Victime-Agresseur Tome 4

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Collection Victimologie & trauma

Philippe Bessoles
& Louis Crocq
sous la dir.

Victime-Agresseur. Tome 4
Récidive, réitération, répétition
Lien d'emprise et loi des séries

et de la verrerie
CHAMP SOCIAL
É D I T I O N S
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DÉJÀ PARUS DANS LA MÊME COLLECTION :


Victime-Agresseur. Le traumatisme sexuel et ses devenirs (tome I), sous la direction de
Philippe Bessoles et d’Éric Baccino
Victime-Agresseur. L’agresseur sexuel : problématiques et prise en charge (tome II)
sous la direction de Philippe Bessoles et d’Éric Baccino
Victime-Agresseur. Traumatisme et résilience ; lien psychique – lien social (Tome III),
sous la direction d’Éric Baccino et de Philippe Bessoles

OUVRAGES DÉJÀ PARUS DE LOUIS CROCQ :


Les traumatismes psychiques de guerre, éd. Odile Jacob
Stress, fatigue et dépression, ouvrage collectif, éd. Doin

OUVRAGES DÉJÀ PARUS DE PHILIPPE BESSOLES :


Le meurtre du féminin. Clinique du viol, préface d’Éric Baccino, éd. Théétète
Le déjà-là de la mort et du sexuel, éd. Théétète

© Éditions Champ social, 2004


Éditions Champ social – 90, rue d’Arcole – 30 000 NÎMES
ISBN : 2-913376-39-8
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Victime-Agresseur
Tome 4
Récidive, réitération, répétition
Lien d’emprise et loi des séries

sous la direction
de Louis Crocq et de Philippe Bessoles
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ACTES DU COLLOQUE
DE VICTIMOLOGIE ET PSYCHO-CRIMINOLOGIE CLINIQUE
et varia
Grenoble, mai 2003

Sous la présidence d’honneur du Professeur Louis Crocq

Direction scientifique du colloque


Philippe BESSOLES, docteur en psychopathologie clinique, maître de
conférences des universités, habilité à diriger des recherches, labora-
toire de psychopathologie clinique et pathologique, Université PM
France, Grenoble II.

Membres du comité scientifique


– Luc BARRET, professeur de médecine légale, ancien président de
l’INAVEM (Institut national d’aide aux victimes et de médiation), chef de
service CHU, Grenoble.
– Catherine BLATIER, professeur de psychologie, directrice du laboratoire
de psychologie clinique et pathologique, sciences de l’homme et de la
société, UPMF, Grenoble II.
– Louis CROCQ, professeur de psychiatrie, docteur en psychologie, méde-
cin général des Armées, fondateur des cellules d’urgences médico-psycho-
logiques, professeur associé à l’Université Paris V, René Descartes.
– Liliane DALIGAND, professeur de médecine légale, psychiatre, présidente
de la société française de victimologie, directrice du diplôme universitaire
de IIIe cycle « Victimologie et nuisance sectaire », Université Lyon I.
– Patrick MAISTRE DU CHAMBON, professeur de droit pénal, ancien doyen
de la faculté de droit, Grenoble II, président de la conférence des doyens.
– Christian MORMONT, professeur de psychologie, directeur du labora-
toire de psychologie clinique, Université de Liège, Belgique.
– Gérard POUSSIN, professeur de psychologie, laboratoire de psychologie
clinique et pathologique, UPMF, Grenoble II, ancien directeur de CMPP.
– Patrick-Ange RAOULT, maître de conférences des universités, IUFM
Grenoble, Chambéry, Université PM France, Grenoble II.

Les auteurs de l’ouvrage renoncent à leurs droits d’auteur au profit de l’Institut méditerra-
néen de victimologie clinique, association de recherche scientifique en sciences criminelles
cliniques, fondé en 1999 par Éric Baccino et Philippe Bessoles.
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SOMMAIRE

Problématique générale : criminalité sexuelle et récidive


Philippe BESSOLES………………………………………………..... p. 11
Le syndrome de répétition. Formes cliniques et répétition
Louis CROCQ …………………………………………………....... p. 27
Torture et emprise temporelle. Enjeux cliniques et thérapeutiques
Philippe BESSOLES…………………………………………............. p. 41
La répétition traumatique chez l’enfant
Gérard POUSSIN………………………………………………........ p. 55
Emprise et répétition
Liliane DALIGAND………………………………………………..... p. 63
Victimisation secondaire : quelle prévention ?
Luc BARRET………………………………………………….......... p. 73
La récidive : aspects juridiques
Xavier PIN…………………………………………………............. p. 83
Le délinquant récidiviste, le délinquant transitoire et le délinquant persistant
Catherine BLATIER…………………………………………............ p. 97
Le recours à l’acte : un processus archaïque
Patrick-Ange RAOULT…………………………………………...... p. 109
Infraction sexuelle et récidive : des chiffres aux prédicteurs
André CIAVALDINI…………………………………………............ p. 129
L’emprise du rite
Bernard GUITER………………………………………………...... p. 141
Inceste père-fille : l’écho d’une souffrance
Laure RAZON………………………………………………........... p. 155
La répétition dans le conte : une mise en scène de la substitution
Anne-Marie CABANAT…………………………………………...... p. 163
Viol et métamorphose : reviviscence et remémoration traumatique
Véronique CORMON…………………………………………........ p. 171
Catharsis ou mimesis ? Violences télévisuelles et mise en scène délinquante
Laurent BÈGUE ………………………………………………...… p. 177
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Le comité scientifique et d’organisation remercient le professeur Théophile


Ohlmann, vice-président du Conseil scientifique, chargé de la recherche et la
direction de la recherche de l’Université Pierre Mendés-France de leur soutien
ainsi que le professeur Louis Crocq de l’Université Paris V-René Descartes d’avoir
accepté la présidence d’honneur de ce IVe colloque national de victimologie et psy-
cho-criminologie clinique.
Nos remerciements au laboratoire de psychologie clinique et pathologique de
l’UPMF-Grenoble II en particulier à Jacques Durand, Isabelle Billon-Galland,
Michèle Myslinski, maîtres de conférences des universités, pour leur contribution
8– au titre de discutant des communications plénières ainsi que le docteur Philippe
Vittini du CHU de Grenoble.
Nos remerciements à l’INAVEM (Institut national d’aide aux victimes et de
médiation, Jean-Luc Domenech, Paris), l’ALFEST (Association de langue fran-
çaise pour l’étude du stress et du trauma, Paris), la SFV (Société française de victi-
mologie), la faculté de médecine-Université Lyon I (professeur Liliane Daligand),
la faculté de médecine-Grenoble I (professeur Luc Barret), la faculté de droit-
Université Grenoble II (professeur Patrick Maistre du Chambon), au service de
psychologie clinique de l’Université de Liège, Belgique (professeur Christian
Mormont), et à la revue internationale francophone « Stress et Trauma » (profes-
seur François Lebigot, Paris).
Nos remerciements à madame Patricia Grand, conseillère territoriale du
Gouvernement territorial de la Polynésie française, présidente de la Commission
de la Santé et de la Recherche de l’Assemblée territoriale de la Polynésie d’avoir
honoré de sa présence ce quatrième colloque national Victime-Agresseur de
Grenoble.
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AUTEURS

. BARRET Luc, professeur de médecine légale, ancien président de


l’INAVEM (Institut national d’aide aux victimes et de médiation),
Paris, chef de service, CHU Grenoble. Faculté de Médecine, Université
Grenoble I.
. BÈGUE Laurent, maître de conférences des universités, psychologie
sociale, directeur du département de psychologie, Université
Grenoble II.
.B ESSOLES Philippe, maître de conférences des universités, psycholo-
gie clinique et pathologique, HDR, Université Grenoble II.
. B Catherine, professeur de psychologie, directrice du labora-
LATIER
toire de psychologie clinique et pathologique, Université Grenoble II.
. C ABANAT Anne-Marie, professeur agrégé, doctorante en Lettres
modernes, Université P. Valéry Montpellier III.
.C IAVALDINI André, docteur en psychologie clinique, chargé de cours,
Université Grenoble II.
. C Louis, professeur de psychiatrie, docteur en psychologie,
ROCQ
–9

professeur associé à l’Université Paris V, fondateur des cellules d’ur-


gences médico-psychologiques.
. CORMON Véronique, psychologue clinicienne, chargée de cours,
Université Paris V-René Descartes. DU de Victimologie, Hôpital
Necker-Enfants Malades.
. DALIGAND Liliane, professeur de médecine légale, chef de service,
CHU Lyon. Présidente de la Société française de victimologie, Paris.
Faculté de médecine, Université Lyon I.
.G UITER Bernard, docteur en psychologie, docteur en sociologie, doc-
teur en histoire des civilisations, chargé de cours, Université P. Valéry
Montpellier III.
. P Xavier, maître de conférences en droit pénal, Faculté de droit,
IN
Université Grenoble II.
. P Gérard, professeur de psychologie, psychologie clinique,
OUSSIN
Université Grenoble II.
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. R Patrick-Ange, maître de conférences des universités, psycho-


AOULT
logie clinique, IUFM Université Grenoble II.
. R Laure, maître de conférences des universités, psychologie cli-
AZON
nique, Université de Strasbourg.
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PROBLÉMATIQUE GÉNÉRALE

Criminalité sexuelle et récidive


Philippe BESSOLES

INTRODUCTION

La notion de récidive est une donnée initialement médicale. Elle


apparaît dès 1560 dans le vocabulaire médical et sera reprise dans le
domaine juridique en 1593. L’étymologie du mot « récidive » vient du
latin recidivus qui signifie « qui revient », « qui retombe ».
Si l’on s’en tient à la notion juridique telle qu’elle est clairement défi-
nie dans le nouveau Code Pénal, il y a récidive « lorsqu’à la suite d’un – 11
acte judiciarisé (crime ou délit), on assiste à la réitération d’une judicia-
risation pour un nouveau délit » (A. Ciavaldini, 1999). Trois occur-
rences se présentent pour le pénaliste :
La récidive générale et perpétuelle correspond, à la suite d’une
condamnation pour crime et délit d’au moins 10 ans d’emprisonne-
ment ferme, à une nouvelle condamnation pour crime.
La récidive générale et temporaire correspond, à la suite d’une
condamnation pour crime et délit d’au moins 10 ans d’emprisonne-
ment ferme, à une nouvelle condamnation pour délit puni de 1 à 10
ans d’emprisonnement.
La récidive spéciale et temporaire correspond, à la suite d’une condam-
nation pour un délit, à une nouvelle condamnation pour un même délit.
Sur le plan de la psychopathologie clinique, la problématique semble
plus complexe à plusieurs titres. La notion de récidive est au centre de la
clinique expertale tant dans ses aspects conceptuels (transgressions, rap-
port à la loi, analyse différentielle avec le concept de répétition et de
réitération, champs épistémiques de référence,…), méthodologiques et
techniques (diagnostic, pronostic, accessibilité aux soins, évaluation des
facteurs de risques, degré de dangerosité,…), et éthique (rapport au fan-
tasme, risque de passage à l’acte,…).
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Le degré de dangerosité, particulièrement flou à circonscrire tant sur


le plan sémiologique que sur le plan psychopathologique, semble
cependant un critère majeur pour les magistrats quand à leurs décisions
d’incarcération ou de placement en structure psychiatrique (C.
Mormont, 2003).
La dangerosité d’une personne semble consister à sa propension à
commettre des actes dangereux à l’encontre d’autrui ou de lui même.
Certains auteurs ajoutent à cette définition très générique la notion
d’imprévisibilité et d’incontrôlabilité (P. Scott 1977, J. A. Monahan
1981, J. A. Monahan et H. J. Steadman, 1994), incluent les menaces
sans passages à l’acte (S. A. Shah, 1981, N. Walker, 1996) ou encore
l’assimilent simplement à une infraction contre les personnes et les
biens (C. Debuys, 1984). Deux pondérations majeures ajoutent à la
complexité de la problématique :
. Nous savons que les prédictions de dangerosité sont parfaitement
aléatoires (C. Montandon, 1979, J. Proulx, 1993, 1996, 1999). Les tra-
vaux de J. A. Monahan (rapportés par C. Montandon, 1979 puis par C.
Mormont, 2003) « indiquent que les fausses prédictions de dangerosité
varient entre 54 et 99 %, que les méthodes de prédiction soient des exa-
mens psychiatriques, des tests psychologiques, des indicateurs compor-
12 –
tementaux ou des analyses multivariées ».
. D’autres recherches (V. L. Quincey, 1984, D. A. Crighton, 1997,
G. J. Towl et coll., 1997) montrent que « les malades mentaux ne com-
mettent pas plus de faits de violence que la population ordinaire ».
La notion de dangerosité n’est pas non plus indépendante des
normes et valeurs psycho-sociales et socio-politiques, du caractère sur-
déterminé de ses actes médico-légaux, de la multiplicité et du caractère
composite de sa psycho-genèse,… Comme le souligne C. Mormont
(1988, 2003) « la dangerosité peut présenter un caractère immédiat et
critique ou être une disposition dont l’actualisation peut survenir même
après un long délai ».
Il serait hasardeux dans un tel contexte de prédire les risques de
récidive d’une criminalité quelle que soit sa qualification et, à partir
de là, élaborer des stratégies y compris thérapeutiques sans avoir au
préalable clarifier a minima les enjeux à l’œuvre. Sur le plan clinique,
les référentiels nosographiques ajoutent à cette complexité. Les
notions de « psychopathies », « paraphilies », « états-limites », « per-
versions », « sujets anti-sociaux », etc. complexifient l’analyse et l’éva-
luation des risques. Le pronostic s’avère, de fait, dépendre plus d’une
probabilité incertaine ou aléatoire. La revue bibliographique montre
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que des individus estimés dangereux n’adoptent jamais de conduites


délictueuses ni criminelles (« faux positifs ») une fois leur incarcéra-
tion accomplie ; alors que d’autres (« faux négatifs ») ne présentant
pas de facteurs de risques particuliers (qui restent à préciser) commet-
tent des délits dès leur libération.

RÉCIDIVE (S) : RÉCIDIVE, RÉITÉRATION, RÉPÉTITION

La superposition des définitions entraîne des confusions préjudi-


ciables à une analyse différentielle de la notion trop générique de réci-
dive. La récidive est toujours plurielle. Elle englobe différents aspects
d’un acte délictueux ou criminel qui se reproduit mettant son auteur
hors la loi. On parlera de « réitération » dans un registre juridique essen-
tiellement, de « récidive » dans une perspective médico-psychologique
et de « répétition » en termes de dynamique psychique.
Ce simple repérage n’élude pas nécessairement les difficultés métho-
dologiques inhérentes à la complexité des problématiques psychiques
liées à la nature du délit, la durée qui sépare le second délit du premier,
les méthodes d’évaluation utilisées,… Par exemple, la nature du délit
peut avoir une incidence sur la probabilité de récidive. J. Proulx (1993), – 13
B. Mezzo et B. Gravier (2001) relèvent des taux de récidive variant de
19 à 41 % chez les exhibitionnistes et de 0 à 11 % chez les parents
incestueux. R. K. Hanson et coll. (1993), sur une période de 31 ans,
ont étudié une cohorte de 197 agresseurs d’enfants. Ils montrent que le
taux de récidive sexuelle est de 42 % alors que la direction centrale de la
police judiciaire (DCPJ) fait état pour l’année 1996 d’un taux moyen
de récidive chez les délinquants sexuels de :

QUALIFICATION POURCENTAGE
Viol 8%
Inceste 3.7 %
Attentat à la pudeur 20.4 %

D’autres études comparatives soulignent les divergences à l’œuvre y


compris dans l’interprétation des données statistiques. A. Kensey et P.
Tournier (1982) sur un échantillon représentatif de sortants de prison
et sur une période de 4 ans montrent que le taux de récidive générale
des populations carcérales est de 34.3 % (« taux de retour »). Cette
recherche, complétée par C. Burricand en 1997 (sur une période de
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11ans de 1984 à 1995), donne un aperçu des « taux de retour » de


2.5 % en moyenne pour les viols et de 10 % environ pour les attentats à
la pudeur. C. Burricand souligne que la récidive intervient dans prés de
la moitié des cas moins d’un an après la sortie de prison.
Si on isole le champ de recherche de la délinquance sexuelle pour en
analyser la fréquence des récidives, les mêmes problématiques se posent
de la même façon que pour toute autre qualification. Des méta- ana-
lyses très récentes (R. K.Hanson et M. T. Bussière 1998 , R. K. Hanson
et al., 2002, cité par C.Mormont, 2003), sur des effectifs importants de
délinquants sexuels, dégagent un taux de récidive de 10 à 15 % dans les
4-5 ans de suivi. Par contre, la même étude révèle que la différence
entre les délinquants traités et non traités est peu significative d’un
point de vue de la récidive (12.3 % contre 16.8 %) (rien n’est dit du
traitement lui-même).Ces travaux récents confirment d’autres plus
anciens (J. Proulx, 1993) pour qui le taux de récidive était de 15 à
40 % chez les pédophiles homosexuels et de 13 à 20 % chez les pédo-
philes hétérosexuels. La récidive en matière incestueuse était de 0 à
11 %. Ces données tendent à montrer que les caractéristiques du délit
interviennent dans la propension à leur répétition comme leur rési-
lience (É. Baccino et P. Bessoles, 2003).
14 – Le taux de récidive varie selon l’histoire criminelle du sujet. Il aug-
mente en fonction des condamnations antérieures (cité par J.Proulx
1993) de même que les agresseurs sexuels sont plus enclins à commettre
d’autres délits non sexuels (cité par M. Cooper, 1994).
D’autres travaux (R. Mac Grath, 1991) récapitulent des facteurs
associés à la récidive sans que, du moins à notre connaissance, une
étude suffisamment discriminative ait été menée. R. Mac Grath cite le
chômage ou le statut économique défavorisé, des condamnations pré-
cédentes pour délits sexuels, l’utilisation de la force pour le délit anté-
rieur, le fait de ne pas être marié, l’impulsivité, l’alcoolisme, un âge
inférieur à 40 ans, le choix de personne vulnérable,… L’ensemble de ces
facteurs émarge à des registres aussi différents que la psychologie sociale,
l’éducation, la sociologie, la psychopathologie clinique,… Une étude
plus récente (R. K. Hanson et A. J. Harris, 2000) sur les facteurs dyna-
miques associés à la récidive (c’est-à-dire susceptibles d’être modifiés
avec le temps et les circonstances) met en évidence la pauvreté des res-
sources, le style de vie anti-social, la pauvreté des stratégies de contrôle
de soi, les accès de colère,…
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DÉLINQUANCE SEXUELLE : RÉCIDIVE ET TRAITEMENT

Si la communauté de recherche ne s’accorde pas sur les facteurs de


risque de récidive, la récidive est par contre utilisée comme évaluation
de l’efficacité des traitements. Cette façon de penser la causalité psy-
chique n’est pas s’en poser des questions méthodologiques, techniques
et éthiques comme l’ont souligné V. L. Quinsey, A. Khanna et P. B.
Malcolm (1998).
La méta-analyse citée plus haut de R. K. Hanson (1989) aboutit au
constat que les délinquants sexuels ayant participé à un programme de
traitement cognitivo-comportemental (complet ou partiel) ont un taux
de récidive deux fois plus bas que ceux ayant suivi un programme de
groupe non structuré. C’est exactement l’inverse des résultats plus
récents (1998) de V. L.Quisey sur une population de 438 délinquants
sexuels qui démontrent que les sujets suivis par des techniques cogni-
tivo-comportementales ont été plus fréquemment arrêtés que les sujets
non traités. L’analyse approfondie des deux études pré-citées révèle que
les sujets de la cohorte de R. K. Hanson présentaient de faible risque de
récidive (du fait de la qualification des délits notamment) alors que celle
de V. L. Quinsey et collaborateurs concernait des délinquants sexuels
réputés dangereux. – 15
L’évaluation de l’efficacité thérapeutique des méthodologies en fonc-
tion du taux de récidive apparaît donc biaisée car toutes ignorent ce
fondamental de la clinique à savoir le déterminisme psychique dans le
passage à l’acte. Les auteurs ayant conduit des études comparatives
sérieuses, c’est-à-dire détaillée sur plusieurs protocoles indépendam-
ment des référentiels théoriques sous-jacents (B. Gravier, 2001, M. L.
Lalumière, 1995) constatent l’utilité de l’éventail des méthodologies
mais « qu’aucune ne peut faire l’économie d’une approche clinique
favorisant une meilleure compréhension de l’acte et d’un accompagne-
ment de longue durée sans lequel il n’est pas possible d’aborder les pro-
blématiques liées au passage à l’acte ».
L’approche psycho-dynamique propose un essai de compréhension
du phénomène de répétition. La récidive est pensée tel un symptôme.
Elle traduit une défaillance des processus représentationnels et d’une
façon plus générale de l’élaboration psychique. Pour être plus précis, on
ne peut véritablement parler de symptomatologie à propos des actes
récidivants dans la mesure où justement ils ne peuvent accéder au statut
de symptôme. L’automatisme de répétition et ses rapports à la destruc-
tivité tendent à mettre en œuvre l’emprise pulsionnelle faisant de la
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récidive une clinique du passage à l’acte. Plus précisément encore, un


passage à l’acte se caractérise par l’agir fantasmatique ce qui peut-être le
cas pour certains sujets. Par contre, la proposition théorisante de C.
Balier (1996, 2000, 2001) de « recours à l’acte » rend mieux compte des
enjeux psychiques prévalents à savoir que la scène délictueuse ou crimi-
nelle tient lieu de scène fantasmatique. A. Ciavaldini (1999) propose lui
aussi une lecture clinique de la récidive selon laquelle le passage à l’acte
vise à calmer l’excitation et la tension interne du sujet Il rejoint là la
notion des « objets calmants » théorisée dans le cadre des « états
limites ». Nous avons nous-mêmes contribué à cette conception psy-
cho-dynamique dans notre proposition de « complexe criminogène » (P.
Bessoles, 2001, É. Baccino et P. Bessoles, 2002) en montrant combien
les espaces victime/agresseur étaient agglutinés et non démarqués.
Cette conception, relayée par les chercheurs de l’ARTAAS
(Association de recherche pour le traitement des auteurs d’agressions
sexuelles) souligne l’importance dans la récidive de l’échec des espaces
de médiatisation (au sens des espaces transitionnels de D. W. Winnicott
1974), de la « satisfaction hallucinatoire » (S. Freud 1905), et de
l’homo-érotisme (A. Ciavaldini 1999, P. Bessoles 2001).
16 –
ÉVALUATION CLINIQUE ET RÉCIDIVE

D’un point de vue historique, l’approche clinique est la plus


ancienne pour la prédiction des facteurs de risque de récidive.
Généralement, le clinicien fonde sa « prédiction » à partir de son exa-
men clinique (entretien clinique le plus souvent associé à une investiga-
tion instrumentalisée) indépendamment du cadre théorique qui est le
sien. Il associe, en particulier dans le cadre de l’expertise, une évaluation
anamnestique, une étude de la personnalité, la criminogenèse,…
Certains auteurs (S. D. Hart et coll., 1994 , D. P. Boer et coll., 1997)
ont critiqué l’efficacité des prédictions cliniques en les qualifiant (rap-
porté par C. Mormont, 2003) de « subjectives, informelles et impres-
sionnistes ». L’approche clinique se voit reprocher son manque de spé-
cificité dans le choix des critères utilisés (manque de rigueur et de capa-
cité de discrimination), l’ignorance des données statistiques pour une
justesse de prédictivité et des informations relatives au milieu de vie du
délinquant ou du criminel.
L’approche dite « actuarielle » se fonde sur des variables dites « objec-
tives » et spécifiques c’est-à-dire empiriquement valides même si elles
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sont éminemment statiques comme les caractéristiques socio-démogra-


phiques, les condamnations antérieures ou le passé psychiatrique. M.
W. G. Philippe (1999) a souligné l’influence de la culture dans de telles
évaluations et les biais résultant d’une utilisation dans des contextes cul-
turels différents.
Si on peut penser à des variables dynamiques stables dans un souci
légitime de rapprocher les référents cliniques et actuariels, les artéfacts
que nous observons (certes de façon empirique) nous amènent à penser
à un glissement épistémique préjudiciable à une pensée cohérente de la
récidive. La cohérence interne d’un modèle ne peut s’appliquer à un
autre autant ont-ils le même objet d’étude. Leur rapprochement peut
induire des analyses – et plus grave des stratégies thérapeutiques – erro-
nées. Sans radicaliser les méthodes au risque d’en faire une idéologie
partisane, il nous semble que ces deux approches se complètent plus
qu’elles ne s’opposent quitte à avoir une analyse critique sur l’une
comme sur l’autre. Par exemple, on qualifie de variables dynamiques
stables (cité par C. Mormont et coll., 2003) les préoccupations
sexuelles, les attitudes à l’égard du viol ou le fait de se considérer comme
dangereux. La pratique clinique des agresseurs sexuels, au niveau de
l’expertise, du suivi intra-carcéral ou du suivi post-pénal démontre au
quotidien que ce ne sont pas des variables stables mais a contriaro dif- – 17
fluentes, changeantes et particulièrement instables. De plus, à l’inté-
rieur même du processus thérapeutique, ces représentations évoluent
sans qu’il y ait une adéquation entre la représentation – ou pas – d’une
dangerosité et les risque de passage à l’acte. C’est souvent inversement
proportionnel à considérer, pour ne prendre que cet exemple la cli-
nique de l’inceste où l’incestant peut ne pas avoir conscience de sa
dangerosité sans que ce soit un mécanisme d’évitement ou de dégage-
ment. D’autres études (C. Balier 1999, A. Ciavaldini, 1999, P.
Bessoles, 1997, 2002) montrent la défaillance des mécanismes proto
ou pré- représentatifs à la genèse des actes criminels ou délictueux. Les
études en cours sur les violeurs ou criminels en série tendent à confir-
mer ces hypothèses (G. Couturier 2002, L. Négrier-Dormont, R.
Nossintchouk, 2001).

REVUE BIBLIOGRAPHIQUE

La criminogenèse procède de trois principes généraux (J. Aubut


1993) que nous pouvons résumer ainsi :
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. Les objectifs diagnostiques évaluent le sujet par rapport à un sys-


tème de classification (DSM 4, 1994, CIM 10, par ex.). Le diagnostic
ne peut se réduire à un simple constat d’une psychopathologie. Il doit
se poser de façon dynamique à savoir dans la mise en perspective de
sens possibles entre le fait criminel et les variables à l’œuvre dans sa
genèse, dans l’élaboration d’hypothèses cliniques et comme probléma-
tique interactive à la fois intra-psychique et inter-subjective. Le dia-
gnostic en matière de psycho-criminologie clinique ne peut éluder l’as-
pect contextuel du passage à l’acte afin d’évaluer les défaillances psy-
chiques de l’agir au moment même de l’acte. Cet aspect important de
l’évaluation clinique, que certains auteurs nomment « micro-crimino-
gène », doit éviter les explications causalistes mais saisir en quoi l’éco-
nomie psychique du sujet se trouve envahie (« c’était plus fort que
moi ») au moment circonstantiel de l’acte transgressif, d’apprécier les
débordements des quanta d’affect et des motions pulsionnelles, les
effondrements des mécanismes de défense, d’anticipation ou d’évite-
ment.
. Les objectifs pronostiques et thérapeutiques ont été souvent posés
en logique déficitaire ce qui, à notre sens, relève d’une analyse erronée
18 – d’autant plus qu’elle implique une visée éducative ou ré-éducative de la
prise en charge. Si d’évidence l’aspect éducatif contribue au processus
global du suivi post-pénal, la clinique du passage à l’acte ne peut se
résumer à un vécu carentiel, à un système familial déstructuré, à des
traumatismes antérieurs, etc. L’artéfact majeur d’une telle conception
est l’induction d’évaluation centrée sur l’investigation – recherche de
distorsions (cognitives, sociales, psychologiques, familiales,…) venant
corroborer – sinon expliquer – le crime ou le délit. Les études compara-
tives sérieuses, en particulier celle diligentée au niveau européen par
l’Université de Liége en Belgique (J.-P. Cornet, D. Giovannangeli, C.
Mormont, 2000) montrent, outre la diversité des approches, leurs
caractères incertains tant au niveau diagnostic que pronostic. Ils prô-
nent, comme nous le faisons, une méthode intégrative consistant en
une méthodologie clinique enrichie de techniques diverses (projectives,
échelles, tests) qui restitue aux aspects dynamiques du fonctionnement
psychique sa place déterminante et centrale dans l’étude des comporte-
ments déviants et transgressifs.
. L’évaluation socio-juridique est implicite dans l’évaluation cli-
nique et pose les questions éthiques et déontologiques propres à toutes
expertises médico-psychologiques. Les diagnostics posés, les perspec-
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tives thérapeutiques envisagées le sont dans une contextualité clinique


et non judiciaire. L’effet pervers, que connaissent tous les experts com-
mentant leur rapport aux assises, est qu’il « sert » à la partie civile
comme à la défense avec ses effets sur les jurés, le président et ses asses-
seurs. On peut penser que le rapport d’expertise est déterminant quant
à la peine prononcée indépendamment du critère de responsabilité psy-
chique au moment de l’acte.

LE QICPAAS (Questionnaire d’investigation clinique pour les auteurs


d’agressions sexuelles)

Créé en 1997 par C. Balier, A. Ciavaldini et M. Girard-Khayat, le


QICPASS est un guide d’entretien structuré permettant l’investigation
de l’organisation psychique du sujet tout en promouvant un espace
potentiellement thérapeutique. Cette promotion est fondée sur le
« pragmatisme de mentalisation » susceptible d’ébaucher un travail de
représentation mentale comme de se confronter au travers de la vio-
lence symbolique du langage à la conscientisation de la violence du
passage à l’acte. Placer la personne dans les conditions de devoir nom-
mer, c’est le confronter « à une violence qu’il (le criminel) n’a pu traiter – 19
et qui a enclenché le passage à l’acte » (A. Ciavaldini, 1999). Le
reproche fait couramment au QICPAAS est son ancrage dans la théorie
psychanalytique, sa longueur de passation (en moyenne 2 h 30) et son
absence de grille de cotation et d’interprétation. Il demeure cependant
utilisé par beaucoup de clinicien de la Pénitentiaire comme guide d’en-
tretien avec le détenu.

LES TECHNIQUES PROJECTIVES

Qu’elles soient athématiques (Rorschah, 1921, système intégré


Exner 1968, 1974) ou thématiques (Thematic apperception test,
1935), les techniques dites projectives semblent dégager quelques parti-
cularités psychologiques des délinquants sexuels sans qu’on puisse cir-
consrire un profil de personnalité spécifique. De plus, les données du
Rorschah, quelles que soient ses versions d’ailleurs, n’apportent pas de
connaissances nouvelles sur la criminalité sexuelle sinon la confirmation
des connaissances cliniques déjà publiées. Certains pédophiles (S.
Binder, 1968, L. Morgan et D. J. Viglione, 1992) donneraient plus de
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réponses sexuelles mais d’autres travaux font état de résultats exacte-


ment inverses (cité par C.Mormont, 2003). D’une façon très générale,
les recherches tendent à s’accorder sur les points suivants en matière de
criminalité sexuelle : moindre tolérance aux frustrations, fragilité nar-
cissique et identificatoire, approche assez formelle des situations, élabo-
ration primaire des percepts, identification sexuelle peu élaborée. On
observe que beaucoup de patients émargent à ce type de « profil » sans
pour cela être des délinquants sexuels. Il serait donc hasardeux de pré-
tendre, à partir des seules techniques projectives, à un profil psycholo-
gique des agresseurs sexuels.

LES QUESTIONNAIRES ET INVENTAIRES DE PERSONALITÉ

Trois grands types de questionnaires et inventaires de personnalité


sont utiles au champ de recherche de la criminalité sexuelle et a fortiori
de sa récidive. Cette utilité réside dans le fait que son objet n’est pas la
circonscription d’une psychopathologie spécifique mais l’étude de la
personnalité du criminel sexuel :

20 –
. Ceux qui fournissent une évaluation de la personnalité du délin-
quant comme le MMPI (Minnesta multiphasic personnality inven-
tory).
. Ceux dont l’investigation de personnalité se limite à des champs
psychopathologiques réduits comme le MCMI (Multi clinical mul-
tiaxial inventory).
. Ceux qui mesurent des traits ou des attitudes associés à la délin-
quance sexuelle comme le STEP (Sex offender treatment evaluation
project).
Les études sur la délinquance sexuelle menées avec le MMPI sont
(H. Van Giseghem, 1996) souvent contradictoires. Avec beaucoup de
prudence, les chercheurs dégagent certaines tendances comme des élé-
vations significatives à l’échelle 4 (Pd) Psychopathie et à l’échelle 8 (Sc)
Schizophrénie. Ces mêmes chercheurs insistent pour souligner que le
MMPI ne permet pas de discriminer de façon significative les « typolo-
gies » et qu’à l’heure actuelle il est impossible d’établir une relation
quelconque entre un profil psychopathologique et un scénario criminel.
La revue bibliographique des travaux sur la criminalité sexuelle utili-
sant le MCMI (R. G. Craig, 1999, R. A. Knight et D. D. Cerce, 1999)
dégage une personnalité dépendante, une faible estime de soi, une
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dépression bénigne et de l’anxiété. L’ensemble des travaux (C.Mormont


et al., 2003) est, ici aussi, particulièrement contradictoire d’autant plus
que la validité de leurs références est aléatoire. On dégage des profils
aussi vagues qu’une « personnalité narcissique et antisociale » ou « une
personnalité schizoïde, évitante, dépendante, passive-agressive » (J.
Proulx, M. Saint-Yves, J.-P. Gay et Ch. Ouimet, 1999). Il semble diffi-
cile de caractériser tel profil sans avoir au préalable défini des critères
communs de population, de référentiels psychopathologiques sinon on
collectionne des travaux inutilisables pour la recherche car dépourvu
d’intérêt pour les analyses différentielles et comparatives.
Le STEP (Sex offender evaluation project) tend à mesurer l’efficacité
du programme de traitement SOTP (Sex offender treatment pro-
gramme) appliqué aux délinquants sexuels dans les prisons anglaises,
irlandaises et finlandaises. Cette évaluation porte sur les attitudes
sexuelles, les distorsions cognitives et les traits de personnalité.
Différentes échelles, pour ne citer que quelques-unes, sont utilisées (cité
par C.Mormont et al., 2003) :
. Le SHAPS (Special hospitals assessment of personality and socia-
lisation) de R. Blackburn (1982, Liverpool).
. L’Emotional loneliness scale de D. Russell, L. A. Peplau, C. A. – 21
Cutrona (1980, Los Angeles).
. Le Social response inventory de A. A. Keltner, P. G. Marshall, W.
L. Marshall (1981).
. L’Interpersonal reactivity index de M. H. Davis (1980).
. La Locus of control scale de S. Nowicki (1976).
. Le SVR-20 (Sexual violence risk, 1997) de D. P. Boert et coll.
. Le RRASOR (Rapid risk assessment for sexual offense recidivim
1997) de R. K. Hanson.
. Le SAJC (Structured anchored clinical judgement, 1998) de D.
Grubin.
Cette liste, non exhaustive, exemplifie la diversité des outils en
matière d’échelles d’évaluation. Cette diversité a pour effet pervers la
dispersion des travaux, des prédictions aléatoires, des études compara-
tives impossibles, des parties pris idéiques, des versions nationales peu
propices aux échanges de recherches. De plus, cohabitent des échelles
d’évaluation de l’agressivité (Aggression questionnaire de A. H. Buss et
M.Perry, 1992), de risque de récidive violente (VRAG, Violence risk
appraisal guide de G. T. Harris, M. E. Rice, V. L. Quincey, 1993),
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d’évaluation de traits de personnalité psychopathiques (R. D. Hare


1991), etc. Si la pertinence des outils d’investigation au service du cli-
nicien est une donnée importante pour la compréhension des phéno-
mènes criminels, force est de constater que leur multiplication n’aide
pas à la clarification des recherches scientifiques surtout quand on
observe que la quasi totalité de ces échelles n’est pas discriminante,
fidèle (fidélités inter-juges) et qu’elles ne répondent en aucun cas, de
l’avis même de leur concepteur (comme V. L. Quincey à propos du
VRAG) à une prédiction temporelle, un profil récidivant indépendant
d’une structure de personnalité,… À seul titre d’exemple, quand S. D.
Hart (1995) a évalué des tueurs en série (cité par C. Mormont et al.,
2003) avec le VRAG, ces derniers présentaient moins de risque de réci-
dive que la plupart des délinquants incarcérés testés avec le même outil.
Plus que de prudence ou de réserve, il semble qu’une vigilance extrême
s’impose sachant les enjeux de tout ordre dans la prédiction de récidive.

DANGEROSITÉ CRIMINELLE ET PROPENSION À LA RÉCIDIVE

Évaluer les risques de récidive apparaît particulièrement aléatoire


22 – dans le contexte ébauché ci-dessus auquel s’ajoutent deux questions
essentielles qui complexifient d’autant la problématique générale du
terme par trop générique de récidive.
Premièrement, l’anticipation supposée d’une récidive criminelle ne
peut se penser qu’à partir de facteurs de risque dont on vient de voir les
difficultés de circonscription. Cette difficulté nous semble aujourd’hui
indépassable dans la mesure où la dangerosité est une notion dyna-
mique du psychisme au même titre que la violence. Toute prédiction en
la matière ne peut reposer sur une évaluation quantifiable sinon à rele-
ver, sous des aspects pseudo-scientifiques, que de la probabilité du
hasard.
Deuxièmement, la propension à un acte récidivant ne peut se subsu-
mer, comme le juge d’instruction le demande à l’expert, en terme clivé
de réponse « oui ou non ». Rien ne peut étayer une réponse de dangero-
sité et nécessairement de récidive potentielle en logique juridique et/ou
sociétale (aussi légitime soit par ailleurs la question) sans pour cela dia-
lectiser une réponse qui restera nécessairement insatisfaisante. La revue
des méthodes d’évaluation faite par H. Van Gijsheghem (1996)
confirme qu’il n’y a pas de moyen sûr de déterminer si un sujet passera à
l’acte en matière de criminalité sexuelle.
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La prédiction de récidive possible repose sur une conception causa-


liste de type stimulus-réponse. Le comportement passé d’une personne
ne peut en aucun cas prédire son comportement à venir. De plus, rien
ne permet de soupçonner une dangerosité en dehors de sa manifesta-
tion comme en témoigne P. Tersand (2000), psychiatre des hôpitaux,
par ailleurs ami du « tueur en série » G. Georges. La causalité psy-
chique, et son corollaire de la théorie de l’étayage, n’est pas une rhéto-
rique criminologique ou judiciaire héritière des conceptions du siècle
dernier de C. Lombroso de « criminel-né » ou plus récemment de J.
Pinatel (1960, 1971) de « criminels nés, d’habitude, par transport de
passion et d’occasion ». Seuls ces derniers ne seraient pas récidivistes ce
qui revient à dire que la dangerosité commence au deuxième crime ou
délit.
Selon Y. Bogopolsky (1984), cité par J.-L. Viaux (2003), la notion
de dangerosité a trois grandes fonctions :
. Une fonction mythique pour se protéger d’une destructivité fan-
tasmatique.
. Une fonction instrumentale pour légitimer le mal social afin de le
circonscrire et l’enclaver.
. Une fonction paradigmatique pour recréer du lien social à partir – 23
d’une personne émissaire.
La notion de dangerosité référée à la récidive tient à séparer, dans les
suites de l’article 64 du Code pénal de 1810, une dangerosité « absolue
et irrécupérable » ou « passagère et guérissable ». Or une dangerosité, et
a fortiori un état de dangerosité n’est pas une notion statique et défini-
tive mais intrinsèquement dynamique et imprévisible sans qu’elle soit
qualifiante des seules structures psychopathiques ou psychotiques. Les
prodromes de dangerosité n’existent pas ou bien tout un chacun peut
présenter de par sa « violence fondamentale » (J. Bergeret, 1984) une
telle propension.
Une appréhension dynamique de la dangerosité peut nous permettre
de sortir, autant se peut, des impasses qui sont aujourd’hui les nôtres.
Notre proposition, issue de notre expérience de l’expertise mais aussi de
nos consultations post-pénales avec des agresseurs sexuels, rejoint en
partie celles faites par J.-L. Viaux (2003) :
Il n’y a pas de lien causal entre un passé délictueux ou criminel et
une récidive actuelle. Par contre, l’analyse du discours du criminel sur
ses antécédents peut permettre de saisir les logiques psychiques à
l’œuvre dans ses défaillances de rapport à la loi, la contention ou l’anti-
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cipation de ses mouvements violents, les répétitions délictueuses,…


L’objectif est d’échanger une logique sociale de récidive contre une
logique psychique de répétition et de saisir en quoi l’économie psy-
chique du patient participe, à l’interne, à se mettre hors la loi. Mieux
que d’être l’acteur de son délit ; en être l’auteur et donc échanger la vio-
lence du réel contre celle du symbolique. Conscientiser qu’il y a du sens
possible peut promouvoir une ébauche thérapeutique et permet de
déplacer la dangerosité comme symptomatologie de défaillances psy-
cho-dynamiques de l’appareil psychique.
Analyser les composantes psychologiques d’un crime ne relève pas
seulement du lien psychique internalisé mais aussi du lien intersubjectif
comme celui de l’économie familiale dans les cas d’inceste, des repré-
sentations d’identité culturelle ou cultuelle comme dans les crimes
génocidaires ou ethniques, des effets transgénérationnels dans les cou-
plages victime/agresseur,…
Dans la criminalité sexuelle, promouvoir une conception du sexuel
(P. Bessoles 1997, 2000) non réduite à la génitalité pour en saisir les
composantes d’image du corps, d’enveloppements psychiques pri-
maires, d’espace de transitionnalité,… Cela suppose une formation plu-
ridisciplinaire des experts comme de l’ensemble des acteurs de la psy-
24 – cho-criminologie. La confusion entre mécanismes de défense et méca-
nismes de dégagement laisse à penser que des corpus de connaissance
génèrent des compromis implicites qui ne reposent en rien sur des
consensus épistémologiques.
Repenser la clinique du passage à l’acte autrement que dans l’agir
d’une fantasmatique mais, selon la proposition heuristique de C. Balier
(1988, 1996, 1999) de « recours à l’acte » où la défaillance porte non
pas sur la contention des raptus violents mais sur l’absence de fantasme
et d’imaginaire en général étayé sur l’échec de la « satisfaction halluci-
natoire ». La récidive apparaît alors comme lieu non séparé du criminel
et la victime comme « morceau de lui » (P. Bessoles, 2002). Le « scé-
nique » de l’acte ne relève pas d’une « mise en scène » du fantasme avec
une représentation incarnée mais d’un processus de scénarisation (au
sens de P. Aulagnier, 1975) qui actualise le pictogramme.
L’analyse différentielle des déclencheurs de l’agir est, pour nous,
déterminante à condition de les appréhender en dehors de leur actualité
et de leur factualité. La relation psychique individuelle à l’indice déclen-
chant de la récidive peut permettre de saisir ce qui « choit » de l’effica-
cité de représentation mentale fut-ce de façon anecdotique dans son
manifeste. Le circonstanciel vient cristalliser un modus operandi qui fait
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signe – et signification – d’une logique psychique dont on ne peut saisir


que dans l’après-coup les enjeux. La sérialité illustre cette pensée, non
pas pour dresser un profiling mais comme une butée insistante à une
élaboration psychique. Au-delà des figures de l’horreur, on voit des vio-
leurs en série qui poursuivent leur viol alors que leur victime est d’évi-
dence décédée de même que des criminels en série poursuivent leur
meurtre par un extrémisme d’acharnement du démantèlement du corps
de l’autre. Le franchissement des limites semble, à ce moment-là, l’en-
veloppe que le criminel se donne à lui-même.
Enfin, il nous semble essentiel de penser l’expertise comme une cli-
nique expertale (avec les formations nécessaires en la matière) qui au-
delà des constats nécessaires soit un moment de re-mobilisation de la
dynamique psychique et un moment clé d’un processus qui initie une
demande – fut-elle absente. La cruauté d’un acte est paradoxalement
dans son énonciation, pour le criminel, une « chance » de sortir de l’en-
fermement dans lequel il se piège lui-même. Nous connaissons le risque
d’autolyse de certains criminels à la veille de leur procès d’assises
comme si le regard porté par l’autre était ce miroir dans lequel ils ne
peuvent se voir.
La récidive marque l’échec du travail de mémoire tant au niveau
individuel que collectif. Elle souligne que « quelque chose se passe mais – 25
n’a pas lieu ». C’est d’ailleurs ce que disent les victimes dans leur quête
de vouloir comprendre c’est-à-dire « prendre avec » pour ne plus se
réduire à « un morceau de l’autre ou du crime ». Séparer victime/agres-
seur, criminel/crime est l’enjeu princeps de la « contra-récidive » qui
duplique à l’infini les espaces agglutinés de la violence faute d’accéder à
cette autre violence du symbolique qui fonde tout processus d’homini-
sation et d’humanisation.

BIBLIOGRAPHIE PRINCIPALE

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Le syndrome de répétition
Formes cliniques et signification
Louis CROCQ

On désigne sous le vocable « syndrome de répétition » un ensemble


de manifestations cliniques par lesquelles le patient traumatisé revit
intensément, contre sa volonté et de manière itérative, son expérience
traumatique. En ce sens, il serait mieux dénommé « syndrome de revi-
viscence involontaire itérative », mais l’appellation syndrome de répéti-
tion a fait fortune dans le vocabulaire des cliniciens du trauma. Le syn-
drome de répétition est pathognomonique de la névrose traumatique
(ou de sa transposition moderne dans la nosographie américaine, « état
de stress posttraumatique »). On ne le rencontre pas dans les autres
affections de la pathologie mentale, car les stéréotypies observées dans la – 27
schizophrénie sont d’une autre nature, « mécanique », de même que les
rituels et obsessions itératives observées dans la névrose obsessionnelle,
que le patient s’impose à lui-même dans une démarche « auto-coerci-
tive », tout en s’épuisant dans une lutte pour ne pas y céder. Nous
allons successivement inventorier et décrire la clinique du syndrome de
répétition, puis nous interroger, en suivant les grands auteurs tels que
Janet, Freud, Ferenczi et Fenichel, sur sa signification et sa fonction.

I- CLINIQUE DU SYNDROME DE RÉPÉTITION

Les manifestations cliniques du syndrome de répétition traumatique


sont au nombre de sept : la reviviscence hallucinatoire, l’illusion, le
souvenir forcé, la rumination mentale, le vécu comme si l’événement
allait se reproduire, l’agir comme s’il se reproduisait, et le cauchemar de
répétition. Malgré leur apparente diversité, elles sont étroitement appa-
rentées, en signification, en ce sens qu’elles reproduisent toutes le même
événement, et en ce sens qu’elles le font revivre avec la même intensité
émotionnelle que lorsqu’il est survenu, initialement. Cette parenté jus-
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tifie l’appellation de syndrome pour désigner leur ensemble. Dans ce


syndrome, chaque patient peut présenter de façon répétitive plusieurs
de ces manifestations, ou même toutes les sept.
1) La reviviscence hallucinatoire s’impose souvent comme une hal-
lucination visuelle soudaine qui reproduit le décor et la scène de l’évé-
nement traumatisant, et dans laquelle le patient se voit (il croit y
être). Au départ elle exclut toute critique, et le sujet adhère complète-
ment à l’hallucination. Puis, il se ressaisit et « se demande s’il ne
devient pas fou » ; mais, pendant un instant, il s’est revu dedans et il
s’y est cru, avec tout l’éprouvé de détresse qui avait marqué son expé-
rience de la scène inaugurale. Les images sont très précises, c’est la
reproduction du même décor (« à un brin d’herbe près »), des mêmes
personnages, de leurs attitudes et gestes. Et c’est une scène dyna-
mique, non figée, qui reproduit la scène inaugurale et se déroule
« comme un film ». Parfois, cette hallucination visuelle est accompa-
gnée d’hallucination auditive (« les mêmes bruits, les mêmes cris… »),
d’hallucination olfactive (« l’odeur de la poussière, ou du sang… »),
d’hallucination sensitive (« la chaleur de l’incendie, ou la sensation de
la baïonnette qui vous pénètre dans le corps… ») et même d’halluci-
28 – nation gustative (« le goût du thé sur la langue… »). Parfois, l’halluci-
nation auditive, ou olfactive, ou sensitive, survenant seule, confère à
ces reviviscences une impression de bizarrerie.
À titre d’illustration, citons le cas de ce sous-officier français fait prisonnier par les
Japonais après le coup de force du 9 mars 1945 à Hanoï, et qui dut assister impuis-
sant, parmi tous les autres prisonniers rassemblés et alignés, à la décapitation au sabre
de son meilleur ami qui avait tenté de s’évader. Depuis plus de cinquante ans, il revit
littéralement cette scène : son camarade agenouillé, les yeux exorbités, la tête qui
roule et le corps qui bascule sur le côté. Et il ressent le même sentiment d’horreur et
d’impuissance, avec les mêmes réactions (« j’avais la bouche ouverte, j’en ai lâché ma
gamelle… »).
Citons aussi le cas de ce pilote d’avion cargo, pris en otage lors d’une escale au
Soudan, incarcéré, malmené et menacé de mort, qui, plus de dix ans après sa libéra-
tion, croit encore « entendre » le bruit des pas de ses gardiens dans les couloirs de la
prison, le grincement des gonds de la porte de sa cellule et le fond sonore des exécu-
tions auxquelles ses geôliers procédaient dans la cour jouxtant sa cellule (dans le but de
l’effrayer) : les supplications des victimes, et les détonations des armes. En outre, il
croit « sentir » l’odeur particulière de la terre rouge (la latérite) brûlée, sous les braises
des foyers allumés par ses gardiens dans la cour pour préparer leur thé.
Citons enfin le cas de cet homme qui, rescapé d’une tentative d’assassinat à l’arme
blanche, croit encore ressentir, plusieurs années après, l’introduction des coups de
couteaux dans son thorax (« la même sensation bizarre, je sens pénétrer la lame et cela
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ne me fait pas tellement mal… et je suis comme indifférent, je compte les coups : un,
deux, trois, quatre, cinq, six, sept… »)

2) La reviviscence par illusion se démarque de l’hallucination pure


en ce sens que le sujet hallucine la scène traumatique ou l’agresseur sur
un paysage ou une silhouette réellement perçue. Par exemple, il croise
un passant dans la rue et il le perçoit comme son agresseur venant sur
lui.
Citons le cas de cet autre sous-officier français, qui, après avoir participé aux opéra-
tions militaires dans le bled pendant la guerre d’Algérie, y compris de durs combats
rapprochés, sans avoir été particulièrement émotionné, avait été très éprouvé par les
manifestations des femmes algériennes dans les rues d’Oran à la fin de la guerre
(« enveloppées dans leurs voiles blancs, poussant leurs cris « you you », elles s’appro-
chaient pour nous menacer et nous jeter des cailloux et nous ne pouvions évidemment
leur tirer dessus, nous risquions d’être lynchés »). Or, deux ans plus tard, rentré en
France, croisant à l’improviste un groupe de communiantes vêtues de blanc dans une
ville de province ensoleillée, il eut sur le champ l’impression qu’il se trouvait à nou-
veau dans les rues d’Oran face à ces manifestations hostiles de femmes, et étreint de la
même anxiété impuissante.

3) Le souvenir forcé se distingue des reviviscences par hallucination


ou illusion en ce sens que c’est l’idée de l’événement qui surgit à l’esprit,
– 29
sans image ni son. Il peut porter sur une scène particulièrement mar-
quante, ou sur toute une période de vie, comme par exemple chez les
anciens prisonniers de guerre et déportés.
Max D., déporté en 1942 au camp de Dora-Mittelbau (le camp des armes secrètes), et
un des rares survivants de ce camp, nous dit qu’il n’est pas tellement sujet à des revi-
viscences d’images précises, mais plutôt à des souvenirs imprécis et non encore men-
talisés de la vie infernale qu’il menait là-bas avec ses compagnons, de la lutte quoti-
dienne pour la survie, de l’atmosphère irréelle de leur départ forcé et hâtif du camp à
l’approche des armées alliées et de leur marche épuisante le long de sentiers forestiers,
étroitement encadrés par des SS qui abattaient tout prisonnier qui s’écroulait au sol ou
s’arrêtait Et il précise le caractère tel quel, lacunaire et flou : (« le temps ne comptait
plus… nous nous propulsions machinalement dans un brouillard de sensations dont
seules quelques images nettes émergent… seule la réflexion peut combler ces trous de
mémoire… tout est comme dans la brume… et, pour ne pas accuser injustement ma
mémoire, je dois dire que la brume n’est pas dans l’épaisseur du temps qui s’est écoulé
depuis : cette brume était dans la perception même des choses qui m’entouraient… »).

4) La rumination mentale au sujet de l’événement, de ses causes ou


de ses conséquences, peut également être une forme de reviviscence ; en
particulier les interrogations incessantes qui s’imposent à l’esprit de la
victime (« Pourquoi moi ? Pourquoi m’a-t-il fait cela ? ») et les lamenta-
tions répétées (« depuis que cela m’est arrivé, je ne suis plus comme
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avant », ou « personne ne me comprend ni ne m’aide… »). Ces rumina-


tions mentales et interrogations incessantes sont souvent le fait des vic-
times civiles d’attentats terroristes, préoccupées par le coup du hasard
qui a croisé leur destin juste au mauvais moment, et aussi chez des
militaires tenaillés par le sentiment de culpabilité, pour avoir été ame-
nés, dans le feu de l’action ou sous le coup de l’indignation, à com-
mettre des actions contrevenant aux lois de la guerre ou à la morale.
Ces ruminations mentales traumatiques sont observées en particulier chez les « malgré
nous », ces jeunes gens alsaciens-lorrains enrôlés de force dans l’armée allemande pen-
dant la deuxième guerre mondiale (avec graves menaces sur leurs familles en cas d’in-
soumission ou de désertion), devant participer contre leur gré aux durs combats sur le
front russe, puis gardés prisonniers pendant de longues années (jusqu’à quatorze
années) dans des camps soviétiques dans des conditions physiques très éprouvantes
(2 000 survivants sur 14 000 prisonniers du camp de Tambow) et, de retour dans leur
pays, accueillis avec suspicion ou réprobation. Gabriel A., un de ces rescapés, est
sujet, plus de cinquante ans après son retour, à de telles ruminations amères, et il passe
son temps à se demander s’il aurait mieux fait d’être réfractaire (mais il sacrifiait sa
famille) et pourquoi il a été si mal accueilli à son retour.

5) Le vécu comme si l’événement allait se reproduire est une autre


forme du syndrome de répétition : subitement, en l’absence de tout
30 – contexte de reviviscence visuelle, le sujet a l’impression d’être replongé
au sein de l’événement, et il éprouve la même détresse. Parfois, cette
reviviscence prend la forme d’un accès soudain de déréalisation, voire
de dépersonnalisation, reproduisant l’état de désarroi et d’étrangeté que
le sujet avait éprouvé lors de la survenue de l’événement.
Alphonse G., engagé à seize ans (en mentant sur son âge pour prétendre en avoir dix-
huit) en 1944 dans la Légion Étrangère, et participant aux durs combats de Monte
Cassino, puis à ceux de la campagne d’Alsace (hiver 1944-45), et démobilisé en 1946,
est sujet à un étrange accès de dépersonnalisation en assistant deux ans plus tard, dans
un cinéma, à une projection de bandes d’actualité retraçant la bataille de Cassino. Il
croit se trouver en plein dedans, il se lève de son siège, crie, gesticule, et est emmené
hors de la salle par la police qu’une ouvreuse a alertée. Il ne reprend conscience qu’au
poste de police. Il dit avoir vécu cette reviviscence sur le mode du dédoublement de
personnalité (« je me voyais sur l’écran, je m’y croyais et je m’y battais, tout en me ren-
dant vaguement compte que j’étais en même temps ici et après, dans cette salle de
cinéma… »).

6) L’agir comme si l’événement se reproduisait peut être un agir élé-


mentaire, tel que réaction de sursaut ou réaction de recroquevillement ;
mais il peut consister aussi en un agir plus complexe : fuite procursive,
fugue ou errance, récit répétitif (toujours les mêmes mots, lassant l’en-
tourage) ou mises en scène itératives, contemplation obstinée de souve-
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nirs de guerre et, chez l’enfant, jeu répétitif reproduisant l’accident ou


l’agression.
À titre d’illustration, citons le cas de cette victime civile de guerre qui, à l’âge de six
ans, lors des événements de la libération de la France, avait reçu une balle perdue dans
le thorax et avait entendu les adultes qui l’avaient ramassée dire : « elle va mourir, car
la balle doit être près du cœur… ». À sa sortie de l’hôpital, rentrée chez elle dans un
petit village, et entendant les détonations des chasseurs dans les champs voisins (c’était
juste à l’époque de l’ouverture de la chasse), elle bondit se recroqueviller sous une
table. Depuis, et encore cinquante ans plus tard, elle présente un réflexe de recroque-
villement dès qu’elle entend un bruit soudain : détonation des pétards du 14 juillet,
claquement de porte, bruit des pots d’échappement des voitures et des motos.
Comme exemple de fuite procursive, Pierre Janet (1898) cite le cas d’un homme qui,
depuis qu’il avait été victime de l’attentat anarchiste à l’explosif du restaurant Very à
Paris, en 1892, se croyait subitement menacé et poursuivi par les anarchistes et se
livrait à des fuites paniques éperdues de plusieurs kilomètres, jusqu’à avoir les pieds en
sang, et ne se sentait sécurisé que lorsqu’il était hospitalisé à l’asile Sainte-Anne. Mais,
dès qu’il était sorti de l’hôpital, ses terreurs et ses réactions de fuite éperdue le repre-
naient, sans qu’on pût le raisonner.

7) Enfin, le cauchemar de répétition, intensément vécu plutôt que


simplement contemplé, fait revivre l’événement au sujet, avec les
mêmes décors et les mêmes personnages, la même frayeur, les mêmes
gestes de défense : sous le coup de ces cauchemars, les anciens combat- – 31
tants s’agitent dans leur sommeil, crient, se débattent et se battent (cer-
tains cherchent même à étrangler leur femme !), et tombent de leur lit,
réveillés en sursaut, en sueur et le cœur battant fort.
Comme exemple de cauchemar de répétition, citons le cas d’un soldat, paysan mobi-
lisé en 1939 à l’âge de 38 ans dans un régiment d’artillerie hippomobile, qui subit les
bombardements des stukas allemands sur la plage de Zuydcoote. À chaque bombar-
dement, il se terrait dans son trou, puis ressortait pour ramasser avec les camarades
rescapés les blessés et les porter au poste de secours, et ensuite pour ramasser les
cadavres qui jonchaient la plage. Mais, ce qui l’avait le plus marqué, lui le paysan,
c’était de voir les chevaux morts ou agonisants épars sur la plage (« les pauvres bêtes,
jamais je n’avais vu autant de chevaux morts… »). Par la suite, de retour d’une capti-
vité de quatre années en Allemagne pendant laquelle il ne souffrit d’aucun symptôme
psycho-traumatique, il fut sujet à de fréquents cauchemars qui lui faisaient revivre les
bombardements de Zuydcoote, et dans lesquels il est à la fois effrayé et étonné de
contempler ces hécatombes de chevaux sur le sable. À l’âge de 89 ans, soit cinquante
ans après les événements, il est encore tourmenté par ces cauchemars ; son épouse
nous a dit qu’il gémissait et s’agitait dans son sommeil ; elle le secoue et le réveille lors-
qu’il se débat trop violemment.
Toutes ces manifestations de reviviscence sont intensément vécues,
comme a été vécu l’événement inaugural dont elles sont la réplique fac-
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tice. Et ce vécu peut être caractérisé par trois aspects, qui sont la détresse
psychique, l’orage neurovégétatif, et le raidissement du corps. Le
patient croit être à nouveau au cœur de l’événement, et il le vit dans les
trois registres de son être : le registre psychique (détresse ou angoisse
intense dans un contexte de sentiment d’absence de secours), le registre
neurobiologique (avec toutes les manifestations neurovégétatives du
stress ou de l’angoisse, à savoir sensation de gorge serrée, de thorax
comprimé, pâleur, sueur, tachycardie, spasmes viscéraux, hérissement,
tremblement, et même impression d’être sur le point de s’évanouir), et
le registre psycho-moteur, où le corps n’est pas détendu mais au
contraire raidi, comme prêt à la réaction motrice, telle que fuite,
défense ou immobilité pétrifiée.
Et toutes peuvent survenir soit spontanément (selon une dynamique
inconsciente propre à chaque sujet), soit en réponse à un stimulus qui
rappelle le trauma (le son d’une sirène d’ambulance, la vue d’un repor-
tage télévisé sur un accident, et le simple fait d’avoir à s’occuper ce
jour-là de son dossier d’indemnisation peut être la source de cauche-
mars la nuit suivante), soit enfin à la faveur d’un abaissement du niveau
de conscience (il est bien connu que les reviviscences hallucinatoires
visuelles surviennent plus facilement au moment de l’endormissement,
32 – lorsque la conscience vigile commence à fléchir).
Il y a des patients qui présentent toutes ces manifestations de revivis-
cence, et d’autres qui sont « fidèles » à certaines seulement. Ils peuvent les
présenter chaque jour, ou plusieurs fois par jour, ou une ou deux fois par
semaine, ou plus rarement. Dans certains cas, le syndrome de répétition
s’estompe progressivement avec le temps ; au fil des années, les répétitions
se font plus espacées, et moins éprouvantes, moins anxiogènes. Ou
encore, les reviviscences ne surviennent plus spontanément, mais seule-
ment en réponse à un stimulus déclenchant (bruit soudain, reportage
télévisé sur un événement similaire, rencontre d’une co-victime, etc.).
Mais on doit être prudent avant d’affirmer un tel constat, car beaucoup
de patients sont toujours sujets à leurs reviviscences, mais ils s’y habituent
et n’en parlent pas. En outre, les cérémonies anniversaires du cinquan-
tième anniversaire du débarquement de Normandie, et de l’armistice du
8 mai 1945 (cérémonies de juin 1994 et mai 1995) ont été l’occasion de
relance des reviviscences endormies chez bon nombre d’anciens combat-
tants. Par ailleurs, la mise à la retraite, privant le sujet des dérivatifs que lui
assuraient ses activités professionnelles, le laisse seul face à ses souvenirs
bruts et on voit alors les reviviscences que l’on croyait disparues revenir en
masse : cauchemars, visions hallucinatoires, ruminations mentales, etc.
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II- SIGNIFICATION ET FONCTION DU SYNDROME DE RÉPÉTITION

On s’est interrogé sur la signification et le rôle du syndrome de répé-


tition. S’agit-il d’une tentative vainement réitérée pour maîtriser sur sa
« représentation » un événement qui n’a pas pu l’être lorsqu’il est sur-
venu dans le réel, avec ses effets de surprise et de débordement des
défenses ? Ou s’agit-il d’un effet direct du trauma, d’une malédiction,
par laquelle le patient reste fixé à la souvenance de son expérience trau-
matique, qui reste enfouie au sein de son psychisme comme un « corps
étranger » et dont il ne parvient pas à se débarrasser ?
Pierre Janet penchait pour la première hypothèse. Dans sa thèse de
doctorat ès-lettres, soutenue en 1889, L’automatisme psychologique, il
avait bien caractérisé cette essence de la répétition comme geste ou
manifestation « automatique », non décidée ni contrôlée par la
conscience lucide. Pour lui, la souvenance de l’expérience traumatique
inaugurale (non pas un souvenir construit avec des mots et des sym-
boles, mais une résurgence d’images, de sensations, d’éprouvés, de
gestes instinctifs, etc.) faisait bande à part dans un recoin du pré-
conscient, suscitant sa propre réapparition brute, non élaborée, ni tra-
vaillée, ni contrôlée, tandis que le reste de la conscience continuait de
fonctionner normalement, de manière élaborée, circonstanciée et adap- – 33
tée. Il y avait donc, sous le coup du traumatisme, phénomène de disso-
ciation de la conscience, et la souvenance brute, non élaborée en souve-
nir, exerçait au sein du psychisme un effet morbide de corps étranger ou
de parasite. Janet (1919) illustrait bien cette fixation au trauma en
reprenant le célèbre vers de la cinquième épître de Boileau : « Quand un
homme, harcelé par quelque mauvais souvenir, cherche à le fuir en par-
tant au loin, “le chagrin monte en croupe et galope avec lui”. »
S’interrogeant, en 1919 (Les médications psychologiques) sur le méca-
nisme et le sens de cette répétition, Janet s’attacha à caractériser la psy-
chologie de ces traumatisés obstinés dans leur vaine réitération. Il les
définit par ce qu’il appela le « symptôme de l’accrochage ». Ces sujets
semblent arrêtés dans le cours de leur existence et restent « accrochés » à
un obstacle qu’ils ne parviennent pas à franchir. Impréparés et surpris
par la survenue de l’événement, ils y ont répondu dans l’immédiat par
des réactions élémentaires, instinctives, archaïques. Ces réactions élé-
mentaires, « éveil rapide de tendances inférieures telles que peur, colère,
instinct vital », sont par exemple le sursaut, la sidération, l’agitation, ou
le geste automatique exécuté sans avoir été délibéré et sans le contrôle
de la conscience (geste dont le sujet ne conservera pas ensuite le souve-
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nir conscient). Or, ces réactions élémentaires sont coûteuses en énergie,


grevées de symptômes physiologiques gênants et appliquées à l’aveugle,
d’une manière non adaptée à la situation, et par là même inefficaces.
Ensuite, ayant le choix entre trois conduites, qui sont soit de réitérer
cette réponse, soit de la travailler pour la modifier et l’adapter (modifier
sa force et son impact), soit enfin de renoncer à la satisfaction qu’aurait
procuré une réponse réussie, ces sujets traumatisés s’entêtent à choisir la
première (la réaction archaïque) et à répéter obstinément le même geste
éprouvant, coûteux et inefficace. Incapables de parvenir à l’achèvement
réussi d’un projet élaboré et de jouir du « sentiment de triomphe » qui
le récompense, ils « passent leur vie indéfiniment contre un mur ». À
l’origine de cet « accrochage », Janet incrimine une carence de réponse
par le langage, et surtout le « langage intérieur », qui eût maîtrisé ou
réduit, en l’objectivant par des mots, une situation imprécise qui enva-
hit et déborde le psychisme. Se référant à la parabole de la sentinelle,
envoyée au plus près de l’ennemi non pour se battre mais pour le sur-
veiller et rapporter des informations à ses chefs, Janet dit que cette sen-
tinelle domine sa peur en contrôlant tous ses gestes qui pourraient tra-
hir sa présence et surtout en élaborant mentalement un discours prépa-
ratoire au récit qui rendra compte de sa mission. Et cette élaboration, à
34 – côté de son utilité opérationnelle, a pour effet d’occuper sa conscience,
de dériver son anxiété et de maîtriser mentalement la situation en l’ob-
jectivant. Et il en est de même pour toute situation potentiellement
traumatisante, même si on semble y avoir réagi dans l’immédiat par des
gestes adaptatifs : « La situation ne sera bien liquidée que lorsque nous
aurons réagi non seulement extérieurement par nos mouvements, mais
encore intérieurement par les paroles que nous nous adressons à nous-
mêmes, par l’organisation du récit de l’événement et par la mise en
place de ce récit comme un chapitre de notre propre histoire. »
Freud, dans son essai Au-delà du principe du plaisir (1920), s’interro-
gea lui aussi sur la « fixation du patient à son trauma » et sur la signifi-
cation du cauchemar de répétition, qui contrevient à la fonction
« hédonique » du rêve (habituellement, le rêve nous apporte dans l’ima-
ginaire les satisfactions dont nous avons été frustrés dans la réalité). Car
il est certain que le cauchemar de guerre, loin d’apporter au soldat trau-
matisé des images de bonheur paisible, le replonge inexorablement dans
l’enfer de la bataille. On pouvait donc s’interroger sur la signification de
ce « processus démoniaque » qui pousse le patient à revivre sans cesse
son effroi et son malheur. Freud avait été ainsi conduit à constater une
mystérieuse compulsion de répétition, qui pousse le psychisme à répéter,
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ou même revivre, ce qui lui a été désagréable. Or, il l’avait constatée non
seulement chez le soldat traumatisé, mais aussi chez le petit enfant
(avant deux ans) qui s’habitue à supporter l’absence de sa mère en
improvisant un jeu qui fait tour à tour disparaître puis réapparaître
l’objet aimé. En l’occurrence, il s’agissait du jeu du for-da, pratiqué par
son petit fils : l’enfant jouait avec une bobine en bois, attachée par une
ficelle à son berceau. Il s’amusait à projeter la bobine hors de son ber-
ceau, la faisant ainsi disparaître, en poussant un cri d’effroi ou de déses-
poir (for, loin), puis il la faisait revenir en halant la ficelle, s’esclaffant de
joie en la voyant réapparaître (da, la revoilà), et il répétait ce jeu inlassa-
blement. Il s’agit aux yeux de Freud d’un archaïque système de défense,
datant d’avant l’instauration du principe du plaisir, lui-même étant
antérieur au principe de réalité. Le principe de plaisir vise la satisfaction
directe, sans détour, des pulsions ; le principe de réalité cherche à
atteindre cette satisfaction au prix de détours nécessaires pour contour-
ner les obstacles qui s’opposent à cette satisfaction immédiate. Et donc,
avant le principe de réalité, avant même le principe de plaisir (et l’ex-
pression « en-deçà » serait plus pertinente que celle d’« au-delà »), notre
psychisme disposerait de défenses archaïques permettant de fantasmer
cette satisfaction. En outre, la multiplication des répétitions permet de
fractionner la tension, dont on ne pourrait venir à bout si on l’affrontait – 35
entière. Par référence à l’enfant et son jeu du for-da, chez le soldat trau-
matisé, la répétition (par le rêve ou tout autre procédé) serait la vaine
réitération d’un effort pour expulser hors du psychisme le souvenir brut
(ou réminiscence) de la scène traumatisante qui s’y comporte en para-
site. Un procédé plus efficace consisterait à faire réapparaître cette scène
en la liant avec les significations et les symboles, ce qui permettrait de
l’assimiler. L’assimilation différée, par reviviscence assortie d’associa-
tion, est une répétition réussie, qui procure la catharsis, ou soulagement
éclairé. À noter que Freud avait préconisé la méthode cathartique : non
seulement faire revivre sous hypnose ou tout autre procédé la scène
traumatique assortie de toute sa charge d’affect, mais faire associer à son
sujet, l’inscrire dans le grand complexe des associations propre à chaque
patient.
Développant la notion de compulsion de répétition jusqu’à ses
ultimes présupposés, Freud a ensuite avancé l’hypothèse d’une « pulsion
de mort » ou detrudo, tendance profonde à l’immobilisme et à l’auto-
destruction, attrait fascinant pour la mort et le néant (« la finalité
ultime vers laquelle tendrait toute vie est la mort »), volet symétrique en
quelque sorte de la pulsion de vie ou libido, qui est principe d’amour, de
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mouvement et de vie. Cette hypothèse émise par Freud dans sa


réflexion du lendemain de la première guerre mondiale a été contestée
par beaucoup de ses élèves (mais pas par Mélanie Klein), mais il n’em-
pêche qu’elle propose une explication plausible du processus morbide
de la répétition dans les névroses traumatiques.
Ferenczi fut mobilisé dans l’armée autrichienne pendant la première
guerre mondiale et eut à traiter de nombreux soldats névrosés de guerre.
Dans un texte de 1921 (réflexions psychanalytiques sur les tics), il dis-
tingue nettement le tic de répétition traumatique du tic hystérique :
alors que le tic hystérique (de conversion) constitue une forme de sym-
bolisation auto-érotique du corps propre, le tic traumatique « n’est que
la reproduction brute, permanente et paroxystique, de l’attitude
qu’avait le sujet au moment précis du traumatisme ». Bien que tous les
tiqueurs soient des sujets qui ont une tendance accrue à la décharge et
une capacité réduite à la liaison psychique, le tic hystérique relève de la
médiation symbolique, tandis que le tic traumatique est le produit
direct, l’image brute, de l’événement pathogène.
Concernant la fonction de la répétition, et plus précisément du rêve
de répétition, Ferenczi a précisé tardivement sa pensée, dans un texte
posthume (Réflexion sur le traumatisme, 1934), où il considère le trauma-
36 – tisme comme une « commotion psychique », ou expérience d’anéantisse-
ment du sentiment de soi, vécue dans l’impréparation, la surprise et l’ef-
fondrement du narcissisme. Cette expérience est marquée par l’absence
de réaction, ou plutôt par l’abandon de toute velléité de réaction, à peine
esquissée. La conséquence immédiate du traumatisme est l’angoisse,
réduite au sentiment d’incapacité de s’adapter à la situation ou de s’y
soustraire. Seule l’autodestruction de notre cohésion psychique, ultime et
seule solution accessible, peut nous délivrer de cette angoisse massive, par
ses effets de déréalisation et de désorientation : il y a suspension artificielle
des perceptions nocives, et promesse d’une nouvelle forme d’accomplis-
sement du désir, à partir des fragments (en fait, Ferenczi redécouvre la dis-
sociation de Pierre Janet). Concernant les rêves de répétition, et même
dans une certaine mesure des autres rêves (en ce qui concerne leurs
« restes diurnes »), Ferenczi y voit soit la répétition du traumatisme à
l’identique, soit l’amorce d’une « répétition traumatolytique », réalisant
des atténuations du trauma en forme d’accomplissement du désir et invi-
tation à quitter la passivité pour le « sentiment d’être capable de vivre le
traumatisme jusqu’au bout ». Et il préconise pour le thérapeute de procé-
der à l’analyse des rêves non pas en état de veille, mais en état de transe,
pour accéder aux impressions et vécus de l’expérience inaugurale brute.
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Fénichel, dans on ouvrage Théorie psychanalytique des névroses, en


1945 (au sujet de la névrose traumatique), pense d’abord que la répéti-
tion de la névrose traumatique est vécue « passivement », à la différence
de la répétition de la névrose obsessionnelle qui constitue une tentative
de répression différée de l’excitation libidinale envahissante. Mais il
considère aussi les manifestations de répétition traumatique comme
des « essais de décharge différée », faisant revivre activement ce qui a été
vécu passivement, et procurant un moyen (malheureusement précaire
et d’effet éphémère) d’échapper aux tensions. Elles seraient donc des
tentatives de guérison, mais trop tardives et sans efficacité durable. Le
patient effectue trop tard le geste (tic, crise ou sursaut) qui eût été effi-
cace s’il eût été accompli au moment de l’événement agressant. En fin
de compte, Fenichel admet qu’il est difficile de distinguer, en présence
d’un symptôme de répétition, si ce symptôme est subi passivement
(c’est-à-dire produit hors du contrôle du moi submergé), ou s’il est
improvisé activement par le moi qui a recours à un ancien type de maî-
trise, archaïque et non différencié.
Concernant la nature de cette répétition traumatique, Fenichel pré-
cise bien qu’on doit la distinguer de la répétition « biologique » liée à la
périodicité des instincts, et de la répétition de la dynamique libidinale,
attenante au retour obstiné du refoulé. Le moi traumatisé, quant à lui, – 37
désire la répétition (comme tentative tardive de maîtrise), mais elle lui
est pénible. D’où son ambivalence vis-à-vis du trauma, qui serait à la
fois redouté et désiré. Cette intrication de crainte et de désir ferait oscil-
ler le moi entre traumatophobie et traumatophilie, et pousseraient cer-
tains patients vers les catastrophes qu’ils redoutent le plus.

CONCLUSION

Pour conclure, nous apporterons des précisions et des réflexions


issues de notre expérience clinique. Le caractère essentiel des répéti-
tions, des reviviscences répétées, dont les patients nous font part est leur
réalisme, leur véracité, leur crédibilité. Qu’il s’agisse d’hallucinations
visuelles, auditives ou autres, d’illusions, de « souvenirs », de vécus ou
d’agir, de cauchemars enfin, les scènes et les personnages surgissent avec
un caractère de réalisme et d’exactitude dans la reproduction qui entraî-
nent la conviction de leur présence, de leur omniprésence et de leur
véracité. Le sujet s’y voit et il s’y croit, même si cette conviction ne dure
qu’un bref instant. Ensuite, et parce que pendant ce bref instant, il a été
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tout entier « ailleurs » et « avant », il se demande s’il n’est pas fou, il


doute de sa cohésion psychique.
Le second caractère est le fait que ces reviviscences échappent au lan-
gage et au symbole. Il s’agit d’images, d’éprouvés bruts, de gestes ins-
tinctifs, de vécus non formalisés, que la reviviscence a brusquement fait
rejaillir, tels quels, sans les avoir travaillés au préalable. Il n’y a pas eu
élaboration langagière. Ils échappent à toute inscription dans un
contexte signifiant, nous laissant face au constat de leur absurdité. Ils ne
peuvent être rattachés à un contexte, ni entre un avant et un après dans
la continuité de notre histoire personnelle.
Toutefois, seul ou au contact du thérapeute, il arrive que ces revivis-
cences connaissent quelques timides métamorphoses : des mots jaillis
en commentaire exclamatif, ou dans une énonciation laborieuse du
vécu auquel elles donnent lieu. Parfois encore, il se glisse dans une nou-
velle répétition d’un rêve traumatique une parcelle de signification ou
de symbole qui n’y était pas auparavant et qui va permettre de le tra-
vailler, de l’associer à notre univers non traumatique et au fil de notre
existence. En ce sens, on peut concevoir que la répétition traumatique
peut revêtir une fonction d’amorce de guérison. Et cette fois, la répéti-
tion n’est plus entièrement passive, ni subie. Il appartiendra au sujet de
38 – se réapproprier l’événement au moyen du langage, de son langage, car le
thérapeute ne peut lui donner des mots et des symboles qui ne soient
pas les siens propres. Seul, le patient est dépositaire du secret de son
trauma, mais à son insu. Le thérapeute est là pour l’incitation à verbali-
ser et symboliser, et partant à procéder à la découverte de soi-même ; et
il est là aussi comme témoin des efforts du patient.
Mais, dans bien des cas, cette collusion intime, cette complicité,
n’est pas possible ; car elle butte sur un autre aspect de la répétition, qui
est la fixation morbide du patient à son trauma. Beaucoup de patients
ne souhaitent guérir qu’en apparence, ou en surface ; car, secrètement,
par-devers eux, ils sont fascinés par leur trauma et veulent le garder pour
eux. Ils ont la nostalgie de leur incursion aux enfers, proche du néant
des origines, dans l’univers mystérieux d’avant le langage. Ils n’adresse-
ront au thérapeute que des paroles de convention, mais ne lui feront
jamais part du plus intime de leur expérience, jalousement gardée
comme une secrète jouissance, relevant de l’instinct de mort freudien.
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

FENICHEL, O. (1945) : La théorie psychanalytique des névroses, trad. française, Paris,


Payot, 1953.
FERENCZI, S. (1921) : « Réflexions psychanalytiques sur les tics », in Œuvres complètes,
tome III, trad. française, Paris, éd. Payot, 1982.
- (1932) : « Réflexions sur le traumatisme », in Œuvres complètes, tome IV, trad. fran-
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FREUD, S./BREUER, J. (1895) : Études sur l’hystérie, précédées de « Communication
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FREUD, S. (1920) : Au-delà du principe du plaisir, trad. française Jankélévitch, Paris,
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JANET, P. (1889) : L’automatisme psychologique, Paris, éd. Alcan.
- (1898) : Névroses et idées fixes, Paris, éd. Alcan.
- (1919) : Les médications psychologiques, Paris, éd. Alcan.
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Torture et emprise temporelle


Enjeux cliniques et thérapeutiques
Philippe BESSOLES

PROBLÉMATIQUE GÉNÉRALE

Les pathologies traumatiques issues de torture soulignent l’extrême


difficulté d’appréhender un registre de souffrance toujours envahissant
et un référent nosologique souvent défaillant. La thérapeutique des
figures de la barbarie dépasse les méthodologies et les techniques
connues et ne cesse de questionner éthique et déontologie. Les repères
sémiologiques qui peuvent aider à la compréhension psychopatholo-
gique s’avèrent non opératoires, approximatifs et contradictoires.
Comme l’écrit F. Sironi (1999), « je ne suis pas la (le) même après avoir – 41
soigné des victimes de torture ».
Notre contribution à la compréhension des pathologies issues des
tortures a aussi pour objectif de soumettre à la communauté de
recherche une argumentation qui promeut la circonscription d’une
entité nosologique de « psychose traumatique ». Cette réflexion, certes
pas nouvelle (S. Ferenczi, 1937 ; B. Bettelheim, 1960 ; L. Bailly et coll.,
1989) ne semble toujours pas retenir l’attention des cliniciens malgré
une sémiologie insistante.
Rassembler un recueil de données conséquent qui réponde aux exi-
gences d’une étude systématisée et approfondie nous est, pour l’instant,
impossible. Notre contribution repose sur les composantes de torture
des tableaux cliniques généraux post-traumatiques tels que nous les
avons rencontrés lors de nos consultations en victimologie clinique
(Service de médecine légale, CHU Lapeyronie, Montpellier). L’acte de
torture n’était pas l’intention première de l’agresseur comme on peut
l’observer des tortionnaires dans des contextes socio-politiques où
l’aveu est systématiquement et intentionnellement recherché.
La torture, prise dans son sens étymologique de « tordre » est une
constante du psychotraumatisme victimaire. C’en est même le dénomi-
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nateur commun tant sur le plan de la reviviscence traumatique qui tord


la mémoire et le travail de deuil que celui des affects de douleur qui tord
l’expression émotionnelle et sensitive.

UNE CLINIQUE DE LA DOUBLE ALIÉNATION

Le double lien est l’enjeu princeps de la torture. Elle assigne d’abord,


dans son acte, au dévoilement (« parle, sinon on continue… ») et
ensuite au silence (« si tu parles, on recommence… »). Cette double
injonction paradoxale hypothèque toute projection temporelle de
remémoration et de catharsis qui est pris en otage. Un des écueils du
processus thérapeutique est de restaurer une altérité de confiance – tou-
jours mise à l’épreuve – afin de lever cette « hypothèque » porteuse des
stigmates de la terreur. Dans ces instants cliniques, la sensorialité, en
forme de « quantum d’affect », paralyse l’expression quels que soient les
pansements du langage. La pulsion scopique blanchit, au sens psychia-
trique du blanchiment des idées et de la pensée, tout espace somato-
psychique de représentabilité.
Plus qu’« ils ont vécu l’horreur… », nous nous sommes fait souvent
42 – la réflexion « ils ont vu… ». Ils ont vu les innommables et indicibles
figures de la barbarie (horror féminae, R. Gori, 1993 ; J. Kristéva, 1985)
à l’endroit même où, comme disait cette patiente victime de viol et tor-
ture, « j’ai été abandonnée par le langage… »
Cet abandon, toujours vécu comme une trahison, s’exprime dans le
regard. Ce regard si particulier aux victimes de torture semble, dans une
expression phénoménologique, « tenir et se perdre dans le vide ». Il tra-
duit le double lien propre aux pathologies traumatiques issues des tor-
tures. Il qualifie une sémiologie de l’effroi (commotion psychique, blan-
chiment des idées, état de panique, psychosomatoses, reviviscences
traumatiques diurnes et nocturnes, comportements contra-phobiques
etc.) La commotion psychique sidère les processus mentaux de repré-
sentation et génère une propension d’inscription des affects de douleur
au corps propre (gastrite, colopathies, aménorrhée, constipation, etc.)
Cet état perdure sans qu’on puisse, sur le plan nosologique le faire
émarger à l’entité psychopathologique de « névrose traumatique » (C.
Barrois, 1988). Nous avons souvent entendu la personne torturée se
plaindre « mais comment (vous) dire tout ça… c’est impossible ».
L’adhésivité traumatique est telle que les objets et les liens sont aggluti-
nés. La torture fige à la douleur. Elle minéralise.
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Cette agglutination génère une autre forme de double lien para-


doxal. La torture rend « complice » le bourreau et sa (la) victime. Le
passage du possessif « sa » au nominatif « la » est un moment décisif du
processus thérapeutique. Cette complicité n’est pas de nature socio-
judiciaire ou d’un supposé couple consentant sado-masochiste. Elle est
à lire dans l’étymologie du mot complice c’est-à-dire « avec le même
pli », la même empreinte. Ils ont vu ensemble. Est-ce alors ce même pli
qui conduit parfois au suicide l’agresseur sexuel quand il voit – c’est-à-
dire « conscientise » – la portée de son acte ?
Cette clinique de la double aliénation semble relever d’un lien agglu-
tiné au sens des « objets agglutinés » théorisés par J. Bléger (1981). Le
processus véhiculé par la torture instaure une relation d’assujettisse-
ment indélébile qui « défait » les liaisons autant identificatoires qu’iden-
titaires pour assigner la victime à une chose manipulable, donc « tor-
dable ». Cette entreprise de destruction identitaire est d’abord celle
d’une « fécalisation » de l’autre avec qui l’on joue dans le registre
sadique-anal avec la violence que l’on sait.
La seconde étape concerne l’estime de soi (nudité, négation de la
pudeur, sexualité pervertie…) et, plus généralement le narcissisme pri-
maire. Elle procède de la même « logique de dépersonnalisation » ou,
dans une référence aux travaux d’H. Searles (1974), de « rendre l’autre – 43
fou ». Elle vise le démantèlement des protections somato-psychiques
par la réitération de l’expérience de la douleur physique et psychique
(coups, brûlures, arrachements, pénétrations, entailles,…). Le but de la
torture n’est pas la mort. C’est de créer l’ultime souffrance, l’extrême
limite, la précarité « absolue » Elle instaure la terreur pour jouir de la
toute puissance face à l’autre réduit à un esclavage. Suspendre au tout
dernier moment la sentence, comme dans les parodies d’exécution,
illustre cette aliénation à une temporalité folle ou tout instant devient
torture.
En détruisant l’image du corps, en morcelant tout contenant psy-
chique, en réduisant la victime à une certaine animalité, la torture
déploie sa logique de « crime contre l’humanité ». Son but est d’effacer,
d’un point de vue anthropologique, le long processus d’hominisation et
d’humanisation propre à l’espèce humaine. Ainsi, l’éradication, le géno-
cide, la purification ethnique, le déplacement de population, l’injonc-
tion à l’exil sont des formes abouties de la torture. Ces formes accrédi-
tent l’idée de l’appartenance de la victime à une « sous-culture », à une
race de « sous-homme » ou à tous ces qualificatifs animaliers répu-
gnants de poux, vermine, ratons, cafards,… Cette réduction à des
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insectes nuisibles vise l’exclusion d’une supposée communauté d’élite


tel le mythe du « bon aryen et du sale juif ».Elle procède par dé-liaisons
d’abord distales (liens culturels, sociaux, cultuels,…) et ensuite proxi-
males (liens familiaux, affectifs, corporels,…).
Cet ensemble conduit à une clinique de la dépersonnalisation que
l’errance des torturés symptomatise tels les « chemins d’erre » des
enfants autistes (F. Deligny, 1983).En détruisant les liens de filiation et
d’affiliation, la torture coupe toutes racines d’historisation. Elle
condamne à perpétuité la seule mémoire de l’instant de l’effroi en annu-
lant le passé et interdisant l’avenir (J. Altounian, 1981). Elle induit la
terreur chez les survivants en faisant disparaître les corps des suppliciés.
Ainsi, « les folles de la place de mai en Argentine » étaient les mères des
disparus lors de la dictature en Argentine. Elles avaient la simple
« audace » de réclamer le corps de leur proche et pour cela elles tour-
naient en rond sur la dite place comme on peut le voir dans certain lieu
asilaire. Aucun travail de deuil ritualisé tels les rites funéraires n’est pos-
sible. La torture irradie au-delà de son acte barbare car il défait la
« trame basale temporelle » (J.-M. Vivès, 1993) sur laquelle s’érigent les
constructions identitaires et identificatoires.
44 –
TABLEAU CLINIQUE

Le tableau clinique peut s’organiser autour d’un triptyque sympto-


matologique majeur.

1) Une symptomatologie d’apparence dépressive


Si on observe une sémiologie de tristesse, d’aboulie, d’apragmatisme,
d’asthénie, de perte de l’élan vital,… propre au syndrome dépressif, les
symptômes ne semblent pas correspondre au tableau clinique des
dépressions secondaires réactionnelles ou des dépressions primaires aux
racines plus anciennes. Les angoisses ne sont pas de même nature que
celles observées dans un contexte névrotisé. La plainte et les inhibitions
apparaissent essentielles (P. Marty, 1983).
L’analyse différentielle syptomatique révèle une nature dévitalisée
des affects, une distanciation – parfois une froideur – dans l’expression
émotionnelle. Tout semble se passer, d’un point de vue économique,
comme si l’expression dépressive était synonyme d’engloutissement,
d’effondrement anaclitique ou de décompensation franche psycho-
tique. Ces variables s’apparentent, du moins cliniquement, du vécu de
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type agonique et abandonnique décrit par les cliniciens de la petite


enfance à propos des dépressions anaclitiques ou l’hospitalism (R. Spitz
1972, M. Soulé, 1983, G. Gueix, 1969). La « rétention » de la dépres-
sivité semble un compromis, certes insatisfaisant, mais opératoire face
aux craintes de l’effondrement (au sens winnicottien de « fear of
breakdown », D.W. Winnicott, 1972). Ce n’est qu’une fois, dans le
processus thérapeutique, les altérités de confiance testées et recon-
nues et le contenant psychique reconstitué que le patient exprime ses
angoisses paroxystiques d’anéantissement, de morcellement, d’émiet-
tement, d’explosion…

2) Une symptomatologie d’expression somatoforme


En éliminant d’emblée l’aspect hystérogène des symptômes, l’ex-
pression somatoforme révèle une altération durable de l’image du corps
qui dépasse les séquelles traumatiques et leurs traductions psychiques.
Les troubles traduisent une atteinte des assises narcissiques de la per-
sonnalité, de l’étayage et de l’estime de soi. Les enjeux psychiques se
référent au narcissisme primaire (« holding », « handling », D. W.
Winnicott, 1972), au « Moi-peau » et « signifiants formels » (D.
Anzieu, 1987) et soulignent l’importance du démantèlement des conte- – 45
nants psychiques, des limites du dedans/dehors, d’éléments pathogènes
encryptés (N. Abraham, M.Torok, 1972). L’aspect diffus des douleurs,
sans fixations proto-représentatives insiste sur la dominante de déliai-
son du tableau clinique. L’aspect « primaire » de l’expression somato-
forme comme le rictus de dégoût à l’évocation de l’odeur de l’agres-
seur, l’haleine du bourreau, les effluves de la peur, le son de la voix du
tortionnaire (comme dans le film de Roman Polanski, La jeune fille et
la mort) atteste de l’atteinte des enveloppements psychiques primaires
que l’on retrouve dans les pathologies soit d’états limites soit de psy-
choses avérées.

3) Une symptomatologie d’allure psychotique


Qu’ils soient transitoires ou installés, les signes cliniques du psycho-
traumatisme issus de la torture emprunte à la sémiologie générique des
psychoses tout ou partie de sa symptomatologie. La difficulté reste à ce
jour de pouvoir qualifier cette psychopathologie post-traumatique en
logique structurelle ou en logique d’économie psychique (« moment de
psychose », É. Baccino, P. Bessoles, 2003). Tout semble indiquer (à la
réserve d’études complémentaires approfondies) que toute victime de
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torture présente des « altérations » durables du processus identitaire


non imputables à une sémiologie de névrose traumatique (L. Crocq,
2001, C. Barrois, 1988).
Nous avons montré (É. Baccino, P. Bessoles, 2002) que la durée
d’exposition à une situation traumatique – et a fortiori barbare –
comme dans les prises d’otage (J.-P. Kaufmann, inédit, non publié), les
enlèvements et séquestrations (B. Fleutiaux, 2001) entraîne des troubles
durables et irréversibles de la personnalité. Ainsi, B. Bettelheim (1983,
cité par J. Audet et J.-F., Katz, 1999), dans une étude sur les rares resca-
pés de l’holocauste indique que tous présentaient une symptomatologie
dépressive (majeure dans 70 % des cas) et que 15 % des troubles typi-
quement paranoïaques.
Nous avons pu observer, de façon empirique, sur environ douze
patients (sur un effectif de 632 consultations de victimologie clinique –
Service de médecine légale, CHU Lapeyronie, Montpellier, 1997-
2002) des hallucinations transitoires essentiellement cénesthésiques,
mais aussi visuelles et auditives, des syndromes d’influence de type vol
ou devinement de la pensée, des sentiments constants de persécution.
Ces douze patients avaient tous subi des tortures.
Les persécutions observées ne peuvent répondre à la qualification
46 – strictement psychiatrique de « délire de persécution » (systématisés ou
pas). Ces moments délirants se présentent le plus souvent sous forme de
plages plus ou moins envahissantes. La corrélation entre l’intensité, la
forme et la durée de l’exposition à la torture et ces plages « délirantes »
apparaît significative même si notre effectif de référence ne nous permet
pas, pour l’instant, de l’analyser plus précisément. Par exemple, le senti-
ment de persécution était plus envahissant (et adhésif ) pour une
patiente torturée par son ex-compagnon toxicomane (viols répétés, ten-
tative de défenestration, ligotage dans la baignoire…) que pour une
autre patiente séquestrée pendant quelques heures le temps qu’elle
« avoue » le code de l’alarme de son atelier de bijouterie (coups, menace
de viol, menaces sur les enfants rentrant de l’école,…)
Le sentiment de persécution s’accompagne souvent d’une obnubila-
tion de la conscience (peur des représailles, en particulier) qui, après
une phase d’allure phobique, génère des positions de retrait de type
catatonique voire stuporeux.
On observe aussi des acmées de violence qui évoquent des raptus
anxieux allo ou auto centrés. Ces acmées peuvent précipiter la victime
dans des comportements auto-vulnérants (alcoolisme majeur ou tenta-
tive d’autolyse par exemple).
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Paradoxalement, tout semble se passer comme si le bourreau confiait


à sa victime le soin de poursuivre sa démarche d’anéantissement. Ce
paradoxe n’apparaît pas relever d’une identification à l’agresseur ou l’is-
sue d’une culpabilité inconsciente. La gestion de la sensorialité semble
au centre de cette dynamique mortifère. Deux aspects peuvent aider à
une compréhension provisoire du mécanisme :
La torture exacerbe le sensoriel par la souffrance qu’elle génère et la
limite de résistance qu’elle expérimente. L’aveu vient à l’endroit même
d’un seuil qualifiant une saturation des sens et non pas du psychisme.
Les victimes l’indiquent après-coup sous la forme de « mon corps a
lâché prise », « j’ai dû sauver ma peau », « le mental pouvait encore
tenir… mais mon corps m’a trahi… j’avais trop mal… »
Le second aspect est à l’opposé. La privation totale de sensorialité
(« mise au silence », « mise au secret », « agresseurs cagoulés ») produit
des effets dévitalisants. Lors de séquestration ou de prise d’otage où le
silence est exigé sous la menace, les bruits familiers, y compris les plus
élémentaires du quotidien sont systématiquement recherchés (« pour
pouvoir exister… »).
Entre ces deux situations antithétiques et paroxystiques
(bruit/silence, coup/réconfort, privation/saturation …), la personne
torturée est tentée de se « dissoudre » dans un recours à l’acte définitif – 47
comme solution au total désordre psychosensoriel qui est le sien.

REVUE DE LA QUESTION

La recherche bibliographique conduit à faire le constat d’une quasi


inexistence de travaux scientifiques concernant les pathologies issues
des tortures. Plus exactement, comme le soulignent J.-F. Labarthe et N.
Lery dès 1984, et aujourd’hui F. Sironi (1999), l’essentiel est constitué
d’études historiques, sociales, politiques, de témoignages de
militants …
Les recherches cliniques, indépendamment des référentiels théo-
riques, sont à quelques exceptions près, absents. Cette viduité de
recherches fondamentales et appliquées a des effets pervers quant à la
validité des prises en charge des patients, l’efficacité du processus théra-
peutique comme ses méthodologies et ses techniques. Nous avons sou-
ligné (P. Bessoles, 2003) combien le modèle psycho-dynamique révélait
des approximations notamment sur la prise en compte du réel de
l’agression, l’inadéquation thérapeutique de la « bienveillante neutra-
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lité » ou l’inappropriation d’une sémiologie relative à l’angoisse de


mort. D’une façon générale, les pathologies traumatiques insistent sur
la nécessaire prise en compte du lien inter-subjectif, des mécanismes de
dégagement (et non de défense), de la « forclusion de l’imaginaire », du
réel de la quantité et qualité du processus de victimisation,… Nous
développerons chacun de ces points dans l’argumentaire ci après.
On peut repérer deux grands courants de pensée ayant trait à la vic-
timologie concernant la torture.

1) Le courant « post conflit armé »


Il rassemble les travaux essentiellement descriptifs sur les combat-
tants présentant des troubles divers post-traumatiques. La torture a été
pratiquée dans un contexte de guerre. Les travaux de B. W. Sigg (1989)
ou ceux de A. Orr (1990) font suite aux séquelles des protagonistes de
la guerre d’Algérie. Ils prolongent des recherches plus anciennes comme
celles d’H. Strassman (et coll. 1956) sur le traumatisme des soldats lors
de leur retour de la guerre de Corée ou de C. Raymond et C. Spaulding
(1972). Aujourd’hui, F. Lebigot et L. Crocq, et d’une façon générale les
cliniciens attachés au courant de réflexion « de la nouvelle école du
48 – Val de Grâce » prolongent cette approche (L. Crocq 1994, 1998, 2000,
2003).

2) Le courant « socio-politique »
Le référentiel est celui des systèmes politiques dictatoriaux et totali-
taires. La répression sous toutes ces formes utilise toutes les techniques
de torture. La bibliographie est, dans ce cadre précis, abondante. Elle
est souvent relayée par des organisations internationales ou des ONG
(organisations non gouvernementales). Par exemple, la commission
médicale d’Amnesty International publie régulièrement ses travaux sur
la torture à travers le monde.
S’il existe des publications concernant les approches cognitivo-com-
portementales de la torture (J.-P. Desportes, 1974, E. Staub, 1976, B.
A. Van der Kohl et coll., 1991), les approches psycho-dynamiques
butent toujours sur la causalité psychique du traumatisme et le statut
du fantasme. Comme le souligne F. Sironi (1999, p. 225), il semblerait
impossible de penser une relation directe entre une pathologie trauma-
tique et sa cause objective. En 1982, F. Allodi et G. Cowgill ont argu-
menté un « syndrome de torture » spécifique qui ne se réfère pas aux
catégorisations du DSM (version III en 1982). Dans une étude récente
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(E. Baccino, P. Bessoles, 2001), nous avons montré – même s’il s’agit
d’une étude préliminaire – des corrélations significatives entre la nature
du traumatisme (notamment les contraintes d’humiliation et de viols
répétés) sur la gravité psychopathologique du tableau clinique.

HYPOTHÈSE CLINIQUE

De ce contexte, et dans une référence d’une approche psycho-


dynamique de la clinique de la torture, nous proposons l’hypothèse
suivante :
La torture procède d’une entreprise délibérée de destruction des liens
somato-psychiques à des fins de dépersonnalisation.

ARGUMENTS

La visée destructrice des liens psychiques de la victime est l’argument


majeur de notre contribution à une conception de « psychose trauma-
tique ».
– 49
1) Destruction des liens psychiques
Le démantèlement des enveloppements psychiques primaires (D.
Anzieu, 1987) tend à la destructivité de « l’appareil à penser les pen-
sées » ( W. R. Bion, 1962, 1963, 1967, 1982). La terreur consiste à
réduire la pensée à un fonctionnement opératoire où seul l’instinct de
survie prévaut (la faim, la soif, le sommeil). La centration de la victime
sur le seul registre auto-conservatoire annihile dignité, respect, solida-
rité pouvant la conduire à sa propre humiliation. Le témoignage de B.
Fleutiaux (2000), otage en Tchétchénie, est hélas exemplaire de cette
destruction et ces effets d’après coup (autolyse).

2) Destruction des liens familiaux


L’œuvre d’anéantissement de l’acte de torture consiste aussi à
défaire les liens institutionnels de la famille, de la société civile, des us
et coutumes … Le procédé, comme le génocide Rwandais l’atteste,
tend à éradiquer les structures d’autorité (par l’injonction faite aux
élèves d’assassiner leurs enseignants), les repères de filiation (violer un
parent proche en présence de la famille). Le but est de détruire défini-
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tivement l’idée même de « réconciliation », fût-ce dans un temps loin-


tain. Le processus de transmission et d’ancestralisation est « forclos »
dès lors où, s’il se mettait en œuvre, il ne pourrait que transmettre les
figures de l’horreur.

3) Destruction des liens culturels et cultuels


La confiscation des rites et des coutumes, bien plus que celle des
biens matériels ; l’interdiction de pratiquer sa langue maternelle, l’éli-
mination des lieux de culte et de culture, l’éradication des traditions ;
brûler les livres….visent à exterminer l’histoire et par là même les res-
sources de civilisation propre à sa culture. Effacer l’histoire, dont l’acte
majeur est la profanation des tombes, contribue à générer la folie du
temps. Il s’agit d’éliminer le passé, d’en interdire l’accès, d’en supprimer
les traces et les lieux de souvenance, de rayer ainsi toutes origines et
sources d’originisation.

4) Destruction du lien social


La destruction du tissu social participe à cette « politique
50 –
psychique » de la terre brûlée à commencer par la déportation ou le
déplacement de population (Kossovo, Kurdistan, Cambodge,
Rwanda,…). La perte des repères géographiques contribue à cette
« démolition » des étayages premiers d’expérience psychomotrice et sen-
sorielle, des repères initiaux externes progressivement intériorisés et sur-
tout la perte de la terre natale comme lieu sacré. La nostalgie dépressive
et mélancolique des victimes torturées assignées à l’exil montre com-
bien le lieu géographique est une métonymie du lieu psychique. La
topologie (géographie) fait fonction de topographie (psychique), de
contenant et de signifiant ; il sert d’étayage aux images mentales et de
promotion aux représentations mentales.

5) Destruction des liens affectifs


La torture instaure une culture singulière qui est celle de la douleur.
Cette singularité cultive une sorte de « robotisation » face à l’émotion-
nel et à l’affect en général. Le sensoriel met en danger. Le risque, notam-
ment suicidaire, surgit dans l’après-coup avec le retour de la vie des
affects et le travail de la pensée. La torture est telle une « bombe à retar-
dement » qui agit sournoisement quand un début de confiance ré-appa-
raît. Le survivant, au-delà de ses reproches et culpabilité, peut ne plus
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supporter le poids de son propre témoignage. La phase thérapeutique la


plus sensible survient quand la contention de l’émotion – nécessaire-
ment efficace pendant la torture – s’exprime dans un contenant psy-
chique encore très fragile. L’équilibre à trouver reste très aléatoire (le
seuil de déséquilibre apparaît subjectif et circonstanciel). Les débor-
dements sensoriels peuvent surgir à tout moment, sans prodromes à
l’image des bouffées délirantes aiguës avec des risques suicidaires
importants.

6) Destruction des liens corporels


Les lieux du corps et ses souffrances ne sont pas seulement à lire au
strict plan somatique mais aussi en référentiel psychique c’est-à-dire
représentationnels d’image du corps, de somatotopies, de dysmorpho-
phobies … La réduction des fonctions corporelles à leurs expressions les
plus biologiques s’accompagne d’une atteinte à la dignité humaine
(déféquer en présence d’autrui, boire son urine, obliger un homme à
s’habiller en femme et le considérer comme tel…). Les actes les plus élé-
mentaires de la civilisation sont pervertis dans l’intention d’éradiquer
toute pensée humanisante et de saturer l’esprit de scenarii obscènes et
dégradants impensables et incommunicables. – 51
Les mutilations des cadavres des suppliciés, parfois « recomposés »
avec des parties animales, contribue à cette assignation au silence du
langage tant l’image de l’horreur irradie tout espace de mentalisation.

7) Destruction des liens de pensées


Créer la terreur des pensées et la terreur du penser contribue à
l’anéantissement du sujet victime de torture. Le double lien réside
dans ce que l’effroi tient lieu de penser et le fait de penser produit de
l’effroi. La torture génère du « trop d’objet ». Cet excès rend impos-
sible, de par la saturation qu’il génère, toute médiatisation ou mise à
distance nécessaire à une « assimilation » (W. R. Bion, 1982) par la
psyché.
Nous pouvons récapituler l’ensemble de cette argumentation en
trois grandes classes psychopathologiques dont le rapport au temps est
le dénominateur commun.
La personne victime de torture tend à « chroniciser » les revivis-
cences traumatiques. Dans une acception phénoménologique, on
observe une temporalité « circulaire » qui déréalise les repères de l’avant,
maintenant et après. La torture produit un temps « agglutiné » du pré-
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sent de l’effroi qui n’a de cesse de se perpétuer. Cette véritable aliénation


temporelle traduit une suspension des rythmes biologiques du corps.
Les victimes présentent fréquemment de graves perturbations de l’alter-
nance veille/sommeil, des troubles alimentaires, du transit intestinal et
d’une façon plus générale des « psychosomatoses » (C. Balier, 1999) très
invalidantes.
La visée d’effacer l’histoire et œuvrer à l’anéantissement de la victime
s’accompagne d’une logique systématisée de couper et détruire toutes
racines : familiales, culturelles, sociales… L’objectif de la torture est
d’assigner à la solitude et à l’abandon (au sens anaclitique) et d’y main-
tenir la personne du fait de l’incommunicabilité de sa rencontre avec
l’horreur. Le génocide, l’épuration ethnique, le déplacement de popula-
tion mais aussi la marginalisation (pogrom, ghetto,…) double l’errance
d’un exil intérieur dans des formes sévères de mélancolie, neurasthénie,
perte du sens du réel et retrait progressif et insidieux soit de type pho-
bique mais aussi de type catatonique. On a également observé ce phé-
nomène au États-Unis dans des variantes du « Post-Vietnam syndrom ».
Créer une destinée pathologique au travers d’une transmission géné-
rationnelle et trans-générationnelle de la torture consiste à léguer à la
génération suivante une douleur sans nom qui diffuse telle une desti-
52 – née. Cet aspect psychopathologique complexe qui touche les enfants
des victimes de torture semble relever d’effets d’encryptage (M. Torok,
N. Abraham, 1972). Il appelle des travaux approfondis tant pour les
enfants des victimes que des bourreaux.

CONCLUSION

La clinique de la torture et des traumatismes qu’elle génère est para-


digmatique des liens à la fois sémiologiques et psychopathologiques
avec la psychose. Nous ne pensons pas que la description du trauma-
tisme intentionnel et l’attribution de sens suffisent à saisir l’enjeu de la
destruction à l’œuvre dans la torture. De même, nous ne sommes pas
sûrs que les symptômes soient les « signes de l’influence intériorisée du
tortionnaire et la lutte du patient contre ce tortionnaire » (F. Sironi,
2001). Il nous semble que les référentiels d’intériorisation – voire d’in-
trojection – ne sont pas suffisamment heuristiques pour rendre compte,
sur le plan clinique, non seulement de l’impensable des actes de torture
mais de l’impensé. Cet impensé correspond à l’idée de psychose – fût-
elle passagère, provisoire ou expérimentale – au sens où imaginaire et
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réel sont fusionnés comme dans une adhésivité délirante de type hallu-
cinatoire. Le modèle qui peut nous servir est sûrement celui de la satis-
faction hallucinatoire dans lequel le tortionnaire exerce sa toute puis-
sance y compris avec le corps de l’autre qu’il « cannibalise ». À ce
moment-là, il s’agit de s’extraire de la pulsion d’emprise du tortion-
naire, de créer un espace intermédiaire (au sens winnicottien de l’espace
transitionnel) avec les scènes de torture et de se dégager de l’ensemble
des traces (pictogrammes de rejet, P. Aulagnier, 1985) impossible à scé-
nariser. C’est ce que disent d’ailleurs les victimes dans leur émoi ou rap-
tus parfois violent comme « cette horreur me colle à la peau », « je n’en
finirai jamais », « j’ai peur de le voir au coin de la rue… il m’empêche
toujours de vivre ».
L’enjeu thérapeutique consiste d’abord à séparer les espaces aggluti-
nés entre victime et tortionnaire. Le thérapeute doit s’engager dans une
« bienveillante attention » (P. Bessoles, 2003) qui promeut les expres-
sions tonico-émotionnelles et la reconstitution des enveloppements
psychiques primaires. Si l’objectif demeure l’obtention du statut d’ex-
tra-territoralité de l’horreur pour pouvoir être pensée, la séparation des
espaces victime/tortionnaire est un préalable pour que, autant pour
l’un que pour l’autre, un lieu psychique puisse accueillir les pensées. Le
thérapeute tient lieu, dans un premier temps « d’appareil à penser les – 53
pensées » (W. R. Bion, 1962) au sein duquel pourront s’exprimer, sans
crainte de représailles, les figures de l’horreur et la violence qu’elle
engendre. La reconstitution des enveloppements psychiques primaires
(signifiant formel, D.Anzieu 1987 ; signifiant de démarcation,
G.Rosolato 1985) permet cette attribution première de ce qui appar-
tient à l’un et à l’autre. Elle ouvre des espaces psychiques privés.
« Privatiser » la pensée renoue enfin avec une temporalité propre, c’est-
à-dire à soi et non assujettie au bon vouloir du tortionnaire. Elle augure
alors du temps d’avant la torture au travers de la reconstruction anam-
nestique et ouvre ainsi des projections temporelles non pathogènes de
sens et de sensibilité.
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La répétition traumatique chez l’enfant


Gérard POUSSIN

Les peurs de l’enfant sont bien différentes de celles de l’adulte.


Lorsque l’enfant frémit à l’idée du grand méchant loup qui s’approche
de la cabane des trois petits cochons, l’adulte sourit devant cette tendre
naïveté. En revanche c’est la mère qui panique quand son fils de trois
ans s’amuse avec la prise électrique !
L’observation clinique me laisse penser qu’il en va de même en
matière de traumatisme. Je me souviens d’adultes qui revivent dans des
rêves ou dans des souvenirs incessants des épisodes tragiques de leur
existence, dont les yeux s’emplissent de terreur à la seule évocation du – 55
souvenir traumatique. Je ne me souviens pas de telles manifestations
chez les enfants que j’ai eus à connaître ou à traiter, dont l’histoire
contenait pourtant des passages douloureux et que l’on pouvait quali-
fier de traumatiques.
Certes je ne travaille pas avec des enfants qui reviennent de Bosnie
ou du Rwanda et qui ont vécu des situations de guerre ou des catas-
trophes mutilantes. Néanmoins j’ai eu l’occasion de rencontrer des
enfants victimes d’abus sexuels, de maltraitance ou de situations de
séparations parentales particulièrement difficiles. Ai-je le droit de quali-
fier ces expériences de « traumatiques » ?
Prenons le cas de Sergio. Il est l’aîné de trois enfants. Il a onze ans et voit son père frap-
per sa mère depuis de nombreuses années. Sa mère a été hospitalisée plusieurs fois et a
tenté à sept reprises de partir avec ses enfants, mais elle est revenue, cédant aux
menaces du père. Sergio est un élève brillant, mais quand il passe en sixième le père
s’intéresse de plus près à ses études. Il estime que Sergio peut avoir de meilleures notes.
Un 14 ne suffit pas, il peut parfaitement obtenir un 16 en travaillant mieux. Mais
quand il obtient un 16 cela ne suffit toujours pas, il peut parfaitement obtenir un 18
en travaillant mieux. Son père ne l’avait jamais touché, mais cette fois c’est son tour : il
doit se montrer digne de ce père exemplaire qui le châtie avec bonne conscience. Pour
la mère c’en est trop. Elle s’enfuit du domicile conjugal et décide cette fois d’aller dans
un foyer pour femmes battues où le père ne pourra plus venir la menacer. Néanmoins
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le père connaît ses droits. Il sait que le juge ne peut lui refuser de voir ses enfants. Il
obtient donc un droit de visite, dans un lieu protégé. Là, il ne tarde pas à déjouer la
surveillance des professionnels du lieu en question et s’isole avec ses enfants. Juste
avant le droit de visite suivant Sergio fugue du foyer où il réside avec sa mère pour
échapper à la rencontre programmée. Il est finalement retrouvé et amené auprès de
son père. Celui-ci refuse alors de se plier aux demandes des professionnels et s’isole à
nouveau dans une pièce avec ses enfants. Sergio expliquera ensuite que son père le sus-
pendait par les oreilles pour le punir. Quand il part du lieu, il ne dit rien aux
accueillants en présence de son père, mais arrivé au foyer il entre dans une grande
colère, hurlant et détruisant les objets autour de lui. La mère appelle le lieu chargé de
la surveillance du droit de visite et fait entendre les cris de l’enfant. Les professionnels
comprennent alors que Sergio est tellement terrorisé qu’il ne peut rien dire dans un
lieu où la présence de son père est encore palpable. Il ne se libère qu’à l’arrivée dans le
foyer de sa mère. Le juge alerté suspend le droit de visite le temps d’une enquête
sociale. L’enquêtrice, sans doute terrorisée elle aussi par le père, délivre un rapport ras-
surant qui conduit le juge à ordonner la reprise des visites en lieu protégé pour deux
fois puis, si le lieu ne rapporte aucun incident majeur, à un droit de visite sans contrôle
pour le père, à condition que l’échange des enfants se fasse par l’intermédiaire du lieu
habituel. Pendant ces deux premiers droits de visites il ne se passe rien et le père ne
s’oppose plus du tout à la surveillance des professionnels. Sergio confie à un
accueillant qu’il est très angoissé à l’idée d’aller chez son père pour le prochain droit de
visite, même s’il doit passer par le lieu protégé. Arrive donc le jour où Sergio doit par-
tir chez son père. Cette fois il refuse de quitter le lieu. Le père entre alors dans une vio-
56 – lente colère, tente de frapper l’enfant, le menace et menace les professionnels qui ten-
tent de s’interposer. La police est appelée pour mettre fin à cette algarade. Quelque
temps plus tard Sergio sera interné pendant deux mois en psychiatrie pour une grave
dépression.
Quels troubles présentait-il à son entrée à l’hôpital ?
– absence de sommeil quasi totale : Sergio est en permanence sur ses
gardes, il ne peut pas s’endormir et est proche de l’épuisement ;
– surveillance incessante de sa mère qu’il soupçonne de persécution à
son encontre ;
– attitude très ambiguë vis-à-vis de cette mère, laissant sous entendre
le souhait d’avoir des relations sexuelles avec elle.
On constate qu’il n’y a pas « un » événement, mais plusieurs événe-
ments successifs. Sergio subit à mon avis plusieurs traumatismes. Il per-
çoit tout d’abord la détresse maternelle qui est pour lui quelque chose
de très déstabilisant. Il devient ensuite lui-même une victime du père et
n’a donc plus aucun répit : sa mère lui semble désarmée, incapable de le
protéger, et son père le terrorise. Il n’a plus aucune confiance dans
l’adulte comme le montre sa réaction vis-à-vis des accueillants du lieu
protégé. C’est un état d’impuissance et de détresse absolue qui annihile
toute velléité de résistance de sa part. Du côté des réactions post trau-
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matiques on observe des troubles assez particuliers. L’état d’hypervigi-


lance conduit à une perte du sommeil que l’on peut retrouver aussi
dans certains états post traumatiques chez l’adulte. Mais à la place des
symptômes de reviviscence on trouve des réactions apparemment
étranges : un développement de troubles quasi paranoïaques ainsi qu’un
désir incestueux à l’encontre de sa mère. L’hypothèse d’un mécanisme
d’identification à l’agresseur est très vraisemblable. Mais il ne suffit pas
à expliquer les manœuvres incestueuses. C’est ici que nous pouvons
évoquer justement une forme très particulière de répétition. Sergio,
malgré sa terreur, semble avoir ressenti en même temps une excitation
trouble qu’il tend à reproduire. Tout se passe comme si la recherche de
cette excitation lui permettait de se rassurer sur ses capacités à survivre
aux images traumatiques et à en tolérer la surcharge affective. J’ai connu
un autre petit garçon qui avait accusé son père de l’avoir violé pendant
un droit de visite. Les enquêtes faites n’ont jamais pu établir la vérité.
Toujours est-il qu’arrivé à l’adolescence l’enfant a fugué de chez sa mère
et s’est livré à la prostitution homosexuelle. Que les faits aient eu lieu
comme il le prétendait ou non n’est pas ce qui importe à mes yeux :
quelque chose s’est passé, comme pour Sergio, entre lui et son père,
quelque chose de l’ordre du traumatisme, quelque chose auquel l’enfant
a voulu échapper par tous les moyens qu’il avait à sa disposition. C’est – 57
tout de même curieux qu’à la suite de cela l’enfant développe des inté-
rêts sexuels à la fois précoces dans leur réalisation et que l’on pourrait
qualifier de « pervers » dans leur visée, au sens d’un choix d’objet aber-
rant et dégradant. Ce mécanisme étrange est pourtant connu depuis
déjà pas mal d’années. À la sortie de la dernière guerre en effet, un psy-
chiatre qui a été à l’origine du développement de la psychiatrie de l’en-
fant, Georges Heuyer, dans un article paru dans La Sauvegarde en 1948,
expliquait que de nombreuses petites filles témoins « des horreurs de la
guerre », comme on disait alors, sombraient dans la prostitution. Il
s’agissait de filles puisque la prostitution homosexuelle masculine
n’existait pas encore (du moins le croyait-on) et Georges Heuyer imagi-
nait que les garçons eux se contentaient de devenir délinquants. Ces
positions de Georges Heuyer ont été mises sur le compte de l’attitude
répressive des adultes de cette époque que nous considérons volontiers
comme de vieux réactionnaires sans âme. Mais il me semble qu’il y avait
déjà là un début d’observation de ce phénomène que l’on devrait
davantage interpréter comme un mode de réaction post traumatique
que comme un simple dévergondage lié à la maturation trop précoce de
ces enfants dans des situations difficiles. La déviance sexuelle de ces
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enfants ne pourrait-elle pas être un mode d’élaboration d’excitations


insoutenables vécues dans la relation avec un adulte pervers ? J’ajoute
qu’il n’est peut être pas indifférent que cet adulte soit, dans les deux cas
que je viens de citer, le père de l’enfant. Le fait que le porteur de la fonc-
tion paternelle en dévie totalement la nature, au point d’en faire une
caricature sinistre, pourrait aussi faire éclater les cadres de la conte-
nance psychique interne. D’où les réactions paranoïaques ou psychopa-
thiques qui dénoncent chacune à leur manière la faillite des contenants
de pensée à l’intérieur desquels aurait pu se développer une conception
acceptable de l’univers social.
Existerait-il un moyen d’échapper à ce désordre post-traumatique
qui a toutes les apparences d’une répétition pathologique ? Pour tenter
de répondre à cette question je ferai référence à une autre situation
dont j’ai été le témoin. Je l’ai choisie pour sa proximité avec les cas pré-
cédents. L’agresseur était en effet le beau-père de l’enfant, mais il ne m’a
pas été présenté comme tel au départ. Cet enfant, que j’appellerai John,
me rencontre alors qu’il a une dizaine d’années, en raison d’une opposi-
tion farouche à son beau-père. La maman reconnaît que ce dernier n’y
met pas du sien et rejette assez clairement l’enfant. Elle pense que les
choses se sont mal passées entre eux au départ et qu’il est difficile à pré-
58 – sent de revenir en arrière pour l’un comme pour l’autre. Elle est surtout
inquiète par les symptômes que John développe actuellement. Outre
des résultats scolaires plutôt décevants il ne cesse de se mettre en contra-
diction avec les règles posées par les adultes : il ment, cache ses mau-
vaises notes et joue à des jeux dangereux et interdits comme par
exemple jeter des cailloux sur les voitures du haut d’un pont autorou-
tier. Jusqu’où ira-t-il ? Toutes ces attitudes sont extrêmement surpre-
nantes car John est par ailleurs un très gentil garçon, cherchant à faire
plaisir à l’adulte et n’ayant que de brefs moments de révolte. Je le verrai
pendant un an et demi. Pendant cette période il me présente diffé-
rentes situations tant imaginaires que réelles, dans lesquelles il manifeste
d’assez bonnes capacités à réagir à l’adversité. Il propose volontiers des
situations punitives lorsqu’il n’est pas directement concerné par la ques-
tion. Il cherche activement les moyens de faire partir son beau-père de
la maison et après de multiples tentatives il y parvient, mais il reste
convaincu que celui-ci finira par revenir car il a conscience que sa mère
ne peut rester seule. Après deux mois de travail il évoque une agression
qu’il aurait subie, mais il ne s’appesantit pas trop dessus et je n’insiste
pas. Il parle aussi d’un souvenir de honte en classe de CP, où le maître
lui avait baissé son pantalon devant tout le monde. Il finit par aborder
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la question des mensonges, qu’il reconnaît. Il explique cela par sa


crainte de se faire disputer par ses parents. Il admet que cela ne le mène
à rien, mais il ne peut s’en empêcher dans la mesure où il n’a pas d’autre
solution. La solution serait sans doute de travailler davantage, mais il se
déclare « trop paresseux » pour cela. Allant encore plus loin dans les
confidences il me décrit les manœuvres qu’il a utilisées pour tenter de
faire se séparer sa mère et son beau-père. Il pense que son beau-père s’en
est aperçu et que c’est pour cela qu’actuellement il le déteste tant. Entre
son beau-père et lui, me dit-il, c’est la haine. Mais une haine véritable
qu’il me décrit par le menu avec toutes les humiliations qu’il doit subir,
toutes ses révoltes et ses désirs de meurtre. Je comprends alors que les
choses sont allées très loin… John commence à me parler des coups
qu’il reçoit, lorsque je suis appelé par l’assistante sociale de son collège
qui a été mise au courant par l’enfant du suivi psychothérapeutique.
Elle m’apprend alors que John a accusé son beau-père devant elle pour
des sévices et de la maltraitance. John a eu peur que le Principal de son
collège ne parle à sa famille d’une faute qu’il avait commise. Pour éviter
cela, il lui a révélé qu’il risquait d’être à nouveau maltraité par son beau-
père, ce qui a déclenché une enquête interne. Les accusations sont pré-
cises et corroborées sur le plan médical par une séquelle traumatique
(au plan physique s’entend). À la séance suivante je lui relate l’appel de – 59
l’assistante sociale et je lui demande pourquoi il ne m’avait pas parlé
plus tôt de cette affaire. Il me répond qu’il m’en avait parlé, mais qu’il
ne m’avait pas donné tous les détails qui ont conduit à l’enquête. Je
n’avais donc pas entendu la plainte au niveau où elle était déposée. Je
reçois la mère qui reste incrédule face à ces révélations, mais qui en est
profondément bouleversée. Peu de temps après John souhaite inter-
rompre nos rencontres. Je serai contacté plus tard par la gendarmerie
pour déposer sur les confidences que j’avais reçues de la part de l’enfant.
Le procès conclura à la culpabilité du beau-père qui avouera les faits et
sera condamné à une peine de prison. John demande à me revoir deux
ans plus tard, juste après le procès. Il a beaucoup changé. Il a un nou-
veau beau-père avec lequel il s’entend très bien, même mieux qu’avec sa
mère me dit-il. Il a des préoccupations d’adolescents, mais il développe
des petits troubles à forme de reviviscence : cauchemars, difficultés de
concentration. Après trois mois de prise en charge il disparaît à nou-
veau. Il faut dire qu’il habite très loin de mon lieu d’exercice et que l’or-
ganisation des entretiens est assez acrobatique.
Il m’est difficile de prétendre à présent que John « va bien » puisque
je ne l’ai pas revu depuis un assez long temps. Néanmoins son évolution
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n’a rien à voir avec celle des deux enfants précédents et ses séquelles psy-
chiques post traumatiques sont sans commune mesure avec ce que nous
avons observé chez Sergio par exemple. Pourtant nous retrouvons chez
lui la même tendance à des manifestations antisociales, à la différence
près qu’il n’existe pas de déviance sexuelle qui les accompagne. John dis-
pose d’un interlocuteur extérieur à la famille pendant le temps où se
déroulent les événements qui seront à l’origine du traumatisme, ce qui
n’était pas le cas des deux autres sujets présentés. Il va très progressive-
ment s’approcher du problème central, ce qui lui permettra de l’aborder
en ayant dépassé toutes les craintes qui s’attachent à cette révélation.
Contrairement aux autres, le traumatisme est en cours d’élaboration
avant même qu’il ne soit révélé. Les symptômes sont davantage des
symptômes d’alerte que des symptômes post traumatiques, sauf après le
procès où nous avons même une clinique de la répétition traumatique
beaucoup plus proche de ce que l’on rencontre habituellement dans ce
genre de situation. Mais là encore ces troubles sont légers et John est
davantage préoccupé par des problématiques de l’adolescence (le rap-
port avec les filles, la consommation du tabac, etc.). Tout au long des
entretiens que j’ai eu avec lui il n’a cessé de travailler sur la place de la
fonction paternelle. Sans doute vous doutez-vous que John a également
60 – un père ! Ce dernier ne s’est guère occupé de lui et a fuit son rôle pater-
nel sous divers prétextes. John s’est longuement interrogé sur l’opportu-
nité de faire tout de même appel à ce père dans les difficultés avec son
beau-père, et il a finalement décidé d’y renoncer, considérant qu’il
n’avait rien à en attendre. C’est en fait l’absence d’un représentant de la
fonction paternelle qui a été au cœur du travail d’élaboration dans
lequel je l’ai accompagné, et c’est ce travail qui lui a permis de faire face
au traumatisme qu’il a subi. Au moment où cette absence a pu être pen-
sée par John il a trouvé la force de révéler le traumatisme et de faire face
à toute la procédure qui se profilait et dont la perspective ne manquait
pas de l’angoisser. Je pense que c’est dans l’élaboration de cette absence
que réside la différence entre John et les deux autres garçons.

CONCLUSION

Je m’aperçois en terminant que le champ de mon intervention est


assez limité. Certes il s’agit d’enfants ayant vécu des traumatismes,
certes il s’agit de symptômes dont j’ai voulu montrer que leur apparente
absurdité avait une fonction défensive et une valeur répétitive, mais il
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s’agit toujours de jeunes garçons en but avec un porteur de la fonction


paternelle qui se situe dans une relation perverse avec l’enfant. On peut
même mettre en doute la caractéristique « traumatique » des expé-
riences vécues par eux dans la mesure où la mort n’est pas explicitement
présente dans l’événement source. On ne trouve donc pas chez eux les
sentiments de culpabilité considérés pourtant comme essentiels par
Lebigot parce que cette culpabilité serait liée au franchissement d’un
interdit : celui d’avoir vu la mort de près et d’en être réchappé. Je me
refuse pourtant à dénier à ces expériences le qualificatif de « trauma-
tique », mais je reconnais qu’il s’agit de cas particuliers qui ne rendent
pas compte de l’ensemble de la clinique du traumatisme chez l’enfant.
J’aurais pu vous parler d’autres enfants. Par exemple des enfants qui ont
vécu un meurtre de la fonction parentale à travers la destruction sym-
bolique d’un parent par l’autre. Je pense que c’est pour un enfant l’équi-
valent d’une expérience de la mort pour un adulte et que sa réaction est
bien une réaction post traumatique. Mon propos y aurait peut-être
gagné en universalité, mais y aurait perdu en cohérence. Cela me per-
met seulement de souligner qu’il n’y a pas « une » clinique du trauma-
tisme chez l’enfant, mais « des » cliniques du traumatisme chez l’enfant.
Un père qui terrorise son enfant et fait peser sur lui une menace perma-
nente est une expérience différente de celle d’un enfant témoin de – 61
scènes de violence et de mort présentes dans un conflit armé. Les
troubles que présenteront ensuite ces enfants seront différents, auront
un sens différent, mais ce sont tous à mes yeux des troubles post trau-
matiques. Je pense qu’il serait d’ailleurs imprudent de nier cette qualité
post traumatique aux troubles présentés. Une ignorance de cette réalité
conduit en effet à des minimisations dont on peut voir le risque
quelques années plus tard. Je me souviens d’avoir embauché un éduca-
teur chevronné pour un lieu protégé. C’était un homme assez excep-
tionnel, intelligent et cultivé, qui avait une longue expérience profes-
sionnelle d’éducateur de rue en relation avec des populations particuliè-
rement difficiles et désocialisées. Je me réjouissais d’avoir trouvé une
personnalité aussi solide et expérimentée car je savais que le travail dans
ce lieu était difficile et exigeait une grande force de caractère. À la fin de
sa première matinée de travail l’éducateur a appelé la directrice. Il
demandait à démissionner de son poste dans la journée, il ne pouvait
même pas rester sur le lieu. La directrice le trouva dans un état de souf-
france intense. Il avait assisté à un échange entre un père et son fils qui
avait réveillé en lui un traumatisme de son enfance lié au rapport avec
son propre père dont il pensait s’être affranchi. En fait il n’en était rien :
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la plaie du traumatisme s’était brusquement rouverte et l’avait sub-


mergé. Mais pas n’importe quel traumatisme : celui qui marquait le
vide d’une fonction paternelle désertée.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

HEUYER, G. (1947) : « Psychopathologie de l’enfance victime de la guerre », La


Sauvegarde, 17, 3-43.
LEBIGOT, F. et al. (1996) : « La névrose traumatique, la mort réelle et la faute origi-
nelle », Annales Médico-psychologiques, 154, 5, 522-526.
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Emprise et répétition
Liliane DALIGAND

Dans le cas où elle est prise dans un processus de répétition d’agres-


sion, la victime est placée dès ses commencements hors du cycle de la
vie humaine que constituent les échanges langagiers où chacun se signi-
fie par la parole et par son nom.

LA PUISSANCE DU FANTASME

Prise dans cette exclusion, pour pouvoir continuer à vivre, il lui faut
cependant recourir à une source d’identification lui servant de repère
d’existence. Cette source à défaut d’être le langage et la référence au – 63
nom qui la désigne, est réduite à une production d’images. La per-
sonne se retrouve dans des mises en scène dont elle est le centre, l’acteur
principal. Elle vit de ses fantasmes. Elle est constamment sous perfusion
fantasmatique dans un perpétuel processus de spécularisation, de regard
sur soi.
Puisque ça ne parle pas en elle, ça pense, ça imagine, ça regarde
l’autre comme le reflet d’un miroir souvent cruel à leur quête :
« Personne ne m’aime. » C’est une position de désamour amer avec les
plaisirs et les déplaisirs de ces pincements de cœur.

LA PULSION D’EMPRISE

La pulsion d’emprise, cette volonté de dominer l’autre, de le réduire


à un objet manipulable, passe spectaculairement par la chair meurtrie,
par l’abus sexuel ou les injures. Mais surtout c’est une force qui vise à
couper ce qui lie la tête au corps de sa victime. Le corps martyrisé
devient souvent inerte, inhibé et peu sensoriel alors que la tête occupe
toute la place par son hyperactivité de pensée. Elle va être emplie par les
injections de langage d’autrui, d’attitudes d’autrui présentes ou remé-
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morées, d’actions répétées d’autrui qui rendent difficile toute généra-


tion personnelle et originale de pensées au profit d’un ressassement
d’idées toujours identiques.
Assouvir sa pulsion d’emprise c’est se rendre maître de l’autre par
occupation du terrain d’exercice de son appareil psychique. Plus encore,
c’est mettre sa pulsion à l’œuvre chez l’autre comme par une contami-
nation de type viral qui trouve un terrain propice à son développement
colonisateur.

LA VICTIME DE CHOIX

L’emprise n’est possible que si l’enfant ainsi envahi a déjà une insuf-
fisance langagière qui ne lui permet guère d’entrer dans une relation de
parole avec l’autre. Elle n’est possible que parce que la victime (répéti-
tive) est depuis ses commencements hors représentation des signifiants
de son être : là où elle est, là où elle existe, là où elle se livre non à un
autre mais à la parole qui la fonde. Elle est hors emprise des signifiants
sur les signifiés qualifiant les images car « la signifiance en général
déloge tout l’ordre humain des besoins vers le désir et jusqu’au désir de
64 – l’Autre ». (Encyclopedia Universalis, Henri Van Lier.)
L’emprise se fait là où ça pense et non là où ça parle. Celui qui
s’identifie à ses images, à ses pensées, à ses représentations fantasma-
tiques est la victime de choix. L’emprise, c’est une substitution d’images
ou mieux une contamination métonymique par les images instillées.
C’est l’introduction à une pathologie narcissique.
Cette identification dont les images viennent en partie d’un autre a
des bénéfices secondaires comme dans toute expression pathologique.
Elle permet une d’identification d’autant plus forte qu’elle s’appuie
comme toute identification imaginaire sur des images qui venues de
l’extérieur, assurerait, pense-t-on, d’une certaine réalité.

LA RÉPÉTITION IDENTIFICATOIRE

Cette densité du processus identificatoire sous forme de : « Je suis


une victime », comble le vide laissé par l’impossible identification sym-
bolique. Mais pour être efficace cette identification imaginaire a sans
cesse besoin d’être relancée du fait de l’épuisement des images et de la
réapparition du besoin. C’est alors que la victime est en risque, lors-
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qu’elle envoie comme un message inconscient à un agresseur potentiel


capable de rouvrir la scène du fantasme et ainsi relancer le processus
identificatoire imaginaire.
La répétition de l’agression vient toujours en ce cas, et de la pulsion
de l’auteur de l’acte agressif et de la possibilité donnée par la victime à
cet acte.

LA JOUISSANCE

Ce processus n’est pas seulement un renforcement des identifica-


tions imaginaires, c’est souvent aussi la découverte par la victime du
processus d’évasion d’elle-même. Non seulement elle se concentre dans
sa tête aux dépens du corps, mais elle va au-delà en un lieu de supério-
rité scopique où elle se voit, elle et son agresseur, comme dans une posi-
tion tierce. « Je suis alors ailleurs », dit-elle. Cet ailleurs typiquement au-
delà de la sensorialité, au-delà de l’intellectualité, au-delà de tout plaisir
ou déplaisir est appelé en analyse la jouissance. Cet état qui confine à
l’intuition métaphysique et peut même permettre le développement de
délires mystiques (à type de victime rédemptrice, par exemple), est alors
inconsciemment recherché. – 65
Bien que la jouissance jouxte la perversion, cet état n’est pas à
confondre avec le masochisme dont la douleur physique ou la souf-
france morale et la déchéance sont source de plaisir. Mais le clinicien est
amené à constater que la répétition victimaire peut parfois évoquer la
structure perverse. Si celle-ci n’est pas de règle elle ne peut, dans des cas
particuliers, être éliminée par esprit de système ou par idéologie de l’ob-
servateur. Ainsi des conduites agressives répétées sur un jeune enfant
peuvent conduire à cette déviation.

UNE CHAIR DE SENSATION

Si l’emprise n’est pas totale, n’a pas éliminé le corps au seul bénéfice
de la tête, la victime garde une chair réduite aux seules sensations injec-
tées par l’agresseur. Celles-ci constituent un corps étranger fiché dans la
chair dont la victime ne peut se défaire, mais surtout une source qui
impose des sensations exaspérées et des émotions irrépressibles.
Dans ces conditions d’aliénation sensorielle, la victime cherche à
réactiver ses sensations sourdement présentes. Mais pour cette réactiva-
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tion elle a besoin d’un scénario sinon identique à celui qui lui a fiché ces
sensations dans la chair, du moins de scènes qui sollicitent l’intérêt de
l’autre au double plan : d’appétence suscitée par une telle présentation
charnelle et d’incitation à des actes reproducteurs de sensations.

L’EMPIRE DES SENS

La récidive est alors certes du côté de la chair de sensations mais aussi


et surtout dans la suscitation de l’intérêt d’un autre pour celui qui pré-
sente un tel besoin charnel. C’est un processus dévié de l’identification
à la seule production d’une pulsion chez l’autre. La victime est d’autant
plus précieuse à son propre regard qu’elle bouleverse aussi l’autre dans
sa chair au temps même où il est l’agent d’exaspération des sens. C’est
dans cette direction de « l’empire des sens » que vont se rencontrer
agresseur et agressé qui peuvent à la limite devenir victimes, dans un
entretien répétitif en réciprocité, jusqu’à la mort.

ILLUSTRATION CLINIQUE : JOSÉPHINE


66 –
Joséphine a 17 ans lors de son expertise.
Elle a très peu connu son père et n’en a pas de souvenirs puisqu’il est mort d’un acci-
dent de voiture lorsqu’elle devait avoir deux-trois ans. Elle l’a vu sur des photos.
Sa mère, 41 ans, mère au foyer, est en bonne santé. Elle trouve que cette mère était
« une bonne mère » jusqu’à ce qu’elle « se mette avec mon beau-père. » Elle a dû être
placée en famille d’accueil vers quatre-cinq ans, puis est retournée auprès de sa mère
qui a vécu avec Gérard alors qu’elle n’avait, elle-même, que 7 ans.
À partir de là, « elle me criait dessus, me frappait pour un rien. » dit-elle. Elle signale
que sa mère vit toujours avec Gérard qui travaille comme chauffeur de matériaux.
C’est cet homme qui « a abusé de moi de 8 ans à 15 ans et demi. » Il s’est agi de péné-
trations vaginales et anales.
Elle a un grand frère, Laurent, 22 ans, qui prépare un BEP de menuiserie et qui vit
avec sa mère.
Elle a une sœur de 20 ans, Sophie, qui est maintenant avec un copain. Cette sœur a
elle-même été victime de leur beau-père, mais uniquement d’attouchements. Elle l’a
alors dit à un directeur d’école qui en a parlé à sa mère qui n’en a rien fait.
« Deux ans après j’en ai parlé à une amie qui en a parlé à une surveillante de l’école,
puis à la directrice et à une infirmière. » Finalement une plainte a été déposée fin mai.
Elle a alors été expertisée en août. Son beau-père a fait quatre mois de préventive mais
n’a pas reconnu les faits. Le procès devrait avoir lieu en novembre.
À la suite de ses révélations elle a été placée, il y a 2 ans, chez sa tante, la sœur de sa
mère, placement qui a été confirmé par la juge des enfants à plusieurs reprises. Elle n’a
revu sa mère que chez cette juge. Elle trouve que sa mère lui manque « légèrement ».
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Elle dit assez bien s’entendre avec sa tante mais « quand je suis dans la maison je suis
agressive car il y a eu ce problème en août ».

Son enfance
Elle a été scolarisée en maternelle dans le midi alors qu’elle était en famille d’accueil
mais a souffert car les autres lui disaient « toi tu n’as pas de maman… ». Elle a redou-
blé le CM1. Elle a fait la 6e et la 5e dans une autre ville, et a été orientée en 4e techno.
Elle a fait la 3e et est maintenant en seconde. Elle fait une seconde pro SVA (service et
vente en animalerie) car « j’adore les animaux ».
Elle dit avoir toujours aimé beaucoup l’école, même maintenant, mais avoir toujours
eu de mauvais résultats à part l’année dernière. Dans les matières scolaires elle dit
qu’elle préfère le dessin.
Plus tard elle aurait voulu être assistante vétérinaire mais n’a pas d’assez bonnes notes.
Elle a pensé à être gendarme mais sa tante lui a dit qu’elle n’y arriverait pas.
Elle ne sait pas si plus tard elle voudra un mari et des enfants. Pour le moment elle n’y
pense pas. Elle a pourtant un copain qu’elle a connu en début de l’année scolaire. Il
s’agit de Kévin, 16 ans, qui est dans sa classe. Elle aime en lui, dit-elle, « son respect ».
Elle donne un exemple de ce respect : « Encore à midi il a vu quelqu’un jeter une
canette. Il est allé la ramasser. » Elle aime également « qu’il ne soit pas trop câlin, trop
tendre, sinon je me sens mal ».

Son récit des faits


Elle aborde ainsi « le problème » qui a commencé en août : « Ça s’est passé avec
Manuel, un ami de mon oncle et ma tante, un maçon d’une cinquantaine d’années, – 67
plutôt gentil. La première fois on devait aller acheter des glaces. Mais en voiture il ne
s’est pas arrêté devant le restaurant et a continué dans la forêt. Là il s’est arrêté pour
aller uriner. Je suis descendue pour voir la nature car j’aime beaucoup la nature. Mais
il m’a plaquée contre un arbre et m’a pénétrée debout par-devant. » Elle dit avoir été
choquée mais n’a pas crié. Pourtant elle lui a dit qu’elle ne voulait pas mais elle était
paralysée de peur. Cet homme l’a ensuite ramenée chez sa tante. Elle est montée dans
sa chambre pendant un quart d’heure, est allée à la piscine, puis s’est lavée.
Par la suite cet homme qui venait régulièrement « boire l’apéro chez ma tante » a fait
comme s’il ne se passait rien et j’essayais de ne pas montrer ma peur comme si rien
n’était arrivé. Mais ça s’est repassé aux vacances de Noël. Ma tante est allée faire les
commissions. Il a vu que j’étais seule. Il a recommencé dans ma chambre. On était
allongé, il m’a pénétrée par-devant et a éjaculé en dehors. Il me disait que j’étais
bonne. Il voulait que je lui dise que j’aimais ça. Il ne comprenait pas pourquoi je ne
voulais pas car il me disait que je faisais très bien l’amour… Il m’avait aussi attrapée
par les cheveux… pour le sucer en fait. »
Les faits se sont reproduits à plusieurs reprises, assez régulièrement, pendant les
vacances et quand elle était seule. Elle dit qu’elle avait peur de parler par crainte
« d’avoir deux procès en même temps » (celui concernant les faits avec son beau-père
et celui concernant ceux commis par l’ami de ses oncle et tante).
La dernière fois qu’il l’a fait c’était en avril, la première semaine des vacances, alors que
sa tante travaillait. Chaque fois il lui disait qu’elle était bonne et « c’était dur à
entendre, je me sentais mal. » Parfois il lui donnait 10 euros mais parfois il ne lui don-
nait rien. Avec cet argent elle s’achetait des cigarettes ou des bonbons car lorsqu’elle a
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voulu lui rendre l’argent, il le posait sur la table. En somme, conclut-elle, « c’était mon
argent de poche ».
Elle dit : « Entre temps, j’y repensais souvent et je me réveillais souvent. » Elle avait
rarement des cauchemars mais était agressive avec tout le monde et surtout avec son
cousin qui a le même âge qu’elle. Finalement elle en a parlé à une autre copine Lucie
qui en a parlé à la surveillante du lycée le 22/4, puis à la CPE qui a appelé son éduca-
trice. Car depuis l’histoire avec son beau-père, elle a une éducatrice qu’elle voit régu-
lièrement. En outre elle est suivie en psychothérapie en CMP depuis novembre mais
n’a jamais parlé de ces agressions sexuelles à sa thérapeute, lui ayant seulement fait part
de sa peur de cet homme.
Lorsque son éducatrice est venue, elle l’a ramenée chez son oncle et sa tante qui, à l’an-
nonce des faits, ont été choqués, disant qu’ils ne comprenaient pas pourquoi elle
n’avait pas parlé avant.
Actuellement elle se dit un peu soulagée d’avoir parlé. Elle souhaite « que ça s’arrête,
qu’il soit puni ». Elle affirme éprouver de la haine pour cet homme.

Les dires de sa tante


La tante de Joséphine convoquée également à l’expertise dit à propos de Joséphine que
c’était un beau bébé qui a toujours été très calme. C’était une enfant gentille.
Son père est décédé d’un accident de voiture vers 30 ans, alors qu’il était en divorce
avec sa mère, ce qui a justifié le placement des enfants. Il est donc mort lorsque
Joséphine était déjà en famille d’accueil. Le placement a donc eu lieu nettement plus
tôt que ne le pensait Joséphine
68 – Elle a eu ensuite un beau-père qui avait l’air d’être bien, correct, qui s’est beaucoup
occupé « des gamines », qui les a fait soigner, en particulier les dents.
Avec sa mère, Joséphine avait l’air de bien s’entendre au début, mais c’est une mère pas
très tendre, qui ne s’en occupait pas beaucoup.
Lorsque Joséphine lui a été confiée en juillet : « Ça n’a pas été facile car chez moi il
faut respecter les règles et elle a souvent des rapports de force avec moi. Elle est assez
agressive, fait souvent la gueule, est jalouse. »
Quant aux agressions révélées actuellement qui ont eu pour auteur Manuel, elle dit :
« On est très étonné car elle lui sautait au cou, elle lui faisait la bise. Ils rigolaient
ensemble. Ils fumaient ensemble. C’est pas clair. Quand on l’a su par l’éducatrice je
suis restée sciée, je n’en dors plus. On n’arrive pas à comprendre. »
Elle affirme que Joséphine n’a aucun trouble, en particulier au niveau de l’appétit ou
du sommeil, alors que « quand je l’ai récupérée on ne pouvait pas la toucher, elle était
craintive, elle n’osait pas rire, elle était un peu dans son coin, mais là c’est tout l’in-
verse ».
Elle dit avoir demandé le placement de Joséphine en dehors de chez elle, déjà avant
cette révélation, « à cause des rapports de force… elle en a profité un max. » Elle
devrait donc aller dans un foyer où elle pourrait rester jusqu’à 21 ans.

L’examen
Le contact est extrêmement facile avec cette adolescente de 17 ans et demi, de l, 65 m
pour 65 kg, en bon état général, vêtue de jean, T-shirt, veste et basket, qui porte des
lunettes correctrices pour hypermétropie. Elle se trouve laide, aussi bien au niveau du
visage que du corps.
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Elle dit aimer manger, n’est pas difficile, mais n’aime pas ce « qui pique » c’est-à-dire
ce qui est épicé.
Elle aime peu dormir et pense que 5 heures par nuit lui suffisent, mais quand on lui
demande à quelle heure elle se couche, c’est parfois vers minuit, et à quelle heure elle
se lève c’est plutôt vers 8-9 heures. Il semble qu’elle dorme beaucoup plus longtemps
qu’elle ne l’imagine. Elle se dit plutôt matinale.
Elle fume depuis deux ans, jusqu’à un paquet par jour « quand je suis stressée, sinon
deux à trois cigarettes par jour. » Elle boit, mais uniquement dans les fêtes, du cham-
pagne et rarement un whisky-coca. Elle peut boire également du vin à table quand
c’est un repas de fête.
Dans ses loisirs elle adore, dit-elle, l’équitation. Elle en a fait quand elle était petite et
la dernière fois c’était sur un poney. Elle affirme adorer lire des poèmes et aussi des his-
toires vraies. À la télévision elle regarde Loft Story car « quand je vois les chamailles ça
me fait rire. » Elle aime également les feuilletons, 30 millions d’amis, L’étalon noir,
L’instit, Carnet d’ado, Joséphine ange gardien.
Elle aime la musique, pas trop le rap, mais aime toutes les autres et en particulier le
classique et comme instrument de musique le piano. Elle dit savoir un peu jouer de la
flûte à bec. Elle aime surtout chanter. Elle ne fait du sport qu’au lycée.
Parlant de son caractère, elle ne peut que citer ce qui lui est renvoyé au lycée, à savoir
« on me dit que je suis très gentille, même trop gentille, j’ai du cœur, que je suis
sérieuse ».
Tout au long de l’entretien elle apparaît plutôt calme, posée, présente, coopérante,
parfois souriante.
Elle accepte aussi volontiers les tests graphiques qu’elle a accepté l’entretien. La repro- – 69
duction de la figure complexe de Rey avec le modèle est remarquablement exécutée,
avec analyse de la structuration interne et sans omettre aucun détail. La reproduction
de mémoire montre qu’elle a en effet bien saisi la structuration interne et assez bien
repéré l’ensemble de la figure et la plupart des détails. On peut affirmer qu’elle a de
bonnes capacités d’analyse et de synthèse.
Le dessin de la maison est très élaboré, en perspective, avec une cheminée qui fume et
une double rangée de fenêtres, avec en arrière un portail de garage. Cette maison est
dans un environnement clos avec une petite barrière de bois et une boîte aux lettres à
l’entrée, sur un poteau. Elle dit qu’il s’agit d’une maison « dans la campagne, perdue ».
L’ensemble est très coloré, très vivant et témoigne de ses bonnes capacités intellec-
tuelles et d’une bonne élaboration de sa personne.
Il en est de même de l’arbre qui tient tout l’espace de la feuille, avec un évasement par
le bas et un tapis de feuilles d’automne qui jonchent le sol et les racines. Elle dit à ce
propos que sa saison préférée est le printemps.
Le dessin du bonhomme est une fille en longue robe, de dos, aux longs cheveux, qui
porte un chapeau très élégant de même couleur que la robe. Elle marche sur du gazon.
Joséphine confirme qu’il s’agit bien d’elle vue de dos.
Le dessin de la famille comprend d’abord le couple parental, Gérard (son beau-père)
avec un visage à la bouche très fermée. Il tient par le cou « maman » qui a de longs
cheveux noirs, et qui n’a une bouche guère plus souriante que celle de Gérard. Du
côté de Gérard, on trouve Laurent et de l’autre côté de la mère, un groupe assez serré
composé de Sophie, sa grande sœur qui porte dans ses bras Lily, puis un autre person-
nage, un peu plus petit que Sophie, qui a les cheveux mi-longs et des lunettes, c’est
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Joséphine elle-même qui porte dans ses bras un bébé. Entre Sophie et Joséphine, un
petit garçon en pantalon.
Elle a donc dessiné ses trois demi-frères et sœurs nés du couple de sa mère et de
Gérard, dont elle dit s’être beaucoup occupée quand ils étaient petits et qu’elle était
encore à la maison, et qu’elle dit « adorer » mais qu’elle ne voit plus depuis qu’elle est
chez sa tante.
Comme on peut le constater c’est bien sa famille recomposée actuelle qu’elle a dessi-
née, où elle a toujours sa place, même si elle en est séparée géographiquement. Elle a
représenté un couple parental dans la plus grande des proximités, ce qui semble bien
être la réalité puisque sa mère est toujours avec Gérard. Florent est du côté de ce
couple parental puisqu’il vit toujours avec sa mère. Joséphine a représenté ses demi-
frères et sœurs qui semblent beaucoup lui manquer car elle leur était très attachée. Ces
personnages ont un corps complet et un visage complet. Ils sont tous différenciés par
la taille, la chevelure et les vêtements. On peut affirmer qu’elle est bien inscrite dans la
différenciation générationnelle et dans le tissu de la parenté.
Dans un dessin libre elle dessine une tête de cheval très esthétique car elle semble en
avoir une grande habitude.
Joséphine dira en fin d’entretien que c’est elle qui a demandé à aller en foyer. Elle l’au-
rait déjà demandé en octobre mais la juge des enfants le lui avait refusé. Elle l’a rede-
mandé le 2/4 « parce que je ne peux plus voir la maison, je ne m’y trouve pas bien ».
À la lecture de son PV d’audition du 23/4/2002, il lui est posé une question sur la
culotte qu’elle a gardée et qu’elle a donnée aux gendarmes puisqu’il y aurait du sperme
de Manuel. Elle dit qu’en effet, « j’y ai pensé car un gendarme pour mon beau-père
70 – me l’avait demandé. Je l’avais mise de côté pour le jour où je parlerai ».

Extraits des conclusions


L’examen psychiatrique de Joséphine révèle des capacités intellectuelles et un dévelop-
pement de sa personne troublé par des événements traumatogènes précoces : dissocia-
tion du couple parental, mort du père, maltraitance maternelle, placement.
Elle a été victime dès l’âge de 7 ans d’agressions sexuelles répétées par le conjoint de sa
mère pendant plusieurs années. Ses difficultés d’apprentissage scolaire en sont une des
conséquences.
Après la révélation de ces faits, elle a été placée chez une tante à partir de juin-juillet.
Et c’est là qu’à nouveau elle a été victime à partir d’août d’agressions sexuelles répétées,
par un ami de la famille. Elle en décrit bien les conséquences dommageables pour
elle : la peur, la honte, l’agressivité mais aussi les bénéfices : l’intérêt porté par un
homme et l’argent de poche.
La voie qui s’est ouverte à Joséphine est celle de nombreuses victimes d’abus sexuels
précoces, répétés et intra-familiaux, qui sont soumis à des sensations charnelles impo-
sées et en nécessité d’être répétées.
C’est une position de dépendance et d’acceptation de son statut car elle y est accoutu-
mée et en a la nécessité pour garder ses repères identificatoires. Cette obligation est
constituée par la gestion difficile de sensations sans mots parce qu’accomplies dans le
silence de l’agresseur et à un âge où le génital n’ont pas encore ses propres représenta-
tions verbales.
C’est ce qui explique sans doute ses attitudes familières vis-à-vis de Manuel, oppres-
seur et source de sensations répétitives et connues de longue date, et qui étonnent for-
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tement sa tante.
Le pire est le lien qui est fait de l’usage de sa chair avec l’argent reçu et qui lui offre des
ressources sans avoir besoin de véritablement l’acquérir. Ceci risque de peser lourd
dans ses attitudes ultérieures et l’entraîner à une utilisation commerciale de son corps.

Sortir de la répétition
La sortie de la répétition est difficile car le symptôme principal, la peur, surgissant
paradoxalement plus des risques de prises de paroles que des actions agressives, contre-
carre les demandes de travail psychothérapique.
Seule l’identification symbolique, c’est-à-dire la soumission à la nomination, ouvre le
langage à la parole. Elle porte l’être à nouer sa parole à la parole d’un autre pour l’ac-
cession à une vérité tierce vitale qui délivre de la toute puissance fantasmatique. Elle
relativise ainsi le savoir, la connaissance au profit d’une naissance renouvelée dans
l’entre-deux intersubjectif.
L’être dès lors se place dans la solitude, étymologiquement « sur le seuil » pour
accueillir l’autre et non dans l’isolement, entouré de marionnettes malfaisantes.
L’imaginaire n’en est pas pour autant réduit à rien : il entre dans un rapport au réel
médiatisé par le symbolique. Si la répétition est toujours signe d’aliénation, la liberté
ainsi retrouvée dilue progressivement les processus répétitifs, même s’ils restent inscrits
dans l’histoire personnelle du sujet.
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Victimisation secondaire : quelle prévention ?


Luc BARRET

Si la question des victimes et du traitement des conséquences des


actes de violence a connu d’importants développements ces dernières
années, la prévention et le traitement des phénomènes de victimisation
secondaire méritent une plus grande attention.
Les processus de victimisation secondaire sont en effet plus com-
plexes mais d’une manière générale vont correspondre à l’impact sur les
victimes des effets d’une réponse jugée par celles-ci inappropriée au
traumatisme subi et à ses conséquences.
Une double insatisfaction se fait ainsi jour avec des conséquences
très diverses. Insatisfaction d’une part d’avoir vu leur propre sécurité
menacée et d’autre part de n’avoir pas bénéficié d’une attention adaptée – 73
à la mesure de leur traumatisme subi, sentiment mettant en défaut la
garantie supposée de l’État en la matière.
La question de la violence, de son traitement et de sa prévention a en
effet pris dans nos sociétés actuelles une place importante. Le gouverne-
ment Français a marqué récemment sa volonté de renforcer ses actions
en matière de sécurité publique rejoignant ainsi un souhait majoritaire
dans notre pays.
Il existe une demande croissante voire pressante de tout individu à
voir sa vie privée, sa sécurité physique et mentale protégées. Cette
demande s’inscrit dans une revendication qui tend à faire reconnaître
un véritable droit à la sécurité. Une sécurité qui est d’une part remise
objectivement en question par le développement de la criminalité et de
la délinquance. L’on devrait plus exactement dire, sécurité remise en
question par le développement du contexte violent des atteintes aux
biens plus que par celui de l’intention homicide prise comme préalable
à l’agression, si l’on considère les statistiques les plus récentes.
Une sécurité dont on connaît d’autre part la remise en question par
des facteurs subjectifs que l’on résume sous le concept de sentiment
d’insécurité. La reconnaissance de l’influence de ce sentiment est
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importante car c’est lui qui détermine en particulier la plus ou moins


grande mobilisation des citoyens en direction du gouvernement et des
élus locaux et l’orientation de certains votes vers des partis extrêmes.
Il est certain que les sociétés démocratiques doivent assurer la pro-
tection de leurs citoyens et mettre en œuvre les mesures nécessaires à la
prévention de la délinquance.
Il est tout aussi certain, mais également plus courageux sur le plan
politique, que ces mêmes sociétés doivent admettre les limites de ces
politiques de prévention. Des limites liées au fait qu’il est illusoire de
pouvoir espérer une totale maîtrise du fait délinquant que ce soit par
des mesures dites de sécurité qui relèveraient exclusivement de l’État
(Justice, Police) ou des interventions auprès du délinquant à caractère
socio-éducatif à vocation plus large.
Ces limites font que nos sociétés démocratiques doivent se recon-
naître une responsabilité dans la prévention et le traitement des consé-
quences de la criminalité par une action auprès des victimes sans redou-
ter que cette reconnaissance ne puisse pour autant être perçue par la
population comme un aveu de faiblesse.
Historiquement toute la question a été dominée par l’action auprès
du délinquant vers lequel se tourne l’œuvre de Justice dont l’action a été
74 – inspirée ces dernières années par le concept de défense sociale dont
Monsieur Marc Ancel a été l’inspirateur. Concept qui s’est appliqué
tant au niveau du jugement et de la peine qu’en amont en termes de
prévention et en aval de réinsertion du délinquant, en éludant complè-
tement la question de la victime, de ses droits et de sa réparation. Une
approche que tente de prendre en compte le concept de Justice restau-
rative très prisé dans les pays de tradition juridique Anglo-Saxonne.
En écho, sur le plan universitaire, si la criminologie possède depuis
longtemps ses lettres de noblesse, la victimologie est d’identification et
de reconnaissance toute récente.
L’action auprès des victimes souffre ainsi d’un manque d’affirmation
qui contribue à aggraver le coût social de la délinquance en faisant por-
ter l’accent sur des mesures d’inspiration sécuritaire (aggravation des
peines pour les délinquants) ou indemnitaire, au profit certes des vic-
times mais au détriment de la promotion d’un véritable accompagne-
ment social et médical des victimes sans lequel il n’y a pas véritablement
de réparation.
En effet, si la victime doit progressivement accepter l’idée d’une alté-
ration physique ou psychique parfois définitive, elle doit en retour être
aidée pour surmonter son handicap réel ou supposé. Cette aide doit
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dans les cas graves s’inscrire dans une véritable perspective de réinser-
tion sociale pour éviter une certaine forme de marginalisation dans
laquelle s’enferment de nombreuses victimes.
Le processus de réparation des conséquences d’un acte délinquant
pour une victime est complexe. Il doit associer non seulement des
aspects juridiques (procès des auteurs, indemnisation des conséquences)
mais aussi des aspects sociaux (maintien ou reconstruction des liens de
la victime avec son entourage familial et social) et des aspects médico-
psychologiques.
Cette réparation associe ainsi responsabilité de l’État et solidarité de
la société dans le cadre d’une obligation relevant d’un véritable contrat
social qui devrait se former entre les citoyens, les élus et les représen-
tants de l’État.
Pour comprendre la nature et les nécessités de l’aide aux victimes,
il faut distinguer deux ordres de faits capables de produire des effets
néfastes après un événement critique traumatisant (agression ou acci-
dent).
La victime ressent d’abord les conséquences immédiates, matérielles,
physiques et psychologiques de l’événement traumatisant, consé-
quences décrites sous le terme de victimisation primaire.
La victime est susceptible de ressentir ensuite, dans un processus de – 75
victimisation secondaire, les effets des réponses des différentes institu-
tions auxquelles, elle a été confrontée du fait de la survenue de ces évé-
nements. Réponses qu’elle peut juger inappropriées à la nature de ses
attentes, lui faisant douter ainsi de leur capacité à prendre en compte
l’exacte mesure de son trouble.
Différents facteurs peuvent ainsi être identifiés tels que par exemple,
la mauvaise qualité de l’accueil lors du dépôt de plainte ou le doute sur
son utilité exprimée parfois même par des fonctionnaires de Police ou
de Gendarmerie, les difficultés à comprendre le fonctionnement du
système judiciaire et à faire valoir ses droits dans certains cas ou encore
le fait que la victime n’ait pas été tenue au courant de l’évolution de
l’enquête judiciaire.
Certains systèmes de défense peuvent également participer à ces
effets en jetant le doute sur les motivations, l’honorabilité de la victime
ou en présentant systématiquement l’auteur des faits, comme la seule
véritable victime.
Dans le domaine de la santé, la non-prise en compte dans la
conduite des soins ou dans l’indemnisation des préjudices de la dimen-
sion psychologique des conséquences d’un événement traumatique
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même en apparence banal est également susceptible de produire le


même résultat.
Il faudrait enfin citer le risque d’éclatement qui guette la victime
dans son parcours entre différents intervenants aux logiques différentes
(Justice, Police ou Gendarmerie, organismes sociaux ou d’assurance,
hôpitaux…) alors que la victime a besoin, au contraire, de retrouver son
unité.
Aider les victimes répond en fait dans la pratique à un double enjeu :
– Un enjeu individuel qui vise à prévenir par une politique de prise
en charge de proximité à la fois juridique, sanitaire et sociale, le risque
de marginalisation progressive d’une victime, non correctement prise
en compte, qui à la suite d’une agression ou d’un accident s’isole de son
milieu affectif, social et professionnel.
– Un enjeu collectif dont l’objet est de prévenir la perte de confiance
éprouvée par la victime et son entourage, en les capacités des institu-
tions de faire face aux conséquences de la délinquance, en agissant sur
l’amélioration de la qualité des réponses des institutions envers la vic-
time ou son entourage. Des réponses qui sont parfois jugées sans rap-
port à la mesure de leur traumatisme et de leurs attentes.
De plus, par un effet d’entraînement, les victimes et leur entourage
76 –
vont éprouver de façon plus générale dans ces situations, une perte de
confiance en la capacité des institutions de faire face à la délinquance
elle-même, une confiance que l’agression elle-même avait déjà forte-
ment mise à mal. Cette perte de confiance contribue, on le sait, à nour-
rir un sentiment d’insécurité susceptible de se traduire soit le plus sou-
vent par un isolement social progressif de la victime soit, par contre, par
son activisme sécuritaire.
Cette perte de confiance va ainsi contribuer de proche en proche
au renforcement de manifestations d’intolérance par la parole, les
écrits ou les actes, susceptibles d’être elles-mêmes génératrices d’une
autre délinquance.
Au contraire, une victime apaisée, accompagnée, rassurée est suscep-
tible de former un rempart contre cette utilisation du discours et des
peurs de la victime.
Aider les victimes c’est aussi agir sur la prévention de la récidive de
certaines agressions (conflits intra-familliaux ou de voisinage par
exemple…) et sur la prévention de la délinquance elle-même faisant
d’une victime apaisée, un acteur de prévention.
Il faut évoquer brièvement à ce titre, un autre mode de réponse au
sentiment d’insécurité, nourri par l’absence, dans certains cas, de la
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réponse symbolique de l’État à l’infraction que représente le procès, à


savoir la médiation pénale.
Celle-ci met en présence directe, victime et auteur des faits, dans la
recherche d’une solution consensuelle proposée par le médiateur sous le
contrôle du Parquet. Ce mode de traitement judiciaire des petits
contentieux pénaux, permet d’éviter le classement sans suite qui a des
effets désastreux pour la victime, par le sentiment d’impunité dont sem-
blerait ainsi bénéficier l’auteur des faits et permet l’apaisement des ten-
sions sociales, de proximité, qui peuvent naître de ces contentieux non
résolus. Ce processus peut faire ainsi jouer à la victime, un rôle d’acteur
dans la prévention de la délinquance.
Aider les victimes et prévenir notamment les phénomènes de victi-
misation secondaire suppose l’existence d’un dispositif coordonné
impliquant des partenaires différents et visant à intégrer des interven-
tions complémentaires auprès des victimes.
Il serait en effet dramatique que par des actions spécifiques, se déve-
loppent des dispositifs particulièrement généreux et réservés à certaines
catégories de victimes en fonction de leurs capacités de mobilisation
médiatique par exemple, et dont ne pourraient bénéficier les victimes
dans leur ensemble.
Les bases d’un tel dispositif sont à l’évidence, d’abord associatives car – 77
propres à impliquer la Cité aux côtés des victimes. Un des axes privilé-
giés du Ministère de la Justice a consisté à ce titre en la création de ser-
vices associatifs d’aide aux victimes dont l’action est coordonnée par
l’Institut national d’aide aux victimes et de médiation (INAVEM).
Ces services associatifs offrent aux victimes, des lieux d’accueil et
d’écoute, de soutien psychologique, d’information sur leurs droits,
d’orientation et d’accompagnement dans le processus judiciaire, d’aide
dans leurs démarches administratives auprès des organismes d’assurance
ou des tribunaux avec l’appui des professions juridiques. Ces services
oeuvrent selon une déontologie clairement définie et reconnue et des
pratiques affermies par une formation permanente dans un objectif de
contribution à la restauration de la personne victime et à l’apaisement
des conflits
Les bases du dispositif ne peuvent cependant être uniquement asso-
ciatives car la participation des institutions au contact des victimes de
par leur objet et missions (Justice, Police et Gendarmerie, hôpitaux…)
et celle des collectivités locales est capitale.
Des initiatives ont déjà été prises par les différents départements
ministériels concernés pour améliorer, par exemple, l’accès de la victime
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au procès pénal ou ses possibilités d’indemnisation, pour mieux prendre


en charge les victimes de terrorisme ou de catastrophes collectives, pour
renforcer la qualité de l’accueil et le traitement des plaintes. Il serait
nécessaire de renforcer ces initiatives dans le cadre d’un projet global
d’aide à toutes les victimes qui passe par le développement d’une
meilleure concertation interministérielle, par une plus grande implica-
tion des collectivités locales et une plus large participation de l’en-
semble de la société aux actions d’aide aux victimes.
Je voudrais à ce titre développer tout particulièrement les efforts
faits ou qui restent à faire dans le domaine de la Santé.
Nos hôpitaux se sont associés aux efforts faits en faveur du dévelop-
pement de meilleures conditions de prise en charge des victimes :
– par la création de postes de psychologues dans les services d’ur-
gence pour accueillir les victimes se présentant dans ces services ;
– par la création des cellules d’urgence médico-psychologique
propres à intervenir dans des situations de catastrophes collectives ;
– par la reconnaissance de centres régionaux de référence pour l’ac-
cueil des victimes d’agression sexuelle ;
– et par l’incitation plus ancienne à la constitution de cellules multi-
disciplinaires pour la formation des personnels et la concertation des
78 –
actions dans le domaine de la maltraitance à enfants.
Cependant, ces efforts aux moyens limités voire inexistant, s’adres-
sent à des victimes bien particulières et dans des modalités d’interven-
tion bien trop spécifiques.
Or les hôpitaux représentent un point de contact incontournable
pour les victimes de violences individuelles ou collectives.
Les hôpitaux sont aussi l’objet de violences importées en leur sein,
violences qui s’exercent à l’égard des personnels soignants mais aussi vis-
à-vis des personnels administratifs notamment chargés du règlement du
contentieux.
Les hôpitaux sont enfin sources, il faut bien le reconnaître, d’une
certaine violence par la non-reconnaissance de fait dans certains cas des
droits des patients, droits rappelés dans la charte du patient hospitalisé
récemment promulguée et par les risques sanitaires que génère notre
activité.
Les hôpitaux devraient donc s’associer plus nettement aux efforts
faits en faveur des victimes et nos unités de médecine légale en particu-
lier, malgré les efforts récemment faits.
Cela pourrait se marquer à mon sens d’une part par la constitution
d’équipes pluridisciplinaires aptes à recevoir les victimes, une proposi-
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tion déjà faite en 1982 dans le rapport Milliez mais jamais suivie d’effet,
et d’autre part par la constitution de structures de gestion du risque
sanitaire.
Concernant le premier point, il faut d’abord constater que l’accueil
des victimes à l’hôpital est généralement limité à la phase de soins assu-
rée dans les services d’urgences ou en cas d’incidence médico-légale à
une consultation dans une unité de médecine légale lorsque l’hôpital en
est pourvu.
Or ce point de contact avec la structure hospitalière est un moment
important dans le parcours d’une victime.
C’est pourquoi diverses initiatives souvent individuelles ont fait
émerger progressivement l’idée que ce contact devait permettre l’initia-
tion d’une prise en charge globale des conséquences d’une agression,
d’un dommage ou d’un conflit intra-familial. La philosophie d’inter-
vention voulue pour les centres de références pour l’accueil des vic-
times d’agression sexuelle s’inscrit dans cette perspective mais au béné-
fice d’une population victime très limitée.
À cet égard, la création d’unités d’accueil et d’aide aux victimes
pourrait se faire à l’image des unités de soins palliatifs dont l’action
s’exerce au profit de l’ensemble de l’hôpital sous forme d’un soutien
technique. Son implantation devrait se faire de façon préférentielle au – 79
niveau d’une Unité hospitalière de médecine légale compte-tenu, de
l’intrication fréquente avec une démarche menée parallèlement sur le
plan juridique et de la nature des interventions où à défaut au niveau du
département des Urgences.
Sa mission serait :
– d’organiser l’accueil et une écoute attentive des victimes car la res-
tauration de leur personnalité, avec toute l’importance de la parole, est
le premier objectif. Toute victime se sent d’abord atteinte dans sa per-
sonne ;
– d’assurer la réalisation des certificats médicaux sur réquisition des
autorités judiciaires ou sur demande des victimes, en rappellant l’im-
portance de ces pièces tant au stade du dépôt de plainte que de la pro-
cédure d’indemnisation ;
– de permettre la mise en place de procédures d’aides qui devraient
concerner bien entendu d’abord le domaine médico-psychologique,
mais aussi les aspects juridiques et sociaux par l’organisation d’un suivi
intra-muros puis externe au moyen de la constitution d’un réseau d’in-
tervenants volontaires et qualifiés.
Dans les hôpitaux universitaires, ces unités serviraient, de plus, de
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support à un enseignement des futurs médecins dans un domaine où les


carences du corps médical sont actuellement importantes.
Lors d’événements impliquant de nombreuses victimes et occasion-
nant des désordres psychologiques, cette unité s’articulerait avec les dis-
positifs de traitement de l’urgence actuellement en cours d’organisation
(cellules d’urgence médico-psychologiques pour les victimes d’attentats,
de catastrophes et d’accidents collectifs).
Enfin, cette unité devrait s’articuler avec la médecine libérale dans la
perspective de la création d’un véritable réseau dont elle constituerait la
structure de référence.
Ce dispositif pourrait être complété par l’établissement d’une
convention avec l’institut national d’aide aux victimes et de médiation
(inavem) pour permettre l’ouverture d’une consultation visant à infor-
mer les victimes sur leurs droits, à les aider à la constitution des dossiers
d’indemnisation et à les orienter dans leurs démarches. Cette consulta-
tion pourrait être assurée par les permanents des associations d’aide aux
victimes faisant partie du réseau fédéré par l’Institut national d’aide
aux victimes et de médiation (INAVEM).
Deuxièmement, la création de structure de gestion du risque sani-
taire constituerait un complément heureux des mesures précédentes.
80 – Cette structure pourrait se voir doter d’une triple mission :
– une mission de gestion du risque potentiel par la mise en place
d’une concertation des différentes vigilances existantes au sein de l’hô-
pital, par l’élaboration d’une procédure commune à celles-ci et l’organi-
sation d’un appui méthodologique, formatif et préventif au niveau des
différents services hospitaliers ;
– une mission de gestion des conséquences potentielles du risque par
l’élaboration d’une grille de déclaration des incidents et de grilles réac-
tionnelles adaptées aux risques identifiés ;
– et enfin une mission de gestion des conséquences avérées du
risque, qui nous concerne plus directement, pour permettre une
meilleure information des patients concernés et la mise en place de
procédures d’aide et d’indemnisation, cette mission s’inscrirait alors
totalement dans les mesures précédentes et dans le champs d’action des
cellules d’accueil et d’aides aux victimes.
Au total, si le contrôle de la délinquance est aléatoire et non totale-
ment maîtrisable et par-delà le développement de processus de victimi-
sation primaire, il paraît plus aisé de prévenir le développement des
phénomènes de victimisation secondaire mais encore faut-il s’en don-
ner les moyens.
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Il faut en effet que les pouvoirs publics et nous-mêmes ayons


conscience qu’aider les victimes c’est non seulement permettre la
résorption des conséquences directes du traumatisme subi mais qu’il
s’agit également de rétablir une certaine paix sociale compromise par le
sentiment d’incompréhension voire d’abandon que les victimes pour-
raient ressentir devant les carences éventuelles des réponses qui leur ont
été faites. Il faut être convaincu qu’agir ainsi c’est aussi agir contre l’in-
sécurité.
Le débat sur la sécurité ne doit donc pas se résumer à l’affrontement
sécurité contre délinquance mais intégrer la dimension de l’aide aux
victimes afin de permettre une réponse globale alliant délinquant et vic-
time afin que les traumatismes générés par la violence puissent être effi-
cacement combattus.
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La récidive
Aspects juridiques
Xavier PIN

Le droit pénal et la récidive entretiennent une relation apparem-


ment aussi éternelle que vaine. La lutte contre la récidive est, en effet, la
grande ambition du droit pénal1, mais c’est aussi sa plus grande décep-
tion, car la récidive n’a jamais été endiguée. D’ailleurs, le « récidivisme »
apparaît comme le problème le plus délicat à résoudre en criminologie2,
et il l’est d’autant plus que, depuis les travaux de Tarde ou de Ferri, on
sait que son évolution est indépendante de celle de la criminalité.
À cet égard, les chiffres sont très éloquents. Si l’on considère la réci-
dive sociale ou récidive après condamnation, on peut citer par exemple un
rapport du professeur Giudicelli-Delage au 21e congrès de criminologie – 83
de Poitiers, qui montrait qu’en 1980, le tribunal correctionnel de
Poitiers avait jugé 49 % de non primaires dont 30 % de récidivistes
légaux 3. Or ce taux élevé correspond aux statistiques actuelles4 et il est
comparable au taux de récidive pénitentiaire ou récidive après passage en
prison. On estime, en effet, que 50 % des individus ayant purgé une
courte peine d’emprisonnement retomberaient rapidement sous le
coup de la loi pénale, sans qu’il soit d’ailleurs possible d’établir une cor-
rélation entre l’emprisonnement et la récidive5.
Mais au-delà des chiffres, et si l’on s’en tient au premier sens du mot
récidive (recidivus : « qui retombe », d’où « qui revient »)6, il faut bien
reconnaître que les prétoires pénaux sont toujours fréquentés par un
grand nombre des personnes qui, après une première condamnation,
ont rechuté. Le multirécidivisme ou récidive persistante n’a rien d’excep-
tionnel et les discours de politique criminelle ne se sont guère renouve-
lés sur ce point. L’objectif de prévention de la récidive est régulièrement
réaffirmé par le législateur qui est toujours partagé entre le souci de
favoriser la réinsertion des délinquants primaires pour éviter la récidive
et la tentation d’accroître la répression des récidivistes. Ainsi, la loi du 14
avril 1885 visait déjà à prévenir la récidive en instituant la libération
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conditionnelle et, plus d’un siècle après, la loi Perben du 9 septembre


2002, vise le même objectif de prévention de la récidive mais choisi
d’alourdir les sanctions contre les mineurs récidivistes.
Cela dit, pour le juriste, toutes les rechutes ne sont pas des cas de réci-
dive7. La récidive en effet n’est pas synonyme de répétition d’infractions. La
récidive définie par le Code pénal ou récidive de droit (récidive légale) est
un concept précis qui révèle l’échec d’une première condamnation. Il
s’agit du fait pour une personne qui a été condamnée définitivement à une
peine pour une certaine infraction par une juridiction française, de com-
mettre une nouvelle infraction, soit de même nature (récidive spéciale) soit de
nature différente (récidive générale), dans un certain délai (récidive tempo-
raire) ou quel que soit l’intervalle de temps (récidive perpétuelle). Autrement
dit, pour qu’il y ait récidive en droit, il faut une condamnation définitive
pour une première infraction par une juridiction française – la peine
encourue constituant le premier « terme » de la récidive –, puis la com-
mission d’une seconde infraction – ou second « terme » de la récidive –
(C. pén., art. 132-8 et s.). La récidive est alors une cause d’aggravation de
la peine encourue pour la seconde infraction.
Les juristes distinguent cette récidive des hypothèses de concours
d’infractions ou de réitération d’infractions :
84 – En l’absence d’une première condamnation, il y aura concours réel
d’infractions qui, en principe, conduit à traiter chaque infraction isolé-
ment, tout en retenant au stade de la sanction, la règle d’un cumul
limité des peines (C. pén., art. 132-3 et s.) : lorsqu’il n’est pas exclu par
un texte, le cumul est en principe plafonné par le maximum de la peine
encourue la plus élevée, lorsqu’elles sont de même nature.
En présence d’une précédente condamnation, mais dans des circons-
tances telles que les conditions de la récidive légale ne sont pas réunies (ex.
délai dépassé), il y a réitération d’infractions. Cette réitération ne relève pas
directement du droit pénal. Tout au plus le droit pénal en tient-il compte
dans certaines hypothèses particulières : ainsi une première condamnation
peut être de nature à faire obstacle à l’octroi du sursis pour la deuxième
condamnation ; ou inversement une deuxième condamnation peut
conduire à révoquer un premier sursis. En revanche, ces réitérations d’in-
fractions ont indéniablement des conséquences en fait : le passé pénal du
délinquant peut conduire le juge à plus de sévérité dans le choix de la peine
(il pourrait être tenté de prononcer le maximum).
Pour s’en tenir à la récidive légale c’est-à-dire à la rechute intervenant
dans des conditions définies par la loi, s’il fallait la caractériser en deux
mots, ce serait « sévérité » et « abstraction ».
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La loi attache en effet à l’état de récidive une aggravation de peine.


Et cette récidive légale est envisagée de manière abstraite, plus arith-
métique que psychologique. Il s’agit d’un système abstrait et complexe
qui repose sur la preuve d’un certain passé pénal. Ce caractère purement
abstrait explique d’ailleurs que les personnes morales, aussi, peuvent, depuis
1994, être en état de récidive (C. pén., art. 132-12 et s.).
De manière plus précise, et contrairement à ce que pensait Garofalo,
pour qui le récidiviste devait bénéficier de circonstances atténuantes car
il avait été corrompu par la précédente peine, la loi pénale a toujours
fait preuve d’une grande sévérité à l’égard des récidivistes. La loi pour-
suit en effet une logique d’élimination des récidivistes et d’aggravation de
leur peine. Toutefois, ce choix législatif d’une grande rigueur abstraite a
toujours laissé les juges dans l’embarras, car c’est un choix qui s’accom-
mode mal à la nécessaire personnalisation de la peine, nécessaire juste-
ment à la prévention de la récidive. En d’autres termes, la loi a toujours
voulu se « débarrasser » des récidivistes (I) et, à cause de cette sévérité
légale, les récidivistes ont toujours « embarrassé » les juges (II).

LA LOI : « BON DÉBARRAS ! »


– 85
L’histoire du droit pénal est celle d’une constante sévérité à l’en-
contre de ceux qui « sont accoutumés à mal faire » : comme un auteur
la savamment rappelé8, la pluralité d’infractions commises par le
même individu révèle chez lui une consuetudo deliquendi (l’accoutu-
mance à mal s’employer), que n’a pas le délinquant primaire (premier
pris). Les délinquants d’habitude (les consuetudinaires) doivent être
traités à part, en raison de leur dangerosité et de leur incorrigibilité.
Dès lors, deux logiques combinées se sont appliquées aux récidivistes :
face à leur dangerosité la logique qui a longtemps prévalu est celle de
l’élimination (A) et face à leur incorrigibilité, la logique qui est restée
est celle de l’aggravation (B).

UNE LOGIQUE D’ÉLIMINATION

Le droit a d’abord mis en œuvre des techniques individuelles d’éli-


mination (1), pour véritablement succombé à la fin du XIXe siècle à une
politique plus systématique d’élimination (2).
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LES TECHNIQUES D’ÉLIMINATION

L’ancien Droit s’est attaché à ôter au condamné la puissance de réci-


diver. Ainsi d’une déclaration du 4 mars 1724 sur le vol, on relève que
pour une première condamnation, le coupable encourt le fouet et la
marque « V » ; qu’une deuxième condamnation le conduit aux galères
(à temps ou à perpétuité) et qu’une troisième condamnation conduit à
la pendaison : l’obstination de celui qui ne se soumet pas augmente
donc sa peine9. L’idée est que la réitération démontre le caractère défini-
tivement incorrigible du délinquant, ce qui justifie que l’on sanctionne
même de mort des délits qui ne sont originairement pas punis de la
peine capitale.
En 1791, l’utopie révolutionnaire conduit à l’introduction de
peines fixes et à la création de la peine de privation de liberté (les fers,
la gène et la simple détention) : la récidive est alors conçue comme
une circonstance aggravante des peines correctionnelles et de police
(doublement). Mais en matière criminelle, le condamné exécute sa
seconde peine, puis est déporté à vie vers des territoires à coloniser. La
déportation, devenue la transportation avec une loi du 30 mai 1854
(supprimée par une ordonnance du 4 juin 1960) conduit à se débar-
86 – rasser des criminels dangereux, au prétexte de les régénérer par la
colonisation agricole10.
En 1802, la technique d’élimination est « perfectionnée » par la
création de la flétrissure : la marque « R » sur l’épaule gauche des récidi-
vistes est vue comme « le plus puissant préservatif contre les récidi-
vistes11 ». La marque est supprimée par la loi du 28 avril 1832 : ce qui
rendit difficile la recherche des récidivistes et des forçats évadés ; d’où la
création sur proposition en 1848 du Procureur Bonneville de Marsangy
du casier judiciaire.

LES POLITIQUES D’ÉLIMINATION

Vers 1880, la récidive n’ayant pas été enrayée par la répression, son
développement provoque « une sorte de panique amplifiée par la presse
et les partis politiques12 ». On adopte alors, selon le mot de Charles
Lucas (1878), la Politique du débarras. Le législateur se prononce pour
une élimination massive et définitive des délinquants d’habitude du
territoire. La loi du 17 mai 1885 donne une solution de défense sociale,
en instituant pour les récidivistes présumés incorrigibles, la relégation, en
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tant que peine complémentaire obligatoire : il s’agissait d’un éloigne-


ment perpétuel du territoire national (le juge ne pouvait même pas
écarter la relégation en appliquant des circonstances atténuantes) : le
condamné était transporté après exécution de sa peine en Nouvelle
Calédonie.
Ce n’est que par une loi du 3 juillet 1954 que la relégation est ren-
due facultative. Elle est ensuite supprimée par la loi du 17 juillet 1970,
qui institue une tutelle pénale des multirécidivistes. La tutelle pénale
était facultative, et durait 10 ans à compter de l’expiration de la peine :
elle pouvait s’exécuter soit dans un établissement pénitentiaire, soit sous
le régime de la libération conditionnelle. Elle a été supprimée par la loi
du 2 février 1981.
Désormais seule subsiste la logique d’aggravation.

UNE LOGIQUE D’AGGRAVATION

La logique d’aggravation est toujours allée de pair avec la logique


d’élimination. Plus particulièrement, elle s’observe dans le Code pénal
de 1810, où elle est passée d’une aggravation généralisée à une aggrava-
tion graduée en fonction de la peine déjà prononcée (1). Le système du – 87
Code de 1992 conserve l’idée d’une graduation, mais il est plus sévère
car il élargit le domaine de la récidive, en la fondant non plus sur la
peine prononcée mais sur la peine encourue (2).

L’AGGRAVATION EN FONCTION DE LA PEINE DÉJÀ PRONONCÉE

En 1810, le Code pénal prévoyait un système sévère de récidive géné-


rale, fondée sur une précédente condamnation : toute nouvelle
condamnation pour crime ou délit, quelles qu’en soient la nature et la
date, mettait le coupable en récidive ; et l’aggravation pouvait être ter-
rible : des peines perpétuelles pouvaient succéder à des peines tempo-
raires, et au lieu des travaux forcés la mort pouvait être prononcée.
Mais le système a bien vite été adouci avec la loi du 28 juillet 1832
sur les circonstances atténuantes qui s’appliquait aussi à la récidive : le
droit pénal retrouva une dimension circonstancielle, qui permettait aux
juges de ne plus être des automates, mais d’arbitrer en, tenant compte
des circonstances atténuantes. Et le juge ne se priva d’ailleurs pas d’utili-
ser cette faculté d’indulgence : l’aggravation devint donc facultative.
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Ce système a évolué avec le temps pour devenir particulièrement


complexe : si l’on excepte la récidive des contraventions, on retiendra
que le Code pénal distinguait la « grande récidive criminelle » (anc. C.
pén., art. 56), ou récidive de crime à crime (puni de peines afflictives et
infamantes) générale et perpétuelle, de la récidive correctionnelle,
qu’une loi du 26 mars 1891 est venue rendre temporaire, en créant
une « petite récidive correctionnelle » (anc. C. pén., art. 57), à coté de
la « grande récidive correctionnelle » : récidive de délit à crime (puni
d’emprisonnement correctionnel), qui devient spéciale et temporaire
(anc. C. pén., art. 58). Or cette complexité a pu paraître inutile
compte tenu des facultés d’individualisation du juge. Malgré tout on
retiendra que le système a perduré et qu’il a fait l’objet d’une
constante évolution vers une plus grande graduation en fonction de la
dangerosité : passage d’une récidive générale à spéciale, et d’une réci-
dive perpétuelle à temporaire.

L’AGGRAVATION EN FONCTION DE LA PEINE DÉJÀ ENCOURUE

Tout en conservant le système d’une graduation, le Code pénal de


88 – 1992 a simplifié les règles de la récidive (suppression de la distinction
entre petite et grande récidive correctionnelle, suppression de la récidive
des contraventions des 4 premières classes). Néanmoins, il a gardé le
cap de la sévérité.
Le Code pénal de 1992 a même fait preuve de plus de rigueur que
l’ancien code, car le premier terme de la récidive est désormais caracté-
risé en fonction non plus de la peine prononcée mais en fonction de la
peine abstraitement prévue par la loi ; autrement dit, désormais le récidi-
viste est celui qui a été condamné à n’importe quel type de peine (peine
privative de liberté, amende, TIG, peine restrictive de droits, etc.) ; et
peu importe le quantum ; en outre, l’aggravation est étendue à l’amende
en matière correctionnelle et contraventionnelle.
Plus précisément, pour se limiter aux personnes physiques, il existe
trois types de récidive :
La récidive criminelle (générale et permanente) : le second terme est
un crime ; si le premier terme est une condamnation pour crime (réci-
dive de crime à crime) et que la peine prévue pour le second est une
réclusion de 20 ou 30 ans, le récidiviste encourt la perpétuité ; si la
peine est de 15 ans, il encourt 30 ans ; si le premier terme est un délit
(récidive de délit à crime) puni de 10 ans, l’aggravation pour le crime est
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la même que précédemment (l’amende criminelle n’est pas touchée).


La récidive délictuelle : le second terme est un délit. Cette hypothèse
recouvre deux cas de figure :
la récidive de crime à délit, qui est générale et temporaire : délai de 10
ans si le délit est puni de 10 ans d’emprisonnement ou de 5 ans, si le
délit est puni d’au moins un an d’emprisonnement (C. pén., art. 132-
9) : le maximum des peines est doublé.
La récidive de délit à délit qui est temporaire et produit la même
aggravation. Cette récidive est générale si le premier délit était puni de
10 ans, et que le second, commis dans un délai de 10 ans, est puni la
même peine ; ou que le second délit, commis dans un délai de 5 ans est
puni d’au moins un an d’emprisonnement (C. pén., art. 132-9, 132-
10). Cette récidive est spéciale, si le premier terme est un délit et que le
second est le « même » délit ou un délit assimilé (ainsi, aux termes de
l’article 132-16 : le vol, l’extorsion, le chantage, l’escroquerie ou l’abus
de confiance sont considérés comme la même infraction), le délai de
récidive est alors de 5 ans (C. pén., art. 132-10).
La récidive contraventionnelle temporaire (un an) : elle ne concerne
que les contraventions de 5e classe lorsque le règlement le prévoit. En
principe, le maximum de l’amende est doublé (donc porté à 3000 €, C. – 89
pén., art. 132-11, al. 1).
De ce dispositif, on retiendra deux enseignements :
Tout d’abord, que les cas de récidive non prévus par la loi ne sont pas
punissables en tant que tels : ainsi, la commission d’un crime ou d’un
délit après condamnation pour contravention n’entraîne aucune aggra-
vation.
Ensuite et surtout, qu’est désormais récidiviste celui qui a déjà été
condamné à n’importe quel type de peine, puisque ce qui constitue le
premier terme ce n’est pas la peine prononcée mais la peine encourue.
De ce dernier point de vue, le système apparaît donc très sévère, ce
qui peut justifier l’embarras des juges et expliquer qu’ils ne se compor-
tent pas toujours en « serviteurs zélés de la loi13 ».

LE JUGE : « QUEL EMBARRAS ! »

Sous l’Ancien Régime, avant l’instauration des peines fixes, le juge


avait toute latitude pour apprécier l’animus delinquentis et adapter la
peine : il pouvait estimer que la répétition était la manifestation d’un
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esprit incapable de se soumettre à l’autorité ou au contraire qu’elle révé-


lait une volonté déterminée de violer la loi. Ce qui permettait de ne pas
systématiquement suivre la voie de l’élimination ou de l’aggravation.
À l’époque moderne, le juge peut également manifester son pouvoir
d’indulgence en ne prononçant pas les maxima encourus (pouvoir de
personnalisation des peines). Il est en effet libre de retenir ou non l’état de
récidive14, à condition notamment de constater le caractère définitif de
la précédente condamnation15. À l’inverse, le juge peut relever l’état de
récidive d’office, y compris pour la première fois en appel, à condition
que le prévenu en soit informé pour que les droits de la défense soient
préservés16.
Toutefois, en pratique, il semble que les juges hésitent à relever l’état
de récidive. Une première raison peut être trouvée dans la difficulté tech-
nique, qu’il y a parfois à combiner les règles de la récidive avec certaines
causes légales d’atténuation de peine, comme par exemple la dénoncia-
tion de certaines infractions ou la minorité17. Or de telles complications
peuvent paraître inutiles, compte tenu du pouvoir d’individualisation
qui permet de toute façon de ne pas prononcer le maximum. Mais ce
sont surtout deux autres raisons qui peuvent être avancées : tout d’abord,
la décision est toujours lourde de conséquences pour le délinquant (A) et,
90 – ensuite, une telle décision est risquée pour le juge lui-même lequel est
strictement contrôlé par la Cour de cassation (B).

UNE DÉCISION LOURDE DE CONSÉQUENCES

Au XIXe siècle, les magistrats accordant des circonstances atté-


nuantes aux récidivistes ont été accusés d’une excessive douceur, ce qui
a poussé le parlement a voté la relégation comme peine complémentaire
obligatoire et perpétuelle (v. supra). Alors, par contrecoup les juges ont
prononcé contre les petits délinquants récidivistes des peines de moins
de trois mois d’emprisonnement pour qu’ils n’entrent pas dans les
conditions de la transportation.
Les mêmes réflexes protecteurs sont perceptibles aujourd’hui, car
relever l’état de récidive peut produire certains effets automatiques
indésirables, aussi bien avant la condamnation (1) qu’après la condam-
nation (2)18.
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AVANT CONDAMNATION

Outre une aggravation de la peine encourue, que le juge peut toujours


tempéré au moment du prononcé de la peine en ne retenant pas le
maximum, la récidive a parfois des conséquences automatiques sur les-
quelles le juge n’a pas de prise.
Ainsi, la récidive entraîne parfois une transformation de la qualifica-
tion de l’infraction originaire, de contravention en délit19. Il en est ainsi
de l’ivresse manifeste : la multirécidive fait passer l’infraction de la caté-
gorie des contraventions à celle des délits passibles d’emprisonnement.
Semblablement, la conduite sans permis est une contravention de 5e
classe, qui en état de récidive devient un délit.
De même, le récidiviste peut encourir des sanctions automatiques.
Ainsi en cas de récidive d’une conduite en état alcoolique le code de
la route prévoit l’annulation automatique du permis de conduire20.

APRÈS CONDAMNATION

Les récidivistes voient se durcir les conditions d’octroi des mesures


de faveur lors de l’exécution de la peine d’emprisonnement : ainsi le – 91
temps d’épreuve pour bénéficier d’une libération conditionnelle, c’est-à-
dire la durée de la peine accomplie doit être égale au moins au double
de la peine restant à subir alors que pour les non récidivistes le temps
d’épreuve est de la moitié de la peine (CPP, art. 729).
De même, la réduction de peine est moins grande pour les récidi-
vistes : non pas deux mois par année d’incarcération mais un mois par
année d’incarcération ou deux jours par mois (au lieu de quatre) pour
une incarcération inférieure à un mois (CPP, art. 721-1).
Enfin, les récidivistes connaissent un régime de réhabilitation plus
sévère : la réhabilitation permet un relèvement effectif de l’ancien
condamné, s’il prouve sa bonne conduite pendant un délai après
l’exécution de la peine qui est de 5 ans pour les peines criminelles, 3
ans pour les peines correctionnelles et 1 an pour les peines contraven-
tionnelles (CPP, art. 786). Or ces délais sont doublés pour les récidi-
vistes ou pour les individus condamnés après une réhabilitation (CPP,
art. 787).
Toutes ces conséquences peuvent donc inciter les juges à réfléchir à
deux fois avant de relever l’état de récidive !
Cela dit, la retenue des juges peut aussi s’expliquer par le fait que le sys-
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tème est d’une grande complexité, ce qui est source de censure par la Cour
de cassation.

UNE DÉCISION CONTRÔLÉE

Le risque qui pèse sur le juge qui aurait relevé l’état de récidive est
celui d’une censure par la Cour de cassation, qui en l’occurrence est
plus libérale que le législateur. La Haute juridiction contrôle les élé-
ments constitutifs de la récidive (1), ainsi que les conditions de la réci-
dive relevée d’office (2).

LE CONTRÔLE DES MOTIFS

Pour que l’état de récidive soit relevé, il faut :


– une première condamnation émanant d’une juridiction française
ayant acquis autorité de chose jugée ;
– une seconde infraction survenue après que la première condamna-
tion est devenue irrévocable, juridiquement indépendante de la pre-
92 – mière et postérieure à la première condamnation.
La Cour de cassation contrôle ces éléments constitutifs et censure les
juges qui retiennent l’état de récidive, alors que l’existence des condi-
tions auxquelles la loi attache la récidive est incertaine21. Ce contrôle
s’explique parce qu’en vertu du principe de légalité, le prévenu ne peut
être en état de récidive que s’il a été dûment averti de l’illicéité de sa
conduite.

LE CONTRÔLE DU CONTRADICTOIRE

Quand la circonstance aggravante de récidive n’est pas visée par la cita-


tion ou la décision de renvoi, elle peut être relevée d’office par la juridic-
tion de jugement qui est saisie in rem et in personam. Mais dans ce cas, le
prévenu ou l’accusé doit en avoir été informé et avoir été mis en mesure
de discuter cette cause d’aggravation, pour que le principe du contradic-
toire soit respecté22. Cette exigence sera remplie si un avocat présent à
l’audience le représente23. En revanche, si le prévenu n’a pas d’avocat, la
jurisprudence semble exiger que le prévenu accepte d’être jugé sur cette
circonstance aggravante non visée par le titre de poursuite24.
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D’une manière plus générale, il s’agit de respecter l’exigence du pro-


cès équitable, laquelle implique le respect du contradictoire25. Faute de
débat contradictoire, il y aurait violation des articles 6 et 13 de la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fonda-
mentales26, ainsi que de l’article préliminaire du Code de procédure
pénale.
En conséquence, en l’absence du prévenu (non excusé et non repré-
senté), le tribunal ne pourrait pas relever l’état de récidive27. Cette der-
nière situation peut paraître choquante car c’est une prime au justi-
ciable qui refuse de comparaître et cela rompt l’égalité entre les justi-
ciables. Ainsi, le délinquant récidiviste pris pour conduite en état alcoo-
lique, qui se sait récidiviste et qui ne comparaît pas, n’encourt qu’une
annulation de permis de conduire de 3 ans, alors que celui qui compa-
raît encourt une annulation de 6 ans28.
Il apparaît donc que la législation sur la répression de la récidive est
complexe à mettre en œuvre et que son efficacité est incertaine, car fina-
lement la dissuasion n’a que peu de poids, sur les récidivistes. D’où l’en-
couragement nécessaire et parallèle de la prévention de la récidive (avec
notamment les mesures alternatives à la poursuite : compositions,
médiations, ainsi que les mesures alternatives à l’incarcération : sursis,
libérations conditionnelles, suivi socio-judiciaire, etc.), mais il s’agit là – 93
d’un sujet qui mériterait bien d’autres développements.

NOTES

1. À coté de la prévention générale ou dissuasion collective, le droit pénal vise à la pré-


vention spéciale, c’est-à-dire précisément à lutter contre la récidive par l’amendement
des condamnés.
2. R. GASSIN, Criminologie, Dalloz, Précis, 5e éd. 2003, n° 427 et s.
3. R. GASSIN, op. cit., n° 428.
4. Le taux de récidive des personnes condamnées en 2001 est de 31,3 % en matière
correctionnelle et de 4,7 % en matière criminelle, avec une grande variation selon le
type d’infraction (42,2 % pour les vols délictuels ; 15 % pour les vols criminels,
14,6 % pour les délits sexuels, 1,8 % pour les viols, etc.), voir Infostat Justice 2003,
n° 68.
5. J. LEBLOIS-HAPPE, « Quelle réponse à la petite délinquance ? Étude de droit répres-
sif français sous l’éclairage comparé du droit répressif allemand », PUAM, n° 52,
2002.
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6. M.-H. RENAUT, « Une technique juridique appliquée à un problème de société, la


récidive. De la notion de consuetudo delinqui au concept de dangerosité », Revue
sciences criminelles, 2000, p. 317 et s.
7. Voir notamment PH. CONTE, P. MAISTRE DU CHAMBON, Droit pénal général, éd.
Amand Colin, 6e éd. 2002, n° 508 et s. ; F. DESPORTES ET F. LE GUNEHEC, Droit
pénal général, Économica, 10e éd. 2003, n° 923 et s. ; J.-H ROBERT, Droit pénal géné-
ral, PUF, 5e éd. 2002, p. 395 et s.
8. M.-H. RENAUT, art. préc., p. 320.
9. M.-H. RENAUT, ibid., p. 321.
10. Les lieux de déportation furent successivement le Mont Saint-Michel, la forteresse
de Doullens, puis l’Algérie, Cayenne, les îles Marquises, la Guyane - l’île du diable- et
la Nouvelle Calédonie.
11. M.-H. RENAUT, art. préc., p. 322
12. M.-H. RENAUT, art. préc., p. 323
13. M.-H. RENAUT, art. préc., p. 327
14. Cass. crim., 27 juin 1990 : Bull. crim. n° 266.
15. Cass. crim., 28 juin 1944 : Bull. crim. n° 152 ; De même la première condamna-
tion ne doit pas avoir été effacée par une amnistie ; en revanche la grâce ne fait pas
obstacle à la récidive.
16. Cass. crim., 20 mars 1996 : Bull. crim. n° 123
17. Imaginons le cas d’un mineur de 16 ans récidiviste qui commet deux assassinats.
Si on applique d’abord la diminution de peine liée à la minorité (20 de réclusion au
lieu de la perpétuité), la récidive le conduit à la perpétuité ; si on applique (comme
94 – semble l’indiquer l’article 356 CPP) la récidive en premier (pas d’aggravation), il
encourt une réclusion de 20 ans. Plus généralement sur la combinaison des causes
d’aggravation et d’atténuation, voir F. DESPORTES, F. LE GUNEHEC, Droit pénal géné-
ral, op. cit., n° 926.
18. M.-H. RENAUT, art. préc., p. 330.
19. Voir C. pén., art. 132-11, in fine : (L. n° 2003-495 du 12 juin 2003, art. 4)
« Dans les cas où la loi prévoit que la récidive d’une contravention de la cinquième
classe constitue un délit, la récidive est constituée si les faits sont commis dans le délai
de trois ans à compter de l’expiration ou de la prescription de la précédente peine ».
20. C. route, art. L. 234-13 : « Toute condamnation pour l’une des infractions pré-
vues aux articles L. 234-1 et L. 234-8, commise en état de récidive au sens de l’article
132-10 du Code pénal, donne lieu de plein droit à l’annulation du permis de
conduire avec interdiction de solliciter la délivrance d’un nouveau permis pendant
trois ans au plus ».
21. Voir par ex. Cass. crim., 27 janv. 1955 : Bull. crim. n° 69 (censure pour absence
de constat du caractère définitif de la précédente condamnation) ; Cass. crim., 20 nov.
1969 : Bull. crim. n° 321 (censure pour incertitude des conditions de délais).
22. Cass. crim.5 déc. 1978 , Baroum : Bull. crim. n° 346 ; v. J. Pradel et A. Varinard,
Les grands arrêts du droit pénal général, Dalloz, 3e éd. 2001, n° 5.
23. Cass. crim., 13 nov. 1980 : Bull. crim. n° 299.
24. Cass. crim., 16 févr. 1983 : Bull. crim. n° 61.
25. Cass. crim., 7 avril 1999 : Juris-Data n° 001674 : l’état de récidive peut être
retenu « bien que non visé à la prévention, dès lors qu’il a été soumis au débat
contradictoire ».
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26. Cass. crim., 21 nov. 2000 : Bull. crim. n° 47 ; Rev. sc. crim. 2001, p. 409, obs. D.
Commaret. Selon la Cour : « Tout prévenu a droit d’être informé d’une manière
détaillée de la nature et de la cause de la prévention dont il est l’objet et qu’il doit, par
suite, être mis en mesure de se défendre, tant sur les divers chefs d’infraction qui lui
sont imputés que sur chacune des circonstances aggravantes susceptibles d’être rete-
nues à sa charge. » En l’espèce, la Haute juridiction censure en ajoutant « qu’il n’im-
porte que la cour d’appel ait prononcé une peine inférieure à celle prévue par l’article
311-6 du Code pénal, dès lors que la constatation de la récidive non soumise au débat
contradictoire, a exercé son influence sur l’application de la peine et ainsi préjudicié
au prévenu ».
27. Cass. crim., 20 mars 1996, préc.
28. M.-H. RENAUT, art. préc., p. 334 : l’auteur relate ainsi les audiences « calva ».
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Le délinquant récidiviste, le délinquant transitoire


et le délinquant persistant
Repères psychologiques
Catherine BLATIER

La récidive est associée de façon de plus en plus systématique à la


délinquance. Il devient rare d’envisager le cas d’une personne commet-
tant un acte délinquant puis cessant son activité délinquante. Cette
attitude repose-t-elle sur une réalité, à savoir que les délinquants s’enga-
gent pour la plupart dans la voie de la récidive ou bien est-ce une géné-
ralisation, un peu hâtive, qui tient au fait que certaines histoires de
délinquants ont été fortement médiatisées, comme récemment celle de
Patrick Henry ? Plus fondamentalement, le délinquant récidiviste est-il – 97
si différent du délinquant transitoire ? Quels facteurs sont responsables
de la poursuite de l’activité délinquante ?
Avant d’entrer dans la discussion sur les différentes formes que peut
prendre l’activité délinquante lorsqu’elle s’exprime dans la récidive et
d’examiner les facteurs de récidive, il est nécessaire de préciser ce qu’on
entend par récidiviste, notamment quelle différence doit être faite entre
réitérant et récidiviste.

RÉITÉRANT OU RÉCIDIVISTE ?

La réitération correspond à la répétition d’un acte sans préciser les


éventuelles suites judiciaires qui lui sont données. On n’en connaît pas
toujours les auteurs ni les circonstances, c’est pourquoi on ne sait pas
très bien décrire ce phénomène. À l’inverse, la récidive est d’approche
plus aisée. Elle est plus souvent répertoriée par les services de police et
de gendarmerie. Les auteurs et certaines fois les motifs peuvent être plus
aisément identifiés. Travailler sur la récidive implique qu’on porte l’at-
tention sur un phénomène repéré par la police ou la gendarmerie et
traité par les tribunaux. En principe, le terme de récidive est réservé à
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une nouvelle comparution pour un délit de même nature. Toute appel-


lation de récidiviste pour un délinquant sexuel qui est ensuite convoqué
au tribunal pour y répondre d’un vol n’est donc pas valide, si l’on s’en
tient à la définition légale. On constate donc que la dénomination
considérant toute personne réitérante comme récidiviste s’est largement
répandue. Nous nous situerons ici dans le cadre de cette extension
d’usage, qui nous conduira à considérer la question des délinquants qui
récidivent et ce, quelle que soit l’infraction conduisant à une nouvelle
condamnation.
La récidive est une notion juridique. Cette identification renvoie-t-
elle invariablement à une réalité psychologique ? Autrement dit, d’un
point de vue psychologique, les délinquants récidivistes sont-ils diffé-
rents des délinquants non récidivistes ? Nous examinerons ici la ques-
tion à deux niveaux. Le premier niveau est celui de la pertinence éven-
tuelle d’une différenciation psychologique devant être faite systémati-
quement entre délinquant et récidiviste. Si cette différenciation existe,
le vécu et la personnalité du récidiviste et du non récidiviste doivent
être nettement différents. Au deuxième niveau, il importe de savoir si la
récidive délinquante dépend principalement de facteurs contextuels, à
la faveur par exemple d’un nouveau contact avec des délinquants ou si
98 – elle est la résultante essentielle de facteurs individuels, manifestant un
besoin ou répondant à une problématique personnelle.
Avant de commencer, il faut signaler un point important au sujet de
la part respective des facteurs individuels et contextuels dans la récidive.
La compréhension de la notion de récidive est indissociable du traite-
ment psychosocial de la récidive. Prenons pour exemple la délinquance
acquisitive, qui s’accompagne généralement de récidive. Pourtant, dans
ce cas, le délinquant n’est pas souvent appelé récidiviste. Par contre, si
un condamné commet un second meurtre, on évoque aussitôt un réci-
diviste. L’application de la notion de récidive apparaît très liée à la gra-
vité de l’acte : en matière criminelle, le récidiviste est plus rapidement
repéré comme tel.
Présenter un délinquant comme récidiviste invite fortement l’audi-
teur à un processus de catégorisation. La catégorisation comme récidi-
viste et plus encore comme multirécidiviste précise le degré d’engage-
ment dans la délinquance mais peut tout autant refléter la difficulté des
institutions socio-éducatives ou judiciaires à faire régresser ce compor-
tement. Soulignons simplement que ces institutions sont régulièrement
confrontées au terme de récidive. Il renvoie soit à un délinquant qui
« va donner du fil à retordre », soit à l’échec partiel ou total de l’inter-
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vention. L’efficacité de la justice n’est-elle pas également mesurée par le


taux de non-récidive ? Si l’on arrivait à démontrer que la récidive tient
au seul individu, bien des institutions sociales, judiciaires, éducatives,
ou encore politiques, montreraient un certain degré de satisfaction. La
récidive est véritablement une épineuse question pour la justice comme
pour la société. Les discours sécuritaires ne manquent pas de souligner
ce qui apparaît comme une défaillance, dont l’imputabilité échoit alter-
nativement à telle ou telle institution. Cet échec rappelle avec force que
les institutions peuvent plus ou moins indirectement entrer dans la
production de la récidive.
Un glissement s’est donc opéré, d’une définition strictement juri-
dique de la récidive à une conception élargie. Pour dégager des idées
fortes dans cette conception très étendue, nous avons choisi d’évoquer
ici les facteurs psychologiques rendant plus probable, non pas la réitéra-
tion d’un acte délictueux, puisque la plupart du temps elle n’est pas
repérée, ni la récidive, puisque la commission d’un deuxième acte de
délinquance est relativement fréquente, notamment en matière de
délinquance acquisitive. Nous avons préféré réaliser une étude compa-
rée entre la multiplication des actes sur une période donnée et celle qui
se poursuit sur une plus longue période. Cette démarche consiste à
analyser la récidive qui se répète au point de devenir, selon les cas, tran- – 99
sitoire ou persistante.

LA DÉLINQUANCE TRANSITOIRE ET LA DÉLINQUANCE PERSISTANTE

La délinquance est considérée comme transitoire lorsqu’elle est com-


mise avec une faible fréquence, le plus souvent une gravité moindre, à
une époque circonscrite dans la vie de l’auteur. Il existe ainsi une délin-
quance transitoire limitée à l’adolescence. Elle se caractérise surtout
comme une délinquance acquisitive qui dure pendant trois ou quatre
ans. Beaucoup de délinquants sortent de cette délinquance transitoire
vers l’âge de dix-huit ans, en préparant un avenir professionnel ou en
construisant une vie affective ou professionnelle. On n’a pas découvert
de facteurs de risque neurobiologiques pour cette forme de délin-
quance. Seul un très faible risque génétique est actuellement identifié.
Les délinquants persistants, dont la délinquance est repérable sur
une longue période de la vie, présentent des caractéristiques distinctes
de ceux qui ne montrent qu’un moment de délinquance. La délin-
quance persistante est précoce, elle se manifeste à l’adolescence par au
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moins une dizaine d’infractions chaque année, les délits sont de nature
différente (Eliott et al., 1989). Au moins l’un d’entre eux est un délit
contre les personnes. La gravité des infractions augmente au fur et à
mesure, passant des vols, aux vols avec effraction, puis aux vols de véhi-
cule à moteur et aux agressions. La motivation est le plus souvent à la
fois utilitaire et hédoniste.
Cette dimension de persistance augmente la probabilité de la diver-
sité des actes mais aussi d’actes plus graves. Parmi les adolescents, cer-
tains poursuivent ainsi leur délinquance à l’âge adulte. Plus la délin-
quance débute tôt dans l’enfance, plus l’engagement dans les conduites
délinquantes est durable et plus il s’accompagne de violence. Les études
rétrospectives montrent que ces délinquants persistants ont commis des
actes délictueux dès l’enfance ou bien ils ont été repérés comme hyper-
actifs, en échec scolaire, ou ne pouvant contrôler leur comportement.
Beaucoup ont connu des difficultés d’attachement parental, qui les ont
conduits dans des familles d’accueil ou des institutions socio-éduca-
tives. C’est peut-être en partie pour ces raisons qu’une des caractéris-
tiques des délinquants persistants, dont la proportion dans la popula-
tion masculine globale est évaluée à 5 %, est qu’ils commettent leurs
infractions avec des pairs délinquants. Les pairs jouent un rôle impor-
100 – tant pour eux, mais paradoxalement moins que pour les délinquants
transitoires, dans leurs débuts délinquants.
À l’origine de la délinquance persistante, il existe donc une associa-
tion de facteurs personnels et environnementaux. Dans certains cas, on
a pu mettre en évidence des troubles neurobiologiques et la possibilité
d’une transmission génétique des risques est toujours à l’examen.
La délinquance n’est pas homogène : certains délinquants s’inscri-
vent dans la récidive, d’autres s’en tiennent à un acte isolé dont la vio-
lence peut malgré tout être très grande. Parmi les délinquants persis-
tants, on peut également repérer deux catégories, en fonction du
moment d’apparition de la délinquance, de son importance en quan-
tité, gravité et durée. Certains ont commencé tôt leurs infractions, ils
ont poursuivi à l’âge adulte en commettant des actes de gravité
moyenne, qui n’ont pas évolué vers des actes graves intégrant la violence
ou le meurtre. Il s’agit d’une forme de délinquance persistante dite
moyenne (Fréchette et LeBlanc, 1987). D’autres répètent depuis des
années des actes de délinquance grave, souvent criminels, associés à de
la violence. Il est alors question d’une délinquance persistante grave.
On pourrait se demander si le fait de commettre des actes délin-
quants de façon persistante et dans la catégorie de gravité moyenne
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peut conduire à la commission d’actes de catégorie grave. En réalité, il


n’existe pas de continuum entre délinquance persistante moyenne et
délinquance persistance grave. Il n’y a pas de gradation entre ces catégo-
ries, l’essentiel des facteurs discriminants importants se situe entre les
délinquants persistants et transitoires.

CARACTÉRISTIQUES DES DÉLINQUANTS PERSISTANTS

L’examen des différents facteurs qui interviennent dans la délin-


quance persistante ou transitoire renvoie, pour l’essentiel, à trois grands
domaines : l’organisation de la personnalité, les processus sociocognitifs
et les facteurs sociaux.

L’organisation de la personnalité
Plus la délinquance est persistante, plus les éléments de personnalité
jouent un rôle important. Dans le cas de la délinquance persistante
grave, la personnalité intervient de façon majeure, puis vient la situa-
tion immédiate et en dernier lieu le milieu de vie.
Ce n’est pas le cas de la délinquance transitoire ou persistante de gra- – 101
vité moyenne. Dans ce cas, les situations qui ont présidé aux passages à
l’acte ont bien plus d’importance que le milieu de vie ou la personna-
lité. Les circonstances, l’immédiateté des situations, interviennent de
façon considérable dans les passages à l’acte. Ce point renforce l’idée
selon laquelle, pour la délinquance de gravité moyenne, la récidive tient
moins à la personnalité qu’à des facteurs contextuels, tandis que pour la
délinquance grave, la personnalité est de la plus haute importance.
La notion de personnalité criminelle (liée à des actes de criminalité
ou de délinquance) décrite par Pinatel serait susceptible d’expliquer ces
passages à l’acte. Il s’agit plutôt d’un noyau central de la personnalité
criminelle composé de plusieurs traits identifiables. Selon Pinatel, plus
que l’identification de ces traits, c’est la façon dont ils s’organisent qui
est intéressante. Depuis la formulation de cette théorie, de nombreux
travaux ont porté sur cette notion. La délinquance persistante grave,
examinée au regard du noyau central de la personnalité du délinquant
(Favard, 1991), regroupe l’ensemble des traits suivants : agressivité,
indifférence affective, labilité et égocentrisme. Ce modèle reste valide si
l’on considère soit l’agressivité, l’indifférence affective et la labilité, soit
l’agressivité, la labilité et l’égocentrisme. Toutefois, l’indifférence affec-
tive et l’agressivité se révèlent être les prédicteurs les plus forts pour le
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passage à l’acte délinquant et sa récidive. Le modèle de LeBlanc est très


proche, puisqu’il est composé de trois symptômes : un enracinement
criminel, une dyssocialité qui perdure et un égocentrisme exacerbé. Ces
modélisations démontrent la prégnance des facteurs de personnalité
dans la délinquance persistante grave à la différence de la délinquance
transitoire. À ces facteurs de personnalité s’ajoutent des modalités de
raisonnement et des cognitions particulières.

Les processus sociocognitifs


Une autre particularité des délinquants persistants est qu’ils ont
recours à des processus sociocognitifs parfois étonnants. Ils présentent
un certain nombre de distorsions cognitives, qui sont des croyances
généralement pré-existantes aux passages à l’acte. Ils font des attribu-
tions au sujet de leur situation personnelle ou de celle des victimes
(Blatier, 2002). Ils estiment que l’attitude de la victime a occasionné le
passage à l’acte. Ils pensent ne pas lui causer de tort voire même lui faire
du bien. C’est le cas, par exemple, des délinquants qui nient avoir volé
puisqu’ils n’étaient pas en final les bénéficiaires des biens extorqués, de
ceux pour lesquels une banque n’est pas une personne et ne peut se
102 – considérer comme personnellement attaquée ou spoliée. C’est le cas
également des pédophiles qui disent participer au développement des
enfants par les relations sexuelles qu’ils entretiennent avec eux. Les dis-
torsions des pédophiles peuvent porter sur le fait qu’un enfant qui ne
résiste pas aux avances sexuelles désire avoir une relation sexuelle, que la
qualité de la relation d’un père avec sa fille ou son fils est augmentée par
les relations sexuelles, ou que la société finira bien par comprendre que
les relations sexuelles entre un enfant et un adulte sont une bonne
chose.
En final, les délinquants ne ressentent pas de culpabilité car des
cognitions leur évitent d’éprouver un tel sentiment. Ils se considèrent
rarement responsables, la responsabilité étant attribuée à des émotions
ou à un état personnel qui justifie l’action : le sentiment d’injustice, le
fait de devoir défendre un ami, la loyauté envers sa famille contre un
intrus, etc. Le passage à l’acte a parfois pour objectif de rendre justice,
ce qui est assimilé par les délinquants à l’instauration d’une justice qui
n’aurait pas été présente.
Il arrive que les délinquants aient l’impression de faire preuve d’une
certaine morale lorsque les motifs de l’action leur paraissent dignes. Ils
ne croient pas ce que les autres prétendent : la souffrance des victimes
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ne peut être qu’exagérée, et l’attitude des témoins est partiale. Des thé-
rapies s’attachent alors à modifier ces pensées dans un ensemble visant
une restructuration cognitive associée un développement des aptitudes
psychosociales.
Le fait de considérer que les délinquants persistants présentent une
personnalité et des processus sociocognitifs particuliers conduit à renforcer
l’importance des facteurs personnels et à minimiser les facteurs sociaux
dans l’analyse des facteurs de persistance. Or, on ne peut faire fi des condi-
tions de vie des délinquants qui récidivent. La plupart d’entre eux ne sont
pas parvenus à retrouver une situation sociale et affective satisfaisante.

Les facteurs sociaux


Les délinquants persistants ont, pour la plupart, des difficultés d’in-
sertion sociale. Ils poursuivent leur comportement antisocial et ne
retrouvent pas une complète intégration sociale. Leur environnement
social participe à la stabilisation de leur comportement délinquant.
Pour comprendre ce qui les a conduits à persister dans la délin-
quance, on peut reprendre l’histoire de leur vie et chacun des actes
délinquants, puis chacune des phases intermédiaires et chercher des
facteurs communs qui, dans un cas, ont fait rechuter, dans d’autres ont – 103
permis d’éviter la récidive. Dans le cas de la persistance, les facteurs sont
multiples, l’ancrage dans la délinquance tient beaucoup à la personna-
lité, mais on ne peut négliger le rôle des circonstances et des pairs. Dans
le cas de l’arrêt du comportement délinquant, ce sont souvent des liens
affectifs qui ont été tissés et permettent de sortir de la délinquance. Les
facteurs sociaux jouent un rôle non négligeable dans cette évolution
positive. Ils interviennent dans la délinquance persistance comme un
élément de renforcement. Certains de ces facteurs associés à d’autres
sont susceptibles de prédire la récidive. On constate par exemple qu’ils
sont semblables pour la récidive sexuelle ou la récidive non sexuelle. Ce
sont l’âge à la libération, les antécédents criminels, l’abus de substances
intoxicantes, le chômage et les conditions de logement instables
(Motiuk et Brown, 1996). De façon plus fine, on peut déterminer, par
exemple pour les agresseurs sexuels d’enfants, que la probabilité de réci-
dive est plus importante pour ceux qui ne parviennent pas aisément à
développer une relation avec une femme adulte, qui ont un système de
valeurs particulier (complexe, magique ou ésotérique), qui abusent de
l’alcool et qui ont une préférence sexuelle pour des enfants pré-
pubères ; la récidive est aussi plus élevée chez les sujets plus jeunes.
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Dans tous les cas les facteurs personnels et sociaux s’intriquent ainsi
dans la persistance de la délinquance. L’attitude des délinquants persis-
tants rend également compte de l’engagement dans la délinquance per-
sistante. L’ensemble pose la question du traitement de ce comporte-
ment délinquant.

ATTITUDE DES DÉLINQUANTS ET TRAITEMENT

On peut mieux comprendre la délinquance persistante à travers les


propos des délinquants. On découvre que la récidive en matière de vol
par exemple, outre un moyen aisé d’acquérir des biens, vise à augmenter
le sentiment de contrôle. Beaucoup, du fait de leur vécu, ont le senti-
ment d’avoir subi les événements de leur vie. Ils découvrent dans la
délinquance et dans sa persistance un certain pouvoir. Cette force peut
même recevoir une estampille de la part de la justice. De plus, celui qui
peut déclencher l’action policière ou judiciaire jouit d’un certain pou-
voir, à ses yeux comme aux yeux de ses pairs. Il a l’impression de guider
le comportement des institutions. Le désir de revanche sur la vie qui n’a
pas été satisfaisante justifie les moyens. Ce sentiment d’avoir été une
104 – victime exacerbe jusqu’à la violence. La récupération d’une certaine
influence est incompatible avec un sentiment de honte ou de culpabi-
lité, qui remettrait en cause cette récupération du pouvoir. Le récidiviste
par rapport au délinquant transitoire devient le spécialiste d’un busi-
ness, sorte de patron d’entreprise délinquante. Les autres lui doivent
une certaine reconnaissance.
De ce fait l’issue, par renforcement positif (puisque « cela marche »)
est la récidive. Les délinquants qui ont le plus de problèmes psychoso-
ciaux ancreront leur comportement dans une délinquance persistante.
Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut trouver comment fonctionne,
pour le récidiviste et le persistant, l’influence et le pouvoir obtenus par
la délinquance, de façon à ce qu’ils changent la réponse immédiate aux
problèmes de personnalité et aux conceptions erronées.
La délinquance persistante a ceci de particulier qu’elle s’établit peu à
peu, en étant très dépendante des facteurs de personnalité, de la situa-
tion et du milieu dans lequel vit le délinquant. Les délinquants persis-
tants sont-ils, dès lors, accessibles à un traitement ?
Pour l’essentiel, le traitement des délinquants persistants s’appuie sur
la compréhension de la personnalité, du rôle des pairs et de l’environ-
nement social, des processus identifiés plus haut et sur leur modifica-
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tion. Selon leurs modalités, qu’elles soient psychodynamique ou cogni-


tivo-comportementale, le but visé est l’analyse des situations dont
l’aboutissement est la modification comportementale. Globalement, les
délinquants persistants sont assez peu nombreux à bénéficier d’un trai-
tement psychologique, tant du fait de la faible offre de traitement que
du fait de leur attitude assez réfractaire à toute prise en charge psycho-
logique. L’injonction de soins elle-même ne permet pas toujours
d’aboutir aux résultats escomptés. Lorsqu’un traitement est réalisé, il est
intéressant d’en analyser les effets, mais il est toujours difficile de conce-
voir l’évaluation du traitement de délinquants persistants. Une des rai-
sons est l’impossibilité de comparer efficacement les différents traite-
ments possibles, mais aussi d’élaborer un groupe contrôle cohérent. En
méta-analyse, on découvre que les programmes cognitivo-comporte-
mentaux pour les agresseurs sexuels, reposant sur l’information sexuelle,
le renforcement des habiletés sociales et la modification des préférences
sexuelles se traduisent par un taux de récidive de l’ordre de 10 %.
Certaines thérapies de groupe assurent une modification impliquant
une récidive dans 19 % des cas. En fait, il n’existe pas de véritable étude
sur les effets des traitements selon les différentes modalités thérapeu-
tiques. Toutes les études existantes montrent un taux de récidive plus
élevé pour les délinquants qui n’ont pas reçu de traitement. Toutefois – 105
ces données sont partielles puisqu’il existe très peu de traitements des
délinquants non sexuels, qu’ils soient transitoires ou persistants. Un
champ de recherche monumental reste à défricher. C’est une des rai-
sons, ajoutée à la volonté de s’attaquer à la source des problèmes, qui a
conduit au développement de procédures de prévention. Dans ce
domaine, la prévention, d’autant plus lorsqu’elle est primaire, cible tou-
jours plus largement que le comportement visé en final.
Le comportement délinquant persistant est souvent perçu comme
difficile à modifier. C’est pourquoi, plutôt que de traiter la récidive
chez un délinquant persistant, il apparaît plus efficace de travailler à la
prévention. À la lumière des éléments individuels et contextuels que
nous venons de repérer, des études se sont centrées sur les personnes à
risque de délinquance grave. Les études rétrospectives ont mis en évi-
dence les caractéristiques présentées par ces personnes à l’adolescence,
qui permettent de mettre au point une prévention ciblée. À ce moment
de leur vie, le comportement n’est pas encore persistant ; on évoque
plutôt un comportement antisocial. Un enfant qui est cruel envers les
animaux à l’âge de 8 ans, qui à 12 ans commet des vols répétés et des
actes de petite délinquance ou du vandalisme, a plus de risque de com-
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mettre des actes de délinquance grave avant l’âge de 15 ans. Ces actes
apparaissent dans un certain prolongement. En s’attachant aux faits et
en les remettant rétrospectivement en lien pour mieux comprendre
comment cette délinquance s’est développée, on s’aperçoit que le com-
portement délinquant est un comportement évolutif. Selon nous, la
mise en évidence d’indicateurs de risque de délinquance grave est pos-
sible mais ceux-ci ne doivent pas être utilisés comme facteurs permet-
tant d’envisager un lien systématique de cause à effet.
Les indicateurs de risque les plus importants sont la forme de super-
vision parentale (faible, irrégulière, ou abusive) et comment sont gérées
les contraintes vis-à-vis de l’enfant (Leblanc), la présence de problèmes
de comportements et d’agressivité repérés dans l’enfance, ainsi que les
difficultés scolaires. Les difficultés avec les parents sont fondamentales
et constituent une des cibles principales des méthodes de traitement
préventif. On repère dès l’adolescence des délinquants, dont le compor-
tement se caractérise par des actes graves commencés de façon précoce
et s’engageant dans la persistance. Les pratiques éducatives parentales
des délinquants persistants sont fortement déficientes : les parents s’in-
forment peu des activités de leur enfant, ce qui empêche toute discus-
sion sur le sujet. La mère, qui est souvent la plus impliquée dans l’édu-
106 – cation, a recours à des interventions punitives (verbales ou physiques)
inadéquates. Ces délinquants communiquent peu avec leurs parents et
se sentent souvent rejetés par leur père. Ils sont moins concernés par les
contraintes que les parents peuvent leur imposer et sont moins attachés
aux valeurs sociales.
Bien évidemment, une délinquance ou une criminalité des parents
augmente le risque de délinquance (Loeber et Dishion, 1983, méta-
analyse de 29 études). Fondamentalement, plus que la présence de l’un
ou l’autre de ces facteurs, c’est leur combinaison qui est signifiante pour
la délinquance persistante.
Il reste encore beaucoup à faire pour comprendre la façon dont s’or-
donnent ces différents facteurs pour constituer, peu à peu, une délin-
quance persistante. La prévention primaire vise, à partir de l’étude des
combinaisons entre ces facteurs, à éviter tout comportement délinquant
ou à limiter l’apparition de comportements délinquants graves. Par
conséquent, cela n’a pas de sens d’isoler, même dans le discours, un seul
facteur de délinquance, en disant par exemple que les difficultés sco-
laires conduisent à la délinquance. Il faut préférer le repérage de plu-
sieurs facteurs de risque. Identifier ces facteurs et leur possible combi-
naison permettra de porter attention aux familles et aux enfants qui en
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auraient besoin. Dans cette optique, il s’agit de définir les enfants à


risque de délinquance (transitoire ou de délinquance persistante). C’est
dans cet esprit que nous travaillons depuis plusieurs années dans un
groupe de recherche international pour l’OTAN, à la mise en œuvre
d’un outil d’évaluation de ces enfants, outil dont le spectre de recherche
est assez large (2001).
Le traitement des délinquants persistants s’effectue à la fois auprès
des délinquants et en prévention auprès des adolescents. La multiplica-
tion des facteurs intervenant dans la délinquance rend difficile la modé-
lisation du traitement ; des avancées importantes, compte tenu de cette
diversité, ont malgré tout été réalisées dans ce domaine.

CONCLUSION

La délinquance n’est pas un phénomène homogène. La récidive ne


l’est pas non plus. La délinquance persistante se révèle différente de la
délinquance transitoire et ne repose pas sur les mêmes facteurs. La
délinquance persistante prend appui sur une personnalité troublée, des
processus sociocognitifs particuliers, un environnement psycho-social
insuffisamment protecteur vis-à-vis de la délinquance, et une attitude – 107
très réceptive aux sollicitations du moment.
La récidive délinquante et a fortiori la délinquance persistante
dépendent donc en premier lieu de facteurs individuels, liés à la person-
nalité, qui ne trouvent leur pleine expression que dans et à la faveur
d’un contexte particulier. La prédominance des éléments de personna-
lité est réelle mais la délinquance persistante ne s’établit pas sans la pré-
sence de ces facteurs contextuels. À l’extrême inverse, quand on exa-
mine les mécanismes protecteurs des personnes qui ne sont pas délin-
quantes, on constate que les facteurs de personnalité interviennent très
peu dans le fait qu’elles ne soient pas délinquantes.
Limiter l’abord de la délinquance persistante aux éléments de per-
sonnalité, dans les études comme dans le traitement, ne peut que
conduire à une impasse. En termes de prévention, la modélisation des
facteurs liés à la délinquance permet d’intervenir pour déjouer l’engre-
nage de la persistance, qui s’installe le plus souvent pendant l’adoles-
cence. Si la délinquance transitoire peut se voir traitée par une approche
psychosociale, la délinquance persistante nécessite une méthode plus
centrée sur l’organisation de la personnalité, pouvant également asso-
cier des techniques de renforcement des habiletés sociales.
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Il reste que, pour ces deux formes de délinquance, la prévention


devrait être un souci constant et mériterait d’être plus amplement
développée.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BLATIER, C. (2002) : La délinquance des mineurs. L’enfant, le psychologue, le droit, 2e éd.


Grenoble, Presses Universitaires.
BLATIER, C. ; CORRADO, R. R. (2001) : « Government agencies response to high risk
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ELLIOTT, D.S. ; HUIZINGA, S. & MENARD, S. (1989) : « Multiple problem youth :
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FAVARD, A.-M. (1991) : « Personnalité criminelle : de la validation à la validité », in
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MOTIUK, L.L. & BROWN, S. L. (1996) : « Facteurs liés à la récidive chez les délin-
quants sexuels sous responsabilité fédérale en libération sous condition »,
Communication présentée aux XXVIe Congrès international de psychologie à
Montréal.
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Le recours à l’acte :
un processus archaïque
Patrick Ange RAOULT

DU PASSAGE AU RECOURS À L’ACTE

Le passage à l’acte se donne à entendre, dans une conception psy-


chiatrique, comme l’expression d’une impulsivité suscitée par un désé-
quilibre émotionnel et volitionnel. Cette conception que l’on pourrait
dire, de manière rapide, neuropsychologique est loin de répondre à la
diversité et encore moins à la complexité des situations cliniques. Le
passage à l’acte nous réduit à la dimension comportementale de l’événe-
mentiel, échappée des mécanismes d’inhibition, ratée de la fonctionna-
lité neurologique, qui s’exprimerait hors sens. Il est question, à – 109
l’exemple des monomanies d’Esquirol, « des actes que la raison ou le
sentiment ne déterminent pas […], les actions sont involontaires, ins-
tinctives, irrésistibles » (cité par Postel). On est dès lors dans le champ
de la déséquilibration mentale au sens de Magnan et dans celui de la
constitution psychopathique de Dupré.
La perspective freudienne substitue à la conception constitutionnaliste
déficitaire une vision dynamique dans laquelle la question de l’acte s’ins-
crit dans un processus psychique. De la mise en acte1, 1911, dans laquelle
l’action réalise le fractionnement des poussées issues du Ça assurant d’une
soumission à l’épreuve de la réalité, à l’acting out (1905)2, forme de
monstration/traduction d’un passé oublié en lien avec une expérience
traumatisante non élaborée se dessine deux orientations : celle l’action
spécifique (Handlung, Leistung, Lösung) dans laquelle l’accent est mis sur
la fonction suspensive de l’acte permettant que s’intercalent les processus
de pensée en lien avec le jugement et celle de l’agieren, dans laquelle il est
question de la répétition du refoulé sous forme d’actions en lieu et place
du souvenir, réalisant de fait un court-circuit de la représentation.
Ces conceptions traverseront l’approche du passage à l’acte dans des
croisements incessants avec les concepts ou notions d’acting in, d’acting
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out, de mise en acte. Certaines différenciations, telle celle de J. Bergeret3


entre violence et agressivité, font du passage à l’acte une détérioration
de l’expression normale du fonctionnement mental. Il distingue dès lors
le passage en actes de la violence des actes agressifs. On constate, de
manière globale, un balancement entre une appréhension du passage à
l’acte de l’ordre du basculement, un passer régrédient entre la mentalisa-
tion et l’acte, et une conception de l’agir, comme tentative de construire
une réponse intrapsychique face à un conflit psychique, lui conférant
une fonction résolutive. Ainsi la question de l’acte va venir recouvrir
plusieurs registres : fonction résolutive de l’angoisse, défaut d’élabora-
tion, compulsion de répétition, stratégies défensives, et opère selon plu-
sieurs modalités : le franchissement, la décharge, l’outrepassement et
l’effraction.
C. Balier dans son premier ouvrage4 semble quêter une voie inter-
médiaire puisqu’il y introduit la notion de recours au passage à l’acte,
concédant d’une part à une dimension impulsive de décharge en lieu et
place d’une élaboration psychique, d’autre part à un aspect processuel
par lequel se signifie une souffrance. D’un côté nous avons le passage à
l’acte comme court-circuit de la mentalisation. C’est une décharge de la
tension consistant en une évacuation d’un fonctionnement mental. Il y
110 – adjoint le recours à la décharge de l’agressivité rendue libre par la désin-
trication. De l’autre c’est un moyen de défense protégeant d’une désor-
ganisation du moi consécutive à des angoisses de perte, à l’envahisse-
ment d’imagos archaïques, à la crainte de la passivité. Ce sont des
atteintes graves des bases narcissiques qui nécessitent le recours au pas-
sage à l’acte. Il précise ce mécanisme comme une défense archaïque de
même ordre ou faisant suite au déni. Ce n’est que tardivement qu’il dif-
férenciera ce qui relève du passage à l’acte et ce qui relève du recours à
l’acte. Le sens du recours à l’acte est d’un « registre bien différent du
passage à l’acte qui opère par glissement du fantasme à sa réalisation
actuelle, par incapacité de répression ou surcroît d’excitation. Avec la
notion de recours à l’acte, ce n’est pas le désir sexuel à proprement par-
ler dont il s’agit mais de primauté narcissique de violence mise en place
pour échapper à une menace d’existence ». (p. 9)5 Il se rapproche en cela
de la conception de P. Aulagnier à propos du passage à l’acte comme
télescopage entre le fantasme et la réalité. Plus précisément il stipule que
c’est l’inaccessibilité de l’imago paternelle et l’envahissement de l’imago
maternel qui entraînent une paralysie de la pensée dont les sujets se sau-
vent par un recours à l’acte6. L’acte s’avère hétérogène à la pensée, intro-
duisant une rupture de sens.
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Cette notion se déploie dans le cadre d’une analyse psychopatholo-


gique qui dépasse le réductionnisme comportementaliste et les simplifi-
cations cognitivistes au profit d’une démarche clinique sur fond d’une
analyse clinique largement développée par A. Ciavaldini7. Elle nous
renvoie au-delà de l’acte à une organisation psychique complexe dont je
voudrais faire écho au travers de vignettes cliniques.

LA VIOLENCE EN ACTE

Paul8 a une trentaine d’années. Il vient à la demande du Juge, après


avoir rencontré un premier psychiatre au CMP. Il a un parcours erra-
tique fait de placement, d’incarcérations et d’hospitalisation. Il sort
d’un emprisonnement. L’expertise évoque un déséquilibre psychique de
type psychopathique avec instabilité majeure professionnelle et affec-
tive, conduites d’opposition et de provocation, impulsivité. Il a été très
tôt à la justice pour agressions, et très récemment pour une agression
sexuelle qu’il dénie.
Hervé9 a une quarantaine d’années suivi en milieu carcéral. Les pre-
miers entretiens décrivent un parcours chaotique et une vie erratique
marquée par des actes délictueux majeurs : plusieurs placements durant – 111
l’enfance, des hospitalisations psychiatriques dont une en placement
d’office, des tentatives de suicide, une marginalité sociale revendiquée
dans un milieu organisé, de multiples incarcérations, des problèmes
d’alcoolisation. Les troubles manifestes ont débuté par des vols et des
fugues avant l’entrée dans une délinquance majeure. Sa dernière incar-
cération est consécutive à l’agression à l’arme blanche sur une femme.
Tous les deux se remarquent par des difficultés débutant dans l’en-
fance, un parcours de vie émaillé d’actes de natures diverses, certains
entraînant l’intervention sociale. Cette successivité d’actes aboutit à
une agression à l’encontre d’une femme.

LA MENACE DE L’OBJET PRIMAIRE

Pour Paul le rapport aux femmes est problématique, sources de


conflits violents. Il a l’impression qu’elles profitent de lui, plus exacte-
ment il est dans l’incapacité de leur verbaliser ce qu’il ressent par peur
de les blesser. De fait il n’a pu maintenir de liens affectifs. Il craint de
dire des mots d’amour par crainte qu’elles lui répondent qu’elles ne l’ai-
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ment pas. La relation produit l’impression d’une déchirure intérieure et


le poids d’une boule d’angoisse au niveau du ventre en rapport avec des
craintes de trahison. Il s’accole à l’autre tout en maintenant une forte
défiance et en étant dans l’incapacité de conserver la qualité du lien. Il
craint de se retrouver « comme un con », d’être laissé en plan avec un
sentiment d’humiliation prédominant. Le féminin actualise une atti-
tude ambivalente faite d’une peur viscérale et d’un besoin d’emprise. Le
rapport aux femmes est menacé d’un vécu d’engloutissement et de vio-
lence. Et lui-même se décrit comme mal situé dans la différenciation
masculin/féminin.
Hervé fait part d’un rapport problématique aux femmes qu’il reven-
dique sur le mode d’une exploitation, qui concrètement s’est réalisée
dans une longue activité de proxénète. Mais cette affirmation est pon-
dérée par l’évocation de sa crainte d’une emprise des femmes sur lui,
l’entraînant à des actes de violence. Homme violent avec les femmes, il
est dans l’incapacité d’exprimer son amour à une femme. C’est plus
exactement la crainte d’une rupture qui nourrit sa peur d’aimer et le
conduit, par anticipation, à trahir, à rompre de manière anticipée. Il a la
conviction que ses relations avec les femmes sont catastrophiques, plus
précisément il pense ne compter pour personne. De sa mère, il marque
112 – une relation ambivalente, affirmant avoir le sentiment d’avoir été aban-
donné par sa mère et sa grand-mère.
La peur de la relation intime renvoie à une figure féminine, voire
maternelle, menaçante sur un fond carentiel. Il ne reste plus que des
modalités d’évitement et d’emprise pour faire face à l’angoisse d’aban-
don et au sentiment de haine en résultant. Cette relation de haine, en
lien avec la représentation d’une imago maternelle archaïque, n’est pas
sans rapport avec des traumatismes précoces.
Paul, qui n’a pas connu ses parents, a été placé dès le plus jeune âge
et suivi par les services sociaux. Élevé prioritairement par une assistance
maternelle jusqu’à l’âge de 6 ans, il sera, après le décès de cette première
nourrice, élevé par la fille de cette dernière. De sa naissance à deux ans,
il dit vivre un trou noir ; il restera dans son monde, sans langage, il ne
s’est ouvert que vers 5 ans. Il souligne qu’antérieurement il était mort.
Vers 6 ans il est confronté à la mort de sa référente maternelle, et se voit
confié à une deuxième nourrice par lequel il se vit disqualifié,
maltraité : il mangeait à part des enfants de la famille, était fort mal
habillé, devait la regarder déféquer, se faisait cracher dessus, recevait
nombre de corrections physiques, était enfermé dans une pièce sans
lumière. D’autres placements ont suivi faits de violences réciproques et
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de révolte, lui laissant un sentiment persécutif de défiance à l’égard


d’autrui. Les vécus traumatiques nourrissent des processus désobjectali-
sants et désubjectivants. L’autre ne peut être investi pas plus qu’il ne
peut s’investir lui-même : fonction désobjectalisante, narcissisme néga-
tif, désubjectalisation de soi sont ici convoqués.
Hervé est décrit comme un bébé adorable, mais, dès les premiers
mois, la mère le laissait au lit toute la journée afin de s’occuper de sa
propre mère, malade. Celle-ci, en effet lors de la naissance d'Hervé, a
présenté une grave maladie dont elle décédera un an plus tard. La mère
d’Hervé se dédiera à sa propre mère, laissant sa sœur s’occuper de son
fils. Après le décès de sa mère, Madame verra un état dépressif majeur se
développer, la menant à surinvestir son travail. Durant toute la pre-
mière partie de son enfance, Hervé présentera un asthme important
(d’un an à quatre ans). Alors qu’Hervé atteint environ trois ans, son
père voit son état physique empiré. Des attaques cardiaques et d’autres
problèmes somatiques le conduisent en sanatorium. Il reviendra cinq
mois plus tard, et ne pourra assurer une activité professionnelle conti-
nue. Du père, Hervé retient les violences familiales, quoiqu’il lui
confère une double image : celle idéale d’allure héroïque pour ses faits
de guerre, celle négative d’un homme malade, alcoolique, violent. Il
formulera cette phrase : il massacrait ma mère. Les problèmes soma- – 113
tiques se multiplieront avant qu’il ne décède lors de son retour dans son
milieu géographique d’origine. Le décès survient au cours de l’adoles-
cence d’Hervé, et lui-même dira avoir alors ressenti une cassure.
Au désinvestissement maternel et sa dépression, laissant un trou psy-
chique qu’Hervé tente de combler par la haine, s’ajoute la défaillance
paternelle. Cette situation n’est pas sans évoquer le complexe de la mère
morte décrit par A. Green10. Le sujet a éprouvé une dépression infantile
non remémorable en présence de sa mère absorbée par un deuil. Ce
deuil implique un brusque désinvestissement maternel qui bouleverse
son univers psychique. Il tente de ranimer sans succès sa mère, et ne
peut que désinvestir en miroir la relation, ce qui se double d’une identi-
fication inconsciente à la mère morte. Une destructivité silencieuse se
met en œuvre. Elle entraîne une douleur psychique qui rendra impos-
sible l’investissement affectif de l’autre. Il est dès lors impossible de haïr
comme d’aimer.
« Il y a eu identification au trou laissé par le désinvestissement. Il faut insister sur la perte
des repères significatifs, la modification de l’attitude maternelle paraissant sans cause,
entraînant secondairement toutes sortes d’interrogation suscitant un sentiment de cul-
pabilité aggravé par les défenses secondaires et déplacé sur des motifs annexes11. »
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Mais la défaillance des possibilités d’investissement compensateur


n’ouvre comme seul dégagement que la haine et la recherche d’un plai-
sir excitant jamais assouvi. Ce désinvestissement maternel accompagne
un contexte de violences intrafamiliales dont on sait la potentialité
désorganisante12. Un tel contexte induit un type de relations dans lequel
le meurtre est de l’ordre du possible et non de l’interdit.
D’ailleurs Hervé rappelle la haine et la rage qui alimentent la vio-
lence qui surgit en cas de déception, de rupture, de blessure narcissique
ou de malaise. De cette dimension impulsive, il met en avant l’état
d’urgence. Pareillement il met en avant que pour éviter la déprime,
pour ne pas se sentir passif, il a envie de tout casser et d’agir : auto ou
hétéroagression, conduites addictives surgissent dès lors. Le tout est
sous-tendu par un profond sentiment de dévalorisation et d’inutilité. Et
l’acte violent n’empêche pas un profond sentiment de solitude, de désé-
tayage. La présence de la mort, omniprésente, s’impose alors malgré le
recours à la haine. La peur de la passivité générée par le vécu abandon-
nique oblige à se défendre par l’agir. La dépressivité masquée par la qué-
rulence renvoie à un manque jamais comblé, véritable gouffre sur lequel
il se maintient par le biais de la haine et de mécanismes défensifs
archaïques. Les troubles du Narcissime sont indéniables et renvoient à
114 – un tableau largement décrit. L’effondrement est toujours latent, et sur-
vient de temps à autre, activé par la réalité de ruptures dans sa vie rela-
tionnelle. La souffrance est soit déniée, soit jetée à la face du monde.

RETROUVER L’OBJET PRIMAIRE

Paul, comme d’ailleurs Hervé, a consommé beaucoup d’alcool.


« Comme j’ai commencé tôt tout ce qui est défonce, j’étais dans mon
monde à moi. » Avec l’alcool il ne voulait rien voir, par l’agressivité il
exprimait son ras-le-bol. Il a commencé à s’alcooliser sous forme
d’ivresse aigue, puis à se droguer au cannabis. Il cumulait drogue et
alcool comme moyen de dépasser son inhibition face aux filles et de
faire face à un malaise interne. Sous alcool, il devenait violent. Il se sen-
tait dans un état bizarre. Il a continué avec de l’héroïne, puis du subutex
(produit de substitution prescrit par les médecins généralistes) détourné
(écrasé et fumé), des trips (« Ça me chauffait la tête ; j’éclatais de rire,
cela avait un côté sympa. Cela me faisait du bien »). Il a aussi utilisé des
médicaments qui lui étaient prescrits par les psychiatres. Cela s’accom-
pagnait d’un jusqu’au boutisme avec plus de cinquante tentatives de
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suicide médicamenteux, nombre d’entre elles conduisaient à des hospi-


talisations en urgence. Il y avait un jeu et un défi : aller au coma, se
réveiller : défi à la mort. « Coma ! je dors ! ils se démerdent ! ». Il a été
une centaine de fois aux urgences pour divers motifs. Au début il pen-
sait à sa grand-mère, décédée au début de son adolescence ; puis c’est
devenu un plaisir en constatant qu’il ne mourrait pas. Il voulait faire
comme elle, obtenir une reconnaissance « On dit que les morts com-
muniquent entre eux. Moi, à moitié mort, je pouvais communiquer
avec elle ». Il se défonçait à mort avec les médicaments, ne voulant pas
sortir de ce monde. De même jouait-il avec un ami, qui en est mort,
aux dames avec les médicaments, celui qui perdait les avalait : roulette
russe ! La tentative de suicide est d’abord un mode d’union avec l’autre
aimée et perdue, avant de devenir un jeu érotisé défiant l’autre secou-
rable. Comme nombre de ces jeunes gens, en proie à un désespoir inex-
pugnable, qui ont été bercés par les anges de la mort, c’est dans la perte
de conscience due aux produits additifs qu’ils fuient les affres d’une
angoisse sans nom et d’une terreur sans visage. L’alcoolisation fait foi de
l’impossible rencontre avec l’autre, au fond irreprésentable ou indiffé-
rencié, toujours potentiellement menaçant. La perte de limites dans
l’addiction si elle réalise la disparition du sujet l’assure les retrouvailles
avec l’objet perdu, de même que l’acte suicidant comble le vide psy- – 115
chique et le vécu d’agonie psychique irreprésentable. Ceci n’est pas sans
faire écho aux manœuvres autistiques auxquelles il avait pu avoir
recours durant l’enfance. Le repli autistique rend compte d’une straté-
gie défensive, à défaut de défenses psychiques plus élaborées, devant la
débâcle pulsionnelle consécutive à la souffrance interactive dyadique.
Une barrière originaire, hallucinatoire négative, vient se dresser face
aux défaillances du rôle maternel de pare-excitation. Il n’a pu utiliser
intra-psychiquement le personnage maternant. Il en résulte un repli,
des attaques des liens psychiques et une autosensualité prégnante. C’est
dans ce sens que l’on peut relever une faillite du processus originaire et
une défaillance de l’activité pictographique inaugurale au sens de P.
Aulagnier13. Les représentations pictographiques réalisent une coales-
cence entre pré-affects et proto-représentations constituant un fond
affectivo-représentatif, à partir duquel pourront se déployer les proces-
sus primaires et secondaires. Sa défaillance laisse en proie à une explosi-
vité de l’émotionnalité primitive, impliquant un vécu de panique et de
désintégration. Il ne laisse comme possibilité que l’agrippement à une
représentation pictographique soit au sensoriel et au perceptif.
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ANÉANTISSEMENT

Au cours d’un exercice de relaxation, Pascal, qui a vécu une situation


d’abandon précoce, a le sentiment de n’être plus qu’un puits dans lequel
il ne cesse de tomber ; il est ce puits dans lequel il chute. Il a la percep-
tion que son corps est à la fois les parois du puits et le vide : il est un
grand trou béant dans lequel il éprouve la sensation de tomber. Pierre,
apprenant que sa femme entretient une relation avec quelqu’un ressent
un grand désespoir entraînant un malaise sur la voie publique avec le
sentiment de « tomber à l’intérieur de lui » et un mouvement de rage.
Les failles de la petite enfance, les insuffisances du holding maternel
resurgissent à des moments de crise ou envahissent brusquement le
sujet quand il ne peut assurer un automaintien défensif. L’alcoolisation
vient tenter de pallier à ce risque d’effondrement. Elle est une prothèse
et une carapace qui, de manière paradoxale, assure une sensation de son
propre corps et donne l’illusion d’une proximité conviviale à l’autre.
Elle est un essai de maîtrise de l’angoisse de sa propre dilution et d’an-
nulation de la différence menaçante avec l’autre, devenu un autre soi-
même, un frère. Pour Paul l’alcoolisation, comme les autres formes
toxicophiliques, vise à une disparition. Lors de ces premières alcoolisa-
116 – tions, il buvait sur le parking du supermarché, dans lequel il venait
d’acheter ses boissons, jusqu’à s’écrouler.
« Les comportements toxicomaniaques doivent aujourd’hui être compris comme une
recherche d’ivresse, comme une façon de se retirer du monde. […] Il ne s’agit plus de
chercher ou de trouver un objet de jouissance, soit un phallus, qui viendrait combler
le manque à être du sujet, mais bien d’attaquer le sujet lui-même, de le faire dispa-
raître dans une ivresse d’inexistence. L’ivresse toxicomaniaque n’est plus à comprendre
comme un “plus-de-jouir”, dans lequel le sujet finissait par être piégé, mais bien
comme une façon de se retirer du monde, comme une attaque directe du sujet lui-
même14. »
D’ailleurs ce « désir d’inexistence » s’exprimait dans ses comporte-
ments. Il précise qu’il faisait des fugues, des conneries. Il était destructif,
un démon. Il est rentré très vite dans une spirale : « Quelque chose qui
avale. Je contrôlais plus rien. » L’alcoolisation s’avère un mode d’efface-
ment actif d’une perception, suscitant un sentiment d’irréalité. Elle
pourrait se décrire ici comme hallucination négative qui survient selon
A. Green quand il se produit un télescopage, une sommation de quan-
tité d’excitations venant de l’intérieur et de l’extérieur, entre une trace
traumatique et une perception actuelle qui la réactive. Le processus
d’hallucination négative délabre le travail psychique en cours. Pour
Paul, la toxiphilie, pour Hervé, l’alcoolisation, réalisent la mise en
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œuvre de l’hallucination négative quand les formes de déni et les pas-


sages à l’acte à tonalité agresive échouent à contenir le déferlement de
l’angoisse. Cette procédure se trouve solliciter lors du recours à l’acte, au
cours duquel non seulement le sujet s’absente et le perceptif se négati-
vise. Paul, dans ses actes, entre dans une spirale dans laquelle il ne
contrôle plus rien, Hervé évoque son comportement lors de ses nom-
breuses bagarres antérieures au cours desquelles il est dans l’impossibi-
lité à pouvoir s’arrêter dès qu’il commençait à frapper. Au-delà d’une
identification au père violent de la scène primitive, il bascule soudaine-
ment dans un ailleurs irréel, puis dans le déferlement d’une violence qui
le traverse.

CAUCHEMARS

C’est de manière similaire que l’on peut saisir les cauchemars fré-
quents, répétitifs, proches du mode de fonctionnement des états trau-
matiques qui le perturbent. Deux cauchemars reviennent répétitive-
ment pour Paul : dans l’un il s’écrasait, à la suite d’une chute, sur du
béton, dans l’autre une tête de mort (menaçante) fonçait sur lui. Proche
de ce thème un autre cauchemar consistait en une tête qui venait le – 117
« bouffer », qui essayait de rentrer dans sa tête. Rêves traumatiques plus
que cauchemars comme l’avance C. Balier. Il rappelle que la peur de la
passivation resurgit sous forme de monstre dans un cauchemar proche
de l’hallucination. Pour en maîtriser la terreur, Paul a, au cours de son
adolescence, fait tatouer cette tête de mort sur la poitrine. Dans ce
même mouvement, il s’est fait tatouer sur le bras une veuve noire, sym-
bolisant la « mort froide », ainsi qu‘un dragon, symbolisant puissance et
volonté. Quelque temps plus tard, il s’est fait trois coupures sur le bras
pour tuer la mort froide, laissant le dragon avoir le dessus. C’est une
forme singulière d’externalisation de l’imago dangereux qui vient se
figurer sur la limite du corps qu’il constitue par la même occasion.
L’autre est cette figure terrifiante qui les poursuit au travers de leurs cau-
chemars : monstre surgi d’une nuit sans fond dans laquelle règnent la
terreur et l’effroi. L’autre n’a pas de visage, une face béante ou est un
visage aux orbites vides. Ils n’ont pas trouvé de visage familier auquel
s’attacher (Spitz). Ils n’ont pu exister dans le regard de l’autre comme le
souligne Winnicott, qui fait de ce moment un précurseur de la consti-
tution de son image narcissique. L’absence ou la défaillance des étayages
affectifs précoces n’a pas permis de se constituer un espace corporel dif-
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férenciant clairement l’intérieur de l’extérieur, n’a pas permis la consti-


tution d’un espace psychique qui ne soit pas effracté ou mis à vif.
L’autre est d’abord celui ou celle qui va disparaître, les laissant face à une
détresse innommable, les laissant choir dans un gouffre sans fond. Lors
du décès brutal d’une de ses sœurs, il se fera tatouer un diable après une
série d’agirs : alcoolisation, rencontre avec une prostituée, errance.
L’excitation traumatique, qui vient effracter le moi, ne trouvant à s’éla-
borer n’a plus comme recours que l’agir ou des tentatives d’externalisa-
tion. Les thématiques des rêves d’angoisse, les fonctions du tatouage, de
même que la phobie sociale que l’on évoquera ultérieurement, dési-
gnent l’inconsistance de l’image du corps et la disjonction entre l’image
de base (de l’ordre de la continuité narcissique), de l’image fonction-
nelle (lieu d’accomplissement du désir) et de l’image érogène (lieu de
focalisation du plaisir/déplaisir). Comme l’avance F. Dolto15, l’image du
corps correspond à l’élaboration psychique du vivre relationnel ; ainsi,
la disparition précoce de la mère entraîne la disparition du lieu du lien
dans le corps de l’enfant qui faisait la médiation de l’enfant au langage.
Cette suppression a valeur de mutilation des coordonnées symboliques
de l’enfant, qui se trouve privé d’une partie de lui-même en raison du
peu de délimitation d’avec le corps maternel. Ces distorsions relation-
118 – nelles précoces entraînent une amputation des fonctions de l’image du
corps décrites par G. Pankow16 : celle qui établit un lien dynamique
entre parties et totalité et celle relative à la structure en tant que contenu
et sens. La problématique, en particulier de Paul, est en-deçà des caté-
gories dedans/dehors, de l’ordre de la fragmentation et de la dissocia-
tion du corps vécu par carence de délimitation et d’enveloppement. Il
en résulte des stratégies de contention d’un corps livré à la dilution ou à
la confusion.

LA GALÈRE VOLONTAIRE DE L’ÉCORCHÉ VIF

Le malaise interne est important. Paul le régule actuellement par la


course, la natation, etc., sinon la tension « monte au ventre ce qui fait
des lancements dans la tête ». Il a su trouver, de manière plus adaptée et
moins destructrice, ce que G. Swec17 appelle des procédés autocalmants
à propos en particulier des galériens volontaires. Ces procédés visent à
ramener le calme à travers la recherche répétitive de l’excitation par le
biais de comportements moteurs ou perceptifs, incluant une part de
souffrance physique. Ils sont à l’œuvre chez les marathoniens, les spor-
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tifs pratiquant un entraînement intensif, et ceux que D. Lebreton18


décrit dans La passion du risque. Le procédé autocalmant résulte d’un
échec ou d’une insuffisance du fantasme d’une mère calmante, d’une
inadéquation de l’introjection psychique du bercement maternel. Il y a
eu un échec de la fonction maternelle à atténuer l’angoisse de l’enfant.
C’est une liaison de type comportemental entre les aspects pulsionnels
érotique et mortifère qui vient suppléer cette défaillance du holding.
Ces procédés trouvent leurs prémisses dans certaines rythmies d’endor-
missement, habituelles chez les jeunes enfants toniques, fréquentes chez
les enfants carencés :
« Le bébé précocement rejetant cherche à calmer son excitation par le recours à une
autre excitation, motrice cette fois. C’est parce qu’il est répétitif, qu’il exclut la mère et
qu’il n’est pas une activité auto-érotique que ce procédé est autocalmant. Il peut s’ac-
compagner, ou parfois être remplacé, par un autobercement, qui peut prendre une
forme violente et autodestructrice, comme dans le cas du banging. C’est l’intériorisa-
tion d’un investissement mortifère transmis par la mère dans le portage qui détermine
l’apparition d’un comportement auto-aidant prématurément développé, préforme
des procédés autocalmants par la recherche de l’excitation. […] Deux hypothèses de
Michel Fain […] Ensuite, celle qui considère les comportements précocement auto-
destructeurs des enfants qui se martèlent la tête pour s’endormir comme une forme
d’“internalisation” du bercement et de son excitation apaisante équivalant à une “pure
culture d’instinct de mort”19. » – 119
La quête d’excitation pour se calmer est constante chez les jeunes
évoqués précédemment, et les conduites toxicophiliques rentrent, pour
part, dans les procédés autocalmants. Ceci pour faire face aux éprouvés
que Paul décrit parfaitement. Il est question d’une anxiété diffuse d’in-
tensité variable, tenace, envahissante, diffluente. Toute circonstance de
stress, de frustration, de menace de séparation amène des angoisses
intenses d’abandon, de séparation ou d’intrusion. Afin d’éviter l’envahis-
sement par des angoisses archaïques de type néantisation, il peut utiliser
diverses stratégies : relation de dépendance avec un objet idéalisé, retrait
avec désinvestissement, cristallisation sur un objet phobogène. Quand il y
a trop de monde, la tension monte par peur d’être jugé. Il se sent mal à
l’aise sous le regard de l’autre. Il se sent abandonné. L’image du corps est
grandement perturbée, le corps est un lieu phobique.

L’EMPRISE

À une période Paul errait toute la nuit dans l’espoir qu’à son retour
quelqu’un qui l’aimait soit là, il n’y avait jamais personne ! Il a souvent
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marché longtemps sans savoir où il allait, parfois cassait à coups de


poing les abris bus ou se battait avec quelqu’un : pour détruire. « La
baston c’était pour lutter contre ma peur. » L’acte est, alors, un mode de
décharge, d’évacuation de la tension et de l’excitation produite par le
sentiment d’abandon. L’absence n’est pas symbolisable et ne laisse qu’en
prise avec un sentiment de terreur qui ne trouve comme seul répondant
que l’agressivité. Une agressivité non liée domine son fonctionnement,
se décharge sur un tiers, éventuellement dans une confrontation d’al-
lure phallique, mais s’adresse à une figure archaïque absente et mena-
çante. Hervé déploie une violence interactive dans un type de relations
perverses d’ordre manipulatoire. Revendiquer, manipuler, menacer sont
les registres privilégiés. Mais cette attitude s’avère réversible.
L’incarcération majore les comportements de manipulation/revendica-
tion et les mouvements suicidaires. Mais l’incarcération le confronte à
un sentiment de vide à l’opposé du trop plein d’excitations fréquent.
L’angoisse le déborde. Il se sent persécuter, et réagit par des menaces de
représailles avant de reprendre des attitudes manipulatoires. La relation
d’emprise prédomine.
P. Denis20 spécifie l’emprise comme l’un des formants de la pulsion à
côté de la composante libidinale. La pulsion, résultat d’une première
120 – élaboration psychique de l’énergie libidinale, est formée de deux vec-
teurs distincts :
L’investissement en emprise et l’investissement en satisfaction.
Il y a dès lors deux rôles possibles pour l’objet externe : objet d’em-
prise ou objet de satisfaction. Un objet qui ne peut être l’auxiliaire de
l’élaboration d’une satisfaction se maintient comme objet d’emprise, ne
pouvant trouver place au lieu des représentations. Le formant d’emprise
vise à la maîtrise de l’objet sur deux versants : emprise agie exercée sur
l’objet ou réception de l’emprise exercée par autrui. L’objet d’emprise
est extérieur au psychisme, et est recherché pour construire les objets
internes.
« Lors du commerce avec l’objet la satisfaction commence lorsque l’emprise s’accom-
plit. La satisfaction dissout l’emprise. C’est dans ce passage de l’emprise à la satisfac-
tion que la figuration de l’objet se constitue comme objet interne sous forme de
représentation dans la mémoire effective, dans le monde intérieur du sujet. » (P.
Denis)
Ainsi l’investissement prévalent en emprise est en opposition au
développement des mécanismes introjectifs. Le refus de l’objet entraîne
la prévalence de l’emprise :
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« Le fonctionnement mental déporte son centre de gravité vers l’objet dans sa


concrétude vers le monde extérieur et sa maîtrise : la dimension de l’acte devient
prévalente21. »
Il y a conjointement un désinvestissement du monde interne. Mais
l’emprise ne se déchargeant pas se renforce en conduites destructrices,
en hybris :
« Dans l’hybris, dans la folie d’emprise, le basculement de toute l’économie psychique
dans le système d’emprise réaliserait, […] une sorte de “disparition du monde en tant
que réalité extérieure”, de ce monde agresseur qui refuse de dispenser la satisfaction.
Le mouvement économique que nous décrivons aboutit en tout cas à un déni des
limites entre le monde interne et le monde extérieur : tout interlocuteur, tout autre,
est traité comme une partie du sujet lui-même, comme appartenant à son univers per-
sonnel, comme objet partiel et le plus souvent objet partiel détaché sur le modèle
anal22… »
L’emprise perverse remplace l’épreuve de réalité par l’épreuve de
force, et l’objet investi ne peut avoir d’existence séparée. Déni d’altérité
mais surtout déni cumulatif : déni de la différence des sexes, de la diffé-
rence de génération, déni d’altérité, soit finalement déni d’intériorité.
De fait l’emprise déploie deux dimensions : l’appropriation par
empiètement psychique, l’appropriation par réduction de l’autre au sta-
tut d’objet. Si Hervé privilégie la première dimension, Paul utilise la – 121
seconde.
Et l’on peut définir une relation d’objet en reprenant la définition de
R. Dorey :
« Dans la relation d’emprise il s’agit toujours et très électivement d’une atteinte portée
à l’autre en tant que sujet désirant qui, comme tel, est caractérisé par sa singularité, par
sa spécificité propre. Ainsi ce qui est visé, c’est toujours le désir de l’autre dans la
mesure même où il est foncièrement étranger, échappant, de par sa nature, à toute sai-
sie possible. L’emprise traduit donc une tendance très fondamentale à la neutralisation
du désir d’autrui, c’est-à-dire à la réduction de toute spécificité, la visée étant de rame-
ner l’autre à la fonction et au statut d’objet entièrement assimilable23. »

PHOBIES

Il se pose sans arrêt des questions, tente de se contrôler au niveau


même de ses gestes. Il se surveille constamment. Souvent il se regarde
dans la glace, essaie de se capter, de savoir, et reste constamment dans le
doute. Rien ne vient assurer son image spéculaire de quelque certitude.
Il ne peut vivre l’instant présent pris dans un travail de penser sur lui. Il
ne découvre dans le mouvement d’auto-observation qu’un vide déses-
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pérant. C’est cette défaillance au niveau du deuxième temps de l’auto-


érotisme que développe Botella24. La pathologie du regard, relatif à ce
qui organise le déni, signe l’échec de la capacité à s’y regarder du fait
qu’il n’y découvre que le vide. C’est aussi l’échec partiel de la spéculari-
sation, de cette triangulation singulière qui instaure le sujet dans une
enveloppe délimité, dans une image qui le constitue. Elle laisse suppo-
ser les difficultés identificatoires secondaires.
Dans les relations, il y a la même incertitude sur son identité, sur
celle de l’autre, sur les relations engagées, sur le doute qu’entraîne le
regard de l’autre. Il préfère regarder le sol plutôt qu’autrui. Sous le
regard des autres il se sent sous tension, sous pression. Il a l’impression
qu’on le mate. Il n’est pas sûr de lui, même si une jeune femme à qui il
plaît le regarde il se sent mal à l’aise. Il essaie de savoir ce que pensent les
autres de lui. Petit, il cherchait à deviner rien qu’en regardant dans les
yeux de l’autre. Il a parlé tard car il observait ; il se parlait dans la tête.
Sous le regard d’autrui il défaille, insécure, se sent transpercer, les
limites se dissolvent. Il est en proie, dépendant et tétanisé sous le regard
de l’autre. Cette phobie sociale est consécutive, comme le relève C.
Balier, d’une angoisse d’abandon et de l’angoisse de la rencontre avec un
autrui étranger en raison d’une défaillance narcissique. Il y a une incer-
122 – titude des limites ave une sorte de pénétration de ce qui est au-dehors
au-dedans.
Adolescent, il voyait tout tourner, avait des vertiges et luttait seul
contre ses sensations. Il vit ça lors de forte émotion : il se sent étrange,
ailleurs par rapport à la réalité. Quand il y a trop de monde, il est trop
sur ses gardes, il a l’impression qu’on se moque de lui. Quand il se sent
mis à nu, vulnérable il se défend par l’agressivité. Il se sent vide à l’inté-
rieur. Il se vit comme un fantôme, mort. Il a l’impression qu’on le
regarde de travers. Il a des migraines à cause du stress. Il bout intérieu-
rement. L’angoisse entraîne le passage à l’acte. Il se sent comme un
écorché vif. L’humeur est en lien avec des sentiments d’impuissance et
de fatigue. Il se sent vide, inauthentique. Il y a l’impression d’être déri-
soire, sans consistance et sans qualité. Le sentiment d’artificialité, de ne
pas être en empathie avec autrui, de ne pas être authentiquement
concerné par ses propres conduites ou celles d’autrui accompagne un
mauvais réglage de la distance (trop dépendant ou rapproché, trop into-
lérable). Les tatouages nombreux tentent de donner consistance à ce
corps évanescent, devenu par ce fait le lieu d’inscription de son histoire
et de ses liens. Paul nous explique avec clarté ces états psychiques de
souffrance contre lesquels il se débat, terriblement seul. Il nous permet
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de comprendre ce qui le traverse, au-delà d’un jugement hâtif sur ses


comportements transgressifs qui reduplique l’effet persécutif de sa rela-
tion au monde.
Hervé, on l’a vu, a construit une relation de haine et d’emprise avec
le monde. La souffrance est soit déniée, soit jetée à la face du monde.
Un mécanisme utilisé est l’identification projective. Elle permet d’abo-
lir la séparation et la différenciation d’avec l’autre. L’identification pro-
jective (B. Brusset25) fait que des parties du moi et des objets internes
sont détachées et projetées dans l’objet externe. L’autre est attaqué, pos-
sédé et contrôlé. C’est au travers de l’autre que le sujet peut réaliser ses
désirs. Mais là les éléments envoyés ne sont pas détoxiqués par l’autre.
Bion décrit chez le nourrisson un processus semblable, mais à la diffé-
rence que la mère, par sa capacité de rêverie, transforme les émotions
brutes en une réponse élaborée et apaisante. Elle apaise, transforme en
sentiments, nomme les émotions brutales de détresse, de rage qui tra-
versent le nourrisson. Son rapport au monde et aux femmes en particu-
lier s’attelle à ces violences intrafamiliales dont il a été le témoin impuis-
sant et parfois la victime. Scènes de destruction de la mère par un père
violent, visions terrifiantes d’une scène primitive qu’il reproduira dans
son rapport avec les femmes. Il se crée une confusion (primaire) dans
laquelle s’entremêle désir de détruire et désir d’être détruit. Mais la – 123
dilution d’identité qu’évoque Paul dans ces vertiges, sous l’emprise du
regard d’autrui, réitère cette confusion dont il ne peut sortir que par
l’agir pour ne pas s’effondrer.
Pour éviter d’être traversée par cette détresse les mécanismes prépon-
dérants relève du déni.

LES FIGURES DU DÉNI

Le déni se présente comme un mécanisme radical du moi visant soit


des fragments de la psyché, soit des fragments de la réalité, et mettant à
mal la continuité du moi. Le déni se décrit selon une échelle dégressive
de dénis gradués qui privent l’objet de matérialité, de gravité, de loca-
lité, de signifiance, de significations, d’origines, d’autonomie, de désirs
propres et de valeurs. À chaque degré de déni répondent une relation
d’objet partiel, une variété de défenses et une forme de pensée. Il est fait
mention d’un mécanisme de rejet hors de la psyché de certains élé-
ments. Le déni est mouvement de destruction, travaillant à l’encontre
du conflit. En ce sens, il s’oppose au refoulement, sélectif et conserva-
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teur, et se différencie de la négation qui procède d’une opération de


jugement. Le déni réalise une mise en suspens du jugement et donc une
suspicion sur le sujet. Le déni participe d’économies relationnelles qui
luttent contre la consistance objectale, qui se désespère entre perte et
excitation.
P.C. Racamier26 propose une catégorisation des formes de déni :
– tout d’abord, les dénis d’existence œuvrant à l’anéantissement de
l’objet ou à son incarcération, ou à son éclatement, voire à sa malléabi-
lité incessante ;
– puis, les dénis de sens produisant un objet privé de signifiance, de
capacité à construire des liens de sens, objet inanitaire, et objet d’insanité ;
– encore, les dénis d’origine laissant un objet en suspens, hors lieu
objet paradoxal ou objet folie.
À ces formes de dénis du champ des psychoses, P.C. Racamier
adjoint des dénis plus insidieux mais aussi plus subtils relevant du
champ des perversions. Ces formes de dénis sont principalement celles
qui s’activent dans le mécanisme de l’emprise, qui en font le déploie-
ment. Ainsi trouve-t-on le déni d’autonomie créant un objet fétiche
auquel sont refusées toute vie propre et toute autonomie. Elle stipule
124 – qu’autrui devra ni bouger ni désirer ni changer par lui-même. Proche à
ce titre le déni des désirs propres de l’objet construit l’objet ustensile.
Les désirs, besoins, fantasmes de l’autre ne sont aucunement pris en
compte, car autrui n’est là que pour satisfaire l’acteur du déni. En conti-
nuité apparaît l’objet dépotoir dans le cadre du déni d’intentions
propres :
« Les intentions de l’objet sont radicalement privées d’importance, non seulement
méconnues, mais subverties et défigurées par l’acteur de ce déni qui tente de s’ouvrir
les portes de la projection précise par laquelle il se débarrasse de ses propres intentions
en les mettant à la place de celles, déniées, de l’objet qu’il achève ainsi de discréditer. »

Enfin le déni de valeur propre d’autrui mis en place d’objet piédestal


dont la fonction est celle de faire valoir. Si Paul et Hervé manipulent la
gamme de dénis du champ de la perversion, on pressent combien le
déni d’existence se trouve mobiliser lors du recours à l’acte.
Cette gamme de dénis fonctionnalise, chosifie l’autre pour sauvegar-
der un narcissisme menacé d’effondrement. Il s’agit de stratégies défen-
sives débordant l’espace psychique en un agir sur autrui. Mais la défense
s’avère insuffisante et nécessite des défenses secondaires (clivage, frag-
mentation, projection, identification projective). C’est bien sûr ce
registre que le recours à l’acte que propose C. Balier vient s’inscrire.
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Celles-ci assurent la mise en place d’un verrouillage permettant d’une


part de fixer le système défensif et de le rendre irréversible, entravant
tout retour des angoisses d’anéantissement et de douleur psychique,
d’autre part permettant l’installation du moi dans son état de défense.
Les méthodes de verrouillage décrites sont au nombre de trois :
– Obturation du déni par un fragment du ça : il s’agit de la mise en
place en lieu et place des désirs du ça déniés d’autres dérivés pulsion-
nels. Un procédé semblable de colmatage peut être effectué par la pro-
duction d’un ou plusieurs symptômes.
– Érotisation des défenses et des symptômes : il est question d’un
terme (appétit, admiration passive, dépendance radicale), retourné en
son contraire (anorexie, persécution de l’entourage, paradoxalité)
devenu source de jouissance.
– Personnalisation des opérateurs de défense : un tiers ou l’entourage
soumis à des agirs interpersonnels, mis en place d’objet-non-objet,
devient l’outil à son insu, de ce verrouillage en devenant lieu réceptacle
(réceptacle d’affects éjectés, dépotoir à processus de deuil refusé, objet
délégué à assouvir certaines pulsions, figurant prédestiné à incarner un
idéal).
Enfin un mécanisme fondamental double le déni, c’est celui du cli- – 125
vage signant la séparation imperméable entre deux représentations
inconciliables. Soit il opère au sein de la réalité psychique déniant toute
contradiction interne soit il mobilise le concours de l’entourage pour
coagir l’impact du clivage.
Pour reprendre les situations précédentes, les relations décrites se
montrent comme des relations d’emprise au travers de stratégies per-
verses fondées sur des mécanismes de dénis. Ces relations semblent
relever d’une organisation complexe relevant de traits paranoïaques et
pervers. La problématique paranoïaque que met en scène Hervé et que
subit Paul se caractérise par l’échec d’élaboration du conflit pulsionnel.
L’autre est ressenti comme une menace d’anéantissement et ne peut
être investi que sur le mode narcissique afin de confirmer la toute-puis-
sance narcissique du moi. Il en résulte un jeu de domination/soumis-
sion, en raison des identifications projectives sur l’objet. L’autre ne peut
être accepté qu’à la mesure de ce qu’il lui ordonne d’être sans droit
d’existence. La maîtrise de l’autre, potentiel persécuteur, est active pour
maintenir l’omnipotence. Dans la problématique perverse prévalent la
captation et la neutralisation du désir de l’autre par séduction. Le per-
vers se situe en position de savoir sur ce qu’il en est du désir de l’autre. la
relation d’emprise se dévoile comme un montage complexe de traits
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psychopathologiques visant à l’annulation du désir de l’autre afin de


dénier le manque surgi dans la rencontre avec l’autre. Il est question
d’une expropriation du désir de l’autre, d’une domination ou d’un pou-
voir conduisant au contrôle manipulatoire de l’autre et de l’inscription
d’une empreinte sur l’autre.
C’est la passivité qui est impossible à intégrer. Plus exactement l’hor-
reur de la passivité mobilise des modalités défensives archaïques en rai-
son de l’inaptitude à la passivation. La passivation nous rappelle B.
Penot27 est un temps essentiel dans l’accomplissement de l’exercice pul-
sionnel dont dépend le processus même de subjectivation. La passiva-
tion est la prise d’un agent pulsionnel dans un rapport signifiant. À
l’échec du processus de représentance évoqué précédemment s’adjoint
une ratée du procès de signifiance.
L’incapacité d’être seul, la dépendance, l’appétence addictive, l’im-
pulsivité tiennent à l’inefficacité du refoulement, aux défenses par déni,
par expulsion hors psyché, par identification projective, par somatisa-
tion ou recours à l’acte. Parfois le sentiment de toute-puissance, la
mégalomanie infantile, sert de moyens de protection. L’identification
projective utilise l’attaque, la possession, et le contrôle de l’objet pour
éviter la détresse qu’entraîne la perception d’une différence avec autrui.
126 – La relation à autrui se fait soit dans une attente passive de gratification
ou dans une manipulation agressive. Mais une trop grande fragilité nar-
cissique, héritée des carences des premières relations affectives, entraîne
une oscillation constante entre proximité et distance. R. Roussillon
aborde, à propos des souffrances identitaires narcissiques, un modèle de
l’agencement psychique fondé sur « l’hypothèse d’une organisation
défensive contre les effets d’un traumatisme primaire clivé, et la menace
que celui-ci, soumis à la contrainte de répétition, continue de faire cou-
rir à l’organisation de la psyché et de la subjectivité28 ». Des expériences
psychiques traumatiques ne sont pas intégrables dans la subjectivité et
ne laissent place qu’à la détresse, qu’au désespoir et qu’au retrait.
Devant l’absence d’un objet apaisant et contenant le sujet éprouve une
mort psychique. Seule la destructivité demeure face à un objet impi-
toyable engendrant un état de détresse. La seule issue est la solution
paradoxale du clivage du moi : se couper de sa vie psychique pour sur-
vivre. Contre ce retour s’organisent des défenses complémentaires dont
des formes singulières de sexualisation secondaire : le sujet se fait acteur
de ce à quoi la psyché ne peut se soustraire. Pour se sauvegarder psychi-
quement, ce qui est a été source de traumatisme peut être retournée,
masochiquement, en une expérience productrice de plaisir. De même le
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sujet peut se donner l’illusion d’être lui-même le mal, organisant un


lien étroit entre la situation traumatique et le sentiment primaire de
culpabilité. Par la violence, défense paradoxale qui consiste à répéter
celle qu’il a subie, le sujet tente de sortit d’un état de confusion.

LE RECOURS À L’ACTE

Ces quelques pistes permettent peut-être de mieux saisir dans la pro-


gressivité des passages à l’acte le moment où surgit le recours à l’acte.
Hervé portera un coup de couteau dans la poitrine d’une femme plus
âgée avec laquelle il entretient une relation ambivalente. En position
maternelle, elle est à la fois sa confidente et sa complice. Il dort fréquem-
ment chez elle, mais pas avec elle, reproduisant une position de parasi-
tage semblable à celle qu’il entretient avec sa mère qu’il frappe et rac-
kette. Il amène fréquemment l’une ou l’autre de ses maîtresses chez cette
femme. L’acte survient à la suite d’une altercation pour un motif mineur
dans un état de confusion. Paul de son côté impose à son amie dans un
contexte d’humiliation fellation, relation a tergo et sodomisation, au
cours d’une soirée au cours de laquelle il la livre sur un mode similaire à
des amis. Il se vit absent de la situation et ne se reconnaîtra pas comme – 127
acteur et incitateur de cette scène. Il n’y est pas psychiquement.
Ces actes ne font pas sens pour leurs acteurs, c’est comme un autre,
fantomatique, qui agit à travers eux. Non seulement ils dénient que cela
ait eu lieu mais n’en conservent que peu de souvenirs.

NOTES

1. S. FREUD, « Formulations sur les deux principes du cours des événements psy-
chiques » (1911), in Résultats, idées, problèmes I, Paris, PUF, 1984.
2. S. FREUD, Cinq Psychanalyse (1905), Paris, PUF ; « Remémoration, répétition et
élaboration » (1914), in La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1975.
3. J. BERGERET, « Actes de violence : réflexion générale », in Le passage à l’acte. Aspects
cliniques et psychodynamiques, F. Millaud. Paris, éd. Masson, 1998.
4. C. BALIER, Psychanalyse des comportements violents, Paris, PUF, 1988.
5. C. BALIER, « Préface », in Psychopathologie des agresseurs sexuels, A. Ciavaldini, Paris,
éd. Masson, 1999.
6. Op. cit., Psychanalyse des comportements violents, p. 163.
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7. Op. cit., A. CIAVALDINI, C. BALIER, Agressions sexuelles : pathologies, suivis thérapeu-


tiques et cadre judiciaire. Paris, éd. Masson, 2000.
8. P. A. RAOULT, « La part mélancolique de l’acte transgressif », in P. Bessoles, Les
Agresseurs sexuels, tome 3, Lecques, éd. Champ social, 2003.
9. P. A. RAOULT, « Du traumatisme à l’agir », Séminaire du CRPPC, Université
Lyon II, 04 avril 2002.
10. A. GREEN, « La mère morte », in Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, édi-
tions de Minuit, 1983.
11. A. GREEN, in A. DE MIJOLLA, Dictionnaire international de la psychanalyse, éd.
Calmann-Lévy. 2002, p. 1000.
12. P. A. RAOULT, Souffrances et violences. Psychopathologie des contextes familiaux, Paris,
éd. L’Harmattan, 1998.
13. P. AULAGNIER, La violence de l’interprétation, Paris, PUF, 1975 ; Les destins du plai-
sir. Aliénation, amour, passion, Paris, PUF, 1979.
14. S. LESOURD, « Un père passe et manque : impair …passé… manque » in P. A.
RAOULT, Le passage à l’acte : entre perversion et psychopathie, Paris, éd. L’Harmattan,
2002.
15. F. DOLTO, L’image inconsciente du corps, Paris, éd. Seuil, 1984.
16. G. PANKOW, L’homme et sa psychose. Paris, éd. Aubier Montaigne, 1977.
17. G. SZWEC, Les galériens volontaires, Paris, PUF, 1998.
18. D. Lebreton, La passion du risque. Paris, éd. Mille et une nuits, 2001.
19. G. SZWEC, op. cit., p. 41.
20. P. DENIS, Emprise et satisfaction, Paris, PUF, 1997.
128 – 21. P. DENIS, opus cité, p. 117.
22. P. DENIS, op. cit., p. 124.
23. R. DOREY, op. cit., p. 118.
24. C. BOTELLA ; S. BOTELLA, Sur la carence auto-érotique du paranoïaque, Revue
française de psychanalyse, t. XLVI, n° 1, 1982, p. 63-79.
25. B. BRUSSET, « Névroses et états-limites », in C. CHABERT, B. BRUSSET, F. BRELET-
FOULARD, Névroses et fonctionnements limites, Paris, éd. Dunod, 1999.
26. P. P. RACAMIER, Le génie des origines. Psychanalyse et psychoses, Paris, éd. Payot,
1992.
27. B. PENOT, 2001, La passion du sujet freudien. Entre pulsionnalité et signifiance.
Ramonville, Saint-Agne, éd. Érès.
28. R. ROUSSILLON, Agonie, clivage et symbolisation. PUF, Paris, 1999, p. 9.
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Infraction sexuelle et récidive :


des chiffres aux prédicteurs
André CIAVALDINI

La récidive a un statut à part, elle ne doit pas être confondue avec


des notions sémantiquement proches telle la rechute, qui connaît une
acception toute médicale ou la réitération qui présente un emploi et un
sens, comme le terme de répétition, beaucoup plus psychodynamique.
Depuis son entrée dans la langue française, au XIIe siècle, le terme de
récidive est un terme juridique1. Bien définie par le Nouveau Code
Pénal, on dira qu’il y a récidive lorsque, à la suite d’un acte judiciarisé
(crime ou délit), on assiste à la réitération d’une judiciarisation pour un
nouveau crime ou délit (Ciavaldini, 1999)2. Étudier la récidive, c’est
donc « étudier le destin judiciaire des personnes après leur libération à – 129
l’aide du casier judiciaire national » (Tournier, 2002)3. Bien lire cette
définition, c’est comprendre que la récidive est la part judiciarisée des
réitérations délictueuses. C’est, en quelque sorte, le versant socialisé de
celles-ci.
En matière d’infractions sexuelles, si j’insiste sur ce point, c’est
pour permettre de travailler la donnée juridique qu’est la récidive
dans un champ psychopathologique. Ainsi comprise, nous pourrions
dire que la récidive est-ce par quoi l’auteur de violence sexuelle
(AVS) fait savoir, plus que donne à entendre, qu’il est un sujet en
souffrance, c’est-à-dire qu’il est un humain en attente d’achèvement
de sa subjectivité. Si je dis fait savoir, c’est parce que c’est à partir de
l’étude de la récidive qu’un savoir s’est fait sur ces sujets. Ce qui
motive in fine l’ensemble des études menées pour comprendre les
modalités d’action de ces sujets (qu’elles soient cognitives ou affec-
tives) c’est certes et d’abord, la souffrance des victimes, mais il ne
faudrait pas uniquement voir qu’elle. Le but des études est bien d’en-
diguer à terme la récidive et donc de réduire, par effet de contre-
coup, la souffrance des victimes. À ce titre, la loi du 17 juin 1998 est
avant tout une loi sécuritaire.
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La récidive est donc un habit juridique qui ne doit pas masquer la


part humaine de souffrance que l’acte qu’il qualifie, recèle. Ainsi com-
prise la récidive peut-être réhabilitée, sortie de son cachot juridique,
pour que ne soit pas oubliée qu’elle est aussi une répétition. La récidive
dit, qu’encore une fois, et quelle que soit la souffrance de la victime,
quel que soit le chemin délictueux emprunté, quelle que soit la procé-
dure utilisée, la récidive dit que le sujet a été terrassé par une part de lui-
même qui lui échappe.
Après avoir présenté les chiffres de la récidive en matière d’infraction
sexuelle, je ferai un synoptique historique montrant comment se sont
déployées, chez nos grands voisins nord-américains, à partir de l’échec
de la prédiction de la dangerosité, des études ayant permis de mettre au
point des prédicteurs statiques d’abord, puis dynamiques de la réci-
dive. Pour conclure je proposerai un modèle psychodynamique de com-
préhension de la récidive.

LES CHIFFRES ET LEURS PIÈGES

Portant sur la question des récidives, les chiffres doivent être utilisés
130 – avec beaucoup de précautions. En effet, on se heurte à une multitude
de biais. Biais qui se trouvent augmentés dès que l’on choisit de compa-
rer les chiffres entre eux. Je citerai les plus évidents de ces biais : la diffé-
rence des définitions de l’acte délictueux (CIM 10, DSM 4,...), la diffé-
rence de la nature de l’acte (judiciarisé ou pas), le manque de définition
des cohortes (descriptif qualitatif de la population choisie, à « haut
risque » ou pas, programme de soin ou pas,...), l’hétérogénéité des bases
de colligeage des données (casier judiciaire, cohorte de soin hospita-
lière,...), la dissemblance des méthodes de collecte (actuariels, recueils
sur dossier, questionnaire auprès du sujet,...), l’écart des empans tem-
porel de recueil (plus augmente la durée de l’observation, plus le taux de
récidive a des probabilités d’augmenter), la diversité des espaces géogra-
phiques de collecte (la criminalité n’est pas également répartie sur un
territoire) enfin les différences de référentiel culturel (Montandon,
19794 ; Darve-Bornoz, 19965 ; Ciavaldini, 1999 ; Mezzo, Gravier,
20016 ; Tournier, 2002).
Tenant compte de cette mise en garde, les études sur la récidive
montrent que les taux sont variables en fonction précisément de ces
biais.
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LES DONNÉES OFFICIELLES

Les sources officielles sont constituées par les recueils actuariels des
divers ministères concernés (Justice, services de police et de gendarme-
rie) ou par les centres de recherches qui y sont rattachés. Cependant,
même avec des documents officiels, les taux varieront selon la source
qui sera utilisée et la durée de recul considérée.
Il est important de préciser que le taux des récidives de l’infraction
sexuelle s’inscrit dans le cadre général des récidives et que sa lecture n’a
de valeur que par rapport à celles-ci. Le taux général des récidives
constitue un repère de type culturel permettant de relativiser l’impact,
souvent fort, du taux des récidives sexuelles.
Sur la base de l’étude du casier judiciaire national (informatisé
depuis 1984), si l’on considère les condamnations inscrites au casier
judiciaire dans un délai de cinq ans après la levée d’écrou et qui consti-
tue le taux de nouvelles affaires qui peut être considéré comme le taux
général de récidive de la population carcérale, celui-ci est de 59 % des
libérés (Tournier, Mary-Portas, 2002).
Pour les infractions sexuelles, la direction centrale de la police judi-
ciaire (DCPJ) fait état, toutes infractions sexuelles confondues, d’un
taux moyen de récidives de 15 %, avec des variations selon la qualité de – 131
l’infraction.

Répartition des taux de récidive par classe d’infraction constatée


(Source DCPJ, 1996)

INFRACTION TAUX EN %
Viol 8%
« Inceste » 3.7 %
Attentat à la pudeur 20.4 %

Si l’on considère l’infraction initiale comme étant une infraction


sexuelle, les taux de récidive sont les suivants
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Répartition des taux de récidive par classe d’infraction initiale jugée


(Source CESDIP, d’après Kensey, Tournier, 1996)7

INFRACTION JUGÉE TAUX EN %


Attentat à la pudeur 10 %
Viol 2,5 %

L’étude la plus récente actuellement disponible, portant exhaustive-


ment sur la récidive de la population française des infracteurs sexuels,
sur une période rétrospective de 11 années (1984-1995) fait état de
chiffres encore plus faibles

Répartition des taux de récidive par classe d’infraction jugée, sur une
cohorte exhaustive des délinquants sexuels étudiée entre 1984 et 1995
(d’après Burricand C., 1997)8

INFRACTION JUGÉE TAUX EN %


132 –
Attentat à la pudeur 10 %
Viol 2,5 %

Un récent complément de cette étude, non encore publiée9, pré-


sente à partir de la même population des résultats avec un recul de 17
ans (de 1984 à 2000).

Répartition des taux de récidive par classe d’infraction, sur une cohorte
exhaustive des délinquants sexuels étudiée entre 1984 et 2000
(Source : ministère de la Justice)

INFRACTION INITIALE JUGÉE NBRE D’AFFAIRES NBRE DE CAS JUGÉS POUR TAUX DE
JUGÉES EN 2000 LA MÊME AFFAIRE EN 1984 RÉCIDIVE EN %

Atteintes aux mœurs /// /// 23,4


Viol 1522 20 1,3

Il est important de préciser que les affaires constatées ne donneront


pas toutes lieu à jugement et que nombre de réitérations des actes vio-
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lents sexuels ne donneront même pas lieu à constatation. Un exemple


fiable est illustratif : le calcul du nombre des viols commis en France en
1999, effectué par enquête épidémiologique auprès d’un échantillon
représentatif des femmes françaises entre 20 et 59 ans, est d’environ
50 000 (Jaspard et al., 2001). Les mêmes faits, lorsqu’ils sont issus du
colligeage des faits constatés, la même année, par les services de police et
de gendarmerie, sont au nombre de 3500. Laissant entrevoir un rapport
de 1 à 14,3 ! D’autant que l’on sait que seulement moins d’un viol sur
trois donne lieu à déclaration.
Ces quelques chiffres indiquent, malgré l’officialité des sources et la
renommée de ceux qui les traitent, la particulière difficulté à avoir un
ordre de grandeur de ce que l’on nomme la récidive sexuelle.

LES PRÉDICTEURS DE LA RÉCIDIVE

La récidive est contingente à certains facteurs préexistant à l’infraction


Malgré ces réserves, l’étude des sources épidémiologiques permet de
faire émerger un certain nombre de facteurs dont la récidive sexuelle – 133
dépendra, d’où leur appellation de prédicteurs.
Les psycho-criminologues nord-américains et canadiens, après avoir
abandonné, dans les années 1980 l’étude de la personnalité des sujets
présentant des dangerosités comme outil prédictif de la récidive, se sont
orientés vers la recherche de facteurs présentant un caractère prédictif
plus fiable. Les travaux de Quinsey passant en revue les études de pré-
diction de la récidive sur les bases d’études de la personnalité montre
qu’elles sont peu valides. L’expérience ou le niveau de formation du cli-
nicien, ne sont pas reliés à la justesse du jugement. Il y a même une
étude qui montre que l’entretien fait avec un psychiatre à autant de ren-
dement prédicitif que celui fait avec le tout venant dans la rue !
(Quinsey, 1998).
Le déploiement des travaux de Karl Hanson, sur la base de méta-
analyse portant sur 61 études, colligeant 30000 agresseurs sexuels, fait
émerger un taux de récidive sexuelle générale dans les cinq années sui-
vant le premier jugement, compris entre 10 et 17 % (Hanson, Bussière,
1998)10. Par ce type d’études prenant en compte outre l’organisation de
la personnalité, l’étude de l’ensemble du dossier criminogène, avec un
recul temporel suffisant (recul de 10 à 31 ans), Hanson montrera que le
taux de récidive dépend d’un certain nombre de facteurs préexistant à
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l’infraction et donc non modifiable par un traitement. Ces facteurs


seront nommés, en raison de leur caractère non modifiable, statiques. Ils
constituent de bons prédicteurs de la récidive.

LES PRÉDICTEURS STATIQUES SPÉCIFIQUES DE LA RÉCIDIVE SEXUELLE

– L’âge du sujet
Plus le sujet est jeune à l’infraction initiale, plus le risque augmente.
(Hanson et Thomton, 1999).
– La co-habitation
Le fait que le sujet partage sa vie affective avec un autre (quel qu’en
soit le sexe) diminue la récidive augmente. (Hanson et Thomton, 1999)
– L’histoire criminogène antérieure
Plus il y a de délits sexuels antérieurs, plus il y a de comportements
violents et d’incarcérations antérieures, plus la probabilité d’une réci-
dive croit. (Quinsey et al., 1990)11
– La psychopathie
Plus le score est élevé au PCL-R12, plus le risque est élevé13. (Barbaree
134 – et al., 1994)
– La qualité de la victime
Lorsque la victime est non-connue ou est masculine, le risque de
récidive est plus grand (Hanson et Thomton, 1999)
– La participation à un traitement
Sujets traités ou pas : taux identiques de récidives, environ 15 %.
(Hanson, 1989)14
Sujets traités en cycle complet de programme cognitivo-comporte-
mental (éducation sexuelle, habiletés sociales, modification des préfé-
rences sexuelles) : 11 %. (Proulx, 1993)
Sujets traités en cycle partiel, environ de 20 à 24 %. (Proulx, 1993)
– Une préférence sexuelle déviante
– Une problématique alcoolique antérieure
La récidive d’agressions sur enfant (42 %, Hanson et al., 1993)15
variera selon :
– La qualité de l’agresseur : membre de la famille ou tiers externe.
(Proulx, 1993)16
Agressions sexuelles extra-familiales : < 40 %.
Agressions sexuelles intra-familiales : <10 %.
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Récidive d’inceste : < 5%.


– Le sexe de la victime. (Frisbie, Dondis, 1965)17
Agressions sexuelles extra-familiales sur mineur homosexué 15 à
40 %.
Agressions sexuelles extra-familiales sur mineur hétérosexué : 13 à
20 %.

LES PRÉDICTEURS DYNAMIQUES DE LA RÉCIDIVE

Néanmoins, ces facteurs sont encore issus de l’étude de sources


actuarielles et présentent une fiabilité relative d’autant qu’ils ne pren-
nent en compte ni le temps, ni l’environnement du déploiement de
l’infraction. Dès la fin des années 1990, on s’est tourné vers l’ajuste-
ment par d’autres facteurs qui sont liés au risque de récidive sexuelle et
qui constitue l’ensemble des facteurs criminogènes modifiables par un
traitement. On les désigne donc sous le terme de facteurs dynamiques. Il
y a donc un retour à la dimension clinique, puisque ces facteurs sont
établis de manière empirique.
L’étude de ces facteurs a principalement été initiée par Hanson et
Harris (1998, 2000). Ils déterminent 2 catégories de facteurs dyna- – 135
miques : stables et aigus.

Facteurs stables :
Problèmes sur le plan de l’intimité : plus l’individu présente de diffi-
cultés à développer des relations interpersonnelles, plus le risque de
récidive augmente (facteur d’isolement social).
Influences sociales : l’appartenance à un réseau de socialisation crimi-
nogène qui viendra valider les choix délinquants.
Schèmes de pensées : le développement de critères de jugement et
d’action désadaptés mais liés et cautionnant le choix délinquant.
Autorégulation sexuelle : mauvaise perception de la sexualité, de ses
besoins sexuels et peu de possibilités de négociation de ceux-ci, la sexua-
lité sert de régulation des tensions générales.
Autorégulation générale : la gestion des conflits se fait sur un mode
majoritairement imppulsif, les modèles identificatoires sont criminogènes.
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Facteurs aigus :
Toxicomanie
Humeur négative, colère et hostilité
Accès aux victimes
Ces facteurs ne sont aucunement la cause directe de la délinquance
sexuelle, en revanche leur présence augmente de manière significative
les risques de délinquance.

Les facteurs dynamiques les plus prégnants


Une étude actuellement en cours, entreprise par Karl Hanson et
Andrew Harris ayant pour objectif une évaluation en continue de
délinquants sexuels pour déterminer l’impact des facteurs dynamiques
sur la récidive sexuelle : projet de surveillance dynamique, 2001, sur 30
mois (Cortoni, 2003)18. Les premiers résultats, à mi-parcours (non
encore publiés), indiquent que les délinquants sexuels montrent une
difficulté particulière dans les facteurs suivants :
– problèmes sur le plan de l’intimité ;
– rejet par autrui et isolation sociale ;
136 – – impulsivité.
Déficit en auto-régulation générale, particulièrement en résolution
des problèmes.
Que les facteurs dynamiques viennent ajuster l’évaluation du risque,
signifie que plus il y aura de présence de facteurs dynamiques, plus le
risque donné par les facteurs statiques sera présent.
Ainsi, les facteurs statiques peuvent-ils être conçus comme des descrpi-
teurs du risque, alors que les facteurs dynamiques en sont les opérateurs.

LA RÉCIDIVE UN PROCÉDÉ DE « CALMANCE » PSYCHIQUE

L’analyse des récidives à partir des bases actuarielles ou encore sur la


base de questionnaires cliniques structurés sur une cohorte suffisam-
ment nombreuse, indique deux indices qui éclairent particulièrement le
fonctionnement de la récidive et sa fonction pour le sujet qui l’exerce.
Nous savons d’une part que, plus la récidive augmente, plus l’éventua-
lité qu’elle soit sexuelle est grande, d’autre part on enregistre qu’un tiers
des auteurs d’agressions sexuelles connaît une progression dans la gra-
vité des délits commis (Ciavaldini, 1999). À ces données, il convient
d’ajouter qu’un certain nombre de sujets effectueront, au décours de
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leur parcours criminogène, un passage de délits non-sexuels vers des


délits sexuels, particulièrement les auteurs d’atteinte contre les per-
sonnes avec des violences physiques.
Prendre en compte ce processus, c’est considérer la récidive dans sa
fonction de régulation psychique. Si le sujet a de nouveau recours à un
acte, c’est qu’il échoue dans le traitement psychique de l’excitation à
laquelle il est soumis. La récidive dans le délit suppose donc un échec
du délit initial et de la peine afférente à venir « calmer » le sujet. Ce
point se trouve renforcé par le fait des sujets dont la gravité dans le délit
va croître. Une telle occurrence nous indique que la conduite ancienne-
ment délinquante ou criminelle n’est plus d’une qualité suffisante pour
indiquer la tension chez le sujet qui devra avoir recours à une mise en
acte d’une « force » supérieure.
Une telle hypothèse revient à considérer le délit à l’instar de ce que
l’on nomme, depuis une dizaine d’années dans l’étude des patients
somatisants, les procédés auto-calmants. Le sujet infractant sexuel aurait
recours à des réitérations qui lorsqu’elles donnent lieu à judiciarisation
se nomment des récidives, pour « calmer » l’émergence d’une excitation
interne générée par leur environnement. Excitation, dont il ne dispose
d’aucun moyen acquis dans son développement affectif pour la solu-
tionner psychiquement. Si la récidive, de par la répétition dont elle – 137
procède, est la part émergée de la souffrance du sujet, elle ne doit pas
masquer la tentative de soin, si folle et dangereuse soit-elle, qu’elle
représente (Ciavaldini, 1997, b). Une telle hypothèse, celle du délit
calmant pourrait être appliquée à la compréhension de séries crimi-
nelles.
Une telle approche a permis de faire porter l’attention des cliniciens
sur les vécus de la petite enfance de ces sujets et de montrer les dysfonc-
tionnements que la majorité d’entre eux ont connus dans leur environ-
nement familial primaire (Ciavaldini, 1998). Cela a permis aussi de
déployer les recherches vers la mise en place de procédures de traite-
ments où l’on place au premier plan la mobilisation des affects dans un
souci de permettre à ces sujets de les discriminer et de pouvoir les négo-
cier psychiquement.
L’étude de la récidive sexuelle permet donc de protéger la commu-
nauté sociale des souffrances qu’inflige le récidiviste. Cependant, une
telle étude présente aussi une fonction éthique, c’est qu’au-delà de pro-
téger, elle permet d’être à l’écoute d’une souffrance, celle de l’agresseur
qui n’a plus trouvé d’autres voies que celle des victimes pour dire une
douleur en la leur infligeant. Souffrance psychique douloureuse par
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laquelle il ne se sait même pas habité et que nous ne percevons que par
la fureur répétitive de ses actes.

NOTES

1. A. REY (sous la dir. de), « Récidive », in Dictionnaire historique de la langue française,


Paris, éd. Dictionnaire Le Robert, 2 t., 1992.
2. A. CIAVALDININ (1999), Psychopathologie des agresseurs sexuels, Paris, éd. Masson, éd.
rév., 2001, 252 p., p. 21.
3. P. V. TOURNIER ; F.-L. MARY-PORTAS, « Statistiques pénales (infractions, mesures et
sanctions) », in Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Paris, éd. Dalloz, tiré à
part, 2002, 31 p., p. 25.
4. C. Montandon, « La dangerosité », revue de la littérature anglo-saxonne, Déviance et
société, 3 (1), 1079, p. 89-104.
5. J.-M. DARVE-BORNOZ, Syndromes traumatiques du viol et de l’inceste, Paris, éd.
Masson, 1996, 260 p., p. 51-55.
6. B. MEZZO ; B. GRAVIER, « La récidive des délinquants sexuels : une réalité difficile à
cerner », Médecine et Hygiène, 2001, 2339.
138 –
7. A. KENSEY ; P. TOURNIER, Libération sans retour ?, Travaux et documents
(SCERI), 1994, n° 47.
8. C. BURRICAND, « La récidive des crimes et délits sexuels », in info stat Justice, 50,
12/97,1997, 4 p.
9. Source : Ministère de la Justice, diffusion restreinte.
10. R. K. HANSON ; M. T BUSSIÈRE, « Predicting relapse : a meta-analysis of sexuel
offenser recidivisme studies », Journal of consulting and clinical psychologie, 1998, p.
348-362.
11. V. L. QUINSEY ; M. E. RICE ; G. T. HARRIS, « Psychopathie, sexuel déviance, and
récidivisme among sex offenser released from a maximumsecurity psychiatric institu-
tion », in Penetanguishene Mental Health Center, Research Report, 7, 1, 1990.
12. Le PCL-R = Psychopathy Checklist Revised, échelle de psychopathie révisée de Hare
(1991) voir PHAM T. H., Côté G. (2000) : Psychopathie : théorie et recherche, Paris,
Presse Universitaire du Septentrion, 236 p.
13. Encore convient-il d’être particulièrement prudent, comme y invite Pham et Côté
(2000) quant à cet item, tant les résultats divergent. Les psychopathes sont peu repré-
sentés parmi les auteurs d’infraction sexuelle, sauf pour les violeurs de sujets adultes,
particulièrement pour le sous-groupe des violeurs opportunistes de type sadique
(Barbaree et al., 1994).
14. R. K. HANSON, « The empirical Evaluation of Sexual Offender Treatment
Programs », 1989, cité par J. PROULX, in La récidive, 1993, op. cit.
15. R. K. HANSON ; R. A. STEFY ; R. Gauthier, Long terme recidivisme of child moles-
ters, J. Consult. Clin. Psycholl., 61, 4, 1993, pp. 646-652.
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16. J. PROULX, « La récidive », in J. Aubut, Les agresseurs sexuels, Montréal, éd. La


Chenelière, 1993, p. 260-266.
17. L. V. FRISBIE ; E. H. Dondis (1965), Recidivisme among treated sex offenser,
California Mental Health Research, Monograph, 5p.
18. Le compte rendu et la présentation de cette recherche ont été faits par Franca
Cortoni au 2e CIFAS, Bruxelles mai 2003 : « L’évaluation des risques de récidive
sexuelle : les facteurs dynamiques. »

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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agresseurs sexuels, Direction générale de la Santé, 269 p.
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L’emprise du rite
Bernard GUITER

Le développement de notre exposé implique une reprise du concept


de répétition tel qu’il peut être appréhendé dans les affections névro-
tiques avant de l’étudier à propos du traumatisme originaire de la civili-
sation : le meurtre du père primitif.

LA RÉPÉTITION DANS LE SYMPTÔME

C’est le phénomène de répétition qui caractérise le symptôme qui a


permis à Freud et aux post-freudiens d’assimiler le rite à l’entité mor-
bide et à certains ethnologues d’en faire une pratique religieuse mineure – 141
déjà présente dans l’univers animal avant de se forcer un passage dans
l’univers anthropologique. Le rite, considéré comme répétitif, et ce sur
le fond et sur la forme, a suscité cette association qui confond trop rapi-
dement le substantif nominal « répétition » au substantif adjectival
« répétitif ». La conception freudienne de la névrose en tant que trauma
généré par un adulte séducteur est relayée par celle du fantasme où c’est
le désir infantile qui est lui-même traumatique. Le premier temps est
représenté par Freud dans le tableau suivant :
Étiologie de la névrose = Disposition par fixation + Événement accidentel
de la libido traumatique

Constitution sexuelle Événement infantile


Evènement préhistorique

Le temps fantasmatique ne requiert qu’une modification :

Fantasme infantile
(Freud, 1905)
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Quelques remarques sont fondamentales :


. Ce n’est pas l’événement traumatique récent qui est pathogène
mais le traumatisme primaire (réel ou fantasmé) qu’est la séduction.
« Une deuxième scène, souvent d’apparence anodine et survenant après la puberté
vient évoquer par quelques traits associatifs la première. C’est le souvenir de la pre-
mière qui déclenche un afflux d’excitations sexuelles débordant les défenses du Moi. Si
Freud nomme traumatique la première scène, on voit que du strict point de vue éco-
nomique ce n’est qu’après-coup que cette valeur lui est conférée, ou encore c’est seule-
ment comme souvenir que la première scène devient après coup pathogène1. »
C’est ce que la psychanalyse retient comme notion d’après-coup et
qui fait dire à Freud :
« C’est de réminiscences surtout que souffre l’hystérique2. »
Quant au traumatisme primaire, il s’agit dans le premier temps de la
séduction par un adulte désirant, d’un enfant non désirant et sexuelle-
ment ignorant et, à ce titre, Claude Barrois constate :
« Le terme français de séduction est trop faible. Il s’agit en fait de viol traumatisant
d’un enfant prépubère3. »
. Une des conditions traumatisante est la passivité de la victime
mais cette passivité ne peut être traduite par une absence de réaction. À
142 –
mon avis, la non-préparation, la non-compréhension, créent un effroi
sexuel (Sexualscherch) qui enclenche un comportement de sidération au
sens médical du terme, d’anéantissement soudain des fonctions vitales
sous l’effet d’un choc émotionnel intense. Freud d’ailleurs parle tou-
jours en terme de trauma donc de blessure avec effraction, la postérité
parlera de traumatisme qui désigne plutôt les effets du trauma.
. Ce n’est que lorsque le traumatisme originaire (présexuel) est
réveillé par le traumatisme secondaire (post-pubertaire) que se produit
le refoulement à la fois répression (Unterdrükung) et mise à l’écart
(Abweisung) par et de l’inconscient. Le refoulement originaire concerne
le premier trauma :
« Il est tout à fait plausible que des facteurs quantitatifs comme une trop grande force
de l’excitation et l’effraction du parc excitation soient les premières occasions où se
produisent les refoulements originaires4. »
Mais ce mécanisme n’est pas pathogène et est hypothétique. La
scène au moment où elle se produit n’est pas l’objet d’un refoule-
ment. C’est seulement au second temps qu’un nouvel événement qui
ne comporte pas nécessairement de signification sexuelle en lui-
même vient évoquer par quelques traits associatifs le souvenir du
premier.
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« Ici, note Freud, s’offre l’unique possibilité de voir un souvenir produire un effet bien
plus considérable que l’événement lui-même ! C’est en raison de l’afflux d’excitation
endogène déclenché par le souvenir que celui-ci est refoulé5. »
Ainsi le refoulement proprement dit est toujours un refoulement
après coup :
« Le second stade du refoulement, le refoulement proprement dit, concerne les reje-
tons psychiques du représentant refoulé ou bien des chaînes d’idées qui venant
d’ailleurs se sont associées avec le dit représentant. Non seulement ces représentations
connaissent le même destin que le refoulé originaire mais le refoulement proprement
dit est un refoulement après coup6. »
Freud abandonne tôt la théorie de la séduction, « Freud, pendant de
longues années, laissa tomber ce que pourtant la clinique de Charcot lui
avait enseigné : des violences sexuelles graves parfois mortelles survien-
nent aussi bien chez l’adulte que chez l’enfant7 » et cette période avait
été précédée par une période pan-traumatique (inclusion dans le psy-
chisme d’un corps étranger externe qui rentre en force comme un pro-
jectile et joue le rôle d’un abcès de fixation : le trauma), elle sera suivie
par l’étude des névroses de transfert et la construction métapsycholo-
gique. Mais la notion d’après-coup est transposable dans le domaine du
traumatisme non sexuel, à savoir le risque de mort et le deuxième
conflit mondial va amener Freud à retourner aux sources à propos des – 143
névroses de guerre.
D’autre part, un conflit éclate entre Freud et son disciple Otto
Rosenfeld. Ce dernier publie en 1924 Le traumatisme de la naissance où
il accorde une priorité à l’angoisse de la naissance par rapport à celle
inhérente au Kern Komplex d’Œdipe. Le Hongrois Sandor Ferenczi
publie la même année Thalassa : psychanalyse des origines de la vie
sexuelle où, s’inspirant de l’évolutionnisme ambiant (Lamarck, Haechel)
il postule que la vie intra-utérine récapitule les formes antérieures de la
vie dont l’origine est marine et de surcroît que tous les êtres vivants
aspirent à retourner à cet état originaire intra-utérin. Il n’en faut pas
plus à Freud pour bondir au secours de son édifice et comme souvent il
ne sera jamais aussi performant que dans l’épreuve de disputatio. Si
Freud suit Ferenczi sur la récapitulation de la phylogenèse par l’ontoge-
nèse, s’il collabore à son ouvrage, il ne peut souffrir la technique qu’éla-
bore son élève, jeu de questions et de réponses nommé Technique active
qui récuse les principes de la talking-cure. La rupture définitive se fera
en 1933, année où meurt Sandor Ferenczi, vaincu par « les démons
cachés contre lesquels (il) s’était pendant des années battu avec une
grande angoisse et beaucoup de succès8 ». Freud, par contre, va vive-
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ment critiquer Rank : « On peut lui faire deux sortes de reproches : pre-
mièrement de fonder son analyse sur le postulat que l’enfant lors de la
naissance a reçu des impressions sensorielles déterminantes […] qui
renouvelées pourrait provoquer le traumatisme de la naissance et du
même coup, la réaction d’angoisse. Or, cette hypothèse n’est absolu-
ment pas prouvée et elle est très invraisemblable. […] Deuxièmement
Rank, lorsqu’il étudie les situations d’angoisse ultérieures, attribue l’ef-
ficacité, selon les besoins de la cause, soit au souvenir du bonheur de
l’existence intra-utérine, soit à sa perturbation par le traumatisme. Ce
qui est ouvrir toutes grandes les portes aux interprétations arbitraires9 ».
Et là, Freud va renouer avec la théorie traumatique sauf que le trauma ori-
ginaire est inhérent à « l’état de détresse psychique du nourrisson corréla-
tive, cela va de soi, de son état de détresse originaire10 » et qu’il est l’ab-
sence de la mère, « L’objet maternel psychique remplace pour l’enfant la
situation fœtale biologique11 ». Le traumatisme est généré par la « sépara-
tion de la mère, séparation d’un point de vue uniquement biologique
puis au sens d’une perte directe de l’objet et plus tard au sens d’une perte
de l’objet produite par des moyens indirects12 ». Dans cette nouvelle pers-
pective et en ce qui concerne les névroses, c’est la castration qui constitue
le traumatisme secondaire en tant qu’elle est séparation d’un organe qui
144 – de surcroît « garantit la possibilité d’une nouvelle union avec la mère13 ».
Dans les névroses traumatiques, c’est l’angoisse de mort qui officie
comme traumatisme secondaire mais Freud fait un pont avec les névroses
de transfert « c’est pourquoi je m’en tiens fermement à l’idée que l’an-
goisse de mort doit être conçue comme un analogon de l’angoisse de cas-
tration14 ». Mais c’est l’angoisse qui va nous permettre d’établir un écart
entre les deux entités. « L’angoisse est apparue à l’origine comme un signal
de danger, elle est maintenant régulièrement reproduite lorsqu’un tel état
se représente15 ». L’angoisse est la réaction au danger mais elle se reproduit
dès qu’un tel état se représente. En conséquence, ce qui dans un premier
temps est considéré comme réaction pénible, devient une protection effi-
cace pour esquiver le danger. « L’on ne saurait trouver d’autre fonction à
l’angoisse que celle de signal incitant à éviter la situation de danger16 ».
Une réaction pathologique est devenue une défense biologique, le Moi en
tant que lien passif est devenu producteur actif. Mais Freud rajoute :
« Il faut considérer d’autre part que lors des expériences conduisant à la névrose trau-
matique, le pare-excitation externe est rompu et que des quantités d’excitation trop
grandes accèdent à l’appareil psychique en sorte qu’ici nous nous trouvons devant la
seconde possibilité, à savoir que l’angoisse ne soit pas seulement un affect qui signale
le danger mais soit aussi produite, à titre de manifestation nouvelle, à partir des condi-
tions économiques de la situation17. »
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Dans cette dernière conceptualisation, Freud travaille sur le concept


de répétition que Brigitte Balbure définit ainsi :
« Dans les représentations du sujet, dans son discours, dans ses conduites, dans ses
actes ou dans les situations qu’il vit, fait que quelque chose revienne sans cesse, le plus
souvent à son insu et, en tout cas, sans projet délibéré de sa part18. »
Tandis que Claude Barrois fouille plus du côté étymologique.
« Nous avons déjà évoqué la syntaxe même du verbe en français : répéter peut-être
employé de façon intransitive, transitive, pronominale ou passive. En allemand
Wiederholen a pour racine holen, envoyer chercher, comme petitio en latin qui a engen-
dré « pétition » en français (requête, réclamation). Le préfixe re insiste sur la réitéra-
tion d’un comportement qui cherche à atteindre, à toucher quelqu’un. C’est bien cet
acharnement à trouver (un lien, une réponse etc.) que nous constatons en clinique
avec l’ambiguïté supplémentaire du pronominal : répéter autre chose c’est toujours se
répéter comme en témoignent les réactions des autres (famille, thérapeutes, équipes
soignantes) qui sont agacés par ces patients parce que c’est toujours la même chose19. »
Ceci est le versant négatif de la répétition. Pour que celle-ci se pro-
duise, le trauma doit présenter pour Claude Barrois quatre conditions :
« – Sur le plan de la temporalité […] l’accident est toujours vécu comme brutal et sou-
dain. Sur le plan de la métaphore musicale, c’est comme l’attaque, signe concret et dis-
cret du chef d’orchestre, elle partage un silence d’avant et un après qui va se dérouler
de manière implicable et imprévisible.
– D’un point de vue qui relèverait plus des dimensions de la spatialité, le facteur trau- – 145
matisant s’avère toujours pour le sujet une apocalypse dans son sens théologique et
étymologique de dévoilement de révélations. La réalité dépouillée de ses voiles d’ima-
ginaire devient le réel.
– Sur le versant de l’autre de soi, dans le discours de l’après-coup, le sujet assiste à l’épi-
phanie dans le sens où quelqu’un se montre. La scène traumatisante contient toujours
quelque chose de l’apparition. Après le dévoilement, ça devient une forme qui
s’avance.
– Enfin celle-ci est le lieu d’un kérigme c’est-à-dire, toujours dans ce vocabulaire
théologique (qui colle relativement bien à ce type d’objet) d’une proclamation, d’une
prophétie. La victime entend l’oracle de son destin sous forme des modalités de l’in-
terdit ou du commandement. Ce dit de l’entendu dans le silence et le versant discursif
de l’apocalypse et de l’épiphanie dans le registre scénique. Ce dit est précisément
quelque chose qui, dans la vie habituelle, n’est jamais dit parce que peu discible. Il
concerne évidemment la mort de soi comme vérité ultime20. »
La répétition est alors la conséquence du trauma : sa fonction est de
le maîtriser en l’intégrant à l’organisation symbolique, de le réduire, de
l’annuler mais en vain, elle n’arrive pas à remplir sa mission, sa tâche est
sans cesse reconduite et finit par se perpétuer à l’infini, occupant toute
la vie du sujet. Freud l’appelle l’empreinte du démoniaque, la pulsion
de mort dont la besogne appliquée est de retourner aux origines, au pre-
mier trauma, celui de la naissance peut-être, celui de la perte objectale
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de la mère sûrement, à la mort comme paix face à une série de pertes


clôturée par la sienne propre. C’est l’Au-delà du principe de plaisir, ce
triste constat freudien que « ce n’est pas la mort qui est un accident,
c’est la vie21 ». Navigare necesse est, vivere non necesse !
Le tableau suivant résume l’évolution de la pensée freudienne en
matière de trauma et de répétition :

TRAUMATISME TRAUMATISME Défense Effet


THÉORIE PRIMAIRE SECONDAIRE

Représentation
Pan-traumatique hyperintense Reminiscence
(corps étranger)

Événement
Hystérotraumatique Séduction réelle
de la vie sexuelle Refoulement

Théorie Fantasme Appréhension Retour


du fantasme de séduction de la castration Refoulement
du refoulé

Théorie Perte objectale Risque de mort Refoulement Répétition


du trauma de la mère
GUITER 2002

La répétition n’a toutefois pas qu’un aspect négatif. Lacan, reprenant


146 – la logique d’Aristote, va nommer tuché la rencontre avec le réel et auto-
maton la répétition.
« La fonction de la tuché, du réel comme rencontre, la rencontre en tant qu’elle peut
être manquée, s’est d’abord présentée dans l’histoire de la psychanalyse sous la forme
qui, à elle seule, suffit déjà à éveiller notre attention, celle du traumatisme. N’est-il pas
remarquable que, à l’origine de l’expérience analytique, le réel se soit présenté sous la
forme de ce qu’il a en lui d’inassimilable, sous la forme du trauma, déterminant toute
sa suite et lui imposant une origine en apparence accidentelle ? 22 »
Ce trauma, Lacan le désignera, pour souligner ses deux caractéris-
tiques : trop-matisme (pour indiquer la quantité d’excitation psychique
qu’il mobilise) et trou-matisme (pour indiquer qu’il fait artefact dans le
psychisme). La face positive de la répétition, c’est de retrouver un objet
perdu (Das Ding), « Das Ding doit en effet être identifié avec la
Wiederzufinden, la tendance à retrouver qui, pour Freud, fonde l’orien-
tation du sujet humain vers l’objet. Cet objet, remarquons-le bien, ne
nous est même pas dit. […] L’objet dont il s’agit, nulle part Freud ne
l’articule. Aussi bien pour le retrouver nous le qualifions d’objet perdu.
Mais cet objet n’a jamais été perdu quoiqu’il s’agisse essentiellement de
le retrouver23. » C’est la mère qui occupe la place de ce Das Ding mais la
mère est un bien interdit. « Le désir pour la mère ne saurait être satisfait
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parce qu’il est la fin, le terme, l’abolition de tout le monde de la


demande qui est celui qui structure le plus profondément l’Inconscient
de l’homme. C’est dans la mesure même où la fonction du principe de
plaisir est de faire que l’homme cherche toujours ce qu’il doit retrouver
mais qu’il ne saurait atteindre24. » La répétition est donc moteur (retrou-
ver) et malheur (ne jamais atteindre) et retrouver c’est retrouver l’inor-
ganique pierre : « N’y a-t-il pas dans ce que nous faisons nous-mêmes
du règne de la pierre […] n’y a-t-il pas dans l’architecture elle-même
comme la présentification de la douleur25. »

ILLUSTRATION PAR DEUX ÉTUDES DE CAS

Esquisse de gestion d’un trauma


Monsieur M., âgé de 42 ans, est admis au sixième secteur de santé mentale pour
état de sidération avec conduite de repli social et familial allant jusqu’à l’apragmatisme
le plus total.
Cet ancien employé du Crédit Lyonnais a, après proposition d’un prêt à faible
taux par sa banque et réalisation d’une étude de marché, acheté un commerce dont
l’exploitation devait être fructueuse. Mais le bureau de tabac ne marche pas très bien
sans pourtant s’avérer être un gouffre financier. Au printemps 2000, un événement va
précipiter les ennuis de notre patient.. Monsieur M. prend une jeune stagiaire qui – 147
s’avère peu encline au travail et dont l’absentéisme pose problème. Monsieur M. lui en
fait la remarque et lui parle d’un risque de licenciement. Le soir même le père de cette
jeune fille vient le voir pour le menacer au cas où il mettrait sa menace à exécution
puis sort du négoce irrité. Alain M. qui a fini sa journée va baisser le store du magasin
quand il entend un bruit. Il se retourne, voit son interlocuteur armé d’un couteau et
celui-ci l’éventre du nombril au sternum. Le patient se revoit téléphoner aux urgences,
retenant avec un bras la chute de ses viscères. Il est hospitalisé, opéré et pendant toute
une année restera en service de soins. À la sortie, Alain n’est plus le même homme. Les
relations sociales se tarissent, sa vie de concubin se dégrade, il fuit son lieu de travail
qu’il n’arrive pas à vendre, il se retire dans son appartement, reste prostré sur un divan
à regarder une télévision dont il est incapable de suivre les émissions. Dans un total
apragmatisme, il est en proie à une grande asthénie car il est extrêmement vigilant par-
ticulièrement à tout bruit qu’il perçoit comme amplifié, vigilance qu’il explique par le
fait « qu’à tout moment le monde peut devenir hostile ». Il ne peut par ailleurs prendre
aucune décision (procrastination) et se courrouce quand sa compagne essaie de le sti-
muler. Un diagnostic de post-traumatic stress disorder s’impose : l’intrusive expé-
rience se répète dans la pensée, les rêves, les actes avec fixation à l’état de stupeur qu’il
eût au moment des faits.
Le patient, fils unique, dit beaucoup ressembler à son père qui fut lui aussi
employé de banque avant de prend la direction d’un hôtel. Il ne parle que très peu de
sa mère. Alain décrit une enfance heureuse mais de 8 ans à 14 ans il fut, après que le
père se soit reconverti, mis en pension car le couple affairé ne pouvait s’occuper effica-
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cement de lui. De ce séjour chez les Frères de la charité chrétienne il se rappelle la


sévérité : « C’était l’école d’autrefois, maintenant les parents s’insurgeraient », et arrive
alors un souvenir écran : « Dans la cour de récréation on nous faisait tourner en rond
comme des bagnards. » Le pensionnat va provoquer un traumatisme secondaire en
tant que séparation évoquant la perte des bénéfices de la symbiose. Le fond névrotique
est en place. La tentative de meurtre en est un second et la liaison entre les deux pour-
rait s’opérer : le mot bagnard évoquant l’aspect victimaire mais l’intensité, la surprise,
l’effroi font que ce traumatisme n’est pas reliable aux autres : il fait artefact, point de
fixation dans le psychisme.
Pour tempérer cette rencontre avec le réel, et là nous nous retrouvons dans la
même position que le religieux avec le sacré, le patient va faire appel à une théorisation
(donc au symbolique). Le père d’Alain M. souffrait d’horribles céphalées et lors d’un
voyage à Tahiti il va rencontrer une sorcière qui le sédate de ses maux. La mère voit le
rituel de guérison et en parle à son fils tandis que le père reste muet mais a des pra-
tiques qui questionnent le fils comme le fait de s’enrouler une énigmatique pierre
autour du bras. Le père change, il part au Cameroun sans aviser sa famille ; de retour il
demande à 63 ans le divorce et mène une vie de jeune premier. Alain suppose qu’il
s’adonne à la sorcellerie. Par ailleurs le patient a une compagne qui vivait au camp de
transit de Montluel avec sa fille et ces deux femmes ont été confrontées à la sorcelle-
rie : un Algérien qui dépérissait a fait appel à un sorcier qui, après avoir trouvé des
feuilles cousues dans son veston, lui a fait recouvrer la santé. Comme Monsieur M.
pense que sa belle-fille le hait pour lui avoir pris sa mère, l’idée qu’elle l’a envoûté
explique ses malheurs et tempère son trauma.
148 –
Un trauma indépassable
Monsieur Pierre B. m’est adressé par un praticien Piscenois qui le suit vraiment
depuis un an. Pierre, d’un tempérament artiste, a, pour éviter le chômage après son
service militaire effectué dans la police, opté pour l’opportunité que lui offrait cette
administration. Alors qu’il s’apprêtait, en banlieue lyonnaise, à verbaliser des contre-
venants, il est agressé par les passagers de la voiture. Les délinquants le frappent à mort
et surtout lui mangent un morceau du cou. Les deux plus grands et anciens interdits
sont violés : le meurtre du représentant de la loi et l’interdit anthropophagique. Après
de longs soins intensifs Pierre est accablé, apragmatique. Il ne dort ni ne mange. Sa
sexualité s’éteint et son ménage se disloque. Il ne peut plus assumer son travail et est
en longue maladie. Toute chimiothérapie échoue à lui faire oublier la vision de la
mâchoire, la sensation de morsure, la déglutition de l’agresseur. Complètement
mutique en dehors de l’inlassable narration de son drame, je ne parviendrai pas plus
que mon confrère à freiner la dégradation épiphénoménale à la stupeur.

LE RITE ET LA RÉPÉTITION

J’ai souligné le discrédit qui pèse sur le rite de par son caractère répé-
titif et qui l’oppose à un mythe qui lui ne cesse de se régénérer. J’ai pris
le parti de considérer le rite comme le cœur du mythe autour duquel la
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narration peut changer pour que le mythe perdure. « Aucune science,


aucune pensée n’est capable d’inventer les rites de toutes pièces, d’abou-
tir spontanément à des systèmes aussi constants derrière leurs diffé-
rences apparentes, que sont les systèmes religieux de l’humanité26 », dit
René Girard qui, par ailleurs, met en parallèles rites et interdits comme
résolutifs de la crise : « Si les interdits dessinent cette crise en creux, les
rituels la dessinent en relief27. »
Pour aborder ce thème, je veux d’abord lever un malentendu.
Quand Freud, dans Totem et Tabou, stipule que la société n’a jamais été
dans l’état où il la présente, il parle de son mythe de la horde primitive,
c’est-à-dire du discours qu’il tient en tant que mythologue autour du
meurtre originaire. Il ne dit jamais que celui-ci est de l’ordre du récit, au
contraire, il conclut son ouvrage en précisant que l’acte est primordial.
De même Lacan parlant de Dieu mort depuis toujours tient me
semble-t-il à préciser que Dieu n’est qu’un signifiant mis au lieu et
place du père mort sans discuter la mort de celui-ci. Lacan précise :
« Tel qu’il s’énonce non plus au niveau du tragique, avec toute sa souplesse subtile,
mais dans l’énoncé du mythe, de Totem et Tabou, le mythe freudien c’est l’équivalence
du père mort et de la jouissance. Ici, le mythe se transcende d’énoncer au titre du réel,
car c’est là ce sur quoi Freud insiste, que ça s’est passé réellement, que c’est le réel, que
le père mort est ce qui a la garde de la jouissance, est-ce d’où est parti l’interdit de la – 149
jouissance, d’où elle a procédé28. »
Freud nous donne une autre piste pour comprendre son énoncé : il
compare le mythe au rêve et par essence le rêve ne peut s’effectuer qu’à
partir d’une incitation réelle : l’entrepreneur du rêve que l’on retrouve
parfois dans le rêve (reste diurne). Si nous extrapolons au mythe : le
meurtre est bel et bien réel et Freud va le souligner : « Ces mises au
point faites, je n’hésite pas à affirmer que les humains ont toujours su,
de cette manière particulière, qu’ils ont possédé un jour un père primi-
tif et qu’ils l’ont mis à mort29. » Ainsi donc le meurtre est réel et le
mythe fantaisiste. « Le père de la horde, comme s’il y avait jamais eu la
moindre trace du père de la horde. On a vu des orangs-outans. Mais le
père de la horde humaine on n’en a jamais vu la moindre trace30. »
René Girard va dans le sens d’un meurtre réel : « La première fois, il
s’est réellement passé quelque chose de décisif31 » puis il développe : « La
pensée mythique revient toujours à ce qui s’est passé la première fois, à
l’acte créateur, estimant à juste titre que c’est lui qui apporte sur un fait
donné le témoignage le plus vivant… Si le meurtre tient une place déci-
sive dans le rituel, il faut qu’il ait une place décisive dans le moment
fondateur32 » et conclut : « S’il y a une origine réelle, si les mythes à leur
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façon ne cessent de se la remémorer, si les rituels à leur façon ne cessent


de la commémorer, il doit s’agir d’un événement non pas ineffaçable
puisqu’ils finissent par l’oublier, mais néanmoins très fort. […] Il n’est
donc pas nécessaire pour en rendre compte de postuler une forme quel-
conque d’inconscient soit individuel, soit collectif 33. » Ceci est sujet à
caution sur au moins un point : le fait que l’événement soit oublié n’at-
teste pas du fait qu’il est effaçable, bien au contraire il reste gravé dans
l’Inconscient, condition pour qu’il perdure sans annihiler une vie qui
serait sans cela sous le primat du traumatisme. C’est ainsi que Lacan
peut écrire : « L’Inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est mar-
qué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré.
Mais la vérité peut être retrouvée, le plus souvent déjà elle est écrite
ailleurs. À savoir […] dans les traditions voire dans les légendes34… » et
il dit de cet Inconscient : « Ceci rappelle que l’Inconscient ce n’est pas
de perdre la mémoire, c’est de ne pas se rappeler de ce qu’on sait35. »
Girard rend d’ailleurs hommage à Freud. En réponse au questionne-
ment de Guy Lefort : « Le Freud de Totem et Tabou répond que cette
victime c’est le père de la horde primitive. Tous les rites, selon lui,
auraient gardé le souvenir d’un meurtre unique qui a fondé l’huma-
nité. » Il énonce : « Tout ce que dit Freud à ce sujet mérite d’être exa-
150 – miné très attentivement puisqu’il est le seul à partir d’observations eth-
nologiques moins démodées qu’on ne le dit à comprendre la nécessité
d’un meurtre collectif réel comme modèle du sacrifice36. » Mais abor-
dant une réflexion amorcée dans La violence et le sacré : « Cela ne veut
pas dire que ce meurtre a eu lieu une bonne fois pour toutes ou qu’il est
cantonné dans une espèce de préhistoire. Exceptionnel dans la perspec-
tive de toute société particulière dont il marque le commencement ou le
recommencement, cet événement doit être tout à fait banal dans une
perspective comparative37. » Il réitère : « À partir de son meurtre unique
qui se produit une bonne fois pour toutes, on ne peut pas comprendre
les répétitions rituelles38 » et pour lui : « Les hommes immolent ces vic-
times parce qu’un premier meurtre spontané a réellement rassemblé la
communauté et mis fin à une crise mimétique réelle. On comprendrait
alors que les hommes recourent aux rites pour écarter une menace réelle
de crise, la crise serait reproduite non pour elle-même mais pour sa
résolution39. »
Mon expérience bien sûr ne me permet que d’exposer ces diver-
gences de point de vue sans y apporter le support d’une quelconque
réflexion. Mais si le meurtre est réel, il y a trauma et s’il y a trauma il y a
répétition. Nous sommes ici à la préhistoire de l’humanité : le langage
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n’est pas là, le meurtre est sa condition d’apparition et jusqu’à ce


meurtre, la horde est inhumaine, animale. Le meurtre crée l’humanité
qui est une aptitude à la nomination de l’absence. Mais le meurtre est
aussi traumatisme originaire de l’humanité : il sera inoubliable car
refoulé, il sera transmissible car l’Inconscient c’est aussi le non-dit du
discours de l’autre perçu transgénérationnellement. L’Œdipe vient rap-
peler le contentieux de l’homme face à une civilisation contraignante et
la haine envers le symbole de cette contrainte : le père. L’Œdipe vient
donner force au meurtre primitif, il est le traumatisme secondaire. Le
retour du refoulé génère l’angoisse canalisée dans le psychodrame rituel,
mise en acte cathartique du traumatisme primaire. Ainsi peut-on consi-
dérer le rite comme une thérapeutique du trauma, l’autre versant théra-
peutique étant l’interdit sous forme de la Loi d’où la parenté qu’établit
Girard entre rite et interdit.
J’ai donc essayé de montrer :
– que la religion n’est pas une obsession collective mais un trauma
collectif ;
– que le rite contrairement à l’obsession ne vise pas à isoler la repré-
sentation mais à la mettre en scène à titre thérapeutique réussi ;
– que le trauma originaire transmis phylogénétiquement (sensibilité – 151
au non-dit dans un discours) s’apparente à la notion d’archétype de
Jung :
« Archétype est une périphrase pour l’idée platonicienne. Cette désignation est perti-
nente et utile pour le but que nous poursuivons car elle nous dit que nous avons
affaire, dans les contenus inconscients collectifs, à des types anciens ou mieux encore
originels, c’est-à-dire des images universelles présentes depuis toujours. L’expression
“représentations collectives” que Levy-Bruhl emploie pour désigner les figures symbo-
liques des conceptions du monde primitif peut être appliquée sans difficulté aux
contenus inconscients car elle concerne à peu près les mêmes choses. Les enseigne-
ments de la tribu primitive traitent en effet d’archétypes infléchis dans un sens spécial.
Toutefois, ce ne sont plus ici des contenus de l’Inconscient mais les archétypes se sont
déjà transformés en des formules conscientes enseignées traditionnellement la plupart
du temps sous la forme de doctrine secrète qui constitue en général un mode de trans-
mission typique de contenu collectif provenant à l’origine de l’Inconscient. Un autre
mode d’expression bien connu de l’archétype se rencontre dans le mythe et le conte.
Mais ici, il s’agit de forme ayant reçu une empreinte spécifique transmise à travers de
longues périodes. La notion d’archétype ne convient donc qu’indirectement aux
représentations collectives car elle ne désigne que les contenus psychiques qui n’ont
pas encore été soumis à une élaboration consciente donc une donne psychique encore
immédiate. […] tous les phénomènes mythisés de la nature […] ne sont pas moins
que des allégories représentant ces expériences objectives ; ce sont bien plutôt des
expressions symboliques de ce drame intérieur et inconscient de l’âme qui devient
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connaissable à la conscience humaine par la voie de la projection c’est-à-dire en se


reflétant dans les phénomènes naturels […] on a tout simplement ignoré que l’âme
contient toutes les images dont les mythes sont issus et que notre inconscient est un
sujet qui agit et pâtit, dont l’homme primitif retrouve de façon analogique le drame
dans tous les phénomènes naturels grands et petits40. »
Le modèle des archétypes en tant que traumatisme originaire est
très pertinent surtout quand Jung poursuit :
« C’est pourquoi les efforts de l’humanité tendent à la consolidation de la conscience.
C’est à cela que servaient les rites, les représentations collectives, les dogmes : c’étaient
des digues ou des murailles élevées contre les dangers de l’Inconscient, les perils of the
soul. Ce sont les murs construits depuis les temps les plus lointains qui plus tard
devinrent les fondements de l’Église. Ce sont aussi pour cette raison, ces murs qui s’ef-
fondrent, que les symboles s’affaiblissent sous l’effet de l’âge. Les eaux alors montent
plus haut et les catastrophes déferlent à perte de vue sur l’humanité. […] L’humanité
ne peut rien à l’égard de l’humanité et des dieux plus que jamais lui montrent les che-
mins du destin. Nous nommons aujourd’hui les dieux “facteurs” mot qui vient de
facere : faire. Les faiseurs se tiennent derrière les coulisses du théâtre du monde41. »

152 – NOTES

1. J. LAPLANCHE, J.-B. PONTALIS, « Traumatisme » (1967), in Vocabulaire de la psycha-


nalyse, Paris, PUF, 1976, p. 501-502.
2. S. FREUD, J. BREUER, Études sur l’hystérie, 1895, Paris, PUF, 2000, p. 5.
3. C. BARROIS, Les névroses traumatiques, Paris, éd. Dunod, 1998, p. 47.
4. J. LAPLANCHE, J.-B. PONTALIS, « Refoulement originaire », in Vocabulaire de la psy-
chanalyse, op. cit., p. 398.
5. J. LAPLANCHE, J.-B. PONTALIS, « Séduction », in Vocabulaire de la psychanalyse, op.
cit., p. 437.
6. P. C. CATHELINEAU, « Refoulement », in Dictionnaire de la Psychanalyse, sous la dir.
de Roland Chemama, Paris, éd. Larousse, 1993, p. 240.
7. C Barrois, Les névroses traumatiques, op. cit., p. 47.
8. E. JONES, « Les dernières années », La vie et l’œuvre de Freud, t. 3, Paris, PUF, 1957
p. 204-205.
9. S. FREUD, Inhibition, symptôme et. Angoisse, Paris, PUF, op. cit., 1936, p. 60.
10. ibidem, p. 62.
11. idem, p. 63.
12. idem, p. 78.
13. idem, p. 63.
14. idem, p. 63.
15. idem, p. 58.
16 ; idem, p. 63.
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17. idem, p.53.


18. B. BALBURE, « Répétition », Dictionnaire de la psychanalyse sous la direction de
Roland Chemama, Paris, éd. Larousse, 1993, p. 244.
19. C. BARROIS, Les névroses traumatiques, op. cit., p. 202.
20. C. BARROIS, Les névroses traumatiques, op. cit., p. 190.
21. J. LACAN, « Tuché et automaton », 1964, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse, Paris, éd. Seuil, 1973, p. 54-55.
22. J. LACAN, « Introduction de la chose Das Ding II », 1959, Le séminaire VII,
L’éthique de la psychanalyse, Paris, éd. Seuil, 1986, p. 72.
23. ibidem, p. 83.
24. idem, p. 74.
25. R. GIRARD, Des choses cachées depuis la fondation du Monde, 1978, Recherches avec
Jean-Michel Ougnourlian et Guy Lefort, Paris, Le livre de poche, 1995, p. 37.
26. ibidem, p. 32.
27. J. LACAN, « Du mythe à la structure », 1970, Le séminaire XVII, L’envers de la psy-
chanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 143.
28. S. FREUD, L’homme Moïse et la religion monothéiste, 1939, Paris, éd. Gallimard,
1986, p. 197.
29. J. LACAN, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 129-130.
30. R. GIRARD, 1972, La violence et le sacré, Paris, éd. Grasset, p. 132.
31. ibidem, p. 139.
32. idem, p. 137.
33. J. LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage », 1953, in Écrits, Paris,
éd. Seuil, 1966, p. 237. – 153
34. J. LACAN, 1967, « La méprise du sujet supposé savoir », in Autres écrits, Paris, éd.
Seuil, 2001, p. 333.
35. R. GIRARD, Des choses… op. cit., p. 39.
36. R. GIRARD, La violence et le sacré, op. cit., p. 140.
37. R Girard, 1978, Des choses cachées depuis la fondation du Monde, op. cit, p. 39.
38. Ibidem, p. 40.
39. C. G. JUNG, Les archétypes de l’inconscient collectif. Les racines de la conscience,
1934, Paris, Le livre de poche, 1995, p. 24-25.
40. ibidem, p. 139-140.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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BARROIS, C. (1998) : Les névroses traumatiques, Paris, éd. Dunod.
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Inceste père-fille : l’écho d’une souffrance


Laure RAZON

Fuyant Sodome, Lot se retrouva exilé avec ses filles, réfugié, reclus,
dans des grottes, coupé du monde. L’ainée des soeurs annonça à la
cadette ceci : « Notre père est vieux et il n’y a pas d’homme dans le pays
pour venir vers nous, selon l’usage de la terre. Viens, faisons boire du
vin à notre père et couchons avec lui ; ainsi par notre père, nous donne-
rons vie à une descendance. » (Ancien testament, Génèse 19, La Bible)
De la parole à l’acte, « cette nuit-là, l’aînée vint coucher avec son père
sans qu’il ne s’aperçût ni du coucher de sa (fille) ni de son lever. » La
nuit suivante le même cérémonial se répéta avec la cadette.
Cet épisode de la genèse nous présente une répétition ; répétition
d’un même scénario pensé, élaboré et mis en acte. Si de l’extérieur la – 155
répétition renvoie à une mêmeté dans la mise en acte, la scène incons-
ciente elle se présente dans une complexité des liens et enjeux, signifiant
que certes quelque chose se répète d’une génération à l’autre ou se
repère entre les générations, mais certainement pas dans un identique.
Ainsi, lorsque l’on se réfère au passage à l’acte incestueux, on peut parler
de répétition lorsqu’un père abuse par exemple de sa fille, puis des
enfants de sa fille. Cependant un abuseur qui fut abusé, ne répète pas la
même chose, les rôles ne sont plus les mêmes, puisqu’il passe de la vic-
time pris dans la passivité du lien d’emprise à l’agresseur qui par identi-
fication à ce qu’il a vécu dans cette perversion du lien, va faire vivre à
l’autre son impuissance primaire. Ce qui se répète, renferme ce qui fut
traumatisant et resté sans parole, c’est-à-dire sans mise en sens. Au delà,
se rejoue ce qui reste du côté de l’acte, d’un collage où l’échange, où la
différentiation où l’autre n’a pas pu émerger suffisamment ou pleine-
ment. En d’autres termes encore, là où le sujet n’est pas ou pas suffi-
samment en place, la répétition se présente comme symptôme ou
encore comme une tentative de sortir du lien d’enfermement.
Ce que j’aimerai mettre en avant au fil de cet article, c’est ce qui se
joue dans la singularité de l’histoire des pères et des filles mais égale-
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ment afin de mieux saisir la problématique incestueuse, ce qui se joue


en miroir dans le lien père-fille. En miroir puisque c’est sur les bases
d’une même souffrance que victimes et abuseurs vont se reconnaître.

DU CÔTÉ DES PÈRES

Ce n’est pas uniquement dans les liens intra-familiaux que l’on peut
saisir les enjeux d’un passage à l’acte incestueux mais également dans
une approche transgénérationnelle, c’est-à-dire en explorant ce qui fit
défaut ou défaillance dans les transmissions parentales d’une génération
à l’autre. C’est par là que nous pouvons attraper au mieux la question
de la répétition.
Ce que je voudrai développer, c’est que les chemins menant à l’inceste
s’originent dans l’enfance des abuseurs autour de deux axes principaux :
l’un du côté maternel : défaillance de la fonction de séparation mère-
enfant, l’autre du côté paternel : défaillance de la fonction paternelle ou
de la transmission ou encore de l’appropriation de cette fonction.
L’articulation de ces deux axes peut contribuer à l’orientation patho-
logique vers l’inceste à la génération suivante, mais cela ne constitue
156 – nullement un lien de cause à effet : ces défaillances ne mènent pas
toutes à des faits incestueux. À l’inverse j’ai repéré à travers mes
recherches que cette constante s’inscrit chez les pères incestueux.

Ne jamais perdre la mère


Avant de devenir abuseur, ces hommes quêtaient via la femme une
mère ou plus encore un idéal maternel jamais abandonné. Ainsi, cer-
tains beaux-pères « épousèrent » simultanément femmes et enfants, glis-
sant du sein maternel au magma familial fusionnel et s’engouffrèrent
dans un système où la différence des générations était déjà précaire.
En conséquence, ce n’est pas la mère œdipienne qui est recherchée,
mais la mère archaïque, c’est-à-dire celle de l’origine, celle d’avant la
séparation, d’avant le manque et d’avant la frustration : bref, celle de la
confusion originaire. Ce point de fixation à la confusion originaire,
nuit au processus de séparation, voire le rend impossible. Cela compro-
met l’individuation de ces hommes, l’accès à la fonction paternelle ainsi
que celui à la loi de l’interdit de l’inceste que cette fonction sous-tend.
En d’autres termes, cette quête d’une relation fusionnelle fait que
l’Autre porteur d’interdit et de séparation ne peut se présenter que
comme un obstacle au but inconsciemment recherché.
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Les quelques éléments récoltés sur l’enfance des abuseurs placent le


lien maternel sous l’angle de la frustration et de la privation d’amour.
Ce que le futur abuseur a rencontré trop tôt, c’est une mère rejetante,
froide et castratrice. Alors que tendresse et affection firent défaut, on
constate une forte fixation à la mère se manifestant par une impossible
intériorisation de l’objet absent. Ceci se signale clairement lors d’un
deuil où aucun processus n’est amorcé. Au contraire, l’absence mater-
nelle forgerait l’idéalisation d’un bon objet insuffisamment rencontré et
éprouvé durant les premiers mois de la vie. L’illusion de la toute-puis-
sance des premiers temps de la vie, aurait été éphémère, alors que la
phase de désillusion trop précoce, provoquant ainsi les prémices d’une
psychopathologie vouant le sujet à échapper à ce qui sépare et éloigne
de l’objet premier, survint violemment.
Dans ce vécu archaïque de détresse psychique les angoisses nais-
santes de séparation entraînèrent la quête de cette bonne mère qui leur
fit défaut. L’impossible accès à la séparation s’expliquerait donc par
cette nécessité à ne point revivre la rupture première, laissant les traces
d’une trop forte violence maternelle. Tout ceci contribuera à inscrire
l’abuseur dans un rapport particulier à leur femme et à leur fille.

– 157
L’impossible père
Comme Pierre Legendre le dit fort justement :
« Il n’y a pas de question du père, il y a la question du père et du fils1. »
Si aucun abuseur incestueux n’endosse une fonction de père symbo-
lique, c’est qu’à l’origine il n’y a pas eu de réelle possibilité d’inscription
filiale ou qu’il y a eu défaut de père dans sa fonction de tiers.
Sur les bases de nos investigations, nous pouvons constater que durant
l’enfance les futurs abuseurs n’ont jamais bénéficié pleinement de leur sta-
tut d’enfant. Dans leur discours, le point d’encrage renvoie à celui d’en-
fant-capital tel que nous le considérions autrefois. Ainsi, « compte tenu
du niveau socioculturel de la fratrie et des difficultés matérielles rencon-
trées, les parents ont assez peu de temps à consacrer à leurs enfants et ils
ont eu une tendance à leur faire quitter rapidement l’école pour les mettre
au travail afin d’apporter le plus tôt possible leur contribution aux frais du
foyer2 ». Souvent précocement inséré dans le monde du travail, trop rapi-
dement enfermé dans un rôle financier, à l’instar de leur père « qui rame-
nait la paye c’est tout ». L’abuseur incestueux réitérera cette position réfé-
rente et significative pour lui, tel un repère identificatoire central de sa
place à occuper : « Je suis le seul à travailler pour nourrir toute la famille. »
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Là, entre autre, où le bas-blesse, c’est que cet homme confond ce


« faire vivre » financier avec une dépendance nourricière et psychique
installant un droit de vie ou de mort et donc une relation d’emprise
sur les siens. Ils peuvent être intimement convaincus, avec le reste de
la famille que leur survie dépend uniquement de ses désirs. Ils pren-
nent cela pour la fonction paternelle, imitant ainsi ce qu’ils ont saisi
du père, du côté de la violence et du pouvoir. Ils n’aspirent pas au rôle
de père, la fonction symbolique leur étant inconnue, mais à celui
d’être tout-puissant.
La mise hors génération du sujet s’exprime, quant à elle, par le biais
de la confusion des rôles parfois renforcée par une confusion des places
lorsque le père fut absent ou décédé et que l’enfant se présenta comme
l’homme de la famille. Dans cette place vacante à occuper ou à usurper
peut-être, naquirent probablement des fantasmes incestueux confor-
tant la fixation à la mère.
Dans ses investigations, Fiorentino met en avant le fait que « le per-
sonnage paternel est lointain, inaccessible et dangereux parce que vrai-
semblablement vécu comme castrateur 3 ». Mes recherches soulignent
qu’effectivement le père est perçu comme violent, instaurant des rap-
ports dominant-dominé excluant l’échange, surtout affectif, en impo-
158 – sant sa propre loi basée sur un sentiment de toute-puissance. Face à ce
père réellement ou imaginairement inscrit dans un rapport à la loi du
plus fort et non de l’échange, les identifications pour le fils sont com-
plexes, et le futur abuseur n’aura trouvé dans l’enfance que la possibilité
de se soumettre et de s’identifier à ce père perçu comme monstrueux,
c’est-à-dire comme un agresseur réel ou potentiel.
En résumé, aucun abuseur n’a été référé de manière structurante à la
Loi du père ; Loi contrecarrée soit par la violence paternelle soit par
l’absence de père symbolique. Logiquement, cette loi ne les structurera
pas, ainsi, jamais ils n’accéderont au statut de père, n’ayant d’ailleurs
jamais éprouvé ni celui d’enfant ni celui de « fils de ».
Ces hommes se révéleront incapables d’assumer et de transmettre à
leur tour une telle fonction. Leur personnalité demeure figée à un stade
préœdipien qui les mènera à se positionner par rapport au reste de la
famille soit comme un pseudo-enfant enfermé dans une quête mater-
nelle impossible à satisfaire, soit comme un pseudo-père c’est-à-dire en
s’inscrivant dans la toute-puissance.
S’identifier au père, c’est donc s’identifier à « être la loi » et non à être
sujet de la loi, transmettant celle-ci. Être la loi c’est maintenir l’illusion
de la toute-puissance, en inversant les positions d’actif-passif. Dans le
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lien au père le futur abuseur fut prisonnier dans la passivité, pris de la


toute-puissance de son père ; devenant abuseur, il s’empare de ce qui le
mortifiait enfant.

LIEN PÈRE-FILLE

Le lien père-fils n’ouvrant pas à la fonction symbolique du père,


devenu parent, le lien père-fille apparaît très énigmatique pour le père
incestueux.
Ainsi, sous les traits de l’abuseur incestueux nous ne découvrîmes à
aucun moment un père symbolique. Jamais référés à la loi du père, ces
hommes se révélèrent incapables d’assumer et de transmettre à leur tour
une telle fonction. L’enfant ne naît pas dans un projet ni même dans un
désir : « Ils sont venus au monde comme ça », nous dit un père, sans
être attendu mais déjà porteur d’une histoire parentale dont il héritera.
Chez l’abuseur, la difficulté à endosser la fonction symbolique pater-
nelle s’associe à une incapacité à investir affectivement l’enfant, de faire
lien avec lui, en d’autres termes à lui donner une place.
Ces hommes répètent fréquemment dans leur relation à l’enfant ce
qu’ils ont eux-mêmes vécu du désintérêt parental dans une famille – 159
nombreuse où chacun devait s’élever seul, sans réelle affection mater-
nelle, sans référence paternelle stable. Les repères filiaux et identifica-
toires en sont restés à jamais précaires. Ainsi, certains pères n’ont
aucune notion des places que chacun doit occuper au sein d’une
famille.
À travers l’acte incestueux, l’abuseur, passif vis-à-vis de sa mère et de
son père, deviendra actif face à un enfant mis en position d’objet. Il
semble clair que la relation autant que l’acte incestueux exprime et
reproduit à la fois la nocivité des liens parentaux et en même temps le
désir de l’évacuer, afin de passer à un type de contrat plus serein.
Le renversement des positions s’apparente à une identification à
l’agresseur puisqu’il lui faut maîtriser et détruire chez cet enfant ce qui
jadis fut maîtrisé et détruit en lui. Dans ce sens l’inceste constituerait
« une tentative de réponse-vengeance aux humiliations jadis vécues4 ».
Le rapport à la descendance ne peut donc se faire que dans un corps
à corps destructeur. En effet, par le simple fait de vivre, l’enfant réfère
son ascendant à sa propre mort et donc à son impuissance face à celle-
ci. À travers la violence physique resurgit cette problématique et plus
largement s’expose toute la violence psychique ou violence fondamen-
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tale non dépassée. Le rapport à l’autre se régit dans une dualité où l’un
des deux éléments est forcément de trop et doit mourir.
Toute expression de désir ou de parole donc de sujet lui fait violence
car le confronte à la différenciation. Ainsi, comme pour Œdipe, l’une
des deux générations se retrouve vouée, dès l’origine, à être effacée afin
que l’autre survive : « Un des deux termes doit disparaître5 ».
La pulsion de mort transparaît donc ici principalement par le biais
de la relation d’emprise où « l’enfant est aliénée dans le désir de l’autre,
le mettant en position d’objet absolu6 », et de non-vie.

LIENS MÈRE-FILLE

Si le lien père-fille ne se décline pas dans une inscription génération-


nelle et ouvre donc les portes à l’inceste, le lien mère-fille interroge éga-
lement sur la place où plutôt à l’absence de place qui prédomine.
Mal désirées comme nous l’avons vu par le père, les futures vic-
times le sont aussi par la mère puisque fréquemment dès la naissance
apparaît un violent rejet de l’enfant. Il arrive que celui-ci soit placé
en institution ou auprès de ses grands parents et qu’après quelques
160 – années de séparation, parfois totales, il soit repris alors que la mère se
met ou remet en ménage. Cependant, entre temps, l’enfant éprouve
un vif sentiment d’abandon et des difficultés à investir une telle
mère.
L’enfant victime d’inceste subit fréquemment et primitivement un
rejet massif de son être. Quelque chose de mortifère émane à travers le
rejet maternel primaire. L’amour maternel fait et fit défaut sur au moins
deux générations. La transmission d’une telle violence, s’originerait
dans un processus de retournement ou d’identification à l’agresseur. tel
que Mélanie Klein l’exprime :
« Les désirs inconscients de mort que la petite fille éprouvait pour sa mère sont repor-
tés sur son propre enfant lorsqu’elle devient mère7. »
Julien Bigras va plus loin en disant que l’attitude maternelle porte
atteinte directement à l’être féminin.
« La plupart du temps le sexe même de ces petites filles a d’emblée été disqualifié [...]
la petite fille est donc porteuse d’un vide au départ 8. »
Cet auteur pointe la désertion maternelle comme facteur favorisant
l’inceste : « l’inceste en creux » tel qu’il le définit. La mère creuse par ses
absences et son comportement de rejet, un espace vide (creux) où l’abu-
seur pervers s’engouffrera.
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Pour la victime il semblerait donc que l’acte incestueux la renvoie à


un « déjà vécu » au sein de la relation préœdipienne.
La victime réagit soit par un rejet violent de la mère, s’identifiant par
là à son agresseur soit par une régression se fondant sur une identifica-
tion adhésive. L’enfant recherche par ce biais à se « coller » à la mère et à
son désir afin de se prémunir de sa violence. La victime trouve cette
issue afin de conserver un lien, sous l’angle de la bonne mère et du bon
enfant. Cependant en contrepartie, l’être de désir se sacrifie, la position
passive se renforce et l’individuation ne s’envisage même plus.
Face à l’agresseur maternel et paternel, comme le souligne Françoise
Couchard : « Sa prétendue passivité apparaît fréquemment comme le
seul moyen défensif qu’elle a en sa possession9. »

INCESTE PÈRE-FILLE OU L’ÉCHO D’UNE RÉPÉTITION

Nous pouvons dire qu’au-delà de l’inceste, ce mouvement vise à com-


bler le manque de l’autre - vide narcissique entrouvert par les carences
maternelles - tout en comblant simultanément le sien grâce à l’autre. Il
s’agit à travers l’inceste de faire surgir physiquement l’objet absent psychi-
quement. Nous sommes ici au stade le plus archaïque de la personnalité, – 161
au stade où la relation d’objet se situe en deçà de la différentiation.
La nécessité de l’acte s’inscrit dans la nécessité d’être collé à l’objet
originaire (celui de la toute-puissance, celui qui n’a jamais existé). Ainsi
le passage au corporel, nouant réalité psychique et réalité corporelle,
symbolise la confusion dans laquelle est pris le nouveau-né. Dans l’in-
ceste cette même confusion s’exprime et l’on peut penser que le but
serait dans un second temps d’accéder au décollage physique et psy-
chique. Or, l’inceste produit l’effet inverse. Seule la parole et la loi ont le
pouvoir de créer à la fois une distance entre soi et l’autre et entre soi et
soi, ainsi qu’un rapprochement intense sur le registre du symbolique.
La compensation, puisqu’il s’agit aussi de cela, n’émergera que lors-
qu’abuseur et victime feront le deuil de la mère idéale en acceptant la
mère réelle. Mais aussi lorsqu’ils sortiront du paradoxe incestueux :
c’est-à-dire que pour eux, la mort s’entrevoit dans la séparation et la vie
dans la fusion.
En conclusion, ce qui se répète dans le lien parents-enfants dans le
cadre des incestes, c’est le souhait inconscient que le sujet n’advienne pas
à sa propre vie. En conséquence, le don de vie se métamorphose en don
de mort.
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NOTES

1. P. LEGENDRE, Le dossier occidental de la parenté, Paris, éd. Fayard, 1988, p. 68


2. A. IOUALALEN, Contribution à l’étude de l’inceste, Thèse de médecine, Marseille,
1980, p. 110.
3. P. FIORENTINO, Le père incestueux, Thèse de doctorat de psychologie, Paris VII,
1971, p. 205.
4. D. DALLAYRAC, Pulsion de viol, Paris, éd. Robert Laffont, 1983, p.75.
5. J. BERGERET, La violence fondamentale, Paris, éd. Dunod, 1984, p.112.
6. J. BIGRAS et C. BALASC, « Ce qui se joue dans l’inceste père-fille. Remarque sur une
destruction d’identité » in Nervure, n° 2, mars 1988, p. 57.
7. M. KLEIN et J. RIVIÈRE, L’amour et la haine, Paris, éd. PBP, 1984, p. 75.
8. J. BIGRAS et C. BALASC, idem.
9. F. COUCHARD, « La complicité tacite de la mère dans les abus sexuels subis par la
fille », in Emprise et violences maternelle, Paris, éd. Dunod, 1991, p. 69.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

162 –

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sur une destruction d’identité » in Nervure, n° 2, p. 54-64.
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par la fille » in Emprise et violence maternelle, Paris, éd. Dunod.
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La répétition dans le conte :


une mise en scène de la substitution
Anne-Marie CABANAT

« Messieurs, et cric ! (Et cric ! reprend le chœur). Et crac ! (le chœur


reprend : Et crac !) ». Michel Leiris, écrivain nourri d’une riche expé-
rience d’ethnologue, ouvre un chapitre de La Règle du jeu 1 par ces
paroles rituelles entendues lors d’une veillée funèbre à la Martinique au
début des années 1950. Paroles ancestrales issues de la bouche d’un
conteur traditionnel pour annoncer le conte qu’il s’apprête à « débiter
pour divertir les veilleurs assemblés dans la cour de la maison », comme
le précise Leiris. Cette captatio benevolentiae qui ne se fait pas sans la
participation de l’auditoire tend à signifier que, passé ce seuil que maté-
rialise l’appel du conteur, le rideau va s’ouvrir sur une Autre scène. Le – 163
texte de Leiris nous donne à comprendre que la reprise de la double
onomatopée – imitant vraisemblablement le craquement d’une lame de
crécelle – intervient pour scander les principales étapes de la cérémonie
du contage. Cette pratique atteste que « conter », malgré une graphie
différente, remonte à la même origine que son homonyme « compter »,
puisque les deux verbes dérivent du latin « computare » qui signifie
« énumérer ». Historiquement donc, le fait de « conter », a trait à l’énu-
mération des épisodes d’un récit, d’où les affinités du conte avec les
chiffres et avec les figurations de la répétition.

« LA PLUS PUISSANTE DE TOUTES LES FIGURES »

Définie par les auteurs du Dictionnaire de rhétorique et de poétique 2


comme « la plus puissante de toutes les figures », la répétition intéresse
le récit à plusieurs niveaux. D’une part, elle peut être à l’œuvre dans une
microstructure – un segment de texte où elle est immédiatement iden-
tifiable dans l’élocution –, ou dans une macrostructure – une globalité
où elle intervient comme base de construction. Par ailleurs, la répétition
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peut affecter différents aspects d’un récit : elle touche à l’ordre du récit
quand elle en rythme la progression ; à sa durée si elle correspond à une
pause, un sommaire, une ellipse, une amplification ; à son mode
d’énonciation, si elle est prise en charge par le conteur qui en usera pour
sa valeur expressive. Enfin, le phénomène de reprise entre en résonance
avec la notion de fréquence : le conteur peut nommer une fois ce qui
s’est répété plusieurs fois dans l’histoire, répéter autant de fois qu’il y a
d’occurrences de l’action, ou encore ressasser en plusieurs points du
récit un événement n’étant survenu qu’une seule fois. En somme, nous
pouvons soutenir que la répétition conditionne en surface et en profon-
deur le système de signification d’un récit.

UNE LOI DU GENRE

Force est de constater que la répétition figure au nombre des com-


posantes fondamentales du conte, comme une partenaire indispensable
du pacte merveilleux. Comment se manifeste-t-elle en tant que l’un des
principaux ressorts de la fiction ?
Ce peut être une donnée descriptive si elle est afférente à l’identité
164 – du personnage, lorsque sa nomination a partie liée avec une forme d’ha-
bitude (Cendrillon avait coutume de s’asseoir sur les cendres), ou
lorsque le personnage a des affinités avec la loi des séries (songeons aux
femmes de la Barbe-Bleue). La répétition, d’autre part, peut être induite
par une logique causale comme la fatalité familiale. Tel est le cas notam-
ment des héroïnes persécutées pour une faute parentale : la Belle au
Bois Dormant subit le mauvais sort d’une fée-marraine oubliée sur la
liste des convives du baptême, la Jeune Fille Sans Mains est mutilée
pour avoir été cédée au diable par son père, et la petite sœur des Sept
Corbeaux se sacrifie pour lever la malédiction paternelle qui a trans-
formé ses frères en oiseaux.
En outre, la répétition sert à l’établissement de parentés cycliques à
partir du fonds commun des contes de tradition orale. Contes de
jumeaux du type Les Deux Frères, contes de marâtres dont Blanche
Neige est exemplaire, contes de souhaits ridicules comme Le Pêcheur et
sa femme, contes de lettres falsifiées tel Le Diable aux trois cheveux d’or,
cycle du fiancé-animal qu’emblématise La Belle et la Bête, pour n’évo-
quer que quelques-uns des paradigmes répertoriés. Ces éléments de
taxinomie et de typologie mettent en relation des situations traitées
selon le régime du merveilleux avec les réalités de la vie familiale, amou-
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reuse ou sociale auxquelles nul individu ne peut se soustraire.


Moyennant quoi, la répétition de ces topoï atteste que des histoires cen-
sées se dérouler in illo tempore, dans le temps révolu de l’indéterminé et
de la féerie, ne sont pas sans lien avec notre monde incarné.
Au cœur même du conte, la matière narrative est généralement
façonnée par des rappels, des duplications, des analogies qui associent
étroitement le retour du même ou du semblable à la production du
sens. Par exemple, la mise en abyme3 du récit-cadre dans Les Mille et
une nuits est hautement révélatrice de l’enjeu principal. En effet, l’his-
toire de Schéhérazade se répète à l’infini par le biais des conteurs et des
conteuses qui prennent la parole à l’intérieur des histoires qu’elle pro-
digue au sultan Schahriar pour empêcher la mort de triompher4. L’un
des nombreux récits emboîtés, L’Histoire du Petit Bossu donne à
entendre, autour de la mort du « Petit Bossu », les confessionss d’une
cascade de suspects dont la vie ne tient qu’à la virtuosité de leur récit. Le
Petit Bossu reprend donc le thème de la rançon narrative, c’est-à-dire du
récit qui peut sauver une vie s’il est capable de divertir son puissant
auditeur. À l’instar de Schéhérazade qui devient une gardienne de la vie
– autant de la sienne que des autres femmes susceptibles de périr des
mains du sultan offensé –, les narrateurs seconds de ces récits-satellites
témoignent de la valeur d’échange que constitue le conte. La stratégie – 165
récurrente du conteur des Mille et une nuits concourt à substituer à la
barbarie de la mort meurtrière le pacte humain de la parole.
Dans les contes de facture simple, la répétition peut s’opérer aux
extrêmités du récit ou dans le corps même du conte. Dans le premier
cas de figure, le bouclage de l’histoire sur une situation finale similaire à
la situation initiale tend à signifier l’échec d’un parcours. Nous en avons
une illustration dans Le Pêcheur et sa femme des frères Grimm, qui
appartient au corpus des « souhaits ridicules ». L’argument en est le sui-
vant : un pêcheur pauvre ayant ferré un grand turbot qui se révèle être
un prince ensorcelé accepte de le rejeter dans la mer. L’épouse du
pêcheur exige qu’il retourne sur la plage et qu’il obtienne une récom-
pense pour sa magnanimité. Le turbot accepte de réaliser les vœux de
plus en plus grandioses de la femme du pêcheur mais le jour où elle
demande à être « comme le bon Dieu », le génie la rend à son premier
état misérable, ce qui sanctionne un orgueil démesuré. Autre conte de
l’échec, Le Petit Chaperon rouge de Perrault. Affublée d’entrée de jeu
d’un ornement vestimentaire qui est la marque du passéisme de sa mère
et de sa grand-mère, la petite fille finit dévorée auprès de cette dernière
dans le ventre du loup. Comme l’écrit Bruno Bettelheim à propos de
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cette version, « la mort du perdant [...] exprime de façon symbolique


qu’il n’est pas encore assez mûr pour triompher de l’épreuve qu’il a
affrontée inconsidérément et prématurément5 ». Les contes déceptifs se
closent sur un retour au réel qui met en garde contre la croyance à l’im-
possible et contre les expériences prématurées.

L’APPRENTISSAGE DE LA MÉTAMORPHOSE

Lorsque la répétition survient dans le déroulement du récit, elle


revêt souvent la forme du doublement ou du triplement des épreuves
auxquelles le héros est soumis. Il advient que le titre annonce au lec-
teur ces redondances narratives, comme par exemple Les Trois Petits
Cochons, ou Les Trois Plumes. Pour Bruno Bettelheim le chiffre
« trois » n’évoque pas seulement la fratrie mais aussi la triade formée
par le couple parental et l’enfant. L’essentiel est que l’enfant, qui se
sent démuni et insignifiant, apprenne qu’il peut surpasser ses frères ou
ses parents. Les Trois Petits Cochons, du plus infantile qui ne pense
qu’à jouer, au plus prévoyant qui intègre le principe de réalité6 incar-
nent trois stades du développement de la maturité. La mort des deux
166 – premiers frères est vidée de tout affect angoissant du moment que les
trois personnages sont perçus comme un personnage unique à divers
moments de son évolution.
Dans un même ordre d’idées, dans le conte des Trois Plumes des
frères Grimm, les trois plumes que le vieux roi souffle en l’air indiquent
à chacun des fils du roi la trajectoire de sa quête. L’aventure des trois fils,
qui se solde invariablement par le triomphe du cadet, appelé Simplet, se
produit également trois fois, avec une modification de l’objet de la
quête : tapis, bague, femme. Ces objets qui s’offrent pour l’ethnologue à
un déchiffrement symbolique7 témoignent des métamorphoses qu’exige
l’accession à une vraie maturité pour le héros. S’agissant ici d’un enfant
maltraité et repoussé, la répétition est ce qui permet la mise en place de
l’identification. Si l’on s’en réfère à Bettelheim, en effet :
La première fois qu’il écoute une histoire dont le héros est « idiot »,
l’enfant peut ne pas s’identifier à lui, tant il a l’impression d’être lui-
même stupide. [...] Ce n’est que lorsqu’il se sent persuadé de la supério-
rité affirmée finalement par le héros que l’enfant peut se permettre de
s’identifier à ce qu’il est au début de l’histoire. Et sur la base de cette
identification, l’enfant peut être encouragé à penser que la mauvaise
opinion qu’il a de lui-même est fausse8.
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Les allers-retours qu’effectue, autre dernier-né, le Petit Poucet, entre la


maison paternelle et le cœur de la forêt, retracent les étapes d’un affran-
chissement progressif. Des cailloux blancs à l’absence de traces, en passant
par les miettes de pain, elles disent vraisemblablement l’amenuisement du
cordon ombilical reliant l’enfant à sa mère. Si le merveilleux est instru-
mentalisé pour donner à voir l’accomplissement de désirs impossibles, il
sert aussi à mettre en garde contre ceux qui cherchent à brûler les étapes.
Dans La gardeuse d’oies des frères Grimm, la princesse victime d’une
cruelle camériste a beau réitérer sa plainte, la tête coupée de son cheval
Falada a beau lui répéter « Si ta mère savait cela... », ce n’est que grâce à
l’intervention d’un vieux roi que l’usurpatrice est punie et la jeune victime
rétablie dans ses droits. D’une façon générale, les épreuves qui scandent le
parcours du héros renvoient à un fait bien réel : « La nécessité pour l’indi-
vidu de passer d’un état à un autre, d’un âge à un autre et de se former à
travers des métamorphoses douloureuses », comme l’écrit Marthe Robert
dans la préface d’une édition des Contes de Grimm9.
La grande force du conte provient de son accointance avec le rêve,
car, comme le rêve, il procède par déplacement et condensation. Le leit-
motiv qui se forme à la « façade »10 du conte peut faire l’objet d’une
condensation et d’un déplacement du fait de la précocité de l’âge des
lecteurs. Ainsi dans l’Histoire de celui qui partit en quête de la peur, l’ob- – 167
session du héros lancé dans le vaste monde pour apprendre le tremble-
ment aboutit à satisfaction lors de la nuit de ses noces. Le héros se
réveille enfin auprès de son épouse en criant : « Oh ! ma chère femme,
comme j’ai le frisson, comme j’ai le frisson. Oui, à présent, je sais ce que
c’est. » Auparavant, il a affronté les lieux les plus hostiles et les fantômes
les plus inquiétants sans avoir maîtrisé ce désir de connaissance qui ne
pouvait se concrétiser que dans l’expérience de la sexualité. De ce
dénouement Bettelheim tire l’interprétation selon laquelle « le héros de
ce conte ne pouvait pas trembler à cause du refoulement de tous ses sen-
timents sexuels11 ». Ce conte a priori paradoxal qui montre un héros
parti à la recherche de la peur enseigne que, par déni de la castration,
l’enfant demeure hors histoire et hors discours, ou encore que l’amour
n’a de sens que greffé sur le réel de la mort.

RÉPÉTITION, COUPURE, CONTINUITÉ

Dans l’espace du récit, la temporalité nous est restituée en fonction


des lois spécifiques qu’adopte le récit pour donner forme à une imita-
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tion du temps phénoménologique. Le conte où le merveilleux exerce


une fonction de régie relève d’un temps « configuré et refiguré12 » sous
le signe de la répétition. Il apparaît en effet que le conte merveilleux
échapperait à la temporalité s’il n’était scandé par des coupures qui maté-
rialisent les différentes phases d’une métamorphose. Le processus évoqué
peut ainsi mener du narcissisme primaire à l’intégration de la loi de
l’échange, de l’indétermination du ça à la révélation de l’Éros, de l’alié-
nation aux imagos parentales à l’émancipation et à la réalisation person-
nelles, de la compulsion de mort au pacte social noué grâce au récit.
Sans l’inscription de ce travail du deuil et de la castration, le conte
maintiendrait l’enfant dans un enlisement immobile, temps léthal du
château enchanté de la Belle au Bois Dormant, temps mortifère du
retour à l’indivision première qui imprègne La Chute de la Maison
Usher d’Edgar Poe. Alors Freud parlerait avec raison de la cantilène des
nourrices, le « dodo l’enfant do venu du ciel » par lequel l’enfant est
indéfiniment ramené à Hypnos, temps de l’avant-vie, frère de
Thanatos, au lieu d’être rendu apte à affronter le « combat vital de l’es-
pèce humaine13 ». Cependant, les prescriptions éducatives de la civilisa-
tion sont transmises dans le conte de fées par une mise à distance de
l’angoisse. Dans ce conte fantastique de Poe, chaque fragment de l’uni-
168 – vers intérieur et extérieur condamne le lecteur à une prolifération de
reflets qui réalisent sur le mode de la destruction le fantasme de
l’étreinte interdite entre Roderick Usher et sa sœur. Dans Peau d’Ane en
revanche, le thème de la transgression incestueuse est métaphorisé par
les objets merveilleux que sont les robes demandées par la marraine de
la princesse au roi pour tenter de faire barrage à son projet d’épouser sa
fille. La merveille de ces dons divertit l’auditeur de la crudité du désir
qui anime le donateur. Et même lorsque la princesse endosse la peau de
l’animal pour entamer une douloureuse période d’exil, la contre-partie
existe puisque, d’une part, il s’agit de la peau d’un âne miraculeux14,
d’autre part l’apparition d’un prince ne tarde pas à suggérer que l’ado-
lescente maltraitée s’apprête à renaître sous les traits de la femme légiti-
mement aimée.
Le conte réalise la transformation du thème de l’angoisse par le biais
de glissements que vectorisent les répétitions. Il est significatif que les
Dogons désignent les contes sous l’appellation d’une « parole huilée15 ».
C’est que les mots dont ils usent pour habiller la réalité ressortissent au
maniement ludique du langage. Pensons au plaisir soustrait à « la pres-
sion de la raison critique16 » qu’autorise la reprise rituelle des formu-
lettes du type « Tire la bobinette, la chevillette cherra17 », « O Falada,
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comme tu es cloué là18 » et autres « Ma mère m’a tué/Mon père m’a


mangé19 », qui réjouissent notre inconscient en dépit de la castration
qu’elles rappellent ou qu’elles préfigurent. La répétition langagière
comme les duplications narratives ne se bornent pas à une portée orne-
mentale. Fonction esthétique et fonction initiatique se combinent pour
accommoder le sujet à l’inéluctable de la réalité, fût-ce sur le mode
indirectement transposable du merveilleux.
Nous conclurons à la lumière de l’interprétation que donne Freud
du motif « des trois coffrets » présent dans nombre de récits mytholo-
giques et littéraires. La matrice littéraire est fournie par les trois coffrets
qu’auront à choisir les soupirants de la belle Portia dans Le Marchand de
Venise de Shakespeare. Dans la lecture allégorique qu’il propose de
Cendrillon, Freud assimile la troisième sœur au troisième coffret, dans la
mesure où le prince choisit la cadette en délaissant les deux aînées,
jugées moins attrayantes. Freud nous dit qu’en l’occurrence, « Le choix
est mis à la place de la nécessité, de la fatalité20. » En effet, le choix de la
plus jeune et de la plus belle semble s’imposer. Mais ce n’est pas le sens
de la phrase de Freud, qui nous laisse entendre que ce n’est pas non plus
ainsi que le prince s’est déterminé. Selon Freud, le symbolisme de la
troisième sœur rejoint celui de la troisième Parque, Atropos, la déesse de
la mort, qui tranche le fil de l’existence. Pour le prince, Cendrillon qui – 169
disparaît du bal incarne une figure de la mort et c’est pourtant elle qu’il
choisit, par un de ces retournements propres à l’inconscient, et qui
satisfont le désir.
Le théâtre auquel donne accès la scène du conte porte la révélation
d’une substitution, qui fait entrevoir l’inexorable déesse de la mort der-
rière la future compagne et génitrice. Si la troisième sœur cristallise un
effet du processus de condensation, une longue séquence du Loup et des
sept Chevreaux porte trace de ce thème prégnant de la métamorphose en
le faisant agir au niveau du conscient du lecteur. En effet, au cours de
tentatives répétées pour pénétrer le logis des biquets, le loup se livre « à
vue » à une série de transformations : sa grosse voix se fait douce, sa
patte noire se blanchit avec l’aide du boulanger. Le résultat de ces arti-
fices est que les chevreaux font entrer cette fausse mère qui les dévore
tous. Tout se passe comme si l’inconnu (le loup) ne faisait place au
connu (la mère) que pour déboucher sur l’énigme de la mort. Certes, la
métamorphose se met en place au nom d’Éros et d’Ananké qui permet-
tent à la communauté humaine d’aimer et de perdurer, mais la répéti-
tion qui la soutient se confond avec les visages que prennent, sous des
jours rassurants, les semblants de la mort.
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NOTES

1. M.LEIRIS, Fourbis (2e tome de La Règle du jeu), éd. Gallimard, 1955, p. 181.
2. M. AQUIEN ET G. MOLINIÉ, « Répétition », in Dictionnaire de rhétorique et de poé-
tique, La Pochothèque, éd. Le Livre de Poche, 1996, p. 339.
3. Procédure narrative dont rend assez bien compte l’analogie picturale avec les
tableaux de Quentin Metsys ou de Memling, qui présentent un petit miroir convexe
reflétant la scène peinte en miniature. Dans un récit, la mise en abyme se produit lors-
qu’un élément partiel (une scène, un dialogue, un chapitre) peut condenser à lui seul
l’histoire que raconte l’ensemble du récit. La mise en abyme suppose la répétition (elle
multiplie ce qu’elle imite), la condensation (elle met en jeu des éléments plus brefs) et
l’anticipation (bien souvent, les micro-événements qu’elle recèle précèdent les macro-
événements correspondants).
4. Schahriar, fou de douleur lorsqu’il apprend la trahison de son épouse bien-aimée, la
fait mettre à mort et, persuadé qu’aucune femme n’est sage, il décide de prévenir les
infidélités de celles qu’il épousera par la suite en les faisant mourir le lendemain de
leur mariage. En quelque sorte Schéhérazade est celle qui mettra un terme à l’extermi-
nation du sexe féminin.
5. B. BETTELHEIM, Psychanalyse des contes de fées, éd. Robert Laffont, Pluriel, 1976,
p. 269.
6. Voir ibid., p. 70.
7. Sur les origines sacrées des contes provenant de rites initiatiques tombés en désué-
170 –
tude, voir V. PROPP, Les Racines historiques du conte merveilleux (1946), éd. Gallimard,
1983 (épuisé).
8. op. cit., p. 165.
9. GRIMM, Contes, Folio, 1976, p. 12-13.
10. Freud distingue les fantasmes inconscients qui affleurent à la « façade » du rêve
lorsqu’ils ont pu se plier à la censure et à la condensation, de ceux qui n’accèdent pas
au contenu lors de l’élaboration secondaire du rêve. (L’interprétation des rêves, PUF,
1967, p. 420.)
11. Op. cit., p. 407.
12. Voir P. RICŒUR, Temps et récit, éd. Seuil, 1983, p. 144.
13. S. FREUD, Le Malaise dans la culture, Quadrige, PUF, 1995, p. 65.
14. Il produit des pièces d’or.
15. G. CALAME-GRIAULE, La Parole du monde, éd. Le Petit Mercure, 2002, p. 37.
16. S. FREUD, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, éd. Folio, 1988, p. 236.
17. Le Petit Chaperon rouge.
18. La Gardeuse d’oies.
19. Le Conte du genevrier, des frères Grimm.
20. Freud, « Le motif du choix des coffrets », in L’inquiétante étrangeté et autres essais,
Folio Essais, 1985, p. 78.
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Viol et métamorphoses
Le passage de la reviviscence à la remémoration
Véronique CORMON

DE LA REVIVISCENCE…

Le viol ne laisse pas de traces. Pire. Le viol dépose la mort au sein


même d’une vie. Le viol effectue un rapt au lieu même du noyau vivant
d’une personne, de ce qui fait son identité et son altérité. Il perfore, il
laisse un blanc, un vide, un abîme sans mots, sans images. En ce sens, il
ne se contente pas d’abîmer une vie mais il la tue puisqu’il en tue une
partie.
Le viol se décline ici comme une « chose » à part entière qui
n’évoque rien d’humain. Rien d’étonnant puisque le criminel, le violeur – 171
dans son acte, sort de sa condition d’être humain, en niant à l’autre son
humanité. En reléguant ainsi le viol au rang de l’impersonnel, on
envoie d’un seul mot la victime et son bourreau dans la même sphère,
celle du non-humain. À travers ces mots se dévoile l’idée de la mort de
l’être. Pour illustrer ces concepts de la clinique du traumatisme si diffi-
ciles à entendre, je donnerai la parole à des victimes qui décrivent ce qui
les saisit.
Le viol. Un espace/temps où la mort était là, palpable, puis de nou-
veau la vie qui semble revenir autour de la victime. Désormais le temps
n’est plus appréhendé que par un « avant », souvent idéalisé, et un
« après » où le sentiment d’être a disparu.
« Je ne me souviens plus, même pas d’hier. Je suis étonnée moi-même d’être encore en
vie bien que ma vie, ne soit pas une vie. Dites moi que j’existe. »
Se débattant entre ces deux pôles, la victime de viol se trouve prise
au piège de la reviviscence qui consiste à « vivre de nouveau quelque
chose ». La reviviscence souligne que la victime a effectué un passage
par la mort : elle était vivante, elle est morte, elle ressuscite. Mais de
quelle façon ? Ainsi le langage est dans un premier temps privé de sa
fonction symbolique et parler est l’équivalent de « revivre ce qui s’est
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passé », c’est « vivre de nouveau » cette mort. Les victimes disent très
clairement :
« Je ne veux pas en parler, je ne veux pas revivre ce qui s’est passé, je veux oublier. »
La permanence de cette reviviscence laisse les victimes errantes dans
un monde qui n’a plus de sens, ni direction, ni perception.
« On m’a volé mon identité, je ne suis qu’une image de ce que les autres espèrent de
moi. »
Et tout d’abord au sens fort et premier du terme et de la naissance
même : La victime d’un viol ne peut plus s’appuyer sur ses perceptions
pour « être au monde ». Elle ne reconnaît plus ce qu’elle voit, ce qu’elle
touche, ce qu’elle entend, ce qu’elle sent, ce qu’elle goûte. C’est l’er-
rance qui saisit les victimes au cours des mois, des années qui suivent.
En effet, si le nouveau-né dispose d’une mère « suffisamment bonne »
pour transformer des sensations « brutes » en perceptions claires par
rapport à ses sensations, ce n’est pas le cas de la victime de viol qui ne
sait plus comment « vivre ». Tout a volé en éclats brutalement, son
monde interne n’offre plus de sécurité, ses perceptions ne sont plus
fiables.
« Et la haine de soi, de son propre corps ? Une fois violée, on ne se supporte plus, on
ne s’aime plus. On a du mal à continuer à vivre. On ne supporte plus d’être touchée. Il
172 –
m’a fallu des années avant qu’un homme ne me fasse l’amour. Des années durant les-
quelles je n’ai rien dit. À personne. »
Ainsi, la reviviscence précipite les victimes dans un monde qui n’a
plus d’orientation, plus de sens, plus d’objectif à atteindre, plus d’avenir
puisque plus de passé. D’où l’extrême vigilance et le qui-vive perma-
nent qui saisit les victimes nuit et jour.
Pour sortir de la reviviscence qui ne fait qu’attiser la violence reçue,
et accéder à un travail de remémoration, les victimes décrivent la néces-
sité d’accepter de « se souvenir ». Dans le chaos émotionnel et perceptif,
elles ne peuvent que revivre le traumatisme. Grâce au langage qui est le
témoin de relations humaines, les victimes retissent un lien entre l’avant
et l’après, tout en faisant le deuil d’un retour en arrière impossible.

… À LA REMÉMORATION…

Mais comment faire ? La deuxième phase que j’évoquerai ici a des


similitudes avec le travail des professionnels en victimologie.
Intervenant dans l’urgence de l’après-traumatisme, ils s’engagent avec
les victimes dans une relation pour les aider à « se ressouvenir ». Ils les
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accompagnent pour « faire surgir dans leur mémoire », pour « se rappe-


ler volontairement, reconstituer avec précision » ce qui ne demande
qu’à s’échapper.
Mais la comparaison s’arrête là. On s’aperçoit qu’il faut beaucoup de
temps aux victimes de viol pour parvenir à ce travail de remémoration
et plus encore pour vivre de nouveau. Un nourrisson a besoin de temps
pour se construire, cela se compte en années. De même, il ne s’agit pas
ici de quelques séances de travail mais de liens différents, tissés au fil des
mois, des années pour aller vers une remémoration. Car les victimes ont
souvent perdu le souvenir de ce qui les traque.
Plusieurs étapes se profilent :
En tout premier lieu, pouvoir nommer le viol constitue déjà une
épreuve.
« Depuis ce qui m’est arrivé… » ;
« J’ai été obligée d’avoir une relation sexuelle ; je ne voulais pas » ;
« Avant ça, tout allait bien » ;
« Enfant, j’ai fait l’amour avec mon père »…
Ainsi, le viol est souvent désigné sur un mode de neutralité (« ce qui
est arrivé », « ça ») ou associé aux rapports sexuels dans une tentative
éperdue de dédramatiser le trauma. Or le viol n’est pas une relation
sexuelle puisque la personne est niée dans son être ; de même pour un – 173
père incestueux qui tue ainsi sa fille. L’immense douleur des victimes est
perceptible à travers cette incapacité à nommer le traumatisme, le
« viol ». Preuve, s’il en est que l’utilisation du langage donne à « la
chose » cette réalité que les victimes ne peuvent accepter au départ. En
effet, nommer le viol pour les victimes, semble constituer une première
enveloppe pour accepter ce moment où elles ont été niées dans leur être
de relation et dans leur identité. Avant de le nommer, elles l’éprouvent
dans leur vie en en subissant les effets ; en le nommant, elles en souf-
frent pour accéder à une transformation.
« Depuis ce qui s’est passé, ma vie a changé, j’ai perdu confiance en moi, j’ai pris du
poids, j’ai des troubles sexuels. »
Pour parvenir à une autre phase du souvenir, les victimes sont
confrontées aux difficultés de trouver une écoute réelle. Entre les résis-
tances pour en parler elles-mêmes et celles qu’elles ressentent chez leurs
interlocuteurs, le temps s’étire encore dans une survie qui, elle aussi, ne
se nomme pas. Les victimes savent qu’elles effraient, qu’elles gênent
leurs interlocuteurs et se figent encore par ce malaise qu’elles engen-
drent. Comme si elles véhiculaient désormais un dire impossible, une
zone morte qu’elles sont condamnées à garder encryptée en elles.
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« J’en ai parlé et j’ai senti que les personnes ne savent pas quoi dire, ne savent pas com-
ment aider la victime car elles ne savent pas ce qu’est un acte sexuel forcé. »
De plus, l’absence de coups, voire d’arme, rencontre une incompré-
hension chez l’interlocuteur qui pense tout bas qu’on peut toujours se
défendre. La sidération, processus de défense qui saisit fréquemment les
victimes lors du traumatisme, échappe à l’entendement de tous, y com-
pris des victimes elles-mêmes.
« Depuis que j’ai lu votre article, je me pose des questions sur ce que je ressens et
pourquoi. »
Peu à peu, les victimes sentent qu’elles ne peuvent pas échapper à ce
vécu qui les mine de l’intérieur. La possibilité de voir un spécialiste se
profile. On se rend compte alors que la peur de consulter est associée à
la terreur de la reviviscence de « ces mauvais souvenirs ». Aller parler à
quelqu’un du viol est une manière de dire qu’il a bien eu lieu ; c’est
reconnaître la blessure très profonde provoquée par le viol ; c’est enfin
accepter que rien ne sera jamais plus comme « avant ».
En fait, la remémoration ne fait pas revivre la scène, elle la met en mots,
elle lui fait accéder au statut de souvenir. Les victimes sont prises dans les
sensations brutes de la reviviscence et ne peuvent imaginer en sortir. C’est
un autre, des autres – professionnels mais aussi l’entourage amical, social
174 –
ou familial –, qui vont, par leur humanité, aider les victimes à reconstruire
des relations fondées sur l’écoute, le respect et l’amour de la personne.

…POUR PARVENIR À UNE MÉTAMORPHOSE

Il faut beaucoup de temps pour sortir du tunnel provoqué par le


trauma. Les victimes ont peur d’aborder cette phase parce qu’elles
savent qu’elles vont renaître différemment et se transformer, si elles
intègrent ce traumatisme à leur histoire.
« J’ai peur de parler car j’ai peur de changer et de ne plus être comme avant. »
L’élaboration ne peut s’effectuer qu’en prenant conscience des
séquelles suite au trauma. Mais ce faisant, la victime découvre aussi
d’autres pans de son histoire restés dans l’ombre jusqu’alors. Pour
exemple, le viol tue la féminité et le travail d’élaboration amène la
femme victime à voir comment et combien la féminité était déjà abî-
mée en elle auparavant. L’explosion du trauma renvoie ainsi la victime à
ses premiers instants de vie.
C’est en allant à la rencontre de lieux d’affection, d’activités et de
paroles que la victime de viol se réapproprie un lien avec l’autre qu’elle a
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cru détruit à tout jamais. Il s’agira de trouver de nouveaux espaces suffi-


samment sécures pour reconstruire un monde qui ait du sens mais ce ne
sera pas le même qu’« avant ».
Le travail de remémoration amène ainsi la victime à réintégrer plei-
nement ce corps dont elle a perdu la jouissance depuis qu’on lui en a
dérobé le pouvoir.
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Catharsis ou mimesis ?
Violences télévisuelles et mise en scène délinquante
Laurent BÈGUE

La violence des actes s’inspire-t-elle des images de violence ? À la


suite de crimes de sang très médiatisés autour du film Scream (Wes
Craven), on a pu parler de Screaminalité en faisant référence aux homi-
cides et délits apparemment inspirés par des films violents. La contro-
verse de l’ultra-violence, vieille comme Orange Mécanique de S.
Kubrick (1971), se retrouve périodiquement actualisée par le tragique
du fait divers. L’idée très répandue d’une influence de la violence du
petit écran sur les conduites s’inscrit essentiellement dans une repré-
sentation vulgarisée et mécaniste des effets d’imitation, que suggérait
déjà Gabriel Tarde lorsqu’il écrivait dans Les lois de l’imitation – 177
(1890/2001) que « les épidémies de crimes suivent la ligne du télé-
graphe ». Les politiques qui dénoncent la « maltraitance télévisuelle »
et ses effets « barbarisants », se font périodiquement l’écho de l’opi-
nion, qui considère majoritairement que le nombre de scènes de vio-
lence à la télévision aurait « atteint un niveau inquiétant jamais connu
auparavant » (Sondage Ifop, Santé Magazine, janvier 2002) et que la
violence vue à la télévision serait l’une des causes de l’augmentation
des conduites délinquantes. La conscience du temps considérable que
les enfants et adolescents passent devant le petit écran renforce cette
préoccupation (2 h 22 par jour pour les 4-14 ans et 3 h 56 pour les 15
ans et plus en novembre 2003).

DU SCEPTICISME AUX MÉTHODES D’INVESTIGATION DES EFFETS

En dépit de plus de cinquante ans de recherche et des milliers de


publications (confinées, il est vrai, la plupart du temps dans des revues
spécialisées et anglophones), une certaine confusion demeure encore
parfois dans les esprits quant à la réalité des effets. En tant que specta-
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teur, croyons-nous vraiment que l’image violente puisse, sans que nous
y consentions, avoir raison de nos dispositions pacifiques et de nos
mœurs civilisées ? Si l’on insiste, dans une asymétrie de jugement bien
connue, nous sommes éventuellement prêts à concéder que l’influence
s’exerce sur les autres, mais pas sur nous-mêmes ! Peut-être même nour-
rissons-nous une conception quasi-bénéfique de la violence filmique :
après tout, le spectacle de la violence ne serait-il pas un bon moyen de
nous purger de nos propres tendances agressives, et ne revêtirait-il pas, à
l’instar du théâtre chez Aristote, et dans une perspective cathartique à la
Freud et Breuer, cette fonction de purge bénéfique ? Par ailleurs, imagi-
ner que les images poussent au crime, n’est-ce pas accorder trop d’im-
portance au pouvoir d’influence des écrans et pas assez à la réflexion du
spectateur ? Il semble évident par ailleurs que l’agressivité humaine n’a
pas besoin d’un téléviseur pour trouver son inspiration. Prenons sim-
plement l’Histoire de la violence d’un Jean-Claude Chesnais (1981)
pour nous convaincre que les scènes d’hémoglobine n’ont pas attendu
les écrans plasma. D’aucuns stigmatisent quant à eux l’hypocrisie d’un
tel questionnement, arguant non sans raison que la télévision, s’il n’est
pas sûr qu’elle rende violent, répercute sans aucun doute la violence du
monde environnant, et en divertit peut-être. Enfin, il se trouvera même
178 – tel criminologue pour conférer à la télévision quelque vertu protec-
trice : jusqu’à preuve du contraire, l’individu qui consacre du temps à la
télévision ne peut s’employer au même moment à faire de mauvais
coups. C’est la conclusion récemment formulée par un criminologue
canadien reconnu, Marc Ouimet : en fait, écrit-il, si les jeunes regar-
daient plus souvent la télévision, leur taux de violence diminuerait.
Les arguments de ceux qui nourrissent des doutes quant aux effets
réels de la télévision sur les comportements violents (mais aussi de ceux
qui en font la cause de tous nos maux) peuvent être utilement mis à
l’épreuve par le biais de quatre méthodes distinctes1. En général, les
chercheurs définissent les comportements violents comme des conduites
orientées vers le but de faire du mal ou de blesser un être vivant désirant
éviter ce traitement (ce qui contraste un peu avec l’élégante mais trop
inclusive définition donnée par Blandine Kriegel dans son rapport sur
la violence à la télévision : « force déréglée qui porte atteinte à l’intégrité
physique ou psychique pour mettre en cause dans un but de domina-
tion ou de destruction l’humanité d’un individu », 2002, p. 3). Une
première méthode consiste à demander à des sujets de remplir un ques-
tionnaire afin d’identifier les émissions qu’ils suivent (celle-ci étant
ensuite cotées en fonction de la fréquence ou de l’intensité des actes vio-
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lents qu’elles présentent), et à les soumettre à une liste de conduites


manifestant de la violence en leur demandant dans des conditions de
recueil appropriées s’ils en ont été auteurs depuis une période définie.
Ce genre d’études permet de constater que les habitudes d’écoute des
sujets interrogés sont effectivement liées à leurs conduites auto ou
hétéro-rapportées : ceux qui suivent des émissions violentes émettraient
davantage de comportements violents. Les résultats sont confirmés par
d’autres études consistant à demander à des parents d’indiquer les émis-
sions regardées par leurs enfants et à observer ensuite les enfants en
milieu naturel, par exemple leurs comportements durant les activités
scolaires. Cette première méthode est instructive mais non définitive : il
se pourrait très bien que la direction du lien observé soit inverse à la
direction causale supposée et que ce ne soit pas la télévision qui rende
violent mais bien plutôt que les personnes violentes recherchent des
émissions allant dans le sens de leur disposition (en réalité l’effet est cir-
culaire), ou encore qu’un autre facteur comme (par exemple) la
recherche de sensation, produise accidentellement cette liaison.
Une deuxième méthode permet de résoudre l’épineux problème du
sens de la causalité : la recherche longitudinale. Le principe de ce genre
d’étude est de suivre un échantillon de sujets sur une période de durée
variable, ses limites se trouvant dans la perte progressive d’un certain – 179
nombre de participants, qui ont peu déménagé par exemple (la « mor-
talité expérimentale ») ainsi que les effets liés au passage du temps entre
les diverses cueillettes de données, notamment les évolutions histo-
riques et la maturation des sujets. Rowell Huesman et Leonard Eron
ont forgé les lettres de noblesse de cette méthodologie dans l’étude des
effets de la violence des médias. L’une des recherches les plus citées de la
littérature est la Columbia County Longitudinal Study (CCLS) démar-
rée en 1960 par Huesman, Eron et leurs collègues (1984) et se basant
sur un échantillon de 856 enfants âgés de 8 ans. Lors de la première
vague de l’étude, des informations avaient été recueillies concernant les
émissions préférées par les enfants ainsi que des mesures d’agressivité
par un questionnaire de comportements auto-rapportés et sur des éva-
luations issues des pairs et des parents. Des mesures et diverses informa-
tions sur les sujets ont été prises en 1970 (735 sujets), puis en 1982
(427 sujets). Les résultats ont montré que chez les garçons, des émis-
sions suivies à 8 ans étaient liées de manière modeste mais significative à
un indicateur d’agressivité 11 ans plus tard. Huesman et Eron ont éga-
lement montré que les garçons qui avaient vu beaucoup d’émissions
violentes à 8 ans avaient un casier judiciaire plus chargé que les autres à
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30 ans. Ces effets n’étaient pas réductibles à des facteurs comme la


classe sociale des sujets, leur fonctionnement intellectuel ou les styles
éducatifs de leurs parents.
Une troisième méthode, particulièrement démonstrative, se base sur
la réalisation d’expérimentations en laboratoire. Une expérience
typique consiste à présenter un film violent ou un film neutre à un
groupe de sujets et à comparer par la suite leur incidence respective sur
la réalisation de comportements agressifs. L’une des difficultés de ces
études réside évidemment dans le développement de mesures de l’agres-
sion qui soient pertinentes et réalistes tout en respectant l’éthique de la
recherche. Il faut donc s’arranger pour que les participants aux expé-
riences croient que la violence qu’ils dirigent éventuellement vers une
autre personne la blessera réellement. Une autre critique très pertinente
concerne la durée des effets : s’il n’est guère contestable qu’immédiate-
ment après une émission de télévision violente, le recours à l’agression
soit plus fréquent, on peut supposer que l’effet est labile, temporaire, et
n’a aucune sorte de conséquence à moyen ou long terme. Certaines
recherches expérimentales ont réussi ingénieusement à éviter cet écueil
en prenant place dans un environnement social authentique, où l’on
observait l’effet de films présentés en soirée à des groupes de jeunes en
180 – internat sur leurs comportements quotidiens les jours qui suivaient.
Enfin, une dernière méthode consiste à examiner l’incidence des
conduites violentes d’une aire géographique bien délimitée avant et
après l’introduction de la télévision. On a ainsi pu investiguer l’agressi-
vité d’enfants juste avant et deux ans après l’introduction de la télévi-
sion dans une ville canadienne, en comparant les évolutions des enfants
de deux autres villes similaires recevant une seule chaîne canadienne ou
recevant une chaîne canadienne et trois chaînes américaines. Les
enfants étaient observés avant et après l’introduction de la TV en train
de jouer librement ensemble durant des intervalles d’une vingtaine de
minutes pendant une période d’une dizaine de jours. Leur agressivité
était également évaluée par leurs pairs et leurs enseignants. Les résultats
indiquaient que l’agressivité physique avait augmenté de 160 % deux
ans plus tard dans la ville où avait été introduite la télévision (tandis
qu’elle avait augmenté beaucoup plus faiblement dans les autres villes),
traduisant un effet de nouveauté. Une autre étude de ce genre a été réa-
lisée aux États-Unis au début des années cinquante, et par une compa-
raison de villes bénéficiant de la télévision à d’autres villes où celle-ci
venait d’être introduite pour la première fois, on enregistrait une aug-
mentation de 5 % des vols dans ces dernières. Ce genre d’effet n’a tou-
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tefois pas été observé après l’arrivée de la télévision dans les pays euro-
péens. Par ailleurs, on a beaucoup de mal à invoquer un effet quel-
conque de la télévision dans les tendances récentes de la baisse de la cri-
minalité au Canada et aux États-Unis …
Aucune des méthodes présentées ne permet isolément de proposer de
conclusion générale. Certaines recherches se basent sur un dispositif
méthodologique discutable, tandis qu’un certain nombre de travaux
importants apportent des résultats éventuellement contradictoires.
Néanmoins, il faut souligner que les résultats obtenus au moyen de
quatre méthodes différentes convergent, suggérant que les émissions
violentes sont impliquées de manière causale dans la violence. Lorsque
l’on cherche à analyser les effets cumulés des dizaines d’études (impli-
quant parfois des dizaines de milliers de participants) consacrés aux
effets de la violence médiatisée sur les conduites d’agression, ces effets
sont confirmés. Bien que leur taille varie selon les méthodologies
employées, ils sont en général d’amplitude modeste. En réalité, d’après
les effets observés dans divers travaux, entre 5 et 10 % des violences
commises ont pour cause la télévision. Il n’est donc pas justifié d’invo-
quer la télévision comme un facteur principal de la violence et de son
évolution. Elle est très loin d’être à la première place, ce qui peut évi-
demment être décevant si l’on cherche des explications permettant – 181
d’envisager de faire diminuer la violence sociale d’un coup de baguette
magique. Il serait néanmoins tout aussi erroné de croire que la télévi-
sion soit d’une innocuité totale.

DE L’IMAGE AU COMPORTEMENT RÉEL : LES MÉCANISMES

Montrer que les scènes violentes ont un effet sur les comportements
ne suffit pas. Encore faut-il préciser les mécanismes qui sous-tendent ce
lien de causalité, première étape pour envisager d’en contrer certains si
cela est possible. Sept mécanismes différents sont à mentionner.

Éveil physiologique
Lorsqu’une personne est exposée à la violence télévisuelle, les effets
physiologiques immédiats sont de même nature que si cette personne
était exposée à une situation de violence réelle, à savoir une augmenta-
tion du rythme cardiaque et de la pression sanguine. Cette simple acti-
vation suffit à déclencher de la violence pour peu que des indices situa-
tionnels (présence d’une arme, effet d’une provocation) lui confèrent
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une signification agressive. Par exemple, Zillman et ses collègues (1972)


ont montré que le résidu d’activation découlant d’un exercice physique
était lié à l’agression : après avoir pédalé pendant 2 minutes 30, des
sujets qui se trouvaient provoqués par quelqu’un dans une situation
sociale différente réagissaient de manière plus agressive que ceux qui
n’avaient pas effectué cet exercice.

Amorçage de pensées et de sentiments agressifs


La présence et la tendance à accéder facilement à des pensées et de
sentiments agressifs sont renforcées par l’exposition à des scènes de vio-
lence. Ainsi, une recherche de Bushman et Geen (1990) indiquait que
lorsque l’on demande à des individus de faire librement état de leurs
pensées suite à une exposition à un film violent, ceux-ci exprimaient des
pensées plus agressives que des sujets exposés à un film neutre. Ce genre
d’effet peut également se traduire par un plus haut niveau général
d’hostilité envers les autres. L’augmentation de la prégnance de pensées
et de sentiments agressifs peut intervenir dans l’interprétation de situa-
tions rencontrées dans la vie quotidienne, par exemple en attribuant des
intentions agressives aux autres même si leur comportement objectif est
182 – dénué d’agressivité.

Acquisition de nouveaux registres de croyances et comportements


Cet effet correspond assez bien à la représentation intuitive que l’on
se fait de l’effet des scènes violentes sur les conduites. Au niveau cogni-
tif et à court terme, le spectateur acquiert de manière incidente des
connaissances relatives à la violence, qu’il s’agisse de formes verbales, de
savoir-faire corporels ou de manipulations techniques. Par exemple, à
l’occasion d’une enquête réalisée auprès de 208 détenus nord-améri-
cains, 9 sur 10 admettaient avoir appris des « trucs du métier » en regar-
dant des séries policières (Cassel & Bernstein, 2001). Les films porno-
graphiques violents ont également des effets, notamment sur des
croyances erronées concernant le viol. Une scène de violence sexuelle
typique montre un homme pénétrant une femme de force qui, après
avoir résisté, finit par en redemander. Des recherches expérimentales
(par exemple Linz, 1989) indiquent que l’exposition même courte à un
film présentant une scène similaire suffit effectivement à augmenter
l’adhésion à ce que les anglo-saxons appellent les rape myths, qui n’ont
rien d’anodin : dans un texte classique, Diane Scully et Joseph Marolla
(1984) avaient montré que la rhétorique selon laquelle « les femmes
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veulent dire oui quand elles disent non » était très prégnante dans le dis-
cours des auteurs d’agressions sexuelles.
Divers travaux réalisés dans le sillage de la théorie de l’apprentissage
social suggèrent que la probabilité de reproduction comportementale
d’une scène de violence est d’autant plus élevée que le protagoniste
agressif est dépeint de manière attractive, qu’il ressemble au spectateur,
qu’il tire une récompense de son acte et non une punition, que l’acte
combine violence verbale et physique, que la scène est présentée de
manière réaliste, que ses conséquences (notamment la souffrance de la
victime) ne sont pas montrées ou sont minimisées (par exemple par
l’humour), et que le comportement violent est présenté comme justifié
ou ayant un sens moral (par exemple une vengeance).

Désinhibition
Le spectacle répété de la violence contribue à une désinhibition à
l’égard des comportements violents. Dans la mesure où bon nombre
d’actes violents sont présentés comme des solutions efficaces à la résolu-
tion des conflits, ou encore que la souffrance des victimes est rarement
soulignée, les actes violents peuvent se présenter comme des options
acceptables. En 1998, une étude réalisée au Royaume-Uni indiquait – 183
que dans les fictions, plus de la moitié des épisodes agressifs ne mon-
traient pas les conséquences pour la victime. Dans une recherche clas-
sique qui illustre bien l’idée de désinhibition, on a présenté à des
enfants de 5-6 ans et de 8-9 ans des extraits d’émissions d’une durée de
3 minutes environ présentant soit un programme violent (un extrait de
feuilleton populaire à l’époque comprenant entre autres, deux bagarres,
un coup de couteau et deux coups de feu), soit un programme sportif
excitant (athlétisme). Après avoir vu les films, les enfants étaient
conduits dans une autre pièce et placés devant un tableau de bord com-
prenant deux boutons, l’un étiqueté « blesser » et l’autre « aider », ainsi
qu’un signal lumineux étiqueté « prêt ». On leur disait alors que dans
une autre pièce se trouvait un autre enfant, en train de tenter de jouer à
un jeu afin de gagner un prix, et que chaque fois que le signal « prêt »
serait allumé, ils pourraient, en appuyant sur le bouton de leur choix,
soit apporter de l’aide à l’enfant dans sa tâche soit le blesser. On les
informait en effet que s’ils pressaient le bouton « blesser », cela avait
pour conséquence de rendre brûlante une poignée manipulée par l’en-
fant dans son jeu et donc de lui faire mal. Les sujets étaient ensuite lais-
sés seuls dans la pièce, et le voyant « prêt » s’allumait ensuite à vingt
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reprises. Les résultats ont montré que les sujets qui avaient vu le film
violent, garçons ou filles et quel que soit leur âge, administraient signi-
ficativement plus de brûlures à la victime.

Désensibilisation à la souffrance des victimes de violence


L’exposition à la violence contribue à sa banalisation, et à une
moindre sensibilité à l’égard des victimes. Plus l’exposition à la violence
télévisuelle est fréquente, plus l’activation physiologique qui lui est asso-
ciée diminue. Certains travaux on montré que les sujets soumis expéri-
mentalement à une habituation à la violence étaient ensuite moins phy-
siologiquement réactifs à des scènes de violence réelles. D’autres
recherches indiquaient que des hommes ayant visionné plusieurs jours
de suite des scènes de violence à l’encontre des femmes exprimaient
moins de compassion envers une personne victime de viol. La désensibi-
lisation n’est pas limitée à l’adulte. On a ainsi présenté à des enfants de 8-
10 ans un film violent ou un film sportif, les deux films suscitant un
même degré d’activation physiologique (mesurée par un physiographe
pendant l’émission). Puis l’expérimentateur disait aux participants qu’il
devait s’absenter un moment et leur demandait de surveiller de jeunes
184 – enfants qui se trouvaient dans une autre pièce en train de jouer, en les
observant au moyen d’un écran de télévision. On faisait comprendre aux
sujets qu’ils devaient aller dans le bureau de l’expérimentateur si quoi
que ce soit de problématique se passait. En réalité, ce que les sujets
voyaient à l’écran était un film dans lequel les deux enfants se mettaient à
se battre. Le film se terminait alors un bruit intense de fracas, juste après
que la caméra ait été renversée et que la diffusion ne s’arrête. Les résultats
ont montré que les enfants qui avaient été exposés à un film violent
d’une part après avoir observé ce qu’ils croyaient être une vraie bagarre
étaient beaucoup moins activés physiologiquement que les autres, et
d’autre part mettaient plus de temps à intervenir pour y mettre fin que
ceux qui n’avaient pas été exposés à un film violent.
Un exemple dans le domaine des violences sexuelles est apporté par
Linz et ses collègues (1984), qui ont montré que des hommes quoti-
diennement exposés à des films comportant des scènes de violence
sexuelle pendant une durée de cinq jours manifestaient moins d’anxiété
en voyant des scènes qui généralement font augmenter l’anxiété du
spectateur et considéraient au bout du compte que les films étaient
moins violents et moins dégradants pour les femmes. En même temps,
l’intérêt pour les films avait augmenté durant cette période.
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Développement d’une vision noire du monde et d’une perception erro-


née de la prévalence et des formes de la délinquance
La présence massive de scènes agressives peut contribuer au déve-
loppement d’une représentation du monde comme un endroit dange-
reux. Gerbner et ses collègues ont montré que certaines personnes
acculturées à la violence télévisuelle en venaient à sur-estimer leur
risque d’être victime d’agression et la prévalence de la violence dans la
société, ce qui augmentait leur anxiété et leur sentiment d’insécurité et
faisait diminuer la confiance qu’ils accordaient aux gens en général.
Certaines études montrent que cette attitude s’accompagnerait égale-
ment du soutien à des politiques répressives contre la délinquance.
Ceci concerne les fictions, mais aussi les informations télévisées.
Plusieurs travaux approfondis montrent que le poids donné aux événe-
ments violents dans le traitement de l’information n’est pas propor-
tionné aux données officielles de la délinquance. À travers l’analyse de
diverses sources journalistiques de divers pays, Marsh et ses collègues
ont enregistré une sur-représentation globale des délits violents et
interpersonnels, ainsi qu’une sous-estimation des délits contre la pro-
priété. En France, le journal Le Monde (28 mai 2002) s’est intéressé à la
couverture médiatique de la violence sur une période de 4 mois (du 1er – 185
janvier au 5 mai 2002 ; cette période correspondait à la campagne pré-
sidentielle) et observé que 6 % du temps global d’antenne de toutes les
chaînes était consacré aux thèmes de la violence et l’insécurité (plus de
18000 sujets). Une croissance de 126 % a été enregistrée entre février
et mars, alors que les estimations du ministère de l’Intérieur n’indi-
quaient aucune augmentation significative pour la même période.
Dans les fictions, certains chercheurs ont comptabilisé le nombre
d’actes de violence (meurtres, agressions, vols à main armée …) rap-
porté au nombre de personnages, et ceci en fonction de la période
(l’étude portait sur 620 émissions en prime-time échantillonnées au
hasard entre 1955 et 1986 aux Etats-Unis) et en comparant ce taux
aux informations issues du FBI ou d’enquêtes de victimation. Ces
auteurs ont montré un fort et systématique décalage entre ces deux
taux. Par exemple, de 1955 à 1964, les délits violents (exceptés les
homicides) se situaient à un niveau de 2 pour mille dans les statistiques
officielles, tandis qu’ils se produisaient à hauteur de 40 pour mille
dans les émissions échantillonnées. On pourrait relativiser ces résultats
en soulignant que les mesures officielles sous-estiment systématique-
ment le volume de la violence, d’où l’importance de cet écart.
Néanmoins, les travaux qui se basent sur des mesures non-officielles et
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permettent de limiter quelque peu ce biais (par exemple : l’enquête de


victimation) confirment que les fictions forcent le trait.

Instigation de sentiments de frustration


Un dernier effet de l’exposition à la télévision mérite d’être men-
tionné, même s’il ne relève pas, à proprement parler, des scènes de vio-
lence. Il s’agit de la mise en avant de produits et de mode de vie parti-
culiers, susceptibles de créer ou d’intensifier chez certains un sentiment
chronique de décalage et de frustration entre des aspirations matérielles
et de réussite soutenues par les contenus diffusés (qu’ils partagent) et
des possibilités limitées de les concrétiser par des voies légales.
L’hypothèse de l’effet des aspirations bloquées sur les conduites délin-
quantes est à la base d’une théorie classique de la délinquance, dévelop-
pée dans les années trente par Robert Merton et en plein essor depuis
les développements récents de Robert Agnew (voir Bègue, 2003).

REMARQUES CONCLUSIVES

186 – À travers plusieurs méthodes distinctes, il est possible de mettre en


évidence un lien modeste mais avéré entre l’exposition à la violence télé-
visuelle et les conduites violentes. Plusieurs mécanismes sont à l’œuvre
dans la production de cet effet. Leur identification s’est faite le plus sou-
vent à travers le recueil et l’analyse de données en laboratoire et sur le
terrain. La mise en scène délinquante semble donc effectivement tirer
profit des modèles télévisuels, tandis que la fonction cathartique sou-
vent imputée à la violence médiatisée ne trouve pas de support empi-
rique. Si l’on veut bien considérer que les travaux scientifiques consa-
crés à ce sujet (estimés à plus de 3500 en 1998) et réalisés pour l’essen-
tiel en Amérique du Nord (mais aussi au Royaume-Uni, Belgique,
Finlande, Japon…) sont applicables à la France, on peut se permettre
de renvoyer dos à dos l’idée d’un effet mécanique direct de la violence
télévisuelle sur les conduites et l’idée tout aussi peu fondée d’un effet
neutre voire bénéfique de la violence du petit écran. La majorité des tra-
vaux indique en réalité que la violence télévisuelle a effectivement des
effets sur les comportements agressifs mais que ceux-ci sont systémati-
quement modulés par une diversité de facteurs tenant notamment à la
manière dont est mise en scène la violence, au contexte dans lequel le
programme est visionné et à diverses caractéristiques du spectateur.
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NOTE

1. Nous reprenons ici certains éléments présentés plus systématiquement dans un cha-
pitre que nous avons écrit pour l’ouvrage de Sébastian ROCHÉ (2003), Sécurité et
délinquances, éd. Armand Colin. Certaines sections dues notre chapitre ont par
ailleurs été reprises telles quelles dans le rapport de Blandine KRIEGEL (2003), La vio-
lence à la télévision. Rapport de la mission d’évaluation, d’analyse et de propositions rela-
tives aux représentations violentes à la télévision, Paris, PUF.

BIBLIOGRAPHIE

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EXTRAIT DU CATALOGUE

Jeunes en souffrance. Psychanalyse et éducation spécialisée, August Aichhorn,


préface de Sigmund Freud
Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle, Jean Oury
Cours aux éducateurs, François Tosquelles
La musique de l’enfance. Chronique institutionnelle d’un pédopsychiatre,
Pierre Delion
Du travail social à la psychanalyse, Joseph Rouzel
Le choix éthique du sujet, Eduardo Scarone
La psychothérapie institutionnelle, c’est la psychiatrie !, Alain Buzaré, préface de
Jean Oury
La psychothérapie institutionnelle par gros temps, Horace Torrubia, préface
de Jean Oury
Paysages de l’impossible. Clinique des psychoses, Danielle Roulot, préface de
Jean Oury
Quel temps pour le placement familial, Françoise Simon
Le travail social : un enjeu d’humanisation, Michèle Mialet et Romuald Avet
Autisme et éveil de coma. Signes et institution, Michel Balat
INSTITUTIONS, revue de psychothérapie institutionnelle (parution semestrielle)
Adam et le nouveau monde. La naissance de l’anthropologie comme idéolo-
gie coloniale : des généalogies bibliques aux théories raciales (1500-1700),
Giuliano Gliozzi
La vie du rêve, Karl Albert Scherner
À la recherche d’une méthode, C. S. Peirce
LIRE LACAN : Le discours de Rome suivi de L’angoisse, Le Séminaire X, Jean
Ansaldi
Cohérences. De l’unité de l’être aux harmonies du soin, Bernard Durey
La précocité intellectuelle et ses contradictions, Paul Merchat et Philippe
Chamont
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Intégration scolaire et insertion socioprofessionnelle, sous la direction de


l’AIRe (actes des journées de Nîmes, 2000)
De l’acte à la parole… Des paroles aux actes, sous la direction de l’AIRe
(actes des journées de Lille, 2001)
De la rééducation à la construction de soi : enjeu d’une société en quête de
sens, sous la direction de l’AIRe (actes des journées de Paris, 2002)
Interdit(s) et destin, sous la direction de l’association départementale du
Nord pour la sauvegarde de l’enfant et de l’adulte (actes des journées de
Lille, 2003)
Rencontres de l’Expérience sensible, sous la direction de l’association Les
Murs d’aurelle
Travail social et médiation, Alain piganeau

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