MATIÈRE À PENSÉES

Par Pierre Dugué, Laboratoire CIREL, Université Psysef, Lille

Approche générationnelle du rapport

au travail des éducateurs spécialisés
Le travail social change, ses professionnels s’adaptent aux nouvelles contraintes
du quotidien. Il en va de même pour ce qui concerne les pratiques mais aussi les
conceptions idéologiques des professionnels des métiers à l’adresse d’autrui.

D
E ces évolutions naissent des conceptions nou- de milieux ouvriers, traduisent des épisodes de rup-
velles, et les rapports professionnels entre tures relationnelles : « Je suis issue d’une famille de
générations nous semblent recouvrir une piste mineur de fond » ; « J’ai perdu mon père à l’âge de 2
d’analyse particulièrement féconde pour mieux cer- ans, élevé avec ma mère jusqu’à 14 ans ».
ner les évolutions de la professionnalisation des édu- À ce titre, nous identifions le fait que l’engagement
cateurs spécialisés. dans la carrière professionnelle résonne très nette-
Dans un premier travail de recherche, nous nous ment avec des épisodes personnels de profond mal-
sommes intéressés aux processus de transforma- être : « J’ai passé presque toute ma scolarité dans le
tion identitaire d’éducateurs spécialisés travail- fond de la classe avec des gens qu’on ne pouvait pas
lant dans le secteur de la protec- mettre ailleurs… » ; « Arrivée à
tion de l’enfance. Il nous a permis l’école en 62, en plein pendant la
d’identifier des tendances fortes Les épisodes de ruptures guerre d’Algérie, pas de bons sou-
relatives aux transformations en
cours dans le rapport au métier
relationnelles marquent venirs, car c’était un moment de
tension important où les Algériens
qu’entretenaient trois généra- le parcours des anciennes étaient mal vus, je ne comprenais
tions distinctes d’éducateurs spé- pas pourquoi, je ne me sentais pas
cialisés. À ce titre, nous avions générations d’éducateurs Algérienne, et j’ai compris après »,
envisagé l’analyse de récits pro- « Ma mère et mon père étaient vio-
fessionnels selon une approche générationnelle (1). lents, elle m’a défoncé une fois la tête avec une cocotte-
Voyons ce que nous disent ces catégories d’acteurs minute parce que j’avais envie de manger ».
des évolutions à l’œuvre. Et surtout, tentons d’iden- L’évocation des racines historiques et familiales,
tifier quels pourraient être les analyseurs effectifs comme facteurs clairement énoncés servant de point
nous permettant de mieux comprendre les change- d’appui à l’entrée dans la carrière de travailleur
ments générationnels du rapport au travail des édu- social, traduit bien souvent des tentatives de répa-
cateurs spécialisés ? rations, une sorte de processus résilient : « J’étais
Nous portons une attention toute particulière à rebelle, je faisais les 400 coups, je fuguais, on me rame-
l’analyse de contenu des récits professionnels. Ils nait, je recommençais, je me planquais, j’étais Robin
témoignent de l’activité des acteurs, des imaginaires des bois, je volais au riche et redonnais au pauvre…
des sujets au travail. L’analyse des récits profession- Zorro. J’aimais me mettre dans des personnages un
nels que nous avons opérés des « anciens » éducateurs, peu… de sauveurs ».
témoignent de l’importance qu’occupent le vécu, l’ex- Cette première analyse des trajectoires biographiques
périence et les racines familiales dans leur « déter- des « anciens » nous a permis de mieux comprendre
mination » professionnelle. en quoi l’histoire de ces acteurs, leur engagement
Émaillés d’épreuves, pour certains traumatiques, professionnel et les valeurs dont ils se réclament,
les parcours de ces éducateurs, issus pour la plupart s’appuie sur ce que Max Weber appelait une éthique

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de la conviction ; une éthique où il s’agit, avant tout,
d’agir en conformité avec ses principes et valeurs.
Les « anciens » se présentent à nous comme des
« croyants » qui puisent dans leur histoire les rai-
sons de leur engagement.
En contrepoint, notre rencontre avec des éducateurs
nouvellement formés, nous a permis de constater un
effet de « tassement » concernant l’évocation expérien-
tielle et familiale dans le choix de carrière profession-
nelle. Auparavan,t les éducateurs décidaient de leur
orientation en fonction de principes et valeurs spéci-
fiques étroitement liés à leurs activités militantes, poli-
tiques, idéologiques : « Le milieu ouvert et le non-man-
dat, la libre adhésion me plaisaient énormément, c’est
ce que qui a fait basculer mon choix pour la protection
sociale. Ne pas avoir d’étiquette, de ne pas représenter
la loi quand le juge te désigne auprès d’une famille. »
À l’heure actuelle, il apparaît que ce sont davantage
les opportunités professionnelles et la logique du mar-
ché du travail qui paraissent déterminer l’entrée dans ‘‘orientations stratégique’’ » (Chauvière, 2007).
la carrière éducative : « Je suis arrivé en protection de Pour autant, les jeunes générations d’éducateurs ne
l’enfance un peu par hasard, une annonce et hop, je sont pas dupes en ce qui concerne la libéralisation du
postule » ; « Pour moi ce n’est pas une vocation » ; « Je social. Pour preuve, elles refusent massivement de
me suis orienté en fonction du marché du travail ». s’engager aveuglément dans les pas de leurs pairs. À
Fraîchement sortis du système scolaire organisé par ce titre, les plus jeunes professionnels se sentent les
l’Éducation nationale, les « jeunes » éducateurs semblent derniers occupants précaires d’un bail professionnel
se « cranter » plus aisément avec les nouveaux modèles dont les murs se lézardent au fil des renoncements
managériaux, les logiques de projets, la « novlangue politiques et institutionnels successifs. Témoins du lent
médicosociale » Les mots employés changent et tra- passage d’un traitement social de la question sociale
duisent des ajustements identitaires professionnels à un traitement économique de la question sociale, ils
majeurs. renoncent à la quête identitaire de soi de leurs aînés
pour qui l’activité professionnelle servait à la réalisa-
Une sémantique tion de l’idéal du moi.
« modernisée » De ces changements sémantiques, idéologiques et poli-
tiques émergent alors bon nombre de décalages iden-
Les mots sont importants, nous ne les utilisons jamais titaires, des relations professionnelles collaboratives
par hasard. Nous les choisissons, nous les associons complexes, des télescopages générationnels majeurs.
pour qu’ils dégagent une signification. S’attarder sur Ces décalages entre générations traduisent certes des
le sens des mots est primordial car « Il faut des mots désaccords d’intentionnalités, des visions du monde dis-
non seulement pour dire les choses mais aussi pour tinctes, ils sont aussi les témoins des transformations
les faire. Ce sont les mots qui font une pratique… » à l’œuvre dans les processus de professionnalisation.
(Gaberan, 2009). Nous nous attarderons, dans un prochain article, à cer-
Éloigné du langage « baby-boomers » à dominante ner le regard que portent les « jeunes générations » à
marxiste des anciens, les jeunes professionnels ont l’encontre de leurs pairs et verrons de quelle manière
davantage recours à un vocabulaire « postmodernisé », elles envisagent, à leur façon, leur rapport au travail,
fortement emprunté à une sorte de « langue médico- aux autres et à elles-mêmes. l
sociale », « une novlangue éthico-managériale » (Bati-
foulier, 2011) qui s’articule autour de concepts très
largement diffusés dans le secteur médicosocial. C’est (1) Batifoulier F (dir), Manuel de direction en action sociale
et médico-sociale, Dunod, 2011.
la langue qui « colonise » le langage courant et « les
(2) Gaberan P., Cent mots pour être éducateur, ÈRES, 2009.
instances décisionnelles, événements, colloques, presse (3) Michel Chauvière, Trop de gestion tue le social, Essai
spécialisée, réunions internes […] Ainsi les termes de sur une discrète chalandisation, La Découverte, 2007.
‘‘clinique’’, ‘‘écoute’’ et ‘‘relation d’aide’’, sont peu à peu (4) Les « anciens » nés entre de 1956-1969, « les char-
éliminés des contenus au profit de termes envahissant nières » de 1973 à 1977 et « les jeunes » nés entre 1979
comme ‘‘pilotage’’, ‘‘évaluation’’, ‘‘engagement qualité’’, à 1990.
‘‘management’’, ‘‘indicateur’’, ‘‘résultat’’, ‘‘performance’’, Verbatims d’enquête.

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