Note Battory Virdoulon RDC 2020 Complet Okes

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Notes de l’Ifri

Les pouvoirs coutumiers en RDC


Institutionnalisation, politisation
et résilience

Jean BATTORY
Thierry VIRCOULON
Mars 2020

Centre
Afrique
subsaharienne
L’Ifri est, en France, le principal centre indépendant de recherche,
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en 1979 par Thierry de Montbrial, l’Ifri est une association reconnue
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administrative, définit librement ses activités et publie régulièrement ses
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L’Ifri associe, au travers de ses études et de ses débats, dans une démarche
interdisciplinaire, décideurs politiques et experts à l’échelle internationale.

Cette note a été réalisée dans le cadre d’un partenariat avec le ministère des
Armées. Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que la responsabilité de
l’auteure. Elles ne reflètent en aucun cas les positions du ministère des Armées.

ISBN : 979-10-373-0132
© Tous droits réservés, Ifri, 2020

Comment citer cette publication :


Jean Battory, Thierry Vircoulon « Les pouvoirs coutumiers en RDC :
institutionnalisation, politisation et résilience », Notes de l’Ifri, Ifri, mars 2020.

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Site internet : Ifri.org


Auteurs

Jean Battory est un expert qui a occupé des fonctions d’analyste et de


praticien sur des questions liées aux conflits en RDC et en Afrique australe.
Thierry Vircoulon est chercheur associé à l’Ifri. Ancien élève de l’École
normale d’administration (ENA) et titulaire d’un master en sciences
politiques de la Sorbonne, il a travaillé pour le Quai d’Orsay et la
Commission européenne et a été directeur Afrique centrale pour
International Crisis Group. Il a vécu en Afrique du Sud, au Kenya et en
République démocratique du Congo.
Résumé

Loin d’être un archaïsme précolonial, les chefs coutumiers sont une des
premières manifestations de la modernité politique. La généralisation de la
chefferie dans le cadre territorial du Congo est en grande partie l’œuvre du
colonisateur belge. Depuis l’époque coloniale, les chefs coutumiers sont
parvenus à préserver leurs prérogatives et à rester les gestionnaires du
foncier et les pourvoyeurs de justice locale. Leur résilience a démenti tous
ceux qui prédisaient et espéraient leur inéluctable obsolescence sous l’effet
de la dictature du parti unique de Mobutu et du pluralisme électoral au
début de ce siècle. Cette résilience s’explique autant par leurs capacités
d’adaptation que par la reconnaissance par les différents pouvoirs en place,
de leur utilité institutionnelle et politique. Paradoxalement, alors qu’elles
auraient dû réduire leur importance, les élections qui ont eu lieu depuis
2006 l’ont renforcée. Bien que, selon la loi, les chefs sont apolitiques, leur
politisation insidieuse est aujourd’hui une réalité acceptée. La conséquence
la plus évidente de la survie historique de la chefferie est son implication
dans les conflits qui agitent la République démocratique du Congo. À la fois
victimes et acteurs de ces conflits, les chefs coutumiers occupent une place
dans les dynamiques de conflit qui fluctue en fonction des circonstances.
Cette implication représente l’inévitable contrepartie de leur rôle
institutionnel et politique.
Abstract

Far from being an outdated pre-colonial holdover, traditional chiefs are


among the first manifestations of political modernity. The spread of
chiefdoms in the territorial context of the Congo is largely the work of the
Belgian colonizer. Since the colonial era, traditional chiefs have managed to
preserve their rights and to remain land managers and purveyors of local
justice. Their resilience has disappointed all those who predicted and
hoped for their inevitable obsolescence as a result of Mobutu’s single party
dictatorship and the subsequent electoral pluralism at the beginning of this
century. This resilience is explained as much by their adaptability as by the
recognition by the various authorities of their institutional and political
usefulness. Paradoxically, the elections that have taken place since 2006,
which should have reduced the importance of chiefs, have strengthened it.
Although, according to the law, chiefs are apolitical, their insidious
politicization is now an accepted reality. The most obvious consequence of
the historical survival of chiefdoms is their involvement in the conflicts in
the Democratic Republic of Congo. Both victims of and actors in these
conflicts, traditional chiefs play a role in the dynamics of conflict that
fluctuates according to circumstances. This involvement represents the
inevitable flip side of their institutional and political role.
Sommaire

INTRODUCTION .................................................................................... 6

LES CHEFFERIES : UNE INVENTION COLONIALE ................................ 7

LES CHEFFERIES ET LE POUVOIR POLITIQUE :


UNE DÉPENDANCE RÉCIPROQUE ....................................................... 11

De la remise en cause à la politisation.................................................. 11

Le second échec et l’amplification de la politisation ........................... 13

CHEFFERIES ET CONFLITS.................................................................. 19

Du rôle des autorités coutumières dans la conflictualité ordinaire .... 19

Du rôle des autorités coutumières dans les périodes de troubles ...... 21

Du rôle des autorités coutumières dans les conflits avec l’État.......... 23

CONCLUSION : DES CHEFFERIES INCONTOURNABLES


ET ÉTERNELLES ? ................................................................................ 25
Introduction

En République démocratique du Congo (RDC), les chefs coutumiers jouent un


rôle majeur qui n’a jamais été remis en cause depuis l’époque coloniale et qui a
même été renforcé par les évolutions institutionnelles et politiques depuis
l’indépendance. Dans un pays-continent sous-administré et constitué
d’immenses espaces ruraux, les chefs coutumiers sont les premiers policiers,
magistrats, collecteurs d’impôts et gestionnaires du foncier. Ces tâches ont été
consacrées par les lois coloniales et ont été, in fine, réaffirmées très récemment
dans la loi sur le statut des chefs coutumiers adoptée en 2015.

Face au défi d’administrer un pays de 2,3 millions de km2, le pouvoir


colonial belge a mis en place un système de gouvernance du territoire basé sur
la généralisation des chefferies encore en vigueur selon le principe « un
territoire, une coutume, un chef ». S’il en a inventé certaines, il a incorporé
celles qui préexistaient dans le système de gouvernance bureaucratique
moderne. À ce titre et de manière contre-intuitive, les chefferies ne sont pas
l’opposé de la modernité politique mais une de ses premières manifestations.

Après l’indépendance, le pouvoir politique a essayé de se défaire des chefs


coutumiers sans y parvenir. De 1960 à nos jours, la dynamique des relations
entre les chefferies et le pouvoir politique a été un mouvement de balancier : à
leurs débuts, les nouvelles élites politiques ont tenté de contrôler les chefferies,
puis l’exercice du pouvoir leur a fait comprendre les risques qu’elles prenaient
en se les aliénant. De leur côté, les chefs coutumiers ont très tôt compris
l’intérêt qu’ils pouvaient retirer de leur participation aux jeux de pouvoir de
l’État indépendant. De ce fait, non seulement le régime mobutiste n’a pas
remis en cause la place du pouvoir coutumier dans le système institutionnel,
mais il l’a aussi incorporé dans le système politique en ouvrant la boîte de
Pandore de la politisation des chefferies. Depuis cette époque, la boîte de
Pandore est toujours ouverte et la dépendance mutuelle entre les élites
politiques et les chefs coutumiers prévaut, ce qui constitue pour les uns comme
pour les autres une garantie de survie.

L’intégration du pouvoir coutumier dans le champ institutionnel et


politique contribue à la conflictualité en RDC. En effet, les autorités
coutumières n’ont été absentes d’aucune des grandes crises politiques et
sécuritaires du pays et alimentent une conflictualité de basse intensité
permanente. Leur rôle dans cette conflictualité multiforme fait l’objet de
plusieurs interprétations analysées dans cette note.
Les chefferies :
une invention coloniale

Paradoxalement, alors que les chefs coutumiers sont souvent présentés


comme les derniers représentants du passé précolonial, c’est grâce à la
colonisation que ces derniers ont été généralisés et ont acquis une place
incontournable dans le système de gouvernance du territoire congolais,
inaugurant une nouvelle territorialisation du pouvoir.
La colonisation a été le moment de la mise en contact des
organisations politiques congolaises structurées avec les Européens. Dès la
fin du XVe siècle, le navigateur portugais Diego Cao entra en contact avec le
royaume Kongo sur la côte ouest. Le royaume Kongo était structuré par
plusieurs castes socio-professionnelles et s’étendait sur un territoire
couvrant l’ouest de l’Angola, l’enclave de Cabinda, le sud-ouest de la RDC
et le sud-est du Gabon. Il était alors dirigé par un roi, le Mwene Kongo ou
Manikongo, élu par un conseil d’anciens ou de sages parmi les membres
des 12 clans Kongo. L’économie du royaume était principalement tournée
vers l’exploitation agricole, l’ivoire et le travail du cuivre et de l’or 1. Au
XIXe siècle, les colonisateurs belges découvrirent les royaumes Zande,
Mangbetu, Lunda, Luba, Garangaze, etc., qui étaient parfois très anciens
mais dont certains étaient profondément affaiblis par des luttes internes.
Au nord de l’actuelle RDC, les royaumes Zande et Mangbetu se trouvaient
dans les actuelles provinces des Uélé. Les royaumes Zande et Mangbetu
étaient régulièrement en guerre l’un avec l’autre et étaient bâtis sur le
commerce de l’ivoire et l’agriculture. Le royaume Mangbetu était organisé
en provinces dirigées par des chefs, eux-mêmes soumis à un roi. Au sud et
au sud-est, s’étendaient l’empire Luba et le royaume Lunda. Bien que
nombreux, ces royaumes ne couvraient pas l’ensemble de ce qui n’était pas
encore la RDC. De nombreuses populations étaient constituées en sociétés
acéphales, c’est-à-dire des sociétés sans structures hiérarchiques et sans
chefferies. Comme dans d’autres régions d’Afrique, la généralisation de la
chefferie en RDC fut essentiellement une œuvre coloniale 2.

1. G. Balandier, Le royaume de Kongo du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1965.


2. C.-H. Perrot et F.-X. Fauvelle-Aymar (dir.), Le retour des rois. Les autorités traditionnelles et
l’État en Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2003.
Les pouvoirs coutumiers en RDC… Jean Battory et Thierry Vircoulon

L’administration belge, et avant elle celle de l’État indépendant du


Congo (EIC), considérait qu’il était « impossible à l’autorité européenne
d’agir directement sur les individualités indigènes 3 ». D’où la nécessité
d’établir un intermédiaire privilégié, le chef coutumier, pour interagir avec
les populations congolaises. La chefferie et les chefs coutumiers furent
reconnus dès 1891 par l’EIC 4. En 1906, la chefferie devient une subdivision
administrative et les chefs coutumiers y furent investis du pouvoir de
gestion de leurs sujets et bénéficièrent d’une rémunération5. Cependant, ce
n’est qu’en 1910 que l’administration coloniale a envisagé de délimiter et
d’établir formellement les chefferies. Le décret du 2 mai 1910 intégra au
sein de l’administration coloniale, les chefs coutumiers reconnus par
l’administration belge. En 1912, la gestion des chefferies fut dévolue aux
administrateurs du territoire qui, comme leurs prédécesseurs, avaient aussi
la responsabilité du maintien de l’ordre, la collecte des impôts, mais pas de
la police 6.
La première difficulté pour l’administration coloniale lors de
l’installation des chefferies fut l’identification de chefs coutumiers
considérés comme légitimes, aussi bien par la population que par les
autorités coloniales. En effet, le pouvoir colonial n’avait qu’une confiance
très limitée dans ses interlocuteurs locaux et a préféré désigner en tant que
chef coutumier, des clercs et des gradés de la Force publique qui avaient été
un peu occidentalisés et lui étaient redevables 7. En réaction, afin de se
soustraire à l’autorité coloniale, certains chefs firent nommer des hommes
de paille. Dans des contextes de luttes pour le pouvoir local, certains
utilisèrent leurs relations avec le pouvoir colonial pour se faire nommer à la
place du chef légitime selon la coutume 8. Les chefs reconnus par
l’administration belge bénéficièrent de sa « protection », qui était assimilée
à une forme d’immunité. À cela s’ajouta la création de sous-chefferies par
l’administration coloniale belge qui engendra immédiatement de
nombreux conflits de pouvoir au niveau local.
Bien qu’ayant délégué la gestion des populations africaines aux chefs
coutumiers, l’administration belge avait peu confiance en eux et souhaitait
contrôler l’application de la coutume. Pour ce faire, plusieurs textes

3. J. De Hemptine, « La politique indigène du gouvernement belge », Congo, vol. 2, 1928.


4. Décret du 6 octobre 1891.
5. Décret du 6 juin 1906.
6. L. De Clerck, « L’administration coloniale belge sur le terrain au Congo (1908-1960) et au
Ruanda-Urundi (1925-1962) », Annuaire d’Histoire administrative européenne, n° 18, 2006,
disponible sur : www.urome.be.
7. Recueil à l’usage des fonctionnaires et agents du service territorial (ci-après : Rufast), édition
de 1920. Le Rufast contenait les principales dispositions législatives ayant trait à l’administration.
8. L. De Clerck, « L’administration coloniale belge sur le terrain au Congo (1908-1960) et au
Ruanda-Urundi (1925-1962) », op. cit.

8
Les pouvoirs coutumiers en RDC… Jean Battory et Thierry Vircoulon

coloniaux ont créé des juridictions coutumières (les tribunaux de chefferie


par le décret du 20 août 1916, les tribunaux de secteur par le décret du
15 avril 1926, les tribunaux de territoire par le décret du 17 mars 1938). Ces
juridictions dénommées à l’époque « tribunaux indigènes » étaient propres
aux Africains et concernaient les zones rurales et les quartiers indigènes
des zones urbaines 9. Le principe était que ces juridictions appliquaient les
coutumes africaines tant que celles-ci n’étaient pas contraires à la
législation et à l’ordre public 10.
En 1933, l’administration coloniale tenta de rationaliser la gestion des
chefferies en en diminuant le nombre et en abolissant les sous-chefferies.
Par ce décret, l’administration belge voulait accroître les pouvoirs
administratifs des chefs en leur déléguant une partie des tâches
préalablement assignées aux administrateurs de territoires. L’objectif était
d’autonomiser les chefferies pour qu’elles soient le moteur de leur propre
développement et ainsi permettre une réduction du coût de
l’administration de la colonie pour l’État belge.
Dans les centres urbains, les juridictions coutumières se heurtèrent à
la diversité ethnique et au fait que les quartiers indigènes n’étaient pas des
chefferies 11. Face aux problèmes posés par la gestion de la population
congolaise urbanisée, l’administration belge introduisit à partir de 1931 une
législation spéciale pour les quartiers indigènes car elle craignait
« l’indigène détribalisé, un être isolé et abandonné 12 ». Elle redoutait que
« l’ordre social tout entier (soit) menacé par ces relâchements des
disciplines coutumières 13 ». Avec le décret du 23 novembre 1931 complété
par l’arrêté royal du 6 juillet 1934, les quartiers indigènes devinrent des
centres extra-coutumiers. Apparut alors une nouvelle forme de
réglementation, appelée « coutume urbaine 14 », et fortement inspirée du
droit belge15.
À la fin des années 1950, afin de combler l’écart de développement
entre les zones rurales et les centres urbains et sous couvert d’ouverture
démocratique, l’administration belge chercha à rationaliser

9. En 1913, l’administration coloniale belge impose la ségrégation entre colons et indigènes et crée
les quartiers indigènes, séparés des quartiers réservés aux colons.
10. M. N. Gamanda, La question du pouvoir judiciaire en République démocratique du Congo,
Kinshasa, Éditions Droit et Idées Nouvelles, 2001.
11. A. Lauro, « Maintenir l’ordre dans la colonie-modèle. Notes sur les désordres urbains et la
police des frontières raciales au Congo Belge (1918-1945) », Crime, Histoire et Société, vol. 15,
n° 2, 2011, p. 97-121, disponible sur : journals.openedition.org.
12. Ibid.
13. Ibid.
14. L. De Clerck, « L’administration coloniale belge sur le terrain au Congo (1908-1960) et au
Ruanda-Urundi (1925-1962) », op. cit.
15. Ibid.

9
Les pouvoirs coutumiers en RDC… Jean Battory et Thierry Vircoulon

« l’administration indigène » en redéfinissant son cadre légal (décret du


10 mai 1957 sur les circonscriptions indigènes, décret du 8 mai 1958
portant code de l’organisation et de la compétence judiciaire puis décret
modifiant ce dernier en 1959). En 1957, les législations des chefferies et des
centres extra-coutumiers furent regroupées en une législation unique. Les
chefs de chefferies, de secteurs et de centres extra-coutumiers devinrent
officiellement des représentants de l’État même si les modalités de leur
nomination et les durées de leur mandat différaient. De même furent
introduits les conseils de territoires qui visaient, officiellement, à élargir la
représentativité des populations et à obliger les chefs à un exercice du
pouvoir plus ouvert. L’administration coloniale introduisit aussi, à partir
de 1957, une représentation élue au suffrage universel dans les conseils de
territoires. Un tiers des conseillers furent nommés par l’administration
coloniale parmi les chefs coutumiers et les opérateurs économiques tandis
que les deux tiers des conseillers furent élus. À la fin des années 1950, cette
première tentative de restreindre l’influence des chefs coutumiers par le
colonisateur belge fut mal accueillie et poussa certains chefs coutumiers à
rejoindre les mouvements indépendantistes.
Le pouvoir colonial créa une organisation territoriale qui perdure
encore aujourd’hui. Le territoire congolais est divisé en 26 provinces,
subdivisées en districts, eux-mêmes subdivisés en territoires. Ces
territoires sont divisés en chefferies ou secteurs 16 qui sont subdivisés en
groupements 17. En même temps qu’il instaura cette organisation
territoriale, le pouvoir colonial formalisa et généralisa les chefferies. Il en
fit même la base du système de gouvernance publique et, ce faisant, il posa
les fondements de ce qu’elles sont encore aujourd’hui :
une réalité territoriale générale ;
la forme d’encadrement de base des populations rurales ;
les gestionnaires du foncier et les pourvoyeurs de justice locale.

16. La différence entre chefferies et secteurs est subtile : un secteur est un groupe de villages où il
n’y a pas d’ethnie dominante.
17. L. de Saint-Moulin et J.-L. Kalombo Tshibanda, Atlas de l’organisation administrative de la
République démocratique du Congo, Kinshasa, Centre d’études pour l’action sociale, 2005.

10
Les chefferies et le pouvoir
politique : une dépendance
réciproque

Depuis l’indépendance en 1960, les chefferies font officiellement partie de


l’architecture institutionnelle. Toutefois, l’espace de pouvoir des chefferies
a fait débat et a évolué. Sous prétexte de modernisation au début du régime
de Mobutu et de démocratisation au début du régime de Joseph Kabila, le
gouvernement a eu des velléités de remettre en cause le périmètre du
pouvoir des chefs coutumiers mais ces velléités n’ont abouti qu’à des
échecs répétés et à une relation de dépendance réciproque. Le pouvoir
politique a compris qu’il valait mieux s’accommoder des chefferies, voire
les politiser, et celles-ci ont compris qu’elles pouvaient tirer de nombreux
avantages de leur intégration au système institutionnel et politique – le
premier de ces avantages étant l’enrichissement. Alors qu’ils étaient censés
être apolitiques, les chefs coutumiers sont entrés dans le système politique
par le biais du parti unique de Mobutu puis par le multipartisme et ils n’en
sont jamais sortis. En effet, le rôle de relais que leur a conféré l’État
colonial puis l’État indépendant est aussi celui que leur confèrent les élites
politiques dans le contexte actuel de multipartisme électoral.

De la remise en cause à la politisation


À l’indépendance, la loi fondamentale de 1960 octroya aux chefs de
chefferies le titre de chef coutumier, de notable aux chefs de groupements,
et leur accorda d’être représentés par cooptation au Sénat ainsi que dans
les assemblées provinciales 18. De plus, la loi fondamentale de 1960 entérina
les pouvoirs judiciaires des chefs coutumiers en reconnaissant les
tribunaux coutumiers 19.
Conscient de l’importance du pouvoir coutumier, Mobutu se fit
introniser chef coutumier dans plusieurs provinces. Mais dans la phase de
mise en place du régime mobutiste, il essaya aussi de diminuer le rôle des
chefs coutumiers. Inspirée de la révolution culturelle maoïste, la politique

18. Loi fondamentale du 19 mai 1960 relative aux structures du Congo, art. 87-88, 93, 107, 111,
116, 119, 120, 121.
19. Loi fondamentale du 19 mai 1960 relative aux structures du Congo, art. 191.
Les pouvoirs coutumiers en RDC… Jean Battory et Thierry Vircoulon

d’authenticité zaïroise s’efforça de cantonner les chefs coutumiers à un rôle


culturel20. Les réformes de la justice et du droit foncier initiées à la fin des
années 1960 et poursuivies jusqu’au début des années 1990 étaient censées
amputer les chefs d’une grande partie de leurs pouvoirs pour mieux asseoir
la domination du Mouvement populaire de la Révolution (MPR).
En 1968, Mobutu souhaita mettre fin à l’organisation judiciaire héritée
de l’époque coloniale (les décrets de la fin des années 1950 précédemment
mentionnés) et remplacer les tribunaux coutumiers par des tribunaux de
paix 21. Toutefois, devant les difficultés pour la mettre en œuvre,
l’application de cette loi fut reportée jusqu’en 1979 22. En 1979, une
première ordonnance imposa les tribunaux de paix à Kinshasa 23, avant
d’être étendue à tout le territoire en 1982 24. Une fois encore, cette mesure
ne put être mise en œuvre sur l’ensemble du territoire. Il convient en outre
de noter que le remplacement des tribunaux coutumiers par des tribunaux
de paix n’équivalait pas à une exclusion des chefs traditionnels de la justice.
En effet, les tribunaux de paix étaient composés d’un magistrat de carrière
qui en était président et de deux assesseurs proposés par les chefs
traditionnels.
En 1973, alors que la gestion foncière coutumière par les chefs de
terres était prédominante en milieu rural, la loi foncière fut revue en
profondeur. Elle conféra à l’État le pouvoir exclusif de la gestion des terres
urbaines et rurales et disposa qu’une ordonnance présidentielle réglerait
les droits de jouissance des communautés rurales sur leurs terres 25. Bien
que la loi foncière ait été revue en 1980, l’ordonnance en question ne fut
jamais élaborée - un oubli que les différents gouvernements depuis n’ont
jamais comblé. De facto, la majeure partie des terres rurales continue
aujourd’hui à relever du régime coutumier et la RDC connaît une situation
de dualisme juridique classique dans le domaine foncier en Afrique avec
une forte contradiction du légal et du légitime, de la norme et de la
pratique dans les mécanismes d’appropriation foncière 26. Les chefs
exercent un contrôle sur les terres communautaires considérées comme

20. B. White, « L’incroyable machine d’authenticité. L’animation politique et l’usage public de la


culture dans le Zaïre de Mobutu », Anthropologie et Sociétés, v. 30, n° 2, 2006, p. 43-63,
disponible sur : www.erudit.org.
21. Ordonnance-loi n° 68-248 portant Code de l’organisation et de la compétence judiciaires du
10 juillet 1968.
22. Ordonnance n° 79-105 du 4 mai 1979.
23. Ordonnance n° 79-105 du 4 mai 1979.
24. Ordonnance-loi 82-020 portant Code de l’organisation et de la compétence judiciaires,
Journal officiel du Zaïre, n° 7, 1 er avril 1982.
25. Loi dite foncière Loi n° 73-021 du 20 juillet 1973 portant régime général des biens, régime
foncier et immobilier et régime des sûretés telle que modifiée et complétée par la loi n° 80-008 du
18 juillet 1980.
26. E. Le Roy, Les pluralismes juridiques, Paris, Karthala, 2003.

12
Les pouvoirs coutumiers en RDC… Jean Battory et Thierry Vircoulon

propriété du clan ou des lignages alors qu’elles sont la propriété de l’État


selon le droit congolais. Ils en assurent la distribution et y ont un droit de
regard reconnu par tous, autorité moderne comprise. Les chefs coutumiers
revendiquent une légitimité historique et sociale de gestion et défendent
l’autochtonie en matière foncière, c’est-à-dire le droit du premier
occupant 27.
Les chefferies survécurent aux réformes mobutistes à la fois parce que
celles-ci ne purent être menées à terme et parce que le maréchal-président
réalisa l’importance de ne pas s’aliéner ce pouvoir d’en bas. L’effondrement
économique du pays entrainé par la zaïrianisation et la mégestion de
Mobutu ont empêché l’État d’avoir les moyens budgétaires nécessaires
pour mettre en œuvre ces réformes coûteuses. Par ailleurs, le régime
devant faire face à une carence de fonctionnaires et de personnel formés
pour administrer le pays, le rôle d’administrateurs de base des chefs
coutumiers n’en devenait que plus important. Sans être consultés, les chefs
coutumiers furent aussi et surtout embrigadés dans le parti unique MPR,
ce qui ouvrit la voie à leur politisation. Les gouverneurs nommés par
Mobutu s’efforçaient d’intégrer les chefs coutumiers dans la clientèle du
MPR, en les soudoyant, en les protégeant des décisions défavorables de
l’administration et en favorisant l’accession au pouvoir coutumier des
sympathisants du MPR. Les gouverneurs distribuaient argent,
récompenses, cadeaux et nominations aux chefs coutumiers pro-MPR et
instrumentalisaient les conflits coutumiers dans une optique politique. En
échange de leur allégeance à sa personne et à son régime, le président
Mobutu laissa intacts les pouvoirs judiciaires et le rôle dominant dans la
gestion du foncier des chefs coutumiers.

Le second échec et l’amplification


de la politisation
L’instauration du multipartisme en 1990 et la longue agonie du régime
mobutiste (1990-1997) ont accentué la politisation des chefs coutumiers en
leur offrant l’opportunité de devenir les intermédiaires des partis politiques
qui sont nés sur les ruines du MPR. Les chefs coutumiers intégrèrent les
institutions de la période de transition et, dans cette période de troubles
politico-sécuritaires et de déliquescence de l’État, ils prirent même l’ascendant
sur l’administration dans certaines zones. Ainsi, dans la province du Maniema,
le gouverneur créa un « conseil des sages » dans les années 1990 qui visait

27. F. Liégeois et T. Vircoulon, « Inventer une politique publique dans un État failli. Le défi de la
sécurisation des droits fonciers dans l’Est du Congo », Notes de l’Ifri, Ifri, avril 2012, disponible
sur : www.ifri.org.

13
Les pouvoirs coutumiers en RDC… Jean Battory et Thierry Vircoulon

officiellement à gérer les tensions ethniques et coutumières. Mais, en réalité,


ce conseil des sages qui réunissait toutes les grandes notabilités ethniques de
la province fonctionna comme un gouvernement occulte du Maniema et
remplaça l’administration 28. Du fait de leur politisation, la lutte entre Etienne
Tshisekedi, le leader de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS),
et Mobutu prit une tournure ethnique et se répercuta sur les chefs coutumiers
pro-UDPS qui furent écartés et subirent l’ire du pouvoir mobutiste 29.

En septembre 1995, les chefs coutumiers organisèrent la première


assemblée extraordinaire des autorités coutumières et créèrent, en 1996,
l’Alliance Nationale des Autorités Coutumières au Congo (ANATC) afin de
faire entendre leurs revendications. Mais l’époque chaotique des guerres du
Congo ne leur fut finalement pas favorable. En effet, lors du Dialogue inter-
congolais (2001-2002 30) qui inspira la nouvelle constitution post-conflit, le
rôle des chefs coutumiers durant le régime de Mobutu fut fortement critiqué.
La constitution adoptée par référendum en 2006 et les lois subséquentes ont
marqué un recul significatif du rôle des chefferies bien qu’elles aient confirmé
certaines dispositions datant des années 1960. Parmi les éléments de
continuité historique, on note la reconnaissance du rôle officiel des chefs
coutumiers (officier d’état-civil et officier de police judiciaire) et de la chefferie
comme la structure territoriale de base du pays ainsi que le droit de briguer un
mandat électif 31. La loi électorale de 2006 a entériné le principe de cooptation,
à hauteur de 10 %, des chefs coutumiers dans les institutions nationales et
provinciales. Mais deux innovations de taille sont introduites : la démocratie
locale à travers la décentralisation 32 et l’encadrement du statut de chef
coutumier par une loi qui laissa alors présager une réduction de son rôle. À
cette époque, l’agenda politique en RDC était dominé par la démocratisation.
De ce fait, la constitution et d’autres textes de loi prévoyaient d’étendre la
démocratisation au niveau local. Plusieurs réformes envisagées au début du
régime de Joseph Kabila constituaient un véritable assaut contre le pouvoir
des chefferies : la décentralisation, la réforme de la justice et la réforme
foncière. Ainsi, la loi électorale de 2006 envisageait l’organisation d’élections
locales qui remettraient directement en cause la mainmise des chefs

28. L. N’Sanda Buleli, Ethnicité et géopolitique au Maniema, Paris, L’Harmattan, 2005.


29. Par exemple, le mwami Assani Kikumbi, chef coutumier du Maniema et militant pro-UDPS,
fut suspendu par le gouverneur Omari Léa Sisi qui le remplaça par un autre membre de la famille
régnante, militant pro-MPR, et l’exila à Kinshasa.
30. Le Dialogue inter-congolais était un forum ouvert officiellement le 15 octobre 2001 à Addis-
Abeba en Éthiopie et réunissant des représentants du gouvernement congolais, des mouvements
rebelles, l’opposition politique et la société civile. Il prit fin en Afrique du Sud et aboutit à l’accord
global et inclusif de Pretoria en 2003.
31. Constitution de la République démocratique du Congo, Journal officiel, 18 février 2006, art. 3,
108 et 207.
32. Loi n° 06/006 du 9 mars 2006 portant organisation des élections présidentielles, législatives,
provinciales, urbaines, municipales et locales, Journal officiel, 9 mars 2006, art. 77, 78, 153, 154.

14
Les pouvoirs coutumiers en RDC… Jean Battory et Thierry Vircoulon

coutumiers sur les affaires locales. Adoptée en 2008, la loi sur la


décentralisation allait plus loin en définissant les missions des chefferies et en
prévoyant leur démocratisation. Elle structurait la chefferie autour de
deux organes : le collège exécutif composé du chef de chefferie et de
trois échevins désignés par lui et le conseil de chefferie composé de conseillers
élus au suffrage universel 33. Les chefferies sont compétentes pour gérer les
affaires d’intérêt local énumérées dans la loi sur la décentralisation. Le plan de
réforme de la justice envisageait de nouveau la généralisation des tribunaux de
paix au détriment des tribunaux coutumiers. Toutefois, cette volonté de
démocratisation au début du régime Kabila qui aurait pu remettre en cause le
pouvoir des chefferies s’est vite estompée.

Bien que prévues par la constitution et les lois électorales depuis 2006, les
élections locales n’ont jamais été organisées par le régime kabiliste. De ce fait,
la mise en œuvre de la décentralisation prévue par la constitution a été
considérablement retardée : le gouvernement de Joseph Kabila s’est doté dès
2008 d’une loi sur la décentralisation mais sa mise en œuvre n’a débuté qu’en
2015, dans le cadre d’une stratégie d’évitement de la fin constitutionnelle du
régime kabiliste 34. Par ailleurs, la loi sur les chefs coutumiers prévue par la
constitution de 2005 n’a été adoptée qu’en 2015. Paradoxalement, elle a
conforté leur pouvoir et leur a donné pleine et entière satisfaction.

Venue compléter les textes sur la décentralisation, cette loi fait des chefs
coutumiers des relais à part entière de l’État en leur octroyant une
rémunération, des avantages sociaux, un passeport de service, les symboles de
l’État 35, etc. Ces dispositions font des chefs coutumiers des membres de
l’administration avec des droits et avantages similaires à ceux des maires.
D’ailleurs, la procédure disciplinaire applicable aux chefs coutumiers est celle
applicable aux agents de l’État. Cette loi liste aussi les incompatibilités avec
l’exercice de la fonction d’autorité coutumière (telles que des fonctions au sein
des services de sécurité, la fonction de magistrat, l’appartenance à un parti
politique 36, etc.) et, comme à l’époque coloniale, elle prévoit des sanctions
disciplinaires qui vont jusqu’à la déchéance, notamment en cas de faute

33. Loi organique n° 08/016 du 7 octobre 2008 portant composition, organisation et


fonctionnement des entités territoriales décentralisées et leurs rapports avec l’État et les
Provinces, Journal officiel, 7 octobre 2008, art. 69 et 84.
34. Jean Battory et Thierry Vircoulon, « 2017, une année non électorale. Cartographie analytique
des “points chauds” de la République démocratique du Congo », Notes de l’Ifri, Ifri, mars 2018,
disponible sur : www.ifri.org.
35. Loi n° 15/015 du 25 août 2015 fixant le statut des chefs coutumiers, Journal officiel, 31 août
2015, art. 20, 21, 22, 28.
36. Loi n° 15/015 du 25 août 2015 fixant le statut des chefs coutumiers, Journal officiel, 31 août
2015, art. 29.

15
Les pouvoirs coutumiers en RDC… Jean Battory et Thierry Vircoulon

administrative ou de condamnation à plus de 3 mois d’incarcération 37. Cette


loi exclut du domaine judiciaire le règlement des conflits coutumiers dont la
résolution est renvoyée à la conciliation, la médiation ou l’arbitrage par les
gouverneurs de province et d’autres administrateurs subalternes. Pour ce faire,
des commissions consultatives de règlement des conflits coutumiers peuvent
être mises en place le cas échéant 38. De 2006 à 2019 39, le régime de Joseph
Kabila n’est pas revenu sur le rôle des chefs dans la gestion des terres qui reste
prédominant.

Les travaux sur la réforme foncière, lancés en juillet 2012, devaient


aboutir à une proposition de loi en 2019. Les enjeux principaux de cette
réforme foncière sont la gestion des conflits et les violences liées au foncier, la
sécurisation de la propriété foncière et l’accès à la propriété foncière 40. Depuis
2013, la RDC s’est dotée d’une commission nationale de la réforme foncière
(CONAREF) qui est restée en sommeil jusqu’en 2018. La réforme a été pilotée
par le ministre Lumeya Dhu Maleghi, suspendu par le président Tshisekedi en
2019 pour spoliation de biens de l’État 41.

Du fait de l’absence d’action du législateur, une province, le Nord-Kivu,


s’est même dotée en 2012 d’une réglementation sur la gestion des terres
communautaires qui est très favorable aux chefs coutumiers. Un édit
provincial réaffirme le rôle d’intermédiaire des chefs coutumiers entre les
exploitants et les communautés mais aussi avec l’administration. Sous couvert
de combler la carence de la loi dite foncière de 1973, cet édit rétablit la fonction
de juge assesseur dans les tribunaux de paix pour les chefs coutumiers et
l’assujettissement des services administratifs en charge du foncier à l’autorité
coutumière 42. Cela équivaut à une acceptation par le législateur provincial du
contrôle du marché foncier par les chefs coutumiers alors que la manipulation
de ce marché constitue la principale critique de la population à leur encontre 43.

37. Loi n°15/015 du 25 août 2015 fixant le statut des chefs coutumiers, Journal officiel, 31 août
2015, art. 32. L’article 24 du décret du 10 mai 1957 relatif aux circonscriptions indigènes prévoyait
les mêmes sanctions contre les chefs.
38. Loi n° 15/015 du 25 août 2015 fixant le statut des chefs coutumiers, Journal officiel, 31 août
2015, art. 29.
39. Joseph Kabila est élu pour la première fois président de la République démocratique du Congo
le 6 décembre 2006, il est réélu le 9 décembre 2011 et quitte le pouvoir le 24 janvier 2019.
40. Réforme foncière, Ministère des Affaires foncières, document de programmation.
41. « Un ministre suspendu sur ordre de Tshisekedi », Voice of America, 18 mars 2019, disponible
sur : www.voaafrique.com ; « RDC : Tshibala oblige Lumeya à lui présenter tout projet d’arrêté
avant signature », Actualité.CD, 11 mai 2018, disponible sur : actualite.cd.
42. Édit 002/2012 du 28 juin 2012 portant rapports entre les chefs coutumiers, chefs terriens et
exploitants agricoles en matière de gestion des terres coutumières dans la province du Nord-
Kivu », Cabinet du gouverneur de province, province du Nord-Kivu, 28 juin 2012.
43. Le problème de la privatisation des terres communautaires par les chefs est particulièrement
aigu, notamment dans les zones périurbaines où la valeur des terres augmente du fait de
l’urbanisation. T. Trefon et S. Cogels, Espaces périurbains d’Afrique centrale et gouvernance
environnementale, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 2007.

16
Les pouvoirs coutumiers en RDC… Jean Battory et Thierry Vircoulon

À l’instar du régime de Mobutu, Joseph Kabila a finalement pratiqué une


politique accommodante à l’égard des chefferies. Cette politique résultait à la
fois de son refus de la démocratisation et de la recherche d’appuis locaux.
Pourtant, en 2007, le secrétaire général du Parti du peuple pour la
reconstruction et la démocratie (PPRD), et futur ministre de l’Intérieur,
Evariste Boshab, critiquait férocement la conception d’un Congo composé
d’une multitude de chefferies subordonnées à l’État et portées par les pouvoirs
coutumiers. Il insistait sur la séparation des pouvoirs et sur l’élan
démocratique africain qui permettrait l’émergence d’un État dépouillé des
reliquats de la colonisation, dont les chefs coutumiers 44. Toutefois, lorsqu’il
devint Vice-Premier ministre et ministre de l’Intérieur et de la Sécurité en
2014, Evariste Boshab mit en œuvre la politique inverse.

Les intérêts de Joseph Kabila et des chefs coutumiers convergeaient dans


leur refus de la démocratie élective aux niveaux national et local. À ce titre, les
dernières années du régime qui ont vu la mise en place d’une décentralisation
sans élections locales ont été particulièrement révélatrices. Pour le clan
présidentiel, cette décentralisation engagée avec presque dix ans de retard fut
l’occasion de courtiser les pouvoirs coutumiers face à la montée des tensions
avec l’opposition. Après s’être maintenu au pouvoir par une fraude électorale
de grande ampleur en 2011, le régime de Joseph Kabila perdit toute légitimité
auprès d’une part importante de la population 45. De ce fait, en 2015, Moïse
Katumbi et six autres dignitaires du régime Kabila créèrent le G7, un
mouvement dissident qui demanda à Joseph Kabila de ne pas se présenter aux
élections présidentielles pour un troisième mandat. À la suite à cette fronde
principalement venue du Katanga, le gouvernement relança la décentralisation
en découpant la province du Katanga en quatre nouvelles provinces, ce qui
affaiblissait son principal rival politique tout en créant de nouveaux postes
politiques et administratifs.

Avec l’arrivée de Felix Tshisekedi à la présidence de la RDC dans un


contexte de cohabitation 46, la question du rôle des chefferies est relancée. Bien
que censée être apolitique selon la loi, cette administration de proximité
formée par les chefferies est redevable à Joseph Kabila, à l’exception des chefs
coutumiers du Kasaï qui attendaient depuis longtemps l’avènement au pouvoir
d’un « enfant du pays ». La supervision des chefferies peut faire l’objet d’une
lutte de pouvoir entre le ministre de l’Intérieur, Gilbert Kakonde, qui est aussi
chargé des affaires coutumières et fait partie du clan Tshisekedi et la majorité

44. E. Boshab, Pouvoir et droit coutumiers à l’épreuve du temps, Louvain-La-Neuve, Bruylant


Academia, 2007.
45. « Congo. Le dilemme électoral », International Crisis Group, Rapport Afrique 175, mai 2011,
disponible sur : www.refworld.org.
46. T. Vircoulon, « République démocratique du Congo. La cohabitation insolite », Notes de l’Ifri,
Ifri, juin 2019, disponible sur : www.ifri.org.

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Les pouvoirs coutumiers en RDC… Jean Battory et Thierry Vircoulon

des gouverneurs qui sont acquis au clan Kabila et ont un rôle d’arbitre des
conflits entre chefs coutumiers. En outre, une partie des chefs coutumiers ont
relancé la revendication de leur reconnaissance au travers d’un ministère des
Affaires coutumières 47. Cette demande intervient au moment où une partie de
la société civile et l’Église catholique réclament l’organisation des élections
locales prévues par la constitution de 2005 et qui aboutiraient inévitablement
à réduire l’influence des chefs coutumiers 48. Ces revendications contradictoires
entre des acteurs de la société civile et le pouvoir coutumier illustrent les
tiraillements internes de la société congolaise et les défis auxquels elle doit
faire face au début du XXIe siècle.

Le rôle des chefferies soulève des questions démocratiques en RDC à


double titre : en tant que pouvoir local non élu mais aussi en tant que pouvoir
local politisé ou instrumentalisé politiquement. En effet, les politiciens
courtisent fréquemment les chefs coutumiers ainsi que d’autres notables
locaux (grands commerçants, leaders religieux, etc.) pour se bâtir une assise
locale. Ils espèrent que la capacité d’influence des chefs coutumiers sur les
électeurs se traduira en voix lors des élections. Cette pratique politique reflète
l’importance que conservent les chefs coutumiers.

47. « RDC : les chefs coutumiers revendiquent un poste au prochain gouvernement », La


Prospérité, 14 août 2019.
48. « RDC : 2 millions de signatures pour la tenue des élections locales », Radio France
Internationale, 17 août 2019, disponible sur : www.rfi.fr ; « RDC : les Églises reprennent leur
bâton de pèlerin et réclament des élections locales », Le Figaro, 18 mai 2019, disponible sur :
www.lefigaro.fr ; « RDC : l’Église réclame des élections locales », Voice of America, 28 mai 2019,
disponible sur : www.voaafrique.com.

18
Chefferies et conflits

Les chefferies étant à la fois institutionnalisées et politisées, elles ont


toujours été impliquées dans les « grands » et « petits conflits » de la RDC
depuis 1960 et probablement avant. Du fait de leur rôle dans la gestion des
terres, de leur politisation et de l’ethnicisation du politique, elles sont
toujours présentes dans le paysage conflictuel congolais.

Du rôle des autorités coutumières


dans la conflictualité ordinaire
Les conflits internes au pouvoir coutumier sont tellement communs
qu’ils sont prévus et classifiés par la législation congolaise. Selon cette
dernière, ils surviennent en cas notamment de :
Désignation du chef coutumier, même à titre intérimaire ;
Usurpation du pouvoir ;
Contestation des limites des entités coutumières ;
Contestation des terres des communautés locales ;
Revendication de création de nouvelles entités coutumières ;
Soumission d’une entité coutumière à celle dont la coutume n’est
pas la sienne 49.
Cette typologie décrit les conflits internes aux chefferies qui sont
très fréquents – notamment les litiges de succession au sein des familles
régnantes – et les luttes entre chefferies – litiges territoriaux entre
deux chefferies, litiges sur le statut d’une chefferie par rapport à une
autre, création de nouvelles chefferies. Ces conflits entre chefferies
peuvent s’amplifier et devenir violents 50.
Le massacre de Yumbi dans le Mayi Ndombe a été déclenché par un
désaccord sur la sépulture d’un chef coutumier. Ainsi, le 16 et
17 décembre 2018, les membres de la communauté Batende ont, avec
l’assentiment tacite du gouverneur de la province et futur gouverneur

49. Loi n° 15/015 du 25 août 2015 fixant le statut des chefs coutumiers, Journal officiel, 31 août
2015, art. 35.
50. « Kasaï-Oriental : installation des chefs coutumiers sur fond des conflits tribaux à Miabi »,
Radio Okapi, 29 mars 2011, disponible sur : www.radiookapi.net.
Les pouvoirs coutumiers en RDC… Jean Battory et Thierry Vircoulon

de Kinshasa, Gentiny Ngobila, assassiné plus de 890 personnes - les


Batende estimant que les Banunu essayaient d’accaparer des droits
fonciers coutumiers sur leurs terres 51. En décembre 2019, un conflit
violent a éclaté entre les chefferies des Bakua Kanyinga et des Bakua
Ndayi au sujet de l’accès à des forêts dans la province du Kasaï
Central 52.
Ces conflits locaux sont innombrables. Rien que dans les provinces
kasaïennes, plus d’un millier de conflits ont été dénombrés de 2002 à
2015 53. Ils portent généralement sur l’accès à des ressources essentielles
(foncières et autres) pour les communautés concernées. La gestion des
terres par les chefs coutumiers est à l’origine de nombreux conflits. Il
n’est pas rare que des chefs coutumiers accaparent des terres
communautaires ou soient en conflit avec des membres de leur
communauté sur des limites foncières. Dans les Kivus, les chefs
coutumiers ont profité des lacunes de la loi de 1973 pour accaparer des
terres coutumières qu’ils ont fait enregistrer à leur nom. Le conflit entre
Barundi et Bafuliru dans la plaine de la Ruzizi à la frontière de la RDC
et du Burundi illustre bien ces compétitions armées pour la terre et
l’instrumentalisation de la coutume par certains leaders
communautaires. En 2012, le chef coutumier des Bafuliru a fait
assassiner le chef coutumier des Barundi pour réimposer un chef
Bafuliru. L’un des arguments avancés alors était que les terres des
Barundi étaient des terres ancestrales des Bafuliru, occupées
illégalement depuis le XIXe siècle. Derrière ce conflit de pouvoir, se
dessinent des compétitions pour l’accès au foncier et la relance
d’installations agro-industrielles 54.
Les mécanismes institutionnels de gestion des litiges coutumiers
par les administrateurs de territoire, les gouverneurs et en dernier
ressort le ministre en charge des affaires coutumières (avec l’appui de
conseils consultatifs), manquent d’efficacité, voire sont pervertis par des
interférences ethnico-politiques. De ce fait, ces litiges locaux peuvent
facilement s’emballer et donner lieu à une révolte locale qui évolue en

51. Rapport de mission d’enquête spéciale sur les violences intercommunautaires des 16 et
17 décembre 2018 dans le territoire de Yumbi, Bureau conjoint des Nations unies aux Droits de
l’Homme, mars 2019.
52. « Kasaï-Central : un conflit champêtre dégénère à Dimbelenge », Radio Okapi, 12 septembre
2018, disponible sur : www.radiookapi.net.
53. K. Kabamba, « Pouvoir, territorialité et conflictualité au Grand Kasaï (République
démocratique du Congo) », Belgeo, n° 2, 2018, disponible sur : journals.openedition.org.
54. Pour plus de détails, lire « Comprendre les conflits dans l’Est du Congo (I) : la plaine de la
Ruzizi », International Crisis Group, rapport Afrique n° 206, 23 juillet 2013, disponible sur :
www.operationspaix.net et « “Conflict Scan” avec les Jeunes de la Plaine de la Ruzizi. Uvira, Sud
Kivu », Search for Common Ground, décembre 2015, disponible sur : www.sfcg.org.

20
Les pouvoirs coutumiers en RDC… Jean Battory et Thierry Vircoulon

conflit provincial. Ainsi en avril 2010, un conflit entre


deux communautés pour l’accès à un étang piscicole avait mené à
l’occupation éphémère de Mbandaka, la capitale de la province de
l’Équateur, par les combattants Enyele 55.

Du rôle des autorités coutumières


dans les périodes de troubles
Les chefs coutumiers ont été impliqués dans les multiples conflits ayant
éclaté à l’indépendance (tentatives de sécession du Katanga et du Kasaï de
1960 à 1963 puis les révoltes des Simba de 1963 à 1965). Lorsque l’Union
Minière du Haut-Katanga a facilité et soutenu la sécession katangaise
(1960-1963), elle s’est appuyée sur un membre de la lignée royale Lunda,
Moïse Tshombe. Le sécessionniste du sud-Kasaï, Albert Kalonji, recourut à
la symbolique du pouvoir coutumier en se faisant proclamer Mulopwe des
Baluba (roi des Baluba). Son « couronnement » eut lieu en avril 1961 et il
donna à l’éphémère État sud-kasaïen le titre de « royaume ». Les rébellions
Simba (1963-1965) se caractérisèrent toutes par un recours aux pratiques
magiques traditionnelles et l’appui des chefs coutumiers pour mobiliser des
troupes. En représailles, aussi bien les rebelles Simba que les forces
gouvernementales assassinèrent les chefs coutumiers considérés comme
favorables au camp adverse. Bien que d’inspiration maoïste, la révolte
muleliste dans le Kwilu eut pour atout et inconvénient de reposer en
grande partie sur l’adhésion des chefs coutumiers et des lemba (les
anciens) des ethnies Pende et Mbunda. Ces derniers rendirent possible
l’implantation du maquis muleliste dans leur territoire mais la révolte
muleliste ne put jamais vraiment dépasser cette assise ethno-territoriale, ce
qui lui fut fatal 56.
Les chefs coutumiers ont été présents lors de la seconde grande
période de troubles qui a commencé dans l’Est de la RDC dans les
années 1990. Ils ont été au premier rang des guerres paysannes qui ont
éclaté de 1991 à 1993 au Kivu, dont l’enjeu était l’accès à la terre des
populations allochtones (les Rwandophones et plus particulièrement les
Tutsis) et qui prirent une dimension régionale avec l’afflux des réfugiés
rwandais au Kivu après le génocide de 1994 57. L’arrivée de Laurent Désiré

55. « L’aventure des Enyele à Mbandaka », Le Phare, 12 avril 2010, disponible sur :
www.lephareonline.net.
56. B. Verhaegen, Mulele et la révolution populaire au Kwilu (République démocratique du
Congo), Paris, L’Harmattan, 2006.
57. P. Mathieu et A. M. Tsongo, « Guerres paysannes au Nord-Kivu (République démocratique du
Congo), 1937-1994 », Cahiers d’études africaines, 1998, p. 385-416, disponible sur :
www.persee.fr.

21
Les pouvoirs coutumiers en RDC… Jean Battory et Thierry Vircoulon

Kabila au pouvoir en 1997 a momentanément ébranlé les pouvoirs


coutumiers qui se sont rapidement adaptés au changement de pouvoir.
Comme Mobutu avant lui, Laurent Désiré Kabila a été courtisé par les chefs
coutumiers tout en les courtisant lui aussi.
En 1998, quand a éclaté la rébellion du Rassemblement congolais pour
la démocratie (RCD), cette dernière s’est appuyée sur les chefs coutumiers
rwandophones et sympathisants dans les Kivus. Après la scission du RCD
en plusieurs entités (le RCD-Goma soutenu par le Rwanda et le RCD-KML
soutenu par l’Ouganda), le RCD-KML a continué à s’appuyer sur les chefs
coutumiers alors que le RCD-Goma a choisi de s’aligner sur le modèle
rwandais et de se défaire des chefs coutumiers. Ces deux stratégies
opposées ont impacté fortement le soutien populaire des deux rébellions.
Lors des élections de 2006 et 2007, les cadres du RCD-KML ont pu se
maintenir tandis que le RCD-Goma a été quasiment balayé.
Les chefs coutumiers kivutiens furent aussi à l’initiative de la
résurgence du mouvement Maï-Maï après l’entrée des troupes rwandaises
en RDC. Au Nord-Kivu, les chefs coutumiers Akilimali des Nyanga en
territoire de Walikale et Bashali des Hunde en territoire de Masisi furent
les premiers initiateurs de cette résistance populaire tandis qu’au Sud-Kivu
les Maï-Maï s’organisèrent autour des mwamis Longangi et Moligi en
territoire de Mwenga et du mwami Mopipi en territoire de Shabunda. Face
à la destruction des « tombes royales » de Kabare (l’ancien royaume des
Bashi du Sud-Kivu), à l’occupation de l’Est congolais par plusieurs armées
étrangères et à la disparition de l’armée congolaise, les autorités
coutumières de ces régions commencèrent une résistance populaire
organisée au niveau ethnique et recrutée dans la jeunesse des villages 58.
Dans un premier temps, les autorités traditionnelles ont considéré les
combattants Maï-Maï comme un instrument utile pour défendre leur
territoire et leur contrôle de l’allocation des terres alors que Laurent Désiré
Kabila avait reconnu des droits coutumiers et établi des chefferies
coutumières pour les Rwandophones dans le Kivu. Ce mouvement de
résistance populaire leur a rapidement échappé du fait des récupérations
de ces groupes combattants par divers acteurs (gouvernement, politiciens,
hommes d’affaires locaux 59, etc.) et de la révolte de la jeunesse contre
l’ordre coutumier. En effet, ces groupes incarnent aussi une révolte de la

58. Le mouvement Maï-Maï fut défini ainsi par ses responsables : « Le mouvement Mai-Mai est un
mouvement des patriotes résistants congolais qui se prennent en charge suite à la démission de
l’État dans ses obligations de protéger la population et de défendre la souveraineté et l’intégrité
du territoire. » Cité dans L. N’Sanda Buleli, Ethnicité et géopolitique au Maniema, op. cit.
59. C. Nasibu Bilali, « Qui arme les Maï-Maï. Enquête sur une situation originale », Groupe de
recherche et d’information sur la paix et la sécurité, n° 5, 2004, disponible sur : www.grip.org.

22
Les pouvoirs coutumiers en RDC… Jean Battory et Thierry Vircoulon

jeunesse rurale contre l’ordre socio-politique coutumier qui fait des cadets,
des inférieurs dans la société rurale. Comme l’a montré l’élimination de
chefs coutumiers par certains groupes Maï-Maï, ces derniers peuvent leur
être hostiles quand ils les considèrent comme des défenseurs de l’ordre
établi 60. Ainsi au centre du Katanga, entre juillet 2002 et mars 2006, les
combattants Maï-Maï du seigneur de guerre Gédéon ont délibérément tué
plus de quarante chefs locaux, se livrant aussi à des actes de cannibalisme
sur ces derniers. Ils voyaient en eux des représentants de l’État et ont
cherché à les éliminer systématiquement de la zone sous leur contrôle 61. De
même au Nord-Kivu, dans le territoire de Walikale, le seigneur de guerre
Maï Maï Ntabo Ntaberi Sheka, candidat aux élections législatives de 2011, a
terrorisé les populations et chefs coutumiers de sa propre communauté
pour influer sur l’enrôlement des électeurs 62. Les chefs coutumiers sont
parfois devenus les cibles privilégiées des seigneurs de guerre dans le cadre
de leur stratégie de pression sur le gouvernement pour être intégrés dans
l’appareil sécuritaire congolais.
Il est révélateur que les tentatives d’unification du mouvement Maï-
Maï aient toujours échoué. Cela résulte de sa matrice d’origine qui reste
ethnique et constitue sa limite. Actuellement, le seul point commun entre
les groupes Maï-Maï, du fait de leurs divisions, réside dans le rejet des
Rwandophones. Formés sur une base locale, ils sont empêtrés dans des
guerres de terroirs, des rivalités coutumières et des luttes économiques. La
relation entre les milices Maï-Maï et le pouvoir coutumier est donc devenue
très complexe et mélange association, collusion, collaboration et rébellion
en fonction des terroirs et des circonstances.

Du rôle des autorités coutumières


dans les conflits avec l’État
Depuis l’indépendance, les autorités coutumières sont ponctuellement
en conflit avec l’État. L’exemple le plus récent de cette conflictualité est
la rébellion Kamwina Nsapu dans les provinces du Kasaï en 2016
et 2017.

60. Cette dimension du mouvement Maï-Maï rappelle ce qu’écrit l’historien Eric J. Hobsbawm sur
le banditisme comme forme primitive de la révolte. E. J. Hobsbawm, Les Bandits, Paris, La
Découverte, 2018.
61. Rapport sur le procès des crimes graves commis au Nord Katanga par l’ex-chef milicien
Gédéon Kyungu Mutanga, Asadho/Katanga, 2008.
62. Pour plus de détails, voir « Congo. Le processus électoral vu de l’Est », International Crisis
Group, Briefing Afrique n° 80, 5 septembre 2011, disponible sur : d2071andvip0wj.cloudfront.net.

23
Les pouvoirs coutumiers en RDC… Jean Battory et Thierry Vircoulon

La rébellion Kamwina Nsapu a éclaté après que les forces de l’ordre


eurent profané les fétiches d’un chef coutumier, le « Kamina Nsapu »,
qu’ils soupçonnaient de préparer une insurrection lors d’une
perquisition en juillet 2016. Le 8 août 2016, Jean-Pierre Mpandi alias
Kamina Nsapu a pris le contrôle de la localité de Tshimbulu avant d’être
tué par les services de sécurité le 12 août 2016. Un mois plus tard, le
22 septembre 2016, des miliciens se réclamant du Kamina Nsapu ont
attaqué la capitale de la province du Kasaï, Kananga. Cette
confrontation a embrasé les cinq provinces limitrophes en quelques
mois et suscité une répression extrêmement violente contre les
populations. En 2017, plus d’un million de personnes ont été déplacées
de force et 35 000 se sont réfugiées en Angola. Pour mener sa
répression, le gouvernement s’est appuyé sur les rivalités ethniques
entre Luba, Pende et Tshokwe et a armé des milices à bases ethniques 63.
Plus qu’un mouvement structuré, la rébellion Kamwina Nsapu a été
un catalyseur du rejet de l’État par les populations rurales. Lors de la
rébellion de Kamwina Nsapu, les insurgés se sont, dans un premier
temps, principalement attaqués aux symboles et représentants de l’État,
toujours perçus comme une intrusion extérieure injuste. Cette révolte a
pris la forme d’une insurrection aux moyens primitifs contre l’État
central et ses services de sécurité. L’organisation administrative des
chefferies reste un point épineux dans les relations entre l’État et les
pouvoirs coutumiers. Dans les provinces des Kasaïs, le mouvement
Kamwina Nsapu est fortement lié à l’expansion des entités coutumières
et aux conflits que cela génère entre communautés mais aussi avec
l’État 64. La révolte Kamwina Nsapu a pris de l’ampleur du fait du
dérèglement des équilibres socio-ethniques engendrés par la
décentralisation tardivement engagée par le régime de Joseph Kabila.

63. Pour plus de détails voir M.-A. Lagrange, « Du désordre comme art de gouverner. La rébellion
Kamwina Nsapu, un symbole du mal congolais », Notes de l’Ifri, Ifri, septembre 2017, disponible
sur : www.ifri.org.
64. « Mettre le feu à sa propre maison. La crise au Kasaï. La manipulation du pouvoir coutumier
et l’instrumentalisation du désordre », Groupe d’étude sur le Congo, New York University,
juillet 2018, disponible sur : congoresearchgroup.org.

24
Conclusion : Des chefferies
incontournables
et éternelles ?

Force est de constater que, depuis leur généralisation par le pouvoir


colonial, les chefs coutumiers ont réussi à préserver leur autorité et leurs
pouvoirs sur le foncier et la justice. Loin d’être des archaïsmes dépassés par
la modernité politique, ils ont su s’adapter aux crises de l’histoire
congolaise, négocier la préservation de leur rôle avec les différents régimes
qui se sont succédé, et s’imposer comme des relais ruraux pour les élites
politiques urbaines. Cette adaptation reflète aussi leur propre
évolution sociologique : la nouvelle génération des chefs coutumiers ne
correspond plus à l’image stéréotypique des chefs de villages illettrés. Pour
autant, ils ne sont pas les seuls relais existants entre le pouvoir politique
urbain et le monde rural. Très implantée en milieu rural, l’Église catholique
a aussi une forte influence dans le « Congo profond ». Les chefs coutumiers
se retrouvent à l’intersection d’intérêts locaux, provinciaux et parfois même
nationaux et sont nécessairement une des parties prenantes des
soubresauts conflictuels qui agitent l’immense territoire congolais et
prennent des formes très diverses.
L’organisation d’élections locales réclamées par l’Église catholique et
la société civile devrait parachever la décentralisation et réduire l’espace du
pouvoir coutumier. Cependant, la délicate cohabitation politique et la
contrainte budgétaire laissent peu d’espoir pour l’organisation de
coûteuses et complexes élections locales durant le mandat de Félix
Tshisekedi. On note également que, même dans les régimes africains
démocratiques, les autorités coutumières ont fait preuve de résilience et
ont survécu à la démocratie locale 65. L’avenir des chefferies dans le Congo
contemporain semble donc assuré.

65. C.-H. Perrot et F.-X. Fauvelle-Aymar (dir.), Le retour des rois. Les autorités traditionnelles et
l’État en Afrique contemporaine, op. cit.
Institut français
des relations
internationales

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