Effets de Voix

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Anne Décamps

Collection Pratiques de soins

Effets de voix
La voix – cette inconnue – si proche et si lointaine : attachée, détachée,
Anne Décamps
parfois arrachée au corps.
Une ombre qui suit nos pas sans pouvoir l’attraper.
Impossible à voir – sans contour – pourtant si présente.
Flux sonores – modulations – trajectoires – blocages – bifurcations.
Étrange… intime… étrange, étrangère… intime, étrangère.
Réside dans la voix, un couinement… son grain, si présent et pourtant si
souvent négligé.
F. Kafka, M. Duras, G. Gould, S. Beckett, A. Artaud, J. Lacan,
Effets de voix
G. Deleuze, F. Guattari, H. Michaux, A. du Bouchet, P. Quignard, G.
Clerambault, M. Tsvetaïeva… Autant d’éclats de voix !

Effets de voix
Si le poète devance le psychanalyste, ce livre tente de dégager les processus
de subjectivations qui s’engagent lorsqu’on produit de la voix.
Semblables à une rafale de fables, ces écrits libèrent des sons, des sonori-
tés, des visions, traversées de désirs – libérés ou retenus, rythmes, visibili-
tés, invisibilités dans le champ du désir.

Anne Décamps, psychologue clinicienne et psychanalyste auprès d’en-


fants, d’enfants sourds-muets, déficients auditifs, ou présentant des
troubles graves du langage.

ISBN : 2-913376-87-8 19 € CHAMP SOCIAL ÉDITIONS

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COLLECTION PRATIQUES DE SOINS

La maison d’édition reçoit le soutien


de la Région Languedoc-Roussillon

En couverture, Le devenir, photographie d’Hélène Pierre, 2006


© Champ social éditions, 2006
Champ social éditions – 34bis, rue Clérisseau – 30000 NÎMES
Courriel : [email protected] – site Internet : www.champsocial.com

Diffusion Les Belles Lettres


ISBN : 2-913376-87-8
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Anne Décamps

Effets de voix
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Introduction
Mise en scène de la voix, toujours mouvante ; elle ne peut être cata-
loguée, codifiée, même si dans le chant elle appartient à une catégorie,
une classification. Chaque voix a sa spécificité ; à chaque instant, son
intensité.
La voix circule, se précipite, se pose, ou s’amenuise.
Elle est le dedans-dehors qui parfois, rejoint le spectaculaire… qui,
toujours, se déploie dans un dispositif, un processus : celui de la vie…
jouxtant avec la mort… à bout de souffle.
La voix s’habille, se déshabille pour jouer sa partie.
Elle libère ou retient les sons à travers mouvements, corporalités,
souffles, respirations.
Partenaire du langage ou en crise avec lui, la voix est un parcours
sémiotique qui flirte avec le symbolique, l’imaginaire, le réel ou qui
divorce des chemins qui lui sont tracés… Silence ! -5
La sémiotique de la voix est susceptible de trahir les assignations
bien ordonnées, ou bien de s’y assujettir.
La voix comme acte, actrice, actante est le lieu du nouage entre le
pré-verbal et le verbal :
– rencontre furtive qui produit un éclat de voix ;
– instantanéité qui produit des bifurcations, de nouvelles intensités,
explosions, expulsions, implosions, chutes sonores, comme visibilités
des devenirs des subjectivations, des subversions dans le champ du
désir ;
– invocations, évocations, interpellations, incantations, apparitions…
Dans son aspect versatile, elle renverse les logiques significationnelles,
interprétatives, et implique l’élément sonore dans la dynamique du
transfert… efficience sémiotique sur une surface symbolique, attachée
au réel… son côté scandé par le Chronos, son côté déchaîné par l’Aïon.
Elle produit des flux sonores qui travaillent au corps.
Toujours engagée dans un dispositif, qu’il soit de la vie quotidienne,
clinique, voire théâtral, spectaculaire, elle ne supporte pas de défini-
tions fermées, échappant subrepticement aux énoncés.
Matière sonore, elle attaque le texte, et le renouvelle sans cesse.
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La voix nous fait signe… interpellation d’un questionnement perma-


nent qui hante les discours constitués. Dans ses mouvances, ses échap-
pées, elle est, ce qui ne se laisse pas entendre : variations sémiotiques, a-
signifiante, a-temporelle : telle, parfois incongrue, elle joue avec les
signes-sons… les met en fusion ou en scission… le langage, les discours
se chargeront de coder les flux, de les territorialiser… Mais les flux déco-
dés du désir, des signes-sons perceront aussi les formes de contenu
…ainsi les petits délires fugitifs de la voix suscités par une libido trop
fluide et trop visqueuse… Violence à la syntaxe, par dérapage, blocage,
accélération de sons. Ce sont les moments délicieux de la voix…
moments « où le langage ne se définit plus par ce qu’il dit, encore moins
par ce qui le rend signifiant, mais par ce qui le fait couler, fluer et éclater,
le désir1… » un processus et non pas un but,… une production.
Scène, avant-scène de l’inconscient…
Théâtre du désir…
Energie de la tentation…
Tentatives d’invention …de la subversion ?
Rafale de fables…
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La voix…
Le rideau s’ouvre avec « Joséphine la Cantatrice ou le Peuple des
Souris… » C’est en mars 1924 que Franz Kafka écrit cette nouvelle : il
meurt trois mois après… Joséphine est une adepte de la musique et sait
l’exprimer. Son chant provoque un transport dans l’auditoire ; ce qui est
d’autant plus étonnant que la race de ce peuple n’aime pas la musique.
Mais il se passe une chose étrange dans ce phénomène. Cette étrangeté
provient du fait que l’on croit comprendre ce chant alors qu’on ne le
comprend pas vraiment.
« Le sentiment qui sort de ce gosier est une chose que nous n’avons jamais entendu
auparavant et que nous n’avons même pas la capacité d’entendre… Est-ce même du
chant ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un couinement ? Et naturellement nous savons tous
couiner ; c’est le talent qui est propre à notre peuple, ou plutôt ce n’est même pas un
talent, mais une expression caractéristique de notre vie. Nous couinons tous, mais il ne
devient évidemment à l’esprit de personne de faire passer cela pour un art, nous coui-
nons sans y prêter attention et même sans le remarquer et il y en a beaucoup parmi -7
nous qui ne savent pas que le couinement est un de nos caractères distinctifs…
Mais, malgré tout, ce qu’elle (Joséphine) émet n’est plus seulement un couinement ;
pour comprendre son art, il ne suffit pas de l’entendre, il faut aussi la voir… quand on
est assis devant elle, on sait que ce qu’elle couine ici, n’est pas un couinement… Est-ce
son chant qui nous ravit ou n’est-ce pas plutôt le silence solennel dont sa faible petite
voix est entourée ?… Un rien, un hasard, le moindre contretemps, un craquement du
parquet, un grincement de dents, un dérangement dans l’éclairage, tout lui paraît
propre à rehausser l’effet de son chant… Quels efforts abominables elle est obligée de
faire pour arracher de son gosier, je ne dis pas un chant, mais le simple couinement…
Couinement ! Plus qu’un chant !… La voix propulse sa rébellion face “aux fausses
informations et aux demi-vérités”… Couinement !… qui s’élève quand le silence s’im-
pose à tous les autres… est presque un message que le peuple adresse à chacun de ses
membres. »
Couinement s’adressant à un peuple, qui par certains aspects, est
terriblement enfantin et par d’autres terriblement et « prématurément
vieux ». Son message n’est pas toujours perçu ni entendu ; seul un esprit
d’enfance peut l’entendre, y porter de l’intérêt ; cet enjouement souvent
incompréhensible reste le vestige d’une oreille d’enfance qui se main-
tient et qui permet de saisir ce couinement « perlé, et que rien ne saurait
le détruire… Le couinement est l’idiome de notre peuple ; simplement,
beaucoup d’entre nous couinent leur vie entière sans le savoir ».
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Le couinement de Joséphine est un combat qui résiste au vieillisse-


ment et à l’affaiblissement de la voix… Ce couinement !… elle le tien-
dra jusqu’au bout, débarrassée de toutes vocalises… Ce couinement est
un combat, elle le mènera, dans le sens qu’elle même désire Franz Kafka
(« Joséphine la Cantatrice ou le Peuple des Souris », p. 203-229 ; in Un
artiste de la faim, éd. Gallimard, coll. Folio).
Nous nous attarderons auprès de ce couinement, ce couinement de
la voix, son grain si présent et pourtant si négligé…
Le rideau s’ouvre, la voix couinée du texte se déroule sans grand cha-
pitre, ni sous chapitre ; simplement des couinements qui s’égrainent au
gré des sons…
Certains enfants laissent leur voix dans une résidence clôturée, refusant
d’entendre l’extériorité d’un monde conçu comme un piège. D’autres sont
happés dans un dehors qui les prend de vitesse et expulsent des sons comme
un moulin à musique sans pouvoir s’en différencier…
Un jour ou un autre, il nous arrive de bouder la voix, de la refuser, et
devenir des abonnés absents…
Quiconque « a » de la voix, peut rencontrer ces mésaventures…
La voix s’éteint, ou trébuche, s’altère, s’évanouit et même s’enkyste
8- dans le silence.
Des enfants cour-circuitent le langage, utilisant la voix pour faire dis-
joncter le « conteur » de fables qu’est le langage.
Parfois la voix s’éraille, fugue, nous trahit. Elle se déploie dans un
dire qui peut nous paraître étrange. L’intonation, l’accent décalé déran-
gent la parole conventionnelle. Décodage de sens par décodage de sons.
D’autres enfants propulsent des sons comme manifestations de
détresse, arrêtant l’émission sonore, et donc le déroulement d’une
phrase qui reste en suspens : on parle de manque de mots. La voix se
déterritorialise par rapport à la langue. La voix se donne immédiatement
ou bien reste privée dans un corps intérieur qui reste en latence. La rete-
nue, l’entorse, la rétention face à la libération sonore peuvent être
intenses, d’une rare violence. La voix se défend, s’amenuise, ou s’ex-
prime dans un galimatias, se confronte à des incidents pulsionnels, pro-
voquant des dérapages, des glissements sonores, des inversions, des
accrochages. La voix devient orpheline ; l’articulation de la voix circule
et titube dans le corps.
Ces enfants, petits ou grands, ces enfants que l’on appelle « dyspha-
siques », nous ressemblent à certains moments : trébuchement de la
langue, manque de mots… et avec l’âge, nous-même… oubli des noms,
de mots que l’on cherche par un euh… d’exaspération.
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Ces enfants ne sont pas tous atteints de pathologie neurologique


lourde : ils ne sont pas autistes ; ils sont très souvent intelligents.
Pourtant les neuro-sciences accourent face à ces défaillances de la
voix ; elles prescrivent souvent des pratiques, des méthodes, des sys-
tèmes rééducatifs qui se polarisent sur des procédés de répétition dans
une obsession de l’« objet-voix ». Alors, l’individu « objet-voix » prend le
devant de la scène sur le sujet de sa voix. Bien sûr, nous sommes tous
d’accord, la voix est un phénomène complexe, et c’est pourquoi elle ne
peut être soumise, domptée à l’univers exclusif de la rééducation telle
qu’on peut la concevoir lorsqu’un muscle s’est atrophié.
Donner de l’énergie à la voix ne supporte pas le poids des appareils
de rééducation de la musculation.
Que nous apprend la voix ? La voix, seulement la voix, celle qui
transporte le monde sonore, le monde sonore du monde intérieur et
extérieur ?
Circulation de jouissance dans la voix, transport, transit… !
Circule la jouissance du corps, lieu privilégié de l’assomption des
désirs ; voix et jouissance- jouissance de, dans la voix, modifiant notre
propre rapport au corps, établissant un lien érotique entre soi et soi,
soi et l’autre qui se met en position de la recevoir. La voix, de ce fait,
affecte toutes nos connaissances, ne s’exprimant que dans une ren- -9
contre. Le soliloque serait-il lui aussi une adresse que nous ne compre-
nons pas toujours ?
La voix enrubanne celui qui l’émet et celui qui la reçoit…
Invocations, évocations, interpellations – elle dérange toutes théories
scientifiques, mais aussi toutes approches théoriques superlatives. Elle
interpelle celui qui l’entend, le démettant de toutes certitudes, le dérou-
tant de tout agrippement aux principes univoques de la causalité.
Multivoque ! La voix est multivoque, même si elle paraît unique –
Multivoque-unique !
À vouloir l’enfermer dans un système conforme, uniforme, total,,
voire totalitaire, elle devient « pitrerie »… jusqu’à devenir aphone, jap-
pements, ou entre en résistance.
Certains enfants se taisent, refusent de donner libre – cours à la voix,
à ce qui soutient, soutend, retient la subjectivité.
Dans un monde qui se flatte de revêtir la spécificité de la communi-
cation, la voix peut tomber dans la banalité, la conformité, ou bien,
dans le meilleur des cas, évoquer des interstices sonores auprès desquels
émerge la subjectivité. La voix, ses modulations, sa complexité, est le
lieu où le sujet s’autorise, « s’auteurise », souvent sans le savoir. Elle se
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déguise, et dans ce déguisement, elle fait parfois tomber le masque. Elle


décolle la colle du conforme, l’adhésif qui adhère à la peau. De la dé-
subjectivation à la subjectivation, la voix procède par sauts, faisant écla-
ter la glu de la langue, du langage qui obture parfois ce que l’on veut
dire, sans pouvoir le dire.
Pour parler de la voix, nous écouterons plusieurs voix à travers
quelques textes : car la voix est aussi dans l’écrit. Écouter le contenu du
texte mais aussi entendre les voix, leurs intensités, leurs rythmes pour
laisser couler, déployer les mouvements sonores qui se dégagent de ces
écrits – et percevoir des styles de vie qui en émergent.
La voix,… en s’approchant d’elle,… en catimini, …on approche les
multiples facettes de la vie… pour se laisser surprendre… alors mul-
tiples processus de subjectivation,… variations de la vie qui constituent
la subjectivité.
La voix est une puissance toujours en devenir. C’est une voie de
passage !
À nous entretenir avec elle, nous suivons le trajet d’une vague, dans
ses ondulations, son volume, ses mouvements, sa force plus ou moins
intense, ses plis, ses replis, son rouleau, ses déplis, son avancée. Elle vient
échouer dans un mouvement de retrait où elle s’invagine dans la vague
10 - suivante. La vague vocale charrie une multitude de mondes qui se trans-
forment, se percutent, se nourrissent, se détruisent, se territorialisent, se
déterritorialisent, se reterritorialisent, se tordent, se courbent, se cassent, se
reconstituent. La voix est une oscillation qui participe de l’agencement du
sujet, du monde. Elle est un ruban de torsions, un mouvement vagal, un
processus constitutif de subjectivité. Elle est à la fois jouissance, la déchi-
rure de la jouissance, et le micropore qui panse, ajuste les coupures. Son
tracé est aussi fulgurant que celui du « Z » de Zorro ; il pourfend le magma
ambiant, l’atmosphère amniotique. Donc, impossible d’aborder la voix
simplement. La voix est bigarrure qui transgresse la cuirasse des notions
sécurisantes, des certitudes confortables. À la suivre, elle nous amène dans
ses rythmes, ses arythmies, à poser des notions complexes et nous pro-
pulse dans le domaine de l’imprévisible, ne supportant pas les clichés cal-
culés emportés par le CQFD.
Cette réflexion autour de la voix est un mouvement qui, pourrait-on
dire, comporte un commencement aléatoire et une fin sans fin, car la voix
est une infinitude, un événement difficile, une amorce compliquée, une
impossible saisie, une approche incertaine. La voix est impossible à dire :
appelant les mots pour la rencontrer, on la trahit aussitôt, elle se dissipe
d’elle-même, nous laissant dépourvu. Néanmoins – essayer de suivre son
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flux… après avoir entendu cette remarque percutante d’André


Meschonnic2 :
« Les psychanalystes ne s’aperçoivent pas qu’ils pratiquent leur écoute flottante avec
une langue de bois. N’ayant pour leur discours que des concepts de la langue, et au
lieu du rythme, la métrique. »
Lorsque la parole se vide c’est qu’elle est passée sous la coupe de
sémiologies… alors la voix…
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Jetez les dés! Faites vos jeux


La voix/un objet sans garantie

Cette voix qui nous connaît et que nous ne connaissons pas…


Cette voix qui sait ce que je ne sais pas, ce que je ne sais pas ce que je
dis…
On entend aussi ce qu’on ne sait pas qu’on entend…
La voix est là et pourtant nous échappe… trouver des mots qui
diraient la voix, est-ce possible ?
La voix donne le vertige… se « dé-maître » de l’entendu, des malen-
tendus, des propos tenus sur elle… alors pour aborder cette oralité,
nous commencerons, par une réflexion de Félix Guattari sur ce sujet…
une manière de planter le décor, et ainsi dérouler divers tableaux…
« — Ne parlez pas la bouche pleine, c’est très mal élevé ! — Tu parles ou tu manges.
Pas les deux à la fois.
12 - On a d’un côté un flux différencié. La variété des aliments pris dans un processus de
désagrégation, de cahot, aspiré par un dedans de chair. Et d’un autre côté, un flux d’ar-
ticulations élémentaires – phonologiques, syntaxiques propositionnelles – qui investit
et constitue un dehors complexe, différencié. Mais l’oralité, justement, est au carre-
four. Elle parle la bouche pleine. Elle est pleine de dedans et pleine de dehors. D’un
même tenant, elle est complexité en involution chaotique et simplicité en voie de com-
plexification infinie. Dans du chaos et de la complexité.
Déjà Freud montrait que des objets simples comme le lait ou la merde supportaient des
univers existentiels fort complexes, l’oralité, l’analité, tressant des façons de voir, des
symptômes, des fantasmes… Et l’on se rappelle une des premières distinctions laca-
niennes entre la parole vide et la parole pleine. Mais pleine de quoi ? Je le répète, de
dedans et de dehors, de lignes, de virtualités, de champ de possible. Parole qui n’est pas
un simple médium, de communication, agent de transmission d’information, mais qui
engendre de l’être-là, parole interface entre l’en-soi cosmique et le pour soi subjectif.
Lorsque la parole se vide, c’est qu’elle est passée sous la coupe de sémiologies scripturales
ancrées sur l’ordre de la loi, du contrôle des faits, gestes et sentiments. La voix de l’ordina-
teur – Vous n’avez pas attaché votre ceinture – laisse peu de place à l’ambiguïté. Toutefois
la parole ordinaire s’efforce de conserver vivant la présence d’un minimum de compo-
santes sémiotiques dites non verbales, où les substances d’expression constituées d’into-
nation, du rythme, des traits de visagéité, des postures, etc. se recoupent, se relaient, se
superposent, conjurant par avance le despotisme de la circularité signifiante. Mais au
supermarché le temps n’est plus à la palabre pour apprécier la qualité d’un produit et au
marchandage pour en fixer le juste prix. L’information nécessaire et suffisante a évacué les
dimensions existentielles pour accomplir son devoir de consommateur.
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L’oralité constituerait-elle un pôle refuge de la polyvocité sémiotique, une reprise en


temps réel de l’émergence du rapport sujet-objet ?… À la suite de Freud, les psychana-
lystes kleiniens et lacaniens, chacun à leur manière, ont appréhendé ce type d’entité
dans leur champ d’investigation en le baptisant “objet partiel”, “objet transitionnel” et
en le situant à la charnière d’une subjectivité et d’une altérité elles-mêmes partielles et
transitionnelles. Mais ils ne l’ont jamais désinserré d’une infrastructure causaliste ; ils
ne lui ont jamais conféré des dimensions de Territoire existentiel multivalent et de
créativité machiniques aux horizons sans limite. Certes, Lacan a eu le mérite, avec sa
théorie de l’objet “a”, de déterritorialiser la notion d’objet du désir, de le définir
comme non-spécularisable, échappant par là aux coordonnées d’espace et de temps, de
le faire sortir du champ limité auxquels les post-freudiens l’avaient affecté – celui du
sein maternel, des fèces et du pénis – pour le rapporter à la voix et au regard. Mais il n’a
pas tiré les conséquences de sa rupture avec le déterminisme freudien, et n’a pas conve-
nablement positionné les “machines désirantes” – dont il a amorcé la théorie – dans les
champs de virtualité incorporels. Cet objet-sujet du désir, comme les attracteurs
étranges de la théorie du chaos, sert de point d’ancrage au sein d’un espace de phare
sans jamais être identique à lui-même, en fuite permanente sur une ligne fractale, mais
aussi une ontologie fractale. C’est l’être lui-même qui mue, bourgeonne, se transfigure.
Les objets de l’art et du désir s’appréhendent dans des Territoires existentiels qui sont à
la fois corps propre, moi, corps maternel, espace vécu, ritournelles de la langue mater-
nelle, visages familiers, récit familial, ethnique… Aucune des entrées existentielles n’a
de priorité sur les autres. Pas question donc d’infrastructure causale et de structure
représentative de la psyché. Pas de monde à part de la sublimation. La chair de la sen-
sation et celle de la matière du sublime sont inextricablement mêlées. Le rapport à - 13
l’autre ne procède pas par identification d’icône préexistante, inhérente à chaque indi-
vidu. L’image est ici portée par un devenir autre, ramifié en devenir animal, devenir
machine, et, à l’occasion devenir humain3. »
Avec la voix, c’est l’être qui mue et se transfigure ! Se transfigure dit F.
Guattari que nous prendrons au sens de se métamorphoser : objet-sujet
du désir, nous sommes amenés à nous laisser conduire sur des chemins à
la fois réels et virtuels : c’est une rencontre toujours imprévue…
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À l’ombre… de la voix!
La Voix est une ombre qui suit nos pas sans pouvoir l’attraper ; elle
fuit, fugue, jaillit, agresse, murmure, délecte, assone, dissone. Elle nous
colle à la peau, si multiple et pourtant si singulière.
La voix est là, toujours là, même dans le silence, dans le murmure
d’une voix blanche, dans une lecture silencieuse, à voix basse dit-on, -
dans une lecture silencieuse qui n’en est pas moins sonore. Peut-être
était ce choix qui prend en compte des mots qui, par leur matérialité,
mixant le sonore dans le silence, agit par et sur le réel de la voix par le
biais du féminin toujours là, comme une voix vue de biais, où le corps
de la voix, tout comme le corps lui-même, déroule un texte, fabrique de
sons, fabrique de mots. Ce biais du féminin est à entendre comme
intensité où s’évanouit la parole, cet instant où le suraigu prend le relais,
où surgit le cri, l’extrême aigu qui ne permet plus d’articulation de la
14 - parole :
« L’une des propriétés principales du chant dans l’aigu, c’est de rendre impossible
l’articulation intelligible de la parole. En effet, sur le plan acoustique, au-dessus de
660 Hz, c’est-à-dire le mi4, on ne peut plus distinguer les voyelles les unes des
autres… à cette question de la distinction des voyelles, vient se surajouter le pro-
blème de l’articulation des consonnes, (les consonnes résultent d’une obstruction
totale ou partielle du canal vocal…) J. Lacan avait d’ailleurs relevé incidemment cet
antagonisme entre langage et chant en se référant justement à la fonction des
consonnes et tout spécialement des occlusives qui, selon son expression, s’entendent
précisément de ne point s’entendre4. »
Problème du cri et de l’aigu du chant, de l’inarticulé dans le sur-aigu
– à ce moment-là – abolition de la distinction entre l’humain et l’ani-
mal… Dans le Séminaire de Lacan L’identification, séance du
29/11/1961, retenons4bis :
« Auprès de moi, j’ai une chienne nommée Justine en hommage à Sade… Ma chienne,
à mon sens et sans ambiguïté, parle. Ma chienne a la parole sans aucun doute. Ceci est
important, car cela ne veut pas dire qu’elle est le langage. La mesure dans laquelle elle a
la parole sans avoir le rapport humain au langage est une question d’où il vaut la peine
d’envisager le problème du préverbal… Elle ne parle pas tout le temps… uniquement
où elle a besoin de parler, à des moments d’intensité émotionnelle, et de rapport à
l’autre, à moi-même. La chose se manifeste par des sortes de couinements gutturaux…
une espèce de frémissement labial… effets de souffle sur les joues de l’animal qui
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consistent à faire habiter les diverses cavités dans lesquelles se produisent les vibrations
phonatoires… ma chienne ne me prend jamais pour un autre… alors que le sujet-par-
lant est amené, du fait de rester pur-parlant, à vous prendre toujours pour un autre…
qu’à vous prendre pour un autre, le sujet vous met au niveau de l’Autre avec un
grand A. »
Alors que chez la chienne, chez l’animal, il y a absence des consonnes
occlusives (consonnes dont l’articulation comporte essentiellement une
occlusion du canal buccal, suivie d’une brusque ouverture : ex. : p, t, k, d,
g) : il n’y a chez l’animal que flottement, frémissement, souffle ; on repère
que chez l’être humain, l’inarticulable est au niveau des suraigus et au
niveau des occlusives ; « la chanteuse ne peut pas chanter les occlusives ».
Lacan reprend :
« Le phonéticien touche d’un seul pas le phonème AP et le phonème PA, ce qui lui
permet de poser les principes de l’opposition de l’implosion AP à l’explosion PA et de
nous montrer que la consonance du P est, comme dans le cas de votre fille, d’être
muette. Le sens du P est entre cette implosion et cette explosion. Le P s’entend précisé-
ment de ne point s’entendre, et ce temps muet du milieu, retenez la formule, est
quelque chose qui, au seul niveau phonétique de la parole, est comme qui dirait une
sorte d’annonce d’un certain point où, vous verrez, je vous mènerai après quelque
détour… Je profite simplement au passage par ma chienne, pour vous signaler au pas-
sage et pour vous faire remarquer en même temps que cette absence des occlusives
dans la parole de ma chienne, est justement ce qu’elle a de commun avec une activité - 15
parlante que vous connaissez bien et qui s’appelle le chant. »
Entre ce suraigu et cet « entendre » de ne point s’entendre, se
déploie la voix pure, lieu de l’inarticulable, lieu de la jouissance. C’est ce
couinement de Joséphine dont parle Kafka dans sa nouvelle « Joséphine
la Cantatrice ou le peuple des Souris », couinement qui est une musica-
lité dans la voix, un couinement… qui pour être entendu exige de voir
Joséphine !
« Pour comprendre son art, il ne suffit pas de l’entendre, il faut aussi la voir… Est-ce
son chant qui nous ravit ou n’est-ce pas plutôt le silence solennel dont sa faible petite
voix est entourée ?… Il n’y a plus que les tout jeunes pour s’intéresser encore à la canta-
trice, pour contempler avec étonnement la façon qu’elle a de froncer les lèvres, de faire
passer l’air à travers les mignonnes petites dents de devant, de se pâmer en admirant les
sons qu’elle émet et de se servir de son évanouissement pour y puiser le courage de
nouvelles performances, à ses yeux les plus fabuleuses… Il y a un certain esprit d’en-
fance, qui ne meurt jamais en nous, qui reste indéracinable dans notre peuple… C’est
de cet enfantillage de notre peuple que Joséphine tire avantage depuis toujours5. »
La voix, matière sonore silencieuse, est une sorte d’oxymore, par
lequel s’amorce une approche de texte, production de sons, de mots,
lignes de forces, d’intensités, pétris par et dans le langage, la culture, la
temporalité. La voix, empreinte de la langue maternelle, de la culture,
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est liée au féminin, à cette voix « blanche », murmure maternel qui pro-
pulse des sons chuchotés, dont on ne se départit jamais vraiment. La
tonalité de la voix reste bien souvent liée à cette trace. Mais cette trace
est-elle aussi sûre d’elle-même ?
De par la culture, cette voix mêlée au féminin qui est du genre mas-
culin reste une voix ambiguë. La voix est une émission sonore, quelque
chose qui cherche à se faire entendre. Elle insinue dans ses propres
sinuosités.
Ambiguïté, voix ambiguë ! Objet sans garantie !
Toujours du féminin dans la voix, jouxté par un déterminant mas-
culin – l’appellation, « le féminin » est d’emblée un lieu d’oppositions
où le terme s’associe au genre masculin par son déterminant. Cet article
accolé au féminin produit un lieu de contrastes ou de fragments ou terre
de combat et, ou, de travestissements de la voix : cet aspect sera déve-
loppé plus tard… par la voix des castrats.
Mais dans ce « féminin », envisagé comme Intensités, celui qui sup-
porte la voix « blanche », relève d’un son inarticulable, où se trouve le
lieu de l’errance, une explosion du sens, une mise en suspens temporelle,
une promesse d’une voix qui – s’entend de ne pas s’entendre –, une
promesse de jouissance.
16 - La voix existe dans son immatérialité… toujours en devenir, elle est
aussi un processus qui se constitue du multiple. Nous sommes en
effet…
….« Offert aux voix »…
« De quelles ondes était couru l’amnios
lorsque maman riait de la saison
nageant rêveuse à la frange des eaux
ou chantonnait d’être au cœur du matin
ou lente souriait de revenir à elle
à quelle profondeur d’écoute et d’ombre
à cause de ce rire en suspension
à cause de ce chant mouillé de nuit
enfant promis à la musique j’attendais
offert aux voix qui chercheraient ma peau6 »
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Comment penser la voix?… Une échappée!


Comment penser la voix ? Penser la voix comme pensée impossible à
travers des matériaux de forces et d’intensités, prise sans cesse dans un
mouvement de devenir : alors tenter de la décrire… Ce n’est pas si
simple : un jaillissement, un murmure, un cri…
Cri animal ; cris et chuchotements ; à corps et à cris.
Le cri dans la voix ; la voix dans le cri.
Une cascade, une saccade de cris, de sons…
Voix grinçante, voix douce, voix rauque.
Travestissement de la voix… une trahison de la voix…
La voix… un travestissement du néant, du manque, du chaos… La
voix comme un soubresaut face à la mort…
Pouvoir psychique de la voix… N’est-on pas assujetti à la voix jus-
qu’à en perdre la voix ?
Ne dit- on pas la voix de son Maître ? - 17
La voix productrice de méconnaissance… Aliénés à notre propre
voix jusqu’à la méconnaître… alors, objet de désir non maîtrisable…
Se désaliéner de sa voix… Tout en étant sa voix… Avoir de la voix ?
entend-on sa voix ? Des voix ?
Qu’est-ce à dire ?
Comment le « féminin » est-il pris dans la voix ?
À quelle ritournelle est- il attaché qui fait le fond de la mélodie ?
La voix n’est- elle pas le continent noir, impossible à voir ?
Lieu de l’entre-deux qui suscite une inquiétante étrangeté…
Lieu du sexe qui suscite un regard, dans l’entendre, dans une écoute
décalée qui produit jouissance et larmes… N’est-elle pas le lieu de la
transe mais aussi le lieu du passage : trans, transmission, transgression,
trans-genre ? Lieu du multiple… du Moi, et de l’autre… et de l’Autre, et
encore de Moi et de soi, et de lui, et d’elle, du tu et à toi, et à moi, est à toi,
avec moi et contre toi, et contre moi et à nous… et au monde… valse,
flexion, parfois génuflexion, bifurcation et tourbillon de la voix… La voix
dans une flexion de phrase…
Henri Michaux nous dit…
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« On est né de trop de Mères. (Ancêtres : simples chromosomes porteurs de tendances


morales, qu’importe ?) Et puis les idées des autres, des contemporains, partout télépho-
nées dans l’espace, et les amis, les tentatives à imiter ou à “être contre”.
J’aurai pourtant voulu être un bon chef de laboratoire, et passer pour avoir bien géré
mon “moi”.
En lambeaux, dispersé, je me défendais et toujours il n’y avait pas de chef des ten-
dances ou je le destituais aussitôt. Il m’agace tout de suite. Était-ce lui qui m’abandon-
nait ? Était-ce moi qui le laissait ? Était-ce moi qui me retenais ?
Le jeune puma naît tacheté. Ensuite, il surmonte les tachetures. C’est la force du
puma contre l’ancêtre, mais il ne surmonte pas son goût de carnivore, son plaisir à
jouer, sa cruauté.
Depuis trop de milliers d’années, il est occupé par les vainqueurs.
Moi se fait de tout. Une flexion dans une phrase, est-ce un autre moi qui tente
d’apparaître ?
Si le Oui est mien, le Non est-il un deuxième moi ?
Moi n’est jamais que provisoire (changeant face à un tel, moi ad hominem changeant
dans une autre langue, dans un autre art) et gros d’un nouveau personnage, qu’acci-
dent, une émotion, un coup sur le crâne libérera à l’exclusion du précédent et, à
l’étonnement général, souvent instantanément formé. Il était donc déjà tout constitué.
On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité.
(là comme ailleurs la volonté, appauvrissante et sacrificatrice.)
Dans une double, triple, quintuple vie, on serait plus à l’aise, moins rongé et paralysé
de subconscient hostile au conscient (hostilité des autres “moi” spoliés)…On veut trop
18 - être quelqu’un.
Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. MOI est une position d’équi-
libre. (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes.) Une
moyenne de “moi”, un mouvement de foule 7… »
Nous pourrions, à sa suite dire autant de Moi, autant de Voix… et
pourtant si singulière…
Le « féminin » de et dans la voix, mais aussi le multiple, produirait
un lieu étrange et étranger, lieu de la voix, qui susciterait tous les
mouvements de passage nous permettant de sortir d’une logique
binaire du :
Masculin-féminin ; dedans-dehors ; corps-pensée ; bien-mal ; thèse-
antithèse ; sens-non sens ; vrai-faux. Le féminin pris dans ce lieu de la
voix, qui est aussi non-lieu se révélant dans un entre-deux et qui nous
permet d’adopter tout événement dans un acte différentiel entre deux
ordres : la voix comme entre-deux, masculin-féminin.
Mais aussi dans la voix, il y a de l’enfant, de l’animal comme cri d’oi-
seau, de la culture dans l’agencement syntaxique, dans la prosodie, l’ac-
cent, l’intonation.
Sans signification définitive. Elle court sans cesse de territoire en ter-
ritoire, se situant dans des zones d’entre-deux, et se glisse dans un mou-
vement continu que nous pourrions appeler : son rythme !
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La voix qui n’a pas de contour est néanmoins constituée de rythmes,


d’intensités, de modulations qui en donnent les formes, toujours mou-
vantes. Elle est construction et déconstruction de ces conceptions de
formes.
La voix est prise dans un jeu d’interférences qui en donne le ton ;
interférences du corps et de la pensée. Prise dans une conception des
formes de la conception du monde, de l’espace, du temps ! N’est-elle pas
cette « âme »… ce qui relève du registre temporel, spatial, où l’humain
est pris dans les mouvements du : visible-invisible, audible-inaudible…
c’est ce que l’on pourrait appeler « l’âme »… une matière constituée par
des énergies : énergies combinées de lettres, combinaisons de textes, de
sons, de souffles, d’intensités, dans la combinaison des éléments linguis-
tiques, eux-mêmes combinés au singulier, au pluriel, et à l’universel, ce
qui pourrait nous amener à appréhender la voix dans une dimension
mystique, voire idéaliste du texte et de son énonciation. Ainsi… la voix
est proche de l’inaccessible et de l’implicite !
La combinaison et la composition de la voix produisent une sorte de
langue sacrée où se situe le féminin, lieu du suraigu et donc de l’inarti-
culable. Ce féminin reste dans la voix et relève du domaine de l’inarti-
culé : un son innommé dont seul le féminin peut produire un son ou un
cri… - 19
La voix du féminin est alors le fil doré qui, dressé comme une
muraille, produit les sons les plus aigus ne pouvant atteindre l’articu-
lable et qui devient une voix, située dans l’invisible, proche de la cime
ou de l’abîme ou du chaos.
Une manière de représenter sans représentation quelque chose de
l’ultime, de l’intime et qui se donne et s’approche dans la différencia-
tion, c’est-à-dire comme moment, instant de transmutation de l’être,
comme instant pris dans une dimension de devenir.
Mais aussi, la voix est prise dans un univers machinique comme dit
Deleuze, prise entre éthique et politique du désir. Et c’est la voix du cas-
trat qui en révélera l’ordre d’attache : ordre du désir lui-même, pris dans
l’ordre du politique et du religieux – dans un mouvement de territoria-
lisation et de dé-territorialisation, dans un système de forces où l’indi-
cible est une ligne de fuite, dans le cri sur-aigu, engendrant de nouveaux
agencements singuliers, subjectifs et collectifs.
Difficulté de parler de la voix : Comment donner forme à ce qui est
informe ?
Par son approche incertaine, elle est d’emblée fugace. Incertaine,
instable et pourtant si intime. Incertaine du fait qu’elle ne se montre que
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par irruption, par échappée, même si elle est bien dressée par une his-
toire racontée : chant, chanson apprise… elle en est le support.
Elle est avant tout une qualité par ce qui est promu et par ce qui
échappe, par ce qui ne s’articule pas.
Dans ce couinement de la voix, se logent l’intime, la jouissance, la
tendresse, la haine ou le comblement. Par ce couinement, elle conjugue
l’être, l’être bifide. Elle est toutes les formes de l’imaginaire, dans l’ex-
primé et l’implicite de l’être. Elle est à situer dans le contexte d’un dis-
cours amoureux : elle est, dit Roland Barthes, ce qui permet de dire
l’implicite sans l’articuler ; elle est ce qui passe outre l’articulation sans
tomber dans la censure du désir ou la sublimation de l’indicible.
Par sa force métaphorique, s’adjoignent l’exprimé et l’implicite du
Texte. Elle est erratique, lieu privilégié de la différence échappant au
domaine de la science : pas seulement physique, pas seulement histo-
rique, ni esthétique, ni psychanalytique ; il n’y a pas de voix neutre,
toute voix se pénètre de ce qu’elle dit ; elle est inouïe, in-ouïe, dans ce
qui s’entend et son au-delà.
La voix est pourtant dans un rapport trans, dans un réel comme fic-
tion et participe de la transe ; trans-mission et trans-gression, où les
termes résonnent, comme une voix qui résonne dans un espace vide, et
20 - raisonne avec des outils pour rendre compte de la complexité des
ombres : le masculin dans le féminin ; le féminin dans le masculin.
« La voix est donc plus qu’une porteuse de mots, l’organe de la parole. En latin, et en
espagnol, le pluriel désigne les mots voces, vozes, sens secondairement étendu au singu-
lier. C’est dire que les mots sont des unités de voix, autant qu’ils sont dans la voix. Par
quoi la notion de mot est rythmique et orale avant d’être sémantique ou lexicale. La
voix est ce qui appelle. Elle inclut l’interlocution. L’autre. L’étymologie enfouit et
montre à la fois la solidarité de la force religieuse, juridique, militaire de l’appel, avec
l’oralité. D’où des vestiges : vocation, avocat. Mais le son, lui, dans ce qu’en dit l’origine
du mot, est lié aux bruits des choses. C’est la sonnerie du monde. Pas de rapport avec
la voix. D’autres langues ont d’autres liens. En grec, la voix, phonè est liée au dire,
phèmi. Et à la famille latine d’où nous restent les fées. En hébreu, la voix, qol et l’assem-
blée, qahal. Les surprises de la philologie rapproche golos, la voix en russe, et gallus le
coq en latin. Le bruit au sens de ce qu’on entend dire associe l’allemand laut, sonore, et
son, et l’anglais loud au grec kleos, le bruit qui court, la gloire, au russe slovo le mot,
slava la gloire8. »
Avec la voix, nous sommes amenés à rencontrer le rythme qui est en
outre l’expérience de l’affect, expérience d’affecter et d’être affecté où
l’on ne peut privilégier les rapports qui les composent sur leur décom-
position, car composition et décomposition vont toujours ensemble.
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La voix… un affect mutant!… une impulsion!


Deleuze a retenu chez Spinoza le concept d’expression. Quand on se
réfère à Spinoza on aborde l’affect, un ensemble d’affects sous l’aspect
d’une détermination cinétique, d’une impulsion qui s’exprime comme
une tentative de coïncidence de « la joie et de la raison », et « de l’affect
et du concept ».
La voix a donc ce pouvoir d’affecter et d’être affectée puisque son
domaine est celui de l’adresse à autrui et à soi.
La voix, en ce sens est une rencontre où ne s’impriment pas seule-
ment des idées, des discours véhiculés, mais où s’exercent des modes de
variations infinis.
Selon l’approche de Spinoza, G. Deleuze précise dans son cours du
24/01/78 que notre vie n’est pas seulement faite des idées qui se succè- - 21
dent. Et notre voix n’est pas seulement modulée par nos idées, par leur
impact ou l’impact que nous voudrions porter sur elles.
La voix est soumise à variations…
Spinoza emploie le terme d’« automaton ». « Nous sommes, dit-il,
des automates spirituels, c’est-à-dire que c’est moins nous qui avons des
idées que les idées qui s’affirment en nous. Qu’est-ce qui se passe aussi, à
part cette succession des idées ? Il y a autre chose !… à savoir : quelque
chose qui ne cesse pas de varier… Et qu’est-ce que cette variation ?
Voici un exemple : je croise dans la rue Pierre qui m’est très antipa-
thique, et puis je le dépasse, je dis bonjour Pierre, ou bien j’en ai peur et
puis je vois soudain Paul qui m’est très très charmant, succession de deux
idées, idée de Pierre et idée de Paul ; mais il y a autre chose… s’est opérée
aussi en moi une variation – là les mots de Spinoza sont très précis, aussi je
les cite “Variation de ma force d’exister, ou autre mot qu’il emploie
comme synonyme : vis existendi, la force d’exister ou potentia agendi, la
puissance d’agir, et ces variations sont perpétuelles !” »… et de fait, il se
passe un mouvement, une modification, une variation qui ne cesse pas
dans la voix ; une variation qui ne cesse pas de varier ; c’est cela, dit-il, une
variation continue, ma force d’exister ; ce sont des puissances d’agir.
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Cette variation continue, Spinoza l’appelle affectus (affectus comme


variation de la puissance d’agir) :
« C’est donc la variation continue de la force d’exister de quelqu’un, en tant que cette
variation est déterminée par les idées qu’on en a.
L’affect, qui n’est pas l’affectus, ne se réduit pas aux idées qu’on a…
C’est un effet de passage, lié à la variation de la puissance d’agir : en
serait-il de même de la voix ?
L’affect, c’est à proprement parler ce qui découle des affections, les
affections étant des perceptions ou des représentations.
Référons-nous au cours de G. Deleuze sur Spinoza, séance du
24/01/81 :
Spinoza dissocie l’affect de l’affection (l’affect est tout mode de pen-
sée en tant que non représentatif…).
« L’affection (affectio), est l’état d’un corps qui subit l’action d’un autre corps ; il est l’ef-
fet produit par le mélange de deux corps ; l’un qui agit sur l’autre, et l’autre qui
recueille la trace du premier. L’affectio est cette appellation qui met en valeur la nature
du corps modifié plutôt que la nature du corps modifiant : un effet (tout mélange de
corps sera nommé affection). »
Pour Spinoza, c’est un premier genre de connaissance ; connaissance
22 - obtenue, produite par les effets de rencontre de deux corps : rencontres,
hasard de rencontres de deux corps dont je peux dire qu’elle me plaît ou
pas, qui produisent une connaissance par la voie de leurs effets et non
par ce qui les causent. « Ainsi le corps est cela… ce qui a le pouvoir
d’être affecté ». Et un pouvoir d’être affecté, c’est réellement une inten-
sité ou un seuil d’intensité. La voix, elle aussi, fait des bonnes ou des
mauvaises rencontres.
« Dans le cas d’une mauvaise rencontre, toute ma force d’exister (vis existendi) est concen-
trée, tendue vers le but suivant : investir la trace du corps qui m’affecte pour repousser
l’effet de ce corps, si bien que ma puissance d’agir est diminuée d’autant… Au contraire,
quand vous dites : “ô, je me sens bien”, et que vous êtes content, vous êtes content aussi
parce que des corps se sont mélangés avec vous dans des proportions et des conditions
qui sont favorables à votre rapport – à ce moment-là, la puissance du corps qui vous
affecte se combine à la votre de telle manière que la puissance d’agir est augmentée. Si
bien que dans les deux cas votre pouvoir d’être affecté sera complètement effectué, mais il
peut être effectué de telle manière que la puissance d’agir diminue à l’infini ou que la
puissance d’agir augmente à l’infini… À l’infini ? Évidemment non ! »
Mais la ligne de variation vocale oscillera selon des intensités, des
seuils d’intensité au cours des rencontres avec soi, avec d’autres.
Dans le Livre de L’Éthique, Spinoza définit le corps selon deux pers-
pectives : une perspective cinétique, où le corps se définit par un rapport
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de mouvement et de repos et une perspective dynamique où tout le


corps se définit par un pouvoir d’être affecté, dont les affects viennent
du dehors, dans un rapport où s’exerce la complexité : mouvement et
repos – où le corps est pris dans ce rapport où s’opèrent des change-
ments qui affectent toutes les parties du corps. La connaissance de soi
ou la connaissance des corps extérieurs ne peut s’approcher que par les
affections que les corps extérieurs produisent sur le nôtre. Selon
Spinoza, il n’y a connaissance que par le biais des mélanges de corps, par
l’action des autres corps sur soi, et par les mélanges. Pour lui, l’humain
n’existe qu’au hasard des rencontres, des actions des autres corps. La spé-
cificité de la voix se fait donc aux hasards de ces rencontres… et se
module en seuils d’intensités. Une voix m’affecte, je suis affecté par ma
voix, qui parfois m’échappe, déraille, m’abandonne ; j’affecte le corps de
l’autre par ma voix suave ou dérangeante ; ma voix est un affect mutant-
muté, de la rencontre de corps, de la rencontre du dehors et du dedans.
Elle vit de l’altérité et elle concourt à l’engendrer… et pourtant, elle est
ce qui peut s’exprimer dans ce qui ne peut se représenter.
En effet, elle est située dans un mouvement continu, inclue dans des
transformations multiples. Ne peut-on dire qu’elle est la forme du pas-
sage, du transit, de passage toujours transitoire ; ce qui en fait sa com-
plexité dans son mode d’approche et peut être l’objet le plus insaisissable - 23
de la connaissance : variation continue.
La voix est pourtant profondément corporelle – corps et effet de
corps – effet de seuils, d’intensités… toujours singulière, soumise au
gradus c’est-à-dire soumise à une quantité intensive d’énergies et de
vitesse. Dans son approche toujours mouvante, la voix est l’élément
exemplaire de la sortie d’une logique binaire. Elle ne peut s’adonner
qu‘au domaine de la fluidité et du ponctuel dans lequel elle ne procède
que par saut. Elle n’est que processus et agencements dans une logique
du mouvement temporel qui la rapproche de la musique… variations
musicales.
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Une voix… déconcertante!


…Une rythmicité musicale… dans un espace polyphonique…

Sa forme musicale prise en tension nous amène à la pensée deleu-


zienne qui s’élabore en termes d’agencements dans un espace utopique
et polyphonique où se mêlent concepts et modèles, textes et figures,
où se trace une toile constituant du phylum machinique. (Phylum
étant la souche primitive d’où est issue une série généalogique, des
embranchements.)
« Le phylum machinique, c’est la matérialité, naturelle ou artificielle, et les deux à la
fois, la matière en mouvement, en flux, en variation, en tant que porteuse de singulari-
tés et de traits d’expression9. »
La voix est un nœud d’embranchements, fait de racines primitives,
de racines adventives, de bourgeons, de bourgeons adventifs, de bou-
tures, de greffons… constituant une toile vocale… dans les filets de
24 - désirs… se faufilant dans les mailles du filet, ou constituant les nœuds
de maintien… située dans un espace sonore polyphonique.
Approcher cette problématique de la voix selon une préoccupation
éthique comme théorie de l’être… où le désir est abordé comme pro-
blème… Et qu’il le reste ! Champ ouvert et vaste…
La voix est sans contour, profondément erratique, n’étant pas défi-
nitivement circonscrit si ce n’est par la voie du travestissement, voie
par laquelle Deleuze aborde la question des castrats dans la dimen-
sion de l’éthique et du politique : la voix comme le féminin relevant
d’une machine désirante dont le dispositif complexe est pris dans des
flux, des lignes de fuite et du rhizome (tige souterraine des plantes
vivaces qui porte des racines adventives et des tiges feuillées
aériennes). Tige souterraine de la voix, ramifiée de racines adven-
tives, se propulsant dans l’aérien.
La voix se meut dans l’aérien.
Elle procède par expressions mais aussi par contaminations, d’un son
à l’autre, d’un souffle au son, du son au souffle… Rythmicité… comme
un art de la performance, pouvant pousser à l’extrême sa forme chao-
tique soit en l’amplifiant, soit en s’enfermant dans un agencement rigide
et stéréotypé.
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Néanmoins, la voix ne se laisse pas si facilement domestiquer : elle se


faufile, entre les dichotomies de la logique binaire. Dotée du rythme,
elle se situe à minima dans une logique ternaire. Le rythme jouant sa
partie sur le jeu des dualismes : du signifiant-signifié, du bien et du mal,
de la nature et de la culture, du corps et de la pensée, du sens et du non-
sens, du vrai et du faux. Avec le rythme, mouvement d’énergie, de flux,
d’intensités, nous sortons du structuralisme qui s’appuie sur la notion
du plus petit différentiel et de l’arbitraire du signe, qui a souvent
confondu convention et système.
Le rythme est conventionnel dans une politique du conventionnel…
Lachez-lui la bride !
Alors la voix trouve un système d’agencement qui ne joue pas seule-
ment sur les oppositions, les différentiels, mais aussi sur les relations des
tensions oppositionnelles. Avec le rythme, nous sortons aussi de la
logique biologique, la voix n’étant pas seulement un organe phonatoire.
Nous sortons aussi du symbolisme, qui procède par mécanisme joi-
gnant le signifiant au signifié. (le rythme de la voix n’est pas le rythme
de la métrique) Nous sortons du binarisme, car un ternaire apparaît, qui
produit ses agencements : le rythme, le rythme dans sa complexité !…
qui n’est pas celui du tam-tam, ni celui de la marche militaire. Il englobe
le corps, le discours, le langage, l’écrit, l’histoire et le désir du sujet. - 25
Aucune objectivation rationalisante, …la voix est un phénomène,
une fabrique, un produit, une production constituée d’agencements…
et elle maintient toutes questions comme problèmes et ils le resteront !
La voix est un problème et, il est préférable qu’il le reste, au risque de
se figer dans des automatismes, et de réduire le sujet à un automate
vocal. (Combien de rééducations orthophoniques, fondées sur des théo-
ries cognitivistes, restent rivées sur des automatismes, axés sur l’appareil
phonatoire) : l’émission de la voix étant dé-contextualisée, déshistorici-
sée, désubjectivée.
La voix relève de la complexité, du corps, du discours, du langage, de
l’écrit, de l’histoire, du désir du sujet, et par conséquent, elle est toujours
en devenir, elle est un devenir : c’est sa vitalité… Ainsi nous nous appro-
chons de la voix, en marchant dans les pas de Nietzsche, sur les pas dan-
sants de Nietzsche, homme du devenir qui exècre les certitudes figées
qui fait dire à Zarathoustra :
« C’est tordues que les bonnes choses approchent, tordues de leur but, pareilles aux
chats, elles font le gros dos, et ronronnent à l’intérieur d’elles – mêmes face à leur bon-
heur prochain – toutes les bonnes choses rient. La démarche révèle si quelqu’un déjà
marche dans sa voie… mais celui qui s’approche de son but, celui-là danse. En vérité,
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ce n’est pas une statue que je suis devenu, je ne suis pas devenu fixe, atone, de pierre,
une colonne ; j’aime la course rapide10. »
Nietzsche danseur, n’est pas l’homme des certitudes bien pen-
santes et de l’idéologie figée mais celui de la transmutation, celui de
la transvaluation.
Sans certitude, la voix est alors toujours en marche, trébuchante,
parfois dansante, de toute façon en mouvement permanent, même dans
ses pauses ; le silence étant inclus dans le continu de la voix.
« Le problème, chez Nietzsche est celui des vitesses et des lenteurs entre particules.
Aucune forme n’y résistera, aucun caractère ou sujet n’y survivra. Zarathoustra n’a que
des vitesses et des lenteurs, et l’éternel retour, la vie de l’éternel retour, est la plus
grande libération concrète d’un temps non pulsé… et entre ces nouveaux rapports de
vitesse et de lenteur, il y aura certes, changement d’agencement, saut d’agencement à
un autre, il y aura des ratés. Cela est ainsi dans tout événement de transmutation non
volontaire. Alors, le plan, plan de vie, plan d’écriture, plan de musique, ect., ne peut
que rater, puisqu’il est impossible d’y être fidèle, mais les ratés font partie du plan puis-
qu’il croît ou décroît avec les dimensions de ce qu’il déroule chaque fois (planitude à n
dimensions). Étrange machine, à la fois de guerre, de musique et de contagion-prolifé-
ration-involution11. »
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La voix… un devenir!
La pensée deleuzienne abordant tout phénomène comme un devenir
viendra nous soutenir dans cette marche, pour évoquer la question de la
voix. Cette pensée s’élabore à partir de concepts qui sont pris dans un
mouvement permanent, où le monde, la culture, l’histoire, le sujet, le
désir sont pris à la fois dans une logique de pliures (Leibnitz) et d’inten-
sités (Spinoza), où les affects sont producteurs de vitesse et de lenteur,
engagés dans les processus de déterritorialisation, et même de désubjec-
tivation, où tout acte est à situer sur un registre différentiel, où les
concepts sont exactement comme des sons, des couleurs ou des images ;
les concepts sur la linguistique, pourrait-on dire ne sont que des intensi-
tés exactement comme des sons, ils nous conviennent ou non, ils pas-
sent ou ne passent pas.
Donner le bref tissage de cette pensée qui pourra peut être nous aider à
aborder ce problème qu’est la voix comme pensée impossible, impossible à - 27
objectiver, si ce n’est à l’appréhender à travers des matériaux de forces et
d’intensités pris sans cesse dans un devenir, dans un mouvement de térrito-
rialisation, de dé-térritorialisation, de re-térritorialisation…
Dire que la voix est une « ligne de devenir, qui n’a ni début ni fin, ni
départ ni arrivée, ni origine ni destination – et parler d’absence d’ori-
gine, ériger l’absence d’origine en origine, est un mauvais jeu de mots.
Une ligne de devenir a seulement un milieu. Le milieu n’est pas une
moyenne, c’est un accéléré, c’est la vitesse absolue du mouvement… Un
devenir n’est ni un ni deux, ni rapport des deux, mais entre-deux, fron-
tière ou ligne de fuite, de chute, perpendiculaire aux deux… » Le deve-
nir constitue une « zone de voisinage et d’indiscernabilité… », ainsi …
l’exemple de la guêpe et de l’orchidée, indiquant cette ligne de devenir :
« Dans la ligne ou le bloc de devenir qui unit la guêpe et l’orchidée se produit une
commune déterritorialisation, de la guêpe en tant qu’elle devient une pièce libérée de
l’appareil de reproduction de l’orchidée, mais aussi de l’orchidée en tant qu’elle devient
l’objet d’un orgasme de la guêpe elle-même libérée de sa propre reproduction.
Coexistence de deux mouvements assymétriques qui font bloc, sur une ligne de fuite
où s’engouffre la pression sélective. La ligne, ou le bloc, ne rejoint pas la guêpe et l’or-
chidée, pas plus qu’elle ne les conjugue ou les mélange/elle passe entre les deux, les
emportant dans un commun voisinage où disparaît la discernabilité des points… Le
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devenir s’oppose au système-point de la mémoire… Le devenir est une anti-


mémoire 12. »
Il n’est ni imitation d’un sujet, ni la proportionnalité d’une forme.
« Devenir, c’est à partir des formes qu’on a, du sujet qu’on est, des organes qu’on pos-
sède ou des fonctions qu’on remplit, extraire des particules, entre lesquelles on instaure
des rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, les plus proches de ce
qu’on est entrain de devenir, et par lesquels on devient. C’est en ce sens que le devenir
est le processus du désir13. »
Le rythme de la voix et dans la voix, participerait de ce processus. La
voix voudrait être et est déjà… Veut être proche d’une traduction, et
pourtant approximative. La voix est un effet, une production.
« Il n’y a de désir qu’agencé ou machiné, dit G Deleuze, impossible de
saisir ou de concevoir un désir hors d’un agencement déterminé, dont le
plan est construit. Groupe ou individu, chacun, construit le plan (qui
réside dans le sujet agissant), où chacun, individu, groupe, mène sa vie
et son entreprise… ce sont les conditions qui rendent le désir possible »
…et la voix signera l’entreprise…
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La voix… un horizon multiple!


Pour Deleuze, les singularités et les multiplicités deviennent de plus
en plus le point central.
Les êtres et les sociétés sont des entités fondamentalement plurales,
prises dans une logique de Devenir, comme devenirs – multiples.
Deleuze ne conçoit pas l’individu comme fondement de l’organisa-
tion sociale. Les subjectivités sociales sont au-dessus ou en dessous du
niveau de l’individu et décomposent les collectivités de toutes sortes.
La voix n’est pas seulement individuelle, mais elle est aussi prise dans
des subjectivations sociales, dans les organisations sociales : ce qui pro-
duit diverses tonalités de la voix, soumises, résignées, ou subversives.
Mais les formes de multiplication, de pluralisation, les lignes de fuite
dans l’organisation sociale n’ont pas toujours un effet libérateur.
Certaines lignes de fuite ne sont pas créatrices mais suicidaires et des-
tructives. Certains devenirs ne sont pas libérateurs mais fascistes, tour- - 29
nant à leur propre abolition. La musicalité de la voix participe de ce pro-
cessus, « non pas en vertu d’un instinct de mort qu’elle soulève en nous,
mais d’une dimension propre à son agencement sonore, à sa machine
sonore, le moment qu’il faut affronter, où la transversale tourne en ligne
d’abolition. Paix et exaspération. La musique a soif de destruction, tous
les genres de destruction, extinction, cassage, dislocation. N’est-ce pas
son fascisme potentiel ? Mais chaque fois qu’un musicien (émetteur de
sons) écrit in memoriam, il s’agit non pas d’un motif d’inspiration, non
pas d’un souvenir, mais au contraire d’un devenir qui n’a fait qu’affron-
ter son propre danger, quitte à tomber pour en renaître13bis. »
La préoccupation de Deleuze est celle de la pluralité des subjectivités
sociales et de la multiplicité des formes.
Le sujet est pris dans une logique de démultiplication qui se substi-
tue à celle d’une logique où le désir est référé uniquement au manque,
qui, lui, est rattaché à la tradition de la dialectique.
Comme Nietzsche, Deleuze a dénoncé la dialectique comme
« triomphe de l’esclave » et construit sa pensée autour de la théorie des
forces qui reste entachée, comme la jouissance chez Lacan, de l’illusion
métaphysique, d’un au-delà du désir.
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La voix est à situer dans ce mouvement d’intensités et de forces, dans


cette logique de démultiplication, de pliures, comme processus de deve-
nir. En approchant la voix dans cette perspective, il s’agira de plier,
déplier, replier quelques plis qui la constituent, de la même manière
lorsqu’on aborde sans fin les œuvres d’art jusqu’à provoquer parfois une
in-discernabilité.
Comment parler de la voix ? Comment s’inscrit-elle dans l’espace
sonore ? Comment la pensée peut-elle révéler ce qui constitue cet élé-
ment erratique ? La pensée ne risque-t-elle pas de la diluer au travers
d’images, de mots approximatifs ?
Si nous considérons la pensée comme espace, abstraction et pure
image, n’amène-t-on pas le langage, et aussi la voix à se dissoudre en
elle ? Néanmoins dans cette perspective, il est possible de la retrouver en
son être propre, prise dans ce qui est vision ou musique.
En abordant la voix comme percepts auditifs-visuels, nous la situons
dans un jeu d’amalgames et de réversions, qui bien souvent la consti-
tuent : sons producteurs d’images et images productrices de sons. Les
percepts pris dans les intervalles, d’espace, de lumière et de sons nous
amènent à rejoindre dans l’ambiguïté, les percepts des peintres, des
cinéastes et des musiciens. Selon ces perspectives, la voix se situe dans
30 - une logique de démultiplication, comme processus de devenir, à la croi-
sée de ces divers chemins : le son fait l’image, fait le sens – l’image fait le
son, fait le sens… est-ce si simple ? Que fait-on de l’imperceptible ? De
l’inaudible ?
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La voix…/hors représentation, telle la musique!


Aborder la voix par le biais musical, le temps musical, prise comme
une sorte de figure, arrachée à la figuration, dont l’aspect fantomal nous
conduit à rejoindre de simples vérités écrites à l’aide de figures. (qui
rejoint, comme l’art, – la critique de la représentation).
La voix nous amène inévitablement pour l’approcher à nous déloger
de la représentation et à entrer dans la fiction – sa réalité serait alors fic-
tionnelle. Par cet aspect, elle traduit la durée, l’espace-temps en élément
sonore.
Cette rupture avec la représentation ne peut se passer des traits fiction-
nels, comme si la seule manière de sortir du régime de la représentation
serait de mettre en avant des traits représentatifs ayant besoin d’être allégo-
risés et mis en scène. La voix du castrat est un trait représentatif du fémi-
nin, du féminin, mais aussi de l’enfant dans la voix… ou bien comme fic-
tion du féminin, fiction de l’enfant… révélant qu’« être homme ou - 31
femme n’existe plus en musique, abolissant la machine duelle – il n’est
pas sûr que le mythe de l’androgyne invoqué par Fernandez soit suffisant
– il ne s’agit pas de mythe mais de devenir réel, la voix se déterritorialise-
elle, se déterritorialise dans un devenir-enfant, mais l’enfant qu’elle
devient est lui-même déterritorialisé, inengendré, devenant14. »
G. Deleuze ne sépare pas contenu et forme : ils sont mis sur le même
plan, et par ce biais, les traits représentatifs sont mis au profit de traits
d’expression matérielle.
(La voix entendue est hors miroir et pourtant créatrice d’images,
productrice de sons, d’intensités.)
À propos de la musique et de sa nécessité, G. Deleuze dit dans sa
conférence sur le temps musical (IRCAM, 1978) :
« Il n’y a pas d’oreille absolue, le problème est d’avoir une oreille impossible, qui peut
se poser sur quelqu’un, survenir brièvement à quelqu’un… c’est-à-dire rendre audibles
des forces qui ne sont pas audibles en elles-mêmes.
Penser alors la voix, en se dégageant des formes de pensée du type catégories ou grands
concepts, mais en essayant de rendre audibles des forces qui ne le sont pas en elles-
mêmes. »
Développer une pensée sur la voix relève d’une pensée impossible,
c’est-à-dire rendre pensables, par un matériau très complexe, des forces
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qui ne sont pas pensables. Forces sonores, temps pulsé, forces non-
sonores, temps flottant non pulsé, bouillonnement, organisation du
temps, intensités silencieuses, rythmes de toute nature, durée et exten-
sion, expression dans l’espace-temps.
« Le problème posé, dit-il, est : comment ces durées vont pouvoir s’articuler, car bien
souvent, elles sont hétérogènes ou marquées d’oscillations ou de trans-rythmicité. »
La voix est dotée de durée, comme effet de vitesse et de rythme,
proche de la musique, sans pouvoir s’y réduire totalement… essayons
tout de même de l’approcher…
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La voix… un phénomène de vitesse, territorialisation,


déterritorialisation, reterritorialisation
Un petit peuple sympathique…

« Dans ce décor méditerranéen vit un gentil peuple de bergers, de bergères et de bouviers


bien vrais par leurs préoccupations et leur simplicité…
De quoi parlent-ils entre eux ? De ce qui remplit leur vie jour après jour : les semailles, la
greffe des poiriers, la plantation des ceps en lignes bien régulières, le loup qui jette la
panique dans la bergerie, l’arbousier dont les chevreaux grignotent les feuilles les plus
tendres, les saules, régal des abeilles, le roucoulement des ramiers, le doux gémissement
de la tourterelle.
Superstitieux, ils le sont. Ils croient fermement au « mauvais œil », ils savent que Jupiter
envoie un « signe » quand sa foudre atteint son arbre, le chêne, que le cri d’une corneille
à gauche annonce lui aussi un malheur…
S’ils chantent, c’est pour célébrer Jupiter… à moins qu’ils n’évoquent leurs amours toutes
simples, les taquineries de la jeune fille qui vise son cher berger avec des pommes, fruits
de Vénus, pour courir se cacher dans les saules… en prenant bien soin de se faire voir… - 33
Le grand luxe de leur houlette, qui n’est pas enrubannée, est d’avoir ses nœuds également
espacés… » (Virgile, Les Bucoliques)

La voix… une pastorale, territorialisée, roucoulement de la ritour-


nelle, tracassée par les dangers, rattrapée par la croyance, inquiétée par
les cris du dehors, enchantée par les célébrations…
La Voix… tourne-tourne manège…
Et puis… la voix… catapulte…
Et puis… la voix … retour au logis…
Les divers mouvements dans la voix : une relation directe matériau-
force dans la voix.
La voix… et la ritournelle… une berceuse… une mise en danger…
La voix et la force du galop… une production… machines de
production…
Agencements… spatio-temporels… trajectoires… trajectoires…
sonores…
Une musique… Un devenir…
À partir de la musique, Deleuze a proposé des concepts d’une très
grande richesse ; il dira en 1984 pour compléter le concept de ritour-
nelle élaboré par Guattari :
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Les deux grands moments de la musique seraient la ritournelle et le


galop, deux pôles non symétriques : le cheval et l’oiseau.
« Deux mouvements : le cheval comme expression, les petits coups de timbale ailés et
les oiseaux prennent expression dans les notes piquées15. » (Mille plateaux, p. 374.)
La ritournelle qui se trouve dans notre voix, comme contenu de forme
d’expression, selon notre langue, est essentiellement territoriale, territoria-
lisante ou reterritorialisante. Mais elle peut se faire déterritorialiser,
notamment dans la voix des castrats, « où il ne s’agit plus d’imiter la
femme ou l’enfant, même si c’est un enfant qui chante. C’est la voix
musicale qui devient purement sonore. Jamais aucun enfant n’aurait pu le
faire, ou s’il le fait, c’est en devenant autre chose qu’un enfant, enfant d’un
autre monde, autrement céleste et sensuel. Bref, la déterritorialisation est
double : la voix se déterritorialise dans un devenir-enfant, mais l’enfant
qu’elle devient est lui-même, déterritorialisé, inengendré, devenant16. »
Logée, délogée, relogée, la voix est un flux mouvant qui circule
« dans un état de transmutation, dans un état de devenir : ni vraiment
voix de femme, ni vraiment voix d’homme, ni vraiment voix d’enfant.
Elle devient sonore, purement sonore. C’est la voix musicale qui devient
elle-même enfant, mais en même temps l’enfant devient sonore, pure-
34 - ment sonore déterritorialisée, inengendrée, devenant17. »
Ainsi, la voix comme devenir, n’est pas à situer dans un processus
d’imitation ni de régression, mais la déterritorialisation qu’elle subit,
produit des éléments asymétriques, qui n’ont pas les mêmes vitesses ; ce
qui rend indiscernable le contenu et l’expression et supprime le dua-
lisme des sexes dans la voix.
Par ailleurs, « les voix peuvent être re-territorialisées sur la distribu-
tion des deux sexes, mais le flux sonore et continu passe d’autant plus
entre les deux comme dans une différence de potentiel18 ».
La voix est une circulation sonore qui peut emprunter des éléments
asymétriques à tous moments, jalonnée de processus de devenirs, traver-
sés par les concepts d’intensités, de vitesse et de lenteur directement en
lien avec les notions de force, du dehors, et des affects solidaires entre
eux : rencontrer le dehors c’est toujours être forcé, involontairement
affecté. La modulation de la voix participe de cette rencontre : temps
pulsé de la mélodie (comme territorialisation de la voix) et temps non
pulsé du contre-point (comme déterritorialisation de la voix qui peut
être produit par les affects, ou divers éléments asymétriques)
Nous pouvons dire que l’affect est involontaire puisqu’il vient du
dehors, puisqu’il implique une rencontre, puisqu’il est l’indice d’une
force s’exerçant à l’intérieur d’une pensée.
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« Dans cette mouvance, le devenir n’est ni un, ni deux, ni rapport des deux, mais
entre-deux, frontière ou ligne de fuite, de chute, perpendiculaire aux deux19. »
C’est toujours dans une dé-territorialisation que se produit le deve-
nir ; devenir enfant ; devenir femme.
Musicalité de la voix, comme processus de devenir : la voix comme
devenir, de flux sonores plus ou moins intenses – la voix, comme « la
représentation musicale, trace une ligne horizontale, mélodique, la
ligne basse à laquelle se superposent d’autres lignes mélodiques où des
points sont assignés qui entrent, d’une ligne à l’autre, dans des rap-
ports de contre-point ; d’autre part une ligne ou un plan vertical, har-
monique, qui se déplace le long des horizontales, mais n’en dépend
plus, allant de haut en bas et fixant un accord capable de s’enchaîner
avec les suivants20 ».
G. Deleuze, évoque Boulez lorsqu’il - se fait historien de la musique
lorsqu’il évoque l’invention musicale. Il montre comment, chaque fois
de façon très différente, « un grand musicien invente et fait passer une
sorte de diagonale entre la verticale harmonique et l’horizon mélodique.
Et, chaque fois c’est une autre diagonale, une autre technique, une autre
création. Alors sur cette ligne transversale qui est réellement déterritoria-
lisation, se meut un bloc sonore, qui n’a plus de point d’origine et qui n’a
plus de coordonnées horizontales et verticales puisqu’il crée ses propres - 35
coordonnées horizontales ou verticales. Il est dans un temps non
pulsé21 ».
La voix est une sorte de création qui surgit des coupures dans la
mélodie, qui s’appuyant sur elle, émerge sur un autre trajet que celui qui
serait attendu. La voix n’est pas à situer seulement sur un registre mémo-
riel, de sons produits comme s’ils étaient enregistrés.
Des vitesses et des lenteurs s’insèrent dans la forme musicale, pous-
sant celle-ci à une prolifération, tantôt à une extinction, une abolition
sonore, involution et les deux à la fois.
« Le musicien peut dire je hais la mémoire, je hais le souvenir, et cela
parce qu’il affirme la puissance du devenir22 », où alors ce bloc sonore se
trouve dans une situation de flottement comme un chromatisme en
peinture ou une polyphonie en musique et « il arrive même que le bloc
sonore soit totalement réduit à un point comme à une seule note : le si
de Berg dans Wozzeck, le la de Schumann… À travers le quadrillage de
l’orchestration, le violoncelle erre, et trace sa diagonale où passe le bloc
sonore déterritorialisé ; ou bien une sorte de ritournelle extrêmement
sobre est “traitée” par une ligne mélodique et une architecture polypho-
nique très élaborée. Tout se fait à la fois, dans un système multilinéaire :
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la ligne se libère du point comme origine, la diagonale se libère de la ver-


ticale et de l’horizontale comme coordonnées…
Bref une ligne-bloc passe au milieu des sons, et pousse elle-même par
son milieu, non localisable. Le bloc sonore est l’intermezzo – corps sans
organe – anti-mémoire qui passe à travers l’organisation musicale, et il
en devient d’autant plus sonore23 ».
L’intermezzo en musique est un mouvement de liaison dans l’œuvre.
Il n’est pas un moyen de distraction mais de déplacement. Non locali-
sable, anti-mémoire, il façonne la voix en un instant, pur devenir, se
situant dans le registre des possibles.
Roland Barthes définit cet intermezzo, en lui donnant une forme
culinaire, ce n’est pas une sauce de liaison, ni une mayonnaise : c’est jus-
tement la sonorité qui ne fait pas divertissement pour accorder deux
parties d’un concert.
« Tel un saucier vigilant, il empêche le discours de prendre, de s’épaissir, de s’étaler, de
rentrer sagement dans la culture du développement ; il est cet acte renouvelé par lequel
le corps s’agite et dérange le ronron de la parole artistique. À la limite, il n’y a que des
intermezzi : ce qui interrompt est à son tour interrompu, et cela recommence24. »
L’intermezzo dans la voix est le produit d’une déterritorialisation qui
fait dériver les attendus de la tonalité ou du rythme. Il produit à l’inté-
36 - rieur de la voix un état de crise ou de surprise. La voix bifurque, change
de trajet : c’est un battement sonore inattendu qui accomplit une nou-
velle sonorité qui peut se réduire à des unités de sons, de sons flottants,
territorialisés, déterritorialisés de l’architecture polyphonique du lan-
gage, des discours, du monde, du cosmos, du corps et dont l’aspect
erratique et flottant propose de multiples agencements sonores. Si nous
rapprochons la voix de la fonction créatrice musicale, alors elle s’inscrit
dans un trajet de flottements dans un – système multilinéaire – prise
dans un univers de possibilités, le bloc musical (ou vocal) pouvant se
réduire à un point venant se subordonner à la ligne musicale (langa-
gière) d’une architecture polyphonique. Pour traduire cette mouvance,
Deleuze reprend les propos de Roland Barthes concernant l’œuvre schu-
manienne dans son texte « Rash ». Je vous propose la référence directe
de ce texte admirable (cf. L’Obvis et l’Obtus, p. 265).
Roland Barthes évoquant les « Kreisleriana » de Schumann :
« J’entends dit-il, des coups, j’entends ce qui bat dans le corps ou, mieux : ce corps qui
bat.
Voici comment j’entends le corps de Schumann (celui là, à coup sûr, avait un corps et
quel corps ! Son corps, c’était ce qu’il a en plus !)
– dans la première des Kreisleriana, cela fait la boule, et puis cela tisse ;
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– dans la deuxième, cela s’étire ; et puis cela se réveille : ça pique, ça cogne, ça rutile
sombrement ;
– dans la troisième, cela se tend, cela s’étend : aufgeregt ;
– dans la quatrième, ça parle, ça déclare, quelqu’un se déclare ;
– dans la cinquième, ça douche, ça déboîte, ça frissonne, ça monte en courant, en
chantant, en tapant ;
– dans le sixième, cela dit, cela épelle, le dire s’emporte jusqu’à chanter ;
– dans la septième, ça frappe, ça tape ;
– dans le huitième, ça danse, mais aussi ça recommence à gronder, à donner des
coups… »
En effet !…
« L’Intermezzo inhérent à toute l’œuvre schumanienne, n’a pas pour fonction de dis-
traire, mais de déplacer : tel un saucier vigilant, il empêche le discours de prendre, de
s’épaissir, de s’étaler, de rentrer sagement dans la culture du développement ; il est cet
acte renouvelé (comme l’est toute énonciation) par lequel le corps s’agite et dérange le
ronron de la parole artistique. À la limite il n’y a que des intermezzi : ce qui interrompt
est à son tour interrompu, et cela recommence.
Le corps schumanien ne tient pas en place, il ne connaît que des bifurcations25. »
Le corps dans la voix, la voix dans le corps, ne tiennent pas en place.
Ce sont leurs rythmes. Pris dans ces mouvements, ils ne se construisent
pas, ils divergent perpétuellement, au gré d’une accumulation d’inter-
mèdes… Ce processus en référence au corps et au codage dans lequel il - 37
est pris – un battement !…
« Le battement schumanien est affolé, mais il est aussi codé ; et c’est parce que l’affole-
ment des coups se tient apparemment dans les limites d’une langue sage qu’il passe
ordinairement inaperçu26… »
L’intermezzo de Schumann démontre combien texte et corps sont
intimement mêlés, lieu de passage et de transgression.
La voix, par sa texture est susceptible de déranger la ritournelle, et ce
dérangement passe bien souvent inaperçu dans les multiples bifurca-
tions qu’elle emprunte. Habile et rusée, elle file vers des tonalités qui
peuvent nous faire battre le cœur, sur le mode de l’incognito… la voix
est ainsi contrapunctique.
La voix est processus de territorialisation, de déterritorialisation et
de reterritorialisation, comme système multilinéaire, qui n’a plus
d’origine (libérée de sa référence anatomique, biologique, faite de sou-
venirs et codée). Elle est susceptible de jouer dans des rapports de
contrepoint.
Le contrepoint ! Théorie polyphonique, qui part de la mélodie (écri-
ture linéaire constituant une forme) et qui définit les principes de super-
position des lignes mélodiques.
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Le point, (la note) qui produit le contrepoint est un point déterrito-


rialisé, emporté par la ligne mélodique et qui la modifie. Elle file… Elle
file dans une autre direction… Hop ! Elle ne va plus d’un point musical
à un autre, mais se faufile entre les points. La production qui s’ensuit est
semblable à une diagonale… elle est devenue mutante ; elle ne cerne
plus un contour, elle devient acte de création, pris dans un devenir peut-
être plus intense que la peinture.
Le devenir de la voix, du féminin dans la voix comme cri suraigu,
entre codage et décodage du féminin-masculin participe d’un processus
de devenir… un processus de transmutation qui se rapproche du deve-
nir musique. Semblable à cette diagonale située entre les points des dis-
cours qui lui assignaient une place figée en référence au genre prédomi-
nant de notre culture qui se réclame comme point d’origine pour en
poser sa définition. Le Féminin, le féminin dans la voix qui atteint le
lieu du suraigu et donc l’inarticulé, est cette-diagonale fragile, hors des
points, hors des coordonnées et des liaisons localisables, pour faire flot-
ter un bloc (sonore) sur une ligne libérée, crée… tout en étant subor-
donné à la ligne mélodique des discours. Créateur de zones flottantes, il
se situerait « entre les points » des sonorités codées.
…Entre les points, elle crise, elle crisse, vrille, tournoie, virevolte,
38 - prise dans la ligne ou le bloc de devenir sonore… semblable à celui qui
unit la guêpe (la voix) et l’orchidée (du monde, de la culture, de la
langue, du social, du singulier, du sexe).
« Dans la ligne ou le bloc de devenir qui unit la guêpe et l’orchidée se produit une
commune dé-territorialisation, de la guêpe en tant qu’elle devient une pièce libérée de
l’appareil de reproduction de l’orchidée, mais aussi de l’orchidée en tant qu’elle devient
l’objet d’un orgasme de la guêpe elle-même libérée de sa propre reproduction27. »
…Telle la voix !
Ce processus de devenir permet ainsi, la création de nouveaux
modes d’expression, faits de bifurcations, de précipitations, de ralen-
tissements suscitant à travers « le quadrillage de l’orchestration »
ambiante, (notre monde sonore), le surgissement de bloc sonore
déterritorialisé. Ce bloc de devenir pris dans les sons inaudibles ou
imprononçables est une transmutation qui ne relie ni la guêpe ni l’or-
chidée : il n’est pas un mélange ni une synthèse des deux, mais une tra-
versée sans coordonnées. C’est un intermezzo !
La tonalité de la voix comme intermezzo, comme bloc sonore est
semblable à une tonalité qui suppose – deux statuts contradictoires et
cependant concomitants :
« D’un côté un écran… une langue destinée à articuler le corps selon une organisation
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connue… (dont la prévalence est dans le langage), d’un autre côté, contradictoire-
ment, la tonalité (mais aussi la prosodie du corps) qui supporte la tonalité devenant la
servante habile des coups qu’à un autre niveau elle prétend domestiquer28. »
La voix, à certains moments, est un point réel échappant à toute
symbolisation ; en ligne de devenir, le corps et la tonalité sont déterrito-
rialisés et produisent … des couinements !
Des couinements… jusqu’à parvenir à la Ursonate de Kurt
Schwitters… rimes sans raison, onomatopées déclamées sans discours,
babil et ensauvagement… vibration de l’être, vibration du monde…
La voix, un devenir vocal !
Le bloc sonore d’expression comme processus de devenir !
La voix erratique, en ligne de fuite, en ligne de devenir, est dotée ou
douée d’effets de contamination. Comment traduire ce réel ?
Processus de Devenir, bloc sonore de devenir au niveau de l’expres-
sion, processus de devenirs, devenir-enfant et devenir-femme – mou-
vances de devenir-constitution – de transversales qui ne cessent pas de
s’échapper des coordonnées fonctionnant comme des codes musicaux –
Borborygmes musicalement ordonnés ou pas – pure sonorité !
Et le contenu ? Indissociable de l’expression sonore !
Difficile à dire ce devenir !
« Difficile à dire, mais c’est quelque chose comme : un enfant meurt, un enfant joue, - 39
une femme naît, une femme meurt, un oiseau arrive, un oiseau s’en va… c’est parce
que l’expression musicale est inséparable d’un devenir-femme, d’un devenir-enfant,
d’un devenir-animal qui constituent son devenir… (et ça n’a rien d’accidentel)… mais
c’est en raison même du danger propre à toute ligne qui s’échappe, à toute ligne de
fuite ou de déterritorialisation créatrice… tourner en destruction en abolition… non
en vertu d’un instinct de mort… mais du fait d’une dimension propre à son agence-
ment sonore, moment qu’il faut affronter où la transversale tourne en ligne d’aboli-
tion.29 »
La musique ! En avant la musique ! La musicalité de la voix « a soif
de destruction, tous les genres de destruction, extinction, cassage,
dislocation.
N’est-ce pas son fascisme potentiel ?… Le devenir affrontant son
propre danger, quitte à tomber pour en renaître : devenir-enfant, deve-
nir-femme, devenir animal, en tant qu’ils sont le contenu même de la
musique et vont jusqu’à la mort30 ».
La voix est un processus d’agencement, un affolement, une disposi-
tion à destituer les codages dans lesquels elle est nécessairement prise.
La Musique ! En avant la musique ! La musicalité de la voix… Où ?
Qui ?…
La Voix maternelle, objet perdu ?… Où ?
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Bien sûr ! La voix est prise dans un contenu proprement musical de la


relation mère-enfant, et dans ce sens, elle est essentiellement territoriale,
territorialisante, reterritorialisante (une berceuse par exemple est une
ritournelle territorialisante, rythme répétitif qui peut se réduire à une
seule note… comme chut… !)
Mais aussi, la voix est prise dans d’autres ritournelles, celles des sono-
rités du groupe social, du singulier, du sexuel. Elle est un médiateur,
gonflée, boursouflée de sonorités !
Elle peut s’engouffrer, s’enfouir dans la mélodie d’autrui, dans la
mélodie du monde. Mais elle peut être aussi affectée par le temps pré-
sent, pouvant traduire le refoulement d’émotions, de tensions, pas seu-
lement d’une histoire personnelle, mais aussi dans la grande Histoire.
Parfois elle peut être le support du retour du refoulé ; quelque chose du
passé peut surgir comme héritage dans le présent : la tonalité, son déra-
page en seront sa marque.
La mélodie musicale de notre monde sonore, sa ritournelle, celle des
subjectivités sociales, est faite pour la coder, mais aussi pour l’affronter au
danger, et là!… la voix va se déterritorialiser et se situer sur une ligne de
devenir.
La musique, la voix, existent parce que la ritournelle existe, parce
40 - que la musique de la voix la prend comme contenu de forme d’expres-
sion. Ainsi la ritournelle n’est pas à être réduite de façon béate à une
berceuse sécurisante, ne produisant que de vagues émois jouissifs.
La ritournelle peut être une mise en danger et provoquer une déterri-
torialisation, se faire déterritorialiser, se faire re-territorialiser.
Entendre la voix.
Entendre les voix… perdues… c’est par exemple… Entendre la
musique des déportés marchant au rythme de l’orchestre…
Entendre la voix qui se développe sous contrainte, dans la chanson
Tréblinka, où 800 personnes travaillant au brûlement des cadavres
étaient contraintes de chanter, invitant les détenus à la soumission et à
l’obéissance, quand on leur promettait un « tout petit bonheur qui brille
une minute à peine ».
L’hymne évoqué par Vassili Grossmann, intitulé Tréblinka, avait été
composé à l’intention des condamnés à mort.
Nous n’avons que Tréblinka,
Elle est notre destin.
J’ai cueilli la petite fleur
Et je l’ai offerte à ma belle…
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On obligeait des hommes ensanglantés à répéter en chœur, quelques


minutes avant leur mort, d’ineptes chansons sentimentales.
Aussi, la musique s’ébattait au camp de Térézin devant les visiteurs
de la Croix Rouge… et déployait un ni vu, ni connu… une ritournelle
obturatrice qui servait l’aveuglement…
Mais un jour à Tréblinka, les voix mêlées d’horreur dans ces chants
tragiques… où, la vie-la mort perverties, s’érigent… Et c’est le soulève-
ment des détenus ! Plus rien à perdre, ils purent élaborer un plan de sou-
lèvement… Les voix remontent le temps de mort.
Alma Rosé, nièce de Gustave Malher, dirigea le Mädchenochestrer à
Auschwitz, orchestre de Femmes, comme exécution à une commande.
Elle dit : « Si nous ne jouons pas bien, nous serons envoyées aux gaz. »
Fania Fénelon parlant d’Alma Rosé, rapporte dans son ouvrage, La
Vérité en héritage :
Grâce à cette discipline de fer, elle réussit à détourner notre attention
de ce qui se passait à l’extérieur du Block, des cheminées qui fumaient et
de la vie misérable du camp, nous obligeant à nous concentrer sur le Fa ;
le Fa qui aurait dû être un Fa dièze… manière d’éviter la folie…
La ritournelle…
…Acte de commande et acte de résistance.
La musique où se mêlaient les voix chantées… détournement des - 41
choses… la meilleure et la pire… quand vie et mort sont perverties !
Tout de même, entendre la musique inquiète et les voix paniquées
des orchestres de femmes. Entendre dans ce scandale, le bras de fer qui
s’exerçait là… celui des victimes, celui des bourreaux… Entendre la
voix qui vrille, sous contrainte… pour l’oubli, contre l’oubli…
« En effet, comme le dit un poète de génie et un garant très sûr, dès qu’on proclame
l’état de guerre, “on bannit” non seulement votre phraséologie qui n’a qu’un semblant
de raison, mais même la souveraine de l’univers, “la sagesse” : tout se règle par la force,
on dédaigne l’orateur non seulement déplaisant et bavard, mais même le “bon” ora-
teur… les contestations se règlent non par le duel judiciaire, mais par le fer… »
(Cicéron, Plaidoyer pour Muréna)
La voix devient une main de fer… la contestataire… La dernière
arme… fer de lance… le dernier qui, dans ce cas, reste suspendu dans
notre silence sonore. L’entendre ! Tout de même !
Le motif de la ritournelle peut être l’angoisse, la joie, l’amour, le tra-
vail, la marche, le territoire et en même temps la musique lui fait subir
une opération active.
La voix « musique » comme devenir, fait jouer trois mouvements :
elle s’empare de la ritournelle pour la déterritorialiser et déterritorialiser
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la voix et ce peut être aussi, pour la reterritorialiser parfois vers des ver-
sants réactionnaires… parfois, restant déterritorialisée vers des mouve-
ments résistants. Qui en témoignera ? Et comment ? Voix suspendue
dans la déterritorialisation, jusqu’à la mort… vite reprise par la voix des
survivants… Vite ! La reterritorialiser ! Vite ! Une… des ritournelles
mémorielles… Stop ! Qu’en faire ?
Quelle reprise ? Par qui ? Par quoi ? Pour qui ? Pour quoi ?
La ritournelle-territorialisation, reterritorialisation, manie une force
collective, religieuse, lieu où s’opère la machination de la voix.
La machination de la voix, qu’est-ce à dire ?
Le devenir-femme, le devenir-enfant de la musique apparaissent dans
le problème de la machination de la voix. Le devenir n’est pas à mettre
en rapport avec une filiation mais avec une machination !
Prenons appui sur le cours de G. Deleuze (séance du 8 mars 1977).
« Histoire d’un cas de machination de la voix », propos du livre de
Dominique Fernandez, Porporino.
D. Fernandez évoque la musique en affirmant qu’elle a été toujours
traversée par un contenu intime qui « était le débordement ou le dépas-
sement de la différence des sexes ». Il dit que la musique est toujours et
essentiellement une restauration de l’androgyne.
42 - Il est bien connu que la musique est d’abord vocale et que l’on sait à
quel point les instruments ont fait l’objet d’une espèce de surveillance,
notamment dans la codification musicale et dans l’action de l’Église sur
la codification musicale. Pendant longtemps, il était exigé que, à chaque
syllabe corresponde une note… contrôle de la voix, de la musique.
L’instrument est longtemps tenu en dehors ; il ne faut pas qu’il
déborde la voix.
Quand est ce qu’une voix devient musicale ?
Du point de vue de l’expression, la voix musicale est essentiellement
déterritorialisée.
Il y a des types de chant qui ne sont pas encore musique, celle de la
ritournelle c’est le « tra-la-la- » qui, elle est territorialisée : puis, elle
s’agence à autre chose qui produit une déterritorialisation : et cela
implique de dépasser la différence des sexes.
« Je dis que les sexes, avec leurs sonorités vocales particulières, c’est une territorialisa-
tion de la voix… Oh ! ça, c’est une voix de femme !… Oh ! ça, c’est une voix
d’homme ! »
Pourquoi la voix déterritorialisée, du point de vue de l’expression,
c’est la même chose que le dépassement de la différence des sexes du
point de vue du contenu ?
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La voix déterritorialisée, agencée sur elle-même, va être la voix de


l’enfant.
Jusqu’à un certain moment, la musique est traversée par une espèce
de subversion des sexes.
« C’est évident avec Monteverdi, que ce soit la musique latine ou
la musique anglaise » ; les voix déterminantes de la musique vocale,
c’est la soprano, l’alto : ce que les Anglais appellent contre-ténor, ou
haute-contre.
« Le ténor c’est celui qui tient la ligne… et puis il y a les lignes supérieures, alto,
soprano.
Or ces voix sont des voix d’enfants – Dominique Fernandez s’indigne que les voix des
femmes soient devenues Soprano, dont l’agencement musical est celui de l’enfant. »
« Dans la musique italienne, il y a la voix du castrat, et le contre ténor dans la musique
anglaise. Et le castrat et le contre-ténor, par rapport au soprano enfantin, c’est comme
deux solutions différentes pour un même problème… il s’agit de chanter au-dessus de
sa voix.
La voix du contre-ténor est souvent appelée voix de tête.
Il s’agit de chanter au-delà de sa voix comme opération de déterritorialisation… une
voix qui ne passe pas par les poumons : c’est un beau cas de déterritorialisation parce
que la territorialité de la voix c’est le sexe ! »
Or, la voix du contre-ténor se définit par ceci, comme si elle partait
- 43
de la tête, une voix des sinus – impression d’une voix artificielle et tra-
vaillée, et en même temps d’être une matière brute musicale.
« Donc la voix part de la tête, traverse les sinus, sans jamais prendre appui sur le
diaphragme.
La voix du castrat est différente… complètement déterritorialisée… c’est une voix de
la base des poumons, à la limite, du ventre.
Les chanteurs haute-contre ont la voix située dans la tête, impression de pureté presque
irréelle, non dépourvue de sensualité.
Les sopranos, et altos ont la voix situées beaucoup plus bas dans la poitrine, près du
sexe.
Les contre-ténors ignorent qu’ils ont un sexe ou qu’ils pourraient en avoir un.
Les castrats italiens font de leur chant un acte charnel, acte d’expulsion de l’acte sexuel
dont leur voix trahit la douloureuse et voluptueuse impatience. Les garçons font
l’amour au moyen de leur voix. »
On voit bien à travers ces deux procédés de déterritorialisation de la
voix que l’agencement musical de la voix suscite une espèce de dépasse-
ment de la différence des sexes. Selon ce point de vue, nous dirions que
la musique est inséparable d’un devenir-enfant, d’un devenir-femme,
qui passe par la maîtrise du collège ou la cathédrale anglaise, ou l’opéra-
tion italienne pour accéder à cet état.
Voix de façons ! Voix à façons ! Façonne, Façonnée, Façonnable !
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« Le castrat (qui n’a rien à voir avec la castration) est un agencement


machinique qui ne manque de rien », car il est un devenir-enfant en tant
qu’enfant déterritorialisé, et qui se réalise par la déterritorialisation de la
voix. L’art des castrats, c’est la jouissance de l’objet-voix pur qui est
visée.
À partir de ces oscillations de la forme de l’opéra, on retrouve à la fois
le dispositif de production de la jouissance de la voix, et à la fois le dis-
positif de contrôle et de limitation de la jouissance.
Avec Verdi et Wagner on revient à une reterritorialisation de la voix.
« C’est le retour à la différence des sexes… et ils mettent à mort le deve-
nir-musique – la musique devient symphonique, avec destitution de la
voix » … la voix devenant instrumentale, prise comme élément parmi
d’autres… elle devient un instrument, et ainsi, tout cet agencement
bascule.
Puis vient le moment, où dans notre siècle, baigné de sang meurtrier,
l’aléatoire surgit, en opposition avec le concerté… et ceci avec Berg
(1885-1935), auteur de Wozzeck et de sa pièce maîtresse Lulu, avec
Chostakovitch (1906-1975) où la polyphonie utilise largement le
contrepoint, les courbes tourmentées et inattendues.
Surgissent, dans le volume sonore ces terribles cris, cris de mort, (cf.
44 - l’exemple du final de Lulu.)…
« Le cri de la voix s’arrache, hurle, transperce crève le silence, s’entend dans le silence
qui hurle. Point de réel échappant à toute symbolisation.31 »
Autre cas de machination de la voix, le cri de l’enfant – une déposses-
sion – dans l’agencement vocal.
L’enfant, que nous trouvons comme élément d’agencement dans le
processus de devenir, est « celui qui se trouve littéralement dépossédé de
son cri, premier objet vocal, par la signification que lui attribue l’Autre…
en effet, le premier cri émis ne constitue pas une demande, un appel, mais
une pure émission vocale. La symbolisation opérée par le langage se paie
de la perte de l’objet-voix, du matériau sonore en tant que tel… Le cri
comme matériau sonore se perd derrière la signification qu’en donne la
mère, de la même façon que dans les situations langagières habituelles.
La voix comme support sonore se perd derrière ce qui est sens. Mais
comme initialement, ce matériau vocal pur fut associé à la jouissance
que l’autre lui renvoya, le sujet n’aura de cesse de vouloir retrouver cet
objet primitif qui lui permet de jouir de l’autre… quête qui s’aventure
aux confins du cri 32. »
Le cri serait le vestige de la perte de ce premier objet sonore… proche
de la mort, proche de la vie, cri de l’enfant… cri de la mère se dépossé-
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dant de cet enfant en elle… enfant qui deviendra dépossédé de son cri,
le mêlant à toutes sortes d’interprétations.
Ce cri-matériau sonore sub-aigu relève de l’inarticulable : déterrito-
rialisé.
Le sujet construit ce cri comme perdu dans la rétroaction du proces-
sus de symbolisation opéré par le langage. Il n’est donc pas étonnant
non plus de voir cette quête s’aventurer aux confins du cri… qui sera
repris comme cri de femme, élément de devenir comme point limite qui
engage dislocations, cassures, bifurcations, nouveaux agencements…
Le féminin, l’enfant, comme devenirs dans la voix, « affectés » par la
culture, le langage et en même temps par les agencements, les empiète-
ments, chevauchements des genres de la différence des sexes, persistent
dans la voix, comme entre-deux. Dans cet entre-deux s’opèrent des
transmutations modifiant des forces, des seuils d’intensités – seuils
modulables, contre-points : déterritorialisation par le discontinu, terri-
torialisation et reterritorialisation dans le continu sonore.
Les sons pris dans un processus de devenir accèdent à des seuils, parfois
inaccessibles, que l’on entend de ne pas les entendre. L’inaccessibilité
comme un son audible dans l’inaudible ou dans l’in-ouïe du cri, in-ouï
dans le oui de l’ouïe, qui lui en donne une figure parfois divine, opère de
façon inopinée… L’entendre de ne pas l’entendre. - 45
Opération de devenir, un agencement impromptu, proche du « oui »
de Nietzsche, comme transmutation de l’être, pensée de l’affirmatif qui
s’est délestée des procédés dialectiques fondés sur des jeux opposition-
nels obstinés.
Aussi, le cri d’Antonin Artaud… qui se délocalise de la langue, pro-
ductions de souffles.
Aussi, la tentative de Louis Wolfson élaborant des procédés phoné-
tiques par allitérations et paronomases: transfert de sons, disjonctions,
combinaisons de lettres, tentatives de correspondances sonores d’une
langue à l’autre, amplifications et diminutions sonores avec stéthoscope
dans les oreilles, obturations partielles des oreilles pour atteindre une modi-
fication sonore… productions de grognements de gorge et de crissements
de dents, pour tuer la langue maternelle… combat de tous les instants
contre la voix de la mère « très haute et perçante, et peut-être triomphale ».
Créer un devenir à partir d’un impossible qui reste sous-jacent à tout
langage, venant mettre à la question tout ce qui relève du sens commun
du langage : ses désignations, ses significations, ses traductions.
Le devenir-femme, le devenir-enfant dans la voix appartiennent à
une logique de démultiplication où les forces, les intensités, les agen-
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cements coexistent, et qui, comme l’art sont de l’ordre de l’irreprésen-


table mais qui ont recours « malgré tout » au jeu fictionnel. Alors, la
voix comme fiction ? Un entre-deux qui serait à certains moments,
frontière, ligne de fuite, parfois de chute, mais aussi diagonale, point
de bifurcation !
La voix semblable à un devenir-musique comme une ligne qui
s’échappe de la ligne mélodique du discours constitué, est susceptible de
produire des échappées, avec des nouvelles coordonnées comme acte
créatif, dégagé du point d’origine.
La voix, parfois sans contours, se donnant des libertés, située dans un
entre-deux de la différence des sexes inhérente au langage, vient dépasser
l’ordre logique préformé.
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Une voix que l’on cherche! Une voix qui se cherche! Une
voix en attente…
En ouvrant le livre de Marguerite Duras, Navire Night 33, se profile et
se faufile la voix, voix émise, cherchée et recherchée, mais aussi celle que
l’on voudrait garder au plus près de celle qui a été évoquée dans un récit,
dans le vœu insatiable d’en garder son authenticité, dans un écrit.
« J’ai eu peur, dit M. Duras que l’histoire de J. M., se perde.
J’ai fait demander à J. M. de la consigner au magnétophone. Il répondit favorable-
ment. Il raconta son histoire à son auditrice, M Duras, avec malgré tout, une appré-
hension – celle de ne pas être cru s’il disait tout. »
C’est à partir d’une bande magnétique, recueil d’une voix que M.
Duras écrit Navire Night. J. M. et M. Duras étant tous deux pris et épris
par le recueil d’une voix.
M. Duras lui demanda son accord de publication et de la possibilité - 47
d’en faire un tournage cinématographique. Il accepta.
À partir de là, J. M. demeura silencieux. La transcription d’une voix,
d’une voix de récit, éprise de la voix d’une femme nommée F., et la mise
en image de cette même voix dans un film coupa la voix du locuteur
mais raviva son désir de retrouver cette voix perdue. Donc, il demeura
silencieux. Mais ce silence le mit en situation d’attente, d’une voix en
attente comme s’il était à chaque instant au bord de parler – dans un
dire qui ne parvient pas à se dire.
Cette histoire évoquée parle d’une relation amoureuse que nous
pourrions nommer invisible puisqu’elle se déroule essentiellement par
l’intermédiaire du téléphone. Cette liaison auditive dura 3 ans.
Ainsi, après l’avoir re-évoquée au magnétophone, et à la relecture de
l’écriture de M. Duras, le désir que J. M. avait pour F. redevint présent ;
il demanda alors à M. Duras de mettre en toutes lettres le nom de F., en
toutes lettres pour qu’elle se reconnaisse, comme appel envers F., afin
qu’elle se manifeste. M. Duras maintient l’initiale F. dans son texte et
dans son film.
Par la suite J M reçu plusieurs coups de téléphone « sans personne
au bout du fil, sauf cette présence respirante indéniable, et dont il savait,
lui, que c’était celle de F. Parce que c’était déjà sa manière à elle, pendant
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leur histoire de lui faire connaître qu’elle l’aimait et si fort qu’il en était
de croire en mourir. »
La présence amoureuse est alors comme le souffle-voix, voix inarticu-
lée comme consentement à l’autre – premier mot, premier cri, on ne
sait pas le crier –… comme un avant cri, un cri que l’on ne peut pas
crier. Pour éviter que les images filmiques ne viennent obturer la portée
de la voix pure, qui elle, est sans image, et que l’on ne peut pas voir, M.
Duras usa d’un subterfuge. Elle utilisa un renversement cinématogra-
phique, tandis que le son s’écoulerait.
« Pour ce faire, on a mis la caméra à l’envers, et on a filmé ce qui entrait dedans, de la
nuit, de l’air, des projecteurs, des routes, des visages aussi. »
Reprenons l’histoire de Navire-Night, histoire d’une rencontre.
La rencontre de J. M. et de F. se fait par téléphone. C’est par ce
médiateur téléphonique sans image et sans contact physique qu’ils se
rencontrent dans l’espace et dans le temps. Il lui donne son numéro télé-
phonique ; elle ne donne pas le sien. Se met en place, d’emblée une rela-
tion dissymétrique : c’est elle qui l’appellera toujours. Sa voix, à elle, est
ressentie comme fascinante. Ils passent des heures à se décrire, et dans
cet espace purement sonore, elle se décrit. Dans cette description
48 - sonore, le son se fait corps. C’est par le corps de sa voix qu’elle circons-
crit son corps – dans cette adresse, elle lui dit :
« Je me regarde avec tes yeux. »
Lui-même, lui dit qu’« il voit que son corps bat au son de sa voix.
Elle lui dit qu’elle le sait, qu’elle le voit, l’entend les yeux fermés. » « Il
dit : j’étais un autre à moi-même et je l’ignorais. » « Elle dit n’avoir pas
su avant lui, être désirable d’un désir d’elle-même qu’elle pouvait parta-
ger. Et que cela fait peur. »
Pendant des nuits, ils jouissent l’un de l’autre par ce téléphone décroché:
« C’est un orgasme noir, sans toucher, réciproque, ni visage, les yeux fermés. Ta voix
seule. Le texte des voix dit les yeux fermés.
— Aucune image sur le texte du désir ?
— Laquelle ?
— Je ne vois pas laquelle ?
— Alors il n’y a rien à voir.
— Rien. Aucune image.
Le navire Night est face à la nuit des temps.
Aveugle, avance.
Sur la mer d’encre noire. »
Les rendez-vous sont toujours empêchés par elle, mais il ne s’en
offusque pas.
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Elle lui dit qu’elle est leucémique et bâtarde. Elle révèle ce balance-
ment entre vie et mort, entre présence et absence, désir maternel empê-
ché par une naissance plus ou moins dissimulée, dans un désir parental
lui-même dissimulé et pourtant présent.
Et il se met à l’aimer.
Son entourage la surveille dans la fragilité de sa vie, qui lui interdit
toute dépense d’énergie dans l’investissement amoureux, même télé-
phonique.
Face à ces entraves, elle maintient ses appels, appels téléphoniques.
Un jour, elle se révèle en lui faisant transmettre deux photos où elle est
photographiée dans un parc, un mouchoir brodé avec ses initiales et de
l’argent.
Les photos ne correspondaient pas à l’image qu’il s’en faisait.
À partir des photographies, il ne reconnaîtrait plus la voix.
« Le désir est mort, tué par une image. »
Mais ce désir resurgit par une quête de la nomination de F, aux tra-
vers des indices qu’elle lui donne pour la trouver, aux travers des objets
qui lui appartiennent et qu’elle lui fait donner par personne interposée.
Elle lui fait donner de l’argent comme si elle le payait de lui donner
tant de désir. - 49
Il est pris dans cette quête du désir, où elle est prise elle-même dans
cette même quête, dans une vie marquée et menacée de disparition, par
la mort d’un désir empêché. Quête d’un désir de nomination car elle ne
sait pas pourquoi, avant même leur naissance, les noms de sa mère et de
son père se trouvent déjà unis sur les pierres tombales du Père Lachaise.
Cette disparition d’elle-même, de sa vie, de ses origines, de cette dis-
tance imposée par un père, qui a aimé sa mère hors mariage, et qui n’a
permis la relation mère-fille que par procuration.
Le désir dissimulé, dans une présence cachée, met au secret la mère
dans une position dissimulée de servante auprès d’un autre couple
reconstitué.
Elle évoque dans sa voix, cette hantise de la disparition : la sienne,
celle de sa mère, du désir entre son père et sa mère par l’épouvante
qu’elle en éprouve :
« Cette disparition du son avec la montée du soleil, comme une ville qui se vide à
l’heure de la sieste, tout ferme comme la nuit.
C’est la peur qui s’élève non pas avec la venue de la nuit, mais qui surgit de la nuit
dans la clarté… silence de la nuit en plein soleil… le soleil au zénith et le silence de la
nuit… la peur. »
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Cette nuit qui surgit dans la clarté où il n’arrive plus rien que l’ap-
proche des cris « dans ce même manque à aimer »… L’épouvante surgit
quand il n’y a plus d’ombre.
« Je vous ai parlé d’épouvante. Je vous ai dit : peu à peu on se demande ce qui arrive…
cette disparition du son avec la montée du soleil… le silence de la nuit en plein
soleil… puis l’ombre revient, s’entasse, se durcit, et pendant un certain moment sans
ombre aucune. »
Il recherche sa voix, son timbre, sa tonalité, à travers celle de la mère
qu’il rencontre ; rencontre autorisée par elle. Il trouve que ces deux voix
sont pareilles ; leurs inflexions, au téléphone, il confond. Souvent.
Elle lui donne des rendez-vous…
« Il croit qu’elle n’est pas responsable de cette impuissance à venir. »
Entre eux, cette jouissance, où l’on voit sans voir :
« Entre eux, ce mur infranchissable aveugle… Parfois, ils ne peuvent
plus se supporter… crient », se quittent sur une scène de jalousie où elle
voudrait être l’unique et où elle le fait suivre et le met sous contrôle.
Elle modifie sa voix, « la déguise » pour qu’il ne la reconnaisse pas ;
mais « il la reconnaît toujours » ; il sait qu’elle le regarde sans cesse dans
un jeu poursuite qu’elle instaure pour voir sans être vue. Même sous les
50 - falsifications de la voix, il la reconnaît. Ce qu’il sait d’elle provient de sa
voix, « distinguant ses voix de ses voix ; sa voix couchée, sa voix mou-
rante, sa voix piégée, ou d’enfant ? Sa voix quand elle parle du père
adoré, sa voix de salon – sa voix menteuse – sa voix dénaturée, détim-
brée du désir – sa voix d’épouvante ; elle ne peut plus lui mentir… » Il
crie qu’il veut savoir encore, un détail imprévu mais probant.
S’il avait une image d’elle au début de leur relation téléphonique, il
dit « n’avoir plus maintenant aucune image » que la chronologie des
jours et des lieux était défaite, qu’il ne distinguait plus son propre
inconnu de tout autre inconnu.
Dans ses appels téléphoniques, la voix entendue produit « un
orgasme, aride, nu, incomparable. » Mais ce qu’il rencontre aussi, en
elle, à travers elle, « c’est la puissance phénoménale de la solitude, la vio-
lence non adressée du désir. »
Semblable à ce que pourrait dire l’écrivain, dans ce qu’il écrit après
recueil de sa parole, il dit « tout était vrai mais il ne reconnaissait
rien. » Dire, écrire, lire, entendre la voix dans un récit est du domaine
de la vérité et de la non reconnaissance. L’évocateur comme l’écrivain
sont emportés dans l’au-delà de la visibilité d’une voix émise ou
entendue.
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Dans cette nuit de soleil, la voix est l’oxymore ; elle est ce qui révèle
l’invisibilité même, comme si l’ombre ne pouvait être mise qu’au secret,
cachée, ou bien prise dans une lumière éblouissante et aveuglante, ou
bien elle est le visible dans la peur et l’épouvante d’une nuit sans ombre,
d’une nuit en plein soleil. La lumière du désir, d’une nuit, est portée par
la voix.
Elle est l’invisibilité de la visibilité qui s’entend.
Elle est hors territoire, immaîtrisable dans le balancement incessant
d’une non-connaissance reconnue, ou d’une reconnaissance sans
connaissance. La voix est porteuse de désir car elle est erratique, a-spa-
tiale et a-temporelle, renvoyée au tiers absent, à la poursuite d’une
image, dans une défaite de l’image, dans une image défaite.
La voix… proche d’une image, d’un manque dans l’image ?
Approche du désir- même ?
Émettre une voix. Celui qui émet une voix est celui qui se dévoile
dans l’inconnu, il est un être sans identité… « C’est d’un déblaiement
fabuleux qui s’opère dès qu’on ose parler, plutôt quand on y arrive… »
« De même écrire, c’est n’être personne, quand sans contrôle de l’exté-
rieur, vous laisser s’écouler le son et l’histoire. »
Les tirets, les coupures du texte, de la voix dans le texte se font d’eux-
mêmes… il n’est pas possible d’y revenir voir une deuxième fois. La voix - 51
posée est d’emblée exposée ; elle se pose dans son irréductible différence
où la singularité de l’autre est rendue incommunicable, inassimilable.
Elle est le dessaisissement de toute reconnaissance intellectuelle. Elle
existe dans la fragmentation du temps et des images. Malgré la média-
tion d’un enregistrement – susceptible de mémoire d’une histoire, la
voix enregistrée est dessaisissement du sujet qui l’émet, dessaisissement
du sujet et de toute histoire racontée. Elle se dévoile dans l’inconnu ; on
ne peut y revenir deux fois ; elle est le lieu du dessaisissement.
J. M. reconnaissait la véracité de ses propos enregistrés, mais il ne
reconnaissait rien, car cette histoire, cette voix, la sienne mêlée à celle de
l’autre, le dessaisissait de façon permanente de lui-même… La voix est
porteuse de ce Rien… et l’on peut percevoir que la voix en tant que
transport de Rien n’est pas rien, elle est le lieu du vertige, à l’immense
marée des appels.
La voix est semblable à un corps étrange. Elle est une étreinte, hors d’at-
teinte qui se mêle à celle de l’autre comme une membrane poreuse, fabrique
d’images sans images; images absentes ou toujours décalées. Elle est une
aporie qui ne cesse pas de chercher, de divaguer dans une quête incessante,
expressive et productive, d’une infinité de sons toujours échappés.
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La voix est donc musicale, et elle nous touche… sans contact physi-
quement matériel et pourtant au plus près de notre être, dans notre
innommable être, entre vérité et non reconnaissance.
Les formes de la voix comme celle de la musique, leur rôle joué,
enjoué ou déjoué, continu et fragmenté, concerne l’ensemble des pra-
tiques que le sujet met en œuvre dans son souci de soi ; souci de soi pris
ici comme remaniements successifs, dans un mouvement continu et
dans un mouvement sans continuité selon une série de ruptures… les
premières ruptures étant celles de la puissance de l’air, de sa capacité res-
piratoire plus ou moins profonde, le souffle étant toujours intermittent,
pulsé. Dans ce souffle pulsé qui fait vibrer la mince, fine membrane de
l’organe phonatoire, s’exerce une série de ruptures retrouvées dans les
divers tempos et les diverses intonations. Tout comme la musique n’est
pas l’instrument, la voix n’est pas l’organe : toutes deux résultent d’un
processus de compositions, esquissé par les divers tempos, les variations
de tempos, de rythmicités, d’octaves, de sonorités, aiguës, et ou, de
basses.
Ces différences évoluant dans la modulation de la voix et de la
musique produisent nuances, fulgurances, interruptions, aberrations,
disproportions du son et de la pensée, dissonances…
52 - La voix et la musique sont, de manière incessante, la matière abs-
traite, et la matérialité d’un renversement toujours possible des données,
où la restitution du sens ne peut être complète. Même si la partition est
bien là, elle est toujours exprimée de différentes manières, interprétée et
interprétable à l’infini.
La voix s’organise alors comme un tableau à plusieurs entrées ; selon
l’entrée que l’on prend, on se trouve devant une nouvelle combinatoire ;
on se trouve dans un champ qui n’est pas structuré de la même façon.
Entre sonorité et dissonances, se faufilent tous les phénomènes émo-
tionnels de la perception auditive, sensations corporelles, connues et
surtout inconnues de soi et de l’autre… de la jouissance du sujet, de son
rapport à soi et à l’autre, où la porosité de la voix, son caractère erratique
est le lieu de passage de ce que l’on pourrait appeler approximativement
le dedans et le dehors, à tel point qu’on ne sait à qui, véritablement elle
s’adresse.
Entre le corps de J. M. et de F., cet entre-deux traversé par la voix,
c’est l’inconnu dit M. Duras. « Entre l’inconnu du sien et tout inconnu.
Qu’elle, de même que lui, n’aurait pas su si elle était celle de l’histoire ou
celle, en dehors, qui regardait l’histoire. » La voix est ainsi transport et
transfert d’inconnu.
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Dans cet inconnu si particulier, la voix aurait-elle un effet de vérité ?


Vérité prise dans les arêtes de la voix, dans les bifurcations et les
arrêts de la voix, dans les manières de se problématiser…
Moments où la voix se brise, en soi, en l’autre, de soi en l’autre ; éclat
de voix par lequel, l’Éros fait son entrée, au moment où la voix se
dénude, dans une expérience de vacuité… dans l’invisibilité d’une visi-
bilité. La voix devient un orgasme sans toucher réciproque ; elle surgit
dans ce moment d’épouvante, sans ombre portée, dans ce silence total
de sons et d’images, où la lumière et la nuit se conjoignent, où la
lumière du désir et la nuit du désir s’amalgament dans une prise instan-
tanée, dans un espacement sonore. Ainsi, la voix est pure jouissance,
quand on voit sans voir – orgasme sans toucher réciproque – orgasme
de la voix prise dans la hantise de sa disparition, dans la hantise d’une
voix sans image. Simple espacement sonore, battement du corps, por-
teuse de désir – sans image. Mais aussi, ce mouvement où la voix sou-
tient et, en même temps défait l’image, où le mot est pris de court par le
son de la voix… où le mot est pris de court dans la course des sons, et de
leurs intensités.
Prise dans la fatalité de l’exil, voyage dans la transe des espacements
sonores : toujours prise comme « premier cri qu’on ne sait pas crier »
menacée par la hantise de disparition. - 53
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La voix… vacuité de l’air!


« …ce qui sans répit
me fait
peut bien défaire… cela s’appelle

respirer
comme terre
mais plus haut, sur
ce froissement
du premier mot qui décroche …
air actif qui altère…

…brûler
déjà comme voir à quoi on va brûler.
…tant qu’il reste
un mot
à tirer
54 - hors
du dehors, ce sera moi aussi peut-être
…je dis air
pour qu’il y ait un

vide
par lequel alors il soufflera entre les mots.
…pour avoir
trop voulu saisir, je me trouve entier
dans le creux de la main
…visage muet
de celle avec qui j’étais en vie
quelques instants
auparavant.
…..on a fermé les yeux sur moi 34. »
La voix est une respiration, un souffle, traversée et transpercement de
l’air ; elle est dans la marge, prise entre son et sens ; transpiration de l’air,
froissement de l’air, épuration de l’air,
Circulation de l’air, « qui nous tire hors du dehors » dit André du
Bouchet
La Voix serait la perte de tout lieu, qui cherche un lieu à la surface de
l’air, pour la retenir, pour la soutenir ; comme propulsée par le souffle de
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l’air, accrochée à lui, elle reste suspendue, en attente, face à ce non-lieu


de l’intensité de l’air ; le vide, prêt à la défaire, où se porte la voix, la sup-
porte. Elle se pose dans la dépendance à ce lieu-air.
A-spatiale, la voix est ce qui se défait dans une impossibilité de la cer-
ner et qui pourtant s’exprime dans le degré zéro de l’improvisation per-
manente, à moins de la dompter, à moins qu’elle se laisse porter à partir
de la surface corporelle d’un lieu espace, d’un espace tactile qu’il soit
humain et, ou instrumental. Elle émerge par tout ce – qui nous tire hors
du dehors – où la voix est alors semblable à une peau, qui entretient un
rapport de peau à peau, sans qu’il soit nécessaire qu’un contact physique
ait lieu, mais qui reste tout de même, le contact corporel d’un corps à
corps qui s’exerce dans la défaillance d’une voix pulsée par le souffle de
la respiration, soumise à la disparition rythmée, soumise à la dépen-
dance de ce rien qui la précède et qui en fait un corps de voix.
L’écriture d’André du Bouchet, appréhende cette spatialisation sur
laquelle s’appuient le texte et la voix – spatialisation de l’écrit, espaces
interstitiels, donnent corps à la voix, de la voix au corps, dans une ryth-
micité décalée qui suscite une signifiance c’est-à-dire une appréhension
sensuelle de la voix dans un espace qui est toujours pris dans la fatalité
d’un exil (vide, blanc) d’un souffle coupé, et qui l’inscrit dans un sys-
tème de variations. - 55
Le Souffle est d’abord ontologique, pure virtualité et pure simulta-
néité : « notre simultanéisme intérieur », nous dit Gilles Deleuze.
La voix est à la fois spectrale et fantomale ; elle apparaît toujours dis-
simulée, dans les artefacts de la parole. Spectrale, selon l’étymologie
latine, spectrum, signifiant Dépit. Elle serait toujours en dépit, une sorte
d’apparition face à une mort imminente, celle de sa propre disparition,
celle d’un possible souffle coupé susceptible de la décomposer, de l’ab-
sorber, de l’anéantir – spectrale et fantomale – dans une déhiscence du
figural et du visuel, dont la structure libère des rythmes, des énergies,
des intensités, des flux, qui, dans l’émission de la voix et dans l’écriture,
ont valeur d’interpellations ! comme libérations de forces, bien que prise
dans le registre du virtuel, la voix est en perpétuelle mutation.
Elle surgit dans l’absence de repères fixes. Les poèmes d’André du
Bouchet laissent apparaître la voix dans les syncopes du graphisme, de la
représentation visuelle, dans les espaces qui dissocient, figures et inscrip-
tions. C’est dans cette dissociation des rythmes et des repères qu’on
assiste à l’incitation d’une lisibilité dans l’émission d’une voix. La voix
surgit dans une ellipse visuelle, dans l’exaspération de rechercher et de
trouver des indices stables ; or, elle surgit dans les syncopes de la visibi-
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lité, dans les syncopes de la visibilité et de la lisibilité sur lesquelles, elle


s’appuie. La voix a-spatiale, s’introduit dans la spatialité pour s’appuyer
sur elle, et parfois la contredire, pour crier, comme « premier cri, que
l’on ne sait pas crier ».
Surgissement de la voix dans une vision d’horreur, comme dépôt
sémantique sans signification, d’avoir vu ce qui ne se voit pas, où des
sons non visuels nous ont persécutés, nous persécutent, car a- séman-
tiques, imprévisibles et donc venant malmener nos croyances et certi-
tudes, très souvent mises en défaut, par l’émission de la voix… La voix
projette de l’air, et avec elle, de l’air est frappé. Dans ce battement de
l’air, la voix est sans image : la nuit et la lumière du désir sont pris en ins-
tantané – ce qui crée de l’épouvante, face à l’invisibilité de la visibilité
du temps, supprimant le continu de la temporalité. La voix est toujours
prise dans le contretemps – dans une attente du retour en arrière par
une introspection où s’illusionne un présent qui s’est toujours perdu,
parce qu’il n’a jamais été.
« …La voix est une voix venue d’ailleurs, inaccessible au temps et à l’usure – voix qui,
même si elle est aussi illusoire qu’un rêve, détient en elle quelque chose qui
dure/Même après que s’en est perdu le sens. »

56 - Et pourquoi ?
« C’est que son Timbre vibre encore au loin comme un orage/Dont on ne sait s’il se
rapproche ou s’en va35. »
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La voix se cogne aux murs!


Ligne de fuite, …entre l’être et le rien
Nous allons prendre comme compagnon de voyage, Beckett qui
dans son travail d’écriture nous fait éprouver les problèmes essentiels de
la voix. Didier Anzieu, dans son ouvrage sur l’auteur, parle de son style :
« Le souffle naissant pousse un cri. La suffocation l’étouffe.
Le souffle expirant le reprend. Une petite voix se tait. L’air reste plein de murmure de
milliers d’autres voix qui lui font, qui se font écho. Certes Beckett a surtout écrit en
prose, mais il a, en poète, capté ce bruissement, enregistré ces cris, ces coups, ces a-
coups ; il a plaidé pour l’obstination de respirer, support de la consistance à dire36. »
Beckett écrit pour la télévision en 1975 : Trio du Fantôme. Ce titre
fait référence au Trio de Beethoven pour piano, violon, violoncelle,
opus 70, n° 1, dit le Fantôme, dont Samuel Beckett utilise le deuxième
mouvement, largo assai et espressivo, comme élément musical de cet
œuvre.
- 57
Deux personnages sur scène :
V. : Voix féminine et S. : Silhouette masculine
Le scénario se réalise dans une pièce à trois côtés, le quatrième est
occupé par une caméra.
Trois ouvertures, une porte, une fenêtre, un couloir obscur, un gra-
bat, un magnétophone.
L’objet de la pièce consiste à évoquer l’existence de la voix face aux
possibles qui lui font face. Dans le Trio du Fantôme, V. expose sa voix,
cherche sa voix et ne la veut que murmurante.
La voix est seule, seule avec son magnétophone ; elle ne doit être en
aucun cas amplifiée.
Voici comment on appréhende sa voix, le son de sa voix dans l’espace.
La voix émettrice se heurte à ce qui est vu : sol, murs, fenêtre, grabat,
qui sont à la fois des images visuelles et sonores, sonores du fait de leur
ouverture, fermeture ; porte, fenêtre, entrée du couloir sont des trous,
des vides qui ne prennent consistance que par le regard. La voix appré-
hende ce qui l’entoure ; nomme chaque chose, la plupart, distinguée par
des nuances de gris. Ces murs, porte, fenêtre, ne sont que des bouts d’es-
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pace dans un autre espace. Ces bouts d’espace sont dé-fonctionnalisés.


Tout est fragmenté. Le spatial est fragmenté. La voix se situe dans un
monde spatial fragmenté.
Cette fragmentation est évoquée par les plans-coupe de la caméra.
La pièce où se situe V. n’est pas close ; elle est regardée par la caméra.
Mais chaque élément, porte, fenêtre, grabat s’ouvrent vers le vide.
La porte s’ouvre sur un couloir obscur.
La fenêtre s’ouvre sur une nuit pluvieuse.
Le grabat est un aplat sans contenant.
Si bien que le passage et la succession d’une partie à une autre ne font
que connecter ou raccorder d’insondables vides, « épuiser l’espace37 ».
« Épuiser l’espace, c’est en exténuer la potentialité, en rendant toute rencontre
impossible38. »
« La solution du problème est, dès lors, dans le décrochage, l’écart, le hiatus, la ponc-
tuation, cette syncope, rapide esquive ou petit saut qui prévoit la rencontre et la
conjecture. Ce qui est dé-potentialisé, c’est l’espace39. »
Comment la voix s’accomplit-elle ? Qu’est ce qui se potentialise dans
ce spatial qui se fait vide, empli de trous ? Confrontation à un épuise-
ment… la voix ne réalise jamais tout le possible, face à soi-même, à la
58 - rencontre de l’autre, des Autres. La voix amalgame à la fois du possible
et de l’épuisement du possible.
En conséquence, cela provoque dans la voix un certain épuisement.
Face à la nomination des choses, des buts à atteindre, la voix s’épuise,
car elle ne se réalise pas dans tout le possible.
Elle dérive et s’engage vers la voie du « peut-être », face à tous les pos-
sibles qu’elle veut résoudre. Dans cette dérivation, la voix procède à
toutes sortes de variations qui ne sont que des substitutions de tonalités,
ou des disjonctions exclusives – ceci ou cela. Le timbre de la voix est le
support de ces variations ; s’engageant vers le possible et vers ce qui ne se
réalise pas… ce qui peut aller vers un murmure, un dérapage, ou un
épuisement de la voix.
Si la voix se décontextualise, renonçant ainsi à tous buts, à toutes
significations, alors elle propulse des sons « qui ne sont ni indifférenciés
ni contradictoires mais qui s’activent à rien, sauf à permuter les termes
disjoints… la disjonction (ou ceci ou cela) est devenue incluse, tout se
divise, mais en soi- même… l’ensemble du possible se confond avec
Rien, dont chaque chose est une modification… simples jeux que le
temps joue avec l’espace40 ».
Est-ce l’épuisement face aux possibles non réalisés qui suscite une
combinatoire des sons ? Ou bien, est-ce la combinatoire qui nous
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épuise ? Ou bien les deux ensembles ?… la voix étant prise « dans la


poursuite de l’informe et de l’informulé. Ce sont les deux sens de l’épui-
sement, il faut les deux pour abolir le réel… La combinatoire épuise son
objet, mais parce que son sujet est lui-même épuisé41… »
Ainsi le moi se décomposerait avec la voix, n’étant jamais exacte.
C’est la posture de l’épuisé que Beckett met en forme dans le Trio du
Fantôme.
Si les voix sont le propre d’une combinatoire qui ont l’ambition
d’épuiser tout le possible avec des mots comme atomes combinables, les
voix sont aussi « des ondes ou des flux qui pilotent et distribuent les cor-
puscules linguistiques42 ».
La voix se module en fonction du positionnement de l’espace, de
l’appréhension de l’espace, d’être appréhendée par l’espace. Épuiser la
voix dans l’espace ou épuiser l’espace par la voix réduire à zéro l’espace
ou laisser traverser la voix par l’espace, dans l’espace.
Comment appréhender la voix dans un domaine spatial qui délivre
lui-même le silence, le vide, les trous noirs, des bruits ? (ici grincement
de porte et de fenêtre qui s’ouvrent et se ferment). Ce spatial peut avoir
des effets sur la voix, où le sujet face à cet espace, le parcourt et l’accom-
pagne d’une gestus, comme logique des positions, de la marche : « hiatus,
ponctuations, dissonances, de déhiscence43 »Tout ceci relève d’une - 59
logique de position de la voix, sa gestus.
La voix va établir des connexions, proprement fantomatiques. Nous
rappelons que le langage n’est pas la voix ; le langage nomme le possible,
tandis que la voix surgit, pure quand le possible est épuisé. Par le propre
épuisement d’un langage des noms, du fait que toutes combinatoires,
relations syntaxiques, propositions viennent à épuiser la relation uni-
voque d’une langue qui entretient des similitudes entre les relations des
objets et les relations de mots. Le deuxième niveau d’épuisement est
celui de la voix, composée de flux mélangeables ou qui s’en distinguent.
Temps des connexions que va établir la voix, qui va se mélanger aux flux
des Autres mais qui va rester aléatoire… leurs voix, du domaine du pos-
sible, occupées par des variabilités, fortes, faibles, silencieuses, pouvant
semer la confusion entre les Autres et soi-même, où l’on peut s’intro-
duire dans la série de ces Autres, moi-même les prolongeant.
Combien sommes-nous quand on parle ? Et qui parle en ce
moment ? Et à qui ? Et à quoi ? …L’Autre et moi, sont le même person-
nage, la même langue étrangère. Sons mêlés. Comment en finir avec les
mots ? C’est le moment musical de la voix qui - tarit les flux de voix
prises en séries, faisant chacun, membre de séries.
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Ce moment de connexion correspond à la musique de Beethoven


quand elle arrive à ponctuer le silence, et quand une passerelle de sons
ne connecte plus que des abîmes de silences insondables. Troisième
niveau de la langue, précise G. Deleuze. Il ne s’agit plus d’un langage
relié à des objets énumérables et combinables, mais à des limites
immanentes qui ne cessent de se déplacer, hiatus, trous ou déchi-
rures… quand les mots ont disparu, viennent les hiatus, la ponctua-
tion, la dissonance.
C’est proche aussi d’une œuvre musicale, l’œuvre de Beethoven
Ghost, que Beckett utilise dans sa pièce, à la fois comme compositions :
scènique, linguistique, pour démontrer, relayer les trois temps de l’épui-
sement du possible tant sur le plan spatial-sonore, que vocal. Le
deuxième mouvement du Ghost se déroule en trois phases :
« Composition, décomposition, recomposition d’un thème à deux motifs, à deux
ritournelles. Comme la croissance et la décroissance d’un composé plus ou moins
dense sur des lignes mélodiques et harmoniques, surface sonore parcourue par un
mouvement continu obsédant, obsessionnel, mais il y a tout autre chose aussi : une
sorte d’érosion centrale qui se présente, d’abord une menace dans les basses, et s’ex-
prime dans la trille et le flottement du piano, comme si on allait quitter une tonalité
pour une autre, pour rien, trouant la surface, plongeant dans une dimension fantoma-
tique où les dissonances viendraient seulement ponctuer le silence… Et c’est bien ce
60 - que Beckett souligne, chaque fois qu’il parle de Beethoven : un art des dissonances
inouïes jusqu’alors, un flottement, un hiatus, une ponctuation de déhiscence, un
accent donné par ce qui s’ouvre, se dérobe ou s’abîme, un écart qui ne ponctue que le
silence d’une fin dernière44. »
Trémolo de la voix, ses hiatus, ses dissonances viennent indiquer le
moment de la défaite de la production, de la nomination toujours
inadéquate des mots et des choses ; moment où le flux ordonné de la
voix est défait, moment où la voix ne se confronte qu’à la défaite du spa-
tial, délogée de toute dimension mémorielle. La voix vient se poser
comme une musique, se trouvant en décalage entre une séquence radio-
phonique et un film muet.
Dans le Trio du Fantôme de Beckett, elle est cette voix murmurante
qui se dépotentialise – nouvelle connexion, proprement fantomatique, où
comme la musique de Beethoven, elle devient passerelle de sons qui ne
connecte plus que des abîmes de silence insondables. Particulièrement le
Trio, où le flottement, le trémolo indique déjà les trous de silence sur les-
quels passe la connexion sonore, au prix des dissonances.
Finis les intentionnalités et les aspects mémoriels ! Il y a scission
entre le spatial et la voix, la musique prend le relais, la musicalité de la
voix. Elle va même jusqu’à emprunter une voix off, « neutre, blanche,
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sans intention, sans résonance ; elle devient quelconque, sans dessous


ni profondeur45. »
À l’acte II, quand s’est opéré l’épuisement du spatial, quand le
magnétophone est devenu identifiable, quand la musique est survenue
comme relais du premier épuisement dans la désignation des choses, V.
s’approche.
V. : « — Il va maintenant croire qu’il entend la femme approcher.
S. lève brusquement le buste, visage entrevu fugitivement, attitude tendue.
V. : — Personne.
S. s’affaisse, reprenant la pose du début, courbé sur le magnétophone. 5 secondes.
V. : — Encore.
Même action qu’en 2.
V. : — Maintenant jusqu’à la porte.
S. se lève, pose le magnétophone sur le tabouret, va à la porte, écoute, l’oreille droite
collée à la porte, dos à la caméra. 5 secondes.
V. : — Personne. (Pause 5 secondes) Ouvrir.
À 21 V. ouvre la fenêtre… Personne… va jusqu’au grabat, pose sa tête dessus, se tient
là, le contemplant. Se tourne vers le mur, regarde son visage dans le miroir pendu au
mur, invisible du point A.
C’est à ce moment-là, que V. s’exclame (surprise) :
« Ah ! Il incline la tête, se tient devant le miroir, tête baissée… Il va maintenant croire
de nouveau qu’il entend la femme approcher46… » - 61
Quand tout est épuisé surgit une image libérée dans le miroir et, en
tant que telle, engage un processus …qui s’insère dans le langage, dans
les noms et les voix… la tension interne de l’image – dans la vastitude,
en dehors du langage – libère un « AH ! » pure potentialité, qui
« emmagasine une fantastique énergie qu’elle fait détonner en se dissi-
pant… Ce qui compte dans l’image, ce n’est pas le pauvre contenu, mais
la folle énergie captée prête à être éclatée, qui fait que les images ne
durent jamais longtemps. Elles se confondent avec la détonation, la
combustion, la dissipation de leur énergie condensée… L’image dure le
temps furtif de notre plaisir, de notre regard… dissipative, elle est le
moyen d’en finir… elle est un micro temps47 ».
Le microtemps s’insère dans le langage, où la voix, traînée par la
musique, s’accroche à une image furtive, produisant un son, devient
éclipse du son, repris par la posture de V., et par les deux mots qu’il pro-
nonce : « Stop-encore. »
Le troisième acte… comporte un seul mot « encore », et déroule un
travelling sur le spatial, le crescendo et le decrescendo, des éléments visuels
sonores (porte, fenêtre, bruit de pluie), musique ; coupe franche sur le
miroir qui ne reflète rien… le visage levé vu, par deux fois. L’image sur-
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gissante et furtive est une tension, qui comporte une évocation silen-
cieuse, qui soit aussi une invocation et même une convocation, et une
révocation, puisqu’elle élève la chose ou la personne, à l’état d’indéfini :
une femme.
« Cette image-là, répond aux exigences de Mal vu Mal dit, Mal vu Mal entendu, qui
règnent dans le royaume de l’esprit48… »
C’est un souffle, une intensité pure comme l’image sonore du cri
d’un oiseau qui s’éteint dans la nuit… un rêve… et quand l’image se
dissipe, on croirait entendre une voix : le possible s’est accompli, c’est
fait, j’ai fait l’image.
L’image sonore relaie l’image visuelle… « comme exploration d’in-
tensités pures49 ».
Des visions ou des sons, comment les distinguer ? si purs et si
simples, si forts, qu’on les appelle mal vu mal dit… Dire que ce sont des
processus d’intensités. Des visions et des sons comment les distinguer ?
Nous avons l’impression que nous sommes en dehors, en dedans…
sorte de conglomérats, en perpétuel décalage, en perpétuel mixage, dans
un état de métamorphose à rebours … glissement dans une mouvance
ressentie lorsqu’on essaie de monter une dune de sable… l’agrippement
62 - n’est pas d’un bon secours – le perceptif est l’aléatoire – c’est un ensable-
ment, une fragmentation visuelle et sonore… toujours Mal vu, Mal
entendu, incertitudes permanentes sur l’émetteur et sur le destinataire.
Voix qui capte, répercute, voix inépuisable et univers de la voix qui
s’épuise dans une métamorphose à sens et contre sens comme le retour-
nement d’un gant… où le vide est, dans ce retournement, dedans-
dehors…, personne.
La voix, comme une troisième personne, neutre, blanche, venue
d’ailleurs, comme une voix off, celle qu’on entend dans un travail d’écri-
ture ou émise par un soliloque…
L’ouvrage Mal vu Mal dit de Samuel Beckett est une écriture anticipa-
trice de la mort de sa compagne Suzanne. Ce texte démontre que nous ne
pouvons pas nous passer ni de la vue, ni de la parole, mais pour parler de
cette compagne de vie, tous les indices sont évanescents : même le caba-
non dans lequel elle a vécu et dans lequel elle est entrain de s’éteindre.
Au bout de leur histoire. Voilà le logis du mal vu mal dit…
« Déjà tout s’emmêle. Choses et chimères. Comme de tout temps. S’emmêle et s’an-
nule. Malgré les précautions50. »
Tout se perd, évanescence de la mémoire, impossibilité de trouver les
mots justes, la voix défaille. Comme l’espace est vide désormais… « elle
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se perd. Avec le reste. Le déjà mal vu s’estompe, ou mal revu s’annule. La


tête trahit les traîtres yeux et le traître mot leurs trahisons. - Seule certi-
tude la brume. L’œil aura beau se fermer… Il ne verra plus que brume.
Même pas. Ne sera plus lui-même que brume. Comment la dire ? Vite
comment la mal dire avant qu’elle ne noie tout. Lumière. Un traître
mot. Brume lumière. La grande fin. Où plus rien voir. À dire. Du
calme.51 »
La voix… dans ce vertige de la vue… Personne… Voix fantomale qui
relaie l’image visuelle, furtive et épuisée.
Dans ce vertige de la vue, et du mal dire du dire… le silence du ver-
tige se déploie. On croirait entendre une voix dans une image sonore. Il
n’y a plus de mélodie. Le silence l’imprègne, dernière imprégnation
sonore de la voix dans le silence. L’insupportable se mue en musique,
musique infiniment lointaine et comme lui d’une haleine… reprend la
ritournelle comme un étayage vital. À l’épuisement visuel, la voix monte
pour transpercer le vide. Tenter de voir l’instant visuel, essayer de le
revoir où tout seul il s’annule de lui-même dans son propre mouvement
pour ainsi dire. Absence et cependant… la voix avant son extinction crie
un « AH ! »
« Illumination, cette fois. La voix de l’illusion… une manière de repartir dans l’accro-
chage du visuel et du sonore, encore une fois, pour toujours peut-être, encore, encore. - 63
Ainsi de suite. Jusqu’à plus trace. À la surface. Au lieu de s’acharner sur place. Sur telle
et telle trace. Encore faut-il le pouvoir. Pouvoir s’arracher aux traces. De l’illusion. Vite
des fois que soudain oui adieu à tout hasard. Au visage tout au moins. D’elle tenace
trace52. »
Face à l’épuisement du visuel et du sonore, reste à faire une image,
comme une éclipse, le temps d’aspirer ce vide.
Dans ce magmat du Mal vu Mal dire, nous nous trouvons ainsi dans
un état « boueux ».
Comment se tenir debout dans la boue ? Tout détrempés, dans un
malaxage de terre et d’eau, vase, enfoncement, enlisement : couverts de
boue, traînés dans la boue, enfoncés dans la boue jusqu’au cou… la
seule fangothérapie est de créer une image, comme échappée, échappée-
belle, d’un seul instant, d’un seul tenant, pour sortir de l’asphyxie, de
l’étouffement, de la suffocation… une image prise en bloc qui s’ex-
prime dans ce « AH ! » subit, comme un bloc sonore. Ce « AH ! » qui
remplit la bouche, à ras-bord, sans mastication, sans articulation serait
comme une boue sonore, …Qu’en faire ? Une image… vite !
C’est ce que Beckett développe dans son récit « L’image », texte de 17
pages, écrit d’un seul tenant, une seule phrase, sans ponctuations. La
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fangothérapie est un travail de la langue chargée de boue : l’avaler ou la


rejeter.
« La langue se charge de boue : un seul remède alors la rentrer ou la rejeter question de
savoir si elle est nourrissante et perspectives sans y être obligé par le fait de boire sou-
vent j’en prends une bouchée c’est une de mes sources la garde un bon moment ques-
tion de savoir si avalée elle me nourrirait et perspectives qui s’ouvrent ce ne sont pas de
mauvais moments me dépenser tout est là la langue ressort rose dans la boue que font
les mains pendant ce temps il faut toujours voir ce que font les mains53… »
Voir une scène, jusqu’à ne plus la voir, en être débarrassé… jusqu’à ce
que ce soit fini, que la scène s’éteigne et alors « je me rends compte que
je souris encore ce n’est plus la peine depuis longtemps ce n’est plus la
peine la langue ressort va dans la boue je reste comme ça plus soif la
langue rentre la bouche se referme elle doit faire une ligne droite à pré-
sent c’est fait j’ai fait l’image54 ».
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La voix… une interjection! une onomatopée


Pour sortir de la boue, comme perception de l’aléatoire du visuel et
du sonore,… quand tout est épuisé, reste l’émission de la voix comme
interjection, onomatopée, appuyée sur des images fugitives, seule
manière de rythmer le souffle, dans la terreur de le perdre.
L’être humain perdu lui-même, dans cette fange du monde qui l’en-
toure, ne peut totalement s’absenter : il émet un son a-sémantique. Les
sons a-sémantiques sont aussi des sons rythmiques, langage avant le lan-
gage où l’air se met en état de vibrations. La voix se met à « flirter » avec
l’in-interprétable, gorgée de rythmes.
La voix, prise dans un jeu de rebond, avec la tentative de sortir de la
suffocation : jeu de frappe sonore qu’est l’onomatopée, première éclipse
sonore et visuelle qui indique dans quel espace visuel et sonore le corps
se trouve… et se sauve ! Le corps est par conséquent mis en état
d’éclipse, quand la stupeur oppresse, quand le visible et le sonore épui- - 65
sent, abandonné au silence qui est lui-même un chant de carence.
« J’ai souffert de mutisme : c’est un chant carencé. C’est une danse : on se balance
d’avant en arrière. Ou la tête tourne d’une oreille sur l’autre. Le silence est rythmique.
Mais la plupart des cris, certains fracas me bouleversent sans mesure, jusqu’à l’aryth-
mie. Les sons plongent dans un silence de l’ouïe plus déchiré que le silence de la vue
qui est pourtant le premier déchirant esthétique… L’annihilation sonore, le silence ne
peut pas aller jusqu’au bout de sa division : jusqu’au silence intégral… même au
moment de la plus grande torpeur, il bourdonne55. »
La voix s’enclenche alors, envers et contre tout ! Un fouet qui vient
battre et s’abattre pour éviter la catastrophe, retrouver la texture de
l’air, lieu le plus intime de nous-même, où se trouve l’innommable,
l’immobile : notre être qui est sans temps, sans issue, souvent sans
trace. L’onomatopée, l’interjection, avant tout un acte : l’acte de l’être
qui se jette et se réclame dans l’univers du chaos. L’onomatopée, une
interjection…
L’interjection, du latin inter, entre, et de jectare, jeter, lancer : verbe
qui est aussi à l’origine latine de jaculatoire, comme voix jaculatoire,
jetée, courte, concise.
L’onomatopée, dont la racine grecque, onomatopoiia est une création,
suggérant par imitation phonétique la chose dénommée. La phonétique
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vient imiter, sur un plan rythmique ; elle est l’acte d’arracher de l’air, pour
faire agir l’être, quand tout est épuisé, quand il manque un mot, quand
l’articulation signifiant-signifié est altérée : manière de traduire ce qui de la
voix ne cesse de parler de l’être, en lui, de lui, à lui, dans et par des couacs
de la voix. Quand l’être échappe dans l’épuisement des perceptions
sonores et visuelles… la voix s’accroche à la phonétique, comme bris et
débris de l’être… paradoxe du dire dans une nomination impossible.
Pétrir la langue, pousser, soulever, ramasser.
Relever, tournoyer, mettre en boule.
Le langage est un vrai pétrin,
Où le fouet de la langue propulse les mots,
Les met en torsion,
Pour y incorporer le levain.
Mais la voix fragmente les sons
Arrache des cris ; éclatements sonores,
Juxtapositions et répétitions sonores.
Les sons appauvrissent les mots
Les jettent, les fracassent, les mettent en naufrage ;
La composition des mots, dans une figure défigurée,
66 - Introduit le rythme poétique et musical.
La voix dépourvue de contenu
Se satisfait de la forme de l’informe.
Effets déroutants et jubilatoires.
Le rythme de l’onomatopée,
Est une pâte, levée par la pulsion
Qui se soulève dans l’acte même du désir
Ou dans la surchauffe… des traces de l’animalité.
Voix explosive… telle, un fouet soulève la boue…
Cris et onomatopées…
Dans les sons répétés…

***

« Bing ! », dit Beckett… Par l’onomatopée… accéder à une approxima-


tive vision de la voix, dans sa séduction jubilatoire, où les raisonnements
sont démentis, où les enchaînements des sons sont une pratique de la
fugue !
Ruptures, coupures, répétitions, enroulement de la voix autour d’un
axe, ou plutôt un vide – volubilis des sons, abondance et rapidité, absence,
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dans un jeu de tournoiement en volte-face. La cohérence des discours se


dissout. L’onomatopée, dans sa subtilité, se substitue à l’inadéquation des
mots, et creuse en même temps le trou de la signification. Prise dans la ter-
reur de perdre le souffle, tout en jouant avec lui, la voix s’élève comme un
impromptu, illisible empreinte, d’une poésie nouvelle. L’onomatopée est
une création qui joue avec le souffle. Nous sommes dans la segmentarité
souple, parfois hachée, hachurée, ligne de fuite ou de fugue où chaque
segment de voix semble entourer le gouffre du grand trou noir… l’incom-
municable… lieu, où l’être n’est qu’une esquisse, une fêlure.
« Bing ! », dit Beckett.
Dans Têtes-Mortes, Beckett nous dit :
« Passé, passé, il y a une place dans mon cœur pour tout ce qui est passé, non pour
l’être passé, j’ai l’amour du mot, les mots ont été mes seules amours, quelques uns56. »
Nous sommes bien dans le registre de l’amour du sonore qui, bien
entendu, n’a aucun rapport avec le savoir, où tout se contracte.
« Un long aujourd’hui sans avant ni après, lumière ni ombre, depuis ni jusque, la
vieille demi-conscience d’où effacée, et de quand, et de quoi, mais de ces sortes de
choses encore, se confondant en une seule, et allant s’effaçant, jusqu’à plus rien, il n’y
eut jamais rien, ne peut jamais rien y avoir, rien qu’une voix rêvant et marmonnant
tout autour, ça, c’est quelque chose, la voix jadis dans votre bouche… j’allais mon che-
min toujours, mon corps faisant de son mieux sans moi57. » - 67
Dans son œuvre, Bing, Beckett cherche à décrire un univers de sensa-
tions, des signes antérieurs à l’acquisition du langage… sur un savoir
blanc, un environnement blanc, et là un « corps nu blanc fixe seuls les
yeux à peine… corps nu blanc fixe ailleurs… corps nu blanc fixe invi-
sible blanc sur blanc… traces fouillis signes sans sens gris pâle presque
blanc sur blanc… corps nu blanc fixe un mètre hop fixe ailleurs58 ».
Écriture de balancements, de répétitions à la limite de l’informe et
du non sens, face à la matérialité des sons, « corps nu blanc fixe, hop fixe
ailleurs, fixe face… invisibles rencontres des faces ; dans cette vacuité
répétitive, Bing murmure à peine presque jamais une seconde peut être
un sens ça de mémoire presque jamais… presque jamais temps sidéral ça
de mémoire presque jamais… Hop ailleurs où de tout temps sinon su
que non… seuls les yeux inachevés… corps nu blanc fixe un mètre hop
fixe ailleurs blanc sur blanc invisible cœur souffle sans son… Bing
image, une seconde avec image… fixe face silence dedans hop ailleurs
où de tout temps sinon su que non. Bing peut être pas seul une seconde
avec image… hop éclair… Bing jadis à peine peut-être un sens de
mémoire plus jamais… Lumière chaleur tout sur tout blanc cœur sans
souffle sans son… hop achevé59… »
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Cette voix qui transparaît à travers cette écriture privée de pronom, de


verbes, de ponctuation, parsemée de quelques articles, émaillée de sub-
stantifs, privilégie la juxtaposition des sons : fixe, fixe face, blanc sur blanc,
Hop, Bing. Dans cette « blancheur » syntaxique, le paradoxe apparaît
dans la rythmicité des superpositions et des juxtapositions, où le phrasé
prend la forme d’une onomatopée, comme rupture de la pensée. La voix,
dans ses jeux d’onomatopée joue de l’humour pour attaquer l’arrogance
des discours constitués qui l’habite. La voix est paradoxale, elle attaque la
pensée verbale : se joue et déjoue du conformisme langagier… elle devient
renversante, support des renversements par le jeu métonymique des sons,
dans une saisie simultanée où le corps est saigné à blanc… tout comme
l’espace et le temps…
« Faces blanches sans trace une seule rayonnante blanche à l’infini sinon su que non.
Tête boule bien haute yeux blancs fixe face vieux bing murmure dernier peut être
pas seul une seconde œil embu noir et blanc mi-clos longs cils suppliant bing silence
hop achevé60. »
La voix dans l’onomatopée est la vibration, proche du battement du
cœur mêlé au souffle respiratoire, tous deux mêlés dans une contraction
sonore qui tient le corps dans une cadence dont la progression le réduit au
silence, puis à la scansion, syllabes réduites à l’accentuation, borborygmes,
68 - gargouillis, arrachés, projetés, propulsés, voix qui sortent de, du soi.
Le corps est-il vraiment dépossédé de lui-même, dans cette extrac-
tion de la voix ?
Ne jouit-il pas dans cette jubilation anarchique du sonore où il reste
néanmoins attaché ? Et cela très charnellement, car se faufile dans le son
de la voix, ce langage d’avant le langage.
Le corps matière sonore est pris dans l’écriture de la sonorité.
Souvent la voix spontanée par ses intonations, ses accents, semble se
situer dans le registre de l’onomatopée, sans le savoir, comme redon-
dance de la résonance ou du couplage. Le corps de la voix joue alors avec
les sémiotiques, une manière de les juxtaposer, de les détruire, même si
elle en garde quelques débris. Les intonations de la voix que l’on
nomme, accents, propres à chaque région, sont parties-prenantes dans
ces fêlures sémiotiques provoquées par les particularités vocales.
La voix intègre-t-elle des processus de résistance au surcodage du lan-
gage ? Le trajet à l’aveugle, où la voix navigue dans l’incertitude, dans le
balancement du réel et de l’imaginaire, où l’être humain est toujours pris
de cours, dans un moi sans moi… toujours dans un état nomade ou
déchiré.
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La voix… un corps saigné à blanc!


Avec la question de la voix prise dans l’onomatopée, nous sommes
dans ce rapport sonore proche, tout près de, et dans la musique, dans la
musicalité de la voix. Musique et voix sont intriquées : nous aborderons
ce processus avec l’approche musicale de Glenn Gould. Il fait corps
avec la musique : son corps est partie prenante, et la voix est toujours
présente.
Voix musicale, la musique suppléant la voix, ou la voix faisant corps
avec la musique.
Voix et musique, toutes deux nous font entendre le corps. Le corps et
le « grain » de la voix sont dans ce même instant pris dans une mélodie,
une diction, à la pointe extrême de la signification, étrangères à la signi-
fication, prises dans une lettre-son, ou un être-son. Le corps est pris
dans une phonétique, où l’espace de la voix est infini. Il est, et devient
une phonétique, qui peut être dans ce cas, une forme de résistance à une
culture de masse : c’est la position de Glenn Gould, où les cordes du - 69
piano rejoignent ses cordes vocales. Il vit la musique à la fois comme une
autocratie, c’est-à-dire une production personnelle et comme une
démocratie, c’est-à-dire une production donnée à tous ; les deux produc-
tions se rejoignant dans l’acte de jouer d’un instrument. Il n’aime pas la
« pianistique » ; il abandonne la musique constituée, comme discours
normé qui s’entretient de la célébration, de la théâtralisation, de la mon-
danité, du travestissement du public.
À trente-deux ans, il ne se produit plus en public. Arrêtant tous
concerts, il travaille le son, sa textualité à partir d’une pratique d’enregis-
trement, comme procédé acoustique et de caméra. Il revendique son
être musical comme acte, qualité singulière, production musicale, libé-
ration du son instrumental et de la voix, pour atteindre un son textuel
dans son intensité même. Il privilégie la lecture musicale, qu’il a tou-
jours appréciée, sachant lire la musique avant d’entrer dans la lecture de
l’écriture.
Son corps est dans une présence extrême, dans un mouvement
expressif qui ne tombe pas sous le sens. Son corps, matérialité du son,
est semblable à un acte d’amour révélé en son corps et qu’il offre dans la
transmission auditive. Dans cette transmission, il essaie de relier, de
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réduire l’écart entre le compositeur, l’interprète et l’auditeur, afin que le


son prenne toute sa place. La voix comme la musique sont prises dans
une spirale. Un processus elliptique dans lequel se trouve des trouées
dans la composition, l’émission, l’audition du son.
Travaille-t-il la réduction des écarts, ou bien le son même, pour
approcher la qualité de l’écart, son intensité, sa diversité, en réduisant au
maximum les paramètres extérieurs (salle de concert, bruits externes de
l’auditoire, attentes de l’auditoire, surdétermination d’une interpréta-
tion connue) ? Le travail du son – une approche – une pratique de
l’écart dans sa spécificité même.
Glenn Gould fait corps avec l’instrument, assis sur une chaise basse
que son père lui avait confectionnée dans sa jeunesse, et dont il ne se
séparera jamais La courbure de son dos enveloppe, agrippe l’élément
sonore. Il enroule son corps autour du son, l’encercle dans un mouve-
ment balancé, tourné, comme un derviche-tourneur : circularité du son
et du corps.
Il ferme fréquemment les yeux. Il s’imbibe du son émis, s’en nourrit ;
il imprègne le son par son corps, pour émettre les suivants : on ne sait
lequel anticipe l’autre.
Les mains caressent le clavier, le frappent ; la main gauche peut battre
70 - la mesure, se lève comme ponctuation silencieuse. La main relaie la
musique, se met en état de mouvement, puis d’arrêt – le son s’expri-
mant alors dans cet espace de silence.
En permanence, il chante : la voix produit l’acte musical – ses lèvres
tremblent, claquent – la musique est le produit de ce tremblement du
corps.
Les mains, les lèvres, la tête, sont en état de pulsation. Les yeux fer-
més, les mains sont fréquemment invisibles pour lui, l’acte sonore surgit
de lui-même pour l’oreille.
L’amplification du son passe par le corps. Le corps est en état d’affir-
mation permanente. Cette affirmation du son produit, de celui qui
vient de passer, amène le suivant. Il fait du son passé le matériau de la
suite : affirmer le son et arriver à s’en détacher pour produire le suivant le
met dans une position d’amplification et non de surdétermination.
L’amplification ou les infléchissements produisent des variations
sonores. C’est consentir d’après la partition, au hasard absolu, comme
versions d’interprétations, d’infinités de versions possibles. Produire un
son, c’est consentir, c’est dire oui au hasard, aux possibles qu’il charrie.
C’est consentir à la possibilité de diverger tout en étant en relation avec
la contingence de la partition musicale.
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Le son de la voix comme celui de la musique relève le plus souvent


du hasard comme mise en rapport de forces, d’intensités qui produisent
des flux sonores.
La voix de Glenn Gould, toujours présente dans le chant produit
l’anamorphose de l’interprétation musicale. La voix, émission et effets
de retours sonores, comme anticipation et ombre portée, produit des
effets d’accélérations ou de décélérations dans les divers tempos.
Glenn Gould essayant de s’approcher de ce « mystère » travaille une
variété de tempos à partir des multiples enregistrements pour une même
partition. En plaçant des micros dans le piano, recherchait-il à s’appro-
cher des effets de la Voix, devenant par sa production une composition,
une interprétation, une audition ?
Sa voix venant extraire du dedans du piano, des sons. L’instrument –
lui-même – un effet sur sa voix. La voix venant extraire les sons du
dehors, ceux de l’instrument. Avec ses mains devenues invisibles, avec
ses yeux fermés – la voix présente comme flux – indique cette déprise de
soi. On peut dire qu’elle n’est pas un système de pensée : c’est un mouve-
ment. Elle est un mouvement où l’on s’oublie soi-même la plupart du
temps, même si on veut la moduler. Dans cet oubli de soi, viser l’inen-
tendu, le son ultime surprenant, celui que l’on ne connaît pas, étranger
à soi-même. - 71
« Dans une attente extrême d’une musique, qu’il maîtrisait moins qu’il ne la dévisa-
geait, comme une étrangère. Il se faisait guetteur, prédateur de quelque chose de
tout autre. D’un geste, parfois, la main libre s’échappait, étrangement, les doigts
joints, puis épanouis comme des rémiges tremblantes, et semblait vouloir laisser
dans l’air une trace écrite. On le voyait aussi, le cou ployé, la face défaite, les lèvres
baisant le vide, l’œil embué et le cheveu gommé de sueur, et c’est alors la doulou-
reuse expression outrée que le plaisir inflige au visage humain. Il jouait de la
musique avec ses mains, car il fallait bien, il était pianiste, mais aussi avec son men-
ton ponctuant les entrées des Voix, annonçant des instrumentations imaginaires,
mais encore avec les lèvres s’ouvrant et se fermant au rythme de la battue, marquant,
de temps à autre plus nettement le tempo d’une plongée résolue de l’occiput.
Polyphonie du corps tout entier… Le sexe que la musique voudrait oublier, se venge
et investit la posture, possède tout le corps. Il jouait la musique comme si la musique
pouvait lui faire mal, à l’affût de sa brûlure, de sa morsure. Le plus lointain (l’en-
fance) était toujours à portée de main, de nez, de bouche. Il fallait la river au cla-
vier… Les corps sont inaccessibles. Regardez-le, penché, rabattu sur son clavier,
comme s’il ne voulait plus de piano entre lui et la musique et cherchait à s’abolir
dans le piano, à se confondre. Être le piano, non seulement souffrir de ses mauvais
réglages comme des dérèglements de son propre corps, mais regarder dans ses cou-
leurs le clavier de ses humeurs, le regarder les yeux clos, avec cet arrière sourire indi-
cible que l’on n’adresse qu’à soi61. »
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Le chant est ténu, marmonnement de la voix, à la limite du dedans et


du dehors, toute petite scansion, très peu articulée, battement des lèvres,
est en même temps une apparition et une disparition, fantôme de l’ins-
trument sur lequel il s’appuyait et s’oubliait à la fois. Cette voix sans
mots était en même temps l’amie et l’ennemie du piano, mais la fidèle
lectrice d’un texte, où les notes musicales hors signification déployaient
les variations d’une écriture silencieuse dans la signification et légère-
ment sonore sur le plan acoustique. La voix sans mots prend toute son
ampleur. Le son de la voix est extrait du dedans du corps comme le son
de l’instrument est extrait du dedans du piano. La voix sort du vide du
corps ; la musique sort du vide de l’air, par de simples vibrations et
variations. La main n’est là que pour distribuer les vides, les organiser,
les hiérarchiser : ce qu’on appelle une phrase, un chant… chez lui la
musique est un autre état du silence, la lumière, une leçon des ténèbres.
Gould ne vise pas l’« inattendu, seulement l’inentendu… » Quand il
éprouve des difficultés pour exécuter un morceau de musique, « il bâtit
le rythme en bouche, travaille l’intonation en expirant ; il joue enfin le
passage, il n’accroche plus. Je joue plus mal si je ne chante pas dit-il. Le
chant fait partie du geste de la création62 ».
La voix – dans le chant – est une manière d’organiser les vides, pour
72 - en extirper du sonore, pour extirper l’inentendu et non se confondre à
l’attendu – nomadisme de la voix.
Si la voix est nomade, cela ne veut pas dire que ce nomadisme pré-
cède le discours ou la composition musicale.
Le nomadisme est un mouvement, un devenir qui affecte les discours
constitués, autant que les discours constitués sont des arrêts qui fixent
les voix nomades mais en même temps les propulsent à inventer de
nouveaux modes d’expression de la voix qui, elle-même, fait vibrer les
discours.
Pourquoi ce nomadisme de la voix fait-il si peur ? Il est un mouve-
ment où l’on s’oublie soi-même et par conséquent, il peut produire des
effets inattendus et inentendus, « Gould ne visait pas l’inattendu, seule-
ment l’inentendu63 ».
Même si nous voulons moduler la voix, la contrôler, la parfaire, la
dompter, nous sommes en état de servitude envers la voix par les effets
qu’elle produit sur nous et sur nos productions, sur nos relations. Nous
sommes esclaves de notre voix ; elle est le maître de notre personne qui
entretient avec nous-mêmes des rapports de gouvernement, avec
laquelle s’opèrent des « liaisons dangereuses » de placements et déplace-
ments libidinaux avec les discours constitués – quand elle est convoquée
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à l’énonciation – quand elle est convoquée entre désir et mort, désir et


vie.
Même si elle est le lieu du dressage, le lieu de la bride comme on
bride un cheval, le lieu du codage des forces instinctives, elle peut jouer
de son nomadisme pour jouer une autre partition.
Elle peut être prise comme projectile, arme de jet et de projection, de
ripostes. Elle s’expose alors à entrer dans une dépense de la force, elle-
même reliée aux phénomènes de la vitesse dans l’espace et dans le temps,
c’est-à-dire reliée à des compositions de vitesses entre ces éléments. Ou
bien, elle prend de la vitesse, de la lenteur ou bien elle est prise de
vitesse, de lenteur… Les sons en seront profondément modifiés. Jeux de
tempos, auxquels Glenn Gould excellera… Ce n’est pas seulement l’har-
monie qui produit la musique ou la musicalité de la voix : c’est le contre-
point. À partir de la mélodie, le contrepoint définit les principes de
superposition des lignes mélodiques. Le tempo, variable, lié au mouve-
ment du rythme intervient dans l’expression contrapuctique – les sons
comme la voix étant constitués d’une irrégularité de pointillés, de
petites notes qui ont une fréquence d’intermittences, comportant en
eux-mêmes, ces potentialités d’apparition et de disparition du réel. La
voix a un effet de réel qui provient de la promptitude d’une émission
sonore, perceptible par l’intermédiaire des phénomènes d’accélération et - 73
de décélération. Les sons sont les ombres du temps. La superposition
des deux phrasés, mélodique et contrapunctique, agencée par les divers
tempos, fait bifurcations et même légères desynchronies difficilement
repérables à l’oreille et qui sont pourtant présentes.
Ainsi, nous aventurer à dire qu’il existe une « picnolepsie » de la
voix, tout comme il existe une picnolepsie de la vue : phénomène mis en
évidence par Paul Virilio dans son ouvrage Esthétique de la Disparition 64.
Le son, sensation auditive causée par les perturbations d’un milieu
solide, élastique ou fluide et notamment l’air – le son – une vibration
transmise par une onde qui est une fonction périodique des variables du
temps et de l’espace – le son – pris dans un mouvement pressé, com-
pressé par l’intensité et la vitesse – le son course-poursuite. Le son de la
voix, la poursuite de la forme de l’informe qu’est le temps, dont le jeu
est un contrat sur l’aléatoire : le temps-le rythme.
L’essentiel de ce jeu se situe entre les deux pôles, les deux lignes : la
ligne de la mélodie et la ligne contrapunctique où la voix n’est qu’une
irrégularité de points, de notes, de pointillés provoquant des absences
sonores. La voix et la picnolepsie de la voix sont constituées par les fré-
quences d’intermittences, comme vitesse dans la distance du temps, des
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tempos. Dans ces mouvements de fréquences où se déroule le flux


sonore, la picnolepsie serait ce phénomène de recoller les coupures de la
voix, ses pointillés et en faire un temps continu, en effaçant les distinc-
tions entre ce qui a été entendu et ce qui n’a pas été entendu. Alors,
dénier les désynchronisations aléatoires, les anamorphoses de la voix et
se fixer sur le trait connu, attendu de l’émission sonore, annuler le non-
entendu des sons perdus, annuler les effets de déterritorialisation de la
voix, les effets d’incertitudes – c’est ce que réfute Glenn Gould.
Son travail consiste au contraire, en s’appuyant sur l’œuvre de Bach,
œuvre contrapunctique par excellence, à essayer d’approcher au plus
près les notes effacées qui sont celles des bifurcations, de travailler les
effets des divers tempos, de développer une écoute mobile, fasciné par
l’amenuisement du son et sa transformation en fonction du rythme, du
lieu où il est produit. Cette perspective rapprochera le sonore de l’écri-
ture ; il gravera la musique dans les documents enregistrés.
Dans cette approche de l’inentendu, de cette quête du son impercep-
tible, Glenn Gould se libère d’une interprétation obéissante, figée, d’un
texte musical. Il est à l’aise dans l’interprétation des œuvres de Bach car
celui-ci n’a donné que très peu d’indications dans la manière de les
interpréter. Bach est la voie royale du contrapuctique, du jeu des super-
74 - positions, des bifurcations… Glenn Gould ne se prive pas de faire des
déformations, tout en connaissant parfaitement les indications, les
règles, les signaux… mais ces signaux, il les transforme en signes qu’il est
possible « de méconnaître, de transgresser, voire d’inverser65 ».
« Il s’autorise dans la Burlesque de la Partita en la mineur de Bach, de
ne pas jouer les octaves qui sont écrites, jugées trop prosaïques harmoni-
quement, mais des sixtes ou des dixièmes. Dans les Variations pour
piano, Gould inverse systématiquement les indications, remplaçant le
fortissimo, decrescendo, piano. Jacques Hétu, compositeur, dira de ces
déformations apportées par Gould : “C’est un négatif de l’image origi-
nale”66 ». La partition n’est pas à prendre au pied de la lettre, elle n’est
qu’un paramètre de l’interprétation. D’autres éléments, le contexte exté-
rieur, l’espace où le son est produit, le rythme corporel, les intentions,
l’instrument de production sonore, le choix du tempo sont susceptibles
de contredire le texte.
Gould s’autorise ; il peut doubler les octaves ou les dédoubler ; il peut
perturber les tempos, omettre des reprises, changer l’agogique (légères
modifications du tempo non écrites dans la partition).
Il dira lors des entretiens avec Jonathan Cott :
« Ce que je crois jouer n’est pas ce que je joue67. »
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Apparaît la même similitude de position entre le langage et la voix…


qui peut se prendre elle-même les pieds dans le tapis du langage
normé… du langage intentionnel.
Se prendre au pied du langage, au pied d’une partition déjà écrite ?
Quels effets ?
– Aux pieds ! dit la voix du maître.
– Rester aux pieds de la voix de son maître.
– Les deux pieds dans le même sabot – la voix – alors prise dans
l’identité de sensations et de pensées…
– Une voix comme un pied qui traîne, peut être ressentie comme
une négligence de l’être jusqu’à produire un « voilà ! C’est fait ! Malheur !
Ça devait arriver à force de traîner ! »
– Une voix qui se précipite dans un mouvement affolé, et c’est la
chute !
– La voix serait un pied de nez, toujours décalée, dans le croisement
de la ligne mélodique, celle que l’on attend et la ligne contrapunctique,
à contre-temps, qui opère des coupures.
La voix avec ses divers tempos rejoue sans cesse de nouvelles parti-
tions. « Ce que je crois jouer n’est pas ce que je joue »… Ce que je crois
dire n’est pas ce que je dis… « le grain » de la voix y met son grain de sel
ou de sable qui fait gripper le sens ou l’interprétation de ce que je dis.
- 75
Il n’y a pas de lecture unique, il n’y a pas de voix unique - nous
sommes en état de lecteur de partition de sons, de nos sons internes, des
sons imperceptibles, inentendus de nos voix et de celle des autres.
Sons imperceptibles, qui naviguent en pointillés, qui nous font fran-
chir des frontières, parfois chimériques, vers des paysages pris en plan
éloigné… comme une voix que l’on n’habite presque pas, ou en plan
rapproché… qui nous obsède ou nous terrorise.
La voix est prise dans des perspectives, coupures, échos,… du son,
encore du son ! À la poursuite du son, du son ineffable que l’on ne
peut saisir, que l’on veut néanmoins étreindre. « Ce son…, il est très…
lointain, doucement… plus bas, plus plus ! Renforcez le sonore, l’am-
plification, baissez, coupez, gardez, plus de, continuez, stabilisez,
pause, insérez, insérez un contre sujet, ralentir le tempo, cela fait res-
sortir l’expression tonale,… on ne doit pas perdre les basses fré-
quences,… voir si la coupe est possible, faisons un essai, on garde la
dernière prise, que les différenciations soient plus marquées,… le
tempo change la tonalité… », tels sont les paroles de Glenn Gould
recueillies dans le DVD The alchemist pour approcher ces sons en stu-
dio d’enregistrement. En se réécoutant et lisant en même temps sa
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partition, il scande avec sa main gauche ; il scande avec des TA-TA-


TA… non ! Ce n’est pas YA-TA-TA-TA !
Voilà ! Le son est intraduisible ! Nous nous appuyons sur le son, nous
quêtons le son, nous guettons le son pour approcher l’intraduisible,
approcher le langage d’avant le langage. Ce serait une affaire d’oreille
acoustique !
Déprise de l’oreille objectivante qui ne saurait lire que des sons
connus. L’oreille cherche le son inconnu, oreille désirée, désirante…
toujours approximative, supplétive au manque de reconnaissance…
Non ! ce n’est pas ça, pas tout à fait ça, pas du tout ça ! Presque ça… mais
alors comment ? Brillance du son inatteignable…
Comment faire ?
La voix – comme la musique – possède deux qualités qui doivent res-
ter paradoxalement unies. Une liberté transcendant les clichés, et un
sens de l’inévitable.
Marquées du sceau de l’arbitraire, les interprétations de Gould ont
cette force des énigmes : tout est dit et tout reste à dire. Arbitraire, non
au sens de l’absence de loi, mais au sens de l’arbitraire de la langue –
une extravagante nécessité s’imposant à nous sans que le désir puisse y
redire.
76 - « L’énigme, ce n’est pas que rien soit là obscur. Tout est plein de lumière, les lignes, les
plans, les volumes, le lexique et la syntaxe, le discours et les figures, la densité et la
transparence. Mais précisément, dans cette évidence qui aveugle, la formule demeure,
indéchiffrablement déchiffrée68. »
Cet inatteignable, cet impossible faisait néanmoins de la musique, sa
peau, comme notre voix ferait notre peau ou nous « ferait la peau »,
comme un corps saigné à blanc…
Recherche éperdue de la voix, du son de la voix, où l’on se puise en soi,
où l’on s’épuise jusqu’à se perdre en lui, en elle, dans une absence de sou-
venirs : la voix ne se souvient de rien de ce qu’elle émet, ou de si peu de
traces. Elle nous chauffe, nous refroidit, nous trans-porte, nous éjecte,
nous surchauffe, nous émeut, nous attire, nous révulse, nous habite, nous
déloge, nous arrime, nous suspend, nous surprend, nous rassure, nous tra-
hit, nous accompagne, nous abandonne. Les sons sont vraiment les élé-
ments fondateurs de la territorialisation et de la déterritorialisation et de la
reterritorialisation : s’identifier et se désidentifier en termes de processus et
de propriété, comme sentiment d’inhérence d’un être.
Glenn Gould joue du mouvement sonore. Il dit :
« J’ai horizontalisé le son au moyen d’accords arpégés et de procédés, j’arpégeais
comme un fou… ce que j’ai fait c’est d’inventer d’autres voix, qui ne sont nulle part
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dans la partition… c’est absolument jouissif… pardon de dire cela, mais c’est absolu-
ment jouissif69 ! »
Le corps est entièrement plongé dans le son. Comme lui, il est
presque sans bord, corps contre le hors-corps du son. Jouissance d’être
arraché à soi-même, par l’intensité du son.
Le corps, d’autant plus présent qu’on l’oublie.
Le son, d’autant plus présent qu’on oublie son corps dans le son.
Jouissance avec la part de soi-même, se situant le plus souvent en
situation d’étrangeté, dont on ne veut rien savoir, mais à l’appel de
laquelle il faut se rendre… Glenn Gould avait une mémoire terrifiante,
il jouait comme sans souvenirs :
« La musique puisait en lui. Il voulait s’oublier quand il jouait, se perdre de vue en elle,
que ce soit elle qui se souvînt de lui70. »
Cette jouissance du son émergeant d’un jeu sans souvenir, d’un
piano, jusqu’à oublier corps et piano, cette même jouissance ressentie
lorsque Gould découvre le son dans le piano et dans la voix de sa mère
chanteuse-pianiste « lorsqu’il toucha le clavier la première fois sur les
genoux de sa grand mère ne restait-il pas l’enfant qui jouait et déchiffrait
comme s’il lui fallait traverser quelque chose. Un mur, une épreuve, un
amour71 ». - 77
La jouissance de l’artiste - cette présence arrachée à soi-même, où le
son erratique est l’entrée et la mise en perspective, l’intrusion des mou-
vements psychiques inconscients. L’artiste ne serait-il pas celui qui a
donné son assentiment à l’inconscient ?
Assentiment provient étymologiquement du latin assentire, donner
son assentiment, sentir, éprouver, ressentir, laisser devenir sensible, lais-
ser se manifester… ce qui ne relève en rien d’une position infantile
régressive de réminiscence à un passé. L’artiste se situe dans une position
déterminée de contrer tout désaveu quant aux forces pulsionnelles
inconscientes.
La création de ce son, l’activité de création – défi de désaveu – une
manière de traverser le mur, le mur du son… dans cette traversée…
accès à une jouissance Autre qui supplémente la jouissance phallique.
Traverser le mur du son… du sens du sens… utopie majeure du signi-
fiant. Créer dans la dérobade du sens, dans la béance du sens et même
dans la dérobade des discours sur l’inconscient qui se targuent de don-
ner du sens à tout. Cette escroquerie des discours interprétatifs qui relè-
vent d’une surdétermination sociale du sens dans des théories bien fice-
lées, Glenn Gould travaille farouchement à la dénouer à partir du
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sonore – il travaille sur des devenirs. Son mouvement de création se


situe dans des devenirs, aux lieux où le sens est absent, où il recherche les
effets produits de l’absence de sens, en essayant d’approcher au plus près
le son absent.
L’indécision du son dans la variété infinie de son expression, jouée et
rejouée dans les improvisations contrôlées des procédés d’enregistre-
ments, n’entraîne-t-il pas l’artiste à revivre la vie pulsionnelle d’un état
d’enfance, son chaos et sa réorganisation, qui reste, néanmoins dans le
suspens d’un son intraduisible. En laissant libre cours à cet état d’en-
fance, univers de sensations sonores, l’artiste n’est-il pas celui qui a
consenti à l’inconscient qui le pousse à créer ? Le créateur n’est-il pas
l’ennemi forcené du sens établi ? N’est-il pas celui qui crée à partir du
chaos, à partir des sensations pulsionnelles, et qui, dans sa création les
organisent sans les dénier ?
À vouloir trop créer des sens univoques aux sons que nous émettons,
ne consentons-nous pas au désaveu de l’inconscient ? Ce désaveu vient
comme armure contre les possibilités de bifurcations : rendre le possible
impossible… effets de la raison où le raisonner empêche d’entendre les
résonances des sons… oreille acoustique obstruée envers des sons qui ne
cessent pourtant pas de s’échapper et qui nous échappent. Le rationa-
78 - lisme, la codification sont les freins, l’obstruction, l’impasse aux possibi-
lités d’ouverture créatrice, mais seraient la matrice et la reprise… du
« mal vu », « mal dit », du « non entendu »… le lit des plus belles inter-
prétations imaginaires… des inhibitions fantastiques… de nos fascismes
les plus soft ou hard, avec tous les processus d’exclusions qu’ils compor-
tent. De l’improvisation SVP !
Glenn Gould n’était pas fou ! Il avait un certain rapport avec la soli-
tude, qui lui faisait entendre le silence, le silence dans les sons, les sons
comme silence. C’était son processus créatif.
Il luttait contre l’interprétation unique, l’interprétation obéissante.
Chaque interprétation était unique dans la multitude des interpréta-
tions qu’il rendait possibles.
L’unique était en lien avec le multiple. L’interprétation d’une compo-
sition était un possible parmi d’autres possibles. Ce n’était pas une anar-
chie, mais la révélation des possibles.
Les artistes ne sont pas des fous, des illuminés, des impulsifs, des
convulsifs. Ils travaillent de façon forcenée avec leurs forces pulsionnelles
contre l’assujettissement à un ordre de maîtrise carcérale, de soumission à
un discours constitué. Pour jeter le cri créatif, il faut épuiser le sens, le sens
unique, qui devient très vite un sens giratoire, fermé sur lui-même.
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Épuiser les signaux, et entendre les signes qui passent par le jeu de
l’écrit et du sonore. Glenn Gould ne cessera pas d’exercer cette pratique.
L’artiste n’est pas fou, impulsif, compulsif. Qu’est-ce cette folie qu’on
veut lui faire souvent jouer ?
Glenn Gould joue avec le signe (la note, le son) comme empreinte,
coupure, et celui-ci n’est pas vide de sens. Il montre que le sens du
signe-son n’est jamais saturé, pris dans un bouclage univoque. Il peut
« se signer » en dehors de tout référentiel unique, en conséquence hors
signifié, mais pris dans le flottement de l’exécution., son rythme, son
tempo, et de fait, dans la fonction qu’il joue dans le jeu relationnel avec
tous les autres sons.
Chaque son comporte une valeur différentielle, par rapport à tous les
autres qui se trouvent dans la ligne mélodique et contrapunctique.
Glenn Gould n’aurait-il pas travaillé cette question de l’arbitraire du
son, dégagé d’une certaine forme de signifié, émission d’un son sans rien
qui s’échange. Pour une même partition, le tempo choisi, lent ou rapide,
fait ressortir l’expression tonale, l’interprétation en sera différentielle.
Nous donnerons pour exemple les deux interprétations que Glenn
Gould a effectuées des Variations Goldberg de Bach : la première jouée
en 1955, à l’âge de 22 ans, dure 38 minutes 27, la seconde, jouée en
1981 à 48 ans, dure 51minutes 15. Dans cet écart de tempo, la combi- - 79
natoire sonore et son effet interprétatif, le référent sonore (la composi-
tion) a été largement décalé, l’attache du son (signe) à la partition, à
l’écriture musicale et au temps a été déplacée. Le son devient l’objet
métonymique de la lettre (note), du temps, et du silence. Le son pro-
cède du vidage des codifications référentielles (note à note). Il prend sa
valeur dans la spatialisation, dans le corps comme espace pris dans l’es-
pace sonore, le silence en faisant partie.
Glenn Gould est un résistant contre « la résistance » des discours sur-
déterminés, des conformismes auditifs ou visuels – résistant contre la
résistance des phénomènes de clôture, il guette l’absent dans la combi-
natoire sonore, le non-sens du sens, le non-vu du vu, le son effacé pour
en faire des processus de devenirs. Pour ce faire, il franchit la clôture du
corps doté d’armatures ; il joue la partie avec un corps « saigné à blanc »,
avec un corps mobile, effacé, pris dans une spatialisation sonore, faisant
corps avec l’instrument producteur de sons.
Pourquoi « chauffé à blanc ? » Le musicien-interprète est confronté à
des signes, sans significations, même si nous essayons de les connoter de
référents affectifs, ils restent sans souvenirs, pris dans un espace- temps
mobile et une écriture hiéroglyphique qui reste pur élément sonore. Le
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musicien est dans une position excentrée, segmentarisée, déterritoriali-


sée. Seule la ritournelle est une territorialisation. Mais si cette ritour-
nelle reste territoriale et territorialisante, « elle peut être emportée par un
bloc mobile qui trace une transversale à travers toutes les coordonnées –
et tous les intermédiaires entre bruit et son, un devenir. La musique est
précisément l’aventure d’une ritournelle, la manière dont elle s’empare
de la ritournelle, la rend de plus en plus sobre, quelques notes, pour
l’emporter sur une ligne créatrice d’autant plus riche, dont on ne voit ni
l’origine ni le bout72… »
Face à cette ubiquité du son, à sa vacuité, la qualité sonore fonc-
tionne comme « blocs, non comme souvenirs et fantasmes, mais comme
devenir-enfant, devenir-femme, comme composantes de déterritoriali-
sation, passant d’un agencement à un autre… chacun n’ayant pas les
mêmes forces ou les mêmes vitesses de déterritorialisation qu’un autre…
on ne peut que comparer des puissances de déterritorialisation73 ».
Le corps de l’interprète comme celui du compositeur, comme celui
de l’auditeur est pris dans ce mouvement, dans cette segmentarité de
sons, qu’ils le veuillent ou non. Double déterritorialité, celle du son de
la voix et celle du corps, processus de vertige du devenir que l’être
humain s’empresse de juguler, en s’accrochant à la vision d’un corps uni-
80 - fié, rassuré par des discours unifiés emplis de significations déjà établies,
recours à « la reterritorialisation des voix selon la distribution des deux
sexes… mais le flux sonore et continu passe plus entre les deux comme
une différence de potentiel74 ».
Pourquoi ne met-on pas toute notre attention sur le mouvement, la
production de ce flux sonore qui passe entre la distribution des deux
sexes et restons-nous figés sur deux lignes musicales qui ne se croise-
raient pas sans se détruire ? La musicalité des différenciations sexuelles
ne serait-elle pas semblable à celle que Glenn Gould a repérée dans la
musique contrapunctique : croisements multiples de la ligne mélodique
et de la ligne contrapunctique, tempos, cassages, bifurcations, mouve-
ments – un devenir.
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La voix … flux sonores


Ce flux sonore est bien là, il peut être potentialisé ou récupéré selon
des variations différentes et des coordonnées plus vastes. Le flux sonore
n’est plus seulement celui du devenir-enfant et du devenir-femme, il est
directement connecté avec le flux sonore du cosmos.
« La molécule sonore se dissocie en éléments disposés de diverses
façons suivant des rapports de vitesses variables, mais aussi bien comme
autant d’ondes ou de flux d’une énergie sonique irradiant tout l’univers,
ligne de fuite éperdue… c’est avant tout du travail rythmique – l’univers
– le cosmos est fait de ritournelle, la question de la musique est celle
d’une puissance de déterritorialisation qui traverse la Nature, les ani-
maux, les déserts non moins que l’homme… la nature oppose sa puis-
sance, et la puissance de la musique, à celle des machines de l’homme,
fracas des usines et des bombardiers… et il faut aller jusque-là, que le
son non musical fasse bloc avec le devenir-musique du son, qu’ils s’af- - 81
frontent ou s’étreignent, comme deux lutteurs qui ne peuvent plus se
défaire, et glissent sur une ligne de pente… Que le chœur représente les
survivants… On entend le faible bruissement des cigales. Puis les trilles
d’une alouette, puis le chant d’un oiseau moqueur. Quelqu’un rit, une
femme éclate en sanglots. Un homme pousse un grand cri “Nous
sommes perdus !” Une voix de femme : “Nous sommes sauvés !” Des cris
éclatent de toutes parts : “Perdus ! Sauvés ! Perdus ! Sauvés !”75. »
Le son (qui peut être celui de la voix, ou de la sonorité musicale) est
donc pris dans ce bloc sonore que Glenn Gould a essayé d’approcher au
plus près, en essayant de réduire les paramètres extérieurs, (salle de
concert, bruitage) et en amplifiant par micros les sons de l’instrument –
sa voix étant elle-même prise dans cet univers – le son situé dans une
alternance de temps, avec des durées en coalescence, alternant les plus
petites, les plus rapides, avec celles qui sont plus lentes et plus longues.
Dans cette tentative d’étude du son, il a essayé de réduire ce qui nous
ligote :
« L’organisme, la signifiance et la subjectivation..»
Cette forme de solitude, d’individuation, chez Glenn Gould, qu’on a
si souvent avancée, dans sa manière de vivre, n’était-elle pas la condition
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pour révéler les manières d’être ou modalités « comme intensités pro-


duites, vibrations, souffles76 ».
Se défaire du bruit environnant pour entendre les divers sons, la
différenciation des sons, leurs rapports, leurs divergences, leur coales-
cence. Les sons ne s’annulent pas, ils cohabitent comme variations
infinies, leurs relations ne s’auto-détruisent pas, elles varient, induites
par une question de rythme. C’est le rythme, avant le tempo, qui crée
le son, la composition des sons. Mais pour entendre ces sons émer-
geants, il est nécessaire de consentir à se défaire de trois éléments : de
l’organisme, de la signifiance, de la subjectivation. Se défaire du « tu
seras un organisme, tu seras un sujet d’interprétation, fixé, cloué au
signifié », du « tu seras un sujet interprète-interprété, sinon à être
marqué de déviance… »
Se faire un « Corps sans Organes », dira G Deleuze, c’est ce qui per-
met la répartition des intensités, de les entendre, de les laisser jouer, de
les laisser émerger.
S’approcher du son, du son de la voix c’est se rapprocher d’un « pro-
gramme et non d’un fantasme… approcher, se faire un Corps sans
Organes… Le Corps sans Organes, c’est ce qui reste quand on a tout
ôté. Et ce qu’on ôte, c’est précisément le fantasme. Quelque chose va se
82 - passer, quelque chose se passe déjà77 ».
N’est ce pas ce même processus qui se déroule dans la pure émission
sonore, un moteur d’expérimentation, au prix d’une infinité de pas-
sages, de divisions et de sous-productions. Mais dans cette émission de
la voix qui émerge quand on a tout ôté comme puissance d’intensités,
on peut échouer deux fois.
On croyait s’être fait un bon « Corps sans Organes », un « Corps de
Voix », « on avait choisi le Lieu, la Puissance, le Collectif (il y a toujours
du collectif même si on est seul), et puis rien ne passe, ne circule, ou
quelque chose fait que ça ne passe plus… blocage… blocage qui est
encore une intensité : bloquer, être bloqué… le corps n’est plus qu’en-
semble de clapets, sas, écluses, bols ou vases communicants… le Corps
sans Organes, n’est pas espace dans l’espace, il est matière qui occupera
l’espace à tel ou tel degré, au degré qui correspond aux intensités pro-
duites… production du réel78 ».
Ce n’est pas une négativité, seulement une matière intense d’éner-
gie… Comme la voix, il est le champ d’immanence du désir.
On peut considérer que la voix, avec ses sons propulsés, pures inten-
sités, nous déloge des magnifiques strates de la croyance à une forme
unitaire de l’être, à son Moi. Au fur et à mesure qu’elle est expulsée, elle
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défait l’organisme, « la surface d’organisme, l’angle de signifiance et


d’interprétation, le point de subjectivation ou d’assujettissement79 ».
Toujours en décalage avec le corps, avec l’intentionnalité, avec le temps
toujours fuyant, avec l’espace toujours fragmentaire, la voix ne peut jouer
que du souffle. Souffle au cœur, souffle au corps… Elle joue avec la désar-
ticulation (ou les n, articulations). Elle n’est que nomade, et c’est en règle
générale son salut. Certes, elle défait l’organisme, tout ce qui a été codé
selon des normes. Elle défait signifiant et signifié, elle défait l’interprète et
l’interprété, elle défait le sujet d’énonciation rabattu sur un sujet d’énoncé.
Purement mobile, flux sonore pris dans d’autres flux sonores, nous aurons
à repérer ce qui passe et ce qui ne passe pas… rien à voir avec le fantasme,
rien à interpréter, seulement repérer les circularités d’intensités.
Simplement dire que la voix se définit par des seuils, et que l’organe qui la
supporte varie en fonction du franchissement de ces seuils. On pourrait
penser que la voix épuise le corps, et de façon extrême, elle serait là, suici-
daire, réduisant le corps à son effondrement.
Or, comme le « Corps sans Organes », elle est un processus de déstra-
tification de tout ce qui a été codé, condensé. La voix est un mouvement
qui s’effectue entre ce qui détermine et ce qui libère par rapport à un
continuum, par rapport à la programmation, et favorise l’émergence de
lignes de fuite. Elle participe à la déstratification, en perpétuelle expéri- - 83
mentation… les conclusions ne sont que rarement données… ou seule-
ment données par des systèmes de pensée unitaire interprétative. Tout
en étant tonale, la voix est aussi « naguale », prise dans un processus de
production du désir. Elle joue sur deux registres, le tonal et le nagual ;
ancrée dans l’organisme, la signifiance, la subjectivation, elle peut aussi
défaire les stratifications.
Elle joue sur le tonal, qui est tout ce qui est organisé et organisa-
teur, qui est aussi « signifiance, signifiant et signifié, soumis à interpré-
tation, mémoire. Et pourtant le tonal n’est qu’une île. Car le nagual,
lui aussi est, tout… l’expérimentation qui a remplacé toute interpréta-
tion. Les flux d’intensités, leurs fibres, leurs conjonctions d’affects, le
vent, la segmentation fine, les micro-perceptions ont remplacé le
monde du sujet. Le tonal n’est pas si disparate qu’il semble : il com-
prend l’ensemble des strates, l’organisation de l’organisme, les inter-
prétations et les explications du signifiable, les mouvements de subjec-
tivation. Le nagual au contraire défait les strates. Ce ne sont plus des
actes à expliquer, des rêves, des fantasmes à interpréter, des paroles à
faire signifier, mais des couleurs et des sons. On ne défait pas le tonal
en le détruisant d’un coup… Il faut le diminuer, le rétrécir, le net-
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toyer, et encore à certains moments… Il faut le garder pour survivre,


pour détourner l’assaut du nagual. Car un nagual qui ferait irruption,
qui détruirait le tonal, un corps sans organes, qui briserait toutes les
strates, tournerait aussitôt en corps de néant, autodestruction pure
sans issue que la mort, le tonal doit être protégé à tout prix. Mais le
Corps sans Organes serait semblable à “un œuf plein”, avant l’exten-
sion de l’organisme et l’organisation des organes, avant la formation
des strates, définit par des axes et des vecteurs, des gradients et des
seuils, des tendances dynamiques avec mutations d’énergie, des mou-
vements cinématiques, des migrations… Le corps sans organes ne pro-
duit pas des intensités, il les distribue dans un spatium lui-même
intensif. C’est le champ d’immanence du désir, son plan de consis-
tance où le désir se définit comme processus de production, sans réfé-
rence à aucune instance extérieure, manque qui viendrait le creuser,
plaisir qui viendrait le combler80 ».
C’est sur ce spatium intensif que la voix travaille et que va se pro-
duire d’autres intensités, des agencements où vont se dégager des sensa-
tions aventureuses, des perceptions et de fausses perceptions autour des-
quelles vont s’accrocher la croyance, où vont se connecter des pro-
grammes signifiants et subjectifs, tout en se branchant sur des machines
84 - collectives, pouvant aller jusqu’à l’asphyxie de la subjectivation.
« Ce corps sans organes est désir, c’est lui et par lui qu’on désire, tombant soit dans le
vide de la déstratification brutale, ou bien la prolifération de la strate cancéreuse (en
lien avec des formations sociales entrant dans des rapports de violence et de rivalité,
aussi bien que d’alliance ou de complicité), il reste désir. Le désir va jusque-là, tantôt
désirer son propre anéantissement, tantôt désirer ce qui a la puissance d’anéantir81. »
Dans la voix, chercher ce désir, qui n’est ni creux ni comblement,
mais recherche d’intensités qui permet les décodages, les déstratifica-
tions, sans passer par l’anamnèse, sans passer par l’interprétation, mais
en passant par l’oubli et l’expérimentation.
Quête éperdue de ce désir comme corps sans organes où la voix serait
d’emblée en tant qu’organe :
– prise dans une expérimentation sado-masochiste, où la voix « tan-
tôt coutures, tantôt coups de fouet, dans et sur le corps, où quelque
chose va être produit sans trop savoir quoi et sur quel mode, (car il y a
une infinité de passages, de sous productions) mais où elle se laisse
coudre par son sadique » ;
– ou « prise dans une expérimentation hypocondriaque », où plus
rien ne passe, si ce n’est, une désarticulation comme une déchirure
vocale ;
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– ou « prise dans une expérimentation paranoïaque », dans laquelle


elle se sent attaquée et restaurée par des énergies extérieures ;
– ou « prise dans une expérience schizo » de lutte interne pouvant
aller jusqu’à la catatonie.
Toutes ces expérimentations visant à trouver le corps sans organes,
quand le corps en a assez des organes pour mettre en route, le désir, comme
intensité, énergie pure, non comme un fantasme, mais comme un pro-
gramme. « Le Corps sans Organe, c’est le champ d’immanence du désir82. »
Dans ce programme, la voix peut être prise dans des procédés de
retournement, de déplacement, de travestissement, de dédoublement.
Les deux types de relations, où elle se trouve exposée, sont ceux de
la possession et de l’alliance dans le rapport au non-langage, à l’avant
du langage, à l’implicite et au codage du monde environnant… jus-
qu’au passage à l’impersonnel, qui peut être un travestissement de la
voix. Les tonalités de la voix seront autant de variations, autant de
bifurcations. Pour se faire – se défaire.
Avec l’appui de la préface de Sacher Masoch de G Deleuze83, il semble
possible de pouvoir dire que, la tonalité a une fonction démonstrative,
instituante, dialectique, mythique et persuasive.
Cette conjonction, de la possession et de l’alliance recouvre la part de
violence et de sexualité au sens large, de la voix. - 85
Comment rendre compte de cette part de violence qui parle d’éro-
tisme de la voix ?
La voix se met-elle, d’emblée, dans une position de victime, soumise
et confrontée à un réel inatteignable, inaccessible ou qui la dépasse ?
Soumise ou agressive face au codage de la langue qui la détermine : les
significations étant portées par l’intonation ?
Rendre compte de cette voix qui parle en filigrane de violence et de
sexualité…
Joue-t-elle sans cesse de cet état paradoxal dans un alliage, victime-
bourreau, comme procédé de désubjectivation ? ou de subjectivation ?
Rendre compte de cette violence de la voix qui parle d’érotisation,
rendre compte de cette érotisation qui parle de violence.
Seule la voix victimisée semble être susceptible de parler du sadisme,
c’est-à-dire de parler des bourreaux environnants, de l’ordre établi, du
langage établi, des pouvoirs établis. Il n’y a qu’une voix à tonalité
sadique qui peut parler, rendre compte du pouvoir qu’elle incarne, et
pas seulement du pouvoir établi ; elle incarne le pouvoir lui-même.
La voix est alors imposante, élevée, dans sa propre justification : la
voix du sadique s’accommode de la tricherie.
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Ces deux relations, possession-alliance, masochiste-sadique, peu-


vent se révéler dans la tonalité paradoxale de la voix : paradoxe nou-
veau que celle de la voix qui adopte celle du bourreau, dans une tona-
lité hypocrite.
La voix de l’obscène est celle de l’injonction, voix impérative qui se
pose comme maître d’œuvre de comportements auxquels on doit se
soumettre.
La voix du despote, elle, vise la possession, la préemption avec visée
de rançon. La voix qui joue de la sensualité comme coulée sans entraves
ou de laves d’un corps sans conflits… Voix sensitives qui jouent de la
répétition sonore de flatteries innombrables ou d’énigmes, comme mise
en suspens, captant l’auditeur et le mettant, de fait, en situation de
confidence.
La voix anonyme, sans relief, sur un ton monocorde, comme forma-
lisme, relevant d’un registre descriptif ou religieux qui se voudrait être le
support d’une non-implication fictive de soi-même… si ce n’est par la
voie de la soumission consentie.
La voix de la persuasion qui cherche à convaincre, à enseigner
démontre la violence inhérente de la voix sur autrui en adoptant une
rythmicité sereine ou saccadée pour faire accepter la violence de la
86 - démonstration et de la logique qui y est sous-jacente.
La voix qui joue du caméléon, travestissement de la voix qui scoto-
mise l’élément personnel pour favoriser la tonalité prédominante d’une
idée de raison, de pouvoir ou de hiérarchie. C’est la voix du dédouble-
ment qui peut jouer de l’indétermination.
La voix, ainsi un condensateur de violences, prenant les allures d’en-
thousiasme ou de justifications publiques… ou pudiques.
Dans tous ces aspects déployés, n’y a-t-il pas, cette apathie profonde
ou cet acharnement, comme plaisir à nier la nature même de la voix :
celle qui met hors de soi ? qui est toujours prête à tout défaire (relation
signifiant-signifié) dans un dessaisissement ; celle qui est prête à se
défaire, celle qui relève d’un corps sans organes, qui apparaît quand on a
tout ôté ? Cette voix qui est soumise à l’assujettissement, elle-même tra-
versée par celle qui ne devient jamais disponible à l’assujettissement : la
voix désirante apparaissant là, où l’assujettissement est attaqué, quand
elle se décale, sans que nous ayons toujours conscience de ses effets. Voix
prise dans l’anticipation qui la précipite, voix sonore, intérieure, inau-
dible dont l’existence relèverait de la simple possibilité ou puissance de
son émission vocale, sonore : son intensité, comme possible, comme
« possible » sonore.
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Le mouvement de la voix – et la prise masochiste de la voix – et son


combat – pour libérer les stratifications qui la bloquent.
La voix mise en suspens, retenue, hésitante, du côté de l’identifica-
tion à la victime, son côté masochiste, victime du codage.
La voix, prise dans l’accumulation et la répétition possessive des sons
– du côté du bourreau. Deux formes de répétition dans la voix : celle de
l’accélération et de la condensation sadiques ou dans le « figement » et le
suspens masochistes.
L’excès, défini comme processus des extrêmes, qu’il soit de forte
intensité sonore ou d’intensité amenuisée, de basse intensité, se trouve
pris dans la répétition des sons.
L’excès, une manière d’érotiser la voix : expiation dans l’épuisement
de la voix, puissance inaliénable dans le recours à son paroxysme et,
retournement des deux états : interpénétrations du lien vécu de son plai-
sir avec sa propre douleur, son plaisir – sa propre douleur, dans une voix
assourdissante ou dans une voix inaudible : voix de détournement des
Sirènes… Voie des voix de la sensualité et/ou, voie des voix de la dénéga-
tion de la sensualité qu’elle véhicule.
Le son de la voix pris dans une dynamique de l’excès, comme pure
intensité sonore, sans signification, à la limite de la fonction symbo-
lique, serait à la recherche d’un contour, d’un bord, qui ferait tiers pour - 87
alléger ce processus. Ce son comme pur réel, indique qu’il ne peut pour-
suivre sa course qu’accompagné d’une forme hallucinatoire qui ne se
résout pas au phantasme mais à une image fugitive, hors miroir, et qui
fait produire le « ah ! » qu’exclame V. dans la pièce de Beckett, Le Trio
du Fantôme. Cette image fugitive, hallucinatoire, productrice de sons,
ne serait-elle pas celle qui empêche la continuation du fantasme, une
irruption du réel sans accrochage à la signification symbolique, se trou-
vant hors miroir ?
Le son est ainsi pris dans les atteintes hallucinatoires du réel. Mais
pour conjurer ces atteintes hallucinatoires du réel, le son, au travers de la
voix, se met dans un rapport contractuel avec la langue, avec le codage
du langage, qui régule le temps, le rythme, la sonorité, le timbre, et qui
lui confère des droits sur lui. Par ce contrat, le son se fait battre par le
langage, pour réguler son hyper-puissance et son épuisement, à moins
qu’il ne vienne lui-même battre le langage. Ce contrat articulant la
coexistence du sadisme et du masochisme dans la voix, du retournement
de l’un dans l’autre, peut révéler les effets de et sur les tonalités de la
voix. La position sadique de la voix est ainsi dans un rapport d’inflation
de codage de la langue, tandis que la position masochiste de la voix
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démontre son double lien avec la dénégation envers la loi de la langue et


du langage, loi déniée tout en s’identifiant à elle ou bien négation, par
annulation, mise en suspens de son ordre symbolique.
Le masochisme dans la voix, qui ne relève pas d’une symptomatolo-
gie, mais qui s’insère dans un processus, vise à « dénouer le pseudo-lien
du désir avec le plaisir comme mesure extrinsèque84 », avec pour
contrainte d’en payer un certain prix. Ce processus serait de retrouver
un « Corps sans Organes », comme lieu où se distribuent les intensités
de plaisir, trouver par ce procédé un plan de consistance du désir.
Le rapport sado-masochiste dans la voix s’insère dans un mouve-
ment d’enrobement et de dérobement, semblable à un vêtement réver-
sible : l’extérieur (c’est-à-dire le code langagier) se retournant dans l’inté-
rieur (qu’est le son) comme un doigt de gant.
Deux surfaces adhérentes : le son et le langage, tous deux pris dans la
voix.
Dans le Séminaire de Lacan D’un Autre à l’autre du 26 mars 1969,
la voix comme petit objet a, démontrée par la clinique, est en posture
de fonctionner comme lieu de capture de la jouissance. Si l’on
conçoit la voix, le sonore comme un drapé, le retournement se fait par
frôlement, friction, semblable au crissement de doublure de soie ou de
88 - soi. Ce cri de la soie (que nous mettons en relation avec le cri de la
voix) dont nous a parlé G. G. de Clérambault n’est pas sans lien avec
une érotique-érotique directement éprouvée, lorsque la patiente pou-
vait voler l’étoffe :
« Quant aux actes de vol, elle déclare qu’avant d’agir, elle ne ressent pas précisément
une lutte, mais plutôt un énervement. Elle dit : “Je voudrais crier”… Au moment du
vol, elle éprouve une jouissance sexuelle résultant du vol même ; si la pièce de soie lui
était, au moment de la tentation, purement et simplement donnée, elle n’en éprouvait
nul plaisir… elle prétend avoir été jugée toujours par défaut, et n’avoir jamais eu
affaire à un juge d’instruction. Comme nous demandons si elle a fait connaître à un
avocat la physionomie particulière de ses vols, elle répond vivement… “On ne peut
pas dire ça à un avocat qui va vous le répéter en pleine audience… Je ne savais pas,
comme vous le dites que je pouvais avoir un Non-Lieu”. »
G. G. de Clérambault poursuivra en disant :
« Quand nos malades déchirent la soie, ce n’est point par une violence sadique, mais
dans le but de la mieux sentir, de la mieux comprendre. Dans leur contact avec la soie,
elles sont passives ; leur personnalité est close par rapport au monde extérieur : dénuée
de vision, dénuée de désir ; le sexe adverse n’existe plus ; leur jouissance est bien géni-
tale, mais se suffit à elle-même qu’on pourrait la dire asexuée85. »
En conséquence, le son, sous forme de cris, émerge d’une transfixion,
comme rapt, amputation sur l’univers sonore du monde langagier.
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Ce procédé d’amputation de l’étoffe sonore du sujet et du monde


langagier, est semblable à un déchirement de la soie, du son dans le lan-
gage et du langage dans le son, dont le cri peut être strident ou voilé…
Le cri de la soie, comme le cri de la voix se fait par frictions de la matière
sonore. Comme un déchirement, il se réalise d’un trait, comme un cou-
teau, un coup de bistouri…, le cri produit des petites entailles précises
de sons, de chair, de langage… : frictions, frottements de ce tissu
sonore… cris de la soie et érotique du dérobement, où la voix se glisse
dans les intensités du désir coordonné au plaisir, prises entre code langa-
gier, son et corps. Cette érotique provient de ce mouvement de dérobe-
ment, de « vol » de jouissance, de surface à surface : le son prélève sur la
surface du langage, et le langage « attaque » le son émergeant du corps.
Sur le plan clinique, Lacan met la voix, au centre « des rapports entre
le sadique et le masochiste… Sacher Masoch lui-même, il est certain
qu’il organise toutes choses de façon à n’avoir plus la parole… ce dont il
s’agit, c’est de la voix. Que le masochiste fasse de la voix de l’Autre à soi
tout seul, ce à quoi il va donner le garant d’y répondre comme un chien,
cela est l’essentiel de la chose et s’éclairer de ceci, que ce qu’il va cher-
cher, c’est justement un type d’Autre qui, sur ce point de la voix, peut
être mis en question : la chère mère, comme l’illustre Deleuze (cf.
Présentation de Sacher Masoch, éd. de Minuit), à la voix froide et parcou- - 89
rue de tous les courants de l’arbitraire, c’est là quelque chose qu’avec la
voix, cette voix que peut-être il n’a que trop entendue ailleurs, du côté
de son père, il vient en quelque sorte compléter et là aussi boucher le
trou (avec la voix)… le sadique essaie à sa façon, lui aussi, et inverse, de
compléter l’Autre en lui ôtant la parole, certes, mais en lui imposant sa
voix86 ».
Cette érotique sonore de la voix prélevée sur les deux surfaces, celle
du son de la voix et celle du monde sonore, serait semblable à celle du
drapé, entourant le corps, telle que l’a décrite G. G. de Clérambault :
elle se fixerait par une attache. Le corps serait ce qui se loge dans le trou
du drapé de la voix ; le drapé de la voix construit le trou sur son déni.
Comment tient le drapé ?
G. G. de Clérambault décrit deux sortes d’attaches du drapé circu-
laire : la fibule et le noyau inclus ligaturé. La fibule est une agrafe, une
broche antique pour retenir les extrémités d’un vêtement ; elle nécessite
que l’étoffe soit transpercée. Autre procédé est le noyau inclus ligaturé,
que Clérambault appelle aussi, un faux bouton, chou d’étoffe à deux
épaisseurs, avec noyau et ligature. Si « la Fibule tient par transfixion,
notre dispositif tient par ligature où les deux étoffes (du son et de la
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langue) sont reliées par un lien qui est fait de fil de laine, pour éviter de
couper l’étoffe. La technique de la ligature consiste à poser deux étoffes
plat sur plat ; poussez votre index sous l’étoffe inférieure et liez, en reti-
rant votre index, le chou d’étoffe à double épaisseur que votre index
avait soulevé : les deux étoffes resteront solidement réunies. Pour que le
chou ne puisse glisser dans son collier, nous remplirons sa cavité, avant
de la lier, par une bille ou tout autre corps rond que la ligature y enfer-
mera. Le noyau inclus ligaturé est un équivalent de la Fibule, mais il
n’abîme pas l’étoffe, ou très peu87 ».
Dans ses présentations du drapé, G. G. de Clérambault nous engage
sur une voie plus structurale, où se profile une sorte de paradoxe topolo-
gique enfermé dans la formule suivante : « deux surfaces adhérentes
engendrent un noyau, formule que l’on peut expliciter en disant que
deux surfaces étant mises en rapport, que nous nommons surface à sur-
face, quelque chose de l’ordre du nœud, du nodule advient, se trouve
supposé, impliqué ou appelé ; ou pour le dire autrement : quand deux
surfaces se rencontrent, une interrogation se noue88 ».
Le son de la voix et le monde sonore suscitent une passion érotique,
qui vaut principalement comme surface. Telle une étoffe, la voix nous
touche, produisant la même jouissance que celle d’une étoffe en contact
90 - avec la surface cutanée. Clérambault parlant des étoffes (que nous trans-
poserons sur le domaine de la voix) dit :
« Pour désigner cette recherche spéciale d’un contact doué d’une vertu aphrodisiaque
deux mots nous paraissent nécessaires ; le terme d’hyphéphilie désignerait la recherche
d’une étoffe (comme on recherche une voix qui réponde, son étoffe, ou la notre, que
nous ne saisissons jamais vraiment, dans sa sonorité) la locution d’hyphéphilie éro-
tique rendrait compte de ce processus synesthésique (hyphê, étoffe). D’ailleurs le terme
de hyphéphilie, ou encore cet autre, plus général, d’aptophilie (hapto, je touche) nous
paraisse remplir une lacune du vocabulaire usuel89… »
Dans un sens plus large, ce terme d’haptophilie, indique les diverses
formes de contact, notamment dans le rapport de surface à surface, où
la voix nouant et nouée est en jeu, impressionnante, impressionnée,
comme drapé, enrobement-dérobement de la voix émergeant et se
déposant sur le corps. La voix ne se saisit alors que dans l’instantané de
son émission, dans l’instantané d’un drapé, d’un redrapé, prise dans le
drapé du sonore. Tel le corps enveloppé dans ce drapé, tel « le haïk, »
dont s’enveloppent les femmes marocaines. Leur présence évolue en
fonction des variations des poses à l’aide de quelques mouvements de
bras, des mains ou de la tête. De même, nous pourrions dire que le
drapé de la voix, « habille »… ce qui revient à dire qu’ensemble il vêt-
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dévêt-travestit l’éros du corps. Nu ou dénudé, le corps ne serait que


sexe ; drapé, il témoigne pour un éros irréductible aux organes et fonc-
tions biologiques. Dans tous les gestes (qui accompagnent la voix, et
dans ses modulations), l’éros de la voix accomplit l’habillage du corps.
« Éros s’expose, s’incarne, s’exprime, s’incorpore et ces “s’ex” et ces “s’in” ici soulignés
disent ce rythme et cette tension dehors-dedans que le drapé (voix) rend… Dans les
plis et les nœuds, le drapé (de la voix) capte autant de social que d’érotique, tandis
qu’en ses replis s’abrite, annonciatrice du linceul, l’élémentaire interrogation sur la
mort90. »
La voix comme flux sonore est semblable à un drapé, noué autour et
par le réel : la mort, l’éros et le social. Ce réel inhérent à la mort, à l’éros,
au social, surgit, fait surface et fait des nœuds : nœuds, que l’on retrouve
dans la noueuse et nouée voix humaine. Le drapé noué de la voix tient,
alors, au corps : le rapport de surface à surface, le réel et la voix ligaturés,
engendrant un noyau : le corps. La voix comme zone de contact, de frô-
lement vibratoire, suffit à produire une jouissance, peut-être plus
extrême que la vue et qui a un pouvoir attractif, quasi magnétique sur
les autres surfaces de la surface du monde.
Cette attraction jouissive susceptible de produire une fusion des sur-
faces jusqu’à susciter la sujétion, l’effacement, voire la disparition du
sujet, noué à l’interrogation ultime de la mort ou du vide qui sous-tend - 91
ce surface à surface.
La voix est semblable à une surface qui parcourt le corps, et les corps,
comme surface sonore, lieux de superpositions de surface d’impressions
et de projections, prise dans des mouvements pliés, dépliés, repliés,
comme autant de modulations, modifications sonores.
La voix est partie prenante dans ce rapport de surface à surface où
l’émission sonore, interne-externe et vice-versa interviendrait comme
jeu et effets de pliures des surfaces. Elle vient déployer et décomposer la
sensorialité sonore, dans une continuité de parcours, de manipulation,
destinée à produire des effets tant sur l’émetteur que sur l’auditeur, sans
qu’on sache discerner précisément qui est le maître, qui est l’esclave,
dans le rapport de la voix individuelle et du monde extérieur sonore.
Ainsi la voix est un support immatériel, rapport de surface à surface,
où vient s’imprimer et s’enregistrer comme sur un graveur (le corps, les
corps) « quelque chose de l’ordre du nœud, du nodule, qui se trouve
supposé, impliqué ou appelé… : drapé, surface où une interrogation se
noue91… »
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La voix…
…emplie de…
« Emplie de moi
Emplie de toi.
Emplie des voiles sans fin de vouloirs obscurs.
Emplie de plis.
Emplie de nuit.
Emplie de plis indéfinis, des plis de ma vigie.
Emplie de pluie.
Emplie de bris, de débris, de monceaux de débris.
Des cris aussi, surtout de cris.
Emplie d’asphyxie.
Trombe lente92. »

Mais aussi… du même auteur et de la même œuvre… Si nous imagi-


92 - nions que la voix était :
« La gracieuse Meidosemme… (qui) Rêve de courses victorieuses, âme à regrets et pro-
jets, âme pour tout dire. Et elle s’élance éperdue dans un espace qui la boit sans s’y
intéresser93… »
Et si elle était à la fois, Meidosem… face à l’espace sonore…
« Ces centaines de fils parcourus de tremblements électriques, spasmodiques, c’est avec
cet incertain treillis pour face que Meidosem angoissé essaie de considérer avec calme
le monde qui l’environne. C’est avec quoi il va répondre au monde, comme une gre-
lottante sonnerie répond. Tandis que secoué d’appels, frappé, et encore frappé, il aspire
à un dimanche, un vrai dimanche, jamais arrivé encore94. »
Et si la voix était encore…
« Voici le lieu du morne et de l’enroulé et de la reprise indéfinie… Une femme retire
une chemise, qui laisse voir une autre chemise, qu’elle retire, qui laisse voir une autre
chemise, qu’elle retire, qui laisse voir une autre chemise, qu‘elle retire, qui laisse voir
une autre chemise, et le repos de la nudité n’arrive jamais95. »
Le drapé de la voix est chargé de plis, mue de tous les souffles qui la
supportent, dont leur unité fait être, et dont leur multiplicité fait inclu-
sion. Les plis de la voix sont pris dans le pli sonore du monde.
Le problème n’est pas de finir un pli, mais comment le continuer. Le
pli engendre d’autres plis, comme phénomène ondulatoire et se replie
dans sa condition d’extériorité.
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Le pli du monde, « c’est l’éventail ou “l’unanime pli”. Et tantôt


l’éventail ouvert fait descendre et monter tous les grains de matière,
cendres et brouillards à travers lesquels on aperçoit le visible comme par
les trous d’un voile, suivant les replis qui laissent voir la pierre (le lan-
gage) dans l’échancrure de leurs inflexions… mais aussi bien en révèle
l’absence ou le retrait, conglomérat de poussières, collectivités creuses,
armées et assemblées hallucinatoires. À la limite, il appartient au côté
sensible de l’éventail, il appartient au sensible lui-même de susciter la
poussière à travers laquelle on le voit… Mais tantôt aussi, de l’autre côté
de l’éventail maintenant fermé, le pli ne va plus vers la pulvérisation, il
se dépasse ou trouve sa finalité dans une inclusion, tassement en épais-
seur, offrant le minuscule tombeau, certes de l’âme. Le pli est insépa-
rable du vent. Ventilé par l’éventail, le pli n’est plus celui de la matière à
travers lequel on voit, mais celui de l’âme dans laquelle on lit – plis
jaunes de la pensée – le Livre ou la monade aux multiples feuillets est
infinie ; mais les inclut dans sa clôture, et toutes ses actions sont
internes96 ».
De fait, le pli sonore de la voix peut aussi se replier après renvoi du
monde sonore.
Il peut aussi se déplier quand il rencontre le langage comme point
d’appui. Le pli alors noué et fermé aux deux extrémités : d’un côté, le - 93
son du corps de la voix, de l’autre, le son du monde sonore ; le pli res-
tera néanmoins mouvant. Il se déplie, s’ouvre pour faire vibrer le son,
se replie et produit des vibrations sonores ; le silence y étant inclus. La
façon dont le pli se compose, se meut, se plie, se déplie, se replie,
indique la qualité du son. Il peut s’étirer dans une tension extrême ou
se contracter intensivement. Tout se plie, même les sons, qui sont
d’autant plus aigus, que les parties tremblantes sont plus courtes et
plus tendues.
« La texture ainsi ne dépend pas des parties elles-mêmes, mais des strates qui en déter-
minent la cohésion97. »
Elle devient matière d’expression.
Prendre le pli comme paradigme en s’appuyant sur les études de G.
G. de Clérambault, et sur le texte de G. Deleuze permet d’appréhender
la voix par déduction et d’envisager l’immensité des domaines auxquels
elle touche. La voix comme pli, en suivant les trajets de ses plis est une
approche des sons de la voix prise dans la loi de la continuité, des bifur-
cations, des emboîtements, divergences entre le monde sonore et l’indi-
vidualité des corps. Comme recherche d’un modèle du pli, ce para-
digme permet d’aborder le son comme phénomène de pliures, en distin-
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guant « les plis, simples et composés ; les ourlets, les nœuds et coutures
étant des dépendances du pli ; les drapés, avec points d’appui98… » dans
ses effets infinis, démesurés, sur la puissance de penser et le pouvoir
politique.
La voix comme pli est un agencement dont la continuité ne fait pas
évanouir la notion de différence, mais dont la différence se trouve dans
la vitesse, où les intensités sont des degrés de vibrations. (que les sourds
connaissent et repèrent finement).
La voix comme phénomène de pliures, de drapé, d’« ourlet fes-
tonné » (qui est lui-même un pli) vient « noyauter » le corps, comme un
« noyau inclus ligaturé » : telle, comme « un drapé large, flottant mais
habité, elle déguise, maquille le corps autant dans ses formes que dans
son identité sexuelle ; la peau est cachée comme pour préserver d’éven-
tuels contacts99 ».
Le contact de la voix et sa mise à distance, tels sont les deux mouve-
ments sonores qui peuvent transporter dans leurs flux, de la jouissance,
dans un dérobement-enrobement de l’élément sonore… manière de
poser sa voix et d’organiser le dépôt du corps, et de faire jouer la déro-
bade. La voix habille le corps, où éros s’expose, s’incarne, s’exprime, s’in-
corpore – et ces « “s’ex” et ces “s’in” ici soulignés disent ce rythme et
94 - cette tension dehors-dedans que le drapé rend100 ».
Impossibilité de saisir la voix, de la fixer, le corps est situé entre des
surfaces : elle n’est que développement d’une surface, et, le drapé (de la
voix) se compose, s’écrit comme une interrogation, avec ses plis multi-
formes, ses frayages, ses nouages, ses dénouements, ses points et pôles
d’articulation, ses tombées et retombées « et cette interrogation tourne
sur elle-même, n’ayant d’autre limite que la retombée ultime dans la
mort101 ».
La voix est une force qui est capable de passer partout. Elle est un
matériau de contact, de manipulation, de froissage, et une mise en
contact où le pli se déplie sur le même plan sonore, un intérieur et un
extérieur. Prise dans le tableau sonore, elle joue la partie avec l’articulé et
le désarticulé, et l’informe. Elle plie, se plie, déplie, se déplie, replie, se
replie dans et avec l’espace sonore, dans une affinité matérielle de l’orga-
nisme et de l’inorganique. Elle est une puissance de contact, une varia-
tion. Elle s’invagine, s’involue sur le monde sonore, nous capture et
nous étreint. Si nous avons pu parler de la voix comme phénomène de
pliures dans lesquelles une érotique se « faufilerait » comme un bâti de
couture ou comme une « dé-robade » c’est en vue de mettre en relief une
érotique qui la sous-tend et la met en tension.
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Cette érotique, dans ses plis, ses replis, ses déplis fait jouer l’idée
d’un rapport sado-masochiste de la voix, exempt d’une approche symp-
tomatologique, mais qui se révèle au travers d’un sadisme dans une voix
masochiste, dont ce sadisme est à l’intérieur du masochisme et n’est pas
le vrai sadisme : de même pour le masochisme du sadique… « l’essentiel
dans le masochisme, c’est le contrat, une relation contractuelle tout à
fait spéciale… comme une alliance plaisir-douleur, comme un compor-
tement d’humiliation et d’esclavage, ou comme le fait que l’esclavage
s’instaure à l’intérieur d’une relation contractuelle102 » avec un monde
dont la texture peut être appréhendée comme un symptôme dont la ver-
sion beckettienne nous le démontre.
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La voix… Le son de la voix


…Une voix qui vient… on ne sait d’où…

Y a t il quelqu’un de présent derrière la voix ?


La voix donne-t-elle une voix, une présence à l’absence ? Dialogue-t-
elle avec le monde sonore infiniment plié ? Donne-t-elle la voix à ce spa-
tium sonore ? Ou bien ce monde sonore, comme matière poudreuse de
sons, accroche-t-il la voix ?
Qu’est-ce qui saisit la voix dans le drapé sonore ? Qu’est ce qui noue
la voix à l’espace sonore ? Ce nœud, par quel lien est-il constitué ?
« Le lien, pour Platon, est la beauté, ou accord de la forme, selon le genre ; pour
Socrate, c’est la supême vénusté de l’esprit, pour Timée une tyrannie de l’âme, pour
Plotin un privilège de la nature, pour Théophraste une tromperie silencieuse, pour
Salomon un feu caché, des eaux furtives, pour Théocrite quelque ivoire dilapidé, pour
Carnéade un règne tourmenté ; pour moi, c’est une tristesse gaie, une gaîté triste103. »
(Giordano Bruno, Des liens, éd. Allia, 2001, p. 69.)
96 -
Pour traduire le « lien » entre conscient et inconscient dans le registre
sonore, et pour traduire le rapport du désir, le drame du désir entre
corps et Autre, Lacan reprend dans le Séminaire L’angoisse du 22 mai
1963, le texte de Théodore Reik dont l’article « Imago » évoque la ques-
tion du Schofar et précise la fonction de l’instrument.
Qu’est qu’un schofar ? En hébreu, ce terme signifie corne. C’est un
instrument en usage dès les temps bibliques, dont on sonne à Roch
Hachana (Fête de l’année, en hébreu, et aussi nom du jour de jugement,
fixant le destin de chaque individu pour l’année qui vient)
On sonne du schofar pour éveiller la conscience endormie des
fidèles, appeler au repentir, et pour confondre Satan.
Cet instrument façonné d’une corne de bélier évidée, intervient en
souvenir de l’animal sacrifié. Cet événement est évoqué dans le récit de
l’Akéda (en hébreu : ligature) : ce qui par le récit se lie. L’Akéda désigne
l’épisode biblique au cours duquel Dieu, afin d’éprouver la foi
d’Abraham, (ce qui suppose qu’Abraham ait déjà entendu la voix de
Dieu pour lui accorder son acte de foi) lui demanda de lui offrir son fils
Isaac. À la dernière seconde, l’archange Gabriel retint la main
d’Abraham. Selon la tradition rabbinique, Isaac, bien qu’âgé de trente-
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sept ans, se serait laissé lier de plein gré sur l’autel du sacrifice. Dans la
liturgie juive, la lecture de l’Akéda a pour but de rappeler à Dieu, la foi
sans faille des fidèles et la miséricorde que Dieu manifesta à Isaac.
À Roch Hachana, après la lecture de l’Akéda, on fait retentir le scho-
far en souvenir du bélier qu’Abraham sacrifia à la place de son fils.
Les sonneries du schofar sont de trois types : une longue note tenue
(tekia) ; trois notes détachées (chevarim) ; ou une série de neuf notes sac-
cadées (teroua). La liturgie de Roch Hachana exige que l’on fasse retentir
cent coups de schofar à la synagogue. Les fanfares sont scindées en deux,
de façon à dérouter Satan, qui peut ainsi être amené à penser que la
deuxième sonnerie annonce le Jour du Jugement, jour où le prophète
Elie embouchera le grand schofar pour donner le signal du rassemble-
ment des exilés et la Résurrection.
On sonne le schofar à l’office du matin durant le mois d’Eloul, qui
prépare la célébration de Roch Hachana, ainsi qu’à la fin du jeûne de
Yom Kippour. On s’en sert aussi dans les rites d’exorcisme et les cérémo-
nies d’excommunication (cf. Dictionnaire du judaïsme, « Histoire,
mythes et traditions » d’Alan Unterman.)
En ces situations, le schofar est un objet mémoriel qui produit un
son, présentifiant la substitution d’un sacrifice. Il prend valeur de signal
de lien, dans l’alliance et la foi, mais aussi comme rupture de lien au - 97
moment de l’excommunication (cf. celle de Spinoza).
S’il s’inscrit dans les rites, il n’est pas simplement la « trace-son » d’un
souvenir : il est lien qui ligature la communauté. Ce son du schofar
inclut à la fois la liesse inhérente à l’alliance, et la consternation dans la
répudiation. Par conséquent, le son n’est pas univoque, il peut compor-
ter la valeur de contraires : lien et rupture de lien.
« Comment le même, lie mêmement, par les contraires… Ils paraissent confus, voire
contradictoires en un certain sens, les liens mis en œuvre par un certain genre de lieur,
si l’on observe les effets et les affects contraires de ces liens… on le voit forcé à crier et
à se taire, forcé à la joie et à la tristesse, à l’espoir et au désespoir, à la crainte et à l’au-
dace, à la colère et à la douceur, aux larmes et aux rires104… »
Afin d’approfondir la fonction du schofar, Lacan resitue l’instrument
dans les textes bibliques : Exode, chapitre 19, verset 16 à19 ; et, chapitre
20, verset 18.
Ce texte évoque le temps de l’alliance au Sinaï, la théophanie et le
décalogue.
Le son du schofar surgit dans une atmosphère « de coups de tonnerre
et d’éclairs ; la montagne du Sinaï était toute fumante parce que Yavhé
était descendu dans le feu ; la montagne tremblait. Le son allait en s’am-
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plifiant : contexte de tumulte dans lequel Yavhé et Moïse s’entretenaient.


Le premier son du schofar accompagne le premier message de Yavhé,
qui était d’interdire au peuple de s’approcher du cercle environné
d’éclairs et de foudre, lieu où se passait le dialogue entre lui et Moïse.
« Or, le surlendemain, dès le matin, il y eut des coups de tonnerre, des éclairs et une
épaisse nuée sur la montagne ainsi qu’un très puissant son de trompe et dans le camp,
tout le peuple trembla… le son de trompe allait en s’amplifiant. » (Cf. Exode.)
Ce premier son a une fonction de délimitation pour rendre à cette
montagne, lieu de la parole divine, sa nature sacrée. Le son vient cir-
conscrire un espace. Le franchissement de cet espace provoquerait la
mort. Le peuple est mis en attente ; le son du schofar, les mettant en
situation d’expectative, de crainte et de désir.
La deuxième fonction du schofar surgissant au deuxième temps après
l’évocation du décalogue, « dans tout ce qui est perçu par le peuple,
sensé être assemblé autour de cet événement majeur »… le son du scho-
far est à nouveau évoqué ; il a ici une fonction de présence de la trace
écrite, il est « la voix de Dieu lui-même104bis ».
Le son du schofar, tout comme le signifiant, devient acte et forme,
quand il n’est pas seulement articulé, (en liaison avec d’autres signi-
98 - fiants). Il est acte, à partir du moment où il est émis et vocalisé. La
fonction du schofar apparaît chaque fois qu’il s’agit de refonder, de
renouveler en quelque nouveau départ, qu’il soit périodique ou qu’il soit
historique, l’alliance avec Dieu. Le son vient ici s’intégrer à une tempo-
ralité. Ce son devient acte et prend acte, « comme objet a, détaché de la
phonématisation105 ».
Cet acte lié au son n’est pas à situer dans une dimension d’opposi-
tion ayant des possibilités de substitutions reliées à la phonématisation,
mais en tant qu’émission vocale pure.
« L’existence de la dimension proprement vocale du passage à quelque chose de ce sys-
tème dans une émission qui se présente à chaque fois comme isolée est une dimension
en soi, à partir du moment où nous nous apercevons dans quoi plonge corporellement
la possibilité de cette dimension émissive. D’autres instruments dans différentes cul-
tures peuvent avoir la même fonction : tels le tuba, la trompette, le tambour de tradi-
tion abyssine, la fonction du Nô dans le théâtre japonais (comme battements, tous ces
sons, gestualités), ont une fonction précipitatrice et liante106. »
Comme tous ces instruments, le schofar a l’intérêt de nous montrer
ce lieu de la voix, et la nature de cette voix, qui est là, en puissance, sous
une forme séparée.
« Elle se présentifie comme renouvellement… de quoi ? Du Pacte de l’Alliance107. »
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Le trémolo du schofar, les zikronot symbolisent le souvenir lié à ce


son. Zakor signifiant se souvenir. Les zikronot sont la souvenance du
son, la souvenance du son, comme souvenance de la relation privilégiée
qui unit Dieu et les hommes, où le pacte comme acte lie Israël dans son
acte fondateur (alliant Dieu et Abraham) : celui précisément où
Abraham reçut de Dieu l’ordre de se soumettre à la circoncision, signe
de son alliance avec Dieu et celui où Dieu éprouva sa foi en le confron-
tant à l’épreuve du sacrifice de son fils Isaac, mais l’archange Gabriel
arrêta la main d’Abraham vers la victime, pour substituer le bélier.
À Roch Hachana, on fait retentir le son du schofar en souvenir du
bélier qu’Abraham sacrifia à la place de son fils. Le son devient souvenir
de la substitution, du fils Isaac au bélier ; le son devient acte de souve-
nance de la commutation dans le processus sacrificiel destiné à marquer
son adhésion à la parole.
Peut-on dire que le pacte soit tout entier inclus dans le son du scho-
far, souvenir du son du schofar, son du schofar comme soutenant le sou-
venir ? Dans les cérémonies évoquées précédemment, le son du schofar
se présentifie de façon inéluctable.
C’est avec la répétition du son que se pose la question de l’adresse.
À qui s’adresse le son du schofar puisque les fidèles sont bien là, dans
le but de se souvenir ; ils n’ont donc pas besoin qu’on les réveille… - 99
« La répétition du son pour se souvenir, ne s’adresserait-elle pas à Dieu lui même ?
C’est-à-dire au lieu de l’Autre, lieu de la batterie des signifiants. Ce son s’adresse au
champ d’énigme du sujet qui est l’Autre. En tant qu’objet séparé, où il s’insère, il appa-
raît comme l’objet-voix, dans sa face dévoilée, sous sa forme séparable, il s’inscrit
comme mythe du meurtre, comme départ de quelque chose, comme interdit impos-
sible à transgresser… cette voix instrumentalisée par le schofar, révèle le rapport du
désir à l’angoisse, fonctionnant dans l’économie du désir (relié à un interdit impossible
à transgresser). L’angoisse apparaît à travers la répétition du son du schofar comme
signal d’une menace, où l’Autre ne répondrait pas, où il serait sans garantie, se présen-
tant dans la marge : cette marge de perte de la signification.
Alors, la voix, comme le son répété du schofar, résonne dans un vide, qui est le vide de
l’Autre comme tel, l’ex-nihilo à proprement parler. La voix répond à ce qui se dit, mais
elle ne peut en répondre. Autrement dit : pour qu’elle réponde, nous devons incorporer
la voix comme altérité de ce qui se dit. C’est bien pour cela que détachée de nous, notre
voix nous apparaît comme un son étranger. Il est de la structure de l’Autre de constituer
un certain vide, le vide de son manque de garantie… or, c’est dans ce vide que la voix en
tant que distincte des sonorités, voix non modulée, mais articulée, résonne. La voix
dont il s’agit, c’est la voix en tant qu’impérative, en tant qu’elle réclame obéissance ou
conviction, qu’elle se situe, non par rapport à la musique mais par rapport à la parole. Il
serait intéressant de voir la distance qu’il peut y avoir, à propos de cette méconnaissance
bien connue de la voix enregistrée, entre l’expérience du chanteur et de l’orateur, c’est
pourquoi nous parlons d’une forme particulière d’identification de la voix : nous parlons
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d’incorporation… une voix ne s’assimile pas, elle s’incorpore ; c’est là ce qui peut lui don-
ner une fonction à modeler notre vide. Et nous retrouvons l’instrument du schofar. Ce
qui donne son sens à cette possibilité qu’un instant il puisse être tout musical, il puisse
être substitut de la parole, en arrachant puissamment notre oreille à toutes ces harmonies
coutumières. Il modèle le lieu de notre angoisse, seulement après que le désir de l’Autre
ait pris forme de commandement. C’est pourquoi il peut jouer sa fonction de donner à
l’angoisse sa résolution, qu’elle s’appelle culpabilité ou pardon, qui est l’introduction
d’un autre ordre. Ici, que le désir soit manque est fondamental, nous dirons que c’est sa
faute principielle, faute au sens de quelque chose qui fait défaut, voilà ce qui explique la
naissance de la culpabilité et de son rapport à l’angoisse… J’ai dit que je ne savais pas ce
qui, dans le schofar, disons clameur de culpabilité, s’articule de l’Autre qui couvre l’an-
goisse… quelque chose comme le désir de l’Autre doit y être intéressé, qui se retrouverait,
pourrait-on dire, avec la notion de sacrifice, sacrifice qui est destiné, non pas tout à l’of-
frande ni au don qui se propagent dans une bien autre dimension, mais à la capture de
l’autre comme tel dans le réseau du désir… il est d’expérience commune que nous ne
vivons pas notre vie, qui que nous soyons, sans offrir sans cesse à je ne sais quelle divinité
inconnue, le sacrifice de quelque mutilation que nous nous imposons, valable ou non, au
champ de nos désirs108. »
Nous pouvons considérer que la répétition du son du shofar, tout
comme la voix dans son insistance, vient mesurer, et interroger l’écart de
signification qui existe dans la Voix de Dieu ou de l’Autre. Mesurer
l’écart dans ce qu’il prononce, dans le « ça parle » mais aussi écart du dire
100 - au dit, écart autour duquel la voix tourne, et dans lequel le sujet s’ins-
crit ; la répétition ne venant qu’à créer un trou, un trou comme absence
de garantie. C’est pourquoi l’écriture entrera en scène, qui dépendra de
cet appel incessant face à cet impouvoir. La voix inaudible, intraduisible,
se situant dans les failles du savoir, va alors passer à l’écrit, (cf. Le
Décalogue, les rituels) comme économie de la parole. En tant que réfé-
rencée au code, aux tables de la loi qui viennent sceller l’alliance, comme
on scelle le langage avec la logique, la grammaire et l’homophonie, la
voix s’investit, se constitue, participe du chiffrage et du nouage du
corps, agit avec ruse et artifice. Ainsi la voix est circonvenue, accrochée
au désir de l’Autre, suspendue à l’interrogation du : « que me veut-il ? »,
prête à toutes « mutilations » possibles, prête à des rites sacrificiels (into-
nation, aphonie, dysphonie) pour s’assurer de la garantie illusoire de cet
Autre que l’on pourrait appeler « Dieu obscur », (mis en position de
maître, pouvant adopter de multiples aspects dans sa face de comman-
dement). Ces mutilations peuvent prendre différentes formes, même
celles relevant d’une résistance apparente, lorsqu’elle suppose déjouer la
puissance de l’Autre, en émettant un vœu de silence.
Dans cette mutilation, la voix peut devenir aphone, dérailler, trahir,
être trahie, détonner, être le support, l’enjeu, l’objet de « rites » ou de
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positions sacrificielles allant jusqu’à être liée, ligotée, otage même, à des
vœux de silence de mort… voix complice et fidèle à un contrat qui se
voudrait inaltérable : contrat à une fidélité obligée… pour la garantie
d’un Autre… sublime… L’Autre mis en position d’idéal… approche
d’une position masochiste…
Me voici !, dit la voix, soumise et sadique à la fois, prise dans des
enjeux sacrificiels, pour être l’élue de son Dieu, garantie contre toutes
épreuves, contre toutes défaillances. Dans ce même mouvement, qui est
celui d’une croyance absolue, elle devient soumise, et victime sacrifiée
de l’Autre du langage… Par conséquent, cet Autre, dont le désir ne
serait jamais assouvi, la mettrait en état d’expiation obligée… voix exté-
nuée et servile dans un pacte de complicité sado-masochiste, engagée
dans la foi d’un Autre absolu, maître de la batterie des signifiants, alié-
née à son désir… vécu comme séducteur-persécuteur auprès d’une
vérité supposée absolue.
La voix soumise à la croyance d’une voix unique et totalisante, voire
totalitaire (dans laquelle elle se berce ou s’étrangle), s’abîme dans une
relation masochiste sans se priver de quelques écarts sadiques…
Voix !… ton intonation te trahit bien souvent !… Voix, ne vois-tu pas
que ta langue est baignée de sang ! du sang des sacrifiés, sacrifiés par des
traîtres et des meurtriers de tes désirs au profit, de l’agrippement à des - 101
certitudes illusoires !
La voix servile peut devenir « tendance », uniforme, conforme, dissi-
mulée, parfois absente aujourd’hui dans le pacte conclu avec les moyens
muets de communication des nouvelles technologies. Elle peut être
aussi paralysée lorsqu’elle sert les moyens de production pour s’affirmer,
accolée aux images idolâtrées, vénérées comme des veaux d’or.
Dans l’univers obscur du monde de la consommation, la voix peut
« pactiser », être utilisée, voire consommée, comme on consomme une
nourriture… Voire la voix dans la publicité, les voix particulières de cer-
taines radios qui choisissent des présentateurs jouant de leur voix
comme un distributeur automatique. Elle est le support des messages
publicitaires dans les médias, développant charme ou séduction, voire
même exposant des tendances ascétiques sur des ondes religieuses.
Elle devient un objet matériel-marchandise, ou le support d’un
message spirituel : la finalité étant la voie d’accès au bonheur. Elle est
une promesse d’acquisition d’objets de consommation : elle est elle-
même objet de consommation des auditeurs. Elle participe aux appa-
rences, en vue du prestige social, de la conviction politique, ou de la
standardisation.
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Le support de la voix peut servir la croyance en la conquête, en la


propriété, voire au fanatisme de toutes sortes.
On peut parler alors d’une fabrique de la voix, car l’inflexion, l’into-
nation ont des effets de signifiés. Elle se réifie et participe à la conscience
de masse des auditeurs. Les propriétés de la voix sont susceptibles de col-
laborer à l’organisation d’un comportement perceptif favorisant l’oubli
et la déconcentration, spoliant une écoute active, critique. L’auditeur,
dans une écoute déconcentrée, fasciné par les pouvoirs d’une voix fabri-
quée pour l’usage, n’est plus en état de discriminer les messages. Elle
peut se dérouler comme un fil anesthésiant. L’auditeur est alors soumis à
la croyance de la propriété de la voix. La voix fascine, amalgamée à l’ob-
jet de consommation qu’elle est et qu’elle sert : cet objet pouvant être
même un discours politique.
Cette croyance en la voix se retrouve aussi dans le domaine musical.
Théodor W. Adorno, révèle cette disposition :
« Aujourd’hui on a oublié que la voix était un matériau… Dans les époques anté-
rieures, on exigeait au moins des stars du chant, des castrats et des prima donna, une
véritable virtuosité technique. Aujourd’hui, c’est le matériau comme tel, en dehors de
toute fonction, qui est célébré. Il n’est plus du tout nécessaire de commencer par s’in-
terroger sur la capacité d’interprétation musicale d’un chanteur. Une voix particulière-
102 - ment grave ou particulièrement aiguë suffit à faire la gloire d’un chanteur… Les voix
sont des marchandises aussi sacrées qu’une marque de fabrique nationale… Si les
moments de sensualité de l’inspiration, de la voix, de l’instrument sont fétichisés et
décollés de toutes les fonctions qui pourraient leur donner du sens, ce sont les émo-
tions aveugles et irrationnelles qui leur répondent, dans un même isolement… elles
sont un rapport à la musique qui n’a plus rapport avec elle109. »
Une voix réifiée peut se payer sur le marché comme un produit de
consommation ; c’est ainsi que la voix occupe une valeur d’échange,
dénuée d’une valeur d’usage, qui est la mise en rapport avec ce qui est
sans rapport. C’est par ce biais qu’elle assure la fonction de ciment,
dans une obéissance consentie à une culture de masse. Adorno évoque
ce même versant sado-masochiste, de résignation à une culture de
masse, qu’elle soit marchande, dictatoriale, fascisante, militaire, révolu-
tionnaire, moralisante ou religieuse. La voix peut donc y participer à dif-
férents niveaux, adoptant l’accent, l’intonation, la scansion, la persua-
sion qui lui est exigée, venant assouvir le mirage de l’Un qu’elle se croit
être. Ce qu’elle produit n’est pas sans effets.
« La culture de masse est la manifestation nécessaire de la production toute puissante
elle-même. L’opération par laquelle on investit affectivement la valeur d’échange n’est
pas une transubstantation mystique. Elle correspond au comportement du prisonnier
qui aime sa cellule parce qu’on ne lui laisse rien d’autre à aimer. Sacrifier son indivi-
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dualité en l’ajustant à ce qui a régulièrement du succès, faire comme tout le monde,


cela découle du fait qu’au départ, c’est plus ou moins la même chose que la production
standardisée des marchandises destinées à la consommation, offre à tout le monde.
Comme il est nécessaire pour des raisons commerciales de dissimuler cette uniformité,
on en vient à manipuler le goût et à donner une apparence individuelle à la culture
officielle, le terrain que gagne cette dernière étant proportionnel à la liquidation de
l’individu à laquelle elle contribue… Plus la musique est réifiée (pour la voix n’en est-
il pas de même ?), plus elle sonne de façon romantique aux oreilles aliénées110. »
Ainsi, la voix qui pactise aveuglément avec un Autre obscur, du fait
même de sa puissance de commandement, devient un objet gelé, réifié,
soumis à un processus sacrificateur, perdant la spécificité de son indivi-
duation. Elle devient objet et instrument sado-masochiste, voulant
coïncider à la commande même. Pour se faire, elle s’expose à toutes
mutilations, adoptant maints rites sacrificiels, pouvant même s’imposer
le silence, comme renoncement. Elle pourra aussi devenir un objet réifié
silencieux, confronté à un Autre, unique et totalisant.
Ce vœu de silence, dont parle Pascal Quignard, qui peut dissimuler
une soumission exemplaire, même quand il s’enveloppe des atours
d’une résistance haineuse, démontre une voix obtuse et muette.
Celui qui s’engage dans le vœu du silence, développe un pacte d’al-
liance avec l’Autre, où il rencontrera un phénomène passionnel dont il
ne mesure pas ses effets. - 103
« Un enfant fait vœu de se taire. Je jure dit-il, de ne plus desserrer les lèvres. Plutôt
mourir, qu’ils ne m’arrachent un seul mot. Ma haine demeurera intacte et ses effets
d’autant plus implacables que nul ne saura la nature ni même n’en connaîtra l’exis-
tence. Ce silence sera à la fois ma force, et il me protégera… Terrible, rebelle, opiniâtre,
inflexible silence qui me fera craindre et qui me distinguera à jamais de ceux qui m’en-
tourent. Il sera à l’épreuve du pire. Plus jamais je ne me confierai. Ma solitude sera
absolue… C’est de la sorte qu’il remâche son vœu, répondant autant au désir impé-
rieux sous le coup duquel il s’offre corps et âme, qu’organisant une prison atroce, aussi
étroitement fermée que sont ses lèvres… Il est un emmuré vivant dans le silence et
dans l’image de la mort. Ne cédant qu’au vide, il perd goût à tout, il perd un à un les
attributs de la vie. Il sèche sur pied, et crève… Impuissant à transformer le monde, à se
faire reconnaître et à aimer, à se libérer de ceux à qui il est à charge et qui l’enchaînent,
de proche en proche il se sépare d’eux… il s’écarte. Par retrait, misère, désert, peur,
apparence de la mort, absence, silence, il se vide. Il s’épuise dans ce vide qu’il ne cesse
d’agrandir, et il accroît l’angoisse qu’il éprouve en s’anéantissant ; il s’échange de part
en part, en un fol appétit de tarir, de périr. Mais il ne périt pas. Car son sacrifice
implique contradiction. Le fait d’être à l’intérieur d’un système où tout ne cesse de se
détraquer le ranime, de même que son vœu, comme il repose sur le langage, l’arme
bien mal contre lui111. »
La voix, dans ce vœu de silence, subit, agresse, commande et se victi-
mise à la fois. Le désir reste bloqué, gelé, mais il comporte en lui-même
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la puissance d’abjuration, occupé par le pouvoir de l’impossibilité. Cette


résistance apparente, éprise du désir de l’Autre, et en même temps, prise
dans le renoncement, devient une facette masquée d’une soumission
absolue, dans la tentative de « fagociter l’Autre » au prix de ligaturer la
voix. Néanmoins cette voix ne cesse pas de se débattre dans une voix
intérieure… jusqu’au jour, où, dans les meilleurs des cas, s’expulsera en
une vocifération ou une écriture alliant le silence à la voix intérieure,
dans une parole silencieuse-sonore…
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La voix… un cri…!
« Eh ! Un cri ! Je suis là ! ici ! maintenant ! à l’instant ! »
Une irruption !
« Comment parler du cri ? »
On le voit, on l’entend… Gueule ouverte, crispée, béante, vocifé-
rante, hurlante, déchirante, cri infini, intempestif, pulsé, propulsé,
éjecté, courroucé, apeuré, horrifié, expulsé, défigurant, sidéral, sidéré,
sidérant, d’affrontement, de combat, de lutte, de meute, de prédation ;
c’est aussi le cri du désespoir, du dernier espoir… « Eh ! cris… viens, je
suis là, sauve-moi ! »
Une apocalypse, une incantation, une terreur…
Cris de folie, de révolte, de stupéfaction, d’étonnement.
Une naissance, une mort, une jouissance, une résistance, une dou-
leur… le premier cri, le dernier cri… de souffrance, de plaisir… et tous
ces petits cris, jappés, crissés, chatouillés, convulsés d’érotisme, orga- - 105
niques, orgasmiques, tourbillonnants d’ardeur sensuelle. Cris de joie, de
liesse, d’énergie ; cris mêlés, emmêlés comme des piaillements d’oiseaux
avec ou sans volière !
Le cri du son perdu, vociféré dans la nuit et qui renvoie son écho.
Le cri et son tenant lieu… la voix off, son résidu sonore, son reste,
son vestige, les débris d’une impalpable présence, sa marque, sa trace,
son vertige, comme un accord plaqué fortissimo, après un tonnerre
sonore, qui se maintient, s’amenuise, décline, et se dissout dans l’écho,
l’écho de son silence… une anamorphose du cri… qui s’étire, se
déforme, comme un cri de passage, de présence-absence : la voix off
signale l’ultime et l’impersonnelle présence, à la limite du là-pas là…
Cri différentiel, cri de catastrophe, l’ultime sursaut quand tout est
épuisé.
Le cri est toujours spectral… ultime forme de l’informe et toujours
un secret ; fantomal, trop ou pas assez habité, dans ses contours appuyés,
proche de la fixité, et pourtant non circonscrits… bien souvent appelle
le trait, le dessin, l’image, l’écrit.
L’image qui s’impose bien souvent à nous, provient de cette peinture
de Edvard Munch, datée de 1893. E. Munch a alors 30 ans quand il la
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peint. Ce petit personnage informe dont on ne sait si c’est un garçon ou


une fille, développe un corps semblable à une vague, légèrement appuyé
à une balustrade. Il se déploie dans les lignes de fuite pigmentaires
concentriques : celles d’un ciel rougeoyant presque sanguinolant, et d’un
paysage tourbillonnant. L’angoisse qui s’en dégage semble ne pas avoir
de limites : les traits s’allongent imbibés de cette atmosphère d’angoisse
et de solitude extrême. Le visage proche de l’in-humain oscille entre la
forme d’un fœtus et celle d’un moribond. Les mains obturent les
oreilles. L’horreur est-elle dehors ou dedans ou bien les deux à la fois ?
Lacan décrit ce personnage dans son Séminaire Les problèmes cru-
ciaux de la psychanalyse112.
« Cet être ici dans la peinture, d’aspect plutôt vieillot, forme humaine si réduite, que
pour nous, elle ne peut pas même manquer d’évoquer ces images les plus sommaires,
les plus rudement traitées de l’être phallique, cet être se bouche les oreilles, ouvre grand
la bouche, il crie… ce qui est sensible, c’est que le silence n’est pas le fond du cri… il
semble que ce cri cause le silence et qu’en quelque sorte le cri soutient le silence. Le cri
fait en quelque sorte le silence, se pelotonner dans l’impasse d’où il jaillit, pour que le
silence s’en échappe… le cri est traversé par l’espace du silence, sans qu’il l’habite… ils
ne sont liés ni d’être ensemble, ni de se succéder ; le cri fait le gouffre où le silence se
rue… l’implosion, l’explosion, la coupure manquent… »

106 - Ce cri, là, peut-être, nous donne l’assurance de ce quelque chose où


le sujet n’apparaît plus que comme signifié, dans cette béance ouverte,
qui, ici, anonyme.
Cet anonymat de la structure de l’Autre apparaît dans les deux
formes humaines que l’on voit au loin et qui indiquent « la forme fon-
damentale qui est celle que nous retrouvons dans l’affrontement, l’acco-
lement, la suture de tout ce qui s’affirme dans le monde comme orga-
nisé ».
Cette horreur d’un cri que rien ne vient médiatiser, provient-elle de
cette indicible agonie de la mort d’une mère, (quand il avait 5 ans) et
de celle de sa sœur (quand il avait 13 ans), de cette maladie qui ronge
les poumons drainant des rigoles de sang ? Angoisse, elle-même ampli-
fiée par cette même maladie qui le terrassa et l’obligea à côtoyer le
sanatorium.
Ce cri d’angoisse restait-il accroché à cette mort proche et approchée,
lieu sans Autre qui ne puisse répondre, comme lieu de suture, rendant
impossible un cri articulé ?
Ces mains obturant les oreilles viennent signifier le redoublement du
cri silencieux qui jaillit à l’intérieur de lui, comme manifestation du trou
noir de la voix, prise dans le continuum du silence de l’Autre… comme
cri qui se déploie dans un infini que rien ne peut arrêter.
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Ce cri est intriqué inexorablement dans le silence qui lui fait corps. Il
est le trait minimal, dont l’origine et le surgissement sont arrachés au
réel innommable. Silence et cri sont indissociablement liés : recto et
verso d’une même surface déroulée à l’infini quand aucun Autre n’y
appose sa coupure : face à face avec le réel.
« Ce silence, est le lieu même où apparaît le tissu sur quoi se déroule le message du
sujet où le rien d’imprimé, laisse apparaître ce qu’il en est de cette parole, et ce qu’il en
est, c’est précisément à ce niveau son équivalence avec une certaine fonction de l’ob-
jet (a)… par l’objet oral, le sujet entre, fait durer et soutient le silence… ce qui nous
apprend la valeur de ce silence, qui le rend indiscernable de la verbalisation »
Il semble possible d’avancer que le silence ne préexiste pas au cri qui
s’y déposerait dessus ; le silence est crée par le cri lui-même. Cri et silence
sont pris de façon emboîtée, tous deux situés sur une même surface sans
bord, qui ne comporte ni endroit ni envers, s’enroulant autour d’un
vide central.
À partir du tableau d’Edvard Munch, nous constatons que le cri,
comme trait minimal de la voix, est semblable à la lettre, par son impos-
sibilité à être lu autrement que par l’écrit : il est extérieur à la structure
du signifiant, déconnecté de la syntaxe et du « panel » lexical.
Le cri est pure métonymie, métonymie du désir. Le signifiant, se
modulera dans la voix tandis que le cri, comme « localisation de (a) se - 107
“coïncera” dans un nœud, une image écrite113 ».
Cette image écrite n’a rien à voir avec le symbole, et ne relève pas de
l’image spéculaire, mais elle est le trait c’est-à-dire le bord réel d’un trou
par lequel se produit un effet.
« Freud parle de l’aperception du caractère primordial de ce trou, de ce trou du cri,
creux infranchissable marqué à l’intérieur de nous- même et dont nous ne pouvons
qu’à peine nous approcher. Et ce silence est confondu avec cet espace enclos par la sur-
face, par elle-même inexplorable114. »
C’est avec l’appui de la topologie, et notamment de celle de la bou-
teille de Klein que Lacan s’approche de « l’exploration » de la voix.
Cette bouteille dont le culot rejoint le goulot en opérant un recoupe-
ment en forme de cercle, met en scène un espace dont l’intérieur est en
continuité avec l’extérieur, mais gardant un trou central. La voix et
notamment ce cri exclu de l’image spéculaire, creuse un trou dans l’or-
ganisation du Moi. La voix du cri, comme cri de la passion de l’être
(amour, haine et ignorance) comme cri de la pulsion, comme cri du fan-
tasme vient se nouer avec quelque chose de l’Autre, de l’extérieur. Ce
nouage maintiendra tout de même un vide, un trou autour duquel s’ef-
fectuera le trajet de la voix comme objet a, soit par un processus de ten-
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tative d’obturation, soit d’organisation ou de voile. La voix que nous


voyons, comme « trou » du corps dans le Cri de E. Munch est cette
béance de la bouche ouverte, lieu de passage, avec obturation des
oreilles. Le cri poussé à l’infini serait cette forme de l’impensé, mort
écrite dans le corps, ne pouvant être lue, prise dans les limites du lan-
gage, dans les moments d’impossibilité-accès ou d’excès.
Le Cri : Attente ou Attentat ?
Le cri de la voix est le cri de l’approche de l’impossible, signe du
point limite, à l’extrême du possible, point limite où tout peut basculer,
dans un point de rupture de la voix et le déchirement de son éventuelle
disparition.
L’être est là, planté, fixé, rivé, suspendu à ce risque d’une possible
perte, où, l’Autre absent ou envahissant menacerait de supplanter la
voix, propulsant le sujet dans un état de disparition ontologique de
l’être, aspiré dans le gouffre où il n’y a plus rien – ce rien de la mort où
les quelques mots, réduits à quelques syllabes – sons, viendraient aspirer
le sens. L’impossible de la langue s’échappe dans le cri et l’écrit.
On retrouve le cri exténué de Beckett, qui s’exprime face à un Autre
évanescent, qui ne répond plus, ou le cri de révolte d’Artaud, cri décons-
108 - tructeur, face à un Autre persécuteur-aliénant. Ces deux cris, bien que
différents, expriment ce même cri du Temps, le cri du temps où le temps
s’abolit. Le cri devient le creux lui-même de la langue, épuisé dans le
temps pour l’un, révulsé pour l’autre.
Le temps, dans le cri, serait le maître-mot, ou maître-maux, avançant
en silence, réduisant le sujet au clivage ou à sa division, face à l’expé-
rience de la perte. La voix-cri, confrontée à cet Autre du langage qui est
le Temps, devient l’objet d’un désir inassouvi, malgré son essoufflement,
son épuisement ou sa vocifération, ou sa contestation.
Traversé par le Temps, le cri comme son unique, unitaire, est en
même temps le son éclaté : la voix dans sa modulation, même si elle
n’est pas articulée, donnera forme au temps, mixant l’intérieur et l’ex-
térieur. Par la voix, le temps se spatialise, au travers du son, du rythme,
et servira à l’articulation de la parole. Ainsi la voix ne serait-elle pas
confrontée à cet impossible qui constitue le Temps, perçu comme
excès et/ou manque ? Analysé comme point de rupture énonciative, le
cri, toujours présent dans la voix de manière exténuée ou exacerbée, se
trouve foncièrement pris dans le mouvement temporel où le sujet se
fait et se défait tour à tour selon deux modes de temporalité qui
constitue sa faille, et dont la division ne cesse pas de la creuser. Ces
cris, comme attente ou attentat, situent le sujet selon deux modalités
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d’individuation, deux modalités temporelles : ce qui constituera le


style de chaque auteur.
Leurs cris et leurs écrits comme pulsations de sons, sont traversés par
« l’Aïôn, qui est le temps indéfini de l’événement, la ligne flottante qui
ne connaît que les vitesses, et ne cesse à la fois de diviser ce qui arrive en
un déjà-là, et un pas-encore-là, un trop-tard et un trop-tôt simultanés,
un quelque chose à la fois qui va se passer et vient de se passer. Et
Chronos, au contraire, le temps de la mesure, qui fixe les choses et les
personnes, développe une forme et détermine un sujet115 ».
Le cri est cet impossible qui se trouve pris comme point-limite entre
le temps pulsé et le temps non-pulsé. Cet impossible qui circonscrit la
langue dans ses scansions, traversée par le réel du temps flottant, réduit
inéluctablement la langue à un état de manque. Par conséquent, ce
temps, affectera le sujet de l’énonciation, par le manque qui marque la
langue.
Le cri touche de près cet impossible, et met à nu, la part de réel qui
persiste dans toute langue.
La voix mêlée de petits cris se trouve située sur cette ligne de crête,
prise en suspens, sur la face de réel qu’est le Temps impossible à détermi-
ner, et sur sa face symbolique et imaginaire qui constitue ses coupures et
ses scansions, navigant entre le hors-sens et le sens. - 109
Artaud joue sur l’Aïôn, pour attaquer la langue codée. Il creuse la
langue, et la voix se ressource elle-même de ce creux du manque. La
déchirure de l’être, traduite dans les intervalles de la voix, sert de point
d’appuis aux glossolalies qu’il émet, comme tentative de mise à nu de la
voix, afin que les énergies du corps se remettent à circuler en prenant
d’autres bifurcations. Elle propulse le chaos de la langue et en joue pour
la déterritorialiser.
Non, ce n’est pas une plaisanterie, ni une insouciance, que ce travail
de dépouillement du sens. Ce travail exprimé dans les glossolalies, c’est
le cri d’Artaud lui-même : celui de retrouver un corps, celui qui fait
toujours défaut, pour laisser gémir celui qui a été aliéné par le langage
codé des grands appareillages de l’État et de la religion, celui qui après
exaltation, anéantit la voix… et nous propulse dans la surdité, à devenir
une petite boule de chair.
Suivons, dans les premières proses d’Artaud, « L’étonnante aventure
du pauvre musicien116 ».
« Hoici, musicien excellent et pour son malheur aveugle, avait, en plus, deux belles
oreilles, rouges comme un soleil couchant, et qu’il perdit voici comment un soir de
l’antique Japon. L’affaire s’amorça …devant la porte du temple de Danamosoura où
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Hoici, le musicien pitoyable avait été recueilli par charité. Hoici ne voyait pas l’étin-
celle du ciel… mais la magie mouvante de la nuit qui venait… sentait le vol des
démons cachés. Il avait peur. Pelotonné sur lui-même, sa biva serrée contre sa poitrine,
la face renversée, appuyé contre le mur fragile, il attendait. C’est à ce moment que la
voix impérieuse du samouraï le nomma, comme exhalée de l’essence des choses…
Alors il obéit.
Je suis venu dit le guerrier, je suis venu… Et ils continuèrent à marcher au milieu du
silence des pierres. Alors la grande voix impérieuse et lointaine reprit le même son de
musique brisée – de la part de mon maître, de la part de mon maître, pour te cher-
cher… Entrée dans le palais, une lumière intense toucha la peau du chanteur
aveugle… la terreur. Le samouraï lui demanda de chanter le mariage de la prin-
cesse… la princesse de notre grand mikado… Alors il sembla au chantre malheureux
que la vision lui était revenue… comme s’il n’avait plus de paupières… Il eut l’im-
pression d’une chute, et il sentit ses doigts courir sur la corde de la biva humaine sui-
vant le rythme du poème commandé… Il se sentit tourner. Alors il se renversa en
arrière, il voulut mourir, il sentit que l’intensité de l’émotion dépassait ses forces…
Le samouraï s’était levé, il le suivait. Avant l’aurore, ils se trouvèrent devant le petit
temple. Hoichi tourna trois fois sur lui-même et écouta. De nouveau, il était aveugle
et seul. Alors, pour la première fois, il osa regarder en lui-même, et se demanda : Où
suis-je allé ?
Il ne parla, ni ne bougea, … tel un pantin, le bonze le crut mort… tel un somnam-
bule… il se releva ; ils arrivèrent devant les grilles du cimetière… il fut agenouillé par la
terreur. Il se sentit arrivé aux bornes extrêmes de la vie… égaré de lui-même, il lui sem-
110 - blait entendre s’entrechoquer des armées ; il entendait le barrissement d’éléphants fan-
tastiques… Le bonze le conduisait et lui dit qu’il était ensorcelé… “Vous avez subi
l’appel des esprits, Hoichi, vous êtes sorti de la vie… Mais n’ayez crainte, ce soir je vous
revêtirai de la robe qui protège, la vêture magique qui égare les esprits”. Le soir le
bonze entreprit de déshabiller le musicien, et sur sa chair, ils tracèrent des exorcismes,
qui écartent les esprits. Ainsi couvert d’inscriptions, il avait l’air revêtu d’une robe de
dentelle noire… ensuite, il se retrouva, seul, térrorisé, de sombres oiseaux venaient
raser sa tête. Il aurait voulu être sourd. Il aurait voulu perdre conscience. Il aurait voulu
être mort. Il se cache.
Et tout à coup la grande voix métallique du samouraï s’éleva, lui demandant de revenir
au palais pour chanter la suite de l’histoire. Le samouraï paraissait incertain, et l’appela.
“Hoichi, où êtes-vous, Hoichi ?” Et tout à coup, il s’arrêta. Par tous les dieux, s’écria-t-
il, si je ne vois pas le musicien, que je vois au moins ses oreilles, je les rapporterais tou-
jours à mon maître, pour lui prouver que je me suis acquitté de ma mission. Et il s’ap-
procha donc de l’endroit où le musicien était allongé, et où seulement étaient visibles
ses deux oreilles, et les lui arracha.
Le bonze avait omis de peindre les versets protecteurs sur les oreilles… »
Voilà comment Hoichi, le musicien pitoyable, perdit ses oreilles.
Ce petit texte affirme combien le corps, la pensée, en attente, se lais-
sent posséder et déposséder de leur être, enfermés, et déshabités par les
injonctions et manipulations qui les mettent hors d’eux-mêmes, jusqu’à
en perdre tous les sens, délocalisés et destitués par la pression du langage
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ambiant, ordonnant ses propres attentes. La trace écrite manquait aux


oreilles.
C’est par une autre délocalisation qu’A. Artaud travaille sur la
langue, en mettant en jeu de nouveaux sons de la voix, qui propulsent
de nouvelles énergies et nous amènent à une nouvelle lecture.
C’est sur ce fond de monde obscur que le jaillissement des glossola-
lies d’Artaud libère une extrême intensité d’être, un désir indestructible
qui fait le « Corps sans Organes », et qui lui fait dire « et ce ne sont plus
des sons ou des sens qui sortent, plus des paroles, mais des Corps (…)
des Corps animés117 ».
Les glossolalies, écritures magiques, marqueront le Corps. En dé-
sémiotisant la langue, en exaltant la voix, il combat l’idée que le corps
est extérieur à la langue. Il combat les marques territorialisées, parlées,
écrites sur le corps qui le désubjectivisent et l’aliènent dans un corps-
étau qui le déloge de lui-même.
Nous évoquerons pour exemple un texte accompagnant un écrit sur
un dessin d’Artaud intitulé :
« “La maladresse sexuelle de dieu” dédicacé au dos : “À madame Ferdière ce dessin que
j’ai fait en pensant à l’idée de/Bali et au théâtre Balinais qui connaissait un moyen/de
faire pousser les âmes dans leur propre sens/mais où en sont les âmes quand le
théâtre/les a trahies. Antonin Artaud./Et ses enfants aussi sont des fleurs à pousser.” - 111
Ce dessin, daté de février 1946, et dont Artaud le dit “volontairement bâclé…” afin de
mépriser l’idée prise et d’arriver à la faire tomber/l’idée maladroite de dieu volontaire-
ment mal dressé sur la page/mais avec une répartition et des éclats consonants de cou-
leurs et de formes qui fassent vivre cette malfaçon. Ce texte, par ses libres interjections,
l’insertion de glossolalies, sa fragmentation de consonances diverses, entre en “réso-
nance” immédiate avec le dessin, dont le graphisme rythmé, ici aigu, là à peine énoncé,
réussit à être pleinement oral. Il n’est donc plus un commentaire, mais un véritable
Double, écrit, du dessin.
« Le tombeau de tout qui attend pendant que dieu fait des bêtises
avec au niveau de son ventre les instruments dont il n’a pas su se servir.
Eux-mêmes maladroitement dessinés pour que l’œil qui les regarde tombe.
Yo kutemar tonu tardikra
Yo kute drikta anu tedri
C’est mon travail qui m’a rendu électrique, dis-je à dieu, quand tu t’es toujours pris
pour une pile qui ne vaudra pas la pile dont je vais te coli fi ficher,
Dont je vais te coli ficher,
Bougre de vieil antéro-colité…
Le thème de la “maladresse sexuelle de dieu” comme ceux de l’“immaculée concep-
tion” et de l’“exécration du père-mère”, est alors au centre des préoccupations
d’Antonin Artaud118. »
Cette écriture « décousue » accompagnant le trait du dessin, est une
écriture délocalisée, produite par agencements de sons qui s’entrecho-
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quent. Elle est dé-sémantisée, et pourtant insiste, en appelant notre


regard par la trace qu’elle laisse, à ce moment de chute, mais aussi, en
appelant notre oreille vers des sonorités inconnues, avide de traduc-
tions, au même instant de la production du hors-sens. Ce qui peut nous
amener à dire que le son est aussi dans l’écrit, par son tracé répété.
Le cri est dans le texte, dans cette écriture dénaturée, comme gra-
phie du hurlement du corps qui expulse des sons désegmentisés. Le
segment sonore est éclaté, produisant une dé-sémantisation. La signi-
fication codée est mise en chaos, comme jet de pierres projetées du
fond de la gorge. Les syllabes sont inventées, et « la lettre K » section-
nera, cassera le lien habituel du sème au signe, mais aussi il brisera la
relation du corps au texte, et sa présence textuelle blessera le lecteur, sa
propulsion sonore déséquilibrera l’auditeur. Dans cette cassure du son,
le mot devient inexistant, mais reste matière sonore qui évide le corps,
le laissant dans sa nudité d’organe. Cette écriture sonore, vocale se
poursuit…
« Il me manque une concordance des mots avec la minute de mes états… je suis celui
qui a le mieux senti le désarroi de sa langue dans ses relations avec la pensée. Je suis
celui qui a le mieux repéré la minute de ses plus intimes, de ses plus insoupçonnables
glissements. Je me perds dans sa pensée en vérité comme on rêve, comme on rentre
112 - subitement dans sa pensée. Je suis celui qui connaît les recoins de la perte119. »
« Ce problème de l’émancipation de mon moi ne se présente plus sous son angle uni-
quement douloureux. Je vois dans le fait de jeter le dé et de me lancer dans l’affirma-
tion d’une vérité pressentie, si aléatoire soit-elle, toute la raison de ma vie. Je demeure,
durant des heures, sur l’impression d’une idée, d’un son. Mon émotion ne se déve-
loppe pas dans le temps, ne se succède pas dans le temps… On me parle de mots, mais
il ne s’agit pas de mots, mais de la durée de l’esprit. Cette écorce de mots qui tombe, il
ne faut pas s’imaginer que l’âme n’y soit pas impliquée. À côté de l’esprit il y a la vie, il
y a l’être humain dans le cercle duquel cet esprit tourne, relié avec lui par une multi-
tude de fils… Que l’âme fasse défaut à la langue ou la langue à l’esprit… voilà la
grande peine qui mine non l’écorce ou la charpente, mais l’étoffe des corps… Quand
je pense, ma pensée se cherche dans l’éther d’un nouvel espace. Je suis dans la lune
comme d’autres sont à leur balcon. Je participe à la gravitation planétaire dans les
failles de mon esprit… Je travaille dans l’unique durée120. »
L’impression d’un son qui retient Antonin Artaud pendant des
heures fait virevolter les mots et, dans cette voltige, le corps produit et
mime à la fois, les glossolalies dans un acte de naissance. En ce sens, le
détour par le son « K », « KA » qui est aussi un terme religieux égyptien
qui était traduit par « double », dont l’aspect formel produit une ligne
verticale soutenant deux barres obliques symétriques, la partageant par
son milieu. Cette lettre égyptienne désigne le pouvoir procréateur qui
est dans l’homme.
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L’aspect phonétique du son « K », nous amène à divers niveaux : bio-


logique dans sa répétition, biographique comme tracé, parcours dans
l’Histoire, religieux face à un dieu qui fait des bêtises, créatif après la
mise à nu, le dépouillement organique et textuel. Le son « K » ne serait-
il pas la morsure et ce corps sans organes qui subsiste après avoir évacué
ce qui est indigeste afin de penser la vie, de penser à la vie ?
« Je pense à la vie, dit-il… J’imagine un système où tout l’homme participerait,
l’homme dans sa chair physique et les hauteurs, la projection intellectuelle de son
esprit. Il faut compter pour moi, avant tout, avec le magnétisme incompréhensible de
l’homme, avec ce que, faute d’une expression plus perçante, je suis obligé d’appeler sa
force de vie.
Ces forces informulées qui m’assiègent, il faudra bien un jour que ma raison les
accueille, qu’elles s’installent à la place de la haute pensée, ces forces qui du dehors ont
la forme d’un cri. Il y a des cris intellectuels, des cris qui proviennent de la finesse des
moelles. C’est cela, moi, que j’appelle la Chair. Je ne sépare pas ma pensée de ma vie. Je
refais à chacune des vibrations de ma langue tous les chemins de ma pensée dans ma
chair… Pour moi qui dit Chair dit avant toute appréhension, poil hérissé, chair à nu
avec tout l’approfondissement intellectuel de ce spectacle de la chair pure et toutes ses
conséquences dans les sens, c’est-à-dire dans le sentiment.
Et qui dit sentiment dit pressentiment, c’est-à-dire connaissance directe, communica-
tion retournée et qui s’éclaire de l’intérieur. Il y a un esprit dans la chair, mais un esprit
prompt comme la foudre… Et toutefois qui dit chair dit aussi sensibilité. Sensibilité,
c’est-à-dire appropriation intime, secrète, profonde, absolue de ma douleur à moi- - 113
même, et par conséquent, connaissance solitaire et unique de cette douleur121. »
Le son qui se diffuse dans le corps et qui s’expulse du corps à travers
la voix, produit ce que les japonais appellent les Giongo onomatopées ou
idéophones « soniques » et les Gitaïgo (idéophones figuratifs) dont la
transmission du sens découle des sensations provoquées par le son pho-
nique, sans qu’apparaisse une réelle explication par le biais d’une imita-
tion ou d’une représentation. Les glossolalies utilisées par Antonin
Artaud sont exemplaires de l’énergie phonique qui mêle les sons forte-
ment liés à l’expression corporelle.
« En japonais, les termes comportant la syllabe KA c’est-à-dire un
son composé de la consonne (K), qu’on appelle un son fortis, dont la
compacité et la tension sont fortement marquées, et la voyelle (A), elle
aussi compacte et qui évoque la sècheresse, la dureté, ou le vide122 »
démontrent par la sonorité, la force de l’attaque que déploie A. Artaud
contre le mur compact du langage et de ses significations. La sonorité de
ce son présente un effet castrateur, cassant, coupant ; un véritable cutter
pour mettre Kaos les effets de sens dans lesquels le corps se trouve pris et
mettre à vif la chair, les sens, la sensation, les émotions, largement inter-
dits dans le langage phallico-normé.
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Qu’advient-il de l’Attente de Beckett ?


Beckett jouera avec Chronos dans la suspension du temps, du temps
bien ordonné qui fixe la mesure, les choses, et les personnes, « qui déve-
loppe une forme et détermine un sujet123 ».
Il joue avec le temps, avec la duplication de la voix où, sa forme mise
en écho suscite une sonorité qui n’arrive pas à se fixer avec fermeté, et
ainsi il traduit par l’épuisement sonore, la défaite du sens… alors
advient une autre posture d’écrivain, une autre position du sujet.
En Attente… En Attendant Godot.
« Attends ! dit Hamm… Attends ! Ce n’est pas encore l’heure de mon calmant ?
— Non ! dit Clov.
— Attends ! Comment vont tes yeux ? dit Hamm.
Clov : — Mal.
Hamm : — Mais tu vois.
Clov : — Suffisamment.
Hamm : — Mais tu marches.
Clov : — Je vais, je viens…
Hamm : — Un jour tu les rouvriras (les yeux) il n’y aura plus de mur. L’infini du
vide sera autour de toi124… »
La Voix intemporelle, attente et support d’attente se retrouve dans
114 - la structure du texte comme redoublement de l’intemporalité de la
voix.
Dans le texte En Attendant Godot 125…
« Vladimir : — On attend Godot.
Estragon : — C’est vrai. (Un temps.) Tu es sûr que c’est ici ?
Vladimir : — Quoi ?
Estrago : — Qu’il faut attendre.
Vladimir : — Il a dit devant l’arbre. (Ils regardent l’arbre.) Tu en vois d’autres ?…
Estragon : — Il devrait être là.
Vladimir : — Il n’a pas dit ferme qu’il viendrait.
Estragon : — Et s’il ne vient pas ?
Vladimi : — Nous reviendrons demain.
Estragon : — Et puis après-demain.
Vladimir : — Peut-être.
Estragon : — Et ainsi de suite.
Vladimir : — C’est-à-dire…
Estragon : — Jusqu’à ce qu’il vienne.
Vladimir : — Tu es impitoyable.
Estragon : — Nous sommes déjà venus hier.
Vladimir : — Ah non, là tu te goures.
Estragon : — Qu’est ce que nous avons fait hier ?
Vladimir : — Ce que nous avons fait hier ?
Estragon : — Oui.
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Vladimir : — Ma foi… (se fâchant.) Pour jeter le doute, à toi le pompon.


Estragon : — Pour moi nous étions ici.
Vladimir (regard circulaire) : — L’endroit te paraît familier ?
Estragon : — Je ne dis pas ça
Vladimir : — Alors ?
Estragon : — Ça n’empêche pas.
Vladimir : — Tout de même… cet arbre… cette tourbière.
Estragon : — Tu es sûr que c’était ce soir ?
Vladimir : — Quoi ?
Estragon : — Qu’il fallait attendre ?
Vladimir : — Il a dit samedi. (Un temps.) Il me semble.
Estragon : — Après le turbin.
Vladimir : — J’ai dû le noter. (Il fouille dans ses poches, archibondées de toutes
sortes.)
Estragon : — Mais quel samedi ? Et sommes nous samedi ? Ne serait-on pas plutôt
dimanche ? Ou lundi ? Ou vendredi ?
Vladimir (regardant avec affolement autour de lui, comme si la date était inscrite dans
le paysage.) : — Ce n’est pas possible.
Estragon : — Ou jeudi.
Vladimir : — Comment faire ?
Estragon : — S’il s’est dérangé pour rien hier soir, tu penses qu’il ne viendra pas
aujourd’hui.
Vladimir : — Mais tu dis que nous sommes venus hier soir.
Estragon : — Je peux me tromper. (Un temps.) Taisons-nous un peu, tu veux ? - 115
Vladimir (faiblement). : — Je veux bien. (Estragon se rassied. Vladimir arpente la
scène avec agitation, s’arrête de temps en temps pour scruter l’horizon. Estragon s’en-
dort. Vladimir s’arrête devant Estragon.) Gogo… (silence.) Gogo… (silence.) Gogo !
...Estragon : — Qu’est ce qu’on fait maintenant ?
Vladimir : — En attendant.
Estragon : — En attendant… Tu crois que Dieu me voit ?
Vladimir : — Il faut fermer les yeux.
(Estragon ferme les yeux, titube plus fort.)
Estragon (s’arrêtant, brandissant les poings, à tue-tête.) : — Dieu aie pitié de moi !
Vladimir (vexé) : — Et moi ?
Estragon (de même) : — De moi ! De moi ! Pitié ! De moi !
Pozzo devenu aveugle s’agrippant à Lucky… Lucky coiffé d’un chapeau, rencontrant
Vladimir et Estragon s’arrête. Pozzo continuant son chemin vient se heurter contre lui.
Vladimir et Estragon reculent.
Pozzo (s’agrippant à Lucky qui, sous ce nouveau poids chancelle) : — Qu’y a-t-il ? Qui
a crié ?
Estragon : — C’est Godot ?126 »
Beckett marque son texte d’indicateurs temporels pour en briser la
fiabilité. Chronos est appelé et s’échappe dans l’imprécision, dans l’illu-
sion des repères qu’il divulgue.
La parole des acteurs est frappée par l’inconsistance du temps qui
néanmoins est ressassée.
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Cette inconsistance s’affirme dans des phrases jouant sur des tonali-
tés vocales réitérées de platitude et de gravité du son : sonorités com-
pactes et basses. À la lecture nous repérons la répétition du son, A,
comme tonalité, part sonore du « moindre ».
Dans Attendant Godot… quelques phrases…
« C’est ça, faisons un peu de conversation127… »
« C’est ça, contredisons- nous128… »
« C’est ça, posons-nous des questions129… »
Vladimir (s’étant consulté), maintenant… (joyeux) te revoilà…
(neutre) nous revoilà… (triste) me revoilà.
Dans l’œuvre (fin de partie…)
« — À part ça, ça va ?
— Tout ça, pour ça.
— Je n’aime pas ça.
— Puisque ça se joue comme ça… (il déplie le mouchoir) jouons ça comme ça… (il
déplie)… et n’en parlons plus… (il finit de déplier)… ne parlons plus. (Il tient à bout
de bras le mouchoir ouvert devant lui.) Vieux linge ! (un temps.) Toi, je te garde130. »
La réitération des sons produit un phénomène d’écho où la voix se
promène par effet de formules et de répétitions qui dissout le sens du
discours et dilue les personnages.
116 - Chronos délayé dans la voix, laisse glisser l’Aïon, comme temps
infini, comme infini événement. Sournoisement, Aïon attaque la
logique binaire qui structure le temps chronologique. La mécanique de
la logique binaire est attaquée par le renversement des propositions et en
les rendant équivalentes. La voix navigue dans cet univers temporel et
intemporel jouxtant avec la possibilité et l’impossibilité, se faufilant de
fait, entre le nommable et l’innommable. Travaillée et travaillant avec
ces deux formes du temps, elle reste toujours dans l’ambiguïté. Elle est
l’ambiguïté-même dans l’épuisement des repères fixes.
Les répétitions sonores trouvent leurs réserves hors du temps et dans
le temps, et elles viennent s’échouer et ré-émerger quand le possible
s’atténue, frisant, frôlant l’impossibilité de l’être.
« — Comment vont tes yeux ?
— Mal.
— Comment vont tes jambes ?
— Mal.
— Mais tu peux bouger.
— Oui.
— Alors bouge !… Où es-tu ?
— Là.
— Reviens ! Où es-tu ?
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— Là.
— Pourquoi ne me tues pas ?
— Je ne connais pas la combinaison du buffet… »
Face à cet épuisement de l’être, (Hamm dit à Clov : « Je croyais que tu
allais me quitter. ») le sursaut se traduit par la répétition basique culi-
naire d’une bouillie, semblable à une bouillie verbale, où la sonorité en
(i), la répétition sonore, permet de se dégager de cette peur physique, de
ce danger encouru.
« Ma bouillie !… Ma bouillie !… Ma bouillie !… Donne-lui sa bouillie. Il n’y a plus de
bouillie… Il n’y a plus de bouillie. Tu n’auras jamais plus de bouillie… Je veux ma
bouillie ! Donne-lui un biscuit”131… »

Ce cri-bouillie, comme cri-sursaut de vie, gribouillis sonore, extrac-


tion de l’être face à son irrémédiable épuisement, nous conduit vers un
espace sonore aigu : sursaut vital et distinction – rapprochement sonore
des locuteurs.
Ce son (i) est le son phonique que Kawada Junzo rapproche d’une
énergie phonétique dont le timbre sonore est celui du pizzicato
(manière de jouer en pinçant les cordes sans les faire vibrer).
« La voyelle (i), diffuse et aigüe, et en même temps naturelle, qui pro-
voque une sensation de finesse, de hauteur, de légèreté, d’acuité132 », se - 117
mêle, dans son association signifiante à l’épaisseur, à la compacité de la
bouillie qui pèse sur l’être.
Nagg recevra des mains de Clov « un biscuit classique » qui dans sa
teneur sonore introduira par la sonorité de la voix, un changement sur le
plan émotionnel, mixant, modifiant l’épaisseur, la lourdeur vibratoire et
la légèreté du son émergeant d’une corde pincée.
Le balancement de la voix qui tournoie comme dans un texte sans
relief, procède d’une stratégie d’élimination des modes expressifs et
affectifs des voix des personnages afin de produire une durée a-tempo-
relle. Ceci provoque une voix blanche, mise en suspension suscitant un
effet d’incertitude. Ce tournoiement s’insère dans des jeux pronomi-
naux situant les personnages dans une scène burlesque. L’Innommable
débute par ces interrogations :
« Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire
je. Sans le penser133. »
La voix attaquant Chronos défait les significations et le sens symbo-
lique dans un glissement de sonorités produisant une interpénétration
de sons qui engendre confusion par contamination. Relevons ce jeu
sonore dans En attendant Godot :
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« Pozzo : — Je me présente : Pozzo.


Vladimir : — Mais non.
Estragon : — Il a dit Godot.
Vladimir : — Mais non.
Estragon (à Pozzo) : — Vous n’êtes pas monsieur Godot, monsieur ?
Pozzo (d’une voix terrible) : — Je suis Pozzo ! (silence). Ce nom ne vous dit rien ?
(silence.) Je vous demande si ce nom ne vous dit rien ?
Vladimir et Estragon s’interrogent du regard.
Estragon (faisant semblant de chercher) : — Bozzo… Bozzo…
Pozzo : — Pppozzo !
Estragon : — Ah ! Pozzo… voyons… Pozzo…
Vladimir : — C’est Pozzo ou Bozzo.
Estragon : — Pozzo… non je ne vois pas.
Vladimir (conciliant) : — J’ai connu une famille Gozzo. »
Aïon dérange la fixité du son, produisant un effet d’amoindrisse-
ment dans une fluctuation de résonances : c’est la contamination du son
sur le sens. Godot maître du temps… qui se fait attendre… produit de
l’insignifiance, par épuisement des significations jusqu’au point de ren-
contrer un vide détonateur de rires… Vladimir dit à Estragon « Ceci
devient vraiment insignifiant, Estragon réplique : « pas encore assez134 ».
Dans Fin de Partie, Clov s’inquiète…
118 - « Hamm : — Clov !
Clov (agacé) : — Qu’est ce que c’est ?
Hamm : — On est entrain… de signifier quelque chose ?
Clov : — Signifier ? Nous, signifier ! (Rire bref ) Ah ! elle est bien bonne135 ! »
C’est dans cet état d’impossibilité de dire quand la voix est bâillon-
née dans un univers programmé, codé de préjugés et du théâtre des
représentations, que la voix évolue et va disposer d’une série de possibi-
lités. Face au désert de la signification, la voix va se faire tout de même
un endroit.
« L’endroit, je le ferai quand même, je le ferai dans ma tête, je le tirerai de ma mémoire,
je le tirerai vers moi, je me ferai une tête, je me ferai une mémoire, je n’ai qu’à écouter,
la voix me dira tout, tout ce dont j’ai besoin, elle me l’a déjà dit, elle me le dira, tout ce
dont j’ai besoin, par petites bribes, en haletant, c’est comme une confession, une der-
nière confession, on la croit finie, puis elle rebondit, il y a eu tant de fautes, la mémoire
est si mauvaise, les mots ne viennent plus, les mots se font rares, le souffle se fait court,
non, c’est autre chose… il ne faut pas attendre qu’il n’y ait plus de voix… essayer qu’ils
me portent dans mon histoire, les mots… ça va être moi, ça va être le silence, là où je
suis, je ne sais pas, je ne saurai pas, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne
peux pas continuer, je vais continuer136. »
Continuer avec l’éclat du son, avec la poussière du son dans la voix,
que nous appellerons le Rythme…
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Le Rythme… la vibration de la voix


Le Rythme fait vibrer : vibrer la voix, le corps… une cadence, une
alternance, un balancement, une répétition, une évolution, une ondula-
tion, une circulation sonore, un tournoiement, une scansion, une sus-
pension, une mise en suspension, une contradiction qui peut nous
mettre en dissonance, un face à face, une symétrie, une métrique qui
peut nous prendre à coups de trique, une dissymétrie qui peut nous
mettre en dissidence, en révolte. Le Rythme est de toute manière une
force, une multitude de forces qui fait basculer le corps, la voix… une
Java, une valse, un tango, un pas de deux… une modulation sonore qui
étreint la voix ou l’étrangle dans une monotonie exaspérante d’écholalies
qui tournent sur elles-mêmes.
Il est souffle, expulsion, explosion, bout de souffle, à bout de souffle,
une respiration qui fait vibrer les signifiants selon deux modes… le
mode binaire et le mode poétique, qui produit dans la répétition, l’im- - 119
prévisible. C’est un mariage, une alliance, une scène conjugale qui tire à
hue et à dia le discontinu avec le continu. Par de vers soi, il mêle, tel un
alchimiste, l’obstination de la logique binaire qui conforte les coupures
et les différentiels pour maintenir les signifiants connus et les variantes
qui desserrent les phénomènes d’échos du signifiant. Il est la transver-
sale, la trajectoire qui procède par additions, soustractions, rebondisse-
ments, bifurcations, interruptions, soudures, dédoublements, redouble-
ments, contaminations, dislocations, déclamations produisant une ora-
lité qui n’est pas le langage parlé mais qui le traverse. Il utilise toutes les
stratégies : celle de la syntaxe, du tempo, de la vitesse, de la lenteur, de la
répétition, de l’évanescence et de la segmentation : tout ce qui contribue
à l’organisation prosodique. Le Rythme est un joueur qui joue toujours
sa mise entre savoir et non-savoir, jouant sans cesse avec le connu lais-
sant émerger l’inconnu… et vice-versa… sacré versatile qui fait le pied
de nez à la versification !
C’est un être de surprise, être de l’inconnu qui sait néanmoins nous
faire des révélations dans le continu du sonore, directement « branché »,
au cœur du sujet. Même s’il est par nature a-social, par sa constitution
même, (manageant et managé par Chronos et Aïon), il est la trame, le
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point de surgissement du sujet dans son intimité, sa singularité prise


dans son histoire, prise dans l’histoire.
La voix rythme ; le rythme vocalise, vocifère ou rit dans, avec les élé-
ments sonores, dans et avec le corps pulsé, mis en mouvement, entre cris
et rires… où ces cris-rires flirtent avec l’écrire… Voix si peu perceptible
de l’écrit, qui dans une lecture silencieuse nous enchante, nous attache,
nous accompagne ou nous apeure ou nous lasse : rythmicité de la voix et
du texte, mêlant sans cesse le discontinu de la voix avec le continu de
l’écriture.
La composition prosodique est la matière de la composition fabu-
leuse. Par là, « l’écriture transforme le discontinu en continu. Elle fait un
rythme sous le rythme. Et ce n’est plus tout à fait de l’être. Mais un
mouvement du sujet dans le langage137 ».
La voix s’abreuve du sonore de l’écrit. La voix navigue, enivre, nous
fait voguer dans les grands larges de certaines écritures…
Quel est ce tam-tam qui se tambourine dans la voix ?
Quand vous entendez tam-tam, vient directement à votre esprit
l’idée de répétition sonore. Simplissime idée ! Non !
« La répétition n’est pas le rythme, le rythme n’est pas la répétition. Comme le vou-
draient les psychanalystes. Parce que la répétition est une limite du rythme. Une mala-
120 - die du rythme138. »
« Contre la répétition, les rythmes comme antidote139. »
« Ce sont des rassembleurs du sujet140. »
De prime abord rappelons-nous le plaisir éprouvé d’un tout petit
enfant, qui savoure la répétition à l’infini des jeux de mots tonaux, qui
favorise l’aptitude « à saisir la hauteur des sons phoniques et le rythme
d’une succession de ces sons qui le préparent à écouter le langage tam-
bouriné141 ».
La répétition de rythmes sonores produit une jubilation, une éro-
tique jubilatoire prise dans l’alternance et les nuances différentielles.
Il y a aussi la rythmicité significationnelle que nous retrouvons dans
les traits sonores produisant une véritable communication. Les langages
sifflé et tambouriné des sociétés intérieures de l’Afrique occidentale en
sont une illustration. Ils s’appuient sur la production de sons, principa-
lement sur les traits supra-segmentaux (prosodiques) propres au langage
phonique. « L’expression par des sons instrumentaux est bien adaptée à
des langues à tons qui reposent exclusivement sur des associations du
type “consonne + voyelle”142 » (même lorsque les consonnes sont utili-
sées isolément, elles sont plus ou moins vocalisées ; autrement dit, elles
peuvent être prononcées séparément et être prononcées en chantant) et
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dans lesquelles la hauteur des sons revêt pour l’expression du sens des
mots autant d’importance que les traits segmentaux… le langage tam-
bouriné s’impose finalement comme une évidence, pour des sociétés, où
l’écriture est inexistante, et pour des gens qui vivent dans un environne-
ment où il est indispensable de savoir distinguer chaque bruit de la
savane ou de la forêt, des gens qui ont grandi au rythme de ces mer-
veilleuses percussions.
Le langage sifflé « émis grâce à un petit instrument de bois était un
mode de communication entre chasseurs isolés dans la brousse, loin de
tout habitat humain. L’utilisateur commence par siffler le nom de celui
auquel il souhaite s’adresser au moyen de ce langage. Si une réponse lui
vient, il enchaîne avec toutes sortes de phrases utilitaires telles que “j’ai
faim”, “rentrons”, “j’ai trouvé un troupeau d’éléphants”, “apporte-moi
de l’eau”, etc. Son interlocuteur lui répond de la même manière. Ce
petit sifflet de bois (tel une voix), accroché au cou par une cordelette, est
en quelque sorte le transmetteur de ces chasseurs. Leurs messages, libre-
ment modulables, s’échangent même parfois avec une pointe d’humour
en s’envolant comme des cris aigus d’oiseaux parmi les herbes hautes et
drues et les arbres clairsemés de la savane143. »
Ce langage sifflé sans support de trace écrite émane d’une organisa-
tion rythmique : celle de l’interlocution, comme propension de sons - 121
scandés.
Il est aussi d’usage, dans les sociétés d’Afrique occidentale, de déve-
lopper le langage tambouriné, où le tambour y occupe une place pré-
pondérante pour faire le récit historique de la dynastie royale.
« Le tambour… fait sans la moindre erreur et dans un majestueux vacarme le long récit
de la dynastie royale, transmis jusqu’à nos jours de génération en génération. Cette
récitation se déroule solennellement lors des fêtes royales, en présence du roi lui-même
et d’un public de plusieurs centaines de personnes. Ce langage n’implique donc pas
une réciprocité, comme dans le cas des échanges de coup de sifflet : il s’agit de l’émis-
sion par une seule personne de sons destinés de manière unilatérale à un grand nombre
d’auditeurs et qui ne nécessite aucune réponse de leur part… Ce mode d’expression ne
permet pas comme le langage sifflé, de construire à son gré un message d’ordre privé ; il
n’est destiné qu’à la transmission d’un message à caractère public, dont le moindre
détail a été préalablement fixé144. »
Cette pratique du langage tambouriné est très codifiée, effectuée par
un joueur de bendre, entraîné depuis son jeune âge, lui seul dépositaire
de cet acte de transmission, destiné à réciter une généalogie royale, sans
faille. Nous pourrions dire que ce langage relève du rythme du pouvoir.
« En tant que message, le son du bendre récitant la généalogie royale s’impose avec
autorité, comme s’il se déversait au plus profond des entrailles de ses auditeurs145. »
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Ces deux langages faits de rythmes sans paroles, sans appui de la


segmentation écrite n’en sont pas moins opérationnels, ayant une
forte propension à se transmettre à distance, tant au niveau de la spa-
tialité que de la temporalité. En même temps, ils indiquent le lien
entre le rythme et la corporéité, dont la « frappe manuelle » se change
en une « mémoire du geste » dont la trace est si prégnante, (telle la
mémoire d’une personne qui a joué du piano), qu’elle persiste de
nombreuses années. Si l’on demande à un joueur de bendre de réciter
la généalogie des ancêtres, sans tambour, la récitation sera mêlée d’er-
reurs. En revanche s’il tient serré le tambour contre lui, sa mémoire se
remet à circuler, les mains et le texte faisant corps avec le rythme qu’ils
développent.
« Le tambour joue pour la transmission diachronique un rôle similaire à celui des
documents écrits145bis. »
Et la voix dans le rythme : révélatrice des sons inaudibles et pourtant
sonores d’une lecture silencieuse, d’un texte corporel écrit avec le
rythme du sujet. Le rythme sous les rythmes sonores.
Sous-jacent, apparaît un autre rythme, le rythme du sujet, qui agit
sous les rythmes du langage tambouriné, et du langage comme tel. Il est
122 - le marqueur de nos lieux perdus et pourtant persistants… Bruits sonores
de la nuit de notre mémoire… sensations, émois, traces de nos ancêtres
sans noms, effigies de et dans l’oubli, percussions qui nous percutent
comme des revenants qui nous disent qu’ils sont encore là. La voix en
serait-elle le témoin ?
Le rythme est dans la voix. Ce n’est pas le rythme du prévisible mais
de l’imprévisible ; celui qui constitue la singularité du sujet faisant appa-
raître l’absence de consensus dans l’émergence du son vocal. Ce son
vocal n’est pas seulement relatif à l’organe phonatoire, mais il relève de
l’éclat sonore de la prosodie, son qui, en lui-même n’a pas de sens. Le
sens est mis dans la forme, qui est toujours mouvante, du fait de la mou-
vance permanente du rythme, du sujet qui est entrain de parler, qui est
entrain de se dire.
Le rythme, c’est ce qu’il y a de « plus inaudible dans le règne du
sens… parce qu’il est mis dans le sonore, et qui prétendrait ne pas
entendre ces percussions du sens ? Or, il est dans une situation qui n’a
pas de sens car il est mis dans la forme146 ».
Le rythme participe de ce travail sonore vocal jouant sur les limites
de notre propre pratique de la parole ou bien est le révélateur d’un bal-
butiement sonore qui cherche à advenir, dans les lambeaux de discours
déchiquetés… pas-à-pas… fomenter la dispersion – ou pas-à-pas – bal-
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butiement d’à peu près, face à une proximité d’une langue qui cherche à
faire remonter une colonne d’air susceptible de faire sortir des mots-sons
de la mort… La dédicace de Louis Wolfson en est un exemple :
« À Ma Mère, Musicienne, Morte d’un Mésotthéliome Métastasiant (et, Mettons, de
Manques Médicaux) au Milieu de Mai, Mardi à Mercredi au Mouroir Mémorial, à
Manhattan, Mille997 147. »
Le rythme n’est pas seulement la scansion symétrique et périodique
d’une phrase sonore, il est ce qui émerge du phrasé et qui produit du
changement dans la sonorité de la voix. Il est le mouvement de la voix
qui signe l’inscription du sujet au moment même où il est entrain de
parler. Il transit ou fait couler – geler– grelotter – réchauffer le son.
« J’inclus dans le rythme, l’organisation de ce qu’on appelle les sonorités qui sont la
matière du sens… Le rythme fait le sens, même contre le lien logique entre les
mots148. »
Le rythme ne totalise pas un discours, il le casse.
Il démystifie la réalité des mots ; il brise la croyance de la totalité des
mots et remet en cause toute illusion de l’unité étymologique
(illusion qui oublie l’altérité historique et la diversité des apports cul-
turels où se trouve prise la voix) et révèle l’impossible traduction littérale
qui n’est qu’une arrogance du sens. - 123
Le rythme dans la voix fait apparaître que le langage et l’histoire ne
relèvent pas d’une totalité, mais de l’infini ; l’infini qui se développe
dans un processus de pliures, déroulé sur le continu du silence et du
bruit du monde.
La voix porte le langage et la culture, comme le langage et la culture
portent la voix.
Le rythme de et dans la voix transforme le son et le langage, et pro-
duit un discours en mouvement ; le rythme se trouve dans le sujet et
provoque une transformation du son, du sens et des discours mettant en
crise le signe et le sens, révélant leur dogmatisme inhérent au binarisme,
au dualisme : le son fait le sens ; le sens fait le son.
Le rythme est la ligne de fuite, la fulgurance qui « zippe » la voix, le
continu sonore. Il vient tracer ses trajectoires nous permettant de nous
décaler des entités duelles et discontinues, du paradigme dualiste, telles
que :
Fond/forme ; signe/sens ; individuel/social ; norme/écart ; affect/intel-
lect ; rationnel/irrationnel ; nature/culture ; essence/substance.
Prose/poésie ; logique/prélogique ; abstrait/concret ; émotion/déraison ;
énoncé/énonciation…
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La voix est une transversale dotée de points et de contre-points, en


perpétuelle création sur des zones de devenir.
« Pas une seule notion du langage qui ne soit historique. Même familière, ancienne
comme seconde nature, elle est modifiable. La notion de mot, ou de sens. Aussi selon
les stratégies. Celle de la langue. Celle du discours. Celle de l’instrumentalisme en
place. Ou celle des rapports entre l’homme entrain de parler et sa réalisation sociale par
le langage. L’idée que vous avez du langage est votre portrait. Comme chez
Arcimboldo. Pas en femmes, en livres, en fruits ou en légumes. Non, c’est votre profil
en tranches de son, en imitation nature, en mystère de l’idée, vêtu de convention, les
poches débordantes de dualismes en cascade. L’allégorie du signe. Portrait traditionnel.
On peut vous peindre aujourd’hui autrement. Non plus dédoublé en entités duelles et
discontinues, mais comme un continu de rythme où le mouvement de signifier a
votre corps, vos gestes, votre voix, votre histoire. Vous n’êtes plus son et sens.
Convention et nature. Vous êtes un homme une femme réellement entrain de parler. Il
ne vous sort plus de la bouche les catégories de la langue, qui laissent toujours un drôle
de résidu, mais tout entier vous êtes discours et prosodie. L’infini du dire. Le fond du
tableau aussi a changé. Votre portrait en langage vous peint comme un monde.
L’écoute du langage est aussi, d’abord peut-être, l’écoute du changement indéfini-
ment en cours dans ses représentations. Et comme ces représentations ne sont pas
séparables de celles que l’individu a du sujet, le travail du sujet est ce changement
même149. »
En s’attachant au rythme, nous nous dégageons du binarisme, de la
124 - tautologie de la signification et pouvons entendre la voix comme un
continu du rythme qui englobe le discours et l’organisation de la cul-
ture. Dans ce continu il y a certes des phonèmes, c’est-à-dire un système
de différenciation du sens, sans pour autant être corrélé à un sens prédé-
fini. Les phonèmes ne sont pas uniquement dans le domaine du son. Ils
sont aussi dans le rythme du texte, au sens large, dit par la voix. Afin
d’appréhender le rythme il paraît nécessaire de se détacher de la signifi-
cation pour le laisser couler comme production d’effets à l’état indéfini-
ment naissant…
« Sa présence, son mode d’intervention, qui porte, englobe, déborde, peut contredire
le sens des mots150. »
– Le rythme malaxe la voix.
– Le rythme dans la voix s’enroule dans l’historicité du sujet (histori-
cité, n’est pas son histoire, mais sa transformation), qui traverse son
corps, le parcourt, le constitue.
– Le rythme dans la voix s’enroule dans le langage du sujet, le troue,
le parcourt, l’enchaîne, le déchaîne, l’agence.
– Le rythme dans la voix s’enroule dans le sujet, le fait, le défait, l’en-
toure, le module, l’édifie, le déconstruit, et « l’estran-gère », dans un per-
pétuel inachèvement du sens de lui-même.
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Rappelons-nous la rythmicité répétitive du texte de En attendant


Godot. La succession des mots en « a » déroule le rythme d’un texte
dans le continu qui surgit pourtant du discontinu de la répétition
même, de cet élément sonore, qui n’est pas seulement une chambre
d’échos indifférenciés, mais qui, dans son insistance, passe par une rhé-
torique du neutre, indiquant la place du sujet dans le collectif humain.
« La notion de sens, qui est celle du signe, cache elle-même que dans d’innombrables
cas, le sens est la dernière chose qui compte dans le langage. Banalement, dans le parlé
par l’intonation ou la gestuelle, dans l’écrit par le mode de signifier. Plus que l’énoncé,
compte l’énonciation, plus que la valeur, plus que le signe le rythme. Le rythme est
plus difficile que le sens, dans le monde où on part du sens pour arriver au sens. Sans
bouger du signe… Ce que j’entends par rythme ne s’oppose plus au sens, c’est l’orga-
nisation continue du langage par un sujet, telle qu’elle transforme les règles du jeu par
la partie qu’elle joue et qu’il est seul à jouer. Par là seulement il y a passage du sujet,
quand un langage tout entier est je. La voix y rétablit la corporalité, la gestualité dans le
mode de signifier. Le discours n’y est plus un choix dans la langue, ou des opérateurs
logiques, mais l’activité d’un homme réellement entrain de parler151. »
Avec le rythme, nous sommes dans le domaine de l’oralité du parlé,
dans le flou du contenu du parlé qui apparaît dans la poésie et qui, dans
la prose, se manifeste dans la poétique de la voix exprimée ou sous-
jacente du texte déroulé, dans la prosodie. Pas besoin d’être expert en
poésie, pour laisser venir cette poétique de la voix… le rythme traverse - 125
la prose.
« Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une
prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour
s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubre-
sauts de la conscience ?
C’est surtout la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innom-
brables rapports que naît cet idéal obsédant. Vous-même, mon cher ami, n’avez-vous
pas été tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d’exprimer dans
une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu’aux man-
sardes, à travers les plus hautes brumes de la rue152 ? »
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La voix… vers une prose poétique


Une prose poétique, traversée par le rythme du sujet, comme bloc de
sensations qui se déterritorialisent, déjoue les opinions qui imprègnent
les sentiments communs. Le rythme du sujet dans la voix est semblable
à une performance, comme « cette extraction de percepts et d’affects
déterritorialisés à partir des perceptions et des états d’âmes banals nous
fait passer, si l’on veut, de la voix du discours intérieur et de la présence
à soi, dans ce qu’ils peuvent avoir de plus standardisés, à des voies de
passage vers des formes radicalement mutantes de subjectivité.
Subjectivité du dehors, subjectivité du grand large qui, loin de redouter
la finitude, l’épreuve de la vie, de douleur et de mort, les accueille
comme un piment essentiel à la cuisine vitale153 ».
Chercher dans la voix, le piment d’une cuisine vitale, nous conduit,
nous rapproche de l’écriture de Marina Tsvétaïéva, écriture où jaillit
126 - une voix emplie de fulgurance, vitalité du désespoir, vitesse de la vie,
démise, dépourvue de conventionnalisme. Marina est dans les mots, et
pourtant elle n’est pas dans les mots : elle est cette vitesse de la vie, du
souffle, du rythme. Elle est la chair des mots, et non les signes. Elle
déborde les signes comme elle déborde de vie dans un monde débordant
de violence. La puissance de sa fulgurance refuse tous les conformismes,
refuse les plis et replis de la plainte. Sa voix perceptible dans ses écrits
surgit comme une performance vitale. Le rythme est une perforation de
composantes sémiotiques non verbales qui déchire tous les textes « prêt
à porter ». Son écriture est un art :
« Un art de la performance, en livrant au vertige de l’émergence d’univers à la fois
étranges et familiers a le mérite de pousser à l’extrême les implications de cette extrac-
tion de dimensions intensives, a-temporelles, a-spatiales, a-signifiantes à partir du
maillage sémiotique de la quotidienneté. Il nous colle le nez sur la genèse de l’être
avant qu’elles ne se prennent les pieds dans les redondances dominantes, y compris
celle des styles, des écoles, des traditions de la modernité. Mais cet art me paraît moins
relever d’un retour à une oralité originaire que d’une fuite en avant dans les machina-
tions et les voies machiniques déterritorialisées capables d’engendrer ces subjectivités
mutantes. Je veux dire par là qu’il y a quelque chose d’artificiel, de construit, de com-
posé – ce que j’appelle une processualité machinique – dans la redécouverte de l’oralité
par la poésie sonore154. » (op. cit., F. Guattari, L’oralité machinique et l’écologie du virtuel,
p. 26.)
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Que ce soit en prose ou en poésie, Marina Tsvétaïéva dans son écri-


ture rejoint les bruits des mots, les bruits de la voix, insiste, persiste,
sature le sonore, qui fait vibrer charnellement les sons de la voix, les met
dans une extrême tension, jusqu’à produire des brèches dans cet espace
sonore, et susciter un vertige dans les fêlures des sonorités.
Travailler les innovations verbales, les étirer au maximum, produire
un excès qui fait basculer la voix dans son propre essoufflement jusqu’à
chercher le prochain souffle, comme un présent venu d’ailleurs… un
ailleurs indicible qui pourtant fait résurgence. Toute son écriture est
régie par les tempos d’un rythme haletant… qui dépasse toutes les
formes de l’immobilité des discours idéologiques et qui insiste sur le
caractère non linguistique et a-temporel de sa poésie.
Comme telle, la Voix. Comme telle la Vie. Le rythme est l’organisa-
tion subjective du discours.
La voix dans son écriture est une surchauffe du son, du sens, du
rythme, où l’excès de motions rythmiques sonores arrache à vitesse ver-
tigineuse les émotions enkystées. L’excès du son délocalise, dé-tempora-
lise la voix et le corps mêlé : il s’ensuit une création permanente : un rap-
port au monde, son rapport à la vie. Les métaphores se réalisent dans la
voix, dans le corps-sujet. Les mots sont dans la voix, et la voix les tra-
verse… et le rythme se dégage du signe produisant une inter-pénétra- - 127
tion, mêlant des rythmes hors-signe et le rythme du signe.
Dans la nouvelle intitulée « Ma Mère et la Musique » écrite en 1935155,
Marina Tsvétaïéva délie ce balancement du rythme, comme présence de sa
matérialité et immatérialité de son existence… un balancement entre le
référentiel du temps, du langage, et l’échappée de toutes coordonnées
conventionnelles. À travers les mots, et en dehors des mots, elle s’appuie
sur le rythme, comme moyen d’exprimer son imaginaire.
Déjà, lorsqu’elle écrivait à Rainer-Maria Rilke, en 1926, elle disait :
« Aucune langue n’est maternelle. Écrire des poèmes c’est écrire d’après. »
…D’après, … elle écrit cette nouvelle… bonne nouvelle ! Je vous l’a
fait partager ! En résumé :
« Alors que sa mère désirait un fils, et qu’elle donna naissance à Marina… Ce désir
inassouvi amena sa mère à lui imposer de devenir musicienne comme elle. Dans le
ravalement d’un long soupir de déception, sa mère la baigna dans la ritournelle d’une
gamme sans cesse chantée : “Do, Moussia, do, et ça c’est ré, do-ré.” Elle poursuit
alors : Ce do-ré se transforma bientôt pour moi en un livre énorme, la moitié de ma
propre taille, un “rivre” comme je disais alors, son “rivre” à elle… ma mère se réjouis-
sait que j’ai de l’oreille, et m’en félicitait contre son grès… d’ailleurs tu n’y es pour rien,
disant que l’oreille venait de Dieu. C’est ce qui m’a préservée de la fatuité et aussi du
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doute de soi, de tout amour-propre dans l’art… je me suis très vite liée d’amitié avec le
piano à queue et son clavier – do-ré-mi…
…Pour les notes, au début ça n’allait pas du tout. La touche, on pouvait appuyer des-
sus, mais la note ? La touche existait, elle était là, noire ou blanche, la note, elle, n’exis-
tait pas, elle était posée sur la ligne (laquelle ?). De plus, la touche s’entendait, la note
— non. La touche avait une existence, les notes — aucune. Et pourquoi faire une note
quand il y avait une touche ?
Ainsi, je ne comprenais rien, jusqu’au jour où j’ai vu, sur l’en -tête du papier à lettres
que m’avait donné Augusta Ivanovna pour le Glückwunsch (vœu de bonheur) de ma
mère, des moineaux au lieu de notes, perchés sur une portée. Alors j’ai compris que les
notes vivaient sur des branches d’arbres, chacune sur la sienne, et de là, elles sautaient
sur les touches, chacune sur la sienne. Et alors la note produisait un son… Bien que
j’eusse vite appris à lire la musique à la perfection, je n’ai jamais aimé les notes. Les
notes me gênaient… elles me faisaient perdre la mélodie, le savoir, le mystère… elles
me faisaient perdre mes mains, elles empêchaient mes mains de savoir par elles-mêmes,
elles s’interposaient en tiers… Quelque vingt-cinq ans plus tard, elles (ces notes) sont
tout de même tombées, elles se sont ruées en bas… Ma mère savait-elle que j’étais
poète ? Non.
L’exigence de la mère est semblable au claquement du métronome… Mais aussitôt
que je suis tombée sous l’emprise de son claquement méthodique, j’ai commencé à le
haïr et à le redouter : j’étais saisi de crainte, j’avais des palpitations, des sueurs froides,
exactement comme maintenant, la nuit, j’ai peur du réveil ou de tout autre bruit régu-
lier dans la nuit. Comme si ce bruit venait quérir mon âme… L’inanimé contre le
128 - vivant, celui qui n’est pas là contre celui qui existe. Et si le mécanisme ne s’arrêtait
jamais, si je ne pouvais jamais quitter le tabouret, si je ne pouvais jamais quitter le tic-
tac, tic-tac ?… Le métronome était un cercueil habité par la mort… Ce fut mon pre-
mier contact avec la technique, contact qui a déterminé tous les autres. C’était la tech-
nique dans toute sa fraîcheur, son bouquet d’acier… Oh ! Jamais je n’ai été en retard
sur le métronome. Non seulement il me maintenait dans le rythme, mais il me rivait
physiquement au tabouret… torture… Lorsque plus tard, poussée par la nécessité
rythmique, j’ai commencé à morceler, à casser les mots en syllabes à l’aide du tiret,
inhabituel dans les vers, et que j’ai été, à cause de cela et pendant des années, fustigée
par certains, glorifiés par un petit nombre, je n’ai su que répondre, sinon, “il le faut”.
Mais un beau jour, j’ai revu devant mes yeux, ces textes de romances de ma petite
enfance criblés de tirets parfaitement légitimes, et je me suis sentie lavée : lavée par la
musique entière de toute « modernité », lavée, soutenue, raffermie et légitimée, exacte-
ment comme l’enfant qui, par la découverte d’une marque secrète, s’avère être de la
famille et avoir enfin droit à la vie ; Mais peut-être Belmont avait-il raison lorsqu’il me
faisait cet admiratif reproche : “Tu demandes à la poésie ce que seule la musique peut
rendre”.
Marina se mit à lire la musique comme un flot de tempête et de joie… ta, ta-ta, ta-
ta… “C’est ainsi que de dessous le métronome, m’inondaient des flots de poésie sans
tact et sans mesure”. »
Le piano fut son premier miroir. Mais à la mort de sa mère, elle ne le
toucha plus. La métrique se mit à mourir en même temps. Elle se mit à
jouer ses propres partitions dans une prosodie de contacts… Et là, c’est
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l’explosion des rythmes, un jaillissement, une cascade, une rafale qui


outre-passe toutes les tortures. Marina écrit comme elle vit, une proso-
die de la vie.
L’exigence, l’intransigeance, le forçage du désir de sa mère avaient déve-
loppé non une « éducation », mais une mise à l’épreuve ; elle avait trans-
posé son désir de liberté en musique sur sa fille ; son désir insatisfait était
à la mesure de son obstination tant au niveau de Marina que de son
autre fille Assia… Elle les avait « inondées, remplies à ras-bord » d’un
désir de pianiste jamais inassouvi… Cet empiètement la faisait appa-
raître comme « une mère qui semblait s’enterrer vivante » au-dedans de
ses filles.
« Elle exigeait de moi que je fusse elle !… Ma mère m’a tourmentée à mort avec sa
musique. »
Auprès d’une mère comme telle, Marina se découvrit poète. Très vite,
Marina transforma le piano-objet-sujet de désir en objet de résistance
où son propre désir émergea. La lettre aux petits oiseaux avait engagé
le processus de bifurcation. Les notes, les touches s’envolèrent sur de
nouvelles mélodies : transposition de sa voix, l’impliquant dans une
autre lecture-production sonore. Peu à peu, elle se dégageait de la tra-
duction des signes codés en transposant la démarche note-touche à la - 129
démarche lettre-voix… tout à fait corporelle dans une résonance
intime. Pour traduire ce positionnement comme lignes de forces, le
texte se déroule dans une répétition de « j’aimais » qui soutient la syn-
taxe et énumère les compléments dans une répétition de « pour »…
« j’aimais… pour… »
Le désaccord (intérieur, mis en réserve) se met à se conjuguer avec l’ac-
quiescement de son propre désir,… l’accord s’enroule avec l’écart
dans une ligne continue faite de répétitions mêlées de discontinu.
Cette rencontre concourt à l’écriture d’une ellipse, courbure de déter-
ritorialisations et de re-territorialisation. Dans son face à face au
piano, elle lisait la partition musicale ; Marina nous dit :
« Je traduisais en significations, quand je jouais je traduisais en un son qui devait être à
son tour traduit en quelque chose, sinon le son était creux… Les touches, je les aimais :
pour leur noirceur et leur blancheur, pour leur noirceur triste de façon si évidente, leur
blancheur triste de façon si secrète… j’aimais les blanches, quand on appuyait dessus,
fussent manifestement gaies et les noires-tristes, aussitôt, tristes à coup sûr, avec une
telle certitude que si j’appuyais, c’était la même chose que d’appuyer sur mes yeux :
aussitôt jaillissaient les larmes.
— J’aimais le fait même d’appuyer : la possibilité, aussitôt qu’on avait appuyé, de se
mettre à sombrer et, tant qu’on n’avait pas lâché les touches, de sombrer sans fin, sans
fond, même après qu’on les eût lâchées.
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— J’aimais qu’à la première vue ce fut lisse et que sous ce lisse ce fut profond comme
dans l’eau… J’aimais que sous ma main il y eût un gouffre, que le gouffre surgisse sous
mes mains, que sans bouger on pût tomber sans fin.
— J’aimais la perfidie de ce clavier lisse prêt à céder au moindre contact et à m’englou-
tir. J’aimais la folle envie, la folle peur d’appuyer : la peur en appuyant de réveiller tout.
…Et aussi que cela fit deuil… (Les articles dans la phrase se mettent à disparaître, et
simultanément l’objet ; le mot ouvre un espace autre, un espace de sonorité)…
— J’aimais clavier, mot si puissant que maintenant je ne puis le comparer à l’aile large-
ment déployée d’un aigle, mais alors je ne le comparais à rien du tout.
— J’aimais “gamme chromatique”, mots qui avaient la sonorité d’une cascade de
montagne cristalline et que je comprenais tellement mieux que n’importe quoi de
grammatical, que je ne comprends toujours pas et à partir de quoi, du reste, je cesse
justement de comprendre. La chromatique que j’ai aussitôt préférée à l’ordinaire… Je
l’aimais – je le dis maintenant – parce que la Chromatique c’est tout un mode de vie
de l’âme et que ce mode de vie est le mien : la Chromatique, c’est tout le contraire de la
grammaire, c’est le Romantique. Et le Dramatique. Cette Chromatique est restée ainsi
pour toujours dans mon épine dorsale. Je dirais même plus : la gamme chromatique est
mon épine dorsale, l’échelle vivante le long de laquelle s’élance et dans tout mon des-
tin… J’aimais la touche elle-même – ce mot, ce corps, cet acte. »
J’aimais « gamme chromatique », tout le contraire de la grammaire dit
elle… son rythme à elle émergea, la dilatation de sa voix se fait en forme
de cassage, privée de tout sentimentalisme ; le choc sémantique est pro-
130 - duit par sa propre cadence et renverse la métrique parfaite. Marina a le
rythme dans la peau, au bout de ses doigts ; le plan sonore se fait à tra-
vers l’écriture, sonorités de contacts où elle amplifie la scansion comme
expression, production d’énonciations. La voix qui transperce l’écrit est
ce qui crée son propre langage, où le tiret fortement employé devient
temps rythmique, respiration.
Le son cherche la respiration, comme la respiration cherche le son.
Le poème écrit en français en 1923 intitulé « La neige », déploie cette
force rythmique qui la traverse dans une sonorité de souffles, qui vien-
nent témoigner de sa position subjective.
« Neige, neige
Plus blanche que linge,
Femme lige
Du sort : blanche neige.
Sortilège !
Que suis-je et où vais-je ?
Sortirai-je
Vif de terre.
Neuve ? Neige,
Plus blanche que page
Neuve neige
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Plus blanche que rage


Slave…
Rafale, rafale
Aux mille pétales,
Aux mille coupoles,
Rafale-la-Folle !
Toi une, toi foule,
Toi mille, toi râle,
Rafale-la-Saoule
Rafale-la-Pâle
Débride, dételle,
Désole, détale,
À grands coups de pelle,
À grands coups de balle.
Cavale de flamme,
Fatale Mongole,
Rafale-la-Femme,
Rafale : raffole.156 »
La répétition sonore produit une vitesse du texte, accentuations,
insistances, résistances, alternances, fulgurances, semblables à une tem-
pête de neige, tourbillons-flocons cisèlent le langage dans un excès de
sonorités qui viennent traduire sa présence dans un monde d’excès…
- 131
Vitalité du désespoir, ou vitalité-vitesse d’une présence humaine dans
un monde de chaos. Marina est une errante… témoin « des tempêtes
vivantes », sa voix errante prend les détours d’une poésie sonore. Le
souffle, le temps, se montrent dans les éclats sonores, les vibrations, l’in-
terpénétration réciproque des signifiants ; l’un glissant dans l’autre,
comme le sujet, un et mille… Dans ce redoublement syllabique, dans
ces répétitions sonores, tout est mouvement.
L’existence se trouve en résonance avec l’entre-deux des tirets : vitalité
du désespoir, où la relance sonore est reprise dans ses points de rupture.
La voix est une cinétique qui a le mouvement pour principe. Se servant
du langage, elle s’appuie sur le rythme pour traduire le hors-langage où
les scansions sonores se trouvent prises dans l’exaspération à traduire de
l’impensé, de l’impossible à traduire. Les répétitions sonores sont une
insistance de l’être : « Que suis-je, où vais-je ? » C’est la prosodie qui
réglemente l’écriture, matière de compositions rythmiques. Le resserre-
ment des sons dans les signifiants subissent les secousses du tempo dans
les fissures du sens, Rafale-la-Femme, Rafale : rafolle.
Cette Femme est ou devient, dans et par son propre rythme, cassé,
répété, disloqué, explosé. Sa grammaire est dans le Chromatique, dans
une absence de place définitive, comme non-coïncidence à soi-même,
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comme simple mouvement de vitesse et d’accélération. Cette gamme


Chromatique, c’est son rythme, « qu’elle comprenait tellement mieux
que n’importe quoi de grammatical, que je ne comprends toujours pas
et à partir de quoi, du reste, je cesse de comprendre157 ».
La vitesse inhérente à son écriture est cette mise en tension et en
intensités de cette ardeur de désir de vivre et de cette nécessité de se
déprendre de soi, de cette nécessité de ne rien comprendre pour laisser
jaillir sa lucidité railleuse face à un monde insensé.
Le rythme de Marina Tsvétaïeva est une ellipse ; elle est celle qui erre,
traçant son trajet contre l’idéologie et l’enfermement. Son rythme est
une fulgurance, une capacité de lutte dans son état de migrante, tou-
jours entre deux pays, où son écriture restait étrangère, non reconnue
prise dans l’écartèlement de sa pulsion orale et de son impossibilité.
L’état d’impossibilité l’amenait à écrire, et ses écrits non reconnus la
ramenaient à cet état d’impossibilité, du fait même du contenu de ses
écrits.
« Marina, est avant tout, Marina l’Antigone : dans un siècle despote elle n’obéit qu’aux
lois non écrites d’un Orphée, traqué, cerné de toutes parts, et se laisse dépecer plutôt
que de se dissoudre dans un hymne d’État158. »

132 - Cette pulsation se retrouve dans les lettres adressées à Boris


Pasternak, et Rainer Maria Rilke. Retenons celle adressée à ce dernier :
sa voix est une présence Rythmée ; le rythme est ce dire de l’impossible
langage qui se dégage à travers les mots, là où réside le sujet. Le rythme
est le sujet : son éthique. Dans ce moment, dans ce mouvement du
« sans pouvoir », le vacillement de la voix (son rythme) arrache le sujet à
son existence immédiate. Ce qui ne peut être atteint dans le dire, dans
les mots ne peut être traduit qu’en rythme.
Le rythme consiste à substituer les significations impossibles par des
désignations, modulations sonores, et donc des monstrations.
« Écoute-moi, Rainer, que d’emblée tu le saches, je suis mauvaise. Boris est bon. Et, à
cause de ma mauvaiseté, je me suis tue, rien que des phrases sur ton russisme, mon germa-
nisme, etc. Et cette plainte, soudain: “Pourquoi m’exclus-tu? Je l’aime autant que toi.”
Ce que j’ai ressenti ? Du remords ? Non. Jamais. Rien. En guise de sentiment, un
acte…
Je suis nombreuse, comprends-tu ? Innombrable, peut-être ! (Foule insatiable !) Nul n’y
doit rien savoir de l’autre ou c’est le trouble… Même en moi, je ne veux pas de confi-
dent – pas seulement autour de moi. C’est pourquoi je suis mensongère dans la vie
(c’est-à-dire fermée et, si l’on me force à parler, mensongère,) bien que dans une autre
vie, je passe pour véridique, et le sois, je suis incapable de partager.
J’ai partagé pourtant (c’était deux, trois, jours avant ta lettre.) Non, Rainer, je ne suis
pas mensongère, je suis trop véridique. Pour peu que je jette là-dessus les mots simples
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licites : correspondance, amitié, tout irait bien ! Mais je sais que tu ne signifies ni cor-
respondance, ni amitié. Dans la vie des autres, je veux être ce qui ne fait pas mal, c’est
pourquoi Je mens – à tous, sauf à moi-même.
Toute ma vie dans une situation fausse. “Car je suis mensongère, où je suis étrangère.”
Mensongère, Rainer, pas menteuse !
Quand je mets les bras autour du cou d’un ami, c’est naturel ; quand je le raconte, ça
ne l’est plus (même pour moi !). Et quand je fais un poème, cela redevient naturel.
Donc, l’acte et le poème me donnent raison. L’entre-deux me condamne. C’est l’entre-
deux qui est mensonge, pas moi. Quand je rapporte la vérité (les bras autour du cou),
c’est un mensonge. Quand je la tais, c’est la vérité.
Un droit intime au secret. Cela ne regarde personne, même pas le cou autour duquel
j’ai noué mes bras. C’est mon affaire. Et songe avec cela que je suis une femme, mariée,
des enfants, etc.
Renoncer ? Ah ! Ce n’est jamais urgent pour en valoir la peine. Je ne renonce que trop
facilement. Au contraire, quand je fais un geste, je me réjouis de pouvoir encore faire
un geste. Mes mains veulent si rarement159 ! »
Vérité approchée, vérité jamais dite. La vérité se dégage de l’acte
répété, dans le geste et dans la fiction inhérente au rythme de l’écriture,
à l’éclat sonore de la voix qui s’en dégage. Dans le récit, qui est l’entre-
deux, aucune vérité ultime. La voix est ce geste qui déplace à l’infini les
signifiants, répétition à l’infini dans une adresse infinie. La répétition
dans la voix, et de la voix, inaugure le rapport des multiples, de la multi-
tude sonore créant ainsi les écarts des plus petits différentiels, qui pas- - 133
sent le plus souvent inaperçus. Pourtant, dans la répétition des éléments
sonores, se déroule le grain de la voix qui devient lui-même signifiant,
celui qui se faufile à travers tous les autres.
La répétition vient du geste, de l’alliance inconsciente des regards,
nous rappelle J. Lacan dans La Lettre Volée, en préambule de ses Écrits.
La répétition sonore produite par l’alliance inconsciente des sonori-
tés émises par la voix dont le drame, ou la comédie, ou le rire se scénari-
seraient par le rythme, dont la partition inconsciente se déploie dans le
Witz. Alliance inconsciente des voix qui prend sens dans le non-sens, au
moment où la voix dérape… ce qui en donne tout son sens.
La communication non verbale entre deux sujets, entre soi et soi, est
mise en rapport avec cet objet-voix potentiel, source et lieu d’illusions :
le rythme de l’être, prenant alors le rôle de l’illusionniste ou du prestidi-
gitateur. Principe de métamorphose, la voix n’est pas seulement une
illusion mais un effet, produisant certains effets. Ce transfert sonore, et
insonore du rythme, a-signifiant pouvant devenir signifiant, nous fait
passer du registre de l’exactitude à celui de vérité.
Les stratagèmes et les astuces de la voix frôlent la vérité, qui sem-
blable à elle, ne peut s’approcher par une logique rationnelle, celle de la
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métrique, c’est-à-dire par la voie de la mesure des quantités des syllabes.


À vouloir la définir ainsi, on oblitère le rythme, on oblitère le sujet.
Pas de classement certain, ni de possible objectivation, ni d’étique-
tage, la voix travaille au corps, avec le réel du corps, avec le symbolique,
et l’imaginaire.
Dans ces divers registres, elle circule partout et nulle part à la fois.
Elle tourne, virevolte autour de l’inconnu du récepteur qui peut être soi-
même, en s’agrippant, au contenant-signifiant, à l’inconnu du contenu,
en interceptant les contenus. D’un Autre à l’autre, à l’autre d’un Autre, à
l’Autre d’un autre. La voix comme la lettre est en souffrance, dont la
répétition n’est que le mouvement inhérent au continu sonore, à sa dis-
symétrie, à son alternance… Elle est prise dans un processus d’automa-
tisme de répétition qui en fait ses trajets : la voix est volée, envolée dans
un envol haletant. C’est là son enveloppe. Une chimère.
La voix est un drame sans paroles qui se déroule dans l’immédiateté
de la circulation… elle n’est que trajet se faufilant en pulsations. Sans
arrimage, toujours en alerte ; elle est ce qui fait face à la fonction de l’im-
possible à atteindre. En tant que mobilité sans origine, elle est pulsation
de cette perte d’une origine fictive, qui en fait sa condition errante. Elle
joue de ce fait avec ce qui la cause, comme fonction de la cause considé-
134 - rée comme perdue. Glissement sonore… dans un processus de répéti-
tion. Une véritable rafale ! Prise dans les trois registres du Réel, du
Symbolique et de l’Imaginaire – sa condition existentielle, est l’état
d’étrangeté – elle abolit toutes limites. Elle traverse toute l’étendue du
corps avec le souffle suspensif. Elle trace et est la trace, l’insinuation et la
diffusion d’une sensualité, d’une sexualité du corps prise dans une
logique culturelle, la logique subjective, et dans la fable de la croyance
imaginaire qui résoudrait son état de manque… en état de court-circuit,
pouvant à tout moment défaire le rapport signifiant-signifié…
C’est sa puissance devant l’impossible : une puissance de devenir
navigant entre ce qui est le plus chargé de sens (le symbolique et l’imagi-
naire) et ce qui en est totalement dépourvu (le réel).
La voix n’est que saisissement dans un dessaisissement. Il n’y a pas
d’adéquation entre le langage (support de la voix) et le réel.
La répétition sonore est propulsée par la fonction de l’impossible, et
de jouer sa partie ainsi, elle a des chances de la gagner, transformant le
hasard en nécessaire, en transfigurant le hasard dans une mise en séries
sonores dont la répétition rythmique rend l’imprévisible prévisible mais
seulement dans l’après coup. Cet après-coup participe à sa création dans
un effet de boucle : une création en permanence face à l’inconnu de sa
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propre production. Même lorsqu’elle se tait, elle est une potentialité


dans une mise en attente… Elle attend de jouer sa mise… en déjouant
bien souvent les attentes.
Non, elle n’est pas réduite à l’écho sonore, d’une répétition mimé-
tique révélée dans le destin de la nymphe Écho, dont Ovide raconte ses
désagréments parce qu’elle avait offensé Héra, en empêchant par ses
bavardages de surveiller les infidélités de Zeus. En guise de punition,
Héra lui enleva la parole, ne lui laissant que la seule possibilité de répéter
les derniers mots de son interlocuteur. La voix est une infidèle, le lieu le
plus captivant des erreurs sur la réalité tout en croyant la mimer. Elle est
la traductrice impossible du réel du sujet. Lieu de l’indécidable, la voix
se compose en se décomposant.
Par les plus petits traits différentiels sonores, elle peut laisser glisser
des sons où l’on passe dans le continuum sonore, d’un sens à son
contraire : processus que l’on retrouve dans les phénomènes de croyance.
C’est la croyance de la toute puissance infantile qui croit induire,
appréhender, traduire la réalité par les oppositions sonores les plus rudi-
mentaires. Pas toujours crédible cette voix, lieu de la fusion-confusion
des plans réels et imaginaires, du désir et de la réalité, où se conjoignent
sur une même scène, (la voix), des propositions contraires… plan de la
« divine mimésis ». - 135
Redoutée et redoutable, la voix est le lieu, l’objet de l’inquiétante
étrangeté, serait-ce pour cette raison que nous ne connaissons pas notre
voix ?
À la fois l’heimlich qui devient l’unheimlich, où le familier vient à
coïncider avec son contraire, le caché et le dissimulé, où ce qui devait
rester dans le secret en est sorti du fait de la répétition sonore. La répéti-
tion rythmique dans le déroulement sonore de la voix provoque dans un
même mouvement des possibilités contradictoires : elle découvre
l’étrange, en ce que l’autre et soi se côtoient, sans pouvoir repérer, l’in-
time, le familier et l’étranger en nous-même, dans la voix. C’est ce senti-
ment du Même, dont le facteur de répétition est porteur, qui produit ce
sentiment d’inquiétante étrangeté, dont le double devient image
d’épouvante et de dépersonnalisation. Et paradoxalement, ce temps sus-
pendu et aussi répété de la voix, semblable à la non-reconnaissance de
l’image de soi dans le miroir du train telle que nous l’a décrit Freud, lors
de sa visite d’une ville italienne, rend compte de l’étrange étranger qui
est dans la voix. C’est au moment où il se hâtait d’échapper à cette ville
où se trouvaient exhibées les « femmes fardées », qu’il se perçoit comme
un intrus. C’est au moment où la voix se hâte dans sa course ou dans sa
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fuite, que surgit l’étrange dans la voix. Sexualité dans la voix… intruse,
intrusive et familière.
Dans cette même condition d’étrangeté, une voix méconnaissable à
soi-même, dont l’étrangeté reste située à l’intérieur de soi-même…
comme effet d’un processus de refoulement ?
L’inquiétante étrangeté dans la voix est dans le familier et le
refoulé… d’un désir dissimulé. Singulière ? ou étrangère ? ou bien les
deux à la fois ? La voix : la familière, la singulière-étrangère, est prise dans
ce processus à la fois d’un jeu d’échos et de déprise de soi de l’élément
mimétique. Double mouvement qui représente les deux faces de la répé-
tition rythmique et en joue de façon enjouée, pas toujours aussi naïve
que ça… dans ses métamorphoses…
Par ses bavardages incessants Écho, fille d’Héra détournait l’attention
de sa mère, femme de Zeus. Par ses bavardages, elle devenait la complice
des infidélités de Zeus… Héra perçut la stratégie de sa fille, et la punit
en la soustrayant à toute parole, ne lui laissant que la voix, avec la seule
possibilité de répéter les mots entendus… Triste sort que celui de la
répétition réduite à une réverbération d’un son réfléchi sur un objet
extérieur… Cette répétition mimétique devint un véritable obstacle, un
empêchement à déclarer son amour à Narcisse… Ce fut fatal ! Cette
136 - répétition l’a conduit à la mort.
« Ainsi la légende de la nymphe Écho, éconduite et mortifiée par Narcisse avant qu’elle
ne s’évapore, condamnée à n’être plus qu’une voix qui répète celle des autres. Méprisée,
elle se cache dans les forêts ; elle abrite sous la feuillée son visage accablé de honte et
depuis lors, elle vit dans les antres solitaires. Mais son amour est resté gravé dans son
cœur et le chagrin d’avoir été repoussée ne fait que l’accroître. Les soucis qui la tien-
nent éveillée épuisent son corps misérable, la maigreur dessèche sa peau, toute la sève
de ses membres s’évapore. Il ne lui reste que la voix et les os ; sa voix est intacte, ses os
ont pris, dit-on la forme d’un rocher (celui de l’oreille ?…)
Depuis, cachée dans les forêts, elle ne se montre plus sur les montagnes ; mais tout le
monde l’entend : un son, voilà tout ce qui survit en elle160. »
La répétition mimétique est une condamnation ! Une condamna-
tion à une errance de mortification qui se referme sur elle-même… Le
bla-bla-bla d’une parole vide, semblable au chant du coucou, n’alterne
que sur le « cou du cou », qui ne répond que « cou pour cou », miroir
sonore qui n’engendre qu’une image de plus en plus rétrécie, sans
espace.
Blocage de la voix, enfermée sur une jouissance du son et du temps
composé d’un redoublement mimétique, à laquelle Narcisse s’associe et
se réduplique étrangement. Répétition d’énoncés, répétition d’images…
répétition de sons, d’images-sons… noyade dans un puits sans fond.
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Selon la version de Pausanias, Narcisse avait une sœur jumelle qui lui
ressemblait de façon étonnante. Tous deux vêtus de manière identique,
portant la même chevelure, ils allaient tous deux à la chasse. Narcisse
tomba amoureux de sa sœur. Quand elle mourut, Narcisse s’approcha
de la source près de laquelle, elle avait trouvé la mort. Découvrant sa
propre image à la surface des eaux, il crut avoir retrouvé le visage de celle
qu’il aimait. Honoré sous le nom de Héros silencieux, près du sanctuaire
d’Amphiaraos, Narcisse disparaît dans l’eau, pour renaître sous la forme
d’une plante qui porte son nom tandis que Amphiaraos, au contraire,
disparaît dans la terre, pour renaître ensuite d’une source jaillissant au
milieu du sanctuaire. Narcisse figé dans l’espace d’une image, cherchant
l’image morte, celle de la voix d’Écho, se tue à nier le temps et tombe
amoureux de lui-même. Narcisse, se mit à dépérir dans un silence de
mort.
« Il devient lui-même victime de la vengeance d’Écho. Il succombe au feu secret qui le
dévore lentement. Il a perdu son air de santé, ses forces et tous les charmes qu’il admi-
rait naguère. Son corps n’a plus rien de la beauté que jadis Écho avait aimé. Chaque
fois que le malheureux jeune homme s’était écrié : “Hélas !” La voix de la nymphe lui
répondait en répétant : “Hélas !” (sic attenuatus amore Liquitur et tecto paulatim carpi-
tur igni ; Nec vigor et vires et quae modo visa placebant ; Nec corpus remant, quondam
quod amverat Echo… haec resonis iterabat vocibus « eheu !) 161. »
- 137
À cette répétition mimétique, répondant au principe de constance
relevant d’une position narcissique, imaginaire dont nous parle Freud
comme sentiment océanique, semblable à une « chambre d’échos »
d’énoncés prêt-à-porter de moindres tensions, se superpose la mobilité,
impossible localisation de la voix, qui la rend perceptible dans l’inau-
dible et l’invisible, à la seule condition de ne pas vouloir tomber dans le
piège du « se connaître soi-même, ou du connaître l’autre, comme objet
d’investigation…
Ainsi peut agir le principe d’inconstance ! Voix des multiples ten-
sions. Voie où l’image et la voix peuvent se débrider et se déployer dans
les intervalles d’énoncés, moments où le sujet émerge de la suture, de la
défaite de la certitude des énoncés interprétatifs évoqués comme des
échos sonores, relatifs à tout prêt-à-porter théorique.
Écouter la voix, la vacillation de la voix, traversée par ses singularités
rythmiques, dont le rythme est répétition d’une vérité cachée dans une
propagation sonore.
Le Rythme se trouve dans le creux des énoncés, là où rien n’est
imprimé, la pulsation de la pulsion, dans le silence interstitiel, « silence
dont le musicien sait faire un temps162 ».
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Le Rythme travaille le silence qui est dans la répétition, produit la


répétition dans les résidus signifiants et les résidus d’énoncés, dans les
ellipses syntaxiques, les arythmies, les tirets de souffle et de respiration,
les télescopages sonores, dans le chaos du « je » et du « tu ». Il est l’inat-
tendu qui traverse les attendus. Le rythme inconstant libère la parole des
énoncés, des énoncés dysphasiques et attaque l’aphasie.
Il est ce bouger, ce battement en éclipse, qui effleure la trace effacée,
indiquant la naissance du signifiant. Balancement, qui oscille entre la
« trace de pas et le pas de trace ».
Balancement qui suppose le temps muet qui s’entend de ne pas s’en-
tendre. Il est une poussée qui peut rester sur place ou bien basculer.
La colonne d’air du trajet bucco-pharyngé lâchera ou ne lâchera pas,
mais le rythme la poussera.
La répétition rythmique buccale, vocale de Louis Wolfson est un
tournoiement, une tentative d’attraper l’aléatoire, comme les paris hip-
piques qu’il réitère… les chevaux tournant dans le champ, les concours
dans les contours hippiques.
« À Ma Mère, Musicienne, Morte d’un Mésothéliome Métastasiant, au Milieu de Mai,
à Minuit, Mardi à Mercredi, au Mouroir Mémorial, à Manhattan, Mille 997. »

138 - Cette moue buccale est une persistance rythmique qui reste rivée à
l’écho d’une indicible douleur, « une réverbération écholalique, de son
cerveau malade qu’il s’agit de faire cesser ».
Il tentera pour faire cesser la voix persécutrice de sa mère d’opérer des
jeux de transpositions phonétiques avec d’autres langues… quête de
vibrations pour un effacement des traits phonétiques de la langue
maternelle… recherche d’un écart mais qui reste pris dans un cristal.
Le rythme est une tentative…
Il prend la valeur d’une interjection plus ou moins réussie. Il peut
faire surgir une image ou rester englouti.
Dans son aspect abouti, quelque chose est à isoler à l’intérieur de la
phrase, et très précisément quelque chose qui fait surgir l’image et la
fonction de la coupure… Exclamation, point d’exclamation… Eh ! Ah !
Oh ! Intonations d’une interpellation dans un jeu de ponctuations ryth-
miques. Le souffle, la respiration, le corps viennent se déposer quelque
part dans le champ de l’Autre, « pour qu’il y soit là comme un germe, je
t’« autruifie » ou je t’« autruche », comme vous voudrez, et si je dis
“ah !”, et bien, c’est eh, je t’épie, oui163 ».
Le rythme est la demande « sur le bout de la langue », le germe qui
introduit le désir dans son ambiguïté, faisant la jonction entre désir et
transfert. Il est l’insu du sujet,… oui, qui se produit le plus souvent à son
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insu, dans la tromperie du transfert. Dans cette jonction, de la demande


sous-jacente et du transfert, « dans la tromperie du transfert, ce dont il
s’agit c’est quelque chose qui, à l’insu du sujet tourne autour de capter
quelque chose qui est imaginaire, ou bien qui est agie, cet objet (a), que ce
soit le terme ou la commune mesure, autour de quoi fonctionne tout le
niveau de la frustration… ce qui permet de poser, de là, les questions…
par quelle porte est venue la fonction de cet objet (a)164 ».
Pulsations, amalgames, chevauchements, assemblages de sons, batte-
ments, chocs, entre-chocs, sifflements, le rythme est cette tentative d’at-
traper l’aléatoire, les fréquences d’apparitions et de disparitions de sons,
coupes sombres du souffle dans la colonne d’air, propulsions et implo-
sions… Mise en relation d’un réel impossible, où le son de la voix
tourne comme les ailes d’un moulin, comme la baratte sur le lait, accro-
chant sur chaque passage des poussières sonores. Le heurt de la colonne
sonore enclenche la dimension spéculaire de la sonorité par jeu d’homo-
phonies et opère par battements successifs, par frictions des glissements
sonores différentiels. De manière métaphorique, ce qui fait prendre le
beurre, ce qui fait prendre le son, c’est ce temps de heurt du battement,
passage de trace de sons au pas de trace. Battement sur la baratte du
temps pulsé et du temps non pulsé.
Un enfant rivé au signe linguistique, privé d’imaginaire pour soute- - 139
nir son histoire, dit :
« J’ai oublié d’oublier ». Il ne connaît pas le balancement, le batte-
ment sonore.
Il connaît les mots mais ne connaît pas la parole de silence.
Or, dans le battement du temps pulsé et non pulsé comme nous le
dit Marina Tsvétaïétva, la voix est « mensongère, pas menteuse », la voix
est « Cavale de Flamme, Rafale- la-Folle, Rafale : Raffole ».
La voix n’est jamais un acte totalement réalisé. Elle est réalisée et en
attente de réalisation, c’est sa séduction même, dans un état de produc-
tion et de suspension.
Sa production provient même de sa suspension rythmique, de sa
mise en suspension. Voix virtuelle. Pleine d’incertitudes, incrustée dans
le vide du discontinu, qui s’émaille dans le continu sonore, elle se trouve
toujours dans un état de virtualité. Sa mobilité rend les objets qu’elle
convoite, eux-mêmes virtuels. Sons, souffles, accents, tonalités, scan-
sions, arrimés à Chronos… restent attachés au réel du corps, et au temps
de l’Aïon… comme une rafale qui affole.
Mise en attente et anticipation, sont les espaces, les intervalles : véri-
table battement du corps dans cette frappe et suspension rythmique, où
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les répétitions sonores ne sont qu’effets d’accélération et de décélération.


La voix, battement répétitif, est en attente de significations mais aussi
dans une disposition où elle déjoue une lisibilité unificatrice. Pas de tra-
duction univoque.
La voix devient alors un objet destructeur visant la dissolution du
sens, et utilise tous les pièges pour dessaisir le sens « unique ». La
répétition dans laquelle la voix se prend et s’éprend est une répétition
du réel du corps : c’est son forçage, sa contrainte : la mise en tension
entre suspension et accélération. La voix n’est pas seulement ce jeu du
Fort-Da : elle est répétition d’un jeu de tensions, d’une densité, où le
rythme est la monstration de ce qui ne peut se dire dans ce qui veut se
dire, en subvertissant la logique de la narration. Plaisir-déplaisir et
son au-delà… toute la libido ne peut être symbolisée… ainsi sa com-
pulsion à répéter… autour d’une traduction fantaisiste et trompeuse,
voire inaccessible.
La présence de la voix est toujours « douteuse », fomentant le doute
autour duquel tourne le désir, doute qui ne cherche qu’à être amplifié.
C’est ce qui donne un visage ambigu à la voix : mensongère, pas men-
teuse, son aspect susceptible, à fleur de peau… une vibration produite
par les secousses du corps, une commotion, un tremblement, qui n’a de
140 - cesse de se répéter en vue de produire une densité, une amplification,
une augmentation qui ne cesse de s’intensifier, ou de diminuer, de
s’amenuiser jusqu’à la prise de relais du souffle… sa détente ou sa crispa-
tion. Elle est la mise en tension des tensions du corps. Profondément
ancrée dans le réel du corps, l’expulsion de la voix est une performance
qui fait frictionner le réel, ayant la prétention d’approcher le temps dans
son impossible instant, d’approcher l’intraduisible en le rendant visible
par ses visibilités rythmiques, d’approcher le forclos du corps en le met-
tant en scène, et jouer avec le symbolique…
La voix vient alors dissocier les flux érogènes du corps, les frôler, et
dans un éclair de jouissance, les transfigurer, les transfixer en envolées et
traversées de fictions. Circulations, ambitions, hallucinations, fictions,
superstitions, vexations, fixations, subversions : la voix, parodie du
corps, qui n’arrête pas de siffler… balaye d’un revers de main les signifi-
cations, tirant à hue et à dia, le filet sonore des narrations, dans lequel
elle se débat ou s’ébat. Dans sa version finale, au-delà de la versification,
elle entre dans le débat.
La voix est une matière qui coule dans notre corps avec des modula-
tions, des intensités multiples qui en donnent formes. Comme être de
souffles, proférations sonores, les modes d’expressions sont particuliers,
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construisant des composés sonores à partir desquels se déploient des


séquences.
Elle travaille au corps, en lien direct avec les organes, les fonctions de
l’organisme. Elle est aussi, dans ses modes d’expression, une respiration
du monde, la vibration sonore du monde. Elle est de fait, le bruit du
monde, une source, des flux, le bruissement du vent, le cliquetis de
l’eau, le cri de l’oiseau, l’ouragan dévastateur, le volcan explosif, le
brouillard pénétrant et ouateux. Elle est le ruissellement, la frappe, la
déconcertante appréhension du monde où le jeu sonore happe l’intellec-
tualité. Elle est un spectacle à elle seule, dans ses modulations infini-
ment variées. Elle improvise à tout instant, même lorsqu’elle s’allie aux
codages les plus serrés. Même lorsqu’elle est réglée avec minutie, ne lais-
sant rien au hasard, pensant que l’on peut lui ôter toute initiative per-
sonnelle, elle s’échappe… L’impersonnel n’y est pas de mise : elle joue
avec et se joue de lui. L’improvisation est permanente… on la sent crépi-
ter à tout moment, prise dans la « trame serrée et subtile des gestes »
…Elle est la théâtralité du sujet et du monde, où le sonore dégage une
intellectualité admirable, « une pluie sonore, comme une immense forêt
qui s’égoutte et s’ébroue et dans l’entrelacs lui aussi sonore des mouve-
ments. D’un geste à un cri ou à un son, il n’y a pas de passage : tout cor-
respond comme à travers de bizarres canaux creusés à même l’esprit165 ! » - 141
Echos et bruits se propagent dans la voix, du monde dans la voix,
de la voix dans le monde. Les formes d’expressions et de contenus
sonores sont solidaires et s’évoquent par combinaisons, pliures,
vitesses de propagation.
Le milieu dans lequel elle se déploie, le bruit du monde, du corps et
du langage sont remplis d’indices, de signes, avec lesquels elle se territo-
rialise, se déterritorialise, se reterritorialise, par lignes de fuite.
Bouleversée par les coups de l’intérieur du corps et de l’extérieur du
monde, naviguant entre codage et décodage, elle trace des lignes de
fuite, perpétuels mouvements qui en font son rythme. Elle peut jouer
avec le codage. Le codage n’est pas toujours sa perte. Elle se glisse,
répond aux nécessités psychologiques immédiates et aux architectures
du corps, « gestes, mimiques, mais aussi pouvoir évocateur d’un rythme
fait de la qualité musicale du mouvement physique, de l’accord parallèle
et admirablement fondu d’un ton166… » Son soupir se prend et s’éprend
du soupir du monde… A-t-elle des soupirants pour ne pas sombrer,
avant de s’assoupir ou de soupirer dans un dernier soupir ?
La voix est la cantatrice, qui déploie ses performances dans le théâtre
du monde, où « toute création vient de la scène, trouve sa traduction et
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ses origines même dans une impulsion psychique secrète qui est la
Parole d’avant les mots167 ».
Telle, elle nous rapproche du théâtre balinais décrit par Antonin
Artaud, qui nous reste étrange, nous, les Occidentaux :
« Idée de théâtre, qui nous propose une réalisation stupéfiante en ce sens qu’elle sup-
prime toute possibilité de recours aux mots pour l’élucidation de thèmes les plus abs-
traits ; et qu’elle invente un langage de gestes faits pour évoluer dans l’espace et qui ne
peuvent avoir de sens en dehors de lui168… »
En effet, la voix est spatiale, une gestuelle sonore.
Elle est à « entendre » comme geste sonore, pétrie de cris, de couleurs et
de mouvements. Elle seule, même dépourvue d’articulation langagière est
une poésie, le lieu de fermentation, de fragmentation d’images visuelles et
sonores. Comme les artistes du théâtre balinais, elle peut revêtir des « vête-
ments éclatants et dont les corps par-dessous semblent enveloppés de
langes ! Il y a quelque chose d’ombilical, de larvaire dans ses évolutions…
et il y a aussi son aspect hiéroglyphique qui développe tout ce qui dépasse
le texte ». Même dépourvue ou atteinte ou désagrégée par le langage, elle
peut déployer son expression dans l’espace, comme une gestuelle sonore.
On pourrait se demander si l’oralité de la voix, ce langage sans parole
serait « capable d’atteindre le même objet intérieur que la parole, si du
142 - point de vue de l’esprit et théâtralement il peut prétendre à la même
efficacité intellectuelle que le langage articulé. On peut en d’autres
termes se demander s’il peut non pas préciser des pensées mais faire pen-
ser, s’il peut entraîner l’esprit à prendre des attitudes profondes et effi-
caces de son point de vue à lui169 ».
La voix est donc en elle-même un jeu scénique qui déborde le lan-
gage, une pure invention langagière sans parole, qui s’appuie sur la théâ-
tralité du corps et du monde sonore. Les sons de la voix sont des hiéro-
glyphes vivants et mouvants. Et ces hiéroglyphes sont « à leur tour sur-
brodés d’un certain nombre de gestes, de signes mystérieux qui corres-
pondent à l’on ne sait quelle réalité fabuleuse et obscure que nous autres
gens d’Occident, avons définitivement refoulée170 ».
La voix exprime et dissimule à la fois… lieu de l’impossible traduc-
tion de la réalité. Pourtant, elle s’obstine à révéler que le contenu d’un
langage est une expression et qu’une expression est un contenu. Il s’agit
de l’entendre, lui laisser le temps de dérouler sa thèse. Pas de dichotomie
entre contenu et expression, seulement un enroulement, qui ne sup-
porte pas la traduction d’un sentiment termes à termes.
Avec la Voix, nous sommes projetés dans le domaine de l’intraduisible,
du défaut interprétatif des concepts bien ordonnés. Elle est pourtant un
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révélant-révélé, qui prend des chemins de traverse. Aucune voix n’est tra-
duisible, et pourtant comporte une puissance toujours potentielle.
Nous transposerons ce que dit Antonin Artaud au sujet du sentiment
sur le domaine de la Voix, … vous inviterons à vous reposer et à seule-
ment l’entendre pour lui laisser la possibilité de nous dire à l’oreille, les
murmures de ses vérités sur les subjectivations toujours en devenir.
« Tout vrai sentiment est en réalité intraduisible. L’exprimer c’est le trahir. Mais le tra-
duire c’est le dissimuler. L’expression vraie cache ce qu’elle manifeste. Elle oppose l’es-
prit au vide réel de la nature, en créant par réaction une sorte de plein dans la pensée.
Ou si l’on préfère, par rapport à la manifestation-illusion de la nature elle crée un vide
de la pensée. Tout sentiment puissant provoque en nous l’idée du vide. Et le langage
clair qui empêche ce vide, empêche aussi la poésie d’apparaître dans la pensée. C’est
pourquoi une image, une allégorie, une figure qui masque ce qu’elle voudrait révéler
ont plus de signification pour l’esprit que les clartés apportées par les analyses de
parole171. »
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Une image pour dire la voix…


Un Poème inédit de Serge Pey…

La Bifurcation élastique
Si on étend un élastique jusqu’à la cassure
L’ELASTIQUE SE ROMPT EN DEUX
La poésie n’appelle pas cette cassure une rupture
MAIS UNE BIFURCATION
Comme une rivière qui aurait
Un affluent qui remonterait
SON COURS À L’ENVERS VERS SA SOURCE
Toute cassure de la poésie est une bifurcation
Est un changement dans le cours général de la poésie
Générale
Écrire des poèmes sur un élastique
144 - ET LES TENDRE JUSQU’À LA CASSURE
POUR INVITER d’autres choses à les tirer vers soi
Parfois l’élastique de la poésie attire les choses
Que la langue désigne
ET LA CHOSE VIENT COGNER CONTRE SON MOT
Parfois l’élastique casse et la chose
RESTE AU MÊME ENDROIT EN REGARDANT SON
MOT
Parfois l’élastique change de chose et de mots
QUAND IL SE ROMPT IL DÉSIGNE UNE AUTRE
DISTANCE
Et signifie un autre nom ou une autre chose
L’élastique tendu entre le mot et la chose
Jusqu’à sa rupture ou sa bifurcation
Modifie à chaque millimètre de son agrandissement ou de sa
Rétraction une autre chose dans la chose et un autre mot
Dans le mot
En ce sens la poésie qui va jusqu’à la cassure de l’élastique
Ne confond pas le croisement des mots
Et le croisement des directions
Mais elle sait qu’un véritable poème
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Lorsqu’il croise les mots comme par exemple entre deux mots
Entre deux élastiques croise aussi deux directions
Si un poème est toujours une cassure il est donc
aussi toujours une bifurcation
Le poème est une fidélité à la poésie

Telle La Voix…
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Trajectoires
Travailler en tant que psychologue clinicienne et psychanalyste de
nombreuses années auprès d’enfants, d’enfants sourds-muets ou pré-
sentant des troubles graves du langage.
Travailler quelques années auprès de personnes en fin de vie atteintes
de la maladie du sida.
Ces expériences cliniques m’ont conduit à aborder la question de la
voix.
Qu’est-ce que la voix ?
Qu’est que produit la voix dans sa dimension sonore, même si elle se
présente furtivement, se réduisant parfois à un fil vocal ?
Qu’est-ce qui reste « sur le bout de la langue » ?
La voix est-elle la défaillance du langage ?
Ou ce qui reste quand le langage défaille ?
146 - Ou ce qui précède, fomente le langage, ou le pétrit ?
La voix est source de l’action – une production – un surgissement
quand le langage est pris en défaut, pour faire de nouvelles rencontres –
transferts multiples.
La voix constituée d’apparitions est cet objet qui court après quelque
chose qui lui échappe et qu’elle désire. Telle, la voix ; telle l’écriture…
une rencontre plus ou moins réussie.
L’informe de la voix rejoint l’informulé de l’écrit.
À travers la voix dans l’écrit, surgissent des rencontres fortuites qui
nous font changer de voies – telles des apparitions.
La voix et l’écriture, les mouvements qui s’opèrent dans le dispositif
analytique produisent des désorientations, des bifurcations, des
moments accidentels côtoyant leur poésie intrinsèque.
La voix, écrire sur la voix est une manière de s’attarder sans s’échapper
trop vite sur la question des évènements apparaissants, des apparitions,
des surgissements, des évocations, des invocations, et des convocations.
Voix-écriture-théorie… Toute théorie est une fiction.
Trajets mobiles de regard, d’écoute, d’entendre – aux effets de voix.
Être saisi et dessaisi à la fois.
La voix est un lieu d’entrailles et d’entailles où le rythme vocal, blotti
dans le texte est une manière de laisser une empreinte.
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Dégagement d’une position d’analyste


Le psychanalyste est lui-même un lieu d’empreintes, où le sonore se
déploie quand « les mots restent sur le bout de la langue », quand ils lais-
sent des traces, des traces effacées.
Il accepte de se faire le support d’être de fictions. Être de fiction où
l’écriture de la voix prodigue tous ses mouvements d’ubiquité.
Les empreintes vocales s’impriment quand on a consenti à se taire,
moment où la mémoire défaille, moment où l’on se dégage de la préda-
tion du mot.
Alors, la voix surgit et l’interprétation aussi.
Chaque rythme, chaque son offre une note : cadence du texte vocal.
Pas de mot à mot.
La voix, comme l’écrit sont des empreintes, des fictions. Le réel de la
voix nous fait défaillir, nous met en pamoison, en abandon, en évanouis-
sement. - 147
Alors, la main prend le crayon et sur papier trace ses petites entailles.
La voix, toujours là, supplie les mots, toujours approximatifs, pour la
dire…
Au seuil des mots, les sons cachés, présences invisibles ouvrent des
passages, des processus de subjectivations.
Laisser glisser ce qui est informe de la voix dans les lignes de fuite de
l’écriture, fait l’insu de la pensée ; une manière d’entendre ce que l’on n’en-
tend pas dans le glissement des associations d’idées, dans le glissement du
son et du sens.
C’est dans la visibilité de l’écriture que se faufile l’invisibilité des sons et
des sens : émergences de trajectoires, implosions et explosions.
La voix, l’écrit prennent au corps : puissance d’agir et de dissolution de
soi-même.
Instants, où ce que je dis, ce que j’entends, je ne l’avais jamais entendu :
saisie et dessaisissement de l’audition. La voix et l’écrit sont des Devenirs.
Donner forme à de l’informe, nous confronte à la limite de l’intradui-
sible. Modulation de la voix, de la syntaxe, venant lutter contre la stabilité
sémantique.
Une manière de vaquer – nomadisme de la voix, nomadisme du psy-
chanalyste mis en position de scribe.
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Une conception de la psychanalyse


Ce texte s’adresse à tous ces enfants, tous ces êtres pris dans la stupeur
de la langue ; les musiciens, les poètes, les écrivains, tous ces psychana-
lystes qui craignent devoir répondre à l’humiliante question de se définir
avec exactitude et objectivation.
La voix est un passage, une transmutation de l’être, celle qui évide
l’évidence et qui se niche dans la poésie.
Tel un scribe, le psychanalyste écrit un texte de fiction. Le poète le
devance… celui qui saisit le son, le flux des sons, dans la précarité de
l’instant où les sons guettent les mots. Le psychanalyste ne se situe pas
seulement dans son fauteuil, mais sur le fil de l’instant !
La voix et le psychanalyste ne sont pas des collectionneurs d’idées, ni
des collectionneurs de sens, ni des collectionneurs de concepts.
L’écriture de « l’entendre » est une surface d’inscriptions, d’efface-
148 - ments, de sons en perdition, d’émergences.
La voix met à la question et met en scène, pour révéler la présence de
l’autre et de l’Autre.
Elle agit, produit par touches de couleurs, ténues ou explosives, et
suscite dans l’écriture une mise en suspend, en suspens, en suspension,
du sujet destiné à mettre à mal tout effet de miroir.
Elle appelle un corps, une présence, un corps intense et intensif –
cible où le sujet est touché par ce qui l’affecte, ce par quoi il s’interroge.
Le dispositif analytique, tel le mouvement des pales d’un moulin
soulève la matière sonore, a-sémantique, a-temporelle. Production,
accueil, recueil d’éclats de voix comme autant de processus de subjecti-
vations. Actes poétiques dans la prose, dans l’acte indéterminé de son
sens, dans son insistance, sa résistance, son mouvement infini.
L’acte poétique précède l’acte analytique.
Par conséquent, je rends hommage à l’écriture de Pascal Quignard
qui m’a accompagné dans ce chemin.
« En jouant sur le mot qui se tient sur le bout de la langue, je ne joue
pas sur les mots… La non-domination du souvenir d’un nom néan-
moins connu ou d’une idée qu’on ressent en l’absence de ses signes
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qu’on ne ressent pas vraiment mais qui brûle : « Je brûle ! Je brûle » est la
non-domination de soi et est l’ombre portée de la mort pour peu qu’on
ne remette pas la main sur le mot qui fuit. C’est cette main dans le
silence. C’est cette prédation silencieuse… Écrire, c’est approcher non
pas le feu – « Je brûle ! » – mais le foyer central où le feu prend sa
flamme.
Le poème est ce jouir. Le poème est le nom trouvé. Le faire corps
avec la langue est le poème… Une des pensées auxquelles je dois le plus
est celle de Kong-souen Long… Ce que les anciens Chinois repro-
chaient à Kong-souenLong, c’était de n’être d’aucune école… Par mal-
heur, pour son destin, le « n’être d’aucune école » était une conséquence
de sa pensée ; mais, par chance, pour sa pensée, cette conséquence de sa
pensée est peut-être tout simplement une conséquence de la pensée, du
fait de la défaillance.
IL y a deux propositions qui ont été montrées du doigt comme « sur-
prenantes » de la part de Kong-souen Long. Ce sont sans aucun doute
les propositions décisives :
« Il existe des pensées qui dérivent de nulle part.
Il y a des méditations sans aboutissement.
La larme, disent les bouddhistes, qui est située entre le langage et le réel ne peut être
épuisée. C’est le Gange172. » - 149
Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue,
éd. Gallimard/Folio, 2001, p. 72-76.
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NOTES

1. G. DELEUZE, L’Anti-Œdipe, éd. de Minuit, 1972, p. 158.


2. A. MESCHONNIC, La rime et la vie, éd. Verdier, 1990, p. 11.
3. F. GUATTARI, « L’oralité machinique et l’écologie du virtuel », in Oralités-polyphonix
éd. Intervention, Canada, octobre 1992, pp. 25-26, 30.
4. M. POIZAT, L’opéra ou le cri de l’ange, éd. Métaillé, octobre 2001, p. 67 à 69.
4bis. J. LACAN, Séminaire L’identification, « Séance du 29 novembre 1961 ».
5. F. KAFKA, Joséphine la Cantatrice ou le peuple des souris, éd. Gallimard, coll. Folio,
septembre 1990, pp. 205, 207, 217-218.
6. L. JANVIER, Doucement avec l’ange, éd. l’Arbalète, éd. Gallimard, Février 2001.
7. H. MICHAUX, Plume, éd. Poésie/Gallimard, 2003, pp. 216-217.
8. H. MESCHONNIC, La Rime et la Vie, éd. Verdier 1990, p. 54.
9. G. DELEUZE, Mille Plateaux, éd. de Minuit, 2001, p. 509.
10. F. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, éd. de Poche 1983, p. 419.
11. G. DELEUZE, Mille Plateaux, éd. de Minuit, 2001, pp. 329-330.
12. Op. cit., p. 360.
13. Op. cit., p. 334.
13bis. Op. cit., p. 367 et 368.
14. Op. cit., p. 373.
15. Op. cit., p. 374.
16. Idem., p. 373.
17. Idem., p. 373.
150 - 18. Op. cit., p. 378.
19. Op. cit., p. 360.
20. Op. cit., p. 361.
21. Op. cit., pp. 363-364.
22. Op. cit., p. 364.
23. Op. cit., p. 365.
24. R. BARTHES, L’obvis et l’obtus, éd. du Seuil, 1982, p. 266.
25. G. DELEUZE, Mille Plateaux, éd. de Minuit, 2001, p. 365.
26. Idem.
27. Op. cit., p. 360.
28. Op. cit., p. 365, citant R. Barthes.
29. Op. cit., pp. 367.
30. Op. cit., p. 368.
31. M. POIZAT, « La voix dans l’opéra », in Aspects du Malaise dans la civilisation, éd.
Navarin, 1987, pp. 110-119.
32. Op. cit., p. 116.
33. M. DURAS, Navire Night, éd. Gallimard, coll. Folio, Janvier 1989.
34. A. DU BOUCHET, Air suivi de Défets, éd. Fata Morgana, 1986.
35. M. BLANCHOT, Une Voix venue d’ailleurs, éd. Gallimard, coll. Folio, 2002, pp. 40-
41.
36. D. ANZIEU, Beckett, éd. folio-essais, 1999, p. 19.
37. G. DELEUZE, « L’épuisé », in Quad, éd. de Minuit, novembre 2002, p. 80.
38. Op. cit., p. 83.
39. Op. cit., p. 83.
40. Op. cit., p. 59-60.
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41. Op. cit., p. 62.


42. Op. cit., p. 66.
43. Op. cit., p. 84.
44. Op. cit., p. 84.
45. Op. cit., p. 90.
46. Op. cit., pp. 27-30.
47. Op. cit., pp. 76-77.
48. Op. cit., p. 97.
49. Op. cit., p. 103.
50. S. Beckett, Mal vu Mal dit, éd. de Minuit, septembre 2002, p. 24.
51. Op. cit., p. 61.
52. Op. cit., pp. 74-75.
53. S. BECKETT, L’image, éd. de Minuit, 1999 (écrit en 1950), pp. 9-10.
54. Op. cit., pp. 17-18.
55. P. QUIGNARD, La Haine de la Musique, éd. Folio, 1997, pp. 26-27.
56. S. BECKETT, Têtes Mortes, éd. de Minuit, 2000, p. 27.
57. Op. cit., p. 28
58. S. BECKETT, « Bing », in Têtes-Mortes, éd. de Minuit, 1996, pp. 61 à 63.
59. Op. cit., p. 66.
60. Op. cit., p. 65.
61. M. SCHNEIDER, Glenn Gould piano solo, éd. Gallimard, coll. Folio, avril 2000, pp.
95-97.
62. Op. cit., pp. 100-101.
63. Op. cit., p. 110. - 151
64. P. VIRILIO, Esthétique de la Disparition, éd. Galilée, bilio Essais (écrit en 1979).
65. M. SCHNEIDER, Glenn Gould piano solo, éd. Gallimard, coll. Folio, avril 2000,
p. 111.
66. Op. cit., pp. 110-111.
67. G. GOULD, Entretiens avec Jonathan Cott, coll. 10-18, mars 2003, p. 60.
68. M. SCHNEIDER, Glenn Gould piano solo, éd. Folio, avril 2000, p. 205.
69. G. GOULD, Entretiens avec Jonathan Cott, p. 95.
70. M. SCHNEIDER, Glenn Gould piano solo, p. 21.
71. Op. cit., p. 21.
72. G. Deleuze, Mille Plateaux, éd. de Minuit, 2001, p. 370.
73. Op. cit., p. 377.
74. Op. cit., p. 378.
75. Op. cit., p. 380.
76. Op. cit., p. 196.
77. Op. cit., p. 188.
78. Op. cit., p. 189.
79. Op. cit., p. 197.
80. Op. cit., pp. 189, 191, 200, 204.
81. Op. cit., p. 204.
82. Op. cit., p. 191.
83. Cf. « Présentation de Sacher Masoch », in G. DELEUZE, Le froid et le cruel, éd. de
Minuit, 1967, p. 31.
84. G. DELEUZE, Mille Plateaux, éd. de Minuit, 2001, p. 192.
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85. G. G. de CLÉRAMBAULT, La Passion des Étoffes chez un neuro-psychiatre, éd. Solin,


1992.
86. J. LACAN, Séminaire D’un Autre à l’autre du 26 mars 1969.
87. G. G. de CLÉRAMBAULT, La Passion des Étoffes chez un neuro-psychiatre, p. 52.
88. R. DADOUN, En photo profonde avec Clérambault, éd. Les empêcheurs de penser en
rond, 1992, p. 64.
89. Op. cit., p. 77.
90. Op. cit., p. 77.
91. Op. cit., p. 64.
92. H. MICHAUX, La Vie dans les plis, éd. Poésie/Gallimard, 1989, p. 74.
93. Op. cit., p. 122.
94. Op. cit., p. 123.
95. Op. cit., p. 191.
96. G. DELEUZE, Le pli, Leibnitz et le baroque, éd. de Minuit, Février 2002, p. 43.
97. Op. cit., p. 52.
98. Op. cit., p. 53.
99. G. G. DE CLÉRAMBAULT, La Passion des Etoffes chez un neuro-psychiatre, éd. Solin, p.
62.
100. R. DADOUN, Art Press, spécial Photo, p. 30.
101. Idem.
102. G. DELEUZE, L’Ile déserte et autres textes, éd. de Minuit, 2002, pp. 184-185.
103. Op. cit, G. BRUNO, Des Liens, éd. Allia, 2001, p. 69.
104. J. LACAN, Séminaire L’angoisse des 29 mai-5 juin 1963.
152 - 104bis. Op. cit.
105. Op. cit.
106. Op. cit.
107. Op. cit.
108. Op. cit.
109. T. W. ADORNO, Le caractère fétiche dans la musique, éd. Allia, nov. 2003, pp. 25-
26.
110. Op. cit., pp. 34-35.
111. P. QUIGNARD, Le vœu du silence, éd. Fata morgana, 1985, pp. 15-18.
112. J. LACAN, Les problèmes cruciaux de la psychanalyse, « séance du 17 mars 1965 ».
113. J. Lacan, Les non dupes errent, « séance du 8 janvier 1974 ».
114. J. LACAN, Les problèmes cruciaux de la psychanalyse, « séance du 17 mars 1965 ».
115. G. DELEUZE, Mille Plateaux, éd. de Minuit, 2001, p. 320.
116. A. ARTAUD, Œuvres Complètes I, éd. Gallimard, sept 2000, p. 206.
117. A. ARTAUD, Œuvres Complètes XIV, éd. Gallimard, 1978, p. 31.
118. A. ARTAUD, Œuvres sur papier, Réunion des Musées Nationaux, mai 1995,
p. 134.
119. A. ARTAUD, L’Ombilic des Limbes suivi de Pèse Nerfs et autres textes, éd.
Poésie/Gallimard, 1999, p. 104.
120. Op. cit., pp. 119-126.
121. Op. cit., pp. 189-191.
122. K. JUNZO, La Voix, éd. EHESS, 1998, p. 50.
123. G. DELEUZE, Mille Plateaux, éd. de Minuit, 2001, p. 320.
124. S. BECKETT, Fin de Partie, éd. de Minuit, 2004, pp. 52-54.
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125. S. BECKETT, En Attendant Godot, op. cit., pp. 16-19.


126. Op. cit., pp. 107-108, 67, 89-90, 19, 21, 44, 112, 21-23.
127. Op. cit., p. 67.
128. Op. cit., p. 89.
129. Op. cit., p. 90.
130. S. BECKETT, Fin de Partie, éd. de Minuit, 2004, p. 19, 21, 44, 112.
131. Op. cit., pp. 21-23.
132. K. JUNZO, La Voix, éd. EHESS, 1998, p. 53.
133. S. BECKETT, L’innommable, éd. de Minuit, 2002, p. 7.
134. S. BECKETT, En Attendant Godot, éd. de Minuit, 1997, pp. 29-30.
135. S. BECKETT, Fin de Partie, p. 49.
136. S. BECKETT, L’innommable, éd. de Minuit, janvier 2002, pp. 207-213.
137. H. MESCHONNIC, La rime et la vie, éd. Verdier, 1990, p. 338.
138. Op. cit., p. 338.
139. H. Michaux, Misérable Miracle, éd Gallimard/Poésie, 1990, p. 160.
140. H. MESCHONNIC, La rime et la vie, éd. Verdier, 1990, p. 338.
141. K. JUNZO, La Voix, éd. EHESS, 1998, p. 77.
142. Idem.
143. Op. cit., p. 78.
144. Idem, p. 79.
145. Op. cit., p. 80.
145bis. Op. cit., p. 80.
146. H. MESCHONNIC, La rime et la vie, éd. Verdier, 1990, p. 21.
147. Dédicace de l’ouvrage de L. Wolfson, Le schizo et les langues, éd. Gallimard, - 153
1970.
148. H. MESCHONNIC, La rime et la vie, éd. Verdier, 1990, pp. 22-23.
149. Op. cit., p. 48.
150. Op. cit., pp. 49, 54.
151. Op. cit., pp. 92, 111.
152. Charles Baudelaire à Arsène Houssaye, en guise de préface de son recueil, Le
Spleen de Paris, Petits poèmes en prose, éd. Librio, 1997.
153. F. GUATTARI, L’oralité machinique et l’écologie du virtuel, éd. Interventions,
Canada, 1992, p. 26.
154. Op. cit., p. 26.
155. M. TSVÉTAÏÉVA, Le Diable et autres récits, éd. l’Âge d’Homme, 1993.
156. M. TSVÉTAÏÉVA, Le ciel brûle suivi de Tentative de Jalousie, éd Gallimard/Poésie,
1987, pp. 117-118.
157. Op. cit., Ma mère et la musique, p. 54.
158. L. LÊ, Comment va la vie ? Marina Tsvétaïéva, Centre national du Livre.
159. Op. cit., p. 107-108.
160. OVIDE, Les Métamorphoses III, p. 138, in L. D’AZAÏ, Ovide ou L’amour puni, éd.
Les Belles Lettres, Coll. Eux et Nous, p. 218-219.
161. OVIDE, Les Métamorphoses III – 487 – 496, op. cit., p. 219-220.
162. J. LACAN, Les Problèmes cruxiaux pour la psychanalyse, « séance du 17-03-65 ».
163. J. LACAN, op. cit., « Séance du 10-03-1965 ».
164. J. LACAN, op. cit., « Séance du 10-03-1965 ».
165. A. ARTAUD, Le théâtre et son double, éd. Gallimard, coll. Folio/essais, p. 88.
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166. Op. cit., p. 84.


167. Op. cit., p. 91.
168. Op. cit., p. 94.
169. Op. cit., p. 107.
170. Op. cit., p. 93.
171. Op. cit., p. 110.
172. P. QUIGNARD, Le nom sur le bout de la langue, éd. Gallimard, coll. Folio, 2001,
p. 72-76.

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MICHAUX Henri, Plume, éd. Poésie/Gallimard, juillet 2003.


- La Vie dans les Plis, éd. Poésie/Gallimard, 1989.
POIZAT Michel, « La voix dans l’opéra », in L’Opéra ou le Cri de l’ange, éd. Métaillié,
2001.
QUIGNARD Pascal, La Haine de la musique, éd. Folio, 1997.
- Le Vœu du Silence, éd. Fata Morgana, 1985.
SCHNEIDER Michel, Glenn Gould, Piano Solo, éd. Folio, avril 2000.
TSVETAÏEVA Marina, Le Diable et autres récits, éd. l’Âge d’Homme, 1993.
- Le ciel brûle suivi de tentative de jalousie, oct. 1999.
VIRILIO Paul, Esthétique de la Disparition, éd. Galilée, Biblio Essais, texte écrit en
1979.
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TABLE

Introduction ............................................................................................ 5
La voix … ................................................................................................ 7
Jetez les dés ! Faites vos jeux ! La voix/un objet sans garantie ................. 12
À l’ombre de… la voix ! ......................................................................... 14
Comment penser la voix ?... Une échappée ! ...........................................17
La voix… un affect mutant !... une impulsion ....................................... 21
Une voix… déconcertante !
Une rythmicité musicale dans un espace polyphonique ....................... 24
La voix… un devenir ! ............................................................................ 27
La voix… un horizon multiple ! ............................................................. 29
La voix…/hors représentation, telle la musique ! ................................... 31
La voix, un phénomène de vitesse, territorialisation,
déterritorialisation, reterritorialisation .................................................. 33
Une voix que l’on cherche ! Une voix qui se cherche !
Une voix en attente… ............................................................................ 47
La voix… vacuité de l’air ! ...................................................................... 54
La voix se cogne aux murs ! Ligne de fuite… entre l’être et le rien ......... 57
La voix… une interjection !… une onomatopée .................................... 65
La voix… un corps saigné à blanc .......................................................... 69
La voix… flux sonores ........................................................................... 81
La voix… emplie de plis ........................................................................ 92
La voix… le son de la Voix… une voix qui vient…
on ne sait d’où… ................................................................................... 96
La voix… un cri… ! ............................................................................ 105
Le rythme… la vibration de la Voix ..................................................... 119
La voix… vers une prose poétique ....................................................... 126
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Une image pour dire la voix ................................................................. 144


Trajectoires .......................................................................................... 146
Dégagement d’une position d’analyste ................................................ 147
Une conception de la psychanalyse ...................................................... 148
Notes ................................................................................................... 150
Bibliographie ....................................................................................... 154
Anne Décamps
Collection Pratiques de soins

Effets de voix
La voix – cette inconnue – si proche et si lointaine : attachée, détachée,
Anne Décamps
parfois arrachée au corps.
Une ombre qui suit nos pas sans pouvoir l’attraper.
Impossible à voir – sans contour – pourtant si présente.
Flux sonores – modulations – trajectoires – blocages – bifurcations.
Étrange… intime… étrange, étrangère… intime, étrangère.
Réside dans la voix, un couinement… son grain, si présent et pourtant si
souvent négligé.
F. Kafka, M. Duras, G. Gould, S. Beckett, A. Artaud, J. Lacan,
Effets de voix
G. Deleuze, F. Guattari, H. Michaux, A. du Bouchet, P. Quignard, G.
Clerambault, M. Tsvetaïeva… Autant d’éclats de voix !

Effets de voix
Si le poète devance le psychanalyste, ce livre tente de dégager les processus
de subjectivations qui s’engagent lorsqu’on produit de la voix.
Semblables à une rafale de fables, ces écrits libèrent des sons, des sonori-
tés, des visions, traversées de désirs – libérés ou retenus, rythmes, visibili-
tés, invisibilités dans le champ du désir.

Anne Décamps, psychologue clinicienne et psychanalyste auprès d’en-


fants, d’enfants sourds-muets, déficients auditifs, ou présentant des
troubles graves du langage.

ISBN : 2-913376-87-8 19 € CHAMP SOCIAL ÉDITIONS

CS

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