Patte de Chat 491333

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Dans la collection
" Les Portes de l'Etrange "
LA
' RCHIPEL DES GUERRIÈRES
LA HARPE DES FORCES
par Jean Tur
C'est une entreprise singulière que
mène solitairement Jean Tur, à Casa-
blanca. En janvier 1956, il dessine ses
deux premiers guerriers Mavaé, aux
armures inspirées d'araignées afri-
caines ; un peu plus tard, naît sous
son crayon le premier vaisseau Mavaé.
De là, graphiquement d'abord, puis lit-
térairement, se construit toute une
société, tout un monde dans un temps
hors du temps... C'est une véritable
épopée que cette " Recherche d'Al-
liance dans l'Archipel des Guerrières"
que Jean Tur nous relate à travers
les Mémoires de l'Arkonn Tecla, son
héros. Enjuin 1973, est paru le premier
tome sous le titre : L'Archipel des
Guerrières. Enmai 1974, paraît La Har-
pe des Forces, qui sera suivi d'un troi-
sième, Sterne dorée. Il faut se laisser
emporter par cette prose ample et
riche, débordante d'inventions, écla-
tante d'étranges beautés. Il y a long-
temps qu'un écrivain ne nous avait
proposé plus merveilleux voyage.

Ateliers Bresson 74-V-625-720-2620


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LA PATTE DE CHAT
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DU MÊME AUTEUR
dans la collection «Les Portes de l'Étrange »
KOBOR TIGANT
' (chronique des Géants) roman.
LE RÈGNE DETA (chronique des Géants) roman.
MARKOSAMOLE SAGE(chronique d'Atlantis) roman.
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CHRISTIA SYLF

LA
PATTE DE CHAT
Histoires fantastiques

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT


6, place Saint-Sulpice, 75006/Paris
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Si vous désirez être tenu au courant des publications de l'éditeur de cet


ouvrage, il vous suffit d'adresser votre carte de visite aux Éditions Robert
Laffont service«Bulletin», 6, place Saint-Sulpice, 75006/Paris. Vousrecevrez
régulièrement, et sans aucun engagement de votre part, leur bulletin illustré,
où, chaque mois, se trouvent présentées toutes les nouveautés —romans fran-
çais et étrangers, documents et récits d'histoire, récits de voyage, biographies,
essais —que vous trouverez chez votre libraire.
© Éditions ROBERT LAFFONT S.A., 1974.
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LA PATTE DE CHAT
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L ' d'avant, je rêvassais, indécis quant au


sort de cette journée... Les fumerolles de mes
pensées se dissipèrent : la Chatte-Mie entrait dans
la pièce.
C'est, en soi, toujours une sorte d'événement! Elle
s'insère dans votre ambiance, avec délicatesse certes,
mais aussi avec une fermeté royale, levant haut le
nez, la queue en étendard d'impertinence, et toute
sa personne auréolée d'un magnétisme prompt à
dissiper vos fantasmes ou, le cas échéant, à y ajouter
quelques-uns des siens.
Je cessai de tambouriner la vitre. Chatte-Mie,
sensible à cette marque d'intérêt, m'adressa un de ces
roucoulements en volute qui correspondent assez
bien à notre interrogatif :«Alors ?»
Aquoije répondis par legrognementsoupiré, facile
à transcrire par : «Beuh !... »
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J'aurais pu memontrer plus explicite. Chatte-Mie


le souligna aussitôt en détachant son regard de ma
personne, commesij'étais quelqueobjetinconvenant.
Puis, de façon ostentatoire, irritée et délibérément
irritante, le bout de la queue pulsatile, l'allure lente
et méthodique, elle afficha ne plus s'occuper que de
ses petites affaires.
Soigneusement indifférente, quoique parfaitement
attentive aux moindres variations de mes effluves,
elle s'installa, après moult cérémonies, dans celui des
fauteuils que son personnel décret avait voué à
l'exercice du sommeil.
Pourtant, elle ne parut point devoir dormir de
sitôt.
Chatte-Mie flaira le coussin, vérifiant par là même
que rien d'étranger ne s'était aventuré sur son bien.
La triple circumduction accomplie, elle se laissa
choir comme plume.
Il lui fallut du temps pour disposer par-devant
son corps le petit rempart psychique de sa queue. Le
col droit, elle écouta courir sur son échine une risée
de frissons. Valaient-ils vraiment la peine qu'on y
portât la griffe de grattage ?
Elle délibérait gravement, retirée au plus profond
d'elle-même. Les frissons eurent ainsi tout le loisir
de s'éteindre.
Alors, en coup droit, elle aborda le problème ayant
motivé sa venue, en me décochant le plus péremp-
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toire des regards, du genre de : «Toi, mon garçon,


si je n'étais pas là... »
Bref, mon cas était jugé d'avance ! Je ponctuai
son œillade d'un léger tambourin de mes doigts sur
la vitre. Et, voyant sur son masque fleurir son sourire
d'Égypte, j'attendis la suite, sans plus rien faire, sûr
d'être atteint au bon endroit.
Dans le moment où je crus qu'elle se ravisait, le
menu caillou de sa remarque frappa le centre de
mon marécage.
—Vous êtes maussade, dit-elle.
Sa manière négligente souligne toujours efficace-
ment l'importance de ses constatations ; je me sentis
donc en état de péché, laid et ord en diable !
Deux autres petits cailloux rejoignirent lepremier,
coup sur coup, aggravant mon état :
—Vous êtes nerveux...
Les points de suspension lui servirent à bâiller : il
s'agissait de bien démontrer qu'elle abandonnait le
sommeil,sinécessaireàsasanté,pourmevenirenaide.
—Et vous êtes mou, acheva-t-elle, dégoûtée mais
toute bonne dans sa mansuétude.
Je jugeaique c'était de la provocation etj'explosai
donc —pour son plus grand plaisir, il faut bien
l'avouer.
—Certes, certes, Chatte-Mie, je suis maussade et
nerveux et mou! Un bel objet de répugnance, apte
à froisser votre esthétisme...
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Elle flûta :
—Ce n'est pas tant cela, mais c'est que vous
tournez, comme toton, à me donner le vertige.
Je me plantai devant elle, rugissant :
—Eh ! oui, je tourne, je vire, je volte, je roule et
je déroule. Et tenez même, j'arpente et je piétine.
C'est un de cesjours de crasse-pluie, où rien ne part,
où rien n'arrive. Tout flotte, rien n'aborde. Ni le
travail ni le sommeil ne m'attirent.
Elle eut une expression vraiment choisie :
—Je vous trouve comparable à ces linges mouillés
qui s'égouttent sans sécher dans les buées d'au-
tomne.
Je restai bouche bée : elle frissonnait, tout à fait
horrifiée :
—Oh ! pauvre cher, des gouttes, du mouillé, des
buées ! Triste, pitoyable état ! Si je ne vous savais
pas assez masochiste, je craindrais pour votre vie.
Mais, ô Grand-Chat, merci, votre complaisance à
souffrir vous protège des vrais dégâts !
Je m'agenouillai et lui pris la patte, toute honte
bue, afin d'implorer son entremise. C'est unjeu que
nousjouons très bien tous deux. Quandelle m'estime
assez recru, désemparé, abandonné du monde entier
—et là, j'appuie sur la chanterelle, n'hésitant pas à
verser quelques gros bouillons delarmes —elle inter-
vient, magnanime et répand ses secours sur ma
nuque ployée.
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—Chatte-Mie, dis-je, sur le mode sérieux, vous le


savez :je n'ai que vous. Or donc, je ne puis soutenir
plus avant ma misère de ce jour. Donnez-moi la
solution. Faut-il sortir, se promener, lire, découper
des catalogues avecles ciseaux ronds de monenfance,
dois-je me ronger les ongles, mordre une pomme,
finir les boules de gomme, changer de chaussons,
écouter Mozart ou m'en aller prier le Seigneur au
plus haut des célestes passerelles de Bach ?
J'estimai utile de m'arrêter. Chatte-Mie, pour qui
le temps n'existe guère, eût toléré la poursuite de
mes litanies, tout lejour durant si besoin était. Déjà,
son ronronnement meservait de basse continue.
Il y eut donc un silence, son rouet mit une sour-
dine, tandis qu'elle concentrait toute son attention
sur sa patte dans ma main.
—Pfeuh que tout cela ! souffla-t-elle à travers
moustache.
C'en était trop. Je lâchai sa patte. Ce qui ne lui
fit rien. Ma déambulation furibonde me mena de la
porte, par où je ne sortis point, à la fenêtre, qui
resta close. Je grommelais, pestais et soupirais, sans
rompre moindrement le cercle d'empêchement qui
me tenait là.
La Chatte-Mie, en spectatrice de loge, appréciait
mon théâtre. De toute évidence, elle connaissait la
présente pièce par cœur et y accordait surtout un
intérêt de contrôle, dans le perfide dessein de me
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surprendre à déranger l'ordre coutumier de mes


tirades ou rompre l'enchaînement, bien réglé, de
mesjeux de scène.
Je respectai donc le crescendo de mon monologue,
jusqu'à l'apothéose demesgesticulations qui m'abat-
tirent, en point d'orgue prolongé, sur les ressorts
grinçants du plus vieux, du plus creux de mes fau-
teuils, celui-làmêmenommé«fauteuildeslassitudes».
Je ne bougeai plus. Tout était dit. Tout était
joué. C'était fini.
—Enfin !dit la Chatte-Mie. Cen'est pas trop tôt.
Vous me surprendrez toujours par l'étalage de vos
tergiversations. Vous y perdez vraiment un temps
précieux. N'aviez-vous point compris, tout comme
moi, que c'était jour d'histoire à conter ? L'odeur
du temps, la teinte pâlie du ciel, l'intention mani-
festée par les coussins de nos fauteuils, ne vous
parlaient-elles point de cette évidence ?Allons, cessez
de vous ébrouer de la sorte, je vais vous dire ce que
je tiens d'un mien cousin, noble chat de la très
ancienne lignée du chemin de ronde, au village de
Saint-Levant. Mais vous voudrez bien mepermettre
un certain tour de style ; ce récit est si parfait queje
n'en veux rien changer en y introduisant, peu ou
prou, de ma personnalité. Je m'effacerai donc au
profit du mien cousin etvous voudrez bienconsidérer
que c'est lui qui parle, en mes lieu et place, mieux
queje ne saurais le faire.
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J'acquiesçai et assistai sur-le-champ à une sorte


d'évocation.
Chatte-Mie, après une pause, parut changer de
physionomie et là, sous mes yeux, vieillissant et se
tassant, lepoil sec, lemuseausoudain tout ensauvagé,
devint l'homologue de son parent. Je nejurerais pas
qu'elle n'ait point murmuré une petite prière à
Grand-Chat pour être aidée car il me sembla saisir,
au travers de son souffle, les mots de l'Invocation
Majeure, le Credo des Chats qui dit : «En Toi,
Grand-Chat, nousprocédons tous lesuns desautres. »
Bref, Chatte-Mie opéra une magistrale mutation.
Même sa voix, quand elle entama le récit, avec des
accents rauques et des feulements de gorge, fut celle
d'un vieux matou, solitaire et philosophe.
—A Saint-Levant, nous autres de la Pérenne
Confrérie, qui portons dévotion et rendons tous nos
comptes à Grand-Chat, nous considérons comme
fief d'élection le territoire du chemin de ronde.
Obligation nous est faite à tous, que nous habitions
loin ou près, d'y passer au moins une fois chaque
jour, afin d'assurer la continuité de notre chaîne
magique. L'un d'entre nous, désigné par Grand-
Chat, lors des cérémonies de probation, est nommé à
vie Maître-Veilleur de ce lieu. Cela veut dire qu'il
s'engage à ymaintenir, avec rigueur, unesurveillance
dont il doit rendre compte régulièrement à Grand-
Chat.
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J'étais doncdepuis majeunesse ce Maître-Veilleur.


Oui, ma charge me donnait beaucoup de soucis.
Elle me privait tout à fait du libre bonheur qui est
nôtre. Mais, j'en respectais hautement les astreintes,
heureux de plier mon tempérament aventureux aux
rigueurs de cette mystique.
Mon goût inné de la solitude, monsens de l'obser-
vation furent de précieux adjuvants. Grand-Chat ne
s'était point trompé dans son choix. Tôt dans l'âge,
j'en vins à aimer mon ascèse. Je méprisai la vie
facile. Ce fut heureux car, comme je l'ai dit, un
Maître-Veilleur ne peut s'abandonner aux douceurs
tribales. Il vit seul. Il dort seul. Les sommeils de
groupe, qui tant sont doux, museaux et pattes fra-
ternellement confondus, ne sont pas pour lui. Pas
plus que les changements brusques de résidence, si
chers à nos sens lorsque la lune pleine nous appelle
ailleurs ! Encore moins les folles passions qui nous
font musiquer à tort et à travers, des saisons durant,
devant les dames. Non, non, tout cela n'était point
mon lot. Je veillais. Je demeurais. Je maintenais.
J'assurais la continuité des prérogatives fluidiques
du clan. J'étais le rapporteur de tous par-devant la
justice de Grand-Chat. Et, sur spécial décret de
Celui-ci, béni soit-Il, j'étais le secret Témoin des
Actes des Hommes.
Il y faut de la nuance, de la perspicacité, de
l'expérience et, de plus, une sorte de don spécial
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pour les deviner. Car les actes des hommes ne


reflètent pas forcément leurs intentions. Plutôt pas !
Celles-ci sont le plus souvent cachées et, parfois
même, comme ignorées, tant il appert que les
humains ont une étrange répugnance à descendre
voir dans leurs profondeurs ce qui s'y passe...
Il me faut vous dire, pour la clarté de mon récit,
que ce chemin de ronde à Saint-Levant forme, dans
l'Arcane Majeur de notre science cachée, une fron-
tière entre l'évolution-chat et l'évolution-homme. A
cet endroit, la barrière est mince. Il y a possibilité
d'interpénétration d'un camp dans l'autre. Des
échanges se font, profitables aux deux parties. Les
hommes, par exemple, tirent de notre contact une
meilleure connaissance de la circulation des fluides ;
nous leur rendons souvent le service d'assainir leurs
ambiances psychiques ; ça leur donne le teint frais
et nous fait le poil lisse !
Mais de plus étranges mutations se produisent.
Tous ceux des nôtres qui naissent là sont, vous le
concevezaisément, d'une castechoisie. Ils possèdent,
par hérédité, quelque chose de plus que la majeure
partie d'entre nous. Ils ont, très exactement, l'apa-
nage d'une dotation particulière. C'est la «part
supplémentaire ». C'est le germe, propre à certaines
âmes, qui leur permettra de croître au delà des
limites coutumières, sous l'action du rayonnement
humain, soleil de notre vocation !
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Ainsi, une radicelle glorieuse poussera, en dévo-


rant, comme un terreau de base, notre petite âme
animale. Jusqu'à ce que cette plante rarissime
devienne elle-mêmel'embryon, plus rarissime encore,
d'une future âme humaine.
En ce cas, l'élu sera libéré des recommencements
animaux, au profit de son entrée dans le maillon
humain.
C'est là, je le concède, une alchimie peu connue.
Peu de réussites car peu de tentatives. Nous restons
libres de développer ou non cette capacité. En fait,
la plupart d'entre nous la laissent en friche car c'est
un don redoutable et générateur d'épreuves.
Vous voyez qu'en un tel lieu, mon emploi de
Maître-Veilleur n'était pas une sinécure !
Les événements que j'enregistrais là y étaient
toujours plus significatifs et, surtout, plus déroutants
que partout ailleurs. Tout y prenait une saveur
particulière. Le quotidien même, dans sa plus abso-
lue routine, s'y parait d'étranges magies, nées des
interactions de deux univers.
Voilà pourquoi, au chemin de ronde de Saint-
Levant, la divine présence de Grand-Chat se faisait
sentir mieux que partout ailleurs.
Il est connu que tous les chats du monde rendent
leurs dévotions à Grand-Chat : ça, c'est de l'exoté-
risme. Mais je puis, sans me vanter, affirmer que,
nous autres, sommes ses plus proches fidèles et
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presque le corps de sa prêtrise occulte. Nous sommes


les représentants de son ésotérisme.
J'ai ouï dire que vous appeliez Grand-Chat notre
Esprit-Groupe ou notre Ame-Groupe, c'est-à-dire le
divin réservoir de notre espèce, le dieu qui nous
conserve et nous représente.
C'est assez juste. Il est notre vivante demeure
cosmique aux multiples alvéoles. Notre au-delà des
chats brille, entre le soleil et la lune dont la double
lumière fait nos délices. En mourant, nous nous
évaporons, hors de notre peau et Grand-Chat nous
accueille, recevant de nous la totalité de notre expé-
rience qu'Il répartit ensuite, également, à travers
toutes les âmes-chats qui Le composent; celles-ci,
émanées de nouveau vers la terre, profiteront donc,
à chaque incarnation, de cepartage équitable. Ainsi,
tout ce que nous faisons, tout ce que nous apprenons,
profite à l'ensemble.
Nous sommes les cellules de Grand-Chat, délé-
guées sur terre. Nous n'existons que par Lui, dans la
cohésion suprême de son unité. Mais Il n'existe Lui-
Même que par la multiple adhésionde tous nospetits
nous-mêmes, dans notre diversité qui, cependant, est
Une...
Mais, trêve de philosophie,je bavarde,je bavarde,
autant que les cornemuses des pleines lunes de nos
érotismes !
J'allais donc, certain matin comme d'habitude, à
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mes affaires. L'air était léger, un peu mou, annon-


ciateur du printemps proche. Sur les toitures de
lourdes tuiles romanes, les habituels jardins de parié-
taire repoussaient. Un soleil d'une blondeur grise
tiédissait mon chemin sur les crêtes accidentées des
vieux murs.
Je me sentais bien, quoique d'humeur rêveuse,
moins enclin que jamais aux folâtreries dont ma
famille se croit obligée de m'accabler, lorsque je
parais.
A vrai dire, mes sens étaient en alerte. Des risées
indéfinissables parcouraient mon poil. Je captais
des grésillements à la pointe de mes moustaches.
Et, par l'antenne de ma queuejusqu'à mon cerveau,
des impulsions venues de la sphère de Grand-Chat
m'incitaient à la plus grande attention.
Ce jour ne se passerait pas sans événement !
En cet état de pensées, la mine peut-être un peu
chiffonnée, je traversai, sans trop m'en rendre
compte, les petits groupes de ma proche famille,
occupés à se délasser au soleil. On eut le bon goût
de ne pas interrompre mon évidente méditation.
Les conversations baissèrent d'un ton. Les gestes
de la toilette s'alentirent, se suspendirent. Toutes les
têtes étaient tournées vers moi.
Sans piper, je gagnai ma place réservée qui se
situe entre deux maisons resserrées, juste au-dessus
du chemin de ronde, là où les marches forment une
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manière de large palier. Le mur qui m'accueille


est creusé de caches ; sa crête éboulée offre des
berceaux tapissés de mousse et de fougères. Je sou-
pirai d'aise en y retrouvant ma rémanence que
personne ne s'était permis de troubler depuis mon
dernier passage. J'en sus gré à ma famille et, pour
l'en remercier, je consentis à quelques menus
échanges de nouvelles, tout en accomplissant ma
première toilette.
Le climat général se détendit, sans pour autant
que l'intérêt eût faibli : les ronronnements reprirent
du côté des jeunes que les mères s'étaient remises à
bichonner.
Petite Grand-Mère Miouk, notre ancêtre vénérée,
que l'âge rapetisse et rend pareille à un chaton
fripé, se faisait le porte-parole de tout le monde.
De son filet de voix aigrelet, elle m'assura d'abord
de la compréhension générale, me disant que mon
état ne surprenait personne car tous ici avaient
enregistré des ondes prémonitoires. Elle-même, toute
cassée qu'elle fût, détectait alentour des intentions
volantes, des crissements de pensées, des tournoie-
ments d'humeur.
—Cela vient d'un humain, affirma-t-elle et elle
ajouta : «La nuit, hors du sommeil de cette maison
(elle désignait celle qui jouxtait notre mur), des
volutes astrales se dégagent, lourdes, rampantes.
Je ne sais quelle signification leur donner. Elles me
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semblent chercher, chercher seulement, une issue


peut-être ? car elles se reploient souvent sur elles-
mêmes comme des choses de lassitude... Ou bien
elles cherchent une proie ? Je les vois se détendre
comme des lanières dont le bout se recourbe. Mais
elles se cassent, elles s'effritent, elles retombent,
informes. Elles pendent alors, durant toute la nuit,
comme des draps humides, de malsaines lessives,
sur la porte, sur le mur... »
Les chatons se cachaient sous leurs mères. Nous
étions réellement effrayés et je dus faire taire notre
trop pénétrante aïeule, tout en me répandant en
bonnes paroles dont je ne croyais pas un traître
mot. Mais il importait de rassurer.
On m'écoutait. Tout en parlant, j'avisai, dans
un coin, un peu à l'écart, une petite chatte blanche.
Elle était trèsjolie. Mais son air gracile, sonmanque
de défense me firent éprouver un subit sentiment
de pitié. Elle m'apparaissait comme un de ces êtres
trop affinés sur quoi plane un destin cruel. Je la
connaissais pour avoir déjà remarqué la façon naïve
et pressante dont elle venait miauler à la porte de
la maison proche.
Un élan me souleva. Je voulus l'interpeller, afin
de la mettre en garde. Maisje n'en eus pas le temps :
la porte de la maison d'en face s'ouvrit.
Du clocher proche, les douze coups de midi défer-
laient en sonores roulements d'un toit à l'autre.
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Je m'aplatis dans mon coin. La moitié de ma famille


s'était égaillée. L'autre moitié s'apprêtait à se porter
au-devant de l'arrivante.
Celle-ci, c'était Madame Gripoussier. Elle venait
de terminer le ménage du matin chez sa patronne.
Sitôt la porte tirée, elle se mit à marmotter, à
petites phrases courtes, hachées, rancuneuses. Sa
physionomie avait une expression tendue, presque
hantée.
Je la trouvai drôlement accoutrée. Les vêtements,
sur elle, avaientje ne sais quoi de sinistre. Ce n'était
pastant lefait qu'ils fussent tout noirs. Mais, surtout,
ils semblaient moins la revêtir que la dissimuler.
Et, tout en la cachant, néanmoins, ils l'exprimaient
complètement. Ils étaient nettement funèbres, bien
sûr. Mais là encore, moins comme un deuil porté
que comme un uniforme rattaché à la mort. Je
remarquai, en outre, que tous leurs plis grimaçaient.
La jupe pendait. La blouse grinçait. Le châle tri-
coté s'embusquait. Le tablier, ce prolétaire, mau-
dissait ses poches gonflées et, en même temps, les
couvait comme des œufs. Le fichu sur la tête se
faisait pansement migraineux.
Rien n'était à sa place sur cette femme. Mieux,
les différentes pièces de son habillement se toléraient
à peine, se détestaient, dans une totale disharmonie.
Cela vous paraît peut-être outrancier ? Vous
autres humains, ne voyez pas commenous. Vosyeux
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Christia Sylf
Lapatte de chat
C'est avec Kobor Tigan't, " chronique des Géants récit
épique, histoire d'une cité et d une civilisation disparues,
que Christia Sylf s'est signalée à l'attention des amateurs
de littérature fantastique. Après Kobor Tigan't, la " chroni-
que des Géants " s'est poursuivie dans Le règne de Ta.
Puis, ce fut Markosamo le Sage ; " chronique d'Atlantis
Dautres volumes de la même veine sont en préparation. Il
s'agit là d'une œuvre dont il est peu d'exemples dans nos
lettres. D'une sorte de retour aux sources fondamentales
exprimé avec une force et une beauté barbares qui
subjuguent.
La patte de chat et les huit " histoires fantastiques " que
nous publions aujourd'hui, si elles semblent plus familières,
n'en sont pas moins des plongées dans le monde de "l'En-
dessous " et de " l'En-dehors Ces histoires nous tou-
chent, nous troublent. C'est qu'elles réveillent en nous des
domaines endormis. Laissez-vous prendre à leur magie.

ROBERT LAFFONT
Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès
par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement
sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012
relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au
sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.
Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire
qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections


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La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la Sofia
‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒
dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.

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