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Yossilia
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irrésistible me ramenait à la maison, ce qui mettait hors d’elle-même
la vieille tante de mon mari qui nous présentait. M. de Noircombe, on
le devine, ne faisait jamais d’objections lorsque je demandais grâce
pour jusqu’au lendemain.
L’Impératrice me fit de grands compliments sur mon zèle
maternel. L’Empereur s’étonna que toutes les femmes ne fissent pas
comme moi, « puisque le métier de nourrice embellissait à ce point ».
« Embellie ou non, pensai-je, on ne me verra plus guère à la
Cour. J’ai mieux à faire maintenant. »
Pour contenter mon père, toutefois, je ne me retirai pas du
monde, ou plutôt j’ouvris ma porte au monde, ce qui me convenait
mieux que de l’aller chercher au dehors. Naturellement je ne donnais
ni bals ni soirées, ne voulant pas veiller ; mon mari ne le voulait pas
non plus. Du moins il ne voulait veiller qu’au cercle. Nous nous
bornâmes donc aux dîners plus ou moins intimes, qui permirent à
Bruneau de montrer sa valeur. Je ne saurais dire avec quel argent
nous vivions : celui de ma dot ou celui du jeu. Ma fille prospérait,
c’était l’essentiel.
Toutefois il était écrit que les catastrophes ne pouvaient
m’épargner longtemps. La guerre d’Italie venait d’être déclarée. Mon
père m’apprit un jour que mon cousin Otto venait de prendre du
service dans l’armée autrichienne.
— Mon Dieu ! m’écriai-je, le voilà devenu l’ennemi de la France !
Veut-il donc se venger sur le peuple qui est devenu mon peuple ?
— Je crains qu’il ne cherche autre chose que la vengeance, me
répondit mon père avec une tristesse profonde.
Bientôt Paris connut l’enthousiasme de la première victoire, et je
connus, moi, des tortures sans nom. D’autres auraient gardé plus de
calme. L’Autriche n’était pas mon pays. La France ne m’avait guère
donné de bonheur jusque-là ; mais une raison, que comprendront
toutes les mères, suffisait à me la faire aimer comme la plus chère
des patries : mon enfant n’était-elle pas Française ?
Mais comment aurais-je pu oublier qu’Otto, mon cher Otto,
combattait contre la France ? Quand j’apprenais la mort d’un des
nôtres, je songeais : « Peut-être que c’est lui qui l’a tué ! » Et, les
lendemains de victoire, je ne sortais pas d’une pièce reculée de mon
appartement, où mes oreilles entendaient un peu moins les salves
du canon, les joyeuses volées des cloches. O mon trop fidèle ami !
N’était-ce pas de ta mort qu’on se réjouissait ?
Quelle ne fut pas mon émotion, un matin, à la vue de l’écriture
d’Otto sur une enveloppe à mon adresse ! Il ne m’avait pas écrit
depuis deux ans, pas même pour me maudire après ma dernière
lettre : celle qui lui notifiait ma trahison. Le malheureux ! Il avait fait
plus que de me maudire ! Il avait fui, pour ne pas me voir à la Cour
de son souverain. Il avait brisé sa carrière. Il avait pris les armes
contre la nation qui m’avait enlevée à lui… Et voilà que, de nouveau,
sa plume traçait mon nom. Pour me dire quoi, grand Dieu ?
Il suffisait de voir sa lettre pour deviner qu’elle arrivait d’un champ
de bataille. Encore aujourd’hui, malgré tant de larmes qui l’ont
baignée, elle conserve toutes ces taches lugubres. Je l’ouvris par un
effort surhumain…
Et je retombai, anéantie. Hélas ! ce n’était pas une lettre de lui ;
c’était ma lettre, les lignes homicides tracées par ma main ! Dans
cette enveloppe, rien de plus ; pas un mot ajouté, pas une plainte. Il
avait fait mieux que de se plaindre : il était mort !… Sur son cadavre
on avait trouvé la missive toute préparée. Que m’apportait ce
message posthume ? Le pardon ou la haine éternelle d’un mort ?
Je m’évanouis, au grand effroi de mes femmes qui coururent
chercher M. de Noircombe. En reprenant mes sens, je vis qu’il lisait
ma lettre. Je la lui aurais fait lire, d’ailleurs ; je ne prononçai qu’une
phrase :
— Et c’est pour vous, pour vous que j’ai fait cela !…
Il eut, je dois le reconnaître, le bon goût de ne pas me répondre
et de me laisser seule. Mais, après cette secousse terrible, ma petite
Lisa eut beaucoup à souffrir. Grâce à Dieu, je pus me maîtriser à
cause d’elle ; pas une goutte de lait étranger n’a jamais touché ses
lèvres ! C’est plus de bonheur que je n’en méritais.
Voyant mon chagrin, et devinant peut-être qu’il y avait dans mon
abattement le poids d’un remords affreux, mon excellent père
demanda et obtint la permission de m’emmener en Suisse, dès que
la guerre fut finie. Je passai avec lui six semaines tranquilles, dans
notre chère intimité d’autrefois. On devine bien que cette tranquillité
n’était que relative. Combien de fois mon sommeil fut troublé par
l’apparition du pauvre Otto, silencieux et menaçant ! Que serais-je
devenue sans ma fille, lorsque mes yeux s’ouvraient au milieu du
cauchemar terrible ? Mais, à la lueur de la veilleuse, elle
m’apparaissait rose et souriante dans son berceau. Alors il me
semblait que je pouvais défier tous les malheurs, toutes les
menaces. « Mon Dieu, priais-je, envoyez-moi les épreuves qu’il vous
plaira ; mais protégez ma fille ! »
Les épreuves sont venues ; mais ma fille est heureuse. Que le
nom de Dieu soit béni !
III
… Il faut parler ;
Il faut en cet instant si terrible et si doux,
Si dangereux peut-être,
Que la fille des rois apprenne à me connaître
Que la fille des rois apprenne à me connaître.
Mes yeux, à cet instant un peu plus doux pour moi, peut-être,
qu’il n’aurait fallu, rencontrèrent les yeux de Jacques. « Allons !
pensai-je avec un soupir de regret, je devine qu’il va parler dans sa
prochaine visite. Ce sera la dernière. Soyons prête pour
l’exécution. » J’étais prête… Je l’espère, du moins.
— A demain ! fit-il après le cinquième acte, en me baisant la main
avec une ardeur significative.
Je rentrai chez moi, fort troublée, je l’avoue, ce qui ne
m’empêcha pas de voir que mon mari l’était presque autant. Après
m’avoir déposée à l’hôtel, M. de Noircombe repartit dans la voiture.
Je savais où il allait.
Je dormis très mal en sortant de l’Opéra. Je restai tard au lit, et
ma toilette, ou plutôt nos toilettes — car je présidais toujours à celle
de ma fille — m’occupa jusqu’à l’heure du déjeuner. Contre son
habitude, mon mari m’attendait à table, bien qu’il fût à peine l’heure.
Je lui tendis la main, ayant conservé cette habitude de courtoisie en
présence de nos domestiques, et je fus étonnée de voir que ce
geste, si ordinaire qu’il fût, mettait sur son visage une bizarre
émotion. Ce visage, d’ailleurs, offrait une sorte d’hébétude vague
dont je fus frappée. C’était comme un relâchement général dans les
lignes, souvent dures ; mais surtout l’œil était changé ; la volonté,
cette volonté non moins omnipotente qu’indomptable, n’y était plus,
ce qui laissait comme un vide sinistre dans le regard. Quant à moi,
ma première pensée fut que M. de Noircombe couvait une de ses
longues maladies qui préviennent avant d’éclater. Sans lui faire part
de mes appréhensions, je lui demandai seulement :
— Vous vous êtes levé plus tard qu’à l’ordinaire, ce matin ?
— Au contraire ; je me suis levé tôt. Qui vous fait croire ?…
— Vous n’êtes pas rasé, chose inconnue dans vos habitudes.
— C’est vrai ; j’ai oublié. Rien ne vous échappe, ma chère !
— A Dieu ne plaise ! Les femmes à qui rien n’échappe sont
insupportables. Cependant, il m’est impossible de ne pas remarquer
votre mauvaise mine.
— Je vais très bien, je vous assure. Déjeunons !
Il mangea peu ; j’avais presque pitié de lui en voyant ses efforts
pour causer. Oh ! les conversations en tête à tête du déjeuner, avec
un cadavre en travers de la table ! Que doit-ce donc être, quand
madame aussi a son cadavre, ce qui n’était pas le cas, Dieu merci !
Et encore, j’avais bien un peu sur la conscience Jacques Malterre,
qui m’avait promis sa visite… « Sortez, monsieur ; ne revenez
jamais !… » Tout le temps je me préparais pour l’exécution, dont
l’heure était proche.
Le matin, on amenait, au dessert, la petite Lisa ; nous sauvions,
par cette diversion utile, un quart d’heure du duo conjugal. M. de
Noircombe ne s’était jamais consolé d’avoir une fille ; je crois qu’il
n’aimait pas l’enfant ; mais la vérité m’oblige à dire qu’il se montrait
plutôt indifférent qu’hostile. Ce jour-là, j’observai qu’il la regardait
d’un air étrange, presque timide. J’étais d’ailleurs frappée de cette
timidité qu’il semblait ressentir envers tout le monde, même envers
les domestiques. Dur avec eux d’ordinaire, même plus qu’il ne
convient à un homme de son rang, pourquoi montrait-il à cette heure
une bonté voulue, maladroite, légèrement obséquieuse, qui sonnait
faux ? Pourquoi, enfin, restait-il à mes côtés sans dire une parole,
suivant d’un œil fiévreux les points de mon aiguille à tapisserie,
tressaillant tout à coup, ne songeant pas à s’en aller ?
Ma pendule marquait deux heures. A chaque moment l’on
pouvait m’annoncer Jacques Malterre. En présence de mon mari, la
visite resterait banale. Et, tout au contraire, je désirais que l’incident
inévitable se produisît — pour en finir, bien entendu.
M. de Noircombe me quitta enfin ; mais Jacques resta invisible,
ce qui était presque une énormité après cet « A demain ! » que
j’avais encore dans l’oreille. Je sortis en voiture pour des
commissions ; au retour je ne trouvai pas sa carte. Je pensai : « Il
faut qu’il soit malade ou qu’il ait eu un accident. »
Je trouvai, par contre, un message que je n’attendais pas. Un
ménage d’amis intimes, qui devait dîner chez nous le soir, s’excusait
par une histoire suspecte de vieille cousine malade, qu’il fallait aller
soigner. Avec une étrange finesse de perception, je devinai la fausse
note et ne donnai pas dans l’invention de la vieille cousine.
Probablement nos invités avaient en perspective une soirée plus
amusante. Ce n’était pas moins un second tête-à-tête qui se
préparait pour le moment du repas.
Sa tasse de café prise, mon mari, au lieu de courir au cercle,
alluma un cigare et s’établit, comme un homme qui ne compte pas
sortir. Une telle dérogation à ses habitudes me bouleversa, au point
que je lui demandai :
— Est-ce que vous êtes malade ?
— Encore ! fit-il avec mauvaise humeur. On dirait que vous y
tenez ! Pourquoi serais-je malade ?
— C’est que… vous ne sortez pas ce soir, pour la première fois
depuis que nous sommes rentrés à Paris.
— Eh bien ! je sors, dit-il, en se levant tout à fait malgré lui.
De nouveau je me trouvai seule. De nouveau je me tins prête à
repousser l’assaut de Jacques Malterre qui allait peut-être avoir
l’idée de sonner à ma porte, malgré l’heure tardive. Quand il fut
certain que l’assaillant ne se présenterait pas, je gagnai mon lit.
Cette journée, je n’aurais pu dire pourquoi, m’avait brisée et
fatiguée.
J’entendis presque aussitôt mon mari rentrer. Il ne jouait donc
pas ? Quelque grosse perte, sans doute, l’avait mis à la côte. « Il faut
croire, pensai-je, qu’il ne me reste plus un sou, puisqu’il ne me
demande rien. Comment ne songe-t-il pas aux diamants que m’a
donnés le Roi ? »… Là-dessus je m’endormis, d’un lourd sommeil
chargé de rêves.
Le lendemain était « mon jour ». A l’heure accoutumée j’étais
prête. Mon salon était fleuri comme il convient, la table des gâteaux
préparée ; j’occupais ma place ordinaire dans une jolie toilette rose
que je vois encore, attendant mes habitués, attendant parmi ceux-là
un visiteur qui venait toujours le premier : Jacques Malterre.
Jacques Malterre ne vint pas. Chose plus étonnante, au bout
d’une heure il n’était venu personne. L’après-midi s’acheva dans
cette solitude inexplicable, écrasante comme une catastrophe
mortelle mais inconnue. Comprend-on ce que j’éprouvais pendant
ces heures où je sentais le monde se retirer de moi, de même que la
marée tombante s’éloigne de minute en minute, inexorablement, de
la carène échouée sur le sable ? Comprend-on l’humiliation que
j’éprouvais en face de mes valets, dont je devinais les
chuchotements étonnés dans l’antichambre ? Que faire ? Où
m’informer du désastre survenu ? Mon père était en congé dans
notre ville natale. Je cherchai les journaux sans en trouver un seul.
Je n’osai donner l’ordre à un domestique d’en acheter ; j’osai encore
moins sortir moi-même… Enfin M. de Noircombe rentra pour le
dîner. Je m’enfermai avec lui dans mon boudoir. Là, pouvant parler
après cet horrible silence de plusieurs heures, je demandai :
— Y a-t-il un crime, un scandale, un malheur qui pèsent sur cette
maison ? Le genre humain tout entier semble la fuir. Je n’ai pas vu,
de toute la journée, une créature vivante… Allons ! Parlez ! Je vous
forcerai bien à tout me dire.
— Les journaux d’hier et d’aujourd’hui… ont été infâmes, balbutia
le malheureux dont je portais le nom. Je vous félicite de ne pas les
avoir lus.
— Qu’importe ? A quoi bon les avoir cachés ? Ne valait-il pas
mieux tout savoir ?… Mais il est nécessaire que je sache
maintenant. Qu’est-il arrivé ?
— Une querelle de jeu… l’autre soir… en quittant l’Opéra.
Ces paroles me remirent à l’esprit l’attitude embarrassée, timide,
hésitante, qui m’avait frappée la veille, chez M. de Noircombe. Mon
mari, le père de mon enfant avait-il eu peur ? Avait-il refusé de régler
sa « querelle de jeu » l’épée à la main ? Je l’interrogeai sans
précautions oratoires.
— Mais non, répondit-il avec un calme étrange. Me battre ? Je ne
demandais que cela ! Mon homme s’est… dérobé.
Je réfléchis quelques secondes, cherchant à réunir le peu de
science que je possède en matière de duel. Puis, continuant mon
interrogatoire, car, de fait, M. de Noircombe avait l’accablement
pitoyable d’un accusé devant son juge :
— Vous aviez perdu, sans doute ? On vous a dit : « Payez
d’abord ! » Et, je le devine maintenant, vous ne pouvez plus rentrer
au Cercle ? Voyons ! Soyez franc ! Quelle somme faut-il ?
— Je n’ai pas perdu…, répondit le malheureux d’une voix
haletante.
Comme au jour aveuglant d’un éclair, l’épouvantable vérité se
dressa devant moi. Il suffisait de jeter les yeux sur le gentilhomme à
jamais déclassé, dont le front mouillé de sueur se courbait peu à peu
sous le poids de la honte… Je me souviens d’avoir eu le courage de
lui lancer au visage le mot affreux qu’il avait déjà entendu —
combien de fois ?
— Je comprends : vous avez… triché ! Et les journaux sont pleins
du récit de votre… de votre mort. Car vous êtes mort, en ce qui
concerne l’honneur !
Ludovic de Noircombe essaya de relever la tête. Nul n’aurait
songé, en ce moment, à le comparer à Méphistophélès. Moi, moi-
même, j’avais pitié de lui.
— Mon adversaire… a contesté le coup, balbutia-t-il, pâle comme
un linge.
Un dernier cri put s’échapper de mes lèvres :
— Oh !… Lisa ! Lisa ! pauvre chérie !…
Alors je sentis que j’allais tomber. Craignant le contact de ces
mains indignes, je me traînai jusqu’à ma chambre. Là, protégée par
le verrou, je pus m’évanouir tout à mon aise…
Le lendemain matin, après un sommeil de bête fourbue, le choc
de la pensée me réveilla : mon malheur reprenait possession de
moi. Faut-il avouer que la première image qui me vint à l’esprit fut
celle de Jacques Malterre ? Je pensai : « Il était là, sans doute,
quand mon mari a triché. Pour un personnage aussi correct, la
femme d’un tricheur serait une maîtresse disqualifiée. Voilà pourquoi
il n’est pas revenu ! Et je croyais à son amour !… »
Je compris alors que j’avais été plus bas que je ne croyais sur
une pente dangereuse. Mais il fallut faire trêve à ces réflexions.
L’heure était venue d’assister à la toilette de ma fille.
De quelle force j’eus besoin pour ne pas faiblir, à la vue de cette
enfant d’un père chassé de sa caste ! Pauvre innocente ! Quel avenir
était le sien ? Un galant homme oserait-il jamais en faire sa femme ?
Les Jacques Malterre de sa génération — ceci, du moins, était un
bonheur pour elle — ne se détourneraient-ils pas de cette fille de
condamné, comme il convient à des chevaliers sans peur et sans
reproche ?…
Les heures fuyaient, cependant. La maison, en apparence,
continuait à marcher comme à l’ordinaire. Déjà, en voyant approcher
l’heure du déjeuner, c’est-à-dire une nouvelle rencontre avec le
coupable, je me sentais refroidie jusqu’aux os. Dieu m’épargna cette
épreuve. Il était écrit là-haut que je reverrais mon mari une seule fois
en ce monde — et encore peut-on prétendre que je l’ai revu ?…
Au moment où j’allais essayer de me mettre à table, un billet de
M. de Noircombe me fut apporté. Lui aussi reculait devant le tête-à-
tête. Il ne m’écrivait qu’une ligne : « Je vais à Noircombe. De là, je
vous ferai part de mes résolutions. »
Ce fut un soulagement inespéré. Derrière ma porte close à tous,
j’allais pouvoir attendre mon père à qui j’avais télégraphié de revenir,
toute affaire cessante. Oh ! ce retour ! Je l’appelais de toute mon
impatience et, en même temps, je frissonnais à la pensée de ce que
serait l’entrevue.
En deux jours — jours de réclusion absolue, on le devine — je
reçus trois visites d’amis vrais : les noms de ceux-là resteront dans
ma mémoire jusqu’à l’heure dernière. Par eux je connus les détails
de mon malheur. L’aventure était d’une simplicité navrante. Au
joueur trop heureux depuis quelque temps, on avait tendu un piège ;
il y était tombé. Pris en flagrant délit d’imposture, il avait voulu payer
d’audace au lieu de fuir par la porte laissée ouverte afin d’éviter le
scandale. Rien n’avait manqué à ce scandale, grâce au bruit
soulevé ; rien, pas même l’intervention de la police.
Quelques heures plus tard, un journal du matin racontait
l’histoire. A midi, on ne parlait plus d’autre chose. Et moi, ignorant
tout, j’attendais mes visiteurs ordinaires le jour suivant !…
Mon père m’avait informé, par le télégraphe, de son retour, en
ajoutant, ce qui m’étonna : « Vingt-quatre heures nécessaires pour
tout arranger ici. » Que pouvait-il arranger, tandis que je l’appelais à
mon secours ? Il me suffit de voir son visage quand il débarqua chez
moi, pour comprendre qu’il savait tout. Une question sortit d’abord
de ses lèvres :
— Est-il encore ici ?
Ma réponse négative dérida un peu mon pauvre père.
— C’est bien, fit-il. En ce cas, donne des ordres pour qu’on
prenne mes bagages dans la voiture. Je m’installe chez toi, de
préférence à un hôtel.
— Pourquoi un hôtel ? demandai-je, craignant de deviner.
— Parce que je ne peux plus rentrer à la Légation après… ce qui
a eu lieu. D’ailleurs je ne suis plus ministre. J’ai tout dit au Roi, qui
m’approuve, et qui a le cœur brisé du malheur de sa filleule. Te
souviens-tu de cette soirée de jeu à la Cour ? C’était une révélation,
comme le disait, hier encore, Sa Majesté !
Sans répondre je suppliai mon père de m’emmener sur l’heure. Il
me promit que nous partirions le plus tôt possible ; mais il ajouta :
— Partir n’est pas tout. Je veux que nous partions la tête haute.
J’ai deux honneurs à sauver : le tien et celui du pays que je
représente. Un gendre tient de trop près pour qu’on se lave les
mains de sa conduite. Laisse-moi quelques jours afin d’étudier la
situation.
— Ah ! m’écriai-je, comme je voudrais être morte !
— Silence ! ordonna mon père avec sévérité. Nous sommes deux
en ce monde qui avons besoin que tu vives. Tu ne peux pas te faire
tuer, ainsi que l’a fait Otto !
Cette phrase fut la seule allusion que j’entendis jamais à la folie
de mon choix. Mon admirable père fut assez généreux pour ne pas
me répéter, à chaque nouvelle phase de la déroute, comme tant
d’autres n’y eussent pas manqué : « Si tu avais suivi mon conseil !…
Si tu avais épousé Flatmark !… »
Au bout d’une semaine, nous étions fixés. Les hypothèques, nul
n’en doute, couvraient le petit hôtel que j’habitais. Quant à la terre de
Noircombe, devenue ma propriété comme je l’ai dit plus haut, elle
représentait en valeur le quart du prix payé par moi. Enfin les dettes
de jeu étaient énormes. C’était là évidemment ce qui avait fait perdre
la tête au malheureux. Mon père décida qu’il payerait tout.
Sur ces entrefaites, je reçus un message de mon mari.
« Je pars dans quelques jours, m’écrivait-il, pour m’établir au
Canada. Mais, sans un capital, je ne puis rien tenter. N’ayez pas
peur : je ne vous demande pas une grosse somme. Cinquante mille
francs me suffiraient. Ne me refusez pas ce dernier service, en
échange duquel je vous laisse ma fille. Songez que je pourrais
l’emmener avec moi !… »
Cette ligne, qui contenait la plus terrible des menaces, me rendit
à moitié folle. Je courus trouver mon père, le suppliant de donner la
somme qu’on demandait. Il refusa et, pour la première fois, laissa
éclater une véritable colère.
— Mais il fera enlever ma fille ! criai-je avec désespoir.
— Non, car vous serez séparés judiciairement. Il perdra son droit
de garde paternelle.
— Qu’importe le droit ? Il me la fera voler !…
Un fait de ce genre venait d’avoir lieu et tout Paris s’en occupait.
Mon père eut-il peur, ou voulut-il simplement me rassurer ? Je
l’ignore ; ce qui est certain, c’est que j’entendis cette proposition :
— Rien n’empêche qu’on fasse partir la petite avant nous. Je
l’enverrai à ma sœur Bertha, qui loge au Palais. Vous savez qu’on y
fait bonne garde.
Le soir même Lisa était en route pour la frontière, avec une
personne en qui j’avais pleine confiance. Nous devions la suivre
quand tout serait liquidé, et l’on devine que mon père avait hâte d’en
finir.
La lettre de M. de Noircombe demeura sans réponse.
Déjà l’hôtel était à peu près fermé. Il n’y restait que deux
domestiques, plus Bruneau, qui vivait là en invité, ayant obtenu de
garder sa chambre jusqu’au jour où il aurait une place. Le brave
homme, d’ailleurs, bien qu’il ne fût plus appointé, passait son temps
à la cuisine pour son plaisir, ou du moins pour sa consolation ; car il
pleurait comme un enfant à l’idée de se séparer de moi.
— Et puis, ajoutait-il, je ne retrouverai jamais un four comme
celui de la cuisine de madame la marquise. Là, je suis maître de la
nuance de mes rissolés, comme si je les peignais à l’aquarelle. Ah !
Seigneur ! Il y a des hommes bien coupables !
J’étais fort de cet avis, moi qui regrettais autre chose que le four
de ma cuisine ; mais je n’avais pas de temps à perdre en
jérémiades. Mon père courait les hommes d’affaires ; pendant ce
temps-là, sa fille en costume très simple, un voile épais sur la figure,
courait les emballeurs et surtout les commissaires de l’Hôtel des
Ventes. Le soir nous nous retrouvions, si fatigués que nous n’avions
plus la force d’être tristes. Nous échangions le peu de nouvelles qui
pouvaient nous intéresser mutuellement. La petite Lisa prospérait
sous la garde de sa tante — et d’une compagnie de fantassins de la
Garde. Son père avait quitté Noircombe, nous écrivait un de nos
amis de là-bas. Tout faisait croire qu’il avait gagné un port
quelconque, afin de s’embarquer pour l’Amérique.
J’aurais eu besoin, à vrai dire, pour me garder moi-même, de
quelques soldats de mon royal parrain. L’hôtel était presque désert :
personne au rez-de-chaussée ; moi, toute seule, au premier ; mon
père, à l’étage au-dessus ; Bruneau, plus un ménage de serviteurs
mariés dans les mansardes. Nous étions, il est vrai, à quelques pas
d’un grand ministère où des sentinelles veillaient jour et nuit. Et,
surtout, les malfaiteurs auraient fait buisson creux chez moi. Tout ce
qui avait une valeur était déjà vendu, y compris mes bijoux (ceux du
moins qui n’avaient pas été employés à rendre des « services » à M.
de Noircombe). Il ne me restait que les diamants du roi, souvenirs de
famille, disait mon père, qui ne devaient sortir de mes mains qu’à la
dernière extrémité. Ils étaient en sûreté, d’ailleurs ; ou plutôt je les
croyais en sûreté dans la cachette d’un petit bureau Louis XVI, qui
avait l’air le plus innocent du monde. Si ma fille eût été là, je sais que
je n’aurais pu fermer l’œil. Mais elle était en sûreté, la chérie ! Et je
comptais les jours, peu nombreux, qui me restaient à passer loin
d’elle.
Donc, je dormais profondément, une certaine nuit, dans ma
chambre toute plongée dans les ténèbres, quand le bruit léger d’une
clef qu’on tourne avec précaution m’éveilla. J’ai toujours eu du sang-
froid et ne bougeai pas, d’abord, voulant me rendre compte, s’il était
possible, de la nature de l’incident. Mon père, peut-être, était malade
et réclamait mes soins. J’écoutai, retenant ma respiration ; je sentis
qu’il n’y avait personne dans la pièce. Comme j’allais frotter une
allumette, j’entendis un léger craquement dans la pièce voisine, qui
était mon boudoir. Cette fois, je quittai mon lit et m’avançai vers la
porte, dissimulée par une portière que j’entr’ouvris. Un point
lumineux brillait dans la serrure fermée à clef par le dehors. Passant
un peignoir, je me dirigeai vers l’autre issue qui donnait dans la
nursery, d’où un petit escalier de service montait au second étage.
Mon intention était de voir, tout d’abord, si mon père était chez lui.
Mais, de ce côté comme du premier, j’étais enfermée.
Certes, je ne puis nier que j’avais très peur ; cependant, j’avais
conservé ma présence d’esprit : ce n’était pas à moi, de toute
évidence, qu’on en voulait, puisque le visiteur nocturne, quel qu’il fût,
avait pris soin de couper toute communication entre lui et moi. Quel
était ce personnage, et que cherchait-il ?…
Tremblante comme une feuille dans l’obscurité, j’eus pourtant la
force de revenir à l’autre bout de ma chambre et d’épier par la
serrure. Juste en face de moi était le petit bureau, sur lequel un
homme était penché. Le voleur, car c’en était un, portait une longue
blouse de toile, pareille à celle des garçons épiciers. Je ne pouvais
voir que la silhouette de sa figure, nettement projetée sur la muraille
par la lumière d’une bougie placée à sa gauche. Il portait une
casquette ; sa barbe était longue et fournie : je pus me convaincre
que c’était un inconnu. Comment était-il là ? D’où connaissait-il la
cachette ? Mystère ! Ce qui n’était nullement mystérieux, par
exemple, c’était son intention de supprimer tout témoin à charge, au
cas où il aurait été surpris. Un pistolet placé sur une chaise, à portée
de sa main, ne laissait aucun doute à cet égard. Je me le tins pour
dit ; mais je continuai ma surveillance, toute prête à regagner mon lit
et à faire semblant de dormir, au moindre mouvement que l’homme
ferait du côté de ma porte.
Mon angoisse, Dieu merci ! ne fut pas longue. Il faut croire que
mon pauvre petit bureau n’avait pas de secrets pour ce bandit. Sans
violence, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, mon collier
disparut dans sa poche. Il repoussa le panneau mobile, reprit son
pistolet, éteignit la bougie et gagna la porte qui conduisait à
l’escalier. Moi, j’étais à genoux devant ma sainte Vierge, la priant
pour que le voleur pût sortir de chez moi sans rencontrer personne,
c’est-à-dire sans tuer personne…
Au même instant, je crus entendre quelque bruit à l’étage
inférieur. Mon cœur cessa de battre ; je m’attendais à une
détonation… Mais le calme se rétablit ; je m’étais trompée sans
doute. Je me blottis dans un fauteuil et attendis le jour, on devine en
quel état, supposant bien que l’homme au pistolet ne prolongerait
pas sa visite après le lever du soleil.
Je sonnai vers cinq heures du matin. A demi habillée, les yeux
gros de sommeil, ma femme de chambre accourut ; mais elle pensa
mourir de frayeur en découvrant que quelqu’un m’avait enfermée. Au
lieu de m’ouvrir, elle courut chercher mon père, qui ne fut pas
beaucoup moins troublé. Je lui contai mon aventure : on devine son
émotion. Toutefois, il n’était pas de ceux qui perdent la tête quand il
faut agir. Après avoir constaté le vol et posé quelques questions, il
descendit lui-même à la porte de sortie sur la rue. Elle était
verrouillée en dedans, ce qui semblait une preuve que le voleur était
de la maison. Or, j’en pouvais donner le signalement exact : il était
grand, mince et barbu. Ceci nous déroutait, puisque de nos deux
serviteurs mâles, l’un était rasé et le second, Bruneau, court de taille
et d’un embonpoint de barrique.
Nous tînmes conseil, mon père et moi. Nul des domestiques
n’avait connaissance de la disparition des diamants. Il fallait, tout
d’abord, aviser la police ; mais nous ne voulions laisser sortir aucun
de nos gens ; rester seule avec eux ne me souriait guère. Je résolus
d’aller moi-même chercher du secours. En dix minutes je fus
habillée ; mon père, qui avait la clef de la maison dans sa poche,
descendit pour m’ouvrir. A ce moment, Bruneau qui semblait monter
la garde de son côté, manifesta le désir de nous parler en
confidence. Naturellement sa requête fut accueillie : nous restâmes
tous trois en comité secret.
— Madame sort sans doute à cause de… l’affaire de cette nuit ?
commença le cuisinier.
Mon père l’interrompit brusquement :
— Dites-nous d’abord comment vous savez qu’il y a « une
affaire » ! Ni madame la marquise ni moi n’en avons soufflé mot,
jusqu’ici, à aucun être vivant. Convenez qu’il est au moins étrange
que vous soyez si bien informé. Que savez-vous ?
Bruneau rougit jusqu’aux yeux en se voyant soupçonné ; mais il
resta calme. D’ailleurs il pouvait lire dans mon regard qu’il n’était pas
soupçonné par moi.
Il répondit :
— Je sais tout, puisque j’ai arrêté le… la personne qui est venue
ici cette nuit.
— Comment ! s’écria mon père ; vous l’avez arrêté et vous ne le
disiez pas ! Où est-il ? Qu’en avez-vous fait ?
— J’en ai fait ce que monsieur le baron en aurait fait lui-même :
je l’ai laissé partir.
— Mais alors, menaça mon père, c’est moi qui vais vous faire
arrêter. Ce coquin emporte les diamants de ma fille !
— Oh ! mon Dieu ! gémit Bruneau. Il a pris les diamants de
madame la marquise !… Pouvais-je m’en douter ?
— Ne jouez pas l’imbécile ou j’envoie chercher la police, dit mon
père, la main sur le cordon de la sonnette.
— Je supplie monsieur le baron de laisser la police où elle est. Je
vais parler, puisqu’il le faut. Donc, le chagrin me tenant éveillé cette
nuit, je me levai et descendis à ma cuisine, pour tâcher de me
distraire en pensant à autre chose. Déjà une idée me venait — je
l’essayerai plus tard — quand un bruit léger m’arriva par le monte-
plats resté ouvert : on marchait dans la salle à manger. Craignant
que madame la marquise ou monsieur le baron n’eussent besoin de
quelque service, je quittai mon sous-sol. Mais, comme j’arrivais dans
le vestibule, un homme en blouse regardait au dehors par la porte
ouverte, sans doute pour s’assurer qu’il pouvait fuir sans danger. La
lueur du bec de gaz de la rue me fit voir que l’inconnu avait un
pistolet dans la main. Je bondis sur lui et le désarmai, en profitant de
sa surprise. Voici l’arme.
Bruneau tira de sa poche un pistolet que je reconnus tout de
suite, pour l’avoir vu quelques heures plus tôt. Il n’était pas chargé,
ainsi que le constata mon père avec étonnement ; sans doute le
malfaiteur voulait pouvoir effrayer au besoin, mais non pas tuer. Cela
n’empêche que Bruneau, qui n’en savait rien, avait fait preuve d’un
réel courage. Il continua sa déposition avec le même calme
modeste :
— J’avais saisi mon adversaire et nous luttions en silence. Faire
du bruit n’était pas de son intérêt. Moi, j’avais peur d’effrayer
madame la marquise. Tout en nous débattant, j’avais trouvé une
longue barbe dans laquelle j’avais croché ; mais, à ma grande
stupéfaction, la barbe vint tout entière : elle était fausse ; la voici.
— Après ? demanda mon père quand j’eus reconnu la seconde
pièce de conviction.
— Après ? monsieur le baron… Ah ! nous sommes arrivés au
point délicat de mon histoire. La barbe enlevée, il m’était possible de
distinguer les traits de l’homme que je tenais renversé sous moi. Je