Anatomie de La Prison Contemporaine

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Anatomie de la prison contemporaine Marion Vacheret • Guy Lemire

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L a prison demeure un univers méconnu. Cet ouvrage a pour

but, non seulement de synthétiser l’essentiel des connaissances


Anatomie de la prison
contemporaine
sur le milieu carcéral, le vécu des détenus, la place des gardiens, les

liens entre membres du personnel et personnes incarcérées, mais

aussi de réfléchir à l’institution elle-même dans un contexte de

reconnaissance des droits des détenus et de bureaucratisation. nouvelle édition


Entre « prisonniérisation » et réinsertion sociale, entre coercition et

Anatomie de la prison contemporaine


relation d’aide, l’organisation carcérale a-t-elle encore son caractère

« total » et coercitif dont on parlait au cours des années 1960 et 1970,

ou bien a-t-elle changé en profondeur et jusqu’à quel point ?

En mettant l’accent sur les changements que la prison a connus

depuis la fin des années 1970 et plus particulièrement ceux de la

dernière décennie, les auteurs apportent un nouvel éclairage sur

des dimensions importantes du milieu carcéral.

Marion Vacheret est professeure à l’École de criminologie de l’Université de


Montréal. Guy Lemire est professeur retraité de l’Université de Montréal.

isbn 978-2-7606-1983-8
32,95 $ • 30 e
En couverture : © Design Pics Inc I Fotosearch

www.pum.umontreal.ca 9 782760 619838 PUM Les Presses de l’Université de Montréal

Anatomie de la prison-2.indd 1 8/19/09 10:32:42 AM


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Marion Vacheret et Guy Lemire

anatomie de l a prison
contemp or aine

Deuxième édition

Les Presses de l’Université de Montréal


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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada


Vacheret, Marion, 1968-
Anatomie de la prison contemporaine
2e éd.
(Paramètres)
Publ. antérieurement sous le titre : Anatomie de la prison. 1990.
Publ. à l’origine dans les coll. : Le Point sur ; et, Criminologie.
Comprend des réf. bibliogr.
ISBN 978-2-7606-1983-8
1. Emprisonnement. 2. Prisons. 3. Prisonniers masculins – Psychologie. 4. Em-
prisonnement – Aspect sociologique. I. Lemire, Guy. II. Titre. III. Titre : Anatomie
de la prison. IV. Collection.
HV8705.L45 2007 365’.44 C2006-942067-X

Dépôt légal : 1er trimestre 2007


Bibliothèque et Archives nationales du Québec
© Les Presses de l’Université de Montréal, 2007
Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le
ministère du Patrimoine canadien, le Conseil des Arts du Canada et la Société de
développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des
sciences humaines de concert avec le Programme d’aide à l’édition savante, dont les
fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

Imprimé au Canada en août 2009


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REMERCIEMENTS

La première version du présent ouvrage a été écrite en 1986-1987, dans le


cadre merveilleux de l’Institut de sciences pénales et de criminologie d’Aix-
en-Provence, grâce à l’accueil et à l’appui chaleureux du regretté doyen
Fernand Boulan et du directeur de l’Institut, Jacques Borricand.
La présente version a grandement bénéficié de l’aide de l’École de crimi-
nologie de l’Université de Montréal. Nous voulons remercier le directeur,
Jean Proulx, l’adjointe administrative, Virginie Allard-Cameus, et les deux
personnes qui ont dactylographié une partie du texte avec attention et dili-
gence, Marc-André Dubée et Sylvie Mathieu.
Un merci tout spécial à André Lemire qui, ayant lu et relu les deux ver-
sions, a fait sur tous les aspects du livre de nombreuses remarques aussi utiles
que pertinentes.
Guy Lemire

Ce livre doit beaucoup à certaines personnes dont j’ai croisé le chemin au


cours de ces dernières années. Les échanges, les discussions, les débats aux-
quels ces rencontres ont donné lieu m’ont poussée à aller plus loin non seu-
lement dans l’analyse et la réflexion, mais aussi dans la critique. Je remercie
ici ces personnes pour leur présence et tout ce qu’elles ont su m’apporter.
Marion Vacheret
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INTRODUCTION

Anatomie de la prison, dans sa première version, date de 1989. Si 17 ans plus


tard nous remettons l’ouvrage sur le métier, c’est pour mettre à jour un cer-
tain nombre de données, et aussi pour repenser la prison d’aujourd’hui.
Il n’entre pas dans notre propos de considérer la peine privative de
liberté sous l’angle des politiques pénales. Cela dit, les taux d’incarcération
élevés que connaissent les sociétés occidentales ne laissent pas de nous
frapper, de même que les discours – ceux des décideurs politiques, des admi-
nistrateurs publics ou de divers acteurs médiatiques – qu’appelle la peine
de prison. Aussi, ces discours, ces politiques et l’incarcération dans sa réa-
lité même constituent-ils notre point d’ancrage. Nous convions nos lec-
teurs à considérer la peine privative de liberté sous le rapport de la
signification qu’elle prend pour tous les acteurs du milieu carcéral, nous les
invitons à garder à l’esprit la réalité et l’ampleur du phénomène.
L’emprisonnement n’est pas une peine mineure, il s’en faut, et malheu-
reusement les abolitionnistes de la fin des années 1970 se sont trompés : la
prison donne aujourd’hui des signes indéniables de bonne santé.
Encore et toujours, l’établissement est un lieu de privation de liberté, un
lieu de contrôle et de cœrcition, un lieu de souffrances. Les deux ou trois
dernières décennies ont vu le nombre de peines d’emprisonnement explo-
ser. Cette tendance a des conséquences très graves, qu’aggrave encore l’appa-
rition de formes d’incarcération de plus en plus cœrcitives, de plus en plus
privatives, de plus en plus souffrantes. Voilà qui justifie en soi le renouvel-
lement d’une réflexion sur l’institution carcérale.
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8  ANATOMIE DE LA PRIS ON CONTEMPORAINE

L’objet de ce livre est toutefois resté le même : le milieu carcéral pour


hommes tel que la recherche nous le révèle. L’adaptation des prisonniers à
cet univers particulier, le rôle et la place du personnel de surveillance, les
relations interpersonnelles qui s’établissent dans ce milieu, la violence
institutionnelle, les rapports de forces internes, l’organisation cœrcitive
elle-même se retrouvent au cœur de notre analyse. Allant à l’essentiel sans
prétendre rendre compte de tous les écrits sur le sujet, notre analyse se
fonde sur les résultats d’un certain nombre de recherches déterminantes
pour la compréhension de l’institution carcérale. Continuité et change-
ment formaient en 1989 la trame de notre réflexion ; on les retrouve encore
aujourd’hui comme fond et liaison de notre analyse de la vie quotidienne
en milieu carcéral.
Gestion des risques, droits des détenus, ouverture, échanges avec l’exté-
rieur, programmes de réintégration, tels sont les concepts centraux de l’éta-
blissement carcéral du début du xxie siècle. Le déroulement de la peine
privative de liberté s’articule aujourd’hui autour de l’idée de transparence,
d’imputabilité, de contrôle externe. Il est désormais possible de contester
les décisions prises par les autorités carcérales, les conditions matérielles de
détention font l’objet d’une surveillance, les décisions de placement, de
transfert ou d’élargissement reposent sur des normes officielles, et la bureau-
cratie fait partie intégrante de l’institution. Ces éléments jouant un rôle
majeur dans l’organisation de la vie quotidienne, ils constituent le cadre
plus général dans lequel se place notre réflexion ; et si, sur certains points,
il est possible de parler de changements considérables, il est également
frappant de constater que certaines analyses vieilles de plus de soixante ans
ont encore leur pertinence aujourd’hui.
Compte tenu de l’évolution de l’univers carcéral et de l’élargissement
des connaissances s’y rapportant, une nouvelle structure dans la présenta-
tion et l’analyse de la prison s’est imposée à nous.
Il nous fallait d’abord prendre acte du fait qu’au cœur de la prison il y a
des détenus, mais aussi des gardiens. Un ensemble de travaux s’est consti-
tué ces dernières années autour du monde des surveillants, et il nous a sem-
blé impératif de consacrer à ces acteurs centraux une part importante de
notre analyse ; un chapitre entier leur a donc été consacré. Ainsi, la pre-
mière partie du livre consiste en une réflexion sur le vécu des acteurs du
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INT RODUC T ION  9

milieu carcéral. Adoptant une approche microsociologique, nous avons


analysé les parcours des individus dans ce milieu, ce que nous avons appelé
les carrières carcérales. Nous nous sommes alors penchés sur le milieu car-
céral dans sa quotidienneté, qu’il s’agisse du vécu des principaux acteurs,
détenus ou gardiens, de leur adaptation à cet univers de souffrance et de
privations, ou des moyens mis en œuvre pour survivre dans ce milieu.
Ensuite, pour une analyse approfondie, l’expérience individuelle doit
être replacée dans son contexte. Le vécu des uns et des autres est directe-
ment lié au vécu des uns avec les autres. Au cœur d’une prison se trouvent
des relations entre des personnes détenues contre leur gré, privées de
liberté et en état de souffrance, et les gardiens de cette privation de liberté,
ceux qui exercent au quotidien des gestes privatifs à l’endroit des prison-
niers. Surveillants et surveillés, représentants de la loi et contrevenants à
ces mêmes lois : le monde des prisons est marqué par une dichotomie.
C’est en analysant cette dichotomie que nous pouvons prendre conscience
de ce qu’est réellement une institution carcérale, avec ses caractères géné-
raux et particuliers. Dans ce domaine également nous avons assisté à un
renouvellement important des connaissances. En effet, le monde carcéral
s’est grandement modifié en fait d’ouverture, d’échanges avec l’extérieur et
de contrôles externes. Cette évolution, qui a suscité d’importantes réflexions
sur la notion d’univers total, a grandement modifié la dynamique relation-
nelle entre les groupes d’acteurs du milieu. La deuxième partie de ce livre
traite ainsi des dynamiques carcérales.
Enfin, dans une perspective organisationnelle, il s’agissait de réfléchir
aux buts de la prison et aux moyens utilisés pour que l’institution remplisse
son ou ses mandats. Il importe de scruter ces buts et ces moyens en raison
de l’impact qu’ils ont sur la privation de liberté elle-même. En effet, une
organisation cœrcitive ne présente pas la même structure organisationnelle
et ne privilégie pas les mêmes interventions auprès des détenus. Le quoti-
dien de ces détenus, le déroulement de leur sentence, la durée même de
cette dernière varient considérablement d’un établissement à l’autre. À cet
égard, l’essor qu’a pris depuis le début des années 1980 la gestion statistique
des populations captives, gestion bureaucratique centrée sur l’évaluation et
la prédiction du risque que représente un détenu, joue un rôle important.
Notre analyse de l’organisation carcérale, en troisième partie, prend donc en
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10  A N A T O M I E D E L A P R I S O N C O N T E M P O R A I N E

considération cette nouvelle forme de gestion qui recherche l’efficacité dans


l’intervention auprès des détenus.
L’ensemble de cet ouvrage, dans sa démarche logique, passe donc d’une
analyse microsociologique du vécu des individus au sein de l’univers carcé-
ral à la perspective systémique de la sociologie des organisations.
Depuis 1989, la prison a changé et elle est pourtant restée la même. C’est
ce que nous tentons de démontrer dans cet ouvrage. D’importants efforts
de restructuration ont été consentis, qu’il faut néanmoins relativiser. Le
Canada, par exemple, fait figure de précurseur en la matière avec la cons-
titution d’un droit carcéral dès la fin des années 1970 et l’adoption d’un
modèle de gestion des peines extrêmement structuré et rationnel, qui se
veut transparent, imputable et non arbitraire. Toutefois, cette évolution
soulève bien des questions. Quant aux autres pays occidentaux, les progrès
accomplis y sont plus ou moins marqués. Ainsi, d’insalubres forteresses
anciennes servent toujours de lieux de détention, et il arrive encore que
trois prisonniers partagent un espace à peine suffisant pour une personne.
Voilà qui laisse peu de place à la défense et au respect des droits des déte-
nus. Par ailleurs, toutes les améliorations du monde ne changeront rien à la
nature même de la prison : une cage, même propre et confortable, reste une
cage. Les grilles de lecture de la prison proposées dans les années 1950, 1960
ou 1970 sont, pour l’essentiel, toujours d’actualité. Force est de le répéter,
tout change et tout est pareil.
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première partie

carrières carcérales
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ardiens et détenus, groupes complémentaires et opposés, sont les


G acteurs centraux des dispositifs de détention. En effet, si la composi-
tion du groupe des membres du personnel a changé depuis les années 1940
en raison de la multiplication des intervenants en réinsertion sociale, les
surveillants restent le corps professionnel de première ligne. De leur côté,
les détenus, exclus de la collectivité, isolés du monde extérieur pour un temps
plus ou moins long, subissent de plein fouet la perte de liberté à laquelle ils
sont condamnés et tout ce qui en découle.
Tant pour le détenu que pour celui qui en a la garde, « la prison » signifie
vivre ou travailler dans un monde de privations et de contraintes. L’adap-
tation de chacun à cet univers est l’une des questions fondamentales sur
lesquelles il convient de se pencher si on veut le comprendre. La prisonnié-
risation et l’influence du milieu sur le prisonnier, les sous-cultures carcé-
rales, le code de valeurs des détenus tout comme le code de travail et les
diverses logiques d’intervention des membres du personnel de surveillance
sont les grandes dimensions sur lesquelles nous nous attarderons dans un
premier temps.
Peut-on parler d’homogénéité au sein de ces groupes ? Les modes d’adap-
tation à cet univers sont-ils semblables d’une personne à l’autre, et, dans le
cas contraire, quels sont les éléments qui nous permettent de comprendre
les modes adaptatifs de chacun ?
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1
L’INFLUENCE DE LA PRISON
SUR LE DÉTENU

La prison imprime-t-elle sa marque sur le détenu ? La question fait l’objet


de ce premier chapitre, ce qui correspond à l’ordre naturel des interroga-
tions et des recherches sur le milieu carcéral.
En effet, que l’on justifie l’incarcération par la nécessité de punir, de dis-
suader, de rééduquer ou de neutraliser, ou que l’on prône son abolition,
c’est toujours en présupposant que le milieu carcéral influe sur le détenu.
Les tenants de la punition et de la dissuasion pensent que les contraintes
liées à la privation de liberté incitent les détenus à quitter le chemin du
crime ; les adeptes de la rééducation soutiennent que la prison peut repré-
senter, pour le criminel, une occasion de se reprendre en main et qu’elle
peut favoriser certains apprentissages essentiels à un nouveau départ ; les
partisans de la neutralisation, eux, surtout soucieux d’empêcher les actions
criminelles, souhaitent malgré tout que le détenu ne se détériore pas et qu’il
adopte de nouvelles attitudes pendant l’incarcération ; quant aux abolition-
nistes, ils considèrent, entre autres choses, que les effets de l’emprisonne-
ment sur le détenu sont si néfastes que la prison ne mérite pas d’exister.
Ainsi, à chaque position correspond une conception de l’influence de la
prison sur le détenu. Et il faut bien avouer que la science criminologique n’a
pas encore réussi à départager toutes ces opinions. En revanche, cette même
science est en mesure de nous offrir un certain nombre de réponses aux
questions que soulèvent les liens existant entre un individu détenu contre
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16  C A R R I È R E S C A R C É R A L E S

son gré et le milieu qui le tient captif. Si l’influence du milieu sur la personne
constitue depuis toujours une question fondamentale, cette question revêt
une importance capitale dès lors qu’elle s’applique à un milieu qui trouve
son principe même dans la privation de liberté.

la prisonniérisation

La première grande recherche sur le milieu carcéral était consacrée à cette


question de l’influence de la prison sur le détenu. Clemmer (1940), dans
l’étude d’un établissement à sécurité maximale, a voulu déterminer dans
quelle mesure le temps passé en prison pouvait modifier les attitudes des
détenus. C’est d’ailleurs pour désigner l’assimilation du détenu par le milieu
carcéral qu’il inventa le terme de prisonniérisation (de l’anglais prisoniza-
tion). De même qu’un immigrant doit se faire à un nouveau pays et s’inté-
grer dans une nouvelle communauté, le détenu, plongé dans un nouvel
univers, acquiert de nouvelles habitudes de vie et adhère à de nouvelles
valeurs.

Les facteurs

Pour Clemmer (1940), toute personne incarcérée est, jusqu’à un certain


point, assimilée par le milieu en raison d’influences auxquelles il a donné le
nom de facteurs universels de prisonniérisation.
• Le détenu se voit imposer un nouveau statut social. Il devient une
figure anonyme parmi un groupe de personnes dominées, un numéro
lui tient lieu de nom, et il porte le même uniforme que des centaines
ou des milliers d’autres individus. On le questionne, on le surveille,
on le met en garde. Il apprend que certaines personnes, notamment
le directeur de l’établissement, sont toutes-puissantes.
• Le détenu adopte de nouvelles habitudes de vie. Qu’il s’agisse de
s’habiller, dormir, travailler, se déplacer, parler, plus rien n’est pareil.
Certains détenus doivent s’habituer à manger seuls dans leur cellule,
près d’une cuvette de toilettes ; d’autres, à manger dans une cafétéria
bruyante en compagnie de centaines d’autres prisonniers, toujours à
la même table. Les détenus découvrent qu’ils dépendent des gardiens
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pour l’ouverture des portes électroniques, plusieurs passant même


plusieurs années sans faire le geste d’ouvrir une porte. Ils doivent éga-
lement apprendre, et rapidement, la signification d’un langage car-
céral bien particulier.
• Le détenu découvre qu’il ne peut se fier à un environnement généra-
lement hostile, qu’il doit être constamment sur ses gardes, qu’il ne
peut faire confiance à quiconque.
• Le détenu se rend compte de l’importance d’occuper un emploi qui
offre le plus d’avantages et le moins d’inconvénients possible ; il com-
prend qu’un tel emploi lui permettra de « faire son temps » sans pro-
blèmes, donc d’être libéré le plus rapidement possible.
C’est la difficulté de survivre dans cet univers si particulier et si difficile
qui donne naissance à la prisonniérisation, adaptation d’autant plus signi-
ficative qu’elle s’inscrit sur la toile de fond de la séparation entre gardiens et
détenus. Clemmer (1940) a le mérite d’avoir compris le premier que le fossé
entre les deux groupes permet aux facteurs de prisonniérisation d’opérer
pleinement. En d’autres termes, ce qui donne sa force à la prisonniérsation,
ce n’est pas tant que l’univers des détenus constitue un monde différent,
que le fait qu’il s’agit d’un monde à part, rejeté, dans lequel les détenus sont
isolés de la collectivité.
Bien qu’il ait qualifié ces facteurs d’universels, Clemmer (1940) a vite
réalisé qu’ils n’agissent pas unanimement sur tous les détenus, le degré de
prisonniérisation variant de l’un à l’autre. Son analyse l’a conduit à distin-
guer plusieurs conditions susceptibles d’entraîner une plus grande prison-
niérisation :
• une longue sentence d’emprisonnement, qui prolonge d’autant l’expo-
sition aux facteurs ci-dessus énumérés ;
• une personnalité instable, due à ce que l’individu, n’ayant pas établi
en société les relations positives essentielles à une socialisation adé-
quate, devient particulièrement vulnérable aux influences de la pri-
son ;
• l’absence de relations avec des gens de l’extérieur durant l’incarcéra-
tion, l’univers du détenu se réduisant dès lors à la seule prison ;
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18  C A R R I È R E S C A R C É R A L E S

• la volonté et la capacité de s’intégrer à des groupes primaires1 au sein


de la prison ;
• l’adhésion aveugle, ou quasi aveugle, aux valeurs et aux mœurs du
groupe primaire d’abord, et à celles de la population carcérale ensuite ;
• la possibilité de côtoyer, au travail et dans les pavillons cellulaires,
des détenus ayant une orientation semblable ;
• la volonté de participer aux jeux de hasard2 et aux activités sexuelles
du milieu.
En somme, un détenu présentant toutes ces caractéristiques aurait de
fortes chances d’être assimilé par le milieu carcéral ; à l’inverse, un détenu
présentant les caractéristiques opposées subirait moins l’influence du milieu.
Ainsi, un détenu incarcéré peu de temps, ayant une personnalité stable,
conservant des liens positifs avec l’extérieur et se mêlant peu aux autres
détenus, sera davantage en mesure de résister aux pressions assimilantes et
de garder son identité propre. Car, en dernière analyse, c’est de cela qu’il
s’agit : une personne emprisonnée peut-elle conserver son individualité,
évitant ainsi d’être absorbée par le milieu ? Clemmer (1940) a conclu pour
sa part que, dans une certaine mesure, la prisonniérisation touchait tous les
détenus.

La mesure

La recherche de Clemmer (1940) a inspiré une série d’études sur le milieu


carcéral, lesquelles ont permis d’affiner le concept de prisonniérisation. Ainsi,
Wheeler (1961) a jugé nécessaire d’étudier la prisonniérisation, non plus
uniquement en fonction du temps écoulé depuis le début de la peine,

1. Groupes restreints d’environ cinq détenus qui tissent des liens de camaraderie et se
tiennent ensemble dans la mesure du possible. Cette intégration à un groupe pri-
maire est souvent décrite dans la littérature carcérale comme la solution de rechange
la plus sûre et la plus recherchée face à un milieu possiblement hostile et peu digne
de confiance.
2. En prison, tout devient prétexte à pari, de la mort de célébrités aux mouches qui se
posent sur les murs, avec toutefois une priorité : les résultats sportifs. Comme l’a
décrit un ancien détenu : « de l’aube au crépuscule, toute la prison était en proie à
une fièvre du pari » (Caron, 1980).
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L’ I N F L U E N C E D E L A P R I S O N S U R L E D É T E N U  19

comme l’avait fait Clemmer (1940), mais aussi en fonction du temps qu’il
reste avant que la peine n’expire. Soulignant que l’avenir importe autant que
le passé, il introduit la perspective du retour en société comme un élément
déterminant dans l’assimilation du détenu par le milieu.
Pour mesurer la prisonniérisation, il a présenté à un échantillon repré-
sentatif de détenus et d’employés un questionnaire décrivant des situations
conflictuelles. Chacun devait prendre position, sur une échelle allant de
l’accord total au désaccord total, par rapport à la situation présentée. Le
chercheur a constaté que, plus les détenus étaient prisonniérisés, plus leurs
réponses s’opposaient nettement à celles des gardiens. Par exemple, une
des mises en situation demandait une prise de position sur le cas suivant :
relativement à une infraction disciplinaire sanctionnée par un gardien, deux
détenus critiquent le gardien, alors qu’un troisième le défend en disant qu’il
n’a fait que son devoir. Que penser du point de vue de ce troisième détenu ?
Il s’agit de situations discriminantes à deux égards : tout d’abord, il y a un
consensus très fort chez les employés, qui marquent leur accord avec le troi-
sième détenu ; ensuite, l’évolution du point de vue des détenus, de l’accord
vers le désaccord, devient un indice de prisonniérisation. L’hypothèse de
base, conforme à la définition de la prisonniérisation, est donc que le pro-
cessus d’assimilation des détenus se traduit par un écart de plus en plus
marqué entre les valeurs des détenus et celles du personnel.
Dans la première partie de son analyse, le chercheur n’a considéré, à
l’instar de Clemmer (1940), que le temps passé en prison. Les résultats du
Tableau 1.1 nous indiquent que la durée de l’incarcération a pour effet la
diminution de la conformité des valeurs des détenus avec celles du per-
sonnel : dans le cas de la conformité élevée, si le pourcentage atteint 47 %
durant les six premiers mois, il diminue à 16 % après deux ans. À l’inverse,
la faible conformité augmente avec le temps.
Ces résultats indiquent que l’incarcération plonge les détenus dans un
univers de valeurs propres à leur monde. Ils mettent aussi en évidence que,
si les six premiers mois constituent une période de tiraillement entre les
valeurs des uns et des autres, le temps fait son œuvre, les détenus s’orientant
ensuite dans une direction confirmant la prisonniérisation. Ces premiers
résultats viennent corroborer, avec une méthodologie différente, les obser-
vations de Clemmer (1940).
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20  C A R R I È R E S C A R C É R A L E S

tableau 1.1
Conformité des valeurs des détenus avec celles du personnel en fonction de la
partie purgée de la peine (Wheeler, 1961)

Partie purgée de la peine


Conformité moins de 6 mois 6 mois – 2 ans plus de 2 ans
(%) (%) (%)
élevée 47 32 16
moyenne 44 54 61
faible 9 14 24

Cependant, ces résultats ne concernent qu’une partie de la réalité. En


effet, le détenu vit aussi en fonction du temps qu’il lui reste à purger, ce que
Merton (Wheeler, 1961) a appelé la socialisation anticipatoire. Toute la vie
carcérale s’organise autour d’une réalité, celle du temps à faire. Apprendre
à vivre en prison, c’est avant tout apprendre à savoir « faire son temps ». Le
temps qu’il reste à purger et la perspective de la libération s’imposent donc
comme des éléments essentiels, qu’une étude sur la prisonniérisation se
doit de considérer. C’est ce que Wheeler (1961) a fait dans la seconde partie
de son étude. Ainsi envisagée, l’incarcération d’un détenu comprend trois
grandes phases :
• la phase initiale, qui équivaut aux six premiers mois de l’incarcéra-
tion ;
• la phase centrale, qui débute après le sixième mois d’incarcération et
se poursuit jusqu’au sixième mois précédant la libération prévue ;
• la phase terminale, qui comprend les six derniers mois avant la libé-
ration.
Si les phases initiale et terminale sont fixes, se limitant respectivement
aux six premiers et aux six derniers mois de la durée d’emprisonnement, la
durée de la phase centrale varie : pour un détenu incarcéré durant trois ans,
elle sera de deux ans, pour un détenu incarcéré durant six ans, cette phase
sera de cinq ans.
Le Tableau 1.2 présente les résultats obtenus dans la seconde partie de
cette étude sur les valeurs des prisonniers et la prisonniérisation.
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Le fonctionnement des organisations carcérales 140


L’établissement coercitif 140
L’établissement normatif 144
Le contrôle dans les organisations 150
8
L’ORGANISATION CARCÉRALE
ET LA RÉINTÉGRATION SOCIALE 153
L’évolution 154
Vers l’humanisation 156
La « normatisation » 159
La gestion du risque : un compromis ? 164
Le changement, problème organisationnel 166
Sélection et réintégration sociale 167

CONCLUSION :
LA DÉMOCRATIE DANS LA PRISON...
OU LA PRISON DANS LA DÉMOCRATIE 171
Trois formes de démocratie 172
Les obstacles 174
De la prison à la société 177

BIBLIOGRAPHIE 179
Anatomie de la prison contemporaine Marion Vacheret • Guy Lemire
paramètres

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vacheret • lemire
L a prison demeure un univers méconnu. Cet ouvrage a pour

but, non seulement de synthétiser l’essentiel des connaissances


Anatomie de la prison
contemporaine
sur le milieu carcéral, le vécu des détenus, la place des gardiens, les

liens entre membres du personnel et personnes incarcérées, mais

aussi de réfléchir à l’institution elle-même dans un contexte de

reconnaissance des droits des détenus et de bureaucratisation. nouvelle édition


Entre « prisonniérisation » et réinsertion sociale, entre coercition et

Anatomie de la prison contemporaine


relation d’aide, l’organisation carcérale a-t-elle encore son caractère

« total » et coercitif dont on parlait au cours des années 1960 et 1970,

ou bien a-t-elle changé en profondeur et jusqu’à quel point ?

En mettant l’accent sur les changements que la prison a connus

depuis la fin des années 1970 et plus particulièrement ceux de la

dernière décennie, les auteurs apportent un nouvel éclairage sur

des dimensions importantes du milieu carcéral.

Marion Vacheret est professeure à l’École de criminologie de l’Université de


Montréal. Guy Lemire est professeur retraité de l’Université de Montréal.

isbn 978-2-7606-1983-8
32,95 $ • 30 e
En couverture : © Design Pics Inc I Fotosearch

www.pum.umontreal.ca 9 782760 619838 PUM Les Presses de l’Université de Montréal

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