FR - Françoise D'eaubonne - Verlaine Et Rimbaud Ou La Fausse Évasion-Albin Michel (1960)

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 320

NUNC COGNOSCO EX PARTE

TRENT UNIVERSITY
LIBRARY
Digitized by the Internet Archive
in 2019 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/verlaineetrimbauOOOOeaub
Rimbaud
on la fansse evasion
VERLAINE
ET RIMBAUD
ou la fausse evasion
DU MEME AUTEUR

Chez Albin Michel :

JE m’aPPELLE KRISTINE (1959).


le temps d’apprendre a vivre, roman (1960).

Chez d’autres editeurs :

pat ou l’aventure sans issue (1944).


LE CCEUR DE WATTEAU (1945).
COMME UN VOL DE GERFAUTS (1947).
INDOMPTABLE MURCIE (1948).
LE COMPLEXE DE DIANE, essai (1949).
IVELLE (1950).
LE QUADRILLE DES MAT AM ORES (1953).
LE MINISTERE DES VAINS DESIRS (195 5).
LA VIE PASSIONNEE DE RIMBAUD (1957).
BELLE-HUMEUR (HISTOIRE DE MANDRIN) (195 8).
FORT-DES-FEMMES (1959).
LES TRICHEURS (1959).
LA VIE PASSIONNEE DE VERLAINE (1960).

POESIE :

COLONNES DE L AME (1944)..


DEMONS ET MERVEILLES (195 5 ).
UNE POMME ROUGE, MON CCEUR (1957).
FRANfOISE D’EAUBONNE

VERLAINE
ET RIMBAUD
ou la fausse evasion

EDITIONS ALBIN MICHEL


22, RUE HUYGHENS, 22
PARIS
© 1960, Editions Albin Michel.

ONULP
A Malek Haddad,
le Verlaine algerien.

004647
AVERTISSEMENT

J e venais de terminer une Vie de Rimbaud quand


j’ens I’idee d’ecrire ce livre. Je m’etais fixe pour
tdche de mettre Vaccent sur les aspect les plus roma-
nesques de cette vie qui en compte tant, et je
m’apergus qu’il me rest ait a dire beaucoup de clwses
qui eussent alourdi de fagon pedante le cours d’un
roman. Le grand nombre d’ouvrages qui ont ete deja
consacres a ce fascinant, pour parler comme Rene
Char, ne m’a pas decouragee; pour la bonne raison
qu’une fois ecarte I’enorme dechet du a la « mythi-
fication », je crois qu’il y a lieu de reconnaitre quc
les vrais problemes ont ete poses et plus ou moins
traites, mais qu’il reste encore beaucoup a decou-
vrir, et dans la mesure me me ou les recherches
authentiques ont ete amorcees.
La question Rimbaud n est pas epuisee; ce terrain
plusiarque a encore des richesses a nous livrer. Le
present ouvrage n’a pas l’am bit ion ridicule de
10 VERLAINE ET RIMBAUD

mettre un point final a tant de controverses, man de


fane avancer, si possible, Eetude du « dossier » par
sa contribution honnete, sinon decisive, ll s’ a git du
probleme fondamental de la rencontre verlainienne,
lieu geometrique de la vie et de Vceuvre rimbal-
diennes, et de quelques enigmes de detail qui concer-
nent Vceuvre elle-meme. Mes recherches en vue
d’une biographic, apres dix ans d’interet passionne
pour la question, m’on t permis de pouvoir livrer au
public ces quelques suggestions.
I

QUELQUES PROBLEMES NEGLIGES

our la vie comme pour l’oeuvre de Rimbaud,


la rencontre de Verlaine fut d’une importance capi-
tale, chacun le sait; M. Etiemble va meme jusqu’a
affirmer que sans Tauteur des Poemes Saturniens et
des Fetes Galantes, Rimbaud n’aurait jamais connu
la gloire.
Cette assertion est sans doute exageree. Rimbaud
eut ete connu par la posterite, sinon de son vivant,
c’est tout ce qu’on peut avancer de certain, si Ver¬
laine ne l’avait pas appele a Paris en septembre 1871;
a moins que, pris de decouragement, il n’eut rele-
gue son oeuvre dans un tiroir avec la negligence que
plus tard il montra pour sa Saison en Enfer et ses
Illuminations1. S’il ne brula pas, comme on l’a trop

1. Le mensonge de l’autodafe a ete definitivement ruine par


M. Etiemble avec quelques autres fables du meme cru, comme
le superbe dedain qu’aurait montre le poete pour l’ensemble de
son oeuvre; mais si ce dedain ne fut pas son fait a l’epoque de
sa jeunesse oil il sollicita maintes fois revues et journaux, on ne
12 VERLAINE ET RIMBAUD

longtemps soutenu, le manuscrit de la Saison, il ne


l’eut sans doute pas publie — ni peut-etre ecrit —
sans Verlaine; et l’insouciance qu’il temoigna au
sort des Illuminations est un garant de la destruc¬
tion qui les aurait attendues si un ami devoue ne
s’etait attache a les en preserver pour la posterite.
Au triple point de vue sexuel, social et litteraire,
cette rencontre fut done un evenement fondamen-
tal pour Thomme-Rimbaud et Rimbaud-poete;
mais elle le fut egalement pour Verlaine. II est rare
de trouver dans aucune histoire vecue une telle
equivalence dans l’importance d’une experience
reciproque, surtout entre deux etres aussi differents,
aussi inegalement partages; il est rare de constater
une influence mutuelle allant jusqu’a la compene-
tration, presque a 1’identification a certains moments
— sommets d’une liaison — entre deux ames aussi
opposees que le noir et le blanc.
Si paradoxal qu’il le semble, je crois que le lien
de Rimbaud et de Verlaine a ete jusqu’ici tres mal
etudie dans sa nature et sa signification profonde.
Jusqu’en 1930, la question qui agita les exegetes fut
celle de l’homosexualite ou du platonisme; quand
la publication du dossier Dullaert (et surtout de ses
appendices, le Bon Disciple et la lettre du 4 juillet
1873 ecrite par Rimbaud a l’ami « en mer ») donna
raison a Marcel Coulon, contre Bourguignon,
Houin, Lepelletier, Delahaye et Pierquin, et quand
le seul Fontainas — honneur au courage malheu-
reux ! — continua a defendre encore la these du

saurait le nier a partir de la maturite, tres exactement a partir


du voyage a^ Paris, en novembre 1873, lorsque le poete s’assura
de I incomprehension qui attendait sa premiere oeuvre.
OU LA FAUSSE EVASION 13

platonxsme, tous les rimbaldiens semblerent estimer,


puisque cette question etait reglee une fois pour
toutes, que celle des rapports entre les deux hommes
etait epuisee du meme coup; et plus personne ne
prit le mal de regarder d’un peu plus pres les conse¬
quences psychologiques que ce fait acquis entrai-
nait. Personne, si l’on excepte M. Goffin, et plus
recemment M. Montal, qui tomberent dans i’exage-
ration evidente d’expliquer tout Rimbaud par Tin-
version \ sans d’ailleurs envisager un instant d’ex¬
pliquer par la tout Verlaine, alors que ce dernier
pourrait egalement, de ce point de vue, paraitre
enigmatique a un psychiatre ou a un sexologue.
Non, la these de Thomosexualite reconnue realite,
personne ne songea qu’il pouvait encore rester quel-
que enigme dans les relations Rimbaud-Verlaine.
C’etait vraiment confondre le tout et la partie.
Etait-il negligeable de chercher a qui appartint la
responsabilite de Tinitiative — ou de Tinitiation ?
Quelle etait, sur ce plan, la part exacte de compli¬
city de Tetrange Bretagne ? En cherchant au-dela,
de quelle nature fut le lien sentimental qui unit les
deux poetes ? Lequel des deux fut le plus aime,
retira le plus de profit ou de malheur de Tinsolite
union ? Lequel en vit son oeuvre le plus profonde-
ment modifiee ? Quelle etait Torigine des violences
qui les opposaient Tun a Tautre, de la rage perpe-
tuelle de Rimbaud contre son ami, et en particular
Torigine secrete de la querelle qui se termina a

1. Surtout Robert Goffin. M. Montal proteste contre cet exces,


mais commet la faute — qui revient au meme — de voir en Rim¬
baud un inverti invetere qui n’aurait pu avoir aucune relation
feminine, ce qu'infirment de multiples temoignages.
14 VERLAINE ET RIMBAUD

Bruxelles par deux coups de revolver ? Quelle est


la raison de la fureur insensee de Verlaine contre sa
femme qu’il ne cesse d’injurier ? Enfin, quelle moti¬
vation trouver a leur fuite elle-meme, alors que
rien, a Paris, ne s’opposait serieusement a ieurs ren¬
contres, pour peu qu’ils consentissent a montrer un
peu de calcul, et alors que Verlaine aimait encore
sa femme et que Rimbaud se deplaisait moins a
Paris qu’ailleurs ?
II ne semble pas que les biographes aient entrevu
1’importance de ces diverses questions. Pour eux, il
allait de soi que Verlaine devoyat Rimbaud en pro-
fitant de ce que celui-ci voulait, par ethique, « le
dereglement systematique de tous les sens», qu’il
ne recoltat de Rimbaud que mepris, injures et mau-
vais traitements en echange d’un amour eperdu, que
les sevices et bagarres eussent pour origine l’ivresse,
que Verlaine tirat sur Rimbaud deux coups de feu
dans son depit de le voir rentrer seul a Paris (et
pourquoi ne Py suivait-il pas ?) et qu’il ne l’accom-
pagnat dans ses peregrinations que par pure fai-
blesse, parce que Rimbaud ne tenait pas en place,
et a son corps defendant puisque Paul aimait tou-
jours Mathilde. Pour ce qui regarde 1’ceuvre, a part
une epigraphe mysterieuse : « II pleut doucement
sur la ville », un vers emprunte : « Le clair de lune
quand le clocher sonnait douze » et deux tercets
pour sonnet obscene, on ne distingue guere chez
Rimbaud de contribution precise a l’oeuvre de Ver¬
laine; et reciproquement, on ne voit en Verlaine,
sous ce rapport, que « 1’editeur » de Rimbaud.
Or, nous allons voir que ces differentes questions
m^ritent, a titres divers, des reponses plus reflechies;
OU LA FAUSSE EVASION 15

et que le visage comme P oeuvre des deux grands


poetes frangais qui caracterisent le passage du xex"
au xxe siecle en sont mutuellement eclaires 1.
II faut, pour atteindre ce but, tenter d’esquisser
une analyse caracterielle aussi exacte que possible
de ces deux poetes; or, si Ton a abondamment ecrit
au sujet de Rimbaud, et de son « enigme », le per-
sonnage de Verlaine a bien moins tente les biogra-
phes; sans doute la force parait toujours plus
mysterieuse que la faiblesse; Verlaine, en tant que
poete, ne presente pas 1’importance capitale d’un
Rimbaud, et son oeuvre n’est pas ce flash, cet ins-
tantane pris sous l’eclair du magnesium d’un spec¬
tacle peu commun : la porte d’un siecle qui tourne
et de voile la porte du siecle suivant; elle comporte,
cette oeuvre poetique, un enorme dechet; et enfin
la vie de Pauvre Lelian, si haute en couleurs soit-
elle, ne possede pas l’element de fascination de la
vie rimbaldienne. Voila pourquoi il y eut un my the
Rimbaud, et pas de my the Verlaine. Mais en y
regardant bien, la personnalite de Verlaine, moins
haute, n’est-elle pas d’une plus grande richesse ?
Cette revanche des faibles que dessine Dostoiewski,
leur jeu de miroirs, leur ecartelement, leur humilite
repugnante ou pathetique, n’est-ce pas le propre de
Verlaine ? Et n’y a-t-il pas a s’interroger sur lui
autant que sur son « epoux infernal» si nous desi-
rons mieux connaitre ce dernier ?
Une des premieres tentatives d’apprehension de

1. II en est evidemment un troisieme, Isidore Ducasse; mais


peut-on dire qu’il appartienne, dans une mesure quelconque, au
xix* siecle ? La difference d’envergure entre un Ducasse et un
Verlaine est trop evidente pour qu’on s’y attarde.
16 VERLAINE ET RIMBAUD

Verlaine sera l’etude de Fattrait exerce par Fetre


qui lui fut le plus violemment oppose, a savoir
Rimbaud lui-meme; ce qui nous permettra de dis-
cerner, dans ce qui semble presque des lieux com-
muns de rimbaldiens, la part de la fable et celle de
la v£rite.
II

COMMENT RIMBAUD APPARUT A VERLAINE.


- VERLAINE, CET INCONNU. - DONNEES
DE L’HEREDITE ET DONNEES DE LA NEVROSE.
- LE SECRET CONJUGAL DE VERLAINE. -
LE POURQUOI DE L’lVROGNERIE. - LA VIE
EN ROUGE ET LES TROIS COUPS.

11 est, dans un conte de Balzac, une description


d’adolescent qui m’evoque toujours la maniere dont
Verlaine dut voir l’adolescent Arthur Rimbaud a
Paris, 14, rue Nicolet, et plus encore un mois plus
tard rue Campagne-Premiere, en cet automne 1871
qui devait etre decisif pour chacun des deux hom¬
ines (et pour l’orientation de toute la litterature
frangaise des trois ou quatre generations suivantes) :

La fleur de la beaute qui, dans les figures de femmes, nous


cause d’intarissables Emotions se mariait a des temtes males,
d une puissance encore adolescente qui formaient de delicieux
contrastes. C’etait un de ces visages melodieux qui, muets,

2
18 VERLAINE ET RIMBAUD

nous parlent et nous attirent; neanmoins, en le contemplant


avec un peu d’attention, peut-etre y aurait-on reconnu I’espece
de fletrissure qu’imprime une grande pensee... Oh, enfant,
enfant sublime! Tu es poete, tu sais intrepidement monter
sur I’ouragan ! Ta poesie a toi ne sort pas de ton coeur ! Va,
ne livre pas tes idees au vulgaire, sois le pretre, la victime, et
I’autel tout ensemble1 !

N’est-ce pas la une analogic frappante ? On


trouve dans ce morceau romantique un apergu de
cette beaute adolescente qui se degage a peine, chez
un tout jeune homme, de l’element feminin (chere
au createur de Lucien de Rubempre) et dont nous
savons qu’elle etait le fait de Rimbaud; on y trouve
l’exclamation, typiquement romantique aussi, en¬
fant sublime comme Chateaubriand nomma Victor
Hugo; on a voulu que ce dernier s’ecriat : « Sha¬
kespeare enfant ! » en face de Rimbaud, mais il le
prononga en realite pour le jeune Glatigny 2; cette
espece de fletrissure qu’imprime une grande pen¬
see nous pouvons en suivre les progres d’apres le
temoignage des amis comme Delahaye, et surtout
d’apres les photos successives de Carjat et les croquis
faits du poete entre 1871 et 1875; enfin, la carac-
teristique la plus frappante de Rimbaud, des qu’il
est en possession de son verbe, c’est assurement que
sa poesie ne vient plus d’un cceur qu’il a systema-
tiquement mure, etouffe, mais d’un exercice de
plus en plus concerte de la luddite, et du « bon
emploi des passions », dans le sens ou Pascal parlait
1. Les Proscrits, oct. 1831.
2. Qui pr6sente avec Rimbaud une autre ressemblance anec-
dotique, celle d’avoir ete batteur d’estrade (et en sus ecuyer) dans
un cirque.
OU LA FAUSSE EVASION 19

d’un « bon usage des maladies ». L’ouragan qu’il


chevauche avec intrepidite s’appelle toxicomanie,
inversion, vagabondage; par un langage de plus en
plus esoterique, il se refuse a livrer ses pensees au
vulgaire; et d’aucun poete plus que de celui-ci,
que possede le demon de la volonte, on ne peut dire
plus justement qu’il est a la fois, et sans hesiter,
I’autel, le pretre et la victime.
Ce sont tous ces attributs que Verlaine dut de-
couvrir des les premieres semaines du sejour de Rim¬
baud a Paris, et qui contribuerent a l’eblouissement
deja promis par la lecture des deux envois successifs
que Rimbaud avait faits de ses derniers poemes.
Mais avant de pousser plus avant la comparaison
entre l’impression exercee sur Verlaine par Rimbaud
et la personnalite veritable de Rimbaud, il serait
interessant de chercher la raison de cette fascina¬
tion exercee d’emblee sur l’epoux de Mathilde en
examinant de plus pres Verlaine lui-meme, sa for¬
mation, son orientation, son etat de vie en cet au-
tomne 1871, et ce qui le predisposait a devenir si
vite la victime heureuse de

L’enfant trop grand, l’enfant mal decide a Phomme, plein


[de secrets et plein de menaces
Le vagabond a longues enjambees qui commence1.

Resumons rapidement, pour memoire, la jeunesse


de Verlaine. On sait qu’il avait vingt-sept ans a
l’apparition de Rimbaud dans sa vie, et qu’il venait
de se marier avec la demi-sceur de Charles Sivry,
Mathilde Maute, petite bourgeoise sans esprit ni dot,
1. Claudel : « Le faible Verlaine », dans Feuilles de Saints.
20 VERLAINE ET RIMBAUD

mais belle. II etait le fils d’un officier messin et de


Stephanie Dehee.
Ses parents, dont on a dit la gentille et fade na¬
ture, donnerent a ce gargon hypersensible, doue et
anxieux, une education a la Berquin, c’est-a-dire
aussi insipide qu’eux : gateries, routine, encourage¬
ment a la gourmandise et culte de la petite sante.
C’est au-dela du bon capitaine Nicolas Verlaine,
au-dela de ces M. et Mme Dumollet qu’il faut trou-
ver quelque facteur hereditaire du desequilibre de
notre futur genie : chez le grand-pere notaire,
Henri-Joseph Verlaine. Ce tabellion parait avoir
ete beaucoup plus soudard que son militaire de
fils 1. Buveur, violent, toujours pret a la bagarre, y
compris celle oil l’on tire le couteau, il insulta l’Em-
pire publiquement, en 1804, dans des termes que
Rimbaud n’eut pas desavoues, et mourut ensuite
mysterieusement. Saint-Pol Roux le Magnifique,
qui Pa connu, affirme qu’il hesitait perpetuellement
« entre l’eglise et le cabaret» et parle de « son pa¬
nache de naive folie »... Ne dirait-on pas le portrait
de Paul Verlaine avant la lettre ? En tout cas, cet
etrange notaire connaissait des periodes de sacrilege,
puisque lorsque l’on abattit la croix de son village,
il fut — assure la chronique — le seul a applaudir !
Et le pere de ce pittoresque personnage, Jean Ver¬
laine, roulier qui faisait claquer son fouet le long

1. Il est dans la logique que cet Henri-Joseph Verlaine, intem-


perant et brutal, ait engendre un fils doux et sage; que ce fils
doux et sage ait engendre a nouveau un brutal intemperant : Ver¬
laine; et que ce dernier ait enfin mis au monde un etre sage et
doux (Georges Verlaine). Chacun des deux derniers de cette chaine
(Verlaine et son fils) a davantage tenu de son grand-pere que de
son pere !
OU LA FAUSSE EVASION 21

des thmards, n’est-il pas pour quelque chose dans


le gout du poete aux peregrinations des Laeti et
errabundi ?
La tare alcoolique du capitaine Nicolas Verlaine
se manifesta, on le sait, par les trois fausses couches
de son epouse. On sait aussi avec quel fetichisme
Stephanie leur donna des petits noms et les conserva,
les emporta au cours de ses demenagements. Ver¬
laine ne fut pas seulement un enfant gate, mais un
enfant en qui l’on cultiva les terreurs, et que l’on
herissa de tabous : defiance a l’egard du jeu, de la
course, des choses qui coupent, de l’eau qui enrhume
et « vous fait attraper la mort ». Qu’on ajoute a
ces interdits le spectacle permanent, pour l’enfant,
de ce que la veuve appelait ses « petits freres »,
monstres tordus et rabougris dans leur prison de
verre et leur alcool ! Quand il atteignit 1’age de
souffrir de sa laideur, on devine l’identification
inconsciente — ou du moins la comparaison — que
le poete etablit entre lui et ce qu’on lui avait tou-
jours mis sous les yeux, depuis ses premieres annees.
« Verlaine est beau a sa maniere », a ecrit Rega-
mey; a notre epoque, il n’eut point paru si affreux
qu’a ses contemporains; on aurait parle de « pre¬
sence » et il eut pu courir sa chance au cinema.
Peut-etre en duffle-coat eut-il fait fureur dans les
cafes existentialistes. Il ne faisait que pitie, quant
a son physique, ou horreur, au Delta, au Tabourey
et au Cafe du Gaz, rue de Rivoli, celui-la meme
d’ou Blanqui, gante de noir, dirigea la journee du
22 janvier. L’epoque avait du beau, en dehors d’ar-
tistes authentiques comme Forain ou Regamey —
pour ne point citer des noms de premier plan —
22 VERLAINE ET RIMBAUD

une idee qui correspondait a une sorte d’hellenisme


degenere; et ceci dans le domaine des apparences
physiques comme dans celui de la decoration, de
la choregraphie, etc. II faut voir de quelles horreurs
Mathilde meubla son petit nid pour lune de miel,
tout en portant sur son mari ce jugement dedai-
gneux : « Paul aimait le laid, le vulgaire... 1 » A
savoir : ne voyait rien de preferable, dans ce mobi-
lier moderne, aux « vieilleries » de sa mere ! Et puis,
il se permettait de porter des cache-nez, de vieux
macfarlanes, des habits qui lui donnaient «Pair
peuple et paysan »1 alors qu’elle etait si sensible,
elle, la Petite Epouse

au prestige supreme
Du cirage a moustache et de l’empois des faux-cols droits.

C’est que Paul, profondement indifferent a ces


sortileges, croyait comme toujours le croient les
infirmes et les monstres — ou ceux qui se prennent
pour tels — que rien d’exterieur ne pouvait accom-
moder une laideur comme la sienne. II etait habitue
aux affronts. La mere de son meilleur ami, Edmond
Lepelletier, qui lui fut ce que Delahaye fut a Rim¬
baud, Pappelait « Porang-outang, la tete de sque-
lette gras » et Mme Daudet, parait-il, riait du vers
autobiographique :

Dont nulle Beatrice n’a dirige les pas...

Elle jugeait que la chose allait de soi; quelle Bea¬


trice se fut eprise d’une pareille horreur ?
!. Memoires de Mathilde Verlaine.
OU LA FAUSSE EVASION 23

On sait aussi comment Verlaine s’est identifie a


son Gaspard Hauser :

A vingt ans, un trouble nouveau


Sous le nom d’amoureuses flammes
M’ont fait trouver belles les femmes...
Elies ne m’ont pas trouve beau.

Ce sentiment de sa propre laideur, ou Carco voit


Forigine de la melancolie verlainienne, y est sure-
ment pour beaucoup; mais il n’en est pas le seul
motif; et melancolie est peut-etre un terme insuffi-
sant. II faudrait parler d’angoisse, de desequilibre
fondamental, compense heureusement par le ressort,
la facilite de retablissement et de consolation, par-
fois d’une rapidite si stupefiante qu’on crie a Fin-
conscience, au cynisme. Tout Verlaine est dans ce
mouvement alterne qui le mene d’un pole a l’autre,
et pas seulement du confessionnal au bouge, du
foyer a la prison, mais encore — surtout en son
jeune age, en cette annee 1871 ou Finstabilite mo¬
rale du poete n’est pas encore revelee — de Fangoisse
a la securite, du desespoir le plus sincere a une joie
excessive. C’est Fangoisse, le desespoir qui Font
pousse a boire; c’est la joie de la securite enfin
conquise qui lui permet de s’efforcer a la tempe¬
rance, a Fepoque de la Bonne Chanson. Du reste,
Fevolution actuelle de la medecine tend a demontrer
que Falcoolique est avant tout un traque, un insa-
tisfait qui cherche a fuir dans la boisson son anxiete
et sa frustration.
Cette angoisse, c’est avant tout celle de n’etre
pas aime. «J’ai la fureur d’aimer», dit-il; et il
24 VERLAINE ET RIMBAUD

devrait plutot dire : « d’etre aime ». Cette terreur


si feminine de ne pas plaire, d etre « laisse poui
compte », Verlaine est un des tres rares poetes de
notre langue a l’avoir eprouvee jusqu’a la panique.
C’est la une des composantes de son homosexuality
ce besoin d’etre choisi, prefere. C’est la le seul bon-
heur capable de le rassurer contre la mechancete
du monde, ce monde ou les lames coupent, oil le
feu brule, oil un courant d’air vous donne «le
coup de la mort». L’amour est la defense par la-
quelle Verlaine, adulte, tente de se preserver contre
les menaces exterieures, comme en son enfance par
le lainage, le coton dans les oreilles, symboles-feti-
ches de l’amour maternel.
A ce sujet, une crainte tres significative de l’an-
goisse pathologique chez le jeune Verlaine a peine
marie, auteur de trois livres a succes (Poemes Satur-
niens, Fetes Galantes, La Bonne Chanson) et d’un
quatrieme clandestin chez l’editeur de Baudelaire
(Les Amies) est relatee dans les memoires de
Mme Verlaine-Delporte lorsqu’elle conte, sans y
sembler porter grande attention, la panique insen-
see de son mari aux jours de la Commune; Verlaine
n’est pas un ennemi politique des insurges, au
contraire, et plus tard meme il pourra se croire
« compromis» comme ancien chef de bureau de
presse; son «idee fixe », dit Mathilde, est que le
Pantheon est dynamite et sautera, entrainant l’ef-
fondrement de l’immeuble voisin oil le poete habite
avec Mathilde.
Voila qui est serieux. Ce genre de fantasmes, et
la maniere morbide dont ils se manifestent, tradui-
OU LA FAUSSE EVASION 25

sent en general un trouble foncier qui peut s’expli-


quer par une crainte tres raisonnable, mais niee avec
mauvaise foi, celle du remords; on connait bien ces
individus qui ont parfaitement oublie une saloperie
lointaine, commise a l’egard de quelque travailleur
ou subalterne, et qui se mettent a faire du delire de
persecution a l’egard des mouvements revolution-
naires; mais chez Verlaine, nous l’avons vu, Impli¬
cation ne joue pas; il est « sympathisant », comme
nous dirions aujourd’hui. II faut done bien admettre
qu il envisage les consequences des troubles sociaux
(pour lui) comme celles d’un phenomene naturel,
perturbateur ainsi que Pincendie ou Pepidemie, et
que par exemple a Pepoque des crues de la Seine il
eut envisage Pinondation en toute son horreur. Son
angoisse travaillerait sur n’importe quelle donnee.
Quelles sont les origines les plus immediates de cette
angoisse ?
On peut dire que sur le terrain prepare par la
souffrance maladive de sa laideur, la conscience
d’etre un dechet et un monstre informe comme
« ses petits freres » et la contradiction — le dechi-
rement — qu’implique, en face de telle conscience,
une nature passionnement sensuelle et eprise de
beaute, certains evenements personnels de la vie du
poete ont developpe cette angoisse : deux deuils,
d’abord. La perte de sa cousine Elisa Moncomble, si
tendrement cherie, qui finanqa Pedition des Poemes
Saturniens; et la mort du beau Viotti avec qui le
jeune auteur projetait d’ecrire une piece, Vauco-
chard premier et fils. Cette pauvre pecque de Ma-
thilde rapporte avec innocence les propos passion-
nes que tenait son fiance pour depeindre les charmes
26 VERLAINE ET RIMBAUD

du cher disparu et n’y voit point malice L Ces deux


trepas jeterent Paul Verlaine dans une epouvante
incroyable. La crainte de l’abandon, du depart, la
crainte du « plaquage » par l’etre aime ont suivi le
poete toute sa vie et ont fait de lui, a plusieurs
reprises, cet enfant qui hurle dans le noir, ce gar-
connet maladif qui prefere n’importe quelle puni-
tion, comme plus tard Proust, a s’embarquer seul
sur le vaisseau de la nuit. En 1870, ces terreurs se
manifestent pour la premiere fois chez le poete qui,
jeune marie, ne boit plus, mais dont le systeme ner-
veux a ete prematurement ebranle par Palcool.
Mais il y a plus. Quel verlainien a deja songe a
rapprocher ces singulieres paniques ae la deception,
encore inavouee, mais subie a la meme epoque, a
l’endroit de cette «Petite Epouse » si passionne-
ment desiree ? On s’en souvient, c’est le moment
ou la lune de miel decline, et ou Verlaine endure
ce qui lui inspirera plus tard : « Vous etes si jeune,
6 ma froide sceur... » et, plus trivialement : «La
creature etait de bois ! »
L’evolution actuelle de la psychiatrie admet que
les enfants qui ont des cauchemars et des effrois
dans le noir peuvent traduire, par ces reactions, la
peur d’un chatiment, une disillusion ou un cha¬
grin. Le parent trop severe se metamorphose en
diable, en sorciere, en assassin. (II existe une char-
mante nouvelle de K. Mansfield sur ce sujet.) Meme

1. Lepelletier, soucieux de sa propre reputation, fait la discri¬


mination entre jeur « amitie veritablement intellectuelle » et celle
qui unit Verlaine a ce « frele et melancolique » Lucien Viotti
qui inspira au poete « une affection profonde », comme en 1862
le petit Dujardin, fort probablement l’initiateur des jeux enfantins
du jeune Paul.
OU LA FAUSSE EVASION 27

reaction classique de la vieille fille qui regarde sous


son lit et tremble d’etre cambriolee. Les adultes eux
aussi — surtout ceux qui, comme Verlaine, ont des
cotes si infantiles — traduisent parfois pathologi-
quement en frayeurs leur frustration sexuelle.
Je tiens pour certain que Verlaine, dans cette
curieuse « idee fixe », symbolise une tout autre peur
que de mourir dynamite; celle de sentir son bon-
heur conjugal, « sa maison » si fragile, a la merci
d’un cataclysme proche, tout comme la rancoeur
inavouee, la deception de trouver le desert au lieu
de l’oasis attendue, 1’ennui et non la volupte. La
charge d’explosif qui jettera a bas la maison de
Verlaine, c’est de Charleville qu’elle viendra.
Allons encore plus loin dans ce sens. A la peur
deraisonnable qu’il manifeste, Mathilde repond par
un raisonnement d’abord, puis par des moqueries.
« Je n’ai jamais ete poltronne », dit-elle fierement
dans ses Memoires. On se doute qu’elle a du le repe¬
ter a son mari sur tous les tons. Or, celui-la se
conduira bientot de facon de plus en plus lache
et plus humiliante pour lui, ce sera une veritable
surenchere de couardise; alors que la bataille des
rues gronde, il envoie Mathilde, cette enfant de
dix-sept ans, enceinte, chercher sa mere qu’il n’ose
pas aller querir lui-meme. Que penser de cette
conduite ? J’y discerne, pour moi, un defi a Ma¬
thilde elle-meme : «Ah ! tu te moques de moi;
ah ! tu es brave, et moi lache ! Eh bien, nous allons
voir; en forgant la situation, il faudra bien que quel-
que chose arrive... Ou tu seras tuee et moi eternel-
lement puni, comme je suis du reste destine a 1’etre,
ou tu me mepriseras assez pour te detourner de
28 VERLAINE ET RIMBAUD

moi; ou peut-etre, enfin, arriverai-je a te dieter la


seule conduite que je desire : une faiblesse qui me
rende fort... »
La sotte intrepide risque sa vie sans hesiter ni
songer a l’humiliation qu’elle inflige a Paul; au lieu
de le placer en face de ses responsabilites d’homme,
de chef de famille, elle va tranquillement se faire
plaquer au mur et... echapper de justesse a la fusil¬
lade. Et Paul, plus abaisse encore que precedem-
ment, commence a sentir naitre en lui, a 1’egard de
cette Mathilde, invulnerable a la crainte comme au
plaisir, cette haine qui le conduira plus tard a la
frapper et a la maltraiter, puis a l’abandonner
quand une volonte plus forte que la sienne saura lui
faire prendre conscience de son desir d’evasion;
haine qui se mele etroitement a l’amour sans pour
autant le detruire, puisque tout amour authentique
assimile les autres sentiments qui lui servent de
contexte, y compris son contraire.
Nous verrons bientot un type de haine semblable
se meler a l’amour pour Rimbaud. A ma connais-
sance, personne encore n’a aborde ce probleme dans
l’etude du cas Verlaine. On Pa seulement effleure.
Un psychanalyste a souligne que les periodes d’ho-
mosexualite de Verlaine correspondaient a ses
periodes d’ivrognerie et a ajoute cette reflexion
juste : «Quand Verlaine est ivre, il revele sa
conception du male, et cette conception est sadi-
que. » Dont acte. Mais en Verlaine, temperament
maniaque-depressif, les termes de contradiction
sont opposes avec violence et aboutissent au dechi-
rement : il y a, en face de ce male sadique qu’il reve
d’etre, un etre feminin et meme masochiste, et tous
OU LA FAUSSE EVASION 29

deux se battent aussi furieusement que se battront


Verlaine lui-meme et Rimbaud. Le couple que for-
mera Verlaine avec n’importe qui (sauf avec Leti-
nois, peut-etre parce que le temps manqua) trans¬
forme tot le « Petit Nid » en ring et en champ de
bataille :

Prince ou princesse, honnete ou malhonnete...

qu’il s’agisse de Mathilde, de Rimbaud, d’Eugenie


ou de Philomene ! Voire de sa mere !
Mais examinons la place et le developpement de
ce sado-masochisme au cours des relations conju-
gales. Verlaine, doublement humilie par Mathilde
(qui est a cent lieues de s’en douter) ne sait qu’in-
venter pour «l’effrayer mortellement » 1. Apres
avoir ete raille pour ses predictions concernant les
cabrioles du Pantheon, apres avoir vu Mathilde tra¬
verser Paris en feu avec intrepidite, tandis qu’il se
vengeait comme il pouvait en troussant la bonne,
la Linotte, Verlaine multiplie des sevices de plus
en plus graves que la venue de Rimbaud va porter
au paroxysme. Un jour 2 que le couple va diner chez
Stephanie Verlaine, le poete profite de chaque sortie
de sa mere qui va chercher les plats pour menacer
Mathilde d’un couteau qu’il sort de sa poche. Celle-

1. Soulignons encore l’aspect infantile de la nevrose. Verlaine


admire passionnement Frangois Villon et declare : « Pour imiter
Frangois Villon — Un lingue dans son pantalon... » 11 joue au
truand comme les enfants ach£tent une panoplie pour se croire
Buffalo Bill. Plus tard le « lingue » deviendra une canne-ep£e,
celle dont Rimbaud — qui pr£f£re se servir d’une arme que de la
montrer — frappera Carjat au poignet.
2. Le 15 juin 1871.
30 VERLAINE ET RIMBAUD

ci (bonne occasion pour elle d’affirmer une fois de


plus qu’elle n’a «jamais ete poltronne») se
contente de hausser les epaules et reste calme. Des
que Stephanie revient, Verlaine rempoche son
outil.
N’importe quel psychiatre, aujourd’hui, recon-
naitrait dans ce geste riche en double sens, une ma¬
nifestation desesperee d’une volonte de puissance
battue en breche sur tous les plans : le sexuel et
le social h Verlaine ne trouve aucune compensation
dans sa superiorite intellectuelle, peut-etre parce
que chacun reve de ce qu’il n’est pas, peut-etre aussi
parce que cette superiorite n’est pour lui qu’un
motif de plus de chagrin et de deception; nous y
reviendrons en etudiant le dossier des responsabilites
de chacun des epoux; ce facteur, tres important, a
moins echappe aux verlainiens que les precedents.
Quoi qu’il en soit, on ne sait trop, a cet instant-la,
ce que Verlaine cherche le plus a chatier en sa
femme : la frigidite ou l’insultant courage.
J’ai lu un jour le manuscrit d’une jeune Noire
dont le mari, deporte et torture, ronge par le sou¬
venir d’une defaillance physique au cours des sup¬
plies, s’etait constitue le bourreau; tout en la
rouant de coups, il la suppliait de pleurer. Si elle
manifestait une terreur quelconque, au moment
meme ou il levait la main, il se fondait en tendresse.
Elle aurait pu facilement utiliser ce moyen, mais en
general sa panique l’empechait de reagir. C’est typi-
quement la mentalite de Verlaine cherchant que-

1. « Le couteau dans la poche, voisinant avec le sexe, en devient


le symbole >, ecrit Sartre au sujet de Genet (Saint Genet, comedien
et martyr).
OU LA FAUSSE EVASION 31

relle a Mathilde sous n’importe quel pretexte (une


tasse de cafe refroidi) et, dit Mathilde : « Comme
je ne repondais pas : Ton cal me, dit-il, ton sang¬
froid m> exasp event» et il se jette sur elle, dechire
ses poignets avec ses ongles et essaie de l’etouffer.
Ici, le bourreau est plus victime qu’on ne le croit :
pas de Mathilde, evidemment, mais c'est elle qui
symbolise la menace, la fatalite interieures; de
meme le fou qui frappe, a travers le gardien, ce
monstre invisible qui le torture et peut prendre
toutes les formes. Mathilde, c’est l’echec fait chair,
celle qui a trahi l’espoir, qui n’a pas ouvert les portes
du paradis mais au contraire enchaine le genie par la
paternite, celle que Ton peut abandonner et meme
tuer, mais qui humiliera toujours — ah ! cauche-
mar ! II n’y a point de rapport entre ce fantasme
et la petite bourgeoise suffoquee par tant d’injus-
tice qui se debat sous les poings du poete.
Verlaine, a vingt-sept ans, est un couard qui reve
d’exploits heroiques (O, cloitre Saint-Merry /), un
truand qui reve de bourgeoisie (La Bonne Chan¬
son), un bourgeois qui reve d’etre truand (/’idold-
tre Francois Villon), un boheme astreint au « bu-
ral », un sensuel qui aspire aux amours a la fois
chastes et satisfaisantes; les contradictions abon-
dent, pullulent chez cet etre extraordinaire; com¬
ment ne serait-il pas dechire ? Mais c’est avant tout,
nous l’avons vu, un faible qui reve de virilite sadi-
que et un angoisse pathologique. Un de ses poemes
de jeunesse les moins connus, Le Monstre, trahit le
desequilibre profond du pauvre homme; il s’agit
d’un cauchemar :
32 VERLAINE ET RIMBAUD

J’ai reve d’une bete affreuse et d’un grand nombre


De femmes et d’enfants et d’hommes que dans l’ombre
D’une nuit sans etoile et sans lune et sans bruit
Le monstre devorait ardemment...

Des details precisent rhallucination : c’etait


« pres d’un fleuve » au centre d’une ville eclairee
par «la lueur diffuse des quinquets...» Et ce mons¬
tre decrit minutieusement, qui tient du bouc et du
homard geant, et dont les machoires degoutantes
ruissellent de sang et degagent une « odeur laiteuse
et fermentee », quel est-il ? Est-ce le symbole de
la luxure dont le poete ne pourra jamais se passer,
et qu’il condamnera toujours ? Est-ce la premoni¬
tion d’un Satan de Sabbat chez le futur poete chre-
tien ? J’y verrai plutot un des fantasmes de l’an-
goisse qui opprime a cette epoque le malheureux et
le pousse a boire (annee 1868). Le sincere accent
d’horreur qui se degage du poeme ecarte toute idee
de jeu, d’invention. Nous l’avons vu, cette angoisse
morbide, loin de s’apaiser par le manage comme le
poete l’avait imagine, n’ira qu’en s’exasperant1.
II eut ete miraculeux qu’en proie a un tel conflit
interieur, le Verlaine de vingt-sept ans ne reagit
pas par l’agressivite (surtout quand l’alcool exa-
cerbait sa souffrance) a la fagon dont l’organisme
infecte se defend par la fievre.

1. On a souvent fait allusion a l aspect « premonitoire » de


certains poemes saturniens, tout particulierement le celebre Cha-n-
son d’Automne : « Et je m’en vais — Au vent mauvais... » si
symbolique de la personnalite verlainienne que lorsqu’un chan-
sonnier moderne le met en musique, il lui donne pour titre :
« Verlaine ! » N’est-ce pas une preuve supplemental de l’6tat
d'angoisse ou se debattait le « jeune et brillant » auteur ?
OU LA FAUSSE EVASION 33

Comment cet etre si assoiff^ de tendresse, si capa¬


ble de douceur, si possede par ce que Baudelaire
appelle « l’amour du Beau » va-t-il expliquer ses
contradictions, voire sa demence ? II en accusera les
astres ! « C’est que je suis vraiment saturnien. »
Defense qui serait plaisante si elle n’etait point si
pietre !
— Ce n’est meme pas vrai, disent les astrologues.
Verlaine n’avait rien d’un saturnien, c’etait un nep-
tunien pur, un neptunien lunaire, quelque chose
comme un neptunien au carre, avec le Scorpion (le
monstre a double pince) a son ascendant...
Mais laissons gloser les tenants d’une science qui
n’en est pas une ! Ce genre d’argumentation evo-
que par trop le traitre plein de bon sens du Roi
Lear qui declare que nous rendons toujours les pla-
netes responsables de nos erreurs et preferons incri-
miner le ciel plutot qu’examiner nos fautes. Mais
peut-on poser le probleme, en ce qui concerne Ver¬
laine, en ces termes de responsabilite ? Sa fatalite
existe, sans etre pour autant inscrite dans le Zodia-
que; son vrai Saturne, c’est la fee verte; avant
d’avoir bu une goutte, il subit deja la malediction
de l’alcool qui l’emprisonne, comme il emprisonne
les trois tristes dechets, ses « petits freres ». Malraux
dit des rois summeriens : «Lies a leurs astres,
comme nous a nos microbes. »
Nous refusons done le jugement, par trop sim-
pliste, que Marcel Coulon porte sur le vers :

Ah ! si je bois, c’est pour me souler, non pour boire !

« Mais quand il donne sur la boisson des ses dix-


3
34 VERLAINE ET RIMBAUD

huit ans, il ne possede d’autre raison que celle-ci :


d’avoir soif... II a soif et il trouve agreable de
boire h » Et Marcel Coulon d’ajouter na'ivement :
« Besoin irresistible, sans quoi il y aurait resiste {sic),
Feducation l’ayant muni des armes utiles a la resis¬
tance ! 1» Et voila pourquoi, Stephanie, votre fils
est pompette !
Marcel Coulon est un excellent verlainien et ses
etudes critiques sont precieuses, mais cette explica-
tion-la n’en est pas une !
Si Verlaine essaie de se corriger, peut essayer de se
corriger de son ethylisme au moment de La Bonne
Chanson, ce n’est pas seulement par souci raison-
nable du foyer qu’il va batir, c’est parce que les
motifs de boire s’eloignent : cette affreuse angoisse
sans motif {C’est bien la pire peine — De ne savoir
pourquoi...) qui lui fait rever de monstres et entre-
voir un vent mauvais qui Pemporte, et aussi cet
acharnement de la mort a le separer des etres chers;
acharnement qui se poursuivra pendant toute la vie
du poete. Les motifs de boire s’eloignent, mais la
propension est toujours la : la pente hereditaire, le
gout legue par Jean le roulier et Henri-Joseph le
tabellion.
Trois jours avant les noces, un nouvel evenement
macabre impressionnera vivement l’imagination
maladive de Pauvre Lelian et assombrira l’evene-
ment qu’il attend avec une ardeur a la fois senti-
mentale et faunesque « impatient des mois, furieux
des semaines » : un ami se suicide devant lui apres
l’avoir charge de ses obseques. Il raconte tout au
1. Verlaine, poHe saturnien. Marcel Coulon, dans le meme
livre, nie le facteur heredite.
OU LA FAUSSE EVASION 35

long cette epreuve dans ses Confessions. On conce-


dera qu’il y avait la de quoi frapper un cerveau
moins debile, et voir un funeste presage pour un
moins superstitieux esprit. «O mes morts triste-
ment nombreux... »
Et c’est le manage, la deception charnelle, la
chaine du traintrain quotidien, la presence au foyer
des beaux-parents, surtout du « beau vieux veuf
remarie a la calotte de drap d’or », la grossesse pre-
coce. C’est l’humiliante bravoure de la raisonnable
Mathilde. C’est l’organisation de la vie dans la sot-
tise et la petitesse. L’angoisse revient, plus forte que
jamais, et les « breuvages execres » a qui le galant
criait « arriere » deviennent les philtres de l’oubli
et, plus encore : le billet de voyage pour le paradis
de « la vie en rouge », des vrais males, Villon et le
marquis de Sade.
Tout le decor du drame est plante. II ne manque
aucun des affreux meubles choisis avec amour par
« la petite epouse et la soeur ainee », ni le portrait
du noble ancetre de Mile Maute de Fleurville dans
la lingerie, ni la pendule de galvano dore oil un autre
Paul attend son amour, Virginie, qui sonnera les
heures ou se deroulera l’action. Les trois coups qui
font se lever le rideau, c’est le facteur qui les frappe
en apportant, le 30 aout 1871, une lettre de Char-
leville.

Et voici venir, s’asseoir dans le salon tendu de


damas rouge avec cabinet hollandais a petites glaces,
caresser le chien Gatineau et casser quelques « ob-
jets d’art » celui que Verlaine prenait pour modele
36 VERLAINE ET RIMBAUD

avant de connaitre son existence, 1’« enfant su¬


blime » qui sait « monter intrepidement sur l’ou-
ragan » et dont «la poesie ne sort pas du cceur »
alors que Verlaine ne saura jamais tirer la sienne
que de la. (Quand il veut laisser chanter la chair
seule, il balbutie, il eructe.) II est la, avec son ovale
d’ange en exit ou « la fleur de beaute qui, dans les
figures de femmes, nous cause d’intarissables emo¬
tions, se marie a des teintes males... »
Voici le moment venu d’evoquer un personnage
sur qui on n’a que trop ecrit et de tenter — ce n’est
pas peu de chose — de degager cette physionomie
legendaire, dans tous les sens du terme, hors des
alluvions du mythe hagiographique (parti Berri-
chon) et de la boue flatteuse des surrealistes comme
de leur posterite (parti Breton).
Mon dessein n’est pas de reconstituer ici un Rim¬
baud vivant, je 1’ai esquisse ailleurs dans sa totalite;
mais il y a interet a rechercher l’origine et la for¬
mation d’un tel caractere a l’epoque ou le Rimbaud
adolescent (si different du Rimbaud enfant et du
Rimbaud homme) va bouleverser le numero 14 de la
rue Nicolet, la maison de Verlaine, et, comme dit
la Bible, « tout ce qu’il y a dedans ».
Remontons, comme pour Verlaine, aux origines.
On a beaucoup insiste sur leurs ressemblances, pour
souligner la difference, voire l’opposition, des carac-
teres qui en sont sortis. Verlaine est d’ascendance
lorraine et ardennaise; Rimbaud est ardennais de
mere, pere franc-comtois; avec, a l’horizon des
sangs, quelque apport meridional : Rimbaldi. Pierre
Arnoult a decouvert un dom Rimbaud en 112 5,
OU LA FAUSSE EVASION 37

prieur des Benedictins de Ganagobie, puis eveque


de Sisteron, Basses-Alpes 1.
On sait que le pere de Rimbaud, officier comme
celui de Verlaine, mais sorti du rang, le lieutenant,
puis le capitaine Frederic Rimbaud, fils d’un tail-
leur de Dole, abandonna sa femme, Vitalie Cuif,
qui le calomnia avec tant de persistance que ces per¬
fidies furent longtemps tenues pour article de foi
par les rimbaldiens et les verlainiens. C’est a qui,
jusqu’aux recherches du colonel Godchot, traitera
le capitaine de coureur, de viveur et d’ivrogne.
Meme Marcel Coulon declare, dans le livre deja
cite :
« Nicolas-Auguste Verlaine (le pere du poete)
n’encourt pas les soupgons qui pesent sur le genera-
teur d’Arthur Rimbaud, officier lui aussi, mais
garnisonnaire vagabond et longtemps chef de bu¬
reau arabe; on sait que sous le second Empire on
appelait bureau arabe ces absinthes dites plus tard :
bien tassees. »
Le renseignement est pittoresque, mais en ce qui
concerne le capitaine Rimbaud, il ne vaut absolu-
ment rien. La confiance et l’estime que les superieurs
de cet officier lui temoignerent toute sa vie ne peu-
vent guere avoir ete meritees par un alcoolique ni
un debauche. Le colonel Godchot nous a appris,
en 1937, que ce generateur trop calomnie avait
« appris la finesse avec les Arabes » et fut «un

1. C’est au cloitre de Ganagobie que Marcel Pagnol tourna


L’elixir du R. P. Gaucher. Rejouissons-nous de ce que la decou-
verte de M. Arnoult soit posterieure au quasi-effondrement du
parti Berrichon : nous eussions eu droit a un appendice de la
Legende Doree, les merites du bon prieur gagnant le ciel a son
illustre descendant !
38 VERLAINE ET RIMBAUD

beau temperament » bien vite las de « cet interieur


mesquin, criard, pourri de bigoterie » qu’etait le
foyer conjugal. Etiemble approuve : « II semble
bien que la mauvaise reputation du capitaine Rim¬
baud ait ete de toutes pieces fabriquee dans les ate¬
liers d’hagiographie familiale... 1. »
Plus encore : homme fin et lettre, le capitaine
ecrivit un Traite de I’Eloquence, un Art de la
Guerre et etablit une grammaire arabe; six a sept
cents pages d’ecriture serree que Rimbaud eut le
choc de decouvrir apres la mort de son pere, a Dijon,
en 1879; tres probablement, il etablit alors un rap¬
port entre cette decouverte et sa propre vocation
litteraire, la fascination que l’Orient exergait sur lui.
Mais en ce fameux automne 1871 ou il debarque
a Paris « parmi ces horribles hommes de lettres et
dans les cafes », comme dit Claudel, il se considere
deja comme orphelin de pere, il est l’adolescent qui
lutte pour n’etre pas devore par une Genetrix abu¬
sive; sa mere, a force de se poser en veuve, est par-
venue a le lui faire croire.
« Ma mere est veuve et extremement devote »,
ecrit-il bonnement a Verlaine en septembre 1871,
avant de se rendre chez lui.
C’est un detail qui vaut son prix : des qu’elle est
assuree de l’abandon definitif de son mari, Vitalie
fait imprimer des cartes de visite : « Madame veuve
Rimbaud ! »
On a assiste, depuis ces dernieres annees, a une
tentative des biographes de Rimbaud pour rehabi-
liter « la daromphe, la bouche d’ombre» comme

1, Le Mythe de Rimbaud, page 254,


OU LA FAUSSE EVASION 39

l’avait surnommee son fils. Jean-Marie Carr6, un


des meilleurs ct des plus serieux d’entre eux, declare :
« C’ctait une femme de fer... Du coeur, sans doute,
mais pas de sentiment et jamais un sourire... Elle
avait eu des freres qui avaient mal tourne et vivait
dans la terreur de voir ses fils s’engagcr a leur tour
sur les sentiers de la perdition »
Qui n’excuserait des craintes aussi legitimes ?
Porche admire, dans Verlaine tel qu’il jut, cette
« indomptable Ardennaise». Marguerite Ycrta-
Melera rencherit : « II (Arthur) n’en veut pas a sa
mere, parce qu’il la comprend. Nerveuse, instinctive,
elle secoue son fils comme une chatte applique de
seches tapes a son chaton qui s’emancipe, ou bien
comme une mere aigle ramene a coups de bee l’ai-
glon... 1 2 » Enfin, M. Pierre Arnoult : « Elle est fiere
et de temperament indomptable; elle luttera tou-
jours pour la defense de la vie et la dignite de ses
enfants. » (Rimbaud.) Tout recemment, M. Robert
Montal : « II convient de ne pas oublier que cette
femme... eut a faire face des son enfance a des
contingences extremement dures et qu’elle traversa
toutes les epreuves sans rien perdre de son honne-
tete, de son ardeur au travail et de son courage. »
(.Rimbaud (adolescent.) C’est une entreprise de re¬
vision du proces Vitalie Cuif, epouse Rimbaud.
Mais tous les biographes, meme la pieuse Margue-
1. La Vie Aventureuse d’Arthur Rimbaud. Ces deux freres, Jean
et Charles, l’un surnomm6 YAfricain, et 1’autre mourant en clo-
chard, comme plus tard Germain Nouveau, servent d’argument
au colonel Godchot pour affirmer que la tare rimbaldienne venait
de la famille Cuif. Vitalie fut elle-meme une adolescente desequi-
libr£e, sujette au somnambulisme.
2. Rimbaud. « Ouvrage nul et mensonger d’un bout k 1’autre >,
declare M. Etiemble dans son Alythe de Rimbaud.
40 VERLAINE ET RIMBAUD

rite Yerta-Melera, admettent au moms l’etroitesse


d’esprit, le rigorisme insupportable, l’avarice et l’es-
prit tyrannique de cette dame Pernelle. On pre¬
suppose la frigidite. N’est-ce pas une excuse supple-
mentaire ?
J’emettrai un autre avis dans ce debat.
Ill

RAPPORTS DE LA MERE ET DE L’ENFANT. -


UNE SCENE CELEBRE. - FACTEURS DE LA
FORMATION D’ARTHUR : L’ORIGINE GEOGRA-
PHIQUE. -LES ORIGINES SOCIALES. -l’aDO-
LESCENCE ET LA CRISE D’ORIGINALITE
JUVENILE.

T a durete, disons mieux : l’indifference, a l’egard


de ses enfants, de cette mere uniquement preoccu-
pee de sa rancoeur d’amoureuse et de ses soucis
materiels s’exprime avec eclat dans son attitude
envers Arthur enfant, jusqu’au retour de la troi-
sieme fugue (mars 1871).
On ne trouve nulle trace, pendant la carriere
scolaire du jeune prodige, d’un encouragement ma-
ternel ou d’une recompense familiale. II peut
recolter les livres a tranche d’or et les couronnes en
papier verni, la mere considere ses succes comme
fort naturels. Elle met beaucoup d’ardeur a repri-
mander Frederic pour sa paresse, et Delahaye parle
42 VERLAINE ET RIMBAUD

des tics contractes par le pauvre gargon que terri-


fiait sa mere; Arthur dut payer lui-meme cette ran-
gon, cette rangon des enfants traumatises et ner-
veux :

... pourtant, des tics noirs, quelques traits


D’hypocrisie...
(Les Poetes de sept ans.)

Mais cette mere si a l’aise dans le chatiment ignore


la recompense; on peut dire qu’elle recompense sim-
plement en ne punissant point. En vain, Arthur
est-il la gloire du college, l’envie des seminaristes,
l’orgueil et l’inquietude du principal, M. Desdouests;
la premiere fois que Vitalie se preoccupera de ses
relations avec un professeur qui, touche par le
malheur et le merite de son fils, lui donne des legons
supplementaires et gratuites, ce sera pour admo-
nester grotesquement le jeune Izambard d’avoir
prete a Arthur un livre a l’index, Notre-Dame de
Paris, qu’elle confond d’ailleurs avec Les Miserahles.
Voila tout l’interet que cette mere chretienne porte
aux etudes d’un fils prestigieusement doue, en qui
elle eut pu placer espoir et consolation.
Vient le jour de la premiere fugue, le 29 aout
1871, l’arrestation a la gare, l’emprisonnement a
Mazas et Izambard qui vole au secours de son pou-
lain, l’heberge et pousse le devouement jusqu’a le
ramener lui-meme a Charleville chez sa mere.
Comment celle-ci reagit-elle ?
Voici comment Marguerite Yerta-Melera conte
la chose :
« Le retour enfin au logis sous l’egide du profes-
OU LA FAUSSE EVASION 43

seur, et l’accueil de sa mere. De sa mere affolee,


desesperee, frenetique, voyant tous ses espoirs
ecroules, sa mere le secouant, le frappant, puis se
tournant furieuse contre Izambard a qui, toute pru¬
dence oubliee, elle reproche avec vehemence d’avoir
detourne un jeune esprit, devoye un enfant sage1. »
Passe pour la raclee; c’est un geste humain, une
reaction normale chez une mere consumee d’in-
quietude qui a, cette fois, quelque bonne raison
d’en vouloir a son fils. Mais pourquoi desesperee,
pourquoi affolee, alors qu’il est de retour sain et
sauf ? Et pourquoi l’expression « toute prudence
oubliee » pour qualifier l’attitude a l’egard d’lzam-
bard ? Que pouvait craindre Vitalie du jeune pro-
fesseur ?
Relisons la lettre qu’avait ecrite Vitalie a Douai,
le 24 septembre (six jours avant le retour) alors
qu’elle etait fixee sur le sort de son rejeton qu’Izam-
bard avait arrache a Mazas pouilleux et affame,
avait regu chez lui et gate comme un fils au point
que l’enfant le suppliait de ne pas le renvoyer en
enfer :

Monsieur,
Je suis tres inquiete et je ne comprends pas cette absence
prolongee d’Arthur. II a cependant du comprendre par ma
lettre du 17 qu’il ne devait pas rester un jour de plus a Douai.
D’un autre cote, la police fait des demarches pour savoir oil
il est passe, et je crains bien qu’avant le regu de cette presente
le petit drole ne se fasse arreter une seconde fois; mais il
n’aurait pas besoin de revenir; car, je le jure bien, de ma vie
je ne le recevrais plus.

1. Rimbaud, p. 27.
44 VERLAINE ET RIMBAUD
Est-il possible de comprendre la sottise de cet enfant, lui
si sage et si tranquille ordinairement ? Comment une telle
folie a-t-elle pu venir a son esprit ? Quelqu’un l’y aurait-il
soufflee ? Mais non, je ne dois pas le croire. On est injuste,
aussi, quand on est malheureux. Soyez done assez bon pour
avancer dix francs a ce malheureux. Et chassez-le, qu’il
revienne vite !
... Que Dieu ne punisse pas la folie de ce malheureux enfant
comme il le merite.
J’ai l’honneur, Monsieur, de vous presenter mes respects.
V. Rimbaud.

Done, pas un remerciement, bien au contraire :


des soupgons clairement exprimes, hypocritement
repris; car le « on est injuste quand on est malheu¬
reux » doit se lire comme une figure de style, de
meme que dans la lettre du 4 mai 1870, accompa-
gnant le retour a Izambard du livre « a l’index »,
ces mots : « Vous devez savoir mieux que moi, mon¬
sieur le Professeur, qu’il faut beaucoup de soins dans
le choix des livres qu’on veut mettre sous les yeux
des enfants1. » C’est le genre de convention de lan-
gage par lequel on exprime le contraire de ce que
l’on semble dire. Non, Mme Rimbaud ne pense pas
que le jeune professeur sache mieux qu’elle ce soin
qu’il faut; non, elle ne se sent nullement injuste en
formulant de tels soupgons a l’egard d’lzambard,
coupable a ses yeux comme Socrate (dont elle n’a
jamais entendu parler, pourtant) de devoyer la jeu-
nesse. A defaut de cigue, c’est le fiel de son verbe

1. Les Lettres Francoises, de juin 1956, nous apprennent le titre


de cet autre livre condamne pour lequel Arthur fut enferme au
grenier : Confessions d’un enfant du siecle. Cf. Illuminations VI1 :
Vies, III.
OU LA FAUSSE EVASION 45

dont elle abreuvera gen^reusement l’obligeant


mentor, et celui-ci bat en retraite «tout ebervige »
en se comparant philosopliiquement au brave
homme de Courteline qui rapporte une montre au
commissariat !
L’aveuglement, la sottise de Mme Rimbaud appa-
raissent dans cette circonstance de fagon si penible
qu’on peut garder rancune a Paterne Berrichon qui
epousa les vindictes obtuses de la mere en meme
temps que la fille; cette femme autant depourvue de
cceur que d’intelligence reagit bien la dans le sens
de sa nevrose, en identifiant inconsciemment a son
mari le Normalien qui se conduit en jeune pere a
l’egard d’Arthur : c'est lui le responsable, c’est lui
qui a porte le trouble chez « cet enfant si sage ».
II n’en faut pas plus pour que « cet enfant si sage »,
ce laureat dont les succes pourraient rendre folle
d’orgueil une autre mere se metamorphose en « ce
petit drole » que l’on fait rechercher par la police
et que l’on ne recevra plus de sa vie s’il se fait arreter
encore; il a ose ecouter, au lieu de sa sainte mere,
un substitut du pere, un homme ! Voila bien les
pieges de Satan !
Pour elle, tout sera responsable des desordres
d’Arthur : l’heredite paternelle, la pernicieuse in¬
fluence d’lzambard, ce lecteur de Victor Hugo,
tout, sauf elle-meme ! Et pourtant ! Si cette mere
s’etait reellement interessee a son fils, meme si elle
ne l’avait pas compris sur le plan intellectuel, n’au-
rait-elle pas pressenti ce qui se passait au fond de cet
« enfant si sage » en lisant, par exemple, sa compo¬
sition ^crite & huit ans : « Pourquoi, me disais-je,
apprendre du grec, du latin ?... Pourquoi apprendre
46 VERLAINE ET RIMBAUD

et de l’histoire et de la geographie ?,.. Pour etre


decrotteur, gagner la place de decrotteur, il faut
passer un examen; car les places qui vous sont accor-
dees sont d’etre ou decrotteur, ou porcher, ou bou-
vier. Dieu merci ! je n’en veux pas, moi, saperli-
pouille ! Avec ga, des soufflets vous sont accordes
pour recompense; on vous appelle animal, ce qui
n’est pas vrai, bout d’homme, etc. Ah ! saperli-
pouillotte ! »
II ne connaissait pourtant pas Izambard quand il
essayait d’exprimer, d’une voix encore frele, cette
rage qui rugira dans Les Premieres Communions
ou Le Juste ? Cette composition ou Frangois Porche
veut voir, comiquement « la terrible indication d’un
caractere » ne fait qu’exprimer ce que tous les en-
fants normaux ressentent ou ont ressenti, mais qu’ils
ne savent pas en general mettre en noir sur blanc
avec tant de bonheur. Toute la composition est a
lire. La fausse veuve y eut trouve une critique acerbe
et fort amusante de l’inutilite des etudes et aurait
pu, au contraire, montrer de la reconnaissance a
Izambard qui avait reussi a apprendre le latin et le
grec a celui qui les proclamait des langues inutiles,
et peut-etre forgees 1 !
Mais elle n’a jamais tente de raisonner, de refle-
chir; elle n’a jamais suivi que des sentiments, et les
pires : l’orgueil blesse, la rage de la frustration,

1. Cette curieuse idee du latin, langue forgee, venue au « poete


de sept ans » (huit exactement) serait a rapprocher, a notre avis,
de VAlchimie du Verbe : « Je revais de decouvertes dont on n’a
pas de relations, republiques sans histoire, guerres de religions
etouffees, revolutions de moeurs, deplacement de races et de conti¬
nents; je croyais a tous les enchantements. »
OU LA FAUSSE EVASION 47

l’amour du gain. Ce dernier attrait avec la meilleure


excuse du monde : n’est-elle pas veuve, chargee de
famille, obligee de « regarder a un sou pres » ? Non,
elle n’a jamais compris son fils, et pire : n’a jamais
tente de le faire. Pour la bonne raison qu’elle ne
voyait rien qui meritat qu’on cherche a comprendre
chez un « bout d’homme », un « animal ». Alors,
aux premieres deceptions brutales, il lui est loisible
de crier haro sur les autres.
A present, pour etudier de plus pres le caractere
du plus bouleversant de nos derniers poetes mo-
dernes, il convient de faire la part a ce qui revient,
en meme temps qu’a l’cducation et qu’aux reac¬
tions violentes qu’elle engendra, a la psychologie
proprement regionale et au moment historique ou se
replace le contexte social qui conditionna l’origine
de ce caractere, puis son developpement.
On pense avoir tout dit quand on a discute la
plus ou moins grande part d’inspiration terrienne,
pour ainsi dire folklorique, dans l’ceuvre — surtout
dans les premiers moments de cette oeuvre — qui
est le fait d’Arthur Rimbaud, et quand on a remar-
que qu’il possedait les qualites de violence et d’en-
tetement propres a l’Ardennais; ces observations ont
ete si loin que Rene Etiemble a cru devoir protester
contre ceux qui — a l’instar de J.-M. Vaillant —
ont eu tendance a exagerer ce facteur de l’ceuvre
et de la psychologie rimbaldienne. On a rappele
qu’Arthur n’aimait guere ses concitoyens, pas plus
ceux de Charleville « froids et traitres comme leur
brouillard », comme dit Isabelle dans une de ses pre¬
mieres lettres a Paterne Berrichon, que ceux de
48 VERLAINE ET RIMBAUD

Roche: « La mother m’a mis 1& dans un triste trou...


Quel monstre d’innocence que ces paysans ! O in¬
nocence, innocence innoc... fleau ! Quelle horreur
que cette campagne franchise... » (Lettre a Delahaye,
mai 1873.) Le tract surrealiste Rermettez ! deve-
loppe avec vehemence cette argumentation.
On peut toujours opposer a ce dernier point de
vue que, premierement, Arthur detesta toujours
l’endroit ou il se trouvait, et n’aima jamais que ceux
oil il n’etait pas; secondement, que malgre cette exe¬
cration il semble avoir passe les meilleurs moments
de sa vie en randonnees dans la campagne arden-
naise (se referer a Soleil et Chair, Sensation, Les
reparties de Nina, Ma Boheme, et, de Delahaye,
Souvenirs familiers); et enfin, et surtout, que, troi-
siemement, en raison meme de cette haine avouee et
proclamee contre sa terre d’origine, son pays natal
a joue un role important dans son destin et dans
son oeuvre, de meme que sa mere dans la mesure
meme oil il se revoltait contre elle.
Haine et amour ne s’adresseront pas seulement,
chez Rimbaud, a la terre-mere (avare comme la mer,
avare comme la mere...) dont « le ciel aigre » ali-
mentera « 1’atroce scepticisme » (Illuminations) et
aux paysans, bourgeois de petite ville et rentiers qui
la peuplent1; mais, a travers ce qui l’a forme, rendu

1. On le sait, Rimbaud ne fait grace qu'aux ouvriers; tel etait


ce qu’on a pu appeler « l’ouvrierisme » de la gauche, en ce passage
du xix’ au xx* siecle, si fortement marque par la Commune, mou-
vement exclusivement urbain. Aucune cat£gorie sociale n’a ^chappe
aux lazzis du po£te : « Commergant ! colon ! medium ! s> (Ce qu’on
dit aux pontes d propos de fleurs); les rentiers sont esquintes par
A la Musique, les commergants eurent leur paquet (bribes de La
plainte de I’epicier), militaires, pretres, plus tard hommes de
OU LA FAUSSE EVASION 49

tel, c’est a lui-meme que de tels sentiments s’adres-


sent, avec une dominante marquee : la haine. Le
poete ne s’aime que dans la mesure oil il se prefere,
en se comparant a ce qui l’entoure et sur quoi il have
(un verbe obsessionnel chez lui, nous le verrons).
Quand il se voit, isole de son contexte, arriere le
narcissisme ! « L’enfant geneur, la si sotte bete »
qui, comme « un chat des Monts Rocheux » ne
cesse « d’empuantir toutes spheres ! » Personne n’a
si cruellement injurie Rimbaud que lui-meme dans
le poeme Honte. Il est done a penser qu’il detestait,
dans ses Ardennes originelles, ce qui leur revenait
de lui : la taciturnite, la sauvagerie, l’hypertrophie
de la volonte qui lui interdisait, comme la Juliette
de Sade, de connaitre jamais la detente, le repos,
« l’ami ni ardent ni faible, l’ami».
Il est un trait de caractere qu’on n’evoque jamais
comme typiquement « de son village » alors qu’il
est fondamental chez Rimbaud : le vagabondage.
Les Ardennais et les Wallons sont, un peu a la fagon
britannique, des obsedes du deplacement et de l’in-
cursion en pays lointain; encore aujourd’hui, en
Afrique et en Arabie Seoudite, on trouve une pro¬
portion de Beiges frangais impressionnante par rap¬
port a la petitesse numerique de ce pays; et parmi
les Frangais installes la-bas, beaucoup plus de nor-
diques que de meridionaux. Pour qui connait ces

lettres, etc. Tout au plus les petits paysans beneficient-ils d’une


certaine tendresse dans Les re parties de Nina. Mais jamais, a aucun
moment de sa vie, Rimbaud n’a denonce l’alliance avec

les bommes qu’an soir fauve


Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg.

11 se taira la-dessus, mais ne s’en moquera jamais.


4
50 VERLAINE ET RIMBAUD

regions, de PArdenne & la Wallonie, il est banal de


rappeler que ce sont celles qui comptent le plus de
fugues d’enfants et de mineurs. Le depart en auto¬
stop est un des sports les plus favoris de l’adolescence
liegeoise, et la « Recherche dans Pinteret des fa¬
milies » a fort a faire dans cette ville. Qui a
evoque ce trait typique pour expliquer quelque
chose de cette hantise chez Rimbaud, au lieu d’aller
elaborer des theories plus ou moins medicales de
« paranoia ambulatoire » ?
Pour les origines sociales d’Arthur, nous les
connaissons : pere officier sorti du rang et mere
issue de la bourgeoisie paysanne. Nous savons ega-
lement que les origines populaires du pere et sa
vocation militaire, sa mentalite, compterent pour
fort peu dans la formation du poete, puisqu’il ne le
connut pour ainsi dire pas, mais le facteur heredi-
taire devait plus tard prendre sa revanche, et de
fort curieuse fagon : c’est a Page de vingt-cinq ans,
et a la mort du capitaine Rimbaud, nous l’avons vu,
que le jeune errant decouvrit que ce pere quasi in-
connu et calomnie ecrivait, et qu’il connaissait fort
bien la culture arabe qui fascinait deja son fils a
cette epoque (Rimbaud avait rate plusieurs em-
barquements pour l’Orient). Mais toute la petite
enfance du poete, ces annees si sensibles oil se forme
et s’echafaude l’individu, avait porte Pempreinte de
la dictature implacable et stupide de la fille Cuif,
Pheritiere du fermier de Roche.
On ne saurait trop le repeter : on ne concevrait
rien du genie propre a Rimbaud si l’on passait sur
le conditionnement social des origines maternelles,
OU LA FAUSSE EVASION 51

produit supreme d’un cheminement vital a travers


les chairs ardennaises, lourdes et tenaces comme la
terre qui les a petries et qu’elles travaillent, aboutis-
sement surtout d’un effort seculaire pour « mon-
ter », pour gravir les echelons sociaux. A cette epo-
que, la paysannerie, et surtout la paysannerie aisee
(l’autre n’a pas voix au chapitre) represente l’ele-
ment le plus farouchement conservateur de la na¬
tion; il y a du chouan chez chacun de ces campa-
gnards prets, toujours, a croire menaces son eglise
et son bas de laine. Pour tirer sur les Communards,
on ne trouvera que des Bretons, les elements les plus
representatifs de cet obscurantisme rustique. Qu’on
se souvienne de l’injure qui couta la vie a Benjamin
Cremieux: «Tas de ruraux ! » C’est dans cet
esprit qu’il faut lire la Lettre du Baron Pet-de-
Chevre retrouvee par Jules Mouquet, et le dernier
quatrain de Chant de guerre parisien :

Et les ruraux qui se prelassent


Dans de longs accroupissements,
Entendront les rameaux qui cassent
Parmi de rouges froissements.

Cette ascension de la classe des proprietaires pay-


sans a suivi parallelement celle de la bourgeoisie
depuis la Revolution fran^aise; avant 1789, la reprise
des biens communaux favorisait fortement le vaga¬
bondage. Le pere Cuif etait fermier, avant de deve-
nir proprietaire; les « regisseurs» de la propriete
fonciere « faisaient leur beurre » comme on dit dans
le peuple; dans la deuxieme moitie du xixe siecle,
ainsi que l’observe Marx : « Comme dans toutes les
52 VERLAINE ET RIMBAUD

spheres de l’activite sociale la part du lion revient


ici aux intermediates 1. »
Voila pourquoi il est equivoque, en parlant de
Rimbaud, d’employer le terme «d’origines pay-
sannes» sans preciser qu’il s’agit d’une certaine
couche de paysannerie, la classe aisee des gros fer-
miers, soutien de la bourgeoisie la plus reactionnaire
et ayant ses traits propres : fanatisme religieux,
egoisme pousse jusqu’a 1’isolationnisme, amour de
la facade. Des traits communs a la paysannerie tout
entiere, la fille Cuif aura le courage, le respect de
la parole donnee et du contrat signe (qui devra faire
tant de tort a Rimbaud l’Abyssin) et cette aprete
qui est, chez le paysan pauvre, la condition sine qua
non pour subsister, et chez le paysan riche l’avidite
du gain a tout prix qui fait les families Grandet.
Voila de quoi sera marquee, a jamais, l’enfance de
l’amant de Verlaine. Voila contre quoi il se debattra
si desesperement, et non contre je ne sais quel mys-
ticisme refoule, quelle grace divine niee par le blas¬
pheme. Voila ce qu’il est important de savoir pour
comprendre Rimbaud, au lieu de gloser a 1’infini
sur l’entetement legue par l’heritiere des Cuif. A
la purete du jeune sauvage, sa mere se presente avec
les traits du Riche de l’evangile, du Pharisien, bref,
du Rural. C’est pour avoir meconnu cette realite
et avoir donne un sens trop general a ce terme de
« paysan » qu’on aboutit a expliquer Rimbaud par
une expression individuelle de la lutte de classe, a
savoir sa classe originelle depourvue, puisque pay-
sanne, contre la bourgeoisie ! C’est ce qui ressort

1. Le Capital, t. IV, p. 247.


OU LA FAUSSE EVASION 53

de la lettre de M. Levite a Etiemble, cn 1936, et ce


commentaire : « Au besom, on n’hesitera pas a le
faire sortir (Rimbaud) d’une famille pauvre, ce qui
n’etait nullement le cas 1. »
La verite est toute autre. Rimbaud adolescent se
revoke contre sa classe parce que sa mere la person-
nifie a ses yeux. II est fascine par le Paris de la Com¬
mune comme aujourd’hui peut l’etre un jeune bour¬
geois genereux par le Parti Communiste; il vient
dans un Paris « qui se repeuple » s’adonner a la
boisson et aux excentricites sexuelles comme le
meme jeune bourgeois revoke, fils de soyeux ou d’in-
dustriel, viendrait danser le Rock, and roll a Saint-
Germain-des-Pres. C’est ici qu’il convient de tracer
le dernier vecteur pour obtenir le carrefour de tant
de lignes entrecroisees : Page de Rimbaud-poete.
M. Robert Montal a ecrit une fort interessante
etude sur Rimbaud-adolescent2. Malheureusement,
il a eu le tort de se laisser obseder par Phomosexua-
lite de Rimbaud et d’en faire la clef du caractere
et de Poeuvre, non pas seulement chez Padolescent,
mais chez l’homme. Nous reviendrons en temps
voulu sur cette legende dont Robert Goffin s’est
montre le principal apologiste. C’est d’autant plus
dommage que Pexplication de Rimbaud-poete et
Rimbaud-voyant par la crise d’originalite juvenile
etait une preuve de plus du caractere temporaire
de Phomosexualite rimbaldienne, liee a cette crise
pubertaire. Quoi qu’il en soit, Robert Montal a rai¬
son d’ecrire :

1. Le Mythe de Rimbaud, p. 484.


2. Les ecrivains reunis, Henneuse (Lyon).
54 VERLAINE ET RIMBAUD

« Si Rimbaud ne fut pas un adolescent pared aux autres,


c’est qu’d a porte au paroxysme une crise qui va rarement
jusqu’a briser les cadres de la morale sociale et a nier la raison
meme des valeurs traditionnelles. Rimbaud ne dip ere pas, il
transcende1, d pousse jusqu’au-dela d’elles-memes des mani¬
festations qui n’ont en soi rien d’anormal... »

Voila ce qui nous importe. Etiemble a egalement


raison, malgre le ton de denigrement dont il sou-
ligne sa remarque, quand il declare qu’une des rai¬
sons du succes du « Mythe de Rimbaud » c’est qu’il
s’identifie au « mythe de l’adolescence » qui est bien
celui de notre epoque. Nous serions entierement
d’accord avec ce point de vue en remplagant le mot
mythe par le mot phenomene.
Le probleme de 1’adolescence est en effet une
preoccupation cruciale de notre demi-siecle, et sur
deux plans; d’une part celui des adolescents contem-
porains, done dans l’univers le plus concret qui soit,
de l’autre sur le plan de notre epoque elle-meme,
done sur un plan non pas mythique, mais symboli-
que. L’afTaire n’est pas neuve; le meme probleme
s’est pose pour la generation de l’apres-guerre de 14,
celle des surrealistes qui firent, non sans raisons, un
dieu d’Arthur Rimbaud; toute une garde montante
pouvait se reconnaitre en lui, entre les annees 1920-
1925 ! Autre guerre, autre garde montante de
« devoyes » et d’«excentriques »; et les progres
de la delinquance juvenile, le souci des occupations
a donner a une generation dont la societe ne sait
que faire et a qui les diplomes ouvrent de moins en
moins de portes, preoccupent serieusement les auto-
1. Souligne par F. d’E.
OU LA FAUSSE EVASION 55

rites a Londres, a Paris, a New York h C’est que


notre societe elle-meme se reconnait en ses inqui6-
tants adolescents; elle qu’on dit aux portes de la
mort sait bien qu’elle n’est qu’a celles d’une de ces
grandes crises organiques ou ne disparait tout un
systeme morphologique qu’au benefice d’un autre,
ce qui est le contraire de la mort.
La croissance acceleree, absolument pathologique,
d’un Arthur Rimbaud, ne pouvait que se traduire
par un paroxysme des symptomes de la crise puber-
taire d’originalite juvenile. La fugue, la revolte
contre l’ordre etabli, le gout du blaspheme, de
l’obscenite et du scandale est propre a tous les ado¬
lescents, ainsi que le besoin de creer, de preference
par l’ecriture et le dessin; mais quand la fugue vous
mene a travers l’Angleterre, la Belgique, l’Allema-
gne, l’ltalie, la Suede; quand la revoke vous fait
prendre trois fois la route en pleine guerre, dont
une fois au moins vers la ville assiegee et bientot en
feu; quand le gout du scandale ne se contente plus
d’inscriptions sur les bancs et les murs, mais vous
pousse a detourner de ses devoirs un pere de famille,

1. Un hebdomadaire publiait recemment un article sur ce


sujet : « Halte a la musique qui rend fou, etc. » et posait la ques¬
tion de savoir si la fermeture des boites de jazz n’entrainerait pas
des desordres plus graves que du bris de materiel; au cours de
cet expose, le signataire recapitulait les symptomes de la grande
crise pubertaire relevee dans tous les pays du monde qu’enumere
aussi Robert Montal, et developpait un pertinent parallele entre
le defoulement d’agressivite et d’hyper-vitalite de certaines danses
des caveaux et les grandes ceremonies initiatiques qui sacralisent
1’adolescence chez les peuplades primitives. C’est ce qu’expriment
aussi, grosso modo, deux tres bons films americains : La fureur
de vivre et Graine de violence.
N’evoquerait-on pas, devant les sectes convulsionnaires de Saint-
Germain-des-Pres, ce passage d’Une Saison en Enfer : « Faim,
soif, cris, danse, danse, danse, danse ! »
56 VERLAINE ET RIMBAUD

et a i’entrainer par les chemins; quand les vers que


vous ecrivez sont des oeuvres de genie; et quand
enfin le gout de la liberte est si fort que vous ne
bravez pas seulement les imprevus ordinaires de la
route, mais la faim, la soif, la vermine, les fatigues
les plus atroces; alors seulement l’on peut dire de
vous qu’un tel cas, tout compose qu’il soit par une
multitude de manifestations banales, est le contraire
de la banalite.
Voici done, « intrepidement monte sur l’oura-
gan », l’irreductible enfant avec ses secrets et ses
menaces dont parle Claudel face a celui dont il ne
pourra jamais dire « e’est l’ami, ni ardent ni faible,
l’ami », car Pauvre Lelian n’est rien d’autre, nous
l’avons vu, qu’ardeur et faiblesse. Voila deux nevro-
ses face a face, aussi opposes que le noir et le blanc;
et comme tels, destines — pour citer la sagesse arabe
qu’adoptera Rimbaud-homme — a « se combattre
comme des freres ».
IV

UNE EXPOSITION A LA SOPHOCLE. -PREMIER


ACTE : PREMIER TABLEAU. - HUMILIATION
ET SACRILEGE. - LA CHAMBRE AUX MURS
EN CONES. - DEUXIEME TABLEAU : l’iNITIA-
TION. - VERLAINE ATTAQUE SUR DEUX
FRONTS. - UN POINT DE VUE NEGLIGE. -
MAIS RIMBAUD ?

T > i- facteur a frappe les trois coups, la charge


de dynamite arrivee de Charleville par le train
qu’ont manque Verlaine et Cros venus pour la
livraison se trouve deposee rue Nicolet; Verlaine la
manie tout d’abord de fa^on timide et prudente.
Que de contrastes chez la « chere grande ame »;
et pas seulement ceux du personnage balzacien, ceux
que presente ce visage entre la « fleur de la beaute »
des figures feminines et « des teintes males, une
puissance encore adolescente... » Contrastes plus
profonds que ceux de cette fraicheur enfantine et
de cette taille de geant, des « joues dodues » et des
58 VERLAINE ET RIMBAUD

eifroyables pattes, du genie d ecrivain et du silence


de l’homme, de la maturite d’esprit et de Page phy-
siologique; en entrant au salon ou l’attend le petit
provincial depose la sur les coussins bourgeois de
Mathilde comme une machine infernale dans un
bouquet de fleurs, Verlaine « parait surpris », nous
assure-t-on; on le serait a moins. « Le vagabond a
longues enjambees qui commence » traite d’abord
son mecene comme un domestique; ce jeune sei¬
gneur qui debarque sans une paire de chaussettes de
rechange (son extreme detachement aboutit au
meme effet que l’extreme, la monstrueuse avarice
de sa mere) desire voir decrocher un tableau d’un
ancetre de Mathilde, un M. de Fleurville quelcon-
que, dont la vue Poffense. Puis c’est la premiere
absinthe, le premier tutoiement, la muette incom¬
prehension des dames Maute devant cet hote a poux
qui couche sur le pave de la cour, comme un croco¬
dile, et casse des « objets d’art »; les evenements
vont se precipiter, ainsi qu’a la cour du roi qui ren-
contra le sphinx.
La tragedie sera, en effet, aussi rigoureusement
ordonnee que celle d’un vieux Grec. La liaison des
deux poetes se divise en deux actes rigoureusement
tranches, qui se subdivisent eux-memes en tableaux,
avec un entracte :
Premier acte en trois tableaux :
A) La camaraderie, de l’arrivee rue Nicolet, nu-
mero 141 jusqu’a l’installation de Verlaine avec
Rimbaud, rue Campagne-Premiere : 10 septembre
1871-15 janvier 1872;

I. Et non pas le 41, comme dit la Pleiade.


OU LA FAUSSE EVASION 59

B) Le concubinage et les oscillations de Verlaine


entre La Bonne Chanson et Les nuits d’Hercule, a
savoir entre Mathilde et Arthur : 15 janvier 1872-
7 juillet 1872;
C) Le depart de Verlaine avec Rimbaud, dont le
choix final de ce dernier en depit de l’episode de
Bruxelles, jusqu’a la « disparition merveilleuse » de
son maitre a penser : juillet 1872-decembre 1872.
Entracte. Rimbaud revient a Londres pour soi-
gner Verlaine, en repart trois semaines plus tard
apres quelques hesitations, semble-t-il, et rentre a
Charleville, puis se fixe a Roche; janvier-fevrier
1873. Verlaine supplie, invoque, relance et obtient
enfin le retour definitif de Rimbaud a Londres en
mai 1873; entre temps, lui-meme a hesite, cherche
a revoir sa femme, a la reconquerir. Et c’est le
deuxieme acte, beaucoup plus bref, dont le rythme
se precipite jusqu’au haletement, puis a l’explosion :
Premier tableau : 25 mai-4 juillet 1873. Seconde
cohabitation londonienne des « epoux infernaux »,
jusqu’au depart de Verlaine : cette fois-ci c’est lui
qui rompt. Puis du 4 juillet au 10 juillet, jour du
coup de feu, deuxieme tableau et chute du rideau.
On pourra ajouter un epilogue : celui de 1875
oil Verlaine se paie de mots pour revoir son bien-
aime et le rejoint « un chapelet aux pinces » dans
une foret allemande qu’eclaire la froide lune de
mars pour defaillir deux fois, d’abord sous le peche,
puis sous le chatiment. Cet epilogue brutal et ro-
mantique coiffe, comme un anachronisme a la Coc¬
teau, cette tragedie d’une rigueur sombre et clas-
sique, cette histoire de poetes-prophetes, de vice
60 VERLAINE ET RIMBAUD

fondamental et de fatahte; rarement la vie a imite,


a ce point, Poeuvre d'art.
Etudions done la formation de la crise, le climax
et l’anticlimax de cette histoire si souvent ecrite et
si mal expliquee. Je passerai rapidement sur ce qui
est dejd trop connu pour ne m’appliquer qu’au reste.
Premiere periode : premiere etape. Verlaine en
est encore a soupeser cet etrange cadeau que les dieux
protecteurs ou infernaux, il ne sait, lui ont expedie
par des voies si etranges. Rimbaud, taciturne jusqu’a
la grossierete avec les dames Maute, les « cama-
raux» du cercle zutique et autres Vilains Bons-
hommes, sort de son mutisme quand il est en tete
a tete avec son protecteur a qui il expose ses
theories sur la voyance et le role prometheen du
poete.

« Le poete est vraiment voleur de feu, il est charge de


l’humanite, des animaux meme... La premiere etude de 1’homme
qui veut etre poete est sa prop re connaissance, entiere; il
cherche son ame, il l’inspecte, la tente, l’apprend. Qu’il creve
dans son bondissement par les choses inou'ies et innommables;
viendront d’autres horribles travailleurs ! » (Lettre a Demeny,
15 mai 1871.)

Puis la critique litteraire, si etonnante, de « La¬


martine parfois voyant», «Hugo, trop cabochard»,
« Musset, quatorze fois execrable », « Baudelaire,
vrai dieu » mais dont « la forme, si vantee, est mes-
quine... 1 » Tel etait, assurement, le ton des entre-

1. Cette critique nest pas toujours etincelante. Rimbaud trouve


du « voyant » en Coppee et proclame Antigone la mediocre Louisa
Siefert, poetesse Ivonnaise.
OU LA FAUSSE EVASION 61

tiens avec Verlaine pendant ces quinze premiers


jours, et les confidences : « Des poux ? Pourquoi
j’en ai ? C’est tres simple : pour jeter sur les pre-
tres... » Le refus de prendre « une situate » : « Moi,
travailler ! Avec tout ce que j ’ai a faire ? Je veux
vivre oisif comme le crapaud ! Je suis en greve ! »
On imagine Verlaine, le deja genial auteur des
Poemes Saturniens et des Fetes Galantes, le com¬
mensal pourtant des Valade, Cabaner, Hervilly et
autres poetastres, ouvrant a ouir cette dialectique
les memes yeux que sa petite heroine d’ « Amou-
reuse du Diable » devant cet enfant d’une autre
planete, ce fils du Soleil a qui le Saturnien ne peut
donner que des « conseils falots » comme de se pei-
gner, se brosser, mettre un peu de cirage, prendre
un emploi dans les Assurances ainsi que lui.
Y pense-t-il meme, a ce moment-la ? Plus tard,
il emettra ces timides avis par ecrit; mais sans doute,
a cet instant, n’a-t-il pas d’autre occupation que de
faire parler Rimbaud encore et toujours, et de boire
avec lui en negligeant son foyer, sa mere, ses pro-
pres recherches de travail, car il chome et vit aux
crochets des siens. En pleine deception conjugale,
en pleine mediocrite quotidienne, une fenetre vient
de s’ouvrir.

Fuir, la-bas ! Fuir ! Je sens que les oiseaux sont ivres...

« Rien, ni la jeune femme allaitant son enfant »


ne retiendra Verlaine de se ruer, le moment venu,
par la breche d’azur que Rimbaud a pratiquee pres-
que sans le vouloir, quand son aveugle travail de
sape Pa amene brusquement a crever les murs d’un
62 VERLAINE ET RIMBAUD

immeuble cossu et a surgir, noir effare, au milieu du


cercle de famille qui, certes — quoiqu’il soit encore
un enfant — ne 1’applaudit pas « a grands cris ».
Mathilde sera la premiere a pousser des clameurs
d’effroi et a gemir sur l’affreuse poussiere qui se
depose sur les coussins du canape («en damas
rouge », nous apprennent ses Memories). M. Maute
va du reste rentrer de Normandie oil il chasse la
sarcelle; on croit entendre le « que dira ton pere ? »
de la mere de Mathilde. On signifie son conge a l’in-
trus. Nouvelle humiliation de Verlaine qui, arrache
a sa feerie quotidienne, se voit rappele brutalement
qu’il n’est pas chez lui, et ne peut recevoir qui il
veut; il a la charge d’une femme et d’un enfant
sans avoir l’avantage de l’independance et de l’auto-
rite. Son besoin d’agir en male et de se faire res¬
pecter comme tel par son milieu familial s’exacerbe
au moment oil prend naissance le besoin de se sou-
mettre a Rimbaud et de dependre de lui (intellec-
tuellement, pour commencer) a la fagon dont une
femme depend de l’homme qui l’eduque.
La reaction de Rimbaud est tout aussi interes-
sante : il disparait en emportant un Christ ! Cet
objet d’art, quoique tres couteux, il ne le vendra
pas, il le rendra a Verlaine quand celui-ci le lui rede-
mandera, bien qu’il creve de faim plus ou moins.
C’est la un reflexe de blasphemateur et de sacrilege
qui est bien significatif; l’objet appartient a Ma¬
thilde qu’il sait responsable de son renvoi, et c’est
a la fois le symbole de la piete haie et de la femme
a cause de qui il hait : la mere, la spoliatrice, la
« Rurale ». Toutes les memes ! Il ne songera pas a
en tirer de l’argent, et Mathilde extravague, dans
OU LA FAUSSE EVASION 63

ses Memories, quand elle met ce geste a i’actif d’un


voyou. Mais ou et quand la pauvre fille montre-
t-elle quelque sagacite ?
Bien entendu, comme premier resultat de cette
fine manoeuvre, Verlaine, qui au moins rentrait la
nuit quand Rimbaud couchait sous son toit, ne
remettra les pieds chez lui que de fa^on irreguliere,
et en etat d’ebriete. Le concubinage infernal a-t-il
done deja commence ? Pas forcement; les raisons
qu’a Verlaine de decoucher sont celles de tout mari
qui s’ennuie au logis et aspire a retrouver un milieu
masculin plus interessant, les plaisirs de la discussion
et des beuveries. Au Tabourey succede le Delta, au
Madrid le Cluny; l’aurore assiste a des retours de
style «flamboyant»; Mathilde, la-dessus, truque
ses souvenirs, car elle s’est bel et bien apergue avant
l’arrivee de Rimbaud qu’elle avait epouse un ivro-
gne; mais elle ne croit qu’a une rechute et ignore au
profit de qui on la neglige. Elle cachera soigneuse-
ment ses terreurs, tant pour cette petite bourgeoise
entichee de noblesse l’alcoolisme conjugal l’assimile
a une blanchisseuse de Zola.
Rimbaud, capable de tout, sauf de ne pas errer,
vagabonde d’un domicile a l’autre. On le chasse de
chez Banville, de chez Cros, de chez Cabaner; e’est
assez dire qu’il cherche tenacement cette situation
de banni : « Arrive de toujours, tu t’en iras de par-
tout. » Quand Verlaine finit par lui obtenir cette
rente de trois francs par jour versee par cotisations,
il n’aura rien de plus presse que de la faire suppri-
mer. C’est le moment ou Forain, dit « Gavroche »,
lui amenage une chambre « aux murs en cones »
rue Campagne-Premiere, et fixe sur ces murs-la,
64 VERLAINE ET RIMBAUD

au moyen de punaises, quelques dessins de son cru


et une sanguine de Rimbaud « Femmes s’embras-
sant» peut-etre inspiree par « Les Amies» du
pseudo-Pablo Herlanez.
La chambre est a quelques pas de la Closerie des
Lilas ou Victorine Meurand, le modele de Manet,
prend absinthe sur absinthe, en compagnie inter-
mittente de Cabaner, Cros, Yalade, Merat et tout
le cercle « zutique ». Apres l’ultime « muffee »,
Verlaine raccompagne son ami. Est-ce au cours d’un
de ces retours titubants, en aidant a se mettre au
lit « l’ange en exil » que la saoulerie prive de tout
moyen, est-ce seulement lorsque le 15 janvier
1872 Verlaine s’installe la a son tour, apres une
querelle avec Mathilde, que se consomme, dirait
M. Prud’homme, « Pirreparable » ?
Quoi qu’il en soit, la nuit du 12 au 13 janvier a
ete definitive; c’est quand Verlaine a saisi son fils,
bebe au berceau, et Pa lance contre le mur, que
Pintrepide sotte s’est decidee a reagir en femme
normale et a appele au secours. Entouree, consolee,
elle a vu partir le poete hurlant et jurant qu’il
ne remettrait plus les pieds dans « ce foutoir ». 11
a affirme, en sus, qu’il « revenait chez sa mere ».
Celle-ci etait prete a l’accueillir a bras ou verts; ou¬
tre sa faiblesse ordinaire pour son fils et la normale
animosite de belle-mere a bru, elle a toujours estime
que Paul avait ete manoeuvre par les Maute pour
lui faire epouser une fille sans dot; de plus, elle lui
destinait une cousine de Palaiseul a Pepoque de la
« Bonne Chanson ». Paul peut done etre sur qu’elle
prendra son parti. Mais le poete ne passera chez elle
OU LA FAUSSE EVASION 65

que les 13 et 14 janvier; le 15, il revient avec Rim¬


baud rue Campagne-Premiere, et a partir de ce jour
cohabite avec lui.
C’est a la faveur de l’ivresse, a-t-on dit, que
s’ebaucherent les premiers changements dans les
relations intimes entre les deux hommes. Sans doute
ces changements co'fnciderent-ils avec les premieres
bagarres qui rythmeront toujours l’erotisme parti¬
cular du couple. Chacun sait combien, entre homme
et femme tout comme entre invertis, les gestes vio-
lents se muent facilement en etreintes. «Gifles.
Cris. Le poing ferme s’ouvre pour une caresse»,
ecrit Genet dans Notre-Dame des Fleurs. Sans doute
on ne saurait trop le souligner, Verlaine prit-il l’ini-
tiative, sur ces deux plans, de ces manifestations
physiques, batailles et tendresses.
Dans le passe de Verlaine, nous avons l’aventure
Viotti qui semble avoir pris des proportions passion-
nelles depassant de beaucoup ce que le poete appelle
« des petit-gargonnades ». La mythomanie de Ver¬
laine se greffe a une interessante nevrose de demi-
aveu (et toute sa vie il sera l’homme des equivoques,
des confessions inachevees, des confidences interrom-
pues par un « chut» !) lorsqu’il raconte (par l’in-
termediaire de Lepelletier) a l’innocente petite
dinde qu’il va epouser, cette fable romanesque :
Viotti aimait Mathilde, et c’est par desespoir
d’amour qu’il s’est engage pour trouver la mort au
champ d’honneur ! Mathilde, evidemment, reste
bouche bee : « Nos relations amicales durerent des
annees et rien ne put me faire supposer qu’il eut
pour moi un autre sentiment que cette simple ami-
66 VERLAINE ET RIMBAUD

tie que je ressentais pour lui1. » Meme en tenant


compte de la betise de Mathilde, on ne peut croire
qu’un gargon aussi beau que Lucien Viotti n’eut
jamais tente une declaration et se fut juge vaincu
d’avance au point de partir en guerre sans un mot,
alors que, pour citer Musset, « un amoureux ne
saurait se noyer sans le dire ». Cette fable est tres
significative de la mentalite de Verlaine : besoin
d’avoir quelque chose a pardonner a Mathilde, de la
tenir pour coupable de quelque mefait; besoin de
donner au mort cheri un role heroique et senti¬
mental; mais plus encore et plus profondement,
besoin d’etreindre, a travers Mathilde, le souvenir
du bien-aime disparu.
Cette passion a done profondement marque celui
qui, en 1869, se « met au feminin » pour la chanter
dans Les Amies; au moment oil il rencontre Rim¬
baud, il est physiquement et intellectuellement degu
par Mathilde, humilie par elle et par ses parents;
il revient done a la boisson, d’abord, puis a son
second vice; e’est logique; qu’il ait done pris l’ini-
tiative en cette affaire parait indubitable. Comment
Rimbaud put-il accueillir tels elans ?
Dans le passe, si minutieusement fouille, du petit
Ardennais, rien de suspect. L’amitie pour Georges
est filiale; son affection pour Delahaye est pure-
ment intellectuelle, avec un brin de condescendance.
Celui-ci a rapporte, ce qu’a confirme Leon Billuart,
son condisciple, qu’au college de Charleville l’homo-
sexualite etait assez repandue, mais Arthur, dans
son isolationnisme orgueilleux, au-dessus de tout

1. Memoires de via Vie.


OU LA FAUSSE EVASION 67

soupgon1. Plus equivoque est la camaraderie de Bre¬


tagne; on a pu se demander ce qui liait ce gamin a
ce barbon quadragenaire qui lui payait le bock et le
thomas-philippe; on se souvient egalement qu’occul-
tiste et excentrique il frequenta Verlaine a Fam-
poux; et l’on ignore dans quels termes fut redigee
la «lettre de recommandation» qui introduisit
Rimbaud aupres de Verlaine. On peut evoquer cette
franc-magonnerie des homosexuels si exactement
decrite par A la recherche du temps perdu. En tout
cas, Verlaine se montra plus tard jaloux du pour-
voyeur lorsque Rimbaud fut retourne a « Charles¬
town ».
J’incline a croire avec Pierre Arnoult que le gros
rat-de-cave fut attire par le charme du gamin, inti-
mide par son genie et sa sauvagerie, et qu’il joua en
fin de compte aupres de lui le personnage equivoque
du vieux marcheur travesti en papa-gateau aupres
d’un ravissant trottin. Meme si les choses allerent
plus loin, elles ne purent depasser les bagatelles de
la porte dans cette petite ville oil chacun surveillait
son voisin, et dans la proximite redoutable de
Mme Rimbaud.
Bien plus vraisemblable est la version d’un Bre-

1. Devrons-nous, comme Robert Goffin, mettre en doute la


parole de Delahaye parce que celui-ci frequenta Verlaine apres
Rimbaud, puis Germain Nouveau dont il partagea la chambre
trois semaines P Ces elements sont bien faibles pour remettre en
question 1’heterosexualite d’un gar^on qui, naif et timore, montre
une ame claire et simplette bien differente de ce que nous voyons
le fait des pederastes de cette epoque, violemment tortures par
leur ostracisme, facilemenr desequilibres et instables. Le seul
detail equivoque chez Delahaye est donne par ce dessin si invo-
lontairement obscene qui ferait les delices d’un psychanalyste, la
caricature de « L’homme aux semelles de vent » (Iconographie
de Ruchon, reproduit sur ma Vie Passionnee d’Arthur Rimbaud).
68 VERLAINE ET RIMBAUD

tagne mangeur de cure et sataniste, jouant au


Mephisto de province, qui conduit doucement le
poete adolescent dans les bras d’un autre que lui,
en allechant l’heureux destinataire par quelques
allusions suggestives a ce qu’il pergoit, encore a l’etat
d’ebauche, chez ce gamin «pas comme tout le
monde ».

Nous ne sommes pas le troupeau


Et c’est pourquoi, loin des bergeres,
Nous divertissons notre peau
Sans plus de phrases mensongeres.

A ce defi de Verlaine, Rimbaud eut pu deja


repondre, humilie qu’il etait par ses « petites amou-
reuses » et Nina eprise d’un bureaucrate :

O blond troupeau, quand nage ombre et soufre


Tachez de descendre a des retraits meilleurs.

En face du passe si net de l’adolescent, de celui si


trouble de Verlaine, l’hesitation n’est pas permise.
II demeure, en sus, un temoignage eclatant de la
precoce homosexualite de ce dernier : le recueil
Hombres. Je suis totalement d’accord avec Marcel
Coulon (Verlaine, poete saturnien) contre Carco
(Verlaine, poete maudit) pour placer ce recueil et
1’experience relatee sous le pseudonyme de Pablo
Herlaxlez a 1’epoque de la jeunesse et non a celle ou
le vieux faune repris tout entier par Eugenie et
Philomene, s’ecriera :

Nous ne sommes pas l’homme


OU LA FAUSSE EVASION 69

Pour la docte Sodome


Quand la femme il y a1.

Ces poemes, beaucoup plus vigoureux et harmo-


nieux que ceux de la fin ou la lyre en senilite ne
livre plus que de tristes gaillardises, nous donnent
un apergu de ce qui put se passer « rue Camp’ » ou
Verlaine se transforma en initiateur — apres quelles
scenes d’ivresse ? quelles querelles a couteaux tires ?
Revenons sur cet aspect du probleme, interessant
parce qu’il eclaire de fagon neuve revolution psy-
chologique des individus.
Ce serait une grave erreur, qui fausserait tout le
probleme, de presenter d’une fagon unilateral l’im-
perieuse domination de Rimbaud sur Verlaine, sa
superiority due a la fois au genie et a la position
favorite de l’aime en face de l’amant. C’est un pre-
juge courant chez les biographes que de simplifier
la situation de cette maniere abusive et commode.
Quand Rimbaud debarque rue Nicolet, il est
jeune, inconnu, sans le sou, et son mutisme insolent
ne cache que la profondeur de son desarroi. De plus,
il est sans doute vierge, du moins beaucoup plus
novice que Verlaine, son aine de onze ans, qui a
connu les filles de bordel, les invertis, est marie, va
bientot etre pere. A ces diverses superiorites, Ver¬
laine joint celle d’un auteur en pleine ascension :
quatre recueils, dont un condamne. Enfin, supreme
a vantage, il possede la puissance economique; dans

1. Remarquons au passage l’adjectif « docte » si conforme aux


theories de Platon, et l’opposition pour Verlaine entre ce sage
Eros et la Venus de M. Tout-le-Monde.
70 VERLAINE ET RIMBAUD

l’association qui va devenir couple, c’est lui qui de-


tient le portefeuille.
A toutes ces raisons de s’incliner, Rimbaud oppose
une force, une seule : celle du genie. Elle serait deri-
soire en face d’un Valade ou d’un Merat; mais jus-
tement parce qu’il leur est superieur, parce qu’il
est le seul grand poete authentique du groupe, Ver¬
laine reconnait son maitre et se soumet a lui.
A cette attitude d’une authentique noblesse,
comme tout ce qui touche chez Verlaine au domaine
de l’ecrivain et a l’amour de son art, il se mele de
plus sordides elements. Quand on demande a Rim¬
baud son avis sur Verlaine, il repond sans hesiter :
— Tres gentil, mais quand il tire son couteau,
inutile de discuter, il n’y a plus qu’a ficher le camp !
Rimbaud le truand ? Rimbaud le voyou ? A l’ins-
tar de qui ?
Nous voyons dans ce couple, comme dans la plu-
part, une opposition assez spectaculaire entre le
pole-male et le pole-femelle. L’un, nous l’avons vu,
possede argent, celebrite, age et experience; son
facies barbu est incontestablement d’un homme,
d’aucuns diront d’un faune. L’autre, a peine sorti
de l’enfance, surnomme « le petit ami» ou «la
petite chatte blonde », voire « Mile Rimbaud » par
cette vieille pipelette de Lepelletier, pauvre, igno¬
rant, effemine avec ses longs cheveux boucles et ses
yeux trop beaux; tout cela semble clair. Nullement;
le male, c’est « Mile Rimbaud »; la femelle (et com-
bien femelline) ce protecteur barbu au gousset
garni, et qui, au surplus, croyait effrayer « la petite
chatte blonde » au jeu du couteau.
D’ou vient ce singulier retournement de la situa-
OU LA FAUSSE EVASION 71

tion ? Pas seulement du genie et du caractere de


Rimbaud qui lui assurent de dominer la « Vierge
Folle»; mais encore de la superiority physique qu’il
demontra tres vite dans les premieres bagarres; ce
que les truands appellent « avoir la loi ». Avec le
seul Arthur, Verlaine trouve son maitre. « Enfin ! »
dut-il soupirer. (Mathilde ne rendait point les
coups.)
Le voila done installe rue Camp’, avec l’Epoux
Infernal qui refuse les raclees mais accepte les ca¬
resses. Si tout parait limpide dans le cas de Verlaine,
un mystere plane encore sur celui de Rimbaud. On
en a fait un inverti fondamental, ce qui est dementi
par les faits; on en a fait un frigide, un indifferent
qui ne se debauche que de fagon concertee, pour
pratiquer le « systematique dereglement de tous les
sens »; ce qui est bien difficilement acceptable. Oil
est la part, chez lui, du plaisir ? Et oil, celle de la
volonte ?
II est un poeme de Baudelaire qui evoque tou-
jours, irresistiblement, la fascination exercee par
Rimbaud sur Verlaine des qu’il s’en sut assurer la
maitrise :

Toi qui, comme un coup de couteau


Dans mon cceur plaintif es entree,
Toi qui, forte comme un troupeau
De demons vint, folle et paree

De mon esprit humilie


Faire ton lit et ton domaine...

« Comme un coup de couteau », certes : celui que


72 VERLAINE ET RIMBAUD

Rimbaud se montra capable d’arracher a Verlaine


et de retourner contre lui. Et « comme un troupeau
de demons » sonne egalement juste : «C’est un
demon, vous savez, ce n’est pas un homme. » Enfin,
c’est bien de l’esprit du Pauvre Lelian, encore plus
que de sa chair, que le fils de Vitalie Cuif fera son
lit et son domaine; humilie ? plutot ravi, a vide et
convaincu. Chez Rimbaud, j’incline a croire que, le
facteur cerebral etant toujours determinant, le plai-
sir de cette victoire fut de beaucoup un plaisir de
cet ordre : voir a ses pieds, disciple et esclave, le seul
poete contemporain qu’il admirait sans reserves.
Car voyez comme fuient, « vieilles lunes », ses
autres estimes d’antan; Banville est traite de
« vieux c... » apres avoir pontifie : « Mais voyons,
mon jeune ami, il fallait avertir le lecteur de votre
Bateau Ivre : je suis semblable au bateau qui...
Voila le symbolisme ! » Coppee, en qui le petit
provincal trouvait du « voyant », accueille ainsi le
sonnet des Voyelles :

Rimbaud, fumiste reussi,


Dans un sonnet que je deplore
Veut que les lettres O, E, I,
Forment le drapeau tricolore...

Quant a Merat, a peine Rimbaud et lui se voient-


ils qu’ils se detestent cordialement; et Merat perd
la plus belle occasion de sa vie de passer a la poste¬
rity en refusant de poser a cote de Rimbaud pour
Fantin-Latour ! (On le remplacera par le pot de
fleurs peint a droite.)
Sur la toile celebre, l’attitude du couple est
OU LA FAUSSE EVASION 73

significative a cet egard : Rimbaud tourne le


dos aux poetastres; accoude comme un paysan a
l’auberge, du meme geste que la bourguignonne
Colette au milieu de la famille Willy, paraissant
sommeiller a demi comme les melancoliques fauves
en cage,

Que ne t’endormais-tu, le coude sur la table ?

il s’oriente vers Verlaine, s’isole avec lui. Sur la po-


chade, une sorte de brume entoure le jeune homme
et souligne cette pesante tristesse. Les mains posees
sur la table, Verlaine parait murmurer :

Et le chagrin mettait un papillon noir


A son cher front tout brulant d’orfevreries;
O l’immortel et terrible desespoir !

Desespoir d’etre seul, de se trouver encore une


fois en plein desert, a «Parmerde» comme a
«Charlestown», au milieu de «ces horribles
hommes de lettres ». Nostalgie physiologique aussi,
peut-etre, du milieu d’origine dont se voit coupee
cette jeune pousse en pleine croissance; c’est la le
trait commun, sans doute, entre la photo de la
Bourguignonne et le portrait de l’Ardennais. Nos¬
talgie encore inconsciente; c’est plus tard que Rim¬
baud exprimera, dans une lettre a Delahaye, son
regret des rivieres beiges et des cavernes (juin 72) 1.

1. Pierre Arnoult a decouvert un rapprochement tres judicieux


entre ces cavernes-la, qui n’est que le terme ardennais des « fon-
taines n> et le « vin des cavernes » dont parle VIllumination
« Vagabonds ». On doit lire : « Nous errions, nourris par le
vin des cavernes » comme « abreuves d’eau pure ».
74 VERLAINE ET RIMBAUD

« Si j’etais encore dans les bois, j’entendrais mes


Voix. » Ce n’est pas dans ce sens que Rimbaud s’est
compare a Jeanne d’Arc, mais nous pouvons le faire.
Dans cette immense deception, la plus grande
apres celle de l’echec de la Commune, dans la rage
de voir le mirage evanoui, un seul secours : l’unique
poete digne de lui, digne de la revelation qu’il
apporte, Paul Verlaine. Voila le sentiment qui,
en premier lieu, poussera Rimbaud a mener en
compagnie du camarade, bientot « pitoyable
frere », une experience qui reculera les frontieres
du possible.
« Je lui demandai, dit Delahaye, oil en etait Paris
du point de vue idees (sic). D’un ton las, il me re-
pondit quelques mots brefs qui revelaient un ecrou-
lement d’espoir : « Neant, chaos, toutes les reac¬
tions possibles et meme probables. » C’est la fin
du Rimbaud exalte qui haranguait le casseur de
cailloux sur les routes ardennaises, et qui revait de
baiser les mains de Jeanne-Marie, en « revolte fier ».
Quand on en est la, toutes les portes s’ouvrent sur
le choix de soi-meme; l’extreme denuement que
laisse l’ecroulement d’un reve rejoint l’extreme pou-
voir materiel d’un empereur despotique, d’un Cali¬
gula tel que le vit Camus.
Si, dit Jean-Marie Carre, « l’inversion s’accorde
trop aisement avec tout ce que nous savons de la
vie de Verlaine... elle ne parait guere en harmonie
avec ce que nous connaissons de Rimbaud, de sa
nature cerebrale, egoiste, fermee; elle s’eclaire ce-
pendant par son indifference immoraliste, sa volonte
de dereglement systematique, sa curiosite de voyant
qui viennent justifier a ses yeux ces experiences d’un
OU LA FAUSSE EVASION 75

genre nouveau \ » C’est fort bien dit, mais c’est


peut-etre jauger en termes de psychologie classique
une situation qui requiert le secours des decouvertes
de la psychotherapie (sans vouloir pour autant ran¬
ger la bouleversante histoire rimbaldo-verlainienne
sur le rayon d un quelconque cas clinique) et
c’est parler du « surreel » avec le vocabulaire de
La Bruyere.
Allons done plus loin. Je ne crois pas a ce Rim¬
baud egoi'ste et sereinement indifferent, desincarne,
tout centre sur son experience interieure et qui
accueille par le biais de l’esprit, de la theorie, ce que
lui propose Verlaine avec l’astuce du vieux seduc-
teur qui reduit une etudiante raisonneuse; il n’est
que trop certain que le : « apres tout, pourquoi
pas ? » est a l’oppose de la mentalite du Rimbaud
de 1871. Si Verlaine profita de la surprise d’un soir
lourd d’ivresse, ou d’une bagarre subitement chan-
gee de sens et de forme, la question dut se poser au
reveil, et a peu pres dans les termes des Femmes
Damnees de Baudelaire, l’ancetre de tous les voyants,
dont l’oeuvre et le caractere hanteront toujours et
Rimbaud et Verlaine :

— Hippolyte, cher coeur, que dis-tu de ces choses ?


— Avons-nous fait une action etrange ?
— Maudit soit le reveur... qui aux choses de l’amour mela
[l’honnetete !

Cette derniere citation baudelairienne n’est qu’une


transposition polie de la replique, certainement plus
energique, que dut opposer Rimbaud aux scrupules

1. La vie aventureuse d’Arthur Rimbaud.


76 VERLAINE ET RIMBAUD

de conscience du « pitoyable frere ». Car il en eut;


il ne pouvait pas n’en pas exprimer. Tout ce que
nous savons de lui nous l’affirme.
Et tout ce que nous savons de Rimbaud nous fait
lui preter cette reaction : le premier etonnement
passe, la reflexion faite, un vertige d’enthousiasme.
Reculer les limites du possible n’etait point chez lui
rhetorique, mais necessite : heureux, dans son ethi-
que, celui par qui le scandale arrive. Jamais il n’au-
rait ose rever un tel outrage a l’univers moral de
la daromphe; souvenons-nous que toute cette pe-
riode est placee sous le signe de la vengeance contre
la mere; en consequence, jamais il n’eut soupgonne
un tel crachat au visage de cette societe d’honnetes
gens qui, pour lui, se confond avec la figure pati-
bulaire de « la Veuve » (laquelle est aussi le nom
argotique de la guillotine, supreme sanction sociale).
N’oublions pas l’apostrophe a « tous ces laches »
a qui le poete crie : « Soyez fous, vous serez droles,
etant hagards ! 1 »
Plus tard, rapidement peut-etre, commencera la
part d’un plaisir que je tiens pour indeniable, la
preuve en etant que les habitudes pederastiques sur-
vivront quelque temps a l’aventure Verlaine2; et
pour une fois les elements les plus opposes du carac-
tere de Rimbaud s’accorderont pour vivre en toute
harmonie cette experience : la sensualite, cette sen-
sualite si violente, si precoce (Les poetes de sept ans,
La sceur de char it e, Remembrance du vieillard idiot)

1. Paris se repeuple.
2. L aventure Nouveau, l’entolage par le cocher viennois, les
bordees tirees a « Coulomnes » et qu’ont rapportees les paysans
de l’endroit, etc.
OU LA FAUSSE EVASION 77

mais reprimee par une telle poigne de fer qu’on l’a


crue absente et pris Rimbaud pour un etre exclusi-
vement cerebral; 1’esprit, que flatte et sustente une
telle relation, et qui y puise la satisfaction d’une
extraordinaire tentative ethique; enfin le coeur, le
timide coeur qui n’a jamais voix au chapitre qu’en
dernier lieu et ose a peine soupirer qu’on l’a vole,
qu’il est deprave par les quolibets; le coeur de Rim¬
baud, touche par l’angoisse, le genie et la generosite
de Verlaine. C’est ainsi que ce dernier cumulera les
roles assez contradictoires d’initiateur, de mecene
et de disciple. Le defi traduit par cette attitude,
cette volonte de scandale typiquement rimbaldienne,
n’est pas sans rappeler la declaration de Luther :
« Oh ! si je pouvais inventer un peche enorme, pour
prouver au diable que je n’ai pas peur de lui ! »
II faut, pour apprecier hautement la valeur de cet
outrage a la societe, nous depouiller de notre men-
talite contemporaine et tacher d’imaginer ce que
pouvait etre la reaction d’une epoque ou le dernier
autodafe pour homosexuality datait de moins de
cent ans (1784). II existe un curieux Dictionnaire de
la Conversation sous le Second Empire qui constitue
la vaste nomenclature des sujets traites dans les
salons, dans les cafes, les ateliers, les cabinets minis-
teriels, les boudoirs de grandes coquettes, les ateliers,
les fabriques, etc., etc., c’est une encyclopedic qui
nous promene a travers tous les horizons d’un
homme cultive, aussi bien que de Bouvard et Pecu-
chet; l’homosexualite n’y est meme pas mentionnee.
Pour parler de ce qui l’obsede, Verlaine — comme
plus tard Proust — devra emprunter le masque du
saphisme; Les Amies, comme les Femmes Damnees,
78 VERLAINE ET RIMBAUD

leurs contemporaries, ne sont pas sans prevoir les


jeunes filles en fleur, et leur ombre; c’est la l’extreme
de ce que les gens de bien peuvent supporter. Alors
que Verlaine a donne Les Amies a Poulet-Malassis,
il ne publiera jamais El ombres, d’une egale et peut-
etre superieure valeur; l’edition faite a titre pos-
thume a utilise un manuscrit dechire en deux. Evo-
quons encore ce vers inspire par le passage de
Rimbaud et le grand feu qu’il a allume, cet aerolithe
tombe tout brulant dans un cenacle bourgeois :

Soyons deux amies, soyons deux jeunes filles.

Et c’est par une excuse que ce poeme debute :

Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses 1

Est-ce en souvenir de cette balbutiante tendresse


travestie en badinage de lesbiennes que Rimbaud
dessine a la sanguine (peut-etre dans l’atelier de Ga-
vroche) ces Femmes s’embrassant qui, rue Camp’,
presiderent aux plaisirs des deux amis tour a tour
«Poete et Muse » ? Verlaine tenait tellement a ses
« Gougnottes » qu’apres le depart de Rimbaud, en
avril 1871, et le demenagement elfectue avec Fo-
rain, il se reserve la sanguine qu’il destine a remplacer
l’innocent camai'eu d’Henri Cros, le frere de Charles.
C’est bien la un effet de sa duplicite femelline
que d’installer au foyer de la « Bonne Chanson » le
souvenir rougeoyant des « Nuits d’Hercule ».
Gilbert Lely, le biographe et le commentateur de

1. Souligne par moi.


OU LA FAUSSE EVASION 79

Sade, declare qu’il place souvent dans la bouche des


heroines de Shakespeare, aux heures supposees de
1 intimite amoureuse, la pornographic lyrique des
exclamations de Juliette ou de la Clairvil. Par le
meme procede, je crois que le meilleur moyen de se
faire une idee des ardeurs secretes du Voyant et du
Bon Disciple est de transposer rue Camp’, a Londres
et a Bruxelles, l’esprit des dialogues et des mono¬
logues interieurs qui anime les pages de Jean Genet.
L’obsession du crime chez Rimbaud {On me coupera
vraiment le con; ce sera degoutant !) et celui dont
il faillit etre victime, le langage des bagnes qu’il
affectionne, son admiration du « forgat intraitable »
et le processus poetique qui consiste a transmuer le
sordide en extase, tous ces elements appellent la
comparaison entre lui et quelque beau voyou comme
Notre-Dame-des-Fleurs ou Querelle de Brest, tan-
dis qu’en face de lui, Verlaine fait figure de la faible
Divine : Je suis promise au divin eponx ! L’autre
pent me battre a present !
Faible autant qu’ardent, nous le savons; epou-
vante par sa responsabilite, et beaucoup plus, inte-
rieurement, intimide par les prejuges (qu’il renie
tout haut) que son viril initie; a ses propres yeux,
comme a ceux de la societe a laquelle il appartient
plus qu’il ne s’en doute, l’homosexualite possede le
halo affreux du crime; et c’est au criminel qu’il
joue, de fagon de plus en plus proche de la realite,
au foyer conjugal. Mathilde enfuie a Perigueux, il
s’apercoit subitement qu’il ne peut se passer d’elle
et le pere Maute, plus fin que cette poupee de por-
celaine, use de chantage pour le renvoi de Rimbaud;
le premier papier timbre qu’il regoit affole Ver-
80 VERLAINE ET RIMBAUD

laine. Sacrifier Rimbaud ? que non pas; Peloigner


seulement « jusqu’a ce que j’aie retape mon me¬
nage ». Verlaine utilisera assurement un pretexte 1,
car Rimbaud, qui s’eloigne sans protester, montrera
une fureur noire quand il apprendra qu’il a ete
« sacrifie a un caprice »2. Les deux premiers ta¬
bleaux du premier acte sont joues. Avant d’arriver
a la fuite et au choix definitif du « fils du soleil »,
examinons le retentissement de chacune des deux
oeuvres sur Pautre, a cette epoque.

1. Peut-etre le fait que la cotisation de trois francs etait sup.


primee a la suite de la bagarre avec Carjat.
2. Memoires, de Mathilde Verlaine.
V

INFLUENCE AVANT LA RENCONTRE. - LES

GROTESQUES ET LA PREFACE DE BAUDELAIRE.

- POEMES DE VERLAINE APRES LA RENCON¬

TRE; DEUX TEMPERAMENTS COMPLEMEN-

TAIRES.-FAVART ET LES ARIETTES OUBLIEES.

- LES CONFIDENCES SCANDALEUSES. - LE

QUATRAIN ET VERLAINE.

A vant de rencontrer Verlaine, Arthur Rimbaud


en avait deja connu l’influence; de tout le cenacle
parnassien, c’etait le seul qui lui avait paru digne
de commentaires, et meme de vol. Le commentaire,
c’est celui qu’il ecrivit a Izambard, le 25 aout 1870 :
« J’ai les Fetes Galantes de Paul Verlaine, un joli
in-12 ecu 1. C’est fort bizarre, tres drole; mais vrai-
1. Est-ce ce volume, ou celui de la Bonne Chanson qu’il
declare alors vouloir lire, que Rimbaud vola chez le libraire
Le Tellier (non seulement sis au meme immeuble que les Rim¬
baud, mais temoin de l’acte de naissance du poete) ? On sait
que le jour ou Verlaine, emu et fier, raconta a sa femme com¬
ment Rimbaud s’etait procure ses poemes, Mathilde repondit :
« Cela prouve que ton ami n’est pas tres delicat. » Ce qui lui
valut d’etre jetee a bas du lit conjugal.
6
82 VERLAINE ET RIMBAUD

ment, c’est adorable. Parfois de fortes licences, ainsi :

Et la tigresse epou-vantable d’Hycarnie L

Achetez, je vous le conseille, La Bonne Chanson,


un petit volume de vers du meme poete; ga vient
de paraitre chez Lemerre; je ne l’ai pas lu, rien
n’arrive ici, mais plusieurs journaux en disent beau-
coup de bien. »
Yves Le Dantec observe, a juste titre, ce semble,
que Pun des rares poemes populistes de Verlaine, La
Sonpe du Soir, paru dans le Barnasse Contemporain
de 1869, put influencer le Rimbaud des debuts; on
y trouve en effet l’accent demi-hugolien, demi-cop-
peien qui caracterise Le Forgeron.
Mais Pechange commenga a partir de Pautomne
1871; et quel ! et tel ! pour paraphraser Verlaine.
Rien de plus emouvant que d’en suivre les premices
et le developpement, paralleles a la naissance et aux
avatars de ce merveilleux monstre, leur amour. L’in-
fluence, chez Verlaine, se poursuivra au-dela de la
rupture, au-dela meme de la mort de Pinspirateur,
quand de son luth gateux l’amant d’Eugenie arra-
chera les derniers beaux accents qu’il doit au trepas
du bourreau bien-aime; chez Rimbaud, Pempreinte
disparaitra apres la Saison en Enfer ou Pimportance

1. A Paris, Rimbaud pasticha les Fetes Galantes avec toute


l’irreverence de la devotion :

Colombina
Que Von pina
— Do, mi! — tapote
L’ceil du lapin
Qui tot, tapin,
Est en ribotte...
OU LA FAUSSE EVASION 83

de Verlaine sera due, non a son oeuvre, mais a sa


personne et a son caractere 1.
Ce qui predisposait le mieux Verlaine a subir l’em-
prise de ce qu’il y avait, dans le Rimbaud adoles¬
cent, de « poete maudit », il faut le chercher dans
un de ses tout premiers poemes, Grotesques, qui
porte du reste le meme titre qu’un dessin de Rim¬
baud, mais non pas fait dans le meme esprit; cela
aussi est significatif; pour le jeune Parnassien au
brillant avenir, les grotesques (encore qu’il les de-
fende et les admire) sont les futurs laeti et errabundi,
les poetes errants, les en-marge; pour le petit pro¬
vincial obscur et ivre de revoke, les grotesques sont
ses concitoyens « aux betises jalouses», les bour¬
geois de Charleville, bref, les « adaptes ». Mais tout
le poeme de Verlaine serait a citer. Ces insenses « qui
vont, sur les aigres guitares — crispant la main des
libertes »,

Le sage, indigne, les harangue;


Le sot plaint ces fous hasardeux;
Les enfants leur tirent la langue
Et les filles se moquent d’eux.

Ces vagabonds «odieux et ridicules» qui ont


« leurs jambes pour toutes montures » n’esquissent-
ils pas ceux-la qui vont errer, six ans plus tard (le
poeme est de 1866) « nourris du biscuit de la route
et du vin des cavernes» dans Pempressement de
trouver « le lieu et la formule » ? On peut, a ce

1. Beaucoup plus importante est l’influence des Romances sans


paroles sur les « especes de romance » qui sont les derniers vers
de Rimbaud.
84 VERLAINE ET RIMBAUD

sujet, comme a celui des « sanglots longs de l’au-


tomne » parler de prescience, de prediction; j’y vois
surtout le fait que le caractere contient la destinee,
et le garant de l’authenticite verlainienne en ces pre¬
miers exercices. N’oublions pas non plus l’heredite
du roulier Jean Verlaine.
A quel point il s’agit d’un auto-portrait (trace de
fagon fort interessante : ce que Verlaine admire, ce
qu’il a grand-peur d’etre, ce qu’il sera forcement)
c’est ce que prouve le rapprochement de tout le
poeme, et specialement le quatrain cite plus haut,
avec celui qu’ecrira Claudel sur Pauteur, L’irreduc¬
ible :

« Chacun lui donne de bons conseils; s’il meurt de faim,


c’est sa faute;
« On ne se la laisse pas faire par ce mystificateur a la cote.
« Le prix Archon-Desperousse n’est pas pour lui, ni le regard
de M. de Monthyon qui est au ciel... »

Ce Verlaine de la fin, celui qui « couche tout nu


dans un garni avec une indifference tartare » n’est
nullement celui, jeune et b'ten pari, des Poemes
Saturniens; il ne peut qu’assister avec terreur a
ce destin qui se forme en lui et dont Rimbaud sera
l’accoucheur.
Mais j’y vois aussi — coincidence ? lecture com¬
mune ? gout d’une certaine infclligenzia de l’epo-
que ? — un rappel de ce texte qui exerga une si
forte impression sur Rimbaud, surtout sur le Rim¬
baud des Voyelles et du Bateau Ivre 1, je veux dire

1. Voir Appendice.
OU LA FAUSSE EVASION 85

la preface de Baudelaire aux oeuvres completes


d’Edgar Poe.
Qu’on se souvienne de l’admiration proclamee
hautement par celui que Rimbaud appelle « un vrai
dieu » pour cette « planete erratique et vagabonde »
(c’est deja, une fois de plus, Laeti et errabundi) qui
reclama de voir ajouter a la liste de la Declaration
des Droits de l’Homme « le droit de s’en aller » !
Qu’on relise le passage ou Baudelaire couvre de sar-
casmes le prosa’ique Americain qui n’a que mepris
pour son glorieux compatriote, cet eternel errant
« a lhaleine si chargee d’alcool qu’on pourrait y
allumer une bougie ». On congoit l’importance de
cette theorie scandaleuse aux yeux d’un Verlaine
deja fascine, selon l’heredite, par l’errance et l’al-
coolisme; et plus encore, de fagon puissante et
confuse, par ce besoin qu’expriment les naturels des
Etats de la Lune saluant Cyrano de Bergerac :
« Songez a librement vivre 1. »

Done, allez, vagabonds sans treve,


Errez, funestes et maudits...

ecrit le futur auteur des « Poetes Maudits », qui


devait plus tard, de fagon si deplaisante, renier sa
dette baudelairienne 2.
L’angoisse aux motifs subconscients qui dicta
« Les sanglots longs... » et ce mysterieux Monstre,
l’appetit beaucoup plus raisonne, intellectualise
(quoique accompagne d’une repulsion ambigue) qui

1. Cf. note 1 de la page 89.


2. Cf. le sonnet « A Charles Baudelaire » : Je ne t’ai pas
connu, je ne t’ai pas aime.
86 VERLAINE ET RIMBAUD

preside a ces Grotesques ont brusquement fait silence


a l’apparition de la Petite Fee; mais le pas de l’amour
conjugal a vite ete danse, aux accords en sourdine
de la Bonne Chanson, et voici Rimbaud qui bondit
sur le plateau. (Vest d’abord la stupeur, le silence.
Rimbaud danse seul, c’est-a-dire qu’il ecrit coup sur
coup Les Voyelles et ce Quatrain oil Thierry-Maul-
nier voit avec quelque raison le joyau le plus splen-
dide de Pceuvre rimbaldienne (du moins de la partie
versifiee de cette oeuvre). Parallelement, il s’amuse
a des broutilles : vieux Coppee, pastiches des uns et
des autres; ce ne sont, comme le vitriol verse dans
le bock de Cros ou la chemise pouilleuse jetee dans
la rue de Bucci, que « croquis en marge de son de¬
voir d’horrible travailleur » (Pierre Arnoult). Entre
temps, les deux poetes se voient quotidiennement,
boivent toute la nuit dans les brasseries du Quartier
latin et farfouillent les librairies sous les arcades
avant de vivre ensemble rue Camp’. Les premiers
accents nouveaux que nous fera entendre Verlaine
tiennent encore du balbutiement et du soupir d’une
ame qui remonte tout etourdie d’un gouffre qu’elle
n’aurait pas soupgonne. Et comme il est, avant tout,
le « Faible Verlaine », il commence par demander
pardon :

Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses...

Quelle est done, deja, l’extreme limite de ce qu’un


poete peut se permettre ? Ah, oui ! Les Amies !
Reprenant la lyre de Pablo Herlanez, le sournois
poursuit :
OU LA FAUSSE EVASION 87

De cette fagon nous serons bien heureuses,


Et si notre vie a des instants moroses,
Du moins nous serons, n’est-ce pas ? deux pleureuses.

Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles


Eprises de rien et tout etonnees
Qui s’en vont palir sous les chastes charmilles
Sans meme savoir qu’elles sont pardonnees.

« Sous les chastes charmilles ! » L’adjectif s’im-


posait !
J’incline a croire cette poesie tres anterieure a la
composition des Romances sans paroles auxquelles
elle se trouvera plus tard integree. C’est la premiere
fois que Verlaine emploie le vers de onze pieds, si
c’est la seconde qu’il utilise — en raison du sujet —
la rime feminine exclusivement. On y sent trembler
l’ame timoree d’Hippolyte, la « beaute frele » des
Femmes Damnees, qui suscite les imprecations de
Delphine, la « beaute forte », c’est-a-dire de Rim¬
baud. C’est l’experience en soi qui, ici, suscite le
poeme; ce n’est pas encore la personnalite, l’entre-
prise singuliere oil l’Epoux Infernal conduira Ver¬
laine qui fait jaillir le chant profond.
II est difficile d’observer, au depart, deux tem¬
peraments poetiques plus opposes que ceux de Rim¬
baud et de Verlaine a l’instant de leur rencontre.
L’un n’est que traverses, suggestions, detours; au
moment oil Rimbaud lui promit de faire de lui un
« fils du soleil », se souvint-il que la tragedie grec-
que nomme Apollon 1’« oblique » ? Verlaine pro-
cede en cernant, par etapes successives, l’objet ou
la sensation dont il veut faire chose poetique; il ne
88 VERLAINE ET RIMBAUD

se dirige pas vers le reel, mais vers le reflet ou l’om-


bre de celui-ci, et ne l’apprehende que par ricochet.
Qu’on voie la, ou non, une raison de l’affection par-
ticuliere qu’il montre pour les ciels d’automne, les
sons etouffes par la brume, les impressions de demi-
sommeil et les fantomes mythiques, il faut en reve-
nir toujours a une de ses plus belles reussites de
debutant, Inttium, qu’on doit citer en entier pour
la comprehension exacte de cette experience poeti-
que et de ce que Rimbaud allait y apporter de bou-
leversement :

Les violons melaient leur rire au chant des flutes


Et le bal tournoyait quand je la vis passer
Avec ses cheveux blonds jouant sur les volutes
De son oreille oil mon Desir comme un baiser
S’elangait et voulait lui parler, sans oser.

Cependant elle allait, et la mazurque lente


La portait dans son rythme indolent comme un vers,
— Rime melodieuse, image etincelante —
Et son ame d’enfant rayonnait a travers
La sensuelle ampleur de ses yeux gris et verts.

Et depuis ma Pensee — immobile — contemple


Sa Splendeur evoquee, en adoration,
Et dans son souvenir, ainsi que dans un temple,
Mon Amour entre, plein de superstition.

Et je crois que voici venir la Passion.

Dans ce Poeme Saturnien, nous voyons tout le


processus typiquement verlainien de l’expression :
les petites touches brillantes et delicates posees et
OU LA FAUSSE EVASION 89

disposees selon une methode quasi-impressionniste


cement l’image plutot qu’elles n’en precisent le
contour; les trois etapes : desir, timidite, adoration,
s’ordonnent de fagon si insidieuse que nous sommes
conduits, sans nous en apercevoir, a la conclusion
eclatante et dont nous nous apercevons qu’elle est
un commencement : c’est en etat de passion que le
poete a ecrit le premier vers, tout frivole de violons
et de flutes. Cette cristallisation stendhalienne est
caracteristique, chez Verlaine, de la peinture d’un
etat d’ame. Pour l’apprehension d’une realite objec¬
tive voici Un Dalh'ia, dans le meme recueil, moins
original parce que plus baudelairien. Mais comment
passer sous silence la breve merveille de juin 1872,
au plus fort de ses amours avec Rimbaud, mais au
cours d’une separation passagere :

L’ombre des arbres dans la riviere embrumee


Meurt comme de la fumee
Tandis qu’en l’air, parmi les ramures reelles
Se plaignent les tourterelles.

Combien, 6 voyageur ce paysage bleme


Te mira bleme toi-meme,
Et que tristes pleuraient sous les hautes feuillees
Tes esperances noyees 1 !

Jamais personne, dans la litterature frangaise


(dont la matiere est une langue algebrique, moins

1. Sur la responsabilite, dans ces vers, de Rimbaud qui fit lire


a Verlaine Cyrano de Bergerac, voir l’etude de M. Graaf, Mer-
cure de France, oct. 1954. En effet, ce poeme porte en epigraphe
une citation de Cyrano de Bergerac sur le rossignol qui se con fond
avec son propre reflet.
90 VERLAINE ET RIMBAUD

propre a l’equivoque qu’a 1’equation), n’a pousse a


ce point, ni avec ce succes, l’apprehension du monde
par la description de ses effets, de l’image qui s’en
retrace dans les ondes et dans les cceurs. Jamais le
reflet n’a ete un tel piege a reel. Et jamais poete
de la meme langue ne fut plus eloigne de cette ten¬
tative que Rimbaud qui ecrit, comme s’il langait
un maitre coup de pied dans l’etalage chatoyant
des verreries symbolistes :

Comme je descendais les fleuves impassibles...

Nous concevons l’indignation d’un Banville. On


previent, que diable !
Et ces princesses d’antan, ces « bons chevaliers
casques » qui chevauchent en silence, ces « ombres
opalines » de la Nuit du Walpurgis classique, tous
ces spectres fabuleux et romantiques dont Pauvre
Lelian fait et fera toujours si grande consommation,
le petit Ardennais, le fils de la terre aux legendes les
detestera :

Tout roule avec des mysteres revoltants 1


Des campagnes d’anciens temps...
C’est en ces bords qu’on entend
Les passions mortes des chevaliers errants :
Mats que salubre est le vent 2 !

Et encore :

Legendes ni figures
Ne me desalterent...

1 et 2. Souligne par moi.


OU LA FAUSSE EVASION 91

Ce n’est pas simple difference de gouts, comme


ce qui separe l’auteur de « Venus Anadyomene »
d’un Verlaine toujours et irreductiblement, quoi
qu’il en ait, chantre du « corps feminin qui tant est
tendre». C’est profonde et essentielle opposition
entre ce saturnien — ou plutot ce lunaire — cet
indigene du clair-obscur, et celui qui ne ferme les
yeux que pour « s’offrir au soleil, dieu de feu ». II
ne fait la nuit en lui que pour mieux se faire offrande
a la lumiere. L’un met, pour citer le discours du
frere d’Orgon dans Tartuffe, « le fantome au-des-
sus de la personne » pour mieux apprehender cette
derniere; l’autre fonce dans le brouillard, troue le
monde objectif comme une toile peinte d’apparen-
ces, s’arrete pour scruter l’invisible, puis repart en
titubant a la recherche de ses visions au risque de
« crever dans ce bond ». II n’a que faire de vieilles
legendes et de chevaliers dans le gout des quatre fils
Aymon, ainsi qu’on appelle un massif de son pays,
celui qui fixe les voyelles pour — selon la notation
de Claude-Edmonde Magny — les clouer nues aux
poteaux de couleurs. Et comment s’arreterait-il au
delicat protocole erotique du siege et de la conquete
de l’objet, lui qui n’a que hate de le briser pour en
atteindre l’essence ?
Peu de couples « normaux » realisent, comme ce
« drole de menage », l’harmonie parfaite entre un
pole purement viril et un autre presque aussi pure-
ment feminin. C’est a ce presque que tiendra la dra-
matique evolution de leurs amours. En attendant,
Verlaine peut, a peu de frais, jouer a Anima en face
d’Animus.
92 VERLAINE ET RIMBAUD

Cette ame qui se lamente


En cette plainte dormante,
C’est la notre, n’est-ce pas ?

demande-t-il au fatal bien-aime,

La mienne, dis et la tienne


Dont s’exhale l’humble antienne
Par ce tiede soir, tout bas ?

Mais... Mais quand ce poeme voit le jour, avant


rinstallation rue Camp’ et la serie des «Nuits
d’Hercule », tandis que monte ce lamento si doux,
dans le soir tiede et la plaine dormante, des hurle-
ments et un fracas d’objets brises en couvrent la
musique, 14, rue Nicolet; Verlaine vociferant est
terrasse par son beau-pere, desarme, roue de coups
et pousse dans le « petit jardin» qu’il evoquera
dans un autre poeme inspire du meme Favart1.
On sait, en effet, que ce poeme, et tous ceux des
Ariettes oubliees, sont places sous le signe de Favart.
C’est Rimbaud qui fit connaitre Favart a son ami,
et c’est certainement le plus important apport a
l’inspiration verlainienne jusqu’a celui de Marceline
Desbordes-Valmore (nee a Douai, comme Izambard)
egalement du a Rimbaud. L’epigraphe de Verlaine,
empruntee a Favart :

Le vent dans la plaine


Suspend son haleine

n’est pas sans rappeler la parodie d'Un cceur sous


une soutane :

1. « Le piano que baise une main frele.


OU LA FAUSSE EVASION 93

Dort le zephyr a douce haleine...

C’est sans doute sur le Pleyel dc Mathilde — avant


le depart fracassant de Verlaine pour la rue Camp’
ou en avril de la meme annee 1872, apres la recon¬
ciliation des epoux — que Sivry dechiffra pour son
beau-frere les ariettes de Favart; peut-etre la Ro-
siere de Salency (1765) :

Cet etang — qui s’etend


Dans la plai-aine
Re pete au sein des eaux
Ces verdoyants ormeaux
Oil le pampre s’enchai-aine...

Mais, en meme temps, Verlaine ecrivait des


confessions rimees qui ne verront le jour que beau-
coup plus tard et qu’il ne destinait sans doute pas
plus a l’edition que Hombres; quoique l’obscenite en
fut bannie, l’experience qui les dictait etait trop
sensiblement la meme pour que le prudent gendre
des Maute osat songer a leur publication.
Vers pour etre calomnie et Le Poete et sa Muse,
dont le titre traduit cette obsession de l’anatheme
social sont assurement contemporains des « Ariettes
oubliees » ou meme anterieurs.

La chambre, as-tu garde leurs spectres ridicules...

Si j’incline a croire a I’anteriorite de ce poeme sur


sa date officielle « Mons, 1874 », ce n’est pas en rai-

1. Tout depend de la date a laquelle Rimbaud fit la revelation


de ces « libretti » a Verlaine : soit a Paris, a la Nationale, avant
mars 1872, soit de Charleville apres son retour au foyer familial.
94 VERLAINE ET RIMBAUD

son de cette duplicite presque enfantine qui poussa


toujours Verlaine a camoufler les dates reelles pour
brouiller les pistes, comme il le fit entre autres avec
certains joyaux de Birds in the night, car le sous-
titre rapporte par Charles Donos (Verlaine intime)
est sans equivoque : « En souvenir d’une chambre
louee rue Campagne-Premiere en janvier 1872. »
Non, c’est a cause de l’etrange dessin gribouille au
verso : Verlaine lui-meme est represente « enjam-
bant une claie elevee pour se rapprocher d’une sainte
brebis ». Cette fantaisie qui tient de l’exercice spiri-
tuel et du test psychanalytique ne cadre guere avec
une creation spontanee, mais plutot avec une evo¬
cation, peut-etre une seconde version d’un manus-
crit deja compose, ou du moins d’un poeme deja
congu a l’etat d’ebauche.
Peut-etre existe-t-il une premiere notation per¬
due, ou l’accent n’est point mis sur le sordide de
l’aventure, mais sur son aspect exaltant, vivifiant.
Verlaine, nouveau converti, ne pouvait se laisser
aller a un hymne a l’egard de l’Epoux Infernal; et
pourtant — c’est la tout l’interet psychologique de
ce poeme — le regret perce a travers le denigrement
et mieux encore : le respect de ce qu’il voudrait
mepriser. II n’est pour en juger que les deux der-
niers vers :

Seulc, tu sais ! mais sans doute combien de nuits


De noce auront devirgine leurs nuits depuis !

Lisez bien : il ne s’agissait pas, alors, de bordees


crapuleuses; cet amour etait haut quoi qu’on puisse
dire; nous voila revenus a la « docte Sodome ».
OU LA FAUSSE EVASION 95

C est pourquoi, pour une fois, dans ce poeme dont


la fin contredit nettement le debut et me donne
a croire au remaniement d’un yieux texte, je ne
saurais souscrire a l’accusation d’hypocrisie que tous
ont vu dans les vers :

Qu’on l’entende comme on voudra, ce n’est pas ga,


Vous ne comprenez rien aux choses, bonnes gens...

On ne prete qu’aux riches; mais en l’occurrence,


Pauvre Lelian est parfaitement dans son droit en
affirmant aux autres qu’ils n’y ont rien compris.
« Le monde dit que c’est infame » (Rendez-vous)
proclame un poeme plus tard integre a Hombres;
or comment leur faire comprendre, a tous ces Phi-
listins, ce qu’il tentera de leur exposer, comme un
qui preche dans le desert, dans Explication ? Ce
n’est pas pour rien que, des annees plus tard, ce
dernier poeme aura pour epigraphe les deux vers
susdits, qui ont fait se recrier d’indignation tous
les bons apotres : « II nous croit bien betes ! » et
meme les commentateurs les plus exacts et les plus
intelligents de Verlaine, de Carco a Coulon.
Vers pour etre calomnie est un poeme tout aussi
significatif. II attendit 1884 pour etre publie dans
la Revue Critique, « comme une bravade», dit
Yves Le Dantec. Fi du moyen classique des rimes
feminines; fi de la rime en « ule » quatre fois repe-
tee dans « Le Poete et la Muse » et n’amenant ja¬
mais la triviality attendue; cette fois-ci, pour intro¬
duce l’homosexualite dans la poesie, Verlaine a
invente une technique nouvelle et originale. Ce n’est
pas le sonnet « jambes en Pair » qu’il a utilise pour
96 VERLAINE ET RIMBAUD

la Sappho des « Amies » et ne reprendra que pour


ce «Bon Disciple» saisi par Dullaert; c’est
l’echange des rimes masculines et des rimes femi¬
nines : « sommeil, soleil » rimes masculines du pre¬
mier quatrain deviennent « merveille, eveille » dans
le second; et « lit (substantif), lit (verbe) » du pre¬
mier quatrain, egalement rimes masculines, devien¬
nent rimes feminines dans le second : « plie, folie ».
Les tercets ne garderont, comme particularity, que
d’etre le premier tout masculin et le second tout
feminin.
Le dernier vers :

Vite, eveille-toi. Dis, Fame est immortelle 1 ?

n’est pas sans evoquer la confidence des Illumina¬


tions : « Presque chaque nuit, aussitot endormi, le
pitoyable frere se levait, la bouche pourrie, les yeux
arraches, — tel qu’il se revait ! — et me tirait dans
la salle en hurlant son songe de chagrin idiot. »
Mais peut-etre la presence et la technique de Rim¬
baud sont-elles plus sensibles encore dans cette
deuxieme « Ariette oubliee» qui coincide a quel-
ques jours pres — posterieurs ou anterieurs — avec
le retour de l’initie a Charleville :

Je devine, a travers un murmure

1. Rappelons ce qui le precede :

0 bouche qui rit en songe sur ma bouche


En attendant l’autre rire, plus farouche...

Et encore :

0 regard fertne que la mort fera tel !


OU LA FAUSSE EVASION 97

Le contour subtil des voix ancienncs


Et dans les lueurs musiciennes,
Amour pale, une aurore future !

Deja, dans « Mon reve familier » Verlaine avait


ebauche l’imaginaire visage de rinconnue dont la
voix possede « les inflexions des voix cheres qui se
sont tues »; a savoir, sans doute, celle d’Elisa Mon-
comble et de Lucien Viotti. Cette nostalgie, pour
etre ici moins sentimentale, plus intellectualisee,
n’en est pas moins heureusement exprimee, grace a
une toute nouvelle perspective, grace a l’enrichisse-
ment d’une rencontre : Rimbaud. A travers la me-
lodie tenue de Favart, on pergoit un accent et une
recherche plus virils, un besoin de correspondances
nouvelles; ne serait-ce que ces « lueurs musicien¬
nes » qui n’auraient sans doute pas vu le jour sans
les voyelles colorees. Oui, sans doute, « les parfums,
les couleurs et les sons se repondent » mais jusqu’ici,
et tout baudelairien qu’il fut, Verlaine ne s’en etait
pas avise. De meme, sans doute que sans lui nous
n’aurions jamais eu :

L’etoile a pleure rose au cceur de tes oreilles


L’infini roule blanc de ta nuque a tes reins,
La mer a perle rousse a tes mammes vermeilles
Et l’Homme saigne noir a ton flanc souverain.

Arretons-nous a cette etrange merveille. Est-ce


le corps de Verlaine que chante ici son inventeur ?
Certainement pas; meme si le dernier vers n’etait
pas une indication si precise de feminite, de mater-
nite, les trois premiers, dans leur simple splendeur,
7
98 VERLAINE ET RIMBAUD

expriment l’essence meme de l’attrait exerce par


la femme « la Phame » bouffonne Verlaine qui ne
saurait s’en passer. Comment l’auteur de Venus
Anadyomene a-t-il pu, au debut meme de son expe¬
rience homosexuelle, elaborer ce chant aussi bref
que profond en l’honneur d’un type de beaute qu’il
avait deja bafoue deux fois (Venus, Mes petites
amoureuses) et, Bay ant trouve amer et injurie,
rejete au profit de la « docte Sodome » et de ses
« jeux courageux » ?
Personne n’a repondu a cette question; on pre-
fere ne la point poser; on a pris 1’habitude depuis
trop longtemps d’accepter en bloc le phenomene
Rimbaud et d’admettre que, chez lui, tout est para-
doxe. Voici mon explication : ce poeme est un exer-
cice de la pensee qui, loin de s’appuyer sur une
experience charnelle, recree le reel par un processus
d’imagination analogue a ceux des grands petrar-
quisants, Olivier de Magny ou Maurice Sceve (pour
ne rien dire d’Etienne Durand qui off re tant d’au-
tres ressemblances avec Rimbaud et qui fut roue en
place de Greve). C’est une suggestion qui gene nos
modernes, encore si impregnes de la reaction gi-
dienne qu’ils ne peuvent imaginer qu’on puisse bien
dire que le sable des plages est doux si les pieds nus
n’en ont point tate. Alors que toutes les zones de la
litterature fourmillent d’exemples contraires, que
ce soit Balzac passant furtivement et peu de jours
dans les salons de son temps, et les recreant a la
fagon d’une enorme encyclopedic, ou Jules Verne
descendant dans les grands fonds sous-marins et
s’elevant jusqu’a la lune sans presque jamais quitter
OU LA FAUSSE EVASION 99

son logement de Paris \ (Et pour passer sous silence


le plus puissant roman d’amour du xix° siecle anglais
ecrit par une vierge provinciale qui mourut a vingt-
quatre ans !)
Mais jamais, sans doute, Rimbaud n’aurait pu
resumer en ces quatre vers tout cet aspect cos-
mique de la sexualite qu’il s’efforce peniblement
d’atteindre et effleure par moments1 2 dans les cent
trente vers de Soleil et Chair, s’il n’avait pas ren¬
contre Verlaine le devorateur, le sentimental, l’ogre
famelique, Verlaine, l’auteur des Coquillages:

Celui-ci contrefait la grace


De ton oreille, et celui-la
Ta nuque courte, rose et grasse...

Admirons encore, a cette occasion, la distance


entre les dernieres timidites de l’aine et l’innovation
du plus jeune; Verlaine n’est pas depouille du vieux
processus ronsardisant de la comparaison, et de plus,
comme toujours, il suggere sans designer; le coquil-
lage devient le miroir du sexe feminin. Rimbaud,
« maitre en fantasmagorie », c’est-a-dire plein de
l’esprit de conquete qui fait de Prospero le lieu
geometrique de la magie et du colonialisme (com-
mergant ! colon ! medium!), Rimbaud qui n’a
pas craint de se metamorphoser en bateau pour des-
cendre les fleuves impassibles se gardera bien de
remarquer que Poreille feminine est rose comme si

1. Luc Decaunes a ecrit une pertinente plaquette : Rimbaud,


Jules Verne de la Poesie.
2. C’est la nympbe qui reve, un coude sur son vase
Au beau jeune homv.ie blanc que son onde a presse...
100 VERLAINE ET RIMBAUD

une etoile y avait pleure; fi de ces menagements a


la Tycho Brahe 1 ! Et aussi determine que s’il pre-
nait son absinthe du Tabonrey ou du Delta dans
la compagnie quotidienne, non de Verlaine et de
Forain, mais de l’etoile, de l’infini, de la mer et de
l’Homme, il devoile leurs agissements. En sort (telle
Helene de la lanterne magique de Faust) une Venus
etonnee de vivre sous la plume de celui qui n’en a
que faire.
C’est que Verlaine est passe par la, Verlaine et
son idolatrie villonnesque de « la Phame » au corps
poli, souef et precieux. A la fagon des grands cou¬
turiers pederastes, le couple scandaleux a produit
de celle qu’il rejette une image qui peut passer pour
modele. Mais « fi de ces peines ». D’autres heures
sonnent, et la fuite se prepare. Rimbaud est revenu
a Charleville et Verlaine, l’angoisse au cceur, l’at-
tend pres d’une epouse qui, maintenant, ne peut
plus lui etre precieuse qu’eloignee.

1. Tycho Brahe, astronome du xvT siecle, est considere comme


le premier savant occidental a avoir pose a la base du raison-
nement : « Tout se passe comme si... »
VI

AVRIL-JUILLET 1872. - L’ABSENCE DE RIM¬


BAUD ET L’ENIGME BRETAGNE. — qAVITRI.
- LE SEJOUR A ARRAS; IRENEE DECROIX. —
KIDNAPPING. - NOUVEAU THEME DELIRANT
DE VERLAINE. - CRIMES OU CANULARS ? -
LE « MAUVAIS REVE ». - DE LA DEMENCE A
LA SOTTISE. - DEPART POUR L’ANGLETERRE.

T je 2 avril 1872, Verlaine et Forain, dit « Gavro-


che », s’occupent du demenagement de la rue
Campagne-Premiere. Rimbaud est a Charleville
depuis le debut de fevrier. Mathilde est rentree de
Perigueux. C’est ce que Verlaine appelle « retaper
son menage »; en realite il ne retape rien du tout,
sauf Mathilde. Les scenes de violence ont recom¬
mence; la vie conjugale est un enfer; et Rimbaud,
a qui Verlaine a ecrit qu’il pourrait revenir a Paris
et y prendre un emploi, car il ne peut plus assumer
seul son entretien, a repondu : « Quand vous me
verrez manger positivement de la merde, alors seu-
102 VERLAINE ET RIMBAUD

lement vous lie trouverez plus que je coute trop


cher a nourrir ! »
Forain et Verlaine ont emballe les effets, les gra¬
vures et les petits meubles de la chambre aux murs
coniques, et Verlaine a mis de cote ces deux les-
biennes a la sanguine epinglees a la tete du lit qui
fut le champ de bataille pour nuits d’Hercule.
Forain a promis de trouver bientot « un gite hon-
nete et sur ». Et tandis qu’il est rentre travailler,
son ami a gagne tristement la Closerie des Lilas
d’ou si souvent il raccompagna Arthur presque
incapable de marcher, les nuits des rentrees a quatre
pattes.
Devant son absinthe, il ecrit cette lettre :

Bon ami,
C’est charmant, YAriette oubliee, paroles et musique ! Je
me la suis fait dechiffrer et chanter ! Merci pour ce delicat
envoi !
Quant aux envois dont tu me paries, fais-les par la poste,
toujours a Batignolles, rue Lecluse. Auparavant, informe-toi
du prix du port, et si les sommes te manquent, previens-moi
et je te les enverrai par timbres ou mandats (a Bretagne). Je
m’occuperai tres activement du bazardage et ferai de l’argent...
(Sans doute est-il question de livres a revendre. Arthur
employait souvent ce moyen pour se faire quelques revenus,
comme le montre sa correspondance avec Izambard.)
... Et merci pour ta bonne lettre ! Le petit gargon accepte
la juste fessee, l’ami des crapauds retire tout — et n’ayant
jamais abandonne ton martyre y pense, si possible, avec plus
de ferveur encore et de joie, sais-tu bien, Rimbe.
C’est qa : aime-moi, protege et donne confiance. Etant tres
faible, j’ai tres besoin (sic) de bonte. Et de meme que je ne
t’emmiellerai plus avec mes petit-garqonnades aussi n’emmer-
OU LA FAUSSE EVASION 103

derai-je plus notre venere Pretre dc tout 5a; — et promets-lui


pour bientissimot une yraie lettre, avec dessins et autres belles
goguenettes.
Tu as du depuis d’ailleurs recevoir ma lettre sur pelure
rose et probablement y repondre. Demain j’irai a ma poste
restante habituelle chercher la missive probable et y repondrai.
Mais quand diable commencerons-nous ce chemin de croix —
hein ?

A 1’epoque, les deux amis usaient d’un double


systeme de poste restante. Verlaine se faisait
adresser chez sa mere, rue Lecluse, tous les paquets
(sans doute de livres a revendre) de Rimbaud, et
chez Forain, a l’hotel de Lauzun, toutes les lettres
« touchant les revoirs, prudences, etc. ». (Verlaine,
mai 1872.) C’est de cette fa§on que Verlaine evi-
tait toute incursion de sa femme et de sa belle-
famille dans son courrier avec « le petit ami ».
De son cote, Rimbaud recevait le courrier de Paris
par les bons offices de Bretagne, le « venere
Pretre », (ce qui evitait les indiscretions mater-
nelles). Comme celui-ci voyageait en Lorraine a
ce moment, les reponses de Rimbaud parvenaient
a son adorateur avec un retard qui portait au
comble son inquietude et son amour.
C’est ce qui eclaire certains passages obscurs de
cette lettre. Verlaine etait jaloux de Bretagne, la
lettre a Sivry en fait foi, et il devait lui ecrire per-
sonnellement sous couleur de se tenir au courant
de tout ce qui touchait « Rimbe », ce qui irritait
ce dernier. C’est tres probablement a quoi Ver¬
laine fait allusion dans sa promesse de ne plus...
embeter leur intermediaire par ses « petit-gargon-
104 VERLAINE ET RIMBAUD

nades ». Le terme montre bien ce que Verlaine


redoutait de voir s’etablir, a la faveur de la sepa¬
ration, entre Rimbaud et celui qui devait plus tard
organiser leur fuite. Cette crainte de Verlaine plaide
en faveur de l’hypothese d’un Bretagne jouant au
Valmont de province et envoyant « le petit » a
Paris pour le deniaiser un peu et le voir revenir,
poli et orne par Pinitiation, dans ses bras patients.
Etrange pas de ballet : apres la valse avec Mathilde
et le « cavalier seul » de Rimbaud, tous feux bra-
ques sur lui, Verlaine et Rimbaud dansent et le
premier repousse Mathilde qui s’eloigne, puis lui
court apres et reprend la danse avec elle tandis que
Rimbaud s’eloigne; mais tout en poursuivant la
valse conjugale, Verlaine ne cesse de tourner la tete
vers les coulisses ! Bretagne est invisible; mais on
entend grincer, sur son violon lointain, les « trilles
du Diable ».
Cette lettre appelle d’autres commentaires. La
situation du debut, trop negligee par les biographes
parce qu’elle fut de breve duree, est absolument
retournee et inversee; le petit provincial qui s’invi-
tait humblement chez l’auteur en vogue en se
declarant « moins genant qu’un Zanetto » et
« une petite crasse » est devenu celui qui protege
et donne confiance. De fa^on aussi femelline que
possible, Verlaine met l’accent sur sa faiblesse pour
desarmer le fort : « Etant tres faible, j’ai tres
besoin de tes bontes... » C’est-a-dire qu’il prefere
tout, meme les coups, aux responsabilites. Mais
pourquoi « l’ami des crapauds » ? Sans doute parce
que Carjat avait appele Rimbaud « crapaud » le
jour d une bagarre qu’on a considerablement exa-
OU LA FAUSSE EVASION 105

geree, car la fin d’une autre lettre de Verlaine :


« Feu Carjat t’accole » semble montrer que ce
dernier n’avait pas garde rancune au gamin d’un
geste dicte par l’ivresse.
Le sado-masochisme de Verlaine est ici reduit a
une seule composante, celle du masochisme. Rim¬
baud lointain, peut-etre infidele, il est pret a en
tout subir. « Le petit gargon accepte la juste
fessee », ecrit-il avec une candide impudeur, — et
avec quelle imprudence ! — car le meme Verlaine
qui prend la precaution d’ecrire, un an plus tard
(le 3 juillet 1873) : « Honni soit qui mal y pense »
devant la phrase : « Je t’aimais immensement », se
laisse aller la a une sordide coquetterie qui vaut un
aveu en bonne et due forme; et c’est bien comme
tel que Dullaert l’a pris. Notons, en passant, l’eclai-
rage qu’une telle declaration apporte a l’intimite
Rimbaud-Verlaine; notation que confirment cer-
taines lettres londoniennes a Lepelletier. Et pour
achever la recapitulation des commentaires, n’omet-
tons pas l’indication psychologiquement importante
des multiples italiques que nous retrouvons dans
toutes les lettres de Verlaine; c’est le procede
typique de la voix faible qui crie pour se faire
entendre.
Quelle soumission ravie devant cette vigueur
physique et caracterielle qui est celle de Rimbaud,
cette force dont l’Eglise a fait une vertu cardinale !
La poesie des debuts verlainiens est caracteristique a
cet egard : c’est un partage — pas encore un dechi-
rement — entre, d’une part, la voix meme de l’an-
goisse : « Les sanglots longs... » ou Le Monstre,
106 VERLAINE ET RIMBAUD

Cauche mar, etc. 1 sa meilleure production; et


d’autre part, a l’oppose, un exercice habile et froid
qui traduit les aspirations du poete a ce qu’il vou-
drait etre et ne sera jamais : Qavitri :

Ainsi que Qavitri faisons-nous impassible


Mais, comme elle, dans l’ame, ayons un haut dessein.

Epilogue III:

A nous qui ciselons les mots comme des coupes


Et qui faisons des vers emus tres froidement...

Cette adoration de l’impassibilite qui lui fit, au


debut, choisir les Parnassiens comme compagnons
de route, cette nostalgie d’echapper aux choses du
coeur poursuivra toute sa vie le poete de notre langue
le plus esclave de son coeur, de sa chair et de ses
nerfs. Bien des annees plus tard, il ecrit a
Lepelletier son projet d’un roman tres impassible,
Madame Aubin. Bien qu’il l’appelle ensuite « chaud,
vif, poetique », c’est le sadisme du ton, le recul
entre le createur et l’objet qui le seduit tout d’abord.
Bien entendu, il ne l’ecrira jamais.
C’est la une des raisons profondes de cette humi-
lite dont nous sentons l’accent dans la lettre a
Rimbaud; Rimbaud c’est (Qavitri; sa taciturnite,
son refus hautain de plaire et de conceder, son endu-

1. N’oublions pas le poeme ayant pour titre meme : L’angoisse


et dont un vers a pu etre le point de depart du Bateau Ivre :
« Mon ame pour d’affreux naufrages appareiYLe. » Ni, non plus,
ce passage de Dans les Bois :

Pour moi, nerveux et qu’un remords


Epouvantable et vague afjole sans reldche...
OU LA FAUSSE EVASION 10 7

ranee de jeune Titan, e’est bien la cette « impas¬


sibility » que soutient un haut dessein; tout ce qui
est aussi loin du pauvre Saturnien que la planete
Mars. C’est pourquoi il l’implore et devoile cette
angoisse qu’il a toujours gardee secrete : « Protege,
donne confiance. » Avec le vampirisme des faibles,
Verlaine se croit en droit d’exiger que le fort se
conduise en maitre; ne va-t-il pas jusqu’a insister,
dans une autre lettre proche de celle-ci, de la fagon
suivante :
« Derniere recommandation : des ton retour,
m’empoigner de suite (sic) de fagon a ce qu’aucun
secou'isme — et tu le pourras si bien ! » (Mai 1872.)
Ce mot bizarre, comme Verlaine les affectionnait
par infantilisme et par gout du mystere (par pru¬
dence aussi, parfois) doit signifier « maniere de
secouer », et la phrase s’entendre comme : tu devras
m’empoigner pour me secouer comme je ne l’ai
jamais ete 1. Ce dont Rimbaud, en effet, va se char¬
ger. Sitot de retour a Paris, le 18 mai 1872, son
premier soin est de larder de coups de couteau les
mains et la cuisse de son « protege »; sans doute
represailles pour la proposition qu’a ose faire Ver¬
laine d’un « emploi dans les Assurances ». Celui qui
ecrivait deja a Izambard, le 13 mai 1871 : « Tra-
vailler maintenant, jamais, jamais, je suis en greve »,
ne pouvait que se sentir insulte par l’incomprehen-
sion de Verlaine qu’il mettait sur le compte de l’ava-
rice; peut-etre aussi vengeance d’une jalousie dont
Verlaine avait beau s’excuser, il ne la manifestait
pas moins, et e’etait encore un attentat a la liberte

1. Pour l’emploi repete du mot martyre ou martyrique, allu¬


sion au chemin de croix, etc., voir Appendice.
108 VERLAINE ET RIMBAUD

du dieu. Mais derriere tous ces motifs rationalises,


sinon raisonnables, se cache la sourde puissance de
l’instinct : assouvissement du sadisme de Rimbaud
et du masochisme de Verlaine.
« Mais quel repos, quel delice, chante l’heroine
de VHistoire d’O, que la main d’un maitre qui vous
couche sur un lit de roc. »
Reaction interessante de Verlaine, qui prouve que
son besoin de surcompenser et d’agir en male, s’il
sommeille, est toujours vivace; quand il rentre en
trainant la jambe, il repond aux interrogations de
sa femme qu’il s’est blesse en faisant des armes1 !
Entre toutes les excuses, il choisit la la plus invrai-
semblable, car sa belle-famille sait parfaitement que
la passion de Verlaine pour les armes se reduit a
trimbaler une canne-epee, et a porter, comme
Frangois Villon, « un lingue dans son pantalon »
(dont il pique, etant ivre, Pelletan et Louis Hen-
nique). Cette nostalgie de la virilite representee —
exactement comme dans l’univers enfantin — par
le maniement des armes le poussera a l’achat du
revolver de Bruxelles; et, dans sa vieillesse, au port
du gourdin dont il assommera le pauvre boheme
Brandenbourg 2.
Cette fois-ci, il doit craindre pourtant que le
dernier scandale du « Zanetto » ne revienne aux
oreilles de sa belle-famille et ne lui vaille une nou-

1. Meme attitude « matamoresque » dans son recit menson-


ger de l’affaire Carjat; alors que Rimbaud s’est conduit en petit
truand, mais sans lachete aucune, ne succombant que sous le
nombre, Verlaine pretend avoir desarme Rimbaud et brise sa
canne-epee. En realite, le peintre Michel de l’Hay, qui detestait
Rimbaud, le terrassa et lui arracha son arme.
2. Cf. l’anecdote rapportee par Marcel Cordon dans Verlaine,
poete saturnien.
OU LA FAUSSE EVASION 109

velle evasion de Mathilde; car apres un bref sejour


rue Monsieur-le-Prince et rue Victor-Cousin, Rim¬
baud part pour Arras, chez des amis de Verlaine.
De qui s’agit-il ? Peut-etre de cet Irenee Decroix
que nous n’avons longtemps connu que par un
sonnet des De die aces et dont Delahaye nous apprit
en 1919 qu’il s’agissait d’un compatriote d’Elisa-
Stephanie Verlaine, qui fut libraire et qui regut
souvent le poete en sejours de vacances; ce Decroix
avait vingt-deux ans en 1872. C’est la-bas, flanant
sur les rives du canal ou regardant les fourbouyeres
chevaucher leur ane, pipe au bee, que Rimbaud
ecrivit au dos d’une lettre de Forain le poeme Jeune
Menage et sans doute aussi Age d’or, Fetes de la
faim, O Saisons, 6 chateaux, qui devaient etre plus
tard joints a des textes en prose tres posterieurs
sous le titre Illuminations.
7 juillet 1872. Rimbaud rentre a Paris sans crier
gare. Suit 1’« enlevement » de Verlaine. Que s’est-il
passe ?
II s’est passe que Verlaine — qui creve d’ennui
aupres de sa « princesse Souris » dont la niaiserie
et la frigidite ne se sont pas ameliorees — est
retombe dans ses fantasmes de 1870; il fait du
delire de persecution dont les responsables elus ne
sont pas encore Mathilde et son pere, mais (comme
dans le Proces) de mysterieux agents gouvernemen-
taux qui songent a son arrestation, deux ans apres
la Commune ! Je ne crois pas du tout a la these
de la duplicite qui incite les biographes de Verlaine
a accueillir d’un haussement d’epaules des craintes
aussi extravagantes (on ne pouvait reprocher que
des vetilles a Verlaine, et Nina de Villard, tres serieu-
110 VERLAINE ET RIMBAUD

sement compromise, avait rouvert son salon depuis


six mois en toute securite) et a s’ecrier : « Fable
ridicule ! » Les commentateurs perdent toujours de
vue que Verlaine n’est jamais un etre entierement
conscient et responsable, et qu’a certaines periodes
de sa vie, meme aux moments de sobriete, il agit
comme sous l’empire de la boisson, parce qu’il est
en proie a la nevrose qu’il essaie d’oublier en buvant
et qu’il exacerbe, par ce moyen, ce que la naive
Mathilde appelle delirium tremens. Si Verlaine avait
vecu a notre epoque, sa femme aurait pense au
psychiatre avant de penser a l’avocat. Certaines
periodes de sa vie sont caracteristiques de ces mani¬
festations morbides : non plus agressivite et delire
sadique, qu’on met tout de suite sur le compte de
l’ivresse, mais mythomanie, terreurs irraisonnees,
hantise de la persecution, sombre abattement1.
II appert que Verlaine est sincere, hysterique-
ment sincere, quand il se croit traque et menace
d’arrestation en 1872. Plus tard, il en jouera oppor-
tunement, c’est vrai2 !

1. Je crois que ce qui a servi de garde-fou a Verlaine pour


ne pas rouler aux abimes de la demence, c’est d’une part la crea¬
tion poetique et de l’autre la joie si variee qu’il tirait de la
sexualite. C’est la raison de cette joyeuse humeur toujours prete
chez lui a succeder au desespoir.
2. J’ai decouvert a Corbion, oil je m'etais rendue pour ela-
borer mon livre sur Rimbaud, une hilarante brochure du syndicat
d’initiative expliquant que Corbion s’honorait d'avoir donne asile
au « grand poete frangais, Paul Verlaine, traque dans son pays »
au bord du ruisseau-frontiere, dans la « Masure aux couleuvres ».
En realite, en 1885, Verlaine etait interdit de sejour en Belgique
et se refugia la pour vivre aux crochets du cure, D. Dewez, un
ami d’enfance; son choix d’une masure pres du ruisseau-frontiere
qu’il justifiait « pour etre plus pres de mon ingrate patrie »
provenait d’une precaution cocasse : pouvoir eventuellement fran-
chir le ruisseau rapidement si la supercherie etait decouverte !
OU LA FAUSSE EVASION 111

Pourquoi ces obsessions ? En raison du conflit qui


atteint son point le plus aigu : Rimbaud, ou
Mathilde ? II ne peut choisir, ou plutot il croit
impossible le choix de Rimbaud; quand il l’aura pu
faire, et avec quelle joie ! ce sera pour s’apercevoir
que Mathilde aussi lui est necessaire. Pour le
moment, Rimbaud est loin, et quoique plus tran-
quille sur sa fidelite puisqu’il n’est plus dans la
meme ville que Bretagne, Verlaine s’interroge,
dechire : il va revenir, et alors, que faire ? Que
devenir, mon Dieu ? L’ecceurante routine a repris :
le bureau (la « Lloyd » beige), le foyer... Les brail-
lements du nourrisson, la calotte de drap d’or du
« vieux birbe », et la nuit : « Creature de bois ! »
Plus de passionnants entretiens sur Favart et la
voyance, plus de lectures de merveilleux poemes,
« prieres » et autres. Le reseau des « Vilains Bons-
hommes » s’effiloche, et d’ailleurs pour ce qu’on y
entend comme vers !

On dirait des soldats d’Aggripa d’Aubigne


Alignes au cordeau par Philibert Delorme...

Sous les balcons fleuris des vertes promenades,


Entendez-vous le bruit des molles serenades* 1 ?

Ce n’etait guere superieur a ce que commettait


Mathilde Maute, du temps ou elle etait jeune fille !

(Corbion y croit encore.) N’est-il pas merveilleux d’evoquer Ver¬


laine un pied de chaque cote de la frontiere, comme Chariot
dans « Le Pelerin ?
1. Le premier distique est tire du poeme que Rimbaud inter-
rompait en evoquant les manes de Cambronne, le soir de la
bagarre Carjat; le second, d’une comedie hispanisante en un acte
d’Elzear, « L’homme au tube » du Coin de Table.
112 VERLAINE ET RIMBAUD

C’est dans ces conditions de frustration intellec-


tuelle et charnelle (car on suppose bien que la froi-
deur de Mathilde n’etait pas pour raccommoder le
menage) que Verlaine vit, un bgau jour d’ete, surgir
l’ami elu.
Ici, Rimbaud obeit a Verlaine puisque ll lui com-
mande. II l’oblige a le suivre. C’est tout ce que veut
Verlaine : etre oblige, force. Son pere, tendre jus-
qu’a la niaiserie, n’a jamais ete Paine despotique,
le rival contre lequel l’adolescent se heurte pour
devenir adulte a son tour; il a toujours manque a
Pauvre Lelian ce rocher pour affronter sa lame;
faute de quoi, au lieu de se briser et de se reformer
— comme Rimbaud contre sa mere — il s’est
epandu, fluant et sans contours, et cherche avec
anxiete quels rivages le contiendront et l’empeche-
ront de suivre des pentes qu’il pressent fatales. C’est
Rimbaud, son cadet, qui va etre pour lui l’homme-
pere, comme plus tard Letinois sera l’homme-fils.
Mais, il faut insister la-dessus, si fortes que soient
les raisons qu’a Verlaine de suivre celui dont il se
veut disciple, il ne l’aurait pas si facilement et si
rapidement accompagne, sans meme remonter
prendre un peu de linge ou laisser un mot d’adieu,
s’il ne s’etait pas forge cette fantastique histoire de
persecution politique anterieure a la soudaine appa¬
rition de Rimbaud. Il aime Mathilde, ou plutot son
image — non sa compagnie.
Et Rimbaud ? Pourquoi est-il revenu chercher
son compere ? Pourquoi ne part-il pas seul sur les
routes comme il en a l’habitude ? On donne en
general — et pas seulement en cette circonstance,
nous le verrons — l’explication la plus basse, celle
OU LA FAUSSE EVASION 113

qui est le moins en rapport avec le caractere d’un


Rimbaud : l’interet. Arthur a besoin d’argent pour
voyager; il va chercher ce vieux Paul, dont la mere
a un petit pecule — deja ecorne — afin de le traire
comme une vache a lait. Quelle sottise, et quelle
meconnaissance d’un personnage dont on a voulu
faire par ailleurs un mystique inconscicmment
chretien, un devin, un visionnaire a la sauce hin-
doue, que sais-je ? Jusqu’au depart pour Chypre,
vestibule de l’aventure Harrar, l’etre le plus insou-
cieux du confort materiel et le moins interesse qui
existe est Arthur Rimbaud; que ce soit ou non une
forme, encore, d’opposition a l’avarice de la mere,
le fait est la; confortablement installe chez les
Maute, il refuse de se laver au point de devenir
pouilleux, va dormir sur le pave de la cour, puis
se fait chasser successivement de chez Gill, Ban-
ville et Cabaner. Il s’interesse au haschich, mais
dedaigne le pain quotidien et insulte tous ceux qu’il
pourrait si aisement parasiter, de Cros a Lepelletier;
meme cette cotisation de trois francs par jour qu’il
n’a qu’a recevoir sans remercier, puisqu’elle est don
de la collectivite, il n’a de cesse qu’il ne l’ait perdue
par ses violences et ses excentricites. Et voila le
gargon qu’on veut nous representer comme capable
de trafiquer de ses charmes pour se faire payer le
wagon et le paquebot, lui qui sait si bien allonger
ses « semelles de vent » ! Allons done ! Il n’est que
de relire la Saison en Enfer : « Sans me servir pour
vivre meme de mon corps, j’ai vecu partout. »
Si done Rimbaud revient a Verlaine, e’est parce
qu’il veut sa compagnie et consent a devenir ce
maitre exigeant et sur que l’autre reclame. Lui qui
8
114 VERLAINE ET RIMBAUD

n’a jamais songe a fonder une secte ou une eglise


fait a Paul le don le plus precieux, qu’il ne renou-
vellera jamais : l’initiation a ce qu’il commence a
peine a decouvrir lui-meme. II veut lui viser son
passeport de fils du soleil. Comme la Seraphita de
Balzac (qui, tour a tour elle aussi, est male et
femelle) c’est vers les cimes qu’il veut guider la
Vierge Folle, et c’est le plus serieusement du monde
qu’il ecrira un jour cette phrase qui a fait s’etran-
gler d’indignation tant de biographes : « Songe un
peu a ce que tu etais avant de me connaitre. »
Rimbaud a aime Verlaine; c’est un fait qu’on
oublie trop souvent, en mettant l’accent sur l’amour
de Verlaine pour Rimbaud. Rimbaud a plus fait
pour Verlaine que pour aucune creature humaine, de
toute sa vie. Selon son ethique qui prend le contre-
pied de la morale courante (la morale de sa mere),
il lui est peut-etre reconnaissant, non pas de l’avoir
fait venir dans ce Paris qui l’a si profondement degu,
mais de l’avoir ce que le monde appellerait perverti.
Initiation pour initiation. Mais a ces raisons argu-
mentees, conscientes, a l’admiration que garde
Rimbaud pour le seul Verlaine parmi tous ces pan¬
tins des lettres se joignent les autres motifs plus
obscurs, plus irrationnels, plus profonds, qui sont
a la base de tout amour, quel qu’il soit, le « parce
que c’etait lui, parce que c’etait moi » de Montaigne
(qui designe egalement le choix d’un homme par
un autre). Motifs assez puissants pour que Rimbaud
passe, lui, le fou de couleurs et de formes, sur la
laideur du pitoyable frere, sur sa veulerie, sur la
bassesse de sa concupiscence envers tous et toutes.
Ou peut-etre meme tous ces torts deviennent-ils
OU LA FAUSSE EVASION 115

merites aux yeux de Rimbaud quc touche une telle


detresse, l’ostracisme que le monde porte contre
tous ces traits deplaisants; c’est par tant de fai-
blesses que le plus jeune des deux poetes regne en
maitre absolu sur l’ex-satanique docteur.
II fallait d’ailleurs en venir la, de toute maniere !
Suppose-t-on ce qui se serait passe si Rimbaud n’etait
pas venu chercher Verlaine, ce 7 juillet ? Le jeune
Ardennais vagabond eut, de toute maniere, repris la
route un jour ou l’autre; Verlaine... ma foi, j’incline
a croire avec Francois Porche et avec Marcel Coulon
que Verlaine eut fort bien pu en venir au meurtre
de Mathilde. Cette idee fixe qu’il commence a deve-
lopper un peu apres le depart de Rimbaud pour
Arras ne correspond-elle pas, en sus de tout ce que
nous avons expose, a traduire symboliquement sa
crainte de tuer Mathilde et d’etre emprisonne
comme criminel ? La petite dinde ecrit tranquille-
ment dans ses Memoires que chaque soir, pendant
plusieurs mois, sa vie fut en danger.

Ce fut un mari comme on en rencontre aux barrieres...

Mais avouer qu’on tremble devant un conjoint


alcoolique comme une vulgaire epouse d’ouvrier,
fi done ! Les crises de desespoir de Verlaine implo-
rant son pardon quand il retrouve sa raison n’ont
jamais decille les yeux de Mathilde et ne lui ont
pas fait pressentir quel drame vivait son mari. C’est
pourquoi elle a expose tant de fois Paul a devenir
un assassin. Pas une seconde elle n’a realise, en ecri-
vant ses Memoires, que Rimbaud lui avait sans doute
sauve la vie en emmenant avec lui, ce 7 juillet 1872,
116 VERLAINE ET RIMBAUD

celui qui essayait de Petrangler, lui fendait la levre


et brulait ses cheveux.
Meme si Verlaine n’avait pas tue Mathilde, il
l’aurait astreinte en fin de compte a la separation
et aurait abandonne son insipide travail de bura-
liste qui ne lui assurait meme pas l’independance
vis-a-vis de sa belle-famille; il n’en aurait que bu
davantage et serait sans doute tombe dans une cra-
pule qui n’a eu que ses restes, alors que son genie
avait donne tous ses fruits. C’est pourquoi il etait
souhaitable, pour ainsi dire fatalement, que Rim¬
baud et Verlaine prissent la route ensemble a ce
moment de leur vie; que pouvaient-ils faire de
mieux ? Deux genies qui n’ont meme pas des condi¬
tions de vie d’adultes, qui sont encore traites en
enfants par la place que la societe leur fait en son
sein : Rimbaud, demuni de tout sauf de chefs-
d’oeuvre et ne pouvant echapper a sa mere que par
le consentement a une « sobriete surnaturelle » en
vivant aussi mal qu’un mendiant, et ne pouvant
travailler sans compromettre sa moisson interieure,
done oblige de vivre aux crochets de quelqu’un;
Verlaine, soumis a un rythme de vie qui l’excede
entre un bureau absurde et une famille plus absurde
encore oil, tout marie et pere de famille qu’il soit,
il se voit questionne severement s’il ne rentre pas
a l’heure pour manger1; n’y a-t-il pas la de quoi

I. Mathilde, qui accumule pele-mele les griefs les plus effrayants


et les vetilles sans importance, insere entre deux recits de coups
et blessures le fait que Verlaine, posant pour Fantin-Latour avec
Rimbaud et rentrant a des heures indues, M. Maute lui demande
s’il ne peut pas rentrer a l’heure ou la famille se met a table ?
Elle parle avec scandale du mensonge de Verlaine inventant une
histoire d’eclairage ! Lepelletier et Verlaine, declare-t-elle ont eu
OU LA FAUSSE EVASION 117

enrager jusqu’a la demence des etres qui se sentent,


selon le mot de Gcethe, semblables a Gulliver
enchaine par ce qui est petit ?
C’est, a notre avis, la clef de l’aventure Rimbaud-
Verlaine; quand on contrarie la croissance d’une
plante particulierement vivace, elle pousse de tra-
vers et affecte des formes etranges. Cros, victime
d’une semblable meconnaissance de sa societe et de
son temps, servi par une heredite moins chargee,
reagit par l’humour, cherche a edifier un bonheur
familial, et acheve tout de meme sa vie dans un
demi-alcoolisme. La severite du jugement porte
contre le comportement antisocial des etres d’excep-
tion s’est prolonge bien au-dela de la generation
des Rimbaud, des Verlaine et des Cros. La plupart
des biographes de l’entre-deux-guerres sont signifi-
catifs a cet egard; et pourtant, le conflit mondial
de 1914, la generation surrealiste, la decadence de
l’etalon-or « et de son fils aine, le sens moral » pour
citer le seul bon livre de Paul Morand, Bouddha
vivant, etaient passes sur ces fredaines ! Eh bien, des
commentateurs aussi intelligents que Francois Por-
che (pour ne parler que de lui) en sont encore a se
scandaliser des sevices conjugaux d’un Verlaine * 1 et
a juger effrayantes les gamineries et les provocations
pueriles d’Arthur Rimbaud a Paris : la chemise a
poux, le coup de canne-epee a Carjat, le bock
vitriole font encore a ce moment-la au fils de Vale-

le tort de presenter M. Maute comme un homme insignifiant;


au contraire, dans la maison de la rue Nicolet, tout le monde
lui obeissait, il reglait tout, regentait tout... De [’humiliation de
Verlaine a subir cette sujetion, pas un mot.
1. Par reaction, Carco se montre beaucoup trop partial a legard
de Mathilde contre qui il s’indigne bien gratuitement.
118 VERLAINE ET RIMBAUD

rie une reputation de petite frappe et d’Alphonse.


Si celebres et admires que soient les deux poetes, on
« les separe des hommes », declare-t-on; a savoir
que d’une part il existe « deux merveilleux artistes »
et de l’autre deux « personnages peu recomman-
dables » ! Le manuel de litterature qui fut le notre
a la preparation du bachot declare que Ton doit
ecouter la musique de Verlaine... en fermant les
yeux sur le musicien (sic) 1. C’est exactement tom-
ber dans le dualisme mythique d’un Verlaine n’ar-
rivant pas a realiser que la muse de la Bonne Chan¬
son et cette petite bourgeoise assommante sont la
seule et meme personne !
Le besoin vital d’evasion et de liberte qui anime
les deux comperes explose des leur arrivee a Arras,
en un canular de collegiens; la petite comedie des
bandits evades correspond fort bien, symbolique-
ment, a leur etat d’esprit a ce moment-la. Rim¬
baud est un eternel inquiet qui retrouve sa patrie,
le trimard, et Verlaine un faible etouffe de con-
traintes qui fait le bureau buissonnier. C’est en
enfants qu’on les a traites, c’est en enfants qu’ils
reagissent. Mais n’omettons pas de souligner au pas¬
sage le choix de la farce : l’evasion d’une prison, le
crime, le complot... Voila bien les themes obses-
sionnels de Verlaine ! Pourquoi cherche-t-il tant a
se faire arreter ? Lui, le pseudo-traque pour agita¬
tion politique (agitation assise, et en manchettes de
lustrine !) lui qui devrait eviter comme la peste

1. Manuel Desgranges. — Verlaine lui-meme s’est gausse de


cette discrimination :

Le poete, tres cbic, I’homme une sale bete;


Voyez-vous ce monsieur qui me coupait en deux!
OU LA FAUSSE EVASION 119

de narguer les autorites ! II semble qu’il ne respire


tout a fait bien que dans ce cabinet de magistrat a
l’Hotel de Ville ou, a un juge a faux-toupet et
favoris Louis-Philippe, il exhibe ses papiers en le
prenant de tres haut et en criant qu’il a « opte
pour la France ». Et si la Belgique le signalait a
Paris ?
L’attitude de Rimbaud est moins nevrotique; il
s’amuse d’aussi bon coeur qu’avec Delahaye, il pleure
de vraies larmes (cette faculte de commander a son
corps eblouit Verlaine) et joue au jeune homme de
bonne famille entraine Dieu sait oil avec un tel
talent que la Magistrature s’attendrit. C’est pour-
tant la deuxieme fois qu’il a affaire a la police dans
une gare : la premiere fois, cela se termina a Mazas
oil il connut ses premiers poux. Jamais deux sans
trois ! Mais il ignore, pendant que les deux poetes
s’offrent cette pinte de bon sang, qu’a la troisieme
fois l’un aura fait arreter l’autre comme assassin.
Les biographes horrifies ou simplement desappro-
bateurs, du genre : « Quel dommage ! Deux tels
poetes ! » que ne compensent point, mais qu’equi-
librent les hagiographes delirants (qu’il s’agisse de
Paterne ou des surrealistes !) ne se sont jamais
arretes sur l’aspect farceur et anodin des griefs faits
a l’un et a l’autre des Fils du Soleil (l’un en exercice,
si j’ose dire, l’autre candidat) si ce n’est pour deplo-
rer le sens nevrotique d’une tentative comme celle
de Verlaine pour prolonger son adolescence. Nous
ne remettrons certes pas en doute ce point-la, puis-
que nous nous attachons a degager de Verlaine ce
qu’il presente de particulierement pathologique, en
dehors meme des actes dus a l’alcoolisme; mais chez
120 VERLAINE ET RIMBAUD

Rimbaud, qui est encore physiologiquement un


enfant en depit de sa croissance extraordinaire et
d’un genie dont le processus est lie a ce develop-
pement physiologique, les canulars un peu roides,
les exces de langage et les excentricites ont ete etu-
dies comme etant le fait d’un adulte. Certes, s il
s’agissait mettons de Charles Cros, le seul poete
valable de cette pleiade de nains, les memes faits
requerraient un tout autre langage; mais avec
Arthur Rimbaud, on reste toujours en dega, on est
toujours au-dessus ou au-dessous de la verite; et rien
n’est plus comique que l’indignation vertueuse des
uns — meme parmi ses admirateurs — si ce n’est
l’exaltation reactionnelle des autres qui mettront
l’accent avec defi, avec ivresse, sur des broutilles
comme ces circonstances dont nous traitons, celles
du fameux depart de juillet 1872.
En a-t-on fait, des histoires, autour de cette arres-
tation a Arras, de ce retour si bref a Paris ou les
deux comperes reprennent le train sans rassurer,
les monstres, la bonne Mme Stephanie qui se
griffe le visage 1 rue Lecluse, ni Mathilde qui attend
sa tisane rue Nicolet ! A moins qu’on ne chante
un los en l’honneur de ces deux extraordinaires
immoralistes qui renversent les us et coutumes du
siecle et foulent aux pieds l’esprit de famille !
Comme si toute cette affaire meritait cet exces
d’honneur ou cette indignite ! Deux gargons de
vingt-neuf et dix-huit ans dont la valeur depasse
la commune mesure et qui etouffent dans la medio-
crite ont decide de se donner de Pair. Ils partent

1. Memoires de Mathilde Verlaine.


OU LA FAUSSE EVASION 121

sans prevenir personne. Est-ce la un crime ou un


haut fait ? Poser la question, c’est y repondre.
« Mais il s’agit de Verlaine et de Rimbaud : deux
genies, et deux homosexuels... » Ah ! c’est la bien
autre chose; bon pour cela; n’etaient-ils done rien
d’autre ? Si le cuivrc s’eveillc clairon, il n’y a rien
de sa faute.
Les voila a Charleville chez Bretagne ou la mytho-
manie de Verlaine se donne libre cours; oubliant
qu'il accompagnait Arthur a Arras pour rechercher
son leger bagage chez l’ami Irenee et poursuivre
ensuite ce voyage de plaisance, il revient a son idee
fixe d’arrestation pour action politique, reclame une
carriole afin de franchir clandestinement la fron-
tiere... Oh! la vie d’aventures qiii existe dans les
livres d’enfants, j’ai taut souffert, me la donneras-
tu ? Et Bretagne l’extraordinaire accepte son role
dans cet opera de la soif — de la soif d’aventures;
et il pousse, sous la fenetre d’un voiturier quel-
conque, cette incantation devenue aussi presque
celebre qu’Anne, ma sceur Anne, ne vois-tu rien
venir :
— Elola, pere Jean, attelle ta bete de l’Apoca-
lypse, j’ai la deux pretres de mes amis qui veulent
passer la frontiere !
La volonte na’ivement sacrilege du rat-de-cave
est bien dans le gout de l’anticlericalisme de l’epoque,
toute comme Un coeur sous line soutane. Bretagne
se proclame farouchement jacobin; le moins qu’on
puisse dire, c’est qu’il est aux antipodes du voltai-
rianisme avec son gout pour l’occultisme, auquel l’a
mene precisement cette passion du sacrilege lie a
l’anticlericalisme jacobin. Voila une des revanches
122 VERLAINE ET RIMBAUD

les plus classiques de la « bondieuserie » ! Elle nour-


rit contre elle, en son sein, plus d’Alister Crowley
que de Diderot1.
Un autre aspect interessant du personnage, c’est
cette joyeuse complicity. II ne semble pas un instant
que Bretagne ait rendu a Verlaine la jalousie dont
il fut l’objet. Qu’il ait ete l’initiateur de Rimbaud,
ou qu’il ait ramasse les restes de Verlaine, ou que
son role se soit borne a celui d’un proxenete 2, d’un
voyeur intellectuel, il parait aussi satisfait de la
tournure des evenements que Verlaine est tendu,
anxieux. Difference entre le libertinage et l’amour
sincere ? Ou bien le vice de Bretagne fut-il surtout
celui, bien litteraire, de s’identifier — Lui, le Venere
Pretre ! — a ce curieux moine medieval qui fut
excommunie pour avoir marie des hommes3 ?
La frontiere est passee avant le lever du soleil.
Outre la somme extorquee a Stephanie, les deux
complices possedent une montre en argent et une
guitare dont Bretagne leur a fait don au moment
ou la « Bete de l’Apocalypse » prenait le trot.
M. Maute est a la Morgue, soucieux de ne voir a
aucun refroidi le visage mongolo’ide de son gendre,

1. J’avais deja ecrit ces lignes quand j’ai decouvert cette re¬
flexion dans une etude de M. Graaf sur Rimbaud et Verlaine,
debiteurs de Cyrano de Bergerac : « Il est curieux de constater
une fois de plus que ce courant souterrain a ete stimule par des
esprits libertins et athees tels le Hollandais Balthasar Becker et,
avant lui, le Frangais Cyrano de Bergerac. » (Alercure de France,
ler octobre 1954.)
2. Bretagne etait, dans ses recherches occultes, un curieux du
culte d’Heliogobale. Verlaine a fait allusion a ce dernier dans les
Poemes Saturniens. Peut-etre la lettre de recommandation de
Bretagne, en 1871, comportait-elle quelques allusions insidieuses
a cet empereur de 1’age de Rimbaud ?
3. Cf. le Crapouillot, sept. 1956.
OU LA FAUSSE EVASION 123

quand Mathilde regoit le petit mot, digne de Tar-


tuffe, de son epoux en goguette : « Ma pauvre
Mathilde, n’aie pas de chagrin, ne pleure pas, je
fais un mauvais reve... »
Ce « mauvais reve » vaut les « chastes char-
milles » du poeme cite plus haut !

Gares prochaines
Gais chemins grands,
Quelles aubaines,
Bons Juifs errants !

De Rimbaud, bien longtemps plus tard, ce sou¬


venir qui frole de l’aile une lyre oil rien de senti¬
mental ne chante :
« ... des dunes illustrees de chaudes fleurs et de
bacchanales... » (Promontoires.) « Pendant que les
fonds publics s’ecoulent en fetes de fraternite, il
sonne une cloche de feu rose dans les nuages. »
(Phrases.) Et encore :

Est-elle aimee ? Aux premieres heures bleues


Se detruira-t-elle comme les fleurs feues...

Feux d’artifice, fetes de nuit, ducasse ! Oui,


certes, Verlaine nous seduirait davantage s’il ne cher-
chait pas toujours a garder son gateau et a le man¬
ger. Mais serait-il alors, a ce point, le poete du
contourne plutot que du designe, du clair-obscur
retranche au jour solaire ? Aussi ecrit-il a sa femme
qu’il cauchemarde, pour pouvoir introduire : « Ne
pleure pas, je reviendrai ! »
Ce mauvais reve le mene, hilare et ivre de liberte,
124 VERLAINE ET RIMBAUD

avec le compagnon qui cherche le lieu et la formule,


sur la route de Walcourt que l’ete fait poudroyer,
a Thy-le-Chateau et Nalinnes la delicate, puis par
les bois de Jalmioux oil court encore le chevreuil
jusqu’a Charleroi qui « bruit comme des sistres »,
paysage brutal de forges et de bouges. Suivez le
guide ! Les guinguettes et les auberges jalonnent ce
chemin : Genappe, Waterloo au monticule surmonte
d’un lion, 6 souvenirs de Hugo ! la foret de Soignes :
des frondaisons splendides, de longues perspectives
qui s’ouvrent comme devant un carrosse. Arret :
Bruxelles. Bruxelles, sa banlieue, sa kermesse. Devant
les chevaux de bois, comme devant le lion de Water¬
loo, Verlaine evoque encore le pere « la-bas dans
l’ile » et murmure :

Par Saint-Gille
Viens-nous-en,
Mon agile
Alezan.

Calembour de titi parisien, autant que retour aux


sources du terroir : le champ de foire s’appelle Saint-
Gilles. Et devant les « alezans » de bois, Verlaine
note immediatement ce qui deviendra un de ses
plus celebres poemes. Tandis que devant les visages
feminins qui dansent entre les estaminets, Teniers,
Rembrandt et Breughels descendus de leur cadre,
Rimbaud enregistre :
« A une fete, dans une cite du Nord, j’ai ren¬
contre les femmes de tous les anciens peintres. »
La banlieue, vers les bois de la Cambre : un ruis-
OU LA FAUSSE EVASION 125

seau alimente l’etang, les kiosques retroussent les


coins de leurs toits :
« La cascade sonne derriere les huttes d’opera-
comique. Des girandoles se prolongent dans des ver¬
gers et des allees voisines du meandre... Chinoises
de Boucher h » C’est la lune de miel : « Quels bons
bras, quelle belle heure 1 2... »
La guitare de Bretagne doit etre vendue, car
Rimbaud s’habille de neuf des pieds a la tete, tout
de velours. Comme Charles Sivry. Verlaine ren¬
contre a point nomme d’authentiques proscrits, dont
Cavelier, dit Pipe-en-Bois, un Communard; un pur,
celui-la 3. II n’en faut pas plus pour qu’il se sou-
vienne qu’il est, lui aussi, un persecute; et le pequet
poussant le faro, Verlaine decide d’ecrire un livre
sur la Commune. Le « rire a la muette » que devait
avoir Rimbaud en de tels moments ! Mais les
palabres hero'iques et les delices de Capoue, le nou-
vel apparat vestimentaire de « Rimbe », tout cet
ensemble va pousser Verlaine a ecrire la plus etrange
de ses lettres a Mathilde : « Rimbaud est vetu de
velours comme un simple Sivry et il a beaucoup de
succes a Bruxelles et serait tres heureux de t’avoir
avec nous... » L’idee d’un menage a trois oil ce ne

1. Peut-etre est-ce un souvenir de cette notation de Rimbaud


que ce depart d’un poeme de Parallelement: « C’est une laide
de Boucher... »
2. A verser au dossier de ce fugace bonheur cette note d’un
policier qu’il faut lire avec l’accent beige pour la mieux savourer :
« On a vu les deux amants a Bruxelles pratiquer ouvertement
leurs amours. » Savez-vous ! (A. Martin : « Verlaine et Rim¬
baud », Nouvelle Revue Frangaise, pp. 206 et suivantes.)
3. Mon oncle Alcide Bardin qui vecut a ses cotes les journees
de la Commune ne tarit pas d’eloges sur sa generosjte, son cou¬
rage et sa gaiete, dans la correspondance qu’il entretint de Suisse
avec ma grand-mere maternelle alors toute jeune fille.
126 VERLAINE ET RIMBAUD

serait pas la femme que les deux hommes partage-


raient semble etre venue a l’epoux de celle qui n’est
pas encore « la princesse Souris ». II en profite pour
demander a sa femme le linge, les habits, livres et
papiers dont il a besoin; et, inconscient jusqu’au
bout (mais a quel point cette inconscience n’est-elle
pas un desir inavoue de se trahir, de cesser « le
cauchemar d’une incessante mise en scene » ?) il
pousse Mathilde a chercher La Chasse Spirituelle
dans le meme secretaire oil il a cache la correspon-
dance secrete de Rimbaud.
Etait-ce la peine de recevoir son courrier chez
Forain pour l’exposer a cette decouverte ? Sans
l’insouciance — ou la mauvaise foi — de Verlaine,
nous ne deplorerions pas aujourd’hui la perte ines¬
timable d’une cinquantaine de lettres d’amour dont
le temoignage de Mathilde a sauve, seules, quatre
lignes scatologiques. Mais le dialogue de sourds
continue. Verlaine ne peut choisir, il veut deux
situations a la fois : etre l’epoux-maitre de Mathilde
et Pamant-disciple de Rimbaud; Mathilde, elle, ne
veut qu’une chose : son mari ! Elle persiste, contre
toute vraisemblance — et, a sa decharge, il faut
observer qu’elle croit sur ce point ses parents — a
s’imaginer que si Rimbaud s’eloigne Verlaine rede-
viendra sobre et « gentil ». Il fait allusion dans sa
lettre a un menage a trois; elle ne retient que ce
projet, on ne peut plus mythique, d’ecrire un livre
sur la Commune; et voila ce qu’elle trouve a lui
proposer : partir pour la Nouvelle-Guinee, chercher
le temoignage des deportes... Ne retrouveraient-ils
pas la-bas la bonne Vierge Rouge, qui fut le pro-
fesseur de la jeune Maute ?
OU LA FAUSSE EVASION 12 7

Si elle n’etait pas si niaise, Mathilde nous parai-


trait infiniment touchante en ce moment oil elle
envisage d’abandonner son elegant appartement de
la rue Nicolet, ses parents, son pays et toute espece
de confort pour suivre — n’est-ce pas la le Devoir ?
— cette brute alcoolique qui l’a battue et a manque
la tuer, et aupres de qui elle ne goute meme pas de
plaisir. Son heroisme touche d’ailleurs a une incon¬
science un peu effrayante; elle ne se pose pas la
question de la sante de son petit Georges qui pour-
rait patir sous ces cieux lointains ou de son pere,
age, qu’elle risquerait de ne pas revoir. De la meme
maniere qu’elle est allee chercher sa belle-mere
malgre son jeune age et sa grossesse, passant entre les
feux des barricades, elle part pour Bruxelles. Et
comme une si jeune femme ne saurait voyager seule,
sa mere l’accompagne. Du reste, Paul aime et res-
pecte sa belle-mere a qui il a dedie, etrangement,
une sorte de culte, alors qu’il hait son beau-pere 1.
Pourquoi Mathilde ne se conduisit-elle pas tou-
jours aussi simplement et humainement qu’en cet
apres-midi de Bruxelles ? Lorsque son mari entre
dans la chambre de l’hotel, elle se refugie dans ses
bras en pleurant et en le suppliant de revenir avec
elle. C’est tout ce que Verlaine demande a la « petite
epouse » : une faiblesse qui le rende fort. Il ne
semble pas que, cette fois-ci, « la creature fut de

1. Je ne crois pas qu’il faille se poser la question de « relations


coupables » entre Verlaine et la digne Mme Maute, comme cer¬
tains 1’ont fait. Je pense que la clef du mystere se trouve dans ce
vers : « Elle n’aimait pas que par vous je souffrisse. » Mme Maute,
penetree des prejuges de l’epoque, prechait a sa fille patience et
resignation; c’est la ce que traduit Verlaine pour qui les simples
efforts tentes par la victime pour lui echapper sont autant d’hor-
ribles mefaits, a l’epoque ou il ecrit ce vers.
128 VERLAINE ET RIMBAUD

bois » et elle ne donna point ses baisers « comme


un enfant donne des noix ». Au pays des Canaques,
parmi les formats de la Commune, il n’y a certes
point d’« empois a moustaches » ni de « faux-cols
droits »... Et pourtant, Mathilde consent a s’y
rendre, pourvu que ce soit avec son ex-bourreau.
Tant de sens du devoir se presente comme l’amour,
et ne peut que toucher Paul. Parmi les invraisem-
blables reproches dont il accablera plus tard l’inno-
cente, un unique poeme resonne avec une note juste
et tres pure, celui du renouveau de l’espoir et de
la vieille deception :

Vous etiez au lit, comme fatiguee;


Vous bondites nue, eploree et gaie 1...

Et, apres l’echange supreme, les baisers, les san-


glots, les pardons, void Mathilde rhabillee qui
retrouve son mari dans le square :

Mais vous n’aviez plus l’humide gaite


Du plus delirant de tous nos tantots...

La petite epouse et la fille ainee


Etait reparue avec la toilette
Et c’etait deja notre destinee
Qui me regardait dessous la voilette.

Inutile d’etre expert en etudes verlainiennes pour

L Tout ce que Mathilde trouve comme commentaire a un tel


poeme, c’est une protestation contre le mot « nue » : « J’avais
ma robe jaune et blanche a fleurs de rideaux », ecrit-elle dans
ses Memoires, bravant le ridicule comme une simple barricade
OU LA FAUSSE EVASION 129

ressentir, jusqu’au frisson, ce que comporte ce qua¬


train !
Point n’est besoin, done, d’aller imaginer que
Verlaine cede a un chantage de Rimbaud, joue la
comedie, s’enivre, etc., tous les pretextes qu’on a
cherches pour expliquer son etrange conduite : le
demi-consentement, le train repris, la disparition a
Quievrain pendant la visite de la douane, et Ver¬
laine qui raffine jusqu’a crier a sa belle-mere, du
quai de la gare : « Je reste ! » Un tel regard sous la
voilette, la difference morale entre la nudite et la
robe jaune et blanche a fleurs de rideaux, il n’en
faut pas plus pour que le poete comprenne quelle
enorme gaffe il va commettre en « revenant au
vrai » selon le mot de Victor Hugo 1.
Allons plus loin. Il faut rappeler l’aveu tres
important de Verlaine qui s’etait efforce — en quoi
il est aussi fou que sa femme est sotte — de faire
comprendre a la fille de M. Maute la nature du
lien qui l’attachait a Rimbaud, en montrant sa
poitrine labouree de coups de couteau : « Je ne
peux plus reprendre la vie conjugale. Nous avons
des amours de tigres ! » Autant faire lire le mar¬
quis de Sade a une des petites filles modeles de
Mme de Segur. (Camille de Fleurville ne s’appelle-
t-elle pas comme Mathilde ?) Nous verrons que
Verlaine eut lieu de se repentir amerement de cette
confidence, que du reste Mathilde ne pouvait com¬
prendre, et qui lui inspira une horreur difficile a
blamer. Ce dernier jour de Bruxelles, cette ultime
etreinte entre ce dement et cette niaise nous laissent

1. « Courage, mon pauvre poete; revenez au vrai », repondit


Victor Hugo a Verlaine, prisonnier a Mons.
9
130 VERLAINE ET RIMBAUD

l’impression la plus effarante de Phistoire litteraire.


La deuxieme figure de ballet est achevee. Apres
le chasse-croise Arthur-Mathilde, cette derniere
s’eloigne definitivement et laisse seuls en scene
Arthur et Paul jusqu’a cet autre jour de juillet a
Bruxelles oil eclatera le drame.

... feu follet bleme


Comme un coup de fusil apres vepres.

« Miserable fee carotte, ecrit Verlaine a sa


femme (qui s’est alitee en rentrant a Paris), prin-
cesse Souris, punaise qu’attendent les deux doigts
et le pot, vous m’avez tout fait ! Vous m’avez
peut-etre tue le coeur de mon ami... je retourne a
Rimbaud s’il veut encore de moi apres cette tra-
hison... »
En avant, route ! On prend le train de Malines
a Ostende, et c’est de la portiere qu’on admire « ce
Sahara de prairies » et toute cette nature « faite
a souhait pour Fenelon ». Enfin la mer. Le paquebot
pour Douvres. « Un couple de jeunesse s’isole sur
l’arche L »

1. II est possible que ce vers de Rimbaud n’ait pas ete inspire


par cette traversee mais par celle effectuee plus tard avec Germain
Nouveau. (Voir Appendice.)
VII

LONDRES. - LES EXILES POLITIQUES ET LES


PEINTRES. - FAUX-NEGRES. - RETOUR DES
OBSESSIONS.

Le dernier tableau du premier acte se joue a


Londres, du 7 septembre au 25 decembre 1871,
a Howland Street, Fitzroy Square.
Les deux poetes abordent cette nouvelle etape
de leur concubinage dans un esprit bien different.
Pour Verlaine, c’est une vie nouvelle, le bonheur
de vivre irresponsable — au debut — grace a Par-
gent de sa mere et a Pautorite de son jeune maitre
a penser; ce retour a Penfance se traduit par Paban-
don au plaisir multiple : celui du depaysement, celui
de Palcool, celui de la poesie, sans compter cet
amour qui comble la tendance « herculeenne » de
sa sexualite ambivalente. Pareil au satyre de Hugo,
il desire « braquer dix ou quinze sens » sur les
voluptes qui passent. Cette euphorie, cette exulta¬
tion que traduisent ses lettres a Lepelletier seront
132 VERLAINE ET RIMBAUD

bientot troublees par l’epreuve du manque d’argent


et par celle qui lui viendra de Mathilde.
Pour Rimbaud, c’est l’arrivee au laboratoire, la
halte pour l’etude et la nouvelle forme d’ascese;
Albion, c’est l’xle de la Sorciere, Circe-Town L
Paris, c’est deja la banlieue; Londres, c’est la Metro-
pole des metropoles, a peu pres ce que peut etre
pour un jeune intellectuel de petite ville, en 1960,
Manhattan ou Los Angeles. S’il n’a pas encore ecrit :
« II faut etre absolument moderne », il est sur le
chemin de cette decouverte. De plus, il sent confu-
sement que sa croissance d’une rapidite patholo-
gique va se terminer et que les jours de son genie
sont comptes. Enfin d’autres techniques de voyance
lui sont offertes par les bouges clandestins de Soho;
au haschich parisien (dont il semble avoir peu tate)
succedera l’opium de Londres.
Le Fils du Soleil a trouve le lieu, sinon la formule.

Pointe d’un fin poison trempee


Je te prends, soi-moi preparee
Aux heures des desirs de mort 1 2.

Le Londres que visitent les poetes n’est pas tres


different de celui d’Olivier Twist; c’est celui de
Thomas de Quincey qui lui aussi allait, buvant

L’opium, poison doux et chaste.

1. Voir appendice.
2. Le sonnet Poison Perdu fut attribue a Rimbaud avant que
l’on rendit a Cesar ce qui etait a Cesar et a Germain Nouveau
ce qui lui appartenait. 11 semble que le sens de ce sonnet soit
equivoque,_ et qu’au lieu d’y trouver une nostalgie du suicide, il
faille y voir une evocation des orgies opiacees ou Nouveau succeda
a Verlaine en 1874.
OU LA FAUSSE EVASION 133

C’est celui que ressuscitent VO per a de Quat’sous


et la chanson de Mac Orlan, Un rat est entre dam
ma chambre... et celui de James Thomson, ce Lau-
treamont anglais, auteur d’un autre « carnet de
damne », The city of dreadful night h Mais c’est
aussi la cite triomphante du capitalisme commer¬
cial en plein essor, formidablement etaye et nourri
par la terrible misere des masses travailleuses, a la
veille de son stade supreme, cet imperialisme que
chantera Kipling. C’est la City bouillonnante de
passions oil mijote la flore microbienne du business.
Apres cette City oil le haut-de-forme, universel
comme la chechia du musulman, coiffe la tete du
financier, du cocher de fiacre et du decrotteur, ce
sont les multiples squares oil les echoppes debitent
un penny les quatre potatoes fumantes et un penny
les trois oranges, le viaduc qui relie Holborn Street
a Saint-Paul et enfin les docks oil Rimbaud et Ver¬
laine reviennent sans cesse : « Tyr, Sidon et Car¬
thage reunis — et tout, quoi ! » dit Verlaine; et
Leicester Square oil campe, tres desargentee, la colo-
nie frangaise des « communalistes » (une appellation
qui n’est plus communards et pas encore commu-
nistes). Leur quartier general : chez Chiales, ou au
Cafe de la Sablonniere et de Provence; meetings et
conferences, au premier etage d’un pub, 6, old
Compton Street.
C’est la que les deux errants firent la connais-
sance de Vermersch (ce bon Vermeche et petrole,
disait Verlaine qui prefaga son ouvrage, Ulnfamie

1. La Cite de la Nuit Tragique. — Imprime en 1874, ce chef-


d’ceuvre ne connut que l’indifference. Rimbaud I’ignora, comme
il ignora cet autre « horrible travailleur n> que fut Isidore Ducasse.
134 VERLAINE ET RIMBAUD

humaine) conferencier consciencieux et revolution-


naire a la mise correcte et a la parole aussi douce
que les idees exprimees etaient vehementes 1; il dis-
sertait aussi savamment sur Theophile Gautier que
sur Blanqui et aimait une jeune institutrice hollan-
daise aussi rose et blanche que la souris a nez rose
qu’elle avait apprivoisee dans sa pauvre chambre
de Paddington. En compagnie du couple, on ren-
contrait frequemment Felix Regamey que Verlaine
connaissait deja pour l’avoir vu au « jour » de
Nina de Villard, du temps ou elle recevait feu
Rigault, le fusille. Cet ami fit de Verlaine et de
Rimbaud le celebre croquis ou l’on voit un poli¬
ceman surveiller en coin le « drole de menage »,
et de Rimbaud seul le dessin qui le represente
endormi sur une chaise, un haut-de-forme couvrant
entierement la tete qui retombe sur la poitrine 2.
Se voyaient aussi, dans le groupe des exiles et des
contumaces, le Lyonnais Andrieu aux longs cheveux
gris, bien qu’il eut a peine depasse trente ans, que
Lefrangais railla a tort ou a raison dans ses Memoires
d’un Revolutionnaire; son ami, le jeune Madox
Brown; et enfin un des nombreux Polonais devoues
a la Commune : Matuszewicz, que rongeait le deses-
poir d’avoir laisse en France une femme qu’il ado-
rait. Tous ces proscrits vivaient tant bien que mal,
evidemment beaucoup plus mal que bien, en s’en-

1. C’etait 1’ancien directeur du Pere Duchene; Rimbaud qui


l’admirait semble n’etre pas arrive a le joindre en mars 1870,
lors de sa deuxieme fugue a Paris.
2. Regamey, dont le frere etait peintre de cuirassiers et d’es-
crimeurs, collaborait alors a Ylllustrated News London. II avait
vingt-huit ans, comme Verlaine. Ce dessin fut fait au deuxieme
seijour de Rimbaud, quand celui-ci commengait assez a s’inquieter
de « respectability » pour renoncer au chapeau melon.
OU LA FAUSSE EVASION 135

traidant par la mise en commun de leurs maigres


ressources, de leurs « tuyaux », et surtout par leurs
entretiens eternellement renouveles sur les memes
sujets : le souvenir et Pespoir, les reves de la
revanche.
En dehors de ces compatriotes, Verlaine et Rim¬
baud connurent Camille Barrere qui n’etait point
un pauvre here, lui; c’est au maillot qu’il etait
arrive a Londres avec son pere, un exile de 1852 et
un fidele de Hugo; a vingt-deux ans, correspondant
bilingue des journaux anglais et francais, admira-
teur de Gambetta, il devait connaitre un bel avenir
apres avoir fait la connaissance de Delcasse au
congres de Berlin, en 1879.
Barrere preta sans doute de Pargent aux deux
poetes lorsque « la misere fit rage dans le phalans-
tere », en tout cas des livres h II fut tres proba-
blement leur guide a Hyde-Park, a la National
Gallery, a la Bibliotheque et au Musee de South
Kensington, au British Museum ou Rimbaud devait,
deux ans plus tard, conduire sa jeune soeur Vitalie
a qui restait si peu de temps a vivre, pour lui faire
admirer les parures et les armes des souverains
d’Abyssinie. Verlaine et Rimbaud virent-ils, dans
Patelier de Pami Felix, a Langham Street, le groupe
d’impressionnistes francais qui vivaient a Londres
cette annee-la ? L’imperieux besoin qui pousse tout
etranger a retrouver des compatriotes dans le pays
qu’il visite peut le donner a croire, et aussi la curio-
site, la sociabilite sans cesse en eveil de Verlaine.
Claude Monet, trapu et noiraud, peignait a touches

1. Cf. le post-scriptum de !a lettre de Verlaine datee En mer :


« Redonne ses trois livres a Barrere. »
136 VERLAINE ET RIMBAUD

minuscules le vieux « Bridge » au theatral decor;


Pissarro l’accompagnait; ils s’entouraient, pour dis-
cuter dans les pubs, des peintres Bonvin, Dalou,
Daubigny le « sympathisant » communaliste, et
Cazin que l’invasion allemande avait chasse de
Tours. Des etrangers, la plupart Anglais, les aidaient
a fumer la pipe et a vider les piots en discutant de
Pavenir de Part : James Tissot, Otto Sholderer (qui
figure sur PAtelier aux Batignolles de Fantin-Latour,
aux cotes de Monet) et le grand Whistler.
En dehors des discussions oil c’etait surtout Ver¬
laine qui se faisait entendre 1, les deux poetes occu-
paient leur temps en randonnees infinies; Londres
fouille et scrute dans son dernier recoin, ce fut le
tour de la banlieue : Kew, Woolwich, « enormes
courses », ecrit Verlaine au « zouave », Lepelletier.
Leurs autres distractions les plus interessantes a
signaler, en dehors des debauches d’opium, pour
ceux qui cherchent a approfondir Porigine et le
sens de leurs oeuvres, furent les pieces de theatre
auxquelles ils assisterent avec des billets de faveur
tres largement repandus dans la colonie franchise 2,
et les music-halls louches ou les minstrels, faux
negres, tenaient le piano ou dansaient la gigue sur
des rythmes syncopes, ancetres du jazz de New-
Orleans. Est-ce parmi ces spectacles, ou dans le cor¬
tege archaique du lord-maire, le 9 novembre, qu’il
faut trouver la solution de cette mysterieuse Illu-
mination qui se termine par : J’ai seul la clef de
cette parade sanvage ?

1. « Verlaine nest pas seul, ecrit Regamey, un camarade muet


l’accompagne : c’est Rimbaud. »
2, Voir Appendice : l’origine de XIllumination : « Fleurs. »
OU LA FAUSSE EVASION 137

Dans ses lettres londoniennes a la verve si drola-


tique, un peu canaille, dont Porche dit avec justesse
qu’elles evoquent un Goncourt debraille, Verlaine
glose sur les aspects fantastiques de cette Metro¬
polis, l’horrible tristesse de la pauvrete, les exquises
prostituees, a jupe groseille qui traitent Aold cunts 1
des pochards « mieux mis qu’equilibres », ratiocine
sur les decrotteurs dont la joliesse equivoque l’excite,
et de fagon obsessionnelle, mais tres amusante, sur
les « lieux a l’anglaise » qu’il estime trop vantes;
et sur les minstrels : « Des negres, comme s’il en
neigeait ! »
Ils fascinaient Arthur, ces pitres barbouilles de
suie, recordmen du coup de pied au cul et de la
mornifle « comme un simple Anatole France »2
avec leur chapeau melon, leur pantalon collant et
quadrille, leur fleur a la boutonniere et leur cigare
a la bouche, dont les gigues entrainantes faisaient
hurler a l’ami Paul, pris de boisson avant le coucher
du soleil : « Dansons la gi-i-igue ! »

J’aimais surtout ses jolis yeux


Plus clairs que l’etoile des cieux
J’aimais ses yeux malicieux...

C’est alors que Rimbaud devait evoquer l’enseigne


qu’il avait vue a Charleville, chaque jour de son
enfance, au magasin qui faisait face a la Chapelle-

1. Cf. la lettre de Verlaine a Rimbaud, (Bouillon, 18 mai 1873) :


« Je suis ton old cunt open, ou opened, je n’ai pas la mes verbes
irreguliers... »
2. Le mot est de Verlaine. Charles Cros, toujours jaloux de
Nina de Villard, venait de gifler Anatole France qui tournait
autour de la maitresse du poete. Anatole France ne donna point
de suite a ce soufflet.
138 VERLAINE ET RIMBAUD

rie Nicaise, ou Mme Rimbaud achetait les melons


de ses deux fils \ Cette fine tete de More peinte a
rhuile par le fondateur de la maison, Constant
Siterne, ce visage noble et fier d’Othello qui ornait
la devanture de la Tete de Negre l’avait alors fait
rever a de lointains voyages. Et aujourd’hui, il etait
au pays des faux negres. Mais quels sont les vrais,
les faux ? Que valent ces gens-la qui prennent
l’Africain pour une bete ? Je suis une bete, un
negre... J’ai les yeux fermes a votre lumiere... Vous
etes de faux negres, vous, maniaques, feroces,
avares... Marchand, tu es negre; magistral, tu es
negre; general, tu es negre; empereur, vieille deman¬
ge aison...
Les representations theatrales semblent avoir pro-
fondement degoute Verlaine. Apres les sombres
clowns du caf’conc’, le style pompier des acteurs
etait insoutenable : « Ces pitres ressemblent tous
a Leconte de Lisle, declarait Verlaine; et ces cris
de betes des actrices maigres comme des planches !
et ces acteurs du temps de feu le vertueux Moes-
sard... et l’odeur des pieds ! »
C’est pourtant la representation, a Londres, de
Ea Dame aux Camelias qui parait a l’origine d’une
des plus celebres Illuminations : « Fleurs. »
Mais avant que Vermersch, convolant enfin en
justes noces, cedat aux deux amis sa « carree » du
3 5 Howland Street, Phumeur joyeuse de Pauvre

1. Je crois etre la premiere a avoir fait cette petite decouverte,


grace a une reconstitution du vieux Charleville pour une fete
historique, lorsque ,j’y passai pour glaner mes renseignements sur
Rimbaud, le 14 juillet 1956. Le Tete de Negre est remplace actuel-
lement par un Monoprix.
OU LA FAUSSE EVASION 139

Lelian avait commence a s’assombrir \ La nouvelle


que Mathilde demandait la separation lui avait porte
un coup terrible. Jamais il n’avait projete de renon-
cer definitivement a elle; dans son plan, Mathilde
devait l’attendre sagement a Paris ou il la repren-
drait bien un jour, ainsi que le « bural » et que
les petites receptions maternelles, tout ce train-
train ecceurant, mais quiet. Vivre en desperado avec
les « politiques », (a la fa^on dont vivent en Ame-
rique du Sud, a l’heure actuelle, ces tramps que nous
firent connaitre les memoires de Francois de
Geoffre) n’entrait nullement dans ses desseins. Il est
bien certain qu’il avait oublie le billet du 22 juillet.
« Miserable fee carotte... » ecrit en etat d’ivresse.
(Mathilde aurait dit : de delirium treuiens /) Quant
a la tentative ultime de sa femme a Bruxelles, il faut
voir de quelle facon le poete la raconte au na'if
Lepelletier, comme preuve des mechants procedes
de la famille Maute a son egard !
Nous revenons la au coeur de la nevrose de Ver¬
laine, de cette angoisse cyclothymique qui le pousse
a mentir, a boire, a jouer de l’arme blanche, puis
de l’arme a feu : on veut l’abandonner; c’est l’assas-
siner ! Sans doute, il y a dans cette panique l’affo-
lement du bourgeois qui craint pour ses pantoufles;
mais ce serait bien pietre psychologie que de s’en
tenir la. L’homme qui ecrit le 4 octobre a Victor
Hugo : « C’est moi le quitte », est scandaleusement
sincere. Cette menace de sa pauvre mere : « Tu

1. Cette maison « de style Adam a hautes fenetres arabi-


santes » (Pierre Arnoult) fut demolie en 1938. La plaque apposee
par les officiels en memoire du passage des deux poetes se trouve
actuellement au musee de Metz.
140 VERLAINE ET RIMBAUD

m’en feras tant qu’un jour je partirai et que tu ne


me reverras plus » prend forme a ses yeux, comme
le demon d’un cauchemar monstrueusement incarne
dans la vie quotidienne, a la moindre tentative, d un
etre aime, pour s’eloigner de lui. Ne voit-il pas
deja, dans son si bref passe, des morts « tristement
nombreux » ? On n’a pas le droit de le laisser la,
on n’en a pas le droit ! Le pauvre detraque genial
ne sort pas de cette idee fixe : la vie lui doit quelque
chose, et il ne peut rien lui devoir, lui, la victime.
Ce qui illustre bien cette attitude pathologique,
c’est sa facon de rebattre les oreilles de Rimbe de
cette antienne : « Ma femme veut m’abandonner,
c’est affreux, etc. » de fagon a lui rendre la vie
intenable, alors qu’il tremble de le voir, lui aussi,
« disparaitre merveilleusement ». Et c’est ce qui se
passe. Las des coups de gueule et des coups de cou-
teau, de la misere et du fog, de l’opium et des faux
negres, Rimbaud s’envole. II va rallier Charleville.
Verlaine, chose etrange, feint le sto’icisme; peut-
etre s’imagine-t-il pouvoir encore reconquerir
Mathilde plus facilement, maintenant que la
« chatte blonde » n’est plus la, quand il ecrit a
Lepelletier qu’il s’est gave d’exquise oie aux pommes
« chez les insulaires » en ces joutfs de fete, mais il
ne peut se tenir d’ajouter :
« Bien triste cependant. Rimbaud, que tu ne
connais pas, que personne ne connait, sauf moi,
n’est plus la1... Le reste m’est egal, c’est des
canailles ! Chut ! Zut ! »

1. Lepelletier connaissait fort bien Rimbaud et le detestait,


comme il detestera plus tard Letinois; Rimbaud l’avait appele
« pisseur d’encre » et « salueur de morts ».
VIII

INFLUENCE DIRECTE DE RIMBAUD SUR « LA


MAUVAISE CHANSON ». - TARTUFFERIE DE
SPLEEN ET GREEN. - PERSUADE PAR LA
NUIT OBSCURE. - PARENTE DU CHIEN DE
JEAN DE NIVELLE ET DE L’ALCHIMIE DU
VERBE. - PARENTE DES SIMPLES FRESQUES
ET DE L’ETERNITE. - UN PERPETUEL JEU
DE GLACES.

T_1_ oute cette periode de Belgique et d’Angleterre


est absolument necessaire, dans ses moindres details,
pour la comprehension de la maniere dont l’oeuvre
de Verlaine retentit sur celle de Rimbaud, et reci-
proquement. On le sait; mais jusqu’a quel point ?
Est-on arrive a departager, dans Romances sans
paroles, ce qui revient a Rimbaud de ce qui revient
a Mathilde ? Et par « ce qui revient a Rimbaud »,
n’entend-on pas trop souvent les poemes inspires
par la passion du Bon Disciple, et n’omet-on pas
142 VERLAINE ET RIMBAUD

ce qui revient a la technique et a l’esthetique du


plus jeune et du plus genial des deux poetes ?
II faut accorder une attention toute speciale a
certains poemes de ce qui devait s’appeler, a l’ori-
gine, La Mauvaise Chanson, en opposition a celle
ecrite pour Mathilde, pendant les fiangailles. (Le
pauvre Verlaine avait la naivete de croire que ce
serait la une sanglante vengeance contre Mathilde,
alors que chacun y aurait vu l’antithese du paradis
et de l’enfer, du bon amour heterosexuel, et du
mauvais amour homosexuel.) L’auteur poussait le
defi jusqu’a vouloir dedier ce recueil qu’il surnom-
mait « Gustave » dans sa correspondance, ou « le
phameux manusse » a Arthur Rimbaud, ange et
demon ! On sait quelle controverse s’engagea a ce
sujet, par lettres, entre lui et Lepelletier que cette
impudence effarait, encore qu’il crut a l’innocence
des relations en question h
Verlaine, bon apotre, defend sa dedicace; qu’y
a-t-il de compromettant a dedier des poesies a un
camarade qui voyage avec vous « et qui lui doivent
tant »1 2 ? Lepelletier riposte en arguant les ragots,
les « calomnies » repandues par la famille Maute.
Alors peut-etre Verlaine se souvient-il de la folle
confidence a la « Petite Epouse » en ce qui con-

1. Du moins le soutint-il par la suite. II n’en reste pas moins


que sous le pseudonyme de Valentin il appela Arthur « Mile Rim¬
baud » dans un entrefilet qui compromettait egalement Verlaine,
sur le « Peuple Souverain ». Bien des annees plus tard, il se
vanta aupres de Pierre Louys de n’avoir jamais ete (ici un mot
impossible a ecrire) par Verlaine. {Le mythe de Rimbaud,
Etiemble.)
2. « Le nom de Dieu m’emporte, ecrit tranquillement Verlaine,
si en faisant tout ga je pensais a quoi que ce soit d’infdme, in¬
femme si tu preferes. s> (Lettre a Lepelletier.)
OU LA FAUSSE EVASION 143

cerne les amours tigresques et leurs glorieux stig-


mates. II s’affole; et pret — comme toujours — a
passer d’un extreme a l’autre, il decide non seule-
ment de renoncer a la dedicace, mais de fausser les
dates pour brouiller les pistes. (1873 au lieu de 1872
sur le manuscrit des Pay sages Beiges.) Ensuite il
retouchera certains vers pour les feminiser. Les deux
poemes les plus directement inspires par l’amour
rimbaldien, et dont les titres se repondent comme
une rime, Green et Spleen, en subiront les effets.
Green, qui est aussi le nom de la couleur favorite
d’Arthur, comporte (ainsi qu’en fait foi I’exem-
plaire du British Museum) cette correction du pre¬
mier vers de la troisieme strophe :

Entre vos jeunes seitis laissez rouler ma tete

(pour : sur votre )eune sein.)


Ce chef-d’oeuvre ne doit pas seulement a Rim¬
baud l’inspiration directe (comme Vers pour etre
calomnie) d’un instant oil le poete se penche sur
le sommeil de l’aime, mais encore l’influence de
Marceline Desbordes-Valmore, la compatriote
d’lzambard, dont Rimbaud fit connaitre l’oeuvre
a Verlaine, malgre ses prejuges contre la poesie
feminine. L’auteur de Green en remerciera son ami
autant que d’avoir, grace a lui, connu Favart; en
effet, on trouve dans Green un echo incontestable
des Roses de Saadi.
Spleen se situe a la meme epoque, celle des
« courses enormes » a Kew et a Woolwich. La cam-
pagne d’un bel automne londonien chatoie a travers
le piege cristallin de ces vers. Ne nous etonnons pas
144 VERLAINE ET RIMBAUD

des roses et de leur effet printanier; plus tard,


Verlaine s’expliquera sur ce point : « Ah ! quand
refleuriront les roses de septembre ! » II palpite
toujours, sur ces fleurs (et ces fruits, ces feuilles et
ces branches) quelque chose de la brume imponde¬
rable de la verte England, comme les traitres yeux
des amours baudelairiennes luisent a travers les
larmes.
Spleen porte des ses deux premiers vers une sin-
guliere trace rimbaldienne que personne n’a pris
la peine de signaler, celle d’un couple de deux cou-
leurs qu’on retrouve frequemment sous la plume
de l’auteur des Voyelles ;

Les roses etaient toutes rouges


Et les lierres etaient tout noirs.

Puis :

Le ciel etait trop bleu, trop tendre,


La mer trop verte, et l’air trop doux.

« Rouge » et « noir »; « bleu » et « vert » (et


ce dernier accouplement, celui du ciel et de la mer
comme dans les Voyelles) voila deux associations
qu’on retrouve dans toute l’oeuvre de Rimbaud, et
de fa^on obsedante1.
Mais voici, intercale, l’insidieux derangement de
la tartufferie :

Chere, pour peu que tu te bouges


Renaissent tous mes desespoirs.

1. Voir appendice E : Rimbaud et les couleurs.


OU LA FAUSSE EVASION 145

Quelle surprenante boiterie ! Elle fait tache dans


tout ce poeme qui coule de source avec la fluidite
des grandes reussites verlainiennes. La faute en est
a cet adjectif feminin : « Chere... » avec sa
deuxieme syllabe muette. Le son fele trahit l’hypo-
crisie avec un eclat qui traduit toute la naivete de
Verlaine dans la supercherie.
Avant de l’ecrire ainsi, Verlaine dut rever d’un
tout autre vers dont les trois premieres syllables dif-
feraient. Le choix n’est pas etroit : « O ami »,
« Bien-Aime », « Mon amour » et d’autres encore.

... pour peu que tu bouges...

Ainsi eut etc evite l’horrible tu te bouges. « Mon


amour » eut concilie la prudence et l’harmonie.
Mais le propre de Verlaine, c’est que ce tricheur ne
sait pas tricher. II ne ment jamais que comme le
marmot barbouille de confitures qui crie : « C’est
pas moi. » (Quelle sincerite vibre dans l’aveu de ce
degout : « Le cauchemar d’une incessante mise en
scene ! »)
Immediatement apres ces trois strophes qui
portent l’empreinte du dieu avec d’autant plus de
puissance que la seconde s’efforce de la nier, c’est
l’aveu meme de l’angoisse fondamentale :

Je crains toujours ce qu’est d’attendre !


Quelque fuite atroce de vous...1

Les deux dernieres strophes, si belles soient-elles,

1. « Un jour, il disparaitra merveilleusement... » (Uve Saison


en Enfer.)
10
146 VERLAINE ET RIMBAUD

ne presentent pas d’interet pour le point de vue


qui nous preoccupe ici, si ce n’est l’expression la
plus directe de ce desespoir sans remede : la fai-
blesse, l’impossibilite de choisir (done d’aller a l’es-
sentiel), l’esclavage de tout ce qui est contingent.
Las de tout, me me de la nature, mais helas ! pas de
ce qu’il aime; voila un renouvellement total des
vieilles relations entre le poete et la terre-mere.
« Un seul etre vous comble, et tout est depeu-
ple. » L’originalite intense de cette chute reflete
celle, dechirante et forcee, de celui qui aimerait
tant « faire comme tout le monde » !
II n’est pas de plus emouvant aveu d’impuissance,
si ce n’est le celebre O triste, triste etait rnon ame...
dans le meme recueil.

Mon ame dit a mon coeur : Sais-je


Moi-meme, que nous veut ce piege
D’etre presents, bien qu’exiles
Encore que loin en alles ?

Ici, plutot que l’Epoux Infernal, e’est le « povre


Villon » qui guide l’harmonie, celui de :

Je connais tout, hormis moi-meme.

Mais e’est surtout l’ame mise a nu, sans ambages


ni fard menteur, l’ame incapable de paix qui ne
peut que regretter un amour quand elle se trouve
aupres d’un autre, aussi irresponsable qu’un enfant
infirme, si profondement pathetique aux yeux de
ceux qui connaissent le mensonge du libre arbitre;
e’est le tres grand Verlaine qui permet ennn de
OU LA FAUSSE EVASION 14 7

s’exprimer aux forces nocturnes de son pauvre etre


difforme et delirant. ^xa vuv nel
voxxc pisXatvTr) V.

D'autres traces d’influence directe, non plus de la


passion pour Rimbaud, mais de son oeuvre, se
retrouvent dans le reste des Romances sans paroles
comme les jalons d’une piste — devrons-nous dire,
avec Verlaine, d’un chemin de croix ?
C’est, dans le limpide Birds in the Night ou le
mensonge cotoie la sincerite dans un halo demen-
tiel, le brusque rappel du Bateau Ivre, alors que
pendant quatre pages — et quelles pages ! — il
ne fut question que de Mathilde :

Par instants je suis le pauvre navire


Qui court demate parmi la tempete
Et ne voyant pas Notre-Dame luire
Pour l’engouffrement en priant s’apprete 1 2 3.

C’est enfin le curieux VI : C’est le chien de Jean


de Nivelle qui donne une note si apparemment
inattendue, la meme qui ne sera reprise que beau-
coup plus tard dans Jadis et Nagueres avec Images
d’un sou 3 et Fantoum Neglige. Ce pot-pourri de

1. « Mais laissons-nous persuader par la nuit obscure. » (Ho-


mere.) Vers mis en epigraphe, avec une faute, a l’ariette Je devme
a travers un murmure... sur le manuscrit envoye a Emile Blemont,
et deja utilise dans un poeme des « Fetes Galantes » En sour¬
dine. (Y. Le Dantec.)
2. Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux oceans poussifs !
(Le Bateau Ivre.)
3. Titre peut-etre rimbaldien, si on evoque le sous-titre de
L’eclatante victoire de Sarrebriick : « Gravure beige... se vend a
Charleroi trente-cinq centimes. »
(Rimbaud.)
148 VERLAINE ET RIMBAUD

contes enfantins n’est pas sans evoquer l’etat d’es-


prit de Rimbaud, a l’epoque qu’il decrit ainsi dans
Alchimie du Verbe ;
« J’aimais... (les) contes de fees, petits livres de
l’enfance, operas vieux, refrains niais, rythmes
na'ifs. » C’est egalement l’epoque ou il vient d’ecrire
a Arras, au dos d’une lettre de Forain, Jeune
Menage. Les fees, « marraines mecontentes » et les
lutins dont les gencives vibrent dans les aristoloches
font echo, dans ce poeme, aux Frangois-les-Bas-
Bleus, Lustucru, et la Ramee du poeme verlainien.
II n’est pas jusqu’au dernier poeme, Beams, ecrit
a bord de la Comtesse-de-Flandre qui, si baudelairien
soit-il, ne rappelle ce passage d’Une Saison en
Enfer :
« Jesus marchait sur les eaux irritees. La lan-
terne nous le montra debout, blanc et des tresses
brunes, au flanc d’une vague d’emeraude 1... »
Mais peut-etre aussi devons-nous trouver un rap¬
pel d’un des plus celebres poemes de Rimbaud dans
la deuxieme des Simples Fresques de Bruxelles (cette
meme poesie verlainienne dont la fin faisait tiquer
Lepelletier : « O que notre amour — N’est-il la
niche ! ») composee a l’estaminet du Jeune Renard :

1. Verlaine ecrit :

Elle voulut aller sur les flots de la mer


Nous nous pretames tons a sa belle folie
Et nous voild marchant par le chemin amer, etc.

Une Saison en Enfer ne fut pas commencee a Roche, mais a


Londres, comrae le prouve le croquis de Verlaine qui represente
Rimbaud l’ecrivant. Beams fut ecrit le 4 avril 1873, comme Ver¬
laine n’ayant pu retenir Rimbaud revenait sur le continent, sans
foyer, pour se refugier chez sa tante Evrard a Jehonville.
OU LA FAUSSE EVASION 149

L’allee est sans tin


Sous le ciel divin...

On peut se le demander en lisant, sous la plume


de Rimbaud :

Elle est retrouvee


Quoi ? L’eternite
C’est la mer allee
Avec le soleil.
(Mai 1872).

Personne, a ma connaissance, n’a fait ce rappro¬


chement : meme emploi du vers a cinq syllabes, et
surtout jeu de mots sur le substantif feminin allee
et le participe passe du verbe aller. Pour Rimbaud,
l’eternite est allee avec le soleil, son dieu; pour
Verlaine, Yallee est sans fin (done eternelle) sous le
ciel divin. La parente est indeniable L
Et par un jeu de glaces, certains vers, a l’origine
marques par celui des deux qui n’ecrit pas, mais
influence, reparaissent ensuite dans son oeuvre. Ce
fut le cas, nous l’avons vu, pour le Bateau Ivre qui
prend peut-etre sa source dans

Mon ame pour d’affreux naufrages appareille

et en qui Verlaine puise pour ecrire, a nouveau :

Par moment je suis le pauvre navire...

1. Autre analogic importante :


Telle la vieille mer sous le jeune soleil.
(Sagesse, III.)
Est-ce un echo de :
C’est la mer allee avec le soleil ?
150 VERLAINE ET RIMBAUD

Autre exemple avec les Bannieres de Mai au debut


si verlainien, en tendre demi-teinte :

Aux branches claires des tilleuls


Meurt un maladif hallali...

et qui devient avec rapidite si farouchement per¬


sonnel, mais dont on peut penser que Verlaine s’ins-
pira pour ecrire dans Sagesse ;

Le son du cor s’afflige vers les bois


D’une douceur on veut croire orpheline...

On voit comme se compenetrent et se fondent,


a ces moments qui furent les supremes de leur liai¬
son, les genies des deux vagabonds revoltes — ou
plutot la delicate muse de l’un et le daimon de
l’autre 1.

1. Pour l'influence beaucoup plus complexement obsedante que


Verlaine exer^a sur Nuit de I’Enfer, non par son oeuvre mais par
sa personnalite et sa place dans la vie de Rimbaud, voir Apoen-
dice A.
ENTRACTE ET DEUXIEME ACTE. - L’ESCALE

DE JEHONVILLE-CORBION. - RETOUR A

LONDRES. « JE m'eLOIGNAI DU CONTACT.»

LA CONFIDENCE A LE BRUN. - ETUDE DU

COURRIER : LA LETTRE DE RIMBAUD, LA

LETTRE DATEE « EN MER », LA LETTRE A

MATUSZEWICZ ET LA LETTRE DE MADAME RIM¬

BAUD. - LE PAROXYSME DE BRUXELLES :

SES CAUSES. - DECOUVERTE DE M. GRAAF. -

VERLAINE ET l’aUTO-PUNITION.

Dans sa pauvre chambre d’Howland Street, Ver¬


laine est tombe malade. Tout de suite, tandis que
le brouillard de janvier 1873 s’epaissit aux carreaux
comme s’il tendait le rideau retombe pour l’entr’acte,
Pauvre Lelian songe a tirer profit de son mal. II
declare qu’il va mourir et convoque par trois tele¬
grammes sa mere, Arthur et Mathilde. Qu’espere-
t-il en voulant mettre en presence la « petite
epouse » et l’ami des nuits d’Hercule ? Pense-t-il
152 VERLAINE ET RIMBAUD

encore serieusement a un menage a trois, alors que


le proces en separation suit son cours et que la der-
niere bevue a faire est de fortifier les « ragots »
du milieu Maute ? Sans doute estime-t-il que la
presence de sa mere est un gage suffisant de « res¬
pectability », comme il le declarera plus tard, pour
permettre une reconciliation attendrie et solennelle
au chevet d’un agonisant qui n’attend pas davan-
tage pour ressusciter.
Mathilde ne vient pas; elle range toutes les lettres,
tous les telegrammes de son mari au fond d’un tiroir
sans les lire. Stephanie accourt en amenant une cou-
sine comme renfort. Rimbaud parait egalement.
Peut-etre rit-il sous cape des tremolos de celui a
qui il ecrira bientot : « Quant a claquer, je te con-
nais... » et qui, de fait, l’enterrera; mais il vient,
sans retard 1. Et c’est la le fait important, un de
ceux qui prouvent que Rimbaud tenait a Verlaine
et que son attachement, pour etre peu expansif,
n’en etait pas moins sincere.
Il ne se contente pas de passer la Manche; il
s’installe au chevet de Verlaine et le soigne avec
devouement. Verlaine est heureux, comme a chaque
fois qu’il a recree la situation d’enfance : une
famille autour de lui, le dorlotant et le plaignant.
Ce qui ne l’empeche pas de se repandre en impre¬
cations contre l’ingrate princesse Souris. Il sait tres
bien qu’il joue a l’enfant et n’en est pas un; c’est
pourquoi il desire tant la presence de sa femme qui

1. Peut-etre est-ce a cette manie — car il renouvellera le pre¬


cede a Bruxelles — d’annoncer sa mort et de convoquer proches
et amis, comme le docteur Faust, que Verlaine dut le sobriquet
rimbaldien « satanique docteur » contre lequel il protestait.
OU LA FAUSSE EVASION 153

ferait la preuve de sa virilite, de son age adulte,


sans entrainer les consequences desagreables de la
responsabilite, puisque « Rimbaud, maman et cou-
sine » se chargent de tout.
Mais Rimbaud refuse de s’attarder. On l’attend
a Roche ou la daromphe, ayant enfin herite la
ferme du pere Cuif, va s’installer avec toute sa
famille pour les delices d’economiser sur le cout
de la vie, tout en menant une existence de chien
qui conduira Vitalie au tombeau (et Isabelle au
celibat jusqu’a trente-cinq ans). Deja chez Arthur
« mage et ange » s’amorce le « paysan » rendu a
la mgueuse realite. Verlaine ne s’attache pas a ces
subtilites; comme les enfants gates, il est obsede par
ce qu’on lui refuse. Ses chateaux en Espagne
prennent un tour comiquement bourgeois, sans rien
renoncer de leur « mode d’habitat » qui, lui, ne
Test guere : « Rester tous les trois... (La maman,
Rimbaud et lui, puisque Mathilde se derobe; une
femme est necessaire...) On louerait ensemble un
petit cottage du cote de Fitzroy ou autre square;
climat tres sain, vie moins chere qu’a Paris, travail
facile, honorable, lucratif. La presence de maman,
c’est la haute « respectability » assuree. « On aurait
des tas d’eleves payants, une jolie maison bien tenue
et toute notre liberte ! Hein ! » ecrit-il a Rimbaud
retourne a Roche le Vendredi Saint de cette an-
nee 1873. Comme tout s’arrange facilement quand
on imagine ! et quel ennui que cette indocilite de
la vie devant le reve !
Comme cette elegie n’interesse pas plus le realiste
Ardennais qu’un ecoute-s’il-pleut, Verlaine change
brusquement de « romance ». Vivre a Londres,
154 VERLAINE ET RIMBAUD

mais il faut etre fou ! Le climat est malsain ! Les


frais considerables ! Il revient sur le continent. Que
s’est-il passe ? Tout simplement que l’ami Camille
Barrere, au cours d’un petit voyage en France, a vu
Lepelletier qui lui a assure que la reconciliation avec
Mathilde est tres plausible a present. Ivresse. Depart
precipite. Mais... Et la persecution politique ?
Voila que, bien opportunement, elle s’est rallu-
mee en territoire anglais.

« N’a-t-il pas eu l’imprudence, lui, l’ex-chef de bureau de


presse communard miraculeusement oublie par la repression,
de collaborer au journal antifoutrequiste de Vermersch F »

Voici comment il explique a Lepelletier, dans sa


lettre du 15 avril, onze jours apres avoir ecrit
Beams, sa presence a Jehonville et sa resolution d’y
rester un certain temps :

« ... il ne m’est que trop prouve que Paris et la France me


sont dangereux.
Un essai de voyage par Newhaven et Dieppe m’a surabon-
damment prouve cette triste verite, et je n’ai du qu’a un
hasard providentiel — oserai-je dire — et a une conversation
en anglais de cuisine entendue sur le bateau une heure avant
le depart (ladite conversation tenue par des hommes en redin-
gue et moustaches blanches), de ne point gemir actuellement
dedans la belle France, dessus la paille, non moins humide que
preventive, des cachots de la Republique que nous avons. »

Hallucination vraie ou imaginaire ? se demande


Marcel Coulon au sujet de cette lettre. Je ne pense

1. Marcel Coulon : Verlaine, poete saturnien.


OU LA FAUSSE EVASION 155

pas qu’il y ait de doute a avoir la-dessus; mensonge


pur et simple. Mais, comme chez tous les nevroses,
le mensonge charge d’expliquer une conduite porte
la teinture de la nevrose. Pourquoi Verlaine invente-
t-il cette colie pour justifier sa presence a Jehon-
ville aupres d’un ami comme Lepelletier, pret a
tout admettre de sa part, done un sejour aussi natu-
rel que celui-la, chez sa tante Evrard ? Mythoma-
nie ? Desir d’etre pris au serieux, de poser au mar¬
tyr ? Espoir pueril que l’echo en reviendra aux
oreilles de Mathilde et lui inspirera quelque remords
de son « indignite » ? Oui, sans doute. Mais surtout
besoin de cacher a Lepelletier — qui ne s’en doute
certes pas — que si Verlaine a perdu tout espoir
de regagner Mathilde apres le mot qui Pa averti
« de ne plus avoir a l’obseder de lettres », il se
fixe pres de la frontiere beige pour pouvoir revoir
bientot Rimbaud. A mi-chemin entre Jehonville
en Belgique et Attigny en France, Bouillon sera
leur lieu de rendez-vous. Peut-etre meme, a cette
occasion, Verlaine va-t-il voir 1’abbe de Corbion,
M. Dewez (a quelques kilometres de Bouillon) et
pose-t-il les jalons de sa future residence de 1885
Le sejour a Jehonville et les randonnees a Cor¬
bion et Bouillon ont certainement une place impor-
tante dans la poesie verlainienne qui, a partir de
cette epoque, s’oriente de plus en plus vers le flou,
le tenu, l’irise. Tandis que Rimbaud traverse une
crise de sterilite due a l’ennui mortel de Roche (il
doit faire sept kilometres pour aller voir manceuvrer

1. Ce qui expliquerait en partie la persistance de la fable a


laquelle ij’ai fait allusion plus haut, Verlaine ne devant pas s’etre
prive de parler, en 1873, de cette fameuse « persecution ».
156 VERLAINE ET RIMBAUD

les Prussiens a Vouziers, pour toute distraction!)


et qu’il alimente son scepticisme « au ciel sobre
de cette aigre campagne » au point de craindre de
devenir « un tres mechant fou », Verlaine note
par touches d’aquarelles ces ebauches fraiches et
humides, comme perlees de brume, qui vont devenir
certains poemes de Sagesse.

L’ortie et l’herbette
Au bas du rempart
D’ou l’appel frais part
D’une aigre trompette...1

Ou bien, ce qui nous rappelle le passage rimbal-


dien cite plus haut :

L’odeur est aigre pres des bois...

II note aussi que la bise

Glace la neige eparpillee


Dans la campagne ensoleillee.

Tandis que Rimbaud bougonne aupres de l’ami


Delahaye : « Le soleil est accablant et il gele le
matin ! » (Mai 1873.)
La campagne, d’apres ces notes, ne differait guere
entre Attigny et Jehonville. Mais tandis que Ver¬
laine, tout a la joie de vivre irresponsable sous le
toit de sa pieuse tante-gateau et de retrouver de
temps en temps a Bouillon son « grand peche
radieux » decouvre des beautes a ce cadre rustique,

1. Du fond du grabat.
OU LA FAUSSE EVASION 157

Rimbaud se ronge : « La mother m’a mis la dans


un triste trou ! Je suis abominablement gene... » II
consent a retravailler l’anglais par correspondance
avec Verlaine; ce dernier, toujours sournois, a son
idee derriere la tete ep encourageant de la sorte son
ami aux beautes de la langue de Shakespeare. « O
mourir de cette escarpolette » dit une Ariette Ou-
bliee. Pour Rimbaud, l’escarpolette le balangait de
l’ennui ardennais a la misere des autres cieux. II
« enraquait » comme on dit a Charleville, et s’in-
quietait du sort de son « livre paien, livre negre » :
comment inventer des atrocites dans un trou
pareil ? demande-t-il a Delahaye. C’est pourquoi,
lorsque Verlaine lui propose de revenir a Londres
pour y renouveler Pexperience precedente, il n’aura
pas a insister beaucoup. L’entracte est fini.
Le deuxieme acte est bref. Embarquement le
25 mai apres un ultime diner, tres gai, avec Ernest
Delahaye. Location d’une nouvelle chambre, 8,
Great College Street, Camden Town. Rimbaud ne
boit plus, travaille dur, et meme consent — quelle
nouveaute ! — a quelques travaux mercenaires pour
s’acheter un haut-de-forme ! Verlaine s’en ebahit.
De plus, il semble que Pintimite perde en chaleur.
« Je m’eloignai du contact. » Verlaine en prend
ombrage. Il s’assombrit, boit. Nouvelles querelles.
En juin, il ne parle plus que de reprendre la vie
conjugale... Voila le retour des obsessions qui com¬
mence; celle de Parrestation n’est pas loin ! 7 juil-
let, c’est la celebre dispute dont le theme est un
hareng saur, comme dans le poeme de Charles Cros.
Elle est trop connue pour que j’y revienne a nou¬
veau. Mais proposons la meditation de cette confi-
158 VERLAINE ET RIMBAUD

dence faite si longtemps plus tard par Verlaine a


Emile Le Brun, car elle est des plus significatives :

« Ce jour-la, c’etait a moi d’aller aux provisions. J’y vais.


Je reviens rapportant d’une main un hareng, de l’autre une
bouteille d’huile. Je les tenais comme il faut, n’est-ce pas ?...
enfin, tres bien. J’approche de la maison et je vois Rimbaud
qui me guettait par la fenetre ouverte. Il se met a ricaner.
Il n’y avait pas de quoi, n’est-ce pas ?... Je monte quand meme
et je rentre. « Ce que tu as l’air c... avec ta bouteille d’huile
d’une main et ton hareng de l’autre ! » me dit Rimbaud. —•
Moi, je riposte, parce que je vous assure que je n’avais pas du
tout l’air c... avec ma bouteille d’huile et mon hareng, nom
de Dieu !... 1 »

Ce ton si naturel, si vrai, ce petit monologue


qu’on croirait stenographic n’est-il pas revelateur
d’un temperament profondement obsessionnel ?
Cette folie de justification, cette supplication conti-
nuelle inclue dans le n est-ce pas ? qui souligne les
propos de Verlaine comme l’italique souligne ses
textes, surtout ses lettres; ce radotage — car on sent
bien que ce qu’il dit la, c’est pour la centieme fois
— sur des details minuscules et sur un sujet qui ne
merite qu’un haussement d’epaules; tout cela serait
le regal d’un analyste, comme symboles eclatants
d’une angoisse, d’un complexe de culpabilite qui
remonte bien au-dela de la bouteille d’huile, du
hareng, et meme de Rimbaud.
Quoi qu’il en soit, voila Rimbaud seul a Londres,
sans argent, et tout surpris par l’energie subite de

1. M. Le Brun : « Verlaine inedit. » (Les Idees Frangaises,


janvier-avril 1924.)
OU LA FAUSSE EVASION 159

Verlaine qui s’est embarque sans vouloir meme


repondre aux signes que le compagnon infernal lui
faisait du pier, avec ses grands bras. C’est alors qu’il
ecrit cette lettre qu’on a motivee de fagon si fan-
tastiquement eloignee de toute vraisemblance psy-
chologique :

Reviens, reviens, cher ami, seul ami, reviens. Je te jure que


je serai bon. Si j’etais maussade avec toi, c’est une plaisanterie
ou je me suis entete; je m’en repens plus qu’on ne peut dire...
Ah ! je t’en supplie. C’est ton bien, d’ailleurs. Reviens, tu
retrouveras toutes tes affaires... L’affreux moment !... Nous
avons vecu deux ans ensemble pour arriver a cette heure-la ?
Que vas-tu faire ? Si tu ne veux pas revenir ici, veux-tu que
j’aille te rejoindre oil tu es ?
Oui, c’est moi qui ai eu tort.
Oh ! tu ne m’oublieras pas, dis ?
Non, tu ne peux pas m’oublier.
Moi, je t’ai toujours la.
Dis, reponds a ton ami, est-ce que nous ne devons plus vivre
ensemble ?
Sois courageux. Reponds-moi vite.
Je ne puis rester ici plus longtemps.
N’ecoute que ton bon cceur.
Vite, dis si je dois te rejoindre.
A toi toute la vie. Rimbaud.

Vite, reponds; je ne puis rester ici plus tard que lundi soir.
Je n’ai pas encore un penny; je ne puis mettre ga a la poste.
J’ai confie a Vermersch tes livres et tes manuscrits.
Si je ne dois plus te revoir, je m’engagerai dans la marine
ou dans l’armee.
O reviens, a toutes les heures je repleure. Dis-moi de te
trouver, j’irai. Dis-le moi, telegraphie-moi. Oil vas-tu ? Que
veux-tu faire ?
160 VERLAINE ET RIMBAUD

Devant cette lettre qui trahit un desespoir et un


affolement auxquels ne nous a pas habitues Rimbaud?
qu’a-t-on pense ? On a suppose le motif le plus
bas : l’interet, exacerbe par la peur. On a reflechi
que Rimbaud, age de moins de vingt ans, se trouvait
seul dans une ville etrangere oil la misere est parti-
culierement atroce, sans un sou en poche et ne
connaissant que des gens aussi pauvres que lui; c’est
pourquoi il supplie obsequieusement Verlaine de
revenir; c’est sur son pain quotidien qu’il pleure.
La preuve en est, argue-t-on, le changement de ton
et d’humeur qui parait dans sa correspondance des
qu’il est tire d’affaire !
II est bien singulier de voir un tel manque de
psychologie chez des gens intelligents qui con-
naissent l’ceuvre et la vie de Rimbaud et ont etudie
attentivement son personnage. A aucun moment
de son existence, que ce soit dans son adolescence
ou dans son age mur, Rimbaud ne s’est abaisse
devant qui que ce soit pour un motif interesse ou
par frayeur. Meme au Harrar alors qu'il cherche si
desesperement a faire fortune, il ne tarit pas de
criailleries, voire d’injures sanglantes, a l’egard des
personnes dont son sort depend. A plus forte raison
a un age ou il fait profession de mepriser ces contin-
gences ! Je ne vois, dans toute sa correspondance,
qu’une lettre qui puisse etre comparee a celle du
4 juillet 1873 : c’est celle qu’il ecrivit de Mazas a
Izambard, le 5 septembre 1870, en le suppliant de
le tirer de la. (Encore faut-il que le jeune seigneur
reparaisse a la fin du billet : Ecrivez, je vous I’or-
donne...) Or Izambard fut la grande affection de
son enfance, le substitut du pere qui manquait a la
OU LA FAUSSE EVASION 161

maison. Jamais Rimbaud n’eut ecrit sur ce ton a


quelqu’un qu’il eut meprise.
Si done il en use ainsi avec Verlaine, e’est qu’il y
tient plus fortement que les biographes ne l’ont vu.
On ne saurait trop le repeter; Rimbaud — il l’a dit
lui -meme — ne s’est jamais servi pour vhre meme
de son corps; cette tournure signifie : ni travail
manuel, ni prostitution; pour lui, le travail n’est
qu’une forme de prostitution. (Sans avoir jamais lu
le Capital, il est la d’accord avec Karl Marx et
'pressent en ce systeme economique la fatalite de
l’alienation.)
De plus, pourquoi Rimbaud se serait-il a ce point
affole ? Il sait tres bien qu’il peut vendre des vete-
ments parmi ceux qui restent dans la chambre, et
e’est ce qu’il fera; il y a deja pense et desire ne pas
le faire, puisqu’il ecrit : « Tu retrouveras toutes
tes affaires. » Au pire, il y a l’armee et la marine.
Quoi, Rimbaud, l’eternel vagabond, le « surnatu-
rellement sobre » perdrait la tete a l’idee de quelques
jours difficiles et d’un nouveau depart ? Allons
done !
Cette affection pour Verlaine, le seul etre qu’il
aima de toute sa vie de loup solitaire, cet amour qui
inspire a un etre hyper-viril comme lui des accents
si feminins qu’on croit entendre changer 1’inflexion
de la voix, Verlaine n’aura de cesse avant qu’il ne
Fait decourage, saccage, comme il decouragea et
saccagea l’autre amour, celui de la Bonne Chanson.
Pour garder Rimbaud, tant de sacrifices n’etaient
pas necessaires; il suffisait de se montrer digne de
son estime. C’est bien justement ce que le pitoyable
frere ne peut ! A un moment ou la situation se
11
162 VERLAINE ET RIMBAUD

presente si favorablement pour lui, il faut que par


sottise il perde tout le benefice de son geste ener-
gique en ecrivant, et quelle lettre !

En mer.
Mon ami,
Je ne sais si tu seras encore a Londres quand ceci t’arrivera.
Je tiens pourtant a te dire que tu dois au fond comprendre
enfin qu’il me fallait absolument partir, que cette vie violente
et toute de scenes sans motif que ta fantaisie ne pouvait m’aller
foutre plus !
Simplement comme je t’aimais immensement (Honni soit
qui mal y pense !) je tiens aussi a te confirmer que, si d’ici a
trois jours je ne suis pas r’avec ma femme dans des conditions
parfaites, je me brule la gueule. Trois jours d’hotel, un rivoU
vita, ga coute; de la ma pingrerie de tantot. Tu devrais me
pardonner.
Si, comme c’est trop probate je dois faire cette derniere
connerie, du moins je la ferai en brave con. — Ma derniere
pensee, mon ami, sera pour toi, pour toi qui m’appelais du
pier tantot et que je n’ai pas voulu rejoindre, parce qu’il fallait
que je claquasse — ENFIN !
Veux-tu que je t’embrasse en crevant ?

Ton pauvre, P. Verlaine.

Nous ne nous reverrons plus en tous cas. Si ma femme vient,


tu auras mon adresse, et j’espere que tu m’ecriras. En atten¬
dant, d’ici a trois jours, pas plus, pas moins, Bruxelles poste
restante, a mon nom.
Redonne ses trois livres a Barrere.

On comprend le changement d’humeur de Rim¬


baud a la lecture de cette lettre.
Tout y est reuni pour l’exasperer; lui qui se veut
OU LA FAUSSE EVASION 16 3

voyant et qui est tout d’abord lucide, avec une tete


bien campee sur les epaules, en bon petit Ardennais
qu’il est, il voit lui sauter aux yeux l’irrealite et l’ex-
travagance de son compagnon dans la sincerite de
ses desirs (revoir sa femme) et il s’ecoeure devant
l’epaisseur de sa mauvaise foi (se suicider). Aucune
lettre ne peut mieux desservir les sentiments qui
Pont dictee. Ces bouffonneries d’ivrogne sur un sujet
qu’on veut tragique et farouche, ces italiques repe-
tees — une manie, chez Verlaine ! — ce roulement
de tambour forain sur la peroraison (veux-tu que
je t’embrasse en crevant ?) tout cela ne pouvait
qu’indigner profondement Rimbaud et lui faire
regretter son mouvement de sincerite, juger sa ten-
dresse comme une faiblesse.
Dans un elan de fureur plus que par necessite —
et aussi parce que la lettre de Verlaine n’annongant
ni argent ni retour, il faut bien payer la logeuse —
Rimbaud se decide a porter la defroque de son ami
au marche du Soho, la ou se dressent les pancartes
aux inscriptions hebraisantes. (A vendre ce que les
Juifs riont pas vendu...) Il solde pour deux livres
dix. Puis il ecrit sa reponse a l’aberrante lettre datee
« en mer » et l’on sent sous sa plume l’irritation
contenue, un effort de raisonner comme avec un
enfant ou un fou, et a la fin un retour de cette affec¬
tion decidement tenace pour resister a tant de disil¬
lusions :

Cher ami,
J’ai ta lettre datee en mer. Tu as tort, cette fois, et tres
tort (sic). D’abord, rien de positif dans ta lettre. Ta femme
164 VERLAINE ET RIMBAUD

ne viendra pas ou viendra dans trois mois, trois ans, que


sais-je ? Quant a claquer, je te connais...
(Ici, un des plus beaux passages epistolaires de toute la cor-
respondance de Rimbaud, un de ces traits de genie qui cement
tout le contour d’un etre a un instant donne et le livrent a vi£ :)
Tn vas done, en attendant ta femme et ta mort, te demener,
errer, ennuyer des gens... 1
Quoi ? toi, tu n’as pas encore reconnu que les coleres etaient
aussi fausses d’un cote que de l’autre ? Mais e’est toi qui aurais
les derniers torts, puisque meme apres que je t’ai rappele, tu as
persiste dans des faux sentiments. Crois-tu que ta vie sera
plus agreable avec d’autres qu’avec moi ? Re flee his-y ! —
Ah ! certes non !
Avec moi seul tu peux etre libre, et puisque je te jure d’etre
tres gentil a l’avenir, que je deplore toute ma part de torts,
que j’ai enfin l’esprit net et que je t’aime bien, si tu ne veux
pas revenir ou que je te rejoigne tu fais un crime et tu Ten
repentiras de longues annees par la perte de toute liberte et
des ennuis phis atroces peut-etre que tous ceux que tu as
eprouves. Apres qa ! resonge a ce que tu etais avant de me
connaitre !
... Certes, si ta femme revient, je ne te compromettrai pas
en ecrivant — je n’ecrirai jamais.
Le seul vrai mot, e’est : reviens. Je veux etre avec toi, je
t’aime. Si tu ecoutes cela, tu montreras du courage et un
esprit sincere.
Autrement, je te plains.
Mais je t’aime, je t’embrasse et nous nous reverrons.

Rimbaud.

Au tour de Verlaine de rager en voyant « Pim-


placable enfant2 » lui arracher tous ses masques.

1. Souligne par moi.


2. « Les Fetes Galantes. » (Colombine.)
OU LA FAUSSE EVASION 165

Mais qu’y faire ? On peut se pencher avec interet


sur le passage « tu fais un crime... » et ce qui suit,
souligne par Rimbaud. C’est la tres exacte descrip¬
tion de ce qui attend Verlaine; c’est la perte de sa
liberte et des ennuis atroces pendant deux longues
annees. Singularity du destin que cette prediction
soit faite par sa future victime, et que le motif
en soit tout le contraire de ce qui se passa ! Car
c’est pour avoir voulu a toute force que Rimbaud
le rejoigne que Verlaine perdit sa liberte pour
deux ans !
Malgre l’indignation reprimee qui couve dans
cette lettre, il n’en est pas moins vrai que Rimbaud,
tire d’affaire par la vente des vetements, affirme
trois fois a Verlaine qu’il l’aime, et sans equivoque
(du moins les deux dernieres fois); il veut etre avec
lui, soit que Verlaine revienne, soit qu’il le rejoigne.
Cette constante envie, il ne s’en guerira qu’a force
de deceptions, en revoyant Paul apres un ultime
mensonge. Qui peut soutenir que l’interet a encore
une part la-dedans ?
Pendant ce temps, Verlaine ecrit a Matuszewicz,
l’ex-colonel de la Commune, une lettre non moins
interessante qui est parvenue jusqu’a nous en raison
de l’arrestation du malheureux Polonais rentre en
France pour voir sa maitresse (il est possible que
ces circonstances aient aggrave le cas de Verlaine
devant les juges beiges) :

Mon cher ami,


Des coups aussi penibles qu’imprevus m’ont force a quitter
Londres a l’improviste. J’ai du laisser Rimbaud un peu en
plan, quelque horrible peine, la, franchement (et quoiqu’on
166 VERLAINE ET RIMBAUD

dise) que ga me fit, en lui laissant toutefois mes livres et hardes


en vue de les laver pour se rapatrier. Ma femme refusant de
venir apres ma menace de suicide de moi (sic) je l’attends
jusqu’a demain midi mais ELLE NE VIENDRA, je commence
a trouver trop connard de me tuer comme §a et prefere —
car je suis si malheureux, la, vraiment ! — m’engager dans les
volontaires republicans espagnols...
(...) Enfin, parlez-moi de Rimbaud.
Vous a-t-il vu apres mon depart ? Ecrivez-moi la-dessus.
<Ja m’interesse tant, toute garce (?) (blague a part, hein ?) le
temps n’est plus a la blague, nom de Dieu !
(...) Votre reconnaissant ami de toujours.
P. Verlaine.

Cette lettre, quoique penible quand on songe a


la grandeur de celui qui l’a ecrite, est d’un comique
irresistible. L’ennui du lache qui a annonce son
suicide et que personne ne retient est exprime la en
termes qui seraient dignes de Moliere s’ils etaient
moins triviaux. Scapin ? Mascarille 1 ?
De plus, Verlaine est assurement bien mal ren-
seigne sur le genre de guerre qu’il declare vouloir
faire (Et tres brave, ne Vet ant guere — j’ai voulu
mourir a la guerre...) pour decerner l’etiquette
republicaine aux carlistes espagnols qui recrutaient
a Bruxelles et qui representaient la tendance la
moins liberale de la royaute !
Mais toute cette lettre, oil Verlaine reclame cer¬
tains services concernant les vetements et manus-
crits, n’est au fond ecrite que pour la demande
finale : « Parlez-moi de Rimbaud... » C’est l’ex-
1. De meme, la lettre a Lepelletier pour lui annoncer son sui¬
cide : « Ma mere est pres de moi et essaie de me faire changer
d’avis, mais je crains qu'elle n’y arrive pas... »
OU LA FAUSSE EVASION 167

pression meme de Famour, et c’est suffisant pour


reprendre son serieux apres avoir pleure des larmes
de rire sur cette invraisemblable pantalonnade.
La phrase bizarre « toute garce, blague a part »
semble inachevee; Verlaine, toute impulsivite,
ecrit souvent de ces mots et membres de phrases
inacheves qui donnent a ses lettres cette expression
de debraille, de decousu. II faut lire sans doute :
« Toute garce qu’il soit, blague a part. » II s’agit
sans doute d’une allusion obscure a la ville de Stutt¬
gart qui devint, dans le jargon rimbaldo-verlainien
Stuttgarce. Peut-etre Matuszewicz y avait-il com¬
mence sa vie d’emigre ? De toute maniere, c’est une
etrange fagon de cacher le genre special de ses rela¬
tions en plaisantant de la sorte. II est possible que
ce jeu de mots aboutissant a traiter Rimbaud de
« garce » ait paru transparent aux « politiques »
et qu’on puisse lui attribuer la froideur dont les
communards firent preuve envers Rimbaud a ce
moment-la, comme il s’en plaint a Verlaine dans
la lettre du 7 juillet.
Mais voici le plat de resistance de toute cette
significative et interessante correspondance qui pre¬
cede le drame. Verlaine,

Puisque, quand la borne est franchie


Ponsard ne veut plus de limite 1

va au-dela de la folie en ecrivant a Vitalie Cuif-


Rimbaud sa decision de se tuer en raison des mau-
vais procedes de son fils, dans l’espoir que la pieuse

1. Laeti et errabundi.
168 VERLAINE ET RIMBAUD

« veuve » ramenera ce vilain garcon a des senti¬


ments plus humains !
Voici la missive, admiree avec exces, que la
megere repond a la pauvre Vierge Folle, sa bru :

Roche, 6 juillet.
Monsieur,
Au moment ou je vous ecris, j’espere que le calme et la
reflexion sont revenus dans votre esprit. Vous tuer, malheu-
reux ! Se tuer quand on est accable par le malheur est une
lachete; se tuer quand on a une sainte et tendre mere qui
donnerait toute sa vie pour vous, qui mourrait de votre mort
et quand on est pere d’un petit etre qui vous tend les bras
aujourd’hui, qui vous sourira demain, et qui un jour aura besoin
de votre appui, de vos conseils, — se tuer dans ces conditions
est une infamie : le monde meprise celui qui meurt ainsi, et
Dieu lui-meme ne peut lui pardonner un si grand crime et
le rejette de son sein.
Monsieur, j’ignore quelles sont vos disgraces avec Arthur;
mais j’avais toujours prevu que le denouement de votre liaison
ne serait pas heureux. Pourquoi ? me demanderez-vous. Parce
que ce qui n’est pas autorise par de bons et honnetes parents
ne doit pas etre heureux pour les enfants. Vous, jeunes gens,
vous riez et vous moquez de tout; mais il n’en est pas moins
vrai que nous avons l’experience pour nous; et chaque fois que
vous ne suivrez pas nos conseils, vous serez malheureux. Vous
voyez que je ne vous flatte pas; je ne flatte jamais ceux que
j’aime.
Vous vous plaignez de votre vie, pauvre enfant ! Esperez
done ! Savez-vous ce que sera demain ? Comment comprenez-
vous le bonheur ici-bas ? Vous etes trop raisonnable pour faire
consister le bonheur dans la reussite d’un projet, ou dans la
satisfaction d’un caprice, d’une fantaisie; non, une personne
qui verrait ainsi tous ses souhaits exauces, tous ses desirs satis-
faits, ne serait certainement pas heureuse; car, du moment
OU LA FAUSSE EVASION 169

que le cceur n’aurait plus d’aspirations, il n’y aurait plus


d’emotion possible, et ainsi plus de bonheur. Il faut done que
le cceur batte, et qu’il batte a la pensee du bien — du bien
qu’on a fait ou se propose de faire.
Et moi aussi j’ai ete bien malheureuse. J’ai bien souffert,
bien pleure, et j’ai su faire tourner toutes vies afflictions a
mon profit1. Dieu m’a donne un cceur fort, rempli de courage
et d’energie. J’ai lutte contre toutes les adversites, et puis j’ai
reflechi, j’ai regarde autour de moi et je me suis convaincue,
mais bien convaincue que chacun de nous a au cceur une plaie
plus ou moins profonde. Ma plaie a moi me paraissait beau-
coup plus profonde que les autres : et e’est tout naturel : je
sentais mon mal, je ne sentais pas celui des autres. C’est alors
que je me suis dit — et je vois tous les jours que j’ai raison —
le vrai bonheur consiste dans l’accomplissement de ses devoirs,
si penibles qu’ils soient !
Faites comme moi, cher monsieur; soyez fort et courageux
contre toutes les afflictions; chassez de votre cceur toutes les
mauvaises pensees. Luttez, luttez sans relache contre ce qu’on
appelle l’injustice du sort; et vous verrez que le malheur se
lassera de vous poursuivre, vous redeviendrez heureux. Il faut
travailler beaucoup, donner un but a votre vie; vous aurez
sans doute encore bien des jours mauvais, mais quelle que soit
la mechancete des hommes, ne desesperez jamais de Dieu. Lui
seul console et guerit, croyez-moi.
Madame votre mere me ferait grand plaisir en m’ecrivant.
Je vous serre la main et ne vous dis pas adieu; j’espere bien
vous voir un jour.
V. Rimbaud.

La consideration des biographes devant ce petit


morceau vient sans doute moins d’une galanterie
que d’une surprise; Rimbaud ayant l’babitude de

1. Souligne par moi.


170 VERLAINE ET RIMBAUD

geindre en imitant sa mere : « Qa fait pitie, n’est-ce


pas ? » on l’avait prise plus ou moins pour une
illettree. De la a crier a Port-Royal en decouvrant
une telle lettre, il y a un pas — trop vite franchi.
En realite, si nous etudions attentivement ce
libelle, qu’y voyons-nous ? Un morceau d’eloquence
clericale aux passages plus ou moins bien venus qui
commence par une evocation conventionnelle des
joies du foyer; le « petit etre » decrit avec tant
d’emotion par la dame semble sortir du meme genre
de litterature qui inspira au jeune Arthur encore
engonce dans sa chrysalide Les etrennes des Orphe-
lins; cette envolee ne doit pas nous faire oublier
l’inhumanite de la dame envers ses propres enfants.
Par la suite, pour dissuader Verlaine du suicide, elle
fait d’abord appel a l’opinion du monde avant celle
de Dieu, ce qui pour une chretienne est un peu
singulier. Mais tout cela n’est que hors-d’oeuvre,
voici 1’entree : « Monsieur, j’ignore quelles sont vos
disgraces avec Arthur... » Elle les savait parfaite-
ment puisqu’elle etait allee a Paris demander a
Mathilde de renoncer a une demande en separation
qui pourrait nuire a son fils 1 !
Pudeur, tact, feinte d’ignorer pour ne pas acca-
bler le pecheur ? Mais alors, dans ce cas, la suite de
la lettre est d’un ton singulier; car n’est-ce pas trop
ou scandaleusement trop peu de dire : ce qui n’est
pas approuve par de bons et honnetes parents ne
saurait etre heureux pour les enfants ? Ne croirait-
on pas qu’il s’agit du choix d’une carriere, ou d’un

1. Et puisqu’elle avait signale sa fuite avec Verlaine a la police.


(G. Graaf, Mercure de France, aout 1956.)
OU LA FAUSSE EVASION 171

mariage deconseille ? Si Mme Rimbaud brandissait


les foudres du jansenisme, elle serait peut-etre
odieuse, mais non ridicule; si elle se taisait discre-
tement comme son hypocrite petite phrase Pan-
nonce, elle ferait preuve de dignite et de finesse; son
petit couplet sur Pexperience des parents et sur les
jeunes gens qui rient de tout est a la fois grotesque
et peniblement deplace; car il est contestable, ou
de dire avec Remy de Gourmont : « La pathologie
de l’amour est un enfer dont on ne doit point ouvrir
les portes », ou, au contraire, d’y porter le scalpel
du chirurgien ou le fer du predicateur; contestable,
mais logique et acceptable; le pire, en ces matieres,
est d’adopter Pattitude a la fois hypocritement igno-
rante et moralisatrice, et l’instinct de Vitalie, une
fois de plus, lui fait choisir le pire.
« Vous voyez que je ne vous flatte pas; je ne
flatte jamais ceux que j’aime », ne manque pas
d’allure; mais ensuite, que trouvons-nous ? Une
breve dissertation qui en vaut une autre, ni au-
dessus ni au-dessous de ce que pourrait produire un
cure d’intelligence moyenne, sur la definition du
bonheur et sur la fagon d’y parvenir. Les livres de
piete de nos grands-meres sont pleins de ces ronrons-
la, et la mere de Rimbaud a pu decalquer un pas¬
sage dans au moins une douzaine de « bons
ouvrages » pour demoiselles. Enfin une note person-
nelle : le mouvement d’orgueil de la pharisienne :
« Et moi aussi, j’ai ete bien malheureuse... » dont
j’ai parle plus haut. A quel point on sent, a travers
ces lignes, le renfort ultime que la vanite (avec
Pavarice) apporte a une vie minee par la frustra¬
tion, Phumiliation et la rage ! Tout cela est on ne
172 VERLAINE ET RIMBAUD

peut plus patibulaire; c’est le Pharisien exhortant le


Publicain.
Je passerai rapidement sur Pevolution de la situa¬
tion. Mathilde ne vient pas a Bruxelles oil le « sata-
nique docteur » Pa convoquee ainsi que sa mere et
que Rimbaud. Comme en janvier, les seuls fideles a
l’appel sont ces derniers. Et comme en janvier, cette
fidelite de Rimbaud n’est pas inconditionnelle :
sitot arrive, le 8 juillet, il veut repartir. Voila une
des bizarreries de Paffaire, que les biographes, tou-
jours presses d’en venir au fait, ont trop peu vue.
Qui, jusqu’ici, s’est pose ces deux questions :

1° Pourquoi Rimbaud, si suppliant quelques


jours plus tot, veut-il rentrer a Paris qu’il deteste
et oil il n’a plus aucune protection ?

2° Pourquoi Verlaine, au lieu de jouer du revol¬


ver, ne se resigne-t-il pas a suivre Rimbaud a Paris,
puisque la persecution politique est toute imagi-
naire, et qu’il n’y croit que dans la mesure ou rien
ne Pappelle a Paris (sa conduite d’avril, quand il
quitte si precipitamment PAngleterre, le prouve) ?

Dans aucune des etudes que j’ai compulsees a ce


sujet, le biograpbe ne se saisit de ces deux problemes.
Ils semblent parfaitement ignores. A partir du
moment oil Pon admet la bassesse de Rimbaud rea-
gissant par l’affolement de perdre son gagne-pain,
on ne voit pas la premiere question; et comme on
veut croire que Rimbaud, a Bruxelles, voulait
rompre et ne partait pour Paris que pour « semer »
le vieux (comme il appelait son ami de vingt-neuf
ans) on ne peut apercevoir la seconde.
OU LA FAUSSE EVASION 173

En realite, nous l’avons vu, Rimbaud ne reagit


nullement par interet; c’est le dernier des mobiles
de ses actes. La rapidite avec laquelle, une fois de
plus, il rejoint Verlaine, montre quelle fut sa since¬
rity quand il ecrivait : « Dis-moi de te rejoindre,
j’irai. Dis-le-moi, telegraphie-moi... » — « Volon-
taire Espagne. Arrive ici, Hotel Liegeois, blanchis-
seuse, manuscrits si possible. » Le bluff amorce avec
Matuszewicz continue. (Cette lettre n’avait-elle pas
pour but secret de faire savoir a Rimbaud ce que
lui dit ce telegramme ?) Tout est bon a Verlaine
pour eblouir sa cruelle idole.
On sait aujourd’hui que celui qui donna a Paine
des deux poetes l’idee de cette echappatoire etait le
peintre Auguste Mourot, filleul de Stephanie, peut-
etre ami de ce mysterieux Jeef Roosman, qui fit de
Rimbaud blesse ce mauvais portrait avec legende
« Epilogue a la frangaise » que M. Matarasso pos-
sede dans sa collection. Sans doute Verlaine Pa-t-il
rencontre a Bruxelles au cours des nombreuses sta¬
tions qu’il faisait au comptoir des cafes de la place
Rouppe et de la rue du Progres, et a-t-il attire
son attention par ce que Rimbaud appelait ses
« geintes » : « Je suis si malheureux, la, vrai-
ment ! » Le conseil de l’artiste ne pouvait sembler
qu’excellent a Verlaine; il satisfaisait son gout de
la parade et son besoin de se faire prendre au serieux
tout en lui permettant de ne pas se suicider (il
n’avait meme pas encore achete de revolver) et en
ne l’engageant a rien, par surcroit; car meme si
Auguste Mourot s’est mis en frais pour accomplir
certaines demarches au consulat d’Espagne, elles
devaient rester inefficaces — ce que les deux
174 VERLAINE ET RIMBAUD

comperes ne pouvaient ignorer — les etrangers


etant refuses apres examen des papiers !
On devine la fureur de Rimbaud quand, une fois
sur place, il decouvre — il ne dut pas mettre long-
temps — la duplicite puerile de son « compagnon
d’enfer ». Comme precedemment, Verlaine a gache
ses chances aupres de lui; a la lettre si tendre et si
emue de celui en qui Ton n’a voulu voir que
cruaute, il a senti flechir sa determination et songe
a rentrer a Londres et l’a ecrit a la logeuse au
moment ou Rimbaud, furieux de la missive lamen¬
table qu’il avait regue entre temps, vendait les vete-
ments et constatait qu’« Andrieu et les autres » lui
faisaient grise mine. Cet a vantage perdu, Verlaine
semble l’avoir reconquis par son telegramme; Rim¬
baud a du y croire, ne serait-ce qu’un moment; ce
ton « on va voir ce qu’on va voir » ne pouvait
lui en imposer, mais les faits. Et sa curiosite devait
etre vive de voir si l’ami Paul, pour une fois, se con-
duirait en homme. Or, que trouve-t-il a Bruxelles ?
Mme Verlaine se lamentant, Paul occupe a boire et
a attendre Mathilde; aucun engagement signe,
aucune realisation de l’heroique dessein. Allons plus
loin. Ce qui mit le feu aux poudres, ne fut-ce pas
cette lettre de Mme Rimbaud que Verlaine, avec
son si feminin genie de gacher ses chances, exhiba
certainement des l’arrivee du fils ? Tout ce qu’on
connait de Rimbaud laisse a croire que la fureur du
gargon dut cette fois atteindre son maximum; que
Verlaine osat ecrire a Vitalie Cuif pour lui annon-
cer son suicide et se plaindre de lui ne pouvait que
depasser les bornes de l’indecence aux yeux de celui
pour qui, nous l’avons vu, l’aventure Verlaine etait
OU LA FAUSSE EVASION 175

le sommet de ce qu’il pouvait tenter contre la


morale, done contre sa mere. A ma connaissance,
personne ne s’est pose la question de connaitre les
reactions du fils a la lecture de cette pharisaique
reponse; elles sont pourtant interessantes a suppo-
ser. J’y vois meme la goutte d’eau qui fait deborder
le vase, l’ultime grief de l’Epoux Infernal.
Dans la deposition faite devant le juge destruc¬
tion bruxellois, Rimbaud motive ainsi sa rupture
londonienne avec Verlaine : « Son indolence et
son attitude envers des personnes de notre connais¬
sance. » On congoit qu’il reste dans le vague, ne
pouvant evoquer l’histoire de la bouteille d’huile et
du hareng; mais il est a supposer que le grief n’est
nullement imaginaire, et que Rimbaud a seulement
evoque des discussions anterieures a l’affaire co-
mique des provisions. Elies sont tres vraisemblables :
Vindolence n’est, dans la bouche de Rimbaud, a un
tel instant, que l’autre nom de la veulerie et de la
lachete. Ce role d’educateur qu’il assumait, il est
certain que Rimbaud devait alors le voir solde par
un echec, et e’est sans doute l’impatience de le
pressentir qui l’avait fait confondre si souvent edu¬
cation et dressage; il renongait a faire un fils du
Soleil de ce lunaire, il s’indignait de voir une entre-
prise aussi faustienne que la leur devenir le pre-
texte unique de crapuleuses bordees. Apres cette
ultime disillusion de Bruxelles, devant le mensonge
matamoresque de Paul, sa persistance a attendre
Mathilde et sans doute son scandaleux S.O.S. a
Mme Rimbaud, la rupture s’imposait.
Ou aller ? Arthur Rimbaud ne voulait pas ren-
trer a Charleville oil il s’assommait et ou la « da-
176 VERLAINE ET RIMBAUD

romphe » voulait le transformer, ainsi que Frederic,


en valet de ferme pour l’exploitation de Roche;
Londres devenait impossible sans la petite rente de
Stephanie; restait Paris. Tout n’etait done pas perdu
pour Verlaine; il pouvait esperer desarmer Rimbaud
comme il l’avait reussi si souvent, apres avoir laisse
passer quelques jours sur sa colere. Il suffisait a
Paul de rentrer a Paris avec sa mere, rue Lecluse;
Rimbaud, presse par la necessite et conscient de ne
connaitre a Paris personne qui put etre compare
a Paul comme poete, serait fatalement revenu grat-
ter a sa porte; voila du moins un espoir qui aurait
pu etre caresse. Pourquoi Verlaine ne l’envisage-
t-il pas ?
Jusqu’en aout 1956, voila de quelle maniere on
pouvait traiter le probleme et repondre a cette der-
niere question, qui en entraine d’autres :
Verlaine agit-il par peur morbide de cette per¬
secution qu’il s’est inventee ? Mais ce delire a bien
peu compte le jour ou Camille Barrere est venu
a Londres dire que, d’apres Lepelletier, Mathilde
etait prete a la reconciliation; jamais Verlaine ne
se serait fixe a Jehonville, a proximite de Rimbaud,
sans la missive l’avertissant de ne plus avoir a « l’ob-
seder de lettres ». Alors ?
Alors, nous touchons la au cceur de cet etrange
dilemme. Dans l’etat mental de Verlaine, qui appar-
tient a cette categorie de demi-fous qu’on ne peut
ni punir comme responsables ni enfermer comme
dements, la mauvaise foi est indeniable : elle est
cet acte de consentement a la nevrose que com-
porte toute mentalite pathologique; le nevrose est
d’abord un egoiste forcene, qui ne peut s’oublier
OU LA FAUSSE EVASION 177

une minute, et il refuse la lucidite, ce qui n’est pas


blamable en soi, puisque a partir d’un certain degre
morbide la lucidite seule ne peut guerir, au
contraire ! Cette mauvaise foi, lorsqu’elle est de-
masquee et que le sujet se voit oblige de la recon-
naitre, entraine un etat de crise aigue; au paro-
xysme du conflit, un geste fatal s’ebauche : suicide,
crime. C’est l’exacte situation de Verlaine. De
quelle mauvaise foi s’agit-il ?
D’une part, de cette persecution imaginaire a
laquelle Verlaine est arrive a se faire croire, mais
dont ensuite il a joue comrne d’un avantage; sa
passion pour Rimbaud pourrait lui faire braver
cette menace d’arrestation qu’il declare planer sur
lui, mais Rimbaud ne joue certainement pas le jeu;
il est certain qu’il ricane, accueille par un hausse-
ment d’epaules cette histoire, la traite de fable et
sans doute crible Verlaine de quolibets cruels, l’ap-
pelle « assis » de la Commune; accompagner Rim¬
baud a Paris, ce serait avouer ses mensonges, ou du
moins ses exagerations fanfaronnes (car, dans une
certaine mesure, meme minime, Verlaine croit peut-
etre encore a quelque peril, tout en etant conscient
de l’avoir fortement exagere) surtout apres s’etre
couvert de ridicule avec la menace de suicide et la
declaration d’enrolement; d’autre part — et voila
surtout le plus grave du conflit interieur de Ver¬
laine — revenir a Paris, ce serait revenir dans la
meme ville que Mathilde, habiter a quelques pas
d’un domicile dont elle condamne la porte. La pas¬
sion pour Rimbaud ne peut faire oublier Mathilde
que lorsque Verlaine voyage avec lui au loin; mais
accepter l’attente torturante du retour eventuel —
12
178 VERLAINE ET RIMBAUD

eventuel settlement — de Rimbaud dans une ville


oil, par surcroit de douleur, Mathilde refuse toute
entrevue, non, e’en est trop pour l’ecorche vif
qu’est a ce moment Verlaine, au comble de l’exci-
tation alcoolique et de la passion contrariee. C’est
pourquoi il est saisi d’une panique effroyable devant
l’absence de Mathilde qui lui signifie sa disgrace, et
devant la resolution de Rimbaud qui equivaut a ses
yeux, soit a une rupture definitive, soit a l’affreux
supplice de devoir attendre son bon plaisir dans une
ville hantee des souvenirs de la Bonne Chanson.
C’est pourquoi il dut se refugier desesperement der-
riere cette menace d’arrestation qui l’empechait de
suivre son ami, afin de cacher les veritables motifs
de 1’obstacle; et c’est plus que probable que les sar-
casmes et l’incredulite de son compagnon le mirent
encore plus hors de lui que les nombreux verres
ingurgites au cours de deux jours de querelle.
En ces circonstances, Verlaine ressemble a un
condamne qui se debat au pied de l’echafaud; il doit
se saouler a mort pour avoir la force d’accomplir
le geste auquel ce reseau, implacablement resserre
sur lui, le contraint. Il a epuise tous les subterfuges :
vantardises, mauvaise foi, menaces, sevices, et il
connait l’horreur et l’affolement de 1’egoi‘ste qui
n’a jamais pu se resoudre a s’oublier, afin de rester
libre, et qui se trouve de ce fait meme dans le pire
esclavage : celui qui suspend le destin au caprice
d’un autre etre. Allons plus loin encore. Verlaine
est un obsede de Varrestation, nous l’avons vu; il a
traduit par maint fantasme sa peur de devenir un
criminel, et a failli plusieurs fois tuer Mathilde;
peut-etre est-ce la Vierge Folle et non l’Epoux In-
OU LA FAUSSE EVASION 179

fernal qui a prononce le premier cette phrase :


« On me coupera vraiment le cou; ce sera degou-
tant. » Avec un peu plus de veritable lassitude de
la vie (cette lassitude qu’il proclame en vers et en
prose et qui est contredite par la force et la multi¬
plicity de ses appetits, gloutonnerie, luxure, curio-
site universelle) Verlaine se suicidait. Tel qu’il est,
ce 10 juillet 1873, il ne peut que tenter de tuer1.
Oui, voici comment on pouvait et devait traiter
le probleme tant que nous n’avions en main pour
juger que les pieces publiees depuis l’ouverture du
dossier Dullaert, les depositions que Ton peut trou-
ver dans la Pleiade et qui avaient ete reproduces
partiellement par Frangois Porche. Mais depuis le
mois d’aout 1956, une nouvelle publication risque
de renverser de fond en comble la these regue jus-
qu’alors, en depit des obscurites et des singularites
admises plus qu’eclairees par les etudes rimbal-
diennes2. S’agit-il la, cependant, d’une revelation
decisive ? Nullement. Le probleme ne fait que se
compliquer.
Voici le passage decisif de la deposition du peintre

1. Verlaine, au cours de sa vie, faillit trois fois devenir un


assassin : avec sa femme, en 1871; avec Rimbaud, en 1873; avec
sa mere, en fevrier 1885, rue de la Roquette.
2. C'est pourquoi, en toute bonne foi, je me suis referee pour
ma Vie Passionnee a la these officielle, non sans m’etonner des
curieux details psychologiques de la situation : pourquoi Rimbaud,
si tendre et si pressant six jours plus tot veut-il abandonner la
Vierge Folle ? Pourquoi Verlaine ne veut-il pas suivre Rimbaud
a Paris puisqu’il sait imaginaire sa « persecution », des que
1’element passionnel intervient ? Voila a quoi ,je m’efforQais de
repondre dans les pages precedentes. La publication du document
de M. Graaf eut malheureusement lieu apres la fin de mon
ouvrage.
180 VERLAINE ET RIMBAUD

Mourot, jusqu’alors inedite, telle que l’a reproduite


M. Graaf dans le Mercure de France, 1" aout 1956 :

« Jeudi 8 courant dans la soiree, je me rendis hotel de Cour-


trai, rue des Brasseurs, pour faire visite a Verlaine et a sa
mere. J’appris par Rimbaut (sic) ce qui s’etait passe; Verlaine,
parait-il, avant de mettre a execution son projet de suicide
voulait se rendre a Paris pour faire aupres de sa femme une
derniere tentative de conciliation. Rimbaut avait exprime l’in-
tention de se rendre a Paris. Verlaine s’y etait oppose pour le
motif que leur presence simultanee a Paris, apres leur absence
assez prolongee aurait donne une apparence de relations immo-
rales et devrait ainsi rendre impossible toute reconciliation
avec sa femme; Rimbaut aurait persiste dans sa resolution
malgre toutes les instances de Verlaine; et celui-ci, dans un
moment d’egarement, lui avait tire un coup de pistolet; Rim¬
baut ajoutait que Verlaine etait en etat d’ivresse complete au
moment de l’attentat... »

Sur ce point-ci, au moins, nulle contestation !


Dans le temoignage de Verlaine, le 18 juillet sui-
vant, observons ceci :

« Je ne me souviens pas d’avoir eu avec Rimbaud une dis¬


cussion irritante qui pourrait expliquer l’acte qu’on me repro-
che. Ma mere que j’ai vue depuis mon arrestation m’a dit
que j’avais songe a me rendre a Paris pour faire aupres de ma
femme une derniere tentative de reconcihation et que je desi-
rais que Rimbaud ne m’accompagnat pas; mais je n’ai per-
sonnellement aucun souvenir de cela... » (CEuvres Completes,
Pleiade.)

Cet extrait pris a part ne presentait aucune valeur


convaincante, surtout apres les deux premiers inter-
rogatoires de Verlaine qui donnaient un tout autre
OU LA FAUSSE EVASION 181

son de cloche; on aurait pu croire que le prisonnier


s’etait ressaisi, avec discute avec sa mere d’un mobile
valable ou tout du moins pouvant le faire bene-
ficier de quelque indulgence (mais, dans ce cas, pour-
quoi n’avoir pas ete jusqu’au bout et argue la crainte
de sa reputation ?). La deposition de Mourot ren-
force singulierement cette nouvelle version de l’af-
faire.
M. Graaf observe :

« II est etrange que Rimbaud, devant le juge d’instruction,


n’ait guere fait allusion a ces projets contradictoires en se bor-
nant a mentionner le fait que Verlaine tantot voulait Paccom-
pagner en son voyage a Paris « pour y faire justice de sa
femme et de ses beaux-parents » tantot s’y refusa parce que
Paris « lui rappelait de trop tristes souvenirs ». ... II se peut
tres bien que Rimbaud fut le quitte et non Verlaine. »

M. Graaf rappelle que Remy de Gourmont, au


sujet du « masque » de Rimbaud, parlait d’une
« maitresse jalouse et passionnee »; et il suppose
que c’est Rimbaud qui a dicte a Verlaine le cruel
billet d’adieu : « Miserable fee carotte... » C’est
la attribuer au Voyant quelque chose du sadisme
intellectuel de Mme de Merteuil dictant a Valmont
la lettre a la Presidente pour declarer ensuite :
« Quand une femme frappe dans le coeur d’une
autre elle manque rarement de trouver l’endroit
sensible et la blessure est incurable. » Mais ce serait
bien la premiere fois que Rimbaud se conduirait
— moralement — en femme !
On voit que le probleme n’est pas simple. D’une
part, nous avons la deposition de Mourot qui jette
182 VERLAINE ET RIMBAUD

un eclairage tout nouveau sur l’origine de la que-


relle; ce motif dissiperait toute equivoque : Rim¬
baud aime toujours, Verlaine n’aime plus, ou du
moins est fascine a nouveau par La Bonne Chanson
et traite le Compagnon Infernal comme un simple
obstacle a ce bonheur. Si l’aveu meme de Rimbaud
corrobore le temoignage de Verlaine, ce 18 juillet,
apres entretien avec sa mere, la solution ne se
trouve-t-elle pas la ?
II y a la de fortes presomptions; mais des presomp-
tions seulement.
D’abord, on pourrait s’etonner de l’aveu de Rim¬
baud a un quasi inconnu comme Mourot, et qui
plus est, un quasi inconnu qui ne lui montre que
de l’hostilite (voir le debut de sa deposition : « Rim¬
baud m’inspirait de la repulsion », dit-il nettement).
Est-ce l’emoi de la blessure qui fait perdre ses
moyens a Rimbaud ? Mais nulle part, en scrutant
sa vie, nous n’assistons de sa part a une defaillance
du courage physique. N’est-il pas plus probable que
Rimbaud ait commence a raconter a Mourot leur
dispute et les nombreux arguments qui furent
echanges, les idees incoherentes de Verlaine et les
projets qu’il abandonnait au moment meme qu’ils
etaient formes, et que de cet ensemble Mourot
ait retenu soigneusement ce qui pouvait le plus
desservir celui dont il orthographic le nom :
« Rimbaut » ?
Au cours de sa deposition, on comprend que ce
dernier ait glisse sur ce point precis; la seule sottise
de Verlaine mit sur le terrain l’accusation « rela¬
tions immorales ». Peut-etre pensait-il que, de toute
fagon, Penquete faite a Paris decouvrirait « Pin-
OU LA FAUSSE EVASION 183

fame ragot », et qu’autant valait prendre les


devants. Mais la faiblesse de Verlaine, son desarroi
et Petat de semi-demence alcoolique dans lequel il
se trouvait ne rendent pas probable cet exces de rai-
sonnement; j’incline plutot a croire qu’il devoila
spontanement son obsession. Mais alors, pourquoi
Mme Verlaine n’insista-t-elle pas sur le fait enonce
par Mourot ? Etait-elle trop sotte pour concevoir
Pargument favorable qu’elle pouvait en tirer pour
son fils ? Ou bien ce theme ne fut-il qu’un entre
beaucoup d’autres au cours de cette longue que-
relle ?
« Verlaine etait comme fou », dit par deux fois
Rimbaud dans sa deposition; « tantot il etait deses-
pere, tantot il entrait en fureur. Il n’avait aucune
suite dans les idees. »
« Pendant les jours qui ont precede Pattentat,
mes idees n’avaient pas de suite et manquaient com-
pletement de logique », reconnait Verlaine a la fin
de la deposition citee plus haut.
Quoi qu’il en soit, le geste de Verlaine est l’abou-
tissement d’un conflit devenu intolerable et le
resultat d’un secret desir a la fois de punition et de
salut. Qu’il ait voulu quitter Rimbaud ou le rete-
nir, cela est indeniable.
C’est le type meme du comportement morbide :
Verlaine met fin a l’angoisse en se ruant vers ce qu’il
craignait le plus, comme l’oiseau fascine tombe dans
la gueule du serpent. Observons que le meurtre est
un acte vianque; Verlaine, en realite, ne desire pas
tuer Rimbaud. Il veut seulement bouleverser les
forces obscures de Yananke, refaire la donne des
cartes que le destin a distributes. On le voit a la
184 VERLAINE ET RIMBAUD

suite de son comportement. Rimbaud n’est pas tue,


on le panse, personne ne s’est aperqu de rien; tout
est a recommence!-. Verlaine doit done recommen-
cer; et, cette fois, il ne cherche pas a frapper a
nouveau, mais a simuler le suicide en public. Enfin,
il est parvenu a ses fins. Le naif anarchiste a du
rallumer la meche de la bombe qui n’avait fait que
fumer avec un petit grincement ridicule. La vio¬
lence du souhait : « Tout, mais que quelque chose
arrive ! » a obtenu la « relance » des cartes; et
Verlaine est enfin enferme, comme il le desire
depuis si longtemps, a l’abri du crime, de 1’amour,
de l’intoxication alcoolique — et, ainsi, du paro-
xysme de Langoisse sinon de l’angoisse elle-meme.
« Grace aux dieux, mon malheur passe mon espe-
rance », pourra-t-il s’ecrier en entendant les portes
de Mons se refermer sur lui.
Et Claudel de repondre a travers les annees :

Rimbaud part, tu ne le verras plus, et ce qui reste dans un coin,


Ecumant, a demi-fou et compromettant pour la securite
[publique
Les Beiges l’ont soigneusement ramasse et place dans une pri-
[son en briques.

Et s’il est seul et « en etat parfait d’abaissement


de depossession », e’est en effet qu’il l’a bien voulu,
le faible Verlaine, car e’est vrai, « il ne peut aller
plus loin ».
X

CE QU’EST CRIMEN ARMORIS. - LES SEPT


PECHES ET LES TROIS VERTUS. - LA CHA-
RITE. - INSPIRATION, PLAGIAT ET DEMAR-
QUAGE. - HANTE JUSQU’a LA FIN. - LA
PITIE DE RACINE ET CELLE DE RIMBAUD.

«o saisons, 6 chateaux! » Comme nulle ame


n’est sans defaut, c’est pres de huit saisons que pas-
sera le poete deshonore dans le « meilleur des cha¬
teaux » h
Apres l’eclat de la catastrophe secretement
souhaitee, le coupable connait la pacification un peu
hebetee du post co'itum; au-dela du paroxysme, de
la decharge nerveuse, l’angoisse s’eloigne momen-
tanement. Le « prevenu est doux et docile ». Que
sera son premier reflexe ? Un poeme. Et ce poeme
s’appellera Crimen Armoris.
Combien nous aimons chez Wilde, chez Silvio

1. Ecrit en 1875. (A Ed. Lepelletier.) J’ai naguere habite le


meilleur des chateaux...
186 VERLAINE ET RIMBAUD

Pellico, chez Verlaine, 1’incorrigible homme de


lettres ! « Avec un peu d’encre soigneusement eco-
nomisee d’apres un encrier prete par l’administra-
tion pour de stricts usages epistolaires, et conservee,
au frais, dans un interstice du carrelage, j’ecrivis,
durant les huit jours environ qu’eut lieu cette peu
douce prevention, a l’aide d’un petit morceau de
bois, les quelques recits diaboliques qui parurent
dans mon livre Jadis et Naguere — Crimen Armo-
ris... et quatre autres... » (Mes prisons, chapitre VI.)
Je laisse aux experts le soin de decider si, dans ce
poeme, la dette envers Vigny est plus importante
que celle envers Baudelaire, ou moins, et si l’inspi-
ration initiale vient sans nul doute du petit poeme
en prose de ce second auteur, Les Tentations ou Eros,
Plutus et la Gloire; il nous interesse davantage
de voir employe pour la premiere fois par Verlaine
le metre hendecasyllabique cesure au quatrieme
et septieme pied et dont Rimbaud avait donne
l’exemple :

Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises...

II ne s’agit pas d’un sommet de l’ceuvre verlai-


nienne; malgre de plaisantes figurations, il y a un
peu trop de bric-a-brac symboliste; ces colliers et
ces franges, ces chceurs de demons, ces vins, ces
cristaux, ces tours et ces epithalames sentent l’opera
Gamier de plus d’une lieue. Mais l’interet tres vif
que nous inspire ce poeme, dans la perspective ou
nous recherchons l’interpenetration et l’influence
reciproque de Verlaine et de Rimbaud, c’est le por¬
trait fait par ce dernier du « compagnon infer-
OU LA FAUSSE EVASION 187

nal », en des termes qui eclatent de passion parmi


les artifices du contexte, et l’expose de ses theories
ethiques par le truchement du « satan adolescent »
— terme qui devait connaitre, las ! une deplorable
fortune, en attendant le mystique a I’etat sauvage.
Nous le reconnaissons promptement, ce demon —
« c’est un demon, vous savez, ce n’est pas un
homme » — a la « voix profonde et tendre » qui
se derobe a la fete et aux bras caresseurs a cause de
son « immortel et terrible desespoir »; nous savons
qu’il a en effet ecrit :

Mais moi je ne veux rire a rien


Et libre soit cette infortune.

Nous le nommons par son nom, cet adolescent


qui porte au front, parmi les orfevreries du genie,
le chagrin « corame un papillon noir »; nous savons
qu’il a Page de cet Helioglobale qui fascinait Bre¬
tagne, et qu’il montera

... sur la tour la plus celeste


Du haut palais avec une torche au poing...

puisqu’il a chante une complainte de ce poste


eleve : « Oisive jeunesse — A tout asservie... »
(iChanson de la plus haute tour.) Et c’est pourquoi
nous ecoutons Verlaine repeter ses paroles telles qu’il
les entendit :

O vous tous, 6 nous tous, 6 les pecheurs tristes,


O les gais Saints, pourquoi ce schisme tetu ?
Que n’avons-nous fait, en habiles artistes,
De nos travaux, la seule et meme vertu !
188 VERLAINE ET RIMBAUD

Assez et trop de ces luttes trop egales !


II va falloir qu’enfin se l'ejoignent les
Sept Peches aux Trois Vertus Theologales !
Assez et trop de ces combats durs et laids !

Et pour reponse a Jesus qui crut bien faire


En maintenant l’equilibre de ce duel...

On a deja examine ce petit discours pour cher-


cher a mieux penetrer la signification d’Une Saison
en Enfer, mais a ma connaissance on n’y est guere
parvenu. Peut-etre, plutot que des comparaisons de
textes entre eux, faudrait-il proceder en cherchant
d’abord a comparer ce texte, et la vie meme de
Rimbaud.
Verlaine, qui donne ici une relation transposee
de leurs entretiens et discussions, affirme sans equi¬
voque que le reve de Rimbaud : « Oh ! je serai
celui-la qui sera Dieu ! » se resumait par une
synthese entre ce que le catechisme appelle le Mai
et le Bien, et voulait mener la vie exemplaire de
l’homme qui joindrait les sept peches capitaux aux
trois vertus theologales.
Que voyons-nous dans l’existence que tenta de
mener Rimbaud jusqu’a la Saison en Enfer ? On
peut dire que chacun des sept peches capitaux regut
de lui une consecration et fut l’objet d’un exercice
special.
L’orgueil est la regie de vie que Rimbaud conser¬
ves jusqu’aux tout derniers moments, sur son lit
d’hopital a Marseille; Isabelle n’a eu que les restes
de ce corps et de cette ame torturee qui se sont
encore defendus si farouchement, jusqu’a l’agonie,
jusqu’aux derniers sacrements. L’envie parait avoir
OU LA FAUSSE EVASION 189

devore les premieres annees du petit poete provin¬


cial qui sollicitait sans treve les plus grandes revues,
les plus petits journaux, pour etre publie comme
Valade, Merat, Louisa Sefert et autres heureux au¬
teurs. La paresse est un des « vices » les plus affir-
mes, les plus pratiques par Rimbaud qui en fait une
veritable declaration de foi pendant toute son
adolescence : « Travailler maintenant, jamais, ja¬
mais, je suis en greve... » (Lettre a Izambard, 1871.)
« Le travail est plus loin de moi que mon ongle de
mon ceil... » (Lettre a Verlaine, 1872.) « Vivant
oisif comme le crapaud... » « Quel siecle a mains !...
Je n’aurai jamais ma main... » (Une Salson en Enfer.)
« Jamais nous ne travaillerons; 6 flot de feux ! »
(Poeme : On est-ce pour nous, mon coeur...) Toutes
ces proclamations d’Arthur Rimbaud repondent au
vceu du petit poete de huit ans : « Je serai rentier,
saperpouillotte ! »
La luxure ? (« Oh ! magnifique, la luxure », dit
Une Saison en Enfer.) Elle equivaut au « long
dereglement systematique de tous les sens » qu’on
a si mal compris, a peu pres comme toutes les
phrases celebres detachees de leur contexte : « On
ne fait pas de bonne litterature avec de bons sen¬
timents. » — « Plutot l’injustice que le desordre »,
etc., etc. La luxure est une methode de connaissance,
une technique de la voyance, un moyen et non une
fin; parce que Verlaine, pour la fin supreme de la
voyance, emprunte la luxure comme un chemin des
ecoliers et s’attarde a flaner en route, Rimbaud se
montre aussi roide qu’un puritain : « J’ai aime un
pore ! » La gourmandise est un terme qu’on peut
190 VERLAINE ET RIMBAUD

traduire en appetit d’ingredients et de drogues nui-


sibles.
Entre autres blamables exces
Je crois que nous bumes de tout...

La pratique continue de l’ivresse, l’intoxication


demandee au pavot et au haschich, voila ce que
sera la gourmandise du voyant. Par ailleurs, on ne
verra jamais Rimbaud doue de Fappetit populacier
et medieval d’un Verlaine se bourrant d’oie aux
pommes et se lechant les doigts; il est, en raison de
ses errances, « surnaturellement sobre » des qu’il
le faut.
L’avarice est un vice remis a plus tard; et c’est
plus tard en effet qu’il sera pratique : « Soyons
avare comme la mer. » Rimbaud tombera meme
dans un veritable fetichisme de l’or, avec ses seize
kilos d’or dans la ceinture qui lui procureront une
dysenterie. (Verlaine Fa-t-il pressenti, qui dans son
reve le voit d’abord en bourreau d’enfant, puis tout
dore 1 ?) En attendant, Rimbaud n’est meme pas
capable de tenir a une cotisation de trois francs par
jour; comme debut de « rentier », c’est piteux !
Pour la colere, nulle contestation; Rimbaud sem-
ble avoir vecu en colere toute sa vie; mais a partir
de Page adulte, elle ne s’exprimait plus que par une
taciturnite accrue, une ironie rare et mordante, ce
« mecontement contre tous et tout » oil Verlaine
croyait, apres sa conversion, voir une preuve de

1. Evoquons ces vers du collegien Rimbaud

... dirum per membra venenum


Auri sacra fames infiuxerat...
OU LA FAUSSE EVASION 191

Pappetit du divin; pendant son adolescence, elle se


manifesta par les terribles bagarres, les jeux de cou-
teau, les querelles familiales a Charleville, et quasi
conjugales avec Verlaine. Nous sommes portes a
croire que c’est avec Porgueil le seul « vice » que
Rimbaud pratiquat jamais spontanement.
A present, si nous recensons les trois vertus theo-
logales, Foi, Esperance et Charite, nous constaterons
facilement qu’elles n’ont pas manque a Rimbaud;
pourvu, evidemment, que l’on consente a les de-
pouiller de leur contenu religieux.
La foi qui l’anime n’est pas celle en Dieu, n’en
deplaise a Isabelle qui ecrira effrontement apres sa
mort : « Arthur Rimbaud etait, avant tout, un
grand croyant. » La foi de Rimbaud n’a d’autre
objet que celui de son « horrible travail » : la
conquete du monde invisible et sa capture au moyen
du verbe. C’est pour cette foi, veritable epine dor-
sale de sa personnalite adolescente, que Rimbaud
se condamnera a la misere, a la mendicite, aux fati¬
gues les plus eprouvantes; il la servira comme un
Franciscain sert Dame Pauvrete. L’esperance qui le
soutient se confond avec cette foi; elles Pabandon-
neront ensemble, le laissant a tout jamais demuni,
cynique et desespere, au moment du silence poe-
tique, a la fin de sa croissance. C’est elle qui le fait
errer, soucieux de trouver « le lieu et la formule »;
c’est elle qui, le desertant, lui laissera ce masque
tragique et cette humeur que tous craignaient au
Plarrar h

1. Bardey conserva un tel souvenir de ses humeurs qu’il ecri-


vait : « Je ne veux pas que Rimbaud, irrite, vienne me tirer par
les pieds pendant la nuit; il a ete assez ennuyeux de son vivant ! »
192 VERLAINE ET RIMBAUD

Arretons-nous un instant sur la vertu de Cha-


rite, caritas, amour. II semble que ce soit celle que
Rimbaud ait le plus secretement cherie, et deplore
de ne pouvoir activement pratiquer.
Tout se passe comme si, chez Rimbaud, la caritas
etait une vertu remise a plus tard, comme l’avarice
un vice en sursis. Et cette equivoque se prolongea
jusqu’a la fin, puisque au Harrar Rimbaud pratiqua
a la fois une avarice extreme, sinon sordide, et une
charite qui ne fut sans doute qu’une forme aba-
tardie de la caritas dont il revait au temps de l’ado-
lescence, au moment de la Commune, mais qui
traduit la nostalgie, chez ce trafiquant d’esclaves,
des jours oil il pensait pouvoir aimer les hommes.
Cette bonte que Verlaine signale dans ses premiers
poemes, Les Effares, par exemple, cette « bont... »
qu’il salue d’une voix qui se casse, a la fin des brouil-
lons de la Saison, n’est que l’envers d’une severite
desolee, comme celle d’Alceste, envers une espece
et un monde qui l’ont desappointe jusqu’au sang.
Certes, apprendre a lire aux petits Noirs et don-
ner son burnous a un pauvre grelottant n’est que
la menue monnaie de cette vertu theologale qui,
depouillee de son sens eschatologique, s’adresse a
l’humanite qu’il reve de sauver avant d’en deses-
perer.
« La raison m’est nee. Le monde est bon. Je

Et Borellh non sans profondeur peut-etre, note : « Son caractere


avait du etre change par quelques-uns de ces malheurs qui vous
laissent une marque indelebile. » C’est pourquoi, malgre l’interet
de 1’etude de M. Decaunes, « Rimbaud, Jules Verne de la poesie »
qui soutknt le contraire, on ne peut souscrire a l’idee d’un Rim¬
baud finissant sa vie autrement que sur un echec, a partir du
silence litteraire; son ceuvre d’explorateur eut ete vouee a 1’oubli
sans sa gloire posthume d’ecrivain.
OU LA FAUSSE EVASION 193

benirai la vie. J’aimerai mes freres. Ce ne sont plus


des promesses d’enfance... »
« Dans les bouges oil nous nous enivrions, il
pleurait en considerant ceux qui nous entouraient,
betail de la misere. II relevait les ivrognes dans les
rues noires... »
« Le chant des cieux, la marche des peuples !
Esclaves, ne maudissons pas la vie. »
« Pauvres hommes, travailleurs ! Je ne demande
pas de prieres; avec votre confiance seulement je
serai heureux. »
Ces elans de ferveur qui illuminent la nuit san-
glante de la Saison, ils appartiennent bien au petit
insurge qui tenait des discours humanitaires au cas-
seur de pierres, sur le bord du chemin qui mene
de Charleville aux bois de la Havetiere; et Delahaye
nous a conte comment le « pauvre homme, travail-
leur » d’abord interloque cedait au charme de l’elo-
quent gamin et murmurait : « II y a bien du vrai
dans ce que vous dites ! » La cruaute de Rimbaud
et cette rage qui l’emporte contre tous et tout m’ont
souvent evoque la parole de Bernanos sur la pitie,
dont il dit qu’on la represente malingre et vieille
fille, et qu’en realite « 5a hurle comme une bande
le loups arroses de petrole » et qui flambent.
N’oublions pas non plus le « protege, donne
confiance, etant tres faible, j’ai tres besoin de tes
bontes » du Pauvre Lelian, Pinvertebre. Si nous en
croyions les biographes, Verlaine et Rimbaud n’au-
raient eu de relations que sur ces trois plans precis :
bagarres au couteau, rapports sexuels et travail litte-
raire. Francois Porche a la bonte de nous prevenir
que « tout n’est pas qu’abjection dans ces affreuses
13
194 VERLAINE ET RIMBAUD

amours » (sic). Nous attendons encore le psycho¬


logy qui signalera que Verlaine eut un besoin
vital de Rimbaud sur un plan plus profond et plus
intime encore, celui de la nevrose d’angoisse; Rim¬
baud etait celui aupres de qui rien ne poiivait lui
arriver, sinon ces bagatelles : des coups, des bles-
sures. Dieu seul pourra — momentanement — com-
bler le vide laisse par le demiurge.
« Les Durs, ecrit Sartre 1 en decrivant l’univers
propre aux couples homosexuels de Genet, ne pos-
sedent pas grand-chose... mais ils possedent les
hommes... Qu’est-ce done que le dur donne en re¬
tour ? Sa personne, sa protection. Mais entendons-
nous : nous avons deja vu qu’il ne defendait jamais
ses vassaux, qu’il les laissait violer et massacrer sans
lever un doigt. Singuliere tutelle; sans se soucier
d’eux... il les protege contre la grande peur meta¬
physique qu’inspirent la contingence et la liberte.
En ce qui le concerne, il n’agit pour le compte de
personne et ne tire sa justification que de lui-meme;
« il est son propre ciel ».
C’est presque mot pour mot la description des
relations a l’interieur du couple Rimbaud-Verlaine.
Rimbaud ne protege Verlaine contre rien d’autre
que contre l’epouvante de la responsabilite, de la
liberte; et quant a lui, tel le « format intraitable »
qu’admirait son enfance, il n’a que lui seul « pour
temoin de sa raison et de sa gloire ». C’est pour-
quoi il hausse les epaules avec tout le dedain de sa
suzerainete quand la Vierge Folle, timidement, se
risque a lui dire : « Je te comprends. »

1. Saint Genet, comedien et martyr.


OU LA FAUSSE EVASION 19$

Tout masochiste est un etre qui a besoin de se


rassurer. On evoque irresistiblement Verlaine quand
on pense au chevalier de Sacher-Masoch dont le
dernier mot, sur son lit de mort, fut : « Aimez-
moi ! » Si nous voulions comprendre Verlaine
d’apres les relations pourtant detaillees qu’on a faites
de lui et de ses amours avec Rimbaud, nous ne ver-
rions rien d’autre que bagarres melees de cris
affreux et de reconciliations passionnees, avec par-ci
par-la l’oasis d’un sublime entretien litteraire. J’in-
cline a croire la verite bien differente de ce grossier
schema. Je crois que la trame fondamentale de cette
liaison qui a tant fait couler d’encre fut le perpe-
tuel appel au secours du plus faible au plus fort.
C’est Verlaine secouant Rimbaud : « Dis, Fame
est immortelle ? » ou le tirant dans la salle en hur-
lant « son songe de chagrin idiot ». Et Rimbaud
consolait, rassurait, expliquait. II etait, lui, le plus
jeune, ce guide et ce pere qui avait manque au fils
du douceatre Nicolas Verlaine. « J’avais de plus
en plus faim de sa bonte... Seules, sa bonte et sa
charite lui donneraient-elles droit dans le monde
reel ? » demande la Vierge Folle des Delires. Bonte,
charite; on oublie un peu trop ces vocables en par-
lant du Voyou et du Voyant, qui fut en realite un
des hommes les plus tortures de n’en pouvoir mon-
trer davantage.
« Tant que je n’ai pas trouve le paradis, la vraie
place pour moi est ce qui ressemble le plus a l’en-
fer1. » Oui, pour repondre a Claudel comme le
cantonnier des Ardennes, « il y a bien du vrai dans

1. La Messe la-bas (Consecration).


196 VERLAINE EE RIMBAUD

ce que vous dites la. » Seulement il ne faut point


prendre enfer ni paradis dans leur sens christique.
Le seul paradis dont reva jamais Rimbaud n’etait
pas tres different de celui des amis Vermesch et
Cavelier : « Quand irons-nous... saluer la naissance
d’un travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite
des tyrans, et des demons, la fin de la superstition,
adorer — les premiers ! — Noel sur la terre ! 1 » Le
Satan du poeme verlainien ne sacrifie-t-il pas, du
reste, le repaire de ses freres « a l’amour uni-
versel » ?
Tel est le reve, l’ultime utopia de celui qui refu-
sait d’etre « l’esclave de son bapteme » et le rede-
vint pourtant quelques jours avant sa mort. Tel est
le projet ethique de ce singulier « demoniaque »
qui souhaitait « la fuite des demons » : l’union des
vices depouilles de leur grossiere fin de jouissance et
des vertus theologales nettoyees de leur mystifica¬
tion chretienne. Et voila replace le tout dans un
decor quelque peu 1873 et « operadique » comme
disent les Illuminations, par Verlaine qui se souvient
de ses entretiens sur Ecbatane avec l’orientaliste
Soury.
L’autre recit diabolique, « Don Juan pipe », ne
presente guere d’interet, malgre l’obsession du per-
sonnage de Rimbaud; on y sent que trop le plai-
doyer pro domo; pour tuer en lui cet amour maudit,
Verlaine commence a ratiociner et a rabacher ses
griefs, alors que la belle allure de Crimen Armoris
vint de cet expose des faits, sans presque de com-
mentaires (a peine a la fin : On n’avait pas agree le

1. Une Saison en Enfer (Matin).


OU LA FAUSSE EVASION 197

sacrifice...) pris en bloc et mis en lumiere, existen-


tiellement, avec Fobjectivite de grande classe qui
caracterise les creations authentiques.
Apres avoir jete ses derniers feux, le vieil amour
ne s’eteindra jamais tout a fait chez Verlaine; il
rampera sous la cendre; et parfois on voit dans Fatre
progressivement eteint du genie poetique rougeoyer
quelque escarboucle; a cette braise, on reconnait
Rimbaud.

La folle par amour chante


Une ariette touchante...
... Et la foret des Ardennes
Sent circuler dans ses veines
La flamme persecutee
De ces princesses errantes...
... Au fin fond de mes cornues
Au feu de 1’amour rougies
Accourez a mes magies !

Dans ces Images d’Un Sou dont j’ai signale plus


haut le titre rimbaldien, Robert Goffin a vu avec
raison la parente entre cette folle par amour et la
« petite veuve » en cage dont parle le poeme de
Rimbaud, Bruxelles, tres probablement compose
pendant la prison preventive de la Vierge Folle; ce
serait Verlaine, la « petite veuve » 1. Mais Robert
Goffin n’a pas examine la suite du poeme, oil Fob-
session rimbaldienne est tout aussi intense. Cette
evocation de la foret des Ardennes et de la flamme

1. Robert Goffin : Rimbaud vivant. Le mot ariette, du reste,


est chez Verlaine un rappel de Rimbaud par le truchement du
souvenir de Favart.
198 VERLAINE ET RIMBAUD

persecutee des princesses errantes est une defalca¬


tion des vers :

C’est en ces bords qu’on entend


Les passions mortes des chevaliers errants

de la Riviere de cassis (mai 1872) ou du reste un


vers sur deux est de sept pieds, comme tous les vers
A Images d’Un Sow. (La construction d’un poeme
en rythme impair est chez Verlaine, la plupart du
temps, liee a une obsession rimbaldienne; nous avons
vu que Rimbaud en eut l’initiative avec Larme :
« Loin des oiseaux, des troupeaux, des villa-
geoises... » C’est un des enseignements de Rimbaud
que Verlaine repete en ecrivant : « Et pour cela
prefere l’impair. »)
De meme, comment ne pas voir la ressemblance
aveuglante entre les trois derniers vers cites plus
haut et VAlchimie du Verbe ? Ailleurs, Rimbaud
ecrit : « Je suis maitre en fantasmagories » et Ver¬
laine : « Accourez a mes magies !1 »
Le poeme « Du fond du grabat » qui fut pro-
bablement compose, comme je l’ai dit plus haut, a
Jehonville ou a Bouillon au moment de l’entracte,
comporte un rappel frappant d’une pensee chere
a Rimbaud :
La mer ! Puisse-t-elle
Laver ta rancoeur...

1. Comme le fait observer M. de Bouillane de Lacoste dans


Verlaine editeur de Rimbaud quand Verlaine citait Rimbaud par
coeur et se trompait, il employait toujours une expression plus
fade, plus edulcoree que l’expression reelle. C’est encore ici le
cas. C’est aussi celui de « feerie atroce » de Rimbaud devenu
sous la plume de Verlaine « jeux courageux ». (Cf. Appendice A.)
OU LA FAUSSE EVASION 199

« Sur la mer que j’aimais comme si elle devait


me layer d’une souillure », a ecrit Rimbaud qui
revient plus d’une fois, dans le Bateau Ivre entre
autres, sur cette idee d’une purification par la mer,
avant de se decider a devenir avare comme elle1.
Ce poeme fut integre a Sagesse. Plusieurs annees
plus tard, dans Jadis et Naguere, Verlaine continue
a s’inspirer de Rimbaud au point de le demarquer
parfois, comme le prouve Conseil Falot. Comparons
les textes :

Le monde est vicieux ! Va, tout est au mieux


Tu dis ? Tu t’etonnes ? Dans ce monde pire !
Vis ! et laisse au feu Surtout laisse dire,
L’obscure infortune... Surtout sois joyeux.

Reconnais ce tour ... C’est d’etre le feu


Si gai, si facile, Qui dort dans la pierre,
Ce n’est qu’onde et flore C’est d’etre en priere
Et c’est ta famille ! C’est d’attendre un peu !
Rimbaud Verlaine

(Age d’Or.) ('Conseil falot.)

Le seul Le Dantec a indique brievement « l’ac-


cent rimbaldien » de ce poeme de Jadis et Naguere.
Un tel vis-a-vis des deux poetes se passe de com-

1. Autre analogie : Rimbaud parle dans les « Illuminations »


d’une mer faite d’une eternite de chaudes larmes. Verlaine ecrit :

Je vois un groupe sur la mer.


Quelle mer ? Celle de mes larmes.
(Un veuf parle, 1878.)

Ce qui semble indiquer que si les Illuminations sont posterieures


a une Saison en Enfer, comme le croit M. de Bouillanne de La-
coste, et je le crois aussi, elles sont anterieures a 1878.
200 VERLAINE ET RIMBAUD

mentaires; ce n’est plus ni accent ni inspiration,


c’est du plagiat.
Par la suite, la presence de Rimbaud se traduit
dans Pceuvre verlainienne par des reminiscences, des
apostrophes plus ou moins obscures, des similitudes
de rythme et d’expression.
Dans Amoiir, apres avoir en vain cherche a exer¬
ciser l’ombre du compagnon infernal en trainant
a Londres ce doux benet de Letinois, qui n’a de
Rimbaud (et de Mathilde !) que le nez retrousse,
Verlaine vieillissant rememore, rumine ses « remem¬
brances » :

Ton souvenir m’obsede et puissamment enroule


Autour de mon esprit un regret rouge et noir.
(There, 25 janvier 1881.)

Rouge et noir ! Ou avons-nous deja vu cela ?

Les roses etaient toutes rouges


Et les lierres etaient tout noirs...

L’accouplement des deux couleurs propres a Rim¬


baud pour evoquer surtout le reflet d’une grande
ville dans sa boue ou ses miroirs1 !
Voici une autre reminiscence plus precise encore :

O la femme ! Prudent, sage et calme ennemi !


(Amour.)

Ce vers, et ceux qui suivent, n’auraient sans doute


jamais ete ecrits sans :

1. Cf. Appendice E : Rimbaud et les couleurs.


OU LA FAUSSE EVASION 201

Mais 6 femme, monceau d’entrailles, pitie douce,


Tu n’es jamais la soeur de charite, jamais...

Dans Ear allelement, Verlaine peut enfin parler,


dire sans equivoque ce dont son coeur fut si long-
temps alourdi. Et nous avons loisir d’admirer, au-
tant que l’hypocrisie du « maquillage » de certaines
Romances sans Paroles nous repugne, la grandeur
et la haute allure d’un poeme comme Explication :

Le malheur d’avoir tant de belles ennemies,


La satiete d’etre une machine obscene,
L’horreur des cris impurs et toutes ces lamies,
Le cauchemar d’une incessante mise en scene !

Oui, Verlaine fut fonde a mettre en epigraphe


d’un tel poeme le vers qu’on lui a tant reproche :

Je vous dis que ce n’est pas ce que l’on pensa.

Dans Ear allelement, puis dans Sagesse, echo du


second quatrain des Voyelles : « I pourpre, sang
crache, rire des levres belles — Dans la colere ou les
ivresses penitentes » :

Car l’ironie eclate aux levres belles, certes...


(Caprice.)

Et la bouche, une blessure rouge encore...


(Sagesse, X.)

Troisieme echo dans Pierrot :

Levres rouges de blessure


Ou sommeille la luxure...
202 VERLAINE ET RIMBAUD

Autre rappel minime, mais important, dans un


poeme qui ne semble pas par ailleurs plus rimbaldien
qu’un autre : « Kaleidoscope » (dont il faut sou-
ligner qu’il est dedie a Germain Nouveau, succes-
seur de Rimbaud, bien apres sa composition puis-
qu’il fut ecrit en 1873) :

Dans cette rue au cceur de la ville magique


... Et que traverseront des bandes de musique.

Apres ces « bandes de musique » que nous avons


deja trouvees dans les Vagabonds de Rimbaud, une
tournure patoisante propre a ce dernier :

Et des veuves avec du cuivre apres leur front1.

On citera seulement pour rappel le celebre vers


qu’on trouve aussi bien sous la plume de Rimbaud
que sous celle de Verlaine :

Le clair de lune quand le clocher sonnait douze,

du I de Lunes (Parallelement) dont le premier vers


est aussi un emprunt a Rimbaud, car :

Je veux pour te tuer, 6 temps qui me devaste

1. Je suis entierement de l’avis d’Etiemble pour lire dans


Comedie de la Soif :

Descendons dans nos celliers


Apres le cidre et le lait.

Et non, comme on le ponctue trop souvent :

Apres, le cidre et le lait


OU LA FAUSSE EVASION 203

est un demarquage de :

Pour charmer tes ennuis, 6 temps qui nous devaste...

premier vers d’un dizain publie entre deux autres


« Yieux Coppee » : Dites, n’avez-vous pas, lecteurs,
Fame attendrie... et Endiguez les ruisseaux; les pres
burent assez... qui sont bien de Verlaine, sur ses
oeuvres completes; mais Pour charmer tes ennuis...
est de Rimbaud, d’apres Jules Mouquet et Y. Le
Dantec.
Passons sur les poemes par trop connus et deja
autopsies comme Laeti et Errabundi, Ces Passions,
Dargnieres nouvelles, Malheureux! tons tes dons...1
qui sont des variantes sans equivoque sur le theme
obsessionnel du souvenir rimbaldien, ainsi que sur
les deux beaux sonnets inspires par la mort du poete
ampute, a une epoque ou le semi-gatisme de Ver¬
laine faisait dire a Jules Renard : « II n’ecrit plus :
il joue aux osselets avec les mots. » Mais personne
n’a note ce dernier rappel : Souvenir du 19 novem-
bre 1893 :

Ah ! quoique fasse le bateau


Ivre...

C’est un an plus tot que Verlaine a ecrit cet aveu


dechirant :

Depuis la mort d’Arthur je le revois toutes les nuits. Je ne


puis pas accepter cette mort. Voild bien des annees que nous

1. Ce dernier poeme porte en commentaire sur l’exemplaire du


comte de Kessel qu’apres tout il pouvait s’appliquer aussi au
« poor myself
204 VERLAINE ET RIMBAUD

ne nous etions vus, mats Rimbaud, son art et son visage rayon-
naient toujours au fond de mon esprit. Pour moi, il est une
realite toujours vivante, un soleil qui flamboie et qui ne veut
pas s’eteindre.

« Pauvre Lelian » ne put jamais, de son vivant,


convaincre Rimbaud de la valeur d’un amour tel,
et qui devait se continuer au-dela de l’absence et
de la mort par l’influence qui s’exercerait toujours
sur la chose ecrite, sur l’acte d’ecrire, chez le
« pitoyable frere ». L’homme brulant de caritas
n’etait point homme de pitie. Rimbaud n’aimait pas
le pitoyable. Son amour pour Verlaine commenga
par Padmiration, se fortifia par la perversite, et
mourut de l’apitoiement. Rolland de Reneville, un
de ses commentateurs les plus sophistiques, a dit
de Racine que la pitie n’etait nommee chez lui que
pour etre appelee lache et frivole; mais il n’a pas
remarque que chez Rimbaud le seul appel a la pitie :
« J’ai soif, si soif... » lance vers le « Seigneur »
attire comme seule constatation : « Horreur de
ma betise »; et la reponse du Seigneur n’est que :
« Assez ! Voici la punition ! »
Tandis que des ames comme celles de Verlaine
ont « de plus en plus soif de bonte » celles de la
hauteur de Rimbaud ne demandent, comme recon-
fort, qu’une bastonnade 1. On peut dire de lui, avec
la poesie allemande : Fern von dem Schauenden set
jeglicher Hauch des Bedauerns ! Loin du Voyant
tout souffle de regret...

1. Et n’omettons pas que Rimbaud, dans son ceuvre versifiee,


ne nomme la pitie que pour l’appeler immonde a deux reprises,
dans Les Poetes de Sept Ans et Les premieres communions.
C’est encore plus energique que « lache et frivole s.
XI

LES QUESTIONS QUI DEMEURENT. - UN


POETE-FRONTIERE. - IL FAUT ETRE ABSO-
LUMENT MODERNE. - CE QU’ETAIT MA-
THILDE. - SA POSTERITE. - FEMME-VIC¬
TIM E ET FEMME-SYMBOLE. - LA FAUSSE
EVASION. - L’ERE VESPASIENNE.

T -j es biographes et les lecteurs n’ont pas encore


flni de s’interroger sur le sens de « l’infernale aven-
ture ».
On a depasse aujourd’hui les questions classiques
de la moralite courante qui a connu un effondre-
ment si spectaculaire dans les milieux de la bour¬
geoisie cultivee et Ton continue a se poser des ques¬
tions d’un ordre simplement different.
L’aventure Verlaine-Rimbaud est, comme je le
disais au debut de ce livre, la plus retentissante de
la vie litteraire de cette fin du xixe siecle frangais.
A cote des consequences de cette histoire sur la
mentalite de toute 1’intelligentzia, a cote du mythe
solide qu’a secrete la vie aventureuse du principal
206 VERLAINE ET RIMBAUD

heros, qu’est-ce que ces passions suscitees par le


Grand Meaulnes et ces Nathanaels en eprouvettes
obtenus par l’insemination artificielle des Nourri-
tnres Terrestrcs ? Ombres et fantomes; autant en
emporte le vent.
On peut considerer avec un certain humour l’ex-
citation qu’eprouve la posterite, depuis trois quarts
de siecle, a se pencher sur un fait divers qu’enlu-
minent peu a peu (encore un mot rimbaldien) les
Tres Riches Heures des dues de Reneville, Daniel-
Rops et autres lieux, avant que le grattoir voltai-
rien de Rene Etiemble n’y passe. On ne doit pas,
pour autant, perdre de vue qu’il s’agit du point
d’intersection de deux vies qui sont celles de deux
tres grands poetes dont l’un est peut-etre le plus
grand de toute notre culture post-classique, et que
precisement la vie de ce dernier est une vie-fron-
tiere, le passage sensible d’un age a un autre, et
qu’a ce titre elle interesse toute notre culture, toute
la vie spirituelle de notre communaute nationale
moderne.
En effet, Rimbaud est un poete-frontiere aux
titres les plus divers. II Test d’abord comme carre-
four de differents courants de pensee et divers
modes de sensation qui caracterisent cette fin du
xixe siecle. II est la rose des vents des plus grands
souffles de l’esprit. L’aquilon revolutionnaire
d’abord, ce coup de tempete qui s’arreta au mur
des Federes. II n’est pas exagere de dire que la nais-
sance, puis l’echec de la Commune a Paris en 1871
furent des elements essentiels pour la vie intellec-
tuelle frangaise; tous les ecrivains qui surviennent
apres ce raz de maree se situent par rapport a cette
OU LA FAUSSE EVASION 207

naissance et a cet echec comme, dans l’occident


moderne, ceux qui surviennent apres octobre 1917
se situent par rapport a leur conception du phe-
nomene bolchevik et du communisme dans le
monde. Autant je trouve primaire de reduire Rim¬
baud a l’auteur du Forgeron hugolien, de Paris se
repeuple et des Mains de Jeanne-Marie (ces deux der-
niers poemes se situant par ailleurs au sommet de
son oeuvre) autant je trouve ridicule la tentative
inverse d’en faire l’unique auteur de la Saison et
des Illuminations et d’oublier le determinant deses-
poir qu’engendra chez lui la perte du reve revolu-
tionnaire.
Apres ce facteur d’espoir et de desespoir du a
P Apocalypse sociale, nous decouvrons un Rimbaud
qui retentit au passage d un autre souffle : il est
seul a le capter, a la fagon de ces vases sonores que
certaines tribus de l’Oubangui suspendent a grande
hauteur pour prevoir la future tempete a la mu-
sique qu’ils en tirent : c’est l’explosion du verbe
classique, la distorsion du processus de sensation,
Tappel aux forces obscures de Pabime que Des¬
cartes avait cru enfermer pour Peternite dans sa
boite de Pandore appelee Methode. Arthur est, avec
Lautreamont, — et a la fagon dont Rousseau est
le pere du romantisme — le pere non du surrea-
lisme mais de ce que le surrealisme a essaye en bal-
butiant d’exprimer : la poesie de l’homme contem-
porain, appele a vivre dans un conditionnement de
sensibilite aussi different du conditionnement qui le
precede immediatement que celui-ci l’etait du
conditionnement de Page neolithique (a peu de
choses pres).
208 VERLAINE ET RIMBAUD

La vie de Rimbaud n’exprime rien d’autre que


ce qu’expriment les revues litteraires les plus
« d’avant-garde » d’aujourd’hui : a la fois l’extreme
importance de la chose ecrite et sa fascination par
ce qui n’est point litterature.
Dans sa principale oeuvre : Les origines de la
Religion, Charles Hainchelin ecrit :
« Quoi de commun entre l’extase provoquee par
tel ou tel moyen : l’ingestion d’un liquide alcoolise
comme le soma vedique ou l’haoma avestique ou
la pratique de l’oraison — et l’attitude d’un homme
qui agit sur le monde reel ? L’experience du savant,
objective, revele sa puissance; quant a l’experience
mystique, purement subjective et qui fait appel aux
formes les plus basses, parfois meme aux formes
zoologiques de la conscience, elle revele l’impuis-
sance qu’elle voudrait masquer. Le critere essentiel
est done celui de la pratique objective 1. »
Encore que ce passage, juste dans son esprit a
notre avis, meriterait discussion2, il nous semble

1. Les origines de la religion, p. 45.


2. II serait a discuter des etats mystiques spontanes qui ne
doivent rien a une ingestion ou a une pratique, et dans quelle
mesure de tels etats relevent du pathologique et s’en distinguent;
de plus, l’experience artistique ou creatrice est parfois si proche
de ce type d’etats, de cette forme de sensibilite, qu’on ne saurait
les rejeter tous en bloc sans un primarisme regrettable; troisie-
mement, il faudrait s’entendre sur le qualificatif « bas » applique
aux formes « zoologiques » de la conscience, qui pour ne pas
etre ces formes fondamentales que pretend la psychanalyse, ont
leur droit de cite, surtout dans l’experience creatrice; enfrn, qua-
triemement, la pratique objective d’un etat de conscience dit ou
pretendu mystique peut etre une oeuvre d’art ou une forme de vie
morale, ethique, dont la valeur sera plus subjective qu’objective
et par consequent impossible a valoriser a la fagon d’une expe¬
rience scientifique.
OU LA FAUSSE EVASION 209

s’appliquer de fagon frappante au processus de l’ex-


perience rimbaldienne.
II semble indubitable — et c’est bien en quoi il
apparait comme un poete-frontiere — que Rim¬
baud ait commence par chercher sincerement un
lieu et une formule au moyen de la creation poe-
tique, a la fagon d’un mathematicien applique a
decouvrir l’equation qui permettra au technicien
d’exercer une prise sur le monde; et il est egalement
indubitable qu’il se soit rendu compte, de fagon
plus ou moins tragique, qu’aucune formule de lan-
gage poetique ne constituait un secret pour changer
la vie; a partir de cet instant, il a decouvert la
« pratique objective » et renonce a cet appel aux
« formes zoologiques de la conscience » (je serais
devenu fou, et puis c’etait mal) comme lui revelant
« l’impuissance qu’il voudrait masquer ». Renon¬
cement, du meme coup, a toute ingestion de boisson
alcoolisee, et a Yoraison.
C’est ainsi que Rimbaud est a la fois le poete de
Paris se Repeuple et des Illuminations, et qu’il est
a la fois ce poete et cet explorateur. Sa vie, comme
chaque phrase des Illuminations, est « profonde »
ou « vaste » dans plusieurs sens. Elle est une ten¬
tative d’atteindre a une quatrieme dimension apres
avoir fait cas des trois premieres.
Or, cette rencontre verlainienne devait etre deci¬
sive pour le genie de Rimbaud comme pour l’orien-
tation de son caractere puisqu’elle lui permit de
mener aux ultimes frontieres l’experience relatee
par Alchimie du Verbe et de murir la crise pour la
mieux liquider. C’est pourquoi cette liaison revet
a nos yeux une extreme importance. Est-il neces-
14
210 VERLAINE ET RIMBAUD

saire de souligner que l’experience fut encore plus


importante pour Verlaine, la plus importante de sa
vie, sans doute, avec son mariage ? Jusqu’a sa mort,
il sera hante par Rimbaud, comme tous ceux qui
Pont approche a son epoque de fulguration poe-
tique, du reste; Izambard, Delahaye, prudents
petits-bourgeois carolopolitains, semblent mordus
par la tarentule des lettres pour avoir approche
quelque temps de ce feu; Germain Nouveau, deja
detraque, tombe dans la demence comme une bous-
sole qu’a frolee la foudre. Que devait-il en etre de
Verlaine, le plus doue et le plus sensible de tous ?
C’est bien lourdement que M. Pierre Arnoult
s’esclalfe devant le « II faut etre absolument
moderne » de son idole et date, de cette epoque, la
degringolade du piedestal. Il ironise sur revoca¬
tion : « Nous autres, gens du Moyen Age 1... » Il
est bien facile de retorquer que les premieres
caleches a moteurs baptisees autos ne nous font
sourire que parce qu’elles sont encore tout pres de
nous, et que la generation de l’astronef ira pieu-
sement en pelerinage voir la chaise volante de Guy-
nemer qu’on a accrochee aux Invalides; et que
viendra Page oil les hommes eprouveront devant la
physique nucleaire einsteinienne ce que nous eprou-
vons devant les calculs de noyaux de peche d’Archi-
mede : ce melange complexe d’admiration attendrie
et de condescendance. C’est pourquoi Rimbaud ne
nous parait pas ridicule, qui tient pour moderne
le bateau a vapeur et l’appareil a photos, et trouve
que construire un viaduc dans le Harrar est aussi

1. Rimbaud (Albin Michel).


OU LA FAUSSE EVASION 211

important que d’ecrire un poeme; il fait sien ce


qu’a dit, sans le penser, Lamartine a Lesseps : « Vous
avez fait oeuvre plus grande qu’aucun de nous. »
S’il eut connaissance d’un tel mot, Rimbaud cessa
certainement de juger Lamartine « etrangle par
la forme trop vieille ». Mais nul contemporain ne
pouvait le suivre sur une telle voie; la litterature
n’etait pas encore fascinee, comme aujourd’hui, par
ce qui n’est pas litteraire. Verlaine, homme de
lettres jusqu’au bout des ongles, fut le premier a
renier son maitre; mais ses dernieres annees nous
apprirent qu’il n’attendit pas le chant du coq pour
pleurer sur le bonheur passe et « sa dent douce
a la mort ».

Mais on s’en va dans les sables


Oublie, meprise, fort,

dit Charles Cros qui, lui aussi, paya cher son desir
d’etre « moderne » et, splendidement doue, passa
pour un physicien amateur de poesie aupres des
poetes et un poete amateur de physique a l’Aca-
demie des Sciences.
Pourquoi le « forfait » Rimbaud-Verlaine ?
Pourquoi ces deux etres jeterent-ils un tel deft a
leur epoque et choisirent-ils le malheur d’etre ceux
par qui le scandale arrive ?
Verlaine, cas fort rare, aimait a vingt-sept ans
l’un et l’autre sexe d’amours differentes, mais egales.
Rimbaud semble avoir eprouve pour l’un et l’autre,
apres une de ces deceptions amoureuses dont les
adolescences sont fournies, un dedain et une indif¬
ference qui se valent. Je ne crois pas a sa « miso-
212 VERLAINE ET RIMBAUD

gynie fonciere »; ni la Sceur de Charite ni la lettre


du Voyant ne refletent autre chose qu’une pitie
sincere et dechirante, aussi lointaine de la feinte
pitie, insulte concertee d’un Montherlant, que
l’humilite d’un Aliocha Karamazov Test de celle
d’Uriah Heep; mais je crois acquis l’eloignement
de la sexualite a l’epoque de la Voyance, et son
acceptation sous ses formes perverties en raison
d’une entreprise volontaire et reflechie de deregle-
ment, et surtout comme l’offense la plus sanglante
qu’il pouvait faire a la morale maternelle. Le
crime ? II y dut penser. « Oh ! ces jours ou il peut
marcher avec l’air du crime ! » Mais : « Les cri-
minels me degoutent comme des chatres. Moi, je
suis intact, et ga m’est egal. » Malgre son ennui
pour « l’heure du cher corps et du cher cceur », je
crois qu’il accepta l’amour propose par Verlaine
en raison d’un vif desir de commettre le plus grand
mal possible tout en restant a l’abri des lois. On a
dit qu’il avait averti sa mere par une lettre ano-
nyme pour se faire rapatrier a Charleville. Pour-
quoi ce mobile ? Pourquoi pas, plutot, le desir de
porter a la « veuve » le pire des coups ?
Personne n’a fait ce rapprochement : l’acharne-
ment obsessionnel que Rimbaud mit a se liberer de
sa mere n’a d’egal que celui de Verlaine a se liberer
de sa femme.
Certes, dans ce dernier cas, il y a des causes objec¬
tives a la haine que Verlaine voue a sa femme durant
les annees qui suivent la separation, haine aussi pro-
fonde et aussi sincere que l’amour dont il porte la
blessure. Je crois que personne ne s’est avise d’un
grief tres precis que Verlaine pouvait, objective-
OU LA FAUSSE EVASION 213

ment, nourrir contre la « princesse Souris ». Il


s’agit de cette piece que Mathilde fit transmettre
au tribunal de Bruxelles sur le conseil de maitre
Guyot-Simonnet, et qui obtint la condamnation
du poete ainsi qu’elle fit avancer le proces en sepa¬
ration. On congoit que Verlaine, embarrasse pour
fournir la cause precise de l’accusation, se contente
de vociferer dans le vague et de parler d’« in¬
fames ragots » et de geindre qu’on lui a « casse
le cceur par mille cochonneries grossieres et per-
fides... », etc., etc. Pouvait-il ecrire a Lepelletier et
a ses chers confreres que Mathilde s’etait servie
contre lui, au moment le plus critique, de la folle
confidence : « Je ne peux reprendre la vie conju¬
gate : nous avons des amours de tigres ! »
Mais avant d’en arriver la, avant de pouvoir don-
ner un motif valable a tant de vindicte et de colere,
Verlaine s’est rendu cent fois coupable a l’egard de
la petite Maute, a accumule les torts, et les a cou-
ronnes par cette fuite et par son refus de rentrer
a Paris; il a done rompu avec toutes les normes
bourgeoises d’une fagon eclatante et agressive qui
convient fort peu a son caractere faible, inquiet,
et au demeurant fort pantouflard en depit de tout
le reste, bref, d’une fagon qui nc lui appartient pas
et ou l’on sent la main de Rimbaud. Nous avons
deja explique l’ensemble des circonstances particu-
lieres, sur le plan social et familial, qui ont constitue
la lente preparation d’un tel coup de tete. Arretons-
nous un instant a la personne de Mathilde, facteur
decisif de la crise.
On a dit et redit sa niaiserie, sa petitesse de carac¬
tere, sa mediocrite. Ses Memoires sont un document
214 VERLAINE ET RIMBAUD

surprenant : il serait difficile d’atteindre, en le vou-


lant, a un tel degre de platitude. Apres avoir ete
la muse, puis l’epouse, puis la victime d’un Ver¬
laine, la pauvre fille donne l’impression d’une res-
capee qui, apres le maelstrom, se repeigne machina-
lement et radote sous le coup de Lemotion. Pas un
trait d’observation un peu original, pas un juge-
ment un peu fin, pas une notation curieuse, pas
meme de pathetique lorsqu’elle relate l’enfer conju¬
gal; entre ses mains, la chair devient papier et le
sang encre. Nous avons droit a l’inventaire precis
du mobilier de la rue Nicolet, mais quant aux confi¬
dences ou aux faits devines qui eussent pu nous
eclairer sur la mentalite de Verlaine fiance trem-
blant, puis bourreau sadique, pas une ombre. Le
nombre de personnes titrees qui vinrent a son
manage et la manie qu’a Verlaine de se mettre du
coton dans les oreilles, ou d’affreux cache-nez au
cou, interessent bien plus Mathilde que la source
des poemes de son epoux. « Je dansai le cotillon
avec M. Leon de Janze qui etait et est reste un
excellent valseur. » Et ce portrait d’un preten-
dant : « Un jeune homme du voisinage, age de
vingt-cinq ans, distingue et orphelin, jouissant de
quarante mille francs de rentes en bonnes terres
normandes. » N’omettons pas non plus le poeme
Larmes de Femmes ;

Pour tarir ces sources salees


Versez dans les mains potelees
Des fleurs, des rubans, des bijoux;
A ce prix vous serez absous 1.

1. Cite par Marcel Coulon : Verlaine, poete saturnien.


OU LA FAUSSE EVASION 215

Ce qui m’empeche de prendre tout a fait la


pauvre Mathilde pour une perruche, c’est son cran,
plus ses qualites de cceur. On a deja parle de son
courage physique; il est un fait qu’il se confond
souvent avec une atroce betise. Ce n’est pas sans
rire qu’on lit la confidence de la petite dame tres
contente d’elle, au sujet de ses cours chez M. Levy-
Alvares « qui cherchait surtout a developper l’in-
telligence de ses eleves ». Mais nous ne devons pas
oublier que Mathilde, cette petite bourgeoise enti-
chee de noblesse, montra jusqu’a la fin une amitie
fidele a son ancien professeur, Louise Michel, consi-
deree comme une buveuse de sang et une petroleuse,
et qui vivait dans la misere.
On ne peut, comme Francis Carco, faire grief a
cette femme-enfant de n’avoir pas aime Verlaine
jusqu’au supreme sacrifice d’elle-meme, et de
n’avoir meme pas ouvert ses lettres apres l’affreux
billet bruxellois : « Miserable fee carotte... » Pour-
quoi eut-elle montre du fanatisme pour un homme
qui la martyrisait ? Toutes les femmes ne sont pas
1’« O » de Pauline Reage. Pourquoi se fut-elle
sacrifice a un ivrogne ? Etait-ce de sa faute si elle
manquait trop d’intelligence et de culture pour
apprecier a sa juste mesure le genie de son compa-
gnon ? Et quand meme elle l’eut apprecie, la melo-
die d’un alexandrin n’a pas grand pouvoir contre
deux mains serrees autour de votre cou et qui vous
frappent la tete contre le mur. On peut apprecier
autrement le bon sens de M. Porche (par ailleurs
beaucoup trop severe pour Verlaine) quand il
declare : « Les mediocres aussi ont droit a la tran-
quillite. » (Verlaine tel qu’il jut.)
216 VERLAINE ET RIMBAUD

Mais peut-etre Mathilde valait-elle mieux que


son education. Venons-en au nceud du probleme :
Verlaine ne pouvait, tel qu’il etait, qu’aimer une
jeune fille de bonne famille, « pure et bien elevee »,
plutot qu’un de ces types de femmes, tres rares a
l’epoque, que representait une Nina de Callas. Or,
le type de jeune fille bourgeoise pure et bien elevee
sortait du moule social et familial qui produisait des
Mathilde par centaines de mille, a savoir capables
de faire la joie des pieds-plats et le desespoir d’un
etre superieur a la moyenne. Mais incapable, pour
autant, de ne pas attirer ce type d’homme qui, tout
superieur fut-il, avait lui-meme regu l’education
et le conditionnement necessaires pour trouver du
charme a cette pacotille. C’est ainsi que Charles
Cros, d’un caractere autrement ferme et d’un esprit
autrement vaste que Verlaine, apres avoir ete
l’amant d’un de ces phenomenes : une femme intel-
lectuelle, finit dans un demi-alcoolisme lui aussi,
et dans les bras conjugaux d’une sotte du genre
Mathilde a qui il dedia de melancoliques poemes.
Le type de femme de Mathilde n’a pas autant
varie qu’on le croit depuis trois quarts de siecle.
En depit des diplomes et du droit de vote, il four-
mille encore, et pas seulement en province. Il n’est
que d’ouvrir la presse feminine d’une certaine tenue
pour trouver, a chaque page, le portrait de la petite
Maute qui ne porte plus crinoline, mais ballerines
et queue-de-canard, et prepare une vague licence
en attendant de se marier et de dire un eternel
adieu a ces ennuyeux bouquins. A notre epoque,
Mathilde lirait Montherlant, copierait les robes de
Marie-Chantal et ecrirait les difficultes de son
OU LA FAUSSE EVASION 217

menage au Courrier du Cceur d’Elle qui lui repon-


drait : « Patience et courage, chere petite; mettez
votre enfant a l’abri et reconquerez votre mari
par un interieur bien tenu. »
Et l’on serait tout surpris de decouvrir, en fre-
quentant la chere petite, un courage de lion et des
qualites soigneusement battues en breche parce que
pas assez « feminines ».
C’est a cette reflexion que nous aboutissons :
Mathilde est un personnage symbolique, au meme
titre que la « Mere Rimbe ». La materfamilias de
province dure pour elle et pour les autres, qui ne
doit pas un sou a quiconque et prie Dieu reguliere-
ment est egalement un type. Ces deux types femi-
nins sont tires a des centaines de milliers d’exem-
plaires, avec quelques variantes, dans la France
bourgeoise qui s’est consolidee depuis la deuxieme
moitie du xix6 siecle, prend l’essor a Pepoque de
Rimbaud, et poursuit aujourd’hui une carriere un
peu essoufflee. D’un cote le charme et le vernis
« parisiens » recouvrant une frivole sottise, etouf-
fant a l’occasion des qualites plus authentiques; de
l’autre cote, ces vertus farouches que Pon exalte
aux banquets d’anciens combattants et aux oraisons
funebres des pontes, et qui recouvrent une sottise
tout aussi epaisse, mais non pas frivole, ah ! morbleu
non, agressive et hennissante au contraire. Pauvres
hommes de genie ! que leur reste-t-il comme issue ?
Un certain type de societe prend comme moyen
d’oppression de la personnalite les individus dont la
propre personnalite a ete le plus opprimee. C’est le
cas des femmes dans un tel systeme. Nul ne doute
que Vitalie Cuif et Mathilde Maute aient ete, a leur
218 VERLAINE ET RIMBAUD

maniere, des victimes. Chacune fut quittee par un


epoux qu’elle etait incapable de comprendre. Et
c’etait pour trouver un epoux qu’on les avait faites
telles. Ainsi le voulait le diktat social. On peut evo-
quer, derriere chacune de ces deux femmes, l’ombre
d’une seconde et comme sa pale replique : derriere
Mathilde, Stephanie Verlaine qu’elle detestait sotte-
ment et qui lui ressemblait par la douceur, la pas-
sivite, la naivete et l’incapacite de sortir d’un monde
etroit et superficiel; derriere Vitalie, sa fille Isabelle
plus humaine, moins monstrueuse, mais affligee de
la meme etroitesse fanatique, de la meme malhon-
netete intellectuelle et du poids des memes prejuges.
Oui, ces differentes femmes, tellement typiques,
tellement significatives d’une epoque et d’un milieu
— le milieu bourgeois parisien et le milieu bourgeois
campagnard — sont les symboles et les conserva-
trices acharnees d’un monde qui leur a fait le plus
grand mal possible : a savoir d’etre ce qu’elles sont.
Et c’est bien comme symboles de ce monde
qu’elles devaient apparaitre a Verlaine et a Rim¬
baud; et c’est bien pour cela qu’ils devaient les fuir.
L’intelligence prodigieuse de ce dernier avait pu le
guider, lui, et lui seul de son epoque, sur le chemin
de cette decouverte, quand il explique dans la Lettre
du Voyant pourquoi la femme ne peut etre poete
et pourquoi elle le sera quand l’homme « jusque-la
abominable » lui aura « donne son conge »; mais,
pratiquement, tout ce qu’il est capable de faire,
c’est de fuir la femme telle qu’il la voit. Quelle
femme, du reste, eut pu etre la compagne d’un
tel etre ? Quelle Marceline Desbordes-Valmore, ou
quelle Louise Michel ?
OU LA FAUSSE EVASION 219

« Cette fois-ci, c’est la femme que j’ai vue dans


la ville et a qui j’ai parle. » Mais fuir avec un homme
a caractere, non de femme, mais d’eunuque, ne sau-
rait arranger les choses; d’ailleurs, fuir oil ? Le desert
de l’amour est partout; en Belgique, a Londres, c’est
toujours le meme type de societe, c’est toujours le
meme genre de femmes. « J’ai vu l’enfer des
femmes la-bas. » L’ironie dont on peut cravacher
« ces couples menteurs » n’a rien de constructif;
a quoi sert d’etre demystifie, si le reel continue a
vous fuir ?
II passe vite, pour un Rimbaud, l’excitant plaisir
de commettre la pire chose qui se puisse, dans un
melange contradictoire de scandale et de secret;
seul Verlaine continuera a s’en longtemps pamer.

Dans ce cafe bonde d’imbeciles nous deux


Seuls representions le soi-disant (sic) hideux
Vice d’etre pour homme...1

On n’echappe pas longtemps a la Femme et a


la Ville, c’est-a-dire au social. Les deux revokes
rentreront au chenil. Rimbaud va se reconcilier avec
sa mere et lui ecrire, du Harrar, sur un ton de petit
gargon que le petit gargon n’eut jamais; viendra le
jour final oil il se reniera tout entier entre les mains
de sa sceur; Verlaine gemira et hurlera toute sa vie
de n’avoir pas regu sa grace de Mathilde et n’aura
de cesse avant de l’avoir remplacee. Par la voie
d’Isabelle la catholique comme par celle d’Eugenie
la putain, la societe a vaincu.

1. Hombres.
220 VERLAINE ET RIMBAUD

En jetant les yeux autour du couple dioscurique,


nous distinguerons sans peine d’autres enterrements
de premiere classe. Charles Cros, deja cite, qui ne
se consola jamais d’etre, litterairement, l’auteur du
Hareng Saur, et sur le plan scientifique de n’avoir
pas la chaire, le laboratoire ou la bibliotheque qui
lui revenait de premier droit; Germain Nouveau,
dont le talent pourrit et se decompose dans la folie
mystique; Nina elle-meme, qui se permettait la
liberte de moeurs et d’esprit en etant femme, morte
folle, elle aussi. On n’echappe pas a l’Histoire.
Verlaine s’enfonqant dans la crapule et Rimbaud
dans le trafic d’armes et d’esclaves donnerent leur
pleine mesure en jouant le jeu de ce qu’ils avaient
cru renier en 1871-1873. Leur destin fut le lieu
geometrique de leur caractere et du moment histo-
rique et social ou celui-ci se developpa. Apres avoir
constate le premier qu’il est vain de nier, par la
poesie ou par quelque moyen que ce soit, l’epoque
a laquelle on appartient, Rimbaud resolut d’etre
« absolument moderne » et posa sa candidature a
l’etat de capitaliste, c’est-a-dire qu’il mit a s’adapter
la meme rage ricanante qu’il avait mis a se « dega¬
ger » du temps de son adolescence. « La vraie
vie est absente, nous ne sommes pas au monde...
Prends-y garde, 6 ma vie absente... » C’est ce qui
posait sur son visage de negociant ce masque deses-
pere qui frappa tant Borelli et lui faisait supposer
un grand malheur dans le passe d’« ato Rimbaud ».
Sa mort precoce nous empechera toujours de savoir
s’il serait arrive un jour a perdre cette lucidite qu’il
avait tant souffert pour acquerir, et s’il serait jamais
OU LA FAUSSE EVASION 221

arrive a se convaincre que ga l’amusait d’avoir de


Por, beaucoup d’or.
Quant a Verlaine, la solution de facilite qui fut
toujours celle de son inconsistant caractere ne pou-
vait que le conduire a cette vie de clochard gate
qui « couche tout nu dans un garni avec une indif¬
ference tartare 1 » apres avoir cru tenir si fort, du
vivant de Stephanie, a ses pantoufles et a son coton
dans les oreilles; cette apparence d’ascetisme ne doit
pas nous faire illusion puisqu’elle n’est que l’effet
de cette decouverte : on se passe fort bien du neces-
saire quand on a le superflu. Le boheme, le devoye,
l’inadapte, joue aussi le jeu de la societe; il se place
dans sa case comme les autres pions; sa place est la
derniere, mais elle existe. Verlaine embrassant les
reverberes de 1893 ou Rimbaud organisant ses cara-
vanes en pays galla renient, a titre egal et divers,
le reve qui les avait emportes loin de Paris en juil-
let 1872. Verlaine parce qu’il ne peut plus; Rimbaud
parce qu’il ne veut plus; mais s’il ne veut plus,
c’est parce qu’il a compris la faussete d’une evasion
qui restera toujours, dans le souvenir du Pauvre
Lelian, ce « soleil qui ne veut pas s’eteindre ».
Un petit groupe de veritables irreductibles croisa
pourtant la route des deux poetes, a Bruxelles et a
Londres; ce fut celui des derniers rescapes commu-
nalistes qui acceptaient de jouer une partie perdue
pour leur generation et qui faisaient le sacrifice
de leur vie, comme les premiers chretiens, non pour
un paradis mais pour une epoque qu’ils ne verraient
jamais. Mais qui pourrait, avec bon sens, porter au

1. Claudel : L’irreductible.
222 VERLAINE ET RIMBAUD

passif des deux poetes de ne s’etre pas rallies a ce


point de vue ? Pour Rimbaud qui avait connu la
chambree de la caserne Babylone et vu Jeanne-Marie
tirer les canons de Ranelagh a la place des Vosges,
pour Verlaine qui avait passe ses manchettes de
lustrine comme chef de bureau de presse et mis plu-
sieurs annees a se remettre d’un tel peril, la Com¬
mune etait une aventure de jeunesse, un grand
espoir perdu une fois pour toutes. Peut-etre Rim¬
baud eut-il pu chanter a ce sujet comme Jean-
Baptiste Clement :

C’est depuis ce temps que je porte au cceur


Une plaie ouverte.

Mais il eut, du moins, l’illusion que « dame For¬


tune en etant offerte » pouvait calmer le mal d’etre
ce qu’il etait et de vivre a une telle epoque.
Dans la brillante plaquette qu’il consacre a Jules
Renard, Pierre Schneider applique a cette fin du
xixe siecle (et a l’aube du xxe) l’epithete de vespa-
sienne. Dans cette description fort alerte d’une ere
trainante, et fort legere d’un ennui pesant1, le
critique justifie l’emploi de son adjectif : « La chose
ainsi nommee (la vespasienne) est la seule contri¬
bution originale de cette epoque a l’architecture. »
Pour illustrer la decadence des preoccupations de
1’intelligentzia, il evoque le distique de Laforgue :

Primo : mes grandes angoisses metaphysiques


Sont passees a l’etat de chagrins domestiques.

1. Qui n’est pas sans rappeler celle que Virginia Woolf, dans
Orlando, consacre au « brouillard » de l’ere victorienne.
OU LA FAUSSE EVASION 223

Tout glisse dans la fange de l’ennui et de la bas-


sesse; le romantique gerfault, nomine Julien Sorel
ou Rastignac, est devenu le petit corbeau de Becque.
C’est la tyrannie du mediocre. « Comme un raz de
maree, la mediocrite humaine monte jusqu’au
ciel... », dit Huysmans. Et Baudelaire : « La France
traverse une phase de vulgarite. Paris, centre et
rayonnement de la betise universelle. » Et M. Schnei¬
der d’appuyer : « Faust lui-meme met des savates
et s’appelle Bouvard et Pecuchet. » Et encore ceci,
precieux pour comprendre la fin de Rimbaud :
« Sous le coup de l’intense deception, chacun se
replie sur lui-meme; Baudelaire, qui editait Le Salut
Public, journal revolutionnaire; Leconte de Lisle,
qui etait fourrieriste, et une foule d’autres renoncent
a la lutte1. » C’est bien, pour citer un autre
commentateur de Jules Renard, qui est Sartre,
« l’homme ligote ».
Pourquoi le poete maudit, qui se mue en legende
un peu a la fagon du vampire d’Europe Centrale ?
Pourquoi ce trepied et ces pellicules ? Pourquoi,
sinon parce que ce travesti devenu insensiblement
aussi grotesque que la caleche a moteur est la seule
livree offerte a celui qui a le malheur de naitre poete
« en ce monde ennuye » dont parle Baudelaire ?
L’ennui, comme une crasse, comme une brume
tenace, s’est infiltre dans la vie frangaise de cette
fin de siecle, et n’a pas cesse d’epaissir depuis 1870.
« Ici regne l’Ennui supreme qui devore », dit Vil-
liers de PIsle-Adam. Baudelaire a resume la chose
dans Pauvre Belgique en une phrase que Rimbaud
1. Jules Renard par lui-meme, Edition du Seuil. C’est egalement
le cas de Lepelletier et de son journal Le Peuple Souverain.
224 VERLAINE ET RIMBAUD

aurait pu signer : « Dirons-nous que le monde est


devenu pour moi inhabitable ? » C’est le triomphe
de M. Homais, le regne du pere Maute.
II faut lire, pour juger de l’invivable condition
du poete, ce monument de betise pretentieuse qu’est
le Journal des Goncourt; Edmond y ecrit en toutes
lettres : « La poesie n’est plus que l’amusement des
petits jeunes gens de lettres a leur debut, et pour
ainsi dire la perte de leur pucelage intellectuel. »
Ainsi ses commensaux declarent-ils, devant la nais-
sance de la photographie, que la peinture n’en a plus
pour longtemps. « La grande affaire debattue sur
la place publique, c’est l’embetement d’ecrire; le
personnage du siecle, c’est le rate; et le rate rate
son ratage. Mais rates et grands poetes geignent
egalement : je n’y arriverai jamais. A quoi ? A
ecrire. » (A. Wurmser.) Evoquons le dernier objectif
de Jules Renard : « En morceaux, en morceaux,
en tout petits morceaux ! »
Ere vespasienne ou vesperale ? Un desir de fuir,
de s’evader, caracterise les malheureux chantres qui
vivent dans ce brouillard opaque. Villiers de l’lsle-
Adam : « Je m’envolerai dans les profondeurs ! »
Mallarme : « Fuir, la-bas ! Fuir ! Je sens que les
oiseaux sont ivres ! » Huysmans veut « s’evader du
cul-de-sac. » Mais, comme le souligne fort perti-
nemment M. Schneider, « si tous ont le meme desir,
Rimbaud est le seul qui a le courage de l’executer
integralement ». Et qui, pour citer Charles Cros,
s en va « dans les sables... oublie, meprise, fort ».
Les autres ? « Les autres, en vrais vespasiens, le
souffle court, biaisent, hesitent, et s’en remettent
aux demi-solutions. »
OU LA FAUSSE EVASION 225

Pour Verlaine, aucune illusion. Sa nature jouis-


seuse, versatile, profondement egoiste, et a laquelle
seule une angoise pathologique donne quelque relief
interessant, pouvait rever de loin a l’heroisme et a
l’abnegation, comme elle reva de loin a la saintete,
au bonheur d’un foyer paisible, bref a tout ce qui
lui etait le plus contraire. Mais de loin seulement.
Nous assistons, dans le roman des Compagnons
Infernaux, a la tentative la plus violemment convul¬
sive qui fut faite par deux etres de genie, dont l’un
etait un geant de volonte et l’autre un chef-d’oeuvre
de mollesse, pour fuir cette realite sociale et histo-
rique dite « vespasienne » dont le symbole vivant
etait la femme : pour l’un la mere, pour l’autre
l’epouse. C’est d’un tel effort que le drame se devait
de couronner, c’est d’une telle entreprise que toute
la litterature posterieure porte la nostalgique cica¬
trice. Peut-etre aussi lui devons-nous une grande
part de la floraison de l’homosexualite dans les
annees 1925-1940, parmi les milieux de l’intelli¬
gentzia. Ce qui pourrait n’etre qu’un snobisme ano-
din doit etre pris au serieux quand il traduit un tel
desarroi et une telle accusation contre une societe
qui ne sait former les femmes que pour etre com-
pagnes ou educatrices de mediocres, et ou les
hommes superieurs inclinent a renier, a travers ce
type precis de femmes, toutes leurs contemporaines.
O faussete d’une telle evasion ! Autant vouloir
modifier l’objet en modifiant son reflet dans la glace.
C’est la le secret du pathetique profond, qui nous
ebranle encore, de la fuite et des amours de Rimbaud
et de Verlaine.
Paris-Toulouse, 1958.
15
APPENDICE

QUELQUES PROBLEMES RIMBALDIENS


A

L’ORIGINE

DE

« NUIT DE L’ENFER »

II nous semble que 1’importance capitale de Nuit de I’Enfer,


dans la Saison, si elle n’a point echappe aux critiques, n’a
jamais ete analysee d’apres sa genese exacte. L’interpretation
que je vais en donner confirme l’importance de la rencontre
verlainienne et de l’homosexualite dans la vie et dans l’ceuvre
de Rimbaud, bien qu’encore une fois je refuse absolument la
these d’un Rimbaud fondamentalement inverti et surtout
explique par son inversion plus que par un autre facteur
reconnu, par exemple la rapidite pathologique de sa croissance.
Le sujet que nous avons a traiter ici est particulierement
delicat et demande un preambule.
Tout d’abord, je me hate de le dire, cette origine de Nuit
de I’Enfer ne saurait etre consideree comme une grille qui
delivre la signification d’un message chiffre; ni la Saison ni
les Illuminations ne sont des mots croises; ce que Ton peut
dire de plus exact et de plus honnete, c’est que le genie rim-
baldien prend appui sur un fait precis, d’un ordre qui peut
230 VERLAINE ET RIMBAUD

etre trivial et meme obscene, et de la s’envole comme d’un


tremplin pour atteindre des zones ou ce fait lui-meme, et tout
le domaine auquel il appartient, ne possede plus ni signification
ni existence.
C’est pourquoi, a Vaboutissement, la Nuit de I’Enfer (appe-
lee d’abord : Fausse Conversion) merite peut-etre toutes les
gloses plus ou moins metaphysiques dont on l’a gratifiee;
mais, au depart, il ne s’agit que d’une meditation sur un
fait infiniment concret et meme sordide : la fellation. Ce qui
n’est pas pour nous surprendre chez Rimbaud dont les eclairs
les plus fulgurants naissent souvent de 1’ordure : odeur des
latrines, chasse aux poux, accroupissements rabelaisiens, vomis-
sements.
Sans accorder une importance essentielle a la psychanalyse
classique, nous pouvons assurer, sans nous avancer trop, que
desormais certains stades devolution de la psyche infantile
sont classes une fois pour toutes sous les noms de stade anal
et stade oral. Chez un poete comme Rimbaud dont l’adoles-
cence — Robert Montal l’a tres bien vu — traduit ces regres¬
sions assez communes a la crise pubertaire (et communes
egalement a la nevrose et a certains types de genie), nous assis-
tons tantot a des manifestations sado-anales, tantot a des
manifestations orales. Dans ses poemes — surtout ceux du
premier Rimbaud, anterieur a la rencontre avec Verlaine —
ces deux leitmotives obsessionnels repassent; or, si plus d’un
critique a mis l’accent (je n’y reviendrai pas) sur ce qui carac-
terise, dans sa scatologie, sa revoke, ses ricanements, ses blas¬
phemes, le stade anal, je n’en connais pas qui ait remarque
l’importance tout aussi grande de l’obsession orale. Cependant,
qu’il s’agisse des poemes inoffensifs de la pre-puberte (Comedie
en trois bakers, Les reparties de Nina, Reve pour I’hiver)
comme ceux de la revoke et de la triviality concertee, le mot
baker et les allusions a la bouche reviennent avec une frequence
qui exclut le hasard.

Qu’on ne replique point que l’evocation du baiser est une


OU LA FAUSSE EVASION 231

tarte a la creme de toute poesie d’amour, surtout chez de tres


jeunes gens, et que la brutalite avec laquelle l’envisage Rim¬
baud n’est que l’effet de la coloration personnelle due a son
temperament; ce serait vrai si ce leitmotiv n’etait qu’une
caresse parmi d’autres; mais chez Rimbaud, il Test a titre
exclusif, beaucoup plus comme une obsession de la bouche
que du baiser lui-meme. Dans les poemes les plus sentimen-
taux du debut, il gronde avec un accent inquietant :

Je te parlerai dans ta bouche,

promet-il a Nina, et aux fillettes qu’il suit sous les marron-


niers 1 :

Et mes baisers brutaux s’accrochent a leurs levres.

Vers qui scandalisa Izambard au point qu’il le lui fit cor-


riger !
Le poeme Re ve pour I’hiver fait allusion, des le troisieme
vers, a « un nid de baisers fous » et toute la derniere strophe
est consacree a cette evocation du baiser courant sur la chair
comme « une petite bete »; enfin, Come die en trois Baisers
correspond a son titre. Dans les Chercheuses de Poux de la
meme maniere que dans la fin de Rewe pour I’hiver, il y a
identification entre la sensation fourmillante de la vermine et
celle du baiser2. Dans Tete de Faune, qui n’est pas une poesie
d’amour, le mot baiser est ecrit deux fois sur douze vers, et de
fapon obsessionnelle dans le calembour : le baiser d’or et le

1. Il est amusant, a ce sujet, de voir Arthur Rimbaud influence


par le poete qu’il devait hair et decrier le plus par la suite,
Musset :
S’il venait a passer, sous les grands marronniers
Quelque ronde fillette echappee a Teniers...

2. Lire, a ce sujet, la curieuse critique litteraire de ce poeme,


faite dans ce sens par Champsaur, dans son roman Dinah Samuel
ou Rimbaud s’appelle Arthur Cimber.
232 VERLAINE ET RIMBAUD

baiser dort. Dans Au Cabaret Vert et dans La Maline, des que


parait la femme, c’est pour querir un baiser. C’est leger,
inoffensif, gracieux ! Mais quand done, dans ces divers poemes,
Rimbaud evoque-t-il un autre geste d’amour ? Dans Les
Reparties de Nina, a titre unique, il parle de soulever sa belle
et de la porter dans ses bras, et de tirer ses cheveux. Toujours
et partout, chez Arthur, des que parait l’idee de l’amour et
du sexe, c’est l’image de la bouche qui se presente a son
esprit. Meme dans le sonnet des voyelles, le blanc n’appelle
aucune idee de chair feminine, ou le noir de cheveux baude-
lairiens : « I, pourpre, sang crache, rire des levres belles...1 »
Et meme dans Les Mains de Jeanne-Marie, dont la ferveur
revolutionnaire semble eloigner toute idee sacrilege du sexe et
de l’amour, la derniere strophe evoque un baiser a l’adresse
de cette deesse Raison; mais c’est sur les mains, le dos des
mains, seul digne du « revoke fier ».
Done, la bouche d’abord; mais aussi toutes ses activites
autres que le baiser : manger (un peu), boire (beaucoup),
vomir — baver, surtout. Cette obsession de la bave a ete
signalee. Preuves : le pseudonyme du jeune poete : Alcide
Lava; les vers celebres :

... salives
Reprises sur la levre ou desir de baisers...

(Les Chercheuses de Poux.)

Jaune, bavant la foi de sa bouche edentee.

(Le chdtiment de Tartuffe.)

Quand l’ombre bave aux bois comme un mufle de vache.

(Les Douaniers.)

Sous l’arbre tendronnier qui bave...

1. Ce vers impressionna tant Verlaine qu’il s’en inspira deux fois.


OU LA FAUSSE EVASION 233

Pouah ! mes salives dessechees


Infectent encor les tranchees
De ton sein rond...
(Mes petites amoureuses.)

Les fleurs pareilles a des mufles


D’ou bavent des pommades d’or...
(Ce qu’on dit an poete d propos de fleurs.)

Et tous, bavant la foi mendiante et stupide...


(Les pauvres d I’eglise.)

Mon triste coeur bave a la poupe...


(Le Coeur Vole.)

On allongerait facilement la liste. Besoin de cracher sur


toute chose, a 1’epoque de la revoke pubertaire ? Oui, certes;
mais pourquoi « baver » plutot que « cracher » ? C’est que
la bouche, sans qu’il s’en doute, obsede plus Rimbaud que le
crachat, lui-meme plus actif, plus agressif que cette manifes¬
tation infantile de degout; un psychanalyste trouverait plutot,
dans cette continuite, en comparant l’obsession du baiser et
de la bave a celle de la boisson, un complexe prononce de
sevrage, un besoin inconscient de l’amour maternel qui lui a
ete refuse et dont le lait est le symbole le plus classique. La
nostalgie du lait maternel et de Faction de teter est assez
souvent, si on en croit les analystes, a la base des nevroses qui
se manifestent — tant chez les hommes que chez les femmes —
par les pratiques propres a l’homosexualite.
On a tente plusieurs psychanalyses de Rimbaud, assez comi-
ques; car, de toute maniere, l’accent nevrotique de sa protes¬
tation antisociale n’affecte que l’epoque de sa croissance, non
de sa vie entiere; ce qui est valable pour Rimbaud-adolescent
ne l’est jamais pour Rimbaud-adulte.
Quoi qu’il en soit, c’est dans ce sens qu’on doit interpreter
234 VERLAINE ET RIMBAUD

l’obsession orale de Rimbaud; ceux qui attribuent son homo¬


sexualite a l’absence de son pere et a l’autorite de sa mere au
foyer disent une chose risible, car il n’est pas d’exemple, nous
l’avons vu, qu’une homosexualite fondamentale soit engen-
dree uniquement par la suprematie de la mere quand cette
mere n’est pas aimee; si la haine est une aussi forte fixation
que l’amour, il n’y a pas, a ma connaissance, de cas medicale-
ment traite d’homosexuels n’ayant pas aime leur mere 1. Nous
aurions beaucoup plus tendance a trouver l’origine de son
homosexualite a l’epoque de la crise pubertaire, liquidee par
la suite avec cette meme crise, dans son complexe disons de
sevrage2 et dans son immense nostalgie de l’amour maternel
qui lui avait fait defaut. Et que cette homosexualite tempo-
raire, a l’occasion de l’accent particulier que lui donna cette
origine, ait pris plus volontiers une forme de fellation, voila
ce que je distingue dans Nuit de VEnfer.
Si nous remplagons le mot « poison » par celui du liquide
seminal, les mots enfer et feu par celui d’amour interdit, nous
ne faisons que rester dans la tradition baudelairienne telle que
nous pouvons l’etudier d’apres la piece condamnee qui conte-
nait ces vers :

Et par ces levres nouvelles


Plus eclatantes et plus belles,
T’infuser mon venin, ma sceur !

D’autres correspondances baudelairiennes qui elargissent le


sens de ce mot en symbole de vice et de peche a intention
ascetique (ou esthetique) peuvent se retrouver dans le vers :

Verse-nous ton poison pour qu’il nous reconforte !

1. Rappelons-nous Verlaine et son bimetallisvie sexuel dont nous


trouvons un repondant si parfait dans l’ambiguite de ses senti¬
ments a l’egard de sa mere.
2. Le terme complexe de sevrage devrait etre revise, comme
tous ceux, d’aiileurs, dont la psychanalyse fait si facilement l’em-
ploi a titre d’etiquettes.
OU LA FAUSSE EVASION 235

« Ce poison, ce baiser mille fois maudit ! » s’ecrie Rimbaud.


Nous pouvons constater le passage de la revolte brute de
la chair offensee a l’acceptation des memes faits, dans lcs
changements operes entre le brouillon, Fausse Conversion,
et le texte definitif.
« Jour de malheur !... La rage du desespoir m’emporte
contre tout... Trois fois soit beni le conseil qui m’est arrive »,
dit Fausse Conversion.
Dans Nuit de I’Enfer :
« J’ai avale une fameuse gorgee de poison, Trois fois beni
soit le conseil qui m’est arrive. Les entrailles me brulent, etc. »
La place de « trois fois beni, etc. » a varie dans le contexte
de fa^on a ne pas retenir le sens d’ironie atroce de la premiere
notation; le sens reste equivoque, mais peut comporter une
acceptation plus nette de la situation : oui, les entrailles
brulent, oui, c’est I’enfer, Veternelle peine; mais c’est la
briiler comme il faut. Cette horreur fut voulue; il n’est pas
derisoire de crier : va, demon ! comme apparait derisoire dans
le premier texte : c’est un bel et bon enfer.
Autre changement significatif : dans Fausse Conversion,
Rimbaud en proie a l’angoisse s’ecrie, a la recherche de sa
lucidite vacillante :
« Assez. Tais-toi ! Ce sont des erreurs qu’on me souffle a
l’oreille; (la) les magies, (/’) les alchimies, les mysticismes, les
parfums (fleuri ?) faux, les musique nai'ves. C’est Satan qui
se charge de cela. Alors les poetes sont damnes. Non, ce n’est
pas cela. »
Sur le texte definitif, l’allusion aux musiques naives a dis-
paru, reservee a un autre passage de La Saison; « j’aimais les
peintures idiotes, etc., rythmes nai'fs ». Rimbaud a supprime :
« Alors, les poetes sont damnes. Non ce n’est pas cela. »
Notons bien que cette enumeration placee sous le signe de
l’alchimie du verbe (Les alchimies) est considere comme l’oeuvre
de Satan; la grace poetique attribute cinq ans plus tot par
les muses et les colombes : Tu vates eris ! au collegien de
236 VERLAINE ET RIMBAUD

quatorze ans est devenue la damnation pour l’adolescent de


dix-neuf ans. C’est bien la preuve qu’il ne faut pas s’arreter
a l’interpretation etroite d’un tel texte, et admettre qu’a un
moment donne le genie de Rimbaud ouvre ses ailes loin de
ce qui lui a donne naissance; mais meme en cet instant d’essor,
un souvenir persiste. Qui est Satan ? Est-ce entierement celui
de la theologie, le roi du chateau d’Ecbatane oil Verlaine pla-
cera son Crimen Armoris ? Ne serait-ce pas — et encore une
fois dans une certaine mesure, puisque avec ce diable d’homme
il faut toujours se souvenir qu’un texte doit se lire dans plu-
sieurs sens, ainsi que lui-meme l’a declare — ne serait-ce pas
Verlaine lui-meme, ou en tout cas l’initiateur, le compagnon
de l’amour maudit1 ? Quel est ce « satanique docteur » qui
lui souffle tant d’erreurs et tout a coup se fache, lui fait honte
et reproche : le feu (cette passion) est ignoble, mais la colere
de la victime est atrocement sotte. Est-ce la l’origine de l’ap-
pellation « satanique docteur » qui, dans Vagabonds, est
appliquee de fagon si surprenante au « pitoyable frere ? 2 »
D’autres passages sont troublants : « J’ai un oreiller sur la
bouche. » Certes, c’est faire la allusion a certains etats nevro-
tiques ou oniriques d’appels sans voix; mais aussi, peut-etre
bien — surtout pour qui connait l’hyper-lucidite de Rimbaud,
et sa fagon de se moquer du monde en cachant le sens d’un
texte par sa fagon de l’etaler, comme la Lettre Volee de Poe
qu’il aimait — peut-etre bien la relation tres simple et tres
concrete d’un detail de sa situation, a l’heure ou il congut le
premier texte de Fausse Conversion, devenu Nuit de I’Enfer.

1. Si c’est a Bretagne que revenait ce role d’initiateur, les allu¬


sions frequentes a la magie et a l’alchimie seraient peut-etre plus
explicables.
2. Verlaine lui-meme en protestait, tout en confondant ce
passage avec un texte des Illuminations : « Ca. c’est pas vrai ■»,
ecrit-il a Sivry.
Quoi qu’il en soit, ce serait une nouvelle preuve de l’autorite
qu’exerga, au debut de leur connaissance, Verlaine sur Rimbaud;
Rimbaud prit le dessus par la suite, mais il ne 1’eut pas toujours,
quoi qu’on ait dit, des le commencement.
OU LA FAUSSE EVASION 237

Meditons aussi le sens cru de cette metaphore : « L’enfer est


certainement en bas... C’est le feu qui se releve avec son
damne ! » Cette Nuit de I’Enfer n’est-elle pas une nuit d’amour
maudit ?
En revanche, le sens plus purement nevrotique et halluci-
natoire de ce poeme en prose eclate dans le passage :
« Decidement, nous sommes hors du monde. Plus aucun
son. Mon tact a disparu. Ah ! mon chateau, ma Saxe, mon
bois de saules. Les soirs, les matins, les nuits, les jours... Suis-je
las ! »
11 ne faut pas perdre de vue ces trois perspectives de Nuit
de I’Enfer; c’est Invocation, d’une part, d’une experience
erotique qui a bouleverse et revolte l’adolescent, et qu’il s’est
oblige a endurer par systeme; de l’autre, il y mele des nota¬
tions du present : il est a peine gueri de sa blessure, il vient
de faire la moisson, il est physiquement epuise dans la solitude
de la nuit, a Roche. Enfin, en troisieme lieu, etat hallucinatoire
qui est peut-etre, lui aussi, une evocation des tentatives de
naguere : haschich parisien, opium anglais; peut-etre au con-
traire un element du present, du aux traces des vieilles
debauches, a la fatigue et a la fievre creatrice.
Ce « tact disparu » et cette immense soif, ces hallucinations,
cette coupure d’avec le monde (Prcnds-y garde, 6 ma vie
absente...) et cette illusoire sensation de puissance (Je suis
maitre en fantasmagorie, dit-il dans le meme texte) appar-
tiennent a la description clinique d’un delire schizophrenique
qui peut etre l’effet passager d’une drogue ou d’un desequilibre
pubertaire chez un sujet exceptionnel. On y peut reconnaitre,
presque mot pour mot, le tableau fait de ses crises par un
schizophrene a l’intelligence brillante. C’est egalement le cas
d’un heros de Virginia Woolf a qui elle prete les maux dont
elle commenqait a souffrir elle-meme :
« Il etait saisi, surtout le soir, de foudroyants acces de
peur... Il ne sentait plus rien. Ce fut a ce moment que la
grande revelation eut lieu. Une voix s’eleva derriere le para-
238 VERLAINE ET RIMBAUD

vent. Les morts etaient avec lui... Il se reposait, il attendait


de transmettre, en luttant, en souffrant, de nouveaux messages
a l’humanite. Il etait couche tres haut sur le dos du monde...
On entendait resonner de la musique. « C’est une trompe
d’automobile », murmura-t-il; mais la-haut le son se divise
et s’eleve en colonne lisse (la musique devenue visible, voila
encore une decouverte) puis c’est un hymne qui se deroule
en sortant du pipeau d’un jeune berger — c’est un mendiant
qui joue pour un sou devant un public-house1... »
L’accent rimbaldien de ce passage est caracteristique, et c’est
pourtant le tableau assez banal d’une schizophrenie affhgeant
un intellectuel (le heros de Virginia Woolf s’est voulu poete,
autrefois).
C’est enfin, appuye sur ce triple point de depart : trauma-
tisme erotique de l’homosexualite vecue dans la revoke, puis
acceptee — fatigue d’un dur travail physique — et enfin etat
hallucinatoire, passe depuis peu ou encore present, que Rim¬
baud proclamera cette nostalgie qui n’est pas encore syste¬
matise : revenir a l’etat humain anterieur au peche originel,
pouvoir faire toutes les grimaces imaginables, y compris boire
ce poison ou plonger a la recherche de Vanneau2 3 sans etre
empeche par le souvenir du bapteme dont on est Yesclave,
sans se sentir dissoudre par les charmes de ce farceur Satan
ou Ferdinand qui court avec les graines sauvages (de l’opium ?

1. Mrs Dalloway, par Virginia Woolf.


2. Caracteristique a ce dernier sujet, le tercet fourni par Rim¬
baud au sonnet de Verlaine inclus dans Hombres :

Var I Mon reve s’aboucba souvent d sa ventouse


I Ma bouche s’accola souvent a sa ventouse,
Mon ame, du coi't materiel jalouse
En fit son larmier fauve et son nid de sanglots...

Est-ce une transcription de ces vers que : « Extase, cauchemar,


sommeil dans un nid de flammes ? » (souligne par F. d’E.).

3. M. Arnoult soutient que les paysans de Vouziers (a 7 kilo¬


metres de Roche) appellent le diable Ferdinand.
OU LA FAUSSE EVASION 239

du haschich ?) et vous couronne de pavots; bref, redevenir


un fils du soleil, etat primitif de l’homme.
Cette confession entrecoupee de cris de desespoir et d’hor-
reur, quoique plus retenus que sur le texte primitif, nous la
retrouverons sur un tout autre diapason dans une Illumination,
la onzieme : « Matinee d’lvresse. »
B

ECHOS ET CORRESPONDANCES

ENTRE LA SAISON ET VILLUMINATION

II existe, de la Saison aux Illuminations, des correspondances


precises qui ont trait a l’experience verlainienne ainsi que nous
l’avons vu.
Si chacun sait que La Vierge Folle et I’Epoux Infernal des
delires font echo a Vagabonds et a l’lllumination XVII, per-
sonne n’a encore souligne la semblable correspondance entre
Nuit de I’Enfer et Matinee d’lvresse, ni meme n’a etudie le
sens precis, sous ce rapport, de cette Illumination XI.
On peut pourtant, sans se hasarder, affirmer qu’il s’agit
la d’une relation precise de la decouverte de l’homosexualite
en compagnie de Verlaine.
Il est certain, nous l’avons dit, qu’aucun texte en prose de
Rimbaud ne saurait se dechiffrer comme un cryptogramme, a
l’aide d’une grille, puisque chacun se doit de vouloir signifier
plusieurs choses « et dans tous les sens », d’etre en quelque
sorte le lieu geometrique de plusieurs verites. Les Illuminations
sont particulierement riches en ce jeu de reflets, comme une
galerie de glaces. Mais il peut exister un sens dominant, un
OU LA FAUSSE EVASION 241

fil conducteur. C’est le cas pour Vagabonds, et c’est le cas


pour Matinee d’lvresse dont le titre meme est a rapprocher
de ce passage de I’Alchimie du Verbe, dans Delires :
« Le Bonheur ! Sa dent, douce a la mort, m’avertissait au
chant du coq. »
Void l’analyse sou ten ue du texte, comme preuve de mon
interpretation :
« O mon Bien ! O mon Beau ! Fanfare atroce ou je ne tre-
buche point ! Chevalet feerique ! Hourra pour l’ceuvre inouie
et pour le corps merveilleux, pour la premiere fois ! »
Cette premiere fois semble en faveur de la these de Verlaine
initiateur de Rimbaud; l’adjectif possessif souligne semble
moins une manifestation de tendresse — avec Rimbaud, c’est
d’abord l’interpretation cerebrale qu’il faut chercher — que
la volonte de souligner la particularity d’une telle experience;
ce qui serait mal ou laid pour un autre est pour lui beau et
bien; (« c’est un bel et bon enfer »...)
En sus, l’accouplement des substantifs et des adjectifs tour
a tour de supplice et de fete : fanfare atroce, chevalet fee¬
rique, en vue de creer une opposition et un effet de surprise,
rappelle l’expression — plus plate — de Verlaine : des jeux
courageux 1. Il s’agit bien du meme sens.
« Cela commence sous les rires des enfants; cela finira par
eux. »

1. On se souvient peut-etre de l’abondance avec laquelle le mot


courage et ses derives est employe par Rimbaud dans ses lettres
a Verlaine; sens esoterique et certainement erotique. De meme
pour 1’adjectif qu’ils ont forge martyrique. Psychanalyse facile du
reve de Verlaine, conte dans la lettre de mai 1872, Closerie des
Lilas : Rimbaud, bourreau d’enfant, etc. :

... Point de ces crises :


Vapeur, nerfs. Non, des jeux courageux...
(Verlaine.)

Autre allusion : « Tortures qui rient » (Angoisse).


M. P. Guiraud voit dans cette Illumination une source, ega-
lement, de la « Nuit de l’Enfer ». (Mercure de France, oct. 1954.)
16
242 VERLAINE ET RIMBAUD

Ici Rimbaud, comme un athlete qui s’entraine, exerce son


orgueil a ne plier devant aucune moquerie; peut-etre evoque-
t-il les petits paysans de Theux qui lui jetaient des cailloux,
quand il allait voir Delahaye, a cause de ses longs cheveux;
c’etait un scandale pour ces gamins qu’un des leurs adoptat
une allure de fille. D’ou ce souvenir, sans doute, a l’occasion
de cette experience. Toujours le courage, l’entetement, le « on
ne te tuera pas plus que si tu etais cadavre ».
« Ce poison va rester dans toutes nos veines, meme quand,
la fanfare tournant, nous serons rendu a l’ancienne inhar-
monie. »
« Aii. lendemain de cette etreinte, il nous faudra encore
vivre » soupire Colette en une page oil elle observe que l’amour
physique tient dans l’amour meme la place « tres petite et
brulante » d’un feu dans la nuit du desert. C’est la sans doute
la constatation du poete, sa vieille hantise de n’etre pas dupe;
le plaisir n’arrange rien. Ou peut-etre meme s’agit-il de la vie
quotidienne et des problemes, du desequilibre qu’elle entraine;
l’amour sensuel peut constituer une halte, pas une solution.
Toujours cette hantise de ne pas ceder a la tentation de l’arret.
— le mot poison peut etre entendu dans le meme sens (double)
de la Nuit de I’Enfer.
« O maintenant nous si dignes de ces tortures ! rassemblons
fervemment cette promesse surhumaine faite a notre corps, a
notre ame crees : cette promesse, cette demence ! L’elegance,
la science, la violence ! »
Toujours l’effet de contraste : digne de torture dans un
sens laudatif, le meme que dans « L’Histoire d’O » : Il etait
etrange qu’elle gagnat en dignite a etre prostituee; c’etait
pourtant de dignite qu’il s’agissait T » Kassembler fervem¬
ment cette promesse est une transcription du passage de Vaga¬
bonds : « Je ne me saisissais pas fervemment de cette entre-
prise. » Quelle entreprise ? Cette promesse faite au « pitoyable

1. Histone d’O, par Pauline Rhage.


OU LA FAUSSE EVASION 243

frere », mais en second lieu; en premier lieu, l’Epoux Infernal


a pris cet engagement envers lui-meme de revenir a l’etat
primitif de Fils du Soleil, ce « dieu de feu » auquel il s’offre
« les yeux fermes ». Souvenons-nous de ce passage de L’Alchi-
mie du Verbe :
« J’aimai le desert, les vergers brules, les boutiques fanees,
les boissons tiedies. Je me trainai dans les ruelles puantes et,
les yeux fermes, je m’offrais au soleil, dieu de feu. »
II s’agit bien de la meme promesse et de la meme entreprise :
revenir a l’age d’or, a la conscience d’avant le peche originel,
par la perversion systematique : les espaces desertiques et les
vergers brules *, c’est-a-dire sans fruits, les boissons tiedies,
tout ce qui ne peut calmer la soif (Plus ces paysages. Qu’est
l’ivresse, amis ? Ah, tarir toutes les urnes...) conviennent a
l’ascese du peche, constituent la torture dont on se rend digne,
le chevalet feerique et la fanfare atroce. II s’agit d’aller a
1’encontre des desirs ordinaires et de trouver son bien et son
beau dans le malheur et la laideur — ou ce que le commun
nomme tel. La souffrance des « jeux courageux » appartient
a ce « concert d’enfers ». Le monde dira que c’est folie ?
Sans doute. « Cette promesse, cette demence... » Et pourtant !
Baudelaire a deja attribue a l’amour, a titre de joyaux, horreur,
crime et folie; de la perversion, Rimbaud enumere les charmes :
elegance, science, violence (meme jeu de rimes que Science et
Patience. Le supplice est sur).
Ne negligeons pas le remarquable : promesse faite a notre
corps ET a notre ame crees; il ne s’agit que d’une trans¬
cription de la hantise exprimee anterieurement par la fin de
la Saison en Enfer : la verite possedee dans une ame et un corps.

1. II y a la un echo du souvenir d’enfance, le « Bois d’Amour »


(nom lui-meme symbolique) rase sur I’ordre du commandant mili-
taire de Charleville en 1870 (quel saccage au jardin de la beaute !}.
On se souvient de l’approbation reflechie de Rimbaud, a cette
occasion, apres une instinctive revoke. Du reste, la suite du
texte : « General s’il reste un vieux canon, etc. » situe bien la
date de l’inspiration.
244 VERLAINE ET RIMBAUD
« On nous a promis d’enterrer l’arbre du bien et du mal,
de deporter les honnetetes tyranniques, afin que nous ame-
nions notre tres pur amour. »
Ici le sens se precise encore du rapport entre cette Illumi¬
nation XI et Nuit de I’Enfer; avec la difference que la Nuit
de I’Enfer relate la meme experience vecue sur le plan de la
revolte matee, de l’horreur surmontee, du « tu trembles, car-
casse » et que Matinee d’lvresse est le cri de la joie, le temoi-
gnage de la fierte, l’aboutissement de l’ascese a l’extase. On ne
saurait refuter avec plus d’eclat la these qui explique tout
Rimbaud par l’inversion, alors que du rapprochement de ces
deux textes sort, aveuglante, la certitude de ce dur chemin
(chemin de croix, bouffonne naivement Verlaine) parcouru
par le pelerin de la Voyance qui « n’aima pas les femmes,
quoique plein de sang ».
Enfin, enfin, apres le « Je meurs de soif, j’etouffe, je ne puis
crier... Pitie, Seigneur, j’ai peur. J’ai soif, si soif... Suis-je las !
Je meurs de lassitude. Je m’en vais aux vers, horreur de l’hor¬
reur ! » etc., c’est la recompense, le pas en avant vers l’etat
de Fils du Soleil : on a promis d’enterrer l’arbre du Bien et
du Mal. 11 n’existe plus rien de sordidement voue au rire des
enfants; c’est un tres ptir amour, comme chez Platon. Le
passage suivant est plus clair encore :
« Cela commenga par quelques degouts et cela finit — ne
pouvant nous saisir sur-le-champ de cette eternite — par une
debandade de parfums. »
Ici, la note realiste, clinique meme, ne laisse aucun doute
sur le sens concret de cette « Matinee d’lvresse »; dans sa
passion de ne pas etre dupe, de ne pas se payer de mots,
Rimbaud rectifie quelque peu l’enthousiasme du debut : oui,
c’est le Bien, le Beau, le chevalet est feerique, et l’ceuvre
inou'ie; mais il n’en est pas moins sur qu’on ne peut meme a
ce prix, « se saisir sur-le-champ de cette eternite » qui n’est
que retrouvee avec le soleil; pour le moment, le fils de ce
OU LA FAUSSE EVASION 245

dieu de feu doit affronter, apres les degouts du debut, les


realites nauseabondes de son « chemin de croix » 1.
Troisieme mouvement de cette phrase musicale : les repu¬
gnances elles-memes doivent etre considerees comme sacrees :
« Rire des enfants, discretion des esclaves, austerite des
vierges, horreur des figures et des objets d’ici, sacres soyez-
vous par le souvenir de cette veille. »
Toujours la moquerie enfantine, obsessionnelle; puis la dis¬
cretion insolente des gargons de cafe et des domestiques d’hotel,
la reprobation pudique des demoiselles; souvenons-nous de Ver¬
laine :
« On t’en veut, et ferocement ! Des Judiths ! Des Char¬
lottes 2 ! »
Et le Pauvre Lelian, qui vit toujours sur le plan sentimen¬
tal ce que Rimbaud vit sur le plan cerebral ou physique,
soupire :

Le malheur d’avoir tant de belles ennemies 3...

Les figures et les objets des endroits ou vecut le couple ne


pouvaient qu’inspirer l’horreur la plus profonde a Rimbaud,
comme les expressions d’un Occident et d’un siecle qu’d hais-
sait; ou qu’il croyait hair. On peut supposer qu’il revait a
l’Orient a cette epoque des peregrinations europeennes comme
il revait a Paris quand il etait a Charleville; plus tard, Paris
devint Parmerde et le Harrar « l’endroit le plus ennuyeux du
monde apres celui oil vous habitez », ecrit-il gracieusement a
sa famille.

1. Autre preuve a l’appui, la confidence de 1’Epoux Infernal :


« C’est mon devoir quoique ce ne soit guere ragoutant... chere
ame... »
2. Lettre de mars 1872.
S’agirait-il de Judith Gautier ? Ce serait a approfondir. Judith
Gautier allait chez Nina de Villard oil Rimbaud et Verlaine
purent la rencontrer en 1872 avant qu’Hennique les fit chasser
du lieu. Enid Starkie soutient la these d’une influence : Hetaire
de Judith Gautier sur le Rimbaud des debuts.
3. Explication, Verlaine.
246 VERLAINE ET RIMBAUD
« Cela commenqait par toute la rustrerie, et cela finit par
des anges de flamme et de glace. »
La rustrerie : le rire des petits paysans (on evoque aussi celui
des jeunes persecuteurs de Verlaine, plus tard, a Coulomnes
et a Vouziers). Aboutissement de la methode : l’angelisme —
on ne peut appeler differemment cet etat d’extase qui s’appa-
rente a la debauche concertee des Cathares : feu et froid,
chevalet et feerie.
« Petite veille d’ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour
le masque dont tu nous as gratifie ! Nous t’affirmons, me¬
thode. »
Encore un parallelisme entre cette Illumination et le poeme
de Verlaine : Explication :

Le cauchemar d’une incessante mise en scene !

Cette mise en scene que Verlaine deplore, Rimbaud la loue


comme faisant partie de son ascese, a la faqon dont il benit
« le malheur d’avoir tant de belles ennemies » a savoir l’aus-
tere reprobation des Judith et des Charlotte. Le masque cache,
comme l’endurance. « Cachez-moi », supplie Rimbaud dans
la Nuit de I’Enfer; et dans VAlchimie du Verbe ; « Au matin,
j’avais le regard si perdu et la contenance si morte que ceux
qui m’ont rencontre ne m’ont peut-etre pas vu. »
On songe alors au mutisme et a l’indifference de l’adoles-
cent Rimbaud, a ce que ses contemporains prenaient pour de
la hauteur, pour une morgue insupportable; ce masque, cette
carapace dont il protegeait sa secrete elaboration et son alchi-
mie interieure, tout ce qui pouvait y contribuer lui etait
bon; et l’experience nommee par le monde la plus honteuse,
la plus avilissante, servait a renforcer ce rideau de fer, ce
rempart eleve entre le monde et lui; masque et palissade.
Methode, done, a louer « quand ce ne serait que pour le
masque ». Comme certains pechent pour se repentir, Rimbaud
OU LA FAUSSE EVASION 247

choisit de pecher pour etre meprise, et par ce mepris devenir


plus seul1.
« Nous n’oublions pas que tu as glorifie hier chacun de
nos ages. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre
vie tout entiere tous les jours. Voici le temps des assassins. »
La premiere phase est troublante. L’inversion de Rimbaud
serait-elle anterieure a la rencontre de Verlaine ? Que signifie
alors « pour la premiere fois » ? J’incline a croire qu’il s’agit
d’une allusion aux experiences successives de Rimbaud, a la
rencontre de Germain Nouveau qui consacre une etape abso-
lument nouvelle de la personnalite rimbaldienne. Les Assassins
signifient, sans nul doute, les meurtriers de l’arbre du Bien et
du Mai, les Immoralistes.
Mais qu’il s’agisse de l’experience Germain Nouveau succe-
dant a l’experience Verlaine ou de l’experience Verlaine attei-
gnant un stade ulterieur, devolution psychologique de la
meme situation traitee dans la Saison et dans Matinee d’lvresse
prouverait, s’il etait encore besoin de preuve, que les Illumi¬
nations sont posterieures a la Saison en Enfer.

1. C’est Genet, dans Querelle de Brest, qui expose dans la meme


perspective (un voyou devenu indicateur) la similitude entre le
diamant solitaire et 1’eclat de la solitude due au mepris,
c

I. — POSTERITE DES ILLUMINATIONS A LA SAISON

On sait la these de M. de Bouillane de Lacoste. Elle a


bouleverse les etudes rimbaldiennes. M. Jean-Marie Carre, apres
quelques hesitations, s’est range a cet avis : toute la Vie de
Rimbaud est a reecrire. Mais une hirondelle ne fait pas le
printemps et une these si fortement argumentee n’en rencontre
pas moins des resistances dues, a notre avis, beaucoup plus a
une reaction affective qu’a une connaissance approfondie de
l’homme et de l’ceuvre, voire meme a une routine confortable.
II n’est pas petit, le nombre de ceux qui veulent de toute force
que la Saison soit un pathetique adieu a la litterature et que
le Yoyant y brule ce qu’il a adore, en liaison avec cette tenace
legende de l’autodafe des livres et manuscrits (precisement la
Saison elle-meme).
« En verite, dit Luc Decaunes, tous ces gens paraissent
n’avoir eu en tete qu’un souci, exploiter les donnees poetiques
a des fins de psychologie personnelle, c’est-a-dire escamoter
l’ceuvre au profit de l’individu; ils ont invente Vechec de
Rimbaud. » (Rimbaud, Jules Verne de la Poesie1.)
Si echec il y a, c’est celui de sa carriere d’explorateur, si
clairement explique par Enid Starkie, mais point du tout echec

1. Pierre Seghers, editeur.


OU LA FAUSSE EVASION 249

litteraire, termine par la Saison comme par un cri de deses-


poir. Oui, les Illuminations ont ete ecrites apres la Saison; sur
ce point, l’analyse litteraire confirme l’expertise scientifique,
1 analyse materielle des textes. Nous n’avions pas attendu les
travaux de M. de Bouillane de Lacoste pour nous stupefier,
a maintes reprises, de ce que Rimbaud ait pu reprendre, apres
avoir ecrit les Illuminations, un ton de jeunesse qui forme une
si parfaite transition entre elles et les derniers poemes, et revenir
psychologiquement a plusieurs annees en arriere pour ecrire
la Saison. A present, le mystere est explique : il n’y a pas de
probleme, c’est bien la Saison qui est anterieure.
« C’est M. de Bouillane de Lacoste qui, le premier, aura
eu le merite de nous arracher aux seductions d’un sabordement
pathetique du Bateau Ivre », declare M. Pierre Guiraud dans
son remarquable article du Mercure de France (octobre 1954).
Il est assez curieux de trouver parmi les derniers defenseurs
du mythe traditionnel M. Rene Etiemble, grand paladin pour-
fendeur de chimeres dans son Mythe de Rimbaud.
M. Pierre Arnoult a presente les objections suivantes 1 :
1° M. de Bouillane de Lacoste ne parle pas des Illuminations
en vers, ce qui lui permet de ne pas noter celle, si remarquable
aux yeux de l’auteur lui-meme qu’il se la rappelle dans la
critique qu’il en fit dans la Saison en Enfer. Il s’agit de
Michel et Christine, car il est manifeste que Rimbaud l’evoque
quand il ecrit en 1873, dans I’Alchimie du Verbe, ces lignes :
« ... un titre de vaudeville dressait des epouvantes devant
moi. » Meme anteriorite relevee par Etiemble : «... je voyais
tres franchement... des caleches sur les routes du ciel, un salon
au fond d’un lac... » qui serait une allusion a Ornieres et a
Soir Historique.
2° Wasserfall est un terme d’origine germanique employe
par Rimbaud dans son Illumination : « Aube. » Or le terme

1. Dans son Rimbaud, ouvrage de tres faible valeur litteraire,


mais precieux par sa compilation encyclopedique.
250 VERLAINE ET RIMBAUD

est courant dans les Ardennes et Rimbaud pouvait le connaitre


avant son sejour a Stuttgart en 1875.
3° Mise en suspicion du temoignage de Verlaine : « Les
Illuminations furent ecrites de 1873 a 1875 », dit-il dans
sa preface de 1886. M. Pierre Arnoult rappelle que Verlaine
a peu de scrupules a trafiquer les dates et a brouiller les pistes
quand il le juge bon. Pourquoi, en l’occurrence, ce mensonge ?
« Il se devait d’eviter l’accusation d’avoir eloigne de Paris
et de toute litterature le plus jeune et le plus genial d’entre
eux (les Poetes Maudits) par le scandale de la vie qu’il menait
avec lui de 1871 a 1873, precisement a cause du scandale de
cette vie et de l’attentat dont il se rendit coupable et qui en
fut la conclusion. Le groupe litteraire qui accueillit Rimbaud
a l’automne de 1871... pouvait s’en indigner. Verlaine, done,
aurait menti en faisant supposer que Rimbaud continuait sa
vie d’hommes de lettres apres leur separation... »
4° Les nominations sont « de l’aveu meme de Rim¬
baud (!) » l’ceuvre d’un intoxique; elles correspondent au
Rimbaud boheme et devoye et ne sauraient etre attributes a
l’etudiant serieux du British Museum « simple question de
bon sens et d’evidence. » Et de citer Alice Coleano (qui, ici,
prefigure ce que dira Cl. Edmonde Magny, ce qui vaudra a
cette derniere les escourgees de Luc Decaunes dans son Rim¬
baud, Jules Verne de la poesie) : « Le dernier cri de la Saison
en Enfer, celui qui clot pour Rimbaud toute l’aventure poe-
tique, est cet aveu desespere : « Je ne sais plus parler...
(Matin.) Je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs...
Je me suis nourri de mensonges, etc. » [Adieu.) (Les Portes
d’Ivoire, par A. Coleano.)
5° Argument contre la graphologie traitee avec scepticisme
et declaration que la seule analyse graphologique des textes
n’a pas de valeur absolue.
6° Allusion au trafic entre Verlaine et Germain Nouveau
au sujet des copies de Rimbaud que detenait ce dernier. Les
« variantes » apparues entre les poemes cites par la Saison et
OU LA FAUSSE EVASION 251

ceux qui sont joints aux Illuminations s’expliquent dc cette


maniere : au moment oil il commenga a ecrire la Saison, en
1873, Rimbaud n’avait pas devers lui ses Illuminations restees
dans les bagages de Verlaine; c’est pourquoi il put a peine
citer de memoire quelques vers, et avec des erreurs (conferre
le chapitre Alchimie du Verbe).
7° Enfin, argument massue de M. Pierre Arnoult, Rimbaud
ne peut etre reste sans rien composer entre sa derniere pro¬
duction en vers libres, Mouvement, du 8-10 septembre 1872,
et ces « petites histoires de prose, titre : Livre paten, Livre
negre », qu’il annonce dans une lettre du 10 mai 1873. Ce
serait invraisemblable.
Tels sont les arguments presentes par un auteur qui n’est
pas un professionnel de la litterature, mais un peintre qui
s’exerce a ecrire, et dont je n’ai retenu les arguments que
parce qu’ils representent assez clairement, sous leur forme
primaire, ceux de toute une partie de 1 ’intelligentzia rimbal-
dienne; outre qu’ils s’etayent, a defaut d’esprit critique, sur
une documentation abondante et une longue frequentation
de Rimbaud.
Repondons a ses objections une par une :
1° On ne voit pas par quelle aberration M. de Bouillanne
de Lacoste pretendrait posterieurs a un texte des poemes qui
y sont cites. Il est normal qu’il ne parle que des Illuminations
en prose puisque plusieurs Illuminations en vers (ou, tout du
moins, poemes joints par la suite aux Illuminations) ont ete
traites par YAlchimie du Verbe. Voila la premiere reponse qui
vient a 1’esprit devant un si etrange reproche; mais nous
constaterons bientot qu’elle ne va pas encore assez loin. Les
poemes en question sont-ils eux-memes, dans leur forme defi¬
nitive, anterieurs a la Saison ? Ou la Saison cite-t-elle des
brouillons, des poemes encore informes ? Voila ce que nous
verrons bientot.
Quand aux anteriorites en question, il est fort probable que
Michel et Chistine, qui est un poeme versifie (et beaucoup
252 VERLAINE ET RIMBAUD

moins librement que Monvement !), soit anterieur a la Saison;


en revanche, je ne vois pas d’allusion a Ornieres dans le : « Je
voyais des caleches sur les routes du ciel. » 11 n’y a pas grand
rapport avec l’evocation de cette vision-la et : « ... Les talus
de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides
ornieres de la route humide. » 11 est question d’ornieres de la
route, et point de chemins du ciel.
En revanche, Soir Historique me parait davantage une
concordance.
« On joue aux cartes au fond de l’etang » correspond, je
le veux bien, a « Je voyais tres franchement un salon au
fond d’un lac. » Soit. Y a-t-il une preuve d’anteriorite la-
dedans, ou dans VIllumination « Soir Historique », une evo¬
cation d’une experience deja ancienne ? On peut argumenter
a l’infini.
2° II se peut que Wasserfall ait ete connu par Rimbaud
avant son sejour a Stuttgart. Je ne crois pas tres serieux l’ar-
gument pour ou contre. L’apparition d’un vocabulaire nouveau
dans les Illuminations est bien suffisant en ce qui concerne le
frangais, comme l’a prouve M. Guiraud dans cet article dont
nous reparlerons, pour avoir besoin d’appeler a la rescousse
des vocables etrangers 1.
3° Invraisemblable est la raison fournie ici de suspecter le
temoignage de Verlaine. Qu’est-ce que cette crainte du reproche
encouru aupres du groupe des « camaraux » d’automne 1871
alors que ledit cenacle avait ete le premier a rejeter Rimbaud,
a supprimer sa cotisation apres la bagarre Carjat, et avait tenu
rigueur a Verlaine de continuer a frequenter « ce crapaud » ?
Verlaine n’avait aucun compte a rendre a ces gens, et en
faisant triompher ses « Poetes maudits », c’etait contre eux
qu’il remportait une victoire. De plus, le « cercle zutique »

1. De meme, je ne soutiendrai pas l’emploi du mot javanais


« baou » dans Devotion, pour la bonne raison que, replace dans
son contexte : « L’herbe d’ete bourdonnante et puante » il me
semble tout bonnement une onomatopee simulant le degout, la
nausee.
OU LA FAUSSE EVASION 253

etait bien disperse en 1886, et les commensaux du coin dc


table n’avaient rien fait de bien illustre. Verlaine s’etait merne
pour ainsi dire brouille avec Cros, le plus doue des « Vilains
Bonshommes » en raison de son attachement a Rimbaud !
On sait que Verlaine n’hesitait pas, en effet, a trafiquer les
dates; mais la, on ne voit vraiment pas quel interet l’aurait
pousse a cette ruse. Et du reste, contre son temoignage on ne
peut invoquer que celui tout aussi suspect, sinon plus, de
Paterne Berrichon. 11 faut voir de quel ton imperieux de colonel
demandant si la soupe est bonne Isabelle, la sceur abusive, ecrit
a son futur epoux : « Vous pensez, n’est-ce pas, comme
M. Mallarme, que, malgre l’attestation de M. Verlaine, les
Illuminations sont de conception anterieure a Une Saison en
Enfer ? » Et, plus loin : « La Saison en Enfer n’est-elle pas
deja une sorte de retractation ? » (21 septembre 1896.) On
ne voit pas tres bien l’interet qui aurait fait agir Verlaine;
on ne voit que trop, en revanche, les buts de l’entreprise
concertee des Berrichon-Rimbaud pour elaborer une Legende
Doree de Rimbaud renoncant « a Satan, a ses pomp’ a ses
ceuffs », c’est-a-dire a la litterature et a lui-meme dans une
Saison en Enfer, cri final.
4° Les Illuminations, ceuvres d’un intoxique ? Celles dont
traite Rimbaud dans YAlchimie du Verbe, si on se decide a
accepter de ranger sous ce titre d’Illuminations les poemes
joints plus tard, arbitrairement, a ces textes de prose, d’accord !
Mais c’est faire preuve d’un manque total de sens analytique
et critique de placer sous la meme etiquette l’ensemble des
susdits textes en prose en lesquels on trouve au moins trois
ou quatre courants differents, et dont l’un — et le plus original
peut-etre ! — est celui d’un equilibre, d’une harmonie et d’une
paix spirituelle beaucoup plus proches de ce qu’etait le « serieux
etudiant du British Museum » et le grand voyageur encore
jeune, mais plein d’ambition, que du devoye, du boheme et
de l’intoxique.
Du reste, en appelant a la rescousse ce « serieux etudiant
254 VERLAINE ET RIMBAUD

du British Museum », M. Pierre Arnoult joue de malheur


puisque c’est precisement cette periode de la vie de Rimbaud
qui a permis a M. Guiraud d’apporter un argument de plus a
la these de M. de Bouillane de Lacoste : car c’est au moment
ou Rimbaud etudie a Londres, en 1873 et 1874, que M. Gui¬
raud place la composition des Ilhiminations ou apparaissent
les mots « science », « etude », « calcul », « mathema-
tique ». (Mercure de France, octobre 1954.)
5° Admettons que la graphologie seule ne constitue pas
une preuve d’une valeur absolue. Mais quand elle rejoint un
faisceau de preuves comme celui qu’a constitue M. de Bouil¬
lane de Lacoste, elle n’en est pas moins troublante et je vois
une parfaite concordance entre la vie de Rimbaud, le style des
Illuminations supposees aux dates correspondantes et l’analyse
graphologique dont M. de Bouillane de Lacoste tire ces obser¬
vations : « Une periode heureuse manifestee par une ecriture
plus harmonieuse » qui est breve et fait place, des fevrier 1875,
a nouveau, a « une ecriture negligee, legere et molle, sans
relief... le graphisme dit le decouragement ». (Op. cit., p. 132.)
6° Void la plus invraisemblable supposition : Rimbaud ayant
laisse ses Illuminations a Verlaine en 1873 et citant de memoire,
avec des erreurs, les poemes traites par VAlchimie du Verbe.
D’une part, nous savons comment se consomma la rupture :
Verlaine, le 4 juillet, quitte Londres precipitamment en empor-
tant quelque linge et papiers, presque rien : plus que proba-
blement, des manuscrits a lui, et en tres petite quantite puisque
un de ses premiers soins est de demander a Matuszewicz de
mettre ses manuscrits a 1’abri; et dans le telegramme de
Bruxelles : « Manuscrits si possible. » S’il n’avait pu emporter
les siens au complet, pourquoi se serait-il charge de ceux de
Rimbaud qu’il quittait avec fureur ? Et meme en admettant
cette invraisemblance : au moment ou Rimbaud alerte la police,
il s’apprete a prendre son train, il a done son bagage : pour¬
quoi aurait-il laisse des manuscrits a Verlaine ivre et furieux ?
Mais la troisieme invraisemblance encore plus forte que les
OU LA FAUSSE EVASION 255

precedentes est de supposer que les vers cites par 1’Alchimie


du Verbe soient une evocation defaillante de poemes pr6exis-
tants. Comparons les textes du plus celebre :

Plus de lendemain, Puisque de vous seules


Braises de satin, Braises de satin
Votre ardeur Le devoir s’exhale
Est le devoir. Sans qu’on dise enfin.
[Alchimie du Verbe) (Texte definitif joint
1873. aux Illuminations.)

Quel ceil doue d’un minimum de clairvoyance, quel esprit


possedant quelque critique ne verrait, dans cette confronta¬
tion, un brouillon, celui de 1873, et un poeme retouche et
repoli d’apres ce brouillon ?
II y a plus. Rimbaud, le futur philomathe, le prix d’excel-
lence de Rossat, le phenomene des exercices mentaux, Rimbaud
dont la memoire ne defaillera que lors sa typho'ide serait inca¬
pable d’evoquer correctement... quoi ? des vers ! ses propres
vers ! et ses propres vers a peine vieux de quelques mois !
Poser le probleme, c’est y repondre.
7° Enfin, c’est nous la bailler belle que de supposer, pour
tout adepte de la these de M. de Bouillane de Lacoste, la
croyance au silence de Rimbaud entre septembre 1872 et
mai 1873. D’une part, il n’est pas du tout incontestable de
dater Mouvement de 1872; je le crois, pour moi, tres posterieur
et contemporain des Illuminations en prose; c’est le recit d’une
traversee qui induit en erreur M. Pierre Arnoult, lequel oublie
que Rimbaud fit a nouveau cette meme traversee, en compa-
gnie d’un nouveau compagnon infernal, nomme Germain
Nouveau; d’autre part, nous savons bien que les poemes perdus
de Rimbaud sont (helas !) nombreux, et l’on peut situer a
cette epoque de sa production poetique ces Photographies du
Temps Passe egarees par Richepin (mais la posterite a vu
sauver des ebauches de la Suite ]ohannique) et la majorite des
256 VERLAINE ET RIMBAUD

poemes versifies — au moins leur premiere version — joints


aux Illuminations par les soins de Verlaine.

II. — SUR L’ETUDE DE PIERRE GUIRAUD

L’article que j’ai cite, du Mercure de France, oct. 1954, peut


etre considere comme un apport decisif et une confirmation
de la these de M. de Bouillane de Lacoste.
Ce texte tres nourri s’appuie sur un travail de semantique
extremement pousse pour exposer Involution statistique du
style de Rimbaud et parvient a une datation approximative,
mais extremement precieuse dans sa relativite, des Illumina¬
tions en prose posterieures a 1873 et a la Saison.
Se basant sur l’accroissement des mots plus longs qui est
parallele a une intellectualisation du vocabulaire de Rimbaud
et a une toute nouvelle tendance a l’abstraction, M. Pierre
Guiraud divise les Illuminations en poemes de bonheur et en
poemes de crise.
Apres avoir etabli, grace a un calcul mathematique rigou-
reux, l’indice syntaxique qui permet de calculer le graphique
de l’aire de moyenne et de l’aire de dispersion, il demontre de
fagon tres claire, meme pour le lecteur peu verse en seman¬
tique, que la Saison en Enfer n’est pas un adieu a la fittera-
ture mais la liquidation d’une crise inteuectuelle et morale
due a l’aventure verlainienne, et que la seule poesie a laquelle
Rimbaud donne « son conge », c’est a ces « especes de
romances » composees aux cotes de Verlaine au moment oil
celui-ci ecrivait ses Romances sans paroles. Dans ce sens, Apres
le Deluge (mot neuf que nous trouvons pour la premiere fois
dans Michel et Christine) signifie : apres la crise, apres l’orage
de Page pubertaire.
A ce travail si argumente, je voudrais apporter quelques
restrictions et approbations de details :
1° Ouvriers, d’apres les calculs de M. Guiraud, se date aux
OU LA FAUSSE EVASION 257

environs d’avril 1873; mais je ne crois pas comme l’essayiste


qu’il relate un episode du « Drole de Menage »; beaucoup
plus me semble-t-il Revocation des premieres amours, hetero-
sexuelles celle-la, de la ville de son enfance; non « le vert
paradis des amours enfantines », mais les tristes idylles qui
inspirerent Les reparties de Nina et Mrs petites amoureuses.
En effet, si Verlaine feminise souvent, et de fa^on fort hypo¬
crite, les poemes dus aux amours avec Rimbaud, ce dernier ne
se donne jamais les gants de lui rendre la pareille : Vagabonds
est un recit sans fard, la Confession de la Vierge Folle est
si peu « maquillee » que, des les premieres lignes, nous sen-
tons que c’est un homme qui parle; ce serait bien exceptionnel
et surprenant que dans Onvriers Rimbaud se mette tout a coup
a accoutrer Verlaine d’un prenom feminin, d’un costume
detaille avec precision, de ce mouvement pueril et gracieux,
visiblement le fait d’une toute jeune femme, devant la « fla-
che » remplie de tres petits poissons. La « flache » est du
reste un mot ardennais, et la Meuse connut une crue assez
forte en janvier 1871. Toute la description du poeme convient
davantage, ville du Nord pour ville du Nord, a Charleville
qu’a Londres; ne serait-ce que : « Le Sud me rappelait les
miserables incidents de mon enfance. » 11 s’agit la d’un poeme
de la memoire, et non d’un fait contemporain.
2° En revanche, je crois avec M. Guiraud a une allusion
a Verlaine dans Devotion :
« A Lulu-demon qui a conserve un gout pour les oratoires
du temps des Amies. »
Le mot « demon » me parait en effet echappe de cette
Nu-it de I’Enfer que j’ai interpretee comme une nuit de noces
« herculeennes », et Lulu me parait assez proche de « Lelian ».
On sait que Verlaine, au moment ou il recut Rimbaud, venait
d’etre condamne a Bruxelles pour son livre Les Amies, scbies
d'amours saphiques. De plus, je crois qu’il faut achever la
citation :
« ... et de son education incomplete. »
17
258 VERLAINE ET RIMBAUD

N’est-ce pas la un rappel de l’education (souvent confondue


avec dressage) administree genereusement a Verlaine par les
soins de l’Epoux Infernal ?
Et M. Guiraud a raison de trouver une preuve de date pos-
terieure a la crise, done a 1873, dans le « verset » suivant :
« A l’adolescent que je fus. »
3° Arretons-nous a cette observation interessante :
« Les Illuminations sont avant tout le chant extasie de
cet avenement d’un equilibre nouveau et peut-etre auparavant
jamais eprouve.
Nouveau est le mot-cle par excellence a partir d’Une Sai-
son. II apparait vingt-deux fois dans le total de l’oeuvre : deux
fois en 1869, une fois en 1872, six fois dans les deux derniers
passages de la Saison, treize fois dans les Illuminations...
Nouveau est complete par ancien et vieux... Dans Mouve-
ment « l’ancienne sauvagerie ». Ce dernier emploi est carac-
teristique; il s’agit d’un voyage en bateau sur le fleuve...
Le texte prend toute sa signification « est-ce ancienne sau¬
vagerie que l’on pardonne » si « l’ancienne sauvagerie » designe
l’epoque de l’amitie avec Verlaine. »
A lire ces lignes pertinentes, on se demande s’il ne s’agit
pas, chez Rimbaud, d’un calembour concerte, cette fois, et
non pas involontaire comme le « soyons avare comme la mer »
qui opposerait Germain Nouveau a l’ancien amour « le Vieux »
comme il appelait Verlaine. II serait conforme a devolution
statistique de Rimbaud qu’en effet ce poeme, Mouvement, soit
tres posterieur a l’embarquement avec Verlaine, et corresponde
avec la traversee en compagnie de Germain Nouveau.
Ce ne serait pas que Rimbaud pense a son compagnon a
chaque fois qu’il emploie ce terme de nouveau dans les Illu¬
minations, mais il a pu faire un emploi plus obsessionnel de
ce terme qui correspondait a un nouvel etat d’esprit apres
avoir cree en lui le reflexe conditionne d’assimiler son besoin
de « depart dans le bruit neuf » et de renouvellement au nom
du compagnon que le destin mettait sur son chemin. (Nouveau
OU LA FAUSSE EVASION 259

— comme Verlaine — semble avoir ete grand amateur de


calembours poetiques : O =— Eau, et « Rimbald le marin ».)

HI. — A PROPOS DE QUELQUES AUTRES

ILLUMINATIONS

Fleurs. — Une des Illuminations au rythme le plus symetri-


que, la vingt-troisieme, Fleurs, me semble, peut-etre a titre
unique 1, devoir n’etre prise que comme la transcription sans
arriere-fond de trois souvenirs successifs : ce poeme en prose en
a garde un accent parnassien qui manifeste ce dont Rimbaud
s’est systematiquement depouille : les facultes descriptives dont
Satan lui a demande l’abandon (cf. : la premiere page de la
Saison en Enfer).
« D’un gradin d’or — parmi les cordons de soie, les gazes
grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent
comme du bronze au soleil — je vois la digitale s’ouvrir sur
un tapis de filigrane d’argent, d’yeux et de chevelures. »
Ce paragraphe se rapporte, a mon avis, a une representation
theatrale. Le gradin d’or est une loge, les velours verts et les
cordons de soie appartiennent a un rideau et les disques de
cristal noirci au lustre (n’oublions pas, dans Phrases, cette
« poudre noire » qui « pleut doucement sur la veillee » quand
le poete « baisse les feux du lustre »); la digitale qui s’ouvre
est peut-etre celle, brodee sur le second rideau, qui se fend
en deux quand les deux pans s’ecartent.
Je crois pouvoir delimiter l’epoque et le lieu de ce souvenir.
La periode ou Rimbaud alia le plus au theatre fut au cours
de ses deux sejours avec Verlaine; on n’a pas trace d’une autre
frequentation des salles de spectacle, sauf plus tard grace a
un unique exemple : Michel et Christine.

1. Peut-etre aussi la vingt-deuxieme : I Aube et Ouvriers.


260 VERLAINE ET RIMBAUD

Ne s’agirait-il pas de La Dame aux Camtlias, vue en juin


1873, lors du premier sejour ? Le titre aurait pu suggerer a
Rimbaud le sien : Fleurs. On sait que cette representation le
frappa, puisque pour trouver le nom d’un « mechant idiot »,
il donne celui d’Armand Duval dans Confession dc la Viergc
Folle (et ajoute, ce qui est piquant, celui de Dufour, son futur
beau-frere !).
« Tapis de filigrane, d’yeux et de chevelures » confirme
l’hypothese d’un lever de rideau et d’une salle de spectacle
vue d’une loge.
« Des pieces d’or jaune semees sur l’agate, des piliers d’aca-
jou supportant un dome d’emeraude, des bouquets de satin
blanc et de fines verges de rubis entourent la rose d’eau. »
Impression de sous-bois, sans conteste. Les « pieces d’or »
sont-elles les taches du soleil sur l’berbe ou les jonquilles ?
J’ai tendance a croire qu’il s’agit du sous-bois de la Have-
tiere. Lors de mon passage a Charleville, j’ai interroge les
habitants sur le genre de fleurs qu’on y trouvait. On m’a
declare qu’il n’y avait point de jonquilles au printemps, mais
que le muguet et la digitale rose se trouvaient frequemment a
la belle saison, autour des points d’eau. J’ai vu moi-meme la
feuillee extremement touffue et d’epaisseurs variees qui produit
un effet de decoupures magnifiques au soleil; c’est pourquoi
je suppose qu’il s’agit bien des taches de soleil plutot que de
fleurs jaunes, et du

Baiser d’or du bois qui se recueille.

Mais pourquoi ce bois plutot qu’un de ceux, si nombreux,


traverses par Rimbaud ? C’est la frappante similitude entre ce
passage et celui de Delahaye :
« Les bouleaux, les faux-ebeniers, les robinias adolescents
de bosquets legers, gris et roses, piquetes d’or et d’^meraude. »
Et dans les Reparties de Nina, le bois « sablerait d’or fin son
grand reve vert et vermeil ».
Ce paysage est celui de la mare ou, gelee, les collegiens
OU LA FAUSSE EVASION 261

trouverent les roseaux aux gouttes de givre qui leur procu-


rerent une distraction si musicale et inspirerent a Rimbaud
ce vers : « Le vent de Dieu jetait des glagons aux mares. »
J’ai cherche cette mare, et j’en ai trouvc plusieurs qui corres-
pondaient a la description; bouleaux, robinias, faux-ebeniers,
et partout, entre les troncs couleur d’acajou, cette dominante
d’or et d’emeraude qui est la caracteristique du paysage d’6te
de Saint-Laurent, aux environs de Charleville.
« Tel qu’un dieu aux enormes yeux bleus et aux formes de
neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule
des jeunes et fortes roses. »
Paysage italien. Pour ceux qui admettent que les Illumina¬
tions sont posterieures a la Saison, ce pourrait etre une villa
mediterraneenne. Rimbaud n’a vu aucun paysage meridional
avant la Saison, et ce n’est certes pas la Mer du Nord qui aurait
pu lui inspirer cette « photographic du temps present » l.
Phrases. — Un passage de Phrases m’a evoque un souvenir
tres precis; il serait fort interessant de pouvoir verifier cette
source.
« Quand nous sommes tres forts, qui recule ? Tres gais,
qui tombe de ridicule ? Quand nous sommes tres mechants,
que ferait-on de nous ?
Parez-vous, dansez, riez. Je ne pourrai jamais envoyer
l’Amour par la fenetre. »
Or, en 1949, a Pamiers (Ariege), j’entendis chanter cette
chanson gitane par une femme, ariegeoise d’origine mais mariee
a un gitan :

Nous sommes tres puissants, et personne ne recule,


Tres gais, et nous ne nous moquons de personne,
Alahoue (ou : Ah, ohe ?)
Mon amour, je ne peux pas
Te renvoyer par la porte.

1. Nous voila, avec ce poeme, loin des ironies de Ce qn’oii dit


an poete a propos de fleurs !
262 VERLAINE ET RIMBAUD

Je demandai a cette femme si la chanson etait vieille, elle


me dit que son mari la tenait de son pere.
En general, du reste, les chansons gitanes sont fort anciennes.
Serait-ce au cours de ses peregrinations que Rimbaud aurait
rencontre des gitans et aurait entendu cette chanson ? Est-ce
a cette rencontre que Rimbaud fait allusion quand il ecrit :
« Les sauvages dansent sans cesse la fete de la nuit ? »
('Villes.)
Rimbaud s’est tres certainement inspire, plus d’une fois,
de ces « chansons naives » auxquelles il fait allusion dans
Alchimie du Verbe. On se souvient de la decouverte d’lzam-
bard : « Avene, avene » a l’origine du rythme de « Elle est
retrouvee... Ah ! que le temps vienne — oil les cceurs s’epren-
nent. » M. Pierre Arnoult pense avoir trouve la meme filiation
entre le poeme « naif » de Richepin 1 « A la premiere fois
il chante » (il s’agit du coq) et le distique :

O vive lui chaque fois


Que chante le coq gaulois.

Michel et Christine. — De meme, la chanson 11 pleut Ber-


gere a oriente le developpement du poeme : Michel et Chris¬
tine.
On a deja dit que ce poeme illustre la phrase : « Un titre
de vaudeville dressait des epouvantes devant moi. » On y a
meme trouve une preuve de l’anteriorite des Illuminations a
la Saison. A notre avis, la posteriority est un fait acquis seule-
ment pour les Illuminations en prose. En revanche, je ne vois
pas du tout la prophetie d’une nouvelle guerre franco-allemande
dans ce poeme, mais bien plutot un souvenir.
Rimbaud a vu tomber les bombes sur Mezieres, a cherche

1. Il y avait assez d amitie entre Richepin et Rimbaud pour


que ce dernier confiat a l’auteur de la Chanson des Gueux ses
Photographies du Temps Passe. N’oublions pas non plus que
Richepin, auteur de Miarka, la fille d VOurs etait grand amateur
de gitanneries.
OU LA FAUSSE EVASION 263

a travers les decombres le cadavre de son meilleur ami; rien


d’etonnant a ce que, intoxique et hallucine, deux ou trois ans
plus tard, il voie une troupe en marche a la place d’un trou-
peau bucolique; mais comment ne pas evoquer la chanson de
Fabre d’Eglantine, devant :

Fuyez l’heure des eclairs superieurs,


Blond troupeau, quand void nager ombre et soufre,
Tachez de descendre a des retraits meilleurs.

La celebre chanson dit :

Bergere, void Forage


Voici l’eclair qui luit...
Ma mere et ma sceur Anne
Qui vont Fetable ouvrir...

Cette « sceur Anne » que M. Arnoult croit retrouver dans


les contes de Perrault — dont nous ne savons nullement si
Rimbaud les a lus et goutes — est sans doute a l’origine d’un
autre vers rimbaldien :

Ma faim, Anne, Anne,


Fuis sur ton ane1.

1. Autre echo entre cette Illumination en vers et la Saison en


Enfer; le vers

Voila mille loups, mille graines sauvages


(qu’emporte... Vapres-midi d’orage)

ecrit par un Rimbaud en etat de delire, devant qui « un titre


de vaudeville dresse des epouvantes » et qui voit une armee a la
place d’un troupeau, comme don Quichotte, rappelle

« Satan, Ferdinand court avec les graines sauvages. »

dans la Nuit de I’Enfer.


Comment ne pas penser aux visions du cure d’Ars a qui un
diable egalement paysan, appele par un nom familier, faisait voir
des hordes d’invasion teutonne ?
264 VERLAINE ET RIMBAUD

Barbare. — On s’est assez interroge sur le sens de ce pas¬


sage : le pavilion en viande saignante, etc., des fleurs arctiques
(elles n’existent pas).
Si le « pavilion » me semble, avec P. Arnoult, une allusion
a celui de l’Exposition de 1867, decrit par VIllustration,
comme l’observe Mallarme, « de briaue sanguine et vivante »;
mais « elles n’existent pas » est inspire directement, a mon avis,
du « lustre pendu au plafond qui n’existe pas » de Charles
Cros (Le Meuble, dedie a Mathilde Verlaine).
La Londonienne rare, sinon unique. — Verlaine pretend que
Rimbaud frequenta a Londres une « Londonienne rare, sinon
unique ». Est-ce a elle que Rimbaud fait allusion deux fois
dans les Illuminations ?
Comme il place cette evocation dans un paysage polaire,
force nous est de chercher a deviner la transposition :
« Le matin ou avec Elle vous vous debattites parmi les
eclats de neige, les levres vertes, les glaces... et les parfums
pourpres du soleil des poles — ta force. » (Metropolitan.)
« Ce soir, a Circeto des hautes glaces, grasse comme le
poisson et enluminee comme les dix mois de la nuit rouge (son
coeur ambre et spunk) pour ma seule priere muette comme
ces regions de nuit et precedant des bravoures plus violentes
que ce chaos polaire. » (Devotion.)
Ces deux passages sont certainement inspires de la meme
aventure : une passade aux allures de viol, dans un pays froid
et nordique, et dans un eclairage rouge vif. L’Angleterre et la
Suede sont les pays les plus eloignes au nord ou Rimbaud ait
voyage. Mais dans Metropolitain le reste du morceau decrit
une vision sans nul doute londonienne : desert de bitume,
nappes de brume, mers d’Ossian, et ne serait-ce que le titre;
mais il y a plus.
C’est la ville oil il entraina Verlaine (qui en decrit le gaz
vermeil ou elle « flambe et nage ») a une experience sans
precedent qui equivalait, nous l’avons vu, au « test » du
philtre bu par Ulysse dans l’ile de « la Reine, la Sorciere »
OU LA FAUSSE EVASION 265

(Apres le Deluge); et Rimbaud put s’exclamer avec depit,


devant le resultat : « J’ai aime un pore ! » Voila pourquoi
je vois dans Circeto l’a-peu-pres d’un neologisme forge : Cir-
cetown, la Villc de Circe.
Peut-etre — e’est uniquement le titre qui le ferait presu-
mer — Bottom est-il un nouveau souvenir de cette Circe
anglaise 1 chez qui le poete se transforme successivement en
gros oiseau gris-bleu, puis en ours, enfin en ane (et furieux de
l’etre, puisqu’il claironne son grief); mais pas en pore...
Soir Historique. — C’est le merite de M. Etiemble, quoiqu’il
en tire des conclusions a mon avis trop hatives (l’anteriorite
des Illuminations a la Saison), d’avoir decouvert dans cette
Illumination XXXII un echo exact de PAlchimie du Verbe.
En effet, dans ce dernier texte, nous lisons :
« Je voyais tres franchement... un salon au fond d’un
lac. »
Et dans Soir Historique :
« On joue aux cartes au fond de Petang, miroir evocateur
des reines... »
11 est certain que nous voyons la une allusion a l’experience
racontee par Alchimie du Verbe, et, dans la suite du poeme,
a celle de Michel et Christine (retracee aussi, nous l’avons vu,
par Alchimie du Verbe).
« La main d’un maitre anime le clavecin des pres » est
une admirable image descriptive des herbes que le vent creuse
en ondulant, a la fagon dont on enfonce ga et la les touches
d’un clavier. L’etang, miroir evocateur des reines, fait naitre
immediatement une autre image : celle de la reine des cartes,
et aussitot on joue aux cartes au fond de Petang. Et voici
comment « des titres de vaudeville dressent des epouvantes »
devant le poete :

1. On a pense que Bottom, titre de cette « Illumination », etait


un rappel des vers :

Bien lourde est la chaine — Du pauvre Bottom, 6 Titania !


(E. Goudfau.)
266 VERLAINE ET RIMBAUD

« 11 frissonne au passage des chasses et des hordes... La


comedie goutte sur les treteaux de gazon... A sa vision esclave,
l’Allemagne s’echafaude vers des lunes... »
Et voici comment d’un theatre de verdure on voit naitre
les delires de la prophetie ! 11 semblerait que Rimbaud enumere
en les transposant de gros titres inquietants de journaux a
sensation : « Les revoltes anciennes grouillent dans le centre
du Celeste Empire... Un petit monde bleme et plat, Afrique
et Occident, va s’edifier... Les deserts tartares s’eclairent... »
Celui qui va bientot jouer au civilisateur n’a encore que
mepris pour ce genre d’entreprises; il estime que le monde
qui s’edifie est « petit, bleme, plat » et d’une tentative si
enorme ne tire que des constatations desabusees, pejoratives :
chirnie sans valeur, melodie impossible, dit-il, et ce soupir
baudelairien (amer savoir, celui qu’on tire du voyage) :
« La meme magie bourgeoise a tous les points oil la malle
nous deposera ! »
Mais, et c’est la l’importance morale de ce poeme, un des
plus significatifs chez Rimbaud, il se reprend :
« Non ! Le moment de l’etuve, des mers enlevees, des
embrasements souterrains, de la planete emportee, et des exter¬
minations consequentes, certitudes si peu malignement indi-
quees par la Bible et par les Normes et qu’il sera donne a l’etre
serieux de surveiller. — Cependant, ce ne sera point un effet
de legende ! »
On comprend qu’on ait crie au prophete, en lisant de telles
lignes, quoique a bon compte; le propre de la societe capita-
liste etant que, comme le dit un heros de Duhamel, « toute
periode de paix se termine par une guerre », on peut toujours
faire figure de prophete en annoncant, en pleine paix, les
horreurs de la guerre. Ce qu’il y a de reellement interessant,
dans ce morceau, c’est la continuite, chez Rimbaud, de cette
attente d’un immense bouleversement — guerre ou autre ! —
qui persiste a travers tant de changements, dans toute son
oeuvre, depuis le jeune lyceen communard jusqu’aux portes
OU LA FAUSSE EVASION 267

de la maturite et du silence. Qu’est-ce pour nous, mon coeur,


que ces nappes de sang... Les volcans sauteront! Et l’ocean
frappe...
Est-ce attente revolutionnaire de celui qui baisa les mains
de Jeanne-Marie ? Est-ce souvenir « oil l’ancienne sauvagerie
chante et se poste » de FApocalypse, dans la Bible a tranche
vert chou ?
N’est-ce pas surtout, vecue avec le conditionnement special
du genie, l’expression profondement pathologique de l’eternel
inadapte, condamne « a l’ennui et a la rage » ?
D

I. — LE SONNET DES VOYELLES

A ma connaissance, personne n’a distingue l’origine com¬


mune du Bateau Ivre et du Sonnet des Voyelles ecrits a peine
a quelques semaines de distance. Seule Claude-Edmonde Magny
l’a pressentie (Rimbaud, poete d’aujourd’hui1) parce qu’elle
a vu une prevision des Voyelles dans le vers :

Les ayant cloues nus aux poteaux de couleurs.

C’est poetique, rnais un peu vague. Ma these est plus pro-


sai'que.
Je crois avoir discerne cette commune origine dans l’in-
fluence qu’exerga la lecture du Voyage de Gordon Pym sur
le jeune Arthur. On sait combien ce livre lui plaisait, puisque
lorsqu’il alia chercher le corps de Delahaye sous les ruines,
apres la fausse nouvelle de son deces annoncee par L’Etoile
Beige (par suite du bombardement du 31 janvier 1870), il
emporta pour lui, au cas ou il serait vivant, deux livres :
Le Petit Chose, d’Alphonse Daudet, et Le Voyage de Gordon
Pym, d’Edgar Poe.
J’ai dit plus haut la fascination qu’avait du exercer sur

1. Pierre Seghers, editeur.


OU LA FAUSSE EVASION 269

lui — comme sur Verlaine d’ailleurs, ainsi que le prouve le


poeme Grotesques — la lecture de la preface aux CEuvres
Completes de Poe par ce Baudelaire que le futur Voyant
reverait « comme un dieu ».
Des le debut de ce recit fantastiquc, le theme du naufrage
est allie au theme de l’ivresse : le heros se voit emporte vers
le large par un canot que son compagnon se montre incapable
dc piloter, etant ivre; et plus loin, lorsque le vaisseau oil il
s’est embarque clandestinement devient epave, lui et ses amis
se saoulent encore en cette triste position !
La phrase du meme chapitre : « Une lame epouvantable...
cmporta le gouvernail et une serie de forts crochets de fer »
n’evoque-t-elle pas ce passage de Rimbaud :

L’eau verte...
... me lava, dispersant gouvernail et grappins.

II n’est pas dit que cette lecture ait ete la seule influence
determinante. Je suppose au contraire, avec le colonel Godchot
et M. Guillemin, que Vingt Mille Lienes sous les Mers eut
egalement sa part. Mais il me semble indeniable que Poe se
trouve aux cotes de Jules Verne pour le bapteme du Bateau
Ivre.
Mais voici beaucoup plus interessant.
Les heros de Poe abordent une lie noire, au rivage couvert de
marne et de granit noirs, Tsalal, oil l’on tue tout ce qui est
blanc au cri de Tekili-li (imitation du cri de la mouette). Au
cours de leur exploration, ils tombent dans des gouffres en
forme de lettres d’oii ils ne rechappent qu’a grand-peine, ayant
pressenti d’extraordinaires connaissances qui font vaciller la
raison.
Voici les formes des deux grands gouffres-rebus :

mot-racine ethiopien signifiant etre tfaie-


breux et tous les derives ayant trait a l’om-
bre et aux tenures.
270 VERLAINE ET RIMBAUD
mot-racine arabe signifiant etre blanc et
tous les derives ayant trait a l’eclat et a
la blancheur.

Les deux lettres du premier mot ressemblent a deux « A »


majuscules mal formes avec trop de ressemblance pour qu’il
soit utile d’insister, et le petit signe en haut a droite a une
mouche.
Pour le deuxieme mot, le premier signe a forme d’un eta
grec et le deuxieme d’un « E » majuscule couche sur le dos.
Je n’avais pas attendu cette decouverte pour me rallier a la
these de M. Saussy (Nouvelles Litteraires, 2 sept. 1933) qui
declare qu’il faut lire « rais blancs » et non « rois blancs »
dans le Sonnet des Voyelles, et que l’l n’etant pas vu non plus
dans sa position normale, mais en forme de la bouche qui
s’etire pour former ce son, done en I couche, l’E aussi doit
etre vu dans cette position et dressant ses « rais blancs »
(.Pleiade, p. 680).
Voila pourquoi A est noir comme les mouches, et E blanc.
La reminiscence de Poe me semble quasi-obligatoire a une
epoque ou Rimbaud relisait sans cesse ses vieux livres et se
plaignait de manquer de lecture. De plus, comment le futur
Voyant n’eut-il pas ete fascine par cette experience des explo-
rateurs tombant dans un alphabet aux profondeurs d’abimes
et y trouvant, soit la mort, soit une connaissance nouvelle !
Baudelaire, son « dieu », n’excite-t-il pas le poete a plonger

Au fond de l’lnfini pour trouver du Nouveau ?

Rappelons d’ailleurs que ce vers est le dernier du Voyage


que Rimbaud savait par coeur et recitait a tue-tete a Delahaye
ce jour oil une sentinelle les coucha en joue (Souvenirs Fami-
iiers, Delahaye).
Et n’omettons pas non plus de rappeler que Rimbaud, a
quatorze ans, avait choisi comme poete dans sa composition en
vers latins ce Vates dont le verbe etait I’antre du dieu.
OU LA FAUSSE EVASION 271

Pour en iinir avec le Sonnet des Voyelles, je crois utile de


souligner un sens jusqu’alors ignore du dernier vers :

O l’omega, rayon violet de Ses Yeux !

La forme de la lettre grecque w n’est-elle pas en effet le


dessin d’un ceil, avec la pointe etroite du centre figurant la
prunelle ? N’oublions pas que Rimbaud dessinait.
Les autres lettres, du reste, sont vues a travers leur forme
a laquelle une couleur arbitraire est fixee. U, par exemple,
evoque une chose qui n’est pas verte : les rides a la base du
nez, en forme de fourche. O a la rondeur des spheres celestes,
de la trompette angelique, de Pocean. Enfin, la mouche elle-
meme est en forme d’A, comme sur le signe ethiopien que
nous avons etudie.
J’ai dit plus haut le rapport interessant que Cl.-Edmonde
Magny avait trouve entre l’ceil du dernier vers et l’« ceillet »
du premier vers de ce « Stupra » auquel collabora Verlaine.

II. — BEING BEAUTEOUS

Mais je retrouve une autre influence de cette lecture de Poe


dans une Illumination bien posterieure a ces vers, « Being
Beauteous ».
Pour en percevoir les etonnantes ressemblances, il faut mettre
en regard les dernieres pages de Gordon Pym avec ce poeme
frangais a titre anglais, en extrayant les passages significatifs.
Il ne faut pas oublier que les heros de Poe sont arrives aux
confins des mers et du monde.

GORDON PYM BEING BEAUTEOUS

... Le ridean blanc tendu Devant une neige, un Etre


devant nous. Une foule d’oi- de Beaute de haute faille. Des
seaux gigantesques d’un blanc sifflements de mort et des
272 VERLAINE ET RIMBAUD

livide s’envolerent incessam- cercles de musique sourde


ment de derriere le singulier font monter, s’6largir et trem¬
voile, et leur cri etait le sem- bler comme un spectre ce
piternel Teki-li-li ! Sur ces corps adore... Et les frissons
entrefaites, Nu-nu remua un s’elevent et grondent... avec
peu au fond du canot... son les sifflements mortels et les
ame s’etait envolee... rauques musiques que le
Mais voila que... se dressa monde, loin derriere nous,
dev ant nous une figure hu- lance sur notre Mere de
maine de proportions beau- beaute — elle recule, elle se
coup plus vastes que celles dresse...
d’aucun habitant de la terre...
Et la couleur de la peau etait
la parfaite blancheur de la
neige...

Quel est ce fantome magnifique qui se dresse dans la blan¬


cheur, au bout du monde, parmi ces cris de mouette qui saluent
un trepas et devient « sifflements de mort » dans le texte
de Rimbaud ? Quel est ce symbole de mort et de resurrection ?
« Nos os sont revetus d’un nouveau corps amoureux » est
la fin de Being Beauteous. Et, apres un asterisque : « O la
face cendree... » qui rappelle sans doute cette cendre qui pleut
mysterieusement, depuis quelques jours, sur le canot des heros
de Poe. Quel symbole enigmatique en a degage Rimbaud ?
Que signifie ce nouveau theme a la Moby Dick (elle recule,
elle se dresse) ?
Quoi qu’il en soit, je crois prouve l’influence de cette oeuvre
de Poe sur un element capital de l’ceuvre rimbaldienne,
influence dont nous voyons l’effet le plus eclatant dans le
Sonnet des Voyelles; car l’expression syst£matique par la cou¬
leur pure est une des clefs de Rimbaud; et c’est en ce sens,
et non pas au nom de je ne sais quelle anesthesie, que le
Sonnet des Voyelles est un moment important de la po£sie
rimbaldienne (cf. note p. 287).
E

RIMBAUD ET LES COULEURS

On a parle de I’obsession de la couleur verte chez Rimbaud,


on en a meme fait un « test » de l’homosexualite. Si cette
conclusion n’est guere serieuse, l’obsession du vert est chose
flagrante dans cette oeuvre, et celle du bleu la suit de pres.
Que signifie ce leitmotiv ?
Claude-Edmonde Magny a ete la premiere, a ma connais-
sance, a dresser une liste des retours du mot vert dans les
poemes de Rimbaud, mais cette liste n’est pas complete; au
« Cabaret vert » (que Claude-Edmonde Magny a tort de ranger
parmi « les objets qui ne sont pas forcement verts » comme
indice du choix rimbaldien, puisqu’il s’agit de la description
d’un cabaret reel, vu en voyage) et au « lit vert » du Dor-
meur du Val, aux « verts piliers » de L’opera de la soif, aux
cieux « vert chou » de Mes petites amoureuses, au U vert des
Voyelles, a la « nuit verte » du Bateau Ivre, il convient
d’ajouter :

Blancs, verts et rouges dioptriques.


(Ce qu’on dit au poete a propos de flcurs.)

is
274 VERLAINE ET RIMBAUD

Des cieux moires de vert...


(Les Premieres communions.)

Viennent la Muse verte et la justice ardente...


(Les soeurs de charite.)

Ulcere plus pliant a la Nature verte...


(Paris se repeuple.)

Sourires verts...
(Les pauvres a I’eglise.)

Du coeur des Proprietes vertes...


(Chant de guerre parisien.)

... leur grand reve


Vert et vermeil.
(Les reparties de Nina.)

Comme d’un cercueil vert...

{Venus Anadyomene.)

Passons sur les « bancs verts » d’A la musique, les tilleuls


verts de Roman, adjectifs attendus; mais qui ne serait surpris
de voir vert des cercueils, des cieux, des sourires, des reves et
des Proprietes ? Et n’oublions pas, car elle a sa part dans
l’obsession originelle, la « tranche vert chou » de la Bible !
Claude-Edmonde Magny qui a vu tant de correspondances dans
ce vert rimbaldien n’a pas vu celui-la. L’appellation « vert
chou » est employee deux fois : pour la tranche du livre saint
des « blafards dimanches de decembre » et pour le ciel des
« petites amoureuses ». Ciel, Bible... On evoque cet adolescent
du Desert de VAmour (titre du reste rimbaldien) de Francois
OU LA FAUSSE EVASION 275

Mauriac qui, aux prises avec ses premieres amours, et se croyant


tres libere de son education religieuse, voit l’honnete et senti-
mentale Marie sous les traits de la pecheresse biblique; et « les
anneaux de la Sulamite tintent a ses chevilles ». Rimbaud, lui,
quand il veut insulter et caricaturer « ces eclanches » evoque
d’abord l’exotisme : « Sous l'arbre tendronnier qui bave —
Vos caoutchoucs », qui n’est pas sans rappeler :

Ta rune sourdra, rose et blanche


Comme un caoutchouc qui s’epanche...

(Ce qu’on dit au poete.)

Et, reminiscence inconsciente, ce vert, et cette couleur


particuliere du vert qui est celle de la tranche du livre, du
Livre des livres, la lecture ordinaire des poetes de sept ans;
tous les souvenirs bibliques qu’appelle l’amour trahi, renie,
bafoue, la fatale concupiscence de la chair ! Oui, Mauriac a
eu raison de choisir un titre rimbaldien a son roman.
Ce vert dont le rappel est associe a la lecture pieuse, et sans
doute au Cantique des cantiques t, ne serait-il pas a l’origine
de l’obsession de cette couleur chez Rimbaud, appliquee par
lui a tant d’objets differents et inattendus, veritablement cou¬
leur de l’univers (uni-vert, propose Claude-Edmonde Magny)
plus qu’aucun autre facteur ?
Le bleu, la couleur de l’azur (et de la mer) revient sous la
plume de Rimbaud presque aussi souvent que le vert.

1. II existe deux rappels importants du poeme de Salomon


chez Rimbaud :

Que je dorme ! que je bouille


Aux autels de Salomon...
(Fetes de la Soif.)

Et surtout, precisement dans les Deserts de I’Amour, cette


transposition d’un celebre passage en l’aventure du po£te qui
court la ville, la nuit, cherchant son amour : « Les amis a qui
je criais : « Ou reste-t-elle ? ■» « Me repondaient faussement... »
276 VERLAINE ET RIMBAUD

Et l’infini terrible effara ton ceil bleu 1.


(Ophelie.)

... lc flot sourd de ses longs cheveux bleus...


(Soleil et Chair.)

Du bon matin bleu qui vous baigne


... Ivre du sang
Qui coule, bleu...
... Les bons vergers a l’herbe bleue...
(.Les re parties de Nina.)

L’infini du ciel bleu...


(Le Mai.)

... un petit wagon rose


Avec des coussins bleus...
(Reve pour l’hirer.)

Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu.


(Le dormeur du t al.)

Nous nous aimions a cette epoque


Bleu laideron...
(Mes petites amoureuses.)

1. Devons-nous rapprocher cet « ceil bleu » de celui des


Voyelles :
0 l’omega, rayon violet de Ses Yeux !

ou bien, plus vraisemblablement, voir en une Ophelie imaginaire


1’identification du poete dont la mere ne sait pas voir

Dans les yeux bleus et sous le front plein d’eminences


L’ame de son enfant livree aux repugnances ?

« Quand, affole, il finirait par perdre [’intelligence avec ses


visions, il les a vues ! » ecrit du Voyant Rimbaud, h Demeny
(15 mai 1871). C’est sans doute la le sens du vers d’Ophelie.
OU LA FAUSSE EVASION 277

LUe avait le regard bleu-qui ment !


Quand dans la chambre nue, aux persiennes closes
Haute et bleue...
(Les poetes de sept ans.)

Oil des pleurs d’or astral tombaient des bleus degres.


(Paris se repeuple.)

... devant une croisee


Grande ouverte oil l’air bleu baigne un fouillis de fleurs... 1
(Les chercheuses de poux.)

Le Lys boira les bleus degouts...


L’or des Rios au bleu des Rhins...
Mais ni Renan ni le chat Murr
N’a vu les bleus Thyrses immenses !
(Ce qu’on dit an poete.)

Fileur eternel des immobilites bleues...


(Le Bateau Ivre.)

L’Epouse aux yeux bleus...


(Michel et Christine.)

Des colonnades sous la nuit bleue, des gares.


(Larme.)

La chambre est ouverte au ciel bleu turquin.


(Jeune menage.)

Ton bleu presque du Sahara...


Oil mille diables bleus dansent dans l’air !
(Bruxelles.)

1. Vers qu’a pastiche Valery : « Assise, la fileuse au bleu de


la croisee. »
278 VERLAINE EE RIMBAUD

Une observation frappe : autant le vert est associe a des


images differentes, autant le bleu (comme du reste les autres
couleurs, beaucoup moins invoquees par Rimbaud) semble se
rattacher a des impressions semblables : mysticisme sans colere,
image de paix et d’amour. Ce sont les yeux d’Ophelie, de
l’Epouse, de l’enfant-poete, le ciel de la lune de miel, la mer
aimee « comme si elle devait laver d’une souillure ». A peine
une indication de revoke dans les Poetes de sept ans; le regard
bleu pent mentir aussi...
C’est aussi — et c’est peut-etre dans cette impression d’en-
fance qu’il faut voir l’origine de ce gout pour la couleur
bleue — l’azur des murs chaules de la chambre ou le petit
gargon lit « son roman sans cesse medite » et fait a sept ans
« des romans sur la vie ». Plus tard, il se mutilera meme de
cet apaisement en decidant d’ecarter du ciel « l’azur qui est
du noir » (.Alchimie du Verbe). Et c’est alors qu’il se fond
dans « la lumiere nature », croit-il, c’est-a-dire dans l’anean-
tissement du genie : il se tait.
Apres cette obsession de la couleur bleue et de la couleur
verte qui sont surtout complementaires dans l’element liquide
— eau, ocean1 — nous retrouvons, a des titres divers, et
beaucoup plus faiblement indiques, des associations couleur-
impression ou couleur-sentiment avec le jaune, le rouge, et
surtout le violet qui a une place a part. Peut-etre encore rappel

1. Meme obsession chez Germain Nouveau qui va, bien avant


le Sonnet des Voyelles et la rencontre avec Rimbaud, jusqu’a
assimiler par calembour poetique la lettre O et l’eau, a travers
la couleur verte :

Sans verte etoile au ciel, sans nebuleuse blanche


Sur je ne sais quel Styx morne, au centre de l’O
Magnifique, qui vibre autour de lui sur l’eau
Melancoliquement, mon esprit fait la planche.

(Peut-etre, du reste, inspire par le passage baudelairien sur


1’esprit assimile au nageur ?) Meme image ciel-mer dans le Spleen
de Verlaine.
OU LA FAUSSE EVASION 279

d’enfance, celur des « vieilles couleurs des vitraux irregu-


liers » ? (Les Premieres communions.)
Le rouge est la couleur de la revoke, de la vie irreductible,
de cette agressivite qui est celle de la nature meme, cette
expansion brutale et physiologique du sexe, de l’adolescence,
des grands courants passionnels. On pourrait s’etonner de la
trouver si peu obsessionnelle chez un Rimbaud qu’elle carac-
terise si profondement; on retrouve encore, en cette occurrence,
comme chez le faunesque Verlaine developpant l’idee fixe
« chastete » 1, la vieille loi de l’attirance par ce qui est le
plus loin de vous; Rimbaud, le « rouge », le Communard,
l’homme-enfant de revoke et de desordre est centre sur l’idee
de paix, de clarte et d’harmonie spirituelle, purificatrice, qui se
rattache aux bleus et aux verts des « immobilites » marines,
des « degres » d’or astral, du ciel de « la lune de miel » qui
est bleu-turquin.

La mer a perle rousse a tes mammes vermeilles...


(Quatrain.)

I, pourpre, sang crache, rire des levres belles... 2


Dans la colere...
(Sonnet des Voyelles.)

1. Marcel Coulon remarque qu’aucun poete n’a, plus que lui,


use du mot « chaste » et de ses derives.
2. De Verlaine :

Car l’ironie eclate aux levres belles, certes...


(Par allelement.)

Et la bouche, une blessure rouge encore...


(Sagesse.)
Et encore :

Quelque vice joyeux, effronte, qui s’enflamme


Et vibre, et darde rouge au front du ciel vermeil P
(Sagesse.)
280 VERLAINE ET RIMBAUD

Elle avait reve rouge. Elle saigna du nez...


(Les Premieres communions.)

A l’horizon, le ciel est d’un rouge d’enfer...


(.Le bal des pend us.)

Et qu’un soir la rongeur des bombes etoila...


(Paris se repeuple.)

Quand le front de l’enfant, plein de rouges tourmentes...


(Les chercheuses de poitx.)

Respectez le Maudit supreme aux nuits sanglantes.


(L’homme piste.)

Plaine, deserts, prairie, horizons


Sont a la toilette rouge de I’orage...
... L’homme au front rouge, 6 Gaule...1
(.Michel et Christine.)

En revanche, le jaune semble etre la couleur la plus haie


de Rimbaud; il n’est pas d’exemple dans ses poemes oil elle ne
qualifie quelque chose qu’il hait, qu’il rejette; sur ce point,
il faut observer quel emploi attentif il fait de la couleur or
(un autre leitmotiv chez lui) quand il s’agit de louer, et com¬
ment il evite alors de dire « jaune ». Meme le « blond » est
equivoque, un peu louche :

Ta chemise aux aisselles blondes...


(Ce qu’on dit au poete.)

1. 11 faut se souvenir de ce que la Gaule peut avoir de


« rouge » dans l’univers de Rimbaud; c’est le souvenir scolaire
du Barbare en face du Romain colonisateur; c’est le « mauvais
sang » des « bruleurs d’herbes... »
OU LA FAUSSE EVASION 281

O cent agneaux, de l’idylle, soldats blonds...


(Michel et Christine.)

jaune, bavant la foi...


(Le chatiment de Tartuffe.)

C’est un fouillis de vieilles vieilleries,


De linges odorants et jaunes...
(Le Buffet.)

Quand viennent sur nos fourmilieres


Crouler les jaunes cabochons...
(Chant de guerre parisien.)

Or, il s’est accroupi, frileux, les doigts de pied


Replies, grelottant au clair soleil qui plaque
Des jaunes de brioche aux vitres de papier...
(Accroupissements.)

Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue...


(Les poetes de sept ans.)

... Jesus
Qui reve en haut, jauni par le vitrail livide...
(Les pauvres a I’eglise.)

Cette petite fille inconnue aux yeux tristes,


Front jaune.
(Les premieres communions.)

... la chemise avait une senteur amere


Quoique frip6e au bas et jaune comme un fruit.
(Remembrances du vieillard idiot.)

On remarque que le jaune est absent du sonnet des


282 VERLAINE ET RIMBAUD

Voyelles, quoique plus souvent utilise par Rimbaud que le


noir qui est la premiere couleur de ce poeme; ce n’est pour
lui que la couleur de la misere, de la derision et du sordide L
Une place toute particuliere doit etre, dans cette nomen¬
clature, reservee au violet qui apparait plus rarement encore
que le noir dans les vers de Rimbaud, mais toujours avec
une association d’idee « supreme » et metaphysique, comme
si c’etait pour lui la couleur meme de la Voyance. Le violet,
d’apres le sonnet des Voyelles, n’est qu’une sorte d’exaltation
du bleu, la limite ultime de ce bleu auquel tend desesperement
tout l’etre de ce poete qui eut pu dire, comme Verlaine, mieux
que Verlaine : « Mais moi, je vois la vie en rouge ! » Mais le
violet est aussi melange de bleu et de rouge; c’est l’unite des
contraires, dans l’univers rimbaldien.

Libre, fumant, monte de brumes violettes...


J’ai vu le soleil bas, tache d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets...

Cette derniere image semble une des « notations de l’inex-


primable » dont parle le poete dans Alchimie du Verbe. 11 ne
faut pas oublier que le Bateau Ivre precede de quelques
semaines a peine le sonnet des Voyelles :

O l’omega, rayon violet de Ses Yeux.

Mais il y a une autre association d’idees dans le violet rim¬


baldien. Dans le Bal des Pend us :

Les loups vont, repondant des forets violettes.

Et, au moins deux ans plus tard (et on sait combien, dans

L Tres significatif, le poeme Memoire : « Je n’y puis prendre_


6 canot immobile, oh, bras trop courts ! ni l’une — ni l’autre
fleur : ni la jaune qui m’importune — la; ni la bleue, amie... s>
Jaune : importunite; bleu : harmonie.
OU LA FAJJSSE EVASION 283

1 oeuvre de Rimbaud, chaque annee doit compter double ou


triple) :

Le loup criait sous les feuilles...


Mais l’araignee de la haie
Ne mange que des violettes.

(Fete de la faim.)

Que signifie cette tenace paire d’images : d’un cote, le loup


affame; de l’autre, la couleur violette ? Peut-etre un symbole
de cette faim qui n’est pas de chair mais a laquelle la faim
de chair fait songer l’affame : le besoin d’infini.
Allons plus loin encore; je suis d’accord avec Claude-
Edmonde Magny pour attacher une certaine importance au
choix du violet dans le deuxieme sonnet des Stupra pour
decrire cet orifice de la meme forme que « l’anneau » a la
recherche duquel plonge le Voyant, et aussi de la meme forme
que l’omega des voyelles. On peut objecter que e’est Verlaine
qui ecrivit les deux quatrains qui commencent ainsi : « Obscur
et fronce comme un oeillet violet... » (GEillet = petit ceil.)
Mais la collaboration de Rimbaud a ces quatrains fut sans
doute aussi importante que celle de Verlaine aux deux ter¬
cets; l’edition de la Pleiade fournit le sonnet « en bloc », dans
les CEuvres Completes de Rimbaud. Claude-Edmonde Magny
a ete la premiere a discerner un rapport tres interessant entre
l’orifice decrit et l’oeil du dernier vers des Voyelles; ce qui
evoque, pour nous, le lien etabli par Genet entre le meme
« anneau magique » et l’oeil. Dans Pompes funebres, il l’ap-
pelle : l’ceil de Gabes. Le passage est a citer :
« II est banal de dire : « Ces yeux ont vu la mort en
face. » Pourtant de tels yeux existent et les hommes qui les
possedent au sortir de la rencontre effrayante conservent dans
le regard une durete ou un eclat inhabituels. Sans vouloir
parler trop longtemps sur ce ton de l’oeil de Gabes et imposer
une confusion proche du calembour, l’ceil de Jean, pour moi,
284 VERLAINE ET RIMBAUD

redevint funebre. Dans mon souvenir, cet ceil si pur etait


pare de bijoux, de diamants et de perles disposes en cou-
ronne... »
C’est exactement chez Rimbaud — voir la Matinee d’lvresse
— le meme procede que chez Genet : le choix d’une situation
ou d’un objet particulierement repugnant qui satisfait a Pap-
petit magique de l’immonde, et le processus de retournement
qui fait de cet objet ou de cette situation particulierement
digne d’horreur et meme de ridicule1 une manifestation de
splendeur et de puissance. Ce sonnet ecrit en collaboration
avec Verlaine, bien qu’il se presente sous le masque de l’hu-
mour, nous semble a cet egard significatif, et du procede com-
mun a Genet et a Rimbaud2, et de cette particuliere dilection
pour la couleur violette elue comme celle de la voyance.

Nous avons jusqu’ici etudie Rimbaud le coloriste dans ses


poemes en vers; mais que devient ce systeme dissociations
dans Une Saison en Enfer et dans les Illuminations ?

11 n’y a plus guere de couleur dans l’univers cerebral et


hallucine ou se debat le damne de la Saison. Tout au plus
devons-nous noter au passage ce couple de couleurs que nous
retrouverons associe a la meme image : rouge et noire3, la
boue des villes. « Comme une glace quand la lampe circule

1. Le manuel d'Apologetique que Ton etudie encore en classe de


Rhetorique dans les institutions religieuses declare que les pro-
diges diaboliques se distinguent des miracles en ce qu’ils affectent
des aspects repugnants et nefastes, ou ridicules.
Evoquons encore Rousseau : « Ce n’est pas le honteux qui
coute le plus a avouer, mais le ridicule. » Et Rimbaud, dans la
Lettre du Voyant, ne trouve a citer, comme exercice d’« hor¬
rible travailleur » que cet exemple : « Imaginez un homme s’im-
plantant et se cultivant des verrues sur le visage. »
2. On pourrait trouver toute la prehistoire de l’exp^rience
Genet dans « Les Corbeaux >, < Les chercheuses de poux s>,
« Obscur et fronce », « Les premieres communions », etc.
3. Cf. p. 144, l’influence de Rimbaud sur Spleen.
OU LA FAUSSE EVASION 285

dans la chambre voisine », dit Rimbaud, ce qui est un souve¬


nir des Deserts de l’Amour : « La lampe de la famillc rougis-
sait l'une apres l’autre les chambres voisines. » Souvenir aussi
de Londres, et de sa boue miroitante sous « le gaz vermeil »
que d^crit Verlaine. (Ettfance, V, et Parade.) Mais aussi,
elargissement d un symbole qui pourrait sembler rousseauiste,
digne d’une emule du Bon Sauvage si nous ne savions a quel
point Rimbaud est attire par ce qui lui fait horreur : rouge
de l’agressivite sexuelle, « sang crache » des bagarres, rouge
de la violence sadique et du feu, et noir de fange, d’excr^ment,
des « cent sales mouches » qui « bombinent autour des puan-
teurs cruelles ». Violence, sexe, ordure : telle est la Ville, cette
Metropole dont Rimbaud s’entetera a devenir « un citoyen
point trop mecontent ». (Adieu, le destin de fils du soleil!)
Mais voici les Illuminations, qu’il faut done prononcer avec
l’accent anglais qui leur donne le sens d’« Enluminures »; et
les couleurs, evidemment, vont reapparaitre, clouees nues aux
poteaux des poemes. (Cf. Edmonde Magny.) Satan aime, dans
Pecrivain « l’absence des facultes descriptives »; mais Rim¬
baud, fidele a son destin d’Ulysse, continue son chemin apres
Pile de la sorciere et la descente aux enfers, jusqu’au retour
en son Ithaque ardennaise. II n’avait pas brise sa palette, il
l’avait seulement mise de cote; « Pair de l’enfer ne souffre
pas les hymnes » et son soufre attaque la peinture.
Nous constatons que les associations couleurs-sentiments des
poemes en vers n’ont guere change; e’est toujours le meme
Rimbaud qui ecrit. Les bleus et les verts appartiennent tou¬
jours a ce monde de l’azur et de la mer qui est celui de l’eter-
nite retrouvee, la « haute mer faite d’une eternite de chaudes
larmes ». (Enfance.) « L’eau est grise et bleue, large comme
un bras de mer. » (Les Ponts.)
Et : « Un bras de mer roule sa nappe de gresil bleu. »
(■Villes.) Et bleu 3ussi, « l’abime fleurant la-dessous » (Mys¬
tique), les « gouffres d’azur » au-dessus de « ce tombeau
blanchi a la chaux » (Enfance, V.) La mer est encore « un
286 VERLAINE ET RIMBAUD

dieu aux enormes yeux bleus » (Fleurs) 1 et voici le jumelage


des deux couleurs les plus importantes chez Rimbaud : « Un
vert et un bleu tres fonce envahissent l’image. » (Nocturne
vulgaire.)
Done, jumelage connu, le rouge et le noir; encore la boue
des villes :
« La boue est rouge ou noire. Ville monstrueuse, nuit sans
fin ! » (Enfance, V.)
Ailleurs encore, avec cette meme association d’idees : vio¬
lence et sordidite :
« Des yeux hebetes, a la faqon de la nuit d’ete, rouges et
noirs... »
« Ecarlates et noires » sont aussi les blessures du beau
spectre dans Being Beauteous.
Le rouge, employe seul, garde bien sa signification premiere
de violence, et meme de viol :
« Le matin ou, avec elle, vous vous debattites... et les
parfums pourpres du soleil des poles : ta force. » (Metropo-
litain.)
« Ce soil', a Circeto des hautes glaces... enluminees comme
les dix mois de la nuit pourpre 1 2. » (Devotion.)
Enfin le violet, toujours couleur mystique, halo de voyance,
conversation avec l’invisible :
« Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me
dit que e’etait le printemps. » (Apres le Deluge.)

1. Cette phrase de Fleurs : « Tel qu'un dieu aux enormes


yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux
terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses » est peut-
etre une reminiscence de Victor Hugo :

« Ma tranquille blancheur fait venir les colombes. »


(Les sept merveilles du monde.)

2. Voir, au sujet de ces deux passages, l explication proposee


a C) Ill.
OU LA FAUSSE EVASION 28 7

« Quelle sorciere va se dresser sur le couchant blanc ?


Quelles violettes frondaisons vont descendre ? » {Phrases.)
On voit que, chez Rimbaud, si l’habillement de voyelles en
couleur fut un exercice accidentel, anecdotique, la couleur
tint toujours une place de premier choix comme moyen d’ex-
pression 1.

1. J'avais termine cette etude quand j’eus connaissance de ce


texte de M. Pierre Guiraud :
« La frequence des couleurs dans un texte est tres stable. Une
etude du vocabulaire poetique montre que les adjectifs designant
les couleurs pures : blanc, noir, jaune, rouge, vert, bleu, repre-
sentent de 0,5 a 1 % du total des mots forts. Cette frequence
depend evidemment du sujet, mais reste d’une grande stabilite
dans un genre litteraire donne comme si elle correspondait a une
norme de vision. Voici a titre d’exemple le pourcentage de quel-
ques poetes :

Baudelaire (Fleurs du mal) : 0,80 % des mots forts.


Mallarme (Poesies) : 0,80 % des mots forts.
Apollinaire (Alcools) : 0,76 % des mots forts.
Claudel (Cinq grandes odes) : 0,48 % des mots forts.
Valery (Poesies) : 0,48 % des mots forts.
Rimbaud (CEuvres) : 2,50 % des mots forts.

... Elle (la moyenne) est chez Rimbaud quatre fois plus grande
que la normale. Ceci est un trait tout a fait extraordinaire et l’un
des plus significatifs d’une oeuvre qui est un contrepoint de rouges,
de verts, de jaunes, de bleus... »
(Mercure de France, oct. 54.)
F

RIMBAUD MUSULMAN ?

Rimbaud etait-il musulman a la fin de sa vie ? Ce probleme


rejoint, nous allons voir par quel biais, une autre question
qu’on s’est deja posee a propos de Rimbaud, d’un ordre beau-
coup plus romanesque.
On se rappelle la sobriete extraordinaire qu’« Ato Rim¬
baud » montra rapidement en Abyssinie et qui etait un sujet
de plaisanteries pour la colonie europeenne [Ah ! tarir toutes
les umes!); non seulement il ne buvait que de l’eau ou du
the vert, mais encore il obligeait ses amis, quand il les recevait,
a apporter chacun son alcool; il enseignait le Coran aux petits
indigenes et les temoins de cette epoque declarent qu’avec son
maintien grave, son burnous et le collier de barbe encadrant
son visage tanne, il ressemblait aux Musulmans de fagon de
plus en plus prononcee, ce que refusaient de faire les autres
Europeens. Les indigenes l’aimaient et l’appelaient « notre
pere, notre juste balance », et le prenaient volontiers pour
arbitre. Enfin M. Arnoult rappelle que ses derniers mots :
« Allah Kerim ! » sont les seuls que le Coran donne pour
obligation de prononcer in articiilo mortis.
Il s’agirait done, dans ce cas, d’une conversion sincere et
non de pure forme, comme celle d’un Henry de Monfreid,
OU LA FAUSSE EVASION 289

traliquant lui aussi sur les bords de la Mer Rouge et qui ne


pouvait, en tant que « roumi », poss^der le meme champ
d’action qu’un Musulman. Peut-etre le souvenir de son pere,
grand arabisant, et si injustement traite par sa « Veuve »,
poussa-t-il Rimbaud dans cette voie ?

De toute fagon, ce qui precede nous fait prendre en consi¬


deration une hypothese fort curieuse emise par M. Pierre
Arnoult 1 au sujet d’une paternite eventuelle de Rimbaud :
il s’agirait de l’etrange aventuriere dit « la Bonne Nomade »
Isabelle Eberhardt, dont la vie et le visage rappellent si inten-
sement ceux du « Voyant ». Cette derniere declara un jour,
pour la grande surprise des futurs biographes : « Je suis
musulmane comme mon pere », alors, qu’enfant naturelle, on
lui avait attribue jusque-la un pope orthodoxe comme auteur
de ses jours. Voila am element de plus a ajouter au faisceau
d’indices assez troublants reunis par M. Pierre Arnoult.

]. Rimbaud, par Pierre Arnoult, editions Albin Michel.


19
DERNIERS APPENDICES : DEUX ANGOISSES

RIMBAUD ET LA GNOSE

J’avais termine ce livre et me livrais a des recherches sur


la prehistoire philosophique du concept moderne de l’angoisse
lorsque je trouvai, au cours de mes lectures des Gnostiques,
de nouveaux sujets de reflexion sur le parallelisme, deja notoire,
entre l’oeuvre d’Arthur Rimbaud et la Gnose.
On sait la passion, entretenue par Bretagne, que Rimbaud
nourrissait depuis Charleville pour les auteurs gnostiques et les
livres d’inspiration esoterique. J’ai, au cours de cet ouvrage,
souligne le phenomene typique de cette epoque qui, chez cer¬
tains intellectuels, reunissait le gout de l’occultisme et les
aspirations atheistes, revolutionnaires et socialistes.
Mais le Sonnet des Voyelles, en dehors des influences que
j’ai deja decrites, doit peut-etre plus qu’on ne l’a encore dit
a cette nourriture spirituelle.
Dans la Saison en Enfer, lorsque Rimbaud parle de ce
sonnet, il £numere les voyelles dans l’ordre habituel aux eco-
liers : A (noir), E (blanc), I (rouge), O (bleu), U (vert)...
Pourquoi, dans le poeme, avoir parle d’U avant d’O, si ce
n’est pour en arriver a VOmega, sommet, terme supreme ?
OU LA FAUSSE EVASION 291

Ce meme Omega auquel la gnose accorde une importance


extreme, Rimbaud devait connaitre sa signification esoterique
telle que la traite l’alchimiste Zozime (et le vers qui precede
immediatement le tercet consacrt a O et Omega fait allusion
a 1’alchimie qui ride « les grands fronts studieux ») et surtout
celle de Marcos que cite le texte d’Hyppolite, Elenchos :
« Quand l’ame est dans l’affliction, elle ne pousse dans sa
detresse d’autre cri que l’O, afin que Fame apparentee qui est
cn haut la reconnaisse et lui envoie du secours... L’ame, au
sortir de la matrice, pousse un cri pareil au son de chaque
element. »
Cette derniere phrase ne preside-t-elle pas a Finspiration
tacite de tout le poeme :

Je dirai quelque jour vos naissances latentes...

Ce cri d’appel, O, ainsi decrit :

O, supreme clairon plein de strideurs etranges...

est aussitot associe a l’idte d’Omega par le vers suivant :

Silence traverse des Mondes et des Anges

ce qui souligne encore Finspiration gnostique; en effet, dans


la gnose l’idte de divinite est toujours associee a celle de
szygic, silence, et les spheres planetaires sont assimilees a des
Archontes, c’est-a-dire a des Anges — en general mauvais,
hostiles a l’homme — qui sont gardiens de la Creation. Les
majuscules finales, « Ses Yeux » semblent bien devoir etre
attributes a une idee de divinite; au-dela de l’echelle des ele¬
ments et des sons se trouve l’Esprit.
Pour Zozime, la Colombe du Saint-Esprit est assimilable a
la lettre Omega. Rappelons : « Au centre de l’O mon esprit
fait la planche. » (G. Nouveau.)
Mais pourquoi la couleur attribute au son, et au son d’une
lettre ?
292 VERLAINE ET RIMBAUD

Avant d’aller plus loin, nous pouvons nous arreter sur une
citation qui se trouve dans la suite du meme texte grec :
« Et si une unique lettre est a ce point infinie, voyez
1’abime plein de lettres du nom entier dont, suivant la Sige
de Marcos, se compose le Propator. »
Poe, Pauteur du mythe d’abime en forme de lettres compo-
sant un mot, eut-il connaissance de ce passage ? En tout cas,
Rimbaud semble s’en souvenir dans sa Lettre du Voyant :
« Quiconque se mettrait a reflechir sur la premiere lettre de
l’alphabet pourrait bien ruer dans la folie. »
L’idee de s’appliquer a traiter des cinq voyelles, de prefe¬
rence a toute autre lettre, a pu egalement venir a Rimbaud par
la lecture d’un autre livre gnostique qu’il a certainement lu
a la Bibliotheque de Charleville, la Pistis Sophia, seul ouvrage
gnostique qui nous soit parvenu integralement intact et qui
fut publie en 18 51; il contient ce passage :
« Et Jesus n’avait pas dit a ses disciples de quel type sont
les cinq parastates (gardiens) ni en quels lieux ils sont places;
il ne leur avait pas dit de quelle fagon s’etait deployee la
grande lumiere; ... il ne leur avait pas dit les cinq regions... »
Le nombre cinq revient souvent avec cette signification eso-
terique de secrets appartenant a une meme essence : cinq
arbres de connaissance, cinq verrous fermant une porte, cinq
marches a franchir, etc.
Pour le jeune lecteur de Gordon Pym et de Baudelaire dont
1’avait certainement frappe le vers :

Les parfums, les couleurs et les sons se repondent,

le rapprochement de ces deux textes gnostiques, celui de


l’Omega et celui des cinq regions oil se deploya la Grande
Lumiere, mais dont Jesus ne parle pas1 dut etre extreme-
ment fecond. En effet, en commengant par l’idee de la fin,
la lettre supreme, l’Omega, n’etait-il pas tentant d’etudier

L Cf. Ebauches : « Jesus n’a rien pu dire a Samarie. »


OU LA FAUSSE EVASION 293

cinq lettres comme « regions de la grande lumicire » ? Or les


cinq seules lettres qui appartiennent a la meme categorie ne
sont-elles pas les voyelles ?

Allons plus loin.


Les textes que nous venons de citer etaient, entre autres
gnostiques, particulierement prises par les Carpocratiens, pour
qui l’ame etait formee de cinq corps lumineux. Et si nous
approfondissons les autres dogmes carpocratiens, nous trou-
vons d’autres analogies troublantes.
(N’oublions pas — Bretagne devait le savoir — que la Pistis
Sophia etait le livre, egalement, des Orphites et des Barbelo-
gnostiques dont Epiphane decrit les mceurs etranges : sperma-
tophagie (comme dans Nuit de I’Enfer), devotion a la volupte
infeconde, l’homosexualite mystique comme leurs lointains des¬
cendants, les Bolgomiles, dont l’argot a tire le mot bougres.)
Les Carpocratiens, ainsi que d’autres gnostiques, declaraient
que le bien et le mal n’existent que dans les distinctions artifi-
cielles des hommes et que les enfants de Dieu ne peuvent
pecher; ce qui ferait bruler un autre en enfer ne les atteint
pas, soutenaient-ils. Ils se referaient a une morale assez procbe
de celle d’Aristippe affirmant : « Ce n’est pas d’entrer au bordel
qui est honteux, c’est de ne pouvoir en sortir; je possede, mais
je ne suis pas possede 1. »
Plus encore, ils s’efforgaient d’epuiser la plenitude relative
impartie a la vie humaine en se livrant au plus grand nombre
possible d’actions, les pretendues « bonnes » comme les preten-
dues « mauvaises ». Ce refus de distinction existentielle entre
bien et mal, cette fievre systematique d’accumuler les expe¬
riences et de rationaliser le deraisonnable a ete le fait de
Rimbaud, tout au long. Un affectif comme Verlaine ne pou-

1. Toujours la morale d'Ulysse et les raisons de colere


queprouve Rimbaud pour Verlaine devenu pourceau (j’ai aime
un pore...) a Londres, File de Circeto, soit Circe-Town.
294 VERLAINE ET RIMBAUD
vait qu’etre frappe par l’aspect d union entre le peche et la
saintete que revet, exterieurement, une telle vie; c’est la ce
qu’il faut considerer en relisant Crimen Armoris. Rimbaud y
est assimile a quelque Satan theologien dont le langage est hau-
tement gnostique. (Plus cai'nite que carpocratien, du reste,
dans son souci de rehabiliter les valeurs « noires », ce qui
est fidele a l’esprit du poeme de jeunesse de Rimbaud « Le
Juste ».)

11 y aurait une etude tres approfondie, et non. pas un simple


appendice, a tenter pour pousser a fond l’analyse de cette
inspiration gnostique chez Rimbaud. Quelques observations de
details, encore :
De nombreuses bribes des Illuminations et de la Saison en
Enfer font appel a des themes precisement gnostiques, voire
a des images et a des tournures que reconnaltront les spe-
cialistes alors que le non-initie n’y verra que des notations
originales, des fantaisies poetiques quelconques; voire des lieux
communs; citons :
« La vraie vie est absente; nous ne sommes pas au monde. »
— « L’amour divin seul octroie les clefs de la Science. » —
« L’enfer est certainement en bas et le ciel en haut. » —
« Mon Dieu, cachez-moi, je suis cache et ne le suis pas. »
— « Non que je croie la lumiere alteree, la forme extenuee,
le mouvement egare... » — « Veut-on que je plonge a la
recherche de l’anneau ? »
Autres passages des Illuminations, suivant immediatement une
allusion railleuse aux « joujoux » et a l’« encens » :
« J’ai tendu des chaines d’or d’etoile a etoile et je danse. »
a rapprocher de ce passage du Corpus Hermeticum :
« Tu vois, enfant, par combien de chaines et de revolu¬
tions d’etoiles nous devons passer pour aller au Dieu Unique. »
(La danse est, dans toute la gnose,’ l’expression de joie de
l’ame qui retrouve l’unicite de la divinite, ou aussi bien de
OU LA FAUSSE EVASION 295

la divinity se realisant : dans les Actes de Jean, ie Christ danse


a la veille de sa Passion.)
Enfin, une derniere enigme se pose, qui est celle de savoir
a quoi attribuer l’abondance surprenante de l’adjectif nouveau
dans les Illuminations; est-ce a la rencontre de Germain Nou¬
veau, qui semble favoriser une eclosion, un renouvellement
d’optimisme chez Rimbaud, ou bien plutot un lointain souvenir
des lectures gnostiques ? Dans tous les livres de cette littera-
ture esoterique, les mots qui reviennent le plus souvent, d’une
fagon qui a surpris tous les commentateurs, sont justement
ceux de « nouveau, inconnu ». Cette difficult^ vaut d’etre
examinee.
De toute maniere, sans nous perdre dans la linguistique,
souvenons-nous pour Rimbaud de ce que Simone Petrement dit
tres justement de la Gnose, et qui peut si parfaitement s’ap-
pliquer a Rimbaud le Precurseur :
« II ne s’agit pas seulement de mythe ou d’idees mais il
y a « plainte infinie et variee sur l’esclavage de la creature
a l’egard du monde, haine et mepris pour le monde, crainte a
l’egard de la sombre contrainte qu’est le Destin Cosmique,
sentiment de solitude dans un domaine etranger, horreur a
l'egard de toutes les tentations qu’on y trouve... desir pas-
sionne de la lumiere qui est de l’autre cote, espoir en la deli-
vrance, remerciement pour la promesse 1... »
On pourrait aussi bien le dire des surrealistes et de Kafka,
heritiers de Rimbaud.

VERLAINE ET LA PANIQUE d’aIMER

Je venais de terminer la vie d’un des plus representatifs entre


les poetes maudits et songeais que son mystere demeure encore

1. Le Dualisme Mystique, par Simone Petrement.


296 VERLAINE EE RIMBAUD
intact apres avoir revecu, sous la plume de son biographe,
quelques-uns des bouleversements qui ont fait ^clater de spec-
taculaires figures dans la trame d’une tapisserie tissee aveu-
glement a Ten vers (comme pour chacun de nous) et dont
j’espere avoir reconstitue la monotone Chanson de Toile :
« Ecoutez la chanson bien douce... »
Mais ou se place la faille d’un tel caractere ? A quel moment,
pourceau, devenait-il divin ? A quel moment ce dieu fringalait-
il du nez dans la fange ? Quand aimait-il sa mere ou Mathilde ?
Quand voulait-il les tuer ? Voulait-il seulement les tuer, ou se
tuer a travers elles ? Autant de questions qui ne doivent pas
embarrasser de leur logique formelle un biographe dont la seule
tache est de s’identifier a son mort et de le faire vivre en lui,
avec lui; mais dont le lancinement s’impose lorsque l’on a trace
le mot « fin » sans avoir trouve ces reponses que l’on feignait
de ne point chercher.
Je commengais un ouvrage sur le phenomene de l’angoisse
chez Kierkegaard lorsque mes lectures de documentation me
fournirent peut-etre de nouvelles clefs pour ouvrir une porte
de plus dans le labyrinthe Verlaine. Qu’on en juge; c’est l’ou-
vrage devenu classique du docteur Odier sur l’Angoisse et ses
relations avec la pensee magique :
« Dans les nevroses de comportement, on distingue trois
types : le type soumis, le type agressif et le type qui a ten¬
dance a fuir devant autrui... Le premier se caracterise par le
mouvement vers autrui... L’une de ses attitudes caracteris-
tiques est le sentiment penetrant d’etre faible et sans defense,
d’etre « une pauvre ame »...
(Gemissement de la Vierge Folle pour l’Epoux Infernal :
« II s’emporte contre moi — contre moi, la pauvre ame ! »)
Mais la <t pauvre ame » se sert de cette faiblesse comme
d’un moyen de chantage, continue l’auteur :
« Vous devez m’aimer, me proteger, me garder pr£s de vous,
me pardonner, puisque je suis si faible, si desarmee », dit-elle.
(Lettre de Verlaine a Rimbe : « Protege, donne confiance.
Etant tres faible, j’ai tres (sic) besoin de tes bontes. »)
OU LA FAUSSE EVASION 297

Mais si nous analysons ce type sounds, nous trouvons en


lui une serie de tendances agressives fortement refoulees... II
pense encore : « La solitude m’est une torture... Non seule-
ment je ne puis jouir de ce que je ne peux partager, mais
encore, bien plus, je me sens perdu, je me sens angoisse. Si je
trouvais un etre qui m’aime comme je suis et me donne la
premiere place dans son coeur, je serais quelqu’un... »
(Ce langage de midinette qui fut, plus ou moins formule,
celui de tres grands esprits, c’est le rythme meme de la respi¬
ration, le reflux du sang chez Verlaine : partout, dans sa vie,
son ceuvre, sa correspondance. II etait quelqu’un, certes ! et
par manque d’amour se sentait n’importe qui... Mais encore) :
« Les rapports sexuels, preuve pour une personne qu’elle est
desiree, seront surestimes par le type soumis, plus il tend a
vivre detache (s’il desespere d’etre aime) et plus la sexualite
pure se substituera a l’amour. Elle apparaitra comme la seule
voie d’acces a l’intimite humaine et se verra surestimee comme
naguere l’amour, pour pouvoir tout resoudre. » (Karen Hor-
nhy, Nos Conflits Interieurs.)

Je suis plus pauvre que jamais


Et que personne,
Mais j’ai ton cou gras, tes bras frais...

chante Pauvre Lelian, en extase devant la roulure qui lui fait


l’honneur, a lui, Prince des Poetes, de lui preter quotidienne-
ment son corps tarifie.
Ce type soumis, porte vers autrui par un mouvement obses-
sionnel, qui refoule de fortes tendances aggressives (et l’alcool
lui sert a depasser ce refoulement) je le retrouve sous une autre
plume fort autorisee qui, decrivant le mecanisme de l’angoisse,
demontre comment le sujet retombe sous l’effet d’une nevrose
d’abandon & une mentalite pre-logique, quelle que soit sa valeur
intellectuelle :
« C’est la conception magique de l’insecurit^ (qui) inspire
au sujet un sentiment invincible d’impuissance devant des
evenements douloureux et redoutables... Les incidents malefiques
298 VERLAINE ET RIMBAUD

out le don de rendre tel « abandonnien » fort agressif. Mais


s’il devient trop mechant, a l’egard de l’objet tout-puissant,
il s’angoisse a l’idee de le perdre par sa propre faute... La
fonction (de rassurer, proteger) prime le sexe; dans le passe
des « abandonniens » disons dans leurs annales sentimentales,
les relations de nature homosexuelle ne sont pas rares. (Quelle
est cette fonction ?) C’est le don de rassurer. L’objet-autorite
doit lui donner confiance en lui, l’assurance qu’il est bon a
quelque chose et que sa valeur est certaine... S’il souffre a ce
point a l’idee d’une separation, c’est qu’il l’assimile a une dis-
parition et qu’il confond celle-ci avec sa propre mort. »
(L’Angoisse et la Pensee Magique, Dr Odier.)

Peut-on decrire de maniere plus saisissante le tableau des


symptomes affectifs incoherents et nevrotiques d’un Verlaine ?
II ne fut pas le seul a se voir ravage par un mal qui va de la
dactylo au poete, maudit ou non. On peut citer d’autres grands
« abandonniens », pour reprendre le neologisme du bon Suisse,
Herman Melville, par exemple, qui eut aussi une destinee
dechiree et douloureuse, et choisit comme « objet-autorite »
Nathaniel Hawthorne, dont ii « assimila la disparition avec
sa propre mort ». Pour Verlaine, la hantise de la fuite de
Rimbaud (Je crains toujours, ce qu-’est d’attendre ! Quelque
fuite atroce de vous... Un jour, il disparaitra merveilleuse-
ment..., etc.) rejoint celle de la menace maternelle qui le
persecuta toute sa vie : « Un jour je m’en irai et tu ne me
reverras plus jamais ! » Ces cauchemars funebres qu’il relate
sont l’illustration, dans le monde onirique, de cette peur de
voir s’evanouir la presence rassurante, disparition equivalant
a sa propre mort. Semblable a la jeune fille abandonnee que
decrit Kierkegaard dans la « Maladie Mortelle », il ne peut
exister par lui-meme, mais seulement par l’autre; et que la
mort ou l’abandon lui retire cet autre, il restera, selon le
terme du philosophe danois, « cloue a son moi de desespoir ».
Que de tels phantasmes ravagent les mediocres, il n’est que
d’ouvrir les yeux pour en etre sur; qu’ils puissent ruiner pro-
OU LA FAUSSE EVASION 299

fondement la psyche d’un etre humain comme l’auteur de


Moby Dick ou de Romances sans Paroles, cela semble plus
difficilement explicable a un esprit logique. Mais qu’est-ce que
la logique, si ce n’est une hierarchie ingenieuse des erreurs ?
Si le precepte de Pascal est vrai, que tout le malheur de l’homme
vient de ne savoir demeurer en repos dans une chambre, si
nous avons tendance a en tirer des considerations sur la pauvrete
de vie interieure de ces malheureux contemporains amenes a
rechercher de plus en plus de divertissement, a accepter une
baisse de qualite pour un accroissement de quantite, a se diver-
tir d’angoisses de plus en plus brulantes, avec de plus en plus
de mauvaise foi, avons-nous la pretention cartesienne de rele-
guer dans sa chambre tout humain evolue, d’esprit substantiel
et de qualite humaine superieure, sous pretexte qu’il peut et
doit se suffire a lui-meme ? Notre education occidentale nous
pousse a surestimer l’intelligence, les moyens intellectuels et la
faculte de creation; nous omettons de constater que, bien
souvent, les memes privileges ne servent qu’a exasperer l’an-
goisse en lui fournissant des arguments; et que, loin de fournir
au sujet ce sentiment intime d’auto-justification, de pleni¬
tude et de conscience heureuse sans lesquels il n’existe pas de
gout de vivre, elles ne servent qu’a lui prouver plus brillam-
ment que n’importe quel accusateur le peu de chose qu’est le
plus grand des hommes en tete a tete avec son « crane, crane,
riche crane » des qu’il met le nez

dans sa belle ame


Ou fermentait un tas d’ennuis.

Pis encore ! Il semble que c’est a sa capacite de degout,


d’ennui et de defiance de soi que le grand ecrivain « ce fou
furieux » (Sartre) doit sa puissance de guerir des memes maux
son lecteur et de lui communiquer cette merveilleuse ferveur,
cette enthousiaste endurance, cette soif de vivre pour un mieux
et d’aller vers un au-dela, qu’il eut donne si cher pour ressen-
300 VERLAINE ET 1UMBAUD

tir Iuj meme, et qu’il desesperait d’obtenir d’un amour obs-


tine & le deserter. Par quelle derisoire alchimie faut-il que
le poete, l’auteur, le peintre, projette hors de lui en des formes
de metamorphose cette angoisse, ce desespoir, cette mort vecue
qui irradieront en substance transmutee l’esperance, la certi¬
tude et la vie ?
NOTA BENE

A propos du « carpocratisme » de Rimbaud :


En relisant Saint-Genet comedicn et martyr, nous tombons
sur ces lignes significatives :
« La premiere tendance — qui est celle de Rimbaud —
soumet par force la diversite naturelle a symboliser une unite
explosive... Voir en l’aube un « peuple de colombes », c’est
faire sauter le matin comme une poudriere... Que cette vio¬
lence se fige, la fusee retombe en pluie de cendres, alors nous
aurons le discontinu et le nombre, ces deux noms de la mort. »
(Sartre. )
En ces quelques phrases (qui sont superbes) les principals
tendances de la gnose sont retracees. 11 s’agit, pour le Carpo-
cratien, de se servir du mal contre le mal et de revenir par le
discontinu au continu, par le nombre a l’Unite, cette Unite
dont le morcellement represente le malheur du monde.
De plus, detail qui a son importance, Rimbaud n’a-t-il
pas risque d’etre impressionne par cette tradition qui veut
que le fils de Carpocrate, l’adolescent Epiphane, soit mort a
dix-sept ans et laissant la reputation d’un grand philosophe ?

Toulouse, 1960.

BIBLIOGRAPHIE

Rimbaud : CEuvres Completes (Pleiade).


Verlaine : CEuvres poetiqucs completes (Pleiade).
Marcel Coulon : Au Cceur de Verlaine et de Rimbaud.
Verlaine, poete saturnien.
Claudel : Preface a l’edition de 1912.
La Messe Id-bas.
Ernest Delahaye : Souvenirs familiers sur Rimbaud, Ver¬
laine et Germain Nouveau.
Jean M. Carre : La vie aventureuse d’Arthur Rimbaud.
Les deux Rimbaud.
Francois Ruchon : Iconographie.
A. R. de Reneville : Rimbaud le voyant.
Benjamin Fondane : Rimbaud le voyou.
Enid Starkie : Rimbaud en Abyssinie.
J.-M. Vaillant : Rimbaud tel qu’il fut.
R. Goffin : Rimbaud vivant.
Colonel Godchot : Rimbaud ne varietur.
Yerta Melera : Rimbaud.
Francis Carco : Verlaine, poete maudit.
Francois Porche : Verlaine tel qu’il fut.
E. Lepelletier : Verlaine.
Mathilde Maute : Memoires.
G. Izambard : Rimbaud tel que je I’ai connu.
A. Dhotel : Rimbaud et la revolte moderne.
304 VERLAINE ET RIMBAUD

AndrL Fontaine : Verlaine, homme de lettres.


Dr Mondor : Rimbaud ou le genie impatient.
M. Kunel : Verlaine et Rimbaud en Belgique.
Pterre PetiTfils : Uceuvre et le visage de Rimbaud.

Theses

H. de Bouillane de Lacoste : Le probleme des Illumi¬


nations.
R. Etiemble : Le Mythc de Rimbaud.

Plaquettes

Robert Montal : Rimbaud l’adolescent (Henneuse, Lyon).


Luc Decaunes : Rimbaud, Jules Verne de la poesie (P. S.).
Cl. Edmonde Magny : Rimbaud (Introduction aux Textes
Choisis, Pierre Seghers).

Vie romancee

Pierre Arnoult : Rimbaud.

Articles

H. de Bouillane de Lacoste : Verlaine, editeur de Rim¬


baud (Mercure de France, 1937).
Numero Special sur Rimbaud : Poesie 41 (nov. 1941).
Europe (nov. 1954) (Colla¬
boration) .
Daniel A. de Graaf : Autour du dossier de Bruxelles (Mer-
cure de France, aout 195 6).
Daniel A. de Graaf : Une source du symbolisme.
Andre Tian : A propos de Rimbaud.
H. Guillemin : Connaissance de Rimbaud.
P. Guiraud : Uevolution statistique du style de Rimbaud
(Mercure de France, ler oct. 1954).
TABLE DES MATIERES
Avertissement . 9
I. — Quelques problemes negliges . 11
II. — Comment Rimbaud apparut a Verlaine . 17
III. — Rapports de la mere et de l’enfant . 41
IV. — Une exposition a la Sophocle . 57
V. — Influence avant la rencontre et apres . 81
VI. — Avril-juillet 1872 . 101
VII. — Londres . 131
VIII. — Influence directe de Rimbaud sur «La mauvaise
chanson » . 141
IX. — Entracte et deuxieme acte . 151
X. — Ce qu’est « Crimen Armoris » . 185
XI. — Les questions qui demeurent et la fausse evasion. 205

Appendice : Quelques problemes rimbaldiens :


A) Origine de « Nuit de I’Enfer » . 229
B) Echos et correspondances . 240
C) I. — Posterite des Illuminations a la Saison . 248
II. — Sur l’etude de Pierre Giraud . 256
III. — A propos de quelques autres Illuminations . 259
D) I. — Le Sonnet des Voyelles. 268
II. — Being Beautous . 271
E) Rimbaud et les couleurs . 273
F) Rimbaud musulman ' . 288

Derniers appendices : Deux angoisses :


I. — Rimbaud et la Gnose . 290
II. — Verlaine et la panique d’aimer . 295

Nota-Bene . 301

Bibliographic. 303
ACHEVE D’lMPRIMER SUR LES PRESSES
DE l’IMPRIMERIE MODERNE, 177, AVENUE
PIERRE-BROSSOLETTE, A MONTROUGF.
(SEINE), EN NOVEMBRE MIL NEUF CENT
SOIXANTE.

D6p6t I6gal : 196014*


NJ d’6dition : 3056 — N" d’impression : 4966

.
PRINTED IN FRANCE

Vous aimerez peut-être aussi