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, vol. 162, no 3859, 13 décembre
1968.
12. Audubon (septembre-octobre 1991).
13. Dagens Næringsliv (journal économique norvégien), Oslo, 9 décembre
2002.
la technologie, les marchés et le dépassement 337

du système. Ce ne sont pas les individus qui sont fautifs, c’est le


système. Car, lorsqu’un marché non réglementé gère une res-
source commune dont le rythme de régénération est lent, cela
conduit inévitablement au dépassement et à la destruction des
biens communs.
On s’imagine que l’industrie baleinière se soucie de la disparition
des baleines, mais il faut en fait la considérer comme une vaste
entreprise où l’argent coule à flots et qui tente de faire le maximum
de profits. Si elle peut faire 15 % de profits en exterminant toutes les
baleines en 10 ans, alors qu’elle n’en ferait que 10 % en pratiquant
une exploitation soutenable, elle choisira d’exterminer ces animaux
en 10 ans. Après quoi elle investira dans l’extermination d’une autre
ressource14.
Seules certaines limitations imposées par les politiques peu-
vent permettre de protéger une ressource, mais elles ne sont pas
faciles à mettre en place. Les réglementations ne marchent pas
non plus à chaque fois. De récentes études montrent également
qu’il y a souvent surexploitation lorsque la ressource renouvelable
est entièrement détenue par des intérêts privés et qu’il ne peut
donc être question de « tragédie des biens communs »15. Le dépas-
sement est tout simplement lié au fait que les informations sur la
ressource – estimation du stock, volume des captures, taux de
croissance – ne sont pas sûres, arrivent brouillées et ne sont pas
adaptées aux règles de décision classiques en matière de gestion.
Cela se traduit le plus souvent par un surinvestissement dans le
capital d’exploitation et par une surexploitation de la ressource.
Les marchés et la technologie ont conduit la pêche maritime
mondiale au bord du gouffre. Ce n’est donc pas en continuant
comme cela que l’on va restaurer les ressources halieutiques. On

14. Un journaliste japonais à Paul Ehrlich in R. J. Hoage (dir.), Animal


Extinctions : What Everyone Should Know, Washington, DC, Smithsonian
Institution Press, 1985.
15. Erling Moxness, « Not Only the Tragedy of the Commons : Misper­
ceptions of Feedback and Policies for Sustainable Development », System
Dynamics Review, vol. 16, no 4, hiver 2000.
338 les limites à la croissance

constate donc que lorsqu’ils sont utilisés en dehors de toute


notion de limites, les marchés et la technologie ne peuvent engen-
drer que le dépassement. En revanche, moyennant certains freins
et certaines institutions régulatrices, ils ont le potentiel pour
fournir à l’industrie mondiale de la pêche des ressources abon-
dantes pendant de nombreuses générations.

En résumé
La croissance exponentielle de la population, du capital, de la
consommation de ressources et de la pollution est à l’œuvre sur
notre planète. Elle est propulsée par les tentatives des humains
pour résoudre les problèmes qui les assaillent, depuis le chômage
et la pauvreté jusqu’au besoin de statut social, de pouvoir et
d’estime de soi.
La croissance exponentielle peut très vite dépasser n’importe
quelle limite. Ce faisant, elle se heurte très rapidement à une autre
limite.
Étant donné le temps que les limites mettent pour envoyer des
signaux, le système économique mondial est susceptible de
dépasser son niveau soutenable. De fait : le dépassement est déjà
de mise pour un grand nombre de sources et d’exutoires impor-
tants de l’économie mondiale.
La technologie et les marchés ne fonctionnent qu’à partir
d’informations imparfaites et mettent du temps à réagir. Ils
peuvent en cela renforcer la tendance de l’économie à dépasser
les limites.
La technologie et les marchés sont le plus souvent au service
des segments les plus puissants de la société. Si l’objectif premier
est la croissance, ils produiront de la croissance aussi longtemps
qu’ils le pourront. Si les objectifs premiers étaient l’équité et la
durabilité, ils agiraient dans ce sens.
Une fois que la population et l’économie ont dépassé les limi-
tes physiques de la planète, il n’y a que deux moyens de faire
marche arrière : par un effondrement involontaire dû à l’escalade
la technologie, les marchés et le dépassement 339

des pénuries et des crises, ou par une réduction contrôlée de


l’empreinte écologique, fruit d’une démarche sociétale délibérée.
Dans le chapitre suivant, nous allons examiner ce qui se
produit lorsque les améliorations techniques sont associées à des
choix sociétaux afin de limiter la croissance.
chapitre 7

Transitions vers un système soutenable

Dans un état stationnaire, nous exigerions moins de res-


sources de l’environnement, mais plus de notre intellect.
– Herman Daly, 1971

L es humains peuvent réagir de trois façons aux signaux


indiquant que l’utilisation des ressources et les émissions de
pollution ont dépassé les limites durables. L’une d’elles consiste à
nier les signaux, à les travestir ou à les brouiller. Cette réaction
peut prendre de nombreuses formes. Certains affirment qu’il n’y
a pas lieu de s’inquiéter des limites et que le marché et la techno-
logie sont là pour résoudre tous les problèmes. D’autres disent
qu’il ne faut pas tenter de lutter contre le dépassement tant qu’un
grand nombre d’études supplémentaire n’ont pas été menées.
Certains, enfin, essaient de faire peser le coût du dépassement sur
des individus éloignés dans l’espace ou dans le temps. Voici ce
qu’ils peuvent alors faire :
• Construire des cheminées plus hautes pour que la pollution
s’envole plus loin où d’autres vont la respirer.
• Expédier les produits chimiques toxiques et les déchets nucléai-
res dans de lointaines décharges.
• Surexploiter les ressources halieutiques ou forestières en invo-
quant la nécessité de préserver les emplois ou de rembourser
transitions vers un système soutenable 341

des dettes, ce qui revient à épuiser des stocks naturels dont


les emplois et le remboursement des dettes, précisément,
dépendent.
• Subventionner les industries extractives qui périclitent du fait
de la raréfaction des matières premières.
• Chercher de nouvelles ressources tout en utilisant celles qui
ont été découvertes de manière non efficiente.
• Compenser la baisse de la fertilité des sols en utilisant tou-
jours plus d’engrais.
• Maintenir des prix bas au moyen de décrets ou de subventions
pour qu’ils n’augmentent pas à la suite d’une pénurie de res-
sources.
• Avoir recours ou menacer d’avoir recours à la force militaire
pour garantir l’utilisation de ressources qui sont trop chères
à l’achat.
Loin de résoudre les problèmes dus à une empreinte écologi-
que trop élevée, ces mesures ne feront en fait que les aggraver.
La deuxième façon de réagir consiste à atténuer la pression
exercée par les limites au moyen de procédés techniques ou éco-
nomiques ; il est ainsi possible de :
• Réduire la quantité de pollution générée par kilomètre par-
couru ou par kilowatt d’électricité produite.
• Utiliser les ressources de manière plus efficiente, les recycler
ou remplacer les ressources non renouvelables par des res-
sources renouvelables.
• Remplacer les fonctions que la nature assurait, comme le
traitement des eaux usées, le contrôle des inondations ou la
fertilisation des sols, par de l’énergie, du capital humain ou
du travail.
Ces mesures s’imposent de toute urgence. Nombre d’entre
elles permettront une meilleure éco-efficience et atténueront
temporairement les pressions, nous faisant gagner un temps
précieux. Mais elles n’élimineront pas pour autant les causes de
342 les limites à la croissance

ces pressions. Ainsi, si on réduit la pollution par kilomètre par-


couru mais que les individus conduisent davantage, ou qu’on
accroît la capacité de traitement des eaux usées mais que ces
dernières augmentent de volume, on aura remis les problèmes à
plus tard, mais on ne les aura pas résolus.
La troisième façon de réagir suppose de s’attaquer aux causes
sous-jacentes, de prendre du recul et d’admettre que le système
socioéconomique des humains, tel qu’il est actuellement structuré,
n’est pas gérable, a dépassé ses limites et se dirige vers un effondre-
ment. Il faut donc chercher à changer la structure du système.
L’expression changer la structure est souvent connotée de
façon négative. Elle a été employée par certains révolutionnaires
pour signifier qu’ils voulaient renverser les personnes au pouvoir,
y compris, parfois, en utilisant les armes. Certains s’imaginent
que changer la structure signifie changer les structures physiques,
c’est-à-dire faire tomber les anciens bâtiments et en construire de
nouveaux à la place. Ou bien on peut imaginer que cela signifie
changer la structure du pouvoir, la hiérarchie, le processus d’exé-
cution des ordres. Dans ces conditions, changer la structure
semble difficile, dangereux et risqué pour ceux qui détiennent le
pouvoir économique ou politique.
Dans le langage des systèmes, cependant, changer la structure
n’a rien à voir avec le fait de renverser des personnes au pouvoir,
de tout démolir ou de mettre à bas la bureaucratie. Car accomplir
ces actions sans opérer de véritable changement dans la structure
n’apporterait rien : des personnes différentes consacreraient autant
voire davantage de temps et d’argent à poursuivre les mêmes
objectifs dans de nouveaux bâtiments et au sein de nouvelles
organisations, pour produire les mêmes résultats qu’avant.
En analyse des systèmes, changer une structure signifie chan-
ger la structure en boucle de rétroaction, les liens relatifs à l’infor-
mation dans un système : le contenu et l’échéance des données
avec lesquelles les acteurs du système doivent travailler et les
idées, les objectifs, les stimulations, les coûts et les rétroactions
qui motivent ou au contraire entravent un comportement. On
transitions vers un système soutenable 343

peut prendre les mêmes personnes, les mêmes organisations et


les mêmes structures physiques et obtenir d’elles un comporte-
ment totalement différent si les acteurs du système y voient un
intérêt et si on leur laisse la liberté de changer, voire qu’on les y
incite. Un système doté d’une nouvelle structure de l’information
peut finir par changer lui aussi ses propres structures sociales et
physiques. Il peut développer de nouvelles lois, de nouvelles
organisations, de nouvelles technologies, enrichir les individus
de nouvelles compétences, concevoir de nouvelles machines ou
de nouveaux bâtiments. Pareille transformation n’a pas besoin
d’être dirigée de façon centralisée ; elle peut être non planifiée,
naturelle, évolutive, dynamisante et joyeuse.
De nouvelles structures engendrent automatiquement des
changements dans tous les domaines. Nul besoin de sacrifice ni
de coercition, mis à part, peut-être, pour empêcher ceux qui y ont
intérêt de faire fi des informations importantes, de les déformer
ou d’en limiter le flux. Les humains ont assisté à plusieurs trans-
formations structurelles au cours de leur histoire. Les révolutions
agricole et industrielle en sont les meilleures illustrations. Toutes
deux ont eu pour point de départ de nouvelles idées sur la façon
de planter les cultures, d’exploiter l’énergie et d’organiser le tra-
vail. Et comme nous allons le voir dans le chapitre suivant, c’est
même la réussite de ces transformations passées qui a amené la
planète à ressentir la nécessité d’en accomplir une nouvelle que
nous appellerons la révolution de la durabilité.
World3 ne peut pas représenter la dynamique évolutive d’un
système en pleine restructuration. Mais il peut servir à tester
certains des changements les plus élémentaires opérés par une
société qui décide de faire marche arrière par rapport au dépas-
sement et de poursuivre des objectifs plus satisfaisants et plus
durables que la perpétuelle croissance matérielle.
Dans le chapitre précédent, nous nous sommes servis de
World3 pour voir ce qui se produit si la planète procède à des
changements dans ses valeurs numériques et non dans sa struc-
ture. Nous avons intégré des limites plus élevées, des temps de
344 les limites à la croissance

réaction plus courts, des interventions plus rapides et plus sou-


tenues de la part de la technique et des boucles d’érosion moins
actives. Si, au lieu de cela, nous étions partis de l’hypothèse que
ces caractéristiques structurelles n’existent pas – pas de limite,
pas de temps de réaction, pas de boucle d’érosion – nous aurions
totalement éliminé le dépassement et l’effondrement (à l’instar de
ce que nous avons fait dans le Scénario 0, « Infinité en entrée, infi-
nité en sortie »). Mais les limites, les temps de réaction et l’érosion
sont des propriétés physiques de la planète. Les êtres humains
peuvent les atténuer, les améliorer, les manipuler avec diverses
technologies et s’en accommoder en modifiant leur mode de vie,
mais ils ne peuvent pas les faire disparaître entièrement.
Les causes structurelles du dépassement sur lesquelles les
humains peuvent le plus agir sont celles que nous n’avons pas
modifiées dans le chapitre 6, à savoir celles qui actionnent les
boucles de rétroaction positives responsables de la croissance
exponentielle de la population et du capital physique. Il s’agit des
normes, des objectifs, des attentes, des pressions, des incitations
et des coûts qui poussent les individus à faire plus d’enfants que
ce que le seuil de renouvellement exige. Il s’agit des croyances et
des pratiques solidement ancrées en nous, qui nous entraînent
à gaspiller davantage les ressources naturelles que l’argent, dis-
tribuer les revenus et la richesse de façon non équitable, à nous
considérer avant tout comme des consommateurs et des pro­
ducteurs, à associer statut social et confort matériel ou financier,
et à définir les objectifs en fonction de ce qui nous permettra
d’obtenir plus et non de donner plus ou d’obtenir ce qui est
suffisant.
Dans ce chapitre, nous allons modifier les boucles de rétroac-
tion positives qui entraînent une croissance exponentielle dans
le système mondial. Nous allons étudier comment sortir en
douceur de l’état de dépassement. Pour cela, nous allons adopter
une nouvelle perspective centrée non pas sur les technologies qui
permettent de changer les limites, mais sur les objectifs et les
aspirations qui président à la croissance. Nous commencerons en
transitions vers un système soutenable 345

ne modifiant que les boucles de rétroaction positives, c’est-à-dire


sans intégrer les évolutions techniques que nous avons testées
dans le chapitre précédent, puis nous associerons les deux types
de changements.

Des limites délibérées à la croissance


Supposons qu’à partir de 2002, chaque couple dans le monde soit
conscient de ce qu’implique la poursuite de l’accroissement
démographique pour leurs propres enfants comme pour ceux des
autres. Supposons que la société garantisse à tous les individus
qu’une fois devenus vieux, ils seront acceptés, respectés, jouiront
d’une sécurité matérielle et recevront une certaine attention et ce,
même s’ils ont très peu d’enfants. Supposons également que ce soit
un objectif social commun d’apporter à ses enfants une alimen-
tation appropriée, un toit, des soins de santé et une instruction.
Supposons enfin qu’en conséquence, tous les couples décident de
se limiter à deux enfants (en moyenne) et qu’ils aient à leur
­disposition des moyens de contrôle des naissances qui leur per-
mettent d’atteindre leur objectif.
Pareil changement ferait naître une perception différente des
coûts et des avantages liés à la procréation, augmenterait les pers-
pectives d’avenir et nous inciterait à nous préoccuper davantage
du bien-être des autres. Il nous conférerait de nouveaux pouvoirs,
de nouvelles responsabilités et élargirait le champ des possibles. Il
s’agirait d’une restructuration du système équivalente – bien que
différente – à celle qui, dans les pays industrialisés, a déjà ramené
le taux de natalité au niveau du seuil de renouvellement des
générations voire en dessous. Pareil changement n’est en aucun
cas inconcevable ; il part de l’hypothèse que tous les habitants de
la planète adoptent les mêmes choix en matière de procréation
que ceux qu’ont faits, il y a longtemps déjà, environ 1 milliard
d’individus dans les pays les plus développés.
Le Scénario 7, figure 7-1, nous montre ce qui se produit si ce
seul changement intervient dans World3.
346 les limites à la croissance

Pour produire ce scénario, nous avons fixé à deux enfants la


taille moyenne de la famille désirée par la population modélisée
et à 100 % le taux de réussite des méthodes de régulation des
naissances à partir de 2002. Résultat : la population augmente
lentement, mais suivant la dynamique de la structure par âges, la
population atteint un pic à 7,5 milliards d’individus en 2040. Ce
pic de population est inférieur d’un demi-milliard à celui du
Scénario 2. Une politique prônant deux enfants et efficace à
l’échelle planétaire, introduite en 2002, réduit donc le pic démo-
graphique de moins de 10 %. L’explication tient au fait que, même
en l’absence d’une telle politique, la population modélisée du
début du xxie siècle s’approche à grands pas d’un niveau de vie
qui lui fait de toute façon souhaiter une famille réduite et grâce
auquel elle a accès à des moyens de contrôle des naissances pro-
ches des 100 % d’efficience.
Ce pic démographique moins élevé a des effets positifs, car,
comme la population croît moins vite, la quantité de biens de
consommation et de nourriture par habitant ainsi que l’espérance
de vie sont tous trois fois plus élevés que dans le Scénario 2. Lors
du pic, en 2040, la production de biens de consommation par
habitant dépasse de 10 % celle du Scénario 2, tout comme, à peu
de chose près, l’espérance de vie, et l’approvisionnement en nour-
riture par habitant a augmenté de 20 %. C’est dû au fait qu’on a
moins besoin d’investir pour répondre à la demande de consom-
mation et de services d’une population plus restreinte, si bien
qu’on consacre davantage d’investissements à la croissance du
capital industriel. Ce dernier augmente donc plus et plus vite que
dans le Scénario 2. En 2040, la production industrielle par habi-
tant a doublé par rapport à l’année 2000. La population est net-
tement plus riche qu’au début du siècle et les années comprises
entre 2010 et 2030 peuvent être qualifiées d’ « âge d’or », le bien-
être des humains étant relativement élevé pour une population
nombreuse.
Mais la production industrielle atteint un pic en 2040, puis
baisse au même rythme à peu près que dans le Scénario 2 et
transitions vers un système soutenable 347

FIGURE 7-1 – Scénario 7 : la planète cherche à partir de 2002


à stabiliser sa population
État de la planète
Ressources
Production
industrielle

Population
Nourriture

Pollution

1900 2000 2100

Niveau de vie matériel


Espérance de vie
Biens de consommation/habitant

Nourriture/habitant

Services/habitant

1900 2000 2100

Bien-être et empreinte écologique des humains

Indice de bien-être humain

Empreinte écologique des humains

1900 2000 2100

Ce scénario suppose qu’à partir de 2002, tous les couples décident de


limiter leur famille à deux enfants et qu’ils aient accès à des moyens de
contrôle des naissances efficaces. Du fait de la dynamique de la struc-
ture par âges, la population continue à augmenter pendant une géné-
ration. Mais l’accroissement démographique plus lent permet à la
production industrielle d’augmenter plus vite jusqu’à ce qu’elle soit
stoppée par le coût du traitement d’une pollution croissante, comme
dans le Scénario 2.
348 les limites à la croissance

rigoureusement pour les mêmes raisons. Les usines, plus nom-


breuses, émettent plus de pollution, ce qui se répercute de façon
négative sur la production agricole. Il faut donc consacrer du
capital à ce secteur pour maintenir la production de nourriture.
Par la suite, après 2050, la pollution est telle qu’elle a un impact
négatif sur l’espérance de vie. En résumé, ce scénario est celui
d’une « crise de la pollution », car cette dernière, par son niveau
élevé, empoisonne la terre, provoquant une pénurie de denrées
alimentaires destinées à la population.
Ainsi, avec les limites et les technologies supposées dans le
Scénario 7 et en l’absence de tout frein aux aspirations matériel-
les, ce monde ne peut même pas tolérer 7,5 milliards d’individus.
On ne peut donc couper à l’effondrement si on ne stabilise que la
population mondiale. La poursuite de la croissance du capital est
tout aussi non soutenable que celle de la croissance démographi-
que. Si elles ne sont pas contrôlées, chacune d’elle a pour consé-
quence une empreinte écologique qui dépasse la capacité de
charge du globe.
Mais que se passe-t-il si, dans le monde, les individus décident
de réduire non seulement leur nombre d’enfants mais aussi leur
mode de vie matériel ? S’ils visent un niveau de vie convenable mais
pas excessif ? Ce changement structurel hypothétique est moins
flagrant dans le monde actuel que le désir d’avoir moins d’enfants,
mais il est loin d’être absent1. C’est un changement prôné par
toutes les religions ou presque ; il intervient non dans le monde
physique ou politique, mais dans l’esprit et le cœur des popula-
tions, dans leurs objectifs et dans leur approche du sens de la vie.
Un tel changement suppose que les individus se définissent un
statut, retirent du plaisir et se fixent des défis en fonction d’objectifs
autres que ceux d’une augmentation perpétuelle de la production
ou d’une accumulation sans fin de richesses matérielles.

1. Voir Duane Elgin, Voluntary Simplicity, édition révisée, New York,


Quill, 1998, et Joe Dominguez et Vicki Robin, Votre vie ou votre argent, Mont­
réal, Éditions Logiques, 2001.
transitions vers un système soutenable 349

Le Scénario 8, figure 7-2, présente un monde simulé où, là


encore, les couples souhaitent se limiter à deux enfants et où les
moyens de contrôle des naissances fonctionnent parfaitement,
mais où intervient cette fois une définition de ce qui est suffisant.
Ce monde a décidé de se fixer comme objectif une production
industrielle par habitant d’environ 10 % supérieure pour tout le
monde à la moyenne mondiale de 2000. Cela se traduit concrète-
ment par une avancée considérable pour les populations pauvres
et par un changement des modes de consommation pour les
populations riches. Ce monde modélisé est en outre censé attein-
dre cet objectif en réduisant ses investissements puisqu’il choisit
de concevoir ses équipements de façon à ce que leur durée de vie
soit rallongée de 25 %. La durée de vie moyenne du capital indus-
triel est censée passer de 14 à 18 ans, celle du capital tertiaire de
20 à 25 ans, et celle des intrants agricoles de 2 à 2,5 ans.
Comme on peut le constater sur la modélisation, ces change-
ments entraînent une hausse considérable des biens et des servi-
ces par habitant durant les 10 premières années qui suivent 2002.
Ils augmentent même plus et plus vite que dans le scénario pré-
cédent où la croissance industrielle n’était pas limitée. Cela est dû
au fait qu’une moindre quantité de production industrielle doit
être investie dans la croissance du capital et dans la compensation
de la dépréciation, puisque le capital a une durée de vie plus
longue. Une part plus importante de la production est donc
immédiatement disponible pour la consommation. En consé-
quence, entre 2010 et 2040, cette société hypothétique assure à
chacun un niveau de confort matériel parfaitement approprié,
mais sobre.
Mais cette économie n’est pas véritablement stabilisée. Elle
se caractérise par une empreinte écologique au-dessus du niveau
soutenable et elle est contrainte à un long déclin après 2040. Le
monde, dans ce scénario, parvient à subvenir aux besoins de
plus de 7 milliards d’individus en leur garantissant un niveau
de vie convenable pendant presque 30 ans, de 2010 à 2040. Les
biens de consommation et les services par habitant augmentent
350 les limites à la croissance

FIGURE 7-2 – Scénario 8 : la planète cherche à partir de 2002


à stabiliser sa population et sa production industrielle par
habitant
État de la planète
Ressources

Production
industrielle Pollution

Population
Nourriture

1900 2000 2100

Niveau de vie matériel

Espérance de vie
Biens de consommation/habitant

Nourriture/habitant

Services/habitant

1900 2000 2100

Bien-être et empreinte écologique des humains

Indice de bien-être humain

Empreinte écologique des humains

1900 2000 2100

Si la société modélisée se met à la fois à souhaiter une famille de deux


enfants et à établir un objectif fixe en matière de production industrielle
par habitant, elle peut prolonger quelque peu l’ « âge d’or » caractérisé
par un bien-être humain assez élevé par rapport au Scénario 7 : il dure
ainsi jusqu’en 2040. Mais la pollution fait subir un stress croissant aux
ressources agricoles. La production alimentaire par habitant baisse et
avec elle, au bout du compte, l’espérance de vie et la population.
transitions vers un système soutenable 351

de quelque 50 % par rapport à leur niveau de 2000. La production


alimentaire totale atteint cependant un pic dès 2010 et baisse
régulièrement ensuite, sous l’effet du stress lié à la pollution,
qui augmente encore pendant plusieurs dizaines d’années. De
plus en plus d’investissements sont consacrés à l’agriculture afin
de ralentir la baisse de la production alimentaire. Pendant un
certain temps, le capital est disponible, car il n’est pas consacré
à l’accroissement de la croissance industrielle. Mais petit à petit,
la pression se fait trop forte pour le secteur industriel et le déclin
s’amorce.
La société simulée dans ce scénario parvient à atteindre et à
conserver le niveau de vie qu’elle souhaite pendant 30 ans ou
presque, période pendant laquelle, cependant, l’environnement et
les sols se détériorent progressivement. Une consommation limi-
tée, une progéniture limitée et une certaine discipline sociale ne
sont donc pas garantes à elles seules de la durabilité lorsqu’elles
entrent en action trop tard, c’est-à-dire après que le système a
dépassé ses limites. Pour demeurer soutenable, le monde du
Scénario 8 ne peut pas se contenter de contrôler sa croissance : il
doit abaisser son empreinte écologique en dessous de la capacité
de charge de l’environnement et il doit accentuer sa restructura-
tion sociale grâce à une exploitation concertée et appropriée du
progrès technologique.

Des limites à la croissance + des technologies améliorées


Dans le Scénario 9, figure 7-3, comme dans le Scénario 8, le
monde modélisé décide d’avoir en moyenne deux enfants à partir
de 2002, dispose de moyens de contraception parfaitement effi-
caces et limite la production matérielle. Mais, toujours à partir de
2002, il développe, finance et utilise les mêmes technologies que
celles que nous avons testées dans le Scénario 6, chapitre 6. Elles
permettent d’améliorer l’efficience de l’utilisation des ressources,
de réduire les émissions de pollution par unité de production
industrielle, de contrôler l’érosion des terres et d’augmenter le
352 les limites à la croissance

rendement agricole jusqu’à ce que la quantité de nourriture par


habitant éteigne le niveau souhaité.
Nous partons du principe, dans le Scénario 9 comme dans le
6, que ces technologies ne sont efficaces qu’après une période de
développement de 20 ans et qu’elles ont un coût. Dans le Scé­na­
rio 6, il n’y avait pas assez de capital pour les financer et les
mettre en œuvre tout en gérant les différentes crises auxquelles la
société devait faire face à cause de sa croissance rapide. Dans la
société plus mesurée du Scénario 9, la population croît plus len-
tement et il n’est pas nécessaire de consacrer du capital à la
poursuite de la croissance ni à la résolution de problèmes surve-
nant en cascade, si bien que les nouvelles technologies peuvent
recevoir un soutien plein et entier. Mises en œuvre tout au long
du siècle, elles réduisent de 80 % l’utilisation de ressources non
renouvelables par unité de production industrielle et de 90 % la
pollution générée par unité de production. Et comme la produc-
tion industrielle est maîtrisée, ces gains ne sont pas consacrés à
l’augmentation de la croissance et profitent donc entièrement à la
baisse de l’empreinte écologique.
L’augmentation régulière du rendement agricole marque une
légère pause durant la première moitié du xxie siècle, car la pol-
lution s’accentue (un effet avec retardement des émissions rejetées
à la fin du siècle précédent, qui se manifeste peut-être dans le
« monde réel » par le début du réchauffement climatique). Mais à
partir de 2040, la pollution baisse à nouveau grâce à des techno-
logies plus efficaces. Le rendement agricole retrouve alors son
niveau d’avant et s’améliore lentement tout au long du reste du
siècle.
Dans le Scénario 9, la population se stabilise en dessous des
8 milliards d’individus, ces derniers conservant le niveau de vie
matériel qui leur convient pendant tout le siècle. L’espérance de
vie est élevée, même si elle baisse légèrement au moment où la
production de nourriture faiblit. Les services par habitant aug-
mentent de 50 % par rapport à leur niveau de 2000. À la fin du
xxie siècle, il y a assez de nourriture pour tous. La pollution
transitions vers un système soutenable 353

FIGURE 7-3 – Scénario 9 : la planète cherche à partir de 2002


à stabiliser sa population et sa production industrielle par
habitant, et ajoute des technologies relatives à la pollution,
aux ressources et à l’agriculture
État de la planète
Ressources

Production industrielle

Population
Nourriture Pollution

1900 2000 2100

Niveau de vie matériel


Espérance de vie

Biens de consommation/habitant

Nourriture/habitant

Services/habitant

1900 2000 2100

Bien-être et empreinte écologique des humains

Indice de bien-être humain

Empreinte écologique des humains

1900 2000 2100

Dans ce scénario comme dans le précédent, la population et la produc-


tion industrielle sont limitées, mais on ajoute des technologies desti-
nées à lutter contre la pollution, à préserver les ressources, à augmenter
le rendement agricole et à protéger les terres. La société qui en résulte
est soutenable : près de 8 milliards d’individus connaissent en effet un
niveau de bien-être élevé et une empreinte écologique en constante
baisse.
354 les limites à la croissance

connaît un pic, mais diminue avant d’avoir causé des dégâts


irréversibles. Quant aux ressources non renouvelables, elles bais-
sent si lentement que 50 % du stock de départ sont encore présents
lors de l’année de simulation 2100.
La société mondiale du Scénario 9 parvient à entamer la
réduction de sa pression totale sur l’environnement avant 2020 ;
dès lors, l’empreinte écologique de l’humanité ne fait plus que
baisser. Le taux d’extraction des ressources non renouvelables
chute après 2010. L’érosion des sols est réduite juste après 2002.
La production de polluants persistants connaît un pic 10 ans plus
tard. Le système redescend en deçà de ses limites, évite un effon-
drement non contrôlé, maintient son niveau de vie et se tient très
proche du point d’équilibre. Le Scénario 9 est l’illustration de la
durabilité ; le système mondial est parvenu à un équilibre.
Le terme d’équilibre, en langage des systèmes, signifie que les
boucles positives et négatives se compensent et que les principaux
stocks du système – la population, le capital, la terre, la fertilité
des sols, les ressources non renouvelables et la pollution – se
maintiennent à un niveau assez constant. Cela ne veut pas néces-
sairement dire que la population ou l’économie soient statiques
ou stagnent. Elles ont un volume total à peu près constant, un peu
à la manière d’un fleuve dont le volume reste identique même si
de l’eau s’écoule en permanence. Dans une « société d’équilibre »
comme celle du Scénario 9, certains individus naissent tandis que
d’autres s’éteignent et on construit des usines, des routes, des
machines et des bâtisses nouvelles tandis que les plus vieilles sont
désaffectées ou recyclées. Avec l’amélioration des technologies, le
flux de production de matière par habitant pourrait changer de
forme, avoir un contenu plus diversifié et gagner en qualité.
De même qu’un fleuve connaît des hausses et des baisses par
rapport à son débit moyen, une société d’équilibre peut varier,
soit par choix, soit parce que des occasions ou des catastrophes
imprévues surviennent. De même qu’un fleuve peut se purifier et
subvenir aux besoins de communautés aquatiques plus riches et
plus diverses une fois que son taux de pollution a baissé, une
transitions vers un système soutenable 355

société peut, elle aussi, se débarrasser de sa pollution, acquérir de


nouvelles connaissances, rendre ses processus de production plus
efficients, opter pour d’autres technologies, améliorer ses techni-
ques de gestion, mettre en place une distribution plus équitable,
apprendre et évoluer. Nous pensons pour notre part qu’une société
est plus susceptible d’y parvenir lorsque la croissance pèse moins
lourd et lorsque cette société évolue assez lentement pour avoir le
temps de comprendre les conséquences de ses actes, d’y réfléchir
et de faire les bons choix.
La société durable présentée dans le Scénario 9 est selon
nous réalisable étant donné nos connaissances sur les systèmes
planétaires. Elle se compose de près de 8 milliards d’individus
et dispose d’assez de nourriture, de produits de consommation
et de services pour que chacun d’eux vive dans le confort. Cette
société fait des efforts considérables et utilise des technologies
en constante amélioration afin de protéger la terre et les sols,
réduire la pollution et utiliser les ressources non renouvelables
avec le maximum d’efficience. Et comme sa croissance physique
ralentit pour finalement s’arrêter et que ses technologies sont
suffisamment rapides pour ramener l’empreinte écologique à un
niveau soutenable, cette société a le temps, le capital et la capacité
nécessaires pour résoudre ses autres problèmes.
Ce scénario renvoie l’image d’un monde non seulement pos-
sible, mais aussi souhaitable, selon nous. Un monde ô combien
plus séduisant que ceux des autres scénarios du chapitre précé-
dent qui poursuivent leur croissance jusqu’à ce que de multiples
crises les en empêchent. Cela dit, le Scénario 9 n’est pas le seul
résultat durable que World3 puisse produire. Au sein des limites
du système, un certain nombre de compromis et de choix restent
possibles. Il pourrait y avoir davantage de nourriture et une
production industrielle moins soutenue et vice-versa, plus d’indi-
vidus ayant chacun une empreinte écologique moins marquée ou
moins d’individus mais une empreinte écologique par habitant
plus élevée. Mais une chose est claire : chaque fois que la transi-
tion vers un équilibre soutenable est repoussée d’un an, l’intérêt
356 les limites à la croissance

des compromis et des choix qui resteront possibles une fois la


transition achevée s’en trouve réduit. C’est ce qu’illustre le gra-
phique suivant, dans lequel les politiques mises en place dans le
Scénario 9 sont lancées 20 ans plus tôt.

Les 20 années qui font la différence


Avec le Scénario 10, nous posons la question suivante : que se
passe-t-il si le monde modélisé applique les politiques de durabi-
lité du Scénario 9 (souhait d’une famille de deux enfants, niveau
de vie matériel modéré, technologies de pointe en matière d’uti-
lisation efficiente des ressources et de contrôle de la pollution)
non pas en 2002 mais dès 1982 ? Quelle différence 20 années
font-elles ?
Le Scénario 10, figure 7-4, est l’exact équivalent du Scénario 9
à ceci près que les changements sont introduits en 1982 et non en
2002. Si nous nous étions orientés vers la durabilité 20 ans plus
tôt, nous aurions créé plus tôt un monde plus sûr et plus riche
et nous aurions connu moins de problèmes d’ajustement dans
le secteur agricole. Dans ce scénario, la population se stabilise
juste au-dessus des 6 milliards d’individus et non aux alentours
de 8 milliards. Le pic que connaît la pollution est nettement
moins élevé, intervient 20 ans plus tôt et a bien moins de réper-
cussions sur l’agriculture que dans le Scénario 9. L’espérance de
vie dépasse les 80 ans et ne retombe pas. Il reste davantage de
ressources non renouvelables à la fin du xxie siècle et les trouver
et les extraire demandent moins d’efforts. L’espérance de vie et la
quantité de nourriture, de services et de biens de consommation
par habitant connaissent toutes des niveaux plus élevés que dans
le Scénario 9.
La population du Scénario 10 parvient sans difficulté à conser-
ver son niveau de vie et à encourager ses technologies, en constante
amélioration. Elle vit dans un environnement plus agréable,
dispose de plus de ressources et jouit d’une plus grande liberté ;
elle se situe plus loin de ses limites et court donc moins de risques
transitions vers un système soutenable 357

FIGURE 7-4 – Scénario 10 : quand les politiques de durabilité


du Scénario 9 sont introduites 20 ans plus tôt, soit en 1982
État de la planète
Ressources

Production industrielle

Population
Nourriture

Pollution

1900 2000 2100

Niveau de vie matériel

Espérance de vie Biens de consommation/


habitant

Services/habitant

Nourriture/
habitant

1900 2000 2100

Bien-être et empreinte écologique des humains

Indice de bien-être humain

Empreinte écologique des humains

1900 2000 2100

Cette simulation comporte les mêmes changements que ceux du


Scénario 9, mais les politiques sont mises en œuvre en 1982 et non en
2002. Si nous avions avancé vers la durabilité 20 ans plus tôt, le monde
aurait connu une population moins nombreuse, moins de pollution,
davantage de ressources non renouvelables et un niveau de bien-être
légèrement plus élevé pour tous.
358 les limites à la croissance

que la société du Scénario 9. Cet avenir aurait été possible, mais


la communauté mondiale de 1982 n’a pas su saisir l’occasion.
Nous nous sommes servis de World3 pour produire bien
d’autres scénarios que les 11 qui sont exposés ici. Nous avons
exploré les effets possibles de toutes sortes de variantes des poli-
tiques mondiales permettant à la population et à l’économie
matérielle de redescendre à des niveaux soutenables. Il y a bien
sûr beaucoup de simplifications et d’omissions dans World3, ce
qui explique que les chiffres détaillés produits par les différen-
tes simulations n’aient pas de réelle signification. Mais il faut
tirer de cette démarche deux enseignements généraux que nous
estimons fondés et pertinents. Le premier a trait au fait que
lorsqu’on retarde des changements fondamentaux, cela réduit
l’éventail d’options qui se présentent à l’humanité pour son ave-
nir à long terme. Lorsqu’on attend pour faire baisser l’accroisse-
ment démographique et stabiliser les stocks de capital productif,
la population a gagné en nombre, davantage de ressources ont été
consommées, les niveaux de pollution sont plus élevés, de plus
grandes surfaces agricoles sont détériorées et les flux absolus de
nourriture, de services et de biens nécessaires pour subvenir aux
besoins de la population sont plus importants. Les besoins et les
problèmes augmentent, alors que les capacités sont moindres.
On peut constater tout cela de façon fort claire en mettant en
œuvre les politiques du Scénario 9 non pas en 2002, mais 20 ans
plus tard, date à laquelle il est trop tard pour éviter le déclin. Ces
20 années permettent en effet à la population d’atteindre les
8 milliards d’habitants bien plus tôt que dans le Scénario 9.
Toujours à cause de ces 20 années, la production industrielle
atteint un niveau bien plus élevé que dans le Scénario 9. Cette
activité industrielle plus soutenue à laquelle s’ajoute ce retard de
20 ans dans la mise en place des technologies de contrôle de la
pollution débouchent sur une crise de la pollution. Cette dernière
entraîne la baisse du rendement agricole, la quantité de nourri-
ture par habitant chute et avec elle l’espérance de vie et la popu-
lation. Attendre 20 ans supplémentaires avant d’entamer une
transitions vers un système soutenable 359

orientation vers la durabilité réduit les possibilités qui s’offrent au


monde comme nous l’avons simulé, qui se retrouve embarqué
dans une expérience chaotique et finalement sans issue. Les
politiques autrefois adéquates ne suffisent désormais plus.

Jusqu’où peut-on aller trop haut ?


Le second enseignement que nous tirons de notre démarche est
que si l’on exige trop de consommation de la part du système
mondial, on peut échouer. Nous avons en effet réalisé des expé-
riences avec World3 à l’aide des mêmes hypothèses que dans le
Scénario 9, à une exception près : nous avons multiplié par 2 la
quantité de production industrielle souhaitée par habitant. Le
monde décrit par World3 dans ce cas commence, lui aussi, à
modérer sa population et son économie en 2002, et à mettre en
œuvre les mêmes technologies de conservation des ressources et
de réduction de la pollution. Cette fois, cependant, malgré les
progrès technologiques, l’objectif de ce monde modélisé en matière
de biens industriels par habitant ne peut être atteint avec une
population qui compte plus de 7 milliards d’individus.
La production industrielle par habitant remplit ses objectifs
pendant une brève période après 2020. Elle atteint un pic aux
alentours de 2030 et chute lentement par la suite. La quantité de
nourriture par habitant retombe rapidement par rapport au pic
atteint à peu près la même année. Cela s’explique par le fait qu’une
trop grande quantité de capital est requise pour atteindre des
objectifs matériels plus élevés et pour compenser les dégâts causés
sur l’environnement. Lors de l’année de simulation 2050, le flux
de nourriture et de biens industriels disponibles par habitant dans
ce monde plus gourmand est très en deçà de ce qu’il était dans le
Scénario 9, où les objectifs en la matière étaient plus modérés.
Ce scénario nous livre-t-il une estimation fiable du niveau de
vie qu’un « monde réel » de 7,5 milliards d’individus pourrait
atteindre ? En aucune façon ! On ne peut pas accorder suffisam-
ment de crédit aux chiffres et aux hypothèses de notre modèle.
360 les limites à la croissance

Aucun modèle ne peut produire de données précises sur l’état de


la planète dans 30 à 50 ans. Il est possible que, par rapport au
Scénario 9, davantage de personnes puissent vivre avec un niveau
de vie plus élevé. Mais il est également possible, étant donné la
vision édulcorée que World3 a du monde puisqu’il n’intègre ni
guerre, ni conflit, ni corruption, ni erreur, que le niveau de
consommation du Scénario 9 ne puisse pas être maintenu de
façon soutenable.
World3 a, d’une certaine manière, la même utilité que des
plans d’architecte. Il montre les interactions entre d’importantes
variables. Il nous aide à réfléchir, dans les grandes lignes, à l’ave-
nir que nous aimerions être le nôtre. Mais il ne fournit aucun
détail sur les délicates questions politiques, psychologiques et
personnelles que l’on rencontre sur la voie de la transition. Il faut
des compétences qui dépassent les nôtres pour planifier de telles
questions. Et si nous avions ces compétences, il nous faudrait en
outre faire preuve d’expérience, d’humilité, de tolérance à l’égard
des erreurs que nous aurions faites, et la volonté de rectifier le tir
au cours du processus.
Nous ne déduisons pas nécessairement de nos modélisations
que la mise en œuvre dès aujourd’hui de politiques soutenables
nous mènera vers un avenir radieux tandis qu’un atermoiement
de 10 ou 20 ans condamnerait notre société à l’échec. Mais nous
tirons la conclusion que tout retard réduit le niveau de richesse
auquel nous pourrions prétendre de façon soutenable. Nous ne
déduisons pas non plus de nos scénarios qu’en matière de con­
sommation, un objectif équivalent ou supérieur de 10 à 20 % aux
niveaux actuels est soutenable et qu’un objectif deux fois plus
élevé mènerait tout droit à la catastrophe. Mais nous affirmons
qu’un système durable pourrait permettre à un grand nombre
d’habitants de la planète aujourd’hui de jouir de niveaux de
consommation satisfaisants. En revanche, il ne pourrait pas
autoriser des niveaux de consommation matérielle illimités ni
même très élevés à une population de 6 à 8 milliards d’individus.
transitions vers un système soutenable 361

On ne peut pas utiliser World3 pour régler au détail près les


paramètres d’une société humaine qui chercherait à vivre à la
limite supérieure de ce qui est considéré comme soutenable. Il
n’existe actuellement aucun modèle, et il n’en existera probable-
ment jamais, qui permette une telle précision chiffrée. En outre,
l’exploitation maximale de l’empreinte écologique est une politi-
que dangereuse étant donné que les véritables limites physiques
à la croissance sont variables et incertaines, et que leurs signaux
et nos réactions seront toujours tardifs. Il est donc plus sûr, et
sans doute aussi préférable pour d’autres raisons, d’apprendre à
mener une vie satisfaisante nettement en dessous des limites
estimées de la planète plutôt que de sans cesse s’évertuer à obtenir
le maximum de ce qui est physiquement possible.
World3 est un modèle conçu pour explorer les schémas com-
portementaux d’un système fait d’interconnexions, non linéaire,
nécessitant un temps de réaction et limité. Il n’est pas censé
énoncer des prévisions exactes de l’avenir ni un plan d’action
détaillé. Mais les scénarios présentés dans ce chapitre permettent
de tirer quelques conclusions générales que nous considérons
comme fondées et qui sont loin d’être admises dans les discours
publics. Imaginons un instant l’influence qu’auraient sur la prise
de décisions, sur l’orientation des investissements, sur la restitu-
tion des informations et sur les textes de loi les affirmations sui-
vantes si elles étaient largement diffusées et acceptées :
• Une transition de l’ensemble de la planète vers un monde
durable est sans doute possible sans réduction de la popula-
tion ni de la production industrielle.
• Une transition vers la durabilité nécessitera cependant que
des mesures énergiques soient prises pour réduire l’empreinte
écologique des humains, ce qui suppose que les individus
prennent la décision de réduire le nombre de leurs enfants,
que l’on abaisse les objectifs en matière de croissance indus-
trielle et qu’on augmente l’efficience avec laquelle on utilise les
ressources de la planète.
362 les limites à la croissance

• Une société durable peut être structurée de bien des manières,


il y a de nombreux choix à faire en matière de démographie,
de niveau de vie et d’investissements dans les technologies,
ainsi que d’arbitrages à réaliser entre les biens industriels, les
services, la nourriture et d’autres besoins matériels. S’il n’est
pas nécessaire que ces arbitrages soient faits de la même façon
partout dans le monde, il importe néanmoins qu’ils soient
réalisés rapidement.
• Il y a forcément des compromis à faire entre le nombre
d’individus que la Terre peut supporter et le niveau matériel
auquel chaque personne peut prétendre durablement. La
teneur chiffrée exacte de ces compromis est impossible à
connaître. Elle changera au fil du temps en fonction de
­l ’évolution des technologies, des connaissances, de la capa-
cité des humains à s’en sortir et des mécanismes régulateurs
de la biosphère. Malgré cela, la conclusion générale reste
la même : davantage d’individus signifie un flux matériel
durable moindre et une empreinte écologique plus faible par
habitant.
• Plus l’économie mondiale mettra de temps à réduire son
empreinte écologique et à s’orienter vers la durabilité, moins
la planète pourra tolérer d’individus et plus le niveau matériel
de ces derniers sera bas. À partir d’un certain point, retard
signifie effondrement.
• Moins la société se fixe d’objectifs ambitieux en matière de
population et de niveau de vie matériel, plus elle court le ris-
que de dépasser et d’éroder ses limites.
Si l’on en croit notre modèle informatique, nos modèles men-
taux, notre connaissance des données et notre expérience du
« monde réel », il n’y a pas de temps à perdre : il faut redescendre
en deçà des limites et avoir la durabilité pour objectif. Retarder
la réduction des flux et la transition vers la durabilité signifie au
mieux priver les générations futures de certaines options et au
pire précipiter l’effondrement.
transitions vers un système soutenable 363

Il n’y a d’ailleurs pas de raison de perdre du temps. La dura-


bilité est un concept nouveau pour beaucoup, et nombreux sont
ceux qui ont du mal à le comprendre. Mais partout dans le
monde, on rencontre des individus qui s’emploient à imaginer un
monde soutenable et à lui donner naissance. Ils ne le voient pas
comme un monde vers lequel on va à reculons, mais vers lequel
on va avec joie ; ce n’est pas un monde qui exige des sacrifices,
c’est une aventure qui commence. Nous aurions en effet tout à
gagner à vivre dans un monde soutenable.

La société durable
Il existe bien des façons de définir la durabilité. La plus simple
consiste à dire qu’une société durable est une société qui perdure
sur des générations et des générations et qui est suffisamment
prévoyante, flexible et réfléchie pour ne pas fragiliser les systèmes
physiques ou sociaux qui la sous-tendent.
En 1987, la Commission mondiale de l’environnement et du
développement a donné de la durabilité une définition qui est
restée célèbre :
Une société durable est une société « qui répond aux besoins du
présent sans compromettre la possibilité pour les générations à venir
de satisfaire les leurs »2 .
Vue sous l’angle de l’analyse des systèmes, une société durable
est une société qui a mis en place des mécanismes information-
nels, sociaux et institutionnels qui lui permettent de garder le
contrôle des boucles de rétroaction positives responsables de la
croissance exponentielle de la population et du capital. Cela signi-
fie que le taux de natalité est à peu près égal au taux de mortalité
et que le taux d’investissement est, lui aussi, à peu près égal au taux
de dépréciation, sauf si ou jusqu’à ce que certaines évolutions
techniques et décisions d’ordre social justifient une modification

2. Commission mondiale de l’environnement et du développement, Notre


avenir à tous, op. cit.
364 les limites à la croissance

mûrement réfléchie et circonscrite du nombre d’individus et de


la quantité de capital. Afin d’être socialement durable, l’associa-
tion population/capital/technologie doit être configurée de façon
à ce qu’un niveau de vie matériel adéquat soit garanti à tous et
équitablement réparti. Pour être matériellement et énergétique-
ment soutenables, les flux économiques doivent remplir ces trois
conditions posées par Herman Daly3 :
• Le taux d’utilisation des ressources renouvelables ne doit pas
excéder leur taux de régénération.
• Le taux d’utilisation des ressources non renouvelables ne doit
pas excéder le taux auquel des substituts renouvelables à ces
ressources sont développés.
• Le taux d’émission de pollution ne doit pas excéder la capacité
d’assimilation de l’environnement.
Pareille société, dotée d’une empreinte écologique soutenable,
n’aurait rien à voir ou presque avec celle que connaissent actuel-
lement la plupart des individus. Les modèles mentaux, en ce
début de xxie siècle, sont marqués par de puissantes images de
pauvreté ou de croissance matérielle rapide et d’incessants efforts
pour maintenir cette croissance coûte que coûte. Guidée par des
images de croissance insouciante ou de stagnation frustrante, la
conscience humaine mondiale ne peut guère se représenter une
société réfléchie, suffisante, juste et durable. Mais avant de nous
pencher ici sur ce que la durabilité pourrait être, il nous faut
commencer par ce qu’elle n’est pas condamnée à être.
Durabilité ne veut pas dire « croissance zéro ». Une société
obnubilée par la croissance a tendance à éviter toute remise en
question de cet objectif, mais remettre la croissance en question

3. Herman Daly est l’une des rares personnes à avoir entrepris de réfléchir
aux types d’institutions économiques qui pourraient, par leur fonctionnement,
permettre l’existence d’un état durable. Il suggère pour cela un mélange inté-
ressant d’économie de marché et de dispositifs de régulation. Voir, par exem-
ple, Herman Daly, « Institutions for a Steady-State Economy », in Steady State
Economics, op. cit.
transitions vers un système soutenable 365

ne signifie pas refuser toute croissance. Comme l’a fait remarquer


en 1977 Aurelio Peccei, fondateur du Club de Rome, cela revien-
drait à remplacer une vision caricaturale par une autre :
Tous ceux qui ont contribué à faire voler en éclats le mythe de la
croissance ont été tournés en ridicule, métaphoriquement pendus,
éviscérés et écartelés par les fidèles partisans de la sacro-sainte
croissance. Parmi ces derniers, certains accusent le rapport [Limits
to Growth] de prôner la CROISSANCE ZÉRO. Ces individus n’ont
clairement rien compris, ni au Club de Rome ni à la croissance.
La notion de croissance zéro est tellement primitive – à l’instar,
d’ailleurs, de celle de croissance infinie – et tellement imprécise que
c’est une absurdité conceptuelle d’y faire allusion dans une société
vivante et dynamique4.
Une société durable rechercherait le développement qualitatif
et non l’expansion physique. La croissance matérielle serait pour
elle un outil maîtrisé et non un objectif de tous les instants. Ni
favorable ni opposée à la croissance, cette société ferait la distinc-
tion entre les différents types de croissance et d’objectifs pour y
parvenir. Elle pourrait même aller jusqu’à soutenir de façon
rationnelle l’idée d’une croissance négative réfléchie pour remé-
dier aux excès, redescendre en deçà des limites et faire cesser les
actions qui, lorsqu’on prend en compte tous les coûts naturels et
sociaux, ont en réalité un coût supérieur à leur valeur.
Avant de décider d’un quelconque projet de croissance, une
société durable poserait les questions suivantes : à quoi sert cette
croissance ? À qui bénéficie-t-elle ? Combien coûte-t-elle ? Com­
bien de temps durera-t-elle ? Cette croissance peut-elle être sup-
portée par les sources et les exutoires de la planète ? Cette société
ferait appel à ses valeurs et à ses connaissances les plus pointues
en matière de limites planétaires pour ne choisir que les types de
croissance qui servent d’importants objectifs sociaux tout en
œuvrant pour la durabilité. Et une fois qu’un type de croissance

4. Aurelio Peccei, La qualité humaine, Paris, Stock, 1976.


366 les limites à la croissance

physique aurait rempli ses objectifs, la société y mettrait un


terme.
Une société durable ne rendrait pas pérennes les modes de
répartition actuels qui sont inéquitables. Elle n’enfermerait en
aucun cas les pauvres dans leur dénuement, car ce ne serait pas
durable pour deux raisons : tout d’abord, ils ne le toléreraient pas
et auraient raison. Ensuite, maintenir dans la pauvreté une partie
de la population, quelle qu’elle soit, ne stabiliserait pas la démo-
graphie, sauf dans les pires contextes coercitifs ou en cas de
montée du taux de mortalité. Pour des raisons à la fois pratiques
et morales, toute société durable se doit de répondre aux besoins
de tous, y compris en matière de sécurité. Pour parvenir à la
durabilité, il faut logiquement que le potentiel de croissance qu’il
nous reste – c’est-à-dire les ressources qu’on peut encore utiliser
et les émissions qu’on peut encore rejeter, à laquelle s’ajoute ce que
rendent possible l’amélioration de l’efficience et l’adoption d’un
niveau de vie plus modéré dans les pays développés – soit alloué,
si possible avec le consentement de tous, à ceux qui en ont le plus
besoin.
Une société durable ne se caractériserait pas par le découra-
gement et la stagnation, ni par le chômage et la faillite auxquels
les systèmes économiques actuels se heurtent lorsque leur crois-
sance est interrompue. La différence entre une société durable et
la récession économique actuelle, c’est un peu comme la diffé-
rence entre une voiture qu’on arrête délibérément au moyen de
ses freins et une voiture qui s’arrête parce qu’elle a heurté un mur
de brique. Lorsque les économies actuelles connaissent un dépas-
sement, elles basculent trop rapidement et de façon trop inatten-
due pour que les individus et les entreprises aient le temps de se
recycler, se réimplanter ou s’adapter. Alors qu’une démarche
volontaire vers la durabilité serait suffisamment lente et préparée
pour qu’individus et entreprises puissent trouver leur place dans
la nouvelle économie.
Une société durable n’est pas non plus condamnée à retourner
à l’âge de pierre technique ou culturel. Au contraire : libérée de
transitions vers un système soutenable 367

toute crainte et de toute avidité, elle ferait la part belle à la créa-


tivité humaine. La société et l’environnement n’ayant pas à sup-
porter le coût élevé de la croissance, la technologie et la culture
pourraient s’épanouir. John Stuart Mill, l’un des premiers (et
derniers) économistes à avoir considéré avec sérieux le concept
d’économie compatible avec les limites de la Terre, considérait
que ce qu’il appelait un « état stationnaire » pouvait subvenir aux
besoins d’une société en constante évolution et amélioration.
Voici ce qu’il écrivait il y a plus de 150 ans déjà :
Je ne peux pas considérer un état stationnaire du capital et de la
richesse avec la même aversion que celle si généralement affichée par
les économistes politiques de la vieille école. Je suis enclin à penser
qu’il s’agirait dans l’ensemble d’une amélioration considérable par
rapport à notre condition présente. Je dois avouer que je ne suis pas
séduit par l’idéal de vie que prônent ceux qui estiment normal que
les hommes aient à lutter pour vivre ; que le meilleur sort dont on
puisse rêver pour l’homme est de devoir piétiner ses semblables, les
écraser et jouer des coudes… Est-il besoin de préciser qu’un état
stationnaire du capital et de la population n’implique en rien le
même état pour la condition humaine ? Car il y aurait tout autant
de possibilités de se cultiver et de progresser sur le plan moral et
social ; tout autant d’espace pour l’amélioration de l’Art de vivre et
bien plus de probabilités qu’il s’améliore5.
Un monde durable ne serait pas et ne pourrait pas être rigide,
avec un niveau de population ou de production maintenu cons­
tant de façon maladive. L’une des représentations mentales actuel-
les les plus étranges est celle qui veut qu’une société où dominerait
la modération serait obligatoirement régie par un État autoritaire
et centralisé. Ce type de contrôle n’est ni possible, ni souhaitable,
ni nécessaire dans une économie durable. (Et vu sous l’angle de
l’analyse des systèmes, un tel fonctionnement présente de graves
défauts, comme l’a amplement prouvé l’ex-Union soviétique.)

5. John Stuart Mill, Principes d’économie politique, 1854.


368 les limites à la croissance

Une société durable aurait bien entendu besoin de règles, de


lois, de repères, de frontières, d’accords sociaux, mais aussi de
limitations sociales, comme n’importe quelle société humaine.
Certaines règles liées à la durabilité seraient différentes des règles
auxquelles les humains sont habitués aujourd’hui et certains des
contrôles qu’il est nécessaire de mettre en place sont d’ores et déjà
à l’œuvre, à l’instar de l’accord international sur l’ozone et des
négociations sur les gaz à effet de serre. Mais ces règles en faveur
de la durabilité, comme toute règle sociale envisageable, ne seraient
pas mises en place pour tuer les libertés, mais au contraire pour
les protéger et en créer de nouvelles. Le fait d’interdire les hold-up
de banques restreint la liberté du cambrioleur afin que chacun
soit libre de déposer et de retirer de l’argent en toute sécurité.
L’interdiction de la surexploitation des ressources renouvelables
ou du rejet de polluants dangereux protège de la même manière
certaines libertés essentielles.
Une imagination débordante n’est pas nécessaire pour conce-
voir un minimum de règles sociales – des boucles de rétroaction
véhiculant de nouvelles informations sur les coûts, les conséquen-
ces et les sanctions – qui rendent possibles l’évolution, la créati-
vité et le changement, et octroient bien plus de libertés que ce que
ne pourra jamais faire un monde qui continue à se heurter à ses
limites ou à les dépasser. Parmi ces règles, l’une des plus impor-
tantes s’accorderait parfaitement avec la théorie économique : elle
associerait connaissances et réglementation pour « internaliser
les externalités » de l’économie de marché, de façon à ce que le
prix d’un produit reflète tous les coûts qui ont permis de le pro-
duire (y compris les effet secondaires d’ordre social et environne-
mental). Il s’agit d’une mesure que tous les manuels d’économie
appellent de leurs vœux (en vain) depuis des dizaines d’années.
Elle orienterait automatiquement les investissements et les achats
et les individus feraient des choix monétaires qu’ils ne regrette-
raient pas ensuite sur le plan matériel ou social.
Certains croient qu’une société durable cesserait d’utiliser
les ressources non renouvelables puisqu’elles sont par définition
transitions vers un système soutenable 369

non durables. C’est interpréter de façon trop rigide la notion de


durabilité. Une société durable utiliserait à coup sûr de façon
plus réfléchie et plus efficiente que ne le fait le monde actuel
les ressources non renouvelables que lui offre la Terre. Elle leur
attribuerait un prix juste grâce auquel les générations suivantes
disposeraient toujours de ces ressources. Mais il n’y a aucune
raison pour ne pas les exploiter à partir du moment où leur utili-
sation respecte les critères de la durabilité, c’est-à-dire qu’elle ne
submerge pas les exutoires naturels et que des substituts renou-
velables sont développés.
Une société durable ne se doit pas d’être uniforme. Comme
dans la nature, la diversité dans la société des humains serait à la
fois la cause et la conséquence de la durabilité. Certains parmi
ceux qui ont réfléchi à ce concept imaginent une société largement
décentralisée dont les territoires comptent davantage sur leurs
ressources locales que sur le commerce international. Certaines
règles seraient mises en place pour empêcher les communautés
de menacer la viabilité des communautés voisines ou celle de la
Terre dans son ensemble. La variété culturelle, l’autonomie, la
liberté et l’autodétermination seraient davantage à l’honneur
dans une telle société.
Rien ne justifie non plus qu’une société durable soit antidé-
mocratique, ennuyeuse ou sclérosée. Évidemment, certaines
activités auxquelles les individus s’adonnent et se consument
aujourd’hui, comme la course aux armements ou l’accumulation
frénétique de richesses, ne seraient sans doute plus possibles, plus
respectées ou plus intéressantes. Mais il resterait néanmoins des
jeux, des défis, des problèmes à résoudre, des moyens pour cha-
cun de faire ses preuves, d’aider les autres, de tester ses capacités
et de mener une vie satisfaisante, peut-être même plus satisfai-
sante que cela n’est possible aujourd’hui.
Nous venons donc de dresser une longue liste de ce qu’une
société durable n’est pas et, ce faisant, nous avons laissé entendre
ce qu’une société durable pourrait être. Mais ce n’est pas un petit
groupe de modélisateurs qui peut définir cette société en détails ;
370 les limites à la croissance

pour cela, il faudra faire appel aux idées, à l’inspiration et aux


talents de milliards d’individus.
Notre analyse structurelle du système mondial dans cet ouvrage
nous autorise seulement à présenter quelques lignes directrices
simples qui permettront de restructurer le système et d’avancer
vers la durabilité. Cette liste figure ci-dessous. On peut respecter
chacune de ces lignes directrices de centaines de manières diffé-
rentes et à tous les niveaux : personnel, communautaire, entrepre-
neurial, national et mondial. Certains verront comment appliquer
ces lignes directrices dans leur vie de tous les jours ou dans leur
culture, ainsi que dans les systèmes politiques et économiques.
Chaque pas en direction d’une de ces lignes est un pas vers la
durabilité, mais à terme, il faudra suivre toutes les lignes.

• Planifier à plus long terme. Pour choisir entre différentes


options, s’appuyer beaucoup plus sur leur coût et leurs avan-
tages à long terme et pas simplement sur le résultat qu’elles
vont produire sur les marchés actuels ou sur leurs répercus-
sions sur les élections de demain. Développer les incitations,
outils et procédures nécessaires pour que les médias, le mar-
ché et le monde politique évoquent les problématiques qui
s’échelonnent sur des dizaines d’années, leur accordent leur
respect et fassent preuve d’une attitude responsable à leur
égard.
• Améliorer les signaux. S’intéresser davantage au véritable
bien-être de la population et au véritable impact de l’activité
humaine sur les écosystèmes mondiaux, et surveiller ces deux
paramètres6. Informer les gouvernements et le grand public
des conditions environnementales et sociales avec autant de
régularité et de rapidité que des conditions économiques.
Inclure les coûts environnementaux et sociaux dans les prix

6. Un bon exemple à cet égard est le Rapport « Planète Vivante » publié tous
les deux ans par le WWF à Gland, en Suisse, qui fournit des données sur l’état
de la biodiversité mondiale et sur l’empreinte écologique des pays.
transitions vers un système soutenable 371

économiques ; repenser certains indicateurs économiques


comme le PIB pour éviter que ne soit fait l’amalgame entre
coûts et bénéfices, flux et bien-être ou détérioration du capital
naturel et revenus.
• Accélérer les temps de réaction. Surveiller les signaux indi-
quant que l’environnement ou la société ressentent un stress.
Prévoir les mesures à prendre en cas de problèmes (prévoir si
possible ces derniers avant qu’ils ne surviennent) et faire en
sorte que les dispositifs institutionnels et techniques soient
toujours en place pour réagir efficacement. Sensibiliser à la
flexibilité et à la créativité, encourager l’esprit critique et la
capacité à repenser les systèmes physiques et sociaux. La
modélisation informatique peut avoir son intérêt dans ce
domaine, mais il est tout aussi important d’apprendre la
pensée systémique au grand public.
• Réduire au minimum l’utilisation des ressources non renouve-
lables. Les combustibles fossiles, les eaux souterraines fossiles
et les minerais ne doivent être exploités qu’avec le maximum
d’efficience, ils doivent être recyclés quand c’est possible (c’est
le cas pour les minerais et l’eau, mais pas pour les combusti-
bles fossiles) et leur consommation doit s’accompagner d’une
transition délibérée vers des ressources renouvelables.
• Empêcher l’érosion des ressources renouvelables. La produc­
tivité des sols, des eaux de surface, des eaux souterraines
rechargeables et de tous les éléments vivants y compris les
forêts, le poisson et le gibier doit être préservée et, dans la
mesure du possible, restaurée et améliorée. Ces ressources ne
doivent être exploitées qu’au rythme auquel elles se régénè-
rent. Il faut donc faire connaître leur rythme de régénération
et user de sanctions sévères ou au contraire d’incitations
économiques pour qu’elles ne soient pas surexploitées.
• Utiliser toutes les ressources avec le maximum d’efficience. Plus
on parvient à assurer le bien-être des humains en respectant
une empreinte écologique donnée, meilleure peut être la
qualité de vie tout en restant en deçà des limites. Il est à la fois
372 les limites à la croissance

techniquement possible et économiquement souhaitable


d’augmenter considérablement l’efficience7 et une efficience
accrue est déterminante si on veut que la population et l’éco-
nomie mondiales actuelles redescendent au-dessous des limi-
tes sans entrainer d’effondrement.
• Ralentir et, pour finir, stopper la croissance exponentielle de la
population et du capital physique. Les six premières lignes
directrices de cette liste ne peuvent être suivies que dans une
certaine limite, c’est pourquoi cette dernière ligne directrice
est la plus importante. Elle nécessite des changements insti-
tutionnels et philosophiques, et des innovations sociales. Elle
implique de définir les niveaux de population et de produc-
tion industrielle souhaitables et durables, et de déterminer des
objectifs centrés sur l’idée de développement et non de crois-
sance. Elle s’appuie, simplement mais fondamentalement, sur
une vision plus élargie et plus satisfaisante du sens de la vie,
une vision qui ne se cantonne pas aux simples expansion et
accumulation physiques.

Nous pouvons nous attarder sur cette mesure si importante


en faveur de la durabilité en soulignant les graves problèmes qui
accompagnent souvent tout penchant culturel en faveur de la
croissance : la pauvreté, le chômage et les besoins insatisfaits. La
croissance telle qu’elle est structurée aujourd’hui ne résout pas
ces problèmes ou bien ne les résout que lentement et de manière
inefficiente. Mais tant que des solutions plus efficaces ne se pro-
filent pas, les humains ne renonceront pas à leur obsession de la
croissance, car ils ont absolument besoin de croire en quelque
chose. La croissance est peut-être un leurre, mais cela vaut tou-
jours mieux que de ne pas avoir d’espoir du tout.

7. Voir Paul Hawken, Amory Lovins et Hunter Lovins, Natural Capitalism :


comment réconcilier économie et environnement, op. cit.
transitions vers un système soutenable 373

Pour rétablir l’espoir et résoudre des problèmes tout à fait


concrets, voici trois secteurs dans lesquels nous devons entière-
ment revoir notre mode de pensée :

• La pauvreté. Le partage est une notion taboue en politique,


sans doute en raison de cette crainte, profondément ancrée en
nous : en partageant, nous risquons de manquer de tout. Et
pourtant, la « sobriété » et la « solidarité » sont des concepts
qui peuvent nous aider à forger de nouvelles approches pour
mettre un terme à la pauvreté. Le dépassement nous concerne
tous, et il y a assez de tout pour tout le monde si nous prati-
quons une gestion réfléchie. Dans le cas contraire, personne,
pas même les plus riches, n’échappera aux conséquences.
• Le chômage. Les êtres humains ont besoin de travailler, de se
tester et de se discipliner, d’endosser la responsabilité de
satisfaire leurs propres besoins, de ressentir le plaisir de par-
ticiper et d’être acceptés en tant qu’adultes et membres res-
ponsables de la société. Ce besoin ne doit pas être négligé et il
ne doit pas être non plus satisfait par un travail dégradant ou
dangereux. Mais le travail ne doit pas pour autant être une
condition sine qua non à la survie. Nous avons ici besoin de
créativité pour échapper à l’idée réductrice selon laquelle
certains « créent » des emplois pour d’autres, et de cette autre
idée, encore plus réductrice, qui veut que la main-d’œuvre se
réduise à des coûts qu’il faut supprimer. Il nous faut un sys-
tème économique qui utilise et encourage les contributions de
chacun, qui répartisse de façon équitable le travail, le temps
libre et la production économique et qui n’abandonne pas sur
le bord de la route ceux qui, pour des raisons temporaires ou
structurelles, ne peuvent pas travailler.
• Les besoins non matériels non satisfaits. Les humains n’ont pas
besoin de grosses voitures, mais ils ont besoin d’admiration
et de respect. Ils n’ont pas un besoin constant de nouveaux
vêtements, mais souhaitent sentir chez les autres qu’ils sont
séduisants. Ils ont besoin d’enthousiasme, de variété et de
374 les limites à la croissance

beauté. Ils n’ont pas besoin d’appareils électroniques, mais il


leur faut quelque chose d’intéressant pour nourrir leur esprit
et leurs émotions. Et ainsi de suite. Essayer de satisfaire des
besoins bien réels mais non matériels – besoins identitaires,
d’appartenance à une communauté, d’estime de soi, de relever
des défis, d’amour et de bonheur – par des biens matériels,
c’est faire naître une insatiable soif de mauvaises solutions qui
n’apaiseront jamais aucun désir. Une société qui s’autorise à
admettre et à exprimer ses besoins humains non matériels et
à trouver des moyens tout aussi immatériels pour les satisfaire
peut réduire considérablement ses flux de matière et d’énergie
et augmenter tout autant l’épanouissement des humains qui
la composent.

Comment, dans la pratique, s’attaquer à ces problèmes ? Com­


ment la planète peut-elle concevoir un système qui les résolve ?
C’est ici qu’entrent en jeu la créativité et le choix. Les générations
présentes en ce début de xxie siècle doivent non seulement rame-
ner leur empreinte écologique en deçà des limites, mais procéder
dans le même temps à une restructuration de leurs mondes
intérieur et extérieur. Ce processus touche tous les secteurs de la
vie et mobilise tous les types de talents humains. Il requiert des
innovations techniques et entrepreneuriales, ainsi que de l’inven-
tivité collective, sociale, politique, artistique et spirituelle. Il y a
50 ans, Lewis Mumford reconnaissait l’ampleur de la tâche et son
caractère exclusivement humain ; une tâche qui met à contribu-
tion et développe l’humanité présente en chacun de nous.
L’âge de l’expansion cède la place à l’âge de l’équilibre. La réalisa-
tion de cet équilibre est notre tâche pour les quelques siècles à venir…
Le thème dominant durant cette longue période n’est ni l’homme et
ses bras, ni l’homme et ses machines, mais bien la résurgence de la
vie, le remplacement du mécanique par l’organique et le rétablisse-
ment de la personne en tant que bénéficiaire ultime de tous les efforts
humains. Éducation, humanisation, entraide, symbiose : tels sont les
maîtres-mots de la nouvelle culture mondiale. Tous les secteurs de
transitions vers un système soutenable 375

la vie seront concernés par ce changement : l’éducation et les procé-


dures scientifiques tout autant que l’organisation des entreprises
industrielles, l’urbanisme, le développement des régions ou les
échanges de ressources mondiales8.
La nécessité de conduire le monde industriel vers le stade
suivant de son évolution n’est pas une mauvaise nouvelle, mais
bien une chance inouïe. Comment saisir cette chance, comment
faire naître un monde qui ne soit pas seulement durable, fonc-
tionnel et équitable, mais aussi profondément désirable ? Voilà
bien une question de hauteur de vue, d’éthique, d’imagination et
de courage, autant de qualités qui ne sont pas l’apanage des
modèles informatiques mais de l’humain, dans sa chair et dans
son âme. Pour les évoquer, nous autres auteurs avons besoin de
tout un chapitre. Nous allons éteindre nos ordinateurs, mettre de
côté nos données et nos scénarios et, dans le chapitre qui suit,
vous livrer les conclusions que notre cœur et notre intuition, tout
autant que nos analyses scientifiques, nous ont livrées.

8. Lewis Mumford, The Condition of Man, New York, Harcourt Brace


Jovanovich, 1944.
chapitre 8

Transition vers la durabilité : les outils

Prenons garde à ne pas céder à la désespérance, car il reste de


temps à autre une lueur d’espoir.
– Edouard Saouma, 1993
Peut-on conduire les nations et les peuples sur le chemin de la
durabilité ? Pareille orientation représenterait un changement
sociétal d’une ampleur qui n’est comparable qu’à deux grands
événements intervenus jusqu’ici : la révolution agricole de la
fin du néolithique et la révolution industrielle de ces 200 der-
nières années. Ces deux événements se sont déroulés de façon
progressive, spontanée et en grande partie inconsciente. Celui
qui nous attend devra en revanche être une opération pleine-
ment délibérée, guidée par la plus grande prévoyance que la
science puisse nous autoriser… Si nous y parvenons réellement,
cette entreprise sera la première en son genre depuis que les
hommes peuplent la Terre.
– William D. Ruckelshaus, 1989

C ela fait à présent plus de trente ans que nous écrivons sur
la durabilité, que nous en parlons et que nous y travaillons.
Nous avons eu la chance de rencontrer à travers le monde des
collègues par milliers qui, à leur façon, avec les talents et l’envi-
ronnement qui sont les leurs, œuvrent pour une société durable.
Lorsque nous agissons de manière officielle à l’échelle institution-
transition vers la durabilité : les outils 377

nelle et lorsque nous écoutons nos dirigeants politiques, nous


sommes souvent déçus. Mais lorsque nous travaillons avec des
personnes en particulier, nous sommes généralement stimulés.
Partout, nous rencontrons des individus qui se soucient de la
Terre, des autres et du bien-être de leurs enfants et de leurs petits-
enfants. Ils ont conscience de la misère des humains et de la dégra-
dation de l’environnement qui les entoure et ils se demandent si les
bonnes vieilles politiques qui prônent toujours plus de croissance
peuvent améliorer la situation. Beaucoup ont la sensation, souvent
difficile à exprimer, que le monde prend un mauvais chemin et
qu’il va falloir opérer de vastes changements si l’on veut éviter une
catastrophe. Ils sont prêts à participer à ces changements, mais ils
doivent d’abord croire en leur capacité à apporter quelque chose de
positif. Que pouvons-nous faire ? Que peuvent faire les États ? Que
peuvent faire les entreprises ? Et les écoles, les religions et les médias ?
Que peuvent faire les citoyens, les producteurs, les consommateurs,
les parents ? Voilà les questions qu’ils se posent.
Les expériences menées à partir de ces questions ont plus
d’importance que les réponses précises que l’on peut y apporter,
même si ces dernières abondent. Il existe « 50 gestes simples que
l’on peut faire pour sauver la planète ». Tout d’abord, acheter une
voiture efficiente sur le plan énergétique. Recycler ses bouteilles
et ses canettes, voter en connaissance de cause aux élections, si
tant est qu’on fasse partie de ces heureux élus qui possèdent une
voiture, des bouteilles, des canettes et vivent dans un pays où il y
a des élections. Il existe également des gestes pas si simples que
cela à faire : élaborer son propre style de vie, élégant parce que
sobre, se limiter à deux enfants, réclamer que le prix des combus-
tibles fossiles augmente (pour soutenir l’efficacité énergétique et
stimuler le développement d’énergies renouvelables), faire preuve
d’amour et de solidarité en aidant une famille à s’extirper de la
pauvreté, trouver le « bon mode de subsistance », s’occuper avec
affection d’une parcelle de terre, faire ce que l’on peut pour
s’opposer aux systèmes qui oppressent les individus ou maltrai-
tent la Terre, ou encore se présenter à des élections.
378 les limites à la croissance

Toutes ces actions seront utiles. Mais, bien sûr, elles ne suffi-
sent pas. La durabilité, la sobriété et l’équité réclament des chan-
gements structurels ; ils nécessitent une révolution, non pas au
sens politique du terme comme la Révolution française, mais
dans le sens d’un changement bien plus en profondeur, à l’instar
des révolutions agricole et industrielle. Il est certes important de
recycler, mais le recyclage à lui tout seul ne déclenchera pas une
révolution.
Qu’est-ce donc qui en déclenchera une ? Dans notre quête de
réponse, il nous a semblé utile de tenter de comprendre les deux
premières grandes révolutions de la société humaine à travers ce
que les historiens peuvent nous en dire.

Les deux premières grandes révolutions :


la révolution agricole et la révolution industrielle
Il y a environ 10 000 ans, après plusieurs millénaires d’évolution,
la population humaine atteint le chiffre énorme (pour l’époque)
de 10 millions d’individus. Ces derniers sont des chasseurs-
cueilleurs nomades, mais dans certaines régions, ils deviennent
peu à peu trop nombreux par rapport aux végétaux et au gibier,
jusque-là abondants. Pour s’adapter à ce problème des ressources
naturelles qui s’amenuisent, les humains optent pour deux solu-
tions. Certains intensifient l’aspect migratoire de leur style de vie.
Ils quittent alors leurs terres ancestrales d’Afrique et du Moyen-
Orient pour aller peupler d’autres zones où le gibier abonde.
D’autres entreprennent de domestiquer des animaux, de culti-
ver des végétaux et s’établissent à un endroit précis. C’est une idée
totalement nouvelle. Par le simple fait de rester au même endroit,
ces proto-agriculteurs changent la face du monde, le mode de
pensée des humains et la structure de la société à un point qu’ils
n’auraient jamais pu prévoir.
Posséder des terres devient, pour la première fois, intéressant.
Ceux qui ne sont pas obligés de porter tous leurs biens sur leur
dos peuvent accumuler des produits, et certains en accumulent
transition vers la durabilité : les outils 379

plus que d’autres. C’est à cette époque que naissent les notions de
richesse, de statut, d’héritage, de commerce, d’argent et de pou-
voir. Certains peuvent vivre grâce à l’excédent de nourriture
produit par les autres. Ils peuvent alors devenir artisans à temps
plein, musiciens, scribes, prêtres, soldats, athlètes ou rois. C’est
ainsi qu’apparaissent, pour le meilleur et pour le pire, les guildes,
orchestres, bibliothèques, temples, armées, compétitions sporti-
ves, dynasties et autres villes.
En tant qu’héritiers de cette révolution agricole, nous avons
tendance à la considérer comme un gigantesque pas en avant. Le
bilan est sans doute plus mitigé. Pour de nombreux anthropolo-
gues, en effet, l’agriculture n’a pas amélioré le mode de vie, elle a
davantage été un passage obligé permettant de nourrir des popu-
lations en constante augmentation. Les paysans sédentarisés
obtiennent certes plus de denrées alimentaires à l’hectare que les
chasseurs-cueilleurs, mais celles-ci ont une valeur nutritionnelle
moindre, sont moins variées et nécessitent bien plus de travail. Les
paysans deviennent beaucoup plus vulnérables que les nomades
au climat, aux maladies, aux nuisibles, aux invasions étrangères
et à l’oppression des classes dirigeantes naissantes. Et ceux qui ne
s’éloignent pas des déchets qu’ils génèrent sont victimes des
premières pollutions chroniques de l’humanité.
L’agriculture a néanmoins représenté une réponse adaptée à
la raréfaction de la faune et de la flore sauvages. Elle a permis à la
population de continuer à augmenter, ce qui, au fil des siècles,
s’est traduit par un accroissement démographique considérable :
l’humanité est passée de 10 millions à 800 millions d’individus
en 1750. Mais cette augmentation de la population a entraîné
d’autres pénuries, tout particulièrement en matière de terres et
d’énergie. Une autre révolution est alors devenue nécessaire.
La révolution industrielle démarre en Angleterre avec le rem-
placement des arbres, dont la quantité baisse, par du charbon, pré-
sent en abondance. L’exploitation de ce combustible soulève des
problèmes pratiques : il faut effectuer des travaux de terrassement,
construire des mines, pomper de l’eau, transporter le charbon
380 les limites à la croissance

et contrôler sa combustion. Ces problèmes sont relativement


vite résolus par la concentration de main-d’œuvre autour des
mines et des usines. Ce phénomène élève alors la technologie et
le commerce au rang de secteurs essentiels de la société humaine,
reléguant la religion et la morale au second plan.
Tout change à nouveau dans des proportions qu’il était impos-
sible de prévoir. Les machines, et non plus la terre, deviennent les
principaux moyens de production. Le féodalisme laisse la place
au capitalisme et à l’idéologie ennemie de ce dernier, le commu-
nisme. Routes, voies de chemin de fer, usines et cheminées font
leur apparition dans le paysage. Les villes enflent. Là encore, le
bilan est mitigé. Le travail en usine est encore plus dur et plus
avilissant que la culture des champs. Aucun mot ne peut qualifier
la saleté de l’air et de l’eau à proximité des nouvelles usines. Le
niveau de vie de la plupart de la main-d’œuvre industrielle est
bien plus bas que celui des paysans. Mais il n’y a pas de terres
disponibles, tandis qu’il y a du travail en usine.
Il est difficile de nos jours d’apprécier à quel point la révolu-
tion industrielle a modifié le mode de pensée des humains, car ce
dernier est toujours celui qui prévaut actuellement. En 1988,
l’historien Donald Worster a décrit sans doute mieux qu’aucun
autre de ses héritiers ou de ses adeptes l’impact philosophique de
l’industrialisme :
Les capitalistes ont promis que, grâce à la domination technologique
de la Terre, ils pourraient fournir à tous une vie plus juste, plus
raisonnable, plus efficiente et plus productive… Leur méthode con­
sistait tout simplement à libérer l’entreprise individuelle du joug des
traditionnelles hiérarchies et communautés, que ce joug émane
d’autres humains ou de la Terre… Cela impliquait d’apprendre aux
hommes à s’affirmer de manière franche et énergique vis-à-vis de la
Terre et vis-à-vis les uns des autres… Les hommes devaient constam-
ment penser à ce qu’ils allaient pouvoir gagner comme argent. Ils
devaient considérer tout ce qu’il y avait autour d’eux – la terre, ses
ressources naturelles, leur propre travail – comme des produits
potentiels qui pouvaient être sources de profits sur un marché quel-
conque. Ils devaient exiger le droit de produire, d’acheter et de
transition vers la durabilité : les outils 381

vendre ces produits sans régulation ni interférence extérieures… À


mesure que les besoins se sont multipliés et que les marchés se sont
étendus, le lien entre les hommes et le reste de la nature s’est réduit
à l’instrumentalisme le plus absolu1.
Cet instrumentalisme se traduit par une productivité consi-
dérable et par un monde qui subvient plus ou moins bien aux
besoins de 6 000 millions d’individus, soit plus de 600 fois la
population présente avant la révolution agricole. Les marchés
tentaculaires et la demande qui ne cesse d’augmenter sont les
moteurs de l’exploitation environnementale, depuis les pôles
jusqu’aux tropiques et depuis les sommets enneigés jusqu’aux
profondeurs sous-marines. Mais la réussite de la révolution
industrielle, à l’instar de celle de la chasse, de la cueillette et de
l’agriculture, finit par engendrer ses propres pénuries ; il n’est plus
seulement question de gibier, de terres, de combustibles ou de
métaux, mais de la capacité de charge totale de l’environnement
mondial. Une fois encore, l’empreinte écologique de l’humanité
va au-delà de ce qui est soutenable. Et une fois encore, la réussite
crée le besoin d’une nouvelle révolution.

Vers la révolution de la durabilité


Personne aujourd’hui ne peut décrire le monde qui pourrait
naître d’une révolution de la durabilité, pas plus que les paysans
de l’an 6000 avant Jésus-Christ n’auraient pu imaginer les champs
de maïs et de soja de l’Iowa actuel, ou les mineurs anglais du
xixe siècle une chaîne de montage chez Toyota. Tout comme les
grandes révolutions passées, celle de la durabilité changera la face
de notre agriculture et les fondements de l’identité, des institu-
tions et de la culture humaines. Et tout comme les révolutions
passées, il lui faudra des siècles avant d’être pleinement à l’œuvre,
bien qu’elle soit déjà en marche.

1. Donald Worster, The Ends of the Earth, Cambridge, Cambridge Univer­


sity Press, 1988.
382 les limites à la croissance

Bien sûr, personne ne sait comment déclencher pareille révo-


lution. Il n’existe pas de mode d’emploi du type : « Pour réaliser
un changement de paradigme mondial, suivre les 20 étapes
suivantes ». Comme les grandes révolutions qui l’ont précédée,
celle-ci ne peut être ni planifiée ni dictée. Elle n’obéira pas à
une suite de décrets gouvernementaux ni aux proclamations de
modélisateurs informatiques. La révolution de la durabilité sera
organique. Elle découlera de l’inspiration, des idées, des expé-
riences et des actions de milliards d’individus. La responsabilité
de son avènement ne repose sur les épaules d’aucune personne ni
d’aucun groupe. Personne ne pourra s’en attribuer le mérite, mais
chacun pourra y participer.
Grâce à notre formation en dynamique des systèmes et aux
expériences que nous avons menées dans le monde entier, nous
avons pris conscience de deux propriétés des systèmes complexes
qui sont en rapport avec le type de révolution en profondeur dont
il est ici question.
La première est que l’information est la clé de la transforma-
tion. Cela ne signifie pas obligatoirement plus d’informations, de
meilleures statistiques, de plus grandes bases de données ni
Internet, même si chacun de ces éléments a un rôle à jouer. Cela
signifie des informations pertinentes, convaincantes, triées sur le
volet, importantes, opportunes et précises parvenant, grâce à de
nouveaux modes de diffusion, à de nouveaux destinataires, trans-
portant du contenu nouveau et proposant de nouvelles règles et
de nouveaux objectifs (lesquels règles et objectifs constituent en
eux-mêmes de l’information). N’importe quel système dont le
flux d’informations change se comporte différemment. La poli-
tique de la glasnost, par exemple, c’est-à-dire l’ouverture pure et
simple des voies d’information qui avaient longtemps été ver-
rouillées en Union soviétique, a permis une transformation
rapide de l’Europe de l’Est à laquelle personne ne s’attendait.
L’ancien système avait été maintenu au moyen d’un contrôle
étroit de l’information, mais lorsque ce contrôle a été levé, la
transition vers la durabilité : les outils 383

restructuration du système a été totale (agitée et imprévisible,


certes, mais inévitable).
La seconde propriété veut que les systèmes résistent farouche-
ment aux changements affectant les flux d’informations, surtout
lorsqu’ils touchent aux règles et aux objectifs. Il n’y a d’ailleurs
rien d’étonnant au fait que ceux qui tirent profit du système
actuel s’opposent autant à toute révision. Les puissantes cliques
politiques, économiques et religieuses peuvent presque réduire à
néant les tentatives d’individus ou de petits groupes de personnes
pour fonctionner selon des règles différentes ou pour fixer des
objectifs autres que ceux que le système a faits siens. Les innova-
teurs sont alors ignorés, marginalisés, tournés en ridicule, on leur
refuse toute promotion, on leur coupe les ressources ou on les
empêche de s’exprimer en public. Ils peuvent être supprimés au
sens propre comme au sens figuré.
Il n’y a cependant que les innovateurs, en percevant le besoin
d’informations, de règles et d’objectifs nouveaux, en communi-
quant à leur sujet et en les testant, qui puissent procéder aux
changements qui transforment un système. Ce point important
a été exprimé clairement dans une phrase généralement attribuée
à Margaret Mead : « Ne doutez jamais de la faculté d’un petit
groupe de personnes à changer le monde. C’est bien la seule
manière dont on y soit jamais arrivé. »
Nous avons appris à nos dépens qu’il est difficile de mener une
vie faite de sobriété au sein d’un système qui nous exhorte à
consommer, et nous récompense si nous le faisons. Mais il est
possible de faire un grand pas en direction de cette sobriété. Il
n’est pas non plus facile d’utiliser l’énergie de manière efficiente
dans une économie qui fournit des produits inefficients, Mais il
est possible de rechercher et, si nécessaire, d’inventer des façons
de procéder plus efficientes et, ce faisant, de les rendre plus acces-
sibles aux autres.
Et il est encore plus difficile de produire de nouvelles infor-
mations dans un système qui est conçu pour n’en entendre que
384 les limites à la croissance

d’anciennes. Essayez donc de remettre en question en public la


poursuite de la croissance ou de faire simplement la distinction
entre croissance et développement et vous comprendrez ce que
nous voulons dire. Il faut du courage et de la détermination pour
bousculer un système établi, mais on peut le faire.
Au cours de nos recherches sur les moyens de parvenir à une
restructuration en douceur d’un système qui, naturellement,
résiste à sa propre transformation, nous avons testé de nombreux
outils. Les plus évidents sont présentés dans cet ouvrage ; il s’agit
de l’analyse rationnelle, de la collecte de données, de la pensée
systémique, de la modélisation informatique et des explications
les plus claires que nous ayons pu trouver. Ce sont des outils dont
n’importe quelle personne versée dans les sciences et l’économie
peut se saisir. À l’instar du recyclage, ils sont utiles, nécessaires
mais insuffisants.
Nous ignorons ce qui suffira, mais nous aimerions conclure
en présentant cinq autres outils que nous avons trouvés efficaces.
Nous les avions présentés et en avions débattu pour la première
fois dans l’ouvrage de 1992. L’expérience que nous avons acquise
depuis nous a confortés dans l’idée que ces cinq outils ne sont pas
facultatifs. Ils représentent au contraire les caractéristiques pri-
mordiales de toute société qui souhaite survivre à long terme.
Nous les présentons donc à nouveau dans ce chapitre de conclu-
sion « non pas comme les moyens pour se rapprocher de la dura-
bilité, mais comme certains des moyens pour ce faire ».
« Nous hésitons quelque peu à en parler », écrivions-nous en
1992, « parce que nous ne sommes pas des spécialistes de leur
utilisation et parce qu’ils nécessitent l’emploi de termes qu’on ne
retrouve pas aisément dans la bouche des scientifiques ni dans
leurs logiciels de traitement de texte. Ils sont considérés comme
trop “non scientifiques” pour être pris au sérieux dans l’arène
publique encline au cynisme. »
Quels sont donc ces outils que nous avons introduits avec
autant de précaution ?
transition vers la durabilité : les outils 385

Ils s’appellent inspiration, travail en réseau, honnêteté, appren-


tissage et amour.
Cette liste semble bien modeste comparativement à l’ampleur
de la tâche qui nous attend. Mais si chacun de ces outils était
présent dans un réseau de boucles positives et s’ils étaient uti-
lisés constamment par un nombre même relativement faible de
personnes au début, des changements considérables, voire un
bouleversement du système actuel et, peut-être, une révolution
pourraient advenir.
Nous écrivions en 1992 : « La transition vers une société dura-
ble pourrait être accélérée rien qu’en employant plus souvent
ce genre de termes, avec sincérité et sans retenue, dans les flux
d’informations qui parcourent la planète. » Mais nous éprouvions
nous-mêmes une certaine honte à les utiliser, car nous savions
comment ils allaient généralement être perçus.
Nombre d’entre nous éprouvent des difficultés à compter sur
des outils aussi « tendres » quand l’avenir de notre civilisation est
en jeu, surtout que nous ne savons pas comment les mobiliser, en
nous-mêmes ou chez les autres. Nous choisissons donc de les
mépriser et de centrer la conversation sur le recyclage, les échan-
ges de permis d’émission, la préservation de la vie sauvage ou sur
tout autre aspect nécessaire mais limité de la révolution de la
durabilité, aspects qu’au moins nous maîtrisons.
Parlons donc à présent de ces outils que nous ne savons pas
encore utiliser, car l’humanité doit rapidement en acquérir la
maîtrise.

L’inspiration
Avoir de l’inspiration, c’est imaginer, sur un plan général dans un
premier temps puis avec de plus en plus de précision, ce que l’on
veut réellement. Ce que l’on veut réellement et non ce qu’on nous
a appris à vouloir ou ce dont on nous a appris à nous contenter.
Avoir de l’inspiration, c’est se libérer du carcan de la « faisabilité »,
de l’incrédulité et des déceptions, et laisser son esprit s’attarder
386 les limites à la croissance

sur ses rêves les plus nobles et les plus envoûtants, sur ceux qu’on
chérit le plus.
Certains individus, surtout chez les jeunes, laissent parler
leur inspiration avec aisance et enthousiasme. D’autres trouvent
l’exer­cice effrayant ou pénible, car l’image séduisante de ce qui
pourrait être rend ce qui est d’autant plus intolérable. D’autres
encore n’acceptent pas ce que leur inspiration leur livre par peur
d’être qualifiés d’irréalistes ou d’utopistes. Ils trouveraient ces
lignes difficiles à lire, s’ils acceptaient même de les lire. D’autres,
enfin, ont été tellement traumatisés par leurs expériences que la
seule chose qu’ils peuvent dire est pourquoi toute inspiration est
impossible. Soit. Nous avons aussi besoin de personnes scepti-
ques. Elles sont là pour cadrer notre inspiration.
Commençons par dire, ce qui plaira à ces dernières, que
l’inspiration ne suffit pas, selon nous. L’inspiration sans l’action
ne sert à rien. Mais l’action sans l’inspiration est désorientée et
hésitante. Non seulement l’inspiration est absolument indispen-
sable pour nous guider et nous motiver, mais lorsqu’elle est lar-
gement partagée et résolument suivie, elle donne naissance à de
nouveaux systèmes.
Cette dernière phrase est à prendre au pied de la lettre. Au sein
de nos limites spatiales, temporelles, matérielles et énergétiques,
les intentions que les humains puisent dans leur imagination
peuvent non seulement engendrer de nouvelles informations, de
nouvelles boucles de rétroaction, de nouveaux comportements,
de nouvelles connaissances et de nouvelles technologies, mais
aussi de nouvelles institutions, de nouvelles structures physiques
et de nouveaux pouvoirs dans l’environnement humain. Ralph
Waldo Emerson reconnaissait cette vérité profonde il y a 150 ans
déjà :
Toute nation et tout homme s’entourent instantanément d’un arsenal
matériel qui reflète à la perfection leur état moral ou leurs pensées.
Voyez comme chaque vérité et chaque erreur, toutes deux nées dans
l’esprit d’un être humain, s’expriment à travers les sociétés, les habi-
tations, les villes, le langage, les cérémonies, les journaux. Voyez les
transition vers la durabilité : les outils 387

idées du temps présent et observez comment chacune de ces abstrac-


tions s’est incarnée dans l’imposant arsenal de la communauté, et
comment le bois, la brique, la chaux et la pierre ont pris la forme
que l’on attendait d’eux, obéissant en cela à la pensée dominante qui
règne dans l’esprit de beaucoup…
S’ensuit, naturellement, que le moindre changement chez l’homme
modifie son environnement ; le moindre développement de ses idées,
la moindre atténuation de ses sentiments par rapport aux autres
hommes entraîne l’évolution la plus spectaculaire des éléments
extérieurs2 .
Un monde durable ne peut être entièrement mis en œuvre que
s’il inspire le plus grand nombre. Ce n’est qu’à cette condition que
l’inspiration peut être convaincante. Afin d’encourager d’autres
personnes à intégrer le processus, nous avons fait la liste de ce que
nous voyons lorsque nous imaginons la société durable dans
laquelle nous aimerions vivre, par opposition à celle dont nous
nous contenterions. Cette liste n’est en aucun cas exhaustive. Elle
n’est là que pour vous inviter à l’étoffer.
• Durabilité, efficience, sobriété, équité, beauté et esprit com-
munautaire comme valeurs sociales suprêmes.
• Suffisance matérielle et sécurité pour tous. En conséquence,
par décision individuelle autant que commune, taux de nata-
lité faible et population stable.
• Le travail comme source de dignité et non d’avilissement.
Inciter les individus à donner le meilleur d’eux-mêmes pour
la société et leur apporter une forme de récompense, tout en
faisant en sorte que chacun ait assez dans n’importe quelles
circonstances.
• Des dirigeants honnêtes, respectueux, éclairés, humbles et
davantage intéressés par leur travail que par le fait de conserver

2. Ralph Waldo Emerson, conférence sur « La guerre » donnée à Boston en


mars 1838. Reprise dans Emerson’s Complete Works, vol. 11, Boston, Houghton
Mifflin, 1887.
388 les limites à la croissance

leur poste, par le fait de servir la société que par la victoire aux
élections.
• L’économie comme moyen et non comme fin, au service de la
bonne santé de l’environnement et non l’inverse.
• Des systèmes efficients s’appuyant sur des énergies renouve-
lables.
• Des systèmes matériels efficients en boucle fermée.
• Une conception technique qui réduit au maximum les émis-
sions et les déchets, et des accords sociétaux prévoyant de ne
pas produire d’émissions ni de déchets que la technologie et
la nature ne peuvent absorber.
• Une agriculture régénératrice qui façonne les sols, se sert des
mécanismes naturels pour restaurer les nutriments et contrô-
ler les nuisibles et produit en abondance des denrées alimen-
taires non contaminées.
• La préservation des écosystèmes dans leur diversité et des
humains vivant en harmonie avec cet environnement. Néces­
sité en conséquence d’une grande diversité naturelle et cultu-
relle et de la sensibilisation des humains à cette diversité.
• Flexibilité, innovation (sociale aussi bien que technique) et
remise en cause intellectuelle. Des sciences en effervescence,
un enrichissement continu des connaissances des humains.
• La meilleure compréhension de systèmes entiers comme
aspect essentiel de l’éducation de chacun.
• La décentralisation du pouvoir économique, de l’influence
politique et de l’expertise scientifique.
• Des structures politiques permettant d’équilibrer les considé-
rations à court et à long terme ; le moyen d’exercer aujourd’hui
des pressions politiques au nom de nos petits-enfants.
• Des citoyens et des gouvernements ayant des compétences
avancées en matière de résolution pacifique des conflits.
• Des médias qui reflètent la diversité du monde et qui, dans le
même temps, unissent les cultures grâce à des informations
pertinentes, ciblées, opportunes, objectives et intéressantes
replacées dans leur contexte historique et systémique.
transition vers la durabilité : les outils 389

• Avoir des raisons de vivre et de penser du bien de soi qui


n’impliquent pas l’accumulation de biens matériels.

Le travail en réseau
Nous ne pourrions pas faire notre travail sans les réseaux. La
plupart de ceux auxquels nous appartenons sont informels, ils
disposent de petits budgets (quand ils ont un budget) et très peu
figurent dans les listes d’organisations internationales3. Ils sont
quasi invisibles, mais leur action est loin d’être négligeable. Les
réseaux informels véhiculent l’information de la même façon que
le font les institutions formelles, mais souvent de manière plus
efficace. Ils sont le point d’arrivée naturel des nouvelles informa-
tions, et de nouvelles structures systémiques peuvent en sortir4.
Certains de nos réseaux sont très locaux, d’autres sont inter-
nationaux. Certains sont électroniques, d’autres impliquent des
personnes qui se côtoient tous les jours. Quelle que soit la forme
qu’ils prennent, ils sont constitués d’individus qui partagent le
même intérêt pour certains aspects de la vie, qui sont en contact
et transmettent des données, des outils, des idées et des encoura-
gements, qui s’apprécient, se respectent et se soutiennent. L’une
des fonctions les plus importantes d’un réseau est de simplement
rappeler à ses membres qu’ils ne sont pas seuls.
Un réseau est non hiérarchique. Il établit des connexions
entre des personnes égales entre elles et tient non par la force, par
obligation, par des incitations matérielles ou par un contrat

3. Quelques exemples de réseaux connus des auteurs et se rapportant à


leurs centres d’intérêt : Balaton Group (<www.balatongroup.org>), NorthEast
Organic Farming Association (NOFA), Center for a New American Dream
(CNAD ; <www.newdream.org>), Greenlist, Greenclips (<www.greenclips.
com>), Northern Forest Alliance, Land Trust Alliance (<www.lta.org>), Inter­
national Simulation and Gaming Association (ISAGA ; <www.isaga.info>), et
Leadership of Environment and Development (LEAD).
4. Ce genre d’étape intermédiaire est illustré par l’ICLEI (Conseil interna-
tional pour les initiatives écologiques locales), une association internationale
regroupant à l’heure actuelle 450 instances locales qui mettent en œuvre la
durabilité. Voir <www.iclei.org>.
390 les limites à la croissance

social, mais par des valeurs communes et par la conviction par-


tagée que certaines tâches qu’on ne peut accomplir seul peuvent
être accomplies à plusieurs.
Nous connaissons des réseaux d’agriculteurs qui partagent
des méthodes de contrôle phytosanitaire. Il existe des réseaux de
journalistes environnementaux, des réseaux « verts » d’architec-
tes, de modélisateurs, de concepteurs de jeux, d’administrateurs
fonciers et de coopératives de consommateurs. Des milliers de
réseaux se mettent en place à mesure que se rencontrent des
individus partageant des intérêts communs. Certains prennent
une telle importance qu’ils se transforment en organisations
formelles dotées de bureaux et d’un budget, mais la plupart se
créent et disparaissent selon les besoins. L’avènement d’Internet
a bien entendu facilité et accéléré la constitution et le maintien
des réseaux.
Il est particulièrement important qu’existent des réseaux
consacrés à la durabilité, au niveau local et mondial, si l’on veut
créer une société durable qui soit en harmonie avec les écosystè-
mes locaux et qui respecte les limites de la planète. Nous savons
peu de chose des réseaux de proximité, car chaque localité est
différente. L’une des fonctions de ces réseaux est de rétablir le sens
de la communauté et la relation au lieu où l’on vit, qui ont large-
ment disparu depuis la révolution industrielle.
S’agissant des réseaux internationaux, nous souhaiterions
qu’ils soient réellement mondiaux. Les moyens de prendre part
aux flux d’informations internationaux sont aussi mal répartis
que les moyens de production. On dit ainsi qu’il y aurait davan-
tage de téléphones à Tokyo que dans toute l’Afrique. Ce doit être
a fortiori le cas des ordinateurs, des fax, des connexions aériennes
et des invitations aux sommets internationaux. Mais, une fois
encore, les miracles de l’inventivité humaine semblent avoir
apporté une solution étonnante sous la forme d’Internet et des
dispositifs d’accès bon marché.
On pourrait estimer que l’Afrique et d’autres régions sous-
représentées du monde devraient commencer par répondre aux
transition vers la durabilité : les outils 391

nombreux autres besoins qu’elles ont en dehors des ordinateurs


et de l’accès à Internet. Ce n’est pas notre avis. Les besoins
des populations moins bien loties ne peuvent se manifester de
façon efficace que si leur voix peut être entendue et c’est éga-
lement ainsi que le monde pourra recevoir leur contribution.
Certaines des plus grandes avancées en matière d’efficience
matérielle et énergétique se retrouvent dans la conception des
moyens de communication. Il est donc possible, tout en respec-
tant une empreinte écologique durable, que chacun ait accès
aux réseaux internationaux et locaux. Nous devons réduire la
« fracture numérique ».
Si certains aspects de la révolution de la durabilité vous pas-
sionnent, vous trouverez toujours un réseau qui partage votre
intérêt. Ce réseau vous aidera à savoir où chercher l’information,
quelles publications et quels outils sont disponibles, où obtenir
un soutien administratif et financier et à qui demander de l’aide
pour certaines tâches particulières. Un bon réseau ne vous aidera
pas seulement à apprendre, mais vous permettra aussi de trans-
mettre vos connaissances aux autres.

L’honnêteté
Nous ne sommes pas plus sûrs de la vérité que quiconque, mais
nous reconnaissons souvent un mensonge lorsque nous en enten-
dons un. De nombreux mensonges sont délibérés et perçus comme
tels à la fois par leur auteur et leurs destinataires. Ils servent à
manipuler, à rassurer, à séduire, à remettre toute action à plus
tard, à justifier un comportement intéressé, à acquérir ou à
conserver le pouvoir ou à nier une réalité déplaisante.
Les mensonges faussent le flux d’informations. Un système
ne peut pas fonctionner correctement si ses flux d’informations
sont corrompus par des mensonges. L’un des principes les plus
importants de la théorie des systèmes, pour des raisons que nous
espérons avoir expliquées clairement dans cet ouvrage, est que
l’information ne doit pas être déformée, retardée ni tenue secrète.
392 les limites à la croissance

Buckminster Fuller disait : « C’est toute l’humanité qui est en


danger si chacun de nous ne fait pas attention, maintenant et à
l’avenir, à ne dire toujours que la vérité, toute la vérité. Dès main-
tenant5. » Chaque fois que vous vous adressez à quelqu’un dans la
rue ou au travail, ou à un groupe de personnes et tout particuliè-
rement à un enfant, vous avez l’occasion d’aller à l’encontre des
mensonges et de dire la vérité. Vous pouvez affirmer que ce n’est
pas en accumulant toujours plus de biens qu’on est une meilleure
personne ou remettre en question l’idée selon laquelle en don-
nant davantage aux riches, on aide les pauvres. Plus vous irez à
l’encontre de la désinformation, plus notre société sera facile à
gérer.
Voici quelques-uns des préjugés, des simplifications, des
­pièges de la langue orale et des mensonges populaires que l’on
rencontre fréquemment lorsqu’on parle des limites à la crois-
sance. Il faut selon nous les stigmatiser et les éviter si l’on veut
que les populations aient une idée juste de l’économie humaine
et de son rapport avec notre planète finie.

Non pas : une mise en garde concernant l’avenir est une pré-
vision funeste.
Mais : une mise en garde concernant l’avenir est une invita-
tion à suivre une voie différente.
Non pas : l’environnement est un luxe, une exigence ou un
produit que les individus s’autorisent lorsqu’ils en ont les moyens.
Mais : l’environnement est à la base de toute vie et de toute
économie. Les sondages d’opinion montrent le plus souvent que
les populations sont prêtes à payer davantage pour avoir un
environnement sain.
Non pas : tout changement est un sacrifice à éviter.
Mais : tout changement est un défi nécessaire.

5. R. Buckminster Fuller, Critical Path, New York, St. Martin’s Press, 1981.
transition vers la durabilité : les outils 393

Non pas : en stoppant la croissance, on enferme les pauvres


dans leur dénuement.
Mais : c’est la cupidité et l’indifférence des riches qui enfer-
ment les pauvres dans leur dénuement. Ces derniers ont besoin
que les riches adoptent une attitude différente à leur égard ; c’est
seulement à cette condition que la croissance répondra à leurs
besoins.
Non pas : chacun devrait pouvoir s’élever pour atteindre le
niveau de vie matériel des pays les plus riches.
Mais : il n’est pas possible d’élever le niveau de consommation
matérielle de tous pour qu’ils soit équivalent à celui des riches.
Les besoins matériels fondamentaux de chacun doivent être
satisfaits. Au-delà, les besoins matériels ne doivent être satisfaits
que si c’est possible, pour tous, et en respectant une empreinte
écologique soutenable.
Non pas : toute croissance est bonne, il n’y a pas à se poser de
questions, à faire de discriminations ni à chercher plus loin.
Non pas : toute croissance est mauvaise.
Mais : nous avons besoin non pas de croissance, mais de
développement. Dans la mesure où ce dernier nécessite une
expansion physique, il doit être équitable, accessible et durable,
et tous les coûts réels doivent être pris en compte.
Non pas : la technologie résoudra tous les problèmes.
Non pas : la technologie n’est que source de problèmes.
Mais : nous devons encourager les technologies qui réduisent
l’empreinte écologique, augmentent l’efficience et les ressources,
améliorent les signaux et mettent fin à la privation matérielle.
Mais : nous devons traiter les problèmes en êtres humains et
ne pas nous en remettre à la seule technologie.
Non pas : l’économie de marché va automatiquement nous
apporter l’avenir que nous souhaitons.
Mais : nous devons commencer par décider nous-mêmes de
l’avenir que nous voulons. Ensuite seulement, nous pouvons nous
394 les limites à la croissance

servir de l’économie de marché ainsi que d’autres dispositifs


organisationnels pour y parvenir.
Non pas : l’industrie est la cause de tous nos maux ou le
remède.
Non pas : l’État est la cause ou le remède.
Non pas : les protecteurs de l’environnement sont la cause ou
le remède.
Non pas : tout autre groupe [par exemple les économistes] est
la cause ou le remède.
Mais : tous les individus et toutes les institutions ont leur rôle
à jouer au sein de l’imposante structure du système. Dans un
système structuré pour le dépassement, tous les acteurs vont
œuvrer, de façon délibérée ou par inadvertance, au dépassement.
En revanche, dans un système conçu pour la durabilité, les indus-
tries, les États, les défenseurs de l’environnement et tout particu-
lièrement les économistes vont jouer un rôle déterminant dans
son édification.
Non pas : pessimisme constant.
Non pas : optimisme béat.
Mais : se résoudre à dire la vérité sur les réussites comme sur
les échecs du présent et sur les potentialités comme sur les obsta-
cles de l’avenir.
Et surtout : avoir le courage d’admettre et de supporter les
difficultés du présent tout en gardant en permanence l’image
d’un avenir meilleur.
Non pas : le modèle World3, comme tout autre modèle, est bon
ou mauvais.
Mais : tous les modèles, y compris ceux que produit notre
cerveau, sont partiellement bons, beaucoup trop simples et en
majorité mauvais. Comment faire pour tester nos modèles et
savoir ce qu’ils ont de bon et de mauvais ? Comment s’adresser les
uns aux autres en tant que modélisateurs, en trouvant le bon
équilibre entre scepticisme et respect ? Comment arrêter de jouer
transition vers la durabilité : les outils 395

entre nous à des jeux où tout est bon ou mauvais et se mettre à


concevoir des tests de qualité pour nos modèles qui s’opposent au
monde réel ?
Ce dernier défi, trier les modèles et les tester, nous amène au
sujet de l’apprentissage.

L’apprentissage
L’inspiration, le travail en réseau et l’honnêteté ne sont d’aucune
utilité s’ils ne se traduisent pas par des actes. Il existe un grand
nombre de choses à faire pour atteindre la durabilité. Il faut
mettre au point de nouvelles techniques agricoles, lancer de
nouvelles entreprises et repenser les anciennes pour réduire leur
empreinte écologique. Il faut restaurer la terre, protéger les parcs,
transformer les systèmes énergétiques et parvenir à des accords
sur le plan international. Il faut voter certaines lois et en abroger
d’autres, enrichir les connaissances des enfants comme des
­adultes, tourner des films, jouer de la musique, publier des livres,
créer des sites web, conseiller les individus, diriger des groupes,
supprimer des subventions et en créer d’autres, développer les
indicateurs de durabilité et ajuster les prix pour qu’ils reflètent les
coûts réels.
Chacun trouvera l’action qui lui convient le mieux dans tout
cela. Nous n’avons pas la prétention de prescrire un rôle spécifi-
que à d’autres personnes qu’à nous-mêmes. Mais nous aimerions
vous faire une suggestion : quoi que vous fassiez, faites-le en toute
humilité. Ne considérez pas votre action comme incontournable,
mais comme expérimentale. Servez-vous-en, quelle qu’elle soit,
pour apprendre.
Le gouffre de l’ignorance humaine est beaucoup plus profond
que beaucoup d’entre nous ne veulent bien l’admettre. C’est
particulièrement vrai à une époque où l’économie mondiale n’a
jamais autant constitué un tout, où cette économie se heurte aux
limites d’une planète extraordinairement complexe et où des
modes de pensée entièrement nouveaux s’imposent. En pareille
396 les limites à la croissance

période, personne n’est assez savant. Aucun dirigeant, aussi


autoritaire qu’il prétende être, ne comprend ce qui se passe.
Aucune politique ne doit être imposée en bloc à l’ensemble de la
planète. Car quand on ne peut pas se permettre de perdre, on ne
joue pas.
Apprendre signifie être prêt à aller lentement, à faire des
essais et à recueillir les informations sur les effets de l’action,
y compris celles, primordiales mais pas toujours agréables à
entendre, indiquant que l’action ne fonctionne pas. On ne peut
apprendre sans faire d’erreurs, sans dire la vérité à leur sujet et
sans persévérer. Apprendre signifie explorer une nouvelle voie
avec énergie et courage, être à l’écoute des voies explorées par
d’autres et être prêt à changer de voie si l’une d’elles mène plus
directement au but.
Les dirigeants internationaux ont perdu tout à la fois l’habi-
tude d’apprendre et la liberté de le faire. Le système politique a
évolué de telle façon que les électeurs attendent de leurs diri-
geants qu’ils aient réponse à tout, que seul un petit nombre
d’individus accèdent au rang de dirigeants et que ces derniers
soient rapidement déchus lorsqu’ils proposent des remèdes dou-
loureux. Ce système pervers sape les aptitudes à diriger des
individus et les aptitudes à apprendre des dirigeants.
Il est à présent temps pour nous d’être honnêtes à ce sujet : les
dirigeants de la planète ne savent pas mieux que n’importe quel
autre individu comment mettre en place une société durable. La
plupart d’entre eux ignorent d’ailleurs que c’est nécessaire. La
révolution de la durabilité implique donc que chacun agisse en
tant que dirigeant en plein apprentissage à quelque niveau que ce
soit : familial, communautaire, national ou mondial. Et elle impli-
que que nous soutenions nos dirigeants en les autorisant à admet-
tre leurs incertitudes, à mener des expériences honnêtes et à
reconnaître leurs erreurs.
Personne ne peut être libre d’apprendre sans patience ni
indulgence. Mais en période de dépassement, il n’y a pas beau-
coup de place pour ces deux qualités. Trouver le bon équilibre
transition vers la durabilité : les outils 397

entre les notions apparemment contraires que sont l’urgence et la


patience, la responsabilité et l’indulgence est une tâche qui réclame
de la compassion, de l’humilité, de la lucidité, de l’honnêteté et
ce mot si dur à prononcer, cette ressource qui semble parfois si
rare : de l’amour.

L’amour
Notre culture industrielle ne nous autorise pas à parler d’amour,
sauf au sens le plus romantique et le plus classique du terme.
Quiconque en appelle à la faculté des individus à éprouver de
l’amour fraternel, à aimer l’humanité tout entière, la nature et
notre planète nourricière a plus de chances d’être tourné en
ridicule que d’être pris au sérieux. La principale différence qui
sépare les optimistes des pessimistes porte sur la capacité des
humains à fonctionner collectivement sur la base de l’amour. Or
dans une société qui met systématiquement en avant l’individua-
lisme, l’esprit de compétition et les préoccupations à court terme,
les pessimistes sont largement majoritaires.
L’individualisme et le manque de prévoyance sont selon nous
les deux principaux maux du système social actuel et les deux
principaux responsables de notre non-durabilité. Il faut donc
institutionnaliser l’amour et la compassion dans les solutions
collectives. Une culture qui ne croit pas dans ces qualités humai-
nes supérieures, qui ne les évoque ni ne les développe restreint
tragiquement les options qui s’offrent à elle. « Quelle qualité de
société la nature humaine autorise-t-elle ? », a un jour demandé
le psychologue Abraham Maslow. « Quelle qualité de nature
humaine la société autorise-t-elle ?6 »
La révolution de la durabilité devra avant tout prendre la
forme d’une transformation collective permettant au meilleur de
la nature humaine, et non au pire, de s’exprimer et de s’épanouir.

6. Abraham Maslow, Être humain : la nature humaine et sa plénitude, Paris,


Eyrolles, 2006.
398 les limites à la croissance

Beaucoup ont pris conscience de cette nécessité et de cette possi-


bilité. John Maynard Keynes écrivait ainsi en 1932 :
Le problème des besoins et de la pauvreté, et la lutte économique
entre les classes et les nations ne sont rien d’autre qu’une terrible
confusion, transitoire et superflue. Car le monde occidental possède
d’ores et déjà les ressources et la technique, pour peu que nous nous
organisions pour les utiliser, capables de reléguer le Problème éco-
nomique, qui pompe notre énergie morale et matérielle, au rang de
préoccupation secondaire…
Ainsi le jour est proche où le Problème économique retrouvera le
rang subalterne d’où il vient, et où l’arène de nos cœurs et de nos
esprits sera occupée par nos véritables problèmes, ceux qui ont trait
à la vie et aux relations humaines, à la création, au comportement
et à la religion7.
Aurelio Peccei, ce grand industriel qui n’a cessé d’écrire au
sujet des problèmes liés à la croissance et aux limites, à l’écono-
mie et à l’environnement, aux ressources et à la gouvernance, ne
manquait jamais de conclure en disant que les réponses à ces
problèmes passaient par « un nouvel humanisme ». Il s’exprimait
ainsi en 1981 :
L’humanisme dont a besoin notre époque doit remplacer et inverser
les principes et les normes que nous avons jusqu’à présent considérés
comme intouchables, mais qui sont devenus inapplicables ou incom-
patibles avec notre dessein ; il doit stimuler l’avènement d’un nou-
veau système de valeurs qui restaurera notre équilibre intérieur et le
développement de motivations spirituelles, éthiques, philosophiques,
sociales, politiques, esthétiques et artistiques afin de combler la
vacuité de nos vies ; il doit pouvoir rétablir en nous l’amour, l’amitié,
l’empathie, la solidarité, le sens du sacrifice, la convivialité ; et il doit
nous faire comprendre que plus ces qualités nous rapprocheront
d’autres formes de vie et de nos congénères partout dans le monde,
plus nous aurons à y gagner8.

7. John Maynard Keynes, avant-propos d’Essais de persuasion, Paris,


Gallimard, 1933.
8. Aurelio Peccei, Cent pages pour l’avenir, Paris, Economica, 1981.
transition vers la durabilité : les outils 399

Il n’est pas aisé de mettre en pratique l’amour, l’amitié, la


générosité, l’empathie ou la solidarité au sein d’un système dont
les règles, les objectifs et les flux d’informations en appellent à de
moins nobles qualités. Mais nous essayons et nous vous conju-
rons d’en faire autant. Faites preuve de patience à votre égard et
à l’égard des autres, car vous, comme eux, êtes confrontés aux
difficultés d’un monde qui change. Montrez de la compréhension
et de l’empathie en dépit de votre inévitable résistance ; car la
résistance est en chacun de nous, nous nous accrochons tous à ce
qui n’est pas durable. Recherchez les instincts les plus nobles en
vous et chez les autres, et accordez-leur votre confiance. Écoutez
le cynisme qui vous entoure et plaignez ceux qui s’y adonnent,
mais ne vous y adonnez pas vous-mêmes.
L’humanité ne peut mener à bien l’aventure qui consiste à
ramener son empreinte écologique à un niveau soutenable si ne
préside pas à cette démarche un esprit de partenariat planétaire.
On ne pourra éviter l’effondrement si les humains n’apprennent
pas à se considérer comme partie intégrante d’une seule et même
société mondiale. Tout cela nécessite de prendre soin de l’instant
présent, mais aussi de l’avenir qui peut paraître éloigné. L’huma­
nité doit apprendre à cultiver l’envie de laisser aux générations
futures une planète pleine de vie.
Y a-t-il une chose que nous avons préconisée dans ce livre,
depuis l’utilisation plus efficiente des ressources jusqu’à davan-
tage de compassion, qui soit réellement réalisable ? La planète
peut-elle vraiment redescendre en deçà des limites et éviter l’ef-
fondrement ? L’empreinte écologique des humains peut-elle être
réduite à temps ? L’inspiration, la technologie, la liberté, le sens
de la communauté, la responsabilité, la prévoyance, l’argent, la
discipline et l’amour seront-ils suffisants à l’échelle mondiale ?
De toutes les questions hypothétiques que nous avons posées
dans ce livre, ces dernières sont celles pour lesquelles on a le
moins de réponses, même si beaucoup font semblant d’en avoir.
Même nous, les auteurs, ne sommes pas d’accord entre nous
lorsque nous comparons le pour et le contre. L’optimisme convenu
400 les limites à la croissance

de nombreuses personnes mal informées, surtout parmi les diri-


geants de la planète, leur ferait dire que ces questions n’ont même
pas lieu d’être ; il n’y a pas de limites significatives. Et parmi les
personnes qui sont bien informées, beaucoup sont touchées par
un profond cynisme qui perce sous l’optimisme convenu. Pour
elles, nous sommes d’ores et déjà confrontés à de graves problè-
mes, d’autres, pire encore, nous attendent, et nous n’avons aucune
chance de nous en sortir.
Ces deux types de réponses s’appuient, bien évidemment, sur
des modèles mentaux. La vérité, en l’occurrence, est que personne
ne sait.
Nous avons dit à maintes reprises dans cet ouvrage que l’hu-
manité n’est pas confrontée à un avenir prédéterminé, mais à un
choix. Un choix entre différents modèles mentaux qui, logique-
ment, conduisent à différents scénarios. L’un de ces modèles
mentaux soutient que notre monde n’est pas confronté à des
limites pour plein de raisons pratiques. Si l’on choisit ce modèle,
on prône la poursuite des activités comme à l’accoutumée et on
conduit l’économie humaine très loin au-delà des limites. Cela se
traduit par un effondrement.
Selon un autre modèle mental, les limites existent bel et bien
et ne sont pas loin d’être atteintes, mais on n’a plus assez de temps
pour réagir et les individus ne peuvent se modérer, ni être respon-
sables ni éprouver de la compassion. En tout cas pas assez vite. Ce
modèle est autoréalisateur : si les populations choisissent d’y croire,
il leur donnera raison. Il se traduit lui aussi par un effondrement.
Il existe un troisième modèle mental selon lequel les limites
existent bel et bien et ne sont pas loin d’être atteintes, voire le sont
déjà pour certaines d’entre elles, mais nous avons juste assez de
temps pour réagir. Il faut donc faire vite. Il y a juste assez d’éner-
gie, de matière, d’argent, de résilience environnementale et de
vertu humaine pour enclencher une réduction planifiée de l’em-
preinte écologique de l’humanité : une révolution de la durabilité
vers un monde bien meilleur pour l’immense majorité d’entre
nous est possible.
transition vers la durabilité : les outils 401

Ce troisième scénario peut tout à fait se révéler faux. Mais


d’après ce que nous avons pu recueillir comme informations,
depuis les données mondiales jusqu’aux modélisations à l’échelle
planétaire, il se peut aussi qu’il soit valable. Et ce n’est qu’en le
testant que nous aurons la réponse.
annexe 1

De World3 à World3-03

Pour préparer les scénarios de cet ouvrage, nous nous sommes


servis d’une version mise à jour de notre modèle informatique
World3-91.
World3 a d’abord été mis au point pour le premier ouvrage,
The Limits to Growth, qui date de 1972. Il est entièrement décrit
dans le rapport technique de notre étude1. Notre modèle était écrit
dans un langage de simulation informatique appelé DYNAMO.
En 1990, un nouveau langage, STELLA, nous offrait les meilleurs
outils qui soient pour notre analyse. Lorsque nous avons préparé
les scénarios de notre ouvrage de 1992, intitulé Beyond the Limits2,
le modèle World3 a donc été converti en langage STELLA et mis
à jour sous la forme d’une nouvelle version baptisée World3-91.
Lorsque nous préparions les scénarios de cet ouvrage, il s’est
avéré nécessaire d’effectuer une légère mise à jour de World3-91.
Le modèle ainsi créé, baptisé World3-03, est disponible sur
CD-ROM3. Mais il n’est pas difficile de résumer les quelques
modifications intervenues entre World3-91 et World3-03 : trois

1. Dennis L. Meadows et al., Dynamics of Growth in a Finite World , op. cit.


2. Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows et Jorgen Randers, Beyond the
Limits, op. cit.
3. Pour le commander, aller sur <www.chelseagreen.com>.
annexes 403

changements ont introduit un calcul différent du coût de la tech-


nologie et le souhait de la taille de la famille est désormais plus
directement lié à la croissance de la production industrielle. Les
autres changements n’ont pas d’incidence sur le comportement
du modèle ; ils rendent ce comportement plus facile à compren-
dre. Voici les divers changements :
• Modification du déterminant du coût en capital des nouvelles
technologies dans trois secteurs. Le coût en capital doit être
déterminé par la technologie mise en œuvre et non par la
technologie disponible dans le secteur des ressources, de la
pollution et de l’agriculture.
• Modification d’une table de référence dans le secteur démo-
graphique pour faire en sorte que le souhait de la taille de la
famille soit davantage lié aux niveaux élevés de production
industrielle par habitant.
• Ajout d’une nouvelle variable appelée indice de bien-être
humain, un indicateur du bien-être du citoyen mondial moyen.
On trouvera la définition de cet indice dans l’annexe 2.
• Ajout d’une nouvelle variable appelée empreinte écologique
des humains, un indicateur du poids total que l’humanité fait
peser sur l’environnement de la planète. On trouvera une
définition de cet indice dans l’annexe 2.
• Modification de l’échelle de représentation de la population
sur les graphiques pour en simplifier la lecture.
• Réalisation d’un nouveau graphique montrant l’évolution de
l’indice de bien-être humain et de l’empreinte écologique des
humains entre 1900 et 2100.
Nous aidons le lecteur en faisant figurer ci-dessous les orga-
nigrammes STELLA des nouvelles structures. Nous décrivons
également les échelles utilisées pour produire les scénarios de ce
livre. On trouvera sur le CD-ROM la liste complète des équations
STELLA de World3-03, ainsi que d’autres informations.
404 les limites à la croissance

Les nouvelles structures de World3-03


Ci-dessous figure l’organigramme STELLA de la formulation
relative aux nouvelles technologies ; l’exemple pris est celui des
technologies d’amélioration des rendements agricoles, mais cet
organigramme est également valable pour le secteur des ressour-
ces et celui de la pollution.
Multiplicateur du ratio de production de capital industriel découlant
de la technologie d’amélioration des rendements agricoles
Technologie d’amélioration Taux de changement de la technologie
Délai de développement
~ des rendements agricoles d’amélioration des rendements agricoles
de la technologie

Multiplicateur du taux de changement de la technologie


d’amélioration des rendements agricoles
Multiplicateur du rendement agricole
découlant de la technologie
~
Ratio de nourriture

Ratio de nourriture souhaité

Lorsque la variable du modèle « ratio de nourriture » (nourri-


ture par habitant/nourriture de subsistance par habitant) descend
plus bas que le niveau souhaité, World3 développe des technologies
pour augmenter le rendement agricole. Des formulations analo-
gues produisent une amélioration de la technologie lorsque la
quantité de ressources nécessaires par unité de production indus-
trielle dépasse le niveau souhaité et lorsque la pollution générée par
unité de production dépasse elle aussi le niveau souhaité.
Indice de bien-être humain

Indice
d’espérance Indice de PIB
L’organigramme STELLA de
de vie
l’indice de bien-être humain
~

PIB par
est présenté ci-contre. Sa logi-
~
Indice de niveau
d’instruction
habitant
que sous-jacente est décrite
~ dans l’annexe 2.

Espérance de vie Production industrielle par habitant


annexes 405

L’organigramme STELLA de l’empreinte écologique des


humains est présenté ci-dessous. Sa logique sous-jacente est
décrite dans l’annexe 2.
Empreinte écologique des hommes

Terres arables en Terres d’absorption


gigahectares (Gha) en Gha

Terres urbaines en Gha

Terres arables Gha par unité de pollution

Terres urbano-industrielles

Taux de génération de pollution persistante

Les échelles des scénarios de World3-03


Les valeurs des 11 variables de World3-03 sont présentées dans les
trois graphiques qui constituent chaque scénario de cet ouvrage.
Nous n’avons pas indiqué d’échelle sur l’axe des ordonnées de ces
graphiques, car nous considérons que les valeurs précises des
variables de chaque scénario n’ont que peu d’importance. Les
lecteurs s’intéressant davantage aux aspects techniques des simu-
lations trouveront cependant ces échelles ci-dessous. Elles sont
très différentes les unes des autres, mais restent les mêmes tout
au long des 11 scénarios.

Graphique 1 : état de la planète

Variable Valeur basse Valeur élevée


Population 0 12 × 109
Production totale de nourriture 0 6 × 1012
Production industrielle totale 0 4 × 1012
Indice de pollution persistante 0 40
Ressources non renouvelables 0 2 × 1012
406 les limites à la croissance

Graphique 2 : niveau de vie matériel

Variable Valeur basse Valeur élevée


Nourriture par habitant 0 1 000
Biens de consommation par habitant 0 250
Services par habitant 0 1 000
Espérance de vie 0 90

Graphique 3 : bien-être et empreinte écologique des humains

Variable Valeur basse Valeur élevée


Indicateur de bien-être humain 0 1
Empreinte écologique des humains 0 4
annexe 2

Indicateurs de bien-être humain


et empreinte écologique

Le contexte
Lorsqu’on aborde le thème de l’avenir de l’humanité sur la planète
Terre, il faut définir deux concepts : le « bien-être humain » et
l’« empreinte écologique des humains ». Le premier sert à décrire
la qualité de vie, au sens le plus large, du citoyen mondial moyen,
en prenant en compte les composantes à la fois matérielles et
immatérielles, et le second exprime l’impact environnemental
total de l’humanité sur l’ensemble des ressources et des écosystè-
mes mondiaux.
Ces deux concepts sont faciles à appréhender en théorie, mais
difficiles à définir avec précision, et le manque de données chro-
nologiques nous oblige à d’importantes approximations lorsque
nous développons des équations mathématiques à leur sujet.
Mais, d’une façon générale, on peut dire que le bien-être humain
augmente lorsque quiconque voit sa satisfaction personnelle croî-
tre sans que cela se fasse au détriment de celle des autres. Quant
à l’empreinte écologique des humains, elle augmente lorsqu’on
extrait davantage de ressources, qu’on émet plus de pollution,
que l’érosion des terres ou que la destruction de la biodiversité
s’accroissent, le tout sans réduction simultanée d’autres impacts
humains sur la nature.
408 les limites à la croissance

Pour illustrer l’utilisation de ces deux concepts, exprimons


par une paraphrase l’idéal que nous n’avons cessé de poursuivre
dans cet ouvrage : augmenter le « bien-être humain » tout en fai-
sant en sorte que l’ « empreinte écologique » soit aussi basse que
possible ou, tout du moins, reste en dessous de ce que l’écosys-
tème mondial peut supporter à très long terme, c’est-à-dire en
dessous de sa capacité de charge.
Les analystes ont consacré beaucoup de temps et d’énergie
à tenter de créer des indicateurs fonctionnels pour le bien-être
humain et pour l’empreinte écologique. Ainsi, le PIB par habitant
est souvent utilisé pour mesurer le bien-être de façon simple,
bien qu’il présente à cet égard de nombreux défauts. World21,
prédécesseur de World3, intégrait un « indice de la qualité de
vie » qui avait provoqué des débats passionnés à l’époque et
qui prenait en compte l’effet de quatre facteurs sur le bien-être
humain : la densité de population, la nourriture, la pollution et la
consommation matérielle.
Nous avons considéré les différentes options et avons choisi
les indicateurs décrits ci-après. Nous avons choisi des indicateurs
quantitatifs, car ce sont ceux qui s’accordent le mieux avec le
modèle mathématique World3. Et plutôt que de définir nos pro-
pres indices, nous avons choisi d’adapter les indicateurs les plus
couramment admis.

L’indicateur du développement humain du PNUD


Concernant le bien-être humain, nous avons choisi l’indicateur du
développement humain (IDH) qui est mesuré depuis un certain
nombre d’années dans la plupart des pays par le Programme des
Nations Unies pour le développement (PNUD). L’IDH est publié
chaque année dans le Rapport sur le développement humain2. Dans
celui de 2001, le PNUD définissait l’IDH comme suit :

1. Jay W. Forrester, World Dynamics, Cambridge, MA, Wright-Allen Press,


1971.
2. Programme des Nations Unies pour le développement, Rapport sur le
développement humain 2001, Bruxelles, De Boeck, 2001.
annexes 409

L’IDH est un outil synthétique de mesure du développement


humain. Il chiffre le niveau moyen atteint par chaque pays sous
trois aspects essentiels :
• Aptitude à vivre longtemps et en bonne santé, représentée par
l’espérance de vie à la naissance.
• Instruction et accès au savoir, représentés par le taux d’alpha-
bétisation des adultes (pour deux tiers) et par le taux brut de
scolarisation, tous niveaux confondus (pour un tiers).
• Possibilité de bénéficier d’un niveau de vie décent, représentée
par le PIB par habitant (en PPA-$, Parité de pouvoir d’achat
en dollars)3.
Le PNUD calcule l’IDH en faisant une moyenne arithmétique
de trois indices (l’espérance de vie, l’instruction et le PIB) qui
correspondent aux trois aspects listés ci-dessus.
Les indicateurs relatifs à l’espérance de vie et à l’instruction
augmentent de façon linéaire en fonction de l’espérance de vie,
de l’alphabétisation et de la scolarisation. L’indice de PIB aug-
mente lui aussi lorsque le PIB croît. Mais dans ce dernier cas, le
PNUD part de l’hypothèse que les bénéfices vont fortement
diminuer une fois que le PIB par habitant aura dépassé le niveau
atteint en 1999 par les pays de l’ex-Europe de l’Est4.

L’indice de bien-être humain de World3


Afin de mesurer le bien-être humain dans World3, nous avons
élaboré une variable que nous avons baptisée indice de bien-être
humain (IBH). L’IBH correspond pour l’essentiel à l’IDH du
PNUD, à ceci près que nous n’avons à notre disposition que les
variables du modèle World3. L’organigramme STELLA portant
sur l’IBH est présenté dans l’annexe 1 et la formulation détaillée
est disponible sur le CD-ROM de World3-03.

3. Ibid.
4. Les détails du mode de calcul de l’IDH sont présentés dans ibid., p. 239-
240.
410 les limites à la croissance

L’indice de bien-être humain de World3 est calculé en faisant


la somme des indices d’espérance de vie, de niveau d’instruction
et de PIB et en la divisant par trois. L’IBH qui en résulte passe de
0,2 en 1900 à 0,7 en 2000. Il atteint un pic à 0,8 dans les scénarios
les plus favorables aux alentours de 2050. Ces trois chiffres équi-
valent respectivement à l’IDH de la Sierra Leone, de l’Iran et des
pays baltes en 1999.
La valeur de notre IBH pour l’année 1999 est très proche de
celle de l’IDH calculé par le PNUD pour cette même année, soit
une moyenne mondiale de 0,715.

L’empreinte écologique de Mathis Wackernagel


Comme mesure de l’« empreinte écologique des humains », nous
avons adapté l’empreinte écologique développée par Mathis
Wackernagel et ses collègues dans les années 1990. Wackernagel
et al. ont en effet calculé l’empreinte écologique d’un certain
nombre de pays6 et ont parfois produit des données chronologi-
ques montrant l’évolution au fil du temps de l’empreinte écologi-
que de certains pays en particulier. Et, ce qui est tout à fait
intéressant dans l’optique de cet ouvrage, Mathis Wackernagel a
également calculé l’empreinte écologique de la population mon-
diale et son évolution entre 1961 et 19997. L’empreinte écologique
de la plupart des pays est publiée tous les deux ans par le WWF8.
Mathis Wackernagel définit son empreinte écologique comme
la surface de terre nécessaire pour satisfaire un mode de vie
donné, surface qu’il mesure en hectares (globaux moyens). Il

5. PNUD, Rapport sur le développement humain 2000, Bruxelles, De Boeck,


2000.
6. Mathis Wackernagel et al., « National Natural Capital Accounting with
the Ecological Footprint Concept », Ecological Economics, vol. 29, no 3, juin
1999.
7. Mathis Wackernagel et al., « Tracking the Ecological Overshoot of the
Human Economy », op. cit. Voir également la figure P-1 de la préface du présent
ouvrage, rédigée par les auteurs.
8. WWF, Rapport « Planète Vivante 2002 », op. cit.
annexes 411

additionne la surface de terres cultivées, de pâturages, de forêts,


de zones de pêche et de terres artificialisées requise pour qu’une
population donnée (d’un pays, d’une région ou du monde) puisse
conserver un mode de vie donné. Il ajoute la surface de forêts qui
aurait été nécessaire pour absorber le dioxyde de carbone émis
par l’utilisation anthropique de combustibles fossiles. Tous ces
types de terrains sont ensuite convertis en une terre d’une pro-
ductivité biologique moyenne. Le nombre d’ « hectares moyens »
s’obtient en utilisant un facteur proportionnel à la productivité
biologique de la terre (c’est-à-dire à la faculté de la terre de pro-
duire de la biomasse). Mathis Wackernagel souhaite étendre le
concept en incluant la surface de terre nécessaire pour neutraliser
les émissions (d’autres gaz et de substances toxiques) et pour la
consommation d’eau douce, mais il n’est pas encore parvenu à le
faire de façon probante.
La productivité biologique d’une surface de terre dépend des
technologies utilisées. L’usage intensif d’engrais permet d’obtenir
une récolte plus importante à partir de la même surface. L’utilisa­
tion accrue d’engrais réduit donc l’empreinte écologique, sauf si
les émissions de CO2 engendrées par la fabrication de l’engrais
nécessitent une surface de terres d’absorption supérieure à la
surface qui a été économisée en augmentant le rendement. Étant
donné que les technologies sont en constante évolution, la pro-
ductivité des terres calculée par Wackernagel varie elle aussi en
permanence au rythme de la « technologie moyenne » en vigueur
à une époque donnée9.
L’empreinte écologique augmente donc lorsque l’humanité
utilise des surfaces plus étendues pour produire de la nourriture
ou des fibres, ou lorsqu’elle émet davantage de CO2. Même si ce
dernier n’est pas absorbé par les forêts (et s’accumule donc dans
l’atmosphère), l’empreinte écologique, soit la surface qui aurait
été nécessaire pour absorber le CO2 si ce dernier ne s’était pas

9. On trouvera plus de détails sur le calcul de l’empreinte écologique dans


ibid., p. 30.
412 les limites à la croissance

accumulé dans l’air, augmente. C’est de cette façon qu’il peut y


avoir dépassement, jusqu’à ce que l’accumulation de gaz à effet
de serre oblige les humains à adopter une attitude différente qui
entraîne la diminution de l’empreinte écologique.

L’empreinte écologique des humains dans World3


Pour mesurer l’empreinte écologique des humains dans le modèle
World3, nous avons élaboré un indice que nous avons baptisé
empreinte écologique des humains. Il correspond pour l’essentiel
à l’empreinte écologique de Wackernagel, à ceci près que nous ne
pouvons utiliser qu’un nombre limité de variables dans World3.
L’organigramme STELLA qui en résulte est présenté dans l’an-
nexe 1 et la formulation détaillée est disponible sur le CD-ROM
de World3-03.
L’empreinte écologique des humains de World3 équivaut à la
somme de trois composantes : les terres arables utilisées pour la
production agricole, les terres urbanisées utilisées pour les infras-
tructures de transport urbano-industriel et la quantité de terres
d’absorption requise pour neutraliser les émissions de polluants,
censée être proportionnelle au taux de génération de pollution
persistante. Toutes ces surfaces sont mesurées en milliards (109)
d’hectares.
L’empreinte écologique des humains est fixée à 1 en 1970, son
indice est de 0,5 en 1900, de 1,76 en 2000 et atteint temporaire-
ment un niveau supérieur à 3 et donc parfaitement non durable
dans les scénarios décrivant le dépassement et l’effondrement.
Dans les scénarios les plus favorables, il s’avère possible de main-
tenir l’empreinte écologique des humains en deçà de 2 pendant la
majeure partie du xxie siècle. Son niveau soutenable se situe pro-
bablement aux alentours de 1,1, niveau qui a été dépassé vers 1980.
Liste des tableaux et des figures
avec leurs sources

Préface des auteurs


FIGURE P-1 – Empreinte écologique contre capacité de charge
Mathis Wackernagel et al., « Tracking the Ecological Overshoot of the
Human Economy », Proceedings of the Academy of Science 99, no 14,
Washington, DC, 2002, p. 9266-9271, <www.pnas.org/cgi/
doi/10.1073/pnas.142033699>.

chapitre 1
Le dépassement
FIGURE 1-1 – La population mondiale
World Population Data Sheet, Washington, DC, Population Reference
Bureau, <www.prb.org> (visité pour différentes années).
World Population Prospects as Assessed in 1994, New York, Nations
Unies, 1994.
Donald J. Bogue, Principles of Demography, New York, John Wiley and
Sons, 1969.
FIGURE 1-2 – La production industrielle mondiale
Annuaire statistique, New York, Nations Unies (différentes années).
Annuaire démographique, New York, Nations Unies (différentes années).
World Population Data Sheet, Washington, DC, Population Reference
Bureau, <www.prb.org> (visité pour différentes années).
Industrial Statistical Yearbook, New York, Nations Unies (différentes
années).
Monthly Bulletin of Statistics, New York, Nations Unies (différentes
dates).
414 les limites à la croissance

FIGURE 1-3 – Concentration en dioxyde de carbone dans l’atmosphère


C. D. Keeling et T. P. Whorf, « Atmospheric CO2 Concentrations (ppmv)
Derived from In Situ Air Samples Collected at Mauna Loa Observa-
tory, Hawaii », Trends : A compendium of Data on Global Change,
13 août 2001.
A. Neftel, H. Friedli, E. Moor, H. Lötscher, H. Oeschger, U. Siegenthaler
et B. Stauffer. « Historical CO2 Record from the Siple Station Ice
Core », Trends : A Compendium of Data on Global Change, 1994,
<http://cdiac.esd.ornl.gov/trends/co2/siple.html>.
TABLEAU 1-1 – Croissance mondiale de la population humaine
et de certaines activités d’origine anthropique 1950-2000
CRB Commodity Yearbook, New York, Commodity Research Agence
Bureau (différentes années).
International Petroleum Monthly, Washington, DC, Agence américaine
pour l’information sur l’énergie, Département américain de
l’énergie, <www.eia.doe.gov/ipm> (visité le 30 janvier 2002).
International Energy Outlook 1998, Washington, DC, Agence américaine
pour l’information sur l’énergie, Département américain de
l’énergie, 1998, <www.eia.doe.gov/oiaf/ieo/>.
International Energy Annual 1999, Washington, DC, Washington, DC,
Agence américaine pour l’information sur l’énergie, Département
américain de l’énergie, 1999.
Ward’s Motor Vehicle Facts and Figures 2000, Southfield, MI, Ward’s
Communications, 2000.
Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture
(FAO), base de données FAOSTAT en ligne, <http://faostat.fao.
org/?lang=fr>.
World Population Data Sheet, Washington, DC, Population Reference
Bureau), <www.prb.org> (visité pour différentes années).
Energy Statistics Yearbook, New York, Nations Unies (différentes années).
Annuaire statistique, New York, Nations Unies (différentes années).
World Motor Vehicle Data, Detroit, Automobile Manufacturers Associa-
tion, 1998.
World Population Prospects as Assessed in 1994, New York, Nations
Unies, 1994.
FIGURE 1-4 – Différents scénarios concernant la population mondiale et le
bien-être humain
liste des tableaux et des figures 415

chapitre 2
Le moteur : la croissance exponentielle
FIGURE 2-1 – Production mondiale de soja
Lester R. Brown et al., Vital Signs 2000 : the Environmental Trends That
are Shaping Our Future, New York, W. W. Norton, 2000.
Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture
(FAO), base de données FAOSTAT en ligne, <http://faostat.fao.
org/?lang=fr>.
FIGURE 2-2 – Population urbaine mondiale
World Urbanization Prospects : The 1999 Revision, New York, Nations
Unies, 2001.
FIGURE 2-3 – Croissance linéaire contre croissance exponentielle de
l’épargne

TABLEAU 2-1 – Temps de doublement

TABLEAU 2-2 – Accroissement de la population du Nigeria (extrapolation)


U.S. Census Bureau International Data Base, <www.census.gov/ipc/
www/idbnew.html>.
FIGURE 2-4 – Transition démographique mondiale
The World Population Situation in 1970, New York, Nations Unies, 1971.
World Population Prospects : The 2000 Revision, New York, Nations
Unies, 2001, <www.un.org/popin/>.
TABLEAU 2-3 – Ajouts à la population mondiale
The World Population Situation in 1970, New York, Nations Unies, 1971.
World Population Prospects : The 2000 Revision, New York, Nations
Unies, 2001, <www.un.org/popin/>.
FIGURE 2-5 – Accroissement annuel de la population mondiale
World Population Prospects 2000, New York, Nations Unies, 2000.
Donald J. Bogue, Principles of Demography, New York, John Wiley and
Sons, 1969.
FIGURE 2-6 – Transition démographique de pays industrialisés et de pays
en développement
Nathan Keyfitz et W. Flieger, World Population : an Analysis of Vital
Data, Chicago, University of Chicago Press, 1968.
J. Chesnais, The Demographic Transition : Stages, Patterns, and Economic
Implications ; a Longitudinal Study of Sixty-Seven Countries Covering
the Period 1720-1984, New York, Oxford University Press, 1992.
416 les limites à la croissance

Annuaire démographique, New York, Nations Unies (différentes années).


World Population Data Sheet, Washington, DC, Population Reference
Bureau, <www.prb.org> (visité pour différentes années).
United Kingdom Office of Population Censuses & Surveys, Population
Trends, no 52, Londres, HMSO, juin 1988.
United Kingdom Office for National Statistics (ONS), National Statistics
Online : Birth Statistics : Births and patterns of family building
England and Wales (FM1).
Statistical Yearbook of the Republic of China, Taipei, Directorate-General
of Budget, Accounting & Statistics, Executive Yuan, République de
Chine, 1995.
FIGURE 2-7 – Taux de natalité et revenu national brut par habitant en 2001
World Population Data Sheet 2001, Washington, DC, Population
Reference Bureau, 2001, <www.prb.org>.
Banque mondiale, « Base de données Indicateurs du développement
mondial (WDI) », <www.worldbank.org/data/dataquery.html>
(visité le 15 janvier 2004) ou <http://donnees.banquemondiale.org/
indicateur>.
FIGURE 2-8 – Flux de capital physique dans l’économie selon World3

FIGURE 2-9 – Revenu national brut par secteur


Département américain du Commerce, Bureau of Economic Analysis
Interactive Access to National Income and Product Accounts Tables.
FIGURE 2-10 – RNB par habitant des 10 pays les plus peuplés de la planète
et de l’Union européenne
World Development Indicators CD-ROM, Washington, DC, Banque
mondiale, 2002.
FIGURE 2-11 – Disparités mondiales
World Development Indicators CD-ROM, Washington, DC, Banque
mondiale, 1999.
FIGURE 2-12 – Production alimentaire par région
Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture
(FAO), base de données FAOSTAT en ligne, <http://faostat.fao.
org/?lang=fr>.
La situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture, Rome,
Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture
(différentes années).
liste des tableaux et des figures 417

chapitre 3
Les limites : sources et exutoires
FIGURE 3-1 – Population et capital dans l’écosystème planétaire
R. Goodland, H. Daly et S. El Serafy, « Environmentally Sustainable
Economic Development Building on Bruntland », Environment
Working Paper of The World Bank, no 46, juillet 1991.
FIGURE 3-2 – Production céréalière mondiale
Annuaire de la production, Rome, Organisation des Nations unies pour
l’alimentation et l’agriculture (différentes années).
Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture
(FAO), base de données FAOSTAT en ligne, <http://faostat.fao.
org/?lang=fr>.
World Population Data Sheet 2001, Washington, DC, Population
Reference Bureau, <www.prb.org> (visité pour différentes années).
FIGURE 3-3 – Rendements céréaliers
Annuaire de la production, Rome, Organisation des Nations Unies pour
l’alimentation et l’agriculture (différentes années).
Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture
(FAO), base de données en ligne, <http://faostat.fao.org/?lang=fr>.
FIGURE 3-4 – Scénarios possibles pour l’avenir de l’agriculture
World Population Prospects as Assessed in 1990, New York, Nations
Unies, 1990.
World Population Data Sheet 2001, Washington, DC, Population
Reference Bureau, 1991, <www.prb.org>.
World Population Projections to 2150, New York, Nations Unies, 1998.
Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture
(FAO), base de données FAOSTAT en ligne, <http://faostat.fao.
org/?lang=fr>.
FIGURE 3-5 – Ressources d’eau douce
Peter Gleick, The World’s Water 2000-2001 : the Biennal Report on
Freshwater Resources, Washington, DC, Island Press, 2000.
Sandra Postel, Gretchen C. Daily et Paul R. Ehrlich, « Human Appropria-
tion of Renewable Fresh Water », Science, vol. 271, no 5250, 9 février
1996.
Donald J. Bogue, Principles of Demography, New York, John Wiley and
Sons, 1969.
World Population Prospects as Assessed in 1994, New York, Nations
Unies, 1994.
418 les limites à la croissance

World Population Prospects as Assessed in 2000, New York, Nations


Unies, 2000.
FIGURE 3-6 – La consommation d’eau aux États-Unis
Peter Gleick, The World’s Water, Washington, DC, Island Press, 1998.
Peter Gleick, The World’s Water 2000-2001 : the Biennal Report on
Freshwater Resources, Washington, DC, Island Press, 2000.
FIGURE 3-7 – Ce qu’il reste de forêts primaires
The Last Frontier Forests : Ecosystems and Economies on the Edge, World
Resources Institute Forest Frontiers Initiative, 1997, <www.wri.org/
ffi/lff-eng>.
FIGURE 3-8 – Exemples de scénarios de déforestation tropicale

FIGURE 3-9 – Consommation mondiale de bois


Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture
(FAO), base de données FAOSTAT en ligne, <http://faostat.fao.
org/?lang=fr>.
FIGURE 3-10 – Consommation mondiale d’énergie
Annuaire des statistiques de l’énergie, New York, Nations Unies (différen-
tes années).
Département américain de l’énergie, base de données sur l’énergie
internationale de l’Agence américaine pour l’information sur
l’énergie, <www.eia.doe.gov/emeu/international/energy.html>.
International Energy Outlook 2001, Washington, D.C., Agence améri-
caine pour l’information sur l’énergie, Département américain de
l’énergie, 2001, <www.eia.gov.oiaf/ieo/>.
TABLEAU 3-1 – Production annuelle, ratios réserves/production (R/P) et
durée de vie estimée des ressources de pétrole, gaz naturel et charbon
U.S. Bureau of Mines, Mineral Facts and Problems, Washington, D.C.,
imprimerie du Gouvernement, 1970.
International Energy Statistics Sourcebook, 14e édition, Tulsa, OK,
PennWell Pub. Co., 1999.
International Energy Annual 2001, Washington, D.C., Agence américaine
pour l’information sur l’énergie, Département américain de
l’énergie, 2001, <www.eia.gov/emeu/iea/contents.html>.
Rapport spécial du GIEC – Scénarios d’émissions, chapitre 3.4.3.1,
« Fossile and Fissile Resources », <http://grida.no/climate/ipcc/
emission/071.htm> (consulté le 19 janvier 2004).
liste des tableaux et des figures 419

FIGURE 3-11 – Production et consommation de pétrole aux États-Unis


Basic Petroleum Data Book, Washington, D.C., Institut américain du
pétrole, 1981.
Annual Energy Review, Washington, D.C., Agence américaine pour
l’information sur l’énergie, Département américain de l’énergie,
<www.eia.doe.gov/emeu/aer/txt/tab0502.htm>.
FIGURE 3-12 – Scénarios concernant la production mondiale de pétrole
Kenneth S. Deffeyes, Hubbert’s Peak : the Impending World Oil Shortage,
Princeton, Princeton University Press, 2001.
FIGURE 3-13 – Différents scénarios possibles de l’épuisement des
ressources mondiales de gaz

FIGURE 3-14 – Quantités de nouveaux gisements nécessaires pour


maintenir l’augmentation actuelle de la consommation de gaz

FIGURE 3-15 – Coût de l’électricité tirée de l’éolien et des systèmes


photovoltaïques
« What are the Factors in the Cost of Electricity from Wind Turbines ? »,
American Wind Energy Association, 2000.
Renewable Energy 2000 : Issues and Trends, Washington D.C., Agence
américaine pour l’information sur l’énergie, Département américain
de l’énergie, février 2001.
FIGURE 3-16 – Consommation mondiale de cinq métaux importants
C. G. M. Klein Goldewijk et J. J. Battjes, « A Hundred Year (1890-1990)
Database for Integrated Environmental Assessments (HYDE, version
1.1) », Bilthoven, Pays-Bas, Institut national de la santé publique et de
l’environnement, 1997.
U.S. Bureau of Mines, Minerals Yearbook, Washington, D.C., imprimerie
du Gouvernement (différentes années).
U.S. Geological Survey, Statistical Compendium, ressource en ligne,
<http://minerals.usgs.gov/minerals/pubs/stat/>.
CRB Commodity Yearbook, New York, Bureau de recherche sur les
matières premières (différentes années).
FIGURE 3-17 – Consommation mondiale d’acier
C. G. M. Klein Goldewijk et J. J. Battjes, « A Hundred Year (1890-1990)
Database for Integrated Environmental Assessments (HYDE, version
1.1) », Bilthoven, Pays-Bas, Institut national de la santé publique et de
l’environnement, 1997.
U.S. Bureau of Mines, Minerals Yearbook, Washington DC, imprimerie
du Gouvernement (différentes années).
420 les limites à la croissance

U.S. Geological Survey, Statistical Compendium, ressource en ligne,


<http://minerals.usgs.gov/minerals/pubs/stat/>.
CRB Commodity Yearbook, New York, Bureau de recherche sur les
matières premières (différentes années).
TABLEAU 3-2 – Durée de vie des réserves identifiées de huit métaux
Mining, Minerals and Sustainable Development Project (MMSD),
Breaking New Ground : Mining, Minerals and Sustainable Develop-
ment, Londres, Earthscan, 2002 ; <www.iied.org/mmsd/finalreport/>
et document de synthèse en français sur <http://pubs.iied.org/pdfs/
G00771.pdf>.
FIGURE 3-18 – La baisse de qualité des minerais de cuivre exploités aux
États-Unis
U.S. Bureau of Mines, Minerals Yearbook, Washington, D.C., imprimerie
du Gouvernement (différentes années).
U.S. Geological Survey, Statistical Compendium, ressource en ligne,
<http://minerals.usgs.gov/minerals/pubs/stat/>.
FIGURE 3-19 – L’épuisement des minerais accroît fortement la quantité de
déchets miniers issus de leur production

FIGURE 3-20 – Baisse de la contamination des humains et de


l’environnement
DDT : IVL Institut suédois de recherche sur l’environnement, Swedish
Environmental Monitoring Surveys Database.
Césium 137 : AMAP Assessment Report : Arctic Pollution Issues, Oslo,
Norvège, Programme de surveillance et d’évaluation de l’Arctique,
1998, <www.amap.no/Assessment/ScientificBackground.htm>.
Plomb : America’s Children and the Environment : Measures of Contami-
nants, Body Burdens, and Illnesses, 2e édition, Washington, D.C.,
Agence pour la protection de l’environnement, février 2003.
FIGURE 3-21 – Tendances des émissions de certains polluants
atmosphériques
World Development Indicators CD-ROM, Washington, DC, Banque
mondiale, 2001.
Données OCDE sur l’environnement – Compendium, Paris, Organisation
de coopération et de développement économiques (différentes
années).
CO2 : G. Marland, T.A. Borden et R.J. Andres, « Global, Regional, and
National Fossil Fuel CO2 Emissions », Trends : A Compendium of
Data on Global Change, <http://cdiac.esd.ornl.gov/trends/emis/
em_cont.html>.
liste des tableaux et des figures 421

SOx et NOx : World Resources Database CD-ROM Electronic Resource,


Washington, D.C., World Resources Institute, 2000.
Consommation d’énergie : Bilans énergétiques des pays de l’OCDE, sur
disquette, Paris, Organisation de coopération et de développement
économiques (différentes années).
FIGURE 3-22 – Niveaux d’oxygène dans certaines eaux polluées
Andrew Goudie, The Human Impact on the Natural Environment,
Oxford, Blackwell, 1993.
P. Kristensen et H. Ole Hansen, European Rivers and Lakes : Assessment
of Their Environmental State, Copenhague, Agence européenne pour
l’environnement, 1994.
Données OCDE sur l’environnement – Compendium, Paris, Organisation
de coopération et de développement économiques, 1999.
New York Harbor Water Quality Survey, New York, Direction générale
de la protection de l’environnement, 1997.
Bjørn Lomborg, L’écologiste sceptique – Le véritable état de la planète,
Paris, Le cherche midi, 2004.
FIGURE 3-23 – Concentrations en gaz à effet de serre au niveau mondial
CFC : M. A. K. Khalil et R. A. Rasmussen, « Globally Averaged Atmos-
pheric CFC-11 Concentrations : Monthly and Annual Data for the
Period 1975-1992 », Carbone Dioxide Information Analysis Center
(CDIAC).
CH4 : D.M. Etheridge, I. Pearman, P.J. Fraser, « Concentrations of CH4
from the Law Dome (East Side, « DE08 » Site) Ice Core (a) », Carbon
Dioxide Information Analysis Center (1er septembre 1994).
C. C. Keeling et T. P. Whorf, « Atmospheric CO2 Concentrations (ppmv)
Derived from In Situ Air Samples Collected at Mauna Loa Observa-
tory, Hawaii », Trends : A Compendium of Data on Global Change,
13 août 2001.
A. Neftel, H. Friedli, E. Moor, H. Lötscher, H. Oeschger, U. Siegenthaler
et B. Stauffer, « Historical CO2 Record from the Siple Station Ice
Core », Trends : A Compendium of Data on Global Change, 1994,
<http://cdiac.esd.ornl.gov/trends/co2/siple.html>.
N2O : J. Flückiger, A. Dällenbach, B. Stauffer, « N2O Data Covering the
Last Millenium », NOAA/NGDC Paleoclimatology Program, 1999,
<www.ngdc.noaa.gov/paleo/gripn2o.html>.
R. G. Prinn et al., « A History of Chemically and Radiatively Important
Gases in Air Deduced from ALE/GAGE/AGAGE » Journal of
Geophysical Research, vol. 105, no D14, p. 17751-92, 2000,
<http://cdiac.esd.ornl.gov/ndps/alegage.html>.
422 les limites à la croissance

FIGURE 3-24 – L’augmentation de la température mondiale


P. D. Jones, D. E. Parker, T. J. Osborn et K. R. Briffa, « Global and
Hemispheric Temperature Anomalies : Land and Marine Instrumen-
tal Records », Trends : A Compendium of Data on Global Change,
2001, <http://cdiac.esd.ornl.gov/trends/temp/jonescru/jones.html>.
FIGURE 3-25 – Pertes économiques dans le monde dues à des
catastrophes climatiques
Lester R. Brown et al. (Worldwatch Institute), Vital Signs 2000 : the
Environmental Trends That are Shaping Our Future, New York, W.
W. Norton, 2000.
FIGURE 3-26 – Gaz à effet de serre et températures de la planète au cours
des 160 000 dernières années
J. Jouzel, C. Lorius, J. R. Petit, N. I. Barkov et V. M. Kotlyakov, « Vostok
Isotopic Temperature Record », Trends ‘93 : A Compendium of Data
on Global Change, 1994, <http://cdiac.esd.ornl.gov/ftp/trends93/
temp/vostok.593>.
C. D. Keeling et T. P. Whorf, « Atmospheric CO2 Concentrations (ppmv)
Derived from In Situ Air Samples Collected at Mauna Loa Observa-
tory, Hawaii », Trends : A compendium of Data on Global Change,
13 août 2001.
J. M. Barnola, D. Raynaud, C. Lorius et N. I. Barkov, « Historical Carbon
Dioxide Record from the Vostok Ice Core », Trends : A Compendium
of Data on Global Change, 1999, <http://cdiac.ornl.gov/trends/co2/
vostok.html>.
R. G. Prinn et al., « A History of Chemically and Radiatively Important
Gases in Air Deduced from ALE/GAGE/AGAGE » Journal of
Geophysical Research, vol. 105, no D14, p. 17751-92, 2000.
J. Chappellaz, J. M. Barnola, D. Raynaud, C. Lorius et Y. S. Korotkevich,
« Historical CH4 Record from the Vostok Ice Cores », Trends ‘93 : A
Compendium of Data on Global Change, 1994.
TABLEAU 3-3 – L’impact environnemental de la population, de
l’abondance et de la technologie
liste des tableaux et des figures 423

chapitre 4
World3 : la dynamique de la croissance
dans un monde fini
FIGURE 4-1 – Nutrition et espérance de vie
Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture
(FAO), base de données FAOSTAT en ligne, —<http://faostat.fao.
org/?lang=fr>.
World Population Prospects : the 2000 Revision, New York, Nations
Unies, 2001, <www.un.org/popin/>.
FIGURE 4-2 – Coûts d’exploitation de nouvelles terres agricoles
Dennis L. Meadows et al., Dynamics of Growth in a Finite World,
Cambridge, MA, Wright-Allen Press, 1974.
FIGURE 4-3 – Possibles modes d’approche d’une population vis-à-vis de
sa capacité de charge

FIGURE 4-4 – Boucles de rétroaction de la croissance de la population et


du capital

FIGURE 4-5 – Boucles de rétroaction de la population, du capital, de


l’agriculture et de la pollution

FIGURE 4-6 – Boucles de rétroaction de la population, du capital, des


services et des ressources

FIGURE 4-7 – Énergie nécessaire pour produire du métal pur à partir d’un
minerai
N. J. Page et S. C. Creasey, « Ore Grade, Metal Production, and Energy »,
Journal of Research, U.S. Geological Survey, vol. 3, no 1, janvier/
février 1975.
FIGURE 4-8 – Scénario 0 : infinité en entrée, infinité en sortie

FIGURE 4-9 – Causes structurelles des quatre modes de comportement


possibles du modèle World3

FIGURE 4-10 – La lente percolation du 1,2-dichloropropane dans les eaux


souterraines
N. L. van der Noot, NV Waterleidingmaatschappij « Drenthe », Geo-
hydrologisch modelonderzoek ten behoeven van het nitraat – en
1,2-DCP onderzoek in de omgeving van het pompstation Noordbar-
geres [Institut NV de gestion des eaux « Drenthe », études géohydro-
logiques modélisées de l’évolution des mesures de nitrates et de
424 les limites à la croissance

1,2-DCP dans l’environnement de la station de pompage Nordbarga-


res], 1991, R. van de Berg (RIVM), communication privée.
FIGURE 4-11 – Scénario 1 : un point de repère

FIGURE 4-12 – Scénario 2 : des ressources non renouvelables plus


abondantes

chapitre 5
L’histoire de la couche d’ozone ou la preuve qu’il est possible
de redescendre en deçà des limites
FIGURE 5-1 – Production mondiale de chlorofluorocarbones
Production mondiale annuelle de fluorocarbones, « Production and Sales
of Fluorocarbons », Alternative Fluorocarbons Environmental
Acceptability Study (AFEAS), 2002, <www.afeas.org/production_
and_sales.html>.
FIGURE 5-2 – L’absorption de la lumière par l’atmosphère
The Ozone Layer, Nairobi, Kenya, Programme des Nations Unies pour
l’environnement, 1987.
FIGURE 5-3 – La destruction de l’ozone stratosphérique par les CFC

FIGURE 5-4 – Mesures de l’ozone à Halley en Antarctique


J. D. Shanklin, « Provisional Monthly Mean Ozone Values for Faraday/
Vernadsky and Halley », British Antarctic Survey, <www.antarctica.
ac.uk/met/jds/ozone/>.
FIGURE 5-5 – Plus le chlore réactif augmente, plus l’ozone de l’Antarctique
diminue
J. G. Anderson, W. H. Brune et M. H. Proffitt, « Ozone Destruction by
Chlorine Radicals within the Antarctic Vortex : the Spatial and
Temporal Evolution of ClO-O3 Anticorrelation Based on In Situ ER-2
Data », Journal of Geophysical Research, vol. 94, no D9, 30 août 1989.
FIGURE 5-6 – Projection de l’augmentation de la concentration de chlore
et de bromure stratosphériques inorganiques due aux émissions de CFC
« Scientific Assessment of Ozone Depletion : 1998 – Executive Sum-
mary », Organisation météorologique mondiale, Projet mondial de
surveillance et de recherche concernant l’ozone, rapport no 44,
<www.al.noaa.gov/WWWHD/Pubdocs/Assessment98.html>.
liste des tableaux et des figures 425

John S. Hoffman et Michael J. Gibbs, « Future Concentrations of


Stratospheric Chlorine and Bromine », U.S. Environmental Protec-
tion Agency, EPA 400/1-88/005, août 1988.
R. E. Bendick, Ozone Diplomacy : New Directions in Safeguarding the
Planet, Cambridge, Harvard University Press, 1991.

chapitre 6
La technologie, les marchés et le dépassement
FIGURE 6-1 – Scénario 3 : des ressources non renouvelables plus
accessibles et des techniques de contrôle de la pollution

TABLEAU 6-1 – Impact de la technologie sur les émissions de polluants


persistants dans World3

FIGURE 6-2 – Scénario 4 : des ressources non renouvelables plus


accessibles, des techniques de contrôle de la pollution et une
amélioration des rendements agricoles

FIGURE 6-3 – Scénario 5 : des ressources non renouvelables plus


accessibles, des techniques de contrôle de la pollution, une amélioration
des rendements agricoles et une protection contre l’érosion des sols

FIGURE 6-4 – Scénario 6 : des ressources non renouvelables plus


accessibles, des techniques de contrôle de la pollution, une amélioration
des rendements agricoles, une protection contre l’érosion des sols et une
technologie permettant l’utilisation efficiente des ressources

FIGURE 6-5 – Le coût non linéaire de la dépollution


T. van Harmelen, J. Bakker, B. de Vries, D. van Vuuren, M. den Elzen et
P. Mayerhofer, « An Analysis of the Costs and Benefits of Joint
Policies to Mitigate Climate Change and Regional Air Pollution in
Europe », Soil and Water Pollution, vol. 5, no 4, 2000.
FIGURE 6-6 – Utilisation de la capacité de production de pétrole de l’OPEP
et cours mondiaux du brut
International Energy Statistics Sourcebook, Tulsa, OK, PennWell Pub. Co.
(différentes années).
Département américain de l’énergie, Agence américaine pour l’informa-
tion sur l’énergie, Base de données en ligne : <http://eia.doe.gov/
emeu/international/energy.html>.
Worldwide Petroleum Industry Outlook, Tulsa, OK, PennWell Pub. Co.
(différentes années).
426 les limites à la croissance

FIGURE 6-7 – Captures mondiales de poisson sauvage


Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture
(FAO), base de données FAOSTAT en ligne, <http://faostat.fao.
org/?lang=fr>.
FIGURE 6-8 – Baisse de la population de thons rouges
« Session ICCAT SCRS d’évaluation des stocks d’albacore de l’Atlantique »,
Commission internationale pour la conservation des thonidés de
l’Atlantique (ICCAT) Collective Volume of Scientific Papers, vol. 52,
2001.

chapitre 7
Transitions vers un système soutenable
FIGURE 7-1 – Scénario 7 : la planète cherche à partir de 2002 à stabiliser
sa population

FIGURE 7-2 – Scénario 8 : la planète cherche à partir de 2002 à stabiliser


sa population et sa production industrielle par habitant

FIGURE 7-3 – Scénario 9 : la planète cherche à partir de 2002 à stabiliser


sa population et sa production industrielle par habitant et ajoute des
technologies relatives à la pollution, aux ressources et à l’agriculture

FIGURE 7-4 – Scénario 10 : quand les politiques de durabilité du Scénario 9


sont introduites 20 ans plus tôt, soit en 1982
Faites circuler nos livres.
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couv Limites a? la croissace.qxd:bookchin 12/12/12 16:59 Page 1

Jorgen Randers
Donella Meadows
Dennis Meadows
Sur le front écologique, 1972 fut une année charnière à
plus d’un titre. Année de la Conférence des Nations Unies
Dennis Meadows
sur l'environnement humain (CNUEH) à Stockholm Donella Meadows
— premier véritable rendez-vous international à caractère
environnemental —, c’est aussi celle de la parution du
Jorgen Randers
premier rapport d’importance sur les dangers d’une crois-
sance économique soutenue dans un monde fini.
Intitulée Halte à la croissance ? Rapport sur les limites à la

Les limites
croissance, cette étude de quatre jeunes scientifiques du MIT
mandatés par le Club de Rome demeure aujourd’hui l’une
des plus puissantes critiques du consensus sur la sacro-
Dennis Meadows
© droits réservés
sainte croissance économique. Sa parution est reconnue
comme l’un des moments clés de l’histoire du mouvement
écologiste.
à la croissance

Les limites à la croissance


Si plusieurs doutaient à l’époque des conclusions du rapport
Meadows — du nom de ses auteurs principaux —, le temps
a su leur donner raison. Dans cette dernière mise à jour
parue en 2004, le raisonnement des auteurs garde toute sa
pertinence, au vu de l’impact destructeur des activités
humaines sur les processus naturels. En simulant les inter-
Qu’est-ce qu’un actions entre croissance démographique, croissance indus-
« Retrouvailles » trielle, production alimentaire et limite des écosystèmes, les
d’Écosociété ? Un chercheurs élaborent différentes trajectoires possibles pour
livre qui n’a jamais notre civilisation. Ils concluent que le pire scénario, celui de
cessé d’être présent l’effondrement, se joue actuellement sous nos yeux.
chez les militants, Car après trois décennies d’expansion économique
sur le terrain. Un débridée, le problème n’est plus de savoir comment éviter
texte que l’on aime d’excéder les limites de la planète, mais bien comment faire
raconter, comme un pour revenir à l’intérieur de ces limites.
mauvais coup. Dennis Meadows est professeur émérite de l’Université du New
Un outil pour Hampshire en gestion des systèmes. Donella Meadows (1941-
remuer le monde. 2001) était spécialiste des systèmes et professeure d’études Préface d’Yves-Marie Abraham
environnementales au Darmouth College (New Hampshire).
Jorgen Randers est professeur de stratégie climatique à la
BI Norwegian Business School d’Oslo.

34 $

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