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Entre idées et projets d’innovation : approche

sociocognitive et perspective stratégique


Hai Chau Cournede Tran

To cite this version:


Hai Chau Cournede Tran. Entre idées et projets d’innovation : approche sociocognitive et perspective
stratégique. Gestion et management. Université Paris-Est, 2008. Français. �NNT : 2008PEST3030�.
�tel-00489268�

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abroad, or from public or private research centers. publics ou privés.
UNIVERSITE PARIS EST – VAL DE MARNE

Institut de Recherche en Gestion

ENTRE IDEES ET PROJETS D’INNOVATION :


APPROCHE SOCIOCOGNITIVE & PERSPECTIVE STRATEGIQUE

THESE
Pour l’obtention du titre de
DOCTEUR ES SCIENCES DE GESTION
Soutenue publiquement le 22 février 2008
par Hai Chau TRAN épouse COURNEDE

JURY
Directeur de thèse
Thomas DURAND, Professeur, Ecole Centrale Paris
Rapporteurs
Stéphanie DAMERON, Professeur, IAE de Rouen
Albert DAVID, Professeur, Ecole Normale Supérieure de Cachan
Suffragants
Gille GAREL, Professeur, Ecole Polytechnique & Université Paris Est
– Marne la Vallée
Thierry GAUDIN, Prospectiviste, 2100
Gérard KOENIG, Professeur, Université Paris Est – Val de Marne
Jean-Yves THONNELIER, Directeur Scientifique, Groupe Air Liquide
A mes parents, ma petite famille,
et à tous ceux qui veulent vivre et revivre
l’expérience fondamentale de l’état naissant.

3
Remerciements

Je tiens à remercier mon directeur de thèse, professeur Thomas Durand pour son écoute
attentive, sa vision pertinente et sa confiance sans faille le long de ce parcours pour la
connaissance.

Mes remerciements vont également à Madame Susanne Pontier, à l’Institut de


Recherche en Gestion de l’Université Paris 12 – Val de Marne, et particulièrement au pôle de
Management, qui m’ont apporté des soutiens indispensables pour la réalisation de cette thèse.
Je voudrais saluer les membres de l’association des doctorants de Paris 12 avec qui j’ai
passé des moments intenses intellectuellement et culturellement.

Je tiens à exprimer également ici mon immense gratitude pour l’aide précieuse du
laboratoire Stratégie & Technologie de l’Ecole Centrale Paris, tant au niveau de
l’encadrement scientifique qu’au niveau de l’intégration sociale. C’est dans l’échange
quotidien avec ses membres que mes questionnements se sont affinés et que ma culture s’est
enrichie.

Au Groupe Air Liquide, je tiens à remercier chaleureusement Jean-Yves Thonnelier,


directeur scientifique du Groupe et expert – innovateur passionné, qui m’a donné l’accès à un
terrain empirique d’une richesse extraordinaire. J’adresse mes reconnaissances aux
innovateurs et aux managers qui m’ont confié leur mémoire et leur vision, m’offrant ainsi la
matière pour cette recherche. Mes remerciements vont également à la Direction du Centre de
Recherche Claude – Delorme, à Wanda Kurcharzick et Régine Boitel pour leur aide
précieuse.

La rencontre heureuse avec Marie-Ange Cotteret et Thierry Gaudin a orienté


considérablement mes recherches. Je tiens à leur témoigner ici toutes mon estime et ma
reconnaissance.

Je pense enfin à mes parents, ma petite famille, Paul-Henry et Amélia-Linh. Leur


présence est pour moi tout simplement le bonheur et me donne la force d’exploration.

Ce manuscrit est le fruit de tous leurs efforts. Il est authentique et riche de reconnaissance.

4
Résumé

Comment les innovations naissent-elles ? Les scénarios varient d’une histoire à l’autre.
Ce qui demeure inchangé, c’est la présence d’un ensemble d’individus, impliqués de près ou
de loin, qui s’engagent dans un mouvement de transformation des idées abstraites en éléments
de plus en plus concrets. Les idées abstraites de solution correspondent à ce que la sociologie
de l’innovation appelle l’invention. L’invention ne se transforme en innovation que quand les
acteurs parviennent à donner un sens à l’invention initiale et se mobilisent dans sa
concrétisation.

Quelles sont les dynamiques de construction de sens dans l’émergence de


l’innovation ? A travers cette problématique de recherche, notre thèse vise à relever trois
défis théoriques :
(1) Décrire le processus d’émergence de l’innovation sous l’angle de la construction de
sens.
(2) Expliquer les phénomènes caractéristiques du processus d’innovation en termes de
dynamiques de construction de sens.
(3) Identifier des conditions organisationnelles et culturelles favorisant l’émergence de
l’innovation.

Aborder le phénomène d’émergence de l’innovation sous l’angle de la construction de


sens inscrit notre thèse dans une approche sociocognitive. Ceci nous conduit, dans une
première phase de construction théorique, à revisiter les champs théoriques de l’innovation
avec une grille de lecture particulière. Cette grille s’élabore en combinant notamment les
travaux sur la construction collective de sens (« organizational sensemaking ») de Karl Weick,
la sociologie de traduction de Michel Callon et Bruno Latour, et l’analyse processuelle
d’Andrew Pettigrew. Elle mobilise en outre certains travaux moins répandus jusqu’à
maintenant dans le management de l’innovation, à savoir les travaux en noologie d’Edgar
Morin, ceux en philosophie de la technique de Gilbert Simondon et ceux en ethno-technologie
de Thierry Gaudin.

Cette grille de lecture nous a servi de cadre d’observation et d’analyse dans notre
investigation empirique. Cette deuxième phase consiste en l’étude d’un cas de processus
d’innovation concret. Il s’agit du cas de l’entreprise Air Liquide avec l’histoire d’une

5
innovation technologique majeure, celle du développement de la structure des garnissages
dans les unités de distillation cryogénique des gaz. La phase d’émergence de la technologie
des garnissages à Air Liquide a duré une dizaine d’années depuis l’apparition de l’idée
originale jusqu’au démarrage de l’industrialisation de la nouvelle technologie. Notre
recherche empirique se base sur l’intégralité des archives techniques conservées par
l’entreprise, sur le témoignage des principaux acteurs impliqués, et sur les observations issues
d’une immersion dans l’entreprise pendant une période de 18 mois.

Cette phase de recherche empirique nous a permis de conforter la pertinence de


l’approche par la construction de sens dans l’appréhension et la compréhension des
phénomènes qui se produisent tout au long du processus d’émergence d’une innovation. Nous
avons notamment approfondi, à travers les dynamiques de construction de sens, le concept de
paradigme technologique dans ses ancrages au sein de l’organisation et dans sa résistance à
l’émergence des technologies alternatives. Le passage par les aspects de la construction de
sens permet un phasage du processus d’émergence d’une innovation. Tout particulièrement,
l’étude empirique nous a permis d’articuler deux dynamiques complémentaires qui sont
structurantes dans le processus d’émergence de l’innovation : traduction et reconnaissance. La
première est issue essentiellement de la sociologie de traduction de Callon et Latour. La
deuxième, moins connue, est issue de la théorie de l’état naissant de Francesco Alberoni.
L’essence d’un processus d’innovation n’est pas seulement une conquête d’alliés par
intéressement et controverse. C’est aussi une quête de valeur, d’estime et de réalisation de soi
dans et par le collectif à travers la dynamique de « Re-co-naissance ».

Le concept théorique de Re-co-naissance, dynamique de renaître en collectif, est lui-


même en phase d’émergence mais son potentiel pour l’étude de l’innovation nous semble
particulièrement prometteur. Ceci nous a conduit, dans une troisième phase, à une
reconstruction théorique qui consiste à articuler les termes de cette dynamique dans une
complémentarité avec la dynamique de la traduction pour l’analyse de l’innovation. Cette
articulation s’appuie notamment sur les travaux théoriques de Thomas Kuhn, Karl Weick,
Francesco Alberoni et Paul Ricœur.

Cette thèse est une exploration théorique enracinée dans l’analyse empirique d’un
processus concret d’innovation. C’est un travail d’instauration de sens (Alain Souriau) à partir
d’observations empiriques qui ne sont que les traces d’actualisation contextuelles d’un

6
processus concret. Notre travail d’instauration de sens ne porte pas tant sur la restitution des
événements passés à partir de ces traces observées (posture interprétativiste) que sur la
recherche des dynamiques profondes capables de générer ces types d’occurrence. C’est
précisément en cela que notre posture est constructiviste. Notre projet de connaissance, à
travers l’analyse des dynamiques de construction de sens, répond à une intention profonde du
chercheur, à savoir la recherche de nouvelles sources de compétences pour favoriser
l’innovation. Nous nous appuyons sur la plausibilité comme critère de validation interne et sur
la représentativité comme critère de validation externe de nos propositions.

Aider les acteurs en situations concrètes d’innovation, en leur proposant des ancrages
possibles pour la construction de sens et une meilleure compréhension des principales
dynamiques à l’œuvre, tel est le cœur de notre contribution au management stratégique de
l’innovation. Cette contribution devrait permettre aux acteurs de mieux appréhender une
situation d’innovation, d’en saisir les enjeux cachés derrière les signes apparents afin de
mieux construire leur stratégie d’action. Notre perspective est délibérément celle de la
stratégie émergente. Les conjectures que nous élaborons appellent à des mises en pratique
dans des situations concrètes. C’est dans la dualité entre dynamique d’expérimentation et
analyse théorique que les idées construites par cette recherche pourront trouver leur
pertinence et leur utilité.

7
Sommaire

Introduction 13

Première partie : Construction Théorique 17


Chapitre I – Idées émergentes - Projets d’innovation ......................................................... 19
Section 1 : Phénomènes et enjeux 19
Section 2 : Le monde des idées et la voie des projets 27
Section 3 : Le cadre de la perspective stratégique 41
Section 4 : Problématique et questions de recherche 46
Chapitre II – Analyse de la littérature ................................................................................ 51
Section 1 : Acteurs et Stratégies 52
Section 2 : Forces de structuration de l’évolution technologique 63
Section 3 : Interaction et Sens 89
Chapitre III – Construction du cadre d’investigation........................................................ 109
Section 1 : Le cadre d’observation 110
Section 2 : Positionnement épistémologique 119
Section 3 : Design de l’étude de cas 124

Deuxième partie – Cas Air Liquide 137


Chapitre IV : Monographie du cas Air Liquide ................................................................. 139
Section 1 : Axe I : Analyse institutionnelle 143
Section 2 : Axe II : Le récit du cas AST 166
Chapitre V - Construction de sens dans l’histoire AST ..................................................... 197
Section 1 : Reconstruction de l’histoire AST par le graphe sociotechnique 197
Section 2 : L’analyse par la construction de sens 207
Section 3 : Les phénomènes marquant l’histoire AST 214
Section 4 : La nature des processus de transformation 233
Section 5 : Les clés de la réussite dans l’histoire AST 248

Troisième partie – Retour à la théorie 275


Chapitre VI – Reconstruction théorique ............................................................................ 277
Section 1 : Traduction et reconnaissance au niveau microprocessuel de construction de
sens 278
Section 2 : Comment saisir la dynamique de la reconnaissance dans l’émergence des
innovations ? 287
Section 3 : Discussion 307

Conclusion 313

Références bibliographiques 319

Annexe 335

9
Table des illustrations
Schémas
Schéma 1: Le jaillissement de l'idée ........................................................................................ 28
Schéma 2: La noosphère .......................................................................................................... 31
Schéma 3: L’idée dans la noosphère ........................................................................................ 33
Schéma 5: Repérage de l'objet de recherche dans le modèle de Roberts & Fusfeld 1981....... 36
Schéma 6: Nature idéale de la stratégie (adaptation de la Maisonneuve, 2005) ...................... 43
Schéma 7: Objet - Problématique - Questions de recherche................................................... 49
Schéma 8: L’évolution de la performance d’une technologie – courbe en S........................... 65
Schéma 9: Trajectoires technologiques.................................................................................... 66
Schéma 10: Modèle sociocognitif de l'évolution technologique.............................................. 75
Schéma 11: La transduction chez Gilbert Simondon ............................................................... 91
Schéma 12: La dynamique de l'expérience chez John Dewey ................................................. 92
Schéma 13: La structuration d'Anthony Giddens..................................................................... 93
Schéma 14: La dynamique de traduction de Michel Callon et Bruno Latour.......................... 96
Schéma 15: Articulation entre action et cognition dans la construction de sens de Karl Weick
................................................................................................................................................ 101
Schéma 16: Articulation des approches théoriques dans l’analyse processuelle ................... 112
Schéma 17: Concepts du microprocessus de construction de sens ........................................ 113
Schéma 18: Matrice des concepts théoriques pour l’investigation ........................................ 114
Schéma 19: Cadre théorique pour l’investigation .................................................................. 116
Schéma 20: Démarche de recherche processuelle d’après Pettigrew, 1997 .......................... 117
Schéma 21: L’architecture de l’Etude de Cas ........................................................................ 127
Schéma 22: Une représentation du processus d’élaboration de la vision stratégique chez AL
................................................................................................................................................ 164
Schéma 23: Le graphe sociotechnique du développement des garnissages........................... 205
Schéma 24: Grille d’analyse par la construction de sens ....................................................... 207
Schéma 25: Séquence instituée .............................................................................................. 212
Schéma 26: Séquence instituante ........................................................................................... 213
Schéma 27: Nature des résistances contre les garnissages..................................................... 217
Schéma 28: La résistance d’un paradigme technologique ..................................................... 226
Schéma 29: La résistance contre le programme des garnissages ........................................... 227
Schéma 30: Les étapes conduisant au changement de paradigme technologique dans l’histoire
AST ........................................................................................................................................ 231
Schéma 31: Dynamique de transformation des ressources et savoirs par la création des objets
techniques............................................................................................................................... 236
Schéma 32: Articulation des processus de transformation..................................................... 245
Schéma 33: Les acteurs selon la nature des processus à l'œuvre ........................................... 246
Schéma 34: Dynamique de traduction & dynamique de reconnaissance comme modes
d’interaction ........................................................................................................................... 268
Schéma 35: Traduction & Reconnaissance pour la Construction de sens dans l’émergence de
l’innovation ............................................................................................................................ 282
Schéma 36: Reconnaissance et Traduction dans l’enchaînement d’opérations cognitives.... 284
Schéma 37: L’état naissant dans la dynamique globale de l’institution (adaptation d’Alberoni,
1992)....................................................................................................................................... 289
Schéma 38: La constitution du groupe à l’état naissant par l’accès à l’expérience
fondamentale .......................................................................................................................... 293
Schéma 39: Niveaux et dynamiques de la reconnaissance dans le processus d’innovation .. 306

10
Tableaux
Tableau 1: Les dimensions de l’interaction dans les conceptions théoriques ........................ 100
Tableau 2 : La nature des données collectées – exemple du champ de la communication.... 130
Tableau 3 : La nature des données collectées pour l’analyse institutionnelle........................ 132
Tableau 4 : Typologie de l’innovation et choix de cas .......................................................... 133
Tableau 5 : Les domaines d’activité d’Air Liquide................................................................ 140
Tableau 6 : La répartition géographique du revenus.............................................................. 140
Tableau 7 : Les deux mondes de l’innovation chez Air Liquide ........................................... 148
Tableau 8 : Portefeuille d’innovations institutionnelles d’Air Liquide.................................. 150
Tableau 9 : Le champ des innovations de terrain et les leviers d’action................................ 163
Tableau 10 : Les épisodes de l’histoire AST et leurs acteurs................................................. 201
Tableau 11 : Analyse par la construction de sens – extrait de l’épisode (1) .......................... 208
Tableau 12 : Analyse par la construction de sens – extrait de l’épisode (2) .......................... 209
Tableau 13 : Groupement des cadres dans l’histoire AST ..................................................... 210
Tableau 14 : Dynamique de traduction & Dynamique de reconnaissance dans l’histoire AST
................................................................................................................................................ 259
Tableau 15 : Fondements de la distinction entre l’état institué et l’état instituant selon
Alberoni (1992) ...................................................................................................................... 288
Tableau 16 : Les caractéristiques de l’expérience fondamentale ........................................... 294
Tableau 17 : Complémentarité d’approches dans la perspective stratégique......................... 309

Annexes
Annexe 1 : La construction du graphe sociotechnique de l’histoire AST.............................. 335
Annexe 2 : Analyse de la construction de sens dans l’histoire AST...................................... 342

11
INTRODUCTION

« L’innovation est un moyen de refonder la compétitivité et la sécurité de l’entreprise » 1.


« Elle représente le meilleur moyen que les hommes ont trouvé pour traiter avec plus de
compétence les contraintes qui sont les leurs » 2 . Aujourd’hui encore, nous comptons sur
l’innovation par exemple pour sortir l’humanité de l’impasse écologique.

Alors comment les innovations naissent-elles ? Cette naissance est-elle programmée,


provoquée, voulue, inattendue… ? Les scénarios varient d’une histoire à l’autre. Ce qui
demeure inchangé, c’est la présence d’un ensemble d’individus, impliqués de près ou de loin,
qui s’engagent dans un mouvement de transformation des idées abstraites en éléments de plus
en plus concrets. Les idées de solution abstraites correspondent à ce que la sociologie de
l’innovation appelle l’invention. De l’invention à l’innovation, en tant qu’aboutissement à un
nouveau régime d’interaction sociotechnique plus performant, le saut n’est pas du tout évident.
Le développement et l’implémentation des idées nouvelles ne peuvent se faire que quand les
acteurs parviennent à donner un sens à l’invention initiale et se mobilisent dans sa
concrétisation.

Or l’enjeu n’est pas tant dans la présence versus l’absence de sens, que dans le comment
de cette construction de sens. C’est là où réside la marge de manœuvre qui donne aux acteurs
leur véritable pouvoir d’agir. C’est là où l’approche par la construction de sens s’ouvre à la
perspective stratégique. Comment, concrètement, les acteurs donnent du sens à un concept, à
une idée, à une invention ? Quelles sont les conditions culturelles et organisationnelles qui
facilitent cette construction de sens, et donc l’émergence des innovations elles-mêmes ? Telles
sont les questions qui sous-tendent notre objet de recherche, à savoir les dynamiques de
construction de sens dans l’émergence de l’innovation. Le défi est d’utiliser la construction de
sens dans l’appréhension et la compréhension du phénomène.

Notre thèse s’inscrit dans un courant de recherche que nous pouvons qualifier de
sociocognitif. Elle s’appuie notamment sur les travaux de Karl Weick sur la construction

1
Koenig G. (1997), « Développement de l’entreprise », art 47, Encyclopédie de gestion, Economica, pp. 938-
957
2
Alter N. (2001), L’innovation ordinaire, 2ème édition, 1ère édition (2000), puf, Paris

13
collective de sens (« organizational sensemaking »), sur la sociologie de traduction de Michel
Callon et Bruno Latour, sur l’analyse processuelle d’Andrew Pettigrew. Elle valorise
directement les travaux d’Edgar Morin en noologie, de Gilbert Simondon en philosophie de la
technique, et de Thierry Gaudin en ethno-technologie, lesquels sont moins souvent mobilisés
par les recherches en management de l’innovation.

La perspective stratégique que nous adoptons est celle d’une stratégie émergente en
contraste avec celle de planification stratégique. Elle ne cherche pas des formes
organisationnelles et des règles de décisions à appliquer. Elle cherche des zones de liberté et
des leviers de capabilités permettant aux acteurs en situation d’agir afin de mener avec succès
le projet d’innovation en cours. Plus précisément ici, nous cherchons à apporter les ancrages
pour la construction de sens et les principales dynamiques à l’œuvre. Ceci permet aux acteurs
de mieux percevoir une situation, de saisir les enjeux derrière les signes apparents afin de
mieux entrevoir leur stratégie pour l’action.

Notre thèse se structure en trois parties.

La première partie consiste en la construction d’une base théorique pour l’étude du


phénomène concret. Elle est composée de trois chapitres. Le premier chapitre retrace le
cheminement de notre construction de la problématique, à savoir les dynamiques de
construction de sens dans l’émergence de l’innovation. Le deuxième chapitre synthétise, à
partir de la littérature, les théories et concepts potentiellement porteurs pour traiter la
problématique. Le troisième chapitre présente la méthodologie d’investigation empirique. Les
concepts porteurs y sont articulés en dispositifs d’observation et d’analyse. Notre choix de
positionnement constructiviste y est expliqué, ainsi que l’architecture de l’étude de cas. Cette
dernière est structurée en deux niveaux : un niveau d’analyse institutionnel visant à découvrir
les répertoires servant à structurer un processus d’innovation au sein de l’organisation ; un
deuxième niveau d’analyse processuelle visant à appréhender le processus concret
d’innovation dans ses dynamiques de construction de sens.

La deuxième partie est consacrée à l’étude de cas du Groupe Air Liquide avec l’histoire
d’une innovation technologique majeure. Il s’agit de la genèse de la technologie de
garnissages pour la distillation cryogénique des gaz au sein d’un programme de
développement appelé AST. L’histoire AST est construite sur la base des archives techniques

14
de 1978 à 1989 et sur la mémoire des acteurs clé qui ont participé directement à la genèse de
l’innovation. Cette partie est divisée en deux chapitres. Le chapitre IV restitue l’analyse
institutionnelle qui met en évidence les cadres structurant l’innovation à Air Liquide, ainsi
que le récit historique du programme AST. Le chapitre V se focalise sur l’analyse des
dynamiques de construction de sens le long de cette innovation. A l’issue de cette analyse,
émerge le rôle central de la combinaison de deux dynamiques : dynamique de traduction et
dynamique de re-con-naissance au sens de « re-naître avec » ou « re-naître collectivement ».

Si la dynamique de traduction, développée dans le cadre de la théorie acteur-réseau de


Callon et Latour, a largement inspiré les travaux en management de l’innovation, la
dynamique de reconnaissance n’est que très peu connue. Cette dernière est développée dans le
cadre de la théorie psychosociale de l’état naissant de Francesco Alberoni et mobilisée par
Thierry Gaudin dans ces travaux sur l’innovation. Le constat sur la complémentarité de ces
deux dynamiques dans le cas d’innovations concrètes nous a conduits à retourner à la théorie
pour proposer un essai de conceptualisation.

La troisième partie détaille cette reconstruction théorique dans laquelle les travaux de
Thomas Kuhn, de Karl Weick et de Paul Ricœur nous ont permis d’établir des articulations
entre traduction et reconnaissance, et cela à plusieurs niveaux. Compte tenu du retard de
développement théorique du concept de re-con-naissance par rapport à celui de traduction
dans le champ du management de l’innovation, l’accent a été volontairement mis dans cette
partie sur l’explicitation de la dynamique de reconnaissance dans l’innovation. Cette
reconstruction théorique, présentée dans le chapitre VI, est suivie d’une discussion et d’une
conclusion où l’ensemble des apports et limites de cette recherche sont présentés. Ces
réflexions ouvrent de nouvelles perspectives.

15
PREMIERE PARTIE : CONSTRUCTION THEORIQUE

17
CHAPITRE I – IDEES EMERGENTES - PROJETS D’INNOVATION

SECTION 1 - PHENOMENES ET ENJEUX

I . PROBLEME INITIAL

Le point de départ de cette recherche est un questionnement sur l’initiation des projets
d’innovation au sein de l’entreprise à partir des idées émergentes.

Ce questionnement a commencé lors d’un travail exploratoire sur la gestion de la


recherche industrielle. Pendant 6 mois, nous avons observé le fonctionnement quotidien d’un
centre de recherche industriel, interviewé une trentaine de responsables d’équipe et de
directeurs d’innovation dans différents grands groupes industriels, et analysé plusieurs
« histoires d’innovation » racontées par leurs propres participants.

Un de nos constats est qu’en dehors des programmes de R&D qui constituent la trame
de travail quotidien des équipes suivant des veines de recherche bien identifiées, plusieurs
idées sont « dans l’air » et cherchent un chemin de concrétisation. Ces idées émergent dans
des circonstances très diverses : recherche bibliographique, lecture générale, rencontre,
voyage, rêve, accident, ou encore tests ratés. Certaines idées viennent de l’extérieur et sont en
suite récupérées. Ces idées correspondent souvent à un long questionnement et aux problèmes
qui tiennent les acteurs à cœur.

La plupart de ces idées émergentes resteront longtemps, voire à jamais, au stade de


réflexions personnelles ou de discussions d’un cercle restreint d’individus proches, car
considérées comme trop éloignées ou trop perturbantes pour le système en place. Certaines
idées arrivent à se concrétiser, mais hors de l’entreprise, après plusieurs échecs de « vente en
interne ». Certaines autres sont intentionnellement mises dans un tiroir par leurs propres
auteurs pour être ressorties le jour où un concurrent « chatouille » au bon endroit et où les
hauts responsables demandent en urgence une réponse. Mais il arrive également qu’une idée
originale et ambitieuse pour le contexte de l’entreprise soit accueillie en fanfare, mais que lors
de sa mise en œuvre, l’organisation ne réussisse pas à assimiler les transformations
engendrées et se trouve alors profondément perturbée. Ce cas est plus rare, et souvent
l’organisation va reprendre rapidement le pouvoir de contrôle sur les éléments perturbateurs.

19
Puis il y a des cas « heureux » où l’idée émergente réussit à creuser un chemin de
concrétisation au sein de l’organisation et donne lieu à une innovation (majeure ou pas) en
contribuant plus ou moins significativement à la performance et aux avantages stratégiques de
l’entreprise. Il existe en fait toute une palette de situations possibles sur le sort d’une idée
émergente hors du programme de l’organisation. Valoriser le potentiel d’innovation de ces
idées émergentes est un problème délicat. Au delà de la complexité et de l’incertitude propres
à l’idée nouvelle, cette dernière comporte particulièrement des risques de perturbation
auxquels l’organisation résiste.

Se pose alors une question clé : comment l’entreprise réussit-elle à réintégrer ce type
d’idées émergentes en son sein pour en faire une authentique source d’innovation ?

Face à cette question, il convient d’abord de se mettre dans la problématique globale de


l’innovation dans l’entreprise pour en saisir les principaux enjeux.

II . INNOVATION – UN PARADIGME EN EXPANSION

A . De l’économie à la stratégie technologique de l’entreprise

L’innovation est un concept issu de la science économique, initialement pour désigner


les phénomènes de discontinuité dans le mouvement du progrès technique (Aït-El-Hadj,
1997). La nature ambivalente de l’innovation a été formulée dès l’origine de sa
conceptualisation par Schumpeter dans les années 1930 sous le terme de processus de
destruction créatrice. En ouvrant de nouvelles voies de développement, l’innovation détruit
sur son chemin des modèles économiques, des configurations sectorielles et concurrentielles,
des technologies, des compétences professionnelles, des systèmes relationnels. L’innovation a
été donc initialement conceptualisée comme un phénomène technique dans une perspective
macroéconomique.

Depuis les années 1970, le paysage technologique connaît des transformations


profondes et rapides avec les mouvements conjoints de quatre axes de développement, à
savoir les Nanotechnologies, les Biotechnologies, les Technologies de l’Information, et les
Sciences Cognitives. Ces quatre axes dits de technologies génériques (Gilles, 1978) sont

20
également appelés « technologies convergentes » 3, qui se réfère au terme officiel américain
« Converging Technologies », ou plus connus encore sous l’acronyme NBIC (Dupuy, 2004).
Les avancements de ces axes génériques engendrent des transformations dans tous les
secteurs de l’économie. La prolifération des possibilités de substitution à la fois en termes de
produits et en termes de modes production, conjuguée avec l’instabilité des technologies en
phase d’émergence, entraîne des turbulences dans le jeu concurrentiel. Ces turbulences offrent
de nouvelles opportunités de développement et provoquent également des menaces
permanentes d’obsolescence. La technologie devient une variable majeure que les entreprises
cherchent à maîtriser afin d’épouser le mieux possible ses mouvements et même pour les
précéder et en tirer avantage. C’est dans ce contexte que le concept d’innovation est revenu à
la une des préoccupations managériales. Elle est une voie par laquelle les compétences
technologiques se transforment en performance et en avantage concurrentiel. L’innovation est
cette fois considérée comme une question encore avant tout technologique, mais cette fois
dans une perspective de stratégie d’entreprise.

B . La technologie au croisement entre les savoirs technico-


organisationnels et les usages socio-économiques

Par rapport à la vision strictement technique, la vision technologique intègre à la fois la


sphère des connaissances et celle des usages. Une technologie contient une combinaison des
pratiques techniques et des connaissances scientifiques, au service de finalités économiques
explicites (Durand T., 1999, p.1). Les connaissances scientifiques viennent de la recherche
qui vise la compréhension et la description conceptuelle du monde qui nous entoure. Les
savoir-faire techniques viennent de l’apprentissage par imitation et par essai-erreur, et qui
visent la réalisation des tâches voulues. Les finalités économiques d’une technologie sont
souvent représentées par la satisfaction d’un besoin du marché ou de la société en générale à
travers la notion de fonction générique. La maîtrise d’une technologie implique donc tout
d’abord l’appropriation de son contenu. Il s’agit du développement et/ou l’acquisition des
connaissances scientifiques, des savoir-faire techniques nécessaires, mais également la
compréhension de la dynamique entre d’une part les besoins socioéconomiques (fonctions
génériques), et d’autre part la réponse contenue dans l’offre technologique.

3
A propos du mouvement convergent des nouvelles technologies génériques, nous recommandons l’article
remarquable de Jean-Pierre Dupuy (2004) « Pour une évaluation normative du programme nanotechnologique »,
Réalités industrielles, Les Annales des Mines, février

21
Mais au delà du contenu propre, la technologie n’est mise en marche qu’à travers des
activités où les acteurs entrent en jeu. C’est un jeu de conception et de production (Durand T.,
1999) qui se déroule dans un système relationnel, le théâtre du jeu d’acteurs (Crozier &
Friedberg, 1977). Le tout se déroule un contexte institutionnalisé où les règles et les normes
conditionnent les comportements et les transactions au-delà des calculs rationnels et
stratégiques (Van de Ven, 1986, 2000, Alter, 2000). Ces éléments, appartenant à de multiples
facettes mises en évidence dans Les Images de l’Organisation de Gareth Morgan (1998), sont
autant des déterminants de la performance effective d’une technologie que son contenu propre.

C . L’extension de l’innovation au delà de la sphère technologique

Si historiquement, le management de l’innovation vient du champ de la gestion de la


technologie (Durand T., 1999), les problématiques liées à la nouveauté et au changement vont
s’étendre au-delà de la sphère technologique. Cette dernière n’est qu’un élément parmi bien
d’autres quand on aborde l’innovation en tant qu’un processus entier, celui de réalisation de la
nouveauté, qui amène les idées nouvelles (inventions) à l’épreuve de satisfaction du (des)
besoin(s) (Durand T., 1999). Le technologique est d’autant plus considéré en périphérie quand
on traite les innovations de service, les innovations organisationnelles et les innovations en
marketing. Les nouveaux standards du management de l’innovation sont conçus sur la base de
cette nouvelle conception de l’innovation, détachée de son origine technique et de sa
renaissance technologique. Prenons l’exemple du « Manuel d’Oslo », le manuel
méthodologique de l’OCDE qui sert de référent pour l’élaboration des travaux statistiques,
des stratégies et des discours politiques en matière d’innovation 4.

La première édition de ce manuel sortie en 1992 propose la définition centrale suivante :


« Innovation is the implementation of a new or significantly improved product or
process. Technological product and process (TPP) innovation activities are all those
scientific, technological, organizational, financial and commercial steps, including
investment in new knowledge, which actually, or are intended to, lead to the
implementation of technologically new or improved products or processes » 5.

4
Sur l’origine et l’évolution des statistiques en matière de l’innovation, voir les travaux de Benoît Godin (2005)
5
Oslo manual, Paris 1992, p.39

22
Passons la deuxième édition de 1997 pour aller directement au Manuel d’Oslo 3ème
édition de 2005 qui ajoute au spectre de l’innovation bien d’autres éléments que nous
soulignons dans les citations suivantes :
« Innovation is the implementation of a new or significantly improved product (good
or service), or process, a new marketing method, or a new organizational method in
business practices, organization workplace or external relations. »
« Innovation activities are all scientific, technological, organizational, financial and
commercial steps, wich actually, or are intended to, lead to the implementation of
innovations. Some innovation activities are themselves innovative, others are not novel
activities but are necessary for implementation of innovations. Innovation activities
also include R&D that is not directly related to a specific innovation. » 6

Le changement dans ces définitions de l’innovation et des activités concernées montre


bien l’extension du concept. L’innovation n’est plus un concept suffisamment précis pour être
employé seul, sinon pour désigner une aspiration générale de notre société moderne. Comme
l’a formulé Nobert Alter : « Il est difficile d’être contre l’innovation : elle représente le
meilleur moyen que les hommes ont trouvé pour traiter avec plus de compétence les
contraintes qui sont les leurs. » (Alter, 2001, p.1). Cette aspiration générale rejoint ce que
Jean-Pierre Boutinet appelle « culture de projet » pour caractériser le volontarisme des
sociétés modernes qui « se refusent de vivre au jour le jour ou de se laisser subjuguer par les
stimulations momentanées, face à un présent accaparant », mais cherchent à se définir un
« future désiré à faire advenir » (Boutinet, 2004).

III . L’INNOVATION DANS UNE PERSPECTIVE DE STRATEGIE


EMERGENTE

A . L’innovation dans la stratégie émergente

Au niveau de l’entreprise, l’innovation compte aujourd’hui davantage dans la stratégie


globale : elle sous-tend les investissements dans les start-ups dans une stratégie de
diversification jointe, le positionnement dans les pôles de compétitivité (industry districts
dans les pays anglo-saxons), la création des incubateurs internes et des consortiums de R&D
externes, le renforcement du système veille et du service de propriété intellectuelle, la gestion

6
Oslo manual, 3rd ed., 2005, pp.47-48

23
par projet de la R&D et de la production etc. Par conséquent, la perspective de stratégie
d’entreprise garde toute sa pertinence dans la recherche théorique sur l’innovation.

Mais en deçà de la stratégie globale, l’innovation inspire aujourd’hui directement des


réflexions aux niveau des équipes et des individus : elle est au cœur de nouvelles méthodes de
conception (Hatchuel, Weil, Lemasson, 1999, 2004 ; Altschuller, 1946 avec sa méthode
TRIZ) et de gestion des projets innovants (Midler, 1993…) ; elle est la cible
des « brainstormings » et d’autres techniques de créativité au niveau d’équipe (Amabile, 1983,
1989, 1998 … ; ) ; elle motive les démarches organisationnelles comme la gestion des
connaissances (Knowledge Management) et les Communautés de pratiques (Communities of
practice, Lave et Wenger (1991)) ; elle met en valeur les intrapreneurs ou des champions
d’innovation (Schön, 1963 ; Burgelman, 1983…) et met en œuvre des dispositifs favorisant
l’intraprenariat (Bouchard & Bos, 2004, 2006…) etc.

Certains peuvent voir dans ce mouvement d’expansion du spectre de l’innovation une


déclinaison de la stratégie de l’entreprise vers les aspects organisationnels et opérationnels.
Une telle lecture est tout à fait possible. Mais nous pouvons y voir une autre possibilité.
L’énergie d’inventer et d’entreprendre existe depuis toujours chez l’homme et a permis à son
espèce de survivre jusqu’à maintenant. Cette énergie est à l’origine de la création de nouvelles
entreprises mais est ensuite considérée, une fois que l’organisation est structurée, comme
relevant potentiellement de la « déviance ». C’est le contexte socioéconomique actuel qui
donne à ce type de comportement une nouvelle valeur, le sollicite davantage, lui accorde plus
d’attention, lui attribue une importance stratégique.

Dès lors, il est possible et pertinent de considérer l’innovation dans une perspective
stratégique différente (mais non pas incompatible) de la stratégie d’entreprise comme on
l’entend souvent. Nous qualifions cette perspective de « stratégie émergente » ou « stratégie
autonome », en reprenant le terme de Mintzberg repris par Burgelman (emergent stategy) qui
désigne les processus ascendants (bottom-up) dans la formation de la stratégie de l’entreprise
(Burgelman, 1985, 1994). Cette perspective met au centre de l’analyse les interactions
concrètes dans les mouvements collectifs engendrés localement autour des idées émergentes
afin de saisir les dynamiques sous-jacentes et les conditions permettant la transformation de
ces idées en innovations reconnues et reprises par la direction de l’entreprise.

24
Considérer l’innovation dans une perspective de stratégie émergente nous conduit donc
à adopter une vision processuelle de l’innovation. Cette vision est à mettre en contraste avec
d’autres visions comme, par exemple, celle du manuel Oslo cité précédemment, qui est
centrée sur une approche statistique. Elle diffère également des visions « taxonomiques » dans
un souci de gestion des portefeuilles, typiques de la perspective stratégique top-down. Ce qui
nous intéresse ici, c’est l’ensemble des éléments permettant ou empêchant d’initier un
processus d’innovation. Dans cette vision, nous adoptons comme un premier repère la
conception de l’innovation suivante :
Le processus d’innovation comprend le développement et la mise en application de
nouvelles idées par les individus qui sont engagés dans des transactions 7 avec
d’autres dans la durée, au sein d’un contexte institutionnalisé, et qui jugent les
résultats de leur effort afin d’agir en conséquence. (Van de Ven, 1986, p.591 ; Van de
Ven et Pool, 1990, p.314 cité par Grenier & Josserand dans Thiétard et coll., 1999,
p.124, Van de Ven, Angle et Poole, 2000, p.32) 8

Cette conception est à la base du programme de recherche sur l’innovation de


l’université du Minnesota (le MIRP) depuis 1983. Il s’agit d’une conception analytique du
processus d’innovation. Elle nous parait pertinente pour aborder l’innovation au niveau de
l’entreprise et dans la perspective de notre questionnement.

B . Les enjeux du questionnement sur l’émergence des innovations dans


l’entreprise

Comme il est explicitement formulé dans notre questionnement, le premier enjeu de


notre recherche consiste en la valorisation d’une source authentique d’innovation dans
l’entreprise. Il s’agit d’identifier des ressources, des contraintes et des démarches nécessaires
pour initier des mouvements collectifs permettant la transformation des idées potentielles en
innovations effectives.

7
Le terme de « transactions » signifie ici des interactions sociales vues par la théorie d’économie institutionnelle
de Commons (1934, 1950), puis développée notamment dans la théorie des coûts de transaction (Williamson,
1975, 1981)
8
Nous aurons l’occasion d’examiner d’autres conceptions de l’innovation qui sont complémentaires à ce premier
repère dans la compréhension de ce phénomène complexe.

25
En parallèle, l’analyse des processus concrets à l’œuvre dans la transformation des idées
émergentes va révéler les traits institutionnels, au sens de valeurs – règles et normes de
comportement, qui sont souvent implicites dans le fonctionnement normal de l’entreprise
(business as usual). Cette explicitation serait utile pour tout travail sur la culture et l’identité
de l’entreprise.

En troisième lieu, puisque la perspective de stratégie émergente met au cœur de


l’analyse le processus collectif concret permettant le développement et l’implantation des
idées nouvelles, elle éclairera une voie supplémentaire par laquelle se fait effectivement la
stratégie de l’entreprise.

En résumé de cette première sous-section, rappelons que nous partons du


questionnement sur un phénomène observé dans l’entreprise : l’émergence des idées
potentiellement innovantes qui sont en quête de réalisation. En remettant ce questionnement
dans la problématique globale de l’innovation dans l’entreprise, nous arrivons à adopter une
perspective particulière pour considérer ce phénomène, la perspective que nous qualifions de
stratégie émergente. La question centrale sur le phénomène est la suivante : comment des
idées émergentes se transforment-elles en mouvements collectifs de concrétisation ?
Etant donné la complexité de l’ensemble du processus d’innovation, notre questionnement
focalise plutôt sur la phase d’initiation de ces mouvements à l’intérieur de l’entreprise, celle
du passage des idées émergentes aux projets d’innovation reconnus et repris par la direction
de l’entreprise.

Après cette première vue sur le monde de l’innovation dans l’entreprise, nous allons
explorer deux autres principaux éléments constitutifs de notre objet de recherche : idée et
projet. Ceci nous permettra de mieux circonscrire l’objet et de baliser notre piste de recherche.

26
SECTION 2 - LE MONDE DES IDEES ET LA VOIE DES PROJETS

I . LE MONDE DES IDEES

Qu’est-ce qu’une idée ? C’est une image qui se peint dans mon cerveau.
Voltaire

A . Idées en tant que représentations mentales

Dans le langage courant, l’idée est un terme générique qui a plusieurs significations
suivant le contexte d’utilisation. Le dictionnaire Larousse nous en fournit au moins six :
• représentation abstraite d’une existence (exemple : idée du beau, du bien);
• perception (n’avoir aucune idée de l’heure) ;
• pensée avec jugement (avoir l’idée que) ;
• inspiration (un auteur qui manque d’idée) ;
• conception neuve de quelque chose (avoir une idée de génie) ;
• esprit (avoir dans l’idée que…).

Ces significations convergent toutes vers une représentation mentale de l’esprit en état
conscient. Et comme toute représentation, l’idée implique nécessairement l’existence d’un
élément central : l’objet de la représentation. L’idée n’a pas donc de consistance propre mais
désigne une relation entre l’esprit et l’objet de représentation. Cette relation peut être réactive
par rapport à une existence, l’idée relève alors de la perception, de la description ou du
jugement. Elle peut également être proactive en projetant un inédit au monde extérieur, elle
relève alors de la conception ou de l’imagination.

1 . Le jaillissement de l’idée : Approche par la création


Dans le domaine du développement technologique, « l’idée » acquiert une signification
proactive qui est étroitement liée au processus d’invention. Afin de distinguer ce type d’idée
des autres, nous le désignons dans cette recherche par l’idée innovante. D’après l’historien de
la technique Maunoury (2004), l’invention peut être définie comme le processus de création
«d’un dispositif, un schéma technique venant résoudre de façon nouvelle un problème
technique ou venant résoudre un problème nouveau ». Les travaux théoriques sur ce
processus semblent converger vers une description en stades successifs :

27
Schéma 1: Le jaillissement de l'idée

Insatisfaction mobilisatrice

Incubation

Illumination
Idée

Formulation
Vérification (brevet, dispositif
technique....)
Adaptation de Maunoury, 2004

Dans cette description, l’idée est le résultat de l’illumination, un stade extrêmement bref
où jaillit dans l’esprit une nouvelle forme mentale qui permet de répondre au(x) problème(s)
persistant(s) du stade d’incubation. Puisqu’il s’agit d’un moment bref, il est souvent
identifiable de façon assez précise par l’auteur de l’idée. Maunoury, dans l’Encyclopédie
Universalis, décrit ce moment de jaillissement d’une idée nouvelle de façon suivante :
« C’est un éclair dans la pensée, où subitement la forme ouverte (objet diffus de
préoccupation du stade d’incubation) trouve sa fermeture et son accomplissement, où
la tension (cumulée dans l’état d’insatisfaction) se relâche dans un schème original, la
solution, qui est, en même temps, dissolution du problème posé, avec ce caractère de
certitude, de satisfaction de l’esprit, souvent trompeuse d’ailleurs … ». (Maunoury,
2004)

L’idée nouvelle, une fois qu’elle a émergé, fait l’objet d’une phase de vérification où la
raison l’emporte sur l’imagination. La forme jaillie est solidifiée par l’agencement de pensées
et l’incorporation dans des dispositifs spécifiques. Plusieurs expérimentations et contrôles
sont effectués pour s’assurer de la validité de l’idée. La vérification peut engendrer de
nouveaux problèmes qui déclenchent à leur tour d’autres cycles de recherche d’idées. Durant
ce stade de vérification, l’idée initiale sera approfondie, complétée, modifiée, incorporée
même partiellement dans des supports techniques, ou tout simplement abandonnée. En cas de
réussite, quand la forme se stabilise, elle fera l’objet d’un effort de formulation dans un
langage compréhensible nécessaire à sa « socialisation », c'est-à-dire au passage du niveau
interne de l’esprit individuel et du niveau intersubjectif d’un groupe d’acteurs restreint

28
(groupe de travail, équipe, laboratoire…) à un niveau supérieur. Cette représentation devrait
être suffisamment explicitée pour acquérir une existence propre, extérieure à l’esprit de son
ou de ses auteurs. On passe alors de la représentation à la présentation, ce passage étant la
nature profonde de l’activité de conception (Hatchuel, 2004).

Maunoury apporte ici une description riche de l’idée. Il met en évidence d’abord la
portée principale de l’idée : la résolution d’un problème. Il qualifie ensuite le contexte
psychologique de l’émergence de l’idée, qui consiste en un passage de l’état d’insatisfaction à
l’enthousiasme, et qui est repérable clairement par son auteur. Sa description éclaire enfin les
opérations que l’idée va subir, les scénarios d’évolution de l’idée, et l’incorporation de l’idée
dans les substances physiques, linguistiques, mentales et pratiques sociales. Ces éléments
vont nous servir dans l’élaboration du cadre d’analyse.

2 . Approche par la réception


Dans une perspective non plus historique, mais managériale, Van de Ven propose une
autre définition de ce qu’il appelle l’idée innovante (innovative idea) qui est souvent reprise
dans les travaux en management de l’innovation. Dans cette définition, une idée innovante
peut être une combinaison de connaissances, un schéma, une formule ou une approche, qui
est estimée comme à la fois originale et utile par un ensemble des acteurs dans un contexte
particulier (Van de Ven, 1986, p.591, 2000, p.12). Elle est originale dans le sens où elle est
nouvelle par rapport à l’ensemble des représentions courantes et/ou elle défit l’ordre existant
(Rogers, 1982). Elle est utile dans le sens où elle potentiellement profitable, constructive où
elle permet de résoudre des problèmes posés (Kimberly, 1981). Ainsi, le caractère innovant
d’une idée ne peut être accordé pleinement qu’ex post. Selon l’auteur, dans une innovation,
on peut identifier souvent une idée initiale qui déclenche le mouvement et plusieurs idées qui
prolifèrent tout au long du processus.

Par rapport à la description précédente de Maunoury, la conception de Van de Ven se


focalise non plus sur l’émergence de l’idée, mais sur la réception de l’idée. Comme nous
l’avons souligné sur le passage de la représentation à la présentation de l’idée, il s’agit ici de
l’étape suivante où la représentation nouvelle est présentée à autrui et ainsi confrontée aux
représentations existantes. L’idée innovante est ainsi reçue dans un système des
représentations existantes et déclenche un mouvement tiré par ses promesses. Elle engendre
par la même occasion des réticences par rapport à son propre contenu, mais également et

29
surtout des résistances au mouvement déclenché. L’idée innovante est prometteuse et
dérangeante.

B . Idée innovante comme une entité noologique

Que ce soit dans l’approche par la génération ou celle par la réception, l’idée innovante
est considérée sous l’angle du contenu (représentation), toute la dynamique associée étant
dans la sphère des actions humaines. Or il nous faut aussi nous intéresser aux travaux d’Edgar
Morin (1991) sur ce qu’il appelle la noologie, l’étude sur l’existence et sur l’organisation du
monde des croyances et des idées. La noologie nous ouvre une perspective originale sur la
dynamique interne de l’idée.

1 . Le monde trois
A l’origine de ces travaux se trouve le concept de noosphère proposée par Teilhard de
Chardin dans les années 20 pour désigner le monde des constructions
intellectuelles (représentations, symboles, mythes, idées…). La noosphère rejoint le concept
« le monde trois » de Popper dans sa conception de l’univers humain en trois mondes :
(1) Le monde des choses matérielles extérieures
(2) Le monde des expériences vécues
(3) Le monde des choses de l’esprit, des produits culturels, langages, notions
théories, y compris les connaissances objectives.
(Morin, 1991, p.108)

Ce troisième monde, bien que construit par l’esprit à travers l’activité humaine, acquiert
ensuite une existence propre qui transcende l’esprit individuel et s’impose même à son auteur
comme une réalité externe.

Pour explorer la noosphère, Edgar Morin s’inspire des travaux d’un courant que l’on
peut qualifier d’écologie des constructions intellectuelles (Ecology of Knowledge) qui étudie
les relations entre les êtres d’esprit et les êtres humains. Ainsi, il cite Jerzy A. Wojciechowski
(1978) avec le concept de knowledge construct (constructions intellectuelles : mythes, dieux,
théories, idéologies, poèmes, peinture, musique…), qui est produit par l’homme, mais dépasse
l’homme. Ces constructions intellectuelles exercent des forces agissantes sur l’homme, et sont
moins biodégradables que l’homme. Puis il reprend les idées de Pierre Auger (1952) sur la
capacité d’autonutrition et d’autoreproduction des êtres d’esprit dans un milieu
culturel/cérébral peuplé des cerveaux humains et des cultures. Jacques Monod (1968)
complète cette relation de symbiose entre l’Homme et ses constructions intellectuelles par un

30
parasitisme mutuel et par une exploitation mutuelle. Le parasitisme mutuel renvoie à des
nuisances qu’exerce l’un sur l’autre comme par exemple le cas du stress que la saturation de
l’information engendre chez l’homme, ou à l’inverse, les déformations que fait subir l’homme
aux concepts qu’il manipule. L’exploitation mutuelle, quant à elle, met en avant l’idée de
pouvoir que l’un exerce sur l’autre. Si par exemple, l’homme se sert des mots pour son moyen
d’expression, à l’inverse, les idées peuvent exercer sur l’homme des forces agissantes qui le
poussent à agir, ou au contraire, l’empêchent d’agir. L’homme peut très bien devenir
« esclave » de ses croyances, de ses idéologies, de ses pulsions intellectuelles.

A partir de ces constats, Edgar Morin nous propose une représentation du monde des
idées dans le monde humain de façon suivante :

Schéma 2: La noosphère

BIO-SPHERE

ANTHROPO-SPHERE

Psycho sphère Socio sphère

Noosphère

Source : Morin, 1991, La Méthode 4 p.123

Dans cette représentation, la noosphère est un composant du monde humain appelé


l’anthropo-sphère. Ce dernier contient également un monde des esprits/cerveaux individuels
qu’il appelle Psychosphère, où se loge la substance spirituelle des entités idéelles de la
noosphère. Un troisième composant de l’anthropo-sphère est le milieu socio-culturel qui
contient le langage, les règles logiques, les normes de conduite… permettant aux
esprits/cerveaux individuels d’interagir. C’est au cours de ces interactions sociales que les
mythes, les dieux, les idées, les théories… en tant que les entités de la noosphère, se

31
concrétisent. Emanant de l’activité mentale des individus (psychosphère) dans leurs
interactions sociales (sociosphère), la noosphère est à la frontière du monde humain
(l’anthroposphère) et du monde naturel (la bio-sphère) qui englobe le monde humain, celui
des autres vivants et le monde physique de la planète terre. On peut continuer à y ajouter
d’autres ensembles englobant comme les cosmo-sphères qui correspondent à différentes
échelles de l’univers, mais nous nous arrêterons à ce niveau qui semble suffisant pour notre
recherche.

La position de frontière de la noosphère est particulièrement importante. Elle traduit le


caractère « médiateur » des constructions intellectuelles dans les relations de l’homme avec la
nature, avec la société, avec d’autres hommes et avec lui-même. Les constructions
intellectuelles sont, à l’origine, un moyen pour le monde humain d’appréhender le monde
naturel (théories…) dont il fait partie, mais une fois produites, ces constructions acquièrent
une existence propre et s’imposent comme une sorte de réalité (l’oscillation ontologique de
l’esprit humain) en entraînant des conséquences en terme d’actions ou de transformations de
l’environnement bio-anthopo-socio-psychologique.

Par rapport à la vision de Popper, la conception d’Edgar Morin permet de situer le


monde trois des êtres d’esprit (3) à l’intermédiaire entre le monde matériel (1) et le monde
d’expérience (2). Le monde trois subjectivise le monde un et objectivise le monde deux en les
représenter par des unités assez homogènes et donc associables entre elles, comme des
informations. Ceci permet une prolifération quasi illimitée par combinaison, d’où des sources
de créativité quasi inépuisables.

2 . L’idée innovante dans la vision systémique


L’apport de la conception de Morin à notre recherche est capital. Il nous donne une
vision systémique de l’idée. Il montre les aspects complexes dans les relations entre l’idée et
son milieu porteur, les relations qui ne sont pas purement d’ordre de création ou de réception.
Il distingue le contenant d’une idée à un moment donné, qui est incorporé dans différents
supports verbaux et matériels (le signifiant), du contenu qui est un état de relation d’un certain
sous-système bio-anthro-socio-psycho-cognitif (le signifié), et finalement du sens qui est une
projection de la cognition sur l’idée par les acteurs humains impliqués (la signification). Le
schéma suivant présente notre vision sur les trois aspects de l’idée suivant la conception
générale d’Edgar Morin.

32
Schéma 3: L’idée dans la noosphère

BIO-SPHERE

ANTHROPO-SPHERE

Psycho sphère Socio sphère


Porteur(s) de
l’idée

Signification

Idée
Signifié Signifiant
Noosphère

Cette conception sur la nature de l’idée nous indique que le processus de transformation
de l’idée innovante pourrait être analysé par les relations dynamiques entre ses trois aspects :
(signifiant / signifié / signification) ou (contenant / contenu / sens) 9.

Schéma 4: La structure de l'idée


Signification
Sens

Idée
Signifié Signifiant
Contenu Contenant

Dans l’approche par la noologie, une idée innovante est une représentation mentale
originale d’un sous-système bio-anthropologique qui entoure et contient les acteurs humains.
Ce régime de relations encore latent inspire la recherche des formes, donc du contenant, pour
pouvoir se déployer. Ces formes sont les cerveaux humains, les pratiques sociales et les objets
9
Le choix des termes viendra plus tard et nous en expliquerons les raisons.

33
matériels. L’idée, étant la prise de conscience de l’esprit humain sur un régime de relations
possible, constitue déjà un premier pas du déploiement qui est local (dans l’esprit individuel)
avec des formes signifiants sommaires (images mentales). Les mots, les dessins, ou d’autres
systèmes de signes comme des équations, des sons, des gestes, constituent des premiers
moyens (contenant) pour présenter l’idée. Puis l’idée se répand dans d’autres cerveaux/esprits,
objets matériels et pratiques sociales, fait système avec d’autres idées… pour atteindre des
niveaux de déploiement supérieur.

Le langage verbal n’est qu’une forme d’incorporation de l’idée parmi d’autres, mais il
est assez commode, peu coûteux, et constitue un moyen de communication courant de l’idée.
Nous allons utiliser ce moyen pour représenter les idées innovantes, mais ces dernières ne
peuvent être réduites à une formulation verbale.

Mettre de la poudre à canon dans un cylindre fermé par un piston, en utilisant les
propriétés de l’air et de la pression atmosphérique, pour réaliser une nouvelle force
mouvante 10 ; S’inspirer de la forme d’une plume de hibou pour faire des pales qui quadruplent
le rendement du ventilateur de refroidissement dans les moteurs de voiture 11 ; Provoquer des
fissures dans un verre spécial pour obtenir une vitre éclairante par réflexion 12 ; Utiliser
l’image des enfants jouant pour illustrer les activités de recherche en gaz industriels d’une
entreprise centenaire 13 : Voici quelques exemples d‘idées innovantes telles que nous les avons
définies.

II . LA VOIE DES PROJETS

Selon la définition de l’AITEP-AFNOR (1992) 14 , un projet est « une démarche


spécifique qui permet de structurer méthodiquement et progressivement une réalité à venir ».
Dans le langage managérial, le terme projet correspond à un mode de coordination spécifique
qui prend racine dans la gestion des grands programmes industriels aux Etats-Unis dans les
années 60 (Lenfle & Midler, 2003). Il s’agit au départ d’un « modèle standard de
l’ingénierie » des grands programmes unitaires qui « porte une dimension organisationnelle et

10
Idée inventée par Christian Huygens au 17ème siècle (La genèse du moteur à explosion, Centraliens N°561, av 2005, p.36)
11
Idée inventée par Jean-Claude Corbel, expert de Renault en 1981 (entretien avec l’auteur en 2003)
12
Idée inventée par Olivier Gaume, ingénieur de Saint-Gobain Recherche en 2001 (entretien avec l’auteur en 2002)
13
Idée inventée par Bernard Lledos, responsable Com CRCD, Air Liquide en 2004 (entretien avec l’auteur en 2004)
14
AFITEP- AFNOR (1992), Dictionnaire de management de projet, 2ème édition, AFNOR Paris

34
une dimension instrumentale ». Dans les années 80, répondant à la problématique de
lancement de nouveaux produits dans les industries manufacturières, le concept de projet a été
largement introduit dans l’entreprise. Le projet dépasse alors les paramètres d’une simple
démarche de gestion pour des activités extraordinaires et devient davantage une unité
organisationnelle de plus en plus consistante et permanente. Le projet acquiert aujourd’hui un
corps bien visible mais complexe, difficile à saisir dans sa totalité.

A . Approche par la planification

Commençons par le courant du management de l’innovation technologique, initié par le


lancement en 1962 de MIT Research Program on the Management of Science and Technology,
et prédécesseur du courant sur la gestion de projet aujourd’hui (Roberts & al. 1986). Issus de
ce programme, les premiers travaux de synthèse sur la méthodologie de gestion par projet ou
de projet (correspondant au terme anglais Project Management) ont identifié différents stades
de projet d’innovation technologique avec des activités typiques. Dans l’article de référence
de Roberts et Fusfeld (1981), six stades ont été distingués : phase préliminaire ; projet
potentiel ; initiation ; implémentation ; évaluation ; transfert. (Schéma 1).

Le modèle de Roberts & Fusfeld a une vertu méthodologique dans le sens qu’il indique
une démarche normative de développement de l’innovation par la voie projet. Ce modèle nous
donne une clé de lecture permettant de repérer dans les flux d’actions et d’événements les
activités essentielles de l’avancement d’un projet d’innovation. Prenant ce modèle comme
plan de projection, la partie qui nous intéresse ici, celle du processus d’élaboration de projet
porte essentiellement sur deux stades : projets potentiels et initiation de projet. Ces deux
stades sont encadrés sur la représentation du schéma 5.

35
Schéma 5: Repérage de l'objet de recherche dans le modèle de Roberts & Fusfeld 1981

Echanger des informations, des idées sur :


Phase préliminaire - les questions techniques
Preproject - les actualités scientifiques
- les actualités concurrentielles

- Générer de nouvelles idées techniques


Projets potentiels - Repérer de potentiels débouchés pour un
Project Possibilities produit ou de potentielles application pour
un procédé

- Formuler des solutions en liant des idées


techniques aux demandes potentielles
- Argumenter sur la faisabilité économique
Initiation de projet - Formuler le projet d’implémentation :
Project Initiation objectif, délais, budget, équipe…
- Vendre ces solutions en interne pour
avoir des supports : soutiens politiques,
ressources financières, savoirs…

- Piloter le projet vers les objectifs :


exécution et remise à jour des plans
d’actions, traitement des écarts et des
Mise en oeuvre imprévus
Project Execution - Repérer des événements et informer les
partenaires sur l’évolution de la situation
-Motiver l’équipe

Evaluer la pertinence des résultats obtenus


Evaluation de résultat au fur et à mesure du développement au
Project Outcome Evaluation regard des cibles visées (marché, domaine
d’application…) qui sont en évolution

Préparer au transfert à une nouvelle phase


Transfert au développement de développement par la rédaction des
Project Transfer documents techniques & détachement des
membres à l’équipe qui va prendre le relais

B . Approche processuelle du projet

Considérons maintenant les dimensions analytiques d’un projet en tant que processus.
Christophe Midler et son équipe du Centre de Recherche en Gestion (CRG) de l’Ecole
Polytechnique ont conduit depuis une quinzaine d’années une veine de recherche sur
l’engineering de projet (Midler, 1993,1997 ; Garel, 1994, 2003 ; Lenfle, 2001, 2003). Les
résultats ont conduit à une vision de projet en six dimensions (Lenfle & Midler, 2003) :
• Les objectifs à attendre en termes de performance/coûts/délais
• La singularité de la situation : les « distances » par rapport au fonctionnement courant
de l’organisation

36
• La communication et l’intégration de différentes compétences dans une coopération
• L’accumulation des connaissances par un processus d’apprentissage dans l’incertitude
• L’irréversibilité en termes de dépendance temporelle des marges de manœuvre
• Les frontières organisationnelles en termes d’acteurs et de compétences impliqués
Ces éléments permettent de circonscrire un projet à un moment précis.

C . Approche psycho-cognitive

Une approche complémentaire du projet qui paraît utile dans notre recherche consiste en
une vision psycho-cognitive du projet qui s’articule autour du concept de « conduites par 15
projet » (Boutinet, 2001, 2004) 16.

Les conduites par projet sont des conduites finalisées cherchant à imprimer un sens à
l’action qu’elles anticipent (Boutinet, 2001, p.1). Ces conduites sont considérées comme
spécifiques à l’espèce humaine, seule capable d’anticiper à moyen et à long terme. De plus,
elles semblent caractéristiques au volontarisme des sociétés modernes qui « se refusent de
vivre au jour le jour ou de se laisser subjuguer par les stimulations momentanées, face à un
présent accaparant », mais cherchent à se définir un « futur désiré à faire advenir ».

Les conduites à projet sont d’abord personnelles en s’inscrivant dans une démarche de
concrétisation des pensées et des intentions de chacun à travers un design approprié. Le dessin
cristallise les désirs flous et inconstants en des formes relativement stables et intelligibles. Ces
formes sont une première matérialisation de la pensée, « ce qui donne l’occasion à l’auteur de
mieux savoir ce qu’il veut » (Boutinet, 2004, p.6). Le dessin permet également de
communiquer à autrui les intentions « pour le laisser juge de leur contenu » (p.5). C’est dans
ce deuxième aspect que les conduites à projet sont éminemment relationnelles.

A la différence de la création artisanale, les conduites par projet modernes accordent


davantage d’importance à la préparation méthodique avant la réalisation. En effet, face à la
complexité, l’improvisation et la démarche essai–erreur sont insuffisantes pour une réalisation
efficace. Au-delà de l’efficacité, le moment de la conception contient un aspect symbolique

15
Boutinet utilise le terme de Conduite à projet auquel nous substituons par Conduite par projet.
16
Boutinet intitule son travail comme anthropologie de projet. Si nous rapportons au cadre général d’Edgar
Morin exposé précédemment, l’anthropo-sphère englobe la psycho-sphère, la socio-sphère et la noosphère de la
cognition.

37
très fort dans la société technicienne qui accorde une valeur importante à la conscientisation,
que ce soit du côté des auteurs ou de ceux qui jugent.

Par rapport à l’approche analytique processuelle et à celle par la planification,


l’approche psycho-cognitive de Boutinet insiste sur l’esprit et les mécanismes d’action dans
une démarche projet. L’auteur met en relief deux moments distincts mais unifiés du projet :
moment de conception et moment de réalisation. Le sens d’avancement du projet va de la
conception vers la réalisation, mais dans la réalité, la réalisation conduit bien souvent à revoir
certains éléments de la conception.

Ces différentes approches nous apportent une première vision sur le projet en tant que
logique d’action (Boutinet), en tant que démarche planifiée (Roberts et Fusfeld) et en tant que
processus sociotechnique complexe (Midler). Elles nous montrent que le projet caractérise
bien la dynamique collective permettant de concrétiser les idées par la création des formes
adéquates (les signifiants ou le contenant dans notre vocabulaire) où le potentiel des idées (les
signifiés ou le contenu) se déploient.

Or, si nous nous reportons au modèle tripartite de l’idée, nous voyons que la force
agissante de l’idée est dans son troisième aspect : la signification ou le sens. C’est parce que
le cerveau/esprit est capable de donner du sens par interaction, dans l’interaction et pour
l’interaction avec le monde qui l’entoure et l’inclut, que l’idée émerge, se transforme et se
concrétise. C’est ce troisième élément qui permet de lier un ensemble d’actions collectives
dans l’espace et dans le temps. Dans l’approche de Boutinet, le sens permet de lier l’intention
et les actions qui vont être entreprises, il lie également la réalisation et le jugement. Dans
l’approche de Midler, le sens est inhérent à la formulation des objectifs et à la prise en compte
du contexte. Il est également central dans l’apprentissage et la communication. Dans
l’approche de Roberts et Fusfeld, le sens est dans le repérage des débouchés potentiels, dans
la formulation des solutions et dans l’argumentation. Le sens est finalement l’élément central
dans les transactions qui constituent le cœur du processus d’innovation tel qu’il a été défini
par Van de Ven et ses collègues. Ces auteurs ont construit un modèle analytique des
transactions dans l’innovation où la boucle (construction de sens / partage de sens /
engagement) 17 constitue la dynamique essentielle et informelle qui sous-tend les transactions.

17
Traduction de l’anglais (Sensemaking / Understanding / Committing), (Ring et Van de Ven, dans Van de Ven
et coll. op cit. 171:192)

38
Les travaux en sociologie de l’innovation admettent également que :
« Ce qui permet à une invention de se développer, de se transformer en innovation,
c’est la possibilité de la réinventer, de lui donner du sens adapté aux circonstances
spécifiques d’une action, d’une culture ou d’une économie. » (Alter, 2002, p.18)

Si la construction de sens est centrale dans la transformation des idées en innovations en


générale, elle l’est d’autant plus dans l’initiation des projets d’innovation à partir des idées
émergentes hors du programme de l’organisation. La construction de sens est donc une clé de
réponse à notre questionnement. Autrement dit, comprendre les dynamiques en œuvre et les
conditions qui permettent de donner sens aux idées émergentes, telle est notre voie de
recherche pour répondre à la question d’initiation des projets d’innovation.

III . LA QUESTION DU SENS : UNE APPROCHE COGNITIVE

Les raisonnements précédents nous ont amenés à poser la question de transformation


des idées émergentes en projets collectifs d’innovation sous l’angle de la dynamique de
construction de sens. La construction de sens est consubstantielle à la démarche de projet.
Mais la plupart des recherches sur le projet la considèrent soit comme un objectif implicite
derrière les guides de réflexions (les méthodologies), soit comme une variable élémentaire qui
prend les valeurs 1 et 0 suivant que les transactions réussissent ou non. Nous proposons ici de
mettre la dynamique de construction de sens au centre de l’investigation. Ceci nous conduit à
poser la question « comment saisir les dynamiques et les conditions des processus de
construction de sens, en tant que processus concrets, dans l’initiation des projets
d’innovation à partir des idées émergentes ? »

Aborder le problème de l’initiation des projets en termes de construction de sens nous


place dans une approche cognitive. Dans l’étude de l’organisation et de la stratégie
d’entreprise, ce terme renvoie à une constellation de recherches hétérogènes (Laroche &
Nioche, 1994 ; Walsh, 1995 ; Laroche, 2001). Ce qui les réunit, c’est l’effort de replacer au
centre des phénomènes organisationnels l’homme, en tant qu’être doué d’une rationalité non
pas parfaite (homo-œconomicus) mais d’une rationalité limitée (rationalité procédurale,
Simon, 1957), et également en tant qu’être vivant (Gaudin, 1978, 1998, 2003, 2006) et
émotionnel (Alberoni, 1979, 1992 ; Leavitt, Bahrami et al., 1988). Ceci conduit à déplier le

39
processus concret de la prise de décision tant au niveau individuel qu’au niveau collectif au
lieu de la supposer comme le résultat soit d’un « volontarisme simpliste des conceptions
classiques en stratégie », soit d’un « déterminisme de certaines traditions économiques ou
sociologiques » (Laroche et Nioche, 1994).

L’approche cognitive en sciences de gestion mobilise les concepts venant de plusieurs


disciplines réunies sous le nom de « sciences cognitives ». Ces dernières englobent des
mouvements convergents et fertiles provenant de domaines très variés : neurosciences,
psychologie, anthropologie, linguistique, intelligence artificielle, logique, philosophie de
l’esprit etc. (Andler & al., 1992). Ces mouvements partagent l’intérêt porté sur la
compréhension des principales dispositions et capacités de l’esprit humain – langage,
raisonnement, perceptions, coordination motrice, planification … (ibid., p.9). Cependant,
comme l’a noté Hervé Laroche (2001) dans sa synthèse sur les approches cognitives de la
stratégie, il existe une distance entre ces approches en sciences de gestion et les sciences
cognitives proprement dites. Celles-là se situent en général à un niveau d’analyse très agrégé
par rapport aux sciences cognitives. Ceci n’empêche pas la fructification de cette approche,
surtout à partir des années 1990. Mais les travaux sur l’organisation dans cette approche
fournissent un ensemble de concepts porteurs avec des pistes d’exploration plutôt que de
véritables théories avec leurs méthodologies (Weick, 1995 ; Laroche, 1996).

Pour nous, adhérer à cette approche cognitive implique donc une exploration des
concepts potentiellement pertinents au regard du phénomène étudié et une construction
méthodologique propre, adaptée au contexte particulier de recherche. Or la pertinence des
concepts et l’adaptation de la méthodologie ne peuvent pas être définies hors de la perspective
adoptée pour étudier le phénomène. Cette perspective, nous l’avons nommée précédemment :
la stratégie émergente. Il convient maintenant d’en expliciter les fondements car elle contient
un ensemble de croyances, de motivations et d’hypothèses de travail qui permettent la
construction de notre objet de recherche mais la limitent en même temps.

40
SECTION 3 – LE CADRE DE LA PERSPECTIVE STRATEGIQUE

I . LE CADRE GENERAL

Les idées émergentes constituent une source potentielle de projets d’innovation. Or la


transformation de ces idées en projets est un processus encore mal connu car elle se déroule
très souvent dans l’informel avec des cheminements très variés, tributaires de la bonne
volonté des acteurs confrontés à de multiples obstacles. Saisir les dynamiques en jeu et les
conditions favorables à ce processus de « maturation » (Durand, 2006) permettra d’identifier
des leviers managériaux pertinents. Ce raisonnement est l’essence même de la stratégie en
tant qu’art de conduire des actions collectives.

La stratégie en tant que système de pensées trouve son origine dans le domaine militaire
(Clausewitz (1784-1831), Sun Tzu (VI av. J. C.), Sun Zi (IV av. J. C)…) : le sens originel de
la stratégie est l’art de la guerre. Par rapport à l’école stratégique occidentale bien formalisée,
l’école stratégique orientale enseigne des principes de conduite dans différentes situations en
utilisant principalement les métaphores et les histoires. Cette école laisse une grande marge
d’interprétation et résiste fort bien aux efforts de formalisation. Malgré l’engouement des
entrepreneurs stratèges occidentaux pour la pensée japonaise dans les années 1980 – 1990,
puis pour la pensée chinoise dans les années 2000, ce système de pensée demeure encore
difficilement accessible 18.

Dans un essai de synthèse sur la théorie générale de la stratégie, Eric de La


Maisonneuve (La Maisonneuve, 2005) propose une base conceptuelle très simple mais
éclairante de la pensée stratégique qui s’articule autour de trois éléments :
• Les Fins, un ou des états futurs souhaités qui sont plus ou moins implicites mais qui
sont traduisibles en Objectifs plus concrets à atteindre ;
• Les Moyens qui englobent l’ensemble des ressources et capacités à l’état présent ;
• La Démarche qui correspond à la suite d’actions visant à atteindre les objectifs en
mobilisant les moyens.

18
En France, François Julien est reconnu aujourd’hui comme le grand traducteur de la pensée chinoise.

41
Deux grandes pièges au niveau théorique de la stratégie dans cette conception sont : (1)
la confusion entre moyen et fin, et (2) la confusion entre démarche et planification.

(1) Si les fins relèvent d’une projection de la vision dans un espace-temps, elles sont et
resteront toujours virtuelles, elles relèvent du vouloir. Par contre, les moyens sont actuels et
relèvent du savoir. La distance entre les fins et les moyens crée une tension mobilisatrice
d’actions stratégiques consistant à les rapprocher. Mais au cours de l’action, la conscience des
fins se dissipe et l’ensemble des moyens évolue. Les objectifs intermédiaires identifiés à un
moment spatiotemporel donné peuvent être pris pour les fins. C’est l’ambiguïté dialectique
entre fins et moyens dans ces maillons intermédiaires qui est source de confusion. Cette
confusion se traduit dans la stratégie par des dérives, que se soit vers les fins ou vers les
moyens.

(2) La planification, quant à elle n’est qu’une partie de la démarche stratégique. L’essence de
cette dernière est dans une conduite harmonieuse permettant l’acheminement efficace entre
les fins et les moyens. La démarche relève du Pouvoir au sens de puissance d’agir ou de
capabilité. Ce pouvoir d’action est une aptitude permanente de transformation par
combinaison (le propre de la démarche), comparaison (l’analyse des imprévus) et par
confrontation (pour surmonter les obstacles). Théoriquement, la démarche stratégique devrait
assurer l’actualisation et la réactualisation de la cohérence entre les fins et les moyens. C’est
dans ce sens que la démarche est considérée comme un processus itératif et circulaire entre
fins et moyens.

Dans cette conception, l’idéal de la stratégie serait donc dans l’harmonisation de trois
éléments de base : la pertinence des objectifs ; l’efficience de la gestion des ressources par
rapport aux objectifs ; et l’efficacité de la démarche par rapport au couple moyen/fin (voir le
Schéma 6 page suivante).

Bien que très simplifiée, la conception que propose Eric de La Maisonneuve apporte un
cadre général qui permettra d’articuler d’une façon éclairante les différents courants de
recherche en stratégie de l’entreprise, et particulièrement en management stratégique de la
technologie et de l’innovation.

42
Schéma 6: Nature idéale de la stratégie (adaptation de la Maisonneuve, 2005)

SAVOIR POUVOIR VOULOIR

Organiser le Conduire les Concevoir les


Moyens Transformations Objectifs

Efficience Efficacité Pertinence

II . LE MANAGEMENT STRATEGIQUE DE LA TECHNOLOGIE ET DE


L’INNOVATION

Dans le monde de l’entreprise, la stratégie marque son entrée officielle en tant que
modèle de management dans les années 1960 avec les publications simultanées en 1965
d’Ansoff et de l’école du Harvard Business School sur la méthodologie d’analyse stratégique
de l’entreprise (Ramanantsoa, 1997). Utilisée tout d’abord en marketing, la stratégie se
propage très rapidement et commence à s’occuper de la sphère technologique à partir des
années 1970. Plusieurs outils d’analyse pour la stratégie technologique ont été conçus et
introduits, souvent par des cabinets de conseil. Citons pour exemple des outils les plus
connus : La courbe en S de cycle de vie d’une technologie (Foster, 1986) ; Le portefeuille des
technologies qui devrait chercher un équilibre entre technologies de base, technologies clés et
technologies émergentes ; La grappe technologique ou le bonsaïs ; Le Roadmapping
technologique ; La méthode de scénarios etc.

L’intérêt premier de ces outils est d’apporter une sorte de vision technologique. Elle
rassemble d’une part les informations sur la dynamique de l’environnement technologique et
concurrentiel de l’entreprise. D’autre part, elle recense l’ensemble des ressources et capacités
accessibles afin d’évaluer sa position Un deuxième volet de la vision stratégique porte sur le
futur auquel l’entreprise aspire sur le long terme. L’écart entre les aspirations à long terme et
la vision du présent va créer un strategic gap (Ansoff, 1965), ou une tension sur les
ressources (Métais, 1997), qui génère un potentiel de transformation. Par rapport au cadre de

43
la pensée stratégique exposé précédemment, ce premier courant de recherche se focalise
davantage sur les « fins ».

Un deuxième courant important de la stratégie technologique porte sur la gestion des


ressources et des capacités. Les « moyens » sont au sœur de réflexion de ce courant théorique.
Initié par les travaux fondateurs de Penrose (1959), les stratégies basées sur les ressources
postulent que la maîtrise des ressources rares, peu mobiles ou rendues peu mobiles devient,
dans certains cas, suffisant pour assurer un avantage concurrentiel relativement durable
(Barney, 1986, 1991). Au concept de ressources est venu s’ajouter celui de capacités (Nelson
& Winter, 1982 ; Teece, 1997…) et dernièrement, celui de compétences (Hamel & Prahalad,
1990 ; Sanchez & al. ,1996). Les outils d’analyse et de développement des ressources et de
compétences sont développés au service de la stratégie, dont certains sont dédiés à
l’innovation technologique. Le brainstorming, le benchmarking, la gestion de la connaissance
(Knowledge management), l’alliance technologique, démarche de compétence, l’organisation
par projet.

En troisième lieu viennent les recherches qui s’intéressent à la nature des dynamiques à
l’œuvre en vue de mieux conduire les processus. Plusieurs travaux se focalisent sur la
conduite stratégique des acteurs individuels : l’entrepreneur de Schumpeter, le champion
d’innovation de Schön (1963), l’intrapreneur de Burgelman (1983). D’autres travaux prennent
l’hypothèse de base d’une dispersion des fonctions critiques pour la génération des
innovations dans l’organisation et font de l’entrepreneuriat (ou l’intrapreneuriat) une capacité
collective de substitution (Roberts, Fusfeld, & Maidiques, 1981, Tardieu, 2005). Dans le
même mouvement de pensée sur la capacité entrepreneuriale de type cohésif, plusieurs
travaux se focalisent sur sa formation par les interactions dans le temps (Van de Ven et al.,
2000 ; Dameron, 2002 ).

Notre présente recherche s’inscrit davantage dans ce troisième courant.

44
III . LE CADRE DE LA PERSPECTIVE STRATEGIQUE POUR L’INITIATION
DES INNOVATIONS

Les discussions qui précèdent suggèrent de prendre des précautions dans la façon dont
nous allons aborder notre question du passage des idées aux projets dans les processus
d’innovation.
Raccordée à notre lecture particulière de la pensée stratégique, l’étude sur l’initiation
des projets d’innovation implique la recherche d’un certain ordre harmonieux entre des
visions pertinentes, des ressources nécessaires et des conduites efficaces pour un tel processus.

L’ « ordre harmonieux » signifie non seulement de bien spécifier les éléments de base,
mais également d’éviter les dérives vers la stratégie des fins prenant l’innovation comme un
but absolu. Cela veut dire que nous devrons considérer l’innovation dans son processus
concret de création destructrice et aller chercher les valeurs au-delà d’une simple désignation
de telle ou telle histoire comme étant une innovation. Il faut éviter également les dérives vers
les moyens où tout aboutissement est affectable a posteriori à des causes précises. Cela veut
dire que nous devrons considérer plusieurs alternatives plausibles et aller chercher les
relations causales profondes qui font que tel ou tel élément soit effectivement une cause
indispensable, au delà d’une co-présence des facteurs.

Il convient également de prendre conscience des limites qui sont inhérentes aux
« connaissances » que nous espérons obtenir. La théorie générale de la stratégie nous enseigne
que ces « connaissances » exprimables ne sont que de l’ordre des ressources. En aucun cas,
elles ne peuvent prétendre remplacer la vision authentique que seul un acteur engagé peut
synthétiser au cours de l’action. Elles ne peuvent non plus prétendre dicter les comportements
qui dépendent des processus historiques propres conduisant à la situation concrète de l’action.
Cette limite est d’autant plus forte dans la phase d’initiation des innovations où les situations
sont souvent inédites. Notre objectif est donc de chercher des « repères » qui pourraient être
utiles aux acteurs confrontés à des situations semblables et les éclairer dans leur propre
exercice de réflexion afin de trouver un « ordre harmonieux », qui est pour nous le propre du
comportement stratégique.
.

45
SECTION 4 – PROBLEMATIQUE ET QUESTIONS DE RECHERCHE

Rappelons l’objet initial de notre questionnement : la transformation des idées


émergentes en projets d’innovation. L’approche cognitive nous suggère de voir dans les
processus de construction de sens par les acteurs qui y sont engagés une clé maîtresse pour
comprendre les dynamiques qui sous-tendent le phénomène. Autrement dit, si un collectif
parvient à initier un mouvement à partir une certaine idée émergente, cela veut dire que les
membres de ce collectif ont réussi ensemble à donner du sens à ce qui se passe et à maintenir
l’engagement dans une certaine durée. Quelles sont les conditions de ces constructions de
sens ? Comment s’enchaînent-elles? En quoi expliquent-elles et donc déterminent-elles la
transformation des idées ?

Ces questions se réunissent en une problématique globale : la dynamique collective de


construction de sens dans l’initiation des projets d’innovation à partir des idées
émergentes.

Si le centre de notre questionnement est dans les dynamiques qui régissent le processus
collectif de construction de sens, il reste néanmoins un problème de cadrage de cet objet pour
pouvoir mener une recherche efficace. Inspiré à nouveau par le cadre de la pensée stratégique,
nous prenons comme éléments de cadrage trois concepts délimitant le champ d’action
stratégique (La Maisonneuve, 2005) :
(1) Règles du jeu
(2) Limites d’espace-temps
(3) Adversaires

Dans notre objet de recherche, face à des idées émergentes au niveau local, le jeu
consiste avant tout à faire reconnaître au niveau global de l’entreprise les termes d’un projet
visant la réalisation de ces idées. Un des points de repère consiste en la décision (souvent de
la Direction Générale, ou d’une instance de management équivalente qui en a le pouvoir)
d’organiser les ressources nécessaires à la réalisation dans le cadre d’une stratégie
descendante (top-down). Cette décision, suivie d’un mouvement effectif d’implémentation,
constitue notre principale règle du jeu. Ceci n’empêche pas que d’autres décisions pourront
intervenir à plusieurs niveaux remettant en causes certaines idées initiales ou réorientant le

46
projet. C’est la règle générale du jeu de l’innovation à laquelle n’échappera pas notre cas,
comme nous le verrons. Mais ce qui importe dans notre questionnement, c’est le mouvement
ascendant qui conduit des idées émergentes à la sphère de décision qui engage l’entreprise.

Cette règle du jeu nous conduit à fixer les repères d’un cadre espace-temps du processus
à analyser. Le premier repère important est le contexte local de l’émergence des idées
maîtresses. Le deuxième repère est naturellement le contexte de la décision qui engage
« officiellement » l’entreprise dans un projet d’innovation en « récupérant » le mouvement
ascendant. Le long du processus étudié, l’espace-temps est celui des actions – réactions –
interactions qui se définissent par rapport aux idées en question et qui ont pour effet la
transformation de ces idées.

Enfin, la question de l’adversaire. Or, les adversaires dans un mouvement d’innovation,


se manifestent à travers des sources de résistance au changement. C’est que, pour réussir, les
idées émergentes doivent vaincre diverses forces d’inertie. Paradoxalement, l’adversaire de
l’innovation se découvrira de lui-même, au fur et à mesure du processus d’innovation, et le
plus souvent au sein même de l’organisation où émerge ce potentiel d’innovation. Nous
préférons donc de parler des confrontations entre protagonistes le long du processus au lieu de
désigner a priori qui est un adversaire de l’innovation.

Avec ces premiers points de repère, nous sommes maintenant en mesure de formuler la
problématique de recherche et les principales questions qui en découlent.

La problématique de recherche :
Quelles sont les dynamiques de construction de sens permettant à un collectif
d’initier des projets d’innovation à partir d’idées émergentes ?

Au cœur de cette problématique est le processus de transformation des idées émergentes


en projets d’innovation reconnus et récupérés par l’entreprise. Notre approche cognitive
suppose de voir ce processus en terme des dynamiques de construction de sens qui articulent
idées, acteurs et actions dans les contextes d’interactions concrets. L’objectif est de saisir les
dynamiques, c'est-à-dire les logiques d’enchaînement des éléments dans l’espace-temps.

47
Pour traiter cette problématique, le premier défi à lever consiste à pouvoir saisir les
éléments relatifs à la construction de sens dans un processus concret d’innovation. Il s’agit
d’un problème d’ordre de la perception. Ce défi nous conduit à formuler notre première
question de recherche :
(1) Comment construire un cadre conceptuel permettant saisir les éléments relatifs
à la construction de sens dans le processus d’initiation des projets d’innovation à partir
des idées émergentes?

Le deuxième problème concerne le niveau d’analyse dans l’interprétation des données


ainsi recueillies afin de détecter d’éventuelles logiques d’enchaînement. C’est ce que nous
entendons par dynamiques de construction de sens. Ces dynamiques doivent dépasser les
représentations issues d’une rationalisation a posteriori des événements qui se succèdent dans
le temps. La question de fond n’est pas l’existence d’éventuelles logiques d’enchaînement des
mouvements, car on a du mal à imaginer qu’une transformation des idées en projets soit le
résultat d’un pur hasard. La question n’est pas non plus d’expliquer le déroulement de toute
histoire d’innovation à travers des modèles dynamiques formalisés, car chaque innovation a
une part de contingence historique irréductible. La question de fond est plutôt de savoir si la
construction de sens par chaque acteur s’inscrit dans un certain schème dynamique qui
pourrait être reconduit dans un autre contexte spatiotemporel ? Si une telle dimension
« systémique » existe, elle dépasserait l’ordre individuel. Cette dimension est donc à
rechercher dans les niveaux supra individuels, de l’ordre du collectif. D’où notre deuxième
question de recherche :
(2) La construction de sens dans le processus d’innovation suit-elle un certain
schème dynamique, lequel serait alors structurant de l’innovation ? Si oui, quels sont les
caractéristiques de ce schème ?

Le troisième problème à résoudre pour boucler le traitement de notre problématique


consiste à apprécier l’importance des logiques de construction de sens ainsi mises en évidence
dans la compréhension du mouvement collectif étudié. Puisque le choix de l’approche
cognitive, à travers le problème de construction de sens, est un pari, alors il convient de
revenir sur ce pari initial pour évaluer sa pertinence. Notre troisième question de recherche est
donc :

48
(3) La compréhension des dynamiques de construction de sens permet-elle
d’identifier des facteurs déterminants pour l’émergence de l’innovation afin d’élaborer
des stratégies adéquates ?

Résumons l’enchaînement de notre questionnement de la problématique aux questions


de recherche dans le schéma suivant.

Schéma 7: Objet - Problématique - Questions de recherche

ENVIRONNEMENT ORGANISATIONNEL
Constructions de sens

Projet d’innovation
Jaillissement des idées reconnue par l’entreprise
Mouvement collectif

Problématique
Quelles sont les dynamiques de construction de sens permettant
à un collectif d’initier des projets d’innovation
à partir des idées émergentes ?

(1) Perception (2) Compréhension (3) Stratégie


Comment construire un La construction de sens suit- Quels facteurs
cadre permettant de saisir elle un certain schème déterminants pour la
la construction de sens dynamique qui sera alors construction de sens dans
dans un processus concret structurant dans le processus l’émergence de
d’innovation ? d’innovation ? l’innovation ?

49
CHAPITRE II – ANALYSE DE LA LITTERATURE
Après avoir précisé notre problématique de recherche et formulé nos questions, nous
présentons dans ce chapitre une analyse de la littérature à partir de laquelle nous construirons
notre propre cadre théorique initial et notre voie de développement théorique. L’objectif de la
revue de la littérature est de recenser des éléments potentiellement pertinents pour la
perception et la compréhension des dynamiques permettant la transformation d’une idée
innovante en projet d’innovation. Elle est préalable à la conception d’un premier cadre
conceptuel susceptible de guider notre investigation de terrain.

51
SECTION 1 – ACTEURS ET STRATEGIES

I . LE CHAMPION DE L’INNOVATION
La littérature sur le champion et sur le championing est un premier courant théorique
important qui s’intéresse au passage des idées nouvelles aux projets d’innovation. Elle peut
être considérée au regard de trois dimensions clefs : le champion en tant qu’individu, le
champion en tant que fonction critique pour la génération d’innovation, et la démarche de
championing. A travers une synthèse selon ces trois dimensions clefs, nous essayons de
mettre en évidence les apports et les limites de ce courant dans la compréhension du
processus étudié, à savoir le passage de l’idée au projet.

A . Portrait des champions d’innovation


Le concept de champion d’innovation est généralement attribué à Donald Schon avec son
article de référence « Champions for Radical New Inventions » en 1963 (Roberts & al., 1987,
p.49 ; Markham,1998, p.491…). En étudiant l’histoire du développement de certaines grandes
inventions dans l’industrie militaire américaine, Schon a observé la présence récurrente d’une
personne particulière qui s’approprie l’idée nouvelle et se donne pour devoir de la développer,
avec un investissement personnel qui va loin au-delà de sa responsabilité (Schon, 1963, p. 84).
Ce champion s’engage dans le développement de l’invention souvent à l’insu de
l’organisation en mobilisant surtout ses relations personnelles. C’est que l’organisation est par
nature ambivalente face aux innovations potentielles : d’un coté, elle reconnaît la nécessité et
les bénéfices potentiels de l’innovation ; de l’autre coté, elle résiste au changement de par son
inertie et son aversion au risque. Seul un engagement particulier qui sort du cadre formel de
l’organisation peut apporter l’énergie nécessaire pour vaincre les résistances « naturelles ». Le
champion semble être celui qui apporte cette énergie, et l’auteur va jusqu’à conclure : « ... the
new idea either finds a champion or dies. » (Schon, 1963, p. 84)

Suite aux travaux de Schon, un courant théorique s’est développé autour de la personnalité,
des comportements et des conditions de l’émergence du champion. Plusieurs profils du
champion sont apparus. Chez Schon, le champion est quelqu’un qui possède un pouvoir et un
prestige considérables dans l’organisation souvent de par ses expertises ; il comprend bien le
fonctionnement de l’organisation et surtout il sait comment utiliser les réseaux informels, cela

52
nécessite donc une certaine ancienneté ; en plus, le champion a une approche transversale qui
combine les aspects technologiques, le marketing, la production et la finance ; le champion a
un goût de risque et est prêt à mettre en jeu sa carrière et sa réputation pour défendre un projet.
O. F. Collins et D. G. Moore dans leur recherche sur le profil psychologique des
« entrepreneurs dépendants » (administrative entrepreneurs) ont souligné que ces dernières
n’aiment pas se soumettre à l’autorité et trouvent dans la poursuite des projets risqués un
moyen de satisfaire leur besoin psychologique de « révolte » (Maidique, 1980). Certains vont
jusqu’à quitter l’entreprise pour fonder la leur.

Dans un travail spécialement consacré au profil du champion, Jane M. Howell et


Christopher A. Higgins ont cherché à identifier les caractéristiques discriminantes du
champion par rapport à d’autres acteurs s’impliquant dans un processus d’innovation. En
appliquant les critères développés dans Jackson personality inventory (Jackson, 1967, 76,
77) sur 153 acteurs de 28 projets d’innovation, les auteurs constatent que les champions ont
un besoin d’accomplissement plus explicite que les non champions avec une prédisposition à
la prise de risque supérieure. Ils ont tendance à être très créatifs avec beaucoup d’inspiration
et de stimulation intellectuelle. Ils manifestent également un comportement de leadership.
Mais le facteur le plus discriminant consiste en la variété et la fréquence d’utilisation des
tactiques d’influence pour défendre le projet (Howell & Higgins, 1990 – a, p 333).
Concrètement, dans l’organisation, les champions sont des cadres (middle manager) qui ont
eu un parcours long et varié au sein de l’entreprise. Ils disposent d’accès à des sources
d’information très variées, de l’opérationnel jusqu’au top management, en passant par les
sources externes de communautés d’experts ou des universités (Howell & Higgins, 1990 – b,
p.32-33). Ce dernier constat est cependant nuancé dans une étude empirique réalisée par
Diana L. Day sur 136 ICV (Internal Corporate Venture) où 30% des champions proviennent
de l’opérationnel (lower levels) et 20% viennent du top management du groupe (Day, 1994,
p.168). De plus, dans plusieurs projets d’innovation, il n’y a pas de consensus sur l’attribution
du titre de champion à une seule personne. Certains chercheurs éliminent ces cas de leur
échantillon comme l’ont fait Howell & Higgins, mais nous ne pouvons pas ignorer les
innovations développées par un collectif en l’absence d’un champion unique et bien identifié.

En parallèle au courant centré sur le profil personnel du champion, se développe une


deuxième perspective théorique qui aborde la génération des innovations en terme d’un
processus qui nécessite des fonctions particulières dont le championing.

53
B . Championing : les fonctions critiques pour la génération
d’innovation
Dans l’article de référence « Staffing the innovative technology-based organization » de
Roberts & Fusfeld en 1981, les auteurs ont analysé les activités avant et pendant les projets
R&D. Ils ont mis en évidence des comportements spécifiques nécessaires à la génération des
innovations. Ces fonctions critiques sont au nombre de cinq :
• génération des idées
• entrepreneuring ou le championing
• conduite du projet
• veille (gatekeeping)
• sponsoring ou coaching

Dans les années 1980, la description des postes dans l’entreprise se basait essentiellement
sur les compétences techniques, ces rôles étaient souvent informels. Avec l’expansion de
l’organisation par projet, de nouvelles fonctions du type de celles listées ci-dessus sont
devenues de plus en plus reconnues et explicitées.

Parmi les fonctions critiques, le championing est spécifié comme l’ensemble des activités
de repérage et de promotion d’idées nouvelles en vue d’obtenir l’approbation formelle du
management. Le championing implique une prise de risque (souvent sur sa propre réputation)
dans la vente de l’idée en interne et dans la recherche active des ressources pour protéger et
développer les idées encore au stade embryonnaire. Ce rôle est prépondérant dans la phase
d’initiation de projet une fois que les idées potentielles sont repérées. Dans cette phase, les
activités principales en œuvre sont :
• construire un business concept à partir de l’idée initiale (nous l’appelons la
formulation) ;
• approfondir l’idée et réaliser des tests de faisabilité technique et commerciale
(démonstration) ;
• défendre et vendre l’idée en interne (vente) ;
• préparer au préalable les acteurs du futur projet (staffing).
Cependant, l’implication des autres rôles est également indispensable dans cette phase.

54
Dans la même perspective, Maidique, dans ses études sur certaines innovations
technologiques radicales, a intégré le champion dans un réseau entrepreneurial
(entrepreneurship) où se combinent les compétences nécessaires à l’innovation (Maidique,
1980). Ces compétences sont de trois types : managérial, technologique et entrepreneurial.
Dans les grandes entreprises diversifiées, les compétences technologiques s’éloignent
davantage des compétences managériales et des compétences entrepreneuriales. Le rôle du
champion a tendance à se répartir entre plusieurs acteurs plutôt que sur une personne.
Concrètement, l’auteur identifie des « executive champions » qui apportent des compétences
essentiellement managériales à côté des « product champions » et des technologistes.

Ne se focalisant pas uniquement sur l’individu, l’approche par les rôles critiques apporte
une vision plus souple et plus collective de la dynamique comportementale en œuvre dans le
processus d’innovation. Il arrive qu’une fonction soit remplie par plusieurs acteurs et que
plusieurs fonctions soient cumulées par un seul acteur (Roberts & Fusfeld 1981, Maidique
1980, Day 1994). Certains profils peuvent être dressés mais l’intérêt prévisionnel est limité
car l’émergence des champions et l’expression des rôles critiques sont fortement contingents.
Parmi les facteurs de contingence, nous trouvons : le degré de complexité de la structure de
l’organisation (Schon 1963 ; Maidique, 1980), la nature de l’innovation (Day, 1994), la
culture de l’entreprise et même la culture nationale (Shan, 1994).

Une personne ou un collectif peut à un moment donné se trouver dans un processus de


championing sans que ce soit précisé au préalable dans une quelconque prescription formelle
de l’organisation ou dans un profil individuel. Ce qui signe un tel processus se trouve plutôt
dans les actions spécifiques menées dans un contexte particulier d’initiation de l’innovation.
Ces actions et surtout les comportements stratégiques associés sont abordés dans la littérature
sur le processus de championing en termes de comportements ou de tactiques spécifiques.

C . Les tactiques de championing


Depuis la publication de Schon en 1963 sur le champion dans l’innovation, plusieurs
travaux de recherche se sont intéressés à la démarche de championing au sein de
l’organisation.

55
Un premier type de démarche identifié consiste en une stratégie d’influence auprès du top
management (Dean, 1987 ; Markham, 1998…). Les tactiques de persuasion sont de type
ascendant (upward influence) souvent utilisées par les subordonnés pour influencer leurs
superviseurs (Schilit et Locke, 1982). Neufs tactiques génériques ont été identifiés : la
présentation logique et rationnelle des idées, l’adhésion aux règles, l’échange formel et
informel de rétributions, le court-circuitage, la menace, la manipulation, la formation de
coalitions et l’acharnement. Markham dans son étude en 1998 a montré, par ailleurs, que les
champions privilégient les tactiques dites coopératives aux tactiques basées sur la
confrontation. Le champion est vu dans cette démarche comme un stratège qui fait jouer des
tactiques d’influences dirigées sur des cibles dont le soutien ou l’approbation facilitent le
développement de l’idée innovante (Schon, 1963 ; Burgelman, 1983 ; Howell et Higgins
1990 ; Markham 1990 ; Day, 1994). Dans l’étude de Howell & Higgins en 1990 sur 28 cas
d’implémentation de l’innovation, la variété des tactiques d’influence et l’intensité de leur
utilisation sont les facteurs les plus discriminants d’un champion par rapport à d’autres
acteurs clés du processus.

Une deuxième démarche du championing identifiée est celle de management de


l’impression en tant que leader. Le comportement de leadership caractérisé par le charisme, le
goût du risque, la créativité, la maîtrise de la communication et des rapports humains… a été
attribué au champion dans plusieurs travaux de recherche (Schon, 1963 ; Burgelman, 1983 ;
Howell & Higgins, 1990). Cependant, d’autres travaux ultérieurs, notamment ceux de
Markham & Griffin en 1998 ont proposé que rôle de champion soit séparé d’autres rôles du
leadership, à savoir celui de chef de projet ou de process owner (Markham & Griffin, 1998,
p.422).

Un troisième type de démarche de championing concerne la gestion de l’image de


l’innovation dans son environnement, le frayage relationnel (Koenig, 1994). Les travaux en
sociologie de l’innovation ont mis en évidence certaines tactiques de choix des porte-parole
de construction relationnelle et de négociation afin de construire les réseaux sociaux propices
à l’adoption et au développement du projet d’innovation (Latour & Akrich, 1998 ; Callon,
1994 ; Alter, 2000). A travers une approche par le pouvoir et par la légitimité, ces travaux
apportent une articulation entre le processus de championing et le contexte technico-socio-
économique.

56
Abordant le championing en termes de démarche et tactiques utilisées, l’ensemble de ces
travaux apporte un cadre d’analyse théorique globale dans l’identification des processus de
championing. Ce cadre a été repris dans des travaux empiriques ultérieurs.

Citons l’exemple de l’étude de Grima et Trépo sur le rôle du champion dans la phase
d’initiation d’innovation organisationnelle (Grima et Trépo, 2003). Dans cette étude, au
regard des éléments théoriques sur les terrains, les auteurs ont formulé trois stratégies
interdépendantes du processus de championing avec dix tactiques récurrentes. Une première
stratégie de sensibilisation indirecte. Elle consiste à influencer les acteurs opérationnels qui
vont soutenir au préalable l’implantation future et des experts qui vont apporter la validation
au contenu. Les tactiques utilisées dans cette démarche sont : explications rationnelles sur
l’intérêt du projet, apprivoiser les cibles afin de construire une confiance, consultation des
experts internes et externes pour un soutien à la fois technique et politique. Une deuxième
démarche consiste en la formulation du projet afin de bien l’articuler aux préoccupations
stratégiques du management et en l’évaluation de la situation afin d’établir le timing pour
vendre l’idée. Les tactiques utilisées dans cette démarche sont essentiellement d’ordre cognitif.
Elles visent à sonder le champ de préoccupation des dirigeants, à comprendre le contexte
organisationnel puis à construire les articulations entre le projet à l’œuvre et son
environnement. Une troisième démarche consiste en la vente directe de l’idée auprès des
managers. Les tactiques utilisées sont : persuasion rationnelle (explication), appel aux intérêts
de la cible, vente liée, conception des paramètres de contrôle pour une gestion des risques,
dépossession de l’idée pour que la vente soit effective.

A l’issue de cette étude, certains éléments théoriques ont été remis en réserve, notamment,
le rôle leader du champion. Les auteurs concluent que les travaux sur le leader
transformationnel (le pouvoir charismatique et la créativité) semblent difficiles à étendre au
champion d’innovation (Grima et Trépo, 2003, p.32). En revanche, plusieurs éléments se sont
trouvés renforcés comme par exemple les registres de la séduction s’appuyant sur des valeurs
et des représentations de l’organisation et des membres dans une démarche de marketing
interne. La légitimité et la confiance résultent essentiellement des investissements relationnels
dans les pratiques d’entre-aide (capital relationnel) lequel nécessite « des compétences
professionnelles (capital technique), ainsi que d’une volonté de prendre des risques, de
s’engager (capital de personnalité) » (p.33)

57
D . Apports et limites de la littérature sur le champion
L’ensemble des travaux sur le champion et le championing a mis en évidence un
phénomène spécifique à la génération des innovations. L’apport de ces travaux est au
principal dans l’identification des compétences spécifiques, des profils potentiels et dans la
démarche de championing. Cependant, basée essentiellement sur des études de cas historiques
d’innovations réussies dont les faits sont restitués par des entretiens rétrospectifs, ces travaux
comportent certaines limites en termes de validation théorique et de généralisation de résultats.
Howell dans ses critiques sur la littérature consacrée au championing considère que ces
travaux sont entachés de biais de désirabilité sociale. Les récits sur des « success story » sont
plutôt des anecdotes héroïques dont la « dé-contextualisation » pose problème. La plupart des
travaux ont tendance à surévaluer la capacité d’influence du champion. Or l’efficacité des
tactiques du championing au regard du comportement des tops managers et d’autres acteurs
clés n’a pas été confirmée de manière systématique dans les études empiriques ultérieures
(Markham, 1998, 2000). La pertinence des comportements du champion dans l’efficacité
globale des projets d’innovation est également nuancée voire remise en cause dans d’autres
travaux de recherche notamment dans le courant sur l’escalade de l’engagement (Royer,
1996). En outre, l’ambiguïté conceptuelle continue à persister dans la notion de « champion /
championing » qui est tantôt une personne, tantôt une fonction dans une démarche collective,
tantôt une suite de comportements spécifiques.

Au regard de notre objet d’étude, la littérature sur le champion/championing apporte une


grille d’identification des acteurs clés, des activités et des comportements spécifiques à la
promotion d’idée nouvelle. Ce n’est pourtant qu’un premier pas dans l’analyse du processus
social à l’œuvre. Nous entendons par le processus, selon la conception de Pettigrew, « une
séquence d’événements individuels et collectifs, d’actions et d’activités dans le temps et dans
son contexte » (Pettigrew, 1997, p. 68). L’ultime but de l’analyse est la détection des
mécanismes fondamentaux qui régissent le processus social en question. En ce sens, le
courant sur le champion/championing n’a qu’une vertu descriptive dans la constitution de
l’histoire des faits : qui a fait quoi dans quel but ?
Or ni les éléments du contexte de ce passage idée – projet susceptibles de déterminer le
processus, ni les éléments de contenu du processus, à savoir notamment la formation
progressive des problèmes et des solutions, n’a été l’objet de recherche dans ce courant. C’est
dans ce sens que nous nous ouvrons à d’autres champs théoriques.

58
II . L’ACTIVITE DE CONCEPTION

A . Conception comme activité organisée et méthodique


Dans un article sur la logique de l’évolution technologique, Kim B. Clark 19 avance
l’idée que pour une firme, toute la quête de succès en terme de produits et de procédés revient
à la résolution de problèmes de conception. Or les problèmes de conception commencent par
un effort pour réunir de façon adéquate deux entités : une forme particulière et son contexte.
La forme est la solution du problème qui est défini par le contexte. La forme peut être un
concept, un objet, un paramètre technique, une procédure…. Le contexte peut être une attente,
un changement de l’environnement concurrentiel ou technologique ou une panne, qui se
produisent dans une structure. En ce sens, la résolution de problème est la logique d’action
transversale de l’activité de conception. 20

Kline et Rosenberg (1986) proposent un modèle qui articule l’ensemble des activités
concourantes au processus de conception (Link-Chain model). Ce modèle, devenu référence,
distingue le rôle de la recherche et celui du développement souvent confondus dans
l’appellation R&D. Contrairement aux idées reçues, la recherche n’est pas le moteur de la
conception des nouveaux produits, mais sert du support, en termes de connaissance (K) et de
compétence (C) nouvelles nécessaires, tout au long du processus de conception. La fonction
de développement, quant à elle, est au cœur de la conception. Il s’agit de synthétiser les
signaux du marché et les compétences internes dans l’élaboration de nouveaux concepts,
d’élabore et de tester les prototypes, d’orienter les explorations dans la recherche, de réajuster
la conception par rapport aux retours de la production et de la commercialisation.

Un produit, ou plus largement une offre, cristallise les compétences par une « alchimie »
(Durand, 1993) propre à chaque entreprise. Néanmoins, certains savoirs de conception
génériques ont été synthétisés, explicités et se répandent dans plusieurs secteurs industriels.
On les appelle les « méthodes de conception ». « Analyse de valeurs » et TRIZ sont des
exemples de méthodes de conception largement mobilisées aujourd’hui dans l’industrie.

19
Kim.B. Clark 1985, « The interaction of design hierarchies and market concepts in technologicale evolution ».
20
Tran H-C 2002, , « Exploration et résolution de problèmes: un dilemme pour la recherche industrielle? »,
mémoire DEA, Ecole Centrale Paris

59
B . Logique de conception : la théorie C-K

L’équipe du Centre de Gestion Scientifique (le CGS) de l’Ecole des Mines de Paris
développe depuis une dizaine d’années une théorie générale de la conception (Hatchuel et
Weil 1999, 2002, 2003). Les recherches actuelles identifient trois modes de conception
générique : création artistique, découverte scientifique, et invention organisationnelle
(Hatchuel et Weil 2002). Les activités de conception étaient, à l’origine, dans le domaine de
l’architecture et de la création artistique. La tradition des ingénieurs est postérieure de
beaucoup à celle de l’Architecte. Les principes de découverte scientifique ont pourtant connu
un développement théorique rapide à partir de Descartes qui veut « dresser le pouvoir
d’inventer par la science » (Vérin, 2003). Ce développement se base sur une grande capacité
d’expansion des connaissances scientifiques et techniques par l’observation,
l’expérimentation, la modélisation, la mesure qui permet la standardisation. La tradition
artistique quant à elle continue sa logique de création d’œuvres uniques.

La théorie de conception développée au sein du CGS, appelée théorie C-K, est bâtie sur
une distinction fondamentale entre concept (C) et connaissance (K pour Knowledge). Une
connaissance est un ensemble de propositions ayant toutes un statut logique. Un concept
évoque une proposition « inconnue » relativement à un ensemble des connaissances
disponibles. Le raisonnement de la conception débute par une disjonction K-C et se termine
par une conjonction C-K. Une disjonction consiste en la formulation d’un concept dont tous
les termes appartiennent à K, mais dont la proposition elle-même n’a pas de statut logique.
C’est donc dans les relations entre les termes que la nouveauté émerge. Une conjonction C-K
opère quand nous jugeons que nous savons ce qui correspond au concept, en exprimant cette
proposition entièrement par les propositions jugées logiques. Un raisonnement de conception
peut aboutir à plusieurs opérations de conjonction à partir d’une seule disjonction.

La conception suppose que les champs d’objets et de connaissances sont des ensembles
« indéfiniment expansifs ». Cette propriété axiomatique permet l’émergence de nouveaux
éléments. C’est une propriété relative à l’état de la connaissance dans un contexte donné. Les
auteurs y incluent l’émotion et la sensibilité comme des formes de connaissance particulières
(Hatchuel et Weil 2002, p.8).

60
Le raisonnement de conception commence par une disjonction K-C qui procède à une
nouvelle partition d’un ensemble C des concepts à partir d’une connaissance k externe de
l’ensemble K initialement associé à C. Cette partition expansive permet d’introduire de
nouvelles propriétés à l’ensemble existant et ainsi de répandre le nombre d’éléments spécifiés
de l’ensemble. Le nouveau concept C’ doit être transformé en questions logiques (questions
dont tous les termes sont ramenés au fur et à mesure à l’ensemble des connaissances
accessibles). Ces questions se soumettent aux épreuves de validation qui conduit en cas de
réussite totale à une conjonction entre le nouvel ensemble C’ des concepts et le nouvel
ensemble K’ de connaissances. Chaque échec conduit à un retour en arrière vers l’opération
de partition donnant lieu à la proposition non validée.

La théorie C-K établit alors une nouvelle typologie de l’innovation vue comme un
processus de double expansion. Les innovations peuvent être alors classées dans un
continuum allant des innovations conceptuelles aux innovations applicatives (ou plutôt
« faussement » applicatives)
• Innovations conceptuelles ou Expansions C-k mobilisent un grand nombre de
partitions successives en C sur une base de connaissance K déjà très répandue. Ces
innovations, une fois réalisées, surprennent souvent le concepteur et le destinataire,
car toutes les connaissances nécessaires à la conception semblaient déjà là sans que
le concept nous saute aux yeux. La perception du résultat final dépend alors de
l’originalité ou la puissance du concept proposé.
• Innovations applicatives ou Expansion c-K mobilisent des connaissances rares
autour d’un développement conceptuel limité. Ces innovations paraissent souvent
fascinantes, car, sauf pour les spécialistes, la plupart d’entre nous ne savons pas
expliquer comment c’est réalisé ni comment ça marche. La perception se focalise
alors sur les aspects technologiques et a tendance à négliger le travail conceptuel.

La théorie C-K nous apporte une proposition sur la logique de fond du processus que
nous étudions. Elle nous permet de repérer les moments forts du processus : l’émergence des
idées maîtresses correspondant à des disjonctions C-K donnant lieu aux concepts porteurs C’ ;
les essais de formulation des problèmes permettant l’expansion des connaissances par
épreuves de validation ; les validations et les retours en arrière…. La théorie C-K met le doigt
également sur un point sensible du processus : le repérage des concepts porteurs qui sont par
nature hors de l’ensemble des connaissances disponibles. Les auteurs répondent en supposant

61
une propriété fondamentale de la cognition humaine permettant l’expansion de la
connaissance, la capacité de reconnaissance. Reconnaître une nouveauté signifie que la
cognition soit capable d’accorder du sens à cette nouveauté avant qu’elle acquière un
quelconque statut logique (Hatchuel & Weil, 2002, p.8). Les auteurs précisent que cette
capacité de reconnaissance de l’expansion dépend de l’état de la connaissance au sens large
qui inclut les expériences, la sensibilité et l’émotion.

L’approche par la conception apporte ici un éclairage sur la logique d’action


fondamentale du processus étudié. Elle nous donne l’image d’un processus global de
conception au sein de l’entreprise (modèle de Kline & Rosenberg) qui facilite le
positionnement de l’idée émergente dans le processus global. La distinction C – K est un
cadre primaire pour analyser le contenu d’une idée ou une formulation de problème. Le
contexte dans l’approche par la conception est un ensemble des connaissances et des formes
fonctionnelles des objets techniques. Cependant, comme l’approche par le champion
d’innovation, l’approche par la conception est centrée sur la logique d’action individuelle. Or
l’émergence d’une idée innovante ne se résume pas à un acte volontaire de disjonction de
l’espace C-K, ni le processus de réalisation à une suite logique d’application des règles de
conception. La technique contient en elle des forces et des logiques qui ne se laissent pas
maîtrisées par la connaissance, ni au vouloir de manipulation de tel ou tel.

62
SECTION 2 : FORCES DE STRUCTURATION DE L’EVOLUTION
TECHNOLOGIQUE

Même si l’idée s’incarne dans l’esprit individuel, son contenu est lié à tout un réseau
d’éléments hétérogènes (Callon, 1991). La force agissante de l’idée n’est donc pas limitée à
l’individu qui la porte. L’idée puise également ses potentiels dans les dynamiques dudit
réseau complexe et hétérogène. Que nous dit la littérature sur la nature des éléments du réseau
et leurs dynamiques ?

La question nous amène d’abord à explorer les courants théoriques s’intéressant à la


nature même de la technologie et à son évolution.

Rappelons la définition générale de ce qu’est une technologie : Une technologie contient


une combinaison de pratiques techniques et de connaissances scientifiques, au service de
finalités économiques explicites (Durand T., 1999, p.1). L’analyse de la technologie mobilise
donc plusieurs champs disciplinaires ; elle est par nature multidisciplinaire. Le problème
d’une telle analyse est dans l’identification des concepts pertinents, puis dans leur articulation
de façon efficace pour le traitement d’une problématique particulière. Une analyse de la
littérature générale sans stratégie amènerait à se balader d’un courant théorique à d’autres,
d’un champ disciplinaire à d’autres, vers une exploration expansive mais inefficace. Notre
choix est donc de mener l’exploration théorique suivant des concepts estimés porteurs pour la
compréhension du phénomène d’émergence d’une nouvelle technologie au niveau intra
entreprise. Ce choix conduit à une analyse très sélective de la littérature, avec bien sûr le
risque d’omission. Nous assumons ce risque et gardons à l’esprit l’idée d’intégrer
ultérieurement d’autres concepts ou visions pertinents.

I . TECHNOLOGIE COMME MOYEN DE PRODUCTION


A . Progrès technique – productivité – performance
A l’origine de la conceptualisation économique du progrès technique, la technique est vue
essentiellement comme un élément des facteurs de production. Elle est substituable au travail
et son évolution entraîne donc des effets sur l’équilibre économique, notamment sur la

63
croissance et l’emploi. L’objet technique est donc considéré à travers ses fonctions
productives et évalué par sa productivité.

Joseph Schumpeter, considéré comme « l’économiste de la première moitié du XXème


siècle qui s’est le plus intéressé à la technique » (Flichy, 2003, p.19-20), modélise le
changement technique par un changement de coefficient dans la fonction de production. Dans
le prolongement du courant schumpetérien, les économistes de l’innovation ont vu la
nécessité de distinguer (ce qui ne veut pas dire de séparer, bien au contraire) l’innovation de
procédé, l’innovation de produit et l’innovation de consommation. Dans ce langage
économique de l’innovation, la technique révèle son aspect d’usage, que ce soit dans la chaîne
de production, dans la conception d’un produit en tant qu’objet d’échange, ou dans
l’utilisation finale.

La performance est une notion centrale dans cette vision. Elle désigne d’abord l’efficacité
de l’objet technique dans la réalisation des fonctions qu’on attend de lui. Cette performance
technique pourrait s’accompagner d’un accroissement de la performance organisationnelle en
provoquant directement ou indirectement une occasion de réorganiser. Au final, ces
performances pourraient amener à accroître la profitabilité (performance économique), ou
plus globalement, la vitalité de l’entreprise.

Cette possibilité d’accroître la performance explique la tendance de diffusion de


l’innovation basée sur l’imitation. Puisque le mimétisme suppose le contact avec la nouvelle
technique, la propagation pourrait suivre le même type de trajectoire qu’une propagation
épidémique. Ces raisonnements sont à la base des recherches en modélisation économique de
la diffusion de l’innovation donnant lieu une « courbe en S » caractérisant l’enchaînement par
phase (démarrage lent, forte croissance, puis stagnation ou saturation) de la diffusion
technologique au sein d’un secteur ou dans l’ensemble de l’économie (Flichy, 2003, p.22).

Une deuxième « courbe en S » caractérise cette fois directement la progression de la


performance d’une technologie qui tend progressivement à l’épuisement (Channaron et
Durand, 1999). Une technologie évolue alors dans une plage de performance dont la limite
supérieure correspond à la performance maximale espérée par les connaissances scientifiques,
et la limite inférieure correspond au niveau minimal acceptable par le marché.

64
Schéma 8: L’évolution de la performance d’une technologie – courbe en S

Performance

Limites scientifiques
Trajectoire moyenne

Minimum acceptable

Temps

Source : Channaron et Durand, 1999

Si la vision économique nous apporte une compréhension de la diffusion d’une nouvelle


technologie, elle ne nous éclaire pas sur son émergence. Pour les économistes, cette
émergence technique appartient à la sphère de l’invention qui n’est pas de l’ordre de la
préoccupation économique. L’entrepreneur schumpetérien est celui qui sélectionne des
inventions « déjà-là » pour les mettre sur un marché existant ou à créer, en concevant des
produits adéquats et en gérant le processus de production. L’innovation se situe donc dans un
champ médiateur qui reçoit d’une part des « poussées » du champ des savoirs scientifiques et
techniques (technological push). Il reçoit d’autre part des « signaux » du champ des besoins
socioéconomiques du marché (market pull). Les objets techniques sont sensés être les points
de rencontre dans l’intention d’établir une chaîne de liaison (matching) entre ces deux champs.

B . Trajectoire technologique et apprentissage


Les nouvelles options théoriques de l’économie du changement technique (Abernathy &
Utterback 1978, Freeman, 1982, Dosi 1982 cités par Durand 1999 ;Foray & Le Bas, 1986,
cités par Flichy 2003) cherchent à regarder de plus près le processus de « matching »
précédent. Au lieu de voir la trajectoire technologique de façon linéaire, soit poussée par la
science, soit tirée par le besoin du marché, les théoriciens ont repéré les activités inventives et
les phénomènes d’apprentissage le long d’une trajectoire de diffusion.

65
L’observation à l’échelle du secteur industriel a conduit à articuler différents types
d’innovation. Quand une technologie et un mode d’organisation changent radicalement la
façon de satisfaire un besoin générique (validation d’un nouveau concept), cette innovation de
rupture sera suivie de longues phases de continuité qui explorent par tâtonnement des produits
concrets, puis des systèmes de production correspondants, donnant lieu à de multiples micro-
ruptures. Quand ces micro-ruptures convergentes (car issues du même concept phare) gagnent
en nombre et en territoire (diffusion), la technologie devient progressivement dominante et ne
permet plus que des ajustements mineurs (innovations incrémentales) en son sein. Alors que
la technologie dominante continue sa trajectoire vers un verrouillage (lock-in), des voies
technologiques nouvelles éclosent déjà et entrent dans la compétition pour trouver un nouveau
concept dominant en espérant un jour détrôner la technologie dominante, celle qui est en place.

Schéma 9: Trajectoires technologiques

Indice
Coût / Performance Innovation de produits
Micro-ruptures
Innovation de process

Ruptures

Innovation
Trajectoire incrémentale
technologique

Temps
Source : Durand 1999

Suivant la position de l’entreprise, les stratégies technologiques peuvent avoir des cibles
et des moyens différents. Les facteurs d’influence de nature technico-industrialo-économique
sont d’une grande importance et demande un effort de veille technologique qui se double d’un
dialogue avec le marketing (Durand, 1999), mais également un travail relationnel au sein du
réseau industriel.

Ne s’arrêtant pas à l’articulation des types d’innovation, les économistes de la technologie


s’intéressent également aux mécanismes régissant la dynamique d’évolution technologique.
Ils ont mis en évidence certains phénomènes, notamment le régime de rendement croissant
d’adoption et la dépendance au sentier (ou une tendance d’irréversibilité) (Paul David, 1985,

66
1991 ; Brian Arthur, 1988, 1989 ; Giovanni Dosi, 1982, 1988 ; Katz & Shapiro, 1985, 1994 ;
Pierre Dockès & Bernard Rosier, 1991, Sunding & Zilberman, 2000, etc.)

Regardons de près les éléments constitutifs d’un régime de rendement croissant


d’adoption conduisant à la stabilisation d’un système technique (voire un verrouillage
technologique). Nous mobilisons à ce propos la synthèse de Flichy (2003) sur les travaux de
Brian Arthur (1988), l’auteur du concept. Cinq éléments essentiels émergent :
(1) Apprentissage par l’usage : Plus on utilise une technologie, mieux on apprend à s’en
servir. Au surplus, de nouvelles potentialités techniques et de nouveaux usages sont
susceptibles d’être découverts par la suite. En parallèle, l’usage permet l’élaboration
de nouveaux critères d’évaluation plus pertinents au regard de la nouvelle technologie.
La performance globale de la technologie s’améliore donc au cours de l’usage.
(2) Economies externes de réseau : Plus une technologie est adoptée par un grand nombre,
plus ses standards deviennent attractifs par leur communicabilité. L’effet de réseau
peut se manifester également sous forme des mouvements concourants de plusieurs
éléments techniques complémentaires vers des standards qui favorisent une adoption
conjointe de l’ensemble de ces éléments.
(3) Apprentissage par la pratique productive ou économie d’échelle : Plus une
technologie est diffusée, plus elle ouvre la possibilité de production en grande quantité
et donc permet l’effet d’expérience et le rendement d’échelle.
(4) Rendement croissant d’information : Plus la technologie est adoptée par un grand
nombre, plus les informations sur la production et l’usage sont nombreuses et
réduisent les risques d’adoption liés aux incertitudes.
(5) Complémentarités techniques ou effet de système : Plus une technologie est adoptée,
plus elle attirera le développement des techniques ou des services connexes qui, à leur
tour, la rendront plus attractive.

C . Irréversibilité - dépendance au sentier - verrouillage


A côté du concept de régime de rendement croissant d’adoption conduisant au
verrouillage technologique, un autre concept ou plutôt une problématique importante de ce
courant d’économie de l’innovation consiste en la dépendance au sentier. L’idée est qu’aux
origines d’une technique, quand plusieurs options sont ouvertes, « des agents économiques
individuels ont, pendant quelque temps, le pouvoir essentiel d’orienter le flux des événements

67
ultérieurs le long d’un chemin plutôt qu’un autre » (David P., 1991, p.75 cité par Flichy,
2003). Mais une fois que le choix est fait, donnant lieu au concept (ou design) dominant, la
technologie nouvelle passe d’un stade fluide à un stade de transition (Utterback, 1994) où
foisonnent les tests et les développements des produits concrets, des process de fabrication et
des changements organisationnels pour devenir progressivement un véritable paradigme (Dosi,
1982). Durant cette phase, les investissements s’accumulent en équipements, en structures
organisationnelles et en compétences. Le caractère irréversible des investissements ainsi
engagés amène la technologie à un stade dit « systémique » (Anderson et Tushman 1990,
Utterback 1994) où l’évolution se fait par améliorations incrémentales. Cette irréversibilité
des investissements et le caractère systémique de la technologie se trouvent au fondement
même de la notion de dépendance au sentier. Un système technologique dominant tend vers
un verrouillage technologique (technological lock-in) et résiste au développement des
alternatives émergentes. A la base de ce verrouillage se trouvent les coûts de remplacement
d’équipement, de réorganisation et de « désapprentissage » préalable au réapprentissage
(Durand, 2000).

L’apport de la vision économique du changement technique à l’analyse de l’émergence de


l’innovation au niveau de l’entreprise consiste en un éclairage de certaines des forces
évolutives qui affectent une idée, un objet ou un projet technique. Ces forces s’imposent aux
acteurs du championing de l’innovation comme des éléments du contexte à prendre en compte
dans leur manœuvre stratégique. Suivant qu’il s’agit d’une imitation au milieu d’une
trajectoire de diffusion ou d’une création de nouvelle trajectoire (path creation), les efforts de
construction de sens et les stratégies adoptées seront différents. Les économistes voient
également qu’à l’ombre de la technologie dominante, les voies alternatives émergent et
entrent en compétition dans l’espoir d’être prises en main par certains acteurs capables de les
industrialiser. Cependant le choix d’une option technologique parmi les alternatives
émergentes, et surtout l’émergence de ces alternatives elles-mêmes, relèvent de processus non
théorisés en économie.

Aborder ces processus mobilise une approche historique qui focalise l’analyse d’une part
sur l’intentionnalité des acteurs clés dans les moments de choix décisifs (le projet individuel
ou collectif) et d’autre part sur les événements mineurs exogènes qui influencent le cours de
l’histoire (le hasard) (Flichy, 2003). Or cet intérêt déborde les possibilités d’analyse offertes

68
par la perspective économique proprement dite et exige alors l’ouverture à d’autres
champs théoriques.

II . LA TECHNOLOGIE COMME CONSTRUCTION SOCIALE

Si les facteurs économiques demeurent structurants dans l’analyse de l’évolution


technologique au niveau macro, sur une longue durée et sur la base des données abstraites et
agrégées, leur pouvoir explicatif est bien plus limité quant il s’agit d’un mouvement concret
dans un contexte précis d’émergence.

La conceptualisation économique repose sur plusieurs postulats, tant sur le comportement


individuel que sur la situation de prise de décision, dont les plus importants sont : la
rationalité des agents économiques et l’information parfaite au moment de la prise de décision.
Si on raisonne au niveau global, on pourrait espérer une certaine abondance de l’information,
de la même façon qu’on espère une tendance vers la rationalité du comportement, en
particulier grâce à un long apprentissage. Or ces deux conditions ne sont en général pas
réunies dans un contexte précis d’émergence d’un projet concret d’innovation. Christophe
Midler, en étudiant la mise en œuvre concret de plusieurs projets d’innovation dans l’industrie
(Midler 1993, Lenfle & Midler 2002, 2003) constate un manque d’informations et de
connaissances pertinentes et ce d’autant plus qu’il s’agit du début du projet. D’où pour lui, la
caractéristique essentielle des activités de projet : « accumulation des connaissances dans un
processus d’apprentissage dans l’incertitude » (Lenfle & Midler, 2003).

La sociologie de l’innovation montre également que les critères de coût ou de


performance ne sont « au mieux que le résultat chèrement acquis d’une série de décisions
difficilement imposées et non la cause immédiate de ces décisions. » (Ackrich et col. 1991,
p.39). De même, du côté de la demande : « Si le client était clairement identifiable, prévisible,
loyal et s’il savait toujours ce qu’il veut vraiment, alors l’innovation serait une véritable partie
de plaisir » (op. cit. p.45).

Cependant, ce n’est pas pour autant que le cheminement concret d’une idée innovante
dans un contexte précis soit un processus complètement aléatoire. D’autres forces
structurantes sont à l’œuvre, que nous allons approcher à travers l’analyse empirique des
processus de développement technologique.

69
A . Institutions comme structure habilitante

Ce n’est pas par hasard que Van de Ven précise dans sa définition de l’innovation que le
développement et l’implantation des idées nouvelles se fait par les individus qui s’engagent
dans les transactions et ce dans un environnement institutionnalisé. Les deux termes soulignés
marquent l’inspiration du courant théorique dit de l’institutionnalisme dans le management.
Ce courant est issu de « l’école de pensée économique américaine née dans les années 1920,
en réaction contre les études abstraites de l’économie pure » (Joffre & Montmorillon, 2001,
p.230). Ce courant englobe les théories contractuelles des organisations, les théories des droits
de propriété, des coûts de transaction et la théorie de l’agence.

1 . Le cadre social des interactions


La vision de base de l’approche institutionnaliste considère que les comportements
humains dans les situations professionnelles sont fortement normés par un ensemble de
croyances conventionnelles, règles et codes de conduite, acquises le long du processus de
socialisation. Les auteurs les appellent : « normes ou pratiques socialement sanctionnées ».
La culture agit, via les valeurs partagées, les codes de conduite…, constituant le cadre social
des interactions. Les situations d’interaction sont analysées à travers les termes de transaction,
l’objet de transaction étant les droits de propriété. Les transactions sont l’unité de base des
interactions sociales que ce soit sur le marché ou au sein d’une organisation. Ces transactions
ne sont possibles que dans un cadre institutionnel qui permet l’appropriation du fruit de
l’initiative et de la prévisibilité du comportement d’autrui (Granovetter cité par Joffre &
Montmorillon op.cit. p.240). Les institutions structurent les transactions à travers les contrats
(explicites et implicites) ou à travers les habitudes (cadres d’interprétation et normes de
comportement « routinisés »), en limitant l’opportunisme et l’incertitude.

Par rapport à notre problématique, cette vision conduit à prêter attention aux « traits
institutionnels » dans l’analyse du mouvement collectif déclenché autour d’une idée
émergente dans un contexte précis d’entreprise. Plus précisément, elle oriente la recherche
vers les éléments de cadrage qui sont intégrés dans la pratique et partagés entre membres de
sorte qu’une certaine unité collective se maintienne, ou se divise, ou encore émerge,
permettant la transformation des idées en projets.

70
Plusieurs travaux sont déjà allés dans ce sens autour de la problématique de l’émergence
de projets entrepreneuriaux dans les réseaux sociaux (Granovetter 1985, 1995 ; Aldrich &
Zimmer 1986 ; Chabaud & Condor 2006…). Les plus connus sont les travaux précurseurs de
Mark Granovetter qui a conclu dans sa thèse en 1985 que : « les projets ne peuvent pas éclore
sans un encastrement dans un réseau social adéquat ni trop couplé, ni trop découplé » (Joffre
& Montmorillon, p.242). Un réseau trop couplé (ou sur-socialisé) contraint fortement l’acteur,
qui ne trouve plus d’intérêt à prendre des initiatives (et les risques associés) car le résultat de
son action va être complètement approprié par la collectivité. En même temps, la socialisation
est nécessaire car la confiance qu’elle permet joue un rôle important dans l’émergence des
projets. D’un autre côté, un réseau trop découplé (ou sous-socialisé), fonctionnant sur le mode
de contrôle formel et impersonnel, ne laisse plus d’espace pour l’initiative individuelle. Les
concepts développés sur la nature des liens sociaux (comme lien fort / lien faible Granovetter,
1985) et sur le capital social (Coleman, 1988) sont largement mobilisés aujourd’hui par les
recherches sur les thèmes de l’entreprenariat (Chabaud & Condor, 2006), de la coopération
(Dameron 2002, Lesage 2007), ou encore sur le thème de la confiance au sein des groupes
(Bornadel, 2004).

2 . Les conventions
La théorie des conventions fait partie des théories institutionnalistes et s’intéresse à la
convention comme mécanisme de coordination collective des actions individuelles. Les
conventions constituent « un cadre d’interprétation et de réflexion collectif que l’on accepte
comme un cadre commun dans la mesure où il est perçu comme allant de soi et, pour aller de
soi, il n’est pas le produit direct d’une volonté d’une ou plusieurs personnes engagées dans
l’action. » (Rameaux, 1996, cité par Joffre & Montmorillon, p.242). Les conventions
permettent aux acteurs de réduire l’incertitude sur les compréhensions et les comportements
d’autrui. Elles guident également les acteurs dans la prise de décision et dans les attitudes à
adopter. Les auteurs parlent notamment des conventions d’effort développées au sein d’une
organisation qui influencent les comportements professionnels comme l’implication ou la
loyauté. Les conventions de qualité, quant à elles, permettent de percevoir, de concevoir et
d’évaluer la qualité d’une transaction (interne ou externe).

La notion de convention est très présente dans les recherches en sociologie dont
s’inspirent aujourd’hui les travaux sur le management de l’innovation.

71
Nobert Alter dans ses travaux empiriques en sociologie de l’innovation constate que les
situations d’innovation sont souvent caractérisées par l’ambiguïté (informations imparfaites)
et l’incertitude et que dans un tel contexte, les décisions suivent plutôt des normes de pratique
dans un milieu donné. Ces normes sont sous-jacentes aux comportements qui se répètent
régulièrement sans être expliqués en termes d’intérêt économique (Alter, 2001).

Serge Moscovici conduit depuis les années 1970 une veine de recherche sur l’influence
minoritaire au sein du groupe et étudie notamment le rôle des cadres conventionnels sur la
capacité d’une minorité agissante à influencer. Nous y notons le développement de concepts
comme les normes d’originalité, les normes d’objectivité ou encore les normes de préférence
(Moscovici & Lage 1978). Les auteurs distinguent en effet, dans les cadres conventionnels,
les règles du jeu (qui déterminent les gains et les modalités de transfert de propriété) et les
normes (qui relèvent des valeurs, comme l’équité qui portent des jugements sur les attitudes
adoptées) (Moscovici & Lage 1978 p.350). Expérimentant l’influence minoritaire dans les
situations dites d’originalité (les règles du jeu laissent la place à la créativité), les auteurs
observent l’activation des normes d’originalité sur le comportement individuel. Ils concluent
que dans des situations originales, les normes d’objectivité s’affaiblissent pour laisser la place
à un champ de validité plus grand que celui déterminé par la notion d’évidence. Les normes
de préférence concernant le jugement personnel s’activent dans la limite de la validité et
aboutissent à divers comportements : suivre l’avis déviant de la minorité ; créer un compromis
original avec l’avis du minorité ; s’opposer à l’avis minoritaire en créant une contre-norme ;
ou encore adopter un comportement non structuré. Les auteurs plaident pour l’activation des
normes d’originalité qui se basent sur une combinaison des normes d’objectivité (validité) et
celle de préférence (jugement individuel). Ils montrent également que la consistance de la
minorité fait d’elle un pôle d’attraction et de persuasion dans le groupe (Moscovici & Lage,
1978, p.365).

Les conventions sont également dans le fondement de la sociologie de la traduction de


Callon et de l’équipe du Centre de Sociologie de l’Innovation des Mines. En effet, les
conventions constituent le cadre sans lequel les traductions simultanées et réciproques de
plusieurs acteurs ont peu de chance de s’aligner, et l’interaction ne peut pas se produire.
Callon (1991) identifie trois catégories de conventions:
• Conventions sur l’identité des acteurs : ce sont des règles donnant le statut d’Acteur
à une entité. Elles définissent les entités intermédiaires qui peuvent être imputées à

72
l’entité – acteur. Exemple : le statut de personnalité morale d’une organisation qui
peut alors posséder des moyens de production et des biens produits.
• Conventions sur les modalités d’attribution : ce sont des règles permettant que les
attributions soient effectives. Exemple : les sanctions qui dissuadent les personnes
physiques de détourner des biens appartenant à l’organisation.
• Conventions sur l’espace des controverses : ce sont des règlent définissant les
endroits et les procédures, ou les principes que doivent respecter les acteurs dans leurs
discussions en cas de désaccords sur les traductions – attributions des uns et des autres.
Exemple : le dispositif de médiateur en cas de conflit collectif, ou des codes d’éthique
qui définissent les limites à ne pas franchir dans l’exercice professionnel.

Pour Callon, ces conventions sont des formes de coordination. Ces formes peuvent se
regrouper en des ensembles spécifiques appelés « régimes de traduction » et s’associent à des
catégories particulières de supports à la traduction. Les formes associées des supports donnent
lieu à des modalités de coordination qui sont : le marché, l’organisation, la confiance, la
reconnaissance. Plus la coordination est forte, plus les conventions et les supports sont précis,
plus les traductions convergent vite. Par ailleurs, plus le réseau est aligné, plus les acteurs sont
visibles, plus les traductions s’établissent vite et en cohérence. Donc, l’alignement et la
coordination déterminent la convergence d’un réseau. La convergence se reflète par l’intensité
des traductions compatibles entre les acteurs du réseau. Il faut conjointement les deux critères,
car l’intensité seule, ou la compatibilité seule n’implique pas la convergence.

3 . Les routines
Les routines constituent une manifestation la plus concrète des institutions dans la vie de
l’organisation. La notion a été avancée par Nelson & Winter en 1982 21 pour désigner
« l’ensemble des dispositions relativement constantes et les heuristiques stratégiques qui
façonnent l’approche d’une firme en fonction des situations non « routinisées » auxquelles
elle fait face » (Nelson & Winter 1982, p.15). C’est une sorte d’habitudes collectives
(Hodgson, 2004) développées par l’apprentissage et donnant lieu à une capacité de répliquer
certaines performances dans un certain contexte (Cohen & Badayan 1996, repris par
Noteboom 2004). Les routines contiennent des éléments complexes de connaissances,

21
Nelson R.R. & Winter S.G. 1982, An Evolutionary Theory of Economic Change, Harvard University Press,
New York

73
expériences, savoir-faire, savoir-être largement intégrés dans les pratiques pour être activés de
manière automatique, par réflexe.

Nelson et Winter voient le rôle des routines comme celui des gènes dans la biologie
évolutionniste. Les routines déterminent les comportements possibles de l’organisation.
Autrement dit, elles sont les potentiels d’action (comme un répertoire contenant les sens
potentiels d’un mot), bien que l’activation effective aille dépendre dans une certaine mesure
du contexte d’utilisation. Les fondements des routines sont complexes résultant d’un
processus historiques d’apprentissage et de socialisation. La véritable nature des routines est
d’ordre du principe, donc virtuelle 22. Les routines peuvent laisser des traces dans les supports
écrits (définition des missions, des postes, protocoles etc.). Mais très souvent, elles sont
ancrées dans les savoirs tacites de par leur nature complexe et adaptative dont seule l’unité
(esprit / corps / âme) humaine peut faire la synthèse. Les routines peuvent avoir des
représentations dans l’esprit des acteurs (théorie de l’action, archétype, script…), mais son
véritable mode d’existence est la pratique.
Ce concept de routine a été largement utilisé face aux questions d’innovation.

4 . Le modèle sociocognitif de l’évolution technologique


Concernant le mouvement technologique, à partir des observations empiriques
longitudinales, Garud & Rappa (1994) 23 ont construit un modèle sociocognitif de l’évolution
technologique dans lequel le rôle des routines est fondamental.

En examinant le processus de conception industrielle, les auteurs y voient une logique


de résolution de problèmes qui s’appuie sur les interactions entre trois éléments fondamentaux
• le système de croyances des chercheurs ou concepteurs
• les artefacts technologiques qu’ils créent
• les routines d’évaluation qu’ils utilisent pour apprécier l’adéquation entre les
artefacts et l’espérance initiale.

Souvent on imagine que la conception suit une séquence logique de découverte d’une
propriété objective, suivie d’une création des artefacts qui incarnent ou utilisent cette

22
Les routines font partie des principes structurels tels que les définit Giddens dans sa théorie de structuration.
Nous reviendrons sur cet auteur ultérieurement.
23
R. Garud et MA Rappa : « A socio-cognitive model of technology evolution ». Organization science 1994

74
propriété, et qui se termine par une évaluation consistant à comparer l’artefact et les croyances
initiales pour ajuster la croyance, les formes et les fonctions. Or selon les observations des
auteurs sur comment la science et la technique se font au quotidien, il semble que les choses
vont de manière différente. Les auteurs y voient deux processus cycliques imbriqués.

Schéma 10: Modèle sociocognitif de l'évolution technologique

Routines
MACRO d’évaluation MICRO
Processus d’institutionnalisation Equipement Processus d’inversion
Standard Protocoles

III 2 II
Les résultats d’évaluation Les routines Les artefacts dictent les
valident (ou non) et sélectionnent les artefacts évaluations adéquates
stabilisent les croyances selon leurs standards
1
Les croyances impliquent
les routines ad-hoc
3
Croyances Les artefacts sélectionnés Artefacts
cumulent les connaissances
Faisabilité Préférence qui renforcent les croyances Formes et fonctions

I
Les croyances guident la
création des artefacts

Source : d’après Garud et Rappa 1994

Le premier est un processus dit « d’inversion » au niveau micro de la cognition


individuelle. L’évaluation est une routine ad hoc conçue par rapport aux croyances, qui visent
implicitement à ne sélectionner que des artefacts et des données conformes à l’attente en
négligeant des signes non conformes, considérés comme insignifiants ou ratés. Dès lors se
créent des veines technologiques qui ont une cohérence interne entre le type de croyances, des
routines d’évaluation et des artefacts retenus. Ces veines technologiques ont tendance à
enfermer les acteurs, qui se livrent alors à une quête d’alliés pour renforcer leur propre camp.
En général, il est difficile de conclure franchement sur la supériorité d’une veine
technologique par rapport à une autre, puisque les dispositifs d’évaluation comparative
n’existent pas et les points de vue restent au stade de l’incompatibilité. Selon les auteurs, la
sélection se fait au niveau politique, d’où l’importance encore une fois de la notion d’alliés.

75
Le deuxième est un processus dit « institutionnalisation » au niveau macro de la
cognition collective (« shared cognition »), quand le système de croyances déclenche
l’apprentissage le long du processus de conception et conduit à la construction des routines
d’évaluation.

Suivant l’activation de tel ou tel mécanisme, les formes et les fonctions des artefacts
conçus vont s’inscrire dans la continuation d’une trajectoire (le micro l’emporte sur le macro),
ou au contraire, vont ouvrir une nouvelle trajectoire d’apprentissage et d’institutionnalisation
(le macro l’emporte sur le micro). Les auteurs concluent leur article de 1994 en rejoignant la
vision de Latour et Woolgar qui proposent que le développement technologique ressemble
plus à une lutte pour construire la « réalité ». La « réalité » est la conséquence du déroulement
des négociations plutôt que la cause. Les vainqueurs d’une telle lutte sortiront comme les
champions que l’histoire va retenir. Les autres seront coincés dans leur propre réalité
fabriquée, c'est-à-dire dans la toile des significations de leurs propres fabrications.

Que ce soit à travers la culture, la structure des liens sociaux, les conventions ou les
routines, les institutions exercent une force structurante sur les mouvements technologiques.
Les théories que nous venons de passer en revue convergent vers une vision fonctionnelle sur
la relation institution – innovation : les institutions forment une structure habilitant les
interactions permettant les transformations technologiques et d’une façon générale les
innovations. Une autre approche relevant de l’analyse institutionnelle, toujours pour
appréhender l’innovation, va être focalisée sur l’aspect conflictuel de cette relation.

B . Les Institutions comme adversaires de l’innovation

Les institutions structurent les transactions courantes, mais il reste le cas des transactions
inédites où les dispositions institutionnelles existantes sont inadaptées. Les parties prenantes
doivent alors chercher ou inventer de nouvelles règles afin de poursuivre la transaction. Ces
transactions peuvent conduire au changement institutionnel, elles sont appelées transactions
stratégiques par le poids des stratégies d’acteurs dans la structuration des transactions
(Commons, 1934). Mais les institutions en place ne restent pas indifférentes à cette
émergence du changement : elles y résistent avec un système « immunitaire », le même qui
leur a permis de se stabiliser, de durer. Cette résistance est très présente dans la phase
d’émergence des innovations.

76
1 . L’inertie
Plusieurs recherches en management de l’innovation s’intéressent à l’inertie
organisationnelle, ou à la résistance au changement. L’inertie, une propriété mécanique
expliquant la tendance vers la stabilité de tout corps 24 , est transférée dans l’analyse
organisationnelle pour désigner sa force conservatrice. Dans une vision évolutionniste,
Michael Hannan & John Freeman (1984) voient l’inertie comme la principale limite à
l’adaptation des organisations par rapport au changement réel de l’environnement.

On identifie plusieurs sources de l’inertie organisationnelle. Hannan et Freeman y voient


l’ensemble des actifs matériels, immatériels et humains qui ne peut être reconfiguré ou
transféré vers d’autres emplois de manière automatique. Ils y voient également l’inertie liée
aux différents processus, notamment les circuits de l’information et l’apprentissage. A ces
aspects structurels (ressources), processuels et cognitifs, il faut ajouter les aspects
sociopolitiques. L’innovation risque de redistribuer les ressources du pouvoir, de remettre en
cause les statuts légitimés dans le passé, et de perturber les relations sociales.

Thomas Durand, dans ses recherches sur l’innovation via une approche fondée sur les
ressources (Ressource Based View), voient les sources d’inertie comme des formes
d’incompétences : « il paraît en effet souhaitable de reconnaître qu’une entreprise peut être
handicapée par une ressource, un actif ou une routine qui doivent alors être clairement
identifiés pour ce qu’ils sont, c’est à dire des formes d’incompétence » (Durand 2000, p.87).
Dans cette lignée, Dorothy Leonard-Barton (1992) illustre cette idée, à travers un travail
empirique portant sur vingt cas de développement de produits et de procédés, en soulignant
que les compétences clés peuvent en fait constituer des rigidités clés (core rigidities).

L’inertie est particulièrement importante dans l’industrie faisant appel à des


équipements lourds et coûteux. Pour amortir et rentabiliser leurs parcs d’équipement, les
firmes, et surtout les grands groupes ont intérêt à conserver pendant un certain temps les
technologies dominantes et à retarder l’apparition de technologies nouvelles. Le contrôle des

24
Formulée par Galilée en 1638, l’idée d’inertie est à la base de la première loi du mouvement de Newton qui se
résume comme suit : tout corps, s’il n’est pas soumis à l’action d’une force, reste au repos ou est animé d’un
mouvement rectiligne uniforme ».

77
compétences technologiques spécifiques, des approvisionnements en matières premières…
impacte les calculs de coût et sert d’argument dans les lobbyings.

Si l’on considère les institutions comme l’élément de fond qui incorpore la structure, les
processus, les symboles, les routines… les forces d’inerties contiennent bien donc un aspect
institutionnel. Et il semble que cet aspect est le plus rigide, car ancré profondément. La
stabilité, la prévisibilité, l’automatisme… toutes ces propriétés des institutions, qui permettent
l’unité organisationnelle et l’efficacité, contiennent des forces d’inertie et de résistance. Elles
rejettent les signaux non-conformes, les comportements déviants et les autres éléments
perturbateurs. Or l’émergence d’une innovation contient tous ces caractères « indésirables » :
turbulent et incertain. Il est alors « naturel » que les institutions se méfient de ce genre de
manifestation.

Bien sur, les institutions sont également en mouvement, l’apprentissage y est en marche,
mais sur un mode incrémentale qui permet des améliorations. Daniel Levinthal et James
March parlent de la « myopie de l’apprentissage organisationnel » dans leur article « The
myopia of learning » (1993). L’inertie institutionnelle est d’autant plus redoutable qu’elle est
active et réactive. En continuant à améliorer sa base de compétence, une firme procède par
micro-changements, c'est-à-dire via des améliorations incrémentales. Elle se conforte dans
l’idée de progrès mais fait ainsi barrière aux innovations radicales. En plus, l’émergence
d’une rupture potentielle peut conduire à accélérer l’apprentissage conservateur pour y faire
barrage.

2 . La résistance institutionnelle contre force instituante


Thierry Gaudin, à partir des observations et des pratiques en politique d’innovation,
procède à une « psychanalyse » des institutions dans la lutte entre l’émergence instituante et
le système institué (Gaudin, 1978). Selon Gaudin, l’origine des institutions est biologique.
Elles sont l’héritage des tribus, un mode de coexistence permettant la survie des membres en
instituant des comportements adéquats (Gaudin, 1978, p.69). En stabilisant les
comportements, les institutions amènent petit à petit à une configuration du réseau social avec
des rapports de pouvoir stables entre les membres. Or l’émergence d’une innovation menace
cet ordre établi. Elle risque de remettre en cause les pouvoirs et la légitimité acquis. Les
institutions, à travers leurs tenants, résistent naturellement à cette menace si l’option
d’intégration n’est pas tenable (ce qui est le cas des innovations majeures).

78
Si à l’origine de leur constitution, les institutions s’activent pour le bien-être des
membres d’une communauté (d’où leur légitimité), le conformisme qu’elles génèrent par la
suite éloigne la communauté de l’évolution de l’environnement. Les institutions vivent alors
pour elles-mêmes (ceux qui jouissent de la situation conservent leur position et renforcent les
institutions dans le but de consolider cette position). Des innovations émergent de l’élan vital
de la communauté face au décalage entre institutions existantes et l’évolution de
l’environnement. Ici, la résistance institutionnelle est de nature essentiellement cognitive et
sociale.

La technologie, vue sous l’angle de sa construction sociale, dévoile ses connexions aux
vastes réseaux des connaissances et des valeurs (à travers les croyances des acteurs), des
pratiques normées (les routines), des relations sociales instituées (les rôles et les rapports de
pouvoir). Si dans la vision économique, le rapport entre la technique et la société est
essentiellement un rapport d’usage, dans la vision par la construction sociale, c’est la force
structurante du social qui est mise en avant. Cependant, considérer la technique sous l’angle
de l’usage ou sous l’angle de la construction sociale ne saurait épargner l’examen du contenu
de la technique elle-même. Car la technique ne peut être réduite à un objet de manipulation et
de consommation par le social. Elle incarne en soi le rapport que le social entretient avec le
monde naturel. Omettre ce point de vue conduirait soit à un déterminisme social sur la
technique, soit à une mythification de la technique à laquelle seuls les spécialistes auraient
accès.

C . Technologie comme système vivant


La technique, dont l’essence est l’être lui-même,
ne se laisse jamais surmonter par l’homme, car cela
voudrait dire que l’homme serait le maître de l’être.
Heidegger 25
L’objet technique est au centre du phénomène d’innovation technologique, or il est
rarement abordé dans l’analyse de l’innovation par les sciences sociales. Patrice Flichy dans
sa recherche d’une analyse interdisciplinaire de l’innovation (2003) constate :

25
Cité par Thierry Gaudin 1978, L’écoute des silences, éd. 10/18, p.135

79
« Dans un ouvrage récent, Bruno Latour explique l’échec de certains projets
techniques par le fait que leurs promoteurs ont manqué d’amour pour leurs inventions 26.
Si les ingénieurs n’aiment pas suffisamment la technique, les intellectuels ne l’aiment
souvent pas du tout. Ceux qui font profession d’analyser la société l’ignorent superbement.
Certes, on a vu naître ces dernières décennies des revues comme Technique et Société ou
Culture technique 27 . Mais dans l’ensemble, les sciences sociales n’accordent qu’une
place restreinte à la technique. » (Flichy, 2003, p.15)

Gilbert Simondon, un des rares auteurs travaillant sur la nature de l’objet technique, dans
sa thèse en 1958, a déjà constaté ce manque de culture technique :
« La culture se conduit envers l’objet technique comme l’homme envers l’étranger
quand il se laisse emporter par la xénophobie primitive […]. La plus forte cause
d’aliénation dans ce monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la
machine, qui n’est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non-
connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations,
et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture. »
(Simondon, 1989, p 9-10)

Notre objectif dans ce travail de recherche n’est pas de combler cette lacune à travers
l’analyse du processus d’émergence de l’innovation au sein de l’organisation. Nous cherchons
plutôt dans l’état de la connaissance actuelle des clés compréhensibles pour un non spécialiste
permettant de capter les objets techniques qui sont des points de cristallisation du processus
d’innovation.

1 . Ethnotechnologie
L’ethnotechnologie est une approche d’analyse centrée sur la co-construction et la co-
évolution des techniques et des sociétés 28. Au départ de ce mouvement se trouvent les travaux
précurseurs d’Heidegger dont le projet est de dépasser les deux visions philosophiques
dominantes et antagonistes de son époque vis-à-vis de la technique : le déterminisme social et
le déterminisme technique.

26
Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, La Découverte, Paris, 1992
27
La revue américaine Technology and Culture a été créée en 1959, son homologue français Culture technique
date de 1979 et a été arrêtée en 1994. (Notes de l’auteur)
28
En France, un groupe ethnotechnologie est né en 1975. Ses travaux sont notamment publiés dans la revue
Culture Technique archivée à la Maison des sciences de l’homme et à la Cité des sciences de la Villette (Gaudin,
1998, p55)

80
« L’essence de la technique, c’est l’être lui-même » 29. Par cette formulation, Heidegger
met en avant les rapports que l’homme, la société et le monde naturel entretiennent à travers
la technique. Bruno Latour rejoint cette conception en considérant la technique plutôt comme
un « mi-lieu » spécifique où les différentes entités hétérogènes (psychisme individuel,
dispositif matériel, institution, loi naturelle…) instaurent, négocient des scénarii d’interaction
plus ou moins stables (Latour 1991, 2002…).

La technique n’est pas seulement un phénomène donné d’emblée (conception


économique), ni une chose construite et maîtrisable par la connaissance et plus largement par
la compétence humaine (conception sociologique classique). Elle est un « mode d’existence »
spécifique né dans l’interaction entre l’être biologique / psychique / social / cognitif / divin et
le monde environnant. Elle a sa propre cohérence et ses propres dynamismes que l’on cherche
à défricher. C’est en ce sens que la technique est vue comme un système vivant par Heidegger,
Simondon, Latour, Gaudin… dans la voie de l’ethnotechnologie.

A ce stade de la construction théorique de notre thèse, nous n’avons pas l’ambition de


parcourir tous les propos développés par cette veine philosophique. Notons juste l’importance
de ce courant de pensée complexe sur la technologie et préparons-nous à voir des forces
d’évolution et de structuration autres que les facteurs de performance et ceux de légitimité.

2 . L’objet technique : forme – fonction – schème dynamique


Simondon est un des rares auteurs travaillant sur la complexité de la technique qui aboutit
à des propositions originales à la fois sur le contenu et sur la dynamique technique.

Parlant du contenu, Simondon saisit l’être technique d’abord par les principaux flux
d’échange énergétique à l’intérieur et avec l’extérieur d’un objet technique. La limite entre
interne et externe est appréhendée à travers la notion de forme.

La forme est « un germe structural possédant un certain pouvoir directeur et


organisateur ». L’apparition d’une forme provoque une distinction entre l’interne et
l’environnement externe qui l’accueille. Autrement dit, une forme actualise par sa structure
particulière (organisation ou encore configuration) le potentiel dualiste de tout environnement.

29
Heidegger 1953, cité par Gaudin 1998, De l’innovation, éd. l’Aube, p.57

81
Par son apparition, une forme provoque une sorte d’asymétrie. Cette asymétrie peut être
qualitative (interne / externe…), fonctionnelle (émetteur / récepteur d’information…), ou
encore hiérarchique entre différentes formes (mauvaise / bonne / meilleure…).

Un objet technique correspond alors à une forme (plus ou moins décomposable en


d’autres formes) qui établit avec son milieu associé des échanges énergétiques réguliers
(appelés schèmes dynamiques) dans l’exercice de ses fonctions qui sont elles-mêmes des
schémas de transformation énergétiques.

Concevoir l’objet technique de telle manière conduit Simondon à qualifier les formes
techniques suivant le caractère abstrait / concret par rapport aux fonctions souhaitées. La
forme abstraite d’une machine est la forme fonctionnelle où chaque unité théorique et
matérielle est traitée comme un système unitaire fermé et perfectionné pour une fonction
élémentaire. L’intégration des composants consiste en un assemblage des sous-ensembles et
pose le problème de compatibilité, d’où la nécessité d’autres composants de type interface ou
structure de défense. Dans la forme concrète d’une machine, les sous-ensembles fonctionnels
s’ajustent et coopèrent intimement. Les séparations fonctionnelles artificielles sont réunies
dans une unité structurale intégrée et plurivalente.
Dans l’objet concret, « de séparées, les fonctions deviennent réunies dans une même
forme, objet concret synthétique et simplifié et non plus juxtaposition abstraite de
composants signifiant chacun une fonction différente. Tel est le mouvement propre de
l’objet technique quelque soit son contexte. » (Simondon, cité par Thierry Gaudin, 1978,
p.31)
« En raison de son caractère analytique, cet objet (abstrait) emploie plus de matière
et demande plus de travail de construction ; Logiquement plus simple, il est
techniquement plus compliqué, car il est fait du rapprochement de plusieurs systèmes
complets. Il est plus fragile que l’objet technique concret, car l’isolement relatif de
chaque système constituant un sous-ensemble de fonctionnement menace, en cas de non-
fonctionnement de ce système, la conservation des autres systèmes. » (Simondon 1998,
p.38)

3 . Le mouvement d’individuation technique


Pour Simondon, il y a donc un sens propre du mouvement de perfectionnement technique
qui va des formes abstraites aux plus concrètes. Le moteur principal de cette évolution des

82
objets techniques n’est pas l’usage, ni le facteur économique – industriel, mais une nécessité
interne de convergence fonctionnelle, d’unification structurelle ou de concrétisation. Les
évolutions de formes en répondant aux besoins d’usage concernent des parties non
essentielles, contingentes de l’essence propre de l’être technique. Les causes de l’évolution se
résident dans l’imperfection de l’objet technique abstrait. Simondon voit deux types de
perfectionnement technique possibles : « ceux qui modifient la répartition des fonctions,
augmentant de manière essentielle la synergie du fonctionnement (perfectionnement majeur),
et ceux qui, sans modifier cette répartition, diminuent les conséquences néfastes des
antagonismes résiduels (perfectionnement mineur) ».

Les perfectionnements mineurs peuvent masquer les véritables imperfections d’un objet
technique, en compensant par des artifices inessentiels ; incomplètement intégrés au
fonctionnement d’ensemble, les véritables antagonismes. Ce mouvement se base sur la
recherche de compromis entre des exigences en conflit. Il tend vers un état qui ferait de l’être
technique un système entièrement cohérent avec lui-même, entièrement unifié. Simondon
parle alors de l’individuation technique.

L’individuation technique serait analogue au processus de construction phisio-psycho-


socio-cognitive d’un individu vivant. Un propos audacieux que Simondon soutient par le
concept de transduction dans le mouvement d’invention technique.

Comment alors inventer un objet technique concret ? Un objet technique ne peut déployer
son individualité que quand il est achevé et mis dans les conditions de son fonctionnement. La
genèse d’une telle individualité technique nécessite « l’emploi d’une fonction inventive
d’anticipation qui ne se trouve ni dans la nature, ni dans les objets techniques déjà
constitués ; c’est un œuvre de vie de faire ainsi un saut par-dessus de la réalité donnée et sa
systématique actuelle vers de nouvelles formes qui ne se maintiennent que parce qu’elles
existent toutes ensemble comme un système constitué ; » (op.cit.p.56)

Simondon appelle la pensée créative cette capacité d’imagination et de prévision pour


conditionner le présent suivant un futur désirable. Il explique cette capacité par l’unité du
vivant qui assure une sorte de cohérence innée des schèmes mentaux. Pour l’auteur, il y a une
analogie entre l’intégrité de l’être humain, en tant qu’être vivant, et la possibilité de
l’individualité technique via la pensée créative : « Le rapport entre pensée et vie est analogue

83
au rapport entre objet technique structuré et milieu naturel » p.60. Il entend par « vie »
l’essence de la matière vivante qui régit les dynamiques énergétiques, thermiques
chimiques… qui fonctionnent en équilibre au sein des organes, qui en fait des organismes
constituant le corps de l’individu.

4 . L’émergence des formes techniques : la transduction


Cette analogie entre l’être technique et l’être vivant n’est pas une simple métaphore chez
Simondon. L’auteur développe une base conceptuelle philosophique qui soutient l’existence
d’une véritable relation. Cette base est développée autour d’un concept central : la
transduction. La transduction désigne le mouvement d’émergence d’une forme à partir d’un
germe structural dans un champ particulier par une propagation de proche en proche
conduite par des vecteurs énergétiques informés. Les conditions nécessaire de la transduction
contiennent : un champ défini qui recèle des énergies potentielles qui ne sont pas encore
mobilisées dans les principaux circuits du champ, on parle alors d’un champ sursaturé ou
métastable ; un germe structural qui est une première forme capable d’émettre une certaine
information.

L’information désigne une sorte d’entité symétrique qui peut s’associer entre elles par
addition ou superposition et permet ainsi une communication entre un émetteur et un
récepteur. La circulation de l’information suppose un dispositif de transmission qui contient
entre autres des conventions d’encodage / décodage et des matières qui servent de transport
du contenu informationnel. Tout mouvement de la matière suppose l’échange d’énergie. La
transmission de l’information, correspondant à flux orienté de matière, correspond alors à un
certain schéma d’échange énergétique. Dès lors on peut concevoir la communication comme
l’activation des flux de matière qui transportent de l’énergie suivant des schémas particuliers
(Simondon parle de l’énergie informée) entre l’émetteur et le récepteur.

Dans un champ particulier, l’apparition d’une nouvelle forme provoque une structuration
nouvelle des flux de matière à l’intérieur, à l’interface et à l’environnement de proximité de la
forme. Les échanges énergétiques correspondant changent de schémas et portent une nouvelle
information. Si ce champ particulier était à un état sensible avant l’apparition de la forme,
c'est-à-dire qu’il recèle de l’énergie potentielle en excès des flux régulés par les formes
existantes (Simondon l’appel l’état d’équilibre métastable, comme par exemple une solution
sursaturée), l’asymétrie provoquée par la nouvelle forme pourrait libérer cette énergie

84
potentielle. Une transduction serait alors possible. Le germe structural émet l’information au
reste du champ récepteur. L’information transmise grâce à l’énergie potentielle provoque une
nouvelle structuration à autour du germe initial créant ainsi une nouvelle forme, donc
nouvelle asymétrie et nouvelle information. Ainsi de suite le mouvement de structuration
propage dans le champ.

L’émergence d’une forme technique est vue comme le mouvement de transduction d’un
germe structural qui est une forme venue de la vie dans un champ technologique particulier.
Le mouvement commence dans la pensée inventive d’un individu, puis il est relayé de poche
en poche par d’autres esprits, activités, composants, objets intermédiaires, objets améliorés…
jusqu’à l’épuisement de l’énergie potentielle activable par l’information émise. Et le champ
arrive à un nouvel état d’équilibre métastable.

Nous pouvons résumer la thèse de Simondon sur le mouvement technique de la manière


simple suivante. De nouvelles formes émergent par la transduction des formes de vie dans le
champ complexe de la technologie via notamment la pensée inventive. Le moteur de cette
émergence est dans l’imperfection des formes abstraites existantes. Le sens de l’évolution est
vers les formes plus concrètes, intégrées, polyvalentes et sensibles à l’information. La marche
de l’évolution consiste en la résolution des problèmes de répartition des fonctions et en la
sélection des formes adéquates de pour atteindre l’unité structurale qui permet d’instaurer un
régime d’interaction harmonieux entre la forme et son milieu associé. Cette marche donne à
l’objet technique une individualité croissante lui permettant de se détacher de son lieu de
naissance, de se déplacer dans le champ technologique en conservant une certaine intégrité.
Cette dernière est en quelque sorte l’empreinte génétique de l’objet. Elle contient
l’information capable de servir du vecteur de structuration à l’endroit où l’objet se déplace.
Né par la transduction, l’objet technique est lui-même un individu transductif et participe ainsi
à la vie.

Simondon apporte à l’ethnotechnologie une vision originale. Elle permet d’envisager des
voies audacieuses dans la compréhension des phénomènes techniques. Thierry Gaudin, dans
sa synthèse « de l’innovation » en 1998 réunit dans la même veine de pensée plusieurs
travaux (Gaudin 1991, 55-89). Les observations de Goethe sur la morphogenèse dans la
technique révèlent une ressemblance avec les résultats en paléontologie sans pour autant
établir une véritable correspondance. Lorenz, en étudiant l’évolution du wagon de chemin de

85
fer au 19e siècle montre également le mouvement d’intégration des formes techniques. Michel
Serres regarde les outils de la technique comme des organes du corps. Bertrand Gilles arrive à
une véritable théorie du système technique étroitement intégré dans chaque civilisation (ou au
moins société).

La nouvelle école française de sociologie de l’innovation s’inscrit également dans la


même direction en confiant aux objets techniques un véritable statut d’acteur qui participe
activement à la traduction et aux controverses (Akrich – Callon – Latour 1988, Callon
1991…). Bruno Latour continue à développer une vision complexe et systémique de la
technique en s’appuyant sur Simondon et une autre philosophie encore plus globalisante, mais
plus méconnue du public, celle sur les différents modes d’existence d’Etienne Souriau. Latour
arrive ainsi à défricher des connexions entre l’émotion, l’affection, la morale voire la foi avec
la technique (Latour 2002, 2007) 30

A ce stade de notre développement, cette pensée apporte des concepts porteurs pour
l’analyse du phénomène concret de transformation des idées en projets d’innovation.

Tout d’abord, l’idée innovante peut être vue à travers le concept de germe structural.
Cette vision permet de lier explicitement l’idée et les forces d’évolution et de structuration à
travers son contenu informationnel. Ensuite, le concept de champ technologique est approprié
pour désigner non seulement l’ensemble des savoirs, savoir-faire et des objets techniques qui
sont autant des formes régulières, mais également et surtout le régime d’interaction entre ces
formes. L’individualité d’une forme est un critère original de comparaison entre les formes, à
côté des critères classiques de performance technique et de rentabilité. Finalement le concept
de transduction, comme la propagation d’un germe structurale de proche en proche dans un
champ qui contient de l’énergie potentielle, est assez évocateur sur le processus que nous
allons analyser.

Cependant, ces termes restent abstraits et nécessitent un effort d’opérationnalisation.

30
Latour B. (2002), « Morale et technique : la fin des moyens », revu Réseaux, n°100 ;
Latour B. (2007), A propos d’un livre d’Etienne Souriau : les différents modes d’existence, http://www.bruno-
latour.fr/

86
D . Conclusion sur le mouvement technologique

Les travaux axés sur la technologie apportent des éléments à la fois sur le contenu de la
technique et sur les forces de structuration de son évolution. En contraste avec la perspective
de stratégie active présentée dans la première section, les travaux passés en revue dans la
deuxième section adoptent une perspective que nous qualifions d’évolutionniste.

Observant les phénomènes à grande échelle sur une technologie dans son ensemble ou sur
tout le système technologique d’une époque, cette perspective évolutionniste donne à voir la
variété des forces susceptibles d’influencer le cours des choses et qui ne se plient pas
directement au vouloir individuel des acteurs humains. Elle apporte des grilles structurées
pour saisir les termes flous du contexte d’une action ou d’un événement, et ce notamment par
le recensement des forces d’évolution et de structuration recélées dans la situation étudiée.

Cependant, cette perspective s’arrête à la contingence d’une situation concrète et semble


être désarmée pour saisir les termes de l’action qui va faire évoluer effectivement la situation.

La vision complexe essaie de dépasser les logiques linéaires projetées sur le


comportement humain, vu tantôt comme un être rationnel (vision économique), tantôt comme
un être conventionné et routinisé (vision sociologique classique). Mais en tant qu’être vivant
transductif, l’humain risque-t-il de se noyer dans la complexité et de vivre en permanence
dans une impasse angoissante où d’un côté, globalement le cours des choses est régi par des
lois qui lui échappent, et de l’autre côté, localement rien n’est sûr sur ce qui va se passer
même sur ce dont il a la responsabilité ?

La technologie, un vecteur de complexification de la société moderne, va-t-elle continuer


sa marche autonome en prenant la pensée humaine comme un simple vecteur de
transduction ? Heidegger voit dans l’essence de la technique moderne l’arraisonnement de la
nature, et du même coup, de l’homme lui-même (Gaudin, 1998). Les phénomènes de
dégradation de l’environnement sont aujourd’hui indéniables.

Entre une vision « naïve » de la logique linéaire donnant l’illusion du contrôle de l’être
humain, et une vision « pessimiste » de la logique complexe, y a-t-il un autre choix, celui du

87
milieu ? Si l’homme ne peut pas prétendre être maître du monde et ne veut pas se réduire à un
relais transductif, génétiquement codé, du passage de la nature, pourrait-il épouser une autre
posture ? Par exemple le jardinier d’un jardin planétaire (Gaudin, 1998) ?

Raymond Alain Thiétard (2000) dans l’examen des théories complexes dans le
management voit dans ces dernières une sous-estimation de la capacité de réflexion et
d’apprentissage des acteurs humains. La voie cognitive permettra-t-elle de faire converger les
efforts pour sortir non plus par le haut, mais par le juste milieu ?

88
SECTION 3 : INTERACTION ET SENS

Dans la deuxième section, la lecture évolutionniste nous a permis de saisir les forces
susceptibles d’être activées dans le contexte d’émergence d’une innovation technologique. La
lecture stratégique active examinée dans la première section nous a permis de capter les
actions entreprises : leur auteur, leur objectif, leur forme (tactique)….Cependant une zone
reste obscure : l’articulation entre ces actions et ces forces dans une situation concrète.

Les travaux centrés sur la cognition nous apportent ici une lecture éclairante à travers
deux notions clés : l’interaction et le sens.

I . APPROCHE PAR L’INTERACTION

Plusieurs recherches en sciences sociales choisissent la voie interactionniste qui met


l’interaction au cœur des dynamiques de transformation, et donc au cœur des efforts de
compréhension. L’interaction est l’unité de base de tout processus social. Partageant ce même
point de départ, les auteurs arrivent cependant à plusieurs conceptions de l’interaction.
Suivant le champ disciplinaire dans lequel l’auteur élabore ses outils d’analyse et le champ
empirique dans lequel il puise ses observations, l’interaction, perçue comme unité de base,
revêt des aspects différents et donnant lieu à des formes dynamiques différentes. (Nous ne
discutons pas ici le fondement ontologique de ces courants de recherche centrés sur
l’interaction. Ils ne partagent pas forcément la même ontologie. Nous discuterons ce point au
troisième chapitre dans notre positionnement épistémologique). Nous nous intéressons ici aux
concepts potentiellement porteurs pour l’analyse de l’émergence de l’innovation en situation
concrète.

Ainsi nous allons examiner l’interaction dans différentes conceptions. Il s’agit d’abord des
conceptions philosophiques à travers notamment le concept de transduction de Gilbert
Simondon et le concept d’expérience de John Dewey. Ensuite, nous aborderons les
conceptions sociologiques avec notamment la théorie de la structuration d’Anthony Giddens
et la théorie d’acteur – réseau de Michel Callon et Bruno Latour. Enfin, nous évoquerons les
conceptions psychosociales avec l’analyse transactionnelle d’Eric Berne.

89
A . Interactionnisme dans la philosophie

L’interactionnisme dans la philosophie contraste avec le substantialisme dans le


questionnement profond de ce qu’est la réalité. Si le substantialisme, issu de la philosophie
aristotélicienne (Dewey et Bentley 1949, Emirbayer 1997), accorde le pouvoir d’exister à une
sorte d’essence de chaque entité (une entité est un être en soi), l’interactionnisme conçoit
qu’une entité ne devient un être que dans l’interaction avec d’autres entités suivant un mode
d’existence particulier. John Dewey, Gilbert Simondon, Paul Ricœur, Alain Souriau, Bruno
Latour, Edgar Morin… sont des exemples d’auteurs qui adoptent cette vision interactionniste,
moins facile à saisir que le substantialisme, et moins largement diffusée dans la communauté
scientifique.

Il faut préciser que l’interaction est également très présente dans le substantialisme, mais
ce dernier conçoit l’interaction comme l’articulation entre différentes entités existant en soi.
Alors que l’interactionnisme voit l’interaction comme condition nécessaire de toute existence.
C’est le mode interactionnel mis en œuvre qui donne l’essence de l’être.

Ainsi la technique, plus largement la technologie, est un mode d’interaction particulier


entre la culture anthropologique et la nature cosmologique (Simondon 1958). La
connaissance, étroitement liée à l’expérience concrète, forme le mi-lieu où interagissent
l’homme sensible et l’homme réflexif (Dewey 1910). L’événement chez Paul Ricœur (1992)
est également un mode d’être composé de trois phases : d’abord quelque chose arrive, éclate,
déchire un ordre déjà établi ; puis une impérieuse demande de sens se fait entendre, comme
une exigence de mise en ordre ; finalement l’événement n’est pas simplement rappelé à
l’ordre mais, en quelque façon qui reste à penser, il est reconnu, honoré et exalté comme crête
du sens. » (op. cit. p.41). Même le monde des choses matérielles extérieures chez Popper est
ramené à des modes d’interaction chez Souriau (Latour 2007), tantôt comme un « passage de
la nature » qui provoque la perception du changement (phénomène), tantôt comme un
« mobile immuable » donnant à la perception l’image d’une unité stable (chose). Finalement
l’homme lui-même dans la conception d’Edgar Morin est le résultat des interactions bio-
psycho-socio-cognitives (op. cit. 1991)

90
Ce qui nous intéresse ici, c’est la manière dont l’interaction est conçue comme unité
d’analyse rendant visible et intelligible le cours des choses. Qui dit unité dit un ensemble
d’aspects stables. Quels sont ces aspects ?

1 . Interaction dans la transduction


Le concept de transduction de Simondon que nous avons présenté à la précédente section
repose sur trois éléments : champ contenant l’énergie potentielle, forme organisatrice et
information comme vecteur de communication. Le processus élémentaire est décrit par
l’émergence d’un germe structural, puis la transmission de l’information par libération et
canalisation de l’énergie potentielle à proximité, et finit par la réorganisation de la poche
atteinte par le flux d’énergie informé. Nous pouvons schématiser la transduction de la manière
suivante :

Schéma 11: La transduction chez Gilbert Simondon

TRANSDUCTION

FORME

Energie Information

CHAMP

2 . Interaction dans l’expérience


Dans sa théorie interactionniste de la connaissance, John Dewey voit la connaissance
comme une forme médiatrice contenant de l’information qui ne vit que dans le cadre de
l’expérience concrète. L’expérience est constituée des flux d’occurrence et le vivant de
l’expérience (experiencing) provoqué par l’interception de ces flux par l’acteur sensible. Si les
occurrences sont très variées, elles ne sont vécues que de quelques manières : joie, douleur,
doute, insatisfaction, enthousiasme…. La connaissance est une forme produite par la pensée
dans l’effort de capter, de mettre en ordre et de mémoriser l’expérience. Les connaissances
construites lors des expériences passées constituent une ressource pour améliorer le vécu de
l’expérience présente (réduire le doute, réflexe d’éviter les dangers, amplifier la joie). Elles
sont également activées dans l’anticipation du futur (envisager des comportements adéquats).

91
L’expérience chez Dewey est bien un mode d’interaction entre d’une part la pensée
réflexive qui contient en elle le besoin d’ordre, à l’instar du germe structural chez Simondon,
et d’autre part les flux d’occurrence qui contiennent la force provocatrice dans l’expérience.
Cette force provoque les sensations, les émotions, les sentiments, les pensées, les actions…
tout ce qui fait d’un homme un être vivant. On peut dire alors que l’énergie vitale est libérée.
La connaissance est ici un vecteur comme l’information chez Simondon. Elle est accumulée,
recombinée dans la pensée. Elle est activée et transfert l’ordre d’une expérience à l’autre au
fur et à mesure que l’individu la vit. En cela, le schéma de l’expérience chez Dewey est
proche de celui de transduction chez Simondon.

Schéma 12: La dynamique de l'expérience chez John Dewey

EXPERIENCE

PENSEE

Energie
vitale Connaissance

CHAMP
D’OCCURENCE

Si la transduction chez Simondon est une dynamique élémentaire pour saisir l’émergence
d’une forme, l’expérience chez Dewey est une dynamique élémentaire pour saisir
l’émergence d’une connaissance. Ces deux dynamiques sont donc potentiellement
intéressantes pour la compréhension de l’émergence de l’innovation.

B . La structuration chez Anthony Giddens


Si l’interactionnisme philosophique n’est pas largement répandu dans les sciences sociales
hors da la philosophie, le structurationnisme, synthétisé dans la théorie de structuration
d’Anthony Giddens (1984, 1987), a inspiré un grand nombre de travaux en management,
donnant lieu à une littérature abondante 31 . Ce qui nous intéresse ici, c’est la dynamique
d’interaction élémentaire que propose cette théorie.

31
Voir notamment les articles de synthèse de Jaques Rojot et l’ouvrage dédié à la mobilisation de Giddens en
management (Autissier et Wacheux, 2000)

92
La dynamique centrale dans la théorie de Giddens est l’interaction entre l’action et la
structure. La structure chez Giddens comporte deux aspects étroitement liés : le premier
appelé structurel contenant des principes organisateurs qui sont virtuels et potentiels (comme
un principe d’échange énergétique) ; le deuxième appelé système sociale contenant des
configurations particulières (comme la forme chez Simondon) permettant d’actualiser un
ensemble de principes organisateurs en un ensemble de ressources et de règles concrètes.
L’action est un mouvement bref situé dans un système concret à la fois habilitant et
contraignant. L’action comporte une part de volontarisme (intentionnelle) qui s’appuie sur la
connaissance des conditions d’action et sur la vision des effets escomptés. Elle comporte une
autre part non intentionnelle qui échappe à la connaissance et à l’anticipation au moment où
elle est engagée : il s’agit des conditions non connues et des conséquences non escomptées.
Un contrôle réflexif accompagne le cours de l’action pour réajuster rétrospectivement l’ordre
causal.

L’action modifie l’état du système social, mais de deux façons différentes : en


reproduisant des principes structurels déjà actualisés dans le système ou en modifiant ces
principes par la remise en cause de certains d’entre eux et l’actualisation de certains autres.
Dans un cas ou dans l’autre, l’action reste le seul moyen par lequel un système continue
d’exister, et donc le structurel continue à être actualisé. Le schéma suivant résume la
conception de l’interaction chez Giddens.

Schéma 13: La structuration d'Anthony Giddens

LA DYNAMIQUE DE STRUCTURATION

STRUCTURE
Structurel
Principes virtuels
Le structurel est
actualisé dans le système
via l’action
Système social
Configuration de
Règles – Ressources

L’action modifie L’action reproduit La structure


le structurel dans le le structurel dans habilite et contraint
système le système l’action

ACTION

93
L’exemple d’une situation de conversation directe entre deux ou plusieurs acteurs éclaire
bien les propos de Giddens (1987). Cette situation d’interaction actualise des principes
structurels à la fois de signification, de rapport de pouvoir et de légitimité, et ce dans un
système concret de règles et de ressources. Les principes de signification donnent lieu à un
système des signes codifiés en symboles (vocabulaires spécifiques), rituels, sens communs
permettant l’expression et la compréhension. Les principes de rapport de pouvoir donnent lieu
à un système de supports matériels et d’autorités (pouvoirs d’influence) qui sont échangés
pendant la conversation ou susceptibles d’être échangés suite à la conversation. Enfin, les
principes de légitimité donnent lieu à un système de valeurs, d’idéologies, sous forme des
règlements, des lois éthiques, qui garantissent le bon déroulement de la conversation. La
structure actualisée apporte ainsi le cadre et les ressources aux actions.

Dans le même temps, cette situation d’interaction de proximité implique une coprésence
qui permet de créer (nous préférons le terme instaurer emprunté à Souriau) un monde mental
intersubjectif authentique (Goffman, 1974). Les visions, les intentions, les attentions, les
affections, les émotions… accompagnent les paroles et les écoutes. La conversation peut se
dérouler dans une modalité passive conduisant à un simple échange d’information ou une
négociation normalisée. Suite à la conversation, la configuration du système concret de règles
et ressources change, mais les principes mobilisés restent les mêmes. Mais il y a des cas
particuliers où la parole s’active dans une modalité créatrice et produit une nouvelle
connaissance, une nouvelle vision, un nouveau principe de signification. La connaissance, vue
comme l’accession aux principes structurels potentiels, peut naître à travers cette conversation
active.

C’est ainsi que la structuration de Giddens peut nous éclairer dans la lecture de
l’émergence de l’innovation dans une situation concrète.

C . La traduction dans la théorie Acteur – Réseau de Callon et Latour

L’école française de sociologie de la technique affiche une longue tradition de recherche


sur les interactions sociotechniques. Elle développe une base conceptuelle très importante
pour l’analyse des phénomènes technologiques. Le courant de recherche le plus prospère et le
plus inspiré aujourd’hui dans l’analyse de l’innovation reste celui de la sociologie de

94
traduction développée par le Centre de Sociologie de l’Innovation avec les figures
emblématiques : Bruno Latour et Michel Callon

Le projet de base, comme nous l’avons déjà invoqué dans l’analyse globale du courant de
la construction sociale de la technologie, est le refus du déterminisme économique. Au sein de
ce courant global, l’originalité de la sociologie de traduction est son enracinement dans
l’observation des sciences et des techniques en train de se faire. Cette approche empirique lui
permet de refuser toute distinction conceptuelle arbitraire classique dans l’analyse de
l’innovation : entre la technique et le social, entre le micro et la macro, entre humain et non
humain. Elle développe un appareil conceptuel puissant pour l’observation et l’analyse des
mouvements sociotechniques en mettant les interactions au cœur du dispositif à travers le
concept de traduction.

Le champ chez Callon et Latour est un champ de réseaux constitués des acteurs et
intermédiaires qui s’enchaînent autours de scénarii d’interaction relativement stables. Une
interaction unitaire est une opération de traduction réciproque entre deux acteurs consistant à
instaurer une chaîne d’intermédiaires qui les lient. A traduit B en supposant pour B un
ensemble d’attributs qui entreraient en rapport avec les attributs que A se donne lui-même. Le
même mouvement est entamé par B. La traduction consiste alors en la négociation par
boucles progressives jusqu’à l’obtention d’un accord sur l’ensemble des attributs et le schéma
d’échange correspondant. Les conventions, comme nous les avons développées dans la
section précédente, limitent les possibilités pour qu’une convergence puisse se produire dans
un temps raisonnable. Dans les situations d’interaction habituelles, les traductions se font
immédiatement grâce à des versions déjà négociées dans le passé, voire bien normalisées
comme les rituels.

Un dispositif technique cristallise en son sein le processus d’interaction sociale permettant


sa conception et peut devenir un individu (au sens de Simondon) en distribuant les
compétences, les marges d’intervention dans son environnement associé. Ainsi, il est un
acteur à part entière, autorisant certaines versions de traduction et en excluant d’autres.

L’innovation porte certains scénarii inédits d’interaction remettant en cause certaines


versions valables antérieurement. Les nouvelles ne sont encore que potentielles alors que les
anciennes sont bien réelles (au sens d’être réactualisées dans un réseau concret d’acteurs et

95
d’intermédiaires). Le potentiel ne se concrétise que quand les acteurs s’engagent dans des
multiples traductions pour arriver à des versions de plus en plus stables et qui articulent des
acteurs et des intermédiaires de plus en plus nombreux. Le processus de traduction est
tourbillonnaire avec des tâtonnements, des rebondissements, des controverses, des déviations,
des retours en arrières…. L’innovation vit tant que ce processus est activé avant que ses
fondements soient remis en cause par de nouvelles traductions émergentes, ou avant qu’elle
ne soit tombée dans l’oubli. La phase d’émergence de l’innovation se caractérise par un petit
nombre d’acteurs et d’intermédiaires impliqués, par des liens de traduction fragiles (faible en
intensité et en convergence) (Callon, 1991).

L’interaction de base, vue par la traduction, est la confrontation des acteurs, dotés des
ressources, dans la négociation d’un nouveau schéma d’attribution. Si la négociation converge,
un nouveau lien est crée. Nous schématisons cette dynamique d’interaction de la façon
suivante :

Schéma 14: La dynamique de traduction de Michel Callon et Bruno Latour

TRADUCTION

CONVENTIONS

RESEAUX
Cadres permettant
Acteurs – Intermédiaires la négociation
Nouveau schéma d’attribution
Nouveau lien Ressources intermédiaires
attribuées à chaque acteur

NEGOCIATION

Le modèle de la traduction propose des catégories bien plus concrètes pour appréhender
l’interaction que les modèles déjà passés en revue. Sa puissance tient à ce caractère
opérationnel. Autrement dit, il favorise ses traductions pour l’observation empirique.

D . Interaction dans l’analyse transactionnelle

L’analyse transactionnelle, issue notamment des recherches d’Eric Berne (1963, 1964)
dans la psychosociologie, apporte une autre approche intéressante sur l’interaction. Du point

96
de vue psychologique, Eric Berne attribue au motif profond de toute interaction sociale deux
besoins vitaux de l’homme : besoin de sensation et besoin d’ordre.

« Si l’on ne te caresse pas, ta moelle épinière se flétrira » (Berne 1963 – 1998 p.14). Ce
constat, issu des observations chez les nourrissons abandonnés, révèle le profond besoin de
contact, de stimulation, de sensation qu’Eric Berne appelle « l’appétit de stimulus ». L’auteur
postule qu’il y a un ordre de préférence dans les stimuli, traduit par les sensations de plaisance
et de déplaisance. Les formes de stimulus préférées sont ceux qui donnent la sensation
d’intimité, la sensation qu’éprouve, au plus haut degré, un fœtus au contact avec le corps de
sa mère.

Cet appétit de stimulus motive la recherche des sensations dans les contacts – les
interactions – pendant toute la vie adulte. Les occasions de contacts donnant lieu à l’intimité
physiques étant rares du fait des contraintes biologiques et sociales, l’individu les substitue
par des contacts moins satisfaisants.
« L’individu apprendra à se contenter de formes plus subtiles, voire symboliques, de
manipulation, au point que le plus léger signe de reconnaissance en arrive dans une
certaine mesure à faire l’affaire, bien que la soif originelle de contact physique puisse
demeurer entière. » (op. cit. p.15)

Le résultat du processus de compromis est « une transformation partielle de l’appétit


infantile de stimulus en quelque chose que l’on peut nommer appétit de reconnaissance ». La
reconnaissance désigne ici une traduction des stimuli de la sphère physique vers la sphère
symbolique. Un « Bonjour », un sourire, un signe de reconnaissance donne la sensation
comme une caresse physique, peut être dans une moindre mesure, mais toujours préféré à
l’absence totale de rapport. Selon les termes de Berne, la reconnaissance chez les adultes a
une valeur de survie équivalente à la manipulation chez les nourrissons. L’unité de base de
l’interaction sociale est une transaction dont les termes d’échange sont, au fond, des
« caresses » dans leurs formes physiques et symboliques.

Quant au besoin d’ordre, Eric Berne part du constat : « Le problème éternel qui se pose à
l’être humain consiste à savoir comment structurer ses heures de veille. En ce sens existentiel,
la fonction de toute vie sociale est de se prêter mutuellement assistance à cet effet ». Ce
besoin de structuration du temps comporte trois aspects : un aspect proprement temporel qui

97
donne les rythmes ; un aspect matériel permettant les activités ; un aspect identitaire qui
régule les états internes (surtout les émotions) 32.

Ce « appétit de structure » pousse l’individu à l’instauration de l’ordre dans l’interaction


avec son environnement externe. L’ordre dans la sphère matérielle est instauré par la voie
« rationnelle » du savoir et du savoir-faire, incarné dans les « procédés ». Les rythmes, l’ordre
temporel, est instauré dans les « rituels ». L’ordre dans son aspect individuel, la sphère
identitaire, est instauré dans une cohérence interne et un système de valeurs (principes
d’intégralité et d’estime du soi). L’ordre identitaire est le plus authentique à l’individu,
donnant lieu à la spontanéité (l’émotion en est un exemple), à l’intuition, au comportement
naturel, au fonctionnement du modèle d’enfant dans chaque individu. Les rituels sont des
ordres que les forces sociales imposent à l’individu dans sa socialisation. Les procédés
relèvent principalement de la connaissance et constituent le moyen principal par lequel
l’individu, adulte cette fois, organise son monde matériel.

La sensation et l’ordre sont deux composants indispensables d’une interaction. Dans ce


modèle, une interaction peut cacher une série de transactions élémentaires implicites.
Comprendre ces aspects permettra à l’acteur d’accéder à l’autonomie, un terme qui est cher à
l’auteur. L’autonomie est ici la combinaison de trois facultés : la conscience, la spontanéité et
l’intimité.
« La conscience est la faculté de voir et d’entendre selon sa propre manière et non
celle qui vous fut enseignée. Elle peut entrer dans la perception eidétique de la chose. Elle
implique le fait d’exister dans l’ici et le maintenant, non pas l’ailleurs, le passé ni l’avenir.
La spontanéité signifie choix, liberté de choisir et d’exprimer ses propres sentiments
parmi la collection disponible.
L’intimité est la sincérité spontanée, débarrassée du jeu, d’un être conscient, la
libération de l’Enfant perceptif eidétiquement, non corrompu, lequel en toute naïveté vit
dans l’ici et le maintenant » (op.cit,. p.193)

Au terme de ce parcours autour de la notion d’interaction à travers différents champs


disciplinaires, nous constatons la diversité de la conception de ce qui constitue le niveau

32
Eric Berne parle directement des rituels sociaux pour le premier aspect, et le contrôle des émotions pour le
troisième aspect. Nous les nommons par les adjectifs temporel et cognitif pour rendre ces aspects plus
intelligibles en contraste avec l’aspect matériel (cette fois utilisé directement par l’auteur).

98
d’interaction élémentaire afin de saisir les processus de transformation plus importants. Au-
delà de la diversité, certaines dimensions caractéristiques de l’interaction demeurent. Il y a
d’abord un espace-temps qui constitue le fond de l’interaction. L’interaction contient elle-
même des échanges (transactions) avec des termes d’échange spécifiques. Le propre de la
dynamique interactionnelle est dans la manière dont ces termes sont échangés. Le résultat de
l’échange est apprécié par les transformations significatives de la situation par rapport à celle
prévalant avant l’échange. Nous pouvons mettre en contraste différentes théories que nous
passons en revue suivant ces dimensions (Voir le tableau à la page suivante).

Toutes ces théories prétendent saisir l’essence des interactions sociales. Elles sont donc
toutes potentiellement utiles pour l’analyse de l’émergence de l’innovation dans une situation
concrète. La question n’est pas d’en choisir a priori une ou plusieurs. Nous sommes persuadés
que l’ensemble de ces théories n’est pas suffisant pour saisir la complexité du phénomène. La
question est de savoir comment les combiner de manière intelligible et éclairante pour le
phénomène étudié. Le choix ne peut se faire qu’en confrontation avec l’observation empirique.

Cependant, un point mérite notre attention dès maintenant : La marge de manœuvre qu’a
un acteur humain au cours de l’interaction. L’approche par les interactions aborde cette sphère
de pouvoir d’action sans la théoriser de manière concrète. Callon et Latour parlent de l’art de
choisir les porte-parole et d’intéressement par les traductions convaincantes. Giddens parle du
contrôle réflexif permettant d’ouvrir de nouveaux accès au structurel. Berne parle de
l’autonomie. Dewey parle de la provocation des expériences. Ces termes sont très
fragmentaires. Or cette marge de manœuvre qui définit (au sens de repérer, identifier et
délimiter) les zones de liberté va permettre un pouvoir d’action dans l’interaction. Elle est au
centre de la réflexion stratégique.

C’est explicitement sur ce point là que l’approche par la construction de sens nous paraît
particulièrement porteuse. C’est ce que nous abordons dans la section suivante.

99
Tableau 1: Les dimensions de l’interaction dans les conceptions théoriques
Espace - Temps Termes d’échange Manière d’échange Transformation significative
Transduction Champ à l’état métastable La forme donne une Echange d’information de Emergence d’une nouvelle
Gilbert contenant de l’énergie nouvelle structure permettant poche en poche entre la structure dans le champ avec
Simondon potentielle qui accueille un de libérer l’énergie forme réactualisée et un nouveau schéma
germe structural émergent potentielle l’énergie potentielle énergétique
environnant
Expérience Champ naturel procurant des Sensations pour l’individu Le champ naturel adopte ses Les transformations du
John Dewey stimuli à un individu dans contre manipulations propres lois dynamiques ; champ naturel perçues par
l’action provoquées au champ L’individu mobilise ses l’individu confirment ou
naturel croyances et ses habitudes remettent en causes les
croyances et les habitudes
Structuration Champ de règles et de La structure donne des Reproduction vs Apprentissage sur les
Anthony ressources configuré en un ressources et des contraintes Modification de la structure possibilités offertes par la
Giddens système concret où se à l’action qui la réactualise par l’action structure à travers l’action
produit l’action
Traduction Champ des ressources Identité de chaque acteur Négociation sur l’attribution La convergence des
Michel Callon (intermédiaires) et des comme ensemble des des ressources intermédiaires négociations fixe l’identité
& conventions dans une ressources intermédiaires et controverse pour trancher de chaque acteur et stabilise
Bruno Latour rencontre entre deux ou attribuées à chacun dans la entre les versions les versions de traduction
plusieurs acteurs relation avec l’autre antagonistes correspondant – le réseau
devient un réseau point
Transaction Champ des forces sociales, Caresse qui contient des Intimité : sincère et Accession à l’autonomie qui
Eric Berne psychologiques et sources d’intimité, de spontanée combine la conscience, la
biologiques entourant les reconnaissance et de Procédé : calcul raisonné liberté et l’intimité
individus dans une sentiment d’ordre Rituel : modelé par les
transaction forces sociales

100
II . L’APPROCHE COGNITIVE - LA CONSTRUCTION DE SENS

A . Le microprocessus de construction de sens

Les travaux de Karl Weick (1979, 1995, 2001, 2005 …) sur la construction de sens au sein
de l’organisation proposent une articulation explicite entre l’action, l’environnement et la
réflexion. Pour Weick, la construction de sens est une opération permanente chez l’être
humain pour instaurer un ordre interne qui est le fondement de son identité. L’homme vivant
est traversé sans cesse par les flux d’actions et d’événements et participe lui-même activement
à ces flux. Sa participation active peut être présentée dans le schéma suivant :

Schéma 15: Articulation entre action et cognition dans la construction de sens de Karl Weick

Environnement Perception sélective du Construction interprétative de la


enacté contexte situation

Actions Représentations

Stimuli Sensations
Changements
écologiques
Cadres

Effets retour sur le processus perceptif par le biais de l’attention

Effet retour des actions entreprises par le biais de l’intention

Source : adaptation de Weick & al. 2005

Dans cette conception, l’environnement est le milieu associé à chaque individu dans son
fonctionnement. C’est un champ constitué des interactions multiples provenant d’une part des
actions immanentes de l’individu et d’autre part des mouvements de la vie que Weick appelle
mouvements écologiques (ecological changes), (Weick, 2005). L’environnement associé à
l’individu n’est donc pas une entité objective. Weick utilise le terme enaction (enactment)
pour désigner cette caractéristique tantôt artificielle, tantôt naturelle de l’environnement.
L’environnement enacté (enacted environment) signifie qu’il est quelque part mis en scène
(Koenig, 1995), promulgué (Laroche, 1999) par l’acteur.

101
L’interaction entre l’individu et son environnement associé est source des stimuli. Ce sont
des flux continus de signes / signaux (cues dans la terminologie de Weick) porteurs
d’information que la cognition individuelle ne peut tous décoder, mémoriser et exploiter.
L’individu ne peut qu’extraire rétrospectivement une sous partie de l’information avec des
aspects plus ou moins complets, plus ou moins pertinents suivant la sensibilité. Cette
opération de perception sélective extrait et canalise des flux de stimuli en des flux de
sensations décodables par la cognition.

L’opération proprement cognitive consiste alors en l’interprétation des éléments perçus


par l’ensemble de ses sens pour en construire un ordre qui est une représentation de la
situation. Suivant le résultat de cette construction interprétative de la situation, l’individu va
établir ou rétablir ses intentions (attentes) dans les actions qu’il va entreprendre, ainsi que ses
attentions dans la perception du contexte.

Dans la phase d’émergence d’un projet d’innovation, l’approche par la construction de


sens conduit à poser la question suivante :
Comment une idée en tant que germe structural est-elle perçue par un acteur et
participe-t-elle à une mise en situation, donnant au contexte son caractère événementiel
susceptible de provoquer l’engagement en intention et en attention ?

L’approche par la construction de sens s’inscrit dans une vision clairement interactionniste.
Mais au lieu de prendre l’interaction comme l’unité d’analyse, elle met le sens au centre de la
dynamique. Ce faisant, cette approche révèle l’ensemble des marges de manœuvre de l’acteur
humain dans l’interaction. Ces zones de liberté ne se situent pas seulement dans la capacité
d’action propre, mais également dans la perception (ou l’écoute dans la terminologie de
Gaudin), dans l’instauration du sens des situations ambiguës. Elle complète l’analyse des
modalités d’action analysée dans l’approche par l’acteur – stratège, et l’analyse des forces
évolutives à l’œuvre dans le champ technologique.

B . Les mécanismes de construction de sens

Dans les travaux de Weick, l’essence de la dynamique de construction du sens se trouve


dans l’interaction entre d’une part les croyances et d’autre part les actions. L’auteur identifie
notamment quatre enchaînements réguliers qu’il propose comme des mécanismes importants

102
de la construction de sens. Il s’agit en effet de quatre manières d’extraire des événements du
flux continu pour imprimer du sens : par argumentation, par attente, par engagement et par
manipulation (Weick, 1995, pp.135-137).

1 . Argumentation
Argumenter consiste à exprimer l’opinion sur un sujet en explicitant le chemin de
raisonnement qui reflète les croyances sous-jacentes à cette opinion. Dès que l’opinion et ses
fondements sont articulés, ces éléments suscitent l’attention et le jugement sur le bien fondé
des croyances et du cheminement logique utilisé. Les réflexions critiques sont activées. Se
déclenchent alors d’autres argumentations, considérant des alternatives et des compléments
(d’autres croyances), qui se confrontent l’une à l’autre et se sélectionnent. Ainsi se génèrent
des liens de mieux en mieux articulés entre les acteurs et le sujet devenu commun. Ces liens
donnent du sens intersubjectif au sujet car ils résultent des confrontations directes entre
acteurs. Weick suggère que la confrontation des argumentations a lieu essentiellement dans
les réunions de travail. Nous poussons cette réflexion plus loin : dans l’organisation, les
réunions officielles sont souvent préparées en amont, surtout quant il s’agit d’un sujet peu
ordinaire comme un projet d’innovation. C’est vraisemblablement dans la préparation de ces
réunions que les efforts d’argumentation sont les plus intensifs et que les attentes se forment.

2 . Attente implicite (expectation)


Ce mécanisme suppose que dans le système nerveux, les croyances forment une structure
d’attentes souvent implicite qui oriente l’attention des acteurs vers certains phénomènes (on
ne trouve que ce que l’on cherche). Cette structure d’attentes guide également la façon dont
les phénomènes seront interprétés, en ne mettant l’accent que sur certaines caractéristiques.
La sélection par l’attente implicite suit des critères de conformité et donc de cohérence plutôt
que l’exhaustivité et l’exactitude. Elle provoque ensuite des comportements qui vont dans le
sens de confirmer l’espérance. Ainsi, par l’attente implicite, les acteurs créent leur propre
environnement cognitif qui peut être « loin » de l’environnement réel, mais qui est plus
simple, plus stable, plus cohérent et qui facilite l’action. L’attente implicite est le mécanisme
sous-jacent aux phénomènes de prophétie auto-réalisatrice dont l’exemple souvent cité est
l’effet Pygmalion (Weick 1995, p.148-149). Elle explique également la stabilisation des
relations sociales par le fait que les structures d’attentes des acteurs se réajustent au fur et à
mesure des interactions de sorte que les comportements deviennent cohérents et prédictibles.

103
3 . Engagement
L’engagement est un mécanisme psychologique qui se déclenche quand l’individu
s’implique consciemment dans une affaire par des actions, et qui consiste à réunir et à
articuler des éléments justificatifs des actes exercés. Ce mécanisme entraîne une organisation
et une explicitation des croyances et de la structure d’attentes focalisées sur l’action. A la
différence de l’argumentation et l’attente implicite, les sens construits par l’engagement ne
prennent pas leur racine dans les croyances mais dans l’existence et la nécessité d’action. Les
sens émergent par une rationalisation qui sélectionne les éléments cognitifs pour former un
ensemble cohérent afin de soutenir l’action déjà accomplie ou à accomplir.

4 . Manipulation
La manipulation consiste à intervenir directement sur l’environnement par différents
moyens d’influence (négociation, provocation, éducation…) pour créer un « sous –
environnement » plus lisible dans lequel les liens de sens émergent. Ces sens sont construits
par l’interprétation des effets provoqués par les actions, l’interprétation sans laquelle
l’environnement complexe et en évolution continue à échapper à la perception et à la
compréhension. La manipulation permet de clarifier, voire arranger une situation afin
d’orienter et de faciliter les actions futures. Dans le processus de conception, le mécanisme de
manipulation est sous-jacent à toutes les expérimentations, les tests, les études de besoins…
nécessaires pour donner corps à l’offre finale. Il est également fondamental dans les
démarches de vente d’idée en interne (issues selling, Dutton & Ashford, 1993) 33 et dans
d’autres stratégies d’influence du champion d’innovation (Grima & Trépo, 2003) 34.

Les quatre mécanismes s’entremêlent dans la construction du sens (Laroche, 2003) où il


est difficile d’isoler une causalité linéaire. Weick préfère d’ailleurs parler des anneaux de
causalité.

Au sein de l’approche par la construction de sens, un autre élément important a été


mobilisé dans plusieurs recherches sur l’innovation technologique. Il s’agit des « cadres de
référence ».

33
Dutton J, Ashford S. (1993), “Selling Issues to Top Management”, The Academy Of Management Review, Vol
18, No 3, 397-428
34
Grima F. et Trépo G. (2003), « Initier une innovation organisationnelle: tactiques d'influence et processus de
persuasion mis en œuvre par les champions », Revue de gestion des ressources humaines, N°50, oct-nov-déc, 23-
36

104
C . Sens et cadres de référence

Le concept de cadre de référence est central dans la construction de sens. L’origine de ce


concept est issue des travaux en micro-sociologie d’Ervin Goffman sur les cadres de
l’expérience (1974) 35. Il s’agit selon Goffman des « éléments de base permettant de structurer
les événements et son engagement subjectif dans l’exercice de définition d’une situation »
(Goffman 1991, p.19). Les cadres interviennent dans la perception d’une circonstance, dans sa
compréhension et sa description, ainsi que dans le répertoire des comportements
envisageables (idem p.46).

Les institutions que nous avons passées en revue dans la deuxième section peuvent être
analysées comme des cadres de référence pour la construction de sens. Cependant, par rapport
à la vision institutionnaliste insistant sur les traits structurels de la pratique sociale, l’approche
par les cadres de référence met davantage l’accent sur l’action dans sa mise en œuvre concrète.
Cette approche est au fondement de l’ethnométhodologie (Schutz, 1962 ; Garfinkel,
1952,1981…). Dans l’ethnométhodologie, l’action humaine se déploie dans un milieu de
cadres de référence socialement construits qui la rendent intelligible non seulement pour
autrui, mais également pour l’auteur lui-même. Cependant, ces cadres de référence ne sont
pas moteurs ou déterminants de l’action, mais plutôt des ressources mobilisées, combinées,
transformées par les acteurs au cours de l’action. Les cadres de références sont plus concrets,
plus locaux que les institutions. Les projets, les plans, les prévisions sont des exemples des
cadres construits qui ne déterminent pas (au sens fort) les séquences d’action qui vont suivre,
ni en décrivent les mécanismes, mais servent plutôt de repères pour la composition des
mouvements en situation concrète de l’action. Puisque chaque situation concrète est unique,
l’action a toujours une part d’improvisation. La notion d’improvisation rend bien compte de la
coexistence à la fois d’un cadre (ensemble des normes, codes, conventions etc. qui
circonscrivent le contexte et donnent sens à l’action) et d’une authenticité de chaque action
entreprise. Il n’est pas étonnant que cette notion d’improvisation soit devenue aujourd’hui un
concept porteur dans l’analyse organisationnelle (Weick, 1995).

35
Son ouvrage de 1974, intitulé “FRAME ANALYSIS An Essay of the Organization of Experience”, est traduit
en français en 1991 sous le titre « Les cadres de l’expérience ».

105
D . Cadres de référence technologiques

Plusieurs travaux récents sur l’innovation technologique s’appuient sur cette notion de
cadre de référence (Bijker 1987, 1995, 2001, Pasquet 2002, Flichy 2003, Hmimda 2007…).
Ces travaux s’inscrivent dans une voie multidisciplinaire en essayant de combiner les visions
développées dans l’économie, dans la sociologie et dans l’histoire de l’innovation. Ils
s’intéressent aux cadres de référence qui permettent l’action technique dans les périodes dites
de rupture : une transition technologique, un changement de paradigme technologique, une
bifurcation, une création de sentier etc. L’innovation technologique est vue alors comme le
processus d’institutionnalisation des cadres de référence permettant les actions techniques.
Ces dernières incluent la conception, la production et l’usage de la technique.

Ces travaux mettent en évidence la nature hybride des cadres de référence technologiques.
Ils s’enracinent sur plusieurs champs qu’il convient d’analyser conjointement dans leur
manifestation concrète, donc historico-contextuelle. L’objet technique (artefact) sert de
marqueur permettant de circonscrire l’ensemble des interactions autour de l’objet, puis de
remonter à leurs éléments de cadrage, voire à l’histoire de construction de ces cadres.

Ainsi, Bijker et d’autres auteurs du courant de construction sociale de la technologie


arrivent à déterminer différents groupes sociaux qui négocient la signification d’une
innovation technologique pour arriver à des modes d’interaction relativement stables au sein
de chaque groupe et entre les groupes (1987, 1995, 2001). Patrice Flichy propose un concept
de cadre technologique combinant un cadre de fonctionnement et un cadre d’usage, chacun
ayant un mode de constitution spécifique et une temporalité d’évolution différente (2003). Si
le cadre de fonctionnement s’élabore au sein des groupes restreints, le cadre d’usage est
constitué au sein des ensembles sociaux plus larges. Le cadre de fonctionnement concerne
essentiellement la structure interne, le cadre d’usage porte sur l’interface avec les
mouvements de l’homme en action. Plusieurs processus de constitutions peuvent se dérouler
en parallèle, s’entre-chevauchant ou s’ignorant. Leur croisement à un moment historique
donne lieu aux débats, à la négociation et aux compromis incarnés dans les artefacts
techniques vus comme des objets frontières entre différents mondes sociaux. Chaque
compromis est une solution locale, mais s’intègre dans un système sociotechnique plus large.
L’objet évolue en se déplaçant dans le système d’un point de concrétisation à d’autre.

106
Nicolas Pasquet (2002), en s’intéressant de plus près à l’élaboration d’un compromis au
niveau local, introduit deux autres cadres de référence constituant un cadre technologique :
cadre concurrentiel enraciné au champ technico-économique et cadre réglementaire enraciné
au champ technico-politique. Nassef Hmimda (2007) s’interroge sur la possibilité d’une
stratégie de cadrage pour une entreprise en vue de créer un nouveau sentier technologique au
sens d’un système concret de production et de commercialisation à partir de technologies
génériques approuvées. Il propose de concevoir un cadre de rupture consistant en un nouveau
schéma d’interaction des ressources et de construire la légitimité de ce cadre en négociant
avec des acteurs identifiés comme signifiants dans le nouveau schéma. Les arguments de
négociation sont d’une part des ressources contrôlées et d’autre part une stratégie
événementielle. La mise en œuvre de cette stratégie de cadrage mobilise des compétences
politiques, sociales, économiques et technologiques.

La mobilisation du concept de cadre de référence dans le champ de l’innovation


technologique que nous venons de voir adopte une approche socio-cognitive. Par rapport à
cette approche, le courant de construction de sens mené par Karl Weick adopte une approche
plus psycho-cognitive qui met l’identité de l’acteur au centre de la dynamique. L’être humain
est non seulement un acteur social stratégique, mais également un être sensible, intuitif,
affectif et émotionnel qui recherche une consistance et une estime de soi. Si les acteurs
partagent certains cadres de référence comme des ressources pour la construction de sens, le
sens construit a lui-même une part d’authenticité. Cette authenticité n’est pourtant pas isolée
du contexte. Elle est aussi construite à travers les interactions. Dit comme Weick (1995, 2005),
l’identité est engagée dans chaque interaction et participe activement à la compréhension de la
situation et à la manifestation comportementale.

L’approche psycho-cognitive de la construction de sens peut être prometteuse dans


l’analyse de l’émergence de l’innovation. S’inscrivant dans une vision interactionniste, cette
approche peut permettre de combiner les forces évolutionnistes et de structuration aussi bien
que l’autonomie des acteurs, et ce dans un contexte concret d’émergence de l’innovation. Au
sein de la vision interactionniste, cette approche apporte une lecture complémentaire à la
lecture socio-cognitive développée particulièrement dans la sociologie de traduction et le
courant portant sur les cadres de référence. C’est dans cette voie que s’inscrit notre
développement théorique qui vise à révéler d’autres dynamiques sous-jacentes au phénomène
d’émergence pour envisager d’autres leviers pour l’action.

107
CHAPITRE III – CONSTRUCTION DU CADRE
D’INVESTIGATION

Au terme de ce parcours théorique à travers la littérature, nous arrivons à une mosaïque de


concepts potentiellement porteurs pour l’investigation d’un processus concret d’émergence de
l’innovation. La pertinence de ces concepts ne peut se révéler que dans l’analyse concrète au
contact du terrain. Néanmoins nous pouvons dès maintenant organiser ces ressources
conceptuelles en un dispositif d’investigation. Cette organisation s’appuie sur un outil
méthodologique particulier : l’analyse processuelle de Pettigrew (1997).

109
SECTION 1 : LE CADRE D’OBSERVATION

I . LES PRINCIPES DE L’ANALYSE PROCESSUELLE

Le besoin de comprendre la conduite humaine dans sa dimension dynamique par rapport


au temps et au contexte fait de l’analyse processuelle une question méthodologique cruciale
en sciences sociales. Etudier un processus vise souvent à décrire, à analyser et à expliquer le
quoi, le pourquoi, et le comment des séquences d’actions ou d’événements sociaux (Pettigrew,
1997). Cette démarche de recherche est fondée sur un postulat selon lequel la réalité sociale
est toujours « en devenir », autrement dit elle est en perpétuel mouvement avec une grande
dépendance du passé. Dès lors, la meilleure façon d’appréhender la réalité (ou en tout cas « ce
qui peut être observé ») est d’identifier des « mécanismes » ou des principes qui régissent son
mouvement.

Un processus est défini par Pettigrew comme « une séquence d’événements individuels et
collectifs, d’actions et d’activités dans le temps et dans son contexte » (p. 68). L’histoire du
déroulement des événements dans le temps est donc un élément central d’une recherche sur le
processus. Cependant, l’histoire des faits n’est que la matière première de l’analyse
processuelle dont le plus grand travail consiste à construire des « modèles » pertinents pour en
expliquer l’enchaînement et également pour représenter le processus dans une structure
analytique afin de pouvoir opérer des comparaisons avec d’autres histoires.

Les processus sociaux sont très complexes du fait des interconnections multiples et
souvent inobservables directement entre les éléments au sein d’un processus, entre différents
processus, et entre processus et son contexte. L’analyse processuelle, selon Pettigrew, adopte
donc une vision holistique et interactionniste appropriée à ses objets (p. 70). Cette vision
consiste à saisir des mécanismes fondamentaux dans leur ensemble interactif permettant
d’expliquer le processus social en question. Cette approche conduit aux principes d’analyse
suivants :
• encastrement : considérer le processus dans ses interfaces avec son environnement
multidimensionnel.
• dépendance temporelle (temporal interconnectedness) : chercher des connections
dans le temps et se projeter dans le futur.

110
• dualité action/contexte : analyser l’action dans sa relation de co-construction avec le
contexte
• holiste : saisir le processus dans sa complexité plutôt que dans des dimensions isolées
avec des relations linéaires
• orientation d’explication des résultats : se donner la tâche de repérer la
manifestation des effets et d’expliquer des liens causaux entre le contexte, le processus
et les résultats.

Le principe d’encastrement part du fait que chaque processus social se déroule dans un
environnement qui l’influence par plusieurs canaux en terme de ressources et de contraintes
(coté structurant) et qui se transforme au fur et à mesure que le processus se déroule (côté
structuré). La prise en compte des interconnections avec l’environnement est donc
indispensable à la compréhension du processus. La dépendance temporelle, quant à elle, ne se
dévoile pas souvent à travers les événements et les chroniques. Elle peut résider dans la
cognition et dans la psyché humaine et demande une investigation plus profonde. Cependant,
ce principe n’implique pas une remontée infinie dans le passé à la recherche de la cause
originelle, mais se limite à la recherche des causes de « proximité » du phénomène (Tilly,
1984, repris par Pettigrew p. 72). En ce qui concerne l’action humaine, un des principaux
éléments du processus social, l’analyse processuelle adopte la vision structurationniste à la
Giddens 36 avec la nature dualiste de la structure (structurel/contexte actualisé) et la relation
duale structure/action.

II . ANALYSE DU PROCESSUS D’EMERGENCE DE L’INNOVATION

L’analyse processuelle pose trois catégories principales à cerner : contexte, contenu et


dynamique sous-jacente 37 . L’ensemble des théories potentielles pour l’analyse de notre
processus particulier gravite également autour de ces trois catégories.

L’approche proactive par le championing de l’innovation et par les activités de


conceptions se focalise sur le contenu en terme d’acteur et de logique d’action. Elle donne à
voir les dynamiques sous-jacentes de type social (stratégie relationnelle du champion) et

36
Voir l’analyse de la littérature (Chapitre 2, Section 3, I-B)
37
Pettigrew voit dans la troisième catégorie le propre du processus et l’appelle « process ». Par souci de clarté,
surtout en évitant la confusion avec le processus global à étudier, nous préférons appeler cette troisième
catégorie dynamique sous-jacente ou dynamique tout court.

111
cognitive (la théorie C-K, l’argumentation dans la vente d’idées). L’approche par le
mouvement technologique se focalise principalement sur les forces évolutionnistes dans le
champ technologique : forces économiques, institutionnelles, forces d’individuation technique
etc. Ces forces sont l’essence du contexte dans lequel un processus concret se déroule. Ces
forces du contexte influencent le contenu du processus à travers la forme de l’idée (et de
l’objet), la forme sociale des relations (organisation, convention, rituel, routine). Les
dynamiques que cette approche donne à voir sont de type déterministe (économique,
sociologique, technique) ou co-déterministe (la conjonction des forces hétérogènes détermine
l’évolution). L’approche par l’interaction et le sens se focalise directement sur la dynamique
en cours et laisse à voir une sorte d’indéterminisme au niveau local, ici et maintenant. Ce qui
demeure saillant, ce sont des formes de vie (au sens d’altération de Paul Ricœur) et des
formes d’expérience (au sens cognitif). Dans cette approche, les forces du contexte et les
éléments du contenu ne sont là réunis que parce que les dynamiques du vivant les appellent
pour l’actualisation.

Schéma 16: Articulation des approches théoriques dans l’analyse processuelle

Forces
Contexte évolutionnistes Approche par les
Mouvements technologiques

Acteurs

Processus
d’innovation Contenu Idées Approche par les
Acteurs et la Stratégie

Stratégies
Tactiques

Dynamique Logiques Approche par


sous-jacente Causalité l’Interaction et le Sens

L’analyse processuelle nous permet d’articuler les ensembles de concepts que nous avons
identifiés comme potentiellement pertinents pour appréhender un processus concret
d’innovation. Notre choix de développement théorique s’inscrit dans la troisième approche

112
théorique, celle par l’interaction et sens. La théorie porteuse, celle du microprocessus de
construction de sens, nous fournit un autre ensemble des concepts clés.

III . LE PROCESSUS VU PAR LA CONSTRUCTION DE SENS

Le corps du processus de construction de sens est l’enchaînement circulaire des


mouvements de l’environnement enacté qui laisse des traces, des signes qui seront perçus par
certains acteurs, ignorés par d’autres, dans un processus de perception sélective. La
construction interprétative désigne l’instauration du sens des signes perçus en mobilisant des
cadres d’interprétation (cadres de référence). L’interaction entre les cadres et les perceptions
permet la définition de la situation et l’anticipation des comportements à engager notamment
en termes d’attention et d’intention dans les actions qui suivent. Les mécanismes élémentaires
d’interaction entre croyance (les sens construits et les cadres correspondant) et action
(intention et attention sélective) permettent de repérer les logiques dominantes dans un
enchaînement concret. Rappelons que Weick y voit au moins quatre mécanismes :
argumentation, attente implicite, engagement et manipulation.

Schéma 17 : Concepts du microprocessus de construction de sens

Environnement
enacté
Signes
perçus / ignorés

Perception
sélective
Cadres
d’interprétation Construction
mobilisés de sens

Construction
interprétative

Mécanismes
d’interaction
croyance - action
Feedback
sur intention
et attention

113
Si nous mettons l’analyse processuelle, adaptée au processus d’innovation, en face du
microprocessus de construction de sens, nous obtenons une sorte de matrice des concepts qui
vont nous permettre de capter les éléments d’un processus concret d’émergence de
l’innovation.

Schéma 18 : Matrice des concepts théoriques pour l’investigation

Forces Environnement
Contexte évolutionnistes enacté
Signes
perçus / inaperçus
Acteurs
Perception
sélective
Cadres
Processus d’interprétation Construction
d’innovation Contenu Idées de sens
mobilisés

Construction
Stratégies interprétative
Tactiques
Mécanismes
d’interaction
croyance - action
Dynamique Logiques Feedback
sous-jacente Causalité sur intention
et attention

Il nous faut maintenant confronter l’objet d’investigation au cadre conceptuel ainsi


construit. Cette opération nous permet d’envisager les points de contact où le dispositif
théorique existant est susceptible de saisir le phénomène concret. Ces points de contact entre
cadre théorique et terrain nous serviront ensuite comme guide d’observation sur le terrain.

IV . LE GUIDE D’OBSERVATION

Le premier point de contact se situe au niveau du contexte dans lequel nous allons situer le
mouvement concret. Le croisement théorique à ce niveau procède entre le concept de
l’environnement enacté et les forces évolutionnistes qui influencent le champ technologique.

114
Les éléments que nous devrons prendre en compte dans l’examen du contexte sont ceux qui
influencent les acteurs impliqués d’au moins une des manières suivantes : consciente (perçus
par l’acteur), intentionnelle (mis en scène par l’acteur) et inconsciente (ignorés par l’acteur).
Nous appelons ce premier niveau d’observation « contexte événementiel ». Associer
l’événement au contexte consiste ici à désigner le potentiel réuni dans un espace-temps, le
potentiel mobilisateur qui appelle à l’actualisation dans ce qui va se produire.

Le deuxième point de contact se situe au niveau de la situation perçue par chaque acteur.
C’est dans cette perception de la situation que les problématiques émergent. A ce niveau, les
cadres de référence sont déjà activés. La structure de ces cadres peut être inaccessible
directement, mais elle peut apparaître en contraste quand on superpose différentes perceptions
d’acteurs se participant au même contexte événementiel.

Le troisième point de contact se situe au niveau de la représentation construite (nous


préférons le terme instauration de Souriau pour désigner la nature du sens). Le centre de cette
instauration est la formulation des problèmes et des solutions qui engagent la suite de l’action.
Les cadres de référence se manifestent de manière la plus explicite à ce niveau.

Le quatrième niveau concerne les actions et les comportements effectivement engagés.


Les tactiques, stratégies, les comportements sont-ils issus de formulations réflexives de la
situation concrète ou décrétés par les cadres de référence existant ? Quels sont les effets
observables de ces actions sur l’évolution du contexte, sur la perception de la situation et sur
la suite de la formulation de problèmes / solutions ? Telles sont les questions auxquelles devra
s’efforcer de répondre l’observation de terrain.

Ces questions nous amènent au cinquième niveau de contact entre cadre théorique et
terrain. Ce niveau n’est plus de l’ordre de l’observation mais d’avantage de l’ordre de
l’analyse : le niveau des dynamiques sous-jacentes. Ces dynamiques sont dans l’enchaînement
des observations sur les niveaux précédents. Elles sont le propre du processus, et constituent
l’objectif final de notre investigation.

Ainsi, nous arrivons à un cadre théorique général de notre investigation qui est présenté
dans le schéma suivant.

115
PROCESSUS INVESTIGUE

Forces Contexte Environnement


Contexte évolutionnistes événementiel enacté
Signes
Perception de la perçus / inaperçus
Acteurs situation
Perception
sélective
Cadres
Processus Formulation Problème Construction
Contenu Idées - Solution
d’interprétation
d’innovation mobilisés de sens

Construction
Stratégies Comportement interprétative
Tactiques Engagement
Mécanismes
d’interaction
croyance - action
Dynamique Logiques Dynamiques à Feedback
sous-jacente Causalités détecter sur intention
et attention

Schéma 19 : Cadre théorique pour l’investigation

116
Passons maintenant à la mise en œuvre concrète de l’investigation. La démarche globale
se résume en un cycle itératif de déduction et d’induction représentée dans le schéma suivant.

Schéma 20 : Démarche de recherche processuelle d’après Pettigrew, 1997

Question générale

Exploration théorique
Déduction Synthèse, canalisation
Manque de concepts

Thèmes Concepts porteurs

Questions de recherche

Contexte Collecte de données


Contenu Questionnaires &
Grille d’analyse
Manque d’info
Processus

Histoire des cas


Contexte – Situation – Idée - Action

Analyse de données
Quoi ? Repérage des formes Paradoxes détectés
Pourquoi ? et des dynamiques
Comment ?

Corps du processus
Mécanismes, cycles, stades

Rédaction
Induction & Conceptualisation
Analyse Vérification

Modèle processuel

117
Nous sommes partis d’une question générale : « quelles sont les dynamiques sous-jacentes
dans la transformation des idées émergentes en un mouvement collectif de réalisation ?».
L’exploration théorique nous a apporté un ensemble des concepts porteurs. Nous avons
structuré un puzzle sous la forme de la grille d’analyse processuelle d’une part et de la grille
du microprocessus de construction de sens d’autre part. Cette structuration nous a donné une
grille d’observation pour notre terrain. C’est à la base des observations concrètes que nous
allons maintenant essayer de repérer les formes concrètes du processus d’innovation et les
dynamiques associées.

Cette démarche est récursive. Elle procède par l’aller-retour continu entre observation,
analyse et questionnement théorique. L’aboutissement de la démarche est l’élaboration d’une
représentation pertinente du phénomène investigué. Nous entendons par pertinence l’union de
trois critères : la plausibilité, la représentativité et la proactivité. La définition de ces critères
est issue de notre positionnement épistémologique à la base de notre projet.

118
SECTION 2 : POSITIONNEMENT EPISTEMOLOGIQUE

La réflexion épistémologique s’articule autour de trois questions principales (Girod-


Séville et Perret dans Thiétart et coll. 1999) :
• Quelle est la nature de la connaissance, celle qu’on mobilise aussi bien que celle qu’on
voudrait atteindre au terme de la recherche ? (question ontologique ou le quoi)
• Par quelle voie pourrait-on atteindre cette connaissance ? (question méthodologique,
le comment)
• Quelle est la valeur de la connaissance ainsi engendrée ? Quel usage pourrait-on en
faire ? (question pratique, le pour quoi)

I . CONNAISSANCE MEDIATRICE : SENS INSTAURE

S’interroger sur la nature de la connaissance, c’est se questionner sur la vision qu’on a du


monde et, plus largement encore, sur la relation qu’on entretient avec ce monde. Voici la
notre.

Nous plaçons la connaissance quelque part dans la sphère noologique d’Edgar Morin,
dans le monde trois des êtres d’esprit de Karl Popper, dans un mi-lieu spécifique où notre
esprit instaure le sens de nos expériences (Souriau 1943, Dewey 1967, Latour 1998).

La connaissance en tant que sens instauré est tantôt subjective, tantôt objectivée et tantôt
objective. Elle est subjective car sa genèse et sa signification dépendent de notre histoire
propre. Elle est objectivée car notre esprit est capable d’oscillation ontologique, c'est-à-dire de
faire distance avec ses propres productions. Cette connaissance est finalement objective dans
la mesure où elle exerce des influences réelles sur l’esprit et, à travers l’esprit-action, sur le
monde.

Considérer la connaissance comme un mi-lieu entre le monde humain (l’anthropo-sphère


dans le modèle d’Edgar Morin) et le monde naturelle (cosmo-bio-sphère), c’est pour nous
ramener la connaissance à l’ensemble des ressources (ou moyens) se libérant ainsi de
l’ensemble des visions (ou fins) qui reviennent à la sphère morale (éthiques). La connaissance,
comme la technique qui en est un sous-ensemble, est pour nous un moyen par lequel l’être

119
humain complet (cosmo-bio-socio-psycho-cognitif) instaure ses relations avec le monde, qui
l’entoure et l’inclut, dans un projet de vie.

Notre vision se reconnaît dans le pragmatisme processuel 38 (Peirce (1839-1914), William


James (1842-1910), Henri Bergson (1859-1941), John Dewey (1859-1952), Alfred North
Whitehead (1861-1947)) auquel il convient d’ajouter Etienne Souriau (1892-1979) 39 . Ce
pragmatisme est inspiré dans les sciences sociales comme le chemin du milieu entre d’une
part le modernisme de la connaissance universelle et d’autre part le post-modernisme de la
déconstruction et de la critique40. Le pragmatisme processuel connaît d’autres appellations qui
révèlent chacune un aspect porteur de cette pensée : naturalisme (car il libère le mouvement
naturel de la prétention totalitaire de la connaissance) ; relationnisme processuel (car il refuse
le substantialisme en mettant au premier plan de la réalité les relations et les mouvements) ;
interactionnisme symbolique (car il redonne aux langages leur fonction médiatrice et
générative).

Retournons à notre sujet de recherche : la transformation des idées émergentes en projets


collectifs d’innovation. Cet énoncé renvoie à une multitude de mouvements vivants avec des
occurrences très diverses. Nous ne cherchons pas à voir dans ces processus des phénomènes
objectifs dont la nature est à découvrir, ni des clés de succès dont la nature est à concevoir. De
telles approches auraient été tout à fait intéressantes. Nous cherchons tout d’abord à voir, dans
une séquence d’événements individuels et collectifs, d’actions et d’activités dans le temps et
41
dans un contexte précis de l’émergence d’une innovation, une possibilité de connaissance
pertinente.

Cette connaissance devrait émerger de l’analyse des expériences vécues. Elle est donc
d’abord un sens instauré et pourrait alors se soumettre à l’évaluation selon le critère de
plausibilité (au sens de Weick, 1979, 1995, 2005) par l’ensemble des interlocuteurs. Tel est
pour nous son critère de validation interne.

38
Van de Ven et Poole 2005, Alternative Approaches for Studying Organizational Change, Organization
Studies, 29 (6), 1377-1404, Sage Pubications
39
Philosophe de l’art dont les écrits méconnus ont été remis à l’actualité par Bruno Latour (1998) et Isabelle
Stenger (Cerisy, juin 2007)
40
Voir le cahier de recherche DMSP N°263, Alard-Poesi et Perret 1998 disponible sur l’internet
41
C’est la définition même d’un processus de Pettigrew (1997, p.68)

120
Cette connaissance devrait atteindre ensuite un niveau synthétique permettant de couvrir
un nombre grandissant d’occurrences dans des contextes autres que le contexte précis de sa
genèse. Nous appelons ce critère la représentativité. Elle n’est jamais acquise, mais toujours
en épreuve de confrontation avec d’autres expériences, d’autres occurrences. Il s’agit des
épreuves pour la validation externe de la connaissance proposée.

Cette connaissance devrait finalement être proactive dans la mesure où elle favorise
l’autonomie (au sens d’Eric Berne) des acteurs dans le même type d’expérience. Cette
évaluation ne peut se faire que par la poursuite des activations de la connaissance proposée
dans les pratiques.

La combinaison de ces trois critères : plausibilité, représentativité et pro-activité, donne


lieu à ce que nous entendons par la pertinence de notre projet de connaissance dans une vision
pragmatique processuelle.

II . METHODE : EMPATIE ET MISE EN RECIT

Après avoir défini la nature de la connaissance que nous voudrons atteindre, traitons
maintenant la deuxième question épistémologique : comment atteindre cette connaissance ?

Notre voie est d’abord celle de la compréhension (Weber 1965). La compréhension se


déploie à deux niveaux : le premier niveau concerne les acteurs eux-mêmes qui instaurent le
sens de leurs expériences ; le deuxième concerne le chercheur qui instaure le sens sur la base
des sens instaurés au premier niveau et d’autres sources de données complémentaires. Le
passage entre les deux niveaux est possible par l’empathie et la mise en récit.

« L’empathie est la faculté de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il


ressent. Le chercheur, pour développer une compréhension des réalités sociales qu’il observe,
doit s’approprier le langage et les terminologies propres aux acteurs. Il devra développer une
capacité d’empathie afin d’atteindre les réalités telles qu’elles sont vécues par les acteurs. »
(Girod-Séville et Perret Thiétart et coll. 1999, p 29). Dans notre cas, l’empathie a été possible
par une longue immersion sur le terrain (deux ans) permettant d’établir des liens de confiance
avec les acteurs et d’obtenir leurs confidences. Notre positionnement par rapport au terrain a

121
été l’ « observation », en contraste avec d’autres démarches possibles qui seraient plus dans la
« recherche - action » ou la « recherche – intervention » (David, 2002).

Si l’empathie est à la base de la perception, la suite de l’instauration du sens s’appuie


principalement sur la mise en récit des conversations, des observations, des analyses
documentaires etc. Cette pratique permet de constituer au quotidien une base importante de
descriptions détaillées. Ces premiers récits servent de moyens de communication par la suite
et nourrissent les conversations avec les acteurs, permettant d’avancer la compréhension.

Restituer l’histoire du cas permet de retracer le processus et d’en confronter la lecture que
nous en faisons à l’avis des acteurs qui y ont participé et qui ont contribué à en alimenter le
récit.

L’analyse du cas, enfin, permet de confronter les concepts théoriques constitutifs du cadre
d’analyse dont nous nous sommes dotés aux observations telles qu’elles sont reconstituées, et
de voir en quoi les explications rivales proposées par différents modèles donnent à voir ou
non ce que nous avons retenu du cas et ce qui s’y joue.

III . LE POURQUOI D’UN PROJET DE CONNAISSANCE

La question de la valeur d’une connaissance concerne à la fois les critères de sa validité et


son usage potentiel. Ces deux aspects sont eux-mêmes étroitement liés à la vision retenue
relativement à la nature de la connaissance (positionnement ontologique) et à la voie
méthodologique empruntée. Le tout réuni forme un projet d’ensemble.

Notre projet vise la compréhension des dynamiques permettant la transformation des idées
en mouvements collectifs. Notre vision ontologique considère qu’un tel objet de recherche est
de nature processuelle dont les observables ne sont que les traces d’actualisation contextuelles.
Le travail d’instauration ne porte pas tant sur la restauration des événements passés à partir de
ces traces observées (posture interprétativiste) que sur la recherche des dynamiques profondes
capables de générer ces types d’occurrence. C’est précisément en ce sens que notre posture est
constructiviste. Le projet de compréhension répond à une intention profonde de chercher des
sources de « capabilité ». C’est pour cela que nous pouvons nous appuyer sur la plausibilité
comme critère de validation interne et sur la représentativité comme critère de validation

122
externe de nos propositions. La suite naturelle d’un tel projet de compréhension est la
recherche des conditions d’activation des dynamiques supposées. Mais c’est finalement dans
l’expérimentation de la mise en dispositif de ces conditions que les connaissances construites
par cette recherche vont conquérir leur chance de vie.

Ainsi nous avons explicité notre positionnement épistémologique sur lequel le projet de
recherche est bâti. Ce positionnement constitue le cadre général pour notre étude de cas. Nous
allons maintenant présenter le design de l’étude de cas.

123
SECTION 3 : DESIGN DE L’ETUDE DE CAS

Nous avons choisi, comme objet de recherche, les dynamiques permettant la


transformation des idées en mouvement collectif de réalisation (un projet d’innovation au sens
de Boutinet, 1993, 2004). Notre cadre d’observation s’appuie sur l’analyse processuelle de
Pettigrew au niveau micro-processuel de la construction de sens de Weick. Ces éléments
conduisent à une étude empirique longitudinale qui privilégie l’analyse détaillée des
phénomènes concrets par l’observation in vivo et par empathie avec les acteurs du terrain.
Cette stratégie d’étude de cas « en gros plan » selon Gérard Koenig (1993) est adéquate avec
notre posture épistémologique constructiviste.

Nous adoptons dans l’étude de cas un design hybride entre démarche ethnographique et
démarche théorique enracinée (Royer et Zarlowski dans Thiétard et coll. 1999, p.143).

En effet, notre problématique conduit à analyser des processus concrets de transformation


des idées en projets dans l’environnement organisationnel. Ces processus sont encastrés dans
le contexte de l’organisation qu’il convient d’appréhender en détail. Notre vision
interactionniste accorde de l’importance aux connexions entre les événements constituant le
contenu du processus étudié et les éléments organisationnels, culturels et historiques. Ceux-ci
sont également des processus mais se déploient à d’autres niveaux en influençant
mutuellement le processus étudié. Analyser un processus en gros plan dans son
environnement naturel pour identifier des dynamiques sous-jacentes de l’évolution du
phénomène, tel est le fondement de notre démarche ethnographique. Elle conduit à analyser
un cas global en profondeur avec plusieurs points de collecte de données (Forgues et
Vandageon-Derumez dans Thiétard et coll. 1999).

Quant à la théorie enracinée (grounded theory, Glaser et Strauss, 1967), la démarche


consiste à « élaborer une théorie explicative d’un phénomène social en se fondant sur la mise
en évidence de régularités » (Royer et Zarlowski, 1999). L’analyse de la littérature nous a
fourni une sorte de cadre de perception en identifiant des zones d’observation prioritaires pour
appréhender le processus en question, mais nous avons choisi de considérer qu’elle ne nous
permettait pas d’émettre des conjectures a priori sur la nature des dynamiques fondamentales
qui animent ce processus. Ces dernières seront générées à partir de l’analyse empirique. La

124
théorisation se fera par ajustement permanent entre le cadre théorique d’observation, les
observations effectives et les formes théoriques émergentes de ces observations.

I . L’ARCHITECTURE DE L’ETUDE DE CAS

L’architecture globale de l’étude de cas est fondée sur deux axes complémentaires : les
champs organisationnels et culturels constituant l’environnement dans lequel se déploient les
processus étudiés (I) et les processus concrets d’émergence de l’innovation (II).

Dans l’axe I, pour analyser l’environnement nous mobilisons le concept de « champs »


dans le sens qu’utilise Simondon (1958), c'est-à-dire des modes de liaisons qui rassemblent,
sous un domaine, des ensembles hétérogènes qui s’échangent des énergies « informées »
suivant des circuits plus ou moins réguliers. La notion de champ est particulièrement
mobilisée par l’approche institutionnaliste en sciences sociales (Meyer et Rowan 1977, Meyer
et Scott 1983, DiMaggio et Powell 1983, 1991). Cette approche met en avant la notion de
champ organisationnel pour désigner le théâtre des forces institutionnelles qui, à travers les
échanges réguliers et la quête de légitimité, insufflent une tendance au mimétisme entre
différentes entités organisées, conduisant ainsi à leur isomorphisme. Dans notre recherche,
nous parlons de champs organisationnels au pluriel pour désigner, à un niveau local d’une
entreprise, des modes de coordination institutionnalisés. Ces modes renvoient notamment
(mais pas exclusivement) aux idéologies, aux paradigmes et aux théories pour l’action dans
les vocabulaires de Weick.

En parallèle avec ce régime d’interaction, un autre mode de liaison se déploie, non pas
dans le sens d’homogénéisation, mais de génération et de préservation des spécificités. Nous
utilisons l’adjectif « culturel », en contraste avec « organisationnel », pour désigner les modes
de coordination plus symboliques, plus informels, qui participent au cadrage cognitif. Ces
modes renvoient notamment aux prémisses, aux traditions et aux histoires chez Weick.

L’analyse des cadres cognitifs vise également à identifier des zones problématiques
concernant le processus d’innovation. Nous mobilisons l’analyse institutionnelle proposée par
Thierry Gaudin en 1978 pour identifier ces « zones de silence ».

125
L’axe II correspond à l’analyse processuelle de la genèse des innovations concrètes avec
les dimensions que nous avons expliquées précédemment : contexte, contenu et dynamiques
sous-jacentes.

Ces deux axes (I) et (II) vont se rejoindre une première fois dans l’analyse des données
avec l’unité d’analyse centrale portant sur le microprocessus d’instauration de sens (III). Ils se
rejoignent une deuxième fois dans l’analyse des conditions organisationnelles et culturelles
facilitatrices de l’innovation (IV), à la lumière des résultats de l’analyse de la phase (III).

126
Objet de recherche Niveaux d’analyse Unité d’analyse
Processus de transformation des idées en projets Sens
d’innovation au sein de l’organisation
Cadres pour l’innovation
Environnement Vocabulaires spécifiques :
I Idéologies, prémisses, paradigmes, théories
Objet : les champs organisationnels et culturels dans
pour l’action traditions, histoires…
lesquels se déroulent les processus d’innovation
Objectif : Saisir la structure cognitive de Zones problématiques des cadres de
l’organisation qui donne sens à l’innovation référence : analyse institutionnelle

Comprendre la façon dont


les acteurs mobilisent
Repérer les conditions des cadres pour
organisationnelles et culturelles IV III instaurer le sens
facilitant les dynamiques à travers les occurrences
d’instauration de sens dans le
Contexte
Contexte événementiel (signe + cadre) repérées
processus d’innovation II Situations perçues dans les processus concrets

Processus concrets
Contenu
Objet : la genèse des projets d’innovation concrets Acteurs : profil et rôle
Formulation de problèmes / solutions
Objectif : Repérer les traces de la construction de Action – Comportement
sens le long des processus et inférer les dynamiques Artefacts produits
sous-jacentes
Instauration du sens
Argumentation ; Attentes ;
Engagement ; Manipulation….

Schéma 21 : L’architecture de l’Etude de Cas

127
II . RECUEIL DES DONNEES EMPIRIQUES : L’Air Liquide comme terrain

Une fois clarifiés la problématique, le cadre d’observation et le design de l’étude de cas,


nous avons prospecté des terrains potentiels par une proposition de recherche explicite (voir
annexe). Plusieurs acteurs nous ont répondu en offrant différents niveaux d’accès au concret :
des expériences personnelles avec équipe restreinte d’un projet ; une entité organisationnelle
chargée de promotion de l’innovation ; une organisation entière.

Dans la perspective de réaliser une étude de cas en gros plan combinant l’analyse
processuelle de l’émergence d‘innovation et l’analyse institutionnelle de l’organisation, nous
avons choisi le Groupe Air Liquide, parmi les options ouvertes, comme terrain de recherche
empirique. Avec l’accord du directeur scientifique du Groupe, nous avons eu accès à
l’ensemble de l’organisation avec une immersion totale pendant une période d’un an,
prolongée par une période d’aller-retour d’un an de plus pour approfondir certains des aspects
ayant émergé pendant la première période.

Suivant l’architecture globale, le recueil de données s’est fait essentiellement suivant les
deux axes (I) et (II) que nous avons développés précédemment.

A . Axe (I) : Les cadres pour l’innovation chez Air Liquide

L’axe (I) a concerné le repérage et l’analyse des éléments de cadrage pour les processus
d’innovation. L’objectif était de saisir les fondements du comportement de l’organisation vis-
à-vis d’un projet d’innovation durant son élaboration. Cet axe permettait également d’aborder
le terrain de façon globale pour comprendre l’histoire, l’organisation et le fonctionnement de
l’entreprise.

Une première réunion avec les correspondants de l’entreprise a permis d’identifier les
principaux champs organisationnels potentiellement pertinents à analyser :
1. Management de la recherche et du développement pour l’innovation (RID)
2. Développement de l’Innovations de terrain – field innovations (FI)
3. Programme de reconnaissance des inventeurs et gestion des propriétés
intellectuelles (DPI)
4. Programme de la filière technique (TCL)
5. Démarches de gestion des connaissances (KM)

129
6. Communication interne de la R&D et sur l’innovation (Com)
7. Système d’Information et les NTIC (IT)

Ainsi une première liste des acteurs à interviewer a été établie et une lettre de lancement
de l’étude a été envoyée à l’ensemble des acteurs pour un premier contact.

Les acteurs de la communication (Com) ont été particulièrement dynamiques pour nous
ouvrir les sources d’information disponibles : rapports, présentations, intranet, bases de
données, ouvrages, visite des sites de production et des groupes de recherche, journée de
l’innovation…. Nous avons été surpris par l’efficacité et la pertinence des services de
communication. Nous avons pu alors accumuler un nombre considérable de références qui
alimentent l’analyse des cadres.

Tableau 2 : La nature des données collectées – exemple du champ de la communication


Références de Nombre Nature Utilisation du contenu
Communication (Com-r)
Entretien (E) 6 * 1,5h Responsables Com Corporate et R&D Recueil de la vision sur
Correspondants de Com dans les groupes l’innovation et sur
de recherche l’organisation
Documents écrits (D) 7 Livres sur l’histoire du groupe Collecte des références
Rapport - Ouvrage Thèse et articles de recherche sur culturelles, structurelles
l’organisation et la stratégie d’Air Liquide et visionnaires des sous
Rapports annuels parties de l’organisation
Note interne (N) 27 Notes de nomination concernant les Vision sur les missions et
champs d’investigation les champs d’attention
Actualité du Groupe dans le monde des managers
Evénement (Even) 5 Journées de l’innovation (Corporate et Recueil des modes de
R&D) conversation des acteurs
Visites des sites de production et des appartenant à des entités
laboratoires différentes
Observation quotidienne 1 cahier Conversations informelles Caractérisation des liens
(O) Salles de réunion, bibliothèque, cantine… sociaux

Est venu en deuxième lieu le champ du management de l’innovation qui nous apportait
des références institutionnelles du processus d’innovation. A Air Liquide, ce champ contient
deux sous champs :
• le management de la R&D centré sur les groupes de recherche avec leurs programmes

130
• la promotion des innovations transversales pilotée par le marketing corporate

Les programmes de R&D et les innovations de terrain (field innovations – FI) sont suivis
de très près par la direction des propriétés intellectuelles (la DPI), qui a pour mission
principale d’assurer la liberté d’exploitation des technologies du Groupe. En parallèle avec la
gestion des brevets, la DPI pilote un programme spécial : le programme de reconnaissance des
inventeurs. Ce programme crée en 1997 n’est pas seulement symbolique, mais permet
d’évaluer systématiquement la valeur ajoutée du portefeuille des brevets donnant une image
(imparfaite mais concrète) des processus suivis pour des innovations passées. C’est par la DPI
que nous avons amorcé le deuxième axe d’investigation sur les processus concrets
d’innovation.

Les données collectées dans ces champs contenaient d’abord les entretiens avec les
responsables de programmes et les sujets des programmes (chercheurs, techniciens, lauréats
des prix d’innovation et de la filière technique). Les statistiques, manuels, notes de
nomination, présentations des programmes en interne… ont constitué une deuxième source.
La DPI d’Air Liquide fait l’objet également d’autres études de cas spécifiques dont nous
avons récupéré les publications. Cette source nous a permis une « triangulation » des données.

En troisième lieu est venu le champ de gestion de la connaissance et de développement


des compétences. A Air Liquide, il s’agit de l’ensemble des démarches KM (Knowledge
management) et du programme Filière Technique (Technical Career Ladder – le TCL). Le
TCL est un programme important qui associe la gestion des ressources humaines, les groupes
et programmes de recherche, les divisions industrielles et d’autres entités, dans le
développement des compétences techniques. Les démarches KM (gestion de la connaissance),
quant à elles, consistent en plusieurs initiatives spécifiques : formation, système d’information,
communautés de pratiques.

Sur ce champ, en plus des entretiens et des archives, nous avons pu observer la mise en
œuvre de plusieurs initiatives de KM. Il n’y a pas chez Air Liquide un programme de KM
central mais plusieurs démarches locales. La filière technique et le programme de
reconnaissance des inventeurs d’Air Liquide font l’objet de benchmarking avec d’autres
groupes industriels dont les traces nous ont fourni une autre source de « triangulation ».

131
Le champ des technologies de l’information a finalement été écarté de notre investigation,
non pas parce qu’une faible importance lui serait accordée, mais parce qu’il est bien diffusé
dans l’ensemble de l’organisation. En effet, une approche par le système d’information aurait
pu couvrir tous les champs mentionnés ci-dessus. Notre choix a été d’intégrer la dimension de
l’information avec les technologies associées dans chaque champ étudié au lieu de le
considérer comme un champ d’investigation à part.

Le tableau suivant résume l’ensemble des références collectées pour repérer les cadres
institutionnels pour l’innovation chez Air Liquide.

Tableau 3 : La nature des données collectées pour l’analyse institutionnelle


Champ institutionnel Entretiens Documents et Documents Evénements
Notes internes externes
(E) (Di +N) (De) (Even)
Communication Com 6 5 + 27 2 5
Management des programmes 12 2 + 15 1 3
d’innovation RID
Innovations de terrain FI 5 1+1 1
Propriétés Intellectuelles et 3 3+2 1 1
Reconnaissance des Inventeurs
DPI
Filière Technique 3 2+1 1
Gestion de la connaissance KM 4 4
Total des références 33 17 + 46 5 10

B . Axe (II) : les processus concrets d’innovation

C’est auprès de la direction des propriétés intellectuelles qu’a commencé le premier


repérage des innovations concrètes. De très nombreux exemples d’innovation on été proposés
lors des entretiens relatifs à l’axe (I), mais c’est à la DPI que nous avons eu une image
synthétique des impacts de l’innovation sur l’entreprise. L’inconvénient est que les données
de la DPI ne concernent que les innovations essentiellement technologiques (donnant lieu aux
brevets) qui sont dans une phase d’exploitation depuis 5 ans. Nous avons décidé alors de
combiner la liste des « tops innovations » de la DPI avec les suggestions venues du
programme d’innovation de terrain (FI) et des responsables de R&D. Ceci a permis d’établir

132
un premier échantillon de processus à investiguer. Pour couvrir une diversité de cas
d’innovation chez Air Liquide, nous avons construit un échantillon de 11 cas.

Tableau 4 : Typologie de l’innovation et choix de cas


Type Innovations conventionnelles venues des Innovations de terrain
programmes
Market pull Matching Techno Croissance Réduction de Non
CT MT push LT CA coût technique
Réussite 1 1 1 1 1 1
Echec 1 1
En cours 1 1 1

La suite de la collecte de données a consisté à identifier les acteurs principaux des


processus investigués. Cette collecte se base sur le modèle de Roberts et Fusfeld (1981) 42 qui
propose cinq fonctions critiques à la génération de l’innovation : génération des idées ;
entrepreneuring ou le championing ; conduite de projet ; veille d’information (gatekeeping) ;
sponsoring ou coaching. Sachant que ces fonctions sont souvent implicites dans l’organisation,
partagées entre plusieurs acteurs et spécifiques à chaque projet, la meilleure façon est de
procéder en « boule de neige » en commençant par l’auteur ou les auteurs officiels de l’idée
maîtresse (correspondant à la fonction de génération des idées). L’entretien avec le(s)
générateur(s) d’idées permet d’identifier d’autres acteurs détenant des fonctions critiques. La
tenue effective de ces fonctions est vérifiée par le croisement des perceptions des acteurs
identifiés. Nous élargissons ainsi le cercle des acteurs clés jusqu’au moment où l’ensemble
des fonctions (sauf la fonction de conduite de projet qui peut ne pas être indispensable dans la
phase pré-projet – rappelons que nous nous intéressons à la partie amont : de l’idée au projet)
est attribué de façon relativement claire.

Les entretiens préliminaires ont été menés en parallèle sur 5 parmi les 11 projets avec les
acteurs principaux : 3 réussites, 1 échec et 1 en cours. Parmi ces cinq projets, un a été mené en
priorité comme pilote en vue de tester la méthodologie pour analyser les suivants. Il s’agit
d’un programme de recherche et de développement technologique qui a abouti à un
changement majeur dans les procédés de séparation des gaz se situant au cœur de métier
d’Air Liquide. Ce programme est à la tête des innovations reconnues et récompensées par le

42
Roberts & Fusfeld (1981), « Staffing the innovative technology-based organization » , dans Roberts B. & al.,
Generating technological innovation, Sloan Management Review, Oxford University Press, 1987

133
Groupe dans le programme de reconnaissance des inventions. Le code officiel de ce
programme est AST, et il est généralement connu sous le nom de programme des garnissages.
C’est sur cette innovation que nous avons alors choisi de concentré notre travail de terrain.

C . Le recentrage sur le cas des garnissages

Au fur et à mesure de la collecte de données et de l’analyse préliminaire pour établir une


méthodologie, nous avons découvert la richesse et l’ampleur du processus investigué.
L’émergence du processus remonte à la fin des années 1979 - début des années 1980 et
l’industrialisation commence véritablement seulement vers début 1990. 10 ans de recherche et
de développement ont marqué l’organisation, notamment le top management, la Recherche,
l’Ingénierie, la gestion des propriétés intellectuelles et la plupart des unités de production
d’Air Liquide aujourd’hui.

Devant l’ampleur et la richesse du cas, nous avons décidé d’approfondir l’investigation en


nous concentrant sur ce cas unique. Ce choix délibéré a été suivi par la décision de
l’entreprise de nous ouvrir les 10 ans d’archive de ce programme. Ces archives ont été pour
nous une source précieuse comportant des rapports originaux avec des commentaires à la
marge, des dessins, des notes et lettres manuscrites (il n’y avait pas encore d’email à
l’époque), des photos, des feuilles de calcul, des échantillons….

Ces archives nous ont permis de croiser les informations avec les entretiens et les brevets.
L’analyse de ce cas, qui est devenu l’objet unique de notre axe (II), éclaire l’analyse des
cadres institutionnels dans l’axe (I). Non seulement ce cas donne du sens concret aux cadres
institutionnels, mais il se trouve à la naissance de plusieurs cadres institutionnels pour
l’innovation d’Air Liquide.

III . ANALYSE DES DONNEES

Dans notre démarche de théorie enracinée, l’analyse des données sur les cadres de
l’innovation (Axe I) s’est faite par regroupement progressif des références. L’analyse de
l’histoire des garnissages (Axe II) a également suivi plusieurs étapes de traitement : mise en
forme des données, construction du récit, décomposition du récit par la méthode de grappe
sociotechnique (Latour & Teil, 1999) et repérage des formes de mouvement. Le croisement
du processus avec le cadre théorique (l’Axe III) s’est fait par l’interprétation doublée d’une

134
confrontation avec les acteurs du terrain. Le repérage des conditions organisationnelles et
culturelles favorables à l’innovation (Axe IV) a enfin résulté de l’étude de cas pour devenir
partie intégrante de la reconstruction théorique qui s’est opérée sur la base du cas et de son
analyse.

Passons maintenant à la monographie du cas Air Liquide, avec l’histoire des garnissages
en tant que processus concret ayant conduit à une innovation majeure. C’est l’objet de la
deuxième partie de la thèse.

135
DEUXIEME PARTIE – CAS AIR LIQUIDE

137
CHAPITRE IV : MONOGRAPHIE DU CAS AIR LIQUIDE

Présentation du Groupe

A titre d’introduction et afin de présenter le cadre général de notre champ d’investigation,


nous rappelons sommairement l’origine, les activités et les axes de développement de
l’entreprise.

La société Air Liquide a été créée le 8 novembre 1902 pour commercialiser les
applications des techniques mis au point par Georges Claude : le procédé de séparation de gaz
de l’air par liquéfaction. Avec l’inventeur Georges Claude, l’autre homme clé de la fondation
de l’entreprise est un gestionnaire, Paul Delorme. Tous deux sont des anciens élèves de
l’Ecole Supérieure de Physique et de Chimie Industrielle de Paris, et travaillaient alors
comme ingénieurs chez Thomson-Houston 43. Le démarrage a été très difficile car le procédé
était encore instable et pas assez performant. Sans l’engagement acharné des fondateurs et des
actionnaires fidèles pour plusieurs augmentations de capital successives, la société n’aurait
pas survécu jusqu’à 1905, année où le procédé a permis la production d’oxygène en grande
quantité (380 m3/jour à 93% de pureté) et où les premières grandes commandes pour la
soudure industrielle sont arrivées. 1906 a été la première année bénéficiaire pour Air Liquide,
ce qui ne s’est jamais interrompu depuis. Par son histoire, le rapport avec les actionnaires
occupe une place toute particulière dans l’entreprise. Rendement de l’action et stratégie de
croissance sont les deux principaux critères d’intéressement pour ses actionnaires.

Avec un effectif de 40000 personnes, la société réalise un chiffre d’affaires d’environ 11


milliards d’euros 44 . Le bénéfice net s’élève à 1 milliards d’euros avec une rentabilité des
capitaux employés après impôt (ROCE) de 11,7%. Le groupe s’impose comme leader
mondial de gaz industriels et médicaux. Ses activités sont groupées en 5 domaines comme
indiqués au tableau suivant :

43
Voir « 100 ans de conquête : L’aventure d’Air Liquide », Waks F. (2002) et Les conquérants de l’invisible :
Air Liquide 100 ans d’histoire », Jemain A (2002)
44
Chiffres de 2006

139
Tableau 5 : Les domaines d’activité d’Air Liquide
Activités Part du CA (%)
Clients industriels (alimentaire, pharmacie, matériaux, énergie, automobile …) 40
Grande industrie (gaz de l’air, H2 - CO, système de cogénération : électricité & vapeur,….) 26
Electronique (gaz spéciaux, gaz de vecteur, services, équipements…) 8
Santé (soins à domicile, gaz médicaux, hygiène, équipements…) 13
Autour des gaz (ingénierie, plongée, spatial, soudage…) 13

Ces domaines sont gérés par des entités spécifiques suivant la logique industrielle des
activités :
• Air Liquide Gaz & Service qui gère les domaines Clients Industriel, Grande Industrie,
Electronique, Santé
• Air Liquide Welding pour le Soudage
• Ingénierie & Construction pour l’Ingénierie
• d’autres filiales (Plongée, Spatial)
Le groupe est implanté dans plus de 70 pays avec une répartition du chiffre d’affaires
précisée dans le tableau suivant :

Tableau 6 : La répartition géographique du revenus


Activités Part du CA (%)
Europe 56
Amérique 25
Asie – Pacifique 17
Afrique – Moyen Orient 2

La direction de la société est marquée par une grande stabilité, puisqu’il y a eu seulement
6 dirigeants en plus de 100 ans. La croissance régulière et soutenable est le mot d’ordre, ce
qui se traduit par un investissement annuel de l’ordre de 10% du chiffre d’affaires (soit
environ 1 – 2 milliards d’euros par an). La stratégie de croissance suit 3 axes principaux, qui
sont résumés dans la figure suivante 45 :

45
Nous remercions Madame Dominique Maire, directrice de la communication Air Liquide de nous avoir
fournis plusieurs supports et explications.

140
Image 1 : Les axes de développement d’Air Liquide

Sophisticated needs
Technology, innovation, services:

Accelerating growth

Base business:
Emerging geographies:

Benefiting from recovery


Capturing new
Basic needs

growth

Developing countries Industrialized countries

= 60% of sales + = 40% of sales

Source : Air Liquide Corporate Communication

Pour rester simple, on peut dire que l’axe bleu concerne le renforcement des activités dans
les domaines classiques et pour les économies avancées. Ceci se fait alors essentiellement par
l’amélioration de la productivité et par l’acquisition. Un exemple récent est l’acquisition de
plusieurs filiales de Messer 46 en 2004 qui accroît les activités d’Air Liquide en Europe et aux
Etats-Unis (le coût de l’opération est de 2,7 milliards d’euros). La dernière acquisition en
2007 est celle de Lurgi, une société d’ingénierie allemande spécialisée dans les biocarburants.
L’axe rouge correspond à la conquête de nouveaux marchés géographiques dans les
économies émergentes : Europe de l’Est, Asie, Amérique latine, où les besoins industriels
explosent. Enfin, l’axe vert consiste à élaborer de nouvelles offres pour la croissance, mais
également pour le renouvellement des activités des zones bleue et rouge. L’axe vert permet à
l’entreprise de suivre et d’accompagner au mieux les évolutions de l’environnement
technologique et celles des besoins socio-économiques. Le Groupe a dépensé 200 millions
d’euros en 2006 pour les activités de R&D et d’innovation (avec un effectif de 850 chercheurs
répartis dans 7 centres de recherche dans le monde).

L’élaboration de nouvelles offres est stratégiquement orientée sur trois domaines :


• développement durable et environnement : économie d’énergie et de ressources dans
l’entreprise et chez les clients, énergies propres (hydrogène), assainissement des
procédés industriels (traitement des gaz à effet de serre)

46
Messer est fondé en 1891 et se spécialise dans la production et la distribution des gaz industriels. Ce
multinational d’origine allemande est possédé par la famille Messer.

141
• santé et hygiène : gaz thérapeutiques, solutions d’assainissement par gaz, services de
soin à domicile
• technologies avancées : applications des gaz dans l’électronique, le spatial et
l’aéronautique, le nucléaire, la chimie fine, les biotechnologies etc.

142
SECTION 1 – AXE I : ANALYSE INSTITUTIONNELLE

I . LES CADRES DE L’INNOVATION CHEZ AIR LIQUIDE


L’analyse du contenu de l’ensemble des données collectées sur l’axe I fait émerger trois
grandes catégories de cadres qui donnent du sens à l’innovation chez Air Liquide :
• Cadres culturels qui s’enracinent dans les « Métiers » de l’entreprise tout au long de
l’histoire de son développement.
• Cadres organisationnels qui correspondent au système de « Management », à savoir le
développement et la gestion des compétences (ressources et capacités) pour chaque
réalisation particulière.
• Cadres visionnaires qui correspondent à la « Stratégie » en tant qu’ensemble des
processus d’élaboration de la vision pour l’entreprise.

Ces trois registrent fonctionnent en parallèle et concourent à la construction de sens dans


les processus d’innovation.

A . Métiers – cadres culturels pour l’innovation


L’histoire d’Air Liquide depuis sa création est marquée par trois figures symboliques :
Ingénieur, Entrepreneur et Sage.

1 . L’Ingénieur
La figure de l’ingénieur est incarnée tout d’abord par George Claude au moment de la
création d’Air Liquide. Les inventions et les travaux développés par George Claude sont
précieusement conservés et inspirés aujourd’hui par les hommes du métier. Cette figure est
aujourd’hui incarnée par les experts du Groupe et par la filière technique qui inspirent de
nombreux jeunes comme choix de carrière. La culture d’ingénieur accorde une très grande
valeur à la maîtrise technologique, qui consiste dans le cas d’Air Liquide en l’ensemble des
technologies de production des gaz, de l’ingénierie, et des applications industrielles. Cette
culture signifie également un capital très important en savoirs et savoir-faire techniques
accumulés dans les personnes. Celles-ci sont nombreuses à avoir 30 – 35 ans d’ancienneté. Le
volume de ce capital de connaissance implique un effort de partage et de capitalisation, ainsi
qu’un temps de formation long pour les nouveaux arrivants. La rigueur, la précision, la
fiabilité, la performance … sont des valeurs partagées.

143
L’innovation est ancrée profondément dans cette culture d’ingénieur et prend forme dans
des programmes de recherche et de développement clairement conçus.

2 . L’Entrepreneur
La figure de l’entrepreneur est tout aussi prégnante que celle de l’ingénieur dans la culture
d’Air Liquide. Incarnée d’abord par Paul Delorme, co-fondateur de l’entreprise en 1902, les 5
présidents qui le succèdent ont tous fait preuve de leur capacité à développer les activités.
Cette culture d’entrepreneur ne s’arrête pas au top management, mais est présente à différents
niveaux opérationnels. La posture d’entrepreneur se traduit par une grande autonomie et donc
grande responsabilité du personnel dans ses missions, par la configuration en petites équipes
multi-tâches et multidisciplinaires sur chaque terrain, par l’importance du travail en réseaux,
par le goût pour l’aventure et la recherche des challenges, par la sensibilité vis-à-vis des
clients, par la tolérance face aux risques et l’aptitude à prendre des décisions. L’explication se
trouve dans la nature de l’activité, le métier de l’entreprise avec son histoire, tel que témoigne
un responsable de marketing :
« Premièrement, dans le domaine de gaz industriels, on n’invente pas de nouveaux
produits. La clé du succès tient à la découverte en permanence de nouvelles applications
de ces produits aux processus du client qui lui permettront d’améliorer la productivité, la
qualité, les conditions de travail… . La vie des gaz industriels est inséparable du
processus du client.
Deuxièmement, le transport : puisque le coût relatif du transport est très important, on
a l’obligation de produire sur place (le plus proche possible du client). La présence
internationale (là où il y a notre client) depuis la création au début du XXème siècle
faisait que les équipes techniques devaient être très autonomes, capables de se débrouiller
toujours pour que ça marche. L’autonomie, la débrouillardise, la multidisciplinarité
(concepteur, technicien, vendeur…) s’inscrivent dans les gènes de nos hommes.
Troisièmement, du fait des installations très industrialisées, les équipes sont de taille
petite (par exemple pour faire fonctionner une grosse usine, une équipe de 12 personnes
est suffisante). Dès lors, tout le monde connaît tout le monde, sait tout ce qui ce passe, et
surtout, tout le monde se frotte au client. Il n’y donc pas d’aveuglement possible. » (FI-r1-
E2)

144
Cette culture entrepreneuriale s’actualise non seulement dans la conduite des missions
concrètes, mais également dans la politique de recrutement et de formation, et finalement dans
les pratiques d’évaluation et de reconnaissance. Dans les missions confiées à chaque équipe,
les objectifs et les moyens sont systématiquement négociés avant d’aboutir à un accord sur les
marges de manœuvre et les responsabilités de chacun. La personnalité peut influencer
fortement le ton de la mission. La personnalité est alors au centre des critères de recrutement
par rapport au degré de concordance entre le contenu d’un poste et le profil technique des
candidats. Trois entretiens au minimum (jusqu’à six entretiens suivant les postes), où chaque
intervieweur a le droit de veto, permettent d’apprécier de manière assez complète les aptitudes
et la personnalité des candidats. Le recrutement est suivi d’un programme de formation à la
carte où prime la négociation (au sens positif de propositions réciproques). La valeur
entrepreneuriale est finalement réactualisée dans la reconnaissance traduite par les
récompenses, que ce soit dans la filière de management par les promotions, dans la filière
technique par le statut d’expert (fellow), ou dans le « Programme de reconnaissance des
inventeurs » où les histoires exemplaires d’aventure entrepreneuriale (au sens de Schumpeter)
sont instituées dans la mémoire collective.

3 . Le Sage
La figure du sage s’incarne chez Air Liquide dans un ensemble des valeurs particulières
que ses leaders successifs actualisent et réactualisent dans leurs conduites et dans leur
message adressé au personnel : prudence, austérité, discrétion, persévérance, continuité.
« Ce qui compte, disait Edouard de Royere 47, c’est que la cathédrale de Reims, ou
celle d’Amiens, existe. Peu importe d’en connaître l’architecte. » (Com – r2, p.19)
« …ses patrons ne se sont jamais mis en vedette par des prises de position
fracassantes sur les grands problèmes de l’heure ou sur les nouvelles théorie du
management… » (ibid, p.17)

Le siège social du quai d’Orsay est conçu de manière à pouvoir être transformé à tout
moment en hôtel particulier si l’entreprise a des difficultés financières. Son portefeuille
d’activités comme celui de ses technologies sont modulés de manière à pouvoir être
recomposés facilement suivant l’anticipation des évolutions du marché. Les dirigeants
partagent la conviction que les signaux faibles, porteurs de marchés de demain, ne se trouvent
pas au siège mais sont à chercher aux lieux émetteurs, c'est-à-dire les terrains opérationnels.

47
3 ème Président du Groupe

145
Observer fin pour anticiper loin et savoir se remettre en question en permanence, tels sont les
principes qui empêchent l’endormissement.

Les trois figures - ingénieur, entrepreneur et sage – sont réunies dans une aptitude d’action
particulier qui est transmise d’une génération à d’autre : savoir prendre des risques mesurés
(RD – r2 – E7).

B . Le système de management – cadres organisationnels pour


l’innovation

Au niveau de management, on distingue chez Air Liquide deux champs d’innovation :


innovations institutionnelles et innovations de terrain.

1 . Typologie d’innovation chez Air Liquide


Une typologie est bien partagée par l’ensemble des responsables interviewés qui la posent
systématiquement au début de chaque entretien.
« Il faut distinguer deux types de processus d’innovation chez AL : Les innovations
institutionnelles qui se déploient au sein de la R&D, du département de l’Ingénierie et
dans les nouveaux champs des technologies de l’information (IT), et les innovations de
terrain qui peuvent être classées en 3 familles : la famille de croissance de CA par de
nouvelles applications, solutions ou de nouveaux marchés, la famille de réduction des
charges grâce à des améliorations techniques et de procédés, et la famille non technique
qui améliore les conditions de travail par simplification des procédures administratives,
des initiatives en gestion des ressources humaine… » (FI-r1-E6)

La classification est clairement définie dans ce verbatim. L’innovation institutionnelle suit


un processus relativement bien structuré au sein d‘entités organisationnelles bien définies.
L’innovation de terrain vient des initiatives locales qui sortent du cadre des programmes de
recherche et d’innovation de l’organisation.
« Pour moi il y deux mondes de l’innovation chez AL. Le premier est ce qu’on
appelle « the innovations coming in the field », ça vient donc du terrain, des gens qui sont
en contact avec le client. Ils doivent être créatifs, ingénieux et imaginatifs pour répondre
au besoin d’un client. Cette créativité ne devient innovation que quand il y a un facteur de
démultiplication. S non, elle restera au stade d’idée, ou de pratique isolée. Pour passer de
l’idée à l’innovation de ce type, c’est la capacité de démultiplier qui est essentielle.…

146
Après, on a une deuxième innovation qui va être très structurée, plus long terme,
moins de pressions, sous la pulsion d’idées géniales… On est dans le monde de la
recherche R&D, qui a pour fonction et pour mission d’insuffler l’innovation tout en
maîtrisant les risques. » (RD-r2-E7)

Cette conception, tout à fait cohérente avec la première, apporte une vision
complémentaire sur le processus. En effet, dans cette formulation, c’est l’implémentation par
réplication, qui donne sens à une innovation de terrain. Un deuxième apport de cette vision
est l’impulsion initiale de l’innovation qui est du côté des besoins exprimés dans le cas de
l’innovation de terrain, et du côté des inspirations technoscientifiques dans le cas des
innovations structurées.

« Quand on parle de l’innovation chez AL, on parle de deux choses différentes. La


première est une innovation très structurée, qui est au cœur des activités du Groupe. Ca
fait partie de la culture du Groupe, car Air Liquide est un groupe d’ingénieurs … qui est
né d’une innovation…. Cette innovation structurée est consubstantielle à AL, et très bien
organisée.
Mais à mon sens, le deuxième type d’innovation, celle qui est moins structurée, celle
que l’on appelle l’innovation de terrain, est tout aussi très importante. Ca veut dire que
cette culture de l’innovation peut être aussi bien partagée par des gens comme moi (des
communicants) que les juristes, les secrétaires, des gens en marketing, les commerciaux….
Il y a de la place pour l’innovation partout. Cette deuxième innovation est encore très peu
organisée. Mais c’est elle qui m’intéresse le plus en termes de communication. Car elle
permet de réunir autour d’une idée, l’ensemble des salariés, pas une tranche de salariés.
Pour moi l’innovation de terrain est très importante en terme de structurant d’une culture
de l’entreprise et en terme de cohésion sociale. » (Com-r7-E9)

Ce témoignage apporte une autre dimension de la typologie innovation


institutionnelle/innovation de terrain : la dimension sociale d’une culture de l’innovation.
Cette dernière repose sur une idéologie forte : l’innovation est l’affaire de tous. Cette
idéologie, devenue une devise du Groupe, rejoint un mouvement plus global connu sous le
nom de l’innovation totale (analogie au courant de qualité totale dans les années 80).

147
Dans le contexte d’Air Liquide, l’innovation totale vient s’implanter dans une culture
d’innovation technologique très forte. Le centenaire du Groupe en 2002 a été célébré par
plusieurs événements portés sur l’innovation dont la création d’un poste de Directeur du
Développement de l’Innovation, dédié à la promotion des innovations de terrain. Dans la note
de nomination, nous trouvons le constat : « … si la diffusion des innovations issues de grands
programmes relève de processus internes confirmés, l’expérience prouve que la diffusion des
innovations de terrain au sein du groupe est extrêmement difficile, et en tout état de cause,
non maîtrisée et non mesurée… Le Groupe souhaite renforcer sa capacité à innover et rendre
plus vrai encore le fait que « l’innovation est l’affaire de tous ». » (Com-r5-N270902)

Nous synthétisons dans le tableau suivant les premières dimensions discriminantes des
deux mondes de l’innovation chez Air Liquide.

Tableau 7 : Les deux mondes de l’innovation chez Air Liquide


Dimension Innovation institutionnelle Innovation de terrain
Experts et Ingénieurs dans la tout le monde
Acteurs initiant R&D, dans l’Ingénierie,
NTIC
vision LT et quelques idées problèmes concrets à
Vecteur directeur géniales : inspiration résoudre
technoscientifique
structuré, organisé dans les autonome, local, bricolage à
Processus de programmes de recherche et partir des moyens et des
développement de développement: étude, connaissances existants
projet
Principal facteur de applications concrètes réplication dans d’autres
valorisation économique terrains
consubstantiel aux métiers de structurant d’une culture de
Valeur stratégique l’entreprise l’innovation, cohésion
sociale

2 . Le monde de l’innovation institutionnelle

a) Innovations institutionnelles par le croisement entre Métiers, Marchés et


Technologies

Le monde de l’innovation institutionnelle est rattaché à deux grands métiers d’Air Liquide,
à savoir la production et l’application des gaz industriels et médicaux. Bâtie sur l’exploitation
d’une invention majeure de Georges Claude de liquéfaction de l’air, l’essence du business
modèle aujourd’hui continue à se fonder sur la commercialisation des solutions de gaz (offres
élargies éventuellement à des solutions énergétiques) auprès des clients professionnels. Le

148
propre du métier d’Air Liquide repose sur les compétences techniques en procédés de
fabrication et d’application des gaz, en construction des unités de production de gaz et en
conception des équipements de support.

Une solution comprend généralement trois composants. Le premier s’appelle produit qui
peut être des gaz de l’air (Oxygène, Hydrogène, Azote, Argon…), des gaz d’hydrocarbure
(Acétylène pour le soudage), des gaz spéciaux (Silane, Arsine… utilisés dans l’électronique,
Hélium utilisé dans l’aérospatial, Xenon dans le médical…), ou d’autres gaz de synthèse
(mélanges d’hydrogène, de monoxydes et de gaz carboniques, dérivés des gaz naturels, pour
les applications dans l’industrie chimique et pétrochimique). Ces produits sont fabriqués,
conditionnés et livrés par Air Liquide ; Le deuxième composant contient des applications qui
sont des procédés d’utilisation des gaz par le client (par exemple : le procédé de
cryoconservation par l’azote liquide dans les industries agroalimentaire et pharmaceutique, ou
les procédés de dépôts des molécules dans la fabrication des plaques de silicium (wafers) par
les gaz spéciaux et les gaz vecteurs) ; Le troisième composant consiste en différents services
d’accompagnement comme la détection des gaz à risques, la récupération des gaz polluants,
ou encore l’optimisation énergétique sur les sites industriels etc. La stratégie d’élargissement
des offres combine les trois composants pour s’intégrer de plus en plus dans les processus de
ses clients.

L’évolution dans les usages industriels et médicaux des gaz, marquée par les enjeux de
l’environnement et de l’énergie, constitue une force qui tire les programmes de recherche
d’Air Liquide vers de nouvelles solutions proposées chez le client. Les projets de R&D
élaborés dans une telle optique, dite de Market driven, sont ciblés par rapport aux besoins
identifiés et plus ou moins bien exprimés. En parallèle, des avancés technologiques,
particulièrement dans le traitement de l’information (les TIC) et dans les matériaux (les
nanotechnologies) constituent une tendance lourde (dans le langage de la prospective) dans
laquelle Air Liquide devra s’inscrire d’une manière ou d’une autre. Les nouvelles
technologies affectent à la fois les métiers d’Air Liquide et ceux de ses clients. Une des
missions principales de la R&D est alors d’élaborer une vision technologique et des veines de
développement (roadmaps) permettant au Groupe de s’accrocher à la tendance et d’en tirer le
meilleur parti en termes de croissance. Les projets élaborés dans cette optique, dite de Techno
push, visent à développer des poches de compétence capables d’anticiper les besoins futurs et
de développer à temps de nouvelles offres.

149
Il y a, a priori, une corrélation entre l’orientation des projets d’innovation et l’horizon
temporel, ainsi que les risques associés.
« Juste un mot sur les innovations institutionnelles dont le processus est déjà
relativement structuré. La question centrale est comment maintenir une juste proportion
entre les sources d’idées qui viennent du terrain, liées donc à des besoins relativement à
court terme (<5 ans), et celles qui viennent du « jardin secret » des chercheurs et de la
science qui ont une vocation à plus long terme (environ 10 ans). Notre équilibre actuel est
de l’ordre de 75% pour les premières, 25% pour les secondes et une nouvelle attention
pour le très LT (prospective stratégique à l’horizon de 20 ans voire plus). » (FI-r1-E2)

« Au niveau global, il y un équilibre à tenir entre le CT, le MT et le LT. Le CT est


piloté par le Marketing et par le Business. Le MT va être un compromis entre « je répond
à une demande future, mais avec une offre claire et des risques réduits ». Et le LT où la
R&D a droit de prendre des risques et des projets à elle, qui ne sont pas forcément des
projets générateurs de profits demain. » (RD-r2-E6)
Les dimensions précédentes, à savoir les principaux métiers concourant à l’offre, les
moteurs de l’innovation et l’horizon temporel des projets d’innovation nous permettent
d’avoir une vision générale sur les programmes de recherche chez Air Liquide. Ces
programmes constituent un cadre pour le monde des innovations institutionnelles. Sur la base
de cette vision, nous proposons une représentation du portefeuille de projets d’innovation de
façon suivante :

Tableau 8 : Portefeuille d’innovations institutionnelles d’Air Liquide

Impulsion de l’innovation
Portefeuille des innovations
institutionnelles d’Air Liquide Market driven Techno Push
Court Terme MT Long Terme
Solutions pour les
marchés structurés en
application

Business Lines :
- Clients industriels
- Large Industrie
métier des gaz

- Electronique
- Santé

- Technologies de
production

production des gaz

- Construction &
Exploitation des
sites de production

150
Dans cette représentation du portefeuille des projets d’innovation, les différentes formes
de projets signifient à la fois leur taille en termes de ressources mobilisées, et leur portée en
termes de transversalité des applications (forme verticale) et de développement des
compétences (forme horizontale).

Dans le domaine des technologies de production des gaz, le centre de gravité se situe dans
les grands axes technologiques à long terme, ce qui permet de cadrer des projets plus ciblés à
moyen terme et des adaptations aux spécificités des marchés à court terme. Dans l’ingénierie
de construction et d’exploitation des sites de production, le centre de gravité est plutôt du côté
des grandes commandes à moyen terme. Ces grands chantiers permettent d’introduire les
dernières avancées technologiques dans la construction et dans l’équipement des sites de
production. C’est également le lieu où des innovations incrémentales, ciblées vers des
demandes spécifiques en termes d’exploitation, s’implantent. Quant au domaine d’application
des gaz, l’émergence des innovations est particulièrement dynamique vers les deux
« extrémités » : soit par la détection des besoins chez les clients, soit par l’inspiration des
nouvelles technologies dont l’application serait transversale à l’ensemble des marchés du
Groupe.

b) Les domaines 48 et l’élaboration des programmes de recherche

Les trois axes Métier, Marché, Technologie constituent les pivots de l’élaboration des
programmes de recherche pour l’innovation institutionnelle. Ces programmes se structurent
en domaines R&D, un concept propre à Air Liquide.
« Un domaine correspond à un secteur technologique, une veine de développement de
la R&D. 12 domaines sont définis à l’heure actuelle et sont classés dans 3 grandes
catégories selon l’utilisation principale du secteur de compétences qu’ils représentent: les
domaines orientés marchés ; les domaine orientés métiers (transverses aux marchés) ; les
domaines orientés technologies clés (en support aux autres domaines) » (RD-r1-O4)

La définition de la vision technologique à long terme et la gestion du portefeuille des


projets sont confiées à des responsables de domaine.
« Le poste de responsable de domaine a été créé en 1998, en considérant qu’il serait
préférable de confier la définition de la stratégie à long terme des projets R&D à des

48
En 2007, le terme Domaine est absorbé par le terme Programme pour accentuer le caractère dynamique des
veines de recherche.

151
personnes dédiées à cette fonction et dégagées de la pression quotidienne des activités de
développement. » (RD-r1-O4)

Les responsables de domaine ont le rôle formel de rassembler et d’analyser les idées qui
leur parviennent de différentes sources : R&D, Marketing, Opérationnel, Filiale, Conseil de la
direction R&D et feedback des clients. Ils sont donc la porte d’entrée des programmes de
recherche qui cadrent le champ d’innovation institutionnelle. Ils se chargent ensuite de
traduire les idées retenues en propositions de recherche et de faire une première estimation sur
la nature du « livrable », le mode d’organisation (projet vs étude) et sur les ressources
nécessaires. Ce travail est fait avec les responsables des groupes de recherche qui hébergeront
les projets futurs.

Les propositions passent ensuite à l’évaluation où elles seront classées par priorité. C’est
là où interviennent les partenaires de la R&D, à savoir notamment le Marketing et les
sponsors (unités opérationnelles qui recevraient les retombées futures). Les fonctions de
support comme la veille, la propriété intellectuelle et les experts ont un rôle consultatif. Les
propositions sont évaluées selon trois grands critères : valeur économique, valeur stratégique
et probabilité de succès. Le résultat de l’évaluation sera validé par le comité de Direction
R&D sous forme d’une liste des priorités.

Les propositions retenues dans la liste passent ensuite à la phase de spécification sous
forme de cahiers des charges. Ils comportent des spécifications sur les résultats attendus, les
ressources nécessaires et la durée prévue. Une revue préliminaire de propriété intellectuelle et
des mises à jour des estimations technico-économiques y sont également introduites.

Le comité de Direction R&D vérifie les cahiers des charges fournis par tous les domaines
et discutent avec les responsables de domaine sur la répartition des ressources de la R&D. Le
moment de sélection officielle se fait à la fin de l’année civile (le « Year-end review ») où le
comité passe en revue tous les projets et études en cours et nouvellement proposés. Pour les
nouveaux projets, la validation présente le passage de relais entre le processus de sélection des
projets et le processus de gestion des projets. C’est au cours de cette réunion que le comité de
Direction R&D prend la décision de lancer ou non le projet. Certains projets peuvent être
prévalidés suite à la première phase d’évaluation et de classement par niveau de priorité.

152
Le cycle d’élaboration et de sélection de nouveaux projets ou études se fait ainsi de juin à
décembre chaque année. Mais le projet validé ne sera lancé effectivement que vers la mi-
janvier, le temps d’arbitrer les budgets et de rassembler l’équipe. Ce cycle est rythmé par des
réunions officielles dont les plus importantes sont les suivantes :
• Domain Mid-Year Workshops (juin): brainstorming pour recueillir des
idées afin de formuler des proposions de recherche
• Domain Workshops (octobre) : évaluation des propositions
• Year-End Review (décembre) : validation du programme de recherche
• Réunion de lancement pour chaque nouveau projet (janvier) :
rassemblement de l’équipe, revue des ressources et planification des
actions.

c) Travaux exploratoires et Travaux de développement

Cette distinction s’applique dans la catégorisation des idées proposées pour l’intégration
au programme de recherche.
« Travaux exploratoire : activité de R&D qui a pour but de prouver la faisabilité d’un
concept et de parvenir à une compréhension suffisante des marchés potentiels pour
pouvoir envisager le lancement d’une activité de développement. Les activités
exploratoires peuvent être organisées en projets, mais correspondent typiquement aux
études.
Travaux de développement : activité de R&D qui a pour but de générer des
délivrables de R&D (dessin, prototypes, résultats des tests...) qui pourront être appliqués
directement pour l’industrialisation d’une nouvelle application ou d’une unité de
production. Ces travaux sont typiquement organisés en projets, mais peuvent concerner
une étude. » (RD-r1-O4)

Nous constatons que cette distinction spécifie l’ambition de chaque type d’activité en
termes de résultats attendus. Cette ambition se base sur le point de départ de l’idée porteuse
(concept) qui déclenche les activités de R&D. Ce point de départ est caractérisé par une
appréciation sur la faisabilité technique du concept et la clarté de l’offre qu’Air Liquide veut
en faire. Théoriquement, ces deux critères sont évalués par le responsable de domaine et les
responsables de groupes R&D (RD-réf1, p.15). La vision du marketing est supposée être
intégrée en préalable lors de la première phase de recueil d’idées. Les activités de R&D

153
consistent alors à amener ce concept porteur dans une trajectoire vers plus de faisabilité
technique et plus de clarté de l’offre. Cependant ces critères son très relatifs et portent en eux
la complexité du système impliqué et l’ambiguïté des critères de choix. Nous reviendrons sur
ce point ultérieurement. Pour l’instant, nous nous contentons de poser les éléments de
vocabulaire tels qu’ils sont présentés dans les références institutionnelles.

La typologie exploratoire / développement ainsi posée a une forte corrélation avec le


mode d’organisation appliqué pour gérer les activités. Elle renvoie en effet à une autre
typologie : étude / projet

d) Etude et Projet comme modes d’organisation des activités de recherche

« Les Projets correspondent au mode le plus structuré d’organisation et de gestion


opérationnelle de la R&D avec un comité de pilotage dédié, des jalons (milestones) et des
revues de projet bien définis. L’organisation en projet est adaptée aux travaux importants
de R&D impliquant des compétences multiples, ainsi qu’aux activités de développement.
Les Etudes correspondent à une forme d’organisation moins structurée, mieux
adaptée à des travaux exploratoires ou à des courts travaux de développement » (RD-
réf1)

Ainsi le mode Projet est appliqué pour développer des délivrables significatifs (produits,
procédés ou services). Ces activités mobilisent de un à trois équivalents temps plein par an et
ont une durée supérieure à un an. Plusieurs groupes R&D et partenaires y sont impliqués, ce
qui nécessite des moyens significatifs de planning et de suivi.

Le mode Etude s’applique aux activités de développement des connaissances ou de


compétences particulières qui correspondent souvent à une personne précise et mobilisent
moins qu’un équivalent temps plein par an. Le suivi de l’étude se fait généralement entre la
personne concernée, le responsable hiérarchique (chef du groupe) et le responsable de
domaine correspondant.

Ainsi défini, le choix entre Etude et Projet dépend essentiellement de l’ampleur des
ressources mobilisées qui nécessite plus ou moins de coordination et de suivi.

e) Les principaux acteurs de l’innovation institutionnelle

154
Les acteurs impliqués dans le processus d’innovation institutionnelle sont spécifiés par
leurs rôles et leurs responsabilités. Les rôles se divisent en cinq catégories : acteurs principaux,
collaborateurs, évaluateurs, décideurs et simples sources d’information.

Les décideurs :

Plusieurs acteurs jouent le rôle de décideur dans les territoires différents. A la plus haute
instance, c’est l’équipe de Direction R&D qui valide l’ensemble des programmes priorisés et
décide la répartition des ressources entre les programmes. Elle valide également la
composition du comité de pilotage de chaque projet et préside ce comité le long du processus
de développement. Cette équipe est composée essentiellement du directeur de la R&D et des
directeurs des centres de recherche.

Les responsables de domaines jouent le rôle de décideur, en premier lieu dans


l’orientation du développement technologique de leur domaine respectif. Ils décident donc du
choix des idées à intégrer dans leur programme respectif et de celles à exclure. Ils décident
ensuite l’ambition donnée à ces idées en les formulant en propositions (exploratoire vs
développement) qui implique la nature des résultats attendus (rapport, recommandations,
résultat des test, prototype, solution prête à implémenter…). Par ailleurs, ce sont les
responsables de domaine qui choisissent les membres du comité de pilotage des projets.

Les responsables de groupe R&D ont un rôle de décideur dans le choix du personnel
affecté à la réalisation du projet. Ils nomment le coordinateur de projet et supervise
l’avancement du projet. En dehors du projet, ils gèrent le portefeuille de compétences de leur
groupe.

Les coordinateurs de projet décident le planning du projet et gèrent les dépenses effectives.
Ils assurent la motivation de l’équipe, règlent les conflits, et gèrent l’interface avec les
partenaires.

Les partenaires d’un projet R&D sont d’abord les Unités Opérationnelles d’Air Liquide,
structurées en business line avec un chef et un marketing dédié. Leurs responsables jouent un
rôle de décideur dans la mesure où ils acceptent ou non de devenir le sponsor du projet, c'est-
à-dire de prendre le relais du projet de recherche pour l’implémentation industrielle. Il existe

155
en parallèle un Marketing Corporate qui peut devenir commanditaire de certains projets.
Parmi les sponsors, on peut trouver également les départements d’Ingénierie qui assurent le
métier de construction et d’exploitation des sites de production.

Un partenaire externe peut devenir également décideur pour un projet d’innovation. C’est
notamment le cas des entreprises ou des institutions publiques qui disposent des laboratoires
et d’autres matériels nécessaires à la réalisation de certains tests importants au cours du projet
(par exemple, les fours dans la verrerie et dans la métallurgie, les offshores pétroliers, ou des
machines spéciaux en biochimie et en électronique…). Ce sont souvent des grands clients
d’Air Liquide dont la relation est sous le contrôle des patrons de branches d’activité (par
marché et par pays). Ces derniers peuvent dont jouer un rôle de décideur dans le
développement du projet.

Le département de Propriété Intellectuelle est très important chez Air Liquide par la
tradition d’une entreprise fondée sur les inventions, d’une part et d’autre part, par la
configuration oligopolistique des marchés de gaz. La DPI décide le sort et le contenu des
brevets en cours de dépôt ou en cours d’exploitation. Il décide donc les résultats
intermédiaires, qui pourraient (et c’est souvent le cas) être l’unique valorisation explicite d’un
projet d’innovation.

Enfin, les réalisateurs de projet (souvent des ingénieurs de recherche et les techniciens)
décident la façon dont ils avancent et dont ils utilisent des ressources disponibles pour
atteindre les objectifs établis.

Les évaluateurs

L’évaluation peut porter sur plusieurs aspects. A l’échelle du projet, un premier aspect
concerne le déroulement du projet. C’est le comité de pilotage qui, lors des revues de phase de
projet, exerce cette fonction. Quant à la performance des réalisateurs, l’évaluation est sous la
responsabilité des chefs de groupe.

En dessous de projet, à l’échelle du contenu techno économique des projets, ce sont les
responsables de domaine, les responsables de groupe et le marketing qui apportent leurs
expertises en évaluation des valeurs et des risques technologiques, commerciales, et en
estimation des ressources à engager. Une évaluation claire sur l’état d’une technologie, sur les

156
offres existantes ou sur les potentiels d’une application, peut être un des résultats directs de
l’étude ou de projet. Cette évaluation est intensive dans la phase de spécification des cahiers
des charges. A la sortie, le département de propriété intellectuelle évalue la valeur des brevets
pour sa gestion de portefeuille, mais également pour le programme de reconnaissance des
inventeurs (un programme propre à Air Liquide).

Au dessus du projet, le directeur R&D évalue la pertinence des stratégies formulées par
les responsables de domaine, et les directeurs des centres de recherche évaluent la
performance de leurs groupes.

L’évaluation, à n’importe quelle échelle, est une tâche délicate, porteuse d’ambiguïté et
d’incertitude. Plusieurs grilles d’évaluation ont été rédigées (par exemple, la notation des
propositions selon trois axes : valeur économique/valeur stratégique/probabilité de succès, ou
la notation des brevets suivant la position de(s) l’auteur(s), la difficulté technique, les valeurs
stratégiques et économiques). Ces outils d’aide sont efficaces dans la structuration de
l’évaluation et servent de moyen de communication entre plusieurs évaluateurs. Mais le
propre de l’ambiguïté et de l’incertitude reste dans le champ de compétence de chaque
évaluateur.

Les acteurs principaux

Il s’agit de l’équipe de projet proprement dite qui est au centre du processus de


développement. Elle assure la réalisation des objectifs établis, en mobilisant les moyens
dédiés et d’autres ressources disponibles.

Parmi les ressources disponibles, il faut compter notamment le réseau des experts
techniques qui est structuré et entretenu par un programme spécial appelé la filière technique
(connu sous le nom Technical Career Ladder – Le TCL). En termes d’outils de support, les
outils de communication, de veille et de gestion des connaissances font partie des
investissements prioritaires.

Les collaborateurs

Jouent le rôle de collaborateur, les acteurs qui sont régulièrement sollicités au cours du
projet, par exemple pour réaliser un test ou analyser un dossier précis.

157
Les sources d’information

On y trouve des spécialistes dans la veille et la documentation, la Propriété Intellectuelle,


la communication et le service juridique. Le réseau personnel des acteurs impliqués y joue
souvent un rôle très important.

Nous venons ainsi de faire un tour du cadre organisationnel qui structure le premier
monde de l’innovation chez Air Liquide, le monde de l’innovation institutionnelle (ou plutôt
institutionnalisée). Ceci nous permet de préciser la période d’investigation sur le passage de
l’idée au projet qui est marquée par deux principaux points de repère : le premier est le
repérage de l’idée (plutôt en état de concept) par le responsable de domaine ; le point
d’arrivée est repéré par la réunion du lancement de projet ou de l’étude. Ce passage est
ponctué par plusieurs temps forts, à savoir la formulation des idées en propositions, la
priorisation des propositions par l’ensemble des acteurs et la validation par la direction de la
R&D.

Passons maintenant au deuxième monde de l’innovation, bien moins structurée, mais dont
la valeur et les potentiels sont reconnus par le top management et dont la promotion entre
depuis peu dans les objectifs stratégiques. Ces innovations sont appelées innovation de terrain.

3 . Le monde pour l’innovation de terrain

Les innovations de terrain, qui sont en dehors de tous les programmes de recherche et de
développement, sont d’abord le résultat d’un mélange d’autonomie et de débrouillardise des
équipes opérationnelles qui sont souvent sur le site des clients.

En dehors du domaine technique, le champ de l’innovation de terrain considéré par


l’entreprise s’élargit aujourd’hui à l’ensemble des initiatives qui émergent au sein de
l’organisation. L’objectif premier affiché est de valoriser ces initiatives par un déploiement
plus grand, en dehors du terrain d’origine. La stratégie choisie aujourd’hui consiste à les faire
remonter au niveau « corporate » par un recensement systématique, puis à rechercher
activement des créneaux de diffusion dans une démarche plutôt « top down ». En effet, le
directeur du programme de développement des innovations de terrain est au cœur du réseau
de marketing corporate, c’est lui qui correspond avec le marketing des filiales. Les initiatives

158
les plus prometteuses sont à « vendre » aux chefs des filiales. Si la vente réussit, c’est le
correspondant du marketing de la filiale qui se charge du déploiement.

a) Valorisation des innovations de terrain comme un vecteur structurant de la


culture d’entreprise

Il semble que le véritable enjeu de la valorisation des innovations de terrain soit l’entretien
d’un esprit éveillé, d’un état vigilant dans toutes les cellules de l’organisation. Derrière ceci,
la croyance profonde est que cette vigilance est essentielle pour la vitalité et la performance
de l’entreprise. Cet enjeu est révélé indirectement à travers des entretiens et d’autres
références institutionnelles qui évoquent souvent des termes comme le vieillissement, le
risque d’aveuglement des leaders, l’endormissement….
Dans les années 90, alerté par le déclin d’IBM, « Les dirigeants d’Air Liquide méditent
sur un ouvrage de management, Avantage à l’Attaquant 49, racontant comment des sociétés
s’estimant quasiment propriétaires de leur marché avait raté le train de la nouveauté, de peur
de perdre une miette de profit. » (Com-réf1). Plusieurs réorganisations importantes ont été
réalisées ensuite dans le sens de simplification administrative pour devenir plus sensible aux
besoins du marché et aux changements technologiques. 50
Aujourd’hui, le programme d’innovation de terrain va dans la continuation de cette
intention, en faisant de la valorisation des initiatives locales un vecteur structurant de la
culture d’entreprise. C’est une démarche structurante au niveau de l’organisation dans la
mesure où elle institutionnalise le recensement des idées (par exemple le tour mondial de
l’innovation et les journées locales de l’innovation chaque année) :
- elle cherche aujourd’hui à donner un cadre à ces initiatives en les structurant en trois
familles pour effectuer l’évaluation et la sélection, la prochaine étape étant de lancer au
préalable des thèmes problématiques priorisés qui stimulent (une sorte de challenge) et
orientent une partie de la génération des idées

- elle cherche à frayer des canaux de diffusion en inscrivant dans l’agenda organisationnel
des moments de rencontre avec les décideurs autour des initiatives sélectionnées
- elle institutionnalise la reconnaissance des inventeurs de terrain par les cérémonies, par
leur valorisation dans l’évaluation annuelle ou en créant de nouvelles trajectoires de carrière.

49
Avantage à l’Attaquant (1986), Richard Foster, InterEditions 1986
50
Voir la thèse d’Emmanuel Métais (1997) intitulée « Intention stratégique et transformation de l’environnement
concurrentiel » qui consacre une partie à la vision stratégique d’Air Liquide dans les années 90.

159
La démarche, lancée en 2002 lors du centenaire du Groupe, est aujourd’hui en plein
chantier. Mais les premières expériences sont déjà présentes. Il convient donc d’y prêter
beaucoup d’attention.

Cette démarche est structurante au niveau des interactions dans la mesure où elle combine
les actions d’autres démarches menées simultanément au sein de l’entreprise et qui ne sont
pas forcement convergentes aujourd’hui. Il s’agit notamment du programme de
reconnaissance des inventeurs, la filière technique, la communication, les nouvelles
applications du système d’information et la gestion de la connaissance.
Au niveau individuel, cette démarche est structurante dans la mesure où elle insuffle une
philosophie de travail basée sur le volontarisme.
« L’innovation est l’affaire à tous… c’est une expression de la liberté individuelle. Ça
veut dire que je ne suis pas condamné de faire un job de la même manière toute ma vie. Je
n’ai peut-être pas les moyens de le faire évoluer, mais néanmoins, je ne me laisse pas
endormir dans les routines, je vais rester vivant car je peux innover. Moi j’y crois très très
fort. » (Com-r7-E9)

b) La problématique de la sélection

Après avoir réussi à s’inscrire dans l’agenda stratégique du « top management » et à


institutionnaliser le moment de recueil des initiatives de terrain par la journée de l’innovation,
le défi du programme d’innovation de terrain aujourd’hui est d’assurer que de bonnes
initiatives y soient effectivement exprimées et que la réplication soit pertinente. Ce défi est vu
par les acteurs d’abord comme une question de sélection.
« L’organisation n’a pas la capacité de répliquer toutes les innovations. On perdrait
toute l’efficacité, la confiance, la crédibilité si l’on réplique trop des erreurs ou des
petites innovations modestes sans grand intérêt. Donc après une phase de motivation, de
collecte générale où tout le monde est bon, tout le monde est gentil, il y aura une
deuxième phase de sélection des innovations à répliquer… Cette notion de sélection n’est
pas facile, et je ne sais pas encore comment avoir un processus de sélection efficace et
dans quelle proportion on va répliquer des innovations que j’appelle des Goldens. » (FI-
r1-E2)
Pourquoi cette sélection demeure-t-elle délicate ? Tout d’abord, la pertinence des
initiatives est étroitement liée à leur contexte d’émergence. Cette pertinence, qui sert de base
pour une première appréciation (souvent immédiatement suite à la présentation de l’idée ou de

160
l’objet conçu), n’a pas une relation causale ou systématique avec le potentiel de la réplication.
Ensuite, ce potentiel de redéploiement ne dépend pas uniquement du contenu de l’idée déjà
détachée de son contexte, car il dépend davantage des conditions de réceptivité des terrains
dans lesquels on veut déployer. La réplication à l’identique est théoriquement peu probable.
Une évaluation du potentiel de redéploiement a priori est donc peu pertinente.

Une solution envisagée consiste alors à identifier les champs de haut potentiel de
valorisation pour orienter la génération des idées.
« Une des faiblesses du processus de l’innovation de terrain actuel est que ça reste un
processus de recensement relativement aléatoire. On va collecter des idées sur les
secteurs qui ne nous intéressent pas. Tout est mélangé. D’où l’idée de mettre en place des
Field d’innovation. On se met à la place d’un jardinier qui a un terrain
extraordinairement fertile, mais qui ne se contente pas d’être assis sur une bande et de
voir n’importe quoi qui pousse, mais de dire : je veux une haie pour me protéger contre
mon voisin. Et vous, les hommes au terrain, vous vous débrouillez avec des roses, des
fuchsias, des chênes ou des pommiers peu importe, mais en sachant que le cahier des
charges est de construire une haie. Je pense qu’Air Liquide aura l’intérêt d’introduire une
touche raisonnable de vision et de challenge pour orienter la créativité. Ce sera plus
gratifiant car les idées vont être orientées vers des domaines a priori plus potentiels. »
(FI-r1-E2)

C’est une démarche prometteuse de sensibilisation et de stimulation par challenge. Mais


elle ne résout pas directement la problématique de valorisation par redéploiement des
innovations locales. D’abord, elle n’est valable que pour les initiatives futures. En plus, elle
porte en elle une orientation « top down », qui, si elle est affichée comme une démarche
unique ou prioritaire de valorisation, risque de réduire la portée initiale du programme
d’innovations de terrain.

c) Les types d’innovation de terrain

Comme nous l’avons développé précédemment, le champ des innovations de terrain chez
Air Liquide est divisé actuellement en trois grandes familles formulées par leur portée :
famille de croissance de chiffres d’affaires, famille de réduction des coûts internes et famille
d’innovations non techniques qui améliorent les conditions de travail. Nous voyons bien la

161
distinction derrière cette formulation entre le domaine technique qui est au cœur du métier de
production et d’application des gaz et le domaine non technique qui concerne notamment les
fonctions de support : management, communication, finances…

Un premier point problématique apparaît : où s’arrête le champ des innovations de


terrain ? Bien entendu, si l’on est fidèle à l’idéologie de l’innovation pour tous, ce champ
devrait couvrir toutes les cellules de l’entreprise. Or le programme de développement
d’innovations de terrain ne dispose actuellement que des moyens très limités : une seule
personne dédiée. La stratégie actuelle est alors la sélection par le biais des journées de
l’innovation. Les deux grands critères de restriction sont : la validité technique de la
proposition et son ampleur.
« On date une innovation par sa première référence. Pour moi, une innovation produit
son effet au plus vite un an après sa première référence…. Le reste n’est pas de
l’innovation mais de l’ordre des pratiques…
Je ne veux pas flatter les gens. Nous restons volontairement très stricts et nous ne
retenons que des idées qui ont déjà été mises en œuvre depuis au moins 3 mois. » (FI-r1-
E2)

L’évaluation est alors « déléguée » aux établissements locaux et la valorisation est au


stade d’expérimentation. Les journées locales de l’innovation sont organisées depuis deux ans
et suscitent l’enthousiasme des participants. Mais à terme, seule la valorisation effective
permettra le succès durable de ces événements et on revient à la problématique de sélection
développée dans la section précédente.

En résumé, nous synthétisons les différents types d’innovations de terrain et les principaux
leviers d’action dans le tableau suivant :

162
Tableau 9 : Le champ des innovations de terrain et les leviers d’action

Les innovations de Domaines techniques Domaines


terrain d’Air Liquide Croissance de CA Réduction des Coûts non techniques
Reconnaissance par rétribution, Stimulation par Field of innovations
Innovations
Réplication par un programme centralisé : analyse du contexte &
réplicables
activation des facteurs réceptifs
Reconnaissance formelle par les journées de l’innovation
Innovations locales
Communication large pour une réplication partielle éventuelle

Reconnaissance par évaluation annuelle et au sein de la CoP


Bonnes pratiques
Support aux échanges directs par le biais des CoP

Ainsi nous avons parcouru le champ des innovations de terrain encore peu structuré chez
Air Liquide en précisant les grandes familles d’innovations, les principaux acteurs impliqués,
les démarches de valorisation et les enjeux derrière ces démarches. Comme pour le champ des
innovations institutionnelles, cette analyse nous fournit le contenu du cadre organisationnel
c'est-à-dire les vocabulaires propres au management de l’innovation chez AL.

4 . Conclusion sur les champs organisationnels pour l’innovation chez Air


Liquide

L’analyse des cadres organisationnels, sous le registre du management de l’innovation,


révèle chez Air Liquide une dynamique structurée autour des programmes, que ce soit dans le
champ des innovations de terrain ou celui des innovations classiques. Derrière la notion de
programme se trouve une conception par les flux, en contraste avec une conception par les
entités organisationnelles stables.

Les entités existent que dans la mesure où elles développent des poches de compétences
(ressources et capacités) qui alimentent directement les programmes d’innovation et d’autres
programmes de support à l’innovation comme la formation, la gestion des connaissances, la
reconnaissance des inventeurs etc.

La structuration des processus d’innovation par programmes donne une flexibilité à


l’organisation et favorise la mobilité interne. Ces points concordent avec la culture de

163
l’entreprise dans la mesure où ils permettent « la prise de risque mesuré », le travail en réseau
et la capacité de se remettre en cause.

Si l’organisation et la culture apportent les ressources et les attitudes nécessaires à la


conduite des processus d’innovation, c’est la stratégie qui va y apporter la vision.

C . Stratégie – Cadre visionnaire dans le processus d’innovation

La stratégie, en tant que dynamique de structuration de la vision pour l’entreprise,


constitue le principal cadre visionnaire dans le processus d’innovation. Ce dernier est un lieu
où les stratégies déjà élaborées s’actualisent et également un lieu où de nouvelles stratégies
émergent.

A Air Liquide, l’articulation entre la sphère stratégique et la sphère d’innovation peut être
schématisée de manière suivante :

Schéma 22 : Une représentation du processus d’élaboration de la vision stratégique chez AL

Vm Vt

164
Dans ce schéma, le cercle symbolise d’abord l’interface de l’organisation avec l’ensemble
de ses interlocuteurs externes : les actionnaires, les clients, les partenaires (fournisseurs,
institutions…) et les concurrents. Face à ces interlocuteurs, les principales fonctions
s’organisent de manière qu’un dialogue puisse être entretenu avec l’externe et à l’interne, le
dialogue qui va permet à l’entreprise de connaître son environnement, autrement dit à en avoir
une vision. Il faut rappeler que les fonctions ici ne correspondent pas aux unités
administratives, mais relèvent de la nature profonde de l’activité menée. Les fonctions les plus
exposées à l’environnement sont :
• la Vente qui dialogue directement avec les clients et réalisent des transactions avec eux.
Elle procure une vision de ce qui est vendu;
• la Veille concurrentielle qui est travail en amont de la vente pour positionner les offres de
l’entreprise par rapport aux demandes et aux concurrents. Elle donne une vision de ce qui
pourrait être vendable.
• la Veille technologique est un autre travail en amont qui donne une vision de ce qui
pourrait être réalisable.
• la Stratégie, quant à elle, se soucie de construire une vision synthétique permettant à
chacun de s’y trouver à d’avancer. Chez Air Liquide, la stratégie est particulièrement
attentive vis-à-vis des actionnaires. Historiquement, c’est la confiance des actionnaires qui
a permis l’aventure d’Air Liquide de continuer. La vision stratégique s’articule
principalement en terme de ce qu’on veut faire, compte tenu de ce qu’on sait faire (vente
réalisée), de ce qui pourrait être vendable (Marché) et de ce qui pourrait être réalisable
(Technologie).

Le processus d’innovation est alimenté par ces sources de vision, et lui-même


générateur de nouvelles visions, mais cette fois de l’intérieur de l’entreprise.

Ainsi nous arrivons au terme de notre premier axe d’analyse, celle des cadres cognitifs
susceptibles d’être impliqués dans le processus d’innovation. Passons maintenant à l’examen
d’un processus concret d’émergence de l’innovation afin de voir comment se sont déployés
les processus de construction de sens dans ce cas précis.

165
SECTION 2 – AXE II : LE RECIT DU CAS AST

AST désigne un programme de recherche du Groupe Air Liquide commencé en 1981 pour
l’amélioration des procédés de séparation des gaz par voie de distillation cryogénique. Ce
programme a débouché sur un changement technologique majeur qui marque l’histoire du
Groupe. Il a conduit à plusieurs inventions appliquées aujourd’hui dans toutes les grandes
unités de production de gaz. Il figure en tête des innovations récompensées par le programme
de reconnaissance des inventeurs d’Air Liquide. L’essence technique de cette innovation (au
sens du résultat final et global) est le remplacement de la structure centrale de la colonne de
distillation de gaz : la structure dite de plateaux a été remplacée par la structure dite de
garnissages ondulés-croisés.

Avant de revenir sur la genèse de cette innovation, il nous parait intéressant de faire un
point rapide sur le principe de distillation cryogénique et sur la technologie de plateaux 51.

I . LA TRADITION DES PLATEAUX

A . La distillation cryogénique des gaz : les inventions fondatrices

En simplifiant, la distillation cryogénique est un procédé de séparation des gaz (O2- N2-
Ar, pour les gaz de l’air, à partir d’un mélange (air, gaz naturel…) grâce à leurs différents
points de liquéfaction (passage de l’état gazeux à l’état liquide). Ces points, qui varient
suivant la pression, se situent en générale à de très bases températures (-183°C pour O2
jusqu’à -269°C pour He sous la pression atmosphérique). D’où l’adjectif « cryogénique ».

Au tournant du 19ème au 20ème siècle, la genèse de la technologie cryogénique en tant que


véritable procédé industriel a été marquée par la course entre deux inventeurs : l’allemand
Carl von Linde (1842-1934) et le français George Claude (1870-1960).

La première machine de liquéfaction de l’air de grande capacité a été réalisée en 1895 par
Carl von Linde. L’inventeur était déjà connu à cette époque pour ses machines à glace très
utiles aux producteurs de bière allemands pour leur fabrication pendant l’été. Avec l’aide de

51
Dans cette partie, nous nous appuyons sur plusieurs documents techniques et historiques internes et externes,
ainsi que sur les explications du directeur scientifique R&D d’Air Liquide.

166
ces derniers, entre autres, Linde a fondé en 1879 la « Gesellschaft für Linde’s Eismaschinen »
devenu Linde AG aujourd’hui 52. La machine de Linde en 1895 liquéfiait de l’air à la pression
atmosphérique grâce à la vanne de détente Joule- Thomson (1852) : l’air comprimé est
détendu et descend en température, à mesure que la pression baisse, jusqu’à devenir liquide.

En France, George Claude, élève de la 5ème promotion de l’Ecole Supérieure de Physique


et de Chimie Industrielle (1882), travaillait sur l’acétylène (C2H2) utilisé pour l’éclairage.
Après avoir trouvé la solution consistant à dissoudre l’acétylène dans l’acétone, permettant de
transporter ce gaz instable, l’inventeur cherchait un moyen de produire ce gaz de manière plus
économique que le four électrique de l’époque. Il pensait à la combustion de charbon dans
l’oxygène pur. Or l’oxygène pur était produit à l’époque à petites doses par l’électrolyse ou
par des procédés chimiques, et coûtait donc très cher. Il est alors amené à réfléchir sur un
moyen de produire de l’oxygène en quantité industrielle. La solution, selon lui, serait dans la
séparation de l’oxygène de l’air liquéfié. Dans cette quête, George Claude réussit en 1902 à
liquéfier de l’air. Sa machine, avec un dispositif inédit (« machine de détente ») est alors bien
plus performante que la machine 1895 de Linde 53. Il crée, avec son ami d’école Paul Delorme,
l’Air Liquide, une société anonyme pour l’étude et l’exploitation de ses inventions 54 .
Cependant, son objectif de séparer l’oxygène de l’air n’est pas encore atteint.

Image 2: Carl von Linde (G) & Georges Claude (D)

52
Foerg W., Linde AG dans MUST (1996)
53
Sur l’indépendance des travaux de George Claude par rapport à ceux de Carl von Linde, les sources restent
contradictoires.
54
Voir Wars F. (2002), 100 ans de conquêtes : l’aventure d’Air Liquide.

167
Encore une fois, Linde le précède, en réussissant cette même année 1902 la première
« colonne de distillation cryogénique » qui produit de l’oxygène liquide. Cette invention
incite George Claude à dépasser son concurrent. Il réussît en 1905 sa colonne de distillation
d’oxygène plus pur que celle de Linde en ajoutant un dispositif astucieux (dit de « retour en
arrière »). L’avancée de George Claude lance un défi à l’équipe de Linde, qui sort en 1907 un
système de double colonne produisant simultanément l’oxygène et l’azote. Des disputes sur
les brevets entre deux sociétés, entre deux hommes, ont lieu. Ils se mettent finalement
d’accord sur un échange de licences permettant à chacun d’exploiter le procédé. Ces
inventions fondatrices donnent naissance à un nouveau secteur industriel qui accompagne
l’éclairage (acétylène, néon), l’agriculture (engrais azotés), l’agroalimentaire (production
frigorifique), la sidérurgie (acier d’oxygène), la pétrochimie, l’aérospatial (hydrogène), la
plongée sous-marine, la santé, l’électronique.

Image 3 : La structure des colonnes de distillation

1.
2.

a. La première machine cryogénique b. La machine de détente externe de


de Linde Georges Claude

c. La première colonne cryogénique de d. Le Retour en arrière de Georges


Linde Claude

168
Image 4: L'appareil à double colonne

B . La structure de plateaux et son apogée à Sasol

Depuis les premières machines de Linde et de Claude, les colonnes de distillation sont
constituées d’une succession de plateaux perforés placés en étages. L’air (ou d’autres
mélanges de gaz) est liquéfié, puis introduit par le haut de la colonne et coule sur la surface
des plateaux d’un étage à l’autre (Figure.). D’en bas, l’air en phase vapeur est soufflé et monte
le long de la colonne en traversant les plateaux par les trous perforés. Ainsi la vapeur et le
liquide barbotent en surface des plateaux et s’échangent de la matière : une partie du gaz dans
la vapeur est retenue par le liquide qui continue à couler, et inversement une partie du gaz
dans le liquide s’évapore et continue à monter. Après chaque phase d’échange, la vapeur
montant est enrichie en gaz plus volatils et inversement pour le liquide. Comme l’azote est
plus volatile que l’oxygène, à mesure que l’on monte en étage la vapeur contient de plus en
plus d’azote et inversement, le liquide devient de plus en plus riche en oxygène. Après un
certain nombre de phases d’échange (appelé « nombre d’étages théorique »), on obtient de
l’oxygène « pur » en bas de la colonne.

Image 5 : Les plateaux à barbotage Image 6 : L’échange de matière entre la phase liquide
(L) et la phase vapeur (V) à la surface du plateau

169
Le principe de fonctionnement paraît simple, mais le nombre et la sensibilité des
paramètres en jeu sont d’une complexité extrême. La conception, la réalisation et l’installation
des colonnes à plateaux participent au savoir-faire du métier de gazier. Elles demandent une
grande maîtrise scientifique et technique, des compétences très spécifiques et beaucoup
d’expérience 55. C’est pour ces raisons entre autres que les producteurs préfèrent assembler les
colonnes de distillation dans leurs propres ateliers. Ces colonnes sont ensuite acheminées au
site de l’usine où elles seront implantées. Ceci explique le diamètre maximal des colonnes,
autour de 6 m, correspondant à la taille maximale permise pour les convois exceptionnels
d’acheminement.

La taille est importante puisqu’en dépend le débit et donc la capacité de production. Or le


besoin en oxygène explose dans les années 1970, tiré par le développement de la sidérurgie
(l’acier à l’oxygène). Les gaziers mondiaux se sont lancés dans le défi des grandes
« oxytonnes ». Puisque la taille est limitée, les efforts se sont concentrés sur l’amélioration de
la performance des plateaux.

A Air Liquide dans les années 1970, les efforts de recherche et de développement
gravitaient autour de la direction Ingénierie, et plus précisément autour de deux hommes.
Comme le témoigne un ancien de l’Ingénierie :
« Le grand patron était un était l’expert en thermodynamique, en procédés et en
mécanique des fluides des plateaux. Son adjoint était l’expert en conception
mécanique et en fabrication. Il a raconté comment il s’était inspiré des
développements des avions dans la conception des nouveaux plateaux en aluminium
(les premiers plateaux étaient en cuivre). Pratiquement seul, il a révolutionné les
plateaux en donnant naissance aux premiers appareils à 1500 tonnes/jour. Il a
développé tout un « Meccano » paramétrable permettant de concevoir n’importe quel
plateau. Les deux patrons incarnaient la conception technique des appareils de
production de la Maison. Le patron de l’Ingénierie dirigeait personnellement tout
développement de la production cryogénique. » (AST-E3)

Ces expertises exceptionnelles ont amplement contribué à l’obtention, puis à la réalisation


réussie du projet Sasol, le plus grand site de production d’oxygène en Afrique du Sud. C’est à

55
On estime qu’il y a environ 100 personnes dans le monde qui détiennent une réelle compétence en procédés de
séparation des gaz (Métais, 1999, p.299)

170
Sasol que les plateaux ont atteint leur apogée, mettant Air Liquide à un nouveau rang dans son
secteur.

Dans les années 70, l’Afrique du Sud sous le régime d’Apartheid est en plein embargo
international. Pour subvenir aux besoins en carburant, et préserver l’indépendance de ses
ressources, le gouvernement se lance dans un programme ambitieux de synthèse du pétrole à
partir du charbon 56. Dans le cadre de ce programme, Sasol, le groupe énergétique public,
lance en 1975 un appel d’offre pour la construction d’une gigantesque usine de production
d’oxygène plus grande que ce qui avait été fait auparavant. Cette usine devait être composée
de 8 appareils de distillation à 1800 tonnes/jour chacune, pour atteindre une capacité totale
journalière de 13000 tonnes d’oxygène. A l’époque où les installations les plus performantes
ne dépassaient pas 1500 tonnes, cet appel d’offre était un véritable défi technologique.
Economiquement, ce contrat de 150 millions de dollars attirait tous les grands gaziers du
monde.

A la surprise générale, Air Liquide gagne cette commande grâce à une offre très
audacieuse par rapport à celles des concurrents : elle propose une usine avec 6 colonnes de
distillation de 2300 tonnes par jour, ce qui réduisait considérablement les coûts d’installation
et de production future. La R&D, la division de l’Ingénierie, et la division de Grande Masse
du Groupe AL se sont lancés dans le plus grand projet de construction de l’histoire avec le
plus grand défi technique : réaliser un saut de 1500 à 2500 tonnes d’oxygène avec des
colonnes de même diamètre (6 m).

Et le pari a été gagné. L’usine a été mise en marche en 1980 sans aucun incident technique.
Pour réaliser cet exploit inédit, les ingénieurs et techniciens d’Air Liquide ont fait sauter
plusieurs limites de leurs propres métiers et ont ainsi atteint un grand niveau de maîtrise de la
technologie de plateaux. Entre temps, en 1979, Air Liquide gagne une nouvelle commande en
Afrique du Sud pour 6 autres unités identiques. L’avenir semble être dans les gros appareils,
la technologie de plateaux est au sommet, et Air Liquide profite d’une position solide dans ce
domaine.

56
Les molécules de carbone du charbon sont « crackées » par l’oxygène pour se transformer en gaz de synthèse,
(Hydrogène et monoxyde de carbone), qui est ensuite par synthèse transformé en hydrocarbures liquides

171
C’est dans ce contexte que, de façon étrange, la structure de garnissages ondulés-croisés a
commencé à faire son petit chemin au sein de la R&D avant de détrôner, en moins d’une
décennie, la structure de plateaux, à la fois mythique et symbolique.

II . L’EMERGENCE, LE DEVELOPPEMENT, ET LA VICTOIRE DES


GARNISSAGES

A . L’émergence de la solution « garnissages »

La structure ondulée-croisée est une structure générique qui permet d’organiser


l’écoulement dans l’espace. Depuis le début du XXème siècle, les applications de cette
structure pour la distillation étaient déjà connues au niveau théorique. Dans les années 70,
certaines structures de ce type étaient déjà commercialisées pour la distillation des produits
chimiques à haute température et à température ambiante. Mais il n’existait aucune référence
industrielle sur les garnissages ondulés-croisés dans la distillation cryogénique 57.

L’application potentielle de cette structure à la distillation cryogénique des gaz n’était pas
un secret. Dans les ateliers d’Ingénierie d’Air Liquide à Champigny, quelques essais à petite
échelle avaient été réalisés dès 1970, mais sans suite. Dans une autre unité de recherche d’Air
Liquide à Grenoble entre 1975-1976 58, une étude exploratoire sur les procédés de distillation
avait été réalisée par un chercheur compétent en chimie évoquant le potentiel des garnissages,
sans grand écho. A la même époque, Sulzer, un fournisseur en équipements pétrochimiques,
est venu proposer sa structure de garnissages à Air Liquide, également sans succès.

Ce n’est qu’en 1980 que l’idée de garnissages a été remise à l’ordre du jour au sein de
l’équipe de recherche en production du Centre de Recherche Claude-Delorme (CRCD), crée
en 1970 et installée aux Loges-en-Josas. La proposition était cette fois soutenue par un
chercheur ayant des expériences en pétrochimie avant son arrivée à Air Liquide, et qui venait
de vivre en première ligne la conception et le montage pour Sasol. En effet, entre 1975 et
1980, le projet Sasol représentait pour Air Liquide un succès à la fois technologique,
commercial et stratégique. Mais dans l’ombre de cet exploit, l’équipe scientifique et technique
a du flirter avec plusieurs limites permises par la structure en plateaux. Le chercheur 59 se

57
Quelques structures de garnissages avaient été essayées pour la distillation de gaz à très petite taille.
58
AST-E6
59
En 2005, le chercheur est devenu Directeur scientifique du Groupe Air Liquide

172
doutait de la perspective de développement à long terme qu’offraient les plateaux après Sasol.
Il témoigne :
« Dans le projet Sasol, j’ai vécu en première ligne, et j’avais de moins en moins envie
de faire de nouveaux développements sur les plateaux. Dans les appareils de 2500
tonnes, je pensais qu’on avait tiré tout ce qu’on pouvait tirer de la technologie de
plateaux 60. J’avais donc très envie de commencer à regarder ce que les garnissages
avaient dans le ventre. » (AST-E1)

Un autre témoignage venu de l’Ingénierie :


« Les plateaux des commandes Sasol entraient dans le champ d’application du
Meccano développé par les experts de l’Ingénierie. Mais c’était une extrapolation. La
technologie des plateaux de grand diamètre était d’une grande complexité et
présentait une grande sensibilité aux défauts d’horizontalité. L’équilibre de chaque
appareil était fragile et les technologues apparaissaient comme de grands artistes. »
(AST-E3)

Un autre élément du contexte pousse à l’émergence de l’intérêt pour le garnissage :


l’enjeu énergétique. En effet, les deux chocs pétroliers (1973, 1979) n’ont pas encore frappé
de façon visible la performance globale d’Air Liquide, portée très haut par Sasol. Mais étant
le troisième consommateur d’électricité en France (derrière les chemins de fer et l’aluminium)
sa facture énergétique présente une part considérable des charges d’exploitation, d’autant plus
que la matière première (l’air) est gratuite. En France comme dans d’autres pays d’Europe, la
tarification pouvait varier de 40-50% entre la nuit et le jour, entre l’été et l’hiver 61 .
L’économie d’énergie est devenue le thème majeur de la recherche à côté du défi de volume.
Ce sujet se traduisait en plusieurs voies complémentaires de recherche sur la colonne de
distillation, notamment sur l’efficacité énergétique et sur la flexibilité en débit des machines.

Une étude interne a montré préalablement la possibilité de réduire de 4-5% la


consommation d’électricité en travaillant sur la « perte de charge » des éléments de
distillation. La perte de charge est l’énergie dépensée pour souffler de la vapeur à travers des
phases d’échange nécessaires à la distillation, qui engendrent une résistance à l’écoulement.

60
Ce sentiment a été par ailleurs explicité dans une note technique rédigée par le chercheur lui-même en 1983 où
il a précisé : « les plateaux ne peuvent donner lieu à une activité (de recherche) long terme car le problème est
déjà, pour l’essentiel, abordé au SEPG » (AST – D1 – NT4183)
61
Le compte rendu du Groupe de travail n°11, le 3 septembre 1980.

173
Dans les colonnes à plateaux, où les gaz doivent traverser jusqu’à une centaine de surfaces
perforées à 10% couvertes de liquide, la perte de charge énergétique est très importante. En
plus, la marge de flexibilité de ces colonnes est faible car pour maintenir l’échange efficace
entre le liquide et la vapeur, la vitesse de cette dernière doit se situer dans un intervalle très
restreint.

Image 7 : Le débit de gaz n'arrive pas à Image 8 : Le débit est trop important, le gaz
vaincre la perte de charge du liquide traverse le plateau sans échange

Ainsi, la réduction de la perte de charge a été identifiée comme un des principaux axes de
recherche en production pour le programme de 1981. Cet axe a été « naturellement » traduit
par une première option de recherche : les plateaux « hyper perforés » ou les plateaux à
« faible perte de charge ». Les garnissages ondulés-croisés ont été également articulés en
terme de réduction de la perte de charge grâce leurs propriétés facilitant l’écoulement dans
l’espace. Mais ce potentiel n’apparaissait pas suffisamment convaincant aux yeux des experts
des services d’ingénierie. Ces derniers avaient du mal à imaginer pouvoir remplacer les
plateaux si bien pensés et développés.

Fin 1980, l’idée des garnissages n’était même pas mentionnée dans le compte-rendu
technique de l’équipe mixte Recherche-Ingénierie sur la préparation du programme de
recherche de 1981.
En dehors des réunions, c’était plutôt :
« De toute façon, ça ne marche pas, ce n’est pas la peine ! » (AST-E3)

Cependant dans la tête du chercheur, porteur de l’idée « garnissages », ça continuait à


cogiter :
«Toujours et encore les plateaux, quoi faire d’autre ? Pourquoi les garnissages ne
marcheraient pas ici (dans la pétrochimie) alors que ça marche ailleurs ?

174
Et comme il n’y avait pas de réelle volonté d’interdire l’étude et personne n’était
opposé jusqu’à se coucher sur les rails, j’ai donc commencé travailler sur les
garnissages. » (AST-E1)

C’est ainsi qu’un premier moyen d’essai pour les garnissages à l’air-eau a été fabriqué
début 1981 dans l’atelier du SEPG sans approbation officielle de l’Ingénierie. Par ailleurs,
toute l’équipe mixte SEPG / Ingénierie était mobilisée par un projet de liquéfaction des gaz
naturel. L’urgence détournait l’attention en laissant donc à l’abri des regards les premiers tests
pour sélectionner des structures de garnissages à partir de quelques produits existants dans le
commerce et de prototypes fabriqués artisanalement en interne. Les structures ondulées-
croisées apparaissaient effectivement très « séduisantes » en termes d’écoulement.

B . Le développement en parallèle des plateaux et des garnissages


A cause du Projet gaz naturel, mais également d'une vague de départs en retraite au CRCD
en 1980, le programme de recherche prit du retard. Il fut relancé en Septembre 1981: l’arrivée
de nouveaux embauchés, la fin du Projet gaz naturel et le retour des vacances concourraient à
une reprise des activités. Dans cette ambiance enthousiaste, les garnissages ont été à nouveau
présentés devant un groupe mixte Ingénierie-Recherche, mais cette fois avec de premiers
résultats encourageants.

La relation entre l’Ingénierie et la Recherche en production aurait pu voir arriver une


sérieuse crise sans le talent d’un homme, manager-médiateur, le chef de l’équipe de
Recherche en production (le SEPG). En témoigne le chercheur, porteur d’idée à l’époque :
« C’est quelqu’un qui avait une très bonne analyse technique et qui donnait beaucoup
de confiance à son équipe. Il avait également une très bonne écoute vis-à-vis de
Champigny (l’Ingénierie). Il a managé de façon remarquable, tant sur le plan
technique que sur le plan relationnel, la situation délicate entre le SEPG et
l’Ingénierie. Il aurait pu être très tranché, que ce soit du côté des experts, ou de notre
côté. Mais ce n’est pas son caractère de trancher dans le vif : pas de coup de
déclaration, pas de décision. Il a assumé les tensions de l’époque entre les gardiens du
temple et une bande de jeunes, des « zozos » qui n’avaient pas de légitimité. Et il a pu
faire cela en douceur. » (AST-E7)

175
L’Ingénierie, admettant de fait les travaux menés par la Recherche sur les garnissages,
mettait cependant en avant son scepticisme :
« Nous avons fait nous-mêmes des essais de garnissage en distillation cryogénique
voici une dizaine d’année (Spray Pack) et aucune application cryogénique ne s’est
développée. Il convient donc de tester périodiquement l’efficacité industrielle du
projet de garnissages. » (AST – D4 – CR020981)

Deux options de recherche ont été donc relancées simultanément en septembre 1981.
Deux jeunes ingénieurs 62 nouvellement embauchés, ont été affectés chacun à un sujet. La
construction de nouveaux moyens d’essais a été envisagée pour les futurs tests à la fois des
plateaux et des garnissages. Cependant, si les travaux sur les plateaux recevaient une forte
implication de l’Ingénierie, les garnissages étaient étudiés en solo par la recherche. Bien sûr,
la Division de l’Ingénierie ne restait pas indifférente à ce qui se passait.
« A l’époque, il y a une curiosité amusée de la part de l’Ingénierie de regarder ce
qu’on était en train de bricoler. Le directeur technique de l’Ingénierie, un inventeur
connu, une forte personnalité, n’a pas cru une seconde au garnissage, jusqu’au jour
où il y a eu un certain nombre d’évidences dans les démonstrations…. Ce n’est pas
une question de personne. Car lui, comme moi, on a vécu beaucoup d’expériences
avec les plateaux, on a vu comment l’aluminium a remplacé les plateaux en cuivre….
Mais il y avait une idée, qu’on pourrait qualifier de défaut culturel, qui considérait la
distillation de l’air comme une espèce d’art qui échappait aux règles de la distillation
courante. » (AST-E1)

Les deux experts de l’Ingénierie misaient tous leurs efforts sur les plateaux à faible perte
de charge et suivaient de près la progression des travaux de recherche sur ce sujet par crainte
d’un éventuel détournement d’effort par la Recherche. Les autres membres de l’Ingénierie
étaient tenus à l’écart de l’idée des garnissages. Au sein même de la Recherche, le projet était
tenu confidentiel. L’atelier était isolé et n’était accessible qu’aux membres de l’équipe.

62
En 2005, l’un est président du Directoire, aujourd’hui PDG, depuis le changement de statut de mai 2006 et
l’autre Directeur Grande Industrie Europe, Marketing et R&D, Ingénierie et Technologie du Groupe Air Liquide.

176
Mais à l’intérieur de l’atelier, l’ambiance monte. Des recherches bibliographiques et des
tests préliminaires sur les structures sont menés en parallèle avec la préparation de nouveaux
moyens de test plus performants.

L’équipe est constituée des profils très divers et tous de très haut niveau. Le porteur initial
de l’idée est un chercheur expérimenté en procédé cryogénique et qui a des connaissances en
pétrochimie de par son parcours. Plusieurs de ses propositions antérieures pour l’amélioration
des plateaux étaient inspirées des techniques utilisées en pétrochimie. Il constatait, dans ses
expériences sur le développement des plateaux, que plusieurs règles de l’art, imposant des
limites à ne pas franchir dans le métier de distillation de l’air, étaient plutôt des mythes. Il
avait vu également dans la pétrochimie comment les experts, qui toute leur vie ne distillaient
autre chose que du pétrole construisaient leurs propres mythes.
Pourquoi c’est impossible ici alors que ça semble possible ailleurs ? N’est-ce pas
quelque chose d’un peu français et d’un peu Air Liquide (à l’époque) ? (AST-E1)

Les deux jeunes ingénieurs talentueux et motivés sont très vite intégrés dans l’équipe. Ils
apportent de nouvelles connaissances en modélisation et en informatique. Ils ne sont pas
seulement de très bons « problem solvers », mais montrent également très vite leur talent
relationnel et managérial. En témoignent les anciens membres de l’équipe :
« J’ai commencé à apprendre mon métier sur la cryogénie…. A l’époque, on avait des
gens très bons. J’avais beaucoup d’admiration pour l’encadrement. Les ingénieurs
étaient très clairs sur les objectifs. Ils ont également beaucoup clarifié les choses,
mettant en équations les processus qui paraissaient très compliqués. Ils étaient
également visionnaires » (AST-E2)
« On avait un problème sur une machine. L’ingénieur prenait tout de suite le tournevis
pour démonter le truc et regardait de près ce qui se passait. C’était vraiment
quelqu’un… » (AST-E5)

Le chef technicien, lui aussi était quelqu’un. Venu d’abord à l’Ingénierie d’Air Liquide à
Champigny, puis au CRCD, après 5 ans de carrière dans l’automobile chez Citroën et 4 ans
dans l’aviation chez Snecma, cet expert en machines d’outil avait une grande notoriété tant à
la Recherche qu’à l’Ingénierie. En témoigne un de son ancien collaborateur, devenu
aujourd’hui un expert d’Air Liquide :

177
« J’ai toujours été impressionné par la vitesse avec laquelle il dessinait. Il m’a
énormément appris en dessin industriel. Il avait des réflexes particuliers, l’art de
résoudre de manière très simple des problèmes qui paraissaient compliqués. Je
n’avais aucun doute en travaillant avec lui. Il suffit de voir ce qu’il avait réalisé pour
ne pas avoir de doute sur ce dont qu’il est capable. » (AST-E2)

Pour notre étude de cas, nous avons eu l’occasion d’inviter ce chef technicien, à la retraite
depuis 15 ans, à revenir au centre de recherche pour un entretien. Il suffit de voir l’admiration
qu’il suscite auprès du personnel qui l’avait connu, et la manière dont on lui présente aux
nouveaux.
« C’était notre père à tous » - dit un technicien ancien de la maison – «Quand on a un
problème, on était sur qu’il allait comprendre et nous aider. On apprenait
énormément avec lui, mais on avait l’intérêt d’être bon. Il était très exigeant ! »
« C’est le père de la fabrication des garnissages ! » - le directeur scientifique présente
l’ancien expert au nouveau chef de l’Ingénierie et à son équipe qui étaient au passage
à la Recherche ce jour là. Tout le monde penchait la tête devant l’ancien technicien.
On sentait la reconnaissance et l’admiration dans le regard des uns, l’émotion et la
fierté sur le visage des autres. (AST- Obs131205)

L’ancien chef technique témoigne lui-même :


« Je connaissais presque tout le monde au centre de recherche à l’époque. Et je parle
au directeur du centre de la même façon qu’à un technicien sous ma responsabilité.
Pour les garnissages, devant l’ampleur de la tâche qui m’a été confiée, j’ai fait
travailler beaucoup de monde. Plusieurs chefs de services m’ont reproché de trop
solliciter leurs techniciens. Mais je savais ce que je devais faire. Beaucoup de gens ont
donc travaillé pour moi sans être impliqués directement dans le projet des
garnissages. »
« J’ai repéré à l’époque un jeune technicien très doué. J’ai demandé à la direction
qu’il soit avec moi dans le projet. Et il s'en est très bien sorti.» (AST-E5)

Sur l’ambiance générale, un ancien membre témoigne :


Il y avait de la passion. On ne comptait plus les heures. Et il y avait une bonne
ambiance. Surtout vers 82-83, il y avait plusieurs départs en retraite, et beaucoup de

178
jeunes gens sont arrivés. Ça a redynamisé le service, mis un peu de sang frais et ça a
fait énormément de bien.» (AST-E2)

C’est dans cet enthousiasme, dans ce mélange d’âges, de formations, d’expériences et de


savoir-faire, que des plans, des dessins, des prototypes et des essais se sont succédés.

Les moyens de tests dont la construction a été lancée en 1981 entrent progressivement en
fonction et conditionnent pour une grande partie le rythme d’expérimentation. Les tests sur les
plateaux et sur les garnissages sont conduits en alternance sur les mêmes moyens (la priorité
étant donnée aux plateaux). Cependant, les plateaux à faible perte de charge ne donnent pas
les résultats espérés malgré les efforts consentis. Fin 1982, les tests aboutissent à une
conclusion négative sur ce projet de recherche. Les travaux sur les plateaux continuent, mais
ne portent que sur l’essai des plateaux améliorés proposés par l’Ingénierie.

Quant aux garnissages, des résultats d’expérimentation donnent des idées de plus en plus
précises. Les tests à air/eau permettent de sélectionner certaines structures ayant de bonnes
propriétés en écoulement. Ces structures sont passées aux essais cryogéniques à petites tailles.
Fin 1983, les garnissages sont testés dans une colonne cryogénique de 1m de diamètre (le plus
grand moyen d’essai au centre de recherche). Ces tests plus proches de l’échelle industrielle
permettent d’anticiper de façon pertinente les défis à franchir pour l’industrialisation. Les
résultats sont encourageants : faible perte de charge, grande stabilité du système donc grande
flexibilité en débit.
« On s’est dit : là, on a franchi une étape ! » (AST-E4)

Avant même les résultats définitifs des essais Phi1000, l’équipe s’est déjà projetée dans la
prochaine étape d’un essai industriel. L’occasion s’est présentée pour une unité de production
à Fos-sur-Mer, une colonne de 2 m de diamètre, qui allait être renouvelée (revamping) début
1985. Ce délai donnait à l’équipe 1 an et 6 mois pour la préparation.

C . Les essais industriels et le problème de fabrication

Le passage à l’échelle industrielle impliquait un changement de fond au projet,


particulièrement au niveau de la fabrication des garnissages nécessaires à l’expérimentation.
Jusqu’alors, les échantillons de garnissages perforés et pliés étaient commandés à l’extérieur.

179
Le coupage et l’assemblage des packs de garnissages se faisaient « à la main » en interne.
Pour réaliser le prototype phi 1m, l’équipe de recherche a vécu plusieurs difficultés liées à la
manutention des feuilles de tôles. S’ajoutent à ces difficultés d’assemblage les problèmes
d’approvisionnement : très peu de fournisseurs s’intéressaient à produire des structures très
spécifiques en petite quantité ; les délais de commande et les prix sont contraignants. Or le
défi qu’avait lancé l’Ingénierie aux porteurs des garnissages était précisément la validité
industrielle du concept.

La réflexion sur la fabrication a commencé très tôt, dès fin 1981 avec l’option de sous-
traitance 63 . Sous la contrainte de confidentialité, l’équipe ne pouvait s’adresser qu’à des
fournisseurs habituels de la maison qui n’étaient pas enthousiastes, ne voyant pas le potentiel
d’une idée que même l’Ingénierie redoutait. Plus ou moins obligée, la recherche apprenait à
défricher toutes les étapes de la fabrication et du montage. Et, petit à petit, l’équipe découvrait
qu’elle était capable de fabriquer la structure en interne. C’était tout un processus collectif de
réflexions, d’essais, de résolution de problèmes. Mais un homme y a joué un rôle décisif : le
chef technicien, le spécialiste en machines d’outil. Le chercheur, premier porteur des
garnissages se souvient :
« Il était chargé de contacter les sous-traitants pour les échantillons d’essai. Puis un
jour, Il est venu en nous disant :
- Vous voulez plier de la tôle, pourquoi chercher un sous-traitant ? Nous pouvons très
bien le faire nous-mêmes.
Nous avons tous souri en disant :
- Mais on ne sait pas de plier de la tôle.
- Ce n’est pas si compliqué que ça !
- Comment ?...
- Laissez- moi faire !
Et on l’a laissé faire. » (AST-E1)

Le chef technicien lui-même raconte :


« Le chef du service me connaissait, il savait que j’étais capable de le faire. Il y avait
quelques options, mais très vite on est arrivé à ma proposition d’utiliser une presse.

63
AST- D8 - R071189

180
On m’a demandé de le faire. J’ai dessiné la presse et j’ai trouvé un petit outilleur qui
pouvait nous faire ça pas cher et rapidement.» (AST-E5)

Basant sur les connaissances accumulées le long des tests, et ayant confiance dans le talent
de son maître d’outils, mi 1983, l’équipe de recherche est arrivée à deux conclusions
décisives : (1) L’abandon de la sous-traitance comme solution industrielle ; (2) A l’échelle
industrielle, un processus continu et complètement intégré de fabrication des garnissages
« partant du feuillard pour aboutir au pack fini monté sans rupture de charge. » 64

L’essai industriel à Fos-sur-Mer ne serait pas alors seulement un test de prototype de


distillation, mais également un test du prototype de fabrication. En moins d’un an, une
première chaîne de fabrication intégrée et semi-automatisée est montée par l’équipe de
recherche, qui commence à fabriquer de nouveaux échantillons de test. Plusieurs inventions et
prouesses techniques ont été nécessaires pour réaliser ce prototype de chaîne de fabrication65.
Cependant, cette chaîne « artisanale » à 60 coups par minute ne pouvait pas assurer la
fabrication en grande série, si ce n’est pour l’essai à Fos-sur-Mer qui demandait environ 1
million de coups de presse 66.

L’Ingénierie a été appelée pour donner « un coup de main » à la fabrication. Elle


accueillait dans ses ateliers à Vitry pour la première fois les « objets » développés par la
recherche (les structures de garnissages et la chaîne de fabrication) qu’elle n’avait jusque là
regardé que de très loin ou même dont elle avait seulement entendu parlé. La réticence était
généralisée dans quasiment toute l’Ingénierie qui sentait une menace pour son objet sacré : les
plateaux. Seul le chef adjoint de l’Ingénierie, voyant le potentiel des garnissages, a décidé de
« changer de camp » en prêtant main forte à l’équipe de recherche détachée. La première
chaîne a été entièrement automatisée, puis une deuxième chaîne a été commandée pour
assurer la cadence. D’autres dispositifs d’annexe comme les distributeurs étaient également à
réaliser. Fin 1984, tout était prêt pour l’essai industriel.
« On était à Fos-sur-Mer pour le premier essai. (Ça m’amuse de raconter l’histoire
de Georges Claude qui passait des nuits pour voir enfin le fameux liquide bleu couler).

64
AST- D8 - R071189
65
Nous reviendrons à cette première chaîne de fabrication par la suite.
66
AST-E1 : les souvenirs sur les détails techniques après 25 ans montrent combien ces ordres de grandeurs
étaient importants comme repères pour l’équipe de projet.

181
Car on s’est trouvé effectivement en pleine nuit, après des jours et des jours de test, et
le premier résultat sortît. Et on s’est dit : ça marche ! » (AST-E4)

Les résultats probants des tests à Fos-sur-Mer ont permis de valider la géométrie des
structures choisies et le principe de fabrication. Avant même le résultat, comme d’habitude,
l’équipe s’est posé déjà la question de l’étape suivante. Cette fois, plusieurs possibilités
d’essais complets se sont présentées. L’enjeu d’économie d’énergie a conduit l’équipe à tester
directement en très grande taille : la partie de séparation Oxygène - Argon d’une unité phi 4 m
à Dunkerque. Ce prototype nécessitait environ 8 millions de coups de presse.

Les chaînes de fabrication « prototypées » par la recherche ont été confiées au service de
Développement de l’Ingénierie. Cette équipe était dirigée par un ingénieur expérimenté de la
maison 67. Un de ses savoir-faire fut décisif pour la réussite future des garnissages : le design
to cost basé sur les principes d’Analyse de la Valeur 68 . Chargée de développer l’outil
industriel pour la fabrication, cette équipe a grandement valorisé les principes et les astuces
élaborés par la recherche. En les combinant avec les expertises en ingénierie, l’équipe a donné
naissance à une chaîne industrielle très performante (plusieurs centaines de coups de presse
par minute) avec une très bonne qualité de précision. Cette chaîne industrielle a permis de
produire des garnissages nécessaires pour Dunkerque, et elle continue à servir aujourd’hui
dans les ateliers de fabrication à côté de ses sœurs dupliquées. Avant le transfert à l’Ingénierie,
l’argument économique mis en avant par la recherche était que les gains en énergies seraient
immédiatement récupérables sur chaque unité de production et surcompenseraient les surcoûts
de la fabrication des garnissages. L’objectif du service de développement de l’Ingénierie a été
bien plus ambitieux : atteindre les mêmes coûts de fabrication que ceux des plateaux, tout en
réalisant la totalité des gains d’énergie.

En 1987, à Dunkerque, les équipes de recherche et d’ingénierie restaient plusieurs jours


dans une cabane montée en haut de la colonne pour suivre l’expérimentation.

67
Il est devenu un des inventeurs renommés dans le Groupe. En 2005, à la retraite, il continue à travailler sur les
questions de sécurité dans la conception des unités de production en tant qu’expert associé à Air Liquide.
68
Une méthode inventée dans les années 1950 par Lawrence D. Miles, un responsable d’achat chez Général
Electric face à la pénurie de matériaux stratégiques de l’époque. L’essence de la méthode repose dans la
recherche systématique des solutions alternatives à chaque besoin fonctionnel afin de réduire les coûts des
ressources par les choix de conception appropriés. (Source : Société Canadienne de l’Analyse de la Valeur,
http://www.scav-csva.org/v2/FR/about_historique.php)

182
« C’était un grand moment, le sommet de l’aventure, on était vraiment dans les
nuages ! » (AST-E1)

Et le verdict tombe. Une économie d’énergie de 4 à 5% était clairement démontrée, avec


un autre résultat inattendu, loin d’être marginal : le débit peut être considérablement augmenté
sans déstabiliser la colonne. Ce potentiel « imprévu » est pleinement concrétisé dans les
années 1990 avec de nouvelles unités de production de gaz entièrement équipées en
garnissages et dont la capacité atteignait 3000 tonnes/jour, puis près de 4000 tonnes/jour dans
les années 2000 69 . Le garnissage a été donc adopté tant sur le plan de la performance
technique que sur le plan éco-industriel de la fabrication. L’étape de développement à
l’échelle industrielle a été immédiatement lancée. La recherche, voyant sa mission accomplie,
s’est retirée complètement du programme pleinement repris par l’Ingénierie.

D . De la validation à l’appropriation

Le développement d’une innovation ne s’arrête pas à la validation des idées par le haut,
mais à l’appropriation des objets et des pratiques par le bas.

Le passage à l’industrialisation des garnissages n’a pas été aussi linéaire et paisible qu’on
imaginait. En effet, le pilote de Dunkerque a été réalisé dans des conditions particulières,
certaines n’étant pas transposables à l’échelle industrielle. L’industrialisation posait de sérieux
problèmes de conception imprévus et/ou sous-estimés. Le plus grand problème concernait les
dispositifs de distribution et de redistribution des liquides à l’intérieur de la colonne. Les
liquides avaient tendance à couler au bord de la colonne entre les tronçons de garnissage et
l’enveloppe, ce qui, par effet de bord, fait perdre en efficacité d’échange. Les distributeurs
existant sur le marché étaient d’environ 1,5m de hauteur et coûtaient cher, ils auraient
complètement compromis les avantages en perte de charge et en économie de coûts de
fabrication, avantages essentiels des garnissages. Concevoir et fabriquer les dispositifs de
distribution spécifiques pour les garnissages n’étaient pas des tâches simples. Or, tout devait
aller très vite. Le responsable du développement de l’Ingénierie à l’époque témoigne :
« Ceci s’est traduit par une suite de mauvais démarrages qui étaient complètement
invivables et ça c’est quelque chose qui manque à l’histoire. Il aurait fallu aller moins
vite et tester davantage à l’eau et à l’air. Or la recherche s’est arrêtée là. J’ai donc
était amené à prendre des risques sur de vraies usines. Nous avons failli être

69
Source : AST-D7, document technique interne CRCD

183
submergés. Nous étions proches de l’échec et j’avais vraiment l’impression que nous
n’y arriverions pas.» (AST-E3)

Avec l’aide de la Recherche, l’Ingénierie s’est engagée dans la conception des


distributeurs spécifiques pour les colonnes de garnissages, dans le même esprit de maîtrise des
coûts et de la technique de fabrication.

L’ambiance au sein de l’Ingénierie n’était toujours pas accueillante vis-à-vis des


garnissages. Malgré la validation de la technologie par la hiérarchie et par certains membres
engagés, la plupart ne croyaient pas ou n’ont pas voulu croire aux garnissages. Les arguments
économiques ont principalement été mis en avant pour freiner l’avancement. Pourtant, les
marges sur les choix de conception et de fabrication des composants restaient encore très
larges. Les calculs de coûts s’avéraient très délicats et à la merci des bonnes volontés.
Certains ateliers résistants auraient été allés, dit-on, jusqu’à transférer des crédits pour les
garnissages au développement en cours des plateaux pour gonfler la facture des garnissages.
Plusieurs débats tendus ont eu lieu au sein de l’Ingénierie, mais les résistances ne faisaient
que motiver la recherche d’optimisation de l’équipe de développement.

L’aboutissement des efforts fut la sortie d’un distributeur de 0,5 m de haut permettant de
régler l’effet de bord et dont l’Ingénierie put maîtriser la fabrication. Plusieurs inventions ont
été réalisées et brevetées pendant cette période. Ce sont des détails techniques sur la
distribution, le montage, la fabrication etc. qui sont de nature différente des idées maîtresses
sur les structures de base, sur l’architecture de la colonne, sur les principes de fabrication qui
ont abouti à la validation de la technologie. Mais sans ces « détails techniques », la nouvelle
technologie ne serait jamais devenue fonctionnelle pour remplacer les anciens plateaux.
Fondamentalement, ces réalisations techniques incarnent l’appropriation par l’Ingénierie de la
nouvelle technologie encore en stade de projet, et ces réalisations ont joué un rôle important
dans le développement des garnissages. Elles ont concrétisé une grande partie des potentiels
encore à l’état latent dans les idées maîtresses. Cette concrétisation n’est pas une chose
évidente, et sans une réelle volonté d’appropriation, les idées maîtresses ne pourraient pas
s’imposer toutes seules.

184
Le verdict final est tombé en 1990, quand devant le choix de construction d’une nouvelle
colonne de distillation à moyenne pression 70, les garnissages ont été adoptés justement parce
qu’ils coûtaient moins cher en fabrication. Le pari de faire adopter les garnissages même par
les plus ardents défenseurs des plateaux a été complètement gagné.

A partir des années 1990, les colonnes de garnissages se multiplient pour équiper de
nouvelles unités de production. La simplicité et la stabilité de la structure par rapport aux
plateaux ont permis de dépasser les limites de débit maximal pour chaque colonne : 2500,
3000, puis près de 4500 tonnes par jour aujourd’hui.

III . AU DELA DES ASPECTS TECHNIQUES

A . L’énigme des brevets


Le développement des garnissages, considéré comme une invention majeure dans la
distillation de l’air, a été initialement tenu secret par Air Liquide. La Direction de la Propriété
Intellectuelle (la DPI) a décidé de ne déposer aucun brevet sur le procédé. Les documents
consignés par l’équipe de recherche étaient mis en lieu sûr, les tiroirs de l’Agence Nationale
de la Propriété Intellectuelle (l’ANPI), en plis cachetés, et ce depuis 1980 jusqu’en 1986.

En 1986, des rumeurs commençaient à circuler à l’Ingénierie sur les fuites d’information
vers quelques concurrents. L’ancien responsable du développement de l’Ingénierie se
souvient :
« A l’époque, l’Ingénierie et la Recherche se trouvaient exceptionnellement sous la
même direction. Le patron commun reprochait à l’Ingénierie de risquer des fuites sur
le développement sensible. Il a décidé de prendre certaines mesures de précaution
dont l’utilisation d’un nom de code pour chaque projet sensible. Le nom de code AST
a été inventé : Advanced Sieve Trays (plateaux perforés avancés) pour désigner le
programme de développement des garnissages. » (AST-E3)

Il continue :
« Ce qu’on avait craint s’est réalisé plus tard, au début des années 90, lorsqu’un
concurrent a tenté de s’approprier la technologie en se fondant sur ses brevets. C’était
un climat de guerre. Nous étions quelques protagonistes dans une bataille terrible que

70
Dans les colonnes à moyenne pression, le gain d’énergie lié à la structure du garnissage est théoriquement
négligeable.

185
je n’avais jamais vue jusque là. Ce principal concurrent menaçait de nous obliger
d’arrêter les usines équipées en garnissages en Amérique du Nord. L’arrêt de 4
centrales aurait été une catastrophe économique. Il nous a fallu leur concéder une
licence importante 71 contre le droit d’utilisation des garnissages. Je ne sais pas
comment les autres concurrents ont fait pour avoir les droits d’utilisation. Bref, c’était
sanglant. » (AST-E3)

L’actuel directeur scientifique raconte avec amertume :


« Air Liquide s’est trouvé contrefacteur de sa propre invention, ce qui est la pire des
situations. On a dû déclencher dans l’urgence la prise d’une vague de brevets afin de
défendre nos droits d’utilisation. Notre erreur dans la protection de la propriété
intellectuelle a profité à d’autres. Dans la bagarre de brevets, il y a eu des
négociations entre les concurrents pour que chacun puisse exploiter la technologie.
Sans aller jusqu’au procès de contrefaçon, on était quand même dans une situation
très désagréable où on avait clairement une technologie développée par nos propres
moyens, avec des tests réalisés à l’échelle industrielle, mais quelques brevets tiers
nous empêchaient de l’utiliser. » (AST-E1)

L’histoire a marqué la politique de gestion de la propriété intellectuelle de la firme. Le


secret n’est plus considéré comme une bonne façon de protéger une invention. Après la série
de brevets défensifs pour se rapproprier la technologie du garnissage, Air Liquide déposait
systématiquement des brevets sur les améliorations de la technique et sur les équipements
conçus en interne dans la phase d’industrialisation. Le pire a été évité. Mais l’énergie perdue
pour se défendre et la frustration de l’équipe sont encore présentes dans l’esprit des acteurs,
sans oublier le départ du directeur de la DPI entre temps.

B . La réussite des garnissages donne confiance à la Recherche sans


qu’elle perde sa vigilance
Aujourd’hui, toutes les nouvelles unités de production de gaz d’Air Liquide, des plus
petites aux plus grandes, utilisent la structure des garnissages. Un dernier exemple
symbolique, le grand client sud-africain Sasol a commandé une treizième unité de production
à plus de 3000 tonnes/jour avec 100% de garnissage. Cette innovation industrielle est
exemplaire pour la recherche d’Air Liquide. Elle a trouvé une nouvelle voie pour gagner la

71
Il a été jugé préférable de ne pas citer le nom de la licence mentionné dans l’entretien pour des raisons de
confidentialité.

186
confiance de ses partenaires internes, l’Ingénierie et la division industrielle Grandes Masses.
Cette voie passe par une vision audacieuse mais réaliste, par des capacités scientifiques
conjuguées aux capacités de prototypage rapide nécessaires à l’initiation de l’innovation.

En effet, après le grand moment de la création d’Air Liquide basée sur les inventions de
George Claude, la recherche continuait à soutenir les divisions opérationnelles dans
l’élargissement des applications et des marchés. C’est en 1970 que la recherche d’Air Liquide
est restructurée avec la création du centre de recherche Claude - Delorme pour réunir les
forces de recherche dispersées dans les différents services techniques du Groupe. Les
chercheurs, ingénieurs, techniciens sont venus de différents horizons en amenant leurs
expériences et leurs cultures très variées. La nouvelle unité de recherche entretenait des
relations avec les unités opérationnelles d’une part par les réseaux personnels de chaque
membre, et d’autre part, par des études sur les nouvelles applications et sur l’amélioration des
techniques de production. Cependant, la force de proposition s’inscrivait plutôt dans une
continuité du rapport de soutien technique au business, dont Sasol a marqué l’apogée. Une
décennie après, une certaine cohésion était atteinte et une identité propre commençait à
émerger. Plusieurs départs en retraite au début des années 80 ont permis une certaine
renaissance de la recherche avec de nouvelles embauches et une nouvelle direction.

L’ensemble de ces éléments a concouru de manière favorable à l’accueil de l’idée des


garnissages au sein de la recherche. Cette idée porte en elle le germe d’une certaine
indépendance par maturité de la recherche, capable de prendre du recul par rapport à
l’invention fondatrice et à l’exploitation industrielle. Naturellement, cette idée suscitait des
réticences de la direction de l’Ingénierie, et également au sein même de la recherche. Mais les
conditions financières permettaient de mener les deux voies d’exploration alternatives, évitant
des choix tranchés prématurés. Par ailleurs, même en n’étant pas convaincue de l’idée de
garnissages, la direction de l’Ingénierie a toléré le développement par la recherche et y prêtait
une certaine attention. Elle ne s’engageait pas dès le départ, mais suivait de près la
progression en la cautionnant dans les aspects d’efficacité industrielle. Dès fin 1983, devant
les premiers résultats probants, l’Ingénierie a commencé à s’engager dans la préparation au
test industriel avant de prendre en charge complètement la suite (tout autant décisive) du
développement à partir de 1987. Les résistances ultérieures des opérationnels de l’Ingénierie
nous semblent, dans une analyse a posteriori, montrer que la mise à l’écart de l’idée de
garnissage par la direction de l’Ingénierie a contribué à protéger l’idée en germe.

187
Et ce germe a bien poussé dans un milieu que l’on peut qualifier de très entrepreneurial.
Le sujet était formulé dans un programme de recherche en même temps qu’une voie
directement concurrente, celle des plateaux à faible perte de charge. Certaines personnes
étaient plus dédiées au sujet que d’autres, mais toute l’équipe de production était intéressée
par la question. L’interdisciplinarité et la multiculture ont joué à fond : spécialiste
expérimenté du procédé industriel venu de la pétrochimie, mécanicien – dessinateur –
bricoleur de génie venu de l’automobile, mécanicien – amateur informatique venu de
l’automatisme, jeunes ingénieurs brillants et doués 72 en relation… Bref, comme le témoigne
le directeur scientifique actuel, premier porteur du projet des garnissages à Air Liquide :
« On n’avait pas besoin de s’organiser, chaque semaine on faisait un point ensemble
sur l’avancement, mais tous les jours l’atelier d’expérimentation était comme une
ruche … » (AST-E1).

Et le miel s’y faisait naturellement !

Le succès des garnissages a donné à la Recherche une confiance nouvelle sur sa capacité
d’entreprendre des innovations radicales, mais lui a également donné la confiance de
l’Ingénierie et de la Direction générale. Ce succès marque le début d’une période très
dynamique de la recherche d’Air Liquide dans la course technologique entre les gaziers. En
effet, en parallèle à la génération des garnissages dans la production de grande masse, les
recherches sur les techniques de production de gaz en petite quantité sur place divergeaient de
la voie de distillation cryogénique traditionnelle au profit de nouveaux procédés de séparation
comme la perméation par membrane ou l’adsorption. La vigilance de la recherche y a joué un
rôle majeur, permettant au busines de s’installer sur de nouveaux segments de marché.

C . Les garnissages - une innovation industrielle fondée sur la


multidisciplinarité et sur la capacité de prototypage rapide
Avec un recul de 25 ans, l’ancien premier porteur de l’idée « garnissages » voit la clé de
réussite dans l’apport concourant de personnes venues d’horizons très différentes, mais qui
étaient toutes « de très bon niveau » et « passionnées ». La diversité des membres saute aux
yeux : âges, formations, expériences. Nous avons dressé le profil des principaux acteurs le

72
Leurs parcours ultérieurs l’ont clairement démontré.

188
long de l’histoire. Récapitulons ici l’ensemble des traits majeurs avec des anecdotes dans
l’histoire afin de montrer combien le sort de l’histoire tient aux personnages 73.

Le premier personnage est le porteur initial de l’idée des garnissages. C’est un ingénieur
expérimenté de la Recherche qui en avait « un peu assez » de faire des améliorations
incrémentales sur les plateaux et de voir le mur dressé artificiellement entre la distillation de
l’air et la distillation des produits chimiques par les experts des deux côtés.
« Très vite dans l’étude de la structure ondulée-croisée, je me suis aperçu que la
personne qui a inventé ça, a, en quelque sorte inventé de la « roue ronde » pour
l’écoulement. La question est alors comment s’inspirer de cette structure de base pour
concevoir un dispositif de distillation cryogénique. » (AST-E1)

Emporté par l’idée, il s’est engagé dans la construction d’un premier moyen d’essai à
l’eau – air pour tester la structure des garnissages sous la protection du chef de service, à
l’abri des regards des experts de l’Ingénierie. Le tout premier prototype de garnissages était
fait des pièces d’échangeur recyclées, avec des paramètres calculés à partir des réglures des
feuilles de papier disponibles. C’est la même personne qui naviguait entre les rapports
prospectifs sur la recherche en distillation, l’analyse technico-économique du développement
des garnissages, les plans d’expérimentation, et les compteurs de métrage de moquette chez
Conforama pour trouver une solution d’automatisation de la chaîne de fabrication.

Le chef de service de recherche sur la production (le SEPG) est l’homme qui avait une
bonne écoute des deux côtés (Recherche et Ingénierie).
« Il se mettait pas en devant de la scène. Mais il avait une très bonne analyse
technique et donnait beaucoup de confiance à son équipe. » (AST-E6)
« Il nous connaît très bien. Un jour, nous avons appris que l’Ingénierie a déposé des
brevets sur la fabrication dont plusieurs aspects avaient été développés par la
Recherche qui n’avait pas pu breveter à cause de la politique interne. Il nous a fait
comprendre l’enjeu de la protection dans la circonstance et nous a assuré sur la
reconnaissance de nos apports. » (AST-E5)

73
Nous choisissons de présenter les acteurs suivant leur ordre d’apparition dans le projet, ce qui nous semble le
plus neutre, au regard de la diversité et du caractère concourrant de leur contribution.

189
Donnant la confiance et la protection au porteur d’une idée ambitieuse mais qui
n’acquérait pas encore de légitimité, il assurait dans le même temps la confiance de
l’Ingénierie en donnant des ressources raisonnables aux plateaux améliorés. Un jeune
ingénieur et un jeune technicien dédiés à l’étude des plateaux améliorés ont pu apprendre le
métier de la distillation en travaillant avec les experts de l’Ingénierie et ont pu être rapidement
convertis à l’usage des garnissages dès fin 1982. Les essais étaient programmés en alternant
les plateaux et les garnissages. Quand les tests en laboratoire ont réussi, des pièces de la
première chaîne de fabrication ont été transférées à l’Ingénierie, pour que le premier prototype
industriel (celui de Fos-sur-Mer) soit fabriqué dans l’atelier de l’Ingénierie. C’est ainsi que les
affaires ont été gérées « en douceur » et en arrière de la scène. C’est ainsi que le manager de
l’équipe a intériorisé les tensions de l’époque pour que ses collaborateurs puissent jouer leur
partition.

Le troisième personnage est le couple de jeunes ingénieurs embauchés presque au même


moment pour renforcer l’équipe de recherche. Chacun affecté à un sujet concurrent, ces deux
personnes ont su faire une « compétition positive » et progresser ensemble. Ils ont amené des
connaissances d’un champ alors émergent, l’informatique, qui a contribué à « démystifier » le
processus de distillation. L’un d’eux se souvient :
« C’était en 81, il faut voir à l’époque ce qui était un PC. Le PC d’IBM était un truc
énorme, et toutes les commandes étaient faites en Basic. J’ai pleuré, car j’ai un cousin
qui travaillait chez IBM, pour avoir un PC de la dernière génération. Cet ordinateur
m’a permis de mettre au point le programme de distillation. Il n’y avait pas à l’époque
de centrale d’acquisition de données. J’ai du acheter des cartes électroniques j’ai
programmé les cartes pour faire de l’acquisition de données. Et j’ai modélisé, à partir
des données récupérées sur la distillation de l’air, tout le programme de distillation. »
(AST-E4)

Et c’est la même personne qui n’hésitait pas à prendre le tournevis pour démonter une
pièce de la chaîne de fabrication pour voir ce qui n’allait pas. Les deux jeunes de l’équipe
s’appropriaient le projet en écrivant systématiquement les comptes-rendus techniques de
toutes les réunions au sein de l’équipe Recherche et avec la direction de l’Ingénierie. En plus
du talent, leur enthousiasme, leur curiosité et leur « innocence » ont apporté à une ambiance
générale stimulante.

190
Le chef technicien, comme nous avons vu, est un personnage qui a laissé beaucoup de
traces dans l’histoire. Sa « presse » a changé la donne des garnissages. A court terme, elle a
permis la réalisation rapide d’essais multiples moins chers, plus sécurisés, qui accélèrent
l’avancement du projet. A plus long terme, elle a permis d’intégrer très tôt les paramètres de
l’industrialisation dans la conception même de la structure des garnissages. L’exemple du
74
coupage des tôles raconté par un autre technicien de l’équipe est une illustration
intéressante :
« Pour la première chaîne de fabrication, la question de comment couper les tôles
pliées selon les dimensions voulues s’est posée. Un ingénieur de l’équipe proposait
une solution de coupage en laser, qui permettrait de réaliser des coupes très propres,
à des dimensions exactes et programmables. Le problème était que ce type de
dispositif coûtait très cher. Le chef technicien réagît : « Donnez moi vos tôles, je vais
les couper avec trois fois rien. C’est un peu moins propre, mais on verra si c’est
grave ! ». Il a dessiné et fait réaliser une cisaille pas chère pour couper les tôles de
façon très « archaïque ». Les tôles ainsi découpées avaient des bords un peu écrasés.
On a voulu minimiser cet effet par des dispositifs de fixation de la tôle sur la planche
de coupage. Mais le système dérapait de temps à autre. Finalement, la netteté de la
coupure a été sacrifiée au profit de la stabilité de la chaîne de fabrication. Et on a
réalisé que ce n’était pas aussi grave que l’on avait imaginé, et même qu’au contraire,
ça facilitait le contact avec l’enveloppe du tronçon. Ultérieurement, on a de plus
découvert que les bords du garnissage bien écrasés permettaient de renvoyer les
liquides à l’intérieur du tronçon et limitaient ainsi l’indésirable effet de bord. »

Il conclut :
« Comme quoi, le cahier des charges est parfois trop sévère. Pouvoir faire du
jonglage entre les paramètres théoriques et les contraintes empiriques permet
d’aboutir à des solutions simples, purifiées et stables. » (AST-E2)

Ce n’était pas seulement un technicien talentueux mais également un sacré entrepreneur


qui, avec une « enveloppe » confié par le chef du service, a pu mobiliser d’autres ressources
complémentaires pour réaliser son projet : créer une chaîne de fabrication semi-automatique.
Il connaissait chaque technicien du centre et a repéré un jeune technicien ayant des capacités
en dessins et en automatisme pour le former et l’intégrer dans l’équipe de développement. Ce

74
En 2005, ce technicien est devenu un expert du Groupe Air Liquide.

191
jeune technicien, devenu ingénieur, puis expert d’Air Liquide garde encore avec beaucoup
d’émotion des souvenirs du maître. Et le maître :
« Je savais qu’il avait du talent. Je l’ai repéré. Il a réussi. Je suis très content pour
lui » (AST-E6)

Un autre personnage, venu tardivement au projet, mais qui lui a donné tout une autre
allure, est le chef du service Développement de l’Ingénierie. Vécu directement sous le règne
des experts en technologie des plateaux, l’ingénieur de conception a très vite compris l’enjeu
bouleversant des garnissages, et donc la force de résistance qu’ils devraient vaincre au sein de
l’Ingénierie. Détenant une expertise en conception à coût cible (design to cost), l’ingénieur a
compris qu’il détenait un « atout » décisif pour la suite des garnissages. Son témoignage est
particulièrement éclairant :
« J’ai fait connaissance avec l’Analyse de la Valeur en 1973 sur une étude
d’amélioration de la conception des unités de production. J’avais quelque mois creux
entre deux démarrages d’usine, le dernier en Algérie et le prochain en Inde. La
Division Matériel Cryogénique, la voisine de L’Ingénierie à l’époque, venait de
réussir une étude permettant de réduire son coût de conception de 30% à
performances équivalentes. Et ceci à l’aide d’un ingénieur conseil, celui qui avait
introduit la méthode d’Analyse de la Valeur en France en 1968. Les patrons voulaient
répliquer l’expérience à d’autres divisions. Et moi, je cherchais quelques choses utiles
à faire. C’est ainsi que j’ai récupéré l’étude. Il s’en est suivi 6 mois de travail acharné
avec une équipe de 5 personnes, accompagné par le même ingénieur de conseil. Les
principes sont très simples, voire trop simples pour ressembler à une méthode, mais
l’application est plutôt de la gymnastique : s’exprimer en termes de besoin et de
fonctions, chercher le maximum de degrés de liberté, aller chercher des solutions
pratiques différentes pour trouver des combinaisons économiques et efficaces, c’est un
travail très à la fois sportif et rigoureux. Notre étude a abouti à une économie de 15%
sur le coût total de l’usine à fonction équivalente (notamment en consommation
d’énergie et en fiabilité). Ce résultat a entraîné la création du service Développement
en 1975 et a joué un rôle important dans l’obtention de la commande Sasol en 1976.
Convaincu de l’intérêt de la démarche, je continuai l’application sur d’autres sujets :
les bouteilles d’épuration d’air notamment à lits concentriques … et ça marchait à
chaque fois. C’est ainsi que je me suis approprié la méthode. Chaque fois que je
regarde une réalisation, je sens immédiatement si ce jeu d’analyse de la valeur a été

192
joué ou pas dans la conception. C’est avec ces expériences que j’allai faire
connaissance en 1985 avec la presse développée par la Recherche. » (AST-E3)

Il avait parfaitement conscience de la résistance du grand patron de l’Ingénierie au regard


des garnissages :
« La Direction Technique de Ingénierie de époque n’était pas convaincue de l’idée des
garnissages portée par la Recherche. Le reste de l’Ingénierie était complètement tenu
à l’écart du concept et alors que j’étais responsable du service développement de
l’ingénierie, j’ai été exposé au concept de garnissage pour la première fois par un
expert extérieur à l’Air Liquide…. Il voulait me vendre son idée de garnissages,
d’après lui les garnissages structurés se prêtaient parfaitement à la séparation de l’air.
Entre la complexité des plateaux et la simplicité des garnissages, il n’y a pas photo. Il
m’a confirmé sa visite par une lettre. Je l’ai transmise au Directeur Technique qui me
l’a renvoyée avec la simple mention « ça ne marche pas ». J’étais venu me mêler de
ce qui ne me regardait pas ! » (AST-E3)

Or les réussites progressives des garnissages poussées par la Recherche ont fait reculer le
scepticisme du grand patron, et ont converti le deuxième patron, expert mécanique qui a prêté
la main forte à la préparation de l’essai à Fos-sur-Mer. Mais le véritable élan a commencé à la
rencontre avec le chef du développement, qui y a trouvé un enjeu particulier :
« Le départ en retraite de l’expert mécanique était prévu pour 87. Je risquais de
devoir apprendre avant 3 ans la complexité des plateaux que je trouvais atroce. J’ai
fait le pari d’arriver à remplacer très vite et complètement les plateaux par les
garnissages. Je me suis engagé dans l’idée de fabriquer des colonnes à garnissages au
même coût de fabrication que les colonnes à plateaux : si les colonnes à garnissages
ne coûtaient pas plus cher dès la phase du projet, même les chefs de projets seraient
d’accord pour les adopter, sans devoir surinvestir pour un gain d’exploitation
ultérieur! » (AST-E3)

Sans cet engagement particulier, les garnissages auraient eu beaucoup plus de mal à
s’imposer dans le temps, hors des pressions directes des concurrents.
« L’ingénierie s’est donc lancée à la fois dans la conception des dispositifs de
distribution et dans l’outil de fabrication. En particulier, avec des entreprises de

193
mécanique et de robotique, elle a entrepris la conception d’une ligne de production
mécanique très automatique fort éloignée de son métier habituel. Les anti-garnissages
au sein de l’Ingénierie continuaient à résister : certains ateliers mélangeaient des
coûts au risque de démontrer que les garnissages coûtaient plus cher que les plateaux.
Le nom de code AST (Advanced Sieve Trays ou plateaux perforés avancés) 75 à peine
inventé, les « mauvaises langues » le traduisaient déjà en « Anti Sieve Trays », ou
Anti-plateaux perforés.
Or la Recherche (épuisée par les efforts consentis et/ou voyant sa mission accomplie
et/ou mobilisée sur de nouveaux sujets) s’est retirée de l’affaire encore en plein
chantier…. L’Ingénierie a failli être submergée. » (AST-E3)

Les deux experts des plateaux, patrons de l’Ingénierie, ont eux aussi participé pleinement
à l’histoire des garnissages. Ils ont assumé leur devoir d’expert, celui de gardien des savoirs
techniques de la maison. Leur réticence était compréhensible. Et comme le dit pertinemment
l’actuel directeur scientifique, le porteur initial des garnissages à l’époque :
« Ce n’est pas une question de personne…. C’est (plutôt) un défaut culturel…. Et en
tout cas, il n’y avait pas une volonté d’interdire le développement d’une idée nouvelle.
Dans le Groupe, devant des propositions audacieuses, la tendance est quand même
soit de les cautionner fortement, soit de laisser faire, et ne pas de l’interdire. » (AST-
E1)

Il conclut :
« Nous n’avons pas inventé la structure ondulée-croisée, mais nous en avons fait une
véritable innovation industrielle. » (AST-E1)

L’ancien chef du Développement y ajoute :


« Malgré tout, cela a été une très belle aventure. Les garnissages sont l’œuvre de
plusieurs personnes, et particulièrement pour certains d’entre nous. » (AST-E3)

Vingt-cinq ans après le début de l’aventure, nous retournons dans l’atelier de recherche.
Les moyens de test de l’époque sont presque totalement démantelés. Car un autre moyen plus
moderne a été conçu et installé cette fois à l’Ingénierie. Plusieurs recherches d’amélioration
ont été menées donnant lieu à la plus grande série de brevets chez Air Liquide en valeur

75
Voir « L’énigme des brevets » pour l’histoire du nom AST, le code du programme des garnissages.

194
d’application. Les garnissages semblent bien s’installer pour une longue période à la place des
plateaux, en attendant peut-être l’arrivée de prochains défis. A l’horizon, les marchés
potentiels de l’essence synthétique et de l’hydrogène constituent des enjeux de taille colossale
pour la production des gaz dont le challenge de grande capacité stimule plus que jamais la
recherche.

« Bon courage, on a ce qu’il faut pour tester ton idée ! » - a dit l’actuel directeur
scientifique d’Air Liquide à un jeune ingénieur qui présentait son idée ambitieuse
d’augmentation de la capacité des colonnes à garnissages lors de la Journée de l’Innovation
2005 au Centre de Recherche Claude – Delorme. L’événement, organisé chaque année depuis
3 ans à la date d’anniversaire d’Air Liquide, le 8 novembre, est devenu un rendez-vous
important des passionnés de la Recherche.

195
CHAPITRE V - CONSTRUCTION DE SENS DANS L’HISTOIRE
AST
SECTION 1 : RECONSTRUCTION DE L’HISTOIRE AST PAR LE
GRAPHE SOCIOTECHNIQUE

I . LE GRAPHE SOCIOTECHNIQUE

Le graphe sociotechnique (Latour, Maugin & Teil, 1991) est une méthode de suivi des
processus d’innovation suivant les principes de la cartographie. Elle est développée par le
centre de sociologie de l’innovation (CSI) de l’Ecole des Mines Paris dans le courant de
recherche sur la description des réseaux sociotechniques (Callon, 1986, 1989 ; Akrich & al.
1988, Akrich 1991).

L’essence de la méthode consiste à enregistrer les mouvements de l’innovation par une


saisie méthodique des acteurs (humains et non humains) et les énoncés qu’ils portent dans une
succession de conquêtes d’alliés. Cette méthode est basée sur les postulats de la sociologie de
traduction, appelée également théorie d’acteur – réseau que nous avons présentée au
deuxième chapitre 76 . La méthode est en particulier appliquée aux récits d’innovation pour
illustrer ou développer des aspects spécifiques de la théorie de traduction. Dans le cadre de
notre thèse, le graphe sociotechnique est utilisé comme une option de mise en forme des
données empiriques. Il nous permet de visualiser certains phénomènes particuliers, mais ne
substitue pas au récit, ni à d’autres mises en forme de l’histoire de l’innovation qui lui sont
complémentaires (Flichy, 2003).

Le graphe sociotechnique de l’innovation est une cartographie à deux dimensions : l’axe


horizontal correspond à l’alignement des acteurs portant le message essentiel contenu dans
l’innovation en cours, ce que l’on appelle l’énoncé (ou le programme); l’axe verticale trace les
versions successives d’énoncés. Celles-ci sont transformées à mesure que l’ensemble des
acteurs se modifie (augmente ou diminue). Un énoncé ne peut changer de version sans la
modification du réseau d’acteurs qui le porte, et plus ce réseau s’agrandit, plus la version
correspondante est solide. Plusieurs opérations peuvent être représentées dans la cartographie
comme la pérennisation d’un sous-ensemble d’acteurs (l’atomisation) après plusieurs versions
successives, ou au contraire, l’éclatement d’un atome lors d’un changement de versions. On

76
Chapitre 2, Section 3, I – C

197
peut représenter dans la surface complémentaire de la cartographie les contre-énoncés ou le
contre-programme avec les mêmes principes. La dynamique de traduction n’est pas
directement enregistrée dans la cartographie, mais observable indirectement à travers les
mouvements conjoints du réseau d’acteurs et des messages portés (éventuellement avec le
contre-programme).

II . LES ACTEURS ET LES ENONCES DANS L’HISTOIRE AST

Le premier problème dans la construction d’une histoire d’innovation par le graphe


sociotechnique consiste à choisir un point de départ avec un point de vue particulier. Dans
l’histoire AST, nous choisissons comme point de départ la première référence de l’idée sur les
garnissages du point de vue du premier porteur de l’idée. Ce choix n’est pas arbitraire puisque
dans notre cas, cette première référence correspond à la définition même de l’émergence
d’une idée, celle proposée par Thierry Gaudin :
« L’origine de l’idée est complexe, voire introuvable. Mais le moment où elle émerge est
celui où elle peut être entendue » (Gaudin, De l’innovation, 1998, p.17)

Pour le premier porteur du projet, la structure de garnissage a été référencée pour la


première fois dans l’offre proposée par Sulzer, fournisseur d’équipements pour les
pétrochimistes, vers milieu des années 1970. Ce fournisseur veut vendre à la R&D d’Air
Liquide l’idée de développer avec lui des structures de garnissages pour les colonnes de
distillation cryogénique.

Le premier message, vu comme l’énoncé associant les garnissages et la distillation


cryogénique, a été portée dans sa première version par un ensemble d’acteurs en commençant
par le fournisseur. L’argument principal mobilisé par le fournisseur est l’avantage technique
potentiel des garnissages, à savoir les performances en termes de rendement théorique. Le
premier énoncé peut être formalisé de la manière suivante :

(1) - mi-1970 : La première référence du garnissage à AL


V1 : « Sulzer veut vendre à Air Liquide des structures de garnissage pour équiper ses
colonnes de distillation cryogénique car les garnissages distillent mieux. »
Les acteurs qui ont été mobilisés pour soutenir ce programme dit « garnissages » sont :
A1 : Sulzer (fournisseur) ; Avantage technique (argument) ; Distillation cryogénique
(champ d’intérêt du client Air Liquide)

Cet énoncé n’a pas été relayé par un programme d’Air Liquide qui aurait pu être :

198
V* : « Air Liquide, reconnaissant l’avantage technique des garnissages que peut vendre
Sulzer pour la distillation cryogénique, a l’intention de les acheter »
Les acteurs de ce programme auraient pu être agencés de la façon suivante :
A* : Air Liquide (acheteur) ; Distillation cryogénique ; Performance technique ; Sulzer
(fournisseur)
Autrement dit, Air Liquide aurait pu s’associer à la chaîne d’acteurs qui supporte le
programme initial proposé par son fournisseur.

Mais la proposition (le programme) de Sulzer a déclenché une toute autre traduction par
Air Liquide que nous pouvons qualifier de contre-progarmme du V1.
V1⎯ : « AL ne veut pas acheter à un fournisseur externe des structures qui sont conçues
pour la pétrochimie et coûtent cher. Les colonnes de distillation par plateaux fonctionnent
bien et sont sans cesse améliorées depuis l’invention du fondateur. »

La traduction de V1 en V1⎯ passe par des opérations élémentaires résumées dans le


tableau suivant :
Les acteurs de V1 Les traductions dans V1⎯
Sulzer (fournisseur) Externe d’Air Liquide (Not Invented Here)
Avantage Technique Avantage technique valable seulement en
Pétrochimie,
Coûter cher (désavantage économique),
Absence d’argument stratégique
Distillation cryogénique Technologie de plateaux (compétence clé
d’Air Liquide)

Les acteurs supportant la version V1⎯ sont alors:


A1⎯ : « Not Invented in Air Liquide » ; Pétrochimie comme un paradigme de métier
distinct ; Désavantage économique (coûter cher) ; Plateaux comme la technologie dominante
pour la distillation cryogénique ; Absence d’argument stratégique (Aucun concurrent d’Air
Liquide n’était mentionné) ; les activités sur les plateaux sont en plein essor avec Sasol ...)

Les acteurs du contre – programme étaient plus nombreux et avaient plus de poids par
rapport à ceux de V1. Aucune transaction n’a eu lieu immédiatement après la proposition.
Nous avons vu dans le récit de l’histoire que d’autres messages sur les garnissages étaient
également parvenus à certains membres de l’équipe Recherche – Ingénierie sans donner de
suite. Ces messages ont été également stoppés par les mêmes acteurs.

199
(2) – Fin des années 1970 : L’insatisfaction mobilisatrice
Il faut attendre la fin des années 70, à l’achèvement du projet Sasol (pour la partie
Recherche), pour que l’idée de garnissage revienne dans l’esprit d’un chercheur au CRCD.
D’après son témoignage, l’idée des garnissages lui était revenue tout d’abord comme une voie
de recherche alternative à celle des plateaux dont il ne voyait plus de perspective à long terme.
Ce chercheur avait eu des expériences en pétrochimie avant d’arriver à AL, et avait réussit
plusieurs transpositions entre la distillation pétrochimique et la distillation de gaz. Il ne
pensait pas que la distillation de l’air échappait aux règles de distillation courante des produits
chimiques, ce qui était le cas de l’expert en thermodynamique de la technologie de plateaux.

Ce chercheur est alors devenu porteur de l’idée des garnissages. Il a « traduit » les
premières versions en une deuxième version de l’idée de garnissages :
V2 : La technologie de plateaux n’offre plus de perspective de recherche à long terme.
Les garnissages, dont l’avantage technique a été confirmé en pétrochimie, présentent une
opportunité pour la distillation cryogénique de l’air.

Les acteurs de cette version sont :


A2 : Le chercheur (en tant qu’individu singulier) ; Recherche AL (sa mission de préparer
l’avenir technologique à moyen - long terme) ; Conscience sur la perspective limitée des
plateaux, Expériences positives avec la pétrochimie.

Nous voyons qu’au passage de V1 à V2, l’acteur Sulzer a disparu, mais son message sur
les garnissages valable pour la pétrochimie est resté. Ce message fait un lien positif avec les
expériences du chercheur. Le moteur de cette traduction est la conscience (plutôt une
intuition) sur les perspectives limitées de la recherche sur les plateaux après l’expérience de
Sasol. Cette conscience préoccupe l’auteur qui s’identifie à la mission d’exploration à long
terme de la recherche. Ceci est caractéristique de ce que nous appelons l’insatisfaction
mobilisatrice. Les acteurs de cet état resteront liés le long du processus (on parle alors de la
transformation en boîte noire, ou de la ponctuation, d’un groupe d’acteurs). On leur attribut
donc le nom de groupe G1.
Dans le contre programme, se trouvent les Plateaux avec tout leur poids de paradigme
technologique dominant, y compris la valeur symbolique de l’invention fondatrice. L’absence
quasi totale de moyens d’essai s’y ajoute comme un facteur défavorable. Et enfin, la

200
construction d’un laboratoire froid dans un site industriel du Groupe mobilisait toute l’équipe
de recherche et de l’ingénierie.
V2⎯ : Les garnissages ne sont pas une priorité
A2⎯ : Plateaux ; Absence de moyens d’essai ; Période de pleine activité

Avec la même démarche d’analyse dont le détail est rapporté dans l’annexe, nous arrivons
à reconstruire l’histoire AST en 11 épisodes. Chaque épisode correspond à une configuration
du système d’acteurs qui sont pour et de ceux qui sont contre le programme des garnissages.
Résumons ces épisodes dans le tableau suivant :

Tableau 10 : Les épisodes de l’histoire AST et leurs acteurs

Les épisodes de l’histoire AST


Enoncé Acteurs portant l’énoncé
(1) - mi-1970 : La première référence du garnissage à AL
V1 : « Sulzer veut vendre à Air Liquide des A1 : Sulzer (fournisseur) ;
structures de garnissage pour équiper ses colonnes de Avantage technique (argument) ;
distillation cryogénique car les garnissages distillent Distillation cryogénique (champ d’intérêt du client Air
mieux. » Liquide)
A1⎯ : « Not Invented in Air Liquide » ; Pétrochimie
V1⎯ :« AL ne veut pas acheter à un fournisseur
n’est pas Cryogénie ; Désavantage économique ;
externe des structures qui sont conçues pour la
Plateaux (technologique dominante pour la distillation
pétrochimie et coûtent cher. Les colonnes de
cryogénique) ;
distillation par plateaux fonctionnent bien et sont sans
Absence d’argument stratégique ;
cesse améliorées depuis l’invention du fondateur. »
Réussite des plateaux
(2) – Fin des années 1970 : L’insatisfaction mobilisatrice
V2 : La technologie de plateaux n’offre plus de A2 : Le chercheur (en tant qu’individu singulier) ;
perspective de recherche à long terme. Les Recherche AL (sa mission de préparer l’avenir
garnissages, dont l’avantage technique a été confirmé technologique à M-L termes) ;
en pétrochimie, présentent une opportunité pour la Conscience sur la perspective limitée des plateaux ;
distillation cryogénique de l’air. Expériences positives avec la pétrochimie.
A2⎯ : Plateaux – paradigme dominant;
V2⎯ : Les garnissages ne sont pas une priorité Absence de moyens d’essai ;
Période de pleine activité
(3) – Fin 1980 : Le moment de proposition
A3 : G1 (l’ensemble de A2) ;
V3 : Les garnissages constituent une nouvelle
QFA (rituel Quoi Faire d’Autre);
voie de recherche pour réduire la consommation
Economie d’énergie (contexte) ;
d’énergie des unités de production.
Phénomène de perte de charge ;

201
Période creuse en activités (anticipée)
A3⎯ : Absence de moyens d’essai ;
V3⎯ : Qui dit Améliorer les unités de productions Plateaux ; Expert thermodynamique ;
dit Améliorer les plateaux Expert mécanique ;
Position dominante de l’Ingénierie
(4) – Début 1981 : Le lancement de l’étude sur les garnissages au sein de la
recherche
A4 : G1 (voir A2)
G2 (qui regroupe Economie d’énergie et la Réduction
V4 : La Recherche croit au potentiel de l’idée et de la perte de charge en objectif principal du
développe les garnissages indépendamment de programme de recherche) ;
l’Ingénierie Chef du SPEG ; Désir d’indépendance de la
Recherche ; Volonté d’assurer l’Ingénierie ;
Construction des moyens de test.
A4⎯ : G1⎯ (l’ensemble des acteurs A3⎯);
V4⎯ : Lancement en parallèle de l’étude sur les Plateaux améliorés ; Exemple d’échec passé ;
plateaux à faible perte de charge Exigence des validations technico-économiques ; Sur-
mobilisation pour la colonne LGN
(5) – Fin 1981 - 82 : Les équations & Les échantillons de tôle pliée
A5 : G1, G2, G3 (voir A4);
Résultat théorique (équivalence de la roue ronde) ;
V5 : La distillation cryogénique dévoile son
Jeune ingénieur – nouvelle embauche ; Ordinateurs ;
visage mystique
Modélisation ;
Résultats négatifs des plateaux « améliorés »
A5⎯ : G1⎯ (la résistance du paradigme Plateaux avec
V5⎯ : personne, à part la recherche ne veut faire ses porte-paroles) ;
des tôles pliées en petite quantité et jouer avec des G2⎯ : (Exemple d’échec du passé ; Exigence des
paramètres spécifiques validations technico-économiques) ; Difficulté de
trouver de la tôle pliée pour les tests
(6) – 1983 : La presse et le prototype phi 1000
A6 : G1 ; G2 ; G3 ;
G4 (compétence en modélisation : ingénieur &
ordinateur) ; Chef technicien ;
Compétences en machines outils (Citroën, Snecma,
V6 : Nous pouvons plier de la tôle nous-mêmes AL) ; Achat de la première presse ; Exploration des
étapes de fabrication aboutissant à la solution de
Chaîne intégrée automatisée ; Jeune technicien repéré
par le chef ; Compétence en automatisme; Résultats
positifs des essais en petite et moyenne échelle

202
(marque un avancé dans la faisabilité technique)
A6⎯ : G1⎯ affaibli mais persiste ; G2⎯ ;
V6⎯ : Qu’est-ce qu’ils ont en train de bidouiller à
Problème de manutention des tôles lance le défi
la recherche ?
anticipé de fabrication à l’échelle industrielle.
(7) – 1984: La Chaîne automatisée
A7 : G1 G2 G3 G4 ;
G5 (équipe technique) ;
Concept « mesure au défilé » et plusieurs ajustements
ont aboutit à la première chaîne de fabrication
automatisée ;
Faisabilité technico-économique (la dimension
V7 : Le garnissage peut être fabriqué en interne
économique reste controversée) devient un argument
favorable ;
Prototype Fos-sur-Mer (phi 2 m) lance le défi de
fabrication ;
l’Ingénierie commence à prêter ses compétences en
développement par l’Expert mécanique
A7⎯ : Résistance diffusée au niveau opérationnel de
V7⎯ : Les limites de la chaîne artisanale à l’Ingénierie ;
l’échelle industrielle Cadence de la première chaîne de fabrication pose
problème à l’échelle industrielle
(8) – 1985 : Test industriel et début du transfert
A8 : G1 G2 G3 G4 G5 ;
G6 (Prototype de fabrication : concept Mesure au
défilé, la 1ère chaîne, la faisabilité éco-technique
approfondie) ;
Chef de développement de l’Ingénierie (nouveau
porteur des garnissages) ;
V8 : Le garnissage distille bien !
Expertise de l’Ingénierie (particulièrement en design
to cost par l’analyse de la valeur) ; Engagement dans
la conception industrielle pour remplacer les
plateaux ; Opportunité d’essai à très grande échelle
(phi 4 m à Dunkerque) ;
Résultat du Prototype phi 2 m à Fos-sur-Mer.
V8⎯ : Pour remplacer les plateaux, il faut savoir A8⎯ : Résistance forte de l’Ingénierie (pression sur
fabriquer les garnissages au même prix que les l’équipe de développement) ;
plateaux Problème technique de distribution
(9) – 1986 -1995 : La bataille des brevets
V9 : Nous avons développé, donc nous avons les A9 : A8 ;

203
droits d’exploiter le procédé de garnissages ! G7 regroupe la préparation à l’essai industriel phi
4000 ; Nom codé AST ; l’Enjeu concurrentiel devient
un argument stratégique fort ;
Service juridique entre en jeu ;
Brevets défensifs déposés en urgence face aux brevets
concurrents; Accord à l’amiable sur l’exploitation
conclu afin d’éviter la voie contentieuse coûteuse pour
tout le monde.
A9⎯ : A8⎯ ;
Brevets concurrents gênent le développement de la
V9⎯ : Nous aussi ! technologie d’AL ; la Politique de protection par
secret de la Direction de Propriétés Intellectuelle était
inefficace.
(10) – 1987 : L’exploit & Le transfert technologique à l’Ingénierie
A10 : A9 ;
Deuxième Chaîne de fabrication opérationnelle;
Prototype 3 réalisé ; Résultat était probant (faible perte
V10 : Les garnissages sont capables de remplacer
de charge et fort débit imprévu) ; Changement
les plateaux
politique de la DPI ;
Accident sur les plateaux améliorés; l’Ingénierie
s’engage dans l’industrialisation.
V10⎯ : L’échelle industrielle n’est pas la même A10⎯ : Problèmes d’industrialisation (Effet de bord)
que l’expérimentation
(11) – depuis 1988 : Le support à l’exploitation & La vigilance
A11 : Désintégration de A10 par le retrait progressif
de la recherche au profit de l’Ingénierie ; Quelques
recherches ponctuelles pour améliorer les colonnes à
V11 : La recherche redevient support de garnissage; Le problème de Distribution réglé (avec
l’Ingénierie et de la Grande Masse dans la suite du beaucoup d’effort) ;
développement et dans l’exploitation des garnissages Multiplication des chaînes de fabrication industrielles;
Dépôts systématiques des Brevets d’amélioration;
Appropriation par Grande Masse pour la
commercialisation
A11⎯ : Brevets concurrents ; L’apparition des
V11⎯ : Attention, nouveaux procédés de
Procédés non cryogéniques d’absorption et
séparation non cryogénique pour les petites unités
d’adsorption

Ainsi, la démarche de recomposition de l’histoire en versions de traduction successives


nous amène à une première image synthétique de l’histoire AST.

204
Schéma 23 : Le graphe sociotechnique du développement des garnissages

Versions Acteurs du programme AST Acteurs du contre - programme AST


(1) La 1ère référence Avantage Distillation Désavantage Abs d'arg Distillation Air Liquide
Sulzer Plateaux mi 1975
technique cryogénique économique stratégique pétrochimie (NIH)

(2)L'insatisfaction Perspective
Chercheur Mission LT de Expérience en Période de Absence des 1978-1980
mobilisatrice limitée des Plateaux
SPEG recherche pétrochimie pleine activité moyens d'essai
Plateaux

(3) Le moment de la Expert en fin 1980


Chercheur Economie Etude sur la Absence des Dominance de Expert
proposition Rituel QFA Période creuse thermodynami Plateaux
G1(4) d'énergie perte de charge moyens d'essai l'Ingénierie mécanique
que

Thématique Désir Volonté construction Exemple Exigences


début
(4) Le lancement
Chercheur surmobilisatio Plateaux Plateaux 1981
de recherche Chef du SEPG d'indépendanc d'assurer des moyens d'échec du technico-
G1(4) n LGN améliorés G-1 (4)
G2(2) e Recherche l'Ingénierie d'essai passé économiques

(5) Les équations & Programme de Nouveaux résultat + fin 1981-


résultat - des échnatillons de Précautions G- Plateaux
Les échantillons de G1, G2 (6) recherche jeunes PC IBM Modélisation garnissages:
plateaux tôle pliée 2(2) G-1 (4)
82
tôles pliées G3(4) ingénieurs roue ronde

(6) La presse & Le Compétence Compétence Concept Jeune Compétence Résultats + Problème
G1, G2, G3 Chef Achat de la Précautions G- Plateaux 1983
prototype phi 1000 modélisationG en machines Chaîne technicien en garnissages phi manutention
(10) technicien Presse 2(2) G-1 (4)
4(2) d'outil automatisée repéré automatisme 100,1000 des tôles

(7) La chaîne Compétence Concept Concept Prototype Fos- Preuve de


G1, G2, G3, Chaîne Expert Cadence Résistance de
automatisée équipement Chaîne Mesure au sur-Mer faisabilité tech- 1984
G4 (12) automatisée mécanique industrielle l'opérationnel
G5(5) automatisée défilé phi2000 éco

(8) Le test industriel Compétence Engagement Opportunité


G1, G2, G3, Expert Chef Compétence Résultat + du Pb de Résistance de 1985
& le début du fabrication remplacer les Dunkerque phi
G4, G5 (17) mécanique développement Design to cost phi 2000 distributeur l'opérationnel
transfert G6(4) Plateaux 4000

(9) La bataille de Compétence Politique 1986


Préparation Enjeu Service Brevets AL Accords à Brevets Pb de Résistance de
brevets G1 - G6 (21) ingénierie Code AST secret de la
Dunkerque stratégique juridique déffensifs l'amiable concurrents distributeur l'opérationnel
G7(4) DPI

(10) L'exploit & le Prototype Changement


Bataille de Résultat + à Engagement Accidence des Pb industriel: Pb de Brevets Résistance de 1987
transfert à l'Ingénierie G1-G7 (25) Dunkerque phi politique de la
brevets G8 (4) Dunkerque industrialisa° plateaux Effet de bord distributeur concurrents l'opérationnel
4000 DPI

(11) Le support à Ingénierie Recherche Résolution du Nouvelle depuis


Chaînes Brevets dir Grande Procédés non Procédés non
l'exploitation & La expert support à pb de
industrielles offensifs
politique de la
Masse cryogéniques cryogéniques 1988
vigilance garnissages l'Ingénierie distribution DPI

205
Cette image synthétique a d’abord une vertu méthodologique dans le recueil des données :
elle permet de confronter la compréhension du chercheur à celle des participants afin
d’aboutir à un récit plus pertinent. Ainsi, les versions présentées ci-dessus ont bénéficié des
ajustements et de compléments par les témoins. En deuxième lieu, la visualisation des acteurs
dans une figure synthétique permet de repérer plus facilement la nature et la dynamique des
transformations 77 à l’œuvre. En troisième lieu, le fait de reconstituer simultanément et
systématiquement les messages et leurs porteurs rend explicites les constructions de sens qui
ont joué un rôle critique dans l’histoire. Il est toujours possible d’ajouter des versions
intermédiaires et de descendre à des niveaux de découpage plus fins. Notre choix a été de
nous arrêter à un niveau suffisamment détaillé pour révéler des traductions critiques et
suffisamment synthétique pour ne pas perdre une vue globale.

A ce stade, nous pouvons dire que la reconstruction de l’histoire d’innovation par le


graphe sociotechnique est une voie opérationnelle pour la recherche de « sensemaking ».
Nous verrons dans la section suivante, comment cette mise en forme du récit facilite notre
analyse des dynamiques de construction de sens.

77
C’est pour cette raison que nous avons privilégié l’aspect qualitatif en laissant à côté les volets quantitatifs du
Graphe Sociotechnique original.

206
SECTION 2 : L’ANALYSE PAR LA CONSTRUCTION DE SENS

Dans cette section, nous mettons les épisodes de l’histoire des garnissages sous la loupe de
la grille d’analyse par la construction de sens, afin d’investiguer la nature des dynamiques
sociocognitives à l’œuvre.

Rappelons notre grille d’analyse par la construction de sens développé au troisième


chapitre.

Schéma 24 : Grille d’analyse par la construction de sens


Contexte Perception de la Formulation des Comportement Inférences sur
événementiel situation problèmes et/ou – Action – la nature des
des solutions Transaction mécanismes
activés

Quels cadres mobilisés et affectés par les mouvements ?

L’application de cette grille de lecture aux épisodes de l’histoire AST nous permet
d’identifier les cadres cognitifs mobilisés dans la construction de sens, puis d’inférer les
mécanismes d’interaction entre ces cadres et les actions entreprises.

I . LA MISE EN EVIDENCE DES CADRES ACTIFS

Prenons le premier épisode de l’histoire du programme AST, le moment où l’idée des


garnissages a été proposée à Air Liquide par Sulzer, un de ses fournisseurs. Le contexte, mis
en évidence dans le récit, est marqué par la mobilisation de la Recherche et de l’Ingénierie
d’Air Liquide dans le grand projet d’ingénierie Sasol dont le cœur était la technologie des
plateaux. Malgré les défis techniques importants, ce contexte correspond parfaitement au
cadre d’opération normal des acteurs.
« Sasol était exactement dans la logique de son Mécano » (AST-E3)

Ce cadre que nous appelons « business as usual » pour reprendre le vocabulaire des
acteurs était au sommet de son développement et de son déploiement. La maîtrise de la
technologie des plateaux, symbolisée par la standardisation des paramètres (jeu Mécano)
permettant de concevoir les unités de production, a permis un exploit technique, économique

207
et stratégique pour l’entreprise. Ce cadre, en plein déploiement, s’active comme cadre de
perception et d’interprétation de l’événement « proposition de Sulzer ». Cette dernière est
alors perçue comme une tentative de vente là aussi « as usual » d’un fournisseur. Ce qui veut
dire également cher, peu adapté aux spécificités techniques internes. L’absence de l’argument
stratégique des garnissages aux yeux des acteurs est également issue directement de la réussite
du cadre « business as usual ».

Cette perception conduit à une indifférence, autrement dit, à l’absence de formulation de


problème. La proposition sur les garnissages n’est retenue que dans le cadre de la culture
d’Ingénieur, comme une idée technique valable pour la pétrochimie mais industriellement
inintéressante pour la distillation cryogénique de gaz. Ces interprétations conduisent au refus
de la proposition. Même si l’idée est retenue dans la mémoire, aucune suite immédiate n’a eu
lieu.

Tableau 11 : Analyse par la construction de sens – extrait de l’épisode (1)


Perception de la Problèmes / Solutions Comportement
Contexte événementiel situation – Action –
Cadres de perception Cadres d’interprétation Transaction
(1) La première
référence du Tentative de vente d’un Absence de problème : les Rejette la
concept aux Directions de plateaux d’AL distillent proposition de
garnissage à AL Recherche et d’Ingénierie bien les améliorations sont vente
possibles, donc pas question
Un fournisseur d’AL Avantage technique possible de remplacer les plateaux Retient l’idée
propose le concept de par les garnissages ; d’une nouvelle
garnissage pour la Contre avantage Business as usual possibilité
distillation cryogénique économique technologique
Garnissages comme une
La Recherche et Absence d’argument idée technique qui n’est pas Absence
l’Ingénierie d’AL sont stratégique faisable industriellement d’engagement
fortement engagées dans le Culture d’Ingénieur
projet Sasol avec la Business as usual réussit
technologie des plateaux

L’épisode (2) s’ouvre dans un contexte de l’achèvement du chantier Sasol, une réussite
renforce le cadre du « business as usual » pour la plupart des acteurs. Cependant, un acteur, le
« chercheur 1 » dans notre histoire, s’inquiète. Son inquiétude n’est pas clairement articulée.
Elle est au stade de l’intuition, à partir d’un sentiment d’insatisfaction accumulée au cours du
chantier Sasol, lors des essais théoriques et techniques.
« Je sens qu’on s’approche des limites… » ; « J’ai de moins en moins envie de continuer
sur les plateaux. » (AST-E1)

208
Ces expressions évoquent une perception intuitive de la situation qui est dans un cadre
particulier que nous appelons « insatisfaction mobilisatrice ». Cette perception conduit à la
recherche du problème, cause de l’insatisfaction. Le chercheur 1 arrive à son interprétation :
la technologie de plateaux est dans le domaine de maîtrise de l’Ingénierie qui dicte
l’orientation de tout programme de recherche. La logique de l’Ingénierie est naturellement
l’efficacité industrielle. Cette logique conduit naturellement à une recherche d’amélioration
continue. Or cette logique, exercée de façon exclusive, contrarie l’identité d’un chercheur, son
inspiration profonde à explorer des voies plus radicales, plus fécondes à long terme.

Le concept de garnissage revient dans l’esprit du chercheur 1 comme une alternative à


explorer. Le cadre permettant la connexion avec cette idée est l’expérience du chercheur 1
dans la pétrochimie. L’engagement dans une recherche bibliographique est immédiate car peu
coûteux, et concerne seulement le domaine de liberté d’action d’un chercheur individuel. Par
contre, dès qu’il commence les premiers tests, le problème d’obsolescence des moyens d’essai
se fait tout de suite sentir.

Pour la plupart des autres acteurs, le cadre de « business as usual » continue à


conditionner la perception de la situation et conduit naturellement à une recherche
d’amélioration des plateaux (concept de plateaux hyperperforés).

Le chef du groupe Recherche, quant à lui, se situe dans un cadre de management de la


recherche (surtout dans son aspect politique) qui le conduit à soutenir implicitement
l’initiative du chercheur 1, tout en rassurant l’Ingénierie.

Tableau 12 : Analyse par la construction de sens – extrait de l’épisode (2)

Chercheur 1: les Chercheur 1 : Chercheur 1:


plateaux n’offrent plus Problème - La recherche trop Exploration par recherche
(2) de perspectives de guidée par l’Ingénierie ; et expérimentation ;
recherche à LT Identité ; Valeur de la recherche
L’insatisfaction
Intuition ; Insatisfaction Solution – Le concept de Confrontation au
mobilisatrice mobilisatrice garnissage, valable dans la problème d’obsolescence
pétrochimie, pourrait l’être dans des moyens d’essai
Le chantier Sasol Autres acteurs : Le la cryogénie
s’achève et une succès de Sasol Expérience Chef de groupe de
nouvelle période de confirme la maîtrise de recherche : Soutien
recherche s’ouvre la technologie de Autres acteurs : implicite au chercheur 1
plateaux qui est au Absence de problème
coeur de métier AL Amélioration des plateaux Ingénierie : propose la
Business as usual comme voie unique de progrès solution de plateaux
Culture d’ingénieur, hyperperforés
Technologie Plateaux

209
Nous continuons le même principe d’analyse sur l’ensemble de l’histoire AST (voir
l’annexe N° 4) et obtenons ainsi un recensement des cadres activés pour la construction de
sens.

Notre analyse met en évidence un nombre restreint des cadres activés qui perdurent dans
le temps. Ils ne sont pas activés seulement de façon isolée, mais se regroupent dans une
perception ou entre une perception et son interprétation. Nous voyons émerger notamment
trois groupes de cadres de par leur nature et leur rôle dans le déroulement de l’histoire.

Tableau 13 : Groupement des cadres dans l’histoire AST

ORGANISATIONNEL CULTUREL INDIVIDUEL

Business as usual Ingénieur Insatisfaction mobilisatrice


Technologie dominante Entrepreneur Expériences perceptives
Cadre de fonctionnement Sage Identité
Pouvoir d’orientation Traditions Valeur fondamentale

CONTRE GARNISSAGES INTERMEDIAIRE POUR GARNISSAGES

Si l’ensemble des cadres mobilisés contre les garnissages correspond plutôt à un niveau
organisationnel, les cadres donnant l’impulsion aux garnissages se situent à un niveau
individuel, que ce soit dans les expériences personnelles du métier, ou dans les valeurs de type
identitaire. Nous allons développer l’analyse sur ces deux pôles dans la section qui suit.
Commentons ici les cadres culturels.

La culture, que nous avons mise en évidence dans l’analyse institutionnelle, s’active de
manière très claire dans l’histoire AST. Nous constatons dans cette histoire le rôle
intermédiaire de la culture dans la conversation entre les deux pôles précédents.

La culture d’Ingénieur a joué un rôle important dans la manière dont les arguments
contradictoires ont été mis en épreuve comparative afin de dépasser les contradictions et de
valider petit à petit les connaissances acquises. La construction des moyens d’essai, les
expérimentations, la modélisation… sont pleinement dans ce cadre culturel.

La culture d’Entrepreneur a permis de voir converger les objectifs des acteurs, malgré
leurs croyances divergentes. Elle a converti certains opposants, devant l’enjeu que présentait

210
la nouvelle voie technologique pour l’entreprise. En laissant une grande marge de manœuvre
aux acteurs sur les moyens, cette culture a permis d’éviter des tensions sur les ressources qui
auraient été préjudiciables pour le développement précoce de la nouvelle technologie. Une
manifestation particulière de la culture d’Entrepreneur dans l’histoire des garnissages est dans
la façon dont chaque acteur absorbe une partie des risques et des responsabilités à son niveau.
Ceci a permis de maintenir un environnement assez lisible pour l’ensemble des acteurs,
d’évacuer des tensions inutiles.

La culture de Sage, telle que nous avons formulée dans l’axe n° I de l’étude de cas,
s’active dans l’histoire AST dans la prudence avec laquelle les acteurs clés ont agi pour éviter
les perturbations et les confrontations inutiles, afin de préserver la confiance. L’histoire AST
montre également comment les traditions contribuent à faire converger les attentions en créant
au sein des cadres organisationnels des ouvertures aux inspirations individuelles émergentes
(Rituel : quoi faire d’autres).

II . CADRES ET ACTIONS : DYNAMIQUES DE CONSTRUCTION DE SENS

Poursuivons notre analyse du cas AST par l’inférence sur les dynamiques de construction
de sens à l’œuvre (voir l’analyse détaillée dans l’annexe 4).

L’analyse montre une image assez conforme à la conjecture de Weick, à savoir un entre-
chevauchement des mécanismes élémentaires : attente, argumentation, engagement et
manipulation. Cependant, certaines séquences demeurent particulièrement saillantes. Nous en
retenons deux principales

211
Schéma 25 : Séquence instituée

Cadres

Attente Argumentation Engagement


E (1) (2) (3) A
P I

Evénement Perception Interprétation Action

Manipulation
(4)

Le premier type de séquences régulières que nous constatons dans l’histoire AST
correspond à un enchaînement de construction de sens sous l’emprise des cadres cognitifs
bien institués (C). Cet enchaînement est caractéristique de ce qui se passe dans l’épisode (1)
pour l’ensemble des acteurs (business as usual). Il continue à se produire notamment dans le
mouvement anti-garnissages dans les épisodes suivants.

La logique de cette séquence s’apparente au cycle d’inversion dans le modèle


sociocognitif de Garud et Rappa (1994). Les cadres institués (il s’agit dans l’histoire AST des
cadres organisationnels et culturels) constituent une structure d’attente qui guide la perception
des événements. Ces perceptions, si elles sont conformes à l’attente, sont facilement articulées
et argumentées, car intelligibles pour tout le monde. L’engagement dans l’action n’est pas
obligatoire (cas d’inaction dans l’épisode 1). S’il a lieu, l’engagement semble naturel et
légitime. Les transformations de l’environnement, issues des actions engagées, si elles sont
conformes aux attentes, viennent renforcer les cadres institués et déclenchent d’autres boucles
de construction de sens.

Le deuxième type de séquence est observé notamment dans l’épisode (2) d’insatisfaction
mobilisatrice avec le chercheur 1, puis avec les ingénieurs de recherche, le chef technicien et
le chef de développement d’ingénierie dans les épisodes qui suivent.

212
La séquence est déclenchée cette fois par une sorte de rupture dans l’enchaînement
institué, l’attente habituelle n’est plus satisfaite, les perceptions sont confuses, l’engagement
n’est plus évident à clarifier et à argumenter.

Schéma 26 : Séquence instituante

E P I A

Attente Argumentation
(3) (4)
C’
Manipulation Engagement
(2) Cadres latents (1)

L’ensemble des signes inquiétants révèlent une certaine défaillance des cadres mobilisés
habituellement et provoquent la recherche d’autres repères. Ces repères ont été trouvés, dans
le cas de l’histoire des garnissages, dans les cadres latents des expériences personnelles et des
valeurs identitaires. Les cadres latents (C’) permettent d’abord l’engagement dans les
directions qui paraissent intuitivement justes. Les transformations engendrées clarifient la
perception, en mettant à l’épreuve des attentes hypothétiques. C’est le résultat de cette
sélection qui va donner le poids à tel ou tel argument. L’enchaînement continue avec de
nouveaux engagements, et aboutit, dans le cas des garnissages à réviser les cadres institués
(C) de l’organisation basée sur la technologie de plateaux.

Cette étape d’analyse par la grille théorique de construction de sens nous a permis de
caractériser à la fois la nature des cadres cognitifs activés dans l’histoire des garnissages, ainsi
que les principales dynamiques sous-jacentes. Dans la prochaine section, nous allons
combiner la lecture par le graphe sociotechnique et celle par la construction de sens dans
l’investigation approfondie des phénomènes marquant l’histoire de l’innovation des
garnissages : la structure et les mécanismes de résistance, ainsi que les mouvements
d’émergence et d’institutionnalisation.

213
SECTION 3 : LES PHENOMENES MARQUANT L’HISTOIRE AST

I . LA MISE EN EVIDENCE DE LA RESISTANCE PARADIGMATIQUE


Un premier résultat de notre analyse, combinant l’approche par la construction de sens et
celle de l’analyse sociotechnique, est la mise en évidence de la nature des résistances contre le
développement des garnissages chez Air Liquide.

En effet, notre premier constat en observant le graphe sociotechnique de l’histoire AST a


été l’instabilité des acteurs dans le contre-programme, sauf un : Technologie de Plateaux. Ce
constat signifie d’abord l’absence d’un véritable contre-programme intentionnellement
organisé. Cet argument a été confirmé par les participants : « il n’y a pas eu de volonté
d’empêcher le développement du garnissage, même si plusieurs personnes n’étaient pas du
tout convaincues par l’idée ». (AST-E1). Ensuite, l’analyse par la construction de sens montre
une véritable dynamique cognitive qui associe plusieurs acteurs différents autour de cet
acteur « Plateaux », identifié alors comme un véritable cadre cognitif institué au niveau
organisationnel. Ces dynamiques éclairent la nature de la résistance contre les garnissages
dans l’histoire. Cette résistance persistait à la direction de l’Ingénierie jusqu’en 1983 (version
6) puis se déclinait au niveau opérationnel, même après 1987.

A . Les Plateaux en tant que paradigme technologique dominant

La technologie des plateaux est au cœur du métier d’Air Liquide. Elle était déjà présente
au moment de la fondation de l’entreprise, a accompagné le développement de la métallurgie
avec les oxytonnes (acier à l’oxygène) et la « victoire de Sasol ». Son fonctionnement est basé
essentiellement sur la thermodynamique dont la complexité n’est accessible qu’à de rares
experts. La conception et le montage des plateaux relèvent de la géométrie et de la mécanique
complexe de haute précision. Ces compétences ont été accumulées au fil des années au sein
de l’Ingénierie et de la Recherche avec, comme chef de file, le directeur adjoint de
l’Ingénierie. Autour de ces experts, tout un ensemble de compétences spécifiques sont
incorporées dans les savoirs du personnel, dans les machines d’outil, dans les circuits établis
avec des fournisseurs / sous-traitants, dans les projets en duo avec la Grande Masse, dans le
rapport dominant du monde de la production sur celui de la Recherche, dans l’histoire et les
histoires des ateliers et de l’entreprise toute entière. Cette technologie constituait, à l’échelle

214
d’une entreprise, ce que Giovanni Dosi (1982) appelle un « paradigme technologique » 78 :
« un système des connaissances théoriques et pratiques, des savoir-faire, des méthodes, des
procédures, des expériences de succès et d’échecs, et bien sur, des dispositifs techniques et
équipements. » (p.152).

Selon Dosi, par analogie avec le concept de « paradigme scientifique » de Kuhn (1962), le
paradigme technologique exerce une force de sélection à plusieurs niveaux dans un
programme de recherche technologique, ce qui entraîne un effet d’exclusion important
(pp.152-153). Un paradigme dominant oriente la formulation et la résolution des problèmes
dans le sens qui élargit ou complète les connaissances existantes, qui renforce sa consistance
(par des faits nouveaux), et qui enrichit son articulation (Kuhn (1962, pp.23-41) cité par Dosi
(1982, p.152)). Des problèmes sont identifiés et formulés selon des critères de pertinence
propres au paradigme : la direction et le sens du progrès et les croyances sur la faisabilité.
Quant aux solutions, le paradigme limite l’attention et l’imagination à celles qui sont
cohérentes avec les principales procédures (generic tasks) et les renforce, à celles qui
valorisent les équipements existants, qui suivent la veine des connaissances acquises, qui sont
lisibles au regard des normes d’efficacité technico-économique établies.

Une dimension peu abordée dans les travaux sur le paradigme technologie de Dosi, mais
qui est très visible dans l’histoire AST, c’est le système relationnel entre les acteurs impliqués,
notamment leur rapport de pouvoir. Nous considérons ici le terme de pouvoir au sens de
Crozier et Friedberg, (1977), qui consiste en l’asymétrie du rapport de force entre les acteurs
participant à un échange, et qui donne l’avantage (défini ultimement par les marges
respectives de liberté d’action) au plus fort. Ces auteurs ont identifié dans leur ouvrage de
référence, l’Acteur et le Système, quatre principales sources de ce type de pouvoir :
(1) la possession d’une compétence particulière
(2) la maîtrise de l’information sur et des relations avec l’environnement de l’organisation
(pour ses besoins en ressources ou pour vendre)
(3) le contrôle de la communication et des informations internes (qui donnent un pouvoir
de rétention, de sélection, voire de déformation de l’information)
(4) la connaissance des règles de fonctionnement de l’organisation (qui permet d’arbitrer
entre les règles, de les éviter ou d’en changer).

78
Selon Partrice Fichy (Flichy, 2003), l’historien Edward Constant a utilisé cette notion de paradigme
technologique dès 1973

215
Dans l’histoire AST, le paradigme des Plateaux donnait naturellement un pouvoir de
domination à l’Ingénierie dans tous les « échanges » portant sur le développement technique
de la production cryogénique.

Ainsi, dans l’histoire AST, les résistances au développement des garnissages étaient issues
directement de la technologie des Plateaux en tant que paradigme technologique dominant.

Nous identifions trois principaux aspects de ces résistances : cognitive, organisationnelle,


et politique (lié au pouvoir).
Nous les illustrons dans le tableau ci-dessous avant de les détailler un à un dans les
paragraphes qui suivent.

216
Schéma 27: Nature des résistances contre les garnissages

Versions Résistance paradigmatique

(1) La 1ère référence Avantage Distillation Désavantage Abs d'arg Distillation Air Liquide
Sulzer Résistance cognitive Plateaux mi 1975
technique cryogénique économique stratégique pétrochimie (NIH)

(2)L'insatisfaction Perspective
Chercheur Mission LT de Expérience en Période de Absence des 1978-1980
mobilisatrice limitée des Résistance organisationnelle Plateaux
SPEG recherche pétrochimie pleine activité moyens d'essai
Plateaux

(3) Le moment de la Expert en fin 1980


Chercheur Economie Etude sur la Absence des Dominance de Expert
proposition Rituel QFA Période creuse Résistance politique thermodynami Plateaux
G1(4) d'énergie perte de charge moyens d'essai l'Ingénierie mécanique
que

Thématique Désir Volonté construction Exemple Exigences


début
(4) Le lancement
Chercheur surmobilisatio Plateaux Plateaux 1981
de recherche Chef du SEPG d'indépendanc d'assurer des moyens Résistance cognitive d'échec du technico-
G1(4) n LGN améliorés G-1 (4)
G2(2) e Recherche l'Ingénierie d'essai passé économiques

(5) Les équations & Programme de Nouveaux résultat + fin 1981-


résultat - des échnatillons de Précautions G- Plateaux
Les échantillons de G1, G2 (6) recherche jeunes PC IBM Modélisation garnissages:
plateaux
Résistance organisationnelle
tôle pliée 2(2) G-1 (4)
82
tôles pliées G3(4) ingénieurs roue ronde

(6) La presse & Le Compétence Compétence Concept Jeune Compétence Résultats + Problème
G1, G2, G3 Chef Achat de la Précautions G- Plateaux 1983
prototype phi 1000 modélisationG en machines Chaîne technicien en garnissages phi manutention
(10) technicien Presse 2(2) G-1 (4)
4(2) d'outil automatisée repéré automatisme 100,1000 des tôles

(7) La chaîne Compétence Concept Concept Prototype Fos- Preuve de


G1, G2, G3, Chaîne Expert Cadence Résistance de
automatisée équipement Chaîne Mesure au sur-Mer faisabilité tech- 1984
G4 (12) automatisée mécanique industrielle l'opérationnel
G5(5) automatisée défilé phi2000 éco
Résistance politique
(8) Le test industriel Compétence Engagement Opportunité
G1, G2, G3, Expert Chef Compétence Résultat + du Pb de Résistance de 1985
& le début du fabrication remplacer les Dunkerque phi
G4, G5 (17) mécanique développement Design to cost phi 2000 distributeur l'opérationnel
transfert G6(4) Plateaux 4000

(9) La bataille de Compétence Politique 1986


Préparation Enjeu Service Brevets AL Accords à Brevets Pb de Résistance de
brevets G1 - G6 (21) ingénierie Code AST secret de la
Dunkerque stratégique juridique déffensifs l'amiable concurrents distributeur l'opérationnel
G7(4) DPI

(10) L'exploit & le Prototype Changement


Bataille de Résultat + à Engagement Accidence des Pb industriel: Pb de Brevets Résistance de 1987
transfert à l'Ingénierie G1-G7 (25) Dunkerque phi politique de la
brevets G8 (4) Dunkerque industrialisa° plateaux Effet de bord distributeur concurrents l'opérationnel
4000 DPI

(11) Le support à Ingénierie Recherche Résolution du Nouvelle depuis


Chaînes Brevets dir Grande Procédés non Procédés non
l'exploitation & La expert support à pb de
industrielles offensifs
politique de la
Masse cryogéniques cryogéniques 1988
vigilance garnissages l'Ingénierie distribution DPI

217
B . La nature de la résistance
1 . La résistance cognitive 79

Dans le programme AST, le paradigme des Plateaux a « naturellement » décrété la voie


des plateaux hyperperforés comme une solution au problème d’énergie. Ce problème était
articulé en termes de « perte de charge », une problématique classique des colonnes à plateaux
pour lesquels les experts croyaient à une marge de progression. Ce paradigme a exclu au
même moment la solution des garnissages. Cette dernière, développée dans la pétrochimie et
basée sur des mécanismes chimiques, entrait en contradiction avec le paradigme existant, basé
sur la thermodynamique et sur les compétences autour des plateaux. Cette solution a été
rejetée d’office par les plus grands experts des plateaux avec le plus simple des arguments : ça
ne marche pas (aucun concurrent en cryogénie ne l’utilise) et ça ne marchera pas (la
distillation cryogénique n’est pas un processus chimique). Ce « défaut culturel » selon les
termes du directeur scientifique actuel (AST-E1) n’est autre chose qu’une résistance naturelle
d’un paradigme technologique qui dépasse le cadre de la personnalité individuelle. La
résistance est à ce stade de nature essentiellement cognitive.

L’édifice de ce paradigme commença à s’effriter avec des preuves techniques démontrées


par la Recherche à la fois sur la fragilité des plateaux hyperperforés et sur l’efficacité des
garnissages ondulés-croisés. Ces preuves ont été construites sur l’expérimentation incluant la
recherche bibliographique, la construction de dispositifs de tests, et tout particulièrement la
modélisation du processus de distillation. Une nouvelle compétence en informatique a permis
de modéliser et ainsi de « populariser » une partie des savoirs jusqu’alors intériorisés dans
l’expérience des experts. Ces derniers niaient au départ la validité de cette connaissance :
« Votre truc là, ça ne vaut rien, ce n’est que du virtuel ! » – disaient les experts aux jeunes
ingénieurs qui faisaient de la simulation de la distillation à l’époque (AST-E4). Il a fallu
attendre des résultats concrets et cohérents des prototypes phi 1000 pour convaincre
cognitivement les experts. Dans l’histoire AST, même si la modélisation n’a pas apporté de
connaissances fondamentalement nouvelles, elle a apporté un système de repères rendant
lisible et comparable l’efficacité technique de différentes structures : plateaux et garnissages.
C’est dans ce sens que nous pouvons parler d’une « démythification » du paradigme en
introduisant un nouveau système de mesure.

79
Nous utilisons « la résistance » au singulier pour mettre l’accent sur sa nature, en contraste avec « les
résistances » qui renvoient plutôt aux occurrences recensées.

218
2 . La résistance organisationnelle : structure et processus
A côté de la résistance cognitive, les garnissages n’ont pas bénéficié, au début de leur
développement, des compétences spécifiques de l’Ingénierie dans l’outillage et dans
l’approvisionnement 80 . En absence du soutien de l’Ingénierie et d’un cadre de protection
approprié, l’équipe de recherche était contrainte de développer pratiquement seule et « en
secret » les prototypes, ne pouvant pas bénéficier de l’acquis industriel des fournisseurs en
pétrochimie. Dans un rapport réalisé en 1989 sur le programme, le porteur du projet a estimé
qu’un accord avec Sulzer aurait épargné une grande partie du travail théorique et « aurait
changé fondamentalement la face de ce projet. » (AST-CR171189). Les fournisseurs
habituels d’Air Liquide n’avaient pas de compétences spécifiques pour fournir des
garnissages, ni ne s’intéressaient à cette nouvelle opportunité. A ces difficultés s’ajoutait
l’absence des moyens d’essai à la Recherche, résultat d’une longue période pendant laquelle
la recherche avait essentiellement été focalisée sur du support à la production, sans vraiment
d’activités exploratoires. Plus tard, dans la phase d’industrialisation, les garnissages entraient
en contradiction avec des routines pratiquées au sein de l’Ingénierie provoquant un
changement organisationnel important. L’ensemble de ces facteurs empêchait les garnissages
de démontrer l’efficacité technico-économique par rapport aux plateaux tant sur la
performance technique que sur la fabrication industrielle. Nous regroupons ces facteurs en
une résistance dite organisationnelle dans la mesure où ils sont inhérents à l’organisation des
ressources et des capacités au sein de dispositifs dédiés au paradigme technologique dominant,
ainsi qu’à leur déploiement au service de la seule technologie des plateaux.

A la différence de la résistance cognitive se situant au niveau de la croyance (refus de la


validité du concept de « garnissages pour la cryogénie »), la résistance que nous qualifions
d’organisationnelle se situe dans le système des pratiques routinisées avec leurs ressources
associées, lequel système s’est trouvé remis en cause par le développement des garnissages.
Concrètement dans l’histoire AST, tout un système d’offre complexe était organisé autour des
colonnes à plateaux depuis l’étude de conception (pour chaque commande spécifique) jusqu’à
l’exploitation et la maintenance des appareils vendus, en passant par la chaîne
d’approvisionnement – fabrication – installation. Des compétences techniques, des procédures,
des équipements, des relations, des contrats, des habitudes … avaient été construits, acquis,
cumulés, améliorés au fil des années. Le développement des garnissages perturbait

80
Sauf pour la construction des dispositifs de test qui étaient destinés aux plateaux hyper perforés.

219
profondément ce système. Les garnissages ne mobilisaient pas le même réseau de fournisseurs,
les mêmes savoirs de conception et de fabrication. Particulièrement, la fabrication des
colonnes à garnissages requiert bien moins de main d’œuvre par une grande possibilité
d’automatisation, mais par contre une quantité de tôle bien plus importante. La structure des
coûts, le processus industriel et l’organisation du travail étaient donc sensiblement différents.

L’équipe de recherche, contrainte de développer seule les garnissages et de justifier


systématiquement la validité technico-économique du projet, a exploré très tôt les aspects
industriels. Elle s’est lancée dans des missions bien éloignées des activités habituelles de
recherche pour concevoir de nouveaux dispositifs, établir de nouveaux circuits, inventer de
nouveaux concepts et de nouvelles pratiques. En plus d’un concept techniquement validé, la
Recherche a livré à l’Ingénierie le « prototype » d’un nouveau système d’offre. Ce travail a
été relayé par l’équipe de développement de l’Ingénierie avec un engagement fort et des
compétences bien spécifiques. Et malgré tous ces efforts, la résistance de l’ancien système
demeurait puissante. Elle a donné lieu à des controverses tendues au sein de l’Ingénierie entre
les anti-garnissages et les pro-garnissages qui étaient appelés les « anti-plateaux ».

En effet, on n’a jamais pu montrer noir sur blanc l’efficacité technico-économique liée à la
fabrication des garnissages. Les controverses ont vraiment cessé quand on découvrit le
développement des garnissages chez les concurrents, c'est-à-dire sous des arguments plutôt
stratégiques que technico-économiques.

Un autre point à souligner dans l’histoire AST concerne les capacités latentes dont
disposait l’organisation. Prenons par exemple l’équipe de recherche : les hautes compétences
multidisciplinaires de ses membres constituaient une ressource latente qui n’était pas
mobilisée dans les missions principales de développement des plateaux, mais qui était
accumulée à côté (et parfois aussi au travers) de ses missions. L’autonomie et la confiance
étaient également des capacités générées directement par la façon dont l’organisation
fonctionnait. Les ressources financières disponibles ont permis d’avancer les
expérimentations en évitant des décisions précoces. Certes, dans le cas AST, ces ressources et
capacités latentes dans l’organisation ont joué un rôle particulièrement favorable au
développement des garnissages. Mais on pourrait très bien imaginer le cas contraire, où ces
capacités sont absentes ou pleinement mobilisées par les processus principaux en cours.
D’ailleurs, nous avons vu dans l’histoire que les moments creux en activités programmées

220
étaient des moments où se déployaient des capacités latentes : la période creuse en fin de
l’année 1981 a permis les premiers essais des garnissages, ou encore la période creuse entre
deux démarrages d’usine en 1968 a donné l’occasion à l’Ingénierie d’acquérir les
compétences en analyse de la valeur. Ces mouvements auraient pu très bien ne pas se produire
si l’organisation avait manqué de ressources latentes, de volonté, de confiance, d’autonomie,
de temps. Ceci rejoint directement de slack organisationnel, qui coûte en première approche,
mais qui constitue aussi un potentiel latent susceptible d’être mobilisé. C’est particulièrement
parlant dans le domaine de la recherche. Ce slack organisationnel peut être ainsi vu comme un
antidote à l’inertie organisationnelle.

Ainsi dans l’aspect organisationnel, il est utile de distinguer d’une part les processus en
cours qui mobilisent des routines, des ressources et des capacités pour réaliser les missions
désignées, et d’autre part les ressources, capacités disponibles dans la structure même de
l’organisation. Cet ensemble est étroitement lié aux processus organisationnels parce qu’il est
généré dans des processus organisés et n’est valorisable que dans le cadre des processus
organisés. Une activité organisée différemment générera une configuration différente des
ressources et des capacités.

Prenons l’exemple des projets, suivant la façon dont on organise l’élaboration du cahier
des charges (l’intégration ou pas des contraintes en aval), la capacité des différentes fonctions
(recherche, conception, marketing, fabrication, propriétés intellectuelles etc.) à travailler
ensemble va être plus ou moins développée. Des pratiques de capitalisation post projets
détermineront la qualité des compétences accumulées. La composition et le style de
management de l’équipe entraîneront plus ou moins de polyvalence, de confiance ou de
créativité. Les pratiques de recrutement et la gestion de la mobilité interne, l’entretien d’une
culture de partage permettront des visions plus ou moins transversales, des réseaux plus ou
moins étendus et actifs. Ces ressources, une fois générées, peuvent être immédiatement
réutilisées dans les processus. Et ceci est d’autant plus facile que les ressources sont
compatibles avec les processus en cours. On parle alors d’effets d’apprentissage symbolisés
par les courbes d’expérience. Une autre partie, pas immédiatement réinjectée dans les
processus courants, restera à l’état latent pour d’éventuelles occasions de mobilisation.

Dans l’histoire AST, le développement des garnissages a mobilisé plusieurs ressources


latentes, mais a conduit à « dévaloriser » plusieurs ressources déployées au service du

221
paradigme jusque là dominant. La perturbation était importante tant au niveau de la
configuration des ressources valorisées qu’au niveau des processus de déploiement de ces
ressources. Mais à côté de la résistance, nous avons observé également une grande capacité de
génération et de récupération de nouvelles ressources / processus, et cela sans passer par une
crise organisationnelle.

3 . La résistance politique et les enjeux de pouvoir

Derrière les résistances cognitive et organisationnelle au sens que nous avons développé
précédemment, se cache des conflits de nature politique liés au rapport de pouvoirs entre
différents acteurs et groupes d’acteurs. Nous pouvons identifier au moins cinq groupes dont
les pouvoirs relatifs se sont trouvés considérablement modifiés : direction de l’ingénierie,
direction de la recherche, équipe de recherche, équipe de développement, opérationnels de
l’ingénierie 81.

Avant les garnissages, la domination de la direction de l’ingénierie était sans appel.


Détenant des compétences clés et fortement légitimée par des réussites antérieures, la
direction d’ingénierie possédait à la fois le pouvoir d’orientation, le pouvoir de réalisation et
le pouvoir d’évaluation. Autrement dit, elle décidait et contrôlait tout développement sur les
techniques de production. Or l’arrivée des garnissages perturbait sérieusement le système
relationnel en place. La direction de l’Ingénierie était « dépossédée » du monopole sur les
expertises techniques. Elle essayait de résister en gardant ses capacités de développement en
dehors du développement des garnissages, tout en exerçant son pouvoir d’évaluation sur le
programme. C’est seulement quand la Recherche est arrivée à démontrer le potentiel des
garnissages et l’impasse de la voie d’amélioration des plateaux, que la Direction de
l’Ingénierie a commencé à récupérer le nouveau concept et s’est lancée dans l’appropriation
de son développement.

La direction de la recherche, constituée seulement depuis 1970 par regroupement de


petites unités éclatées commençait à peine de se donner une identité propre. Elle voyait dans
l’idée des garnissages une opportunité de conquérir de l’indépendance (relative bien sûr).
Selon l’actuel directeur scientifique : « il y a eu forcément des réflexions (au niveau de la
direction de la recherche à l’époque) pour soutenir notre projet contre l’avis de l’Ingénierie,

81
Les noms donnés se sont qu’approximatifs

222
ce qui a permis à l’équipe de se lancer sous la conduite directe du chef de service » (AST-E1).
Comme évoqué dans le récit, le chef de service de la recherche relative à la production a géré
la situation avec doigté pour éviter l’explosion d’un conflit. Il a assuré un développement
parallèle de deux alternatives, puis un transfert en douceur des garnissages à l’Ingénierie, ce
qui en a facilité la récupération. Mais nous voyons bien que la tension était très présente.

L’équipe de recherche était constituée d’acteurs très hétérogènes, aux motivations très
différentes pour le développement des garnissages. Le porteur d’idée était motivé par l’idée
de pouvoir concrétiser sa vision après une période d’insatisfaction mobilisatrice (voir la
version N°2). Les jeunes embauchés (ingénieurs et techniciens) avaient soif d’apprendre le
métier et de découvrir la Maison et trouvaient dans le projet un chemin passionnant pour y
faire leurs classes. Le chef technicien, lui, était motivé non seulement par le défit technique
que représentait sa mission, mais également par la confiance et la responsabilité que l’équipe
lui a confié. Mais tous ces acteurs étaient réunis dans une motivation commune de conquérir
une légitimité face aux grands experts de la Maison. Cette légitimité, ils ne pouvaient la
conquérir que collectivement. Porteurs du projet, ils étaient également portés par le projet.
Leurs brillants parcours ultérieurs ont été propulsés par ce projet. (Un des deux jeunes
ingénieurs est ensuite devenu président du groupe).

L’équipe de développement, quant à elle, avait conquis sa légitimité technique


préalablement dans l’exploit de Sasol avec son expertise en analyse de la valeur. Cependant,
de par son expertise particulière, l’équipe était relativement séparée du reste de l’Ingénierie.
Or le départ prévu du chef adjoint de l’ingénierie posait le problème de la transmission des
compétences à travers la succession. Le remplaçant devait être en mesure de maîtriser
l’essence technique de conception des plateaux et de diriger l’ensemble des ateliers. Or la
complexité des plateaux rendait difficile l’accès à la maîtrise de ces compétences. Le
développement des garnissages ouvrit donc une voie alternative particulièrement intéressante
pour assurer le relais à la direction de l’Ingénierie. En effet, la possibilité des garnissages a
provoqué ce que Lewin (1947) décrit comme un « dégel » du système socio-psychologique de
pratiques / compétences / relations de différents groupes d’acteurs au sein de l’Ingénierie. Ce
dégel ouvrit alors le chantier à la conception et à l’implémentation de nouvelles pratiques /
compétences / relations qui allaient être ensuite sélectionnées et institutionnalisées dans une
phase ultérieure de regel. Ainsi, la nouvelle direction n’était pas « bloquée » sur un système
bien établi, mais « poussée » avec un mouvement organisationnel accompagnant un

223
changement technologique majeur. C’est cet enjeu politique qui a motivé (plus ou moins
consciemment) l’engagement particulier de l’équipe de développement dans la perspective de
remplacer totalement les plateaux par les garnissages.

Restaient alors les derniers des mohicans, les acteurs opérationnels de l’Ingénierie qui
voyaient dans l’arrivée des garnissages une véritable remise en cause de leur métier. La
nouvelle technologie était reçue comme une menace notamment à cause du caractère
hautement automatisé de la fabrication. Il est alors compréhensible que la résistance soit très
importante et persistante jusqu’au moment où chacun retrouve sa nouvelle place. Bien
qu’incapable de renverser la tendance, cette résistance a ralenti la progression des garnissages
et a placé l’équipe de développement dans un climat tendu. Selon le chef de l’équipe de
développement à l’époque, les garnissages n’ont pu vraiment s’imposer qu’à partir de 1990.

C . Le diamant de résistance d’un paradigme technologique

Les trois aspects de la résistance que nous avons identifiés (cognitif, organisationnel et
politique) deviennent en fait quatre si l’on décompose l’organisationnel en structure et
processus. Ces axes de résistance sont en fait étroitement liés et constituent un véritable
« système immunitaire » du paradigme de Plateaux. Ce système immunitaire est inhérent au
système de compétences construit, acquis et actualisé autour du développement des colonnes
à plateaux. Nous avons vu au moins quatre familles de composants de ce système :
• les hommes : la tête, les mains et le cœur des acteurs
• les objets techniques : appareils, machines-outils, moyens d’essai, accessoires etc.
• les pratiques normalisées en procédures et routinisées en habitudes : allocation des
ressources, réalisation, évaluation, communication, rituels etc.
• les relations : le réseau des relations établies par l’histoire ainsi que les normes de
comportement qui entretiennent ce réseau

Aucun de ces composants n’est isolé. Ils sont organisés en équipes, en ateliers, en activités,
en hiérarchies permettant de mener à bien la mission consistant à livrer au client des unités de
production cryogénique de plus en plus performantes. Dans le même temps qu’il réalise cette
mission principale, ce système se réactualise : il se développe (accumuler de l’expérience,
recruter, acquérir, apprendre), se consolide (instituer de nouvelles « bonnes pratiques »,
enrichir la tradition, renforcer l’affinité entre les membres), s’adapte (repérer des changements,
anticiper des évolutions, se préparer à l’avenir)…. Le système de compétences construit

224
autour des plateaux avait une forte légitimité, justifiée par les réussites d’Air Liquide sur le
marché de grande production (la mission principale). Il avait donc une forte tendance à s’auto-
renforcer vers plus de cohérence et d’efficacité. Ce système a rejeté la proposition de Sulzer
début des années 1970 sur les garnissages, une proposition considérée comme « sans valeur »
dans le référentiel propre au système et qui mettait en danger la cohérence et l’efficacité
poursuivies. Nous voyons là la manifestation propre de ce que nous appelons le système
immunitaire du paradigme dominant. Les acteurs du contre-programme dans la version (1)
montrent bien ses aspects multiples : Le syndrome Not Invented Here (NIH) qui voit dans
toute proposition externe une source d’incohérence, issue du système qui l’a développé, à
savoir le domaine Pétrochimique , dans ce cas concret; Les Plateaux comme objets
symboliques du paradigme dominant ; Les contre-arguments économiques comme source
d’inefficacité ; L’absence de références sur les garnissages chez les concurrents directs d’Air
Liquide, ce qui a été interprété comme l’absence d’intérêt stratégique. Nous voyons bien ici
que chaque système de compétences hautement légitimé génère ses propres zones
d’aveuglement.

A la fin des années 1970, l’identification de la possibilité des garnissages était cette fois
portée par une entité interne au système lui-même. En effet, cette proposition était issue
directement de la recherche, et donc de la mission « secondaire » de réactualisation du
système de compétences pour préparer l’avenir. Cependant, cette proposition était une
« déviance » par rapport à la trajectoire balisée par le paradigme dominant. Les résistances,
comme nous l’avons vu, étaient alors fortes et persistantes. Mais malgré cela, la nouvelle voie
a réussi à construire son propre système de balises (hommes, objets, pratiques, relations) et à
remplacer le système dominant dans la réalisation de la mission principale : livrer des unités
de production plus performantes.

En synthèse, à ce stade d’analyse nous proposons de représenter l’ensemble des acteurs du


contre-programme des garnissages comme une résistance du paradigme technologique
dominant de Plateaux. Cette résistance se structure autour de quatre principaux axes :
• Axe cognitif : qui rejette les concepts en contradiction avec les bases de
connaissances scientifiques, techniques et économiques de la technologie de
plateaux
• Axe structurel : qui résiste contre toute dévalorisation des ressources et capacités
déployées pour le développement des plateaux

225
• Axe processuel : qui résiste contre les pratiques qui échappent aux standards,
perturbent, ou remettent en cause les programmes, les procédures, les routines, les
normes d’évaluation développées et légitimées par les succès des plateaux
• Axe politique : qui lutte contre les pertes de pouvoir dans les rapports de force,
liées à la maîtrise des compétences technologiques et au changement
organisationnel engendré par les garnissages.

Ces axes constituent ce que nous appelons le diamant de résistance du paradigme


technologique. Nous avançons également l’idée que cette résistance est inhérente au système
de compétences qui a permis la performance antérieure des plateaux. Ce système de
compétences se cristallisait en un réseau complexe constitué d’hommes (H : experts,
techniciens, fournisseurs…), de machines ou d’autres dispositifs techniques (M : machines
d’outil pour fabriquer les plateaux), de pratiques routinisées (P : le jeu meccano de l’expert
pour la conception des colonnes), d’attitudes normées pour entretenir le système relationnel
(R pour relationnel : la domination de l’Ingénierie). Nous synthétisons ces propositions par la
figure suivante :

Schéma 28 : La résistance d’un paradigme technologique

COGNITION
La distillation cryogénique est un processus thermodynamique

H R M
P
PLATEAUX
STRUCTURE M POLITIQUE
Les ressources et L’Ingénierie pilote tout
capacités sont organisées P programme de
R
de façon à assurer développement en
l’efficacité des processus techniques de production

PROCESSUS
La BU Grande Masse vend des unités de production ; L’Ingénierie conçoit et
développe ; La Recherche apporte des améliorations immédiatement valorisables

226
Cette structuration nous permet de mieux visualiser les principales logiques d’articulation
des acteurs du contre-programme dans la période 1975-1981 (versions 1 à 4). Pendant cette
période, la technologie des plateaux en tant que paradigme dominant a d’abord généré une
résistance cognitive forte conduisant à nier l’opportunité des garnissages proposée par
l’extérieur. Cette résistance était explicitée sous forme des arguments économiques,
stratégiques (V1) puis technique (V3). Dans un deuxième temps, les résistances
organisationnelles se sont manifestées avec l’absence des moyens d’essai (aspect structurel) et
la mobilisation totale de l’équipe de recherche en production (aspect processuel). La
résistance politique ne se manifestait pas de façon explicite, mais elle est remontée à la
surface devant l’engagement officiel de la direction de la recherche pour la nouvelle voie.
Cette résistance politique s’est manifestée fortement dans les périodes suivantes, d’abord chez
les experts puis chez les opérationnels de l’Ingénierie (V5 –V10).

Nous pouvons structurer l’enchaînement des facteurs de résistance liés au paradigme


technologique des plateaux de la manière suivante :

Schéma 29 : La résistance contre le programme des garnissages

Not Invented in AL
Pétrochimie><Cryogénie
(Résistance cognitive) Arguments économiques
Arguments stratégiques
Absence des moyens d’essai Arguments techniques
(Résistance structurelle)
PLATEAUX (Contre les garnissages)
(Paradigme) Période de pleine activité
Sur- mobilisation LGN
Proposition des
(Résistance processuelle)
plateaux améliorés
Ingénierie expert plateaux
Résistance de l’opérationnel
(Résistance politique)

Les autres acteurs (et facteurs) du contre-programme ne sont pas directement liés à la
résistance du paradigme de plateaux, mais relèvent du défi relatif à la construction de
nouvelles compétences autour des garnissages. Il s’agit des compétences techniques, des
compétences en protection industrielle et en veille technologique (l’arrivée des procédés non -
cryogéniques). Les difficultés rencontrées dans la construction de ces nouvelles compétences
viennent des cadres plus larges, ceux des sciences – technologies, de l’industrie et de la
concurrence.

227
II . LE CHANGEMENT DE PARADIGME

Regardons maintenant le graphe sociotechnique du côté du programme AST. Vue


globalement, l’évolution de ce programme a été marquée par une progression continue des
acteurs associés. Ce mouvement a conduit à la remise en cause progressive du paradigme
traditionnel et à l’établissement d’un nouveau paradigme technologique.

A . Recognition
En analysant l’évolution des acteurs, nous pouvons dire que la remise en cause a
commencé par l’axe cognitif avec la conviction d’un chercheur sur la pertinence du concept
de garnissages (à la fois souhaitable et faisable) dans la distillation cryogénique. Cette
conviction a été ensuite articulée sous forme de proposition au moment opportun : la fin d’une
période chargée. Dans la proposition, le concept de garnissages a été mis en réseau avec
l’enjeu d’économie d’énergie et le problème technique de la perte de charge dans les unités de
distillation.

B . Négociation politique
L’idée ne s’est pas simplement propagée au sein de l’équipe de recherche mais a été
renforcée par le soutien politique de la direction de recherche, qui y voyait un enjeu
stratégique important et en phase avec une de ses missions importantes mais passablement
oubliée, celle de la conduite d’investigations exploratoires. Au fond, se déployait alors une
tentative de changer le rapport de pouvoir avec l’Ingénierie et de renforcer la position de la
Recherche dans la stratégie globale de l’entreprise. Sans cette volonté politique, la jeune
équipe de recherche aurait eu beaucoup de mal à négocier des ressources avec la direction de
l’Ingénierie pour les premiers développements. Nous avons vu clairement dans le récit comme
l’équipe a été mise à l’écart des pressions et des négociations politiques : celles-ci ont été
managées par le chef de service et par de plus hautes autorités. Physiquement, l’atelier de
recherche a été protégé dans les locaux du centre de recherche. La communication à
l’extérieure du projet a été intentionnellement limitée. Peu de personnes dans la Recherche et
dans l’Ingénierie étaient au courant du contenu des travaux.

C . Expérimentation
C’est dans cet environnement protégé, où les règles et procédures standard étaient
suspendues, que de nouvelles hypothèses technico-économiques, de nouveaux dispositifs

228
techniques ont été élaborés et testés. Les nouvelles connaissances ainsi produites sous forme
de résultats d’expérimentation et de prototypes concrets servaient de preuves repoussant la
résistance cognitive. La tradition était mise à l’épreuve de l’analyse comparative, avec des
références nouvelles (la modélisation). Toute la période de 1982 à 1985 (de la version 5 à la
version 8) a été essentiellement consacrée à l’apprentissage par expérimentation. A l’issue de
cette période, un véritable prototype d’un nouveau système productif a été réalisé. Les
explorations ont été faites de manière équilibrée sur les aspects techniques d’une part et sur
les aspects éco-industriels d’autre part.

Le transfert à l’Ingénierie s’est fait en douceur avec l’implication progressive des


compétences en développement industriel. L’implantation des premières chaînes de
fabrication dans l’atelier de l’Ingénierie a marqué le début de l’expansion du territoire. Le fait
que la technologie soit récupérée progressivement par les experts puis par l’équipe de
développement de l’Ingénierie a été une chance pour la réussite du projet. Sans cette prise de
relais et cette énergie supplémentaire consacrée à la suite du développement, la technologie
n’aurait jamais pu être au point dans un tel délai et avec une telle performance.

D . Basculement du système
Nous avons vu que ce transfert s’est réalisé dans un contexte particulier de transition de
pouvoirs au sein de l’Ingénierie. Les aspects politiques ont joué à nouveau, mais cette fois à
l’échelle interne de l’Ingénierie. Le développement continuait à l’Ingénierie mais portait
davantage sur la construction des ressources et des compétences spécifiques pour concrétiser
progressivement les concepts préalablement élaborés et validés. L’ampleur du changement
s’étendait dans l’échelle organisationnelle et commençait à toucher les aspects structurels et
les processus. Les ateliers de l’Ingénierie voyaient arriver de grandes machines automatiques
qui fabriquaient des garnissages à très grande cadence pour le prototype de Dunkerque. Dans
le même temps, la commande d’une nouvelle usine allemande avec les colonnes en plateaux
est arrivée. Nouvel espoir légitime pour les défenseurs de la tradition qui recherchaient des
perfections techniques pour tenter un nouveau saut : réaliser des unités de distillation à 2800
tonnes/jour. La cohabitation entre les anciens et les nouveaux ensembles : pratiques, outils,
vocabulaires, hommes de référence, rapport relationnel… n’a pas été paisible. Les tensions
étaient présentes et portaient sur l’allocation des ressources, le planning, les procédures de
travail et les normes d’évaluation. En 1987, la réussite des garnissages à Dunkerque et

229
l’accident de démarrage des plateaux en Allemagne sont arrivés au même moment. Le
changement prévu dans la direction de l’Ingénierie s’est également produit. La pression
concurrentielle a commencé à se faire sentir. L’ingénierie s’est engagée à fond dans le
développement industriel qui nécessitait une mobilisation importante des ressources. Tout le
monde y trouvait enfin sa place.

La bataille de brevets a été un mouvement relativement à part dans l’histoire AST. La


gestion de la propriété intellectuelle n’a pas joué de rôle de moteur, ni de freinage dans la
genèse des garnissages à Air Liquide. Cependant, en se basant sur le principe de secret, elle a
échoué dans sa mission principale de protection. La vertu de cette histoire est pour nous dans
le constat que les inspirations innovantes, même si elles émergent localement de façon
authentique, puisent leurs sources également dans les cadres plus généraux (préoccupations
communes d’un secteur industriel, état de la connaissance technique du moment, etc.). La
fonction de veille y trouve toute son importance dans la construction de sens de l’innovation.

Dans l’histoire des garnissages, les erreurs commises dans la stratégie de protection de
l’innovation AST ont eu des conséquences graves pour la suite de l’exploitation de la
technologie et ont provoqué des changements importants pour le service de propriété
intellectuelle, tant au niveau de politique qu’au niveau organisationnel. L’utilisation des noms
codés pour les projets sensibles, ainsi que les processus de contrôle de l’information sont des
dispositifs organisationnels qui ont été instaurés du fait de l’histoire spécifique du
développement des garnissages. Des ressources considérables on été allouées pour
reconstruire la DPI. Mais la transformation la plus importante a été dans la définition même
de sa mission, qui consiste aujourd’hui à : « assurer la liberté d’exploitation des
technologies ».

D’autres pratiques désormais courantes à Air Liquide semblent également trouver leur
origine dans l’histoire des garnissages. Citons deux exemples : (1) la modélisation et la
simulation sont aujourd’hui très utilisées en R&D et ont acquis une légitimité que certains
pensent excessive ; (2) la « démythification » de n’importe quel processus est devenue une
sorte de « philosophie d’action » pour innover dans les équipes de recherche (RD-réf6). Au
fond, tous ces exemples montrent la force instituante d’une innovation majeure, une force qui
dépasse les périmètres organisationnels directement concernés par le développement de
l’innovation elle-même.

230
Cet examen de la nature des transformations provoquées par l’histoire AST nous donne
une deuxième image de synthèse du cas AST. Cette image met en évidence non pas les
constituants des mouvements à l’œuvre (les acteurs du programme AST), mais l’enjeu de ces
mouvements, autrement dit leurs portées. Nous voyons en effet dans l’analyse précédente 5
transformations majeures dans l’histoire :
(1) Recognition d’une nouvelle opportunité et engagement personnel
(2) Engagement politique permettant de créer une zone d’expérimentation que nous
pouvons appeler incubateur (où les règles standard sont suspendues) afin de donner une
chance à l’élaboration d’un nouveau système (seulement un prototype à ce stade)
(3) Conception, test et validation des éléments d’un nouveau système d’offre : concepts,
connaissances, savoir-faire, circuits d’approvisionnement, dispositifs techniques, système
d’évaluation et autres ressources
(4) Sortie du prototype de la zone d’expérimentation pour une mise à l’épreuve de sa
force instituante dans les conditions « réelles »
(5) Fin de la période d’essai où le nouveau système s’impose et où une trajectoire plus
nette se dégage, la force instituante s’amplifie et se propage dans l’organisation

Schéma 30 : Les étapes conduisant au changement de paradigme technologique dans l’histoire AST

Intensité des forces consenties

(5) Institutionnalisation
du nouveau
(4) Mise à l’épreuve de la système
force instituante du
(3) Prototypage d’un nouveau système
nouveau système
(2) Engagement politique d’offre
& Création de
(1) Recognition de l’incubateur
l’opportunité &
Engagement personnel

Chaîne de Chaîne Nouveau


Propo Essais en Essais fabrication Essais industrielle Essais distributeur
sition perruque Phi 1000 FOS Dunkerque Nouvelles usines

75-80 1981 1983 1985 1987 vers 1990

Dans cette image de synthèse schématisée par la figure 29, nous représentons le temps en
abscisse et l’évolution des efforts consentis en ordonnées, avec leurs principales portées pour
le développement de la technologie de garnissages. Nous voulons mettre en avant dans cette

231
représentation le caractère cumulatif et la logique temporelle de ces efforts. Une étape est
déclenchée sur les acquis des étapes précédentes dont les efforts continuent mais avec une
intensité moindre. La forme générique de l’évolution en intensité signifie qu’au sein d’un
même mouvement de transformation, l’accumulation des acquis est directe et donc très
importante. Au début de chaque mouvement, les efforts montent en intensité pour explorer
plusieurs possibilités. L’intensité atteint son paroxysme quand la possibilité la plus pertinente
éclot et ouvre la voie au(x) prochain(s) mouvement(s). Le mouvement ne s’arrête pas
cependant car les efforts restent nécessaires pour propager le mouvement dans l’espace et
pour faire face aux prochains obstacles éventuels. Mais il hérite maintenant des acquis
précédents qui constituent des points de non-retour (perçus sous forme des résultats probants)
et qui économisent de plus en plus d’efforts supplémentaires. (Après les premiers efforts pour
vaincre l’inertie initiale, la quantité de mouvement obtenue facilite les étapes suivantes).

Dans cette image, nous plaçons également les principales réalisations techniques dans le
temps pour donner des repères aux mouvements qui ne sont pas directement observés.
Rappelons que la portée globale de ces mouvements est la construction et l’intégration réussie
d’un nouveau système de ressources – compétences autour de la technologie de garnissages.
Les réalisations techniques constituent donc les principaux « marqueurs » ou « agents de
cristallisation » de cette construction de compétences. (Dameron, 2000 ; Durand, 2003).

Dans cette section, nous avons examiné la nature paradigmatique de la résistance au


changement technologique, ainsi que les principales étapes dans l’histoire des garnissages qui
ont conduit au changement de paradigme. Dans la section suivante, nous allons descendre à
un niveau d’analyse plus fin pour examiner les dynamiques à l’œuvre au sein d’une étape.

232
SECTION 4 : LA NATURE DES PROCESSUS DE TRANSFORMATION

I . EXPERIMENTATION : CONSTRUCTION DE NOUVELLES RESSOURCES ET


COMPETENCES

Début 1981, le porteur d’idée s’est engagé dans la construction d’un premier moyen de
test des garnissages sous la protection de sa direction, la direction de la Recherche. Cette
dernière s’est officiellement engagée dans un programme de recherche sur les plateaux à
faible perte de charge en concertation avec la direction de l’Ingénierie. Ce programme officiel
s’est traduit par un investissement dans la construction de plusieurs dispositifs
d’expérimentation et par plusieurs embauches. Les réalisations techniques apparaissaient au
fur et à mesure : des dessins, les nouvelles structures de plateaux, les dispositifs de test
cryogénique, des ordinateurs, des capteurs, les tableaux d’acquisition et d’analyse des
données…. Parmi elles, on découvrit également des objets imprévus pour certains : les
tronçons de garnissages ondulés-croisés, l’appareil d’essai des garnissages à l’eau – air et des
résultats de mesures intéressants. Bien sur, il ne faut pas oublier toutes les erreurs, les casses,
les résultats décevants… les problèmes émergents tout le long de la période.

Ces objets articulent, par leur structure et leur fonctionnement, la portée de toutes
les interactions participant à leur réalisation. Nous prendrons comme exemple les tout
premiers échantillons de garnissages réalisés. La dimension de leurs ondes correspondait aux
rainures des papiers disponibles dans l’atelier de recherche de l’époque. Leur structure reflète
le premier processus de calcul par un chercheur qui « bricolait » seul dans son atelier les
objets qui allaient transformer tout un métier de l’entreprise. Les tronçons de garnissages
d’Air Liquide d’aujourd’hui cristallisent dans leur « bord écrasé » tout le processus de
négociation entre le chef technicien inspiré par la simplicité et ses co-auteurs de la première
chaîne de fabrication, avec les caprices mécaniques des feuilles de tôle, puis avec le
comportement des liquides dans la colonne à distiller (effet de bord).

Conçus dans l’intention de répondre à un certain besoin fonctionnel, ces objets, une fois
réalisés, cristallisent par leur forme et par leur usage un ensemble particulier de schèmes
dynamiques (thermodynamique, échange de matières, résistance mécanique, réactions
chimiques etc.). Ces schèmes n’étaient que partiellement et plus ou moins correctement

233
imaginés par les auteurs au moment de la conception. C’est seulement après la réalisation et
leur mise en marche que ces objets révèlent leurs propres comportements. (1) Une bonne
structure de garnissage dans une colonne de diamètre a ne l’est plus avec le diamètre b. (2)
Les bandes de tôle ondulée coupée selon les calculs sur papier ne forment pas une galette
ronde quand on les rassemble. (3) Le liquide, qui s’écoule de manière bien homogène à
travers un tronçon de garnissage, va s’écouler suivant quelques passages de référence si l’on
superpose plusieurs tronçons de même type et ne permet plus un échange efficace avec la
phase gazeuse. Ces exemples simples montrent combien les mécanismes d’interaction dans le
monde naturel échappent à l’imagination, à la compréhension et au contrôle humain. C’est en
créant des objets (artificiels au sens où ils portent des intentions humaines) et en les mettant
dans le milieu d’usage plus ou moins contrôlé que le concepteur sonde d’infimes sous parties
de l’ensemble infini des possibles. C’est bien là l’essence de la logique d’expérimentation
permettant à l’homme de faire progresser ses savoirs. Dans nos exemples, les
expérimentations ont conduit l’équipe de recherche à : (1) anticiper les essais à l’échelle réelle
(très grande) au plus vite ; (2) inventer le dispositif de mesure automatique de l’état réel de
l’assemblage qui permet d’ajuster en permanence les paramètres d’entrée à toutes les étapes
amonts de fabrication (aménage, pliage, coupage) ; (3) concevoir un dispositif de collecte et
de redistribution de liquide après certains étages.

Ce que nous voulons mettre en avant ici est la vertu structurante des objets réalisés dans le
processus de construction de nouvelles compétences autour des garnissages. Les aspects
structurants des objets ont été abordés dans plusieurs travaux théoriques. Dans le courant
d’analyse sociotechnique, les auteurs confient aux objets techniques le statut d’acteur entier.
Reprenant l’idée de Kidder (1982), Akrich, Callon & Latour insistent dans leur analyse
sociotechnique des innovations que les objets techniques cristallisent en leur forme l’identité
des acteurs qui participent à leur élaboration et la nature des relations qu’ils entretiennent
(1987, p.60). Stéphanie Dameron dans ses travaux sur la vie des projets constate le rôle des
artefacts (plus larges que les objets techniques en incluant également des productions
textuelles comme rapports, business plan, schémas techniques etc.) dans la cristallisation des
représentations abstraites des acteurs humains. Les artefacts permettent donc de confronter
ces représentations entre elles et avec l’observation concrète. Les acteurs peuvent alors
revisiter leur propre représentation initiale, focaliser l’attention sur les écarts entre différentes
représentations et la production synthétique qui a finalement résulté des actions des
participants. Cette focalisation facilite la réflexivité, la négociation et l’ajustement (Dameron,

234
2000). Thomas Durand, reprenant les travaux de Dameron, confirme la place centrale des
artefacts dans la structuration des interactions et donc dans la construction de la compétence
organisationnelle (Durand, 2003).

Enfin, nous retrouvons ici la vision de Gilbert Simondon (1958) sur l’essence des objets
techniques qui, au fond, reflètent les relations entre le monde humain et le monde naturel,
entre la pensée et la vie (p.60). Selon Simondon, le monde naturel (qui englobe le monde
humain d’après Morin) contient non seulement des ressources mais également des règles ou
des mécanismes d’activation et d’interaction de ces ressources. Ces règles existent à l’état
virtuel et ne sont accessibles à l’esprit humain, même très partiellement, qu’à travers leur
manifestation dans un système de formes. L’homme crée, à travers un objet technique, un
système artificiel de formes permettant à certains mécanismes naturels de se déployer dans
une direction voulue (réaliser certaines fonctions). Mis en fonctionnement (mis dans un milieu
d’usage), cette forme actualise des mécanismes latents dans toute leur complexité. La
complexité peut échapper à la compréhension des auteurs et les effets peuvent trahir leurs
intentions. La recherche des explications, les ajustements sur les formes et sur les conditions
d’usage, voire la remise en cause des intentions, vont être déclenchés et guidés par la
réduction des écarts (dont parlait Durand) vers une plus grande stabilité du système.

L’évolution des formes techniques, même issue directement des interventions humaines,
contient un sens profondément naturel, comme les organismes vivants. Ce sens est résumé par
Simondon dans la tendance des formes à créer avec leur environnement direct un régime
d’interactions de plus en plus stable : c’est à dire qui s’autorégule de plus en plus et réalise
des fonctions de plus en plus intégrées. Simondon parle alors des régimes de causalité
récurrente constitués simultanément par la structure et son milieu associé qui donnent à
l’objet son individualité (Simondon, 1958, pp.61-65). C’est par cette individualité, autrement
dit l’indépendance par rapport à ses propres créateurs et le fond naturel actualisé en lui, qu’un
objet technique peut jouer l’effet de miroir sur les hommes : sur ses représentations, ses
intentions, ses comportements, ses aptitudes, ses actions et réactions.

Après ce détour par différents travaux théoriques, nous arrivons à une conclusion globale
sur l’importance des objets techniques (ou plus largement des artefacts) qui est la suivante :
(1) Les objets techniques (ou artefacts) cristallisent, dans leur structure associée au milieu et
aux conditions d’usage, les processus à la fois naturels et socio-historiques qui les

235
constituent ; (2) Une fois constitués, ces objets se détachent de leur propre genèse pour
acquérir une individualité qui est incarnée dans les régimes de causalité récurrente entre leur
structure et leur milieu associé ; (3) Ces deux vertus des objets techniques (artefacts)
permettent aux acteurs humains de faire progresser leurs savoirs et aptitudes par réflexivité
(effet de miroir). Cette synthèse peut être représentée dans le schéma suivant :

Schéma 31: Dynamique de transformation des ressources et savoirs par la création des objets techniques

Cristallisation

Intentions - Comportement - Formes - Structure


Représentations Relations
sociales

Système de
ressources - Activités d’expérimentation Objets
compétences techniques
Ressources -
Régimes naturels Régimes de causalité Régimes de causalité Milieu - Conditions
possibles activés récurrente d’usage

Réflexion

Dans l’histoire AST, nous voyons bien la progression de l’expérimentation qui témoigne
de la pertinence des représentations et des anticipations faites par les acteurs. C’est le propre
de la qualité de « visionnaire » qui a été attribuée à certains membres lors de nos entretiens
rétrospectifs. Les prototypes et les résultats d’expérimentation ont apporté à chaque fois plus
de précision dans la vision (représentation), plus de confiance au sein de l’équipe mais
également des réticences (comportement, relation). Ces objets ont permis d’activer à chaque
fois des ressources et des possibilités jusqu’alors latentes ou déployées différemment. Ces
possibilités peuvent être dans le domaine strictement naturel comme par exemple la capacité
d’échange de matières entre gaz et liquide par contact « film » alors que seule la possibilité
d’échange par contact « bulle » était utilisée à l’époque dans le principe de plateaux. D’autres
ressources ou possibilités latentes étaient dans le domaine de l’organisation industrielle, au
croisement des mondes humain, technique, matériel, tous des sous-ensembles du monde
naturel selon notre vision (celle d’Edgar Morin). L’exemple le plus frappant dans le cas est la
possibilité d’automatiser complètement la fabrication des structures de distillation. Impossible
à envisager dans le paradigme de plateaux, cette automatisation est le résultat d’une série de

236
nouveaux régimes d’activation de ressources rendus possibles par le programme de
garnissages.

Ainsi, nous pouvons dire que la dynamique cristallisation – réflexion de l’activité


d’expérimentation constitue la trame principale de la construction d’un nouveau système de
ressources – compétences qui remplace celui des plateaux. Il faut cependant remarquer que,
dans l’histoire des garnissages, la plupart des expérimentations n’étaient pas des actes
spontanés, mais des choix assez clairement anticipés. L’analyse technico-économique sur le
programme dès mai 1982, le rapport prospectif sur les options d’industrialisation dès janvier
1983, des notes personnelles prévoyant des actions préalables pour influencer des décisions
importantes 82… telles sont les preuves concrètes que nous avons trouvées dans les archives du
programme. Ces preuves montrent l’importance des activités de formulation de problème et
d’anticipation dans la progression de l’histoire. Ces activités participent d’une autre
dynamique particulière que nous allons examiner.

II . ARTICULATION COGNITIVE : FORMULATION DE PROBLEMES ET


ANTICIPATION

Commençons par regarder la période de mi-1975 jusqu’à fin 1980. Les acteurs recensés
pendant cette période sont liés dans une opération continue de formulation d’une nouvelle
problématique de recherche par le porteur initial. Ce processus de formulation de problème
articule une nouvelle possibilité technique (proposée par un fournisseur avec quelques
exemplaires, dont la simplicité est particulièrement séduisante) avec un ensemble d’arguments
qui en fait une proposition solide :
- l’enjeu économique (énergie)
- les connaissances techniques (phénomène de perte de charge)
- les expériences (transferts technologiques réussis de la pétrochimie à la cryogénie)
- l’intuition d’un chercheur (sur la limite de la technologie dominante en place)
- une des missions fondamentales de la recherche (préparer le long terme)
- l’anticipation d’une période creuse d’activité.

82
Nous aurons l’occasion de revenir sur une de ces notes, une lettre personnelle du chef de développement de
l’Ingénierie au chef technicien de la Recherche, qui anticipe des actions pour faire advenir la décision d’essai à
Dunkerque.

237
Cette articulation est le propre du métier de la recherche industrielle : l’art de la
formulation de problèmes pertinents traductibles en programmes d’action concrets (Weil &
Le Masson, 1999 ; Tran, 2002). La formulation de problèmes implique directement
l’anticipation des axes de résolution et l’engagement personnel de l’auteur. Un acteur
humain porte en lui toute son histoire, sa personnalité, sa culture, ses motivations. Dans les
termes de Karl Weick, c’est toute son identité qui se trouve impliquée dans cet exercice
d’articulation (Weick, 1993, 2005).

Cependant, la formulation d’une problématique et d’un programme d’actions par un


acteur est loin d’être suffisant pour entamer l’action concrète, malgré l’engagement individuel.
Ceci surtout quand l’action se déroule dans une organisation et mobilise plusieurs personnes
et bien d’autres ressources encore. L’idée des garnissages est ambitieuse. Notre chercheur ne
peut la réaliser seul. Il l’a proposée à son équipe mixte recherche – ingénierie fin 1980. Il ne
l’a pas proposée dans une autre entité de l’entreprise, ni à un laboratoire universitaire, ni à
concurrent, ni à sa famille etc. Dans d’autres cas, ces possibilités pourraient être tout à fait
envisageables.

Ce que nous voulons dire par là, c’est que cet acte de proposition, ces choix du lieu, du
moment, des interlocuteurs, des termes articulés… ne sont pas anodins. Par cet acte, le
premier porteur réalise une autre articulation. Il insère son idée dans un réseau dont il espère
pouvoir mobiliser des ressources et des capacités nécessaires à la réalisation. Mais une fois
l’idée proposée, le contenu de la formulation échappe à l’auteur pour être l’objet de traduction
par les récepteurs (Akrich, Callon & Latour, 1988). Le sort de la proposition initiale dépend
maintenant des réactions de chaque acteur dans le réseau (chacun se livre en quelque sorte à
l’exercice précédent de formulation) et des interactions entre eux. Dans notre cas des
garnissages, l’idée a été traduite par les experts de l’Ingénierie en « proposition technico –
économiquement non valable ». Le problème d’économie d’énergie et le phénomène de perte
de charge ont été traduits par l’Ingénierie en concept « plateaux à faible perte de charge ».
Mais la proposition des garnissages a engendré chez la direction de la recherche une
reformulation lui donnant des sens supplémentaires : proposition technico – économiquement
faisable et prometteuse qui justifie un investissement, mais potentiellement perturbante, et qui
nécessite donc une protection politique. Ces reformulations engendrent à leur tour chez les
acteurs des attitudes différentes : réticence chez les uns, confiance et enthousiasme chez les
autres. Ces attitudes sont très liées à l’articulation du problème, mais ne peuvent pas être

238
réduites à une conséquence mécanique de la compréhension. Car une grande partie des
attitudes provient des « automatismes » non contrôlés par la conscience (Simon, 1975) issus
de la personnalité, de l’expérience, de la culture, des habitudes etc. Et ces attitudes peuvent
conditionner elles-mêmes l’exercice d’articulation.

Voici un autre exemple typique de l’exercice d’articulation : nous avons trouvé dans les
archives une note manuscrite du chef de développement de l’Ingénierie, envoyée directement
au chef technicien de l’équipe de recherche en janvier 1985. Dans le calendrier officiel, cette
période correspond au lancement de l’essai industriel à Fos-sur-Mer où 2 tronçons de
garnissages étaient introduits dans une colonne de distillation réelle de 2m de diamètre.
Officieusement, les engagés pensaient déjà à l’après « Fos » et étaient convaincus qu’un essai
à très grande échelle serait leur seule chance de prouver une validité éco – industrielle des
garnissages. En effet, en comparant plusieurs scénarii de développement, le groupe restreint
des plus engagés était arrivé au raisonnement suivant : le principe de fabrication industrielle
intégrée et automatisée ne serait valide (pas trop cher par rapport aux coûts maîtrisés des
plateaux) qu’à partir d’une quantité importante de garnissages ; La quantité des garnissages
dépendrait de leur potentiel à remplacer les plateaux dans le futur ; Or ce potentiel dépendrait
de la comparaison globale de performance et de coûts d’investissement. Ils conclurent donc:
plus l’échelle de test est grande, plus nous avons de chance de montrer un gain de
performance important et un coût moyen de fabrication acceptable (mesuré en KF/m3 de
garnissage). Fin 1984, deux possibilités de test en conditions réelles se sont présentées : une
concernait une colonne de moyenne taille dans un site d’Air Liquide aux Etats-Unis, le second
était une colonne de très grande taille (4m de diamètre) à Dunkerque. La préférence de
l’équipe de développement était donc évidente, malgré les risques importants associés. Restait
à convaincre la direction et les responsables du site de la faisabilité d’une telle
expérimentation. Tel est le contexte de la note manuscrite que nous avons trouvée. Nous en
tirons des extraits:
« Il faut investir dans la ligne de perforation et de pliage dès la réalisation de
Dunkerque.... Malheureusement on ne peut pas attendre la discussion de construire un tel
appareil pour investir dans l’outil de fabrication : l’acquisition et la mise au point de
celui-ci entraînerait alors un retard de réalisation qui ferait alors préférer les plateaux !
Il faut donc être prêt à lancer l’investissement dès la validation des garnissages c'est-à-
dire dès la conclusion des essais de Fos sur Mer, en mai, avant la décision de construire
le premier appareil à garnissage.

239
L’objectif : disposer d’un dossier d’investissement pour mi-avril. Etablir un planning
d’étude en conséquence…» (AST-D6-L310185)

Le 10 mai 1985, un rapport technique sur la fabrication était achevé. Il s’agit d’un listing
des devis complets sur les équipements. On constate effectivement que le délai de livraison va
jusqu’à 7-8 mois. En juillet 1985, les résultats positifs à Fos-sur-Mer sont arrivés. La
proposition de renouveler une grande colonne à Dunkerque par les garnissages était déposée
en septembre 1985 avec des calculs d’investissement précis (dont certains avaient en fait déjà
été engagés). Le délai de fabrication du prototype était estimé à 4-5 mois, donc tout à fait
acceptable. La décision officielle a été vite prise.

Nous voyons clairement dans cet exemple comment les « grande décisions » officielles
ont été rendues possibles, et souvent n’ont été que le résultat logique des articulations et des
engagements officieux préalables, dans l’élaboration du nouvel ensemble des possibles.

Nous voyons bien, à travers ces exemples, l’activation de la capacité d’imagination et


d’anticipation de l’esprit humain. « Imprimer du sens aux actions anticipées », c’est
exactement cette « conduite à projet » dont il s’agit ici (Boutinet, 1991). Cette dynamique
d’articulation, du fait de son caractère anticipatif, se situe en amont de la réalisation des
artefacts, puis elle subit le même effet de réflexivité dans les reformulations et les
anticipations ultérieures. Mais à un moment donné, plusieurs articulations peuvent se produire
et peuvent ne pas converger, comme ce qui s’est passé entre les chercheurs et les experts de
l’Ingénierie au début de l’histoire ou pour tant d’autres désaccords tout au long du processus.
Qu’est-ce qui a permis alors la continuation des actions sans déclencher de crise
organisationnelle ou de blocage ? Dans l’histoire des garnissages, la réponse est dans la
négociation de nature politique sur la répartition des rôles et des territoires entre acteurs.

III . NEGOCIATION POLITIQUE

A notre question : quelles étaient les décisions les plus importantes qui ont été prises dans
le programme AST, le premier porteur du projet répond: « il n’y pas eu de véritables
décisions au sens de choix tranché dans l’histoire ; il y eu des discussions, des débats, mais la
Recherche est allée jusqu’au bout de sa conviction, dont l’intention était d’ailleurs légitime ;
et les résultats s’imposaient d’eux-mêmes. » (AST-E1)

240
Contrairement à la première impression que donne ce témoignage sur l’absence de
négociation, ce participant de la première heure montre à quel point la négociation au niveau
politique était efficace, mettant l’équipe opérationnelle à l’écart des tensions. En effet, comme
nous l’avons vu dans le récit, le « deal » a été fait entre le chef de service de recherche et la
direction de l’Ingénierie sur le périmètre d’autonomie de l’équipe recherche dans les
développements primaires des garnissages. La Recherche menait en parallèle les travaux sur
les garnissages et sur les plateaux hyperperforés où l’Ingénierie gardait le niveau habituel
d’intervention (par tradition). Sur les garnissages, le rôle de l’Ingénierie se limitait à
l’évaluation des résultats. Les négociations continuaient au niveau de la direction générale
pour l’octroi des ressources et des soutiens politiques nécessaires.

L’importance de la définition des territoires et des rôles est une caractéristique générale de
l’entreprise au-delà du projet étudié. Contrairement au fonctionnement des équipes de terrain
pour une mission spéciale où la polyvalence prime, dans le fonctionnement normal de
l’organisation, les relations entre les entités différentes sont assez clairement définies. Même
si au cours du temps, ces relations évoluent et s’éloignent de la formalisation initiale, il y a
souvent soit un rappel à l’ordre, soit une redéfinition formelle. Ceci est d’autant plus naturel
que la mutation interne des cadres est très fréquente.

Ainsi, il semble que l’idée des garnissages était également suivie par une autre entité du
Groupe travaillant sur les technologies avancées. Mais les négociations politiques ont abouti à
confier l’exclusivité de leur développement au service d’étude de production du CRCD.
(AST-E7)

Le transfert du développement des garnissages à l’Ingénierie s’est ensuite fait assez


naturellement et très rapidement car il était conforme à la logique institutionnelle de la
Maison. D’ailleurs, ce respect des territoires et des rôles a causé quelques tensions dans la
suite du développement, quand l’Ingénierie n’était pas loin d’être submergée par des
difficultés techniques inattendues car émergentes. La Recherche s’était déjà tournée vers
d’autres voies innovantes, sur d’autres sujets. L’ancien chef du développement d’ingénierie
s’exprime à ce propos : « Dans l’histoire des garnissages, la recherche a commencé à faire ce
qu’on ne lui avait pas demandé, et heureusement, car sinon il n’y aurait rien eu. Elle a
beaucoup apporté, mais elle s’est arrêtée là où on lui a dit de s’arrêter ». (AST-E3)

241
Par rapport à la dynamique d’articulation cognitive et à celle de l’expérimentation, les
négociations politiques ne portent pas directement sur le contenu ni sur la direction des
mouvements, mais sur le cadre relationnel permettant ces mouvements. Le cadre relationnel
intervient chaque fois qu’un acteur entre en interaction avec un autre. Dans l’analyse
transactionnelle, le Dr. Eric Berne démontre comment la définition des rôles respectifs
conditionne la façon dont les messages sont émis et reçus, et donc le sort final de la
transaction. Callon et Latour mettent également en avant l’importance de la co-définition des
acteurs dans toute opération de traduction. Or c’est précisément sur la définition générique
des rôles et des territoires (ou plutôt les circonstances dans lesquelles tel ou tel rôle est activé)
que portent les négociations politiques. Ces dernières ne se produisent qu’occasionnellement
car leur effet dure longtemps. Dans l’histoire des garnissages, la négociation politique a été
décisive car l’attribution existante des rôles ne donnait initialement aucune chance à l’idée
émergente. Tout l’enjeu est dans la légitimité. Si nous comptons sur les quatre sources de
légitimité (logique, institutionnelle, traditionnelle et charismatique), notre porteur d’idée ne
pouvait pas démontrer la validité de son idée, ni impressionner les grands experts par son
charisme, ni nier les échecs des tentatives antérieures sur les garnissages. Il n’y avait que le
soutien politique pour rappeler la mission institutionnelle de la recherche, à savoir explorer
des voies de développement à long terme, et lui donner ainsi de la légitimité. Or ce rôle était
presque effacé à l’époque, et il a fallu renégocier. Sans cette volonté politique, notre premier
porteur et son équipe n’auraient pas eu les conditions de développement de l’idée et du projet
dont ils ont bénéficié. Ce soutien politique fait partie de ce que le porteur de projet appelle
« des circonstances particulièrement favorables dont j’ai pu tirer parti. » (AST-E1).

Nous avons donc identifié trois types de dynamiques déterminantes dans le déroulement
de l’histoire AST : (1) l’articulation cognitive, qui se reflète dans un très fort volet anticipatif
de la démarche d’ensemble ; (2) la négociation politique, qui reflète l’important travail de
détermination des rôles et des territoires, et de gestion des tensions ; (3) l’expérimentation
avec sa double dynamique cristallisation – réflexion.

Ces dynamiques ne s’enchaînent pas de façon linéaire, mais s’articulent davantage en


multiples boucles. Chaque expérimentation était au moins partiellement planifiée et
argumentée. Une zone floue était cependant volontairement acceptée pour laisser une bonne
marge d’autonomie aux réalisateurs qui mettaient alors non seulement leur identité en jeu,

242
mais également celle des preneurs de risques politiques qui leur avaient fait confiance. Les
résultats obtenus clarifiaient progressivement la vision initiale, justifiant rétrospectivement les
engagements pris et enrichissant les argumentations pour négocier de nouvelles ressources.
L’expérimentation générait également de nouveaux problèmes, déclenchant à leur tour de
nouvelles formulations, prises de risques, engagements pour les résoudre. Plusieurs boucles
peuvent s’enchaîner, s’entre-chevaucher, mais leur progression générale est marquée par des
points de « convergence – non retour » (même temporaires) que l’on appelle des
« validations».

IV . SELECTION : POINTS DE NON RETOUR

Nous n’avons pas pu observer les moments de validation dans l’histoire AST, mais nous
avons trouvé des traces précises de ces validations formelles. Citons quelques
exemples typiques dans l’histoire étudiée. Fin 1983, deux structures de garnissages ont été
validées sur la base du prototype phi 1 m pour les essais industriels. Les paramètres de ces
deux structures vont déterminer les autres variables de fabrication et d’installation des
colonnes ultérieures. En 1984, l’option de fabrication entièrement en interne a été validée
avec le premier prototype de chaîne de fabrication, dont les principes fondamentaux sont
encore respectés dans toutes les chaînes actuellement en fonctionnement. Fin 1985, la
modélisation du processus de distillation a été validée et servira à calculer la hauteur des
étages théoriques de toutes les colonnes en garnissages jusqu’à aujourd’hui. Egalement fin
1985, la décision de réaliser le grand prototype à Dunkerque a été prise avec une option
technique risquée, consistant à faire abstraction du problème de redistribution pour explorer le
maximum du potentiel de la structure de base. La validation du résultat de Dunkerque est
devenue une contrainte formelle pour la conception ultérieure des distributeurs, qui a abouti
finalement à de remarquables exploits technique, même si cela s’est fait au prix de la
« souffrance » des concepteurs. Dans le rapport rétrospectif du premier porteur de projet,
réalisé en 1989, l’auteur constate : « Dès septembre 1985, la décision était prise de faire le
tronçon de Dunkerque sans redistributeur, malgré le risque 83. Cette décision nous permet
aujourd’hui de minimiser le nombre de redistributeurs. Il est probable que, sans cet essai à
risque, nous aurions adopté des solutions plus prudentes, sur lesquelles il aurait été très
difficile de revenir ». (AST-R071189)

83
Souligné dans l’original

243
Ces exemples montrent que la validation, contrairement à la dynamique d’articulation
cognitive, relève de la décision, c'est-à-dire du choix tranché d’un certain résultat (ou option)
que l’on va considérer comme un acquis (ou comme hypothèse de travail pour le futur).
Contraire à la logique d’ouverture de l’articulation, la validation suit une logique de fermeture,
de convergence, de sélection / élimination. La validation a une portée prospective dans le sens
où l’objet validé (objets techniques, concepts, hypothèses, procédés, mesures…) acquiert une
consistance et une valeur propre lui permettant de se détacher du processus de sa genèse pour
se déployer dans d’autres contextes. Il s’agit de la « loi de relaxation » de Simondon, où
l’objet validé participe à d’autres « processus de transformation sociotechnique » en tant
qu’acteur (Akrich, Callon & Latour, 1987). La validation a également une portée rétrospective
dans le sens où l’essence des dynamiques contribuant à la réalisation est validée, en même
temps que le résultat. Et cette essence peut alors se déployer également dans d’autres
contextes même sous des formes différentes (à nouveau prospectif). C’est précisément cette
capacité de se déployer dans d’autres contextes et sous différentes formes, après avoir passé
avec succès les épreuves de validation, que nous appelons la force instituante des systèmes ou
sous-systèmes nouvellement construits. Ces systèmes nouveaux participeront ensuite à la
transformation d’autres milieux, eux-mêmes probablement déjà peuplés d’autres systèmes
déjà institués cette fois. La chance pour un nouveau système d’être institué dépend du rapport
de force et du déroulement de la négociation entre les forces instituantes, leurs alliés et leurs
adversaires dans les systèmes déjà en place (institués).

On peut constater une certaine proximité entre la dynamique de cristallisation des régimes
dynamiques autour de l’objet technique (expérimentation) et la portée de la validation. Mais
en y regardant de plus près, nous allons voir que, dans la première cristallisation, c’est le
monde naturel qui dicte sa loi par rapport à l’anticipation et à l’imagination humaine. Dans la
validation, c’est la cognition qui tente de reprendre le contrôle du jeu, même partiellement. La
cristallisation ne s’opère plus ici au niveau des régimes dynamiques par les formes, mais
plutôt au niveau symbolique par les concepts et les valeurs.

Les dynamiques que nous avons mises en évidence plus haut peuvent être articulées dans
le schéma de synthèse suivant.

244
Schéma 32: Articulation des processus de transformation

Négociation politique
Cadre relationnel

Articulation cognitive Expérimentation


Formulation- Anticipation Cristallisation - Réflexion

Validation

Nouvelles entités avec des forces instituantes

Déploiement des forces instituantes hors du contexte générateur

Dans notre schéma, la boucle Articulation cognitive – Expérimentation constitue


l’essentiel de la dynamique interne du processus de construction de nouvelles ressources –
compétences. La dynamique de négociation politique et celle de validation se déploient à
l’interface entre le processus interne et l’environnement direct, soit plus précisément dans
notre cas, dans le reste de l’organisation en marche. La négociation politique aménage un
cadre relationnel provisoire séparant suffisamment le processus d’innovation du reste du
contexte pour lui donner une chance de croissance et limiter les effets perturbateurs des deux
côtés. La validation sélectionne les fruits de l’innovation et les introduit dans des endroits où
ils sont sensés produire des effets bénéfiques. Bien entendu, cette introduction est loin d’être
une transplantation où les effets anticipés seront diffusés de manière mécanique ou
contagieuse. Le déploiement des nouvelles entités suit davantage les chemins de traductions –
négociations multiples qu’a bien étudiés l’école française d’analyse sociotechnique.

Notre schéma suit d’ailleurs le chemin général du modèle tourbillonnaire développé par
cette école, à quelques exceptions près. La première exception concerne l’intervention de la
négociation politique comme une des dynamiques déterminantes. Une explication possible de
cette différence tient probablement à notre cas d’innovation analysé depuis l’intérieur d’une
entreprise où le cadre relationnel structuré - structurant est fort. Notre proximité avec
l’organisation et les acteurs a permis des observations et des écoutes plus proches qui ont
dévoilé des aspects politiques – relationnels – émotionnels souvent difficiles à saisir par la
seule analyse des récits.

245
Un autre point particulier tient à l’importance de la dynamique de validation qui marque la
nature décisionnelle de la sortie d’un ensemble nouvellement construit de son milieu
d’élaboration pour se déployer dans d’autres milieux d’accueil. Notre analyse de l’histoire
concrète montre que les entités constituées dans un milieu volontairement isolé ne sauraient
que rarement déclencher seules un processus de traduction – négociation qui les déploierait
dans un champ plus large. Elles nécessitent une reprise par l’organisation qui leur donne une
existence au niveau « générique » au sens de Wiley avant de redescendre sur le terrain. Une
autre raison de l’importance de la validation tient au fait que plusieurs boucles
d’expérimentation – anticipation peuvent opérer simultanément avec de multiples sphères
d’autonomie. La validation permet alors la synchronisation des représentations et des
mouvements locaux en une synthèse cohérente. Cette synthèse élimine des choix locaux
incompatibles, retient l’essentiel des résultats et libère en quelque sorte la « mémoire vive »
pour d’autres opérations.

Les logiques d’enchaînement des acteurs au sein d’une version et d’une version à l’autre
gagnent en visibilité quand nous regroupons les types d’acteurs dans ce schéma dynamique :

Schéma 33: Les acteurs selon la nature des processus à l'œuvre


NEGOCIATION POLITIQUE
Chercheur - Mission LT de la recherche
Chef SEPG – Désir d’indépendance
Volonté d’assurer l’Ingénierie
Jeunes embauchés
Chef technicien entrepreneur
Dominance de l’Ingénierie
Chef de développement de l’Ingénierie –
Engagement pour remplacer les plateaux

ARTICULATION COGNITIVE EXPERIMENTATION - ARTEFACTS


Pétrochimie compatible avec cryogénie Moyens d’essai
Perspectives CT des plateaux & LT des Echantillons de garnissage & de plateaux améliorés
garnissages pour l’économie d’énergie Tests d’expérimentation
Phénomène perte de charge Ordinateurs, modélisation
Concept de fabrication intégrée automatisée La presse, la première chaîne de fabrication
Concept de mesure au défilé Prototypes : cryo100, phi1000, FOS, Dunkerque
Préparation de l’essai à Dunkerque Chaînes de fabrication industrielle ; Distributeurs
Code AST & enjeu stratégique concurrentiel… Brevets, nouvelle politique de la DPI….

VALIDATION
Evaluation des résultats d’expérimentation
Décision d’arrêter la recherche sur les plateaux
Nouvelles compétences reconnues & valorisées
Validation de la faisabilité technique des garnissages
Engagement dans l’industrialisation
Promotion, sanction pour les participants …

246
Ainsi, nous arrivons au terme de notre analyse de l’histoire AST que ce soit par
l’approche sociocognitive comme par la construction de sens. L’analyse montre en quoi l’idée
de garnissages entre en contradiction avec la technologie dominante des plateaux et de quelle
manière cette dernière résiste à l’apparition de la nouvelle voie. Réussir à transformer l’idée
initiale en un système industriel performant, qui détrône le paradigme technologique
dominant, est un véritable « exploit » que nous ne voyons pas tous les jours.

Quelles sont alors les clés de la réussite dans l’histoire AST ? Qu’est-ce qui a permis cet
« exploit » ?

247
SECTION 5 : LES CLES DE LA REUSSITE DANS L’HISTOIRE AST

I . UNE CONTINGENCE DE FACTEURS FAVORABLES

L’analyse sociotechnique de l’innovation par la sociologie de la traduction (Akrich,


Callon, Latour…) résume les conditions de la concrétisation des innovations : c’est la
construction des réseaux d’acteurs (humains et non humains) qui donnent aux innovations
leur consistance. La clé de réussite est dans l’art d’intéresser un nombre croissant d’alliés lors
des traductions – négociations multiples tout au long du processus. Cette clé de réussite est à
relier aux quatre autres facteurs qui sont issus de courants théoriques antérieurs : (1) la figure
d’entrepreneur de Schumpeter (1934, 1939, 1942) ; (2) le processus interactif entre
technologie et marché (le coupling process de Freeman, 1974) ; (3) le modèle organique de
Burns et Stalker (1961) ; et (4) les modèles de diffusion de l’innovation par contagion
(courbes logistiques de la propagation de Mansfield, 1961). Confrontons les arguments
théoriques développés dans ces travaux et nos observations dans l’histoire AST pour en
apprécier les apports et les limites.

A . La figure de l’entrepreneur individuel et collectif


Le premier courant de l’innovation attribue le succès des innovations au talent
exceptionnel des acteurs entrepreneurs. Ce talent consiste d’abord en la capacité à imaginer de
nouvelles combinaisons productives génératrices de profits. Cette capacité imaginative vient
d’une aptitude exceptionnelle à jouer sur deux registres simultanément : celui de la technique
et celui de la demande socioéconomique. C’est dans la personne de l’entrepreneur et à travers
les interactions qu’il suscite que les acteurs de tout genre s’attirent, se couplent, négocient,
s’ajustent…. Cette figure de l’entrepreneur schumpétérien, renouvelée dans la figure de
champion de l’innovation de Schon (1963) ou encore de l’intrapreneur de Burgelman (1983),
nous en trouvons dans l’histoire AST. Nous en trouvons non pas un, mais plusieurs. Quand
nous voyons le degré d’autonomie au sein de l’équipe de recherche, puis de l’équipe mixte
recherche – développement, ainsi que l’importance des initiatives prises par différents
membres de l’organisation d’AL, l’hypothèse d’un collectif entrepreneurial l’emporte sur la
tentation d’attribuer le rôle d’entrepreneur à une ou deux personnes particulières. S’il y a un
rôle attribuable à une personne dans l’histoire, ce sera alors la figure d’un champion
organisationnel (managerial champion de Maidique, 1987) attribué au chef de service d’étude

248
sur la production (le SEPG) qui a managé les interfaces relationnels entre l’équipe de
recherche et le reste de l’organisation.

Un collectif entrepreneurial se caractérise par le mode de fonctionnement de type


organique qui favorise les interactions intenses et permanentes entre ses membres.
L’autonomie et la polyvalence permettent la flexibilité, donc une grande capacité d’adaptation.
Le décloisonnement qui suspend les séparations fonctionnelle, disciplinaire et hiérarchique
permet de nouvelles combinaisons de capacités (fertilisation croisée) et l’élaboration d’un
nouveau système relationnel. Le mode de management par les objectifs et les résultats
maintient la coordination tout en combinant l’autonomie. Toutes ces caractéristiques ont été
réunies dans les principales équipes participant au développement des garnissages. Dans ce
programme, nous avons pu tracer le regroupement et la solidification des équipes au sein
desquelles le rôle des membres correspondait non pas à des fonctions mais à des compétences
essentielles au développement du projet (G1, G3, G4 … G7). Cependant, ce type
d’organisation en petite équipe autonome n’est pas exceptionnel chez Air Liquide.
Traditionnellement dans l’entreprise, du fait que les installations techniques se font auprès des
clients, la plupart des équipes de terrain fonctionnent sur ce mode 84 . C’est donc un trait
culturel de la Maison. Ceci veut dire, comme le confirment à juste titre les auteurs du modèle
de l’intéressement, que ce mode de fonctionnement est une condition favorable mais ne suffit
pas à expliquer le succès (Vinck & als., 1991, p.30)

B . La performance intrinsèque de l’idée


Les garnissages dans l’histoire AST consistent en une innovation de process qui ne
modifie pas les caractéristiques des produits finaux à savoir les gaz de l’air. L’interaction avec
le marché était limitée et anticipée par l’identification de besoins de gaz en très grands
volumes à des prix stables en dépit des coûts énergétiques. L’essence des interactions entre
technologie et milieu d’usage se situe donc à l’interface des entités internes : Recherche –
Ingénierie – Grande Masse (vente & exploitation des grandes unités de production). Ceci
n’est pas du tout le cas des procédés de production ultérieurs destinés aux usages à petites
doses, sur place, chez le client (version 11). Dans ce dernier cas, les interactions avec les
clients et l’ajustement de l’offre par rapport aux concurrents étaient beaucoup plus
importantes et le « coupling process » de Freeman s’applique davantage. Dans le cas AST, si

84
FI-réf1

249
l’identification des besoins ne demeure pas comme point problématique, pouvons-vous en
déduire que la solution de garnissages est une évidence qui a su s’imposer par le mécanisme
de contagion ?

La réponse pourrait être « oui » si Air Liquide avait décidé de se lancer dans les
garnissages vers les années 1990 en achetant les composants des uns et les licences
d’exploitation des autres. L’efficacité énergétique, la performance en capacité et la fabrication
hautement automatisée sont devenues des arguments imbattables pour choisir les garnissages
aujourd’hui. Mais ils ne l’étaient pas il y a 25 ans. L’école d’analyse sociotechnique, en
étudiant d’autres innovations de procédés (comme l’histoire de la coulée continue dans la
production de verre) réfute l’hypothèse de la contagion comme principal mécanisme de
diffusion de l’innovation dans sa genèse.
« La productivité et la rentabilité sont les résultats d’une action obstinée qui vise à
créer une situation (un environnement favorable) dans laquelle la nouvelle technique
ou le nouveau produit pourront faire valoir toutes leurs présumées qualités. … Le coût
avantageux ne peut être au mieux que le résultat chèrement acquis d’une série de
décisions difficilement imposées et non la cause immédiate de ces décisions.
L’homo economicus est au pire une belle fable, au mieux un résultat patiemment
construit. C’est le nom de code donné à une opération réussie. » (Akrich, Callon,
Latour, 1987, pp.38-40)

Et les auteurs de conclure :


« Une innovation est perpétuellement en quête d’alliés. Elle doit s’intégrer dans un
réseau d’acteurs qui la reprennent, la soutiennent, la déplacent. Et ceci dépend très
directement des choix techniques opérés. » (op.cite, p.49)

En fait, dans le projet AST, l’argument technique sur la perte de charge et l’enjeu
économique de l’énergie a constitué le fil directeur du programme (G2). Les résultats des
premières expérimentations ont été évalués principalement par rapport à ces critères
techniques. Mais jamais, la performance des garnissages n’était à elle seule suffisamment
convaincante pour recruter un nouvel adepte. D’ailleurs, la performance globale de la
technologie s’est trouvée finalement fondée sur la maîtrise industrielle de la fabrication,
laquelle n’était pas prévue initialement. Et nous avons vu que cette performance industrielle a

250
été acquise grâce à un engagement exceptionnel de l’équipe de développement de l’Ingénierie,
dont la motivation était au moins autant politico – stratégique que technico-économique (voir
« La résistance politique et les enjeux de pouvoir »).

Si la performance technico-économique potentielle des garnissages, bien que nécessaire,


était loin d’être suffisante à elle seule pour déclencher l’engagement collectif dans la
réalisation, quels étaient alors les autres facteurs déclencheurs ?

C . La traduction et l’enjeu de conquête d’alliés

Si nous suivons la logique du modèle de l’intéressement, ces facteurs sont à chercher dans
les traductions de l’idée initiale par les premiers porteurs. Effectivement, l’idée des
garnissages a été traduite par le premier porteur en une opportunité de recherche à
relativement long terme, face à l’anticipation d’une période de faible activité et aux
insatisfactions incubées dans la période précédente. Elle a ensuite été traduite par la direction
de la Recherche en une opportunité de conquérir une nouvelle position dans ses rapports avec
l’Ingénierie. Ainsi une première alliance a été établie autour le l’opportunité des garnissages,
et a permis la réalisation des études préliminaires et la construction d’un premier moyen
d’essai. La négociation entre le nouvel ensemble d’alliance avec les porte-paroles de
l’Ingénierie a abouti à un compromis : un nouveau programme de recherche avec deux voies
officielles qui justifiait l’investissement dans l’expérimentation et les recrutements nouveaux.

Nous voyons ici que l’histoire se raconte assez bien dans le langage de la sociologie de
traduction. Ne s’arrêtant pas au volet descriptif, ce courant d’analyse, avec le modèle de
l’intéressement, met en avant l’importance cruciale de la décision dans la réussite des chaînes
de traduction, et donc de l’innovation. La décision dans le contexte de la traduction consiste
en des choix successifs d’interlocuteurs (porte-parole) et d’intermédiaires (expressions
verbales, objets techniques, acteurs d’influence… qui enchaînent les arguments) en vue
d’étendre le réseau d’alliés autour de l’idée maîtresse. Les choix sont effectués également sur
les versions de traductions antagonistes dans une sorte de « procès d’accusations » qui peut
conduire à exclure certains acteurs (discréditer un acteur humain, renoncer à un choix
technique etc.) au profit de certains autres. Ce postulat du choix contient cependant une
difficulté logique interne : comment expliquer par la logique de l’intéressement le « choix »
d’un acteur minoritaire en excluant la majorité, qui par nature représente un ensemble d’alliés

251
plus important ? Ceci est d’autant plus problématique que dans la genèse de l’innovation, il
n’est pas rare que les options originales finissent par être retenues contre l’opinion courante et
malgré les idées reçues. Les auteurs citent eux-mêmes des exemples comme l’histoire de
Watson dans « La double Hélice de l’ADN » (1968) qui a suivi l’hypothèse de son collègue
de laboratoire, Jerry, contre les modèles des acides aminés retenus dans tous les manuels de
chimie. Suivre l’idée d’une personne contre l’opinion partagée de toute la communauté
scientifique et rebâtir un nouveau modèle à partir de zéro relèvent, selon les mots des auteurs,
d’un « pari initial », d’un « acte de confiance élémentaire » omniprésent dans l’innovation
(Akrich, Callon & Latour, 1988, dans Vinck et al., 1991, p.70). Il y a là une contradiction
interne à la sociologie de la traduction.

Dans l’histoire AST, le fait que l’alternative technologique soit développée par un service
de recherche sous emprise directe de l’Ingénierie ne peut pas être expliqué par un choix de
conquête d’alliés. L’option de développer cette voie émergente dans une unité de recherche
sur les technologies avancées bien isolée à Sassenage, près de Grenoble, dont le patron était
un convaincu des garnissages, aurait pu être plus valable. Or le fait que les garnissages ont été
développés sous les yeux des plus grands défenseurs des plateaux, en parallèle avec la voie
concurrente a mis le développement très tôt face aux critiques vigoureuses et permanentes des
protagonistes. C’est tout sauf la construction d’une coalition d’alliés.

Les auteurs du modèle de l’intéressement ont bien conscience de l’antagonisme entre


d’une part la vocation de l’innovation à aspirer de plus en plus d’alliés, et d’autre part la
nécessité d’affronter les controverses qui la dévient dans de multiples directions (tous
probables) afin de tracer sa voie. C’est pour cela que les auteurs parlent de l’art de
l’intéressement, où la quête des alliés constitue le principe directeur (dans le terme
d’intéressement) mais où les tactiques, les actions concrètes, les critères de choix ne sont pas
déterminés a priori (dans le terme d’art). Et derrière le terme d’art, la figure de l’entrepreneur,
artiste cette fois, retrouve sa place.

Finalement nous voyons que le modèle de l’intéressement apporte une vision fédératrice
des courants antérieurs sur l’entrepreneur individuel, sur le mode de fonctionnement
organique et sur l’entrecroisement des facteurs socioéconomiques et techniques le long du
processus d’innovation. Chacun de ses courants met en avant un type de clé de réussite de
l’innovation et le modèle de l’intéressement les fédère à travers l’enjeu de conquête d’alliés et

252
la dynamique élémentaire de la traduction. Dans le cas AST, tous ces types de facteurs se sont
bien manifestés.

Jusqu’ici, les éléments théoriques tirés de la sociologie de la traduction, tels que nous les
avons mobilisés dans l’approche par la construction de sens pour analyser notre cas, rendent
assez bien compte des principaux épisodes de l’histoire AST et semblent en expliquer
raisonnablement les ressorts.

Toutefois, certains éléments que le cas AST nous a donné à voir manquent à l’appel.
Certains éléments, cruciaux à nos yeux pour la réussite des garnissages, ne s’activent pas
suivant la logique décisionnelle du modèle de l’intéressement. Passons à l’analyse de ces
facteurs et à un travail de compréhension de leurs dynamiques d’activation.

II . LA PERCEPTION DE NOUVELLES POSSIBILITES : LA DYNAMIQUE DE


LA RECONNAISSANCE

Regardons le mouvement qui a déclenché l’engagement du premier chercheur dans la


proposition de l’idée de garnissages (passage de la version (1) à la version (2)). L’acteur
« Distillation pétrochimique », étant au départ un acteur du contre-programme, est devenu
dans la version (2) un acteur favorable au garnissage grâce au chercheur qui avait vécu des
expériences dans ce domaine. Cette possibilité a été reconnue par le chercheur dans un
contexte spécial de tension interne entre d’une part son identification à la mission de
recherche à long terme (ce qui fait de lui un chercheur), et d’autre part son intuition sur les
limites des plateaux en termes de perspective de recherche 85. Cet état que nous avons qualifié
plus haut d’insatisfaction mobilisatrice donna au chercheur une sensibilité physio-psycho-
cognitive particulière lui permettant de reconnaître la nouvelle possibilité et d’être habité par
l’idée sans même encore en connaître les principales caractéristiques. Ce qu’il savait, c’est
simplement qu’il était « motivé » par cette idée et il avait « envie » de faire quelque chose
avec elle.

Nous voyons à l’œuvre ici un mouvement que Thierry Gaudin (1979, 1998) appelle le cas
limite de la reconnaissance, où l’existant donne un certain sens à la nouveauté sans connaître
cette dernière. La reconnaissance, interprétée ici comme un mouvement de « re-naître avec »,

85
A cette tension formellement articulée dans le témoignage de l’acteur, nous voyons également les pressions
vécues sous la domination de l’Ingénierie qui généraient en quelque sorte un désir d’émancipation.

253
est un concept issu de l’éthologie et de la socioanalyse qui consiste en un « mouvement par
lequel on accepte comme un enrichissement ce qui se présente là » (Gaudin, 1998, p.50).
Selon l’auteur, la reconnaissance d’une idée porteuse est le mouvement déclencheur de l’état
naissant qui succède une période d’incubation où l’acteur cherchait une sorte de vérité pour
sortir d’une situation d’ambivalence et d’insatisfaction. Cependant, une forme de solution
étant trouvée, son auteur n’est souvent pas en mesure de formuler exactement ce qu’il veut
faire concrètement avec cette nouvelle forme. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il doit faire quelque
chose avec cette idée. Toujours selon l’auteur, ce mouvement de reconnaissance, autrement
dit la connaissance de l’étrangeté est une régularité constatée chez les innovateurs (op. cite,
pp.25-29).

Dans le cas AST, c’est cette dynamique de reconnaissance qui a poussé le chercheur en
question à s’engager pratiquement seul dans la construction d’un premier moyen d’essai en
pleine période de sur - mobilisation de son équipe (V4). Sa proposition de garnissage
formulée fin 1980 (V3) n’a pas convaincu les chefs de l’Ingénierie (traduction échouée). Son
chef de service tolérait ses actions sans formuler explicitement les enjeux politiques que
pouvait porter l’idée (c’était trop tôt pour espérer quelque chose). L’engagement dans la
construction d’un premier moyen d’essai pour les garnissages ne peut, à notre avis,
s’interpréter comme une décision stratégique de conquête d’alliés. Le risque d’être mal reçu,
voire d’être sanctionné, était grand dans ce contexte. Un calcul prudent aurait amené le
chercheur à contacter Sulzer, et d’autres partenaires en pétrochimie afin de collecter plus de
références et d’argumentations. Or il s’est lancé immédiatement dans la réalisation des
prototypes, dans son atelier, à l’abri des regards. Il était impatient de voir concrètement, de
sentir, de toucher, de manipuler les choses. Interviewé 25 ans plus tard sur ses motivations à
l’époque, le chercheur ne peut toujours pas les expliquer clairement : « Ca s’est passé comme
ça, il n’y avait pas de véritable décision ; J’avais très envie de commencer à regarder ce que
les garnissages avaient dans le ventre. » (AST – E1).

Le recrutement des deux jeunes ingénieurs particulièrement talentueux est considéré


comme des « embauches heureuses » plutôt qu’un calcul stratégique. Fin 1980, il a fallu
remplacer plusieurs départs à la retraite. Et « l’histoire a voulu que… on a embauché deux
petits jeunes pour le programme de recherche sur la distillation. L’un continuait à travailler
sur les plateaux, et l’autre commençait à travailler sur les garnissages. Et on a investi dans
des outils qui servaient à l’un et à l’autre. Et on avait ce défi technologique. Dans le

254
développement en parallèle, on a vu au fur et à mesure les limites de l’ancienne technologie
qui demeurait comme dans une voie sans issue et les potentiels de la nouvelle. Et à un
moment, on a décidé d’arrêter la voie des plateaux au niveau de maîtrise déjà acquis pour
continuer la voie des garnissages, et c’est ainsi que le système a basculé. » (AST-E1)

Les talents des nouveaux embauchés se sont révélés pendant le projet, avec la progression
des problèmes auxquels ils ont été confrontés : mesure, calcul, modélisation, automatisme….
Ils n’avaient pas été choisis comme porte-parole d’un projet préconçu. Ils ont construit
ensemble, avec des anciens, un projet « bouleversant » et ont découvert leur vocation chemin
faisant. Ils sont re-nés avec les garnissages. Et le « bonheur » que le chercheur expérimenté
éprouvait au travail, à l’époque, dans son équipe, n’était autre que le bonheur de l’état
naissant d’un collectif, porteur d’un projet et porté par ce projet lui-même.

Plusieurs autres mouvements de reconnaissance se sont produits tout le long de l’histoire


AST. Ils étaient moins « extrêmes », dans une certaine mesure, que la reconnaissance par le
premier porteur d’idée, mais ils ont tous conduit à un état naissant collectif auquel nous allons
revenir dans la section suivante. Illustrons, pour l’instant, deux autres mouvements de
reconnaissance qui ont déclenché deux virages importants dans l’histoire AST. Il s’agit
d’abord de l’engagement en 1983 dans la fabrication interne des garnissages par la Recherche,
puis de l’engagement en 1985 dans le « Design des garnissages to Cost des plateaux » par
l’Ingénierie.

Revenons à fin 1982 – début 1983 (au passage de la version (5) à la version (6) du
programme) 86. La voie des plateaux menait à l’impasse, alors que les tests des garnissages à
petite échelle montraient les potentiels de la structure. La validation industrielle est devenue la
préoccupation première. Or l’équipe de recherche était contrainte de travailler avec des
fournisseurs non habitués à fabriquer ce type de structure (contrainte de confidentialité).
L’Ingénierie, de son côté, gardait ses distances. A force de devoir tout expliquer aux
fournisseurs pour obtenir les échantillons voulus, et à concevoir et implémenter de A à Z les
prototypes, l’équipe de recherche prenait conscience très tôt des difficultés techniques liées à
la fabrication. En plus, elle constatait que la performance du dispositif de distillation était
particulièrement sensible à la qualité de fabrication des garnissages.

86
Voir également le récit AST, B.3 « Les essais industriels et le problème de fabrication »

255
« Concevoir en interne un système intégré qui transforme des feuilles de tôle standard en
tronçons de garnissages spécifiquement structurés et prêts pour le montage dans les colonnes
de distillation » - c’est la solution « idéale » dans ce contexte, qui permettrait non seulement
de résoudre tous les problèmes présents, mais d’ouvrir également un tout autre modèle de
développement industriel. Dès lors, plus de soucis pour les échantillons de test, confidentialité
conservée, faisabilité industrielle démontrée avec grande précision…. A long terme :
intégration verticale en amont très avantageuse, maîtrise de la qualité, économie d’échelle par
automatisation …. Une solution trop « idéale », presque « magique » pour qu’elle soit issue
directement d’un raisonnement délibéré à partir des connaissances existantes. Nous plaidons
pour dire qu’elle a émergé progressivement par la reconnaissance des potentiels internes,
conséquence d’une période d’insatisfaction mobilisatrice que vivait toute l’équipe de
recherche. Cette insatisfaction concernait notamment le problème d’approvisionnement des
structures de test et le problème de manutention lors des expérimentations. Au départ, une
possibilité de plier de la tôle en interne a été proposée par le chef technicien pour résoudre le
problème d’approvisionnement qu’il vivait directement. Cette proposition étonna plus d’une
personne dans la recherche. Quel chercheur pourrait imaginer de dessiner puis d’aller faire
faire une presse, une cisaille… toute une chaîne de fabrication ? On ne pouvait que « faire
confiance » au technicien, lui confier une enveloppe, aller de temps en temps dans l’atelier où
il travaillait, seul au départ, puis avec un autre jeune technicien qui se forgeait son propre
talent avec le maître, et constater avec admiration : « ça marche ». C’est la reconnaissance
d’une possibilité, grâce aux expériences en machines d’outil dans l’automobile, puis dans
l’aviation, grâce au repérage (reconnaissance là aussi) du jeune technicien … mais aussi grâce
à la confiance que donne toute l’équipe, qu’une option stratégique ambitieuse a pu être ensuite
élaborée. Au moment de formuler sa proposition, notre technicien n’avait pas conscience de
toute la portée de la possibilité qu’il allait ouvrir.

Un autre moment décisif dans l’histoire des garnissages s’est produit en 1985, à la
rencontre entre le chef de développement d’ingénierie et les chaînes de fabrication
développées par la Recherche. Mis complètement à l’écart du développement des garnissages
par la recherche, ce jeune chef expérimenté, spécialiste de la conception des process
industriels, découvrit les prototypes de fabrication avec l’œil de l’Analyse de la valeur 87. La

87
Voir le récit AST, C.3 : « Les garnissages – une innovation fondée sur la multidisciplinarité et sur la capacité
de prototypage rapide »

256
reconnaissance d’une grande marge d’amélioration « lui saute au yeux ». La découverte de la
simplicité de la technologie des garnissages a ensuite conduit à la reconnaissance de l’enjeu
politique que nous avons développé précédemment dans le conflit de pouvoirs. Nous
avançons que ces reconnaissances expliquent l’engagement acharné des acteurs concernés et
que c’est cet engagement qui a permis aux garnissages de remplacer le paradigme dominant.

Dans ces exemples de mouvements de reconnaissances, nous remarquons une articulation


particulière entre le présent, le passé et le futur. En effet, la spontanéité du « mouvement par
lequel on accepte comme un enrichissement ce qui se présente là » est motivé de manière plus
ou moins consciente (mais jamais entièrement consciente) par le « vécu » des acteurs. Ce
« vécu » contient un mélange des problèmes non résolus qui se révèlent essentiels pour
l’acteur. C’est sur ce composant qu’insiste Thierry Gaudin en parlant de la période
d’incubation, ce sur quoi nous insistons en parlant de l’état d’insatisfaction mobilisatrice.
Mais ce « vécu » contient également un autre composant essentiel à la reconnaissance sur
lequel Herbert Simon (1975) insiste en parlant de l’expérience perceptive.
« Sur la base des recherches effectués sur les joueurs d'échecs, ce qui semble
distinguer un professionnel d'un novice n'est pas seulement que le premier a une
grande quantité et variété d'informations mais que son expérience perceptive lui
permet de détecter des modèles familiers dans les situations auxquelles il est
confronté, et du fait qu'il reconnaît ces modèles, il peut très rapidement extraire une
quantité considérable d'informations pertinentes de sa mémoire à long terme. C'est
cette expérience perceptive qui permet au joueur d'échecs professionnel de jouer, et
habituellement de gagner, plusieurs parties simultanées contre des adversaires plus
faibles, en ne mettant que quelques secondes pour chaque déplacement de pièce.
C'est très probablement une expérience perceptive analogue dans le monde des
affaires qui permet à un cadre d'entreprise de réagir "intuitivement", sans être très
conscient de ses propres processus cognitifs, quand il a à prendre une décision en
affaires. » (Simon, 1975)

Simon parle précisément dans cet extrait du mouvement de reconnaissance, qui est
spontané (ne mettant que quelques secondes), qui dépasse le cadre de la conscience
(intuitivement, sans être conscient de ses propres processus cognitifs). Par « des modèles
familiers » et « intuition », Simon entend que la reconnaissance s’appuie sur l’expérience
synthétisée et mémorisée, et procède par approximations et par raccourcis. La reconnaissance

257
ne se limite pas à ce qui est complètement connu mais régénère l’expérience sous des formes
variées et dans des contextes variés. Elle permet de concentrer l’attention et l’action sur des
zones de pertinence et conduit souvent à une plus grande efficacité.

La notion de reconnaissance, nous la trouvons également dans le travail de Thomas S.


Kuhn (1962, 1970, 1983) sur le paradigme. Pour Kuhn, la reconnaissance consiste à la
perception d’une situation présente par la ressemblance à des situations connues et provoque
des sensations. Une situation présente comporte des stimuli qui sont perçus de manière
différente suivant la personne et provoquent des sensations différentes. Le processus de
perception (reconnaissance) échappe au contrôle cognitif du système neuronal et ce sont les
sensations produites qui vont provoquer soit des réactions automatiques, soit les réflexions
pour compléter les perceptions. La reconnaissance est essentiellement involontaire et ne
relève pas de la dynamique de décision ou de choix suivant des règles ou critères abstraits
(Kuhn, 1983, p.264). De plus elle est préalable à l’interprétation, processus réflexif par lequel
les règles, les connaissances explicites, les critères de choix vont être mobilisés pour
compléter la perception afin d’entreprendre des actions futures. « L’interprétation commence
là où cesse la perception. » (Kuhn, 1983, p.269). Kuhn défend explicitement « l’intégralité de
la perception » (op. cit. p.265) par rapport à l’interprétation. Ce mouvement de transformation
des stimuli en sensations relève d’une aptitude complexe 88 acquise au cours des âges par
l’expérience (échecs et succès vécus) et peut être transmise d’un individu à d’autre, d’une
génération à d’autre, à travers des pratiques en commun et des histoires exemplaires.

Ainsi, nous retenons à ce stade au moins quatre propriétés du mouvement de


reconnaissance :
(1) La flexibilité : reconnaître la ressemblance du contenu et des rapports de cause à effet
dans de diverses occurrences
(2) La logique synthétique : pouvoir combiner plusieurs expériences dans un seul
mouvement et par des raccourcis (qui échappent au contrôle cognitif)
(3) La vertu d’orientation proactive : ouvrir/restreindre une zone d’attention et d’actions
potentiellement pertinentes et dégager de l’énergie physio-psycho-cognitive pour se lancer

88
Kuhn parle en effet de la connaissance tacite pour désigner la nature du mouvement de perception tout en
précisant la limite de pertinence du terme « connaissance » (op. cit. p. 266). Nous préférons utiliser ici le terme
« aptitude ».

258
dans l’action (l’énergie que les acteurs nomment souvent enthousiasme, force de
conviction, volonté etc.)
(4) La position pré – décisionnelle : fournir des éléments de sensation préalables à
l’interprétation et à la décision.

Puisque le mouvement de reconnaissance échappe au contrôle cognitif, les acteurs le


décrivent (s’ils arrivent à en prendre conscience) rétrospectivement par des termes comme
« j’ai eu l’intuition que… », « j’ai eu le sentiment que… », « j’ai vu tout de suite que… ».
C’est pour cette raison que la reconnaissance laisse peu de traces directement visibles dans les
récits historiques et attire moins d’attention dans l’analyse sociotechnique portant sur ces
récits. Pourtant nous avons vu que les interprétations, les argumentations, les décisions ou
encore des réactions immédiates sont déclenchées, motivées et orientées par les sensations. La
reconnaissance ou la perception qui transforme les stimuli en sensations est au moins aussi
importante que le processus réflexif qui s’ensuit. Et si ce mouvement mérite notre attention,
c’est parce qu’il active des ressources – compétences de manière différente que le mouvement
de traduction et peut comporter des clés complémentaires, voire préalables à l’art de
l’intéressement, pour la réussite de l’innovation.

A ce stade d’analyse, suggérons les facteurs tirés des observations du cas AST en les
mettant en relief avec la logique du modèle de l’intéressement dans le tableau suivant.

Tableau 14 : Dynamique de traduction & Dynamique de reconnaissance dans l’histoire AST


Dynamique Enjeu du Clés de
Constitution des clés
fondamentale mouvement réussite
- pari initial de l’innovateur
Conquérir - choix des porte-parole (critère :
Modèle de l’art de
traduction davantage légitimité)
l’intéressement l’intéressement
d’alliés - organisation des négociations
- gestion des procès d’accusations
- état physio – psycho – cognitif sensible
- union des profils d’écoute & de visions
Analyse des
différents
mouvements libérer les
l’art de l’écoute - intensification de stimuli communs par
déclencheurs énergies
reconnaissance et de la les actions en équipe & combinaison des
d’engagement agissantes et
perception visions (perception, imagination, rêve…)
dans l’histoire créatrices
- synthèse des perceptions par de
AST
nouveaux repères et langages souvent
portés par les « novices »

259
III . L’ETAT NAISSANT : DYNAMIQUE SOCIO-EMOTIONNELLE

Très liée à la dynamique de reconnaissance dans la perception individuelle, une autre


dynamique particulière se déploie au sein du collectif et affecte l’émotion de chaque membre
dans la genèse des garnissages. C’est ce que nous qualifions de dynamique socio –
émotionnelle de l’état naissant. Le concept d’état naissant a été développé par Francesco
Alberoni pour désigner la ressemblance entre tous les mouvements sociaux, que ce soit dans
les Arts, les Sciences, les Techniques ou la Politique. Ils présentent, tous, à leurs débuts des
caractères communs avec ceux de l’état amoureux (Gaudin, 1998, p.32)

Dans son analyse de l’innovation, Thierry Gaudin retient quatre de ces caractéristiques. Il
s’agit des effets de l’état naissant sur le comportement des membres.
(1) la spontanéité
(2) la recherche de la vérité
(3) la transparence des intentions
(4) l’authenticité

Ces caractéristiques ont été largement constatées au sein de l’équipe de recherche au début
du développement des garnissages. La spontanéité est étroitement liée au mouvement de
reconnaissance. Les intuitions guident des décisions rapides, sans passer par des arguments
précis et complets au profit de la rapidité d’actions qui, une fois accomplies, vont justifier ou
contredire l’intuition initiale (auquel cas, des alternatives émergent aussitôt). Le porteur
d’idée s’est lancé dans la construction d’un premier moyen de test des garnissages sans
permis préalable, en période de suractivité, sans crainte de sanction par les chefs. Le jeune
ingénieur cherchait à tout prix un ordinateur dernier cri pour modéliser le processus de
distillation sans qu’aucun des chefs ne soit convaincu de son intérêt. Le chef technicien
proposa de recourir à une presse et s’est lancé dans la réalisation de sa solution sans que
personne ne la connaisse en détails. Chaque personne disposait d’une très grande liberté dans
les choix techniques qui la concernaient sans justification détaillée des achats. Mais aucune
dérive majeure n’a été constatée, car chacun était dans un état naissant où « les axes du désir
et du devoir tendent à coïncider » (Alberoni, 1981). La réussite du projet transcendait les
individus et devint « une nécessité éthique ». Les membres se sont unis par un destin commun
auquel personne ne pouvait se soustraire et que chacun ne pouvait que désirer. Cet état

260
explique la confiance qui régnait au sein de l’équipe que les personnes extérieures au groupe
avait du mal à comprendre : « mais, qu’est-ce qu’ils sont en train de bidouiller ? »

La réponse à cette question ne peut être que décevante aux yeux de celui qui la pose : « ils
cherchent de la vérité », une vérité que personne ne saurait décrire exactement a priori, mais
chacun, à son niveau, savait qu’elle existait ou plutôt devrait exister. Il faut juste la chercher et
elle saurait s’imposer. Les doutes ne sont là que provisoirement et pour être vaincus. C’est
cette conviction profonde qui motive les acteurs à chercher avec persévérance, d’une idée de
solution à l’autre, à imaginer sans cesse de nouvelles possibilités quand celles du présent
s’avèrent douteuses ou insatisfaisantes. Le premier porteur d’idée imaginait et testait de
multiples configurations de garnissage, même éloignées des modèles proposés initialement
par le fournisseur externe, pour arriver aux « garnissages structurés ondulés-croisés » propres
à la cryogénie qu’il comparait avec la « roue ronde » pour accentuer la nature « véridique » de
cette solution. Puis les garnissages ne pouvaient s’imposer sans une façon viable de les
fabriquer industriellement. Cette vérité « inévitable » ne demandait qu’à être prouvée. Et ils
l’ont prouvée. Dans la phase d’industrialisation, l’utilisation du distributeur de liquide d’une
hauteur de 1,5m dans une colonne de 8m demeurait inacceptable, un dispositif plus adéquat
devait nécessairement être possible, il fallait le chercher ou … l’inventer. Et on l’a trouvé.

Quant à la transparence des intentions, Thierry Gaudin a bien illustré dans la conversation
typique suivante entre une personne en état « normal » et une personne en état naissant :
- Mais que voulez-vous exactement ? – demande la personne « normale »
- Tout ! – répond la personne en état naissant, sachant que ça ne veut dire pas grande
chose pour son locuteur.
L’auteur explique :
« Dans l’état naissant, c’est précisément cet « exactement » qui n’est pas défini, car
tout ce qui est exact l’est en tant que c’est déjà advenu, déjà défini, déjà institué,
tandis que la nouveauté est inexact, car c’est elle qui fait l’objet d’une recherche
concrète…. On sait que « tout » n’a aucun sens. Mais on sait que ce n’est que si on
veut « tout » qu’on peut être en quête de quelque chose qui ne soit pas la répétition du
même. » (Gaudin 1998, p.34)

L’acteur à l’état naissant n’est pas en mesure d’expliquer exactement son intention, car il
est transcendé par l’idée, « il croit être l’instrument plutôt que l’auteur » de sa propre création.

261
Dans l’histoire AST, nous avons constaté un grand « trou » dans les archives de compte-
rendu technique de l’équipe de recherche entre janvier 1981 et septembre 1981, la période où
le premier dispositif de test et les premières études de structure ont été réalisés. Quand nous
demandions des explications auprès du premier porteur de projet, il répondit tout simplement :
- « Le silence parle aussi ! Chaque innovation a son jardin secret. »

C’est là où la transparence des intentions, évidentes pour l’auteur mais difficilement


articulées, rejoint l’authenticité dans l’état naissant. L’authenticité se trouve dans la nouveauté
qui émerge dans le jardin secret que l’on ne peut décrire exactement, encore moins expliquer
au moment même. Mais on la reconnaît, on la sent, et on est sommé de la réaliser car c’est au
fond une réalisation de soi même, un « soi » qui vient de re-naître avec l’idée, et qui a besoin
d’une concrétisation.

Là aussi, nous sommes assez loin d’une conquête d’alliés. La confiance entre membres ne
résulte pas d’un calcul stratégique, calcul qui viserait non pas la personne mais le réseau
derrière et qu’elle permettrait d’articuler par des traductions enchaînées. Au contraire, la
confiance porte ici expressément sur la personne elle-même dans, son authenticité. Ses
comportements peuvent paraître parfois difficiles à comprendre, mais chacun est persuadé
qu’il y a un sens que l’on va découvrir tôt ou tard, car on est sûr de son engagement.

Se pose alors la question : quelles sont les conditions permettant l’état naissant ?
Selon Alberoni, l’état naissant est précédé par une période d’insatisfaction des rapports
relationnels qu’entretient une personne avec son entourage (famille, école ou milieu de
travail). Pendant cette période, l’écart entre les rapports affectifs et l’image idéale de ces
rapports s’agrandit et génère chez la personne une sorte de « surcharge dépressive ». Elle
cherche à en trouver les causes et les responsables. Le deuxième élément est l’arrivée d’une
ouverture possible (rencontre avec une personne, une idée, un projet etc.). La personne en
surcharge dépressive « s’empare violemment de nouveaux objets, les serre de toute sa force et
les transforme immédiatement en idéaux » (Alberoni, p.32). Ces nouveaux idéaux lui
permettent de rompre violemment avec des contraintes subies et acceptées jusqu’alors dans
l’ancien système de rapports relationnels pour tenter d’en construire un nouveau. Le devoir
(par rapport à l’idéal) et le plaisir (de sortir de la dépression) coïncident et libèrent une force
agissante chez l’individu.

262
Lorsque plusieurs personnes peuvent se reconnaître dans le même projet (par intérêt
convergent ou parce qu’ils ont des valeurs communes), que ce soit le cas de l’amour ou du
projet professionnel, l’état naissant devient alors collectif. Les membres sont solidaires,
enthousiastes, très sensibles à la réaction des uns et des autres. La force de fusion de l’état
naissant fait que chacun s’efforce de comprendre l’autre et de se faire comprendre. La
conséquence immédiate est l’émergence rapide de la communauté d’idées. La diversité des
membres qui se reconnaissent dans l’état naissant est alors un déterminant de la richesse et de
la fertilité des idées. Et comme la motivation profonde est la construction d’un nouveau
système de rapports relationnels, les points de convergence et les pratiques nouvelles
s’avérant efficaces sont vite perçus et retenus par les membres du collectif qui émerge.

Puisque l’état naissant comporte une rupture souvent violente avec le système de rapports
relationnels existant, la réaction du système existant peut être également violent. Une culture
de tolérance est alors nécessaire pour ne pas totalement réprimer l’état naissant, à défaut de
laquelle certaines séparations deviendraient indispensables. Comme le remarque très
pertinemment Alberoni, les personnes à l’état naissant se lancent initialement dans l’aventure
de manière innocente, emportés par le désir naturel et par l’ouverture nouvelle. Mais à un
moment donné, quand le potentiel de destruction commence à se manifester contre l’ancien
système, ces personnes vont devoir confronter directement les tenants du système existant. Or
ces tenants du système sont en même temps des proches, des collègues, des amis, avec qui on
avait partagé des expériences fortes, tissées des relations affectives et de confiance. On est
alors contraint de choisir : revenir ou partir pour les uns, accepter ou refuser pour les autres.
C’est là où on commence à argumenter, à négocier, à convaincre… à chercher des alliés. Et
on perd son innocence.

L’analyse de l’état naissant nous apporte non seulement les conditions du déclenchement
d’un mouvement collectif, mais nous permet de voir également une complémentarité entre
deux dynamiques fondamentales : la reconnaissance pour la création et la traduction pour la
conquête d’alliés. En effet, si la reconnaissance semble déterminante dans la logique du
fonctionnement à l’intérieur de l’entité émergente (à l’état naissant), la traduction et la
négociation pour conquérir de nouveaux alliés opèrent davantage à l’interface entre cette
entité et le reste du système relationnel.

263
Cette hypothèse est renforcée quand nous regardons de plus près la logique de
fonctionnement des groupes d’acteurs dans l’histoire des garnissages.

IV . DES GROUPUSCULES PASSIONNES


Dans l’histoire AST, l’état naissant a commencé chez le premier porteur d’idée, puis s’est
propagé à l’équipe de recherche en production, et enfin à l’équipe de développement de
l’Ingénierie. C’était des équipes travaillant en petits groupes de 3 à 6 personnes au maximum
autour d’un composant du programme (comme par exemple : étude et sélection des structures,
préparation d’un dispositif de test, réalisation des tests, étude et réalisation des outils de
fabrication…). Puisque l’idée de garnissages était en rupture avec le cadre de travail habituel
(le paradigme technologique que nous avons développé plus haut), un nouveau système
référentiel était à construire. L’histoire AST montre que cette construction s’est faite au sein
même de ces très petits groupes par des discussions directes autour des dessins, des prototypes,
des résultats d’expérimentation.

En effet, l’examen des comptes-rendus des réunions formelles, que ce soit au sein de la
recherche ou entre recherche et ingénierie, montre clairement que les réunions formelles
étaient principalement le lieu de validation des solutions trouvées, mais pas le lieu
d’émergence de ces solutions. Prenons l’exemple de l’absence totale de réunions formelles au
premier semestre 1981. Le premier rapport que nous avons pu trouver date de juillet 1981
faisant déjà constat des premiers tests de garnissage donnant lieu à une sélection de 8
structures prometteuses bien spécifiées. Un rapport intitulé « Données technico-économiques
des garnissages » est sorti en mai 1982 pour récapituler tout le travail élaboré au sein des sous
équipes : calculs de structure, expérimentations, approvisionnement…. La réunion formelle en
juillet 1983 validaient le choix de fabrication des garnissages en interne, alors que les
réflexions avaient commencé dès 1982, donnant lieu à des propositions fondamentales
comme l’idée d’intégrer complètement la phase de montages dans la fabrication sans rupture
de charge (idée qui est devenue la base de l’efficacité industrielle des garnissages); ou encore
la solution de « presse » que nous avons largement abordée.

Dans ses écrits sur l’innovation, Thierry Gaudin parle des groupuscules passionnés qui
constituent le milieu propice à la création. Selon l’auteur la présence de groupuscules
passionnés est « un trait commun aux créations, qu’elles soient artistiques, scientifiques ou

264
techniques ». Ce sont des petits groupes de trois à quinze personnes au sein desquels une
« écoute nouvelle » s’établit entre les individus.
« Ils expérimentent une vie en commun et, de là, naît un mode créatif.
On comprend bien que l’apparition d’une écoute nouvelle résulte d’une
communication intime comme il ne peut s’en produire que dans de petits groupes.
Chacun a vécu ici ou là ce mode créatif intense d’où surgissent un langage codé, des
références, des contenus et toute une façon de faire que chacun emporte ensuite avec
lui.
…Comme eux (les amoureux d’Alberoni), les groupuscules créatifs engendrent des
références codées, des balisages de l’imaginaire. Ces univers artificiels ne peuvent
éclore que dans de petits groupes, car ils nécessitent un partage d’expérience, une
forme d’intimité qu’il n’est pas possible de vivre concrètement dans une grande
collectivité.» (Gaudin, 1998, pp.37-38)

Des explications de ce phénomène, l’auteur en a trouvé très loin… dans l’éthologie


(l’étude scientifique du comportement des animaux dans leur milieu naturel 89 ) dont une
branche s’intéresse à la proximité avec les comportements humains. Le mode créatif des
groupes restreints est alors vu comme un héritage de la tribu humaine, l’unité sociale où
s’élabore « une exploration de nouvelles possibilités de survie, qui constituent autant de
positions de replis en cas de danger et aussi des territoires potentiels d’expansion
conquérante. » (pp. 38-39). L’être humain est tribal. Les psychosociologues partagent
aujourd’hui l’idée que le besoin d’appartenance est inscrit profondément dans le psychisme
humain et influence fortement son comportement (Dr Eric Berne, 1964 ; Turner, 1969 ;
Weick, 2005) : s’il est rejeté, il risque des troubles psychiques et peut développer des
comportements autodestructeurs. Les individus trouvent dans les petits groupes intimes un
confort particulier : la chaleur communicative, la confiance, la reconnaissance (le fait que l’un
soit là a un sens pour les autres et vice-versa)… toutes les dimensions tribales dont ils ont
besoin. Ensemble, ils socialisent et explorent de nouvelles possibilités d’activités communes
qui conditionnent la survie de leur groupe. L’innovation, au point de vue éthologique est un
moyen pour un groupe humain de se faire une place au soleil, et ressemble à une lutte contre
d’autres institutions existantes dans l’écologie de populations. Les mêmes réflexes tribaux

89
Larousse

265
expliquent la résistance des petits groupes en défense contre ce qu’ils considèrent comme une
menace au fonctionnement du groupe, contre une innovation par exemple.

Dans l’histoire des garnissages, les groupuscules passionnés étaient tous nouvellement
constitués : chaque groupe contenait au moins un ou deux jeunes qui venaient d’être
embauchés, le groupe de développement à l’Ingénierie lui aussi n’a été crée qu’en 1982. Le
mélange d’âges, de disciplines et d’expériences dans les petits groupes exigeait et favorisait
en même temps l’instauration d’une écoute nouvelle. Le sujet des garnissages était
passionnant et représentait une formidable opportunité pour socialiser. C’est la rencontre de
ces deux éléments qui a provoqué l’état naissant dans ces groupuscules et les a transformés en
groupuscules créatifs. Ces derniers disposaient d’une grande force instituante inhérente à
l’idée « bouleversante » qu’ils portaient et à la constitution même des groupes. Au sein de ces
groupes, les règles et droits préconstitués étaient suspendus (mis entre parenthèse) au profit de
nouvelles relations, de nouvelles pratiques, de nouvelles connaissances construites pour faire
avancer le projet. Le destin du projet, celui des groupes et celui de chacun étaient intiment liés,
voire confondus. On ne comptait plus les heures. Chacun apportait sa personne toute entière
sans tenir compte de sa position. Pour Alberoni (1981, p.84) : « Dans l’état naissant, règnent
les principes du communisme où chacun donne selon ses possibilités et reçoit selon ses
besoins. Il n’y a aucune comptabilité entre ce qu’on donne et ce que l’on reçoit. On ne se
soucie pas des échanges équitables ». C’est d’ailleurs cette caractéristique particulière qui
explique souvent des malentendus dans l’attribution des mérites et récompenses une fois
l’innovation accomplie, causant des frustrations maintes fois constatées.

Nous voyons bien à quel point le fonctionnement à l’intérieur des groupuscules créatifs est
loin d’une conquête d’alliés au sens des choix et des manœuvres stratégiques. Ceci est logique
car les membres sont déjà alliés, plus que des alliés, ce sont de vrais complices. Et si nous
insistons sur ce point, c’est parce que sans ces petits groupes fonctionnant en dynamique de
reconnaissance, il n’y aura pas d’émergence de nouveaux ensembles consistants qui, plus tard,
vont eux être l’objet de négociations. Le modèle de l’intéressement donne un principe de
décision pertinent permettant de sélectionner parmi les options présentes celle qui donne le
plus de chance à la réussite future de l’innovation. Cependant, toute sélection suppose
l’existence préalable des objets ou des options à sélectionner. Or la qualité du choix dépend
non seulement des critères de sélection, mais également de la richesse de l’ensemble à
sélectionner et la consistance de chaque option. D’où viennent cette richesse et cette

266
consistance ? Nous pouvons raisonnablement imaginer que cela vient d’abord des
groupuscules créatifs. Et quand il s’agit d’une rupture importante, à l’image du changement
de paradigme de Thomas Kuhn, la construction du nouveau paradigme ne passe pas par la
traduction. Comme insiste l’auteur, la traduction s’opère quand il y a incommensurabilité
entre deux langages qui veulent communiquer entre eux. Or dans l’émergence d’un nouveau
paradigme, la question de langage n’est que secondaire (ou postérieure) par rapport à la
question de la cohésion, de la fécondité et de la résolution d’énigmes, qui donnent de la
consistance première au système inédit en élaboration (Kuhn, 1983, pp. 269-277). Il s’agit
d’une question plus profonde, celle de la pertinence d’une vision du monde qui permet de
nouvelles sensibilités et de nouvelles perceptions. Et celles-ci relèvent de la dynamique de la
reconnaissance.

Emerge ainsi de notre cas une lecture critique de la sociologie de la traduction qui ne nous
semble pas donner à voir l’intégralité des dynamiques que nous avons observées dans notre
cas. Nous avançons qu’une autre forme de dynamique est à l’œuvre, au delà de celle de
l’intéressement, et que cette dynamique est celle de la reconnaissance.

267
V. CONCLUSION DE L’ETUDE DE CAS

A . Deux dynamiques complémentaires


L’apport le plus important de cette étude de cas est pour nous la mise en évidence d’une
complémentarité entre la dynamique de la traduction et celle de la reconnaissance dans le
mouvement collectif qui transforme des idées en innovations concrètes. La figure suivante
synthétise dans un schéma dynamique global les principaux constituants.

Schéma 34 : Dynamique de traduction & dynamique de reconnaissance comme modes d’interaction

Dynamique
de
Traduction
Système existant
Hommes – Machines – Pratiques – Relations
Résistance
Accumulation d’insatisfactions Cognitive – Structurelle
Processuelle – Politique

Surcharge dépressive

Rencontre – Idée Négociation Conversion


Ouverture

Engagement personnel Conquête d’alliés


Choix de porte-parole
Validation

Système émergent
Groupuscules créatifs – Expérimentation – Etat naissant
Dynamique
de
Reconnaissance

Ce schéma synthétise les interactions entre le système de ressources – compétences, fondé


sur le paradigme technologique dominant (et qui l’entretient), et le système émergent
déclenché par l’idée initiale et qui porte à son tour l’idée innovante. La dynamique de la
traduction est dominante dans la coordination au sein du système existant où les flux de
stimuli sont filtrés, interprétés, articulés grâce à des cadres stables. La structure de ces cadres
fait l’objet des travaux spécifiques de Thomas Durand (2002) sur les cadres de compétence,
de Giovanni Dosi (1982) sur le paradigme technologique, ou encore de Karl Weick (1979,
1995) sur les substances de la construction de sens. Mais ce n’est pas le centre de notre propos
ici. Ce sur quoi nous voulons insister, c’est que la dynamique de traduction constitue le

268
mécanisme fondamental du processus de résolution collective de problèmes dans un
paradigme donné. Elle l’est également à l’interface entre le paradigme dominant et le système
en émergence dans les mouvements de conquête d’alliés si bien développés dans le modèle de
l’intéressement (Akrich, Callon, Latour, 1987). Cette dynamique joue à fond dans les
argumentations et les négociations d’une part, pour obtenir des ressources nécessaires au
développement, et d’autre part pour faire adopter des éléments nouvellement développés.
Mais le système immunitaire inhérent à tout paradigme résiste. Il traduit les nouveaux stimuli
de l’ancienne manière avec des anciens repères, voire crée artificiellement des stimuli pour
renforcer ses interprétations (le cas de certains ateliers résistants, de l’Ingénierie). Les
controverses et négociations sont donc bien au cœur de la dynamique de traduction. Mais au
sein même des efforts de traduction et de négociation, un phénomène particulier peut se
produire : la conversion. Nous devons la mise en lumière de ce phénomène à Kuhn dans son
analyse des révolutions scientifiques. Puisqu’un paradigme émergent comporte en lui un
changement profond de la vision du monde, il est possible qu’en pratique les efforts de
traduction dans les langages et les repères existants ne soient pas suffisants pour générer
« suffisamment » de persuasion. Une adoption ou une récupération peut pourtant se produire à
la limite de la capacité de traduction : par la conversion.
« En absence de traduction, beaucoup des explications et des formulations de
problèmes par les membres d’un groupe scientifique seront incompréhensibles à
l’autre partie. Mais les groupes de chaque tendance peuvent habituellement produire,
dès le début, quelques résultats de recherche concrets qui, bien que possibles à
décrire en phases comprises de la même manière par les deux groupes, ne peuvent
pourtant pas être expliqués par l’autre groupe en ses propres termes. Si le nouveau
point de vue dure un certain temps et continue à être fécond, les résultats de
recherches exprimables en ces termes augmenteront probablement en nombre. Pour
certains, de tels résultats seront suffisants. Ils peuvent dire : je ne sais pas comment
les adeptes du nouveau point de vue réussissent, mais il faut que j’apprenne ; quoi
qu’ils fassent, il est clair qu’ils ont raison. Cette réaction est surtout facile à des
hommes qui entrent juste dans la profession, car ils n’ont pas encore adopté le
vocabulaire spécial ou les engagements de l’un des deux groupes. » (Kuhn, 1970,
p.275)

La conversion peut également se produire au terme d’un effort continu de traduction :

269
« Traduire (plutôt comprendre) une théorie ou une conception du monde dans son
propre langage, ce n’est pas la faire sienne. Pour cela, il faudrait utiliser cette langue
comme langue maternelle, découvrir qu’on pense et qu’on travaille dans cette langue
qui était auparavant étrangère, et ne pas seulement la traduire. Cette progression
n’est cependant pas de celle que l’on puisse faire ou ne pas faire suite à une
délibération et à un choix, quelques soient les bonnes raisons que l’on ait. Au
contraire, à un certain point du processus d’apprentissage de la traduction, on
s’aperçoit que la transition s’est effectuée, que l’on s’est laissé aller à utiliser le
nouveau langage sans l’avoir décidé. » (op. cit. p.276)

Ce phénomène de conversion est donc étroitement lié à la traduction à l’interface entre


deux systèmes et explique l’adhésion complète de nouveaux membres. Il ne s’agit pas ici
d’une simple mise en réseau d’alliés, mais d’un engagement dans le système émergent, dans
l’état naissant. Le constat de ce phénomène nous conduit à nuancer les critiques des tenants
du modèle de l’intéressement à l’encontre du modèle de diffusion de l’innovation. La
conversion explique et confirme l’importance de la force instituante que peut porter une
innovation et qui lui permet, dans des conditions favorables, de se diffuser facilement. Bien
que différente, la diffusion par la conversion n’exclut pas la traduction ; au contraire, les deux
sont étroitement liées. Et plus intéressant encore, si nous regardons de près, la conversion
relève bien de la dynamique de reconnaissance. Que ce soit dans le premier cas de conversion
devant les résultats concrets probants, ou dans le deuxième cas d’une perception in fine d’une
assimilation complète, il y a bien ici la sensation d’une ouverture, d’un enrichissement qui ne
vient pas de la connaissance explicite et échappe au contrôle cognitif. Cette sensation vitale
dégage une force d’engagement dans les actions orientées même inexpliquées et dans les
réflexions qui explicitent des connaissances activées et en construisent de nouvelles.

En d’autres termes, nous avançons que la dynamique de la reconnaissance est à l’œuvre


non seulement à l’état naissant pour générer l’engagement des acteurs au sein de groupuscules
passionnés, mais aussi lorsqu’il s’agit de conversions et des engagements corollaires que la
seule logique de la traduction ne saurait expliquer.

Au total, à côté du cas particulier de la conversion, la reconnaissance opère comme


dynamique principale dans la construction du système émergent. Que ce soit dans

270
l’identification de nouvelles possibilités ou dans le fonctionnement des groupuscules créatifs à
l’état naissant, la reconnaissance marque sa présence par les émotions qu’elle dégage
(enthousiasme, confiance) et par la force d’engagement dans l’action – réflexion qu’elle
génère. L’analyse sociotechnique, basée sur le postulat de traduction, focalise l’attention sur
les logiques d’articulation entre acteurs de l’innovation. Or la recherche des logiques ne
permet pas de voir cette deuxième dynamique qui échappe au contrôle cognitif, mais qui
participe pleinement aux mouvements des acteurs. Ainsi, la prise en compte de la dynamique
de la reconnaissance nous conduit d’abord à mieux comprendre le déroulement d’un
processus d’innovation concrète. En deuxième lieu, elle permet de compléter la liste des
conditions déterminantes du succès de l’innovation par rapport à celles mises en évidence
dans le modèle de l’intéressement.

B . La complémentarité des facteurs de succès


L’analyse du processus d’innovation en termes de traduction se focalise sur le registre des
décisions. Il est dès lors naturel que la recherche des facteurs de succès vise des règles et des
critères de choix généralisables. Il en résulte que l’ultime facteur de succès dans la perspective
de l’intéressement est la capacité à bâtir des chaînes d’intermédiaires qui relient de nouveaux
acteurs afin que le réseau d’alliés global s’agrandisse et soit fécond. Ce principe général
implique le choix des porte-parole avec qui le stratège va négocier son projet et par
l’intermédiaire de qui il va atteindre d’autres acteurs. Le choix porte également sur des
chaînes d’intermédiaires incompatibles car la fécondité du réseau global dépend de sa
cohérence interne. Pour rester généralisables, ces règles ne peuvent avancer davantage vers le
concret. La limite des règles abstraites est marquée par l’intuition des acteurs – stratèges, leurs
paris, leur acte de confiance élémentaire.

L’analyse en termes de reconnaissance demande un changement de registre, passant de


celui de la décision à celui du mouvement. Elle s’intéresse à ce qui se passe entre les stimuli
et les sensations qui déclenchent l’action, la réflexion et la décision. Elle cherche des facteurs
de succès dans les conditions permettant et orientant ces mouvements, dont la finalité reste
sensiblement la même : la constitution d’un système fécond (au sens de régimes de
fonctionnement actualisés dans une structure de formes) de ressources – compétences.

271
Nous inférons de notre étude de cas certaines conditions de succès de l’innovation. Ces
conditions émergent de la perspective de la reconnaissance alors que ni la perspective de
l’intéressement, ni celle des théories que la précèdent, ne sont à même d’en rendre compte :

(1) – Quelques acteurs sensibles en état de surcharge dépressive : autrement dit, la prise de
conscience de certains décalages entre la réalité courante ressentie et un idéal souhaité
(identité, ambition, éthique…)
(2) – L’ouverture grâce à une nouvelle rencontre avec une personne, une idée, un objet, un
phénomène : autrement dit la perception d’un ensemble de stimuli qui soulagent la surcharge
dépressive et libèrent l’enthousiasme, l’imagination et l’espoir
(3) – La Possibilité d’aménager un espace protégé des interactions courantes avec le
système existant pour explorer la nouvelle possibilité : rôle de la négociation politique et de la
culture de tolérance
(4) – La possibilité de constituer des petits groupes autour des activités communes
intensives : expérimentation.
(5) – La possibilité de privilégier les communications directes dans les situations d’action
commune : dans l’atelier, aux essais etc. La confrontation avec les mêmes stimuli avec des
visions différentes favorise l’émergence des synthèses pertinentes.
(6) – La coprésence de différents profils (des acteurs très expérimentés et des novices pour
favoriser la fertilisation des perceptions par expérience et la synthèse de l’émergence souvent
portée par les novices). Les novices jouent également un rôle déclencheur de la
démythification des croyances et des traditions.
(7) – La mise en autonomie des équipes expérimentales, mais sous contraintes fortes des
valeurs fondamentales de l’organisation qui servent de repères : normes de performance
(efficacité et efficience) de toute la chaîne d’offre, normes de sécurité, l’état de la concurrence,
politique globale, l’image etc. Ceci ne veut pas dire que ces contraintes soient infranchissables,
mais implique des réflexions et des négociations en cas d’entrave potentielle.
(8) – Compte tenu du mode de fonctionnement particulier des groupuscules à l’état
naissant (communautaire), les récompenses ultérieures gagneraient à long terme en efficacité
si elles privilégiaient les aspects collectifs (tout en réservant une marge de différenciation
individuelle).

272
Globalement, le cas nous a montré qu’au sein d’une organisation, autour d’une
technologie clé ou d’une idée nouvelle, s’active un ensemble cohérent de visions – ressources
– compétences – relations qui fonctionne suivant un mode paradigmatique. Ceci génère des
forces spécifiques qui vont filtrer la perception et l’interprétation des opportunités / problèmes
technologiques qui émergent au cours des tâtonnements pour exploiter l’idée, ainsi que sur la
formulation des solutions appropriées.

Une idée nouvelle, qui entre en contradiction avec le paradigme en place, risque d’être
rejetée sur la base d‘arguments de pertinence, de faisabilité et d’efficacité. Si elle survit à ce
premier épreuve de réception, dans le processus de réalisation ultérieur, l’idée s’exposera aux
résistances (cognitives, structurelles, processuelles, politiques) inhérentes au paradigme
dominant. Pour réussir à se transformer en innovation concrète, l’idée nécessite alors la
construction d’un nouveau système de visions – ressources – compétences – relations. Cette
construction suit un processus complexe de reconnaissance, de traduction et de sélection que
nous nous efforçons de caractériser dans cette thèse.

Si la dynamique de traduction et les critères génériques de sélection ont été relativement


bien explorés par la sociologie de la traduction d’une part et par le courant de l’évolution
technologique d’autre part, la dynamique de reconnaissance n’a été que très peu abordée. Or
le phénomène a été clairement donné à voir à travers l’histoire des garnissages. Pour nous ce
phénomène est une des dynamiques fondamentales à l’œuvre lors de l’émergence de
l’innovation.

Comment cette dynamique s’articule-t-elle avec les autres dynamiques mises en évidence
par la littérature ? Pourrions-nous identifier des clés systématiques pour rendre compte de ce
phénomène, et par là, proposer une lecture plus pertinente de l’émergence de l’innovation ?
Ces questions nous conduisent à une nouvelle et dernière étape de notre recherche : celle de la
re-construction théorique. Cette étape vise à élaborer un appareil conceptuel permettant de
percevoir, d’analyser et, ultimement, d’intervenir dans les processus de génération des projets
d’innovation.

273
TROISIEME PARTIE – RETOUR A LA THEORIE

La thèse que nous défendons est la suivante : La Sociologie de la


traduction, avec au cœur la « dynamique de négociation coalisante »,
constitue un cadre d’analyse applicable pour le processus de
transformation des idées émergentes en un mouvement collectif de
réalisation d’une innovation technologique. Elle est particulièrement
éclairante dans une lecture combinée avec l’approche par la construction de
sens. Cependant elle a du mal à décrire deux phénomènes qui se produisent
quand l’innovation remet en cause le paradigme technologique dominant de
l’entreprise. Le premier est la cristallisation des petits groupes dans un
mouvement particulièrement créatif et institutionnalisant. La deuxième est
la dynamique de conversion/éviction qui permet l’agrégation des acteurs
dans le processus d’institutionnalisation de l’innovation. Pour mieux rendre
compte de ces deux phénomènes, tels que nous les avons observés dans
notre cas, nous proposons de faire appel au concept de « dynamique de re-
co-naissance » développée dans la « Théorie de l’état naissant » de
Francesco Alberoni, dans l’analyse institutionnelle de Thierry Gaudin, et
dans la philosophie de la reconnaissance de Paul Ricœur. C’est cette
reconstruction théorique, inférée à partir de notre cas, que nous présentons
et discutons dans cette dernière partie.

275
CHAPITRE VI – RECONSTRUCTION THEORIQUE
L’analyse monographique de l’histoire AST a suggéré une forme de complémentarité
entre la dynamique de la reconnaissance et la dynamique de la traduction. Cette
complémentarité nous semble susceptible d’enrichir la compréhension de l’émergence d’une
innovation majeure à l’intérieur de l’entreprise. Nous nous tournons donc maintenant vers une
étape de reconstruction théorique consistant à combiner les deux dynamiques (reconnaissance
et traduction) dans une même grille de lecture pour appréhender le phénomène d’émergence
de l’innovation d’une manière que nous espérons plus pertinente.

Pour ce faire, nous cherchons d’abord des voies théoriques pour articuler ces deux
dynamiques. Ces possibilités théoriques seront ensuite « projetées » sur le type de
phénomènes qui nous intéresse, à savoir la transformation des idées innovantes en
mouvements collectifs de réalisation. Cette projection se fera suivant une perspective
particulière, ce que nous appelons la perspective stratégique, à savoir la recherche d’une
articulation harmonieuse entre conception des objectifs, organisation des ressources et
pilotage des processus activés.

277
SECTION 1 - TRADUCTION ET RECONNAISSANCE AU NIVEAU
MICROPROCESSUEL DE CONSTRUCTION DE SENS

I . L’émotion et la sémantique dans le sensemaking de Weick

Le modèle de construction de sens dans l’organisation (Weick, 1993, 1995, 2005) nous
ouvre une première voie d’articulation entre la traduction et la reconnaissance.

Ce modèle nous renseigne sur la relation entre la cognition (les pensées, les croyances) et
l’action (les sensations et les comportements). Pour lui, cette relation n’est pas de nature
linéaire, mais circulaire et multimodale. Weick propose quatre mécanismes d’interaction entre
la cognition et l’action : attente implicite, argumentation, engagement et manipulation (voir
notre chapitre 2). Les deux premiers marquent l’emprise des cadres cognitifs sur le sens
construit, et les deux suivants marquent les forces de transformation des actions sur la
cognition.

Si nous regardons ces mécanismes de plus près, à l’aune de notre cas, nous nous
apercevons qu’ils peuvent être couplés d’une autre façon que dans la classification de Weick.
En effet, dans l’analyse de l’histoire des garnissages, nous avons remarqué que les attentes
implicites et les engagements se déploient très souvent conjointement dans une dynamique
d’impulsion pour les membres à l’intérieur des groupes, qu’ils soient partisans du nouveau
projet ou résistants. L’argumentation et la manipulation, quant à elles, se déploient plutôt à
l’interface entre l’individu et son environnement, entre les individus et entre les groupes. Elles
se combinent dans une dynamique que nous qualifions de concrétisation dans le sens qu’elles
extériorisent les impulsions intuitives.

Le côté intériorisé et intuitif dans les dynamiques d’impulsion font que nous ne pouvons
pas les appréhender directement, mais souvent indirectement par les émotions qui, elles, sont
observables : surprise, colère, doute, passionné, fierté…. A l’inverse, le côté extériorisé et
explicite des dynamiques de concrétisation font que nous pouvons les appréhender
directement par les unités sémantiques : arguments, planifications, mesures d’évaluation….
Or l’émotion et le sémantique sont complémentaires dans le processus de construction de sens,
contrairement à la tendance générale consistant à exclure les émotions de la sphère cognitive.

278
En effet, les travaux en neurosciences (imagerie mentale, neurobiologie, neuropsychologie
etc.) ont permis de caractériser plusieurs aspects des cadres cognitifs. Ces travaux distinguent
notamment les cadres perceptifs (permettant de reconnaître des images, des sons, des odeurs
tec.), les cadres sémantiques (permettant des traitements conceptuels verbaux), et les cadres
somatiques (permettant de lier un ensemble d’informations hétérogènes reçues à des états
somatiques de type plaisant ou déplaisant). Les cadres somatiques sont au cœur des
mécanismes émotionnels (peur, colère, surprise, joie…) et font l’objet d’un important champ
de recherche en sciences cognitives. Certains travaux montrent que ces mécanismes
émotionnels déterminent les processus cognitifs de prise de décision (Théorie des marqueurs
somatique de Damasio, exposée dans son ouvrage intitulé « L’erreur de Descartes : la raison
des émotions » (1995)). D’autres travaux montrent le rôle central des mécanismes
émotionnels dans l’orientation de l’attention, qui explique l’influence des cadres (dans un sens
cette fois élargi) sur la perception des stimuli. Dans le même temps, les émotions semblent
régir également le processus de révision qui modifie les représentations actuelles, voire les
cadres, pour les rendre cohérents avec les nouvelles informations (Houdé & al., 1998, pp.154-
160) qui ont pu être acceptées et qui sont ainsi « assimilées ». C’est le processus de filtrage et
d’accusé de réception dont parle Durand (2000).
La fonction des émotions pourrait être non seulement de nous focaliser sur les
informations importantes, mais de maintenir la tension de révision jusqu’à son terme. Les
émotions sont essentielles à la poursuite de l’unité d’une personnalité au travers des
révisions que nos actions, celles des autres et les mutations du monde nous imposent.
(Pierre Livret, dans Houdé & al., 1998, p.160)

Dans ses travaux sur le sensemaking, Weick insiste sur l’importance des émotions dans la
construction de sens, mais n’explore pas davantage les relations en jeu. L’auteur l’a reconnu
lui-même dans un récent article collectif (Weick, Sutcliffe, & Obstfeld, 2005) et inscrit la
question des émotions comme une perspective porteuse dans l’agenda de recherche sur la
construction de sens et sur les institutions (pp. 418-419). Dans leur conception actuelle,
Weick et ses coauteurs se contentent du concept d’identité qui est en permanente construction
à travers les interactions avec l’environnement : « How can I know who we are becoming until
I see what they say and do with our actions ? » (op. cite, p.416). C’est la nécessité d’avoir une
certaine intégralité de son identité (cohérence, efficacité et estime de soi) qui est à la base de
la recherche d’un sens articulant les perceptions, les attentes et les croyances. Pour les auteurs,

279
ce sens s’élabore sous la forme d’une histoire plausible qui enchaîne les différents éléments
précédents et qui permet de s’engager dans l’action en tant qu’acteur authentique. La
plausibilité désigne une propriété importante (voire la plus importante) du sens construit. A la
différence de l’exactitude ou de la complétude, la plausibilité prend en compte les limites
intrinsèques de la cognition, et préserve une marge d’intervention de la cognition sur
l’environnement, que ce soit par le biais des mécanismes attentionnels (qui sélectionnent des
stimuli dans la perception) ou par le biais des actions intentionnelles (avec des attentes) qui
manipulent l’environnement (enaction) provoquant alors de nouveaux stimuli.

Dans la phase d’émergence, une idée nouvelle n’est autre qu’une histoire plausible
associée à des sensations enthousiastes chez son porteur. Il devient alors particulièrement
attentif à des éléments qui vont dans le sens de corroborer son histoire et s’engage dans des
actions concrètes pour provoquer sa réalisation. Ces actions se déploient dans un
environnement peuplé d’autres acteurs avec leurs attentes propres. Les interactions
provoquent alors de nouveaux stimuli qui génèrent différentes sensations chez les acteurs,
avec des émotions diverses et variées (enthousiasme, doute, peur, gêne, embarras,
indifférence etc.). Sauf le cas d’indifférence totale, les sensations conduisent l’ensemble des
acteurs impliqués à des réactions immédiates ou à des réflexions plus approfondies, en
construisant leur propre représentation actuelle, leur propre histoire.

Dans ces séquences, qu’est-ce qui fait qu’au fur et à mesure les histoires individuelles se
mettent à s’accorder, concordent progressivement et gagnent en consistance ? Dans la théorie
de la traduction, c’est la qualité des intermédiaires (mis en circulation pour servir de support à
la négociation et pour matérialiser les compromis) qui est le facteur déterminant. Dans la
théorie de l’état naissant, c’est l’activation de certains cadres communs, provoquée par les
stimuli, qui est à l’origine de la reconnaissance et qui va permettre une concordance
structurelle des histoires individuelles. L’activation des moyens pour exprimer ces histoires,
pour les défendre, et pour les réaliser, est postérieure à l’émergence reconnue. La question du
langage, et donc de la traduction conserve son importance, mais seulement comme l’étape
suivante du mouvement impulsé par la reconnaissance, l’étape qu’Alberoni appelle la
«formulation idéologique ». La conquête d’alliés se fait après et en dehors de la formation du
groupe à l’état naissant.
« La théorie de la reconnaissance ramène la formation du groupe à une série de
conversions individuelles qui se renforcent mutuellement » (Alberoni, 1992, p.254)

280
« Le groupe à l’état naissant se forme grâce à la reconnaissance de ceux qui vivent
cet état, et donc sur la base de catégories communes d’analyse de la réalité et du vécu,
sur la base de structures communes de l’expérience. »….« Ces structures se déclinant
historiquement sous une forme idéologique précise, la formulation idéologique a son
importance dans la reconnaissance, mais essentiellement comme langage de l’état
naissant, comme la modalité de sa manifestation. » (op. cit., p.258)

Cette analyse nous montre à nouveau la complémentarité entre la dynamique de traduction


et celle de reconnaissance. La première fonctionne plutôt dans un registre de la sémantique,
de l’argumentation, de la manipulation, qui fonde la dynamique de concrétisation. La
deuxième fonctionne plutôt par l’émotion, par l’attente implicite et l’engagement, qui fondent
la dynamique d’impulsion. L’une est explicite et analytique, l’autre est implicite et
synthétique.

Concrètement, la reconnaissance permet à chaque acteur du groupe, vivant la même forme


de l’expérience, de s’engager dans la réalisation d’une histoire qui lui est propre mais qui est
intrinsèquement concordante avec celle des autres membres du groupe. Elle maintient
l’impulsion par le biais des émotions fortes (enthousiasme, joie, insatisfaction etc.) et la
confiance entre acteurs. La traduction quant à elle permet aux acteurs de négocier sur les
termes concrets de la réalisation. Elle se déploie essentiellement à l’interface de l’état naissant
et des institutions en place, entre les membres du groupe et d’autres acteurs qui vont être
amenés à s’impliquer. Dans le processus de transformation des idées potentielles en
innovation, la reconnaissance est intense dans la phase d’émergence et de construction d’un
noyau dur d’acteurs. Au fur et à mesure que le périmètre des acteurs augmente, et que les
termes se concrétisent, c’est la traduction qui devient de plus en plus intense. La
reconnaissance continue de se déployer et de maintenir une certaine impulsion, voire rebondit
par de nouvelles conversions importantes de membres, mais globalement son intensité
diminue par rapport à la traduction/négociation. L’état naissant comme mouvement instituant
laisse peu à peu la place à son résultat : l’état institué.

L’institutionnalisation commence quant les forces émergentes arrivent à provoquer des


« conversions » qui consistent en une adhésion par la reconnaissance et un engagement qui est
suivi de contributions par argumentation et par manipulation de l’environnement.

281
Une première articulation dynamique entre traduction et reconnaissance peut alors être
schématisée de la façon suivante :

Schéma 35 : Traduction & Reconnaissance pour la Construction de sens dans l’émergence de l’innovation

Intensité

Impulsions TRADUCTION

Concrétisation

Institutionnalisation

RECONNAISSANCE

Temps

Cette articulation se situe au niveau des interactions inter-individuelles et clarifie la nature


du mouvement collectif à l’œuvre. La dynamique de reconnaissance et celle de traduction y
sont vues comme deux sources de dynamisme qui alimentent la construction collective de
sens dans le processus d’innovation. Nous verrons, dans l’analyse qui suit, que ces deux
sources se distinguent et se complètent dans l’opération cognitive même au niveau individuel.

II . DISTINCTION ENTRE PERCEPTION ET INTERPRETATION CHEZ


THOMAS KUHN

L’analyse de Thomas Kuhn (1970, 1983) sur le processus de perception nous offre la base
de cette deuxième articulation entre la reconnaissance et la traduction en tant que dynamique
cognitive individuelle. Dans la conception de Kuhn, la perception est un processus intégral
qui transforme des stimuli de la situation dans laquelle vit l’individu en sensations. Ces
dernières sont préalables à tout processus réflexif d’interprétation. La reconnaissance est alors
la dynamique qui englobe la perception et la synthèse des sensations en un certain « Sens »
primaire. Ce sens synthétique peut être suffisamment fort pour déclencher des réactions
« orientées » sans passer par une opération cognitive explicite.

Même s’il émerge de façon spontanée, le sens résulte de l’interaction entre un ensemble
d’expériences passées et d’attentes (projections dans le futur ou motivations) d’une part, et

282
d’autre part, un ensemble de stimuli présents. Ceci veut dire que la perception conduisant à
l’émergence d’un sens primaire obéit à des cadres cognitifs préexistants. Mais les facteurs
physiques et émotionnels jouent également un rôle très important. De plus, le processus
d’activation de ce mécanisme de perception face à une situation concrète n’est pas
directement accessible à la connaissance explicite sous forme de règles ou de généralisations
exprimables en mots. C’est pour cette raison que Kuhn utilise le concept de « connaissance
tacite » pour désigner cette aptitude de perception (1983, p.266).

La traduction, quant à elle, commence avec l’interprétation qui consiste à choisir des
règles, des critères, des connaissances explicites pour construire une représentation
exprimable en mots. Si les cadres existants ne permettent pas d’exprimer et d’expliquer les
sensations (le sens primaire), la recherche de nouveaux cadres ou d’autres stimuli sera
entamée. Puisque les stimuli varient d’un individu à l’autre, ainsi que les manières de
percevoir et d’interpréter, les représentations individuelles peuvent comporter des
contradictions, ambiguïtés et incomplétudes empêchant une action collective convergente. La
négociation (logique de traduction) et la combinaison (logique de reconnaissance)
interviennent alors sous forme de débats (confrontation des arguments verbaux – il y a
verbalisation pour permettre l’interaction, et simultanément il y a verbalisation par le
processus même d’interaction dans l’espace interindividuel) et des expérimentions communes
(génération artificielle de stimuli) pour avancer. Selon Kuhn, les débats, surtout entre les
tenants de paradigmes différents, n’aboutissent que rarement à un consensus par la persuasion,
car derrière les mots, ce sont des visions du monde différentes qui s’entrechoquent. C’est la
voie de l’accumulation des expérimentations, fournissant des preuves concrètes et fécondes
(côté des stimuli), qui permet de valider la pertinence des représentations et donc des cadres
permettant de les construire. Et l’adoption de ces nouveaux cadres se fera par la conversion.

Ainsi, une nouvelle manière de voir l’interaction entre reconnaissance et traduction est un
enchaînement d’opérations permettant de construire des représentations interpersonnelles
d’une situation plus ou moins commune. En partant d’une situation commune et pour arriver à
des actions collectives, la reconnaissance et la traduction peuvent entraîner des ajustements
des cadres cognitifs mobilisés. Ces ajustements se font dans les phases d’interprétation et de
négociation/combinaison où la pertinence des cadres existants est mise à l’épreuve de
l’articulation des sensations perçues (le sens primaire) en représentations explicites et
cohérentes. La figure suivante récapitule l’enchaînement des opérations.

283
Schéma 36 : Reconnaissance et Traduction dans l’enchaînement d’opérations cognitives
STIMULI

Cadres cognitifs : Expérience passée & Projection future

Cadres cognitifs : Expérience passée & Projection future

Recherche Ajustement
PERCEPTION d’alternatives Recadrage
Conversion

Sensations INTERPRETATION

Provocation de Représentations NEGOCIATION


nouveaux stimuli personnelles COMBINAISON

Représentations
interpersonnelles

TRADUCTION

RECONNAISSANCE

Notons avec Durand (2003), que ce que nous retenons de Kuhn comme des cadres
cognitifs dans ce schéma devraient en fait inclure aussi des éléments physiques et émotionnels
générés par les expériences passées. Pour englober le cognitif, l’empirique et le pratique, le
comportemental et l’émotionnel, Durand propose de parler de cadres de compétences. Nous
allons y revenir avec la perspective de la construction de sens lorsque nous reviendrons sur
Weick dans la prochaine sous-section.

Dans ce schéma d’articulation, la complémentarité entre la reconnaissance et la traduction


joue à deux niveaux. Le premier est temporel. La reconnaissance est le processus élémentaire
préalable à la traduction, ou peut conduire directement à une réaction sans passer par la
traduction. Le deuxième niveau peut être qualifié de structurel. Il concerne l’interaction entre
l’expérience en cours et les structures cognitives (cadres) activées. A ce niveau, la traduction
se déploie quand les structures existantes permettent de produire des représentations
interpersonnelles satisfaisantes moyennant éventuellement des ajustements. Quand les

284
structures existantes échouent dans le passage des représentations individuelles aux
représentations interpersonnelles, la reconnaissance s’active d’une part en construisant de
nouveaux cadres (recadrage) et d’autre part en disqualifiant les cadres obsolètes par
accumulation des preuves de leur impuissance. Ainsi, la reconnaissance permet la
« conversion » de nouveaux partisans qui peuvent apporter des maillons manquants imprévus
ou insoupçonnés, même par les tenants des nouveaux cadres.

La différence entre traduction et reconnaissance dans ce mouvement de recadrage est


subtile. Le recadrage par traduction s’inscrit dans une démarche intentionnelle des « in-
siders » pour conquérir de nouveaux alliés en aménageant un contexte de négociation à
travers les intermédiaires mis en circulation. Les ajustements se font dans les conventions
existantes et partageables pour aboutir à un recadrage par convergence. Pour sa part, la
conversion se réfère à une démarche plus spontanée, sans intermédiaire. Les nouveaux
adhèrent au mouvement qui paraît encore indéfinissable explicitement mais qui les aspire
parce qu’il leur ouvre une voie de réalisation de soi. Les engagements se font sans conditions
pour aboutir à un recadrage par émergence d’éléments instituants jusqu’alors insoupçonnés.

III . CONCLUSION

Cette section propose une articulation théorique démontrant la complémentarité de la


traduction et de la reconnaissance au niveau micro-processuel de la construction de sens.
Dans l’étude de l’innovation, la traduction a fait l’objet d’un développement théorique très
important, mais ce n’est pas le cas de la reconnaissance. Cette dernière n’est développée
aujourd’hui que dans certains travaux philosophiques 90, et plus rarement, dans les sciences
sociales. Thierry Gaudin, inspiré des travaux de Francesco Alberoni sur la psychosociologie
des mouvements sociaux, est un des rares auteurs qui cherche à introduire ce concept dans le
champ d’analyse de l’innovation.

La prise en compte de cette dynamique de reconnaissance dans l’étude du processus


d’innovation implique un travail d’opérationnalisation, à l’instar de la sociologie de traduction.
Notre travail vise une exploration dans cette voie.

90
Paul Ricœur, 2005, Le parcours de la reconnaissance.

285
Dans cette perspective, la prochaine section va être consacrée essentiellement à la théorie
de l’état naissant qui est encore mal connue dans le champ du management de l’innovation.
Les travaux de Paul Ricœur et d’Edgar Morin y apportent certains points
d’approfondissement.

286
SECTION 2 – COMMENT SAISIR LA DYNAMIQUE DE LA
RECONNAISSANCE DANS L’EMERGENCE DES INNOVATIONS ?

La construction d’une grille de lecture théorique consiste pour nous à élaborer un appareil
conceptuel permettant d’aborder le phénomène étudié, d’identifier les dimensions sous-
jacentes et d’en appréhender les ressorts en vue d’un traitement particulier. Pour élaborer une
telle grille de lecture dans notre cas, nous retournons à la théorie mère de la dynamique de
reconnaissance : la théorie de l’état naissant d’Alberoni.

I . INSTITUTION ET ETAT NAISSANT

Nous choisissons pour point de départ le champ dans lequel l’étude sur l’état naissant
apporte le plus d’éclairage sur l’innovation : le champ institutionnel. Nous n’envisageons pas
dans cette construction théorique une étude complète sur le concept d’institution qui est un
sujet complexe auquel sont consacrées de très nombreuses recherches, et particulièrement tout
un courant actuel en théories des organisations : le néo-institutionnalisme (voir : DiMaggio &
Powell, 1983, 1991 ; Elsbach, 2002). Nous présentons ici notre conception de l’institution
dans l’analyse de l’émergence de l’innovation.

Partons de l’institution telle que la conçoit Francesco Alberoni (1979, 1981, 1992). Pour
l’auteur, l’institution est le monde fait « de règles, de certitudes, de voies tracées,
d’interdictions » qui peuvent faire dérouler une vie toute entière selon « les habitudes » (1981,
p.97). Alberoni parle d’avantage de l’état institué d’un système social où les structures sont
stabilisées, avec un fonctionnement normé par les règles à travers la routinisation. Cet état
institué est à mettre en contraste avec l’état instituant où émergent des formes nouvelles avec
des régimes de fonctionnement en exploration. L’auteur appuie cette distinction fondamentale
sur plusieurs couples conceptuels classiques que nous résumons dans le tableau de la page
suivante.

Nous voyons dans la conception d’Alberoni plusieurs dimensions essentielles


caractérisant un système social : la forme (structure ou configuration), la dynamique de
fonctionnement, la tendance des mouvements, le fondement du pouvoir et de la légitimité, les
systèmes d’idées.

287
Tableau 15 : Fondements de la distinction entre l’état institué et l’état instituant selon Alberoni (1992)

Alberoni état institué état instituant


pouvoir patrimonial et bureaucratique,
Weber pouvoir charismatique, révélation, extraordinaire
stabilité, quotidienneté
Tönnies société : fondée sur le contrat communauté : fondée sur la volonté essentielle
période stable de solidarités mécanique et
Durkheim période d’effervescence collective
organique
Simmel structure : formes établies mouvement : jaillissement

Marx stabilité conservatrice révolution

Nietzsche moment apollinien : équilibre moment dionysiaque : excès


morale et religion fermées : fondées sur la morale et religion ouvertes : fondées sur l’élan
Bergson
répétition et la routine vital
Sartre société de la sérialité société révolutionnaire

Mannheim pensée idéologique justifiant l’existant pensée utopique tournée vers ce qui n’existe pas

Selon Alberoni, l’impact du système social (dans un état particulier) sur le comportement
des acteurs se déploie essentiellement à travers une hiérarchie des moyens et des fins (1992,
pp.236-237). A l’état institué correspond une hiérarchie stabilisée des moyens et des fins qui
guide l’action et qui suppose l’existence de fins ultimes. Mais la vie quotidienne n’est pas
ordonnée téléologiquement par des fins ultimes. Elle peut être définie comme un système
moyens / fins à circularité continue. Elle est alors le théâtre de négociation de pouvoirs, de
légitimité et d’intérêts de classes, comme le décrit la sociologie de la connaissance.

Or dans la théorie de la reconnaissance, au sein de ces circularités continues, les fins


ultimes apparaissent de temps à autre comme « des phases de repos et de retrouvaille, ou
comme des moments d’apparition de l’être qui se perd, ou enfin, comme des produits de l’état
naissant. » (op. cit.). Et cette apparition ouvre la voie à de nouvelles hiérarchies possibles des
moyens et des fins qui vont passer des épreuves de la vie pour espérer un jour se stabiliser,
atteindre l’état institué, devenir une institution. Dans la conception d’Alberoni, l’état naissant
émerge donc dans le champ institutionnel et conduit à l’émergence de nouvelles institutions.

288
Schéma 37 : L’état naissant dans la dynamique globale de l’institution (adaptation d’Alberoni, 1992)

Etat institué

Emergence de
l’état naissant Institutionnalisation

Etat instituant

II . SRUCTURE ANALYTIQUE DES INSTITUTIONS CHEZ EDGAR MORIN

A . Nature et lieux d’inscription

Partons de l’essence du contenu de l’institution : croyances, règles, normes, symboles,


mythes, rites…. Il s’agit des choses de l’esprit qui appartient au monde Trois de Popper, au
monde des constructions intellectuelles (Knowledge constructs) de Wojciechowski.
L’institution est donc une entité typique de la noosphère d’Edgar Morin : l’univers
proprement anthropo-social, peuplé des symboles, idées, mythes, où nos esprits habitent
(Morin, 1991, p.114). Plus précisément, nous pouvons classer le fondement de l’institution
dans une catégorie particulière de système d’idées définie par Edgar Morin : système d’idées à
vocation normative qui lient étroitement faits et valeurs, à l’instar des doctrines, philosophies,
et idéologies politiques. Ainsi définie, l’institution possède les caractéristiques génériques de
tout système d’idées :
Un système d’idées possède un certain nombre de caractères auto-éco-organisateurs
qui assurent son intégrité, son identité, son autonomie, sa perpétuation ; ils lui permettent
de métaboliser, transformer et assimiler les données empiriques qui relèvent de sa
compétence ; ils se reproduisent à travers les esprits/cerveaux dans les conditions
socioculturelles qui lui sont favorables. Il peut prendre assez de consistance et de
puissance pour rétroagir sur les esprits humains et les asservir. (op. cit., pp.137-138)

Ayant un système d’idées au noyau, l’institution gagne en substance en s’inscrivant dans


le monde psychologique des esprits/cerveaux, dans le monde sociologique des interactions et
des rapports sociaux, et bien sûr dans le monde matériel et biologique des objets et de la
nature. Il est alors essentiel de comprendre que si nous pouvons espérer déceler quelques traits

289
du contenu d’une institution à travers les rapports, les organigrammes, les manuels internes…,
c'est-à-dire à travers les différentes formes de discours, alors les véritables lieux d’inscription
et d’activation de l’institution sont à observer dans les pratiques des acteurs. Ce sont les traits
récurrents des pratiques qui nous permettent de remonter peu à peu au noyau idéel des
institutions en évitant ce que Thierry Gaudin (1979) appelle les « faux semblants » ou les
« zones de silence » qui minent les discours institutionnels.

Dans l’histoire des garnissages chez Air Liquide, ce sont des réticences fortes de la part
des experts, de nombreuses difficultés dans l’approvisionnement des garnissages par les
fournisseurs habituels, ainsi que la résistance au niveau opérationnel de l’Ingénierie qui ont
dévoilé une véritable institution régissant tous les programmes de recherche sur les techniques
de production de gaz pendant la période précédente. Cette institution puisait son essence dans
le système de connaissances et de croyances sur les plateaux comme dispositif inégalable pour
la distillation des gaz. Mais les véritables lieux d’inscription et d’activation de cette institution
étaient dans le pouvoir d’orientation et de contrôle des experts de l’Ingénierie sur les
programmes de recherche, dans les matériels d’expérimentations obsolètes dont disposait la
recherche, dans la maîtrise technique et budgétaire des opérationnels de l’ingénierie pour la
fabrication des unités de production de gaz.

B . Principes d’organisation du noyau

Une fois cernés le système ou les sous-systèmes d’idées qui fondent l’institution, nous
sommes alors en mesure d’explorer sa structure, ses principes d’organisation, les modes
d’influence qu’elle exerce sur le comportement, ses capacités de réaction face à la montée
d’un système concurrent. Pour ce faire, Edgar Morin nous apporte des grilles analytiques
génériques qu’il convient d’adapter à chaque analyse. Nous ne résumons ici que les grands
traits de ces grilles.

En s’inspirant du modèle de système de l’atome et de celui de la cellule, Edgar Morin


propose le couple (information / symbole) comme unité élémentaire pour étudier un système
d’idées. Ces unités se rassemblent les unes aux autres soit par des règles d’affinité propres,
soit par des principes organisationnels. Selon l’auteur, quatre états d’affinité venus de la
chimie peuvent s’appliquer aux entités idéelles : attraction, répulsion, exclusion, combinaison.
Mais, à la différence de la chimie, on ne peut établir des règles universelles d’affinité pour les
idées, dont les relations sont toujours situées et datées.

290
Quant aux principes d’organisation, l’auteur identifie deux principes complémentaires:
logique et paradigmatique. (p.129). La logique comporte des catégories relationnelles qui
peuvent être très simples comme vrai / faux ou très complexes comme la dialectique de Hegel
(p.195). Le mode paradigmatique s’appuie sur un système de concepts fondamentaux et/ou de
catégories maîtresses de l’intelligibilité liés entre eux par des relations logiques
d’attraction/répulsion plus ou moins complexes (p.213). Le mode paradigmatique est plus
complexe que le mode logique. Il peut englober plusieurs relations logiques élémentaires qui
sont alors enchaînées dans une sorte de configurations stables. Notamment dans les cas où de
nouveaux éléments conformes viennent s’ajouter au corpus paradigmatique, ces
enchaînements s’activent de manière automatique. Ceci nous conforte dans notre hypothèse
relative à un mode d’existence paradigmatique de l’ensemble des ressources/compétences
autour d’une technologie dominante, comme dans le cas de la technologie des plateaux dans
l’histoire des garnissages. Ainsi, le concept de paradigme technologique proposé par
Giovanni Dosi n’est plus une simple analogie du paradigme scientifique de Thomas Kuhn,
mais les deux sont liés par un système d’idées intermédiaire, celui des institutions, et donc par
les dynamiques institutionnelles. Au niveau théorique, cette piste suggère que l’analyse
institutionnelle présente un grand intérêt pour le management de la technologie.

C . Modes d’activation du paradigme dans la réflexion

Les paradigmes s’inscrivent culturellement dans l’esprit de chaque individu et


conditionnent l’organisation de ses idées. Morin identifie 3 mécanismes selon lesquels les
paradigmes agissent sur les idées. Le premier est sémantique : les concepts et catégories
fondamentaux permettent la compréhension (intelligibilité) et donnent sens. Le deuxième est
logique : les relations logiques maîtresses permettent le raisonnement. Le troisième
mécanisme est idéologique : les principes de sélection (association/élimination) qui détermine
la rétention des idées (l’aspect idéologique réside dans une sorte d’attribution de valeurs, ou
de préférences à des propositions alternatives).

L’institution en tant que système d’idées normatif a donc une influence idéologique très
forte dans le processus de construction de sens. A un stade très développé du système d’idées,
les automatismes ou les raccourcis rendus possibles par l’idéologie se répandent et permettent
une économie importante de ressources cognitives. Mais ce faisant, ils créent un écran de plus
en plus grand entre ce que nous faisons (action devenue routinière), ce qui se passe réellement

291
(perception devenue autoréférentielle), et ce que nous voulons effectivement (valeur
fondamentale devenue éclipsée). L’économie de moyens, permise par l’idéologie, devient
aveuglante.

D . Zones d’aveuglement et système de défense

Selon Morin, c’est le noyau paradigmatique qui explique pourquoi un système d’idées ne
dispose pas de l’aptitude réflexive à s’autocritiquer dans ses fondements et sa nature. « Il leur
est impossible de percevoir quelque chose qui soit extérieur et contraire au tissu de
l’interprétation qu’elles permettent » (J. Schlanger, 1978, p.35 cité par Morin, 1981).Un
système d’idées dispose d’une cohérence logique propre, qui résiste à la perturbation
empirique en sélectionnant des données à intégrer, et en refoulant voire détruisant les données
ou idées dangereuses pour son intégrité. Sa rationalité peut devenir une rationalisation. Un
système d’idées est autocentrique et autoritaire. Il est agressif contre tout rival venant le
contester sur son terrain. Mis de plus en plus à l’écart du contrôle empirique, le noyau dur et
ses sous-systèmes produisent de nouvelles théories, mieux adaptées que les précédentes, mais
comportant les mêmes cécités cognitives. Les progrès sont donc tout à fait possibles, voire
féconds au sein d’une institution, mais n’échappent pas aux contraintes paradigmatiques du
système d’idées qui constitue son noyau.

Au stade de l’institution, lorsqu’il est bien partagé, légitimé et ancré dans les
pratiques/objets/relations, le noyau idéel a une résistance naturelle et exerce ce pouvoir
défensif contre les concurrents émergents à travers les cerveaux/esprits, les objets, et les
interactions sociales normées. Dans l’histoire des garnissages à Air Liquide, la réticence et la
résistance contre la nouvelle possibilité technologique sont d’avantage une question de
résistance paradigmatique qu’une question de telle ou telle personne. Or malgré cette
tendance à l’auto-renforcement, une institution, voire un paradigme fondamental, peut
s’affaiblir et mourir, laissant la place à un nouveau système d’idées qui vient de réussir son
parcours d’institutionnalisation.

III . L’EMERGENCE D’UN ETAT INSTITUANT

L’étude de la genèse de l’innovation dans l’entreprise par la théorie de l’état naissant nous
conduit à étudier l’émergence de l’institution dans un champ institutionnel particulier. La
transformation progressive d‘idées émergentes en innovations concrètes s’analyse comme un

292
processus d’institutionnalisation qui mène un état instituant à un état institué. Par rapport à la
théorie de la traduction, l’éclairage de la théorie de l’état naissant porte sur le phénomène
d’émergence, préalable à la négociation qui prime dans la phase d’institutionnalisation.

Pour Alberoni, l’émergence d’un état instituant (capable de s’institutionnaliser) passe


d’abord dans le cerveau/esprit des acteurs qui ont accès à un moment donné à une sorte
d’Expérience fondamentale, qui est extraordinaire et génératrice, à l’instar de l’expérience
amoureuse. Ces acteurs se lient entre eux par la reconnaissance, une dynamique
d’identification latérale particulière (latérale parce qu’on n’a pas besoin d’intervention d’un
acteur tiers qui sert de référent) : l’identification qui explose avec une rapidité foudroyante et
lie d’une façon extraordinaire des individus ayant non pas les mêmes pensées concrètes, mais
les mêmes catégories, les mêmes formes de l’Expérience, le même mode de sentir et de penser.
(Alberoni, 1992, p.253)

Schéma 38 : La constitution du groupe à l’état naissant par l’accès à l’expérience fondamentale

Expérience fondamentale

Reconnaissance Reconnaissance
Acteur Acteur Acteur

groupe à l’état naissant

A . La structure de l’expérience fondamentale

Ce qui permet la reconnaissance à l’état naissant n’est pas l’existence d’un intermédiaire
servant de support à la co-définition de deux acteurs dans une dynamique de traduction. La
reconnaissance à l’état naissant se produit sans intermédiaire entre les individus : ils vivent au
même moment un même type d’expérience particulière qu’Alberoni appelle « l’expérience
fondamentale ».

Au niveau individuel, il s’agit d’une expérience cognitive et émotionnelle spécifique.


Cognitivement, c’est la révélation d’une connaissance ou d’une vision qui était cachée et qui

293
permet une appréhension particulière du monde et des autres. Cette expérience extraordinaire
casse la trame de la vie quotidienne et lui imprime une nouvelle direction. C’est la découverte
de sa propre vocation la plus profonde, de son propre destin. Sur le plan émotionnel, cette
expérience est extraordinaire, bouleversante, enthousiasmante et passionnante. (Alberoni,
1992, p.20)
« L’expérience fondamentale est structurellement identique chez tous les individus,
quelque soient leur âge, leur race et leur culture. Elle ne connaît pas de variation dans le
temps et dans l’espace. Lorsqu’elle est présente chez un certain nombre d’individus
susceptibles d’entrer en contact entre eux, ils se reconnaissent et c’est par des signes infimes
et quelques mots qu’ils devinent et comprennent qu’ils sont en train de vivre exactement la
même expérience, qu’ils sont identiques, comme des jumeaux monozygotes ! Nous qualifions
ce processus de reconnaissance. » (op. cit., p.253)

Alberoni identifie 10 caractéristiques structurelles de l’expérience fondamentale :

Tableau 16 : Les caractéristiques de l’expérience fondamentale

L’esprit est « illuminé » et clarifie une situation


d’insatisfaction profonde où les causes et les solutions étaient
1. Moment cognitif &
obscures. C’est le passage du jour de la colère au jour de la clarté et
émotionnel
de la vérité avec une explosion de joie, d’enthousiasme,
d’allégresse et d’espoir.
Le regard neuf permet de voir autrement le cours des choses. Il
2. Discontinuité
unit ceux qui étaient séparés et sépare ceux qui étaient unis.
L’existence perd sa détermination étroite et demeure
contingente. Dans le même temps surgit l’intuition d’une solution
3. Dédoublement métaphysique
ou d’un ordre supérieur qui apparaît à la portée et qui appelle à la
réalisation.
Le passé est interrogé et réorganisé sous le regard neuf pour
révéler une partie de l’ordre caché. Les parties restant à réaliser
4. Historicisation
pour accomplir l’ordre se révèlent au fur et à mesure, sous forme de
scénario ou d’histoire plausible, et constituent le projet du sujet.
L’individu se sent libéré des éléments contingents pour tourner
vers l’orientation indiquée par l’intuition. Il distingue bien ce qui
5. Intuition du destin et liberté
est de l’ordre des moyens / contraintes de ce qui est essentiel à
atteindre.

294
Vient le moment où la discontinuité (2) entraîne des fractures
dans les relations avec l’existence qui reste dans la quotidienneté.
6. Dilemme éthique Ces fractures impliquent des choix tranchés entre une rupture avec
là d’où on vient et une renonciation à continuer l’expérience
fondamentale.
Au niveau collectif, la conviction partagée d’une vérité à sa
portée, explique la forte tendance vers le consensus. Puisqu’il y a
7. Unanimité une confiance totale sur la volonté de chacun, l’individualité des
démarches est écoutée, tolérée, voire encouragée afin d’atteindre la
vérité recherchée.
La reconnaissance et l’émotion entraînent une forte capacité de
compréhension vis-à-vis de l’autre, une complicité et une envie de
8. Fraternité
partager pleinement l’expérience en cours, même pour ce qui ne
fait pas partie des relations professionnelles.
Les valeurs d’échange et d’usage normales sont abolies au
9. Mode de fonctionnement profit d’une valeur supérieure et communément recherchée. La
communautaire contribution de chacun est authentique et donc incomparable et non
comptabilisable selon les standards impersonnels.
S’établit clairement une frontière entre ceux qui partagent
l’expérience fondamentale et ceux qui n’en sont pas. De l’extérieur,
les motifs des individus dans l’état naissant ne sont pas clairs, ni
10. Isolation du système externe
justifiés. L’exploration des possibilités est inexplicable en termes
d’objectifs clairs, mais accumule, au fur et à mesure, des
réalisations qui la justifient a posteriori.
Source : adaptation d’Alberoni (1992)

Ces caractéristiques nous semblent suffisamment précises pour détecter les individus et les
petits groupes qui sont en état naissant au sein d’une organisation. Dans l’histoire des
garnissages à Air Liquide, le petit groupe formé au sein du Service d’étude sur la production
des gaz (le SEPG) présentait clairement les caractères de l’état naissant : une écoute attentive
entre membres sans distinction hiérarchique pour trouver de bonnes solutions et la confiance
permettant une très grande autonomie dans la réalisation (7 – Unanimité) ; une grande intimité
entre les membres, une véritable complicité entre les anciens connaissant bien le métier et la
Maison, et qui apprenaient aux jeunes arrivés mais dans le même temps les respectaient et les
valorisaient (8 – Fraternité) ; une sur-motivation des membres qui ne comptaient plus les
heures et qui ne se souciaient pas de revendiquer leur part de contribution individuelle (9 –
Communauté) ; une isolation même physique (atelier fermé au public) avec l’extérieur et les

295
difficultés des acteurs externes à comprendre ce qui se passait à l’intérieur et la conviction
des membres internes qui paraissait irréaliste (10).

Au niveau individuel, les souvenirs de tous les membres interviewés montrent bien
comment leur vision était claire et que les difficultés (vues de l’extérieur, très nombreuses et
de grande ampleur) leur paraissaient bien passagères. Leur acharnement pour résoudre les
problèmes l’un après l’autre montre la conviction profonde de la possibilité d’atteindre une
solution finale supérieure. Chaque réussite intermédiaire était un moment d’éclat de joie, un
moment d’accomplissement de soi-même (5 – Destin & Liberté, 1 – Cognition & Emotion).

La discontinuité (2) était dans la façon de voir les mécanismes d’échange de matières
entre mélanges de gaz à différents états (thermodynamique vs chimique). La discontinuité
également dans la façon de représenter le processus de distillation par les modèles de
simulation, ou encore dans la vision de fabriquer (soi-même de A à Z et de façon entièrement
automatisée) la structure de base pour les colonnes de distillation.

Oser remettre en cause une technologie dominante à laquelle s’associaient des objets
emblématiques, les experts du métier, les succès passés, des compétences acquises par tout un
collectif … sans une conviction forte sur la possibilité d’une réalité supérieure, celle où
s’actualisent des valeurs plus profondes au regard desquelles les éléments précédents
deviennent secondaires (contingents), personne ne peut se lancer dans ce genre de défi (3 –
expérience métaphysique). Dans l’histoire des garnissages, il s’agit de la conviction selon
laquelle la distillation de l’air, re-pliée dans son histoire de développement industriel, dans les
dispositifs techniques sophistiquées et les compétences poussées au niveau de « l’art »,
n’échappe pas en réalité aux règles de la distillation générale. La voie des plateaux n’est
qu’une possibilité, la meilleure pendant une certaine période, mais ne saurait l’être
définitivement. Les conditions socio-industrielles évoluent et engendrent de nouveaux besoins
prioritaires (économie d’énergie par exemple). Ces besoins modifient la hiérarchie de valeurs
dans les réponses technologiques (la perte de charge dans les colonnes de distillation devient
un point central). Au regard de cette nouvelle hiérarchie de valeurs, les régimes de
fonctionnement (au sens de Simondon : régimes de causalité et formes associées) sont
interrogés et comparés, les dispositifs techniques sont dépliés (Latour, 2002). Et c’est par
cette voie qu’un nouvel ordre se révèle et appelle à sa réalisation.

296
Une nouvelle grille de lecture et d’évaluation donne de la matière pour voir autrement le
présent et pour écrire une nouvelle histoire. Cette histoire prend racine dans l’existence (le
passé et le présent) par la révélation des ordres qui y étaient cachés (par exemple : les causes
de la perte de charge dans une colonne de distillation à plateaux). Dans le même temps, elle
entrevoit les possibilités pour parvenir à un futur souhaitable, un futur dont certains traits
fondamentaux sont déjà sentis de manière intuitive (par exemple : distiller des gaz avec des
garnissages organisés qui limite la perte de charge au contact gaz - liquide), mais de multiples
détails restent à imaginer (quels paramètres de garnissages, comment les fabriquer, qu’est-ce
qu’il faut changer dans une colonne à garnissages etc.). C’est dans les aller-retours entre passé
et futur, entre ce qui vient de se réaliser et ce qu’il convient de faire ensuite, que l’ordre des
choses est sans cesse ré-agencé. Dans le cas de garnissages, de nombreux rapports faisant le
point sur l’état des développements sont des traces explicites de cette historicisation (4).
Remarquons que l’historicisation dépasse largement le fait d’écrire un rapport sur le
déroulement d’un projet. Elle est dans l’effort permanent des individus et des collectifs en état
naissant de baliser la voie qu’ils explorent. Puisque l’autonomie est importante dans les
moyens utilisés (5 – destin et liberté), l’historicisation est une manière de se retrouver, de
valider les acquis qui serviront à l’institutionnalisation.

Le point 6 – dilemme éthique – mérite une attention particulière.


« L’état naissant entrevoit l’absolu, mais ne vit pas dans l’absolu. Il est action visant à
transformer le monde, mais le monde a ses propres lois, est animé par des volontés
divergentes qui méritent et exigent d’être respectées. » (Alberoni, 1992, p.141)
Dans l’expérience de l’innovation, les acteurs avouent qu’il est souvent très difficile de
remettre en cause les pratiques passées car ceci implique souvent une remise en cause des
relations affectives construites antérieurement avec les proches. Et ces derniers peuvent
l’interpréter comme une trahison. L’innocence et l’enthousiasme de la reconnaissance à l’état
naissant doivent rapidement faire face à des oppositions, divergences, obstacles venus surtout
du reste du système, mais également à l’intérieur du groupe sur certains points particuliers.
Les choix à effectuer ne sont pas que techniques, selon Alberoni, mais impliquent une prise de
position morale pour certains d’entre eux. Alberoni explique ce dilemme éthique par
l’existence de deux morales mises en évidence par Freud : la première est une morale
primitive du modèle infantile produite par l’intériorisation des interdits et par peur de punition
et qui devient chez l’adulte une morale - droit ; la deuxième est une morale de l’amour qui
vise l’absolu, la perfection, qui exige la vérité, qui cherche à rendre l’objet d’amour heureux

297
ou parfait. Ce dilemme exige des choix qui sont psychologiquement difficiles pour l’individu.
C’est alors que la perfection ou l’absolu inatteignable laissent la place à de multiples
compromis. Le chemin de traduction et de la négociation commence.

B . La formation du groupe « multi-leaders »

Contrairement à l’idée générale que le groupe se forme autour d’un leader, d’une
idéologie ou d’un projet, Alberoni plaide que le groupe à l’état naissant se forme par la
reconnaissance horizontale. Puis au sein de ce mouvement, la croyance commune et le
leadership vont émerger.
« Il n’y pas d’abord le chef, puis le groupe, ou d’abord la croyance, puis le groupe, mais
processus unique qui engendre groupe, chef et croyance. » (Alberoni, 1992, p.250)

C’est l’accession à l’état naissant avec des modalités d’expérience spécifiques comme la
transgression, la distinction entre essentiel et contingent, qui donne aux acteurs concernés des
propriétés charismatiques. Et eux tous sont susceptibles de jouer le rôle de leader dans des
circonstances spécifiques.
« Tous les membres d’un groupe à l’état naissant se sentent en position de leader. On
peut aller jusqu’à dire que le groupe à l’état naissant est entièrement composé de leaders
charismatiques. Ses membres, y compris ceux qui pourraient apparaître comme marginaux et
qui sont chargés des tâches exclusivement matérielles, ont une très haute capacité
mobilisatrice, et font preuve d’une énergie extraordinaire pour peu qu’ils soient envoyés dans
d’autres régions ou secteurs. Hors du groupe, ils révèlent toutes les qualités de charisme qui,
dans le groupe, restent inhibées par les exigences de la division du travail. » (op. cit., p. 254)

Ce constat est particulièrement vrai dans l’histoire des garnissages à Air Liquide. Nous
avons vu comment le chef technicien agissait en tant que véritable leader pour mobiliser et
coordonner les ressources nécessaires à la conception de la presse, puis à l’automatisation de
la chaîne de production. Il négociait avec les différents chefs de service, réunissait autour de
lui l’ensemble des techniciens compétents qui n’étaient pas sensés travailler sur le projet AST,
il mobilisait son réseau relationnel en machine-outil etc. Les jeunes ingénieurs sont devenus
également de véritables leaders dans leurs missions particulières. Le chercheur, premier
porteur d’idée et le chef du service de recherche étaient indiscutablement des leaders dans la
conduite du projet, dans les négociations avec l’Ingénierie et dans la relation avec la Direction

298
Générale. Le chef du groupe de développement a pris également la position de leader dans la
phase d’industrialisation des garnissages. Et entretemps, l’expert mécanique de l’Ingénierie,
une fois « converti » aux garnissages, a piloté toute la conception des dispositifs
d’implémentation de la nouvelle structure dans la colonne.

La conception du charisme, non pas comme une qualité individuelle, mais comme
modalité d’expérience que vit l’individu, nous semble pertinente dans le cas de l’émergence
de l’innovation. Cette conception n’empêche pas qu’à l’intérieur du groupe en état naissant un
leader puisse émerger comme quelqu’un qui réussit mieux que les autres à interpréter les
phénomènes, à faire la synthèse, et à infléchir le groupe dans une direction précise (Alberoni,
1992, p.254).

IV . UN PARCOURS DE LA RECONNAISSANCE DANS LE PASSAGE DE


L’IDEE AU MOUVEMENT COLLECTIF DE REALISATION

C’est auprès des essais philosophiques de Paul Ricœur (1992, 2002, 2004) que nous
trouvons le balbutiement d’une théorie générale de la reconnaissance. Dans son « Parcours de
la reconnaissance » (2004), Paul Ricœur met en lumière différentes nuances de la dynamique
de reconnaissance dans la profusion des sens communs, des traditions philosophiques, des
théories sociales et des expériences vivantes.

Tout d’abord les sens commun (Ricœur 2004, p.21-22) dans les formes actives du verbe
reconnaître :
(1) Reconnaître = se mettre dans l’esprit l’idée de quelqu’un ou de quelque chose de l’on
connaît
(2) Reconnaître ce qu’on n’a jamais vu grâce à quelque signe, à quelque marque, à
quelque indication.
(3) Parvenir à connaître, à apercevoir, à découvrir la vérité de quelque chose : le verbe
« parvenir » insinue la mention d’une difficulté en forme d’hésitation, de retard, de résistance.
(4) Ne reconnaître que : marque la résistance naturelle de l’esprit devant l’inconnu
(5) Admettre, accepter comme vrai, comme incontestable : mettre fin à une hésitation,
mais aussi en faire mention
(6) Admettre à se soumettre
(7) Déclaration de foi, avouer, confesser

299
(8) Avoir de la reconnaissance pour et en témoigner : une gratitude est émise pour
restituer une dette, un don.

Dans les formes passives, « être reconnu », derrière les aspects de conséquence résultant
des formes actives, se cache la lutte pour la reconnaissance, chère à la philosophie hégélienne.
« Reconnaître en tant qu’acte exprime une prétention, un claim, d’exercer une maîtrise
intellectuelle sur le champ des significations, des assertions significatives. Au pôle opposé de
la trajectoire, la demande de la reconnaissance exprime une attente qui peut être satisfaite
seulement en tant que reconnaissance mutuelle, que ceci reste un rêve inaccessible ou qu’elle
requiert des procédures et des institutions qui élèvent la reconnaissance au plan
politique ».(op. cit. p.39-40)

A . Reconnaissance et idée

Au niveau intra-individuel, la reconnaissance se déploie dans les registres de la perception,


de la réception et du jugement. Cette dynamique se déclenche d’abord dans l’acte de saisir un
objet par l’esprit et ouvre la voie de la connaissance. La connaissance n’est pas
l’aboutissement final, mais plutôt un processus discipliné, que ce soit dans la méditation chez
Descartes (éviter les sources d’erreurs et examiner les doutes) ou dans l’épreuve de la
pratique de Dewey. Une idée n’est pas vraie ou fausse, mais elle est reçue pour vraie, pour
fausse ou tout simplement ignorée.

Selon Kant, « il y a deux souches de la connaissance humaine, qui viennent peut-être


d’une racine commune, mais inconnue de nous, à savoir la sensibilité et l’entendement ; par la
première, les objets nous sont donnés, par la seconde, ils sont pensés. » (cité par Ricœur, 2004,
p.68). Le jugement est une opération de synthèse qui relie la réceptivité de la sensibilité et la
spontanéité de l’entendement (op. cit. p.75). Cette synthèse ne donne pas lieu à une
connaissance immédiate de l’objet, mais à une suite de représentations combinant les
intuitions, les images et concepts autour du phénomène. Cette synthèse est une opération
complexe dont Paul Ricœur identifie au moins trois figures (p.77):
• synthèse de l’appréhension dans l’intuition
• synthèse de la reproduction dans l’imagination
• synthèse de la recognition dans le concept

300
L’intuition est vue comme une synthèse de temps, permettant de rassembler dans un ordre
temporel les éléments sensibles parvenus à l’esprit pour avoir une idée du phénomène.
L’imagination permet de rassembler les représentations existantes (qui supposent une
reproduction) pour représenter l’ordre émergent dans l’intuition. Enfin, la recognition
synthétise la nouvelle représentation en une unité conceptuelle qui reflète l’unité du
phénomène, devenu alors un objet bien déterminé.

Vue ainsi, la reconnaissance au niveau intra-subjectif dépend de la sensibilité. Cette


sensibilité est particulièrement explicite dans l’état d’insatisfaction mobilisatrice qui favorise
la réceptivité de l’intuition. Le rôle de l’expérience perceptive est également mis en lumière
dans l’opération de synthèse par l’imagination. La capacité imaginative dépend de la richesse
des expériences vécues et mémorisées, que ce soit dans les formes confuses de sensation, ou
dans les formes plus explicites des représentations schématiques et conceptuelles. La
recognition, quant à elle, met l’accent sur l’importance de la formulation conceptuelle, un
travaille qui accompagne le processus de vérification déclenchée par la reconnaissance afin de
donner corps à l’idée au niveau cognitif.

B . Reconnaissance et action

Passons de l’idée à l’action pour savoir comment l’impulsion à l’engagement passe


également par une dynamique de reconnaissance, celle de la reconnaissance de soi-même en
tant qu’acteur capable d’action. Paul Ricœur puise sa réflexion sur la reconnaissance de soi
dans la philosophie de l’action d’Aristote, laquelle est elle-même fondée sur la vertu : « La
vertu de l’homme sera aussi (comme la vision fait que l’œil est bon) un état qui rend l’homme
bon et qui lui permet de mener son œuvre propre à bon achèvement » (op. cit. p.139). La
reconnaissance de soi y est vue d’abord sous l’angle de la conscience de ses propres capacités
d’agir et de ses responsabilités (le concept de l’agency).

Paul Ricœur explicite cette conscience d’abord dans le « pouvoir dire ».


« … parler c’est faire des choses avec les mots 91. En inaugurant l’idée de capacité par le
pouvoir dire, nous conférons d’un seul coup à la notion d’agir humain l’extension qui justifie
la caractérisation comme l’homme capable du soi se reconnaissant dans ses capacités. » (op.
cit. p.156).

91
Austin, cité par Paul Ricœur (2004), p. 156

301
Vient en suite le pouvoir d’action proprement dit qui désigne « la capacité de faire arriver
des événements dans l’environnement physique et social du sujet agissant » (p.159). Puisque
les événements ont toujours une part contingente, la part de l’action réside premièrement dans
l’acte intentionnel qui initie de nouvelles séries d’événement, et deuxièmement dans la
capacité d’adaptation au cours des événements.

En troisième lieu de la reconnaissance du soi se trouve le pouvoir raconter et se raconter,


qui reconstitue les événements, leur donne du sens sous l’emprise de l’identité, d’où le
concept de l’identité narrative (p.166). La reconnaissance de soi est mise sur la scène
interpersonnelle et publique à travers cette narration et conduit à des ajustements dans
l’attribution des capacités et des responsabilités.

Nous rejoignons ici les prémisses de la sociologie de la traduction : d’une part, la capacité
d’auto-attribution des capacités et des responsabilités (ce qui donne le statut d’acteur à un
agent) et, d’autre part, la négociation avec d’autres acteurs pour ajuster ces attributions dans
un accord nécessaire à une action collective (ce qui est le propre de la traduction).

La reconnaissance de soi est à la base de la notion de projet au niveau individuel dans la


mesure où elle donne sens explicitement ou implicitement à une conduite particulière,
intentionnée et attentionnée. Il s’agit là du propre de la conduite à projet chez Boutinet (1991,
1999), qui consiste, dans le modèle de Weick, en boucles de construction de sens déclenchés
par une série de d’actions (intentions) et d’efforts de perception (attentions).

C . Reconnaissance et interaction

Au niveau intersubjectif, la dynamique de la reconnaissance se déploie sous le registre de


la connaissance mutuelle. Ce registre est particulièrement développé dans l’état naissant
d’Alberoni avec la fraternité et la communauté que nous avons discutées dans cette même
section. Il est également abordé par Ricœur avec des figures très proches, l’amitié et
l’échange de dons. Callon dans l’examen des régimes de traduction (1991) propose également
la reconnaissance comme un régime alternatif au marché, sans pour autant spécifier ces
régimes.

302
Dans un processus d’innovation, la reconnaissance est reflétée dans l’engagement total de
certains membres pour un projet commun sans se soucier des statuts et des attributions
conventionnées. Les dialogues ne sont pas que des négociations, mais très souvent une
exploration pour aboutir, dans des cas « heureux », à la convergence des sens. Cette
convergence peut entraîner l’émergence d’un sens identique reflété par une parole partagée
qui est un événement en soi (Ricœur, 1992).

La reconnaissance d’un objet (l’idée) et la reconnaissance du soi ne peuvent sortir de la


sphère intra-subjective que quand elles soient reçues par les autres. « Parler ne va pas sans la
présupposition et l’attente d’un pouvoir être entendu » (Ricœur, 2004, p.378). C’est dans les
petits groupes à l’état naissant que l’intimité et la complicité permettent d’instaurer une
condition propice à l’écoute (Gaudin, 1978). Les acteurs, reconnus dans leur authenticité en
contraste avec les situations de négociation où ils sont vus et entendus comme porte-paroles,
peuvent alors mener ensemble l’exploration et la confirmation de leurs capacités et de leur
identité.

C’est en cette dynamique que la reconnaissance déploie de manière la plus explicite son
sens de re-co-naissance, c'est-à-dire de renaître avec, ou de renaître en collectif.

D . Reconnaissance et culture

Le déploiement de la dynamique de reconnaissance aux niveaux individuel et


interindividuel est imprégné par le milieu culturel. Prenons l’exemple de la reconnaissance de
soi en tant qu’acteur capable et responsable, appelée par Paul Ricœur la conscience de
l’agency et l’acte d’imputation (Ricœur, 2004).
« Le concept même d’imputation ne pouvait être articulé que dans une culture qui d’une
part, avait poussé l’explication causale des phénomènes naturels aussi loin que possible
jusqu’au cœur des sciences humaines et, d’autre part, élaboré une doctrine morale et
juridique où la responsabilité est encadrée par des codes élaborés, plaçant délits et peines sur
les plateaux de la balance de la justice. » (op. cit. p.171)
« …la reconnaissance par l’agent de sa puissance d’agir, de son agency, constitue une
constante culturelle que confirme la lisibilité qu’on peut dire transculturelle des classiques de
la culture occidentale. » (op. cit.p.232)

303
Un autre exemple concerne le concept de droit aux capabilités. Le concept vient des
travaux d’Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998, qui soutient l’idée que la capacité
d’agir d’un acteur, son agency, est conditionnée dans un système social à travers l’accès aux
ressources. Partant des recherches sur les famines dans l’histoire, Sen plaide pour une
reconnaissance au niveau éthique de la société, qui consiste à définir les conditions
nécessaires pour qu’un individu ait une capacité d’écrire sa propre histoire, et ce afin
d’instituer un droit aux capabilités. Ce droit donne non seulement le cadre pour les possibilités
d’agir, mais garantit également l’accès aux ressources minimales nécessaires pour que ces
possibilités soient effectivement actionnables. Cette réflexion s’inscrit dans la ligne
d’institution des droits de l’homme et peut être poussée très loin, par exemple dans la
revendication d’un droit d’entreprendre pour chaque individu (Gaudin, 1998)

A l’échelle d’une organisation, une sous-culture peut être plus ou moins favorable à la
reconnaissance. Chez Air Liquide, nous avons identifié certains traits culturels favorables :
valeur de la figure d’entrepreneur, le fonctionnement en réseau et en petites groupes,
l’entraide, pas d’interdiction mais des précautions … sans parler du programme institutionnel
de reconnaissance des inventeurs.

En résumé, dans le processus d’innovation, les facteurs culturels favorisant la


reconnaissance résident dans plusieurs facteurs complémentaires : (1) valeurs (figure
d’entrepreneur par exemple) ; (2) éthique de droit et de responsabilité (droit de capabilités,
tolérance face aux risques, conscience de responsabilité) ; et (3) état des connaissances sur le
phénomène de l’innovation.

E . Reconnaissance et organisation

Au niveau organisationnel, la reconnaissance échappe aux règles organisationnelles mais


se déploie sous le registre de l’approbation et de la récompense.

L’approbation d’un mouvement innovant n’est pas un acte naturel qui ne dépend que la
qualité intrinsèque de l’idée et du mouvement. Cette approbation dépend également de la
réceptivité de l’organisation, c'est-à-dire de sa capacité de se réapproprier une déviance ayant
émergé en son sein. Cette capacité tient à plusieurs facteurs. Nous en identifions au moins

304
trois : (1) Personnalité des leaders de l’organisation, (2) Processus d’élaboration stratégique et
(3) Capacité de l’organisation à absorber des changements.

Ces trois facteurs sont clairement identifiés dans le cas d’Air Liquide, où les leaders de
l’organisation ont tous connu des expériences d’innovation radicales et cultivent un esprit
d’aventure et de conquête. Dans le processus d’élaboration stratégique, l’organisation d’Air
Liquide se dote de plusieurs instances intermédiaires capables de traduire des visions à
différents niveaux. Ces instances intermédiaires sont complétées par des possibilités de court-
circuit grâce au fonctionnement en réseau et à une rotation importante des acteurs. Finalement,
la capacité à absorber des changements tient à une réserve de flexibilité permise par
l’anticipation (bien prévoir pour donner du temps au changement), par la marge financière
(business model), et par un contrat de confiance du personnel (politique de ressources
humaines).

Le deuxième aspect de la reconnaissance au niveau organisationnel concerne la


récompense postérieure au processus d’innovation. La politique de récompense, que se soit
dans les programmes spéciaux de type « reconnaissance des inventeurs », ou diffusée dans la
gestion des carrières et dans la communication, n’est pas à l’origine de l’émergence des
innovations, mais entretient une dynamique de valorisation et d’apprentissage. Les
récompenses matérielles et symboliques provoquent des occasions de synthèse permettant
ainsi le « pouvoir se raconter et raconter » et contribuent au processus identitaire individuel et
collectif.

Au terme de cette exploration d’un parcours de la reconnaissance dans le processus de


transformation des idées en mouvements collectifs de réalisation, nous arrivons à une
première synthèse de notre intuition empirique. Cette synthèse donne l’image d’une certaine
harmonie de valeurs, de visions, de ressources et d’actions qui favorise la construction de sens.

305
Schéma 39: Niveaux et dynamiques de la reconnaissance dans le processus d’innovation

INTRASUBJECTIF INTERSUBJECTIF

Sensibilité Etat naissant


Perception Imagination Recognition Expérience fondamentale Renaître avec
Conscience de soi Reconnaissance mutuelle
Agency Identité narrative Communauté Echange de dons

RECONNAISSANCE
dans
L’INNOVATION

Valeurs Réappropriation
Ethique Droit aux capabilités Leader Stratégie Capacité d’absorption
Connaissance Récompense
Phénomène d’innovation Valorisation Récit Apprentissage

CULTUREL ORGANISATIONNEL

306
SECTION 3 : DISCUSSION

Résumons d’abord notre parcours de recherche avant de discuter les résultats que nous
avons présentés, les apports que nous revendiquons, les limites que nous identifions et les
perspectives de développement que nous envisageons.

L’objet de cette recherche est la compréhension d’un phénomène peu abordé dans les
théories managériales de l’innovation, la transformation des idées émergentes en mouvements
collectifs de réalisation, en dehors des aspects de gestion de projet, relativement bien
développés et diffusés dans les pratiques de l’entreprise.

La nature du phénomène, en tant qu’intuition empirique issue d’observations antérieures,


a conduit au choix d’une méthodologie d’analyse processuelle (inspirée largement de
Pettigrew) des processus concrets dans la genèse de l’innovation. La perspective stratégique
nous a amené à rechercher les sources de manœuvre (dans la notion de capabilités) pour les
acteurs de l’innovation. C’est dans cette perspective que l’approche sociocognitive par les
dynamiques de construction de sens a demeuré particulièrement porteuse

La combinaison des travaux autour du sensemaking, initiés par Weick, et des travaux en
sociologie de traduction, initiés par Callon et Latour, a constitué le premier cadre conceptuel
pour l’investigation empirique. Le terrain a consisté in fine en une analyse monographique, en
gros plan, du cas de l’entreprise Air Liquide avec l’histoire d’une innovation technologique
majeure, celle des garnissages dans le programme d’innovation nommé AST.

L’analyse monographique du cas Air Liquide nous a montré la pertinence de l’approche


théorique choisie dans la saisie et la compréhension des phénomènes concrets. Tant la
perspective de l’intéressement que celle du sensemaking ont permis de rendre compte d’une
part importante de ce que le cas nous avait donné à voir. Pourtant, la confrontation entre
observations empiriques et l’exploration théorique a également fait émerger des zones
d’ombre et de nouveaux points d’interrogation. Ces derniers nous ont conduit découvrir une
approche théorique complémentaire, porteuse pour la compréhension du phénomène étudié,
mais peu connue et peu mobilisée dans les théories managériales actuelles sur l’innovation. Il
s’agit de l’approche par la reconnaissance. Contrairement à l’approche par la traduction, qui a

307
fait l’objet des développements théoriques et méthodologiques importants pour l’étude de
l’innovation, l’approche par la reconnaissance en est encore à l’aube de son développement, à
l’image de l’essai préliminaire de Paul Ricœur pour une base philosophique synthétique. Le
concept de la reconnaissance a été mobilisé dans la théorie psychosociologique des
mouvements collectifs à l’état naissant de Francesco Alberoni, et a inspiré Thierry Gaudin
dans ses travaux sur l’innovation.

Notre recherche s’inscrit dans cette veine de recherche, encore exploratoire, mais qui se
révèle particulièrement porteuse, tant sur le plan théorique que sur le plan managérial.

I . SUR LE PLAN THEORIQUE

L’apport principal de notre recherche est de montrer la complémentarité entre traduction


et reconnaissance dans les dynamiques de construction de sens. Dans l’émergence des
innovations, la reconnaissance précède la traduction dans l’identification des idées innovantes
et dans la constitution des petits groupes porteurs d’innovation. La reconnaissance complète
ensuite la traduction dans le phénomène de conversion permettant la constitution de nouveaux
foyers à l’état naissant, mais également dans l’éviction des opposants permettant d’enlever les
résistances en bloc.

La traduction conserve sa pertinence dans les phénomènes de conquête d’alliés et de


controverses qui permettent de tracer le processus de concrétisation et d’institutionnalisation
de manière continue.

Le deuxième apport théorique consiste en une spécification de l’approche par la


reconnaissance portant sur l’étude de l’émergence de l’innovation. Des catégories théoriques
fondamentales sont ainsi identifiées, en nous appuyant sur la théorie de l’état naissant
d’Alberoni et les travaux philosophiques de Paul Ricœur.

Les principales limites de cette recherche résident dans l’étude monographique


longitudinale, qui ne permet pas de mener une analyse comparative inter cas, en intra- et inter
entreprises. Ces limites sont compensées par une confrontation intensive avec des acteurs qui
apportent chacun leurs expériences vécues enrichissant ainsi considérablement le cas.

308
Ce travail exploratoire ouvre la voie à au moins deux perspectives majeures de recherche :
• la première consiste à raffiner la compréhension des phénomènes d’innovation par
les théories encore peu mobilisées (théorie psychosociale de l’état naissant, théorie
économique de droit aux capabilités, champ de communication de la mise en récit,
champ managérial de la récompense…),
• la deuxième consiste à mobiliser la compréhension du phénomène de l’innovation
dans la construction d’une théorie générale de la reconnaissance qui a été relancée
par Paul Ricœur, mais qui reste encore à l’état de balbutiement et dont l’adaptation
au management reste largement à faire.

II . SUR LE PLAN MANAGERIAL

En complétant l’approche par la traduction avec celle par la reconnaissance nous avons
relevé (et même modélisé) ce qui apparaît comme une forte complémentarité entre ces
logiques. Dans une perspective stratégique, nous avançons que ces deux perspectives offrent
une possibilité d’articulation harmonieuse entre la conception des objectifs, l’organisation des
ressources et le pilotage des processus pour l’innovation. C’est ce que suggère le tableau 17.

Tableau 17 : Complémentarité d’approches dans la perspective stratégique


Deux approches rapportées
Approche par la traduction Approche par la reconnaissance
à la perspective stratégique
But : La sanction positive de la cible But : Faire advenir une réalité désirée
(utilisateur, acheteur, développeur qui se révèle intuitivement réalisable
etc.) vis-à-vis de l’offre proposée
Conception du but et des
Objectifs : Construire un réseau Objectifs : Rechercher les vérités à
objectifs
d’alliés par les dispositifs peine dévoilées par tous les moyens à
d’intéressement qui mènent jusqu’à disposition.
la cible finale

309
- Les acteurs (humains et non - Les acteurs à l’état naissant se
humains), considérés comme des reconnaissent et s’engagent de manière
porte-parole potentiels de leurs authentique (avec toute leur
réseaux, sont mis en situation de personnalité) dans l’élaboration du
négociation autour des scénarii contenu d’une expérience fondamentale
d’interactions (scripts) et de leur partagée.
Organisation des inscription dans les dispositifs - De nouveaux repères et langages sont
ressources d’intéressement. recherchés et inventés. Le passé est
- Les dispositifs, une fois conçus, réinterrogé sous cette nouvelle grille de
deviennent de nouveaux porte-parole lecture pour dévoiler l’ordre caché,
potentiels qui entreront dans de l’ordre à réactualiser dans le futur.
nouvelles négociations et ainsi de - Les buts communs et les stratégies
suite. pour les atteindre sont construits et
articulés au fur et à mesure.
Combinaison : choisir les bons Combinaison : réunir des perceptions
porte-parole à mettre dans la fragmentaires pour reconstituer et
négociation pour produire des exprimer le contenu de l’expérience
« scripts » réalistes fondamentale commune
Comparaison : analyser de manière Comparaison : mettre à l’épreuve des
systématique les écarts entre les réalisations suivant des échéances et
scripts inscrits dans le dispositif des règles propres (repères) pour
Principes de pilotage
proposé et les mises en scènes réelles décider de l’échec ou de la victoire
lors des déplacements du dispositif (validation)
pour l’améliorer
Confrontation : trancher les procès Confrontation : gérer la ligne de
d’accusation lors des négociations fracture avec le système externe par la
pour plus de robustesse du réseau et séduction charismatique ou par la
donc du dispositif qu’il porte. renonciation

La combinaison des deux approches permet une combinaison des ressources et des
conduites dans une meilleure intelligence de situation.

Contrairement à l’approche par la traduction qui est bien développée dans la gestion de
projet d’innovation, la prise en compte de la dynamique de reconnaissance ouvre la voie à de
nouveaux leviers managériaux.

Tout d’abord, il s’agit de la détection de potentiels foyers à l’état naissant susceptibles


d’être porteurs d’innovation et de force instituante. Cette détection permet d’apporter des

310
ressources nécessaires au bon développement des processus à l’œuvre tout en veillant à
s’entourer de quelques précautions (comme, par exemple, celle consistant à accepter que le
« groupuscule passionné » crée temporairement ses propres logiques de travail, avant de le
faire re-converger vers les logiques de l’organisation, quitte à adapter ces dernières au
passage).
La préparation de la transition du mouvement d’innovation d’une entité à d’autre (de la
recherche au développement industriel par exemple) peut être facilitée par la détection des
foyers réceptifs et/ou résistants afin d’agir sur le système (gestion ou arbitrage des conflits,
mutation du personnel,…)

La compréhension des caractéristiques de l’état naissant peut aussi permettre d’éviter les
écueils dans la phase aval de valorisation et de récompense (différencier les moyens de
récompenses : symboliques, matériels, promotions, collectifs vs individuels).

Cependant, cette approche par la reconnaissance comporte certaines limites sur le plan
managérial. Très optimiste dans l’état naissant, Alberoni est sceptique, voire pessimiste dans
la phase d’institutionnalisation qui suit. Pour Alberoni, autant l’état naissant est universel,
comme l’état amoureux, autant ce qui suit est contingent :
« Le résultat historique d’un mouvement et ses conséquences dépendent de maints
facteurs et peuvent n’avoir aucun rapport ni avec les idéaux entrevus dans l’expérience
fondamentale de l’état naissant, ni les déclarations grandiloquentes de ses chefs, ni avec
le projet de gestion proposé. Ils ne coïncident même pas nécessairement avec les résultats
concrets du conflit que ce soit un succès ou un échec. Il serait absurde de partir de son
aboutissement pour reconstituer les intentions qui ont animé le mouvement.
« En effet, tout mouvement explore les possibles et se met en quête de ses propres buts.
Il est comparable à un fleuve qui creuse son propre lit en contournant les obstacles qu’il
rencontre et en absorbant les affluents que lui procurent les pluies. Son cours peut
changer soudainement ; il progresse par crises, révélations inattendues, déceptions
brusques, enthousiasmes soudains. » (Alberoni, 1992, p.463)

La reconnaissance développée dans l’état naissant est limitée à une sensibilité perceptive
et à un engagement sous l’impulsion émotionnelle. Dans la phase d’institutionnalisation,
l’effet de reconnaissance selon la conception d’Alberoni voit son intensité diminuer dans le
temps.

311
Or dans le champ du management, l’innovation a de la valeur non pas parce qu’elle
émerge, mais parce qu’elle s’institutionnalise en activités productives performantes.
L’approche par la seule reconnaissance risquerait ainsi de conduire à privilégier l’attention et
les efforts pendant la période d’effervescence collective, puis de laisser tomber le processus
dans la phase plus fastidieuse d’implémentation, que l’on sait pourtant très importante pour la
réussite d’une innovation.

La sociologie de la traduction, avec notamment la conquête d’alliés par la création des


intermédiaires (dispositifs d’intéressement) et mouvement de ponctuation des réseaux,
reprend alors toute sa pertinence.

312
CONCLUSION

Le défi principal de cette recherche était d’utiliser la construction de sens comme clé pour
appréhender et comprendre l’émergence des innovations. Rappelons nos trois questions de
recherche :
(1) Comment décrire ce processus du point de vue de la construction de sens ?
(2) Quels schèmes dynamiques de construction de sens ?
(3) Quels facteurs déterminants du phénomène ?

A la première question, notre réponse consiste dans la construction d’une grille de


perception et d’analyse des processus concrets qui transforment les idées émergentes en
mouvements collectifs de réalisation (chapitre III). Cette grille combine d’une part le modèle
de construction collective de sens (« organizational sensemaking ») de Weick (Schéma 17 :
Concepts du microprocessus de construction de sens) et, d’autre part, la grille d’analyse
processuelle de Pettigrew (Schéma 16: Articulation des approches théoriques dans l’analyse
processuelle). Cette dernière a été adaptée à notre objet de recherche en mobilisant les travaux
théoriques pertinents que nous avons analysés dans le chapitre II.

Ensuite, nous avons construit un plan d’investigation empirique permettant d’aborder un


terrain à deux niveaux : niveau des cadres cognitifs et niveau des processus concrets (Schéma
21 : L’architecture de l’Etude de Cas). Sur un terrain concret, le cas d’Air Liquide avec
l’histoire des garnissages AST, une étape intermédiaire de mise en forme des données a paru
nécessaire. Il s’agit d’une reconstruction du récit par le graphe sociotechnique du Centre de
Sociologie de l’Innovation (Latour, Mauguin et Teil, 1991). Cette méthode de cartographie du
processus d’innovation a été utilisée dans notre cas avec une perspective qualitative de mise
en forme du récit et d’ajustement de la perception avec les sources.

L’ensemble de ces concepts et méthodes nous a permis de collecter des données riches sur
l’entreprise et sur l’histoire de 10 ans d’émergence d’une innovation majeure. L’intérêt que
les acteurs - sources ont accordé et accordent à l’étude montre que notre travail a pour eux un
sens pour leur propre apprentissage en matière de management de l’innovation.

313
A la deuxième question, notre réponse émerge de l’analyse du terrain empirique, ce qui
est le propre de la démarche théorique enracinée (« Grounded Theory »). Il faut rappeler au
préalable que notre analyse des données a été menée en parallèle avec la collecte dans une
immersion profonde du chercheur sur le terrain. L’interaction intensive avec les acteurs
favorise l’empathie et améliore la qualité des données et de l’interprétation que nous en
faisons dans l’analyse.

Les dynamiques de construction de sens demeurent structurantes dans le processus de


transformation des idées en mouvements collectifs de réalisation. Les phasages qui marquent
la progression du processus correspondent à des changements significatifs dans la nature des
dynamiques sous-jacentes de construction de sens (voir Schéma 25 : Séquence instituée,
Schéma 26 : Séquence instituante, Schéma 30 : Les étapes conduisant au changement de
paradigme technologique dans l’histoire AST, Schéma 32: Articulation des processus de
transformation, Schéma 33: Les acteurs selon la nature des processus à l'œuvre, Schéma 34 :
Dynamique de traduction & dynamique de reconnaissance comme modes d’interaction).
Identifier les séquences de construction de sens dans un processus d’innovation en cours peut
informer sur le stade de développement d’un processus d’innovation et les enjeux sous-jacents.

A la troisième question, notre analyse montre la pertinence de l’approche par la


construction de sens tout d’abord dans la mise en évidence de la nature des résistances
auxquelles doit faire face une innovation émergente (Schéma 28 : La résistance d’un
paradigme technologique). Elle permet d’aller au-delà de la manifestation de ces résistances
pour investiguer les causes. L’analyse de l’histoire des garnissages nous montre combien une
« core » technologie établie influence la manière de percevoir, de penser et d’agir.

Elle montre également comment un germe d’innovation peut s’enraciner dans les
interstices laissés par le paradigme dominant. Il s’agit d’abord des cerveaux / esprits en état
d’insatisfaction mobilisatrice où le circuit de construction de sens « business as usual » est
rompu (voir Schéma 25 : Séquence instituée), créant ainsi une tension type identitaire. Cette
tension provoque la recherche du sens en mobilisant des cadres latents plus profonds et des
valeurs où le germe d’innovation apparaît comme vecteur de reconstruction de sens et de
réalisation de soi (voir Schéma 26 : Séquence instituante). Le germe s’enracine également
dans le cadre culturel avec des points d’ancrage comme l’autonomie, la confiance, la
responsabilité, la prévoyance, etc., pour créer des espaces d’incubation au sein de

314
l’organisation. Ces espaces permettent au projet émergent de prendre forme, de gagner en
consistance, avant de conquérir l’organisation, de proche en proche pour reprendre la
dynamique de transduction de Simondon.

Parler de la construction de sens dans l’innovation permet ainsi de préciser la place du


cadre culturel, à l’intermédiaire du cadre organisationnel et de l’impulsion entrepreneuriale
individuelle, dans la transformation des idées en innovation (voir Tableau 13 : Groupement
des cadres dans l’histoire AST).

Finalement, les grands cycles de construction de sens que nous avons identifiés (voir
Schéma 25 : Séquence instituée, Schéma 26 : Séquence instituante, Schéma 32: Articulation
des processus de transformation, Schéma 33: Les acteurs selon la nature des processus à
l'œuvre) apportent des formes pertinentes pour suivre la marche de progression d’un
processus d’innovation. Ces forment se situent principalement au niveau des interactions en
précisant les enjeux et les dynamiques cognitives sous-jacentes. Elles complètent le modèle
tourbillonnaire de la Sociologie de traduction en prenant en compte les intentions et les
attentes des acteurs impliqués, et les forces exercées par le système à travers les cadres.

L’essence d’un processus d’innovation n’est pas seulement une conquête d’alliés par
intéressement et controverse. C’est aussi une quête de valeur, d’estime et de réalisation de soi,
dans et par le collectif à travers la dynamique de Re-Co-Naissance. Cette dynamique, dont les
multiples facettes n’ont fait l’objet de synthèse théorique que très récemment par Paul Ricœur
dans son ultime essai philosophie, se manifeste de manière très claire dans notre histoire des
garnissages. La théorie de l’état naissant de Francesco Alberoni n’est mobilisée que très peu
dans l’étude de l’innovation (les travaux de Thierry Gaudin en sont une exception). Or c’est
dans une approche par la reconnaissance, combinée avec l’analyse par la construction de sens,
que plusieurs phénomènes jusqu’à maintenant identifiés de manière éparpillée par les théories
du management de l’innovation, peuvent être articulés dans un ensemble cohérent. L’écoute
sensible d’un état d’insatisfaction mobilisatrice réunit en elle les figures du champion de
l’innovation en dépassant le clivage individuel / collectif / processus. L’état naissant réunit en
lui les comportements d’engagement spécifique, l’apparition des vocabulaires créatifs
(concepts et standards), la création des artefacts par une conception authentique et innovante,
l’émergence du leadership etc. Les aspects culturels et organisationnels se trouvent ainsi
mieux articulés avec les aspects émotionnels et comportementaux dans les interactions.

315
Notre réponse n’est pas complète, elle en est encore à un stade d’exploration. Notre
principale avancée théorique consiste en une articulation de la dynamique de la
reconnaissance avec celle de la traduction dans le processus d’innovation. Il s’agit d’une
articulation complexe à la fois spatio-temporelle et structurelle (voir Schéma 34 : Dynamique
de traduction & dynamique de reconnaissance comme modes d’interaction, Schéma 35 :
Traduction & Reconnaissance pour la Construction de sens dans l’émergence de l’innovation,
Schéma 36 : Reconnaissance et Traduction dans l’enchaînement d’opérations cognitives).
Les théories actuelles sur la reconnaissance (Ricœur, Alberoni, Gaudin) apportent une
première base conceptuelle pertinente pour l’étude de l’émergence de l’innovation et nous
permettent d’élaborer une première synthèse (voir Schéma 39: Niveaux et dynamiques de la
reconnaissance). Cette synthèse articule en elle plusieurs thématiques de recherche, certaines
déjà développées, d’autres à initier. C’est notamment le cas des « doits aux capabilités » en
tant que condition culturelle pour l’émergence de l’innovation. Au niveau organisationnel, la
thématique de reconnaissance – récompense, assez bien développée dans la gestion des
ressources humaines, peut devenir une thématique importante du management stratégique de
l’innovation.

A l’issue de cette recherche, deux grandes perspectives de développements théoriques


s’ouvrent.

La première consiste en un élargissement du champ empirique des processus concrets


d’innovation pour raffiner la base théorique de la construction de sens. La pertinence de
l’articulation entre la dynamique de traduction et celle de la reconnaissance devrait être mise à
l’épreuve sur d’autres terrains. L’élargissement peut aller dans le sens de la diversification du
type d’innovation étudié. Le cas des garnissages est fondamentalement une innovation
technologique de process. Les innovations de produits, de marketing, de pratique
organisationnelle, de structure… sont à envisager. Ces types d’innovation différents peuvent
faire varier le contenu et l’importance des cadres mobilisés dans la construction de sens.
L’élargissement peut aller également vers l’étude des projets ayant échoué et des projets en
cours, ce que nous n’avons pas pu faire dans le cadre de cette thèse malgré notre intention
initiale. Le cas des garnissages est un cas « heureux », car il est rare qu’une innovation
majeure de ce type se passe de manière progressive, laissant le temps à l’organisation de se
l’approprier et d’en tirer une renaissance technologique, culturelle et organisationnelle.

316
Cette perspective se prête bien à une posture de recherche action où le chercheur participe
à l’effort de traduction et de reconnaissance au sein d’un projet émergent. L’intérêt
qu’accordent les acteurs de l’entreprise pour notre recherche, même sur un cas d’innovation
du passé, montre le grand potentiel de cette voie, à la fois pour contribuer efficacement aux
projets de l’entreprise et pour faire progresser les connaissances en sciences de gestion.

La deuxième voie concerne le développement de l’approche par la reconnaissance dans le


champ du management stratégique. Dans ce champ de recherche, l’approche par la
concurrence, la négociation, l’arbitrage, la connaissance… est dominante. La toile de fond de
la théorie de la traduction est bien ficelée. L’approche par la reconnaissance, dont la base
conceptuelle n’en est encore qu’au stade embryonnaire, permettrait d’articuler, dans une
même veine de recherche, des travaux sur l’émergence, la créativité, l’émotion, la coopération,
la confiance, la récompense …. La perspective peut alors être théorique, en cherchant à
articuler une approche intégratrice, plus cohérente et instrumentée, par la synthèse de
thématiques qui sont aujourd’hui relativement isolées. Une perspective empirique basée
uniquement sur l’approche par la reconnaissance est également envisageable mais demeure
plus délicate du fait de l’omniprésence des dynamiques de traduction qu’il est difficile
d’évacuer.

Ainsi s’achève notre projet de recherche de thèse. Cette recherche apporte une certaine
forme, petite et incomplète sans doute, mais nous espérons qu’elle pourra devenir un germe
structural, pour reprendre le terme de Simondon, qui donnera lieu à d’autres mouvements de
structuration dans les différents champs si complexes et si riches, les champs de la vie.

317
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334
ANNEXE

Annexe 1 : La construction du graphe sociotechnique de l’histoire AST

(1) - mi-1970 : La première référence du garnissage à AL


V1 : « Sulzer veut vendre à Air Liquide des structures de garnissage pour équiper ses
colonnes de distillation cryogénique car les garnissages distillent mieux. »
Les actants qui ont été mobilisés pour soutenir ce programme dit « garnissages » sont :
A1 : Sulzer (fournisseur) ; Avantage technique (argument) ; Distillation cryogénique
(champ d’intérêt du client Air Liquide)

Cet énoncé n’a pas été relayé par un programme d’Air Liquide qui aurait pu être :
V* : « Air Liquide, reconnaissant l’avantage technique des garnissages que peut vendre
Sulzer pour la distillation cryogénique, a l’intention de les acheter »
Les acteurs de ce programme auraient pu être agencés de façon suivante :
A* : Air Liquide (acheteur) ; Distillation cryogénique ; Performance technique ; Sulzer
(fournisseur)
Autrement dit, Air Liquide aurait pu s’associer à la chaîne d’acteurs qui supporte le
programme initial proposé par son fournisseur.

En effet, la proposition (le programme) de Sulzer a déclenché une toute autre traduction
par Air Liquide que nous pouvons qualifier comme contre-progarmme du V1.
V1⎯ : « AL ne veut pas acheter à un fournisseur externe des structures qui sont conçues
pour la pétrochimie et coûtent cher. Les colonnes de distillation par plateaux fonctionnent
bien et sont sans cesse améliorées depuis l’invention du fondateur. »
La traduction de V1 en V1⎯ passe par des opérations élémentaires résumées dans le
tableau suivant :
Les acteurs de V1 Les traductions dans V1⎯
Sulzer (fournisseur) Externe d’Air Liquide (Not Invented Here)
Avantage Technique Avantage technique valable seulement en
Pétrochimie,
Coûter cher (désavantage économique),
Absence d’argument stratégique
Distillation cryogénique Technologie de plateaux (compétence clé
d’Air Liquide)

Les acteurs supportant la version V1⎯ sont alors:

335
A1⎯ : « Not Invented in Air Liquide » ; Pétrochimie comme un paradigme de métier
distinct ; Désavantage économique (coûter cher) ; Plateaux comme la technologique
dominante pour la distillation cryogénique ; Absence d’argument stratégique (Aucun
concurrent d’Air Liquide était mentionné) ; les activités sur les plateaux sont en plein essor
avec Sasol ...)
Les actants du contre – programme étaient plus nombreux et avaient plus de poids par
rapport à ceux de V1. Aucune transaction n’a eu lieu immédiatement après la proposition.
Nous avons vu dans le récit de l’histoire que d’autres messages sur les garnissages étaient
également parvenus à certains membres de l’équipe Recherche – Ingénierie sans donner de
suite. Ces messages ont été également stoppés par les mêmes acteurs.

(2) – Fin des années 1970 : L’insatisfaction mobilisatrice


Il faut attendre fin des années 70, à l’achèvement du projet Sasol (pour la partie
Recherche), pour que l’idée de garnissage revienne dans l’esprit d’un chercheur au CRCD.
D’après son témoignage, l’idée des garnissages lui était revenue tout d’abord comme une voie
de recherche alternative à celle des plateaux dont il ne voyait plus de perspective à long terme.
Ce chercheur avait eu des expériences en pétrochimie avant d’arriver à AL, et avait réussit
plusieurs transpositions entre la distillation pétrochimique et la distillation de gaz. Il ne
pensait pas que la distillation de l’air échappait aux règles de distillation courante des produits
chimiques, ce qui était le cas de l’expert en thermodynamique de la technologie de plateaux.
Ce chercheur est alors devenu porteur de l’idée des garnissages.
Il a « traduit » les premières versions en une deuxième version de l’idée de garnissages :
V2 : La technologie de plateaux n’offre plus de perspective de recherche à long terme.
Les garnissages, dont l’avantage technique a été confirmé en pétrochimie, présentent une
opportunité pour la distillation cryogénique de l’air.
Les acteurs de cette version sont :
A2 : Le chercheur (en tant qu’individu singulier) ; Recherche AL (sa mission de préparer
l’avenir technologique à moyen - long terme) ; Conscience sur la perspective limitée des
plateaux, Expériences positives avec la pétrochimie.
Nous voyons qu’au passage de V1 à V2, l’acteur Sulzer a disparu, mais son message sur
les garnissages valable pour la pétrochimie est resté. Ce message fait un lien positif avec les
expériences du chercheur. Le moteur de cette traduction est la conscience (plutôt une
intuition) sur les perspectives limitées de la recherche sur les plateaux après l’expérience de
Sasol. Cette conscience préoccupe l’auteur qui s’identifie à la mission d’exploration à long

336
terme de la recherche. Ceci est caractéristique de ce que nous appelons l’insatisfaction
mobilisatrice. Les actants de cet état resteront liés le long du processus (on parle alors de la
transformation en boîte noire, ou de la ponctuation, d’un groupe d’actants). On leur attribut
donc le nom de groupe G1.
Dans le contre programme, se trouvent les Plateaux avec tout leur poids de paradigme
technologique dominant, y compris la valeur symbolique de l’invention fondatrice. L’absence
quasi totale de moyens d’essai s’y ajoute comme un facteur défavorable. Et enfin, la
construction d’un laboratoire froid dans un site industriel du Groupe mobilisait toute l’équipe
de recherche et de l’ingénierie.
V2⎯ : Les garnissages ne sont pas une priorité
A2⎯ : Plateaux ; Absence de moyens d’essai ; Période de pleine activité

(3) – Fin 1980 : Le moment de proposition


La fin de l’année est traditionnellement la période de formulation du programme de
recherche pour l’année suivante. L’achèvement du projet de laboratoire froid s’ouvrait à une
période « creuse » d’activités de recherche en technique de production. Le thème global de
l’année 1980 était l’économie d’énergie. Une étude préalable a montré l’importance de la
perte de charge dans la consommation énergétique. Le moment semblait opportun pour le
porteur de mettre sur la table l’idée des garnissages. La 3ème version était donc :
V3 : Les garnissages constituent une nouvelle voie de recherche pour réduire la
consommation d’énergie des unités de production.
A3 : G1 ; QFA (le moment habituel de se poser la question Quoi Faire d’Autre);
Economie d’énergie ; Phénomène de perte de charge ; Période creuse en activité (anticipée)
Le moment traditionnel de réflexion collective (que nous appelons le rituel Quoi Faire
d’Autre – QFA) est un actant qui donne le repère tempo-spatial à la formulation collective de
nouvelles activités. Ce repère permet de réunir les informations de différents horizons, de
mettre les membres en disposition d’articulation et d’échange afin de construire
collectivement un programme. La prévision d’une période creuse d’activités était également
un actant favorable à la réception de l’idée.
Cependant, comme nous l’avons vu, l’idée n’a pas été retenue par les patrons de
l’Ingénierie : l’expert thermodynamique et l’expert mécanique des plateaux. La preuve est que
les garnissages n’ont pas été mentionnés dans le compte rendu technique de fin d’année de
l’équipe mixte (groupe N°11) (voir le récit). A la résistance « naturelle » du paradigme
technologique dominant, s’ajoute la position « conductrice » de l’Ingénierie dans l’élaboration

337
du programme de recherche. Cet actant est lié davantage au rapport de force entre la
Recherche et l’Ingénierie dans la définition et la conduite du programme. L’absence des
moyens d’essai pour la recherche après une longue période des travaux appliqués continue à
persister.
V3⎯ : Ce qui dit Améliorer les unités de productions dit Améliorer les plateaux
A3⎯ : Absence de moyens d’essai ; Plateaux ; Expert thermodynamique ; Expert
mécanique ; Position conductrice de l’Ingénierie
Les 4 derniers actants peuvent être groupés en G1⎯

(4) – Début 1981 : Le lancement de l’étude sur les garnissages au sein de la recherche
Orienté par le thème d’économie d’énergie, le programme de recherche officiel choisissait
la voie d’amélioration des plateaux. Ce programme s’est traduit non seulement par le
lancement de nouvelles études techniques sur les plateaux, mais également par
l’investissement dans les nouveaux moyens d’essai. Ce deuxième volet a profité au porteur
des garnissages, qui s’est lancé dans la construction d’un dispositif de test spécifique pour la
nouvelle idée. Ce travail s’est effectué « en perruque » par l’équipe SEPG sous la protection
de la direction de recherche, plus directement par le chef du service. Cette dernière voyait
dans l’idée de garnissages l’indépendance proactive de la recherche.
V4 : La Recherche croit au potentiel de l’idée et développe les garnissages
indépendamment de l’Ingénierie
V4⎯ : Lancement en parallèle l’étude sur les plateaux à faible perte de charge
A4 : G1, G2 (qui regroupe le thème d’Economie d’énergie et la Réduction de la perte
de charge en objectif principal du programme de recherche) ; Chef du SPEG ; Désir
d’indépendance de la Recherche ; Volonté d’assurer l’Ingénierie ; Construction des moyens
de test.
Les nouveaux actants vont se consolider en G3 en tant que « Programme de recherche »
soutenu par la R&D.
Au côté du contre programme, le paradigme Plateaux est prolongé dans le concept de
« Plateaux à faible perte de charge » que nous appelons en simplifiant « Plateaux améliorés ».
Les porte-parole de plateaux renforcent leur résistance par les exemples dissuasifs du
développement antérieur des garnissages. Ils exigeaient des validations industrielles
périodiques comme condition de poursuivre les travaux. Un autre obstacle, de circonstance
cette fois-ci, est la mobilisation imprévue de toute l’équipe pour réparer une unité de
liquéfaction de gaz naturel.

338
A4⎯ : G1⎯ ; Plateaux améliorés ; Exemple d’échec du passé ; Exigence des validations
technico-économiques ; Sur-mobilisation pour la colonne LGN

(5) – Fin 1981 - 82 : Les équations & Les échantillons de tôle pliée
Après quelques tentatives sur différents types de structure, le chercheur-porteur est arrivé
à la conclusion que la structure ondulée croisée est effectivement optimale pour l’écoulement
dans l’espace (elle est équivalente à la roue ronde pour le déplacement par rotation). Mais
pour spécifier les paramètres propres à la cryogénie (en absence quasi-totale de référence), la
seule voie a été l’expérimentation. Les premiers calculs ont été réalisés sur des échantillons en
papier plié, et sur les structures d’échangeurs recyclées.
Avec l’aide des premiers ordinateurs de l’époque, un des deux jeunes ingénieurs
nouvellement embauchés a réussit à réaliser des dispositifs d’acquisition et de traitement de
données permettant de relever des paramètres le long du processus de distillation. Il a été alors
possible de comparer l’efficacité de chaque structure (différents types ondulés croisés mais
également des plateaux). Même si le processus de distillation n’a été que partiellement
modélisé, les mystères liés à sa complexité ont été en quelque sorte dévoilés. Le paradigme
Plateaux voyait son fondement démystifié et susceptible d’être remis en cause.
Dans le même temps, les prototypes de plateaux hyper-perforés n’ont pas donné les
résultats voulus. L’intuition du chercheur sur la perspective limitée des Plateaux s’est trouvée
corroborée.
L’ensemble de ces éléments ont conduit à une sérieuse remise en cause de la tradition, à
un « dégel » de l’édifice.
V5 : La distillation cryogénique dévoile son visage mystique
Le contre programme tient essentiellement à la difficulté de trouver des fournisseurs de
tôles ondulées pour l’expérimentation.
V5⎯ : personne, à part de la recherche veut faire des tôles pliées à petite quantité et jouer
avec des paramètres spécifiques
A5 : G1, G2, G3 ; Résultat théorique (équivalence de la roue ronde) ; Jeune ingénieur
– nouvelle embauche ; Ordinateurs ; Modélisation ; Résultats négatifs des plateaux
« améliorés »
A5⎯ : G1⎯ (la résistance du paradigme Plateaux avec ses porte-parole) ; G2⎯ : (Exemple
d’échec du passé ; Exigence des validations technico-économiques) ; Difficulté de trouver de
la tôle pliée pour les testsA5⎯ : G1⎯ (la résistance du paradigme Plateaux avec ses porte-

339
parole) ; (Exemple d’échec du passé ; Exigence des validations technico-économiques)
regroupés en G2⎯ ; Difficulté de trouver de la tôle pliée pour les tests

(6) – 1983 : La presse et le prototype phi 1000


Face à la difficulté de trouver des fournisseurs, l’intervention du mécanicien de l’équipe a
été décisive.
V6 : Nous pouvons plier de la tôle nous-même
Vu de l’extérieur, les activités menées par l’équipe SEPG ne ressemblaient pas à l’image
habituelle de la recherche.
V6⎯ : Qu’est-ce qu’ils ont en train de bidouiller à la recherche ?
A6 : G1, G2, G3, G4 (compétence en modélisation : ingénieur & ordinateur) ; Chef
technicien ; Ses compétences en machines outils (Citroën, Snecma, AL) ; Achat de la
première presse ; Exploration des étapes de fabrication aboutissant à la solution de Chaîne
intégrée automatisée ; Jeune technicien repéré par le chef ; Sa compétence en automatisme;
Résultats positifs des essais en petite et moyenne échelle (marque un avancé dans la faisabilité
technique)
A6⎯ : G1⎯ affaibli mais persiste ; G2⎯ ; le Problème de manutention des tôles lance le
défi anticipé de fabrication à l’échelle industrielle.

(7) – 1984: La Chaîne automatisée


La réalisation réussie de la première chaîne de fabrication a marqué une avancée décisive
dans la faisabilité éco-technique qui fragilise la résistance des plateaux.
V7 : Le garnissage peut être fabriqué en interne
Les difficultés résidaient dans la faible cadence de cette première chaîne.
V7⎯ : Les limites de la chaîne artisanale à l’échelle industrielle
A7 : G1-G4 ; G5 (équipe technique) ; le Concept « mesure au défilé » et plusieurs
ajustements ont aboutit à la première chaîne de fabrication automatisée ; la Faisabilité
technico-économique (la dimension économique reste controversée) devient un argument
favorable ; le Prototype Fos-sur-Mer (phi 2 m) lance le défi de fabrication ; l’Ingénierie
commence à prêter ses compétences en développement par l’Expert mécanique
A7⎯ : Résistance diffusée au niveau opérationnel de l’Ingénierie ; la Cadence de la
première chaîne de fabrication pose problème à l’échelle industrielle
Nous voyons qu’à cette étape, le paradigme Plateaux (G1⎯) a été désagrégé par la
conversion de l’expert mécanique au « camp » des garnissages. Selon les témoins, l’expert

340
thermodynamique a également changé d’attitude mais il se retirait progressivement de ses
fonctions. Par contre, la résistance de l’Ingénierie s’est diffusée au niveau opérationnel des
ateliers. Cette résistance d’abord cognitive va se traduire en certains comportements négatifs
dans les étapes ultérieures.

(8) – 1985 : Test industriel et début du transfert


Les résultats positifs du premier essai industriel à Fos-sur-Mer affirment la faisabilité
technique et l’hypothèse de gain en énergie. L’opportunité de réaliser un essai à très grande
échelle s’est présentée pour 1987. L’Ingénierie s’engage dans la conception d’une chaîne de
fabrication industrielle pour le prototype 3. Cet engagement a été porté particulièrement par le
responsable de l’équipe Développement de l’Ingénierie, qui avait des compétences en
conception par l’analyse de la valeur.
V8 : Le garnissage distille bien !
V8⎯ : Pour remplacer les plateaux, il faut savoir fabriquer les garnissages au même prix
que les plateaux
A8 : G1-G5 ; G6 (Prototype de fabrication : concept Mesure au défilé, la 1ère chaîne, la
faisabilité éco-technique approfondie) ; Chef de développement de l’Ingénierie (nouveau
porteur des garnissages) ; Expertise de l’Ingénierie (particulièrement en design to cost par
l’analyse de la valeur) ; Engagement dans la conception industrielle pour remplacer les
plateaux ; Opportunité d’essai à très grande échelle (phi 4 m à Dunkerque) ; Résultat de
Prototype phi 2 m à Fos-sur-Mer.
A8⎯ : Résistance forte à l’Ingénierie (pression sur l’équipe de développement) ;
Problème technique de distribution

(9) – 1986 -1995 : La bataille de brevets


Cette version est marquée par l’entrée en jeu des pressions concurrentielles. La bataille de
brevets allait durer jusqu’à aujourd’hui, mais nous pensons qu’il ne s’agit d’une prolongation
de cette version. Nous préférons donc d’introduire cet élément dès son premier signe
d’apparition.
V9 : Nous avons développé, donc nous avons les droits d’exploiter le procédé de
garnissages !
V9⎯ : Nous aussi !
A9 : A8 ; G7 regroupe la préparation à l’essai industriel phi 4000 ; Nom codé AST ;
l’Enjeu concurrentiel devient un argument stratégique fort ; le Service juridique entre en jeu ;

341
Brevets défensifs déposés en urgence face aux brevets concurrents; Accord à l’amiable sur
l’exploitation conclu afin d’éviter la voie contentieuse coûteuse à tout le monde.
A9⎯ : A8⎯ ; les Brevets concurrents gênaient le développement de la technologie
d’AL ; la Politique de protection par secret de la Direction de Propriétés Intellectuelle coûtait
cher.

(10) – 1987 : L’exploit & Le transfert technologique à l’Ingénierie


V10 : Les garnissages sont capables de remplacer les plateaux
V10⎯ : L’échelle industrielle n’est pas la même que l’expérimentation
A10 : A9 ; La deuxième Chaîne de fabrication était opérationnelle et le Prototype 3 a
été réalisé ; Le résultat était probant (faible perte de charge et fort débit imprévu) ; La DPI a
connu des changements de direction et de politique de protection ; l’Accidence au démarrage
des grandes colonnes en plateaux améliorés marqua la fin de leur développement ;
l’Ingénierie, devenue porteur principal des garnissages, s’engage dans l’industrialisation.
A10⎯ : Les problèmes de l’industrialisation émergeaient (Effet de bord)

(11) – depuis 1988 : Le support à l’exploitation & La vigilance


V11 : La recherche redevient support de l’Ingénierie et de la Grande Masse dans la suite
du développement et dans l’exploitation des garnissages
V11⎯ : Attention, nouveaux procédés de séparation non cryogénique pour les petites unités
A11 : A10 est désintégré par le retrait progressif de la recherche au profit de
l’Ingénierie ; Quelques recherches ponctuelles sont commandées pour améliorer certains
points techniques ; Le problème de Distribution est réglé (avec beaucoup d’effort) ; les
Chaînes de fabrication industrielles sont multipliées ; les Brevets d’amélioration sont
systématiquement déposés ; le procédé est approprié par la direction commerciale Grande
Masse pour la commercialisation (la 13ème unité de production pour Sasol est entièrement en
garnissage)
A11⎯ : Brevets concurrents ; L’apparition des Procédés non cryogéniques d’absorption
et d’adsorption ouvrent d’autres voies de recherche.

Annexe 2 : Analyse de la construction de sens dans l’histoire AST

342
Perception de la situation Problèmes / Solutions Comportement – Action – Inférences sur la nature
Contexte événementiel
Cadres de perception Cadres d’interprétation Transaction des mécanismes activés
(1) La première référence
Tentative de vente d’un concept Absence de problème : les plateaux Rejette la proposition de vente Attente dans le cadre de
du garnissage à AL aux Directions de Recherche et d’AL distillent bien les améliorations Retient l’idée d’une nouvelle business as usual ;
d’Ingénierie sont possibles, donc pas question de possibilité technologique
Un fournisseur d’AL propose le Avantage technique possible remplacer les plateaux par les Absence d’engagement Argumentation sous l’emprise
concept de garnissage pour la Contre avantage économique garnissages. de la prémisse « Not Invented
distillation cryogénique Absence d’argument stratégique Business as usual Here » ou de la Culture
Business as usual réussit technique made in AL
La Recherche et l’Ingénierie Garnissages comme une idée
d’AL sont fortement engagées technique qui n’est pas faisable
dans le projet Sasol avec la industriellement
technologie des plateaux Culture d’Ingénieur

Chercheur 1: les potentiels des Chercheur 1 : Chercheur 1: Chercheur 1 :


plateaux ont atteint leur limite, Problème - La recherche sur la Exploration par recherche et Engagement cognitif personnel,
et on ne voyait pas d’autres production a été trop guidée par expérimentation ; Acquisition dans la limite de ses propres
perspectives de recherche à l’Ingénierie ; Le rôle de la Recherche de nouvelles connaissances ressources, pour explorer les
l’horizon est aussi d’élaborer des voies alternatives dont les garnissages
Intuition ; Insatisfaction d’innovation à plus long terme Confrontation au problème
mobilisatrice Identité : valeur de la recherche d’obsolescence des moyens Chef de groupe de recherche :
(2) L’insatisfaction
Solution – Le concept de garnissage, d’essai Engagement cognitif et
mobilisatrice Autres acteurs : Le succès de valable dans la pétrochimie, pourrait politique
Sasol confirme la maîtrise de la l’être dans la cryogénie moyennant Chef de groupe de recherche :
Le chantier Sasol s’achève et technologie de plateaux qui est des adaptations ; les barrières entre la Soutien implicite au chercheur 1 Ingénierie :
une nouvelle période de au coeur de métier AL pétrochimie et la cryogénie sont Attente et Argumentation
recherche s’ouvre Business as usual parfois très artificielles Ingénierie : proposition la conditionnées par la technologie
Expérience solution de plateaux des plateaux ;
hyperperforés Engagement cognitif dans les
Autres acteurs : plateaux hyperperforés ;
Absence de problème
Amélioration des plateaux comme
voie unique de progrès
Culture d’ingénieur, Technologie
Plateaux dominante

343
Perception de la situation Problèmes / Solutions Comportement – Action – Inférences sur la nature
Contexte événementiel
Cadres de perception Cadres d’interprétation Transaction des mécanismes activés
(3) Le moment de Moment propice de proposition Chercheur 1 : Recherche & Ingénierie : Chercheur 1 : Tentative
proposition innovante Garnissages – autre structure Investissement pour la d’argumentation échouée.
L’arrivée de la période creuse Tradition Quoi Faire d’Autre d’écoulement – autre perte de construction de nouveaux Engagement personnel dans la
charges. Culture d’ingénieur moyens d’expérimentation recherche de nouveaux
Actualité de l’économie Perte de charges comme Ingénierie : Problème = perte de Chercheur 1 : construction arguments ; Transformation de
d’énergie (changement tarifaire problématique centrale ; charge alors Solution = plateaux à d’un premier moyen d’essai l’environnement par la création
en Italie, débat sur l’avenir du Nécessité des nouveaux moyens faible perte de charges spécial pour les garnissages (le de l’artefact phi 100
nucléaire en France etc.) d’expérimentation Culture d’ingénieur, Technologie Phi 100) malgré le rejet des
Culture d’ingénieur Plateaux autres acteurs Chef du groupe Recherche :
Alerte par la Recherche sur Ingénierie : s’implique dans la Engagement politique
l’obsolescence des moyens Ingénierie : Chercheur 1 : voie des plateaux hyperperforés
d’expérimentation le concept de garnissages n’est Les garnissages structurent Ingénierie : Engagement
pas valable industriellement l’écoulement et l’échange de matière Autres acteurs : Traduction du organisationnel dans la voie des
Le chercheur 1 propose de pour la cryogénie de manière différente des plateaux et concept des plateaux à faible plateaux hyperperforés
développer le concept de Expérience perceptive pourraient réduire la perte de charges perte de charges
garnissages Culture d’ingénieur

(4) Le lancement de Ingénierie : l’absence de progrès Ingénierie : le prototype Phi 100 ne 2 programmes de recherche Engagements organisationnels
l’étude sur les sur les plateaux est un problème règle pas l’impasse industrielle des parallèles sont lancés : plateaux et politiques des responsables
garnissages au sein de la de ressources garnissages. Il faut concentrer les améliorés et garnissages Recherche et Ingénierie
recherche Business as usual ressources sur les plateaux et
surveiller que les ressources soient 2 nouveaux ingénieurs sont Argumentation et Attente au
Retour à la recherche après une Chercheur 1 : Intuition sur les correctement gérées par la Recherche recrutés et affectés chacun à un sein de chaque programme
période de mobilisation limites des plateaux est Expérience, Pouvoir d’orientation programme ;
opérationnelle renforcée ; concept de Chercheur 1 : Engagement
garnissages comme alternative Chef du groupe Recherche : la Les nouveaux moyens d’essai cognitif renforcé par les
Absence d’avancement notable Culture d’Ingénieur Recherche peut être porteuse d’un sont construits premiers résultats et par la
sur les plateaux améliorés programme qui diffère de la vision de reconnaissance du projet
Chef du groupe Recherche : l’Ingénierie, mais il faut assurer Ingénierie s’implique fortement
Nouvelles proposition de l’engagement du chercheur 1 l’Ingénierie de l’engagement dans les plateaux améliorés Transformation de
garnissages avec le prototype n’est pas sans fondement inchangé de la Recherche pour les l’environnement (enacté) par
Phi 100 Culture d’Ingénieur plateaux. Valeur de la Recherche, Chef 1 : protège le chercheur 1 l’artefact Phi 100
Culture de Sage tout en rassurant l’Ingénierie

344
Perception de la situation Problèmes / Solutions Comportement – Action – Inférences sur la nature
Contexte événementiel
Cadres de perception Cadres d’interprétation Transaction des mécanismes activés
Chercheur1 : il faut du temps et Chercheur 1 : enthousiaste
d’autres ressources pour développer
le nouveau concept en vue
d’industrialisation.
Culture Ingénieur et Entrepreneur

Ingénierie : il est probable que Ingénierie : les problèmes et solutions Ingénierie : mettre la pression Ingénierie : Engagement
les ressources ne soient pas restent inchangés. Technologie de sur l’équipe de recherche pour organisationnel et politique dans
(5) Les équations & Les
suffisamment mobilisées pour Plateaux as usual soutenir la voie des plateaux et le cadre du paradigme
échantillons de tôle pliée les plateaux, il faut mettre la se montre très réticent envers technologique des plateaux
pression sur la Recherche Chef 1 Recherche : les résultats les garnissages
Les tests pour caractériser les Business as usual, Résistance du justifient la poursuite de la voie de Chercheur 1, Chef du groupe
garnissages progressent grâce cadre cognitif garnissage ; cependant, Le groupe de recherche se Recherche, Ingénieurs 1 & 2 :
au prototype Phi 100 l’investissement pour les plateaux consolide dans une ambiance Engagement cognitif,
Recherche : le concept de reste nécessaire pour assurer très enthousiaste. organisationnel ; transformation
Les recherches sur les plateaux garnissages est porteur d’une l’Ingénierie. Culture de Sage de l’environnement par
améliorés ne donnent pas de innovation de rupture Le chef de l’équipe sert expérimentation
résultat satisfaisant Valeur Recherche renforcée Chercheur 1 : d’intermédiaire avec
Les adaptations des garnissages aux l’Ingénierie pour épargner Chef du groupe Recherche :
Grand départ à la retraite Chercheur 1 : la structure de spécificités de la cryogénie ne l’équipe des pressions directes. Argumentation (négociation)
remplacé par plusieurs jeunes garnissage est optimale pour peuvent se faire que par des pour maintenir les relations avec
qui dynamisent l’ambiance l’écoulement, il faut passer aux expérimentations en taille réelle Les ingénieurs s’engagent dans l’Ingénierie
générale à la Recherche tests cryogéniques pour Culture d’Ingénieur l’achat des ordinateurs et
caractériser les paramètres Ingénieurs 1&2 : l’implémentation des calculs Les tensions sont senties, mais
La Direction de Recherche se Culture d’ingénieur Mesurer peut aider à démythifier le pour mesure l’efficacité de la un équilibre est maintenu. Ces
consolide, formule son ambition processus de distillation, et donc les distillation. Tout le monde tensions « modérées » stimulent
pour l’innovation, et modernise Ingénieurs 1&2 : l’ère de plateaux ; les mesures sont également prépare les expérimentations les efforts concurrents sur les
les équipements l’ordinateur commence ; le nécessaires pour la sélection des deux programmes
processus de distillation structures de garnissage ; avec l’aide Un technicien expérimenté
Les ordinateurs apparaissent apparaît plutôt mythique de l’ordinateur, il est peut-être (chef technicien) s’engage dans
dans le paysage industriel Culture d’ingénieur possible de mesurer l’efficacité de la l’approvisionnement des
distillation par la modélisation garnissages nécessaires à
Culture d’Ingénieur l’expérimentation

345
Perception de la situation Problèmes / Solutions Comportement – Action – Inférences sur la nature
Contexte événementiel
Cadres de perception Cadres d’interprétation Transaction des mécanismes activés
Equipe de recherche : la Equipe recherche : Engagement de l’équipe de Transformation importante de
question de fabrication des Problème de cadre de recherche pour résoudre le l’environnement avec de
garnissages se pose avant la fonctionnement : absence de problème de fabrication nouveaux artefacts
validation des structures, il ne fournisseur fiable pour les
faut donc pas compter sur garnissages nécessaires aux Chercheurs, Ingénieurs, Développement des
(6) La presse et le
l’engagement de l’Ingénierie expérimentations, et ultérieurement Techniciens : exploration sur connaissances sur toutes les
prototype phi 1000 dans la résolution de ce pour l’industrialisation toute la chaîne de fabrication ; étapes de la fabrication ; Une
problème. Solution : conception en interne de la préparation des première chaîne de fabrication
Les moyens de test à moyenne Culture d’entrepreneur chaîne de fabrication expérimentations pour tester les est opérationnelle ; une nouvelle
échelle (Phi 1000) sont Culture d’entrepreneur structures compétence est donc construit
finalement opérationnels Ingénierie : la voie des Emergence d’un nouveau
garnissages serait naturellement Chercheur 1 : c’est une question de Engagement très fort du chef cadre : cognitif, technique et
L’équipe de recherche a bloquée par le problème de savoir comment plier les tôles en technicien (comme un véritable organisationnel
beaucoup de mal à fabrication, car sans grande quantité. Culture d’Ingénieur entrepreneur) dans la
s’approvisionner des l’Ingénierie, la Recherche n’a conception et la réalisation du La coordination du travail au
garnissages pour les tests, car il pas de compétence dans ce Chef technicien (spécialiste en prototype de fabrication sein de l’équipe de recherche est
n’y a pas beaucoup de domaine ; les plateaux machine d’outil) : pour plier les tôles extrêmement efficace grâce à
fournisseurs qui s’intéressent à améliorés vont l’emporter car il faut une presse. Expérience Ingénierie reste dans l’attente l’engament fort de chaque
l’affaire c’est la seule voie valable vigilante membre, la confiance mutuelle
industriellement, même si Recherche : Le coût d’achat d’une et l’enthousiasme exceptionnel
l’amélioration de la presse est acceptable pour la
performance n’est que très Recherche, un essai est donc possible Ingénierie : l’argumentation
modeste. Technologie de Culture d’entrepreneur conduit à l’attentisme
plateaux
(7) La Chaîne
automatisée Equipe de recherche : au niveau Equipe de recherche : Equipe de recherche : invention Engagement très fort de toute
Les garnissages fabriqués ont théorique, la voie des Problème : pour réaliser des tests en du concept d’automatisme l’équipe de recherche pour
permis la réalisation des tests garnissages l’emporte sur la grandeur nature, il faut fabriquer et « mesure au défilé » ; transformer l’environnement
pour valider les structures voie des plateau ; La chaîne de manipuler une quantité industrielle Un jeune technicien « doué » en
spécifiques à la cryogénie fabrication reste à améliorer des garnissages ; la cadence de la automatisme est détecté et Argumentation entre Recherche
Culture d’ingénieur et presse et les déformations de la tôle à mobilisé et Ingénierie pour préparer
Le potentiel de gain en énergie, d’entrepreneur chaque rupture dans la chaîne de Une équipe autonome, guidée l’essai industriel
grâce à la fluidité de fabrication sont deux problèmes par le Chef technicien, travaille
l’écoulement, se montre Chercheur 1 et Chef du groupe urgents à résoudre jour et nuit sur la chaîne de Conversion de l’expert dans la
prometteur ; Les tests des Recherche : pour passer à la Solution : concevoir une chaîne fabrication voie des garnissages et

346
Perception de la situation Problèmes / Solutions Comportement – Action – Inférences sur la nature
Contexte événementiel
Cadres de perception Cadres d’interprétation Transaction des mécanismes activés
plateaux améliorés sur le même validation industrielle, il est complètement intégrée et automatisée Les ordinateurs sont intégrés à Engagement personnel dans la
dispositif phi 1000 ne donnent nécessaire de réaliser des tests Culture d’Ingénieur et Entrepreneur la chaîne de fabrication préparation du test industriel en
pas les résultats escomptés en grandeur réelle ; la mettant le reste de l’Ingénierie à
possibilité d’essai sur un cite Expert 2 : Puis la chaîne de fabrication est l’écart
La stabilité et la performance de industriel est identifiée Problème – Toute la compétence sur transférée dans les locaux de
la chaîne de fabrication posent Culture d’entrepreneur : les garnissages reste à développer et à l’Ingénierie pour préparer le test Résistance cognitive, politique
problème à grande échelle pragmatisme implémenter au sein de l’Ingénierie, industriel et organisationnelle de
(problème de manutention des or tout le monde n’est pas prêt pour l’ingénierie basée autour de la
feuilles de tôle et problème de Expert 2 (mécanique) de l’accepter Expert 2 s’engage dans la technologie Plateaux
cadence) l’Ingénierie : cesse de nier le Solution : je vais commencer seul préparation des dispositifs de
potentiel des garnissages et pour voir. Culture de Sage test pour les garnissages
anticipe un développement de Le scepticisme en vers les
cette structure par l’Ingénierie garnissages monte au sein de
Culture d’Ingénieur l’Ingénierie

Expert 1 (thermodynamique) :
continue à nier les garnissages
Résistance paradigmatique

(8) Test industriel et Equipe Recherche et Expert 2 : Démonstration du gain : n’est visible Equipe Recherche - Ingénierie Engagement très fort de
début du transfert L’industrialisation des qu’avec de très grandes unités de prépare des arguments l’équipe de développement de
garnissages dépend maintenant production où la perte de charge est préalables pour pouvoir l’Ingénierie ; Conversion du
Réussite du test industriel des de la démonstration du gain conséquente ; Une possibilité de test à négocier la possibilité chef de développement dans la
garnissages : une première énergétique et de l’optimisation très grande échelle sur le site d’expérimentation Phi 4000 à voie des garnissages
colonne industrielle de de la fabrication industrielle Dunkerque dans 3 ans est Dunkerque
distillation cryogénique qui Ingénieur et Entrepreneur identifiée Engagement officieux dans la
fonctionne avec les garnissages Entrepreneur Le reste de l’Ingénierie résiste construction de la chaîne de
L’arrivée du Chef de et se concentre sur fabrication industrielle afin de
La chaîne de fabrication a développement de l’Ingénierie : Chef de développement : l’amélioration des colonnes en changer la donne pour obtenir
assuré de justesse la cadence séduit par la simplicité des La performance de la fabrication est plateaux l’opportunité de test à
pour pouvoir fournir la quantité garnissages par rapport aux décisive pour que les garnissages Dunkerque
de garnissage nécessaire plateaux ; il voit tout de suite puissent détrôner les plateaux, or
l’opportunité d’optimisation par normalement l’investissement sur la Transformation très importante
l’application de l’analyse de la chaîne ne peut être pris qu’après la de l’environnement à
valeur dans la conception validation des gains énergétiques l’Ingénierie

347
Perception de la situation Problèmes / Solutions Comportement – Action – Inférences sur la nature
Contexte événementiel
Cadres de perception Cadres d’interprétation Transaction des mécanismes activés
industrielle de la chaîne ; il voit escomptés
dans le développement des Solution : court-circuiter par Les argumentations dans les
garnissages une voie de reprise engagement anticipatif sur la controverses sont stériles
de la direction de l’Ingénierie en conception de la chaîne industrielle
épargnant l’effort nécessaire à la Entrepreneur
maîtrise des connaissances sur
les plateaux.
Sage et Entrepreneur

Les garnissages deviennent un Recherche – Ingénierie : problème Dépôts passifs des brevets par La décision d’accorder le
(9) La bataille de brevets enjeu stratégique des dispositifs annexes à résoudre l’Ingénierie créneau d’expérimentation à
Possibilité de test phi 4000 Ingénieur Dunkerque résulte d’un
accordé Le secret n’est pas la solution Engagement de la Direction engagement préalable très
pour protéger une invention Propriétés Intellectuelles : Toute une Générale important permettant d’établir
Le problème de distributeur Remise en cause du cadre de idéologie est mise en cause ; il faut une situation favorable
émerge fonctionnement refonder la politique de la DPI Argumentations pour obtenir un
Modification du cadre cognitif et accord amiable permettant L’apparition des concurrents
Apparition des brevets Course pour implémenter la organisationnel l’exploitation de la technologie conduit à la reconnaissance des
concurrents sur la technologie technologie moyennant la cession de garnissages par la DG
des garnissages Ingénieur et Entrepreneur certains brevets importants Basculement du système

(10) L’exploit & Le DG : La technologie de Equipe de développement : Retrait progressif des Engagement de toute
garnissage permet un saut sur la Problème : les dispositifs annexes oppositions au sein de l’organisation par conversion
transfert technologique à capacité de production, l’enjeu pour les garnissages sont spécifiques l’Ingénierie des oppositions
l’Ingénierie concurrentiel est important et demandent des efforts importants
Succès des garnissages à l’essai DG : La technologie de pour la conception, la tâche de la Devant l’ampleur du travail, Argumentation et négociation
en très grande échelle garnissages va remplacer celle recherche n’est pas encore finie toute l’Ingénierie se trouve entre Ingénierie et Recherche
de plateaux pour les grandes Ingénieur mobilisée (chacun trouve donc pour résoudre des problèmes
Accident évité de justesse des unités de production sa place dans le développement techniques restants
plateaux améliorés dans une Entrepreneur Dans l’ensemble, un nouveau des garnissages)
unité en Allemagne paradigme s’installe Transformation de
Equipe de recherche : Le passage de relais à la l’environnement par l’activité
accomplissement de sa mission direction de l’Ingénierie se fait de conception
et transfert total à l’Ingénierie naturellement

348
Perception de la situation Problèmes / Solutions Comportement – Action – Inférences sur la nature
Contexte événementiel
Cadres de perception Cadres d’interprétation Transaction des mécanismes activés
Ingénieur
L’équipe de recherche est
Equipe de développement : dissoute progressivement
Début de l’industrialisation
accélérée
Ingénieur et Entrepreneur

(11) Le support à Direction générale : les Recherche : Réorganisation du service de La tradition et l’idéologie
l’exploitation & La concurrents attaquent AL sur les Le développement d’AL se base sur recherche sur la production : permettent la vigilance, une
segments de marche de petite la capacité de se remettre en question une équipe continue à véritable culture de l’entreprise
vigilance taille et de la production mobile et de conquête, il ne faut pas se accompagner l’Ingénierie dans C’est le mécanisme d’attente
Recherche : Retard à rattraper laisser aveugler par les succès l’industrialisation des (expectation) qui est à la base de
L’industrialisation est réussie et sur les nouvelles voies de Sage garnissages ; une équipe construction de sens ici
la direction de production recherche travaille sur les technologies
Grande Masse est impliquée Sage et Entrepreneur émergentes
pour formuler de nouvelles
offres Ingénierie et Grande Masse : Ingénierie & Grande Masse :
période d’exploitation et Faire bien une chose, mais partout !
Emergence des technologies perfectionnement du procédé Ingénieur et Entrepreneur, la tradition
non cryogéniques pour la Ingénieur et Entrepreneur est réactualisée
distillation de gaz (membrane
etc.)

349
From Ideas to Innovations: a Socio-cognitive Approach for a Strategic Perspective

Abstract
This work is devoted to the study of sensemaking in the early stages of the development
of innovative ideas. Our strategic perspective aims at understanding the dynamic mechanisms
permitting to identify opportunities, to organize resources and to drive processes leading to
the launch of innovation projects. We adopt a socio-cognitive view: ideas become innovations
as players invest in a collective move, giving sense both to their commitment in the
innovative process and to the resulting innovation.

Our conceptual framework is based on Weick’s model of Organizational Sensemaking


combined with Callon and Latour’s Actor-Network theory, and on Pettigrew’s Processual
Analysis methodology. In addition, this conceptual construct articulates some others theories
wich are less often seen in innovation management research: Morin’s works on “noology”,
Simondon’s technical philosophy and Gaudin’s works on “ethno-technology”. The empirical
work is a case study presenting a longitudinal analysis of a major process innovation in Air
Liquide, an industrial and medical gaz producer.

The main result stemming from the analysis combines two fundamental dynamics for
sensemaking in innovation processes: translation and re-co-gnition. Our model thus
challenges and extends the Actor-Network theory with Alberoni’s theory of Nascent state.
Re-co-gnition is seen as the key mechanism operating in the ignition phase of collective
movement: in contrast to transactional coalition building via a negotiated buy-in (translation),
the initial players both recognize each other around the idea and recognize the innovative
potential of the idea (re-cognition). These results offer a new promising approach for
innovation management research and practice.

Key words: innovation, from idea to project, nascent state, sociocognition,


translation, recognition, sensemaking, emergence

351
Entre Idées et Projets d’Innovation :
Approche Sociocognitive & Perspective Stratégique

Cette recherche est consacrée à l’étude des dynamiques permettant de transformer des
idées abstraites en innovations concrètes. Notre perspective stratégique vise à comprendre les
mécanismes qui sont à l’œuvre lorsqu’il s’agit d’évaluer le potentiel des idées, d’organiser les
ressources et de conduire le processus de passage de l’idée au projet d’innovation.

Une idée abstraite devient une innovation concrète à travers un mouvement collectif de
réalisation. Ce mouvement n’est possible que quand les acteurs parviennent à donner du sens
à leur engagement. Ce postulat nous conduit à adopter une approche sociocognitive qui met le
processus de construction de sens au cœur de l’analyse.

Pour étudier un processus concret d’émergence de l’innovation, notre cadre conceptuel


et méthodologique mobilise essentiellement la construction collective de sens de Weick, la
sociologie de la traduction de Callon et Latour, et l’analyse processuelle de Pettigrew. Cette
grille combine d’autres travaux moins répandus jusqu’à maintenant dans le management de
l’innovation : la noologie de Morin, la philosophie de la technique de Simondon et l’ethno-
technologie de Gaudin. L’investigation empirique consiste en l’étude de cas d’une innovation
majeure au sein de l’entreprise Air Liquide: dix ans de développement des garnissages pour la
distillation cryogénique des gaz.

L’étude de cas conforte la pertinence de notre approche sociocognitive. Tout


particulièrement, elle permet de mettre en évidence deux dynamiques fondamentales et
complémentaires dans la construction de sens : traduction et reconnaissance. Ce résultat
conduit à tout à la fois remettre en cause et compléter la sociologie de la traduction en la
reliant à la théorie de l’état naissant d’Alberoni à travers la « re-co-naissance » comme
dynamique collective : plutôt que de se rallier par intérêt bien compris (l’intéressement / la
traduction), les acteurs qui constituent le premier noyau actif, comme ceux qui se
convertissent plus tard, « se reconnaissent » autour d’une idée dont ils « reconnaissent »
ensemble le potentiel innovant et la capacité de transformation et de refondation de
l’organisation (re-naissance / reconnaissance). Cette re-conceptualisation ouvre des
perspectives théoriques et pratiques nouvelles pour la gestion des processus d’innovation.

Mots clés : innovation, de l’idée au projet, état naissant, sociocognition, traduction,


reconnaissance, instauration de sens, émergence

352

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