Graeber Khôlle
Graeber Khôlle
Graeber Khôlle
En 1930, John Maynard Keynes prédisait que, à la fin du siècle, la technologie serait suffisamment
avancée pour que des pays comme la Grande Bretagne ou les États-Unis parachèvent la semaine de
travail de quinze heures. Il y plusieurs raisons de penser qu’il était dans le vrai. En termes d’avancées
technologiques, nous sommes quasiment capables de le faire. Et pourtant cela n’est pas advenu. A la
place, la technologie a été mobilisée, autant qu’elle pouvait l’être, pour trouver des façons de nous
faire tous travailler plus. Afin de parvenir à cela, les boulots qui ont été créées sont, dans la réalité,
absurdes. D’énormes cohortes de personnes, passent leur vie entière au travail à effectuer des
tâches dont ils savent secrètement qu’il n’y a aucun besoin de les réaliser. Les dégâts psychologiques
et moraux qui découlent de cette situation sont profonds. C’est une balafre qui traverse notre âme
collective. Et pourtant, pratiquement personne ne parle de cela.
C’est comme si quelqu’un inventait des boulots inutiles juste pour l’amour de nous garder au travail.
Et c’est là précisément qu’est le mystère. Dans le capitalisme, c’est précisément ce qui n’est pas
censé pouvoir advenir. Bien sûr, dans les vieux et inefficaces états communistes comme l’Union
Soviétique, où le travail était considéré à la fois comme un droit et un devoir sacré, le système créait
autant de boulots qu’il était nécessaire (c’est pourquoi dans les magasins de l’Union Soviétique, il
fallait trois vendeurs pour vendre une pièce de viande). Mais bien sûr, c’est le genre de problème
grave que la concurrence et le libre marché sont censés arranger. Si l’on considère la théorie
économique, pour le moins, la dernière chose que ferait une entreprise recherchant le profit serait
de débourser de l’argent pour des travailleurs qu’elle n’a pas vraiment besoin d’employer. Et
pourtant, c’est ce qui arrive.
Le pourquoi n’a clairement rien à voir avec l’économie ; il s’agit de morale et de politique. La classe
dirigeante est convaincue qu’une population heureuse et productive disposant de temps libre est un
danger mortel. D’autre part, il est extrêmement opportun pour cette classe dirigeante que les gens
aient le sentiment que le travail est une vertu morale en lui-même, et que quiconque ne souhaitant
pas se soumettre à une espèce de discipline de travail intense pendant la plupart de ses heures de
travail ne mérite rien.
Il y a ici une profonde violence psychologique. Qui peut commencer à parler de sa dignité au travail
quand il ressent secrètement que son job ne devrait pas exister ? Comment cela ne pourrait-il pas
créer un sentiment de rage profonde et de la rancœur ? C’est un coup de génie de notre société, que
nos dirigeants ont bien compris, que celui qui consiste à garantir que cette rage soit dirigée
précisément contre ceux qui font encore ouvrage utile, comme dans l’exemple des ébénistes qui
font frire du poisson. Par exemple, il semble qu’il y ait une règle générale qui veut que plus le travail
que vous faites est utile et bénéficie aux autres, moins vous êtes payés pour le faire. Une mesure
objective de cela est difficile à établir, mais l’un des moyens les plus simples de s’en faire une idée
est de se demander : que se passerait-il si cette classe entière de travailleurs venait simplement à
disparaître ? Pensez ce que vous voulez des infirmières, des éboueurs, des mécaniciens, c’est
évident que s’ils venaient à disparaître dans un nuage de fumée, les résultats seraient immédiats et
catastrophiques. Un monde sans professeurs ou sans dockers serait bientôt plongé dans de graves
problèmes, comme un monde sans écrivains de science-fiction ou musiciens de ska serait clairement
un monde moins riche. Ce n’est pas si clair la façon dont l’humanité souffrirait en cas de disparition
similaire de tous les directeurs d’entreprises de capitaux privés, de tous les lobbyistes, de tous les
experts en relations publiques, de tous les assureurs, télémarketeurs, huissiers ou de tous les
consultants. Beaucoup pensent que le monde pourrait sensiblement s’améliorer.