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"Appréhension et présentation de soi et transgression

des normes de la division sexuelle du travail : le cas des


pères "au foyer" / Self-definition and self-presentation and
gender norms transgresssion : the case of "at-home" dads/"

Merla, Laura

ABSTRACT

Cette thèse porte sur les dynamiques identitaires et plus précisément sur l'appréhension et la présentation
de soi en tant qu'individu de genre masculin lorsque celles-ci posent problème au sens schutzéen du
terme, au travers de l'étude de la transgression des normes de la division sexuelle du travail opérée par les
pères " au foyer ". La thèse s'articule autour de trois chapitres principaux. Le premier (chapitre 4) se centre
sur les réactions d'autrui a la paternité au foyer, telles qu'elles sont relatées par les pères interrogés. Le
second (chapitre 5) met au jour les stratégies mises en place par les pères au foyer pour gérer le manque
de légitimité auquel ils sont confrontés. Le troisième (chapitre 6) propose une analyse phénoménologique
de l'appréhension genrée de soi. Au travers de cette thèse, c'est une nouvelle définition de l'identité de
genre qui est proposée. / This thesis deals with identity dynamics and, more precisely, with masculine
self-presentation and self-definition when these become problematic. This is done through the study of
gender norms transgression operated by "at-home" dads. The three main chapters of the thesis are the
following. Chapter 4 is focussed on peoples' reactions to at-home fatherhood, based on the accounts of
housefathers. Chapter 5 analyses at-home dads' strategies to deal with the lack of legitimacy they are
confronted to. Chapter 6 proposes a phenomenological analysis of gendered self-definition. Through this
work, the author proposes a new definition of gender identity.

CITE THIS VERSION

Merla, Laura. Appréhension et présentation de soi et transgression des normes de la division sexuelle du
travail : le cas des pères "au foyer" / Self-definition and self-presentation and gender norms transgresssion :
the case of "at-home" dads/. Prom. : Marquet, Jacques http://hdl.handle.net/2078.1/4844

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Available at: http://hdl.handle.net/2078.1/4844 [Downloaded 2020/11/30 at 15:45:45 ]


Université catholique de Louvain

Faculté des Sciences économiques, sociales et politiques


Département des Sciences politiques et sociales

Appréhension et présentation de soi et transgression des normes


de la division sexuelle du travail:
Le cas des pères « au foyer »
Laura Merla

Dissertation doctorale présentée en vue de


l’obtention du titre de docteur en Sociologie

Sous la Direction du Professeur Jacques Marquet

Année académique 2005-2006


Merci à celles et ceux
sans qui cette thèse
n’aurait jamais vu le jour

2
Introduction

Introduction

Contrairement aux courants qui, au cours des années nonante,


prédisaient et appelaient de leurs vœux la « fin du travail » en tant que
valeur dominante1, le travail, défini dans cet ouvrage comme l’exercice
d’activités rémunérées dans le cadre d’un contrat de travail ou à titre
d’indépendant, et que nous qualifierons de travail « professionnel »,
continue à occuper une place prépondérante dans l’organisation des
sociétés occidentales et dans la vie des individus. Il demeure la forme
majeure d’organisation du temps social – c’est en fonction de lui que
prennent notamment sens les concepts de loisirs et de congés –, il est l’un
des axes, si pas le principal, autour duquel s’articule le cycle de vie, c’est
son exercice qui ouvre le droit à une grande partie des prestations de la
sécurité sociale, notamment en Belgique, et il exerce une fonction centrale
dans la définition des statuts et la construction des identités sociales.

Comme Ferreras le souligne, « Malgré la situation de chômage et


d’insécurité d’emploi qui s’est progressivement installée depuis les années
1970 sur les marchés du travail en Europe occidentale, ou en partie à
cause d’elle, les enquêtes sur les valeurs montrent comme le travail reste,
voire est devenu, comme écrit Sainsaulieu, « la plus importante machine à
produire de l’identité sociale, loin devant le quartier, la famille, les lois, les
études. » (…) À tout le moins, même si d’autres auteurs nuancent ces
propos – Dubar en particulier en soulignant la diversité des « espaces de
reconnaissance identitaire » –, Dubar confirme néanmoins que, sans doute
précisément « parce qu’il est devenu une denrée rare, l’emploi conditionne
la construction des identités sociales. » ».2 L’hypothèse de l’auteure,
démontrée au travers de l’analyse du rapport au travail professionnel des
caissières de supermarché en Belgique, est que les individus développent à
1
Dont l’une des plus connues est sans doute Méda D., Le travail. Une valeur en voie de disparition,
Champs Flammarion, Aubier, Paris, 1995.
2
Ferreras I., Le travail démocratique. Du caractère expressif, public et politique du travail dans les
services. Le cas des caissières de supermarché syndiquées en Belgique, Dissertation doctorale de
Sociologie, Département des Sciences politiques et sociales, Bibliothèque de la Faculté des Sciences
économiques, sociales et politiques de l’Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 2004, p.
79.

3
Introduction

la fois un rapport instrumental et un rapport de sens, expressif, au travail


professionnel, et cela même lorsqu’il est non qualifié, monotone, stressant,
peu intéressant, et exercé par une population réputée avoir d’autres centres
d’intérêt. Ce sens peut être trouvé dans le contenu et/ou dans l’expérience
du travail professionnel, considéré dans ce cas comme source de divers
sentiments comme celui de se sentir inclus dans un tissu social, d’être utile
à la société ou d’être autonome dans sa capacité à mener sa vie. Diverses
études menées sur les situations de chômage et leur vécu ont montré à quel
point la privation de travail professionnel est source de déstabilisation
identitaire et de perte d’estime de soi. Les travaux de D’Amour, Lesemann,
Deniger et Shragge ont mis en avant le fait que le chômage peut être vécu
« comme une blessure identitaire, un bouleversement profond du rôle et de
la place occupée dans la famille et la société, une perte d’autonomie et de
pouvoir ».3

Les travaux que nous venons de citer tendent à montrer que tous les
individus sont concernés aujourd’hui par l’importance du travail
professionnel en tant que norme sociale, qu’ils soient hommes ou femmes.
Une nuance doit pourtant être apportée ici. La dernière étude citée plus haut
a notamment montré que certaines femmes parviennent, mieux que les
autres (hommes et femmes) à élaborer une identité susceptible de
remplacer l’identité sociale que leur procurait le travail professionnel, à
condition de s’être préalablement « davantage définies au sein de leur
famille que par leur statut de travailleuses ».4 Ceci nous renvoie à un autre
espace majeur de production et de validation des identités sociales : la
famille. Même si, comme l’ont notamment démontré les travaux de
Maruani et de Battagliola, et comme le proclame l’ouvrage de Schweitzer,
« les femmes ont toujours travaillé », l’industrialisation et la séparation
spatio-temporelle du travail-production (travail professionnel) et du travail-
reproduction (travail domestique et familial) a mis en place un type

3
D’Amour M., Lesemann F., Deniger M-A, Shragge E.: « Les chômeurs de longue durée de plus de 45
ans : entre exclusion et réflexivité », Lien social et Politiques – RIAC, 42, Automne 1999, pp. 121-133.,
p. 124.
4
Ibid, p. 132.

4
Introduction

particulier de rapport social et de division du travail entre hommes et


femmes.5

Au milieu du XXième siècle, les hommes se définissaient


principalement par le travail professionnel, alors que les femmes, confinées
dans la sphère domestique, se définissaient (ou étaient plutôt définies) par
leurs rôles domestiques, même lorsqu’elles continuaient à exercer une
activité professionnelle. Comme le souligne Dubar, à cette époque,
l’identité masculine se construisait autour du travail productif et des luttes
pour sa reconnaissance, alors que l’identité féminine ne pouvait accéder
qu’à des formes privées, privatives, de reconnaissance.6 Ce modèle a été
largement contesté par divers mouvements féministes et par le processus
d’émancipation féminine entamé dans les décennies 60-70 qui s’est
notamment traduit par l’accès à l’autonomie financière et sexuelle, la
maîtrise de la contraception, l’affranchissement (lent et relatif) du
confinement à la vie domestique, et l’invention de nouvelles formes de vie
privée.

Ce processus d’émancipation a modifié l’articulation du modèle


familial au modèle professionnel. Celle-ci est passée d’un modèle alternatif
(travail professionnel, retrait prolongé au moment de la naissance des
enfants, retour au travail professionnel une fois les enfants devenus grands)
à un modèle davantage cumulatif, impliquant pour les femmes l’élaboration
de stratégies d’articulation entre rôles professionnels et domestiques.7
Comme le dit Maruani, « pour une mère de famille, il est désormais
« normal » de travailler alors qu’il y a seulement 30 ans il était tout aussi
« normal » de s’arrêter à la naissance du premier enfant ».8 Les chiffres
suivants attestent de cette évolution en Belgique, où le taux d’emploi des

5
Battagliola F., Histoire du travail des femmes, La Découverte, Paris, 2000 ; Maruani M., Le travail et
l’emploi des femmes, La Découverte, Paris, 2000 ; Schweitzer S., Les femmes ont toujours travaillé. Une
histoire du travail des femmes aux 19ème et 20ème siècles, Emile Jacobs, Paris, 2002.
6
Dubar C., La crise des identités. L’interprétation d’une mutation, Le Lien Social, PUF, Paris, 2000,
pp.60-62.
7
Voir notamment Barrère-Maurisson, M.-A., La division familiale du travail: la vie en double, PUF,
Paris, 1992; Hochschild, A. R., The Time Bind: When Work Becomes Home and Home Becomes Work,
New York, Metropolitan Books, 1997.
8
Maruani M., op. cit., p. 15.

5
Introduction

mères d’au moins un enfant de moins de 6 ans est passé de 56.9% en 1989
à 69.5% en 1999.9

Le tableau suivant met cependant en lumière l’éclatement actuel de la


répartition de l’emploi dans les couples ayant un enfant de moins de 6 ans.
Deux configurations dominent : le travail professionnel à temps plein pour
l’homme et la femme et le travail professionnel à temps plein pour
l’homme et à temps partiel pour la femme.

Tableau 1. Evolution de la structure de l’activité professionnelle pour


les couples avec un enfant de moins de 6 ans, Belgique

% de couples où % de couples où % de couples où % de couples où


l’homme et la l’homme est à l’homme est à ni l’homme ni la
femme sont à temps plein et la temps plein et la femme ne
temps plein femme à temps femme ne travaillent
partiel travaille pas
1989 1999 1989 1999 1989 1999 1989 1999
37.3 26.6 18.7 27.7 37.1 19.0 5.0 4.8
Source : OECD (2001)

Une grande partie des comportements professionnels des femmes


vivant en Belgique attestent en effet tant de la persistance (choisie ou
imposée) de leur investissement dans le travail domestique et familial. La
présence d’un enfant affecte davantage l’emploi des femmes que des
hommes, l’écart de genre, défini comme la différence entre taux d’emploi
des hommes et des femmes augmentant en parallèle avec l’agrandissement
de la famille.10 En 2000, le travail professionnel à temps partiel concernait
29.2% des femmes sans enfants, 34.7% des femmes avec un enfant et
46.1% des femmes avec deux enfants ou plus.11 La présence d’enfants
semble avoir l’effet inverse sur les hommes : 6.5% des hommes sans
enfants travaillaient à temps partiel la même année pour 5.1% de ceux
ayant au moins un enfant.12 Outre le travail professionnel à temps partiel,
de nombreuses femmes recourent au système du crédit-temps (à temps
plein ou partiel). En 2001, les femmes représentaient à elles seules 83% des

9
OECD, Employment Outlook, 2001, p. 134.
10
Cet écart était en 2001 de 17.4% en l’absence d’enfants, 23.5% en présence d’un enfant et 24.7% en
présence de deux enfants ou plus.
11
OECD, Employment Outlook, 2002, p. 78.
12
Ibid.

6
Introduction

interrompants13. Plus de la moitié de celles-ci étaient âgées de 25 à 40 ans,


alors que plus de la moitié des hommes ressortissant de ce régime étaient
âgés de plus de 50 ans. En 2005, la part des hommes était montée à 38%,
mais la forte proportion d’hommes de plus de 50 ans laisse penser que les
hommes utiliseraient davantage ce système pour adoucir leur fin de
carrière, alors que les femmes l’utilisent majoritairement pour s’occuper de
leurs enfants.14 Enfin, si l’on se penche sur le régime du congé parental, la
part des hommes tombe à 15% pour 2005.15

Les enquêtes budget-temps attestent également de l’écart entre


hommes et femmes en matière de tâches domestiques et de soin des
enfants, et de temps de travail professionnel. Comme le font remarquer
Fusulier et Merla, « Selon les indicateurs de l’Institut National de
Statistique, concernant une population âgée de 12 à 95 ans, les femmes
consacrent en moyenne 23h58 par semaine aux tâches ménagères, et 3h18
aux soins et à l’éducation des enfants, alors que les hommes consacrent
respectivement 14h36 et 1h37 (INS et TOR, 2001). Les résultats des
travaux menés par Van Dongen (1996), en Flandre auprès d’une
population âgée de 20 à 50 ans, constatent qu’en moyenne hebdomadaire,
les femmes produisent 43 heures de « travail familial », alors que les
hommes y dédient 21 heures de leur temps. Cela ne signifie pas que sur la
semaine, ils travaillent moins, mais que leur travail s’inscrit davantage
dans la sphère professionnelle. A Bruxelles, environ 60% des pères
consacrent plus de 40 heures par semaine à leur occupation
professionnelle contre 20% des mères ». 16

Il semble en effet que les femmes continuent à occuper une place


prépondérante – souhaitée ou non – dans les domaines du domestique et
des enfants. Dans le jeu des rapports de force entre parents, la position des
mères semble d’ailleurs s’être renforcée au détriment du pouvoir paternel.
L’ouvrage collectif coordonné par Delumeau retrace cette évolution. Les
auteurs montrent que jusqu’à la fin du XIXième siècle, le père détenait

13
Source en matière de crédit-temps (ayant remplacé l’interruption de carrière en 2000) : Office national
de l’Emploi (ONEM).
14
Source : ONEM
15
Source : ONEM
16
Fusulier B., Merla L. « Articuler vie professionnelle et vie familiale : enjeu de société, enjeu pour
l’égalité », in Les Cahiers de l’Education permanente n°19 : Quel genre pour l’égalité ?, Bruxelles, 2003,
pp. 119-136.

7
Introduction

officiellement seul le pouvoir de décision. Mais le XXième siècle consacre


la montée de la puissance maternelle. L’autorité paternelle cède la place à
l’autorité parentale, partagée de manière égale par les deux parents. Grâce à
la diffusion massive de la pilule contraceptive, et plus récemment aux
progrès en matière d’insémination artificielle, la femme devient davantage
maîtresse de sa fécondité. Le modèle de la famille traditionnelle éclate au
profit de multiples modèles familiaux, recomposés, monoparentaux. Au
regard du droit, la mère y occupe une place centrale, et bénéficie
majoritairement du droit de garde de l’enfant en cas de séparation. Cette
évolution est alors influencée et appuyée par une frange du monde
scientifique qui désigne la mère comme seule éducatrice valable de l’enfant
grâce au lien privilégié qui l’unirait à celui-ci. Jusqu’à la fin des années 80,
les spécialistes ont mis l’accent sur la grossesse, l’allaitement, et l’instinct
maternel. Le père a été exclu de cette relation, relégué au statut de simple
figurant. Les pères ont dû faire face à « une accusation généralisée de
faiblesse et d’impuissance (…) : ceux-ci seraient absents, défaillants,
classiquement stigmatisés comme « carents » ».17 Dans le courant des
années 90, certains spécialistes appellent à une nouvelle conception de la
paternité et de la masculinité, laissant davantage de place à l’affectivité,
aux échanges et aux sentiments. Aujourd’hui, il semblerait que certains
hommes s’investissent davantage auprès de leurs enfants que ne l’ont fait
les hommes de la génération précédente, et prônent des valeurs jusque-là
inédites : la présence et la disponibilité, et l’affection, le dialogue,
l’humour… D’après Castelain-Meunier, le modèle du père tendre et présent
se diffuse.18 Un écart subsisterait pourtant entre ce modèle émergeant et les
pratiques, comme en attestent les quelques éléments auxquels nous avons
fait référence précédemment.

En Belgique, la montée et le maintien des femmes sur le marché du


travail ne se sont donc pas accompagnés d’une montée significative des
hommes sur la scène domestique et familiale, et l’articulation entre vie
professionnelle et vie familiale passe encore toujours majoritairement par le
retrait momentané ou prolongé, partiel ou total, des femmes du marché du
travail. Dans certains couples pourtant, l’articulation entre vie

17
Delumeau J., Roche D. (dir.), Histoire des pères et de la paternité, Larousse Coll, In Extenso, Paris,
2000.
18
Des Deserts S., « Au bonheur des pères », Le Nouvel Observateur, Paris, n°1914, 12-18 juillet 2001,
p.14-18. C. Castelain-Meunier est sociologue au CNRS.

8
Introduction

professionnelle et vie familiale passe non pas par un retrait des femmes,
mais bien des hommes, du marché du travail, qu’il soit volontaire ou non.

C’est précisément sur eux que porte cet ouvrage. Au fil des pages qui
suivent, nous allons essayer de comprendre, en nous centrant sur leurs
propres récits, la manière dont les hommes qui cessent de travailler ou de
chercher un emploi dans le but explicite de s’occuper de leur(s) enfant(s),
et que nous appellerons « pères au foyer », se définissent eux-mêmes, la
perception qu’ils ont du degré de légitimité des pratiques qu’ils mettent en
œuvre et la manière dont ils gèrent cette (non-) légitimité dans les
interactions quotidiennes et vis-à-vis d’eux-mêmes. Cette ligne
méthodologique nous conduira tout naturellement à donner la priorité au
sens que les individus donnent à leurs actions.19

19
Les différents chapitres de cette thèse sont présentés à la fin du chapitre 1.

9
Chapitre 1. Perspectives théoriques

Chapitre 1. Perspectives théoriques

Dans la chanson « A ma place » qu’il interprète en duo avec Zazie,


Axel Bauer met en musique deux monologues qui s’entrecroisent, se
superposent et s’interpellent parfois. L’histoire est celle d’un couple dans
lequel chaque partenaire a le sentiment que l’autre, plutôt que de l’aimer
pour « ce qu’il est » attend de lui qu’il se conforme à une image
stéréotypée de la masculinité ou de la féminité: celle du guerrier, fort et
combatif, prêt à « vivre l’enfer, mourir au combat », côté masculin; et celle
de « la belle » et « la reine », deux figures qui, dans les contes classiques,
incarnent la beauté, la fragilité, la passivité et la soumission, côté féminin.
Pour le personnage incarné par Axel Bauer, l’appréhension et la
présentation de soi en tant qu’individu masculin passe par une prise de
distance avec ces normes qui lui sont assignées, notamment par sa
compagne. S’y conformer reviendrait à « faire de moi ce que je ne suis pas
». Pour celle à qui Zazie prête sa voix, la relation aux normes qui lui sont
assignées est plus ambiguë : ses propos laissent entendre que celles-ci font
en partie sens pour elle, elle dont les « ailes se froissent » mais s’articulent
à d’autres éléments indispensables pour qu’elle soit plus que « cette moitié
de femme qu'il veut que je sois »: elle veut bien « faire la belle, mais pas
dormir au bois », « être reine, mais pas l’ombre du roi ».

Cet exemple illustre la tension entre normes assignées et appréhension


de soi, qui se situe au cœur de la posture que nous avons adoptée dans ce
travail. Celle-ci peut se résumer ainsi : l’identité de genre et, en particulier,
l’appréhension et la présentation de soi en tant qu’individu masculin et/ou
féminin s’articule autour d’une tension entre normes « assignées », dans le
stock social de connaissances, aux individus de sexe masculin pour les
masculinités, et aux individus de sexe féminin pour les féminités, et qui
servent à appréhender le monde sous une forme typifiée et à orienter les
pratiques; et éléments personnels de l’identité à partir desquels les
individus donnent sens à leur pratiques, et peuvent, dans un processus
réflexif, remettre en question le lien entre masculinités/féminités, normes
assignées et sexe biologique. Cette posture s’appuie sur une approche

11
Chapitre 1. Perspectives théoriques

constructiviste et subjectiviste du genre et des masculinités, et se nourrit


d’apports théoriques qui mêlent phénoménologie, constructivisme social,
théories de l’identité et sociologies du genre et des masculinités.

La première partie de ce chapitre sera consacrée à l’explication de


cette posture et la seconde, à l’énonciation de la thèse qui a surgi de notre
travail de terrain.

L’approche du genre que nous avons adoptée dans ce travail, ainsi que
la thèse que nous allons aborder dans cet ouvrage ont été construites tout au
long du processus de recherche, et s’appuient sur un cadre théorique lui-
même en constante évolution. Sans vouloir nier la pertinence d’autres
approches, nous sommes davantage entrée dans la peau d’un artisan qui
construit progressivement ses outils, les adaptant au matériau au fur et à
mesure qu’il entre lui-même en résonance avec celui-ci, et sans savoir
jusqu’au dernier moment quelle sera la forme de son oeuvre. A ce titre,
notre méthodologie participe de l’élaboration d’une « théorie fondée », ou
« grounded theory », que Demazière et Dubar définissent comme « une
théorie qui découle inductivement de l’étude du phénomène qu’elle
présente. C’est- à- dire qu’elle est découverte, développée et vérifiée de
façon provisoire à travers une collecte systématique de données et une
analyse des données relatives à ce phénomène. Donc collecte de données,
analyse et théorie sont en relations réciproques étroites. On ne commence
pas avec une théorie pour la prouver par la suite. On commence plutôt
avec un domaine d’étude et on cherche à faire émerger ce qui est pertinent
pour ce domaine »20.

Nous aurions aimé que le caractère dynamique et progressif de ce


travail se reflète dans la présentation que nous en faisons, mais
malheureusement une telle présentation s’accorde mal à l’écriture d’un
ouvrage. Il nous a semblé difficile de refléter les allers-retours incessants
20
Demazière D., Dubar C., Analyser les entretiens biographiques. L’exemple de récits d’insertion,
Nathan Coll. Essais & Recherches, Paris, 1997, p. 49. La grounded theory inclut trois idées : le but des
recherches empiriques est la production de théorie, cette théorie est produite par la recherche, de manière
inductive, et est ancrée dans les données recueillies. La théorie est produite par le chercheur à partir de ses
recherches empiriques. On peut la qualifier de « théorie émergente », qui doit non seulement être ajustée
aux données, permettant un va-et-vient avec les données dont elle résulte, mais elle doit aussi pouvoir
« travailler » les données, c’est-à-dire permettre d’expliquer les conduites présentées dans les données. La
théorie est donc « le produit de transformations successives des données par le travail de recherche »
(Demazière D., Dubar C., op. cit., p. 50).

12
Chapitre 1. Perspectives théoriques

entre théorie et terrain dans notre propre mise en récit de ce travail de


production de la thèse, et il n’est pas certain que le lecteur aurait trouvé un
intérêt à suivre pas-à-pas nos interrogations, nos doutes, nos retours en
arrière, mais aussi les moments exaltants où les éléments semblent
s’emboîter à merveille, comme par magie.

13
Chapitre 1. Perspectives théoriques

1.1. « Je veux bien être reine, mais pas l’ombre du


roi » : appréhension et présentation de soi en tant
qu’individu genré

La posture que nous avons adoptée à l’égard du genre dans sa


dimension subjective et interactionnelle, s’articule autour de l’idée que
l’appréhension et la présentation de soi en tant qu’individu masculin et/ou
féminin est le résultat, en constante évolution, d’une tension entre normes
assignées et identité personnelle, dans laquelle ces normes peuvent être
appropriées ou au contraire mises à distance. Cette posture s’appuie sur une
série de concepts que nous allons développer ici, pour mieux comprendre
d’où elle tire sa source et pour la replacer dans le contexte de la discipline.
Le premier pôle de notre définition renvoie au processus de typification,
qui fera l’objet du premier point. Le second pôle et, plus largement,
l’ensemble de la posture, s’appuie sur le concept d’identité pris ici dans le
double sens de l’appréhension et de la présentation de soi, sur le rapport
entre assignation et appropriation, entre introspection et interaction, qui
feront l’objet du second point.

1.1.1. Masculinités/féminités et construction sociale de la


réalité

Les théories féministes qui s’inscrivent dans le courant de la


construction sociale de la réalité ont, au fil de leurs travaux, démontré le
caractère socialement construit de la différence des sexes, et ce en opérant
une distinction entre « sexe » et « genre ». Le concept de « genre » ou
« gender » est apparu dans les années 70 dans la littérature féministe
anglosaxone, et plus précisément dans les travaux d’Oackley21, qui le
définit alors comme suit : « Le mot « sexe » se réfère aux différences
biologiques entre mâles et femelles : à la différence visible entre leurs
organes génitaux et à la différence corrélative entre leur fonctions
procréatrices. Le « genre », lui, est une question de culture : il se réfère à

21
Oakley A., Sex, Gender and Society, Arena, Aldershot, 2nd edition, 1985.

14
Chapitre 1. Perspectives théoriques

la classification sociale en « masculin » et « féminin » ».22 Comme le


mentionne le Dictionnaire critique du féminisme, « on oppose
généralement le sexe comme ce qui relève du biologique et le genre
(gender en anglais) comme ce qui relève du social. (…) Les sociétés
humaines, avec une remarquable monotonie, surdéterminent la
différenciation biologique en assignant aux deux sexes des fonctions
différentes (divisées, séparées et généralement hiérarchisées) dans le corps
social en son entier. Elles leur appliquent une « grammaire » : un genre
(un type) « féminin » est imposé culturellement à la femelle pour en faire
une femme sociale, et un genre « masculin » au mâle pour en faire un
homme social. »23 En distinguant sexe et genre, les féministes ont mis en
avant le caractère socialement construit des prétendues différences entre
hommes et femmes, et qui occupe une place déterminante dans
l’appréhension du monde dans nos sociétés. Comme Delphy le souligne,
« Les défenses sans cesse renouvelées de « la différence des sexes » ne font
que confirmer l’importance du genre dans nos sociétés : une importance
sociale telle qu’elle est apparemment le fondement de notre appréhension
du monde. On est obligé de faire cette hypothèse quand on observe les
réactions à toute mise en cause du centre du dogme, à savoir la différence
des sexes est donnée telle quelle – en deux – par la nature et que la même
nature lui a aussi donné son importance, qu’on ne peut défier qu’à nos
risques et périls. (…) Tout se passe comme si la différence des sexes était
ce qui donne sens au monde. »24

Nous garderons de cette affirmation extrêmement forte qui fait de la


différence des sexes l’élément fondateur de l’appréhension du monde,
l’idée que le sexe est le support de typifications qui servent à orienter la
perception du monde qui nous entoure.25

22
Citation tirée de Delphy C., L’ennemi principal. 2) Penser le genre, Editions Syllepse, Collection
nouvelles questions féministes, Paris, 2001, p. 247.
23
Hirata H., Laborie F., Le Doaré H., Senotier D. (coord), Dictionnaire critique du féminisme, PUF,
Paris, 2000, p. 191.
24
Delphy C., op. cit., p. 30-31.
25
Tout comme d’autres éléments fondamentaux comme les différences de classe sociale, d’âge ou
ethniques, par exemple.

15
Chapitre 1. Perspectives théoriques

La phénoménologie26 et, à sa suite, le constructivisme social27 ont mis


en lumière le fait que, contrairement à ce que notre expérience de la vie
quotidienne nous donne à croire, le monde qui nous entoure est
profondément instable, changeant et incertain. Dans l’instant qui vient, le
téléphone peut sonner, une panne de courant peut survenir, un avion peut
s’écraser sur le toit de la maison, bref tout peut arriver sans que nous
puissions le prévoir. Nous-mêmes nous changeons à chaque seconde. Nous
ne sommes plus tout à fait les mêmes que lorsque nous avons ouvert ce
livre : du temps a passé, nous avons vieilli, nous avons vécu des
expériences (nous avons commencé à lire un livre). La personne avec
laquelle nous vivons change elle aussi pendant ce temps : elle est en train
de travailler, de vivre des expériences, de vieillir. Elle ne sera donc pas la
même personne lorsqu’elle rentrera ce soir. Pourtant on ne peut pas dire
que cette situation nous angoisse. Elle ne nous empêche pas d’élaborer des
projets à plus ou moins long terme ni de continuer ce que nous sommes en
train de faire. Car ce monde profondément instable nous apparaît au
contraire plutôt stable. Pourquoi ? Parce qu’il nous apparaît en grande
partie pré-donné. Le monde physique et social qui nous entoure nous paraît
indubitable grâce à un double processus inconscient.

Le premier processus consiste à la mise entre parenthèses du doute que


nous pourrions formuler par rapport au fait que le monde et ses objets
puissent être différents de la manière dont nous les percevons. Nous
acceptons comme indubitable le fait que la structure du monde est
permanente, que notre expérience est valide et que nous sommes capable
d’agir sur et dans le monde. Une ligne assez claire délimite dans notre
esprit ce qui est indubitable et ce qui ne l’est pas, ce qui est familier et ce

26
Husserl E., L’idée de la phénoménologie, Paris, PUF, 1970 ; Pharo, P., « Problèmes empiriques de la
sociologie compréhensive », Revue française de sociologie, n°26, 1985, pp. 120-149 ; Schütz A.,
Luckmann T., The structures of the life-world. Vol I., Northwestern University Press, Evanston, 1973 ;
Schütz A., Luckmann T., The structures of the life-world. Vol II., Northwestern University Press,
Evanston, 1989; Schütz, A., Collected Papers I, Martinus Nijhoff, The Hague, 1982 ; Schütz, A.,
Collected Papers II, Martinus Nijhoff, The Hague, 1976 ; Schütz, A., Collected Papers III, Martinus
Nijhoff, The Hague, 1975 ; Schütz, A., Le chercheur et le quotidien. Phénoménologie des sciences
sociales, Méridiens Klincksieck, Paris, 1987 ; Williame R., Les fondements phénoménologiques de la
sociologie compréhensive : Alfred Schütz et Max Weber, Martinus Nijhof, La Haye, 1973.
27
Nous nous référerons principalement ici à : Berger P., Luckmann T., La construction sociale de la
réalité, Armand Collin, Paris, 1996.

16
Chapitre 1. Perspectives théoriques

qui est étrange, ce qui peut être accepté comme tel et ce qui demande une
recherche ultérieure pour lever le doute que nous nourrissons à son égard.28

Le second processus est le suivant : nous appréhendons le monde sur


le mode de la typicalité. Chaque objet, chaque expérience est unique en
réalité. Mais pour pouvoir nous orienter dans ce monde sans cesse nouveau
nous allons rattacher la première perception que nous aurons d’un objet à
nos connaissances antérieures, afin de lui trouver des similitudes avec ce
que nos expériences passées nous ont enseigné. Pour parler de manière
schématique on peut dire que au moment T1 A est expérimenté comme déjà
connu parce qu’il renvoie à une réalité B au moment T0 et qu’une
similitude est évoquée entre A et B. Or, les typifications évoquées pour
interpréter un objet ou une expérience nous sont en grande partie fournies
par la société dans laquelle nous vivons : l’appréhension du monde revêt
ainsi un caractère social.

Schütz identifie plusieurs éléments fondamentaux qui participent à


l’appréhension du monde sur le mode de la typicalité parmi lesquels nous
retiendrons ici notre situation biographique et notre stock de connaissances,
éléments centraux pour comprendre le caractère à la fois unique et social
de l’appréhension du monde.

Notre situation biographique va influencer notre perception du monde.


Elle comprend au moment T1 la place que nous occupons dans la société;
l’expérience que certains éléments du monde pré-donné nous sont imposés
(comme les règlements, les institutions) alors que d’autres sont soit sous
notre contrôle direct, soit susceptibles d’être placés sous notre contrôle ; et
ce qui au moment T1 nous paraît indubitable d’une part et douteux d’autre
part. La situation biographique est « le lieu d’un doute partiel sur le monde,
doute qui se détache sur fond d’indubitable ».29

Cette situation biographique renvoie à ce que Schütz nomme le stock


de connaissances. Il s’agit de l’ensemble des connaissances provenant de
toutes les expériences que nous avons pu faire dans le passé, à la fois dans
le monde physique et social, et dont nous disposons au moment T1. C’est

28
Cette ligne peut se déplacer : ce qui ne pose pas question maintenant n’est indubitable que jusqu’à
preuve du contraire.
29
Williame R., op. cit., p. 41.

17
Chapitre 1. Perspectives théoriques

en lui que nous allons puiser au moment T1 les éléments dont nous avons
besoin pour agir : il constitue notre stock disponible de connaissances.

Ce stock de connaissances n’est pas totalement personnel : il


comprend une part plus ou moins grande d’éléments communs aux
membres de la société dans laquelle nous vivons. La plus grande part de
nos connaissances sont transmises par des personnes ou des groupes
auxquels nous appartenons (parents, professeurs, partenaires, médias…).
C’est par eux que nous apprenons chaque jour comment définir le monde.
Comme le dit Schütz, « on nous apprend non seulement à définir
l’environnement, c’est-à-dire les caractéristiques typiques de l’aspect
relativement naturel du monde dominant à l’intérieur du groupe comme la
somme acceptée telle quelle mais toujours sujette à caution des choses
admises jusqu’à nouvel ordre. On nous apprend aussi comment on doit
former les constructions typiques pour qu’elles soient en accord avec le
système de pertinences acceptées du point de vue anonyme et unifié du
groupe »30. Le langage constitue le moyen typifié par excellence pour
transmettre la connaissance issue de la société. Chaque nom commun inclut
une typification et une généralisation se référant au système de pertinences
dominant dans le groupe. On voit poindre ici un élément supplémentaire et
essentiel : le lien entre définition de la réalité et rapports de pouvoir.

Avant d’aller plus avant dans cette voie, ajoutons que la connaissance
est distribuée et approuvée socialement.31 La réserve de connaissances
actuellement disponible varie d’un individu à l’autre, et est organisée en
zones plus ou moins claires selon le moment de la vie. Un individu peut
être un expert dans certains domaines et un profane dans d’autres. La
connaissance porte aussi sur cette distribution sociale : nous savons à qui
nous devons nous adresser en tant qu’expert de tel ou tel domaine. Le
caractère indubitable des expériences s’accroît si d’autres personnes (que
nous considérons comme compétentes) confirment la validité de ces
connaissances, soit parce qu’elles font les mêmes expériences, soit parce
qu’elles nous croient. Comme le dit Schütz « toute connaissance, notre
propre expérience originaire aussi bien que la connaissance socialement
dérivée reçoit un poids supplémentaire si elle est acceptée non seulement

30
Schütz A, op. cit., 1987, pp. 19-20.
31
Ce qui renvoie déjà en partie à des relations de pouvoir étant donné le statut conféré aux « experts » de
tel ou tel domaine (domaines eux-mêmes susceptibles d’être hiérarchisés).

18
Chapitre 1. Perspectives théoriques

par nous-mêmes mais aussi par d’autres membres de notre groupe


d’appartenance »32.

Nous partageons donc avec les individus qui vivent dans la même
société que nous un ensemble de connaissances et typifications du monde
de la vie quotidienne, monde qui est, par là-même, socialement construit.
Cette part sociale du stock de connaissances que les individus d’une même
société partagent à des degrés divers, n’est pas uniquement un outil
d’appréhension du monde : elle participe à orienter les pratiques dans un
sens déterminé, et s’inscrit dans des rapports de pouvoir.

Pour mieux comprendre, nous allons partir d’un cas de figure


hypothétique. Prenons une société constituée de deux individus en
interaction. Comme nous l’a montré Schütz ces individus vont faire appel à
leurs stocks de connaissances respectifs pour interpréter l’interaction en
cours. Les actions de chaque interlocuteur seront typifiées réciproquement
dans la relation. Pour Berger et Luckmann33 ces typifications peuvent être
appelées des institutions parce qu’elles établissent que les actions de type
« x » seront exécutées par des individus de type « x », et vont, si elles
perdurent, se sédimenter sous la forme de ce que ces deux auteurs appellent
des rôles. Le caractère institutionnel de ces typifications sédimentées sous
forme de rôles découle selon eux en outre du fait qu’elles impliquent
historicité et contrôle. Historicité parce qu’elles ont une histoire dont elles
sont le produit (elles sont le produit d’interactions situées dans un temps et
un espace déterminés) et contrôle puisqu’elles vont canaliser les conduites
dans une direction précise. Il s’agit d’un contrôle social. Ces institutions
orienteront par la suite la manière dont les interlocuteurs interprètent leurs
interactions.

Imaginons ensuite que les individus de notre exemple ont des enfants.
Au cours des interactions qu’ils auront « en famille » les parents
transmettront à leurs enfants les typifications qu’ils ont élaborées avant leur
naissance. C’est, nous disent Berger et Luckmann, un véritable monde
social qu’ils vont leur transmettre, une réalité construite qui apparaîtra aussi
naturelle que la nature elle-même à ceux qui font l’objet de la transmission.
Pour le tout jeune enfant toutes les institutions apparaissent comme

32
Williame R., Op. Cit., p. 70-71.
33
Berger P., Luckmann T., op. cit.

19
Chapitre 1. Perspectives théoriques

données, inaltérables et évidentes en elles-mêmes. Pour les parents, le


processus de transmission renforce le sens de leurs réalités qui ne sont plus
seulement les leurs mais celles d’autres individus, à savoir leurs enfants. Le
monde institutionnel sera alors vécu comme une réalité objective, externe,
qui a une histoire objective et un pouvoir coercitif. Le processus que nous
venons de décrire dans sa forme simple est le même que celui qui fonde le
monde social dans une société aux individus multiples. Chaque génération
transmet à la suivante un ensemble d’institutions qui orienteront la manière
d’appréhender le monde et d’agir sur lui.

Berger et Luckmann identifient deux conditions qui doivent être


réunies pour que ces institutions se maintiennent dans le temps. Il faut
d’abord qu’elles soient légitimées, c’est-à-dire que l’on justifie leur
pertinence. Les individus de la nouvelle génération considèrent le monde
transmis par les aînés comme relevant de la tradition et non de leurs
propres expériences vécues. La signification de ces institutions ne leur est
accessible qu’en termes de mémoire. Il est donc nécessaire pour qu’ils
intériorisent les institutions transmises que leur signification soit interprétée
à leur intention, dans le contexte de vie qui est le leur. Il faut aussi que des
mécanismes spécifiques de contrôle social soient mis en place afin de
s’assurer que les nouvelles générations se plieront au modèle qui leur est
transmis.

C’est au cours de la socialisation précoce notamment que les parents


transmettent leur monde social à leurs enfants. Cette socialisation précoce
n’est pas seulement familiale : tout individu est né dans une structure
sociale objective dans laquelle il rencontre les autres significatifs qui
s’occupent de sa socialisation (parents, professeurs, amis, etc.). Ceux-ci
« filtrent » le monde social pour l’individu selon leur propre situation dans
la structure sociale et leurs vécus enracinés biographiquement. Grâce à
l’attachement émotionnel qui lie le petit enfant aux autres significatifs, il va
intérioriser leurs typifications, leurs rôles sociaux et les faire siens. Par là, il
devient capable de s’identifier lui-même et d’acquérir une identité
subjectivement cohérente et plausible. En fait, l’identité est objectivement
définie comme une place occupée dans un certain monde et ne peut être
subjectivement appropriée qu’avec ce monde. Pour Berger et Luckmann,
recevoir une identité implique d’être assigné à une place spécifique dans le

20
Chapitre 1. Perspectives théoriques

monde. 34 Dans la conscience du petit enfant, les rôles et attitudes des autres
significatifs vont acquérir un caractère abstrait pour se déplacer vers les
rôles et attitudes en général. L’attitude de « maman » devient « l’attitude
des mères ». Cette abstraction est appelée l’autre généralisé. Elle implique
l’intériorisation de la société en tant que telle et de la réalité objective
établie en son sein de même que, simultanément, l’établissement subjectif
d’une identité continue et cohérente. En intériorisant la réalité qui lui est
transmise sous une forme objective (via le langage notamment) l’enfant se
construit sa propre identité subjective. A ce stade le petit enfant n’a pas le
choix des individus auxquels il va s’identifier. Il intériorise le monde de ses
autres significatifs comme étant le monde, le seul monde existant et
concevable, le monde tout court. Via le langage, l’enfant va intérioriser
différents schémas définis institutionnellement qui vont lui fournir des
programmes institutionnalisés pour la vie quotidienne. Ainsi un petit
garçon va apprendre qu’il doit être courageux et ne pas pleurer. Ce faisant
il va intérioriser au minimum les rudiments de l’appareil de légitimation (il
se doit d’être courageux s’il veut devenir un homme).

Dans le cas d’une société constituée de quelques individus on peut


imaginer qu’une seule vision du monde peut s’imposer sans trop de
problèmes. Mais plus le nombre de membres augmente et surtout plus la
société se complexifie, plus le monde institutionnel devra assurer sa propre
cohésion. Certaines pertinences sont communes à l’ensemble des membres
d’une collectivité. Mais d’autres pertinences sont spécifiques à certains
groupes à l’intérieur de la société étudiée. Les différenciations vont,
d’après Berger et Luckmann, s’opérer à partir de différences basées sur des
critères renvoyant au monde du biologique (âge, sexe, etc.) ou de
différences dérivées d’une interaction sociale (comme celles engendrées
par la division du travail).

Ces différences doivent être intégrées dans un seul système cohérent.


C’est au cours des socialisations secondaires que l’enfant devenu plus
grand va découvrir cette multiplicité de points de vue. Les socialisations
secondaires consistent en tout processus ultérieur à la socialisation précoce
qui permettent d’incorporer un individu déjà socialisé dans des nouveaux
secteurs du monde objectif de sa société. L’individu devenu plus
indépendant des autruis significatifs qui lui auront transmis un monde

34
Cette conception de l’identité en tant que place assignée sera nuancée plus loin.

21
Chapitre 1. Perspectives théoriques

social, va intérioriser des « sous-mondes » institutionnels ou basés sur des


institutions. L’enfant plus âgé peut cumuler l’inscription dans différents
« cercles ». La semaine il va à l’école, le soir il fréquente un club sportif, et
le week-end il devient membre d’un mouvement de jeunesse. Chacun de
ces cercles constitue en soi un sous-univers avec ses propres références, ses
propres typifications, ses propres rôles sociaux, bref ses propres visions du
monde. Et l’individu va occuper une place spécifique dans chacun de ces
cercles (élève, judoka, scout). Ces mondes partiels vont s’articuler de
manière plus ou moins harmonieuse au monde de base acquis au cours de
la socialisation précoce.35

Afin de conserver sa cohésion, une société devra développer un


système de légitimation qui lui permettra d’intégrer cette diversité. « Ainsi,
de facto, les institutions sont-elles intégrées. (…) Les individus exécutent
des actions discrètes et institutionnalisées dans le cadre de leur biographie.
Cette biographie est un tout réfléchi dans lequel les actions discrètes sont
pensées non pas en tant qu’événements isolés, mais en tant qu’éléments
reliés à un univers subjectivement signifiant et dont les significations ne
sont pas spécifiques à l’individu, mais socialement articulées et partagées.
C’est seulement par le biais d’univers socialement partagés que nous
parvenons au besoin d’une intégration institutionnelle. »36.

La multiplicité des visions du monde touche également aux définitions


du masculin et du féminin. L’un des apports majeurs de l’approche socio-
constructiviste du genre a été précisément de montrer la pluralité des
définitions du masculin et du féminin non seulement dans le temps et
l’espace mais également au sein d’une même culture et d’une même
époque, en fonction de la classe sociale, de l’ethnicité, de l’âge, de la
sexualité et/ou du niveau d’éducation. Comme Kimmel le précise, « le
genre doit être considéré comme un assemblage fluide et en constante
évolution de significations et comportements. Dans ce sens, nous devons
parler de masculinités et féminités, et reconnaître ainsi les différentes
définitions de la masculinité et de la féminité que nous construisons. En

35
Notons que l’externalisation croissante du soin des enfants et l’omniprésence des médias les exposent
dès leur plus jeune âge à des sous-univers de sens, ce qui augmente le niveau de complexité de la
socialisation. Non seulement la famille partage avec un nombre croissant d’autres instances la
socialisation précoce, mais la socialisation familiale évolue également au gré du cycle de vie, tant des
enfants que des parents, des recompositions familiales etc.
36
Berger et Luckmann, op. cit., p. 92.

22
Chapitre 1. Perspectives théoriques

pluralisant les termes, nous rendons compte du fait que la masculinité et la


féminité signifient différentes choses dans différents groupes de personnes
à des époques différentes ».37 Ainsi, l’enfant inscrit dans des cercles
multiples sera-il exposé à différentes définitions du masculin à l’école, dans
le mouvement de jeunesse et dans le milieu sportif qu’il fréquente.

Comme Connell s’est attaché à le montrer, ces types pluriels de


masculinité qui coexistent dans un milieu social particulier ne bénéficient
pas de la même reconnaissance sociale.38 Suivons son raisonnement. Au
niveau de la société globale, les points-clés de l’organisation des relations
de genre sont, nous dit-il, stylisés et simplifiés autour de la domination des
hommes sur les femmes.39 Cette domination forme la base des relations
entre hommes, et définit, à un moment donné, une forme de masculinité
dite hégémonique construite en relation avec différentes masculinités
subordonnées, et avec les femmes, celles-ci demeurant l’ « autre » par
excellence de qui les hommes doivent se démarquer. L’hégémonie désigne
une dynamique culturelle dans laquelle un groupe réclame et maintient une
position majeure dans la vie sociale. Dans cette perspective, la masculinité
hégémonique est la configuration de pratiques de genre qui concrétise la
réponse dominante, à un moment donné, au problème de la légitimité du
patriarcat, qui garantit (ou est considérée comme une garantie de) la
position dominante des hommes et la subordination des femmes.40 Cette

37
« gender must be seen as an ever-changing fluid assemblage of meanings and behaviors. In that sense,
we must speak of masculinities and feminities, and thus recognize the different definitions of masculinity
and feminity that we construct. By pluralizing the terms, we aknowledge that masculinity and feminity
mean different things in different groups of people at different times. ». Kimmel M., The Gendered
Society, Oxford University Press, New York, 2000, pp. 10-11.
38
Cette diversité des masculinités a été mise en avant dans des travaux comme ceux de Tolson (Tolson
A., The limits of masculinity, Tavistock, London, 1977), de Messerschmidt (Messerschmidt, J.,
Masculinities and crime : critique and reconceptualization of theory, Rowan & Littlefield, Lanham,
1993) et de Staples (Staples R., Black masculinity : the black male’s role in American society, Black
Scholar Press, San Francisco, 1982) qui ont joué un rôle pionnier dans la mise en avant de la diversité des
formes de masculinité en fonction de la classe sociale ou de l’ethnicité, ainsi que des travaux ayant
montré la diversité des masculinités produites dans un même contexte institutionnel (et dont les premières
se situent dans le champ de l’éducation, comme Willis, P., Learning to labour : how working class kids
get working class jobs, Saxon House, Farnborough, 1977 ; et Kessler et al, Gender relations in secondary
schooling, Sociology of Education, n° 58, pp. 34-48) . Cf Connell R.W., Masculinities, Polity Press,
Cambridge, 3ème édition, 1999, p. 36.
39
Ce niveau global renvoie à l’ « ordre de genre », structure historiquement construite des relations de
pouvoir entre hommes et femmes et de définition du masculin et du féminin.
40
Connell R.W., op. cit., 1999, p. 77.

23
Chapitre 1. Perspectives théoriques

masculinité hégémonique constitue un idéal-type, un prototype de la


masculinité. Connell insiste sur le fait que les personnalités réelles d’une
majorité d’hommes ne doivent pas y correspondre. Les autres types de
masculinité présents dans la société à un moment donné se situent dans un
rapport hiérarchique avec elle, qui se décline sur le mode de la complicité
(lorsqu’elles bénéficient de la domination masculine sans incarner tous les
traits de la version hégémonique) et/ou de la subordination (les
masculinités gay se situant, à cet égard, au bas de l’échelle hiérarchique de
genre entre hommes, par leur assimilation à la féminité).41 Cette position
hégémonique est susceptible d’être contestée, et donc pleinement
historique. Nous ajouterons que les références faites par de nombreux
auteurs à une « crise de la masculinité » renvoient précisément à la
difficulté à identifier, dans les sociétés occidentales contemporaines, une
définition de la masculinité qui occupe une telle position hégémonique. A
côté de normes renvoyant à une définition « traditionnelle » du masculin
(par référence au modèle dominant né de la révolution industrielle)
foisonnent une série d’autres normes, plus ou moins contradictoires, sans

41
En ce qui concerne les relations hiérarchiques entre féminités, Connell n’utilise pas le terme
d’hégémonie, mais de « féminité accentuée »41 étant donné que toutes les formes de féminité sont
construites dans le contexte de la domination masculine. Il n’existe donc pas, pour l’auteur, de forme
hégémonique établissant une domination féminine. A cela s’ajoute le fait que les opportunités de
domination institutionnalisée entre femmes sont limitées. Dans ce contexte, le mécanisme central de la
féminité accentuée consiste à masquer les alternatives à la domination masculine en mettant l’accent sur
la fragilité féminine, le soin des enfants, l’émotivité etc. Cette vision est proche de celle décrite dans le
Dictionnaire critique du féminisme. Plutôt que de parler de masculinité hégémonique et de féminité
accentuée, les auteures y distinguent virilité et muliérité, définis respectivement comme « l’expression
collective et individualisée de la domination masculine » recouvrant les « attributs sociaux attribués aux
hommes et au masculin : la force, le courage, la capacité de se battre, le « droit » à la violence et aux
privilèges associés à la domination de celles, de ceux, qui ne sont pas, et ne peuvent être, virils : femmes,
enfants… » et la « forme érectile et pénétrante de la sexualité masculine » ; et « le néologisme qui désigne
l’aliénation de la subjectivité féminine dans le statut de soumission. La muliérité recouvre ce que Nicole
Claude Mathieu (1991a) désigne sous l’expression de « conscience dominée » en lui donnant le contenu
psychologique de la défense contre le déficit chronique de reconnaissance du travail féminin. Attitude
compulsive de propreté chez les ménagères et les aides-soignantes, idéalisation du don de soi chez les
infirmières (…) La muliérité n’est donc pas le symétrique de la virilité. Alors que la virilité peut servir
d’identité d’emprunt en ce qu’elle est promesse de valorisation, la mulérité ne renvoie qu’à la
dépréciation et l’effacement de soi ». Hirata et al., op. cit., p. 71 et 74. Une nuance s’impose ici. Le travail
féminin n’est pas déprécié partout, entièrement et par tous, et peut être source de reconnaissance et
d’estime de soi. Voir notamment Ferreras I., op.cit. et Mossuz-Lavau J., de Kervasdoué A., Les femmes
ne sont pas des hommes comme les autres, Editions Odile Jacob, Paris, 1997.

24
Chapitre 1. Perspectives théoriques

que ne se dessine à ce jour un modèle alternatif qui aurait pris le pas sur le
premier.

Les tenants d’une approche socio-constructiviste du genre posent


ainsi le caractère multiple, relationnel, historique et politique du genre et
des masculinités/féminités. Pour Kimmel, le genre est à la fois une
institution qui transcende les autres institutions42 et un élément de
l’identité personnelle et des interactions avec autrui. « Une perspective
sociologique examine comment les individus genrés interagissent avec
d’autres individus genrés dans des institutions genrées. De cette façon, la
sociologie examine l’interaction entre ces deux forces – identités et
structures – au travers du prisme de la différence et de la domination
générées socialement».43

La reconnaissance de la multiplicité du genre au niveau individuel


laisse entrevoir le jeu relatif dont disposent les individus à l’égard des
normes : celles-ci exercent une influence sur les pratiques qui ne saurait
être assimilée à un conditionnement automatique. Ce constat fonde la
possibilité de définir l’appréhension et la présentation de soi en tant
qu’individu masculin et/ou féminin non pas comme l’application
automatique, à soi, des normes assignées, comme l’endossement aveugle
de typifications socialement construites, mais comme un processus
dynamique de gestion de la tension entre attribution et identification.

1.1.2. Réflexivité, distanciation et appropriation subjective

La capacité de notre société à imposer à ses membres des identités


assignées déterminées s’est modifiée au cours du temps. Sans vouloir nous
aventurer dans un débat au sujet de la modernité et de ses spécificités, nous

42
« Institutions create gendered normative standards, express a gendered institutional logic, and are
major factors in the reproduction of gender inequality » in Kimmel M., op. cit., p. 94. Pour une analyse
théorique plus poussée sur le sujet, voir notamment Connell R.W., Gender and Power, Stanford
University Press, Stanford, 1987. Pour une analyse du caractère genré des organisations professionnelles,
voir notamment Acker J., « Hierarchies, Jobs and Bodies : A Theory of Gendered Organizations »,
Gender and Society, n°4 Vol 2, 1990, pp. 139-156, p. 146 ; Gherardi S., Gender, symbolism and
organisational cultures, Sage Publications, London, 1995.
43
« A sociological perspective examines the ways in which gendered individuals interact with other
gendered individuals in gendered institutions. As such, sociology examines the interplay of those two
forces – identities and structures – through the prisms of socially created difference and domination ». In
Kimmel M,, op. cit., p. 95.

25
Chapitre 1. Perspectives théoriques

nous centrerons ici sur les transformations du rapport entre assignation et


identification. La modernité marquerait en effet notamment le passage d’un
modèle « communautaire » qui détermine largement les individus en leur
imposant ses normes, règles, rôles et statuts, reproduits de génération en
génération à un modèle plus « sociétaire » dans lequel les institutions
différencient les individus sans les déterminer44.

Dans le premier modèle, les groupements et communautés forment


l’épicentre de l’assignation de places et noms appelés à se reproduire à
l’identique au fil des générations. Ainsi dans les systèmes corporatistes qui
ont caractérisé l’organisation de nos sociétés occidentales du Moyen Age
au 19ème siècle la place qu’occupait un individu dans la société était
fortement liée au métier qu’il exerçait, métier non pas choisi parmi un large
éventail de possibilités mais hérité de la génération précédente45.
L’appartenance à un groupe particulier n’était alors pas tant considérée
comme le fait de l’acquisition de capacités particulières que d’une
transmission « génétique » de caractères propres à une lignée. Un individu
pouvait légitimement occuper le métier de maçon parce que les qualités
inhérentes à ce métier lui avaient été transmises par ses ancêtres au même
titre, pensait-on alors, que la couleur de ses yeux ou de ses cheveux. De
même, le sexe était censé déterminer « naturellement » le comportement,
sans que ce lien « naturel » soit remis en question par la majorité.

Dans le modèle sociétaire au contraire, le sujet individuel prime sur les


appartenances collectives. Un tel modèle suppose l’existence de « collectifs
multiples, variables, éphémères, auxquels les individus adhèrent pour des
périodes limitées et qui leur fournissent des ressources d’identification
qu’ils gèrent de manière diverse et provisoire »46. L’appartenance à un
groupe continue à exister mais elle est plus considérée comme la résultante
d’une décision personnelle que d’une assignation héritée : la multiplication
et l’assouplissement des rôles ayant caractérisé le passage des sociétés de
type communautaire aux sociétés de type sociétaire, a eu pour effet de
contraindre les individus à se construire et se définir de façon totalement
nouvelle. « La nouveauté historique ne tient pas à l’émergence de la
représentation de soi, mais au fait que cette dernière occupe une place
44
Dubar C., op. cit., 2000, pp. 4-5.
45
A ce sujet lire Castel R., Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard,
Paris, 1995.
46
Dubar C., op. cit., 2000, p. 5.

26
Chapitre 1. Perspectives théoriques

différente dans le processus de construction de la réalité. »47 La modernité


« autonomise(nt) l’individu et lui permet(tent) d’approfondir sa
subjectivité, participant au renversement historique qui précipite la quête
identitaire ».48 Comme Duret le souligne à propos des jeunes, « Vouloir
devenir un homme dans une société instable ne revient plus à se couler
dans un modèle normatif, les références masculines se sont largement
diversifiées. L’identité masculine est plus que jamais travaillée par
l’individualisme, qui rend à la fois plus difficile et plus délicate la
construction d’une identité personnelle à partir de l’identification à une
identité collective. La principale difficulté pour les jeunes n’est donc pas la
disparition de modèles masculins, toujours bien présents, mais la nécessité
de leur donner un sens personnel. »49 Les masculinités/féminités, en tant
non seulement que normes assignées et schèmes typificatoires du stock
social de connaissances, mais donc aussi que parties intégrantes du stock de
connaissances individuel, participent à la construction du sens et à
l’agencement des expériences signifiantes au fondement de l’appréhension
de soi. Le genre participe tant à l’assignation identitaire qu’à
l’appropriation de cette identité au niveau personnel.

L’individu moderne est amené, de manière croissante, à réfléchir sur


lui-même, à rechercher, argumenter, discuter, proposer des définitions de
soi-même dans une temporalité spécifique, celle de l’intimité et de
l’introspection. En se prenant soi-même pour objet, il accroît « sa propre
distance au monde ».50 Cette prise de distance ouvre la porte à une remise
en question des normes et des assignations tout comme elle peut conduire,
au contraire, à leur appropriation subjective.

Ce processus est renforcé et facilité par l’hétérogénéité croissante des


cercles que l’individu peut fréquenter. La multiplicité des cercles
d’appartenance et la mobilité sociale qui caractérisent le parcours de
l’individu contemporain sont autant de sources de remise en question des
identités attribuées. Au cours d’une vie un individu va fréquenter divers
cercles, que ce soit suite à un recomposition familiale, à un changement
professionnel, à des activités de loisirs, etc. qui lui fourniront un statut à
chaque fois différent. Ces modifications statutaires peuvent être source de
47
Kaufmann, J-C., L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Armand Colin, Paris, 2004, p. 66.
48
Ibid, p. 73-74.
49
Duret, P., Les jeunes et l’identité masculine, Puf, Paris, 1999, p. 157.
50
Martuccelli D., Grammaires de l’individu, Folio Essais, Paris, 2002, p. 510.

27
Chapitre 1. Perspectives théoriques

prise de distance, voire de remise en question totale de la définition de soi,


y compris dans ses aspects genrés.

La tension entre attribution et appropriation s’étend, au-delà de


l’appréhension subjective de soi, à la présentation de soi dans le contexte
des interactions, les deux étant intimement liées. Comme Dubar le rappelle,
« C’est (…) par et dans l’activité avec d’autres, impliquant un sens, un
objectif et/ou une justification, un besoin (une « fin », um-zu-Motif, ou une
« cause », um-zu-Welt dans le vocabulaire d’Alfred Schütz indiquant bien
la dualité sociale), qu’un individu est identifié et qu’il est conduit à
endosser ou à refuser les identifications qu’il reçoit des autres et des
institutions »51. C’est au cours de ces interactions, et des retours réflexifs
sur ces interactions, que les individus se construisent une image d’eux-
mêmes, qu’ils « testent » si l’on peut dire la validité et la légitimité des
pratiques qu’ils mettent en œuvre et des définitions de soi qu’ils élaborent.
C’est dans le regard d’autrui que les individus se voient, qu’ils se sentent
reconnus ou invalidés. Les relations de face à face occupent une place
primordiale dans ce processus de définition de soi et de reconnaissance.

L’appréhension et la présentation de soi en tant qu’individu masculin


et/ou féminin n’y échappent pas. S’appuyant sur les travaux de West et
Zimmerman52, Kimmel rappelle ainsi que « lorsque nous faisons du genre,
nous le « faisons » devant d’autres personnes ;c’est pas les évaluations
d’autrui qu’il est validé et légitimé. Le genre est moins une propriété de
l’individu qu’un produit de nos interactions avec les autres. (…) Le genre
est « une relation, pas une chose » - et comme c’est le cas pour toutes les
relations, nous jouons un rôle actif dans sa construction. (…) nous
définissons et redéfinissons constamment, activement – et interactivement –
ce qu’être un homme ou une femme veut dire au cours de nos rencontres
quotidiennes avec les autres ».53

51
Dubar C., La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Armand Colin, 3e
édition, 2002, p. 110.
52
West C., Zimmerman D., “Doing Gender”, Gender and Society, N°1 Vol 2, 1987, pp. 125-151., p. 140.
Ces auteurs ont été les premiers à mettre en avant le caractère performatif du genre.
53
« When we do gender, we “do” it in front of other people ; it is validated and legitimated by the
evaluations of others. Gender is less a property of the individual than it is a product of our interactions
with others. (…) Gender is “a relationship, not a thing” – and like all relationships we are active in their
construction (…) we actively – interactively – constantly define and redefine what it means to be men or
women in our daily encounters with one another ». In Kimmel M., op. cit., p. 106. Ajoutons que le

28
Chapitre 1. Perspectives théoriques

Un premier écueil se profile à l’horizon : la conception que nous avons


développée ici pourrait laisser penser que nous considérons que les
individus poursuivent en permanence un travail conscient de présentation
de soi, caractérisé par une succession d’actions et de retours réflexifs sur
ces mêmes actions et sur les actions à venir. Or, comme le souligne
Coleman au sujet des masculinités, il semblerait que les hommes font
simplement ce qu’ils font sans se soucier la plupart du temps de savoir s’ils
se présentent « bien » en tant qu’ « hommes ». 54 La question de leur
masculinité n’est pour eux qu’une affaire occasionnelle. Selon l’auteur, les
occasions où l’appartenance à la catégorie homme est significative se
présentent lorsque cette masculinité risque d’être remise en question. Il en
est ainsi, par exemple, lorsqu’un homme s’engage dans une activité qui
peut être considérée par certains comme étant féminine, ou lorsqu’il
souhaite se comporter en « bon féministe » ou en « vrai macho ». Le « ce
qui va de soi » est alors rendu problématique, la masculinité devenant un
puzzle auquel il faut trouver une solution.

Coleman compare la mise en lumière de la masculinité avec la


nationalité, comme par exemple, le fait d’être anglais. Il existe un lien
normatif entre certaines activités et le fait d’être anglais, mais qui n’est
soulevé que dans certaines occasions (ex : voyage à l’étranger). Même si
l’individu n’agit pas toujours en étant conscient du fait qu’il est anglais,
rétrospectivement il ne doute pas qu’il a toujours été anglais, comme un
homme est toujours un homme. Nous ajouterons que, de même, au cours
des interactions, l’appréhension effectuée par autrui de son interlocuteur ne
s’axe pas toujours et de manière prioritaire sur le genre. Celui-ci est un

rapport à autrui joue également au niveau de l’appréhension de soi, qui se construit à la fois dans la
relation à autrui et à sa propre biographie. C’est ce que Dubar met en avant non seulement lorsqu’il traite
du rapport entre identité assignée (« pour autrui ») et identité revendiquée (« pour soi »), mais aussi
lorsqu’il distingue, au sein de celle-ci, une forme « relationnelle » qui « découle d’une conscience
réflexive qui met en œuvre activement un engagement dans un projet ayant un sens subjectif et impliquant
l’identification à une association de pairs partageant le même projet », et une forme « biographique » qui
« implique la mise en question des identités attribuées et un projet de vie qui s’inscrit dans la durée ».
(Dubar, C., op. cit., 2002, p. 55.) Dans la seconde, la réflexivité se fait narration : l’individu cherche à
établir un lien, une cohérence entre ses diverses expériences, dans un processus dynamique et constant de
construction d’une histoire personnelle au travers du temps. La première fait, elle, référence à la face du
« Je » que l’individu souhaite faire reconnaître par ses pairs (et que Dubar nomme « Soi-même réflexif »).
Le rapport à soi, la définition de soi « pour soi » se construit ici en référence à ces Autres significatifs.
54
Coleman W., « Doing masculinity, doing theory », in Hern J, Morgan D (Eds), Men, masculinities and
social theory, Unwin Hyman, Boston, Sydney and Wellington, 1990, pp. 186-199.

29
Chapitre 1. Perspectives théoriques

critère qui, comme Kimmel le soulignait plus haut, s’articule à d’autres


critères comme l’âge ou l’origine ethnique. Ajoutons à cela que
l’appartenance à un genre « masculin » peut passer en outre plus facilement
inaperçue que l’appartenance à un genre « féminin », le premier passant
pour neutre, universel et généralisable.55 C’est d’autant plus dans les
situations où l’interlocuteur se situe en rupture avec les normes du genre
que celui-ci apparaîtra potentiellement comme problématique, occupant
ainsi le devant de la scène, et ce de manière plus ou moins consciente.

L’analyse de Coleman nous renvoie directement au second écueil que


nous souhaitons éviter, celui de nous voir imputer l’intention d’assimiler de
manière systématique les masculinités aux individus de sexe masculin.
Cette question se situe au cœur du courant des Men’s/Masculinities
Studies. Flood constate que la plupart des recherches en la matière ont
exclu les femmes de leurs analyses, partant du postulat que seuls les
individus de sexe masculin sont concernés par l’étude des masculinités et
ce malgré le fait que plusieurs auteurs remettent en question l’idée que tout
ce qui a trait aux hommes est masculin et que tout ce qui peut être dit sur la
masculinité se rapporte avant tout aux hommes. 56 Comme Flood le fait
remarquer, définir notamment la masculinité comme un ensemble
d’attitudes et de comportements permet que certaines femmes puissent être
décrites comme étant masculines.57 Le livre de MacInnes « The end of
masculinity »58 représente, toujours selon Flood, la tentative la plus radicale
de traiter de ce lien, elle qui aboutit à rejeter l’utilisation du terme
« masculinité(s) » sous prétexte qu’il réintroduit un lien entre sexe
biologique et genre socialement construit : en supposant que seul ce qui est
mâle devient masculin, les explications de la subordination des femmes en
termes de masculinité reposent sur une présomption de différence sexuelle
naturelle, ce qui, selon MacInnes, fait du concept de masculinité l’une des

55
Voir notamment Kimmel M., op. cit, p. 7; Whitehead S, « Man: the Invisible Gendered Subject? », in
Whitehead S., Barrett F. (Eds), The Masculinities Reader, Blackwell Publishers, Cambridge, 2001, pp.
351-365.; et le numéro « Le genre masculin n’est pas neutre » de la revue Travail, genre et sociétés,
L’Harmattan, Paris, Mars 2000.
56
Flood M., « Between men and masculinity : an assesment of the term « masculinity » in recent
scholarship on men », in Pearce S, Muller V (Eds), « Manning the next millenium. Studies in
masculinities”, Black Swan Press, Bentley, 2002, pp. 203-212.
57
Ibid, p.210.
58
MacInnes J., The End of Masculinity. The confusion of sexual genesis and sexual difference in modern
society, Open University Press, Buckingham, 1998.

30
Chapitre 1. Perspectives théoriques

dernières défenses idéologiques de la suprématie des mâles.59 D’autres


auteurs moins radicaux défendent l’idée qu’il ne faut pas assimiler
masculinité et sexe masculin, et que les femmes non seulement
« consomment » les masculinités mais les produisent et les endossent
également, position que nous rejoignons dans cet ouvrage.60

A notre sens, nous ne pouvons parler de masculinité et/ou de féminité


que dans la mesure où ces catégories font elles-mêmes sens pour la manière
dont les individus que nous étudierons se présentent aux autres et se
définissent eux-mêmes. Cette conception se situe au cœur de notre
définition de l’appréhension et de la présentation de soi en tant qu’individu
masculin et/ou féminin, et qui résulte de l’appropriation subjective de
l’assignation à l’une de ces catégories ou, au contraire, d’une distanciation
à son égard.

59
Flood M., op. cit., p.210-211.
60
Ibid, p.211.

31
Chapitre 1. Perspectives théoriques

1.2. Présentation de la thèse

Comme nous l’avons montré dans l’introduction, en Belgique, la


montée et le maintien des femmes sur le marché du travail ne se sont pas
accompagnés d’une montée significative des hommes sur la scène
domestique et familiale, et l’articulation entre vie professionnelle et vie
familiale passe encore toujours majoritairement par le retrait momentané ou
prolongé, partiel ou total, des femmes du marché du travail. Cette
résistance de la division sexuelle du travail au changement peut s’expliquer
de plusieurs manières.61 L’analyse structurelle du genre de Connell montre
combien cette division du travail qui organise le travail domestique et lié au
soin des enfants, la division entre travail rémunéré et non rémunéré, la
ségrégation sur le marché du travail et la création de métiers masculins et
féminins, la discrimination en matière de promotion et formation, les
inégalités salariales et les échanges inégaux est fondamentale pour le
maintien de l’ordre de genre d’une société.62

Sur le plan personnel, la division sexuelle du travail agit sur les


processus de valorisation et de reconnaissance. D’après Dubar, l’individu
s’investit davantage dans les champs d’activités dans lesquels il se sent
suffisamment reconnu et valorisé. Cet investissement prioritaire dans un
champ d’action dépend de la nature des relations de pouvoir dans cet
espace, et de la place que l’individu et son groupe y occupent. Cette
hypothèse pourrait expliquer en partie le maintien de la division sexuelle du
travail : c’est traditionnellement dans la sphère professionnelle que les
savoirs et compétences masculins sont le plus valorisés. Les hommes y
bénéficient de relations de pouvoir favorables et leur « groupe » au sens de
Dubar y occupe une place centrale. Par contre, lorsqu’on se tourne vers la
sphère familiale et domestique, on constate que ce sont les savoirs et
compétences féminins qui sont mis en avant (en tant que savoirs et
compétences « naturels » de la femme). Nous verrons plus loin que
diverses études semblent confirmer cette hypothèse, puisqu’elles soulignent

61
Nous nous centrerons ici sur les principaux auteurs de notre cadre théorique. D’autres explications sont
fournies notamment des auteurs féministes comme Delphy, Chabaud-Rychter, Daune-Richard, Devreux,
Kergoat, Tabet etc.
62
Voir Connell, R.W, op. cit., 1987 ; Connell, R.W., op. cit, 1999 ; Connell, R.W., Gender, Polity Press,
Oxford and Cambridge, 2002.

32
Chapitre 1. Perspectives théoriques

que l’absence de perspectives professionnelles peut être un facteur décisif


dans la décision paternelle de s’investir davantage dans le foyer. Et les
mères qui s’opposent au désir d’investissement paternel dans la sphère
familiale justifient elles-mêmes leur refus par la peur de perdre leur
prééminence maternelle, ressentie comme un pouvoir.63

Tout porte donc à montrer le caractère « hors-normes » des pratiques


qui consistent, pour des individus de sexe masculin, à cesser,
momentanément ou durablement, d’exercer une activité professionnelle
pour prendre en charge le travail domestique et lié au soin des enfants. En
centrant notre analyse sur les hommes qui assument un rôle de pères au
foyer, nous nous plaçons face à la possibilité d’examiner l’appréhension et
la présentation de soi en tant qu’individu masculin et/ou féminin opérée par
des individus chez qui celles-ci sont rendues problématiques par la
transgression des normes de la division sexuelle du travail.

De l’étude empirique de la paternité au foyer a émergé la thèse que


l’on peut présenter ainsi. Primo, nous posons que les interactions avec
autrui, qu’il soit significatif ou non, sont le lieu potentiel d’un rappel du
caractère transgressif du rôle de père au foyer et ont, de ce fait, une portée
délégitimante. Secundo, afin de maintenir une image positive de soi en
dépit du manque de légitimité de leurs pratiques, ces individus s’engagent
dans un travail de gestion de la tension entre normes assignées et définition
et présentation de soi. Tertio, nous avançons que le maintien d’une image
positive de soi passe par l’élaboration d’un discours sur soi à la fois « pour
soi » et « pour autrui », le second se déroulant dans le cadre des
interactions. Quarto, ce discours porte également, pour ceux qui élaborent
une vision du monde dans laquelle masculinité et féminité constituent deux
sous-univers de sens distincts, sur la gestion de la transgression de la
frontière entre ces deux sous-univers de sens, mettant ainsi en jeu le
développement d’une vision du monde qui rend plausible l’appréhension de
soi en tant qu’individu masculin.

Le premier volet de la thèse, auquel nous consacrerons le chapitre 4,


part du constat suivant: au cours des interactions avec autrui, qu’ils soit
significatif ou non, les pères au foyer sont confrontés à une dissonance
entre les normes de genre qui sont assignées, dans la société belge

63
Badinter E., XY. De l’identité masculine, Odile Jacob, Paris, 1992, p.267.

33
Chapitre 1. Perspectives théoriques

contemporaine, aux individus de sexe masculin, et leur propre


investissement dans la sphère familiale au détriment de la sphère
professionnelle. Les pères au foyer transgressent en effet les normes situées
au croisement de deux institutions : le travail et la famille, institutions qui
participent de l’assignation prioritaire des hommes au travail salarié et des
femmes aux activités domestiques et de soin des enfants. Les interactions
avec autrui apparaissent comme le lieu potentiel d’un rappel du caractère
transgressif du rôle de père au foyer et ont, de ce fait, une portée
délégitimante. Ceci ne veut pas dire que tous les individus avec qui les
pères au foyer interagissent vont se faire les porte-parole plus ou moins
formels des normes de la division sexuelle du travail. Une telle idée
entrerait notamment en contradiction avec la multiplicité des visions du
monde qui co-existent dans une société donnée, et qui participent de la
mise en pratique de masculinités et/ou féminités multiples. Le fait de
pouvoir compter sur le soutien d’autruis qui confirment et valident
l’investissement au foyer nous paraît d’ailleurs être un élément primordial à
cet égard.64

Dans ce chapitre nous verrons la manière dont les autres, qu’ils soient
intimes ou non, réagissent à la situation de père au foyer au cours des
interactions de face à face, en nous appuyant sur la manière dont les pères
au foyer appréhendent subjectivement le regard que les autres portent sur
eux. Au travers de ce double processus, il s’agira de faire la lumière sur les
normes de genre que la confrontation aux pères au foyer fait surgir. Nous
tenterons donc de donner corps au premier pôle de la tension qui
caractérise notre définition de l’appréhension et de la présentation de soi en
tant qu’individu masculin et/ou féminin, à savoir les normes assignées,
dans le stock social de connaissances, aux individus de sexe masculin pour
les masculinités et aux individus de sexe féminin pour les féminités, et qui
servent à appréhender le monde sous une forme typifiée et à orienter les
pratiques.

Le degré d’intimité qui lie les partenaires d’une interaction exerce une
influence directe sur la manière dont chacun est appréhendé. Schütz nous
enseigne que plus cette intimité est grande, c'est-à-dire plus autrui est
appréhendé au moyen de typifications construites au cours d’interactions

64
Nous avons donc été attentive à examiner l’ensemble des réactions que les pères au foyer nous ont
rapportées, qu’elles soient sources de soutien ou au contraire de remise en question.

34
Chapitre 1. Perspectives théoriques

antérieures, plus ces typifications pourront se détacher des typifications


socialement construites.65 Ceci ouvre la voie à l’acceptation/validation par
autrui de comportements, attitudes ou définitions de soi s’écartant des
normes dominantes, au travers de l’individualisation et de la
personnalisation de l’appréhension de la personne en question, considérée
dès lors en tant qu’individu unique et particulier.

La partenaire et les enfants occupent ainsi une place à part dans le


processus de validation/invalidation de la paternité au foyer, et ce non
seulement en raison de l’intimité qui lie les membres d’une même famille,
mais également, comme Smith le souligne, parce que l’environnement de la
maison constitue le site premier pour la négociation de la légitimité de la
situation de père au foyer.66

Dans son ouvrage « Le soi, le couple et la famille », Singly analyse et


met en évidence l’importance du travail de reconnaissance et de
valorisation des identités qui prend place dans la famille contemporaine,
qui se trouve « au centre de la construction de l’identité individualisée ».67
Le conjoint occupe à cet égard une place centrale. « Dans la famille
contemporaine, le conjoint a pour fonction centrale d’assurer la fonction
de validation de l’identité de son co-équipier », mais il peut aussi, par son
regard, participer à la révélation de ressources « cachées » et à leur
transformation en capitaux reconnus.68

Nous allons voir dans la première partie de ce chapitre de quelle


manière les partenaires/conjointes des pères au foyer contribuent à l’image
que ceux-ci ont d’eux-mêmes et de leur situation. La méthodologie que
nous avons utilisée pour notre enquête ne nous permet pas d’entrer de
manière aussi détaillée et approfondie dans le processus de
validation/invalidation de l’identité du partenaire que celle utilisée par
Singly, et tel n’était pas l’ambition de notre recherche. Il aurait fallu,
comme lui, rencontrer et interroger chacun des partenaires afin de saisir
« le regard de l’homme sur sa partenaire, le regard de la femme sur son

65
Voir notamment Schütz, A., op. cit., 1973, p. 80-81.
66
Smith C.D., « “Men don’t do this sort of thing”. A case study of the social isolation of househusbands
», in Men and Masculinities, Vol 1, N°2, 1998, pp. 138-172, p. 146.
67
Singly, F. (de), Le soi, le couple et la famille. La famille, un lieu essentiel de reconnaissance et de
valorisation de l’identité personnelle, Armand Colin, Paris, 2005, p. 14.
68
Ibid, p. 52.

35
Chapitre 1. Perspectives théoriques

conjoint, mais aussi le jugement de chacun d’eux sur le regard de l’autre à


son égard ».69 De plus, les entretiens n’étaient pas centrés sur le récit de la
vie de couple. Ce que nous rapporterons ici, c’est le regard que les pères au
foyer portent sur l’image que leur partenaire leur renvoie d’eux-mêmes,
qu’elle en soit consciente ou non, et par là sur le soutien qu’elle leur a ou
non apporté.

Dans son ouvrage, Singly ne se livre pas à une analyse approfondie du


rôle que les enfants peuvent également jouer dans ce processus de
validation. Or, de nombreux pères au foyer nous ont fait état de
l’importance que revêt, à leurs yeux, la position de leurs enfants, qu’ils
soient petits ou grand. Leur rôle sera donc abordé dans la partie consacrée
aux relations intra-domestiques.

Dans la seconde partie, nous sortirons de la sphère domestique pour


nous pencher sur les interactions qui ont lieu en dehors du contexte
domestique, et qui se nouent avec des membres de la famille, des amis, de
simples connaissances ou des personnes plus anonymes.

Le second volet de la thèse fera l’objet des deux chapitres suivants et


portera sur la capacité des individus à maintenir une image positive de soi
en dépit du manque de légitimité de leurs pratiques, et ce au travers de la
gestion de la tension entre normes assignées et appréhension et présentation
de soi.

Dans son ouvrage « L’invention de soi. Une théorie de l’identité »,


Kaufmann rappelle le rôle primordial joué par la reconnaissance et l’estime
de soi dans le processus de construction identitaire. Comme il le souligne
par ailleurs, « la demande de reconnaissance submerge la société. Chacun
guette l’approbation, l’admiration, l’amour, dans le regard de l’autre. De
tout autre ; aussi inconnu ou modeste soit-il. »70

L’une des thèses centrales que Kaufmann développe dans son ouvrage
part d’un constat devenu somme toute banal: la multiplication et
l’assouplissement des rôles ayant caractérisé le passage des sociétés de type
communautaire aux sociétés de type sociétaire, a eu pour effet de
contraindre les individus à se construire et se définir de façon totalement

69
Ibid, p. 64.
70
Ibid, p. 187.

36
Chapitre 1. Perspectives théoriques

nouvelle. « La nouveauté historique ne tient pas à l’émergence de la


représentation de soi, mais au fait que cette dernière occupe une place
différente dans le processus de construction de la réalité. »71

L’originalité du propos tient aux conséquences de ce renversement


historique sur les processus identitaires. A côté de cette injonction faite à
l’individu de se définir lui-même, la (seconde) modernité « lui demande en
même temps d’effectuer une multiplicité de choix pratiques, de réfléchir
avant d’agir. Ces deux impératifs sont en réalité étroitement liés entre eux.
D’une façon générale, car ego ne peut donner sens à son action si il ne sait
pas qui il est. Mais aussi de façon beaucoup plus quotidienne et
pragmatique, à travers le bricolage des grilles significatives orientant
l’action (identités ICO). Ces grilles s’inscrivent au cœur du processus
identitaire. »72 Ainsi, en donnant sens à son action, étape indispensable,
comme Schütz l’avait déjà souligné, à la mise en œuvre de cette action,
l’individu moderne est amené à se définir lui-même – de façon nouvelle ou
en confirmant la définition de soi préalablement construite.

Les identités ICO auxquelles Kaufmann se réfère désignent les


identités immédiates, instruments opératoires, qui sont autant de réponses
instantanées de l’individu pour donner sens à son action, la rendant ainsi
possible. Les actions qui se déroulent dans un contexte expérientiel qui ne
pose pas problème au sens Schützéen du terme, et qui reposent sur la mise
en œuvre automatique et routinière de schèmes incorporés ne sont pas
médiatisées par ces identités « immédiates » ou « ICO » en référence à leur
caractère immédiat, contextualisé et opératoire.73 Celles-ci interviennent
lorsque les routines ne peuvent être mises en branle, comme c’est le cas
lorsque plusieurs schèmes incorporés peuvent entrer en concurrence.
Comme Schütz et Luckmann l’ont montré, face à une telle situation
problématique, l’individu va suspendre le flux de son agir pour opérer un
retour réflexif sur celui-ci afin de résoudre le problème auquel il est
confronté.74 Choisir entre différentes manières d’agir revient, pour
l’individu moderne, à définir qui il est, vis-à-vis de lui-même mais
également vis-à-vis des autres.

71
Ibid, p. 66.
72
Ibid, p. 173-174.
73
Ibid, p. 171-172.
74
Schütz A., Luckmann T., 1973, p. 202-206 et 225.

37
Chapitre 1. Perspectives théoriques

Les affects peuvent jouer un rôle central dans la production de ces


identités. Face à une action projetée, « ego se met à l’écoute des sensations
que lui procurent diverses mises en scène de soi pour décider. Il visionne
l’action à venir dans des versions contrastées, pour percevoir les effets
émotionnels des divers choix possibles. »75 Kaufmann s’appuie ici sur les
travaux que Stryker et Burke ont menés sur les identités de rôles. Ceux-ci
ont mis en avant le fait que, face à la multiplication des systèmes de
signification associés à un rôle socialement prescrit, ainsi que de la manière
de le jouer, l’individu va pouvoir créer de styles variés et donner divers
sens à son action. L’identité proposée sur base des choix opérés sera
confirmée ou infirmée par autrui, évaluation qui sera perçue en retour par
l’individu sur un mode émotionnel (fierté, honte, etc.). Or, selon ces
auteurs, « l’évaluation prospective des retombées émotionnelles est
capitale dans l’élaboration des choix identitaires avant l’action : ego
favorise l’identité de rôle dont il pense qu’elle lui apportera des
satisfactions. »76 Au fil des expériences va s’élaborer une mémoire
émotionnelle qui hiérarchise les identités liées à une prise de rôle, et qui
pourront être réactivées plus ou moins souvent en fonction de leur place
dans cette hiérarchie. Stryker nomme cette capacité de réactivation
l’ « identity salience ».77 La mémoire émotionnelle fonctionne sous la
forme de ce que Markus appelle des « self-schemas », qui sont « autant de
grilles de filtrage de l’information et de guidage de l’action, régulant les
comportements grâce aux émotions associées ».78

A côté de ces self-schemas, construits au fil des expériences,


l’individu dispose également de soi possibles, identités virtuelles – et qui,
donc, n’ont jamais été expérimentées concrètement – réalisables dans une
situation donnée, et qui renvoient à des mises en scènes positives de soi,
mais imaginaires à défaut d’avoir jamais été mises en pratique.

La construction d’images de soi valorisantes, qui se situe au cœur de


notre thèse, permettant de réduire la portée disqualifiante de l’image de
père au foyer peut donc s’opérer soit concrètement, au cours des
interactions, via la mise en pratique d’une identité immédiate, soit sur le
mode de la rêverie, au travers de l’activation et de la construction de soi
75
Kaufmann J.C, op. cit., p. 182.
76
Ibid, p. 74.
77
Ibid, p. 73.
78
Ibid, p. 74.

38
Chapitre 1. Perspectives théoriques

possibles. Comme Kaufmann le souligne : « Quand ego se sent


soudainement mal à l’aise, par exemple dans une interaction, la non
confirmation par autrui de l’image positive qu’il propose le faisant plonger
dans des sensations négatives, la meilleure tactique pour restaurer l’estime
de soi consiste alors pour lui à s’inscrire dans une représentation
radicalement différente. Soit (tactique faible), dans le seul imaginaire, le
petit cinéma secret à vertu compensatoire et thérapeutique. Soit (tactique
forte), par l’affichage et la concrétisation d’une identité ICO en rupture,
suffisamment opératoire pour redéfinir le contexte des échanges. « Sauver
la face », pour reprendre l’expression d’Erving Goffman, débouche
souvent sur une profonde reformulation identitaire. L’estime de soi est à
l’origine du changement. (…) L’art de la bonne gestion identitaire consiste
(…) à savoir organiser l’image négative, en lui donnant une place bien
définie, qui ne contamine pas l’ensemble de la personne ».79

Ce processus s’apparente à la résilience que Martuccelli décrit comme


« le potentiel de résistance d’un individu vis-à-vis de ses problèmes ».
Selon l’auteur, cette résistance n’est possible que lorsque que l’individu
« parvient à « tricoter » un maillage lui permettant de faire face à ces
bouleversements. (…) ce processus de défense peut passer par un grand
nombre de stratégies, allant d’une capacité d’adaptation ou d’affrontement
réel jusqu’à des attitudes de fuite ou d’évasion dans l’imaginaire, et en
ayant des pratiques autres, comme l’humour et le refoulement. Mais s’il y a
une possibilité de résilience, elle réside, à terme, dans la capacité de
l’individu à donner un sens à un événement traumatique ainsi qu’à
parvenir à se forger une carapace permettant d’amortir le coup reçu. »80

Dans le chapitre 5, nous mettrons en lumière la manière dont le


manque de légitimité qui résulte des interactions avec autrui est géré afin
non seulement de conserver une image positive de soi, mais également de
préserver les relations entretenues avec autrui. La référence au genre n’y
sera pas explicite, bien que nous verrons qu’à de maints égards les
stratégies adoptées, que ce soit dans le discours tenu sur soi-même « pour
soi » et/ou au cours des interactions avec autrui, s’inscrivent de manière
implicite dans une gestion des dimensions genrées de l’identité des

79
Ibid, p. 188. et 192.
80
Martuccelli D., op. cit., p. 78.

39
Chapitre 1. Perspectives théoriques

individus en question, et ce notamment lorsqu’est abordée la question du


rapport au travail professionnel.

Dans le chapitre suivant, nous nous centrerons exclusivement sur la


gestion discursive de la transgression de la frontière entre masculin et
féminin que les pères au foyer qui construisent une vision du monde dans
laquelle masculin et féminin constituent deux sous-univers de sens séparés
par une frontière, commettent au quotidien. Cette frontière, tout comme les
deux sous-univers qu’elle délimite, n’existe pas en tant que telle : elle est
constamment construite et travaillée par l’acteur lui-même, au sein de la
vision du monde qu’il élabore et tente de stabiliser. Le stock social de
connaissances lui fournit des typifications sur lesquelles il peut à son tour
s’appuyer pour ordonner le monde. Les normes de genre sont autant de
typifications à disposition dans le stock social de connaissances. Celles-ci
sont fondées sur l’idée d’une différence fondamentale entre individus de
sexe féminin et individus de sexe masculin. Le genre masculin s’est
historiquement construit par opposition au genre féminin : est masculin ce
qui n’est pas féminin. Féminin et masculin constituent deux sous-univers
de sens structurant l’appréhension de la vie quotidienne et, par là,
l’appréhension de soi.

L’analyse de la structure de plausibilité élaborée par les pères au foyer


pour donner sens à leur investissement dans le soin des enfants et, au-delà,
pour défendre une appréhension de soi en tant qu’individu « masculin »,
nous conduira à proposer deux figures posant la possibilité d’une mobilité
entre ces sous-univers de sens, celle du « poste-frontière » et celle du «
passeport ». Nous verrons que le rapport entre ces deux figures se décline
de diverses manières pour donner corps à une appréhension de soi qui peut
s’écarter de l’inscription dans un genre « masculin », allant de la
revendication d’une « masculinité alternative » à une assimilation à un
genre « féminin ».

Ces trois chapitres seront précédés d’une description du processus


d’entrée dans la situation de père au foyer, et au travers duquel nous
évoquerons les facteurs qui, d’après ces hommes, ont joué un rôle dans leur
engagement au foyer, la manière dont cet engagement est inséré dans les
parcours de vie individuels, et la description que les pères au foyer donnent
de leur participation aux tâches domestiques et de soin des enfants.

40
Chapitre 1. Perspectives théoriques

Avant d’aborder ces quatre chapitres, il nous reste à toucher un mot de


la méthode que nous avons utilisée pour recueillir les données sur
lesquelles cette thèse a été construite.

41
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

Chapitre 2. Dispositif méthodologique

2.1. A propos de la démarche

La démarche que nous avons adoptée et qui a structuré le dispositif


méthodologique que nous avons mis en place s’est voulue, dès le départ,
fortement inductive. Comme nous le signalions au début du chapitre 1,
notre travail avait pour visée la production d’une « théorie fondée », ou
« grounded theory ». Notre travail n’a pas consisté à tester, à partir d’un
terrain particulier, la validité d’une théorie existante, mais plutôt à produire
progressivement un schéma d’intelligibilité théorique émergeant du
matériau récolté, dans un aller-retour constant entre collecte et analyse des
données, élaboration d’hypothèses et production de théorie. Ainsi, la
définition de l’appréhension et de la présentation de soi en tant qu’individu
masculin et/ou féminin que nous avons présentée dans le premier chapitre a
été élaborée sur base des résultats de l’analyse du matériau récolté, afin de
« coller » au mieux aux enseignements tirés du terrain, et ce, tout en se
nourrissant des apports de divers champs et théories sociologiques. Nous
avons également opté pour un style d’écriture épuré qui, s’il ne reflète pas
les allers-retours constants entre collecte des données et travail de réflexion
théorique, place l’empirie au centre de l’ouvrage et fournit au lecteur les
éléments essentiels à l’analyse de celle-ci.

En plaçant la question de la structuration identitaire, et du rapport aux


normes au centre de notre recherche, nous nous sommes en outre d’emblée
inscrite dans une démarche de type compréhensif. Nous rejoignons
l’objectif de la sociologie compréhensive qui s’est donné pour objet
« l’explication de la réalité sociale telle qu’elle se donne au niveau du vécu
des acteurs »81. C’est en accédant au système de valeurs des individus, aux
représentations qu’ils ont de la réalité sociale, que nous avons tenté de
produire un savoir scientifique participant à la compréhension du social. La
parole constitue à cet égard une source essentielle de l’analyse
sociologique. « C’est dans et par le langage que le social « prend forme »

81
Marquet J., Nomisation et réalités dynamiques. Contribution à une sociologie compréhensive,
Academia, Coll. Hypothèses, Louvain-la-Neuve, 1991, p. 215.

43
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

et c’est par la parole que les sujets humains (les Moi qui sont aussi des Je)
se socialisent en s’appropriant ces formes »82. C’est pourquoi la réalisation
d’entretiens et leur analyse ont constitué le matériau de base de notre
recherche.

82
Demazière D, Dubar C., op. cit., p. 38.

44
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

2.2. A propos des entretiens


2.2.1. Critères de sélection, mode de recrutement et
représentativité
2.2.2.1. Des critères de sélection élaborés progressivement

Dans le cadre de ce travail de thèse, nous avons mené une enquête de


terrain en Belgique auprès d’une population d’hommes qui se sont engagés
dans des pratiques innovantes en matière de répartition des tâches
professionnelles et familiales, et que nous avons appelés « pères au foyer ».
Cette dénomination ne renvoie ni à une catégorie statutaire ni à une
population clairement identifiée : il n’existe pas, en Belgique, de statut y
correspondant ou de recensement des personnes se définissant elles-mêmes
ainsi. Nous avons donc élaboré nos propres critères afin de définir le profil
des personnes que nous allions interroger, à savoir : être un homme vivant
en couple avec une femme professionnellement active, être ou avoir été au
foyer à temps plein pendant au moins 6 mois, et déclarer que cette période
passée au foyer est/était consacrée principalement au soin des enfants.

Ces critères ont été retenus à l’issue du volet préliminaire de cette


recherche, volet qui a pris la forme d’une enquête par questionnaire,
publiée en janvier 2003 dans le journal Le Ligueur83 et adressée aux pères
ayant « à un moment donné diminué leur investissement professionnel pour
s’occuper d’un enfant ». Ce questionnaire, élaboré suite à un entretien
exploratoire avec un homme se définissant lui-même comme un père au
foyer 84, comprenait une première série de questions sur la situation
professionnelle du père et de sa partenaire avant cette diminution afin
d’évaluer le rôle des conditions de travail dans la décision de s’impliquer
dans l’éducation d’un enfant,85 une deuxième série de questions portant sur
la décision de réduire l’investissement professionnel,86 une troisième série
de questions centrées sur la réaction du milieu professionnel à l’arrêt ou à
83
Il s’agit de journal de la Ligue des Familles.
84
Il s’agit de Didier (voir son profil plus bas) que nous avons contacté par l’intermédiaire d’un ami
instituteur à l’école maternelle fréquentée par ses enfants.
85
Les questions portaient sur la profession, le secteur d’activité, le salaire mensuel net, le degré de liberté,
les horaires atypiques, la flexibilité, et la satisfaction au travail de chacun des partenaires
86
Y étaient abordés la raison principale (sous forme de question ouverte), l’étendue de la réduction, l’âge
du plus jeune enfant, la durée de la diminution et la/les formule(s) utilisée(s).

45
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

la diminution de travail, un quatrième sur la répartition des tâches


domestiques et de soin des enfants dans le couple et la dernière sur l’âge du
répondant et de sa compagne, la situation de vie au moment de la réduction,
la commune de résidence et le nombre d’enfants. Les pères disposés à
poursuivre l’enquête étaient invités à laisser leurs coordonnées.

Au total, 95 pères ont répondu à cette enquête. Parmi ceux-ci, 74


avaient opté pour du travail à temps partiel, et 21 avaient totalement arrêté
de travailler. Les durées de réduction ou d’arrêt de travail les plus courantes
étaient soit inférieures ou égales à 6 mois (41 pères), soit supérieures à 3
ans (35 pères), souvent pour une durée indéterminée.87

Sur base des résultats obtenus88, nous avons construit une première
version de guide d’entretien qui a servi de base à la réalisation d’entretiens
exploratoires auprès d’un groupe de 11 répondants se trouvant dans des
situations diverses (au foyer à temps plein, à mi-temps ou à quart-temps ;
avec une partenaire travaillant à temps plein ou à temps partiel ; et
appartenant à diverses catégories sociales). C’est au fil de ces entretiens
que nous avons choisi de concentrer notre enquête sur les individus ayant
opté pour un arrêt total de travail (ou de recherche d’emploi) pour une
période minimale de 6 mois, dans le but explicite de s’occuper des enfants,
alors que leur partenaire demeurait professionnellement active. Les critères
de l’activité professionnelle de la conjointe et de la référence explicite au
soin des enfants comme moteur à l’arrêt de travail devaient permettre
d’assurer le caractère effectif du renversement des normes de la division
sexuelle du travail. Le volet préliminaire a également fait ressortir le rôle
important de l’étendue temporelle de l’engagement au foyer. La fixer à
minimum 6 mois à temps plein permettait d’éliminer les arrêts de travail
ponctuels et/ou à temps partiel via la prise exclusive de congés parentaux,
qui pouvaient paraître, tant aux yeux des pères eux-mêmes que de leur
entourage, comme des parenthèses comportant des implications
relativement faibles en termes identitaires.

Les entretiens réalisés auprès de pères correspondant à ces critères–


six au total – ont été intégrés dans nos analyses finales, tout comme
l’entretien exploratoire mené auprès de Didier. Les autres entretiens nous

87
19 participants ont omis de répondre à cette question.
88
Les résultats ont été publiés dans le Ligueur paru en juin 2003.

46
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

ont permis d’enrichir notre cadre d’analyse, nos hypothèses et notre guide
d’entretien.

2.2.2.2 Des techniques de recrutement diverses

Les personnes correspondant au profil établi sur base du volet


préliminaire ont été recrutées dans un second temps à l’aide de plusieurs
techniques, la principale ayant consisté à passer des annonces dans divers
médias. Afin de toucher un public aussi large que possible, nous avons
veillé à diversifier au maximum les sources en fonction de leur public de
prédilection. Ainsi, ces sources comprennent un site internet à tendance
catholique (la page d’accueil du site web de l’Université catholique de
Louvain), un magazine féministe (Axelle, magazine de l’association « Vie
féminine »), deux journaux socialistes (le journal des mutualités socialistes
et le journal du syndicat socialiste FGTB) et un magazine grand public
(Familles). Ces médias s’adressent tantôt à un lectorat des classes
moyennes-supérieures, tantôt à un lectorat plus varié comprenant une large
proportion de classes plus populaires. Les annonces ont été libellées de
deux manières : soit il était fait appel à des pères vivant en couple et ayant
réduit leur investissement professionnel pour s’occuper de leur(s) enfant(s)
pendant au moins six mois ; soit il était fait appel à des « pères au foyer
vivant en couple avec une partenaire ayant un emploi à temps plein ». Dans
les deux cas, seules les personnes répondant aux critères définis plus haut
ont été retenues pour notre enquête. Cette variation dans le libellé nous a
permis de toucher des hommes qui se trouvent effectivement au foyer mais
qui ne se reconnaissent pas dans le terme de « père au foyer » ; ainsi que
des hommes n’ayant pas « choisi » de se trouver au foyer. On notera
également que des personnes ayant dans leur entourage un homme
répondant au profil recherché ont également répondu à nos appels, nous
permettant ainsi d’élargir notre corpus d’entretiens.

La seconde technique a consisté à faire appel à nos relations


professionnelles et personnelles. Ceci nous a permis d’entrer en contact
avec deux personnes que nous avons incluses dans notre population, et
d’ajouter à notre corpus empirique un entretien réalisé auprès d’un père au

47
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

foyer dans le cadre d’une recherche sur l’évolution contemporaine de la


parentalité.89 .

Deux personnes ont été approchées via le recours à la technique de


l’effet boule de neige (un interviewé signale une personne se trouvant dans
la situation recherchée).

Enfin, le hasard a mis sur notre route un père au foyer qui a accepté de
participer à cette enquête.90

Au total, 13 personnes ont participé de manière volontaire en


répondant à l’une de nos annonces, 7 ont été contactées par nos soins ou via
un informateur, et une personne a été interviewée dans le cadre d’une autre
recherche.

2.2.2.3. A propos de la représentativité

A aucun moment nous n’avons eu l’ambition de constituer un corpus


d’entretiens qui serait représentatif de la population des pères au foyer
vivant en Belgique, et ceci pour deux raisons. La première est en lien direct
avec ce que nous mentionnions plus haut : il n’existe pas, en Belgique, de
recensement des parents au foyer, qu’ils soient hommes ou femmes. Ce
statut n’existe pas en tant que tel, et la diversité des statuts dans lesquels
peuvent se trouver des parents au foyer (pause-carrière, crédit-temps,
chômage, inactivité, etc.), ainsi que l’impossibilité de savoir si l’inscription
dans tel ou tel statut correspond bien à un investissement dans le champ du
soin des enfants, rend toute tentative de mesure statistique éminemment
complexe, d’autant que nous ne disposions pas des ressources budgétaires
nécessaires à une telle opération. La seconde est inhérente aux études
qualitatives pour qui « la question de la représentativité au sens statistique
du terme ne se pose (…) pas » étant donné le nombre limité de personnes
interrogées.91 Nous partageons avec Ruquoy l’idée que c’est l’adéquation
du corpus d’entretiens aux objectifs de la recherche qui fait la valeur du
89
Marquet J. (coord), L’évolution contemporaine de la parentalité, Academia Press, Gent, 2005. Cet
entretien a été réalisé par Charlotte Plaideau.
90
Pour l’anecdote, nous l’avons rencontré sur le quai d’une gare, à 11h du matin, alors qu’il se rendait
avec eux de ses enfants sur le lieu de travail de sa compagne pour qu’elle puisse allaiter le plus jeune.
91
Ruquoy, D., « Situation d’entretien et stratégie de l’interviewer », in Albarello L., Digneffe F.,
Hiernaux J-P., Maroy C., Ruquoy D. et de Saint-Georges P., Pratiques et méthodes de recherche en
sciences sociales, Armand Colin, Coll. Cursus, Paris, 1995, pp. 59-82, p. 70.

48
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

premier, à condition que les personnes interrogées soient suffisamment


diverses et qu’aucune situation importante n’ait été oubliée. Les modes de
recrutement auxquels nous avons dû avoir recours, et qui reposent
largement sur la volonté des personnes correspondant au profil dessiné de
se manifester elles-mêmes ainsi que la rareté de la situation étudiée ne nous
permettaient pas de faire varier notre population en sélectionnant, parmi un
large éventail, des individus aux caractéristiques diverses (en termes d’âge,
de nombre d’enfants, de type de ménage, d’origine ethnique, de milieu
social…). C’est par le biais de la diversification des modes de recrutement
que cette diversité a été recherchée. Le recrutement s’est poursuivi jusqu’à
ce qu’un niveau de saturation des données ait été atteint, et ce après que
nous soyons parvenue à entrer en contact avec des personnes présentant des
profils divers. Au total, 21 « pères au foyer » ont été interrogés.

2.2.2. Recueil de données


2.2.3.1 A propos du protocole de recherche et du déroulement des
entretiens

Les entretiens réalisés dans le cadre du volet préliminaire de la


recherche ont eu lieu en septembre et octobre 2003 au domicile des
interviewés. Dans les rares cas où la partenaire était présente au moment de
l’entretien, elle a été invitée à participer, mais la plupart du temps seul
l’homme a été interrogé. Les conversations ont été enregistrées avec
l’accord des participants.

Sur base de ce volet, un nouveau guide d’entretien a été élaboré92,


notre travail empirique se concentrant alors exclusivement sur les individus
répondant aux critères définissant les « pères au foyer ». Le protocole de
recherche a été identique au précédent : les personnes ont été interviewées
à leur domicile, à l’exception d’une rencontre à notre bureau et d’une autre
dans une brasserie ; toutes les conversations ont été enregistrées avec le
consentement des participants. Par contre, dans aucun cas la partenaire n’a
participé cette fois aux entretiens ou ne s’est trouvée dans la pièce au
moment de la rencontre, mais une discussion s’est engagée avec elle dans
deux cas, à l’issue de l’entretien.

92
Voir annexe 3

49
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

Concernant le déroulement des entretiens, nous avons procédé à des


discussions relativement ouvertes, d’une durée allant d’1h30 à 3h30, et se
situant à mi-chemin entre récit de vie et entretien semi-directif. Le guide
d’entretien n’était en effet pas conçu comme une suite de questions précises
mais plutôt comme un ensemble de points auxquels il fallait prêter attention
au cours de la discussion. C’est à nous qu’il incombait de canaliser le récit
de la personne interviewée dans les limites des domaines repris dans le
guide, tout en lui laissant une grande marge de liberté afin d’ouvrir la porte
à des éléments non pris en compte a priori mais qui pourraient se révéler
intéressants, et surtout afin de laisser notre interlocuteur dérouler lui-même
le fil de son récit.

Ainsi, la première question posée se voulait aussi large que possible.


Deux manières de débuter l’entretien ont été utilisées. Soit l’interlocuteur
était invité à nous raconter son parcours, soit à nous expliquer les raisons
qui, selon lui, l’avaient amené à se trouver dans la situation qui nous
intéressait. Dans le premier cas, le récit était progressivement recadré, si
nécessaire, autour du thème de la rencontre; dans le second cas, nous étions
parfois plutôt amenée à élargir le spectre du récit dans un deuxième temps.

Signalons encore qu’avant de débuter l’entretien, nous rappelions à


notre interlocuteur l’objet de notre travail93, lui demandions l’autorisation
de l’enregistrer, et l’informions que l’entretien serait retranscrit par la suite
mais que les noms et lieux seraient modifiés afin de respecter l’anonymat
de l’informateur. Il est intéressant de noter que, dans de nombreux cas, la
personne rencontrée déclarait ne pas attacher d’importance à cette
confidentialité, certaines allant jusqu’à demander que l’anonymat ne leur
soit pas appliqué. Nous avons cependant choisi d’appliquer cette règle à
l’ensemble de nos entretiens, chose que nous avons systématiquement
précisée avant de débuter l’interview proprement dite. L’anonymat nous
paraît en effet être l’un des éléments qui marque d’un caractère particulier
l’interaction de face à face qui se déroule dans le cadre d’une recherche, la
situant en dehors du cours de la vie quotidienne, et instaurant un climat
propice aux confidences.

93
Donc, qu’il s’agissait d’une thèse de doctorat en sociologie portant sur les pères au foyer ou sur les
hommes qui réduisent leur investissement professionnel pour s’occuper de leur(s) enfant(s)

50
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

L’instauration d’un tel climat repose également sur l’attitude adoptée


par le chercheur au cours de l’entretien. La nôtre visait à assurer
l’informateur de notre neutralité. Nous tenions à lui faire sentir que nous ne
le jugions pas et que nous étions ouverte à toutes les opinions, faisant ainsi
montre à la fois d’une neutralité bienveillante et d’une acceptation
inconditionnelle des sentiments et opinions exprimés. Il importait de créer
un climat de confiance à même d’amener la personne rencontrée à s’ouvrir
à nous et nous donner accès à ses pensées profondes. Ceci nous paraissait
particulièrement important dans le cadre d’une rencontre avec des
personnes se trouvant dans une situation marginale et peu reconnue. La
durée relativement longue des entretiens devait également permettre de
dépasser les premières appréhensions et de donner un tour intime à la
discussion.

2.2.3.2. Les conditions sociales de l’entretien

L’entretien est un moment particulier : deux personnes qui ne se


connaissent pas se réunissent pour discuter de sujets intimes, discussion
qui, de plus, va dans un sens unique : seule l’une des deux est amenée à se
confier, l’autre se situant d’emblée et explicitement dans le rôle de
l’interviewer. Plusieurs éléments peuvent jouer sur la relation entre ces
deux personnes et, en particulier, sur la manière dont l’informateur
appréhende la personne qui l’interroge, comme les caractéristiques sociales
(âge, sexe, classe sociale, origine ethnique, etc.), le cadre spatio-temporel
dans lequel se déroule l’entretien, ou le rapport de l’informateur à la
recherche.

D’un entretien à l’autre, la position que nous avons occupée, en tant


qu’intervieweuse, a pu différer en fonction de la manière dont la personne
rencontrée nous a appréhendée. Nous ne pouvons que rapporter ici
l’impression que nous avons nous-même eue de cette appréhension,
n’ayant pas abordé ce sujet explicitement avec les pères rencontrés. Nous
nous contenterons donc de rapporter ici les quatre positions les plus
courantes dans lesquelles nous avons été placée et que nous avons cru
pouvoir déceler, en laissant largement ouverte la question du lien entre ces
positions et le déroulement de l’entretien.

Il nous a semblé que plusieurs pères au foyer nous ont considérée, au


moins de prime abord, comme une jeune étudiante réalisant une enquête

51
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

assimilable à un travail de fin d’études de type mémoire universitaire. A


cela s’ajoute, pour les hommes ayant eux-mêmes des enfants poursuivant
des études supérieures, une tendance à nous situer sur le même plan que
ceux-ci, à présumer que nous sommes dans une situation similaire, et, en
conséquence, à laisser entendre qu’ils savent par quoi nous passons et
éventuellement à adopter une attitude paternaliste à notre égard. Certains
ont pris pour acquis que nous n’avions pas d’enfant(s), ni de vie de couple
stable, et se sont appliqués à nous expliquer avec force détails certaines
situations liées à la parentalité ou à la conjugalité, partant de l’idée que,
n’ayant pas encore vécu ces choses, nous n’étions pas encore en mesure de
les comprendre d’emblée. Une telle attitude représentait, à nos yeux, plutôt
un avantage : celui de nous exposer à des descriptions minutieuses là où,
sous couvert de connivence, certains auraient pu être tentés de passer des
points sous silence. En nous attribuant une position proche de celle de leurs
enfants, ces hommes permettaient aussi que s’installe une certaine
complicité, surtout lorsqu’étaient abordés des sujets portant sur ces enfants
devenus grands. Ajoutons qu’en cours d’entretien, cette perception pouvait
évoluer au vu des questions et remarques que nous émettions, ou lorsque, la
question étant explicitement posée, nous dévoilions notre âge (27 ou 28 ans
selon le moment où l’entretien s’est déroulé) et le fait que nous vivons en
couple stable depuis plusieurs années.94

D’autres pères au foyer nous ont donné l’impression de nous prendre


davantage pour une psychologue qu’une sociologue – confusion provenant
peut-être de leur manque de connaissance de la discipline, ou des sujets
intimes sur lesquels nous les entraînions. Ceci a amené parfois à des
situations où notre avis et nos conseils étaient requis (souvent une fois
l’entretien terminé) par rapport à l’une ou l’autre question parfois fort
intime et qui revêtait manifestement une importance particulière pour
l’individu. Notre position a, à chaque fois, été de conserver notre neutralité,
en rappelant que nous ne sommes pas psychologue mais bien sociologue, et
en conseillant éventuellement de s’adresser ultérieurement à une personne
compétente.

D’autres nous ont d’emblée considérée comme une sociologue,


certains mettant semblait-il un point d’honneur à montrer qu’ils étaient

94
Nous discuterons plus loin de la raison pour laquelle ces informations étaient dévoilées, ainsi que de
leur impact sur la situation d’entretien.

52
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

familiers avec la discipline et ses auteurs. L’avantage que cette


connaissance de notre travail et de notre métier représentait (notamment
des conditions d’une recherche, du respect de l’anonymat, de la
« neutralité » du chercheur) avait pour pendant l’inconvénient d’amener
parfois les informateurs à se présenter eux-mêmes comme des experts de la
discipline, et à tenter de passer sous silence certaines descriptions
précieuses sous prétexte que nous « savions de quoi ils voulaient parler »,
ce qui nous contraignait à faire preuve de vigilance afin d’éviter de telles
omissions en demandant à la personne de préciser sa pensée – ce qui, soit
dit en passant, risquait de nous faire passer pour une sociologue ayant une
piètre connaissance de sa discipline ou de l’auteur cité…

Enfin, les pères au foyer de la même génération que nous, familiers ou


non de la discipline, nous ont traitée comme l’une de leurs pairs. Ceci se
manifestait par l’adoption immédiate du tutoiement et, plus largement, par
la complicité qui s’établissait dès le début de l’entretien. Cette impression
de parler « entre amis » a été renforcée dans le cas où l’entretien s’est
déroulé dans une brasserie, créant l’illusion que nous étions deux
connaissances se retrouvant autour d’un verre pour discuter de sujets
personnels et ce en dépit de la présence d’un enregistreur.

Que l’on nous ait appréhendée de l’une ou l’autre de ces manières ne


change rien à un autre élément du contexte social de ces entretiens : celui
du genre. Les pères au foyer que nous avons rencontrés se sont trouvés
dans une situation d’entretien où une femme leur demandait d’aborder des
sujets intimes qui touchent notamment à la dimension sexuée de leur
identité. Dans une telle situation, être une femme peut potentiellement
présenter des avantages et des inconvénients.

On pourrait faire l’hypothèse qu’il est plus facile pour des pères au
foyer de se confier à une femme qu’à un homme, et ce à deux égards. Cela
pourrait être le cas pour ceux qui partent de l’idée que les femmes sont plus
ouvertes à ce mode de vie, plus favorables à l’implication paternelle dans le
soin des enfants qu’une majorité d’hommes. L’association qui est
couramment faite entre parole intime, expression des émotions et femmes

53
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

pourrait également créer des conditions favorables à ce que des hommes


acceptent de s’aventurer sur ce terrain en compagnie d’une femme.95

Demander à un homme de se confier à une femme pourrait aussi


représenter un obstacle, ou du moins biaiser en partie l’entretien. Il se peut
qu’il soit au contraire plus difficile à un homme de parler franchement de
ce qu’il pense à un individu n’appartenant pas à son genre, qu’il ne
considère pas comme l’un de ses pairs et avec qui il peut avoir du mal à se
sentir complice. Ceci pourrait soit le conduire à passer sous silence
certaines choses, soit à déformer une partie de sa pensée afin de se
présenter sous un jour favorable, surtout sur le plan de ses conceptions en
matière de genre et de rapports entre hommes et femmes. Williams (une
femme) et Heikes (un homme)96, comparant les entretiens que chacun
d’eux a menés auprès d’infirmiers américains après que les deux
recherches, qui ont été menées séparément et dans un but autre que
méthodologique, aient été achevées, relèvent que le sentiment d’appartenir
à un « même groupe » et le désir de se présenter sous un jour favorable
(c’est-à-dire non sexiste) jouent effectivement un rôle au cours des
entretiens. Ils notent que les opinions touchant aux rôles masculins et
féminins ont été exprimées de manière plus directe et plus crue lorsque
l’interviewer était un homme. Des opinions relayant des représentations
stéréotypées étaient également exprimées devant la femme, mais de
manière plus détournée.97 L’impact de cette différence est toutefois limité
selon les auteurs par la possibilité que les méthodes qualitatives de recueil
des données donnent aux personnes interrogées de développer et
argumenter leur pensée. Ils relèvent tous deux que ces différences n’ont pas
eu d’impact sur les résultats de leurs recherches, les infirmiers rapportant

95
Arendell note au sujet des entretiens qu’elle a menés auprès d’hommes divorcés, que plusieurs d’entre
eux lui ont confié éviter d’aborder des questions intimes liées à leur divorce devant d’autres hommes, par
peur de se voir accuser de faiblesse émotionnelle. Arendell, T., « Reflections on the researcher-researched
relationship : a woman interviewing men », Qualitative Sociology, Vol. 20, N° 3, 1997, pp. 341-368., p.
348.
96
Williams C., Heikes E., « The importance of researcher’s gender in the in-depth interview : evidence
from two case studies of male nurses », Gender and Society, Vol. 7, N°2, 1993, pp. 280-291. Williams est
une femme et Heikes est un homme.
97
A contrario, Arendell constate, tout comme McKee et O’Brien, que les hommes divorcés interrogés
dans ces deux enquêtes n’ont pas hésité à proférer des propos explicitement sexistes devant leur
interlocutrice. Arendell, T., op. cit., p. 360 ; et McKee L. , O’Brien M., « Interviewing men : taking
gender seriously », in Garmarknikow D., Morgan D., Purvis J. & Taylorson D (Eds), The public and the
private, Heinemann, London, 1983, pp. 147-159, p. 158.

54
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

des faits et opinions similaires dans les deux cas.98 L’idée, par exemple,
que les infirmières seraient moins douées que les infirmiers pour les actes
techniques a été exprimée, mais elle l’a été directement et de manière
péremptoire dans le face à face avec l’interviewer, alors qu’elle s’est
appuyée sur un plus grand travail d’explication et de justification face à
l’intervieweuse.

Il nous est difficile de tirer des conclusions sur les avantages ou les
inconvénients que nous avons évoqués ici à partir de notre enquête, et ce
pour la simple raison que nous ne pouvons pas comparer nos entretiens
avec un travail similaire au nôtre, qui aurait été entrepris par un homme.
Des opinions négatives et stéréotypées à l’égard des femmes ont parfois été
exprimées, s’accompagnant ou pas de paroles ou de regards par lesquels
l’informateur signifiait son regret d’exprimer une critique qui pourrait
offenser la femme qu’il avait en face de lui; tout comme des propos
critiquant le « machisme » et/ou mettant en valeur les qualités supposées
des femmes. Il est difficile de faire la part des choses, pour ces derniers,
entre désir de se présenter sous un jour favorable à leur interlocutrice et
discours participant de la gestion d’une identité hors-normes au regard du
genre. Nous n’avons en outre pas relevé de différence notable entre
l’attitude à notre égard des pères au foyer qui entretiennent des relations
positives et proches avec des femmes et/ou qui se sentent davantage
soutenus par les femmes que par les hommes, et ceux qui sont confrontés à
des critiques particulièrement vives ou à des marques de désapprobation de
la part d’autres femmes. Nous nous contenterons de signaler que l’attitude
de neutralité bienveillante et d’acceptation inconditionnelle des propos
émis, le climat de confiance que nous avons tenté d’installer et la durée de
l’entretien visaient à limiter l’interférence entre désir de se présenter sous
un jour favorable et expression de ses pensées intimes, tout comme à mettre
l’informateur suffisamment à l’aise que pour lui permettre d’exprimer des
opinions potentiellement déplaisantes pour leur interlocutrice.

La question du rapport entre homme et femme dans une situation de


face-à-face amène également à poser la question de la séduction. On
pourrait émettre l’hypothèse que le désir de plaire au chercheur, qui se
98
Henson et Rogers font le même constat au sujet de la recherche qu’ils ont menée conjointement sur les
hommes travaillant comme secrétaires intérimaires. Henson K., Rogers J., « ‘Why Marcia you’ve
changed !’ Male clerical temporary workers doing masculinity in a feminized occupation », Gender and
Society, Vol. 1, N° 2, 2001, pp. 218-238, p. 222.

55
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

retrouve dans de nombreuses situations d’entretien, peut prendre les allures


d’un jeu de la séduction pour la personne interviewée (qu’il s’agisse d’une
situation d’entretien entre un homme et une femme ou entre deux
personnes de même sexe en fonction des préférences sexuelles de chacun).
Nous n’avons pas ressenti un tel jeu au cours des entretiens que nous avons
réalisés. Nous ne pouvons que spéculer sur les raisons de cela : peut-être
est-ce dû au fait que nous avons toujours refusé d’emblée d’entrer dans ce
type de rapport (ce qui se traduisait notamment par le choix des tenues que
nous portions – un pantalon plutôt qu’une jupe, par exemple – et le refus de
dévoiler des informations sur nous qui ne seraient pas utiles pour le bon
déroulement de l’entretien99), au contexte de l’entretien (présence d’enfants
en bas-âge, entretien au domicile conjugal), aux attentes des pères
interviewés à l’égard de la recherche (besoin de parler « enfin » de soi), ou
au sens donné à la présentation de soi (paraître « sérieux », montrer que
l’on est un « bon père » ou un « bon mari »).

2.2.3.3. Les hommes et la parole intime

Cette réflexion sur l’impact du genre sur la situation d’entretien nous


amène également sur le terrain du rapport des hommes à la parole intime.
L’une des idées centrales qui se dégage des recherches menées dans ce
domaine est que les hommes parlent moins que les femmes de leur intimité,
se confient peu et verbalisent peu leurs émotions en présence d’autres
hommes mais aussi, dans une moindre mesure, lors de conversations avec
des femmes.100

99
La recherche d’Arendell constitue à nos yeux un exemple à ne pas suivre à cet égard: le fait que la
chercheuse ait été exposée à des tentatives explicites de séduction (et à des jugements de valeur sur son
mode de vie) résulte, à notre sens, en grande partie de la posture qu’elle a adoptée (de manière réfléchie
ou non), et qui a consisté à répondre aux questions personnelles que ses informateurs lui posaient. En
donnant accès à son intimité, elle s’est éloignée de la position de chercheuse « neutre » menant un
entretien dans le cadre d’un projet scientifique. Afin d’éviter de tels glissements, nous avons
systématiquement éludé les questions portant sur notre vie privée et sur nos opinions, en signalant, sur un
ton positif, que nous étions là pour écouter notre interlocuteur et non pour parler de nous, et proposant de
reporter ce type de discussion en fin de rencontre. Nous n’avons accepté de répondre de manière
succincte qu’à trois types de questions (êtes-vous mariée, avez-vous des enfants, et êtes-vous favorable à
ce que des hommes soient pères au foyer ?), lorsqu’il nous semblait indispensable d’y répondre pour le
bon déroulement de l’entretien (voir plus bas « les hommes et la parole intime »).
100
Pour une revue de la littérature à ce sujet, lire Dulac, G., « Masculinité et intimité », Sociologie et
Sociétés, Vol. 35, N°2, pp. 9-34.

56
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

Avant de réaliser les entretiens, nous avons délibérément voulu croire


en la capacité des hommes à exprimer une parole intime au cours d’un
entretien avec un ou une chercheuse. Nous n’avons en conséquence pas
pris de disposition particulière, pas mis au point une quelconque stratégie
visant à contourner les éventuelles réticences qui auraient pu surgir. Et la
manière dont les entretiens se sont effectivement déroulés, la richesse du
matériau que nous avons récolté nous ont confortée dans l’idée que ces
hommes s’étaient bel et bien ouverts à nous, abordant des sujets
extrêmement personnels, parfois pour la première fois, nous dirent-ils. Il
nous a semblé intéressant de relever les éléments qui ont soit contribué à ce
que cette ouverture s’opère, soit témoigné de sa réalité.

Un premier élément renvoie aux attentes des hommes interrogés à


l’égard de l’entretien. D’après une grosse partie des individus ayant
répondu eux-mêmes à l’une de nos annonces, participer à notre enquête
représentait une occasion inespérée de pouvoir « enfin » parler d’eux et
d’une situation qu’ils avaient souvent le sentiment d’être les seuls à vivre.
Leur étonnement face au nombre de personnes qui ont répondu à ces
annonces en témoigne : certains pensaient qu’ils seraient les seuls à se
manifester. Il est apparu que plusieurs de ces hommes étaient en attente de
reconnaissance ou tout simplement d’une écoute à leurs difficultés,
ressentaient le besoin d’être entendus et de se confier. La parole se faisait
alors intime dès les premiers instants, et notre travail consistait parfois
avant tout à canaliser le discours – après avoir laissé la personne
« s’épancher » dans un premier temps. Pour les autres, l’intimité
s’établissait à partir d’autres éléments, soit directement, soit plus
progressivement.101

Un second élément à avoir joué dans certains cas est la familiarité avec
l’introspection, la réflexion sur soi et la verbalisation de cette réflexion. 102
101
La personne avec qui elle a été la plus difficile à atteindre, celle avec qui la conversation est restée, à
notre sens, plus superficielle, nous a été renseignée par un tiers en réponse à l’une de nos annonces, et ne
semblait pas très intéressée par cette enquête, émettant à plusieurs reprises des doutes quant à son utilité,
notamment en termes de retombées sur la situation des pères au foyer en général.
102
On notera que la plupart des hommes rencontrés avaient un niveau d’éducation élevé (supérieur non-
universitaire ou universitaire) qui allait de pair avec une facilité d’expression. Ceci dit, les deux pères au
foyer ayant un niveau d’éducation bas (secondaire inférieur) nous ont eux aussi confié des réflexions
intimes, souvent bien argumentées. Notons que seul l’un des deux est originaire d’un milieu populaire et
peu qualifié. Le fait que nous soyons nous-même issue d’un milieu assez proche peut avoir contribué à
faciliter le contact.

57
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

Nous pensons en particulier aux pères au foyer ayant une longue pratique
de séances de méditation, de séminaires de développement personnel et/ou
ayant suivi une thérapie avec un(e) psychologue. Ceci les a amenés très
rapidement, dans l’entretien, à parler de leur intimité, et a donné un tour
très construit et clair aux réflexions qu’ils ont livrées sur eux-mêmes. Ce
qui avait toutefois le désavantage de nous exposer à un discours déjà
construit en dehors de la situation d’entretien, empêchant en partie celle-ci
de fonctionner correctement, et nous contraignant à un recadrage récurrent
de la discussion. L’entretien semble pourtant avoir bien amené certains sur
un terrain nouveau ou à reconsidérer le discours préétabli, comme en
témoignent les demandes de transmission de la retranscription de
l’entretien sous prétexte qu’il aurait amené la personne à formuler et à
découvrir des choses qui n’avaient pas été révélées par le travail
thérapeutique entamé auparavant.

Il fallait à certains pères que nous décrivions notre situation familiale


ou que nous précisions notre point de vue sur la paternité au foyer pour que
la discussion prenne un tour plus intime. A la réponse négative à la
question « avez-vous des enfants » qui aurait pu constituer un obstacle à la
discussion, succédait invariablement la question « mais vous comptez en
avoir ? », la réponse positive venant contrebalancer l’effet négatif de la
(mauvaise) réponse précédente. Pour d’autres, ou les mêmes, savoir qu’ils
avaient en face d’eux une personne non seulement favorable à ce qu’un
homme soit père au foyer mais qui envisage en plus, avec son compagnon,
d’opter pour cette forme d’articulation entre vie professionnelle et vie
familiale, permettait de libérer la parole et d’aborder des question intimes
en « terrain ami ».

Plusieurs événements ont été autant de signes qu’un certain niveau


d’intimité avait bien été atteint. Parmi ceux-ci, on peut citer la
manifestation d’émotions au cours de l’entretien, comme les yeux qui
s’emplissent de larmes et la voix qui se casse, chose qui s’est produite de
manière récurrente. On peut relever également la surprise éprouvée par
certains d’avoir abordé « des choses auxquelles ils n’avaient jamais
pensé », parlé de « choses qu’ils n’avaient jamais dites à personne », et les
remerciements qui nous étaient adressés, une fois l’entretien achevé, pour
leur avoir donné la possibilité de s’exprimer et de réfléchir ainsi sur eux-
mêmes, parfois pour « la première fois de leur vie ». Enfin, nous avons pu
repérer dans une majorité d’entretiens, un moment-charnière qui marque le

58
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

passage d’une discussion plutôt formelle à un témoignage intime. Il


s’agissait le plus souvent de la proposition faite, après parfois une heure de
discussion, de « boire ou manger quelque chose », la conversation plus
intime se déroulant autour d’une tasse de thé ou de café. Dans un cas, c’est
l’arrivée de la conjointe qui a provoqué un basculement ou, plus
exactement, son retrait dans une autre pièce pour répondre au téléphone
après qu’elle se soit immiscée dans l’entretien, accaparant une parole qui
ne reflétait pas, aux yeux de l’informateur, son propre point de vue. Nous
sommes alors devenus des complices, parlant à voix basse pour ne pas que
l’épouse nous entende, et revenant sur des points que nous n’avions pu
aborder ensemble.

59
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

2.3. L’analyse des données

Une fois réalisés, les entretiens ont tous été retranscris dans leur
intégralité. Nous avons nous-même fait ce travail pour la plupart des
entretiens, afin de nous imprégner le plus possible du matériau. Les six
derniers entretiens ont été retranscris par une tierce personne, pour des
raisons d’ordre pratique, et analysés après que nous ayons vérifié la qualité
de la retranscription en la comparant à la bande enregistrée.

Tous les entretiens ont fait l’objet dans un premier temps d’une
analyse individuelle, afin de dégager la cohérence propre à chaque
discours. Ces analyses, réalisées au fur et à mesure de la récolte des
données, nous ont également permis de dégager progressivement les
catégories d’analyse, laquelle a été réalisée en nous appuyant sur le logiciel
NVivo. Lors de chaque analyse individuelle, les catégories repérées ont été
confrontées à celles dégagées précédemment, les enrichissant ou apportant
de nouvelles catégorisations. Une fois ce travail exploratoire achevé, une
première analyse transversale a été effectuée sur base de 14 analyses
individuelles. Celle-ci a permis de tester et d’enrichir la structure d’analyse
construite au fil du temps. Les entretiens suivants ont également été
analysés individuellement, puis injectés dans l’analyse transversale,
apportant de nouvelles informations au fur et à mesure que des profils
variés venaient compléter notre corpus d’entretiens, et ce jusqu’à ce qu’un
niveau de saturation soit atteint, et que les hypothèses et modèles
d’interprétation soient stabilisés.

Cette méthode d’analyse peut être rapprochée de la méthode de la


comparaison constante103 mise au point par Glaser et Strauss pour faire
émerger une théorie fondée, en ceci qu’elle vise à faire apparaître, par
comparaison systématique entre les entretiens, des catégories d’analyse
progressivement enrichies et intégrées jusqu’à ce qu’une théorie soit
délimitée. Le fait d’avoir mené des analyses individuelles avant de passer à
une analyse transversale n’excluait pas la comparaison systématique entre
elles : nous gardions en effet à chaque fois à l’esprit les catégories et
propriétés ayant émergé des entretiens déjà analysés, sans que cela ne se
103
“ Constant comparative method ” - Glaser, B. & Strauss, A., The discovery of grounded theory.
Strategies for qualitative research, Aldine & Atherton, Chicago & New York, 1967, pp. 101-115.

60
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

traduise par l’application d’un canevas d’analyse « tout fait » au nouvel


entretien. Chaque entretien était codé individuellement, codage combinant
des nœuds ayant émergé dans les entretiens précédents, et de nouveaux
nœuds spécifiques à l’analyse individuelle en cours. Ce travail de
comparaison a permis non seulement de faire surgir progressivement « la
définition des catégories utilisées et par la suite de la grille d’analyse, mais
aussi des hypothèses interprétatives, des propositions reliant les catégories
entre elles », 104 et de mieux préciser la question centrale de l’analyse.
L’analyse transversale proprement dite s’est ensuite fondée sur un codage
plus systématique à partir de l’ensemble des nœuds repérés dans les
analyses individuelles, et a été complétée ensuite par des retours sur chaque
entretien et par l’intégration de nouveaux entretiens afin de vérifier une
nouvelle fois la pertinence de la grille d’analyse et des hypothèses
interprétatives, de les affiner et de les retravailler à partir des nouvelles
catégories repérées.

104
Maroy, C., « L’analyse qualitative des entretiens », in Albarello L. et al., op. cit., pp. 83-110, p. 94.

61
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

2.4. Présentation des informateurs

Armand a 50 ans. Il a suivi une formation d’éducateur, et travaillait


comme éducateur dans un home pour enfants au moment de son arrêt de
travail, dans les années 80. Il touchait alors un salaire mensuel net
d’environ 1.300 euro. Il a arrêté de travailler pendant 9 ans et 4 mois, sans
statut ni indemnités. Il est marié à Jacqueline, 50 ans, employée dans une
administration avec un salaire mensuel net d’environ 1.300 euro à
l’époque. Ils ont quatre enfants : Vincent, Amandine, Pierre et Marie-
Laure. Les trois premiers étaient âgés de 4 ans, 2 ans et 3 mois au début de
l’arrêt. Marie-Laure est née trois ans plus tard. Ajoutons que son épouse est
arrivée en cours d’entretien et y a participé pendant un certain temps.

Brice a 37 ans. Il est licencié en mathématiques et travaillait comme


professeur de mathématiques dans l’enseignement secondaire, avec un
salaire mensuel net d’environ 1.400 euro. Il a pris une pause-carrière à
durée indéterminée un an avant notre rencontre. Il est marié à Sylvie,
actuaire dans une compagnie d’assurance luxembourgeoise, qui gagne un
salaire mensuel net supérieur à 2.000 euro. Ils ont deux enfants, Elise et
Aurélien, âgés de 7 ans et 5 ans au début de l’arrêt.

Bruno a 49 ans, il est licencié en kinésithérapie. Lors de son dernier


emploi il était éducateur A1 mi-temps et touchait un salaire de 750 euro. Il
y a 9 ans, il a pris une pause-carrière d’un an avec statut d’indépendant
complémentaire, et n’a conservé ensuite que le statut d’indépendant
complémentaire, avec un revenu plafonné à 5.000 euro par an. Il ne touche
pas d’allocations en dehors de ce revenu complémentaire. Il est marié à
Maud, 45 ans, institutrice primaire de formation et travaillant comme
fonctionnaire européenne (secrétaire), pour un salaire d’environ 3.000 euro
par mois. Ils ont eu ensemble deux filles, Myriam et Delphine, âgées de 2
ans et de quelques semaines au début de l’arrêt de travail de Bruno. Maud a
également la garde de Gwenaëlle et Sandrine, 14 et 12 ans au même
moment, toutes deux nées d’un précédent mariage.

Christophe a 57 ans, il est licencié en chimie et travaillait comme


laborantin. Il a perdu son emploi il y a environ 9 ans et n’est pas parvenu à
retrouver un autre emploi. Il touche actuellement une allocation de

62
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

chômeur cohabitant de 300 euro net par mois. Il vit en couple avec
Claudine, 41 ans, diplômée du secondaire supérieur, fonctionnaire et
concierge. Elle touche environ 1.250 euro par mois, et bénéficie d’un
logement de fonction. Ils ont deux garçons, Pascal (7 ans) et Romain (5
ans), nés après le licenciement de Christophe.

Claude a 39 ans. Il est licencié en physique, et travaillait comme


consultant indépendant avant son arrêt de travail. Cette activité lui assurait
un salaire mensuel net largement supérieur à 2.000 euro. Il a
progressivement cessé de travailler et ne travaille plus du tout depuis 2 ans,
sans statut ni indemnités. Il est marié à Sabine, 38 ans, détentrice d’un
diplôme universitaire, et qui assistait son époux dans son activité
d’indépendant. Depuis qu’il a arrêté de travailler elle se consacre à ses
loisirs (écotourisme, artisanat) et voyage pendant une grande partie de
l’année. Ils ont trois enfants : Sandra, Esther et Marie-Ange, âgées de 14,
12 et 9 ans au moment de l’arrêt total de travail de leur père.

Colin a 36 ans, il est diplômé du secondaire supérieur, et travaillait


comme mécanicien automobile avant de prendre une pause-carrière d’une
durée totale de 5 ans. Il a également pris deux congés parentaux successifs
avant d’opter pour cette pause-carrière. Il était à la maison depuis 3 ans et
demi lorsque nous l’avons interviewé. Il touche une allocation mensuelle
nette de 500 euro. Il est marié à Solange, 36 ans, infirmière de nuit, et dont
le salaire s’élève environ à 1.500 euro net par mois. Ils ont trois enfants :
Kevin et Raphaël qui avaient 2 ans et demi et 6 mois au moment où Colin a
pris son premier congé parental, et Christelle, née un an plus tard. Ajoutons
que sa femme était présente par moments lors de l’entretien.

Daniel a 49 ans, il est licencié en sciences économiques. Il travaillait


comme analyste financier dans une banque et touchait un salaire de 3.750
euro net avant d’arrêter une première fois de travailler pendant 1 an, il y a
11 ans, sans statut ni indemnités. Il est ensuite devenu gestionnaire d’une
fiduciaire (indépendant, comptable fiscaliste) avec un salaire mensuel
approximatif de 8.300 euro. Depuis 2000, il ne travaille plus que de
manière sporadique, tout en conservant son revenu. Il est marié à
Frédérique, 48 ans, médecin rhumatologue, bénéficiant d’un revenu
mensuel d’environ 3.000 euro. Ils ont un fils, Arnaud (âgé de 7 ans lors du
premier arrêt de travail de Daniel).

63
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

Didier a 33 ans. Il est gradué en diététique. Il travaillait depuis un an et


demi à mi-temps dans un snack avant son arrêt de travail, pour un salaire
mensuel net inférieur à 1.000 euro. Il a arrêté de travailler il y a 6 ans, et
n’a ni statut ni revenu. Il est marié à Natacha, 38 ans, diplômée du
secondaire supérieur et employée dans une société d’import-export avec un
salaire mensuel net se situant entre 1.500 et 2.000 euro. Ils ont trois enfants.
Au moment de l’arrêt de travail de Didier, l’aîné était âgé de 2 ans et le
deuxième de quelques semaines. Le troisième enfant est né 3 ans plus tard.

Geert a 60 ans. Il a un diplôme universitaire de troisième cycle, et


travaillait comme directeur du service des sports d’une université. Il
touchait un salaire mensuel net de 2.000 euro. Il a pris sa retraite anticipée
il y a 2 ans et touche une pension mensuelle nette de 1.500 euro. Il est
marié à Carole, 38 ans, licenciée en éducation physique et travaillant à la
fois comme professeur d’éducation physique à l’université et comme
indépendante (dans l’hôtellerie). Son revenu mensuel net s’élève environ à
1.800 euro. Ils ont deux enfants, Loïc et Tristan, âgés de 2 ans et 1 an au
moment où Geert a pris sa pension. Il a eu deux enfants d’un précédent
mariage, âgés de 30 et 22 ans au même moment.

Grégoire a 39 ans. Il est gradué en informatique et en bureautique, et


travaillait dans une banque au Grand-Duché du Luxembourg, avec un
salaire mensuel net d’environ 2.000 euro. Il a arrêté de travailler il y a 8
ans, et n’a ni statut, ni indemnités. Il est marié à Charlotte, 40 ans,
employée dans une entreprise au Grand-Duché du Luxembourg. Ce travail
lui assure un salaire supérieur à 2.000 euro nets par mois. Ils ont deux
filles, Corinne et Liliane. L’aînée avait 7 mois au moment de l’arrêt de
travail de son père, et la seconde est née 3 ans plus tard.

Hervé a 41 ans. Il a arrêté ses études en cinquième année du


secondaire. La société de livraison de courses à domicile pour laquelle il
travaillait comme intérimaire depuis 8 mois a fait faillite il y a 4 ans. Il a
alors arrêté de travailler. Il a le statut de chômeur, et après un an de
chômage il a demandé la possibilité de se mettre en indisponibilité sur le
marché de l’emploi pour raison sociale et familiale. Il touche une allocation
mensuelle nette d’environ 250 euro. Il vit avec Brigitte, 34 ans, licenciée en
droit et qui travaille comme juriste et perçoit un salaire mensuel net
d’environ 1.500 euro. Ils ont trois enfants. Noé avait 7 mois quand son père

64
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

a arrêté de travailler, Laurent est né un an plus tard, et Mario, deux ans


après Laurent.

Jean-Marie a 59 ans. Il a un diplôme d’ingénieur civil, et travaillait


depuis 3 ans à l’université comme assistant quand le programme de
recherche qui finançait son poste a été stoppé. C’était il y a 30 ans. Il
gagnait à l’époque environ 500 euro nets par mois. Par la suite, il a
bénéficié d’une allocation de chômage. Cet arrêt de travail a duré 3 ans. Il
était marié à Sonia, 59 ans aujourd’hui, licenciée en sociologie et
enseignante dans le secondaire (salaire non communiqué). Leurs deux
enfants Bruno et Didier avaient deux ans et quatre ans au moment où Jean-
Marie a arrêté de travailler.

Jean-Paul a été interviewé dans le cadre de la recherche « L’évolution


contemporaine de la parentalité » par Charlottte Plaideau en 2005.105 Jean-
Paul a 57 ans, il est Rwandais et a suivi une formation d’agronome dans
son pays d’origine mais qui n’est pas reconnue en Belgique. Il est sans
statut. Son épouse est enseignante. Ils ont quatre enfants dont un a été
adopté.

John a 47 ans, il est détenteur d’un diplôme universitaire de troisième


cycle. Il était professeur d’anglais indépendant et son ancien salaire
mensuel s’élevait en moyenne à 2.000 euro hors impôts. Il a mis
progressivement fin à ses activités et est au foyer à temps plein depuis un
an. Il ne perçoit aucune allocation et n’a aucun statut. Il est marié à Cecilia,
41 ans, détentrice elle aussi d’un diplôme universitaire de troisième cycle,
et exerçant la profession d’avocate pour un grand cabinet. Son salaire
mensuel net est supérieur à 2.000 euro. Ils ont trois enfants : Max, Jane et
Layton, âgés de 10, 9 et 6 ans au moment où leur père a totalement cessé de
travailler. Notons que l’entretien avec John s’est déroulé en anglais.

Joseph a 47 ans, il est licencié en biologie, et a travaillé comme chef


de service d’un laboratoire médical avant de devenir éco-conseiller au
niveau communal, avec un contrat à durée déterminée. Cet emploi lui
fournissait un salaire mensuel net d’environ 1.000 euro. Son contrat s’est
achevé il y a 4 ans, et il n’a pas souhaité le renouveler. Il n’a ni statut, ni
indemnités. Il est marié à Madeleine, 44 ans, universitaire, cadre supérieur

105
Dans cette recherche, il porte le pseudonyme de Jean-Claude. Marquet J. (coord), op. cit., p.13.

65
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

informaticienne ayant un salaire mensuel net supérieur à 2.000 euro. Ils ont
4 enfants: Marc, Emeric, Emmanuelle et Béatrice. Les trois premiers
étaient âgés respectivement de 11, 8 et 3 ans au moment de l’arrêt de travail
de leur père, qui a coïncidé avec la naissance de la cadette. Notons que
Joseph fait partie de l’aristocratie belge.

Karl a 35 ans, il est suédois, et possède un diplôme d’études


universitaires de troisième cycle. Il travaillait comme « export
consultant » pour un employeur suédois, emploi qui lui rapportait un salaire
mensuel brut de 3.500 euro (taxé en Suède). Il a pris un congé parental
(régime suédois) de 17 mois pour lequel il touche une allocation mensuelle
brute de 1.300 euro. Il est marié à Ingrid, 33 ans, détentrice d’un diplôme
universitaire et traductrice auprès des institutions européennes avec un
salaire mensuel brut d’environ 4.000 euro. Ils ont deux filles Alma et Maja
qui avaient respectivement 4 ans et 1 an au moment de l’arrêt de travail de
leur père.

Laurent a 35 ans. Après ses humanités il a suivi une formation de trois


ans au métier d’attaché de presse dans une école privée. Il travaillait
comme directeur régional d’un bureau de marketing opérationnel, en
France, pour un salaire mensuel net de 1.800 euro (2.500 si on prend en
compte les avantages extra-légaux). Il a un statut de chômeur (régime
français) depuis 4 mois et touche une indemnité mensuelle nette de 1.400
euro. Il est marié à Elodie, 33 ans, détentrice d’un diplôme universitaire de
troisième cycle, et travaillant comme responsable de projet humanitaire
auprès d’une ONG. Ils ont deux enfants, Odile qui avait 3 ans et demi au
moment de l’arrêt de travail de son père et Victor qui lui avait 11 mois au
même moment. Notons que Laurent et Elodie ont en quelque sorte échangé
leur place : elle était mère au foyer lorsque son conjoint travaillait. Notons
aussi que Laurent fait partie de l’aristocratie belge.

Philippe a environ 40 ans. Il a suivi une formation d’assistant social, et


poursuit des études universitaires en horaire décalé. Il exerce le métier
d’éducateur. Son salaire mensuel net varie entre 1.000 et 1.250 euro. Il a
arrêté de travailler il y a quatre ans pendant un an, a repris le travail un an
puis a arrêté de travailler une seconde fois pendant un an et demi, tout en
bénéficiant d’indemnités de chômage mensuelles nettes de 700 euro puis de
500 euro. Les deux arrêts ont été consécutifs à un licenciement. Il est marié
à Angèle, 40 ans, détentrice d’un diplôme supérieur et travaillant à la fois

66
Chapitre 2. Dispositif méthodologique

comme logopède et indépendante complémentaire. Son salaire mensuel net


se monte environ à 1.000 euro. Ils ont deux filles : Ariane et Pauline, qui
avaient respectivement 7 ans et 4 ans au début du premier arrêt, et 9 ans et
6 ans au début du second arrêt.

Samuel a 45 ans, il est porteur d’un diplôme universitaire de troisième


cycle. Il est gestionnaire de patrimoine immobilier, activité qui lui assure
un salaire mensuel net supérieur à 3.000 euro. Il a cessé ses activités à la
naissance de son premier enfant puis l’a reprise progressivement. Depuis
quelques mois il a repris le travail à 80%. Il vit en couple avec Eve, 40 ans,
détentrice d’un diplôme de candidature, et exerçant le métier d’artiste-
peintre qui lui assure en moyenne un salaire mensuel net supérieur à 3.000
euro. Ils ont deux enfants, Nathan et Naoum, âgés respectivement de 4 ans
et 1 an et demi au moment de l’entretien.

Serge a 45 ans, il est gradué en droit, et lors de son dernier emploi il


travaillait dans un garage. Ce travail lui assurait un salaire mensuel net de
1.500 euro. Il a arrêté de travailler il y a 2 ans et est sans statut et sans
revenus. Il est marié à Rebecca, 40 ans, graduée en secrétariat et travaillant
comme fonctionnaire européenne dans un service informatique. Elle touche
un salaire mensuel net de 3.500 euro. Ils ont deux enfants : Grégory, 4 ans
et Simon, 13 mois. Au moment de l’arrêt de travail de son père, l’aîné était
âgé de 2 ans.

Yvan a 29 ans, il est licencié en langues et littérature slaves et porteur


d’un diplôme de troisième cycle. Après ses études, il n’a pas trouvé
d’emploi. Il est au foyer depuis 5 ans. Il vit en couple avec Juliette, 37 ans,
Suédoise, détentrice d’un diplôme universitaire et travaillant comme
traductrice aux Communautés européennes. Son salaire mensuel net s’élève
à environ 3.000 euro. Ils ont deux enfants : Sacha, 5 ans, et Magda, 1 an au
moment de l’entretien.

67
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et


participation aux tâches

Ce chapitre a un statut particulier : il vise à établir, en marge de la


thèse, un premier portrait des pères au foyer que nous avons rencontrés, à
répondre en somme aux deux questions qui nous ont le plus couramment
été posées, à savoir : pourquoi ces hommes sont-ils devenus pères au
foyer ; et quelle part prennent-ils dans les tâches domestiques et de soin des
enfants ? Nous allons donc scinder notre propos en deux parties, chacune
répondant à l’une de ces questions en particulier.106

La première partie de ce chapitre sera dédiée à la description du


processus d’entrée dans la situation de « père au foyer ». Nous
commencerons par montrer la multiplicité des facteurs qui ont participé,
d’après ces hommes eux-mêmes, à ce qu’ils s’engagent dans la paternité au
foyer. Ceux-ci ne suffisent cependant pas à expliquer pourquoi, à un
moment donné, les individus « décident » de devenir pères au foyer. C’est
pourquoi nous décrirons ensuite la manière dont ils inscrivent cette
« décision » dans leur histoire de vie. Pour terminer, nous nous arrêterons
un moment sur la manière dont la transition entre la situation antérieure et
la paternité au foyer est vécue.

Dans la seconde partie, nous dresserons un panorama des différentes


manières dont les pères au foyer de notre étude décrivent leur participation
aux tâches domestiques et de soin des enfants.

Nous ne nous livrerons pas ici à une analyse de la prise en charge


réelle des diverses tâches que nous avons identifiées et/ou qui ont été
identifiées par les pères eux-mêmes. Ce qui nous intéresse ici, c’est la
manière dont les hommes au foyer décrivent la part qu’ils prennent de
manière globale dans la gestion et l’exécution de ces diverses tâches. La
distinction entre tâches domestiques et tâches liées au soin des enfants que

106
Les lecteurs qui souhaiteraient passer directement au vif du sujet de la thèse trouveront dans la
conclusion de ce chapitre un résumé détaillé des éléments qui y sont présentés.

69
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

nous opérerons prend son origine dans les récits mêmes des personnes
interrogées : nous commencerons donc par aborder les tâches domestiques,
puis celles liées au soin des enfants. A cette occasion, nous lèverons déjà
un coin du voile sur la suite de cet ouvrage, la question de la participation
aux tâches offrant un premier aperçu de quelques uns des mécanismes que
nous analyserons dans les chapitres suivants.

70
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

3.1. Processus d’entrée dans la situation de père au


foyer
3.1.1. Une multiplicité de facteurs à géométrie variable

Dans les récits que nous avons recueillis, ce qui frappe avant tout,
c’est la multiplicité de facteurs qui sont invoqués pour expliquer le
processus qui a mené à la situation de père au foyer. Ces facteurs se
combinent de manière variable et ne sont pas tous mentionnés à chaque
fois. Nous les avons regroupés en sept catégories : les valeurs, le temps et
la qualité de vie ; la sphère professionnelle ; un calcul coûts-bénéfices ; la
partenaire ; les problèmes organisationnels ; le rapport à la génération
précédente ; et l’âge des parents.

3.1.1.1. Valeurs éducatives, temps et qualité de vie

Les conceptions en matière éducative, et en particulier l’accent mis sur


l’importance que les parents élèvent eux-mêmes leurs enfants, occupent
une place de choix dans de nombreux récits.

Joseph : On avait envie quand même, si on décide d’avoir une famille et une
famille nombreuse c’est pas pour que ce soit quelqu’un d’autre qui s’en
occupe et donc voilà ben la décision a été prise que ben c’est moi qui
arrêtais. Et que je m’occupais des enfants, de la famille, de tout. Et que elle,
elle continuait à travailler.

Serge : Mais pff, déjà depuis que j’étais adolescent, je m’étais dit que si je
fondais une famille et qu’on avait les moyens, qu’il y ait une personne qui
reste à la maison pour élever les enfants, ce serait quand même mieux que
de les voir à la crèche, à la garderie, et qu’ils ne voient jamais leur parents,
quoi.(…)

La présence des parents est considérée comme un élément important


pour le développement de l’enfant, pour la qualité de son éducation, pour
son bien-être, surtout dans les premières années de sa vie.

Serge : oui, oh, oui, il y a peut-être un niveau de développement de l’enfant,


et puis s’il a jamais un problème ou quoi, c’est plus difficile quand ils sont
petits.
L.M: Un problème…?

71
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Serge : oui, qu’il aurait un problème à l’école, ou une maladie, ou…


L.M: Pour vous c’est vraiment être disponible, pendant la petite enfance.
Serge : voilà!

Geert : Si, les enfants, je dis non maintenant il faut absolument le faire
maintenant ! Parce que si je le fais dans 2 ans, ils ont 2 ans de plus, ou dans
4 ans, c’est trop tard. J’ai vraiment trouvé que c’était maintenant qu’ils
avaient besoin de moi

Dans le cas de Claude, il s’agit plutôt d’une dissonance entre les


valeurs qu’il enseigne et qui mettent en avant l’importance de la présence
des parents auprès de leurs enfants et ses propres pratiques, dissonance qui
finit par devenir insupportable, d’autant que le temps passe et que ses filles
grandissent.

Claude : Et donc j’avais de plus en plus de mal avec la cohérence, dans le


sens où j’enseignais et je donnais des séminaires de formation entre autre le
week-end puisque je travaillais la semaine et le week-end. La semaine
c’était en entreprise et le week-end c’était pour le grand public(…) je
donnais des séminaires pour des parents qui voulaient apprendre à être
plus performants dans la manière d’éduquer leurs enfants. Et effectivement
ce que je leur enseignais était tout à fait pertinent sauf que je ne me sentais
pas très cohérent ou de moins en moins cohérent, puisque pendant que je
faisais ce travail bien apprécié par beaucoup de gens, moi-même, j’étais
très absent dans la maison. Je voyais pas très, très souvent mes enfants
même si lorsque je ne donnais pas de séminaire à l’extérieur, mes bureaux
j’ai toujours, je les ai toujours voulus à la maison. Donc il y avait quand
même une certaine présence mais à la fois c’était une présence absente.
Donc les dernières années je me sentais de plus en plus coupable, je peux
dire ça, coupable d’être absent par rapport à mes filles. (…) Donc il y a eu
la culpabilité qui était de plus en plus insupportable.

Cette peur que les enfants grandissent sans que leur père les ait
réellement connus se retrouve dans plusieurs témoignages, comme dans
celui de Daniel.

Daniel : mais je ne le voyais pas, hein. Or un enfant, bon moi, j’ai quitté en
91, donc il avait 5 ans, heu il allait entrer en première primaire. Mais j’ai
dit: « mais si je continue ainsi, mon fils, il va grandir je ne vais jamais le
voir ».

Certains, comme Brice et Yvan, portent un regard négatif sur les


crèches et la manière dont les enfants y sont éduqués et encadrés.

72
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Yvan : Puis il y a une autre chose aussi quand vous m'avez dit euh, euh, et
que quelqu'un d'autre s'en occupe je, j'ai un peu de méfiance aussi par
rapport aux, aux crèches et tout ça. (…) je veux dire euh c'est parfois une
éducation un peu euh pff on prend un peu les enfants pour des cons.

Brice : Je vois pas pourquoi on irait confier les enfants à d’autres. Dans des
structures d’accueil où ils sont…pff. On n’a pas le temps dans les structures
d’accueil de s’occuper d’un enfant convenablement. C’est mon avis. Il y en
a d’autres qui préfèrent confier l’éducation de leurs enfants aux
spécialistes. Disons que au niveau des enfants, moi j’ai une expérience
tellement négative de l’enseignement des gens, des enfants qui n’ont pas été
élevés, que je veux pas faire la même chose avec mes enfants. Les enfants ne
sont plus éduqués. Alors moi je veux pas faire ça avec mes enfants.

Beaucoup mettent en avant le désir de privilégier la qualité de vie et


des relations entre les membres de la famille, qualité de vie qui passe par la
capacité à prendre le temps. Il s’agit de lutter contre le stress engendré par
le rythme de vie effréné qui découle de la difficulté à articuler vie familiale
et vie professionnelle, que ce soit en termes d’horaires ou de charge
mentale, difficulté qui s’accroît lorsque les enfants sont malades.

Colin: Ben avec ma femme on trouvait que les journées démarraient à 200 à
l’heure et se terminaient à 200 à l’heure. Et fallait lever les enfants très tôt
pour les conduire, à l’époque ils étaient encore tout petits, aller les
conduire chez la gardienne, puis elle devait rentrer vite fait du boulot pour
aller les rechercher… fin c’était toujours comme ça.

Hervé : (…) je travaillais donc pour la société R. et alors mon enfant était
dans une crèche. Et c’était déjà compliqué parce que mon horaire parfois
c’était, enfin en général, je travaillais l’après-midi mais c’était jamais
précis l’heure à laquelle je devais arriver. Et alors on l’a inscrit à la
crèche. (…) et puis il a commencé à avoir des bronchites et c’est devenu
l’enfer quoi parce qu’il fallait, à la crèche ils ne le veulent plus quand il a
une bronchite. On devait chaque fois s’arranger pour s’occuper de lui. Et
puis à mon boulot ils me demandaient parfois de venir le matin et moi je ne
savais pas comme ça. Ils aimaient bien que je sois souple et j’arrivais pas.
Ca c’était vraiment problématique quoi.(…)

Laurent: Euh et donc, euh, c’est vrai que très rapidement je me suis rendu
compte, mais en fait, si je me mettais à travailler à Paris, je me mettais à
chercher du travail, qu’est ce qu’on va faire au moment des vacances? (…)
Donc, c’est vrai que pour moi, je trouve ça hyper stressant euh de me dire
pour chaque vacances, il faut se casser la tête pour trouver des solutions.

73
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Euh, chaque fois qu’ils sont malades, c’est le stress. Pff je trouve ça hyper
fatiguant mentalement, euh…. Toujours devoir faire face in extremis à
toutes ces situations

Le temps libéré doit permettre de voir (grandir) les enfants, de créer


les bases d’une relation riche et solide avec eux.

Karl : c’est bien ça… alors premièrement, c’est bien sûr une chance d’être
avec mes enfants. Bien sûr! (…)Et je voudrais vraiment avoir un contact,
que mes enfants dans quinze ans qu’ils viennent chez moi pour dire:«j’ai un
problème avec ça,».

Philippe: j’avais aussi le temps pour reconstruire un peu des relations dans
le temps avec mes enfants. Parce que vers la ‘fin quand je travaillais avec
les enfants en psychiatrie, j’avais des problèmes de disponibilité quand je
rentrais à la maison, d’agacement de mes propres enfants, j’avais un peu
une fatigue nerveuse que je me voyais renvoyer à mes enfants sans le
vouloir quoi. Donc je n’étais plus assez disponible pour mes enfants.

Joseph : Vous savez quand vous voyez vos enfants, quand vous rentrez et
vous les voyez 5 minutes et que eux-mêmes sont hyper énervés parce que
vous êtes là et que ils veulent tous vous raconter des tas de choses et des tas
de trucs, ben si vous-mêmes vous n’êtes pas réceptif parce que justement
vous êtes stressé, vous en avez ras-le-bol de la journée que vous avez eue et
ainsi de suite, ben fatalement ça, ça éclate et ça dégénère. (…) on s’est
rendu compte qu’en fait ben on voyait pas les enfants grandir, on savait pas
ce qui se passait à l’école, on n’avait plus de vie de famille

Plusieurs pères font également référence à une série de discours


remettant en question les valeurs de la société de consommation, la mise en
exergue de la concurrence et de la compétitivité à tout prix, l’importance
accordée à l’argent et aux richesses matérielles, au profit de valeurs
alternatives privilégiant notamment les relations humaines, la justice
sociale, le respect de l’environnement, le non-conformisme…107

Enfin, dans un seul cas, l’importance de répartir équitablement les


tâches familiales entre les conjoints est présentée comme faisant partie des
éléments se trouvant à la base du choix de rester à la maison – et par la
partenaire –.

107
Ce discours se retrouve aussi bien à l’origine de la décision de rester au foyer que dans la gestion de
cette situation, comme nous le verrons plus loin.

74
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Solange: Et lui râlait parce qu’il ne m’aidait dans rien mais il se rendait
bien compte qu’il n’aurait pas su. Et moi j’en avais un peu marre de courir
sans arrêt aussi donc.
3.1.1.2. Sphère professionnelle

Certains éléments de la vie professionnelle sont invoqués pour


expliquer le processus qui a mené à la situation de père au foyer.

Dans les récits, on peut distinguer deux premiers ensembles de


situations ayant amené à une distanciation par rapport à l’investissement
dans la sphère professionnelle au profit de la sphère familiale. Le premier
ensemble englobe les individus dont l’attachement au travail professionnel
en général ou à leur situation d’emploi en particulier s’est effiloché au fil
du temps en raison de l’instabilité et de la précarité de leur parcours
professionnel ou de leur statut d’emploi, de conditions de travail difficiles,
peu valorisantes et/ou ne leur offrant pas de perspectives de carrière, d’un
changement dans l’organisation du travail, ou de difficultés à s’insérer ou à
se réinsérer sur le marché du travail.

Ce détachement par rapport au travail professionnel est assez visible


chez les personnes ayant connu un parcours professionnel instable. C’est le
cas de Brice, de Didier, de Hervé et de Serge. Ils sont tous les quatre passés
par une succession d’emplois à durée déterminée, à temps partiel ou à
temps plein, souvent peu valorisants, et doutent que leur situation
s’améliore. Ceci justifie, notamment pour Hervé, le fait qu’il n’ait plus
cherché de nouvel emploi après que son dernier employeur ait fait faillite.

Hervé: A mon avis, si je suis père au foyer aujourd'hui, c’est un peu par
facilité, c’est parce que j’ai, j’avais un boulot intérimaire qui a duré quand
même 7-8 mois et puis un jour la société a arrêté, est tombée en faillite. Et
alors, je suis dit, « qu’est-ce que je vais faire, commencer encore de
nouveau à chercher un boulot ? » J’avais un garçon et il fallait payer la
crèche… alors je me suis dit, oh tant pis, je vais rester à la maison et
m’occuper de lui… (…) je ne suis pas culpabilisé de rester à la maison. Je
sais ce qui m’attend de l’autre côté.

Son parcours professionnel a en effet été émaillé d’une succession de


petits emplois précaires et de courte durée.

Hervé : Oh j’ai fait beaucoup de boulots dans le social comme TCT et ACS.
(…) C’est « 3ème circuit de travail ». Quand vous êtes au chômage, après

75
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

quelques temps, c’est un peu comme si vous aviez un diplôme en plus quoi,
vous remplissez certaines conditions et alors, les employeurs sont motivés
de vous engager. (…) grâce à ça, j’ai fait des remplacements. J’ai remplacé
une pause carrière là dans une pouponnière, c’était super sympa. (…)
Alors, j’ai travaillé aussi dans une maison de quartier à M. et là il y avait
des activités avec les jeunes du quartier. C’était aussi sympa. Alors qu’est-
ce que j’ai fait, j’ai travaillé aussi pour le C., ça c’est une organisation qui
aide les handicapés à se réintégrer dans la vie. Et puis, j’ai travaillé euh pff
qu’est-ce que j’ai fait, j’ai travaillé un peu dans le bâtiment aussi, comme
intérimaire. Puis, j’ai travaillé oh là là, avec le temps… mon dernier boulot,
c’était pour R., c’est une société en fait qui euh … c’était pour les gens qui
n’avaient pas le temps d’aller faire leurs courses et qui faisaient leur
shopping via Internet.(…)
L.M:Vous avez toujours travaillé en intérim ou dans des contrats à durée
déterminée?
Hervé: Oui. Et à la poste aussi. Une fois l’Orbem m’a envoyé à la poste,
j’étais sous-percepteur, j’étais au guichet. Ca c’était ma 1ère expérience.
(…) voilà, enfin. (Silence) Je sais plus j’essaie de réfléchir, faudrait presque
que j’aille chercher ma farde avec toutes mes déclarations d’impôt pour
voir (rire).

Le passé professionnel de Didier a également été fait d’une succession


d’emplois peu valorisants.

Didier : Donc euh voilà donc euh point de vue boulot après mon service
militaire, j’ai travaillé un petit peu. Mais ça a été à mi-temps, ça a été des
week-ends donc j’ai jamais eu un emploi euh à temps plein ni vraiment euh
fixe ni très intéressant.

Dans son récit, Brice met en avant un rapport négatif au travail


professionnel. Il déclare n’avoir jamais été passionné par le travail, que ce
soit le travail d’ouvrier, d’assistant en mathématiques à l’université ou de
professeur de mathématiques dans une école secondaire. Deux aspects du
travail salarié le dérangent fortement: la contrainte et l’absence de résultats
visibles.

Brice : Je trouve que le fait de travailler, c’est pas vraiment le travail qui
me gêne, c’est la contrainte qui va avec le travail. Avoir, devoir absolument
aller tel jour à telle heure à tel endroit pour faire quelque chose dont
finalement tout le monde se fout.

76
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Il lie les contraintes qui pèsent sur toute activité professionnelle aux
horaires imposés et à la subordination à un patron ou un supérieur
hiérarchique. Brice dit avoir besoin de maîtriser ce qu’il fait. Et puis il ne
voit pas les fruits de son travail. Lorsqu’il était ouvrier oui, il faisait un
travail concret, il voyait son travail avancer au fil de la journée, mais le
travail d’ouvrier était trop pénible pour lui. Par contre, quand il était
chercheur à l’université, puis lorsqu’il est devenu professeur de
mathématiques il a eu le sentiment que son travail ne servait à rien parce
qu’il ne produisait pas de résultats tangibles. On sent chez lui une certaine
amertume par rapport à son passé de chercheur, même s’il n’en parle pas
ouvertement. Il nous dira pourtant à la fin de l’entretien, hors-micro, que
«le problème avec les chercheurs c’est que quand ils ont trouvé, on les
vire». Il s’étend davantage sur les inconvénients du métier d’enseignant
dans le secondaire. C’est un métier stressant, qui n’est pas valorisé par la
société, qui est insécurisant étant donné l’incertitude dans laquelle on se
trouve tant que l’on n’est pas nommé.

Brice : Moi avant d’être nommé tous les ans je perdais mon emploi. Au 30
juin je perdais mon emploi hein. Et j’étais pas sûr de le ravoir en
septembre. Et il fallait continuer à vivre quand même.

Et puis dans ce métier il a l’impression de ne servir à rien, de parler


dans le vide, les élèves ne semblant pas assimiler la matière enseignée.

Brice : (…) quand j’étais prof j’avais beau me pointer tous les jours à
l’heure dans ma classe, à la fin de l’année j’avais vraiment l’impression
que j’avais rien fait quoi. C’était, quand on voyait les examens on se
demandait «mais bon dieu à quoi on a servi pendant 1 an?». C’était, ce
métier d’enseignant était dévalorisant pour moi sans compter qu’il est
dévalorisé dans la société aussi

Le sentiment que les perspectives professionnelles sont absentes, que


l’avenir de la société est incertain, que les projets ne se réalisent pas aussi
bien et aussi vite que prévu, l’ennui et la déception qui s’installent
participent à une interrogation sur la situation professionnelle d’individus
n’ayant pas connu un parcours professionnel ressenti comme aussi peu
valorisant que celui de Brice, Didier, Hervé et de Serge.

77
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Bruno: (…) et en plus je commençais à m’emmerder, enfin, je veux dire,


dans le boulot, là-bas, je commençais à m’emmerder, à trouver que ça ne
menait nulle part.

Daniel: Et en 90, 91, là j’en ai eu marre de la banque. Parce que bon, moi,
après 7 à 8 ans, je commence un peu à en avoir assez, quand on connaît, on
s’ennuie.

Jean-Marie : Quand j’étais chercheur, de toute manière on ne foutait rien.


(…) On ne foutait vraiment rien, hein. (…) Et alors, là, c’était écoeurant,
c’était … on ne foutait rien quoi. On était bien payé, on ne foutait rien du
tout. On avait mis au point deux concepts les deux premiers mois, purement
théoriques, on avait fait un petit draft. (…) tous les trois mois, on partait
quelque part à deux, on ressortait toujours la même salade quand il fallait
soumettre une communication, on changeait un peu la sauce quoi. Donc,
trois ans, trois ans à ne rien foutre, bien payé.

A la déception que Daniel éprouve de ne pas avoir obtenu


l’avancement ni la marge de liberté escomptés, s’ajoute un rejet de la
manière dont l’emploi dans son secteur d’activités a évolué. On retrouve ce
dernier élément dans le discours de Geert.

Daniel: Moi, je préférais l’ancien système hein (…) chacun avait son
marché quasi monopolistique dans son créneau et dans sa clientèle. Et
pouvait donc garantir à son personnel tel niveau de revenus. Ils ont tout
libéralisé. (…) Evidemment on rentre dans une société, où tout se met en…
comment?...J’oublie le terme ici, donc, une société de capitalistes purs
c'est-à-dire, abaissement des coûts au minimum, maximisation du profit de
façon immédiate et à courte vue. (…) Moi on m’a tout changé. Je suis entré
à la banque euh j’avais une carrière pleine promise. Donc je suis entré avec
50.000 net par mois en 1984, après 4 ans je devais passer conseiller
adjoint, et après 10 ans, conseiller. Donc en 1984 j’avais 28 ans. Donc à 38
ans comptez que je pouvais être à 150.000 net par mois. En cours de route
les 4 ans sont devenus 6 ans. Et le truc supérieur était supprimé. C’est ça
qui m’a fait quitter aussi. (…) c’était comme un pion hein à l’armée. Tu fais
ce qu’on te dit de faire et tu te tais! Ca a été à un point où j’ai dit un jour à
notre chef, je ne sais plus ce qu’il nous sortait encore comme connerie,
«c’est pas la peine de recruter des universitaires pour nous demander de
nous taire. Alors recrutez des cons, ils ne diront rien et vous serez content.
Et en plus vous ferez des économies, ils vont coûter moins cher». C’est aussi
pour ça que je suis pas resté hein.

78
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Geert : Je trouvais aussi qu’arrivé à une situation économique ou sociale


où on privilégie le gestionnaire, c’était pas tellement ma tasse de thé. Donc
on est arrivé en 68 avec des animateurs donc, je suis la mentalité de la
tendance un peu du théâtre universitaire, on était des animateurs et moins
des gens de dossiers et de gestion. Maintenant, je trouve qu’on en arrive à
devoir plus faire des dossiers et des comptes-rendus pour justifier une
action et pour la lancer. Nous à ce moment-là, on en avait déjà fait deux et
lancé une troisième. Ici il était bien temps. Je trouvais que cette mentalité…
donc ça a aussi aidé sur le fait que j’ai pris ma prépension.

Les cas de Christophe, Jean-Paul et Yvan diffèrent des précédents. Le


premier était fortement impliqué dans sa vie professionnelle, mais lorsqu’il
a été licencié, il n’a pu, en raison de son âge, trouver de nouvel emploi
comme il le souhaitait. Dans son récit, il justifie le fait qu’il est devenu père
au foyer par cette impossibilité de se réinsérer sur le marché du travail,
alors que sa partenaire était, elle, employée.

Christophe: moi je me suis retrouvé au chômage. Mais à 50, oui, 49 ans.


(…) et l’Onem, là, je suis très surpris, alors j’ai essayé de les convaincre
(…) je trouvais que j’avais acquis, puisque c’est une des raisons d’être
dans la vie professionnelle, toute l’expérience que je voulais acquérir dans
ce domaine. Je suis hyper spécialisé. Alors j’avais absolument tout le savoir
qui était le mien, toute l’expérience que j’avais acquise pendant toutes ces
années. Je pouvais le transmettre à des gens et sans faire trois ans d’études
supérieures.(…) Et ils n’ont pas accepté, bon. (…) mais à partir du moment
où, après les enfants, ma femme a repris son travail, moi, je n’en avais pas
de boulot. (…) Alors quand ils sont là, il faut s’en occuper.

Quant à Jean-Paul et Yvan, aucun des deux n’est parvenu à s’insérer


sur le marché du travail après les études, et c’est notamment suite à cet
échec qu’ils ont tous deux décidé de s’investir prioritairement dans la
sphère familiale. Ces difficultés se sont combinées à leurs valeurs et leurs
conceptions en matière de vie de famille, ainsi qu’à l’absence de place
disponible dans une crèche pour Yvan.

Jean-Paul : j’ai eu des difficultés pour avoir déjà la naturalisation. Donc il


a fallu longtemps, plutôt 6 ans et au moment où je devais commencer à être
professionnel, j’étais déjà trop vieux pour certains ou je n’avais pas
d’expérience professionnelle à proprement parler donc heu…soit je devais
m’expatrier et comme j’avais déjà des enfants, ce n’était pas vraiment
l’idéal, soit je devais déclasser le diplôme que j’avais, donc exercer un
métier inférieur à quoi je voulais aspirer. (…)D’autre part, le fait que
j’aurais peut-être pu trouver du travail, c’était partir à l’étranger. Je vois
les dégâts que ça fait. (…) la mère…soit la mère reste ici avec les enfants.

79
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Donc, ils sont élevés quasiment mono parental. Soit la mère suit le mari et
ça ne va pas non plus, enfin, pour moi, hein. J’ai des amis qui sont
expatriés. (…) Ils sont partis, ils sont probablement aux Philippines, ou je
ne sais où, ils gagnent beaucoup d’argent. Je ne les envie pas, hein. Mais
seulement la dernière fois que je l’ai vu, qui marchait, qui courait, qui avait
deux ans, à trois ans, il était retombé dans la petite enfance et il avait
quasiment recommencé à ramper. Ah, on avait des boys, on avait des
jardiniers, etc, mais l’enfant était livré à lui-même et c’était quasiment, il
avait régressé terriblement. (…)Finalement bon…on s’est dit, bon…il vaut
mieux rester ici. On s’est dit, bon, au niveau matériel, on ne gagne pas
beaucoup d’argent, c’est pas ça mais, il y a la qualité de vie, quoi.

Yvan : J'avais pas une grande envie de travailler non plus ‘fin je veux dire
j'aime bien faire les choses mais j'étais pas poussé euh oui pas une grande
envie d'aller m'engager dans un bureau ou un truc comme ça quoi, j'aime…
Et puis d'un autre côté aussi ben je trouve que c'était pas mal de pouvoir
s'occuper plus de ses enfants quoi. (…) on avait la possibilité financière
aussi même si au début comme ma femme travaillait à mi-temps ben on s'en
sortait quoi. (…) il n'y avait pas de garderie dans la commune, ‘fin pas de
crèche dans la commune. (…) Puis il y a une autre chose aussi quand vous
m'avez dit euh, euh, et que quelqu'un d'autre s'en occupe je, j'ai un peu de
méfiance aussi par rapport aux, aux crèches et tout ça.

Dans les deux cas, on notera qu’il aurait, selon eux, été possible de
trouver un emploi, mais en acceptant soit qu’il ne corresponde pas au
niveau d’études ou qu’il implique une expatriation dans le cas de Jean-
Paul, soit qu’il ne soit pas intéressant et/ou valorisant dans le cas d’Yvan.
Le fait que la partenaire soit salariée a permis à ces deux hommes de
refuser les emplois qu’ils ne jugeaient pas convenables.

Le deuxième ensemble regroupe, au contraire, des individus fortement


impliqués dans leur travail professionnel, jouissant d’un emploi valorisant
et/ou intéressant, mais dont le rythme de travail ou la charge mentale qu’il
implique les empêche de mettre en pratique leurs conceptions et valeurs en
termes de vie familiale et de qualité de vie. Nous avons déjà évoqué au
point précédent les difficultés à articuler vie familiale et professionnelle en
raison notamment des horaires de travail. Nous reprenons ci-dessous à titre
d’exemple les témoignages d’Armand, de Colin et de Joseph, mais on
retrouve le même discours chez Claude, Grégoire, John et Philippe.

Armand: J’avais des horaires aussi assez impossibles. A la fin je travaillais


un week-end sur deux mais 48h, tous le mois d’août en juillet j’étais en

80
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

congé. J’avais quand même des horaires assez compliqués plus c’est un
métier aussi assez harassant.

Colin : j’en avais vraiment marre. Je partais tôt le matin pour déposer les
enfants à l’école parce que je commençais à 8h30 et je finissais à 18h00, à
E. donc grosse demi-heure de route. Je rentrais à 18h30-19h parce que je
finissais pas souvent à l’heure. Donc c’était rentrer, juste les voir une demi-
heure et ils allaient coucher donc ça m’intéressait pas.(…)
L.M : Et votre boulot vous plaisait?
Colin : Oui.
L.M : C’était simplement le fait de ne pas être beaucoup à la maison?
Colin : Pas voir les enfants.

Joseph : C’est un travail qui, qui me plaisait tout à fait, certainement. C’est
quelque chose que j’avais choisi donc c’est une orientation qui me plaisait
énormément (…) Et je m’étais rendu compte qu’en fait c’est au niveau
communal que ça m’intéressait le plus parce que c’est vraiment là qu’on
peut je dirais toucher les gens et faire le meilleur travail au niveau
environnemental. Donc ben voilà c’est (soupir). (…) bon moi il arrivait
parfois que je devais faire des, parfois je devais rég…, chaque semaine je
devais faire au moins faire une à deux gardes le soir donc je rentrais pas
avant 20h du soir.

Les aspects négatifs liés à la situation professionnelle qui sont mis en


avant dans les récits ont pu conduire à une prise de distance par rapport à
l’implication professionnelle, voire à rechercher dans la sphère familiale un
lieu d’investissement alternatif. Le retrait du marché du travail est aussi
parfois une occasion de prendre le temps de réfléchir sur soi et sur la vie
qu’on souhaite mener, tout en s’investissant dans l’éducation des enfants.

Karl : J’ai pensé aussi: je vais travailler aussi toute ma vie. Et désolé si je
vous dis comme vous, vous allez travailler dans deux mois ou dans un an.
Mais après dix ans, c’est un peu les mêmes. Même que je suis président ou
même que je travaille avec des autres choses, c’est travail. Il y a des autres
noms dans l’étiquette, mais c’est le même. Un peu!

Philippe: Et puis quand j’ai terminé mon préavis, j’étais au chômage et je


me suis arrangé pour y rester. D’abord parce que j’avais besoin de souffler,
je pense qu’on ne sort pas indemne quand on travaille 10 ans en
psychiatrie. Ce sont des secteurs où on se fait vider un petit peu donc
j’avais besoin de temps pour moi pour me reconstruire.

81
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

La situation d’emploi des partenaires est également mentionnée par les


personnes interrogées. Toutes les partenaires des hommes que nous avons
interrogés ont un emploi stable108, et sont décrites comme étant fortement
impliquées dans leur vie professionnelle. Une grande partie d’entre elles
occupent une position élevée avec un poste à responsabilités, et/ou un
emploi bien rémunéré. Dix femmes sur les 21 ont un salaire mensuel net
supérieur à 2.000 euro – quatre travaillent pour les institutions
européennes, deux au Grand-Duché du Luxembourg -, et cinq gagnent plus
de 1.500 euro nets par mois.109 Le fait de pouvoir compter sur une rentrée
financière relativement confortable et stable est mis en avant dans plusieurs
récits, comme dans celui de Karl ou de Grégoire.

Karl : Mais et maintenant, j’ai eu la chance, vraiment c’était une


possibilité, ma femme a… gagne assez d’argent. Si quelque chose passe, je
ne suis pas dépendant d’un très petit salaire, parce que je ne reste pas à la
maison pour l’argent. (Rires) Ce n’est pas le cas.

Grégoire : et puis j’ai donné mon préavis comme ça sur un coup de tête, en
me disant que bon de toute façon mon épouse avait quand même un bon
salaire.

Brice souligne le fait que son épouse n’aurait jamais pu envisager de


rester à la maison, tant le travail professionnel occupe une place importante
dans sa vie.

Brice : C’est comme ça et elle a, elle, elle est dans un schéma où elle ne
peut pas ne pas travailler. Elle peut bien rester à la maison 6 mois quand
elle a des congés de maternité mais il faut qu’elle retourne travailler. Elle
ne saurait pas faire autrement. Et dans sa famille elles sont toutes pareilles,
hein. Elles sont trois sœurs et il n’est pas question qu’il n’y en ait pas une
qui travaille quoi. Elles ont été conditionnées pour travailler donc elles
travaillent. Elles ne peuvent pas imaginer de ne pas travailler.

Les horaires de travail des partenaires pèsent également sur


l’articulation entre vie professionnelle et familiale. Dans plusieurs récits,
l’arrêt de travail du père est là pour compenser les retours tardifs et les
absences maternels.

108
A l’exception d’Anne, la femme de Claude.
109
Le salaire mensuel brut moyen des femmes travaillant en Belgique s’élevait à 2.239 euro en 2003
(données Statbel), ce qui correspond à un salaire mensuel net moyen d’environ 1.400 euro dans un couple
bi-actif avec un enfant à charge.

82
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Laurent : Sans compter encore que mon épouse, par son travail, euh, elle
est partie trois fois l’année dernière 15 jours à l’étranger: Cambodge, Inde,
Népal… Donc quand elle part, ben elle n’est pas là pendant 15 jours, mais
pas là, ça veut dire, pas là du tout. Euh, quand elle revient, elle est fatiguée,
ce n’est pas un reproche, mais elle est fatiguée, donc on ne peut pas dire
que quand elle revient, elle est tout de suite opérationnelle.

Joseph : Si mon épouse était appelée à droite, à gauche elle rentrait aussi
vers 19h-19h30-20h00 donc elle voyait parfois plus les enfants.

Nous verrons dans un autre chapitre que de nombreux pères valorisent


leur position en mettant en avant les effets positifs de leur présence au
foyer sur la carrière de leur partenaire. Cet argument est aussi placé à la
base de la décision de rester au foyer.

Geert: non, non, c’est évidemment quelque chose qu’on a beaucoup discuté
ensemble. Oui, sans elle, je ne l’aurais pas fait. Parce que j’étais dans un
métier que j’aimais bien, que j’avais créé, où les gens avaient la gentillesse
de dire qu’ils m’appréciaient et c’est un métier de relations publiques.
Donc, c’est très très important parce que et les ministres et l’homme de la
rue, le sportif de tous bords, de toutes cultures, me connaissaient et je les
connaissais, donc c’était évidemment, c’était un très très grand
changement. Et ça, c’était bien pesé.
L.M: Bien discuté ensemble.
Geert: Ah oui, tout à fait, tout à fait discuté ensemble, oui, oui. Ici, c’était
aussi privilégier son parcours professionnel, le sien, le mien étant presque
au bout.

Jean-Marie : Et bon, moi j’avais deux petits gosses. Et ma femme était


enseignante, elle est sociologue. Elle était enseignante, mais elle n’avait
que 5h de cours. Et, elle son objectif, c’était d’être enseignante nommée
quoi, hein.
L.M: Elle enseignait dans le…?
Jean-Marie : dans le secondaire,
L.M: Dans le secondaire, oui.
Jean-Marie : Alors les colonels ont décidé que ce programme de prestige,
c’était bon comme ça après trois ans. (…) Donc, ils n’ont pas renouvelé,
alors nous on s’est retrouvés avec rien du tout. Mon collègue, lui, il voulait
absolument faire carrière académique. Moi, en somme, j’étais dégoûté par
ce milieu. Et donc, on a décidé de commun accord que lui prenait tout ce
qu’on avait fait, point de vue travail scientifique. Avec ça, il pouvait faire

83
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

un doctorat, et moi, j’allais rester à la maison pour que ma femme puisse


avoir un horaire complet pour être nommée.

3.1.1.3. Calcul coûts bénéfices

Comme on le voit dans les extraits ci-dessus, la situation


professionnelle de chaque partenaire n’est pas considérée séparément, mais
est mise en relation avec celle du père. En fait, tous les témoignages
attestent de la réalisation d’une sorte de calcul coûts bénéfices dans le
processus qui a mené au passage au foyer. Mis à part quelques exceptions,
c’est en couple que ce calcul semble avoir été effectué. Ce calcul contribue
soit à justifier l’arrêt de travail du père, soit à choisir lequel des deux
parents restera au foyer lorsque les deux sont disposés à le faire.110 Sont
mis en balance des aspects à la fois matériels et qualitatifs et relevant de la
situation de chacun des partenaires sur le marché du travail et vis-à-vis de
leur emploi actuel.

Les aspects matériels renvoient aux niveaux de salaires respectifs, aux


coûts liés à l’exercice d’une activité professionnelle (impôts, coût des
déplacements domicile-lieu de travail, coûts engendrés par l’externalisation
des tâches domestiques et/ou de la garde des enfants, achat de plats
préparés, etc.), aux éventuelles indemnités de remplacement en cas de
pause-carrière, crédit-temps, congé parental ou chômage, et aux éventuelles
réserves financières utilisables pour compenser une perte de revenu. Les
aspects qualitatifs renvoient aux conditions de travail (horaire, perspectives
professionnelles, ambiance de travail, etc.) ainsi qu’à l’attachement au
métier exercé, au temps consacré aux déplacements domicile-lieu de
travail, au stress engendré par l’articulation entre vie professionnelle et
familiale, et plus largement à la qualité de vie actuelle et souhaitée. Les
extraits ci-dessous illustrent ce calcul.

Daniel: Et alors là s’est déjà posé le premier choix. Je lui ai dit: « écoute,
je ne vois pas pourquoi je continuerais à travailler, tu gagnes très bien ta
vie, étant médecin spécialiste à ton compte» elle ne dépendait pas d’un
hôpital, le gamin est né en 87, donc il avait 5ans. Je dis: «moi, je peux très
bien rester à la maison. Parce que travailler, quand moi je fais tout mon

110
C’était le cas chez Christophe, Colin, Didier, Jean-Paul et Joseph. La partenaire d’Yvan aurait souhaité
réduire son temps de travail de manière permanente, mais pas au point de rester à la maison à temps plein.
Et Ingrid, la femme de Karl, a pris un congé parental avant son mari.

84
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

décompte, heu, il faut payer la voiture, heu, 12 heures parti par jour, et je
décompte ce que je gagne net, les femmes de charges à payer au noir.
L’entretien de la maison à payer les types au noir, quand je décompte tout»
je dis: «pour finir, je travaille pour rien, on court tous les deux comme des
fous, moi, ça ne m’intéresse pas».

Brice : Moi je perds de l’argent si je dois le faire garder. Je gagne plus


d’argent en restant chez moi qu’en faisant garder mes enfants et en les… Et
avec les kilomètres que je devais faire, parce que J. à ici ça fait 200 km par
jour. Et le coût d’une crèche, le coût des garderies à l’école, tous les coûts
annexes faisaient que plus que mon que ce que j’avais gagné partait là
dedans. Economiquement c’était pas rentable de travailler. En plus j’avais
pas du tout envie. (rire)

Colin : On s’est dit ça peut plus durer, y en a un de nous deux qui va arrêter
de travailler et le choix c’est fait à celui qui gagnait le moins. Donc c’est
moi (rire). En plus elle travaille pas trop loin et moi je travaillais assez loin
donc en plus. Voilà.
Joseph : Alors donc on a…on a réfléchi bon elle, elle avait un salaire qui
quand même était plus élevé que le mien, elle avait un contrat à durée
indéterminée, une garantie de progression dans le… dans sa boîte. Moi
j’étais à des contrats à durée déterminée sans garanties

Parmi les éléments matériels entrent également en compte les frais liés
à la rénovation du lieu de vie, qui peuvent être économisés par la prise en
charge des travaux par le père au foyer.

John: Quand nous avons acheté par exemple cette maison en 1996 c’était,
on a réalisé que ce serait un long, long projet de rénovation. Et c’est
toujours en cours en ce moment donc il y a toutes sortes de choses, je suis
tout le temps en train de rénover. Et tout à l’heure dans l’après-midi, quand
vous serez partie, je vais travailler en haut dans euh notre chambre, que
nous sommes en train de faire rénover. Je ne fais pas tout moi-même mais il
y a plein d’autres choses que je fais dans la maison.

Philippe: Dans ma tête à moi quand j’arrête de travailler, je ne perds pas


d’argent. C’est vrai que dans les faits, j’ai moins de revenus disponibles
mais comme je vous disais dans ma tête à moi, je travaille toujours un petit
peu dans la maison ou des choses comme ça, que j’aurais dû, si je fais
l’entretien de ma chaudière, ben c’est 1.500 fb que je ne donne pas à un
chauffagiste. Et puis ma chaudière est entretenue, c’est fait quoi. Quand je
travaille, je paie un chauffagiste pour faire l’entretien de ma chaudière, je
n’ai pas le temps de passer une demi-journée à nettoyer ma chaudière.

85
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Donc, il y a des revenus indirects qui font finalement que tout l’un dans
l’autre…

Dans certains cas, le bilan financier est nul, voire positif. C’est
notamment le cas pour John et pour Joseph.

John: L’autre chose, c’est que la nature du système fiscal est telle que cela
n’augmente en fait pas notre, notre revenu de manière significative si je, si
je gagne de l’argent. Et c’est une chose qui a un effet sur ma motivation
aussi. On pense « et bien il y a peut-être d’autres choses utiles dont je peux
m’occuper ».

Joseph : (…) tout mon salaire je dirais que je gagnais ben il servait à, à
payer toutes ces dames qui venaient ici et ainsi de suite. Donc
financièrement parlant mon salaire je dirais ne servait à rien

Le fait de pouvoir compter sur des économies facilite parfois la


décision.111

Laurent: Et, enfin, juste pour un peu, euh, c’est vrai que comme on a un peu
d’argent derrière nous

Philippe : oui, oui maintenant psychologiquement, c’est sûr que quand tu


arrêtes et que tu as sur ton compte en banque des réserves, la situation est
tout autre et évidemment plus légère. Moi, dans ma situation à moi, je suis
vraiment pas stressé à ce niveau-là.

Quand la situation implique une réduction de train de vie, compensée


ou non par l’utilisation de réserves financières, le gain attendu en termes de
qualité de vie compense en partie le coût financier de l’opération. Laurent
considère par exemple l’utilisation de réserves financières pour compenser
la perte de revenu comme un investissement.

Laurent : (…) de plus en plus, j’ai l’impression que… enfin, on a quelques


amis comme ça qui ont aussi plutôt de l’argent derrière eux, mais je dirais
que eux réfléchissent plus en disant: « comment est-ce qu’on va faire pour
que cet argent euh …»
L.M: Fructifie?
Laurent : « Fructifie, euh, on va peut-être acheter une deuxième maison, ou
alors vendre celle là, hein, ou alors acheter une maison de vacances…» Ou

111
C’est le cas pour Claude, Joseph, Laurent, Philippe et Serge

86
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

je ne sais pas quoi, enfin, dans les plus chanceux. Et c’est vrai que oui,
c’est bien, je ne critique pas, enfin, c’est leur manière de voir les choses.
Euh, mais je me dis: « peut-être que, peut-être que je me trompe, peut-être
que je regretterai, peut-être que mes enfants me le reprocheront, peut-être
que c’est bien de faire un peu moins fructifier cet argent et de l’utiliser un
peu pour ce que je vis actuellement» pour palier comme on dit: «arrondir
les fins de mois» grâce à ça. C’est un investissement comme un autre.

Pour John et son épouse, Cécilia, il était primordial d’être présents


auprès des enfants, dès leur plus jeune âge. Leur conception de la famille
s’oppose à un investissement dans la sphère professionnelle qui se
traduirait par un temps de présence réduit. Comme beaucoup de parents, ils
se sont livrés à un arbitrage notamment entre leurs valeurs et leurs
situations professionnelles respectives, qui a abouti à ce que Cécilia
poursuive une carrière d’avocate mais en réduisant ses ambitions de
carrière, et à ce que ce soit John qui organise son temps de travail en
fonction des enfants (ce qui aboutira au final à ce qu’il cesse totalement de
travailler).

John: Et vous savez, l’arrangement de base est le suivant: quand nous


avons décidé, bien, “est-ce que nous voulons avoir des enfants?”, à quoi
nous avons répondu “oui, nous voudrions avoir des enfants”, comme
Cecilia travaille dans une profession qui est euh fortement rémunérée
comparativement à l’enseignement, nous avons décidé que l’approche
logique en termes de qualité de vie familiale serait qu’elle continue avec la,
la routine des 9-18h ou 8-17h alors que moi je continuerais de manière plus
limitée, vous savez, en partant tôt le matin jusqu’à la fin de la journée
scolaire. (…) Et donc cela voulait dire que quelqu’un serait là pour les
enfants. Et il se trouve que c’est moi parce que vous savez, en termes de
potentiel de rémunération j’ai moins de potentiel de rémunération qu’elle.
(…) Et je pense que nous avons pris très tôt la décision que nous ne
voulions pas confier trop les enfants à d’autres. (…) lorsque notre premier
enfant est né en 1992 il, je le conduisais à la crèche, cela a commencé, et
bien, déjà quand il avait un an et demi. Pour être honnête j’ai trouvé cela
vraiment très, très dur (…). Maintenant la chose intéressante c’est que vous
savez ma femme n’est pas un avocat typique, dans le sens qu’un avocat
typique poursuit un parcours de carrière particulier et aspire à devenir un
associé, un co-propriétaire de l’affaire. N’est-ce pas ? Et au début de notre
relation nous avons décidé que nous, que nous ne voulions pas
nécessairement cela à cause de l’effet que cela aurait sur notre vie de
famille. Parce que si vous voulez cette vie particulière vous devez être prêt
à faire des sacrifices qui impliquent la famille. (…) Maintenant ma femme
est en quelque sorte sortie de ce chemin et c’est une sorte de décision
commune parce qu’on ne veut pas, ce que nous voudrions vous savez c’est

87
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

le genre de style de vie où vous pouvez limiter le temps que vous passez au
travail et protéger le temps que nous avons avec notre famille. Et la
meilleure solution si l’on prend tous les facteurs en considération – vous
savez le fait que, vous savez, si vous travaillez dans le domaine juridique
votre salaire sera plus élevé que si vous travaillez dans l’enseignement -,
cela semble être la meilleure solution. Donc c’est lié aux circonstances,
c’est une sorte de, c’est juste comme ça vous savez, il se trouve que c’est
comme ça.

Dans le cas de Hervé, ce sont le niveau de diplôme et les possibilités


sur le marché du travail des deux conjoints qui ont été mis en balance.

Hervé: mais c’est qu’elle a investi plus dans les études quoi. Elle aurait été
plus mal, aurait été plus culpabilisée. (…) Je n’ai pas trop de diplôme donc
je n’ai pas grand chose à perdre quoi. Mais le jour où je dois travailler
naturellement c’est plus difficile. Et si je dois travailler je vais trouver un
boulot à mon avis pas terrible comme je n’ai pas beaucoup de diplômes et
tout ça. Tandis que ma femme elle a un bon diplôme. Elle a un diplôme de
droit donc d’abord elle va gagner mieux sa vie. Moi je vais avoir un salaire
de misère. C’est l’avantage. C’est ça aussi qui m’a motivé à rester à la
maison quoi. On a un peu pesé le pour et le contre.

Lorsque les deux parents sont disposés à rester à la maison, d’autres


éléments entrent également dans la discussion. Il s’agit des préférences
individuelles en matière d’implication professionnelle et familiale, et de ce
que les individus décrivent comme des goûts et traits de caractère, et dont
le respect doit garantir le bien-être de chacun ; et des compétences –
principalement dans le domaine de la rénovation – qui permettent de
réaliser une économie sur le plan financier. Il était logique, d’après
Armand, que ce soit lui qui reste à la maison et non son épouse en raison de
l’attachement de celle-ci au travail professionnel couplé à son manque de
goût pour les tâches domestiques – et la cuisine en particulier – alors que
lui-même aimait s’occuper de la maison.

Armand: Mon épouse a toujours été contente après les accouchements de


retourner travailler, d’être un peu loin de ses casseroles. Pparce que c’est
vrai que quand elle est là elle fait un effort elle fait la cuisine (rire) ‘fin elle
va arriver mais euh c’est pas vraiment son plaisir. Et puis je pense que, ‘fin
bon ça me plaisait bien oui.

Le côté intellectuel de Madeleine ne la disposait pas, d’après Joseph, à


rester au foyer, activité qu’il assimile plutôt à quelque chose de manuel.

88
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Joseph : Parce que je sentais bien également, dans la décision, je dirais que
je sentais bien que le, mon épouse est une intellectuelle et beaucoup moins
une manuelle. Donc fatalement rester enfermée à la maison n’est pour
quelqu’un je dirais d’intellectuel qui a besoin d’un travail intellectuel, c’est
pas l’idéal. Et donc elle risquait là aussi de se retourner et de se, de s’aigrir
je dirais. C’est un risque. Je sais pas si ça se serait produit ou pas hein je
n’en sais rien. Mais donc là aussi c’est quelque chose qui a pesé dans la
balance.

De son côté, Serge décrit Rebecca comme une personne ayant


davantage besoin de contacts sociaux que lui, ce qui le dispose mieux à
rester au foyer que son épouse.

Serge : ben, elle aime bien d’aller travailler, elle aime bien d’aller
travailler. Je crois qu’elle a plus besoin de relations sociales extérieures
que moi. D’ailleurs, je vois bien ça, quand on est en congé et tout ça, et
qu’elle reste, je ne sais pas moi, qu’on ne part pas, qu’elle reste une
semaine à la maison, je vois qu’elle tourne un peu en rond, et…
L.M: Elle a besoin d’être un peu à l’extérieur, heu…
Serge : plus que moi.

Enfin, les compétences respectives sont mises en balance. L’argument


qui prime ici ne concerne pas des compétences domestiques classiques
(cuisine, ménage, repassage, etc.), mais plutôt la capacité de plusieurs
hommes à effectuer des travaux de rénovation dans la maison.

Joseph : (…) ça c’est aussi un, je dirais un, un critère qui a pesé dans la
balance, c’est que si moi je, j’avais continué à travailler et que mon épouse
avait arrêté, comme elle n’est pas bricoleuse, ça veut dire que c’était
systématiquement moi quand je rentrais le soir ou le week-end je devais
passer mon temps à bricoler.

3.1.1.4. La partenaire

Nous avons déjà vu dans les parties qui précèdent l’importance de la


partenaire dans le processus qui a mené les individus interrogés à devenir
pères au foyer. Ce que nous souhaitons mettre en avant ici, c’est le fait que
dans certains cas elle joue un rôle de premier plan en refusant de rester à la
maison pour s’occuper des enfants.

Ainsi, Elodie a joué un rôle moteur dans le processus qui a mené


Laurent à devenir père au foyer, et ce de deux façons : primo, en faisant
pression pour que son mari soit plus présent à la maison et secundo, en

89
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

insistant pour reprendre une activité professionnelle. Il est en effet


primordial pour Laurent qu’au moins un des deux parents soit présent à
temps plein à la maison pour les enfants, ce qui l’a conduit finalement à
échanger en quelque sorte sa situation avec celle de son épouse. Cet
exemple illustre également la multiplicité des éléments entrant en jeu dans
le processus de décision et leur interaction.

Laurent : En fait c’est plutôt ma femme qui m’a convaincu que j’étais
quelqu’un de fort occupé. C’est vrai que je l’étais quand même, mais
j’estimais que j’avais quand même des horaires relativement sympas. C'est-
à-dire que je partais jamais avant 9h du matin. Et c’est vrai que parfois, je
rentrais à 18h, mais parfois il était 20h, voire plus tard, mais enfin, plus
tard, c’était exceptionnel, on va dire deux fois par mois. Et puis, c’est vrai il
y avait des périodes de rush, on va dire, euh, maximum quatre mois par an
où là c’était vraiment…. Enfin, vraiment intensif. Et puis, même si j’avais
des horaires relativement sympas, c’est un boulot où on doit être joint 24h
sur 24 et c’est vrai que le téléphone sonnait souvent à la maison, etc. Et que
à la fin, comme ça stressait mon épouse, ben, moi, ça me stressait d’autant
plus. Et ça devenait de plus en plus difficile … enfin, je ne vais pas dire
ingérable, mais en tout cas difficile à gérer comme situation de vivre ce
boulot autant que je voulais le vivre avec mon épouse derrière euh bon. (…)
Et donc, euh, il y avait… j’étais un peu tiraillé parce que autant j’aimais
bien ce que je faisais, je me donnais à fond dans ce que je faisais, autant je
me rendais compte que ma femme était de moins en moins heureuse dans sa
situation de mère au foyer (…) Et quant à mon épouse, elle était toujours en
train d’un peu, ça a toujours été un peu latent dans notre couple, toujours
un peu en train de ruer dans les brancards, parce que elle ne travaillait pas
et qu’elle n’était pas si bien que ça à la maison, qu’elle avait besoin
d’étudier et de travailler…

L’insistance d’Elodie va amener Laurent à réévaluer sa situation


professionnelle et à développer un discours moins positif sur celle-ci.

Laurent : le business à ce moment là n’explosait pas vraiment et ça devenait


un peu une routine dans laquelle je commençais à m’enfermer un peu. (…)
Euh, parallèlement à ça, il y a le fameux boss qui m’a recruté qui a décidé
de quitter la Belgique pour me rejoindre à Montpellier, donc ça c’était je
dirais une pression de plus qui arrivait, parce que c’est vrai que à l’époque,
même si je le disais, j’avais des horaires relativement prenants, je pouvais
quand même organiser mon temps comme je l’entendais. Parce qu’il n’y
avait personne au-dessus de moi pour me dire que je devais être là à telle
heure et gna gna. Jusqu’au jour où il est arrivé, alors, même si c’est un
boss, ou en même temps, un ami, (…) les choses sont quand même, ont
commencé à devenir un peu plus difficiles encore parce qu’il était là et que
c’était encore moins facile de gérer mon temps, comme je l’entendais.

90
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Ce discours va légitimer les tentatives d’Elodie de chercher un emploi.

Laurent : [mon frère] avait entendu via, via, que telle ONG cherchait une
personne ayant tout à fait le profil, pas de chance ou chance, de mon
épouse. Euh, et donc, euh, sans du tout y croire, elle m’a dit: « ben, tiens,
est-ce que je…étant donné la situation, tu n’aimes plus trop ton boulot
parce que les choses ne se développent pas comme prévu, ton boss est là, la
pression est là, hein… est-ce que je ne me mettrais pas en tête de solliciter
dans cette ONG?» Alors je lui ai dit:« ben, oui, évidemment super! Si c’est
une opportunité pour toi, pour moi qui sait …» Mais on ne savait pas du
tout dans quoi on se lançait, évidemment. Et puis finalement, ben, euh, il y a
eu un premier rendez-vous, puis un second, puis un troisième à Bruxelles, et
alors, là, on se disait: « aïe, aïe, aïe! Ça se confirme,» et puis paf! Elle a été
retenue.

Le fait de pouvoir revenir en Belgique constitue un argument


supplémentaire en faveur du travail d’Elodie, mais les choses ne se passent
pas comme prévu.

Laurent : Euh, on s’était dit que ce serait pour nous un bon moyen de
revenir à Bruxelles. Et pas de chance parce que finalement quand on lui a
dit: « oui » on lui a dit «au fait le poste, on vous avait annoncé que c’était à
Bruxelles, mais finalement on a un peu changé notre fusil d’épaule, et ça
va être à Paris.»

Ce revirement pousse Laurent à réévaluer sa position. Il va relativiser


les critiques qu’il avait formulées au sujet de son propre emploi, tout en
recherchant les points positifs à mettre au crédit d’un départ pour Paris.
Vont entrer dans le jeu de la négociation la sécurité d’emploi de chacun,
l’implication professionnelle de Laurent, les niveaux de revenus actuels et
futurs, les réserves financières, le futur lieu de vie, les possibilités de
carrière d’Elodie. La décision finale sera prise, selon Laurent, sur base des
arguments suivants :

Laurent : Donc, on a dû se dire: « ok, Paris, ce sera un tremplin pour mon


épouse» avec cette opportunité de travail, qu’elle avait. Et voilà. (…) elle le
voulait depuis tellement longtemps, et elle y croyait tellement fort. Et c’est
vrai, je le répète, mon boulot n’étant plus tout à fait, n’ayant pas tout à fait
pris l’envergure que j’espérais bon j’ai un peu pesé le pour et le contre,
même si il a fallut faire très vite, et finalement, bon, ben, j’ai décidé de me
faire virer. (…) je le répète, mon employeur était un peu un ami, donc, on a
réussi un peu à se mettre d’accord pour qu’il me vire et comme ça je
pouvais avoir accès au chômage, et comme ça, ça facilitait la démarche.

91
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Notons que dans ce cas, ainsi que dans celui de Serge par exemple,
c’est parce que la partenaire ne souhaite pas/plus assumer le rôle de mère
au foyer alors que la présence d’un parent est primordiale pour le père, que
celui-ci devient père au foyer.

Serge : moi je dirais: tout naturellement, on en avait… même avant de se


marier, moi, je lui en avait parlé, je lui avais dit: « écoute, si on a plusieurs
enfants, ce serait peut-être mieux qu’il y en ai un des deux qui reste à la
maison» et d’emblée, j’ai bien vu que ce serait moi.(…)

3.1.1.5. Problèmes organisationnels

Les difficultés à articuler vie professionnelle et familiale, notamment


en termes d’horaires, ont déjà été évoquées plusieurs fois. Ces difficultés
peuvent être renforcées par l’arrivée d’un enfant supplémentaire (souvent
un troisième, voire un quatrième enfant) ;

Joseph : Et donc on, surtout qu’à ce moment-là il y a la dernière, Béatrice,


qui est arrivée donc ça fait quatre enfants.

Bruno: (…) et à ce moment, il y avait encore les quatre enfants à la maison,


j’ai dit «écoute moi j’arrête»

par l’absence de place dans des structures d’accueil ou leur coût trop
élevé ;

Armand: On a eu l’idée on s’est dit que à partir du moment où on voulait un


troisième, ah c’était soit des crèches… Finalement financièrement parlant
bah c’était sans doute un petit peu difficile

et par l’absence de réseaux d’entraide (ou de place dans les structures


d’accueil) sur qui compter pour pallier aux problèmes de garde d’enfants
pendant les congés scolaires ou en cas de maladie. La santé des enfants est
régulièrement citée dans les témoignages.

Laurent: Euh et donc, euh, c’est vrai que très rapidement je me suis rendu
compte, mais en fait, si je me mettais à travailler à Paris, je me mettais à
chercher du travail, qu’est ce qu’on va faire au moment des vacances?
Parce que, il y a plus ou moins quatre, cinq mois de vacances sur l’année

92
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Serge : Donc, on a eu le premier, et… pff la crèche, ça n’allait pas pour lui,
il était tout le temps, tout le temps malade, le pauvre. Il faisait des
allergies, il a fait des bronchites. Et puis le pédiatre a dit: « bon, si on
continue comme ça, il va faire une bronchite chronique, ça va l’handicaper
pour plus tard» Bon, il a bien fallu prendre la décision tout de suite quoi.

3.1.1.6. Rapport à son propre passé

L’éducation reçue à la maison n’est que peu présentée dans les récits
comme modèle ayant façonné les pratiques actuelles. La référence à cette
socialisation familiale intervient de deux manières dans le processus de
passage au foyer. Comme référence négative, quand les hommes déclarent
avoir été motivés par l’envie de ne pas reproduire le comportement de leurs
parents – et en particulier de leur père - mais au contraire d’investir dans
une autre forme de paternité ; et comme référence positive, mais
généralement par rapport à la mère cette fois, dans les cas où ils déclarent
avoir été motivés par l’envie d’offrir à leurs enfants ce que leur mère, au
foyer, leur a donné lorsqu’ils étaient jeunes.

Colin: Non moi c’est l’inverse. Moi j’étais malheureusement je pense que
j’ai jamais été désiré et, et on me l’a fait souvent sentir. Donc moi j’ai été à
l’internat très jeune. Et à mon avis je veux faire l’inverse. Je veux faire
l’inverse. J’ai été élevé par ma grand-mère donc le week-end, ‘fin la
semaine j’étais à l’école le week-end on me déposait chez ma grand-mère.

Grégoire : Oui. Parce que… mes parents ont divorcé que j’avais 8 ans, et
ça fait que j’ai pratiquement jamais connu mon père. Et ‘fin je sais qu’il
s’est vraiment jamais occupé de moi. Et même après je vais dire, bon il
habitait pas tellement loin puisqu’il habitait à X, et je ne le voyais jamais et
il ne voulait pas me voir. Il ne s’est jamais occupé de moi. Donc euh ça a
quand même toujours été un manque

Joseph : Et la deuxième chose ben j’ai vu que ma mère était, en étant mère
au foyer était je pense équilibrée et satisfaite comme elle était et qu’elle
était toujours à notre disponibilité et donc c’était très important pour nous
aussi. Et donc il fallait qu’il y ait au moins un des deux qui, qui soit
disponible pour les enfants.
3.1.1.7. Age des parents

Plusieurs pères ont eu un enfant alors qu’ils étaient âgés de plus de 40


ans. Pour Geert, 60 ans à la naissance de Loïc, l’âge a joué un rôle moteur

93
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

dans sa décision de rester au foyer, par souci de prendre le temps de


connaître son fils mais aussi parce qu’il était arrivé à un âge où il pouvait se
détacher de la sphère professionnelle après avoir eu une carrière bien
remplie.

Geert : Et alors pour arriver au bout, donc j’avais 60 ans et j’étais inquiet
par les négociations sur la prépension, la préretraite bon, ceci et beaucoup
d’autres choses c’est parce que c’est quand même un petit peu systémique
hein, c’est pas les enfants. Si les enfants, je dis non maintenant il faut
absolument le faire maintenant ! Parce que si je le fais dans 2 ans, ils ont 2
ans de plus, ou dans 4 ans, c’est trop tard. J’ai vraiment trouvé que c’était
maintenant qu’ils avaient besoin de moi et qu’ils pouvaient m’apporter
quelque chose. Et donc administrativement, il y avait cette interrogation sur
la préretraite et voilà, conclusion, je me suis donc lancé et j’ai demandé ma
préretraite pour m’occuper des enfants. (…).
3.1.1.8. Mise en perspective

Les différents facteurs que nous avons dépeints ici, ainsi que la mise
en avant de leur caractère combinatoire – montrant ainsi que l’entrée dans
la situation de père au foyer est fondée sur un ensemble complexe
d’éléments qui se renforcent mutuellement – sont tout à fait en phase avec
les résultats d’autres études menées depuis les années 1980 sur les pères au
foyer et/ou sur les pères qui prennent en charge la responsabilité première
du soin des enfants en réduisant notamment leur temps de travail de
manière significative, et ce en dépit de la diversité des approches et
méthodologies utilisées ainsi que des publics ciblés, notamment en termes
géographiques.112

112
Les études auxquelles nous faisons référence ici ont été menées en Australie, au Canada et aux Etats-
Unis, et privilégient tantôt une approche psychologique et causale de la paternité au foyer, tantôt une
approche sociologique et compréhensive, les deux se distinguant à la fois par la méthodologie (les
premières reposant majoritairement sur des enquêtes par questionnaire alors que les secondes privilégient
les entretiens semi-directifs) et par l’objectif recherché, les psychologues tendant plutôt à identifier les
déterminants permettant de prédire l’implication paternelle au-delà de l’échantillon analysé. Il s’agit, dans
l’ordre alphabétique de : Doucet A., « It’s Almost Like I Have a Job, but I Don’t Get Paid : Fathers at
Home Reconfiguring Work, Care and Masculinity », Fathering, Vol. 2, N°3, 2004, pp. 277-303; Gerson
K., No Man’s Land. Men’s Changing Commitments to Family and Work, Basic Books, New York, 1993;
Harper J., Fathers at Home, Penguin Books, New York, 1980; Grbich C.F., « Male primary caregivers in
Australia : the process of becoming and being », in Acta Sociologica, Vol 40, pp. 335-355; Lutwin D.,
Siperstein G., « Househusband Fathers », in Hanson S., Bozett F., Dimensions of Fatherhood, Sage
Publications, London, 1985, pp. 269-287; Radin N., « Primary Caregiving Fathers of Long Duration », in
Bronstein P., Pape Cowan C., Fatherhood Today. Men’s Changing Role in the Family, John Wiley and

94
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Deux ensembles de facteurs reviennent systématiquement dans la


plupart de ces études : ceux liés à la sphère professionnelle et ceux liés aux
valeurs éducatives.

Parmi les premiers, on retrouve le fait que la mère jouisse d’une


situation professionnelle et/ou de perspectives professionnelles
satisfaisantes, à quoi peut s’ajouter son engagement à l’égard du travail, et
le fait que la situation et les perspectives professionnelles du père sont peu
satisfaisants (objectivement ou subjectivement) et/ou qu’ils ne sont pas
fortement impliqués dans un métier. Gerson113 identifie au sein de son
échantillon deux groupes de pères qui se distinguent par leur rapport au
travail professionnel : le premier est composé d’individus ne trouvant pas
dans leur activité professionnelle une source de valorisation à la hauteur de
leurs attentes parce qu’elle ne leur offre pas de perspectives attrayantes ou
que les conditions de travail sont jugées trop pénibles. Le second comprend
à l’inverse des individus ayant une situation professionnelle satisfaisante,
mais qui ne se retrouvent pas dans les termes de la valorisation qui leur est
fournie (fondée sur le prestige social et économique et la compétitivité). On
retrouve des traces de ces différences dans l’enquête menée par Doucet114,
et qui classe les 70 pères au foyer de son échantillon en trois groupes, le
premier étant composé de 12 pères ayant réussi financièrement et
professionnellement et désireux de prendre une pause et/ou de se réorienter
professionnellement une fois les enfants en âge d’aller à l’école. Le point

Sons, New York, 1988, pp. 127-143; Russell G., « Shared-Caregiving Families: An Australian Study », in
Lamb M. (Ed), Nontraditional Families: Parenting and Child Development, Lawrence Erlbaum
Associates, London, 1982, pp. 139-171; Russell G., The changing role of fathers ?, University of
Queensland Press, St Lucia, Queensland, 1983; Russel G., « Problems is Role-Reversed Families », in
Lewis C., O’Brien M., Reassessing Fatherhood. New Observations on Fathers and the Modern Family,
Sage Publications, London, 1987, pp. 161-179; Smith C.D., op. cit., pp. 138-172.
113
Gerson a mené une enquête sociologique auprès de 138 pères vivant à New York au début des années
1990. Parmi eux, 33% se présente comme des «pères impliqués », désireux de participer davantage que
leurs pères au soin des enfants. 39% d’entre eux, soit 13% de l’échantillon total, prenaient ou prévoyaient
de prendre en charge le soin des enfants entièrement ou à égalité avec leur compagne. Gerson K., op. cit.,
p. 1-12.
114
Doucet A., op. cit. Dans cet article, Doucet, sociologue canadienne, se centre sur les récits de 70 pères
vivant au Canada et ayant été au foyer avec leurs enfants pendant 1 an au moins. Sur ces 70 personnes, 64
vivaient en couple. Ces hommes se considèrent comme les responsables premiers ou à égalité du soin des
enfants, et tous ont été identifiés en tant que pères au foyer parce qu’ils ont soit quitté un emploi à temps
plein pour au moins un an, soit organisé leur emploi du temps (flexible ou à temps partiel) en fonction de
leurs responsabilités parentales. Ces hommes ont été interviewés entre 2000 et 2003. Doucet A., op. cit.,
p. 282-283.

95
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

commun aux membres de ce groupe réside, d’après Doucet, dans le fait


qu’ils semblent avoir atteint leurs objectifs de carrière et cherchent d’autres
sources de réalisation, l’une d’elles étant de prendre soin de leurs enfants, à
côté d’intérêts professionnels ou de loisirs alternatifs (voyage, sport,
écriture). Les deux autres groupes, à savoir d’une part 28 pères en situation
de transition entre deux emplois ou en formation, et 30 pères travaillant à
temps partiel ou à domicile, comptent dans leurs rangs un certain nombre
d’hommes peu satisfaits de leur précédent emploi.

Des chercheurs comme Doucet, Russell115 ou Harper116 montrent ou


insistent sur le fait que les facteurs professionnels et économiques ne
suffisent pas à expliquer à eux seuls l’investissement paternel dans le soin
des enfants, mais se combinent à toute une série d’autres facteurs, et
peuvent tantôt jouer un rôle décisif, tantôt pas.

Parmi la multitude de facteurs évoqués, les valeurs occupent une place


de choix dans toutes les études sur lesquelles nous nous appuyons ici. Ces
valeurs renvoient à l’importance accordée au soin des enfants, et en
particulier au fait que les parents s’occupent eux-mêmes de leurs enfants
plutôt que de les confier à une tierce personne. Harper souligne le fait que
tous les hommes de son échantillon se rejoignent dans ce qu’elle qualifie de
combinaison inhabituelle d’une approche progressiste des rôles sexuels et

115
Les différents articles publiés par le psychologue Graeme Russell présentent les résultats d’une
enquête menée à la fin des années 1980 en Australie auprès d’un échantillon de familles parmi lesquelles
71 pères partagent ou assument la majeure partie du soin des enfants, à raison d’un minimum de 15h par
semaine pendant les heures normales de travail. Parmi ceux-ci, 21% sont sans emploi et vivent en couple
avec une femme qui travaille, elle, à temps plein. Le reste se répartit comme suit : dans 32% des cas les
deux parents travaillent à temps plein ; dans 30% la mère travaille à temps plein et le père à temps partiel;
et dans les 14% de cas restants la mère travaille à temps partiel et le père à temps plein. In Russell G., op.
cit., 1983, p. 23. Notons que l’article de 1982 se centre, lui, sur un échantillon de 50 familles,
correspondant aux critères évoqués ci-dessus. Dans 58% des cas les femmes sont les principales
pourvoyeuses de revenus. In Russell G., op. cit., p. 141. L’article publié en 1987 concerne une population
de 37 familles dans lesquelles la mère est employée à temps plein et le père est le principal pourvoyeur de
soins aux enfants – et travaille en moyenne 15h par semaine dans 21 cas, les autres ne travaillant pas.
116
Le livre Fathers at Home présente les récits de pères au foyer australiens et l’analyse de ces récit par la
sociologue Jane Harper. Le cœur de son échantillon comprend deux familles dans lesquelles le père est au
foyer à temps plein, 3 famillles où le père à été au foyer à temps plein dans le passé, et travaille, au
moment de l’enquête, soit à temps partiel, soit à temps plein, et 3 familles dans lesquelles les deux parents
travaillent à temps partiel. Ces récits, livrés par écrit, sont complétés par les commentaires, recueillis au
cours d’entretiens semi-directifs, de 7 autres individus ou couples présentant la même diversité. In Harper
J., op. cit., pp. xi-xxv.

96
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

une approche conservatrice du soin des enfants.117 Cette croyance en la


possibilité et/ou la nécessité qu’un père puisse s’occuper d’un enfant est
également pointée par Russell comme l’un des facteurs déterminants dans
le choix d’un père de devenir le principal responsable du soin des
enfants.118

D’autres facteurs sont évoqués de manière plus disparate dans les


diverses études. Parmi ceux-ci, on peut citer des problèmes
organisationnels liés à la naissance de triplés et/ou au coût des crèches (cité
par Doucet), et les difficultés à articuler vie familiale et professionnelle et
en particulier, comme l’un des pères ayant participé à l’étude de Harper le
fait remarquer, l’incompatibilité entre les horaires de la crèche et les
horaires de travail qui réduit fortement le temps passé ensemble. Les études
menées par les psychologues (Radin119 et Russell en particulier) accordent
une attention particulière au rapport que les hommes qui assument la
majeure partie du soin des enfants et leurs compagnes entretiennent à
l’égard de leur propre passé et, en particulier, du rôle joué auprès d’eux par
leur parents respectifs. Radin souligne le caractère contradictoire des
résultats à cet égard, tant dans sa propre étude que dans d’autres études
similaires, qui indiquent tantôt que le fait que la mère trouve l’implication
de son propre père gratifiante mais limitée, semble être un facteur prédictif
de l’implication paternelle, tantôt qu’il s’agit plutôt que ce soit le sentiment
des hommes d’avoir eu un père impliqué mais insuffisamment
disponible.120 Cette contradiction n’en est, à notre sens, pas une : elle
résulte de la méthodologie utilisée, et qui vise à établir une relation causale
à portée universelle entre divers facteurs et l’implication paternelle
prioritaire dans le soin des enfants. Or, comme nous l’avons à maintes fois

117
Harper J., op. cit, p. 187.
118
Russell G. op. cit, 1982, p. 146. Notons que Russell hésite quant au statut à donner à ce facteur, en ceci
qu’il peut renvoyer à des croyances acquises une fois le soin réellement effectué, et non avant la décision
de le prendre en charge.
119
La psychologue américaine se livre dans cet article à une analyse causale de l’implication paternelle
dans le soin des enfants à partir d’un échantillon de 59 familles où l’on retrouve une proportion
équivalente de parents partageant à égalité le soin des enfants, de familles dans lesquelles la mère est la
principale responsable du soin des enfants, et de familles dans lesquelles le père assume cette
responsabilité. Deux enquêtes par questionnaire ont été menées auprès de cet échantillon en 1977 puis en
1981. L’étendue de la participation paternelle au soin des enfants a été mesurée par l’auteure sur base de
l’agrégation de divers indicateurs, qui ne prenaient pas en compte le temps de travail ou le temps consacré
au soin des enfants. In Radin N., op. cit., p. 129-131.
120
Radin N., op. cit., p. 128-129.

97
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

répété, il ressort de nombreuses études, y compris de celles menées dans


une même perspective que Radin, comme celles de Russell, que chaque
décision de devenir père au foyer (ou d’assumer la majeure partie du soin
des enfants) s’articule autour d’une combinaison particulière de facteurs
multiples et à géométrie variable.121

Cette multiplicité était rendue dans notre travail par la mise en


lumière du calcul coûts-bénéfices auquel se livrent les parents au moment
de négocier le passage au foyer. Même s’il n’est pas identifié comme tel,
on le retrouve dans plusieurs témoignages rapportés par Harper dans son
ouvrage. Celui-ci apparaît clairement dans le récit de Peter Lumb, l’un des
hommes ayant participé à l’enquête de Harper, et qui dresse une liste en 13
points des éléments mis en balance dans le processus de décision. Cette
liste comprend notamment la distance entre les lieux de travail respectifs
des deux parents, les valeurs éducatives, les salaires et l’implication
professionnelle de chacun et la qualité des deux emplois. 122

Pour terminer, signalons un dernier point commun entre les travaux


de Harper et les nôtres : le rejet exprimé par tous les pères de son
échantillon, et par une partie de ceux ayant participé à notre enquête, de
l’injustice sociale, accompagné de la croyance que celle-ci doit être
corrigée et de la volonté de jouer un rôle actif dans ce processus.123 On
notera que la croyance ou l’engagement envers l’égalité des sexes n’est que
rarement évoquée, que ce soit dans notre propre population, dans celui de
Harper ou dans les autres études, mais se situe plutôt, dans un certain
nombre de cas, en toile de fond. Comme le disent les membres d’un couple
interviewé par Harper : « Ce n’est pas que nous nous disions « nous
voulons être égaux », même si c’est probablement aussi là. Mais on voulait
le faire parce que Andrew voulait rester à la maison et je crois que quand
je suis rentrée de l’hôpital pour la première fois il était très malheureux de

121
Ajoutons à cela que, dans notre propre travail tout comme dans celui de la plupart des sociologues
auxquels nous faisons référence ici, c’est le sens que les individus donnent à leurs pratiques qui est mis en
avant. En conséquences, les facteurs que nous avons identifiés comme jouant un rôle dans le processus de
décision sont ceux-là mêmes que les pères que nous avons rencontrés ont pointé du doigt.
122
Harper J., op. cit., p. 73-74.
123
Harper J., op. cit., p. 31.

98
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

devoir retourner travailler. C’était ce qu’il y avait de plus rationnel à faire,


étant donné la faiblesse de ses perspectives de carrière à la librairie ».124

Cette citation jette un pont propice vers la suite de ce chapitre, dans


lequel il sera question dans un premier temps de la manière dont la prise de
décision est insérée dans l’histoire de vie des individus que nous avons
rencontrés.

3.1.2. Inscription dans l’histoire de vie : du désir ancien à


l’événement soudain

Les facteurs listés ci-dessus ne suffisent pas à expliquer pourquoi ces


hommes sont devenus pères au foyer à un moment donné de leur existence.
On peut situer une partie des récits sur un continuum qui va de la
description de l’arrêt de travail comme la concrétisation d’un désir ancien
qui remonte parfois à l’enfance ou à l’adolescence de s’occuper soi-même
des enfants et de faire passer l’investissement dans la sphère
professionnelle au second plan, à la survenance d’un événement parfois
soudain (licenciement, accident, grossesse) qui bouscule les habitudes et
qui pousse à considérer d’un œil nouveau l’investissement dans la sphère
familiale.

Dans le premier cas, la concrétisation est rendue possible parce que les
conditions sont enfin réunies pour pouvoir passer à l’acte. Pour Brice, il
s’agit de sa nomination dans l’enseignement qui ouvre le droit à une pause-
carrière. Serge a attendu d’avoir économisé suffisamment d’argent pour
pouvoir se permettre d’arrêter de travailler, décision précipitée par la
maladie de son fils.

Brice : Ben c'est-à-dire que le travail ne m’a jamais fort passionné. Et donc
quand j’ai eu la possibilité de rester chez moi, ben je suis resté chez moi.
C’est tout. Donc l’idée c’est que il fallait quelqu’un pour s’occuper de lui
[Aurélien]), et ma foi comme moi ça m’arrangeait bien de ne plus travailler
et bien… Et que la possibilité s’est offerte parce que pour les enfants
précédents ça était pas possible de rester à la maison parce que j’étais pas
nommé dans l’enseignement. Donc j’avais pas droit à prendre tous les

124
« It wasn’t us thinking « We want to be equal », although that’s problably behind it too. But we wanted
to do it because Andrew wanted to stay home and I think when I first came home from hospital he was
very unhappy about going back to work. It was the rational thing to do, considering his low career
prospects at the bookshop ». Harper J., op. cit., p. 11.

99
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

congés de l’enseignement sans perdre mon travail. Maintenant j’ai la


possibilité d’être en congé pendant presque 30 ans sans jamais perdre mon
statut d’enseignant donc (rire).

Serge : c'est-à-dire que j’ai continué à travailler le plus longtemps possible


pour mettre un maximum d’argent de côté, pour pouvoir se faire une petite
cagnotte, et voilà, quoi! Et puis finalement en faisant des efforts, il n’y avait
qu’un seul salaire, ma femme gagne bien sa vie, elle est fonctionnaire au
Marché commun, donc, il y a moyen. (…) Donc, on a eu le premier, et… pff
la crèche, ça n’allait pas pour lui, il était tout le temps, tout le temps
malade, le pauvre. (…) Bon, il a bien fallu prendre la décision tout de suite
quoi.

A l’autre extrême, on retrouve les récits qui témoignent d’un


changement de mentalité plutôt abrupt consécutif à la survenue d’un
événement soudain : un licenciement, comme ce fut par exemple le cas
pour Jean-Marie, Hervé et Philippe, ou un accident comme dans le récit de
Claude.

Hervé: A mon avis, si je suis père au foyer aujourd'hui, c’est un peu par
facilité, c’est parce que j’ai, j’avais un boulot intérimaire qui a duré quand
même 7-8 mois et puis un jour la société a arrêté, est tombée en faillite et
alors, je suis dit, qu’est-ce que je vais faire, commencer encore de nouveau
à chercher un boulot; j’avais un garçon et il fallait payer la crèche… alors
je me suis dit, oh tant pis, je vais rester à la maison et m’occuper de lui…

L.M: Vous avez continué comme assistant social éducateur et puis à, un


moment donné, qu’est-ce qui a fait que vous avez arrêté?
Philippe : Alors, des problèmes de personnes à mon boulot, des problèmes
avec des chefs, plus des enjeux qui sont parfois difficiles à mesurer dans les
petites structures. Il y a eu des enjeux, mon licenciement…, j’ai été d’accord
avec hein, je n’étais pas en guerre avec eux, je ne sais pas quoi, mais ils
m’ont quand même mis à la porte un peu plus tôt que ce que je ne serais
parti moi. Mais quelque part ça m’arrangeait. (…)

Claude : Et puis l’élément déclencheur final c’est que je me suis endormi


sur l’autoroute à du 170 à l’heure en allant vers Paris. J’ai été sauvé par
un miracle mais ce jour là m’a vraiment servi de leçon en disant maintenant
stop quoi. Parce que non seulement je vais rater l’éducation de mes enfants
et je m’en voudrai tout le reste de ma vie, mais en plus peut-être que
finalement la prochaine fois je vais mourir quoi.

100
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Dans le cas de Grégoire, on peut également parler d’un événement


soudain : ses horaires de travail, incompatibles avec une vie de famille, lui
sont tout à coup devenus insupportables et il a démissionné, dit-il, « sur un
coup de tête ».

Grégoire : Le fait d’arrêter, comme je vous dis j’en avais vraiment assez et
j’ai arrêté sur un coup de tête. En plus, oui, c’était vraiment sur un coup de
tête. Je voulais vraiment pas faire cet horaire-là. Et moi je suis quelqu’un
qui voulait vraiment voir ses enfants. Et en partant le matin, comment dire
je commençais à midi donc il fallait que je parte vers 11h, et je rentrais le
soir que la petite était au lit à ce moment-là. Je la voyais seulement que le
week-end. Et je voulais vraiment pas en arriver là.

Entre ces deux extrêmes on trouve des récits qui témoignent plutôt
d’une évolution plus progressive des conceptions, au fil des naissances
comme cela a été le cas pour Armand notamment, ou à l’issue d’un long
processus de discussion avec la conjointe, comme dans le cas de Laurent,
illustré plus haut.

Pour Colin, le désir de s’investir dans le soin des enfants remonte aux
premier temps de sa vie avec Solange. Son épouse et lui ont décidé bien
avant d’en avoir qu’ils se concentreraient un maximum sur eux pendant
leur petite enfance. Ce choix a été renforcé par deux éléments : la difficulté
à concevoir leur premier enfant et la participation active de Colin aux
accouchements. Colin et son épouse ont cru ne jamais avoir d’enfant.

Colin : (…) on a toujours voulu avoir au moins deux enfants. Et on ne


savait pas en avoir parce que moi j’ai un problème. Donc au départ ça a été
dur, dur, dur. C’est peut-être ça aussi qu’on a pris cette optique-là. Parce
que comme on ne savait pas avoir un enfant et on a fait, on s’est fait aider
médicalement, on a eu deux années assez difficiles parce que ça ne
marchait pas. Donc quand il est arrivé ça a été le bonheur (…) C’est peut-
être pour ça aussi qu’on est fort, fort, fort à s’occuper d’eux.

Colin a aussi été fortement marqué par la naissance de ses enfants à


laquelle il a participé de manière active : c’est lui qui a sorti leurs deuxième
et troisième enfants du ventre de leur mère.

Colin : Et en plus, en plus, en plus le premier accouchement j’y ai participé


mais derrière le médecin. Son médecin est, est pour faire participer les
papa à l’accouchement, le deuxième accouchement j’ai sorti Raphaël et le
troisième accouchement la petite c’est moi qui l’ai accouchée. Donc c’est
peut-être…

101
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Mais ce n’est qu’à partir du moment où la capacité de Colin à


s’investir autant qu’il le souhaite dans l’éducation de ses enfants est
hypothéquée par les difficultés à articuler vie familiale et vie
professionnelle, difficultés qui croissent avec l’agrandissement de la
famille, que Colin décide d’arrêter de travailler, après un long processus de
discussion avec Solange.

On retrouve cet ancrage dans le passé dans plusieurs récits, notamment


ceux de John et de Joseph, tous deux désireux d’être présents pour leurs
enfants depuis longtemps sans que cela ne signifie pour autant de rester au
foyer, jusqu’au moment où d’autres éléments les poussent à cesser
totalement de travailler. A l’issue de ce processus de discussion, il faudra
en outre six mois à Colin pour se décider à franchir le pas. C’est ici que se
situe la différence avec Grégoire. Lui aussi situe loin dans le passé son
envie de s’investir dans le soin des enfants, et, tout comme Colin, sa
capacité à mettre en œuvre ce désir était freinée par ses conditions de
travail. Dans le cas de Grégoire cependant, la décision d’arrêter totalement
de travailler a été prise de manière abrupte, ce qui le situe davantage dans
le groupe précédent. Notons que la classification que nous proposons ici
n’est pas rigide : il s’agit d’un continuum, d’un ligne entre deux extrêmes,
chaque cas se situant à un endroit différent, plus ou moins proche de
chaque pôle.

D’autres analyses nous rejoignent à cet égard. Dans l’enquête qu’elle


a menée sur 25 couples australiens dans lequel les conjoints ont échangé
leurs situations respectives, le père assumant seul la responsabilité d’un
enfant de moins de 4 ans au minimum 25 heures par semaine125 (lundi à
vendredi de 8h à 18h), Grbich place elle aussi les récits de la prise de
décision sur un continuum passant par trois modalités de prise de décision :
planifiée (avec un engagement antérieur du père à être le principal
nourricier à long terme), graduelle (au fil des naissances, l’implication
augmentant en général à la naissance du deuxième enfant) ou soudaine
(provoquée par un changement inopiné comme la perte d’un emploi, une
maladie, une faillite).126 Le fait que la décision de devenir père au foyer
soit, selon Harper, tantôt le résultat d’une longue période de changement et

125
C’est-à-dire, dans cette étude, du lundi au vendredi entre 8h et 18h.
126
Grbich C., op. cit., p. 343.

102
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

de consultation sérieuse, et tantôt une réponse rapide à une expérience


poignante, est également proche d’une telle analyse.127

3.1.3. Mise en récit de la transition

Une fois qu’il devient clair pour chacun qu’il va désormais devenir
un parent au foyer, en arrêtant totalement de travailler ou en cessant de
chercher un emploi, vient la période que nous appellerons « période de
transition », et qui renvoie au moment, qui peut durer de quelques semaines
à plusieurs années dans certains cas128, où l’individu opère ce passage entre
sa situation antérieure et sa nouvelle situation de père au foyer. Dans les
différents récits, cette transition est tantôt vécue comme un passage en
douceur, tantôt comme une période de difficulté et de remise en question
abrupte des habitudes et routines établies, qui nécessite un effort
d’apprentissage et de dépassement des appréhensions.

3.1.3.1 Un passage en douceur

La transition entre activité professionnelle (ou recherche d’emploi) et


inscription dans le foyer est mise en récit comme une période vécue de
manière sereine, sur le mode de la continuité, même si elle débouche sur la
mise en place de nouvelles pratiques. Elle n’occupe d’ailleurs pas une place
particulière dans le récit. On retrouve dans cette catégorie une majorité
d’individus pour qui l’arrêt de travail est la réalisation d’un désir ancien ou
le résultat d’une évolution progressive, et/ou qui s’investissaient déjà
beaucoup dans le soin des enfants et les tâches ménagères. Ainsi pour
Brice, il s’agit de la suite logique et de la concrétisation naturelle de ce
qu’il avait toujours souhaité, et qui se traduit concrètement par une plus
grande disponibilité pour ses enfants et pour effectuer des tâches qu’il
assumait déjà auparavant, mais dans une moindre mesure. Cette
disponibilité accrue n’a pas entraîné de changement dans sa vision de lui-
même.

Brice : Non, la seule chose c’est que j’ai plus de temps pour ... Avant quand
on partait le matin la machine tournait la nuit quand on avait de l’eau,
maintenant on est en pénurie d’eau, et maintenant on la fait tourner la
journée. Mmais le matin c’était tellement la course. Le matin quand je
travaillais et que ma femme travaillait que le linge restait dans la machine

127
Harper J., op. cit., p. 14.
128
Grégoire déclare avoir mis près de 8 ans pour parvenir à gérer correctement son rôle de père au foyer.

103
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

jusqu’à 16h et qu’on le mettait sécher quand on rentrait. Maintenant. Des


petits détails comme ça qui améliorent un peu les choses quoi. Le lave-
vaisselle est vide, au lieu d’arriver avec la vaisselle du dîner le lave-
vaisselle plein, de devoir le vider avant. Maintenant il est vide, on peut
débarrasser plus vite. Voilà. C’est tout.

Cette limitation de la portée du changement à une disponibilité accrue


pour la prise en charge de tâches domestiques se retrouve notamment dans
les extraits suivants :

L.M: Hum, comment est-ce que… vous pourriez me décrire comment ça


s’est passé le moment où vous vous êtes retrouvé à la maison, le premier
jour, ou les premiers jours où «fini d’aller travailler» ?
Serge : Je ne m’en souviens pas! C’était après les vacances, donc je ne
peux pas dire que la cassure s’est fait nette. Donc j’ai donné ma démission,
mais j’ai fait ça en sorte que le, le… j’ai été travailler jusque fin août et
après ça j’ai pris mon mois de vacances pour être solde de tout compte si je
puis dire, donc, ça s’est fait en douceur quoi.
L.M: Et pour vous ce n’était pas heu…
Serge : Ca n’a pas été un choc, non, non, non! Je ne me suis pas dit:«je suis
ici, qu’est-ce que je vais faire? Comment je vais faire?» Non, non!
L.M: Ça n’a pas été un choc, parce que vous faisiez déjà beaucoup? Parce
que finalement à part que vous vous êtes mis à plus consacrer de temps à la
maison et aux enfants, vous faisiez déjà beaucoup, avant, en fait?
Serge : Oui. Mais c'est-à-dire que maintenant, je fais tout, avant on se
partageait puisqu’on travaillait tous les deux. Donc, ça pouvait être moi qui
faisais le lave-vaisselle, ou bien c’était Rebecca, ça dépendait qui avait pris
l’initiative, et bon qui trouvait que c’était le moment de le faire, quoi.
Tandis que maintenant, j’ai à cœur que tout soit fait, quoi. Que quand elle
rentre, elle ne doive pas dire: «tiens, il faut ranger ça, ci ou là» quoi!

L.M: Et est-ce que votre implication dans les tâches, est-ce qu’elle a
augmenté quand vous avez commencé à rester à la maison? Ou est-ce
qu’elle est restée stable ?
John: (silence) Non je crois qu’elle est restée identique. Mais j’ai
probablement trouvé plus de choses à faire puisque j’étais plus à la maison.
Je pense que c’est probablement, probablement resté pareil. (silence) Oui,
euh, oui nous sommes tous les deux conscients du fait que si voulez passer
toute la journée à faire le ménage, y compris nettoyer une maison comme
celle-ci, parce que à tout moment il y a quelque chose de poussiéreux (rire)
vous pourriez passer toute la journée rien qu’à prendre les poussières.

104
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Une transition en douceur n’exclut cependant pas l’apprentissage de


nouvelles tâches.

Karl : Mais en fait, quand on en parle, ma femme m’a appris beaucoup de


choses aussi. C’était vraiment comme ça.
L.M: Comme quoi, par exemple, qu’est-ce qu’elle a dû vous apprendre?
Karl: Les vêtements, comment on s’occupe avec les vêtements.
L.M: Donc, comment les laver, repasser?
Karl : Oui, ça aussi. Il y a un jour maintenant, que j’ai mélangé les
couleurs (Rires) Mais alors, c’était un accident. (…) mais comme j’ai
appris…c’est ma femme qui m’a appris à m’occuper mieux, de regarder
quand il saute, quand il fait des autres choses dangereuses.(…) comment il
fait la chambre des enfants, attractible, il faut l’avoir dans un ordre facile
pour eux de trouver des choses, facile pour eux de les remettre. Et pas trop
de choses en même temps…

Trois éléments peuvent contribuer à ce que la transition soit vécue


comme quelque chose de progressif et de « doux » : le fait que la transition
s’opère au moment des vacances, comme ce fut le cas pour Serge ; le fait
que la partenaire soit présente au début de la transition et/ou réduise
progressivement sa présence au fil du temps ;

Brice : Non, ça c’est fait assez en douceur parce que ma femme était encore
en congé de maternité à ce moment-là. Donc, les choses se sont, non, ça a
même été pour moi un grand soulagement de ne plus devoir aller travailler.

Yvan : Euh hum alors, au niveau des enfants, donc euh, le premier est né il
y a cinq ans. Euh, au début donc, on s'en occupait, donc, on va dire euh mi-
temps moi tout seul, mi-temps à deux. Euh ensuite après un certain temps,
ben, au fur et à mesure, ben, ma femme reprenait plus de travail, c'est passé
à 60 et puis à 80% maintenant elle est à 100%

Et le fait que l’implication du père augmente avant qu’il ne se trouve


au foyer à plein temps.

Laurent: ça a été sans doute crescendo. Pour moi. Donc, de plus en plus,
j’ai pris le truc en mains, en charge…. (…)

L.M: Non. Et quoi, le jour où vous vous êtes retrouvé à la maison à devoir
vous occuper du ménage et des enfants, ça, ça a dû être un gros
changement quoi?

105
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Jean-Marie : Non, enfin pff, j’étais content. Mais je ne sais plus. Peut-être
que progressivement, oui. Quand j’étais chercheur, de toute manière on ne
foutait rien. (…)
L.M: Vous étiez souvent à la maison alors, ou bien?
Jean-Marie : Oui. A la maison ou n’importe où hein. (…) on travaillait à
mort comme ça jours et nuits quasiment pendant une semaine, une fois tous
les trois mois, quoi. Donc, j’avais effectivement le temps de … Je ne sais
plus très bien, moi, les détails de l’organisation du ménage, mais, donc, je
n’ai pas découvert du jour au lendemain le travail ménager, non.
3.1.3.2. Une transition difficile

Dans d’autres récits, la transition marque un passage plus difficile


entre l’ancienne et la nouvelle situation. Dans les cas où les pères
participaient déjà de manière active au soin des enfants et aux tâches
domestiques, la difficulté peut résulter de la prise en charge, seul, de
l’ensemble de ces tâches, gestion qui requiert une adaptation et le
développement de nouvelles capacités.

Ainsi, Joseph a vécu la transition de manière brutale, alors qu’il


assumait déjà auparavant toute une série de tâches domestiques, parce que,
dit-il, il s’est retrouvé seul face aux tâches à accomplir du jour au
lendemain. Notons que cette difficulté à gérer une multitude de tâches est
signalée par tous ceux qui les assument, mais n’est pas mise en scène dans
le récit de la transition, comme c’est le cas ci-dessous.

Joseph : Donc, du jour au lendemain, j’ai dû tout prendre en charge. Bon, il


y avait déjà certaines choses que je faisais, mais donc il a fallu tout faire
évidemment. Bon ben, la première année ça a été dur. Ca c’est vrai. Il y a
des choses pour lesquelles (rire)… C’est vrai que quand on donne la
priorité, vous savez quand on bricole par exemple, ben, une fois qu’on
commence à bricoler, on bricole hein, et le temps il passe, on s’en rend pas
compte. Et en fait il faut savoir se dire que, bon ben, les enfants rentrent à
telle heure, donc je dois avoir terminé le boulot à telle heure, être
disponible quand ils rentrent et préparer leur goûter. Et puis je sais
qu’après ça euh j’ai plus le temps de faire autre chose, parce que je dois
m’occuper de, de leurs études, mais que il faut que le matin j’aie prévu ce
que j’allais faire comme dîner pour le soir, sortir ce qui est au congélateur
et que ça commence à dégeler, et que je dois savoir que le soir à telle heure
je dois commencer le dîner. Parce que si je fais des pâtes, ben, ça prend pas
beaucoup de temps, mais que si je fais des cailles à je ne sais plus quoi et
bien je dois prévoir une heure et demie de cuisson. Et il faut que ce soit prêt
pour 19h quand mon épouse rentre. Donc euh, vous voyez c’est tout le

106
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

temps passer d’une chose à l’autre, se dire, bon, c’est bien, il y a des
cuisines, il y a ceci, il y a cela et c’est tout le temps sauter d’un sujet à
l’autre. Et puis on est continuellement interrompu par un coup de fil, par un
coup de sonnette, par ceci, par cela (soupir).

Colin, Grégoire et Claude ont dû, eux qui ne participaient pas ou très
peu à la tenue de la maison et au soin des enfants, « tout apprendre ». La
transition a été pour eux un moment difficile. Colin a dû vaincre sa peur:
peur de ne pas s’en sortir, de ne pas être à la hauteur, de ne pas parvenir à
s’organiser pour que les enfants soient à l’heure à l’école.

Solange: Et au début tu disais « oh les matins comment ça va aller quand je


vais être tout seul avec eux ? Est-ce que, à quelle heure je vais devoir me
lever ? » A la limite, il se serait bien levé à 5h du matin pour mettre
chauffer, que tout soit prêt (…)
Colin: (…) J’avais un peu de mal au départ je me disais « est-ce que je vais
être à la hauteur? » J’avais peur hein, j’avais peur.

Il a dû tout apprendre: comment faire à manger, s’occuper du linge,


etc. Avant de prendre une pause-carrière il ne participait quasiment pas aux
tâches ménagères, à cause de ses horaires de travail, dit-il. Il déclare s’être
par contre tout de suite impliqué dans le soin des enfants (les nourrir, les
changer, les mettre au lit) bien que les occasions où il pouvait le faire
étaient rares.

L.M : Et vous avez dû apprendre des choses?


Colin: Oui.
Solange: Mettre le linge sécher, des petits détails
Colin: Des trucs qu’on pense même pas sauf quand c’est le fait quoi. Quand
c’est le fait je dis « ah ! » (rire). Au début je dis « et comment je dois faire
une sauce tomate? Et comment je dois faire ? »
Solange: Point de vue enfants, il s’est mis dans le bain tout de suite. Avec
le premier, là j’ai rien dû dire hein. Il stresse un petit peu plus quand ils
sont malades ou quoi par rapport à moi mais bon, pour le reste.
Colin: C’est vrai que je t’ai déjà fait revenir une fois ou deux du boulot,
hein. Parce que j’avais peur soit un qui est malade ou je lui téléphone et…
des fois elle revient en vitesse.(rire) Mais souvent pour rien.

Grégoire et Claude ont, eux aussi, dû tout apprendre. Dans leur cas,
comme dans celui de Colin, leur conjointe a joué un rôle important dans ce
processus d’apprentissage.

107
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Claude: Oui, donc il a fallu que j’apprenne. Donc, j’ai dû apprendre à faire
la cuisine, parce que quand j’étais étudiant je faisais la cuisine mais après
j’avais oublié. Et puis comme entre-temps on est devenu végétariens, moi,
cuisiner, je savais pas. Donc, ma femme a dû m’apprendre. J’ai dû
apprendre à faire la lessive, chose que je n’avais jamais faite de ma vie. Le
repassage c’est pas encore mon fort (rire). (…)
L.M: Vous avez appris tout seul?
Claude: Ah non, non, c’est ma femme, et j’ai pris des notes hein! J’ai… Et
au début ça me paraissait tellement compliqué! Il y avait le 40°, couleurs,
blancs, enfin foncé, clair, blanc, 60°, 30°, oh la la c’était d’un compliqué !
Enfin je trouvais ça vraiment… Alors que ça avait l’air tout bête quoi. Et le
type de produit qu’il fallait mettre pour chaque type de lessive, où est-ce
qu’il fallait les mettre dans la machine, tout ça elle m’a montré et j’ai noté.

Grégoire : Je me souviens très, très bien la première fois où j’ai commencé


à repasser et je me suis dit «te v’là, t’y es». C’était quand même assez
difficile. Et je vais dire que avant de l’accepter et avant de savoir
m’organiser, vous savez, planifier, savoir, enfin ne pas aller faire des
courses tous les jours, par exemple, quand on n’a pas l’habitude on ne
pense pas à tout, et puis il manque toujours quelque chose. Enfin il m’a
fallu quand même longtemps. Il a fallu aussi que mon épouse soit bien, bien
derrière moi pendant un moment. Je dirais que ça fait seulement peut-être
deux ans que ça tourne bien. (…)
L.M : Qu’est-ce que vous avez dû apprendre?
Grégoire : Tout. Oui tout pour ainsi dire.

Pour Grégoire et Claude la difficulté ne s’est pas limitée à


l’apprentissage de nouvelles tâches. Ils ont tous deux vécu la transition
comme une période de remise en question identitaire et de perte de repère.

Grégoire : Lorsque j’ai arrêté de travailler? Ca, ça a été très difficile, hein.
Pff, ça a vraiment été très difficile. Déjà moralement, accepter de ne plus se
sentir valorisé par son travail. Bon j’avais quand même un travail assez
valorisant, où je me faisais quand même respecter au niveau du travail, et
se sentir là de nouveau…

Claude : Et ce qui est très drôle, d’ailleurs, c’est que tout à coup mon
téléphone n’a plus sonné. Et à ça, enfin mon téléphone professionnel n’a
quasiment plus sonné, et à ça j’ai mesuré qu’effectivement c’était fini. De
passer des jours entiers, de ne pas avoir une seule fois son téléphone
professionnel sonner. Et là a commencé la vraie crise. (…Je ne savais plus
qui j’étais puisque je ne faisais plus rien.(…) moi je savais plus à quoi je

108
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

sers. Je servais plus à rien sauf à m’occuper des enfants. (…) Je suis qui, je
sers à quoi, j’existe encore pour qui?

La manière dont la transition entre vie professionnelle (ou recherche


d’emploi) et vie au foyer est vécue par les pères au foyer a été peu analysée
par ailleurs. Nous n’en avons trouvé trace que dans la recherche menée par
Lutwin et Siperstein auprès de 25 pères au foyer américains.129 Ces deux
psychologues ont notamment étudié la manière dont ces hommes
« s’ajustent » à leur nouveau rôle. Ils avancent que cet ajustement dépend,
en période de transition, du caractère choisi ou non de l’engagement au
foyer : au sein de leur échantillon, la transition est vécue de manière souple
par les premiers, et avec beaucoup de difficultés par les seconds. Ils
ajoutent que les pères ayant choisi de rester au foyer étaient déjà en partie
impliqués dans le soin de leurs enfants et dans les tâches domestiques avant
de changer de rôle, élément qui facilite la transition.130

Les mêmes conclusions ne peuvent pas être tirées de notre recherche :


nous n’avons pu établir de lien entre choix de rester au foyer et manière
dont la transition est vécue, et ce d’autant plus que deux des trois pères
n’ayant pas « choisi » de rester au foyer – la décision découlant plutôt de la
difficulté à s’insérer sur le marché du travail – étaient tous deux déjà
largement présents à la maison et l’un d’entre eux était déjà fortement
impliqué dans les tâches domestiques et de soin des enfants. De plus, nous
avons vu que la participation antérieure à ces activités ne préjuge en rien de
la manière dont la transition est vécue par les hommes de notre enquête.

129
Les deux auteurs ont interrogé par questionnaire et au cours d’entretiens semi-directifs 56 américains
engagés à temps plein dans un rôle d’homme au foyer, mariés, avec au moins un enfant mineur, et
impliqués dans ce rôle depuis au moins 6 mois au moment de l’enquête. Celle-ci a été menée au début des
années 1980. In Lutwin D., Siperstein G., op. cit., p. 273.
130
Lutwin D., Siperstein G., op. cit., p. 276.

109
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

3.2. Participation aux tâches domestiques et de soin


des enfants

Une fois devenus pères au foyer, dans quelle mesure ces hommes
prennent-ils en charge les tâches domestiques et liées au soin des enfants ?
Ces tâches sont fortement liées et difficilement discernables pour certaines,
comme l’entretien du linge, les courses ou la préparation des repas. Elles
font partie intégrante des fonctions éducatives remplies par la famille.131
Nous ne pouvons cependant faire l’impasse sur une distinction entre tâches
domestiques et tâches plus directement liées au soin des enfants : celle-ci
fait en effet sens dans une grande partie des entretiens analysés.132 Les
pères que nous avons rencontrés sont ou ont tous été (à une exception près)
selon eux fortement impliqués dans les dernières, alors que leur
participation aux premières peut varier.

Nous ne nous livrerons pas à une analyse de la prise en charge réelle


des diverses tâches que nous avons identifiées et/ou qui ont été énumérées
par les pères eux-mêmes. Notre méthodologie ne s’y prêtait d’ailleurs pas.
133
Ce qui nous intéresse ici, c’est la manière dont les hommes au foyer
décrivent la part qu’ils prennent de manière globale dans la gestion et
l’exécution de ces diverses tâches. La distinction entre tâches domestiques
et tâches de soin des enfants prend son origine dans une différence de
positionnement à cet égard.

131
Singly distingue trois fonctions éducatives : l’entretien et la réparation qui « correspond aux temps
passés à préparer les repas, les vêtements, la nourriture, à conduire l’enfant chez le médecin, le dentiste,
et plus généralement à organiser et à effectuer une grande part du travail ménager » ; le réconfort,
« temps passés à câliner, à écouter, à jouer… » ; et le développement, « ensemble des interventions que
parents et spécialistes désignent souvent sous le terme d’éducation ». Singly, F. (de), op. cit., p. 167-168.
132
Les tâches domestiques renvoient ici au nettoyage du lieu de vie, à l’entretien du linge, à la préparation
des repas, aux courses, à la vaisselle, au jardinage et au bricolage. Les tâches liées au soin des enfants
consistent à les nourrir, les langer, les habiller, leur donner le bain, les border, les conduire à l’école et
assurer le suivi de leur scolarité
133
L’exacte répartition des tâches, mesurée notamment en temps, n’était pas l’objet de notre recherche.
Nous avons abordé la question de la répartition des tâches au cours de l’entretien, en demandant aux pères
de nous indiquer comment chaque tâche était répartie entre leur compagne et eux, pendant leur vie au
foyer et avant celle-ci. Nous n’avons pas interrogé la partenaire à ce sujet, sauf dans les rares cas où elle
était présente au moment de l’entretien. Nous nous intéressions en effet davantage au discours que ces
pères tiennent sur leur participation aux tâches que sur leur réalisation effective.

110
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

3.2.1. A propos de la participation aux tâches domestiques

Quatre groupes se distinguent à l’égard de la description de la part


assumée dans la prise en charge des tâches domestiques : les pères qui non
seulement les assument entièrement, mais en sont également responsables ;
ceux qui en assument la majorité, leur épouse conservant la responsabilité
de leur organisation ; ceux qui partagent à la fois réalisation et
responsabilité ; et enfin ceux qui apportent une aide ponctuelle à leur
partenaire qui demeure responsable de leur organisation et de leur
réalisation.

3.2.1.1. Exécuteur et superviseur exclusif

Douze pères au foyer déclarent prendre en charge l’entièreté du travail


domestique, et la description qu’ils font du déroulement d’une journée ou
d’une semaine en atteste largement. Cette prise en charge s’étend à la
gestion mentale de leur organisation, comme on le voit dans l’extrait
suivant.

Joseph : Euh, il faut savoir, je dirais, planifier les choses. Parce que mine
de rien, euh, avec tous les aléas qui nous tombent dessus je dirais
régulièrement euh, chaque jour, ben il faut savoir planifier les courses, le
dîner, les études des enfants, le nettoyage de la maison, le repassage, la
lessive, le bricolage, les courses spéciales je dirais, pas spécialement les
courses de ménage mais les courses spéciales parce qu’il y a ceci ou cela
qu’il faut, qu’il faut aller acheter, euh et puis euh et puis gérer je dirais tout
ce qui euh tout ce qui nous tombe dessus.

Ces pères tiennent à ce que leur partenaire n’ait plus rien à faire le soir
venu. Assumer le travail domestique fait partie intégrante de leur rôle au
foyer : c’est ainsi que l’arrêt de travail trouve toute sa légitimité. On
retrouve souvent l’idée que ces pères sont des personnes au foyer « comme
les autres ».

Serge : Maintenant, j’ai à cœur que tout soit fait, quoi. Que quand elle
rentre, elle ne doive pas dire: « tiens, il faut ranger ça, ci ou là » quoi!

Laurent: Mais par rapport à tout ce que j’ai dit, un truc qui est marrant,
c’est que pour justifier un peu ma présence à la maison, je trouve ça
important justement de faire tout.

111
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Armand : Mais c’est à peu près ça, une journée. C’était langer, c’était
préparer les repas, nettoyer la maison, repasser et tout ce qui s’en suit. Fin
comme, comme n’importe qui, qui reste dans sa maison.

A cela s’ajoute, pour Karl et Laurent dont les épouses ont elles aussi
été au foyer pendant un certain temps avant eux, l’envie soit pour le
premier, d’assumer autant qu’Ingrid l’a fait, soit pour le second, davantage
– afin d’être cohérent avec les reproches qu’il lui faisait à l’époque.

L.M: C’est ça! C’est vous qui vous occupez des tâches ménagères aussi ?
Karl : Toutes choses, toutes choses. Parce que ma femme a fait la même
chose, avant elle a fait le ménage, elle a fait la course…
L.M: Les courses.
Karl : Les courses et elle a fait toutes, toutes choses.

Laurent : Donc, c’est vrai que je prends ça assez à cœur, je ne prends pas
ça en me disant: « c’est en attendant… ». Ou « je vais le faire à moitié, c’est
une bonne place de planqué, … » ou je ne sais pas quoi. Enfin, mais c’est
vrai que, là aussi, c’est sans doute aussi par rapport, en réaction à mon
épouse. Où ça m’énervait qu’elle soit à la maison, et qu’elle fasse si peu.

La prise en charge des tâches domestiques en journée doit permettre,


et c’est un but explicite, de libérer du temps le soir et le week-end pour la
vie de famille.

Didier : c’est surtout le week-end, on sait mieux se consacrer aux enfants,


s’en occuper, on n’est pas … on n’est pas pris par les courses, par les
lessives, comme certains qu’on voit. Ils sont là le week-end, ils ont pas le
temps de rien, ils sont là alors que nous on est plus relax, quoi.

Karl : C’est notre but, d’avoir les soirées ensemble. Et pas que nous
travaillons et « les enfants, plus tard! »

Dans certains cas, une part réduite des tâches continue à être effectuée
soit à deux, soit par la partenaire exclusivement. Les courses sont faites à
deux chez Serge et Jean-Paul, mais la gestion des stocks relève d’eux seuls.
Le repassage demeure la seule activité réservée à la partenaire chez Brice,
Bruno et Jean-Paul.

112
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Brice : Non. Je faisais tout. J’ai toujours refusé de faire le repassage et ça


continue. Sinon pour le reste, je faisais tout. Il n’y avait pas… Ma femme
s’occupe plutôt du linge et moi je m’occupe un peu de tout le reste. (…)
L.M : Qu’est-ce qui vous dérange dans le repassage?
Brice : Ah ben c’est le fait que je n’ai jamais bien repassé. Ma femme, elle,
quand elle repasse, si il reste un pli, ben il reste un pli. Moi, s’il reste un pli,
il faut que ça soit repassé. Donc, c’est jamais fait comme je voudrais que ce
soit fait. Donc, j’aime autant que ce soit fait par quelqu’un d’autre comme
ça.

Jean-Paul : Moi, il y a des choses que je ne fais pas, je ne fais pas le


repassage parce que…je sais le faire, hein, mais je suis lent, donc, ça ne
sert à rien que je le fasse parce que je sui lent. Mais sinon je sais le faire, je
sais plier une chemise sans problème. Donc, ça je la laisse faire.

Bruno : La seule chose que je ne fais pas, c’est repasser. Parce que je n’ai
jamais repassé pour moi. D’ailleurs mon épouse ne doit pas repasser pour
moi, elle repasse juste les trucs qu’elle a envie qui soient repassés pour elle,
je veux dire. Et pour les enfants, à la fin, les aînées voulaient aussi des trucs
pour eux et bon, d’ailleurs à la fin, les aînées aidaient au repassage.
Puisqu’elles voulaient des trucs repassés. Mais moi, je partais de ce
principe là, si vous voulez des trucs repassés, vous les repassez vous-même,
vous êtes assez grands pour le faire. Mon épouse avait une ancienne
habitude de repasser plein de choses. Moi, mes T-shirts, je les mets en
dessous d’une chemise, de toute façon, après 30 secondes sous un pull ils
sont chiffonnés et je ne vois pas la nécessité de les repasser.

Comme on le voit dans ces extraits, deux motifs sont mis en avant :
l’incompétence et une divergence de point de vue sur le repassage (sur sa
nécessité dans le cas de Bruno, et sur la qualité à atteindre dans le cas de
Brice) – et qui conduit à poser dans le premier cas qu’il revient à ceux qui
le jugent nécessaire, de repasser leur linge –.

Le repassage occupe d’ailleurs une place particulière dans le discours


de ceux qui l’effectuent, comme si sa prise en charge attestait, davantage
que les autres tâches, de la participation effective au ménage.

Laurent: Et c’est marrant, le repassage, j’ai découvert ça, j’ai toujours dit
que je voulais bien tout faire à la maison, sauf le repassage, euh, et j’ai
découvert ça en juillet 2004 je crois quand je sentais que le vent était en
train de tourner et que je me suis rendu compte qu’en fait c’était pas si

113
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

difficile que ça. (…) Je trouvais ça compliqué, euh. Et en fait ça me va très


bien, puisque je suis quelqu’un d’assez maniaque, je me rends compte que
j’aime assez bien. Je ne le fais peut-être pas aussi rapidement, mais j’ai
acheté il y a de ça, euh, … ça correspondait à notre arrivée à Paris, c'est-à-
dire il y a plus ou moins neuf mois, j’ai acheté une centrale vapeur. Et ça
tourne pas mal depuis lors, c’est assez sympa. (rire) Oui, c’est vrai que je
me rends compte que ben, qu’il y a plusieurs façons de repasser. Je suis sûr
que mon épouse l’a toujours fait en disant: «merde, il y a encore du
repassage, et au plus vite c’est fini, au mieux ça sera! » Et moi, je le fais en
disant: «c’est sympa » je le fais soit en écoutant un disque et ça me permet
de m’évader tout en repassant, ou alors regarder un film ou une émission à
la TV.
3.2.1.2. Exécuteur sous supervision

Colin et Grégoire présentent la répartition des tâches sous un autre


jour, à des degrés divers. Leur point commun se situe dans le fait qu’ils se
présentent comme les exécuteurs de celles-ci, répondant aux injonctions de
leur épouse qui conserve la gestion de leur bonne exécution. A côté de cela,
ils se distinguent quant à la réalisation des diverses tâches : Grégoire,
comme les pères du groupe précédent, déclare les réaliser toutes sans
exception, alors que Colin assume une partie d’entre elles seulement, le
reste des tâches étant effectuées soit indifféremment par l’un ou l’autre, soit
exclusivement par Solange.

Grégoire effectue toutes les tâches ménagères sous la direction de son


épouse.

Grégoire : Je m’affaire à l’entretien de la maison, aux courses, tout ce qu’il


y a à faire, le repassage, enfin tout ce qu’il y a à faire, comme une petite
femme au foyer, quoi. A part, je fais pas les confitures, c’est mon épouse qui
les fait. (…) Mais comme je vous dis, parfois, ma femme elle me fait, je vais
pas dire presque une liste en disant « ben voilà j’aimerais que ça, ça soit
fait cette semaine » ou des objectifs ou des choses comme ça. Ou des choses
concrètes. La semaine dernière c’était laver les rideaux de toutes les
chambres en haut.

Il attribue ce mode de fonctionnement à son besoin d’être dirigé, et qui


découle de ses difficultés à s’organiser. Il l’illustre par l’exemple de
l’entretien du linge.

Grégoire : Je trouve que maintenant notre système convient très bien. Et il


va très bien. A partir du moment où j’ai quand même besoin d’être dirigé.
Et ça, j’ai souvent essayé de prendre les choses en main mais je me rends

114
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

compte qu’au bout de quelques semaines, ou quelques mois, ça ne va pas


donc.
L.M : C’est l’organisation qui coince?
Grégoire : L’organisation, oui. Bon, par exemple, je fais, pour les lessives
je m’occupe de tout à partir du moment où ça sort de la machine à laver.
Vous voyez ce que je veux dire? C’est pas moi qui mets les lessives et qui
organise les lessives

Ce besoin d’être dirigé s’étend en dehors de la sphère du travail


ménager, il constitue, pour Grégoire, un trait de caractère qui lui est propre.

Grégoire : Mais je crois que j’ai une mentalité comme ça de toute façon,
j’ai une mentalité où je dois être dirigé. Et même avant quand je travaillais,
j’avais souvent aux évaluations de fin d’année ou des choses comme ça, le
genre d’évaluation « fait bien son travail mais pas plus ». Parce que je suis
pas le genre à prendre des initiatives, à, je suis vraiment pas le genre à
prendre des initiatives, à prendre des… à commander ou…Je me verrais
pas chef d’entreprise ou…

La cuisine est le seul domaine dans lequel il assume à la fois la gestion


et l’exécution des tâches.

L.M : Et pour faire les courses c’est vous qui faites la liste?
Grégoire : Je fais la liste, c'est-à-dire que pendant la semaine, ce qui
manque, je l’indique sur une liste (…) Et c’est aussi moi qui vais penser à
organiser mon repas pour la semaine, et faire mes courses en fonction de ce
que je vais faire aussi pendant la semaine.

Dans le cas de Colin, pour toutes les tâches, la logique est la même :
c’est Solange qui en donne l’impulsion. C’est elle qui trie le linge pour que
Colin s’en occupe ensuite (il fait tourner la machine et met le linge à
sécher), c’est elle qui fait la liste des courses, etc. Elle délègue à Colin
l’entretien quotidien du ménage (nettoyage « en surface » de la maison,
petites courses, repas des enfants en journée) et s’occupe elle-même du
gros entretien du lieu de vie et des repas du soir.

Colin: C’est elle qui gère tout. Moi, j’exécute. (Rire)(…)


L.M : Et vous vous occupez de l’entretien de la maison?
Colin: Pas trop. Je fais le plus gros. Donc ce qui est apparent. Je donne un
coup de brosse, je passe l’aspirateur, je fais la vaisselle, je fais à manger
mais je ne nettoie pas, parce que de toute manière, ça ne serait pas assez

115
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

bien fait pour ma femme. Donc, voilà. Je mets sécher si il y a à mettre


sécher, je fais un petit peu…
L.M : C’est madame qui vous dit un peu ce que vous devez faire?
Colin: Oui, parce que moi je ne vois pas ce qu’il faut faire dans la maison.
(…)

Colin justifie sa non-exécution de certaines tâches par sa difficulté à


rencontrer les exigences de son épouse, discours qui renvoie à une forme
d’incompétence. On retrouve ce discours pour justifier le fait qu’il ne
repasse pas. On retrouve également cette idée de manque de compétence
pour justifier le fait que la gestion du ménage demeure la prérogative de
Solange. Mais contrairement à Grégoire, on ne retrouve pas trace dans le
discours de Colin d’un besoin d’être dirigé, constitutif d’un trait de
caractère personnel. Il assume d’ailleurs seul tout ce qui touche au
bricolage dans la maison. C’est lui qui a rénové et aménagé entièrement
leur lieu de vie, et il en tire une fierté certaine. C’est donc exclusivement
dans le domaine des tâches « féminines » que son « incompétence »
s’exprime.

L.M : Le bricolage c’est vous quoi


Colin: Oui, oui.
Solange: Tout ce qui était à monter ici, ‘fin le trottoir, tout hein. Mettre le
gyproc
Colin: Mettre les carrelages, et j’ai fait le manoeuvre parce que son papa
est entrepreneur, son papa venait pour pas qu’on prenne un ouvrier parce
que ça coûte cher, je faisais, je donnais un coup de main quoi. Y a que le
plafonnage qu’on n’a pas fait ici. C’est un gars qui est venu plafonner. Tout
le restant on a fait nous-mêmes hein.

3.2.1.3. Co-exécuteur et co-responsable

Dans cinq couples, l’exécution et la responsabilité des tâches


domestiques sont partagées, avec certaines tâches qui demeurent du ressort
exclusif ou principal de l’un des partenaires et d’autres qui sont
indifféremment exécutées.

Le mode de répartition varie énormément d’un cas à l’autre. Hervé et


Brigitte se partagent de manière indifférenciée l’ensemble des tâches
domestiques, à part la cuisine qui reste du ressort exclusif de Hervé, et la
lessive dont Brigitte s’occupe. Les autres tâches peuvent être effectuées par

116
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

l’un ou par l’autre, même si la part de Hervé est plus importante que celle
de sa compagne étant donné qu’il est à la maison. D’après Hervé, les
principaux moteurs de la répartition sont le plaisir et la motivation à
effectuer certaines tâches.

Hervé : Je ne sais pas pourquoi ça a toujours été ma femme qui, ‘fin ma


copine, parce que je ne suis pas marié, qui s’occupait des lessives. Parce
que moi, je mets tout dans la machine, couleur et blanc, ça m’énerve et je
mets tout à 40°, et c’est bon. Et ma copine Brigitte elle aime bien, elle fait
attention, elle sépare bien. Elle fait des lessives à la main pour la laine tout
ça. Et donc, ça a toujours été elle qui s’en occupe. Et moi, j’ai toujours
aimé cuisiner, et tout ça. J’aime bien cuisiner et ça m’amuse encore, quoi.
Je sais pas, on a toujours divisé les tâches. On a horreur d’aller tous les
deux faire les courses ensemble et de commencer à choisir dans les rayons
et tout ça. Moi, je veux que ce soit pratique, rapide et donc c’est toujours
elle qui s’occupe de la lessive, et l’aspirateur et le nettoyage ça en général
je crois que c’est moi qui le fait. Enfin on négocie un peu de temps en
temps. (…) Je travaille un peu par motivation.

Pendant les périodes où il est au foyer, Philippe, de son côté, pense


partager à égalité les tâches domestiques avec son épouse. Le bricolage
(qui s’étend à la rénovation de la maison) est la seule tâche qui demeure de
son ressort exclusif.

Philippe : Je pense que quand j’arrête de travailler, honnêtement, ça doit


faire 50/50 à ce moment-là. (…) Donc, je pense que je fais toutes les tâches
ménagères possibles et imaginables qu’une femme pouvait faire à l’époque
de mes parents, excepté la couture je crois, pas que je ne veuille pas mais
c’est que je n’ai jamais appris, la couture je ne fais pas. Mais ma femme
n’en fait pas beaucoup non plus (rires), on n’en fait plus beaucoup. Et le
tricot, ça je ne fais pas non plus et elle non plus. Je veux dire nettoyer les
carreaux, par terre, enfin toutes les tâches, lessive, repassage

La question de la répartition des tâches est délicate pour John : de


manière absolue et générale lui et Cecilia font toutes les tâches (John un
peu plus que Cecilia) et il n’y a, dit-il, pas de « zones réservées ». Cela peut
dépendre de la situation: dans l’un ou l’autre cas, ce sera John ou sa femme
qui donnera l’impulsion pour qu’une tâche soit réalisée (et le plus souvent
en la faisant lui ou elle-même). John insiste au sujet des tâches partagées
sur l’idée d’une certaine fluidité dans la répartition des tâches, même si sa
part demeure plus importante que celle de Cecilia. Le repas du soir illustre
bien cette fluidité.

117
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

John: Hum la cuisine est assez flexible je dirais. Maintenant qu’est-ce qui
se passe en pratique ? En pratique cela veut dire qu’en semaine elle rentre
vers 18h30, en fonction de la manière dont sa journée de travail s’est
déroulée (…) si elle a eu un gros dîner, on va se consulter. (…) Donc c’est
moi en général. Sauf si je suis complètement crevé parce que j’ai travaillé à
quelque chose, j’ai fait un travail manuel en haut et je ne tiens presque plus
debout le soir je pense que là elle s’en occuperait. Mais c’est moi en
général. Et ensuite on sert à souper, on fait la vaisselle, vous savez je
termine et elle sert et je vais faire la vaisselle. Quelque chose comme ça.
(…) Donc en ce qui concerne la vaisselle, c’est moi en journée et le soir si
elle, si j’ai cuisiné pour elle, elle va faire la vaisselle et si elle est en haut en
train de faire quelque chose de spécial je la ferai. Donc c’est assez fluide je
dirais. Et c’est de l’ordre de 60/40

Il y a tout de même certaines tâches qui ne sont pas ou peu partagées :


Cecilia s’occupe de la lessive – même s’il la fait de temps en temps – et lui
des courses, des poubelles, de la voiture, de l’ordinateur et de la rénovation
de la maison. Il justifie sa faible prise en charge de la lessive par les
réticences de son épouse qui n’a pas confiance en ses compétences en la
matière.

John : Mais c’est intéressant, il y a certaines tâches qu’elle seule fait. La


lessive, mettre les affaires dans la machine à laver, c’est elle qui le fait. Ce
n’est pas que je ne le fais jamais. Je le fais parfois, mais elle s’inquiète
toujours si je le fais.
L.M : Elle a peur que vous ne le fassiez pas bien ?
John : Elle a peur que je commence à mettre de mauvaises choses ensemble
et qu’elle découvre que ses sous-vêtements ont changé de couleur ou ce
genre de choses. Donc, il y a ici une sorte de séparation claire. C’est un
domaine dans lequel je m’aventure rarement.

La conduite et l’entretien de la voiture, ainsi que la maintenance de


l’ordinateur échoient à John, non parce qu’il en a fait la demande explicite,
mais parce que son épouse refuse de s’en occuper (elle a peur de conduire,
et elle ne s’intéresse pas aux ordinateurs et à leur fonctionnement).

John : la voiture, c’est un sujet délicat, parce qu’elle n’a jamais réussi à
dépasser sa peur de conduire. (…) De temps en temps quelque chose cloche
avec les ordinateurs (…) et cela ne me dérange pas de chercher ce qui ne va
pas alors qu’elle, cela ne l’intéresse pas, elle n’est pas motivée pour le
faire.

118
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

La raison pour laquelle il prend seul en charge les courses est la même
que celle invoquée par les pères du premier groupe : libérer du temps le
week-end pour la vie de famille. John fait lui-même la liste des courses et
Cecilia y ajoute les articles dont elle a besoin.

L.M: Qui va au supermarché ?


John: C’est clair, c’est moi, toujours. C’est toujours moi. Et je ne voudrais
pas qu’elle y aille parce que cela signifierait que nous devrions y aller le
week-end. Et ce serait tout à fait irrationnel parce qu’un des avantages,
étant donné que je suis à la maison, l’avantage c’est que cela vous permet
de prendre le temps d’aller au supermarché (…) j’écris la liste. Elle me fait
des suggestions parce qu’il y a des choses auxquelles je ne pense pas et il y
a certaines choses qu’elle aime cuisiner par exemple et je ne pense pas aux
ingrédients dont elle a besoin. Donc elle va me dire « si tu vas au
supermarché tu veux bien me prendre des œufs ? ». Ou elle épingle un mot
sur le tableau (…) Donc, il y a une liste de choses que j’achète
systématiquement et les choses qu’elle ajoute sur la liste. (…) Et je
m’assure toujours que les courses sont faites en milieu de semaine pour
qu’on ne doive jamais empiéter sur le week-end. Le week-end, c’est pour les
sorties et le temps familial, aller au parc.

Samuel et Claude représentent deux cas particuliers dans notre étude:


leurs partenaires sont en effet largement présentes à la maison en même
temps qu’eux en raison de leurs activités professionnelles respectives. Eve,
la compagne de Samuel, est artiste-peintre. Pendant ses grossesses et les
périodes d’allaitement, elle a cessé de peindre pour raisons médicales, et a
repris ensuite son activité progressivement, sans que cela ne représente un
temps plein. Sabine, la femme de Claude, travaillait avec lui dans la PME
qu’il dirigeait. Après la cessation d’activités de l’entreprise, elle a
progressivement repris une activité semi-professionnelle qui combine
peinture sur soie et voyages à l’étranger. Il y a donc des périodes où elle est
absente de la maison, et d’autres où elle est autant présente que Claude.

La double présence ne se traduit pas de la même manière dans les


deux cas. Ainsi, si Samuel déclare dans un premier temps que toutes les
tâches sont effectuées par les deux partenaires – situation qu’il décrit
comme exceptionnelle - il dessine très vite une séparation entre des tâches
qui relèvent plutôt de l’un ou de l’autre, en fonction de préférences
exprimées. A cela s’ajoute une donnée importante : une grande partie du
ménage est prise en charge par du personnel à domicile.

119
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Samuel: bon, comme je vous l’ai dit, exceptionnellement, on fait tout à deux
et à quatre. Bon, c’est exceptionnel. Mais on a émis certaines préférences.
Moi, j’ai dit à ma femme que bon, la popote, la cuisine, si elle a des courses
à faire, si elle doit partir, je m’en charge, mais elle fait ça beaucoup mieux
que moi et on est bien d’accord avec ça. Et donc, euh que maman a besoin
de ce moment de liberté quand les enfants sont un peu turbulents, et bien
donc ça la gêne dans ce qu’elle fait et je viens imposer un petit peu le calme
parce que maman cuisine. Et ça marche très bien. Je veux dire, si c’était
moi qui cuisinais, ben je n’aurais pas pu d’ailleurs faire les deux et
maintenir mes deux petits diables autour de moi, parce que, ils sont assez
turbulents vers 17, 18h de l’après-midi et préparer la popote. Donc on a
aussi, comme je vous l’ai dit, quelqu’un qui vient en général entre 17 et 19h
pour résoudre ce genre de petit souci. (…)

Eve s’occupe de la cuisine, et Samuel, de la décoration de la maison,


de la supervision des travaux de rénovation, et du jardin. La vaisselle est
une activité commune. Le reste (nettoyage de la maison, lessives,
repassage) est confié à une personne extérieure.

Chez Claude par contre, toutes les tâches sont partagées lorsque
Sabine est présente à la maison, à l’exception du bricolage dont il se charge
seul. C’est celui des deux qui prend l’initiative d’une tâche qui l’effectue.

Claude : Bon, je fais une lessive de délicats, je passe dans les chambres des
filles en demandant « est-ce que vous avez des soutiens, des sous-vêtement
ou des trucs délicats à mettre à la lessive ? » et hop, je prends l’initiative.
Donc, effectivement, c’est les deux.

Certaines tâches, comme le nettoyage de la maison, sont effectuées à


la fois par les parents et les enfants. Et pendant les périodes où Sabine
voyage, Claude assume l’entièreté des tâches, seul ou avec l’aide de ses
filles.

Claude : Quand elle est en voyage, c’est moi tout seul (…) Tous les jours je
fais une lessive, tous les jours je fais les repas, tous les jours je veille à ce
que la vaisselle soit remplie, que le ménage soit fait toutes les semaines.
3.2.1.4. Aidant ponctuel, sans responsabilités

La part que Christophe et Geert prennent dans le travail domestique


est plus proche d’un modèle plus classique de répartition des tâches : leur
contribution consiste à donner un coup de main à leur compagne, de
manière ponctuelle, sans s’aventurer sur le terrain de la gestion et de

120
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

l’exécution globale des tâches ménagères. Pendant la journée, ils réparent


les petits dégâts ménagers provoqués par les enfants (ils nettoient la table,
ramassent les miettes tombées sur le sol). Tout le reste, lessive, repassage,
nettoyage du lieu de vie, repas du soir, etc. relève du ressort exclusif de
leurs partenaires.

Notons que Christophe et Geert ont un point commun : tous deux se


sont installés avec leur compagne actuelle et ont eu des enfants avec elle
alors qu’ils avaient passé la cinquantaine (la soixantaine dans le cas de
Geert). Ils appartiennent à une autre génération que la plupart des pères au
foyer que nous avons rencontrés et ont vécu une « autre vie » avant celle-ci.

Geert signale sa tendance à mettre en avant le fait qu’il a « travaillé


pendant 35 ans » pour justifier sa non-participation actuelle au ménage. Il
répète à l’envi que si c’était vraiment nécessaire il assumerait davantage de
tâches, chose qu’il devra probablement faire, dit-il, lorsque les enfants
seront plus grands. Il justifie également la répartition actuelle en mobilisant
les arguments de la compétence et du plaisir. Notons qu’il insiste sur le fait
qu’au départ il n’y avait, selon lui, pas de tâches réservées. Tout se passe
comme s’il essayait de minimiser la portée éventuelle de sa (non)
participation au ménage, en la décrivant comme non définitive et
circonstancielle.

Geert: mais non, mais on les a choisies selon les compétences. Mais la
vaisselle, il faut qu’elle se fasse, donc on n’a pas dit, « c’est toi qui fait la
vaisselle ou c’est moi », non. Ce matin, elle a fait la vaisselle parce que hier
soir, j’ai oublié ou j’ai pas eu le temps de la faire. Mais je fais aussi bien la
vaisselle, donc, on n’est pas… Mais c’est vrai qu’elle fait à manger. Mais
elle fait à manger parce que bon, je vous ai dit, elle a appris les cours de
cuisine, elle fait la cuisine bien, elle aime bien de la faire (…) Mais aussi, je
repasse pas, je repasse pas, je voudrais bien, j’ai essayé mais c’est un peu
pfff c’est chiant. Mais, je prends toujours dans ça ici, nécessité fait loi. Si
je devais le faire, je repasserais.
L.M: Oui, oui.
Geert: Mais, une chemise, je prends tellement de temps. Mais c’est pas
pour ça qu’elle doit le faire non, alors on cherchera autre chose. Au
départ, nous n’avons pas de… (…) On n’a pas de tâche. (…) Je ne fais pas
la lessive mais je dis toujours nécessité fait loi. Maintenant, je vais devoir
quand même un peu euh plus m’investir, je dois faire sans doute un peu de
lessive ou quoi, surtout quand ils iront à l’école. Disons, j’exclus rien mais
c’est vrai que à part, non ça, le repassage et la lessive, euh…

121
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

L.M: Ça vous ne faites pas? Donc c’est votre femme qui le fait?
Geert: Je vais sûrement le faire, je vais sûrement le faire… ou sans doute,
sans doute…
L.M: Et nettoyer la maison?
Geert: Ca ne m’arrive pas encore beaucoup, ça ne m’arrive pas beaucoup
parce que nettoyer à la maison. Euh, pfff, quand je dis nettoyer la maison,
je pense à tout faire. Donc, ici, je passe l’aspirateur, je brosse, etc… mais
nettoyer la maison, ce serait de passer euh de passer à l’eau, et tout les
vitres, etc…
L.M: Oui c’est ça.
Geert: Mais je n’en suis pas encore là .. (…) je n’en suis pas encore là
mais l’entretien quotidien, peut-être que disons, ce ne sera pas nécessaire
mais s’il le fallait, oui, s’il le fallait.

Christophe ne participe également que très peu aux tâches ménagères.

Christophe : Alors, ce qui est l’aspirateur donc, les tâches dites ménagères,
hein, puisque je vis au foyer hein (…) faire le ménage, oui, il y a bien eu un
minimum à faire, mais vraiment le strict minimum.

Les raisons qu’il met en avant sont multiples. Primo, il a horreur de


cela, alors que son épouse, elle, de par son éducation, a appris à l’aimer :

Christophe : tout ça, ça ne me plaît pas non plus, parce que, ménage, je le
vois bien avec ma femme: « ah, oui, je n’ai pas fait mon ménage… mais
non, samedi, tu sais bien que je fais le ménage …» Que moi, je vais faire
autre chose. Ca me casse les pieds de, d’entendre l’aspirateur, par exemple,
trop longtemps, je n’aime pas du tout ça.(…) Moi, ça m’arrangerait plutôt
que les femmes se chargent des tâches ménagères, parce que moi ça
m’emmerde. Bon, c’est enregistré, tant pis, c’est comme ça! Et je le dis
vraiment comme je le pense, c’est très carré, je nuancerai après, heu, voilà,
et ça m’a toujours ennuyé, et ça m’ennuie toujours! (…) ma femme a une
éducation, et dans sa famille, aussi, elle a beaucoup de sœurs, c’est une
grande famille, et moi je dirais des stéréotypes (…) Parce que elle a assisté
à une éducation, elle a des stéréotypes où elle se sent à l’aise pour le faire.
(…) il se fait que j’ai rencontré une bonne femme qui pour elle, c’est dans
l’ordre des choses et moi, ça m’arrangerait bien que ce soit un ordre des
choses à elle, puisqu’elle le fait sans trop de contraintes, donc, le faire à sa
place, moi, ça serait épouvantable! Voilà!

122
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Secundo, il vient d’une famille qui n’accorde pas beaucoup


d’importance à la propreté, et où sa participation au ménage n’était pas
requise.

Christophe : alors que j’ai eu trois sœurs et ma mère, heu faisait à bouffer
et prenait de temps en temps les poussières et tout. Mais ce n’était pas
important. (…) Donc, moi, j’étais un peu gâté, (rires) et c’est pas non plus
peut-être pour rien j’ai eu des facilités qui me posent des problèmes en
étant adulte, je dis bien, des problèmes parce que il faut bien admettre ou
alors on est pas lucide, que il faut quand même bien faire des choses et les
partager. Quand on se rend compte qu’à 57 ans on a encore difficile de les
faire, bon, moi je ne fais toujours pas mon lit

Il ne partage donc pas les conceptions de sa compagne au sujet du


propre et du rangé.

Christophe : on a peut-être autre chose à faire que de passer l’aspirateur,


ou que ça dure moins longtemps, ou de ne pas prendre le gros morceau du
samedi matin, parce que moi je préférerais faire ceci plutôt que de faire ça.
Donc, pour moi, ça peut être plus bordélique et les enfants peuvent avoir un
pantalon qui est comme ça. Donc, il y a ce qu’on appelait dans le temps la
vie de bohème, j’ai un peu vécu ça, mais enfin, une sorte de je-m’en-
foutisme. Alors si vous voulez une définition, je crois plutôt du genre un peu
obsessionnel comme ça mais inversé. C'est-à-dire chez les obsessionnels,
d’habitude donc c’est la méticulosité, c’est l’ordre, être soigneux, ranger
les trucs et tout, moi oui, mais inversement Donc moi c’est le bordel, j’ai
pas d’ordre, je ne retrouve pas mes affaires.

On retrouve également l’argument de l’efficacité et de la compétence.

Christophe : elle va plus vite que moi en général pour faire les choses. Si
par exemple, moi, je repasse. J’ai fait, hein. Bon, il y avait une manne, je ne
vais pas laisser traîner la manne elle n’a pas l’habitude de laisser traîner
les choses. Ce n’est pas le style. Elle fait très bien les choses qu’elle doit
faire, c’est parfait, je ne suis pas idiot, hein. (Rires) Non, je vous assure, je
n’ai pas fait exprès, hein. C’était pas calculé de ma part.

Tout comme Geert, il n’attribue pas la répartition actuelle des tâches à


une volonté de sa part de ne pas y participer, mais à des circonstances
indépendantes de sa volonté. On retrouve cette idée au sujet de la cuisine.

Christophe : Ce n’est pas ça, c’est autre chose. Et je trouve encore autre
chose, notamment, j’ai envie d’investir une part de la cuisine, maintenant.
Mais quand les travaux seront faits dans la maison, passer plus de temps

123
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

dans les tâches ménagères pour soulager ma femme, parce que ça ne doit
pas continuer comme ça non plus. Ce n’est pas fait exprès, il y a une série
de circonstances qui ont fait que. Ce n’est pas de la mauvaise volonté de ma
part, mais ça va changer. Parce que j’ai envie, si un jour elle aime la
cuisine chinoise, c’est un bête exemple, j’ai envie de refaire ça.

Il souligne que certains hommes peuvent à dessein jouer sur le fait


qu’ils seraient moins efficaces que leur femme, mais ce n’est pas son cas,
non pas par désir personnel de ne pas user de cet argument, mais parce que
sa femme s’en rendrait compte tout de suite, et parce qu’il est, dit-il,
réellement moins efficace qu’elle.

Christophe : si on veut vraiment être honnête, à mon avis, il y a des


connecteurs, il y a des antennes, il y a une façon de percevoir subtile chez
l’homme, pour voir ce qui l’arrange bien quand ça l’arrange, certainement.
Et beaucoup d’hommes le font certainement au détriment de certaines
femmes. Ça je suis presque sûr que ça se passe comme ça! Moi pas parce
qu’elle le sait. Alors parfois j’ironise, mais il est vrai qu’elle est plus
efficace que moi et plus rapide. Alors pendant que je vais faire deux
chemises, elle va en faire dix, quoi. Alors ça l’énerve prodigieusement,
alors elle dit: «tire-toi de là, je vais le faire». Alors elle reprend son rôle et
elle me démet de celui que je ne veux pas lui ravir, mais avec lequel… on ne
va pas dire non plus que c’est de la sainteté, je ne vais pas dire que je veux
la soulager non plus, mais où les choses pourraient s’arranger, mais en
réalité, je suis beaucoup moins efficace. Et suivant le critère de référence,
l’efficacité sûrement, et la vitesse. Alors à notre époque, ça compte. Et bien,
elle me reprend le rôle et carrément, elle peut me reprendre le balai des
mains.

Pourtant Christophe laissera entendre plus loin que cela l’arrange


d’être moins compétent que sa compagne, et qu’il se peut que ce soit à
dessein qu’il ne s’améliore pas. Il s’agirait d’un processus inconscient,
mais dont il n’est pas sûr.

Christophe : Il faut dire que je suis particulièrement, soit maladroit, soit


incompétent, ou ça m’arrange de rester ignorant, pour qu’elle fasse ça. Ça
c’est déjà plus subtil. Mais on ne va pas aller plus loin, parce que ça c’est
dans l’hypothétique, je ne suis pas sûr de moi.

L’exemple des poubelles illustre ce processus : Christophe devrait s’en


occuper (Claudine le lui demande) mais il « oublie ». Il invoque comme
excuse son caractère distrait, hors du temps, mais ajoute plus loin que cela
l’arrange bien…

124
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Christophe : Je ne vis pas tellement dans le temps, et alors, il y a tel jour


pour mettre les poubelles et moi, j’oublie toujours. Et alors quand elle me le
dit, même une heure avant, j’oublie quand même, parce que tout ça
m’ennuie, c’est, c’est le poids de l’ennui. Ça m’arrange d’oublier. Alors
qu’est-ce qu’elle fait? Elle les vide, et elle les porte elle-même.

L’idée sous-jacente au discours de Geert et de Christophe est qu’un


père au foyer est censé participer davantage au ménage que ce qu’ils ne
font, eux. Cette idée fait notamment surface dans l’extrait suivant :

Christophe : il y a des hommes qui sont capables d’assumer les deux, qui
ont assez de confiance et assez de force, que sais-je encore? De caractère,
de motivations, de solidité pour offrir ça à leur femme. Moi, je le dis
honnêtement, je n’ai pas la capacité, je n’ironise pas hein, moi, j’aurais
bien aimé être comme ça! Un moment donné, j’ai cru que ça pouvait
marcher mais la réalité n’est pas comme ça pour moi, et je ne peux pas dire
que……j’ai renoncé à prétendre à ça. C’est un moment donné que j’ai cru
que je pouvais prétendre à ça, mais en réalité, je n’avais pas la force pour
le faire, voilà. Parce que ça demande de prendre sur le temps que moi
j’investis pour faire autre chose, et là le sacrifice est beaucoup trop grand,
alors voilà!
3.2.2. A propos de la participation au soin des enfants

Le tableau change du tout au tout lorsqu’on se centre sur les tâches


directement liées au soin des enfants comme les nourrir, les changer, leur
donner le bain, les habiller, préparer leurs affaires, les conduire à l’école,
assurer le suivi de leur travail scolaire, etc. Le soin des enfants est du
ressort principal de tous ces pères au foyer, à l’exception de Daniel, Samuel
et Claude (sauf lorsque son épouse est absente).

A l’époque où il était au foyer, Daniel s’occupait de toutes les tâches


domestiques sauf le soin de son fils (âgé alors de 7 ans). Celui-ci rentrait à
la maison tard le soir, en même temps que sa mère qu’il rejoignait à son
cabinet médical à la sortie de l’école (le cabinet et l’école se trouvant dans
une ville située à 30km du domicile conjugal). Daniel n’a pas obtenu de
son épouse qu’elle accepte de changer leur fils d’école pour que son père
puisse s’en occuper davantage.

Daniel: Non, j’avais proposé par exemple: « tu vas au cabinet, tu continues


toute seule » comme elle gagnait très bien sa vie à ce moment-là, « et moi,
je suis homme au foyer, et Adrien au lieu d’aller à S., va à M. Je le conduis
à l’école, je le ramène, bon. On trouve une solution plus… plus agréable

125
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

pour tout le monde ». Mais la contrainte du financier, « si il m’arrive


n’importe quoi, heu. Vous êtes dans la merde. »(…)
L.M: Donc, c’est ce qui a fait qu’il n’a pas changé d’école, et qu’il a
continué à …
Daniel : Voilà.

De leur côté, Samuel et Claude assument à parts égales le soin des


enfants avec leur compagne (sauf lorsque Sabine, la femme de Claude, est
absente). Une partie des tâches liées au soin des enfants est déléguée à une
tierce personne par Samuel et Eve, comme le bain. Le reste est assumé par
les deux parents, le plus souvent ensemble. Tous les autres pères dont la
compagne est absente en journée peuvent être répartis en deux groupes, en
fonction de la place que celle-ci occupe dans le soin aux enfants en soirée
et le week-end : soit en tant que relais qui prend en charge la majeure partie
du soin des enfants, soit en tant que co-responsable et co-exécutrice.

3.2.2.1. Père responsable de jour, relayé par la mère

Cinq pères au foyer décrivent leur situation comme suit : une fois le
soir venu, la mère prend le relais dans l’accomplissement du soin des
enfants.

Sa teneur varie en fonction de l’heure du retour maternel et de


l’organisation temporelle des tâches. Ainsi certains donnent le bain et
assurent le suivi des devoirs avant le retour de leur compagne. Celle-ci
prend alors le relais en s’occupant des enfants le soir via des jeux, la
cérémonie du coucher, etc., libérant ainsi le père afin qu’il puisse bénéficier
d’un temps de repos. C’est le cas chez Didier.

Didier : Je vais les rechercher et alors c’est goûter, c’est devoirs puis…
c’est le bain, se mettre en pyjama et puis préparer et le souper. Et puis,
quand ma femme rentre, parce que ça dépend quand elle rentre, ça dépend
un peu, ‘fin parfois 17h30-18h elle est là, elle s’en occupe un peu, elle
prend la relève parce que bon, c’est parfois dur dur. Et puis euh voilà quoi.

D’autres laissent à la mère le soin de donner le bain aux enfants par


exemple, moment qui prend une connotation particulière pour elle. Le fait
de passer le relais à l’épouse participe aussi de l’idée que celle-ci, ayant
moins l’occasion de voir ses enfants, a besoin d’un moment exclusif avec
eux.

126
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

Brice : Quand elle est là, elle s’occupe des enfants. (…) Mais non, c’est pas
chacun son tour, c’est euh, elle rentre qu’il est 18h30 souvent. Alors, moi,
ça fait déjà 2h et demie que je suis avec les enfants, on a fait les devoirs, on
a joué un peu, et puis si en plus moi je viens me mettre dans le temps qui
reste, parce que de 18h30 jusque 20h-20h30 il reste plus grand-chose de
temps. Il faut encore manger, donner le bain. Ben, elle aime bien de voir ses
enfants aussi. Elle part à 6h30 le matin, Aurélien, lui, souvent, il se lève
vers 7h10. Elise, elle se lève avant parce qu’elle aime bien se lever tôt, mais
donc elle voit sa mère le matin. Mais les deux autres, le petit et Aurélien, ils
ne voient jamais leur mère. Donc elle, ça lui fait plaisir de s’occuper de ses
enfants. Et je crois que ça lui fait plaisir que je lui foute la paix à ce
moment-là avec les enfants. Et moi ça m’arrange bien.

Le fait de passer le relais ne dispense pas de partager certaines tâches,


comme la cérémonie du coucher chez Brice et Karl. L’idée maîtresse étant
que le père peut se décharger sur la mère de la responsabilité du soin, et au-
delà, de la surveillance et du jeu avec les enfants.

3.2.2.2. Père responsable de jour, partenaire le soir

Cette idée de passer le relais à la mère à son retour n’est pas présente
chez les autres interviewés. Ceux-ci décrivent plutôt le soir et le week-end
comme des moments où le soin des enfants est partagé à égalité entre les
parents.

Laurent: Et alors le soir, euh, je leur donne le bain. Le contrat avec elle,
c’était euh, « tu rentres à 18h et tu donnes les bains, et moi, pendant ce
temps, enfin on répartit plus les tâches à 18h quand tu rentres ». Et il
s’avère que c’est vrai parfois elle rentre à 18h et elle le fait, mais je … c’est
pas pour autant que moi, je vais m’allonger en attendant que ça se passe. Je
veux dire, quand elle est là, c’est 50/50. Quand elle n’est pas là, ben,
j’assume jusqu’au coucher si elle n’est pas encore rentrée ou jusqu’au
repas.

Il y a bien des moments où la mère permet au père de souffler un peu,


mais sans que cela ne revête un caractère systématique : c’est plutôt un état
d’énervement et de fatigue ponctuel qui va entraîner un « passage de
flambeau » entre les parents – passage qui vaut dans les deux sens dans
l’extrait suivant.

Solange : Si il y en a un qui en a marre, qui se dit « pff les enfants »


comment ça, on en parle beaucoup. Donc je pense que c’est ça qui fait qu’il
n’y a pas de ras-le-bol qui s’installe et un malaise dans la maison, parce

127
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

qu’on parle beaucoup de tout ça. Et si je vois qu’il a plus besoin, ben, je le
laisse plus faire ses trucs de rallye ou il est aussi passionné de vieilles
voitures, je me dis je le laisse faire ça et je me concentre plus moi sur les
enfants donc.
Colin : Et moi l’inverse

128
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

3.3. Conclusion

L’objectif de ce chapitre n’était pas de mener une analyse


approfondie des dynamiques identitaires ayant présidé et participé à
l’engagement dans la paternité au foyer et de la participation effective aux
tâches domestiques et de soin des enfants. Il s’agissait plutôt de dresser un
portrait des processus ayant amené les pères que nous avons interrogés à
devenir pères au foyer, et de la manière dont ils décrivent leur participation
aux tâches domestiques et de soin des enfants, afin non pas de tester une
série d’hypothèses mais de répondre aux deux questions qui surgissent
régulièrement à propos de notre recherche – à savoir pourquoi ces hommes
sont devenus ce qu’ils sont, et quelle part ils prennent dans les tâches que
nous venons de mentionner. Répondre à ces deux questions nous semblait
être, de surcroît, une bonne manière de présenter les personnes ayant
participé à notre enquête et de familiariser le lecteur avec ceux qui se
trouveront au centre de la suite de ce travail. Dans cette conclusion, nous
procéderons donc, de manière très classique, à une brève synthèse des
résultats présentés tout au long du chapitre.

En ce qui concerne le processus d’entrée dans la situation de père au


foyer nous avons, dans un premier temps, mis au jour la multiplicité de
facteurs qui se combinent de manière variable dans chaque cas – certains
étant tantôt présents, tantôt absents, tantôt déterminants, tantôt auxiliaires.
Ces facteurs ont été regroupés en sept catégories.

La première comprend les éléments liés aux valeurs éducatives, aux


conceptions en matière de temps et de qualité de la vie. Attachement à
l’idée qu’il est important que les parents élèvent eux-mêmes leurs enfants ;
sentiment que la présence parentale est le gage du bon développement de
l’enfant, de la qualité de son éducation et de son bien-être, en particulier au
cours des premières années de sa vie ; dissonance entres les valeurs prônées
et l’investissement effectif dans la sphère familiale ; peur que les enfants
grandissent sans les avoir connus ; regard négatif sur les crèches et la
manière dont les enfants y sont éduqués et encadrés sont autant d’éléments
qui contribuent à l’envie de devenir père au foyer. Beaucoup mettent en
avant le désir de privilégier la qualité de vie et des relations entre les
membres de la famille, qualité de vie qui passe par la capacité à prendre le

129
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

temps. Il s’agit de lutter contre le stress engendré par le rythme de vie


effréné qui découle de la difficulté à articuler vie familiale et vie
professionnelle, que ce soit en termes d’horaires ou de charge mentale,
difficulté qui s’accroît lorsque les enfants sont malades. Au-delà des
valeurs éducatives, plusieurs pères font également référence à une série de
discours remettant en question les valeurs de la société de consommation,
la mise en exergue de la concurrence et de la compétitivité à tout prix,
l’importance accordée à l’argent et aux richesses matérielles, au profit de
valeurs alternatives privilégiant notamment les relations humaines, la
justice sociale, le respect de l’environnement, le non-conformisme et, dans
un cas, l’importance de répartir équitablement les tâches familiales entre
conjoints.

La deuxième catégorie nous renvoie du côté de la sphère


professionnelle. Nous avons pu distinguer deux groupes parmi nos
informateurs, le premier étant peu attaché, pour diverses raisons, au travail
professionnel et le second, au contraire, fortement investi dans un métier
mais qui ne permet pas de mettre en pratique les valeurs défendues,
notamment en raison de l’investissement temporel et mental qu’il requiert.
Le retrait du marché du travail est aussi parfois l’occasion de prendre le
temps de réfléchir sur soi et sur la vie que l’on souhaite mener, tout en
s’investissant dans le soin des enfants. Nous avons également relevé le rôle
joué par l’emploi des partenaires, et en particulier à la fois par leurs
conditions de travail jugées satisfaisantes et par leur implication forte à
l’égard de celui-ci. La prise en charge par l’homme du rôle de père au foyer
prend alors parfois le sens d’un soutien à la carrière de sa compagne, et
permet de compenser en partie le poids que cette carrière fait peser sur
l’articulation entre vie professionnelle et familiale.

La troisième catégorie de facteurs fait référence au calcul coûts-


bénéfices auquel se livrent les pères, seuls ou en couple, soit pour évaluer
ou justifier l’impact matériel et qualitatif de l’arrêt de travail, soit pour
décider qui des deux parents cessera de travailler pour se consacrer aux
enfants. Sont mis en balance des aspects à la fois matériels et qualitatifs et
relevant de la situation de chacun des partenaires sur le marché du travail et
vis-à-vis de leur emploi actuel. Les aspects matériels renvoient aux niveaux
de salaires respectifs, aux coûts liés à l’exercice d’une activité
professionnelle (impôts, coût des déplacements domicile-lieu de travail,
coûts engendrés par l’externalisation des tâches domestiques et/ou de la

130
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

garde des enfants, achat de plats préparés, etc.), aux éventuelles indemnités
de remplacement en cas de pause-carrière, crédit-temps, congé parental ou
chômage, et aux éventuelles réserves financières utilisables pour
compenser une perte de revenu. Les aspects qualitatifs renvoient aux
conditions de travail (horaire, perspectives professionnelles, ambiance de
travail, etc.) ainsi qu’à l’attachement au métier exercé, au temps consacré
aux déplacements domicile-lieu de travail, au stress engendré par
l’articulation entre vie professionnelle et familiale, et plus largement à la
qualité de vie actuelle et souhaitée. L’arrêt de travail, même lorsqu’il
entraîne une réduction du niveau de vie, apparaît alors souvent comme un
gain en termes de qualité de vie.

La partenaire joue un rôle de choix dans le processus de prise de


décision, que ce soit au sein même des différentes catégories dessinées ici,
ou plus spécifiquement dans la quatrième catégorie, qui renvoie aux
situations où elle joue un rôle moteur, en refusant par exemple d’assumer
un rôle de mère au foyer dans une famille où le père est, lui, fortement
attaché à ce qu’un parent soit présent à temps plein pour les enfants. C’est
bien ici le refus de la compagne qui motive la reconsidération, par le père,
de son investissement dans la sphère familiale.

Le fait d’être confronté à des problèmes organisationnels, notre


cinquième catégorie de facteurs, joue également, d’après les pères
interviewés, un rôle dans la prise de décision. Nous avons vu qu’il pouvait
s’agir, à côté de difficultés quotidiennes à articuler vie professionnelle et
vie familiale, de la naissance d’un enfant supplémentaire, de l’absence de
place dans les crèches ou de l’impossibilité à pouvoir compter sur un
réseau d’entraide en cas de maladie de l’enfant ou pendant les vacances
scolaires.

La sixième catégorie fait référence au rapport que les (futurs) pères au


foyer entretiennent avec leur propre passé, et en particulier avec le rôle que
leurs parents ont joué auprès d’eux. Ce rapport, lorsqu’il est évoqué,
intervient de deux manières dans le processus de passage au foyer. Comme
référence négative, quand les hommes de notre étude déclarent avoir été
motivés par l’envie de ne pas reproduire le comportement de leurs parents
– et en particulier de leur père - mais au contraire d’investir dans une autre
forme de paternité ; et comme référence positive, mais généralement par
rapport à la mère cette fois, dans les cas où les individus déclarent avoir été

131
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

motivés par l’envie d’offrir à leurs enfants ce que leur mère, au foyer, leur
a donné lorsqu’ils étaient jeunes.

Enfin, nous mentionnions dans la septième et dernière catégorie de


facteurs l’âge des parents, et en particulier celui du père qui, s’il n’est plus
tout jeune, peut ressentir d’autant plus l’envie de consacrer du temps à ses
enfants.

Le tableau que nous avons brossé à partir de notre propre travail


empirique appuie et confirme les résultats d’autres études menées dans
divers pays de l’OCDE au cours des trente dernières années sur les pères au
foyer et/ou sur les pères qui assument la responsabilité première du soin
des enfants en réduisant notamment leur temps de travail de manière
significative. Ces diverses études soulignent le caractère multiple et
complexe du processus d’entrée dans ce type de paternité, processus dans
lequel se combinent des facteurs liés à la sphère professionnelle, aux
valeurs, aux difficultés à articuler vie professionnelle et familiale, au regard
sur son propre passé et, en particulier, sur le rôle joué par ses propres
parents, et qui s’appuient également sur une mise en balance des avantages
et inconvénients tant matériels que qualitatifs de la réduction de
l’investissement dans la sphère professionnelle au profit de la sphère
familiale.

Deux auteurs situent les récits, tout comme nous l’avons fait dans
notre propre enquête, sur un continuum qui va de la description de l’arrêt
de travail comme la concrétisation d‘un désir ancien de s’occuper soi-
même des enfants et de faire passer la carrière professionnelle au second
plan, à la survenance d’un événement soudain qui bouscule les habitudes et
pousse à considérer d’un œil nouveau l’investissement dans la sphère
familiale. L’on retrouve entre ces deux extrêmes des récits qui témoignent
plutôt d’une évolution plus progressive des conceptions au fil des
naissances, à l’issue d’un long processus de discussion avec la conjointe,
lorsque l’arrivée d’un enfant se fait attendre…

Une fois qu’il devient clair pour chacun qu’il va désormais devenir
un parent au foyer en arrêtant totalement de travailler ou en cessant de
chercher un emploi vient la « période de transition » qui renvoie au
moment, qui peut durer de quelques semaines à plusieurs années dans
certains cas, où l’individu opère ce passage entre sa situation antérieure et

132
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

sa nouvelle situation de père au foyer. Nous avons vu que dans les


différents récits, cette transition est tantôt vécue comme un passage en
douceur, tantôt comme une période de difficulté et de remise en question
abrupte des habitudes et routines établies, qui nécessite un effort
d’apprentissage et de dépassement des appréhensions. Ces deux types de
vécus peuvent être rattachés à la position que les récits occupent sur le
continuum que nous avons dessiné plus haut et non, comme d’autres
auteurs l’affirment, au caractère choisi ou non de l’investissement au foyer.
134
De même, la participation préalable au soin des enfants et aux tâches
domestiques, même si elle peut contribuer à ce que la transition soit vécue
sereinement, ne préjuge en rien de ce vécu.

Dans le premier cas de figure, la transition entre activité


professionnelle (ou recherche d’emploi) et inscription dans le foyer est
mise en récit comme une période vécue de manière sereine, sur le mode de
la continuité, même si elle débouche sur la mise en place de nouvelles
pratiques. Elle n’occupe d’ailleurs pas une place particulière dans le récit.
On retrouve dans cette catégorie une majorité d’individus pour qui l’arrêt
de travail est la réalisation d’un désir ancien ou le résultat d’une évolution
progressive, et/ou qui s’investissaient déjà beaucoup dans le soin des
enfants et les tâches ménagères, mais sans qu’il n’y ait de lien automatique
entre ce dernier point et la manière dont la transition est vécue. Le fait que
la transition s’opère au moment des vacances, que la partenaire soit
présente au début de la transition et/ou réduise progressivement sa présence
au fil du temps, et que l’implication du père augmente avant qu’il ne se
trouve au foyer à plein temps sont autant d’éléments qui peuvent contribuer
à ce que la transition soit vécue comme quelque chose de progressif et de
« doux ».

Dans le second cas de figure, la transition marque un passage plus


difficile entre l’ancienne et la nouvelle situation. C’est le cas lorsque la
prise en charge des tâches domestiques et de soin des enfants est neuve,
mais, dans les cas où les pères participaient déjà de manière active au soin
des enfants et aux tâches domestiques, la difficulté peut résulter de la prise
en charge, seul, de l’ensemble de ces tâches, gestion qui requiert une
adaptation et le développement de nouvelles capacités. La difficulté ne se
limite pas toujours à l’apprentissage de nouvelles tâches : la transition peut

134
Lutwin D., Siperstein G., op. cit., p. 276.

133
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

être vécue comme une période de remise en question identitaire et de perte


de repère, en particulier lorsque l’arrêt de travail est plutôt le résultat d’une
décision soudaine.

Une fois l’installation dans la situation de père au foyer opérée,


l’individu et sa partenaire mettent en place un mode de répartition des
tâches domestiques et de soin des enfants. Nous nous sommes attachée,
dans un second temps, à dresser un rapide tableau des différents modes de
répartition tels qu’ils nous ont été décrits par les hommes de notre enquête.
Ces descriptions varient selon qu’elles se centrent sur les tâches
domestiques (nettoyage du lieu de vie, entretien du linge, préparation des
repas, courses, vaisselle, jardinage et bricolage) ou sur les tâches plus
directement liées au soin des enfants (les nourrir, les langer, les habiller,
leur donner le bain, les border, les conduire à l’école et assurer le suivi de
leur scolarité), et ce même si cette distinction peut sembler fragile.

En ce qui concerne la participation masculine aux tâches domestiques,


nous avons pu distinguer quatre groupes axés autour de l’exécution et de la
supervision de celles-ci. Les pères au foyer se décrivent tantôt comme
exécuteurs et superviseurs exclusifs des tâches domestiques, tantôt comme
exécuteurs agissant sous la supervision de leur compagne, tantôt comme
co-exécuteurs et co-responsables à parts plus ou moins égales avec leur
compagne, et, plus rarement, comme aidants ponctuels, sans
responsabilités.

Les exécuteurs et superviseurs exclusifs déclarent prendre à la fois en


charge la (quasi) totalité des tâches domestiques et de la gestion mentale de
leur organisation. Assumer le travail domestique fait, pour eux, partie
intégrante de leur rôle au foyer et assoit sa légitimité. Ce travail doit libérer
la compagne à son retour du travail et permet de dégager du temps le soir et
le week-end pour la vie de famille. Les exécuteurs sous supervision disent
effectuer une série de tâches domestiques, ou leur quasi entièreté, en
réponse aux injonctions de leur compagne qui conserve la gestion de leur
bonne exécution. C’est elle qui donne l’impulsion, qui dresse la liste des
tâches à effectuer. Ce mode de répartition est justifié de diverses manières :
il peut être attribué à un « besoin d’être dirigé » qui s’étend en dehors de la
sphère domestique, à la difficulté à rencontrer les exigences de la
compagne et plus largement à un « manque de compétence », notamment
en termes organisationnels. Ceux qui se présentent comme des co-

134
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

exécuteurs et co-responsables disent partager la prise en charge des tâches


domestiques avec leur partenaire, certaines tâches demeurant du ressort
exclusif ou principal de l’un des membres du couple, et d’autres étant
exécutées de manière indifférenciée. Enfin, deux pères au foyer n’apportent
qu’une aide ponctuelle à leur compagne qui demeure la principale
responsable de la gestion et de l’exécution de la majeure partie du travail
domestique. Pendant la journée, ils réparent les petits dégâts ménagers
provoqués par les enfants (ils nettoient la table, ramassent les miettes
tombées sur le sol). Tout le reste, lessive, repassage, nettoyage du lieu de
vie, repas du soir, etc. relève du ressort exclusif de leurs partenaires. Ces
deux hommes ont un point commun : tous deux se sont installés avec leur
compagne actuelle et ont eu des enfants avec elle alors qu’ils avaient passé
la cinquantaine. On notera qu’ils portent tous deux un regard critique sur
leur participation au travail domestique, l’idée sous-jacente étant qu’un
père au foyer est censé participer au ménage dans une plus large mesure
que ce qu’ils ne font, eux.

Le tableau change du tout au tout lorsqu’on se centre sur les tâches


directement liées au soin des enfants comme les nourrir, les changer, leur
donner le bain, les habiller, préparer leurs affaires, les conduire à l’école,
assurer le suivi de leur travail scolaire, etc. Le soin des enfants est du
ressort principal de tous les pères au foyer que nous avons rencontrés, à
trois exceptions près – dont deux renvoient à des situations où la partenaire
est présente au foyer. Tous les autres pères dont la compagne est absente en
journée peuvent être répartis en deux groupes, en fonction de la place que
celle-ci occupe dans le soin aux enfants en soirée et le week-end : soit en
tant que relais qui prend en charge la majeure partie du soin des enfants,
soit en tant que co-responsable et co-exécutrice. Dans le premier cas de
figure, il s’agit soit de prendre en charge l’entièreté du soin des enfants afin
de ménager un temps de repos au père, soit de s’investir dans des activités
ayant une connotation particulière pour la mère (comme le bain du soir),
celle-ci étant réputée avoir besoin d’un moment exclusif avec les enfants en
raison de sa présence moins grande à la maison. Dans le second cas de
figure, le soir et le week-end sont présentés comme des moments où le soin
des enfants est partagé à égalité entre les parents.

L’analyse des discours que ces pères au foyer tiennent sur leur
participation aux tâches domestiques lève un coin du voile sur une partie

135
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

des processus qui seront mis à jour dans la suite de cette thèse. Au travers
des différents groupes dessinés ici, on observe deux constantes.

Primo, la prise en charge du soin des enfants fait partie intégrante de la


paternité au foyer : elle en est l’un des principaux moteurs et c’est elle qui
assoit en grande partie la légitimité de l’arrêt de travail. Ces hommes
semblent avoir assimilé l’idée que la paternité peut passer aujourd’hui par
la prise en charge effective des tâches directement liées au soin des enfants,
tâches traditionnellement assumées par les femmes.135

Secundo, le discours justificatif de la répartition des tâches


domestiques porte avant tout sur celles qu’ils n’assument pas plutôt que sur
celles qu’ils assument. Ceci peut être mis en lien avec le climat de
suspicion qui règne autour des pères au foyer, censés « se la couler douce »
et « ne rien faire à la maison », en particulier dans le domaine des tâches
domestiques, qui apparaîtra au chapitre suivant. Plutôt que de présenter une
image de soi conforme aux normes de la division sexuelle du travail – et
qui voudrait qu’effectivement ils n’exécutent pas des tâches « féminines »,
en conformité avec leur genre, ils intègrent tous l’idée qu’un père au foyer
doit participer pleinement à toutes les tâches domestiques. La conformité
aux normes de la masculinité joue plutôt dans le domaine des tâches
« masculines ». L’écrasante majorité soit signale qu’elle assume largement
les travaux de rénovation et de bricolage à la maison, soit met en exergue
cette contribution dans ce qui peut être interprété comme une stratégie
visant à rappeler le maintien d’une dimension plus masculine dans les
pratiques. Comme Doucet le souligne dans ses travaux, ces activités
démontrent ou justifient la conformité de ces hommes aux normes de la
masculinité, et semble les soulager d’une partie de l’inconfort qu’ils
ressentent lorsqu’ils abandonnent un métier rémunéré. 136 Cet accent sert
aussi à se démarquer des détracteurs (réels ou potentiels) en leur retournant
la critique – et en se valorisant soi-même, par effet de retour : les pères au
foyer non seulement assument les tâches masculines, comme les autres
hommes, mais prennent en plus en charge d’autres tâches que ceux-ci
n’assument pas.

135
Ce point sera approfondi dans le dernier chapitre de cette thèse,
136
Doucet A., op. cit., p. 290.

136
Chapitre 3. Entrée dans la paternité au foyer et participation aux tâches

On voit donc poindre ici un avant-goût des analyses qui se situent au


cœur même de cette thèse, et qui feront l’objet des chapitres suivants.

137
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Chapitre 4 : Appréhension subjective de la


validation et de l’invalidation de la paternité au
foyer dans le contexte des interactions

Maintenant que nous avons fait plus ample connaissance avec les
pères au foyer qui ont participé à cette étude, il est temps d’entrer dans le
vif du sujet de cette thèse. Ce chapitre sera consacré à son premier volet qui
porte, pour mémoire, sur le fait que les interactions avec autrui sont le lieu
potentiel d’un rappel du caractère transgressif du rôle de père au foyer et
ont, de ce fait, une portée délégitimante.

Dans ce chapitre nous verrons la manière dont les autres, qu’ils soient
intimes ou non, réagissent à la situation de père au foyer au cours des
interactions de face à face, en nous référent à la manière dont les pères au
foyer appréhendent subjectivement le regard que les autres portent sur eux.

Après avoir parlé des partenaires/conjointes et des enfants, nous


sortirons du contexte domestique pour nous intéresser aux interactions qui
se nouent avec des membres de la famille, des amis, de simples
connaissances ou des personnes plus anonymes. Ces interactions seront
présentées en fonction du degré de validation/invalidation qu’elles
recouvrent aux yeux des pères au foyer. Nous distinguerons ainsi réactions
positives, subtils rappels du caractère incongru de la paternité au foyer et
réactions invalidantes. Ces dernières nous révéleront les normes que la
confrontation d’autrui à des pères au foyer fait surgir, le rôle particulier que
peuvent jouer les espaces publics dans le rappel de la transgression, et la
manière particulière dont ces pères sont affectés par l’absence de
reconnaissance institutionnelle de la parentalité au foyer.

139
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

4.1. Validation et invalidation dans le contexte


domestique
4.1.1. La partenaire : un soutien teinté de manque de
reconnaissance

Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, les partenaires ont


joué un rôle important dans le processus qui a amené les hommes que nous
avons rencontrés à devenir pères au foyer. Mis à part un cas, celui de
Daniel, elles ont toutes soutenu, voire encouragé pour certaines, le
« choix » de leur partenaire. Au jour le jour, elles continuent à jouer un rôle
important dans la construction/validation de l’image que ces pères ont
d’eux-mêmes. Le soutien apporté consiste à être à l’écoute des difficultés
du partenaire, à se montrer solidaire, à reconnaître le travail accompli à la
maison et à l’encourager. De nombreux récits mettent cependant plus
l’accent sur une série de réactions qui suscitent, volontairement ou non, un
certain sentiment de manque de valorisation dans le chef de leur
compagnon.

Il est difficile d’avancer une explication pour cette place plus grande
accordée dans l’entretien à ce que ces hommes ressentent comme un
manque de soutien. Une première tentative d’explication pourrait être de
l’attribuer au contexte de l’entretien : peut-être avons-nous insisté sans le
vouloir davantage sur cet aspect, ou ces pères qui témoignaient pour la
première fois d’une situation hors-normes ont-ils ressenti le besoin de nous
confier avant tout leurs soucis. La durée relativement longue des entretiens
devait toutefois permettre aux personnes interrogées de rapporter ce
qu’elles tenaient absolument à dire puis de prendre le temps d’aller au-delà,
et d’instaurer un climat de confiance à même de faire sauter les barrières
qui peuvent s’opposer au récit d’éléments jugés très personnels. Nous
verrons plus loin que la mise en avant des aspects positifs de la situation de
père au foyer occupe une place de choix dans la gestion du manque de
légitimité. Il se peut par ailleurs que ces hommes, déjà confrontés comme
nous le verrons plus loin, à un manque de reconnaissance en dehors du
foyer, soient particulièrement sensibles aux réactions de leur conjointe qui
lui font écho. Ajoutons enfin que dans les cas où le soutien de la partenaire
allait de soi, les pères ont accordé moins de place à celle-ci dans leur récit.

140
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Les réactions qui ont une force dévalorisante sont de plusieurs sortes.
Les premières renvoient plutôt à un manque : manque de reconnaissance du
travail effectué à la maison et de la réalité souvent difficile de la vie au
foyer.137

L.M : Est-ce qu’elle se rend compte de tout le travail que vous faites?
Joseph : Oui, je crois que oui. Pas tout le travail. Parce que mine de rien je
dirais que quand une pièce est propre vous vous en rendez pas compte pour
finir. Vous vous en rendez compte quand la pièce est, a un centimètre de
poussière partout et que tout d’un coup elle est propre. Bon ben à ce
moment-là vous vous en rendez compte. Mais quand c’est nettoyé je dirais
tous les deux-trois jours vous vous en rendez pas compte. Donc elle s’en
rend compte quand il y a quelque chose de spécial qui a été fait.

Yvan : L'autre jour ben oui elle travaillait à la maison, celle-ci dormait et je
devais aller chercher Sacha à l'école (…) mais bon après Juliette m'a dit
« mais qu'est-ce que tu as fait en chemin ? Ca fait 50 minutes que t'es
parti ». Je dis mais attends c'est ça qu'il faut quoi. C'est 50 minutes qu'il
faut pour aller à l'école, prendre l'enfant, revenir à la maison. C'est 50
minutes deux fois par jour que je passe dans la voiture. Pour les courses
c'est la même chose quoi. C'est 1h15 pour aller faire les courses quoi.
(…)C'est pas comme si on se, le matin euh quand on se lève du lit le
déjeuner est prêt et puis après hop c'est les vacances quoi non c'est euh tout
ce qu'il y a à faire il faut le faire (…) Mais on ne se rend pas compte que ça
prend du temps, que ça sort pas comme ça euh. Que le linge est pas
ramassé tout seul et remis dans l'armoire comme ça par magie quoi.

Ce manque de (re)connaissance du travail effectué à la maison peut


aller de pair avec le sentiment que l’autre (l’homme, en l’occurrence),
n’ayant « rien fait » de la journée ne peut être fatigué, le soir venu, alors
que le fait d’exercer une activité professionnelle donne plus légitimement
droit au repos.

137
Ce manque de reconnaissance par la compagne du travail effectué à la maison ressort également des
travaux de Russell et de Harper. Ainsi, les hommes interrogés par le premier font état de remarques
émanant de leurs épouses au sujet de leur emploi du temps, tout comme d’un manque de compréhension à
l’égard de leurs propres problèmes. (Russell G., op. cit., 1983, p.137-138.) Comme Harper le fait
remarquer : « le conjoint au foyer est comme un travailleur en coulisses, on ne le remarque que lorsque
les lumières ne fonctionnent pas ». “The housespouse is like the backstage hand, who is only noticed
when the lights do not work” in Harper J., op. cit., p. 58. Le fait de parler de « conjoint » au foyer, en
renvoyant aussi bien aux hommes qu’aux femmes, souligne le fait que son invisibilité concerne tous les
individus qui l’accomplissent, indépendamment de leur genre. Nous reviendrons sur ce point
ultérieurement.

141
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Yvan : (…) oui par exemple le mercredi Juliette travaille euh travaille ici à
la maison. Moi j'ai eu Magda le matin, après-midi Sacha et Magda. Aà 18h
j'arrête, je vais au cours, 3 heures de cours d'informatique ‘fin pas
informatique hein, photographie numérique donc c'est 3 heures devant les
ordinateurs. Je rentre à 21h bon je suis pas en super forme quoi. Et alors
euh elle dit « oui mais moi j'ai travaillé toute la journée ». Et là c'est foutu
quoi (rire).

Joseph : Elle n’a pas, parce qu’elle ne se rendait pas compte de ce que je
faisais. Et donc fatalement c’est toujours la même chose hein. Vous avez
toujours l’impression que l’autre ben il se prélasse pendant toute la journée
pendant que moi je travaille et puis quand je rentre ben oui ben c’est facile
hein.

La dépendance financière des pères au foyer vis-à-vis de leur


compagne peut déjà, en soi, être source d’un sentiment de dévalorisation et
de manque de légitimité, l’activité au foyer n’étant pas rémunérée et donc
reconnue publiquement. Cette dépendance peut, surtout dans les moments
de tensions, être rappelée par les compagnes, ce qui a pour effet de
renforcer la gêne éprouvée par les pères. Au travers de l’argent, les
reproches peuvent porter sur le fait que l’un travaille – activité fatigante –
et l’autre pas.

Yvan : Mais ça c'est un peu ennuyant. Pour ça c'est vrai que l'argent c'est
un pas évident parce que bon. Et même si soi-disant c'est notre argent à
nous deux ben c'est vrai que parfois quand on se dispute (rire) on va dire
que, c'est déjà arrivé qu'on dise « oui mais j'ai acheté ». Je dis « mais
attends ». ‘fin c'est, c'est pas toujours si clair que ça. Normalement c'est, je
crois que je vais dire euh de ce qui est conscient en tout cas c'est qu'elle
pense que c'est notre argent à nous mais c'est vrai que parfois il peut y
avoir des reproches comme quoi ben sur ce que je dépense ou des choses
comme ça quoi (rire). Mais bon.

Philippe : c’est vrai que j’ai tenu compte qu’elle avait l’air d’en avoir
marre que je ne travaille pas et que petit à petit, elle avait l’air de dire que
c’est elle qui ramenait l’argent dans le ménage alors que enfin, pour moi ça
me paraissait un peu absurde parce que dans le long terme, enfin, ça n’a
pas … (…) mais je crois que quelque part derrière ce langage-là, il y avait
le fait qu’elle en avait marre aussi de me voir ne pas travailler alors qu’elle
se cassait le dos quoi.

142
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

L’inscription dans la durée peut également poser problème, le soutien


de la partenaire s’effilochant au fil du temps, surtout, comme dans le cas de
Philippe, si le travail professionnel occupe une place importante dans les
conceptions de celle-ci.

Philippe : ma femme, elle… elle c’est pas au clair, ça. C’était pas euh,
arrêter de travailler 1 mois, 2 mois ça va mais se dire que on se vit bien
sans travailler, ça, ça ne va pas. Quelque part, ça n’allait pas à ma femme
non plus

Dans le cas de Daniel, l’opposition de son épouse a été immédiate et


s’est poursuivie pendant toute la durée de son arrêt de travail. Notons que
c’est le seul cas dans lequel l’argument mobilisé renvoie aux normes en
matière de genre.

Daniel : Pour elle apparemment ça n’allait pas. Il fallait qu’il y ait un papa
qui soit là, qui travaille pour montrer au fils, qui… hein, un homme ça
travaille.

Ce sont principalement Philippe, Joseph et Yvan qui font état de


réactions délégitimantes dans le chef de leur compagne. Les deux premiers
mettent en place dans leur récit une série de mécanismes leur permettant de
gérer ces réactions négatives et leur impact à la fois sur leur conception
d’eux-mêmes et sur le regard qu’ils portent sur leur compagne. Notons que
tous les pères de notre étude mettent en place des mécanismes similaires de
« défense », mais ce n’est que dans les cas repris ici que ces mécanismes
sont directement liés à la gestion des signaux négatifs que leur envoie leur
conjointe.138

Commençons par Joseph. Le système de défense qu’il met en place


repose sur plusieurs procédés. Il cherche des excuses à son épouse en
attribuant son manque de reconnaissance du travail effectué à la maison au
caractère intrinsèque du travail domestique – qui, devenant invisible pour
peu qu’il soit effectué régulièrement, se naturalise.

Joseph : C’est quelque chose qui est presque… presque naturel je dirais
que, que ce soit fait. On considère vraiment comme quelque chose de
naturel. On se rend pas compte de ce que ça représente parfois.

138
Les modes de gestion des réactions délégitimantes feront l’objet du prochain chapitre.

143
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Il fait également le parallèle avec ses propres réactions face au travail


effectué par sa mère à la maison, lorsqu’il était enfant.

Joseph : Et c’est vrai que je dirais en tant qu’enfant quand on rentre et que,
que sa mère est là disponible et tout on a l’impression qu’elle n’a rien fait
de la journée.

De même, lorsqu’il se plaint que son épouse ne soit pas aussi


disponible pour lui que lui ne l’est pour elle, il attribue ce différentiel de
disponibilité à l’activité professionnelle de son épouse et à la fatigue
qu’elle engendre, et minimise sa portée en déclarant qu’il a moins à
raconter qu’elle et que ce qu’il pourrait raconter n’est, somme toute, pas
intéressant. Ce faisant, il externalise et endosse à la fois la cause de ce
manque de disponibilité.

Joseph : J’ai moins à raconter. Mais c’est vrai qu’elle aime bien de savoir
ce que j’ai fait. C’est vrai que le soir souvent elle me demande que je lui
raconte. Bon je ne raconte jamais grand-chose, je ne suis pas, c’est dans
ma nature. Je ne lui raconte jamais grand-chose mais c’est vrai que si j’ai
quelque chose d’un peu spécial ou quoi ou qu’est-ce oui je lui raconte.
Mais… oui bien sûr qu’elle est à mon écoute, ça c’est certain. Et je crois
que c’est son devoir d’épouse également donc euh on a toujours été à
l’écoute l’un de l’autre mais la disponibilité n’est pas toujours la même.
(…) c’est vrai que je vais pas commencer à lui raconter non plus que j’ai
nettoyé telle pièce ou que j’ai repassé ceci, bon ça c’est, c’est vraiment pas
ça qu’elle attend non plus.

Cette externalisation se retrouve aussi dans un discours qui consiste à


reporter les critiques sur une autre cible. Ainsi, plutôt que de faire des
reproches à son épouse il s’attaque aux hommes qui travaillent et qui ne
reconnaissent pas le travail effectué par leur conjointe au domicile.

Joseph : Mais… moi je, je suggère à tous les maris, surtout ceux qui ont des
enfants, avec une femme au foyer, qu’ils échangent leur boulot pendant
minimum un mois et qu’ils voient ce que c’est. Je crois qu’ils changeront
d’optique sur la manière de voir le boulot que leur femme fait. Ca vaut la
peine. Voilà.

Le dernier procédé, si l’on peut l’appeler ainsi, consiste à puiser dans


les valeurs chrétiennes que lui ont transmises ses parents les arguments et à

144
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

donner une vision des relations humaines lui permettant d’accepter ce


manque de reconnaissance, au nom l’abnégation.

Joseph : justement de nouveau au niveau éducation c’est quelque chose que


l’on nous a toujours appris. C’est que le, je dirais que le don que l’on fait
aux autres doit toujours passer inaperçu. Ca ne doit jamais être quelque
chose d’ostensible. C’est, je crois que, je sais pas si vous connaissez la
Bible mais bon euh c’est l’histoire de celui qui, du Pharisien qui donne son
obole devant tout le monde, ou bien celui qui est derrière la colonne et qui,
et qui essaye de ne pas voir ce que la main gauche, la main droite ignore ce
que la main gauche donne. Ben voilà c’est ça quoi. Donc euh on a toujours
été éduqués de cette manière-là à ne jamais attendre, à ne jamais ce qu’on
doive attendre un merci de quelqu’un pour un travail rendu, pour un travail
fait, pour un don.

Le système de défense de Philippe se situe en quelque sorte à l’opposé


de celui de Joseph, en ce sens que là où le second décharge son épouse en
endossant une part de la responsabilité des réactions de celle-ci, le premier
a plutôt tendance au contraire à s’affirmer et à se distancier. Cette
affirmation de soi et cette prise de distance par rapport aux réactions de son
épouse est très visible dans les arguments qu’il développe face à
l’incapacité de celle-ci d’accepter à long terme l’idée que son époux ne
travaille pas, notamment pour des raisons financières.

Philippe : et euh, chose que je n’ai pas, elle, elle travaillerait encore bien
en se justifiant qu’il y a les angoisses par rapport à l’argent. Alors que moi,
je trouve que franchement c’est pas pour ça que je vais travailler. Donc,
j’ai pas d’angoisse par rapport au fait que je ne travaille pas. D’autant que
quand je travaille, je ne gagne pas des salaires mirobolants donc euh.
Quand je suis à la maison je fais aussi des choses que sinon j’aurais dû
payer quelqu’un pour le faire. Donc, l’un dans l’autre, financièrement, je
trouve que je gagne ma vie. Parce que c’est vrai que j’arrête de travailler,
mais dans les faits, psychologiquement, j’ai quand même toujours a
tendance à garder l’impression que je gagne ma vie quelque part. Donc
c’est vrai, je vais rester un an sans travailler mais en un an j’aurai quand
même monté la cuisine, que le cuisiniste m’aurait demandé une certaine
somme pour la monter euh, je vais faire certains travaux que j’estime un
peu rentables entre guillemets et justifiés à moi-même quelque part. Je fais
pas des calculs savants hein mais j’apporte quand même un petit revenu au
ménage.

Cette affirmation de soi – qui consiste notamment à mettre en avant sa


propre contribution au ménage – ne l’empêche pas de chercher lui aussi des
excuses à son épouse en attribuant notamment son attachement au travail à

145
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

une expérience négative du chômage, et en présentant cet attachement


comme une chose irrésistible. Il continue par ailleurs à se distancier de
cette position.

Philippe : ma femme a besoin aussi d’aller travailler. Elle, les périodes où


elle a été au chômage, je crois qu’elle les a très mal vécues. Or moi, je ne
les ai jamais vraiment très mal vécues. J’ai eu parfois des périodes un peu
plus difficiles dans les périodes où j’étais… (…) Mais ma femme elle, le
rapport au travail, je crois qu’elle se vit beaucoup, elle veut travailler quoi.
J’ai envie de dire ça fait partie de son identité, c’est plus fort qu’elle, c’est
beaucoup plus important que pour moi.

A côté de ce que nous avons nommé « systèmes de défense », on peut


trouver, dans de nombreux récits cette fois, une autre manière
d’éventuellement limiter l’impact négatif d’un manque de reconnaissance,
mais surtout de valoriser la position de père au foyer dans la relation avec
la compagne. La (non) reconnaissance ne vient pas seulement des réactions
de la compagne vis-à-vis des pratiques de ces pères au foyer, mais
également de la possibilité que celle-ci leur fournit involontairement de se
valoriser en mettant en avant le rôle positif qu’ils jouent en retour pour elle.
Ainsi, si certains se plaignent du manque de disponibilité de leur compagne
en termes d’écoute notamment (en raison, par exemple, de la fatigue
consécutive à la journée de travail professionnel), plusieurs soulignent les
effets positifs qu’ils ont sur son engagement dans la sphère professionnelle
et plus largement sur son bien-être.

Dans leurs récits, la description du soutien qu’ils apportent à la


carrière de leur compagne les rapproche tantôt de la figure du Pygmalion,
tantôt de celle du Gentleman, qui ont été décrites dans les travaux de Singly
sur la socialisation conjugale de l’identité professionnelle.139 Ces deux
figures idéal-typiques renvoient aux situations dans lesquelles un homme
s’engage dans la construction identitaire de sa conjointe en l’encourageant
à s’investir professionnellement. Les deux figures se distinguent par
l’objectif poursuivi et la manière dont il est atteint. Là où le Pygmalion,
cherchant à obtenir une reconnaissance personnelle « par procuration » en
compensation d’un manque qu’il ressent lui-même, sert de révélateur de
talents cachés et par là pousse sa compagne à s’investir
professionnellement, le Gentleman s’adapte davantage à la situation,
139
Singly F. (de), op. cit., pp. 63-103.

146
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

prenant ce dont il a besoin dans son entourage pour accroître son propre
capital et accompagnant et validant dans la sphère familiale ce que sa
femme est à l’extérieur. Ces figures constituent des cas typiques et ne se
retrouvent pas telles quelles dans notre étude, mais on décèle des traces de
ce travail tantôt d’encouragement à s’engager dans une activité
professionnelle, tantôt de soutien à un engagement déjà important et qui
servent, un peu à la manière du Pygmalion, à valider et valoriser son propre
engagement au foyer. Ainsi c’est grâce aux encouragements de Claude que
son épouse a osé se lancer dans le tourisme.

Claude : Et j’ai encouragé ma femme à voyager, ce qu’elle souhaitait


depuis pas mal de temps. Donc y a des longues périodes où elle part en
Egypte ou dans le désert. Elle va partir en Inde là.

Grâce au soutien de Hervé, et à la place qu’il a permis à sa femme


d’occuper dans le ménage en acceptant de devenir père au foyer, son
épouse a acquis, dit-il, la confiance qui lui manquait.

Hervé : Mais elle n’a jamais été sûre d’elle comme ça. (…) Elle n’était pas
très sûre d’elle et ça l’a valorisée je crois justement de pouvoir travailler à
l’extérieur et d’avoir quelqu’un qui comme ça, qui fait plutôt le rôle de la
femme à la maison. Ca l’a valorisée parce que tout tombait sur elle pour le
salaire et tout ça. C’est elle qui travaillait et tout ça.

Yvan et Claude ont placé leur compagne dans une situation qui facilite
son engagement dans le travail professionnel en la déchargeant du travail
ménager. Cet argument sert plutôt à Yvan de défense face au manque de
reconnaissance qu’il ressent dans le chef de sa compagne.

Yvan : Ben c'est difficile à dire. Ben je crois que elle, ben elle pense que
c'est bien mais euh mais il y a quand même euh, ben, de toute façon, ça elle
comprend pas toujours c'est que ça lui permet de travailler. (…) Surtout que
parfois c'est vrai qu'on peut prendre aussi des habitudes de vie. Et si on
gagne bien et on mène une vie confortable après ben on se dit que même si
on n'a pas travaillé, que si on a donné les, enfin ceux qui restent à la
maison donnent un petit peu aussi la possibilité de mener un travail qui
donne une vie confortable. ‘Fin moi en tout cas je pense que c'est comme
ça. Parce que euh pour pouvoir s'investir dans son travail il faut avoir le
temps et être dégagé de certains impératifs. Et je sais pas, quand on peut
rentrer le soir sans avoir à penser à faire les courses, sans avoir à penser à
faire ça, ben on peut rentrer plus tard le soir euh, euh on peut répondre,
oui, je sais pas, différemment aux exigences du travail. Ce qu'on peut pas
faire si on est seul. Parce que c'est ça aussi que les mères - pas seulement

147
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

les mères mais - c'est vrai qui sont seules avec leurs enfants, on sait quand
même moins s'engager dans son travail, c'est sûr, parce que quand il faut
encore assurer en plus du boulot toute la, toute l'intendance ben on accepte
quoi, des mi-temps ou des quart-temps qui n'ont pas déjà des revenus très
élevés. Et puis après on, on fait pas avancer quelqu'un qui est en mi-temps
hein. On fait avancer quelqu'un qui a un temps plein et qui est prêt à faire
des heures supplémentaires en plus.

Claude : Et…là elle s’est remise à la peinture. Parce que c’était un des ses
hobbies, c’était de faire de la peinture sur soie, enfin de l’aquarelle sur
soie. (En montrant un tableau) Ben ça c’est elle qui l’a fait. (…) Ca a été
même une activité professionnelle pour elle pendant plusieurs années,
jusqu’à ce que les enfants commencent à demander trop de temps, et donc
elle avait abandonné tout ça. Et elle a repris cette année. Grâce au fait que
j’avais arrêté moi et que je pouvais m’occuper un peu des choses du
ménage.
4.1.2. Les enfants

Il est apparu dans les entretiens que la plupart de ces hommes puisent
dans leur relation avec leur(s) enfant(s) une source de valorisation et de
reconnaissance de leur position de père au foyer. Ils insistent sur la qualité
de la relation qui les unit, et rapportent une série de petites anecdotes qui
sont autant de témoignages de reconnaissance.

Colin: Et puis j’ai Kevin qui le dimanche met sa salopette et dit « papa je
vais avec toi chipoter sur les vieilles voitures ». Parce que j’aime bien les
vieilles voitures donc euh il chipote avec moi. Il fait rien m’enfin il chipote.
Et Raphaël commence. « Papa je vais travailler avec toi hein » qu’il
m’dit.(…) Et ma fille «papa», que je vois certains, je sais pas ils n’ont pas
les mêmes rapports avec leurs enfants que moi j’ai. J’ai un peu des rapports
qu’une maman je vais dire. Ils sont, ils ont pas peur de moi. Dans le sens,
c’est vrai. Quand il a quelque chose à me dire il me le dit

Joseph : Hier une de mes deux filles m’a chanté une chanson. Elle m’a
demandé si, elle voulait me chanter une chanson qu’elle avait apprise à
l’école. Alors je lui dis « oui », et alors elle l’a chantée. C’était une chanson
sur le mois de mai, je sais plus très bien, mais dans la dernière phrase, la
dernière phrase disait quelque chose comme «et les enfants sont allés dans
les prés cueillir des bouquets». Et en chantant elle me dit «cueillir un
bouquet pour offrir à leur papa». Et puis j’ai dit «mais t’es sûre que c’est
bien ça que vous avez chanté à l’école»? Et alors elle m’a dit «ah non à
l’école c’est pour les mamans». Donc voilà. Elle avait fait la transformation
et donc pour elle si vous voulez les fleurs venaient pour moi parce que

148
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

j’étais plus proche d’elle et que c’était plus moi qui m’occupais d’eux. Donc
les fleurs me revenaient plus qu’à leur mère.

Armand : C’est vrai que ça crée des liens très, très forts (…) c’est vrai que
c’est Pierre surtout, qui m’appelait «mapa». Il n’a jamais dit papa, il n’a
jamais dit maman, et il a dit mapa.(…)
Jacqueline: Je pense que bon ben lui c’était toujours « papa » et il est
toujours collé à son père hein malgré tout ça reste quand même.

Grégoire : Je sais que les filles sont quand même assez attachées à moi.
C'est-à-dire que bon la petite, il lui faut toujours ses 15 bisous avant de
partir, ses trois gâtés et resauter dans les bras.

Claude : Et puis maintenant je dirais que les relations sont assez cool,
d’ailleurs elles apprécient même plus la situation lorsque ma femme est
partie et que je suis seul à la maison parce que tout tourne. (…) Et donc
maintenant c’est assez, c’est très, très bien. Et elles rigolent de ma situation
de ne pas travailler parce que quand elles doivent remplir des papiers pour
l’école « profession du père: rien » (…) bon ça les fait marrer quoi. Mais ça
se passe bien.

Les filles de Claude n’ont pourtant pas accepté tout de suite la


nouvelle situation de leur père, et en particulier le nouveau rôle qu’il s’est
mis à jouer auprès d’elles comme il nous l’explique dans l’extrait suivant.

Claude: Bien donc dans un premier temps ce qui a été très intéressant c’est
qu’elles ont chacune à leur tour fait une crise. Donc bien quoi, avec des
confrontations mais très, très fortes.
L.M: Une fois que vous avez arrêté?
Claude: Oui oui. Je dirais que quand je n’étais… avant que je n’arrête, ce
qui se passait (…) c’est que comme je me sentais tellement coupable de ne
pas être là, quand j’étais là, j’étais un peu une espèce de papa gâteau qui
accepte tout et qui pardonne tout et qui laisse tout passer. Parce que je les
voyais tellement peu que c’est pas à ce moment là que j’allais commencer à
jouer au gendarme. (…) Bon maintenant que j’étais tout le temps à la
maison, je me suis retrouvé dans un rôle différent puisque j’étais plus dans
cette culpabilité. Et là j’ai commencé à faire respecter les règles qui étaient
celles que ma femme avait mises en place depuis des années. Mais là
évidemment ça a clashé. Dans un premier temps elles se sont révoltées l’une
après l’autre

Mais ce sont elles aussi qui l’ont poussé à tenir ses engagements.

149
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Claude : Et il a fallu ici que j’explicite, puisque dans les réunions de famille
comme on se dit pas mal de choses, j’avais dit aux filles « Voilà. J’arrête de
travailler dans l’objectif de m’occuper de vous ». Vous pensez bien que très
vite elles me l’ont rappelé quand j’étais à la maison, hein. Et que à 16h je
faisais autre chose, ne serait-ce que lire ou jouer du piano… ou aller me
balader, ou aller chez des amis puisque bon comme j’avais du temps… Et
parfois j’étais pas là quand elles rentraient à 16h, elles me le reprochaient
en disant «attends papa, c’est quoi ce truc-là? Tu nous as vendu un truc
maintenant et tu ne respectes pas le contrat?».

D’autres réactions viennent cependant rappeler au contraire que la


situation de père au foyer enfreint les normes en matière de division
sexuelle du travail, comme Philippe nous le rapporte dans l’extrait suivant :

Philippe: Mais donc avec mes enfants, à un moment donné je pense qu’elles
étaient aussi demandeuses que je retravaille. Je pense que pour des enfants,
avoir un papa qui ne travaille pas, je pense que socialement à l’école, ça a
quand même encore … C’est quand même un petit poids. C’est un pas
grand poids hein au point de devenir un problème mais… Je pense qu’elles
étaient contentes que je retravaille.
L.M: A l’école elles disaient quoi?
Philippe : Je pense qu’elles papotent avec leur copines et elles disent que
papa ne travaille pas, il est au chômage. J’imagine qu’à un moment donné,
ça doit faire un peu court, je sais pas, dans l’image du père qu’elles peuvent
avoir.

Colin regrette, lui, le fait que ses enfants ne réalisent pas encore ce
qu’il fait pour eux. Par certaines de leurs réactions, ses enfants lui donnent
le sentiment qu’il tient le « mauvais rôle ».

Colin: Le problème c’est ce qui me chiffonne un peu pour le moment, c’est


que les enfants s’en rendent pas compte. Dans le sens… ‘Fin ils s’en
rendront peut-être compte quand ils seront plus grands. Mais là tout de
suite c’est tout à fait, allez comment je vais dire? Ils ne s’en rendent pas
compte.
L.M : Ils ne se rendent pas compte de quoi?
Colin: Mais que je suis là pour eux. Quand je vois parce que je suis un peu
plus sévère que ma femme, donc c’est moi qui les dispute, qui les punis en
général. Parce que leur maman ils n’écoutent pas fort je dois dire. Mais ils
ne se rendent pas compte que je suis là pour eux quoi. « Tu ne m’aimes pas,
tu me disputes toujours…hein? » Ben ça, ça me fait drôle. Mais peut-être
plus tard hein ils s’en rendront compte. (…) Ils sont très câlins avec leur

150
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

maman mais pas avec leur papa. Et c’est peut-être parce que je suis là tout
le temps.

Pour terminer nous rapporterons une discussion que nous avons eue
avec Yvan et son fils de 5 ans, Sacha. Nous avions demandé à Yvan s’il
savait comment son fils décrivait à l’école l’activité de son père. Yvan nous
a invité à poser la question directement à Sacha. Voici sa réponse :

L.M : Quand on te demande qu'est-ce qu'il fait ton papa qu'est-ce que tu
réponds ?
Sacha : Je sais pas.
Yvan : Si tu sais ce que je fais.
Sacha : Je sais pas comment on dit.
Yvan : Dis-le avec d'autres mots alors. Choisis des mots que tu sais. Hein ?
Sacha : J'ai oublié les mots.
Yvan : Dis-le en Suédois alors.
Sacha : Pourquoi ?
Yvan : Mais non je ne sais pas (rire).
Sacha : J'ai oublié les mots. Je sais pas en Français et non les mots en
Suédois j'ai oublié. Je sais pas.
L.M : Et ta maman elle fait quoi ?
Sacha : Elle travaille.
L.M : (…)Et papa il travaille aussi ?
Sacha : Non.
L.M : Il fait quoi alors ?
Sacha : Je sais pas.

Notons que cette réaction est à prendre avec circonspection : il se peut


que Sacha ait été intimidé par la question (même s’il n’a montré aucun
signe de timidité au cours de l’entretien) ou que cette difficulté à mettre des
mots sur l’activité de son père soit attribuable à son jeune âge, ou au sens
que le mot « faire » prend pour lui, et qui renvoie au processus
d’appropriation du vocabulaire opéré par les jeunes enfants. Notons
également que Yvan entretient un rapport assez distant avec la
dénomination de « père au foyer », comme nous le verrons au chapitre
suivant.

151
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

4.2. Validation et invalidation de l’investissement au


foyer dans le contexte extra-domestique

D’après Smith, le contexte extra-domestique est la plus grande source


de défis pour la légitimité des pères au foyer.140 Ce constat se trouve
confirmé dans notre propre enquête : en dehors du contexte domestique, les
pères au foyer que nous avons rencontrés ont le sentiment d’être confrontés
à trois grands ensembles de réactions : celles qui ont une portée soutenante
et validante, celles qui se déclinent plutôt sous la forme de subtils rappels
du caractère hors-norme de leur situation (ou qui sont subjectivement
interprétées comme telles), et celles, plus nombreuses, qui invalident une
telle situation et constituent autant de rappels à l’ordre de son caractère
hors-normes et illégitime.

4.2.1. Quand les relations de face à face sont sources de


soutien et de validation
4.2.1.1. Réactions positives

Les hommes de notre enquête rapportent toute une série de réactions


positives de la part de personnes qui leur sont plus ou moins proches et qui
valorisent et soutiennent leur engagement auprès de leurs enfants. Il peut
s’agir de témoignages d’admiration de leurs compétences éducatives ou de
leur capacité à s’organiser :

John: Je n’ai jamais eu de discussion directe à ce sujet mais je pense que


l’impression que j’en ai est qu’ils sont très admiratifs. Ils ont toujours été
très admiratifs, et ma belle-mère admire ma patience avec les enfants. (…)
D’une manière ou d’une autre elle, vous savez le message que je recevrais
de mon beau-père, il est mort l’année dernière, c’est qu’ils étaient très
admiratifs et soutenants.

Hervé : (…) j’ai une sœur qui est psychologue Elle est bien, d’ailleurs elle
me flatte chaque fois qu’elle m’a au téléphone, elle me dit « oh mais
comment tu fais ? Je ne comprends pas moi avec mes deux maintenant j’ai
du mal chaque fois ». Elle est très valorisante, et tout ça quoi.

140
Smith C., op. cit., pp. 147-148.

152
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

L’admiration peut se mêler à de l’envie :

Claude : Donc je dirais que ça a plutôt été bien. Et beaucoup de nos amis
admirent la démarche que j’ai faite, en disant « pff, c’est vrai que
j’aimerais bien faire… ».Il y en a plusieurs à qui ça donne l’envie. En
disant « pff, moi aussi j’ai une vie de fou. Mais je n’ose pas. » Il y en a
beaucoup qui disent ça : « Il faut quand même oser ».

Laurent : en tout cas au début, la situation d’homme au foyer, euh quand je


l’ai annoncé à gauche et à droite, quand il m’arrivait d’en parler, ça
interpellait super fort les gens. Parce que ce n’est pas encore vraiment la
norme, euh, et donc, ça fait parler les gens. Et on en parle, et ça peut durer
une soirée ou une heure. Enfin on en parle presque comme un boulot chez
un gars qui peut travailler dans les plus hautes sphères de Microsoft, quoi.
Ça suscite l’intérêt quoi. (…) Et moi, c’est vrai que c’est assez récurrent, ça
revient toujours ce sujet là: « t’es toujours au foyer? » et « blabla, blabla ».
Je raconte toujours la même chose mais…
L.M: Ça suscite l’intérêt, en fait.
Laurent : la curiosité, et … dans le meilleur des cas, pour les gens qui se
rapprochent un peu de moi, enfin qui sont un peu proches au niveau
sensations, sensibilités, parfois presque de la jalousie. Ils sont en train de se
dire: « c’est pas possible, il a trop de chance… »

Dans le cas de Bruno, l’envie qu’il a suscité chez l’un de ses amis a
abouti à ce que ce dernier change ses propres habitudes.

Bruno : Et en plus, lui a continué aussi, il a emmanché un processus au


niveau de sa manière de travailler. Comme indépendant, il a vraiment tout
à fait changé aussi sa manière d’aborder son travail. (…) Enfin, au départ,
il a fallu un certain temps pour y arriver, parce que quand tu es
indépendant c’est aussi insécurisant. Donc il s’est rendu compte que ce
qu’il voulait faire n’allait pas. Mais aujourd’hui il y arrive, un peu plus
quoi. Donc il part de chez le client à 15h00 si il doit être pour ses enfants à
l’académie et des trucs comme ça, enfin, bon mais parce qu’il a une
clientèle et qu’il est voilà quoi.

Samuel a le sentiment que le regard des autres sur lui a changé.

Samuel : j’ai changé aussi, donc, à part d’être soutenu, les gens ont vu donc
un autre homme. Autrement épanoui, autrement… avec d’autres
orientations, un petit peu plus sérieuses et raisonnables. On devient sérieux
quand on est papa.

153
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Quant à Serge, il a reçu le soutien de sa belle-mère qui considère cette


situation comme une chance pour sa fille.

L.M: Et heu, sa maman a réagi comment au fait que vous arrêtiez de


travailler, que vous restiez à la maison?
Serge : Ah, elle trouvait ça très bien! Non, franchement, elle, elle trouvait
ça très bien! (…) oui, elle était contente que sa fille…. Parce que son autre
fille, il y a deux ans de décalage, mais son autre fille n’est pas mariée, elle
est toujours célibataire et dépressive, ça ne doit pas être très gai pour elle
non plus.

On note également des réactions positives en provenance de personnes


externes au cercle familial et amical : personnes rencontrées dans la rue ou
professionnels de l’enfance.

Samuel: Plusieurs fois, avec mon premier dans les bras et le deuxième aussi
d’ailleurs, je suis en train de lui donner le biberon sur un banc public, donc
dans un parc, peu importe, et des personnes, des grands-parents plutôt, des
personnes de 60 ans ou plus s’arrêtaient pour me dire: « ce que vous faites
là, il va s’en souvenir toute sa vie» (…) Par rapport à certains
professionnels, j’en ai rencontré deux: ceux avec une belle expérience,
énormément de souplesse et qui se sont adaptés aux changements des jeunes
et moins jeunes mamans et papas. Et qui ont…et qui étaient déjà informés
de l’existence et de la multiplication des nouveaux papas, dit les papas
poules, qui vont prendre un nouveau-né dans les bras, qui vont langer le
nouveau-né, s’occuper de lui, le nourrir, etc. J’ai vu et été très bien
accueilli par ces personnes-là d’une certaine expérience.

Jean-Paul : Bon, une fois quand je dis que je suis père au foyer, on me dit:
« Ah, vous en avez bien de la chance ». En général, c’est ça la réflexion: «
Vous en avez bien de la chance ».

L.M: Et à l’école, il y a aussi eu des réactions…. Est-ce qu’on sait à l’école


que vous êtes père au foyer?
Serge : Oui, oui, oui, et apparemment je dois être le seul, parce que quand
j’ai annoncé ça, heu, il y a l’institutrice maternelle de Grégory l’année
passée, elle a été dire à toutes ses collègues: « j’en tiens un! » et je dis: «
quoi? » « Un père au foyer » (Rires) C’était la première fois que elle en
rencontrait un.
L.M: Et elle prenait ça comment?
Serge : oh, elle trouvait ça super.

154
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

4.2.1.2. Importance du réseau et d’un regard extérieur

Il est primordial pour la plupart des pères rencontrés de pouvoir


s’appuyer sur un réseau – plus ou moins large – d’amis ou de membres de
la famille qui les soutient, soit simplement en validant et en appuyant leur
engagement au foyer, soit en leur prodiguant conseils et écoute. En voici
quelques exemples.

Christophe est soutenu par son groupe d’amis. Le dénominateur


commun est leur envie de ne pas être comme les autres, leur
« attachement » si l’on peut dire, à la marginalité.

Christophe: Je crois que se sont des gens marginaux. Leur façon d’être,
leur façon de penser, leurs occupations, leurs passions, la façon de parler
de leur travail. (…) Heu, oui, il y a un côté marginal, il y a un côté peut-être
un peu, c’est peut-être un peu le côté snob de chez mes amis et de chez moi-
même, c’est de ne pas être comme les autres. (Rires) Un peu, un peu, c’est
une bêtise quoi! C’est peut-être un luxe qu’on s’autorise.

Bien que les membres de ce groupe soient fortement impliqués dans le


monde du travail professionnel, le soin des enfants occupe une place
importante pour eux. S’occuper des enfants paraît banal.

Christophe: Bon, heu, mes amis sont…on a des points communs, on


s’occupe des enfants parce que on les a faits pour ça! Et qu’on aime faire
ça! Et les enfants aiment bien qu’on s’occupe d’eux, vous savez! Ils ne se
font pas prier. Je ne sais pas dire autre chose, ça me semble
tellement…banal.

L’appartenance à ce groupe valide donc l’investissement de


Christophe dans le soin des enfants – lui qui s’est, comme les autres,
fortement investi dans le travail jusqu’à son licenciement – et lui permet de
banaliser son comportement tout en l’inscrivant dans une marginalité
revendiquée et assumée.

Grégoire, lui, puise soutien et valorisation dans le groupe de mères qui


gravitent autour de l’école de ses filles et auquel il s’est parfaitement
intégré. La confiance qu’elles lui témoignent en le mêlant à leurs
discussions et en lui confiant leurs enfants atteste et valide sa capacité à
prendre soin d’eux.

155
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Grégoire : J’aime bien, le matin j’arrive à l’école, je me mets tout de


suite… enfin il y a toujours des petits groupes qui se forment hein, il y a des
intimités qui se forment entre, oui…Et je reçois des enfants aussi ici à la
maison. Les filles ont parfois des copines qui viennent, elles font leur
anniversaire ici et moi je reçois les enfants. Aux anniversaires des fois ils
sont 10-12 ici et moi je suis tout seul avec….pas de problème, ça va. (…)
Ou même amener, ça m’arrive même de rendre des services, d’amener ceci
ou d’amener cela. Je vois, tous les mercredis, les maternelles vont à la
piscine et il faut des parents pour amener les enfants, pour convoyer donc,
et aider les institutrices à les déshabiller et les sortir de l’eau et les sécher
et les habiller. Moi j’y vais tout le temps. Et ça ne pose pas de problèmes.

Karl s’est également intégré à une époque à un groupe qui gravite


autour de l’école où vont ses enfants, mais ici – et c’est le seul cas que nous
ayons rencontré – il s’agissait d’un groupe majoritairement composé de
pères au foyer. Leur situation avait ceci de commun qu’ils sont tous des
hommes étrangers qui ont suivi leur épouse en Belgique lorsqu’elle a été
engagée par les institutions européennes. Ces rencontres, à l’école ou à
l’occasion d’excursions organisées en commun, lui fournissaient l’occasion
de parler des enfants avec d’autres hommes dans la même situation que lui,
mais aussi d’aborder d’autres sujets de conversation plus « masculins ».
Karl a fréquenté ce groupe à l’époque où ses enfants allaient à l’école
européenne. Il ne les voit plus aujourd’hui.

Karl : c’était après l’école, nous sommes rencontrés, nous avons laissé les
enfants jouer pendant une demi-heure, une heure, chaque journée après
l’école. Et alors, nous avons parlé, nous avons amené du café parfois (rire).
On a fait des petites excursions parfois.(…) alors comme nous sommes à la
maison, je viens chercher, laisser mon enfant dans l’école, j’ai rencontré les
autres alors, j’ai resté dans la plaine de jeux…
L.M: La cour de récréation…
Karl : oui, la cour de récréation, et on a commencé à parler. (…)
L.M: Et ce n’était que des hommes, ou bien des hommes et des femmes?
Karl : Dans ce temps là, c’était seulement un an que j’étais là, mais il y
avait la plupart qui était ou qui sont des hommes. C’était difficile en fait
pour les femmes d’entrer dans ce cercle. (Rires) (…)
L.M: Et heu, c’était un groupe, donc, vous faisiez des excursions, c’était
aussi un lieu où vous parliez des enfants, de quoi est-ce que vous parliez
ensemble?
Karl : Oui, mais pas seulement des enfants. J’ai remarqué les femmes, elles
parlent que les enfants.

156
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Outre la possibilité que ce groupe lui donnait de partager son


expérience avec d’autres, le fait que, dans ce milieu international, il soit
« normal » que des hommes se trouvent au foyer offre une certaine
légitimité à l’engagement de Karl dans le soin de ses enfants.

Karl : c’est absolument naturel ici, parce que c’est plus de femmes en Suède
qui passent le test, le concours, elles sont plus intelligentes, mais elles ont
des meilleurs résultats dans l’école, alors nous doit les suivre. Il y a plein
des hommes qui sont à la maison ici, que j’ai rencontrés.
L.M: Vous avez, heu… Ce sont des hommes qui …, dont l’épouse travaille
aussi dans cette institution européenne?
Karl : Oui
L.M: D’accord! Donc, quelque part, c’est normal, quand on a une femme
qui travaille pour cette institution européenne de rester à la maison.
Karl : Oui (…) en tout cas, nous avons le même cadre de références. Nous
sommes venus ici, avec les femmes, et on a quitté notre vie travaillante, et
nous sommes j’espère ouverts pour commencer une nouvelle vie.

Dans plusieurs cas, comme ceux de Hervé et de Samuel par exemple,


une personne en particulier joue un rôle primordial de soutien, de conseil et
d’écoute.

Hervé : il y a une vieille dame à B. justement qui était une amie d’enfance
de mon père. Elle est décédée maintenant depuis un mois. Et qui était
psychologue. Et j’allais souvent la voir. Et elle avait travaillé beaucoup
avec les enfants. Et elle souvent je lui parlais. Elle était formidable pour ça.
(…) chaque fois que je lui téléphonais, j’avais je ne sais pas, une remise en
question ou quoi, j’avais un problème avec un enfant, je lui en parlais.
Parce qu’elle était vraiment à l’écoute, et alors justement elle était super
sympa. Elle avait souvent des déprimes parce qu’elle était seule, alors
j’allais la voir pour un oui ou un non. J’avais les clés de son appartement et
je débarquais chez elle comme ça. C’était comme une tante. (…) Elle,
j’allais souvent la voir et elle était formidable avec les enfants. Et là aussi
c’était un peu relais les derniers mois. J’allais même au cinéma parfois et je
lui laissais un ou deux enfants.

Samuel: J’ai une sœur qui vit en Italie. Et pour qui je suis sûr et certain que
cette nouvelle situation donc, est venue vraiment comme, très, très bien
accueillie. Cc’est un bonheur pour elle aussi, elle adore les enfants, elle a
deux enfants magnifiques, et merveilleux, (…) donc, des commentaires
positifs, des comparaisons, énormément de conseils et d’échanges avec ma
grande sœur, ce qui est normal. C’était un petit peu, quelque part et c’est

157
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

encore aujourd'hui, un petit peu la plus proche conseillère, oui, heu au


niveau familial, femme, donc pour ma femme et pour moi.

Le fait que ce soutien vienne d’une autre personne que la conjointe


revêt une certaine importance, comme Claude le fait remarquer.

Claude : j’ai eu aussi deux-trois très très bons amis, deux femmes et un
homme, à qui j’ai fait la demande explicite à un moment où ça allait
vraiment très, très mal, leur demander « est-ce que je peux vous appeler
jour et nuit si vraiment ça va mal ?». Et tous les trois m’ont dit « oui », et
j’ai passé de nombreuses heures avec ces deux femmes et cet homme
séparément, soit au téléphone soit aller souper parfois à deux, juste pour
être capable de verbaliser ce que je vivais et d’avoir un regard extérieur qui
ne soit pas celui de ma femme.

Ce regard extérieur peut aussi être recherché auprès d’un(e)


psychologue, directement au cours d’une consultation ou indirectement en
fréquentant un lieu où une équipe est à disposition. Ce soutien psy peut
contribuer à analyser son engagement et à assumer la situation vis-à-vis de
soi-même et de l’extérieur, comme dans le cas de Laurent et de Claude,
tout en évitant de trop impliquer la conjointe dans ce travail de réflexion.

Hervé: Je n’y vais pas parce que c’est la maison Dolto. J’y vais parce que
c’est pratique. Vous y allez l’après-midi ou parfois le matin. Il y en a trois à
B. Et alors l’avantage c’est que ce n’est pas fatigant pour les parents. C’est
beaucoup moins fatigant que de rester à la maison. Vous allez là-bas et les
enfants rencontrent d’autres enfants et les parents doivent rester. (…) Moi
j’y allais parfois pendant trois-quatre heures là-bas. Alors vous donnez, je
ne sais plus, il faut payer 2 €, une petite participation et il y a un ou deux
éducateurs qui sont là, un psychologue ou même un psychiatre qui sont là
et qui à la limite peuvent vous aider ou ... Mais eux ne parlent jamais Ils
sont toujours à votre écoute et tout ça.

Laurent: C’est vrai que le travail que je fais aujourd'hui avec cette dame va
sans doute m’aider à nommer les choses, et plus me dire: « ouh, lala, qu’est
ce que je fais? Il faut que je recommence à bosser comme un malade, ou il
faut que je recommence à bosser, tout simplement ?» Peu importe, mais
j’espère que… enfin, je n’attends pas d’elle la réponse, mais plutôt de moi,
mais un peu grâce à elle. Euh pour mieux nommer ce que je vis. Parce que
c’est vrai, comme je vous l’ai expliqué, c’est arrivé de façon un peu
précipitée. (…) Le travail que je fais avec cette personne, c’est d’abord
pour mieux nommer ce que je vis. Et soit me dire: « ben c’est ça, je l’ai
nommé, et je le vis à fond. Et j’arrête de la vivre en stand by. » Parce que
c’est vrai que ce qui devient de plus en plus pesant, c’est de la vivre en

158
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

stand by (…) Donc, je veux plus assumer, euh… Et même vis-à-vis du


monde extérieur quoi.

Claude : Et alors le conseil que je donnerais aussi c’est de se faire


accompagner. Moi je me suis fait accompagner par un coach au moment où
ça allait très, très mal. C’est ma femme qui me l’a suggéré, elle m’a dit «
attends, maintenant tu te fais accompagner ». Et je me suis fait
accompagner par un coach professionnel pendant plus d’un an. Et qui me
donnait des tâches à faire par rapport à entre autres découvrir qui j’étais,
quelles étaient mes motivations, faire les deuils, etc. Donc malgré le fait que
j’étais professionnel du secteur, pour moi-même, je suis pas capable moi-
même en zone de turbulences d’être mon propre coach. Donc j’ai fait appel
à quelqu’un et ça c’est important aussi. De se faire accompagner par
quelqu’un. (…) parce que un conjoint n’est pas suffisant, il est trop
impliqué et puis il peut subir aussi comme ma femme l’a subi, les
conséquences de mes perturbations intérieures. Donc c’est important
d’avoir quelqu’un.

Russell et Harper font également état de réactions positives, mêlées ou


non à de l’envie, émanant de toute une série de personnes dans l’entourage
proche ou éloigné des hommes que ces deux chercheurs ont interrogés.141
Harper souligne également le rôle primordial que peut jouer le fait de
pouvoir compter sur un réseau de personnes partageant les mêmes idéaux et
fournissant l’appui nécessaire, notamment pour résister au manque de
légitimité ressenti par ailleurs. Mais elle ajoute combien il est rare que les
familles dans lesquelles les parents ont inversé les rôles traditionnels
comptent autour d’elles un ami proche se trouvant dans la même situation,
ou particulièrement soutenant.142 Si certains pères que nous avons
rencontrés peuvent effectivement compter sur l’appui d’un réseau ou de
personnes isolées, la rareté de leur situation s’exprime elle aussi par
l’absence de fréquentation d’individus se trouvant dans une situation
similaire, à quelques exception près.143

141
Harper J., op. cit., p. 181-182; Russell G., op. cit., 1983, p. 134-136.
142
Harper J., op. cit., p. 185.
143
Karl a fréquenté pendant quelque temps un groupe de pères au foyer (qu’Yvan a quant à lui refusé de
rencontrer), et Claude et Bruno se connaissent de longue date, leur amitié ayant précédé le passage au
foyer.

159
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

4.2.2. Quand les interactions de face à face se révèlent


porteuses de subtils rappels (objectifs ou subjectifs) du
caractère incongru de la paternité au foyer

Les réactions positives qui soutiennent et valident l’engagement de ces


pères au foyer ne sont cependant pas légion. Certaines réactions qui, de
prime abord, peuvent paraître positives peuvent en fait se révéler être de
subtils rappels du caractère incongru de la situation, de son manque de
légitimité. Plusieurs pères limitent ainsi la portée positive de marques
d’envie par le fait que les personnes de qui elles émanent n’envisageraient
pas sérieusement de passer à l’acte, de mettre en pratique un engagement
similaire au leur.

Bruno: En plus, je me suis rendu compte aussi, bon, par rapport au regard
extérieur, bon, je suis entouré de pas mal de gens en fait, c’est complexe,
soit des gens vous envient, mais ils ne feraient jamais la même chose que
vous en fait

Grégoire : Parmi les amis, j’ai déjà eu beaucoup de discussions avec les
gens comme ça et … parfois c’est, il y a des hommes qui me disent
carrément que j’ai de la chance, qui voudraient bien être à ma place ou
bien que ça ne les dérangerait pas, qu’ils l’accepteraient. Et bon j’en
connais quand même pas qui ont franchi le pas. Parce que c’est toujours
facile de dire « je le ferais bien ». Mais entre le dire et le faire réellement il
y a quand même souvent un pas à franchir.

Le scepticisme transparaît aussi subtilement quand est abordée la


question de la durée de l’engagement.

Karl: Juste une réflexion: j’ai remarqué que la plupart des femmes disent: «
mais c’est merveilleux que tu es à la maison ». (Rires) Même qu’il reste un
petit sens dans leur voix, en tout cas après quelques semaines ou quelques
mois, « mais tu es encore à la maison? ». Et c’est peut-être moi qui sens
cela, mais en tout cas, ce serait plus facile si je resterais alors une demi-
année à la maison, et après je trouvais un travail normal ou très masculin,
et j’aurais pu dire que : « oui, je restais à la maison et maintenant je
travaille, comme normal ». Ce serait plus facile. Même que je n’ai jamais
entendu quelqu’un qui dit: « mais tu rêves, tu es resté 14 mois, c’est
terrible, hein! », ça n’existe pas. C’est plutôt des choses de sens fin.
L.M: Oui, c’est subtil.

160
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Karl : oui, c’est subtil.

Laurent (à propos de ses beaux-parents): Ils sont beaucoup moins, enfin, je


ressens beaucoup moins la pression avec eux que … Je les sens plus avec
un regard, euh, entre guillemets admiratif, mais bon, en même temps, ils se
disent mal que ça peut encore durer longtemps.

Laurent a le sentiment que son propre père s’accroche d’ailleurs à


l’idée que la situation de son fils est temporaire. L’anecdote suivante
témoigne de sa difficulté à accepter que son fils se vive pleinement et
surtout publiquement comme un père au foyer.

Laurent: Et c’était très marrant, parce que ce matin, justement, j’amenais


Elodie à son rendez-vous, et on laissait les enfants à mes parents. Et donc,
mon père ce matin au petit déjeuner me dit: « mais au fait pourquoi est-ce
que tu l’amènes ? Elodie, elle ne peut pas aller toute seule avec la voiture?
» (…) « Ben, non, je vais l’amener, mais j’ai un truc à côté » Il me dit: « ha,
qu’est-ce que t’as? » Et puis, je lui ai raconté notre rendez-vous. Et c’était
marrant parce que j’ai senti que ça l’embarrassait, parce que ça entérinait
encore un peu plus mon statut de père au foyer. Il se disait: « ouf! Il va
participer à …, enfin, il va être interrogé sur son statut ». Donc, ça veut
dire que quelque part, c’est un peu comme si j’assumais publiquement,
enfin publiquement… Et j’ai senti que ça lui faisait un truc quoi. Il n’a rien
dit, mais je sentais que ça le …
L.M: Ça le touchait quoi!
Laurent : oui. Ça le… ça le faisait chier quoi (rire)

Au cours des interactions avec de nouvelles connaissances ou des


personnes perdues de vue depuis longtemps, la révélation que l’intéressé
est père au foyer suscite la surprise. Il n’est pas toujours évident pour celui-
ci de savoir comment l’interpréter. Au mieux, elle souligne la rareté de la
situation ; au pire, elle témoigne de son manque de légitimité.

Serge : je fais partie de deux cercles de collectionneurs de vieilles autos, et


là parfois quand on me dit: « mais, tiens, qu’est-ce que tu fais? », il y a des
nouveaux membres, et quand je dis que je suis père au foyer, on voit que…
il y a un blanc dans la conversation, quoi. Et on ne sait pas toujours si c’est
un blanc péjoratif ou pas, quoi.

Hervé : Mais c’est vrai que parfois il y a des gens comme ça. L’autre jour,
j’étais dans un magasin près de P. et alors il y a un type qui me reconnaît

161
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

et il me dit « ah toi tu es Hervé ». Et je dis « oui ». Et il me dit « ah qu’est


ce que tu fais dans la vie ?» Je dis « oh je suis père au foyer ». Et alors il
était un peu paf. « Ah je ne saurais pas ». « Et toi qu’est-ce que tu fais ? »
«Oh moi je travaille à la gare de S ». Et alors là il était un peu paf quoi. Il y
a des gens parfois qui ne le montrent pas ou qui, qui font semblant de rien.

Notons que lorsque les attitudes négatives ne s’expriment pas


franchement, mais plutôt sous forme de boutades, il est difficile pour la
personne visée de se défendre. L’ironie, les petites moqueries, constituent
ou peuvent être interprétées subjectivement comme autant de rappels
subtils et louvoyants du caractère hors-normes de la situation de père au
foyer.

L.M (à propos de l’épouse de Hervé): Elle en parle à son travail du fait que
vous restez à la maison?
Hervé: Oui tout le monde le sait. Oh oui, oui bien sûr. Mais comme ils
travaillent dans l’environnement durable, ils rigolent parfois avec ça et
disent « ah c’est bien » (rire) Oui parfois j’ai des remarques. Un jour il y
avait une réunion et alors il y avait un monsieur d’entreprise qui est arrivé
et qui souriait et qui rigolait un petit peu comme ça, mais bon.

Serge : Il y a juste dans mon équipe de hockey, quand ils ont appris ça, ils
se sont un peu marrés en disant: « c’est toi qui fais le repassage,
maintenant ? Et ça va pour faire à manger? » Et bon…

Les réactions dont nous avons fait état ici, tout comme celles qui
feront l’objet du point suivant, sont autant de mécanismes informels au
travers desquels s’exerce le contrôle social. Ce que nous observons ici est
bien rendu par Harper : « Les mécanismes informels de contrôle social,
comme les ragots, les taquineries et les railleries ou juste de simples
silences, sont (…) couramment utilisés pour faire rentrer les gens « dans
les rangs ». Ce sont des sanctions à l’usage de la non-conformité. (…) Un
père au foyer viole ostensiblement les normes sociales qui ont trait aux
rôles sexuels ».144

Les réactions décrites jusqu’ici laissent déjà paraître en filigrane l’idée


que la situation de père au foyer peut manquer de légitimité, mais un
144
“The informal mechanisms of social control, such as gossip, teasing and jibes or just plain silences,
are thus frequently used to bring other people “back into the line”. They are the sanctions used to deal
with non-conformity. (…) A father at home is very obviously violating social norms as they relate to sex
roles”. In Harper J., op. cit., p. 173.

162
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

nombre encore plus important d’attitudes et de commentaires donnent toute


la mesure de celle-ci.

4.2.3. Quand les interactions de face à face deviennent le


lieu de l’invalidation et du rappel à l’ordre

Les réactions qui rappellent de manière récurrente le fait que la


situation de père au foyer n’est ni « normale » ni pleinement légitime sont
foison, et proviennent de toute une série de personnes, proches ou
anonymes, hommes ou femmes, jeunes ou moins jeunes. Il est difficile de
les classer de manière définitive dans l’une ou l’autre catégorie, étant
donné que leur sens et leur portée peuvent refléter plusieurs conceptions à
la fois. De même, notre enquête ne nous a pas permis d’opérer un
classement des réactions en fonction des personnes de qui elles émanent,
contrairement à d’autres études qui semblent démontrer que la teneur de
ces réactions varie notamment selon le sexe de la personne qui les émet.145
Pour la clarté de l’exposé, nous les avons tout de même réparties en
distinguant dans un premier temps celles qui se centrent sur le rappel que le
soin des enfants est une prérogative féminine ; celles qui témoignent de
l’assignation des hommes au travail salarié et/ou à la fonction de
pourvoyeurs de revenus ; celles qui constituent des remises en question de
la masculinité des pères au foyer ; et celles qui renvoient plus largement au
manque de reconnaissance du travail effectué à la maison et des difficultés
liées à ce travail.

4.2.3.1. Le soin des enfants est une prérogative féminine


Armand: Vous savez les mères c’est chouette, mais elles sont souvent
possessives (…) J’avais un peu l’impression que je leur prenais leur boulot
quelque part. A la sortie des classes c’était vraiment… (…) y a des femmes
elles trouvent ça génial et puis y en a d’autres, je pense que c’est une
certaine, je vais pas dire jalousie parce que c’est pas le mot, mais un peu
empiéter sur les plates bandes.

145
Russell notamment note que les réactions des femmes sont globalement plus positives que celles des
hommes, mais il ajoute plus loin que les pères qu’il a rencontrés voient rapidement ces réactions sous un
autre jour : celles-ci seraient chargées de sous-entendus quant à la réalité de leurs compétences, ou
d’ironie – ce qui renvoie à l’identification, dans nos entretiens, de remarques se profilant comme de
subtils rappels du manque de légitimité de la paternité au foyer. (Russel G., op. cit., 1983, p. 134-138) De
son côté, Harper établit une liste des réactions dans laquelle elle distingue trois sous-
groupes correspondant aux personnes de qui elles émanent, à savoir les femmes, les hommes et les
parents.

163
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Yvan : Ma belle-mère aussi quoi, je pense qu'elle, oui c'est pas très évident
avec elle (rire) de s'entendre. Elle, elle trouve que c'est bien mais d'un autre
côté elle reste je crois plutôt dans, dans un, comment ? Un format très
classique comme ça où c'est la mère qui doit savoir ou des choses comme
ça. On ne peut pas demander, si on me demande mon avis pour un truc pour
les enfants elle dit « hé ! » En plus elle pense que je ne comprends pas, elle
le dit en suédois mais je comprends tout ce qu'elle dit.

Claude (à propos de ses parents): Qu’à la limite je reste à la maison en ne


faisant rien mais ma femme étant là pour assurer le ménage, la lessive, les
repas, etc. ça, ça rentrait dans leurs conceptions. Le fait de me voir seul
avec mes enfants à devoir faire le ménage, les lessives, etc. et qu’en plus
ma femme parte voyager alors que on n’a plus de revenus, alors là, (…)
tous les deux estiment que c’est dévalorisant pour un homme de devoir
s’acquitter des tâches ménagères. Pour eux ça n’entre pas dans leur cadre
de références, ça c’est clair (… ) ils ont du mal à accepter que il y a des
longues périodes où je me retrouve seul à la maison avec mes enfants à
devoir assumer tout, parce que ma femme est en train de s’amuser entre
guillemets à l’étranger

Ces extraits illustrent une série de réactions qui rappellent aux pères au
foyer qu’ils investissent un rôle et des pratiques féminines. Le premier et le
dernier révèlent également toute la complexité des réactions évoquées ou
de l’importance jouée par l’appréhension subjective des réactions d’autrui.
Les propos tenus par Armand n’indiquent pas clairement quelles ont été les
réactions des mères autour de lui, mais se focalisent plutôt sur
« l’impression » que des réactions dont il ne fait pas état suscitent en lui.
Dans le cas de Claude, les remarques portent sur le rejet à la fois de la
transgression des normes de la division sexuelle du travail et de l’idée
qu’une femme puisse « s’amuser » pendant que son mari assume seul
l’entièreté des tâches ménagères – le « s’amuser » remplaçant poliment,
comme Claude le précisera plus loin, « avoir des aventures avec d’autres
hommes ».

On retrouve des réactions du même type vis-à-vis de l’utilisation du


congé parental, censé être réservé aux femmes.

Brice : Ou bien parfois quand je vais faire les courses, je discute avec les
caissières. Et l’autre jour il y en avait une qui allait justement prendre du
temps pour s’occuper des enfants. Et je lui explique que moi je l’ai fait. Et il
y a une dame derrière qui fait « mais pourquoi c’est pas votre femme? » «

164
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Parce que c’est moi qui ai choisi de le faire » (rire). Et donc elle était
vraiment interpellée. Elle trouvait normal que la caissière s’en aille pour
éduquer ses enfants mais elle trouvait pas normal que moi je sois resté chez
moi. Enfin voilà.

Karl: mais je peux dire que parfois c’est un problème pour les autres gens.
Ces gens peuvent parler, parce que c’est les prérogatives des femmes de
prendre ces mois. Et parfois, c’est: « mais qu’est-ce que tu fais? C’est mon
endroit! » Et ce n’est pas très facile d’entrer dans ce régime pour les
hommes.

Cette opinion, qui semble fortement ancrée, a pour conséquence de


placer les pères au foyer face à une sorte d’obligation de démontrer leur
capacité à prendre correctement soin des enfants, à l’occasion de contacts
avec des professionnels – hommes ou femmes – de la petite enfance ; ou de
les exposer à des regards critiques de la part, notamment, d’autres femmes.

Armand: L’infirmière est venue au moins trois-quatre-cinq fois au début


puis après finalement bon. Et quand on va à la consultation, à la goutte de
lait comme on disait à l’époque, y avait toute…
Jacqueline: c’était en général on était surpris de le voir et, et les personnes
qui étaient là proposaient pour faire à sa place quoi, s’occuper du bébé à sa
place. C’était un peu le, le… mais… Mais ça a été chouette. C’était pas
toujours facile mais (…)
Armand: La pauvre infirmière de l’ONE (rire) oui parce qu’elle venait, elle
venait régulièrement à la maison quoi pour voir vraiment si je pouvais
Jacqueline: c’était assez désagréable au début parce que je trouvais qu’il y
avait vraiment de la suspicion par rapport à, à sa capacité je dirais, à sa
compétence à langer le bébé et à s’en occuper convenablement. Donc, il y a
vraiment eu au départ des contrôles vraiment euh. Et puis je crois qu’ils se
sont rendus compte que d’abord il ne voulait pas être dépossédé des enfants
à la consultation ou dans des lieux comme ça, et puis euh, et puis les gens
se sont fait à l’idée.

Hervé : Parfois j’ai l’impression parfois, oui, ça m’amuse beaucoup, c’est


dans les maisons enfin l’esprit Dolto, la philosophie Dolto à B., j’y allais
plus souvent quand j’habitais à B., j’y vais l’après-midi et alors… (…) les
parents viennent avec des enfants et là il n’y a pas beaucoup d’hommes, il
n’y a que des femmes. Et alors parfois les femmes je crois qu’elles doivent
se demander quoi de voir un homme qui arrive comme ça avec des petits,
qui doit donner la panade. Parfois je me demande si ça les dérange ? Parce

165
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

que moi je suis un peu plus, bon en tant qu’homme, ça va plus vite. C’est
vrai que je n’ai pas la patience d’une femme. Et puis ils sont peut-être pas
toujours bien couverts ou j’oublie ceci ou j’oublie ça quoi. (rire) Ca c’est
amusant quand je vais là dans ces maisons de rencontrer parfois des mères
qui ne sont pas, qui n’aiment pas trop, qui sourient ou qui...

Ce manque de confiance dans les capacités du père peut


s’accompagner, lorsque les deux parents sont présents, d’une tendance à
donner à la mère une place prépondérante dans l’échange.

Samuel: J’ai rencontré et été moins bien accueilli par des personnes de
moindre expérience ou, comment je dirais? Plus conservatrices, qui ne
pouvaient pas imaginer un seul instant cette situation-là, ou qui imaginaient
moins facilement cette situation-là, et qui donc marquaient elles une
certaine inquiétude à voir donc, un homme avec des grosses pattes, hein,
bon, elles ne sont pas si grosses que ça les miennes, mais enfin bon, prendre
soin du nouveau-né et s’occuper un petit peu de questions de problèmes
qui…, dont en général, les hommes ne se mêlent pas. Enfin, bon, et avec une
tendance de s’adresser à la maman, plutôt qu’aux deux ou exclusivement au
papa dans certains cas. Et donc, de voir un petit peu…, d’être étonné,
surpris, et même de voir avec une certaine réticence, la présence d’un
homme dans la chambre d’hôpital. C’est arrivé une fois, à la maternité.

Yvan : Quand elle est née aussi à l'hôpital c'était la même chose hein. Moi
je pensais à lui donner son bain la première fois, Juliette voulait se reposer.
L'infirmière me dit « la mère doit venir avec ». Je lui dis « mais elle n'a
jamais donné un bain à un enfant quoi, elle va pas le faire ». « Non, non
elle doit venir avec ». Bon on est allés et puis
L.M : C'est pour la deuxième ?
Yvan : Oui. Alors je pensais donner le bain. (Imitant l'infirmière) « Non,
non je vais le faire ». « On a déjà un enfant je sais comment on fait ».
(Imitant l'infirmière) « Vous avez oublié ».

Des exemples du même type que ceux que nous relatons ici se
retrouvent de manière récurrente dans d’autres études : rappel de la
responsabilité première de la mère en ce qui concerne le suivi scolaire (de
la part d’enseignants), la santé de l’enfant (de la part de pédiatres)146,
remises en questions de la capacité des hommes à s’occuper correctement
d’un enfant147, questions sur les raisons de l’absence de la mère148… Smith

146
Lutwin D., Siperstein G., op. cit., p. 281.
147
Rapporté notamment par Harper J., op. cit., p. 181-182 ; Lutwin D., Siperstein G., op. cit., p. 280 et
Smith C., op. cit, p. 149.

166
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

rapporte dans ses travaux que les pères au foyer doivent se soumettre de
façon récurrente à une série de tests (comme la préparation de pâtisseries
pour l’école, par exemple) dont la réussite conditionne l’acceptation, par
les autres mères notamment, de l’idée qu’ils ont effectivement les
compétences requises pour assumer leur rôle, et qu’ils le remplissent
effectivement. Il met également en lumière une série d’interactions sociales
au cours desquelles le statut de père au foyer à plein temps est oublié,
délibérément ou non, par un interlocuteur et qui laissent selon lui
transparaître l’idée tantôt que le père au foyer n’est pas entièrement
responsable des enfants, tantôt qu’il n’est pas possible qu’un homme se
définisse majoritairement par le biais du soin donné aux enfants plutôt que
par référence au travail professionnel à temps plein – si ce n’est sur une
base temporaire. Ce présupposé est si fortement ancrée que le rappel au
cours de la conversation de la position occupée – à savoir celle de père au
foyer – est appréhendé comme un trait d’humour (une « bonne blague ») ou
est oublié aussitôt.149

4.2.3.2. Assignation au travail salarié et/ou à la fonction de


pourvoyeur de revenus

Le rappel du caractère féminin du soin donné aux enfants et/ou du


travail domestique va souvent de pair avec un autre rappel, celui de
l’assignation des hommes au travail salarié et/ou à la fonction de
pourvoyeur de revenus. Toutes les études auxquelles nous nous référons
mettent en lumière de manière écrasante et lancinante le lien entre identité
masculine et travail professionnel, que ce soit au cours des interactions
avec autrui ou dans les propos que les pères au foyer tiennent sur eux-
mêmes. Ainsi, Doucet souligne à propos de son enquête de terrain le fait
que « chacun des pères interrogés a fait référence, d’une manière ou
d’une autre, au poids du regard porté par la communauté et à la pression
sociale qu’ils ont ressentie, leur enjoignant d’exercer un emploi
rémunéré ».150 Dans son analyse, l’auteur met bien en avant
l’entrelacement entre cette norme assignée et son appropriation subjective
par les individus, qui expriment à plusieurs reprises l’idée que

148
Russell G., op. cit., 1983, p. 134-136.
149
Smith C., op. cit., p. 149. L’incrédulité face à l’annonce faite par un homme de ce qu’il est père au
foyer, qui peut aller jusqu’à prendre une telle annonce pour une plaisanterie, est également mentionnée
notamment par John Fox, l’un des hommes interviewés par Harper. Voir Harper J., op. cit., p. 174.
150
Doucet A., op. cit., p. 288.

167
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

l’attachement au travail salarié est typiquement masculin. Comme elle le


dit si bien, « En faisant référence à une « affaire d’hommes », ces pères
font implicitement référence au lien entre masculinité dominante ou
hégémonique et travail salarié, et au sentiment corollaire de vertige que les
hommes ressentent quand ils cessent de donner une place centrale au
travail rémunéré dans leur identité ».151

Les commentaires qui soulignent l’anormalité de l’écartement de la


sphère professionnelle sont récurrents dans tous les témoignages que nous
avons recueillis. L’entourage des pères au foyer est parfois lui aussi
confronté à ce genre de commentaire, et se fait, involontairement peut-être,
le relais de ces remarques auprès des principaux intéressés.

Bruno: Des gens qui ont réagi, si je veux vous dire, c’est les beaux-parents
de mon frère, par exemple, très, très fort. Les beaux-parents de mon frère
ont réagi. Là clairement, ils ont même réagi, je peux vous dire que, ils ont
réagi, et ça, c’était il y a cinq ans. Parce que lui est un architecte à la
retraite, et on a eu affaire à lui pour des soucis ici dans la maison, et
comme c’était encore la maison de mes beaux-parents, mes beaux-parents
étaient là. Et je sais donc, comme ils étaient à la retraite ils sont venus tous
les deux, et ils ont parlé à ma belle-mère en disant: « votre beau-fils qui ne
travaille pas, vous trouvez ça normal et tout? ».

Une partie des critiques, en soulignant le fait que l’individu va « vivre


aux crochets de sa femme » repose sur l’idée que c’est à l’homme
qu’incombe la mission de subvenir aux besoins de la famille.

Brice : Et j’ai eu quelques réflexions assez désagréables quand j’ai arrêté


de travailler. M’enfin.
L.M : Du style?
Brice : Ben du style comme je vous dis «Oh tu vas vivre aux crochets de ta
femme, c’est pas normal ». « L’homme ne travaille pas, c’est pas le rôle des
hommes », des trucs comme ça quoi.

Grégoire : Avec ma belle-mère par exemple ça a été vraiment le vide total.


A partir du moment où j’ai arrêté de travailler, c’est… Et encore
maintenant de toute façon, elle ne me considère pas du tout. (…) c’est

151
“In referring to « a guy thing », these fathers are implicitly referring to the connections between
dominant or hegemonic masculinity and paid work and the associated sense of vertigo that men feel when
they relinquish earning as a primary part of their identity.”, in Doucet A., op. cit., p. 289.

168
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

encore de temps en temps les réflexions avec les enfants « il faut bien que
maman travaille pour vous nourrir » ou des choses comme ça.
L.M : Qu’est-ce qui la dérange?
Grégoire : Ben ce qui la dérange c’est que c’est mon épouse qui gagne
l’argent.

Les commentaires de la belle-mère de Grégoire trouvent un écho dans


plusieurs autres situations, où le père au foyer se voit accuser plus ou moins
directement de profiter de son épouse, même lorsque qu’être père au foyer
est une situation par défaut comme dans le cas de Jean-Paul.

L.M : Ces réticences se manifestaient de quelle manière?


Joseph : (silence) Simplement en posant des questions. « Pourquoi? Vous
êtes sûrs que…? » Et ainsi de suite donc elle nous a, elle nous a pas fait de
reproches, elle nous a pas fait de remarques mais dans sa manière de poser
les questions et, on sentait bien que, qu’elle n’accrochait pas.(…) Mais je
crois qu’elle a surtout, elle s’est surtout dit « est-ce qu’il est pas occupé à
profiter de quelque chose et que c’est, qu’il va tout mettre sur le dos de, de
ma fille et que c’est ma fille qui va encaisser tout ». Ben c’était ça le, c’était
protéger sa fille qui comptait principalement.

Jean-Paul : Quand l’aîné est né, je n’avais pas de statut officiel puisque je
n’étais pas naturalisé. Ca a duré six ans. J’ai vu tous les ministres possibles
et imaginables. J’ai été jusque chez l’autre sénateur bourgmestre à A. pour
lui expliquer ma situation. Il m’a traité de proxénète parce que je faisais
travailler mon épouse à ma place, alors que je ne pouvais pas travailler du
fait que je n’avais pas de statut.

A l’inverse, d’autres réactions tendent à insinuer que c’est le père au


foyer qui est la « victime » de sa compagne.

Laurent (à propos de son père) : euh il se dit, euh, ce que je vous disais tout
à l’heure: « est-ce qu’il sera, est-ce qu’il est vraiment épanoui avec cette
situation, est-ce que entre guillemets, il ne se fait pas dominer par sa femme
qui lui a imposé le fait de vouloir travailler et lui euh hein »

Claude : Donc c’est sûr que ils ont un peu de mal à accepter. Bon ils ont
compris mes motivations à arrêter de travailler, mais en même temps ils ont
du mal à accepter qu’il y a des longues périodes où je me retrouve seul à la
maison avec mes enfants à devoir assumer tout, parce que ma femme est en
train de s’amuser entre guillemets à l’étranger.

169
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Le fait qu’un homme puisse décider de rester à la maison pour


s’occuper des enfants, renonçant ainsi à s’investir dans le travail salarié,
peut, selon certains pères au foyer, être ressenti comme une menace de la
part d’autres hommes ou susciter des tensions dans les autres couples.

Philippe: Je pense que les gens de ma génération qui sont des amis ou des
choses comme ça, ils me connaissent bien donc ils ne s’en font pas, mais
quelque part, ça les inquiète quand même un peu, eux. Le fait que je ne
travaille pas et que je puisse me sentir… (…)
L.M: Quand vous me disiez que vos amis étaient inquiets, c’était inquiets
dans quel sens, inquiets pour vous ou inquiets pour eux?
Philippe : Inquiets pour eux. Pas inquiets pour moi, ou peut-être par
moments. (rires) Mais non, c’est plus une inquiétude, un peu comme si vous
voyez une personne en chaise roulante, vous êtes quelque part, petite
inquiétude de vous retrouver en chaise roulante quand même. C’est un peu
dans ce sens-là, l’inquiétude. (…) je crois quand même que quand on se
trouve comme homme à dire « je ne travaille pas, et je suis content de ne
pas travailler » c’est dire « je suis un homme mais pas seulement par le
travail ». Donc, j’ai dans mes amis quand même, je pense que beaucoup de
mes amis sont journalistes, c’est ça en premier qui fait qu’ils sont un
homme, ils sont d’abord journalistes. Donc imaginer qu’ils puissent perdre
leur travail, euh, c’est une perte d’identité très grande pour eux.

Karl : Et parfois, un autre exemple avec mes amis qui n’a pas resté à la
maison, …
L.M: Des amis suédois?
Karl : Oui, oui. C’est un, je ne connais pas le mot? Menace que je reste. Et
évidemment ils ont eu des discussions dans la famille: « pourquoi est-ce que
tu ne restes pas à la maison? Pourquoi seulement la femme a demandé ? ».
Et parfois, je crois que c’est une petite menace. (rire)

Samuel: apparemment j’ai même été un petit peu trop loin parce que face à
des amis, des couples dont on ne connaît pas vraiment l’intimité, ben,
apparemment de retour à la maison, ça a été: « tu vois, hein! Samuel, lui, il
se réveille la nuit, il nourrit l’enfant, il est là les après-midi, il laisse partir
sa femme le samedi toute la journée faire ses courses et il s’occupe des
enfants…» Donc, quelque part, attention aux situations disons de
…comment dirais-je? Oui, de jalousie que ça peut créer au sein de couples
où ça ne s’est pas passé comme ça

En réaction, certaines personnes – amis ou membres de la famille – se


défendent en mettant l’accent sur le fait qu’ils sont obligés de travailler, ce

170
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

qui, par un effet de boomerang, donne l’impression en retour que les pères
au foyer « se la coulent douce », image qui revient fréquemment comme
nous le verrons lorsque nous aborderons le point suivant.

Samuel: On entend des réflexions: «mais moi, je dois travailler, moi! »


Comme pour dire: « Samuel, lui, il n’a pas besoin, … »

Les témoignages s’accordent pour montrer que le travail salarié


semble bien demeurer le lieu principal de valorisation et de reconnaissance
de l’identité masculine.

Grégoire : Et même au niveau de mes amis, bon je fais du sport, et les gens
que je fréquente, je fais du, j’ai fait énormément de vélo, maintenant je fais
plutôt de la course à pied, mais même là-dedans c’est souvent un peu de,
comment dire, le sport d’un certain niveau les gens sont un peu macho
comme ça, vous voyez, être aussi valorisé par rapport à ça. Et bon j’ai
souvent eu des problèmes. (…) Entre hommes c’est difficile de ne pas,
comment dire, se faire valoriser par son travail. Mais qu’on fasse n’importe
quoi, de toute manière à partir du moment où on fait du travail, même si
c’est un bête travail manuel ou quelque chose, c’est valorisant de toute
façon. A partir du moment où on reste à la maison et ben c’est…

Brice : Et puis il y a des réflexions comme ça quand on dit ça, ce qu’on ne


dirait pas à une femme par exemple. Une femme elle est femme au foyer et
puis ça s’arrête là quoi. Moi on me dit « oui mais tu faisais quoi avant? ».
Donc, oui, je réponds. C’est tout des petits… On voit bien que les gens sont
interpellés par le fait que quelqu’un, qu’un homme reste chez lui quoi.

Ce besoin de savoir ce que le père au foyer a fait avant de se trouver


dans sa situation actuelle, de le rattacher malgré tout à un passé
professionnel, ressort également dans l’extrait suivant :

Hervé : le premier jour que je suis venu l’habiter (la maison), mon voisin
m’a demandé qu’est ce que je faisais. Et je lui ai dit que j’étais père au
foyer. Et il m’a regardé d’un drôle d’air, pas très rassuré. Et puis le
lendemain, il a réfléchi et il m’a dit « mais qu’est-ce que tu as fait dans ta
vie ? » Eet je lui ai un peu expliqué mon parcours. Et alors il a commencé
à être rassuré, et puis quelque temps après, il a dit » c’est super ce que tu
fais, c’est du boulot ».

Dans les familles à mobilité sociale ascendante, les pères au foyer


sont confrontés à la déception de leurs parents qui, ayant investi dans
l’éducation de leurs enfants pour leur permettre d’accéder à une meilleure

171
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

position sociale, considèrent le retrait du marché du travail de leur fils


comme une forme de gaspillage.

L.M: C’est pas ce genre de crainte que votre maman avait au début quand
vous avez décidé d’arrêter de travailler?
Didier : Non, c’est pas le fait…non, ce n’était pas à ce niveau-là. Ca elle
savait bien que... je... j’étais capable de faire ça. Mais c’était plus le fait sur
la tradition que…que c’était l’homme qui restait à la maison, et que en plus
moi j’avais fait des études, et que… voilà, et qu’après c’était pour rester à
la maison. Mais elle n’acceptait pas facilement et…

Brice (à propos de sa mère) : Je crois que il y a dans le fait de rester à la


maison s’occuper des enfants il n’y a pas de valorisation sociale. Et donc
elle nous a offert, on était dans un milieu ouvrier hein, elle nous a offert la
possibilité d’aller à l’université, donc de changer de milieu, et finalement
on se retrouve sans mettre à profit ce qu’elle nous a donné. Je crois que
c’est ça qui ne lui va pas en fait.

La gêne éprouvée par les parents s’étend aux relations qu’eux-mêmes


peuvent entretenir, comme Jean-Marie nous l’explique.

Jean-Marie : Sauf des gens qui s’adressaient à mes parents, ou à ma


famille, ou à ma belle-famille, qui demandaient: « oui, Jean-Marie, qu’est-
ce qu’il fait? » Oui, bon, c’est eux qui expliquaient, hein. Et ils étaient
emmerdés quoi. (Rires)
L.M: Ils étaient emmerdés de dire que vous étiez à la maison, …
Jean-Marie : ah, oui! Et au chômage, un ingénieur au chômage! (Rires)

Nous avons vu qu’au travers des interactions avec différentes


personnes, proches ou moins proches, les pères au foyer sont confrontés à
un manque de valorisation et de légitimité de leurs pratiques. Les
difficultés à élaborer une vision positive et valorisante de l’engagement
dans la situation de père au foyer sont renforcées par la place subjective
que prend le travail professionnel dans la vie des hommes de notre étude.
Pour beaucoup, il représente une source importante de reconnaissance, de
validation et de valorisation des compétences.

Philippe: C’est là que je me suis dit, ben oui. Mais avant de prendre mon
travail, je ne me sentais pas vraiment mal quoi. Il y a des jours avec et des
jours sans. Mais une fois que j’ai retravaillé, je me suis dit « mais oui tout
d’un coup, je me sens mieux ». (rires) Donc il y a quand même quelque
chose, il y quand même un truc qui… la valeur travail vient quand même

172
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

soutenir quelque chose (rires). Moi qui m’étais toujours dit « ben le travail
il n’y en a de toute façon plus pour tout le monde, ça ne sert à rien de se
bousculer pour avoir du travail » mais là je suis occupé à me dire « mais
quand même, le travail c’est quand même un élément qui dans la vie d’un
être est un plus ». (…)Oui parce que quelque part il y avait un potentiel qui
dormait quoi, et c’est un petit peu bête d’être… Enfin c’est, j’étais un petit
peu soulagé, parce que quelque part aussi il y a toute l’expérience
professionnelle qu’on peut acquérir et qu’un moment donné dans la vie, on
a envie de transmettre, enfin il y a un côté qu’on a envie de transmettre
quoi. Quand on ne travaille pas, on ne transmet plus, on n’a plus de cadre
pour transmettre. Ou bien il faut trouver des nouveaux cadres mais donc
euh. (…)

Claude : Ce qui m’a beaucoup touché c’est à un moment donné, j’ai


traversé une période aussi où… je n’avais plus confiance en moi. Donc il y
a eu une période comme ça. J’avais l’impression tout à coup de ne plus être
capable de rien. Alors que j’ai toujours été premier de classe, donc, très
brillant intellectuellement, j’ai réussi des études très compliquées, physique
théorique c’est pas de la tarte parce que quand j’ai refait des études en
philo après c’est rien du tout par rapport à ce que j’ai enduré auparavant.
(…) Mais donc euh je gagnais beaucoup d’argent, j’étais un des experts les
mieux cotés auprès du patronat français, on était 350 experts et on était tout
le temps classés. Donc chaque fois c’était la performance tout le temps.
Donc chaque fois qu’on faisait des interventions dans un club de dirigeants,
ces dirigeants nous notaient et renvoyaient ça au secrétariat national. Et
donc il y avait un classement en fonction des notes qu’on recevait. Et sur
350 je me suis baladé pendant 5 ans dans les trois premiers. Donc j’étais
performant quoi.

C’est une source de contacts sociaux et le médium par lequel ceux qui
l’exercent acquièrent une identité sociale.

Claude : Donc ça a été une année qui a été très, très bouleversante
intérieurement. Parce que quand on arrête de travailler, enfin je vais parler
pour moi, je ne sais pas si c’est une généralisation, mais quand j’ai arrêté
de travailler, malgré le fait que je connais par coeur le processus de deuil,
je l’ai enseigné maintes et maintes fois en entreprise, le deuil a quand même
été beaucoup plus difficile à faire que je ne l’imaginais. Parce que il y a une
perte d’identité. Je ne savais plus qui j’étais puisque je ne faisais plus rien.
Quand les gens me demandaient « qu’est-ce que tu fais ? », soit je disais
« je faisais », d’ailleurs vous m’avez demandé de me présenter, je vous ai
dit ce que j’ai fait jusqu’à présent avant de m’arrêter. Mais « qui êtes vous
? », moi je savais plus à quoi je sers. Je servais plus à rien sauf à
m’occuper des enfants.

173
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Et il représente, de l’aveu même de plusieurs pères au foyer, une


dimension importante de l’identité masculine.

Grégoire : Ca revient à ce que je vous disais tout à l’heure, que les hommes
ont du mal à se valoriser par autre chose que le travail. Même je pense
qu’il y a beaucoup de personnes à partir du moment où ils ont leur retraite
ou leur pension plus tard ils ont des problèmes parce que ils ne se sentent
plus valorisés par le travail. C’est question de ça.

Philippe : Enfin on est quand même programmé dans notre identité


d’homme pour travailler. Je n’ai pas de… Si, je peux dire consciemment
que j’ai construit mon identité d’homme sans trop m’attacher à la valeur
travail, parce que j’ai travaillé en psychiatrie et que j’ai quelque part
développé un moi entre guillemets qui n’est pas seulement un travailleur.
(rires) Enfin, je pense être aussi un père quelque part, être aussi Philippe
avec d’autres volets qui quelque part me sont suffisant entre guillemets. Je
ne cherche pas à tout prix à travailler pour me sentir être. Mais ça c’est
consciemment mais inconsciemment, quand même, il y a quand même, c’est
quand même bien ancré dans la culture que le fait de travailler c’est quand
même mieux.

On notera toutefois que ces mêmes pères – ou d’autres – font


référence au fait que le travail professionnel acquiert progressivement le
statut de norme universelle qui s’applique tant aux hommes qu’aux
femmes.

Didier : Mais j’crois déjà que l’fait qu’il y a un des parents qui reste à la
maison c’est déjà de moins en moins fréquent. Quand on entend autour de
nous, même les mamans qui restent à la maison il n’y en a plus beaucoup
donc euh…dire qu’il y en a un qui ne travaille pas c’est déjà une chose,
mais quand c’est le papa ben … (rire) C’est parfois plus dur à passer mais
bon (soupir)

Brice : La situation en Belgique n’est pas favorable, pour les femmes et


pour les hommes, hein. Le modèle de société qu’on a c’est que pour vivre
tous les deux travaillent. (…) On est axés dans une mentalité travail ici.

L.M: Qu’est-ce qui est inconfortable dans votre situation?


Bruno : Et bien, la confrontation aux croyances, la confrontation aux
valeurs communément véhiculées. Et donc c’est pas évident d’avoir son
identité simplement par ce qu’on est et pas parce qu’on fait quelque chose.
Ça c’est pour tout le monde.

174
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Les hommes de notre enquête sont donc eux aussi confrontés


régulièrement au rappel de la norme du travail salarié et/ou du pourvoyeur
de revenus. On notera toutefois que seule la première fait sens pour eux, la
distance subjective à la seconde étant plus grande.152 Nous venons
également de voir que tous les pères que nous avons interrogés ne
considèrent pas systématiquement que l’assignation au travail salarié ne
concerne que les hommes, ou qu’elle les concerne davantage que les
femmes, certains la situant davantage comme une norme universelle qui
s’applique aujourd’hui à tous les individus, indépendamment de leur sexe.
Cette idée ne remet pas en question l’assignation des hommes au travail
salarié mais est un signe de son extension aux femmes, qui demeurent
toutefois les principales responsables du soin des enfants.

Les pères au foyer qui vivent en Belgique sont ainsi confrontés, au


cours de leurs interactions quotidiennes, à deux normes en concurrence : la
première, qui assigne les hommes au travail salarié et les enjoint d’assumer
un rôle de pourvoyeur principal de revenus, les femmes étant reléguées
dans la sphère domestique et du soin des enfants, et la seconde qui, de
manière plus subtile, continue à assigner les hommes au travail salarié,
assignation qui semble s’étendre aux femmes mais qui pose que lorsqu’il
s’agit d’articuler vie professionnelle et vie familiale, c’est bien à elles qu’il
revient de réduire leur investissement professionnel – ou d’y renoncer pour
un temps plus ou moins long – pour s’occuper de leur(s) enfant(s).

4.2.3.3. Remises en question de la masculinité des pères au foyer

Le fait de ne pas travailler professionnellement et, de surcroît, pour


s’investir dans le travail ménager et le soin des enfants, terrains
« féminins », expose les hommes que nous avons rencontrés à une mise en
doute de leur masculinité, mais qui passe plutôt, au-delà de franches
remarques, par un sentiment diffus dans le chef de nombreux pères au foyer
de se trouver exposés à un climat général qui remet en question leur

152
Le calcul coûts-bénéfices effectué au moment de prendre la décision est aussi utilisé par la suite pour
faire la démonstration des économies qui résultent de la présence au foyer du père (qui effectue certains
travaux lui-même, prend le temps de partir à la recherche des « bonnes affaires », s’occupe lui-même des
enfants etc.). Ceci permet aux pères au foyer d’appuyer l’idée qu’ils contribuent aussi financièrement au
ménage.

175
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

conformité à d’autres normes dominantes de la masculinité comme


l’hétérosexualité ou la force (physique ou de caractère).153

Jean-Paul : Il doit y avoir sûrement des gens qui disent « mais celui-là, il
manque, bon, il manque de force virile ou il fait des tâches à la limite
avilissantes » entre guillemets. « Se mettre à quatre pattes pour nettoyer par
terre, ah, un homme qui se met à quatre pattes pour passer le torchon,
quand même ! » Je suis certain qu’il y a certains qui le pensent mais qui ne
me le disent pas

L.M (à propos de réflexions négatives): Ca s’est calmé avec le temps?


Armand: Oh chez certaines personnes non, jamais. Je sais qu’ils ont
toujours eu ce ressentiment que, ou bien j’étais un peu chochotte, ou bien
j’étais un peu, un peu à part.

Samuel: Papa poule est parfois considéré comme une vraie poule, donc pas
un homme. Et j’ai entendu dire des choses et d’autres: « qu’est-ce qu’il est
gentil, il est trop gentil pour un homme »

Nous avons été frappée, au cours des entretiens, par la faiblesse des
références directes à la masculinité et à son déni explicite dans les récits
des réactions d’autrui que les pères au foyer nous ont livrés. Russell fait le
même constat dans son propre travail, et se demande à cet égard s’il ne faut
pas y voir le signe soit d’un refus de la part des hommes interrogés
d’aborder cette question, soit d’une difficulté pour les hommes à aborder ce
genre de sujet.154 On pourrait en effet y voir le signe du processus, mis au
jour par Garfinkel dans sa célèbre analyse du cas d’Agnès et qui consiste à
minimiser ou évacuer une question qui renvoie à sa propre identité de
genre.155

Les réactions qui ont une portée invalidante touchent enfin au manque
de reconnaissance du travail effectué à la maison et des difficultés liées à la

153
Le renvoi du côté de l’homosexualité qui se situe, selon Connell, au bas de l’échelle hiérarchique des
masculinités, est également signalé dans les travaux de Smith (Smith C., op. cit., p. 148) et de Lutwin et
Siperstein (Lutwin D., Siperstein G., op. cit., p. 280.
154
Russell G., op. cit., 1983, p.127-128.
155
Garfinkel H., Studies in ethnomethodology, Polity Press, Oxford & Cambridge, 10e édition, 2004. On
peut également l’interpréter d’une autre manière – interprétation qui peut se combiner à la précédente –,
en faisant l’hypothèse, en tout cas dans notre propre étude, qu’il n’est plus de bon ton à l’heure actuelle de
faire ouvertement et explicitement référence à la masculinité au cours des interactions avec autrui.

176
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

prise en charge du travail domestique et, plus largement, à la présence au


foyer. Celles que nous avons récoltées font massivement écho aux propos
rapportés par les hommes interrogés par Harper et par Russell.156

4.2.3.4. Non-reconnaissance du travail effectué et des difficultés


rencontrées

L’image de la paresse semble coller fortement à celle de père au foyer,


au point que Yvan, par exemple, finisse par en rêver la nuit :

Yvan : C'est drôle je vais vous dire ça avant d'oublier. Je, en parlant de
représentations. Parce que l'autre jour, je rêvais que je disais à quelqu'un
que quelqu'un allait venir faire un travail sur les pères au foyer, et alors je,
je hum je disais à cette personne « je ne sais pas en fait si c'est un travail
sur les paresseux » (rire) enfin c'est vraiment là-dessus, c'est vraiment donc
(rire).

Cette image de paresseux est véhiculée par différentes personnes : une


employée du bureau de chômage, des amis, des membres de la famille ou
des voisins.157

Yvan : Mais sinon ben par rapport aux institutions on va dire euh bon, tout
ce qui est syndicat et tout ça, aller expliquer, ça faut laisser tomber quoi je
veux dire ça, ça sert, j'ai essayé de le faire l'autre fois quand j'ai reçu ma
lettre euh de, comme quoi on allait me retirer le chômage, les allocations de
chômage plutôt et j'ai un peu expliqué ça mais la, je me trouvais face à un
mur donc euh. En gros pour la, la demoiselle là j'étais un paresseux. (…) (à
propos de sa famille) on me dit que moi je suis en vacances tout le temps ou
« qu'est-ce que tu fais de tes journées ? »

Armand: Enfin vous savez je pense que c’est, ça s’est tassé mais j’ai quand
même des beaux-frères dans la famille qui ne l’ont jamais admis. Etre au
foyer c’est n’avoir rien à faire quoi.

Dans le cas de Grégoire, l’idée qu’il n’a rien à faire, répandue parmi
les membres du club sportif qu’il fréquente, va jusqu’à entacher ses
victoires sportives, l’empêchant ainsi de les savourer pleinement.

Grégoire : Des exemples concrets, ben souvent des réflexions aussi


comment dire. Par exemple, si dans une épreuve sportive, si moi j’arrivais,

156
Harper J., op. cit., p. 46, 48, 55, 58, 178, 181-182; Russell G, op. cit., 1983, p. 134-136.
157
Nous reviendrons sur le voisinage dans un point ultérieur

177
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

comment dire, avec quelqu’un, la réflexion c’était «oui mais moi j’ai un
travail, je travaille pendant la semaine. C’est normal que je sois plus
fatigué ». Oui. « Si j’avais autant de temps pour m’entraîner que toi ». Ils
ne se rendent pas compte qu’à la limite parfois j’ai pas plus de temps pour
m’entraîner parce que je dois par exemple, pendant les vacances j’ai très
difficile. Parce que j’ai pris toujours l’habitude de ne pas laisser mon
épouse avec les enfants, même le soir, de rester en famille et tout ça, parce
que bon, de ne pas en plus accaparer le temps le soir. Ca fait que bon, si
j’ai pas la matinée ou la journée pour m’entraîner, parce que j’ai les
enfants qui sont là, et après je me retrouve pratiquement de week-end à
week-end à n’avoir rien fait. (…) Et même pour faire des travaux à la
maison (…) j’ai souvent moins de temps. Parce que bon ils rentrent à
17h30, mais ils vont travailler jusque 19-20h-21h donc ils ont 4h-5h, ou
bien ils vont travailler tout le week-end, alors que moi, j’essaie de caser ça
entre des plages d’horaires où les enfants sont à l’école. Don c’est une
heure ici, une heure là. Et à la limite ça avance moins vite quoi.

On retrouve le même genre de réaction dans le club de hockey de


Serge, même si ici les qualités sportives de ce dernier ne sont pas mises en
cause.

Serge : Oui, je crois qu’il y en a même qui m’envient à certains moments, en


se disant: « oui, il a quand même plus de temps libre… » Enfin, ils
s’imaginent ça, mais … Quand ils sont petits comme ça, on a pas beaucoup
de temps libre hein, on ne sait pas faire grand-chose.

Sans aller jusqu’à sous-entendre que les pères au foyer ne font rien,
certaines connaissances mésestiment la réalité du travail domestique et du
soin des enfants.158

Bruno: donc ils ont envie, ils disent: « oui, tu as de la chance, tu as de la


chance ». Mais ils ne voient que le côté qui leur paraît attractif. Que par
exemple, je n’ai pas de contraintes horaires, ‘fin pas les mêmes qu’eux en
tous cas, que, bon, je ne suis pas obligé de travailler, ou des choses comme
ça. Donc ça, ils le voient. Évidemment, ils ne voient pas les autres
contraintes.

Yvan : Mais euh oui, c'est-à-dire qu'il y a beaucoup de gens qui disent « ah
tu as de la chance euh t'es à la maison tout le temps et tout ». Mais, pff, c'est
pas toujours amusant d'être à la maison.

158
Tout comme nous le soulignions déjà à propos des partenaires.

178
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

L’absence de reconnaissance du travail effectué à la maison peut


également se manifester au travers de l’idée qu’un père au foyer est censé
être disponible. C’est notamment le cas pour Colin.

Solange: Mais par contre, on a l’impression pour n’importe quoi qu’il est
disponible, quoi.
Colin: Oui, que je suis disponible.
Solange: Il est là à la maison tout le temps, donc on téléphone à Colin, ben
il doit savoir donner le coup de main qu’on a besoin je vais dire dans la
minute qui suit. Ca c’est…
Colin: Ben c’est pas le cas.
Solange: Il est à la maison donc il ne fait rien. Si on lui téléphone et qu’on a
besoin il doit être là. Il leur dit « non moi j’ai mes enfants aussi ‘fin j’ai des
trucs à faire » donc il dit « non pas maintenant », ‘fin il reporte plus tard.
.(…)
Colin: François c’est le fils du voisin. Il est au chômage, donc, il s’ennuie.
Ben il vient ici, ‘fin il vient souvent ici, ben il vient un peu n’importe
comment. Alors je le mets dehors presque hein. Je dis « excuse-moi c’est
pas que je t’aime pas mais j’ai autre chose à faire quoi ». Mais ils sont pas
fâchés. Ils comprennent mais, non ils ne comprennent pas, ils subissent.

Les propos d’Yvan repris ci-dessous résument assez bien ce que


beaucoup de pères au foyer déplorent : l’absence d’un regard extérieur
positif qui entérine et valorise le travail effectué à la maison.

Yvan : il faut je dirais presque avoir assez confiance en soi ou bien faire
quelque chose et avoir un retour, parce que on n'a pas un seul regard
positif. Il y a personne qui va vous dire euh je sais pas, si on travaille, on
fait un bon travail euh je sais pas, et intellectuel ou pas, ben on, quelqu'un
va apprécier ‘fin ou pas, mais on a un retour de la qualité de ce qu'on fait
ou de l'utilité ou je sais pas moi. Si on fait plaisir à quelqu'un et on est
médecin ou je sais pas on a un retour. Mais là euh si on sait pour soi-même
que c'est, que c'est peut-être bien pour les enfants, on est content d'être avec
ses enfants ou des choses comme ça, bon on se dit « ben, ça leur fera
toujours quelque chose, ils seront pas « maman, maman ! » » Ou euh je sais
pas, « quand les garçons quand ils seront grands, ils seront pas là à essayer
de trouver une mère de remplacement comme ça qui aurait été accaparante.
Ils auront eu les deux, c'est assez équilibré quoi. » On peut se dire ça mais,
mais dans un autre sens il n'y a personne qui vous dit euh « oh ça c'est
super ». On peut dire « oui c'est sympa » mais on n'a pas en tout cas un
retour positif quoi sur ce qu'on fait. Faut être, faut se le dire à soi-même
(rire).

179
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Le caractère invisible du travail domestique s’étend à tous ceux qui le


prennent en charge, qu’ils soient hommes ou femmes. Cette invisibilité
tient tant de son absence de reconnaissance et de valorisation sociale que de
sa réalisation pratique : les pères de notre enquête rejoignent ainsi de
nombreuses femmes au foyer, non seulement parce qu’ils ont le sentiment
que leur travail n’est pas reconnu à sa juste valeur, mais aussi parce qu’ils
l’effectuent en grande partie en l’absence des autres membres de la famille,
notamment pour être plus disponibles ensuite.159 Hommes et femmes sont
confrontés à un manque de reconnaissance du travail qu’ils effectuent, mais
la situation des hommes au foyer a peut-être ceci de particulier que ce
manque de reconnaissance s’étend à la réalité même de leur investissement
dans le travail domestique et dans le soin des enfants et à leur capacité à
remplir correctement les diverses tâches qui y sont liées.

Jusqu’à présent nous avons présenté une série de réactions en fonction


de leur contenu, sans nous intéresser de plus près aux personnes de qui
elles émanent ou du lieu dans lequel elles s’inscrivent. Il nous semble utile
de nous attarder un moment sur les interactions qui s’inscrivent dans
l’espace public, à savoir, dans le cadre de ce travail, le quartier, les rues, les
magasins, les abords des écoles, etc.160 Après avoir abordé brièvement les
relations de voisinage qui peuvent s’étendre à l’échelle du quartier ou du
village, et dans lequel les pères au foyer sont confrontés à la rumeur qui
colporte des images négatives, centrées principalement sur l’idée qu’un
homme au foyer est un individu « suspect », nous nous attarderons plus
longuement sur ce que nous nommerons les espaces publics « genrés », en
référence aux lieux occupés ou attribués de préférence aux hommes ou aux
femmes, et ce en permanence ou en fonction du moment de la journée.

4.2.3.5. Manque de légitimité et lieux publics : Voisinage et rumeurs

159
Voir notamment Chabaud-Rychter D., Fougeyrollas-Schwebel D., Sonthonnax F., Espace et Temps du
Travail domestique, Librairie des Méridiens, Coll. Réponses sociologiques, Paris, 1985.
160
Comme les auteurs cités ci-dessus le soulignent, « une partie du travail domestique lui-même s’exerce
en d’autres lieux que la maison. Les boutiques, le marché, les magasins à grande surface, bref les
commerces de tous ordres, sont des lieux où s’effectue le travail domestique. Les rencontres avec les
enseignants, la participation aux réunions de parents d’élèves, font partie du travail domestique. De
même les visites aux médecins, aux dentistes, la présence à l’hôpital lorsque des membres de la famille y
sont soignés. (…) ». (Chabaud-Rychter, D. et al., op. cit., p. 23).

180
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

La présence dans un quartier d’un homme au foyer peut susciter la


méfiance et donner lieu à un colportage de rumeurs pour le moins
déplaisantes, qui parviennent aux oreilles des personnes visées de manière
plus ou moins directe. Serge en fait l’expérience, tout comme Grégoire et
Yvan.

Serge : non, non, il y a eu des réactions un peu partout, mais pas au niveau
de mes parents, non. Ici dans le voisinage, oui, mais…
L.M: Vous pourriez m’expliquer quel genre de réactions vous avez eu ?
Serge : Je suis devenu le fainéant de la rue par exemple, hein. Peut-être pas
pour les jeunes, ceux qui ont mon âge ou qui sont plus jeunes, mais il y a
pas mal de retraités, je sais bien que j’ai des échos, j’ai des retours, pff
comme quoi, «c’est scandaleux, il reste à la maison, il ne fout rien, ce n’est
pas normal à son âge…» En plus de ça ils étaient persuadés que j’étais au
chômage, donc « en plus de ça, il va toucher au chômage…et ceteri, et
cetera…» Alors que je ne suis pas inscrit au chômage, j’ai donné ma
démission, point barre.

Yvan : Et quand vous me parlez de village aussi ça me fait penser, il y en


avait un autre dans le village, la journée on était deux en fait dans le village
‘fin deux hommes, et euh Jean-Jacques c'est un jazzman et pianiste. Et alors
euh on était les deux seuls à ne pas aller travailler. Et alors on était
extrêmement mal vus, extrêmement mal vus, vraiment euh lui, on lui a jeté
des pierres ou des trucs comme ça. (rire) Euh et on s'entendait assez bien
comme ça et euh. Mais les gens ne comprenaient absolument pas qu'on ne
travaille pas, mais vraiment pas du tout.

Grégoire : Je pense que ici dans le quartier par exemple, c’est un quartier
où il y a quand même beaucoup de personnes âgées qui me voient là à la
maison, je pense que, on ne m’a jamais rien dit, mais ça doit certainement
pas être très, très bien considéré. De voir que, oui, je suis là à la maison, je
peux faire mes petites activités. On me voit faire mon petit sport quotidien.
(…) je pense que dans le quartier on doit certainement dire « ah oui celui-
là, il a la belle vie ».

Ces commérages peuvent donner lieu à des manifestations concrètes,


comme ce fut le cas pour les deux derniers.

L.M : Il y a déjà eu des manifestations concrètes?


Grégoire : Mmh, oui, une fois, il y a une dame d’un peu plus loin qui avait
téléphoné à ma belle-mère en disant que ceci, et que ceci, et que cela. Ma
belle-mère, il lui en fallait déjà pas question de ça

181
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Yvan : Et là on a eu une petite fête de village comme ça, et il y avait des


gens qu'on ne connaissait pas très bien, parce que c'est leur résidence
secondaire dans le village. Et euh ils me demandent ce que je fais. Ben là, je
l'ai dit quoi. Et c'était drôle parce que elle a rigolé et elle a dit « ah oui
vous faites la tambouille comme ça ». Et elle a, elle a mimé comme ça le, le
geste de mélanger dans une casserole. Puis je pense « mais toi aussi t'es,
t'es au foyer ma vieille quoi. C'est pas plus malin ce que tu fais que ce que
je fais ». Mais c'est ça que, elle trouvait ça ridicule, ‘fin elle a montré quoi
sans le faire exprès, qu'elle trouvait ridicule que je fasse à manger par
exemple euh mais pas ridicule qu'elle le fasse. Ca c'était assez étrange.

Ces réactions du voisinage peuvent s’enraciner dans le fait qu’il n’est


pas considéré comme « normal » qu’un homme soit présent à la maison ou
dans le quartier durant les heures de la journée où le travail salarié est censé
s’effectuer. Nous allons voir dans le point suivant que ceci est également
vrai en dehors du quartier.

4.2.3.6. Manque de légitimité et lieux publics : les espaces publics


« genrés », sources de visibilité accrue et d’isolement.

Comme Smith le fait remarquer, certaines expériences ont une force


délégitimante dérivée du fait qu’elles ont lieu dans et autour de structures
physiques conçues en fonction de la division sexuelle du travail, ou la
signifiant d’une manière ou d’une autre.161 Il identifie trois types de lieux
dédiés au femmes – ou occupés majoritairement par elles – en tant que
responsables du soin des enfants, et dans lesquels les hommes ne se sentent
pas « à leur place » : le quartier pendant les heures ouvrables ; les centres
commerciaux aux mêmes heures (et la localisation, en leur sein, des tables
à langer dans les toilettes pour femmes) ; et les clubs de loisirs qui
organisent des services de garde d’enfant explicitement adressés aux
mères.162

Les pères au foyer de notre enquête sont également confrontés au


rappel du manque de légitimité de leurs pratiques par le biais de la
configuration spatio-temporelle des espaces publics en fonction du genre.
Dans divers quartiers, les espace dédiés aux enfants ou au soin des enfants
(plaines de jeux, entrées ou sorties des écoles en matinée ou en fin d’après-

161
Smith C., op. cit., p. 152.
162
Smith C., op. cit., p. 153-155.

182
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

midi, centres de jours accueillant les parents et leurs enfants, etc.) sont
occupés quasi exclusivement par des femmes, tout comme les centres
commerciaux ou les magasins suivant les produits qui y sont vendus ou le
moment de la journée. La présence d’un homme, seul ou avec ses enfants,
peut paraître étrange.

Laurent: Euh, et c’est vrai que, d’autant plus à V., enfin, vous ne connaissez
peut-être pas très bien, mais V., c’est vraiment euh, un peu la vieille
bourgeoisie française qui se retrouve, avec des gros principes, etc. Alors
des hommes au foyer, je n’ai jamais fait de recherches, mais à mon avis, il
ne doit pas y en avoir 36. (…) Et c’est vrai que je me sens d’autant plus
comme un martien dans ce microcosme quand je me promène ou… Je me
rappelle, une des première fois où je suis sorti avec les enfants, on est allé
dans une plaine de jeux qui est toute proche, c’est vraiment la caricature de
la mère au foyer, tout bien mise, avec les deux, trois, cinq enfants, parce
qu’à V., ça pullule. (…) Euh, mais c’est vrai que je me suis vraiment senti
comme un martien en arrivant sur cette plaine de jeux, où je me sentais
dévisagé, etc. euh. Parce que: « c’est quoi cet homme, il doit être au
chômage, ou…? » Enfin, ce n’était pas normal quoi.

Yvan : Et alors euh puis parfois quand je vais acheter, si je vais acheter des
vêtements pour euh pour les enfants, les gens rigolent. Oui c'est ça aussi,
les gens rigolent, trouvent ça « sympa » de voir un père qui achète des
chaussures

Cette visibilité accrue et les réactions qu’elle provoque sont autant de


rappels du fait que ces hommes ne se trouvent pas dans un rôle ou un lieu
approprié à leur genre. Il en va de même lorsque les pères au foyer se
rendent dans des lieux « masculins » avec leurs enfants : ceux-ci peuvent se
sentir en décalage par rapport aux autres personnes qui fréquentent ce lieu.

Serge: Par exemple, quand je vais au Brico, ou si je vais commander des


matériaux, ou bien… c’est rare qu’on voit un homme avec un petit, un petit
dans les bras.

Colin: Je me sens pas différent des autres pères à la différence que bon, je
vais au rallye avec Kevin, parce qu’il aime bien, moi aussi j’aime bien. De
temps en temps je pratique même un petit peu, quand les moyens me le
permettent ou j’ai l’occasion de le faire. Euh à la différence c’est que je
vois que moi, je suis toujours, si je vais à un rallye je suis jamais, jamais
sans Kevin ou même Raphaël des fois, parce que des fois il vient aussi. Que
tous les autres sont tout seuls. Qui ont des enfants aussi hein. Donc je suis,
bon j’aime bien le rallye mais je vais participer, bon, si Kevin il n’aimerait

183
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

pas ben j’irais pas. Tout simplement. (…) Et que je vois les autres. Ben
seulement par contre elle lui dit « bon lundi c’est l’école dont 18h-18h30
maximum il faut être rentré ». Je rentre. C’est là la différence. Que les
autres ben ils s’en foutent. Et là peut-être on me traite un peu, « ouais t’es
con, tu dois déjà rentrer… ».

Ce qui se joue, au-delà de la présence dans des lieux alloués à l’un ou


l’autre genre, c’est également l’accès aux réseaux qui s’organisent autour
de ces lieux. D’un côté, plusieurs pères au foyer éprouvent des difficultés à
s’intégrer dans les groupes et réseaux de mères au foyer qui gravitent
autour de l’école ou qui s’inscrivent dans le quartier.163 De l’autre, ils
ressentent en certaines occasions une distance avec les autres hommes dans
des groupes masculins organisés autour d’une pratique sportive ou d’un
hobby.

Ces difficultés peuvent trouver leur source dans la configuration


spatio-temporelle de l’espace en fonction du genre, mais aussi dans
d’autres mécanismes. Primo, elles peuvent résulter de la résistance de
certaines femmes à la présence d’un homme dans leur groupe, de la peur
ressentie par certains hommes que leurs tentatives soient interprétées
comme des stratégies de séduction, ou de la difficulté de s’adapter à des
thèmes de discussion nouveaux ou embarrassants pour un homme.

Bruno: Je veux dire, vous voyez bien que les mamans à l’école ne cherchent
pas de contacts avec les parents masculins. D’abord il y en a très peu.
Enfin, moi je n’en vois quasiment pas à l’école, je veux dire dans ma
situation. (…) Madame tout le monde, à l’école qui se demande pourquoi
cet olibrius vient conduire ses enfants à l’école tous les matins, bon, etc.,
etc. c’est évidemment moins facile.

Laurent: Et c’est vrai qu’on est beaucoup seul. Surtout comme homme au
foyer. Une femme au foyer, euh, bon, je caricature un peu mais vous voyez
ce que je veux dire, euh. Elle va prendre le thé chez sa copine, euh, on fait,
ne fût-ce que faire des activités avec d’autres mamans, ben, c’est quelque
part plus automatique. De faire entre mamans avec des enfants. Euh, je ne
sais pas, j’ai une amie là à P., euh, qui est pas tout à fait femme au foyer
parce qu’elle a une activité à côté, mais c’est vrai que je sais que par
exemple tous les mercredis, elle est seule avec ses enfants. C’est vrai que,
enfin je trouve que ça me met un peu dans une situation un peu bizarre, ou
c’est peut-être moi qui euh, mais c’est moins normal que si c’était mon

163
Et qui transparaît également dans les travaux de Smith. (Smith C., op. cit., p. 152.)

184
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

épouse qui téléphonait en disant: « tiens on fait un truc? » Mais tout de


suite, bon, la question ne se poserait pas, mais là, je suis un homme, elle est
une femme, et vous voyez je suis marié, enfin elle a des enfants… C’est
peut-être moi hein, qui réfléchis trop en étant ambigu dans ma relation avec
cette personne. Mais, euh, oui, ben, c’est clair que c’est moins euh… de
façon générale, c’est moins évident pour un homme de faire des activités
avec d’autres enfants, et donc, fatalement, avec d’autres femmes

Secundo, la distance entre sa propre vie – centrée en grande partie sur


le soin des enfants – et la vie des autres hommes – centrée en grande partie
sur leurs activités professionnelles – peut peser sur les relations, notamment
au travers des sujets de discussion.164

Grégoire : Les autres papa ben pff, à part parler du travail où moi je suis
carrément sorti, parler du football ça m’intéresse pas du tout, donc vous
voyez un peu ce que je veux dire? Donc parfois je me sens un petit peu hors
du coup quoi.(…) J’ai besoin quand même d’avoir des relations sportives
par exemple avec des hommes, pour avoir un contact quand même social
avec des hommes. Mais alors à ce moment-là le, le dialogue reste souvent à
100% sur le sport, donc c’est quand même quelque chose que je connais
assez bien et j’ai pas trop de problèmes là-dessus. A partir du moment où
on commence à parler d’autre chose, c’est quand même…comment dire? Je
me sens moins… concerné, oui je me sens moins concerné, je me sens moins
pris par la discussion et peut-être même mis à l’écart.

Nous avons également constaté que l’absence de réseaux d’entraide ou


la difficulté à accéder ou maintenir sa présence dans des groupes externes
au contexte intra-domestique contribue au développement d’un sentiment
subjectif de solitude et d’enfermement chez de nombreux pères au foyer.165

John: Le principal désavantage est lié au fait qu’il y a beaucoup de temps,


ou un manque de contact avec d’autres adultes. Donc cela peut devenir une

164
Cette idée est également exprimée par l’un des pères interrogés par Harper, lorsqu’il dit avoir constaté
l’amenuisement progressif des sujets de discussion qu’il pouvait aborder avec les autres hommes en
général, et ses anciens collègues en particulier. (Harper J., op. cit., p. 48.). L’auteur montre que les pères
relient leur sentiment d’isolement au fait qu’ils ne peuvent compter, comme les femmes, sur le soutien
d’un groupe de pairs partageant les mêmes expériences. Ils font également référence aux barrières qui
rendent difficile la communication entre hommes et femmes, que ce soit à l’occasion de consultations
dans des centres de soin des enfants, sur les plaines de jeux ou au jardin d’enfant, celles-ci ayant
tendance, selon l’un d’eux, à se montrer embarrassées ou méfiantes. (Harper J., op. cit., p. 60-61.)
165
Sentiment qui est loin d’épargner toutes les mères au foyer, comme Harper le mentionne elle-même.
(Harper J., op. cit., p. 59-60.)

185
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

sorte d’existence solitaire d’une certaine manière. Et vous savez, vous êtes
avec les enfants, mais cela reste solitaire. Parce que vous êtes dans, et c’est
par exemple ce que Cécilia trouve difficile à imaginer, et qu’elle pourrait
trouver difficile, c’est qu’elle aime travailler avec des collègues qui la
stimulent, elle travaille dans une boîte d’avocats de haut niveau donc ils
sont tous intelligents et intéressants. Et cela fait partie de ce qu’elle aime.
Et à moi aussi cela me plairait. Donc c’est le principal désavantage: ne pas
avoir cela.

Laurent: Euh, mais bon le fait que je veux sans doute faire d’autres choses,
pour euh, équilibrer ma vie, c’est aussi, sans doute, le fait qu’il me manque
quelque chose. Euh, faire que ça, c’est un peu réducteur. Euh, je ne parle
pas du côté intellectuel comme j’en parlais au début de l’entretien, mais
c’est, … oui, voir autre chose quoi. Et c’est vrai qu’on est beaucoup seul.
Surtout comme homme au foyer.

Karl: Par exemple, j’ai des difficultés, la pire chose de rester à la maison,
c’est que je me sens, je trouve que… je reste à la maison tout le temps, tout
le temps, tout le temps, et c’est dur.

Ce sentiment de solitude peut mener à la dépression, comme ce fut le


cas pour Philippe.

Philippe : mais à ce moment-là je pense qu’on peut parler presque de


dépression ou en tout cas de… oui. J’étais dans une position d’un chômeur
presque involontaire, alors que j’étais volontaire au départ, j’étais
volontairement au chômage au départ. Je me suis quand même malgré moi
retrouvé dans une position psychique, je pense, proche de celle du chômeur
involontaire qui se décourage à chercher du travail. Alors que moi, je ne
cherchais pas de travail. Mais j’étais dans une position, finalement,
d’isolement. (…) psychologiquement, je tournais dans ma bulle. Et à la fois
je me disais « ça m’arrivera peut-être plus jamais de pouvoir arrêter ». (…)
Et donc après 1 an, je me suis rendu compte qu’il fallait que je retrouve une
structure, que ça n’allait pas d’être à la maison sans structure. (…) arrêter
de travailler, c’est une chose mais tenir le coup très longtemps en arrêtant
de travailler, c’est pas si évident. Être père au foyer entre guillemets, ou à
mon avis mère au foyer c’est la même difficulté, je trouve que c’est quand
même une position où on a une tendance à se replier sur soi-même qui est
grande. Et donc un moment donné, c’est bien de retravailler.
L.M: Vous vous sentiez un peu trop seul?
Philippe : oui, je ne vais pas dire dépressif mais, oui, on finit par tendre oui.
Malgré que j’étais volontairement à l’arrêt, que j’étais, que j’avais aucune
angoisse de retrouver du travail.

186
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Le fait de ne pas avoir dans son entourage d’autres personnes dans la


même situation que soi, d’autres hommes en particulier, et donc de ne pas
pouvoir comparer et échanger ses propres expériences avec celle des autres
non seulement prive les pères au foyer d’un soutien leur permettant de
gérer leur situation en se nourrissant des expériences d’autruis
« similaires », mais rend aussi difficile de faire la part des choses entre ce
qui relève de caractéristiques personnelles et ce qui relève de la situation à
proprement parler.

Bruno: Oui, bon, par rapport à moi, ce qui est très clair, c’est que j’ai du
mal à définir en termes d’inconfort ce qui est ma part à moi, donc de mon
histoire, et lié à la situation. Ca c’est vraiment très difficile de distinguer, je
trouve. Euh bon euh
L.M: Donc par là vous voulez dire par exemple le fait que vous, le sentiment
d’isolation par exemple vous ne savez pas si c’est dû au fait que vous êtes…
Bruno: Oui, est-ce que c’est mon tempérament, mon caractère ou est-ce que
c’est… Bon par exemple, en même temps, j’entends qu’il y a des gens qui
vivent la même chose. Mais ça ne veut encore rien dire. Parce
qu’apparemment il y a des parents au foyer, ‘fin j’ai pas d’exemple de
pères, mais de mères au foyer qui arrivent à vivre ça tout à fait bien. Donc
qui mettent en place un certain nombre de trucs. Donc là voilà.

Nous verrons plus bas que ces hommes s’appuient sur une série de
comparaisons entre leur situation et d’autres situations de vie afin de
construire et étayer le discours qu’ils élaborent sur eux-mêmes. Comme
nous le mentionnions plus haut, mis à part trois exceptions, les pères de
notre étude ne connaissent pas d’autres hommes au foyer. La situation la
plus proche de la leur est alors celle des mères au foyer. Au cours de
discussions avec elles, ou via les représentations qu’ils ont de leur situation,
ils peuvent puiser des arguments soit pour rapprocher leur propre situation,
et en particulier les inconvénients qui en résultent, de celle des femmes au
foyer ;

Laurent: Et c’est marrant parce que souvent en en discutant avec des amis
ou quoi, souvent j’ai l’impression d’être un peu dans la peau des femmes
qui sont au foyer. Enfin, je me pose un peu les mêmes questions que les
femmes qui sont au foyer: « si je fais ça maintenant, qu’est-ce que je ferai à
40 ans? Je n’aurai rien sur mon CV, enfin, j’aurai un trou sur mon CV de
cinq ans ou plus… »

187
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Yvan : Oh j'en suis sûr parce que parfois je discute avec des, ben les seules
parfois avec qui on peut partager ça c'est des mères (rire) à l'école ou quoi
euh qui disent aussi, elles sont à la maison tout le temps mais on croit
qu'elles foutent rien quoi.

soit pour la différencier de celle-ci dans un sens qui valorise leur


propre situation ou qui la présente au contraire comme étant plus difficile à
vivre.

Brice : Et puis il y a des réflexions comme ça, quand on dit ça, ce qu’on ne
dirait pas à une femme par exemple. Une femme elle est femme au foyer et
puis ça s’arrête là quoi.

Laurent : euh, je crois que c’est… c’est marrant, parce que ça je ne vous ai
pas encore dit, euh finalement, souvent j’ai dit à mon épouse, et je continue
à le dire, que être homme au foyer, peut-être que c’est plus facile à vivre,
enfin sur certains aspects par rapport au monde extérieur, que être femme
au foyer. Parce que être femme au foyer, en tout cas au début, la situation
d’homme au foyer, euh quand je l’ai annoncé à gauche et à droite, quand il
m’arrivait d’en parler, ça interpellait super fort les gens, parce que ce n’est
pas encore vraiment la norme, euh, et donc, ça fait parler les gens. (…) Ça
suscite l’intérêt quoi. Une femme qui est au foyer, on a tout de suite tourné
la page, et on parle de la situation de l’homme: « et toi, ton boulot, euh? »
Et la femme est beaucoup moins mise en valeur. Et moi, c’est vrai que c’est
assez récurrent, ça revient toujours ce sujet là: « t’es toujours au foyer?» et
« blabla, blabla ».

Dans l’extrait suivant, on voit que Serge balance constamment entre


ces trois modalités (rapprochement, distanciation qui fait passer la situation
de père au foyer comme étant plus facile à vivre, et distanciation qui au
contraire pointe les difficultés propres à la situation de mère au foyer.)

L.M: Vous pensez que ça aurait été plus facile si vous aviez été une femme
au foyer?
Serge: Non je ne crois pas.
L.M: Quand vous discutez avec votre amie qui est mère au foyer, elle, sa
situation est assez proche de la vôtre?
Serge: Il faut dire que dans la société ça coule plus de source quoi hein.
(…)
L.M: Vous avez l’impression qu’une mère au foyer ça serait plus accepté ?
Serge: C’est plus accepté. Bien qu’il y en a quand même de moins en moins
aussi hein. (…) Mais c’est peut-être plus péjoratif pour les femmes de, le

188
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

terme « femme au foyer » est peut-être plus péjoratif, avec un sous-entendu


plus péjoratif que « père au foyer ». J’ai parfois cette impression. En disant
« oui euh elle est femme au foyer, donc elle sert à rien ». Parce que en
général aussi les gens ne se rendent pas compte de la multitude de choses
qu’il y a quand même à faire si on veut que ce soit bien fait quoi.
L.M: Ils ne se rendent pas compte de tout le travail que vous avez à la
maison. Mais ça, ça vaut aussi bien pour un père au foyer que pour une
mère au foyer?
Serge: Oui, pour ça c’est la même chose. Mais j’ai l’impression que dans le
vocabulaire « mère au foyer » c’est un peu plus péjoratif que « père au
foyer ». Parce que « mère au foyer », on dira en général que c’est pas une
décision personnelle, « elle a trouvé un gars pour se caser » ou quelque
chose comme ça. Mais oui! On entend souvent ce genre de commentaire.
Tandis qu’un type qui arrête de travailler c’est quand même plus rare
(rire). Je dis pas que c’est plus valorisant mais c’est plus rare. Il y a peut-
être plus de moqueries, oui il y a ça. Mais il y a aussi un peu de moquerie
comme je vous ai dit dans mon équipe de hockey.

Peu d’hommes dépassent cependant totalement la frontière qui les


sépare de ces individus d’un autre sexe au point de s’identifier au statut de
mère au foyer, comme nous le verrons au chapitre 6.

Les pouvoirs publics jouent un rôle important dans les processus de


validation/invalidation de la paternité au foyer. Ce rôle apparaissait déjà au
travers de l’organisation spatio-temporelle des espaces publics et des
contacts avec des professionnels de l’enfance travaillant pour des services
publics. Il se fait plus précis dans le dernier point de ce chapitre, qui se
centre sur le récit de confrontations plus directes avec les pouvoirs publics.

4.2.3.7. Absence de reconnaissance institutionnelle de la paternité au


foyer

Le statut de parent au foyer – père ou mère – n’existe pas


officiellement en Belgique. Les parents au foyer se répartissent dans une
multitude de statuts divers qui correspondent à autant de régimes: chômage,
travail indépendant, pause-carrière ou crédit-temps, inactivité… Cette
absence de reconnaissance officielle du statut de parent au foyer se traduit
logiquement par la dénonciation par les pères au foyer du rôle de premier
plan que les pouvoirs publics jouent dans le manque de reconnaissance qui
les frappe. Ce sentiment est renforcé par le fait que le statut de mère au
foyer, s’il n’a pas d’existence officielle et ne donne donc pas l’accès à une

189
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

série de droits et de devoirs, est reconnu soit explicitement par certains


organismes qui y font notamment référence dans leurs formulaires
administratifs, soit implicitement au cours de contacts avec des
représentants des pouvoirs publics, contrairement au statut de père au
foyer.

L.M: Donc en termes de statut, alors vous êtes sans statut?


Serge : Sans statut. « Père au foyer », j’ai déclaré à la commune. Ils n’ont
pas voulu inscrire ça: « mais Monsieur, ça n’est pas possible ! » Je dis: «
vous ne mettez jamais « mère au foyer » quand on enregistre?» « Ah, si! » «
Et bien, alors, mettez: père au foyer…» C’était pourtant une dame qui m’a
enregistré. « Je vais me renseigner si je peux mettre ça! » « Pourquoi vous
ne pourriez pas mettre ça dans les renseignements, il n’y a pas de raisons !
Je travaillais avant, maintenant je ne travaille plus, je travaillerai peut-être
après. »
L.M: Et finalement, c’est passé?
Serge : Oui. C’est passé.
L.M: Vous avez été enregistré comme ça?
Serge : Oui, oui.

Brice : Mais de nouveau, comment, il n’y avait pas, par exemple, sur la
case de l’ONE il y a « milieu d’accueil de l’enfant ». Et il y a des trucs pour
cocher et puis il y a «autre». Et il y a « crèche », « gardienne », « maman »,
mais « papa », il y a pas. On a dû rajouter.

La non-reconnaissance implicite du statut de père au foyer peut avoir


des conséquences plus dramatiques : Yvan, radié du chômage pour durée
excessive, n’a pas été informé qu’il pouvait conserver ses droits à la
sécurité sociale en demandant une dispense de pointage pour raisons
familiales.

Yvan : Mais sinon, ben, par rapport aux institutions on va dire euh bon, tout
ce qui est syndicat et tout ça, aller expliquer ça faut laisser tomber quoi je
veux dire ça, ça sert, j'ai essayé de le faire l'autre fois quand j'ai reçu ma
lettre euh de, comme quoi on allait me retirer le chômage, les allocations de
chômage plutôt, et j'ai un peu expliqué ça. Mais la, je me trouvais face à un
mur donc euh. En gros pour la, la demoiselle là j'étais un paresseux. ‘Fin
j'en rigole un petit peu parce que je vois bien comment elle fonctionne, ce
genre de dame mais pour elle j'étais un paresseux ça c'est clair quoi. « Et
vous n'avez jamais trouvé de travail ? Universitaire et tout ? » (…)
Maintenant j'ai entendu enfin maintenant, peut-être qu'il y a longtemps

190
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

mais on peut demander une dispense de pointage pour euh pour s'occuper
des enfants (…) Mais bon si j'avais fait ça j'aurais pas été ennuyé
maintenant quoi. Parce que je le savais pas.(…)

191
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

4.3. Conclusion

A côté des marques de soutien et de reconnaissance que des individus


très proches – qu’ils fassent ou non partie du noyau familial – et plus
anonymes témoignent aux pères au foyer, ce chapitre a fait ressortir le rôle
de relais des normes de genre que ces mêmes personnes peuvent jouer
auprès des pères au foyer dans le contexte des interactions de face à face.
Les partenaires, les enfants, les amis, la famille, des conseillers extérieurs
participent à la co-construction d’une structure de plausibilité qui permet
aux hommes qui s’investissent dans un rôle de père au foyer d’assumer et
de valider ce mode de vie. Celle-ci entre toutefois en concurrence avec
d’autres marques, qui peuvent émaner des mêmes personnes ou d’autres,
plus ou moins anonymes qui sont autant de rappels, francs ou subtils, du
caractère hors-normes de la paternité au foyer. Ceux-ci sont confrontés,
tout comme les mères au foyer, à la difficulté d’assumer et de faire
reconnaître le travail, largement invisible, qu’ils effectuent à la maison, tant
dans le contexte intra- qu’extra-domestique. Mais la situation de ces
hommes a ceci de spécifique qu’elle transgresse les normes de la division
sexuelle du travail, et qui sont rappelées régulièrement au cours des
interactions de face à face.

Le soin des enfants est encore largement considéré comme une


prérogative féminine. La réalité de l’investissement paternel ainsi que la
capacité même d’un homme à s’occuper d’un enfant est régulièrement
remise en question. Les pères au foyer se voient contraints de faire la
preuve de leur compétence, sont exposés aux regards critiques de certaines
femmes et de certains professionnels de l’enfance, et sont parfois relégués
au second plan par une frange de cet univers professionnel qui continue à
accorder à la mère un rôle de premier plan.

Cette première norme s’articule de deux manières distinctes à une


seconde norme, celle de l’assignation des hommes au travail professionnel :
soit de manière exclusive, les hommes étant enjoints d’assumer un rôle de
pourvoyeur principal de revenus et les femmes, reléguées dans la sphère du
domestique et du soin des enfants, soit de manière plus subtile,
l’assignation au travail professionnel semblant s’étendre aux femmes, mais
à qui il revient, lorsqu’il s’agit d’articuler vie professionnelle et vie
familiale, de réduire leur investissement professionnel – ou d’y renoncer
pour un temps plus ou moins long – pour s’occuper de leur(s) enfant(s).

192
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

Dans les deux cas, l’assignation masculine au travail salarié est relayée
avec force. Le travail professionnel occupe une place centrale dans la
construction identitaire masculine : il est source de reconnaissance, de
valorisation des compétences, de contacts sociaux, et, plus largement,
d’une identité sociale. En s’en écartant, les pères au foyer s’exposent à un
manque de reconnaissance qui passe par toute une série de remarques qui
touchent aussi bien leur entourage familial qu’eux-mêmes. L’exemple
qu’ils donnent a cependant une portée subversive : face à eux, les certitudes
de certains vacillent. Ces interlocuteurs sont pris de vertige à l’idée que leur
identité puisse s’axer sur autre chose que le travail professionnel, mais sans
que cela ne se traduise, à part dans de très rares cas, par une modification
du style de vie, tant le modèle dominant conserve de sa force.

La transgression de ces deux normes ouvre la voie à une remise en


question de la conformité des pères au foyer à d’autres normes masculines
dominantes, comme l’hétérosexualité ou la force, physique ou mentale,
mais qui s’exprime de manière plus larvée et est moins présente dans les
récits que nous avons recueillis.

Le contrôle social exercé par autrui au cours des interactions de face à


face est porté et soutenu, directement ou indirectement, par les pouvoirs
publics. Ce chapitre a permis de mettre en avant le rôle joué par la
configuration spatio-temporelle des espaces publics en fonction du genre,
qui non seulement accroît la visibilité des individus qui investissent un rôle
et une place qui ne sont pas conformes aux normes de la division sexuelle
du travail, mais pèse également sur leur accès aux réseaux qui gravitent
autour de ces mêmes espaces. Le risque d’isolement est grand pour les
pères au foyer qui peinent à intégrer les réseaux féminins et maintiennent
difficilement leur présence dans les réseaux masculins. De son côté,
l’absence de reconnaissance institutionnelle de la paternité au foyer, qu’elle
soit formelle ou informelle, marque fortement celle-ci du sceau de
l’invisibilité et expose les hommes qui s’y investissent à des conséquences
qui peuvent avoir un impact négatif non seulement pour l’image qu’ils ont
d’eux-mêmes, mais aussi pour les conditions matérielles dans lesquelles ils
vivent.

Au fil de ces pages, nous avons déjà eu un premier aperçu des


diverses manières dont les pères au foyer gèrent le manque de légitimité
qui les touche, réduisant ainsi la portée de l’image négative qui leur est

193
Chapitre 4. Validation et invalidation dans le contexte des interactions

accolée. Les stratégies qu’ils mettent en place notamment pour réduire la


portée des réactions négatives de leurs partenaires visent souvent tant à
conserver une image positive d’eux-mêmes que de leurs détractrices,
limitant ainsi l’impact des remises en question sur la vie de couple. C’est ce
travail de gestion identitaire et de conservation de la possibilité même de
maintenir une relation avec autrui qui formera le cœur des chapitres
suivants.

194
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive


de soi

Le chapitre précédent nous a permis de mettre en lumière le manque


de légitimité auquel les pères au foyer sont confrontés, en raison de la
transgression des normes de la division sexuelle du travail qu’ils opèrent.
Ce chapitre sera consacré au second volet de la thèse, qui découle de ce
constat. Nous posons en effet que les individus tentent de maintenir une
image positive de soi en dépit du manque de légitimité de leurs pratiques,
et ce au travers de la gestion de la tension entre normes assignées et
appréhension et présentation de soi. Ce maintien d’une image positive de
soi passe par l’élaboration d’un discours sur soi à la fois « pour soi » et
« pour autrui », le second se déroulant dans le cadre des interactions.

L’impossibilité pour les hommes de notre étude de pouvoir s’appuyer


sur une catégorisation sociale pré-existante, socialement reconnue et
valorisée, au cours de leurs interactions avec autrui et dans le regard qu’ils
portent sur eux-mêmes pèse sur le processus constant de transaction entre
identité pour autrui et identité pour soi. Dans son ouvrage L’invention de
soi. Une théorie de l’identité, Kaufmann rappelle combien la possibilité de
pouvoir s’appuyer sur « au moins quelques supports institutionnels,
s’imposant d’évidence, lourds d’une longue mémoire historique, fixant une
partie de la personnalité » est importante.166 Ceci d’autant plus si « les
conditions d’existence sont telles que l’on est guetté par la marginalisation,
que les regards entrevus portent le mépris, que l’estime de soi se perd dans
la honte ». Bien que l’auteur fasse ici référence à des situations sociales
marquées par une désaffiliation sociale et une marginalisation extrême (il
cite notamment le cas des sans-abris), il n’en ressort par moins le rôle
primordial joué par la reconnaissance et l’estime de soi dans le processus
de construction identitaire.167 Comme il le souligne par ailleurs, « la

166
Kaufmann J.C., op. cit., p.258.
167
Cette idée a été largement développée notamment dans les travaux de Hegel, Mead et Honneth. Ce
dernier considère l’individuation humaine, tout comme Hegel et Mead « comme un processus dans lequel
l’individu ne peut accéder à une identité pratique que dans la mesure où il peut s’assurer de sa
reconnaissance par un cercle croissant de partenaires de communication. Des sujets capables de parler
et d’agir ne peuvent être constitués comme individus qu’en apprenant, à partir de la perspective d’autres

195
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

demande de reconnaissance submerge la société. Chacun guette


l’approbation, l’admiration, l’amour, dans le regard de l’autre. De tout
autre ; aussi inconnu ou modeste soit-il. »168

Le manque de reconnaissance et de légitimité auquel les pères au foyer


sont confrontés rend problématique la manière à la fois dont ils se
présentent au cours des interactions, et dont ils s’appréhendent
subjectivement. L’appréhension et la présentation de soi en tant que père au
foyer ne vont pas de soi. Dans ce chapitre, nous allons voir comment les
hommes que nous avons rencontrés tentent de gérer l’image négative qui
leur est accolée. Cette gestion passe et par le biais du « petit cinéma
intérieur », discours sur soi et projection d’images de soi que l’on se fait à
soi-même, et par le biais de la présentation de soi au cours des interactions
de face à face avec autrui, scènes dans lesquelles se déploient des stratégies
qui se recoupent de manières diverses pour former de véritables systèmes
de gestion de la transgression.

Ces recoupements sont notamment rendus visibles de par le fait que


ces deux canaux de gestion s’entrecroisent et sont intimement liés. Il est
parfois difficile de les distinguer, d’autant que la situation d’entretien au
cours de laquelle nous avons récolté les témoignages de ces hommes est
une situation expérimentale artificielle dans laquelle nous leur demandions
de relater a posteriori ce processus identitaire. Nous verrons que si cinéma
intérieur et gestion de la présentation de soi à autrui dans le cours des
interactions peuvent être distingués à certains moments, à d’autres ils sont
intimement liés.

Ce chapitre sera découpé en deux temps. Le premier sera consacré à la


présentation des stratégies mises en place en fonction du contexte dans

sujets leur témoignant leur assentiment, à se rapporter à eux-mêmes en tant qu’êtres qui possèdent des
qualités et des capacités positives. (…) l’expérience du mépris porte en elle le risque d’une offense qui
peut mener à un effondrement de l’identité entière de la personne. (…) c’est à l’expérience de la
reconnaissance réciproque que des sujets capables d’agir doivent leur aptitude à développer un rapport
positif à soi. Leur Ego pratique est dépendant de relations intersubjectives dans lesquelles ils peuvent
faire l’expérience de la reconnaissance. Car ils ne peuvent apprendre à se fier à eux-mêmes ou à se
respecter eux-mêmes qu’à partir de la perspective de la réaction approbatrice de partenaires
d’interaction ». Honneth A., « Intégrité et mépris : Principes d’une morale de la reconnaissance »,
Recherches sociologiques, Vol. XXX, n° 2, 1999, pp. 11-22, p. 13 et 16.

168
Ibid, p. 187.

196
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

lequel elles se déroulent. Nous commencerons par celles qui se tiennent en


dehors du contexte des interactions, et qui se déclineront sous la forme d’un
discours sur soi, puis d’un discours sur autrui. Nous nous pencherons
ensuite sur les divers positionnements à l’égard de la dénomination de
« père au foyer », positionnements qui se situent au croisement entre
cinéma intérieur et contexte des interactions, entre appréhension et
présentation de soi. Nous terminerons par les stratégies qui se déploient
plus spécifiquement dans le contexte des interactions. Le second temps sera
consacré, en guise de conclusion, à la mise en lumière des recoupements
entre diverses stratégies, qui forment trois figures idéal-typiques des
systèmes de gestion de la transgression.

197
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

5.1. Réduction de la portée des images négatives


associées à l’identité de père au foyer en dehors du
contexte des interactions : discours sur soi

Les hommes que nous avons rencontrés mettent en place une série de
discours leur permettant de réduire la portée des réactions négatives
auxquelles ils sont confrontés, discours qui portent tantôt sur eux-mêmes et
tantôt sur les autres. Les premiers ont pour fonction de résister aux critiques
en mettant en avant des aspects de leur propre personnalité ou de la
situation qu’ils vivent qui contredisent ou circonscrivent l’image négative
qui leur est accolée. Les discours consistent un mise en avant des traits
personnels fondant diverses images de soi, centrées précisément sur la
capacité à résister à l’image négative qui leur est apposée ; sur la
distanciation à l’égard de la place du travail professionnel dans la définition
de soi ou au contraire sur la démonstration du maintien de celle-ci ; sur la
mise en exergue des avantages que la paternité au foyer procure, et qui
fonde une image positive de soi jouant sur de multiples facettes ; et enfin
sur la présentation de soi en tant qu’individu réflexif qui, via son arrêt de
travail, cherche à apporter une réponse à des questions plus existentielles,
cet arrêt de travail prenant alors les allures d’une thérapie.

5.1.1. Image de soi centrée sur la distanciation vis-à-vis


des réactions d’autrui

L’indifférence et la croyance en l’idée que chacun fait ce qu’il veut


participent à la création de cette image de soi.

Colin: Mais c’est pas grave, on se tracasse pas avec les autres. (…) Et celui
qui dit que rester à la maison… je m’en fous il fait ce qu’il veut

Hervé : Mais pff, je ne m’en fais pas trop de ce qu’on pense de moi. En
général, je n’ai jamais vraiment de problème avec ça. (…) Non bon moi j’ai
pas trop d’état d’âme. Non, moi je me dis « je suis comme je suis » et j’ai
pas envie de montrer une image justement que je ne suis pas.

198
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

C.P169 : Vous n’avez pas l’impression que l’homme qui est en vous est un
peu mis sur le côté?
Jean-Paul : Pas du tout, pas du tout. Je m’en fous d’ailleurs, je m’en fous
éperdument.

Par un mécanisme que nous pourrions qualifier de « transfert de


compétence », certains mobilisent l’acquisition, au cours d’expériences
passées sans lien avec la situation présente, de la capacité à résister au
mépris et l’indifférence au regard d’autrui, l’idée mise en avant étant qu’ils
ont développé, par le passé, une sorte de carapace qui les protège
aujourd’hui contre les réactions d’autrui.

L.M: Et quand vous entendiez ce genre de réactions, comment est-ce que


justement vous réagissiez?
Samuel : Comme il se doit. J’ai d’abord développé une carapace, par
rapport à toute réaction venue de l’extérieur pour différentes raisons.
Essentiellement, je crois, à l’issue de mon premier divorce. Donc heu, les
raisons essentielles de mon divorce, c’était franchement… ça ne regardait
que ma femme et moi, et pourtant on a eu des critiques de l’extérieur, hein.
Il y a des gens qui ont pris parti. Qui ont dit: « ah, bon, ah, oui, mais c’est
vrai que ci et que ça…» Et alors on s’est dit: « mais qu’est-ce que c’est que
ce commentaire, mais d’où ça vient, mais où est-ce qu’il ont été
chercher…ah, bon,…» Mais c’est comme ça, les gens sont comme ça. Donc,
on développe une certaine carapace et donc, une indifférence aux
commentaires de l’extérieur

Colin: Je suis pas complexé parce que je suis obèse moi, j’ai pas peur de le
dire. C’est pas grave, je suis obèse depuis que je suis tout petit. C’est pas
pour ça que je vais pas me mettre en slip et aller nager. Les gens pensent ce
qu’ils veulent. Euh si la norme était aux gens obèses, les gens qui seraient
beaux et minces seraient laids. (…) C’est pas la norme, mais c’est pas
grave, puisque je suis hors normes. Et je suis hors normes pour tout.

La définition de soi sur le mode de la marginalité que l’on retrouve


dans l’extrait précédent, et qui s’accompagne de l’idée que l’on s’assume
tel que l’on est, est récurrente. Cette image de soi sert à la fois à réduire la
portée des réactions négatives et à donner sens à son propre parcours, à lui
assurer une certaine cohérence. Jean-Paul, en relativisant la marginalité de
sa position actuelle en l’insérant dans une description de son couple et de sa
famille déjà hors-normes à plusieurs égards (il vit dans un couple mixte

169
Cet entretien a été réalisé par Charlotte Plaideau (C.P.).

199
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

avec des enfants biologiques et une petite fille adoptée), s’inscrit dans le
premier procédé.

Jean-Paul : Moi, je suis noir et elle est blanche donc, déjà que nous avons
des cultures, deux cultures différentes. Il faut mettre de l’eau dans son vin,
et de l’autre côté, ma femme n’arrive pas à me comprendre. Moi, je
comprends parfaitement puisque j’ai plus d’amis ici qu’en Afrique, et elle
n’a jamais mis les pieds en Afrique. D’autre part c’est une famille
recomposée parce que nous avons un enfant adopté donc ce qui est encore
un autre rapport. Vous avez les enfants biologiques, ce qui est encore un
autre rapport

La marginalité fait partie intégrante de l’histoire de vie que Laurent et


Hervé racontent. Tous deux, seuls ou en couple, ont fait de l’envie de sortir
des sentiers battus un leitmotiv de leur existence. Ils ont tous deux quitté
l’Europe à un moment de leur vie pour travailler au Cambodge dans le cas
du premier, et pour bourlinguer à travers le monde pour le second. Leur
engagement au foyer n’apparaît alors que comme une sorte de suite logique
de cette facette de leur personnalité. Ils se construisent ainsi une image
d’eux-mêmes (et de leur couple) profondément ancrée dans leur parcours
de vie.

Laurent: en se mariant, on s’était dit que on n’avait pas envie de rentrer un


peu dans un rail, euh tout fait, tout tracé, un peu comme tous les couples
autour de nous avaient apparemment l’habitude de le faire, donc, petite
maison, petite voiture, petit boulot, un peu un train, train, dans lequel on ne
voulait pas tomber, si possible jamais et en tout cas pas tout de suite, c'est-
à-dire, juste en étant marié. Et donc, on est parti deux ans pour un projet
humanitaire (…) Euh mais bon, je crois que j’ai quand même pas mal fait
de travail sur moi, etc. qui prouve, qui montre que ma recherche a toujours
été, euh, de m’assurer à moi-même et par la suite quand j’ai eu une femme
et puis des enfants, d’assurer à ma famille une qualité de vie qui sort un peu
des schémas tout faits, comme on les voit souvent autour de nous. D’où le
départ au Cambodge, d’où ma situation aujourd'hui avec les enfants…

Hervé : Je ne voyageais jamais, jusqu’à mes 18 ans je ne voyageais pas


tellement. Puis j’ai un cousin qui habitait au Burundi qui est venu en
Belgique et qui a acheté une camionnette, et qui m’a proposé de la ramener.
(…) Et je venais justement d’avoir un boulot. Je venais justement d’acheter
une voiture et justement j’avais un kot dans une maison communautaire.
Donc en un mois de temps, j’ai dû tout lâcher, comme ça (…) Alors quand
je suis parti là-bas, je me suis dit « Hervé c’est magnifique. Il faut que tu
continues à réagir quoi. » (…) Je suis parti pendant 6 mois et j’ai traversé

200
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

toute l’Afrique. Et puis, je suis revenu en Belgique et j’ai fait des petits
boulots. Puis, je suis reparti après en Asie et je suis revenu en Belgique où
j’ai de nouveau travaillé pour économiser. Et puis, j’ai été à Madagascar,
l’île de la Réunion, l’île Maurice. Et puis j’ai fait ça jusqu’à mes euh j’ai
41… jusqu’à mes 35 ans à peu près. Et là, j’ai rencontré ma copine, et on a
fait un voyage au Vietnam, Chine, Philippines. (…) moi j’ai jamais, jamais
suivi le chemin traditionnel et j’ai toujours bien aimé faire ce que j’avais
envie. Et je n’aime pas trop suivre les pressions. Si vous faites comme tout
le monde, moi je suis malheureux. Moi j’ai envie d’être libre, de partir
quand j’ai envie. J’ai envie de faire ce que j’aime bien.

Hervé met également en place une image d’un soi « aventurier », dont
la vie est ponctuée d’une succession de défis (et qui prolonge, peut-être,
cette période de sa vie où il bourlinguait à travers le monde). Faire face aux
réactions négatives n’apparaît alors que comme un défi parmi tant d’autres.
Ces défis consistent à être capable de faire la même chose que les femmes
(langer un enfant par exemple), à parvenir à gérer des situations de stress
(arriver à l’heure chez le médecin alors que son fils a sali son lange), à
trouver des systèmes permettant de sa faciliter la vie (donner la panade
dans un biberon)… Ces défis mettent du piment dans sa vie, le confrontent
à des situations excitantes qui demandent de l’organisation et de
l’ingéniosité, et qui permettent de faire face à l’isolement et à l’ennui.

Hervé : Moi je vois ça beaucoup comme un défi quoi. Par exemple l’autre
jour, j’avais un rendez-vous avec le docteur à 11 h 15. Et alors, le matin à
9 h 00, je me dis « qu’est-ce que je vais faire, j’ai rendez-vous à 11 h 15 ! ».
Et puis je dis « allez, j’ai envie d’aller au Makro. Mais il faudra que j’aille
vite parce que je dois aller à mon rendez-vous. » Donc, je vais au Makro.
Tout va très bien. Je fais mes courses. Et puis je sors du Makro, je prends
Laurent et il avait fait caca dans ses langes et il y en avait partout. (…) Je
le mets dans la voiture. J’arrive ici. Ca m’arrangeait pas du tout, moi
j’étais pressé, je devais aller voir le docteur. Donc j’ai dû le prendre, le
porter et le mettre dans la baignoire, passer avec la douche, partout, il y en
avait partout. C’était un peu stressant, mais ça m’amuse. C’est excitant
comme tout. Il faut aller vite. Il faut être bien organisé. (…) j’ai souvent
des situations comme ça. Il y a du stress, mais c’est amusant. Il faut
apprendre à gérer. Et c’est vrai que parfois, j’ai un peu mal à la tête comme
ça, mais ça m’amuse. C’est un défi.
5.1.2. De l’importance du travail professionnel dans la
définition de soi

Nous avons déjà vu dans le chapitre 3 qu’une partie des pères au foyer
était auparavant fortement investie dans une activité professionnelle. Pour

201
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

eux, développer une image de soi qui s’écarte de la sphère du travail salarié
constitue un enjeu important.

Philippe est fortement impliqué dans son métier d’éducateur, même


s’il a connu des revers au cours de sa carrière. Il élabore pourtant un
discours qui relativise la place du travail dans son identité, discours fondé
sur certains aspects bien particuliers de son activité professionnelle, comme
le manque de valorisation de cette profession ou la confrontation à des
questions existentielles. Dans l’extrait suivant, on voit comment il parvient
à transformer ce que certains présentent comme une perte en gain
identitaire.

Philippe: quand moi j’arrête de travailler c’est aussi, c’est plutôt un gain
d’identité. Moi je le vis plutôt comme ça. Puisque mon travail, enfin je suis
éducateur avec des enfants, je suis pas euh, oui je suis éducateur mais
même socialement, c’est pas très bien reconnu, enfin, je veux dire (rires).
Vous voyez, donc je suis pas vraiment, c’est pas là que je vais chercher mon
identité donc, enfin, et par rapport aux enfants aussi, donc, enfin dans le
cadre de mon travail aussi, je suis interpellé sur des remises en question.
Alors celui qui est banquier, qui est gérant d’agence, il est fier de dire « ok
ça c’est un travail d’homme ça hein ». Et il y a quelque chose de cette
image-là qui quelque part leur suffit pour faire leur petit parcours dans leur
vie quoi. Que moi c’est pas suffisant. Moi, j’étais obligé de me poser des
questions que les gens…, j’étais obligé d’apprivoiser ma mort avant
l’heure, j’étais obligé, enfin toutes les questions un peu existentielles que
l’on se pose bien plus tard dans la vie. J’étais obligé pour tenir le coup
enfin, pour rester disponible professionnellement quoi, j’étais obligé de
m’interroger là-dessus et d’en faire aussi mon identité. Donc, le travail lui-
même était devenu une part beaucoup moins importante de ce qui peut
constituer mon identité d’homme.

Il crée une séparation, pour le moins fragile, entre la dimension


identitaire du travail et l’épanouissement que celui-ci lui procure. Cette
séparation lui permet de réduire l’étendue du malaise qu’il ressent lorsqu’il
ne travaille pas.

Philippe: La gestion personnelle du travail, c’est la gestion du rapport au


travail. Et ça, personnellement, moi je gère ça facilement. Quand je ne
travaille pas, en fait, ce qui me manque, c’est l’épanouissement que je
trouve quand je travaille. C’est pas le fait que je travaille qui me manque.
J’ai un rapport au travail qui n’est pas une nécessité à mon identité. C’est
devenu, ce n’est plus vraiment une nécessité à mon identité, c’est un plus.
Donc, quand je ne travaille pas, je vais être peut-être un peu moins bien

202
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

parce que éventuellement je suis moins épanoui, mais je pense que je suis
encore euh je ne me sens plus agressé dans mon identité.

Les arguments mobilisés par John pour asseoir sa distanciation à


l’égard du travail professionnel, en tant que source de statut, sont d’un
autre ordre. L’âge est ici le facteur déterminant.

John: Je me souviens quand j’avais à peu près 17 ans, ce conseiller en


orientation est venu à l’école, et on a eu une sorte d’interview suivie par un
rapport, et il (…) a mentionné la question du statut, qui était importante
selon lui. Et il avait probablement raison. Sur le fait que je suis conscient de
l’importance du statut. Mais je pense qu’en vieillissant, le statut est devenu
de moins en moins important en fait, au fur et à mesure qu’on devient en
quelque sorte philosophe au sujet des choses qui comptent vraiment, et
toutes les choses que nous devons établir… Le statut devient moins
important. Je pense que c’est un des bénéfices de l’avancée en âge.

Le fait de ne pas parvenir à se distancier de la sphère professionnelle


peut constituer un handicap, tant dans la gestion personnelle que
relationnelle de la vision de soi-même. Laurent ne parvient pas à tirer un
trait sur le travail professionnel et vit son arrêt de travail comme une
situation temporaire qui l’empêche en retour de se vivre pleinement en tant
que père au foyer. Il a fait appel à une psychologue afin de l’aider à faire le
point sur ses envies et ses projets, et à nommer ce qu’il vit.

Laurent: Le travail que je fais avec cette personne, c’est d’abord pour
mieux nommer ce que je vis. Et soit me dire: « ben c’est ça, je l’ai nommé,
et je le vis à fond. Et j’arrête de la vivre en stand by. » Parce que c’est vrai
que ce qui devient de plus en plus pesant, c’est de la vivre en stand by,…
L.M: C’est temporaire…
Laurent : c’est temporaire, on ne sait pas très bien. Donc, je veux plus
assumer, euh… Et même vis-à-vis du monde extérieur quoi.

Le fait de ne pas exercer d’activité professionnelle n’empêche pas


l’élaboration d’une image de soi en tant que travailleur (l’investissement
préalable n’étant, ici, pas discriminant). Celle-ci passe par plusieurs
procédés. Il peut s’agir de remettre en question la distinction entre travail
domestique et travail professionnel, en présentant le premier comme un
vrai travail, à temps plein.

Grégoire (à propos des critiques qui lui sont adressées): Ben oui on en a
déjà parlé tout à l’heure, comme je vous dis, c’est vraiment ce qu’on entend

203
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

souvent. Et c’est quelque chose qui est assez difficile à vivre. Et d’un autre
côté, je crois que ça peut quand même être un travail à temps plein.

Jean-Paul : ces gens-là ne se rendent pas compte de la valeur du travail de


la femme au foyer. Parce que ils…en soi c’est un travail à part entière. Si
on veut seulement bien le faire, c’est un travail à part entière. Si on veut le
faire, c’est vraiment un boulot. Parce qu’à partir du moment où vous voulez
que la maison soit impeccable, etc. que tout soit bien rangé, que tout soit
fait de manière impeccable, que quand le mari, donc, à présent, que la
femme rentre, et que les petits plats sont déjà à table, c’est un
investissement au travail énorme.

Cette remise en question peut passer par le biais d’un critère de


définition commun aux deux activités, comme l’utilité, que l’on retrouve
dans le discours de Colin. Ici travail professionnel et travail domestique
sont regroupés dans un même ensemble qui s’oppose au chômage.

Colin : Le seul moment de ma vie où je me suis senti rabaissé c’est quand


j’ai, parce qu’avant j’étais chauffeur de poids lourd, j’ai arrêté le camion
parce qu’elle me l’a demandé (…) Elle m’a dit « quand je travaille tu
arrêtes le camion », donc j’ai arrêté le camion. Et là, j’ai été je sais pas moi
8-10 mois au chômage. Et là je me suis senti rabaissé, inutile. Mais là
maintenant malgré que je ne travaille pas j’ai pas du tout euh, non.
Solange : Non tu t’occupes
Colin : Ben, oui. Que là bon là c’était glander quoi. Ni plus ni moins. (…)
Et celui qui dit que rester à la maison… je m’en fous il fait ce qu’il veut
mais je crois pas que, je ne me sens pas diminué du tout. Quand je me
sentais diminué c’est quand j’ai été au chômage quelques mois là je me
sentais inutile. Mais ici pas du tout. Je me sens même fort utile.

L’implication dans des activités extérieures sert également de support


à la constitution d’une image de soi ménageant une certaine place au travail
professionnel. Presque tous les pères au foyer que nous avons rencontrés
ont une activité de loisirs (photographie, massages thérapeutiques,
botanique, voitures anciennes, coaching de l’équipe sportive d’un enfant,
etc.), qu’ils considèrent ou présentent en de nombreuses occasions comme
des formes d’activités professionnelles, même si elles ne sont pas souvent
rémunérées ou régulières. Ces activités leur permettent de conserver une
relation avec le « monde du travail » et de cultiver la dimension
professionnelle de leur identité, chose voulue dès le départ par Christophe.

204
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

Christophe: Donc, rester à la maison, ça voulait dire aussi m’occuper


professionnellement sans être payé. Mais toujours être en projet de travail,
ne pas rompre avec, enfin, je n’avais pas d’horaires et je ne travaillais pas
pour un … Je n’étais pas salarié, ni rien, mais ça ne signifiait pas pour
autant qu’on ne puisse pas mettre quelque chose en projet. Ne fût-ce que
pour garder quelque chose qui a trait avec l’identité professionnelle, hein,
heu. En tant que, moi-même en tant que travailleur. (…) moi je vais vous
dire, là mon projet, c’était dans la génétique, des fleurs, les croiser, les
multiplier, et faire des nouvelles variétés. Ça c’est un projet professionnel,
qui est venu…trop de détails, hein, ça. Et puis l’autre, c’est de repeindre,
j’ai fait les Beaux Arts le soir, alors c’était peindre, la peinture, etc.

Cette insistance sur le caractère quasi professionnel d’un hobby se


rencontre également chez Armand, qui s’est investi dans une ASBL active
dans le domaine de l’alphabétisation

Armand : Et puis j’ai été bénévole, c’était aussi important. C’était


professionnel. Bénévole, sans doute, mais c’était professionnel. C'est-à-dire
que c’est pas parce qu’on est bénévole qu’on fait les choses n’importe
comment. Je veux dire Lire et écrire c’était pas, c’est pas de la tarte, et
c’était la même chose pour l’école des devoirs. Elle a été faite très, très
correctement, très professionnellement, avec des bénévoles.

Bruno a conservé pendant quelques années l’activité de massage


thérapeutique qu’il avait entamée à domicile avant son arrêt de travail et
qu’il exerçait en tant qu’ « indépendant complémentaire » quelques heures
par mois. Il a ensuite cessé cette activité pour construire lui-même une
maison de campagne en France. Une fois la construction terminée, il a
ressenti le besoin de retrouver une activité extérieure (activité
professionnelle). L’un de ses amis, électricien de profession, lui a proposé
de l’aider de temps en temps sur l’un ou l’autre chantier. Bruno justifie ce
besoin de conserver de telles activités non seulement pour l’apport
financier qu’elles lui procurent (et qui, s’il n’est pas vraiment nécessaire au
budget du ménage, lui permet de se sentir moins dépendant de sa
compagne), mais surtout parce qu’elles lui permettent de continuer à
développer ses compétences professionnelles et lui renvoient une image de
lui en tant que personne utile.

L.M: Et pourquoi est-ce que vous avez conservé quand même une certaine
activité professionnelle à côté de…
Bruno : mais parce que bon, moi, j’en avais besoin pour mon équilibre. Moi
en fait, je me suis dit « d’abord je n’ai pas envie de perdre tout à fait pied

205
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

au niveau professionnel ». Donc comme j’ai une formation de kiné, et tout,


je me disais, « bon enfin, même si je ne m’oriente pas vers la kiné, je
m’oriente plus vers tout ce qui est accompagnement etc., une approche plus
psycho-corporelle ou d’accompagnement relationnel ». Je me disais, « je
n’ai pas envie d’être tout à fait en dehors du coup ». (…) (à propos de sa
collaboration avec un électricien) d’abord, j’étais payé, donc je gagnais
ma vie, je faisais un truc. Je ne suis pas manchot donc j’étais utile, donc,
l’autre il ne me payait pas pour rien, je veux dire. Et tous les deux on y
gagnait, parce que ça me permettait de continuer mon évolution au niveau
de ma compétence en tant qu’accompagnant. Parce que tout ce que je
continuais à travailler là, c’était du plus par rapport à ma compétence
d’accompagnant potentiel.

Un processus assez similaire est à l’œuvre dans le cas de John à qui


l’activité de responsable de l’équipe de hockey où joue sa fille procure
l’occasion d’utiliser, de valoriser et d’entretenir son expérience
d’enseignant.170

John : Je m’occupe de ça, et j’essaye de donner plus que d’habitude,


probablement beaucoup plus que d’habitude (…) J’essaye d’investir, en
utilisant le temps que j’ai, d’investir un peu plus, et donner plus pour cela.
Et je pense que c’est apprécié par les enfants et les parents également.
C’est assez satisfaisant. (…) J’essaye de donner une impulsion, étant donné
que j’ai une certaine expérience pédagogique, et j’ai une sorte de passion
pour l’apprentissage et l’enseignement, et les capacités nécessaires pour
enseigner, j’essaye de donner une impulsion ou de faire des suggestions à
l’entraîneur, et heureusement il l’accepte plus ou moins. (…) Je suis plus
intéressé par l’enseignement, amener ces petites filles de 11, 10 ou 11 ans à
penser et analyser leur jeu et pas seulement à frapper la balle aussi fort que
possible. Les aider à développer ce qui s’appelle, il y a toute une littérature
à ce sujet, les aider à développer ce qu’on appelle « l’appréciation de jeu ».
Et c’est l’un de mes dadas. (…) Mon dada c’est ce qu’on appelle
« enseigner les jeux de compréhension » (…) et j’essaye de pousser un peu
cela, j’essaye d’expliquer ce qui est impliqué et c’est, en fait d’une certaine
manière, c’est un retour à la tradition socratique, qui consiste à poser des
questions plutôt qu’à expliquer, vous voyez.

Dans les exemples donnés ici par John, Armand et Bruno,


l’élaboration d’une image positive de soi passe autant par l’histoire que
chacun se raconte à lui-même que par l’image que les autres personnes

170
Pour Doucet, l’implication dans le coaching d’équipes sportives ou dans la prise en charge de travaux
physiques dans les classes, activités présentant des qualités « masculines », permet notamment de
compenser l’impossibilité de se définir en tant qu’individu masculin par référence au travail professionnel
salarié. In Doucet A., op. cit., p. 289.

206
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

impliquées dans ces activités leur renvoient d’eux-mêmes : celle de


professionnels compétents et utiles. Il est par ailleurs intéressant de noter
que ces activités sont en droite ligne avec la formation qu’ils ont reçue et
leur précédent métier. Armand peut continuer à se définir comme un
éducateur, Bruno comme un thérapeute (même lorsqu’il fait de l’électricité)
et John comme un enseignant.171 Nous verrons plus loin que l’exercice d’un
hobby à consonance professionnelle permet de projeter une image de soi
qui se distancie de l’image de père au foyer, au cours des interactions.

5.1.3. L’accent sur les avantages, au cœur d’une image


positive de soi aux facettes multiples

Une autre manière de gérer les aspects négatifs liés à l’image de père
au foyer consiste à mettre l’accent au contraire sur les avantages que
procure la situation.172 Il s’agit ici de développer une image positive de soi
jouant sur diverses facettes, et qui se combinent de manière variable dans
chaque entretien. Nous en présenterons quatre, celles qui sont le plus
couramment présentes. Les deux premières reflètent une image positive de
soi en tant que père ayant une relation privilégiée avec ses enfants, et en
tant que « bon » conjoint/partenaire, comme nous l’avons déjà vu dans le
chapitre précédent.173 Bruno exprime clairement cette idée.

Bruno : non, mais, c’est pas que c’est pas valorisé, mais ça n’a pas…Enfin,
oui, ce n’est pas, sociologiquement parlant, ce n’est pas valorisé, ça oui,
clairement. Donc là oui, ce n’est pas valorisé. C’est valorisé par quoi? Par
ce que je peux en retirer au niveau de ma relation avec Maud, mon épouse,
à ce que je peux en retirer par rapport aux enfants

Ici aussi, ces images se construisent à la fois dans le discours que les
hommes élaborent sur eux-mêmes, et au travers de celles que les autres

171
Dans son étude, Doucet fait elle aussi référence au fait que les hommes qu’elle a rencontrés éprouvent
le besoin de conserver une dimension professionnelle dans leur vie. Selon elle, un certain nombre
d’hommes ayant conservé un emploi à temps partiel le faisaient « en partie pour maintenir un lien avec
les conceptions masculines de l’identité ». cf : « [Fathers remained connected with paid work] partly to
maintain the link with masculine conceptions of identity”, Doucet A., op. cit., p. 289.
172
L’enquête réalisée par Harper auprès de mères au foyer australiennes montre qu’elles ont recours à un
procédé assez proche qui consiste, d’après l’auteur, à équilibrer les inconvénients liés au fait de rester à la
maison avec ses avantages : l’ennui est compensé par le gain de temps libre, l’isolement par la chance
d’avoir plus de temps à consacrer aux enfants, et la dépendance par l’avantage de pouvoir être son propre
patron. Harper J., op. cit., p. 34.
173
Notamment en assurant auprès d’elle un rôle de Pygmalion / Gentleman.

207
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

significatifs que sont la partenaire/conjointe et les enfants leur renvoient, et


qui leur fournissent des arguments au cours de leurs interactions avec
autrui.

La troisième facette reflète l’image d’une vie calme, sans stress et de


qualité, image qui contraste avec le récit de la frénésie liée à la gestion d’un
ménage que l’on retrouve à d’autres moments de la discussion. Ici, l’accent
est mis sur un soi détendu, bien dans sa peau, qui a du temps à consacrer à
sa famille, qui est dégagé des contraintes liées à l’articulation entre vie
professionnelle et vie familiale ce qui, par un effet de retour, améliore
également la qualité de vie des autres membres de cette famille. On
retrouve cette idée dans les trois extraits suivants :

Serge : On est moins stressé, la vie est quand même plus douce, plus
calme…. Le matin, il ne faut pas se presser comme… bon, quand on va
travailler… Bon, c’est vrai que je dois quand même les conduire à l’école,
mais bon je me lève suffisamment tôt pour me donner suffisamment de
temps. Et je ne dois pas me dire: « tiens, il va y avoir ça sur la route, je ne
vais pas arriver au boulot… » Ou bien « il faut faire ci, il faut faire ça… »
Si on oublie quelque chose, ben en général, on peut le rattraper quoi. Non,
c’est plus cool! Ce qui ne veut pas dire que c’est plus facile, non, mais c’est
plus cool. Si je peux dire ça comme ça.

Brice : Pour moi? Ca n’a pas l’air, mais j’ai beaucoup moins de stress.
(rire) Moins de stress qu’avant. Dans l’enseignement c’est un métier
vraiment très, très, très stressant et j’étais beaucoup plus nerveux quand je
rentrais. J’avais pas le temps de m’occuper de mes enfants. Maintenant ça
n’a plus rien à voir quoi. Quand les enfants rentrent, je fais leurs devoirs et
puis je joue avec eux. Avant quand je rentrais du travail j’allais les
chercher à l’école et c’était… il était pas question qu’ils viennent faire du
bruit autour de moi. Tellement j’étais stressé. La qualité de vie est bien
meilleure. Voilà.

Bruno: La qualité de vie que ça donne, c’est, le week-end, on n’a aucune


contrainte pour commencer à aller faire des courses ou des bidules ou des
machins quand c’est la foule et tout. Le week-end, on peut faire, on peut
être entre nous, on peut être en loisirs, on peut, mais on n’est pas obligé
d’aller faire les courses quoi. Bon ça c’est la qualité de vie qu’on a.

La quatrième facette renvoie au domaine des valeurs, à la projection


d’une image de soi vivant en accord avec les valeurs qui sont les siennes.
On trouve ainsi une série de discours centrés sur la critique de la société

208
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

contemporaine, et en particulier de la centralité du travail professionnel, du


carriérisme, de la compétitivité au détriment des relations humaines, de la
justice sociale et/ou de la famille. L’image de soi qui filtre de ces discours
peut aller d’une simple distance avec le système actuel à un positionnement
plus virulent et franchement contestataire.

Brice se situe dans cette position. Celle-ci s’inscrit d’ailleurs dans la


continuité de son histoire de vie, de ses positionnements antérieurs à son
arrêt de travail. Voici le discours qu’il tient, et que nous reproduisons ici en
en respectant le déroulement complet. Celui-ci s’articule autour de l’idée
que la société instaure une dichotomie entre, d’une part, travail salarié,
valorisé socialement ; et d’autre part, travail domestique et de soin des
enfants (et des personnes âgées). Il critique vivement le premier, prison qui
enferme les gens, qui les pousse à la compétitivité et, par là, enraye la
solidarité et la cohésion sociale; et valorise le second, bénéfique à la société
dans son ensemble, et qui devrait, à ce titre, être rémunéré.

Brice : La situation en Belgique n’est pas favorable, pour les femmes et


pour les hommes, hein. Le modèle de société qu’on a c’est que pour vivre
tous les deux travaillent. Et on n’est pas, les, allez, il faut avoir les moyens
de le faire. Arrêter de travailler, c’est pas donné à tout le monde de pouvoir
ne travailler qu’à un seul. (…) Faudrait que la société accepte qu’il y a du
bénéfice à ce que les gens restent chez eux. Que ce soit le père ou la mère,
qu’il y a du bénéfice pour la société que les enfants soient élevés par leurs
parents. Et pas mis… Quand les enfants sont petits on les met dans des
crèches et quand les gens sont vieux on les tape dans les homes. On se
débarrasse de tout ce qui gêne en fait. Il faudrait qu’on finance le fait que
les gens puissent s’occuper ou des vieux, ou des enfants.
L.M : Une allocation ?
Brice : Une allocation. Le Luxembourg le fait. C’est pas énorme, mais on a
une allocation parce que les gens restent chez eux jusqu’à ce que l’enfant
ait 5 ans je pense. Non, je dis n’importe quoi. Jusqu’à ce qu’il aille à
l’école au Luxembourg et ça commence quand l’école ? Je sais plus. Enfin
jusqu’à ce que l’enfant soit en âge scolaire au Luxembourg. Et la Belgique
pourrait faire pareil. On est un pays riche.

Il dénonce le conditionnement auquel sont selon lui astreints les


membres de la société, dès leur plus jeune âge, et auquel il a également été
soumis (et auquel il a participé en tant qu’enseignant).

Brice : On est axés dans une mentalité travail ici. Je trouve que…ce qu’il
faudrait changer, il faudrait changer la mentalité des gens. Et que les gens

209
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

cessent de croire qu’il n’y a que le travail pour se valoriser. Et alors on


pourrait peut-être avoir des situations meilleures au niveau de la garde des
enfants, de l’accompagnement des personnes âgées et ce genre de choses.
Mais tant qu’on restera axés dans, et moi quand j’étais enseignant je
reproduisais ce modèle, hein. Donc je disais à mes élèves « travaille ! ». Les
enfants sont conditionnés pour travailler. Mais je trouve qu’il faudrait les
déconditionner (rire). Pour que le travail ne soit pas un but en soi mais
seulement une façon de vivre quoi. Voilà.

Brice a été l’un des pères au foyer qui a le plus rapidement pointé du
doigt les réactions négatives liées à sa situation. La lettre dans laquelle il a
exprimé le souhait de participer à la présente enquête, en réponse à une
annonce dans la presse, faisait déjà référence aux réactions négatives de ses
anciens élèves. Cela ne l’empêche pas d’affirmer le caractère épanouissant
de son engagement au foyer.

L.M : Et vous trouvez d’autres sources d’épanouissement que le travail ?


Brice : C’est très épanouissant de rester avec mes enfants. Je trouve ça très
épanouissant. Même si je rencontre parfois, je me dis que parfois je
pourrais rencontrer mes collègues, enfin quand j’étais avec mes collègues
on pouvait discuter d’autre chose. Quand je me retourne et que je vois de
quoi on discutait, j’aime autant discuter avec mes enfants finalement. C’est
aussi valorisant. Oui, je pense qu’on enferme trop les gens dans le concept
travail. Les gens sont prisonniers de ce concept-là.

Brice a mûrement réfléchi à la concrétisation du modèle de société


qu’il soutient, concrétisation qui passe par la mise en place d’une allocation
universelle. Il montre également qu’il tente de transmettre ce modèle à ses
enfants (après avoir tenté de le transmettre à ses élèves).

Brice : D’un autre côté on va dire « mais comment est-ce qu’on pourrait
financer que les gens ne travaillent pas ? ». Mais c’est possible, il y a des
idées. Mais ça c’est de la politique. A bas le travail ! (…) Si on rémunérait
les gens, ben, pour qu’ils puissent vivre et avoir des relations sociales, on
aurait pas besoin de travailler pour avoir des relations sociales. C’est pas
obligatoire de travailler pour avoir des relations sociales. Et rémunérer les
gens pour ce qu’ils sont, pas pour ce qu’ils font.
L.M : Une allocation universelle, quoi.
Brice : C’est à ça que je pense. (rire) Et c’est finançable, hein. Mais on va
pousser les hauts cris ! Il suffirait par exemple de supprimer les
abattements pour enfants à charge. On supprime ça. Plus personne ne
reçoit ses réductions pour enfant à charge sur ses impôts. Déjà ça, ça libère
une masse financière très importante. Alors on va dire « oui, mais les gens

210
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

qui ont des familles nombreuses bénéficient de ça ». Oui, mais c’est pas
grave. Puisque d’un autre côté on leur rend cet argent sous forme
d’allocation universelle. La différence, c’est que les gens qui sont très
riches bénéficient plus des abattements fiscaux, ils bénéficient de
l’allocation universelle. Et les gens qui sont très pauvres, qui de toutes
façons ne payaient pas d’impôts, bénéficient aussi de l’allocation
universelle. Et donc, c’est tout bénéfice pour les plus pauvres, ce genre de
choses. Mais… Et on pourrait faire autre chose. On pourrait affecter
l’argent des allocations familiales aussi à cette allocation universelle.
L’argent du chômage pourrait être affecté à ça. Et les gens n’y perdraient
pas. Seulement, c’est la mentalité. Rémunérer des gens parce qu’ils ne font
rien, ça heurte la, allez la…la mentalité des gens. Mais il faut travailler dès
le départ. C’est quand les gens sont à l’école, quand les enfants sont à
l’école qu’il faut taper sur le clou que le travail est pas la seule façon de se
valoriser. (…) et venir dire que les gens seraient moins enclins à travailler
s’il y avait une allocation universelle, c’est pas vrai ! Les gens feraient
quand… Un agriculteur passionné par ses bêtes, il continuera à faire ses
bêtes. Un enseignant, moi, j’avais des collègues qui étaient très motivés par
leur job, ben ils continueraient à faire leur job. (…) On fait passer la valeur
du travail avant toutes les autres valeurs, et en plus, quelque chose
d’aberrant, on fait passer la compétition avant l’entraide. C’est lamentable
un truc comme ça. Il faudrait valoriser autre chose. Moi j’essaye de le faire
dans mes classes. Quand je faisais des exercices avec mes élèves,
j’essayais, c’était pas celui qui trouverait le premier qui aurait le plus de
points. C’était le groupe ensemble qu,i s’il trouvait une solution, serait
valorisé. Mais à condition que tout le monde participe. Mais pas la
compétition « c’est toi qu’a 10, toi qu’a 9 ». Ca n’a aucun sens ! On n’est
pas ici pour se battre tout le temps, c’est idiot. Ecraser le voisin c’est pas le
but de l’homme.
L.M : Vous essayez d’inculquer ça à vos enfants aussi ?
Brice : Oui. Oui. J’essaye que les choses soient, qu’on soit en coopération
plutôt qu’en conflit. (…) on joue parfois à des jeux de société, celui qui a
gagné c’est pas forcément celui qui arrive à mettre son pion le premier. On
joue quoi. Et même si on ne finit pas une partie, on a joué. C’est ça qui
compte.

Dans sa bouche, être père au foyer prend une coloration militante,


celle de la mise en pratique d’un idéal de vie alternatif et contestataire. De
manière assez surprenante, nous allons voir que Joseph renvoie lui aussi
l’image de son engagement au foyer à la mise en pratique des valeurs qui
sont les siennes en mobilisant des arguments assez proches de ceux de
Brice, mais qui s’inscrivent dans une tout autre perspective : celle de la
continuité plutôt que de la rupture, et fondée sur des croyances religieuses
et sur le rejet du socialisme.

211
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

Comme nous l’avons mentionné au chapitre précédent, c’est dans les


valeurs chrétiennes que lui ont transmises ses parents que Joseph puise les
arguments et une vision des relations humaines lui permettant de supporter
le manque de reconnaissance auquel il est confronté. Dans cette vision, la
gratuité du don de soi est fondamentale. Joseph articule son discours autour
de la préservation de la part héritée de son identité. Son épouse et lui sont
tous deux issus de familles nombreuses, dans lesquelles la famille
justement constitue une valeur centrale.

L.M : D’après vous cette envie d’élever vous-même vos enfants, elle vous
viendrait d’où?
Joseph : (silence) Je pense que c’est le contexte familial. C’est… je suis issu
d’une famille de sept enfants. Mon père est issu d’une famille de 8 enfants.
Mon épouse est issue, elles sont quatre filles. Donc déjà je dirais la, la
famille a beaucoup d’importance.

Ils ont tous deux reçu une éducation chrétienne allant dans ce sens.

Joseph : Je crois que le, l’éducation que nous avons reçue également. Je
pense que le… il faut pas le cacher, on est d’une famille judéo-chrétienne,
et nous avons euh 2000 ans je dirais qui pèsent quand même sur nos
épaules. Et donc on ne peut pas le, le rejeter comme ça. Et c’est
effectivement, je pense que l’éducation que nous avons reçue a été orientée
dans ce sens-là. Et, et donc je pense que ça a toujours été, je dirais, quelque
chose de normal que, qu’on s’occupe de nos enfants et de la famille. Parce
que ça a une importance, je pense, primordiale

Cette éducation attribue une valeur négative au carriérisme et à la


recherche de l’argent.

Joseph : (…) pour nous autres, je dirais, dans la famille très large, pas
seulement je dirais mon épouse et moi mais le, je crois que la, comment
dirais-je? Le carriérisme n’est pas du tout de, de bon goût, n’est pas du tout
quelque chose qui est visé. La recherche de l’argent n’est pas du tout
quelque chose qui nous a, qui nous attire. (…) c’est pas dans cette optique-
là qu’on a été élevés

Elle privilégie des valeurs d’écoute, d’attention aux autres, de don de


soi.

Joseph : (…) mais plutôt le euh le, comment dirais-je? Le don de soi vis-à-
vis des autres, l’aide aux autres personnes et tout donc euh. (…)Et donc
euh, il est important, je crois, qu’il y ait au moins une personne qui soit

212
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

ouverte, à leur écoute, et qui soit là pour les aider. Je pense que c’est le rôle
en tout cas des parents (rire) dans une famille. Et donc il faut qu’il y ait au
moins un des deux qui soit disponible.

Le fait que Joseph désigne ses propres parents comme modèles pour
son comportement souligne un peu plus l’importance de la préservation de
l’identité héritée.

Joseph : D’abord je crois que, et principalement, je pense que le modèle, ce


sont mes parents. Même s’ils n’ont pas vécu ce modèle-là euh, je pense que
ce que j’ai vu, ce sont des parents qui s’entendent et qui ont réussi je dirais
à, à tenir contre vents et marées, contre tous les problèmes qu’ils ont pu
vivre. Et donc si ils tiennent toujours c’est que, c’est que quelque part ce
qu’ils ont, les valeurs qu’ils ont voulu nous transmettre, ben, valent quelque
chose. Et donc euh, j’ai voulu essayer de, de continuer, de perpétuer ces
valeurs-là.

Sa mère lui a fourni une vision positive du travail au foyer.

Joseph : Et la deuxième chose, ben, j’ai vu que ma mère était, en étant mère
au foyer, était, je pense, équilibrée, et satisfaite comme elle était, et qu’elle
était toujours à notre disponibilité. Et donc c’était très important pour nous
aussi. Et donc il fallait qu’il y ait au moins un des deux qui, qui soit
disponible pour les enfants.

Il insiste énormément sur son attachement à la famille en tant que


valeur essentielle non seulement pour les familles nombreuses mais aussi
pour la société. Il place la famille au cœur de la bonne vie en société. C’est
pour lui le noyau à partir duquel tout se crée et qui, s’il est respecté et
harmonieux, garantira le bonheur de chacun et la transmission de ce
bonheur.

Joseph : Or je crois que une famille, surtout des gens qui veulent avoir des
enfants, une famille nombreuse, surtout qui viennent d’une famille
nombreuse, ben la famille a de l’importance. Et je dirais que la famille est
une des valeurs essentielles pour nous autres. (…) Or, j’estime que la
société, le noyau de la société, c’est la famille. Et pas l’individu. Et donc
pour moi, la famille est vraiment très importante. Parce que c’est au sein de
la famille que se crée tout. Tout se crée là. Si on a des parents qui sont
équilibrés, qui sont heureux de vivre et qui savent transmettre ces valeurs-là
à leurs enfants, qui savent transmettre l’amour à leurs enfants, et bien les
enfants seront heureux dans la vie. Et transmettront ces mêmes valeurs. Et
tout je dirais, toutes leurs relations par après seront basées sur ces valeurs-
là. Et donc fatalement je dirais, aussi bien au niveau de leur travail qu’au

213
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

niveau des collègues, des amis, qu’au niveau de leur hobby, de leur sport ou
ainsi de suite, ces valeurs, ils les transmettront. Et pour moi c’est comme ça
que vit une société.

Or le socialisme, le carriérisme et la recherche de l’argent mettent


d’après lui en péril le développement de la société à laquelle il aspire.

Joseph : Tandis que le carriériste, bon, je regrette, c’est un individualiste.


Même s’il se marie, même s’il a des enfants, ben, je regrette, il base tout sur
sa carrière, donc c’est tout sur lui. Y a que lui qui compte. Sa carrière et
lui. Le reste ne compte strictement pas. La seule chose qui l’intéressera,
c’est que sa femme soit bien habillée et qu’elle ait une voiture de sport, ou
qu’ils vivent dans une maison avec piscine et patati et patata. Parce que
c’est son image qui va jouer. Ca jouera sur son image. Et donc au niveau de
sa carrière, ça va jouer. Et sa femme, il s’en fout. Que ce soit je dirais une
jolie pin up ou une, non si c’est une vieille mémé édentée, ça n’ira pas,
parce que son image de marque n’ira pas. Donc, il faut qu’elle soit une
jolie pin up, et qu’elle soit intelligente ou pas, qu’elle ait un boulot, qu’elle
fasse, il s’en fout complètement. Et donc, moi, je suis contre le carriérisme.
(…) bon je suis désolé de le dire ça ne m’inquiète pas de le dire je suis
antisocialiste. Parce que les socialistes veulent détruire complètement la
famille.

Malgré des arguments assez similaires à ceux de Brice (critique de la


centralité du travail professionnel et de la carrière ; importance accordée à
la famille, etc.), Joseph se situe dans une autre tendance politique. Mais
tout comme dans le cas de Brice, cet engagement politique et
philosophique appuie une vision de l’investissement au foyer comme mise
en œuvre d’un système de croyances qui prend les allures d’un engagement
citoyen.

5.1.4. Quand l’arrêt de travail prend une coloration


thérapeutique

L’idée que l’engagement au foyer participe d’une démarche de remise


en question et de réflexion sur soi est présente en filigrane dans de
nombreux témoignages. Pour certains, cette idée fonde une représentation
de soi qui donne sens, sous un angle biographique, à cet engagement, tout
en déplaçant l’accent des pratiques domestiques et de soin des enfants –
sources de dénigrement – vers l’image d’un individu réflexif qui, via son
arrêt de travail, cherche à apporter une réponse à des questions plus
existentielles dans un processus où se mêlent conscient et inconscient.

214
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

L’arrêt de travail prend dès lors les allures d’une thérapie. Nous
reprendrons ici deux exemples, celui de Bruno et celui de Philippe.

Bruno donne sens à son choix de devenir père au foyer et inscrit ce


choix dans l’histoire de sa vie en développant un discours qui décrit son
évolution comme étant à la fois consciente et inconsciente.

Bruno : Moi, en fait, je pense que mon choix de parent au foyer est un choix
conscient. Donc il y avait un choix conscient de vouloir être parent au
foyer, mais en même temps il y avait une dynamique inconsciente que je ne
maîtrisais pas.

D’un côté il est devenu père à un moment de sa vie où il se posait des


questions sur son positionnement par rapport à la société. Jusque là il a
toujours adopté une posture qu’il qualifie d’atypique, notamment dans la
sphère professionnelle. Il a suivi avec succès des études de kinésithérapie
mais n’a jamais pratiqué la kiné à proprement parler.

Bruno : Mais, donc, moi je, enfin bon, …l’histoire de…, enfin mon histoire
à propos de la famille, c’est que d’abord, j’ai fondé ma famille assez tard.
Que je suis avec un certain nombre d’interrogations au niveau de mon
positionnement, euh, dans la vie et dans la société, qui font que j’ai un
parcours et social et professionnel comment je vais dire? Atypique. En ce
sens que bon, j’ai fait une formation, donc j’ai une licence en kinésithérapie
comme formation. Mais pour des raisons qui ne sont pas encore très, très
claires, j’ai, je me suis toujours dit que je ne pratiquerais jamais. Et donc
j’ai utilisé mon diplôme, mais je n’ai jamais pratiqué la kiné au sens
propre. (…) J’ai eu aussi cette vision du monde, quand j’ai eu fini mes
études et que j’étais kiné, je n’ai pas travaillé comme kiné parce que je me
suis dit « je ne me sens pas encore assez compétent ».

Il n’a donc pas pratiqué la kiné d’abord, dit-il, parce qu’il ne s’estimait
pas assez compétent, et ensuite parce qu’il a toujours été attiré par tout ce
qui avait trait à l’enfance et à des situations de handicap nécessitant un
travail de développement de la personnalité. Il a travaillé à plusieurs
reprises dans des équipes pluridisciplinaires, s’est intéressé de très près à la
psychologie et aux techniques de développement personnel faisant appel à
des dimensions corporelles (massage sensitif, etc.), en tant
qu’accompagnant de personnes en thérapie. Au début de son arrêt de travail
il recevra de temps en temps des personnes à domicile afin de les
accompagner dans leur thérapie en les aidant à mettre en pratique les leçons
apprises chez leur thérapeute. Devenir père au foyer, c’était prolonger ce

215
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

questionnement en poursuivant la réflexion sur sa place dans la société et


en vivant une expérience qu’il considère comme une étape dans le
développement de sa compétence d’accompagnant.

Bruno : (…) mon choix d’être parent au foyer, c’est aussi pour moi un plus
au niveau de ma compétence dans l’accompagnement des gens, je sais ce
que c’est.

A cela s’est superposé un mécanisme inconscient, une sorte de valeur


inconsciente qui l’aurait selon lui poussé à devenir père au foyer pour
affronter ses démons, prendre conscience du mécanisme dans lequel il se
trouvait pris et qui le poussait à reproduire le passé, et s’en affranchir, se
guérir.

Bruno : et bien je me suis mis inconsciemment dans la situation de ne pas


devoir être, qu’on doive travailler tous les deux. Donc d’une certaine façon,
c’est vrai, cette idée du projet. Mais chez moi le projet était inconscient.
Enfin je pense que c’est…
L.M: Il y a comme un espèce de déterminisme qui aurait fait que vous êtes
au point où vous êtes, parce qu’il y a une série de choses que vous avez
faites….enfin…
Bruno : Oui, oui
L.M: Pas dans le sens de quelque chose d’extérieur hein
Bruno : Oui, oui, tout à fait. C’est un peu comme si j’étais connecté à une
espèce de valeur que je n’ai jamais, bon euh, en fait, que j’ai jamais
identifiée. J’ai un jour eu un type qui se prenait pour un… J’ai un jour été à
une conférence d’un type, j’ai un bouquin d’ailleurs, et ce type, il a
dédicacé et il a écrit: à la vieille âme. Je me suis toujours demandé
pourquoi il mettait ça. Mais peut-être que si on pouvait l’expliquer ce serait
une chose comme ça. C’est un peu quelque chose dont je n’ai pas du tout
conscience et je ne le revendique même pas, ce serait mal expliqué. C’est un
peu comme si dans la croyance de certaines personnes, j’avais déjà un
passif qui faisait que je crois à certaines valeurs, qui ne sont même pas
conscientes, et qui font que je vais dans une direction.

En tant qu’aîné Bruno dit avoir dû dès son plus jeune âge assumer un
rôle de parent auprès de ses propres parents, et avoir été confronté à une
mère (« une mauvaise mère ») qui écrasait son mari et ne lui permettait pas
d’occuper une place auprès de lui et de ses frères. La décision de devenir
père au foyer a participé inconsciemment de ce désir de donner à ses
enfants ce que lui-même n’a pas reçu et de « compenser la mauvaise
mère ».

216
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

Bruno : j’ai l’impression que je me suis mis dans la situation qui allait me
permettre d’avancer. Ce que je peux peut-être dire aussi qui me paraît
important, c’est que moi je me souviens, quand j’avais 18, 19 ans, je m’étais
dit un truc du style, « moi je vais me trouver une femme qui aura envie de
travailler et moi je m’occuperai des enfants ». Alors ce que je peux dire,
c’est que si j’avais besoin de ça, c’est parce que moi en tant qu’enfant, j’ai
très vite adopté un rôle d’adulte par rapport à mes propres parents. J’étais
l’aîné, et très vite j’ai pris en charge mes parents. (…) J’ai toujours fait un
travail par rapport à moi-même, parce que très clairement, sortir de la
situation d’avoir été un enfant qui a pris en charge ses parents, c’est pas du
tout évident.(…) maintenant, aujourd’hui, je peux dire que si je suis arrivé à
ça, mais inconsciemment - je crois que j’ai pris conscience de ça mais a
posteriori - ça m’a donné l’occasion de donner à mes enfants ce que je n’ai
pas eu (…) Je dirais, mon expérience en maternité, en pédiatrie, comme
parent au foyer et tout ça, ça ouvre des portes, pour moi. (…) qu’est ce qui
se passe pour un enfant comme moi qui ai pas eu, enfin qui ai mal vécu ma
relation à mes parents- et j’en ai ma part de responsabilités, donc, c’est pas
seulement mes parents mais - il s’est fait qu’il y a eu pas adéquation entre
mon tempérament et celui de mes parents donc, qu’est-ce qui s’est passé?
Mais c’est la mauvaise mère. Donc, qu’est-ce qui se passe? Quand vous
avez un vécu mauvaise mère, ben euh par rapport à votre compagne, c’est
la même chose. Moi par rapport à mes enfants, c’était l’occasion rêvée de
compenser la mauvaise mère entre guillemets. Même si ma femme n’est pas
une mauvaise mère, je veux dire.

Il fallait donc à son sens qu’il aille au bout de ce mécanisme en


assumant auprès de ses propres enfants un rôle proche de celui d’une mère
mais qui permettait à son épouse non seulement de s’épanouir sur le plan
professionnel mais aussi et surtout d’être totalement disponible pour les
enfants en dehors de son travail, devenant ainsi une bonne mère.

Bruno : Mon objectif à moi, c’est soutenir la mère dans son rôle de mère.
Ça veut dire que elle puisse avoir la relation de mère à filles.

Il en vient à dire que vivre en père au foyer avait donc pour objectif
sous-jacent d’affermir sa base pour pouvoir réaliser ses futurs projets, et de
se libérer du mécanisme qui le poussait à reproduire son propre passé.

Bruno : La conviction que j’ai maintenant, c’est que tout le travail qui a été
fait en tant que parent au foyer, c’est quelque part affermir la base. Ma
base et par la même occasion, les autres. (…) et donc de aussi me guérir, de
guérir une partie de moi. Parce que ça, c’est au niveau du processus, je vois
que ça fonctionne comme ça. En tant que parent et même dans les couples,
je veux dire. Choisir son partenaire, c’est aussi se donner une occasion de
réparer quelque chose chez soi, et aussi l’autre. ‘Fin, je veux dire,

217
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

aujourd’hui, ma croyance, c’est même les gens qui se choisissent, et les


gens extérieurs disent: « mais c’est quoi ces affaires-là, mais qu’est ce
qu’ils foutent ? », en fait ils se choisissent bien. Le problème, c’est qu’ils ne
vont peut-être pas avoir la capacité de gérer le truc. Parce que ce que
j’observe a posteriori, c’est que quand on fait ce genre de mécanisme, on
tombe dans des mécanismes destructeurs. Et alors si on tombe là-dedans, et
que c’est ça qui prend le dessus, évidemment, on n’arrive pas à utiliser la
relation. Mais si on arrive à éviter le piège de laisser dominer le mécanisme
destructeur, alors on a l’occasion de sortir du truc. Et ça, c’est ce que j’ai
eu l’occasion de vivre avec mes enfants.

Et c’est au cours de l’entretien que Bruno prend conscience de son


désir inconscient de « compenser la mauvaise mère » et du besoin de sortir
de ce schéma. A l’issue de l’entretien il demandera d’ailleurs une copie de
l’enregistrement afin de conserver une trace de son cheminement.

Bruno : quand je suis amené à vous parler, enfin grâce à vous d’une
certaine façon, je suis amené à prendre conscience de choses qui se passent
dont je n’ai pas conscience. (…) Bon maintenant, je veux dire, là
aujourd’hui, enfin grâce à votre interview, je prends conscience de ça.
C’est la première fois que je parle comme je parle, là, maintenant. Disons
que en étant amené à mettre des mots dessus, je me dis: «tiens, ben il y a ça
». Je ne l’avais pas nommé. Donc, à la limite, merci.

Au cours de l’entretien, Bruno nous a donné accès en direct, si l’on


peut dire, à son « petit cinéma intérieur » dans lequel il donne un sens
nouveau à ses actions, sens constitutif d’une image alternative de soi en
tant que père au foyer.

Philippe s’est également livré à un travail réflexif sur le sens de son


engagement au foyer, non pas au cours de l’entretien, mais au moment où il
a décidé de reprendre le travail après son deuxième arrêt. Ici également, il a
été amené à revoir les motifs qui l’ont conduit à cesser de travailler à deux
reprises, faisant passer au second plan la disponibilité pour ses enfants et le
développement de son rôle de père au profit d’un besoin plus ou moins
conscient de se reconstruire lui-même et de réfléchir à son avenir
professionnel.

Philippe : Ce qui était recherché, c’était rester à la maison pour essayer de


mieux définir ce que j’ai envie de faire, ce que j’aime faire, ce qui vaut la
peine d’être fait. Avec en toile de fond, la question de disponibilité des
enfants qui restait, qui a toujours été dans les, dans les… Ce que je me
disais en premier, quand j’arrêtais de travailler.

218
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

L.M: Oui, c’est d’abord les enfants.


Philippe : Oui. (…) Mais comme je dis, le fait d’avoir arrêté pour les
enfants, c’est pas vraiment vrai quoi hein, je crois pas. Je crois que c’est
pas tout à fait eux. Consciemment oui, en partie, oui. Il y avait toutes sortes
de raisons concernant… C’était une des raisons, comme le fait de souffler,
d’avoir besoin de temps pour soi, de vouloir prendre plus de temps pour le
conjoint, pour les enfants. La question est de savoir, est-ce que je vais
travailler comme indépendant, comme salarié, est-ce que vais devenir chef,
est-ce que je veux pas devenir chef ?(rires) Enfin, toutes des questions.
Est-ce que je vais continuer à m’occuper de ces gens en psychiatrie (rires)
qui feraient mieux de faire un potager à la campagne que de s’embêter à
traîner dans les hôpitaux ? Toutes ces questions enfin, il y a toutes sortes de
bonnes raisons pour s’arrêter quoi.

Le témoignage de Philippe apporte une dimension supplémentaire par


rapport à celui de Bruno : l’entrelacement, plus ou moins conscient, entre
l’histoire que l’on se raconte à soi-même et les réactions d’autrui. Dans
l’extrait précédent, il fait état de ce qu’il se disait à lui-même au moment de
son arrêt de travail. Dans les suivants, on voit poindre l’une des raisons qui
pourraient l’avoir poussé à redéfinir le sens de son arrêt en faveur d’une
réflexion sur ses projets professionnels. Ses déclarations contradictoires
montrent qu’il oscille entre l’idée qu’il est plus acceptable de justifier un
arrêt de travail par le soin des enfants et l’idée qu’au contraire il est plus
acceptable de dire que l’on arrête pour faire le point sur soi et sa carrière
professionnelle plutôt que pour les enfants.174

Philippe : oui je pense qu’il y a aussi un peu une recherche d’identité, le


fait de dire, « moi je travaille moins parce que je consacre du temps à mes
enfants » ça passe bien socialement quoi.
L.M: Ha, oui, quand même?
Philippe : Aussi, je crois. En tout cas dans certains milieux, ça passe bien
socialement, oui.
L.M: Oui, c’est d’abord les enfants.
Philippe : Oui.
L.M: Et alors accessoirement, réfléchir sur vous alors qu’a posteriori vous
dites l’inverse.

174
Cette oscillation reflète aussi la complexité de la situation dans laquelle il se trouve : officiellement, il
n’est pas père au foyer mais chômeur. Ajoutons que, par nos questions, nous le poussons à choisir entre
les deux idées qu’il avance.

219
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

Philippe : Oui mais socialement, je vais dire que c’est pour réfléchir sur
moi. (…) Parce que ça c’est admissible. Dire « oui, moi j’ai travaillé
longtemps, je suis un peu fatigué, je me repose un peu chez moi », ç,a tout le
monde peut entendre. La plupart des gens l’envient parce que « toi tu peux
te le permettre enfin, moi si je pouvais… ». Donc quelque part les gens
peuvent entendre ça.
L.M: Par contre, dire « j’arrête pour être disponible pour mes enfants » ça
passe moins?
Philippe : Euh quand tu dis « je prends du temps pour mes enfants, ça me
donne du temps pour les enfants, etc. » les gens sourient, les gens sont, c’est
admissible mais je pense que si je disais d’emblée « j’arrête de travailler
pour m’occuper de mes enfants et uniquement pour ça », je suis pas certain
que ça serait tellement admissible dans la norme.
L.M: C’est plus admissible de s’arrêter pour réfléchir, pour prendre du
temps, pour souffler parce qu’on a travaillé.
Philippe : Oui, oui.

220
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

5.2. Réduction de la portée des images négatives


associées à l’identité de père au foyer en dehors du
contexte des interactions : discours sur autrui

Le travail de gestion des images négatives associées à la paternité au


foyer passe également par l’élaboration d’un discours sur autrui. Comme
Kaufmann le souligne dans son ouvrage, « Le semblable, le proche, voire
parfois l’ami, deviennent aujourd’hui des évaluateurs et des concurrents
potentiels. (…) Le semblable, le proche, et même l’ami (justement parce
qu’il est un semblable, un proche, un ami) devient, par comparaison avec
soi, l’instrument idéal de l’auto-évaluation favorable. Mais il faut pour
cela trouver les arguments permettant (secrètement ou moins secrètement)
de le diminuer, voire de le dénigrer. »175.

Sans aller automatiquement jusqu’à dénigrer les personnes qui les


entourent, les pères qui ont participé à cette recherche rapportent
constamment leur situation à celle de leur entourage plus ou moins proche.
Comme nous l’avons déjà dit dans le chapitre 4, les pères au foyer ne
disposent pas, ou peu, de modèles de référence correspondant exactement à
leur situation. Plutôt que de se définir à partir de modèles positifs, ils se
livrent, dans une espèce de jeu de miroir inversé, à un procédé qui consiste
à élaborer une image de soi positive en contraste avec autrui. L’accent est
donc bien souvent mis sur les aspects négatifs d’autres modes de vie, et
dont la critique porte en filigrane une remise en question des modèles
dominants que nous avons mis au jour dans le chapitre précédent, et à
l’aune desquels leur propre situation se trouve évaluée et dénigrée. Ce
procédé est à mettre en rapport avec le processus de
distanciation/rapprochement mis en lumière par Berger et Luckmann, à
ceci près que la distanciation paraît ici davantage verbale que physique : les
pères au foyer marquent une distance au niveau de leurs discours sans que
celle-ci se traduise nécessairement par l’espacement ou l’évitement de
contacts et rencontres avec autrui.

175
Kaufmann J.C., op. cit., p. 190. Un tel mécanisme a été mis en lumière notamment dans les travaux de
Paugam sur la disqualification sociale. L’auteur que les habitants de cités socialement disqualifiées
mettent en autres en place des stratégies de distinction sociale afin de se démarquer des habitants de la
cité, tentant ainsi de limiter leur assimilation à l’image négative accolée à leur lieu de vie. Paugam S., La
disqualification sociale, Presses universitaires de France, Coll. Quadrige, Paris, 2000.

221
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

On peut distinguer deux procédés particuliers. Le premier consiste à


critiquer les modèles dominants et ceux qui les mettent en pratique au
quotidien. Le second vise explicitement les personnes mêmes de qui
émanent les critiques à l’égard de la paternité au foyer, et a pour fonction
de réduire la portée des image négatives qu’ils véhiculent en les dénigrant
et/ou en attribuant leur positionnement à des facteurs externes.

5.2.1. Quand le discours se porte sur les acteurs des


modèles dominants

Les critiques se concentrent en particulier sur les comportements qui


découlent de la difficulté à articuler vie professionnelle et vie familiale
dans les familles à deux revenus. Référence est faite aux hommes ou aux
couples qui se consacrent entièrement à leur carrière professionnelle « au
détriment » de leur vie familiale et de leur qualité de vie, ou à ceux et celles
qui, sans être autant impliqués dans leur métier, ont un rythme de vie
incompatible avec la famille.

John (au sujet d’un ami d’enfance qui a fait carrière dans l’informatique):
avant de me marier, j’ai séjourné chez lui et il vivait hors de Londres, et si
vous connaissez un peu Londres, beaucoup de gens vivent hors de Londres
et s’y rendent en voiture le matin. Et le trafic est incroyablement dense. Et
pour aller travailler il se levait à 4h40 du matin. Et ensuite il partait vers
5h. Et j’étais dans la voiture avec lui et le trajet a duré 1h30. Et je lui ai dit
« c’est incroyable le temps que cela prend pour entrer dans Londres ». Il a
répondu « non, ça roule bien » (rire). Et je pensais « Et bien, en voilà une
qualité de vie ! ». Et puis bien sûr il rentrait à la maison quand les enfants
étaient au lit. Et ils vivaient dans une magnifique maison avec un mobilier
fantastique, bien plus luxueux que celui que nous avons. Mais j’ai trouvé ça
assez consternant, consternant. Mais c’est un autre choix.

Laurent: j’en n’ai pas encore parlé, mais mon boss à Montpellier, donc,
fatalement, c’était le boss, donc, il était d’autant plus pris par son travail,
euh, il avait également une épouse super carriériste et nanana, et donc, ils
se mettaient à fond dans leur boulot. Leurs enfants qui ont plus ou moins
l’âge des nôtres aujourd'hui, ben, ont toujours été éduqués par quelqu’un
d’autre (…) Et que mes enfants soient éduqués par quelqu’un d’autre, c’est
un truc que, … ça ne me convient pas. Et il m’entendrait, il me dirait: «
mais c’est pas vrai, quand je suis là, je suis là ». Mais pour moi, c’est pas
juste quoi, il travaille tellement la semaine qu’il ne peut pas être là, comme
il dit, et vraiment là le week-end. Oui, parfois il va se promener avec eux, il
va faire des trucs, il dira ça, mais pas de façon si relâchée et oui, avec une

222
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

qualité de présence, on revient toujours à ce mot, euh, que, que, que moi,
pour ne pas me nommer, aurais.

Serge: C’est vrai, quand ils sont si petits, bon, je vois ça avec ma sœur qui
est toute seule, donc elle n’a pas le choix, elle habite à B., elle dit: «bon,
heu, je vais chercher ma fille, il est déjà 18h15 quand je la ramène à la
maison, j’ai juste le temps de la laver, de lui donner à manger, je lui fais un
bisou sur le front, et elle est au lit, je ne l’ai pas vue de la semaine, quoi» Et
donc c’est la même chose pour l’enfant, donc elle ne voit pas ses parents. Je
me dis que c’est un peu dommage. Surtout que ça grandit si vite que on ne
le voit pas passer, hein.

Ces critiques font ressortir, par contraste, tous les avantages et


bienfaits de leur propre situation, notamment pour les enfants.

Didier : Ben oui on a des enfants, on est là, on s’en occupe, on n’est pas
comme ces gens qui ont des enfants et qui sont à gauche et à droite, et leurs
enfants ont 10 ans, et ils ne les ont pas vus grandir (…) Parce que pour moi
des gens qui se lèvent à 7 heures, qui mettent leur enfant à 7h30 ou à
l’école, ou à la crèche, ou n’importe où, que c’est les grands-parents qui les
reprennent à 16 heures et que eux ont les enfants quand ils ont soupé le soir
à 19 heures, pour les mettre au lit. Je suis désolé mais je ne sais pas ce
qu’ils ont de leur enfant, hein? Parce que moi, on en connaît comme ça
hein. Qui voient leur enfant... ’fin qui ne les voient pas puisque ils les lèvent
le matin, ils vont les porter et ils viennent les reprendre le soir pour les
mettre au lit et… donc ils n’ont rien de leur enfant, les enfants n’ont rien de
leurs parents. Alors moi je sais pas où est … je ne sais pas comment
expliquer mais je veux dire euh, c’est pas ça, élever des enfants.

Bruno : parfois je m’interroge comment les autres font, alors je me dis « si


on travaillait tous les deux je ne sais pas ce que ce serait ». ‘Fin je veux
dire euh je me dis « ça doit être l’enfer pour pas mal de gens, ça doit être
vraiment… Ou alors c’est tellement l’enfer qu’ils ne s’en rendent même pas
compte ». Fin c’est ce que je me dis donc là euh. Nous, ce qu’on a, c’est la
qualité de vie

La comparaison avec autrui permet de justifier et appuyer le choix de


rester au foyer. On le voit dans les extraits précédents, et c’est aussi le cas
pour Jean-Paul qui a renoncé à une carrière internationale qui l’aurait
conduit à adopter un mode de vie qu’il rejette, une fois de plus au nom de
la qualité de vie.

223
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

Armand et Hervé appuient une image de leur engagement au foyer sur


le mode de l’aventure, de la sortie des sentiers battus, sur la comparaison
critique avec le conformisme qu’ils détectent autour d’eux.

Armand: (…) je pense qu’on vit quand même dans une société très, très
mouton, très cadre, où finalement on n’a pas beaucoup le temps de
s’arrêter pour regarder un peu ce qu’on fait. Moi, j’ai pris dix ans quand
même, hein. Ca oui, ça, ça, ça me paraît évident, et je pense que ça me sert
encore tous les jours. (…) j’ai pas eu le temps de m’encroûter quelque part.
(…) Je pense que les autres hommes ont leur vie mais c’est plus difficile je
pense quand on renonce au cadre métro-boulot-dodo, vacances, maintenant
on peut le rajouter, mais les vacances, c’est exactement la même chose que
le boulot pour moi. Dans la mesure où quand je les entends parler comme
ça je me dis « ben ils en profitent pas vraiment ». On en parle six mois
avant, on en parle six mois après et au bout du compte on les a pas vues
passer entre les deux. On se demande même si elles ont eu lieu parfois. Non,
j’ai pas à ce niveau-là. Mais je pense qu’il y a quand même pas mal de gens
qui ont la chance de vivre aussi leur propre aventure. J’espère pour eux en
tout cas.

Hervé : J’ai envie de faire ce que j’aime bien. Et ce que font les gens, ce
n’est pas vraiment, je ne sais pas, la plupart des gens, ce n’est pas une
bonne référence. (…) C’est vrai parfois je me dis « c’est vrai pourquoi je
suis comme ça ? Pourquoi je ne suis pas comme la plupart des gens comme
ça, classique ? ». Je trouve ça fatigant. Je trouve ça fatiguant d’être comme
tous les gens. Je ne sais pas, de travailler du matin au soir et puis d’aller au
club de football le samedi. Puis je ne sais pas, j’ai envie de faire comme
mon instinct me dit. J’ai envie d’être libre. On a la chance d’être en
Belgique. Je ne sais pas. On est dans un pays avancé. On a la chance de
pouvoir faire plein de choses et d’être libre. Il faut en profiter quoi.
Pourquoi vivre comme des idiots comme ça ? Pourquoi vivre comme des
idiots ?

En critiquant le conformisme de ses anciens amis, qui sont en quelque


sorte rentrés dans le moule, Yvan élabore une image positive de lui-même,
qui s’appuie notamment sur l’idée qu’en adoptant un mode de vie différent,
il a su rester jeune et ouvert.

Yvan : y en a qui, oui il y en a qui sont, j'ai l'impression quand même, ‘fin je
vois comme ça qu'il y a un âge un peu où quand on est étudiant, on est un
peu ouvert à tout, puis, brusquement comme ça je vais dire, quand on
s'installe, ben c'est un peu le mot quoi on, on reprend très, très vite des
catégories mais extrêmement classiques euh qui, qui figent comme ça. J'ai
des cousins, c'est vraiment comme ça quoi. Et alors qui oui, quand ils

224
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

étaient étudiants, il étaient, ‘fin je sais pas, ‘fin ils guindaillent beaucoup
euh, ils font plein de choses, plein de bêtises, ‘fin des choses qui ne sont pas
spécialement bien acceptées comme ça. Et brusquement quand ils
s'installent, là, euh ils redeviennent comme leurs parents quoi finalement
très, très fort quoi et parfois c'est assez choquant. Ils vieillissent plus vite.
(rire) Moi, je reste. On est toujours, parfois j'aime bien, ‘fin je revois des
amis avec qui je m'entendais bien quand j'étais jeune quoi, et qui me disent
que je ne change pas. (rire) Bon, ça va (rire).

5.2.2. Quand le discours sur autrui se centre sur les


détracteurs afin de réduire la portée des critiques

La distanciation vis-à-vis des autres vise souvent de manière explicite


les personnes-mêmes qui renvoient aux pères au foyer une image négative.
Cette distanciation s’opère via la construction, en retour, d’une image
négative des détracteurs – qui, comme nous l’avons vu plus haut, fournit
également l’occasion de valoriser sa propre situation. Dans les deux extraits
ci-dessous, les détracteurs sont dépeints comme des personnes que leur
mode de vie - qualifié de traditionnel ou classique (dans un sens négatif) –
prive de la chance de pouvoir bénéficier des avantages que procure la
situation de parent au foyer. En retour, celle-ci paraît plus moderne et plus
libre.

Hervé: Ou parfois des gens, si, parfois ça m’arrive, des gens un peu
démodés et qui me disent « oh moi je ne saurais jamais faire ça quoi ». Des
gens qui sont un peu surpris, plus classiques, et tout ça. (…) Par exemple,
j’ai un copain marocain. Il travaille à STIB. Il est marié, il a fait venir sa
femme du Maroc parce qu’il avait rencontré des Marocaines en Belgique
mais il trouvait qu’elles étaient trop émancipées et tout ça et qu’elles
sortaient de trop et ça n’allait pas. Alors il a épousé une Marocaine du
Maroc. Il l’a fait venir. Et alors elle travaille. Et alors je trouve que c’est
dur. Il doit aller tout le temps travailler à la STIB, sa femme doit s’occuper
des enfants euh pff tandis que nous, bon à la limite, si ma femme voulait
vraiment rester à la maison, on pourrait changer. Je veux bien aller
travailler s’il faut quoi mais. Dans la famille, c’est l’homme qui est le pilier
quoi c’est lui qui doit aller travailler. Il n’aime pas son boulot enfin il y a eu
des périodes où il n’aimait pas son boulot et il devait absolument quoi.

L.M: Oui, oui. Et c’est des commentaires qui viennent de quel type de
personnes?
Laurent : Euh, oui, souvent des gens qui travaillent et qui n’ont pas cette
chance, euh, de pouvoir avoir une présence plus importante à la maison. (à

225
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

propos de son quartier) Parce que c’est vrai que c’est très, très un peu tradi
avec les enfants avec les petits cols en velours, avec les quatre boutons, on
n’est pas tellement, on n’est pas complètement anti non, plus mais enfin, on
n’est pas tout à fait comme ça.

Dans les deux extraits suivants, les pères au foyer se livrent à un


exercice similaire qui consiste à retourner les critiques qui leur sont
adressées à ceux qui les formulent.

L.M : On en a déjà un petit peu parlé, mais qu’est-ce que vous répondez à
ceux qui disent que les hommes qui restent à la maison ne sont pas vraiment
des hommes?
Brice : Ah ben qu’ils fassent le travail et puis on en reparlera. C’est tout, je
n’ai rien à leur dire. C’est pas vraiment des hommes, ben si pour être un
homme il faut aimer le football et aller gueuler dans les gradins du
Standard, on n’a pas la même conception de l’homme. (rire)

Yvan : (à propos d’une personne rencontrée à une fête villageoise) Et c'était


drôle parce que elle a rigolé et elle a dit « ah oui vous faites la tambouille
comme ça ». Et elle a, elle a mimé comme ça le, le geste de mélanger dans
une casserole. Puis je pense « mais toi aussi t'es, t'es au foyer ma vieille
quoi. C'est pas plus malin ce que tu fais que ce que je fais ».

Essayer de comprendre les détracteurs, analyser de manière quasi


sociologique les raisons qui les poussent à émettre des critiques ou des
réserves quant à la situation de père au foyer – en reportant la
responsabilité sur des facteurs externes comme le climat ambiant, ou
sociaux comme l’âge ou la classe sociale, est une autre façon de réduire la
portée des critiques émises.

Le poids des valeurs ambiantes, actuelles ou passées, est souvent


invoqué pour excuser les réticences exprimées par les membres plus âgés
de la famille (les parents et beaux-parents en particulier).

Joseph (à propos de ses parents) : Donc, c’est vrai que quand je leur ai
annoncé ça, ils étaient plutôt un peu étonnés, parce que c’est peut-être le
genre de chose qui ne se faisait pas de leur temps (…) on est dans une
société où c’est la femme qui reste au foyer, c’est le mari qui travaille.
Donc, faut bien comprendre que quand on inverse une, des valeurs, ben les
gens sont toujours réticents à l’accepter.

226
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

John (à propos de sa mère): elle vient d’un autre monde, d’une époque
différente et d’un ensemble différent de croyances.

Mais cette influence s’applique aussi de manière plus générale,


indépendamment de l’âge des détracteurs.

Jean-Paul : Il est évident qu’il y a des réticences. Il y a des réticences et


c’est compréhensible. Nous vivons dans une société masculine. Bon, il n’y a
rien à dire, c’est comme ça. Dans notre civilisation chrétienne, si on peut
dire, la femme doit obéir à l’homme, la femme a été créée à partir de la côte
d’Adam, c’est une sorte de dépendance hein, alors commencer à inverser
les rôles, en partie, c’est une… enlever sa culotte pour la donner à la
femme, c’est pas évident

L.M : Et qu’est-ce que les collègues trouvaient bizarre?


Brice : Je crois que c’est dans leurs structures mentales que ça ne va pas.
Que les hommes sont faits pour travailler et les femmes sont plutôt faites
pour rester à la maison et élever les enfants. Et je pense que ça choquait un
peu leurs schémas de vie, mentaux quoi. C’est ça. Et j’ai eu quelques
réflexions assez désagréables quand j’ai arrêté de travailler. M’enfin.

Comme Schütz l’a montré, les individus sont appréhendés via une
configuration de types plus ou moins anonymes. Ces typifications peuvent
être basées sur des critères « objectifs » comme l’âge ou le sexe auxquels
sont associés diverses attitudes et comportements sur base à la fois du stock
social de connaissances et des expériences vécues. La classe sociale
constitue un autre critère de classification. Afin de mieux appréhender les
autres à la fois au cours des interactions et dans leur activité réflexive, les
hommes de notre enquête se livrent eux aussi à une catégorisation de leurs
détracteurs en mobilisant de tels critères, auxquels ils en ajoutent d’autres
comme la « souplesse » et la « rigidité » ou le degré d’intimité/anonymat.
Or, nous avons vu que les critiques émanent de toutes part, transcendant
ainsi les catégories préétablies qui permettraient d’expliquer les réticences.
Les pères au foyer peinent donc à maintenir leur raisonnement face à la
complexité du réel, et ce d’autant plus que le degré d’intimité qui les lie à
leurs détracteurs augmente. L’exemple de Brice met bien en lumière cette
délicate tentative de maîtrise du réel.

Au cours de l’entretien, Brice établit une barrière entre ses détracteurs


et lui-même, que ce soient ses élèves, certains de ses collègues, les
collègues de son épouse ou la société belge en général. Il explique les

227
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

critiques non seulement par référence à la suprématie du modèle


privilégiant le travail salarié comme source de valorisation («c’est pas dans
les mentalités»), mais aussi en faisant appel à des facteurs explicatifs
comme l’âge, le milieu social d’origine ou le sexe. Les collègues qui lui ont
fait des remarques désagréables sont moins ouverts à son choix de vie
parce qu’ils sont plus âgés. Les élèves qui l’ont dénigré proviennent de
milieux sociaux défavorisés où les mentalités ne sont pas encore prêtes à
accepter le changement. Et au sein du syndicat les réticences sont en partie
dues au fait qu’il y a peu de femmes parmi leurs membres.

Brice : Quand je parlais avec mes élèves de ça, ceux qui acceptaient la
situation, c’était les gens plus aisés. Et les gens qui venaient d’une
catégorie un peu moins aisée, socialement défavorisée, étaient choqués par
ça.

Brice : Souvent je vais, je suis resté délégué syndical et souvent je vais aux
réunions des syndicats, c’est un milieu très, il y a très peu de femmes
syndicalistes, et les gens ne comprennent pas déjà un, que je reste délégué
syndical alors que je suis plus dans les écoles. Et donc ils ne comprennent
pas non plus pourquoi c’est moi qui reste chez eux

Il faut noter que ces critères peuvent jouer à double sens, comme l’âge
par exemple. Si les personnes âgées sont moins ouvertes, les jeunes ne le
sont pas forcément plus (pensons à ses élèves qui lui ont reproché de
« vivre aux crochets » de sa femme lorsqu’il leur a annoncé son départ), ce
dont il s’étonne d’ailleurs. Et il rappelle que les collègues de sa femme qui
critiquent son mode de vie sont jeunes, ce qui tendrait à les rendre naïves
(«elles croient que le monde est à elles»). Il peut aussi sembler ambigu de
la part de Brice d’invoquer le milieu d’origine comme critère sachant qu’il
provient lui-même d’un milieu ouvrier. Mais il rétablit la logique en
précisant qu’il a fait des études et que c’est précisément grâce à cela qu’il a
pu faire le choix de rester à la maison.

Brice : Mais je suis pas sûr que les gens qui sont moins éduqués
accepteraient une situation comme moi je vis. Enfin c’est pas… une
question sociale, quoi. Les gens qui sont d’un milieu plus défavorisé
auraient à mon avis plus de difficultés à accepter la situation. Je crois. Mais
ça c’est peut-être pas objectif de ma part.
L.M : Vous avez plus l’impression que le rejet vient de personnes de ces
milieux-là?

228
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

Brice : Non, non, c’est pas ça que je veux dire. Non, non. Ce que je veux
dire c’est que ça ne viendrait même pas à l’esprit… Je crois que nous on a
fait ça et qu’on peut le faire parce qu’on a fait, on est, on a fait des études
universitaires, on a, on est, voilà je crois que c’est pour ça. Mais je sais
bien que c’est toujours délicat de mettre des ségrégations sociales, mais je
pense que c’est vraiment ça.

Enfin rien dans le reste de son discours ne permet de dire que les
femmes sont plus ouvertes à ce qu’un homme reste à la maison – il
évoquera d’ailleurs plusieurs réactions négatives émanant de femmes.
Selon la situation, le critère mobilisé sera différent. Ainsi, au sein de la
configuration de types qui sert à appréhender autrui, ceux qui, dans une
situation donnée, ne peuvent être mobilisés car ils contrediraient une
croyance précédemment exprimée (le sexe, par exemple) passent au second
plan au profit d’autres types (comme l’âge).

D’autres pères au foyer mobilisent des critères similaires à ceux de


Brice, comme le sexe (les femmes seraient plus ouvertes et compréhensives
vis-à-vis de cette situation) et la classe sociale (les classes situées aux deux
extrêmes de la hiérarchie sociale sont censées être plus réticentes).

Armand: Vous savez, il faut dire aussi que je travaillais d’abord avec des
enfants dans un milieu très féminin, j’avais à part moi personne d’autre
hein, donc finalement, je pense que tout le monde pouvait comprendre que
quand on a trois enfants, qu’on reste à la maison.

Karl : alors, sa famille, peut-être ça fait une différence dans votre étude,
mais un peu plus traditionnelle, travailleurs (ouvriers). Et ma famille c’est
plutôt: ils viennent dans une famille vraiment travailleur mais aujourd'hui,
il a travaillé, mon père était patron d’une grande industrie, et ce n’était pas
un salaire énorme, ou comme ça, absolument pas. Mais ça a changé le
statut dans la société. Et dans ma famille on a lu des livres, et on a discuté
des choses comme ça. C’était important. Avec l’école, c’est bien qu’on avait
fait des études, même que nous étions les premiers dans ma famille ou dans
ce côté.
L.M: Vous étiez les premiers à avoir fait des études?
Karl : Oui, oui! Et c’était plus accepté dans ma famille, c’était plus naturel,
si on peut dire ça.
L.M: Heu, c’était plus naturel, quoi? De rester à la maison?
Karl : Oui

229
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

L.M: C’est ça. Parce qu’ils sont plus ouverts, c’est ça ce que vous voulez
dire?
Karl : Selon moi, selon, la classe au milieu, c’est souvent plus ouvert aux
changements dans la société. Et j’ai trouvé la même chose dans la classe
plus haut. Que c’est souvent, que la femme reste à la maison, c’est un peu le
même dans la classe plus bas. Si ce n’est pas vraiment heu…

Lorsque des contre-exemples surgissent, on observe également un


déplacement de la focale sur un autre critère de classification et
d’appréhension d’autrui qui permet de rétablir le raisonnement sans
remettre en question la pertinence générale du critère de base. Ainsi dans
l’extrait suivant, Serge déplace la focale de son argumentation du sexe à
l’engagement vis-à-vis du travail. Le type « carriériste » supplante le type
« femme », érigeant une exception qui confirme la règle.

Serge : Je dois dire que les images négatives chez les femmes c’est rare.
Chez les hommes ça arrive, mais chez les femmes c’est plus rare.
L.M: Chez les femmes, c’est quoi? De l’admiration?
Serge : Peut-être pas de l’admiration, mais trouver ça bien, heu. Non, je
n’irais pas jusqu’à l’admiration, quoi. Sauf celles qui sont carriéristes.
Parce que j’ai une amie de pff, je ne la vois quasiment plus, bon, elle a fait
ses études en droit avec moi, et bon elle c’est très « études », et elle fait
toujours la plus grande distinction, ou presque toujours. Quand elle n’avait
pas un 18/20, elle était malade. Et j’ai eu des échos comme quoi, « c’était
vraiment lamentable » que « jamais elle ne sacrifierait sa carrière à une vie
de famille, je devais avoir plus d’ambition dans la vie, et que c’était …
vraiment…pff! »

Notons que le type « femme » est mobilisé dans un premier temps à un


niveau hautement anonyme (les femmes en général). Dans ce cas-ci, c’est
une fois rapporté à un individu plus intime qu’il perd de sa pertinence. On
voit bien illustré ici le fait que plus le degré d’anonymat augmente, plus les
types au travers desquels les individus sont appréhendés sont généraux. A
contrario, les situations de face à face et leur répétition permettent
d’élaborer une configuration de types plus personnalisés qui s’écartent
davantage des attentes typiques institutionnalisées. Dans un processus assez
similaire, Karl est amené, lui, à relativiser la pertinence du critère de la
classe sociale lorsqu’il le confronte au comportement d’individus proches,
ses frères en l’occurrence qui, malgré leur appartenance à une classe censée
être ouverte au fait qu’un homme soit père au foyer, réagissent

230
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

différemment à la situation de Karl et mettent en pratique des styles de vie


opposés.

Karl : Mais dans ma famille, j’ai deux frères, et j’ai un frère qui c’était
mieux pour lui quand il était né ou qu’il était père pendant les années 50,
parce que vraiment il vit un rôle comme le père a vécu avant.
L.M: C’est ça. Donc, il vit comme les pères des années 50?
Karl : Oui, oui. Et l’autre, il est comme moi, mais il n’est pas resté à la
maison, parce que ce n’était pas nécessaire, mais il n’a pas de chose contre
de rester à la maison.

Les critères mis en avant par Samuel pour expliquer les réactions de
professionnels de l’enfance sont d’un autre ordre. Ceux-ci sont
appréhendés au départ via des typifications correspondant à la profession
qu’ils exercent. Or, ces individus ne réagissent pas tous de la même
manière à sa situation. Samuel va baser l’explication de ces différences sur
leur parcours professionnel. Les critères invoqués seront l’expérience, la
souplesse/rigidité, l’adaptation ou l’absence d’adaptation à l’évolution des
comportements des jeunes parents et le degré de connaissance de ces
derniers. Il crée ainsi une dichotomie entre deux types de professionnels,
caractérisés chacun par une configuration de types spécifique. Les
professionnels ayant réagi positivement à sa situation de père au foyer sont
décrits de la manière suivante :

Samuel : Par rapport à certains professionnels, j’en ai rencontré deux :


ceux avec une belle expérience, énormément de souplesse et qui se sont
adaptés aux changements des jeunes et moins jeunes mamans et papas. Et
qui ont…et qui étaient déjà informés de l’existence et de la multiplication
des nouveaux papas, dits les papas poules, qui vont prendre un nouveau-né
dans les bras, qui vont langer le nouveau-né, s’occuper de lui, le nourrir,
etc. J’ai vu et été très bien accueilli par ces personnes-là d’une certaine
expérience.

Il fournit des exemples concrets afin d’illustrer son propos :

Samuel: Alors, par rapport à certaines professionnelles de l’ONE, on a eu


de la chance, donc, celles qui sont venues ici, mais enfin, il y en a une seule
qui est venue ici, toujours la même, ça s’est très, très bien passé, c’est très,
très bien accueilli apparemment. C’est même rassurant, de voir un papa
plus proche au moment où on va donc, examiner ensemble l’enfant, parler
de son alimentation, de son développement, de ses petits bobos, comment
guérir, etc.(…) j’ai accompagné ma femme à toute les séances chez

231
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

l’haptonome, on en a parlé, toutes les séances et chez son gynéco. C’était,


exceptionnel pour lui aussi. Au début, un peu surpris, et puis porte ouverte,
tous les examens, toutes les échos, et donc des commentaires, simplement
parce qu’apparemment à ce moment-là, c’était quand même nouveau. La
secrétaire du gynéco, « ah, un papa formidable, ah un papa toujours
présent, ah si mon mari avait été… », etc., donc apparemment, c’est plutôt
l’exception.

A contrario, les professionnels ayant réagi négativement sont décrits


comme suit :

Samuel: J’ai rencontré et été moins bien accueilli par des personnes de
moindre expérience ou, comment je dirais? Plus conservatrices, qui ne
pouvaient pas imaginer un seul instant cette situation-là, ou qui imaginaient
moins facilement cette situation-là, et qui donc marquaient, elles, une
certaine inquiétude à voir donc, un homme avec des grosses pattes, hein,
bon, elles ne sont pas si grosses que ça les miennes, mais enfin bon, prendre
soin du nouveau-né et s’occuper un petit peu de questions de problèmes
qui…, dont en général, les hommes ne se mêlent pas. Enfin, bon, et avec une
tendance de s’adresser à la maman, plutôt que aux deux ou exclusivement
au papa dans certains cas. Et donc, de voir un petit peu…, d’être étonné,
surpris, et même de voir avec une certaine réticence, la présence d’un
homme dans la chambre d’hôpital. C’est arrivé une fois, à la maternité.

Notons que les critères mobilisés pour décrire les professionnels


revêtent une coloration positive pour les premiers et négative pour les
seconds, ce qui renvoie au processus de dénigrement des détracteurs que
nous évoquions plus haut.

Enfin, on peut noter dans le discours que Laurent tient au sujet de son
père qu’il tente d’excuser les réactions de celui-ci non seulement en les
attribuant aux valeurs ambiantes, mais aussi à l’amour que celui-ci lui porte
et qui le pousse à s’inquiéter pour lui.

Laurent (à propos de son père) : Oui, enfin, c’est vrai que culturellement
parlant, c’est pas comme ça que ça se passe. Et donc je comprends que ça
le désarçonne. Et puis, bon, je suis son fils, et certainement, et je
comprends, euh il se dit, euh, ce que je vous disais tout à l’heure: « est-ce
qu’il sera, est-ce qu’il est vraiment épanoui avec cette situation, est-ce que
entre guillemets, il ne se fait pas dominer par sa femme qui lui a imposé le
fait de vouloir travailler et lui euh hein ? » Oui, et enfin, il y a un peu de
tout qui est lié.

232
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

5.3. Au croisement du cinéma intérieur et du contexte


des interactions: positionnements à l’égard de la
dénomination de « père au foyer »

Dans un extrait que nous avons déjà cité plus haut, Laurent soulignait
l’importance de nommer les « choses » à savoir, sa situation. Dans cette
étude nous avons pris le parti de nommer les hommes que nous avons
interrogés « pères au foyer ». Cette dénomination, absente du langage
institutionnel, récente et peu répandue dans le langage courant, est une
construction élaborée sur base de son équivalent féminin « mère au foyer »
qui fait, lui, à la fois davantage partie de ces deux langages. Il se réfère à
une typologie relativement bien définie à laquelle ont historiquement été
accolées une série d’attentes en termes de comportement.

Certaines attentes de comportement à l’égard des « pères au foyer »


sont ressorties des réactions d’autrui, mais recouvrent pour la plupart un
sens négatif, et renvoient à la déviance vis-à-vis des normes de la division
sexuelle du travail. Un homme qui se qualifie de « père au foyer » se
définit à partir d’une terminologie peu reconnue, valorisée et valorisante.
La gestion de cette définition et de l’image de soi dont elle est porteuse
s’opère dans le contexte des relations interpersonnelles où peut régner un
climat d’incertitude quant au contenu même de cette image pour autrui. La
relation des hommes de notre étude à la dénomination de « père au foyer »
est à ce titre, problématique. Ceux-ci peuvent être répartis en trois groupes
qui correspondent chacun à un positionnement distinct. Chaque
positionnement illustre une forme de relation entre image de soi « pour
soi » et présentation de soi à autrui. Nous parlerons d’identification totale,
d’identification-distanciation et de rejet.

5.3.1. L’identification totale, ou quand définition de soi et


présentation de soi s’axent autour de la dénomination de père
au foyer

L’identification totale correspond aux cas, au nombre de sept176, où les


hommes se disent « pères au foyer » et assument cette dénomination vis-à-
vis d’autrui, que celui-ci soit, ou non, un proche. Cette identification peut

176
Brice, Bruno, Daniel, Didier, Hervé, Jean-Paul et Serge.

233
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

prendre dans certains cas la forme d’une revendication. Brice se présente


délibérément comme un père au foyer, tout particulièrement lorsqu’il a le
sentiment que la personne avec qui il interagit risque d’être choquée.

Brice : maintenant quand on me demande ce que je fais, je dis que je suis


homme au foyer. Et je crois que je le fais exprès pour choquer les gens
aussi de le dire. (rire)

Hervé fait de même, bien qu’il tempère légèrement son goût malicieux
pour la provocation.

L.M: En général, vous dites facilement aux gens que vous êtes père au
foyer?
Hervé: Oui, oui, j’aime bien parfois peut-être pas les choquer ou un peu les,
ça ne me dérange pas quand on en parle. De plus en plus maintenant il y a
des pères au foyer et … Bof, je dis pas, si on me le demande, je le dis quoi.
Je ne vais pas m’en vanter quoi mais si on me le demande, je le dis
quoi.(…) D’un côté, je suis content je me dis moi c’est bien. Moi je n’ai pas
trop d’état d’âme, donc, j’aime bien parfois un peu choquer les gens ou un
peu.

La démarche de Serge, lorsqu’il insiste pour se faire inscrire à


l’administration communale, est un autre exemple de la portée
revendicative de la présentation de soi comme père au foyer. Armand
donne un sens légèrement différent à sa démarche, lui qui a également tenu
à ce que la mention « père au foyer » figure sur sa carte d’identité.177

L.M: A l’époque où vous ne travailliez pas, quand vous rencontriez


quelqu’un pour la première fois, comment est-ce que vous vous présentiez?
Armand: Oh on a rarement l’occasion de dire qu’on est père au foyer mais
comme ça normalement, oui. Je l’avais d’ailleurs fait mettre sur ma carte
d’identité.
L.M: C’est vrai? C’est vous qui l’avez demandé ou c’est l’administration?
Armand: Je ne me souviens plus. Je pense que c’est moi qui avais été à la
commune, mais je ne suis plus très rassuré sur ma mémoire. Oui, je pense
que j’avais quand même été à la commune, étant donné que de toute façon
je devais changer parce que j’étais quand même plus éducateur. Mais je
pense, oui. Il faut être clair avec ce qu’on fait.

177
Le rapport d’Armand à la dénomination de père au foyer n’est pas celui de l’identification totale, mais
de l’identification-distanciation dont nous allons parler dans un instant.

234
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

En se disant « père au foyer », ces hommes mettent implicitement en


avant le caractère naturel de leur situation, l’aisance avec laquelle ils
l’endossent et la fierté qu’ils ressentent.

5.3.2. L’identification-distanciation, ou quand le rapport à


la dénomination de père au foyer se fait ambigu

Ce positionnement ambigu que l’on peut repérer dans dix entretiens178


est celui des individus qui s’identifient personnellement, avec plus ou
moins d’intensité, à la dénomination de père au foyer, mais qui évitent d’y
faire référence au cours de certaines interactions.

Notons tout d’abord que, dans ce groupe, l’identification personnelle


n’est pas toujours claire et sans équivoques. La distanciation avec la
dénomination de père au foyer dans le cadre des interactions participe
d’une activité réflexive qui s’étend à ses aspects subjectifs. Pour
Christophe, John et Yvan, l’identification se fait par défaut : en l’absence
de terminologie alternative porteuse d’une image positive permettant de
désigner leur situation, ils n’ont pas d’autre choix que de s’identifier à la
dénomination de père au foyer. Ainsi, John ne se considère pas tout à fait
comme un père au foyer.

John : Hum bien, je ne sais pas si je me considère vraiment comme… Un


père au foyer, c’est une construction, un terme étrange. Et je ne connais pas
les alternatives. Je ne sais pas. Je ne sais pas s’il y a des alternatives dans
la littérature. Je me souviens de mon beau-père qui disait quelque chose sur
les pères au foyer et ma réaction immédiate a été « je n’aime pas la façon
dont ça sonne ». Mais je ne sais pas si c’est l’expression, la réaction
esthétique à l’expression elle-même ou si c’est la notion entière d’être
quelqu’un qui est seulement là hum vous voyez, qui reste à la maison et qui
est présent pour les enfants. Je ne sais pas. Je ne sais pas.

Accepter de s’appeler « père au foyer » implique d’une certaine


manière la réduction de son identité à cette activité, ce qui n’est pas évident
pour Yvan. Son refus de s’associer aux réunions du groupe de pères au
foyer que Karl a fréquenté, ou à toute activité du même ordre, participe du
maintien d’une image de soi qui ne se réduit pas à celle de père au foyer. Il
insiste sur le fait que le partage d’une même situation ne fonde pas une

178
Armand, Christophe, Colin, Geert, Grégoire, John, Joseph, Laurent, Philippe et Yvan.

235
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

identité commune. Etre père au foyer n’est, dit-il, qu’une partie de son
identité.179

Yvan : Ben, j'aime pas trop les groupes, déjà. Mais, mais non, je sais pas,
ça ne me correspond pas. Mais je, je vais dire que je ne m'identifie pas
comme ça en soi… j'ai l'impression que si on se donne, comment ? Si on se
rencontre entre, disons ça, comme ça pères au foyer ça sera comme si on
s'identifie au père au foyer. Moi je vais dire, je suis à la maison avec les
enfants, je m'identifie pas quoi, c'est pas, euh, c'est un de mes aspects, mais
j'estime que je fais autre chose. Oui, c'est pas parce qu'on se donne rendez-
vous comme ça qu'on est comme ça, hein, ça c'est, c'est moi qui le dis, hein,
mais je veux dire euh, c'est pas quelque chose auquel je m'iden… si je vois
une affiche avec je sais pas un père au foyer qui va à la plaine de jeux, ben
j'irai pas, parce que je, je sais pas, c'est pas pour ça qu'on aurait des choses
en commun quoi. (…) je dirais pas que je m'identifie en tout cas à eux,
même si je suis content de le faire quoi, en partie.

Christophe enfin déplore tout comme John, l’absence de terminologie


alternative, mais il axe sa critique sur le terme « foyer » en particulier, qui
renvoie à une réalité qui n’est pas la sienne : celle des tâches ménagères
(pour rappel, sa participation à celles-ci est très faible) ; et à un lieu qui
prend un sens qui diffère de celui qu’il lui donne.

Christophe: C’est curieux, parce que les gens disent: avoir un ménage, être
dans un foyer, un ménage, foyer. Un père au foyer, c’est quelqu’un qui fait
le ménage comme une femme, et ça c’est pas du tout ça, moi, comme je me
perçois. (rire) (…) Bon, il y a cette histoire d’être au foyer, d’être à la
maison, de s’occuper des enfants, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire
alors « être au foyer», si ce n’est pas seulement dormir quelque part,
bouffer quelque part, enfin, là, le lieu où, qu’on retrouve après son travail,
il faut bien prendre un bain de temps en temps, bien se nourrir. Alors ça
c’est le chez soi des gens, c’est leur foyer, leur ménage, ils appellent ça
comme des mots. Des mots qui ne traduisent pas ma réalité. Je suis un peu
dans les nues et je n’ai peut-être pas un vocabulaire suffisant, ou je ne suis
pas assez créatif pour trouver d’autres mots. Donc, il faudra se satisfaire
des expressions courantes, voilà! Mais moi, je ne me retrouve pas très bien
dans « être un homme au ménage, ou au foyer », ou quoi…

179
Harper fait également référence au caractère multidimensionnel de l’identité des pères au foyer. « Ils
sont pères, mais leur identité provient de sources diverses. Etre un homme au foyer et un père n’est jamais
l’origine unique de leur identité. » cf « Fathers they are, but their identity comes from diverse sources.
Being a househusband and father is never the sole origin of self ». In Harper J., op. cit., p. 63.

236
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

Il relie ses réticences à l’égard du terme « père au foyer » et de la


notion de « foyer » tout court à son parcours : c’est notamment, dit-il, parce
qu’il a longtemps vécu en célibataire que ces notions lui semblent
étranges.

Christophe: J’ai vécu très longtemps célibataire, alors, heu essayer


d’imaginer que je fais partie d’un foyer, que je suis dedans, ou que je sois
un père au foyer, c’est encore situé à des kilomètres de ce que j’ai été
pendant suffisamment trop longtemps, ça veut dire jusque, 35, 40 ans, hein.

Dans leurs relations à autrui, les dix hommes de ce groupe en viennent


à moduler leur discours en fonction de l’idée qu’ils se font de la manière
dont leur(s) interlocuteur(s) réagira. Au cours des interactions de face à
face, ils vont donc tenter de détecter les signes leur permettant d’imputer
aux individus qui leur font face un ensemble de croyances et de positions
vis-à-vis de l’image de père au foyer.

5.3.1.1. Gestion stratégique de la présentation de soi

Tous éprouvent des difficultés à verbaliser les critères à partir desquels


ils vont opérer cette imputation. On peut émettre l’hypothèse que leur choix
se fera en fonction du stock de connaissance alimenté par les expériences
précédentes et la part socialement transmise de ce stock. Nous avons vu
précédemment que ce même stock de connaissance fournit des clés de
classification des détracteurs rencontrés dans le passé, clés susceptibles
d’être remobilisées lors de l’évaluation des nouveaux interlocuteurs. Par
ailleurs, au cours des interactions précédentes avec certains individus, les
pères au foyer ont pu se constituer une idée, à partir de réactions
enregistrées ou de propos tenus sur des sujets plus ou moins similaires, de
la manière dont ceux-ci réagiraient à la présentation de soi en tant que père
au foyer. Ce dernier mécanisme affleure davantage à la conscience de ces
hommes. Nous commencerons par l’illustrer au moyen du témoignage de
Joseph, qui nous amènera également à étudier le mécanisme par lequel il
gère le fait qu’il cache sa situation réelle à certains de ses interlocuteurs.

Afin, dit-il, de vérifier que la révélation de sa situation de père au


foyer ne choquera pas ses interlocuteurs, ce qui pourrait avoir en retour des
répercussions négatives sur la relation qu’il entretient avec eux, Joseph
laisse planer des ambiguïtés sur sa situation, ne la révélant qu’à ceux qu’il
juge ouverts, et ce après plusieurs contacts, ou à ceux dont il sait que tôt ou

237
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

tard ils la découvriront. Il joue sur les mots, ne disant ni qu’il est au foyer,
ni qu’il n’exerce pas d’activité professionnelle. Parmi les personnes à qui il
a révélé qu’il est père au foyer, on retrouve ses voisins et les commerçants
du quartier qui, de par leur proximité et la fréquence des contacts, seraient
susceptibles de le découvrir par eux-mêmes. Il n’a toutefois fait part de sa
situation aux derniers qu’après qu’ils lui aient eux-mêmes posé la question.

Joseph : Quand ils me demandent «qu’est-ce que vous exercez comme


métier ? Parce que on vous voit souvent », alors ils ne comprennent pas si
je travaille. Ben je leur explique

Et les réactions ont selon lui toujours été positives :

Joseph : on me félicite la plupart du temps, on me félicite.

Le plombier qui effectue régulièrement des travaux dans la maison a


aussi été mis au courant après que Joseph ait estimé que cela ne le
choquerait pas. Au fil des contacts Joseph a détecté chez ce plombier
certains traits (comme des idées qu’il qualifie d’intéressantes) qui
correspondent à l’image qu’il se fait d’une personne susceptible de réagir
positivement.

Joseph : Par contre, par exemple, euh, j’ai un nouveau plombier, parce
qu’il est venu justement faire les travaux ici, et comme je trouve qu’il
travaille très bien, qu’il a des idées intéressantes et tout, ben, lui le sait.
Mais je sais que dans sa mentalité ça ne choque pas. Donc je lui en ai
parlé, enfin je sais pas si c’est lui qui m’avait, enfin c’est venu sur la table,
on en a parlé. Ben, je sais qu’avec lui, ça ne posera pas de problèmes
quand il devra venir ici quoi.

Il n’a par contre rien révélé à l’entrepreneur qui s’est chargé de


rénover une partie de la maison. Les contacts ont pourtant été assez
fréquents entre les deux hommes, mais Joseph a senti que la vérité risquait
de nuire à la relation qui était la leur. Dans son esprit dire qu’il était père au
foyer risquait de déforcer la relation d’autorité entre le maître d’œuvre qu’il
était et l’ouvrier. Pour se justifier il mobilise l’argument du contexte de
l’interaction (qui s’inscrit dans une relation employeur-employé), et ce
malgré le fait que ce contexte soit le même que dans le cas précédent.180

180
Ce qui montre qu’il s’agit bien d’une lecture subjective de ce contexte.

238
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

Joseph : par exemple, ben je sais pas moi, avec un entrepreneur qui
viendrait faire des travaux ici, que je sais que lui euh un père au foyer c’est
inimaginable, et bien je vais pas le lui dire. Fatalement. Bon parce que il
pourrait très bien se braquer et me voir d’une certaine manière, et donc à
ce moment-là les rapports que j’aurai avec lui je dirais en tant que maître
d’œuvre vis-à-vis de lui qui est un employé pour le boulot, risquent d’être
faussés. Ou de poser problème. Donc, à ce moment-là, ben pas besoin d’en
parler et puis c’est tout hein.

Lorsqu’il rencontre une personne, Joseph se base donc sur une série de
critères parmi lesquels on retrouve : les effets possibles que la vérité
pourraient avoir sur la relation ; la probabilité que la personne découvre la
vérité ; le caractère temporaire ou non du contact ; et les conceptions qu’il
attribue « au feeling » à la personne qui lui fait face.

Yvan est un peu plus précis dans sa description des caractéristiques


propres à ses interlocuteurs et sur base desquelles il évalue la probabilité
qu’ils réagissent positivement à sa situation de parent au foyer. Plus il a le
sentiment que la personne en face de lui lui ressemble, plus il aura tendance
à se confier à lui. Cette ressemblance est basée sur le critère de l’âge, des
intérêts, et de la distanciation à l’égard du monde du travail – sans que
celle-ci aille jusqu’à la cessation de toute activité.

Yvan : Ben on sent un petit peu si c'est quelqu'un qui a des réticences, un
petit peu plus, euh, moins catégorique ou, ou peut-être moins classique un
peu sur ce qu'il y a dans la vie ou sur des valeurs, je dirais peut-être plutôt
des valeurs euh on pourra le dire. Mais c'est vrai que dans certains cer…
Des gens qui ont plutôt mon âge ou plutôt je sais pas le genre de parcours,
qui ont des intérêts comme moi, ben, je pourrai la dire parce qu'il y en a qui
le font, ils ne mettent pas le travail au centre de tout euh. Et il y en a qui
sont au chômage, je sais pas, depuis 10 ans, ils sont tous seuls, ils ont pas
d'enfant, mais bon euh ils sont actifs, je sais pas moi, ils écrivent des
scénarios euh, ils s'occupent à 10.000 trucs qui est pas considéré comme du
travail, mais bon si, ils font quelque chose quoi finalement. Mais bon alors
là on peut le dire

On retrouve le critère de la proximité dans de nombreux témoignages.


Plus les interlocuteurs sont anonymes (parce que, par exemple, il s’agit de
nouvelles rencontres) et/ou plus les interactions présentes et futures avec
eux sont circonscrites à une sphère d’activités distincte (et étanche) de la
sphère domestique, plus les hommes de ce groupe auront tendance à
manipuler les informations qu’ils donnent sur eux-mêmes.

239
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

Grégoire : parfois je faisais des stages de performance d’une semaine, des


choses comme ça, et quand je rencontrais des nouvelles personnes à ce
moment-là, que je savais qu’ils ne me verraient jamais dans ma vie de
famille, je ne le disais pas. Parce qu’à ce moment-là je savais que j’étais
catalogué.

Yvan : Ceux à qui je dis pas, c'est vraiment les gens que je rencontre et des
choses comme ça. Souvent j'essaye plutôt pas de mentir mais de (rire) plutôt
mettre un flou pour ne pas raconter des cracks non plus hein. Ca, ça fait un
peu minable quoi. Mais euh (rire). Oui, c'est vrai que j'ai l'occasion de
travailler de temps en temps, mais bon, c'est minime par rapport au temps
que je, et j'insiste plutôt là-dessus euh comment ? Oui, pour donner on va
dire une vision qui correspond plus à ce que les gens ont envie d'entendre
parfois. (…) Parce que je pense que ça vaut la peine d'expliquer ce qu'on
fait quand on va être complices. Sinon, je trouve que ça vaut pas, si c'est
pour se heurter à un mur d'incompréhension et de préjugés, j'ai pas
l'impression qu'on a gagné grand-chose.

Les deux extraits ci-dessus renvoient à des relations relativement


anonymes. Le témoignage suivant illustre, lui, le rôle joué par le critère de
la séparation des sphères au sein même de relations plus intimes (bien que
le degré d’intimité soit également évoqué).

L.M: Et sinon autour de vous, qu’est-ce qui faisait que … c’est les amis
proches par exemple à qui vous l’avez dit , qu’est-ce qui faisait que vous
disiez à quelqu’un et pas à l’autre?
Philippe : (Silence) Bonne question hein. J’essaie de cibler deux situations,
deux personnes à qui j’ai dit l’un ou l’autre. (silence) Je crois que le fait
d’avoir travaillé en … pff. (silence) Oui peut-être que la différence, c’est
peut-être les personnes que je rencontrais à qui je parlerais facilement de
mon travail, et les personnes que je rencontrais à qui je parlerais facilement
de mon couple. Je crois que la différence pourrait venir de là.
L.M: Et ceux à qui vous parlez de votre couple, c’est des confidents,
intimes…
Philippe : Ce sont des amis intimes, oui, oui.
L.M: Que vous connaissez déjà depuis suffisamment longtemps et …
Philippe : Oui, des amis à qui on peut, chez qui on peut débarquer à 4 h du
matin, si on veut un jour débarquer à 4 h du matin, on sait qu’on peut quoi.
Et vice versa, donc. Ce sont des amis qu’on ne voit pas nécessairement
souvent, mais que quand on se voit, c’est très intense.

240
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

Le contexte de l’interaction peut également servir d’indicateur de la


probabilité que les réactions à la divulgation de la « vérité » soient
négatives (sur base d’expérience antérieures ou non). C’est tout
particulièrement le cas lorsque les interactions se déroulent dans un
contexte masculin, comme celui qui est évoqué par Grégoire (ses stages de
performance se déroulent dans le milieu cycliste, exclusivement masculin,
et qu’il qualifie de « macho ») ou Armand.

L.M: C’est quelque chose dont vous parliez facilement ou vraiment si on


vous posait la question?
Armand: Oui, oui, mais pas toujours. Si les gens sont pas intéressés, il n’y a
pas de raison d’en parler. Vous savez quand vous êtes à une réunion
d’hommes qui n’ont que les voitures en tête, ‘fin j’aime bien les voitures
aussi donc il n’y a pas de problème, je parle voitures, mais rien à voir, que
le petit ait fait ses dents ou pas, ça n’intéresse personne.
L.M: Vous adaptiez votre propos
Armand: Oui, je pense que oui. Quelque part comme ça, y a pas vraiment
de problème.
L.M: Si vous étiez dans une assemblée avec des hommes qui parlent voiture,
etc. est-ce que c’était simplement ne pas en parler ou bien est-ce que c’était
vraiment éviter le sujet?
Armand: Ah non pas éviter mais… ‘fin je sais pas moi quand, ‘fin… au bout
du compte je vais pas dire que c’est un, un job mais quelque part ça
n’intéresse pas les gens y a pas de raison d’en parler quoi je vais dire.

Le cas de John est un peu particulier : personne ne connaît sa


situation au foyer. Il n’a pas mis ses amis et connaissances au courant: ils
savent qu’il est souvent à la maison mais ignorent qu’il ne travaille plus du
tout. Et John ne leur en a pas fait part. Le caractère fluctuant de ses anciens
horaires de travail lui fournit en quelque sorte un alibi à double sens : ses
amis sont habitués à ce qu’il ait des horaires irréguliers, et lui-même peut
ainsi éviter le sujet en minimisant son importance.

John: Je crois que nos amis et relations ne sont pas au courant du fait que
je suis beaucoup à la maison. Mais ils savent aussi que j’enseigne à temps
partiel. Maintenant je ne, parce que lorsque j’enseignais, (…) je faisais
parfois 15 heures par semaine, et parfois 4 heures par semaine en fonction
du nombre de cours en parallèle. Et bien sûr je ne dis pas aux gens « au fait
je ne fais plus que 2 heures en ce moment ». Donc l’impression que les gens
ont est variable.

241
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

L.M : Donc vous ne dites pas aux gens, même si ce sont vos amis, que
maintenant vous êtes à la maison et que vous ne travaillez plus, que ce n‘est
plus aussi important pour vous maintenant ?
John : En fait, je n’ai pas vraiment l’occasion d’avoir ce genre de
conversation, parce que dans la plupart de mes conversations, les gens
n’entrent pas autant dans les détails lorsqu’ils me posent des questions.

En dehors du contexte domestique, personne n’est en fait au courant


que John est devenu père au foyer. Dans l’extrait suivant, il tente de nous
expliquer les critères qui pourraient le pousser à se confier, à savoir la
situation (ou le contexte de l’interaction), le moment et la nature de la
relation qu’il entretient avec son interlocuteur, le degré d’ouverture qu’il
ressent chez cette personne. Mais les réticences de John semblent
l’emporter même dans l’hypothèse où tous les critères seraient réunis pour
qu’il puisse se confier. Il n’en ressent pas le besoin…

John: cela dépend de la personne à qui vous parlez, et aussi de la situation.


Mais oui, et du type de relation qu’il y a entre vous, parce que euh combien
vous tenez à une personne. Parce qu’il y a des gens qui, si vous rencontrez
quelqu’un et l’un d’entre eux, vous ou l’autre personne, se met à se confier
tout de suite, il y a quelque chose qui ne va pas, je crois. Parce qu’il s’agit
de juger du caractère approprié de la personne, du lieu… oui, du sujet à
propos duquel vous parlez (rire). C’est très complexe, vraiment. N’est-ce
pas ? Et je n’ai pas le sentiment d’avoir besoin de parler de mon statut en
particulier. Si cela intéresse quelqu’un et qu’il me pose la question, oui je le
ferai. Mais je ne ressens pas de besoin particulier d’en parler. (…) Mais je
ne sais pas. Cela dépend de la personne avec qui vous parlez. Vous savez,
vous ressentez l’ouverture de la personne à qui vous parlez. Et si le sujet
prend une tournure telle que vous pouvez en parler, mais vous savez…

Dans les entretiens où la question de la manipulation181 de la


présentation de soi a été approfondie (signe possible soit de l’étendue de
celle-ci, soit de son caractère conscient), on remarque que les hommes qui
s’y adonnent mettent en place un discours visant à réduire sa portée.
Prenons pour commencer le cas de Joseph, qui use de divers arguments. Le
premier étant basé sur le maintien partiel de son identité professionnelle (et
qui passe sous silence le fait qu’il a cessé de travailler depuis cinq ans au
moment de l’entretien…).

181
Ce terme doit être pris ici dans une acception restrictive, celle du « maniement », de l’arrangement des
éléments présentés, et non dans une acception à connotation négative et normative qui renverrait à une
manœuvre frauduleuse visant à fausser délibérément la réalité afin de tromper un interlocuteur.

242
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

Joseph : Je dirais que surtout qu’il y a pas tellement longtemps que j’ai
quitté mon emploi donc euh, je dirais, ben, si ça leur convient de savoir que
je suis dans l’environnement, ben voilà, c’est tout. Je suis toujours
d’ailleurs dans l’environnement puisque je donne encore des conseils à des
gens qui viennent me trouver. Mais je le fais gratuitement parce que j’ai de
la documentation ici et ils viennent chercher de la documentation, ils
viennent pour savoir ceci ou cela, des renseignements au niveau législatif
ou des histoires pareilles, ben comme je suis encore un peu dans le coup je
le fais. Donc dire entre guillemets que je suis dans l’environnement, c’est
pas vraiment mentir.

Le second argument, celui de l’exactitude de son jugement, lui permet


de présenter une image de lui-même comme une personne juste, qui ne joue
pas sans raison(s) sur les mots avec autrui.

Joseph : En général, je me suis rarement trompé. Et donc, bon ben, je sens


tout de suite si c’est une personne qui est très ouverte et large d’esprit ou
bien si c’est une personne qui est vraiment braquée, et puis voilà quoi.

L’omission de certaines informations sur soi est généralement de


courte durée – voici le troisième argument.

Joseph : Mais c’est rare les personnes à qui je ne l’ai jamais dit. J’ai pas à
première vue comme ça… j’ai toujours fini par le dire.

Et puis finalement lui n’a aucun problème vis-à-vis de son identité de


père au foyer. Il se sent bien dans sa peau et n’a pas peur de le dire. Le jeu
stratégique auquel il se livre avec autrui ne remet donc en rien en question
le fait qu’il assume sa situation en son for intérieur et à l’égard d’autrui.

Joseph : D’une manière ou d’une autre, ça ne m’a jamais posé de


problème. Ni vis-à-vis des personnes, ni vis-à-vis de moi-même. Faut dire
que je me sens bien dans ma peau et dans mon travail, et donc je n’ai pas
de, de sentiment je dirais à l’avouer. Pour moi c’est quelque chose de tout à
fait naturel, normal et, et voilà.

Cinquième argument : il ne dissimule pas son activité parce qu’il a


peur mais parce que cela fait partie de son caractère : il aime jouer avec les
mots, observer comment les gens interprètent ce qu’ils entendent, et ce pas
uniquement par rapport au fait qu’il est au foyer.

Joseph : D’abord je dirais par amusement. Parce que ça, j’aime bien je
dirais, j’aime pas le mot manipuler parce que c’est péjoratif, mais j’aime
bien de temps en temps m’amuser. Parce que je suis assez, j’essaye en tout

243
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

cas d’être, je dirais, euh, le plus précis dans les mots que j’utilise. Et je me
rends compte que les gens interprètent énormément. On dit une chose et les
gens comprennent tout de travers. Et donc, je me suis rendu compte que
quand on disait les choses d’une certaine manière, qui n’est pas fausse
parce que je dis la vérité hein mais les gens pouvaient l’interpréter de
différentes manières. Et alors j’aime bien souvent de jouer là-dessus. Jouer
parfois sur les mots, jouer sur le sens de certaines phrases et tout, même
avec mes enfants, hein, je le fais, je dirais pour voir jusqu’où les gens vont
percevoir et interpréter ce que je dis.

Dans cet extrait, Joseph exprime un argument qui lui permet, au-delà
de la minimisation du jeu auquel il se livre, de détourner les réactions
négatives vers une autre cible : celles-ci ne seraient pas adressées à la
situation réelle de père au foyer mais à une interprétation erronée des mots
utilisés pour la nommer. Grâce à ce tour de passe-passe, il parvient à
invalider ces réactions et à neutraliser leur effet sur l’image qu’il a de lui-
même.

John minimise, lui aussi, la portée de la manipulation des informations


à son sujet en arguant que ce qu’il dit n’est pas tout à fait faux: il serait tout
à fait disposé à reprendre une activité d’enseignant si celle-ci était
compatible avec les horaires de ses enfants. Une telle activité lui
procurerait un plaisir certain. Il se garde pourtant de donner trop de poids à
une éventuelle envie de reprendre le travail en affirmant dans la foulée
qu’il n’en ressent pas le besoin. Il circonscrit son attachement au métier
d’enseignant à un contexte précis : ce n’est que lorsqu’on lui demande quel
métier il exerce qu’il ressent le besoin de se référer à son activité
d’enseignant plutôt qu’au soin des enfants. Il évite ainsi que ses propos
puissent passer pour un désaveu de sa situation présente.

John: Ce qui est vrai dans le sens que, si on me demandait de donner un


cours qui coïnciderait avec les horaires scolaires, je le ferais probablement.
Je le ferais probablement. Et en le faisant, en réalisant ce projet
d’enseignement, je l’apprécierais. Vous savez, je rencontrerais des gens et
je jouirais à la fois de la phase de préparation du cours, de son déroulement
et de son évaluation. Vous savez, j’apprécierais le contact humain avec les
gens que je rencontrerais. Mais en même temps, je ne languis pas de ça, je
n’en ressens pas le besoin. Le seul moment où cela se produirait c’est
effectivement si quelqu’un me demandait « quel est ton métier ?» et où je
ressentirais le besoin de me référer à cela comme mon boulot principal
plutôt qu’au travail bien plus important que je fais en réalité ici avec mes
enfants. C’est intéressant.

244
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

De son côté, Yvan joue sur les mots : il ne « ment » pas mais il « met
un flou » ; comme il lui arrive de travailler au noir il peut jouer sur la
frontière entre chômage, travail et foyer.

Yvan : Souvent j'essaye plutôt pas de mentir mais de (rire) plutôt mettre un
flou pour ne pas raconter des cracks non plus hein. Ca, ça fait un peu
minable quoi. Mais euh (rire). Oui c'est vrai que j'ai l'occasion de travailler
de temps en temps, mais bon, c'est minime par rapport au temps que je, et
j'insiste plutôt là-dessus euh comment ? Oui, pour donner on va dire une
vision qui correspond plus à ce que les gens ont envie d'entendre parfois.

On peut également interpréter la scission que Grégoire établit entre


monde masculin et monde féminin, que nous aborderons dans le prochain
chapitre, comme un mode de gestion de la dissimulation de sa situation à
laquelle il se livre : ce qui pourrait passer pour un « mensonge », acte
négatif, est en effet circonscrit à un univers qui est lui-même profondément
négatif, la « vérité » étant réservée à l’univers féminin positif.

Comme nous l’avons vu dans les extraits qui précèdent, il y a plusieurs


manières de gérer la présentation de la réalité. La plus fréquente consiste à
se référer à un autre statut ou à la situation professionnelle antérieure. Geert
se réfère ainsi avant tout à son statut de retraité.182

L.M: Quand vous rencontrez quelqu’un, vous dites que vous êtes retraité ou
vous dites que vous êtes père au foyer?
Geert: je dis que je suis retraité, oui. Parce que ceux que je rencontre, bon,
si quelqu’un que je ne connais pas me dit: « qu’est-ce que vous faites? » «
Retraité. » « Et pourquoi? » « oui, pour m’occuper de mes enfants. » Donc,
je ne lui dis pas que j’ai été chef de cabinet là, ou bazar là, je m’en fous.
Quelqu’un qui me connaît, « tiens il y a longtemps que je ne t’ai pas vu,
qu’est-ce que tu fais là ?», « Ben je suis retraité, je m’occupe de mes
enfants » mais, je suis retraité, oui. Avant, il ne m’arrive pas de dire « je
suis père au foyer ».

Notons que l’appartenance officielle à un autre statut n’implique pas


automatiquement son utilisation au cours des interactions. Ainsi, Laurent,
bien qu’officiellement chômeur, trouve malhonnête de se référer à son
statut.

182
Notons que Geert se définit lui-même comme un père au foyer « particulier », sa particularité étant
justement liée notamment au fait qu’il est retraité.

245
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

Laurent: je ne trouve pas honnête de dire que je suis au chômage, parce que
quelqu’un qui est au chômage, pour moi, c’est quelqu’un qui cherche du
travail. Enfin qui essaye d’en trouver en tout cas. Et moi, je ne me sens pas
dans cette situation-là.

La présentation de soi n’est pas uniquement verbale, mais aussi


physique. S’il n’existe pas, a priori, de signe extérieur permettant
d’identifier un père au foyer, il est possible pour ceux-ci de jouer a
contrario sur des signes objectifs indiquant un lien entre un individu et une
activité professionnelle. On retrouve un mécanisme assez proche dans le
témoignage de Colin, bien qu’il soit impossible d’établir une réelle
intention dans son chef. Au cours de l’entretien, il s’est décrit comme une
personne bavarde qui aime discuter avec les mamans à la sortie de l’école.
Celles-ci ne sont pourtant pas au courant de sa situation de père au foyer, et
ce pour les raisons suivantes :

Colin : Puis je n’en parle pas déjà. Peut-être qu’ils pensent que tout
bêtement je suis au chômage hein. (…) On n’en parle même pas (…) pas
qu’on veut se cacher hein.
Solange: Non, t’as jamais eu l’occasion d’en parler comme ça.
Colin: Non. Non et en plus comme je suis un peu manuel, je vais dire, je
suis souvent en salopette, parce que j’ai souvent un petit quelque chose à
faire soit à la maison, soit sur mes vieilles voitures, soit, donc je suis
souvent en salopette je dois dire.

Le fait qu’il soit vêtu d’un bleu de travail lorsqu’il va chercher ses
enfants à l’école suggère aux autres qu’il exerce une activité
professionnelle au noir, ce qu’il ne dément pas.

5.3.3. Le rejet, ou quand définition de soi et présentation


de soi s’axent sur une dénomination autre que celle de père au
foyer

Comme nous l’avons dit en introduction à ce point, la référence à la


dénomination de père au foyer ne va pas de soi. Outre le rapport
d’identification-distanciation mis au jour ci-dessus, on retrouve dans les
entretiens un autre type de rapport à ce terme qui se décline suivant deux
modalités, lesquelles ont deux choses en commun : la référence à un terme
autre que celui de père au foyer et la cohérence entre appréhension de soi et
présentation de soi. Un élément ne nous permet cependant pas de faire
l’amalgame entre ces modalités : la place donnée à l’activité de soin des

246
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

enfants tant dans la définition de soi que dans la présentation de soi. D’un
côté l’on retrouve Jean-Marie, Karl et Samuel, de l’autre, Claude. Chez les
trois premiers, les termes de référence utilisés sont porteurs d’un sens
proche de celui de père au foyer en ceci qu’ils se centrent sur l’activité de
soin des enfants. Ainsi, Karl n’utilise à aucun moment de l’entretien le
terme de père au foyer, même s’il n’a pas réagi négativement lorsque nous
l’avons utilisé au cours de l’entrevue. Pour se décrire et se présenter aux
autres il utilise la formule « à la maison pour m’occuper de mes enfants ».
Il s’identifie totalement à cette formule au sens où il l’utilise à la fois vis-à-
vis de lui-même et vis-à-vis des autres. Notons que le fait que le français
n’est pas sa langue maternelle peut jouer ici.

L.M: Et quand vous rencontrez quelqu’un, et qu’il vous demande ce que


vous faites dans la vie, vous répondez quoi?
Karl : Que je reste à la maison avec les enfants. Mais pour être honnête,
c’est un peu difficile parfois, c’est comme je dis, c’est plus facile de dire: «
je travaille comme Président pour les Etats-Unis », c’est plus accepté. Mais
je suis fier d’être à la maison, ce n’est pas comme ça

Samuel oscille, quant à lui, entre la dénomination de père au foyer,


utilisée de manière assez marginale, et de « papa poule » - terme davantage
entré dans le vocabulaire courant et qu’il utilise de manière récurrente183 .
Jean-Marie enfin, lorsqu’il parle de lui-même, se qualifie de « mère au
foyer » - sous prétexte que les pères au foyer n’existaient pas à l’époque
(rappelons qu’il a été au foyer dans les années 70), et qu’il a donc endossé
le rôle d’une mère au foyer -. Il utilisait lorsqu’il était au foyer une formule
identique à celle de Karl pour se présenter à autrui.

Jean-Marie : Et moi, j’étais mère au foyer parce que ce n’était même pas
père au foyer, hein, c’était mère au foyer. C’est comme ça que c’est arrivé.
(…)
L.M: Quand vous étiez à la maison, vous disiez quoi aux gens, que vous
étiez au chômage, que vous étiez père au foyer, qu’est-ce que vous disiez?
Quand on vous demandait: «qu’est-ce que tu fais?»
Jean-Marie : ah, non, « je suis à la maison, et je m’occupe des gosses ».

Claude, lui, rejette délibérément le terme de père au foyer ou tout autre


terme axé autour du soin des enfants. Il préfère utiliser la formule du congé
sabbatique, terme qui ne présage en rien de l’activité qu’il exerce à la
183
Au cours de l’entretien Samuel a utilisé 12 fois le terme de papa poule et 2 fois celui de papa au foyer.

247
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

maison – et qui, de manière fort commode, est davantage associée à une


parenthèse opérée dans le courant de l’engagement professionnel qui en
demeure l’horizon. En affirmant qu’il est en congé sabbatique il prend
distance par rapport à l’identité de « père au foyer » que son entourage plus
ou moins proche pourrait lui attribuer. Il le déclare haut et fort : il n’est pas
et ne sera jamais un père au foyer.

L.M : Et vous vous considérez plutôt en année sabbatique ou papa au


foyer?
Claude : (Rire) Plutôt en année sabbatique. Pour moi ce ne sera jamais
mon identité de dire « je suis papa au foyer ».

Et pourtant il dit lui-même avoir arrêté de travailler pour s’occuper de


ses enfants. Parler de soi comme d’un homme en congé sabbatique lui
permet de diminuer et prévenir les regards négatifs qu’on pourrait porter
sur lui et l’aide à donner du sens à ce qu’il fait. Claude a élaboré cette
image de soi en tirant les leçons de l’observation de deux exemples dans
son entourage : celui d’un ami qui exerce la même profession que lui et a
revendu son entreprise, tout comme lui, pour prendre un congé sabbatique ;
et celui de Bruno qui, à l’époque, vivait d’après lui mal sa situation de père
au foyer.

Claude : C’est vrai que ils ont été quelque part en arrière-fond pendant
toute cette année où j’ai tiré des enseignements des erreurs faites par l’un et
par l’autre.

Il puise d’une part dans sa relation de couple les arguments lui


permettant de ne pas accorder une place centrale à son activité de soin des
enfants dans la définition de soi.

Claude : Peut-être parce que, aussi bien ma femme que moi, on n’a jamais
voulu se définir en tant que couple par rapport à nos enfants. On est
d’abord un couple, accessoirement nous avons des enfants, mais ça c’est
pour une durée déterminée. Et puis un jour nos enfants partiront et nous
serons toujours un couple. Enfin si nous restons ensemble.

Et d’autre part dans le fait qu’il consacre désormais du temps à


l’écriture d’un livre – activité qui ne modifie pas son engagement au foyer.

Claude : je passe actuellement cinq heures par jour à écrire pour mon
bouquin. Et puis comme ça à 16h quand les enfants rentrent de nouveau je
suis autant disponible, je peux faire le ménage, etc. C'est-à-dire que je n’ai

248
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

rien changé sauf que les cinq heures que je passais avant à m’introspecter,
à être malade de voir comment j’étais et à me promener pour essayer de
faire le point, ben maintenant je les passe à écrire.

Notons que Claude est le seul parmi les hommes que nous avons
interrogés à avoir cessé de travailler alors que ses filles étaient toutes âgées
de 9 ans et plus.

249
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

5.4. Réduction de la portée des images négatives


associées à l’identité de père au foyer au cours des
interactions

Après avoir abordé dans un premier temps la gestion de la portée des


images négatives vis-à-vis de soi-même, puis au croisement entre
appréhension de soi et présentation de soi dans le courant des interactions,
il nous reste à aborder les modes de gestion directement liés à ces
dernières. On peut en effet discerner diverses stratégies qui visent soit à
réduire ou neutraliser les réactions négatives, soit à agir sur autrui pour
modifier ses propres conceptions. A côté de la gestion stratégique des
informations que l’on divulgue sur soi, il existe d’autres manières d’éviter
ou de limiter l’expression de réactions négatives, parmi lesquelles on peut
citer l’anticipation des critiques. Christophe est tout à fait conscient de cette
stratégie.

L.M: Quelles ont été les réactions autour de vous quand on s’est rendu
compte, ou quand vous avez dit que vous restiez à la maison pour vous
occuper de vos enfants? D’abord, est-ce que vous avez dit ça, d’abord, et
quelles ont été les réactions?
Christophe: Oui, oui. Mais la première chose que j’ai dite, mais c’est une
façon très habile de ne pas se faire trop interpeller trop directement. J’ai dit
que j’avais des doutes. Enfin, j’ai dit la vérité quoi, j’ai dit que j’avais des
doutes sur ma capacité à pouvoir m’occuper d’un enfant, je ne l’avais
jamais fait. Je ne m’étais jamais intéressé à la question auparavant. Mais
les circonstances faisaient que c’était peut-être l’occasion de le faire.

L’argument du caractère particulier de la situation et surtout des


circonstances qui l’ont amenée sert également à atténuer à l’avance les
réactions négatives ou à modifier a posteriori le regard d’autrui. On
retrouve la première finalité dans l’extrait précédent, et la deuxième dans le
témoignage de Samuel.

Samuel: : Si il y a un échange, j’appelle ces gens, et je leur dis: « mais je


pense que tu te trompes sur ton jugement. Regarde, tu sais très bien que
chez moi, c’est comme ça que les choses se déroulent. Aujourd'hui, c’est un
peu exceptionnel, parce que avec deux petits dans les bras, je n’ai pas le
choix. » (…) Ce que j’entends de l’extérieur, ce sont des gens que je
connais, je leur explique, si nécessaire, que bon, ben, franchement, soyons
objectifs, et dans l’objectivité, les gens se rendent bien compte qu’il s’agit

250
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

d’une situation tout à fait exceptionnelle due aux petits enfants, aux enfants
jeunes et non pas, …et voilà.

Mettre l’accent sur les avantages pour soi, pour la conjointe ou pour
les enfants, expliquer les raisons de ce choix ou faire la preuve, au fil de
temps, du caractère positif de l’engagement au foyer comptent également
parmi les manières d’influencer les conceptions d’autrui vis-à-vis de soi.
Hervé a par exemple joué auprès de ses beaux-parents sur les avantages de
la situation afin de les convaincre que leur fille est plus heureuse ainsi.
Ceux-ci sont multiples : Brigitte peut valoriser son diplôme ; leur qualité de
vie est bonne ; les enfants sont bien pris en charge.

Hervé : Mais par exemple les parents de Brigitte là, au début, ils étaient un
petit peu étonnés, et puis après quelque temps ils ont trouvé ça magnifique.
L.M : Qu’est-ce qui a fait qu’ils ont changé d’avis?
Hervé : Ben il faut les convaincre un peu. Il faut qu’ils comprennent
pourquoi on a fait ce choix-là. Par exemple ils voient que leur fille a un bon
diplôme de droit, donc ils se disent que ce serait bête qu’on ait investi dans
ses études, qu’elle ait un diplôme et qu’elle ne travaille pas. Et ils, alors, ils
voient bien que si moi, je travaille, et qu’elle travaille, que c’est l’enfer si
les enfants sont malades ou quoi. Et puis ils trouvent ça bien et que leur fille
est contente. Brigitte, quand elle revient, je ne sais pas, la maison est
quand même plus ou moins en ordre et je prépare le repas. On a une qualité
de vie, donc ils trouvent ça bien.

Nous avons déjà abordé plus haut l’importance que peut revêtir le
maintien d’une activité extra-domestique qui peut en certaines occasions
prendre une connotation professionnelle. Le fait que certaines de ces
activités extra-domestiques aient une connotation masculine sert également
de support à une présentation de soi en tant qu’individu conforme aux
normes de la masculinité.

Armand : Vous savez les mères c’est chouette mais elles sont souvent
possessives. (…) et c’est vrai qu’au début les réactions des gens c’est quand
même un peu, faut dire qu’à l’époque il y en avait pas des tonnes, je pense
toujours pas des tonnes non plus d’ailleurs, c’est un peu spécial. J’avais un
peu l’impression que je leur prenais leur boulot quelque part. A la sortie
des classes c’était vraiment…après ça s’est tassé parce que pendant un petit
temps j’ai conduit le minibus de l’école, donc, j’avais en même temps un
autre rôle, un rôle plus masculin, plus, plus dévolu à celui du travail

251
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

Didier : (à propos de l’organisation annuelle de la fancy-fair) Je m’occupe


toujours de ce qui est bar, quand il faut faire je vais dire euh le transport,
les décors, les machins, c’est bien des papas puisque bon il faut quand
même…je dis pas que les femmes ne sont pas costaudes, mais je vais dire,
c’est plus des trucs qu’on rencontre de la part des hommes

252
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

5.5. Mise en perspective

Nous avons déjà mentionné au fil de ce chapitre quelques-unes des


similitudes entre notre propre analyse et celle que Doucet et Harper ont
menées. Les deux auteures mettent en exergue le poids du contrôle social
auquel les hommes qu’elles ont rencontrés sont exposés, et qui est géré de
multiples manières. Parmi celles-ci ont déjà été mentionnés le besoin, pour
certains pères au foyer, de conserver une dimension professionnelle dans
leur vie, et qui peut passer par un travail à temps partiel ou la prise en
charge d’activités communautaires « masculines » ; la mise en balance,
opérée par certains pères et mères au foyer, des avantages et des
inconvénients liés à leur situation ; et le caractère multidimensionnel de
l’identité des pères au foyer. Nous ajouterons à cela la stratégie mentionnée
par l’un des hommes interviewés par Harper qui déclare avoir dû
s’immuniser contre les réactions le ridiculisant en offrant lui-même le
premier une image ridicule, ce qui s’apparente à l’anticipation des critiques
que nous avons repérée dans nos propres entretiens.184

Smith fait également référence, dans son étude sur les pères au foyer
australiens, à plusieurs mécanismes similaires à ceux que nous avons
présentés ici, et qui ont pour fonction de répondre à l’illégitimité de la
paternité au foyer. Le premier, qu’il nomme la « rationalisation de
l’illégitimité », consiste notamment à considérer les critiques émises
comme le résultat d’attributs psychologiques personnels de ceux qui les
émettent, ou du climat social ambiant. Le second renvoie à la
« manipulation » ou à la « rétention » d’informations dans le but d’éviter la
confrontation à des réactions potentiellement douloureuses. Le troisième,
plus rare, revient, en revendiquant ouvertement un rôle de père au foyer, à
défier l’illégitimité qui touche celui-ci.185

Les hommes qui travaillent dans des métiers qualifiés de « féminins »


s’exposent eux aussi à une remise en question de leur conformité aux
normes de la masculinité. Williams identifie diverses stratégies auxquelles
ces hommes ont recours pour réduire la portée de cette remise en question

184
Pour ce dernier point, voir Harper J., op. cit., p. 174.
185
Smith C., op. cit., pp. 160-162.

253
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

et réaffirmer leur conformité aux normes dominantes.186 Elle note que dans
certains contextes, il arrive que des hommes donnent un autre nom à leur
travail, afin de lui conférer une connotation plus masculine et donc, plus
légitime. 187 Selon elle, « Ces hommes considèrent que « nommer» le
métier exercé au « mauvais» public pourrait les menacer. Ils renomment
donc leur travail ou le présentent à des « outsiders » dans un langage plus
masculin et, par là, plus acceptable.».188 Ces hommes se livrent donc, tout
comme certains pères au foyer de notre étude, à une évaluation anticipative
des réactions à leur « vraie » situation, sur base de laquelle ils décident de
la manière dont ils vont se présenter à autrui.

Dans leur étude consacrée aux chômeurs de longue durée de 45 ans et


plus, D’amour, Lesemann, Deniger et Shragge identifient trois stratégies
servant à la distanciation à l’égard des identités négatives d’ « assisté » et
de « vieux » auxquelles ces personnes, hommes et femmes, sont
confrontés.189 Les deux premières sont fort similaires aux stratégies
discursives des pères au foyer : la relativisation de l’image négative au
travers de discours sur les aspects positifs de la situation et la
transformation de l’image négative via la présentation des aspects négatifs
sous la forme d’avantages. La troisième stratégie, à savoir la négation de
l’identité négative par le biais de la définition de soi comme travailleur
volontaire, semi-retraité ou comme travailleur temporairement sans emploi,
coïncide largement avec les formes de l’identification-distanciation et du
rejet de la dénomination de père au foyer.190 La possibilité de se définir
comme travailleur volontaire dépend de la participation de ces chômeurs à
des activités qui peuvent être assimilées à du travail professionnel,
phénomène que l’on retrouve également du côté des pères au foyer.

186
Williams C., Still a Man’s World. Men Who Do Women’s Work, University of California Press,
Berkeley, 1995.
187
Un assistant social dit être « psychothérapeute », un enseignant du primaire se contente de dire qu’il
travaille « dans l’enseignement », un infirmier se présente comme « un ancien infirmier soldat du
Vietnam ». In Williams C., op. cit., p. 128.
188
« For these men, « naming » the occupation to the « wrong » audience could be threatening, so they
rename their work, or describe it to « outsiders » in more masculine, and hence, more acceptable
language ». In Williams C., op. cit., p. 128.
189
D’amour M. et al., op. cit., pp 128-129.
190
On notera également qu’il est fait mention de la possibilité, pour les femmes, de se définir comme
« mères », possibilité qui n’a pas d’équivalent du côté des hommes. D’amour M. et al., op. cit.,, p. 128.

254
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

Ces stratégies de distanciation ne sont qu’une des manières de gérer


l’image négative. Comme les auteurs le font remarquer, « Finalement, à
toutes les étapes, les chômeurs interrogés développent des conduites
stratégiques pour affronter la honte et la double image négative qui leur
est renvoyée (…) » 191 La citation suivante montre combien certaines de ces
stratégies sont proches de celles qui sont adoptées par les pères au foyer de
notre étude, comme la distanciation à l’égard du travail professionnel : « un
certain nombre critiquent les valeurs, notamment de consommation, qui
sont associées au travail, ainsi que le travail tel qu’il s’est transformé :
critique des conditions de travail, critique du manque de reconnaissance
par les employeurs, critique de la centralité du travail dans la vie, critique
du (peu de) sens du travail. L’un affirme explicitement que la baisse de
niveau de vie entraînée par le fait de recevoir des prestations d’assistance
sociale l’a mis en contact avec d’autres valeurs (« l’argent n’apporte pas
tout »). Un autre privilégie la qualité de vie par rapport au « train de vie »
qui, au plus fort de sa vie active, témoignait de son rang dans l’échelle
sociale. (…) Il se détache de la norme de consommation considérée comme
un symbole de réussite sociale. Ancien homme d’affaires, l’un des
répondants prend du recul par rapport à son milieu, à ce qu’il était, à sa
vision des choses. Cette démarche philosophique ou spirituelle qu’il
effectue seul, sans recours aux institutions, est fondamentalement une quête
de sens, qui débouche sur une recherche de liens personnels et sociaux plus
authentiques, incluant un changement de sa vision du travail. »192

La relation à la dénomination de père au foyer telle qu’elle a été


décrite à partir de nos données présente également des similitudes avec la
description des pôles identitaires des hommes homosexuels que Delor
élabore dans son ouvrage sur la séropositivité et les trajectoires identitaires
des homosexuels en Belgique.193 Il distingue quatre manières pour les
homosexuels de se positionner vis-à-vis de leur préférence sexuelle. La
première consiste à réprimer la préférence par anticipation du rejet qu’elle
pourrait occasioner. Les trois autres sont autant de formes d’acceptation de
la préférence, accompagnée de la gestion de l’identité sociale sur trois
modes différents : la clandestinité ; le compromis ; et l’affirmation-
revendication. Ce dernier mode de gestion de l’identité sociale

191
D’amour M. et al., op. cit., pp. 126-127.
192
D’amour M. et al., op. cit., p. 129.
193
Delor, F., Séropositifs. Trajectoires identitaires et rencontres du risque, L’Harmattan, Paris, 1997.

255
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

homosexuelle est proche des stratégies de revendication de certains


hommes qui s’identifient totalement à la dénomination de père au foyer, à
ceci près qu’elles ne peuvent prendre, pour ces derniers, la forme d’une
action collective, étant donné le caractère marginal de telles pratiques et
l’absence de réseaux de pères au foyer. Les stratégies qui consistent à
adapter la présentation de soi en fonction des interlocuteurs en présence qui
caractérise l’identification-distanciation correspond à la description de la
gestion de l’homosexualité sur le mode du compromis. Nous avons
également pu identifier une série de cas dans lesquels les pères au foyer
établissent une séparation claire entre appréhension et présentation de soi,
qui se rapproche dans une certaine mesure du mode de la clandestinité que
l’on retrouve dans les travaux de Delor.194

Ces diverses références à d’autres études ne sont que quelques-unes


parmi beaucoup d’autres. Cette brève mise en perspective des stratégies
que nous avons énumérées au fil de ce chapitre appuie la thèse non
seulement de la capacité des acteurs à résister à la disqualification sociale
qui les guette, mais également celle de l’entrelacement entre projection
d’images positives de soi « pour soi » et dans le contexte des interactions
avec autrui. C’est sur base de cet entrelacement que nous tenterons, dans la
conclusion, de dessiner des systèmes de gestion de la transgression qui
traversent ces deux scènes.

194
Pour rappel, personne dans l’entourage de John et Cecilia, son épouse, n’a été mis au courant de la
vraie situation de John, mais ceci ne conduit pas, comme dans le cas de l’homosexualité, à une dislocation
identitaire et à l’émergence d’un sentiment de honte. Le fait que les pères au foyer développent diverses
stratégies leur permettant de limiter l’impact négatif des critiques émises à leur égard peut participer à
éviter d’en arriver à de telles extrémités.

256
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

5.6. Conclusion : trois modes typiques de gestion de la


transgression des normes de genre
5.6.1. Récapitulatif

Les mécanismes au travers desquels les pères au foyer tentent de gérer


les images négatives qui leur sont accolées en raison de la transgression des
normes de genre qu’ils opèrent sont nombreux, et se jouent à plusieurs
niveaux qui s’entremêlent : celui du discours que l’individu se raconte à
lui-même et dans lequel il projette des images de soi qui circonscrivent la
portée des critiques de diverses manières ; et celui de la présentation de soi
au cours des interactions dans laquelle peuvent se mêler projection
d’images positives de soi et anticipation des critiques.

Les discours qui se construisent dans ce que Kaufman appelle le


« petit cinéma intérieur », se déclinent sous deux formes : celui d’un
discours sur soi et celui d’un discours sur autrui. Nous avons vu que les
premiers ont pour fonction de résister aux critiques en mettant en avant des
aspects de leur propre personnalité ou de la situation qu’ils vivent, qui
contredisent ou circonscrivent l’image négative qui leur est accolée. Les
discours consistent à mettre en avant des traits personnels fondant diverses
images de soi. Celles-ci peuvent être centrées précisément sur la capacité à
résister à l’image négative qui leur est accolée, sur la distanciation à l’égard
de la place du travail professionnel dans la définition de soi ou au contraire
sur la démonstration du maintien de celle-ci, sur la mise en exergue des
avantages que la paternité au foyer procure, et qui fonde une image positive
de soi jouant sur de multiples facettes, et enfin sur la présentation de soi en
tant qu’individu réflexif qui, via son arrêt de travail, cherche à apporter une
réponse à des questions plus existentielles, cet arrêt de travail prenant alors
les allures d’une thérapie.

Sans aller automatiquement jusqu’à dénigrer les personnes qui les


entourent, les pères de notre enquête rapportent constamment leur situation
à celle de leur entourage plus ou moins proche. Ils élaborent, dans une
espèce de jeu de miroir inversé, une image positive de soi qui contraste
avec autrui. L’accent est donc bien souvent mis sur les aspects négatifs
d’autres modes de vie, et dont la critique porte en filigrane une remise en
question des modèles dominants que nous avons relevés dans le chapitre

257
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

précédent, et à l’aune desquels leur propre situation se trouve évaluée et


dénigrée. Nous avons pu distinguer deux procédés particuliers à cet égard.
Le premier consiste à critiquer les modèles dominants et ceux qui les
mettent en pratique au quotidien. Le second vise explicitement les
personnes mêmes de qui émanent les critiques à l’endroit de la paternité au
foyer, et a pour fonction de réduire la portée des image négatives qu’ils
véhiculent en les dénigrant et/ou en attribuant leur positionnement à des
facteurs externes.

Le fait, pour un homme, de se qualifier lui-même de « père au foyer »


renvoie, comme nous le disions plus haut, à la définition de soi à partir
d’une terminologie peu reconnue, valorisée et valorisante, et à la gestion de
cette définition et de l’image de soi dont elle est porteuse dans le contexte
des relations interpersonnelles où peut régner un climat d’incertitude quant
au contenu même de cette image pour autrui. Nous avons vu dans ce
chapitre que la relation des hommes que nous avons rencontrés à la
dénomination de « père au foyer » est, à ce titre, problématique. Ceux-ci
peuvent être répartis en trois groupes qui correspondent chacun à un
positionnement distinct, chacun illustrant une forme de relation entre image
de soi « pour soi » et présentation de soi à autrui.

L’identification totale correspond aux cas où les hommes se nomment


« pères au foyer » et assument cette dénomination vis-à-vis d’autrui, que
celui-ci soit, ou non, un proche, identification qui peut prendre dans
certains cas la forme d’une revendication.

L’identification-distanciation, positionnement ambigu, renvoie aux


individus qui s’identifient personnellement, avec plus ou moins d’intensité,
à la dénomination de père au foyer mais qui évitent d’y faire référence au
cours de certaines interactions. Nous avons tout d’abord noté que, dans ce
groupe, l’identification personnelle n’est pas toujours claire et sans
équivoques, la distanciation avec la dénomination de père au foyer dans le
cadre des interactions participant d’une activité réflexive qui s’étend à ses
aspects subjectifs. Sont ainsi pointés du doigt l’absence de dénomination
alternative, porteuse d’une image positive, et la réduction de l’identité à la
seule dimension « paternité au foyer » au détriment d’autres dimensions
plus valorisantes. Dans le contexte des interactions, la distanciation-
identification se caractérise par une stratégie de gestion de la présentation
de soi qui s’appuie sur l’évaluation anticipative des retombées de la

258
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

révélation de la situation de père au foyer à la fois sur l’interaction elle-


même et sur soi – gestion qui peut s’étendre, au-delà des discours, à la
présentation physique de soi.

Outre le rapport d’identification-distanciation mis au jour ci-dessus, on


retrouve dans les entretiens un autre type de rapport à la dénomination de
père au foyer. Il se décline suivant deux modalités, lesquelles ont deux
choses en commun : primo, la référence à un terme autre que celui de père
au foyer et secundo, la cohérence entre définition de soi et présentation de
soi. Les termes de référence utilisés sont porteurs, dans le premier cas, d’un
sens proche de celui de père au foyer en ceci qu’ils se centrent sur l’activité
de soin des enfants. Dans le second cas, celui de Claude, le terme utilisé
s’écarte délibérément du soin des enfants au profit de la projection de
l’image d’une parenthèse opérée dans le courant de l’engagement
professionnel qui en demeure l’horizon.

Sur le plan des interactions, nous avons, pour terminer, mis en exergue
diverses stratégies à côté de la gestion stratégique de la présentation de soi,
qui visent soit à réduire ou neutraliser les réactions négatives, soit à agir sur
autrui pour modifier ses propres conceptions. La réduction et/ou la
neutralisation des réactions négatives est assurée par l’anticipation des
critiques, l’affirmation que la paternité au foyer s’inscrit dans des
« circonstances particulières », et par une présentation de soi en tant
qu’individu conforme aux normes de la masculinité via la prise en charge
d’activités à connotation masculine. A côté de cela, mettre l’accent sur les
avantages, pour soi, pour la conjointe ou pour les enfants, expliquer les
raisons de ce choix ou faire la preuve, au fil de temps, du caractère positif
de l’engagement au foyer sont autant de manières d’influencer les
conceptions d’autrui vis-à-vis de soi.

Que ce soit au niveau du discours sur soi ou des interactions, on peut


situer les différentes images projetées par les pères de notre enquête sur un
axe qui oscille entre deux figures idéal-typiques: celle de la transgression
assumée ; et celle de la conformité, en dépit des apparences, à la norme de
l’attachement au travail professionnel, et que nous appellerons
transgression circonscrite. A ces deux figures vient s’en ajouter une
troisième, intermédiaire : celle de la transgression médiée par un jeu
stratégique de gestion de la présentation de soi.

259
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

5.6.2. Typologie des figures de gestion de la transgression


5.6.2.1. La figure de la transgression assumée

La figure idéal-typique de la transgression assumée se caractérise par


une critique de la société actuelle, de ses valeurs, des modes de vie
dominants et du « conformisme » ambiant. Sont principalement visés la
centralité du travail professionnel et de la carrière dans la définition de soi,
et le manque de place accordé à la famille.

Le discours sur soi s’articule autour de la présentation de soi en tant


qu’individu capable de distanciation à l’égard des critiques – distanciation
fondée notamment sur le non-conformisme –, qui a relativisé la place
qu’occupe la dimension professionnelle dans son identité, et vit en accord
avec ses valeurs.

Le discours sur autrui appuie ces idées et fonde une représentation


d’un soi plus moderne et plus libre que ses contemporains, et bénéficiant
globalement d’une meilleure qualité de vie qu’eux, qualité qui rejaillit sur
l’ensemble des membres de la famille.

L’identification à la dénomination de « père au foyer » est totale, c'est-


à-dire qu’elle apparaît être le support à la fois de la définition de soi et de la
présentation de soi au cours des interactions, et peut prendre la forme d’une
revendication dans les échanges avec autrui.

5.6.2.2. La figure de la transgression circonscrite

Le deuxième mode de gestion des images négatives accolées à la


paternité au foyer consiste à circonscrire l’étendue de la transgression des
normes dominantes de la masculinité en réintroduisant l’idée du maintien
d’une forme d’attachement à la sphère professionnelle.

Le discours sur soi s’articule autour de trois mécanismes. Le premier


consiste à remettre en question la frontière qui sépare travail professionnel
et travail domestique, le dernier étant redéfini comme une forme de travail
professionnel à part entière. Le second s’appuie sur la qualification (semi)
professionnelle de diverses activités extra-domestiques, qui permettent de
se définir comme un individu aux multiples facettes parmi lesquelles le
travail professionnel continue à occuper une place (plus ou moins)

260
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

importante. La troisième vise à (ré)inscrire l’arrêt de travail dans un


processus plus global de prise de recul à l’égard de l’activité
professionnelle précédemment exercée et prélude à un futur retour au
travail, et/ou offrant la possibilité de développer ou entretenir des
compétences qui seront mises à profit sur la scène professionnelle.

Le rapport à la dénomination de « père au foyer » se décline sur le


mode de l’identification-distanciation, l’accent étant mis sur l’absence de
terme alternatif rendant mieux compte de la « réalité » de la situation et sur
le refus de se voir réduire à l’une des multiples facettes de son identité ; ou
sur le mode du rejet, la dénomination retenue maintenant alors
explicitement un lien avec le travail professionnel.

Discours sur soi et présentation de soi au cours des interactions se


nourrissent mutuellement pour soutenir et rendre plausible le maintien de
l’inscription dans le champ du travail professionnel, l’élaboration d’une
image de soi en tant que travailleur passant, comme nous l’avons souligné
précédemment, autant par l’histoire que chacun se raconte à lui-même que
par l’image que les autres personnes impliquées dans ces activités
renvoient de soi-même.

On ajoutera pour terminer que l’implication dans des activités extra-


domestiques permet également de faire la démonstration de la conformité à
d’autres normes dominantes de la masculinité, certaines activités requérrant
des « qualités masculines » comme la force physique ou étant considérées
en soi comme « masculines ».

5.6.2.3. Figure de la transgression médiée par la gestion stratégique


de la présentation de soi

Entre les deux figures que nous avons dessinées ci-dessus se profile
une troisième figure, qui s’axe sur la gestion de la transgression des normes
dominantes non plus en fonction d’une concordance entre (non)
endossement subjectif et intersubjectif, mais plutôt de la gestion stratégique
de la présentation de soi aux interlocuteurs en présence. Pour rappel, notre
analyse du rapport avec la dénomination de « père au foyer » avait révélé la
possibilité d’une tension entre appréhension et présentation de soi, et qui
pouvait se concrétiser par un véritable travail de test des personnes en

261
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

présence, test visant à évaluer anticipativement leur positionnement à


l’égard de la paternité au foyer.195

La troisième manière de gérer la non-conformité aux normes


dominantes renvoie à ce mécanisme. Au cours des interactions avec autrui,
l’individu va moduler la manière dont il se présente à autrui en fonction de
l’idée qu’il se fait des retombées que la présentation de soi en tant que père
au foyer aura sur l’interaction et, plus largement, sur lui-même. En cas
d’évaluation négative, l’inscription dans la sphère professionnelle sera soit
explicitement mise en avant, soit sous-entendue – mécanisme facilité par
l’exercice d’activités extra-domestiques qui peuvent potentiellement être
considérées comme des activités professionnelles ou par la possibilité de
faire référence à un statut comme le chômage ou la retraite qui se définit
dans un rapport au travail salarié. En cas d’évaluation positive, la
transgression sera assumée sur le mode décrit plus haut.

Transgression Assumée Circonscrite Médiée


Appréhension/ Capacité de Maintien du Gestion
Présentation de distanciation lien avec le stratégique de
soi Relativisation travail la présentation
de la centralité professionnel de soi
travail Facettes
Accord avec multiples
ses propres Retour au
valeurs travail possible
Fonde une et/ou
image de soi compétences
plus moderne, entretenues
plus libre, avec
une meilleure
qualité de vie
que les autres
hommes

Rapport à la Identification Identification/ Rejet


dénomination totale distanciation Identification/
de « père au distanciation
foyer »

195
Ce mécanisme peut être assimilé à l’évaluation prospective des retombées émotionnelles à laquelle
Stryker et Burke assignaient un rôle essentiel dans l’élaboration des choix identitaires préalables à
l’action.

262
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

Les trois modes de gestion dessinés ici ont ceci de commun qu’ils
participent du processus de distanciation/rapprochement à l’égard
d’ « autruis » qui risquent, pour les premiers, d’invalider la structure de
plausibilité à laquelle les pères au foyer se raccrochent pour défendre
subjectivement leur investissement. Ainsi, en diminuant les détracteurs, en
renvoyant les critiques qu’ils émettent à des facteurs externes, et plus
largement en se distanciant des remarques émises, les pères au foyer
circonscrivent la portée des images négatives qui leur sont accolées, évitant
ainsi qu’elles ne contaminent et n’invalident la structure de plausibilité sur
laquelle ils s’appuient. Celle-ci s’axe largement, comme nous l’avons vu au
sujet de la figure de la transgression assumée, sur la valorisation de la
famille, sur la relativisation de la place du travail salarié et sur la mise en
avant des avantages que procure la paternité au foyer tant pour celui qui s’y
investit que pour son entourage. La figure de la transgression circonscrite
laisse apparaître une structure de plausibilité qui, si elle peut elle aussi
largement s’appuyer sur la valorisation de la famille et des avantages de la
paternité au foyer, conserve une place de choix à l’inscription dans la
sphère professionnelle, maintien qui passe par des stratégies de
(re)définition de diverses activités sous un angle professionnel. La
troisième figure laisse apparaître tout ce travail de
distanciation/rapprochement au cours des interactions avec autrui,
l’évaluation anticipative des réactions permettant de repérer les
interlocuteurs qui confirmeront et nourriront, ou au contraire mettront à
mal, la structure de plausibilité sur laquelle les pères au foyer s’appuyent.

Le travail de gestion de la relation à autrui, tant au niveau subjectif


qu’à celui des interactions, a une utilité supplémentaire : celle d’offrir la
possibilité de maintenir les relations avec autrui, que celui-ci soit ou non
soutenant. La réduction de la portée des critiques ainsi que de la probabilité
même qu’elles soient émises, au travers des divers mécanismes que nous
avons relevés dans ce chapitre, n’a pas seulement pour fonction de
maintenir une image positive de soi mais, au-delà, d’éviter que le caractère
hors-normes de la paternité au foyer ne se traduise par l’enfermement dans
un cercle de fréquentations de plus en plus restreint. La distanciation avec
autrui est bien plus subjective que physique, et ce d’autant plus que les
critiques émanent tant de personnes relativement anonymes que de proches.
Le sentiment d’isolement qui guette les pères au foyer, et dont nous
faisions état au chapitre précédent, peut également servir de moteur à
l’envie de maintenir l’inscription dans des cercles divers, maintien qui ne

263
Chapitre 5. (Re)construction d’une image positive de soi

peut se faire que si l’on parvient à gérer les défis que pose la transgression
des normes dominantes.

264
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

Chapitre 6. Investir des tâches « féminines » en


restant « masculin » ? Soin des enfants et
appréhension de soi en tant qu’individu genré

Les pères au foyer que nous avons rencontrés doivent s’atteler à un


tâche difficile : la construction et le maintien d’une image positive de soi
passe aussi par l’élaboration d’un discours rendant possible et plausible, au
moins à leurs propres yeux, l’appréhension de soi en tant qu’individu
masculin prenant en charge le soin des enfants196 et accomplissant ainsi des
tâches pourtant considérées largement comme féminines, parfois y compris
par eux-mêmes.

A cet égard, chaque discours est particulier et mériterait sans doute


d’être présenté ici. Mais plutôt que de juxtaposer bout à bout ces 21
manières de gérer appréhension de soi en tant qu’individu masculin et prise
en charge de tâches « féminines », nous présenterons les grandes tendances
à l’œuvre et qui reflètent le travail à chaque fois original que tout individu
effectue pour ordonner le monde et se définir soi-même, et qui montrent
qu’une typification particulière n’est pas porteuse, en soi, d’une vision du
monde, mais peut être saisie par chacun pour donner sens à des points de
vue fortement différents.

La gestion de la transgression de la norme posant le caractère


féminin du soin des enfants passe, chaque fois, par la mise en place d’une
argumentation posant les conditions de possibilité d’une appréhension de
soi en tant qu’individu masculin. Celle-ci dépend, en premier lieu, de la
démonstration de la capacité des individus de sexe masculin à s’occuper
d’un enfant. Une fois cette capacité établie, la tâche suivante consiste à
puiser une fois de plus dans sa propre vision du monde les arguments
assoyant une appréhension de soi en tant qu’individu masculin.

196
Ce chapitre se rapporte uniquement au soin des enfants et non à la prise en charge des tâches
domestiques telles que définies dans le chapitre 3. Nous avons en effet vu dans celui-ci que si la totalité
des pères que nous avons rencontrés prennent en charge l’ensemble des tâches liées au soin des enfants
lorsque leur partenaire est absente, les autres tâches domestiques donnent lieu à une répartition plus variée
au sein du couple.

265
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

Ce travail de gestion de la prise en charge de tâches largement


considérées comme « féminines » permet à la presque totalité des individus
que nous avons rencontrés de continuer à s’appréhender comme
« masculins ». Cette masculinité revendiquée prend deux grandes formes :
soit celle d’une relative conformité aux définitions dominantes de la
masculinité et en particulier de la paternité, soit celle d’une alternative à
celles-ci. Mais il peut aussi aboutir, en particulier lorsqu’il se fait difficile,
à deux autres manières de s’appréhender en tant qu’individu genré : soit en
tant que personne qui tend vers l’androgynie, soit en tant qu’individu
féminin. Enfin, le travail effectué peut avoir pour résultat l’affirmation de
la non-pertinence du genre pour l’appréhension de soi. C’est à partir de ces
cinq positionnements que les divers récits seront ordonnés et présentés ici.

266
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

6.1. Appréhension de soi en tant qu’individu masculin

Les six exemples que nous allons aborder ont en commun qu’ils
montrent un travail de gestion de la transgression s’appuyant à la fois sur
un rejet du « machisme » et sur une appréhension de soi en tant qu’individu
masculin. Cette inscription dans un genre masculin prend, pour les trois
premiers, la forme d’une relative conformité aux définitions dominantes de
la masculinité, alors que pour les trois suivants, elle participe de la
revendication de la mise en pratique d’une forme alternative de
masculinité.

6.1.1. Fibre maternelle et masculinité naturalisée

Dans la vision de Joseph, les femmes seraient « naturellement » plus


aptes que les hommes dans le domaine du soin des enfants. Selon lui,
l’expérience de la grossesse et de l’accouchement crée un lien intime entre
une mère et son enfant, lien qui fonde la capacité maternelle à soigner
celui-ci en particulier au cours des premiers mois de sa vie, et dont le père
est privé.

Joseph : d’abord un homme est frustré quand la femme est enceinte. Parce
que bon, ça a duré quelques secondes, mais il en a aucun plaisir pendant 9
mois. Donc, la femme durant la grossesse a énormément de contact avec
l’enfant. Et donc, à ce niveau-là, je dirais qu’il y a une liaison très intime
qui se fait entre l’enfant et sa mère. Ca, c’est une première chose. Ensuite,
il y a l’accouchement, donc que le mari ne sait pas vivre. Même s’il est à
côté à tenir la main, il ne sait pas vivre ce que vit la mère. Et la troisième
chose c’est que c’est la mère qui le nourrit. Et de nouveau lorsque la mère
donne le sein il y a de nouveau une relation intime qui s’établit entre
l’enfant et la mère. Ce que l’homme n’a pas. Je dirais que le père est
extrêmement frustré, je dirais, à ce niveau-là. Et donc, euh, je dirais que
tout ce bagage, toute cette liaison, je dirais, qu’il y a eu entre la mère et
l’enfant, ben, il est en manque d’un autre côté. Donc, si le père s’occupe de
l’enfant au moment où la mère le sèvre, et bien, il y a quelque chose qui
n’existe pas. Donc, il ne saura pas aussi bien s’en occuper que la mère.

Ceci dit, ces différences entre hommes et femmes ne doivent pas, dans
une société non-machiste, empêcher les uns et les autres de remplir des
rôles dévolus à l’autre sexe.

267
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

Joseph : Est-ce que ça voudrait dire que un homme n’aurait pas le droit de
remplir des tâches ménagères? Je crois que ça c’est un peu trop machiste et
c’est, oui, c’est ce que certains membres de la société, ou certaines sociétés
essayent de faire. Mais je suis tout à fait contre ça. Et j’estime qu’au
contraire, si certaines femmes remplissaient beaucoup plus, si beaucoup
plus de femmes remplissaient des rôles d’hommes à certains niveaux je
pense que la société roulerait beaucoup mieux.

Cette affirmation ne suffit pas à expliquer comment lui, un homme,


peut non seulement assumer une fonction « naturellement » féminine, mais
en plus, correctement et tout en restant masculin. Il lui faut pour ce faire
développer un argumentaire supplémentaire, chose qu’il opère
principalement en liant la capacité à prendre soin des enfants à la
possession de ce qu’il nomme la « fibre maternelle », laquelle assure la
présence, dans le chef d’un père, à la fois de l’amour de ses enfants et de
l’envie de s’occuper d’eux. Pour lui, une telle fibre peut aussi bien exister
chez un homme qu’une femme, et pose la frontière entre parents capables
et impliqués et parents non capables et non impliqués. Le lien entre mère et
capacité de soin des enfants est maintenu tout en étant cette fois dissocié du
corps biologique féminin : il s’agit bien d’une fibre « maternelle » mais qui
peut aussi bien être possédée par un homme que par une femme (et donc
aussi absente chez l’un et l’autre).

Joseph : Je pense que ce qui compte, c’est l’amour. Et l’envie, l’envie de


s’en occuper. Y a des gens qui n’ont pas la fibre maternelle, bon, ben, ils
sauront pas s’occuper d’un enfant. Quand on a un peu la fibre maternelle, y
a rien à faire. On est attiré, on a envie de s’en occuper. Et pas seulement
des siens mais d’un autre enfant aussi. Vous savez quand vous allez au bac
à sable et que vous voyez un autre enfant qui est tout seul et qui pleure, ou
qui a son nez qui coule, et que y a personne pour le moucher, ben vous avez
envie d’aller le moucher. Ca c’est, je pense que n’importe quel homme peut
l’avoir, comme n’importe quelle femme l’a, et il y a des hommes qui n’ont
pas la fibre maternelle, comme il y a des femmes qui n’ont pas la fibre
maternelle.

La fibre maternelle est une compétence acquise au cours de la


socialisation primaire, en particulier dans les familles nombreuses, au soin
des enfants. Il ne s’agit pas d’une chose naturelle au sens biologique du
terme : c’est le fait que son apprentissage s’opère au cours de l’enfance
dans un milieu où il est normal que frères et sœurs s’occupent les uns des
autres, qui aboutit à la rendre naturelle, au sens d’une chose qui ne pose pas

268
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

problème et qui vient sans que l’on y pense. Les termes « naturel » et
« éducationnel » sont considérés ici comme des synonymes.

Joseph : Je dirais que une, bon, quand on est une famille nombreuse, ben
fatalement, les aînés ont tendance à s’occuper des plus jeunes. Et donc, en
tant que quatrième, je me suis occupé de ma plus jeune sœur. Donc, c’est
quelque chose de normal. C’est quelque chose de logique, c’est naturel. Et
donc, à ce niveau-là, il y a pas de problème.

Ceci ne l’empêche pas de naturaliser sa position, en opérant un


parallélisme entre sociétés humaines et règne animal dans lequel la
répartition des tâches de soin entre mâles et femelles présente un éventail
de diversité : dans certaines sociétés animales, nous dit-il, un autre membre
du groupe peut prendre en charge le petit lorsque la mère ne peut le faire ;
dans d’autres, les mâles prennent autant en charge le petit que la mère, ou
abandonnent leur compagne après une naissance, comportements qu’il
retrouve chez les humains. Ainsi, dans la nature, prise en charge des petits
et masculinité peuvent aller de pair tout comme elles peuvent s’exclure
mutuellement.

Joseph : Mais je pense que, euh, si je me réfère à mes cours de biologie,


d’éthologie, je dirais que c’est dans la plupart des sociétés animales, c’est
naturel que, je dirais, un autre membre que la mère s’occupe d’un jeune.
Que ce soit aussi bien, je dirais, dans les, au niveau je dirais matriarcal des
éléphants ce sont les tantes qui s’occupent du bébé si la mère décède par
exemple, ou une histoire comme ça, il est directement pris en charge par les
tantes. Mais ça se retrouve dans n’importe, dans énormément de sociétés
animales. A plusieurs niveaux. Combien de couples d’animaux, aussi bien le
père que, le mâle que la femelle s’occupe du jeune ? Ou des jeunes ? Il y en
a beaucoup. Il y en a aussi où le père, il a fécondé la femelle, et puis il s’en
va hein. Ca. Mais ça, je crois que ça se fait aussi dans la société humaine
hein.

Grâce à cette diversité que l’on retrouve chez les humains, ses enfants
savent bien qu’il est un père et non une mère.

Joseph : Non je n’ai pas le rôle de la mère. Je n’ai pas le rôle de la maman.
Ca, je crois que vis-à-vis des quatre, ils l’ont très bien compris, parce que le
rôle de la maman n’est pas être mère au foyer. Ils le savent. Ils voient très
bien, je dirais, dans leur famille, dans leur entourage qu’il y a des papa qui
travaillent, il y a des papa qui ne travaillent pas, il y a des maman qui
travaillent et des maman qui ne travaillent pas, il y a parfois les deux
parents qui travaillent et parfois les deux parents qui ne travaillent pas.

269
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

Donc il y a toutes les possibilités, donc, ils sont très, très ouverts à ce
niveau-là, donc, ils savent ce que c’est qu’un papa et ils savent ce qu’est
une maman.

En assumant l’exercice de fonctions « féminines », Joseph transgresse


au quotidien la frontière entre masculinité et féminité sans que cela ne
remette en cause l’appréhension de soi en tant qu’individu masculin. Le
discours qu’il construit détache la question de l’exercice de tâches
considérées comme féminines de la question de l’appréhension de soi en
tant qu’individu genré, et ce grâce au fait qu’il s’appuie sur l’idée que ce
qu’il fait au quotidien « existe dans la nature » : dans le règne animal, des
mâles assument, tout comme lui, la prise en charge des « petits » tout en
restant « naturellement » mâles. Dans une société non-machiste, le soin des
enfants ne dépend pas tant du sexe d’un individu que de la possession
d’une « fibre maternelle » qui, en dotant ceux qui la possèdent de l’amour
et de l’envie de s’occuper de leurs petits, les rend aptes à l’exercer
correctement.

Schématiquement, la position de Joseph peut se résumer ainsi :

Question 1 : Hommes et femmes sont-ils capables de soigner des enfants ?


Femmes Hommes
Société Fibre Non Non
non maternelle
machiste absente
Fibre Oui Oui
maternelle
présente
Cette vision vient contrer celle d'une société machiste dans laquelle il n’est
pas concevable qu’un homme assume le soin des enfants.

Question 2 : Les hommes qui possèdent une fibre maternelle les rendant
capables de soigner les enfants restent-ils masculins ?
Oui, car dans la nature, des mâles prennent eux aussi en charge ce type de
fonction.

La masculinité qu’il revendique ne se veut pas ouvertement différente


des modèles dominants, comme en témoigne sa conception d’un rôle
paternel (largement associé au rôle « naturel » du « mâle ») axé sur trois
fonctions principales : représenter l’autorité dans la famille et poser les

270
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

limites ; socialiser les garçons à la masculinité ; et apprendre « la vie » aux


enfants, c’est-à-dire rouler à vélo, nager et, plus tard, conduire.

Joseph : le père généralement c’est souvent l’autorité. C’est lui qui impose
les limites. (…) Mais c’est surtout, je dirais, principalement au niveau,
comment dirais-je, hiérarchique. Hiérarchisation, je dirais, dans la société
animale. (…) où c’est le mâle dominant qui généralement impose, je dirais,
la hiérarchie au niveau de toutes les personnes (…)Et donc, ben fatalement,
la supériorité, c’est moi qui l’ai, ça je le sais et je pense que souvent c’est le
père et c’est le mâle qui a cette autorité là. (…) c’est aussi le rôle du, du
mâle entre guillemets dans la société, je dirais, animale, et donc, ben, c’est
ce que j’essaye de, c’est moi qui essaye d’imposer cette fonction-là
également. Et donc vis-à-vis des garçons, de nouveau, c’est moi qui ai les
discussions, je dirais, sur tout ce qui est le masculin, et ainsi de suite.(…) Je
dirais que l’apprentissage de la vie, c’est plutôt moi qui le fais. Donc, je
dirais, apprendre à conduire aux garçons, apprendre à rouler en vélo,
apprendre à nager, c’est toujours moi qui l’ai fait. Et je pense que ça, c’est
le rôle je dirais, de l’homme. C’est le rôle du père.

6.1.2. Le soin des enfants, ensemble d’actes techniques

Pour Yvan, la « norme » a changé. Auparavant, hommes et femmes, et


en particulier pères et mères, étaient assignés à des rôles exclusifs, le soin
des enfants relevant des secondes. Aujourd’hui l’évolution des mentalités,
la relativisation du lien qui unirait « naturellement » les femmes à leurs
enfants permettent de concevoir le soin de ceux-ci comme un ensemble
d’actes techniques que tout individu peut effectuer, quel que soit son sexe.

Ceci dit, la technicité du soin n’évacue pas la différence fondamentale


entre hommes et femmes, différence qui ne se transmet plus au travers de la
division sexuelle des tâches, mais de la manière dont les mêmes tâches sont
effectuées par les uns et les autres. C’est cet argument qui non seulement
rend possible la prise en charge, par des hommes, du soin des enfants mais
qui, de plus, leur permet de continuer à se penser comme masculins et à
éviter la confusion entre père et mère.

Yvan : pour moi la norme a changé euh et il y a pas de raison que ce soit
plutôt une femme qui le change. C’est quand même un acte technique, quoi.
Mais c’est vrai que je le fais pas de la même manière non plus, je le fais pas
comme une mère, je, ‘fin je sais pas, même la façon dont je parle avec mes
enfants, je parle pas comme une mère quoi, je suis pas leur mère. Moi en
tout cas je, j’ai pas eu trop de problème avec ça euh je me sens pas leur

271
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

mère, et donc, ça c’est clair, hein. (…) C’est pas parce que je fais à manger
euh que, faire à manger, c’est technique, quoi. Mais après, la façon de
parler et de donner à manger, je le fais comme un père. Il y a des choses
que je fais pas, on le fait pas de la même manière en tout cas. Euh, non,
pour ça, j’ai pas l’impression que c’est connoté sexuellement, ‘fin le, les, les
choses quoi. Il n’y a rien que je ne fais pas parce que j’estimerais que c’est
un truc de femme.

L’idée d’une différence dans la manière de faire s’articule à une


conception relativement classique du rôle de père, qui allie apprentissage
de la discipline, inculcation de repères et socialisation à la masculinité,
autant de fonctions qui ne l’empêchent pas d’être affectueux avec ses
enfants mais, toujours, d’une autre manière que sa compagne. Effectuer les
mêmes tâches, remplir à certains moments les mêmes fonctions qu’une
mère, mais de manière différente, participe, dans l’ensemble, de la
socialisation des enfants au masculin.

Yvan : Non, peut-être plus des repères quoi euh, que le père donne peut-être
un peu plus. (…) C’est peut-être plutôt moi qui donne les repères euh, c’est
pas la discipline, c’est plutôt des repères que je leur donne quoi. (…) il y a
des choses que je suis assez strict quoi en tout cas. (…) parfois je dois partir
rien qu’avec lui (Sacha),, c’est bien d’être entre garçons quoi je trouve. (…)
Euh, je trouve c’est pas mal quoi. Je crois qu’on est quand même sensé un
peu faire, c’est la même chose dans un style différent, pour faire un peu
sentir euh, euh oui, peut-être où est le garçon (…) je crois qu’on a un rôle
à jouer aussi pour, pour marquer l’identité sexuelle aussi. (…) je suis
affectueux avec les deux. Je suis peut-être comme une mère aussi, mais pas
du tout de la même manière. Mais il y a de l'affection, même physique et des
choses comme ça, j'ai pas peur de prendre mon fils dans mes bras ou de lui
caresser le dos ou la tête.

Prendre soin des enfants, être proche d’eux lorsqu’ils sont en bas
âge, c’est établir les bases d’une relation de confiance entre un père et ses
enfants.

Yvan : je trouve que c’est peut-être bien dans la petite enfance d’être assez
proche du père, comme ça il y a un peu une relation euh qui est établie et
sur des, sur des bonnes bases. Et qu’après la relation doit continuer, mais
besoin de moins de présence. Euh, on le sent parce que quand ils sont petits
comme ça il faut plus être là tout le temps euh, mais pour avoir une intimité
au départ et (…) donner à manger (…), endormir et des choses comme ça
euh pour avoir une confiance, parce que quand ils sont petits, ça passe
plutôt par le, par le physique ou par le ressenti et le, le contact.

272
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

Question 1 : Hommes et femmes sont-ils capables de soigner des enfants ?


Femmes Hommes
Nouvelle norme : le soin des enfants Oui Oui
est un acte technique, sans connotation
sexuelle
Cette vision est construite en opposition la « norme traditionnelle » dans laquelle il
n’est pas concevable qu’un homme assume le soin des enfants.

Question 2 : les hommes qui soignent les enfants sont-ils masculins ?


Oui car ils ne soignent pas les enfants de la même manière que les femmes.

6.2.3. Un choix lié à l’évolution de la vie

Colin partage avec Joseph l’idée que les femmes sont


« naturellement » plus aptes que les hommes à assumer le soin des enfants,
et ce en raison du lien particulier qui les unit et qui se construit au cours de
la grossesse.

Colin: C’est plus inné chez une femme je pense que… c’est la femme qui
(…) c’est la femme qui le porte, c’est la femme qui le porte. C’est peut-être
le truc qui me manquera, que je n’ai pas porté d’enfant pour voir ce que
c’est. Mais c’est sûr que le rapport entre un maman, un maman et un
enfant, je trouve, est plus fort grâce à ça. Parce que l’enfant a ressenti tout
ce que la maman ressent, avant de naître. Donc il y a peut-être une
symbiose plus importante qu’avec le papa.

Son discours s’articule autour de l’idée suivante. Dans une société où


un seul salaire permet à une famille de vivre, hommes et femmes assument
légitimement des rôles différents, les premiers se consacrant au travail et
les secondes, au foyer. Mais la vie a changé : aujourd’hui, il faut tout
assumer à deux, y compris le soin des enfants.

Colin : Ben, un père traditionnel dans la société où on vit, c’est un


monsieur qui travaille, qui rentre, qui s’assied dans le fauteuil, qui attend
son repas, c’est les normes hein, les normes. (…) la vie fait que dans le
temps, c’était comme ça. Monsieur travaillait, maman était à la maison
avec les enfants. Mais bon, l’évolution de la vie a fait que c’est plus
possible en majeure partie, donc faut se partager les charges. Et les
charges c’est les charges. Aussi financières que à la maison que dans toute
la vie, je vais dire. (…) Et je trouve que l’évolution de la vie c’est ça. Parce
que il faut ça. Et dans 10 ans, ça sera peut-être encore pire, ou ça sera
peut-être différent, mais plus ça va, plus il y aura besoin d’argent, parce

273
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

que plus la vie coûte cher. (…) il faut se donner un coup de main. (…) un
père qui partage tout avec sa femme. Ca serait l’idéal. Donc, quand je dis
partager, c’est partager l’intimité, c’est partager les enfants, c’est partager
la tenue de la maison, c’est partager toute la vie quoi. Tout simplement.

Dépeindre une telle évolution ne suffit pas à poser la capacité d’un


homme de s’occuper d’un enfant. Dans la vision que Colin développe,
celle-ci dépendra des efforts qu’il consentira, acquérant des compétences
au fil de la pratique qui lui permettront de combler en partie son
« handicap ».

Colin : c’est en forgeant qu’on devient forgeron. (…) Mais si on y prend


attention et si on fait l’effort je pense que on peut si pas égaler, s’en
rapprocher beaucoup. (rire)

Une fois établies les conditions de possibilité de la prise en charge


par un homme du soin des enfants se pose la question de son maintien dans
un genre masculin. Le recours à l’idée que c’est à un facteur extérieur
(l’évolution de la vie) et non à des éléments personnels que l’on doit
l’accroissement de l’investissement des hommes dans des tâches féminines
permet déjà de limiter l’impact de la transgression de normes dépeintes
comme correspondant à une autre époque. A cela va se greffer l’argument
du maintien d’une différence entre hommes et femmes dans la prise en
charge de fonctions similaires. Colin se dépeint comme un homme à part
entière, un « mécanicien brut » qui assume un choix fait dans un contexte
particulier.

Colin : Monsieur qui reste à la maison n’est pas, n’est pas une femme,
comme madame qui reste à la maison n’est pas un homme. C’est, non, c’est
l’évolution de la vie qui fait que. Bon ma grand-mère, j’ai une de mes
grands-mères qui a toujours travaillé, j’ai l’autre de mes grands-mères qui
n’a jamais travaillé. Mais pour moi, c’est deux femmes tout à fait les
mêmes. Bon, mes grands-pères, ben ils ont travaillé tous les deux, mais si il
y en avait un qui était resté à la maison, je vois pas la différence. Parce que
on a une charge de travail chacun pour soi, plus la charge de travail qu’il
faut se partager à la maison. (…) Je suis pas devenu une femme hein. Je
suis toujours un homme avec mon caractère. Je suis pas atrophié du tout.
J’ai fait un choix. Et je pense que je l’assume.

274
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

Question 1 : Hommes et femmes sont-ils capables de soigner des enfants ?


Femmes Hommes
Evolution de la vie, qui Naturellement Oui Non
fait qu’hommes et En faisant un effort n.p. Oui
femmes doivent tout
assumer à deux
Cette vision remet en question la pertinence du modèle « traditionnel », celui des
« normes », dans lequel un salaire suffit à faire vivre une famille et où le soin des
enfants est assigné exclusivement aux femmes.

Question 2 : les hommes qui soignent les enfants sont-ils masculins ?


Oui car ils assument un choix lié à « l’évolution de la vie » et non à une remise en
question de leur propre masculinité ou de la différence entre hommes et femmes. Le
fait-même que les hommes doivent fournir un effort supplémentaire pour remplir des
tâches pour lesquelles les femmes sont « naturellement » qualifiées atteste, en soi, de
la non-remise en question de la différence.

Joseph, Yvan et Colin détachent la question de la prise en charge de


tâches « féminines » de l’appréhension de soi en tant qu’individu masculin,
la première n’ayant pas d’impact sur la seconde. La vision du monde qu’ils
soutiennent leur permet de se présenter comme des hommes « comme les
autres ». Ce n’est pas le cas pour Claude, Serge et Hervé, comme nous
allons le voir ci-dessous, pour qui la prise en charge du soin des enfants
participe en grande part de la mise en pratique d’une forme alternative de
masculinité.

6.1.4. Une polarité féminine au centre d’une forme


alternative de masculinité

Claude considère, lui aussi, que le soin des enfants est une compétence
dont la nature a doté préférentiellement les femmes, pour des raisons
anatomiques et biologiques.

Claude : il y a tout ce qui est les besoins de proximité, on va dire ça comme


ça, qui effectivement, bah la nature même biologiquement a donné
préférentiellement cette responsabilité aux femmes. Nourrir un enfant, en
prendre soin, le protéger, le câliner, lui donner de la chaleur, de l’attention,
etc. Je dirais, biologiquement c’est plus dévolu à la femme. Bon, dans les
enseignements orientaux, on sait que la femme est reliée énergétiquement à

275
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

l’enfant pendant les 7 premières années, donc ce qui atteint énergiquement


la femme a un impact direct sur l’enfant. (…) Donc, c’est clair que
biologiquement, il y a cette relation.

Toutefois, lorsqu’une mère est absente, un homme peut être amené à


remplir cette fonction. C’est ici que la possession d’une « polarité
féminine » vient faire la différence : c’est elle qui dote l’individu de sexe
masculin de la capacité à prendre soin d’un enfant de la même manière
qu’une mère, mais temporairement, lorsque les circonstances l’exigent.
Ainsi, lorsque sa femme est absente, il peut assumer la fonction de soutien
émotionnel auprès de ses filles grâce à sa polarité féminine.

Claude : la femme a une polarité masculine et l’homme a une polarité


féminine, donc… Quand une de mes filles a un gros chagrin et que ma
femme est partie en voyage, elle va venir se blottir dans mes bras, et je vais
la prendre dans mes bras, je vais la consoler. Ce qui est plus un rôle
féminin à ce moment-là

Cet accent sur le caractère circonstanciel de la prise en charge du soin


des enfants par un homme apporte une première réponse à la question de la
possibilité de s’appréhender en tant qu’individu masculin tout en prenant
en charge des fonctions « féminines ». Claude continue à se considérer
comme un individu masculin, mais nous allons voir que sa conception de la
masculinité se veut délibérément différente de la conception qu’il juge
dominante.

Avant d’arrêter de travailler Claude pensait déjà être arrivé au travers


d’un travail sur lui-même à adopter des comportements éloignés des
stéréotypes masculins. Son activité professionnelle l’avait amené à
rencontrer des collègues donnant des séminaires sur l’identité masculine.
Or, au moment du passage au foyer, il dit avoir réalisé que ce travail de
distanciation à l’égard des images stéréotypées de la masculinité n’était que
superficiel.

Claude : Donc, j’étais préparé, je dirais, mentalement et intellectuellement


au fait que un homme c’est pas nécessairement quelqu’un qui est fort,
quelqu’un qui assure, quelqu’un qui nanana, etc., quelqu’un qui travaille…
Mais maintenant, c’est devenu concret. Alors qu’avant c’était…
Conceptuellement j’étais ouvert à cela mais ça restait conceptuel. Vous
m’auriez demandé il y a 10 ans ou il y a 20 ans « c’est quoi pour vous un
homme? », j’aurais répondu « quelqu’un qui fait des projets, nanana, qui

276
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

est fort, qui surtout ne montre pas ses faiblesses, qui est performant, etc.,
etc. ». Aujourd’hui je me rends compte…

Devenir père au foyer, s’investir dans le soin des enfants participe du


détachement à l’égard des normes de la masculinité, qui passe par le
développement d’une polarité féminine faite de fragilité, d’écoute,
d’attention afin d’équilibrer le pôle masculin (axé sur la force, la
performance, la réalisation de projets, etc.).

Claude : Je sens petit à petit l’équilibre se refaire en moi entre le pôle


masculin et le pôle féminin. Donc, paradoxalement, ce qui fait que, en fait je
me sens plus homme aujourd’hui qu’il y a un an ou dix ans ou vingt ans,
parce que toute la dimension d’émotion, de fragilité, d’écoute, de
réceptivité, d’attention, de rapport au temps qui a changé…rapport aux
choses, aux objets, aux personnes, au monde, est devenu beaucoup plus, est
beaucoup plus présent chez moi. Ce qui ne veut pas dire que le pôle
masculin a disparu (…) il est équilibré par un pôle féminin qui a repris sa
juste place. Ce qui fait que je me sens de plus en plus être homme.

Claude tente délibérément de dessiner les contours d’une forme


alternative de masculinité fondée sur la capacité à se remettre en question,
et libérée par là-même des contraintes normatives qui emprisonnent selon
lui ceux qui s’y laissent prendre.

Claude : Ben, je pense que je fais partie de cette minorité d’hommes qui
déjà, acceptent de se remettre en question. (…) Ma vision hein, c’est que on
est bien plus coincés et emprisonnés que les femmes dans des images, dans
des… L’image qu’il y a encore « un garçon ça ne pleure pas » ou « un
homme ça doit rester fort », etc. (…) J’ai été aussi dans cette prison. Et je
me suis rendu compte que la terre ne s’est pas écroulée parce que j’ai
commencé à accepter mes ombres, à accepter ma fragilité, à accepter de
pleurer, accepter de dire à des bons amis ou des bonnes amies « non ça va
pas ».

La question de la capacité à soigner un enfant est directement liée,


dans la vision de Claude, à la question de la masculinité : c’est l’inscription
dans une masculinité alternative faite d’un équilibre entre polarité
masculine et féminine qui dote les hommes de la capacité à remplacer de
manière ponctuelle la mère qui demeure naturellement plus apte à remplir
cette fonction.

277
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

Question 1 : Hommes et femmes sont-ils capables de soigner des enfants ?


Femmes Hommes
Identité de genre alternative, comprenant une Oui Oui
polarité féminine et une polarité masculine
Cette identité de genre est dite « alternative » par rapport à une identité de genre
« traditionnelle » dans laquelle la prise en charge des enfants par des hommes n’est
pas concevable.

Question 2 : les hommes qui soignent les enfants sont-ils masculins ?


Oui puisqu’ils conservent une polarité masculine qui est équilibrée par une polarité
féminine qui ne vient pas la supplanter.

6.1.5. Masculinité non-conformiste et égalitaire

Hervé considère lui aussi que les femmes sont « naturellement » les
plus aptes à s’occuper d’un enfant, surtout en bas âge, et en particulier
pendant la période d’allaitement.

Hervé : Je trouve qu’il n’y a rien à faire, les premiers mois c’est une
femme. C’est le top. Je le vois bien. Brigitte le prend, elle va en haut, elle
peut travailler. Elle le met dans le lit, il voit Brigitte, il va s’endormir
beaucoup plus qu’avec moi, parce qu’il est plus rassuré. (…) Ca, je suis
d’accord que pour l’allaitement, une femme doit rester à la maison. C’est
important pour le bébé. Ca, c’est physique quoi. On peut ne rien faire.

L’argumentaire développé par Hervé ne va pas consister à démontrer


comment les hommes peuvent parvenir à être « aussi compétents » qu’une
femme pour le soin des enfants, mais plutôt à dépeindre, un peu comme
Colin l’a fait avant lui, le contexte qui justifie la prise en charge de cette
fonction par un homme et qui, dans son cas tout comme dans celui de
Claude, est directement mis en lien avec une forme de masculinité
alternative.

La vision qu’il qualifie de traditionnelle, et qui consiste à réserver


aux hommes l’investissement dans une carrière professionnelle (vision
« frustrante pour la femme »), s’oppose à sa propre vision qui s’appuie au
contraire sur la valorisation de la participation des femmes au marché du
travail, elles qui font aujourd’hui des études et seraient, selon lui, plus
qualifiées que les hommes à de nombreux égards.

Hervé : Père traditionnel ben oui c’est le père qui va travailler et puis la
mère qui est à la maison et qui travaille à mi-temps et… Ca, ça ne peut plus
aller. C’est frustrant pour la femme. Parce que comme elle étudie comme

278
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

un homme, je ne vois pas pourquoi elle devrait rester plus souvent à la


maison. C’est un peu démodé. Je trouve ça… Je vois parfois des pères
comme ça, traditionnels. Je trouve ça triste et pff c’est plus, c’est triste quoi.
Je ne sais pas. Je trouve ça chouette dans un couple quand la mère va
travailler.

L’égalité entre hommes et femmes qu’il veut promouvoir va dans les


deux sens : celui de l’investissement des femmes dans une activité
professionnelle, et celui des hommes dans le soin des enfants.

Hervé : C’est valorisant pour la femme comme ça d’aller travailler, et puis


c’est chouette d’avoir l’égalité comme ça. Que tous les deux, on peut faire
la même chose, et je trouve ça bien.

L’argument de la promotion de l’égalité et du soutien des femmes


sur le marché du travail participe d’un engagement fort en faveur du non-
conformisme, d’une critique du manque de créativité dont font preuve, à
ses yeux, la plupart des hommes, dans une société qui se caractérise
pourtant par le degré élevé de liberté qu’elle assure à ses membres. Ce
discours permet à Hervé de lier son engagement dans le soin des enfants à
la mise en pratique d’une forme alternative de masculinité basée sur
l’égalité entre hommes et femmes, sur le non-conformisme et sur la liberté.

L.M : Quand vous dites que les hommes ne sont pas marrants, ça veut dire ?
Hervé : (…) Ils sont plus classiques. Je ne sais pas. Ils ne se remettent pas
en question. (…) Il faut laisser faire les gens comme ils veulent. Je trouve
que c’est incroyable le manque d’ouverture. (…) Je ne me rends pas bien
compte que dans la société les gens sont très traditionnels et très classiques.
(…)Pff, oui, parfois je me dis « si ça pouvait un peu changer la société, que
les gens soient un peu, on y gagnerait tous quoi. » (…) moi, j’ai jamais,
jamais suivi le chemin traditionnel, et j’ai toujours bien aimé faire ce que
j’avais envie. Et je n’aime pas trop suivre les pressions. Si vous faites
comme tout le monde, moi, je suis malheureux. Moi, j’ai envie d’être libre
(…) Et ce que font les gens, ce n’est pas vraiment, je ne sais pas, la plupart
des gens, ce n’est pas une bonne référence. (…) Je trouve ça fatigant. Je
trouve ça fatiguant d’être comme tous les gens. (…) On est dans un pays
avancé. On a la chance de pouvoir faire plein de choses et d’être libre. Il
faut en profiter, quoi. (…)

La réponse, résumée de manière schématique ci-dessous, à la


question de la capacité des hommes à s’occuper d’une enfant nourrit une
vision de soi en tant qu’individu mettant en pratique une forme de
masculinité égalitaire et non-conformiste.

279
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

Question 1 : Hommes et femmes sont-ils capables de soigner des enfants ?


Femmes Hommes
Identité de genre Pendant la Oui Oui, mais la mère est
non-conformiste, période plus compétente que le
valorisant la femme d’allaiteme père197
sur le marché du nt
travail et l’homme Une fois Oui Oui
sur la scène l’allaiteme
domestique, nt terminé
égalitaire
Cette vision d’une identité de genre « non-conformiste » se construit en référence à
une identité de genre « traditionnelle », « conformiste » et « frustrante » pour les
hommes et les femmes car elle assigne les premiers au travail professionnel et les
secondes au soin des enfants.
Question 2 : les hommes qui soignent les enfants sont-ils masculins ?
Oui, puisqu’en assumant ces tâches ils s’inscrivent dans une forme alternative de
masculinité.

6.1.6. Egalité entre les sexes, condition de possibilité


d’une forme alternative de masculinité

Serge dessine lui aussi les contours d’une forme alternative de


masculinité, qui combine des traits conformes tantôt aux normes de la
masculinité et tantôt à celles de la féminité, et dans laquelle la prise en
charge du soin des enfants par un individu masculin ne pose pas question.
A la différence de ses prédécesseurs, son discours ne s’appuie ni sur l’idée
d’une double polarité présente en chaque individu, ni sur celle d’une
capacité « naturelle » des femmes à prendre soin des enfants.

Serge pose d’emblée qu’il n’y a pas de différence entre hommes et


femmes, et en particulier entre son épouse et lui, tant sur le plan de tâches
accomplies que de la manière de les accomplir. Il partage tout avec son
épouse. Les seules activités pour lesquelles il voit une différence entre elle
et lui – le bricolage et le jardinage – ne constituent pas, à ses yeux, une
dimension d’un rôle particulier qu’il aurait à jouer auprès de ses enfants.

Serge : On dit qu’on est un couple, coq et mère poule, comme ça. C’est
comme ça qu’on nous qualifie.
L.M: Ça veut dire quoi?

197
On notera qu’afin de permettre à sa compagne de continuer à allaiter leur plus jeune enfant, Hervé la
rejoint tous les midis sur son lieu de travail.

280
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

Serge : Pff, enfin, moi, je ne trouve pas que je les couve, mais bon… mais
c’est vrai qu’on est fort attentif à ce qu’ils soient bien habillés, ne pas les
confier à n’importe qui, quoi. À tout le temps les surveiller. (…)
L.M: Est-ce qu’il y a quand même des choses qui sont différenciées dans
votre rôle de père par rapport au rôle de votre femme?(…)
Serge : non, pas du tout! Non, c’est vraiment partagé, je ne vois vraiment
pas ce que je pourrais dire: « tiens, moi, en tant que père… » Non! Non,
pour les choses pour lesquelles je suis peut-être plus doué, comme le
bricolage ou aller faire du jardinage, si ça les intéresse, c’est probablement
avec moi qu’ils le feront, mais je ne dis pas que c’est mon rôle de père de
leur inculquer ça, quoi.
L.M: Donc, on pourrait dire que vous êtes interchangeables, votre femme et
vous?
Serge : Oui.

Ceci ne l’empêche pas d’identifier des différences de


« comportement » entre hommes et femmes, qui ne relèvent pas de la
nature, mais de ce qu’il désigne sous le terme d’ « inconscient culturel ».

Serge : Les comportements masculins, féminins, sont quand même


différents. Je dirais que c’est moins marqué dans nos sociétés occidentales,
du Nord de l’Europe. Dans le Sud de l’Europe, ça se sent plus, je trouve.
Les femmes n’ont pas un même comportement. Elles jouent beaucoup plus
sur l’angle de la séduction que dans le Nord. Parce que j’ai eu une petite
amie espagnole qui habitait en Andalousie, donc j’allais assez souvent là-
bas, et j’ai remarqué que ce n’est pas du tout le même comportement.
L.M: Et heu, qu’est-ce qui fait pour vous cette différence de comportement?
Serge : Je ne sais pas, c’est peut-être leur … heu, un inconscient culturel, je
ne sais pas.

Serge prend distance avec certaines dimensions des formes


dominantes de masculinité qu’il observe dans son entourage masculin, et se
situe à plusieurs égards en concordance avec des dimensions qui renvoient,
selon lui, au féminin, comme l’attention accordée à son aspect physique et
la manifestation de son affection envers ses enfants. Dans son cas,
l’argument central posant la capacité des hommes à prendre soin des
enfants est celui de la défense de l’égalité entre les sexes.

Serge : Oh, non, non! Ben, écoutez, heu, ça fait depuis que je suis
adolescent qu’on n’arrête pas de parler de l’égalité des sexes et de
l’émancipation féminine, mais si on ne le vit pas au présent, ce n’est pas la
peine quoi. Si on veut vraiment qu’il y ait des sociétés égalitaires, je ne vois

281
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

pas pourquoi les hommes ne pourraient pas faire ce que font les femmes,
puisque les femmes font déjà ce que font les hommes. Oui.

Historiciser les différences entre hommes et femmes et assimiler sa


présence au foyer à un engagement concret en faveur de l’égalité entre les
sexes permet à Serge de développer un discours soutenant une
appréhension de soi en tant qu’individu masculin, mais qui met en pratique
une forme de masculinité qui s’écarte des normes dominantes. Dans sa
conception, un individu de sexe masculin, lui en l’occurrence, peut se situer
des deux côtés de la ligne sans que cela ne remette en question le fait qu’il
se définisse lui-même comme masculin, mais d’une manière différente de
celles qu’il observe autour de lui.

Question 1 : Hommes et femmes sont-ils capables de soigner des enfants ?


Femmes Hommes
Société égalitaire, Oui Oui
masculinité alternative
Cette vision d’une société égalitaire ouvrant la voie à une forme alternative de
masculinité est construite en opposition à une société « non égalitaire » fondant des
formes « traditionnelles » de masculinité qui ne permettent pas de concevoir qu’un
homme s’occupe d’un enfant.
Question 2 : les hommes qui soignent les enfants sont-ils masculins ?
Oui, puisqu’en assumant ces tâches ils s’inscrivent dans une forme alternative de
masculinité.

Les différentes visions du monde dans lesquelles puisent chacun des


hommes dont nous venons de dépeindre le travail de gestion de la prise en
charge de tâches « féminines », soutiennent toutes une appréhension de soi
en tant qu’individu masculin, et participent dans trois cas de la
revendication de l’inscription dans une forme alternative de masculinité.
Nous allons voir dans un instant que d’autres visions du monde fondent une
appréhension de soi en tant qu’individu pour qui la question du genre n’a
pas de sens, ou se concevant comme proche d’une forme d’androgynie.

282
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

6.2. Appréhension de soi détachée du genre

Christophe est celui qui a le mieux verbalisé la relativité de


l’inscription dans un genre, masculin ou féminin, dans son appréhension de
la vie quotidienne et de sa propre personne. Il défend ouvertement l’idée
que le sexe d’un individu, sur lequel viennent se greffer une série d’attentes
ou de comportements, n’est pas un critère pertinent de mise en ordre du
monde. Masculinité et féminité font partie de sa grammaire et sont
mobilisées en certaines occasions pour donner sens à ses pratiques et/ou à
sa vision du monde, mais ce recours s’effectue à chaque fois avec une
bonne dose de recul et d’ironie.

Christophe assimile les différences de comportement et d’attitudes,


tout comme la prise en charge de telle ou telle tâche par les individus de
l’un ou l’autre sexe, à des stéréotypes. Ceux-ci sont davantage que des
images : ils ont un effet sur les individus qui peuvent s’y enfermer, perdant
par là-même ce qui se situe au centre de son argumentation et qui
caractérise, à son sens, la période historique actuelle : la liberté
d’expression et de choix. Celle-ci le conduit sans cesse à réfléchir sur lui-
même, à faire la part entre ce qu’il désire et ce qu’il est contraint de faire.

Christophe : Je comprends très bien que les gens se débattent là-dedans,


parce que il y a des gens qui ont des croyances, qui sont des limites et qui
sont des freins à l’épanouissement et à l’expression de soi, et on vit dans un
monde où, mon dieu, on n’a jamais tant permis aux gens de s’exprimer. Il y
a énormément de possibilités d’expression. Il ne faut pas venir se plaindre
(…) il y a quelque chose qui vient s’interposer, qui n’est pas de l’ordre de
la fatalité, qui est de l’ordre de l’exercice de ma liberté. C’est être libre,
c’est faire des choix. C’est réfléchir à ce qu’on fait. Et faire la part des
contraintes naturellement. Mais, les paroles ne sont pas de moi, faire
l’expérience de sa liberté, et exister, sont une seule et même chose. Et dans
ces expériences de liberté, je ne me sens pas astreint à jouer un rôle. Sinon
celui que je choisis.

Tout comme Serge, Christophe met en avant l’historicité des « rôles »


masculins et féminins, qu’il assimile à des « valeurs culturelles » qui sont,
par définition, sujettes à fluctuation – et le fait qu’elles ont trait au masculin
et au féminin n’y change rien.

283
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

Christophe : on parlait de philosophie, du «2ème sexe» de Simone de


Beauvoir. Dans l’expression que vous avez utilisée, c’est les rôles des uns et
des autres ne peuvent pas être définitifs pour la bonne raison que… ils sont
culturels. Quand on est vraiment immergé dans la mentalité, dans
l’éducation que j’ai eue. J’ai eu une éducation traditionnelle catholique, au
niveau de la foi, de la croyance, je ne viens pas d’un milieu d’athées, mon
père était croyant, ma mère aussi. (…) C’est inconcevable avec la mentalité
de… de l’éducation religieuse, morale, chrétienne, c’est inconcevable de
considérer le suicide comme une valeur. Pourtant certaines tribus, en
Amérique du Sud, les gens … il est dans la nature des choses de se suicider,
même des enfants. Ça choque, ça nous choque, parce que nous sommes
enfermés dans notre façon de voir les choses idéologiques naturelles. Les
valeurs sont sujettes à fluctuations.

Il puise les arguments lui permettant d’étayer sa conception dans deux


sources différentes et complémentaires : la littérature philosophique et
psychanalytique et son entourage amical.

Christophe : Alors si on réfléchit, si on discute avec ses amis: « tiens,


comment fais-tu, comment t’y prends-tu? » Et à un moment donné, « quelles
sont tes valeurs? » puisqu’à un moment donné, si il y a des conflits, des
contradictions, c’est parce que on prétend à faire ceci, et que dans la réalité
des faits, on fait le contraire, on ne fait pas tout à fait ce qu’on dit. (…) Les
catégories de Lacan, c’est ces trois là, la résultante de cette combinaison
entre le réel et l’imaginaire, qui est celui de chacun, de tout homme, de
toute femme, donne quelque chose qui s’exprime au plan symbolique, qui
peut être traduit et qui donne un sens. Mais ce sens là, en aucune manière
ne m’oblige à être ceci ou cela. Il l’est dans un gouvernement fasciste ou
dans un gouvernement totalitaire, où il y a un seul parti qui me dit: « tu dois
penser comme ça, tu dois faire ces choses là. Je te contrains à penser même
comme ça!Comme moi, je décide que tu penses » Mais en démocratie, enfin,
ouais! Dans les espèces de démocraties qui sont les nôtres, ce n’est pas
comme ça que ça se passe. (…) Alors moi, je retrouve ces mêmes valeurs
chez mes amis, chez mes proches

Au cours de l’entretien, Christophe s’est montré réticent à traiter de la


question de sa propre appartenance à un genre masculin et de son
inscription dans la catégorie « homme ». Il tentera à plusieurs reprises de
dévier la conversation vers un autre sujet. Il pose d’emblée que cette
question ne l’intéresse pas.

Christophe : ça ne fait pas partie de mes préoccupations. Je vais dire même


que je m’en fous!

284
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

La possession d’organes sexuels masculins est le seul critère qui


permet, à ses yeux, d’affirmer qu’il est un homme. Mais il réaffirme
immédiatement la non-pertinence du sexe en tant que catégorie de
classification et de jugement – ici à l’égard de la capacité à s’occuper d’un
enfant. Il va également se distancier de l’idée d’une correspondance
automatique entre sexe et genre, au profit d’une vision plus fluctuante
ouvrant la voie à toutes les configurations possibles.

Christophe : Naturellement, il y a des évidences.


L.M: Comme?
Christophe: Mais ce n’est pas les évidences qui font la vie.
L.M: Évidences sur le plan physique vous voulez dire?
Christophe: Oui, ça tout ça oui, je ne vais pas m’étendre là-dessus. On va
peut-être se demander pourquoi vous posez la question comme ça, parce
que si l’essentiel est d’aimer, si, c’est une hypothèse, que l’on soit sexué
mâle, femelle, intermédiaire ou les deux, ou extra-terrestre, là ça n’a
aucune importance, si l’essentiel est ça. Vous savez, je peux confier tout
aussi bien au point de vue théorique mes enfants en toute connaissance de
cause, et dire: « voilà, je sais ce que c’est un extra-terrestre, je peux confier
mes enfants à ça », il a certains critères que… Mais pas celui que vous
dites! Mais il faudrait dire: « pourquoi faut-il que cette question soit posée
dans un tel contexte? » Parce que l’essentiel, que ce soit une femme ou un
homme au foyer, ne réside pas dans ses références sexuelles. Les gens sont
ce qu’ils sont! Maintenant, qu’ils soient ambigus, qu’ils soient ni l’un ni
l’autre, ou à moitié l’un et moitié l’autre, hein, ça existe, hein.

L’évocation de la fluidité du rapport entre sexe et genre l’entraîne sur


le terrain de la fluidité des préférences sexuelles et, par là, vers une
anecdote lui permettant de montrer combien l’image qu’il donne de lui-
même importe peu à ses yeux, que ce soit vis-à-vis de ses préférences
sexuelles ou, un peu plus loin dans l’entretien, vis-à-vis de son genre.

Christophe : un ami à l’académie, à la fin de l’année, avait pris une


caméra, et je me voyais dedans en train de faire un fusain, et ça m’avait
choqué, bouleversé, fait une vive émotion parce que, vu de derrière, j’avais
l’impression que j’étais une femme. Je bougeais le derrière comme ça et je
me dandinais, je me contorsionnais. Je dis: « maintenant on dirait vraiment
un pédé. » J’avais dit ça, je me rappelle, j’avais vraiment ressenti une
profonde émotion de me voir comme je ne m’étais jamais vu. (…) Mais c’est
pour vous dire que même par rapport à l’image qu’on a de soi-même et de
sa propre sexualité, pff, ça m’est complètement égal (…) Mais par rapport à
mes enfants, heu, pff,… Les gens passeraient et diraient: « oh, t’as vu, heu,

285
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

la mère de Pascal et de Romain, est à la maison » Ils se seraient trompés et


ce serait moi, heu… ça ne me ferait ni chaud, ni froid.

La fluidité du lien entre sexe et genre s’étend à la vision qu’il a de lui-


même, c'est-à-dire en tant qu’homme ayant une part de féminité, chose
qu’il partage avec d’autres hommes (notamment les artistes), et qu’il
oppose à l’image du « gros Italien à gros bras, macho ». La non-
reconnaissance de cette part de féminité (censée par là-même être présente
en chaque homme), handicape notamment le bon déroulement des relations
entre hommes et femmes.

Christophe : je suis quelqu’un qui ne refoule pas sa féminité. Parce que les
artistes, en général, ont plus de facilités à … ont plus de complicités au
niveau de leur inconscient avec la part féminine qui est en eux, et
gnagnagna et gnagnagna. Parce qu’on prête à la femme des choses très
horribles, qu’elle est plus narcissique que l’homme. Ça je ne suis pas
convaincu. Donc, il y a des hommes qui ont un côté narcissique aussi, ou
efféminé, qui ne le refoulent pas comme un gros Italien à gros bras, macho,
hein. On voit hein, les stigmates de ça. Qui, lui, est complètement à côté,
parce qu’il refoule sa part féminine et il ne peut pas la voir chez un homme,
ce qui fait que lorsqu’il rencontre une femme, et c’est un peu le cas de Don
Juan, hein. Don Juan a un problème, c’est qu’il étreint toutes les femmes et
il n’en possède aucune.

L’argument esquissé ici de la double présence de la masculinité et de


la féminité chez un même individu n’a pas pour fonction, comme c’était le
cas pour Claude, de continuer à se définir comme masculin tout en
assumant une part de féminité, mais s’inscrit dans un discours qui nie la
pertinence même d’un tel questionnement, à partir d’une posture empruntée
à la philosophie et qui accorde une place primordiale à la réflexivité et au
libre arbitre. Cette posture, en mettant l’accent sur la liberté, se rapproche
de celle adoptée par Hervé mais n’a pas les mêmes implications sur le plan
identitaire, ce dernier s’inscrivant davantage dans la revendication d’une
forme alternative de masculinité que dans la remise en question de la
pertinence du genre dans l’appréhension de soi.

286
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

Question 1 : Hommes et femmes sont-ils capables de soigner des enfants ?


Femmes Hommes
Conceptions non Oui Oui
sexistes, exercice du
libre arbitre
Cette vision se situe à l’opposé d’une vision reposant sur des conceptions
« sexistes » et « stéréotypées » excluant la possibilité qu’un homme assume le
soin des enfants.

Question 2 : un homme qui prend en charge le soin des enfants reste-t-il


masculin ?
Cette question n’a pas de sens parce que la frontière entre masculin et féminin
n’en a pas.

287
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

6.3. Appréhension de soi en tant qu’individu qui tend


vers l’androgynie

Tout comme Claude, Bruno pense avoir développé à la fois une


polarité masculine et une polarité féminine. Mais cette idée n’occupe pas la
même place dans la gestion de l’appréhension de soi en tant qu’individu
masculin assumant des tâches « féminines ».

Pour Bruno, le soin des enfants se situe du côté de la polarité


féminine : son exercice dépend donc de la présence, chez un individu, de
celle-ci. La question qui découle de cette affirmation est la suivante: les
hommes ayant une double polarité masculine/féminine restent-ils
masculins ?

A cette question, Bruno élabore un discours qui s’achemine vers l’idée


que ceux qui parviennent à un réel équilibre entre ces deux pôles dépassent
l’inscription dans un genre masculin au profit d’une identité de genre qui
pourrait prendre les traits de l’androgynie. Celle-ci doit être atteinte, pour
être effective, à deux niveaux : individuel, et conjugal.

Bruno commence par se décrire comme un individu ayant la chance


d’avoir, de manière inconsciente et non maîtrisée, deux polarités : une
polarité féminine et une polarité masculine.

Bruno : je pense que j’ai, ça c’est peut-être ma chance, c’est d’avoir les
deux polarités. Et d’ailleurs c’est aussi mon objectif, même si je pense que
la polarité féminine, je l’ai, mais elle est trop encore inconsciente. Vous
voyez, ce n’est pas quelque chose qui est intégré. Ça se passe de manière,
tout seul et donc, je l’ai dans les deux sens, ça veut dire aussi bien positif
que négatif, puisque je ne le maîtrise pas, je le subis en fait.

Or, en devenant père au foyer, Bruno a eu le sentiment de ne plus être


que dans une polarité féminine qui combine soin des enfants, écoute de ses
émotions et introspection.

L.M : Donc, vous voulez dire…parce qu il y a des choses que vous ne


m’avez pas expliqué. Donc que vous avez dû, vous m’avez parlé de guérison
du père au foyer. Qu’est ce que vous entendez par là ? Que à un moment
donné, vous n’étiez que dans le pôle féminin ?

288
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

Bruno : C’est ça, oui. Non pas que, mais que le pôle féminin, n’ayant pas, je
dirais…Ma conviction, et par mes lectures, par mon expérience, etc., c’est
que le pôle féminin soutient le pôle masculin. Ça veut dire que si vous n’êtes
pas soutenu par vos émotions, par ce qui se passe à l’intérieur de vous, etc.
quelque part, il y a un vide. Et que donc, vous pouvez éventuellement
crâner, bon partir dans l’activisme à outrance, le carriérisme, etc., vous
pouvez le faire. Il y a des gens qui le font, mais à un moment donné, ça
s’effondre. Alors, je ne sais pas si c’est un bien ou un mal, mais moi, j’ai
toujours eu la conviction que je devais d’abord mettre autre chose que du
sable mouvant en-dessous de mes pieds avant de partir. (…) en tout cas, la
conviction que j’ai maintenant c’est que tout le travail qui a été fait en tant
que parent au foyer, c’est quelque part affermir la base.

Il a donc entamé un travail visant, nous dit-il, à re-développer la


dimension masculine de sa personnalité, notamment pour montrer à ses
filles qu’un parent au foyer n’est pas uniquement féminin mais peut aussi
être masculin.

Bruno : Parce que ce que j’observe, très clairement, si moi, je règle ma


question maintenant, et je me rends compte que c’est aussi un moteur, de
commencer tout doucement à sortir du processus qui a été, bon, le
processus de guérison en tant que parent au foyer, si peux dire. Et de
maintenant pouvoir vraiment intégrer la polarité plus masculine. En
développant le côté professionnel, etc. Mais c’est aussi une occasion qui
leur est donnée à elles d’avoir la double polarité. De ne pas n’envisager
que un bon père, donc un bon mari ne peut être que quelqu’un qui va être
dans la même ligne féminine, maternelle.

Sa part masculine s’exprime dans le type d’apprentissage qu’il fournit


à ses enfants – et qui renvoie à la capacité à se dépasser, à affronter ses
peurs, à entreprendre, et dans le fait qu’il a poursuivi des activités
« professionnelles »198 – dans le but selon lui de cultiver cette polarité
masculine.

Bruno : Ben oui, la polarité masculine, c’est celle par rapport aux enfants,
bon, c’est celle qui cadre, qui amène à dépasser les peurs, à oser affronter
l’extérieur, à se donner des projets, à entreprendre. (…) C’est pour ça que
je trouve que, par exemple, l’escalade est un vraiment un très bon, un très
bon sport pour un enfant. Parce que vraiment, on est confronté à ses peurs,
ses doutes, etc., c’est un truc qui vraiment va loin ça, c’est un sport extrême
un peu. Et en même temps, c’est aussi l’occasion d’apprendre à gérer et de

198
Ces activités ont varié au cours du temps, et ont été assumées à temps (très) partiel. Il s’est tantôt agit
de massage thérapeutique, tantôt de travail dans le bâtiment.

289
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

quand même entreprendre, de quand même analyser la situation, voir


quelles sont les solutions, comment techniquement je vais m’en sortir, etc.
(…)

Nous l’avons dit plus haut, Bruno étend la complémentarité entre pôle
masculin et féminin aux relations de couple : c’est de l’équilibre entre
masculinité et féminité à ce niveau que dépend la possibilité d’atteindre un
même équilibre au niveau individuel. Si sa femme a bien développé sa
polarité masculine en s’investissant sur le plan professionnel, ce
développement ne s’est pas fait au prix du délaissement de sa polarité
féminine, ce qui évite alors à Bruno de devoir compenser le « manque de
féminité » de sa compagne en surinvestissant le pôle féminin.

Bruno : Au niveau de la relation de couple, je dirais que c’est quand même


important… Je pense que ce qui facilite les affaires dans notre relation,
c’est que je n’ai pas une femme carriériste. Ça veut dire, elle gagne
beaucoup d’argent, mais je veux dire, elle garde quand même aussi une
certaine disponibilité par rapport à la famille. Donc, ça, je crois que ça,
c’est un élément important aussi. Parce que je crois que ça doit être très
difficile en tant qu’homme de se retrouver dans la situation de parent au
foyer étant confronté à une femme qui veut jouer au mec, je veux dire. Au
sens caricatural du mot, quoi. Ça, je pense que ça doit être très difficile. Ici,
je pense qu’on est plus en équilibre. Elle développe sa compétence
masculine en étant dans un boulot bien rémunéré, etc. Par ailleurs, elle
reste très féminine, et inversement chez moi, je veux dire, je suis très dans la
dimension yin au niveau des tâches ménagères, soins aux enfants, etc. et en
même temps yang au niveau éducation, prise en charge de tout ce qui est
bon euh entretien de la maison, enfin bon construction d’une maison. Parce
que ça aussi, c’est un truc qui intervient, bon tout ça c’est oui, je pense que
ça c’est un élément que je pourrais peut-être ajouter. Que très clairement,
ça doit être quelque chose à deux quoi.

C’est en puisant dans ses lectures et en s’appuyant sur l’image qu’il se


fait de la manière dont féminité et masculinité s’articulent sur le plan des
relations sexuelles que Bruno va esquisser la réponse à la question qui nous
occupe. C’est sur le terrain des relations sexuelles que l’équilibre entre
polarités se fait, selon lui et pour son couple, de manière optimale à la fois
au niveau individuel et au niveau conjugal. C’est là qu’est atteint l’idéal de
l’androgynie.

Bruno : j’ai déjà entendu parler par des gens que je considère plus euh qui
ont fait plus de chemin que moi, qui parlent d’androgynie. C’est un concept
que je ne connais pas très bien, mais si je devais faire un rattachement à

290
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

mon expérience, en tout cas, donc, par exemple, au niveau de la sexualité


entre nous, etc., très clairement, c’est vers ça qu’on va. Il y a vraiment une
écoute, un respect et bon, il y a des phases, il y a des phases de yin et des
phases de yang. Je veux dire, même au niveau de la sexualité. Ça veut dire
qu’il y a des phases où moi, je suis plus réceptif au niveau de la sexualité, et
des phases où je suis plus dominant dans la sexualité. Et ça alterne et ce
n’est pas tout le temps la même chose. Et donc c’est peut-être ça le
corollaire. Mais là je vous dis, c’est des balbutiements, c’est parce que j’ai
déjà lu des trucs et entendu parler des gens dans des conférences et tout de
cette notion là, entre autres au niveau du tao, etc.

La gestion par Bruno de la transgression des normes qui lient soin


des enfants et genre peut donc être schématisée comme suit.

Question 1 : Hommes et femmes sont-ils capables de soigner des enfants ?


Femmes Hommes
Uniquement dans une Oui Oui
polarité féminine
Uniquement dans une Non Non
polarité masculine
Ayant développé les Oui Oui
deux polarités

Question 2 : les hommes ayant une double polarité masculine/féminine restent-ils


masculins ?
Polarité masculine Polarité féminine Equilibre entre les deux
dominante dominante pôles
Oui Non = androgynie

Les différents individus dont nous avons parlé jusqu’à présent sont
tous parvenus, parfois vaille que vaille, à poser les conditions d’une
appréhension de soi en tant qu’individu genré dans laquelle la vision du
monde qui rend possible ou qui atteste de la capacité d’un homme à
prendre en charge le soin des enfants s’accorde avec l’image de soi que
l’on souhaite projeter. Le dernier cas que nous allons présenter ici, celui de
Grégoire, nous donne à voir le fait que cette concordance peut poser
problème.

291
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

6.4. Appréhension de soi en tant qu’individu féminin

Le rapport que Grégoire entretient avec la masculinité est ambigu, une


ambiguïté présente avant son arrêt de travail et qui transparaît dans le récit
qu’il nous fait de sa réticence à l’idée d’avoir un fils et, plus largement, à
tout contact physique avec les petits garçons.

Grégoire : il y a une chose que je voulais absolument c’était avoir une fille.
Et alors au moment des échographies, mon épouse ne voulait absolument
pas savoir le sexe de l’enfant. Et moi je voulais absolument le savoir, parce
que si c’était un garçon, je voulais m’y préparer. (…) et quand on a parlé
du deuxième enfant, de nouveau, je voulais avoir une fille encore. Je voulais
pas avoir de garçon. (…) Et à un moment on a parlé d’un troisième, et …
j’ai hésité parce que j’avais peur d’avoir un garçon (rire). (…) je crois que
si on m’aurait dit à 100% c’était une fille, on aurait eu un troisième. (…)
J’avais peur de ne pas savoir me comporter avec un garçon. Et encore
maintenant, je vois qu’on parlait tout à l’heure quand on va à la piscine
avec les maternelles et tout ça, qu’il faut les habiller et les sécher et tout ça,
je ne m’occupe jamais des garçons. C’est bizarre hein, je saurais pas
vraiment m’occuper d’un garçon. C’est…(…) le contact physique comme
ça, j’ai l’impression que je pourrais pas l’avoir avec un garçon.

La grille de lecture du lien entre hommes, femmes et soin des enfants


qu’il élabore pour poser la possibilité pour les premiers de s’y investir, ne
se distingue pourtant guère des grilles construites par les autres pères que
nous avons rencontrés. Elle s’articule autour d’une distinction entre les
générations précédentes dans lesquelles les rôles paternel et maternel
étaient strictement répartis et exclusifs l’un de l’autre y compris dans le
domaine du soin des enfants, et les ménages actuels dans lesquels une
répartition plus souple serait de mise. A cela s’ajoute l’idée que la capacité
à s’occuper d’un enfant n’est pas liée au sexe d’une personne – mis à part
en matière de conception et d’allaitement – tout comme la manière de faire.

Grégoire : Y a pas la mère et le père. Dans les ménages actuels. Je pense


que il y a une génération ou deux générations où là, on pourrait dire que les
rôles sont vraiment inversés. (…) je pense que à part que un homme ne sait
pas concevoir un enfant ni l’allaiter, à part sur ce plan physique, je vois
vraiment pas pourquoi il ne pourrait pas s’en occuper.
L.M : Vous pensez que la manière dont vous vous occupez des enfants n’est
pas différente de la manière dont une femme s’occuperait d’un enfant ?
Grégoire : Non, je ne pense pas. Non, même quand ils étaient tout bébés et
que mon épouse travaillait, c’est moi qui me relevais pendant la nuit, qui les

292
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

changeais, qui donnais le biberon la nuit. Je pense qu’on est capable de


tout faire.

Grégoire détache la question de l’appréhension de soi en tant


qu’individu masculin ou féminin de la question de la prise en charge du
soin des enfants. Mais le rapport ambigu qu’il entretient avec le « monde
des hommes », couplé à une série de réactions auxquelles il va se heurter au
cours des interactions de face à face avec autrui, vont non seulement rendre
difficilement tenable le détachement qu’il opère, mais également rendre
problématique le maintien d’une appréhension de soi en tant qu’individu
masculin.

Du côté des femmes et en particulier des mamans qui gravitent


autour de l’école, Grégoire a le sentiment de se voir renvoyée une image de
lui en tant qu’individu féminin. Ce sentiment se nourrit de la grande
proximité qu’il ressent avec elles, elles qui se confient à lui, l’ont
parfaitement intégré à leur groupe et le traitent sur un pied d’égalité.

Grégoire : Oui, des fois je me demande si je suis même regardé comme un


homme, vous voyez ce que je veux dire ? Ou plutôt comme une maman qui
amène ses enfants à l’école. C’est vraiment des conversations… des fois sur
les grossesses ou des choses comme ça. Ou même amener, ça m’arrive
même de rendre des services, d’amener ceci ou d’amener cela. Je vois, tous
les mercredi, les maternelles vont à la piscine et il faut des parents pour
amener les enfants, pour convoyer donc, et aider les institutrices à les
déshabiller et les sortir de l’eau et les sécher et les habiller. Moi, j’y vais
tout le temps. Et ça ne pose pas de problèmes. (…) je me sens plus aussi sur
un pied d’égalité. Parce que j’entends souvent aussi dire, je m’entends
aussi souvent dire « oui avec toi on peut parler de, des problèmes de femme
au foyer, parce que tu peux comprendre ça ».

Aux rappels réguliers de la différence qui le sépare des autres hommes


(avec lui on peut parler de problèmes « féminins ») et qui émanent de ces
femmes, viennent s’ajouter la difficulté à maintenir le contact avec les
hommes, qu’il s’agisse des « autres papa » dont il ne partage pas les centres
d’intérêt ou des membres de son club sportif qui le dénigrent.

Grégoire : parfois j’ai plus facile à dialoguer avec des femmes qu’avec des
hommes. (…) Les autres papa ben pff, à part parler du travail où moi je
suis carrément sorti, parler du football ça m’intéresse pas du tout, donc
vous voyez un peu ce que je veux dire ? Donc parfois je me sens un petit peu
hors du coup quoi. (…) Comme moi je vous disais tout à l’heure, le fait que,

293
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

bon, les hommes sont quand même macho, on ne peut pas revenir là-dessus,
et c’est difficile de se sentir au même pied d’égalité.

Dans cet univers masculin, Grégoire est régulièrement confronté à une


remise en question de sa masculinité.

L.M : Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui disent que les hommes qui
restent à la maison ne sont pas des hommes ?
Grégoire : (Silence) Ben oui on en a déjà parlé tout à l’heure comme je
vous dis, c’est vraiment ce qu’on entend souvent. Et c’est quelque chose qui
est assez difficile à vivre.

Le fait qu’il exprime un besoin de maintenir malgré tout un contact


avec les hommes atteste de ses tentatives de maintenir une appréhension de
soi en tant qu’individu masculin. Mais ces contacts, plutôt que de soutenir
cette image le confortent régulièrement dans l’idée qu’il est plus proche des
femmes.

Grégoire : J’ai besoin quand même d’avoir des relations sportives par
exemple avec des hommes, pour avoir un contact quand même social avec
des hommes. Mais alors à ce moment-là le, le dialogue reste souvent à
100% sur le sport, donc c’est quand même quelque chose que je connais
assez bien, et j’ai pas trop de problèmes là-dessus. A partir du moment où
on commence à parler d’autre chose c’est quand même…comment dire ? Je
me sens moins… concerné, oui je me sens moins concerné, je me sens moins
pris par la discussion et peut-être même mis à l’écart. Et c’est quelque
chose souvent qui me rattache à la condition féminine, quoi.

Cette assignation régulière à un genre féminin nourrit une


appréhension de soi en tant qu’individu féminin, et ce en dépit des
tentatives de poser les conditions de possibilité d’une appréhension de soi
en tant qu’individu masculin. Grégoire en vient à se décrire comme un
individu féminin, qui se sent bien dans la « peau à la limite d’une mère » et
ne partage plus avec les hommes que des traits physiques.

Grégoire : D’un autre côté je sais pas si vraiment, à part le physique, je


sais pas si j’ai vraiment le caractère d’un homme. Je pense que je suis
quand même bien rentré dans la peau à la limite d’une mère et je me sens
quand même bien dedans.

294
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

Question 1 : Hommes et femmes sont-ils capables de soigner des enfants ?


Femmes Hommes
Ménages actuels, où la Oui Oui
division des rôles est
souple
Les ménages actuels sont mis en opposition avec les ménages plus anciens, appliquant
une stricte division des rôles entre père et mère
Question 2 : les hommes qui s’occupent des enfants restent-ils masculins ?
Grégoire ne peut répondre par l’affirmative, en raison de l’interconnection entre
l’image que les autres lui renvoient de lui-même et son propre rapport ambigu à la
masculinité

Cet exemple montre combien vision personnelle du monde et


validation par autrui s’entremêlent pour soutenir et construire
l’appréhension de soi en tant qu’individu masculin et/ou féminin. Les pères
dont nous avons parlé dans ce chapitre ont pu compter sur le soutien d’un
réseau ou de personnes isolées, se sont nourris de lectures, ont, pour
certains, mis à profit les enseignements tirés de séminaires de
développement personnel ou de thérapies pour rendre plausible leur
investissement dans le soin des enfants, en tant qu’individus « masculin »,
« androgyne » ou pour qui le genre « ne fait pas sens ». C’est en référence à
ses cours de biologie que Joseph a construit une vision qui naturalise la
prise en charge par un individu masculin de tâches féminines. C’est avec
son épouse que Colin a élaboré une conception faisant une large place au
partage, dans un couple, de toutes les « charges » afin de s’adapter au
mieux à l’ « évolution de la vie ». Claude et Bruno ont notamment puisé
dans les séminaires de développement personnel et de réflexion sur
l’identité masculine les arguments leur permettant de défendre l’idée qu’ils
possèdent une double polarité masculine-féminine. Nous avons vu au
chapitre 4 que Claude s’est également fait suivre par un coach et a pu
compter sur le soutien de trois amis au début de son arrêt de travail. Dans le
cas de Grégoire, les réactions d’autrui viennent appuyer et confirmer l’idée,
peut-être présente avant son arrêt de travail, qu’il se situe davantage du côté
féminin que masculin, que ce soit de manière positive en marquant son
intégration au « monde des femmes » ou de manière négative en signifiant
son exclusion du « monde des hommes ».

295
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

6.5. Conclusion

Le travail de gestion de la transgression dont nous avons fait état dans


ce chapitre est d’une autre nature que celui qui a fait l’objet du chapitre
précédent en ceci qu’il peut être assimilé à ce que Marquet appelle le
« processus de nomisation », bricolage constant que les acteurs déploient
pour maintenir un monde « raisonnable » et « sensé ».199

Dans son ouvrage, Marquet centre son analyse sur la façon dont les
individus gèrent la transgression des axes qui structurent leur monde, axes
qui apparaissent comme autant de frontières ordonnant le monde en sous-
univers de sens, et ce au cours d’entretiens dans lesquels les individus ont
été amenés à se positionner face à diverses situations extrêmes liées à la
procréation médicalement assistée, comme le recours à une mère-porteuse.

Marquet distingue au cours de son analyse deux modes de


constitution de soi et du monde, certains acteurs procédant sur le mode du
« dit une fois pour toutes » alors que d’autres mettent en œuvre un mode
d’appréhension plus itératif. Les frontières structurant la réalité des
premiers, pour qui la transgression évoquée n’est pas envisageable,
s’apparentent à des lignes Maginot du social, terme « soulignant par là,
tout à la fois leur caractère artificiel et l’obligation de continuer à les
maintenir faute de quoi elles s’écrouleraient et avec elles le monde qu’elles
défendent ».200 Ces distinctions entre sous-univers différents « apparaissent
comme fondamentales pour introduire un ordre dans le monde en
construction, c'est-à-dire une référence faisant sens pour l’acteur dans ses
conduites.»201 Le respect de l’intégrité des territoires délimités par les
frontières qui ne sauraient être franchies est assuré par le recours à des
figures monstrueuses, hybrides rassemblant des caractéristiques inhérentes
aux deux mondes anti-nomiques.202

199
Marquet, J., Nomisation et réalité dynamique. Contribution à la sociologie compréhensive, Academia
Coll. Hypothèses, Louvain-la-Neuve, 1991.
200
Marquet J., op. cit., p. 207.
201
Marquet J., op. cit., p. 156.
202
Il en est ainsi dans le monde agricole, où c’est la figure de l’homme-singe qui, en rendant monstrueuse
l’éventualité d’un dépassement de la frontière homme/animal, assure le maintien de la frontière.

296
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

Pour les autres, l’acceptation au moins potentielle de la transgression


des frontières qu’ils ont construites passe, nous dit Marquet, par
l’aménagement d’un sas, passage permettant de maintenir malgré tout
l’étanchéité entre deux mondes, circonscrivant la transgression à une
parenthèse temporaire et exceptionnelle ne remettant pas en question la
stabilité des frontières et qui « ne devient possible qu’au moment où une
réponse satisfaisante est apportée à la question du « qui est qui » que toute
transgression fait surgir ».203 Ainsi, face à la problématique des mères-
porteuses, Marquet montre dans son ouvrage comment certains individus
ont recours à des typifications croisées pour ménager des sas aux frontières.
L’éventualité qu’une femme porte l’enfant d’une autre devient
envisageable moyennant le respect de certaines précautions, comme une
distance spatiale entre les deux femmes après naissance de l’enfant, ou la
rémunération de la porteuse, et qui ont pour effet de situer clairement la
place de chacune.

La majorité des pères que nous avons rencontrés ont construit, au


cours de l’entretien, une vision du monde dans laquelle masculin et féminin
constituent deux sous-univers de sens séparés par ce qui peut être assimilé
à une frontière. Notre propre analyse de la gestion par les pères au foyer de
la transgression cette frontière entre masculin et féminin, et qui vise à
continuer à s’appréhender, dans la majorité des cas, en tant qu’individu
« masculin », permet d’ajouter au triptyque « ligne Maginot-monstre-sas »
un ensemble constitué de deux figures : le « poste-frontière » et le
« passeport ». Ces deux figures se distinguent du sas par le fait qu’elles ne
sont pas construites afin de permettre de franchir une frontière subjective
de manière temporaire et limitée dans le temps, l’objectif étant d’assurer le
principe de son étanchéité, mais qu’elles sont au contraire conçues pour
permettre un va-et-vient quotidien entre les deux sous-univers qu’elles
permettent de relier.

L’élaboration d’une vision du monde qui permet de répondre de


manière positive à la question 1 : « hommes et femmes sont-ils capables de
s’occuper du soin des enfants ? » correspond à l’aménagement de ce que
nous appellerons un « poste-frontière » : cette vision du monde pose les
conditions de possibilité d’une ouverture de la frontière entre masculin et
féminin, et donc d’une circulation potentielle entre ces deux sous-univers.

203
Marquet J., op. cit., p. 207.

297
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

La figure du post-frontière correspond à son équivalent géopolitique : il


s’agit d’une sorte de « poste de police ou de douane situé à une
frontière »204, qui ouvre de manière permanente un passage dans celle-ci et
par lequel transitent les voyageurs qui souhaitent passer d’un côté à l’autre.
Dans les trois premiers cas que nous avons analysés, cette ouverture est
rendue possible en raison d’un contexte spécifique : celui d’une « société
non-machiste où hommes et femmes peuvent avoir une fibre maternelle les
rendant aptes à assurer ces tâches» dans la vision du monde de Joseph, de
l’avènement d’une « nouvelle norme qui permet de concevoir les tâches de
soin des enfants comme des actes techniques » pour Yvan et de
« l’évolution de la vie qui contraint à tout partager » dans le cas de Colin.

Il s’agit bien d’un poste-frontière et non d’une ouverture totale de la


frontière : son franchissement sans encombres par ces trois individus est
conditionné par la détention d’un « passeport ».

Une fois le poste-frontière établi, ces voyageurs doivent, pour


s’assurer que le passage ne remettra pas en question leur appréhension de
soi en tant qu’individus « masculins », se confectionner un passeport
certifiant qu’ils sont et restent des « ressortissants » du territoire
«masculinité ». Dans son acception courante, le passeport est défini comme
« une pièce d’identité délivrée par un Etat à ses ressortissants et exigible
au passage de frontières »205, « certifiant l’identité de son détenteur pour
lui permettre de circuler à l’étranger »206. La figure du passeport
correspond à cette définition207, en ceci qu’elle certifie l’identité du
voyageur et le territoire dans lequel il s’inscrit, et auquel il appartient et
continuera à appartenir en dépit du franchissement de la frontière, lui-
même autorisé par la détention du passeport.

Joseph, Yvan et Colin se fabriquent tous trois un passeport attestant de


leur nationalité « masculine » par le biais d’une naturalisation du lien entre
masculinité et soin des enfants pour le premier et de la démonstration du
maintien de la différence entre hommes et femmes pour les deux autres. Ce

204
Selon le Trésor de la langue française informatisé
205
Selon le Trésor de la Langue française informatisé
206
Selon le Dictionnaire Hachette encyclopédique illustré, Hachette, Paris, 1997, p. 1399
207
A ceci près que contrairement à son équivalent papier, il n’est pas octroyé aux individus par autrui,
mais bien confectionné par les pères eux-mêmes. Il ne prend d’ailleurs sens que dans la propre vision du
monde que ces hommes construisent.

298
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

passeport rend plausible le franchissement régulier de la frontière en restant


masculin, tout comme un passeport suisse permet à ses détenteurs de se
rendre tous les jours en France pour faire leurs achats sans que leur
nationalité ne soit remise en question.

Les autre cas que nous avons présentés donnent à voir diverses
manières de décliner le rapport entre inscription dans un territoire, poste-
frontière et passeport.

Les discours élaborés par Claude, Hervé et Serge donnent à voir une
première variante de ce rapport. Tous trois se présentent comme des
ressortissants du territoire « masculinité » tout en proclamant leur
appartenance à une minorité au sein de celui-ci, qui partage des traits
communs avec la majorité mais possède également des caractéristiques qui
la différencient d’elle.

Dans la vision des deux premiers, le poste-frontière n’a été aménagé


que parce que cette minorité existe et ne peut être franchi que par ses
membres. Eux seuls ont un passeport qui leur permet de passer de l’autre
côté. En termes géopolitiques, on peut faire l’analogie avec une situation
hypothétique dans laquelle deux pays, l’Irlande et la Grande-Bretagne par
exemple seraient séparés par une frontière fermée à la circulation, et
décidaient de créer un poste-frontière pour permettre aux catholiques
britanniques de se rendre en Irlande et aux protestants irlandais de se rendre
en Grande-Bretagne. La détention du passeport portant la mention
« Britannique catholique » pour les uns, et « Irlandais protestant » pour les
autres, en certifiant non seulement leur nationalité mais aussi leur
appartenance à la minorité nationale à qui le poste-frontière est destiné, leur
assure un passage sans encombres.

Dans cet exemple, le déplacement est rendu possible parce que la


minorité à laquelle le voyageur appartient partage des traits communs avec
les ressortissants du pays visité. Ainsi, le travail de mise en ordre du monde
opéré par Claude le dote d’un passeport « Masculinité avec une polarité
féminine » qui lui permet de franchir la frontière parce qu’il possède des
traits communs aux ressortissants du territoire « féminité ».

Notre exemple peut se décliner de diverses façons, comme les deux


autres cas le suggèrent. Serge appartient lui aussi à une minorité (la

299
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

« Masculinité alternative ») qui possède des traits communs avec la


« féminité », mais dans son cas, l’établissement du poste-frontière n’est pas
dû à la présence de cette minorité mais à un contexte particulier, celui de
l’égalité. La possession de traits communs n’est en outre pas toujours un
critère mobilisé. L’appartenance de Hervé à la minorité « Masculinité non-
conformiste et égalitaire » lui permet de franchir la frontière au nom de ces
deux caractéristiques et non de la possession de traits « féminins ».

Ajoutons que dans les trois cas de figure, le franchissement de la


frontière constitue une condition indispensable à l’appartenance à la
minorité dont chacun de ces hommes se réclament : assumer des tâches
« féminines » et/ou posséder des traits « féminins » est un élément-clé de la
« Masculinité avec un polarité féminine » de Claude, de la « Masculinité
non-conformiste et égalitaire » de Hervé et de la « Masculinité alternative »
de Serge.

Viennent ensuite trois individus dont le travail de mise en ordre du


monde soutient une appréhension de soi qui s’écarte de la masculinité.
Chacun incarne une figure qui traduit un rapport à chaque fois différent
entre inscription dans un territoire, poste-frontière et passeport.

La mise en ordre du monde opérée par Bruno suggère qu’il posséderait


un double passeport « Masculin-Féminin » qui certifie son identité
d’ « andronyne », aucune de ces deux appartenances ne primant sur l’autre.

Grégoire incarne plutôt l’image d’un « immigré », parti de son pays


d’origine pour un séjour à plus ou moins longue échéance dans un autre
pays, profitant de l’ouverture d’un poste-frontière que l’existence, dans les
« couples actuels », d’une répartition souple des rôles rend possible. Son
intégration au pays d’accueil se fait d’autant mieux qu’il nourrissait avant
son départ des sentiments mitigés à l’égard de sa patrie et que cette
intégration est attestée par autrui. Mais les visites au pays se passent mal :
ses concitoyens ne le considèrent plus comme l’un des leurs et lui-même à
du mal à se sentir en phase avec sa nationalité d’origine. Son passeport
« Masculinité » perd de sa validité pour franchir la frontière, et de son sens
à ses yeux. Il se retrouve, complaisamment ou pas, piégé d’un côté de la
frontière. Le passage du côté féminin fait de lui un ressortissant de ce pays.

300
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

Enfin, Christophe nous donne à voir une manière d’ordonner le monde


dans laquelle masculinité et féminité constituent des sous-univers de sens
faiblement nomiques dans lesquels il ne puise pas les références pour
mener ses conduites et se définir lui-même. Une telle vision le munit d’un
passeport « citoyen du monde » qui se joue des frontières celles-ci n’ayant,
à ses yeux, pas de sens. Christophe construit une vision du monde
radicalement différente des autres : le masculin et le féminin n’y sont pas
conçus comme deux sous-univers de sens séparés par une frontière qu’il
serait amené à franchir.

Le parallèle que nous avons établi entre géographie politique et


établissement des conditions de possibilités d’une mobilité entre deux sous-
univers de sens qui se conjugue avec un travail de gestion de
l’appréhension de soi en tant qu’individu masculin et/ou féminin a permis
non seulement de faire émerger la figure du poste-frontière et celle du
passeport, mais aussi d’identifier cinq catégories de voyageurs qui prennent
corps dans les diverses mises en ordre du monde que nous avons détaillées
dans ce chapitre : le « transfrontalier » qui traverse la frontière au quotidien
sans que sa nationalité n’en soit affectée ; le membre d’une « minorité
nationale » à qui sa spécificité confère le droit de voyager ; le détenteur
d’une « double citoyenneté » dont aucune ne prime sur l’autre ;
l’ « immigré » pour qui son pays d’origine perd son attrait en raison de
l’écart grandissant qui le sépare de ses anciens compatriotes, et ce d’autant
plus qu’il se sent intégré à ce qui devient sa nouvelle nation ; et enfin le
« citoyen du monde » qui se joue des frontières, celles-ci ne faisant pas
sens à ses yeux.

301
Chapitre 6. Investir des tâches féminines en restant « masculin » ?

Appréhension Catégorie de voyageur Critères d’obtention du passeport


genrée de soi
Masculin Transfrontalier Naturalisation du lien entre
masculinité et soin
Démonstration du maintien
différence h-f
Masculin Membre d’une Traits communs avec les
alternatif « minorité nationale » ressortissants du territoire visité
Androgyne Détenteur d’une Inscription égale dans les deux
« double nationalité » territoires
Féminin Immigré Intégration dans le territoire
d’accueil
Individu détaché Citoyen du monde Inutile : frontière n.p
du genre

302
Conclusion

Conclusion

Partant de la mise en exergue du manque de légitimité de la paternité


au foyer tel qu’il se donne à voir au cours des interactions avec autrui,
l’étude empirique et compréhensive que nous avons menée nous a permis
de faire émerger une théorie de la gestion de la transgression des normes de
la division sexuelle du travail qui se décline en deux volets.

Le premier, s’il est fortement ancré dans le terrain qui a été le nôtre,
s’inscrit dans la continuité des travaux qui traitent, comme ceux de
D’Amour et al., de Delor ou de Paugam, de la gestion identitaire de
pratiques considérées comme illégitimes, et, tout comme le second volet,
d’une sociologie des masculinités.

La typologie des modes de gestion de la transgression que nous avons


élaborée, et qui s’axe autour de trois figures où cette transgression est soit
assumée, soit circonscrite, soit médiée par la gestion stratégique de la
présentation de soi, confirme non seulement le fait que la circonscription de
la portée de l’image négative qui est accolée à un individu repose en large
partie sur sa capacité à « tricoter », pour reprendre les mots de Martuccelli,
« un maillage (lui) permettant de faire face »208, mais atteste aussi de
l’interrelation profonde entre appréhension de soi sur la scène du « discours
sur soi « pour soi » » et présentation de soi dans le contexte des
interactions, particulièrement bien éclairée par l’étude des situations où
celles-ci posent problème. Cet entrelacement se donne à voir dans les
diverses stratégies que les pères au foyer mettent en place, consciemment
ou non, pour construire et entretenir une image positive d’eux-mêmes et
maintenir la possibilité de conserver une relation avec autrui, même
lorsqu’elle menace la structure de plausibilité élaborée parfois tant bien que
mal.

Ces tentatives de maintien méritent d’être mises en exergue.


Circonscrire la portée de l’image négative de soi renvoyée par autrui passe
autant par un travail sur sa propre image, qu’elle soit circonscrite à
l’imaginaire ou projetée dans le contexte des interactions, que sur celle que

208
Martuccelli, D., op. cit., p. 78.

303
Conclusion

l’individu se fait de ses détracteurs. Cette idée n’est, certes, pas nouvelle.
Mais les pères au foyer dont nous avons suivi les cheminements, plutôt que
de mettre en place un stratégie de distanciation à l’égard de ceux qui leur
renvoient une image négative et de rapprochement exclusif avec ceux qui
les soutiennent, jouent subtilement de ces deux positionnements avec autrui
sans que le second ne soit réservé exclusivement aux sympathisants,
comme les tentatives d’attribuer les critiques émises à des facteurs comme
les valeurs ambiantes et la gestion stratégique de la présentation de soi en
fonction des croyances imputées à autrui en témoignent notamment. Le
risque d’isolement social qui guette certains face à une majorité comptant
parfois des personnes très proches au sein de ses rangs et qu’aucune
inscription dans un collectif rassemblant des individus vivant une situation
similaire ne vient compenser, augmente le coût potentiel d’une mise à
distance verbale et physique des détracteurs. La situation que nous avons
étudiée a en effet ceci de particulier qu’elle donne à voir un travail
éminemment solitaire et individuel de gestion de la transgression. Les pères
au foyer se connaissent rarement entre eux, ne peuvent s’appuyer sur une
dynamique de groupe pour « faire face » aux autres, et s’inscrivent dans un
rôle largement invisible et ignoré y compris par les « experts » (qu’ils
soient ou non professionnels de l’enfance), ce qui les prive de toute
référence à un discours pré-établi légitimant la paternité au foyer en tant
que telle.

La mise à distance est également difficilement tenable pour ceux,


nombreux, qui entretiennent un rapport ambigu aux normes dont ils
s’écartent (ou sont supposés s’écarter). L’assignation des hommes au
travail professionnel et/ou de pourvoyeur de revenus et, dans une moindre
mesure, l’hétérosexualité et la force mentale et/ou physique, sont en effet
apparues comme autant de normes dominantes de la masculinité faisant
sens dans une plus ou moins large mesure pour les hommes que nous avons
rencontrés. Les images qu’ils projettent d’eux-mêmes, que ce soit en leur
fort intérieur ou dans le contexte des interactions, qu’elles soient
discursives ou incarnées, dessinent les contours de masculinités multiples
qui combinent de manières diverses conformité aux normes dominantes et
formes alternatives de masculinité notamment en fonction du contexte.
Ceci confirme par ailleurs le caractère dynamique et performatif d’une
identité de genre qui se construit et se reconstruit en permanence au cours
des interactions quotidiennes.

304
Conclusion

L’engagement dans des pratiques qui transgressent les normes de la


division sexuelle du travail emmène ces hommes, qu’ils le veuillent ou non,
sur le terrain d’une remise en question de leur inscription dans un genre
masculin, en la rendant problématique au sens schützéen du terme : celle-ci
ne va plus de soi, n’est plus noyée dans le flot des routines établies.

Le second volet de la théorie de la gestion de la transgression des


normes de la division sexuelle du travail participe de la mise en exergue de
rapports multiples à la masculinité sur le terrain de l’appréhension de soi.
Elle nous a permis d’apporter une contribution originale à la sociologie
compréhensive et plus précisément à l’étude du processus de nomisation
dans sa dimension de gestion des frontières qui ordonnent le monde en
sous-univers de sens.

Nous avons montré que le travail de gestion de l’appréhension de soi


en tant qu’individu masculin et/ou féminin repose, pour ces hommes qui
prennent en charge le soin des enfants, sur l’établissement des conditions
de possibilité d’une mobilité entre les deux sous-univers de sens que
représentent la masculinité et la féminité dans la vision du monde que la
majorité des pères rencontrés construisent.

Celle-ci passe par une mise en ordre du monde qui, en s’appuyant sur
la double figure « poste-frontière – passeport », donne au voyageur les
traits tantôt d’un « transfrontalier » pour qui l’appréhension de soi en tant
qu’individu masculin ne pose pas question, tantôt d’un membre d’une
« minorité nationale » s’inscrivant dans une forme alternative de
masculinité qui repose précisément sur la mobilité entre ces deux sous-
univers de sens, tantôt d’un « détenteur d’une double citoyenneté »
masculine-féminine qui tend vers l’androgynie, et enfin d’un « immigrant »
pour qui l’appréhension de soi en tant qu’individu féminin supplante
l’inscription dans un genre masculin. Lorsque la vision du monde qui est
mise en avant ne s’appuie pas sur une dichotomisation entre deux sous-
univers de sens fortement nomiques émerge la figure d’un « citoyen du
monde » pour qui la distinction même entre masculinité et féminité ne fait
pas sens au regard de l’appréhension de soi

Les diverses mises en ordre du monde opérées par les hommes de


notre étude participent d’une activité réflexive portant explicitement sur le
lien entre masculinités/féminités, normes assignées et sexe biologique afin

305
Conclusion

de résoudre la tension entre normes masculines assignées et identité


personnelle, et qui se situe au cœur de l’appréhension et de la présentation
de soi en tant qu’individu masculin et/ou féminin. Le résultat de cette
activité réflexive a pris, dans notre analyse, la forme de cinq catégories:
celle d’une appréhension de soi en tant qu’individu masculin ; celle de la
revendication de l’inscription dans une forme alternative de masculinité ;
celle de l’androgynie, combinaison équilibrée de la masculinité et de la
féminité ; celle d’une appréhension de soi en tant qu’individu féminin ; et
enfin celle de l’invalidation de la pertinence du genre comme critère de
définition de soi. Il ne nous a cependant pas été possible d’établir un lien
entre ces catégories et les trois figures de gestion de la transgression que
nous avons identifiées. L’appréhension de soi en tant qu’individu
« masculin » ou « masculin alternatif » peuvent tout aussi bien aller de pair
avec une transgression assumée (comme c’est notamment le cas de Joseph,
Colin, Hervé et Serge) que circonscrite (pour Claude mais aussi d’autres
hommes qui s’appréhendent comme « masculins » comme Philippe et
Geert) ou médiée (Yvan).

Peut-être cette impossibilité à établir un lien est-elle due au nombre de


personnes qui ont été interrogées. Il nous semble cependant plausible
d’avancer qu’elle est plutôt le reflet de la complexité du rapport entre
appréhension et présentation de soi, entre identité personnelle et identité
attribuée, en particulier lorsque l’on touche au domaine du genre et des
masculinités. Nous rejoignons le constat que Doucet fait à propos de sa
propre recherche sur les pères au foyer : ces hommes s’inscrivent dans des
formes de masculinités qui ne sont ni subordonnées, ni complices, ni
hégémoniques, mais plutôt le résultat dynamique et évolutif de processus
hautement complexes et contradictoires.209 Les pères au foyer créent de
nouvelles formes de masculinité au travers d’un équilibre délicat entre
assimilation et rejet des normes dominantes de la masculinité, qui se joue
sur la double scène du discours sur soi « pour soi » et des interactions.

A un niveau plus politique, l’étude de la paternité au foyer nous


renseigne sur les multiples barrières qui s’opposent, aujourd’hui encore, à
un investissement effectif plus large des hommes dans le soin des enfants,
qu’il passe, ou non, par un retrait total du marché du travail. Le présent
travail a permis de mettre plus particulièrement en évidence les obstacles

209
Doucet A., op. cit., p. 296.

306
Conclusion

socio-culturels à une montée des hommes sur la scène familiale et


domestique. Une présence accrue met en effet en jeu l’appréhension et la
présentation de soi en tant qu’individu masculin dans un contexte normatif
qui privilégie, dans une grande mesure, l’investissement exclusif des
hommes dans la sphère professionnelle, le domaine du soin des enfants
étant encore largement considéré comme une sphère de compétence
féminine, ce qui se reflète jusque dans la configuration spatio-temporelle
des espaces publics. Une politique qui viserait à encourager un meilleur
équilibrage des responsabilités familiales et professionnelles entre femmes
et hommes en négligeant les barrières culturelles et physiques à
l’investissement des hommes dans les premières, et des femmes dans les
secondes, risque de mener à une impasse. L’enjeu de demain consiste, à
notre sens, à favoriser l’émergence, la visibilisation et la légitimation de
nouvelles définitions du masculin et du féminin à même de fournir aux
individus les ressources facilitant et encourageant l’engagement dans des
pratiques qui ne seraient plus considérées comme étant « hors-normes ».

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317
Annexes

Annexes

Annexe 1 : Aperçu des caractéristiques des pères « au foyer » ayant


participé à cette enquête

Annexe 2 : Questionnaire publié dans le journal Le Ligueur (volet


exploratoire)

Annexe 3 : Guide d’entretien

319
Annexes

Annexe 1 : Aperçu des caractéristiques des 21 pères


« au foyer » ayant participé à cette enquête

Niveau d’étude

Secondaire inférieur 1
Secondaire supérieur 1
Supérieur non-universitaire 6
Universitaire 13

Type d’emploi antérieur

Ouvrier 1
Employé 9
Cadre 4
Indépendant 3
Sans emploi 4

Age au moment de l’engagement comme père au foyer

20-29 5
30-39 9
40-49 5
50+ 2

Niveau de revenus antérieur mensuel net

Inférieur à 1001 euro 7


Entre 1001 et 1500 euro 5
Entre 1501 et 2000 euro 4
2001 euro et plus 5

320
Annexes

Type d’emploi occupé par la partenaire/conjointe

Employée 7
Cadre 5
Indépendante 4
Fonctionnaire européenne 5

Niveau de revenus mensuel net de la partenaire/conjointe

Inférieur à 1001 euro 1


Entre 1001 et 1500 euro 9
Entre 1501 et 2000 euro 1
2001 euro et plus 10

Nombre d’enfants

1 1
2 11
3 et plus 9

Age du plus jeune enfant au moment du passage au foyer

Entre 0 et 1 an 13
Entre 2 et 3 ans 3
Entre 4 et 5 ans 3
6 ans et plus 2

321
Annexes

Annexe 2 : Questionnaire publié dans le journal Le


Ligueur (volet exploratoire)

Questionnaire portant sur les pères qui ont diminué leur investissement professionnel pour s’occuper
d’un enfant

Bonjour,
Si vous faites partie des pères qui ont, à un moment ou l’autre de leur vie, arrêté de travailler, pris un
congé parental, une pause-carrière, réduit leur temps de travail, bref, mis entre parenthèses leur vie
professionnelle pour s’occuper d’un enfant, ce questionnaire vous concerne. Mon nom est Laura Merla.
Je suis sociologue à l’Université catholique de Louvain, et je mène actuellement une recherche sur les
pères qui ont choisi, à un moment ou un autre, et pour une période plus ou moins longue, de travailler
moins pour s’occuper d’un ou de plusieurs enfants. Votre témoignage est précieux, et votre anonymat
sera respecté tout au long de l’enquête.
Le questionnaire ci-dessous constitue la première étape de cette recherche. Merci à vous qui prendrez
quelques minutes pour le remplir et me l’envoyer à l’adresse suivante, pour le 5 février 2003 au plus
tard :
Laura Merla
UCL/ANSO
1/1 Place Montesquieu
1348 Louvain-la-Neuve
Si vous avez des questions, n’hésitez pas à m’écrire par courrier classique à l’adresse ci-dessus ou par e-
mail à l’adresse suivante : [email protected]

Consignes pour remplir le questionnaire :


Merci de remplir vous-même ce questionnaire.
A chaque question correspondent une série de propositions de réponse. Merci de cocher celle qui vous
convient le mieux. Nous vous demandons de répondre par écrit aux questions 11, 13 et 22, dans
l’espace qui a été prévu à cet effet.

I. Avant de diminuer pour la dernière fois votre investissement professionnel pour vous consacrer à vos
enfants, quelle était votre situation professionnelle ?

1. Quelle était votre profession ? 0 a. Ouvrier


0 b. Employé
0 c. Cadre
0 d. Dirigeant ou cadre supérieur
0 e. Indépendant
0 f. Agriculteur
0 g. Profession libérale
0 h. Fonctionnaire
0 i. Enseignant
0 j. Autre

322
Annexes

2. Quel était le secteur d’activité de votre 0 a. Agriculture


entreprise ? 0 b. Industrie et construction
0 c. Commerce et horeca
0 d. Transports et
télécommunications
0 e. Finance
0 f. Immobilier
0 g. Administration publique
0 h. Education
0 i. Santé et action sociale
0 j. Services domestiques
0 k. Professions libérales
0 l. Autre

3. Quel était le montant de votre salaire


mensuel net ?
0 a. Inférieur ou égal à 750 euro (30.255 bef )
0 b. Entre 751 euro et 1.000 euro (entre 30.295 bef et 40.340 bef)
0 c. Entre 1.001 euro et 1.250 euro (entre 40.380 bef et 50.425 bef)
0 d. Entre 1.251 euro et 1.500 euro (entre 50.465 bef et 60.510 bef)
0 e. Entre 1.501 euro et 2.000 euro (entre 60.550 bef et 80.680 bef)
0 f. Plus de 2.001 euro (plus de 80.720 bef)

4. De quel degré de liberté disposiez-vous pour :

a. Cela m’était b. Je pouvais en c.Je décidais


imposé discuter seul
4.1. Vos horaires de travail quotidiens 0 0 0
4.2. Vos congés 0 0 0
4.3. La récupération des heures 0 0 0
supplémentaires 0 0 0
4.4. Votre rythme de travail 0 0 0
4.5. La charge de travail à assumer 0 0 0
4.6. Votre lieu de travail

5. Vous arrivait-il de travailler: a.Oui b.Non

5.1. Le samedi 0 0
5.2. Le dimanche 0 0
5.3. Le soir 0 0
5.4. La nuit 0 0

6. Dans l’établissement où vous travailliez, était-il possible de :


6.1. S’absenter du travail lorsqu’un enfant était malade ? 0 a.Oui 0 b.Non
6.2. S’absenter du travail pendant les congés scolaires ? 0 a.Oui 0 b.Non

7. Etes-vous d’accord avec les propositions suivantes ?


a.D’accord b.Pas
d’accord
7.1. Mon travail était intéressant 0 0
7.2. Mon travail était stressant 0 0
7.3. J’étais satisfait de ma rémunération 0 0
7.4. J’avais de bonnes perspectives d’avancement professionnel 0 0
7.5. L’ambiance de travail était bonne 0 0

II. Quelle était la situation de travail de votre partenaire/conjointe au moment où vous avez décidé de
réduire votre investissement professionnel pour la dernière fois ? Si vous n’aviez pas de
partenaire/conjointe, passez directement à question 11.

323
Annexes

8. Quelle était sa profession ? 0 a. Ouvrier


0 b. Employé
0 c. Cadre
0 d. Dirigeant et cadre supérieur
0 e. Indépendant
0 f. Agriculteur
0 g. Professions libérales
0 h. Fonctionnaire
0 i. Enseignant
0 j. Autre

9. Quel était le montant de son salaire mensuel


net ?
0 a. Inférieur ou égal à 750 euro (30.255 bef )
0 b. Entre 751 euro et 1.000 euro (entre 30.295 bef et 40.340 bef)
0 c. Entre 1.001 euro et 1.250 euro (entre 40.380 bef et 50.425 bef)
0 d. Entre 1.251 euro et 1.500 euro (entre 50.465 bef et 60.510 bef)
0 e. Entre 1.501 euro et 2.000 euro (entre 60.550 bef et 80.680 bef)
0 f. Plus de 2.001 euro (plus de 80.720 bef)

10. Votre partenaire/conjointe trouvait que,


a. D’accord b. Pas
d’accord
10.1. Son travail était intéressant 0 0
10.2. Son travail était stressant 0 0
10.3. Son travail était bien rémunéré 0 0
10.4. Son travail lui offrait de bonnes perspectives d’avancement 0 0
professionnel 0 0
10.5. L’ambiance de travail était bonne 0 0
10.6. Ses horaires de travail étaient peu contraignants

III. Les questions suivantes portent sur votre décision de réduire votre investissement professionnel au
profit des enfants.

11. Pouvez-vous nous expliquer la raison principale qui vous a poussé à prendre cette décision ?

12. Combien d’heures travailliez-vous par


semaine :
12.1. Avant de réduire votre investissement 0 a. Entre 0 heure et 20 heures
professionnel : 0 b. Entre 21 heures et 30 heures
0 c. Entre 31 heures et 40 heures
0 d. Plus de 41 heures

12.2. Pendant cette réduction : 0 a. J’ai totalement arrêté de travailler


0 b. Entre 1 heure et 20 heures par semaine
0 c. Entre 21 heures et 30 heures
0 d. Entre 31 heures et 40 heures
0 e. Plus de 41 heures

324
Annexes

13.1. Quel âge avait votre plus jeune enfant au début de cette période de diminution de votre activité
professionnelle ?

13.2. Combien de mois a duré cette diminution de travail ? Si cette période est toujours en cours,
veuillez indiquer combien de mois elle durera au total.

14. Quelle(s) formule(s) avez-vous utilisée(s) ? Si vous avez combiné plusieurs formules, veuillez les
cocher et les numéroter dans la marge par ordre chronologique d’utilisation.

0 a.Diminution du temps de travail avec indemnités de chômage


0 b. Diminution du temps de travail avec indemnités d’interruption de carrière
0 c. Diminution du temps de travail avec indemnités de congé parental
0 d. Diminution du temps de travail sans compensation financière
0 e. Arrêt de travail avec indemnités de chômage
0 f. Arrêt de travail avec indemnités d’interruption de carrière
0 g. Arrêt de travail avec indemnités de congé parental
0 h. Arrêt de travail sans compensation financière

IV. Les questions suivantes portent sur la réaction de votre milieu professionnel

15. Les personnes suivantes étaient-elles au courant du fait que vous réduisiez votre investissement
professionnel pour vous occuper d’un enfant ?
a. Oui b. Non
15.1. Vos collègues hommes 0 0
15.2. Vos collègues femmes 0 0
15.3. Vos supérieurs 0 0

16. En général, comment ont-elles réagi ?


a.Bien b.Plutôt bien c.Plutôt mal d.Mal
16.1. Vos collègues hommes 0 0 0 0
16.2. Vos collègues femmes 0 0 0 0
16.3. Vos supérieurs 0 0 0 0

17. A votre avis, votre décision aura-t-elle des répercussions sur votre avenir professionnel ?
0 a.Oui, 0 b.Oui, 0 c.Aucune
positives négatives

V. Cette série de questions se rapporte au partage des tâches domestiques et d’éducation des enfants
pendant la période où vous avez diminué votre investissement professionnel.

18. Qui effectuait les tâches suivantes ?


a.Vous-même b. Votre c.Tous les
partenaire/conjointe deux

325
Annexes

18.1. Entretenir le linge 0 0 0


18.2. Nettoyer le lieu de vie 0 0 0
18.3. Préparer les repas 0 0 0
18.4. Faire la vaisselle 0 0 0
18.5. Faire les courses 0 0 0
18.6. Jardiner/bricoler 0 0 0
18.7. Gérer l’argent du ménage 0 0 0

18.8. Aider l’enfant à faire ses devoirs 0 0 0


18.9. Jouer avec l’enfant 0 0 0
18.10. Nourrir l’enfant 0 0 0
18.11. Accompagner l’enfant à la crèche / 0 0 0
à l’école 0 0 0
18.12. Donner le bain 0 0 0
18.13. Border l’enfant 0 0 0
18.14. Punir l’enfant lorsqu’il a fait une
bêtise
VI. Pour terminer,

19. Quel âge avez- 0 a. Moins de 20 ans


vous ? 0 b. Entre 20 et 29 ans
0 c. Entre 30 et 39 ans
0 d. Entre 40 et 50 ans
0 e. 50 ans et plus

20. Quel âge a votre 0 a. Moins de 20 ans


partenaire/conjointe ? 0 b. Entre 20 et 29 ans
0 c. Entre 30 et 39 ans
0 d. Entre 40 et 50 ans
0 e. 50 ans et plus
0 f. Je n’ai pas de partenaire/conjointe

21. Quelle était votre situation de vie lorsque vous avez diminué votre investissement professionnel ?
0 a. En couple et marié
0 b. En couple et non marié
0 c. Divorcé et remarié
0 d. Divorcé et en couple non marié
0 e. Divorcé et célibataire
0 f. Célibataire
0 g. Veuf et remarié
0 h. Veuf et en couple non marié

22. Dans quelle commune résidez-vous ? Veuillez indiquer le code postal de votre commune.

23. Combien d’enfants vivaient avec vous la dernière fois que vous avez diminué votre investissement
professionnel ?
0 a. Un enfant
0 b. Deux enfants
0 c. Trois enfants
0 d. Plus de trois enfants

Si vous êtes intéressé à collaborer davantage à cette enquête, merci de nous laisser un numéro de
téléphone ou une adresse e-mail où vous joindre. Il va de soi que vos coordonnées resteront
confidentielles et ne seront utilisées que dans le cadre de cette enquête.

326
Annexes

Annexe 3 : Guide d’entretien

Le guide d’entretien n’est pas conçu comme une suite de questions précises mais plutôt comme un
ensemble de points auxquels il faudra prêter attention au cours de la discussion. Cette discussion sera
plutôt ouverte et c’est au chercheur qu’il incombera de canaliser le récit de la personne interviewée dans
les limites des domaines repris ci-dessous, tout en laissant une marge de liberté afin d’ouvrir la porte à
des éléments non pris en compte a priori mais qui pourraient se révéler intéressants.

La question de départ sera très large, du type « décrivez-moi votre parcours, racontez-moi votre
histoire », ou plus ciblée, du type « racontez-moi comment vous en êtes arrivé à rester à la maison pour
vous occuper de vos enfants ? ». Commencer par une question large laissera la liberté à l’interviewé de
sélectionner lui-même les éléments de son parcours de vie qui lui semble pertinents, et donc d’organiser
lui-même son propre récit, de donner sens à ses pratiques et de les intégrer dans une ligne du temps.

Au cours de la discussion il faudra prêter une attention particulière aux points suivants, répartis en cinq
catégories.

Monde des partenaires (Les autruis significatifs)

Autruis Eléments à investiguer Implications théoriques


significatifs
= dim. 3
Parents Socialisation primaire : Il s’agit de mettre en lumière les
Quels modèles et valeurs ont été modèles, valeurs et pratiques transmis
transmis par les parents ? par les parents et expérimentés par la
Comment les tâches étaient-elles personne interrogée au cours de sa
réparties ? socialisation primaire, et de voir
Dans quelle mesure et à quelles comment elle se situe aujourd’hui par
tâches la personne interrogée rapport à cet héritage et l’intègre dans
devait-elle participer ? son propre parcours.
Comment la personne interrogée
décrit-elle la relation avec sa mère
d’un côté et avec son père de
l’autre ?
Comment la personne interrogée se
situe-elle par rapport à cet héritage ?
Par rapport au changement : Il s’agit de voir si les pratiques mises en
Comment les parents ont-ils réagi ? œuvre sont reconnues et valorisées par
Comment la personne interrogée les parents de la personne interrogée, et
gère-t-elle cette réaction ? comment celle-ci s’accommode du
regard porté sur elle. Il s’agit aussi de
voir le rôle joué par les parents dans
l’élaboration de la structure de
plausibilité.

Beaux-parents Socialisation primaire de la Il s’agit de mettre en lumière les


conjointe: modèles, valeurs et pratiques transmis
Quels modèles et valeurs ont été par les parents et expérimentés par la
transmis par les parents ? conjointe au cours de sa socialisation
Comment les tâches étaient-elles primaire, et de voir comment elle se
réparties ? situe aujourd’hui par rapport à cet
Dans quelle mesure et à quelles héritage.
tâches la conjointe de la personne
interrogée devait-elle participer ?
Comment la conjointe de la Il s’agit de voir si les pratiques mises en
personne interrogée se situe-elle par œuvre sont reconnues et valorisées par
rapport à cet héritage ? les beaux-parents et comment la

327
Annexes

Par rapport au changement : personne interrogée et sa conjointe


Comme les beaux-parents ont-ils s’accommodent du regard porté sur eux.
réagi ? Il s’agit aussi de voir le rôle joué par les
Comment la personne interrogée et beaux-parents dans l’élaboration de la
sa conjointe ont-ils géré cette structure de plausibilité.
réaction ?
Conjointe Rem : les questions sur les beaux-
parents rejoignent en partie les
questions au sujet de la conjointe. Il s’agit de mettre en lumière les
Quelles étaient ses conceptions de interactions interpersonnelles et le
départ par rapport à l’implication de processus de négociation et de (co)-
la personne interrogée et par rapport construction de la légitimité de la prise
à sa propre implication dans de congé entre les conjoints.
l’éducation des enfants et la vie
professionnelle ?
Ces conceptions ont-elles évolué, et
par quels processus ?
Quelle a été l’influence de ces
conceptions sur la répartition des
tâches ?
Quel rôle a-t-elle joué dans le
processus ayant mené à la prise du
congé ?
Comment se situe-elle par rapport à
la prise de congé ?
Enfants Quel rôle ont-ils joué dans le Il s’agit d’identifier les autruis
processus de prise de décision ? significatifs et le rôle (positif ou négatif)
(si ils sont assez grands) comment qu’ils ont joué et jouent encore dans le
ont-ils réagi par rapport à la prise de processus de construction des structures
congé ? de plausibilité.
Amis proches, Comment les tâches sont-elles .
autrement dit réparties chez eux ?
ceux que nous Quel rôle ont-ils joué dans le
appellerons pour processus de prise de décision ?
l’instant les Comment ont-ils réagi par rapport à
« confidents » la prise de congé ?
Comment la personne interrogée se
situe-elle par rapport à ces
réactions ?
Autres (par Idem
exemple frères et
sœurs, famille
élargie…)
Rem : nous ignorons s’il faut placer les collègues de travail dans la catégorie ci-dessus ou dans celle qui
va suivre, mais il nous semble que cela dépendra du degré d’intimité qui existe entre eux et la personne
interrogée.

Les questions reprises dans le tableau ci-dessus ont pour objectif global d’identifier les autruis sur
lesquels la personne interrogée a pu compter, sur lesquels elle s’est appuyée pour construire un discours
légitimant et rendant plausible la prise de congé ; et ceux qui ont constitué un obstacle à cette
construction. La manière dont la personne interrogée s’est située par rapport à ces autruis significatifs
est aussi importante. Quelles stratégies ont été mises en œuvre ? Comment l’individu gère-il les
interactions entre ces différents autruis significatifs, entre les différents cercles d’appartenance qui
constituent son environnement?
La catégorie suivante a également trait aux interactions et à leur rôle dans la construction de structures
de plausibilité mais ici le degré d’intimité qui lie les autruis à la personne interrogée diminue. Nous
basculons de la sphère des partenaires à celle des contemporains.

Monde des contemporains

328
Annexes

Les contemporains Eléments à investiguer Implications théoriques

A définir au cours de Comment se déroulent les Il s’agit de mettre en lumière le degré


l’entretien interactions avec ces de légitimité dont bénéficie la personne
Ex : monde de l’école personnes ? interrogée en-dehors du cercle des
(parents, Comment réagissent-elles à la intimes et les stratégies mises en œuvre
instituteurs…), situation de la personne pour gérer ce degré de légitimité.
monde du travail interrogée ?
(collègues, supérieurs Comment la personne
hiérarchiques, interrogée gère-t-elle ces
employeur…), réactions ?
personnes rencontrées
au cours des activités
extérieures au
domicile, spécialistes
de l’enfance, crèche
etc.

La troisième catégorie210 identifiée renvoie au niveau des pratiques mises en œuvre par la personne
interrogée.

Le niveau des pratiques

Eléments à investiguer Implications théoriques


Comment les tâches professionnelles, Il s’agit d’investiguer la manière dont la
domestiques et familiales étaient-elles réparties répartition des tâches a évolué avec la prise de
entre les conjoints avant la prise de congé ? congé, en mettant en lumière les ajustements,
Comment ces tâches ont-elles été réparties lors de apprentissages et points de tension éventuels.
la prise de congé ? Cette description nous fournirait un point
Comment se déroule une journée / une semaine ? d’entrée complémentaire aux précédents afin de
Quelles sont les activités de la personne rendre compte du processus de négociation entre
interrogée en-dehors du travail professionnel et conjoints, du degré de légitimité dont bénéficie la
familial (domestique et lié aux enfants) ? personne interrogée, du rôle joué par les autruis
Comment la transition s’est-elle opérée ? significatifs dans la mise en place éventuelle de
nouvelles pratiques et du regard que la personne
interrogée porte sur sa situation. L’entrée par les
pratiques pourrait aussi constituer une source
d’information en termes de masculinité.

La quatrième catégorie a trait à la personne interrogée elle-même non plus en termes de pratiques mais
de représentations.

Le niveau des représentations de la personne interrogée

Les questions ci-dessous sont bien sûr complémentaires par rapport aux questions soulevées jusqu’ici.

Eléments à investiguer Implications théoriques


Quelles étaient ses conceptions de départ en Il s’agit de voir comment la personne interrogée
matière d’investissement dans les sphères justifie les pratiques qu’il met en œuvre,
familiales et professionnelles (avant le congé) ? comment il leur donne sens et les intègre dans
Quel regard porte-t-il sur sa situation actuelle ? son histoire de vie, sur quelles valeurs et normes
Comment conçoit-il le rôle d’un père et/ou il prend appui.
comment se définit-il en tant que père ?
Comment conçoit-il le rôle d’une mère?
D’après lui quels modèles l’ont inspiré ?
Que représente pour lui la famille d’un côté et le

210
L’ordre dans lequel nous avons présenté ces catégories ne reflète en rien le degré d’importance
accordé à chacune d’elles.

329
Annexes

travail de l’autre ?

Pour terminer la cinquième catégorie renvoie aux dispositifs légaux en place et au regard que l’individu
porte sur eux.

Le niveau des dispositifs légaux

Eléments à investiguer Implications théoriques


A quels dispositifs a-t-il eu recours ?
Comment en a-t-il eu connaissance ?
Qu’en pense-t-il ?

Enfin, l’entretien s’achèvera par des questions portant sur les éléments suivants

A propos de l’homme interrogé âge – profession(s) – niveau d’études – niveau de


revenus avant et pendant l’arrêt de travail –
profession du père – profession de la mère –
niveaux d’études des parents – Date mariage –
dates arrêt de travail
A propos de sa partenaire/conjointe âge - profession(s) – niveau d’études – niveau de
revenus – profession du père – profession de la
mère – niveaux d’études des parents
A propos des enfants Nombre d’enfants – âge(s)

Le guide d’entretien présenté ici rassemble un ensemble d’éléments à investiguer au cours de


l’entretien, qui se conçoit comme une discussion autour du récit que la personne interrogée nous fera de
sa vie. Il ne s’agit pas d’un récit de vie totalement ouvert dans lequel la personne serait libre de
s’étendre sur des sujets sans lien avec la question qui nous occupe. Il ne s’agit pas non plus d’un
entretien fortement centré sur la série de questions exposées dans ce document, mais d’une situation
intermédiaire dans laquelle l’interviewé a la possibilité d’établir lui-même des liens entre les
événements qui ont constitué son parcours, bref de réaliser devant nous et avec nous l’exercice qui
consiste à donner sens à ses pratiques et à les intégrer dans un parcours de vie. Il se peut donc que d’un
entretien à l’autre l’importance donnée à certains éléments varie et que des éléments nouveaux
apparaissent.

330
Tables des matières

Table des matières

INTRODUCTION ............................................................... 3

CHAPITRE 1. PERSPECTIVES THEORIQUES.............. 11


1.1. « Je veux bien être reine, mais pas l’ombre du roi » : appréhension et présentation de
soi en tant qu’individu genré ............................................................................................ 14
1.1.1. Masculinités/féminités et construction sociale de la réalité ............................. 14
1.1.2. Réflexivité, distanciation et appropriation subjective ...................................... 25

1.2. Présentation de la thèse ............................................................................. 32

CHAPITRE 2. DISPOSITIF METHODOLOGIQUE .......... 43


2.1. A propos de la démarche ........................................................................... 43

2.2. A propos des entretiens.............................................................................. 45


2.2.1. Critères de sélection, mode de recrutement et représentativité........................ 45
2.2.2. Recueil de données .......................................................................................... 49

2.3. L’analyse des données................................................................................ 60

2.4. Présentation des informateurs .................................................................. 62

CHAPITRE 3. ENTREE DANS LA PATERNITE AU FOYER ET


PARTICIPATION AUX TACHES..................................... 69
3.1. Processus d’entrée dans la situation de père au foyer ............................ 71
3.1.1. Une multiplicité de facteurs à géométrie variable............................................ 71
3.1.2. Inscription dans l’histoire de vie : du désir ancien à l’événement soudain ...... 99
3.1.3. Mise en récit de la transition.......................................................................... 103

3.2. Participation aux tâches domestiques et de soin des enfants................ 110


3.2.1. A propos de la participation aux tâches domestiques .................................... 111
3.2.2. A propos de la participation au soin des enfants............................................ 125

3.3. Conclusion ................................................................................................ 129

CHAPITRE 4 : APPREHENSION SUBJECTIVE DE LA


VALIDATION ET DE L’INVALIDATION DE LA PATERNITE AU
FOYER DANS LE CONTEXTE DES INTERACTIONS.. 139
4.1. Validation et invalidation dans le contexte domestique........................ 140
4.1.1. La partenaire : un soutien teinté de manque de reconnaissance..................... 140

331
Tables des matières

4.1.2. Les enfants ..................................................................................................... 148

4.2. Validation et invalidation de l’investissement au foyer dans le contexte extra-


domestique ................................................................................................................... 152
4.2.1. Quand les relations de face à face sont sources de soutien et de validation... 152
4.2.2. Quand les interactions de face à face se révèlent porteuses de subtils rappels (objectifs ou
subjectifs) du caractère incongru de la paternité au foyer ............................................. 160
4.2.3. Quand les interactions de face à face deviennent le lieu de l’invalidation et du rappel à
l’ordre ........................................................................................................................ 163

4.3. Conclusion ................................................................................................................. 192

CHAPITRE 5. (RE)CONSTRUCTION D’UNE IMAGE POSITIVE DE


SOI ................................................................................ 195
5.1. Réduction de la portée des images négatives associées à l’identité de père au foyer en
dehors du contexte des interactions : discours sur soi .................................................. 198
5.1.1. Image de soi centrée sur la distanciation vis-à-vis des réactions d’autrui...... 198
5.1.2. De l’importance du travail professionnel dans la définition de soi................ 201
5.1.3. L’accent sur les avantages, au cœur d’une image positive de soi aux facettes multiples
........................................................................................................................ 207
5.1.4. Quand l’arrêt de travail prend une coloration thérapeutique.......................... 214

5.2. Réduction de la portée des images négatives associées à l’identité de père au foyer en
dehors du contexte des interactions : discours sur autrui ............................................ 221
5.2.1. Quand le discours se porte sur les acteurs des modèles dominants ............... 222
5.2.2. Quand le discours sur autrui se centre sur les détracteurs afin de réduire la portée des
critiques ........................................................................................................................ 225

5.3. Au croisement du cinéma intérieur et du contexte des interactions: positionnements à


l’égard de la dénomination de « père au foyer » ........................................................... 233
5.3.1. L’identification totale, ou quand définition de soi et présentation de soi s’axent autour de la
dénomination de père au foyer ...................................................................................... 233
5.3.2. L’identification-distanciation, ou quand le rapport à la dénomination de père au foyer se fait
ambigu ........................................................................................................................ 235
5.3.3. Le rejet, ou quand définition de soi et présentation de soi s’axent sur une dénomination autre
que celle de père au foyer.............................................................................................. 246

5.4. Réduction de la portée des images négatives associées à l’identité de père au foyer au
cours des interactions ...................................................................................................... 250

5.5. Mise en perspective .................................................................................. 253

5.6. Conclusion : trois modes typiques de gestion de la transgression des normes de genre
................................................................................................................... 257
5.6.1. Récapitulatif................................................................................................... 257
5.6.2. Typologie des figures de gestion de la transgression..................................... 260

332
Tables des matières

CHAPITRE 6. INVESTIR DES TÂCHES « FÉMININES » EN


RESTANT « MASCULIN » ? SOIN DES ENFANTS ET
APPRÉHENSION DE SOI EN TANT QU’INDIVIDU GENRÉ 265
6.1. Appréhension de soi en tant qu’individu masculin ............................... 267
6.1.1. Fibre maternelle et masculinité naturalisée.................................................... 267
6.1.2. Le soin des enfants, ensemble d’actes techniques ......................................... 271
6.2.3. Un choix lié à l’évolution de la vie................................................................ 273
6.1.4. Une polarité féminine au centre d’une forme alternative de masculinité....... 275
6.1.5. Masculinité non-conformiste et égalitaire...................................................... 278
6.1.6. Egalité entre les sexes, condition de possibilité d’une forme alternative de masculinité
........................................................................................................................ 280

6.2. Appréhension de soi détachée du genre ................................................. 283

6.3. Appréhension de soi en tant qu’individu qui tend vers l’androgynie.. 288

6.4. Appréhension de soi en tant qu’individu féminin ................................. 292

6.5. Conclusion ................................................................................................ 296

CONCLUSION............................................................... 303

BIBLIOGRAPHIE .......................................................... 309

ANNEXES ..................................................................... 319


Annexe 1 : Aperçu des caractéristiques des 21 pères « au foyer » ayant participé à cette enquête
................................................................................................................... 320

Annexe 2 : Questionnaire publié dans le journal Le Ligueur (volet exploratoire)..... 322

Annexe 3 : Guide d’entretien .......................................................................................... 327

TABLE DES MATIERES ............................................... 331

333

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