Vachon - Roy - Laurent - 2015 - Memoire MC Husserl Intersubjectivite

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Université de Montréal

Le rôle de l'intersubjectivité dans les Méditations


cartésiennes de Husserl

par
Laurent Vachon Roy

Département de Philosophie
Faculté des Arts et des Sciences

Mémoire présenté à la Faculté des Arts et des Sciences


en vue de l’obtention du grade de Maître
en Philosophie

Juin, 2015

© Laurent Vachon Roy, 2015


Résumé

Les Méditations cartésiennes exposent sommairement le rôle de la phénoménologie


dans le projet de refondation des sciences. Husserl y discutera, à partir du doute cartésien, une
sortie du scepticisme vers une fondation de la connaissance. Pour cela, deux choses devront être
exposées : premièrement, le principe central à la subjectivité nommé « l’ego transcendantal »
qui permettra de comprendre ce qui constitue l’essence de la subjectivité. Deuxièmement, la
communauté intersubjective elle-même qui, une fois atteinte, permettra la constitution d’une
connaissance certaine. Ce mémoire retracera le développement fait entre la première réduction,
qui semble restreindre le phénoménologue à sa propre subjectivité, à celle de l’atteinte d’une
communauté intersubjective. En exposant méthodiquement l’avancée de Husserl, nous
montrerons comment une réelle intersubjectivité est développée, tout en soulevant certaines
objections qui limitent la portée de cette entreprise, afin de parvenir à deux choses :
premièrement, une remise en contexte d’un argument complexe se laissant trop souvent réduire
à une lecture idéaliste au sens classique du terme; deuxièmement, que le corps joue un rôle
central dans le projet husserlien et que ce sera sur celui-ci, pris en un sens spécifique, que
s’édifiera la communauté existant entre les différentes monades.
Mots-clefs : Husserl, Phénoménologie, Épochè, Intersubjectivité, Philosophie, Méditation
cartésiennes.

iii
Abstract

Husserl’s Cartesian Meditations shows the role of phenomenology in the project of


refoundation of sciences. Husserl exposed, starting from the Cartesian’s doubt, a solution to
skepticism through an absolute foundation of knowledge. To do that, two things must be
achieved: first, the main component of subjectivity, otherwise known as the “transcendental
ego,” must be clarified to expose the essence of the subjectivity. Second, the intersubjective
community, if properly constituted, should guarantee apodictic knowledge to phenomenology.
This master’s thesis follows the development from the first reduction, which appears to refocus
the phenomenologist’s gaze onto his own subjectivity, to the constitution of an intersubjective
community. By showing methodically Husserl’s procedure, we will demonstrate how he
develops a bona fide intersubjectivity, but also its epistemological limits. This examination will
lead us to two things: first, the re-contextualization of what is a complex argument that is often
reduced to a simple, classical idealism; second, the central role of the body, understood in a
specific sense, in the Husserlian project, which should help to bridge the gap between what he
called the different monads (subjects).
Keywords: Husserl, Phenomenology, Epoche, Intersubjectivity, Philosophy, Cartesian
Meditations.

iv
Table des matières
INTRODUCTION .................................................................................................................................................. 9
QU’EST-CE QUE LA PHÉNOMÉNOLOGIE HUSSERLIENNE : HUSSERL CONTRE SOLIPSISME ET L’ONTOLOGIE DANS
L’ÉDIFICATION DE SA « SCIENCE UNIVERSELLE » ................................................................................................. 9

DÉVELOPPEMENT ........................................................................................................................................... 18
1. IMMANENCE TRANSCENDANTALE : L’EGO TRANSCENDANTAL ET SON RÔLE DANS LE PROJET HUSSERLIEN18
a. Le pôle subjectif comme arrimage à la connaissance : définition de l’essence par rapport à

l’expérience du sujet dans l’épochè.............................................................................................................. 20

b. La différence entre le Je psychologique et le Je transcendantal.......................................................... 23

2. LA CONSTITUTION DU MOI RÉDUIT (EGO RÉDUIT)...................................................................................... 26


a. Les data sensibles et la temporalité ..................................................................................................... 27

b. Habitus et l’ipséité : le Je psychologique et le Je transcendantal ....................................................... 32

c. Transcendance au sein de l’immanence .............................................................................................. 37

3. LE LIEN ENTRE L’IMMANENCE TRANSCENDANTALE ET LE MONDE NATUREL............................................. 39


4. QU’EST-CE QUE L’INTERSUBJECTIVITÉ...................................................................................................... 43
a. L’épochè intersubjective : la réduction primordiale, la réduction de tout ce qui appartient à une

subjectivité autre. ......................................................................................................................................... 43

b. Réduction à la sphère propre............................................................................................................... 47

c. Le rôle de la chair................................................................................................................................ 53

5. QUEL EST LE LIEN ENTRE MON MOI RÉDUIT ET LE MOI DE L’AUTRE ........................................................... 58
a. Analyse de mon expérience de l’autre : communauté intersubjective monadique ............................... 58

b. L’alter ego : élaboration de l’intersubjectivité comme communauté de monades en vue de constituer

un monde objectif ......................................................................................................................................... 63

6. LA TRANSCENDANCE COMME CONDITION DE POSSIBILITÉ DE L’OBJECTIVITÉ............................................ 69


7. CONSTITUTION DE L’OBJECTIVITÉ PREMIÈRE ET SECONDE : LE SUJET, L’OBJET ET LA CULTURE ................ 72
8. LE PROBLÈME DE L’A PRIORI ONTOLOGIQUE ............................................................................................. 78
9. NORMALISATION ...................................................................................................................................... 84
10. PERSPECTIVE CRITIQUE ............................................................................................................................. 88
a. Le support ontologique/biologique ...................................................................................................... 94

b. La phénoménologie, une entreprise inachevable? ............................................................................... 99

CONCLUSION ................................................................................................................................................... 105


BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................................................. 108

v
Liste des sigles

AMC : Autour des méditations cartésiennes


CE : Chose et espace
CIT : Leçon pour une phénoménologie de la conscience intime du temps
Crise : La crise des sciences européennes
MC : Méditations cartésiennes
SI : Sur l’intersubjectivité
SP : Sur la synthèse passive
PP : Phénoménologie de la perception
TI : Transcendance et incarnation

iii
À Chloé
Sans qui rien de tout cela
N’aurait été possible.

iv
Remerciements

Je voudrais remercier tous ceux qui m’ont, directement ou indirectement, encouragé dans cette
entreprise inespérée qu’est la maîtrise. Merci à Bettina Bergo qui m’aura donné ma chance alors
que toutes les portes semblaient fermées, dont la bonté humaine et la patience m’auront permis
de travailler ce « diamond in the rough ». Merci à Laurent Gohier-Drolet pour ces longues
heures de réflexions et d’échanges, mais surtout pour une présence et une chaleur humaine
comme on en rencontre peu. Finalement, merci à Chloé dont la confiance et l’amour m’auront
permis de réaliser ce qui me paraissait impossible.

v
Introduction

Qu’est-ce que la phénoménologie husserlienne : Husserl contre solipsisme et l’ontologie


dans l’édification de sa « Science universelle »

Ce mémoire traitera de la question centrale dans l’œuvre husserlienne de


l’intersubjectivité. Plus précisément, comment Husserl intégrera l’intersubjectivité à son
projet de philosophie première, et surtout, comment une véritable constitution
intersubjective est-elle compatible avec la constitution de l’ego transcendantal? Cette
question, traitée au sein des Méditations cartésiennes, sera problématisée de la manière
suivante : quelle voie Husserl empruntera-t-il, à partir de l’épochè imposée dans la
première méditation, qui semble le contraindre au solipsisme, afin d’atteindre la
communauté intersubjective? Nous voudrons ainsi, non seulement parcourir le chemin vers
la communauté intersubjective, mais aussi démontrer le rôle central qu’y jouera l’ego
transcendantal par son rapport au corps.
Avant d’entamer la question dans son essence, soulignons la portée effective de notre
recherche. La difficulté propre à la question de l’intersubjectivité en phénoménologie
réside principalement dans la constitution médiatisée d’autrui par le biais de son corps. Or,
puisque nous ne pouvons jamais atteindre directement l’expérience primordiale d’autrui,
comment nous assurer que nous entretenons un rapport à l’altérité qui dépasse celui fourni
par nos simples sensations? Au centre même de cette question, une foule de problèmes
persiste : premièrement, comment l’altérité se présente-t-elle à nous? Quel sera le rôle de
la corporéité dans mon accès possible à autrui? peut-on vraiment penser, à partir de la
constitution d’autrui médiatisée, une véritable connaissance d’autrui? Ces questions ne se
laissent évidemment pas résoudre simplement. Ce mémoire, dans sa modeste portée,
tentera de retracer les réponses données à celles-ci dans les Méditations cartésiennes afin
d’esquisser la cohérence propre à la compréhension de l’accès possible à l’autre par
l’édification de structures transcendantales.
Loin d’offrir une réponse satisfaisante, qui nécessiterait une intégration exhaustive de
la variation du projet husserlien, pré et post tournant transcendantal, la description, élaborée
dans ce mémoire, et au centre des Méditations, aura l’avantage de nous donner un aperçu
circonscrit1 de l’ossature d’un tel projet de refondation de la science à partir d’une
philosophie première. Nous choisissons donc d’aborder la question sous l’angle de la
communauté intersubjective pour une raison précise : cette problématique se trouve à être
la confluence de la difficulté des questions de l’ontologie et du solipsisme. C’est-à-dire,
par son opposition inhérente au scepticisme, Husserl devra prouver qu’une connaissance
est possible. Or, cette connaissance, par définition, comprendra une relation à une
extériorité double : la première, celle d’une certaine forme d’ontologie (une connaissance
effective des choses) et la seconde, celle d’une structure commune permettant une
expérience partagée par la communauté. Ainsi, il apparaîtra clair que la résultante de ces
deux questions sera une communauté intersubjective reposant sur la constitution opérée
par l’ego transcendantal. Sommairement, en suivant pas à pas Husserl, nous commencerons
par remettre en contexte son argument en l’opposant au problème du scepticisme. Puis,
nous soulignerons la réponse apportée par Husserl : le retour à l’évidence primordial (c’est-
à-dire, la mise en place de l’épochè et l’ego transcendantal). Celle-ci aura comme effet
d’illuminer une autre problématique : celle du solipsisme. En effet, comment, à partir d’un
retour à ma propre donation, puis-je obtenir autre chose que des certitudes locales limitées
à ma donation phénoménale? De là, nous pointerons que la solution même au scepticisme
(les certitudes dégagées au sein de l’immanence transcendantale) s’appliquera aussi à la
question du solipsisme.
Dans l’esprit de la méthode husserlienne, nous analyserons la deuxième épochè, celle
excluant toute donation s’originant d’autrui, afin de pointer les procédés constitutifs de
mon rapport au monde (les structures de l’ego transcendantal, de même que la donation
permise par la chair). De cette compréhension de la donation d’autrui dans ma perception
et de la constitution d’un monde commun d’expérience, nous montrerons que la culture
elle-même repose sur cette fondation, par le biais des structures transcendantales.

1
Contrairement à un projet thématique qui, pour le travail qui est le nôtre, aurait été trop ambitieux.
Cependant, nous tâcherons, dans les notes, de référer aux discussions pertinentes dans le corpus traduit
husserlien.

10
Finalement, nous retournerons sur la question de la relation à la connaissance en
questionnant le problème de l’a priori matériel : par cette mise en place d’une communauté
monadique, Husserl parvient-il à résoudre le problème de la nature du sensible, et de ce
fait, se voit-il contraint de normaliser ce qu’il nomme « l’ego transcendantal »2? Nous
conclurons donc en montrant que, loin de renoncer à ces investigations, Husserl leur offre
la seule voie possible de règlement, c’est-à-dire, une refondation apodictique menant à une
communauté de structure autorisant une véritable connaissance.
Maintenant que nous avons éclairci la visée de ce mémoire, commençons par replacer
l’argument husserlien dans son contexte. Publiées en 1931, les Méditations cartésiennes
esquissent un portrait plutôt sombre de l’état de la philosophie. Dans l’introduction à son
ouvrage, Husserl décrira l’entreprise philosophique comme étant « gagnée par
l’inauthenticité et le dépérissement »3, une philosophie qui aurait perdu la vigueur et la
détermination que le projet cartésien de refondation lui aurait jadis insufflée. La
multiplication des courants philosophiques, leur existence inconciliable et l’absence de
collaboration réelle affligeraient la pensée de l’époque. Le remède sera pour Husserl
manifeste : renouveler l’entreprise de la philosophie première, sous la forme d’une science
universelle afin de fonder une connaissance certaine par la réintroduction du radicalisme
philosophique (MC, p. 48). Mais, se demandera-t-il, sur quoi modeler son entreprise ou,
plus précisément, sur quelle science, puisqu’il s’agit d’une refondation de la connaissance,
la faire reposer?
Évidemment, aucune science ne pourra a priori servir de modèle, puisqu’elles
reposent toutes sur le même présupposé : celui de l’existence du monde. Or, cette prémisse,
comme plusieurs autres, devra être interrogée. En effet, dès les premières pages de son
ouvrage, Husserl reprendra le doute cartésien et, par là, acceptera aussi son point de départ :
un lieu où l’on met « d’emblée hors-jeu toutes les convictions qui avaient jusqu’alors une
validité à nos yeux, et, parmi elles, toutes nos sciences » (MC, p. 49). Ce processus, qu’il
nommera l’épochè, c’est-à-dire, cette mise entre parenthèses de toute forme de

2
Nous aborderons cette critique à partir de Merleau-Ponty qui a su montrer l’indissociabilité de la subjectivité
multiforme et du monde.
3
Husserl, E. (1994). Méditations cartésiennes et les Conférences de Paris. Paris, Presses Universitaires de
France. p. 47. Dorénavant, MC avec numéro de page, dans le texte.

11
particularisme épistémologique, l’obligera à rejeter la science traditionnelle comme
fondation épistémique a priori de la connaissance.
Ainsi, le but des Méditations cartésiennes se voit clairement défini : Husserl voudra
tracer l’architectonique de son projet d’une science universelle et d’une philosophie
première, à partir d’un réexamen des prémisses de la connaissance. En cela, la reprise de
la méthode cartésienne n’est pas innocente. Par cet acte de refondation radicale, il
questionnera le sens même de l’expression « fondé de manière absolue » : que veut-on dire
lorsque l’on parle de fondation absolue et sur quoi faire reposer celle-ci? C’est précisément
la lacune que critiquera Husserl. Le modèle scientifique, obéissant à la méthode
apodictique4, n’aurait jamais fait l’exercice de questionner la validité de son fondement.
Ceci représenterait une grave erreur : pour une entreprise reposant sur un ensemble
d’implication et visant l’atteinte d’une connaissance ultime, il est nécessaire de déterminer
la vérité de ses prémisses. Husserl proposera ainsi une différenciation de la science selon
deux modes possibles : le premier se présenterait comme fait de culture, donc les sciences
comme on les entend usuellement, issues d’un contexte sociohistorique, et le second en
tant que science vraie et authentique (MC, p. 51). S’inspirant de l’exemple de la géométrie
de Descartes, qui a laissé une lourde marque dans l’histoire de la philosophie pour son
système d’implication, il rejettera comme point de départ tout modèle n’étant pas constitué
à partir d’évidences absolues (les premières), sans pour autant renoncer au modèle déductif
scientifique lui-même, transparaissant dans la science vraie et authentique.
Cependant, comment définir et, surtout, atteindre cet idéal d’une science vraie et
authentique? Il faudra procéder, avant tout, par le questionnement de la méthode
scientifique elle-même. Bien que l’on mette en suspens tout jugement concernant la validité
apriorique des sciences, rien ne nous empêchera de « nous plonger dans leur effort et leur
activité scientifique, et, ainsi, de nous rendre clairs et distincts ce vers quoi ils tendent en
réalité » (MC, p. 52). Cette analyse de la visée sous-jacente de chaque science permettrait
de mettre en évidence pour l’ego « les moments constitutifs de l’idée générale d’une
science authentique » (MC, p. 53).
Grâce à cette analyse, Husserl réalisera, comme Descartes l’avait fait avant lui, que
le problème principal de la connaissance repose sur la capacité à l’asseoir directement sur

4
Cette conception de la science sera en directe lignée avec celle proposée par Descartes. MC, p. 50.

12
une fondation certaine. Dans le cas des sciences, cette fondation, puisqu’elle est extérieure
à la conscience, doit toujours reposer sur un troisième terme permettant de médiatiser ma
structure à celle de l’objet. Donc, on suppose l’existence d’un outil (la science) qui rendrait
pleinement compatible ma perception à la réalité ontique de l’objet. Or, ce troisième terme
médiatisera mon rapport à l’objet, rendant incertain mon rapport à celui-ci. Il faudra, par
conséquent, trouver un moyen de rendre immédiat l’accès à la connaissance, impliquant
que le nouveau fondement se devra d’être accessible directement à l’ego. Afin de
comprendre la subtilité du problème, Husserl exposera la relation existant entre l’acte de
juger et le jugement lui-même en distinguant les jugements immédiats des jugements
médiats.
Pour lui, les jugements médiats sont compris en relation avec d’autres jugements.
Par exemple, la foi en un énoncé est conditionnée par la croyance en une série d’autres
propositions (MC, p. 53). Ainsi, afin d’élucider la vérité de l’argument, nous devrons
remonter à sa racine afin d’établir la vérité ou la fausseté de la première prémisse. Husserl
nous dira que, pour les jugements médiats, cette attestation d’une prémisse est, en elle-
même, médiate, mais repose ultimement sur des jugements immédiats appartenant au sens
du jugement. Donc, les jugements médiats doivent, en définitive, reposer sur un jugement
immédiat, issu d’une évidence directe. Si cela s’avère vrai, ce processus permettra, une fois
la vérité de cette fondation atteinte, une constitution continuellement vraie d’un jugement
apodictique. Cette unicité et cette identité à elle-même de la structure déductive, de même
que la possibilité de reproduire cette vérité et d’y accéder continuellement, seront ce qui
garantira l’acquisition d’une vérité durable faisant d’elle ce que Husserl appellera une
connaissance.
Dans le cadre de la fondation véritable, un jugement pourra alors être qualifié de
concordant, c’est-à-dire, une concordance entre le jugement et ce qui est jugé (une chose
ou un état de choses) :
« ... juger est une visée et, en général, une simple présomption qu’il s’agit de ceci ou de cela; le
jugement (ce qui est jugé) est alors une chose ou un état de choses simplement présumé ou encore
la visée d’une chose, la visée d’un état de choses » (MC, p. 53).

Cette définition du jugement viendra naturellement s’opposer à celle de l’évidence.


À l’opposé du jugement, l’évidence se présentera dans un accès direct (« en tant que tel »)
à un état de choses. Par le passage conscient d’un jugement présomptif, qui donnera un

13
possible, à l’évidence correspondante, qui elle présentera un « en tant que tel », il
s’effectuera un remplissement de la visée, résultant en la donation de l’intuition évidente
que la visée est correcte. Or, cette leçon, fournie par l’étude du processus normal de la
science, viendra nous informer sur le type de connaissance à laquelle elle s’intéressa : une
connaissance fondée ultimement sur des évidences dont le retour à ses racines est toujours
possible.
Partant, il reprendra à son compte ce que l’on pourrait appeler le fond et la forme
de l’argument cartésien : la volonté d’atteindre une connaissance certaine par la fondation
d’une science universelle se doit de recourir à un système d’évidences. Ainsi, il montrera,
grâce à sa définition d’évidence comme « expérience d’un étant et d’un étant tel », qu’un
accès à la chose est possible, et que :
« …l’évidence parfaite et son corrélat, la vérité pure et authentique, se donnent comme une idée
inhérente à l’effort cognitif, aspirant au remplissement de l’intention qui vise, et donc comme une
idée qu’on peut obtenir en s’adonnant à un tel effort » (MC, p. 55).

Mais, dans quelle direction devons-nous orienter cet effort? Le problème, soulignera
Husserl, réside dans la méthode asymptotique propre à la science. Dans une opposition
envers la vérité relative de la « connaissance triviale », la science tentera de toujours
perfectionner ses vérités afin de tendre vers une connaissance plus complète. Obéissant
toutes deux à cette méthode, la science et la philosophie se concevraient comme « un ordre
de connaissance qui part de connaissances en soi antérieures pour aller jusqu’à des
connaissances en soi postérieures » (MC, p. 55), par une fondation prenant assise dans la
nature même des choses, c’est-à-dire, des systèmes déductifs. Cela dit, elles ne voient pas
que le problème se situe dans le choix du point de départ, c’est-à-dire, notre évidence de
départ. Ainsi, malgré la certitude assurée par la force déductive qui unit les évidences
apodictiques, comment choisir, parmi la multitude d’évidences apparemment certaines,
celles sur lesquelles nous établirons notre système? Pour répondre à cette question, Husserl
examinera, comme fondation de l’édifice de la connaissance, l’évidence de l’existence du
monde. Puisque toutes les sciences se reportent à cette prémisse afin d’assurer leur
validité5, il serait normal qu’elle soit l’une des pierres angulaires de son projet :
« La question des évidences absolument premières semble se résoudre sans peine. L’existence d’un
monde ne se présente-t-elle pas tout simplement comme une évidence de ce type? C’est au monde

5
Une science est dite ‘vraie’ si elle possède un modèle prédictif correspondant à l’état du monde.

14
que se rapporte la vie dans son activité quotidienne; toutes les sciences s’y rapportent aussi : de
façon immédiate, les sciences empiriques; de façon médiate, les sciences aprioriques, en tant
qu’instruments de la méthode » (MC, p. 59).

Mais rapidement Husserl exposera l’impossibilité d’utiliser cette thèse, et ce, malgré le
caractère apparemment antérieur de cette prémisse à celles de toutes les sciences : la vérité
ontologique du monde objectif ne m’est pas donnée immédiatement. Il est clair que l’on
peut aller jusqu’à douter de l’existence du monde, c’est-à-dire, qu’il y ait une possibilité
du non-être du monde. On pourrait, par exemple, penser le monde comme n’étant qu’une
illusion ou bien un rêve :
« Non seulement une expérience singulière peut perdre toute valeur en se révélant être une illusion
des sens, en outre, ce qui est à chaque fois tout le contexte de l’expérience qui peut être embrassé
comme une unité peut se révéler être une illusion, comme un rêve cohérent » (MC, p.60).

Alors, sur quoi repose cet outil d’analyse (la science) permettant de déterminer la
« nature même des choses »? Pour répondre à cette question, Husserl devra cette fois
interroger la forme téléologique, qui pointe au travers de l’esquisse de la science, et la
récuser par le postulat d’un premier principe de méthode :
« Il est manifeste que, si je commence en philosophie puis que je tends vers le but présomptif d’une
science véritable, je ne peux porter aucun jugement ou en admettre la validité que je ne l’aie tiré de
l’évidence, dans des expériences au sein desquelles, pour moi, les choses et les états de choses en
question sont présents en tant que tels » (MC, p. 56).

Ainsi, dans l’analyse des sciences, ce sera à l’ego de celui qui réfléchit que
reviendra la tâche d’évaluer la portée et la clarté de chaque évidence afin de trouver celles
qui soient absolues. Bien que l’ego soit cet outil par excellence pour une investigation
fondamentale, le problème, celui de la concordance entre mes perceptions et la « nature
même des choses », demeure entier. Comment obtenir une certitude absolue à partir d’un
monde réduit de sa validité ontologique? L’expression « certitude absolue » frappera
l’attention de Husserl, comme étant problématique, ou du moins, comme devant être
élucidée (MC, p. 57). En décomposant le sens de cette expression, on obtiendra deux
concepts différents au milieu du recentrement du questionnement husserlien : par cette
expression est impliqué qu’il existe une différence entre ce qui est « certain » de ce qui est
« absolument certain ». Pour Husserl, l’évidence bien qu’étant « la saisie d’un étant ou
d’un étant-tel, sur le mode du « soi-même », dans la totale certitude quant à cet être, ce qui
exclut donc tout doute » (MC, p. 57), ne suffit pas à l’obtention de ce que Descartes nomme

15
« le principe de l’édification d’une science véritable » (MC, p. 59). En effet, la totale
certitude d’un état de fait ne garantit aucunement sa vérité : même si nous avons l’intime
conviction d’un certain fait, il peut s’avérer que ce fait soit une illusion. Cette forme de
certitude conserve donc en soi la possibilité de devenir douteuse.
Ceci n’est toutefois pas le cas pour l’évidence absolue qui, dans le cas présent, est
synonyme d’évidence apodictique. Cette forme d’évidence, en plus de permettre le même
type de certitude sur l’état des choses, possède « la propriété d’exclure d’emblée comme
étant sans objet le moindre doute concevable » (MC, p. 58). Mais que veut-on dire lorsque
l’on parle d’évidence absolue? Le premier sens donné en sera un comparatif. Il permet de
mettre en lumière la différence existant entre la perfection, dont l’exigence est idéale, et
l’évidence. Or, Husserl nous dira que, sous l’épochè, nous disposons, au sein de l’ego,
d’une infinité d’expériences qui soient plus ou moins parfaites. Cette imperfection serait
une obscurité relative, propre à l’autodonation des choses, donc des « éléments de visées
préalables et de visées concomitantes incomplets » (MC, p. 57). Ainsi, le perfectionnement
de ces visées se fera sous la forme d’une progression, synthétisant les « expériences
concomitantes » afin de les amener à devenir une expérience effective remplie. Partant,
Husserl voudra combiner cette définition de l’évidence avec la forme apodictique : en
joignant les deux, il obtiendra un énoncé fondamental ayant une certitude totale et
possédant aussi le caractère apodictique. Donc, si l’on parvient à comprendre les structures
de donation de l’évidence, à partir d’un modèle déductif des lois de l’ego6, ce que l’on
obtiendra sera une « évidence apodictique » qui nous mènera à une connaissance certaine.
Or, pour atteindre le statut de connaissance, l’évidence apodictique doit parvenir à
une correspondance avec le monde même. Par conséquent, toute tentative de fondation de
la connaissance scientifique (ou bien de la connaissance en général) rencontrera deux
problèmes qui sont intimement liés : le problème de l’ontologie (sous la forme de la
correspondance possible entre le monde et ma perception) et celui du solipsisme (comme
impossibilité à dépasser ma connaissance possible de soi7). Le problème de l’ontologie se

6
C’est bien là l’essence du projet phénoménologique : comprendre le sujet percevant et comment il en vient
à constituer les objets de son monde.
7
« …l’interrogation sans fin sur la possibilité de connaître, bref le scepticisme ». Husserl, E. (2008). Idées
directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures Tome premier:
introduction à la phénoménologie pure. Paris, Gallimard, p. 86. Dorénavant, Idées I avec numéro de page.

16
présente comme suit: comment peut-on atteindre la connaissance d’une chose si la seule
chose à laquelle nous avons accès est son phénomène? Ce problème viendra rejoindre celui
du solipsisme, car, si mon accès se limite aux phénomènes, comment affirmer la similarité
de mon expérience à celle d’autrui? De ces deux questions un leitmotiv émane : peut-on
réellement atteindre les choses mêmes et ainsi affirmer que nous avons l’expérience d’autre
chose que de nous-mêmes?
Nous répondrons en exposant la solution donnée par Husserl : le retour à la subjectivité
transcendantale. À partir du constat de mon existence, du fameux « je pense donc je suis »,
il voudra montrer qu’il existe, au sein de ce qu’il nomme la subjectivité transcendantale,
une structure apodictique élucidable par l’ego qui entretient un rapport direct avec l’altérité.
Ainsi, cet ego occupera la place d’évidence absolue sur laquelle il fondra son projet de
connaissance et à partir duquel l’établissement d’un monde commun sera possible.
Alors que Descartes voit dans ces questions le lieu d’une fondation
ontothéologique, Husserl se lancera dans une étude de l’essence des choses à partir d’un
constat bien précis. Lorsque le sujet « met entre parenthèses » le monde ainsi que toute
forme de particularisme8, il lui parvient un phénomène caractérisé par l’expression
« conscience de » : « en effet, cette vie est constamment là pour moi ; constamment, dans
le cadre d’un champ de contemporanéité, elle est consciente selon la perception dans
l’originalité la plus originaire, elle, en tant qu’elle-même… » (MC, p. 62). Cette relation
qui unit l’ego à l’objet se voit donc d’emblée assurée par la certitude fondamentale : je
pense donc j’existe. Si la conscience est toujours une conscience intentionnelle (donc une
conscience de quelque chose), alors l’objet que le sujet perçoit existe de façon certaine, du
moins pour lui-même en tant que pure expérience ou noème (MC, p. 56). Ce
questionnement traversera les Méditations cartésiennes et aura comme test ultime la
constitution d’une communauté intersubjective. En effet, si Husserl parvient à résoudre le
problème de la constitution d’une communauté, et s’il veut fonder une nouvelle science, il
devra rendre compte de la subjectivité d’autrui et de sa participation dans le monde, ce que
nous explorerons dans les prochains chapitres.

8
« Bref, non seulement la nature corporelle, mais aussi, dans son entier, le monde environnant concret de la
vie, au lieu d’être pour moi existant, ne sont plus désormais que des phénomènes d’être. » MC, p. 62.

17
Développement

1. Immanence transcendantale : l’ego transcendantal et son rôle dans le projet


husserlien

Nous explorerons dans ce chapitre les répercussions associées à la


réduction transcendantale, c’est-à-dire, le recours à un ego cogito demeurant le seul constat
possédant une certitude dont l’inexistence même serait absurde. Ainsi, nous renoncerons
provisoirement par le fait même à toute autre forme d’extériorité, incluant la communauté
intersubjective :
« Les autres hommes et animaux ne sont, en effet, pour moi que des données de l’expérience, en
vertu de l’expérience sensible que j’ai de leur corps physique; or, puisqu’elle est mise en question,
je ne suis pas fondé à utiliser la validité de cette expérience » (MC, pp. 61-62).

Conséquemment à ce retrait, nous perdons, temporairement, l’accès au corps ainsi


qu’à toute forme de culture, donc d’intersubjectivité. Ce procédé nous laissera avec un ego
dépouillé de tout particularisme, de tout rapport à une altérité. À ce point de l’argument,
l’issue de ce projet semble incertaine. Bien que Husserl nous propose comme lieu de
fondation l’ego cogito, en tant que certitude apodictique, l’évidence d’une sortie du
solipsisme vers l’atteinte d’une communauté intersubjective, à partir d’un ego réduit, paraît
plus que douteuse. Or, dans un extraordinaire retournement, Husserl nous dira que l’acte
même d’abstention (épochè) porte en lui la solution à cette impasse.
Que l’on doute de façon radicale ou bien que l’on mette entre parenthèses le
monde, toute action s’effectue néanmoins à l’intérieur de notre flux d’expérience. Dans le
retrait de toute forme de validité ontique à l’expérience, nous faisons, du même coup,
apparaître les phénomènes, donnant ainsi l’ego cogito comme un point fixe, toujours situé
au centre de toutes les expériences. Partant, l’ego cogito sera cette pierre au milieu du
courant qui reste immobile malgré l’écoulement du flux d’expérience. Dans chaque
moment de ma vie, qui se donne à moi selon une impression d’écoulement, je demeure
toujours celui qui expérimente. Husserl soulignera ingénieusement que, malgré
l’abstention que je fais du monde (l’épochè), la certitude de mon ego cogito se temporalise.
Cette attitude, que l’ego cogito réduit prend par rapport au monde donné, se doit, elle aussi,
de s’écouler dans la succession de mes moments vécus, donc dans celui du temps
personnel.
Ainsi, puisqu’il s’agit de moments de ma conscience vécus, je peux diriger sur eux
mon attention :
« En fait, cette vie est constamment là pour moi ; constamment, dans le cadre d’un champ de
contemporanéité, elle est consciente selon la perception dans l’originalité la plus originaire, elle,
en tant qu’elle-même ; selon la mémoire, ce sont tantôt ces moments-là du passé de cette vie qui
sont de nouveaux conscients, ce qui veut dire : en tant que ces moments passés eux-mêmes » (MC,
p. 62).

Ces moments, dont je peux disposer à tout instant, ont pour moi une validité
phénoménale dont la croyance naturelle, c’est-à-dire, la croyance en leur vérité
ontologique, aura été suspendue.
On voit donc poindre les linéaments de la solution phénoménologique. Afin de
sortir du doute radical, Husserl devra situer ce qu’il y a de certain et d’évident. Tout comme
chez Descartes, la solution se trouvera dans l’ego cogito (ici, l’ego transcendantal). Le
sujet, dans son expérience personnelle du monde, possède, pour lui-même, la certitude de
celle-ci. Ce que l’ego perçoit, dans cette relation personnelle qu’il entretient avec le monde,
se présente sous la forme de phénomènes. Ainsi, le sujet aura dorénavant comme certitude
absolue son accès aux phénomènes, c’est-à-dire, que ce que lui, en tant que sujet de
l’expérience, perçoit. Bien que ne pouvant lui fournir aucune certitude sur la composition
du monde, l’épochè donnera au sujet un champ infini d’expériences possibles et certaines,
ne serait-ce que pour lui-même. Le défi sera donc ici de les faire parvenir au statut de
connaissance.

19
a. Le pôle subjectif comme arrimage à la connaissance : définition de l’essence par
rapport à l’expérience du sujet dans l’épochè.

Il ressort de l’explication précédente deux éléments qu’il nous faudra distinguer :


le premier étant l’ego et le second la chose phénoménale. Ici, le problème de la
connaissance se manifeste avant tout dans les différentes modalités de relations qui les
unissent. Par exemple, comment l’ego perçoit-il les objets? Quels sont leurs sens possibles?
Accède-t-il directement aux objets? Avant de considérer ces questions, nous devons
expliquer le rôle et la visée de cette entreprise à partir de la seule chose certaine : l’évidence
indéniable de l’ego. Husserl décrira cette modalité de la conscience comme étant celle de
la « subjectivité transcendantale » (MC, p. 71), celle d’un ego transcendant et fluant.
Cependant, cette certitude pour le sujet lui-même est loin d’être satisfaisante dans le cadre
de son projet élargi : « [c]ar si absolu que soit cette évidence de l’être de l’ego pour lui-
même, elle ne coïncide pourtant pas purement et simplement avec l’évidence de l’être des
données multiples de l’expérience transcendantale » (MC, p. 72). Donc, la fondation d’un
projet épistémologique, sa philosophie première, ne se laissera pas réduire aux simples
éléments de l’ego.
Dans une tentative d’explication du monde et des choses, il doit, avant tout, montrer
que la certitude propre à l’ego transcendantal peut se transposer aux autres fonctions de la
conscience (remémoration, imagination, perception, etc.) de façon à assurer les modalités
de constitution des éléments supérieurs de l’ego. Husserl nous dira donc qu’
« il faut sans doute montrer ceci : ce n’est pas la simple identité du « je suis » qui est l’élément
absolument indubitable de l’auto-expérience transcendantale, mais c’est une structure universelle
et apodictique de l’expérience du moi (par exemple la forme temporelle immanente du flux du
vécu) qui s’étends à travers toutes les données particulières de l’expérience de soi affective et
possible… » (MC, pp. 72-73)

C’est donc une entreprise ambitieuse à laquelle Husserl s’attaque. En élargissant


l’évidence certaine donnée par la conscience à ce qu’il nomme une « structure universelle
et apodictique de l’expérience du moi », il posera, en germe, la possibilité d’une
invalidation de l’objection sceptique. Nous procédons dans cette direction afin de montrer
la transition nécessaire à opérer dans le type même d’examen phénoménologique pour
quitter le solipsisme, dans le but d’atteindre la communauté intersubjective9.
Husserl passera du questionnement de la simple évidence de son existence vers les
modalités de présentation du monde, des choses et de soi-même. Il effectuera deux choses :
la première, il assurera la possibilité d’une certitude de la connaissance descriptive pour le
sujet, c’est-à-dire, ce que je perçois existe ne serait-ce que pour moi. Et la deuxième, il
déplacera le questionnement du solipsisme vers la communauté : existe-t-il des structures
qui régissent l’expérience individuelle et qui donc rendent possible pour l’autre, comme
elles le permettent pour soi, la connaissance?
Cependant, la dernière question demeure prématurée à ce point-ci des Méditations
cartésiennes. Ne souhaitant pas franchir trop rapidement les étapes le menant vers les
sphères supérieures de la conscience, il voudra préserver le caractère apodictique, de même
que la possibilité de tirer un sens de l’étude faite par la phénoménologie descriptive,
phénoménologie dite statique. Celle-ci vise, non pas à poser les lois de la conscience
transcendantale, mais bien à les décrire10. Toujours avec le même esprit méthodique,
Husserl exposera une division de sa phénoménologie transcendantale et des tâches qui lui
incombent afin de bien exposer le déroulement argumentatif à venir : la première partie
devra s’occuper d’investiguer le « domaine… de l’auto-expérience transcendantale » (MC,
p. 74) alors que la seconde devra se faire critique de la science transcendantale. Cette
division s’explique par la nécessité méthodologique d’expliciter le sens des données
fournies par l’expérience transcendantale, avant de pouvoir en faire la critique. Ainsi, en
gardant clairement à l’esprit que l’objectif ultime n’est pas la simple contemplation des
essences perçues par l’ego, mais plutôt l’explicitation des structures de l’expérience, il
s’ensuivra la nécessité d’une entreprise critique. À ce propos, Husserl, parlant de sa
méthode, nous invitera à procéder avec prudence :
« Mais l’erreur était dans la méthode, elle était de sauter tout de suite dans l’intersubjectivité
transcendantale en sautant par-dessus l’ego-origine, l’ego de mon épochè, qui ne peut jamais perdre

9
Nous verrons que la continuité existant entre le solipsisme et la communauté intersubjective n’est pas aussi
naturelle qu’Husserl voudrait bien le croire. Bien qu’il réussisse à démontrer la possibilité d’une connaissance
pour autrui, sa constitution d’une communauté, elle, demeure lacunaire (comme nous le verrons plus loin
dans la §9).
10
« On verra, en fait, qu’un solipsisme transcendantal n’est qu’un niveau inférieur de la philosophie et que,
en tant que tel, il doit être circonscrit de manière méthodique pour que puisse être mise en œuvre de manière
correcte la problématique de l’intersubjectivité transcendantale ». MC, p. 75.

21
son unicité ni ce qu’il a de personnellement indéclinable… Telle est la leçon effective de
l’interprétation philosophique de soi-même dans l’épochè. Elle permet de montrer comment l’ego
continuellement unique, dans le cours intérieur de sa vie constitutive originelle, constitue une
première sphère objective, la sphère « primordiale », et comment à partir de là il s’acquitte, d’une
façon motivée, d’une prestation constitutive par laquelle une modification intentionnelle de soi-
même et de sa primordialité accède à la valeur d’être sous la rubrique « perception d’autrui »,
perception d’un autre, d’un autre ego, qui est pour soi-même comme je le suis moi-même »11.

Cette citation de 1936 montre très clairement la voie husserlienne concernant


l’accès à autrui, toujours en mire dans sa démarche. Il nous faut retenir de ce passage
l’importance de la constitution de l’ego transcendantal en tant que je unique. Ainsi, avant
de concevoir les différentes modalités de l’intersubjectivité, il nous faut, dira-t-il,
impérativement comprendre les implications du « je » transcendantal puisque, fait
surprenant, malgré la mise en place de l’épochè, le sujet est et demeure unique, voire
monadique. Il continue à se poser et à exister comme lieu de la constitution, comme théâtre
des processus, parfois même non-conscients, de l’ego.
Il est maintenant clair que la difficulté de l’atteinte du monde réside, avant tout,
dans la compréhension de l’ego en tant que point de fondation à la connaissance sous
l’angle de ses structures constitutives. Ce qu’il faut comprendre se subsume dans le mode
d’apparaître du monde, et surtout, comment il prend sens en tant que phénomène vécu à
partir de ma position de sujet.
Avant de passer à l’explication des mécanismes responsables de la constitution du
moi réduit, nous devons expliciter les éléments constitutifs de son unicité et donc répondre
à la critique psychologiste : si ce qu’il s’agit de comprendre relève non pas simplement du
sujet individuel, mais bien des mécanismes de l’ego et que nous cherchons une science
nous permettant de comprendre l’intentionnalité propre au sujet, pourquoi ne pas recourir
à la psychologie comme science fondamentale, se servant de l’outil phénoménologique,
afin de comprendre les processus responsables de la constitution de l’ego? En quoi, donc,
les processus cognitifs sont-ils différents de ceux de l’ego réduit?

11
Husserl, E. (1976). La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Paris,
Gallimard, pp. 210-211. Dorénavant, Crise avec numéro de page.

22
b. La différence entre le Je psychologique et le Je transcendantal

Ce questionnement traverse l’ensemble de l’œuvre de Husserl et s’avère essentiel afin


de bien saisir le concept même d’ego transcendantal. Prenons donc quelques instants pour
tracer le clivage existant entre le je transcendantal et le je psychologique.
L’entreprise de définition phénoménologique de l’ego transcendantal débute avec la
mise en place de l’épochè. Comme nous le savons maintenant, l’épochè permet d’évacuer
tout recours à une extériorité chez le sujet, que ce soit par rapport au monde ou bien en
fonction de ses croyances. Nous obtenons ainsi un ensemble de procédés de constitution
permettant l’apparition du sens au sein de l’ego réduit. Ainsi, même si l’on suspend tout
autre type d’expérience, ce que j’expérimente demeure valide pour moi en tant
qu’expérience vécue. Toutefois, puisque ces expériences ne sont valides que dans la
mesure de leur corrélat intentionnel, elles ne sont pas des preuves ou bien des informations
sur le monde ontique. Elles ne sont, au contraire, valides que dans leur relation à l’ego.
Il s’agit là d’une nuance importante : ce qui demeure de l’ego, une fois sous le couvert
de la réduction transcendantale, n’est plus essentiellement une composante directe du
monde, contrairement à l’ego de la psychologie. L’ego transcendantal n’est plus ce sujet
réflexif plein dont les sciences traitent comme étant un objet de la nature. Il est détaché des
contenus concrets de conscience pour n’être que cet ensemble de processus évidé (MC, pp.
72-73) au maximum de l’expérience de contenus. Mais pourquoi est-ce le cas?
Husserl ne voudra pas nier, dans le cadre des Méditations cartésiennes, le rôle du corps
dans la constitution du sujet. Cependant, la visée de son projet nécessite une fondation
solide et indubitable. Ainsi, le rôle de l’épochè serait :
« …exclusivement comme fondement de la validité de toutes les validités et de tous les principes
objectifs, pour moi, donc, il n’y a ni je psychologique ni phénomènes psychiques au sens de la
psychologie, c’est-à-dire des éléments constituants propres à des êtres humains de type
psychophysique » (MC, p.69)12.

On explique alors cette absence par la transition entre deux modes complètement
différents d’investigation. Husserl passera ici du je psychologique, qui contient
l’expérience humaine en tant que je qui suis un corps dans le monde, vers un je

12
On retrouve aussi une discussion intéressante de cette notion dans Idées I, § 32.

23
transcendantal qui serait une structure, tirée de l’expérience de ma conscience, issue d’une
investigation de son l’autodonation.
Donc, la réduction radicale n’implique pas une suppression du je psychophysique : on
parlera plutôt d’une mise de côté. La raison relève de ce qui est directement démontrable :
si Husserl veut établir une connaissance fondatrice, il doit faire reposer son édifice
seulement sur ce qu’il y a de certain. Manifestement, le rapport au corps ne peut pas être
pris comme point de départ puisque, bien que la conscience soit certaine, le pendant ontique
de la corporéité, lui, n’est pas une évidence absolue. C’est ce rapport qui disqualifiera la
psychologie en tant que science fondamentale : elle traitera toujours d’un sujet s’appuyant
sur la validité d’un monde qui, dans l’épochè, sera mis de côté. Donc, le seul moyen de
réaliser une fondation certaine sera d’expliciter la constitution du moi réduit pour migrer
lentement vers le corps, puis vers la communauté intersubjective13.
À ce sujet, il dira de ce moi que :
« [l]a ‘subjectivité transcendantale’ n’a donc pas ici le sens d’un produit de la construction
spéculative; elle constitue avec ses vécus [Erlebnissen], ses facultés [Vermögen] et ses opérations
[Leistungen] transcendantales, un domaine absolument autonome d’expérience directe, bien que,
pour des raisons essentielles, cette expérience soit demeurée jusqu’ici inaccessible »14.

C’est précisément ici que le je psychologique échoue. La citation précédente nous


montre que l’ego de l’investigation husserlienne (l’ego réduit) n’est pas une expérience de
pensée : il est l’essence de la réflexion introspective. Contrairement au je psychologique
qui reprend les données fournies par l’anamnèse et l’introspection d’un sujet pour édifier
inductivement son système, l’ego transcendantal réduit, dont il ne reste que les structures,
fournit les seules données directes qui sont celles de la constitution du sens15.
Dans l’optique de la fondation de la connaissance, seules des données apodictiquement
évidentes peuvent servir à la constitution d’un système de pensée. De la même manière, ce
que l’ego réduit assure, du moins à ce point-ci de l’argumentaire, sera un sol d’énoncés

13
Ce n’est donc pas un rejet d’emblée des sciences naturelles et encore moins un rejet de la psychologie.
Husserl, dans son souci de la méthode, s’affaire à constituer un projet qui soit solide et indubitable, et ce, à
partir de base certaine.
14
Husserl, E. (1993). Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique
pures: La phénoménologie et le fondement des sciences. Paris, Presses Universitaires de France, p. 183.
Dorénavant, Idées III avec numéro de page.
15
On parle ici des synthèses passives, du flux du vécu et de l’intentionnalité. Ces thèmes seront repris plus
loin et ne sont que sommairement abordés ici afin de laisser place à la comparaison que Husserl opère entre
le je psychologique et le je transcendantal.

24
vrais qui, de façon descriptive, devront être analysés. Pour reprendre la formulation de
Denis Fisette : « il n’y a rien de magique dans le passage de la subjectivité concrète à la
subjectivité transcendantale, car le contenu de la première, son noème ou contenu
intentionnel est conservé dans la seconde, avec cette différence qu’il perd la signification
psycho réelle »16. Cette perte ne sera pas un abandon, mais un report : ce sera seulement à
partir d’une constitution transcendantale qu’une connaissance absolue et apodictique de la
conscience émergera. Ainsi, engageons-nous maintenant dans la description de la
constitution de cette pierre angulaire qu’est le moi réduit.

16
Fisette, D. Husserl et Fichte : Remarques sur l’apport de l’idéalisme dans la phénoménologie. p. 14.

25
2. La constitution du moi réduit (ego réduit)

Maintenant que nous avons rendu plus claire la nécessité d’un retour au moi réduit, il
nous faudra élaborer sur la manière dont il se constitue. La donation de l’ego doit être
comprise à partir de son existence, puisque, pour Husserl : « L’ego même est pour lui-
même existant d’une manière continûment évidente, et par conséquent se constituant en
lui-même comme existant » (MC, p. 113). Ici, les processus d’autoconstitution de l’ego
transcendantal seront la clef de l’extension de la certitude du moi réduit à l’ego individué.
Ils permettront de décrire et de comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la fondation
transcendantale elle-même, qui se trouve à être la base de tout je. Autrement dit, en
introduisant l’autoconstitution, Husserl veut faire sortir son concept de la pure expérience
de pensée pour expliciter, concrètement, les piliers de son édifice par la mise en évidence
de la donation de l’ego à lui-même, sous la forme de cette autoconstitution fluente de la
conscience marquant le passage du temps personnel. Ainsi, pour comprendre la
détermination du sujet lui-même, Husserl, comme le dit si bien Schnell,
« … réfère ici à trois types de phénomènes : les datas sensibles constitués comme « temporalités
immanentes » spécifiques à l’ego; les habitudes et les sédimentations constituées en tant que
« convictions durables » (bleibende Überzeugungen), qui déterminent précisément le Soi en tant
que pôle égoïque concret; ainsi que les « objets transcendants » (données soit actuellement soit
potentiellement) – avec la condition de prendre en considération exclusivement ce qui apparaît
(spatialement) selon ma propre sensibilité ( ainsi que les aperceptions qui sont inséparables de mes
modes sensibles d’apparence, c’est-à-dire, inséparables de ma « vie propre ») »17.

Les trois éléments énumérés plus haut (les data sensibles, convictions persistantes et
les objets transcendants) viendront chacun jouer un rôle dans l’élucidation de la structure
de l’ego. Ces trois éléments composent tous des aspects différents et uniques de la
constitution du « je ». Explicitons chacun d’eux.

17
« …refers here to three types of phenomena: the sensitive data which are constituted as “immanent
temporalities” specific to the ego; the habitualities and sedimentations constituted as “abiding convictions”
(bleibende Überzeugungen), which determine precisely the Self as a concrete egoic pole; and the
“transcendent objects” (given either actually or potentially) – with the condition to take into consideration
exclusively what appears (spatially) according to my own sensitivity (and to the apperceptions that are
inseparable from the sensitive modes of appearance, that is, inseparable from my “own life”)» Schnell, A.
Intersubjectivity in Husserl’s Work. Paris : Université Paris-Sorbonne, p. 16.
a. Les data sensibles et la temporalité

Avant de se lancer dans l’étude de l’identité temporelle avec lui-même de l’ego,


Husserl devra montrer la possibilité d’une certaine forme de persistance dans l’ego du
simple vécu. En effet, sans cette possibilité d’une certitude continue, l’affirmation de
l’existence de l’ego perdrait sa force : rien n’assurerait la continuité des expériences
vécues, ce qui condamnerait l’ego réduit à n’être qu’une succession brisée de moments,
détachés les uns des autres. Or Husserl, en retournant au rapport que nous entretenons avec
les objets phénoménaux, remarquera qu’un processus est à l’œuvre dans l’écoulement
temporel de la conscience qui assurera cette cohérence, c’est-à-dire, la synthèse :
« Si je prends, par exemple, la perception de ce cube comme thème de description, je vois alors,
dans la réflexion pure, que ce cube-là est donné de manière continue comme l’unité d’un objet dans
une diversité multiforme et variable des modalités d’apparition qui lui sont propres de manière
précise. Ces modalités d’apparition ne sont pas dans leur déroulement une succession de vécus sans
rapport entre eux. Ils s’écoulent au contraire dans l’unité d’une synthèse qui est telle que, au sein
de ces vécus, c’est d’un seul et même objet apparaissant que l’on prend conscience » (MC, p. 85).

Cet exemple illustre ce à quoi Husserl s’attaquera : un processus permettant d’unifier


les différentes impressions d’un même phénomène pour former un objet, s’écoulant dans
le temps. Ce processus permettant l’unification du vécu de conscience appartient par
essence au cogito et se présente sous la forme d’une « structure descriptive de diversités
dont l’organisation noético-noématique est bien déterminée » (MC, p. 86). Cette modalité
de la conscience peut ensuite, selon Husserl, faire l’objet d’une foule de complexifications,
permettant de constituer les autres types de fonctions de la conscience (p. ex. la
remémoration, la comparaison…). Mais cela n’empêche qu’ :
« Il reste cependant quelque chose d’absolument général dans toute conscience en tant qu’elle est
conscience de quelque chose. Ce quelque chose, c’est l’objet à chaque fois intentionnelle en elle,
et qui, en tant que tel, est conscient sous la forme d’une unité identique des modes de conscience
tantôt noétique, tantôt noématique, qu’ils soient ou non d’ordre intuitif » (MC, p.86).

Par conséquent, bien que l’intentionnalité, la « conscience de », constitue la forme


primordiale de la conscience, sa pleine compréhension dépendra d’une explicitation de la
structure de synthèse. En montrant la nécessité d’expliciter le caractère synthétique des
visées intentionnelles, on verra aussi s’étendre son champ de certitude : puisque dans
l’examen phénoménologique surgit l’évidence de mon autodonation, il est normal, lorsque

27
je continue mon examen phénoménologique, que cette validité se prolonge aux éléments
qui la constituent en tant que phénomènes vécus.
Ainsi, le caractère sine qua non de la synthèse dans la compréhension de la donation
de la conscience apparaît évident. Sous une de ses formes fondamentales, la synthèse se
donnera comme une synthèse d’« identification ». Celle-ci, à la fois passive et rectrice de
la conscience interne du temps (MC, p. 87), sortira de son inertie dans la donation du temps
objectif. Par la mise en place de la synthèse comme socle à la persistance des vécus de
l’ego, on obtient de facto une série successive de donations intentionnelles. Par exemple,
si je perçois le cube, il m’apparaît comme le même cube, et ce au travers de moments
intentionnels distincts. Ce phénomène sera décrit comme « flux » de la conscience (MC, p.
87). Ainsi, sous la forme d’un sens objectif immanent, l’objet se donnera à moi comme
succession continue de propriétés.
Dans cette donation fluente, les périodes et les phases temporelles du temps interne se
présentent sous la forme d’apparitions continuellement changeantes d’un objet unique.
Cette temporalité n’est pas l’œuvre d’une forme d’agrégation présupposée des propriétés
intrinsèques de l’objet qui viendrait donner comme préassemblé les différents moments de
la perception. Il s’agit, à l’inverse, d’une constitution d’identité unissant la multiplicité
d’apparitions sous l’égide du temps immanent18.
Rappelant la mise entre parenthèses de la thèse de l’existence du monde, il nous dira
que le cube se donne phénoménalement, de façon immanente, à ma conscience. Ainsi la
stabilité de cet objet ne sera pas garantie par son existence ontique, elle s’appuiera dans la
structure dite « syntaxique » (MC, p. 88) de la synthèse, qui en ordonne la donation.
L’identité de l’objet se voit ainsi garantie par cette synthèse d’identification. Cependant,
l’identification s’opère toujours dans la conscience, qui elle-même, prend place dans le
temps de ‘la conscience’. Ce constat lui permettra de mettre en évidence que :
« C’est au contraire l’ensemble de la vie de la conscience, comme nous l’avons dit auparavant, qui
est synthétiquement unifié. C’est donc un cogito universel qui comprend synthétiquement en lui
tous les vécus de conscience singuliers qui se dessinent, ainsi que son cogitatum universel dont le
fondement, à des niveaux divers, réside dans les multiples cogitata particuliers. Mais cette

18
« … c’est dans un seul et unique flux de conscience que se constituent à la fois l’unité temporelle
immanente de son et l’unité du flux de la conscience elle-même. Aussi choquant (sinon même absurde au
début) que cela semble de dire que le flux de la conscience constitue sa propre unité, il en est pourtant ainsi. »
Husserl, E. (1964). Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Paris, Presses
Universitaires de France, p. 105. Dorénavant, Leçons avec numéro de page.

28
fondation ne doit pas être comprise comme une construction obéissant à la succession temporelle
d’une genèse puisque tout vécu singulier concevable ne fait que se détacher sur le fond d’une
conscience globale dont l’unité est toujours présupposée…. La forme fondamentale de cette
synthèse universelle, qui permet toutes les autres synthèses de la conscience, est la conscience du
temps, conscience interne et qui englobe tout» (MC, p. 88).

Ainsi, en 1928-1929, les processus de synthèse appartiennent au tout cohérent de l’ego,


grâce à l’ordination de la conscience intime. Cette nécessité de l’unification temporelle
aura comme effet de produire une ordination des moments vécus. Chaque moment vécu
aura un début et une fin (plus ou moins) situable par rapport à la temporalité générale de la
conscience (simultanée ou bien déjà passé) à « l’intérieur de l’horizon permanent et infini
du temps immanent » (MC, p. 89).
Cette compréhension d’une ordination intrinsèque du vécu fait cependant surgir la
distinction problématique entre la conscience du temps et le temps lui-même. Ce problème
de distinction entre la forme et le fond, les modalités temporales et le vécu lui-même, se
posera à Husserl, sous la forme d’un paradoxe : si chaque unité temporelle vécue par la
conscience se doit d’être un vécu intentionnel, nous nous retrouvons d’emblée avec une
régression à l’infini. Puisque si chaque impression d’une durée de la conscience est
synthétisée par la « conscience interne qui englobe tout », alors le temps aura une
temporalité, qui lui aussi aura une temporalité, etc. Ce problème renvoie à une entreprise
d’élucidation des mécanismes de la donation temporelle, nécessitant qu’on la remette à
plus tard, présentant une trop grande complexité pour l’ouvrage présent19. Ceci dit, ce
paradoxe ne changera pas l’évidence apodictique de « l’être de la vie de sa conscience sous
la forme de l’être qui se vise intentionnellement lui-même» (MC, p. 89), donc d’une
conscience autodonnée constamment unifiée.
Maintenant, comment devons-nous comprendre cette donation de l’être de la vie de la
conscience? Ce serait à partir de l’appairage de deux modes de la visée intentionnelle que
nous pourrons saisir la donation de l’objet à la conscience : par la donation actuelle et la
donation potentielle de l’objet. Puisque la synthèse est ce qui constitue, à son niveau le plus

19
À ce sujet, il est intéressant de voir la problématisation que Husserl y donnera dans les Manuscrits de
Bernau sur la conscience intime du temps (1917-1918), particulièrement le paragraphe intitulé « Le moi pur
et le temps », de même que les réponses fournies par Zahavi, Dan. (2002). « Merleau-Ponty on Husserl. A
Reappraisal. ». T. Toadvine & L. Embree (eds.): Merleau-Ponty's Reading of Husserl. Kluwer Academic
Publishers, Dordrecht, 2002, 3-29

29
fondamental, la conscience intentionnelle, il doit exister, en simultané avec la donation
produite par la visée intentionnelle, un ensemble de vécus dont la participation à la
constitution du sens est toujours implicite. Cela, Husserl le nommera l’horizon :
« Tout vécu possède un horizon qui varie selon les modifications du contexte de sa conscience et
selon les variations des phases propres de son flux; c’est un horizon intentionnel de renvois aux
potentialités de la conscience qui lui sont propres » (MC, p. 90)20.

Donc, dans la donation d’une perspective du cube, la face qui m’apparaît est suppléée
par un ensemble de processus passifs qui me donne, comme apparaître potentiel, les autres
faces du cube. Ces potentialités de l’apparaître se présenteront toujours à la manière
d’esquisse : ce que je vise, bien que jamais pleinement saisissable, sera le sens de l’objet
se trouvant effectivement dans la visée de l’ego actuel, mais ne m’apparaissant pas
directement (MC, p. 91). Du point de vue du sujet, l’objet se donne toujours comme
incomplet, puisque n’apparaissant que selon une seule face. Or cette indétermination du
sens de l’objet ne sera pas une limite infranchissable grâce à la structure de l’horizon
perceptif qui assurera la donation de l’objet (MC, p. 91). Ce dernier agira comme une
ancre : il sera l’ « index d’une intentionnalité noétique » toujours conscient. Par
conséquent, la conscience intentionnelle, dans son rapport à l’objet visé, possédera en
essence deux possibilités : la première sera de pouvoir explorer des modes de conscience
toujours nouveaux selon « la seule modalité de cette intentionnalité d’horizon » (MC, p.
91), et la seconde sera de conserver, au travers des différents modes de conscience, un sens
identique. Donc, les différents rapports unissant l’ego à l’objet appartiendront toujours à
cette donation du sens de l’objet.
Développons maintenant les implications de cette stabilité dans la recherche
phénoménologique. Non seulement cet objet possédera dorénavant pour moi un sens stable,
mais il sera aussi toujours inscrit dans mon monde réduit : que ce soit de manière actuelle
(en tant qu’effectivement donnée) ou potentielle (comme appartenant à l’horizon). Par cette
présence continuelle de l’objet, la possibilité de le rappeler à ma conscience viendra
prolonger sa validité aux modes essentiels des objets que je perçois et sera permise par
l’évidence de mon ego cogito. C’est-à-dire, ces objets me seront toujours donnés en tant

20
Aussi : Husserl, E. (1998). De la synthèse passive Logique transcendantale et constitutions originaires.
Grenoble, p. 99.

30
que phénomènes constitués par ma conscience et, m’étant toujours accessibles, deviendront
dès lors des objets de connaissance possible, toujours accessibles au sujet.
Par conséquent, nous quitterons le scepticisme radical pour un solipsisme
phénoménologique qui autorise seulement une connaissance possible au sein de ma
subjectivité intentionnelle. C’est-à-dire, par le rapport m’unissant aux objets intentionnels,
l’ego se voit en mesure de constituer un ensemble de lois dirigeant la donation des objets.
À proprement parler, ces objets, ne faisant pas partie de mon ipséité, présentent une altérité
fondamentale organisée et ne reposant pas sur le postulat de l’existence du monde. La
régularité de ces objets émanera par conséquent des lois de ma conscience intentionnelle,
elles-mêmes non-transposables à la conscience d’autrui puisque ne possédant pas de sol de
fondation commun, limitant ainsi, à ce point-ci, l’affirmation d’autre chose que la
connaissance de notre ego vécu.
Étant maintenant confronté aux limites posées par le solipsisme de l’ego
transcendantal, Husserl soulèvera l’importance de l’analyse de la conscience
intentionnelle. Par l’élucidation des processus de la conscience, on obtiendra une mise en
lumière des processus latents impliqués par une conscience d’horizon. Or, nous savons
maintenant que la conscience ne se donne jamais sous la forme d’un appareillage
démembré, dont chaque partie serait indépendante des autres21. Par conséquent, le rôle de
l’investigation du phénoménologue se concentrera sur les phases synthétiques déterminées
des modalités multiples de la conscience qui forcent l’apparition d’un « objet étant ou
étant-tel » (MC, p. 93) de l’évidence, autant que de la présentation de l’objet lui-même
dans ses autres modalités.
Ainsi, dans l’essence même de l’investigation phénoménologique est comprise la
structure de constitution de la conscience intentionnelle. En démontrant la relation
essentielle existant entre l’ego et l’objet de constitution, la phénoménologie procédera à

21
« la fonction qui lui est toujours spécifique consiste à dévoiler des potentialités impliquées dans les
actualités de la conscience, dévoilement qui permet, du point de vue noématique, qu’aient lieu l’explicitation,
l’élucidation et, le cas échéant, la clarification de ce qui est visé de manière présomptive par la conscience,
de son sens objectif. L’analyse intentionnelle est guidée par le savoir fondamental que tout cogito est, en tant
que conscience, et, au sens le plus large, visée de son objet, mais que cet objet visé de manière présomptive
est, à chaque instant, plus (il est visé de manière présomptive avec un plus) que ce qui est explicitement visé
à chaque instant. » MC, p. 92.

31
partir d’une méthodologie spécifique qui posera son objet à l’intérieur de la subjectivité22.
En raison de cette méthode, ce ne sera pas dans les objets, en tant que réalité ontique et
concept essentiel, que l’on devra chercher la réponse aux questionnements concernant le
fonctionnement de l’intentionnalité, mais plutôt à même la conscience, dans ses opérations
de synthèse, que l’on trouvera la fondation d’une connaissance certaine et solipsiste23.

b. Habitus et l’ipséité : le Je psychologique et le Je transcendantal

Cette conscience se présentera toutefois selon plusieurs modalités. En plus de son


dynamisme temporalisant, on retrouvera dans l’ego réduit ce centre autour duquel se
constitue l’ipséité essentielle du sujet. Ayant affaire à un ego unifié, dont on ne peut penser
indépendamment les structures, nous devrons questionner le caractère propre de l’ego.
Cette unicité du sujet provient de ce qui lui est donné en propre dans sa relation aux objets.
C’est-à-dire, même dans la réduction à la conscience transcendantale, on peut voir persister
la spécificité de la perspective du sujet. Puisque le sujet est toujours au centre de
l’expérience vécue s’écoulant dans le flux temporel personnel, son monde se scinde en
deux : ce qui lui appartient en propre (donc les processus de constitution et tout ce dont il
fait l’expérience comme lui étant propre) et ce qui ne lui est pas essentiellement spécifique.
Il est ici important de comprendre comment la possibilité du particularisme (ipséité) se
voit prise en compte. Si le but de notre recherche est d’en arriver à la communauté
intersubjective qui, chez Husserl, se présente de façon préliminaire sous la forme d’un
ensemble de monades, il nous faudra comprendre comment le sujet se constitue par rapport
à l’objet et au monde, donc comment se forme en premier lieu la monade. Dans cette
section, nous examinerons les processus responsables de la subjectivité de l’ego, ce qui
nous permettra, par la suite, d’en extraire un modèle monadique transposable à l’ego
d’autrui.

22
« une méthodologie qui s’exerce dès que la conscience et l’objet, la visée et le sens, l’effectivité réelle et
idéelle, la possibilité, la nécessité, l’apparence, la vérité, mais aussi l’expérience, le jugement, l’évidence,
etc., entrent en jeu comme intitulés des problématiques transcendantales (parallèlement aux problématiques
purement psychologique) et doivent être traités comme d’authentiques problèmes d’ « origine » subjective. »
MC, pp. 95-96.
23
Cette position sera critiquée par Merleau-Ponty, voir §9.

32
Par l’étude des processus constitutifs de l’ego, nous nous retrouvons face à une
situation nouvelle. L’ego, dans sa saisie propre, n’a pas affaire à des objets extérieurs.
Lorsqu’il effectue cet exercice d’autoscrutation, il ne se saisit pas à la manière d’une autre
personne qui serait témoin de l’écoulement de sa conscience; au contraire, il se saisit en
tant que je qui vit ce flux. En décrivant l’expérience, le sujet décrit, en fait, toujours une
part de son vécu. Cela nous amènera à décentrer notre analyse de la relation entre le cogito
et le cogitatum pour nous diriger vers une autre avenue, celle-ci menant vers une
explicitation de la perspective du je et son rôle dans la constitution du sens, c’est-à-dire,
«… une synthèse d’une deuxième espèce qui englobe les multiplicités propres, à savoir
comme étant celles du je identique qui, comme conscience active et affectée, vit dans tous
les vécus de conscience… » (MC, p. 113)24. Et puisque le sujet est toujours au centre de
son monde autoconstitué, l’entreprise d’élucidation des processus responsables de son
acquisition de sens s’avère une tâche capitale.
Cette acquisition de sens sera la clef de la constitution de l’ego en tant que monade.
Rappelons-nous que Husserl n’édifie pas ici une expérience de pensée. Au contraire, il veut
une fondation de laquelle il pourra partir afin de rejoindre les sphères supérieures de la
conscience. Pour ce faire, il doit prendre en compte les transformations intrinsèques à une
conscience active et non pas se contenter d’une perspective fixe des mécanismes de la
conscience.
L’autoconstitution, vue sous l’angle du sujet, jouera exactement ce rôle. En comprenant
l’interaction existant entre la conscience et l’objet, que Husserl appelle « expérience
vécue », l’ego s’ouvre sur les éléments affectant la conscience intentionnelle. Ainsi,
puisque l’ego ne doit plus être considéré comme une simple structure vide, nous aurons à
réfléchir les impacts que les visées des objets intentionnels laissent sur lui.
Partant, puisque la conscience est dans cette formation perpétuelle de sens, toute
intention qui unit le sujet à un objet au sens large laissera une marque qui influencera la
détermination future de la conscience. Ainsi, une cohérence s’établira au sein de mon ego,
forçant une solidarité entre mes raisonnements, et ce, grâce à l’historicité intrinsèque à la
rétention des visées intentionnelles. Le je possédera alors cette identité unique, « un

24
Voir aussi : Idées II, p. 195.

33
caractère personnel »25 qui est toujours autoconstitué, et ne se limitera pas simplement à la
compréhension des processus associatifs responsables de la genèse d’un objet transcendant
dans la conscience, mais s’étendra jusqu’à la saisie des processus de rétention. Ceux-ci
nous permettront, éventuellement, l’atteinte d’une ipséité forte représentant le caractère
personnel du sujet.
Cependant, à ce stade-ci, il est manifeste que nous emprunterons la voie non pas du
sujet particulier, sous l’angle de ses déterminants psychosociaux (comme la psychologie
tente de le comprendre), mais celle à partir des structures concourant à l’émergence du
sujet particulier, menant éventuellement à la communauté intersubjective. Si l’on réussit à
montrer comment le sujet se constitue dans le monde, sous l’angle de ses processus
transcendantaux et de manière apodictique, nous pourrons ensuite fonder une connaissance
certaine ancrée sur l’évidence phénoménologique de l’autoconstitution du sujet.
Nous retrouvons ainsi dans notre analyse deux aspects de l’autoconstitution de
l’ego : le flux du cogito, que nous avons explicité dans la section 2.a, et l’ipséité du sujet
qui constitue le flux. Nous avons déjà traité du cogito du point de vue de la conscience
autoconstituante. Maintenant, nous pouvons nous engager sur une voie plus proche de l’ego
réduit dans sa constitution personnelle. Comme nous l’avons montré plus haut, il y a, dans
toute forme d’ego, une « temporalité » évidente. Cette temporalité permettra la constitution
d’une cohérence dans l’écoulement des vécus tout en assurant leur persistance, puisque :
« En se constituant par une genèse active propre comme le substrat identique des propriétés
permanentes du je, le je se constitue aussi ultérieurement comme moi personnel qui se tient
et se maintient… » (MC, p. 114).
Le « se tenir » et « se maintenir » seront à comprendre sous la forme d’un concept
particulier : celui d’habitus. Conçu comme une cohérence et une persistance des structures
de la conscience, l’habitus sera défini comme « un style permanent où règne une unique
identité, [qui] possède un caractère personnel » (MC, p. 115). Alors que je constitue en
moi un objet au sens élargi en unissant une multiplicité identique de propriétés propres à
l’objet phénoménal, l’habitus sera ce processus qui viendra les rappeler à moi, afin qu’elles
m’apparaissent durablement en tant que le même objet (MC, p. 115). Ce sera par de telles

25
MC, p. 115. Il s’agit donc d’un habitus se trouvant à être le prolongement de la rétention, montrant ainsi
que les structures de la socialité sont issues des processus constitutifs de l’ego transcendantal.

34
acquisitions que le monde environnant et ses horizons se donneront à chaque fois à moi
comme ‘déjà perçu’.
Par la possibilité même de la persistance de la donation de l’objet à ma conscience, de
même que ma propre donation, l’ego sera en mesure de constituer un monde cohérent
inscrit dans une temporalité. Ainsi, l’habitus agira au sein de ma conscience comme une
forme de mémoire : en assurant la persistance de mes expériences, dans une certaine forme
de passivité. Sans cette couche fondamentale de la conscience, l’autoconstitution n’aurait
pas lieu d’être, étant donné qu’une persistance doit être garantie autant à mes perceptions
qu’à mes structures constitutives26.
Nous obtenons ici une perspective plus fondamentale du fonctionnement de l’ego : par
l’introduction de la possibilité d’une persistance rectrice (autant comme rétention, que
comme comportement), l’habitus se retrouvera dans toutes les strates de constitutions de
l’ego. Cette acquisition, propre à l’essence même de l’ego, établira un pont entre les modes
d’organisation inférieur et supérieur de la conscience. Husserl voudra alors approfondir la
portée des processus de conscience. Il en déduira que puisque l’acquisition du monde
dépend de ma structure d’anticipation donnée par mes habitus et :
« [p]uisque l’ego monadique concret englobe en sa totalité la vie effective et potentielle de la
conscience, il est clair que le problème de l’explicitation phénoménologique de cet ego monadique
(le problème de sa constitution pour lui-même) doit englober en lui-même tous les problèmes
constitutifs en général. Il en résultera par la suite que la phénoménologie de cette autoconstitution
coïncidera avec la phénoménologie en général » (MC, p. 116).

Ainsi, en traitant la question de la structure temporelle, de même que celle de la


cohérence dans nos vécus, nous avons ouvert la voie à la constitution de ce qui ne
m’appartient pas en propre. Donc, par le repli sur notre subjectivité, nous avons tracé la
ligne séparant les expériences nous appartenant en propre, celles soutenues par l’habitus,
de celles ne relevant pas essentiellement de nous.
Or, cet aspect extérieur à nous, puisqu’il nous apparaît, doit traverser la structure
régissant l’expérience de notre ego. Husserl réalisera ici la limite de la méthode descriptive

26
« Si, dans la réduction phénoménologique au flux de conscience, je considère tout ce qui est mien, tout ce
qui m’est donné réellement (reel) au sens le plus large… je trouve mon « flux de vécu ». Plus exactement
parlant, je trouve là un « présent vivant » nécessairement en mouvement en cette vivacité, c’est-à-dire mon
présent, subjectif, avec sa structure : présence originaire et « horizon » de l’ayant été et d’un futur ». Husserl,
E. (2010). Manuscrit de Bernau sur la conscience intime du temps (1917-1918). Grenoble, Éditions Jérôme
Million, p. 219.

35
eidétique (MC, p. 116). Bien qu’elle ait comme objet de décrire les différentes lois
d’essence régissant la constitution de l’ego, qui englobe les problèmes généraux de la
phénoménologie, elle ne questionnera toutefois pas l’origine de leur fonctionnement. Le
problème : une simple description des phénomènes apparaissant demeure insuffisante pour
fonder la connaissance, rendant impérative l’élucidation des soubassements de ces
principes. Pour pallier ce problème, il aura recours à une méthode plus fondamentale. Par
cette transition, nous obtiendrons des lois d’essence, ce que Husserl nommera, une
« normativité formelle d’une genèse universelle » 27 qui viendra unifier tous les moments
de la vie de l’ego, autant passés que présents, sous l’effigie d’une structure formelle
noético-noématique. Celle-ci sera constamment à l’œuvre et permettra la constitution
d’une unité, autant du point de vue de la donation de l’objet, que dans la donation de l’ego
à lui-même (MC, pp. 123-124).

Par conséquent, la simple possibilité de l’existence d’un sens à ma conscience se


doit, au final, de reposer sur la fondation génétique universelle responsable de l’émergence
de ma monade. Cela s’applique aussi dans le cas de l’habitus où cette fonction responsable
du rappel de mon monde de sens propre s’élèvera à partir de cette même fondation28. Ainsi,
pour comprendre la complexité d’un ego, il faudra le prendre comme étant constitué à partir
d’un niveau inférieur, comme on peut le voir dans le cas de l’habitus qui renvoie à une
fondation plus profonde dans laquelle :
« …nous rencontrons une genèse passive29 des multiples aperceptions comme formations
persistantes au sein d’un habitus propre, qui, pour le je central, semblent des prédonnées formées,
et qui, chaque fois, qu’elles deviennent actuelles, l’affectent et sont pour lui une motivation à agir »
(MC, p. 128).
Comme nous pouvons le voir, même dans l’ego réduit se profile la nécessité d’une
constitution temporelle sous la forme d’inscription du vécu de l’ego. Cette co-constitution
sera au cœur du fonctionnement de l’ego et nous percevons ainsi plus clairement le rôle de

27
« Les lois d’essence propre à la compossibilité (les règles qui, en fait, régissent l’être-ensemble-
simultanément-ou-successivement ou le pouvoir-être-tel) sont au sens le plus large des lois de la causalité….
Mais il vaut mieux parler, dans la sphère transcendantale…, de motivation. L’univers des vécus, qui
constituent le réel contenu de l’être de l’ego transcendantal, n’est un univers compossible que dans
l’universelle forme unitaire du flux, en laquelle toutes les singularités s’ordonnent comme y étant elles-
mêmes fluentes ». MC, p. 123.
28
Comme nous en avons discuté dans les pages précédentes.
29
Nous évitons la discussion concernant la question de la genèse active, pour des considérations d’espace.
L’emphase est ici mise sur l’aspect passif de la conscience, voie royale de la constitution d’autrui.

36
ce monde phénoménal toujours déjà présent et des traces30 qu’il laisse en l’individu
(habitus), servant de fil unissant les sphères inférieures aux motivations. Enfin, il nous
faudra maintenant aller plus loin en explicitant comment l’altérité sera possible au sein de
la conscience.

c. Transcendance au sein de l’immanence

Il est dorénavant clair que l’ego réduit permet la donation d’un monde appartenant au
sujet propre par le biais de la co-constitution de la structure temporelle et des habitus. Ainsi,
il nous faudra maintenant, dans cette mise à l’épreuve du projet husserlien, introduire une
première forme de transcendance. En recourant à une distinction entre ce qui appartient en
propre à l’ego, et des phénomènes lui étant étrangers se présentant à lui, Husserl parviendra,
bien avant la mise en place d’une communauté monadique intersubjective, à discerner au
sein même du sujet un objet phénoménal qui ne soit pas issu de son ipséité. L’ego, n’étant
jamais simplement vide, verra se donner à lui un monde toujours déjà peuplé d’objets
accessibles à sa conscience. Dans la visée intentionnelle qui l’unit à ces objets, une position
intrinsèque à l’ego séparera ce qui lui appartient en propre de ce qui lui est extérieur, traçant
cette altérité fondamentale issue du concept même d’intentionnalité de la conscience31. Dès
lors, la transcendance sera intégrée à l’ego, qui deviendra le lieu de la constitution des
objets transcendants, en tant que sens de l’apparition du phénomène32.
Husserl voudra déployer les implications des éléments centraux de cette relation de
l’ego à son monde, obtenant ainsi deux types d’objets fondamentalement différents : les
premiers sont ceux relatifs au « je », à mon ipséité. Ils apparaissent de manière évidente
comme appartenant à l’ego. Nous en avons traité jusqu’ici sous la forme des structures de
la conscience. Les seconds sont ceux qui existent à partir d’une acquisition originelle sous
la forme d’une identification de propriétés sous le couvert de l’identique, donc des objets
constitués par mon ego et saisis par ma visée intentionnelle. Ainsi, par cette distinction
entre ce qui m’appartient constitutivement de ce qui n’est que perçu par moi, Husserl

30
« De même que la négation, pour garder le langage figuré, biffe d’un trait, l’affirmation « souligne d’un
trait » ». Idées I, p. 362.
31
Depraz, N. (1995). Transcendance et incarnation: Le statut de l’intersubjectivité comme altérité à soi chez
Husserl. Paris, Vrin, p. 65.
32
Husserl, E. (1998). Autour des Méditations cartésiennes (1929-1932). Franceone, Jérôme Millon, p. 91.

37
montrera que l’altérité est avant tout une évidence phénoménologique primordiale, qui se
laisse découvrir au sein même de la première relation intentionnelle (la « conscience de »)
avec les objets dans la conscience et étrangers à celle-ci. Ceux-ci, compris en tant que
contenu ontico-noématique, se rapportent à un monde toujours déjà constitué.
Cette première extériorité se nommera l’immanence transcendantale. Cependant, ce
monde ne coïncidera pas encore avec le monde des objets naturels. Ce qui m’apparaît
demeure des phénomènes dont la relation à l’ontique reste à élaborer. Il apparaît clair
toutefois que, en débutant notre recherche par l’élucidation des évidences contenues dans
l’ego et en distinguant les éléments m’appartenant en propre de ceux relevant d’une
certaine forme de transcendance, la phénoménologie nous permet déjà un accès à une
première extériorité organisée et structurée, mais non pas encore une fondation de la
connaissance intersubjective.

38
3. Le lien entre l’immanence transcendantale et le monde naturel

Le problème sera maintenant d’obtenir cette connaissance, ce lien assurant la


communauté d’expérience possible entre les divers membres d’une communauté. Pour ce
faire, il faudra retracer le mouvement introductif de la transcendance intersubjective au
sein de l’immanence primordiale du sujet. Commençons en nous attardant attentivement
sur les étapes propres au déploiement de la conscience dans son monde et son trajet vers la
communauté intersubjective.

Selon Husserl, le premier processus à analyser sera celui responsable de l’altérité


fondamentale dans la conscience, en tant que différenciant ce qui m’appartient en propre
de ce qui appartient à l’objet que j’expérimente. Cette double distinction se résorbe sous le
terme de l’immanence transcendantale. Plus précisément, alors que mon autodonation
m’offre une base certaine et toujours actuelle pour ma constitution propre, les objets
constitués par ma conscience, eux, relèvent d’une première forme de transcendance. Ils ne
font pas partie, comme nous le savons maintenant, de manière constitutive de mon ipséité.
Ce pan constitué de l’objet se nommera « noème ». Il s’agit de la constitution faite par la
conscience d’un objet en tant que perspective sur celui-ci. Cette définition de l’objet
comme noème viendra donc s’opposer à son pendant ontique, qui est l’objet auquel on se
réfère usuellement33. L’objet ontique posséderait deux propriétés fondamentales : la
première serait celle de sa transcendance même. Par son indépendance envers les structures
constituantes de la conscience, celui-ci demeurera irréductible à la simple apparition
phénoménale34. Ensuite, l’objet noétique serait inconstituable pleinement en ce qu’il est
précisément ce qui échappe à la conscience, en débordant ce que la visée intentionnelle en
donne.

Ainsi, la question de l’altérité se résorbera sous la forme de la relation entre l’objet et


la constitution du noème : comment comprendre le rapport qu’entretient la

33
Idées I, p. 437.
34
TI, p. 71.
phénoménologie aux objets ontiques transcendants? Cette double propriété de l’objet réal
amènera Husserl à considérer une transformation dans la façon de concevoir la
transcendance : la transcendance de l’objet phénoménologique ne doit pas être comprise
comme étant une radicale transcendance, un état de l’objet qui nous serait inaccessible à la
manière du noumène kantien35.

S’illustre ici toute la force de l’idéalisme husserlien « menée de manière cohérente


sous la forme d’une science égologique systématique » (MC, p. 134). Proposant des
considérations descriptives concernant la relation de l’ego au monde, Husserl voudra
simplement rendre clair le mode de constitution du sens à la conscience. Ainsi, la
phénoménologie husserlienne, par sa réduction transcendantale, s’éloigne des
considérations ontiques à la faveur de la constitution phénoménale. Elle montre que la
chose qui nous est donnée se doit nécessairement d’être constituée par mes structures
perceptives, et que, une fois sous le couvert de l’épochè, le sens se produit toujours à
l’intérieur de mon ego36. Par conséquent, il s’agit d’un « non-sens » (MC, pp. 132-133) de
postuler un arrière-fond métaphysique qui cacherait la vérité de la chose : tout ce qui m’est
donné potentiellement, peut être investigué par l’activité de ma conscience et doit avoir un
sens, même le « non-sens ». Ainsi, étant donné que le sens d’un objet est toujours possible,
il s’ensuit que l’objet est toujours potentiellement donné dans la présentation.
Conséquemment, le lien unissant la réduction transcendantale à mes purs vécus de
conscience est le même que celui qui lie l’« unité constituée par leur actualité et leurs
potentialités » (MC, p. 137). Il en découle que la perception d’un objet recèle bien plus que
ce qu’elle présente.

On doit, par conséquent, réinterpréter le problème de la transcendance du point de vue


de l’excès de la visée (Mehrmeinung) (MC, p. 84), le « ce qui peut être donné ». Plus
précisément, l’excès de l’objet est caractérisé par l’unité toujours incomplète de la

35
MC, p. 133. L’objet n’est plus extérieur, se donnant toujours de manière médiatisée. Il est, au contraire,
directement donné à la conscience et la transcendance en ce qu’il est plus que ce qui est simplement présenté.
36
« C’est un non-sens que de vouloir saisir l'univers de l'être vrai comme quelque chose qui se trouve en
dehors de l'univers de la conscience possible... ils sont essentiellement de pair, et ce qui va essentiellement
de pair est aussi, concrètement, un; un, dans la corrélation unique et absolue de la subjectivité transcendantale.
Si celle-ci est l'univers du sens possible, quelque chose d'extérieur à elle est alors précisément un non-sens.
Mais même un non-sens, quel qu'il soit, est un mode du sens, et son absence de sens il la possède comme une
propriété de son intelligibilité. » MC, p. 133.

40
perception phénoménologique, par exemple, je ne vois toujours qu’une seule face du cube.
Comme on peut le voir, la perception possible des objets permet de donner un accès à une
part irréductible de l’objet, qui toutefois n’est pas inatteignable a priori. Ainsi, sous le
couvert de la réduction au sens spécifique que Husserl lui donne, la donation du monde me
parvient par la vie de ma conscience et selon ses contraintes. Donc l’objet m’est
effectivement donné, mais toujours selon les contraintes perceptives propres aux structures
de mon ego37. Par la méthode phénoménologique, il s’ensuit que la seule avenue possible
à la constitution du monde se trouve à être par l’auto-explicitation des structures de ma
conscience38, et ce, en deux temps :

« c’est, premièrement, une auto-explicitation au sens précis du terme, qui montre d’une façon
systématique comment l’ego se constitue lui-même comme étant en soi et pour soi selon une
essence qui lui est propre; deuxièmement, c’est une auto-explicitation au sens-large du terme qui,
à partir de là, montre comment l’ego, en vertu de cette essence propre, constitue en lui-même
quelque chose d’autre, d’objectif, et de même, en général, tout ce qui, dans le je, aura jamais, en
tant que non-je, valeur d’être pour lui » (MC, p. 134).

Ainsi, la visée constitutive du noème se voit orientée sur un objet qui toujours la
dépasse, posant la transcendance comme ne devant plus se réduire à un objet ontique
détaché de l’expérience, mais comme cette donation effective de sens excédant toujours
notre perspective. Cette visée intentionnelle imparfaite donnera partiellement l’objet à la
conscience constituante. Bref, la transcendance ontique, comme le dira Depraz, est :

« …toujours tendanciellement résorbée par et dans le remplissement de la visée, qui le convertit


en noème. Mais c’est l’altérité, cette plage jamais totalement comblée par où l’objet excède son
noème, qui confère à la conscience son dynamisme propre d’ouverture au transcendant » (TI, p.
72).

Par conséquent, l’expérience du monde phénoménal acquiert une validité par le biais
de la méthode phénoménologique : puisque la conscience suit la veine argumentative
apodictique, la description faite du monde, à partir des lois de la conscience, assurera la
validité des expériences transcendantes.

C’est ici qu’il faut comprendre toute la subtilité du projet husserlien. En exposant la
donation des choses comme excédant, nous nous trouvons dans une relation très précise

37
Comme nous en avons discuté dans les paragraphes précédents, c’est-à-dire, selon les lois de la temporalité,
de l’association, etc.
38
Tel que traité à dans MC, p. 108

41
par rapport à l’objet. Contenant toujours le caractère d’altérité, l’objet se donne comme
devant toujours être approfondi, tout en conservant une identité propre. La raison pour
laquelle Husserl parle d’excédant et non d’inadéquation relève de la méthode elle-même.
En employant le concept d’inadéquation, Husserl supposerait une téléologie de la
constitution, c’est-à-dire, que le sens de l’objet serait toujours imparfait et que seul un dieu
pourrait parvenir à comprendre le sens ultime, infiniment construit, de l’objet. En lieu et
place de cela, Husserl jouera avec la modulation fournie par la relation unissant le sujet à
l’objet. L’indétermination dans la perception de l’objet, au lieu d’être infinie, demandera
un ajustement à partir d’une autre perspective, mais en gardant toujours à l’esprit qu’il
s’agit du même objet. Cette modalité pointe donc vers un horizon de constitution : celui-ci
recèlera les potentialités de sens de l’objet, devant et pouvant être révélé. L’objet est donc
toujours à explorer sous sa multiplicité de facette, et demeure toujours à déterminer.

Nous avons donc ici les grandes lignes d’une constitution qui s’étage sur une multitude
de couches de l’ego. L’association possible entre mon ego, qui se présente maintenant
comme pôle propre à mon ipséité39, à l’ego transcendantal monadique40, vue en tant que
structure de ma conscience, pave le chemin vers un monde intersubjectif.

39
Donc, mon ego est toujours le ‘point’ (pôle égoïque) à partir duquel je perçois le monde.
40
Les structures qui ont pu être élucidées par l’investigation phénoménologique.

42
4. Qu’est-ce que l’intersubjectivité

a. L’épochè intersubjective : la réduction primordiale, la réduction de


tout ce qui appartient à une subjectivité autre.

Husserl, après avoir souligné l’importance de la « phénoménologie purement


eidétique »41, analysera l’opération de constitution qui unit l’ego à l’alter ego. Le problème,
dans une optique eidétique, réside en ce que toute opération de constitution effectuée au
sein de l’ego réduit n’alimente pas directement la réflexion sur la validité de l’altérité, en
raison du manque d’un sol de constitution commun (MC, p. 138). Cependant, nous savons
déjà qu’une altérité est toujours déjà présente dans la constitution de l’horizon du sujet,
c’est-à-dire, l’altérité fondamentale. Ce « toujours déjà présent du monde » résultera en
une transcendance émanant de « l’excédant » dans la donation de l’objet. Donc, l’objet
nous apparaîtra en se donnant et comme pouvant être approfondi par une combinaison de
perspectives multiples. Maintenant, nous devrons nous questionner sur ce qui autorise la
coexistence de « ce qui m’appartient en propre » et de l’altérité primordiale. En somme,
sans un support ontologique, sur quoi repose cette distinction entre mon ipséité et cet autre
dont je fais l’expérience?
Autrui, m’étant déjà donné comme phénomène, sera constitué par la visée
intentionnelle sous la forme d’un objet. Jusqu’à présent, l’explicitation d’un autre comme
autre, au sens fort, s’avéra impossible. Pris, dans un premier temps, sous le coup de
l’épochè et de la réduction, l’existence de l’autre ainsi que son rôle dans la constitution de
mon ego furent mis de côté. Ensuite, en cheminant toujours à partir d’un ego réduit agissant
comme pôle égoïque, nous nous sommes confrontés au phénomène d’un autre qui, même
lorsque nous en faisons l’expérience, ne nous est accessible que comme une expérience
incomplète. Alors qu’une pleine compréhension d’autrui nécessiterait l’intégration de la
culture, de son histoire et bien d’autres éléments spécifiques, Husserl se limitera, en

41
« …il me faut avant tout élaborer une phénoménologie purement eidétique, et que c’est en elle seule que
s’accomplit et peut s’accomplir la première réalisation d’une science philosophique – celle d’une
« philosophie première » » MC, p. 120.
premier lieu, à ce qui lui est accessible : la donation d’autrui comme apparition
phénoménale42.
Il débutera en se questionnant sur le phénomène de l’apparition d’autrui, plus
précisément sur le statut qu’il occupe dans ma propre constitution. Fidèle à son
méthodisme, il voudra d’abord analyser ce qui m’apparaît d’autrui (donc le pan
noématique) avant de discuter de sa composition (MC, p. 133). Or, cette saisie d’autrui,
qui peut sembler si facile de prime abord, sera le plat de résistance de l’argument
husserlien.
Il nous dira que la relation qui nous unit n’est pas différente de celle qui existe entre
l’ego et l’objet. Comme nous l’avons vu, le mode de donation des choses phénoménales
est direct pour l’ego méditant. Par la relation unissant phénoménologiquement le sujet à
l’objet, nous nous retrouvons avec un îlot noématique permettant, grâce à une étude
descriptive, d’en comprendre les linéaments. Toutefois, bien que cet argument soit
satisfaisant en premier lieu, par exemple dans le cas des objets dont je puisse physiquement
observer tous les côtés, il est difficilement exportable aux cas des objets médiatisés, comme
ce sera le cas avec les autres ego. On voit alors une tension s’installer : puisque la relation
centrale en phénoménologie est celle de la conscience de, donc d’une visée intentionnelle
permettant d’unir le sujet à l’objet phénoménal, il semble que nous ayons, de façon
évidente, la donation d’un autre dans notre conscience; or, celle-ci n’est pas le sujet lui-
même. La donation ne correspond pas à son originalité primordiale, à son flux de vécu. Si
je percevais effectivement autrui, je ne pourrais différencier ce qui m’appartient en propre
de ce qui est sien, puisque l’altérité est avant tout un ‘non-moi’43. Le défi sera ici de
comprendre comment, à partir des structures de l’ego que nous avons exposé, autrui
parvient à se constituer en moi. Ainsi, il nous faudra éclaircir, non seulement le sens de
cette expérience pour l’ego méditant, mais aussi les processus transcendantaux œuvrant à
sa constitution.
Nous voici donc parvenus au problème le plus fondamental qui occupera la cinquième
méditation : comment, dans mon ego transcendantal fermé (c’est-à-dire, là où tous les sens

42
: « La transcendance, sous quelque forme que ce soit, est un caractère d’être immanent qui se constitue au
sein de l’ego » MC, p. 132.
43
Husserl, E. (1998). Autour des Méditations cartésiennes (1929-1932). Den Haag, Jérôme Millon, p. 98.

44
se constituent), peut-on accéder à autrui? Commençons par des considérations
méthodologiques. Comment définir cet autre de prime abord? Si nous traitions de la
question de l’altérité comme d’un autre radicalement autre, nous dénaturerions la méthode
husserlienne. Cet argument possède la même forme que celui concernant les choses en soi :
en pensant une chose en soi, indépendante de la perception que nous en avons, nous
commettons l’erreur de poser un tiers externe conditionnant l’exposition de la vraie nature
de l’objet. Or, dans le cadre de la méthode phénoménologique, procéder ainsi reviendrait
à spéculer de manière apriorique sur la nature de l’objet, donc contreviendrait à la volonté
initiale du projet fondateur de Husserl, qui voudrait, déductivement, par l’analyse
d’évidences certaines, élaborer une philosophie première44. Ainsi, analyser autrui
autrement que par le sens constitué dans l’ego réduit impliquerait de renoncer à l’édifice
apodictique entrepris, afin de postuler arbitrairement une forme de constitution extérieure.
Partant, on ne peut et on ne doit pas, dans la phénoménologie transcendantale, parler
d’autres choses que de ce qui est issu de ma constitution propre.
Husserl voudra donc, pour expliquer la présentation dans sa conscience d’un monde
plein, débuter par une compréhension de la présentification d’autrui dans ma conscience.
Pour bien saisir les éléments en jeu, commençons par décrire ce qui nous est donné. Dans
le cadre de l’autoconstitution phénoménologique, le seul je possible directement est celui
que j’expérimente comme le mien. Ce « je » consiste en la première des évidences dans le
processus de refondation de l’expérience et c’est à partir de lui que nous devrons trouver
les mécanismes responsables de l’apparition du sens d’autrui au sein de ma conscience :
« Nous devons prendre en vue l’intentionnalité implicite et explicite au sein de laquelle, sur le sol
de notre ego transcendantal, s’annonce et se confirme l’alter ego, nous devons observer comment,
dans quelles intentionnalités, dans quelles synthèses, dans quelles motivations, le sens « autre ego »
se forme en moi, et comment, sous le titre d’expérience étrangère concordante, il se confirme en
moi comme existant, voire comme étant, à sa manière, lui-même là » (MC, pp. 138-139).

Husserl exposera, fidèle à sa méthode descriptive, la donation évidente au sein de ma


conscience de « l’autre ». Celui-ci est plus qu’une simple représentation d’un objet ou bien
qu’une modification de ma propre conscience; il existe indépendamment de moi, en tant
qu’objet de ma visée intentionnelle. L’autre a une existence double : il se situe à l’intérieur
de moi, en tant qu’objet constitué par mes structures constitutives et il a une indépendance

44
Tel que nous l’avons indiqué dans l’introduction.

45
caractéristique à tout objet. Ainsi, je constitue l’autre avec les mêmes structures que celles
que j’emploie pour la constitution d’objets : sous la forme d’une multiplicité d’esquisses,
excédant toujours la perception que j’en ai. Pourtant, cet objet que je perçois n’est pas une
simple masse inanimée. Il est, au contraire, un corps charnel (Leibkörper). Cet objet est
vivant et :
« j’en fais aussi l’expérience, bien entendu, en tant qu’ils règnent psychiquement sur des corps dont
la nature les a dotés (Naturleiber) et qui sont respectivement les leurs. Ainsi, liés de manière
spécifique à des corps, qui sont des objets psychophysiques, ils sont dans le monde » (MC, p. 139).

On voit donc la différence entre la saisie d’autrui et celle d’un objet : l’hégémonie qu’il
possède sur son corps et son appartenance au monde sont deux aspects cruciaux à
l’éclaircissement du sens qui lui est attribué, c’est-à-dire, en tant qu’alter ego.
Partant, dans la constitution que je fais d’autrui, celui-ci se présente simultanément en
moi selon trois angles : premièrement, je perçois l’autre en tant qu’objet du monde,
deuxièmement, en tant qu’objet psychophysique et, troisièmement, en tant que sujet pour
le monde (MC, p. 139). Cette triple présentification résultera dans sa donation caractérisée
comme « subjectivité ». Par conséquent, de cette triple modalité perceptive ressortira, nous
dira Husserl, une double intentionnalité : l’ego en tant qu’entité psychophysique (qui
correspondrait à la face présentée d’un cube), mais aussi en tant que sujet (qui serait ce qui
est apprésenté, non-perçu mais donné). Cette double intentionnalité, représentant les deux
côtés d’une même médaille, ne sera pas exclusive à la constitution noématique que j’en
fais; elle appartiendra aussi à autrui en tant qu’il est un sujet intentionnel qui excède la
visée que j’en fais. Donc, je constitue la pluralité de la donation d’autrui comme possédant,
comme moi, une entité psychophysique, mais aussi en tant que conscience intentionnelle.
Or, ce phénomène se donnera toujours par la voie de ma visée intentionnelle.
Rappelons-nous les contraintes de l’analyse phénoménologique : on ne peut fonder nos
affirmations que sur ce qui nous est directement accessible. Ainsi, pour bien saisir la
constitution du monde d’autrui, il nous faudra entreprendre d’expliciter le fonctionnement
de l’intentionnalité « dans laquelle l’être des autres se fait pour moi et s’explicite dans son
contenu légitime, c’est-à-dire dans la teneur de son remplissement » (MC, p. 140). Par
conséquent, avant de nous plonger dans la description de ce qui appartient en propre à
autrui, il nous faut comprendre comment la simple possibilité du sens d’étranger peut se
produire dans ma conscience.

46
Ce problème du « là-pour-moi » des autres cachera en fait le problème plus général de
la constitution du monde objectif, comme « là-pour-tout-un-chacun ». Si Husserl parvient
à élucider le problème de la constitution d’autrui pour soi, et ainsi démontrer son existence
non pas présupposée mais donné en tant que telle, le chemin sera tracé pour expliquer une
« théorie transcendantale du monde objectif ». Le but sera de parvenir à une compréhension
de la « sédimentation universelle du sens », ce qui sera la condition sine qua non à
l’édification d’un monde commun de connaissances et donc à toutes sciences : un sens
partagé par tous. Il semble donc clair que la première élucidation doit être celle, non pas
d’un autrui objectif existant dans le monde, mais bien de la simple possibilité de
l’apparition de ce sens. Nous parvenons enfin, selon la rigueur husserlienne, à devoir
postuler une autre réduction qui est le titre du § 44 : réduction de l’expérience
transcendantale à la sphère propre.

b. Réduction à la sphère propre

Cette réduction est avant tout méthodologique. La nouvelle épochè nous permettra de
saisir l’ego transcendantal propre au sujet méditant, exempt de toute détermination
recourant à un monde extérieur (MC, p. 142). Husserl reprend ici la même démarche qu’il
avait employée lors de sa refondation, c’est-à-dire, il nous faut toujours comprendre le
point de départ de la constitution du sens immanent avant de se lancer dans l’analyse des
sphères complexes.
Maintenant, qu’est-ce que réduit exactement cette nouvelle épochè? Il exclura, par cette
épochè thématique, « du regard toutes les opérations constitutives de l’intentionnalité qui
se réfère immédiatement ou médiatement à la subjectivité étrangère… » (MC, pp. 141-
142). Ce retrait ne visera pas à extirper l’autre en tant que phénomène de mon horizon
phénoménal : si l’on éliminait de la terre tous autres sujets, ce ne serait pas ma conception
phénoménologique de l’altérité qui en serait modifiée, mais simplement une factualité du
monde. Au contraire, le point de cette nouvelle réduction sera de modifier le mode
d’apparition même d’autrui dans ma conscience en tant que sens immanent. Celle-ci ne
viendra donc pas retirer complètement autrui de ma sphère propre, puisqu’autrui, en tant
qu’objet ontique, en tant que sens intentionnel, demeurera dans ma conscience. Par contre,
ce qui sera mis entre parenthèses sera « l’opération constitutive intentionnelle » dans son
47
rapport au sens intentionnel de l’autre, donc tout ce qui ne serait pas spécifiquement propre
à ma constitution (tout ce qui aurait rapport à la culture, à mon rapport empathique à autrui,
à la constitution intersubjective en tant que telle).
Ainsi, l’ego n’aura comme objet d’analyse que la structure de constitution de ce qui lui
appartient en propre, c’est-à-dire, tout ce qui est inséparable de lui-même et de sa
spécificité. Ce choix s’explique par le processus d’analyse lui-même : puisque Husserl
emploie une analyse d’essence, il établira, en premier lieu, un point de comparaison sur
lequel, ensuite, il pourra départager ce qui appartient en propre à sa constitution de ce qui
relève de la constitution d’autrui. Voulant, encore une fois, demeurer dans une méthode
apodictique (MC, p. 143), il se devra d’analyser la structure permettant la donation des
phénomènes pour ensuite, dans un deuxième temps seulement, s’attaquer au contenu du
vécu de la conscience lui-même45.
Pour ce faire, le sujet méditant aura, en premier lieu, recourt à une identification de ce
qui lui appartient en propre (« ce qui m’est spécifique ») (MC, p. 144), correspondant au
« non-étranger ». Cette opération aura pour effet de libérer l’horizon de tout ce qui est
étranger, de tout ce qui présuppose, pour sa constitution, l’existence d’un autre. Suite à
cette libération, Husserl constatera, une fois sous le couvert de cette épochè spécifique, qu’
« il nous reste une strate uniment cohérente du phénomène monde, du corrélat
transcendantal de l’expérience du monde qui se poursuit continûment de manière
concordante » (MC, p. 145). Donc, sans l’apport d’autrui, je continue en tant qu’ego à
expérimenter le monde transcendant, de manière cohérente. Cette couche sera primordiale
dans la compréhension de l’entreprise intersubjective : elle sera la condition sine qua non
à la constitution d’autrui dans ma conscience, se présentant comme le lieu de passage de
ma subjectivité à l’objectivité du monde.
Ne contenant plus ‘d’étrangeté’, cette nature spécifique sera à comprendre comme un
pan non objectif de la nature, c’est-à-dire, comme « mon expérience du monde ». Il s’agira
d’un soubassement, cette nature n’étant plus disponible pour tous, comme le serait une
nature comprise à partir de son caractère ontique, mais comme appartenant à mon essence

45
« L’attitude transcendantale est bien toujours présupposée et elle le reste, conformément à laquelle tout ce
qui existe d’emblée pour nous est pris exclusivement en tant que phénomène, en tant que sens visé et se
confirmant, exclusivement à la manière dont, en tant que corrélat du système constitutif à dévoiler, il a acquis
et acquiert pour nous son sens d’être. » MC, p. 144.

48
spécifique. Husserl soulignera que cette « nature spécifique » m’appartiendra pleinement.
Cette strate permettra de penser mon rapport au monde sous l’égide d’une cohérence
phénoménologique, autorisée par la structure apodictique de l’ego transcendantal.
Pour illustrer cette affirmation, Husserl introduira une des avenues capitales permises
par cette percée : la découverte du corps propre (Leib) par lequel le monde m’apparaît. À
l’opposé du corps physique (Körper), le corps propre sera le seul objet que je puisse diriger
et qui médiatisera mon expérience au monde, par le biais de mes organes et de mes champs
perceptifs (MC, p. 146). Cette possibilité, permise par l’hégémonie de ma conscience sur
son corps, me permettra de m’expérimenter à la manière d’un objet, par exemple, lorsque
ma main touchera mon autre main. Nous avons ici une des premières déterminations de
« l’essence spécifique » de ce phénomène objectif de l’homme en tant que « cet homme-
ci » (MC, p. 146), un ego pris en tant que pôle de ses vécus propres doté d’une chair. Ce
processus de réduction permis par l’épochè spécifique enracinera la perspective
phénoménologique à la chair en tant que lieu de l’expérience du monde et sera la porte
d’entrée à la communauté intersubjective :

« Tandis que la conscience interne en tant que perception interne accomplit une donation de sens
purement immanente dans laquelle la conscience pure demeure auprès d’elle-même, nous trouvons,
à l’opposé, la donation de sens transcendante de la perception extérieure et spécialement la
perception de l’être corporel, de l’être matériel, qui constitue le fondement pour toutes les autres
transcendances »46.

Ainsi, la réduction de l’étranger opérée, l’incorporation de la perspective à la chair nous


donnera un mode d’accès au monde, celui-ci déjà peuplé d’objets différenciés les uns des
autres, dont je puisse faire l’expérience. Husserl attirera notre attention sur ce phénomène
en soulignant son importance. La réduction, dans sa scotomisation de l’étranger, laissera
en place les mécanismes constitutifs de la conscience. Ceux-ci pénétreront « dans ce
phénomène réduit de monde » (MC, p. 147) marquant ainsi, malgré le retrait de l’étranger
dans le champ constitutif de notre expérience, le constat que le je psychophysique conserve
cette relation à l’étranger, relation profondément constitutive au monde extérieur qui
permet de rapatrier la relation au monde aux structures apodictiques de la conscience :

46
Husserl, E. (1998). De la synthèse passive Logique transcendantale et constitutions originaires. Grenoble,
p. 85; texte complémentaire I < La perception et sa donation du soi >, (F I 37, 60b-69) § 1 [293].

49
« Je, le je-être humain réduit (je psychophysique), suis donc constitué comme membre du monde
avec le hors-moi multiple, mais c’est moi-même dans mon âme qui constitue tout cela et le porte
de manière intentionnelle en moi » (MC, p. 147).

Alors même que nous venons de réduire l’étranger, en tant que phénomène constitutif
de ma conscience, nous découvrons que cela n’influence pas son expérimentation possible.
En effet, le corps reste intimement lié au monde et à l’étranger. Ainsi, ce qui apparaît à ma
conscience se voit, d’une manière ou d’une autre, constitué par elle. Par conséquent, la
simple possibilité du sens étranger reposera sur la constitution faite par les structures de
ma conscience d’une altérité toujours déjà présente. Partant, mon monde primordial fait
partie intégrante de ma détermination et je ne peux me penser sans lui.
Cependant, bien que chaque sens constitué soit produit à l’intérieur de mon ego par les
lois de mon intentionnalité, cela ne nous éclaire pas dans notre compréhension de la relation
les unissant. Il nous faut donc maintenant comprendre la relation existant entre la pure
spécificité du je psychophysique, qui possède toujours un rapport à l’étranger, au je comme
ego transcendantal.
Nous nous retrouvons maintenant avec une double définition de l’ego : le je en tant que
phénomène humain réduit à sa pure spécificité (le sujet) et l’ego transcendantal, qui
correspond à ce que l’on obtient une fois que l’on enlève de mon je sa spécificité. À partir
de la première définition, nous avons opéré une « auto-aperception mondanisante », c’est-
à-dire, une constitution de mon monde propre. Cette aperception permettra de reprendre,
de mon expérience du monde, tout ce qui m’était propre afin de l’assimiler à mon « âme ».
De là, nous pourrons constater que, pour chaque constitution effectuée au sein de mon je,
les lois de l’ego transcendantal sont présentes. Donc, les données de mon monde primordial
sont rapatriées à ma conscience grâce à la mise en place de la deuxième épochè
(intersubjective). Ainsi :
« Quel que soit ce que l’ego transcendantal constitue dans cette première strate comme étant non
étranger –comme étant spécifique- cela lui appartient en fait comme composant de son essence
concrètement spécifique, ainsi qu’il faut encore le montrer; et c’est inséparable de son être concret.
Mais au sein de et au moyen de cette spécificité, il constitue le monde objectif comme l’univers
d’un être qui lui est étranger, et, à un premier niveau, l’étranger sur le mode de l’alter ego » (MC,
p. 149).

Mais quel est exactement ce caractère spécifique de notre ego qui constitue l’étranger?
Husserl, dans le § 46, se proposera de nous donner, positivement cette fois, « l’ego dans sa

50
spécificité » (MC, p. 149), c’est-à-dire, les lois qui assurent la conscience comme objet
pour elle-même. Pour ce faire, il débutera son argument par le retour au fonctionnement de
la perception d’un objet concret. D’abord indéterminé, l’objet se donnera à nous sous le
mode d’une pure explicitation, par une synthèse d’identification intuitive et continue. Bien
vite, dans le déroulement synthétique structuré de la perception, l’objet se révélera comme
possédant ses déterminations internes propres, toujours donné potentiellement dans sa
présentification. À partir de la donation immédiate de celles-ci, la phénoménologie pourra
enfin atteindre la donation de l’objet en soi et pour soi (MC, p. 150).
Or, cette possibilité de l’atteinte d’une connaissance directe de l’objet sera une
propriété partagée par la conscience une fois prise comme objet d’analyse dans la réduction
transcendantale. Clairement, la scrutation de l’ego réduit mettra en lumière le « toujours
déjà là de manière prédonnée à moi-même, mais sans saisie » de l’ego en tant qu’objet. Ce
prédonné se caractérisera par son identité à lui-même : de manière synthétique, la
conscience en tant qu’objet se donnera comme étant cette structure unifiée de lois. Cette
unification, comme dans le cas des objets, devra passer, pour enfin prendre un sens plein,
par une explicitation de ses déterminations internes l’autorisant47.
Par conséquent, l’analyse de la donation de l’ego à lui-même sera régie par les règles
des structures universelles : puisqu’il y a une cohérence structurée intrinsèque à mon
autodonation, je dois me considérer comme un objet uni. Cette structuration donnera toute
sa force à l’élucidation phénoménologique. Elle permettra d’expliquer toutes les formes de
singularité de ma monade sous la forme de remplissement des structures apodictiques par
mon vécu spécifique. Ici, Husserl justifiera le caractère apodictique de la participation de
chacun des phénomènes de conscience à l’édifice essentiel par le recours à un principe
central de la phénoménologie : « autant d’apparaître, autant d’être » (MC, p. 152). Cette
célèbre formule, loin de postuler la véracité de tout contenu de conscience, soutiendra
que, si je fais l’expérience d’un phénomène dans ma conscience, alors celui-ci se doit,

47
« L’explicitation est partout originale lorsqu’elle déploie l’expérimenté lui-même sur le terrain de
l’expérience originaire de soi, et qu’elle le porte à l’autodonnée qui, en ce cas, est la plus originaire que l’on
puisse concevoir. L’évidence apodictique de la perception transcendantale de soi (du je suis) s’étend à cette
explicitation quoique dans les limites élucidées plus haut. Seules les formes structurelles universelles
ressortent dans une évidence purement apodictique, au travers de l’auto-explicitation, formes dans lesquelles
je suis en tant qu’ego, selon une universalité d’essence, et dans lesquelles seulement je puis être. » MC, p.
151.

51
premièrement, d’exister sous une forme quelconque pour moi, même si cela implique que
le phénomène « masque ou falsifie » l’être. Ensuite, ce phénomène se présentera à moi en
vertu des déterminations de l’ego transcendantal.
Suivant cela, il est maintenant clair que ce qui appartient en propre au sujet ne se limite
pas à ses actualités et ses potentialités, donc à son vécu présent en tant que conscience
intentionnelle et à ses vécus. Par les démarches précédentes, nous avons pu voir que les
systèmes constitutifs, les lois de l’ego transcendantal, ainsi qu’une part de l’objet nous
appartiennent, tout comme les data sensibles constitués par mon ego et les habitus propres
à mon vécu.
En ne s’attardant qu’à ce qui est constitué par ma conscience, nous remarquons aussi
qu’une solidarité existe entre les aperceptions du monde en tant qu’objet et ma vie de
conscience propre. Dans le cas présent, le monde, même le monde étranger, doit, pour que
je puisse en faire l’expérience, passer par mes structures propres48, mais doit aussi donner
un sens qui m’est fondamentalement étranger49. Donc, par la structure transcendantale,
l’ego aura toujours accès à une forme d’expérience unie et organisée. L’apport fait ici sera
celui de l’introduction d’un monde propre à partir de la chair. Partant :
« Dès que nous mettons hors-jeu les opérations intentionnelles de l’empathie, de l’expérience
étrangère, nous avons une nature et une corporalité qui se constituent comme objets spatiaux et
comme unités transcendantes par rapport au flux des vécus, mais qui ne se constituent que comme
simple multiplicité d’objectivités d’expérience possible, expérience qui n’est que ma vie propre, et
ce qui y est objet d’expérience n’est rien d’autre qu’une unité synthétique inséparable de cette vie
et de ses potentialités » (MC, p. 153).

Finalement, nous aurons ici la délimitation de tout ce qui appartient en propre au sujet
percevant : en plus de posséder les structures d’un ego transcendantal, nous aurons aussi
accès à un monde transcendant par le moyen de notre corps sentant. Ce monde sera à penser
comme la couche subjective tirée, par la mise en place de la deuxième épochè, du monde
objectif. Donc, nous avons, comme essentiellement propres, une forme de transcendance,
issue du phénomène du monde. Cette conjonction des lois essentielles de mon ego (la
temporalité, l’habitus et les synthèses passives) et de cette transcendance mondaine viendra

48
MC, p. 151. Mais aussi, « Je pose à présent d’autres moi, les esprits, et ce, naturellement, au moyen d’une
interprétation interne. » Husserl, E. (2001). Sur l’intersubjectivité II. Paris. Presses Universitaires de France,
p. 193.
49
Comme nous le verrons dans la §9, Merleau-Ponty aura une compréhension différente de ce rapport à
l’altérité et de la signification des structures en tant que telles.

52
délimiter ma conception de ce qui constitue, du moins du point de vue de sa forme, ma
monade.

c. Le rôle de la chair

Partant, la réduction de la sphère intersubjective permettra de mettre en lumière les


structures constitutives de l’ego, réalisant une transcendance propre et apodictiquement
avérée. Par l’exclusion de tout ce qui n’est pas spécifique à la conscience, Husserl se
retrouvera avec une altérité qui perdure dans la réduction. Cette altérité, il la nommera
« nature propre » (MC, p. 153), aussi nommée « chair ».
Toutefois, cette conception de chair nous est donnée avec de sévères restrictions : il
faudra toujours prendre ce concept sous le couvert de l’épochè. Cette chair se livre à nous
en tant qu’élément fondamental de la constitution de l’ego. Antérieure à l’intersubjectivité,
elle se voit aussi détachée de son homologue ontique. Devant être comprise en tant que
donation phénoménale d’un type spécifique, elle viendra caractériser mon corps selon deux
aspects : il se donnera maintenant sur un mode original et en tant qu’immédiat. Puisque la
chair est phénoménale, une relation directe m’unit aux phénomènes qu’elle présente. Elle
sera l’outil qui me permettra l’accès à mon corps et, par extension, servira de pont entre
mes structures apodictiques et le monde50. L’altérité, maintenant que la chair participe à la
constitution des choses, se voit incorporée à mon monde. Puisque la donation de l’autre en
tant qu’autre a été suspendue par l’épochè et la réduction, ce qui se donne à moi n’émane
dorénavant que de la constitution que mon ego en fait, à partir des données de ma chair.
Cette constitution permettra d’établir une correspondance tirée entre mon monde personnel
et celui objectif, montrant ainsi que toute forme d’altérité se résorbe finalement aux
structures essentielles de constitution (MC, p. 157).
Nous sommes présentement dans une situation plus complexe que celle posée par la
première l’épochè. Après avoir délimité plus haut les modalités de mon être propre51, ainsi

50
« On dira simplement : les champs du sens tactile qui sont actuellement ressentis par le sujet percevant
sont répartis dans ma chair, dans la seule et unique chair perçue dans sa double constitution. La couche
inférieure, la corporéité perçue « exige » la couche supérieure… » SI I, p. 57 (1905-1920).
51
Voir §2.

53
que de la constitution du temps par mon pôle égoïque52, nous avons pu mettre en place les
premiers outils explicatifs de la constitution du monde. Cependant, la transcendance nous
posait alors problème, étant confinée dans le solipsisme de la constitution phénoménal. Or,
après avoir découvert que la transcendance se situe toujours déjà en moi, il nous aura fallu
expliciter cette présence.
Pour ce faire, nous avons analysé le rapport au corps en tant qu’altérité afin de saisir le
lien qu’il entretenait avec la conscience. En retournant à la conscience constituante et en
analysant, sous le couvert d’une nouvelle épochè, comment se donnait l’altérité dans ma
conscience, nous avons mis en lumière la nécessité d’une altérité, une fois réduite à sa
structure de donation, passant nécessairement par la chair. Ce passage par la chair, une fois
analysé et réduit à mon monde propre, aura comme caractéristique de nous donner une
strate constitutive unie, répondant aux mêmes structures d’essences que mon ego
transcendantal. Cette chair, qui en retour donnera le monde, aura cette particularité précise
de nous le donner comme excédant toujours la visée que l’on peut en faire.
Apparaît donc en moi un monde dans toute sa complexité, m’étant alors accessible
d’une manière directe, par la voie de ma chair, et rendant compte d’une transcendance qui
se présente maintenant au sein de ma sphère originale comme excédant (c’est-à-dire,
l’immanence transcendantale). Celle-ci, nous dira Husserl, sera donc le lieu de notre
investigation devant être apodictique :
« À l’intérieur de cette sphère originale (de l’explicitation originale de soi), nous trouverons aussi
un monde transcendant qui surgit sur le fondement du phénomène intentionnel monde objectif
grâce à la réduction à ce qui m’est spécifique (au sens positif maintenant préféré) : mais toutes les
apparences, fantasmes, pures possibilités, objectivités eidétiques correspondantes qui s’offrent
comme transcendantes, dans la mesure où elles sont soumises uniquement à notre réduction à la
spécificité, appartiennent aussi à ce domaine, au domaine de ce qui m’est essentiellement propre,
de ce que je suis moi-même dans ma pleine concrétion, ou, comme nous disons aussi, dans ma
monade » (MC, p. 153).
Nous voilà donc au premier moment de la constitution d’une communauté
intersubjective. Par la constitution d’une monade et grâce à l’intégration d’un rapport au
corps et au monde à la sphère primordiale, il ne nous restera plus qu’à montrer que la
donation d’autrui opère à partir de la même structure, et donc, du même monde. Cette
percée viendra donc assembler les explications que nous avons fournies plus haut, en
prenant comme point d’arrivée la constitution d’une monadologie.

52
Voir §4 b.

54
Cette monadologie sera une conclusion partielle à son projet. En dépeignant la
conscience sous la forme d’une monade, Husserl réalisera deux choses : premièrement, il
rendra possible, à partir du mirador qu’est la phénoménologie, une explicitation de la
structure constitutive du sujet. Deuxièmement, il pointera l’évidence de la présence
d’autrui sous la forme de visées intentionnelles « dotées d’un sens d’être qui transcende
absolument son propre être » (MC, p. 154). Il s’agit donc là d’une avancée importante,
bien qu’insuffisante.
Afin de délimiter clairement l’investigation à venir, Husserl viendra immédiatement
subdiviser cette transcendance en ce qu’il nommera transcendance primordiale
(transcendance du monde) et la transcendance seconde (la transcendance véritable). La
première forme de transcendance relève de l’immanence. C’est le monde perçu qui « est
encore un moment de détermination de mon être concret propre en tant qu’ego » (MC, p.
155). Cette transcendance est première du fait de sa primordialité dans la constitution de
l’ego. Puisque nous sommes toujours celui qui se trouve au centre de la perception, toute
perception constitutive me permettra d’expliciter le fonctionnement de ma sphère
primordiale, c’est-à-dire, les mécanismes de ma monade et donc cette transcendance
déterminée par mon ego.
La transcendance seconde sera alors ce qu’il faudra constituer. Après avoir exploré les
lignes directrices de sa propre monade, Husserl tentera de comprendre la façon dont se
produira la « donation du sens de la transcendance objective proprement dite, seconde
selon la constitution, et ce, en tant qu’expérience » (MC, p. 155). Une mise en garde est
cependant requise : notre auteur prendra la peine de spécifier le type d’analyse à laquelle
il s’adonnera. On parle ici d’une analyse statique, donc descriptive, de ce problème. La
raison de ce choix repose sur la volonté du projet épistémologique : si Husserl questionnait
de manière génétique la fondation du monde objectif, cela supposerait l’admission de
thèses proprement ontologiques régissant les modes d’organisation de la matière. Son
projet se limitera donc à « interroger cette expérience elle-même et de dévoiler
intentionnellement les modes de sa donation de sens, les modes sur lesquels elle apparaît
comme expérience… ». Cette expérience particulière au sein de ma conscience sera
abordée d’une manière particulière afin de fonder la connaissance intersubjective. Comme
le dira Schnell : « L’essentiel, ici, est alors de comprendre que l’analyse de la

55
transcendance première (c’est-à-dire de ce qui relève encore de la primordialité) et celle de
la transcendance secondaire sont les deux faces d’une seule et même médaille »53.
Une fois cette proposition rendue claire, on comprend qu’il s’agit en fait de montrer
que la fondation de la connaissance repose, non pas sur la nature elle-même, mais sur les
structures constitutives propres à l’ego. Pour réussir ce projet, il nous faudra débuter à partir
de la strate la plus fondamentale, celle du monde primordial, afin de monter
progressivement vers la constitution complète du monde objectif, par une constitution
opérée au sein d’une communauté monadologique.
Pour ce faire, il examinera la strate où se constituent des autres en général (la chair).
En mettant au premier plan cette strate, nous obtenons une « stratification générale du sens
sur la base de mon monde primordial par laquelle celui-ci devient apparition d’un monde
objectif déterminé en tant qu’un et le même pour quiconque, moi y compris » (MC, pp.
155-156). Cette forme de constitution permettra, concrètement, de garantir la possibilité
qu’un « autre-je » puisse faire la même expérience que moi du monde : donc, par son
rapport similaire l’unissant au monde, autrui pourra faire une expérience similaire à la
mienne. Ainsi, les prochaines sections auront donc comme travail de montrer, étape par
étape, le fonctionnement de cette transition vers les sphères supérieures de la conscience.
Avant de migrer vers l’élucidation du rôle de l’alter ego, résumons notre position. En
introduisant une épochè intersubjective, Husserl procédera systématiquement en direction
de sa fondation d’une connaissance transcendantale. Ce faisant, il analysera, dans la
première moitié de la cinquième méditation, le mode de donation double de la
transcendance. En premier lieu, il fera état d’une chair qui se donne comme portail d’accès
à un monde toujours déjà donné, constituant le monde primordial au sein de la conscience
génétique. En second lieu, il notera que malgré la mise entre parenthèses de toute forme
d’influence directe d’autrui, l’alter ego conserve un sens dans ma conscience. Saisissant au
bond l’argument, il fera directement le lien entre la chair et l’alter ego, posant clairement
la possibilité d’un pont entre la première transcendance (la transcendance de mon monde
primordial, ma chair) et la seconde (la transcendance radicale d’autrui), dans le but de
finalement parvenir à une connaissance certaine fondée sur une communauté de monades

53
Schnell, A. (2004). « Le statut de la pulsion (Trieb) et des instincts (Instinkte) dans la phénoménologie
génétique de Husserl » p.252.

56
intersubjectives. Cependant, pour réussir son projet, Husserl se devra d’inclure autrui, en
un sens fort, et c’est ce que nous explorerons plus longuement dans le chapitre suivant.

57
5. Quel est le lien entre mon moi réduit et le moi de l’autre ?

a. Analyse de mon expérience de l’autre : communauté intersubjective


monadique

Comme nous avons pu le voir dans la dernière section, le rôle d’autrui dans la
constitution de la connaissance est capital : il agit comme cette deuxième forme de
transcendance demeurant inaccessible à ma conscience en tant qu’expérience originaire.
Toujours dans le cadre de la nouvelle épochè, autrui me sera donné sous une forme bien
précise : maintenant que ma monade est évidée de son influence et de la relation de
constitution nous unissant, seule demeure la structure d’expérience de cette transcendance
seconde, m’excédant toujours. Notre auteur se donnera maintenant comme tâche de rendre
claire une évidence fondamentale : l’apparition d’autrui au sein de mon monde
fondamental. Ne m’étant pas directement accessible, il devra m’apparaître par la voie
apprésentative, donc comme contenu non perçu, mais co-donné par la perception. Il nous
faudra par conséquent comprendre le mode de fonctionnement de l’apprésentation
effectuée entre l’ego et l’alter ego.
Cette section voudra montrer que, par cette possibilité de « l’autre-je », viendra
s’asseoir la première forme de « communauté de monade » : maintenant que ma chair est
intégrée à ma sphère primordiale, je peux me déplacer dans l’espace, et ainsi, m’imaginer
la perspective que j’avais lorsque j’étais là-bas. Je dois admettre le fait qu’une entité
possédant une structure d’ego similaire à la mienne puisse faire le même genre
d’expérience que moi. Dans ce cas, en me transposant en les autres « moi là-bas »
possibles, je constate qu’ils possèdent les mêmes structures que moi. Ainsi, une
communauté intersubjective de structures se forme grâce une intentionnalité constituante
partagée. Je constitue autrui et vice versa. À l’intérieur de celle-ci, autrui sera donné en
tant qu’objet par une aperception objectivante sous le sens d’être humain (c’est-à-dire,
d’homme psychophysique). Ceci, nous dira Husserl, correspondra non pas à des
spéculations métaphysiques, mais bien à des évidences constitutives. Lorsque j’entre en
contact avec autrui, même sous le couvert de l’épochè, j’entre en relation avec cette
conscience incarnée, donc avec un alter ego. Or, cette transition est complexe et nécessite
plusieurs étapes intermédiaires que nous explorerons ici.
À présent, il convient de s’interroger de plus près sur les termes que Husserl
emploie pour décrire cette altérité qui se présente à l’intérieur de ma conscience réduite. Il
la décrira sous l’appellation d’alter ego. Défini comme cet « autre je », l’alter ego sera
compris en tant que cette sphère de vécu propre à mon expérience, munie d’un corps. Cela
veut donc dire qu’autrui est un « moi-même » différent en ce qu’il demeure indépendant
d’une expérience directe de ma conscience (toujours en tant que Körper), mais néanmoins
similaire en ce que cet objet de ma visée intentionnelle possède une structure semblable à
celle que j’emploie pour le scruter. Ces deux caractéristiques sont ce qui fait de cet objet
« l’étranger absolument premier » (MC, p. 156). Il est comme moi sans toutefois faire
partie de ma constitution propre. Lui-même constitue le monde, selon les mêmes processus
que moi, sans pourtant être marqué par mon ipséité. Il préfacera son explication du
processus de constitution en retraçant l’état du monde pour le sujet percevant : le sujet se
situe dans un monde, avec un corps, lui-même doué d’une chair. Il agit sur son monde et il
a à sa disposition une structure temporelle cohérente de développement. Tout ce qui m’est
alors permis de dire sur mon monde se trouve réduit à ce qui m’est immédiatement
accessible (donc, mon corps, mes phénomènes, etc.). Après ce bref résumé de l’état actuel
de l’ego, sous la forme d’une monade, Husserl introduira, par une expérience de pensée,
un autre homme entrant dans mon champ perceptif (MC, p. 159).
Ainsi, dans le champ perceptif de ma nature primordiale apparaît le corps d’autrui.
À ce moment-ci de l’argumentaire, ce corps ne demeure qu’une partie de moi constituée
(dans mon immanence transcendantale), c’est-à-dire, comme ayant des structures
similaires aux miennes. Cependant, il ne peut évidemment pas m’apparaître autrement que
comme étant étranger, mon corps étant le seul corps qui me soit directement accessible.
Or, pour éviter de quitter la méthode phénoménologique, Husserl voudra trouver un moyen
de faire reposer la constitution d’autrui exclusivement sur une perception, et non pas sur
des « prédicats de corporéité », donc sur le postulat indémontrable d’une similitude de nos
structures biologiques (MC, p. 159). Ainsi, autrui se laissera constituer à la manière d’un

59
corps propre, grâce à une faculté aperceptive appariante54. Ce sera sur cette constitution
possible que Husserl s’attardera.
La simple possibilité de la constitution d’un corps étranger comme étant mon corps
propre vient indiquer une faculté associative en un sens déterminé : « un transfert
aperceptif issu de mon corps propre… » (MC, p. 159). Cette association, basée sur une
ressemblance des corps en présence, fournit le fondement à la faculté analogisante qui
permettra la transformation du corps là-bas en corps propre. Cette opération, qualifiée par
Husserl d’« assimilatrice », ne doit cependant jamais être considérée comme un acte
réflexif : elle renvoie à un processus préréflexif automatique. L’importance de cette
distinction s’explique par le lieu de fondation de l’opération aperceptive : elle renvoie à
« une archi-fondation où s’est constitué pour la première fois un objet de sens analogue »
(MC, p. 160). Une fondation dont on pourrait dire qu’elle soit intuitive par une synthèse
passive associative, semblable à la manière dont le sens de ciseau apparaîtrait à un enfant,
c’est-à-dire, sans avoir besoin d’y réfléchir (MC, p. 160). Husserl ira plus loin en soutenant
que « toute expérience quotidienne recèle un transfert analogisant du sens objectif,
originairement fondé, sur le cas nouveau, dans son appréhension anticipatrice de l’objet
comme objet de sens semblable » (MC, p. 160). Donc, il y aurait un renvoi intuitif à des
expériences antérieures dans chacune des saisies d’objet et, dans le cas qui nous occupe, le
renvoi pointerait l’expérience que je fais de mon corps propre. Par conséquent, dans
l’expérience faite par l’ego de la corporéité d’autrui, un appariement s’opèrera entre la
donnée fondamentale (ma chair) et celle perçue (la chair d’autrui), donnant à la seconde
les mêmes propriétés que celles détenues par la première.
Cependant, comment penser spécifiquement l’aperception de l’autre sans le réduire
à celle-ci, comment justement concevoir la différence intrinsèque à autrui dans la
ressemblance aperceptive55? Pour ce faire, il nous faudra analyser l’aperception par
ressemblance selon deux aspects primordiaux : d’abord, dans le phénomène de l’appairage
s’effectuant entre mon ego (conçu comme archi-fondation de l’expérience d’autrui) et
autrui, est toujours présupposée une relation perceptive directe qui m’unit à moi-même

54
« Mais une analogisation n’est pas nécessaire. C’est l’ « aperception » de la vie psychique étrangère qui
est sans plus accomplie. Le corps étranger est dans son apparition externe compris comme chair » SI I, p.
310.
55
TI, p. 139.

60
dans ma sphère primordiale. En effet, il m’est donné à moi-même, de façon toujours
présente, mon expérience corporelle propre servant de point de comparaison avec autrui.
Donc, dans cette sphère primordiale viendront se réactiver toutes les perceptions faites par
l’appairage, dans leur originalité. Ensuite, dans l’aperception par ressemblance, il se doit
d’exister une donation non-originale, c’est-à-dire, une donation de l’autre comme m’étant
déjà donné et médiatisé par mon expérience56.
Cette double constitution viendra s’assembler dans l’appairage pour donner la
fondation originaire de la donation d’autrui. L’apparition de l’autre dans mon monde serait
ainsi l’œuvre d’une co-originarité, d’une constitution provenant simultanément de moi et
d’autrui :
« Dans le cas qui nous occupe, celui de l’association et de la perception de l’alter ego par l’ego,
l’appariement a lieu lorsque l’autre entre dans le champ de ma perception. En tant que je
psychophysique primordial, que je fasse attention à moi ou non, que je me consacre ou non à une
activité quelconque…. Si maintenant, dans ma sphère primordiale, un corps physique distinct
apparaît qui ressemble au mien, c’est-à-dire constitué de telle manière qu’il doit entrer avec le mien
dans un appariement phénoménal, il paraît tout à fait clair qu’il doit aussitôt recevoir le sens de
corps propre par un glissement de sens issu du mien » (MC, p. 162).

Bien que le problème de l’accès à autrui se voit en partie résolu par son incarnation
dans sa chair, tout un pan d’autrui nous est inaccessible, c’est-à-dire, son flux immanent.
Husserl répondra que ce qui nous est inaccessible se donnera indirectement dans la
perception originaire : lorsque le corps de l’autre se donne à moi, ce sera avec la donation
de mon corps sous le coup d’une expérience unitaire (MC, p. 163). Par conséquent, l’autre
se présentera à moi comme un sujet unique, indissociable de sa relation charnelle. La
corroboration d’autrui viendra alors s’effectuer par le système complexe de constitution
temporel propre à ma subjectivité, et ce, grâce à différentes synthèses concordantes et
autres processus que nous avons explicités plus haut lors de la première fondation57.
Pointons ici une distinction cruciale : ce à quoi l’ego accède sera, non pas la subjectivité
telle que vécu intrinsèquement par le sujet, mais bien ses structures transcendantales58,
posant ainsi une communauté de structure transcendantale au travers de la chair.

56
TI, p. 140.
57
Nous évitons ici les modalités des synthèses d’identité. Pour plus d’information, référons-nous aux
Synthèses passives.
58
Cette nuance se trouve explicitée dans les considérations sur l’empathie. Pour Husserl, le rapport
fondamental unissant l’ego à l’alter-ego ne relève pas de l’empathie, ni même de l’interprétation de ses
expressions. Elle repose sur une ressemblance intuitive propre au système présentation/apprésentation

61
Ainsi, Husserl, en établissant lors de sa première fondation les rouages d’un ego
transcendantal, parviendra à donner à celui-ci un rapport direct aux phénomènes lui
apparaissant. Comme nous le savons, ce rapport s’étendra ensuite, lors de la deuxième
épochè, à la chair. Dans ce rapport, nous pouvons voir, en plus de la prolongation de la
cohérence de l’ego transcendantal, l’ouverture de la possibilité d’un accès à autrui. Ce sera
par une relation constante (l’appairage), m’unissant à autrui, que pourra se penser la
communauté intersubjective. En étudiant de plus près cette possibilité, nous comprenons
qu’elle est permise de par les mêmes processus transcendantaux qui autorisent l’ego à se
saisir des objets apparaissant. Nous avons, en effet, accès qu’à ce qui se donne
phénoménalement à nous. Donc, l’intentionnalité d’autrui nous sera accessible par son
incarnation, et ce, grâce aux processus apprésentatifs : « …dans cette intrication, le corps
propre étranger et le je étranger qui le régit sont donnés sur le mode d’une expérience
transcendantale unitaire » (MC, p. 163).
Partant, la donation d’autrui se produit de façon renversée à ma donation propre.
Alors que j’ai accès de façon primordiale à ma conscience pour ensuite migrer vers ma
chair, je n’ai, dans ma relation à autrui, accès que de manière différée à sa conscience, et
ce, par le biais de sa chair. Ainsi, puisque je perçois l’autre toujours d’une façon unitaire
avec ma donation propre, l’autre m’apparaît toujours en comparaison avec ma subjectivité :
« Ce qui est toujours présentable et attestable de manière originaire, c’est ce que je suis moi-même
ou c’est ce qui m’appartient et m’est propre. Ce qui est expérimenté sur ce mode fondé d’une
expérience qui ne saurait être remplie de manière primordiale, d’une expérience qui n’est pas
originairement donatrice, mais qui confirme, de manière cohérente, ce qui est indiqué, c’est
l’étranger » (MC, p. 164).
Suivant cette citation, Husserl introduira un concept fondamental : l’autre n’est
finalement qu’un analogon. C’est-à-dire, l’autre m’apparaît comme étant une modification
intentionnelle de mon je, qui, sous le couvert de la réduction, doit être pensé sous l’angle
de sa structure. On voit alors poindre, grâce à l’appariement dans l’alter ego, la possibilité,
à partir de nos structures similaires, d’un développement de tous les caractères d’ipséité
constitutifs de l’essence du je :

inhérent à la perception : « Le psychique est « perçu », cela signifie ici qu’il est donné en tant
qu’ « impression », dans une présentation originelle, et non par une présentification (de façon
reproductive). » SI I, pp. 269-270. La question de l’empathie peut sembler difficile étant donné l’usage
qu’Husserl en fera à certain endroit. Cependant, deux choses sont à l’œuvre ici : premièrement, une
redéfinition du concept d’empathie et, deuxièmement, le report de l’empathie aux sphères supérieures (voir,
SI I, pp. 306-312).

62
« Il est clair qu’est ainsi apprésenté dans la modification analogique tout ce qui appartient à la
concrétion de ce je, d’abord son monde primordial, puis son ego tout à fait concret. En d’autres
termes, une autre monade se constitue apprésentativement dans la mienne » (MC, p. 164).

b. L’alter ego : élaboration de l’intersubjectivité comme communauté de


monades en vue de constituer un monde objectif

Maintenant, traitons en profondeur de la fonction du concept d’analogon, conçu comme


seconde monade. Avant tout, l’analogon réfère à une identification à l’autre basée sur la
possibilité de se transposer dans sa perspective. Intimement lié à la corporéité, donc aux
kinesthèses, l’analogon réfère à l’organisation des structures constitutives de la conscience
accessible par le moyen de la chair d’autrui dans l’espace. Par une présentation analogique
de ma conscience dans la chair d’autrui qui est là-bas, je saisis autrui comme étant analogue
à moi, mais différent (n’étant pas ici). Cet autre ne doit pas, cependant, être compris comme
un simple doublon de mon ego. Ce que la notion d’analogon permet sera, au contraire, de
penser l’autre dans notre communauté mondaine, comme partageant le même monde.
L’analogon viendra ainsi affirmer la similitude des corps, sur le plan des structures
constitutives, et donc indirectement d’une similarité des expériences. Ceci permettra
d’asseoir les fondations d’une communauté intersubjective sur la base de notre
communauté de structure.
Il nous faudra toutefois rendre compte, nous dira Husserl, de l’établissement de la
communauté qui s’instaure avec l’arrivée de l’expérience de l’étranger. Plus précisément,
Husserl voudra expliquer, concrètement, le mode de déploiement de cette communauté
existant entre mon ego et celui d’autrui. Il dira à ce sujet que : « Ce qui se constitue en
premier dans la forme de la communauté, et qui est le fondement de toutes les autres
communautés intersubjectives c’est le caractère commun propre à la nature qui ne fait
qu’un avec celui du corps propre étranger et du je psychophysique étranger appariée au je
psychophysique propre » (MC, p. 170). Ainsi, une communauté de propriété sera le
premier échelon vers la constitution des sphères plus élevées de communauté, par exemple
celle de la culture.
Il démontrera cette communauté de propriétés par la reprise de sa discussion sur le rôle
de l’apprésentation, sous la forme d’une tentative de rapprochement faite envers la

63
détermination des principes constitutifs du monde objectif pour autrui. Pour ce faire, il
interrogera la donation du monde sous ses différentes modalités afin de comprendre,
toujours dans une succession logique, comment le sens de la conscience d’autrui se donnera
à partir de son corps.
Husserl soulignera la difficulté de cette analyse : la constitution d’autrui, à ce moment
du projet, ne peut apparaître qu’en différenciant ce qui m’appartient en propre de ce qui
relève d’autrui. Or, cette distinction n’est possible que dans la mesure où nous avons déjà
fait l’expérience d’autrui. Cette primordialité de la constitution de l’autre, à partir d’un ego
réduit de toute intervention extérieure, aura comme conséquence d’interdire toute forme
de constitution temporelle. N’ayant jamais fait l’expérience d’autrui, je ne peux me
‘rejouer’ son émergence dans ma conscience. La voie à emprunter sera alors celle de
l’analyse intentionnelle, ainsi que d’un repérage des motivations qui y sont mêlées (MC,
p. 171). Par conséquent, Husserl abordera un élément crucial de l’intentionnalité :
l’apprésentation. Comme nous le savons déjà, l’apprésentation se donne toujours à partir
d’une présentation. Dans son rapport à la donation fourni par la présentation, elle se trouve
toujours liée en ce que la première remplira la seconde. La présentation d’un objet se verra
complétée par les sens co-présentés comme possibles. Ainsi, la relation qui les unit est si
intime qu’elles finissent par se confondre :
« En d’autres termes, elles sont confondues au point qu’elles se tiennent dans la communauté de
fonction d’une seule perception qui, en elle, tout à la fois présente et apprésente, en même temps
toutefois qu’elle produit, pour l’objet global, la conscience de son existence » (MC, p. 171).

Afin de mieux cerner le problème de la donation effective de la conscience d’autrui


dans ma subjectivité, il nous faudra distinguer plusieurs choses : d’abord, ce qui sépare
effectivement la perception présentante de celle apprésentante (propre au sujet dans sa
connexion constitutive), ensuite ce que l’on perçoit véritablement dans la présentation
(‘l’angle perçu’) et enfin, ce qui n’est pas directement perçu, mais qui coexiste avec la
donation (protention, p. ex. la face cachée du cube).
Comme nous le savons, l’apprésentation sera une extension possible de la présentation.
C’est-à-dire, chaque aperception possède la possibilité de devenir une présentation. Ainsi,
toutes propriétés présentifiées et apprésentifiées se doivent d’appartenir à l’unité de l’objet
(MC, p. 171). Par conséquent, dans le cas de la perception de ce qui est étranger, ce que je
perçois de lui doit toujours lui appartenir en propre. Or, dans la perception que j’en fais,

64
autrui se donnera à moi comme un je psychophysique, maître de son corps et de sa
perspective sur le monde (MC, p. 172).
Donc, dans la donation d’autrui à mon ego, je perçois indirectement, de façon
analogue à la perception que je ferais des faces cachées du cube, la vie de conscience
d’autrui. Ce constat permettra de rendre évident l’importance et l’inévitabilité de la
participation de l’objet dans la constitution de son sens, et ainsi, de définir clairement la
relation de constitution m’unissant à l’autre. Ainsi, lorsque je perçois le corps d’autrui, je
procède aux mêmes processus que lorsque j’observe un autre type d’objet. Mais, puisque
je suis toujours déjà donné à moi-même (autant dans ma chair, qu’en tant qu’ego), mon
corps propre ainsi que mes structures constitutives serviront de point d’identification dans
l’analyse que je fais d’autrui. Donc, ce que Husserl nous dira, c’est que la perception ne se
laisse pas réduire à une simple donation pure dans laquelle le corps d’autrui m’apparaît
selon un seul angle. Il nous faut, au contraire, penser la perception du sujet dans toute sa
complexité, dans ce qu’elle sous-entend. Ce qui veut dire ici que la donation du corps
d’autrui mène inévitablement à la donation des structures de sa conscience : « …ce corps
naturel là-bas, qui appartient à ma sphère, apprésente, dans ma nature primordialement
constituée, l’autre moi, grâce à l’association appariante avec mon corps personnel et le moi
qui y règne de manière psychophysique » (MC, p. 172).
Cette possibilité de constitution aura comme répercussion de garantir cet espace
commun qui nous unit. Ayant toujours la possibilité de me déplacer, d’utiliser mon propre
corps lié de manière fondamentale à mes structures transcendantales, pour aller voir de sa
perspective, la transposition possible de mon corps dans le corps propre d’autrui sera
assurée par l’évidence de sa conscience en tant qu’analogon. Par le moyen de cette
similitude du corps, l’accès à l’autre sera, dans un premier temps, garanti et, comme
Husserl nous le dira, l’autre possède, lorsque j’en fais l’apprésentation, les mêmes systèmes
synthétiques, ainsi que les mêmes perceptions possibles et contenues noématiques (MC, p.
173). On voit donc qu’il s’agit bel et bien d’une communauté de monades. L’autre se donne
à moi, dans la réduction imposée au monde, en tant que structure identique, bien que vivant
une expérience différente.
Toutefois, en raison de la mise entre parenthèses du monde, une problématique surgit:
le sujet m’apparaît évidé de tout ce qui le constitue concrètement en tant que sujet

65
particulier. Ceci, qui peut sembler être une faille de l’argumentaire, sera, en fait, une de ses
forces. Nous sommes ici au point tournant de la monade solipsiste vers une communauté
intersubjective. Le projet husserlien est ici dans les sphères fondamentales de la
communauté intersubjective. Ainsi, lorsque le sujet est constitué et qu’il se donne à moi
comme étant un « moi différent », il faut comprendre cette opération comme une mise en
place de la communauté de structure, une démonstration de son effectivité. En partant de
l’ego primordial, en tant qu’évidence certaine, et en redescendant vers le monde, Husserl
posera un monde aux lois d’essence apodictiquement vraies. Cela le mènera à définir l’ego
sous l’appellation de monade. La monade viendra à son tour montrer que, dans toute
expérience de la conscience, une structure de donation est à l’œuvre permettant la
présentation et l’apprésentation des objets du monde. Comme nous avons pu le voir dans
les chapitres précédents, il réussira à étendre cette structure au monde sensible par le moyen
de la chair.
En posant la chair comme lieu de constitution du monde, elle-même réglée par des lois
d’essences, Husserl en retirera l’idée que l’appairage effectué entre les deux corps vient
démontrer l’existence de cette structure chez autrui. Toute la force de son argument réside
dans cette fondation de l’ego sous plusieurs couches. En retirant le primat de la fondation
à la conscience intentionnelle et en l’étendant sur une multitude de couches (synthèses de
toutes sortes), il montrera l’importance d’une constitution corporelle pour le sujet. La
donation effectuée par la chair se présentera maintenant comme un élément central. Ainsi,
si je fais l’expérience du corps d’autrui, ce corps qui n’est pas le mien mais qui m’apparaît
semblable à mon corps au travers de la nature primordiale de ma subjectivité
transcendantale, alors cet objet phénoménal, fourni par la sensation que ma chair
phénoménale en donne, possédera les mêmes propriétés constitutives que moi59. Donc,
« [c]e que je vois effectivement, ce n’est ni un signe ni un simple analogon, une copie en un
quelconque sens naturel, mais bel et bien l’autre ; et ce qui se trouve par là saisi dans une originarité
effective, cette corporéité là-bas (et même uniquement un seul aspect superficiel de celle-ci), c’est
le corps de l’autre lui-même, à ceci près qu’il n’est vu que de ma propre position, de ce côté-ci, et
suivant la constitution de sens de la perception de ce qui est étranger, corps personnel d’une âme

59
« Il faut montrer que le conflit est ici exclu, et pourquoi il l’est, alors même que l’aperception « chair
étrangère » est une aperception expérientielle (donc une aperception « en analogie » avec ma propre
perception) ; il faut montrer que le « manque » de donation originale du psychique ne doit pas avoir la
signification d’un manque du psychique en général ; il faut montrer en quoi consiste la différence entre
l’appréhension de mon corps de chair comme tel et celle d’un corps de chair étranger, à savoir, à quoi tient
le fait que le psychique déposé en lui possède le caractère de psychiques sans être le mien. ». SI I, p. 269.

66
qui m’est par principe inaccessible originalité, l’un et l’autre étant donnés dans l’unité d’une réalité
psychophysique » (MC, pp. 173-174).

Alors que toutes les difficultés de la constitution d’autrui semblent écartées, cette
donation d’autrui dans ma conscience en tant que structure similaire et comme alter ego
semble brusque. Bien que nous souscrivions aux méthodes phénoménologiques, le rapport
aux structures de donation du monde hors de la réduction n’est pas si simple. Objectons
donc que cet appariement de structures pose qu’autrui et moi possédions tous deux une
structure purement et pleinement similaire. Ne s’agit-il pas ici d’une présupposition?
Conscient du problème de la structure analogique basée sur une médiation de la
conscience par le moyen du corps, Husserl admettra ici qu’il s’agit bel et bien d’un
présupposé : celui de l’identité d’un système d’apparition. Il soulèvera lui-même
l’objection classique en pointant la constitution effectuée par les anormaux (c’est-à-dire,
les aveugles, sourds, etc.). Face à cette observation, il admettra que, dans ces cas-là, des
strates entières de constitution peuvent différer. Cependant, elles ne peuvent différer en
tout point, puisque : « … l’anormalité doit d’abord elle-même se constituer comme telle,
et elle ne le peut que sur le fond d’une normalité préalable » (MC, p. 175). Cette normalité
devra faire l’objet d’une analyse phénoménologique plus poussée, que nous n’aborderons
pas de manière exhaustive ici. Disons simplement que cette normalité doit être comprise
comme étant celle de l’Homme, puisque directement tirée de la perception du sujet. Par
conséquent, il faut comprendre la normalité essentielle sous le regard du projet des
méditations. Afin de bien saisir cette nuance, reprenons l’exemple qu’il donnera : celui de
l’animalité. Du point de vue de l’être humain, l’animal apparaît comme étant cet être
inférieur, inférieur par rapport à ce que l’on peut nommer la norme humaine. Cette norme
est constituée à partir de ce qu’est pour le sujet l’expérience normale. Donc, en partant de
mon monde propre et de mes horizons, je définis ce qui pour moi à du sens et ce qui en
diffère. Ainsi, l’animal, face à cette norme établie, est une « variante anormale de mon
humanité » (MC, p. 175).
Cependant, puisqu’il s’agit ici toujours de structures intentionnelles (donc de la
constitution du sens de l’étranger pour moi), l’argument des anormaux n’entrave pas le
chemin que Husserl a su paver. En opposant à la constitution du sujet une anormalité
fondamentale, on ne vient pas réfuter l’argument de la structure transcendantale puisque :

67
« Le monde n’a d’existence qu’en vertu de la constitution aperceptive réussie au cours de la
poursuite d’une vie qui fait l’expérience d’un accord cohérent, lequel se réinstaure sans cesse, en
procédant, le cas échéant, à des corrections. Cet accord se maintient aussi en vertu d’une
modification des aperceptions par différenciation entre normalité et anormalité entendues comme
leurs modifications, c’est-à-dire en vertu de la constitution de nouvelles unités dans la variation de
ces anormalités » (MC, p. 175) 60.

Ainsi, toutes formes d’anormalités présupposent une constitution à partir d’une certaine
normalité, c’est-à-dire une nécessité d’essence tirée de l’élucidation phénoménologique.
Plus drastiquement encore, puisque toute conscience présuppose un monde, il est
nécessaire, et cela doit être vrai de toutes formes d’anormalité, qu’une partie de sa
constitution dépende du monde commun. Par conséquent, aucune anormalité ne sera
exempte d’une possible constitution commune.
Il ne s’agit donc pas d’une présupposition pure et simple. On doit concevoir
l’élucidation des lois d’essences phénoménologiques à partir d’une constitution normale
comme un processus didactique. Husserl demeure très conscient de la difficulté de son
projet, ainsi que de la multitude de variations possibles. Cependant, la détermination de
régularité dans l’expérience, de structures permettant une unicité du vécu, est, pour lui, une
évidence fondamentale, bien que nécessitant une explicitation plus poussée.

60
Considérations que l’on retrouve déjà dans SP, §48. La conscience comme édification graduelle des
opérations constitutives. Les disciplines relatives à son approfondissement systématique.

68
6. La transcendance comme condition de possibilité de l’objectivité

Après cet excursus, Husserl retournera à la question centrale : la présentation de


l’étranger au sein de ma monade. Ainsi, dans l’expérience de ce qui est étranger, une
présentation s’opère entre l’ego concret et la sphère étrangère. La nature de l’apparition
similaire de nos corps permettra de constituer autrui selon un déroulement bien précis.
L’autre se donnera, en premier lieu, selon l’apprésentation d’un autre moi différent, venant
confirmer notre nature corporelle identique. Ensuite, puisque nous possédons tous deux les
mêmes structures constitutives, il en découlera que tout vécu au contenu identique,
constitué dans son essence en tant que conjonction d’une synthèse temporelle et de contenu
associatif, aura forcément une structure de donation identique. Cette constitution d’autrui
dans ma conscience posera ainsi, de façon certaine et originelle, « mes réalités et les
siennes » (MC, p. 177) comme étant unies par une temporalité s’écoulant au sein de ma
temporalité propre.
Cette temporalité se révélera être «…une forme temporelle commune où toute
temporalité acquiert d’elle-même la pure et simple signification d’un mode d’apparaître
individuellement subjectif et originel de la temporalité objective » (MC, p. 177)61, posant
ainsi un lien « indissoluble » unissant par essence la communauté de monade. Maintenant
qu’autrui m’apparaît sous une forme psychophysique, par mes processus tirés de ma chair,
l’appairage se produisant entre nous confirme l’intrication de ma posture vis-à-vis le
monde. Ainsi, ce temps qui nous unit nécessitera que l’on pose un sol sur lequel il viendra
s’édifier. Ce sol sera celui d’un monde.
Nous obtenons, avec l’introduction du monde comme condition de possibilité de la
communauté temporelle des monades, la couche inférieure de la communautarisation entre
ma monade, qui est la monade primordiale, et celle qui est constituée par apprésentation
en moi en tant qu’étrangère. Il est maintenant clair qu’une communauté de monades existe
et qu’autrui surgit intentionnellement dans ma conscience. Maintenant que nous avons

61
Pour les phases de la temporalité et la conscience absolue du temps CIT, p. 148-149.
cerné plus précisément le monde d’apparition par ressemblance d’autrui dans l’ego, il nous
faudra exposer cette part irréductible d’autrui, cette forme d’étrangèreté.
Husserl le soulignera : les autres monades demeurent étrangères d’une façon définie.
« Étranger » renvoie ici à la constitution que je fais d’elles. Il ne s’agit surtout pas de dire
qu’elles me sont étrangères en essence : elles m’apparaissent, au contraire, et se constituent
comme étrangères au sens de « non moi ». Puisque la monade est pour elle-même telle que
je suis pour moi-même, c’est-à-dire, telle une présence continuelle, tout en étant en
« liaison » avec moi comme monade (MC, p. 178), elle me sera donc étrangère en raison
d’un manque d’accès direct à son vécu originel. Cette inaccessibilité se laissera définir
comme la séparation mondaine de nos deux existences psychophysiques, donc comme
résultat du clivage existant entre nos deux positions singulières dans le monde (MC, p.
178).
Toutefois, cette séparation qui me coupe de l’autre n’est pas un abysse infranchissable.
Une communauté monadique existera bel et bien entre nous : ainsi, bien que je réfléchisse
toujours à partir de moi (la monade originaire), je peux accéder aux autres monades par la
voie du psychophysique. De la même manière, autrui peut, à partir de sa vie originaire,
accéder à moi par mon incarnation. Ainsi :
« …le sens d’une communauté humaine et celui de l’homme, qui, comme individu déjà, a le sens
de membre d’une communauté (ce qui peut être transposé jusqu’à la socialité animale), implique
la réciprocité de l’être pour l’autre qui va de pair avec une équivalence objectivante de mon
existence et de celle de tous les autres : équivalence entre moi et quiconque en tant qu’homme
parmi d’autres hommes » (MC, p. 179).

Autrui a donc, par rapport à moi, le même rapport au corps étranger. Il me perçoit, de
la même façon qu’il perçoit les autres sujets, au moyen de mon corps dans l’espace. La
communauté se crée donc à partir de cette rencontre, d’abord singulière, qui se répétera,
instaurant un ensemble d’expériences « d’autres » qui me sont semblables. Tranquillement,
au fil des expériences, l’autre singulier ne m’apparaîtra non plus seulement en relation avec
moi-même, mais aussi en relation avec mes diverses expériences d’autrui. Il sera comparé
à la communauté d’autrui à la condition, évidente, que l’itération de mes expériences
permette une dite communauté de sujets, autant réelle que virtuelle. Cette communauté
monadique ouverte, Husserl la nommera intersubjectivité transcendantale :
« Elle est, il est à peine besoin de le dire, constituée pour moi et exclusivement en moi, l’ego
méditant, uniquement à partir de mon intentionnalité, mais de telle sorte qu’elle soit constituée

70
comme la même intersubjectivité chaque fois qu’elle est constituée dans la modification des autres,
avec simplement un autre mode d’apparition subjectif, et qu’elle soit constituée de telle sorte
qu’elle comporte nécessairement le même monde objectif » (MC, p. 180).

Donc, le monde transcendantal que je constitue en moi, le monde qui est issu de mes
processus constitutifs, sera, par nécessité d’essence, un « monde humain » pouvant être
constitué dans le psychisme d’autrui.
Cette thèse représente, dans notre argumentaire, une avancée significative. En
démontrant que le monde de l’ego transcendantal est aussi le monde d’autrui, nous fondons
enfin le premier accès à une connaissance extérieure certaine. Le monde commun établi ici
par Husserl sera constitué, en chaque sujet, sous la forme de vécus intentionnels et comme
systèmes potentiels d’intentionnalité. Chaque sujet aurait donc accès à cette constitution
possible sous la forme de la « vie de l’âme », qui elle-même présuppose une constitution
originaire du monde. Ainsi, puisque la constitution du monde commun est garantie par les
mécanismes de constitution propres à l’ego, autrui se trouvera d’emblée accessible à la
présentation. L’expérience que j’ai du monde (possible autant qu’effective) me mettra en
contact avec autrui autant sur le plan physique, psychophysique qu’intrapsychique. Cet
accès me sera donné sous la forme d’une multiplicité indénombrable de voies
asymétriques, dont celle fondamentale de la culture.

71
7. Constitution de l’objectivité première et seconde : le sujet, l’objet et la culture

Maintenant qu’une communauté de monades est établie, il nous faut réfléchir sa propre
ipséité : celle de la culture. Or, en procédant méthodiquement, celle-ci ne pourra se
présenter à l’ego que sous l’angle d’un phénomène constitué de manière primordiale ou
secondaire. Ainsi, pour prolonger notre compréhension des structures constitutives, il nous
faut aborder l’évidence de la position du sujet dans le monde, teintée par une multiplicité
de cultures. Cette section visera donc à rendre compte des structures fondamentales de
celles-ci, ainsi que la relation les unissant à l’Homme.
Husserl, suite à cette percée remarquable autorisant la multiplicité indénombrable de
voies d’accès à autrui, nous exposera la direction qu’il voudra suivre dans son rapport à
l’altérité : étudier «… la possibilité d’actes spécifiques du je personnel, qui ont le caractère
d’actes sociaux, qui permettent que s’établisse toute communication humaine
personnelle » (MC, p. 182). Ces actes spécifiques représentent, grâce à leurs différentes
modulations, la base de toute socialité et sont intimement liés à l’ego transcendantal. Ainsi,
il nous faudra expliquer, à partir des outils conceptuels que nous avons développés,
l’émergence des différents mondes culturels constituant chaque culture.
Les analyses exposées dans les derniers chapitres nous montrent qu’à partir de la
constitution phénoménale, c’est-à-dire en partant d’un monde constituable pour tous, nous
obtenons, nécessairement, la constitution d’objets culturels fondés sur la signification «
humaine ». Ces objets ont donc toujours une constitution orientée vers un « soubassement
de la nature universelle et de sa forme d’accès spatio-temporelle » (MC, p. 184). Husserl
pointera, bien que le premier rapport « culturel » soit celui d’un monde donné comme
accessible à tous et pleinement inconditionné62, que la culture complexe se présente selon
les contraintes propres à la relation l’unissant à l’ego. Ainsi, la force de la relation d’un ego
à sa communauté est variable : un Homme pourrait se trouver dans une communauté dont

62
« Ressortit en tout cas aussi à la sphère de la généralité inconditionnée ceci (comme corrélat de la forme
essentielle de la constitution du monde) que tout un chacun vit a priori dans la même nature, et dans une
nature à qui il a donné, dans la nécessaire communautarisation de sa vie avec celle des autres, à travers une
action et une vie individuelles que devenues communautaires, la structure d’un monde culturel doté de
significations humains – quand bien même ce monde serait un degré encore très primitif ». MC, p. 182.
la culture serait très forte et, a contrario, ne pas sentir une appartenance particulière à celle-
ci. Par conséquent, ce sera sous l’angle de la capacité d’assimilation de la culture, ainsi que
de la relation à ses divers objets culturels que nous devrons attaquer le problème.
En premier lieu, Husserl nous dira que l’ego possède toujours une certaine culture,
conçue sous la forme d’un « noyau et d’un environnement non dévoilé » (MC, p. 183).
Donc, l’Homme est toujours déjà situé culturellement quelque part et se sera toujours à
partir de cette posture qu’il comprendra celle des autres. Cette situation sera la condition
d’accès à d’autres cultures en tant qu’elle servira de point de comparaison. Cependant, le
fait d’émerger de cette culture ne suffit pas à saisir pleinement son effet; il lui faut aussi en
comprendre l’organisation. Husserl posera donc, sous la forme d’une possibilité théorique,
l’approfondissement de la compréhension de la culture par les sujets grâce, par exemple,
à une meilleure compréhension du passé par l’étude de l’histoire.
Cependant, l’irréductibilité des différentes cultures pouvant se donner à la
connaissance l’amènera à se questionner sur les modalités d’accès à la culture pour l’ego.
Une distinction sera faite entre la compréhension purement théorique d’autrui, abordant
une communauté culturelle extérieure à la sienne à partir d’une autre communauté, et la
réflexion d’un sujet au sein de sa communauté propre. Le premier type de relation devra
procéder à partir d’une conception de l’Homme en général pour ensuite seulement établir
un lien entre sa communauté et celle d’autrui afin de saisir, toujours plus en profondeur,
les nombreuses influences et complexités d’une culture lourdement marquée par son passé.
La seconde reposera quant à elle sur une compréhension de la continuité existant entre les
structures de l’ego transcendantal et le monde culturel.
Se profile ici le canevas de l’argumentation husserlienne : dans l’analyse même d’une
communauté culturelle, nous remarquons que son mode d’élucidation correspond
exactement à celui permis par l’examen de la conscience transcendantale. Si la culture
repose ultimement sur la communauté d’essence de l’ego transcendantale et que toutes les
formes de particularisme nécessitent, au final, une certaine forme de participation au
monde commun, il s’ensuit qu’aucun aspect d’une culture n’est proprement inaccessible à
une reconstitution par un autre ego.
Ainsi, lorsqu’on considère la relation qu’entretient un ego avec son monde, plusieurs
couches de sens nous sont données :

73
« La constitution de quelque genre que ce soit – à commencer par le courant propre des vécus avec
ses diversités ouvertes sans limites jusqu’au monde objectif dans ses différents degrés
d’objectivation – reste sous la législation d’une constitution orientée, constitution qui présuppose,
à des degrés différents, mais en un sens à prendre dans son acception la plus large, un constitué
primordial et un constitué secondaire » (MC, p. 183).

Le premier sens constitué sera celui qui appartient en propre à l’objet. Transparaissant
toujours dans le deuxième sens, il est le noyau unissant les modes de donation de la chose,
donc la participation effective de l’objet dans sa constitution. Alors que la donation
secondaire, quant à elle, se donne en tant qu’horizon d’être propre au contexte ayant comme
lieu de départ la donation première. Elle se présentera comme l’élément de culture possible,
constituée de différentes significations qui n’appartiennent pas intrinsèquement à la
donation originelle de l’objet.
Cette relation entre les deux degrés de donation du monde n’apparaît pas uniquement
lors du contact avec la culture. Au contraire, on retrouve déjà cette distinction au sein du
premier monde immanent, c’est-à-dire le flux des vécus. Dans cet exemple, la sphère
primordiale qu’est le présent vivant viendra orienter le flux des vécus, ce qui permettra
l’accès à la temporalité. Cet exemple nous montre que toute forme de constitution repose
avant tout sur une orientation par des lois d’essences du sujet dans un monde, donc de la
conjonction des synthèses constitutives à la donation phénoménale de l’objet. Cette
conclusion se retrouvera ainsi dans le rapport que le corps (ici notre sphère primordiale)
entretiendra avec la nature. Le corps en tant que primordialité sera le noyau, « l’élément
central » de la constitution de la nature, celle-ci étant toujours constituée toujours à partir
de cette chair. Partant, mon corps oriente ma relation avec le monde objectif en intervenant
dans les modes de donation des objets (MC, p.184). Donc, chaque objet culturel repose sur
les déterminations de la matérialité qui le compose.
Cependant, si l’orientation permise par les différentes sphères primordiales est ce qui
orientera le sens de la sphère seconde, qu’est-ce qui empêcherait la première sphère d’être
entièrement le sens du monde? Husserl répondra que, si je suis toujours celui qui orientera
la constitution du monde, dans un sens second, mes sphères primordiales ne sont toutefois
pas l’objet que je constitue. Du fait de la donation partielle dans mon ego d’un monde qui
me dépasse toujours, je ne possède qu’une partie du sens. Ainsi, lorsque je constitue pour
moi une perspective, mon accès est toujours limité par les contraintes de donation, assurant

74
une place fondamentale à l’objet. Partant, le monde de la culture : « lui aussi est donné…
comme étant orienté en fonction du soubassement de la nature universelle et de sa forme
d’accès spatio-temporelle qui doit également jouer le rôle d’accès à la multiplicité des
formations culturelles et des cultures » (MC, p. 184). La culture présuppose ainsi cette
structuration primordiale permise par l’ego transcendantal au travers de la chair.
Cependant, comment expliquer la pluralité de cultures si, au final, elles émanent toutes
d’une constitution d’essence identique? Husserl nous dira que, pour comprendre le rôle
constitutif de la culture, il nous faudra penser deux concepts en relation étroite : le moi et
la culture. Semblables à la relation de constitution que nous avons vue entre les sphères
primordiales et secondaires, le moi et ma culture sont les deux primordialités à opposer à
toute culture étrangère. De nombreux éléments diffèrent dans la constitution de chaque
culture. De façon similaire à la constitution d’un sujet dans son ipséité pleine, la culture
dépend de nombreuses contingences historiques et se constituera dans son interrelation aux
autres communautés culturelles. Cependant, cette différence de contenus possibles repose
en dernière analyse sur la constitution du sujet à partir des lois d’essence. Donc, pareil au
travail de la constitution de l’alter ego, ma compréhension de la culture d’autrui s’initiera
toujours à partir de mon propre socle culturel, qui agira grâce à une forme « d’empathie »63
comme pont partiel à la culture d’autrui.
Fidèle à son canevas argumentatif, cette démonstration des différents composants de la
culture vise, non pas à dresser le portrait achevé de son entreprise, mais à simplement en
pointer les linéaments. Ainsi, après avoir élaboré les bases de l’accès possible à la culture
en tant qu’objet, Husserl remettra l’explicitation de cette recherche à un autre ouvrage. Il
rappellera ce qu’il a déjà développé, c’est-à-dire, que les réseaux intentionnels de
motivation permettent le développement, de manière constitutive, d’une couche
phénoménale corrélative du monde concret achevé, un monde qui sera le résidu du retrait
de tous les prédicats de l’esprit objectif. Donc, une recherche plus approfondie, dans le
cadre des Méditations, s’avère inutile. Le monde culturel repose de manière évidente sur
l’expérience faite par les ego en tant que singularité culturelle. Par conséquent, son mode
de donation à la conscience se voit être le même, ce qui poussera Husserl à reléguer une

63
Donc, compris comme une constitution passive qui ne sera pas exploré ici. MC, p. 184.

75
investigation des nombreux problèmes classiques de la fondation génétique de la culture à
d’autres ouvrages (MC, p. 185).
Disons toutefois ceci : il soulignera que nous ne pouvons prendre le sujet en tant
qu’entité fermée; en prenant la psyché humaine, on doit aussi prendre sa constitution
charnelle et ainsi se référer à un mode de constitution propre à sa perspective contenant
toujours des prédicats mondains (MC, p. 185). Plus précisément, la constitution faite par
le sujet doit toujours être mise en relation avec une forme de genèse temporelle64. Chaque
fois que l’on tente de constituer un monde, il faut le penser au travers du « pâtir et de l’agir
humain » :
« L’origine de tels prédicats [dont la signification est de provenance humaine] dans les sujets
individuels et celle de leur validité intersubjective, dans la mesure où elle ne cesse d’appartenir au
monde vécu commun, présuppose que cette communauté vive, comme tout individu humain, au
sein d’un environnement mondain concret, et qu’elle soit liée à lui dans le pâtir et l’agir – donc,
que tout cela soit déjà constitué » (MC, p. 185).

Il en découle que l’on doit penser un changement constant, une modification corrélative
entre la société et son milieu qui se trouve à être, de façon imagée, elle-même vivante. De
cela, Husserl en tirera une série de problématiques fondamentales concernant la double
constitution phénoménologique (statique et génétique), qu’on pourrait résumer comme
suit : quelle est l’ampleur de la fondation génétique dans la détermination du sujet?
Puisque, par les moyens de la phénoménologie statique, nous pouvons voir le
fonctionnement de la conscience dans ses modifications, comment comprendre le rôle,
dans la genèse fondamentale, « de l’énigme du caractère inné »?
Cette question permettra une forme d’observation négative : en comprenant cette
problématique de degré supérieur, en saisissant le rôle constitutif du caractère inné, Husserl
nous montrera que cette question n’échappera pas à l’investigation phénoménologique,
mais se donnera à nous dans la sphère de notre expérience. Il ne traitera donc pas
directement de la question, se contentant de dire que cette investigation peut être menée et
doit être menée par les moyens de la phénoménologie. Afin de soutenir cette proposition,
il soulignera que même les modes d’appartenance d’un sujet à une culture, à un style de
vie donné, sont régis par des nécessités d’essences «… qui trouvent les sources de sa

64
Ricoeur, P. (1954). « Étude sur les « Méditations Cartésiennes » de Husserl ». Revue Philosophique de
Louvain. Vol. 52. No. 33, p. 105.

76
nécessité dans l’ego transcendantal, puis dans l’intersubjectivité transcendantale qui s’y
déploie, donc dans les configurations essentielles de la motivation et de la constitution
transcendantales » (MC, p. 186). On peut donc voir ici les fruits de la réflexion qu’il a
élaborée plus tôt : c’est un édifice de connaissances certaines que Husserl tente de mettre
en place et, par le fait même, aucune connaissance ne pourra s’affirmer comme telle sans
avoir préalablement fait l’examen de ses présupposés. Donc, chacune de ces énigmes devra
opérer à partir d’évidences dégagées par la phénoménologie. Grâce à cette méthode,
l’élaboration d’une connaissance transcendantale sera possible à partir d’un ego pur et de
ces nécessités d’essence. Partant, « si l’on réussit à expliquer [les nécessités d’essence], ce
style apriorique parviendra à une élucidation de première grandeur, celle d’une
intelligibilité ultime, transcendantale » (MC, p. 186).

77
8. Le problème de l’a priori ontologique

On comprend ici que le projet des Méditations cartésiennes est loin d’être définitif. À
la manière d’un plan, les arguments se succèdent pour nous présenter un projet
fondamental : celui de la fondation de toutes connaissances. En débutant sa recherche à
partir du prédicat de l’expérience donnée comme existence, Husserl aura apposé sur le
monde une épochè, c’est-à-dire, une réduction transcendantale permettant l’irruption des
phénomènes dans la conscience par un retour à une fondation certaine et évidente du
monde. Donc, il s’agira d’une transformation eidétique de nous-mêmes afin d’obtenir un
ego transcendantal général.
À partir de là, un ego, expérimentant de manière concordante le monde, sera déduit.
Cette propriété d’une constitution corrélative du sujet au monde posera le constat d’une
nécessité a priori de la constitution. En effet, en étudiant la relation qu’entretient le sujet
avec le monde phénoménal, il apparaîtra évident que le monde nous est constitué et non
pas simplement donné de manière apriorique. Donc, le monde, bien que se présentant à
nous comme transcendance au sein de notre immanence, se devra, pour faire sens, de passer
par la constitution opérée par les structures transcendantales. Cette constitution se
présentera en différenciant l’autoconstitution de l’ego de l’essentialité spécifique
primordiale permettant « la constitution de toutes les étrangèretés de différents degrés
spécifiques » (MC, p. 187). Par la notion « d’immanence transcendantale » Husserl pourra
circonscrire ce qui appartient en propre à l’ego (ses structures étagées sur différents
niveaux) de ce qui est effectivement constitué (les différents phénomènes transcendants à
la conscience).
Ainsi, ces deux types de constitution, une fois mis ensemble, donneront naissance à
« l’unité universelle de la constitution d’ensemble » qui s’accomplit dans mon propre ego.
Le monde, toujours déjà prédonné, viendra, au fil des investigations, continuellement se
structurer en fonction des différentes strates de sens de ma conscience constituante,
pointant ainsi que cette structuration ne serait pas aléatoire; elle obéirait toujours à un style
formel a priori et corrélatif à l’ego. Partant, la force de la constitution husserlienne provient
de sa propre aprioricité :
« Dans ces explicitations cohérentes les plus radicales de ce que renferment intentionnellement
mon ego et ses modifications d’essence, ce qui apparaît c’est que la structure factuelle et universelle
du monde objectif donné, sa construction en tant que pure nature, animalité, humanité, socialité à
différents niveaux, culture, est dans une très large mesure – et sans doute même bien au-delà de ce
que nous pouvons en voir maintenant – une nécessité d’essence. La conséquence compréhensible
et nécessaire qui en découle, c’est que la tâche d’une ontologie a priori du monde ontique, laquelle
consiste justement à faire ressortir l’a priori propre à cette universalité, est inéluctable, mais,
d’autre part, elle reste unilatérale et non philosophique stricto sensu » (MC, p. 187).

Or, la nécessité d’essence de cette universalité apriorique ravivera la question de


l’ontologie : dans quelle mesure cette universalité correspond-elle à l’ontique? La
discussion tirée de cette question visera deux choses : premièrement, à circonscrire les
termes de la réponse en récusant une approche non philosophique de la question de
l’ontologie et, deuxièmement, à défendre la validité du projet transcendantal comme
fondation.
Husserl soutiendra que, bien que la question de l’ontologie soit essentielle à une
réalisation complète des visées épistémologiques, les nécessités qu’elle dégage ne lui
confèrent qu’une intelligibilité restreinte, donc non philosophique, du monde. On entendra,
par intelligibilité philosophique, une qui soit transcendantale, reposant sur des évidences
certaines. Or, en interrogeant l’ontique sous l’angle de son essence apriorique, donc
indépendamment de sa constitution, on quitte la méthode apodictique caractéristique de la
phénoménologique. Le problème est le suivant : les lois d’essence, telles que décrites par
le phénoménologue, ne sont pas considérées comme des entités métaphysiques65. Elles
sont, au contraire, issues des déterminations ontiques. Donc, les lois d’essence tirées de ma
sphère sociale, animale, culturelle, etc., (MC, p. 187) sont constituées à partir d’un donné
original du monde transcendant.
Pour l’entreprise phénoménologique, il est suffisant de considérer ces lois à partir de la
constitution opérée par l’ego (MC, p. 188). Cette compréhension partielle sera satisfaisante
dans la mesure où la nécessité et l’apodicticité de leur donation seront assurées. Ainsi, ce
que le phénoménologue cherche se doit d’être fondé de façon ultime et sur les plus
concrètes nécessités d’essence; il faudra alors que nos affirmations correspondent au

65
Idées I, p. 19.

79
monde dans la subjectivité transcendantale, c’est-à-dire, par une vérité apodictique basée
sur l’évidence de l’autodonation. Cette voie sera la seule qui permette de dégager les
questions ultimes vis-à-vis du monde, permettant son intelligibilité. Sans quoi, en
commençant, comme la tradition métaphysique l’a fait66, se questionner sur la nature de
l’être implique de s’engager dans une avenue dont les moyens sont incertains : une
entreprise qui, à la manière des sciences, oubliera d’élucider le fonctionnement de son
propre outil.
« Par conséquent, toute constatation ontologique faite intuitivement au sein de la positivité et
touchant les sphères (axiomatiques) de base des principes sert de travail préliminaire a priori
indispensable dont le résultat devra être le fil conducteur transcendantal de la mise en évidence de
la concrétion constitutive intégrale sous son double versant, noétique et noématique » (MC, p. 189).

Partant, la solution husserlienne sera cette refondation constitutive se présentant sous


la forme d’une monadologie opérant sur le présupposé d’une donation du monde, mais non
pas au sens traditionnel de la métaphysique : « Le mode de démonstration propre à la
phénoménologie, purement intuitif, concret et surtout apodictique exclut tout aventurisme
métaphysique, tout excès spéculatif » (MC, p. 189). Ainsi, Husserl ne se refuse pas
complètement aux découvertes métaphysiques. Sa méthode, ne postulant aucune vérité sur
la nature ontologique du monde, travaillera à partir d’évidences accessibles à l’ego grâce
au procédé de mise entre parenthèses du monde, lesquelles seulement pourront fournir une
connaissance.
Pour démontrer cela, il reprendra son argument à partir de l’autodonation apodictique
en l’étudiant sous l’angle de cette constitution apriorique. Ma monade, la seule que je
puisse poser de façon absolument certaine comme existante, ne m’est donnée, en tant
qu’ego expérimentant le monde de façon toujours orientée vers lui, que par son
appartenance à une communauté monadique d’autres ego. Ainsi, « l’auto-attestation
cohérente du monde objectif d’expérience implique une auto-attestation d’autres monades
en tant qu’existantes » (MC, p. 190). Cela impliquera que de cette auto-attestation de soi
découlera nécessairement l’expérience d’autres monades, et cela, tant qu’on pensera la
monade en communauté monadique avec d’autres ego de même sorte. De cette façon, le
monde objectif duquel je fais l’expérience est ce qui garantira la possibilité de l’auto-

66
La même tradition qui fût critiquée par Kant. MC, p. 188.

80
attestation des autres monades dans mon existence. Cela fonctionnera également de
manière inverse : je ne peux penser aucune pluralité de monades sans les penser en tant
que communauté quelconque, ne serait-ce que temporelle. « Il s’agit ici d’un monde
objectif qui en soi se constitue et qui au sein de cette pluralité de monades, se spatialise, se
temporalise, se réalise soi-même – en tant qu’être animal et particulièrement en tant qu’être
humain » (MC, p. 190). Donc ce monde qui existe pour lui-même vient se constituer dans
cette communauté de monade, mais comment?
Maintenant que l’ego aura réussi, par les moyens de la phénoménologie, à constituer
un monde immanent (et transcendant) par le moyen d’un corps, « ce corps vivant lui-même
[sera] en ceci remarquable que lui sont entrelacés par association toute expérience que j’ai
de n’importe quelles choses dont je peux faire (originalement) l’expérience, ainsi que tous
les rapports personnels (centrés sur moi) que j’ai envers mon monde environnant, quelle
que soit leur constitution »67. Par conséquent, chaque constitution à l'œuvre traite du même
coup d’une certaine forme de corporéité, ce corps d’un animal humain. Partant, lorsque cet
ego, dont la constitution implique une certaine forme d’incarnation kinesthésique, fera
l’expérience d’objets transcendants, il les expérimentera comme accessibles à tous en tant
qu’émanant du même monde qui le constitue. Cette influence du monde, dans la
constitution que la communauté en fait, sera telle que, par une nécessité d’essence, se
constituera une simultanéité temporelle entre les monades, et ce, autant du point de vue
intermonadique (le temps partagé) qu’ontique (le temps de l’horloge) (MC, p. 190)68.
Ainsi, le lien unissant l’ego au monde et à la communauté intersubjective sera le même
qui assurera qu’il ne peut y avoir qu’une seule et même communauté face à l’a priori de la
constitution, et qui fournira à l’ego ses données par une relation au corps, centrale dans la
constitution des phénomènes, «… s’il y a en moi des structures impliquant la coexistence
avec les autres monades, il faut qu’il n’y ait que cette seule et unique nature » (MC, pp.
190-191). On voit donc que, même dans le phantasme d’une pluralité de communautés
intersubjectives, les différences ne relèvent pas du fait qu’elles sont des objets radicalement

67
AMC, p. 43.
68
Pour le rapport existant entre la constitution d’une temporalité immanente et transcendante, voir Bernau,
p. 226.

81
différents. Elles sont, au contraire, « …simplement des aspects d’un unique monde objectif
commun » (MC, p. 190).
On en déduira que toute communauté fait nécessairement partie du même monde, car
ces différentes formes d’intersubjectivité se trouvent toujours unies, dans leur apparition
phénoménale au sein de ma conscience, par la conception que j’en fais, elle-même tirée de
ma relation au monde, donc de cet a priori matériel. Par conséquent, il nous faut toujours
penser les processus intersubjectifs en relation avec leur fondation : les structures de l’ego
transcendantal. Cela s’applique même en s’adressant à certaines expériences de pensée
voulant qu’il existe une incommunicabilité fondamentale entre différentes communautés :
l’ego demeure toujours en relation avec elles, alors qu’il est, en tant que monade
fondamentale, celui qui les constitue. Ces communautés, du fait que l’ego les constitue,
appartiennent par nécessité d’essence à une universalité unique unissant toutes les monades
que l’on peut possiblement penser comme existant (MC, p. 191).
Ce sera donc cette universalité qui sera la pierre de touche de l’argument en faveur de
la communauté monadique : puisque nous ne pouvons procéder qu’à partir d’évidences
certaines et que la seule évidence que nous ayons soit celle de la constitution du monde à
partir de ma sphère primordiale, il en découle nécessairement que, si je peux constituer en
mon sein une communauté monadique quelconque, celle-ci doive être régie par les
processus constitutifs, qui sont eux-mêmes issus de ma sphère primordiale et donc de ma
chair eidétique dans un monde toujours déjà donné. Ainsi, tout ce que je constitue se doit
de répondre aux critères universels de ma constitution et donc d’appartenir à un seul et
même monde.
Toutefois, cette unicité du monde fait l’objet d’une définition stricte. En reprenant la
formulation de Leibniz, Husserl nous dira que l’on peut, effectivement, penser un nombre
infini de modulations de monades et de mondes. La même chose serait, selon lui,
concevable pour les egos dits apodictiques. On pourrait les penser selon différentes
modulations et divers modes d’être. Or, ces variations ne sont pas sans règles : lorsque je
considère les différentes permutations propres à ce que je pourrais être, j’efface
automatiquement ce que je suis présentement. Je ne peux, et en cela Husserl rejoint Leibniz,
être simultanément un moi et un autre que moi, et ce de manière apriorique. Donc, dans sa

82
donation même, l’ego pose un système de compossibilités qui détermine ce qui peut
coexister en lui de manière cohérente.
Partant, on peut pousser plus loin ce constat. Si l’on retourne à la première évidence,
celle du « je suis », on peut en tirer un énoncé négatif : « je ne suis pas x ». Par cette
affirmation double, positive et négative, l’ego délimitera ce qu’il est de ce qu’il n’est pas.
Donc, dans le processus phantasmatique de permutation de l’ego, en posant le je comme je
modifié (je pourrais être telle ou telle version de moi-même), nous pouvons voir aussitôt
les éléments appartenant à ce je se présentant sous la forme d’une structure.
« En continuant ainsi, je comprends que chaque monade, qui a la valeur de possibilité concrète,
esquisse un univers compossible, un monde monadique clos, et que deux mondes monadiques de
même type sont incompossibles, comme le sont deux variations possibles de mon ego et d’un ego
quelconque conçu comme présupposé » (MC, p. 191).

Ainsi, Husserl ne prétend pas donner de solution aux anciens problèmes de la


métaphysique, il expose seulement la manière dont ils prennent sens : à partir d’une
compréhension phénoménologique de leur organisation et des lois essentielles qui les
dirigent. Par conséquent, le projet de la science transcendantale aura réussi à se délester du
problème sceptique69. En redéfinissant les frontières de l’investigation épistémologique et,
en refondant la science sur des bases certaines (l’ego transcendantal), il sera parvenu à
démontrer qu’une investigation concernant la nature de l’a priori ontologique est accessoire
à son projet. Puisque les phénomènes se présentant à l’ego reposent sur l’intrication des
différentes strates de sens (de l’ego, du monde, de la culture, etc.) et que celles-ci opèrent
à partir d’un prédonné dont l’évidence est absolue, il n’est nullement besoin de recourir à
une investigation métaphysique pour comprendre l’organisation des phénomènes
apparaissant. Il ne faut, pour cela, que prolonger l’analyse phénoménologique à ces
différents modes de donation (autant génétique que statique), c’est-à-dire, compléter le
projet transcendantal. On voit donc, par la mise en place d’une communauté
intersubjective, qu’une connaissance est effectivement possible et que celle-ci se passe
totalement d’un recours à une justification épistémique extérieure aux évidences données
par l’ego.

69
Voir l’exposition que nous en avons fait dans la §3 de notre texte.

83
9. Normalisation

Malgré l’aspect prometteur de la conclusion du chapitre 8, une question demeure


pressante : en fondant notre édifice sur une autodonation évidente de l’ego, ne normalisons-
nous pas à l’excès? Après tout, chaque ego procède à de nombreuses transformations au fil
de son développement, supposant donc différents états possibles de l’ego. Cette
transformation dans les modalités mêmes de l’ego transcendantal questionne la relation
entre la donation phénoménale permise par la mise en place de l’épochè et celle fournie
par son support ontique. Donc, si une transformation des structures transcendantales
s’opère dans le développement normal de l’ego, ne devons-nous pas questionner ce
présupposé normalisant? Considérant avec sérieux cette critique, Husserl, toujours dans la
même visée fondatrice, proposera ainsi un autre mode de fondement : celui de la
constitution de la représentation dans le développement génétique de l’ego. Chaque enfant
doit se faire une représentation du monde, mais celle-ci implique une naissance de son
système aperceptif qui viendra lui donner un monde. Alors, il faut se demander : comment
arrive-t-on à un commencement de la vie psychique?
La réponse la plus évidente à cette question sera celle d’un retour à l’élucidation du
développement psychophysique. Or, Husserl opposera qu’un rapport similaire entre le
corps et la genèse de la conscience existe déjà entre les monades transcendantales absolues
en ce qu’autant les humains que les animaux sont des auto-explicitations de ces monades
(MC, p. 192). Par conséquent, toute découverte faite par la phénoménologie concernant les
lois d’essences de l’ego est ipso facto applicable aux autres ego. Mais cela s’avère-t-il
suffisant? Peut-on, Husserl se demandera, évacuer toute forme de rapport au corps
physique et donc éviter le problème de la genèse? Bien qu’il existe déjà, au sein même des
investigations phénoménologiques, des recherches s’intéressant à strates inférieures de la
conscience (telles la conscience intime du temps, les synthèses passives, etc.), il admettra
que nous sommes toujours aussi loin d’une réponse aux questions psychologiques. Ces
réponses sont difficilement accessibles puisqu’elles présupposent une compréhension
cristalline des sphères inférieures, ce qui demandera encore énormément d’investigations
(MC, p. 193), de même que le recours à différentes sciences70.
Cependant, Husserl tentera tout de même une réponse. En rappelant les fondations
transcendantales de son projet, il tracera une question plus modeste à laquelle il devra
répondre en lieu et place de la gargantuesque question de la naissance et de la mort :
« À l’évidence, le premier problème qu’il faut résoudre pour expliquer constitutivement le sens
d’être du monde objectif, c’est celui de l’origine de cette nature primordiale et des unités
primordiales d’âme et de corps, ainsi que leur constitution comme transcendance immanente »
(MC, p. 193).

Et pour ce faire, il faudra recourir à une méthode phénoménologique. Plusieurs


éléments distinguent cette méthode de celles des sciences (psychologie, physique, etc.). La
phénoménologie sera la seule à effectuer une analyse intentionnelle spécifique de même
qu’à saisir la relation aux objets sous l’angle de la noèse et du noème, et à toujours prendre
le sujet en tant que perspective et non à tenter de comprendre inductivement (comme le fait
la psychologie) la donation d’une chose.
C’est là un retour à une position plus statique de la recherche phénoménologique.
Husserl remettra la longue et fastidieuse étude de la constitution du monde et des choses
pour montrer que, malgré le manque d’exhaustivité de sa théorie, la description et
l’analyse, fournies par la phénoménologie statique, permettent de donner une fondation
solide à une nouvelle avenue pour une science fondamentale et d’une philosophie première.
De même, par l’analyse intentionnelle, nous pouvons dégager une connaissance
intersubjective des objets communs à tous :
« Il s’agit exclusivement là de problèmes de constitution intentionnelle pour des phénomènes qui
nous sont déjà prédonnés comme fils conducteurs (ou qui peuvent l’être par une expérimentation
expédiente et détaillée) et qui ne doivent être interrogés qu’à l’aide d’une méthode intentionnelle
et au sein des réseaux universels de la constitution psychique. Ce qu’on entend ici par universalité
est assez clairement indiqué par l’ensemble d’unité systématique des constitutions qui développent
l’unité de mon ego selon ce qui est spécifique à soi et selon ce qui est étranger » (MC, p. 194).

Donc, loin de rejeter les avancées permises par les sciences, Husserl voudra les
incorporer, et tout spécialement celles données par la psychologie. Il opérera une refonte
de celle-ci en la mettant sous les contraintes de l’épochè. Pour que la psychologie soit une
science fondamentale, elle devra délaisser l’étude inductive des phénomènes corporels

70
On peut ici penser à l’émergence de la neuro-phénoménologie.

85
pour se diriger vers la psychologie intentionnelle pure et a priori. On aura affaire à une
véritable révolution copernicienne : en acceptant l’attitude transcendantale, la psychologie
verra son regard se métamorphoser en une analyse psychologico-phénoménologique (MC,
p. 195).
Ainsi, Husserl aura établi une frontière nette, dans la fondation phénoménologique,
entre deux types de recherche : la première est une recherche voulant mettre à nu l’essence
« concrètement spécifique d’un psychisme général », alors que la seconde voudra dévoiler
« l’intentionnalité de ce qui est étranger et ce qui s’y constitue » (MC, p. 196). Il voudra
analyser, dans un premier temps, ce monde primordial qui est toujours déjà présent et, dans
un deuxième temps, expliciter ce qui appartient d’emblée à autrui. Ainsi, avec cette
nouvelle description de la psychologie, nous obtenons une reprise du problème
fondamental de la constitution du monde. En rejetant le présupposé d’une constitution
parfaite des choses sur laquelle nous viendrions comparer les objets de nos perceptions, le
monde devra être compris comme constitué à partir d’une perspective. Celle-ci sera alors
à prendre avec la même « césure » que nous avons auparavant exposée : celle de la
distinction au sein de l’ego entre le primordial et le constitué (qui agit comme étranger).
Donc, la psychologie, si elle refuse le présupposé de l’existence des choses, doit suivre le
même parcours que celui emprunté par la phénoménologie. Ainsi :
« … traiter séparément la psychologie intentionnelle comme science positive, d’une part, et de la
phénoménologie, d’autre part, ne mènerait bien entendu nulle part, et que, dans cette optique, c’est
évidemment à cette dernière que revient le travail effectivement directeur, tandis que la psychologie
insoucieuse de la révolution copernicienne se contentera de lui emprunter ses résultats » (MC, pp.
197-198).

Malgré cette critique de la psychologie, Husserl tiendra à souligner que, de même que
le monde sous l’épochè ne perd pas son sens, la psychologie positive ne perdra pas son
contenu légitime et sera, après s’être délestée de la positivité naïve, la première des sciences
à accéder au stade de discipline transcendantale universelle.
Finalement, Husserl reviendra à ses premières affirmations concernant sa
phénoménologie, c’est-à-dire : « … d’être une philosophie transcendantale et de résoudre
en tant que telle les problèmes de la possibilité d’une connaissance objective » (MC, pp.
198-199). Sans jamais avoir quitté l’épochè transcendantale, il aura réussi à dissoudre, par
l’exposition de son inconsistance, l’accusation solipsiste, tout en gardant en tête sa visée

86
d’une constitution de l’autre à partir de la subjectivité. Mais cet autre n’est jamais pris
comme une prémisse, se devant d’exister sous une forme normalisée, mais est toujours
constitué comme existant, en tant qu’alter ego, par mon intentionnalité expérimentatrice.
Nous faisons donc, au sein même de l’épochè transcendantale, l’expérience de l’étranger :
« C’est en moi que j’expérimente, que je connais l’autre, c’est en moi qu’il se constitue – par un
reflet apprésentatif, et non comme original. Dans cette mesure, on peut fort bien dire, en un sens
plus large, que l’ego, que moi qui, en méditant, élucide, acquiers toute transcendance par
autoélucidation, c’est-à-dire en élucidant ce que je trouve en moi, en tant que transcendance
transcendantalement constituée et non en tant qu’elle serait acceptée dans une positivité naïve »
(MC, p. 200).

Donc, le monde n’émane pas de moi, il apparaît en moi en tant qu’étranger. Cette
affirmation viendra défaire une conception hâtive de la phénoménologie : toute
constitution ne se résume pas à une explicitation de ce qui m’appartient en propre de
manière essentielle. Au contraire, dans l’analyse de l’immanence transcendantale, l’autre
m’est effectivement donné, avec ses caractéristiques propres.
Ainsi, pour saisir l’autre dans sa spécificité, l’ego se doit avant tout de se saisir lui-
même. C’est-à-dire, dans la réduction primordiale faite par l’ego, s’impose alors la
conclusion (erronée) d’un solipsisme : comment moi, qui ai maintenant mis tout autre entre
parenthèses, puis-je connaître l’intersubjectivité transcendantale? Cependant, la mise entre
parenthèses fournit une conclusion inattendue : la conservation de mon ego propre (donc
de son contenu spécifique). Ce sera, à partir de ce point, comme nous l’avons montré plus
haut, que se constituera la spécificité d’autrui, donc toujours à partir d’un monde devenu
phénomène et dont la validité provient de la méthode phénoménologique. Ainsi,
l’idéalisme husserlien, bien qu’on le nomme monadologique, ne partagera en aucune façon
la fondation métaphysique d’un Leibniz. La monadologie husserlienne se devra de toujours
reposer sur des évidences fournies dans la réduction par l’expérience transcendante, et non
sur un arrière-plan métaphysique invérifiable. Par conséquent, l’accusation d’une
normalisation abusive, de même que l’explication de la genèse de l’ego chez l’enfant, ne
représente, en aucun cas, des entreprises extérieures ou antérieures à la phénoménologie.
Ce sera seulement à partir d’une compréhension du point de départ qu’est l’ego que
l’expression « normalité » prendra son sens.

87
10. Perspective critique

Nous devons toutefois questionner l’effectivité et la probité de la solution donnée par


Husserl. Il semble clair, au vu des nombreuses critiques que son système aura subies71,
qu’il nous faut adopter une approche prudente à l’égard de sa solution au solipsisme. Dans
cette section, nous discuterons, à partir de la critique que Merleau-Ponty fait de l’œuvre de
Husserl, les limites de ce système72. Le choix de cet auteur s’explique par la continuité
naturelle s’exprimant entre les deux systèmes : sans rejeter radicalement les percées
permises par Husserl, Merleau-Ponty en contestera toutefois l’effectivité. S’éloignant
d’une interprétation de l’idéalisme transcendantal comme d’un réalisme direct, sa lecture
de Husserl laissera transparaître un ego profondément incarné, s’adressant ainsi
directement à cette part inaccessible d’autrui dans la perception73. On peut donc voir que
la difficulté « structurale » de l’entreprise transcendantale se trouve au sein même de sa
méthode : puisqu’il s’agit d’une analyse d’essence, Husserl devra retirer, de prime abord,
toute expérience ‘individuelle’ par la réduction transcendantale74. Or, cette opération
viendra compromettre la portée de son entreprise épistémologique75 et posera deux
questions que nous devrons traiter : dans un premier temps, est-ce que la notion d’ego
transcendantal, c’est-à-dire, l’essence de l’ego, est suffisante pour asseoir complètement le
projet de refondation de la connaissance? Dans un deuxième temps, doit-on donc postuler
un support (métaphysique ou biologique) aux lois de cet ego transcendantal?
Débutons par une évaluation de la portée de la conception de l’ego transcendantal. Par
sa reprise de l’argument cartésien, Husserl voudra démontrer la nécessité, pour toute

71
Pour explorer ces critiques voir : Merleau-Ponty, « Le philosophe et son ombre » dans Signes; Heidegger
dans « Être et temps »; Levinas dans Autrement qu’être.
72
Merleau-Ponty, M. (1960). Signes. Les classiques des sciences sociales. Enligne. http://www.uqac.ca/
Classiques_des_sciences_sociales/. p. 91.
73
« … je ne peux renvoyer à la simple apparence psychologique le phénomène de l’incarnation, et, si j’étais
tenté de le faire, j’en serais empêché par la perception d’autrui. Car, dans l’expérience d’autrui, plus
clairement (mais non autrement) que dans celle de la parole ou du monde perçu, je saisis inévitablement mon
corps comme une spontanéité qui m’enseigne ce que je ne pourrais savoir autrement que par elle ». Signes,
p. 92.
74
Smith, A. (2003). Routledge Philosophy Guidebook to Husserl and the Cartesian Meditations. New York.
Routledge, p. 177.
75
La portée de son entreprise sera compromise puisqu’une part importante de la subjectivité sera délaissée.
connaissance apodictique, de faire l’examen de ses racines. Or, dans le cas de la science,
la racine en question devra être celle des structures constitutives de l’ego. Celles-ci seraient
donc des structures vides de contenu, mais dont chaque expérience se constituerait comme
étant miennes. Issues de l’examen phénoménologique, ces structures correspondraient à
« l’essence de la conscience ». On entend par là le « ce qui apparaît » lorsque je la vise
sous le couvert de l’épochè. Cependant, pour comprendre le fonctionnement76 de l’ego
transcendantal, il semble trivial qu’une certaine relation au corps soit nécessaire : étant la
pierre angulaire de la relation du cogito au monde, le corps (Leib) viendra donner des
champs perceptifs précis (la vue, l’ouïe, mais aussi la proprioception et les kinesthèses),
comme le dit Zahavi :
« there can be no primal impression without a hyletic content, and no hyletic content without a
lived body (according to Husserl, the hyletic data are only given in correlation to kinaesthetic
experiences), it must be concluded that the nature of temporality and embodiment cannot be
exhaustively comprehended independently of each other. We are ultimately dealing with an
incarnated temporality »77.

Comme on l’a vu, dans la conception de l’idéalisme transcendantal conçue par Husserl,
une place devra être taillée au corps. Cependant une précision est à souligner : pour
Husserl, bien qu’il reconnaisse l’étroite relation unissant les structures décrites et l’ego
transcendantal, on ne peut simplement réduire ces structures à celles du corps physique
(rappelons-nous son rejet marqué du psychologisme). Ainsi, la connaissance en générale
repose toujours sur une connaissance de soi : en étudiant les « lois de la nature », nous
réalisons rapidement que le lien nous unissant à ces phénomènes est toujours médiatisé. Je
perçois un objet, je me souviens de sa donation, etc. On l’a donc compris : si l’on veut
réellement comprendre la subjectivité, de même que l’intersubjectivité, il nous faut étudier
ce qui nous apparaît ainsi que les lois régissant cet apparaître. Or, cet apparaître pose un
véritable problème : si une relation au corps est toujours nécessaire, peut-on effectivement
parler d’un ego transcendantal évidé de ce qui le caractérise? Cette question trouvera
traditionnellement deux réponses opposées78 : il est clair pour Husserl que les descriptions

76
Comme nous en avons discutés dans la section Habitus et ipséité.
77
Zahavi, Dan. (2002). « Merleau-Ponty on Husserl. A Reappraisal. ». T. Toadvine & L. Embree (eds.):
Merleau-Ponty's Reading of Husserl. Kluwer Academic Publishers, Dordrecht, 2002, p.7.
78
Idées I, p. 294.

89
produites par la phénoménologie génétique sont de simples abstractions79. Elles ne
correspondent qu’à la structure de l’écoulement de la subjectivité, qui est, en pratique,
indissociable de son contenu. Cette réponse, poussée à son plein développement, donnerait
une compréhension idéaliste de la subjectivité, un ego composé de structures vides80. À
l’opposé, on pourrait comprendre la relation au corps comme soubassement des fonctions
intentionnelles81, donc un corps influençant les structures de l’ego, servant de voie d’accès
au monde.
Ces deux réponses possèdent leurs propres écueils : la première devra, pour arriver à
une exposition complète, procéder à une étude de l’ontologie de la nature et de l’ego
transcendantal82. Ce dernier sera « solidement clos sur lui-même, sans pourtant avoir de
frontières qui puissent de séparer d’autres régions »83. La difficulté émanera de la réduction
opérée par Husserl. En refermant la conscience sur elle-même, en la rendant souveraine de
sa dépendance à l’égard du monde, seule la donation, correspondant à celle des essences,
persistera. Sans vouloir nous attarder ici à cette position, il semble important de souligner
la transition opérée d’un Husserl, tout d’abord sceptique, puis intégrant comme élément
indispensable à sa théorie84 une conception d’un ego transcendantal. Tiré d’une vaste
discussion sur le rôle spécifique de la phénoménologie, en tant que domaine primordial
d’investigation, l’ego transcendantal apparaîtra comme champ de donation des essences du
monde. Par l’épochè et la réduction, occasionnant la donation d’essences, la légalité
unissant l’apparaître au perçu laissera poindre un « domaine [qui] forme déjà en soi un
système clos d’une infinité de propriétés essentielles »85. Ce domaine sera celui de la
science première, lieu à partir duquel se détermineront les principes utilisés par les autres

79
« Nous n’insérons les vécus dans aucune réalité. Nous n’avons affaire à la réalité que dans la mesure où
elle est visée, représentée, intuitionnée, conceptuellement pensée. » CIT, p. 15.
80
Idées I, p.297.
81
Idées II, p. 216.
82
Cette discussion aura lieu à la fin des Idées II, p. 380. Il y sera discuté du rapport de dépendance entre le
corps, qui agit comme condition de possibilité, à l’âme qui donnera une certaine liberté à l’homme de
constituer le monde.
83
Idées I, p. 168.
84
« Dans les Études Logiques j’ai adopté dans la question du moi pur une position sceptique que je n’ai pu
maintenir avec le progrès de mes études. » Idées I, p. 190. Voir plus haut sur la même page concernant le
rôle primordial de cette conception dans le projet husserlien.
85
Idées III, p. 184.

90
sciences pour la construction des connaissances86. Donc, cette autonomie rendra la relation
au corps problématique : conçu de manière secondaire, le corps n’informera plus
directement les composants de l’ego transcendantal, lieu détaché du monde, puisque :
« Les sujets ne sauraient s’épuiser dans le fait d’être nature, puisque, alors, manquerait ce qui donne
sens à la nature. La nature est de part en part le champ de toutes relativités, ce qu’elle peut être
parce que celles-ci ne cessent d’être relatives à un absolu qui, partant, leur sert de support : l’esprit »
(Idées II, pp. 399-400).

Bien que dans les lignes suivantes Husserl reconnaîtra la dépendance de l’esprit au
corps, il soutiendra que l’absolu de l’esprit représente le domaine d’exploration
phénoménologique irréductible à la science. Il introduit par le fait même un schisme entre
la sphère de l’ego qui agira comme absolu, constitué de la vie de conscience intersubjective
permettant de fonder la nature sous la forme d’une perception d’un monde commun, et la
nature qui dépendrait de l’étalon de mesure donné par l’esprit.
Les répercussions du postulat d’un ego irréductible doivent être interprétées au sein de
la méthode phénoménologique. L’objectif ne sera pas ici de discuter de la métaphysique
sous-jacente à la constitution de cet irréductible, mais bien de l’exposer en tant que percée
phénoménologique. Il est clair, pour Husserl, qu’une relation asymétrique existe entre moi
et le monde. Si je retire le monde de mon expérience, j’existe encore (même si mon
existence s’en voit largement appauvrie). Or, si je me retire du monde, rien n’existe plus
pour moi, le sujet constituant. Ainsi, la subjectivité est irréductible et obéit à une
détermination bien plus complexe que celle de la physique, étant issue tant de ma volonté
que de mes vécus87. La faiblesse de cette considération relève précisément du double
renvoi intimant une résolution de la primauté de l’un sur l’autre : soit le monde est premier
comme toujours déjà constitué ou bien l’essence irréductible de l’ego intersubjectif l’est,
reposant sur une constitution « absolument propre »88, elle-même influencée uniquement
par l’aspect essentiel du vécu du monde (donc selon une sphère irréductible à la donation
matérielle), ce que nous appellerions une âme.

86
« Seule la phénoménologie peut en l’occurrence nous former à une vision intégrale, et encore que ce qu’elle
s’efforce d’atteindre ne soit pas une théorie de l’essence des réalités, mais la constitution des réalités et, sur
un autre versant celle du moi pur et de la conscience du moi en général, c’est seulement en intelligence avec
elle qu’on parvient à saisir pleinement l’essence du réel lui-même et, précisément de ce fait, à fonder
l’ontologie selon les concepts catégoriaux et les principes. » Idées III, p. 159.
87
Idées II, pp. 404-405.
88
Idées II, p. 403.

91
La seconde alternative, quant à elle, devra recourir à une certaine forme de biologie
exposant l’organisation et l’influence de l’inné sur l’acquis. Le problème ici sera l’exact
opposé de celui que nous venons de traiter : concevoir la phénoménologie à partir du corps
matériel (le Körper) reviendrait à éliminer la place occupée par l’ego :
« … les structures biophysiques de la corporéité possèdent dans une large mesure le psychique à
titre de parallèle ; des transformations des propriétés physiques de cette sorte entraînent des
transformations dans le psychique, ce qui peut être montré moyennant des expérimentations
volontaires…. Mais jusqu’où s’étend à présent cette recherche psychique objective (naturelle et
causale), dans laquelle l’âme est considérée comme nouée à la chair dans sa typique biophysique,
se modifiant parallèlement, comme étant causalement entrelacée avec elle? Tout donné, toute
objectité, toute objectivité présupposent la subjectivité opérante, et la subjectivité est elle-même
prédonnée avant toute connaissance objective…. Toujours est-il que le sujet connaissant se
découvre intérieurement et avant toute objectivation en tant que personne, dans la mesure où il est
déjà, sur un mode solipsiste, un sujet… » (SI, pp. 88-89).

Discutant ainsi du lien unissant l’ego aux déterminants de sa chair, Husserl argumentera
que la constitution doit toujours passer par la recherche phénoménologique. Dans l’optique
du projet fondationnel, les découvertes effectuées par les sciences de l’esprit viendront se
valider à partir de la recherche phénoménologique89. Or, comme nous l’avons vu plus tôt,
ne voulant pas recourir au postulat d’une corporéité identique entre l’ego et autrui, il devra
en appeler à un autre élément pour assurer la normalité préalable de l’investigation
phénoménologique. Cette normalité, ne pouvant se trouver ailleurs que dans les analyses
de l’ego lui-même, devra être assurée par une stabilité d’essence constituée de manière
intersubjective. Arrivée à ce point, la phénoménologie fournirait une description de la
donation d’autrui à partir de laquelle établir la normalité vécue, élément capital à la
compréhension de l’ego transcendantal.
Cependant, la conception d’une communauté intersubjective fondée sur un
appariement préréflexif semble insuffisante. Bien que l’objectif d’Husserl soit ici de
pointer la structure commune nous permettant de constituer le monde partagé, il semble
que cette compréhension de la présentification d’autrui s’abstrait de toute expérience réelle,
de l’impact inhérent à la donation d’une altérité forte, jetant le doute sur la capacité du
projet transcendantal à rejoindre un autre dans toute sa complexité90. Ainsi, dans cette
section, nous traiterons de la perspective que donne Merleau-Ponty de la présentation

89
Smith, A. (2003). Routledge Philosophy Guidebook to Husserl and the Cartesian Meditations. New
York. Routledge, p. 250.
90
Tel que discuté au chapitre précédent.

92
d’autrui qui, sans rejeter complètement le projet, voudra le transformer pour le porter plus
loin :
« À défaut de thèses explicites sur le rapport de [la conscience absolue et l’eccéité de la Nature], il
ne nous reste qu’à interroger les échantillons de « constitution préthéorétique » qu[e Husserl] nous
livre, et à formuler, - à nos risques, - l’impensé que nous croyons y deviner. Il y a incontestablement
quelque chose entre la Nature transcendante, l’en soi du naturalisme, et l’immanence de l’esprit, de
ses actes et de ses noèmes. C’est cet entre-deux qu’il faut essayer d’avancer » (Signes, pp. 164-
165).

Cette perspective exploratrice ouverte par Merleau-Ponty nous éclairera sur les limites
d’une intersubjectivité conçue à partir d’un ego transcendantal91. Par l’introduction de
l’opacité inhérente à la subjectivité incarnée, Merleau-Ponty voudra méditer « l’impensé »
husserlien, qui ne sera autre qu’ « un univers avec son « sujet » et son « objet » sans pareil,
l’articulation de l’un sur l’autre et la définition une fois pour toutes d’un « irrelatif » de
toutes les « relativités » de l’expérience sensible, qui est « fondement de droit » pour toutes
constructions de la connaissance »92. Il débutera à partir de l’évidence, dans le projet
husserlien, que, bien que le corps soit capital à notre expérience du monde, la présentation
de toutes les expériences repose ultimement sur le fonctionnement d’un ego transcendantal.
Toutefois, celui-ci se devra d’être réinterprété à partir d’une compréhension du corps. Il
s’agit ici d’une exploration critique de la pensée husserlienne en ce que Merleau-Ponty ne
nie pas l’idéalisme au cœur du projet de Husserl93. Sa visée sera plutôt de dégager une
avenue plus « existentielle », permettant un sujet vivant dont la relation au monde est avant
tout constituée de projets.
Comme nous l’avons fait remarquer dans les chapitres précédents94, l’ego
transcendantal, loin de signifier une âme au sens métaphysique, renverra à un ensemble de
processus constitutifs de l’ego dans ses actes de constitution (p. ex. synthèses passives et
actives, le jugement, etc.). Toutefois, la constitution d’une connaissance apodictique
nécessitera une explicitation des structures de donation des phénomènes afin de valider,
par la suite, le rapport au corps et aux sciences. Cela laissera en suspens toute réflexion

91
Ricoeur (1954), p. 106.
92
Signes, p. 166.
93
Signes, p. 159.
94
Voir les chapitres 2 et 5.

93
concernant la nature physique du corps (Körper) qui, toujours selon Husserl, devra faire
l’objet d’une étude ultérieure.
Ainsi, à la fin des Méditations, Husserl admettra que son entreprise, bien que se refusant
à tout égarement métaphysique, ne réglera pas d’emblée les questions concernant « la vie,
la mort et la genèse » (MC, p. 208). Partant, le problème auquel nous voulons nous attaquer
est celui-ci : si l’ego transcendantal s’avère être le lieu fondamental de la connaissance a
priori et de l’intersubjectivité, comment devons-nous comprendre son support?

a. Le support ontologique/biologique

De l’aveu d’Husserl, il n’y aurait pas, de prime abord, de support métaphysique aux
lois de l’ego transcendantal (MC, p. 209). Sur quoi exactement reposent-elles alors? Bien
qu’à première vue, la fondation de ces lois de l’essence de l’Homme (l’ego transcendantal)
semble reposer sur une incarnation, cela ne signifie pas un recours au corps en tant que lieu
ultime de sa fondation. Malgré l’évidente participation du corps dans la mise en place des
structures de l’ego, on ne peut chercher à même celui-ci les réponses aux questions
concernant le fonctionnement de celles-ci. La phénoménologie procède, avant tout, avec le
souci de conserver l’apodicticité de ses affirmations. Pour ce faire, il lui faudra demeurer
dans ce qui se donne à la seule certitude : l’ego cogito. La conception génétique de
l’autoélucidation de nos structures intègre le rapport au corps seulement dans la mesure où
il m’est accessible phénoménalement. Pour Husserl, l’effort de comprendre le
fonctionnement biologique du corps humain n’intervient que suivant la refondation de la
connaissance. Or, puisque la donation absolument évidente n’est possible que par un
recours au cogito, il s’ensuit qu’on ne peut prendre le corps comme lieu fondamental de
l’investigation.
Mais le problème de la refondation se voit-il entièrement résolu par ce retour à
l’évidence fondamentale de l’ego cogito? Lorsqu’on traite de la conscience au sens large
(avec ses processus conscients et préconscients), on remarque la transformation de celle-
ci. Que l’on parle des transformations inhérentes au vieillissement humain, ou bien des
nombreuses psychopathologies, ou encore de la prise de drogues, on constate la diversité
au sein de ce rapport au monde. Pour Husserl, ces différences, bien que relevant de

94
déterminations biologiques, obéissent tout de même à une certaine forme de normativité.
Présupposant une participation au monde et une certaine cohérence, on retrouverait dans
ces aspects biologiques les lois de l’ego transcendantal95.
Bien que cette position soit suffisante sur le plan épistémologique, il faut se demander
si elle résout le problème de la participation du corps. Dans l’autoélucidation de l’ego,
celui-ci demeure toujours, en tant que pôle égoïque, au sein de sa perspective eidétique.
Ainsi, une partie de l’ipséité (du caractère personnel) de l’ego subsiste au sein de la
réduction, dont la restriction-constitution est si fondamentale qu’elle permettra de penser
la première forme de transcendance (immanente) sous la forme d’un « non-moi »
(objectal). De toute évidence, cette ipséité ne sera pas poussée assez loin en ce qu’elle ne
rendra pas compte de la diversité du vécu subjectif. Dans les exemples que nous avons
nommés plus haut, nous voyons que la perspective même du sujet se modifie. L’enfant ne
voit pas le monde de la même manière que l’adulte, de même que l’adulte psychotypique
ne concevra pas sa relation au monde de la même manière que le schizophrène. Bien que
Husserl ait raison de souligner que, dans tous ces exemples, des processus de constitution
possédant une certaine forme de normalité se trouvent à l’œuvre, il est clair que le
traitement qu’il en est fait demeure incomplet, peut-être inachevable par les seuls moyens
d’un ego désincarné.
En admettant une modification possible des structures perceptives, corrélée à des
transformations biologiques, on remarque qu’un vaste pan de la constitution de l’ego
demeure inexploré. En se questionnant sur la nature de ces modifications, il nous faudra
impérativement penser son support, sans lequel on ne saurait distinguer entre ce qui fait
effectivement partie d’une constitution normale et ce qui relève de l’anormalité. Or, comme
nous l’avons mentionné plus haut, ce support se trouverait à partir du corps, ne serait-ce
qu’au niveau des symptômes corporels. La justification la plus simple de cette idée se
trouve dans la comparaison opérée entre la « normalité humaine » et celle animale (MC, p.
192-193). À partir du corps dans un monde, le sujet constituera une normalité : l’homme a
une normalité dans laquelle celle de l’animal lui semble lacunaire, en ce qu’il n’aurait pas
les mêmes facultés (MC, p. 193). Cette constitution sera opérée à partir d’un certain rapport
psychophysique. Pourtant, au sein même de l’humanité, on retrouve d’énormes disparités

95
SI, p. 85.

95
dans ce rapport au monde dit, par Husserl, ‘normal’96. Ne devons-nous pas dire que la
réponse aux modifications des structures transcendantales se trouve au sein du corps
sensible (Leib)?
À cette question, Merleau-Ponty répondra que:
« L'intentionnalité qui relie les moments de mon exploration, les aspects de la chose, et les deux
séries l'une à l'autre, ce n'est pas l'activité de liaison du sujet spirituel [psychologisme], ni les pures
connexions de l'objet [associationnisme], c'est la transition que j'effectue comme sujet charnel d'une
phase du mouvement à l'autre, toujours possible pour moi par principe parce que je suis cet animal
de perceptions et de mouvements qui s'appelle un corps… La solution, - si solution il y a, - ne peut
être que d’interroger cette couche du sensible, ou de nous apprivoiser ses énigmes » (Signes, p. 166).

Le corps sensible, avec ses énigmes, serait, pour Merleau-Ponty, la clef de l’élucidation
phénoménologique. Cependant, il ne s’agit pas de tomber à nouveau dans un parallélisme
corps/esprit. Pour Merleau-Ponty, traiter spécifiquement du corps revient à rater le
problème : la donation phénoménale ne peut nous ouvrir sur le monde que si nous sommes
déjà préalablement et radicalement imprégnés de celui-ci. Cette compréhension du sujet
mondain et incarné se retrouve bien dans la lecture d’un certain Husserl. Bien qu’il faille
comprendre les processus responsables de la modification des structures, qu’Husserl
nommerait transcendantales, Merleau-Ponty cherchera à radicaliser, d’une façon non
transcendantale, l’entreprise husserlienne. Il nous dira que :
« L'objection [à la possibilité de constitution d’un autre chez Husserl] impliquerait en outre que le
problème est ici de constituer un autre esprit, alors que le constituant n'est lui-même encore que
chair animée… Mais surtout l'objection ignorerait cela même que Husserl a voulu dire : savoir,
qu'il n'y a pas constitution d'un esprit pour un esprit, mais d’un homme pour un homme » (Signes,
p. 168).

Ainsi, conservant le projet de connaissance phénoménologique, Merleau-Ponty voudra


complexifier notre rapport au sujet. À partir d’une démonstration de l’insuffisance des
sciences, il pointera le caractère uni, mais ambigu, de la subjectivité97. Prenant ses distances
d’une conception de l’ego comme transparence, son objectif sera de réintégrer la richesse
et la complexité de la détermination du sens à partir d’une perspective compréhensive des
nombreux éléments constituant une subjectivité incarnée. À plusieurs endroits, il réfléchira
un sujet affligé de pathologies, dont les symptômes, autant psychiques que physiques,
mettent en évidence l’intrication fondamentale des sphères supérieures de la conscience (p.

96
SI, p. 86.
97
Merleau-Ponty, M. (1945). Phénoménologie de la perception. Tel Gallimard, Mesnil, p. 115.

96
ex. la notion de projet, l’implication, l’émotif, etc.) aux sphères inférieures (p. ex. les
synthèses, la temporalité, etc.). Par ces démonstrations, un fait capital émergera : l’ego
demeure une pure abstraction s’il est pensé en dehors de son contexte (corporel, mondain,
culturel, etc.) et, conséquemment, une refondation doit prendre assise dans une
compréhension de la chair (Leib), en tant que nœud signifiant, dans un monde98. De la
même manière, le corps aura prise sur le vécu de la conscience et ce, autrement qu’en tant
que voie d’accès. Par exemple, comme le dira Thomas Fuchs, dans son article «Depression,
Intercorporeality and Interaffectivity » concernant des patients dépressifs :
« The loss of bodily resonance or affectability concerns, more generally, the experience of affective
valences and atmospheres. The deeper the depression, the more the attractive qualities of the
environnment faint. The patients are no longer capable of being moved and affected by things,
situations, or other persons. This leads to an inability to feel emotions or atmospheres at all, which
is all the more painful as it is not caused by mere apathy or indifference (as for exemple in frontal
brain injury) but by the tormenting bodily constriction and rigidity. »99

Par conséquent, il y aura ici une modification du sens perçu par le sujet issue d’une
transformation du rapport au corps. Ce sens émanera de la disposition ainsi que de la
relation au monde du patient, mais d’une manière beaucoup plus profonde que ne le laissait
voir Husserl. L’interprétation du sujet en tant qu’Homme pointerait une faiblesse de
l’entreprise idéaliste : le corps n’est pas second dans la constitution du sujet, ni même co-
originaire; la subjectivité et la corporéité ne sont en fait qu’une seule et même chose,
puisque l’atteinte du corps entraîne l’altération significative du fonctionnement de la
subjectivité à son niveau le plus fondamental, c’est-à-dire au niveau des affects100.
Conservant la normativité intrinsèque à notre relation au monde, Merleau-Ponty
s’accordera avec Husserl pour dire qu’une compréhension des structures constitutives du
sujet est possible101. Cependant, la différence fondamentale concernera la relation à soi-
même. Alors que Husserl parle d’un ego dont tous les contenus sont accessibles au regard
constitutif, nécessitant donc un point de constitution absolu, Merleau-Ponty argumentera
en faveur de la coexistence du sens reposant sur un rapport figure/fond102. Cette
compréhension du sens, tirée de la psychologie gestaltiste, refusera toute notion

98
Signes, p. 167.
99
Fuchs, Thomas. (2013) « Depression, Interporeality and Interaffectivity » in Journal of Conciousness
Studies, 20, No. 7-8, p. 228.
100
SP, p. 228.
101
Signes, p. 99.
102
PP, p. 79.

97
téléologique du sens : il citera de nombreux cas d’illusions d’optique103 dans lesquelles de
multiples sens cohabitent au sein d’un même phénomène. Ainsi, un objet peut contenir une
pluralité de sens qui doivent, pour se révéler, user de l’ensemble des facultés du sujet et
référer à son contexte perceptif. Par exemple, dans le cas de l’illusion du canard/lapin,
rendue célèbre par Wittgenstein, deux interprétations coexistent : l’image du lapin et celle
du canard. Ici, il serait faux de dire qu’un sens prédomine ontologiquement sur l’autre.
L’interprétation dépendra de la relation du sujet à son monde et de la perception spécifique
faite par le sujet. Pour Merleau-Ponty, le sujet incarné signifiant composera avec une
normativité des fonctions biologiques104, mais dont l’anormalité possible se répercutera
dans l’ensemble des relations au monde105.
Partant, même si Husserl ne s’intéresse pas directement, dans les Méditations
cartésiennes, pour des raisons méthodologiques, à la question de l’assise génétique de son
ego transcendantal, il n’en demeure pas moins qu’une large part de normativité est
présupposée par son entreprise. En traitant d’un ego transcendantal, dont la relation au
corps est secondaire, il rate les déterminants internes persistant et se développant dans
l’altération du corps et nous expose, dans les faits, un canevas décontextualisé de
subjectivité.
Ce type de subjectivité posera ainsi clairement le problème de la transparence de la
conscience dans le rapport intersubjectif chez Husserl. Ceci repose, à partir de la distinction
fondamentale entre autrui et moi, sur le fait que j’entretiens un rapport direct à moi-même
alors que je suis toujours médiatisé dans celui m’unissant à autrui106. Pour Husserl, il est
cohérent d’exposer l’autre de manière aussi limpide, puisque la relation à mes propres
structures fait preuve d’une telle transparence : au gré de nos interactions, autrui se donnera
à moi avec le même genre de clarté. Or, pour Merleau-Ponty, cette compréhension de
l’intersubjectivité ferait l’économie de l’opacité inhérente d’une subjectivité riche, qui ne
peut être rejointe en débutant par l’ego transcendantal. Par un retour à la relation entre la
passivité du vécu sédimenté du sujet et l’activité intrinsèque à l’action subjective, Merleau-
Ponty montrera que la distinction entre ces deux concepts est didactique avant d’être réelle.

103
Entre autres celle de Müller-Lyer.
104
Ex. : schéma corporel, image corporelle, etc.
105
Le visible et l’invisible, p. 40.
106
SI I, p. 268.

98
Pour lui, le sujet réfléchit toujours à partir d’une subjectivité dépassant la présentation
possible par la conscience :
« La vision est de soi « inconsciente » ; ses « intentions » comportent toujours dans leur épaisseur
un fil rouge d’inconscient, parce qu’elle est vision, parce qu’elle ne peut voir quelque chose qu’en
renonçant à voir tout, en faisant sortir le rapport moi-autrui de son ambiguïté. » (L’institution, la
passivité, p. 247) 107.

Cette compréhension de la relation intersubjective prend ses racines dans le rapport


figure/fond de la Gestalt. En poussant plus loin les conclusions de la pensée husserlienne
de l’aperception appariante, Merleau-Ponty montrera que le « ce que je reconnais en
autrui comme étant mien, mais différent (l’analogon) » ne se limite pas aux structures
constitutives. Au contraire, si on lit Husserl sous l’angle d’une incarnation dans la chair
(lecture permise par un pan entier de sa littérature, c’est-à-dire, les notes Sur
l’intersubjectivité I, p. 71; Chose et espace, p. 37; De la synthèse passive, p. 215; etc.),
autrui se donne à moi en tant que sujet d’un monde. Je comprends autrui à partir de ma
subjectivité non-réduite (en tant qu’Homme) et, bien qu’une communication soit possible,
l’ambiguïté subsiste entre nous. Or, elle n’est pas négative : elle est, au contraire, créatrice.
Merleau-Ponty voudra ainsi expliquer l’effort intrinsèque à la compréhension, un travail
autant créateur (p. ex. lorsque j’entretiens de longs échanges philosophiques qui font naître
en moi, de l’intuition brute, une formulation raffinée) que potentiellement destructeur (p.
ex. la violence des mots lancés dans un accès de colère)108. Il fait ici remarquer l’intrication
profonde des différentes structures de la conscience donnant une épaisseur à la subjectivité,
montrant qu’il se refusera à tomber dans une simple mécanique du corps. Cela le poussera
à postuler un principe de liberté109, 110, lui-même issu de cette ambiguïté fondamentale à la
conscience : si le sens est ambigu, celui-ci demandera toujours une formulation nouvelle
qui le constituera111, nécessitant l’intégration d’une action créatrice à la constitution.

b. La phénoménologie, une entreprise inachevable?

107
Il est aussi intéressant de remarquer la note en marge faite par Merleau-Ponty : « L’inconscient : excès du
perceptif sur le notionnel ».
108
PP, pp. 436-437.
109
Parlant de la phénoménologie husserlienne, Levinas en dira « La phénoménologie explicite cette réponse
du sujet à lui-même. Elle met en action la liberté en nous. » Levinas. En découvrant l’existence, p. 47.
110
Signes, p. 179.
111
PP, p. 429.

99
Par l’autoanalyse de sa donation, la phénoménologie husserlienne aspirera à tirer de la
connaissance de soi une connaissance universelle. Ce sera précisément là l’intérêt et la
difficulté de la question des « anormaux », véritable défi pour la constitution eidétique
défendue par Husserl. Cette question viendra se poser comme le cas limite par excellence
à sa construction transcendantale : puisque l’expérience de ces sujets est différente de la
nôtre, comment comprendre le rapport qu’ils entretiennent aux lois de l’ego
transcendantal? Doit-on postuler la nécessité d’une entreprise radicalement séparée se
devant de comprendre le particularisme de ces cas? Ou bien s’agit-il ici d’une
compréhension incomplète de la phénoménologie qui doit remonter à un niveau encore
plus fondamental (psychologique ou biologique), au risque de quitter sa propre
investigation?
La première alternative est d’emblée rejetée. La phénoménologie nous expose la
cohérence du vécu du sujet. Donc, une expérience commune est toujours partiellement
donnée : la « fausseté » du rapport que le patient entretient avec le monde n’est que
partielle. Il perçoit toujours les mêmes objets que nous, à la différence d’une affection forte
associée à la perception de certains objets. Comme le dira Husserl :
« Je peux aussi me concevoir comme fou; mais lorsque je le pense, je ne suis pas effectivement
fou, ainsi que le prouve cette pensée qui fonde « rationnellement » le fou comme possibilité. Pour
pouvoir concevoir le fou, il faut présupposer le non fou. C’est ce qui apparaît dans tous genres
d’ « anormalités » particulières : ce sont des modifications essentielles de normalités (de ce qui
était auparavant en soi normalités » (AMC, pp. 51-52).

Il ne nous reste donc que la seconde alternative. À partir d’une certaine normativité de
la perception, on doit discerner une modification de structures menant à une organisation
du monde, dont l’incrémentation passerait de « normale » à « radicalement anormale ». Or,
en formulant cette phrase, nous réalisons instantanément son caractère problématique : que
veut-on dire par « anormale » et qui constitue cette normalité? Si une personne subitement
atteinte d’une psychopathologie voit ses structures constitutives elles-mêmes se modifier,
alors il nous faut comprendre à partir de quoi nous les jugeons anormales. Par conséquent,
puisque nous avons rejeté une compréhension de l’ego à partir d’une forme métaphysique
(l’âme), il nous faudra donc interroger ce qui autorise cette anormalité : la chair.

100
Constituée au sein de la phénoménologie husserlienne, celle-ci nous permet de
comprendre la normativité vécue et non pas les raisons de celle-ci. Ainsi, Husserl nous dira,
même s’il existe une certaine forme d’anormalité, cela ne changerait pas le domaine dans
lequel elle se constituera. Comme le dira Zahavi :
« Basically, Husserl claims that our experiences are guided by anticipations of normality. We
apprehend, experience and constitute in accordance with the normal and typical structures, models
and patterns which our earlier experiences have sedimented in our mind. If that which we
experience happens to clash with our earlier experiences – if it is different – we have an experience
of anormality, which subsequently leads to a modification and specification of our anticipations »
(Zahavi. Merleau-Ponty on Husserl a Reappraisal, p. 10).

Husserl, argumentant en faveur d’une construction transcendantale, réfléchira les


structures translucides d’un ego dont l’élaboration continue permettrait de lui redonner un
sens plein. Ainsi, la phénoménologie husserlienne traitera de l’anormalité comme d’une
investigation ultérieure devant être effectuée à partir d’autres sciences. Cependant, il
reconnaîtra que les « anormaux »112 appartiennent tous en définitive au même monde
d’objets que nous. Une fois de plus, l’explicitation de l’enracinement de la conscience dans
le corps demeure une entreprise primordiale, mais elle n’invalide aucunement la nécessité,
pour Husserl, de comprendre la norme phénoménologique de l’ego constituant, autant du
point de vue du rapport au corps qu’à la constitution de l’horizon perceptif de
l’intersubjectivité113.
Chez Merleau-Ponty, la question de l’anormalité et du rapport au corps est traitée
autrement. En critiquant cette notion d’un accès direct à notre vécu, il proposera une
incarnation de la subjectivité se profilant toujours sur un monde riche, en partie déjà
constitué et en partie difficilement constituable, car non-conscient.
Il ne fait aucun doute qu’on ne peut concevoir le sujet sans le corps matériel, puisqu’on
traite ici du sujet plein dont le vécu continue à vivre en son sein, constituant le point à partir
duquel je vis : autrui n’est alors plus un « alter ego » initialement vide, mais comporte aussi
une part d’inconnu dont le vécu émane au travers de ses gestes. S’il est vrai chez Husserl
que l’intersubjectivité fonde la constitution des objets, elle ne prend vraiment son sens que
chez Merleau-Ponty pour qui la conscience transcendantale s’éloigne de ce qu’elle prétend

112
SI II, p. 253.
113
Cette question sera traitée en détail ailleurs (voir, entre-autre, SI II, p. 254-255). Nous sommes conscients
qu’il s’agit de considérations incomplètes, mais l’objectif ne sera pas ici de comprendre comment le problème
se règlera, mais bien qu’une place lui sera taillée dans la phénoménologie.

101
illustrer : un sujet vivant imprégné d’une subjectivité non-réduite114. En comprenant la
subjectivité à partir d’une incarnation pleine (non-réduite), Merleau-Ponty reprendra le
constat husserlien d’une constitution intersubjective tout en l’approfondissant. Pour
Husserl, une part essentielle, dite normale, de la subjectivité correspondrait à une structure
vide, une forme commune représentant les capacités humaines. Cependant, cette structure,
qui serait un « ego qui n’a précisément pas son lieu dans la corporéité de chair »115 ne réfère
en fait à rien. Dans le cadre de la normalité, cette structure « pure » pose des lois qui
présupposent un état fixe de la conscience qui entre en relation avec les autres couches de
l’ego116. Pourtant, nombreux sont les exemples d’anormalité ou de perturbation de ces
structures, nous poussant à nous questionner sur la nécessité d’un tel concept. Dans
l’analyse de la subjectivité, le contexte psychologique devra être pris en compte et cela
s’avérera particulièrement vrai dans le cadre de la connaissance de soi, comme le dira
Merleau-Ponty :
« C’est justement parce que le paysage me touche et m’affecte, parce qu’il m’atteint dans mon être
le plus singulier, parce qu’il est ma vue du paysage, que j’ai le paysage lui-même…. L’universalité
et le monde se trouvent au cœur de l’individualité et du sujet…. On le comprend aussitôt si le
monde est le champ de notre expérience, et si nous ne sommes rien qu’une vue du monde, car alors
la plus secrète vibration de notre être psychophysique annonce déjà le monde, la qualité est
l’esquisse d’une chose et la chose l’esquisse du monde. Un monde qui n’est jamais, comme le dit
Malebranche, qu’un « ouvrage inachevé », ou qui, selon le mot que Husserl applique au corps, n’est
« jamais complètement constitué » n’exige pas et exclut même un sujet constituant » (PP, pp. 467-
468).

Donc, la subjectivité et la constitution intersubjective doivent laisser place à un


non-dit créateur, dont l’intimité du spectateur tente de constituer un sens en fuite, jamais
complètement constitué ni constituable. Le sujet merleau-pontien ne peut recourir à une
idéalité sans perdre du même coup le monde compris comme qualité. Ce problème sera le
plus manifeste dans la constitution intersubjective postulée par Husserl comme réponse au
solipsisme. Cette relation à l’extériorité (autant de l’objet que de la subjectivité), limitée
aux confins de la monade, se refuse à la transition nécessaire et espérée vers une
communauté intersubjective dans un être (ou monde) foncièrement ambigu. Autrui ne peut

114
Le visible et l’invisible, p. 40. Cette affirmation constitue le cœur de l’argument merleau-pontien : il
voudra comprendre ce qu’est effectivement une perception, concept sans lequel on ne peut rien penser et que
l’on doit redéfinir.
115
Idées II, p. 147.
116
Idées II, p. 150.

102
m’apparaître à partir de ce canevas vide qu’est l’ego transcendantal en tant qu’Homme
autrement que par une transmutation de la clarté idéale en une contextualité ambiguë. En
cela, Merleau-Ponty étudie l’angle mort de l’édifice husserlien, une subjectivité dont
l’incarnation résorbe l’interstice problématique entre l’étant de l’essence et l’être de la
chose117, et propose un sujet toujours observé sur le fond de sa propre subjectivité. Il
apparaît clair que le projet husserlien réussit à s’extirper de la menace solipsiste, mais il
semble aussi que les investigations ultérieures, prescrites par Husserl lui-même, ne
sauraient que difficilement résoudre le défi du passage d’un sujet pur à un qui soit riche
des couches multiples de sa propre vie. Cependant, une avenue intéressante à explorer,
permise par le dialogue entre ces deux penseurs, sera celle de la nature de la subjectivité.
En discutant d’une subjectivité vide, Husserl n’effleure en fait que la pointe du problème.
Comme Merleau-Ponty le fera remarquer, la subjectivité est avant tout celle qui est vécue,
constituée d’un effort visant à mettre au monde le produit d’un sujet dans un contexte. Or,
le projet husserlien d’une épistémologie fondamentale doit reprendre les conclusions
merleau-pontiennes voulant que :
« Si le sujet est en situation, si même il n’est rien d’autre qu’une possibilité de situations, c’est qu’il
ne réalise son ipséité qu’en étant effectivement corps et en entrant par ce corps dans le monde….
Le monde et le corps ontologique que nous retrouvons au cœur du sujet ne sont pas le monde en
idée ou le corps en idée, c’est le monde lui-même contracté dans une prise globale, c’est le corps
lui-même comme corps-connaissant » (PP, p. 470).

De ce constat d’une union inséparable d’un corps à un esprit qui n’en est, en réalité,
que l’épiphénomène, Husserl se devra de réfléchir une subjectivité sous deux angles : le
premier sera celui d’un éclaircissement de l’ambiguïté merleau-pontienne à partir d’une
discussion mettant en scène la description phénoménologique exercée par le sujet et la
description fournie par une science du corps (neuropsychologie), qui l’aidera à penser les
limitations et les processus sous-jacents aux phénomènes de la conscience. Le deuxième
sera une discussion concernant la nature de la subjectivité et l’organisation de celle-ci.
Ayant déjà abordé la question des affects, les néo-husserliens devront recontextualiser la
subjectivité afin de tracer la relation existant entre la structure d’une ipséité non-réduite (la
personnalité) à celle de la donation des objets. Celle-ci nous permettra de comprendre la

117
« Fait et essence ne peuvent plus être distingués… parce que l’Être n’étant plus devant moi, mais
m’entourant et, en un sens, me traversant, ma vision de l’Être ne se faisant pas d’ailleurs, mais du milieu de
l’Être… [dans] la généralité de mon corps. » Le visible et l’invisible, p. 151.

103
posture à partir de laquelle le sujet s’inscrit dans un monde plus large, et ainsi, de saisir les
processus aux centres de la subjectivité.
Finalement, Merleau-Ponty offre une avenue intéressante qui, bien que parfois
complémentaire, demeure critique face à l’idéalisme monadique de Husserl. Sans les bases
fournies par l’idéalisme transcendantal husserlien, le projet merleau-pontien n’aurait pu
voir le jour, pointant une complémentarité fondamentale entre les percées de l’un et les
critiques de l’autre, mais laissant un immense espace à combler : celui séparant le
formalisme eidétique husserlien et la conception existentielle de la subjectivité merleau-
pontienne.

104
Conclusion

Finalement, Husserl terminera en soulignant la réussite de son entreprise, n’ayant


jamais eu comme intention de compléter exhaustivement son projet dans les Méditations
cartésiennes. Il aura toutefois pu tracer le plan de la fondation de la philosophie première.
Celle-ci se trouvera être la preuve « qu’il existe un commencement nécessaire et
indubitable, ainsi qu’une méthode également nécessaire, qu’il faut toujours remettre en
œuvre et qui dessine du même coup une systématique des problèmes dotés de sens » (MC,
p. 204). Ce sera là sa réalisation : en décrivant la structure de la donation de sens, il viendra
poser les limites orientant l’interrogation phénoménologique. La vraie connaissance se doit
de partir toujours du point le plus fondamental, c’est-à-dire, l’ego. Husserl donnera en
exemple les autres sciences afin de démontrer que le rapport qu’elles entretiennent à la
connaissance véritable est profondément lacunaire. Procédant à partir d’intuitions déjà
fournies, elles opèrent, habilement certes, une explicitation d’évidences qui leur sont
absconses, entraînant une succession de nombreux paradoxes et contradictions.
Il nous faudra, pour résoudre ce paradoxe, nous tourner vers cette interrogation
fondamentale, cette systématisation des prérequis à toutes sciences universelles. La clef de
voûte sera ici l’ego en tant que lieu fondateur. Comprendre ce fondement reviendra aussi à
élucider la donation de sens et ses structures. Husserl rappellera que tous les paradoxes de
la science moderne émanent de cette incompréhension du surgissement du sens (MC, p.
205). Afin de les résoudre, le savant se devra de mener une autoréflexion de manière à
trouver la source des contradictions. Cependant, puisque l’objectif revient toujours à fonder
une science universelle, il devra procéder à l’élucidation la plus fondamentale : celle de
l’autodonation.
Cette autoréflexion sera qualifiée par Husserl comme radicale et universelle. Elle sera
alors ce que nous avons esquissé au sein de ce mémoire : une mise en place d’une épochè
afin de dégager, à l’intérieur de l’ego transcendantal, la description systématique et logique
d’une eidétique intuitive (MC, p. 205). Donc, Husserl voudra comprendre toutes les
possibilités propres à l’ego, de même que celles d’une communauté intersubjective. Cette
construction a priori se soldera par l’analyse génétique et statique de l’intentionnalité. Bref,
« … les recherches que nous avons plus haut esquissées de manière indicative, et qui ont pour
objectif la constitution transcendantale d’un monde, ne sont rien d’autre que le commencement d’un
éclaircissement radical du sens et de l’origine (ou du sens à partir de l’origine) des concepts de
monde, nature, espace, temps, être animal, être humain, âme, corps, communauté sociale, culture,
etc. » (MC, p. 206).

Partant, toute science repose donc sur la phénoménologie transcendantale. Par la


compréhension du sens et par l’élucidation de sa constitution au sein de l’ego, Husserl
voudra fonder cette véritable ontologie universelle concrète qui, à partir d’une communauté
intersubjective, viendra asseoir l’essence d’un sujet percevant, sans toutefois refuser à la
vraie métaphysique (la métaphysique des questions concernant la vie et la mort) un lieu
propre à son questionnement.
Donc, à partir d’un ego réduit considéré comme solipsiste, Husserl s’acheminera vers
la communauté intersubjective. Pour ce faire, il fera la démonstration des différentes
couches constituant la subjectivité. Cette recherche, bien que préliminaire, viendra soutenir
l’importance de la compréhension d’autrui dans sa phénoménologie. Autrui, qui peut
sembler dans la première méditation si inaccessible, finira par se donner selon un mode
inusité : il nous apparaîtra à partir d’une mise à nu de nos propres processus constitutifs.
En montrant l’interrelation existant entre les différentes sphères de l’ego, Husserl pointera
aussi l’essence de la subjectivité. Cette essence, commune non pas de manière
métaphysique, mais bien par la co-constitution effectuée en appariement avec le monde
partagé, sera alors la confirmation d’un autre moi, d’un alter ego. Toutefois, Husserl le
soulignera, pour accéder à l’autre, je dois avant tout comprendre ce qui me constitue. Ce
sera par cette conjonction de deux types de recherche, l’une statique et l’autre génétique,
qu’il parviendra à donner à l’ego toute la détermination nécessaire et cela de manière
apodictique.
Il est donc manifeste que la visée d’une communauté intersubjective dirige l’ouvrage
que sont les Méditations cartésiennes. On aura pu voir, au courant du fil argumentatif de
ce mémoire, qu’autrui demeure toujours présent et doit toujours être rejoint. Ce qui
caractérisera la démarche de Husserl, dans sa refonte de la philosophie, sera qu’il voudra
atteindre une communauté et, sur celle-ci, établir une connaissance certaine du monde tout

106
en la déduisant de manière absolument certaine à partir de ce qui m’est primordial : ma
subjectivité. Donc, cette évidence certaine répondra au premier problème (celui du
scepticisme) en affirmant un îlot de vérité (l’ego transcendantal). Ensuite, pour donner à
cette évidence toute sa portée, Husserl poursuivra son développement jusqu’à la
constitution d’autrui. À partir de celle-ci, le monde, ainsi que tous ses objets, nous seront
continuellement accessibles sous la forme d’évidence apodictique, créant par le fait même
une communauté monadique.
Husserl aura donc pavé la voie à de nombreuses autres recherches et admettra d’emblée
que celle qu’il a faite ici est très loin d’être suffisante. Ainsi, les Méditions cartésiennes
sont provisoires : leur but demeurera de fonder un autre édifice, complet celui-ci, sur la
base de recherches approfondies des thèmes orchestrés dans ce livre. Nous attendrons alors,
avant de juger complète sa recherche, de lire sur des thèmes variant de l’association
fondamentale, mitoyenne à l’inconscient, à la culture et aux comportements de masse. Mais
une chose demeure certaine : l’ossature proposée par ce livre est la promesse d’un avenir
fertile en découvertes.

107
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