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Revue européenne des sciences sociales

European Journal of Social Sciences

XLI-127 | 2003
Pour une autre science sociale
XXe colloque annuel du Groupe d’Étude « Pratiques sociales et théories »

Gérald Berthoud (dir.)

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/ress/498
DOI : 10.4000/ress.498
ISSN : 1663-4446

Éditeur
Librairie Droz

Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2003
ISBN : 2-600-00912-4
ISSN : 0048-8046

Référence électronique
Gérald Berthoud (dir.), Revue européenne des sciences sociales, XLI-127 | 2003, « Pour une autre science
sociale » [En ligne], mis en ligne le 27 novembre 2009, consulté le 04 mars 2020. URL : http://
journals.openedition.org/ress/498 ; DOI:10.4000/ress.498

Ce document a été généré automatiquement le 4 mars 2020.

© Librairie Droz
1

NOTE DE LA RÉDACTION
Actes édités par Gérald Berthoud avec la collaboration rédactionnelle de Frédéric Ischy
et Sabine Kradolfer

Revue européenne des sciences sociales, XLI-127 | 2003


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SOMMAIRE

Pour une autre science sociale


Gérald Berthoud

Individuation et individualisation
Vincent Descombes

Naturalité et civilité du monde social


Patrick Pharo

Conjectures sur le social et les sciences sociales


Dany-Robert Dufour

D’autres approches du social


Marc Guillaume

Penser et classer dans les sciences humaines


Claude Raffestin

Héros et anti-héros ? Intérêts de connaissance et nouvelles rationalisations institutionnelles


Michel Lallement

Enquête liminaire sur l’intérêt d’une conception ludique de l’imaginaire pour les sciences
sociales
Nathalie Zaccaï-Reyners

Sciences sociales et histoire


Giovanni Busino

Pour une sociologie de l’objet mondialisation


Jean-Luc Metzger

De la sociologie à la science sociale ?


Giovanni Busino

Pour une épistémologie de la fragilité


Plaidoyer en vue de la reconnaissance scientifique de pratiques transfrontalières
Philippe Corcuff

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Pour une autre science sociale


Gérald Berthoud

1 Tel était le thème du XXe colloque annuel organisé par le Groupe d’Etude « Pratiques
sociales et Théories »1. Pour orienter les communications et les discussions, un texte de
présentation avait été distribué à l’avance. Il est repris ici in extenso :
2 « La fin des certitudes, le déclin des vérités, la crise de la raison, l’échec des grandes
idéologies ont transformé nos vies en spectacles et même en simulacres. Les sciences
humaines et sociales sont désemparées face à une socialité éclatée. Sans valeurs
partagées, nos existences individuelles et collectives sont privées de sens.
3 Faut-il s’accommoder d’une telle situation, s’enfermer dans le confort de l’érudition
académique ou céder aux tentations scientistes ? Peut-on alors prétendre à une
connaissance intégrale des sociétés, quand nos savoirs sont partiaux et
ethnocentriques, méfiants à l’égard des valeurs antagonistes, des représentations
diverses du social, des sentiments et des désirs qui travaillent des formes de socialité
refoulées ? Faut-il continuer à faire confiance aux sciences sociales dont le souci majeur
semble être celui de redoubler la vision économique du monde, de naturaliser la réalité
culturelle qu’elles devraient au contraire dévoiler ? Comment comprendre et expliquer
l’émergence du nouveau, saisir ce qui est autre alors que le causalisme ramène le
complexe à l’identique et au banal, alors que l’objectivisme réduit le discontinu au
continu et les multiples dimensions de l’expérience sociale aux seuls aspects
mesurables ou formalisables ? Le colloque voudrait ainsi aborder une question majeure.
Celle de savoir si la démarche comparative, fondée sur des observations interculturelles
et transhistoriques et la pratique du doute méthodologique ne constituent pas les pré-
conditions d’une science sociale autre ?
4 Le contraste entre nous et les autres, aujourd’hui et autrefois, montre certes
l’originalité de notre société, mais aussi des permanences propres à l’ensemble de
l’humanité. Nous pourrions ainsi comprendre comment le mode de représentation du
réel contribue en même temps à construire la réalité sociale et pourquoi les normes de
comportement excluent que d’autres voies soient possibles et d’autres alternatives
envisageables. En d’autres termes, l’imaginaire des sociétés échapperait-il aux divers
déterminismes ?

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5 Le colloque pourrait encore s’engager dans une analyse critique des savoirs dominants,
dans leur constitution, leurs résultats et leurs fonctions sociales. D’autre part, en
recherchant une autre manière de voir le réel dans ses multiples dimensions, il aurait
également l’ambition d’établir un inventaire critique des pratiques sociales (actions
finalisées ou mode de communication totalisant; champ exclusif de la rationalité ou
pluralité de significations; phénomènes formalisés ou expressions d’une complexité
irréductible).
6 Toutefois cette insistance sur les pratiques sociales, dans toutes leurs singularités, dans
la richesse de leurs expressions comme dans leurs banalités quotidiennes, ne signifie
pas le choix exclusif d’une orientation impressionniste, phénoménologique ou encore
subjective. Au contraire, la réflexion sur le réel doit s’inscrire dans un mouvement
dialectique propre à rendre compte des structures et des pratiques sociales dans leur
réalité ou leur potentialité créatrices.
7 C’est dire que la critique du regard simplificateur des fonctionnalismes et des
déterminismes ne devrait pas nous entraîner dans une réduction inverse. Nous croyons
au contraire à la possibilité d’élaborer une science sociale qui accepte pleinement la
créativité de l’imaginaire et du symbolique. Pourraient ainsi coexister la raison
abstraite de la tradition culturelle dominante et les théories universalisantes avec une
lecture compréhensive de la réalité sociale, sensible à la pluralité des mondes et à la
vie »2.
8 En principe, chaque intervenant a présenté sa contribution sur l’un ou l’autre aspect de
ce texte de présentation. Pour les débats, ce même texte a fourni trois interrogations ou
trois thèmes relativement bien circonscrits, pour éviter le risque d’une dispersion :
1. le social et l’idée de société comme objet propre des sciences sociales;
2. le social à l’épreuve de la (post)modernité;
3. la démarche comparative : condition d’une science sociale autre ?

9 Inutile d’insister sur le fait qu’il aurait fallu rendre compte de la cohérence de ces trois
interrogations pour évaluer sans concession nos savoirs, sans omettre la diversité des
points de vue et surtout l’existence de positions méthodologiques et théoriques
radicalement différentes, telles qu’elles sont clairement apparues dans les exposés et
dans les discussions tout au long du colloque. Et pourtant je ne peux qu’avancer de
brèves remarques, en effleurant au mieux quelques aspects de ces interrogations
fondamentales.

Le social et l’idée de société comme objet propre des


sciences sociales
10 Une première interrogation inévitable, mais lourde de désaccords, porte sur
l’irréductible dimension sociale de la condition humaine. Ce qui devrait nécessairement
conduire à discuter la notion de société, cette catégorie centrale de la tradition
sociologique. Aussi avant même de se pencher sur les multiples « problèmes de la
société », c’est l’idée même de société qu’il faut s’efforcer d’expliciter. Pour s’engager
dans une telle voie, plusieurs exigences s’imposent immédiatement. A commencer par
distinguer clairement les notions conjointes du social et de la société comme catégories
du sens commun3 et comme concepts d’une vision savante. Mais surtout, il importe de

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poser dès le départ l’existence de plusieurs visions savantes, qui s’affichent le plus
souvent comme exclusives, en niant ainsi leur possible complémentarité.
11 Trois visions, plus ou moins bien attestées, s’imposent. Deux d’entre elles, au niveau de
leurs principes surtout, sont depuis longtemps l’objet de discussions, au point
d’enfermer les débats dans un va-et-vient permanent entre elles (voir, entre autres,
Cuin 2002). Tels sont, selon des expressions largement reconnues, l’individualisme
méthodologique et le holisme. Mais quand il s’agit de leur mise en œuvre, dans des
recherches empiriques, les credos individualiste et holiste ne présentent plus la même
cohérence. Le fait même de savoir si l’individu devrait être le point de départ de
l’analyse, ou au contraire la société, apparaît clairement comme une impasse. En
dehors des limites étroites d’une théorisation, une telle question est dépourvue de sens.
Même pour les tenants d’un individualisme méthodologique affirmé avec force, la
figure de l’individu n’est guère concevable sans la moindre allusion à un contexte. De
même, un holisme pur est introuvable, sauf dans les représentations proprement
caricaturales de ceux qui voient dans la démarche individualiste la seule vérité
méthodologique. En bref, penser le rapport social à partir d’une totalité ou d’un
individu, posés, chacun à leur manière, comme une antériorité logique, paraît
inconcevable.
12 La tendance générale à enfermer l’opposition individu et société dans une dichotomie
relève donc d’une simplification trompeuse. Elle pose, entre autres, que la société serait
une réalité extérieure aux individus. Mais tout être humain est de manière irréductible
un être social. Inutile d’insister sur la difficulté majeure de rendre compte d’une telle
tension, propre à toute personne, entre ce qui relève de sa volonté et des règles, des
normes et des valeurs qu’elle a intériorisées. Tout être humain, aussi individualisé soit-
il, implique un ensemble d’institutions propres à inscrire ses actions et ses idées dans
un univers normatif plus ou moins bien défini4. Autant dire que la question de savoir
qui, de l’individu ou de la société, est premier, est dépourvue de sens, sauf à s’enfermer
dans une perspective proprement dichotomique (voir, par exemple, Elias 1991 : 54).
13 Ce qui revient à dire que toute tentative pour expliquer et comprendre l’être humain
dans son individualité comme dans sa socialité se heurte à d’évidentes limites. Partir de
l’individu ou de la totalité sociale pourrait s’envisager au mieux comme une vérité
partielle. C’est dire combien l’individualisme méthodologique et le holisme peuvent
apparaître comme deux positions extrêmes, pour saisir le monde humain dans toute sa
complexité. Si l’on en vient à accepter qu’entre l’individu et la société il n’y a
rigoureusement aucune antériorité chronologique et logique5, la seule voie équilibrée
est celle qui s’inscrit dans les limites d’une vision relationnelle. En d’autres termes,
réfléchir sur « la part que joue la vie sociale dans la vie humaine » (Mauss 1996 : 236)
équivaut à privilégier l’idée de relation. Ou encore le social correspond, entre autres, à
un système de relations. A l’encontre d’une démarche de type naturaliste 6, le savoir sur
la composante sociale de la condition humaine doit considérer un ensemble de
relations propres à tenir les hommes ensemble. L’objet de connaissance n’est donc pas
le monde comme tel, mais l’être humain dans sa relation nécessaire avec le monde,
avec les autres et avec lui-même. Plus encore, aucune expérience humaine ne peut
s’inscrire dans l’immédiateté. Même dans la relation de soi à soi, l’existence d’un tiers
renvoie à une instance institutionnelle7. Tout tiers symbolise un ensemble de valeurs
partagées. Mais comme entre-deux, ou comme médiation, le tiers unit et sépare tout à
la fois8.

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Le social à l’épreuve de la (post)modernité


14 Mais dans le monde dit (post)moderne, l’idée même de « faire société », à travers
diverses formes de socialité, est soumise à de nombreuses critiques. On en vient ainsi à
considérer que le concept de société, ou encore la vision relationnelle du social, ont
bien occupé une place centrale dans le développement des sciences sociales et plus
spécifiquement de la sociologie. Mais aujourd’hui, non seulement on s’interroge pour
savoir si un tel concept est encore essentiel et pertinent, mais on va jusqu’à proclamer
qu’il serait tout simplement dénué de sens, sauf pour un usage propre au sens commun.
15 Plusieurs auteurs affirment qu’ils renoncent au concept de « société », pour le
remplacer, par exemple, par des notions en vogue comme flux ou réseaux (voir Urry
2000). Un sociologue comme Touraine défend une voie proprement asociologique, en
affirmant que la sociologie ne peut plus être le savoir dont l’objet serait le social ou la
société (voir 1987 et 1998). Pour lui, en effet, « le triomphe du capitalisme imposa l’idée
d’un affaiblissement des contraintes sociales et politiques » et « la différenciation
croissante entre les sous-systèmes sociaux, chacun possédant sa logique propre,
devenant étrangers les uns aux autres enlève tout contenu à l’idée même de société »
(1998 : 123). De même, pour Touraine encore, le processus de la globalisation
entraînerait des effets au niveau social et politique. Telles seraient les tendances à une
déliaison du lien social et à une fragilisation de l’Etat-nation (1998 : 130-31).
16 Dans une telle perspective, toute idée du social ou de la société se ramène à une
métaphore du marché. Selon une représentation diffuse, toute relation entre personnes
et entre groupes serait régulée selon la logique de l’offre et de la demande. Une
manière de faire disparaître toute trace de relation sociale, ramenée à de stricts
échanges calculés. Une telle dérive individualiste est diversement qualifiée de
dépersonnalisation, de désymbolisation, de désocialisation. Pour d’autres, elle est vue
de manière positive comme une avancée dans la voie d’une rationalisation des relations
humaines. Mais pour les uns comme pour les autres, l’individu, dans ses rapports avec
l’Etat et le marché, se sent à ce point libéré de toute obligation interpersonnelle qu’il
peut en arriver à penser qu’il n’est plus « en société », mais dans une atmosphère
marchande propre à permettre l’optimisation de toute chose, dans une ambiance de
concurrence généralisée.
17 Dans de telles conditions, les sciences sociales, dans leur vocation à penser l’homme et
la société dans le temps et dans l’espace, sont de plus en plus confrontées à un monde
dont l’intelligibilité semble devenue insaisissable, ou du moins envisageable de manière
parcellaire, au point de verser dans l’insignifiance. Marquée par des formes multiples
de violence et un sentiment accru d’insécurité, des relations interpersonnelles aux
rapports entre Etats et entre entités religieuses et culturelles, la vie humaine semble
s’inscrire toujours davantage dans de purs rapports de force. Ou encore, elle se réduit à
une lutte absurde et déshumanisante pour l’acquisition infinie du pouvoir et de la
richesse.
18 Même en relativisant cette perception d’une déliaison générale, le lien social semble
devoir se construire dans le seul temps présent. Disparaît ainsi toute référence au
passé, vu comme dépassé et à l’avenir, en raison de l’absence de toute attente explicite.
Ce possible enfermement dans un présent sans véritable mémoire et sans projet, ou
sans perspective d’avenir, permettrait de comprendre pourquoi la cohésion sociale est

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si fragile. La double relation au passé et à l’avenir, constitutive de toute société, serait


donc en crise. Comment une société, sans valeurs partagées inscrites dans l’histoire et
dans les traditions culturelles, mais aussi sans véritable vision d’avenir, pourrait-elle
orienter ses membres pour donner un sens à leur existence et leur permettre de vivre
ensemble ? Faut-il penser que chaque individu, bien que sans repère et sans
perspective, soit à proprement parler le maître de sa vie et admettre ainsi la viabilité
d’un pluralisme extrême des valeurs ?
19 Il serait tout à fait réducteur d’en rester à une évaluation aussi rapide et simplificatrice.
Contre ce désordre destructeur et contre l’absence de tout horizon mobilisateur, des
forces sont à l’œuvre pour tenter d’ordonner le monde d’une certaine manière et pour
y donner un sens.
20 Mais prises dans une telle confusion de mouvements et de contre-mouvements, les
sciences sociales sont-elles encore en mesure d’élaborer des savoirs propres à éclairer
de manière significative les multiples ambivalences, paradoxes et contradictions des
pratiques individuelles et collectives ? Ne faudrait-il pas plutôt parier sur la disparition
de ces sciences ? Ou tout au moins, ne faudrait-il pas constater une tendance toujours
plus forte visant à réduire les sciences sociales à des disciplines pragmatiques, centrées
sur la fonctionnalité du monde dans un univers de sens donné ?
21 Sans pouvoir donner des réponses assurées sur ces questions proprement existentielles,
il semble bien que la raison d’être de ces savoirs, partiellement imposée et largement
acceptée, est de contribuer à apporter des solutions à des problèmes définis dans les
champs politico-administratif et économique. Une telle pratique fragmentaire des
sciences sociales favorise, voire impose, une « attitude technique ». Et du même coup,
l’exigence de la réflexion, de l’interrogation fondamentale et des spéculations
théoriques tend à disparaître, ou tout au moins à être marginale. Faut-il alors penser
que la seule figure reconnue soit celle du technicien du social, spécialisé dans la collecte
et le traitement de données, en vue d’une hypothétique aide à la décision ? Mais plus
radicalement, soumises aux exigences accrues de la politique de la recherche et de la
formation, les sciences sociales sont fragilisées face aux domaines privilégiés des
technosciences ou de l’économie.

La démarche comparative : condition d’une science


sociale autre ?
22 Et pourtant le développement d’une science sociale responsable et proprement
inventive supposerait la valorisation d’une interrogation fondamentale sur l’être
humain et la société, dans le sillage de toute une tradition occidentale. Depuis plusieurs
siècles, une élite intellectuelle très minoritaire s’est efforcée de connaître d’autres
sociétés que la sienne, pour en retour s’interroger sur ses propres fondements
culturels. Nul doute que la modernité, au contraire des autres cultures et dans le sillage
de la Grèce ancienne, a toujours tenté de connaître d’autres sociétés. Mais cette
connaissance accrue a permis d’abord d’exercer de multiples formes de violence à
travers le monde. La modernité politique et économique s’est ainsi manifestée par la
conquête, la domination et l’exploitation, sans compter la violence religieuse de la
conversion. Il n’en reste pas moins que cette manière d’imposer la réalisation d’un seul
monde, par l’usage de la force souvent la plus brutale et légitimée par l’alibi d’une

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« mission civilisatrice », ou encore du « fardeau de l’homme blanc », ne constitue pas la


seule modalité de la relation de la modernité avec l’altérité culturelle 9.
23 Autant dire que ce désir ou cette passion de connaître, propre à la modernité, permet,
entre autres, une pratique de la décentration culturelle, en relativisant la
représentation dominante de la modernité, défendue comme une nouveauté historique
et culturelle radicalement différente, ou comme un absolu, à partir duquel toute réalité
sociale et historique serait évaluée et hiérarchisée10. Contre ce conformisme ambiant, la
tâche qui incomberait à une science sociale renouvelée serait celle de la critique comme
condition préalable à toute tentative constructive. Ce moment constructif supposerait
de pouvoir prendre ses distances avec les prescriptions de la culture moderne. A cette
condition seulement, l’horizon intellectuel serait suffisamment dégagé pour envisager
de possibles éléments universellement partagés, ou encore des invariants socio-
anthropologiques11. C’est dire qu’un « savoir élaboré dans les limites d’une culture
définie ne peut s’arroger le droit à l’universalité […] Un savoir légitime et pertinent sur
l’homme et la société doit impérativement concevoir l’humanité à la fois dans son unité
et dans sa diversité. Reconnaître dans le présent la permanence du passé et dégager les
principes de notre condition humaine, au-delà de la diversité des sociétés et des
cultures, c’est rejeter toute distinction radicale entre l’histoire, l’anthropologie et la
sociologie. Telle devrait être l’exigence primordiale pour contribuer à construire un
savoir effectif sur la complexité humaine » (Berthoud et Busino 2000 : 13-14).
24 Une telle démarche devrait constituer la seule voie possible pour penser l’« unité-dans-
la-diversité » de l’humanité. Elle suppose une mise en perspective réciproque des
sociétés et des cultures et, de manière ultime, un éclairage sur la condition humaine.
Merleau-Ponty a exposé très brièvement, mais très clairement, les exigences d’un tel
savoir comparatif. Pour lui, « le savoir sera fondé sur ce fait irrécusable que nous ne
sommes pas dans la situation comme un objet dans l’espace objectif, et qu’elle est pour
nous principe de curiosité, d’investigation, d’intérêt pour les autres situations, comme
variantes de la nôtre, puis pour notre propre vie, éclairée par les autres, et considérée
cette fois comme variante des autres, finalement ce qui nous lie à la totalité de
l’expérience humaine, non moins que ce qui nous en sépare » (1960 : 137-138).
25 Nécessairement conditionnée par notre univers culturel, une telle comparaison vise à
dégager un savoir sur les autres et simultanément à nous comprendre nous-mêmes, ou
tout au moins à nous voir autrement que ce que nous croyons être. Cette idée n’est
certes pas nouvelle, comme peuvent l’attester les œuvres de Montaigne 12, Rousseau13 et
Montesquieu14, pour ne citer que ces trois précurseurs majeurs15.
26 Mais le recours à quelques auteurs contemporains devrait s’imposer, pour saisir
pleinement les exigences méthodologiques et théoriques d’une comparaison effective.
Avec Mauss, entre autres, nous ne pouvons plus considérer les diverses formes
d’altérité culturelle simplement comme un passé dépassé, mais comme un miroir, qui
devrait nous faire prendre conscience de ce que nous refoulons, quand nous croyons
pouvoir nous définir exclusivement comme des êtres individualistes et une société
libre-échangiste, par exemple. Une vision aussi réductrice de nous-mêmes constitue un
obstacle majeur pour toute démarche en sciences sociales.
27 Pour la comparaison fondamentale, prônée et pratiquée par Dumont (1983 : 17), les
difficultés sont encore accrues. Inévitablement, la comparaison est d’abord une
traduction, surtout quand il s’agit de mettre en rapport deux entités éloignées dans le
temps et dans l’espace. Les manières de penser et d’agir des autres ne peuvent

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s’exprimer que dans notre propre langage. Ou encore, nos idées sur le monde ne
peuvent se formuler que dans les limites de nos catégories d’analyse. Aussi, comment
comprendre l’autre à partir de nos propres termes de référence, même si ces derniers
sont à leur tour soumis à l’éclairage de l’altérité, appréhendée, il est vrai, à l’aide de ces
mêmes termes ? Faut-il voir dans ce mode de connaissance une pure tautologie ? Tel est
évidemment l’obstacle majeur de toute démarche comparative, qui peut aisément se
réduire à un raisonnement analogique, ou même se rabattre sur une assimilation vague
et confuse. Sauf, sans doute, à envisager ce va-et-vient de nous aux autres et des autres
à nous à l’intérieur d’une dynamique, qui renforce progressivement la qualité
comparative des termes de référence.
28 Plus fondamentalement, il ne s’agit pas d’une simple question de vocabulaire. Une
comparaison-traduction, établie, entre autres, à partir de catégories comme « intérêt »,
« échange », « capital » et « marché », généralisées à l’ensemble de la vie individuelle et
collective, se fermerait à la compréhension de toute altérité, ramenée à une modalité
inférieure du modèle de référence. Mais, simultanément, le danger est bien de nous
méprendre sur la signification profonde de nos pratiques et de nos idées, en redoublant
simplement les représentations immédiates que notre société se fait d’elle-même, ou en
tombant dans le piège des préjugés les plus répandus 16.
29 Certes, ces catégories rendent possible, pour nous, la compréhension du monde, mais
entraînent paradoxalement une incompréhension des autres et finalement de nous-
mêmes. Ces notions du lexique (néo)libéral trouvent un sens en dehors de la sphère
proprement économique, au point de structurer une vision du monde largement
partagée. Des catégories propres à orienter les pratiques individuelles et collectives, qui
expriment tout à la fois une vérité humaine, un univers de sens, des normes et des
valeurs spécifiques. Constitutives du langage ordinaire et largement diffusées par
l’ensemble des médias, ces catégories sont reprises dans les discours savants sur l’être
humain et la société. Mais le moindre travail rigoureux sur la portée des mots et sur la
nécessité d’en établir la généalogie se heurte inévitablement à l’usage généralisé de
mots confus et du même coup souvent interchangeables. Dans un tel conformisme
intellectuel, nombre de travaux en sciences sociales ne font que redoubler la vision du
monde dominante. Ils en viennent à diffuser des affirmations tenues pour vraies sans
véritable argumentation.
30 Maints travaux en sciences sociales, faute d’une telle mise en perspective, ne sont pour
ainsi dire que des répliques savantes de la manière commune et réductrice de penser le
monde. Ces travaux n’apportent aucune contribution effective pour comprendre la
réalité humaine et sociale; ils ne font que conforter la justification idéologique imposée
par de nombreux décideurs. Contre le risque d’une telle insignifiance, une science
sociale inventive se devrait aujourd’hui de poursuivre dans la voie tracée par toute une
pensée anthropologique ouverte sur le monde. Encore faudrait-il expliciter clairement
les conditions à partir desquelles une inventivité effective serait envisageable. A
commencer par admettre que toute compréhension de la condition humaine passe par
un savoir propre à concevoir les relations, toujours ambivalentes et paradoxales, entre
la nature qui n’est pas réductible à un construit social et la culture, entre le passé et le
présent, ou encore entre « nous » et les « autres ».

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BIBLIOGRAPHIE

Références
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NOTES
1. Cette rencontre s’est déroulée à l’Institut d’anthropologie et de sociologie de l’Université de
Lausanne, les 12 et 13 juin 2003. Huit intervenants ont présenté, au cours de la première journée,
des exposés qui sont repris ici. La deuxième journée a pris la forme d’un « colloque fermé ». Aussi
bien les contributions individuelles que l’ensemble des débats et des points de vue auraient dû
être repris, discutés et approfondis, dans cette introduction. Et surtout le thème général du
colloque aurait dû être clarifié et explicité. Malheureusement ce travail de synthèse, guère
possible dans un temps relativement court, n’a pas pu être mené à terme. Sous sa forme actuelle,
il n’est qu’une rapide ébauche pour respecter les exigences impératives d’un programme de
publications.
2. Ce texte de présentation est une version légèrement modifiée d’un « manifeste » du Groupe
d’Etude « Pratiques sociales et Théories » (voir Berthoud et Busino 1995 : 22).
3. Le sens commun de société et des termes qui lui sont liés, comme social, sociétal, sociabilité, ou
encore socialité, renvoie à l’idée générale d’association ou de réunion, marquées par des relations
durables. Mais déjà au niveau du sens commun, l’idée du social est ambiguë. Comme terme
englobant, elle qualifie l’ensemble des relations constitutives d’une entité collective ou d’une
société. Mais comme terme plus spécialisé, elle circonscrit une dimension particulière de la vie
collective, vue comme extérieure aux sphères économique et politique. Telles sont les références,
entre autres, au mouvement social, à la sécurité sociale, au travail social, ou encore au service
social. Une ambiguïté qui se retrouve au niveau de la vision savante du social.
4. La notion d’institution doit être envisagée dans le sens large de « règles publiques d’action et
de pensée », selon la perspective clairement avancée par Mauss (1968 : 25). A suivre, par exemple,
Ricœur, « le langage est la grande institution – l’institution des institutions – qui nous a chacun
dès toujours précédé » (1985 : 400).
5. Voir Piaget pour qui ce problème de l’individu et de la société revient à se demander « si l’œuf
est venu avant la poule ou la poule avant l’œuf ». Et de répondre qu’ « il y a une corrélation sans
antériorité assignable » (voir Mauss 1969 : 299). Sur la position de Piaget sur ce point, voir
Berthoud et Busino (1991).
6. Il ne s’agit nullement de promouvoir une opposition radicale entre nature et culture. Par
exemple, Lévi-Strauss, qui passe pour celui qui a défendu avec force une telle opposition, insiste
sur le fait que l’être humain est un « être vivant » (1973 : 53).
7. « Aussi longtemps qu’il n’y a que deux, il n’y a pas de société. Il doit y avoir un troisième
terme » (Castoriadis 1986 : 54).
8. Sur la portée paradigmatique du don de Mauss comme relation triadique, voir Descombes
(1996 : 237).

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9. Une telle ambivalence se retrouve, par exemple, dans la controverse entre Caillois et Lévi-
Strauss. Pour le premier, « la curiosité à l’égard des autres cultures m’apparaît essentielle. Si l’on
me demandait […] de désigner la supériorité principale et, si possible, la supériorité incontestable
de la civilisation occidentale, je répondrais sans hésiter que c’est d’avoir enfin produit des
ethnographes » (1955 : 65). Dans sa réponse, Lévi-Strauss rétorque qu’« une juste appréciation
des immenses conquêtes de l’Occident ne m’empêche pas de percevoir l’étrange paradoxe qui lui
a fait créer les ethnographes au moment même où il entreprenait la destruction de l’objet des
études qu’il leur reconnaît; ni de prendre conscience du rôle d’alibi que nous sommes contraints
à jouer » (1955 : 1214).
10. Interroger les vérités situées de la culture dite moderne ne signifie en aucune manière une
défense du relativisme enfermant chaque culture dans les limites de ses propres normes. Mais
refuser l’irréductibilité des cultures n’implique pas nécessairement de verser dans l’orthodoxie
de l’universalisme abstrait. Une démarche pleinement comparative devrait porter, de manière
ultime, sur l’unité fondamentale de l’humanité.
11. Faut-il penser que même s’il était possible de dégager des invariants, ces derniers ne nous
apporteraient rien du point de vue théorique et épistémologique, en raison de leur abstraction et
donc du fait qu’ils seraient non-opératoires. Sauf à rechercher ces invariants à partir de la
question majeure qui porte sur le sens de l’humanité de l’homme. Une réponse, fondée ici sur la
contribution de Marcel Mauss, voit dans le don, comme terme générique, un phénomène
universel, même s’il s’actualise sous des formes variables selon les contextes culturels et
historiques. Avec le don, dans une perspective maussienne, l’humanité, partout et toujours, se
constitue à partir d’une telle matrice, ou d’un tel invariant universel socio-anthropologique.
12. Dans le chapitre « Des cannibales » de ses Essais (1580), Montaigne affirme : « Il n’y a rien de
barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle
barbarie ce qui n’est pas de son usage; comme de vray, il semble que nous n’avons autre mire de
la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes »
(1962 : 203).
13. Dans son Essai sur l’origine des langues (1755), Rousseau énonce la règle fondamentale de toute
démarche anthropologique : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi;
mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin; il faut d’abord observer les
différences pour découvrir les propriétés » (1968 : 89).
14. Dans De l’esprit des lois (1748), Montesquieu affirme : « J’appelle ici préjugé, non pas ce qui fait
qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même » (1979 : 116). De
manière comparable, Malinowski n’hésite pas à avancer à la fin de son « magnum opus », Les
Argonautes du Pacifique occidental (1922) : « Il ne nous sera pas possible de parvenir au but suprême
assigné par Socrate, qui est de se connaître soi-même, si nous ne sortons jamais du cercle étroit
des coutumes, des croyances et des préjugés qui, dès notre naissance, nous emprisonne » (1963 :
589).
15. Avec le redécouverte de l’antiquité gréco-romaine à la Renaissance, « on reconnaissait
qu’aucune civilisation ne peut se penser elle-même, si elle ne dispose pas de quelques autres pour
servir de terme de comparaison. La Renaissance a retrouvé, dans la littérature ancienne, des
notions et des méthodes oubliées; mais plus encore, le moyen de mettre sa propre culture en
perspective, en confrontant les conceptions contemporaines à celles d’autres temps et d’autres
lieux » (Lévi-Strauss 1973 : 319-320).
16. En posant que l’être humain est fondamentalement un être vivant, la comparaison avec le
monde animal est tout aussi essentielle que la comparaison entre les sociétés ou entre les
cultures (Berthoud et Busino 1999).

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AUTEUR
GÉRALD BERTHOUD
Institut d’anthropologie et de sociologie
Université de Lausanne

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Individuation et individualisation
Vincent Descombes

I. Le problème de l’individu
1. Qu’est-ce qu’une philosophie sociale ?

1 Je me propose de discuter un problème de philosophie sociale. Est-ce qu’une


philosophie sociale est la même chose que ce qu’on appelle aussi une philosophie des
sciences sociales ? Cette dernière appellation peut s’entendre de deux façons, car il y a
deux questions à poser à une science sociale quelconque : en quoi cette discipline est-
elle une science ? En quoi cette science est-elle sociale ? La première de ces questions est
méthodologique : en quoi ces disciplines qu’on réunit sous le nom de « sciences
sociales » sont-elles précisément des sciences ? La seconde de ces questions porte sur
l’adjectif « social ». Et, pour avoir une réponse à faire à cette dernière question, il faut
d’abord accepter de la poser. Je réserverai l’appellation de philosophie sociale à la
formulation et au traitement de la question portant sur le social comme tel. Nous
pouvons ici nous munir d’un critère pour savoir si un penseur a développé une
philosophie sociale. On considérera que quelqu’un a une telle philosophie s’il a pris au
sérieux l’objection que fait Rousseau à la théorie politique des jusnaturalistes et de
Hobbes, et s’il offre une réponse à cette objection. Dans le Discours sur l’origine de
l’inégalité, Rousseau commence sa démonstration par une remarque bien connue, mais
dont la portée n’est pas toujours aperçue :
Les Philosophes qui ont examiné les fondements de la société, ont tous senti la
nécessité de remonter jusqu’à l’état de Nature, mais aucun d’eux n’y est arrivé [...]
Tous [...] ont transporté à l’état de Nature des idées qu’ils avaient prises dans la
société; Ils parlaient de l’Homme Sauvage et ils peignaient l’Homme Civil 1.
2 Les « philosophes » que Rousseau vise ici sont identifiés dans la suite du texte par des
allusions à leurs thèses. Il s’agit de Grotius, Locke, Pufendorf, Hobbes. Ces penseurs ont
cherché à déterminer les fondements de la société. Par « fondements de la société », il
ne faut pas comprendre les bases matérielles, mais les principes normatifs, c’est-à-dire
des fondements qui justifient un ordre social, avec sa répartition des avantages et des
charges. Rousseau observe que les philosophes en question font naître le gouvernement

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d’une transaction entre des hommes naturels, « sans songer au temps qui dut s’écouler
avant que le sens des mots d’autorité et de gouvernement pût exister parmi les
Hommes » (ibid.).
3 L’objection de Rousseau est faite, comme on le voit sur le terrain du langage : comment
les hommes naturels se comprennent-ils ? Comment donnent-ils le même sens aux
mots d’autorité et de gouvernement ? On pourra dire aussi qu’elle est faite sur le
terrain d’une philosophie de l’esprit : quelles idées pouvons-nous attribuer à des
individus placés, par hypothèse, dans un contexte purement naturel (ce qui s’entend ici
comme exclusion du lien social) ?
4 Ainsi, Rousseau fait déjà l’objection qui sera celle de toute sociologie holiste à la
conception individualiste de l’esprit qui est celle des théoriciens du droit naturel
(lorsqu’ils veulent faire naître le droit de propriété et les autorités civiles d’un
consentement des individus, donc d’une convergence de divers calculs individuels).
D’après Rousseau, les philosophes qui ont parlé de l’homme à l’état de nature lui ont
attribué des idées qui sont celles de l’homme social, « des idées qu’ils avaient prises
dans la société ».
5 La question de Rousseau doit donc être prise au sérieux contre Rousseau lui-même, du
moins si ce dernier prétend avoir fourni une autre explication constructiviste à la
question qu’il avait posée. Je propose de tirer de cette réflexion de Rousseau une
définition de la « philosophie sociale ». On pourra demander : X (par exemple, Hegel,
Nietzsche, Bergson, Husserl, Sartre, Wittgenstein) a-t-il une philosophie sociale ? Cela
voudra dire : trouve-t-on chez lui une réflexion sur la différence entre ce qui peut être
fait ou pensé « dans l’état de nature » et ce qui ne peut être fait ou pensé que dans un
« état de société » ? La philosophie sociale permet de dire pourquoi et en quoi une
activité est sociale. Elle détermine ce que c’est que la socialité (et elle peut être amenée
à le faire contre le sens commun).
6 En vertu de cette définition de la philosophie sociale, il faut considérer que Durkheim
ne propose pas seulement une explication sociologique de divers phénomènes, comme
le suicide ou l’évolution des formes de vie religieuse, mais aussi une philosophie sociale.
Il précise cette philosophie dans une note sur le sens du mot « société » destinée à
figurer dans le Vocabulaire de la langue philosophique préparé par la Société française de
philosophie et publié par André Lalande. Je reproduis cette définition :
La grande différence entre les sociétés animales et les sociétés humaines est que,
dans les premières, l’individu est gouverné exclusivement du dedans, par les
instincts (sauf une faible part d’éducation individuelle, qui dépend elle-même de
l’instinct); tandis que les sociétés humaines présentent un phénomène nouveau,
d’une nature spéciale, qui consiste en ce que certaines manières d’agir sont
imposées ou du moins proposées du dehors à l’individu et se surajoutent à sa nature
propre : tel est le caractère des ‘institutions’ (au sens large du mot) que rend
possible l’existence du langage, et dont le langage est lui-même un exemple. Elles
prennent corps dans des individus successifs sans que cette succession en détruise
la continuité; leur présence est le caractère distinctif des sociétés humaines, et
l’objet propre de la sociologie2.
7 L’homme à l’état de nature tel que le conçoit la théorie contractualiste du lien social ne
peut disposer que de ses ressources individuelles (« instincts » et « éducation
individuelle »). Puisque nous le supposons, par hypothèse, extérieur à toute société
particulière, il ne possède pas les manières d’agir que Durkheim appelle institutions. On
note que, dans cette intervention qui exprime sa position la plus réfléchie, le social ne

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se caractérise plus par le seul caractère contraignant ou obligatoire de certaines


conduites, mais par leur caractère complexe. On ne peut pas rendre compte de ces
conduites par les seules capacités naturelles d’un individu, car ces conduites supposent
l’existence du langage qui est aussi l’exemple même d’une institution.

2. Individualisation et socialisation selon Durkheim

8 Dès le moment où la sociologie travaille à s’établir comme une discipline indépendante,


et donc à spécifier l’objet propre de son enquête, elle rencontre une difficulté qui a un
aspect intellectuel ou conceptuel et qui relève donc d’une philosophie sociale.
Durkheim définissait ainsi l’objet de son étude sur La division du travail :
Quant à la question qui a été à l’origine de ce travail, c’est celle des rapports de la
personnalité individuelle et de la solidarité sociale. Comment se fait-il que, tout en
devenant plus autonome, l’individu dépende plus étroitement de la société 3 ?
9 On connaît la réponse que donnait Durkheim. Il distinguait deux formes de la solidarité
entre les parties dans le tout social : la « solidarité mécanique » est fondée sur la
ressemblance des individus dans un groupe homogène, alors que la « solidarité
organique » est fondée sur la complémentarité des fonctions spécialisées dans un
groupe différencié. Pourtant l’énoncé même de la question comporte un point obscur :
est-ce que le processus à étudier doit être caractérisé comme une individualisation
croissante (progrès de l’autonomie) ou comme une socialisation croissante (progrès de la
dépendance) ? Puisque l’individu devient plus autonome, il semble y avoir
émancipation à l’égard des solidarités sociales, donc individualisation. Mais puisque la
solidarité devient organique, il semble qu’on doive conclure au contraire que les
individus sont de plus en plus dépendants d’une organisation complexe.
10 La question de Durkheim est porteuse d’une contradiction interne, puisqu’on doit
réunir deux caractères opposés dans une même qualification. Durkheim nous dit que
l’individu était jadis plus indépendant (du fait de la simplicité morphologique du
groupe), mais qu’il ne se représentait pas lui-même comme indépendant. Et qu’il est
aujourd’hui plus dépendant (du fait de la complexité sociale), mais qu’il se représente
lui-même comme un être autonome. Pourquoi ne se pensait-il pas comme indépendant
au temps de la solidarité mécanique ? C’est parce qu’il se pensait lui-même selon les
exigences de la conscience collective. Comment peut-il se penser aujourd’hui
indépendant alors que son existence est liée aux autres par la solidarité organique ?
C’est parce que la division du travail a diminué l’emprise de la conscience collective
(religion) sur le groupe et provoqué ce qu’on appelle chez les wébériens le
« désenchantement du monde ». Que penser de cette explication ?
11 Dira-t-on que l’individu relevant de la solidarité mécanique se croit plus dépendant qu’il
ne l’est en réalité ? Dira-t-on que l’individu moderne développe une « personnalité
individuelle » et croit jouir d’une autonomie alors qu’il est en réalité plus dépendant des
autres que ne l’était l’homme traditionnel ?
12 En d’autres termes, comment se fait-il que les sociétés à solidarité mécanique croient
jouir d’une unité organique, alors que les sociétés à solidarité organique se
représentent leur unité comme un effet mécanique des initiatives individuelles ?

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3. Le holisme de Durkheim

13 Pour apercevoir la difficulté que pose à Durkheim l’emploi des notions d’individuel et
de social, on peut se reporter à son compte rendu de l’ouvrage de Tönnies 4. Il y a dans
cette recension un paradoxe. Durkheim déclare approuver la distinction que fait
Tönnies entre les deux formes de vie sociale (à savoir la « communauté », ou
Gemeinschaft, et la « société », ou Gesellschaft). Il explique cette distinction en faisant
appel à la relation du tout à ses parties. Oui, mais la façon dont il l’explique paraît
ruiner le propos d’une sociologie holiste, c’est-à-dire d’une discipline qui rend compte
de la réalité de son objet (les faits sociaux) par les relations entre les parties au sein du
tout5.
14 Considérons en effet l’explication par Durkheim de l’opposition entre les deux formes
de vie sociale. Elle fait appel à la relation des parties au tout : dans la Gemeinschaft, le
tout est donné avant les parties, alors que, dans la Gesellschaft, « ce sont maintenant les
parties qui sont données avant le tout » (ibid., p. 387). Cette explication suggère qu’on
doit pouvoir, dans la communauté, partir du tout (puisqu’il est donné préalablement) et
découvrir, à partir d’une saisie du tout, la différenciation des parties, alors que c’est
l’inverse lorsqu’on a affaire à la forme sociale de la Gesellschaft.
15 Pourtant, ce n’est pas à l’aide d’une analyse des rapports entre les parties au sein du
tout que Durkheim explique le fonctionnement d’une Gemeinschaft. Il écrit en effet :
La Gemeinschaft, c’est la communauté. Ce qui la constitue, c’est une unité absolue qui
exclut la distinction des parties. Un groupe qui mérite ce nom n’est pas une
collection même organisée d’individus différents en relation les uns avec les autres;
c’est une masse indistincte et compacte qui n’est capable que de mouvements
d’ensemble, que ceux-ci soient dirigés par la masse elle-même ou par un des
éléments chargés de la représenter. C’est un agrégat de consciences si fortement
agglutinées qu’aucune ne peut se mouvoir indépendamment des autres [...] Le tout
seul existe; seul il a une sphère d’action qui lui est propre. Les parties n’en ont
pas. » (ibid., p. 384).
16 Ainsi, le tout qu’est la Gemeinschaft n’est pas véritablement un tout composé de parties
distinctes, c’est une entité monolithique, un bloc qui ne peut agir qu’en masse. La
définition que donne Durkheim de l’entité qu’est la société dotée d’une unité
communautaire s’appliquerait tout aussi bien à une entité indivisible, à une unité qui
compte pour un et un seul exemplaire dans le genre, bref à un individu. La Gemeinschaft,
telle qu’elle vient d’être caractérisée, n’est pas du tout une totalité complexe, c’est
l’équivalent d’un agent simple, c’est un individu collectif.
17 On voit les raisons qui conduisent Durkheim à concevoir le tout social comme un tout
sans parties, donc comme une unité homogène, non différenciée. Si nous laissons les
membres de la société se poser comme des individus distincts, si nous leur donnons une
sphère d’action propre, nous risquons de ne plus avoir affaire à la Gemeinschaft, mais à
une forme moderne de société contractuelle (dans laquelle les individus construisent le
tout en établissant des relations entre eux).
18 Il n’en reste pas moins une difficulté de taille. Comment pouvons-nous parler d’un tout
pour une entité qui se caractérise par le fait d’être sans parties ? Si le concept de
Gemeinschaft doit être compris ainsi, il ne répond pas à ce que nous attendons d’un
concept holiste, c’est-à-dire de rendre possible l’analyse de la solidarité des parties au
sein du tout.

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19 Par quel prodige des individus peuvent-ils exister et agir comme s’ils n’avaient pas de
sphère propre d’action, pas d’existence propre, mais seulement la capacité à participer
à des mouvements d’ensemble ? L’existence de la Gemeinschaft, qui est « le communisme
porté à son plus haut point de perfection » (ibid.), repose sur le fait du « consensus ».
Durkheim indique qu’il traduit par ce terme le mot Verständnis (qui peut signifier aussi
qu’on s’entend dans le sens de se comprendre). Dans la socialité de type contractuel
(Gesellschaft), l’accord ne peut être obtenu qu’au terme d’un processus de
rapprochement des points de vue individuels, par la négociation ou la discussion. En
revanche, dans la socialité de type communautaire (Gemeinschaft), cet accord est une
harmonie donnée d’emblée, dans une heureuse communion des esprits qui réagissent
de la même façon à l’événement. Durkheim décrit ainsi ce consensus :
C’est l’accord silencieux et spontané de plusieurs consciences qui sentent et
pensent de même, qui sont ouvertes les unes aux autres, qui éprouvent en commun
toutes leurs impressions, leurs joies comme leurs douleurs, qui, en un mot, vibrent
à l’unisson [...] Pour que les consciences soient à ce point confondues, pour qu’elles
participent ainsi à la vie les unes des autres, il faut qu’elles soient de même nature,
ou qu’il y ait du moins entre elles de grandes ressemblances [...] (ibid., p. 384).
20 La condition du consensus (autre nom de la « conscience collective ») est alors la fusion
des « consciences individuelles » que rend possible le fait des ressemblances entre les
expériences des uns et des autres (puisqu’ils n’ont pas des activités différenciées par la
division du travail, mais au contraire des activités uniformes).
21 Ainsi, l’opposition des deux formes de vie sociale, du moins telle qu’elle est ici
présentée par Durkheim, ne répond pas aux conditions d’une conception véritablement
holistique du social. Selon son explication, la sociologie ne peut pas appréhender une
totalité sociale à moins de réduire à rien l’activité des individus.
Au sein du groupe, il n’y a pas de mouvements, pas de changements dans la
distribution des parties, puisqu’il n’y a pour ainsi dire pas de parties » (ibid., p. 386).
22 Mais, du même coup, le problème se pose de savoir pourquoi nous parlons d’un tout,
donc d’une entité complexe dans laquelle on doit trouver de l’unité, mais aussi une
diversité interne, et donc des rapports entre des parties.
23 Or cette difficulté du texte reflète une autre obscurité de l’opposition conceptuelle qui
nous est expliquée. Durkheim conclut sa recension du livre de Tönnies en expliquant
qu’il approuve deux idées de l’auteur : d’abord, la distinction des deux formes sociales,
ensuite la thèse selon laquelle la Gemeinschaft (société des statuts) précède partout la
Gesellschaft (société du contrat). Mais Durkheim se sépare de Tönnies sur la conclusion à
tirer de la constatation du « développement progressif de l’individualisme ». D’après
Tönnies, ce développement va rendre nécessaire une intervention de l’État pour
maintenir un minimum de vie collective. Durkheim lui oppose que les deux formes de
société ne sauraient être opposées à ce point : il s’agit, dans un cas comme dans l’autre,
des formes que prend la vie sociale. Durkheim refuse donc d’apercevoir entre elles une
« solution de continuité » (ibid., p. 390).
24 Durkheim a certainement raison sur un point : on ne peut pas, dit-il, commencer avec
Aristote et finir avec Bentham. Il faut donc qu’il y ait quelque chose de commun aux
deux formes. Oui, mais il y a deux façons de concevoir cette solution de continuité : on
peut dire qu’il y a déjà de la Gesellschaft dans la Gemeinschaft, ou bien dire au contraire
que le développement de l’individualisme ne va pas jusqu’à changer le tout qui précède

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ses parties en un tout artificiel construit par un accord contractuel entre les parties.
Comment Durkheim lui-même peut-il répondre ?
25 Il ne semble pas Durkheim puisse expliquer comment un consensus, c’est-à-dire une
conscience collective, est possible dans une société de type contractuel, puisqu’il a lié le
consensus à l’absence de cette complexité sociale qui rend possible la différenciation
interne des fonctions et l’émergence des points de vue personnels. Ainsi, le seul
consensus qu’on peut imaginer sera celui qui se dégage (laborieusement) au terme
d’une confrontation des intérêts individuels et des opinions personnelles. Mais cela
veut dire qu’un groupe dont la forme sociale a, de façon prédominante, les traits de la
Gesellschaft ne relève plus d’une sociologie holiste. Si l’on devait accepter cette thèse, ce
serait la faillite du programme sociologique de Durkheim.
26 Ainsi, notre difficulté est la suivante : si nous prenons au mot ce que la société moderne
nous dit d’elle-même, elle repose sur des principes entièrement opposés aux sociétés
qui se pensent sur un mode de type gemeinschaftlich. Il n’existerait donc un point de vue
universel qui réunirait sous des principes communs les sociétés traditionnelles et la
société moderne. Il ne serait pas concevable de réunir l’étude des unes et des autres
dans une seule discipline d’anthropologie sociale.
27 La difficulté que nous avons rencontrée peut se formuler comme le problème sociologique
de l’individu : comment concevoir la « sphère d’action » propre à un agent individuel
dans les conditions d’une « solidarité mécanique » ou, si l’on veut, d’une société
traditionnelle ? Or nous sommes en train d’apercevoir que, pour poser ce problème, il
faut affronter aussi ce qu’on peut appeler le problème anthropologique de l’individu, c’est-
à-dire le problème de notre usage du concept d’individu dans le cadre d’une sociologie
qui se veut comparative.

4. Le problème anthropologique de l’individu

28 Il s’agit donc de se demander, de façon générale, comment il y a déjà des individus dans
une société traditionnelle (à solidarité mécanique) et comment il y a encore une vie
sociale dans une société moderne (à solidarité organique). La question est de savoir si la
sociologie doit avoir une ambition anthropologique, c’est-à-dire viser à saisir ce qu’il y a
de commun à l’homme traditionnel et à l’homme moderne. En principe, il y a quatre
réponses possibles à notre problème. Donnons le nom de « société durkheimienne » à
un groupe qui apparaît doté d’une conscience collective, dans le sens de
« représentations collectives » fournissant les fondements d’un consensus au regard
duquel les conduites non conformes sont jugées incorrectes, fautives, répréhensibles,
etc. Les quatre possibilités sont alors :
• (I) Toutes les sociétés humaines sont des sociétés durkheimiennes, c’est-à-dire des totalités
dotées d’une conscience collective. (Cette réponse représente le point de vue d’une
sociologie conforme au programme fondateur de Durkheim.)
• (II) Il a existé des sociétés durkheimiennes, mais il n’y en a plus, du moins dans notre partie
du monde, car nos propres formes de vie sociale ne reposent pas sur la conscience collective,
mais au contraire sur le pluralisme : l’exigence du consensus tend à devenir purement
« procédurale ». (L’histoire a produit le déclin de la Gemeinschaft au profit d’une pure
Gesellschaft. Les théories sociologiques de Durkheim valent pour les religions tribales et les
sociétés primitives, mais pas pour nous. On note que cette position était souvent celle des
philosophes contemporains de Durkheim.)6

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• (III) Il existe encore des sociétés durkheimiennes, mais cela ne sera plus le cas après
l’abolition de ce qui reste archaïque ou aliénant dans l’organisation sociale. (Cette réponse
est une variante de la précédente : elle prend acte, comme la précédente, de la transition à
une socialité moderne, mais estime que nos propres formes d’organisation reposent encore
beaucoup trop sur de vieux préjugés.)
• (IV) Il n’existe pas et il n’a jamais existé de sociétés (de type durkheimien).
29 Traduites en thèses sur la discipline sociologique, ces propositions donnent ceci :
• (I) Une sociologie holiste a un objet partout où il y a une présence humaine.
• (II) Une sociologie holiste a eu un objet, mais elle n’en a plus à l’âge moderne.
• (III) Une sociologie holiste a encore un objet (survivances, archaïsmes), mais il est
concevable (et d’ailleurs souhaitable) qu’elle n’en ait plus.
• (IV) Une sociologie holiste n’a jamais eu d’objet.
30 Je chercherai à préciser l’origine des obscurités qui nous arrêtent chez Durkheim en
partant d’un commentaire que fait Raymond Boudon, et qui me semble avoir le sens
suivant : il est faux de prétendre que Durkheim a soutenu (I), autrement dit qu’il soit le
fondateur d’une sociologie holiste, car il lui arrive de soutenir la thèse (II); or cette
thèse (II) est instable; à la réflexion, elle se change facilement en thèse (IV), laquelle
correspond à l’individualisme méthodologique.
31 Boudon souligne que, pour Durkheim, l’individualisme n’est pas propre à l’époque
moderne. Il se réfère à plusieurs reprises à une remarque de Durkheim :
« l’individualisme est un phénomène qui ne commence nulle part » 7. Par cette
référence, Boudon veut opposer Durkheim lui-même aux sociologues qui font de
l’individualisme un trait distinctif des sociétés modernes (je veux dire, un trait
distinctif des valeurs de ces sociétés). Pour lui, ce recours à des différences culturelles
de société à société présente deux inconvénients. D’abord, on invoque à des fins
explicatives des forces culturelles « cachées » responsables des phénomènes, forces qui
en réalité n’expliquent rien du tout. Ensuite, on est conduit à des conclusions fâcheuses
comme celle que Boudon attribue à S. Huntington (les civilisations sont « des totalités
incapables d’échapper à leur unicité et à leur destin »8, le conflit entre elles est donc au
fond inévitable).
32 Nous remarquons que le mot « totalité » fait son apparition. Pour l’individualiste, il
s’agit bien de s’opposer à une position holiste. Toutefois, on peut s’interroger : les
totalités dont on nous parle sont-elles à concevoir comme des masses agissant en bloc
ou comme des systèmes complexes dotés d’une différenciation interne ? D’autre part,
s’agit-il d’introduire des « forces culturelles » ? Ne s’agit-il pas bien plutôt d’introduire
des institutions « au sens large du mot », sens que Durkheim précisait en parlant des
manières d’agir pour les membres d’un groupe (et non des facteurs invisibles agissant à
leur insu sur leur conduite) ? Est-ce la culture qui agit ou est-ce l’agent particulier ? Si
le social est à chercher dans la manière d’agir d’un agent, il va de soi que l’action doit
être imputée à cet agent, pas à des « forces » qui opéreraient sur l’individu à son insu.
33 Se réclamant de Durkheim – l’individualisme a toujours existé – Boudon juge que c’est
une erreur d’opposer des cultures qui reconnaissent l’individu et d’autres qui ne le font
pas. Par exemple, écrit-il, c’est une erreur de dire qu’une culture villageoise qui obéit à
la règle de l’unanimité (plutôt qu’à celle du vote à la majorité) le fasse parce qu’elle ne
reconnaît pas l’individu, seulement l’opinion du groupe. On croit expliquer le palabre
en invoquant la culture, c’est-à-dire une « force culturelle » qui produit l’opinion des
individus : « là où les sociétés modernes seraient individualistes, les sociétés

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villageoises seraient unanimistes » (ibid., p. 36). De sorte que les membres du village,
soumis à « l’action de cette force culturelle » qu’est la valorisation du rapport au
groupe, se comporteraient comme les citoyens de la cité de Rousseau et n’attacheraient
pas d’importance aux intérêts personnels. En fait, objecte Boudon, la règle de
l’unanimité donne à tous les individus un pouvoir de veto qu’ils n’ont pas dans une
démocratie fonctionnant au vote majoritaire. La procédure du palabre, dans ces sociétés
villageoises, ne témoigne pas d’un mépris de l’individualité, elle est pleine d’un sens
individualiste dans les conditions de vie d’un village. « Il est donc illusoire de croire
qu’il existe des sociétés où l’individu se percevrait comme dissous dans le groupe »
(ibid.).
34 Est-ce que Boudon a prouvé que Durkheim était un individualiste méthodologique sans
le savoir ? Non, sans doute, mais je crois néanmoins qu’il a fort bien vu la faille dans la
position, officiellement holiste, du fondateur de l’école française de sociologie.
Impossible de nier qu’il y a une contradiction entre la thèse holiste de Durkheim sur la
conscience collective et sa thèse sur la continuité du processus d’individualisation. D’une
part, Durkheim veut opposer deux types de société, et il définit le type traditionnel ou
« communautaire » par l’absence d’un individu indépendant. D’autre part, Durkheim
veut que le processus de l’individualisation soit continu. Les deux thèses sont
incompatibles. Il apparaît donc justifié de remarquer que si Durkheim veut maintenir
cette dernière thèse (anthropologique), il doit renoncer à parler d’une forme sociale
dans laquelle l’individu n’existait pas et il doit par conséquent embrasser les vues de
l’individualisme méthodologique.
35 Durkheim éprouve le besoin de poser sa thèse de la continuité du processus
d’individualisation parce qu’il veut écarter une interprétation superficielle du
phénomène qui en ferait un événement récent, peut-être éphémère. En réalité, le
processus de l’émancipation individuelle est irréversible. L’histoire universelle montre
que le « type collectif » d’homme tend à décliner au profit de l’individualité. S’il
s’agissait d’une tendance récente (produit de notre civilisation) ou d’un « événement
unique dans l’histoire des sociétés », on pourrait se demander si ce n’est pas réversible.
En fait, l’évolution se fait dans ce sens « depuis les temps les plus lointains ».
L’individualisme, la libre pensée ne datent ni de nos jours, ni de 1789, ni de la
réforme, ni de la scolastique, ni de la chute du polythéisme gréco-latin ou des
théocraties orientales. C’est un phénomène qui ne commence nulle part, mais qui se
développe sans s’arrêter, tout le long de l’histoire9.
36 C’est un phénomène qui ne commence nulle part. Dans un texte qui précède de peu
celui qui vient d’être cité, ce phénomène est décrit, très classiquement, comme un
processus de sécularisation. Durkheim croit pouvoir observer ceci : le déclin de
l’emprise du religieux sur le social a pour contrepartie le progrès de l’individualisme,
c’est-à-dire le fait que l’homme individuel devient de plus en plus actif, de plus en plus
un « sujet » au sens d’un agent autonome.
Or s’il est une vérité que l’histoire a mise hors de doute, c’est que la religion
embrasse une portion de plus en plus petite de la vie sociale. A l’origine, elle s’étend
à tout; tout ce qui est social est religieux. Puis, peu à peu, les fonctions politiques,
économiques, scientifiques s’affranchissent de la fonction religieuse, se constituent
à part et prennent un caractère temporel de plus en plus accusé. Dieu [...]
abandonne le monde aux hommes et à leurs disputes [...] L’individu se sent donc, il
est réellement moins agi; il devient davantage une source d’activité spontanée [...]
Cette régression n’a pas commencé à tel ou tel moment de l’histoire : mais on peut
en suivre les phases depuis les origines de l’évolution sociale (ibid., p. 143-144).

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37 D’après Durkheim, l’homme devient de plus en plus « une source d’activité spontanée ».
Auparavant, il ne l’était pas, mais pour des raisons qui, indique-t-il, tiennent à la façon
dont il se représentait sa propre réalité : il y a donc passage d’un état aberrant à un état
normal ou raisonnable. Ce portrait de l’homme primitif repose sur un postulat délicat :
l’homme ne se pensait pas comme un individu, donc il n’était pas un individu. Nous
retrouvons ici la difficulté notée en commençant : qu’est-ce qui importe ? Est-ce le fait
que l’homme moderne soit plus solidaire (de fait) ou est-ce le fait qu’il se représente
lui-même comme étant autonome ?
38 Le schéma durkheimien est certes anthropologique, mais n’est-ce pas au prix d’une
identification de la modernité avec la rationalité au sens normatif ? La modernité n’est
plus seulement une époque historique, c’est l’époque dont les idées majeures sont
satisfaisantes pour l’esprit, à la différence des autres époques dont les idées étaient au
fond aberrantes. Ainsi, l’homme moderne sait qu’il est une source d’activité, alors que
l’homme traditionnel était une source d’activité, mais ne voulait pas le savoir. Un tel
schéma n’est pas conforme au principe comparatif. Il manque ici un moyen de concilier
deux propositions incontestables :
1. Dans toute société humaine, on rencontrera des individus humains au sens où Durkheim
définit l’individu comme « une source d’activité spontanée ».
2. L’avènement des idées modernes sur l’individualité ou sur la « personnalité humaine »
suppose une rupture nette dans les valeurs et les idéaux qui définissent la « conscience
collective » de la société.

39 Je crois que c’est précisément ce moyen que nous a donné Louis Dumont en distinguant
un sens empirique du mot « individu » et un sens normatif. Dumont a voulu lever une
confusion qu’il apercevait dans la pensée des fondateurs de la discipline sociologique.
La confusion provient de ce que le sociologue n’a pas réussi à s’émanciper du sens
commun de son milieu d’origine. On se figure que, si une société ne partage pas nos
valeurs individualistes, c’est qu’elle est d’une façon ou d’une autre incapable de faire
des distinctions que nous savons faire. Elle ne sait pas imputer des actions à des sources
individuelles d’activité. Inversement, si elle sait procéder à de telles imputations
individuelles, c’est que l’individualisme est déjà en marche.
40 Dumont explique qu’en parlant d’individu, le sociologue peut viser l’une des deux
choses suivantes :
1. L’agent empirique, présent dans toute société, qui est à ce titre la matière première
principale de toute sociologie.
2. L’être de raison, le sujet normatif des institutions; ceci nous est propre, comme en font foi
les valeurs d’égalité et de liberté, c’est une représentation idéelle et idéale que nous avons 10.

41 Il y a un sens où l’individu existe partout : non seulement dans notre société, mais dans
toute société humaine. C’est l’individu au sens de l’individuation. Et il y a un autre sens
dans lequel l’individu comme tel n’existe nulle part, ce qui veut dire que la réalité n’est
jamais entièrement adéquate à l’exigence d’autonomie que porte l’idée normative
d’individualité. Il s’agit alors de l’individu au sens de l’individualisation.
42 Qu’est-ce qui nous permet de dire que l’individu comme être autonome, donc donné à
lui-même préalablement à toute socialité, est une « représentation idéale », pas une
réalité empirique ? La réponse relève en fin de compte, selon Dumont, d’une vue sur le
fonctionnement de l’esprit humain. Sans doute, l’homme moderne se représente lui-
même comme un individu indépendant, au moins lorsqu’il pense. Mais en réalité il n’en

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est pas moins un être social que l’homme traditionnel, et c’est là ce qui rend possible la
comparaison anthropologique entre des formes d’humanité qui sont séparées par une
révolution des valeurs, donc par une discontinuité historique.
Là-dessus il suffit d’observer que les hommes concrets ne se comportent pas : ils
agissent avec une idée en tête, fût-elle de se conformer à l’usage. L’homme agit en
fonction de ce qu’il pense, et s’il a jusqu’à un certain point la faculté d’agencer ses
pensées à sa guise, de construire des catégories nouvelles, il le fait à partir des
catégories qui sont socialement données, comme leur liaison avec le langage
suffirait à le rappeler. (Ibid., p.19).
43 L’homme agit : c’est un individu qui est l’auteur de son action. Il agit en fonction de
projets et d’intentions qu’il forme : c’est un individu qui a tel ou tel projet. Dans l’un et
l’autre cas, nous parlons de l’individu au sens de l’individuation : dire qu’il y a eu telle ou
telle action, c’est dire qu’une personne, ou deux personnes, ou plus, ont fait cette
action. Dire qu’un projet existe, c’est dire que quelqu’un a ce projet. Comment
distinguer en effet une action d’une autre action ? Il faut passer par l’individuation de
l’agent.
44 Mais les catégories qui lui servent à « agencer ses pensées » (à former des projets, à
délibérer) sont sociales. Autrement dit, l’homme qui agit en fonction de ce qu’il pense
est un homme social, puisque l’agencement de ses pensées ne résulte pas d’une
architecture dont il serait l’auteur, mais d’une application de catégories qui sont
empruntées à un groupe social. Par conséquent, l’idée moderne de l’individu, au sens
normatif, correspond à un projet d’individualisation dans l’agencement des pensées. Le
progrès de l’individualisme ne saurait consister à individuer des êtres qui n’auraient
été jusque là que des parties virtuelles fondues dans la masse indistincte d’un groupe
agissant comme un seul homme. L’individu qui est en cause dans les valeurs
individualistes, ce n’est pas l’individu au sens descriptif de l’individuation, c’est
l’individu au sens normatif de l’individualisation. Individualiser ne veut pas dire ici
reconnaître à l’individu une « sphère d’action » propre, au sens d’une opposition entre
une action individuelle et une participation à l’action collective, comme le donnait à
penser Durkheim dans son explication de l’opposition entre la Gemeinschaft et la
Gesellschaft. Il s’agit plutôt de lui reconnaître un domaine privé, une sphère
d’autonomie, en ce sens que c’est à lui, s’il le veut et s’il le peut, de fixer les principes et
les règles de sa conduite dans ce domaine qui lui est réservé.
45 La distinction que propose Dumont vise chez lui à surmonter la difficulté rencontrée
dans les positions de Durkheim que j’ai rappelées. Je crois pouvoir confirmer la
nécessité de distinguer ces deux sens en discutant directement la formulation de la
position (IV), celle de l’individualisme méthodologique, dans le livre récent de Boudon.

II. Le postulat individualiste


46 Boudon formule ainsi ce qu’il appelle le « postulat » de l’individualisme :
Le premier postulat [...] veut que tout phénomène social soit le produit d’actions, de
décisions, d’attitudes, de comportements, de croyances, etc. individuels, les
individus étant les seuls substrats possibles de l’action, de la décision, etc., dès lors
que l’on prend ces notions dans un sens non métaphorique [...] Ce premier postulat
a un fondement ontologique : il déclare que seuls individus humains peuvent être le
siège de croyances, de désirs, d’intentions [...] (Raison, bonnes raisons, op. cit., p. 19).

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47 On peut comprendre que la philosophie sociale de l’individualisme repose sur deux


propositions, la première formulant une évidence, donc un axiome ontologique, la
seconde énonçant une conséquence qui est le postulat individualiste proprement dit.
48 L’axiome pose que le sujet des verbes d’acte mental ou d’action intentionnelle ne peut
être qu’un agent personnel individuel. C’est ce que veut illustrer l’adage par lequel
Boudon illustre ensuite ce point : le Parti ne pense pas, seuls les membres du Parti
pensent.
49 Le postulat individualiste énonce alors que les phénomènes sociaux, puisqu’ils
consistent dans des actions et des pensées qui ont pour sujets (dans le sens de
substrats) des individus humains, sont eux-mêmes des phénomènes de composition,
des résultantes.
50 Cette explication du postulat proprement dit par l’axiome « ontologique » est
manifestement insatisfaisante. En effet, le postulat est censé représenter une prise de
parti en faveur d’une position théorique substantielle : il consiste à exclure une autre
position théorique, celle qui est qualifiée de « holisme » (ibid., p. 25) et qui veut que les
phénomènes sociaux soient irréductibles à de simples effets de composition. Pourtant,
l’axiome sur lequel l’auteur veut appuyer son postulat n’est pas un principe théorique
substantiel, c’est le simple rappel d’une condition d’intelligibilité, une « remarque
grammaticale », comme dirait Wittgenstein.
51 L’axiome déclare qu’il ne peut pas y avoir de décision sans un décideur, d’action sans un
agent, d’attitude sans un sujet de cette attitude. Nous reconnaissons le vénérable
axiome scolastique : actiones sunt suppositorum. C’est un principe qu’on peut qualifier de
« grammatical » parce qu’il fixe les conditions de sens de la construction d’un verbe
d’action (et pas seulement d’action intelligente) : on ne peut utiliser un verbe d’action
pour imputer une action à un agent que si l’agent qu’on mentionne est individué, s’il
peut être identifié comme étant tel ou tel agent.
52 Soit, par exemple, une action à laquelle nous assistons et que nous identifions comme
une partie d’échecs. Nous ne pouvons pas juger qu’une partie d’échecs est en train de se
jouer s’il n’y a pas deux joueurs en train de jouer l’un contre l’autre aux échecs. Pour
qu’il existe une partie d’échecs, il faut donc qu’on puisse désigner deux individus
comme étant les adversaires de cette partie d’échecs. Ainsi compris, l’axiome est
complètement anodin pour la philosophie sociale, car il ne s’occupe absolument pas de
la différence entre des conduites purement individuelles et des conduites sociales :
entre la conduite d’un individu dont le sens repose sur un agencement d’idées
purement individuelles (qu’aurait pu avoir l’Homme Naturel) et celle d’un individu
dont le sens repose sur un agencement d’idées prises dans la société.
53 Que les actions des individus – qu’elles soient coordonnées ou non, et qu’elles le soient
par des calculs individuels ou autrement – aient pour agents des individus, c’est là une
tautologie. L’axiome ne nous dit nullement si nous pouvons rendre compte entièrement
de la manière d’agir par un calcul individuel des raisons que l’individu peut fournir par
lui-même, ou s’il faut renvoyer, par delà le raisonnement dont chaque individu est
capable, à des modèles d’action et de penser qui procurent à notre agent individuel la
règle à suivre dans son action pour se montrer « rationnel », pour « agir au mieux »,
pour « faire ce qu’il convient de faire ».
54 En revanche, le postulat de l’individualisme méthodologique n’est pas un simple rappel
de la grammaire des verbes psychologiques. C’est une thèse substantielle puisqu’il pose

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qu’il n’y a rien de plus, dans une action sociale (par exemple, deux personnes qui jouent
aux échecs) que la composition de deux actions individuelles. On pourrait exprimer la
différence entre le sens trivial de l’axiome et le sens réducteur du postulat en
demandant à l’individualiste de choisir entre les deux thèses ontologiques suivantes sur
ce qui existe chaque fois qu’il se joue une partie d’échecs :
• (I) Il n’y a rien de plus, dans la catégorie des substrats (des suppôts), que les deux joueurs
d’échecs.
• (II) Il n’y a rien de plus, dans aucune catégorie ontologique, que, d’une part, les deux joueurs
(dans la catégorie des agents identifiables), et, d’autre part, les actions individuelles de l’un
et de l’autre (dans la catégorie des événements).
55 Selon la thèse (I), il n’y a pas à l’œuvre, en plus des deux joueurs individuels, un autre
agent qui serait une entité collective, par exemple l’« âme du jeu » ou la communauté
des joueurs. On revient à l’évidence de l’adage « Le Parti ne pense pas ». Personne ne
pourrait expliquer qu’il faut être trois pour jouer aux échecs. La thèse (I) est donc que si
deux personnes jouent ensemble, c’est qu’il y a deux joueurs.
56 Selon la thèse (II), il suffit de deux catégories ontologiques pour rendre compte de
l’existence d’une partie d’échecs. A cela, je crois qu’on peut répondre sans hésiter que
c’est faux, que nous nous ne souhaitons pas borner ainsi notre table des catégories.
Considérons en effet les catégories nécessaires du point de la syntaxe d’une description
d’une partie d’échecs. On a besoin de la catégorie des noms propres, pour désigner les
joueurs, et de la catégorie des verbes d’action, pour identifier leurs gestes. Ces catégories
syntaxiques correspondent aux suppôts et à leurs actions. Mais il faut aussi la catégorie
syntaxique des adverbes, pour dire comment les agents agissent et en quoi leurs gestes
sont des coups dans une interaction définie par certaines règles, celles du jeu des
échecs. Sinon, on ne pourrait pas faire la différence entre deux personnes qui jouent
aux échecs et deux personnes qui reproduisent les gestes du jeu d’échecs, mais sans
jouer aux échecs.
57 Ce dernier point appelle une réflexion sur les règles. J’ai cité en commençant un texte
où Durkheim posait ce qui distinguait selon lui une société humaine d’une société
animale : les membres d’une telle société manifestent la socialité qui est la leur par la
manière dont ils agissent. Leurs actions répondent à des modèles institutionnels, dans
un sens large où les règles du jeu d’échecs, tout comme les règles du langage, sont des
institutions. Que l’agent soit individuel, et que son action ait dont le caractère d’une
action imputable à un agent individuel, ne nous dit pas si la manière dont cet agent agit
manifeste une régulation naturelle (instinct) ou une signification sociale (institution).
58 Je dois maintenant montrer comment nous ne pouvons pas nous dispenser d’une
troisième catégorie correspondant aux « manières d’agir », de façon à pouvoir faire la
différence entre une conduite régulière parce que contrôlée, « de l’intérieur », par un
mécanisme naturel, et une conduite régulière parce que gouvernée, « de l’extérieur »,
par une norme sociale. Bien entendu, cette norme n’est extérieure qu’à l’individualité
naturelle de l’individu. Elle ne doit pas être conçue comme un « facteur extérieur », une
« force cachée » par laquelle une entité occulte, la culture, agirait sur les individus
humains. La culture, le social, ou, si l’on veut, l’ensemble des normes ne sont nullement
des entités agissantes. Pour tirer au clair ce dernier point, je m’appuierai sur les
analyses de Wittgenstein.

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III. Une philosophie sociale de l’esprit


1. Wittgenstein a-t-il une philosophie sociale ?

59 Que vient faire Wittgenstein dans notre débat ? A-t-il jamais porté le moindre intérêt à
la science sociale, si l’on excepte les quelques remarques sur Le rameau d’or de Frazer ?
J’ai introduit en commençant un critère permettant de dire si un penseur a développé
une philosophie sociale : avoir une philosophie sociale, c’est avoir mené une réflexion
sur la différence entre ce qui peut être fait « dans l’état de nature » et ce qui ne peut
être fait que dans un « état de société ». La philosophie sociale permet de dire pourquoi
et en quoi une activité est sociale : une activité est sociale si elle suppose que l’agent ait
pris ses idées « dans la société ».
60 Il se trouve que Wittgenstein a posé une question de ce genre à propos des activités de
type linguistique. Il a comparé le fait de se servir d’un mot au fait de se servir de pièces
au jeu d’échecs. Dans les deux cas, la compétence de l’individu consiste à savoir obéir à
une règle dans sa conduite. De telles activités, a-t-il expliqué, ne sont possibles que sur
le fond d’un consensus. Ces activités sont donc sociales, ce qui veut dire qu’elles exigent
plusieurs agents, même en l’absence d’une coordination visible ou actuelle des
mouvements de plusieurs sociétaires. Toutefois, ce consensus ne requiert aucunement
une fusion des consciences individuelles dans une seule expérience commune, et
encore moins la fusion des agents individuels dans un seul agent collectif.
61 En vertu de ce critère qui définit le social par le consensus, on doit compter comme
activités sociales non seulement ce que notre sens commun place dans cette catégorie
(les actions faites à plusieurs, les actions coordonnées), mais certaines activités
solitaires. Il y a – telle est la vue dérangeante qui est au fond de l’argument de
Wittgenstein – des activités qui peuvent être exercées par un agent individuel sans la
coopération de quelqu’un d’autre, mais qui ne peuvent pas être identifiées en dehors
d’un contexte social. Si elles ne peuvent pas être identifiées par les autres que l’agent
en dehors de ce contexte, elles ne peuvent pas non plus l’être par l’agent lui-même, ce
qui veut dire qu’il ne peut lui-même penser son action qu’en vertu du contexte social
que lui a procuré son apprentissage des règles appliquées dans ses opérations solitaires.

2. Activités naturelles et activités sociales

62 Wittgenstein fait lui-même la comparaison entre les actions manifestement


contextuelles et les actions dont le caractère contextuel est loin d’être évident. Dans un
passage célèbre des Remarques sur les fondements des mathématiques (VI, § 45), il nous
demande de comparer ces deux questions : « Puis-je faire du commerce tout seul ? »,
« Puis-je calculer tout seul ? ». La première activité est évidemment sociale : Robinson
sur son île ne peut pas ouvrir une boutique. Ou, plutôt, il peut faire les gestes d’un
marchand qui réunit des denrées et les présente à un acheteur éventuel. Puisqu’il se
sait seul sur l’île, ses gestes ne peuvent pas avoir le sens d’entreprendre de faire du
commerce. La seconde activité, à première vue, n’est pas du tout sociale. Robinson peut
très bien faire des calculs, il n’a pas besoin pour cela d’un partenaire.
63 La démonstration de Wittgenstein passe, pourrait-on dire, par deux étapes. La première
étape consiste à considérer une activité ouvertement contextuelle et à noter ce qui la
rend contextuelle. La seconde étape consiste à considérer un cas intermédiaire entre

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l’activité ouvertement contextuelle et celle qui, nous semble-t-il d’abord, ne l’est pas du
tout.
64 Il donne comme un exemple d’activité dont le sens dépend du contexte : une cérémonie
de couronnement royal11. Dans le contexte britannique, les divers éléments de la
cérémonie (couronne d’or, manteau de pourpre) sont les symboles mêmes du faste et de
la dignité. Mais, si nous déplaçons ce matériel dans le contexte d’un autre pays où l’or,
matériau abondant, est jugé vulgaire, où la couronne fait l’effet d’une coiffure ridicule,
toute la cérémonie change de sens. Ainsi, l’identité matérielle des gestes et des
instruments ne suffit pas à fixer le sens de l’action sociale, car ce sens est fonction du
milieu environnant (Umgebung).
65 En revanche, faire un calcul arithmétique est une opération qu’un individu peut faire
alors qu’il est tout seul. On pourrait donc penser que ce n’est pas contextuel. Ou bien
encore, on pourrait penser que c’est contextuel, mais que le contexte est celui d’une
biographie individuelle, pas d’une histoire commune. Il paraît difficile de parler d’une
activité sociale. Et, si ce n’est pas socialement contextuel, on peut imaginer que
quelqu’un le fasse pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, sans modèle, ce qui
veut dire qu’il le ferait sans en prendre l’idée « dans la société ». L’Homme Naturel
pourrait le faire.
66 La stratégie de Wittgenstein est de discuter divers exemples qui forment un troisième
cas, intermédiaire entre l’activité de coopération et l’activité de suivre
individuellement une règle. Cette discussion permet de passer de ce que personne ne
conteste – la socialité d’une cérémonie traditionnelle – à quelque chose qui est
beaucoup moins clair et que beaucoup jugeront « contraire à nos intuitions » : la
socialité d’une activité réglée de type solitaire.
67 Selon le concept banal du social, une partie de jeu d’échecs est quelque chose de social
parce qu’il faut être deux pour jouer, et que les joueurs doivent se mettre d’accord
(quelles règles, qui commence, etc.). Or une partie d’échecs est également une affaire
sociale dans un autre sens, moins trivial. Elle l’est en vertu de sa forme, en vertu de ce
qui la constitue comme partie d’échecs : les épisodes qui constituent
(diachroniquement) la partie d’échecs sont constitués comme une suite de coups dans
le jeu par le fait d’être des mouvements accomplis selon les règles. Et cette forme du
comportement est sociale. Wittgenstein nous demande d’imaginer la situation suivante.
Nous sommes des ethnographes de terrain, et nous observons ce que font des gens dans
le village qui est l’objet de notre enquête :
Il est bien sûr concevable que, dans un peuple qui ne connaît pas le jeu d’échecs,
deux personnes soient assises devant un échiquier et qu’elles fassent les coups
d’une partie d’échecs – et cela avec en outre tous les phénomènes mentaux
concomitants (mit allen seelischen Begleitererscheinungen). Et si nous observions cela,
nous dirions qu’elles jouent aux échecs. (Recherches philosophiques, § 200) :
68 Nous le dirions sans hésiter puisque nous aurions devant nous toutes les apparences
d’une partie d’échecs. Et, pourtant, nous aurions tort de le dire puisqu’il manquerait le
contexte d’une pratique instituée du jeu d’échecs. Sans ce contexte, les individus
peuvent singer une partie d’échecs, mais pas jouer aux échecs. Il en est ainsi, non pour
des raisons psychologiques, mais pour des raisons logiques : le prédicat « jouer aux
échecs » ne peut pas s’appliquer à des individus sur la seule base de leurs gestes et des
données mentales qui se présentent à leurs consciences. Seul peut être un joueur
d’échecs quelqu’un qui participe à une pratique bien établie du jeu d’échecs.

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3. La réduction individualiste est-elle possible ?

69 On pourrait dire que l’individualisme méthodologique s’appuie sur notre première


réaction, laquelle ne tient pas compte du contexte. L’argument individualiste serait ici
le suivant. D’abord, il concéderait que jouer aux échecs est une activité sociale, tout
comme faire du commerce ou se marier sont des activités sociales. Il faut être deux
pour jouer aux échecs. Mais, ensuite, il contesterait que cette socialité soit irréductible.
Il ferait remarquer qu’une partie d’échecs est le produit de la rencontre de deux
intentions individuelles en cours d’exécution. La socialité du jeu d’échecs doit
s’analyser en une combinaison intersubjective de deux activités mentales individuelles
(chacun désirant jouer aux échecs, et désirant le faire avec l’autre partenaire).
70 Dans une situation comme celle des deux villageois qu’imagine Wittgenstein, rien ne
nous empêche – dira l’individualiste méthodologique – de supposer que les deux
individus ont les mêmes états d’esprit que des joueurs d’échecs. Chacun, de son côté, a
l’intention de jouer à un jeu. Ils ont cette intention ensemble, mais chacun possède son
intention indépendamment de l’autre. Le fait que le jeu ne soit pas présent dans la
culture de leur groupe n’a pas d’importance. Nous pourrions dire que, dans le situation
donnée en exemple, les deux individus viennent d’inventer par eux-mêmes (sous nos
yeux) le jeu d’échecs. L’aventure est certes improbable, mais elle n’est pas logiquement
exclue.
71 Que signifie ce raisonnement du point de vue d’une philosophie de l’esprit ? Il suppose
qu’on puisse tenir une intention, quelle qu’elle soit, comme un état strictement
individuel J’ai besoin d’un partenaire (et d’objets servant de pièces et d’échiquier) pour
jouer aux échecs. Je n’en ai pas besoin pour avoir l’intention (Absicht) de jouer aux
échecs. Je peux avoir cette intention en l’absence de tout partenaire. Mieux, je peux
l’avoir quoi qu’il en soit de l’état du monde (et de l’histoire du jeu d’échecs avant moi).
En effet, raisonne-t-on, l’intention est un état du sujet, une façon d’être individuelle. On
peut donc concevoir que cet état intrinsèque soit réalisé (dans la substance cérébrale
ou dans une substance mentale quelconque) pour la première fois dans l’histoire
universelle. Cela voudrait dire que quelqu’un aurait, pour la première fois, l’idée qu’il a
l’intention de jouer à un jeu qu’il se représente mentalement (et qui est identique à ce
que nous appelons les échecs).
72 L’argument individualiste peut être poussé plus loin. Il a bien fallu, dira-t-on, que les
gens aient un jour l’idée de jouer pour que naisse l’institution. Le jeu d’échecs est une
activité de coopération sophistiquée : on n’a pas pu l’inventer machinalement, sans s’en
apercevoir. Il s’est donc passé ceci : quelqu’un a eu l’idée de jouer, sinon aux échecs, du
moins à quelque chose comme des proto-échecs, et il l’a proposé à quelqu’un d’autre
qui l’a accepté. L’institution est alors l’objectivation des conduites individuelles qui, par la
répétition, finissent par prendre une forme stable (grâce au succès des précédentes
performances).

4. La socialité de l’état mental

73 A cet argument individualiste, Wittgenstein répond que l’intention de faire quelque


chose n’est justement pas un état interne d’une personne individuelle, mais que c’est
une disposition d’esprit qui n’appartient à cette personne que si certaines conditions

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contextuelles sont remplies. Notons qu’il ne s’agit pas de poser une condition
épistémologique à la description des joueurs, mais une condition logique. Wittgenstein
ne dit pas qu’on ne peut pas savoir quelle est l’intention de quelqu’un d’autre si l’on ne
connaît pas la situation dans laquelle se trouve le sujet à décrire. Il dit que cela n’a pas
de sens de dire que le sujet a l’intention de jouer aux échecs si la condition contextuelle
n’est pas satisfaite, pas plus qu’on ne peut dire que la couronne d’or, dans la cérémonie
royale, possède intrinsèquement la signification du faste et de la dignité.
74 Soit un individu dans la situation de notre villageois qui est extérieur à l’institution du
jeu d’échecs. Il est logiquement exclu que lui vienne à l’esprit « Je vais jouer aux
échecs ». Bien entendu, il peut arriver qu’un individu soit le seul à avoir (maintenant)
l’intention de jouer aux échecs. Cela veut dire qu’il propose en vain à divers partenaires
éventuels de jouer avec lui. Cet individu a donc son intention dans un contexte où
d’autres personnes possèdent déjà l’idée des échecs, savent y jouer ou pourraient
apprendre. Par exemple, on peut leur demander : voulez-vous jouer aux échecs ? Elles
répondent qu’elles n’en ont pas l’intention. Elles pourraient donc avoir cette intention !
En revanche, on ne peut pas dire que quelqu’un est actuellement le seul à avoir cette
intention au sens parce que l’idée des échecs vient de lui venir, et qu’il est donc le
premier.
75 « Il a l’intention de jouer aux échecs. » En posant le fait psychologique, qui peut être
singulier (une seule personne a maintenant cette intention), on pose simultanément les
conditions de ce fait (le système qui permet à un individu d’avoir une intention et
éventuellement d’avoir une intention qu’il est le seul à avoir). En attribuant cette
intention individuelle, nous disons quelque chose de l’esprit de l’agent. Mais nous disons
aussi dans quelle sorte de société il vit. Le social est donc présent dans son esprit, mais
pas comme un objet de représentation, un objet présent à la conscience ou représenté
dans sa personne d’une façon ou d’une autre. Le social est présent à son esprit, dans
l’intention même de jouer qui se présente à lui, par le fait de sa participation à la
pratique (établie, régulière) du jeu d’échecs.

5. La socialité de la règle

76 On dira ici : mais si c’était vrai, cela voudrait dire que le jeu d’échecs a toujours existé,
que les règles ont toujours existé. En effet, l’argument, s’il était valide, aurait pour
conséquence indésirable d’interdire à un individu d’inventer une règle pour lui-même
et d’être le seul à la suivre. A cette objection qu’il se fait à lui-même, Wittgenstein
répond ainsi :
Certainement, je peux me donner à moi-même une règle et ensuite la suivre. Mais
est-ce cela que je me donne n’est pas une règle uniquement parce que c’est
analogue à ce qui s’appelle ‘règle’ dans le commerce des hommes ? (Remarques sur
les fondements des mathématiques, VI. 41).
77 Le premier point de cette réponse est qu’il ne doit pas entrer dans l’intention du
philosophe de corriger le sens commun, si cela veut dire que le philosophe pourrait, par
la force de l’argument philosophique, faire des découvertes renversantes sur nos
véritables pouvoirs. En l’occurrence, la philosophie prétendrait nous apprendre qu’en
réalité, contrairement à ce que tout le monde a toujours pensé, nous n’avons pas
vraiment le pouvoir de nous fabriquer à notre propre usage une nouvelle règle. Il va de
soi qu’une telle prétention serait absurde. Bien entendu, une personne particulière

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peut adopter une règle de conduite dont elle a fixé elle-même le contenu, tout comme
elle peut en recevoir une de quelqu’un d’autre.
78 En réalité, et c’est le second point de la réponse, Wittgenstein est à la recherche d’une
condition de sens pour l’usage d’une description de type « Pierre se fixe à lui-même une
règle dont il est l’auteur ». On peut certainement dire que Pierre s’est donné à lui-
même une règle, mais on le peut à condition de pouvoir dire en quoi ce qu’il s’est donné
à lui-même est une règle.
79 Ce que je me donne à moi-même est-il une règle ? En quoi est-ce une règle ? Voici une
condition pour qu’une règle ait été instituée : la prochaine fois, je ne suis pas libre, les
choses sont fixées. Quoi que je fasse à partir de maintenant, ce que je ferai sera en
accord avec la règle ou bien y contreviendra. Mais nous devons ici nous demander :
comment puis-je faire maintenant, par une initiative mienne, que les choses ne soient
plus libres tout à l’heure ? Qui va décider, tout à l’heure, si ce que j’aurai fait sera ou non
en accord avec la règle ? Et, comme l’explique Wittgenstein, la réponse à la question de
savoir comment c’est bien une règle que je fixe pour moi-même est à chercher dans le
sens que prend le mot « règle » entre plusieurs personnes. Que veut dire « règle » dans
le « commerce » humain, dans la vie ? Le mot veut dire qu’on s’accorde à dire que telle
réponse est correcte, telle autre réponse incorrecte. Nous sommes donc renvoyés au
consensus, non pas comme à une sorte de contrat social entre Hommes Naturels, mais
comme à un arrière-fond présupposé par toute intelligence de la règle. L’homme qui se
donne une règle est forcément un Homme Civil.
80 Quelqu’un peut se fixer une règle à lui-même, mais il ne peut faire cet acte
d’autodétermination que dans le contexte social d’une société humaine dans laquelle il
y a déjà toutes sortes de règles. Cet individu qui se fixe une règle n’est donc pas un
homme à l’état de nature, mais c’est quelqu’un qui met en œuvre des idées qu’il a prises
dans la société, des idées sociales. Son invention est donc individuelle au sens descriptif
du mot « individu » : elle provient d’un agent que nous savons individuer en indiquant
qu’il s’agit d’un individu humain, pourvu d’une biographie humaine (date de naissance,
etc.). Mais son invention n’est pas individuelle au sens « normatif » de ce mot
d’individu, car l’idée de règle est typiquement une idée sociale, puisque c’est l’idée
purement conventionnelle d’une différence entre deux comportements possibles d’un
agent individuel, l’un correct et l’autre correct. Dire que l’Homme Naturel pourrait se
donner une règle à lui-même, c’est dire qu’il pourrait passer une convention avec lui-
même (plutôt qu’avec nous) et qu’il saurait désormais, grâce à cette convention, ce qu’il
doit faire.

NOTES
1. J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, t. III, p. 132.
2. Émile Durkheim, Textes, Paris, Minuit, 1975, t. I, p. 71.
3. Émile Durkheim, La division du travail , Préface de la première édition, (1893), Paris, PUF,
collection Quadrige, 1986, p. XLIII.

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4. Compte rendu publié dans la Revue philosophique en 1889, donc peu avant La division du travail
social, qui est de 1893. Voir E. Durkheim, Textes, op. cit., t. I, p. 383-390.
5. Dans ce qui suit, je ne retiendrai que les idées de Durkheim, sans m’occuper de savoir s’il a bien
saisi la pensée de Tönnies. C’est en effet la difficulté inhérente à la philosophie sociale de
Durkheim que je cherche à identifier et à éclaircir.
6. Voir Durkheim, op. cit., t. I, p. 57.
7. Cité dans : Raymond Boudon, Raison, bonnes raisons, Paris, PUF, 2003, p. 14, p. 36.
8. R. Boudon, ibid., p. 14.
9. Émile Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p. 146.
10. Louis Dumont, Homo hierarchicus, Paris, Gallimard, 1966, p. 22.
11. Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 584.

AUTEUR
VINCENT DESCOMBES
Centre de recherches politiques Raymond Aron
Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris

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Naturalité et civilité du monde


social
Patrick Pharo

1 Les nouveautés théoriques dans les sciences sociales de ces trente dernières années
semblent essentiellement liées à trois types d’apports : les premiers tiennent à la
théorie du langage et de la signification, les seconds aux sciences cognitives, et les
derniers à la sophistication de la théorie du choix rationnel, notamment en économie.
La théorie du choix rationnel bénéficie pour sa part d’un statut épistémologique
particulier puisque ses défenseurs pensent qu’elle est entièrement suffisante sur le plan
de l’explication sociale1. Mais les théories du langage aussi bien que les théories
cognitivistes peuvent faire valoir certains arguments pour chercher à se l’approprier,
en traitant la rationalité soit comme un caractère logique des propositions, soit comme
une fonction cognitive ou évolutionnaire.
2 Le présent article laissera cependant ce débat de côté, en s’intéressant surtout aux
enseignements sociologiques qu’on peut tirer du mouvement le plus contradictoire des
sciences humaines contemporaines qui, d’un côté, ont mis en évidence par la théorie du
langage la dimension sémantique et immatérielle de la vie sociale et, d’un autre côté,
ont souligné au contraire, par la théorie cognitive, son enracinement naturel,
fonctionnel et biologique. Si on prend au sérieux ce double apport, on est conduit à
admettre un caractère dual des objets sociaux, à la fois naturel et sémantique, et on
peut aussi tirer parti de cet enseignement pour une réflexion plus générale sur les
conditions de possibilité d’une civilisation morale.
3 Pour engager cette discussion, on rappellera d’abord brièvement l’arrière-plan
contemporain de naturalisation de l’esprit et de la culture. Puis on essayera d’expliquer
en quel sens les objets sociaux peuvent être considérés comme des objets naturels,
soumis à ce titre à des causes tout ce qu’il y a de plus naturelles. On insistera ensuite,
par contraste avec le point précédent, sur le sens réflexif et rationnel des objets sociaux
qui leur confère un statut particulier dans le monde naturel. Enfin, on essaiera de
montrer en quoi les objets sociaux sont aussi des objets civils, ce qui veut dire ici qu’ils
ont un sens et un contenu moral (ou immoral) irréductible à leurs fonctions naturelles.

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I. La naturalisation de l’esprit et de la culture


4 La question de la naturalité des objets sociaux a été relancée au cours des trente
dernières années par les tentatives de naturalisation de l’esprit et de la culture qui
caractérisent les sciences cognitives contemporaines et en particulier la nouvelle
psycho-anthropologie dite « évolutionnaire », car elle applique le modèle néo-
darwinien à tous les aspects de la vie culturelle des êtres humains. Ce que nous
rappellent ces différents courants, c’est d’abord que le matérialisme scientifique ne
peut pas se limiter à une clause de style, même en sciences sociales 2. Les êtres humains
sont en effet des êtres vivants dont l’existence et la simple survie dépend de leur corps
physique, mais dont la vie psychique et intellectuelle est également tributaire de ce
corps physique. On n’a en effet aucune raison d’ignorer qu’il existe un corrélat neuro-
physiologique pour toutes les expériences et fonctions de l’esprit, du plaisir à la
mémoire en passant par l’attachement et le calcul logique. Et pour ceux qui auraient
tendance à en douter, il suffirait de rappeler les effets intellectuels des maladies
dégénératives du cerveau ou le rôle des neuro-transmeteurs dans les processus
cognitifs et les mécanismes d’addiction3, ou encore les arguments expérimentaux
avancés aujourd’hui en faveur d’une base neurochimique de la mémoire 4.
5 Evidemment, cela ne veut pas dire que les fonctions intellectuelles devraient forcément
être réduites à, ni même expliquées par ces mécanismes neurophysiologiques. De tels
mécanismes font sûrement partie de l’explication, puisque la psychologie humaine a
une base neuronale, mais on n’a pour l’instant aucune raison de les considérer comme
une explication suffisante. Ceci est d’ailleurs aussi l’avis d’un grand nombre de
naturalistes qui, aujourd’hui, ajoutent à l’explication neurophysiologique des
considérations sur l’adaptation cognitive des êtres humains à leur environnement 5 ou
sur l’histoire phylogénétique de l’espèce humaine6. Pour ce dernier courant, l’idée force
est qu’on pourrait aller beaucoup plus loin dans l’explication des comportements
humains, y compris dans les domaines « supérieurs » tels que la coopération sociale, la
réflexion abstraite ou la morale, en prenant en compte le design des organismes
humains qui résulte de la sélection naturelle de l’espèce et dont les grandes lignes
auraient été fixées à l’époque de nos ancêtres, les chasseurs-cueilleurs du pléistocène
(sic). Plus précisément, selon ce courant de recherche, les comportements humains
relèveraient de modules cognitifs sélectionnés pour leur valeur adaptative par
l’évolution naturelle, et spécialisés dans des activités telles que la reconnaissance des
visages ou des états mentaux d’autrui, le soin aux enfants ou l’attraction sexuelle,
l’identification des tricheurs ou l’adoption des idées religieuses 7.
6 La psycho-anthropologie évolutionnaire moderne s’est du reste largement émancipée
des préjugés idéologiques de la sociobiologie, en rejetant toute discrimination interne à
l’espèce humaine, mais aussi de ses préjugés génétiques en adhérant à une vision large
de la réplication évolutionnaire, fondée en particulier sur l’hypothèse des « mèmes »,
c’est-à-dire l’existence matérielle de morceaux de culture tels que les signes, les outils
ou les récits, qui joueraient à l’échelon culturel et macrobiologique le même rôle
reproducteur que les gènes à l’échelle microbiologique8.
7 Or, là encore, il ne paraît ni absurde ni abusif de tenir compte de l’histoire naturelle de
l’espèce pour expliquer les comportements culturels, puisque aussi bien on n’a
aujourd’hui aucun doute raisonnable sur la base évolutionnaire de comportements
aussi élémentaires que la digestion, la station debout ou la reproduction sexuée.

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Pourquoi n’en serait-il pas de même de la reconnaissance des visages, de


l’apprentissage du langage ou des mécanismes de défense contre les risques
d’agression ? Mais, comme l’observent des philosophes naturalistes hostiles à
l’évolutionnisme généralisé et au « modularisme massif » 9, il est peu probable qu’on
puisse trouver une explication modulaire et évolutionnaire à des comportements
complexes qui jouent sur de nombreux registres cognitifs, comme le calcul logique, la
théorisation ou la morale. D’autre part, les théories évolutionnistes de la culture sont
généralement hautement spéculatives, car la formation des modules cognitifs de base
est supposée très ancienne (au moins 30000 ans), et il est peu probable qu’on puisse
obtenir des preuves expérimentales à leur sujet - alors qu’on ne manque pas de preuves
expérimentales sur le néo-darwinisme appliqué par exemple aux colonies d’oiseaux ou
de bactéries. Enfin, l’explication par la biologie évolutionniste de comportements
comme la sexualité, l’agressivité, l’attachement, l’égoïsme ou l’altruisme, tombe sous la
critique déjà ancienne de l’anthropologue Marshall Sahlins qui mettait en garde contre
une explication supposée fondamentale qui se fait au prix du renoncement à tout ce
que nous pouvons déjà savoir sur les manifestations du phénomène 10. On peut soutenir
en effet que ce qui est intéressant dans une culture, ce n’est pas tant son origine
biologique que ses multiples formes d’existence particulière.

II. Naturalité des objets sociaux et culturels


8 Tel est, sommairement résumé, le cadre de la discussion contemporaine sur le
naturalisme en sciences sociales. Rien n’oblige cependant à s’en tenir à des catégories
biologiques telles que la physiologie ou la descendance pour s’interroger sur la
pertinence du concept de nature pour les sciences sociales. Car, après tout, le concept
de nature ne se limite ni au fonctionnement des neurones ni à l’histoire darwinienne
des espèces. Il renvoie classiquement à tout ce qui est par soi-même, indépendamment
de ce que qu’on peut vouloir ou, si on est réaliste, indépendamment de ce qu’on peut en
penser.
9 Or, de ce point de vue, la nature est partout dans la vie sociale et, pour en saisir la
puissance, il n’est même pas nécessaire de lui adjoindre le qualificatif de « seconde »,
comme le faisaient N. Elias11 ou P. Bourdieu 12, lorsqu’ils parlaient des habitudes
culturelles. Il suffit en effet de penser à des phénomènes tels que les mouvements de
population causés par la misère, la guerre ou les catastrophes naturelles, ou encore
l’attractivité sexuelle des jeunes gens, et surtout des jeunes femmes, dans toutes les
sociétés humaines ou, si l’on se réfère au schéma durkheimien, la propension des sujets
sociaux à se plier aux mœurs, règles et courants sociaux dominants dans leurs sociétés.
On peut dire en effet que ces différents phénomènes relèvent tous de processus
naturels, dans la mesure où les êtres humains cherchent à se mettre à l’abri, ont une
sensibilité différenciée par rapport aux objets sexuels et se plient à certaines
conformités sociales.
10 On peut, si on veut, ajouter une pointe de darwinisme à ce diagnostic, en précisant que
s’ils ne se comportaient pas de cette façon, les sujets sociaux n’auraient pas de
descendance, faute de protection contre les prédateurs, faute de partenaires sexuels,
faute de solidarité sociale. On peut même dire aussi qu’ils sont neurologiquement
câblés pour se comporter d’une certaine façon en société ou dans les situations de crise.
Mais les explications fonctionnelles de la vie sociale marchent aussi très bien, même en

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l’absence de références évolutionnistes ou cognitivistes. Et ces dernières ne sont


vraiment utiles que dans la mesure où elles facilitent la prise de conscience du
caractère largement contingent des fonctions naturelles, qui ne relèvent pas d’un ordre
préalable et fixe de la nature et du vivant, comme le croyaient les pré évolutionnistes,
mais de la contingence de l’histoire naturelle des espèces 13. Or, ce caractère contingent
des fonctions naturelles suffit à les rapprocher des fonctions culturelles et sociales.
Simplement, tandis que les évolutionnistes pensent que certaines fonctions naturelles
ont modelé l’espèce humaine il y a quelques dizaines de milliers d’années, les
culturalistes sont plus sensibles aux contingences des temps historiques proches. Mais
la différence au fond n’est pas très grande.
11 Ceci nous amène à formuler une première hypothèse, qui est tout simplement qu’une
grande partie de ce que les sociologues découvrent comme des fonctions ou des lois
sociales ou culturelles pourrait très bien être considérée comme des mécanismes
naturels, au sens large de choses ou de forces qui, tout en étant contingentes et non pas
nécessaires, existent indépendamment de ce qu’on veut qu’elles soient 14. Cette
hypothèse s’oppose directement à une conception socio-politique courante qui met
toute la culture du côté des choix humains, ce qui permet notamment d’incriminer les
formes sociales dominantes, au nom d’une liberté putative des hommes à façonner leur
société à leur convenance. Et il est vrai que les fonctions sociales peuvent toujours en
principe être transformées, compte tenu de leur contingence essentielle; mais cette
transformation est rarement immédiate ou complète, car l’ordre social se présente
d’abord sous l’angle de ce qu’on subit naturellement, comme on subit le fait d’avoir un
corps grand ou petit, agile ou maladroit, malade ou en bonne santé 15. Sur ce sujet
délicat, le grand art dialectique de P. Bourdieu a été de reconnaître que les « choix »
sociaux et politiques sont en fait immanents à des conditions socio-économiques
largement incontrôlables mais que, tout en n’étant pas de véritables choix, il peuvent
aussi être vécus et donc critiqués comme s’ils l’étaient. Toutefois, un progrès
sociologique encore plus net serait sans doute de reconnaître à la fois la résistance
naturelle du monde social aux choix humains les plus radicaux, et les possibilités
limitées mais cependant réelles d’agir sur la nature sociale dans le sens d’une
civilisation morale (cf. infra).
12 Quoiqu’il en soit, ce sens élargi du concept de nature comme ce qui est
indépendamment de ce qu’on peut vouloir, inclut celui de nature biologique mais ne s’y
réduit pas, car les fonctions sociales ont aussi une dimension spatiale, temporelle et, on
y viendra bientôt, logique, distincte de la nature physiologique ou héréditaire des
organismes. On pourrait d’ailleurs réinterpréter sous ce sens élargi de la nature toute la
sociologie de la concurrence et de la sélection sociale, y compris celle de P. Bourdieu
sur la reproduction sociale, la violence symbolique et les mécanismes de distinction. Ce
sont en effet les processus de concurrence et de sélection sociale qui révèlent le mieux
la fatalité naturelle du fait social car, les êtres humains étant des êtres sensibles, ils
sont toujours confrontés à la recherche des biens sensibles, ce qui pose alors
inévitablement un problème de concurrence et de distribution. En pratique, ce sont des
mécanismes quasi-darwiniens de sélection par autrui, par l’environnement ou par le
simple cours de la vie qui répartissent finalement les individus et leurs lignées dans des
classes d’avantages et de bienfaits, dont les classes socio-économiques ne sont qu’un cas
particulier, ou dans des classes de malheur ou de tarissement du bonheur lorsqu’ils font
l’expérience de la misère, de la maladie ou de la vieillesse.

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13 Si on croit à l’autonomie de la volonté, on peut espérer que les sujets sociaux ont un
peu plus de latitude que le croyait Bourdieu pour trouver leur propre place dans ces
classes de bienfaits ou de malheur. Mais cette latitude ne peut s’exercer que par
rapport à des mécanismes de concurrence et de sélection sociale dans lesquels les
humains sont engagés par le simple fait de leur existence. On peut du reste aisément
faire ressortir ce point à l’aide d’une simple liste de quelques grands types de
concurrences sociales, auxquelles apparemment aucun sujet social ne peut échapper :
1. la concurrence des prétendants qui concerne l’accès aux biens sexuels et reproductifs;
2. la concurrence des consommateurs qui concerne l’accès aux biens de consommation inertes,
ou représentés par des personnes telles que des partenaires sexuels, des camarades, des
alliés, des employeurs, des employés, des admirateurs…;
3. la concurrence des producteurs au sens large, c’est-à-dire en y incluant les travailleurs,
inventeurs, chercheurs, artistes, investisseurs, distributeurs…, qui concerne l’élection, sur
un marché, par des consommateurs éventuels;
4. la concurrence des alliés qui concerne la répartition de l’affection, l’amitié, l’assistance dans
le cadre d’un groupe uni tel que la famille, le cercle d’amis, l’équipe de travail, le groupe
politique ou d’expression artistique;
5. la concurrence des aspirants qui concerne l’acquisition des aptitudes ou des titres de la part
des nouveaux arrivants;
6. la concurrence des dirigeants qui concerne la direction de la cité ou d’une organisation
particulière de la part de ceux qui possèdent la vocation particulière du pouvoir;
7. et enfin la concurrence des adversaires qui concerne la lutte pour la suprématie dans un
affrontement joué, comme une activité sportive, ou au contraire réel et débridé, comme une
guerre.

14 Ces différents types de concurrence ne relèvent que rarement de ce que Spencer


appelait autrefois la « lutte pour la vie » car, au moins dans les démocraties
économiquement développées, la survie est aujourd’hui garantie par des institutions
sociales. Mais ils déterminent au moins, de façon immanente, une sorte de lutte pour le
bonheur, dont la conquête est soumise à des règles et conditions de succès très diverses.
Contrairement à ce que suppose la critique sociale la plus radicale, ces règles ne sont
d’ailleurs pas toujours et forcément injustes, en particulier si elles sont les mêmes pour
tous. On peut même justifier par différentes sortes de raisons (le talent, le mérite, la
compétence…) l’existence de certaines hiérarchies de possession ou d’amour, d’amitié,
de pouvoir, etc. Mais le caractère commun de ces concurrences sociales est de n’être
que marginalement négociables dans le moment où elles s’imposent, en raison
précisément de leur caractère naturalisé car, contrairement cette fois à ce qu’ont
parfois laissé entendre les ethnométhodologues, l’ordre social, même s’il est toujours
réinterprétable ou accountable, ne peut pas faire en permanence l’objet d’une
reconstruction ou d’une réinstitution locale16. Par exemple, même si on pense que le
succès actuel du jeu de football ou du téléphone portable ou des titres scolaires ou de
certains attributs sexuels ou de certaines dispositions psychologiques, ou de certains
articles de lois est purement contingent, on ne peut pas faire, du jour au lendemain,
que ces différents objets perdent immédiatement leur valeur dans la sphère du sport,
du travail, des biens de consommation, du sexe, des amitiés ou du droit.
15 En définitive et quelle que soit la façon dont il se comporte, un sujet social participe
toujours à la concurrence et à la sélection sociale, soit, bien sûr, en faisant la course,
soit même en ne la faisant pas, c’est-à-dire en laissant les autres la faire à sa place, ce

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qui suffit à le situer lui-même dans la course. Cette idée d’une puissance immanente et
souveraine de la concurrence sociale est souvent rendue par l’idée qu’« on est pris dans
le système », ce qui est vrai, mais pas au sens qu’on pourrait s’en émanciper par la prise
de conscience ou par la fuite. Une autre façon de mettre le point en évidence serait de
dire qu’avant que la maxime morale devienne, comme le voulait Kant, une loi
universelle de la nature, ce sont plutôt la concurrence et la sélection qui sont la loi
naturelle des sociétés humaines17. Car, comme l’avait très bien vu E. Durkheim18, les
faits sociaux sont aussi, et de plein droit, des faits de nature. Mais Durkheim pensait en
outre que ces faits naturels sont également des faits spirituels, ce qui leur confère une
certaine spécificité dans l’ordre naturel19. Cette « spiritualité » des faits sociaux
s’exprime par exemple dans les mythes ou les idées religieuses mais, comme on va le
voir, elle est essentiellement liée à la réflexivité des conduites humaines.

III. Le sens réflexif des objets sociaux


16 L’attractivité du modèle biologique pour les sciences sociales repose en grande partie
sur le fait que les termes d’action, de sentiments, de qualités, de relations, qu’on
applique à la vie sociale des êtres humains peuvent aussi, très souvent, être appliqués à
la vie sociale d’autres animaux qui, par exemple, menacent, coopèrent, se mettent en
colère, souffrent, se montrent courageux et font parfois preuve aussi de compassion. Et
plus on étudie le comportement animal20, plus on s’aperçoit que de nombreux termes
sociaux ont un statut qu’on peut qualifier de « bio-anthropologique », au sens qu’une
grande partie de leur signification peut être dérivée de modèles animaux. Pour certains
naturalistes, l’histoire pourrait même s’arrêter là, le problème étant seulement pour
eux de savoir comment on peut embrigader les significations les plus complexes en
s’appuyant uniquement sur des modèles animaux21. Mais en fait, si on prend au sérieux
l’autre apport des sciences sociales signalé en introduction, celui de la théorie du
langage et de la signification, l’histoire ne peut pas s’arrêter là.
17 Les termes sociaux qu’on applique aux humains ont en effet aussi un sens qu’on peut
dire réflexif car ils expriment des contenus qui, en tant que tels, sont accessibles au
jugement des agents et peuvent donc être évalués en termes de vérité et de justice, non
seulement par un observateur extérieur, mais aussi par les sujets auxquels on applique
ces termes. Plus précisément encore, le sens d’un terme social est dit réflexif si le sujet
auquel on l’applique est également capable de s’appliquer ce sens à lui-même.
Lorsqu’on dit par exemple qu’un être humain menace, coopère, se met en colère,
souffre, se montre courageux ou fait preuve de compassion, on décrit sans doute un
comportement extérieur, mais aussi un sens ou un langage-objet virtuel inhérent à ce
comportement. Evidemment, on ne pense pas que toute activité ou sentiment humain
s’accompagne d’une sorte de voix off subjective qui les enregistre ou les décrit, mais on
pense qu’un sujet humain est toujours capable de répondre, au moins
approximativement, sur le sens de ses activités ou de ses expériences si on lui pose la
question22. C’est du reste pourquoi les sujets humains sont supposés à la fois
responsables des actes qu’on peut leur imputer, et capables de faire erreur, non pas
seulement par rapport à une sanction externe de l’environnement, comme une
grenouille qui meurt de faim parce qu’elle gobe par erreur des cailloux qu’elle prend
pour des insectes, mais par rapport au sens réflexif qu’ils ont de leurs intentions.

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18 Lorsqu’on applique aux sujets humains des termes sociaux d’action, de sentiment, de
relations ou de qualité, on doit donc toujours inclure dans la référence de ces termes le
sens réflexif qu’est sensé en avoir le sujet. Dans le cas d’ailleurs des termes relatifs à des
rôles institutionnels comme ceux de prêtre ou de policier, ou de certaines sentiments
moraux comme le respect ou le remords, aucune application strictement
comportementale ne semble possible. Car, si par exemple on peut menacer ou caresser
de façon purement comportementale, c’est-à-dire sans posséder le sens réflexif de la
menace ou de la caresse, il semble difficile de respecter ou d’être un prêtre de façon
purement comportementale23. Or, c’est précisément ce sens réflexif des termes sociaux
applicables à des personnes qui rend le lien social perméable aux différents effets de la
rationalité, instrumentale, mais aussi civile et morale, et qui établit cette dimension
spirituelle du fait social dont parlait Durkheim.
19 Il est vrai que l’effet structurant du sens réflexif se confond souvent avec les
automatismes naturels de la vie sociale, car un grand nombre de raisons bien pesées
sont sédimentées et naturalisées dans des démarches fonctionnelles qui paraissent
irréfléchies, par exemple dans la course aux diplômes ou au meilleur parti matrimonial.
Comme l’a très bien montré P. Bourdieu à propos de la « docte ignorance »24, un sujet
peut savoir faire tout ce qu’il faut dans certaines situations, sans avoir besoin d’y
réfléchir, et donner l’impression d’improviser ou de ne pas calculer alors même qu’il se
plie à des règles très précises. Mais il ne faut pas perdre de vue que si les raisons
réflexives ne sont pas forcément convoquées dans le moment de l’action, elles sont,
comme les colombes du Théétète de Platon, toujours disponibles à l’intérieur du
colombier25, c’est-à-dire dans la compétence cognitive de l’agent.
20 De la même façon, la plupart des moyens et instruments de la vie humaine courante
incorporent un travail de rationalité qui s’efface sous la naturalité des objets : habitats,
outils, moyens de transport, biens de consommation…, alors même que le travail
rationnel qui les a produits, surtout dans les sociétés modernes, est de plus en plus
abstrait et mathématisé. Et on peut en dire autant de la plupart des signes
linguistiques, socio-professionnels ou religieux qui, tout en ayant généralement aussi
un sens réflexif, assurent de façon irréfléchie les automatismes de la vie sociale. C’est
d’ailleurs cette présence des signes et des fonctions symboliques dans les routines
sociales qui a conduit un certain nombre d’anthropologues à défendre l’idée d’une
rupture radicale entre la nature et la culture26 ce qui, comme on l’a vu, n’est pas si
évident.
21 Le point important ici n’est donc pas que les humains échapperaient à la naturalité de
leur condition par la transcendance de la rationalité ou par l’immanence de leurs
raisons d’agir, car on ne sait pas très bien ce qu’il en est de la transcendance de la
rationalité, et les animaux ont aussi, en un certain sens, des raisons d’agir. La présente
hypothèse est à la fois plus forte et plus précise, puisqu’elle consiste à dire que ce qui
caractérise le monde social humain, c’est avec sa naturalité au sens large, la présence
endogène d’une raison réflexive qui peut être naturalisée et sédimentée dans les
pratiques et les objets de la vie courante, mais qui peut aussi toujours faire retour sous
forme d’une mise en question ou d’un déplacement des routines ordinaires, en rendant
ainsi problématique ce qui semblait aller de soi27. Et le fait que chaque sujet social prête
à autrui cette même faculté de raison réflexive qu’il possède lui-même introduit la
possibilité d’un contrôle civil sur les actes de la vie courante comme sur ceux qui
émanent de groupes organisés ou d’Etats. C’est dans cette possibilité de déplacement

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réflexif par rapport à la naturalité du monde social que résident en définitive les
meilleures chances de civilisation morale de la société humaine.

IV. Civilité des objets sociaux


22 Lorsqu’on considère un peu froidement les mécanismes de concurrence et de sélection
sociale évoqués plus haut, on peut en effet se demander jusqu’à quel point ils sont
compatibles avec une régulation morale de la société et avec l’existence, pourtant
indiscutable, d’un processus historique de civilisation morale dont témoignent les
institutions d’entraide et de protection des personnes qu’on trouve dans toutes les
sociétés, par exemple dans les sociétés modernes sous la forme du droit ou de la
sécurité sociale. Un certain nombre de théories contemporaines essaie aujourd’hui de
répondre à cette question sur la base d’arguments strictement fonctionnels, en
insistant notamment sur la valeur adaptative de l’altruisme réciproque, ou de la
coopération, ou de l’établissement de normes ou du repérage des tricheurs 28.
23 Ces théories prennent ainsi comme un fait acquis la régulation morale des sociétés et
s’efforcent d’en rendre compte dans le cadre d’une approche fonctionnelle et
évolutionnaire, ce qui prouve au moins qu’elles reconnaissent une certaine universalité
et objectivité à la morale. On peut néanmoins remarquer que si la valeur adaptative
était le seul critère de la moralité, on ne voit pas très bien ce qui pourrait empêcher
non seulement l’émergence, mais aussi la légitimation de sociétés à la fois injustes,
dictatoriales mais très robustes sur le plan évolutionnaire, comme il en existe chez les
insectes sociaux, mais aussi chez les humains. A l’inverse, s’il peut exister des formes de
vie sociale à la fois injustes et très bien adaptées, comme les sociétés de castes ou les
sociétés esclavagistes ou encore les segments tyranniques qui existent à l’intérieur des
sociétés démocratiques, c’est bien parce que la régulation morale des sociétés ne se
juge pas sur leur valeur adaptative.
24 Les théories qui considèrent la morale comme une émergence d’interactions
fonctionnelles entre intérêts individuels, et qui ne sont d’ailleurs pas toutes
évolutionnistes29, privilégient généralement un sens de coopération et de réciprocité de
la moralité pour pouvoir observer l’émergence en question – par exemple en
considérant la stratégie donnant-donnant dans le dilemme du prisonnier comme le
cœur du phénomène de moralisation. Or, la coopération et la réciprocité font
certainement partie du sens du concept de moralité, mais ne l’épuisent pas, ni sur un
plan philosophique, ni sur un plan pratique30. Si on considère par exemple les termes
qui permettent de caractériser moralement les faits sociaux, on voit que le sens
ordinaire de la moralité sociale s’inscrit dans un domaine conceptuel beaucoup plus
vaste, puisqu’il comprend les vertus et les vices, mais aussi tous les sentiments, actions,
rôles, relations… susceptibles de prendre un sens moral ou immoral. De plus, ce sens
ordinaire de la moralité sociale n’a pu émerger que sur la base d’une certaine attention
au fonctionnement naturel de la vie sociale, et en particulier à ses conséquences
injustes en termes de souffrance ou de limitation des libertés d’autrui.
25 On peut évidemment mettre en doute l’universalité de ce sens ordinaire de la moralité
au nom d’un comparatisme qui, dans le domaine moral comme dans celui des idées
religieuses, n’a pas de mal à constater une extrême diversité des concepts et
conceptions suivant les cultures. Et en effet, contrairement aux objets physiques, dont
le caractère observationnel facilite la reconnaissance sous des concepts communs, le

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domaine moral semble échapper à toute possibilité d’unité sémantique entre les
cultures. Et tandis qu’on n’a guère de doute sur l’unité de sens des termes qui, dans
différentes langues, désignent par exemple l’eau, la lune, les chênes ou l’ordinateur, les
problèmes métaphysiques de la traduction31 semblent devenir insurmontables en
matière de morale. Les objets et propriétés morales ont pourtant eux aussi une base
sensible, qui est tout simplement le comportement des êtres vivants. Mais ils
présentent en outre une dimension abstraite qui semble les rendre insaisissables et
toujours tributaires des aléas de l’interprétation.
26 Toutefois, cette dimension abstraite des propriétés morales 32 n’est au fond qu’un aspect
de la réflexivité des sujets, qui leur permet de disposer du sens de leur comportement.
Il faut en effet posséder les concepts nécessaires à un jugement moral pour pouvoir
manifester une propriété morale quelconque. Il serait par exemple absurde d’adresser
des reproches moraux à un lion qui dévore ses petits, voire à un singe qui trompe ses
congénères sur l’emplacement d’un fruit. Et pour être courageux, il ne suffit pas de
courir vers un danger, mais il faut aussi avoir le sens du courage qui consiste, devant un
danger, à choisir d’y faire face plutôt que de le fuir. De même, pour donner, il ne suffit
pas d’abandonner quelque chose, mais il faut aussi avoir le sens du don qui est, entre
autres, qu’on ne reprendra pas, dans l’avenir, l’objet donné. Or, quelle que soit l’analyse
qu’on propose du sens des termes moraux, on peut supposer que ce sens n’est pas plus
arbitraire que sa référence comportementale, car un sens qui ne serait pas soumis à
certaines contraintes de cohérence et de correspondance aux cas considérés risquerait
de perdre toute intelligibilité. On peut certes avoir différentes théories du courage, du
don ou d’autres termes moraux, mais on ne peut les confronter entre elles que si on
pense qu’elles sont communément intelligibles. Et s’il arrive que deux cultures
différentes n’aient pas le même sens réflexif de tel ou tel terme moral, la contrainte
d’intelligibilité commune doit en principe suffire à rendre ces différents sens
commensurables entre eux.
27 En pratique, on n’aura du reste pas trop de peine à reconnaître cette communauté de
sens moral dans la vie courante des familles, les cercles d’amis, sur les lieux de vie, de
travail ou de passage, où la régulation morale se fait en grande partie par les gestes de
civilité, dont les formes et les règles sont évidemment multiples, mais dont le caractère
commun est précisément d’introduire une limite réfléchie dans ce qu’on peut faire
subir à autrui, en obligeant tout agent à tenir compte des effets de ses actes en termes
notamment de bien et de mal, ou de liberté et de contrainte. Les civilités prennent
souvent, comme les autres natures sociales, un caractère fonctionnel et machinal, mais
elles ne sont vraiment efficaces que si elles incluent cette attention réflexive à la
situation d’autrui en se pliant à ce principe civil primordial qui est d’éviter l’offense. Et
même lorsque les règles de civilité cautionnent des inégalités de « grandeurs » et
d’« établissement »33, elles restent contraintes par certains critères de limitation de la
souffrance indue et de prise en compte du point de vue d’autrui dans la régulation des
échanges.
28 Dans le cadre plus large des sociétés nationales, la régulation morale se fait, si on en
croit les théories contractualistes, par l’établissement d’une loi commune qui interdit
les règlements de compte privés et fait dépendre toute légitimité sociale d’un processus
politique dont les procédures ont en principe reçu l’agrément des citoyens. Mais là
encore34, c’est la prise en compte réflexive de la faiblesse des hommes par rapport aux
maux qu’ils peuvent subir ou infliger, qui sert de principe régulateur à l’ordre

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contractuel, et en particulier au droit civil et pénal. Et on peut également voir


l’ensemble du droit social comme la continuation de ce souci réflexif de mettre les
hommes à l’abri de leurs propres faiblesses naturelles.
29 Enfin, dans le cadre de la société internationale, où il n’existe encore rien d’équivalent
à un contrat social fondateur35, les modestes tentatives faites autour de l’ONU ou de
l’ainsi-nommée « communauté internationale » ont malheureusement encore peu
d’effets civilisateurs, en termes par exemple de mise hors-la-loi des trafics, des pillages,
des dictatures ou du recours à la guerre comme moyen de régler les litiges. On met
souvent cette situation sur le compte de la puissance des multinationales et des
politiques néolibérales, mais l’histoire de la décolonisation et de l’établissement des
dictatures ploutocratiques et belliqueuses dans les pays du Sud est au moins aussi
explicative. Quoiqu’il en soit, la situation internationale est surtout révélatrice du
décalage inévitable entre la mise en œuvre des fonctions concurrentielles naturelles de
la société, en l’occurrence celles de la mondialisation des échanges, et le mouvement
réflexif qui permet d’en assurer l’éventuelle civilisation morale. L’erreur ici serait
d’imaginer une fin hégélienne ou marxiste du mouvement historique, car on a peu de
chance de rencontrer un jour l’esprit absolu ou la société émancipée de toute classe de
bienfaits ou de malheur.

Conclusion : civilisation morale ?


30 Si ce qui précède était assez clair, on a déjà sans doute déjà anticipé la conclusion de ce
bref parcours, à savoir que la société et la culture doivent être considérés comme des
sortes de faits naturels qui incorporent néanmoins une dimension réflexive qui en fait
la spécificité sur le plan épistémologique, mais qui suscite aussi notre interrogation
commune sur les chances d’une régulation morale de la société. Le rôle pratique des
Lumières et d’une raison sensible à la souffrance et à la justice d’autrui reste donc,
comme on peut le supposer, le seul espoir qu’on puisse avoir en faveur d’un progrès de
la vie sociale des être humains, sous forme de ce qu’on peut appeler une civilisation
morale. Quant aux sciences sociales, elles ne peuvent faire autrement qu’enregistrer,
avec des instruments ad hoc, cette dualité naturelle et civile de la société, en gardant
bien sûr à l’esprit l’idée wébérienne d’une responsabilité du savant dans l’évaluation du
sens ultime de l’action sociale36.

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NOTES
1. Cf. R. Boudon, Raison, bonnes raisons, Paris, PUF, 2003.
2. Cf. D. Sperber, La contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996.
3. Cf. J.-P. Tassin, « La neuropharmacologie de la conscience », in Pour la science. Spécial cerveau.
Des fenêtres sur la conscience, n° 302, décembre 2002, pp. 146-150.
4. Cf. S. Laroche, « Les mécanismes de la mémoire », in Pour la science. L’intelligence, n° 254,
décembre 1998, pp. 94-101.
5. Cf. F. Dretske, Explaining Behavior. Reasons in a World of Causes, Cambridge, MIT Press, 1988.
6. Cf. R. G. Millikan, « Biosemantics », in The Journal of Philosophy, vol. LXXXVI, n° 6, juin 1989, pp.
281-297.
7. Pour de multiples exemples, cf. J. H. Barkow et al., The Adapted Mind, Evolutionary Psychology and
the Generation of Culture, Oxford University Press, 1992; P. Carruters et al., Evolution and the Human
Mind, Modularity, Language and Meta-cognition, Cambridge U.P., 2000; S. Pinker, Comment fonctionne
l’esprit, Paris, Odile Jacob [1997] tr. fr. M.-F. Desjeux, 2000; L. Barrett et al., Human Evolutionnary
Psychology, New York, Palgrave, 2002; P. Boyer, Et l’homme créa les dieux Comment expliquer la
religion, Paris, Robert Laffont, 2002.
8. Cf. R. Dawkins, Le gène égoïste, Paris, Odile Jacob [1976] tr. fr. L. Ovion, 1990.
9. Cf. J. Fodor, The mind doesn’t work this way, Cambridge, MIT Press, 2000.
10. Cf. M. Sahlins, Critique de la sociobiologie, Aspects anthropologiques, Paris, Gallimard [1976] tr. fr.
J.-F. Roberts, 1980, p. 45.
11. Cf. La civilisation des mœurs, Paris, Livre de Poche, Pluriel [1969] tr. fr. 1973.
12. Cf. Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
13. Cf. G. Lecointre, H. Le Guyader, Classification phylogénétique du vivant, Paris, Belin, 2001.

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14. Cf. d’ailleurs la définition d’une chose par E. Durkheim : « une chose est quelque chose qui ne
peut être modifiée par un décret de volonté. » (E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique,
Paris, PUF, [1895] rééd. 1967, p. 29).
15. Sur le caractère naturel des conventions sociales, voir aussi D. Hume, Traité de la nature
humaine, 2 vol., Paris, Aubier [1739] tr. fr. A. Leroy, 1973, p. 515.
16. Cf. H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Cambridge, Polity Press [1967] rééd. 1984.
17. Les marxistes avaient d’ailleurs très bien aperçu ce point, mais en n’y voyant qu’une
contingence historique, ce qui est une sorte d’erreur métaphysique sur la capacité des liens
humains à s’émanciper de leur base naturelle.
18. Cf. « Représentations individuelles et représentations collectives », in Sociologie et philosophie,
Paris, PUF [1898] rééd. 1974, p. 49.
19. Ce qui précède soulève de nombreux problèmes épistémologiques, notamment quant à la
connaissabilité et à la prédictibilité des phénomènes sociaux, qu’on laissera ici en suspens en
suggérant simplement qu’ils relèvent à la fois de la connaissance du vivant et de celle des êtres
logiques.
20. Cf. par exemple D. Lestel, Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001.
21. Cf. E. O. Wilson, L’humaine nature, Paris, Stock [1978] tr. fr. R. Bauchot, 1978.
22. Sur cette procédure, cf. G.E.M. Anscombe, Intention, Cornell University Press [1957] rééd. 1985.
23. Cf P. Pharo, La logique du respect, Paris, Cerf, Collections Humanités, 2001.
24. Cf. par exemple Choses dites, Paris, Minuit, 1987.
25. Cf. Platon, Théétète, 197, 198.
26. Cf. M. Sahlins, op. cit.
27. Cf. A. Schütz, Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, eine Einleitung in die verstehende Soziologie,
Frankfurt, Suhrkamp, 1932.
28. Cf. R. L. Trivers, « The Evolution of Reciprocal Altruism », Quarterly Review of Biology, 46, 1,
1971, pp. 35-57; R. Axelrod, Donnant donnant, Paris, Odile Jacob [1984] tr. fr. M. Garène 1992; L.
Cosmides, J. Tooby, « Cognitive Adaptations for Social Exchange », in J.H. Barkow, L. Cosmides, J.
Tooby, eds, The Adapted Mind, Evolutionary Psychology and the Generation of Culture, Oxford
University Press, 1992, pp. 163-227; A. Gibbard, Sagesse des choix, justesse des sentiments, Paris, PUF
[1990] tr. fr. S. Laugier 1996.
29. Cf. D. Gauthier, Morale et contrat, Recherche sur les fondements de la morale, Bruxelles, Mardaga
[1986] tr. fr. S. Champeau 2000.
30. Sur l’aspect sociologique, cf. P. Pharo, « Le lien social entre lien fonctionnel et lien civil.
Remarques sur le sens et la moralité de la coopération sociale », in Cahiers internationaux de
Sociologie, vol. CXIII, 2002, pp. 307-330.
31. Cf. W.V.O. Quine, Le mot et la chose, Paris, Flammarion [1960] tr. fr. J. Dopp et P. Gochet 1977, et
toute la discussion moderne qui s’en est suivie, mettant en cause la tradition aristotélicienne
consistant à définir les concepts par des conditions nécessaires et suffisantes.
32. Sur l’objectivité des propriétés morales, cf. M. Scheler, Le formalisme en éthique et l’éthique
matériale des valeur, Paris, Gallimard [1916]tr. fr. M. de Gandillac 1955. La discussion moderne sur
le réalisme moral a été relancée entre autre par J. Mc Dowell, « Valeurs et qualités secondes », in
R. Ogien, Le réalisme moral, Paris, PUF [1985] tr. fr. A. Ogien 1999.
33. Cf. B. Pascal, Pensées, Paris, Garnier-Flammarion [1670] rééd. 1976, 310-797, p. 139.
34. Cf. J. Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, Paris, Vrin [1690] tr. fr. B. Gilson 1977.
35. J. Rawls, Le droit des gens, Paris, Esprit [1993] tr. fr. B. Guillarme 1996.
36. Cf. M. Weber, « Le métier et la vocation de savant », in Le savant et le politique, Paris, Plon,
10-18 [1919] tr. fr. 1959.

Revue européenne des sciences sociales, XLI-127 | 2003


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AUTEUR
PATRICK PHARO
Centre de Recherche Sens Ethique Société
CNRS, Paris

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Conjectures sur le social et les


sciences sociales
Dany-Robert Dufour

I. La logique de la marchandise, le social et l’État


1 Lorsqu’on parle de science sociale, on suppose au moins une chose : que le social
préexiste au discours que l’on tient sur lui. Or, j’avoue ne plus bien savoir comment
situer le social dans des sociétés devenues entièrement marchandes comme les nôtres.
On sait en effet que plus l’échange de marchandises se généralise, plus il implique la
disparition des anciens rapports sociaux (qu’ils soient fondés sur l’échange symbolique,
sur des rapports communautaires ou sur des rapports d’autorité). Et l’on sait également
que cette disparition n’est pas compensée par l’instauration de nouveaux rapports
sociaux. Ou, du moins, s’ils apparaissent, ces rapports sont entièrement déductibles des
rapports économiques noués entre ceux qui échangent des marchandises – j’entends
bien sûr, au titre des marchandises offertes sur le marché, la force de travail. Bref, dans
le capitalisme, les rapports sociaux sont essentiellement réductibles à des rapports
économiques.
2 Dans les sociétés marchandes en effet, l’échange des produits est ce qui relie les
hommes et cet échange n’est pas médiatisé par un rapport social organique, mais par le
simple auto-déploiement du mouvement de la valeur. C’est la valeur qui, sous la forme
visible de l’argent, donne alors forme à l’organisation sociale. La sociologie marxienne
est incontournable sur ce point. Marx note ainsi dans les Grundrisse I que « l’argent est la
communauté et ne peut en tolérer aucune autre qui lui soit supérieure » 1. L’argent étant
devenu ce qui fait lien social, il ne peut que détruire les communautés organiques en
instituant à leur place des communautés abstraites ayant gommé les qualités concrètes
de ses membres.
3 C’est pourquoi, pour compenser cette « disparition » du social, le politique est
indispensable. Ce que le philosophe Anselm Jappe résume ainsi dans son dernier
ouvrage :

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la logique de la valeur se base sur des producteurs privés qui n’ont pas de lien social
entre eux, et c’est pourquoi elle doit produire une instance séparée qui s’occupe de
l’aspect général. L’Etat moderne est donc créé par la logique de la marchandise 2.
4 J’agrée à ce propos, quoique la dernière phrase me semble un peu rapide : à vrai dire, ce
n’est pas la logique de la marchandise qui crée (directement) le politique. Cette
création est en effet indirecte : c’est la destruction des anciens rapports sociaux, opérée
par la logique de la marchandise, qui implique de compenser cette disparition. Le
politique n’est en somme pas pensable autrement que comme ce qui supplée à la
disparition des anciens rapports sociaux provoquée par le règne de la valeur et de la
marchandise. Et, de fait, là où il existe de véritables rapports sociaux puissants, le
politique n’existe pas comme une instance spécifique – qu’on se souvienne, par
exemple, des célèbres analyses de Clastres sur les sociétés sans Etat. Ceci est d’ailleurs
congruent avec l’apparition, dans les grandes cités marchandes de la Renaissance, du
politique comme instance spécifique repérée comme telle par Machiavel. Lorsque
Claude Lefort parle du politique comme forme symbolique, il faut bien comprendre ce
que cela signifie : le symbolique qui, dans les formes antérieures au capitalisme, était
dans le social, est entièrement passé dans l’instance politique.
5 On pourrait dire, pour l’instant et pour simplifier, que l’économique réfère aux intérêts
privés cependant que le politique réfère à l’intérêt universel. Rien n’est bien sûr plus
délicat que de définir des intérêts universels et l’on sait le sort que les « théoriciens du
soupçon » du XIXe siècle ont fait subir aux principes universels que les Lumières du
siècle précédent s’étaient employés à établir. Ils ont en effet dénoncé l’intérêt universel
et ses principes « moraux » comme spécieux : ils ne représentaient pour Marx que
l’habillage de la domination exercée sur les masses par les exploitants ou, à l’inverse,
que la tyrannie exercée par les faibles sur les forts pour Nietzsche, ou encore que le rôle
de censure exercée par le surmoi au profit de la civilisation pour Freud. Mais, qu’ils
soient dénonçables de plusieurs façons, n’a jamais empêché le politique de devoir
reposer sur un certain nombre de principes transcendantaux (religieux, moraux,
idéaux…).
6 On peut donc dire que le social, dans les sociétés marchandes modernes, était
entièrement tenu par le politique. En d’autres termes, c’est le politique qui était en
charge de maintenir la société dans tous états, comme vivable pour ses membres. Outre
une politique économique, il devait ainsi y avoir une politique de la famille, une
politique des associations, une politique de la culture, une politique de la nation et de
ses composantes, etc. Il est d’ailleurs arrivé dans la période moderne des moments où le
politique a été considérablement investi, notamment le mouvement ouvrier, jusqu’au
délire même – le cas de l’Union soviétique et de sa proliférante bureaucratie voulant
tout réguler et tout contrôler au nom du Peuple suffira à illustrer cette volonté de
domination absolue sur la société civile. Mais, si l’on ne va pas jusqu’aux extrêmes, on
peut dire que, dans la modernité, les intérêts privés économiques étaient (plus ou
moins bien) contrôlés par le politique au nom de l’intérêt universel. Et que le social,
tenu à bout de bras par le politique, y trouvait (plus ou moins bien) son compte.
7 Or, nous arrivons à une époque nouvelle qui est en train de promouvoir la liquidation
méthodique du politique. C’est l’époque connue sous le nom de néo-libérale.

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II. La logique de la marchandise contre l’État


8 Il est apparu aux économistes (en premier lieu ceux de l’école de Chicago) que le
politique constituait un frein à la circulation sans cesse élargie des marchandises. D’une
certaine façon, ils ont raison : le politique est bien le contre-pouvoir essentiel à la
constitution d’un monde entièrement fondé sur l’économique et la circulation des
marchandises. Mais ces économistes ont simplement voulu oublier qu’il y avait de
bonnes raisons à cette limitation. Or, l’étrange est qu’ils aient réussi à convaincre les
stratèges politiques que le politique devait cesser de jouer son rôle. Ce hara-kiri du
politique restera probablement l’un des grands mystères de la fin du XX e siècle à
élucider – mais c’est là est une autre histoire.
9 Cette défaillance du politique ne peut bien sûr qu’entraîner de considérables effets
délétères sur le social en tant qu’il était jusqu’alors entièrement tenu par le politique.
Qu’on dissolve dans ces conditions le politique et le social s’effondre. Il convient
toutefois de remarquer que ces effets sur le social sont la conséquence d’une attaque en
règle comme les principes transcendantaux sur lesquelles le politique reposait.
10 La gouvernance néo-libérale actuelle est en effet construite sur l’idée qu’à un minimum
de gouvernement politique correspond un maximum de rendement économique.
Comme il y avait une servitude volontaire dans l’Ancien régime, il existe désormais un
sacrifice volontaire du politique. De fait, le pouvoir actuel ne « veut » plus rien, rien que
la meilleure adaptation possible à une conjoncture et à une évolution qui le dépassent.
La « modernisation » (des entreprises, de l’école, des institutions 3…) se présente ainsi
comme un gigantesque tropisme à l’échelle planétaire, une sorte de loi naturelle, une
poussée sourde et irrépressible de l’évolution. Ce serait la « force des choses » qui exige
soumission et adaptation vitales et non les détenteurs d’un pouvoir devenu flou, mou,
secondaire et gestionnaire. L’absence d’un véritable gouvernement, c’est-à-dire d’une
institution dont la légitimité est nécessairement extérieure aux intérêts économiques,
abolit ce que Hannah Arendt appelait l’autorité tout en rendant la puissance occulte.
L’affaiblissement de l’Etat n’annonce pas, loin s’en faut, celui de la domination socio-
économique, mais le passage à une nouvelle forme de domination, sournoise et
maligne, par laquelle le pouvoir véritable devient anonyme, informe et non localisable :
« nous sommes devant une tyrannie sans tyran » déclarait à cet égard Hannah Arendt dans
ses études prémonitoires sur les Etats-Unis4.
11 Signe de cette disparition de l’autorité : nous assistons ouvertement à la promotion de
l’anomie, à la levée des interdits et de tout ce qui peut en imposer à la pure impétuosité
des appétits. S’il est en effet un impératif post-moderne, c’est celui de la transgression
des interdits – voilà pourquoi cette tyrannie sans tyran diffuse un parfum libertaire
fondé sur la proclamation de l’autonomie de chacun et sur « l’extension indéfinie de la
tolérance dans tous les domaines »5.
12 L’écrasement de la citoyenneté sur la société civile marchande, seulement constituée de
l’ensemble conflictuel des intérêts particuliers, rend impossible la nécessaire
dialectique entre le corps social et sa représentation politique. La notion d’Etat, telle
qu’elle fonctionne depuis les Lumières, tombe ainsi en désuétude. A la limite, il n’y a
plus de chose publique, mais seulement des intérêts privés. Or, comme le disait
Rousseau dans Le Contrat Social (Livre III, chapitre IV) :
Rien n’est plus dangereux que l’influence des intérêts privés dans les affaires
publiques.

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13 L’humanité se trouve réduite à une collection d’individus calculateurs mus par leurs
seuls intérêts rationnels, en concurrence sauvage les uns avec les autres – l’utilitarisme
de Adam Smith l’ayant emporté (pour longtemps semble-t-il) sur l’injonction morale
des Lumières. En définitive, cette anthropologie, dont le célèbre mot d’ordre « laisser-
faire » avouait par avance l’absence de principe, ouvre un nouvel espace sociétal,
complètement épuré, prosaïque, trivial, nihiliste, empreint d’un nouvel et puissant
darwinisme social où la valeur, désormais unique, passe d’une main à l’autre sans autre
forme de procès et quelles qu’en soient les modalités : les « plus adaptés » peuvent
légitimement profiter de toutes les situations cependant que les « moins adaptés » sont
tout simplement abandonnés, voire appelés à disparaître. C’est là une profonde remise
en cause de la civilisation puisque se trouve abandonné le traditionnel devoir
« biopolitique » (Foucault, Agamben) incombant à tout Etat de protection de ses
populations.
14 Cet étiolement de l’Etat est une conséquence directe du pragmatisme, de l’utilitarisme
et du « réalisme » contemporains qui entendent « dégraisser » les échanges
fonctionnels de la surcharge symbolique et politique qui les équilibraient et les
rendaient possible comme la quille d’un navire. Le moins d’Etat correspond à un
affaiblissement considérable des valeurs qui régulaient l’échange humain. Ces
« valeurs » postulées relevaient d’une culture (dépositaire de principes moraux, de
canons esthétiques, de modèles de vérité) et comme telles, elles pouvaient différer
d’autres valeurs, soit s’y opposer. Or, la disparition de ces valeurs (pour lesquelles on
pouvait mourir) rend bien sûr désuète toute forme de luttes entre valeurs concurrentes
– ce qui se manifeste par la désuétude contemporaine du débat politique, devenu le
comble de l’ennui pour la plupart des contemporains.
15 L’Etat ne pèse plus presque plus rien devant cet idéal de fluidité, de transparence, de
circulation et de renouvellement qui ne peut s’accommoder du poids historique de ces
valeurs culturelles. En ce sens, l’adjectif « libéral » désigne la condition d’un homme
« libéré » de toute attache à des valeurs. Tout ce qui se rapporte à la sphère
transcendante des principes et des idéaux, n’étant pas convertible en marchandises ou
en services, se voit désormais discrédité. Les valeurs (morales) n’ont pas de valeur
(marchande). Ne valant rien, leur survie ne se justifie plus dans un univers devenu
intégralement marchand6.
16 De fait, ces mutations sont contemporaines d’une extension sans précédent du modèle
de l’échange marchand. Cette mort programmée du politique est en rapport direct avec
la mutation que l’on observe depuis une bonne vingtaine d’années dans le capitalisme.
Le néo-libéralisme, comme on nomme sommairement ce nouvel état du capitalisme, est
en train de défaire toutes les formes d’échanges qui subsistaient par référence à un
garant absolu ou méta-social des échanges. Pour aller à la fois vite et à l’essentiel, on
pourrait dire qu’il fallait un étalon – l’or par exemple – pour garantir les échanges
monétaires7, comme il fallait un garant symbolique (la Raison, par exemple) pour
permettre les discours philosophiques, comme il fallait un Etat pour éviter la « guerre
de tous contre tous » (Hobbes). Or, on cesse désormais de se référer à toute valeur
transcendantale pour se livrer aux échanges. Comme le dit Marcel Gauchet, nous avons
désormais affaire à « des acteurs qui se veulent rigoureusement déliés et sans rien au-
dessus d’eux pour empêcher la maximisation de leurs entreprises » 8. Les échanges ne
valent plus en tant que garantis par une puissance supérieure (d’ordre transcendantale

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ou morale), mais par ce qu’ils mettent directement en rapport en tant que


marchandises.
17 C’est le poids du symbolique dans les échanges humains, qui a fait les beaux jours de la
grande anthropologie du XXe siècle (de Mauss à Lévi-Strauss, et jusqu’à Lacan), qui se
trouve de la sorte mis en cause. Si, comme le dit encore Marcel Gauchet, « la sphère
d’application du modèle [de marché] est destiné à s’élargir bien au-delà du domaine de
l’échange marchand »9, alors il y a un prix à payer pour cette extension :
l’affaiblissement et même l’altération de la fonction symbolique.
18 Ce changement radical dans le jeu des échanges entraîne en fait à une véritable
mutation anthropologique. Dès lors que tout garant symbolique des échanges entre les
hommes tend à disparaître, c’est la condition humaine elle-même qui change. En effet,
notre être-au-monde ne peut plus être le même dès lors que l’enjeu d’une vie humaine
ne tient plus à la recherche de l’accord avec ces valeurs symboliques transcendantales
jouant le rôle de garants, mais est liée à la capacité de s’accorder aux flux toujours
mouvants de la circulation de la marchandise. En un mot, ce n’est plus le même sujet
qui est requis ici et là10. Nous commençons de la sorte à découvrir que le néo-
libéralisme, comme toutes les idéologies précédentes qui se sont déchaînées au cours
du XXe siècle (le communisme, le nazisme…), ne veut rien d’autre que la fabrication
d’un homme nouveau. Cette nouvelle tentative est cependant particulièrement retorse
en ce sens qu’elle se donne sous le jour d’une libération totale de l’individu et d’un
affranchissement de toute idéologie. Elle est en fait elle-même une idéologie et sa
grande force par rapport aux précédentes tient à ce qu’elle n’a pas commencé par viser
l’homme lui-même au moyen de programmes de rééducation et de coercition. Elle s’est
contentée d’introduire un nouveau statut de l’objet, défini comme simple marchandise,
en attendant que le reste s’ensuive : que les hommes se transforment lors de leur
adaptation à la marchandise, promue dès lors comme seul réel 11. Le nouveau dressage
de l’individu s’effectue donc au nom d’un « réel » à quoi il vaut mieux consentir que
s’opposer : il doit toujours paraître doux, voulu, désiré, comme s’il s’agissait d’une série
d’entertainments (exemples : la télévision, la pub… qui, en jouant le rôle d’alternatives à
l’éducation, vident l’école de toute substance et la mènent tout droit à la vertigineuse
crise que nous connaissons).
19 De façon générale, toute figure transcendante qui venait fonder la valeur est désormais
récusée, il n’y a plus que des marchandises qui s’échangent à leur stricte valeur
marchande. Les hommes sont aujourd’hui priés de se débarrasser de toutes ces
surcharges symboliques qui garantissaient leurs échanges. La valeur symbolique est
ainsi démantelée au profit de la simple et neutre valeur monétaire de la marchandise
de sorte que plus rien d’autre, aucune autre considération (morale, traditionnelle,
transcendante, transcendantale…) ne puisse faire entrave à sa libre circulation. Il en
résulte une désymbolisation du monde. Les hommes ne doivent plus s’accorder aux
valeurs symboliques transcendantes, ils doivent simplement se plier au jeu de la
circulation infinie et élargie de la marchandise.
20 En somme, tout est devenu monnayable. Nous sommes sortis de l’exception dont se
fondait tout le reste des échanges. Exception dont rend parfaitement compte cette
proposition de Kant exposée dans les Fondements de la métaphysique des mœurs [1785] :
Tout a ou bien un prix, ou bien une dignité. On peut remplacer ce qui a un prix par
son équivalent; en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce
qui possède une dignité12.

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21 On ne peut le dire plus clairement : la dignité ne peut être remplacée, elle « n’a pas de
prix » et « pas d’équivalent », elle réfère seulement à ce que Kant appelait l’autonomie
de la volonté, c’est-à-dire cette morale moderne, non plus statique, mais dynamique.
C’est pourquoi l’échange marchand ne veut rien savoir du sujet critique, c’est même
tout le contraire qui est requis dans le démarchage, le marketing et la promotion
(volontiers mensongère) de la marchandise. On voudrait nous assurer qu’il s’agit, dans
cette récusation du sujet critique, d’un grand retour de l’utilitarisme et de la revanche
tardive de Hume sur Kant. Mais comment ne pas remarquer qu’il s’agit d’un
utilitarisme doublement édulcoré : d’une part, il prône la recherche du bonheur
individuel beaucoup plus que la recherche du bonheur du plus grand nombre; d’autre
part, il réduit et circonscrit le bonheur individuel à la seule dimension de
l’appropriation de l’objet marchand.

III. La logique de la marchandise contre le social


22 J’ai fait semblant, tout à l’heure, de considérer que le social, à l’ère moderne de la
généralisation de l’échange marchand, était entièrement tenu par le politique. En fait,
ce n’est pas tout à fait vrai. On commence à savoir qu’il est des secteurs où des formes
anciennes de lien social ont survécu sans tout devoir au politique. Je fais référence ici à
plusieurs recherches contemporaines, dont celle du sémiologue François Flahault. Cet
auteur a montré qu’il était logiquement impossible que les sociétés humaines reposent
sur la seule économie marchande car cette économie ne peut tenir sans être doublée de
ce qu’il appelle une « économie des personnes ». En effet, pour que des biens circulent
entre des personnes, il faut auparavant que celles-ci aient été instituées. Bref pour qu’il
y ait des biens qui circulent entre les personnes, il faut qu’il ait des personnes formées
comme telles. Ce qui les forme, c’est la culture qui constitue un milieu tiers, un monde
commun qui est celui des échanges discursifs fondateurs de subjectivités. Ces échanges
mettent notamment en jeu une transmission générationnelle de sorte que « la
circulation de biens entre contemporains présuppose le don qu’une génération fait à la
suivante »13. Ce don est d’abord celui d’une langue dans laquelle se forment les
nouveaux venus. Le propre de cette dette est qu’elle est impayable. En effet, elle ne
réfère pas à une dette d’avoir (de celles dont on peut se libérer en payant). Elle réfère à
une dette d’être. Dette proprement symbolique que le débiteur n’est pas tenu de régler,
mais qu’il lui faut impérativement reconnaître au cours de sa constitution subjective.
On entre là dans le cadre d’une économie symbolique et psychique.
23 La grande question étant aujourd’hui de savoir si cette économie des personnes n’est
pas en train d’être mise au pas par l’économie marchande. Ce qui aurait bien sûr des
effets considérables sur les formes mêmes de la subjectivation. J’ai tenté ailleurs
d’analyser les effets de cet alignement forcé de l’économie des personnes sur
l’économie des biens et je me contenterais ici d’y renvoyer14.
24 Jean-Claude Michéa a, de son côté, mis en lumière tout un pan de socialité qui ne doit
rien à l’Etat et qu’il a regroupé sous le nom (emprunté à Orwell) de common decency 15. La
common decency renvoie au rôle joué par la « confiance réciproque » des membres les
uns envers les autres dans la constitution des communautés ouvrières et populaires du
XIXe siècle. Michéa retient, à partir de notes éparses d’Orwell, les traits suivants. La
common decency réfère à un sentiment intuitif des choses qui ne doivent pas se faire dès
lors qu’on cherche à maintenir les conditions d’une existence quotidienne commune.

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La common decency emprunte une partie de ses traits à la tradition chrétienne et à


l’héritage de la Révolution française, mais elle n’en possède pas moins une réelle
universalité. Elle peut en effet s’autoriser de fondations métaphysiques diverses allant
des codes traditionnels jusqu’à des formes de conscience morale plus personnelles. Les
codes de la common decency sont philosophiquement et psychologiquement accessibles à
l’ensemble des classes de la société. La common decency renvoie à un champ de relations
vastes qui va de l’entraide bienveillante à la grande solidarité en passant par la simple
politesse. Les codes de la common decency mettent à l’index l’« indécence » qui pousse à
s’élever au-dessus de ses semblables ou à s’enrichir à leurs dépens. La common decency
réfère donc à une vertu à la portée des gens ordinaires. Elle ne me semble pas sans
rapport avec les codes d’honneur en vigueur dans les sociétés traditionnelles et surtout
avec une sorte de conscience morale kantienne qui aurait été intuitivement mise en jeu
dans les communautés organiques.
25 Or, la logique de l’échange marchand ne peut que toucher au cœur cette common
decency dans la mesure où l’économie capitaliste n’admet aucune limitation, fut-elle
celle de l’indécence. Bien au contraire même, l’indécence est devenue, dans l’économie
capitaliste néo-libérale, la plus haute des vertus. C’est en effet une économie réglée sur
une seule idée, celle de la richesse ou la puissance infinies. Ce que Anselm Jappe écrit
fort bien :
elle [la société marchande] obéit à l’impulsion de s’accroître à tout prix, de
transformer une somme d’argent en une somme toujours plus grande (…). Ce
processus ne contient aucune limite naturelle ou sociale qui soit capable de
constituer un point d’arrêt16.
26 Devant cette logique « folle » (le mot est de Marx, dans les Grundrisse, Tome I, p. 209), la
common decency ne pèse évidemment plus rien.
27 En fait de socialité, l’échange marchand ayant tout consommé – le politique, l’économie
des personnes et la common decency – ne propose plus qu’un principe organisateur, celui
du réseau. D’où la vogue actuelle du réseau comme modèle même du lien social.
Aujourd’hui, tout doit se mettre en réseau sous peine de pas être – les marchands et les
marchandises, les informations, les artistes, les usagers de tel ou tel service, les malades
(jusqu’aux schizophrènes et aux autistes), les associations émergentes, les groupes de
pression, les universitaires et même les sociologues…
28 Or, le principe du réseau, c’est sa pure horizontalité. C’est Pierre Lévy qui me semble
avoir le mieux résumé la logique du réseau, en intégrant la fonctionnalité technique
spécifique du réseau informatique à la logique philosophique du rhizome de Deleuze 17.
Dans le réseau-rhizome, tout se passe en temps réel et en positivités. Rien ne manque, il
suffit seulement pour un individu normalement pourvu de machines productives et/ou
désirantes d’en brancher certaines dans le réseau pour que le « miracle » se produise,
c’est-à-dire que « ça marche », c’est-à-dire pour que le nouveau branché se trouve tout
à coup comme au centre du système18. Les principes du réseau, fort simples, mais
profondément subversifs dans leur utilitarisme et leur immanentisme mêmes, sont
énonçables en quatre points19 :
1. le principe de multiplicité signifie que le réseau est organisé sur un mode fractal; n’importe
quel lieu peut lui-même se révéler composé de tout un réseau et ainsi de suite.
2. le principe d’extériorité spécifie que le réseau ne possède pas d’unité organique, son
extension, sa diminution et sa recomposition peuvent toujours dépendre d’un branchement
à d’autres réseaux.

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3. le principe topologique indique que, dans un réseau, il n’y a pas d’espace universel
homogène où les messages ou informations ou marchandises circulent; ils créent l’espace
dans lequel ils circulent, si bien que le réseau n’est pas dans l’espace, mais est l’espace.
4. le principe de mobilité des centres énonce que le réseau possède en permanence plusieurs
centres constamment mobiles.

29 On peut le constater : ce qui a tout simplement disparu dans le réseau-rhizome, c’est


l’idée même de Loi tel qu’elle fonctionnait dans les ensembles symboliques, c’est-à-dire
l’un en moins (le fameux « au-moins-un » de Lacan exposé, par exemple, dans L’Etourdit
) qui permettait qu’un ensemble homogène se constitue. Tout, dans le réseau, se trouve
au même plan, il n’existe que des interrelations mettant en rapports des acteurs. Il n’y a
plus d’extériorité, que de l’intériorité. Plus de transcendance, que de l’immanence. D’où
l’impression pour les « usagers » d’être toujours à l’intérieur, « au centre » du système.
Le principe tiers a cédé la place à la relation duelle. Plus aucun acteur n’a de comptes à
rendre à un tiers, à la fois très lointain et infiniment proche (présent en quiconque par
exemple sous la forme du surmoi, de la loi morale, de la dette ou de la common decency),
mais chacun est pris dans un ensemble de relations purement duelles. La Loi ne relève
donc plus de catégories transcendantes, pas plus que de catégories symboliques
(économie des personnes) ou de catégories communautaires (common decency), elle ne
plus être recherchée que dans l’immanence des relations. Ce qui, bien sûr, ne peut que
dépolitiser l’ensemble tout en multipliant les conflits. Lorsqu’un conflit entre deux
acteurs survient, on n’en appelle pas à une loi (universelle, rendue au nom du Tiers),
mais à une procédure (toujours locale) qui permet de remettre le circuit en marche.
30 C’est ainsi que le Marché, en tant que réseau, fût-il étendu aux limites du monde
comme dans la globalisation actuelle, ne fait aucune place ni au manque, ni à un au-
delà du sens. L’acteur est celui qui peut tout brancher dans le réseau, sauf ce qui peut
éventuellement lui tenir le plus à cœur : un « pourquoi tout cela ? », voire un « pour
quoi et comment vivre ? ». Comme le disaient Deleuze et Guattari, qui semblaient s’en
réjouir, dans le rhizome, « où allez-vous ? d’où partez-vous ? où voulez-vous en venir ?
sont des questions [devenues] bien inutiles ». Car il s’agit dans cet univers de ne plus
« commencer, ni finir »20. Cette posture a, en tout cas, le mérite de la clarté : le réseau-
rhizome nous prive des questions de l’origine et de la fin !
31 Certes, j’en conviens, ce sont là des interrogations absolument inutiles. Mais il ne
semble pas qu’à éviter de les poser, on s’en porte beaucoup mieux. On pourrait
d’ailleurs, au passage, se demander pourquoi des philosophes en sont venus à vouloir
priver l’homme de ses « vaines » questions alors même qu’il n’y avait souvent qu’eux
pour y faire droit en excluant délibérément de tout utilitarisme. Je crois en somme que
le consentement inconditionnel au réseau-rhizome est susceptible de rendre un fort
mauvais service à l’homme en le privant explicitement de ces choses inutiles qui ne
cessent cependant de l’intéresser, voire de le tourmenter. Par exemple, lorsqu’il parie
sur l’au-delà de soi contre l’affirmation du moi et ses choix. Sur le définitivement
impossible contre l’indéfiniment possible. Sur un pur absolu contre le relativisme
généralisé du réseau. Sur le poème contre l’information21. Sur ce qui se donne dans une
phrase inouïe ou dans un geste héroïque contre toute forme d’utilités. Dessaisir
l’homme de l’inutile ne représente-t-il pas le plus sûr moyen d’en faire un être en
déshérence ?
32 On peut d’ailleurs mettre l’extension du modèle du réseau en rapport avec les nouvelles
formes prises par les troubles mentaux dans nos sociétés 22. Comme le réseau ignore le

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Tiers et ne peut proposer que des relations duelles, c’est-à-dire des interactions, il ne
permet pas au sujet de s’ombiliquer à ce qui le dépasse. Or, un sujet privé des questions
impossibles de l’origine et de la fin, c’est un sujet amputé de l’ouverture à l’être,
autrement dit un sujet empêché d’être pleinement sujet.
33 Le réseau constitue donc une sorte de degré zéro de la socialité puisqu’il forclôt tout
rapport à l’être. C’est pourtant ce type de relation qui est aujourd’hui proposé comme
le modèle de toute société possible. Nous sommes en effet tous devenus en puissance
des « usagers » de réseaux. Or, le réseau ne peut que confronter chacun à la question de
sa propre fondation, le laissant absolument seul face à une subjectivation qu’il se
trouve contraint d’assumer par lui-même sans pouvoir nécessairement le faire. C’est
tout le fonctionnement trinitaire de la condition subjective et du lien social dont
j’essaie essayé de rendre compte dans Les mystères de la trinité 23 qui se trouve ainsi mis
en péril en produisant ses effets dévastateurs sur le sujet parlant. Le modèle du réseau
nous fait passer d’un régime où l’inconscient se manifestait de façon prévalente par la
névrose (comme dette à l’égard du tiers) à un mode où il se manifeste par des formes
psychotisantes24. Il ne faudrait cependant pas croire que nos connaissances sur la bonne
vieille psychose classique (paranoïaque ou schizophrénique) sauraient suffire à rendre
compte du phénomène. Nous n’en sommes au contraire qu’au tout début de
l’exploration des nouvelles formes psychotisantes de la post-modernité 25.
34 Le processus de mise en réseau du monde est peut-être irrésistible. Mais, si puissant
soit-il, le réseau ne peut qu’échouer – sur un point au moins, mais capital – à
fonctionner comme fondateur de socialité. Loin de prendre en charge la question de
l’origine, du fondement, de l’élément premier, c’est-à-dire la question très hégélienne
du désir d’infini en l’homme, il ne peut que confronter chaque individu aux affres (qui
ne vont certainement pas sans nouvelles jouissances) de l’auto-fondation. C’est là, sans
doute, où se repère la limite fondamentale de l’économie de marché dans sa prétention
à prendre en charge l’ensemble du lien personnel et du lien social : ce n’est pas une
économie générale, pas une économie symbolique, mais seulement une « économie
économique ». Elle joue certes dans le registre libidinal, dans la mesure où elle prétend
toujours présenter à tout sujet un objet manufacturé supposé venir combler son désir,
mais elle échoue à fonctionner comme économie générale dans la mesure où elle laisse
le sujet face à lui-même pour l’essentiel : sa propre fondation. Or, si cette (impossible)
question de l’origine n’est pas traitée, elle ne peut revenir que comme irrépressible
tourment. Il s’agit là en effet d’une question qui ne peut être abrogée, mais seulement
élaborée dans et par la culture, dans ce que Freud appelait un Kulturarbeit qu’il
présentait comme « un travail interminable, à reprendre sans cesse et sans relâche »
pour que « je » advienne26. Ce travail spécifique de la culture, nécessaire à l’avènement
du « je », ne pouvant être accompli par le Marché et ses réseaux d’échanges, ce sont
fréquemment les revendications identitaires les plus folles qui se présentent alors
(fondamentalismes, ethnicismes, régionalismes, individualismes…).

IV. Pour une autre science sociale


35 Pour conclure, il me semble que les sciences sociales contemporaines se sont, sauf
notables exceptions, plutôt laissées prendre au piège de l’économie de marché. Il est
remarquable au demeurant que les postures « contestataires » n’échappent pas à ce
diagnostic – bien au contraire comme tend à le prouver l’étude de Boltanski et

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Chiapello sur l’intégration de la « critique artistique » dans le « nouvel esprit du


capitalisme »27. De façon générale, les sciences sociales ont voulu continuer à trouver
du social là où il n’existait quasiment plus parce que désormais entièrement
subordonné à des rapports économiques marchands. Elles sont même allées très loin
dans ce sens, allant jusqu’à fouiller de façon acharnée les lieux les plus ténus (on fait la
sociologie des rollers, des hackers, des obèses, des transsexuels, de tous les aspects de la
vie quotidienne et même la sociologie du sujet). Certes, tant qu’il y aura des
sociologues, il faudra bien qu’ils trouvent des objets. Mais plus ils en trouvent, plus le
social lui-même semble introuvable. Cette recherche, qui a quelque chose de
pathétique, se manifeste dans l’extrême diversification des objets et des approches de
la sociologie actuelle. On dispose ainsi de quantités de micro-sociologies qui examinent
la position de chaque acteur. On dispose d’études qui cherchent à établir, de façon
relativiste, les normes et valeurs de chaque groupe comme si chacun était isolable de
l’ensemble. On dispose enfin d’approches subjectivistes où tout rapport à l’autre,
constitutif de la posture de recherche, a disparu. On confond alors allègrement le fait
que l’autre parle en moi avec le fait qu’il parle de moi 28. Dans ce positionnement, très
répandu (cf. les théories de l’implication), les sciences sociales tendent à se nier elles-
mêmes puisque le récit tend alors à se substituer à la recherche. Si, au moins, celui-ci
avait une tenue littéraire minimale, nous n’aurions affaire qu’à un demi-mal. Mais le
cas est plutôt rare.
36 Il ne me semble pas qu’une science sociale puisse exister à nouveau sans qu’elle prenne
pour objet l’ensemble. Il est vrai que la tâche est énorme parce qu’il faudra intégrer en
un tout cohérent des données venant de l’économie marchande, de l’économie
politique, de l’économie symbolique et l’économie psychique. Mais, pour être
démesurée, la tâche n’en est pas moins indispensable, voire même urgente. Il me
semble en effet qu’un nouvel être social est en formation. Un homme déchu de sa
faculté de juger, poussé à jouir sans désirer, délié de la dette symbolique, revendiquant
l’indécence comme nouvelle vertu est en effet en train d’apparaître sous nos yeux et
s’imposer comme nouvelle norme. Il serait dommage que la sociologie, perdue dans ses
micro-approches, n’ait rien vu venir.

NOTES
1. Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse I), Éd. J.-P. Lefebvre, Éditions sociales, Paris, 1980,
p. 161.
2. Anselm Jappe, Les aventures de la marchandise, Denoël, Paris, 2003, p. 167.
3. Voir sur ce point, Jean-Pierre Le Goff, La Barbarie douce, la modernisation aveugle des entreprises et
de l’école, La Découverte, Paris, 1999.
4. Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, Paris, 1972, p. 181.
5. Pierre-André Taguieff, Résister au bougisme, Mille et une nuits, Paris, 2001, p. 15.
6. Sur ces questions, cf. Patrick Berthier, Dany-Robert Dufour, « Vers un nouveau nihilisme », in
Le Débat, janvier 2003, Gallimard, Paris.

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7. Cf. Jean-Joseph Goux, Frivolité de la valeur, essai sur l’imaginaire du capitalisme, Blusson, Paris,
2001.
8. Cf. Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard, Paris, 2002, Avant-propos,
p. XXV.
9. Ibid, p. XXV.
10. J’examine dans Dany-Robert Dufour, L’art de réduire les têtes à l’ère du capitalisme total (Denoël,
Paris, 2003) les conditions de la destruction du triple sujet de la modernité, le sujet critique
(kantien), le sujet névrotique (freudien) et le sujet producteur (marxien) et de la mise en place
d’un nouveau sujet, dit « post-moderne ».
11. Il n’y a cependant pas une once de réel de plus dans le fait d’aller au supermarché acheter un
produit dont on n’a nul besoin que dans le fait d’aller invoquer un totem…
12. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs [1785], Garnier-Flammarion, Paris,
1994, p. 116.
13. François Flahault, Pourquoi limiter l’expansion du capitalisme, Descartes & Cie, Paris, 2003.
14. Dany-Robert Dufour, « La condition subjective dans les sociétés démocratiques » in
L’anthropologie psychanalytique, sous la direction de Paul-Laurent Assoun et Markos Zafiropoulos,
Anthropos, Paris, 2002, repris dans L’art de réduire les têtes…, op. cit.
15. Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith, Climats, Castelnau-le-Lez, 2002.
16. Anselm Jappe, Les aventures de la marchandise, op. cit., p. 70.
17. « Un rhizome ne commence et n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-
être (…). Le rhizome est alliance, uniquement alliance ». On trouvera un véritable traité du
« rhizome » dans Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, capitalisme et schizophrénie, Minuit,
Paris, 1980, cf. « Introduction : rhizome », pp. 9-37.
18. La publicité joue beaucoup sur ce « miracle » opéré par le réseau : « dans cette banque, dans
ce supermarché, vous êtes au centre du système… ». On se souvient aussi que la Loi d’orientation
de 1989 voulait mettre l’élève « au centre » du système scolaire…
19. Je m’inspire librement des travaux de Pierre Lévy , dont Les technologies de l’intelligence, La
Découverte, Paris, 1990.
20. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 36.
21. L’écrivain Pierre Michon semble exactement répondre à la condamnation de Deleuze et
Guattari quant aux questions du début et de la fin lorsqu’il écrit que « les poèmes (…) peuvent
servir à ça, tenir dans le même coup d’œil le Big Bang et le Jugement dernier (…). À quoi bon des
poètes, en nos temps qui sont des temps de détresse ? (…) Pour ça seulement ». Pierre Michon,
Corps du roi, Verdier, Paris, 2002, pp. 74-75.
22. L’étude de Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi (Odile Jacob, Paris, 1998) est à cet égard fort
intéressante.
23. Dany-Robert Dufour, Les mystères de la trinité, Gallimard, Paris, 1990.
24. Je me permets de renvoyer sur ce point à Dany-Robert Dufour, Folie et démocratie, Gallimard,
Paris, 1996.
25. Je rejoins donc les hypothèses du psychanalyste Jean-Pierre Lebrun qui avance le terme de
« sujet en état d’expérience limite » pour parler des « modalités cliniques nouvelles » dans
lesquelles apparaît le « sujet d’aujourd’hui » : un sujet « laissé dans l’incapacité d’assumer par lui-
même une subjectivation ». Jean-Pierre Lebrun, Les désarrois nouveaux du sujet, Érès, Paris, 2001, p.
66.
26. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse [1932], Paris, Gallimard, 1989, p. 110, où se
rencontre la fameuse formule : « Wo Es war, soll Ich werden. Es ist Kulturarbeit etwa wie die
Trockenlegung der Zuydersee ».
27. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.

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28. Sur le rapport à l’autre, constitutif de tout dispositif de recherche, et sur la critique des
approches subjectivistes, voir Marilia Amorim, Dialogisme et altérité dans les sciences humaines,
L’Harmattan, Paris, 1996.

AUTEUR
DANY-ROBERT DUFOUR
UFR Arts, Philosophie et Esthétique
Département des sciences de l’éducation
Université de Vincennes, Paris VIII

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D’autres approches du social


Marc Guillaume

1 Jusqu’au milieu des années soixante-dix, les sciences sociales ont joué un rôle, certes
modeste mais non négligeable dans le débat public en France et en Europe 1. Ce
dynamisme et cette influence des sciences sociales n’étaient pas sans rapport avec les
« trente glorieuses » de l’économie, en fait vingt-cinq années, et leur ombre portée
quelques années après leur fin.
2 Après une période de transition, autour de la crise économique mondiale, il me semble
que ce rôle s’est réduit et qu’il faut bien faire le constat d’une perte d’influence et de
visibilité. Il est cependant possible que les acquis des sciences sociales soient incorporés
aujourd’hui plus en amont par les entreprises, les journalistes, les responsables
politiques. Ce qui semble assuré en revanche, c’est le déclin du pouvoir des
corporations de chercheurs, du moins en dehors des technosciences et des biosciences.

I. Le temps des évangiles


3 Cette période de développement économique accéléré, et de progrès social associé, ce
que l’on a appelé « l’équation keynésienne », a en effet constitué une sorte de
« prolongation » pour l’idéologie des Lumières et du Progrès. Un courant dominant, à
base d’individualisme méthodologique, de libéralisme, de socialisme libéral a
finalement « redoublé la vision économique du monde, naturalisé la réalité culturelle »
au lieu de la critiquer – pour reprendre les termes du programme de ce colloque. Ce
courant dominant s’est épanoui notamment dans la science économique – héritière
abâtardie de l’économie politique et munie du faux nez de formalisations
mathématiques, – mais une grande partie des recherches relevant d’autres sciences
sociales (sociologie, ethnologie) a été contaminée. On peut citer à cet égard les analyses
approfondies d’Alain Caillé démasquant et dénonçant les axiomes de l’utilitarisme
implicitement introduits en sociologie.
4 Premier évangile donc.
5 Mais un évangile seul ne suffit pas à organiser un débat. Le débat, dans ce passé récent,
s’est nourri de la confrontation, plus particulièrement en France d’ailleurs, avec

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l’évangile marxiste. Ce dernier s’est appuyé sur le libéralisme en s’y opposant, formant
ainsi une sorte d’architecture idéologique, en apparence solide, mais en réalité
totalement artificielle car libéralisme et marxisme ne se développent pas sur le même
plan; comme le souligne Jacques Derrida dans Spectres de Marx 2, ces représentations du
monde sont disjointes, « out of joint ». Le marxisme est une vision de la société dans sa
globalité et dans une perspective historique longue, tandis que le libéralisme est une
doctrine qui s’applique seulement à l’organisation de la vie matérielle, de la production
et des échanges. Certes, pour se rencontrer et s’opposer on a pu dénaturer ces deux
approches du social. Certains ont réduit le marxisme à un économisme, tandis que
d’autres, symétriquement, on fait du libéralisme une idéologie ayant la prétention de
s’appliquer à la totalité du social.
6 Même si cette architecture était artificiellement constituée, elle permettait d’identifier
ce qu’on peut appeler un « social » pour l’interpréter selon une idéologie dominante
(fondée sur les idées d’individualisme, de concurrence des marchés et de progrès) ou
selon la critique de cette idéologie. Elle pouvait ainsi contribuer à identifier, sinon un
lien social (car déjà la notion de classe sociale s’effritait) du moins une certaine mise en
ordre du social. En tenant un discours explicitant, interprétant ou critiquant un ordre
technique, économique et social, les sciences humaines et sociales semblaient rendre le
monde lisible ce qui, du même coup, rendait le combat politique à la fois plus tranché et
plus simple entre deux camps bien différenciés.
7 La réflexion sur le social ne s’est cependant pas réduite à ces deux évangiles en fausse
opposition. Un peu avant 1968, plusieurs auteurs échappent à l’orthodoxie dominante
par des voies diverses. Certains conservent « l’esprit de Marx » mais en l’adaptant à des
champs nouveaux. Le représentant le plus éminent de ce courant étant sans conteste
Pierre Bourdieu dont les travaux vont prendre progressivement une place centrale en
sociologie et dont l’influence dans le temps et hors de France reste considérable. Dans
le champ philosophique, Louis Althusser, Jacques Derrida mais aussi Miguel Abensour,
Kostas Axelos ou Daniel Bensaïd, manifesteront, avec des sensibilités diverses, le même
attachement à l’esprit de la critique marxiste. En revanche, des penseurs souvent issus
du paradigme structuraliste proposé par Lévi-Strauss, développeront une critique
radicale du marxisme. Par exemple, le livre de Michel Foucault, « Surveiller et punir » est
une contestation systématique de la théorie implicite du pouvoir chez Marx, même si
son nom n’est jamais cité. Enfin, mai 1968 apporte une floraison de sensibilités
nouvelles – les situationnistes en particulier – qui mêlent les deux courants précédents,
renouent avec une critique de l’idéologie des Lumières apparue dès 1945 mais que la
prospérité économique avaient mise en veilleuse, font émerger des problématiques
neuves que Michel de Certeau analysera tout en apportant une contribution
personnelle majeure3. On peut dire ainsi que la période 1968-1975, en même temps
qu’elle voit le déclin définitif du dogmatisme marxiste, constitue la parousie des
sciences sociales, un moment d’intense débat d’idées qui déborde le champ clos des
intellectuels pour inspirer les combats sociaux et politiques. Il faut d’ailleurs souligner
que l’élan donné par mai 68 au débat social ne s’est pas arrêté avec la crise économique
qui éclate en 1973. Dans un premier temps même, les désarrois entraînés par elle vont
renforcer l’effervescence des sciences sociales et prolonger la survie de certaines
approches. Il faudra attendre quelques années encore pour voir le retour d’une
idéologie libérale progressivement dominante, voire étouffante et que la chute des
régimes communistes renforcera encore.

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II. À la recherche des grands récits perdus


8 Mais le triomphe de cette idéologie libérale ne durera qu’un temps et, même si elle
continue aujourd’hui d’être effectivement dominante et d’inspirer la plupart des
positions et des décisions politiques dans le monde, elle n’exerce plus dans le champ
intellectuel une influence décisive. La fin de l’histoire de Francis Fukuyama a marqué le
point culminant de cette idéologie, mais si l’ouvrage a été bien accueilli dans les
milieux économiques et politiques, les critiques qu’il a suscitées (cf. encore Spectres de
Marx pour une déconstruction systématique de ce livre) et aussi tout simplement la
réalité des évolutions ont montré que l’idéologie ne fondait pas une approche de
science sociale. D’une certaine manière, la fin du marxisme ne permet plus à une vision
de type « fin de l’histoire » de passer pour une théorie cohérente. N’ayant plus
d’opposant théorique bien identifiable comme l’était la famille marxiste, la vision
libérale du monde s’écroule d’elle-même ou tout au moins apparaît pour ce qu’elle est,
c’est-à-dire une extension abusive et idéologique d’une description d’un système
économique historiquement daté.
9 Face à cette idéologie on ne trouve en effet qu’une sorte de post-modernisme des
sciences sociales, peut-être adapté à une société devenue elle-même post-moderne (au
sens de Jean-François Lyotard), une nébuleuse de constructions spécifiques et adaptées
à leurs objets d’études et d’approches « régionales » n’ayant plus l’ambition d’analyser
la totalité du social. Mais avant d’examiner leur pertinence et leur créativité, il faut
quand même souligner que la visée totalisante ne s’est pas complètement perdue.
10 Sans oublier les constructions « méta-marxistes » dont on a déjà rappelé l’importance
autour de l’œuvre de Bourdieu et qui inspirent une partie des mouvements alter-
mondialistes, il faut noter que deux thèmes ont surgi dans les années 90 et ont permis
de ressusciter une vision globale de la société.
11 Le premier est celui de la « nouvelle économie » fondée sur un développement très
rapide des technologies de l’information et de la communication. C’est évidemment un
thème qui a surtout mobilisé les industriels, les économistes et les financiers mais qui,
plus généralement, a laissé croire qu’un développement économique sans crise associé
à une mondialisation libérale pourrait faire ressurgir un équilibre économique et social
comparable à celui des « trente glorieuses ». Il n’a guère sollicité en revanche les
sociologues, à quelques exceptions près, sans doute en partie parce que la dimension
technique ne leur était pas directement accessible. Comme on le sait, on a assisté à une
bulle financière dont l’éclatement était prévisible (et prévu par certains). Ce qui est
beaucoup plus grave pour la pensée et pour les sciences sociales dans leur ensemble,
c’est d’avoir cédé au conformisme ambiant et d’avoir laissé se développer une sorte de
bulle mentale. Ce qui a révélé l’incapacité des sciences sociales d’analyser en temps réel
les évolutions techniques alors même que ces dernières prennent une importance, une
rapidité et une complexité croissantes.
12 Le second thème à prétention globalisante est celui du risque. Lui aussi trouve son
origine dans les conséquences des évolutions techniques (sur la santé, l’alimentation,
l’environnement), mais en suscitant au contraire une position résolument critique. En
fait, ce thème a des origines anciennes : à partir de l’holocauste, d’Hiroshima,
l’idéologie moderne du Progrès, la croyance dans le lien spontané entre progrès
technique et progrès social est irréversiblement atteinte (et c’est pourquoi la période

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de prospérité qui a suivi la guerre n’a constitué qu’une prolongation, temporaire, de


cette idéologie). A partir de mai 68 puis de la première crise pétrolière, ce mouvement
critique, relayé par une sensibilité écologique émergente, va renaître et prendre une
ampleur croissante. Mais ce mouvement mêle des courants hétérogènes,
contradictoires, incohérents entre eux. On y trouve des analyses comme celle du post-
moderne par Lyotard (à partir d’une analyse éclairée de la technique), des sensibilités
d’écologie profonde (deep ecology) enracinées dans une forme de détestation de
l’homme, mais aussi des approches plus radicales voire nihilistes (Jean Baudrillard, Paul
Virilio, Pierre-André Taguieff, ce dernier évoquant une société qui n’a plus d’avenir
mais seulement un futur)4. Et enfin des analyses d’origine marxiste : Alain Lipietz par
exemple, mais plus typiquement encore Mikhaïl Gorbatchev qui a fondé et préside
Green Cross International et dont le discours actuel est une transposition écologique
directe de la doxa marxiste. Ces analyses font apparaître la crise du capitalisme comme
résultante de la dégradation de l’environnement : crise finale du capitalisme faisant
jouer un rôle destructeur – et non plus libérateur comme le pensait Marx – à la
technique.
13 La thématique des risques associés à la technique, risques devenus plus graves, plus
complexes, plus irréversibles et plus spectaculaires, est devenue un lieu commun, un
champ de réflexions qui accueille tous ces courants hétérogènes et masque parfois
leurs contradictions. Dans ce champ, le livre d’Ulrich Beck, La société du risque 5, publié
après la catastrophe de Tchernobyl, a valeur de symptôme. Ce thème du risque et de
l’insécurité est devenu omniprésent, il inspire de nouvelles organisations et pratiques
de sécurité dans les domaines alimentaire, sanitaire, routier, etc. Par ailleurs, le régime
classique de l’assurance et de la prévention laisse une place nouvelle à celui de la
précaution (le principe de précaution affirmé lors du sommet de la Terre à Rio en 1992
est aujourd’hui inscrit dans de nombreux textes nationaux et internationaux).
14 On peut cependant douter que le risque permette de construire un lien social. Il met en
mouvement ce que Spinoza aurait pu appeler des « passions tristes », l’appréhension, la
mise à distance de l’autre dès qu’il est trop différent, l’acceptation du contrôle
généralisé… Ce rapport social négatif n’est pas en mesure, et en tout cas il faut
l’espérer, de « faire société ».
15 La thèse de Beck est cependant plus profonde qu’une simple analyse des risques, des
catastrophes et des nouveaux traitements qu’ils impliquent. Pour lui et pour les
nombreux chercheurs européens en sciences sociales qui ont repris ses idées, le
changement social essentiel, qui marque une rupture décisive avec la société
industrielle ou post-industrielle, c’est la capacité – et la nécessité – de la société de
s’analyser elle-même et en temps réel. Un tel procès d’auto-réflexion, rendu nécessaire
par les risques devenus endogènes de la civilisation industrielle, déborde du domaine
de l’insécurité et caractérise le régime actuel de la réflexion en sciences sociales.
16 Ce régime s’impose en particulier aux réflexions d’origines diverses qui s’attachent à un
problème devenu mondial, urgent et qui doit mobiliser l’économie, la géopolitique, la
sociologie et l’anthropologie. Il peut se formuler simplement : comment infléchir la
croissance quantitative des pays riches vers un développement qualitatif, durable et
équitable, et aider les pays pauvres à croître quantitativement, tout en prenant en
même ou peu de temps après, le virage vers un développement durable ? La question
dépasse ou englobe les critiques alter-mondialistes, souvent focalisées sur
l’organisation et la régulation du commerce mondial. Les pays riches sont par exemple

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confrontées à de redoutables difficultés car le développement qualitatif ne résulte pas


spontanément du libre jeu des marchés. Il faut inventer des régulations publiques, de
nouveaux services publics de santé, de formation, de sécurité, de protection de
l’environnement, il faut donc revenir sur les politiques de dérégulation et de
libéralisation qui ont été menées depuis vingt ans en Occident.

III. D’autres approches du social


17 Les considérations précédentes conduisent à penser que le temps des grands modèles
de société est définitivement clos. Les constructions, comme celles de Foucault et de
Bourdieu, qui se voulaient des représentations sociales globales restent des monuments
qui méritent une exploration approfondie, des éléments du patrimoine de la pensée
mais, en tant que modèles, elles ont perdu leur pouvoir d’éclairer notre compréhension
du monde actuel. Elles restent cependant un réservoir d’outils, de méthodes et
d’impulsions de recherche. Les travaux de Foucault sur la sexualité, par exemple, ont
été repris, détournés, aux Etats-Unis par le mouvement queer.
18 Il ne faut pas regretter cette fin des grands récits qui ne sont plus adaptés à une société
devenue elle-même fragmentée, désarticulée, animée de mouvements contradictoires.
Dans laquelle chacun a du mal à se repérer, mais ne croit plus aux discours totalisants
et préfère se bricoler un évangile personnel, portable et évolutif. Il ne s’agit donc pas de
chercher à reproduire la démarche des maîtres qui nous ont précédés, mais plutôt
d’appliquer aux sciences sociales les méthodes de déconstruction (Derrida) ou
d’élaboration de concepts adaptés à leurs objets (Deleuze) qui ont renouvelé l’approche
philosophique.
19 Fin des grands modèles donc, mais nécessité d’inventer des outils et des concepts pour
aborder les questions vives, par exemple les problèmes posés par les technologies
(comme le font Peter Sloterdijk ou encore les « médiologues » autour de Régis Debray),
les évolutions démographiques et leur impact sur les comportements individualistes
(Paul Yonnet), les menaces écologiques, etc. A cet égard, l’apport de Michel de Certeau,
par exemple sa distinction entre stratégies et tactiques qui est particulièrement utile
pour analyser les rapports entre ce qu’il appelait l’homme ordinaire et les institutions,
est considérable pour les sciences de la société. Il a montré, à partir d’une lecture
attentive, l’importance des grands systèmes, ceux de Bourdieu et de Foucault
notamment, mais aussi leurs limites et il a su en extraire des éléments de méthode qui
restent pertinents aujourd’hui.
20 Face à une société complexe, fragmentée, évoluant rapidement, les sciences sociales
doivent être réactives, attentives à des faits apparemment mineurs; une sorte de
sociologie de l’éphémère, du « presque rien » aurait dit Jankélévitch, s’est d’ailleurs
développée récemment en France, par exemple sous l’impulsion de Marc Augé ou de
Pierre Sansot. Attentive aussi aux nouveaux mouvements culturels et artistiques. Il ne
faut pas exclure d’ailleurs une approche poétique, littéraire, fictionnelle du social.
Lorsque Sansot explore en sociologue mais aussi en poète les formes sensibles de la vie
sociale, il apporte aux constructions de Bourdieu une dimension qui leur manquait et
qui donne finalement d’autres clés d’interprétation6. On sait que les écrivains ont
souvent précédé les analystes de la société (on retrouve beaucoup des analyses de
MacLuhan dans les textes de Proust qui évoquent le téléphone à sa naissance, pour ne
donner qu’un exemple). Pour saisir les changements en temps réel, pour mieux se faire

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entendre du grand public – même le public cultivé s’est détourné largement des essais
en science sociale – les textes littéraires et les penseurs qui creusent leur propre langue
dans celle de leur discipline prennent une importance croissante.
21 Ces évolutions des méthodes, des contenus et des styles des sciences sociales devraient
conduire à une transformation de la pragmatique de la recherche dans ces domaines. Les
frontières disciplinaires héritées de la tradition ne sont plus adaptées aux problèmes
actuels, en particulier ceux qui résultent de l’emprise croissante des organisations et
des représentations économiques sur l’ensemble de la société; la plupart des objets
d’étude, lorsqu’ils sont proposés par l’actualité, souvent dans l’urgence, et non par les
milieux académiques, nécessitent le concours de chercheurs venant de disciplines
différentes. De même, les institutions de recherche présentent un risque de sclérose
lorsqu’elles enferment leurs chercheurs dans une carrière à vie, soumise à des critères
d’évaluation trop internes. Cela ne signifie pas que ces institutions doivent disparaître
ou voir leurs moyens, déjà modestes, décroître mais plutôt que leurs liens avec les
chercheurs devraient être plus partiels, plus flexibles et modulables dans le temps.
22 Il faut enfin dénoncer un travers qui réduit fortement l’influence des sciences sociales
et qui touche le mode de diffusion des travaux de recherche. Ces travaux ne trouvent
pas spontanément leurs destinataires car ils n’intéressent pas toujours directement les
acteurs économiques. Quant aux administrations, plus directement concernées, elles
n’ont pas l’habitude ni les moyens de management public de faire leur profit de ces
travaux, même lorsqu’elles les financent elles-mêmes. Assurer une diffusion grand
public et pédagogique ou bien une diffusion sélective efficace demande des moyens
importants et innovants. L’insertion des sciences sociales dans le débat public ou pour
éclairer les arbitrages politiques est actuellement très mal assurée et devrait exiger des
instances spécifiques ainsi qu’une redistribution des moyens entre les institutions de
recherche et ces nouvelles instances.
23 Cette question de la diffusion des sciences sociales est cruciale et spécifique à leur
domaine. La recherche en sciences exactes ou la recherche industrielle et technique est
plutôt bien diffusée, dans des réseaux humains et techniques adaptés, car elle est
directement utilisable ou source de progrès qui seront utilisables à plus ou moins long
terme. Il n’en est pas de même pour les sciences sociales et beaucoup de travaux
innovants ou difficiles d’accès restent longtemps ou à jamais méconnus. En outre, le
grand public peut avoir l’impression d’être informé alors qu’il est sous l’influence de
représentations idéologiques qui se donnent une apparence scientifique ou de
schématisations diffusées par les médias. On peut même à ce sujet parler de « virus »
qui contaminent les représentations et détruisent les capacités de réflexion critique des
citoyens comme je l’ai précédemment évoqué à propos de la nouvelle économie et de la
bulle mentale qu’elle a engendrée.
24 Pour une autre science sociale ? A la question de colloque, ma réponse serait plutôt :
pour d’autres approches du social. Des approches plus diversifiées, plus soucieuses
d’outils adaptés que de construction de modèles explicatifs universels, moins
institutionnalisées et beaucoup mieux diffusées. Mais sans tomber cependant dans la
multiplication des travaux parcellaires ou des monographies. Car si le temps des grands
modèles du social est fini, les grands problèmes restent ouverts. Et tout d’abord celui de
l’impérialisme des idéologies économiques dominantes qui doit être inlassablement
dénoncé et critiqué, à la fois par les économistes ouverts aux sciences sociales (il y en a,
et même beaucoup mais leur influence reste limitée) et par les chercheurs venus

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d’autres disciplines. Pour faire face dans l’urgence à tous les problèmes écologiques,
éthiques, géopolitiques, posés par l’accélération des évolutions techniques et par la
mondialisation, il importe de mobiliser les sciences sociales dans un champ que les
économistes et les idéologues ont trop exclusivement investi et presque soustrait au
débat alors qu’il met en jeu des choix de civilisation.

NOTES
1. Il faudrait mesurer ce rôle en termes d’activités universitaires, de recherches, de retombées
dans les milieux politiques, le journalisme, l’édition… Pour esquisser un bilan comparatif, on peut
se reporter à l’ouvrage que j’ai dirigé en 1986, L’Etat des sciences sociales en France, Paris, La
Découverte, 1986.
2. J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.
3. M. de Certeau, La prise de parole, Paris, Seuil, 1994.
4. P.-A. Taguieff, L’effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000.
5. U. Beck, La société du risque, 1986, tr. française, Paris, Aubier, 2001.
6. Ces « sociologues de l’ordinaire », adoptant la démarche, exemplaire à cet égard, de Michel de
Certeau étudiant les « arts de faire » au quotidien, éveillent notre intérêt parce qu’ils sont passés,
subrepticement, de notre côté, animés qu’ils sont d’une authentique « passion de l’autre » qui les
détourne des théories globalisantes. Il y a dans cette approche plus qu’un simple glissement de
point de vue, c’est une véritable rupture épistémologique qui s’inaugure : on ne peut percevoir
dans une société ce qui excède son fonctionnement et relève de son devenir historique qu’en
prolongeant l’observation rigoureuse par une sorte de transfert. Pour en venir au point où,
comme l’écrit Georges Bataille, « l’objet de ma recherche ne peut être distingué du sujet lui-
même ».

AUTEUR
MARC GUILLAUME
Institut de recherche interdisciplinaire en socioéconomie
Université Dauphine, Paris IX

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Penser et classer dans les sciences


humaines
Claude Raffestin

1 La marque du pluriel et la forme interrogative sont employées à dessein. S’il est


possible de « dériver » ou d’inventer de « nouvelles manières » de faire des sciences
humaines, c’est d’abord dans le mode de penser, donc de problématiser, et ensuite dans
celui de classer, donc d’ordonner les relations aux choses et aux faits qu’il faut
s’aventurer. Peut-on penser et classer autrement ? La réponse, assurément, est
affirmative, à moins, de nier toute possibilité d’évolution ou de prétendre à la fin de…
l’histoire ! Pourtant, cette affirmation n’est nullement évidente, pour la bonne et
simple raison, que les nouvelles manières de penser et de classer, en tout cas jusqu’à
maintenant, ne sont pas le résultat d’un processus planifié et volontaire. Elles sont la
conséquence de l’émergence d’abord et de l’observation ensuite de nouvelles relations
aux êtres et aux choses d’un côté, et de nouveaux rapports au temps et à l’espace de
l’autre. Une « nouvelle manière » passe par l’explicitation de relations inédites et de
rapports qui posent apparemment des problèmes. Il est loisible de n’être pas poppérien,
sans pour autant refuser d’accepter la fameuse formule selon laquelle « Alles Leben ist
Problemlösen »1. Ce n’est d’ailleurs pas hors de propos en ce qui concerne mon
interrogation car, finalement, l’expression, créer de « nouvelles manières » de
pratiquer des sciences humaines, peut être comprise dans le sens de résoudre des
problèmes ou tenter de répondre à des questions demeurées sans réponses
momentanément satisfaisantes. Résoudre des problèmes consiste souvent à bricoler, à
l’instar de ce qui se passe dans la vie quotidienne. Encore faut-il savoir si les sciences
humaines résolvent quelque chose et, si tel est le cas, comment faut-il l’entendre. Ou
bien encore l’expression ne pourrait-elle pas signifier réfléchir sur ce qu’on pourrait
faire d’autre que ce qu’on a fait jusqu’à maintenant et qui ne satisfait pas. Evidemment,
la question n’est pas gratuite. Elle ne peut dériver que d’une insatisfaction consécutive
à une crise dans la compréhension et l’explication de certains phénomènes car, sinon,
pourquoi faire autrement. Encore qu’il y ait beaucoup d’autres raisons qui militent en
faveur d’un « autrement ».

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2 Quoi qu’il en soit, cela implique une prise de conscience que ce qu’on est en train de
faire ne donne pas vraiment satisfaction. Plus même, il peut y avoir une insatisfaction
insidieuse que j’ai connue, chaque fois que je n’ai pas réussi à trouver une
représentation de ce que je cherchais à restituer. Dans cette perspective, je pense, en
particulier, aux relations que les sociétés, et par conséquent les hommes et les femmes
qui y appartiennent et qui entretiennent avec ce qu’il est convenu d’appeler, faute de
mieux et en toute imprécision, leur environnement qu’il soit biophysique ou bio social.
J’entends par là « l’extériorité » et « l’intériorité » qui relèvent, simultanément, de
logiques éco-bio-anthropologiques.
3 Ce système relationnel, car c’en est un, contribue à produire une « territorialité », en
d’autres termes un réseau qui constitue un modèle de satisfaction des besoins dans la
perspective d’atteindre la plus grande autonomie possible, compte tenu des ressources
à disposition. Faut-il préciser que je ne limite pas la notion de territorialité au seul
territoire matériel, mais que je l’étends à l’ensemble idéel avec lequel se nouent
d’innombrables rapports dont le nombre est fini, mais qu’il serait difficile, pour ne pas
dire impossible, de mettre précisément en évidence. Il est seulement nécessaire de
savoir qu’il serait vain de vouloir en faire une liste exhaustive ne serait-ce qu’à cause de
l’évolution de ces relations à travers le temps et de leur variabilité dans l’espace. De
fait, l’histoire n’est qu’une succession de territorialités qui émergent de la vie collective
en se transformant et en se recomposant sans cesse. Elles évoluent ainsi, au rythme des
conditions des logiques évoquées précédemment. Ces transformations et
recompositions contraignent naturellement à repenser les manières d’entretenir des
relations et par conséquent contraignent, aussi, à adopter de nouvelles manières de
classer les éléments de l’extériorité et de l’intériorité entre lesquels se nouent des
interrelations. La modification de ces interrelations implique de repenser les
représentations et peut-être de les repenser différemment.
4 Il suffit de parcourir, en perspective cavalière, non pas l’histoire, mais l’idée des
sciences humaines, pour comprendre l’importance de la notion de représentation. Les
Geisteswissenschaften ne se manifestent vraiment que dans la seconde moitié du XVIII e,
pour ne s’affirmer vraiment qu’au XIXe. Bien sûr, elles existaient antérieurement, avant
la lettre, mais sans être véritablement explicitées.
5 Quelle époque heureuse, en effet, celle de W. Dilthey où l’on pouvait encore distinguer,
sans trop de difficultés, les sciences humaines des sciences de la nature :
Neben den Naturwissenschaften hat sich eine Gruppe von Erkenntnissen
entwickelt, naturwüchsig, aus den Aufgaben des Lebens selbst, welche durch die
Gemeinsamkeit des Gegenstandes miteinander verbunden sind. Solche
Wissenschaften sind Geschichte, Nationalökonomie, Rechts-und
Staatswissenschaften, Religionswissenschaft, das Studium von Literatur und
Dichtung, von Raumkunst und Musik, von philosophischen Weltanschauungen und
Systemen, endlich die Psychologie. Alle diese Wissenschaften beziehen sich dieselbe
grosse Tatsache : das Menschengeschlecht. Sie beschreiben und erzählen, urteilen
und bilden Begriffe und Theorien in Beziehung auf diese Tatsache 2.
6 Il est fort intéressant de constater qu’aujourd’hui comme hier, on peut encore tabler
sur le fait que les sciences humaines se définissent par la relation. Peut-être n’irions-
nous pas jusqu’à prétendre la chose sous la forme utilisée par Dilthey, mais en tout cas
dans l’esprit :

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Eine Wissenschat gehört nur dann den Geisteswissenschaften an, wenn ihr
Gegenstand uns durch das Verhalten zugänglich wird, das im Zusammenhang von
Leben, Ausdruck und Verstehen fundiert ist3.
7 Décrire et raconter, juger et créer des concepts et des théories, comme ces choses
sonnent bien et donnent envie de se replonger dans cette apparente simplicité
première qu’ont connue les savants du XIXe ! Cela dit, il n’y a pas de différence dans la
nature de l’objet entre les sciences humaines du passé et celles du présent. Je veux dire
par là qu’elles sont toujours placées dans la situation d’étudier des relations.
8 La réalité ou le réel, pour et dans les sciences humaines, nécessite évidemment que l’on
dispose, non pas d’une définition impossible à donner des sciences humaines, mais
d’une identification du processus général que ces sciences déclenchent pour penser et
classer. L’identification que faisait Luis Prieto du processus des sciences humaines pour
une approche générale me semble encore acceptable4. Une science humaine, en tant
qu’elle est d’abord un processus, consiste à expliciter la connaissance des pratiques et
des connaissances que l’homme a de la réalité matérielle. Le réel ou la réalité, si l’on
préfère, pour une science humaine, n’est pas un « objet », mais une « relation à un
objet ». La géographie humaine n’a pas pour objet l’espace, comme on l’entend dire
couramment, mais la relation à l’espace en tant qu’elle cristallise pratiques et
connaissances. Il en va de même pour l’écologie humaine dont l’objet est la relation aux
écosystèmes. Pour être plus explicite encore, prenons l’exemple de la ville dont les
géographes, quoi qu’ils en pensent, n’ont pas le monopole. La connaissance de la ville
ou d’une ville, en tant qu’objet matériel, est intéressante, mais elle ne relève pas d’une
science humaine. En revanche, la connaissance des pratiques et des connaissances que
les sociétés et, par conséquent, les hommes qui y appartiennent, ont de la ville ou d’une
ville constitue un objet possible des sciences humaines : géographie, histoire, économie,
sociologie, etc. On se rend bien compte que le choix de l’article défini introduit déjà une
construction abstraite qui n’existe guère pour ceux qui entretiennent des rapports avec
une ville. On peut bien sûr tenter de généraliser des connaissances et des pratiques
particulières pour déboucher sur une connaissance urbaine générale qui procède d’une
comparativité généralisante utile, mais qui n’est pas sans poser des problèmes.
9 Les relations que les êtres sociaux que nous sommes, entretiennent avec les réalités
matérielles, en un mot avec les choses, sont donc les objets des sciences humaines.
Travailler sur des relations suppose donc une construction tout à fait particulière des
faits que nous sommes en train d’observer et dont l’élaboration n’est pas, pour le
moins, aisée. Comme l’explique admirablement Ferdinand de Saussure :
Ce n’est pas la même chose, comme on le croit souvent, de parler du rapport de la
forme et de l’idée, ou du rapport l’idée et de la forme : parce que si l’on prend pour
base la forme A on embrassera plus ou moins exactement un certain nombre d’idées
a, b, c; et que si l’on prend pour base l’idée a on embrassera plus ou moins
exactement un certain nombre de formes AHZ5.
10 Dans cette perspective, les systèmes relationnels ressortissent à une analyse du type de
celle-là.
11 Il est évident, et c’est ce qui est intéressant, depuis Dilthey, que le nombre des sciences
humaines s’est considérablement développé. A la liste, on peut en ajouter beaucoup
d’autres en réalité, déjà présentes en germe dans celles citées par Dilthey, mais
finalement, il faut se rendre à l’évidence, des sciences humaines apparaissent, d’autres
disparaissent parce que de nouvelles relations proposent de nouveaux objets. Ce sont
souvent de nouveaux thèmes, qu’ils réussissent ou non, qui, d’ailleurs peuvent donner

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naissance à de nouvelles disciplines comme l’écologie humaine, sociale ou politique,


par exemple. Ce n’est pas si important de s’arrêter là-dessus. Ce qui l’est, en revanche,
c’est de comprendre si chacune de ces insertions dans le concert des sciences humaines
coïncide avec une modification externe dans la société ou avec un remaniement
scientifique quelconque. Toutes les sciences humaines ont été productrices de
représentations. Elles sont même, par excellence, des machines à produire des
représentations, comme toutes les autres sciences d’ailleurs, mais à des degrés
variables, et dans des conditions parfois génératrices de confusions. En effet, lorsque
Sloterdijk écrit que « le venir-au-monde humain prend très tôt les traits d’un venir-au-
langage », on peut ajouter d’un venir-aux-représentations qui rejoint l’autre idée du
philosophe allemand d’un « venir-dans-l’image de l’homme » 6. Car la représentation
n’est bien souvent qu’une « image », non pas dans le sens graphique du terme, mais
bien dans celui de la capacité d’agencement synthétique que possède l’image et qui
rend son analyse critique difficile. L’image est prothétique dans la mesure où elle peut
se substituer à la pensée qui a cessé d’être critique. Cela ne veut pas dire que « l’image »
ne puisse pas être critique, mais si elle l’est, elle l’est globalement. En tant
qu’instrument d’échange et de circulation, la représentation, en tant que réduction
drastique ne peut avoir qu’une valeur de caricature, c’est-à-dire de modèle, donc
d’image cohérente mais déformée. Dans cette perspective, la représentation est le
produit d’un processus d’anamorphose qui n’intéresse pas seulement les images
soumises à des systèmes de déformation, mais encore des constructions abstraites dans
lesquelles divers systèmes jouent un rôle comparable aux projections. Dans la vie
sociale, l’anamorphose limite est celle de la monnaie fiduciaire qui est acceptée tant
qu’existe la confiance qui permet de faire circuler et d’échanger des valeurs plus que
des choses.
12 D’une manière analogue, la représentation, qui véhicule un modèle, de la réalité, me
semble pouvoir être définie comme une monnaie fiduciaire de la pensée qui permet
d’échanger et de faire circuler sous une forme appropriée la réalité en question. Je veux
dire par là que la valeur de la représentation est assez précisément déterminée par la
probabilité que l’on accepte d’échanger la réalité contre elle. Plus la probabilité est
élevée plus la valeur d’échange de la représentation est forte. Lorsque la probabilité
d’échange devient faible, la représentation n’a plus cours légal dans les esprits et elle
entre en crise. C’est le moment d’abandonner les anciennes représentations et d’en
proposer de nouvelles. Cela étant dit, les anciennes représentations, qui n’ont plus
cours légal, peuvent continuer à survivre dans certaines parties de la société, dans
certains groupes plus ou moins isolés. Il suffit de songer à tous ceux qui acceptent
encore la Genèse comme représentation de la création du monde. Certes, il ne s’agit
plus de science, mais cette adhésion peut faire obstacle à la science. Les anciennes
représentations peuvent également se survivre dans le langage quotidien. J’en veux
pour preuve les expressions, « lever et coucher du soleil », dans lesquelles on se réfère à
la cosmographie de Ptolémée. Dans le même ordre d’idée, il se peut qu’on « ressuscite »
une partie d’une représentation, la Terre est un organisme vivant, en l’incorporant à
une nouvelle théorie, celle de Gaïa, par exemple. On trouve des exemples analogues
dans les sciences humaines, particulièrement en histoire, en économie, en philosophie
ou en anthropologie, pour ne citer que celles-là.
13 Pourtant, les choses peuvent s’avérer beaucoup plus graves dans les sciences humaines,
qui mal comprises et donc mal utilisées risquent de devenir une dangereuse chimie de
l’intellect, pour étendre à d’autres disciplines ce que Valéry disait de l’histoire. De

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manière à ne pas réveiller des réalités cruelles provoquées par cette « chimie de
l’intellect ». Si les anciennes représentations n’ont plus cours légal en tant que contenu,
elles inspirent parfois encore par leur structure d’étranges pour ne pas dire de
douteuses représentations.
14 Les représentations que les Grecs se faisaient, par exemple, des autres étaient,
normalement ethnocentristes. Elles avaient toutes les caractéristiques de l’image
prothétique, puisque, pour eux, leurs propres qualités physiques étaient un signe de
normalité et les posséder facilitait une intégration identitaire. Il suffit de retourner aux
étonnements du vieil Hérodote, à propos des Egyptiens ou des Perses pour s’en
convaincre. Maria Michela Sassi va même jusqu’à symboliser à travers un schéma, cet
ethnocentrisme qui devient, pour les Grecs, une modélisation culturelle
momentanément indiscutable et incontournable7. L’histoire culturelle, au sens
anthropologique du terme, est pleine de constructions qui ont théorisé l’apparence.
Toute culture est productrice d’apparences dont la prise en compte rationalisée et
idéologisée, ne fait jamais que révéler le voisinage du sens commun nourri d’une
symbolique plus ou moins élémentaire. Ainsi, lorsque les Grecs, proposent des
oppositions du type masculin-féminin, chaud-froid, droite-gauche, il faut
naturellement s’attendre à voir pénétrer, en même temps que ces niveaux
terminologiques, des niveaux interprétatifs particulièrement spécieux du type : la
femme a une carnation claire parce qu’elle est froide, humide et qu’elle naît à gauche
alors que l’homme est sombre parce qu’il est chaud, sec et naît à droite. Ces
représentations de l’apparence ne sont pas négligeables puisqu’on les retrouve dans
une quantité de jugements.
15 On entre, là, dans le champ immense des classifications qui, toujours, nécessite une
théorie sous-jacente. La théorie sous-jacente au système grec évoqué ci-dessus est
probablement celle de la supériorité masculine, qui traverse l’histoire jusqu’à nous,
sous des formes plus ou moins subtiles. Cependant, sans classification, même si elle
n’est pas parfaitement explicitée il n’y a pas de pensée scientifique et probablement pas
de pensée du tout. Pour revenir à l’exemple des Grecs, ils cherchent à faire coïncider
leur classification pragmatique avec les apparences et il s’ensuit des interprétations
dont la cohérence réside dans la correspondance avec des axiomatiques. Il en va ainsi
avec les instruments de représentation d’Hérodote et d’Hippocrate. L’aboutissement
presque parfait de ce système a été fourni, d’une manière particulièrement
synthétique, par la science ptoléméenne qui, bien que fausse, n’en a pas moins fort bien
expliqué les apparences. Nos représentations actuelles, dans certains domaines, pour
être moins rudimentaires, ne valent peut-être pas davantage ?
16 Par ce petit détour, je n’ai fait que suggérer ou rappeler comment de nouvelles
manières de représenter surgissent et s’imposent ou au contraire subsistent et se
cristallisent. Les unes s’imposant à long terme et proposant de nouvelles « monnaies
fiduciaires » qui se substituent aux précédentes. Il faut aussi admettre que les
représentations ont la vie de moins en moins longue et, par conséquent, leur
probabilité d’échange varie beaucoup dans le temps court. Il y aurait à inventer une
écologie des représentations qui aurait probablement beaucoup à voir avec l’écologie
de l’esprit, celle-là même définie par Gregory Bateson.
17 Et pourtant, on peut avoir l’impression, malgré la succession ininterrompue de
représentations, que l’histoire s’arrête à chaque représentation à forte probabilité
parce que leurs auteurs se comportent comme si leur discours était unique et définitif.

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Je pense qu’on peut dénoncer la tendance, non avouée, des sciences en général et des
sciences humaines en particulier, à tirer un trait sur le passé et à prendre une option
sur le futur car tout système de représentation entretient des rapports pour le moins
ambigus voire paradoxaux avec l’histoire qui le fait naître 8. En effet, dans le même
mouvement, ce type de système nie l’histoire ou proclame sa fin. Le problème n’est pas
négligeable pour les sciences qui se fondent, se développent et se légitiment comme si
elles étaient un aboutissement ultime, alors qu’elles ne sont que des étapes historiques
sur un chemin qui ne finit jamais, qu’il s’agisse des sciences de la nature et a fortiori des
sciences humaines. Encore que, comme l’a expliqué Hans-Georg Gadamer, ce genre
d’illusion soit plus attendu de la part des sciences de la nature que de la part des
sciences humaines, dont l’objet même est fourni par le jeu, sans cesse renouvelé, des
événements ou des relations. On aura beau répéter que les relations sont ubiquistes et
que c’est une notion qui n’est guère utilisable, je répondrai avec naïveté, mais aussi
avec une certaine sûreté que nous ne savons pas bien analyser les relations complexes.
18 Comment, dès lors, ne pas faire l’hypothèse que, pratiquer autrement les sciences
humaines, peut, non seulement, mais probablement dans beaucoup de cas, signifier
inventer de nouvelles représentations ou de nouvelles manières de représenter
l’ensemble des relations ou des territorialités comme je les ai définies. Tous les grands
changements dans les sciences humaines correspondent à des modifications dans les
représentations ou dans les modes de représenter. Un changement de mode de
représenter des réalités, par création d’un nouveau langage quel qu’il soit d’ailleurs,
conduit à une nouvelle représentation dont la déformation cohérente par rapport à une
représentation précédente aura pour conséquence d’engager la pensée dans une
direction différente : changement de représentation, changement de pensée.
19 Penser et classer le réel dans les sciences humaines c’est contribuer à produire des
représentations qui incitent à ouvrir d’autres voies. Est-il utile de dire que beaucoup
des représentations ne font en rien progresser la pensée dans les sciences humaines et
sont plutôt des slogans que des concepts. Le drame des slogans, et Dieu sait s’il y en a
dans les sciences humaines, c’est qu’ils sont répétés à satiété, généralement pour
masquer un terrible vide de la pensée ou faire illusion. Je prendrai l’exemple du « non-
lieu » que Marc Augé a tenté de développer et qui a eu un certain succès chez les
architectes et les géographes pour ne citer que les plus immédiatement intéressés à la
notion. Passons sur l’emprunt du mot au vocabulaire juridique dont les connotations,
au second degré, ont pu momentanément séduire. Le jeu sur les origines abstraites et
les usages concrets n’est pas non plus pour déplaire, en raison du halo associatif qui se
construit autour.
20 Si je peux tomber d’accord, avec Marc Augé, pour penser que la continuité d’une
discipline ne se mesure pas à celle de ses objets car, de fait, les changements qui
surviennent dans la vie sociale en matière de modes de regroupement et de
hiérarchisation induisent de nouveaux objets. En revanche, je m’inscris en faux contre
une certaine manière de créer des concepts qui relèvent d’une « pensée faible ».
Lorsqu’il écrit, par exemple, que « Si un lieu peut se définir comme identitaire,
relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni
comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu » 9. Il est évident que cette
manière de construire la notion ou le concept de non-lieu, au-delà de sa banalité
binaire, n’ajoute rien aux sciences humaines, sinon une éventuelle occasion de
confusion. Dire ensuite que la surmodernité est productrice de non-lieux en évoquant à

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ce propos les cliniques où l’on naît, les hôpitaux où l’on meurt, cela ne me semble rien
ajouter à la clarté d’une notion présentée, par ailleurs, comme la « mesure d’une
époque ». Toutes les manières de faire des sciences humaines ne sont pas également
bonnes n’en déplaise à ceux qui pensent que toute notion nouvelle est utile. Dans la
foulée, Augé écrit que le
voyage (celui dont l’ethnologue se méfie au point de le ‘haïr’) construit un rapport
fictif entre regard et paysage. Et, si l’on appelle ‘espace’ la pratique des lieux qui
définit spécifiquement le voyage, il faut encore ajouter qu’il y a des espaces où
l’individu s’éprouve comme spectateur sans que la nature du spectacle lui importe
vraiment. Comme si la position du spectateur constituait l’essentiel du spectacle,
comme si en définitive, le spectateur en position de spectateur était à lui-même son
propre spectacle.
21 Et Augé de conclure par cette phrase :
L’espace du voyageur serait ainsi l’archétype du non-lieu !
22 Cette traversée brillante de funambule est le contraire d’une démonstration. Ce sont
justement sur des constructions de ce genre que l’on juge les sciences humaines. C’est
d’autant plus regrettable que deux pages plus loin, les affirmations précédentes sont
presque récusées lorsqu’il est dit que Chateaubriand, « qui ne cesse de voyager
effectivement, et qui sait voir, mais voit surtout la mort des civilisations, […] ». Cela
pour dire qu’il n’est pas possible de construire, sans risques, n’importe quoi, n’importe
comment. Qu’on ne me comprenne pas mal surtout car je n’ai aucun contentieux avec
Augé, mais pour avoir eu l’occasion de constater les ravages du non-lieu chez les
étudiants et leurs professeurs, en architecture, il m’a semblé utile d’évoquer cet
exemple. Cette notion malheureusement trop utilisée, ne débouche sur aucune
représentation susceptible de remettre en cause quoi que ce soit. En effet, dans sa
définition même, le non-lieu contient sa propre négation puisque, si tout lieu n’est pas
nécessairement identitaire et historique, encore que cela soit à démontrer, il est en tout
cas relationnel car il suffit pour cela qu’il en soit question, ne serait-ce qu’au niveau du
langage et pour cela même, il n’est plus un non-lieu.
23 Je ne veux pas opposer à Marc Augé un contemporain qui aurait apporté quelque chose
de plus significatif que ce qu’il nous a donné avec le non-lieu, mais je pense à une
notion un peu oubliée, et en tout cas insuffisamment reprise, malgré son grand intérêt,
celle de friche sociale (Sozialbrache) du regretté géographe allemand Wolfgang Hartke
qui avait créé avec cette notion une manière de prendre en compte le lieu. Je suis prêt à
convenir qu’il est extrêmement difficile de savoir, quand on croit avoir « inventé » une
notion, un concept, un corpus de description ou encore une théorie, si ce qu’on a
proposé est vraiment novateur et si cela peut conduire à de nouvelles représentations.
C’est pour cette raison, qu’au lieu de prendre dans le champ actuel des cas de
« nouveautés » dont je ne saurais assurer la totale pertinence, je vais faire un saut de
deux siècles en arrière et citer deux hommes qui ont inventé la notion de paysage dans
les sciences de la nature d’une part et dans les sciences de l’homme, avant la lettre,
d’autre part.
24 Je veux parler de Georg Forster et d’Alexander von Humboldt qui ont enrichi, non
seulement notre arsenal conceptuel, mais aussi toute la problématique scientifique de
leur temps.
25 Dans son livre « Reise um die Welt » publié en 1777, mais commencé en1772, Georg
Forster (1754-1794) rendit compte du second voyage de Cook (1772-1775) auquel, bien
que très jeune, il participa avec son père Reinold. Typiquement un homme du XVIII e

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siècle, ami et, d’une certaine manière, précepteur d’Humboldt, Georg Forster a
littéralement révolutionné l’appréhension du paysage, sous le double aspect
scientifique et littéraire. Il suffit de prendre la première partie de son livre intitulée
« Abreise-Fahrt von Plymouth nach Madera-Beschreibung dieser Insel » pour se rendre
compte que l’on est en train de construire une représentation nouvelle du voyage et de
ce qu’on voit. La représentation que Forster fait de Madeira est tout empreinte de
connotations scientifiques et artistiques : « Frühe am 29sten wurden wir durch den
malerischen Anblick der Stadt Funchal sehr angenehm überrascht » 10. S’ensuit une
description morphologique et anthropologique de l’île. Aux informations statistiques et
géographiques s’ajoutent des données sur la manière dont les gens de Madère se
nourrissent, de pain et d’oignons, de racines et d’un peu de viande et comment ils
vivent mal. Le vin si célèbre est exporté et ne parvient pas jusqu’aux indigènes.
Die Stadt Santa Cruz auf Madera lag Nachmittags um 6 Uhr gerade vor uns. Hier
sahen wir die Berge von einer Menge tiefer Klüfte und Thäler durchnitten und auf
den Rücken derselben verschiedene Landhaüser, deren überaus anmuthige Lage
zwischen Weinberge und hohen Cypressen, der Gegend und sehr romantisches
Ansehen gab11.
26 Il affinera encore sa méthode dans ses « Ansichten », qui relatent un voyage de trois
mois en 1790, dans le Niederrhein, le Brabant, les Flandres, la Hollande, l’Angleterre et
la France, témoignent d’un regard et d’une capacité de représentation dont Humboldt
fera son profit dans ses œuvres futures. Forster a défini les Ansichten comme une œuvre
dont le motif central est l’union de l’imagination et du bon sens, du sentiment et de la
raison :
Auf unserer kurzen Rheinfahrt haben wir oft mit den Pflanzen und den Steinen am
Ufer gesprochen, und ich versichere Dich, ihre Sprache ist lehrreicher, als die
dicken Bücher, die man über sie geschrieben hat12.
27 Il a véritablement créé les premières représentations paysagistes modernes, celles-là
mêmes qui seront théorisées beaucoup plus tard par la géographie contemporaine. Plus
d’un siècle sépare l’œuvre de Forster de celle de Passarge qui a théorisé pour le compte
de la géographie la « Landschaftskunde ». Le paysage comme construction, comme
réalité seconde par rapport au référent, est dans ce cas la représentation dont la valeur
permet la communication et donc l’échange du réel.
28 On a affaire à une description complète et synthétique avec, comme dira Simmel au
début du XXe siècle, une sorte de Stimmung qui donne à l’ensemble une valeur
représentative tout à fait remarquable. Pour Simmel, la Stimmung est ce qui permet de
créer une unité qui définit la représentation paysagiste. La Stimmung est celle de
l’artiste qui accomplit cet acte de mise en forme par le voir et le sentir avec une telle
énergie, qu’il va complètement absorber la substance donnée de la nature, et la recréer
à neuf comme par lui-même; tandis que nous autres, nous restons davantage liés à cette
substance, et en conséquence nous gardons toujours l’habitude de percevoir tel
élément et tel autre, là où l’artiste en réalité ne voit et ne crée que le paysage 13. Cela
signifie que le paysage au sens de la représentation in visu dépend du sujet et que par
conséquent, il restitue la relation entretenue avec la réalité matérielle, telle qu’elle lui
est apparue au moment où il a cherché à dénouer le rapport à l’aide d’un langage.
29 En ce qui concerne Humboldt, il a été le grand continuateur de la méthode paysagiste
de Forster auquel il reprendra le terme Ansichten :
Une autre jouissance est celle que produit le caractère individuel du paysage, la
configuration de la surface du globe dans une région déterminée 14.

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30 Pour me faire encore mieux comprendre, je prendrai le cas rapporté par Hans
Blumenberg dans « Die Lesbarkeit der Welt »15 à propos d’Alexander von Humboldt
(1869-1859). Avant de revenir en Europe, en 1804, après son fameux voyage en
Amérique équinoxiale, il a donné une conférence à Philadelphie à l’issue de laquelle, le
secrétaire de la Philosophical Society lui aurait dit : « Ainsi vous allez repartir avec
l’Amérique dans votre poche ! » La remarque est extraordinaire car, brusquement, la
représentation prenait plus d’importance que la réalité qui l’avait permise ! Dans cette
perspective, la représentation devient, au premier degré, une monnaie fiduciaire. Il y
avait en germe, dans cette observation faite à Humboldt, quand bien même celui qui l’a
faite n’en a pas compris la portée réelle, l’idée de la représentation comme valeur
d’échange symbolique.
31 En fait, Humboldt a créé le signe qui pouvait s’échanger contre la réalité et surtout qui
donnait à penser autrement la réalité. Il a révélé dans la nature américaine ce que
personne n’avait pensé avant lui. Il a ainsi contribué, par les représentations qu’il a
construites, à expliciter ce qui était dissimulé et ce qui devait être pensé, Pour le dire
autrement, à la manière de Heidegger, on peut dire qu’il a pensé ce qui n’avait pas
encore été pensé. Effectivement, Humboldt donnait à penser, dans la réalité
américaine, ce qui n’avait pas encore été pensé et qu’ils auraient dû penser. Cela ne
concerne d’ailleurs pas que les représentations paysagistes, mais aussi les réalités
anthropologiques, comme celles de l’esclavage, analysées, à Cuba, par Humboldt.
32 Dans le cas de l’esclavage, Humboldt a donné à penser, non pas seulement en termes
éthiques, comme cela avait déjà été fait longtemps avant lui, mais en termes
économiques, en montrant à ceux qui recouraient à la main-d’œuvre servile qu’ils
gagnaient moins d’argent que s’ils avaient employé de la main-d’œuvre libre et salariée.
A ma connaissance, c’est une des premières études quantitatives dans le domaine des
sciences humaines.
33 Qu’appelle-t-on des apports nouveaux en sciences humaines ? Pas seulement l’inouï,
l’inédit ou le jamais vu, mais ce qui de la réalité, une fois révélé, donne à penser
autrement ou d’une manière inhabituelle. C’est toujours la même grande question du
réel qui se cache, se dissimule et finalement se dérobe. C’est probablement ce que veut
dire Heidegger lorsqu’il écrit « ce qui donne le plus à penser dans notre temps qui
donne à penser est que nous ne pensons pas encore »16. Nous ne pensons pas encore
parce que ce que nous devrions penser se dérobe ou se cache. Je ne veux pas prétendre
que les sciences humaines s’occupent d’une réalité qui ne se voit pas, mais d’une réalité
qui n’est pas facilement appréhendable parce qu’elle est justement relationnelle. Le
verbe « voir » est probablement mal choisi car il ne s’agit pas de ce que voit l’œil, mais
de ce qu’appréhende l’esprit qui construit.
34 Je voudrais prendre encore un exemple de cette description du « non visible ». Dans son
dernier ouvrage, « L’altra Venezia », Predrag Matvejevic, a affronté l’impossible qui
consiste à dire Venise. Pour être certain d’y parvenir, il s’invente une « histoire » :
Arrivando una prima, una seconda e poi non so quale altra volta, ho capito
l’avvertimento di un saggio dell’Oriente (non ricordo più in quale porto lo
incontrai, probabilmente presso Trieste, a Muggia : Non descrivere i posti per i
quali molti dono passati prima di te; qualcuno lo ha già fatto, e forse meglio.
Venezia è stata rappresentata innumerevoli volte, con la penna e con il pennello. È
diventata un luogo comune diffida dei luoghi communi, stanne lontano !, mi disse
anche il saggio, accomiatandosi. Che cosa si può aggiungere alla storia di questa
città che la storia giä non conosca ?17

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35 Dans cette œuvre, « L’altra Venezia », Matvejevic donne une représentation, mise à
part celle proprement dite d’une certaine Venise, qui donne à voir et à penser la réalité
relationnelle dans laquelle a évolué et évolue l’auteur. Cette forme d’anthropologie
personnelle constitue un document pour l’anthropologie scientifique. Matvejevic a
affronté là une autre manière de faire des sciences humaines. L’intérêt réside dans le
fait que si du point de vue matériel et morphologique, Venise a naturellement évolué
au fil des siècles, l’évolution a, cependant, été suffisamment lente, pour qu’on puisse
encore avoir l’impression que l’on regarde la même ville que Barrès, qui ne fut pas
tendre à son endroit ou que Wagner, qui y mourut, ou encore que Foscolo qui s’en exila
ou Vivaldi qui lui donna un patrimoine musical inestimable. Quand bien même l’objet-
Venise sur lequel ces hommes posèrent leur regard ne fut pas très différent pour les
uns et les autres, la nature de leur regard fut très différente et les relations qu’ils
entretinrent avec la ville également peu comparables. L’objet est bien visible et
toujours là, mais la réalité relationnelle est complètement modifiée et c’est celle-là qu’il
faut savoir analyser.
36 Il est loisible alors de comprendre pourquoi la réalité est ce qui ne se voit pas et ce qui
ne se voit pas est justement ce qui doit être pensé. C’est l’un des problèmes des sciences
humaines qui a beaucoup à voir avec la représentation.
37 En effet, la relation ne peut devenir objet de recherche qu’au terme d’une construction
qui débouche sur une représentation. Dans le cas de Venise, particulièrement suggestif,
c’est moins la réalité matérielle qui est en cause, même si elle a changé, et nul ne
saurait le nier, que la réalité relationnelle qu’il faut expliciter. Dès lors qu’il y a une
relative permanence du décor, il faut renoncer à cette facilité de la morphologie et de la
matière. Il faut se demander ce qu’on « représente » quand on représente Venise. La
réponse n’est pas aisée, mais je crois qu’il est loisible d’affirmer que l’on représente une
territorialité, prise dans une historicité dont les termes se sont modifiés fréquemment.
On pourrait, à nouveau, évoquer la Stimmung de Simmel :
La conscience doit avoir, au-delà des éléments, un nouvel ensemble, une nouvelle
unité, non liée aux significations particulières des premiers ni composés de leur
somme mécaniquement pour que commence le paysage.
Notre regard peut réunir les éléments du paysage en les groupant soit d’une façon
soit d’une autre, il peut déplacer les accents parmi eux de bien des manières, ou
encore faire varier le centre et les limites. Mais la figure de l’homme détermine par
elle-même tout cela, elle effectue par ses propres forces la synthèse autour de son
propre centre, et ainsi se délimite sans équivoque18.
38 La représentation des rapports aux êtres et aux choses a marqué toute l’histoire des
sciences humaines. Pourtant, il me semble, aujourd’hui, que s’effectue de plus en plus
un déplacement vers les relations à soi et à l’intensification de soi. C’est-à-dire que l’on
passe de la description à l’autodescription. Avec tous les auteurs cités, on a affaire à des
descriptions qui n’ignorent pas le rapport à soi et pour cause puisque c’est dans ce
rapport-là qu’il y a, avant toute autre opération, dépliage d’une autre manière de
classer et de penser. Malgré cela, on est en train de changer de registre. En effet, on a
tendance à chercher dans la pensée active du penseur lui-même le fondement de toute
représentation19. C’est une transformation lourde dans notre société puisqu’on tend à
privilégier la relation à soi. Cela dit, il ne faut pas considérer cette transformation
comme une décadence ou une perversion à moins de ne voir dans le changement
qu’une régression.

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39 Lorsque nous nous considérons comme une forme de propriété privée et de capital et,
qu’en conséquence, nous pouvons faire de nous ce que nous voulons alors nous
cherchons à nous investir dans des projets pour penser à notre guise, l’argent devient
la chose la plus importante car c’est à travers lui que nous virons vers l’être soi-même
et le penser soi-même. Dans ces conditions : « le monde est tout ce avec quoi nous
menons des expériences jusqu’à la fracture »20. Que cherche-t-on dans le monde
contemporain ? Sloterdijk déclare : « On peut résumer ce phénomène en une formule :
conservation de soi plus expérimentation sur soi égale intensification de soi-même »,
mais « La volonté d’auto-intensification a coupé la laisse autoconservatrice, on exige en
retour une sorte de droit à l’auto-extinction »21. Cela concerne une partie de la société
occidentale au sens large, celle-là même qui vit dans les villes, mais même si c’est la
majorité de la population de l’Occident, ce n’est pas celle de la majorité du monde qui
vit dans une bataille perpétuelle pour survivre et qui doit affronter les souffrances les
plus épouvantables.
40 Autrement dit, d’un côté on s’inflige des souffrances comme on le faisait sous l’emprise
d’une certaine mystique médiévale mais avec des objectifs tout à fait différents et de
l’autre, on lutte contre la souffrance imposée par des circonstances de rareté et de
frugalité qui ne sont pas maîtrisées. D’un côté, la souffrance fait toucher les limites
supérieures d’une éventuelle jouissance, et de l’autre elle fait éprouver les limites de la
dégradation par la souffrance.
41 J’en viens à me demander si la souffrance ne pourrait pas être à l’origine d’un nouveau
cogito dont nous n’avons encore rien ou presque rien exploré et qui donnerait à penser
la souffrance.
42 Les sciences humaines n’ont probablement pas exploré ce domaine immense de la
souffrance qui remplit la fracture dont parle Sloterdijk. La souffrance est une charnière
qui articule l’homme fracturé. Elle n’est d’ailleurs pas un concept philosophique ni non
plus scientifique, comme la douleur dont Kant parle dans son Anthropologie. Cela dit, si
la douleur n’est qu’une partie de l’ensemble souffrance et celle-là ne sature pas celle-ci.
43 Dans notre monde contemporain, la souffrance est celle de l’homme humilié par la
violence qui lui est faite à travers les conditions d’existence. La mesure de l’indice de
développement humain, qui naturellement fait partie de l’arsenal des moyens actuels
pour mesurer le « mouvement vers le bien et le bon », constitue l’instrument
statistique le plus efficace pour dissimuler la souffrance réelle de centaines de millions
de personnes qui sont analphabètes et malades, qui ont faim et soif, mais dont la
souffrance n’est même pas l’objet d’une réflexion. Il est beaucoup question des moyens
à mettre en œuvre, mais il n’est jamais question de la souffrance actuelle éprouvée par
cette fraction de l’humanité.
44 Dès lors on se trouve, apparemment, démuni pour penser la souffrance. En fait, on ne
l’est pas car la souffrance est présente dans toutes les relations dissymétriques que les
hommes entretiennent entre eux et avec les choses. Dès lors qu’elle est éprouvée par
tous, commune à tous, ubiquiste en quelque sorte, on doit s’étonner de notre incapacité
à la penser car, par son ambivalence, elle sert tout autant à s’éprouver soi-même qu’à
éprouver l’autre.
45 La souffrance n’est pas, explicitement, objet des sciences humaines même si elle est
récupérée à travers une quantité de thématique. Elle est une notion qui n’a pas
déclenché d’analyses dans les sciences humaines. En revanche et c’est là que cela

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devient extrêmement intéressant, la souffrance est présente dans toute la littérature,


elle est même une des grandes sources de la littérature si l’on jette un coup d’œil
attentif aux grands mythes littéraires : Antigone, Ariane, Dédale, Don Juan, Faust,
Œdipe, Job, Minotaure, Thésée, Sisyphe, Prométhée, Tristan et probablement beaucoup
d’autres. C’est effectivement la littérature qui a traité largement de la souffrance. La
littérature anticipe toujours et, dans ce cas, elle joue pour la société moderne, le rôle
que jouait le mythe dans les sociétés antiques.
46 Brodski s’est longuement intéressé à cette question écrivant que l’art anticipe sur le
progrès et même sur l’histoire22. Parmi les écrivains auxquels on peut se référer, il y les
Russes bien sûr mais aussi les Allemands : Kafka et G. Benn, par exemple qui ont
annoncé la décomposition du monde à travers la proposition d’une nouvelle esthétique
qui redéfinit comme dit Brodski une nouvelle éthique. Malgré ses connotations fortes,
je ne donnerai pas au mot décomposition une valeur péjorative, mais une valeur
dynamique qui est celle de la transformation.
47 Cette décomposition intéresse les grandes villes où 50 à 60 % des gens vivent seuls et
comme dit Sloterdijk
le ‘dernier homme’ c’est le consommateur mystique, l’utilisateur intégral du monde
– c’est-à-dire un individu qui ne se reproduit pas, mais jouit de lui-même comme
d’un état final de l’évolution. Ce type humain peuple aujourd’hui les grandes villes
du monde moderne23.
48 Cela dénote une incrédulité et un refus des liens sociaux. C’est le thème du nomade qui
a défrayé la littérature un peu dans tous les pays et qui refait surface aujourd’hui sous
une autre forme. Mais ce qu’il faut mettre en évidence dans ce cas c’est l’énorme
souffrance que représente cette décomposition portée par la « modernisation ». Car
pour le petit pourcentage de ceux qui sont dans cette solitude comme de « nouveaux
moines », avec les moyens matériels pour s’en sortir, il y a tous ceux qui sont dans la
souffrance, à cause de la solitude et de beaucoup d’autres raisons matérielles. La
souffrance n’est prise en compte que comme « sous-produit » car les connotations
morales qu’elle impose n’ont pas à être considérées dans les sciences humaines puisque
celles-ci en « décrivant et classant » semblent se refuser à tout jugement moral. On
s’occupe de ce qui peut éventuellement créer la souffrance mais sans s’y arrêter, alors
qu’il faudrait étudier directement ces formes de souffrance qui constituent des pertes
d’autonomie. La perte d’autonomie est génératrice de souffrances et c’est à travers
l’autonomie qu’il y a possibilité de récupérer l’analyse de la souffrance.
49 Le manque de sens, dans une société, coïncide avec la « dévaluation » des
représentations et a, entre autres, pour effet de projeter les hommes dans l’amusement,
l’actualité car ce sont peut-être les seuls moyens de donner du sens. L’individu qui
cherche du sens c’est celui qui n’a aucun message à transmettre, c’est un non-messager,
c’est un produit semi-fini qui cherche à faire quelque chose de ce qu’on a fait de lui.
50 Sloterdijk rappelle un texte de Kafka qui, parlant des hommes, avec une prémonition
fabuleuse, dit :
On les a placés devant cette alternative : devenir des rois ou les courriers des rois. A
la manière des enfants, ils voulurent tous être courriers. C’est pourquoi il n’y a que
des courriers, ils courent le monde et comme il n’y a pas de rois, se crient les uns
aux autres des nouvelles devenues absurdes. Ils mettraient volontiers fin à leur
misérable existence, mais ils ne l’osent pas, à cause du serment de fidélité 24.

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51 On peut se demander si nous ne sommes pas dans une nouvelle forme de nihilisme,
pour n’avoir pas compris que seule la souffrance explicitée pourrait contribuer à
revaloriser nos représentations.
52 C’est une manière de rapport au temps qui est en cause. Nous ne sommes pas plus là
pour arrêter le temps que pour l’accélérer. Il est urgent de modifier notre conception
des catégories vidées de leur contenu. C’est un énorme et terrible problème qui
interpelle les sciences humaines. En effet, les représentations qu’elles donnent de la
réalité n’intègrent pas la souffrance du monde et par conséquent ce monde n’a rien à
faire de sciences qui ne prennent pas en compte ses problèmes. La monnaie fiduciaire,
mise en circulation par les sciences humaines est dans beaucoup de cas, non
significative pour être échangée contre la réalité car l’essentiel de celle-ci n’est pas
restituée. La souffrance est la seule chose que nous avons tous en commun et que nous
devons bon gré mal gré partager.
53 Qui a compris que Kafka annonçait, dans « La colonie pénitentiaire », les formes de
souffrance les plus terribles de l’histoire du XXe siècle ? A part quelques poètes,
personne n’a compris le sens de sa nouvelle. Qui a compris qu’Italo Calvino, dans
« Marcovaldo », anticipait la souffrance des immigrés dans la ville et qui a compris qu’il
annonçait la décomposition du monde dans « Les villes invisibles » ?
54 Il y une liaison, souvent étroite, entre le réel non encore pensé, parce que non compris
et l’imaginaire dévoilé, mais privé de racines. Et si les sciences humaines contribuaient
à dévoiler ce qui est à penser, mais qui n’est encore qu’en filigrane dans les
représentations de l’imaginaire et que l’on qualifie habituellement de non scientifique ?
Aujourd’hui, on dirait que les sciences humaines obéissent à une spatialité dont les
deux pôles sont l’explication et la dénonciation. On explique ou l’on dénonce, mais il ne
semble pas que l’on puisse expliquer et dénoncer tout à la fois. Et pourtant ce qui
étrange c’est qu’il n’y a pas étymologiquement parlant une grande différence entre les
deux verbes : expliquer c’est sortir des plis et c’est comprendre qu’une sphère puisse
n’être rien d’autre qu’une feuille plane à l’origine avant d’avoir été chiffonnée ou
torturée; dénoncer c’est faire savoir, c’est déclarer, voire proclamer. Ce sont des verbes
voisins qui entretiennent des relations de voisinage et de recoupement. Il est vrai, bien
sûr que l’on peut dénoncer sans expliquer et réciproquement. De toute manière dans
les deux cas, on se réfère à une éthique qu’elle soit implicite ou explicite d’ailleurs.
Seule une machine, peut-être, peut faire l’économie d’une éthique. Quel est le
fondement de toute éthique ? Elle se résout dans la légitimation ou la non-légitimation
de la souffrance ?
55 Ce problème de la souffrance est au cœur des sciences humaines, mais il n’est jamais
abordé en tant que tel. En d’autres termes, la souffrance n’est pas encore pensée. La
souffrance donne à penser, mais sans être saisie comme objet à penser. Elle est dans
toutes les relations, mais nous réussissons à la mettre de côté, sans la traiter…
56 Les fonctions des sciences humaines dans nos sociétés sont assez nombreuses, surtout
quand on les utilise dans une perspective d’ingénierie sociale pour réguler, atténuer,
corriger, etc. Il est pourtant un rôle, plus qu’une fonction, qu’elles doivent assumer
c’est celui d’aider à penser ce qui n’est pas encore pensé parce que dissimulé ou occulté,
volontairement ou non. J’ai le très net sentiment, mais ce n’est qu’un sentiment, que les
organismes de recherche en matière de sciences humaines n’aiment pas trop financer
ce qui donne à penser.

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57 Peut-être, conviendrait-il de réfléchir sur quelques grands mécanismes de la


représentation dans les sciences humaines qui nous ont été légués. Depuis deux siècles,
plusieurs représentations ont marqué l’histoire en manifestant ou en occultant ce qui
aurait du être pensé.
58 Au terme de cette « effraction », une chose, en tout cas de mon point de vue, me paraît
acquise, et cela constituera ma conclusion. Les sciences humaines, en ne cessant pas,
depuis plusieurs décennies, de singer les sciences de la nature sont parvenues à des
résultats plutôt négatifs dont je n’évoquerai que deux d’entre eux. Le premier réside
dans le fait que sous prétexte de scientificité, la rupture entre littérature et sciences
humaines a été consommée avec pour conséquence la fin d’un système d’alarme : en
paraphrasant Hans Blumenberg, parlant, lui, du mythe, il est loisible de prétendre que
souvent les sciences humaines ont répété ce que la littérature a suggéré. Le « pont »
entre les sciences humaines et la littérature serait à rétablir.
59 Le second réside dans le fait que les sciences humaines se pensent plus elles-mêmes à
travers leurs auteurs qu’elles ne pensent et classent le monde. Les représentants des
sciences humaines semblent de plus en plus oublier qu’ils ont, dans l’état actuel,
l’obligation d’organiser la pensée sur le monde de manière à ce que les interstices du
non-sens, à travers lesquels suinte la souffrance du monde, constituent des points
d’ancrage de la réflexion.

NOTES
1. Cf. Karl Popper, Tutta la vita è risolvere problemi. Testo tedesco a fronte. Milano, 2001.
2. Wilhelm Dilthey, Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften, Frankfurt am
Main, 1970, p. 89.
3. Ibid. p. 99.
4. Cf. Luis Prieto, Pertinence et pratique, essai de sémiologie, Paris, 1975.
5. Ferdinand de Saussure, Ecrits de linguistique générale, Paris, 2002, p. 40.
6. Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Paris 2000, p. 33.
7. Maria Michela Sassi, La scienza dell’uomo nella Grecia antica, Torino 1988, p. 39 e sq.
8. Claude Raffestin, Dario Lopreno, Yvon Pasteur, Géopolitique et histoire, Lausanne, 1995, p. 5.
9. Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une Anthropologie de la surmodernité, Paris, 1992, p. 100.
10. Georg Forster, Werke in vier Bänden, Reise um die Welt, I. Band, Insel Verlag, Frankfurt am Main,
1967,p. 49.
11. Ibid.
12. Georg Forster,Werke in vier Bänden, Ansichten vom Niederrhein, 2. Band, Insel Verlag, Frankfurt
am Main, p. 392.
13. Georg Simmel, La tragédie de la culture, Paris 1988, p.229-243.
14. Alexander von Humboldt, Cosmos, Essai d’une description physique du monde, t. 1, Gide & Cie,
Paris, 1846, p. 5.
15. Hans Blumenberg, Die Lesbarkeit der Welt, Suurkamp, Frankfurt am Main, 1986.
16. Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?PUF, Paris, 1983, p. 24.
17. Predrag Matvejevic, L’altra Venezia, Milano 2003, p. 9.

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18. Simmel, op. cit.


19. Peter Sloterdijk, Essai d’intoxication volontaire suivi de L’heure du crime et le temps de l’œuvre d’art,
Hachette, Paris, 2001, p. 13.
20. Ibid., p. 16.
21. Ibid., p. 17.
22. Cf. Iosif Brodskij, Profilo di Clio, Adelphi Edizioni, Milano, 2003, p. 62.
23. Sloterdijk, essai… Op. cit., pp. 30-31.
24. Ibid., p. 42.

AUTEUR
CLAUDE RAFFESTIN
Professeur honoraire
Université de Genève

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Héros et anti-héros ? Intérêts de


connaissance et nouvelles
rationalisations institutionnelles
Michel Lallement

1 La posture réflexive à laquelle invite toute discussion sur le mode de production des
connaissances en sciences sociales n’est pas aisée à tenir. L’un des arguments les plus
classiques qui explique ce nécessaire inconfort tient à la place singulière qu’occupe le
sociologue dans le champ d’observation. L’effort qu’exige une investigation
sociologique sur la sociologie peut se teinter de toutes les couleurs de l’objectivation, le
discours n’en demeure pas moins « situé ». Qu’il ait été travaillé dans des perspectives
adorniennes, kuhniennes, foucaldiennes…, ce constat presque trivial n’a cessé de
provoquer l’ire de tous ceux qui ont cru déceler dans une telle assertion un parti pris
nécessairement anti-rationaliste. Les faiblesses du schéma ont été alors dénoncées de
multiples manières pour condamner, pêle-mêle, un relativisme destructeur, une
infalsifiabilité douteuse sur le plan épistémologique, une construction intrinsèquement
aporétique, etc. Sans revenir dans le détail d’un débat ancien, récurrent et riche parfois
de rebondissements originaux, il convient peut-être de rappeler que la critique
n’émane pas toujours de là où on l’attend spontanément. C’est ainsi qu’E. Durkheim,
pourtant couramment et abusivement taxé de « sociologiste », a consacré un cours
entier en 1913-14 à défendre pied à pied une théorie rationaliste de la science en
opposition à un pragmatisme qui se complaît à la dénonciation de l’arbitraire
conceptuel et qui débouche surtout sur une forme d’utilitarisme logique qui pose
problème à ceux qui ne se satisfont pas de l’attitude méthodologique « bon enfant »
prônée par exemple par W. James. Pour faire tenir ensemble exigence rationaliste et
point de vue sociologique sur la science, E. Durkheim conclut son cours de la façon
suivante :
la vérité est une norme pour la pensée comme l’idéal moral est une norme pour la
conduite (1955, p. 197).
2 Cette remarque introductive n’a pour autre ambition que de rappeler que, si périlleuse
puisse-t-elle paraître, la posture réflexive ne condamne pas d’emblée au nihilisme ou à

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l’anarchisme épistémologique. Afin d’évaluer, de manière nécessairement partielle et


partiale, le statut des sciences sociales contemporaines, je souhaite asseoir la réflexion
sur une question de fond : à l’heure où se démultiplient les discours sur la fin des
institutions (objet, par excellence, du savoir sociologique) et la disparition définitive de
la société industrielle (qui a enfanté de la sociologie comme discipline constituée), à
quel intérêt de connaissance peut-on (encore) lier la production du savoir sociologique
contemporain ? Pour avancer quelques éléments de réponse, je suivrai un fil directeur :
celui du travail. Outre le fait que la sociologie du travail constitue ma spécialisation
professionnelle, il est à ce choix deux raisons de fond. Premièrement, comme je le
rappelle dans la suite de cette contribution, au sein d’une société industrielle pétrie de
prométhéisme, le travail a longtemps fait figure de vecteur d’intégration sociale par
excellence. Il est donc pertinent d’interroger le devenir de cette activité singulière en
une période où les questionnements relatifs à l’insertion débordent généreusement
hors des cadres étroits des cénacles académiques. Deuxièmement, le destin du travail et
de la sociologie sont étroitement mêlés, si bien qu’interroger l’un éclaire
immédiatement l’autre. Sans qu’il ne s’agisse là d’un propos novateur, C. Taylor (1998) a
montré combien l’érection de la vie ordinaire (vie de production et de reproduction) au
rang de « bonne » vie était caractéristique de notre modernité, et cela à la différence de
périodes antérieures qui avaient relégué le travail et la famille au bas de l’échelle pour
mieux valoriser la vita contemplativa, la guerre ou le politique. Sur les brisées des
questionnements straussiens et arendtiens, les querelles récentes sur la fin du travail
ont constitué une sorte de réminiscence à ces débats mais sans pouvoir persuader que
l’avènement d’une « société de travailleurs sans travail » ait définitivement mis hors
jeu le travail comme pratique et comme valeur centrales des sociétés développées. A la
différence de ceux qui pressentent un déclin irrémédiable du travail, C. Taylor met en
évidence ce paradoxe en vertu duquel, dans la Modernité,
nous nous efforçons de maintenir une conception de ce qui est incomparablement
supérieur tout en restant attachés aux intuitions modernes essentielles relatives à
la valeur de la vie ordinaire. Nous sympathisons à la fois avec le héros et l’anti-
héros; et nous rêvons d’un monde dans lequel nous pourrions être l’un et l’autre
(Taylor, 1998, p. 41).
3 Ce sont les termes et les formes de résolution de ce paradoxe, ainsi que leurs
conséquences épistémologiques pour les sciences sociales, qu’il m’intéresse de sonder
ici. Pour ce faire, je commence par revenir sur le problème des intérêts de connaissance
et je fais jouer ensuite, dans le champ actuel des sciences sociales du travail, la clef
épistémologique forgée en 1965 par J. Habermas. Parce qu’elle est au cœur des
préoccupations que je mets ainsi au jour, j’aborde en troisième lieu la thématique des
institutions. L’objectif est de persuader que la construction d’un point de vue raisonné
sur les institutions demeure une tâche centrale pour la sociologie contemporaine. C’est
dans un tel esprit que, dans un quatrième temps, j’esquisse une rapide épure de
quelques unes des forces à l’œuvre dans le processus de rationalisation institutionnel
du travail qui accompagne ce que nous nommons désormais « modernisation
réflexive ». La dernière partie de ce texte fait retour sur l’épistémologie de la
connaissance propre aux sciences sociales et, à la lumière des transformations
évoquées précédemment, elle propose d’amender les termes de la grammaire
habermassiennne élaborée au milieu des années 1960.

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I. Retour sur un triptyque


4 Commençons par cette question qui ne cesse de hanter nombre d’esprits : quelle est
l’utilité des sciences sociales ? Le point de vue le plus cynique peut aisément conduire à
la dévalorisation la plus radicale tant il peut paraître absurde, au regard des questions
majeures qui agitent le monde, de faire carrière et profession dans un univers où les
moyens (la reconnaissance académique, le souci pécuniaire, le narcissisme
médiatique…) l’emportent souvent sur la fin. Si la question paraît naïve, elle n’en
demeure pas moins cruciale. P. Feyerabend l’a formulé avec son radicalisme habituel :
Pouvons-nous continuer à financer des recherches qui ne servent qu’à un groupe
réduit (mais en développement constant) de spécialistes, pouvons-nous continuer à
écouter nos intellectuels alors que nous savons pertinemment qu’ils ne font que
noyer des problèmes humains élémentaires sous des théories inutiles et remplacer
la vie dans son ensemble par des modèles naïfs (marxisme, schémas évolutionnistes,
etc.), est-il tolérable de continuer à vivre sous la domination d’un ‘savoir’ qui ne
reconnaît pas les principaux motifs de paix – l’amour, la compassion, le sentiment
du caractère sacré de la nature et de la vie naturelle – et porte donc sa part de
responsabilité dans la dévastation de notre existence ? Ou bien n’est-il pas de notre
devoir d’informer tous les êtres humains des possibilités qui s’offrent à eux
(notamment en matière de reconversion industrielle) afin qu’ils décident eux-
mêmes de ce qu’ils souhaitent, en totale harmonie avec leur humanité ?
(Feyerabend, 2003, p. 140).
5 Je ne reviendrai pas ici sur les conditions sociales qui, au nom du scepticisme à l’égard
de sciences réputées molles et partisanes, mènent régulièrement les sociologues à
s’expliquer devant les tribunaux les plus divers : ceux de la raison scientifique, du
politique, des médias... Je n’évoquerai pas plus l’existence des différents arguments –
souvent largement convergents sur le fond – que mobilisent les sociologues pour dire à
quoi sert, ou ne sert pas, leur science (Lahire, 2002). Pour répondre à la question posée
en introduction, je vais plutôt emprunter à la tradition critique dont l’on sait que le
projet originel est précisément d’interroger les fondements sociaux et
épistémologiques des pratiques scientifiques (Horkheimer, 1978).
6 Plutôt que d’opérer un long détour par la théorie critique en son ensemble, je préfère
utiliser le texte de la leçon inaugurale de J. Habermas à l’Université de Francfort en
1965, texte repris dans La Technique et la science comme idéologie et abondamment enrichi
dans Connaissance et intérêt. On se souvient peut-être que J. Habermas inscrit largement
ses propos dans le cadre de la querelle du positivisme qui anime la sociologie allemande
au cours des années 1960 (Adorno, Popper, 1979). Mais, ce faisant, J. Habermas ne fait
pas que batailler contre le positivisme poppérien. Il prend aussi ses distances avec le
discours critique d’H. Marcuse. J. Habermas s’écarte des perspectives tracées par ce
dernier et distingue deux rationalisations. La première, qui correspond pleinement à la
rationalisation formelle de type wébérienne, gouverne habituellement la science et la
technique (adéquation presque aveugle des moyens aux fins); la seconde intègre
explicitement des fins émancipatrices et se défait des risques d’aliénation au moyen de
procédures délibératives de type communicationnelle. Dans le texte de 1965,
J. Habermas entame la discussion en se plaçant sous les auspices de la critique
husserlienne de l’objectivisme scientifique. Faut-il rappeler la conclusion de l’auteur de
La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale ? Après la
décapitation de la philosophie par le positivisme,

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nous sommes devenus conscients, au moins d’une façon très générale, que le
philosopher humain et ses résultats n’ont nullement dans l’ensemble de l’existence
humaine la simple signification d’un but culturel privé, ou limité d’une façon ou
d’une autre. Nous sommes donc – comment pourrions-nous l’oublier ? – les
Fonctionnaires de l’Humanité (Husserl, 1976, p. 23).
7 Le problème est on ne peut mieux posé. Pour E. Husserl, seule la phénoménologie peut
rompre avec l’attitude naïve et faussement objective si caractéristique des sciences
européennes et cela au profit d’une attitude rigoureusement contemplative qui sait
dissocier la connaissance de l’intérêt. L’auto-réflexion transcendantale est le garant
d’une théorie pure : le philosophe doit son attitude théorique à une conversion qui
l’affranchit des multiples « ondes fugitives » qui secouent notre monde.
8 L’intérêt de la position que défend J. Habermas est de ne pas opposer ceux qui, d’un
côté, seraient capables de produire une théorie pure à tous ceux, objectivistes naïfs, qui
ignoreraient la puissance des intérêts qui commandent la production de leur
connaissance. Dans une tradition typiquement allemande, J. Habermas divise le champ
des savoirs en trois registres de connaissances et y associe autant d’intérêts de
connaissance spécifiques. Le triptyque est suffisamment connu pour que l’on n’y
consacre pas moult commentaires. D’un mot, rappelons simplement que J. Habermas
distingue les sciences empirico-analytiques dont l’intérêt est d’ordre technique, les
sciences historico-herméneutiques dont l’intérêt est pratique et, enfin, les sciences
praxéologiques et critiques dont l’intérêt est émancipatoire. Il peut paraître paradoxal
de mobiliser ce modèle triadique de la connaissance dans la mesure où, dans la pensée
du J. Habermas d’aujourd’hui, celui-ci est non seulement daté mais il souffre de
plusieurs lacunes sur lesquelles je reviendrai en conclusion. La question du travail qui
sert de fil directeur est par ailleurs peu traitée, à quelques exceptions près, dans
l’œuvre habermassienne. La raison en est simple. Selon J. Habermas,
on ne saurait penser un ‘véritable’ agir communicationnel dans les activités
soumises au système économique. Interaction et travail s’opposent, la pensée des
interactions sociales devant se substituer au primat marxiste accordé au travail
(Zarifian, 1999, p. 164).
9 En dépit d’une telle option, le modèle épistémologique forgé en 1965 me paraît
doublement pertinent. Il offre d’abord un cadre heuristique pour poser à nouveaux
frais le problème lancinant des intérêts de connaissance. La sociologie du travail des
années 1960 (période pendant laquelle J. Habermas compose son propre texte)
correspond assez bien ensuite à l’idéal-type des sciences praxéologiques fabriqué par le
sociologue de Francfort. Il n’est donc pas illégitime de poser la question du
positionnement actuel de cette spécialité, voire de la sociologie en règle générale, dans
l’espace des intérêts de connaissance dessiné par J. Habermas 1.

II. Travail et intérêts de connaissance


10 Les bilans sur ce que sont et ce que font les sciences sociales du travail ne font pas
défaut aujourd’hui (Beckenbach, 1991; Gazier, 1991; Pillon, Vatin, 2003; Pouchet,
2001…). Plutôt que d’esquisser l’improbable synthèse d’une littérature pour le moins
foisonnante, mon ambition consiste à sonder le socle épistémologique sur lequel
reposent les principaux discours actuels2. De ce point de vue, le constat est sans appel :
dans leurs pratiques comme dans leurs représentations, les sociologues (et les
économistes du travail que j’associe pour l’occasion) n’émargent pas, dans leur grande

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majorité, au registre praxéologique de J. Habermas. On peut s’en persuader assez


rapidement en parcourant les trois pôles décrits précédemment. Telle qu’elle est
pratiquée sous les auspices du paradigme néo-classique standard, l’économie du travail
doit être rangée, la première, dans l’ensemble des théories à prétention hypothético-
déductive. Les économistes qui portent intérêt au travail de cette façon se demandent
pourquoi le chômage existe et persiste, interrogent l’efficace économique de
paramètres divers (règles administratives, coût du travail…) sur la régulation du
marché du travail, proposent des instruments d’évaluation de l’action publique… En
bref, ce sont d’abord des processus – pour ne pas dire des mécanismes – qui sont soumis
à la question. Une telle approche se nourrit d’une épistémologie qui emprunte plus ou
moins discrètement au modèle des sciences empirico-analytiques. La formalisation
mathématique du raisonnement, l’appréhension causaliste qui prédomine dans le
traitement des statistiques (ainsi qu’en témoigne le succès récent des modèles Logit), le
recours à une démarche hypothético-déductive, la prétention nomologique et
normative, l’adhésion rarement questionnée en tant que telle aux canons de
l’épistémologie poppérienne… en sont autant d’indices pertinents.
11 On peut, pour s’en convaincre plus encore, citer cet extrait d’un petit manuel récent
signé par deux économistes français qui font autorité dans le domaine :
d’une masse de faits, il est toujours possible d’extraire une situation particulière,
choisie à dessein, sans s’interroger sur son degré de généralité. La diversité des
situations est telle qu’il existe bien évidemment des chômeurs courageux, des
chômeurs paresseux, des chômeurs découragés, des chômeurs heureux, des
chômeurs malheureux, etc. Dans ces conditions, il est toujours possible de tendre
un micro à monsieur Dupont ou à madame Durand afin qu’il ou elle nous relate son
expérience. Ces témoignages sont importants pour comprendre et quelquefois
ressentir une véritable empathie pour le vécu de nos prochains, mais ils
n’apportent aucune connaissance sur la situation de l’ensemble des chômeurs, ni a
fortiori sur les causes du chômage (Cahuc, Zylberberg, 2003, pp. 3-4).
12 On devine comment, par opposition, nos deux économistes pensent la science du
travail qui est la leur :
Ce n’est pas en décrivant les expériences de quelques chômeurs que l’on peut
comprendre les déterminants du chômage. Il faut, pour ce faire, élaborer des
hypothèses permettant de bâtir une théorie, qui sera ensuite confrontée aux faits
(ibid., p. 4).
13 Cette profession de foi objectiviste bénéficie, en apparence du moins, de la rigueur
logique à laquelle contraint la formalisation mathématique. Mais, à y regarder de plus
près, l’on s’aperçoit vite que le positivisme qui sourde les propos ne saurait occulter
certaines faiblesses intrinsèques parmi lesquelles figure en bonne place une ambition
nomologique démesurée3. Ce talon d’Achille apparaît à l’évidence à l’examen de
pratiques qui consistent à importer des schémas d’analyse forgés outre-Atlantique et à
les appliquer tels quels sur le continent européen sans se soucier des conditions socio-
historiques de leur production, et donc sans s’interroger sur la pertinence de leur
mobilisation hors de l’espace social qui les ont vu naître. Le cas des modèles de contrat
implicite mis en forme au milieu des années 1970 en convainc aisément 4. Avec celle des
salaires d’efficience, cette formalisation des relations de travail a connu un succès
d’estime en France lorsqu’il s’est agi de trouver de nouveaux arguments théoriques
pour dépasser les apories du paradigme walrasien. Mais, tandis que l’on célèbre
bruyamment les vertus syntaxiques d’une théorie qui hypertrophie la rationalité
individuelle aux dépens d’un marché que l’on reconnaît faillible, nulle voix s’élève pour

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en contester la portée sémantique. Ne doit-on pas constater pourtant que la


modélisation en terme de contrat implicite est avant tout la rationalisation des
stratégies de gestion de la main-d’œuvre en vigueur dans les grandes entreprises
américaines ? N’est-il pas problématique, dans ces conditions, d’ériger en théorie pure
et universelle la modélisation de pratiques étroitement situées ? L’interrogation
s’applique de manière similaire à ces modèles comme celui du droit à gérer ou de la
négociation efficiente qui ont pour ambition de formaliser les relations de travail. Ici
aussi, l’empreinte nord-américaine est plus qu’évidente (absence de pluralité syndicale,
négociation au niveau de l’entreprise, occultation du rôle de l’Etat…) mais rares, pour
ne pas dire inexistants, sont les économistes du travail néo-classiques européens
soucieux d’intégrer cette donnée idiosyncrasique dans le mode de traitement qu’ils
proposent pour rendre raison des relations de travail de leur pays d’origine. Malgré ces
faiblesses largement imputables à des intérêts d’ordre académique qui incitent à la
confusion entre fins de connaissance et usage inflationniste de la formalisation, et en
dépit d’innovations non négligeables, l’économie du travail néo-classique n’en continue
pas moins de se déployer avec, en arrière-fond, une rhétorique épistémologique de type
empirico-analytique.
14 La seconde balise de l’espace construit en 1965 par J. Habermas a un statut historico-
herméneutique. Celle-ci nous renvoie vers un univers d’intellection qui assigne à la
compréhension du sens la tâche centrale de répondre à un intérêt pratique, à savoir la
« possibilité d’un consensus entre sujets agissant dans le cadre d’une conception de soi
qui leur vient de la tradition » (Habermas, 1973, p. 149). A la condition d’associer cette
perspective au vaste ensemble, aux phases et aux surgeons multiples, issu des travaux
de D. Schleiermacher et de W. Dilthey (Apel, 2000), alors nul doute que celle-ci
structure une partie importante de la sociologie du travail française contemporaine.
Pour être plus exact, un double souci caractérise les travaux qui, à un titre ou à un
autre, gravitent autours de cette borne historico-herméneutique. Pour des raisons
contingentes, le premier tient à l’introduction du temps dans l’analyse du travail et de
l’emploi. A l’heure du chômage et de la précarité, l’on s’est progressivement aperçu que
les transitions professionnelles, les itinéraires d’insertion, les passages par l’intérim, les
stages ou le chômage, la sortie d’activité, les carrières en entreprise… pouvaient révéler
une pluralité de mondes vécus et de destins difficilement compréhensibles à l’aide des
seules catégories administratives utilisées pour qualifier, à un moment donné, la
situation occupée sur le marché du travail. En plaçant ainsi la question des temporalités
au cœur du propos, les sociologues s’interrogent sur les conditions et les effets des
enchaînements de statuts et d’emplois occupés sur, hors ou aux marges du marché du
travail. Dans la foulée du Linguistic turn, l’analyse des récits, les histoires de vie, le
travail sur la narration… acquièrent un franc succès ainsi qu’en témoignent aujourd’hui
les nombreux manuels destinés à frotter l’apprenti sociologue à ces méthodes
singulières d’enquête du social. Mais l’attention portée au récit ne se comprend pas non
plus hors d’un contexte intellectuel qui a consacré le retour en grâce des approches
interactionnistes et des questionnements centrés sur l’identité.
15 On peut, pour cerner rapidement les modalités et les enjeux de cette (re)découverte
herméneutique, emprunter la dichotomie mêmeté/ipséité qui sert à P. Ricœur pour
définir l’espace de sens dans lequel se configure l’identité narrative. Au même qui
correspond à une logique de structuration invariable dans le temps s’oppose l’ipséité

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(être ou chose en question) dont la construction passe non par la permanence mais par
l’altérité. La question que pose alors P. Ricœur est la suivante :
l’ipséité du soi implique-t-elle une forme de permanence dans le temps qui ne soit
pas réductible à la détermination d’un substrat, même au sens relationnel que Kant
a assigné à la catégorie de substance, bref, une forme de permanence dans le temps
qui ne soit pas simplement le schème de la catégorie de substance ? (Ricœur, 1990,
p. 143).
16 Les positions tenues par P. Ricœur ne recouvrent pas exactement, loin s’en faut, celles
défendues par les sociologues qui trouvent eux aussi dans la rationalisation narrative
une vertu heuristique pour appréhender ce qu’être soi peut signifier (Bertaux, 1997;
Demazière, Dubar, 1997; Ferrarotti, 1983…)5. Mais elles indiquent clairement les
données d’un problème qui continue de faire couler l’encre en abondance.
17 Aussi, bien que l’épistémologie qui sous-tend les sociologies des récits n’épouse pas
étroitement les formes du moule historico-herméneutique, l’on peut mesurer avec
intérêt toute la distance avec la tradition néo-proudhonienne et néo-marxiste qui a
longtemps prévalu en sociologie du travail. Cette dernière a toujours incité à la
défiance à l’encontre du discours des acteurs et à toute tentative de questionnement
sur les modes de construction et de représentation du Soi. Est-ce le prix à payer pour
une rupture qui ne s’achève pas pour autant aux confins de l’herméneutique ? Toujours
est-il qu’il est ici également de nombreux angles morts qu’éclairent difficilement les
promoteurs des diverses « méthodes » disponibles sur le marché des récits de vie :
chausse-trappe de l’illusion biographique, articulation problématique entre
exploitation d’un entretien isolé et construction de types, hypertrophie du contenu de
l’entretien aux dépens des conditions d’énonciation du discours produit par l’enquêté,
etc. Mais qu’importe. Notons simplement pour clore ce point que si le retour du Sujet
en sociologie est aussi multiforme qu’ambigu, l’un de ses effets, et non des moindres,
est d’avoir donné à la parole et au récit des lettres de noblesse sociologiques que lui
contestent toujours ceux qui, nourris au lait de l’épistémologie poppérienne,
s’évertuent à produire une improbable science positive du travail et de l’emploi.
18 Il est temps d’aborder maintenant le dernier des espaces épistémologiques au sein
duquel J. Habermas rangeait naguère les sciences sociales. Comme je l’ai déjà suggéré,
la sociologie du travail des années 1960 et 70 partage de nombreux points communs
avec les sciences praxéologiques et critiques, à commencer par ce souci d’œuvrer en
faveur d’une émancipation collective des groupes dominés. Cette sociologie a
longtemps focalisé son attention sur ce qu’elle considérait comme le noyau dur du
monde de l’exploitation, à savoir l’atelier des grandes entreprises industrielles. Parmi
les multiples caractéristiques de cette approche du travail, je retiens deux traits
singuliers qui, au tournant des années 1960 et 70, participent directement de cet intérêt
de l’émancipation. L’usage presque banal mais parfois confus de la notion d’aliénation
tout d’abord : cette façon de lire le travail au prisme de la domination était avant tout
au service de la dénonciation des méfaits de la division du travail dont le taylorisme
représentait l’incarnation la plus parfaite et donc la plus abhorrée. Le second trait est
cette croyance, qui nous paraît naïve aujourd’hui, dans les vertus émancipatrices des
« nouvelles » technologies. Les espoirs fondés par S. Mallet (1963) dans la « nouvelle »
classe ouvrière présente dans les secteurs les plus avancés du moment (électronique et
électromécanique, pétrole, énergie électrique) en disent long sur cette volonté
d’émancipation collective dont la sociologie du travail est à la fois le vecteur et l’écho.

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19 Je ne pense pas trahir celles et ceux qui se reconnaissent toujours de cette filiation
« critique » en caractérisant doublement leur posture et leurs travaux. Il s’agit, en
premier lieu, de maintenir ferme la priorité donnée à l’analyse de l’action et de la
situation de travail. Forte d’une réelle volonté d’accumuler le matériau empirique, la
démarche mène toujours vers l’atelier avec cette interrogation majeure plantée au
cœur de la problématique des recherches : le post-taylorisme n’est-il pas en fait qu’une
simple réduplication de son prédécesseur immédiat et ne faut-il pas apercevoir là une
nouvelle ruse de la raison capitaliste ? Les réponses proposées sont en général plus
subtiles que ne le laisse penser l’énoncé grossier que je viens de présenter. Certains
soulignent ainsi le caractère asynchrone de la modernisation des entreprises (Linhart,
1994), d’autres pointent la pluralité des modèles nationaux de post-taylorisme (Durand,
Stewart, Castillo, 1998), etc. Dans tous les cas cependant c’est toujours au nom de la
distance critique et de la défense des intérêts des dominés que ces sociologues du
travail ont vivement réagi à l’encontre de la sociologie de l’entreprise qui émerge au
cours des années 1980. Cette dernière échappe effectivement aux canons classiques de
la sociologie du travail en ce que son programme vise avant tout à reconnaître en
l’entreprise non pas simplement un foyer opaque où brûle le feu de l’exploitation et de
la domination mais une véritable institution au sens sociologique fort du terme 6.
20 Au terme de la première étape qui vient d’être franchie, la conclusion qui s’impose est
la suivante : dans un champs de connaissances où les enjeux d’émancipation ont été
maintes fois soulignés, la grille de lecture épistémologique habermassienne échoue
quand il s’agit de rendre raison de la multiplicité des approches du travail
d’aujourd’hui. Il est deux façons de tirer parti d’un tel constat. La première invite à
regretter amèrement que, pour des raisons qu’il importe peu d’examiner ici, les
sciences sociales aient majoritairement déserté le registre critique et praxéologique.
Une seconde interprétation, beaucoup plus pertinente à mes yeux, consiste à
interpréter cet éclatement des intérêts de connaissance comme l’expression
symptomatique d’un débat qui n’en finit pas de travailler la sociologie et les disciplines
qui lui sont proches : celui des modes d’institution du social.

III. Crépuscule des institutions ?


21 Longtemps ignorée par les uns ou tenue, à l’inverse, pour une évidence de premier
ordre par les autres, l’institution est de nouveau prétexte à innovation et à dispute. Nul
n’ignore que derrière le vocable d’institution les différentes disciplines constitutives
des sciences sociales ne rangent pas toutes les mêmes choses. En fait, l’institution a un
statut similaire à celui du jeu de L. Wittgenstein : il est des « ressemblances de famille »
qui ne trompent pas et qui, surtout, rendent illusoire toute tentative de délimitation.
C’est pourquoi on me fera grâce de ne pas poser le pied sur l’infini territoire consacré
aux définitions de l’institution et de ne pas décliner davantage par le menu les
multiples oppositions et typologies « canoniques » : institutions primaires/secondaires
(A. Kardiner), institutions régulatives/constitutives (J. Rawls), institutions
programmées/spontanées (F. Hayek)… L’important est de constater que, en dépit
encore une fois d’une entente imparfaite sur le signifié, l’institution est une thématique
qui se joue allégrement des territoires épistémologiques constitués.
22 Qu’on en juge. Dans le cas de l’économie du travail, même les chercheurs qui recourent
le plus volontiers à la formalisation mathématique ont fait leur deuil du commissaire

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priseur walrasien et nombreux sont ceux qui reconnaissent l’existence de dispositifs de


coordination autre que le marché (que ce soit l’organisation, des conventions, des
outillages cognitifs…) sans lequel il est impossible de penser logiquement les
régulations du travail et de l’emploi. Fidèle néanmoins à ses préceptes
épistémologiques de base, l’économie standard a su intégrer le fait institutionnel dans
son portefeuille de connaissances et surtout, grâce à la théorie des jeux, lui reconnaître
une logique et une fonctionnalité économiques (Walliser, 1989). Les sociologues qui ont,
quant à eux, porté intérêt au récit, à l’analyse du langage, à l’identité, à l’expérience…
présentent cette singularité d’avoir introduit la subjectivité au cœur d’un
raisonnement sociologique qui a longtemps refoulé cette dimension aux marges de la
discipline. Partant, la tentation est de diagnostiquer une crise voire un déclin des
institutions (l’idée de « désinstitutionnalisation » résume commodément le propos) afin
de mieux rendre raison des aventures des individus et de leurs difficultés à être eux-
mêmes (Dubet, 2002). Qu’en est-il enfin de ceux qui, fidèles à la tradition
friedmanienne, scrutent sans relâche les horizons du post-taylorisme ? Tout comme les
économistes de la régulation avec lesquels le rapprochement a été opéré il y a plusieurs
années déjà (Boyer, Freyssenet, 2000), ils sont obligés eux aussi de prendre à bras le
corps la question des institutions dans la mesure où l’un des résultats majeurs de leurs
investigations comparatives est l’existence d’une variété de configurations sociétales
au sein desquelles prennent forme les multiples visages de l’ordre productif post-
taylorien.
23 Le thème des institutions et de leur devenir est ainsi, on le voit, largement transversal
aux trois pôles recensés précédemment. Que l’on ne se méprenne pas pour autant. Non
seulement, et je le répète à dessein, l’institution des économistes n’est pas
nécessairement la même, en dépit de certains airs de parenté, que celle des sociologues
ou encore que celle des politistes. Mais, surtout, le questionnement ne sonne pas de la
même manière. Après avoir mis au ban de la science la tradition qui s’en réclame, les
économistes (re)découvrent l’institution. Certains sociologues diagnostiquent quant à
eux une défaillance des systèmes normatifs tandis que d’autres, qui émargent à la
même corporation, ne savent trop que faire de la surabondance des arrangements
institutionnels qui informent le travail d’aujourd’hui. Dans tous les cas cependant, une
même inflexion est à l’origine de cet intérêt commun pour le fait institutionnel, celui
d’une « grande transformation » des sociétés salariales modernes (Castel, 1995) dont
l’un des effets, et non des moindres, est d’avoir obligé les sciences sociales à
reconsidérer leurs postulats les plus fondamentaux. La croyance en l’efficience
optimale de la régulation marchande est ainsi sérieusement ébranlée par l’existence
d’un chômage durable mais aussi par l’échec répété des politiques de libéralisation et
de flexibilisation à outrance des marchés du travail. La confiance dans les vertus
intégratives des structures sociales des sociétés modernes se dérobe quant à elle à
mesure que les identités perdent en cohérence, en homogénéité collective et en
stabilité. Enfin, l’idée en vertu de laquelle une même matrice puisse, comme au temps
glorieux de la civilisation industrielle, organiser les rapports de travail dans l’ensemble
des pays développés se dissout d’autant plus rapidement que se banalise celle d’une
diversité des mondes sociaux de l’entreprise et des formes nationales de post-
taylorisme.
24 Comment s’étonner, dès lors, de l’importance des débats sur la place du travail au cours
de ces dernières années ? Nombreuses ont été les contributions qui ont interrogé la
valeur d’une activité qui a servi de fondement à la construction des identités

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individuelles et collectives. C. Offe (1985) a été un des premiers à donner le « la » en


constatant le décentrement du travail dans l’ensemble des intérêts de la vie et la
moindre capacité de ce dernier à structurer la société. Ce questionnement qui n’engage
pas que le travail (mais aussi l’école, la famille, la religion…) est indissociable de celui
ouvert par U. Beck (2001) et A. Giddens (1994). La thèse de la modernisation réflexive
que l’on trouve formalisée chez l’un et l’autre de ces théoriciens contemporains ne
donne-t-elle pas raison à la sociologie de la « désinstitutionnalisation » ? N’incite-t-elle
pas au déploiement exclusif d’une sociologie de l’individu en vogue aujourd’hui et,
finalement, ne condamne-t-elle pas aux ténèbres les efforts entrepris pour penser le
fait institutionnel ? Dans la mesure, en effet, où la posture réflexive qui caractérise les
sociétés contemporaines engage à la prise de distance critique avec toutes formes
d’explication par la contingence, l’individu est naturellement conduit au centre de la
scène. Nombreux en sociologie sont ceux qui s’emploient activement à sonder les
ressorts d’un processus d’individualisation dont l’on sait maintenant que, s’il provoque
un appel d’air vers plus d’autonomie, de responsabilité, de liberté…, il accouche tout en
même temps de pathologies multiples comme la « fatigue d’être soi » (Ehrenberg, 1998)
ou encore la « culpabilisation des innocents » (Murard, 2003).
25 En fait, à lire attentivement les théoriciens cités précédemment, il apparaît que la
réflexivité n’est pas qu’une affaire d’individus. Les institutions savent de mieux en
mieux, elles aussi, intégrer des informations de nature diverses (dont les savoirs
savants) pour améliorer leurs modes d’action et de régulation. Voilà pourquoi il n’est
pas si paradoxal de constater que certains puissent annoncer le déclin des institutions
tandis que d’autres en découvrent soudainement les vertus ou que d’autres encore en
recensent la multiple variété. Le paradoxe s’épuise davantage dès lors que l’on
considère que loin d’avoir dépéri, les institutions ont forci. A la différence d’hier
simplement, elles sont désormais, « souples et décentralisées, [elles] deviennent des
usines à fabriquer des individus plus autonomes et responsables » (Kauffman, 2002, p.
139).

IV. Les linéaments d’une nouvelle rationalisation


institutionnelle
26 Parce qu’elle éclaire l’état des débats actuels sur le statut de l’institution en sciences
sociales et que, surtout, elle ouvre la porte à un vaste chantier à peine entamé
aujourd’hui, il faut prendre au sérieux l’intuition livrée précédemment par J. C.
Kauffman. Dans cet esprit, l’hypothèse que je fais mienne est que nous n’avons pas
atteint le stade crépusculaire des institutions mais que, en revanche, nous assistons à
une nouvelle rationalisation institutionnelle. La terminologie n’est pas fortuite. La
modernité réflexive peut être utilement lue, en effet, au prisme du mouvement
complexe et contradictoire de rationalisation du monde moderne décrit par M. Weber.
La modernité réflexive relève de ce point de vue à la fois de la continuité et de la
rupture. Continuité si l’on considère que, sous couvert du vocable « rationalisation »,
M. Weber désigne cette capacité croissante dont sont dotés les hommes à exercer un
contrôle conscient d’eux-mêmes. Rupture puisqu’un nouveau régime de régulation
institutionnelle émerge sous nos yeux. Qu’en est-il de ce dernier ? Comment celui-ci
informe-t-il le travail, objet qui, jusqu’ici, a servi de fil conducteur à toute la réflexion ?
Sans prétendre à l’exhaustivité, je voudrais fournir quelques éléments de réponse et

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suggérer plus exactement que deux basculements méritent une mention particulière :
celui de l’enrôlement axiologique en premier lieu, celui de la contractualisation du
social en second lieu7.
27 Le premier basculement d’importance a trait aux modes de mobilisation par et dans
l’entreprise. Si l’on suit R. Sainsaulieu et D. Segrestin (1986), qui ont été les premiers à
précipiter la discussion en ce sens, plusieurs facteurs auraient été propices à l’érection
de l’entreprise comme institution centrale du social : la montée en puissance du souci
économique, la « détaylorisation », des mobilités professionnelles contrariées par un
chômage de masse, une mobilisation des salariés en faveur de l’emploi et de leur
entreprise et, last but not least, la promotion de la culture comme outil de management.
Cette nouvelle option managériale qui consiste à mobiliser par les croyances et les
convictions n’est guère surprenante en une période où l’on découvre les limites d’un
taylorisme débridé et où l’on s’aperçoit que l’entreprise est non seulement une
organisation productive mais également un système à la fois culturel, symbolique et
imaginaire (Enriquez, 1990). Dès lors que la mobilisation productive cesse de
fonctionner sur les bases de la discipline et du respect des consignes pour laisser place
à l’innovation et à l’initiative, l’intégration se dépouille de sa dimension
instrumentaliste au profit de l’enrôlement axiologique. L’authenticité, la créativité,
l’autonomie, la responsabilité… prennent statut d’injonctions qui peuvent d’autant plus
aisément faire mouche qu’elles s’adressent à des salariés dotés d’un capital culturel peu
comparable à celui de leurs alter ego d’hier. Ces invitations cachent mal, cependant,
nombre de contradictions : exigence d’un contact plus personnel avec le public ou la
clientèle mais évaluation des performances toujours calée sur des normes
quantitatives, appel à l’innovation constante mais absence de moyens et de
reconnaissance pour transformer le travail, réorganisation des activités sous couvert
de polyvalence et durcissement en fait des vieilles pratiques tayloriennes, gestion
asynchrone du changement (plus de participation formelle) mais maintien de la
division du travail…
28 L’autocontrôle est, de ce point de vue, une illustration plus qu’exemplaire. Développée
au cours de ces dernières années au sein de l’industrie automobile, le principe de base
d’une telle pratique est l’attribution de la responsabilité du contrôle qualité à tous les
opérateurs présents sur le process de production. Les ouvriers sont ainsi sollicités pour
détecter et signaler immédiatement les défaillances du produit (principe de traçabilité)
et cela afin que les retouches soient effectuées en temps réel. Le problème est qu’il
s’agit d’une « responsabilité sous surveillance, menaçante, objet d’un encadrement
strict » (Rot, 1998, p. 11). L’organisation souhaite garder la mémoire des incidents pour
mieux s’en prémunir et, le cas échéant, repérer les coupables a posteriori. Ce faisant, elle
oblige le groupe à « visibiliser » et à formaliser les fautes commises. Or, il n’est jamais
simple de départager les responsabilités. Conséquence : les ouvriers contournent
volontiers la règle formelle et
font leurs déclarations en empruntant des canaux informels d’action. De ce fait, ils
rendent compte de leurs actes et tentent d’y remédier mais par des voies non
institutionnelles. Ce compromis leur permet de se protéger tout en assurant la
qualité (ibid., p. 19).
29 Fondée sur un enrôlement de type axiologique, cette responsabilisation des acteurs
productifs est devenue pratique courante au sein des entreprises. Outre les nombreuses
tensions et contradictions qu’elle produit, elle s’accompagne fort logiquement d’une
reconfiguration des relations de travail qui, au modèle de la domination formelle,

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substitue celui de la contractualisation. En effet, dans la mesure où le cadrage cognitif


et symbolique prend le pas sur « la commande par instructions et règlements qui
caractérisait le modèle formaliste d’autorité », il « ne s’agit plus de fixer ex ante ce qu’il
convient de faire, mais de déterminer les limites du négociable (ie les principes, les
objectifs, les références que doit respecter une négociation) » (De Munck, 2000, p. 33).
Voilà pourquoi l’entreprise est aujourd’hui pensée comme un nœud contractuel qui
associe des parties prenantes dont les relations sont grevées par l’exigence de
performance marchande. La contractualisation étant érigée en principe d’organisation
externe (sous-traitance, franchise…) et interne (logique des centres de profit), il
devient plus difficile que jamais de cerner les frontières de l’entreprise. Plus encore, et
à l’instar de la mobilisation axiologique, la contractualisation des relations de travail se
paye d’un surplus de dépendance au marché ou, si l’on préfère, d’un renforcement de
l’étayage institutionnel sur lequel reposent les relations de travail. En effet,
contrairement à l’interprétation juridique classique qui oppose institution et contrat, la
contractualisation peut produire plus de domination, voire conduire à une « re-
féodalisation du lien social » (Supiot, 2000).
La contractualisation ne signifie pas toujours indépendance relative des parties. On
sait bien que certains contrats de sous-traitance accroissent les sujétions sur les
entreprises qui les ont souscrits, créent des dispositifs stabilisant fortement les
relations et introduisent des relations quasi-hiérarchiques entre les ‘partenaires’
(…) On peut donc dire que certains contrats créent de l’institution, au sens d’une
stabilisation et d’une production forte de règle et d’autorité (Bernoux, 1999, p. 189).
30 De longs détours seraient nécessaires pour montrer comment, dans le champ des
relations professionnelles, la « décentralisation » de la négociation relève pareillement
d’une philosophie contractualiste dont, même partielle, la mise en application conduit
paradoxalement à renforcer le pouvoir de régulation d’un acteur (celui de l’entreprise)
au détriment des autres (salariés, syndicats, pouvoirs publics…) (Lallement, 2002).
31 Quoique le terme soit porteur de significations multiples et parfois fort confuses, la
« procéduralisation » reste néanmoins le meilleur moyen de désigner les
transformations de fond qui informent cette contractualisation des relations de travail.
Cette évolution n’est pas réellement récente et elle est transverse à de multiples
mondes sociaux et espaces nationaux. Dès les années 1960, N. Luhmann en avait déjà
proposé une esquisse de théorisation. Dans La légitimation par la procédure, le sociologue
allemand s’intéresse à trois types de procédures (électorales, législatives et
parlementaires, judiciaires) afin de mettre en évidence l’épuisement du paradigme
« classique » fondé sur la recherche d’une vérité pratique et sur le postulat que la « loi
provient de la confrontation des opinions et acquiert ainsi une validité universelle au
sens de vérité ». Dans les sociétés modernes,
la vérité n’est plus que la transmission d’une représentation sur la base d’une
certitude intersubjectivement contraignante et, sous cette forme, elle se distingue
radicalement de l’adoption de représentations sur le fond d’une sympathie
personnelle, de l’appartenance à un groupe ou d’une soumission au pouvoir
(Luhmann, 2001, p. 15).
32 De là, N. Luhmann tire plusieurs conséquences qui demeurent plus que jamais
d’actualité. Dans la mesure, d’abord, où la légitimation a perdu de son caractère
transcendantal, l’horizontalité des rapports sociaux devient de plus en plus
déterminante. Cela se traduit par des échanges et des négociations multilatérales, une
place centrale accordée aux convictions subjective et, in fine, par le fait que le rapport à
Autrui acquiert un statut de moralité. Dans la mesure ensuite où l’Etat joue un rôle

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différent, où les conventions se fragilisent, on assiste à une « juridicisation croissante »


des rapports sociaux. La confiance devient, enfin, de plus en plus déterminante dans
une société où l’intégration repose sur des compétences cognitives, des affinités
électives peu stables… et non plus sur des solidarités à fort ancrage statutaire.
33 On peut vérifier assez aisément la pertinence de ces lemmes luhmaniens. Par exemple,
la juridicisation des relations de travail est un fait maintenant avéré, qui n’est pas sans
poser un problème de légitimité aux confédérations syndicales qui, en France,
détiennent le monopole de la représentation légale des intérêts salariés. Ces
organisations, dont le nom est gravé dans le marbre juridique par l’entremise de la
reconnaissance de leur caractère représentatif, demeurent néanmoins le vecteur de la
parole autorisée.
Ce n’est pas un hasard si, comme le remarque Benveniste, tous les mots qui ont un
rapport avec le droit ont une racine qui signifie dire. Et l’institution entendue
comme ce qui est déjà institué, déjà explicité, exerce à la fois un effet d’assistance et
de licitation et un effet de fermeture et de dépossession » (Bourdieu, 1981, p. 4).
34 Sans même revenir sur une « crise » syndicale aux dimensions multiples, cet
ébranlement d’une forme d’institutionnalisation de la régulation autonome a pour
contrepartie l’invention et la diffusion de nouvelles rationalisations qui, entre autres
conséquences, produisent l’éclosion de pathologies inédites. En raison des
transformations de l’organisation et du marché du travail, le stress a ainsi pris le pas
sur la lassitude, la souffrance et le harcèlement ont supplanté la thématique de
l’aliénation tandis que l’exploitation est passée à la trappe de l’oubli au profit de la
précarisation et de la désaffiliation.
35

Il ne s’agit pas là de simples jeux de mots mais de réels maux du Je. Le monde et le mode
de vie des salariés ne sont plus structurés, du point de vue de leur avenir probable, par
ces continuums de positions sociales constitutifs de la société salariale ou encore par
ces maillages de postes et d’emplois qui servaient à ordonner les marchés internes du
travail. A l’heure d’une flexibilité tous azimuts, les parcours dans l’emploi sont devenus
chaotiques et incertains. La conséquence en est un bouleversement complet du sens à
accorder à la notion de destin social :
ce qui était le produit de déterminations sociales devient objet de choix et
d’élaboration personnelle. Non seulement on peut, mais on doit aussi prendre des
décisions ayant trait à la formation, au lieu d’habitation, au conjoint, au nombre
d’enfants, etc. et toutes les sous-décisions s’y rattachent. Même dans les cas où le
terme ‘décisions’ est excessif parce que l’on ne dispose pas d’alternative, l’individu
doit ‘assumer’ les conséquences des décisions qu’il n’a pas prises (Beck, 2001, p.
290).
36 L’identité professionnelle « taylorienne » se construisait par ailleurs sur fond
d’opposition « verticale » entre salarié et employeur et par l’entremise d’une gestion
collective des conflits et des négociations. Avec les nouvelles rationalisations
institutionnelles du travail – et notamment cette novation que constitue la relation de
service – la prime est donnée à l’interaction avec le client, avec ses pairs, avec sa
hiérarchie immédiate…, autant de sources potentielles de reconnaissance mais aussi
d’ignorance et de mépris. Nul n’ignore en effet que
pour (se faire) coopter, séduire, pour se connecter, pour contractualiser, négocier,
communiquer, il faut pouvoir assurer une bonne présentation de soi-même, savoir
faire des concessions, s’ajuster à des milieux culturels changeants… (De Munck,
2000, p. 36).

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37 Tel est loin d’être le cas de tous ceux à qui l’on demande aujourd’hui d’être les acteurs
responsables de leur travail, de leur carrière, de leur retraite... C’est pourquoi la
pression croissante du marché et celle, conjointe, de collectifs de travail de plus en plus
interdépendants sont aussi au fondement du mal-être au travail ressenti par une partie
de la population salariée. Teinté d’humiliations et d’offenses diverses (iniquités, peur,
dépendance…), ce mal-être correspond bien à cette forme de mépris décrite par A.
Honneth (2000) qui, aux côtés des violences physiques et des privations de droit, porte
atteinte au Soi8. Il n’est pas incongru au total d’affirmer que la rationalisation réflexive
est un facteur de dépendance accru à l’égard du marché en particulier et des
institutions (formation, entreprise, consommation…) en général, non une grande
transformation qui signerait le retrait de ces dernières hors de nos horizons de
pratiques et d’intelligibilité9.

V. Politique du sens
38 Venant de toucher du doigt l’une des conséquences les plus pathogènes de la
modernisation réflexive appliquée au champ du travail, je peux faire retour maintenant
sur la question initiale posée en introduction à cette contribution : pour réfléchir sur le
devenir des sciences sociales, les intérêts de connaissance tels qu’ils ont été formalisés
par la tradition allemande, et plus encore par la théorie critique, sont-ils toujours d’un
grand secours ? A cette question, deux éléments de réponse ont été apportés. A
l’examen d’un cas singulier – celui des sciences sociales du travail – il apparaît d’abord
que, pour des raisons qui tiennent autant à la dynamique des champs académiques
qu’aux transformations structurelles des systèmes productifs, ces sciences
revendiquent, au prix de l’éclatement intellectuel, l’occupation des trois registres
épistémologiques distingués par J. Habermas. Deuxième élément de réponse : dans tous
les cas de figure, la question de l’institution du social se pose avec vigueur et, avec elle,
celle des fondements et des implications de la modernisation réflexive. Un rapide
tableau des transformations majeures de ces deux dernières décennies convainc par
ailleurs que, dans le champ du travail en tous les cas, l’on assiste moins à une
dégénérescence institutionnelle qu’à une série d’évolutions tranchées aux accents
parfois contradictoires : autonomie et dépendance accrues, rôle croissant de
l’enrôlement axiologique, décentralisation et procéduralisation des régulations, surplus
d’autonomie mais aussi fragilisation du lien social au risque du mépris et de la
souffrance…
39 Quelles conclusions tirer, in fine, de ce détour par la modernisation réflexive ? La
première invite à réviser le schéma habermassien qui a servi de support à la présente
réflexion. On trouve, chez J. Habermas lui-même, des objections aussi intéressantes que
déterminantes. Dans la postface de 1973 de Connaissance et intérêt, J. Habermas
reconnaît d’abord l’ambiguïté du concept idéaliste d’« autoréflexion ». Il ne suffit pas
de produire du savoir pour émanciper les individus et les sociétés des contraintes qu’ils
s’infligent eux-mêmes. L’idée a gagné du terrain aujourd’hui :
la thèse, selon laquelle une meilleure connaissance de la vie sociale (même si cette
connaissance est aussi empirique que possible) équivaut à un meilleur contrôle de
notre destinée, est fausse. Elle est valable (et cela est démontrable) pour le monde
physique, mais pas dans l’univers des phénomènes sociaux (Giddens, 1994, p. 50).

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40 J. Habermas est conscient, par ailleurs, de l’imprécision des étalons de mesure à l’aune
desquels il est possible de mesurer la « fausse conscience ». En témoignent, de fait, les
multiples apories rencontrées par la sociologie lorsque cette dernière a tenté, au cours
des années 1960, de mesurer objectivement les formes et les niveaux d’aliénation au
travail. Dans un texte récent, J. Habermas ajoute que
les formes classiques de l’idéologie ont perdu leur signification dans nos types de
société : presque tous les journaux parlent aujourd’hui de la manière dont le
capitalisme fonctionne et des modèles de répartition qu’il entraîne (2003, p.
95-96)10.
41 Par voie de conséquence, les sciences sociales ne peuvent plus revendiquer avec autant
de succès qu’hier le monopole de la production d’un savoir authentique sur le monde
social.
42 A quel enjeu doivent donc s’affronter les sciences sociales d’aujourd’hui et de demain ?
Je crois que l’intérêt de connaissance majeur reste irrémédiablement celui du sens,
étant entendu qu’il convient de retenir ici une acception large du terme qui ne se
réduise pas à sa seule dimension herméneutique. Le sens est, il est vrai, un thème
immanent à l’histoire des sciences de l’homme et de la société. M. Foucault (1957)
estime que la fin du XVIIe siècle constitue le tournant décisif de la découverte. Les
sentiers qui, depuis, nous ont mené au sens sont multiples. Ils ont été balisés par ces
guides aussi prestigieux que S. Freud, M. Weber, E. Durkheim, M. Mauss, M. Heidegger,
L. Wittgenstein, K. O. Appel, etc. Empruntés à l’envi, ces chemins ne méritent-ils pas
d’être revisités avec en besace les multiples arguments de la modernisation réflexive ?
Assurément oui. Le problème est que les sentiers ne convergent pas vers un unique
foyer d’intelligibilité. Aussi faut-il choisir. Le plus pertinent me semble être de
continuer à marcher sur les brisées de l’école française de sociologie de façon à
appréhender le sens de concert avec une intentionnalité, des pratiques et des croyances
qui toutes s’étayent sur un lit de socialité. Comme le note justement V. Descombes, on
ne peut s’en tenir aux apports des philosophies individualistes et structuralistes :
pour comprendre l’autorité de l’esprit objectif sur les sujets, il convient de
concevoir tout à fait autrement la fonction du sens institué (impersonnel) dans la
formation et la communication des pensées. La priorité de l’impersonnel sur le
personnel n’est pas du tout comme la priorité du texte sur le lecteur ou sur le
copiste. Elle est plutôt la priorité d’une règle sur l’activité qu’elle gouverne. (1996,
p. 333).
43 De là, ainsi que j’ai pu précédemment le suggérer, l’urgence d’inscrire la question des
transformations des modes de régulation et, plus généralement, celle des nouvelles
rationalisations institutionnelles à l’agenda des sciences sociales.
44 Je tire de cette remarque une conclusion d’ordre épistémologique : si elle possède de
solides fondements ontologiques, la vieille dichotomie erklären/verstehen (dont le
triptyque habermassien n’est qu’une déclinaison raffinée) mérite assouplissement.
Comment en effet contribuer à l’intelligence des modes d’institution du sens, être
capable de comprendre les logiques et les principes qui gouvernent les actions et les
représentations… sans, dans le même temps, pouvoir expliquer le poids des
(in)cohérences systémiques qui informent les mondes vécus ? J’ai conscience, disant
cela, d’énoncer une évidence sociologique que, dès les premières pages d’Economie et
société, M. Weber s’était fait fort de conceptualiser. Il faut reconnaître cependant qu’à
force d’hypertrophier la démarche compréhensive de M. Weber, nombre de
commentaires ont fini par durcir à l’excès une disjonction qui, dans la pratique des

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sciences sociales, est beaucoup moins décisive qu’on ne le croit parfois. Ces
considérations ne sont-elles pas après tout qu’antiennes épistémologiques ? Pour
revenir à notre questionnement initial, ne faut-il pas plutôt prêter attention au statut
du discours des sciences sociales à l’heure actuelle ? Si tel est le cas, il est intéressant de
rappeler le statut spécifique de la sociologie depuis sa naissance : celle-ci est à la fois le
produit et le moyen d’escorte de la modernité (Wagner, 1996). Le basculement auquel
nous assistons aujourd’hui ne fait qu’accentuer la singularité de notre discipline. Mais il
en sape également quelques fondements majeurs. A. Giddens ne dit rien d’autre en
écrivant que
la modernité est profondément et intrinsèquement sociologique. Une part
importante de l’inconfort du sociologue professionnel, en tant que le pourvoyeur
d’un savoir expert sur la vie sociale, vient du fait qu’il ne devance guère les
praticiens profanes éclairés de la discipline (1994, p. 49).
45 Il faut tirer les conséquences d’une telle affirmation : puisque la production d’un savoir
« savant » n’est plus l’apanage des seuls scientifiques labellisés comme tels, ne faut-il
pas œuvrer plus activement que jamais en faveur d’une réappropriation à la fois
critique et démocratique des connaissances que nous livrons 11 ? Plus important encore :
outre la mise au jour des modes de production du sens, les sciences sociales n’ont-elles
pas aussi pour tâche désormais de contribuer activement et ouvertement au procès
d’institution lui-même ? Ma réponse est affirmative. Offrir des réservoirs de sens dans
lesquels puissent puiser les individus et les groupes est une manière de lier autrement
sociologie et morale, et cela sans pour autant céder le moindre pouce sur le terrain de
la scientificité12.
46 En tant qu’orogénie du monde social, la sociologie ne doit pas qu’expliquer les
multiples plis, failles et dislocations dont sont pétries les sociétés contemporaines.
Débitrice de l’exigence démocratique qui l’a tôt configurée, la sociologie est et doit
d’abord demeurer un instrument réflexif au service de l’autonomie collective et
individuelle. A condition de toujours maîtriser au plus près les réalités du terrain de la
quotidienneté, elle doit ensuite offrir les moyens d’interpréter et de vivre les destins
personnels autrement que sur le mode tragique de la culpabilisation et du nihilisme
destructeur. En oeuvrant de la sorte au service d’une politique du sens, la sociologie
contribue à la production de ce « frêle bonheur » qu’évoque si bien J. J. Rousseau dans
son Emile. Mais, depuis les réflexions de l’auteur du Contrat social sur les fondements de
notre identité moderne, les temps ont changé. Les reconfigurations institutionnelles de
ces dernières décennies ont précipité la dislocation des cohérences identitaires (Dubar,
2000) et, avec elles, celles des anciennes partitions épistémologiques. Voilà pourquoi, à
l’heure de la recomposition des modes d’institution du social, la sociologie doit
satisfaire un double impératif. Il s’agit d’abord de maintenir l’institution comme point
de mire analytique prioritaire, et cela pour mieux penser les aventures d’un sujet qui,
pas plus qu’hier, n’échappe à la pesanteur des mondes sociaux qu’il habite. Il s’agit
ensuite de renoncer à la pureté de l’idéal praxéologique qui n’a plus lieu d’être
aujourd’hui. A la condition néanmoins de garder vivace l’exigence critique qui l’a vu
naître, la sociologie peut alors s’avérer une science précieuse pour que chacun d’entre
nous puisse s’affirmer en toute plénitude citoyen et travailleur, homo politicus et animal
laborans, responsable du monde et acteur de sa vie…, bref, héros et anti-héros.

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NOTES
1. Je n’entrerai pas, par voie de conséquence, dans le cœur des débats qu’ont pu susciter
l’épistémologie de la théorie critique en général et celle de J. Habermas en particulier. Sur ce
point, les travaux de H. Albert (1987) demeurent un point de passage incontournable (voir
notamment l’article « Herméneutique et science exacte : la problématique du sens et la question
de la connaissance théorique » dans lequel H. Albert met en évidence la parenté entre la
problématique schelérienne des formes de savoir et la partition épistémologique des intérêts de
connaissance proposée par J. Habermas).
2. Pour des raisons de commodité, je m’en tiendrai au cas des sciences sociales du travail
françaises. Mais le diagnostic est de même nature, me semble-t-il, au-delà des frontières de
l’hexagone ainsi que dans de nombreux autres compartiments spécialisés des sciences de
l’homme et de la société.
3. Pour une revue critique de la « nouvelle » économie du travail néo-classique, cf. par exemple
H. Zadjela (1994).
4. L’originalité des modèles de contrat implicite est d’analyser les relations de travail comme
produit d’une entente intéressée entre un employeur et des salariés et, surtout, de leur appliquer
des raisonnements utilisés par les théories de l’assurance. On peut, de la sorte, expliquer la
rigidité salariale, l’existence du chômage… autant de phénomènes incompréhensibles dans le
paradigme walrasien traditionnel.
5. Telle qu’ils l’appliquent aux récits d’insertion de jeunes sortis de l’école et en quête d’emploi,
la méthode promue par D. Demazière et C. Dubar (1997) vise une objectivation minimale du
langage ordinaire grâce à l’articulation de la Grounded Theory de B. Glaser et d’A. Strauss avec la
sémiologie narrative d’A. Greimas. L’objectif est, en d’autres termes, de mettre au jour la logique
structurale qui préside à la construction de récits et, plus généralement encore, l’existence de
« mondes socioprofessionnels » qui participent directement de la construction identitaire des
individus.
6. En fait, outre celles que nous avons déjà mentionnées, de multiples branches (sociologies de la
régulation sociale, de l’emploi, des professions, de l’action collective, de l’action publique
appliquée au marché du travail…) ont germé sur le tronc de la sociologie friedmanienne d’après-
guerre. Et peu d’entre elles, pour ne pas dire aucune, ne revendique ouvertement un intérêt de
connaissance émancipatoire. La sociologie de l’emploi qui hérite pour partie, mais pour partie
seulement, de préoccupations relatives aux différences de traitement des genres sur le marché
du travail est certes fort sensible aux effets d’inégalité. Mais la sémantique marxiste et l’idéal
d’émancipation sont absents de la rhétorique qui organise ses propos. Ajoutons que ceux qui, à
l’instar de S. Beaud et M. Pialloux (1999), sont les plus prompts à assumer un discours qui vise à
dénoncer les faits de domination qui pèsent sur le monde ouvrier ignorent largement, assez
paradoxalement, les situations de travail pour donner priorité à la condition ouvrière lato sensu.
Quant aux autres perspectives directement issues de la tradition friedmanienne, elles s’orientent
soit vers une pratique sociologique pensée comme vecteur d’aide à la décision (Reynaud, 1989),
comme maïeutique de l’action collective (Touraine, 1966) ou encore, dans une tradition plus

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crozérienne, comme mode d’intervention au service de l’optimisation des régulations


organisationnelles (Friedberg, 2001).
7. J’aurais pu également évoquer, entre autres illustrations, le thème des réseaux qui est au cœur
des recompositions du capitalisme contemporain (Boltanski, Chiapello, 1999).
8. Comme le remarque C. Taylor, « les psychanalystes ont souvent observé que les hystériques et
les patients souffrant de phobies et de fixations, qui formaient le gros de leur clientèle à l’époque
de Freud, ont fait place récemment à des patients qui se plaignent surtout de ‘perte de l’ego’, ou
d’un sentiment de vide, de platitude, de futilité, de manque de raison d’être ou de perte d’estime
de soi » (1998, p. 35).
9. U. Beck est d’ailleurs le premier à en convenir : « l’individualisation devient la forme de
socialisation dépendante du marché, du droit, de la formation, etc., la plus poussée qui soit »
(2001, p. 282).
10. Je laisse de côté la remise en cause, fort bienvenue du reste, de la thèse d’une histoire
gouvernée d’une part par un processus d’autoproduction (où le travail occupe la place centrale)
et, d’autre part, par un processus de développement culturel (fondée sur l’agir
communicationnel) : « j’aurais donc dû comprendre que la tentative visant à transposer le
modèle freudien des névroses du domaine de la pathogenèse des individus singuliers à celui de la
naissance et du développement des institutions sociales était vouée à l’échec (cf. p. 307 : ‘Ce sont
les mêmes constellations qui poussent l’individu dans la névrose et amènent la société à établir
des institutions’). A l’époque, j’étais fixé sur la critique de l’institutionnalisme fort, et surtout de
la psychologie sociale d’Arnold Gehlen; c’est aussi pour cette raison que je me suis laissé
entraîner dans une stratégie théorique qui tombait dans une opposition abstraite » (Habermas,
2003, p. 95).
11. De manière concrète une telle posture invite à assortir notre travail académique d’un souci de
vulgarisation intelligente de ce que peuvent produire et dire les sciences sociales contemporaines
et surtout à ne pas se laisser piéger par un scientisme vulgaire qui, au nom de la complexité du
monde, récuse tout effort de démocratisation des savoirs. Il est vrai, je l’ai précisé
précédemment, que le savoir sur nous mêmes n’est nullement un gage définitif d’émancipation.
Cette auto-connaissance partagée et éclairée restera par ailleurs bien mal partagée tant que
l’accès aux choses de la culture restera grevé d’iniquités. Il s’agit donc avant tout de viser un
idéal dont la vertu première est de participer à la déculpabilisation individuelle et collective et
non d’adhérer naïvement aux vertus présupposées des discours pédagogiques.
12. Je ne reviens pas, à ce stade de l’exposé, sur le problème des critères de scientificité des
sciences sociales contemporaines. Sans pour autant placer ses propos sous les auspices de
l’approche habermassienne mobilisée pour la présente contribution, J.C. Passeron (1991) a
montré de façon convaincante que le raisonnement sociologique s’inscrit dans un espace qui
échappe aux critères de l’épistémologie poppérienne.

AUTEUR
MICHEL LALLEMENT
Analyse sociologique du travail, de l’emploi et des organisations
Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris

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Enquête liminaire sur l’intérêt d’une


conception ludique de l’imaginaire
pour les sciences sociales
Nathalie Zaccaï-Reyners

1 Dans le cadre d’une réflexion sur « une autre science sociale » 1, je propose d’explorer la
plausibilité et la fécondité d’une conception ludique de l’imaginaire pour
l’appréhension des pratiques sociales. Celle-ci ouvre une perspective qui prend au
sérieux la dimension signifiante des actions sociales sans centrer l’analyse sur leur
consistance logique ou leurs modélisations rationnelles, et qui s’appuie sur les
dimensions fonctionnelles de l’imagination. Cette faculté permet autant de sortir de
l’immédiateté en reliant le présent au passé et au futur, que de sortir de l’isolement en
se raccordant à l’expérience vécue d’autrui. Comment s’édifie cette capacité de faire
des liens, et qu’est-ce qu’une telle genèse implique pour la compréhension des ressorts
de la socialité ? Je me limiterai à éclairer ces questions depuis des travaux menés en
psychologie du développement. Ce qui permet, dans le même temps, de rencontrer
certains des enjeux liés à l’appréhension cognitive des significations sous un angle
quelque peu inhabituel.
2 C’est en effet après avoir étudié différentes approches théoriques de l’élaboration de ce
que l’on peut appeler le « sens commun »2 que j’ai été amenée à m’intéresser à la façon
dont certains psychologues abordent la genèse des significations chez l’enfant. Je
reprends ici quelques éléments issus des travaux que Donald Winnicott (1896-1971) et
Lev Vygotski (1896-1934) ont consacré au jeu enfantin et à la genèse de l’imaginaire. Ces
lectures invitent à concevoir l’imagination comme la faculté de se projeter dans des
mondes absents, de convoquer l’expérience vécue déjà advenue, ou encore de rejouer
sur un mode ludique l’expérience vécue par d’autres. En concentrant l’attention sur les
aspects cognitifs de cette activité, sur les connaissances et les compétences qu’elle
génère, je tenterai dans un second temps d’indiquer l’intérêt de ces considérations pour
une réflexion sur les sciences sociales.

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I. Les racines ludiques de l’imaginaire


1. L’édification de la sphère intermédiaire de l’illusion : l’apport de
Donald Winnicott

3 Dans Playing and Reality3, publié en 1971, le célèbre pédiatre et psychanalyste


britannique Donald Winnicott revient sur l’un des thèmes majeurs de son travail, celui
de l’émergence d’un « espace potentiel » chez le petit enfant. Winnicott fait l’hypothèse
qu’entre les activités du nouveau né qui tente de mettre ses doigts en bouche et
l’attachement du petit enfant pour un ours en peluche, une poupée ou un bout de drap
– autant de pratiques qu’il regroupe sous le terme de « phénomènes transitionnels » –,
qu’entre ces deux moments quelque chose de crucial a pris place : une « sphère
intermédiaire d’expérience » s’est constituée. Intermédiaire au sens où elle se situerait
entre la sphère interne subjectivement vécue et l’environnement externe
objectivement perçu. Dans cet entre-deux, une expérience spécifique prend place :
l’expérience de l’illusion, qu’il appelle aussi le jeu et qui serait à l’origine de
l’expérience culturelle4.
4 Quelques mots sur la constitution de cette aire d’expérience intermédiaire. Le nouveau-
né humain (comme c’est le cas d’autres espèces animales, dont bien sûr les
mammifères) surgit dans un environnement vivant, habité de ses géniteurs. Il réclame
des soins intensifs qui sont pris en charge par des individus matures. Son
environnement est pleinement actif. L’interaction avec le bébé ne se résume donc pas à
un échange d’ajustements systémiques et physiologiques. D’après Winnicott, le
nouveau né qui dispose d’une mère « suffisamment bonne »5 connaît, dès sa venue au
monde, une situation particulière. En effet, toujours selon Winnicott : si, lorsque le bébé
crée le désir du sein, la mère place le sein au bon endroit et au bon moment, il y a
coïncidence entre la création du bébé et la réponse de la réalité. L’action de la mère et la
conception du bébé se recouvrent. L’adaptation de la mère aux attentes du bébé produit
alors l’illusion que la réalité correspond aux créations du bébé. L’illusion prend donc
place à l’interface de l’activité intérieure et de l’activité extérieure, entre le subjectif et
l’objectif, et est caractérisée par la rencontre de deux instances actives. Pour Winnicott,
avec l’expérience de ce recoupement émerge dès le plus jeune âge le problème de la
relation entre ce qui est objectivement perçu et ce qui est subjectivement conçu 6.
Toutefois, la mère « suffisamment bonne » est celle qui, ayant suscité l’émergence de
l’illusion, permettra à son enfant d’entrer dans un processus de désillusion, de briser
progressivement la fusion en évitant de tomber brutalement dans la séparation. Si les
frustrations sont nécessaires (une « trop bonne » mère, maintenant l’adéquation
maximale aux attentes de son bébé, l’installerait non dans l’illusion mais dans
l’hallucination), les frustrations ne seront supportables sans être traumatisantes que si
elles sont introduites à un rythme tel que l’enfant puisse compter et sache qu’il peut
compter sur la réponse différée de sa mère.
5 Comment s’effectue le passage depuis ce processus d’illusion et de désillusion dans la
relation de soins, vers l’émergence des phénomènes transitionnels ? Les modalités de
cette liaison ne sont pas véritablement clarifiées dans le texte de Winnicott. Mais on
peut tenter de reconstruite le lien en examinant ce que pourraient introduire les
premières défaillances dans l’interaction entre le bébé et son environnement

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maternant, et rapporter ensuite ces observations à certaines caractéristiques des


phénomènes transitionnels.
6 On peut considérer que les premières défaillances dessinent une séquence du type :
absence de réponse immédiate de la mère, désir de la réponse, crainte de la non
réponse, venue de la réponse. Ainsi la défaillance introduit un élément fondamental
dans la relation : celui de la discontinuité temporelle. Ce faisant, une direction est
indiquée – l’attente de la réponse – et une valorisation est effectuée – celle de la
réponse hypothétique. La rupture suggère également une perspective terrorisante : la
possibilité de la non réponse, la possibilité de l’abandon.
7 Dans le même temps, on peut postuler que l’activation des phénomènes transitionnels
préfigure une remémoration. Pour rappel, Winnicott désigne comme « phénomènes
transitionnels » la manipulation par l’enfant d’un bout de couverture, d’un mot, d’une
mélodie, l’effectuation d’un geste habituel, ou encore la relation à un objet moelleux –
le « doudou » – qui acquiert une importance vitale pour l’enfant, notamment au
moment du coucher. On peut formuler l’hypothèse suivante : la manipulation de
l’enfant qui est rythmée scande, de manière peut-être très détournée, des séquences
vécues. Le fait d’initier des rythmes, des balancements, des caresses, toutes ces activités
mimeraient des épisodes advenus. La teneur de cette première mémoire serait
dynamique, reproduisant de façon largement transfigurée des séquences temporelles
de référence, et notamment celles qui se sont vues clôturés par la réponse de la mère.
L’apaisement de l’enfant ne proviendrait donc pas avant tout de l’association entre les
phénomènes transitionnels et la présence maternelle, comme s’ils constituaient une
trace de l’existence de la mère sur un mode indiciel. Ce serait plutôt la saisie de
séquences déjà advenues et la tentative de maîtrise que représentent leurs
manipulations ludiques qui procureraient la détente de l’enfant. L’apaisement
proviendrait de la capacité à apprivoiser les émotions suscitées par ces séquences, et à
anticiper de la sorte l’issue heureuse suscitant la réassurance 7.
8 On peut donc considérer que si un processus de désillusion est engagé dans la relation
maternante, les caractères de l’illusion semblent se maintenir dans la manipulation
propre aux phénomènes transitionnels. Si tel est le cas, la capacité de concevoir du
bébé et une forme de réponse de l’environnement doivent pouvoir continuer à
coexister. Or la réponse de l’environnement, même différée, est déterminante dans la
vie des phénomènes transitionnels. Winnicott a constaté que lorsque les défaillances de
l’environnement maternant sont excessives, les phénomènes transitionnels
redeviennent de simples objets, ils « meurent » pour l’enfant, « mort » qui accompagne
généralement l’entrée dans la pathologie. Ces observations indiquent qu’il y a une
limite au-delà de laquelle si la réponse n’est pas advenue, elle ne sera plus attendue. Il
est trop tard. Et dès ce moment, une fois cette limite franchie, le monde est
véritablement désenchanté pour l’enfant, les objets et les phénomènes transitionnels
ne sont plus en mesure de soutenir l’attente de la réponse, aucune présence ne se
dessine plus dans la détresse de l’absence. Avec un environnement maternant
défaillant, ce serait non moins que le développement de la capacité de représentation
du bébé qui serait mis à mal.
9 Les phénomènes transitionnels sont donc caractérisés par un double ancrage : à la fois
imaginaire et réel. A l’interface entre le donné et le conçu, ils partagent les traits de
l’illusion8. Ils se déploient pour Winnicott dans un espace qu’il qualifie de « potentiel »
et de « neutre ». En effet, en tant qu’il est le médium d’une mimésis, l’espace dans

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lequel évoluent ces phénomènes est bien un espace potentiel, lieu d’exploration et de
saisie des virtualités contenues dans les séquences appréhendées. Sa neutralité réside
peut être dans son inactualité. Hors de l’expérience immédiate, il se situe dans l’aire du
jeu.
10 Pour explorer plus avant la façon dont l’immersion mimétique est le vecteur du jeu
enfantin, et comment l’expérience ludique soutient l’entrée dans l’expérience de
pensée, je propose un bref détour par les travaux du psychologue russe Lev Vygotski.

2. Les objets pivots et leurs usages sémiotiques, vecteurs de


l’immersion ludique : l’apport de Lev Vygotski

11 Dans un article consacré au jeu enfantin publié en 19339, Lev Vygotski propose une
série de réflexions qui complètent les propositions de Winnicott. Il constate qu’à partir
d’un certain niveau de développement, l’enfant confronté à une situation
insatisfaisante et incapable de se détourner de ses désirs, va entrer dans un monde
illusoire au sein duquel il est susceptible de les satisfaire. Ce monde est celui du jeu
enfantin. Comme Winnicott, Vygotski qualifie ces activités de transitionnelles. Mais en
un autre sens : elles marqueraient le moment séparant la soumission aux contraintes
purement situationnelles du petit enfant, plongé dans le présent, de celui de la pensée
adulte, susceptible de s’en libérer à volonté.
12 Pour entrer dans la situation imaginaire, l’enfant utilise ce que Vygotski appelle des
objets pivots. Ainsi jouera-t-il à « cheval » avec un bâton. Le choix de cet objet n’est pas
quelconque. Le bâton partage des caractères avec le cheval, propriétés déterminantes
pour l’immersion ludique : on peut l’enfourcher, le tenir à bout de bras et, à
califourchon, entamer une chevauchée. Selon Vygotski, le bâton sera « cheval » pour
l’enfant en vertu d’une double opération : la sélection d’un objet susceptible de
manipulations comparables, et un acte de dénomination qui qualifie l’objet retenu
selon les besoins du jeu, lui sommant de « compter » pour le cheval absent.
13 A un âge charnière la manipulation des objets pivots et l’exploration des significations
interfèrent au point de se confondre. Ce n’est que progressivement que l’enfant sera en
mesure de reconnaître la dimension spécifique du langage, dès lors que les mots seront
susceptibles de jouer comme des objets pivots indépendamment de leur association à
des supports concrets. On ne peut que faire le rapprochement avec ce que dit Winnicott
du devenir des phénomènes transitionnels10.
14 En appui sur ces considérations issues des lectures de Winnicott et Vygotski, j’aimerai à
présent tenter de dégager certains traits cognitifs de l’expérience ludique. Ceci
permettra ensuite de faire le lien avec les sciences sociales. J’espère montrer qu’il y
aurait à gagner à considérer certaines pratiques sociales sous l’angle ludique. Mais aussi
que quelques-unes des démarches des sciences sociales s’appuient sur des compétences
forgées dans le jeu. Ce qui n’est sans doute pas sans rapport avec les difficultés
rencontrées dans le domaine des sciences compréhensives du point de vue de leur
relation à la validité.

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II. Expérience ludique, apprentissage social et


perception d’autrui
1. Expérience ludique et apprentissage social

15 Parmi les différences notables entre l’expérience ludique et l’expérience vécue, il y a le


fait que, comme le montrent les activités ludiques socialisées, le jeu se déroule
ordinairement dans un contexte spécifique. Un cadre spatio-temporel découpé dans le
flux quotidien ouvre sur l’illusion partagée dans laquelle l’activité ludique se déploie.
De plus, autre trait distinctif, l’immersion ludique qui prend place dans ce cadre est
librement consentie. Contrainte, elle ne serait plus ludique. Enfin, par rapport à
l’expérience vécue, l’expérience ludique ouvre sur deux prises de liberté : elle permet
d’échapper aux contraintes de la situation actuelle en s’immergeant dans la situation
imaginaire; elle permet d’échapper aux sanctions ordinairement associées à l’insertion
réelle et non ludique dans les situations imaginées. Ainsi l’enfant jouant à cheval avec
son bâton échappe-t-il à son véritable état d’enfant en présence d’un bâton pour entrer
dans l’univers des cow-boys. Mais dans le même temps il échappe aux prises de risques
et aux sanctions de l’univers réel des cow-boys. Tirer ne tue pas, galoper n’éreinte pas,
écoper d’une ruade ne meurtri pas…
16 La suspension des sanctions permet d’explorer des possibles sans encourir les risques
qui y sont associés. De ce point de vue, la capacité de jouer est déterminante dans le
destin de l’espèce humaine. Elle est au cœur d’une forme de transmission des acquis de
l’expérience vécue qui est particulièrement économique pour l’espèce, car elle évite de
payer le prix réel des erreurs. Être en mesure de convoquer la situation voulue dans un
cadre protégé et donner à voir de la sorte son déroulement possible sans avoir à le
subir, cela procure à la fois une montée en puissance prodigieuse des expériences
accessibles et transmissibles, et une limitation considérable des prises de risques
nécessaires à l’apprentissage. C’est donc en appui sur la capacité de jouer, de convoquer
dans le présent des expériences vécues déjà advenues en recourant à des leurres qui
induisent l’immersion mimétique11, c’est sur cette base que la transmission
intergénérationnelle de la majeure partie de l’expérience est effectuée. Et il ne s’agit
pas d’une simple incorporation. Comme l’avait déjà souligné Vygotski, l’apprentissage
mimétique est proprement l’apprentissage intelligent12. Ceci vaut pour les sanctions
associées aux règles techniques de manipulation des choses, mais aussi pour celles
associées aux règles langagières d’intelligibilité, aux normes et aux conventions
sociales, ainsi qu’aux relations interpersonnelles.

2. Règles techniques, conventions sociales et relations


interpersonnelles

17 Si les jeux s’apparentent pour une bonne part de leur déroulement à des exercices
d’adresse, avec pour résultat l’acquisition de compétences pertinentes pour de
nombreuses situations non ludiques, le jeu est encore le milieu qui permet
progressivement à l’enfant de prendre en vue la dimension spécifique du langage,
notamment en jouant avec les mots. De même pour les contenus normatifs des
significations, Vygotski rapporte un cas exemplaire extrait d’une étude de J. Sully 13 qui
a observé deux sœurs âgées de 5 et 7 ans jouant à « on disait qu’on était des sœurs ! ».

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Que peut vouloir dire jouer à être ce que l’on est ? Pour Vygotski, la différence entre le
jeu et la réalité réside dans ce fait que « en jouant, l’enfant essaie d’être ce qu’il pense
qu’une sœur devrait être. Dans la vie, l’enfant se comporte sans penser qu’elle est la
sœur de sa sœur. Dans le jeu des sœurs jouant à ‘sœurs’, elles sont toutes deux engagées
dans l’expression de leur sororité. »14 Jouer à « être sœur », c’est notamment se
permettre d’explorer les incidences de cette qualification : qu’est-on en droit
d’attendre ou non de la relation de sororité, et en quoi diffère-t-elle d’autres types de
relations ? Dans ce cas le jeu permet l’examen des significations des concepts,
significations qui renvoient pour une bonne part à des conventions. C’est donc le sens
normatif associé au concept de sœur qu’elles ont pu explorer dans le jeu.
18 Enfin, le jeu au sens large autorise l’approche des sanctions les plus angoissantes sans
doute, celles qui défont les liens primaires. Sans développer ici ce point à sa juste
mesure, j’aimerais indiquer seulement certains éléments. Tout d’abord, comme les
phénomènes transitionnels semblent dépendre de la relation du bébé à son
environnement maternant, et octroyer une certaine maîtrise de l’angoisse de la
rupture, l’enjeu de l’immersion mimétique peut consister dans l’exploration des
potentialités que recèlent les relations affectives, des risques et sanctions encourus
dans ce registre. On peut se demander si les jeux de hasard ne doivent pas être
rapprochés de cette exploration des arcanes du destin. Ils ne sont sans doute pas tant la
marque de l’esprit démocratique, repositionnant chaque individu en situation de voile
d’ignorance, qu’une façon d’apprivoiser les dimensions échappant radicalement pour
l’individu à toute maîtrise rationnelle, à savoir les événements susceptibles de faire
basculer la vie, en bien comme en mal, événements sur lesquels nous n’avons et
n’aurons jamais d’emprise : la maladie, la mort, la séparation, les accidents, les
catastrophes naturelles, etc. Mais aussi la rencontre de l’être cher, l’enfantement…
Bref, tout ce que nous appelons la chance et la malchance. Plus largement, le jeu
permet d’explorer les relations de dépendance, et les risques ou sanctions liés à cet
état. A quelles conditions est-on susceptible de s’émanciper de ces relations ? Que
représenterait la perte de l’être de référence ? Pourrait-on y survivre et sous quelles
conditions ? Au vu de l’ampleur de ces enjeux, des détours semblent nécessaires à une
appréhension non traumatisante des aléas ou des sanctions éventuels. C’est ce qui
ressort notamment des analyses des contes de fées proposées par Bruno Bettelheim
(1903-1990)15. L’entrée dans l’imaginaire des contes de fées permet à l’enfant d’explorer
l’implicite, le non dit, les tabous de la vie affective qui, s’ils devaient être abordés
frontalement, ou encore s’ils demeuraient niés, seraient susceptibles de provoquer des
blessures psychiques ou relationnelles. L’immersion ludique offre une voie de choix
pour investiguer dans ce registre sans trop de risques. Bettelheim explique par exemple
que le fantasme de la méchante marâtre16, personnage très présent dans les contes de
fées, permet à l’enfant de protéger l’image positive de la bonne mère (généralement
fictivement décédée avant le début du conte) tout en associant à la belle mère les
caractères de sa mère menaçante. Ce subterfuge, consistant à découpler le personnage
maternel pour incarner les côtés ressentis comme bons et comme mauvais, permet à
l’enfant d’explorer pleinement ses sentiments de colère dirigés contre sa vraie mère, et
ce sans même prendre le risque de détruire l’image de sa « bonne » mère.
19 Toutefois, l’immersion ludique ne nous projette pas seulement dans des situations. Elle
permet de se connecter à l’expérience d’autrui, de se relier aux autres. On se souvient
que l’espace potentiel se constitue dans la relation à l’environnement maternant.

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L’objet conçu est en même temps donné, l’enfant ne l’a pas fantasmé tout seul, il y a
bien une réponse extérieure. Les phénomènes transitionnels conservent cette double
nature. Une partie de l’enchantement que procurent les phénomènes transitionnels
réside dans cette capacité de nous relier à autrui en leur absence, de savoir que l’on
n’est pas seul au monde. On perçoit bien ce point en considérant les remarques
adressées par Bettelheim17 aux parents refusant de lire des contes de fées à leur enfant
sous prétexte qu’ils recèlent des histoires abracadabrantes, et mettent en scène des
situations et des êtres épouvantables. Ce faisant, l’enfant est privé d’une ressource
précieuse, celle qui lui permettrait de savoir que d’autres enfants passent par les
mêmes épreuves que lui, et d’y trouver un certain réconfort. L’immersion ludique et
mimétique est de ce point de vue également l’un des médiums privilégiés de la
transmission de l’expérience. Non seulement pour ce qui est du transfert des
compétences où il entre en concurrence avec l’apprentissage individuel par essai-
erreur, mais aussi parce que c’est l’un des milieux dans lesquels nous pouvons
rencontrer les autres. Non pas directement, certes, mais nous pouvons rencontrer une
part de leur expérience vécue, celle qui est réactivable pour nous en appui sur des
leurres.
20 Quel pourrait être l’intérêt de tout ceci pour les sciences sociales ? Voici à présent
quelques pistes qui mériteraient à mon sens d’être explorées.

III. De l’expérience ludique aux sciences sociales


21 Je proposerai deux séries de remarques. Les unes portent sur l’intérêt qu’il y aurait à
appréhender certains comportements, certaines pratiques et certaines activités, y
compris discursives, comme étant des conduites et des actes ludiquement orientés. Les
autres concernent le rapport de l’expérience ludique à la réalité, et ce que ces
considérations peuvent apporter comme éclairage sur la nature de certaines
productions des sciences sociales.

1. Des pratiques sociales ludiquement orientées

22 Si, comme invitent à le penser les travaux de Winnicott, l’illusion peut opérer très tôt
vers la réminiscence des séquences vécues très tôt, alors il est probable que les pivots
associés à ces expériences ludiques précoces, s’ils n’ont pas été tués, peuvent encore
déclencher l’immersion, y compris à notre insu. Cela explique peut-être l’effet que
peuvent produire sur nous des attitudes, des agencements, des combinaisons liés au
passé d’une façon extrêmement détournée et difficile à saisir, les séquences concernées
ayant été stabilisées dans des formes tout à fait idiosyncrasiques. Dans les coups de
foudre il pourrait y avoir des ingrédients de ce genre, vecteurs qui nous enchantent,
préjugeant sans doute de la certitude d’une venue de la réponse, avec en écho la crainte
de l’abandon. On reconnaît quelque chose, mais on ne saurait dire quoi.
23 Par ailleurs, comme les premières expériences ludiques semblent s’articuler à des
phénomènes extrêmement divers, la notion d’objet pivot peut être considérablement
étendue : toute aspérité perceptible (tactile, olfactive, auditive, visuelle, gustative) ou
toute combinaison de celles-ci est susceptible de fonctionner comme pivot. On peut ici
faire un lien avec les travaux récents menés par Jean-Marie Schaeffer 18 sur la fiction au
sens large (cinéma, théâtre, photographie, littérature…). Il s’en dégage que ce n’est pas

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tant l’existence ou la non existence de ce que nous sommes amenés à nous représenter
en situation d’immersion fictionnelle qui a une incidence sur la nature des
représentations imaginaires. En revanche, les véhicules représentationnels dans
lesquels sont forgées ces représentations ont de réelles conséquences sur leur
constitution. Parmi ces véhicules, Schaeffer distingue les perceptions, les actes
d’imagination, les signes linguistiques, la figuration analogique, et les stimuli sonores
ou tactiles19. Ainsi selon Schaeffer les clés d’accès aux univers fictionnels, les amorces
mimétiques qui leur donnent naissance et qui permettent également leur réactivation
par les récepteurs, ces vecteurs d’immersion déterminent « l’aspectualité » sous
laquelle on accède aux univers fictifs. Par la création de mimèmes produisant la feintise
ludique d’actes mentaux, l’écriture romanesque peut par exemple susciter l’immersion
dans l’intériorité subjective d’un personnage ou d’un auteur. A travers ce vecteur, les
représentations réactivées ne pourront être que des pensées. Le cinéma en revanche,
du fait de la spécificité de son vecteur d’immersion, est susceptible de mimer non
seulement la pensée verbale mais aussi l’imagerie mentale (les scènes oniriques par
exemple). Les différents vecteurs d’immersion induisent donc différentes perspectives,
que Schaeffer appelle des « postures d’immersion ». L’idée d’analyser les univers
imaginaires en raison des sens mobilisés par leur activation mérite l’examen. On peut
en effet penser que la vision se présente comme un véhicule sensitif très intrusif,
laissant son récepteur dans une attitude plutôt passive, dans une sorte de relation
d’immédiateté avec la situation convoquée. L’ouïe permettrait davantage d’entrer dans
le jeu, comme le toucher. Ces distinctions pourraient avoir une certaine pertinence
quant aux modalités de la transmission de l’expérience vécue. Qu’en est-il des limites et
des potentialités propres à l’immersion audiovisuelle par exemple, avec laquelle,
projeté sans distance dans la situation d’immersion, on serait plutôt dans un rapport
d’essai-erreur que dans un rapport d’imitation.
24 Un autre point susceptible d’intéresser les sciences sociales, c’est le fait que la notion
d’objet pivot permet de réfléchir à la tentation que nous avons de susciter l’imaginaire
d’autrui, à travers nos parures, nos accoutrements, nos démarches, nos attitudes. Ce
faisant nous mettons à disposition de l’appréhension d’autrui des traits susceptibles de
jouer comme pivot dans le sens que nous souhaitons. Nous provoquons par-là
potentiellement chez autrui des expériences de pensée qui, nous l’espérons, mettront
nos alter ego dans les dispositions d’esprit souhaitées. D’où toute l’énergie que nous
mettons à façonner ce que l’on appelle « la présentation de soi ». Et les analyses de
Erwin Goffman (1922-1982)20 sont certainement pertinentes sur ce point, à une réserve
près : elles le sont si on ne s’en tient pas à une lecture de ces phénomènes en terme de
duperie.
25 Cet usage de la notion d’objet pivot n’intéresse pas seulement la question de la
présentation de soi. Elle pourrait s’avérer pertinente pour penser la propension que
nous avons à nous entourer d’objets et d’attributs de toutes sortes, qui ne sont pas
toujours utiles. Plutôt que d’envisager ces gestes comme les tenants d’un statu quo
gagné par la compensation matérielle et suscitant la passivité des masses, la
reconnaissance de la dimension imaginaire mise en branle par ces pivots dénote aussi
la tentative de tout un chacun de maîtriser l’enchantement de son environnement, et
de disposer des bénéfices qui peuvent en résulter21.
26 Enfin, autre exemple de ce que la reconnaissance de la dimension ludique de l’activité
sociale peut engager comme perspective en sciences sociales : celui de l’approche de

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pratiques religieuses ou superstitieuses dans nos environnements laïcisés. Le maintien


de telles croyances pourrait indiquer que l’une des fonctions des pratiques spirituelles
dans leur contexte d’origine, à savoir la relation médiatisée à autrui dans l’épreuve
comme dans la joie, peut encore être prise en charge par la reconduction de ces
pratiques sur un mode ludique.

2. Des expériences ludiques aux expériences de pensée

27 Ce dernier point, encore largement programmatique, concerne l’épistémologie des


sciences sociales. Les réflexions sur l’expérience ludique et son devenir dans
l’expérience de pensée permettent d’envisager la richesse cognitive de tout un pan de
l’activité intellectuelle tout en explicitant son rapport spécifique au réel et à la validité.
Ce domaine n’est pas sans lien avec certains courants des sciences sociales, rattachés en
particulier à la démarche compréhensive. On peut indiquer ce lien à partir des analyses
de Schaeffer qui comprend la fiction comme une compétence humaine,
phylogénétiquement et ontogénétiquement dérivée des arts mimétiques et du jeu
enfantin. D’un point de vue strictement cognitif, Schaeffer montre que la fiction se
distingue d’autres appréhensions de la réalité essentiellement sur un point : celui du
rapport qu’entretiennent les représentations à leurs référents. Pour indiquer cela, il
emprunte le vocabulaire de la biologie qui qualifie des espèces identiques soit
d’« homologues » soit d’« analogues ». Deux espèces sont dites homologues lorsqu’elles
sont dues aux mêmes causes, alors qu’une ressemblance morphologique résultant de
causes distinctes est qualifiée d’analogie évolutive. Et pour Schaeffer, la fiction produit
précisément des modélisations analogiques au sens où elle mobilise des représentations
dont les référents, n’étant pas actuellement présents, ne sont pas la source causale. Ce
qui signifie que l’immersion fictionnelle crée un univers qui, du fait de son inactualité,
n’a de statut que vraisemblable. Toutefois, ce statut n’est pas réservé à la fiction et
concerne l’ensemble des « expériences de pensées »22. Cependant, l’univers fictionnel
créé est soumis aux attentes épistémiques de l’univers actuel. Il doit du moins être
crédible si l’immersion doit pouvoir prendre. Celle-ci ne peut s’articuler sur n’importe
quoi, les leurres doivent être pertinents. On retrouve ici les contraintes qui expliquent
que l’immersion ludique puisse être au cœur des processus d’apprentissage. On peut
penser que si la description exhaustive vise à limiter au maximum la liberté du
récepteur pour garantir une relation homologique entre représentation et référent,
l’immersion fictionnelle en revanche vise à partager l’expérience vécue en mobilisant
l’activité du récepteur dont l’accès à la richesse représentationnelle passe par la faculté
de relancer analogiquement les mimèmes proposés.
28 Certaines approches compréhensives développées par les sciences sociales, et
notamment la démarche dite de l’« idéal-type », s’appuient sur des raisonnements qui,
comme pour la fiction, traitent du vraisemblable, élaborent des expériences de pensées
articulant le passé, le présent et le virtuel en variant les perspectives, en condensant les
traits pertinents autour de figures typiques dont on peut à la guise explorer les tenants
et aboutissants. Mais la liberté d’entrer dans le dispositif ludique ne fait pas bon
ménage avec la nécessité liée au constat des faits, à l’application des règles, à la
justification des raisonnements. L’auditoire auquel s’adressent les actes ludiques n’est
pas l’auditoire universel. C’est l’auditoire restreint de ceux qui sont disposés à entrer
dans le jeu. Du point de vue de la validité, le caractère non contraignant des

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performances ludiques représente le talon d’Achille. Mais n’en est-il pas l’atout du
point de vue d’une logique de la découverte ?

NOTES
1. Je remercie les Professeurs G. Berthoud et G. Busino de cette occasion qui m’est offerte de
présenter ces éléments d’un travail en cours.
2. Voir Le Monde de la vie, 3 vols., Paris, Ed. du Cerf, 1995-1996.
3. D. W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, trad. C. Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard,
1975.
4. « Cette aire intermédiaire d’expérience, qui n’est pas mise en question quant à son
appartenance à la réalité intérieure ou extérieure (partagée), constitue la plus grande partie du
vécu du petit enfant. Elle subsistera tout au long de la vie, dans le mode d’expérimentation
interne qui caractérise les arts, la religion, la vie imaginaire et le travail scientifique créatif. » D.
W. Winnicott, Jeu et réalité, op. cit., p. 25.
5. Notion winnicottienne qui signifie qu’il dispose d’un environnement maternant répondant
suffisamment adéquatement à ses besoins.
6. « […] dès la naissance, l’être humain est confronté au problème de la relation entre ce qui est
objectivement perçu et ce qui est subjectivement conçu. » D. Winnicott, Jeu et réalité, op. cit., p. 21.
7. A cet égard, le célèbre exemple du jeu de la bobine rapporté par Freud observant son petit-fils
est tout à fait exemplaire.
8. Voir le schéma de Winnicott dans Jeu et réalité, op. cit., p. 22.
9. L. Vygotski, « The Role of Play in Development », in Mind in Society, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 1978, pp. 92-104.
10. « L’objet est voué à un désinvestissement progressif et, les années passant, il n’est pas tant
oublié que relégué dans les limbes. Je veux dire par là que, dans un développement normal,
l’objet ‘ne va pas à l’intérieur’ et que le sentiment qu’il suscite ne sera pas nécessairement soumis
au refoulement. Il n’est pas oublié et on n’a pas non plus à en faire le deuil. S’il perd sa
signification, c’est que les phénomènes transitionnels deviennent diffus et se répandent dans la
zone intermédiaire qui se situe entre la ‘réalité psychique interne’ et ‘le monde externe tel qu’il
est perçu par deux personnes en commun’; autrement dit, ils se répandent dans le domaine
culturel tout entier. » D. Winnicott, Jeu et réalité, op. cit., p. 13.
11. Sur ces notions voir J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999.
12. Voir notamment L. Vygotski, Pensée et langage, trad. F. Sève, Paris, La Dispute/Sinédit, 1997 (3
ème
éd.), p. 354.
13. L. Vygotski, « The Role of Play in Development », op. cit, p. 95, citant J. Sully, Studies in
Childhood, Moscow, 1904, p. 48.
14. L. Vygotski, « The Role of Play in Development », op. cit., p. 95 (trad. de l’auteur).
15. Voir B. Bettelheim, The Uses of Enchantement, New York, Alfred A. Knopf, 1976. Trad. T. Carlier,
Psychanalyse des contes de fées, Paris, Robert Laffont, 1979.
16. Ibid., p. 108.
17. « Les parents qui ne veulent pas croire que leur enfant a des désirs de meurtre et a envie de
mettre en morceaux choses et gens croient que leur petit doit être mis à l’abri de telles pensées
(comme si c’était possible !). En interdisant à l’enfant de connaître des histoires qui lui diraient

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implicitement que d’autres enfants que lui ont les mêmes fantasmes, on lui laisse croire qu’il est
le seul être au monde à imaginer de telles choses. Il en résulte que ses fantasmes prennent pour
lui un aspect effrayant. En outre, en apprenant que d’autres que lui ont les mêmes fantasmes
l’enfant sent qu’il appartient à l’humanité et cesse de craindre que ses idées destructives ne le
mettent au ban de la société. » Ibid., p. 191.
18. Voir J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, op. cit.
19. Ibid., p. 228 s.
20. Voir notamment Les rites d’interaction, trad. A. Kihm, Paris, Ed. de Minuit, 1974; La mise en scène
de la vie quotidienne, 2 vols., trad. A. Accardo et A. Kihm, Paris, Ed. de Minuit, 1973.
21. Dans le même sens, on pourra lire les analyses de Serge Tisseron, Comment l’esprit vient aux
objets, Paris, Aubier, 1999.
22. Comme le note Paul Watzlawick, « ‘Maintenant’ est notre seule expérience directe de la
réalité ». P. Watzlawick, La réalité de la réalité, trad., Paris, Seuil, 1978, p. 226.

AUTEUR
NATHALIE ZACCAÏ-REYNERS
Fonds National de la Recherche Scientifique
Université Libre de Bruxelles

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Sciences sociales et histoire


Giovanni Busino

NOTE DE L'AUTEUR
Cet article a bénéficié des commentaires et des remarques de Jacques Coenen-Huther,
Jean-Claude Passeron et Philippe Steiner, auxquels vont ma gratitude et mes
remerciements.

1. Une collaboration difficile


1 L’histoire, la sociologie et les autres sciences sociales ont pour référent et objets
communs le « cours historique du monde », mais les analysent-elles de la même
manière ? Le cas échéant, peut-on identifier les spécificités des différentes approches
utilisées ?
2 Les réponses à ces questions renvoient souvent aux différences entre les disciplines
produites par la division du travail académique, aux constats que les concepts utilisés,
les perspectives adoptées, les modalités descriptives ou explicatives, les diversités des
traditions intellectuelles rendent difficiles les transferts des acquis entre les sciences
humaines, ils compliquent les emprunts et les échanges, entravent la coopération et
révèlent pourquoi l’interdisciplinarité reste un horizon inaccessible.
3 Au lieu de broder ces arguments théoriques, examinons la problématique en partant
des recherches consacrées à la « transition » et des approches adoptées pour l’étudier
par les différentes disciplines de l’homme et de la société.
4 Il est notoire que les premières études sur la « transition » 1, c’est-à-dire sur le passage
et les transformations d’un type de société à un autre, remontent à l’époque d’Adam
Smith, de David Ricardo et des philosophes du XVIIIe siècle. Ils ont été les premiers à
décrire les effets et à expliquer les causes des bouleversements qui ont détruit les
sociétés d’Ancien Régime et conduit à l’instauration des sociétés modernes. Karl Marx a
repris, entre 1846 et 1876, ces études et les a élaborées en un schéma explicatif du

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fonctionnement et de l’évolution des différentes formations économico-sociales s’étant


succédées dans le cours de l’histoire de même que de la correspondance entre les
modes de production et les formes des rapports sociaux. Il a cru dévoiler ainsi la loi
générale qui gouverne la naissance, le développement, la transformation, le déclin, la
mort des sociétés.
5 Depuis, les travaux des historiens, des économistes, des politologues et des sociologues
sur la « transition » des sociétés traditionnelles aux sociétés industrielles, sur le
passage d’une forme sociale à une autre, ont proliféré sans pour autant que les
connaissances se soient accrues. Les travaux d’une historiographie à l’instrumentation
statistico-mathématique sophistiquée, les études sociologiques et politologiques sur la
modernisation, n’ont pas révélé les « logiques », les « causes », les « raisons » qui
permettent la reproduction d’un système économico-social ni même les mécanismes
qui favorisent la naissance d’une nouvelle organisation des rapports sociaux et
l’aménagement de ceux-ci en une forme générale de société nouvelle.
6 Les explications de Marx sur le passage de la société féodale à la société industrielle
capitaliste et ses lois régissant le mouvement économique de la société demeurent
toujours la référence fondamentale, bien qu’elles négligent les questions de la
transformation des régimes politiques, les idéologies et les structures de parenté.
7 L’analyse des lois du mouvement économique n’étant réalisable que sur la longue
durée, Marx doit classer les matériaux historiques dans un ordre chronologique qui va
de la Révolution anglaise de 1640 à la Révolution française de 1789. Une attention
particulière est réservée à l’Angleterre où la vie matérielle a été façonnée par les
rapports capitalistes de production, notamment dans les domaines industriels et
agricoles. Ensuite, la distinction entre la genèse des rapports capitalistes de production
et le développement de ces mêmes rapports lui sert à élaborer une périodisation en
trois époques.
8 La première se situe entre le XIVe et le XVe siècle et se caractérise par la crise de la
production féodale et l’abolition du servage. A la fin de cette période il y a une
augmentation du nombre des paysans libres, la prospérité des villes et des petits
propriétaires terriens. Des changements radicaux commencent à affecter l’agriculture :
de nouvelles formes de propriété foncière apparaissent ainsi que de nouvelles
méthodes de production et la naissance des manufactures pour l’exportation.
L’augmentation du nombre des travailleurs libres active le déclin et puis la disparition
du système féodal.
9 La deuxième va du XVIe à la première moitié du XVIIIe siècle. La révolution agricole se
poursuit, la dépréciation des métaux précieux fait chuter le taux des salaires et le
niveau de la rente foncière. L’augmentation du prix des marchandises enrichit les
fermiers. Dans la même époque on observe le développement du régime colonial, du
crédit, de la finance et l’avènement des premiers systèmes protectionnistes. Tous ces
facteurs, agencés en diverses combinaisons, on les observe surtout en Angleterre, dès
les années 1660, début de la révolution agricole. Les progrès de la révolution
industrielle et du développement du machinisme sont si rapides et puissants, dès 1750,
que les petits propriétaires terriens en sont les victimes. C’est ainsi qu’à partir de la fin
du XVIIe siècle, l’Angleterre supplante les Pays-Bas et devient le premier pays
industriel du monde.
10 Pendant la troisième époque, de la fin du XVIIIe au début du XIXe siècle, advient la
structuration du mode de production capitaliste et la consolidation de sa base. Le

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machinisme et la grande industrie prospèrent; des formes spécifiques d’exploitation de


la nature et d’accès aux ressources sont développées; des nouveaux modes
d’organisation des processus de travail sont mis en place; la production et la
redistribution des fruits du travail social. C’est précisément en cette période que les
rapports de production deviennent aussi des rapports sociaux, qu’au mode de
production vont correspondre des formes déterminées de parenté, de gouvernement,
de pensée et de représentation du monde. Les rapports entre la structure et la
superstructure forment une totalité organique et la production matérielle, dans une
société donnée va dépendre de l’articulation des formes sociales avec le mode de
production économique.
11 La démarche régressive permet de remonter de la structure des rapports de production
capitalistes aux conditions historiques de leur genèse, de construire des généalogies, de
sélectionner, dans l’ensemble des pratiques sociales et des événements du passé, les
facteurs déterminant la situation présente. Ce procédé régressif s’accompagne d’une
approche développementale-constructiviste qui explicite la transition de la forme
unique dominante vers les différentes formes de production du présent.
12 Cela ne constitue pas une théorie du mode de production féodal, ni même une bonne
formulation des lois économiques de la transformation ou de la dissolution des
différentes formes de propriété et de production féodales. Tout au plus Marx nous
fournit quelques indications sur la rente foncière, sur les formes économiques
rattachées aux rapports de propriété féodaux, sur la manière dont ces rapports
commencent à se défaire dès que la rente en travail et en marchandise se transforme en
rente monétaire. La formulation marxienne met également en évidence le phénomène
de l’accès des paysans à la propriété des terres, les modes de production basés sur la
petite propriété, la transformation des droits féodaux en des rapports capitalistes dans
la nouvelle agriculture. Ainsi est amorcée l’analyse de l’accumulation primitive du
capital dans le mode de production capitaliste. Certes, la production de marchandises,
la propriété privée, l’utilisation de l’argent comme capital, le travail salarié ont existé
auparavant, cependant ils ne se sont étroitement imbriqués que dans les sociétés
capitalistes. Pour cette raison l’étude de leur genèse est moins intéressante que celle
des conditions de leur généralisation actuelle. L’analyse de la décomposition d’un mode
de production et d’une formation économico-sociale, de la dissolution des anciens
rapports et de la constitution des nouveaux, vise à démontrer que les contradictions
entre la structure et la superstructure engendrent une nouvelle base matérielle et de
nouveaux rapports sociaux.
13 Pour Marx la transition se réduit aux processus de formation d’une nouvelle totalité
organique, dont les mécanismes fondamentaux sont essentiellement les relations
sociales des rapports de production agricole qui rendent possible l’accumulation
primitive du capital.
14 La plupart des historiens considèrent que cette théorie du mode de production
capitaliste est en contradiction avec la succession des formes de la rente du travail
salarié, du commerce et du capital financier. Convaincu que la succession historique
des faits n’explique rien, que la description d’un nouveau mode de production, des
facteurs qui le déterminent, l’analyse de la nouvelle organisation sociale et de la
succession de ses diverses composantes ne rendent pas compte du passage d’une
société à une autre, Marx se propose d’élucider préalablement les raisons ou les
logiques qui régissent la succession observée. Cependant dans cette approche il n’y a

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aucune place pour le rôle des systèmes de parenté, pour les transformations des
structures familiales lors de la genèse et de la consolidation des modes de production.
Les facteurs susceptibles de rendre compte de la transformation des superstructures,
des rapports non économiques et, en particulier, des formes de pensée élaborées et
développées dans le mouvement de la croissance du capitalisme sont tous négligés. Le
rôle des systèmes d’idées et des mentalités dans la formation et dans la transformation
des rapports sociaux y sont insignifiants tandis que les rapports entre le centre et la
périphérie à l’intérieur d’un mode de production donné y sont ignorés.
15 Marx n’a pas laissé une théorie bien formée de la transition d’une formation
économico-sociale féodale à une formation économico-sociale bourgeoise. Il en est de
même de celle de révolution industrielle qui reste inapte à rendre compte de la
transition du féodalisme au capitalisme. Les conceptualisations élaborées jusqu’ici sur
cette base demeurent toutes fragiles. En effet, elles doivent utiliser synonymiquement
les concepts de croissance et de développement, de développement capitaliste et
d’industrialisation, de processus d’industrialisation et de processus de modernisation,
de modernisation et d’industrialisation, d’industrialisation et de capitalisme.
16 Certaines interprètes ont tenté de contourner ces difficultés. Les plus importantes de
ces tentatives sont deux. La première est l’oeuvre d’historiens plus ou moins
convaincus de la vanité, sinon de l’impossibilité d’élaborer une théorie réaliste de la
transition; la seconde est l’oeuvre d’économistes, des sociologues et d’anthropologues
persuadés de la nécessité d’une telle théorie.
17 Comme on le sait, les historiens ont étudié la nature du capitalisme dès le XIVe et
jusqu’au XIXe siècle, et ont analysé ses particularités, ses différences et ses analogies
d’une époque à l’autre, d’une région à l’autre. Ils se sont gardés jusqu’ici de tirer de tous
ces travaux une vision synthétique, voire une théorie générale. Les exemples les plus
remarquables se trouvent dans les travaux de F. Braudel2 et de P. Bairoch3.
18 Le premier a brossé un tableau du capitalisme européen caractérisé par sa créativité
excentrique, par son pouvoir de se soustraire aux conditionnements et aux uniformités,
par une énergie quasi naturelle. Le second, au contraire, s’est efforcé de repérer et de
reconstruire les facteurs à l’origine du développement (le progrès technique, les
facteurs démographiques, la montée des prix, l’accumulation du capital) et en conclut
que ce dernier a été engendré par les progrès de l’agriculture antérieurs à ceux du
secteur industriel : « […] il est […] possible d’affirmer que non seulement
l’accroissement de la productivité agricole a été le facteur déterminant de l’amorce de
l’industrialisation, mais qu’un accroissement sensible, tant en ampleur qu’en durée, de
la productivité agricole a dû, dans la plupart des cas, provoquer une amorce du
processus d’industrialisation, et ceci aussi longtemps que les progrès de la médecine
n’ont pas permis à la poussée démographique d’absorber la totalité du bénéfice de la
variation de la production agricole résultant de ce progrès ».
19 L’agriculture a engendré ce phénomène en boule de neige grâce aux effets directs et
indirects de l’accroissement de la demande, aux interactions dérivant de ces effets,
directs et indirects, qui ont constitué les mécanismes de diffusion ou d’entraînement,
les mécanismes fonctionnels grâce auxquels l’industrialisation a été réalisée.
20 Si chez F. Braudel et chez I. Wallerstein4 il y a une phénoménologie du capitalisme et de
l’économie-monde conçus comme force indispensable au mouvement sociétal, P.
Bairoch élabore un modèle des principaux mécanismes économiques mis en place
durant de la révolution industrielle, des rapports qui les unissent, des effets induits par

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leurs interactions. De ce modèle, par déduction logique, est dérivée la transformation


de l’économie et de la société. Quant aux « social scientists », ils ont tantôt dénoncé les
lacunes et les négligences du modèle marxiste et tantôt essayé de le compléter ou de lui
opposer d’autres modèles, tel celui de W. W. Rostow5. Cependant, ils sont tous partisans
d’une explication globale et unitaire, bien que la nature de leurs explications varie
passablement. Certains s’attachent à mettre en évidence les forces endogènes à
l’origine de la transition, comme par exemple John Hicks 6 qui l’identifie au marché.
D’autres se tournent vers les forces exogènes : A. O. Hirschmann 7 considère que c’est la
mutation du système des valeurs éthiques et politiques qui a modifié le regard sur les
phénomènes économiques et les activités de commerce et qui a fait de la poursuite de
l’intérêt une règle de conduite mobilisatrice des passions. En effet, le capitalisme serait
parvenu à maîtriser les passions destructrices en les canalisant dans la cupidité et
l’appât du gain, donc en tuant les passions, en détruisant le mystère et la magie, en
supprimant l’indifférence. Et c’est cette mutation qui serait à l’origine du processus de
transition de l’économie féodale à l’économie capitaliste.
21 Le moment le plus crucial de ce conflit entre historiens, économistes et sociologues se
situe au lendemain de la publication des études de Maurice Dobb 8sur le développement
du capitalisme, avec lesquelles ce chercheur se propose de démontrer que la thèse de
Marx est vérifiée par les acquis de la recherche historique moderne.
22 Dans ses travaux Dobb passe en revue, à la lumière d’un important matériau historique,
le concept de féodalité, les origines de la bourgeoisie, l’émergence du capital industriel,
l’accumulation du capital, le mercantilisme, la croissance industrielle, la révolution
industrielle et la période subséquente. Les conclusions auxquelles ce chercheur anglais
semble parvenir peuvent être résumées ainsi : il s’est produit une concentration de la
propriété foncière entre les mains des seigneurs et des paysans riches aux dépens de la
petite paysannerie. Ce processus de concentration d’une part et d’expropriation de
l’autre a pour conséquences : (a) l’accumulation de capitaux dans les mains de la
paysannerie, dont une part sera investie dans l’industrie; (b) la formation d’un marché
intérieur : les paysans expropriés doivent acheter ce qu’auparavant ils produisaient
eux-mêmes; de même, les paysans capitalistes doivent acheter les biens de
consommation et les moyens de production; (c) les paysans expropriés constituent une
main d’œuvre à la fois agricole et industrielle. La naissance de la société capitaliste est
donc favorisée par la constitution du marché, par la formation d’une main d’œuvre
abondante et par la disponibilité de capitaux. Ces éléments entraînent la
différenciation entre la classe des propriétaires et celles des travailleurs, leur
antagonisme, et par là la lutte des classes. Le mode de production capitaliste est ainsi
constitué.
23 Ces thèses ont suscité des controverses aussi passionnées qu’interminables. Alors que
les travaux de Hicks et de Hirschman ont été jugés des exercices théoriques sans
rapport avec l’histoire, les historiens se sont montrés fort prudents à l’égard des ceux
de Dobb. Tout en reconnaissant que celui-ci maîtrise les résultats des enquêtes
historiques, les résultats auxquels il arrive ont été jugés prématurés. Ils généralisent à
l’excès des données locales et spécifiques, des particularités et des individualités
sectorielles.
24 La problématique la plus controversée concerne l’Italie du XVe et du XVIe siècles, qui
n’a aucune place dans le modèle de Dobb, entièrement construit sur la comparaison des
développements anglais et français. Dans un modèle à prétention globalisante trouvent

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une systématisation exclusivement les « réussites » et les « gagnants ». Ceux qui n’ont
pas « réussi », qui ont « pris du retard », qui n’ont pas voulu ou pas pu « réussir » sont
absents. Le modèle ignore également ceux qui avaient au départ une position favorable
mais ont été dans l’impossibilité d’en profiter (c’est le cas de l’Italie du XVIe siècle) et
ceux qui se sont révélés incapables de réaliser la transition (les Pays-Bas du XVIIe
siècle).
25 Ce débat a été décevant car il a été cantonné à l’analyse du servage et de l’organisation
de la production de la propriété seigneuriale, ou à l’étude de l’articulation originaire
entre producteurs directs et propriétaires terriens, de l’étude du développement du
commerce et de la production pour le marché. N’arrivant pas à sortir de la perspective
exclusivement économique, la prise en compte des « extravagances » de l’Italie de la
Renaissance et des Pays-Bas du XVIIe siècle était impossible. La vision économique du
passage de la société traditionnelle à la société moderne, la recherche d’une explication
généralisante basée sur les seuls facteurs économiques, le cas anglais considéré
paradigmatique, tous les autres étant non pertinents, ont conditionné les débats. La
transition en tant que phénomène essentiellement économique s’étant manifesté en sa
plénitude surtout en Angleterre, sur la politique commerciale et coloniale, sur les élites
attirées par le gain, sur une culture légitimant la réalisation de l’intérêt et sur des
développements parallèles (et jamais subordonnés) de l’économie rurale et agricole et
d’une économie non agricole, oblige à faire des analyses en termes de séries
d’équilibres socio-économiques mouvants, donc des processus continus, linéaires.
L’économie est le moteur de la transition et cette dernière est l’indicateur premier de la
transformation générale de la société. Ceci explique pourquoi on n’a pas pu parler
d’évolution mais seulement de révolution. Ceci explique également l’importance
primordiale qu’ont dans ce modèle les tensions, les conflits, les contradictions et les
rapports d’antagonisme, tout comme la nécessité d’identifier l’agent historique du
changement, d’ignorer les résistances, les obstacles et les refus que ce même sujet de
l’action historique oppose aux innovations et à la modernisation. C’est pourquoi, enfin,
il a fallu gommer les discontinuités et ne mettre en évidence que les continuités,
réduire les spécificités de chaque société, leurs formes particulières à des
caractéristiques secondaires ou non pertinentes. La transition en tant que processus
économique implique l’autonomie de l’économique et ses déterminismes. Or ni les
forces du marché, ni l’offre de main-d’œuvre, ni l’adoption de nouvelles techniques,
agricoles ou autres, ni les données monétaires ne constituent des conditions
nécessaires et suffisantes pour assurer le passage d’une forme de société à une autre. Le
réductionnisme économique dissimule le fait que l’économie est toujours subordonnée
aux facteurs socioculturels et politiques, ainsi que les travaux de W. Kula l’ont prouvé 9.
26 Les résultats obtenus. Ils ne fournissent pas d’éclaircissements sur les problèmes du
présent, sur les différentes évolutions historiques de sociétés pourtant comparables
entre elles. Une théorie de la transition bien formée devrait pouvoir élucider une série
de questions telles, par exemple, que celles-ci : (a) pour postuler l’antériorité de la
dimension économique dans le processus de transition, il faudrait au préalable savoir si
le commerce et la finance sont bien à l’origine de l’accumulation primitive du capital,
ou bien si c’est le progrès agricole et la croissance démographique qui donnent
l’impulsion au développement de la protohistoire; (b) pourquoi tous les grands centres
urbains de l’époque pré-industrielle perdent leurs rôles et leurs fonctions au fur et à
mesure de l’industrialisation ? Est-ce dû à un système économique et social qui, au
cours des phases de transition, se situe entre le système urbain du commerce et de

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l’artisanat et celui du capitalisme industriel naissant ?; (c) les économistes affirment


qu’il existe des facteurs objectifs expliquant les retards persistants et les rattrapages.
Les groupes humains mettent en œuvre face à des circonstances identiques des
solutions différentes. S’il est possible faire un choix entre différents facteurs, le
système n’est ni mécanique ni nécessaire, il est une fonction de rapport sociaux à
identifier; (d) si l’industrialisation s’identifie avec le capitalisme, est-ce que celui-ci est
un système d’échanges basé sur le marché et la monnaie, ou bien est-il un système
d’accumulation du capital fixe au détriment du capital circulant ?; (e) pourquoi postuler
que la maximisation est inhérente aux seuls comportements économiques capitalistes,
alors qu’il a été possible de maximiser n’importe quel type de comportement dans
n’importe quel système économique à partir des seules valeurs ou raisons signifiantes ?
Ce qui change dans l’économie capitaliste, ce sont les conditions et les contraintes, et
donc les décisions, mais pas nécessairement les principes. Par exemple, l’accumulation
et l’investissement peuvent se retrouver dans n’importe quel type de société. Ces deux
éléments deviennent des fonctions déclenchantes si les milieux technologiques et
socio-économiques se prêtent à un mode de production plus intense, qui valorise le
profit monétaire. Il a fallu franchir un seuil décisif, celui de la transformation du travail
humain en marchandise abstraite et de cette marchandise en objet d’échanges, pour
que l’échange prenne la forme qu’on lui connaît dans les sociétés capitalistes; (f) le
passage d’un mode de production à un autre est un phénomène unique et irréversible.
Les transformations qu’une société subit s’opèrent toujours à travers des équilibres
précaires, multiples, variés et souvent aussi régressifs. Comment les identifier, les
décrire et surtout les évaluer ?
27 Cette problématique nous rappelle que : (A) Si le mode de production s’explique par
rapport aux processus d’accumulation primitive alors il faut décrire et préciser en
priorité les mécanismes de l’accumulation et ses orientations, quels sont les
mécanismes ayant conféré au capital une mobilité extrême et si ces mécanismes
proviennent des institutions financières. (B) Pour importante qu’elle soit, l’analyse des
forces productives est reliée aux rapports que les groupes sociaux établissent entre eux
en fonction, notamment, de la propriété des moyens de production, de la répartition
des ressources et des pratiques sociales. Comment étudier ces rapports dans les sociétés
de l’époque préindustrielle ? (C) La participation à la détermination des pratiques
sociales pose le problème de l’hégémonie, du pouvoir et de l’Etat. L’Etat serait né de la
désintégration de la société féodale, entre 1280 et 1360, produit des guerres, de l’impôt
et de la laïcité. L’Etat aurait créé un marché unifié, mais aurait aussi aboli le
phénomène de la désertion d’un territoire par les populations, phénomène qui dans les
sociétés sans Etat (comme, par exemple, chez les Nambikwara ou les Nuers) remplit la
double fonction de désamorcer les conflits et de perpétuer un processus de migration
et de transplantation continues10.
28 Dans les faits, les Etats des XVIIe et XVIIIe siècles empêchèrent la désertion ainsi que la
conversion au protestantisme des individus et des groupes, mais jamais l’exode des
capitaux, dont la mobilité était considérée, même par Montesquieu et par A. Smith,
comme étant de nature à prévenir les « grands coups d’autorité » des souverains. Dès
lors, ce que fut la véritable fonction de l’Etat dans le processus de transition reste à
déterminer.
29 Les « nouveaux économistes » défendent un paradigme où l’explication économique est
purifiée de l’antagonisme capital / travail et de la lutte de classe appliquée aux

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institutions. Inspiré par les « concepts économiques classiques », l’appareil conceptuel


de ce paradigme est celui de la rationalité des choix humains. Douglass C. North 11 est le
plus célèbre théoricien de cette mouvance. Il attribue à chaque élément une autonomie
relative dans le cadre d’un système d’interrelations, de sorte qu’il peut ramener toutes
les explications sectorielles à une seule cause, la cause des causes, et c’est l’explication
ultime. La thèse principale est formulée ainsi : « La Révolution industrielle n’est pas la
cause de la croissance, elle n’est qu’une des manifestations, l’un des révélateurs d’un
phénomène nouveau, la croissance économique, dont les origines remontent à des
temps anciens et au cours desquels s’est lentement construite la structure des droits de
propriété. C’est cette structure qui a créé les conditions d’un fonctionnement social
favorable à un meilleur développement des ressources à la société ». Ce type de
phénomène serait intervenu tout d’abord aux Pays-Bas, « la première nation
européenne à se doter d’un système d’institutions et de droits de propriété permettant
d’exploiter de façon efficace les motivations individuelles pour assurer l’orientation des
capitaux et des énergies vers des activités socialement les plus utiles ». Cela a été
possible grâce à la mise en place d’une technologie performante d’organisation des
rapports humains, économiques et sociaux. Cette technologie dérive de l’octroi des
droits de propriété, droits consécutifs à la fin du pacte féodal. Lorsque la noblesse n’est
plus parvenue à assurer la sécurité et la justice, le système de servage qui conférait le
droit à l’usufruit a perdu sa raison d’être. L’équilibre a été rompu par la croissance
démographique. La fin de l’usufruit féodal et du servage va donner naissance, en trois
étapes, aux formes modernes de la propriété foncière. Du XIe au XIIIe siècle, il y a
modification de l’économie du système de servage, car la terre est rare et le travail
abondant. Les paysans acquièrent la pleine propriété de leur force-travail, c’est-à-dire
qu’ils sont libérés de leurs obligations corvéables contre le paiement d’une taxe
annuelle. Dès ce moment, le paysan demande au seigneur la location du domaine
qu’auparavant il cultivait en ne payant que l’usufruit des produits du domaine
seigneurial. Le droit héréditaire à l’usufruit, représenté par le travail gratuit du serf, est
remplacé par la rente, sorte d’obligation monétaire contractuelle enracinée dans un
droit d’exploitation foncière. Il ne s’agit pas encore de la rémunération d’un droit de
propriété, mais c’est déjà sa genèse. Avec le temps, lentement, les rapports féodaux de
suzeraineté se relâchent et libèrent la propriété de la force-travail par le truchement de
la taxe; ils délivrent également des obligations personnelles moyennant le paiement
d’une somme forfaitaire. L’individu acquiert ainsi le droit de propriété sur sa force de
travail personnelle, tandis que le vassal se dégage de ses obligations en versant un
« impôt » à son suzerain. C’est ainsi que se met peu à peu en place un véritable droit de
propriété seigneurial.
30 Dès la seconde moitié du XIIIe siècle la raréfaction des terres et la hausse des prix
agricoles accélèrent le mouvement. L’économie nouvelle démantèle l’organisation
basée sur le servage et ruine le pacte féodal. Bien qu’elle soit décimée par les famines et
les épidémies, la population croît plus rapidement que la production. Les termes de
l’échange favorisent davantage les paysans que les titulaires des droits féodaux. La
durée des baux s’allonge. La précarité de la location disparaît lorsque le seigneur
reconnaît la transmissibilité du droit de location d’une génération à l’autre moyennant
le paiement d’une solde à chaque succession. Lorsque s’accentue au XVIe siècle le cycle
malthusien d’expansion et que l’inflation en souligne la force, les termes de l’échange
favorisent la montée des loyers fonciers au profit de la noblesse. La baisse des salaires
fait disparaître les derniers résidus du servage, désormais improductif, puisque la

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main-d’œuvre salariée est beaucoup moins chère que les serfs. C’est la fin des
institutions féodales, la naissance de la propriété foncière et aussi de la propriété
individuelle.
31 Pour combattre les effets de la dépression malthusienne du XVIIe siècle, il faut
augmenter le rendement des terres. Ce qui aboutira à la révolution agricole, prélude à
la révolution industrielle. Les innovations technologiques ont été réalisables grâce aux
droits de propriété. La définition rigide de la structure juridique du système foncier,
dont le mouvement des enclosures est l’aspect le plus significatif, stimule les intérêts
individuels et collectifs et incite à des choix dont la rationalité économique se révélera
plus performante, donc plus rentable.
32 Le modèle proposé par North est une version nouvelle du modèle classique de Malthus
et de Ricardo. Les variations de la population, les rendements croissants de la
population agricole, le mouvement des prix relatifs en constituent les pièces
maîtresses. L’accroissement de la population, et donc des besoins alimentaires, oblige à
mettre en culture de nouvelles terres et à augmenter le rendement de celles qui le sont
déjà. Mais les salaires diminuent puisque la main d’œuvre est abondante. Les prix des
produits agricoles, en revanche, augmentent. Ce seront les famines et les épidémies qui
rétabliront l’équilibre en diminuant la population, et donc la demande en produits
alimentaires. Les prix suivront le même mouvement descendant. La main d’œuvre
étant devenue rare, les salaires augmentent, alors que les ventes et les profits
diminuent. La nouvelle répartition du revenu favorise l’augmentation de la population,
et le cycle peut recommencer. Selon North, la logique du cycle a été rompue par
l’introduction d’institutions nouvelles permettant une organisation économique plus
efficiente, c’est-à-dire une meilleure utilisation du mouvement des prix relatifs. Les
possibilités de changement sont par conséquent liées au système des prix, indicateur
des raretés relatives de nature physique et donc générateur de comportements de
résistance anticyclique. L’état des prix permet donc d’apprécier les situations et
d’élaborer des réponses toujours plus adéquates. Lorsque les institutions favorisent ce
processus, la transition pourra s’opérer. En d’autres termes, le passage d’une société à
l’autre est assuré par le mode d’organisation des rapports sociaux. Selon que les
institutions réglant l’organisation de ces rapports favorisent les choix en maximisant
l’intérêt individuel et collectif, les décisions ultimes seront plus performantes. Parmi
toutes les technologies mises en œuvre au service de la « performance » des rapports
humains et sociaux, ce sont les droits de propriété qui ont permis aux sociétés
occidentales de gérer au mieux le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés
industrielles. Pour conclure sur ce point, citons Harold Demsetz pour lequel « les droits
de propriété permettent aux individus de savoir a priori ce qu’ils peuvent
raisonnablement espérer obtenir dans leurs rapports avec les autres membres de la
communauté. Les anticipations se matérialisent par les lois, les coutumes et les mœurs
d’une société. Détenir des droits, c’est avoir l’accord des autres membres de la
communauté pour agir d’une certaine manière et attendre de la société qu’elle
interdise à autrui d’interférer avec ses propres activités, à la condition qu’elles ne
soient pas prohibées. Les droits de propriété permettent à leur détenteur de faire du
bien ou du tort aux autres membres de la société, mais pas n’importe quel bien, pas
n’importe quel tort »12.
33 Les droits de propriété définissent la manière dont les individus peuvent soit tirer un
profit de certaines activités soit être pénalisés à cause d’elles. Ces droits déterminent

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par conséquent qui doit payer pour modifier les actions d’autrui. La reconnaissance de
ces droits conduit à établir une relation assez étroite entre les droits de propriété et le
contexte extérieur. Dans ces conditions le rôle et la place des organisations et des
institutions qui permettent la transition et déterminent la performance de l’économie
sont essentiels. Cette théorie néglige toutefois le fait que toute transition est en
dernière analyse la solution d’un conflit et que dans un conflit nul ne peut être gagnant
sans laisser derrière lui un perdant. Le marché, mécanisme indispensable au maintien
des droits de propriété, n’est pas neutre, il est plutôt le reflet, la caisse de résonance des
valeurs collectives relativement à la supériorité des droits de propriété.
34 Les économistes ont développé les concepts d’utilité, de préférence et de demande
révélée pour expliquer le fonctionnement d’un système économique indépendamment
des sentiments de ses participants. Sur le marché, le bien-être de tous serait maximisé
sans que personne n’ait à se préoccuper préalablement du bien-être de son voisin. Or, la
« main invisible » d’Adam Smith n’est pas un don spontané de la nature, mais bien le
produit d’un ensemble de choix collectifs en faveur du droit de propriété, assorti d’un
certain nombre d’auto-restrictions qui en sont le corollaire. En effet, le droit de
propriété exercé par un individu sur un bien en limite la jouissance par autrui. Les
ressources étant limitées et les désirs individuels infinis, la rareté relève donc d’un
phénomène social et non d’un fait de nature. Il en découle que l’interdépendance des
individus persiste, même lorsque le système des droits de propriété ferait croire à la
liberté individuelle. Nous sommes privés, en quelque sorte, de ce que possèdent les
autres, et réciproquement. Dans le même ordre d’idées, l’ensemble des possibilités
offertes à un individu est vu comme un don particulier, limité d’une certaine façon par
la collectivité, c’est-à-dire par les interdictions légales. Or, on peut décrire toutes les
possibilités offertes à un individu d’un point de vue statistique, mais à condition de les
isoler, de les séparer du monde dans lequel elles s’insèrent. Ce qui est irréel, puisque
chaque individu vit dans un environnement social, dans un système d’actions qui
comprend également les autres13.
35 L’interdépendance des individus, l’ensemble des possibilités, le pouvoir, le mode de
transaction montrent que le droit de propriété relève d’un consensus social sur ce qui
fonde le pouvoir d’un individu sur un autre. Ce consensus tacite est un choix public et il
serait naïf de le regarder comme un don de la nature ou l’effet d’une main invisible. En
plus, l’explication par l’économie est téléologique et anachronique. Elle est finalisée sur
la base d’une fin-valeur d’aujourd’hui : l’économie de marché. Considérant qu’il s’agit
du stade final, elle envisage le passé comme une préparation à l’économie du marché
capitaliste des biens, des services ainsi que des facteurs les rendant possibles (capital,
force-travail, terre). En bref, le passé est reconstruit sur la base des exigences de
fondation de la théorie néo-classique contemporaine. Le passé est reconstruit et
expliqué uniquement en fonction du présent.
36 Les limites de ce modèle sont évidentes : trop d’hypothèses simplificatrices (par
exemple, le changement institutionnel explique l’évolution des sociétés), un usage
immodéré des tests économétriques, l’impossibilité de mettre en relation des concepts
invariants avec une réalité en perpétuel changement, une croyance utilitariste dans les
mécanismes du marché, dans le profit individuel et dans les droits de propriété comme
facteurs essentiels de l’évolution sociale de la société féodale.
37 L’exemple de la « transition » montre combien grande est la distance séparant les
historiens, les économistes et les sociologues, les différences dans leurs réponses, les

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façons spécifiques d’aborder les mêmes problèmes. Ce désaccord, parfois tumultueux et


conflictuel, est d’ordre pratique et théorique. A ce propos, quelques repères essentiels
aideront à en comprendre les raisons14.

2. Un dialogue inextricable
38 Depuis bientôt deux siècles, une querelle a opposé sociologue et historiens à propos de
la classification des sciences et de l’épistémologie proprement dite. Depuis l’époque
d’Auguste Comte, la question de la place de la sociologie dans la classification des
sciences a vainement été débattue par les chercheurs intéressés 15. Plusieurs d’entre eux
ont défendu la subordination à la sociologie de toutes les disciplines ayant pour objet la
société; d’autres ont fermement combattu une telle prétention.
39 Les premiers ont fait de l’histoire une discipline auxiliaire de la sociologie, de même
que l’ethnographie et la statistique morale; les seconds (parmi lesquels, par exemple,
déjà Numa-Denis Fustel de Coulanges) font de la prétendue science de la société un
sous-produit de l’historiographie, une spécialisation quelconque au statut scientifique
comparable à celui de la numismatique, de la sigillographie ou de l’héraldique. Charles
Seignobos avait coutume de dire que la sociologie est une mode intellectuelle destinée à
disparaître comme toutes les modes16; Henri Hauser l’accusait de transformer les faits
sociaux en formules abstraites.
40 Entre ces deux impérialismes, les affrontements ont été virulents. L’influence de l’Ecole
durkheimienne sur les sciences sociales en France et ailleurs a contribué à répandre la
croyance parmi les sociologues, généralement tous positivistes, selon laquelle l’histoire
n’est pas une science, mais un art fondé sur la narration chronologique de choses
vécues. Les historiens auraient pour tâche de récolter, vérifier, ordonner des faits
individuels épars dans les différents moments de leur devenir, pour ensuite en élaborer
un récit dont les finalités sont d’ordre pratique : maintenir en vie, fortifier la mémoire
de notre identité sociale et nationale. En revanche, l’analyse, la comparaison,
l’interprétation, la recherche des uniformités, des régularités, éventuellement des lois
seraient du ressort des sociologues. Dans les sciences de la société, l’explication
scientifique ne s’obtiendrait qu’au moyen des rapprochements, des confrontations, de
ce que John Stuart Mill dans sa Logique déductive et inductive appelle l’étude des
variations concomitantes. Ceci serait irréalisable en historiographie même lorsqu’on
étudie les faits mentaux en relation exclusive et complète aux contextes historiques et
l’on privilégie le caractère historique des fonctions mentales 17.
41 En postulant une différence foncière entre les deux disciplines, en attribuant à la
sociologie un domaine très vaste, celui du présent, et à l’histoire le champ du passé,
grevé de toutes les servitudes de la documentation, on opposait les visées
individualisantes, centrées sur la singularité, de l’histoire à celles généralisantes de la
sociologie. L’infériorité épistémologique de l’histoire par rapport à la sociologie était
ainsi proclamée18.
42 Cette controverse sur la méthode historique et les sciences sociales a débuté au XIXe
siècle19; elle continue à rester au coeur de la réflexion épistémologique
contemporaine20. Le dédain pour l’assemblage de faits disparates, pour la
reconstruction des événements en leur singularité, cette tâche ne visait, disait-on, qu’à
faire passer les faits de l’aléatoire à la cohérence logique, par l’intermédiaire de
causalités singulières. La commisération pour « la poussière des faits » et pour la

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contrainte littéraire où s’enfermaient les reconstructions historiques allait de pair avec


le dédain pour l’imprécision et l’arbitraire des explications dites historiques. Même
dans les cas où l’effort portait sur l’établissement de relations causales, comme dans
l’œuvre de Paul Lacombe21, ou bien s’attachait à reconnaître des déterminismes dans
l’événementiel, ou des lois tendancielles dans les processus d’évolution, la supériorité
de la sociologie sur l’histoire était affichée.
43 Dans un article célèbre François Simiand22 proclamait qu’il n’y aurait de connaissance
que lorsqu’il y a des lois et qu’il n’y a de lois que des phénomènes collectifs. Trois
idoles (l’idole politique, l’idole individuelle et l’idole chronologique) obligeraient la
tribu des historiens à privilégier les accidents et les actions individuelles, à établir des
liens causaux entre un acteur et un acte alors qu’ils sont possibles uniquement entre
des phénomènes collectifs du même ordre. Alors que les énoncés scientifiques sont des
abstractions, les historiens, selon Simiand, s’occupent d’événements singuliers, des
faits vécus; ils prêtent une attention excessive aux petits faits concrets de la vie. Or il
n’existe pas de science du singulier, il n’y a de connaissance que lorsqu’il y a des lois et
il n’y a de lois que relativement à des phénomènes collectifs. Etant donné que ce sont
les événements et les actions individuels qui composent et délimitent le domaine de
l’histoire, puisque celle-ci ne parvient pas à s’occuper de phénomènes collectifs, il en
découle que l’historiographie n’est pas une science. La mise en relation de faits
disparates et la reconstruction d’événements en leur individualité ne peuvent pas,
selon les dires de Simiand, faire passer les faits de l’aléatoire à la cohérence logique. En
considérant des antécédents choisis au hasard comme la cause du phénomène à
expliquer, en établissant des relations entre les intentions et les mobiles d’un acteur et
les résultats d’une action sociale, les historiens transgressent la règle selon laquelle il
n’y a de rapport causal qu’entre deux phénomènes du même ordre. La cause d’un
phénomène est toujours un autre phénomène, antécédent, invariable, non conditionné.
La science sociale épure les phénomènes, les débarrasse de leurs dépôts contingents et
particuliers; elle étudie des relations stables et régulières, les seules qui possèdent une
valeur vraiment significative. L’histoire serait, par ces récits, ces narrations, très
proche de la rhétorique et de la fiction23. L’objectivité serait étrangère aux historiens.
En bref, il leur reproche l’impuissance à construire les objets de recherche, à mettre en
valeur les relations spécifiques et universelles qui caractériseraient toute étude à
prétention scientifique, la complaisance à l’endroit des travaux descriptifs visant à
produire une totalité non construite, faite d’une accumulation inutile de faits
disparates24.
44 Le modèle épistémologique à la base d’une telle conception de la science est le même
que celui des sciences dures, des sciences de la nature. La reconstruction description du
singulier et de l’individuel, du variable et du contingent ne permettrait pas
l’élaboration de généralisations, d’expliquer objectivement les causes des faits sociaux,
et éventuellement de les prévoir. Seul le collectif, l’invariable, le nécessaire, donnerait
lieu à la connaissance scientifique. L’histoire, chronique de la diversité, de la
singularité, de tout ce qui n’est pas soumis à la rigide nécessité causale, périodisation
qui confère un ordre progressif, cyclique ou alternatif aux événements, l’histoire serait
du pur subjectivisme, du savoir pratique pourvoyeur de matériaux bruts pour la
construction de la véritable connaissance scientifique.
45 Tous les historiens refusaient la condition inférieure que Simiand leur octroyait, mais
avec des motivations différentes. La conscience collective ? Les documents n’en parlent

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pas. Les réalités sociales ? Oui, mais comment les identifier si on fait abstraction de la
multiplicité des événements singuliers ? Les causes ? Comment les déceler entre des
antécédents, des motifs et des implications déjà sélectionnés par les documents ? Henri
Hauser25 rappelait avec vigueur qu’une société est une singularité mobile à l’existence
permanente, un tout organique, un « Zusammenhang » dont il importe de saisir la
spécificité.
46 Entre 1903 et 1920, sociologues et historiens campèrent résolument sur leurs positions
respectives. Malgré l’intérêt pour l’histoire manifesté par Max Weber, et son dialogue
ininterrompu avec Eduard Meyer, avec Roscher, Knies, Lamprecht et Treitschke,
malgré sa rigoureuse dénonciation du préjugé pour lequel le travail « historique »
serait qualitativement différent du travail « scientifique », malgré ses brillants
éclaircissements sur la possibilité objective et la causalité adéquate de l’histoire 26, les
rapports entre sociologie et histoire continuèrent à être déterminés et conditionnés par
l’empreinte des Français sur le débat, par une incompréhension mutuelle. Et pourtant,
les grands sociologues du début du siècle, Durkheim, Pareto et Max Weber, n’ont jamais
sous-estimé l’histoire27.
47 Emile Durkheim écrivait en 1888 : « Je sais bien que l’historien n’est pas un
généralisateur; son rôle tout spécial est, non de trouver des lois, mais de rendre à
chaque temps, à chaque peuple, son individualité propre et sa physionomie
particulière. Il reste et doit rester dans le particulier. Mais enfin, si particuliers que
soient les phénomènes qu’il étudie, il ne se contente pas de les décrire, il les enchaîne
les uns aux autres, il en cherche les causes et les conditions. Pour cela il fait des
inductions et des hypothèses… »28. Et une vingtaine d’années plus tard, il précisait : « Il
y a, dans l’histoire, du général et du permanent qui peut être traduit en lois; mais il y a
aussi du variable, du contingent, qui est imprévisible. L’origine des contingences et
l’individu dans toutes ses formes… [voici le domaine de l’histoire]. Le domaine du
nécessaire est le domaine de la sociologie »29. Histoire, science du contingent, par
rapport à la sociologie, science de la nécessité ? « L’histoire est le seul instrument dont
dispose le sociologue pour résoudre ces sortes de questions […] En un mot, l’histoire
joue, dans l’ordre des réalités sociales, un rôle analogue à celui du microscope dans
l’ordre des réalités physiques […] La sociologie est donc, en grande partie, une sorte
d’histoire entendue d’une certaine manière. » D’où la conclusion : « Nous sommes
convaincu […] qu’un jour viendra où l’esprit historique et l’esprit sociologique ne
différeront plus que par des nuances »30.
48 Pour Pareto l’histoire est une suite de faits, ressuscités au moyen d’un récit par
l’historien, lequel les expose en suivant une méthode chronologique après les avoir
individualisés le plus précisément possible. Comme on ne peut faire de contrôles
expérimentaux dans les sciences sociales, on doit observer les phénomènes du présent
au moyen de la statistique et d’autres techniques. Ces phénomènes-là demeurent peu
nombreux et pas aussi riches d’enseignements que les phénomènes du passé, d’où le
recours à : « l’immense valeur des études historiques, lesquelles élargissent
considérablement le champ de nos observations. »31 Les études historiques intègrent et
complètent les études du présent, et grâce à elles nous pouvons effectivement
connaître la structure des actions sociales, élaborer une théorie des sociétés. L’histoire
est un dépôt d’expériences, une banque de données, des archives ou autres vestiges
signifiants, sans lesquels il n’y aurait pas de savoir sociologique ou anthropologique.
Que Pareto eût tendance à utiliser l’histoire en tant que collection de faits tirés au

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hasard d’auteurs et d’époques les plus divers et dont souvent il n’y a pas lieu
d’apprécier la valeur représentative, c’est un fait. A ce propos Maurice Halbwachs a
observé : « M. Pareto part bien des faits réels, mais il postule l’existence, au sein des
faits, de noyaux abstraits, que son analyse l’aide à dégager, et qui deviennent la matière
propre de ses constructions. C’est-à-dire qu’il perd tout contact, à partir de ce moment,
avec la réalité. »32
49 Ce n’est assurément pas le cas pour Max Weber selon lequel il est impossible de trouver
des lois sociologiques, d’établir des types idéaux sans les tirer de l’action historique
elle-même. Il y a entre les deux disciplines des problématiques explicitement voisines,
une forte solidarité entre l’analyse des événements et l’établissement de propositions
générales. La compréhension du fait social exige que l’on recoure à des propositions
générales, et celles-ci ne peuvent être démontrées qu’à partir d’analyses et de
comparaisons historiques. Les historiens et les sociologues n’utilisent pas les mêmes
types sociaux, mais la langue de description du monde historique comporte des
caractéristiques qui s’imposent aux uns et aux autres33.
50 Pas de sociologie sans histoire, et pas d’histoire sans sociologie. Werner Sombart et tous
les savants qui ont participé à la Methodenstreit ne douteront plus d’une telle
affirmation34.
51 Etant donné l’influence prépondérante de l’Ecole durkheimienne sur la sociologie
mondiale, le débat sur les sciences de la culture et sur leurs méthodes, sur la sociologie
en tant que science et l’histoire en tant qu’art, a subi des conditionnements fâcheux.
Les recherches sur l’université française et l’émergence, dans cette institution, de la
science sociale, ont révélé la puissance des facteurs de type pratique et montré
comment le positivisme scientifique servit de « formule politique », d’« idéologie » dans
les stratégies pour la reconnaissance académico-institutionnelle et la légitimité
culturelle et professionnelle de la sociologie. Cette discipline se devait donc d’affirmer,
de revendiquer, d’autovaloriser sa supériorité scientifique afin d’obtenir de la
philosophie et de l’histoire un espace académique, culturel et professionnel.
52 Au lendemain de cette reconnaissance officielle, la sociologie s’est trouvée en face d’elle
une nouvelle génération d’historiens. Les critiques qui s’adressaient aux
historiographies de Lavisse, Langlois, Seignobos ou Monod, vont perdre une partie de
leur impact. L’historien Marc Bloch, par exemple, ne se limite pas à une exposition de
faits chronologiquement ordonnés, enrichis d’anecdotes et de références. Au contraire,
dans Les rois thaumaturges (1924), il étudie un miracle, la croyance qui l’entoure et les
rituels magiques à travers lesquels parviennent à se manifester le pouvoir du roi à
opérer des guérisons35. Le même Bloch, dans La société féodale (1939-1940) analyse
l’organisation d’une société, sa logique interne; il parvient à nous en restituer le sens, à
nous faire comprendre la structure et la complexité de son système de valeurs, à
proclamer l’histoire la science des sociétés humaines 36. Des plus jeunes historiens vont
dans la même direction. Louis Vernet, Marcel Granet, Georges Davy étudient la Grèce
ancienne, la Chine archaïque, l’Egypte, et réussissent à reconstruire le fonctionnement
de systèmes sociaux complexes, à dégager leurs raisons d’être profondes sans recourir à
aucune loi, sans laisser échapper ce que ces lointaines sociétés avaient de spécifique et
de différent par rapport aux nôtres. La revue les « Annales », créée en 1929, commence
à opposer aux abstractions sociologiques l’infinie complexité du social, bien mieux
respectée par le concret de l’histoire. Lucien Febvre profitera de toutes les occasions
pour rappeler aux sociologues le peu de cas qu’ils font du temps, pour répéter que la vie

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sociale est plongée dans ce quatrième état de la matière qu’est le temps. Cet argument
sera repris par Fernand Braudel dans son écrit sur la « longue durée », où il fera du
temps une unité de mesure inscrite dans la réalité37.
53 Depuis personne ne doutera plus que la perspective historique soit indispensable au
travail sociologique. L’anthropologie, en toutes ses tendances évolutionnistes,
diffusionnistes et fonctionnalistes, a fait de plus en plus une place de choix à l’histoire 38.
De même, toutes les autres sociologies spéciales39. Rarissimes sont les exceptions :
Leopold von Wiese en Allemagne et Benedetto Croce en Italie. Si le premier négligeait
l’histoire, le second niait l’existence même de la sociologie en tant que discipline
cognitive. Pour le Napolitain il n’y a que l’histoire, la science de toutes les sciences,
englobant toutes les manifestations possibles de la vie en société, tout le réel,
manifestation suprême de l’esprit absolu : « La seule forme de connaissance est la
connaissance historique »40. La riposte de Marc Bloch dans son Apologie pour l’histoire
était : « Il n’y a [… ] qu’une science des hommes dans le temps et qui sans cesse a besoin
d’unir l’étude des morts à celle des vivants »41, tandis que Ch. Wright Mills constatait
que ne pas « poser convenablement les problèmes de notre temps, et notamment celui
de la nature des hommes », signifie que nous avons « perdu de vue que l’histoire est le
nerf de la science sociale », que nous refusons « d’honorer le principe selon lequel il
faut perfectionner une psychologie de l’homme qui soit fondée sur la sociologie et en
accord avec l’histoire. S’il est coupé de l’histoire, et s’il n’aborde pas les choses de la
psychologie avec un esprit historique, le sociologue n’est pas en mesure de poser
convenablement les problèmes qui doivent aujourd’hui orienter ses recherches » 42.

3. Les débats et les controverses contemporains


54 A partir des années 1950 la suprématie des historiens est incontestable, à l’impérialisme
sociologique de la première partie du siècle succède l’impérialisme historiographique.
La VIe Section de l’Ecole pratique des hautes études, fondée en 1947-1948 par Lucien
Febvre, Charles Morazé et Fernand Braudel, regroupera toutes les disciplines autour du
noyau dur des historiens. L’histoire se présente désormais comme la reine de toutes les
sciences et les sociologues vont se trouver tous sur la défensive. Entre 1956 et 1960,
dans une série d’articles percutants, Braudel élimine les dernières résistances. Georges
Gurvitch doit le reconnaître à son corps défendant et Georges Friedmann, le sociologue
le plus important de ces années-là en France, doit déclarer la mort de l’hégémonisme
durkheimien. Dans le discours d’ouverture du IVe Congrès mondial de sociologie, à
Milan, en 1959, il reconnaîtra, en effet, que le savoir sociologique concerne
exclusivement les sociétés industrielles. Les connaissances sociologiques pourraient
aider ces sociétés à prendre conscience des problèmes suscités par la modernité, à en
prévenir les maux, à limiter leur portée. « Autrement dit, face au progrès technique […
] le sociologue, s’il était mieux équipé et plus souvent consulté, pourrait en contrôler
l’introduction, y mieux adapter les collectivités et les individus, aider les sociétés
industrielles à trouver un équilibre qu’elles n’ont pas encore, quelle que soit leur
structure, nulle part atteint dans le monde »43.
55 Les sociologues deviennent ainsi les experts des processus de modernisation, ils en
décrivent les contradictions, ils en mesurent les rythmes, ils espèrent en préparer et
organiser les développements futurs. La recherche empirique, centrée sur des
questions sectorielles, sur des événements particuliers, sur des phénomènes singuliers,

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sur la collecte et la description de données statistiques et d’opinions grâce aux


questionnaires, aux entretiens, à l’observation participante, abandonne les débats
épistémologiques, néglige les philosophies de la science, oublie les grandes
problématiques sur la raison et sur la liberté, et s’intéresse seulement aux réflexions
méthodologiques et à l’instrumentation technique de la recherche, à la manière de
construire les variables, classifications, typologies, indices, analyse d’observations
singulières, construction de systèmes descriptifs, interprétation des relations
statistiques, procédures de formalisation, etc.
56 Les abus engendrés par cette habitude ont été dénoncés avec une verve exceptionnelle
par Pitirim Sorokin et par Charles Wright Mills44. Ce dernier parlera de grande
théorisation et d’empirisme abstrait impuissant à nous apprendre quoi que ce soit de
valable sur l’homme et sur la société, à nous faire « comprendre la biographie et
l’histoire et les rapports entre l’une et l’autre en une variété de structures sociales ».
57 Les sociologues, devenus conseillers du Prince, concentrent leurs efforts sur le présent,
voire sur l’actualité la plus immédiate. Les historiens, au contraire, consolident leur
présence tant dans les secteurs de recherche sur le présent que dans celui sur le passé
et ne perdent aucune occasion pour étendre leurs interventions. Ils s’emparent de
toutes les techniques mises au point dans les recherches sociographiques et
s’approprient ainsi des secteurs de la connaissance qu’ils n’avaient jusque là pas
explorés. L’histoire des hiérarchies sociales, des processus sociaux de construction, de
leurs évolutions, permet de faire comprendre la dynamique des luttes sociales sans
recourir à des formes rigides de causalité. La micro-histoire et l’« Alltagsgeschichte » 45
permettent également de se soustraire aux réalismes, substantivismes et
réductionnismes courants, habituels dans l’ancienne historiographie économique et
sociale, d’échapper au relativisme méthodologique au nom de la rationalité limitée.
Elles parviennent aisément à faire le lien entre le passé et le présent, à montrer le
rapport continuité / discontinuité dans les cycles de transition, à reconfigurer le temps
et les rapports local/total, particulier/universel. Le changement d’échelle fait surgir
des modèles de compréhension plus opératoires, mieux des agrégats statistiques, et
permet de prendre en compte les marges que dansa les conduites personnelles ont été
laissées aux acteurs par les formes de domination46.
58 L’affaire semblait être classée pour de bon lorsque Claude Lévi-Strauss relança le débat
en montrant « que la différence fondamentale entre les deux [disciplines] n’est ni
d’objet, ni de but, ni de méthode; mais qu’ayant le même objet, qui est la vie sociale; le
même but, qui est une meilleure intelligence de l’homme; et une méthode où varie
seulement le dosage des procédés de recherche; elles se distinguent surtout par le choix
de perspectives complémentaires : l’histoire organisant ses données par rapport aux
expressions conscientes, l’ethnologie [ou la sociologie] par rapport aux conditions
inconscientes, de la vie sociale »47.
59 Les historiens se sentirent touchés par une telle division des tâches. N’avaient-ils pas
essayé de récupérer le non événementiel dans l’histoire, mis l’accent sur les conditions
latentes de la vie sociale, d’expliquer les sociétés par leur système de fonctionnement,
par leurs modes de production manifestes et latents ? Leur amour-propre ne fut pas
satisfait lorsque, dans Du miel aux cendres, Lévi-Strauss écrira : « En affirmant ses
prétentions aussi résolument qu’elle l’a fait dans ce livre, l’analyse structurale ne
récuse donc pas l’histoire. Bien au contraire, elle lui concède une place de premier

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plan : celle qui revient de droit à la contingence irréductible sans laquelle on ne


pourrait même pas concevoir la nécessité »48.
60 Fernand Braudel essaya de renverser le problème en faisant valoir que la seule chose
essentielle est la durée, la longue durée : « Ce n’est pas à l’histoire qu’en ont, finalement
et inconsciemment, les sociologues, mais au temps de l’histoire, – cette réalité qui reste
violente, même si l’on cherche à l’aménager, à la diversifier. Cette contrainte à laquelle
l’historien n’échappe jamais, les sociologues, eux, y échappent presque toujours : ils
s’évadent, ou dans l’instant, toujours actuel, comme suspendu au-dessus du temps, ou
dans les phénomènes clé répétition qui ne sont d’aucun âge; donc par une démarche
opposée de l’esprit, qui les cantonne soit dans l’événementiel le plus strict, soit dans la
durée la plus longue. Cette évasion est-elle licite ? Là est le vrai débat […] » 49. Temps
longs ? Plutôt, temps réversible et cumulatif, changeant d’après les besoins et les
nécessités de chaque culture. Temps en tant qu’élément des transformations, en tant
que rythme marquant les passages d’une équilibration à l’autre, d’un stade à l’autre. En
ce sens le temps est englobé en tout, même dans l’événement, qu’il a contribué à mûrir;
même dans le non-événementiel dont il a ponctué les équilibrations, dont il a scandé
le possible et le réel. Temps courts et temps longs ? Cela dépend de la conception que
chaque culture s’en faisait. Il a été noté que : « Nous étudions l’histoire […] pour
connaître le monde dans lequel nous vivons, la réalité sociale qui nous entoure, en tant
que ce monde et que cette réalité se composent d’éléments qui sont anciens, ou qui ont
eu des précédents, et ne se laissent comprendre que par leur genèse. L’objet de
l’histoire est donc, avant tout, ce qui change, ce qui se métamorphose – ou s’est
métamorphosé […] L’histoire analysera des états de choses et des évolutions […] Elle en
connaîtra les intentions et en suivra attentivement les résultats » 50.
61 Admis que la durée caractérise l’histoire, il reste toujours à faire l’histoire des
événements, des manifestations visibles et en partie contingentes, l’histoire des
dynamismes sous-jacents, des processus d’élaboration et de développement. Chaque
phénomène est complexe, incorpore le temps, et il est redevable à des processus
d’intégration croissante, à une organisation progressive ou structuration 51.
62 A partir de 1968 une crise profonde secoue toutes les certitudes de la sociologie. Les
sociologues commencent à douter même de leur propre rôle social. La crise
économique internationale, dès les années 1973-1974, accélère la chute des illusions et
chasse les mirages52. Les modèles formels destinés à schématiser le réel, à rendre
compte des processus de modernisation, ne parviennent pas à expliquer pourquoi les
changements sociaux annoncés se heurtent à des refus, à des résistances, à des rejets
violents. Les préjugés nomologiques, structuralistes et ontologiques n’aident pas à
isoler dans la masse des données historiques un phénomène macrosocial afin d’en
connaître la raison d’être, de mettre en lumière les lois générales de type probabiliste
régissant le dit phénomène, d’en rendre compte dans sa singularité mais de
l’interpréter comme la réalisation singulière de structures plus générales 53.
63 Pendant ces années-là, Michel Foucault s’acharne à dénoncer les absurdes prétentions
des sociologues, leur positivisme obtus, leur culte insensé de la modernité, la vanité de
leur savoir emprisonné dans un système discursif produit par des lois et des
déterminismes inconscients, qui n’ont rien à voir avec le progrès de la raison et avec la
liberté de l’homme. L’objet des catégories d’analyse de la réalité sociale est le fruit
d’opérations dominantes d’objectivation à un moment historique déterminé. Les
changements observables dans les sciences humaines ne constituent pas un progrès. Ils

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ne sont qu’une nouvelle variante du mode d’organisation et d’appropriation des


comportements sociaux. Le changement dans les discours – et pour Foucault le discours
est une succession d’affirmations, de pratiques, des schèmes classificatoires et d’objets
d’analyse lesquels, bien que disparates et contradictoires, contiennent l’ensemble des
règles qui gouvernent le fonctionnement discursif tout entier –, le passage d’un
ensemble de discours (épistémè) à un autre ensemble ne constituent pas un progrès de
la rationalité, ne sont même pas produits ou déterminés par les conditions matérielles
dominantes à une époque donnée. Chaque société et chaque époque ont des types de
discours considérés comme vrais, mais qui sont en réalité produits par les multiples
formes de construction en vigueur. En somme, l’arbitraire, le contingent, le non
rationnel sont les caractéristiques majeures des comportements humains. Les
catégories analytiques et les techniques de la sociologie (comme du reste de toutes les
sciences sociales et humaines) n’ont d’autre utilité que de dissimuler les rapports de
pouvoir, à fragmenter la réalité en une myriade d’entités séparées les unes des autres.
Et c’est ainsi que les systèmes de domination se perpétueraient 54.
64 De son côté, Paul Ricoeur a attiré l’attention des « Social Scientists » sur la nécessité
d’étudier l’expérience temporelle à partir de ses mises en récit dans la fiction et
l’histoire, tandis que Pierre Bourdieu les a incités à tenir les « différentes manières de
temporaliser » comme une propriété sociale distinctive qui oppose, aux deux extrêmes
du champ social, ceux qui sont maîtres de leur temps et celui des autres, et les
« hommes sans avenir » qui vivent le « non-temps d’une vie où il ne se passe rien et où
il n’y a rien à attendre »; Reinhart Koselleck, quant à lui, fait de la tension entre les
horizons d’attente et les expériences vécues la clef des transformations du rapport des
sociétés à la temporalité55. Pour sa part François Chazel proclame qu’« Entre une
histoire interprétative, dégagée des excès de l’histoire pseudo-systématique et
soucieuse de dépasser les fausses évidences de la chronique, et une sociologie ouverte
sur la comparaison, engagée dans la production d’outils conceptuels et davantage
préoccupée de modèles que de lois pourrait se développer une collaboration féconde,
plus suivie qu’elle ne l’a généralement été au cours du siècle passé » 56.
65 Face à ces dangers de liquidation culturelle et académique de la sociologie, trois
stratégies57 ont été adoptées : (a) la revendication « mise à jour » de la spécificité et de
la scientificité de la discipline et son absolue égalité épistémologique par rapport à
l’histoire; (b) la création d’une sociologie historique, surtout dans les pays anglo-
saxons; (c) la re-fondation d’une nouvelle sociologie sur la base d’une critique sévère
des formations sociales finalistes et de la construction d’un paradigme méthodologique
de type individualiste.
66 La première stratégie, adoptée par Pierre Bourdieu58 et Jean Claude Passeron59, de façon
plus nuancée, reformule, en tenant compte de nombreux acquis historiographiques et
des thèses de Marx et de Weber à la fois, le vieux paradigme durkheimien.
67 Bourdieu conteste les critiques des historiens et polémique contre leur propension à
considérer que la recherche historique est recherche de la genèse, des origines, des
responsabilités, que le sens de l’histoire est contenu dans les actions historiques. C’est
ceci qui introduit, selon Bourdieu, une vision machiavélique et téléologique de
l’histoire. Les institutions et les ensembles collectifs (Etat, Eglise, Famille, Nation,
Groupe, Communauté, Classe, etc.) ne sont pas des sujets historiques capables
d’élaborer leurs propres finalités. La raison d’être de ces institutions et celle de leurs
effets sociaux ne se trouve pas dans la volonté des individus ou des groupes, mais dans

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le camp des forces antagonistes ou complémentaires. L’action sociale est le produit


d’une rencontre entre deux états de l’histoire : l’histoire à l’état objectivé (machines,
monuments, tableaux, presse, livres, théories, coutumes, etc.) et l’histoire à l’état
incorporé (dispositions, habitus). Ce qui a été s’inscrit dans les choses et dans les corps
et augmente la part d’irréversible que l’on constate dans le présent. La sociologie, en
objectivant « ce qu’il y a d’impensé social, c’est-à-dire d’histoire oubliée » dans le
présent, détruit les impostures et les illusions, révèle le poids du passé sur le présent et
les parts respectives de l’histoire réifiée et de l’histoire incorporée. Puisque le passé est
incorporé en nous et objectivé dans le présent, le sociologue est porté à s’occuper
d’études du présent sans se sentir tenu à analyser la genèse et l’évolution, et donc à
traiter le temps à la façon des historiens. Néanmoins, il ne s’agit pas d’une limite
absolue. La sociologie peut étudier n’importe quel domaine à n’importe quelle époque,
à condition de ne pas renoncer à l’emploi de schèmes d’interrogation et d’explication
universels. Pour Bourdieu il y a aussi une autre différence structurelle entre l’histoire
et la sociologie. Alors que les objets historiques sont toujours à distance des historiens,
et que les intérêts de ces derniers n’y sont jamais directement impliqués, en sociologie
les rapports entre le sujet connaissant et l’objet à connaître, entre le subjectivisme et
l’objectivisme, entre la distance et l’implication, sont très forts.
68 Jean-Claude Passeron modifiera de façon substantielle cette conception, puisqu’il doute
plus radicalement encore de l’existence d’une loi du changement historique ou de
« lois » particulières qui, en chaque sciences sociales, gouverneraient les modalités de
passage de l’équilibre synchronique à l’évolution diachronique. Pour lui, le recours à
des concepts et à des « régularités » reste au principe des généralités que peut formuler
un discours sociologique, tant du moins que le sociologue ne se méprend pas sur le sens
de la logique idéal-typique dont Weber avait révélé l’omniprésence dans les sciences
historiques. Le concept de reproduction sociale, par exemple, reste utile à la
description diachronique, tant que les structures d’un système d’interdépendance
demeurent stables, à condition donc, de ne jamais confondre – comme le faisait Marx
et, aujourd’hui encore, bien des sociologues pratiquant un déterminisme unilinéaire –
la logique opérationnelle d’une construction interprétative avec la nécessité historique
elle-même. Sociologie et histoire sont indiscernables du point de vue épistémologique.
La logique des définitions inscrite dans leur langue de description du monde historique
implique, chez l’une comme chez l’autre, l’impossibilité sémantique d’un paradigme
entièrement unifié. Leurs concepts typologiques, leurs méthodes d’analyse des « cas »
ne peuvent pas être « désindexés » des « contextes » où surviennent leurs événements.
69 Passeron s’est donné pour tâche, après Le métier de sociologue et La reproduction (derniers
ouvrages co-écrits avec Bourdieu, 1968 et 1972), d’explorer et de décrire cette
convergence épistémologique entre histoire et sociologie en même temps que leurs
différences dans le « dosage » des méthodes; et, plus généralement, d’expliquer
pourquoi les sciences sociales ne sont vraiment « sociales » que tant qu’elles restent, en
leur fond, des sciences historiques. L’histoire construit ses « faits » en référant ses
interprétations au contexte spatio-temporel des phénomènes observés. La sociologie,
de son côté, veut tirer parti, pour fonder ses assertions historiques, des corrélations,
des parallélismes ou des contrastes dont la constance approximative est dotée d’une
certaine durée. Ses preuves proviennent essentiellement de comparaisons entre
données observées et, dans le meilleur des cas, mesurées, non certes « toutes choses
étant égales par ailleurs » mais dans des contextes analogues. A la sociologie appartient
en propre l’établissement de « régularités » qui dotent un récit historique de ses cadres

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de généralité; à l’histoire la description des changements et de leurs allures,


régressives, progressives ou cycliques, qui donnent un sens aux constats parcellaires du
sociologue. L’histoire est la discipline qui illustre le mieux la démarche consistant à
ancrer, en chacun de ses actes d’explication, ses synthèses interprétatives dans le
contexte spatio-temporel des phénomènes observés. La sociologie illustre, pour
atteindre au même but, une démarche qui fonde sa construction de preuves sur un
« va-et-vient » méthodologique entre le raisonnement historique et le raisonnement
expérimental. Histoire et Sociologie ne sont finalement distinctes qu’au plan de leurs
dosages méthodologiques. Cela suffit pour leur conférer une identité scientifique
distincte. Lorsqu’elle se fait « sociologie historique », la sociologie reste, pour toutes ses
méthodes, de la sociologie, de même que l’« histoire sociale » reste de l’histoire.
Confondre totalement leurs méthodes aboutirait à affaiblir leurs forces respectives de
compréhension et d’explication, en les spécialisant par leur seul rapport à l’actualité :
pour l’histoire ce serait se plier sur une interprétation linéaire des continuités de
longue durée; et pour la sociologie se confiner dans une analyse du présent des
individus ou des groupes, dont le principe actif ne peut plus être alors incarné que dans
un habitus qui n’intérioriserait jamais une contrainte objective par laquelle les systèmes
de domination et de contrôle social se reproduisent monotonement. En réalité, les deux
disciplines sont vouées à échanger continûment leurs résultats, à féconder leurs
intelligibilités parentes, travaillant sur un même terrain de prospection des données et
partageant une même définition de l’historicité des actions sociales. En somme, les
descriptions de la sociologie et de l’histoire que dessinent les analyses de Passeron
n’imposent pas une « ligne » épistémologique qui leur conseillerait de se remodeler ou
de rompre avec leur passé pour préserver ou acquérir leur pleine spécificité; il formule
simplement un bilan : moins un pronostic qu’un diagnostic de leur forme de
scientificité. Tous les arguments qu’il donne de la spécificité de leur régime scientifique
sont fondés sur une description factuelle des pratiques de ces deux disciplines : ce n’est
donc pas une stratégie de re-fondation qu’il propose à ces disciplines; tout au plus une
règle de lucidité épistémologique sur la portée assertorique de leurs actes et travaux
scientifiques. Pour conclure, entre ces disciplines la différence provient du style
méthodologique. Les règles du discours pour faire la preuve, pour faire le sens, pour
produire l’intelligibilité tiennent au fait que le récit historique « est contraint, par
l’abondance et le rôle argumentatif de ses ‘déictiques’, à construire un autre rapport
probatoire entre la généralité et la singularité ».
70 Mais si les sciences sociales sont des sciences historiques, si tous les objets sociaux sont
historiques, les théories sociologiques sont alors des théories interprétatives, des
langages de description du monde historique, fondés sur l’observation, la comparaison,
la typologie. Pour cette raison « nos raisonnements s’inscrivent donc dans le cadre
d’une science empirique, dont toute la scientificité tient à ce qu’elle est capable de se
soumettre aux contraintes d’un espace logique, celui de l’enquête, en tant que celle-ci
organise de manière stable le sens des assertions ».
71 Encore pour cette raison « en anthropologie et sociologie, les seuls modèles utilisables
sont des modèles interprétatifs. Et seule la rigueur de la méthode dont on se sert pour
construire l’interprétation décide de leur caractère scientifique ou non ». Dès lors les
sciences sociales produisent des connaissances d’un autre ordre que celles du sens
commun. L’« intelligibilité » produite par les sciences sociales est comparative, ne
préexiste pas dans les données empiriques. Le statut scientifique des sciences sociales

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se fonde sur le raisonnement naturel, sur une « autre logique », la logique non
démonstrative, la logique argumentative.
72 La deuxième stratégie de défense adoptée par les sociologues consiste à transformer la
sociologie en sociologie historique. L’ouvrage de Norbert Elias Ueber den Prozess der
Zivilisation, paru en 1939 mais réellement connu au début des années ‘70, aura un rôle
déterminant dans les tentatives d’ancrer la recherche sociologique dans les
manifestations de l’historicité60.
73 Elias affirme que l’histoire met l’accent sur les événements et les personnalités alors
que la sociologie dévoile les systèmes d’interdépendance liant l’ensemble de ces
facteurs et en les organisant en une configuration singulière et spécifique. A l’intérieur
de telles formations les individus disposent d’une marge de liberté, mais les
interdépendances qui les lient aux autres limitent leur liberté de choix. Il y a une
articulation constante entre la transformation des sensibilités humaines, des
comportements sociaux, et la construction de l’Etat; entre la formation de l’Etat et la
différenciation des fonctions sociales, entre les processus de civilisation, la structure du
pouvoir, les relations sociales et les comportements individuels et les normes
esthétiques. En d’autres termes, l’interdépendance existant entre les différents niveaux
de réalité et la complexité des voies à travers lesquelles s’effectuent les échanges
réciproques, est un processus complexes. Les mécanismes d’intériorisation des
principes rationnels et l’incorporation des normes de conduite permettent d’imbriquer
l’individuel avec le collectif, le mental avec le comportemental, la psychologie avec la
sociologie, la sociologie avec l’histoire.
74 L’histoire nous parle de l’unique, du singulier, de l’apparent, du conscient, de ce qui
change; la sociologie nous révèle le latent, le pluriel, le constant, l’inconscient. Les
déterminations sont réciproques et les échanges continus. Les formations sociales
changent parce que les hommes changent; et les hommes changent parce que les
systèmes d’interdépendance se modifient constamment, de manière endogène et de
manière exogène. La Société de Cour est l’exemple typique de cette imbrication
analytique entre la genèse des comportements rapportés aux contextes singuliers, leur
fonctionnement et leur évolution. Les volumes de Über den Prozess der Zivilisation, de
Über die Zeit et Engagement und Distanzierung, montrent la finesse et la plasticité de la
construction théorique d’Elias. Ses thèses ont suscité une nuée de vocations. Peter
Burke, par exemple, propose que l’histoire et la sociologie unifient leurs programmes
de travail, qu’elles donnent lieu à une synthèse méthodologico-disciplinaire. L’histoire
fournirait les matériaux, les reconstructions, la compréhension des phénomènes, la
sociologie les modèles interprétatifs. La sociologie deviendrait ainsi la méthodologie de
l’historiographie61. Un autre Anglais, Philip Abrams, lui aussi convaincu de la nécessité
d’une forte intégration entre la sociologie et l’histoire (toutes les deux se proposent
d’expliquer l’agir humain) a montré, à travers l’étude d’une série de questions
(l’anomie, la formation des classes, la lutte de classe, la société industrielle, la
formation des Etats, les générations, les monstres et les héros humains, etc.) que les
deux disciplines « cherchent à comprendre le problème de l’action humaine et toutes
deux cherchent à le résoudre en faisant référence aux processus de structuration
sociale »62. Les différences entre l’histoire et la sociologie dépendraient de la manière
de reconstruire la réalité sociale, de la façon d’argumenter cette reconstruction et
ensuite de la faire valoir. Il s’agirait de différences argumentatives, rhétoriques.

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75 Un exemple plus convaincant de l’enrichissement mutuel entre histoire et sociologie


nous est fourni par les travaux d’Immanuel Wallerstein sur le capitalisme historique
ainsi que ceux de Charles Tilly, avant tout par son livre sur la révolution et contre-
révolution en Vendée et dans la France de l’Ouest, paru en anglais en 1964 et dans une
nouvelle édition, en français, en 197063.
76 L’analyse sociologique du matériel historique a renouvelé complètement la
problématique : l’Ouest ne s’est pas révolté pour défendre le Trône, mais à cause des
préjugés parisiens à l’égard de certaines régions. Après l’éclatement de la révolte, les
nobles ont tout fait pour la récupérer et lui donner d’autres objectifs. L’idée que les
Vendéens se soient révoltés pour défendre l’Ancien Régime est une idée fausse, fruit de
rationalisations rétrospectives de la part des descendants de ceux qui subirent
d’horribles répressions, et de la part des historiens qui les reconstituèrent. Et les
sociologues d’aujourd’hui étudiant le comportement électoral de la Vendée sont eux
aussi tombés dans ce piège.
77 La nécessité d’ouvrir la sociologie à l’histoire est argumentée ainsi : l’histoire reste le
seul moyen pour neutraliser l’ethnocentrisme et les partis pris idéologiques dissimulés
par les sociologues. De plus, elle a permis de revisiter avec des perspectives et des
matériaux nouveaux, provenant d’époques et de lieux différents, d’anciennes
problématiques, par exemple, les rapports ethniques dans les villes américaines,
l’émergence de l’Etat Providence et des politiques sociales, les révoltes des étudiants et
des minorités ethniques, le développement des professions libérales, la formation et le
déclin des idéologies, les fonctions des systèmes culturels. L’analyse des phénomènes
idéologiques dans le temps et dans l’espace a permis de comprendre pourquoi les
idéologies peuvent ne pas se rapporter aux intérêts et aux stratégies d’un collectif
déterminé (le patronat, la classe, la bourgeoisie, le clergé, etc.); elle a révélé en outre
que les idéologies sont avant tout des formes discursives, cognitives, émotives,
impersonnelles, anonymes, propres à des groupes entiers. Les idéologies justifient,
rationalisent, garantissent les croyances, les expériences, les rendent utilisables pour
l’action et pour la vie de tous les jours. Pas nécessairement propagées par un groupe
précis, exerçant une influence indépendamment des attentes et des intérêts des acteurs
sociaux, les idéologies possèdent une dynamique symbolique relativement autonome,
dotée d’une temporalité et d’effets propres.
78 Le courant de sociologie historique réserve une attention particulière également à la
localisation spatiale des processus étudiés, en reliant les actions significatives aux
contextes structurels locaux, dont les variations et les spécificités sont ensuite
valorisées. C’est non seulement le temps, mais aussi les lieux qui sont ainsi incorporés à
l’analyse sociologique, auparavant indifférente aux localisations spatiales et
temporelles. Si tous les systèmes sociaux réels sont transformés par des acteurs
historiques datés et situés; si les attitudes, les pratiques, les représentations humaines
sont la résultante de conditions culturelles précises, variables dans le temps et dans
l’espace; si chaque société produit, de manière inéluctable, des tensions, des
contradictions et des conflits, qui débouchent ensuite, selon des rythmes temporels
imprévisibles, sur des changements structurels qui sont toujours différents de ceux
poursuivis intentionnellement et délibérément par les acteurs; si les conséquences
systémiques, volontaires ou involontaires, dépendent non seulement de la constellation
des objectifs et des ressources des parties en lice, mais également d’une articulation qui
leur est propre, – alors les acteurs sociaux sont capables de réflexivité puisqu’ils

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adaptent leurs actions et réactions, conforment leurs habitudes, leurs désirs, leurs
besoins et même leurs visions du monde social, ainsi que les rationalisations
idéologiques qui leur sont inhérentes, aux transformations objectives.
79 Que cela soit suffisant pour résoudre le problème des rapports de la sociologie avec
l’histoire, c’est douteux64.
80 Une théorie de l’action rationnelle a été proposée à la place par les tenants de la
troisième stratégie de défense visant à sortir la sociologie de la crise où elle se débat.
C’est l’approche dénommé de l’action rationnelle (Rational Action Theory ou RAT),
subdivisée en diverses sous-approches : Choix rationnels, Action collective,
Microfondements, Individualisme méthodologique. La RAT prend le contre-pied du
fonctionnalisme dominant en sociologie, et surtout des tendances interprétatives ou
cognitives, et plus particulièrement de l’interactionnisme symbolique, de
l’ethnométhodologie, de la sociologie phénoménologique, du behaviorisme et de la
théorie économique de l’échange. Certains théoriciens de la RAT postulent que tous les
phénomènes sociaux sont des phénomènes historiques et tous sont le produit ou
l’expression de phénomènes psychiques. Ces derniers dépendent des circonstances
dans lesquelles les acteurs se sont trouvés dans le passé et dans un lieu donné, ainsi que
de la situation et de l’environnement où ils se trouvent dans le présent. L’explication
suppose la connaissance exacte de ces facteurs et des médiations qu’ils ont effectuées et
effectuent encore. Tous les phénomènes sociaux sont toujours les résultantes d’actions
individuelles insérées dans des contextes structurels, ils sont le produit d’acteurs
historiques, avec un passé qui façonne le présent. Agrégation d’actions dictées par des
motivations individuelles, le phénomène social est traversé de significations dont la
genèse et l’évolution sont perceptibles grâce à l’analyse historique. Expliquer signifie
relier un état présent à son antécédent, reconstituer ces états afin de comprendre
pourquoi, dans une situation donnée, tel type de comportement et pas tel autre a été
adopté, et quelles conséquences a entraîné ce choix. Cela veut dire que la reconstitution
de ces états est possible en tout temps, en cas d’accroissement ou de modification des
situations qui les génèrent. Ce qui signifie qu’il n’existe pas de lois ou d’uniformités
données une fois pour toutes, et que les explications avancées ne sont que des modèles,
des paradigmes provisoires. Ainsi les prétentions de la sociologie au statut de science
« dure » sont considérablement réduites. Il est alors impossible de la différencier de
l’histoire, mais il est aisé de la réduire à l’économie 65.
81 Ces changements intervenus chez les sociologues ont été immédiatement enregistrés
par les historiens. La mise en évidence de l’expérience vécue, des processus
d’objectivation et d’intériorisation des signes, des normes et des règles, « offre la
possibilité d’entreprendre une réflexion approfondie sur la dynamique des sociétés et
sur l’aspect cumulatif de l’histoire humaine. Si les hommes disparaissent, les traces
qu’ils ont laissées de leur passage – non seulement les traces matérielles, mais aussi les
techniques, les conduites affectives et les formes d’interdépendance qui les lient entre
eux – demeurent. Ceux qui leur succèdent les trouvent dès la naissance dans leur
univers familier, se les approprient sans même s’en rendre compte, consacrent ainsi
l’essentiel de leur vie à les développer »66. En outre, si le chercheur peut construire,
problématiser et projeter sa subjectivité sur son objet de recherche, ce n’est pas pour
adopter le point de vue herméneutique de l’explication compréhensive, mais plutôt
pour rejeter l’événement et son récit. Ainsi on inclut dans les procédures de contrôle
empirique le point de vue subjectiviste du social, c’est-à-dire l’expérience de vérité

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dans l’acte de juger effectué par les acteurs et les spectateurs. L’analyse des discours, la
rhétorique, la question du récit, la narration en tant que schéma explicatif va se
trouver au coeur de la réflexion67.

4. Des problématiques communes


82 Si la distance entre les deux disciplines s’est réduite, aujourd’hui il est encore difficile
d’en prévoir l’annulation. Chaque discipline défend son droit à l’existence, à sa
tradition, à son style de travail, et cela influe sur les questions épistémologiques et sur
les débats méthodologiques, sur l’orgueilleuse revendication des particularités
respectives. Entre les raisons de la théorie et celles de la pratique, c’est toujours cette
dernière qui a le dessus68.
83 Abordons maintenant, sans aucune prétention de systématicité, quelques
problématiques récurrentes dans les débats épistémologiques, et qui sont utilisées pour
souligner tantôt les possibilités tantôt les impossibilités de convergence ou de
divergence entre sociologie et histoire. Nous nous limiterons à en analyser deux ou
trois parmi les plus significatives, ou mieux parmi celles qui sont le plus âprement
discutées.
84 Un avertissement liminaire semble toutefois nécessaire : l’histoire et la sociologie ne
disposent pas de théories générales semblables à celles de la physique, ou même à celles
de l’économie, du type par exemple de l’équilibre général. Mais aussi bien l’histoire que
la sociologie reconnaissent que les sociétés changent, qu’elles ont très souvent
conscience de ces changements, et qu’elles cherchent parfois délibérément à les
orienter et à les contrôler. Aussi bien l’histoire que la sociologie partagent une même
conception de l’historicité, à savoir que l’homme est un être social marqué du sceau
d’appartenance à une société dont les processus de socialisation sont produits et
reproduits en un moment et en un lieu donnés. Cet être social pense le passé, il s’en sert
pour forger son identité personnelle et sociale, il s’en distancie parfois, et sur la base de
l’acceptation de ce passé « dépassé » il parvient même à se construire un avenir.
L’action sociale est toujours action d’un individu socialisé intégré à une situation qui
s’est constituée indépendamment de sa volonté, un individu socialisé ayant des
objectifs élaborés dans un contexte déterminé.
85 Ceci étant, la connaissance de la réalité sociale est donc une connaissance d’objets
spécifiques et significatifs se référant toujours à des expériences vécues. C’est de ce
trait significatif de l’objet que proviennent les caractéristiques spécifiques de la
connaissance historico-sociale. Quelles sont-elles ?
86 Les comportements peuvent être sériels, c’est-à-dire collectifs, mais les décisions
individuelles ont toujours une importance considérable. Les objets historiques et
sociologiques sont des unités construites, des ensembles qui prennent place dans une
suite. Il n’est pas toujours possible d’attribuer l’effet d’un phénomène à une cause. C’est
pourquoi l’explication, dans les deux disciplines, est parfois couplée à la
compréhension, et parfois même elle la remplace. Le général, le collectif est la
résultante d’un effet de composition d’événements uniques et singuliers, ce qui fait que
les relations individuel / collectif, micro / macro se déterminent réciproquement. De
plus, l’explication et la compréhension découlent de la perspective adoptée par le
chercheur, lui aussi être social enraciné dans une société donnée et regardant le passé
du point de vue de l’idéologie de sa société d’appartenance. Arrêtons-nous brièvement

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sur l’objectivité et parlons-en non d’un point de vue philosophique, mais de celui, plus
prosaïque, du chercheur œuvrant dans un domaine précis.
87 De quelle manière l’historien et le sociologue conçoivent-ils, dans leurs activités
quotidiennes, l’objectivité ? Selon quelles modalités la pratiquent-ils et la contrôlent-
ils ?
88 Pour la grande majorité des chercheurs le modèle par excellence est celui qui a été
élaboré par la physique. Le néo-positivisme, dans ses différentes versions, reste la
philosophie implicite de presque tous les chercheurs des sciences humaines.
L’imprégnation fondamentale se fait à travers la méthodologie, réduite – très souvent –
à diverses procédures techniques, à savoir aux techniques d’enquête ou aux documents
d’archives. Certes, ces mêmes chercheurs ne méconnaissent pas le « Verstehen », mais
ont tendance à s’en méfier. Par rapport à l’explication, la compréhension ne produirait
aucune vraie connaissance. Tout au plus ne saurait-elle que confirmer le déjà su, le déjà
connu. Elle ne garantirait – en aucun cas – la vérification empirique. Par conséquence,
l’authentique forme d’objectivité reste celle de la physique où l’objectivité est
indépendante du sujet, où elle n’appartient qu’à l’objet.
89 Souvent les chercheurs ne parviennent pas, avec les méthodes classiques, à décrire
fidèlement, à expliquer les comportements des membres d’autres sociétés, notamment
lorsque deux événements identiques du point de vue du comportement présentent une
signification et des conséquences différentes et lorsque l’observateur est confronté aux
intentions, aux mobiles du sujet impliqué, à son expérience intime, à l’action
individuelle, à l’imprévu, au changement, aux mutations. C’est pourquoi ils attribuent à
l’objet, moyennant certaines opérations ou mensurations, des propriétés intrinsèques,
fixes, permanentes, intelligibles pour tous, impersonnelles, vérifiables. Ces propriétés,
évidemment, n’appartiennent pas à l’objet observé. Elles sont des représentations que
le sujet se donne et se fait de l’objet observé. Est-ce donc la validité de la représentation
qui constitue l’objectivité ?
90 Dans les sciences sociales les choses sont beaucoup plus complexes. Par exemple, les
sondages d’opinion avec leurs techniques d’échantillonnage statistique, avec leurs
questionnaires, prétendent analyser l’opinion commune des membres d’un groupe. En
réalité, ils construisent des situations par rapport auxquelles il faut susciter des
réactions d’approbation ou de désapprobation. On fabrique ainsi des artefacts, auxquels
on attribue par la suite une existence objective.
91 Tous les phénomènes sociaux sont la résultante de constructions sociales. Ils existent
en fonction de classifications provenant de nos bricolages intellectuels et des
définitions imposées au chercheur par des systèmes conceptuels en vigueur dans la
société. Avec des mots ou des ensembles de mots nous définissons la classification, et
avec des mots provenant du découpage nous attestons ensuite l’existence de l’objet.
Contrairement à ce qui se produit dans le modèle de la physique classique, dans les
sciences sociales il y a impossibilité absolue de se rapporter aux choses pour expliquer
les signes. Nous construisons avec des définitions sociales les objets étudiés, de même
que leurs caractéristiques et leurs contenus. Au moment où nous les saisissons, nous
constatons qu’ils sont identiques à ceux que nous avions posés au départ de la
recherche.
92 La théorie dans les sciences humaines n’a ni la même nature ni les mêmes fonctions que
celles que l’on observe, par contre, dans les sciences empirico-formelles. Dans les
sciences sociales la déduction est difficilement praticable. La logique démonstrative

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cède régulièrement la place à la logique argumentative. Les conceptualisations qui,


grâce aux règles de correspondance, devraient être traduites en propositions
empiriques, ne peuvent pas l’être.
93 De chercheurs, à partir de la fin des années ’60, ont tenté de préciser ce que pourraient
être des modalités cohérentes pour interroger, pour construire ou pour reconstruire la
réalité humaine moyennant des concepts et des représentations malgré les nombreuses
difficultés et perplexités. Si la connaissance est une construction / reconstruction
du réel au moyen de concepts élaborés par des sujets, nous réduisons l’objectivité à la
validité de ces constructions conceptuelles ou de ces représentations. Si on admet la
légitimité de cette réduction, il faut résoudre le problème de la sélection inhérente à ce
type de conceptualisation. Or, dans le vaste univers des relations sociales et des
systèmes culturels, il faut choisir, séparer, sélectionner, éliminer. Dès lors, la
connaissance produite est fragmentaire, désarticulée, partielle, non finie. N’étant ni
absolue ni totale, comment pouvons-nous encore parler d’objectivité ?
94 A ce propos, on peut observer deux attitudes différentes par rapport à cette
problématique. La première attitude présuppose que l’objectivité est un idéal, un désir
infini, l’expression d’intentions d’ordre psychologique ou social de détachement, le
contraire d’une implication sereine et pondérée. L’objectivité serait une sorte de
désengagement, d’indépendance par rapport au vécu, aux particularités culturelles,
aux contingences historiques, aux conditionnements et aux déterminations de
l’environnement socioculturel. La seconde fait de l’objectivité une hypostase de
l’impartialité et de l’équité. Le chercheur est un homme sans préjugés, sans
appartenances partisanes, capable de pondérer les forces en jeu, de les évaluer de
manière équitable et équilibrée.
95 Dans les deux cas il y a objectivité lorsque le scientifique parvient à se détourner de la
subjectivité, c’est-à-dire de ses préférences, de ses intérêts, des rapports de force qui
l’enserrent plus ou moins. De quelle façon obtenir le détachement, garantir la non
implication alors même qu’on est confronté à des significations, à des croyances, à des
opinions, à des normes, à des vérités constitutives de notre identité sociale ? Jean
Piaget parle de décentration, d’une inversion des rapports sujet-objet et de la
construction d’un système de réciprocité qualitativement nouveau par rapport à
l’action initiale. Ceci revient à dire que le passage de la subjectivité à l’objectivité exige
une dissociation perceptive, intuitive, affective et intellectuelle par rapport à l’action,
qu’il faut ensuite resituer dans un contexte de relations spatiales et causales
indépendantes de l’activité immédiate, et selon des procédures intersubjectives.
96 Cette décentration (générale ou d’ensemble) offre-t-elle des garanties réelles contre les
illusions des sens, du langage, des points de vue, des préjugés ethniques et des
préventions culturelles ? Comment débusquer et faire disparaître toutes les retenues,
les empêchements, les obstacles du moi, distancier des sagesses produites par les
conditions et les positions de classe ? Comment être certains de ne pas confondre la
perspective personnelle avec la perspective absolue et immédiatement objective ? La
décentration, le détachement, la sérénité, l’impartialité, difficilement réalisables dans
les petites comme dans les grandes circonstances, relèvent du devoir du chercheur
mais ne sont en aucun cas des caractères ou des caractéristiques de la science. Dire que
la science est objective parce que le chercheur est impartial ou décentré revient à
affirmer que l’objectivité se confond avec l’élimination de toute subjectivité, mais en

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omettant de dire quels seraient les moyens permettant au scientifique d’acquérir un


regard libéré des impuretés et des faiblesses de la subjectivité.
97 Depuis que nous savons que la permanence des formes ou des catégories, peut-être
même de certaines règles logiques, n’est point l’expression d’une raison absolue; depuis
que nous savons que les formes de la sensibilité ne sont pas universellement humaines,
que les catégories ne sont pas fixées une fois pour toutes parce que l’intellect est fini et
limité; bref, depuis que nous connaissons un peu mieux les mécanismes à travers
lesquels le sujet construit l’objet, ainsi que les relations interactives qui s’établissent
entre le sujet et l’objet, nous sommes devenus plus exigeants quant aux modalités
d’élaboration des savoirs. Des chercheurs conscients des liens existant entre l’objet
construit et le sujet qui interroge le réel et en tire des corrélations, conçoivent
l’objectivité comme une qualité particulière d’une connaissance convenablement
ordonnée par rapport aux caractéristiques de l’objet construit. Généralement, cet ordre
convenable correspond à l’adéquation consciente du soi et de l’autocritique. Mais cette
adéquation reste très problématique car la dépendance des objets par rapport aux actes
et aux opérations successives les saisissant, les fixant et les définissant, reste un
mystère. S’il était possible de saisir, dans l’acte de connaissance, un contenu
indépendant de l’acte mental à travers lequel on s’efforce de comprendre-expliquer les
propriétés des objets; si les moyens utilisés ne transformaient pas les objets à
connaître, alors les réticences à l’égard de l’objectivité en tant que qualité d’un savoir,
d’une connaissance convenablement ordonnée, seraient non pertinentes.
98 La critique de l’objectivisme et la constatation que souvent la distanciation et
l’impartialité investissent l’objet observé de qualités passives, statiques, abstraites,
séparant artificiellement l’observateur de l’observé, – voilà qui incite de plus en plus
certains chercheurs à remplacer la notion d’objectivité par celle d’objectivation. Toutes
les sciences sociales disposent de processus d’objectivation produisant non pas un
savoir vrai, général, universel, mais plutôt un savoir valide, c’est-à-dire cohérent, qui
n’est affecté d’aucune clause de nullité. Ce savoir est valide indépendamment de la
vérité de ses propositions, dans la mesure où il n’est pas en contradiction avec le niveau
moyen des savoirs et des connaissances en vigueur à ce moment-là dans la discipline,
avec les critères, légitimes et valides, adoptés par la communauté scientifique. La
procédure d’objectivation est une construction dépendante d’une interprétation
préliminaire qui conditionne la signification des résultats. Cette procédure n’est pas
une simple modification dans la façon de comprendre les objets, c’est une pratique qui
remplace un univers par un autre univers. Au vécu elle substitue le construit; à
l’opacité et à l’ambiguïté du perçu, la transparence des modèles. L’erreur, l’hypothèse,
le doute, l’hésitation deviennent ainsi des éléments constitutifs et essentiels d’un
processus interminable, inépuisable.
99 Le point délicat de cette conception de l’objectivité est que le contenu, dans cette façon
de procéder, dépend des critères d’acceptabilité, et ceux-ci reposent sur un ensemble
de valeurs cognitives fixant la légitimité de certaines représentations.
100 Ces conceptions, compréhensibles à la lumière des expériences de recherche de terrain,
mettent néanmoins en évidence que le dualisme entre l’objectivité universellement
admise et la subjectivité incommunicable, entre la réalité qui s’impose à tous et les
valeurs individuelles et arbitraires, entre les vérités nécessaires et éternelles et les
savoirs soumis aux contingences sociales et historiques, entre une rationalité
technoscientifique et un décisionnisme existentiel réduisant les choix à des décisions

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irrationnelles et à des actes de foi, – que ce dualisme est trop rigide. Le domaine des
sciences sociales comprend ce que les différentes générations d’hommes ont vécu et
créé, ce qu’ils ont fait et ce qu’ils font, comment ils le font dans le temps, c’est-à-dire
dans l’imprévu, dans le risque, dans l’anticipation. L’objectif ultime de ces sciences est
également bien déterminé : décrire, comprendre, interpréter la réalité humaine, le sens
subjectif des conduites sociales au moyen de récits, de narrations rendant intelligible ce
qui n’est pas apparent, manifeste, ou empiriquement saisissable. Cela signifie que dans
toutes les sciences sociales – peut-être pour des raisons tenant à l’ontologie de la réalité
historico-sociale – la signification joue un rôle primordial. Parler de phénomènes
humains revient, par conséquence, à parler de sens et de significations. L’identité entre
le sujet et l’objet, justement pour cette raison, demeure cruciale. Le sujet-chercheur ne
déchiffre pas une intelligibilité immanente, mais la construit en choisissant entre de
multiples systèmes de référence et des points de vue disparates. Si toute reconstruction
est un choix, la pluralité d’interprétations applicables à un même ensemble est
inévitable. Ces reconstructions partielles d’une réalité globale dérivent d’un système de
concepts que nous pouvons justifier mais pas vérifier. Pour cela les représentations
élaborées sont mouvantes, variables, susceptibles d’adjonctions, de compléments, de
changements. Comprendre objectivement le sens subjectif des conduites sociales
signifie édifier hypothétiquement un sens parmi plusieurs également possibles. La
connaissance ainsi acquise modifie tout à la fois les caractéristiques de l’objet et le sujet
qui interprète. Ces interprétations multiples d’un ensemble permettent de faire
ressortir les questions qu’elles expriment, mais pas de les additionner ni de les
cumuler. Et pourtant ces mêmes questions sont régulièrement reprises dans les
interprétations suivantes et sont ainsi intégrées dans les nouvelles constructions. La
diversité des questions, la diversité des méthodes, les compréhensions successives et
multiples, la pluralité des plans de référence privent les sciences sociales de théories
déductives mais non de la possibilité de justifier rationnellement, moyennant des
normes reconnues intersubjectivement, leurs constructions théoriques.
101 Toutes les sciences disposent de modèles discursifs de validation des normes. Ces
modèles permettent d’élaborer des théories, de les critiquer, de les justifier et parfois
même (c’est le cas en économie) d’en démontrer le caractère probabiliste. Le langage,
les méthodes, les problèmes, les théories des sciences sociales constituent un corpus
autour duquel s’est formé un consensus, un paradigme au sens de Th. Kuhn. Les
théories des sciences sociales sont des instruments puissants pour argumenter la
subjectivité de façon plausible, raisonnable et parfois logique. Elles sont des
schématisations permettant de rationaliser certains contenus et certaines
représentations. Diverses opérations de construction et de cohésion rendent les
schématisations acceptables et recevables. Bien entendu, la validité d’une
représentation est toujours susceptible d’être corrigée car la cohérence et la justesse
d’une construction ne représentent jamais un état absolu et définitif.
102 Les sciences sociales sont en mesure de ne pas se laisser submerger par une subjectivité
incontrôlée; elles peuvent établir des relations et des corrélations solides en assurant
ou en garantissant la validité de tout ce qui dans les conduites humaines peut être
représenté de manière plausible et raisonnable, totalement ou partiellement.
103 Au-delà des tensions entre le sujet connaissant et l’objet du connaître; au-delà du
pluralisme des interprétations, des situations empreintes de subjectivisme et de
relativisme; au-delà du fait que toutes les sciences sociales sont régies principalement

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par la logique de l’argumentation et par la rhétorique, il faut reconnaître la validité de


leurs représentations. Soit que l’histoire et la sociologie affrontent les mêmes
questions, celles qui se rapportent à la validité des représentations, et que les deux sont
confrontées aux mêmes difficultés, à ces mêmes mystères que les comportements
sociaux n’arrêtent jamais de générer et d’embrouiller.
104 Le problème du temps suscite d’âpres controverses entre les sociologues et les
historiens. Les uns et les autres tiennent pour essentielle la conception du temps
comme ordre fondamental du mouvement mais ils n’ont pas la même manière de le
traiter. Les sociologues croient que les historiens conçoivent le temps comme une suite
de phénomènes, d’événements reliés les uns aux autres, et présument que l’explication
historique consiste en un récit de cette suite et de ces connexions. Les historiens
considèrent que les sociologues expliquent les phénomènes sociaux comme s’ils étaient
dépourvus de genèse et d’évolution, indépendants de l’ordre de succession, comme s’ils
étaient des totalités produites uniquement par des systèmes de relations présentes.
105 La dispute n’a pas de fondements réels. Les sociologues ont toujours su distinguer le
mode de constitution et d’évolution d’un phénomène de ses fonctions à un moment
déterminé. Il suffit de se rappeler les recherches de Claude Lévi-Strauss sur Les
structures élémentaires de la parenté, ou sur les mythes, ou encore celles de Talcott
Parsons sur la crise de l’université. En ce qui concerne les historiens, personne ne peut
dire que La civilisation de la Renaissance en Italie de Burckhardt ou La société féodale de
Marc Bloch soient de simples narrations d’une suite d’événements. Leurs
reconstructions des types de société visent, sans aucun doute, à retrouver le sens, la
structure, l’organisation, le système de valeurs, les principes informateurs, la
singularité de la culture de la Renaissance italienne et de la Société médiévale.
106 La dispute et ces désaccords proviennent d’un choix analytique. Les historiens
privilégient la diachronie tandis que les sociologues la synchronie. Les premiers
attachent une grande importance à la succession et à la consécution; les seconds à la
simultanéité des relations à un moment déterminé. Ces modalités ne sont pas opposées,
mais seulement distinctes. Quand l’historien, par exemple, écrit l’histoire de la
Révolution industrielle, il subsume sous la même catégorie des événements de la
période 1750-1820. La première période est caractérisée par l’usage massif des métiers à
tisser mécaniques, la deuxième par l’utilisation de la vapeur, la troisième de
l’électricité. La caractérisation de la première période, tout comme celle des deux
autres, est obtenue à travers des analyses synchroniques. La Révolution industrielle est
reconstruite grâce à la succession de trois synchronies. La reconstruction aurait été
irréalisable d’un point de vue purement diachronique, étant donné que l’utilisation de
l’électricité, caractérisant la période 1880-1900, ne peut être déduite ni des métiers à
tisser mécaniques ni de la vapeur. Pour l’expliquer il faut définir préalablement des
unités et des identités logiques. Pour rendre compte des structures temporelles, il faut
recourir à ces catégories logiques, mais celles-ci restent toujours des systèmes
d’équivalence entre des choses appartenant à des ordres différents ou semblables. Si
sur un plan logique il est impossible d’opposer diachronie et synchronie, sur le plan
pratique la distinction est utile, puisque l’explication historique et l’explication non
génétique mettent en évidence des ordres différents. La genèse et les filiations aident à
saisir les continuités et les permanences, mais pas à comprendre les fonctions actuelles
des institutions, pour le dire avec Piaget : « … la sociogenèse des structures n’explique
pas leur fonction ultérieure, car en s’intégrant dans de nouvelles totalités ces

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structures peuvent changer de signification. En d’autres termes, si la structure d’un


concept dépend de son histoire précédente, sa valeur dépend de sa position
fonctionnelle dans la totalité à laquelle il appartient à un moment donné, et ce n’est
que lorsque l’histoire consiste en une succession de totalités orientées vers un équilibre
croissant que la genèse détermine la valeur actuelle des notions » 69.
107 Piaget pense qu’il serait contreproductif d’absorber le synchronique dans le
diachronique (comme le souhaiteraient les historiens) ou le diachronique dans le
synchronique (comme le suggèrent certains sociologues). La première assimilation
n’augmenterait certainement pas la puissance explicative du modèle causal; la seconde
ne modifierait pas la nature de l’implication, c’est-à-dire la connexion de l’antécédent
au conséquent. Pour dépasser la dualité entre facteurs diachroniques et synchroniques,
il faudrait découvrir les voies permettant de passer de la causalité à l’implication.
L’analyse synchronique, qui privilégie les relations de simultanéité ou de dépendance
réciproque, fait abstraction de la temporalité, met en évidence les structures logiques
d’un ensemble, d’un système. Cette analyse n’est pas inconnue des historiens
(Burckhardt, Bloch) mais elle est peu pratiquée, parce que le mode d’exposition courant
en historiographie reste la narration comme succession d’événements. En d’autres
termes, le changement, comme passage d’un stade à l’autre, d’une forme à l’autre, reste
le noyau dur de l’historiographie. A l’opposé, les fonctions semblent être moins
influencées par les changements, parce qu’elles ne concernent pas des expériences ou
des réalités vécues, mais des interdépendances de rôles d’organisations, c’est-à-dire de
systèmes, d’ensembles, de collectifs idéaux. L’histoire de la famille, de la Restauration à
nos jours, s’écrit autrement que la sociologie des fonctions familiales dans les sociétés
post-industrielles. Mais les fonctions d’aujourd’hui sont la cristallisation de toutes les
mutations ayant affecté les structures au cours des siècles. Pourquoi ces différences de
forme sont devenues avec le temps déterminantes; pourquoi nous sommes impuissants
à effacer les distances, accentuées par les situations académiques respectives et par les
luttes pour la survie dans les institutions universitaires ?
108 L’histoire des théories sociologiques, des représentations de la réalité, de leurs
évolutions, montre qu’une certaine conception de la société et de ses mouvements a
favorisé la diffusion et puis assuré l’hégémonie des analyses synchroniques. Elle a fait
proliférer une théorie créant des faits et puis, grâce à un mouvement circulaire,
exigeant d’eux l’épreuve des faits, la vérification par l’observation et le raisonnement,
en bref sa propre vérification.
109 On sait que les faits ne sont pas inscrits dans le monde qui nous entoure ni dans notre
monde intérieur; il est donc futile d’imaginer que l’on puisse enregistrer l’existence de
faits, lesquels résultent toujours d’un ensemble d’opérations mentales d’organisation,
de mise en relation, de complexification. Par ailleurs, même si l’on admettait un instant
qu’il y ait quelque part des faits donnés une fois pour toutes, ceux-ci ne suffiraient pas à
supporter les déductions. La logique du quotidien et l’importance des discours
pratiques sont évidents. Pour connaître les mécanismes susceptibles de les produire, les
recherches sur le discours argumentatif tentent de déchiffrer les modalités du
fonctionnement de la logique naturelle, de faire comprendre pourquoi les sciences de
l’homme et de la société font constamment appel aux analogies, aux métaphores et aux
métonymies. La raison pratique, celle qui vit dans l’histoire, est gouvernée par des lois
informulables immédiatement en termes mathématiques. Dans les sciences « pratiques
et poétiques » aristotéliciennes sont à l’œuvre d’autres rationalités. Il est facile, pour

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n’importe quel problème, d’énoncer des structures puis de les doter de formes logico-
mathématiques, mais cela ne peut se faire qu’à l’intérieur du paradigme booléen.
L’écart entre l’algèbre de Boole et la pensée naturelle, la donnée que pour saisir la
forme des faits et des processus il faille toujours recourir au non formel, ou encore que
pour expliquer les systèmes formels dépourvus et de sujets et de critères
d’interprétation on doive recourir à des aides extérieures, – ce sont des hypothèses
communes à l’histoire et aux sciences sociales qui commencent à être admises par les
sociologues et par les historiens. La redécouverte du sens des pratiques sociales
rapproche l’histoire et les sciences sociales. Et il n’est pas improbable que de cette
collaboration puisse naître une authentique science de l’homme et de la société.

5. Les apports de l’histoire


110 Il n’y a pas de domaine en sociologie où l’on puisse faire l’économie de l’histoire. Même
à notre époque où l’histoire avance par bonds et où la discontinuité semble détruire ce
que Jean Piaget appelle la pression d’une génération sur l’autre, le rôle de l’histoire
reste, selon Wright Mills70 essentiel pour la sociologie. L’histoire est la mémoire
organisée de l’humanité, l’immense dossier indispensable à toute science sociale car
aucune société n’est compréhensible sans l’apport des matériaux historiques tels, par
exemple, que ceux réunis dans les livres de Ph. Ariès 71, de P. Laslett72 ou d’O. Dumoulin73
qui sont des exemples significatifs pour connaître les traditions, les attaches et tous les
autres facteurs qui ont contribué, tout au long de la vie des groupes culturels, à
déterminer des modèles de comportements, repris et standardisés par les institutions;
pour la bonne compréhension de la famille, du fossé des générations, des cultures des
jeunes, des processus de socialisation. Jean-Paul Tréanton 74 a bien noté que : « Toute
histoire des idées et des pratiques sociales (c’est bien de cela qu’il est question sous
couvert de sociologie) apparaît comme une entreprise vouée à l’échec si son auteur ne
la situe pas, avec scrupule dans le contexte matériel et moral de l’époque. » En effet,
chaque société se saisit et s’analyse elle-même à travers son histoire. Ceci induit un
certain type de connaissance moyennant laquelle nous rendons compte des raisons, des
mobiles, des intentions, des objectifs et des stratégies des acteurs, de ce qu’ils disent de
leur vécu, de leurs expériences, des mécanismes collectifs socialement institués et
organisés, qui font fonctionner les systèmes procéduraux de perception,
d’appréciation, de médiations, d’attribution du sens et des orientations.
111 L’histoire peut éviter à la sociologie de fixer l’attention exclusivement sur les types
idéaux, sur les imputations causales, sur les structures et les systèmes statiques vus à
court terme. Elle peut l’aider à mieux évaluer les événements et les comportements
individuels, à élaborer des questionnements à partir d’héritages réels, de références
situées, de particularités locales, à distinguer les activités intentionnelles des résultats
atteints, les phénomènes volontaires de ceux inattendus, les agrégations spontanées de
celles volontaires et exploratoires, en bref, de ne pas transformer le descriptif en
explicatif. Etant donné que les faits sociaux revêtent une signification variable selon la
position sociale et historique de l’acteur et de l’observateur et que l’un et l’autre ont
conscience ou connaissance du caractère foncièrement historique de leur être au
monde, il est important pour les sociologues d’utiliser avec précaution les concepts de
changements, d’évolution, évolutionnisme, mutation et révolution75. En plus, l’histoire
indique aux sociologues la dimension historico-sociale des procédures par lesquelles on

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emporte la conviction d’un auditoire mais aussi des procédures par lesquelles on
s’autopersuade. Il en est de même pour l’expérience de la durée, pour le temps tel qu’il
est vécu, pour le temps qui n’est inscrit dans aucun ordre de nécessité ou dans un passé
donnant du sens aux projets individuels et collectifs76.
112 A un moment où les technologies bouleversent les façons de faire de la recherche, à un
moment où les banques de données et les traitements électroniques des données
instaurent des pratiques contraignantes, la méthode historique, l’analyse méthodique
des témoignages, l’établissement critique des faits et leur évaluation, l’érudition
historique nous aident à écarter des banques de données les futilités, à situer et à
évaluer les « trouvailles » prétendument nouvelles77. Les travaux de Lazarsfeld sur
histoire de la quantification78, ceux d’Oberschall sur la recherche empirique79 ont
révélé, grâce à l’histoire, l’origine et la véritable portée de l’analyse empirique de
l’action sociale. Par ailleurs, une certaine pratique de la méthodologie a accrédité le
mythe de l’efficacité absolue des techniques et de la neutralité des méthodes logico-
mathématiques. L’histoire permet d’entrevoir les intérêts extrascientifiques et les
conditionnements sociaux que telle ou telle autre méthode véhicule ou a véhiculés,
comment une méthode a été interprétée, accueillie, travestie par les forces sociales, et
quel usage en ont fait les sociologues. Grâce aux études historiques, il est possible
d’évaluer à la fois la portée sociale d’une méthode et de déceler les conditions
nécessaires pour qu’elle produise des résultats dans certaines situations. L’histoire des
typologies dit comment et pourquoi on a construit les types idéaux, c’est-à-dire des
modèles conceptuels stylisant les traits essentiels d’une individualité historique, d’une
institution, d’une relation sociale, pour en dégager l’intelligibilité 80. On pourrait
également ajouter que les livres d’histoire peuvent donner une profondeur
spatiotemporelle aux théories macrosociologiques. L’extension des sondages
sociologiques a entraîné certaines dysfonctions ou simplement certaines insuffisances
dans la recherche sociologique, entraînant certaines déficiences dans les techniques de
l’analyse secondaire, l’histoire peut aider à bien utiliser les données de nature et de
composition très diverses81.
113 L’apport le plus important de l’histoire à la sociologie se situe au niveau de l’analyse
comparée82. Celle-ci, grâce aux jeux de rapprochements entre des situations concrètes,
aux analyses des identités et des différences, grâce à l’étude des variations
concomitantes repérant les similitudes, à la confrontation de la réalité observée avec le
modèle théorique, vise à découvrir les éléments constants, à dégager des types, à
fonder l’expérimentation indirecte. Avec la méthode comparative on étudie les
processus sociaux et politiques, les institutions, les organisations, de façon
synchronique ou diachronique, à temps égaux, ou donnés en tant que tels, ou encore à
temps différents mais réputés appartenir à des ordres sociaux quasi semblables. La
comparaison synchronique permet l’utilisation de la condition cæteris paribus alors que
celle diachronique, longitudinale, se fonde inévitablement sur la logique culturelle du
chercheur, sur un certain système de valeurs, sur l’utilisation de catégories analytiques
non pertinentes. Ce type de comparaison, déjà largement utilisée par les tenants d’un
développement d’inspiration fonctionnaliste83, par des durkheimiens ou wébériens
(Lipset84, Rokkan85 et Almond 86, Tilly87, Bendix88), par des néo- marxistes89, établit des
relations entre des éléments structuraux de systèmes globaux différents. Des exemples
excellents ont été fournis par l’étude de Charles E. Frye90 à propos des relations
empiriques entre le système des partis, les groupes de pressions et la stabilité politique
en Allemagne à l’époque de la République de Weimar et puis de la R.F.A., par les travaux

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de Gino Germani91 sur la modernisation des sociétés, par Raymond Aron sur la guerre et
la paix92 ou de Jean Baechler sur les phénomènes révolutionnaires, sur le capitalisme,
sur les suicides, sur l’idéologie, sur les démocraties, sur le régime des castes ou sur les
traits distinctifs de l’espèce humaine93.
114 Toutes ces recherches postulent que les variables explicatives sont indépendantes des
cultures propres aux objets à analyser, qu’il y a une idée universelle de l’Etat et que
l’articulation du politique à la société est partout et en tous les temps la même.
115 L’histoire permet d’écarter ces reconstructions opérées à priori, d’obtenir en retour des
éclairages réciproques nettement plus intéressants, bien qu’il faille recourir à la clause
cæteris non-paribus, difficile à manier car elle fonde sa prétention explicative non sur
des conditions causales, sur des régularités nécessaires, sur la quête de lois, mais au
contraire sur la pluralité, sur la distinction, sur le postulat que les différences et les
altérités ne sont pas réductibles aux mêmes variables explicatives. Les travaux de Karl
Polanyi expliquent la société moderne en la contrastant avec la société traditionnelle,
ceux de Louis Dumont expliquent l’individualisme et l’égalité de la société occidentale
en l’opposant à la société holiste et hiérarchique indienne. Dans les deux cas,
l’utilisation de l’histoire a ouvert des perspectives nouvelles aux sciences sociales.

6. Les apports des sciences sociales


116 En retour, les historiens peuvent emprunter différents schémas explicatifs aux
économistes et aux sociologues, notamment dans le domaine de la théorie, des
techniques et des sources pour l’histoire de demain94.
117 L’historien est méfiant à l’endroit des théories, des concepts abstraits, plus ou moins
organisés, appliqués à un domaine particulier de la connaissance. Un historien à
théories est réputé dépourvu de bon sens, de réalisme, à la limite bourré de partis pris.
118 Or, la répulsion insurmontable, irrésistible affichée à l’endroit de la théorie est
injustifiée. A la base de tout travail historique, il y a toujours une théorie, une
construction méthodique et organisée, assez souvent implicite, de nature hypothético-
déductive. Tout travail historique est guidé par une théorie, soit-elle implicite. Karl
Popper95nous a expliqué qu’une théorie est un filet que nous tendons pour capturer le
monde, pour le rationaliser, pour l’interpréter, pour le dominer. Lorsque l’historien
étudie le mariage à Genève ou en Pologne au XVIIe siècle, la distribution de la propriété
foncière en Bavière ou en Catalogne au XVIIIe siècle, il utilise, sans le savoir peut-être,
des systèmes théoriques sur la famille et sur le mariage, sur la propriété, qui lui
permettent de récolter ces données, de les agencer, de les comprendre et dans certains
cas de les expliquer au moyen d’un récit.
119 Savoir manier sciemment les théories, le cas échéant pouvoir les construire, savoir
qu’une théorie est un ensemble de propositions liées les unes aux autres de manière
systématique et permettant d’élaborer des généralisations – la famille, le mariage, la
classe sociale, etc. – des généralisations susceptibles d’être vérifiées empiriquement, ce
n’est pas un jeu intellectuel mais plutôt une nécessité pratique 96.
120 Prenons, à titre d’exemple, un livre d’histoire sur la Révolution française, un autre sur
la Révolution russe et un autre encore sur les événements de mai 1968 97. Tous ces livres
examinent un ensemble d’événements ayant lieu dans certaines sociétés et caractérisés
par des changements importants, par des ruptures profondes. Ils se fondent sur une

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théorie de la révolution, laquelle permet de récolter les faits, de les classer, de les
connecter, de les interpréter, de leur donner une signification ou des significations,
celles de Jean Jaurèsou de Georges Lefebvre98,d’Isaac Deutscher99ou d’Adrien
Dansette100, ou encore d’Alain Touraine101. Les origines de la France contemporaine
d’Hippolyte Taine, par exemple, n’ont rien en commun avec l’Histoire socialiste de la
Révolution française de Jean Jaurès, car ces deux histoires fondent leurs analyses
détaillées, l’évaluation critique des expressions, leurs comparaisons, l’identification
dans un événement du fondamental et du contingent, leurs procédures de
généralisation, sur des constructions théoriques fondamentalement disparates.
121 L’assassinat de César est, certes, un événement unique. Cependant, il rentre aussi dans
la classe des assassinats politiques, de phénomènes qui, à côté d’éléments contingents
et spécifiques, présentent des caractéristiques communes comparables.
122 La maîtrise des règles régissant les arrangements, les permutations et les combinaisons
des éléments à l’origine des notions servant à décrire les phénomènes, offre des
avantages certains pour la mise en perspective des comparaisons, pour déceler des
éventuelles uniformités. Bien que celles-ci soient impropres à la prédiction, elles aident
néanmoins à circonscrire les réactions qu’on peut avoir devant un événement aléatoire.
Dès lors il est possible de construire des modèles non déterministes, stochastiques, des
modèles qui reconnaissent la place des aspects aléatoires des phénomènes, à leurs côtés
uniques et atypiques – aux réactions des hommes vis-à-vis des événements.
123 Par ailleurs, l’historien utilise couramment les notions de protestantisme, capitalisme,
libéralisme, socialisme, économie urbaine, réalisme, néo-réalisme…, sans jamais
s’interroger sur les règles de la logique ou de la logistique les ayant produites. En
histoire, l’utilisation des typologies est variable et chatoyante. Tantôt le type
capitalisme est un outil pour faire des comparaisons entre des époques économiques
différentes, tantôt il est le « collant » de données empiriques peu structurées. En un
mot, il n’y a pas de recherche sans théorie, il est dangereux d’utiliser une théorie sans
la maîtrise des caractéristiques du type construit, sans l’analyse préalable de sa
structure logique, sans la connaissance des relations entre les composants.
124 Un exemple aidera à mieux comprendre cette problématique. Pour étudier le
socialisme suisse du XIXe siècle, il faut recourir à une masse énorme de documents, de
données plus ou moins sûres, plus ou moins significatives, d’origine très différente, à
des rapports de police, aux journaux, livres, tracts, affiches, documentaires
cinématographiques, enregistrements phoniques, etc. Pour exploiter cette
documentation, il faut fixer auparavant les caractéristiques spécifiques du socialisme
suisse au XIXe siècle afin d’identifier dans la documentation le socialisme de qui ne l’est
pas. Pour fixer les caractéristiques et les contours de ce phénomène dit socialisme, on
combinera une série d’articles de foi, de normes, de coutumes, de préceptes, de
conduites, de notions, de règles, de significations, le parti, l’organisation de classe, et
on les constituera en un arrangement idéalisé. Ensuite, on comparera les traces, les
indices, la documentation disponible avec le type idéal; l’analyse portera sur la
convergence, la divergence ou le parallélisme des matériaux historiques et la
construction typologique. On sait que, selon la définition classique de Max Weber : « Un
type idéal est formé à partir de l’accentuation d’un ou plusieurs points de vue, et par la
synthèse d’un grand nombre de phénomènes individuels concrets, diffus, discrets, plus
ou moins présents, qui sont organisés en accord avec ses points de vue mis en relief
pour former une construction analytique unifiée. Dans sa pureté conceptuelle, cette

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145

construction mentale en effet ne se retrouve nulle part dans la réalité. » C’est pour cela
que Karl Marx ne parle pas de capitalisme, mais de capital. A défaut d’une bonne
maîtrise théorique des types idéaux, il y a le risque de décrire des réalités qui n’existent
pas, d’homogénéiser des situations contrastantes, de parler du socialisme de Thomas
Campanella, de capitalisme mérovingien, de précapitalisme, et ainsi de suite.
125 L’utilisation correcte des instruments théoriques, des typologies, améliore notablement
approche du chercheur et lui sert de garde-fou contre les distorsions inhérentes à toute
conceptualisation. Savoir manier une théorie, c’est aussi assurer la bonne formulation
des hypothèses, d’hypothèses riches, susceptibles d’épouser davantage le réel dans ses
contradictions.
126 L’historien pourrait emprunter au sociologue d’autres classes importantes de théories
et parmi celles-ci, notamment, celles de modèle et de structure.
127 Le modèle est une théorie particulière, hypothético-déductive. En histoire économique,
on utilise le mot modèle dans le sens de module ou de schéma. Les exemples les plus
courants sont les modèles des cycles économiques, ou les mouvements de longue durée
de Kondratieff102. Les modèles des cycles servent à expliquer les oscillations entre la
phase ascendante du phénomène, qui est beaucoup plus longue, et la phase
descendante qui est extrêmement courte. Pour expliquer ce phénomène, l’historien
économiste doit recourir à une hypothèse formulée ainsi : les investissements,
l’épargne, la consommation, bref les quantités économiques globales sont liées de façon
instantanée ou différée. Si les données empiriques vérifient cette hypothèse, le modèle
est jugé pertinent pour éclaircir les cycles.
128 Le modèle par rapport à la théorie a ceci de particulier : tandis que la théorie doit
uniquement servir à éclairer la nature d’un phénomène, le modèle doit être en principe
toujours vérifiable. L’exemple le plus célèbre est celui de Pareto 103, dont le modèle a été
appliqué à des domaines fort différents, de l’étude de la distribution des mots dans le
roman Ulysse de James Joyce, au jeu de billes, à l’inégalité des revenus et à tant d’autres
domaines. Son auteur a commencé par l’appliquer à la distribution de la richesse dans
les villes italiennes du Moyen Age, en Prusse, à Bâle, à Zurich, puis il a voulu le vérifier
en l’appliquant à la distribution de la richesse d’après le rôle de la taille, à Paris, en
1292. Dans cette étude Pareto montre que la « distribution de la richesse n’a pas
beaucoup changé, à Paris, de 1292 à nos jours. L’exposant a, notamment, avait, en 1292,
la valeur de 1,37, il avait,en 1900, la valeur de 1,42. » Des immenses changements
sociaux et économiques séparent Paris du début du siècle XXe du Paris de 1292. Ce
résultat n’en est plus que « très remarquable ». Sans entrer dans trop des détails, on
peut dire que le modèle de Pareto met en lumière qu’à toutes les époques, la répartition
du revenu affecte la forme d’une toupie dont la pointe est tournée vers le haut, et cela
dans des pays de conditions économiques et sociales fort différentes. Pareto dit que
cette forme ne dépend pas du hasard car si tel était le cas, elle serait semblable à la
courbe des probabilités. Or, la courbe de la répartition diffère totalement de celle des
probabilités, bien connue des statisticiens, sous le nom de « courbe des erreurs ».
Pareto conclut que la forme, une sorte de toupie renversée, est engendrée par des
forces fondamentales indépendantes, gouvernées par une loi universelle. Les pauvres
constituent la partie inférieure, arrondie, de la toupie renversée, et les riches le
sommet, en pointe. Le modèle permet de constater, en outre, qu’une augmentation des
revenus minima et une diminution de l’inégalité ne peuvent se produire, soit isolément
soit d’une manière cumulative, que si le total des revenus croît plus vite que la

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population; l’accroissement du nombre des grandes fortunes n’implique pas un


accroissement général de la richesse, pas plus que l’accroissement du nombre des
pauvres n’implique un appauvrissement général du pays. En d’autres termes, l’inégalité
des fortunes et la diminution du paupérisme sont deux phénomènes sociaux
différentes. Par ce modèle, on explique aussi le fait qu’une distribution différente de la
richesse n’arrive qu’à élargir la base de la toupie mais pas à amenuiser sensiblement le
sommet. En termes plus abstraits, le modèle postule que la courbe de la distribution du
revenu est représentée par une droite dont l’équation est log N = log A - a log x, où x est
la dimension du revenu égal et supérieur à x, A et a étant des constantes à déterminer
d’après les données empiriques. L’inclinaison sur l’axe des x de la ligne des logarithmes
est donnée évidemment par a. Tout cela peut se « voir » grâce à un graphique à double
échelle logarithmique où sont représentés les revenus supérieurs à la moyenne; la
diminution de l’inclinaison indique une moindre inégalité des revenus.
129 Le modèle explique ainsi la forme de la distribution de la richesse et des revenus dans
toutes les sociétés, à toutes les époques. Dans le Bas-Empire, par exemple, on a pris aux
riches des terres et on les a données aux soldats; ailleurs on a établi l’impôt progressif
ou généralisé la sécurité sociale. Ces différentes manières de procéder à des
redistributions, ont agrandi la base de la pyramide sociale, rendu plus mince le
sommet, et pourtant les proportions entre les différentes couches de la société n’ont
subi aucune mutation fondamentale. Selon Pareto il y a un équilibre à l’intérieur de la
société qui reste toujours le même, d’une époque à l’autre. Dans le Cours d’économie
politique, §1012, il a écrit : « L’inégalité de la répartition paraît donc dépendre beaucoup
plus de la nature même des hommes que de l’organisation économique de la société. De
profondes modifications de cette organisation pourraient n’avoir que peu d’influence
pour modifier la loi de la répartition du revenu. »
130 Des inférences putatives font dire à Pareto qu’il y une stabilité de l’ordre social,
invariable malgré des répartitions radicales des capitaux et des revenus. Dans ce cas on
est allé plus loin de ce que le modèle conseille d’induire. Toutefois, le modèle reste un
outil de recherche puissant. Il aide à poser des bonnes hypothèses, à spécifier ensuite
les fonctions analytiques, à établir des règles de définition qui sont aussi des règles de
transformation. Si le modèle colle avec la réalité, avec les données empiriques, le
modèle est validé, il a une certaine utilité cognitive.
131 Inutile de rappeler que les théories n’existent nulle part dans la réalité. Ce sont des
« filets » utilisés pour saisir la complexité du réel. Sans théorie et au vu de la quantité
de données à la disposition du chercheur, il serait difficile de commencer une enquête,
de classer les matériaux, de les interpréter.
132 A une autre classe de théorie appartient la structure, avec son cortège des notions de
fonction et de signification. La structure est d’une très grande puissance heuristique.
En effet, elle aide à expliquer les dynamismes sous-jacents des phénomènes, à élucider
les processus d’élaboration et de développement des événements, en ce qu’ils ont
d’invariant et d’intemporel. Il suffit de penser au problème de la langue, celle-ci change
si lentement que les changements ne sont perceptibles qu’au cours de quelques
générations. Un autre exemple nous est donné par la culture, c’est-à-dire par des
comportements, des attitudes, par la capacité de profiter d’expériences sociales sans
avoir à chaque fois à payer le prix pour l’élaboration de cette expérience. Grâce à la
culture l’homme peut résoudre des problèmes qu’il n’avait jusqu’alors jamais affrontés
et il peut les résoudre avec une relative aisance et une certaine économie de moyens.

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Puisqu’il n’y a pratiquement pas d’instincts chez l’homme, la « culture » et l’expérience


sociale lui fournissent les moyens de faire face à tous ces problèmes. L’ensemble des
comportements hérités, reçus, transmis, c’est la culture, un ensemble d’éléments qui
permet de résoudre les problèmes de l’existence. Ces éléments, organiquement liés
entre eux, forment une composition, une structure.
133 Ce concept de structure permet d’aller au-delà de la partie contingente des
comportements (de cette partie qui change, qui peut muter) d’aller au tréfonds des
événements; il aide à saisir le noyau fondamental d’un phénomène, à aller par-delà les
apparences, par-delà le manifeste; il donne au chercheur l’élément pour ainsi dire
permanent d’un système, le système d’un objet construit. La structure n’est pas
immédiatement observable. Grâce à elle, selon Wittgenstein, « dans l’état des choses,
les objets se comportent les uns par rapport aux autres d’une manière déterminée. La
manière dont les objets s’enchaînent dans l’état des choses constitue la structure de
l’état des choses. La forme est la possibilité de la structure. La structure du fait consiste
dans la structure des états de choses »104.
134 On oppose à la notion de structure celle de conjoncture. Si la structure est l’élément
permanent, la conjoncture est par contre l’ensemble des variations à court terme d’un
certain nombre de variables caractéristiques. En d’autres termes, les structures sont
des constantes, et des éléments d’évolution, mais d’une évolution lente. Grâce à la
notion de structure, il est possible de repérer les interdépendances des modes de
production, des hiérarchies sociales, des institutions et des croyances. Ce concept, bien
manié, arrive à rendre compte des décalages, des interdépendances qui n’apparaissent
pas, de la production de structures nouvelles, des inadaptations de niveaux et des
équilibres dans le sens des régulations et des autorégulations 105. Mais pour y parvenir, il
faut savoir comment construire cette notion abstraite, cette théorie, autrement dit, la
structure, dont Claude Lévi-Strauss a dit : « Les structures sociales sont des objets
indépendants de la conscience qu’en prennent les hommes (dont elles règlent pourtant
l’existence) et sont aussi différentes de l’image qu’ils s’en forment que la réalité
physique diffère de la représentation sensible que nous en avons ou des hypothèses que
nous formulons à ce sujet »106. De ce fait, il faut aller au-delà de la pure observation
descriptive – et c’est bien grâce à cette rupture épistémologique que Les structures
élémentaires de la parenté, par-delà la compréhension des formes du lien familial, et des
échanges matrimoniaux, aident à comprendre les échanges sociaux, les fonctions
sociales et les institutions, et en somme tous les rapports et les liens d’association et de
subordination entre les hommes. Par-delà les structures matrimoniales, ce livre a
révélé que là où il y a un système de parenté107, il s’établit inévitablement une structure
hiérarchique, et là où il y a une structure hiérarchique, il y a toujours un rapport de
subordination et de domination. Il faut ajouter qu’assez souvent les structures se
présentent à nous sous une forme symbolique. En général, c’est le symbole qui
médiatise les rapports de domination et de subordination. Par exemple, les messages,
les signaux, la manière de parler permettent d’assurer pour ainsi dire l’hégémonie, les
rapports de subordination-domination qui sont inhérents à la nature humaine, telle
tout au moins que nous l’avons connue jusqu’ici.
135 En plus, donc, des apports théoriques, la sociologie peut fournir à l’histoire une
panoplie de techniques et de méthodes. Elles sont fort nombreuses, je ne saurais les
énumérer toutes. Il va de soi que les techniques sociologiques ne fournissent jamais à
l’histoire des solutions toutes faites. Toutefois, elles peuvent aider à poser de manière

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nouvelle des problèmes anciens ou plus simplement à indiquer de nouvelles voies


d’approche.
136 Prenons deux exemples : l’analyse des contingences, et les sondages par panels.
L’analyse des contingences est une technique permettant d’établir des structures de
relations entre les éléments d’un message. Grâce à cette technique, nous arrivons à
préciser les symboles-clés d’une campagne électorale et ensuite à calculer la fréquence
à laquelle chaque symbole-clé apparaît avec d’autres symboles-clés. Il faut tout d’abord
regrouper les symboles réputés importants en catégorie et ensuite aller de l’avant grâce
au calcul matriciel. Je n’entre pas dans les détails techniques – que d’ailleurs nous
pouvons même ignorer ici. C’est bien cette analyse des contingences qui a permis de
disséquer le journal de Goebbels, en utilisant 21 catégories. On est arrivé à construire
une matrice pouvant rendre compte de la présence / absence des catégories dans tous
les passages du journal. On s’est aperçu alors qu’il y a des catégories corrélées très
strictement du point de vue statistique – et dans ce cas, chose un peu étrange qu’on a
eu de la peine par la suite à expliquer, elles étaient toujours associées
psychologiquement dans la pensée de Goebbels. Par exemple, l’analyse montra que les
Juifs, les Italiens et les Français étaient pour Goebbels des peuples d’esclaves. Pourtant,
cette idée s’associe à celle d’assurer des réserves alimentaires à un seul de ces pays, la
France. Et cette idée à son tour s’accompagne toujours de celle de la supériorité
allemande en toutes circonstances et en particulier vis-à-vis des Français. Il a été aisé
de présenter alors la structure du journal graphiquement et ainsi en avoir une synthèse
visuelle108. Une telle technique est très utile lorsqu’on a affaire à une masse
considérable de documents, ou lorsqu’il est impossible à un seul chercheur de maîtriser
des milliers et des milliers de pages de mémoires ou de correspondance.
137 L’autre exemple concerne les enquêtes par sondage. L’enquête est menée sur un
échantillon construit selon les méthodes scientifiques de la représentativité et du plan
d’échantillonnage. En sociologie, le sondage est un moyen très courant pour recueillir
les opinions exprimées par les personnes appartenant à une population finie ou infinie.
Il est utilisé pour connaître l’opinion des Suisses sur les Hautes Ecoles spécialisées, ou
celle des Italiens à propos de la mainmise de la mafia sur les travaux publics, ou encore
des Anglais au sujet des prestations du service national de santé. Il va de soi que le
sondage donne aussi des résultats pour l’analyse de phénomènes plus complexes, par
exemple les phénomènes électoraux. Ceux qui étudient les élections savent
l’importance des documents administratifs pour ce genre de recherches. Grâce à ces
documentations, on arrive à connaître la composition socioprofessionnelle des villes, et
grâce au dépouillement des votes, on peut connaître la répartition des votes par
quartier et par commune. Ces deux types de renseignements restent, il est vrai,
toujours juxtaposés car ces deux sources différentes ne donnent aucune indication sur
la relation entre le vote et la catégorie socioprofessionnelle. Il est difficile de dire si les
suffrages du parti socialiste proviennent des milieux ouvriers et ceux du parti radical
de la petite bourgeoisie, par exemple. Cette difficulté est contournée à l’époque
contemporaine par les sondages. Les sondages font en effet connaître les votes passés,
évidemment à condition que les déclarations fournies à l’enquêteur soient vraies. Les
renseignements fournis par les sondages sociologiques ne sont pas du tout juxtaposés,
mais corrélés entre eux. Ils font connaître l’opinion publique, sa constitution, ses
tergiversations, ses atermoiements ainsi que les processus de formation des décisions
électorales109. En général, on connaît le résultat du vote, mais on ne peut rien dire de la
façon dont on est arrivé à ce résultat, sinon de manière plus ou moins impressionniste.

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Dans ce domaine, en plus, les sociologues ont mis au point des techniques extrêmement
perfectionnées de sondage, qui peuvent être d’une très grande utilité pour les
historiens, telle cette forme particulière de sondage qu’est l’enquête par panel 110,
consistant à interroger à plusieurs reprises un échantillon de sujets en éliminant avec
des procédés mathématiques les distorsions naissant de la répétition de la même
expérience. Supposons d’avoir 4 vagues d’interviews et que toutes les questions posées
visent à mettre en évidence 3 caractéristiques : avoir des informations sur le degré
d’intérêt pour la consultation électorale (fort ou faible), sur le degré d’exposition
volontaire à la campagne électorale (fort ou faible selon qu’on fréquente des meetings
ou qu’on allume la télévision pour entendre les discours de M. Vincent ou de M.
Reverdin, selon qu’on lit les journaux lorsqu’ils relatent le débat au sujet d’une
votation); enfin, sur les caractéristiques du vote, c’est-à-dire voter ou ne pas voter. J’ai
simplifié au maximum en choisissant uniquement 3 caractéristiques.

Ces caractéristiques se présentent sous la forme de variables à deux états : fort ou


faible, voter ou s’abstenir. Nous avons des facteurs constitutifs dont la composition
et les rapports déterminent la situation considérée et qui peuvent prendre
diverses valeurs, dites valeurs ordinales (plus grand que / égal / plus petit que). On
peut introduire des variables plus complexes, mais alors dans ce cas-là, il faut
avoir un ordinateur, étant donné que les calculs deviennent extrêmement
compliqués. Au moment de la première entrevue-observation, les réponses des
interviewés peuvent être classées 2 x 2 x 2 = 8, c’est-à-dire qu’elles peuvent nous
donner 8 caractéristiques différentes, c’est-à-dire 8 réponses différentes à notre
question. De même à la seconde, à la troisième et à la quatrième interview. Nous
disposons à la fin de 4096 informations numériques, c’est-à-dire 4096 informations
au sujet de cet échantillon que l’on a interviewé 4 fois. Nous savons que certains
sujets peuvent être classés + + +, intérêt fort, exposition forte, vote positif à la
première observation, + – + à la deuxième, et ainsi de suite pour toutes les
combinaisons possibles et imaginables. Or, une fois que nous avons ces
observations et les exploitons pour construire un tableau, nous allons d’un coup
découvrir un processus que nous n’aurions jamais pu saisir autrement. Nous
décelons un processus gouverné par un réseau causal complexe, qu’il était difficile
d’entrevoir avant, c’est-à-dire que l’intérêt politique provoque la recherche de
l’information et que ces deux facteurs solidairement tendent à éliminer l’attitude
d’abstentionnisme. Il est donc prouvé qu’une propagande extrêmement poussée
n’arrivera pas à éliminer l’abstentionnisme qui, dans ce pays, est particulièrement
important. Ceux qui pensent qu’avec un peu de propagande, on éliminera
l’abstentionnisme, risquent de s’attaquer à un phénomène superficiel; la solution
de ce problème superficiel ne changera strictement rien à cette réalité-là … à une
réalité extrêmement profonde si bien décrite, il y a plus d’un siècle, par
Tocqueville. On pourrait ajouter un autre exemple un peu plus complexe, un peu
plus classique aussi, élaboré par James Coleman, reconstruit par Paul-F. Lazarsfeld
et repris récemment par Raymond Boudon111. On peut le résumer en l’adaptant
pour vite voir comment certaines techniques sociologiques peuvent donner aux
historiens une aide précieuse.

138 Dans une élection, on a observé les résultats suivants :

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150

2 30 20 110

3 320 150 300 520

4 220 130 200 260 620

5 160 70 150 130 200 240

6 80 80 190 140 170 180 210

7 40 70 130 140 120 120 130 200

1 2 3 4 5 6 7 ... j

139 Le cas est fictif; en général, on a des tableaux plus longs et complexes.
140 N est l’effectif des bureaux de vote dans le canton de Vaud; j représente le nombre de
personnes ayant voté pour le candidat Bolomey – comment devons-nous lire ce
tableau ?
141 Il se lit de la manière suivante : parmi les 30 + 20 + 110 = 160 sections de deux membres,
30 ont voté à l’unanimité pour le candidat Chapuy opposé à Bolomey, 110 ont voté à
l’unanimité pour le candidat Bolomey, tandis que dans vingt sections les deux voix se
partagent sur chacun des candidats. Dans les sections de trois membres, dans 320 cas,
les trois membres votent pour Chapuy, dans 520 cas les trois membres votent pour
Bolomey, dans 150 cas, un membre vote pour Bolomey et deux pour Chapuy. Dans 300
cas, un membre vote pour Chapuy et deux pour Bolomey.
142 Continuer cette lecture n’est pas nécessaire. Ce qui est important, dans ce tableau,
saute vite aux yeux : il y a unanimité ou quasi-unanimité dans le comportement des
bureaux électoraux. Le tableau fait apparaître, en effet, l’existence d’un processus
souterrain, que Coleman et Lazarsfeld ont bien élucidé, c’est-à-dire que le vote est
influencé par la répartition des voix à l’intérieur du bureau de vote. C’est une banalité
désormais, depuis qu’on s’occupe de comportement électoral, que d’affirmer cela; et
pourtant, il y a 50 ans, personne n’y songeait encore.
143 Prenons maintenant la technique du panel. Elle est appliquée couramment à l’histoire,
notamment en Amérique. Parmi les tout derniers livres qui ont utilisé la technique du
panel, il faut citer celui que Martin Seymour Lipset a consacré à l’élection de 1860 aux
U.S.A., au référendum sur la sécession des Etats du Sud des Etats-Unis. Les résultats ont
littéralement renouvelé cette page extrêmement importante de la vie politique
américaine, et même socio-économique, étant donné qu’au cours de cette élection de
1860, il y a eu un brassage entre le parti whig et le parti tory, brassage qui a
pratiquement chambardé toute la carte politique des Etats-Unis, en lui donnant
l’empreinte que nous lui voyons aujourd’hui encore112. Cette technique pourra
renouveler l’histoire politique, pourra donner une dimension totalement nouvelle aux
études d’histoire religieuse, ou d’histoire intellectuelle.

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151

144 Il ne reste qu’à dire quelques mots sur l’importance des recherches sociologiques pour
l’historien de demain. Chaque année, la corporation des sociologues publie environ
10.000 études, sans compter les travaux destinés à une circulation limitée, sous forme
de documents ronéotypés et qui, dans nos bibliothèques, occupent davantage de place
que les livres. Le moment est venu pour les bibliothèques ou tout au moins pour les
instituts d’histoire de commencer à s’intéresser à cette littérature grise, à la classer et à
la mettre à la disposition des chercheurs. Car dans ces rapports de recherches,
l’historien de demain trouvera, pour autant qu’il saura les lire, tous les éléments pour
comprendre notre société complexe et compliquée; il y trouvera déjà faite, au moins en
partie, l’histoire de ce présent si fascinant. L’histoire de demain trouvera dans les
recherches des sociologues d’aujourd’hui des données importantes surtout dans les
domaines de la stratification sociale, de la mobilité, des comportements collectifs, de la
socialisation et de la déviance, de l’opinion publique. La célèbre recherche sur
l’invasion des Martiens est un document désormais classique sur les croyances
collectives générées par de fausses nouvelles médiatiques.
145 La belle émission d’Orson Wells sur l’invasion de l’Amérique par les Martiens avait
pratiquement paralysé la vie quotidienne. Les Américains imaginaient que les Martiens
étaient arrivés sur la Planète bleue. Le phénomène avait eu une telle ampleur que des
dizaines de chercheurs ont voulu connaître les raisons de ce cas de panique collective.
Comment se faisait-il que, dans un pays qui avait le meilleur niveau culturel du monde,
qui était à l’avant-garde de la science et de la technologie, où la laïcisation de la vie
était extrêmement poussée, où il y avait un degré de connaissances astronomiques
parmi les plus approfondies, on ait pu assister à une forme d’hystérie collective, de
panique généralisée. Des historiens se sont occupés de ce problème à partir des
chroniques et des commentaires des journalistes, de mémoires d’acteurs, de récits
d’écrivains. Ils ont établi la chronologie de l’événement et en ont tracé l’histoire telle
qu’elle a été rationalisée a posteriori. Les historiens, en relatant les opinions exprimées,
se fondaient sur des types de rationalisation construite a posteriori; ils reflétaient bien
évidemment les idées d’une couche particulière de la population, celle qu’on appelle
« l’opinion publique américaine ». Les sociologues et psychologues sociaux, par contre,
ont étudié l’invasion des Martiens avec d’autres techniques. Ces travaux expliquent
l’impact que l’annonce d’une invasion de la terre par les Martiens a eu aux Etats-Unis et
aident également à comprendre les comportements réels de diverses strates de la
population américaine tout de suite après la Deuxième Guerre mondiale. A l’aide de ces
enquêtes psychosociologiques, les historiens disposent d’une compréhension
rapprochée de la panique telle qu’elle s’était diffusée dans les divers groupes sociaux 113.
146 J’ai souligné plus haut l’importance pour les historiens des travaux sociologiques sur la
stratification sociale. Un seul exemple ici suffira. On a dit et répété que la Suisse est une
société sans classes. Cette affirmation, on la retrouve dans tous les livres d’historiens
suisses. Cette thèse se fonde sur des indicateurs assez importants tels que les salaires, le
statut socioprofessionnel, le degré d’intégration (mais un récent sondage, fait à
l’occasion du 1er mai, a montré que les Suisses ne sont pas ce peuple si attaché à la
participation tel qu’on l’imaginait). Bref, l’affirmation repose sur un certain nombre
d’indicateurs apparemment très sûrs. Ces indicateurs démontreraient, d’après les
historiens, que le pays n’a pas de classes sociales. Or, si, au lieu de s’en tenir aux
apparences exprimées par ces indicateurs sociaux, on examinait les enquêtes
sociologiques en la matière, on trouverait de bien curieuses choses. Lorsqu’on a

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demandé aux Suisses la classe à laquelle ils pensent appartenir, les ouvriers sont deux
fois moins nombreux (36 %) à se ranger parmi les travailleurs. Les petits ou les ouvriers,
selon les termes utilisés, se déclarent dans la proportion de 61 % membres des classes
moyennes ou de la petite bourgeoisie. Par ailleurs, nous savons que parmi les cadres
supérieurs de ce pays et les membres des professions libérales, la proportion de ceux
qui se disent des classes moyennes et qui refusent de se considérer des bourgeois est à
peu près aussi forte (82 %) que parmi les employés (85 %).
147 N’est-il pas évident que la proclamation de l’appartenance aux classes moyennes n’a
pas et ne peut avoir la même signification pour les membres des différentes catégories
sociales ? Luc Boltanski, dans son livre reçu comme un pamphlet déplacé, Le Bonheur
suisse, a très pertinemment observé : « Ce qui est parade chez les ouvriers ne peut être
que feinte dans les classes supérieures, sacrifice intéressé à la passion égalitaire par
laquelle, tout à la fois, on peut garder ses distances et décourager la revendication en
déniant la réalité du privilège ou de l’existence des privilèges » 114.
148 Si nous prenons maintenant en considération les travaux de sociologie de l’éducation et
les lisons en fonction d’une étude de mobilité sociale, c’est-à-dire si nous faisons une
analyse secondaire de ces travaux, nous découvrons qu’au-delà d’un même idéal, celui
d’une société méritocratique, basée sur l’idéologie de l’effort commun, de
l’attachement aux valeurs démocratiques et aux vertus d’égalité, par-delà tout ce qui
fait de ce pays « un des meilleurs pays qui soit » (la phrase est de Vilfredo Pareto), nous
constatons qu’en Suisse il y a des classes, et que ces classes ont des possibilités
différentielles d’accès à la richesse, au savoir et aux loisirs. Dès lors, le sociologue
constate un décalage entre les normes de vie que propose la culture nationale et les
comportements imposés aux individus par les conditions objectives dans lesquelles ils
se meuvent. Est-ce que ce décalage entre le réel et l’idéal engendre ce que l’on a pris
l’habitude d’appeler le « mal suisse » ou « l’histoire d’un peuple heureux », pour le dire
d’une autre manière ? Voici une question à laquelle les historiens pourraient très
facilement répondre pour autant qu’ils s’intéressent davantage aux travaux
sociologiques qu’aux actes parlementaires et aux registres des décisions du Conseil
fédéral.

7. En guise de conclusion interlocutoire


149 La conclusion, je veux l’emprunter aux Problèmes généraux de la recherche
interdisciplinaire de Jean Piaget : « Inutile de multiplier les exemples pour montrer qu’il
y a là un domaine de recherche interdisciplinaire d’importance assez générale. Le
problème revient en définitive à se demander jusqu’à quel point l’homme
contemporain dépend de son histoire. Une réponse superficielle qui pourrait être tirée
de ce que l’on vient de voir consisterait à soutenir que les facteurs historiques ont
d’autant plus d’importance qu’ils sont intemporels et relèvent, comme les normes
rationnelles, d’invariants que l’histoire retrouve mais ne crée ou n’explique pas, tandis
que les grands changements historiques qui introduisent des continuités entre certains
systèmes de normes et les précédents souligneraient davantage l’importance des
rééquilibrations synchroniques que des processus constructeurs continus. En réalité, il
y a l’histoire des événements, ou des manifestations visibles et en partie contingentes,
et il y a l’histoire du dynamisme sous-jacent ou des processus d’élaboration et de
développement. Or, on sait de plus en plus qu’un développement organique est bien

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davantage qu’une histoire d’événements ou qu’une succession de phénomènes : il est


structuration ou organisation progressive, dont les étapes qualitatives sont
subordonnées à une intégration croissante. C’est pourquoi l’histoire de la civilisation
est de plus en plus une œuvre interdisciplinaire où l’histoire des sciences et des
techniques, l’histoire économique, la sociologie diachronique, etc., doivent analyser
concurremment les innombrables faces des mêmes transformations, mais aussi
pourquoi l’histoire est explicative même en ce qui apparaît comme des invariants
intemporels, car ils ne sont devenus tels qu’en fonction de processus constructifs et
d’équilibration qu’il s’agit de reconstituer et qui, en opérant d’un domaine à l’autre,
s’éclairent les uns les autres en leurs oppositions autant qu’en leurs mécanismes
communs. »115

NOTES
1. Lire R. Romano, Le problème de la transition du féodalisme « at present » dans l’œuvre d’Adam Smith,
« Revue européenne des sciences sociales », XXXIV, 1996, n. 106, pp. 17-24 et G. Busino, La
permanence du passé. Questions d’histoire de la sociologie et d’épistémologie sociologique, Genève, Droz,
1986, pp. 49-65.
2. F. Braudel, Les ambitions de l’histoire. Edition établie et présentée par R.de Ayala et P. Braudel.
Préface de M. Aymard, Paris, de Fallois, 1997.
3. P. Bairoch, Victoires et déboires. Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours,
Paris, Gallimard, 1997, 3 vols.
4. I. Wallerstein, The Capitalist World-Economy, Paris, MSH, 1979; The Politic of the World-Economy,
Paris, MSH, 1984; Le capitalisme historique, Paris, La Découverte, 1985.
5. W. W. Rostow, The Stages of Economic Growth, Cambridge, Cambridge University Press, 1960.
6. J. Hicks, A Theory of Economic History, Oxford, Clarendon Press, 1961, et Causality in Economics,
London, Blackwell, 1979.
7. A. O. Hirschman, Essays in Trespassing Economics to Politics and Beyond, Cambridge, Cambridge
University Press, 1981, et Come complicare l’economia, Bologna, Il Mulino, 1988, mais surtout The
Passions and the Interests. Political Arguments for Capitalism before its Triumph, Princeton, N.J.,
Princeton University Press, 1977.
8. M. Dobb, The Transition from Feudalism to Capitalism, London, New Left Books, 1976 et Prelude to
the Industrial Revolution, « Science and Society », Vol. XXVIII, n. 1, Winter 1964, pp. 31-47. Voir
aussi le recueil : M. Dobb, R. Hilton, E. Hobsbawm, A. Maczak, F. Mazzei, J. Merrington, A. Soboul, I.
Wallerstein, Dal feudalismo al Capitalismo, Napoli, Liguori, 1986.
9. Sur l’œuvre de l’historien polonais voir les travaux de M. Herling Bianco, Braudel e Kula. Un
« incontro » fra due tradizioni storiografiche ed intellettuali, in : B. Angelo et G. Muto, Fernand Braudel :
il mestiere di uno storico, Napoli, ESI, pp. 45-54, et La transizione dal feudalesimo al capitalismo
nell’opera di Witold Kula, in « Società e Storia », n. 42, 1988, pp. 979-993.
10. Voir à ce propos le recueil d’études L’esprit des lois sauvages, Paris, Seuil, 1988 ainsi que le livre
d’A. Testart, Les chasseurs-cueilleurs, ou l’origine de l’inégalité, Paris, Société d’Ethnographie, 1982.
11. D. C. North, The Rise of the Western World, Cambridge, Cambridge University Press, 1973;
Structure and Change in Economic History, New York, Norton, 1982; Institutions, Institutional Change
and Economic Performance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990; Transaction Costs,

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Institutions and Economic Performance, San Francisco, CA, ICS, 1992. Lire sur l’euvre de ce prix
Nobel : R. Giannetti et A. Baccini, Un Nobel a sorpresa, « Storia del pensiero economico », n. 26, n.s.,
1993, pp. 3-22.
12. H. Demsetz, Towards a Theory of Propriety Rights, « American Economic Review », 57, May 1967,
pp. 347 -359.
13. Cf. G. Berthoud & G. Busino, Pratiques sociales et théories. Les discordes des universitaires, Genève,
Droz, 1995, pp. 41-94.
14. Sur l’utilisation de l’histoire des faits économiques de la part des économistes, voir les textes
réunis dans le volume Le vie della storia nell’economia, a cura di Pierluigi Ciocca, Bologna, Il Mulino,
2002. Voir également E. Hobsbawm, Historians and Economists, dans On History, London, Abacus,
2002, pp. 124-163.
15. Cf. G. Weisz, The Emergence of Modern Universities in France, 1863-1914, Princeton, Princeton
University Press, 1983, et W. R. Keylor, Academy and Community. The Foundation of the French
Academic Culture in Comparative Perspective, 1890-1920, Cambridge, Harvard University Press, 1992.
16. Cf. M. Rebérioux, Préface à Ch.-V. Langlois et Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques,
Paris, Kimé, 1992, pp. 7-26; A. Prost, Seignobos revisité, « Vingtième Siècle », n. 43, 1994, pp.
100-118; L. Mucchielli, Une lecture de Langlois et Seignebos, « EspacesTemps Les Cahiers », nn.
59-60-61, 1995, pp. 130-136. Voir aussi O. Dumoulin, Profession historien : un « métier » en crise ?
1919-1939, Paris, Ed. de l’EHESS, 1983.
17. Sur le sujet, les travaux fondamentaux so nt ceux de I. Meyerson, Ecrits 1920-1983. Pour une
psychologie historique, Paris, PUF, 1987; Les fonctions psychologiques et les oeuvres. Postface de R. Di
Donato, Paris, Albin Michel, 1998; Existe-t-il une nature humaine ? Psychologie historique, objective,
comparative. Préface de E. Poulat. Introduction de F. Parot, Paris, Institut d’ Edition Sanofi-
Synthèselabo, 2000.
18. Cf. G. Eisermann, Soziologie und Geschichte, in Handbuch der empirischen Sozialforschung, hrsg von
R. König, Stuttgart, Enke, 1972, pp. 601-640; G. Busino, Sociologia e storia. Elementi per un dibattito,
Napoli, Guida, 1975 et l’article de G. Noiriel, « Ne tirez pas sur l’historien ! ». Sur quelques conditions
préalables à un « gai savoir » en sciences sociales, « Politix », n. 6, Printemps 1989, pp. 33-39, ainsi que
son livre Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Belin, 1996. A voir également P. Carrard, Poetics of the new
history. French historical discourse from Braudel to Chartier, Baltimore, Johns Hopkins University
Press, 1992.
19. Un panorama de ce débat in F. Cantù, Lo storico nella storia, in « Nord eSud », agosto-settembre
1971, pp. 167-213. La discussion dont on parle dans le texte a été brièvement résumée par F.
Braudel, Histoire et sociologie, à présent dans le volume du même, Ecrits sur l’histoire, Paris,
Flammarion, 1969, pp. 97-105.
20. Il suffit de renvoyer ici aux livres les plus connus : W. Dray, Laws and Explanations in History,
Oxford, Oxford University Press, 1957; A. Danto, Analytical Philosophy of History, Cambridge,
Cambridge University Press, 1965; L. Braudy, Narrative Form in History and Fiction : Hume, Fielding &
Gibbon, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1973; G. H. von Wright, Explanation and
Understanding, London, Routledge and Kegan, 1971; H. White, Metahistory. The historical Imagination
in Nineteenth-Century Europe, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1973; Id., Tropics of
Discourse. Essays in cultural Criticism, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978; Id., The
Content of the Form : narrative discourse and historical Representation, Baltimore, Johns Hopkins
University Press, 1987; R. Aron, Leçons sur l’histoire. Cours du Collège de France. Etablissement du
texte, présentation et note par S. Mesure, Paris, de Fallois, 1989.
21. P. Lacombe, De l’histoire considérée comme science, Paris, Hachette, 1891.
22. F. Simiand, Méthode historique et science sociale, in « Revue de synthèse historique », Vl, 1903,
pp. 1-22 et 129-157 et Méthode historique et sciences sociales. Choix et présentation de M. Cedronio,
Paris, Ed. des Archives contemporaines, 1987, ainsi que le recueil d’études François Simiand (1873-1935).
Sociologie-Histoire-Economie. Sous la direction de L. Gillard et M. Rosier, Paris, Ed. des Archives

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155

contemporaines, 1996. Sur l’empirisme rationaliste et la méthodologie de Simiand, voir les pages de M.
Halbwachs, Classes sociales et morphologie. Présentation de V. Karady, Paris, Ed. de Minuit, 1972, pp.
349-389. Pour les prises de positions des sociologues voir : G. Busino, La sociologie sens dessus
dessous, Genève, Droz, 1992. Pour les réactions des historiens : Au berceau des « Annales ». Le milieu
strasbourgeois. L’histoire an France au début du XXe siècle. Sous la direction de Ch.-O.Carbonnel et G.
Livet, Toulouse, Institut d’études politiques, 1983. Dans ce volume, lire la contribution de M.
Rebérioux, Le débat de 1903 : historiens et sociologues, pp. 219-230. Voir également F. Dosse, L’histoire
en miettes. Des « Annales » à la « nouvelle histoire », Paris, La Découverte, 1987, ainsi que Ph. Besnard,
The epistemological polemic : François Simiand, in Ph. Besnard (ed.), The sociological domain. The
Durkheimians and the founding of French Sociology, Cambridge, University Press/Paris, Editions de la
MSH, 1983, pp. 248-262.
23. Celle-ci est une question récurrente dans les débats épistémologiques (voir les écrits de Hayden
White et de Leo Braudy). On peut lire les remarques les plus pertinentes in A. Momigliano, The Rhetoric of
History and the History of Rhetoric. On Hayden White’s Tropes (1981), in Settimo contributo alla storia
degli studi classici e del mondo antico, Roma, Ed. di storia e letteratura, 1984, pp. 49-59, ed anche in
Sui fondamenti della storia antica, Torino, Einaudi, 1984, pp. 465-476. Ma sopratutto Tra storia e
storicismo, Pisa, Nistri-Lischi, 1985 et Quelle histoire ! La « vérité » d’un roman n’est pas la vérité d’un
livre d’histoire. Arnoldo Momigliano se fâche, « Le Monde aujourd’hui », dimanche 26-lundi 27 février
1984, p. XIII.
24. F. Simiand, Méthode historique et sciences sociales. Choix et présentation [par] M. Cedronio, Paris,
Ed. des Archives contemporaines, 1987. Sur l’œuvre de Simiand cf. B.-P. Lécuyer, Singularité des faits et
vérités statistiques : à partir de la controverse Simiand-Seignobos, in J. Feldman, G. Lagneau, B.
Matelon, eds., Moyenne, Centre. Histoire et usages, Paris, Ed. de l’EHESS, 1991, pp. 275-287; François
Simiand (1873-1935). Sociologie-Histoire-Economie. Sous la direction de L. Gillard et M. Rosier, Paris,
Ed. des Archives contemporaines, 1996, mais aussi P. Novick, That noble dream. The “objectivity
question” and the American historical profession, Cambridge, Cambridge University Press, 1975.
25. H. Hauser, L’enseignement des sciences sociales, Paris, Alcan, 1903 et ce qu’en dit L.-E. Halkin,
Initiation à la critique historique, Paris, Colin, 1973, 4e éd., pp. 145-150.
26. Cf. C. Calliot-Thélène, Max Weber et l’histoire, Paris, Puf, 1990. Une position semblable a été
défendue par Simmel, voir J.-Y. Grenier, La méthode historique de Georg Simmel, in A propos de la
« Philosophie de l’argent » de Georg Simmel, Paris, L’Harmattan, 1993, pp. 15-59.
27. Cf. à ce propos H. Stuart Hughes, Consciousness and Society. The Reorientation of European Social
Thought, 1890-1930, New York, Vintage Books, 1961, surtout le chapitre II : « The Decade of the
1890’s : The Revolt against Positivism ». Cf. également la première partie du livre de W.J. Cahnman & A.
Boskoff, Sociology and History. Theory and Research, New York, Free Press, 1964, pp. 19-157, et le livre
de T. N. Clark, Prophets and Patrons : the French University and the Emergence of th .e Social Sciences,
Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1973. Voir aussi V. Karady, Durkheim, les sciences
sociales et l’Université : bilan d’un semi-échec, « Revue française de sociologie »,17, 1976, pp. 267-313;
J.-C. Marcel, LeDurkheimisme dans l’entre-deux-guerres, Paris, Puf, 2001, et surtout de Ph. Besnard,
Etudes durkheimiennes, Genève, Droz, 2003.
28. E. Durkheim, La science sociale et l’action. Introduction et présentation de J.-Cl. Filloux, Paris,
PUF, 1969, p. 107.
29. E. Durkheim, Journal sociologique. Introduction et notes de J. Duvignaud, Paris, PUF, 1969, pp.
674-675
30. E. Durkheim, La science sociale et l’action, cit., pp. 153-157. Sur la conception de l’histoire de
Durkheim, cf. R.N. Bellah, Durkheim and History, in W.J. Cahnmann &A.Boskoff, eds., Sociology and
History, cit., pp. 85-103.
31. V. Pareto, Scritti sociologici minori, a cura di G. Busino, Torino, Utet, 1980, pp. 242-252.

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32. M. Halbwachs, La doctrine sociologique de Vilfredo Pareto, in « Revue d’économie politique »,


XXII, 1918, pp. 578-585, à présent dans Classes sociales et morphologie. Présentation de V. Karady,
Paris, Minuit, 1972, pp. 134-141.
33. M. Weber, Essais sur la théorie de la science, traduits de l’allemand et introduits par J. Freund,
Paris, Plon, 1965, pp. 217-323. Une présentation minutieuse des idées de Weber sur l’histoire se trouve in S.
Kalberg, Max Weber’s Comparative historical Sociology, Cambridge, Polity Press, 1994.
34. P. Rossi, Sociologia e spiegazione storica, in « Critica storica », I, 1962, pp. 167-180 ainsi que Lo
storicismo tedesco contemporaneo, Torino, Einaudi, 1956; Storia e storicismo nella filosofia
contemporanea, Milano, Lerici, 1960; Lo storicismo contemporaneo, Torino, Loescher, 1968.
35. Voir la nouvelle édition de ce livre classique : Les rois thaumaturges. Etude sur le caractère surnaturel
attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre. Nouvelle édition. Préface de
J. Le Goff, Paris, Gallimard, 1983.
36. M. Bloch, Pour une histoire comparée des sociétés européennes, maintenant in Mélanges historiques.
Préface de Ch.-E. Perrin, Paris, SEVPEN, 1963, pp. 16-40. Voir W.H.Sewell jr., Marc Bloch and the
logic of comparative history, « History and Theory », 6, 1967, pp. 208-218; A. O. Hill & B.H.Hill (eds.),
Forum Marc Bloch and comparative History, « American Historical Review », LXXXV, 1980, pp.
828-853; D. Romagnoli, La comparazione nell’opera di Marc Bloch : pratica e teoria, in P. Rossi (ed.), La
storia comparata. Approcci e prospettive, Milano, Il Saggiatore, 1990, pp. 110-128; H. Atsma & A.
Burguière (éds.), Marc Bloch aujourd’hui. Histoire comparée et sciences sociales, Paris, Ed. EHESS, 1990,
pp. 255-236 et pp. 271-278.
37. F. Braudel, Ecrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969, mais également Grammaire des civilisations,
Paris, Flammarion, 1993 (Ière éd. 1987).
38. A. Deluz-Chiva, Anthropologie, histoire et historiographie, « Revue internationale des sciences
sociales », 1965, pp. 624-625, mais également History and Social Anthropology, edited by I.M. Lewis,
London, Tavistock, 1968; et History, Sociology and Social Anthropology, « Past and Present », April
1964, p. 102 et suiv. Voir aussi la mise au point de H.R. Trevor-Roper, The Past and the Present of
History and Sociology, dans la même revue, February 1969, p. 3 et suiv.
39. Cf. D. Martindale, The Nature and Types of Sociological Theory, Boston, Houghton Mifflin, 1960, et
P. Sorokin, Contemporary sociological Theories, New York, Harper & Row, 1928, et Sociological
Theories of Today, New York, Harper & Row, 1966.
40. Cf. H. Stuart Hughes, The Evaluation of Sociology in Croce’s Theory of History, in W.J. Cahnmann
and A. Boskoff, eds, Sociology and History, cit., pp. 128-140.
41. M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Colin, 1961, p. 15. Pour certains
prolongements, lire J.-P. Brunet et A. Plessis, Introduction à l’histoire contemporaine, Paris, Colin,
1972.
42. Ch. Wright Mills, L’imagination sociologique, Paris, Maspéro, 1967, p. 151.
43. G. Friedmann, La puissance et la sagesse, Paris, Gallimard, 1970.
44. P. A. Sorokin, Sociological Theories of Today, New York, Harper, 1966; Tendances et déboires de la
sociologie américaine. Préface de G. Gurvitch, Paris, Aubier, 1959. Et C. Wright Mills, The Sociological
Imagination, Oxford, Oxford University Press, 1959, spéc. les chapitres de II à VI.
45. A. Banti, « Storie et Micro-storie » : l’histoire sociale contemporaine en Italie (1972-1989), « Genèse »,
3, mars 1991, pp. -, et C. Conrad & M. Kessel (Hgb.), Geschichte schreiben in der Postmodern,
Stuttgart, Reclam, 1994.
46. G. Levi, On Microhistory, in P. Burke, New Perspectives in Historical Writing, Oxford, Polity Press,
1991, pp. 93-113 et E. Grendi, Microanalisi e storia sociale, « Quaderni storici », n. 33,
1972, pp. 506-520; J. Schlumbohm. Ed., Mikrogeschicte/Makrogeschichte Komplementar oder
Inkommensurabel ?, Göttingen, Wallstein, 1998. Voir aussi G. Busino, Causalisme, symétrie et
réflexivité. Une lecture des travaux de Carlo Ginzburg, in L’acteur et ses raisons. Mélanges en l’honneur de
Raymond Boudon, Paris, Puf, 2000, pp. 25-42.
47. Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 25.

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48. Cl. Lévi-Strauss, Mythologiques. ** Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1966, p. 408. Sur toute la
question, cf. Orte des wilden Denkens. Zur Anthropologie von Claude Lévi-Strauss, hrsg. von W. Lepenies
und H. Henning Ritter, Frankfurt, Suhrkamp, 1970.
49. F. Braudel, Ecrits sur l’histoire, cit., spéc. la deuxième partie.
50. A. Dufour, Histoire politique et psychologie historique, Genève, Droz, 1966, p. 25. Ces idées ont été
reprises récemment dans l’article Comment on écrit l’histoire et comment on la pense, in « Revue
européenne des sciences sociales », X, 1972, n. 27, pp. 171-177. Cf. également E.H. Tumas, Economic
history and the social sciences. Problems of methodology, Berkeley-Los Angeles, University of
California Press, 1971, spéc. les pp. 293-309.
51. Cf. J. Piaget, Le structuralisme, Paris, PUF, 1968. Cf. également le livre d’A. Dupront,
L’acculturazione. Storia e scienze umane, Prefazione etraduzione di C. Vivanti, Torino, Einaudi, 1966,
mais surtout Ph. Abrams, Historical Sociology, Near Shepton Mallet, Somerset, Open Books, 1982.
52. Cf. l’article de M. Pollak, L’historien et le sociologue : le tournant des années 1980, in Ecrire l’histoire
du temps présent. En hommage à François Bedarida, Paris, CNRS, 1993, pp. 329-359. Sur la nouvelle
génération d’historiens post-durkheimiens, voir Ph. Besnard, Y. Goudineau et J. Ravel, in
Historiens et Sociologues aujourd’hui. Journée d’études annuelles de la Société française de
Sociologie. Université de Lille I, 14-15 juin 1984, Paris, CNRS, 1986; C. Delacroix, La falaise et le
rivage. Histoire d’un ‘tournant critique’, « EspacesTemps. Les Cahiers », nn. 59-60-61, 1995, pp.
86-111.
53. R. Boudon, La place du désordre. Critique des théories du changement social, Paris, PUF, 1984; Les
problèmes de la philosophie de l’histoire de Simmel, in Historien et sociologues aujourd’hui, op. cit., pp.
179-183, ainsi que dans Individualisme et holisme : un débat méthodologique fondamental, in H.
Mendras & M. Verret (eds.), Les champs de la sociologie française, Paris, Colin, 1988, pp. 31-45. Dans
ce même volume, voir l’article de M. Aymard, Histoire et sociologie, op. cit., pp. 221-232. Pour un
résumé de la pensée du sociologue français sur les rapports sociologie-histoire, voire R. Boudon & F.
Bourricaud, Histoire et sociologie, dans Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, Quadrige/PUF, 2000,
pp. 279-287. R. Boudon dans Raisons, bonnes raisons, Paris, Puf, 2003, spéc. p. 145 et suiv., revient
sur cette question des rapports entre l’histoire et la sociologie et affirme que les historiens
s’intéressent plutôt à des sujets relevant de l’interprétation alors que les sociologues
s’intéresseraient plutôt au sujet relevant de l’explication.
54. J.-G. Merquior, Foucault, London, Fontana Paperbacks, 1985; R. Rorty, Méthode, science sociale et
espoir social, « Critique », XLII, n. 471-472, août-septembre 1986, pp. 873-897; M. Poster, Foucault, le
présent et l’histoire, in Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale, Paris 9, 10, 11 janvier 1988,
Paris, Seuil, 1989, pp. 354-371. Dans le volume édité par M. Perrot, L’impossible prison, Paris, Ed. du
Seuil, 1980, outre plusieurs études historiques sur les prisons, sont rassemblés les éléments
principaux de la discussion entre Foucault et les historiens.
55. Toutes ces questions sont magistralement traitées par F. Hartog, Régimes d’historicité.
Présentisme et expérience du temps, Paris, Ed. du Seuil, 2003.
56. F. Chazel, Sur quelles bases établir des relations stables entre historiens et sociologues ?, in Qu’est-ce
qu’on ne sait pas en histoire, publié sous la direction d’Y. Beauvois et C. Blondel, Bordeaux, Presses
Universitaires du Septentrion, 1998, pp. 117-129.
57. J.-C. Passeron m’a fait observer qu’il s’agit plutôt d’une description épistémologique de la
sociologie telle qu’elle se pratique en fait chez tout sociologue et non d’une stratégie. La question
mériterait un plus ample approfondissement.
58. Cf. P. Bourdieu, Le mort saisit le vif. Les relations entre l’histoire réifiée et l’histoire incorporée,
« Actes de la recherche en sciences sociales », n. 32-33, avril-juin 1980, pp. 3-14.
59. Cf. J.-C. Passeron, Histoire et sociologie : identité sociale et identité logique d’une discipline, in
Historiens et sociologues aujourd’hui, op. cit., pp. 195-208,; Hegel ou le passager clandestin. La
reproduction sociale et l’histoire, « Esprit », juin 1986, pp. 63-81; Le raisonnement sociologique. L’espace
non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991; L’enseignement, lieu de rencontre entre

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historiens et sociologues, « Sociétés contemporaines », n. 1, mai 1990, pp. 7-45; Anthropologie et


Sociologie, « Raison présente », n. 108, 4ème trimestre 1993, pp. 1-44.
60. Cf. Materialen zu Norbert Elias « Zivisationstheorie ». Herausgegeben von P. Gleichmann,
J. Goudsblom und H. Korte, Framkfurt a. M., Suhrkamp, 1977, ainsi que A. Bogner, Zivilisation und
Rationalisierung : die Zivilisationstheorien Max Weber, Norbert Elias un die Frankfurter Schule im
Vergleich, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1989. Lire également F. Dosse, L’empire du sens.
L’humanisation des sciences humaines, Paris, La Découverte, 1995, pp. 108-116.
61. P. Burke, Sociology and History, London, Allen & Unwin, 1980.
62. J.H. Abrams, Historical Sociology, Somerset, Open Books, 1982, mais aussi son The Origins and
Growth of Sociology, Harmondsworth, Penguin Books, 1973. Du même History, Sociology, Historical
Sociology, “Past and Present”, 1980, n.87, pp. 3-16.
63. C. Tilly, L’histoire à venir, « Politix », n. 6, Printemps 1989, pp. 25-32. Lire aussi le numéro
monographique intitulé Sociologie historique de la « Revue internationale des sciences sociales »,
n. 133, août 1992, et T. Skocpol ed., Vision and Method in Historical Sociology, Cambridge, Cambridge
University Press, 1984.
64. Il suffit de se référer à P. Veyne, Comment on écrit l’histoire augmenté de Foucault révolutionne
l’histoire, Paris, Seuil, 1971, e Contestation de la sociologie, « Diogène », n. 75, juillet-septembre 1971,
pp. 3-25. Ces travaux ont été discutés par R. Aron, Comment l’historien écrit l’épistémologie. A propos
du livre de Paul Veyne, « Annales E.S.C. », 26, 1971, n. 6, pp. 1319-1354 (essai reproduit in
Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique. Nouvelle édition
revue et annotée par S. Mesure, Paris, Gallimard, 1986) et par M. de Certeau, Une épistémologie de
transition : Paul Veyne, « Annales E.S.C. », 27, 1972, n. 6, pp. 1317-1327.
65. Pour des développements substantiels il faut lire le recueil d’articles La théorie du choix
rationnel. Les« Foundations of social Theory »de James S. Coleman en débat. Etudes réunies par A.
Bouvier et Ph. Steiner, in « Revue française de sociologie », avril-juin 2003, pp.205-398.
66. G. Noiriel, Pour une approche subjectiviste du social, « Annales », novembre-décembre 1989, pp.
1435-1439 et du même Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, Paris, Ed. du Seuil, 2003.
Sur certains développements de cette approche est à lire Jeux d’échelles. La micro-analyse de l’expérience.
Textes rassemblés par J. Revel, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1996.
67. R. Robin, Histoire et linguistique, Paris, Colin, 1973; R. Chartier, J. Le Goff, J. Revel (dir.), La
nouvelle histoire, Paris, Retz/CÈPL, 1978; G. Eley, De l’histoire sociale au ‘tournant linguistique’ dans
l’historiographie américaine des années 1980, « Genèse », 7, mars 1992; P. Ricoeur, Histoire et
Rhétorique, « Diogène », n. 168, octobre-décembre 1994, pp. 9-26; F. Dosse, Paul Ricoeur révolutionne
l’histoire, « EspacesTemps Les Cahiers », nn. 59-60-61, 1995, pp. 6-26.
68. J. Revel, Histoire et sciences sociales : une confrontation instable, dans Passés recomposés. Champs et
chantiers de l’histoire. Dirigée par J. Boutier et D. Julia, Paris, Autrement/Série Mutations n. 150-151, pp.
69-81; E. Vigne, Des emprunts raisonnés, entre disciplines, « EspacesTemps Les Cahiers », n. 59-60-61,
1995, pp. 70-77; G. Galasso, Niente altro che storia. Saggi di teoria e metodologia della storia, Bologna, Il
Mulino, 2000.
69. J. Piaget, Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire et mécanismes communs, in
Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines. Première partie : Sciences
sociales, préface de R. Maheu, Paris, Unesco, 1970, pp. 588-589. Lire également du même la préface
au volume Epistémologie des sciences de l’homme, Paris, Gallimard, 1970, à l’origine de multiples
discussions : G. Busino hrg., Jean Piaget-Werk und Wirkung, München, Kindler, 1976, et Struktur und
Vernunft. Jean Piaget Modell entwickelten Denkens in der Diskussion Kulturvergleichender Forschung.
Hrg. Von T. Schöfthaler und D. Goldschmidt, Frankfzurt a.M., Suhrkamp, 1984.
70. C. Wright Mills, The Sociological Imagination, New York, Oxford University Press, 1962, ch. VIII.
71. Ph. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960; mais également
Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie depuis le XVIIIe siècle, Paris, Seuil,
1971; L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977; Un historien du dimanche, avec la collaboration de

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159

M. Winock, Paris, Seuil, 1980; Le temps de l’histoire. Préface de R. Chartier, Paris, Seuil, 1986; Essais
de mémoire, 1943-1983. Avant-propos de R. Chartier. Paris, Seuil, 1993; Le présent quotidien, 1955-1966.
Introduction et notes de J. Verdès-Leroux, Paris, Seuil, 1997.
72. P. Laslett, Un monde que nous avons perdu. Famille, communauté et structure sociale dans
l’Angleterre pré-industrielle, Paris, Flammarion, 1969.
73. O. Dumoulin, Le rôle social de l’historien. De la chaire au prétoire, Paris, Albin Michel, 2003.
74. J.R. Treanton, Le sociologue est-il en droit d’ignorer l’histoire ?, « Revue française de sociologie »,
janvier-mars 1970, pp. 94-99.
75. R. Boudon, La place du désordre. Critique des théories du changement social, Paris, Quadrige/ Puf,
1991.
76. E. Zerubavel, Hidden Rhythms. Schedules and Caldendars in Social Life, Chicago, University Press,
1981; H. Nowotny, Eigenzeit : Entstehung und Strukturierung eines Zeitgefühls, Francfurt a.M.,
Suhrkamp, 1989; D. S. Milo, Trahir le Temps, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
77. Pour le parti qu’on peut tirer de la méthode historique, v. l’article de J. Bourdon, La critique
historique appliquée aux documents statistiques et numériques, « Journal de la Société de statistique de
Paris », 97, n. 1-2-3, janvier-février mars 1956, pp. 24-49.
78. Cf. P.F. Lazarsfeld, La philosophie des sciences sociales, Paris, Gallimard, 1970, et les études
réunies soua la direction de J. Lautman et B.-P. Lécuyer, Paul Lazarsfeld (1901-1976). La sociologie de
Vienne à New York, Paris, L’Harmattan, 1998.
79. A. R. Oberschall, The Establishment of Empirical Sociology. Studies in continuity, discontinuity and
institutionalization, New York, Harper & Row, 1972, et Empirical Social Research in Germany,
1848-1914, Paris, Mouton, 1965.
80. D. Schnapper, La compréhension sociologique. Démarche de l’analyse typologique, Paris, PUF, 1999.
81. R. Boudon, La crise de la sociologie. Questions d’épistémologie sociologique, Genève, Droz, 1971.
82. Cf. la bibliographie de R.M. Marsh, Comparative Sociology, New York, Harcourt & Brace, 1967, et
le ‘reader’ : Comparative Methods in Sociology. Essays on Trends and Applications, edited by I. Vallier,
Berkeley, University of California Press, 1971.
83. S.N. Eisenstadt, Comparative social problems, New York, Free Press, 1964; Essays on comparative
institutions, New York, J. Wiley, 1965; Modernization : protest and change, Englewood, Prentice-Hall,
1966; Comparative perspectives on social change, Boston, Little, Brown, 1968; The Protestant ethic and
modernization; a comparative view, New York, Basic Books, 1968.
84. Ilsuffit de citer le livre Student Politics, New York, Basic Books, 1967.
85. Cf. Party Systems and Voter Alignments, New York, Free Press, 1967, et Comparing Nations : The
Use of Quantitative Data in Cross-National Research, New Haven, Yale University Press, 1966. Du
même cf. également : Citizens, Elections, Parties : Approaches to the Comparative Study of the Process of
Development, Oslo, Universitetsforlaget, 1970.
86. Pour la bibliographie de G.A. Almond, cf. le livre de G. Urbani, L’analista del sistema politico,
Bologna, Il Mulino, 1971.
87. Ch. Tilly, Coercion. Capital and European States AD 990-1990, Oxford, Blackwell, 1990.
88. R. Bendix, Kings or People, Berkeley, University of California Press, 1978. Voir également G.
Busino, La contribution de Reinhard Bendix à l’élaboration de la sociologie historique, « Revue
internationale de politique comparée », vol. 5, n. 3, 1998, pp. 507-520.
89. Il s’agit de E. Hobsbawm, Barrington Moore, Perry Anderson, Michael Hechter, Theda
Skocpol, I. Wallerstein. Pour une présentation de ce courant, cf. B. Badie, Le développement
politique, Paris, Economica, 1988.
90. Ch.E. Frye, Parties and Pressure Groups in Weimar and Bonn, « World Politics », XVII, 1965, pp.
635-655, mais également R. Dahrendorf, The New Germanies : Restoration, Revolution, Reconstruction,
« Encounter », XXII, 1964, pp. 50-58, repris ensuite in Gesellschaft and Demokratie in Deutschland,
München, Piper, 1965.

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160

91. G. Germani, Sociologia della modernizzazione. L’esperienza dell’America Latina, Bari, Laterza, 1971,
et Politique, société et modernisation, Gembloux, Duculot, 1972.
92. R. Aron, Paix et Guerre entre les Nations. Huitième édition avec une présentation inédite de
l’auteur, Paris, Calman-Lévy, 1984, et Penser la guerre, Clausewitz., Paris, Gallimard, 1976, 2 vols.
93. Citons, pour mémoire, les dernières publications : J. Baechler, Nature et Histoire, Paris, PUF,
2000, et Esquisse d’une histoire universelle, Paris, Fayard, 2002.
94. Cf. S.M. Lipset and R. Hofstadter, Sociology and History : Methods, New York, Basic Books, 1968.
95. Cf. K. Popper, The Logic of Scientific Discovery, New York, Harper Torchbooks, 1968.
96. Cf. R. Boudon, A quoi sert la notion de « structure » ? Essai sur la signification de la notion de
structure dans les sciences humaines, Paris, Gallimard, 1968 et Les méthodes en sociologie, Paris, PUF,
1969.
97. M. Zancarelli-Fournel, 1968 : histoire, mémoires et commémoration, « EspacesTemps Les Cahiers »,
nn. 59-60-61, 1995, pp. 146-156.
98. Sur ces deux auteurs reste fondamental le livre de F. Venturi, Jean Jaurès e altri storici della
Rivoluzione francese, Torino, Einaudi, 1948.
99. I. Deutscher, The Prophet Armed. Trotsky : 1879-1921; The Prophet Unarmed. Trotsky : 1921-1929; The
Prophet Outcast. Trotsky : 1929-1940, et du même également La révolution inachevée. Cinquante années
de révolution en Union Soviétique, 1917-1967, Paris, Laffont, 1967.
100. A. Dansette, Mai 1968, Paris, Plon, 1971.
101. A. Touraine, Le mouvement de mai ou le communisme utopique, Paris, Seuil, 1968.
102. G. Imbert, Des mouvements de longue durée Kondratieff, Aix-en-Provence, La pensée
universitaire, 1959, et A. Agnati, Sul ciclo di Kuznets, « Giornale degli Economisti e Annali di
Economia », novembre-dicembre 1970, pp. 906-921
103. V. Pareto, Distribution de la richesse d’après le rôle de la taille, à Paris, en 1201, in « Journal de la
Société de Statistique de Paris », juillet 1900, pp. 224-225, et du même auteur les Ecrits sur la courbe de la
répartition de la richesse, réunis et présentés par G. Busino, Genève, Droz, 1967, ainsi que les Ecrits
épars. Textes réunis avec une introduction par G. Busino, Genève, Droz, 1974.
104. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus e Quaderni 1914-1915, Torino, Einaudi, 1968, et
surtout les Osservazioni sopra i fondamenti della matematica, Torino, Einaudi, 1971
105. J. Piaget, L. Apostel et B. Mandelbrot, Logique et équilibre, Paris, PUF, 1957, p. 46. Les
régulations sont des compensations partielles qui ont pour effet de modérer les déformations ( =
transformations non compensées), par rétroaction ou par anticipation.
106. Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, chap. XV.
107. Cl. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1968.
108. Tiré de I. De Sola Pool, Content Analysis Today : A Summary, in Trends in Content Analysis,
Urbana, University of Illinois Press, 1959, p. 37. Pour des observations critiques très importantes, cf P.
Henry &. S. Moscovici, Problèmes de l’analyse de contenu,« Langages », septembre 1968, n. 11, pp.
36-60, ainsi que Influencia manifesta e influencia oculta en la comunicacion, « Revista mexicana de
Sociologia », 45, 1983, n. 2, pp. 687-701.
109. Cf. F. Carpentier, Faut-il publier les sondages d’opinion ?, « Economies et sociétés », décembre
1970, pp. 2353-2364; P. Bourdieu, Les doxosophes. A propos des sondages d’opinion en matière politique,
« Minuit », novembre 1972, 26-45; J. Stoetzel, Faut-il brûler les sondages ?, « Preuves », n. 13, pp. 7-14;
P. Champagne, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Les Editions de Minuit, 1990. Voir
aussi J. Padioleau, L’opinion publique. Examen critique, nouvelles directions. Recueil de textes, Paris,
Mouton, 1981; E. Noelle-Neumann, The spiral of Silence. Public Opinion-Our Social Skin, Chicago,
University Press, 1993 et Natur des Meschen. Beiträge zur empirischen Kommunikationsforschung,
Allensbach a. B., Aber, 2002.
110. F. Chazel, R. Boudon et P. Lazarsfeld, L’analyse des processus sociaux, Paris-La Haye, Mouton,
1970, pp. 177-360.

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111. Op. cit. On aurait pu citer également l’étude de M. Gary et J.W. Hilty Fink, Metodi statistici e
storia : il « New Deal » di Truman attraverso le sue dichiarazioni di voto, « Rassegna economica », 1972,
fasc. III, pp. 513-612.
112. S.M. Lipset, Political Man, The Social Bases of Politics, New York, Doubleday, 1960, et du même
Les préjugés dans l’Amérique d’hier et d’aujourd’hui, « Sociologie et Sociétés », mai 1969, pp. 105-134.
113. H. Cantril, The Psychology of Social Movements, New York, Wiles, 1941, et P. F. Lazarsfeld, On
Social Research and Its Language, Chicago, University of Chicago Press, 1993.
114. L. Boltanski, Le bonheur suisse, Paris, Minuit, 1966.
115. J. Piaget, Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire et mécanismes communs, in
Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines. Première partie : Sciences
sociales. Préface de R. Maheu, Paris, Unesco, 1970, pp. 588-589.

AUTEUR
GIOVANNI BUSINO
Genève

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Pour une sociologie de l’objet


mondialisation
Jean-Luc Metzger

Je me suis efforcé de saisir la pensée de ces


sociologues, sans méconnaître ce que nous
considérons comme l’intention spécifique de la
sociologie, sans oublier non plus que cette
intention était inséparable, au siècle dernier, des
conceptions philosophiques et d’un idéal
politique. Peut-être d’ailleurs n’en va-t-il pas
autrement chez les sociologues de notre temps,
dès qu’ils esquissent une interprétation globale
de la société1.

Introduction
1 On ne compte plus les publications, « savantes » ou « profanes », dont le titre comprend
le terme mondialisation. L’examen des catalogues des éditeurs montre que, depuis
1995, les productions sur ce thème sont chaque année plus abondantes. Pourtant,
certains auteurs2 soulignent le paradoxe d’une situation où l’explosion de la
communication3, loin d’être un atout pour comprendre le monde, brouille au contraire
son appréhension, tant les « innovations » sont dorénavant livrées avec le discours
censés en livrer les clés. Et s’il est urgent de clarifier la notion de mondialisation 4, ainsi
que la réalité qu’elle entend désigner, il nous semble également capital de montrer que
cet effort de prise de distance relève du champ de compétences de la sociologie, voire
de la tradition sociologique.
2 En effet, si l’on admet que notre monde se caractérise par la tension entre des forces
d’homogénéisation et de différenciation, alors « l’examen d’une telle question s’inscrit
dans une longue tradition de recherche », propre aux sciences sociales 5. Mais, parmi
toutes les sciences sociales, quelle est la « légitimité de la sociologie lorsqu’elle
s’aventure sur le vaste terrain de la mondialisation » ? « Est‑elle équipée pour analyser,

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interpréter et comprendre cet objet d’étude, alors qu’elle a plutôt l’habitude de ne


s’intéresser qu’à des terrains plus limités »6 ?
3 Pour répondre, commençons par poser qu’analyser sociologiquement la mondialisation
équivaut à appliquer les catégories de cette discipline dans trois perspectives distinctes
et complémentaires :
1. ou bien, l’observateur veut rendre compte d’une réalité sociale d’extension planétaire
(l’objet‑monde). L’ensemble des sociétés est alors envisagé comme un tout et les entités
supranationales (institutions, entreprises, associations, élites) sont au cœur de l’analyse;
2. ou bien, il s’intéresse aux transformations qui touchent les différentes dimensions sociales
(culture, économie, politique, etc.) des différentes sociétés, en comparant ces
transformations pour identifier leur degré de convergence et d’interdépendance. Ce qui
renvoie à l’analyse du changement social dans une perspective planétaire (objet-
mondialisation);
3. ou bien, enfin, il centre son intérêt sur l’articulation entre les transformations macrosociales
et celles affectant le champ de la sociologie, de manière à identifier les influences mutuelles
et ainsi s’affranchir de l’illusion de l’extériorité savante.

4 Comment ces trois perspectives ont‑elles été envisagées jusqu’à présent en sociologie ?
En répondant à cette question, sans prétendre pour autant à l’exhaustivité 7, nous
chercherons à dégager des outils utiles pour comprendre la mondialisation.

Analyser l’objet‑monde : renouer avec la tradition


sociologique
5 Comme le note A. de Swaan (1998), les précurseurs de la sociologie (Smith et Marx)
n’assimilaient pas la notion de société à celle d’Etat‑Nation, mais à celle d’humanité (la
richesse, pour A. Smith était celle des nations, le capitalisme pour Marx était d’emblée
planétaire). Dès lors, analyser un objet dépassant le cadre des frontières (la société
transnationale) c’est bien renouer avec la vocation originelle de la sociologie.

La société‑monde comme horizon de la démarche sociologique

6 Dans le même sens, E. Durkheim (1978a) rappelle que l’œuvre d’un autre précurseur de
la sociologie, Saint‑Simon, était toute tendue vers l’appréhension de l’international. En
effet, pour Saint‑Simon, la société industrielle doit engendrer un type d’organisation
qui ne peut se limiter à une société particulière et « tend à prendre une forme
internationale ». Saint‑Simon envisage les faits sociaux, d’emblée à l’échelle
européenne, et évoque l’extension de la société industrielle à l’humanité. Ainsi, l’un des
journaux fondés par les saint‑simoniens s’appellera Le Globe.
7 Rappelons encore que les fondateurs de l’Ecole française de sociologie (E. Durkheim et
ses successeurs), mais également les sociologues allemands de la fin du XIXe siècle, ont
souvent procédé, pour rendre compte des phénomènes sociaux, à des analyses
comparatives, tant entre différentes sociétés contemporaines, qu’entre sociétés
appartenant à des époques différentes. Par ces comparaisons, ils cherchaient à
identifier les caractéristiques communes à plusieurs groupements humains,
considérées comme universelles. Et ce qui est au minimum conçu comme proprement
universel, c’est la propension des sociétés, au fur et à mesure de leur développement, à

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connaître une division interne des activités et de l’organisation, ainsi que la nécessité
de compenser le manque de solidarité qui en résulte.
8 La plupart de leurs travaux appellent deux types de remarques. D’une part, pour
pouvoir effectuer ces comparaisons, les chercheurs ont admis (explicitement ou
implicitement) l’homologie inter‑temporelle et inter‑nationale des formes sociales. Ce
qui constitue une première dimension de l’appréhension du social comme entité
d’emblée globale. Au fond, celui‑ci, au‑delà de son infinie diversité, était a priori
décomposable en éléments simples (les structures élémentaires, les formes
élémentaires), classables en des catégories universelles (la famille, la hiérarchie, la
religion, la solidarité, le conflit, le pouvoir légitime, etc.).
9 D’autre part, leur interprétation est sous‑tendue par une conception globalement
progressiste de l’évolution sociale, celle‑ci se faisant, en quelque sorte à l’échelle de la
planète : telle société reprenant, à une époque donnée, le flambeau de l’évolution,
avant de la passer à la suivante, le tout débouchant sur un perfectionnement de
l’humanité. « En un mot, on ne peut admettre que le progrès ne soit qu’un effet de
l’ennui. Cette refonte périodique et même, à certains égards, continue de la nature
humaine, a été l’oeuvre laborieuse qui s’est poursuivie dans la souffrance. Il est
impossible que l’humanité se soit imposé tant de peine uniquement pour pouvoir varier
un peu ses plaisirs et leur garder leur fraîcheur première. » 8 Dit autrement, pour les
fondateurs, le regard sociologique doit reconstituer un métadéveloppement, au‑delà
des frontières du temps et de l’espace.
10 Les références, sans être abondantes, n’en sont pas moins explicites qui montrent que
Durkheim avait identifié la question de la société‑monde : « c’est un rêve depuis
longtemps caressé par les hommes que d’arriver enfin à réaliser dans les faits l’idéal de
la fraternité humaine. Les peuples appellent de leur vœux un être où (...) tous les
hommes collaboreraient à la même œuvre et vivraient de la même vie. (...) [Ces
aspirations] ne peuvent être satisfaites que si tous les hommes forment une même
société, soumise aux mêmes lois. Car, (...) les conflits inter‑sociaux ne peuvent être
contenus que par l’action régulatrice d’une société qui comprenne en son sein les
autres »9. Même si, pour le moment (au début du XXe siècle), « il faut bien reconnaître
que cet idéal n’est pas à la veille de se réaliser intégralement (...). Ce qui est possible,
c’est que les sociétés de même espèce s’agrègent ensemble, c’est bien dans ce sens que
paraît se diriger notre évolution ».
11 Mais cette perspective, qui semble de nos jours prendre corps dans le projet de
communauté européenne, n’est pas sans effrayer : « Alors, qu’est‑ce qui se produira à la
limite ? Si toutes les patries se confondaient en une seule, celle‑ci resterait une patrie,
car ce serait une société organisée. Pourtant, une patrie unique est‑elle concevable ? Le
moi ne se pose qu’en s’opposant. (...) Il n’y aurait plus qu’une conscience pour penser le
monde. »10
12 L’auteur semble rassuré qu’il n’existe pas de groupement politique plus étendu que
l’Etat et que « l’humanité, dans son ensemble, n’est qu’un être de raison. Ce qui existe
réellement ce sont des sociétés particulières (les tribus, les nations, les cités, les Etats
de toutes sortes, etc.), qui naissent et qui meurent, qui progressent et régressent (...)
sans que ces évolutions diverses soient toujours sur le prolongement les unes des
autres »11. La notion d’humanité semble plutôt constituer le terme ultime d’une série
(au sens mathématique) qui renforce la thèse sur le social.

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13 Successeur de Durkheim, M. Mauss a apporté sa contribution à l’identification de


l’objet‑monde, en réfléchissant à la question de la nation, des nationalités, de
l’internationalisme. « Mais quel genre de société mérite le nom de nation ? » 12. La
réponse que donne l’auteur s’inscrit dans la conception évolutionniste des sociétés :
seules celles qui ont atteint un stade de développement suffisant (notamment un degré
d’intégration) méritent d’être classées dans cette catégorie (implicitement considérée
comme désirable). Toutes les autres en sont restées à des étapes intermédiaires, pour
ainsi dire préliminaires. Au‑delà de cette posture, l’auteur souligne que le mouvement
d’expansion des nations « a abouti non pas à une uniformisation de la civilisation, mais,
à certains points de vue, à une individualisation de plus en plus profonde des nations et
des nationalités »13. En d’autres termes, Mauss avait déjà conscience du caractère
paradoxal de l’évolution sociale : la diffusion d’un même modèle de société
s’accompagne d’un accroissement des particularismes.
14 Poursuivant la réflexion sur cet axe, l’auteur en vient à analyser les phénomènes
internationaux, les relations entre nations qui « ne sont qu’un cas des relations entre
sociétés ». L’élaboration d’une société‑monde n’est pas impensable : « la formation de
groupes de plus en plus vastes, absorbant des nombres de plus en plus considérables de
grandes et de petites sociétés est une des lois les mieux constatées de l’histoire. De telle
sorte qu’il n’y a aucune limite à faire a priori à ce processus » 14. Le travail du sociologue
est alors de « montrer à quel point de cette évolution l’humanité est parvenue
aujourd’hui ». D’ailleurs, au début des années 1920, Mauss pense « que l’on peut parler
maintenant de civilisation humaine mondiale, pour employer un mot du jargon
moderne »15. L’auteur parle explicitement d’interdépendance de chaque économie
nationale avec « une certaine tonalité du marché mondial, en particulier de celui des
métaux précieux, étalons de valeurs ». Ce qui préfigure clairement l’intérêt, que l’on
croit trop souvent récent, pour les marchés financiers.
15 Cet attrait pour les questions internationales, non seulement rappelle l’antériorité de la
problématique en sociologie, mais surtout permet de développer une certaine
conception du social où celui‑ci, même lorsqu’on ne le considère que d’un point de vue
strictement local, résulte d’« un état de perméation et de dépendance mutuelle
croissante ». En d’autres termes, pour comprendre ce que l’on observe localement,
empiriquement, il faut prendre en compte les contextes macro‑sociaux, les relations
avec le global. « Ce sont précisément ces relations entre sociétés qui sont explicatives
de bien des phénomènes de la vie intérieure des sociétés ». Ainsi, « maintenant,
l’ockoumène forme un monde, (...) la suite des événements va dans le sens d’une
multiplication croissante des emprunts, des échanges, des identifications, jusque dans
le détail de la vie morale et matérielle »16.
16 Loin de n’aboutir qu’à un intérêt anecdotique pour l’objet virtuel que serait l’humanité,
cet effort permet à l’auteur d’identifier deux « cercles » d’interdépendances
contraignantes, l’un en matière de maîtrise des techniques, l’autre concernant les
institutions internationales. En effet, les grandes nations n’ont pratiquement plus le
choix de refuser de s’emprunter mutuellement des innovations scientifiques et
techniques, puisqu’elles constituent la source indispensable de l’indépendance
militaire. On serait tenté de retrouver, dans cette conception, le point de vue
contemporain consistant à affirmer le caractère inéluctable du mouvement vers plus de
compétition, de flexibilité, mais aussi d’accords juridiques internationaux. En effet,
grâce aux conventions internationales, les nations reconnaissent l’existence de ces

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phénomènes et manifestent la volonté de les légitimer (et, sans doute, de les contrôler).
Mais simultanément, une fois conclues, ces conventions conduisent « les différents
Etats à adopter au fond les mêmes principes de droit et mieux des jurisprudences
identiques »17.
17 En somme, si l’objet‑monde n’était pas, à proprement parler, au centre des
préoccupations des fondateurs de la sociologie, ils ont néanmoins adopté une posture
et forgé des concepts suffisamment généraux pour aborder la société‑ monde de deux
manières :
• au sens abstrait du terme, comme l’arrière‑plan qui sous‑tend la sociologie, comme le terme
d’un raisonnement qu’on extrapole pour en montrer la puissance;
• empiriquement, comme principe général de comparaison des sociétés concrètes.

L’économie‑monde comme horizon de la rationalisation

18 C’est sans doute dans son Histoire économique18que Max Weber envisage avec le plus de
clarté le social comme un tout dont on peut reconstituer la genèse en comparant les
sociétés à travers les siècles et les continents19. Dans cette somme d’érudition, l’auteur
mobilise en effet un grand nombre de données (politiques, économiques, sociales,
culturelles, religieuses) correspondant à plusieurs aires de civilisation (Europe,
Amérique, Chine, Inde, monde Arabe), afin d’identifier les raisons pour lesquelles le
capitalisme n’a émergé que dans un petit nombre de nations. Il définit l’évolution
(trans‑historique et méta‑sociétale) comme, avant tout, un processus de rationalisation,
concernant certes le calcul économique, mais également « des éléments de type
extra‑économiques. Notamment, les aspects magiques et religieux (...), les aspects
politiques – la soif du pouvoir –, les intérêts liés à la position sociale – la recherche des
honneurs »20.
19 Max Weber, en empruntant des « moments d’histoire » et des « fragments de sociétés »,
se réfère implicitement à une méta‑société – l’humanité –, dont, à chaque période, les
différents groupements régionaux constitueraient les composantes. Qu’il s’agisse du
droit, de la technologie, des finances (« la monnaie et l’histoire de la monnaie » 21), du
travail (« la situation des paysans dans chacun des pays occidentaux avant l’émergence
du capitalisme »), ou encore des relations internationales (« la politique coloniale du
XVIe au XVIIIe ») ou des pratiques religieuses, la succession de crises et d’inventions,
caractéristiques des différentes sociétés locales, par emprunts ou par la guerre, par
imitation ou par anticipation, permet une sorte d’apprentissage à l’échelle des continents
ou des ensembles de continents. Plus précisément, l’auteur tend à identifier, non
comment des traits constitutifs de la société capitaliste moderne se seraient développés
et auraient diffusé, mais plutôt quels obstacles en ont empêché l’émergence ou
l’adoption en Chine, en Inde ou dans l’Antiquité. De ce point de vue, l’obstacle le plus
conséquent réside dans le maintien des croyances magiques 22.
20 Max Weber contribue, d’une autre manière, à l’analyse de la société‑monde, ou plus
exactement de certaines dimensions de la mondialisation économique. L’auteur, en
effet, aborde la question de l’internationalisation des firmes (1991, chapitre 4). Il
souligne deux éléments structurant ce développement : le rôle de l’Etat pour en
faciliter la genèse; et l’extension préalable du « mode de pensée capitaliste », lequel
permet d’envisager comme rationnel de couvrir tous les besoins quotidiens de manière
capitaliste.

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21 De même, W. Sombart, dans L’apogée du capitalisme23, analyse le développement des


entreprises modernes en termes de rationalisation. Et ce, selon deux axes : la
concentration financière des « firmes en réseau » qui permet d’obtenir des
interdépendances, lesquelles ont « pour effet d’imposer à toutes les entreprises associées
une seule volonté, une direction commune et un plan d’ensemble » 24; et l’organisation
scientifique du travail qui introduit « un système d’opérations artificielles rattachées
les unes aux autres et exécutées par des fonctionnaires interchangeables, n’ayant
d’humain que la forme et l’aspect extérieurs »25. Grâce à ces deux rationalisations
combinées, la localisation géographique des procédés productifs est sans importance.
Le « système » et « l’organisation » fournissant des prescriptions abstraites, préexistant
à toute opération, fonctionnant dans un mouvement automatique, remplacent
l’individu et sa personnalité. Comment alors s’étonner que de nationale, l’entreprise
devienne internationale ? Cette extension nécessité toutefois, comme dans l’approche
de Weber, l’intervention d’un Etat entrepreneur. Pour Sombart (1966), l’Etat fournit
une sorte de prototype des grandes entreprises capitalistes : la rigueur de son
organisation, la hiérarchie de ses fonctionnaires, sa persévérance à atteindre ses fins,
offrent autant d’exemples à suivre chez les chefs d’entreprise. De plus, en favorisant un
certain type d’enseignement, il contribue à la diffusion préalable d’un état d’esprit,
d’un mode de pensée que Sombart qualifie de bourgeois.
22 Soulignant à la fois le rôle d’acteurs privilégiés (entrepreneurs, décideurs publics) et le
caractère quasi‑automatique de l’extension internationale des groupements sociaux,
insistant sur l’interdépendance des dimensions économiques, culturelles et
imaginaires, les premiers sociologues allemands ont développé un système de
représentations qui sous‑tend encore notre façon de penser les transformations
actuelles. Parmi ces représentations, notons, avec J.C. Ruano-Borbalan (2001), la
sous‑estimation de la dimension militaire, violente, prédatrice, pour expliquer
l’extension de la rationalité occidentale, celle‑ci semblant émerger de la nature des
relations sociales.

La société internationale comme espace de luttes pour l’hégémonie

23 Dans les années 1930‑1950, Norbert Elias s’est attaché à comprendre également le
processus de transformation à l’œuvre dans les sociétés occidentales, depuis le
Moyen‑Age26, en centrant son analyse sur le développement conjoint de l’Etat
absolutiste (mû par la compétition entre unités de dominations) et de l’individu
moderne (par élaboration de schèmes d’autocontrainte).
24 Schématiquement, pour Elias, tandis que des Etats de plus en plus centralisés et vastes
se bâtissaient, un modèle de comportement s’est développé et affiné au sein des
couches dirigeantes (système d’autocontraintes et de codes visant, d’abord, à assujettir
les pulsions), pour aboutir, au XVIIe siècle, à son apogée puis s’est diffusé dans toute la
société nationale, de couche sociale en couche sociale, moyennant le recours à des
forces de l’ordre publiques (monopole de l’exercice de la violence entre les mains de
l’Etat). La Révolution française amplifia ce phénomène de diffusion, dans la mesure où
elle visait à harmoniser les comportements d’individus dispersés sur de vastes
territoires. Puis « les modèles de comportement de la « bonne compagnie »
aristocratique ont gagné la vaste société industrielle, même là où les cours étaient
moins riches et moins puissantes »27. L’extension du modèle de société ouest‑occidental

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se serait ainsi effectué par les groupes dirigeants nationaux, pour aboutir à une
« dépendance entre un nombre croissant d’individus, d’espaces, de pays ».
25 Les modèles de comportement occidentaux ont ensuite été étendus à d’autres
continents et, plus généralement, aux relations inter‑étatiques. Les puissances
occidentales ont en effet cherché à « ‘civiliser’ les peuples colonisés (...) [et à] recourir
au façonnage du Surmoi pour maintenir un empire »28. Sur le plan des institutions, la
dynamique de compétition entre unités de domination conduit à la lente victoire d’une
seule unité : « s’il est vrai qu’il s’agit pour le moment d’abord d’une domination limitée
à quelques continents, on voit se dessiner déjà, par suite du débordement des
interdépendances sur d’autres régions, la lutte pour l’hégémonie dans un système
englobant toute la terre habitée. »29
26 Elargissant à l’époque actuelle les conclusions de son étude, N. Elias entend avoir
montré combien était illusoire la prétention à ériger la concurrence comme un principe
définitif : elle conduit nécessairement au monopole. Qu’il s’agisse du domaine
économique, politique, ou de la conquête colonisatrice, le monde s’acheminerait vers
un contrôle unique. Car, de même que l’entrepreneur capitaliste en situation de
concurrence n’a pas le choix d’agrandir ou non son affaire 30, de même, « les Etats rivaux
se poussent réciproquement dans les remous de la compétition sous la pression de
l’ensemble du réseau d’Etats dont ils constituent les éléments » 31. Considérant que « les
tensions dues à la concurrence entre Etats ne peuvent s’apaiser », l’auteur anticipe sur
la formation de « monopole militaire et policier dépassant le cadre des Etats », devant
aboutir à « la mise en place d’un monopole mondial de la force publique, d’un organe
politique central »32.
27 Toujours dans les années 1930‑1950, le fonctionnalisme et le structuro‑fonctionnalisme
de T. Parsons et R. K. Merton, fournissent des outils d’analyse abstraits des « sociétés
globales »33, compatibles avec le projet de rendre compte d’une société‑monde,
connaissant des variantes locales ou historiques. Mais l’ont‑ils pour autant envisagé en
ces termes ? On peut en trouver des traces dans certaines allusions : « la société
[nationale] n’est pas le système social le plus vaste mais n’est qu’un élément d’un
système supranational plus vaste »34. Ou encore quand Parsons s’interroge sur le
devenir des sociétés nationales et qu’il pense déceler une extension des traits de la
modernisation occidentale : « la tendance à la modernisation est devenue mondiale de
nos jours (...) [et] se poursuivra probablement dans le monde non‑occidental » 35. On
retrouve là un intérêt pour l’international proche de celui de Weber, pour qui, selon
Parsons, « ce qu’il a appelé la société occidentale de l’ère moderne a une signification
‘universelle’ dans l’histoire humaine »36. La réalité sociale ne prend son sens, ne livre sa
signification qu’à l’échelle macro‑sociale et historique. Parsons, revendiquant une
position néo‑évolutionniste, soutient que la « variation » la plus probable que vont
connaître toutes les sociétés nationales, consiste en un rapprochement avec le modèle
nord-américain.
28 Contre cette croyance, Raymond Aron cherche à analyser, au‑delà du clivage existant
alors entre capitalisme et socialisme (« deux espèces d’un même genre »), « la société
internationale telle que l’a faite la modernité »37, et veut retrouver les caractères
communs à toutes les économies de notre époque. Cette posture ne lui fait pas pour
autant ignorer combien, « de toute évidence, il n’y a pas d’ordre social de la
modernité », dès lors que l’on accepte de distinguer, « à l’intérieur d’une société
complexe, de multiples ‘cultures’, d’un village ou d’un pays à un autre, d’une classe

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d’âge ou d’une classe sociale à une autre »38. Mais le développement de cette civilisation
rend plus étroites les relations entre les sociétés et plus insupportables les inégalités de
richesses entre pays. Au point qu’il est légitime de se demander si la classe ouvrière
tend à une homogénéité croissante ou à une hétérogénéité accrue39. Car, pour
comprendre le social, il faut se situer à l’échelle de la société‑monde : « grâce aux
possibilités techniques, la planète entière (...) constitue le champ intelligible de
l’Histoire. » C’est de ce point de vue que sautent aux yeux les écarts de développement,
la pluralité des conditions, le caractère « scandaleux » des choix collectifs et publics
d’affectation des ressources. C’est, plus généralement, comme le souligne G. Busino
(1986), de ce point de vue que la compréhension des différentes totalités sociales prend
son véritable sens, que l’autonomie relative du social, de l’économique et du politique
apparaissent clairement.
29 C’est sans doute dans Paix et guerre entre les nations que R. Aron aborde le plus
directement l’analyse sociologique de la société‑monde. Ainsi, la présentation à la
huitième édition s’intitule « La société internationale » : « peut‑être peut‑on appeler
société internationale ou société mondiale l’ensemble qui englobe le système inter‑étatique,
l’économie mondiale (ou le marché mondial ou le système économique mondial), les
phénomènes transnationaux et supranationaux. (...) Je ne pense pas que la formule
société internationale ou, de préférence, mondiale, constitue un véritable concept. (...)
Peut‑on appeler société cette sorte de totalité qui ne garde presque aucun des traits
caractéristiques d’une société, quelle qu’elle soit ? (...) J’en doute » 40.
30 Certes, R. Aron va privilégier l’analyse des relations entre Etats, considérés comme des
acteurs collectifs, au sein desquels la prise de décision demeure complexe. Mais il
reconnaît que « le système inter‑étatique ne se confond pas avec la société
internationale. Il représente un aspect particulier de cette société ». D’autres
dimensions sont également constitutives de la société internationale : le marché
mondial capitaliste (au sein duquel d’ailleurs, les Etats communistes sont partie
prenante), ainsi que les croyances et les idéologies. Toutefois, c’est le système
inter‑étatique « qui structure la société internationale en dépit des traits originaux de
celle‑ci : la peur qu’inspirent aux dirigeants politiques l’éventualité de la grande
guerre, l’amplification des moyens marginaux de la lutte entre les Etats et,
simultanément, la multiplication des échanges entre les sociétés et l’apparition d’une
économie transnationale »41.
31 Pour R. Aron, qui rejoint ici Norbert Elias, « tant que l’humanité n’aura pas accompli
son unification dans un Etat universel, il subsistera une différence essentielle entre
politique intérieure et politique étrangère. Celle‑là tend à réserver le monopole de la
violence légitime aux détenteurs de l’autorité, celle‑ci accepte la pluralité des centres
des forces armées »42. Certes, on peut envisager une sorte d’ « utopie de la
confédération ou fédération planétaire ». Mais cela nécessiterait que les individus aient
développé « des relations comparables à celles qui lient entre eux les membres (...) de
chaque société nationale : conscience de communauté, consentement à un régime
juridique et politique, monopole de la force armée »43. Ce dont R. Aron doute.
32 En somme, si, pour R. Aron, la société‑monde ne constitue pas un objet d’étude
empirique, y faire référence comme à une sorte d’objet ultime, d’horizon de l’analyse,
présente plusieurs attraits. Elle permet, tout d’abord, d’accepter d’envisager le social
comme traversé de contradictions, en un mot dialectique : « la société de type
industriel ne comporte d’intelligibilité que dans et par son mouvement » 44. Mais il s’agit

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d’un mouvement à l’issue imprévisible, non d’une évolution toute tracée. La référence à
l’objet‑monde permet ensuite de prendre conscience de multiples effets souvent
contradictoires, résultants de ce mouvement : si des communautés de savants sont
transnationales, les progrès techniques demeurent possédés et mis en œuvre par des
nations rivales; la science paraît reposer sur des valeurs universelles, mais les volontés
locales de non‑dépendance demeurent. Faire référence à l’humanité permet encore de
souligner que, si toutes les sociétés d’un certain type ont des croyances communes (par
exemple que l’essentiel réside dans la recherche de puissance et de richesse), cela ne
recouvre pas l’univers des possibles : d’autres choix pourraient être faits qui
permettraient de « concevoir une société humaine moins soucieuse d’accroître le
potentiel de ses machines ou de ses forces productives que d’assurer à tous le minimum
nécessaire pour une existence décente »45.
33 Contemporain de R. Aron, Georges Gurvitch (1968) fournit un autre exemple d’intérêt
pour la société‑monde, et ce, de deux manières. D’une part, par la notion de type de
société globale (« macrocosmes de groupements particuliers et de classes sociales »),
notion par laquelle l’auteur cherche à classer les différents groupements sociaux, tels
qu’ils existent ou ont existé de par le monde. On retrouve la volonté de fournir une
explication globale du social (méta‑social et inter‑temporel). Et d’autre part, d’un point
de vue empirique, G. Gurvitch considère que ce qui caractérise la seconde moitié du
XXe siècle, c’est « la lutte engagée, mais non résolue, entre les types différents de
structures globales : capitalisme organisé, communisme, technocratie, collectivisme
pluraliste, etc. »46, lutte dont l’effet va être de provoquer d’âpres conflits « entre les
planifications nationales et internationales, faites soit par les trusts et les cartels, soit
par les Etats, soit, enfin, par les producteurs et les consommateurs eux‑mêmes »
(idem). On reconnaîtra l’identification du caractère de plus en plus contraignant des
décisions prises à l’échelle internationale, sur les activités locales, ainsi que
l’identification d’une pluralité de types d’acteurs interagissant dans le champ de
l’international ou du supranational (l’auteur anticipe sur l’intervention des ONG).
34 Contrairement à R. Aron, G. Gurvitch note « une tendance vers le ‘dépècement de la
souveraineté de l’Etat’, sous l’action des entreprises organisées en cartels, des syndicats
de salariés et d’employeurs, des règles produites par la négociation collective dont il est
exclu, sans oublier l’activité intense des partis politiques » 47.
35 Au travers de ces quelques exemples, il devient clair que la société‑monde a déjà
rencontré l’intérêt de la sociologie qui a su, sinon forger à son endroit des concepts sur
mesure, tout au moins produire des problématiques et esquisser des hypothèses, dont
une caractéristique est de refléter l’époque de leur conception (Première Guerre
Mondiale pour les fondateurs, Guerre Froide pour les derniers auteurs cités). Certains
ont souligné la menace que représentait la perspective d’une humanité réellement
unifiée, tandis que d’autres en anticipaient le nécessaire avènement. Risques liés à
l’indépendance des multinationales ou à l’impossibilité de construire une identité
contre une altérité disparue, rôle central de l’acteur étatique dans l’élaboration du
supranational ou caractère automatique du mouvement d’unification planétaire, le
spectre des regards sociologiques portés sur le monde a, depuis longtemps, présenté
une grande richesse.

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Analyser l’objet‑mondialisation : identifier les


structures du désordre
36 Le terme de mondialisation, par son suffixe, indique bien l’idée d’évolution, de
modification, plus précisément une modification caractérisant l’ensemble des sociétés
dont les spécificités s’estomperaient et l’interdépendance s’accroîtrait. Vue sous cet
angle, l’analyse de la mondialisation constitue bien une forme particulière d’analyse du
changement social. On peut alors souligner combien la sociologie est légitime dans
cette perspective, puisque cette discipline est née de la volonté de comprendre les
transformations sociales dont les manifestations s’avéraient, depuis la fin du XVIIe
siècle en Europe, de plus en plus inquiétantes. Comme le souligne G. Bouthoul, « Aussi
loin que l’on remonte parmi les précurseurs de la sociologie, on constate que les
progrès marquants, accomplis dans le domaine de la réflexion sur les phénomènes
sociaux, ont vu le jour en période de crise ou à propos d’une crise » 48. Cette volonté de
comprendre était, de plus, liée à une volonté de maîtriser le cours des événements. En
sorte que, chez les premiers sociologues, la conception du changement social est
inséparable d’une conception préalable de la société idéale (désirable ou raisonnable).
37 A partir de ce projet initial, de nombreuses approches du changement ont été
développées. Certaines postulent l’existence de tensions micro‑sociales : entre partie
socialisée et asociale chez G. Simmel (1981), socialisation primaire et secondaire chez P.
Berger et T. Luckman (1986), logiques d’actions irréductibles chez F. Dubet (1994).
D’autres sociologues privilégient les tensions macro‑ sociales : tension entre solidarité
mécanique et progrès de la division du travail (Durkheim, 1978b); lutte pour le contrôle
de l’historicité (A. Touraine, 1993), lutte pour la préservation/amélioration de sa
position (P. Bourdieu, 1980). L’œuvre d’Alain Touraine illustre particulièrement le
primat de la tension : « le conflit n’est ni contradiction ni révolte, mais forme sociale de
l’historicité, de la production de la société par elle‑même » 49. Pour l’auteur : « la
production de la société par elle‑même se réalise à travers un conflit central, de sorte
que la modernité est toujours divisée entre des adversaires dont aucun n’est guidé
seulement par la raison et l’autre seulement par la tradition ou la passion. » 50
38 A ces courants s’opposent ceux pour qui le social est en construction permanente sous
l’effet de la recherche de compromis, de la négociation et de la coopération : sociologie
compréhensive (Weber, 1995), individualisme méthodologique (R. Boudon, 1984),
théorie de la régulation (J.‑D. Reynaud, 1993). Cette différence se double d’une
opposition entre ceux qui privilégient, dans l’analyse du changement, les acteurs
porteurs d’une innovation, d’abord culturelle (l’élite), et ceux qui l’envisagent comme
résultant d’une logique systémique (automatisme social, selon l’expression de P.
Naville, 1963).
39 Si les théories du changement partent d’une transformation empirique, pour en
comprendre la genèse, les théories de la modernisation empruntent le chemin inverse :
partant de volontés explicites de modifier le social (réforme par exemple), elles en
étudient les conséquences concrètes et, de là, tentent de rendre compte du résultat, soit
en pointant la responsabilité des acteurs en situation (D. Linhart, 1994), soit en
soulignant le rôle des représentations ou des intentions (D. Martin, 1998). Ces études
montrent la nécessité d’analyser la situation de ceux qui n’ont pas présidé à la
conception des changements volontaires : peuvent‑ils y trouver les ressources d’une
action stratégique, sont‑ils cantonnés à une position d’exécutant du changement (ou

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« non‑acteur », pour parler comme Dominique Martin), quelles sont leurs capacités de
protestation ?
40 Une troisième façon d’aborder, sociologiquement, la question des transformations
sociales est de les envisager comme partie prenante de tout phénomène social. Dans
cette perspective, s’inscrit G. Bouthoul (1949) qui envisage les sociétés comme en proie
au changement permanent, quel que soit son apparent degré d’immobilisme ou de
dynamisme. Chaque composante du social (« élément de structure ») avance à son
rythme, rythme lui même variable selon les époques. Il en résulte un décalage entre les
secteurs d’une même société, ce qui engendre un système de tensions qui s’équilibrent.
L’auteur parle alors d’enchevêtrement, de combinaisons de forces sociales, mais
également de dépendances mutuelles entre les différents éléments de structure. Pour
l’auteur, la notion d’équilibre doit avant tout être considérée comme une méthode
d’analyse des faits sociaux, qui permet de souligner que toute inhibition des forces de
ré‑équilibrage conduit à la démesure, la crise. C’est ici souligner l’importance des forces
de résistances qui empêchent les dérives.
41 A la même époque, G. Gurvitch définit le social comme constitué d’une multitude de
plans, entre lesquels s’instaure une dialectique, « un va‑et‑vient perpétuel qui tisse la
trame même de la réalité sociale »51. En effet, la réalité sociale « s’affirme d’abord et
avant tout dans les « phénomènes sociaux totaux » ou totalités en marche – ces foyers
d’ébullition volcanique compris dans un mouvement de flux et de reflux (...) pour
lesquels les Nous, les groupes et les sociétés se créent et se modifient eux‑mêmes » 52.
Au‑delà de ce vocabulaire imagé, l’auteur propose une conception du changement
social comme émergeant des « conduites collectives dérogatoires, novatrices, qui
modifient les pratiques et les modèles, et créent des symboles nouveaux ». Mieux,
« tout ce qui a été fait antérieurement, tout ce qui est acquis, stabilisé, cristallisé dans
la réalité sociale, se dresse devant elles comme un obstacle à vaincre » 53.
42 En d’autres termes, il existe une dynamique interne au social, qui lui est
consubstantielle, présente dans toute société, où « à tout moment de leur existence, un
drame aigu se joue entre les forces de conservation et les forces d’innovation (...), entre
la révolution « permanente » et la contre‑révolution non moins permanente » 54. Quant
à l’identification de structures, elle n’a rien d’incompatible avec l’analyse du
changement, du fait que, au sein de chaque société, selon les groupes ou les
phénomènes, quatre types de temporalités se rencontrent : temporalité en avance par
rapport à la société; temporalité en retard; alternance entre retard et avance; moments
de crises55. Pour G. Rocher, « toute organisation sociale, celle particulièrement des
sociétés complexes, comporte en effet diverses contradictions de structure, sources
constantes de frictions et de conflits »56. Ces contradictions proviennent du fait que
chaque structure est constituée d’éléments d’âge différents, et que chaque groupe
social « a sa perspective propre sur la société, par la suite de la place qu’il y occupe ».
L’irréductibilité des perspectives créerait une situation potentiellement conflictuelle,
source de changement et chaque changement, loin de résoudre les conflits, en
engendrerait de nouveaux.
43 Prolongeant cette perspective, G. Balandier (1988) suggère d’analyser le social avant
tout comme « du désordre », « du mouvement et des fluctuations ». Plus précisément,
l’étude du social doit prendre en compte l’existence de temporalités différentes :
certains « secteurs » n’évoluent que lentement, d’autres beaucoup plus rapidement,
d’autres encore se maintiennent dans la répétition; ces évolutions n’ont, de plus, pas la

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même « direction ». Il en résulte que, sous l’ordre apparent des sociétés, travaillent des
discordances et des désajustements. Ces derniers sont sans doute d’autant plus
sensibles que la « mise en relation des sociétés s’est généralisée depuis peu ». Le mode
normal d’existence du social est fait de l’interaction permanente entre ordre et
désordre. L’auteur met toutefois en garde contre cette approche, qui peut conduire à
« abandonner la société à elle‑ même et à tout miser sur le retour de l’individu ou de
l’acteur, sur la vertu de l’initiative ou de la spontanéité ».
44 Avec la notion de dyschronie,N. Alter (2001) retrouve ce courant d’analyse, en soulignant
combien les phénomènes sociaux résultent d’un enchevêtrement de processus
complexes, jamais achevés, jamais assurés et non linéaires, susceptibles de régressions,
n’évoluant pas à la même vitesse, où des acteurs sont aux prises avec les formes
cristallisées d’actions passées.
45 Il existe donc une riche tradition d’analyse du changement social dont peut profiter
l’étude de l’objet mondialisation. Ainsi, l’observateur peut envisager la période
contemporaine sur le modèle de la tension entre temporalités distinctes. Cela lui
permettra, d’une part, de prendre en compte les complexes articulations entre les
modifications des identités (culturelles, professionnelles, religieuses) et les
transformations survenues dans le domaine des techniques ou dans le champ
économique57. Mais cela permettra également de rapporter les apparentes mutations
récentes (la dérégulation‑rerégulation des économies des années 1980, par exemple) à
des projets et à des pratiques plus anciens dont l’existence était provisoirement passée
au second plan, mais dont la répétition têtue, l’accumulation, a fini par porter ses fruits
(permanence de l’idéologie libérale, résistance à des projets d’émancipation sur fond de
lutte contre le communisme). Par ailleurs, raisonner en termes de temporalités
distinctes (à l’échelle mondiale) n’a de sens qu’à condition d’y voir le travail jamais
achevé de collectifs aux ressources profondément inégales. Ce qui conduit à privilégier
l’examen du réel comme conséquence de décisions particulièrement structurantes,
prises par des acteurs identifiables, conséquences qui renforcent parfois leurs capacités
d’action. Cette posture présente alors l’avantage de distinguer plusieurs niveaux de
responsabilités dans la production de la société (ou son auto‑institution) tout en
laissant la possibilité d’imaginer d’autres possibles.
46 Il reste à aborder la question de l’interaction entre sciences sociales et société‑monde, à
la fois pour mesurer l’ampleur du travail de distanciation que doit opérer l’observateur
« savant » et pour apprécier la contribution de son discours au mouvement même de la
mondialisation.

Société‑monde et transformation des sciences


sociales
47 En effet, on peut se demander quelle conséquence peut avoir l’interdépendance
croissante des sociétés à l’échelle mondiale, sur notre capacité à rendre compte
précisément du phénomène. Rappelons qu’en conclusion des Formes élémentaires de la
vie religieuse, oùE. Durkheim réfléchit à l’origine sociale de la notion de catégories de la
pensée, Durkheim examine « le concept même de totalité ». Ce concept constitue « la
catégorie par excellence » et « la forme abstraite du concept de société » 58. Et si cette
catégorie est d’abord marquée du sceau de chaque société particulière où elle émerge,
« elle tend de plus en plus à se débarrasser des éléments subjectifs et personnels qu’elle

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charrie encore à l’origine ». Grâce à « cette vie internationale qui a déjà pour effet
d’universaliser les croyances religieuses (...) la société cesse d’apparaître comme le tout
par excellence, pour devenir la partie d’un tout beaucoup plus vaste, aux frontières
indéterminées et susceptibles de reculer indéfiniment »59. En d’autres termes, c’est
parce que les individus ont progressivement pris conscience du contexte macro‑social
dans lequel leur société était plongée (les relations internationales) que s’est
progressivement dégagé le concept universel de totalité. En prenant conscience de
l’universel la pensée s’universalise (les différentes formes locales d’un même concept
s’unifient).
48 Plus récemment, N. Elias insiste sur le fait que notre capacité à analyser les relations
sociales au plan inter‑étatique, cet « espace social sans contrôle efficace de la violence »
60, est limitée par le développement de ces relations. En effet, nous sommes soumis à

une double contrainte : d’un côté, au sein d’un Etat national, « il est strictement
interdit d’attaquer d’autres hommes avec violence et de les tuer »; de l’autre, au niveau
des relations interétatiques, « cela passe pour un devoir de développer, entretenir et
utiliser une capacité de violence à l’égard d’autres hommes » 61. Sous cette double
contrainte, les individus « vivent avec deux codes de comportement distincts et
opposés ». Aussi, faute d’une distanciation suffisante, savants ou profanes considèrent
le plus souvent les rapports sociaux de niveau inter‑étatique, comme résultant
d’intentions individuelles (ce sont les dirigeants qui veulent la paix ou la guerre), alors
que, selon N. Elias, ces rapports résultent également des structures et de la dynamique
propre au champ international (hiérarchies, positions, capacité à exercer la violence,
compositions d’alliances et d’allégeance entre Etats, etc.).
49 De nos jours, on peut constater un parallèle entre, d’une part, la mise en œuvre, à une
échelle jusqu’à présent inconnue, du modèle libéral dans le champ de l’économie, et
d’autre part, une « fluidification » de la sphère savante : de nombreuses « nouvelles
sociologies »62 émergent et se diffusent (un peu à la manière des « nouvelles
technologies » ou de la « nouvelle économie »); de « nouveaux » concepts sont
introduits, mobilisés, répétés, sans que la preuve de leur pertinence ne précède
toujours leur emploi. D’une part, une porosité semble être apparue entre les sciences
sociales et les sciences de la nature, les premières empruntant aux secondes des
paradigmes récents, comme ceux visant à rendre compte du chaos : « la tentation est
grande de traduire en langage sociologique le nouveau discours de la nature, en
découvrant des isomorphismes entre domaines fort éloignés, en procédant par
analogie, en se démarquant des démarches interprétatives. » 63 Et d’autre part, la
doctrine « laisser faire laisser passer » des premiers théoriciens du libre échange
semble avoir envahi l’imaginaire et les pratiques d’une profession pourtant vouée à la
prise de distance, au recul critique et au scepticisme.
50 C’est ce que soutient, notamment, D. Méda (1995) pour qui les sciences économiques se
sont, en particulier en France depuis la fin des années 1970, enrichies de nombreux
éléments, visant « à corriger les simplifications les plus criantes de la théorie
économique standard grâce aux résultats des recherches engagées en sociologie, en
droit ou en anthropologie ». L’auteur fait référence à plusieurs « ‘écoles’ (dites de la
régulation, de l’économie des conventions, de l’économie des institutions) ». Mais ces
incorporations se sont effectuées « sans changer le moins du monde ses présupposés
majeurs », « les travaux des anthropologues sur le don (...) sont ainsi retraités à partir
d’hypothèses de la microéconomie, en complète contradiction avec les ambitions et le

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type d’approche de l’ethnologie et de l’anthropologie ». Il y a donc détournement des


acquis de la sociologie. Mais réciproquement, cette dernière « destinée, à l’origine, à
analyser la société comme un tout, a largement intégré la méthode et les hypothèses de
base de l’économie, sans toujours s’en rendre compte, par le simple fait qu’elle
recourait massivement à la théorie des jeux ou aux méthodes dites du choix rationnel »
64.

51 La même critique est formulée par A. Mattelart qui souligne qu’après plusieurs
décennies de déréglementations dans les domaines économiques et financiers, « les
usages acritiques de termes promus ou revisités à la faveur du libre‑échange ont
proliféré », on « assiste à une véritable déréglementation des univers conceptuels qui
nous servent à désigner le monde »65. Citons cette « façon de mettre sur le même plan
les acteurs sociaux et les objets (...) les humains et les non‑humains », approche qui
contribue, sous la façade d’un discours logique, axiomatique, « à faire disparaître tout
ce qui a fait les grandes heures de la sociologie classique et même les interrogations de
notre époque. (...) A la place, on a affaire à des agents sans épaisseur spécifique (...)
dotés seulement de manières de réagir à des situations, passant d’un état à l’autre,
d’une façon aussi fluide que dans le cas des marchés parfaits » 66. Q. Delaunay fait ici
référence à la « nouvelle sociologie des sciences » de Bruno Latour et Michel Callon
(appelée également constructivisme radical), ainsi qu’à l’économie des conventions,
deux courants typiques des années 1980‑1990, en ce qu’ils incarnent la volonté de
« remise en cause de la sociologie constituée (Weber, Marx, Bourdieu, Boudon, Elias,
Aron, Crozier, Goffman, etc.) et en particulier la remise en cause des structures sociales
dans l’explication de l’activité des individus »67. D’autres critiques peuvent être
mobilisées dans le même sens : ainsi P. Bourdieu (2001) et P. Dubois (1999) fournissent
une critique argumentée des fondements de la nouvelle sociologie des sciences 68, tandis
que J.‑R. Tréanton (1993) souligne les nombreuses faiblesses conceptuelles de
l’économie des conventions.
52 Ces tendances constituent simultanément une euphémisation : « ces concepts inspirés
par les pratiques marchandes jouent le rôle d’écran par rapport à la mise en place de
nouvelles ‘sociétés de contrôle’« 69. En fait, celles‑ci ne sont pas évidentes à discerner,
mais elles s’inspirent du modèle d’organisation de l’entreprise en réseau (la firme
globale, flexible), qui laisse croire que les raisons des conflits (notamment
hiérarchiques) ont été éliminées. Et dans ce travail d’euphémisation des conditions de
domination, les sciences sociales, certes instrumentalisées, mais avec le concours de
scientifiques, jouent un rôle, « dans la mesure où, pour pouvoir fonctionner, ces
nouveaux schémas d’efficacité et de légitimité ont besoin d’une représentation
constructiviste de la société. Celle‑ci a notamment été élaborée dans le savoir expert
des sociologues, depuis les années 1960, et largement diffusée dans les organisations, au
point de modifier les catégories de perception des acteurs sociaux eux‑mêmes » 70. Car
selon cette conception, « il ne reste plus alors que des connexions, des négociations et
des interactions toujours réalisées dans des situations particulières » 71. Au lieu de « voir
le monde comme un espace‑temps où coexistent des formes d’exploitation,
d’oppression et d’humiliation à la fois anciennes et nouvelles, ainsi que des formes de
résistance à la fois éprouvées et inédites »72, ces courants ne retiennent qu’un mode
d’explication du social : les relations marchandes.
53 Analysant les transformations récentes de la sociologie religieuse et de la sociologie
urbaine, L. Voyé (2001) montre comment ces évolutions présentent des analogies avec

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celles touchant la société dans son ensemble. Ainsi, le champ du religieux est envisagé
comme « ouvert au choix d’un marché libre ». L’étude des villes incorpore le concept
d’espace virtuel et analyse leur fonctionnement en termes de rencontre entre espace
des flux et espace des lieux. Ce qui montre « combien la tentation est grande de penser
prioritairement la sociétémonde à travers des références de nature économique » 73.
54 L. Voyé va plus loin en notant que la mondialisation influence également le
fonctionnement de la discipline : dorénavant, on en arrive à « apprécier la recherche en
termes de ‘production’ plutôt que comme une œuvre de savoir », ce qui conduit les
chercheurs à accorder une importance démesurée à la quantité d’ouvrages, d’articles
et, conséquemment, à être « tentés de reproduire, sous des modes divers, une pensée
qu’ils ont émise une fois pour toute », évitant de la soumettre à un réel débat.
55 Finalement, l’intérêt pour l’objet mondialisation souligne l’urgence de discuter/
critiquer la pertinence (ou le domaine d’usage) de certaines théories surgies en même
temps que le phénomène lui‑même (la « mondialisation ») prenait une ampleur inédite.
Il montre notamment que, derrière leur apparente neutralité, ces courants contribuent
à une remise en cause de certains fondements de la sociologie : ils font fi des inégalités
multidimensionnelles entre acteurs, de leur inégal accès au contrôle des structures (et
donc, de leur inégale responsabilité dans la production du social); ils négligent le poids
des décisions étatiques, naturalisant l’arrière‑fond culturel et idéologique qui produit
et encadre, aussi bien le « marché » que les procédures d’arbitrage. Simultanément, ils
contribuent à donner corps aux phénomènes qu’ils entendent négliger (rapports de
domination, interdépendances macrosociales).

Sociologie de la mondialisation et occidentalisation


des sciences sociales
56 Mais la mondialisation engendre d’autres effets sur notre capacité à l’analyser. Nous
pensons ici aux rapports de dominations entre nations, appliqués à la sphère des
sciences sociales. R. Aron soulignait déjà que « les concepts de la sociologie américaine,
en passe de devenir ceux de la sociologie mondiale (pays d’obédience marxiste‑léniniste
exclus), s’appliquent à l’homme social en tant que tel, quelle que soit son activité,
quelle que soit l’organisation à laquelle il appartient » 74.
57 Trente ans plus tard, A. Sen peut souligner que « la focalisation sur des ouvrages
appartenant à une seule culture entrave toute liberté de découvrir d’autres idées » 75. Il
faut en effet se demander dans quelle mesure les productions intellectuelles non
américaines et non occidentales ont quelque chance d’influer sur notre compréhension
du monde, dans un espace savant de plus en plus susceptible de s’internationaliser.
Pour le moment, note A. Appadurai (1999), l’internationalisation des sciences sociales
consiste, à « améliorer la façon dont les autres appliquent nos préceptes », effort
pédagogique dont le principal effet est de « creuser l’écart » entre cette conception de
la recherche et « les traditions plus générales de critique et de discussion en matière
sociale ».
58 Sans approfondir ici cette question, on peut remarquer avec l’auteur que, par essence
générateur d’inégalités, le mouvement de mondialisation des économies « entraîne une
fragmentation et une répartition inégale des ressources nécessaires » à son étude et
donc, entrave sérieusement les coopérations susceptibles d’en « faciliter la

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compréhension ou la critique ». Il n’est pas jusqu’à l’imagination du « savant » qui ne


soit sous l’emprise des codes dominants et donc, subisse les conséquences de la
mondialisation (notamment, via les flux médiatiques mondialisés). De plus, comme le
montre O. Kozlarek (2001), la principale faiblesse des sciences sociales, même quand
elles se prétendent critiques, est de s’inscrire dans le projet européen de construire un
cosmos, une cosmopolis caractérisée par la centralité de l’Europe, dont la mondialisation
contemporaine peut être considérée comme une conséquence.
59 Une manière de mettre à distance ces formes de socio‑centrisme pourrait consister à
confronter les différentes conceptions sociologiques de l’objet‑monde, en prenant soin
de n’écarter aucune ère géographique, ce qui, dans une large mesure, reviendrait à
examiner – pour les comparer et en apprécier la pertinence, la complémentarité et le
domaine d’usage – les différentes conceptions de l’universel. Ce qui requiert des
intéressés qu’ils cherchent à se rapprocher du modèle idéal de communauté de
communication sans distorsion élaboré par J. Habermas (1987), de manière à ne pas
reproduire, dans l’espace même de la discussion, les rapports de domination qu’il est
question de dépasser.

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NOTES
1. R. Aron, 1967, p. 17.
2. C’est notamment le cas de A. Mattelart (1996) et de F. Cooper (2001).
3. Selon le titre du livre de P. Breton et S. Proulx, 1989, L’explosion de la communication. La naissance
d’une nouvelle idéologie, La Découverte, 1995.

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4. Comme s’y emploie S. Latouche (2001), pour qui le terme globalization aurait été lancé au début
des années 80 par Sony, pour la vente des baladeurs et aurait été repris par les firmes
transnationales et le gouvernement américain. G. Busino (2001) soutient, quant à lui, que les
termes de mondialisation et de globalisation datent de la fin des années 1950. Voir également D.
Martin, J.‑L. Metzger et P. Pierre (2003), notamment le premier chapitre.
5. D. Mercure, 2001, p. 9.
6. G. Rocher, 2001.
7. En effet, notre objectif n’est pas, dans le cadre de cet article, de procéder à un recensement
complet des travaux « classiques » portant sur la société‑monde, mais simplement de souligner
l’antériorité de sa conceptualisation.
8. E. Durkheim, 1978b, p. 236.
9. E. Durkheim, 1978b, p. 401.
10. E. Durkheim, 1975, t. 3, pp. 222-223. On ne peut s’empêcher de confronter cette réflexion à la
situation contemporaine où l’extension de la puissance d’une nation semble donner à la pensée
de Durkheim la forme d’une intuition prémonitoire.
11. E. Durkheim, 1975, t. 1, p. 111.
12. M. Mauss, 1969, p. 578.
13. M. Mauss, 1969, p. 591
14. M. Mauss, 1969, p. 606.
15. M. Mauss, 1969, p. 610.
16. M. Mauss, 1969, p. 625.
17. M. Mauss, 1969, p. 619.
18. M. Weber, 1991 [1923]. Le sous‑titre complet est : Histoire économique. Esquisse d’une théorie
universelle de l’économie et de la société. L’auteur a donc bien comme ambition d’atteindre à
l’universel, envisagé à la fois comme englobant les millénaires et les continents, mais également
comme évolution éventuellement commune à l’humanité.
19. Comme le note P. Raynaud (1987, p. 65), cette volonté est générale à toute 1’œuvre de Max
Weber.
20. M. Weber, 1991, p. 26
21. Dans cette catégorie, on peut inclure La philosophie de l’argent de G. Simmel (1987 [1900]), où
l’auteur reconstitue, à partir de nombreux exemples empiriques empruntés à différentes
civilisations d’époques différentes, le mouvement général, universel, par lequel l’argent qui, sous
ses différentes formes, s’est peu à peu dégagé de sa matérialité pour symboliser la pure valeur
économique.
22. M. Weber, 1991, p. 386.
23. G. Sombart, 1932. Essentiellement la troisième subdivision : « la rationalisation des
entreprises » pp. 215‑456.
24. G. Sombart 1932 p. 251.
25. G. Sombart, 1932, p. 251 et p. 404.
26. Nous faisons référence à N. Elias, 1973, 1975 et 1993. L’auteur s’est surtout appuyé sur une
étude sociohistorique de l’Allemagne, de la France et de la Grande‑Bretagne.
27. N. Elias, 1975, p. 283.
28. N. Elias, 1975, p. 290.
29. N. Elias, 1975, pp. 300‑301.
30. Accessoirement, N. Elias évoque la constitution « d’organisations monopolistiques privées (...)
qui semblent tendre vers une fusion sur le plan de l’organisation » (1975, p. 305), laissant ainsi
entrevoir l’existence de monopoles mondiaux, par domaine d’activité, monopoles que l’auteur
déconseille de laisser aux seules mains d’initiatives privées.
31. N. Elias, 1975, p. 303.
32. N. Elias, 1975, p. 317.

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33. Toute société globale, quelle que soit sa taille, son degré d’organisation, se caractérise par le
fait d’avoir mis au point des solutions adaptées pour remplir les quatre fonctions sociales
(définies de façon très abstraite par T. Parsons) jugées indispensables et universelles.
34. T. Parsons, 1973a, p. 2.
35. T. Parsons, 1973b, p. 147.
36. T. Parsons, 1973b, p. 149.
37. R. Aron, 1969, p. 310.
38. R. Aron, 1969, p. 328.
39. R. Aron, 1964, p. 12.
40. R. Aron, 1984, p. VIII.
41. R. Aron, 1984, p. XXXVII.
42. R. Aron, 1984, p. 19.
43. R. Aron, 1984, p. 738.
44. R. Aron, 1969, p. 15.
45. R. Aron, 1969, p. 286. L’auteur rencontre ici la sociologie du développement (voir Y. Goussault
et A. Guichaoua, 1993) dont il faut rappeler que les préoccupations rejoignent la sociologie du
monde et de la mondialisation.
46. G. Gurvitch, 1968, p. 3.
47. G. Gurvitch, 1968, pp. 498‑499.
48. G. Bouthoul, 1949, p. 7.
49. A. Touraine, 1984, pp. 139‑140.
50. A. Touraine, 1993, p. 11.
51. G. Gurvitch, 1968, p. 8.
52. G. Gurvitch, 1967, p. 20.
53. G. Gurvitch, 1968, p. 101.
54. G. Gurvitch, 1968, p. 103.
55. G. Gurvitch, 1967, p. 213.
56. G. Rocher, 1968, p. 123.
57. C’est, notamment, l’une des postures adoptées par M. Castells (1998 et 1999).
58. E. Durkheim, 1979, pp. 629‑630.
59. E. Durkheim, 1979, pp. 634‑635.
60. N. Elias, 1993, p. 127.
61. N. Elias, 1993, p. 124.
62. Selon l’expression de P. Corcuff (1995).
63. G. Balandier, 1988, p. 84.
64. D. Méda, 1995, pp. 256‑258.
65. A. Mattelart, 1999, p. 351.
66. Q. Delaunay (1997).
67. Q. Delaunay, pp. 193-194.
68. La seule observation de laboratoires, même pendant deux ans, « constitue une source
d’aveuglement quant aux processus à l’œuvre hors du laboratoire qui permettent d’expliquer la
formation d’un consensus autour de la validité de telle ou telle connaissance » (M. Dubois, 1999,
p. 49). Tout compte fait, « derrière l’abstraction d’une rhétorique de 1’‘actant’, des ‘humains’ et
des ‘non‑humains’, Callon et Latour proposent (...) la théorie de l’acteur‑réseau [qui] n’est rien
d’autre qu’une régression vers une description réaliste » des situations d’invention (M. Dubois,
1999, p. 64).
69. A. Mattelart, 1999, p. 352.
70. J. de Munck, 2001, p. 127.
71. J. de Munck, 2001, p. 130.
72. A. Mattelart, 1999, p. 376.

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182

73. L. Voyé, 2001, p. 290.


74. R. Aron, 1969, p. 6.
75. A. Sen,

AUTEUR
JEAN-LUC METZGER
Laboratoire de Sociologie du Changement des Institutions
et Groupe de Recherches interdisciplinaire sur les organisations et le travail
France Télécom R&B
Issy Moulineaux, France

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De la sociologie à la science sociale ?


Giovanni Busino

1. Prémisse
1 Depuis la fin des années ’50, on assiste au déclin des grands idéaux collectifs, à la
montée de l’individualisme des croyances et des comportements, à ses tendances
centrifuges, au tarissement de l’espoir mis autrefois dans le progrès et dans la science.
Le divorce entre la science et la pensée du sens, les formes d’un relativisme désabusé,
défini par Peter Sloterdijk « raison cynique », ont ébranlé l’universalisme et favorisé le
foisonnement de rationalités locales. L’idéal d’auto- fondation de la modernité,
d’autonomie à l’égard des normes extérieures, a généralisé, après avoir largué les
amarres de la tradition, l’indétermination des valeurs, détruit les modèles normatifs
qui soumettaient les hommes à une finalité les dépassant. La modernité ne sait plus
orienter le temps en fonction du souci d’éternité; elle consacre le présent et
immortalise l’instant. Les questions sur le comment assurer la cohésion sociale, les
formes d’intégration et la transmission du lien social sont devenues rédhibitoires.
2 Les interrogations et les critiques sur ce qu’est la sociologie, sur ce qui la fonde vont
désormais de pair avec l’accélération du mouvement de fragmentation de la recherche,
de la spécialisation à outrance, de la floraison de doctrines, de plus en plus, ni
nomothétiques ni idéographiques, ni universalistes ni particularistes, ni déterministes
ni relativistes. La demande sociale et l’ingénierie sociale exigent du sociologue qu’il soit
proche de la pratique, qu’il fasse des diagnostics, propose des thérapies dans le but de
« traiter » les pathologies sociales, d’être « utile » aux pouvoirs publics, aux
administrations, de fournir de l’aide aux entreprises.
3 La raison, les fonctions et la vocation de la sociologie en sont bouleversées, perverties;
le sociologue est transformé en un travailleur social d’un nouveau genre ou, s’il résiste,
en un théoricien usinant des abstractions, de la fumée, en un prestataire de paroles
verbales.
4 La théorie unique qui avait assuré pendant longtemps l’unité interne de la discipline a
cédé sa place à des conceptualisations concurrentes et à des orientations déracinées de

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la tradition rationaliste de la réalité, de la vérité, de la preuve. Des sociologies ont


remplacé la sociologie bien qu’aucune d’elles ne soit capable d’expliquer de façon
assurée les phénomènes sociaux et de régler les questions humaines au moyen d’une
technologie sociale éprouvée.
5 Après s’être éloignées définitivement de l’histoire et de la philosophie, de la
psychologie et de l’économie, après avoir accentué les clivages entre les diverses
sciences humaines, ces nouvelles sociologies, s’inspirant de la phénoménologie, de
l’interactionnisme symbolique, de l’ethnométhodologie et d’autres philosophies à la
mode, ont déclaré obsolètes les anciens concepts basilaires de la tradition sociologique
(société, classes sociales, statuts, normes, valeurs, objectivisme, etc.). Tour à tour, le
structuralisme génétique, le néo-fonctionnalisme, l’individualisme méthodologique,
l’actionnalisme, l’analyse stratégique ont re-élaboré le rationalisme, revisité la
rationalité et la modélisation des comportements sociaux et fait des disciplines sociales
des variétés particulières de la métaphysique occidentale, des présuppositions
idéologiques de la culture européenne. Les partisans de la méthodologie du positivisme
logique ont continué à rechercher les axiomes fondamentaux des domaines du savoir
social dans l’espoir d’utiliser les ordinateurs pour calculer les conséquences des actions
humaines, des expériences vécues, des motifs humains, des perceptions subjectives de
la réalité. Pour y arriver le « Logical Theorist » de Alan Nevel et d’Albert Simon a
prétendu produire des preuves logiques à partir d’une série d’hypothèses. Les
technologies de l’information rendant possible la simulation des systèmes qui
apprennent et évoluent, l’analogie entre le fonctionnement du cerveau et de
l’ordinateur est devenue d’usage courant. Ainsi la pensée peut subir le même
traitement que les symboles et les actions humaines finalisées. Ces dernières,
dépourvues de sens en elles-mêmes, peuvent en acquérir pour autant qu’une fondation
rationnelle arrive à lui en conférer. Les approches accordant un rôle déterminant dans
les comportements au substrat biologique réputé inné, puis les diverses versions du
paradigme cognitiviste, ont marginalisé les approches constructivistes à la Jean Piaget
ainsi que celles historico-sociales à la Lev S. Vygotski, fragilisé même l’interactionnisme
social. La sociobiologie mettant l’accent sur la sélection de parentèle, la théorie
évolutionnaire et celle de la co-évolution gène/nature valorisant les aspects du
comportement humain supposés produits par l’évolution, ont contribué à rendre
encore plus instable l’univers sociologique.
6 Des philosophes sociaux, enfin, ont reproché aux sociologues de transformer le progrès
et la modernité en hypostase, d’ignorer la complexité et la mutuelle dépendance des
phénomènes, de méconnaître les temporalités multiples, de croire que le marché, la
société civile et l’État ne sont que des modes d’expression des intérêts, des préférences,
des identités, de la volonté; de considérer que les frontières disciplinaires sont des
barrières inexpugnables. Le post-modernisme, lui, a proclamé la fin des grands récits et
l’avènement d’une société atomisée. L’absolutisation des individus a fait proliférer les
sens et ébranlé les forces centripètes. Impossible de réunifier une telle société, de
recourir à la raison, de quêter la vérité. Les médias et la technologie ont subrogé les
rapports au monde réel par des enchaînements à une technosphère artificialiste.
7 Beaucoup proclament que les recherches sociologiques ne produisent que des résultats
insignifiants et stériles, qu’aucune théorie sociologique n’a d’explication qui lui soit
propre. D’ailleurs, Michel Foucault, dans L’archéologie du savoir, s’évertue à montrer à
travers quels processus sociaux les disciplines sociales ont été fabriquées pour faire

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face à des intérêts particularistes, tandis que Pierre Bourdieu, dans Homo academicus,
s’est ingénié à décrire les mécanismes cachés moyennant lesquels les institutions
académiques structurent, reproduisent, transforment, légitiment et imposent la
diversité des paradigmes, des stratégies d’enquête, des méthodes d’analyse ainsi que la
parcellisation des savoirs.

2. Aux sources du savoir sociologique


8 Pour décrire et codifier la structure et l’organisation des relations sociales, pour
déterminer les forces et les contraintes faisant évoluer les groupes sociaux, la
sociologie élabore des généralisations d’une espèce particulière. Elles ne sont pas des
hypothèses; elles sont des interprétations qu’il est impossible d’analyser
statistiquement ou de tester expérimentalement. Cependant elles permettent de rendre
intelligible, de mieux saisir certaines régularités des comportements sociaux,
d’apercevoir « ce que comprendre veut dire » (Searle).
9 Ces généralisations/interprétations, élaborées par des courants théoriques disparates,
ne rendent jamais compte de la complexité des phénomènes étudiés; elles traitent
surtout de comportements caractérisables au moyen d’un petit nombre de paramètres.
Elles ne donnent pas lieu à un processus de cumulation, mais seulement à des dialogues
sans fin. Elles ne résolvent ni les mystères de l’histoire ni les énigmes de la condition
humaine : elles ne peuvent pas préparer l’avènement d’un système théorique unifié. Il
en va de même pour les modèles de systèmes adaptatifs, fondés sur les notions
d’émergence, d’attracteurs, de lois d’échelle, de régime dynamique, de transition, de
percolation, d’apprentissage, de jeux évolutionnaires, et traitant surtout (Axelrod,
Bowles et Gintis, Epstein et Axtell, Schelling), de l’émergence de la communication et
du langage, de la coopération, de la sélection des normes et de l’apparition des
institutions. Selon la terminologie de Mikhaïl Bakhtine, ces généralisations /
interprétations constituent davantage un savoir « polyphonique » que
« homophonique ». En connaître sa genèse et sa reproduction est une problématique
fondamentale. En conséquence, lorsqu’on doit scruter le présent, il est indispensable de
remonter dans le passé afin de mettre en perspective historique les problèmes
d’aujourd’hui. Dès lors, il est facile d’entrevoir tous les questionnements actuels de la
sociologie dans les processus de sa constitution et dans ceux de son
institutionnalisation en tant que discipline scientifique et académique.
10 Il est aisé, dans ces conditions, de constater que le terme « sociologie », utilisé à
l’origine comme l’équivalent de l’expression « physique sociale », reste très ambigu. Il
désigne aussi bien la réflexion sur les principes de la vie sociale et sur les idées,
représentations, projets et utopies élaborés par les hommes autour de la vie en société,
que l’étude des formes sociales et de leur évolution, en d’autres termes, l’étude de
l’organisation et du fonctionnement des groupes restreints (la famille, le groupe, la
communauté de base, la foule, etc.) et des groupes plus vastes (institutions,
administrations, organisations, bureaucraties, sociétés, nations, etc.). On distingue la
sociographie, c’est-à-dire l’activité de récolte et de description des faits sociaux, de la
sociométrie, la méthode d’application de la mesure aux relations humaines et à toute
forme de sociabilité. D’autre part, l’étude des relations sociales élémentaires, des
typologies des groupes (masses, communautés, etc.) est appelée micro-sociologie; celle
des supergroupes (peuple, caste, nation, tribu) et d’entités globales (classes sociales,

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sociétés, nations) macrosociologie. Dans la mesure où l’on met l’accent sur la réflexion
sociale et sur les idées normatives concernant l’organisation de la société, la sociologie
trouve ses précurseurs dans les philosophes sociaux, dans les écrivains politiques, dans
les philosophes de l’histoire, dans tous ces penseurs qui se sont interrogés sur la
manière dont une société, une cité, une nation, devrait être organisée et administrée
(par ex. Platon, Aristote, Saint Augustin, Ibn Khaldoun, etc.). Si, au contraire, l’on
privilégie les recherches empiriques, les enquêtes sur les structures et les fonctions
sociales, sur les méthodes utilisées dans l’étude des questions sociales et sur les
processus d’accumulation des méthodes observationnelles et des élaborations
théoriques et non théoriques, la sociologie naît alors avec l’Ecossais Adam Ferguson.
Dans son History of Civil Society (1767), il se fonde sur un vaste matériau ethnographique
et historique pour élaborer une classification de la société qui tient compte du mode de
production et des types d’organisation socioculturelle. La société est un ensemble, une
totalité composée de parties, dont chacune accomplit une fonction et qui, ensemble,
concourent à la vie sociale, au fonctionnement et à la manière d’être d’une société. On
représente alors la société par une image ou par une idée (organisme, pyramide, etc.)
ou par la forme des institutions et des régimes dont elle est dotée. De ce point de vue,
L’Esprit des lois de Montesquieu est prémonitoire. Les régimes sont réduits à trois types
sociaux (despotisme, monarchie et république) et à travers ces types se révèle aisément
la permanence de l’ordre social. Quelles que soient les formes de gouvernement, il
existe dans l’ordre social des « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des
choses », c’est-à-dire du climat, du terrain, de l’« esprit général » de la nation, de
l’usage de la monnaie, des caractéristiques du commerce, de la composition de la
population, de la religion pratiquée, et ainsi de suite. Les interactions entre toutes ces
variables déterminent la richesse et la variété de la vie politique et sociale. L’analyse a
pour but de découvrir les lois qui gouvernent ces relations et, pour y parvenir, elle doit
réduire le multiple au typique et le typique au nécessaire. Cette perspective contribue
par ailleurs à mettre au point les premiers instruments de mesure et à élaborer les
protocoles d’observation (questionnaire, sondage, calcul empirique des coefficients
pour le recensement des feux, matrices, etc.).
11 L’École saint-simonienne va développer cette tendance, afin de créer une véritable
physique ou physiologie sociale. Ce processus se terminera avec Auguste Comte et avec
Adolphe Quételet.

3. Les protosociologues
12 Préoccupé par la crise qui bouleversait la société européenne en voie
d’industrialisation, Comte veut parer aux dangers en dotant les nouvelles sociétés
scientifiques et industrielles d’une doctrine adéquate. La société passe par un processus
en stades : de l’âge théologique l’on passe à l’âge métaphysique et l’on aborde enfin
l’âge positif, où l’on découvre alors les lois qui gouvernent les sociétés et les
phénomènes sociaux. La sociologie est la science de cet âge positif. Elle est composée
d’une « statique sociale », sorte d’anatomie de la société ou science des conditions
d’existence des groupes humains, et d’une « dynamique sociale », sorte de physiologie
ou analyse des lois qui gouvernent le mouvement et le changement. En concevant la
société comme une espèce d’organisme, doté d’un centre et de périphéries, Comte fixe
un principe qui va se révéler durable et selon lequel il existe entre les parties et le tout

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des interrelations réciproques, celles-ci ne pouvant être réduites simplement à la


somme des parties. La société est un organisme cohérent, un système ou chacune des
parties contribue à l’équilibre du tout et aux finalités globales poursuivies. D’où
l’existence d’une relation nécessaire entre l’état positif et le régime rationnel et
pacifique; d’où l’affirmation de la sociologie comme science d’une nouvelle rationalité,
du progrès, du pouvoir bénéfique. Avec Comte la science, la sagesse et l’espérance se
fondent, se confondent et produisent une sorte de religion humanitaire pour des
sociétés où les liens traditionnels ont été détruits par le développement de l’industrie
et par les nouvelles formes de production. La foi et le sens du sacré sont ainsi récupérés
et réconciliés avec la science et le rationalisme.
13 Karl Marx bouleverse cette perspective. La communauté et la société sont stratifiées;
elles sont composées de classes sociales diversement situées dans l’espace social, en
conflit entre elles, dont l’antagonisme absolu se manifeste par les conflits sociaux. La
lutte de classes, les crises économiques, la rationalisation du travail, le contrôle social à
travers la socialisation, l’instruction, la définition de la déviance et la légitimation des
valeurs et des significations (opinion et propagande) ne sont pas des phénomènes
secondaires ou marginaux dans le développement des sociétés industrielles. Ces
sociétés ne cherchent pas à produire un consensus général fondé sur la croyance en un
instinct de sympathie et de solidarité et en l’ordre bénéfique des choses. Elles veulent, à
travers le contrôle des opinions assuré par la propagande et par toutes les formes de
manipulation des volontés, garantir un ordre susceptible de servir les intérêts des
élites, des classes dirigeantes, des groupes dominants. La division du travail dont
l’administration et la bureaucratie sont les instruments essentiels, n’engendre pas la
coopération, la solidarité, l’unité. Dans le Manifeste on peut lire que « l’histoire de la
société jusqu’à aujourd’hui est une histoire de lutte de classes ». Et onze ans plus tard,
dans la Critique de l’économie politique, il est précisé que ni les rapports juridiques ni les
formes politiques ne peuvent s’expliquer à la lumière d’un prétendu développement de
l’esprit humain. Ils ont au contraire leur « racine dans les conditions de la vie
matérielle ». C’est le « mode de production de la vie matérielle qui conditionne, d’une
manière générale, le processus social, politique et intellectuel de la vie », de même que
« ce n’est pas la conscience de l’homme qui détermine son existence, mais son existence
sociale qui détermine sa conscience ».
14 L’orientation de l’intérêt sur les rapports existant entre les constructions culturelles,
politiques, juridiques, religieuses, et les conditions concrètes de la vie matérielle,
pousse la sociologie à s’occuper du travail, des conditions de vie et des styles de
comportement des diverses classes, de l’origine de la famille, de la propriété, de l’Etat,
de la fonction de la culture et de l’idéologie dans le maintien des rapports sociaux, dans
la détermination du changement social. En conséquence, le problème du
développement de la société se confond progressivement avec le destin existentiel de
l’homme, en une dialectique complexe entre l’individuel et le social.
15 Voilà pourquoi le discours sociologique s’enracine le plus souvent dans un prophétisme
social, dans un interventionnisme politique, ou même dans un esprit thérapeutique
réduisant la sociologie au rôle d’une médecine sociale et préventive. De ce point de vue,
les recherches de Le Play, et de sa prolifique filiation intellectuelle, sur la condition
ouvrière, sur la famille, sur les budgets des ménages, sur la pratique religieuse, ont
comme but de soigner les pathologies sociales, de contribuer ainsi à restaurer la
conformité de l’ordre social, supposé naturel. La voie est désormais ouverte à une

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science peu sensible aux explications globales, tournée surtout vers l’intervention –
restauratrice ou réformatrice – dans des domaines concrets (délinquance, crise de la
famille, alcoolisme, prostitution, homosexualité, urbanisation, consommation de
drogues, comportement électoral). L’ère des opérateurs sociaux succède à celle des
scientifiques. Les techniques thérapeutiques prennent le pas sur la pensée théorique.
16 L’organicisme et les analogies tirées de la biologie vont témoigner d’un retour à
l’explication globale et d’une réaction au marxisme. Cette doctrine, ou plutôt ce corps
de doctrines, sans rejeter ouvertement l’idée que la société est un organisme vivant
régi par les lois de l’évolution, tente de restaurer la pensée totalisante et de relier la
science sociale aux sciences naturelles, renouvelant ainsi les conceptions naturalistes
du monde. Le fondateur de ce courant est l’Anglais Herbert Spencer, dont les Principes
de psychologie (1855) et Principes de sociologie (1877-1896) ont constitué longtemps le
schéma de référence traditionnel des disciplines sociologiques et qui retrouvent
aujourd’hui une remarquable actualité grâce à la sociobiologie. Spencer oppose au
marxisme une théorie globale et unitaire du social : les sociétés passent de l’homogène
simple à l’hétérogénéité complexe, suivant un processus d’intégration par
différenciations. L’étude des sociétés historiques montre que l’humanité connaît deux
types d’organisation : les sociétés militaires et les sociétés industrielles. Les premières
sont autoritaires, compétitives et agressives, les secondes sont libérales, coopérantes,
tolérantes. L’histoire est évolutive : on passe d’un type à l’autre en fonction des états de
paix et/ou de guerre. La paix, ou l’absence de guerre, favorise en effet la tendance
naturelle des sociétés militaires à devenir industrielles; les guerres empêchent cette
évolution et génèrent des déséquilibres et des dérèglements. Constituant davantage
une explication idéologique des sociétés libérales marchandes qu’une contribution
efficace à leur connaissance, le spencérisme et l’organicisme ne fournissaient aucune
réponse satisfaisante aux questions que le marxisme avait désignées à la raison
sociologique.

4. Les pères de la sociologie


17 A cette tâche vont se consacrer, vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les trois
plus grands sociologues de l’époque contemporaine : le Français Émile Durkheim,
l’Italien Vilfredo Pareto et l’Allemand Max Weber.
18 Durkheim se fixe comme but principal de déterminer de manière univoque l’objet et la
nature de la discipline sociologique et de la spécifier par rapport à l’histoire, à la
philosophie, au droit et à toutes les autres disciplines sociales. Il fixe donc comme tâche
aux sociologues l’étude d’un objet particulier : le fait social, entité qui a une existence
propre, indépendante des manifestations individuelles. Le comportement social est
autre et diffère du comportement individuel. C’est le produit d’interactions passées et
présentes, qui transcende les unes et les autres et qui par là même exerce sur les
individus une véritable forme de contrainte extérieure. Au moyen de méthodes
d’observation objectives, le sociologue doit rechercher les causes et, dans un deuxième
temps, les fonctions d’un phénomène, car « donner à voir en quoi un fait peut être utile
n’explique point comment il est né, ni ce qu’il est ». L’observation doit permettre de
découvrir dans les phénomènes sociaux ceux qui sont normaux et ceux qui sont
pathologiques. L’anomie, c’est-à-dire l’incapacité où peut se trouver une société à
intégrer les individus singuliers que l’affaiblissement de la conscience collective

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atomise et désagrège, est un indicateur pour étudier la cohésion sociale d’une société
donnée, c’est-à-dire le consensus. Le suicide est un indicateur pour mesurer l’anomie,
et ainsi de suite... Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim démontre
que, sous les traits de dieu ou d’un saint, ce que les hommes adorent inconsciemment
c’est la société. La sociologie devient, dès ce moment, la science et la conscience de la
société. Le socialisme est une foi, que la sociologie explique et dépasse en une vision
rationaliste. Seule la sociologie peut fournir des bases solides à la morale et à la
politique, les doter de fondements significativement et scientifiquement stables.
19 Durkheim ne dit pas en quoi consiste la réalité des « faits sociaux » ni comment
découper le domaine des « faits sociaux » et de quelle façon en faire un domaine
distinct à la fois de la biologie et de la psychologie. Le sociologisme durkheimien a fait
oublier que la « réalité sociale », plus ou moins partagée à un moment donné, se fonde
sur des perceptions construites socialement, sur des constantes psychologiques, sur des
productions culturelles ayant des origines interindividuelles, façonnées par des
réceptions et des distorsions sociales. Ce sociologisme a dissimulé qu’il n’y a aucun
ordre sous-jacent à la réalité humaine, que l’ordre et les lois ne dérivent d’aucun ordre
naturel invariable et universel, que les hommes sont les auteurs des lois régissant
l’ordre social, que celui-ci est continûment façonné par les intentions et les besoins des
individus, par leurs facultés d’adaptation et d’invention. L’autonomie de la société est
fondée sur la société, laquelle, de son propre chef, explique tout et prévoit l’avenir de
façon infaillible. Cause primordiale et ultime, tout lui est soumis.
20 Pour Vilfredo Pareto la sociologie ne peut être à la fois science et conscience de la
société, puisqu’il existe une incompatibilité sociale entre la connaissance scientifique et
l’action sociale. Pour Pareto, les hommes agissent sous l’impulsion d’instincts, de
sentiments, de croyances (comme, par exemple, le socialisme), ce qui n’a rien à voir ni
avec la logique ni avec la science. La science étudie les actions humaines. Celles-ci sont
logiques et non logiques. Les premières sont celles où l’on décèle un lien entre les
moyens utilisés et les fins, tant dans la conscience de l’acteur que dans la réalité
objective, ce qui fait qu’il existe une identité entre les relations subjective et objective;
les actions non logiques sont pratiquement toutes les autres, celles que nous vivons,
pensons et accomplissons jour après jour, dans la vie quotidienne. Il s’agit donc des
actions les plus nombreuses et les plus importantes. Elles revêtent souvent une
apparence logique, car, bien que les hommes agissent sous l’impulsion des sentiments,
immédiatement, ils ressentent après le besoin de rationaliser leur comportement. Les
actions non logiques sont explicables et descriptibles car du point de vue de l’acteur, de
son implication, du pouvoir relatif de ses intérêts, elles ne sont pas irrationnelles. Cette
rationalité matérialiste résulte d’un choix irréductible à la rationalité formelle qui
privilégie les moyens les plus adéquats à des fins difficiles à définir. L’analyse
sociologique doit retrouver l’élément primitif et constant, le résidu, à travers les
rationalisations, les représentations, les symboles, les idéologies et les dérivations avec
lesquels les hommes fondent et justifient leurs comportements et leurs actions. Ceux-ci
constituent donc, pour le sociologue, un système symbolique, à travers lequel la société
contribue, entre autres, au maintien de son équilibre. Vérité et utilité ne vont pas de
pair dans un système social. La vérité d’un système peut se révéler dysfonctionnelle
pour la société, alors qu’une doctrine utile peut être fausse, tout en contribuant au
maintien d’une fonction donnée. La société est donc un système en équilibre. Certaines
dysfonctions peuvent en perturber l’état, mais la tendance générale pousse vers
l’équilibration. Pareto analyse sur un mode désenchanté, et peut-être même un peu

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cynique, la fonction des biens symboliques dans le maintien de l’hégémonie, la nature


des processus politiques et les mécanismes des institutions représentatives. La
sociologie est la science de la manière dont une société se met en scène et se représente
sa manière d’être et sa conscience.
21 Max Weber part d’une problématique analogue. Lui aussi veut fonder la sociologie
comme science de l’action sociale. A l’encontre de la séparation/opposition parétienne
entre actions logiques et actions non logiques, Weber distingue quatre types d’actions :
l’action rationnelle par rapport au but (l’acteur social organise les moyens nécessaires à
la réussite de la finalité qu’il conçoit clairement); l’action rationnelle par rapport à une
valeur (l’acteur est conséquent avec l’idée qu’il se fait de ce qui est moralement
acceptable); l’action traditionnelle (celle qui est dictée par les usages, les habitudes, les
traditions), et enfin l’action affective, qui est une réaction purement émotive. La tâche
de la sociologie est d’élucider le sens que l’acteur donne à sa conduite et à son
comportement, c’est-à-dire à l’action sociale. Le sociologue organise donc les faits de
façon à dégager une interprétation rationnelle des actions des agents sociaux. Puisqu’il
n’est pas possible de définir une chaîne causale, ni comment le sociologue doit agir
concrètement, Weber propose une voie qui sera largement empruntée par ses
successeurs, celle de l’idéal-type, qui permet de conduire l’analyse à bon port. Les
exemples les plus célèbres de l’utilisation des idéal-types sont l’analyse du rôle du
calvinisme comme système de valeurs socioculturelles qui organise l’action d’un
certain nombre d’agents sociaux et qui contribue à la floraison de l’esprit capitaliste; ou
encore l’analyse de la bureaucratie, comme système hiérarchique fonctionnel, régi par
des normes et des règles fixes, pour la rationalisation des processus décisionnels et des
actions sociales au sens large. En éliminant les discordances inhérentes à tout rapport
socio personnel et en subordonnant les actions de tous à une finalité objectivement
précisée et calculée, la bureaucratie constitue un exemple typique de ces organisations
sociétales de la modernité. Elle est, en tant que telle, en concordance avec les sociétés
industrielles, capitalistes ou socialistes.

5. Les héritiers
22 Il est certain que ces visions de la société ont eu une influence, directe ou indirecte, sur
le développement de la sociologie mondiale, influence variable, en fonction des
situations nationales et académiques. Souterraine pour ce qui est de Weber, fluctuante
pour ce qui est de Pareto, la plus évidente est celle de Durkheim. Dès les années ’20,
toutes les sociologies semblent marquées principalement par l’enseignement de
Durkheim et de Ferdinand Tönnies, le fondateur de la sociologie formelle, qui se centre
sur l’étude des formes sociales émergeant des actions réciproques des individus, et
s’arrête plus particulièrement sur les distinctions communauté/société, sur le conflit,
sur la domination, sur les conditions de la sociabilité et sur les voies majeures de la
socialisation. De plus, la philosophie phénoménologique ouvre d’autres perspectives à
la sociologie. Fondée sur l’idée que la mission de l’analyse est d’établir de quelle
manière les essences immuables s’incarnent dans la réalité, cette doctrine, plus encore
que le formalisme, renvoie la sociologie à l’idée de société, et par là même à la réflexion
philosophique et spéculative. A partir de la fin des années ’30, la situation change
radicalement aux États-Unis où, sous la menace des totalitarismes européens, beaucoup
de sociologues se réfugient, et où le développement des nouvelles formes

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d’organisation donne à la sociologie un rôle considérable, et donc une place


institutionnelle dans l’organisation culturelle du pays industriellement le plus avancé
de la planète. La tradition sociologique américaine était essentiellement empiriste et
pragmatique, avec de fortes pointes organicistes. Préoccupée surtout
d’interventionnisme social, pour soigner les pathologies inhérentes à la croissance
d’une société industrielle, cette sociologie puisait dans un patrimoine de recherches
empiriques, d’observations sociographiques, qu’en Europe seule l’école de Le Play
pouvait prétendre, dans une certaine mesure, égaler. En effet, de William Graham
Summer à William J. Thomas et Florian Znaniecki, cette sociologie élabore ses
constructions théoriques à partir d’analyses concrètes, de recherches sur le terrain, de
la nécessité de trouver des solutions pratiques aux problèmes d’intégration et de
coexistence sociales. Pour rendre compte de la réalité étudiée, cette sociologie affine les
concepts d’espace social, de communauté, de groupe (in-group et out-group), de pattern,
de modèle culturel, de rôle, de status, de stratification, de groupes de références, de
socialisation, d’opinion publique, de propagande.
23 Les sociologues européens émigrés aux Etats-Unis vont féconder ce terrain en y
apportant les pratiques des analyses épistémologiques et méthodologiques. Cela
apparaît clairement lorsqu’on examine les débats méthodologiques et les controverses
théoriques à propos de l’utilisation des sondages dans l’étude des opinions publiques,
des mesures d’attitudes, des structures de comportements, des motivations, des
décisions et des choix, tant électoraux que professionnels, ainsi qu’à toutes les formes
possibles de consommation.
24 A partir des années ’40-50 les personnalités les plus influentes sont l’Américain Talcott
Parsons, qui avait parfaitement assimilé la tradition européenne, et l’Autrichien Paul F.
Lazarsfeld, initialement formé en mathématique, reconverti ensuite à la psychologie
sous l’influence de Charlotte et Karl Bühler, devenu finalement sociologue dans
l’émigration américaine. Parsons introduit dans la sociologie américaine le goût pour
les grandes constructions théoriques (l’action sociale, le système social, la socialisation,
l’école, la culture, etc.). Lazarsfeld met au point des instruments apparemment
rigoureux pour l’étude empirique de l’action et élabore des théories pour la
construction des variables, pour classifier les relations, pour quantifier des données
qualitatives; il rappelle à travers des recherches d’histoire de l’analyse les origines
européennes de la quantification sociale, ainsi que le lien étroit existant entre la
théorie de l’action sociale et la recherche empirique. Il faut ajouter que Lazarsfeld a
aussi imposé à la sociologie une culture. En lui faisant découvrir la tradition de la
quantification des phénomènes sociaux des arithméticiens politiques, des caméralistes,
des partisans du probabilisme et d’autres, il est arrivé à faire partager, notamment dans
le domaine des choix des sujets de recherche, des préjugés et des prémisses, à faire
valoir un certain style de l’enquête et des normes multistandard, à dater la naissance de
la discipline sociologique autour du XVIIe siècle.

6. Marxisme, Fonctionnalisme, Théorie des systèmes


25 Cette greffe de la grande tradition européenne sur la sociologie américaine a
transformé d’un coup la sociologie mondiale. Les recherches empiriques sur les
minorités ethniques, sur l’amélioration des services sociaux, sur l’urbanisme, sur la
délinquance, sur l’intégration des immigrés, sur la pauvreté, sur la marginalité, sur le

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langage sont dès lors constamment ramenées à une interrogation fondamentale :


contribuent-elles ou non à construire la théorie sociologique, susceptible, comme
n’importe quel instrument théorique, d’expliquer et prévoir les phénomènes sociaux ?
Cette interrogation s’est trouvée au cœur du débat sociologique jusqu’en 1968. Les
tentatives de réponse ont été disparates et diverses. Dans la mouvance de Parsons,
Robert K. Merton, constatant l’impossibilité d’une théorie sociologique susceptible
d’éliminer toutes les difficultés de l’analyse, a soutenu la nécessité d’élaborer des
théories sectorielles, de portée moyenne, « intermédiaires » parmi les hypothèses
mineures, plus structurées que les généralisations empiriques qui rendent compte des
variations concomitantes entre diverses variables. Ces théories de portée moyenne
permettraient, dans le contexte actuel, d’assurer un assez bon degré de généralisation
théorique, autrement dit, de passer aisément de la constatation empirique à la
réflexion rationnelle. Comment les théories de portée moyenne pourront-elles accéder
à la dignité de constructions théoriques, voilà un problème non résolu, voire insoluble
selon certains. Cependant, plusieurs solutions ont été proposées.
26 L’une est fournie par la sociologie marxiste. Ayant longtemps occupé un rang
subalterne par rapport au matérialisme historique, la sociologie marxiste tire tout son
appareil conceptuel des fondements philosophiques du marxisme : les concepts de
mode de production, de classe sociale, de conflit de classes, d’accumulation, de
stratification, d’aliénation, d’idéologie et, naturellement, celui de globalité post-
analytique. Le mode de production dominant détermine aussi bien les comportements
que les attitudes. La tâche de la sociologie consiste à mettre en évidence les
mécanismes de ces déterminismes à travers des analyses empiriques, dont le sens et la
justification sont fixés par une philosophie de l’histoire, réputée comme théorie
fondamentale. En d’autres termes, les observations empiriques et les corrélations
descriptives doivent se rapporter à un modèle général qui fonde et justifie toute chose,
et dont la pertinence et la légitimité ne sont pas discutées. En dépit des efforts d’un L.
Althusser et d’un N. Poulantzas, la théorie de la correspondance reste ici
prédominante : correspondance, corrélation, complémentarité entre les appareils
idéologiques, les institutions et la structure économique. On ne trouve aucune
explication sur les causes de cette complémentarité, ni sur le pourquoi des fluctuations
de la complémentarité, ni encore sur la manière dont la corrélation parvient à se
maintenir plus ou moins constante entre la structure et la superstructure. On est
renvoyé aux rapports sociaux tels qu’ils sont organisés par le mode de production, mais
ce dernier ne s’explique pas, sinon à travers le type d’organisation social lui-même.
Bref, c’est la clôture. Cette sociologie n’a même pas pu élaborer une théorie de
l’incidence des facteurs matériels sur l’évolution des institutions super structurelles
dans des conditions variables. La surdétermination marxiste organise les parties
constituant une formation sociale en un modèle unique, qui est, dans tous les cas,
fonctionnel pour le mode de production capitaliste.
27 La seconde solution est proposée par le fonctionnalisme qui, à partir d’autres
présupposés, tente de donner à la construction de la théorie une réponse plus fondée,
mais tout aussi générale que la réponse marxiste, en établissant un lien nécessaire
entre la théorie et la recherche empirique. Le fonctionnalisme part du postulat que la
société est une totalité dans laquelle les différentes parties sont en interaction
réciproque. Ce postulat a pour résultat qu’entre la sociologie empirique marxiste et le
fonctionnalisme existent des échanges et des influences cachées. Les projets eux-

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mêmes ne sont guère dissemblables : le fonctionnalisme, comme par ailleurs le


marxisme, vise à réunir et à coordonner la masse disparate et incohérente des faits
dans un modèle unificateur, capable d’expliquer le passé et le présent de la société. Ses
origines remontent loin dans le temps, peut-être au même Spencer, mais sa plus
récente systématisation a été l’œuvre des Américains L. J. Henderson, T. Parsons et R. K.
Merton, ainsi que de tous les chercheurs sociaux réunis dans le « Pareto Cercle » de
l’Université de Harvard.
28 C’est à cette école multiforme que l’on doit les descriptions les plus raffinées du
fonctionnement des institutions, des administrations, des bureaucraties, des
comportements (déviance, marginalité, pauvreté, etc.). Quant aux questions de savoir
par qui, quand, comment, où et dans quelles conditions le contrôle en est assuré, le
fonctionnalisme garde un mutisme absolu. Bien qu’en vérité il n’ait jamais vénéré le
déterminisme structure/superstructure, le fonctionnalisme a reconnu l’importance des
tensions entre les institutions et la structure sociale, entre les rôles et les status, sans
toutefois n’avoir jamais pu expliquer comment une institution fonctionne réellement
par rapport à toutes les autres institutions d’une société et pourquoi c’est tel modèle de
rapports, et non tel autre, qui caractérise un système social en un moment historique
déterminé. Le fonctionnalisme ne donne aucune indication à propos de l’origine et de la
formation des institutions et des structures sociales. D’autre part, il ne peut
différencier les acteurs et les institutions les uns par rapport aux autres, avec le
résultat qu’il est impossible de dire dans quelles conditions un groupe social parvient à
maîtriser les tensions d’un système et surtout s’il est capable d’identifier les groupes
dont l’action est déterminante, voire dominante. Dans un tel paradigme, il n’est pas
nécessaire de dévoiler les conditions d’apparition des systèmes, des institutions, des
relations sociales. Les différences de structures observées se transforment en choix
fonctionnels, donc en variables négligeables. La théorie générale des systèmes, la
cybernétique et la théorie de l’échange, théories certainement abstraites, formalistes,
sélectives, ont corrigé en partie l’héritage fonctionnaliste, notamment son défaut
majeure, son incapacité de comprendre les significations, de prendre en compte les
aspirations des agents sociaux et pourquoi ils perdent, dans certaines circonstances, de
l’intérêt pour le système normatif de l’ordre social. L’ordre et la cohérence, fruits
souvent du jeu de hasard, ne sont pas les essences constitutives des actions humaines.
Ils sont plutôt le résultat d’une infinité d’interactions visant à maximiser ce à quoi on
attache de la valeur, à modifier, à diriger, à corriger des relations, des structures, des
institutions, des organisations qui facilitent le vivre ensemble.
29 La théorie générale des systèmes a introduit en sociologie le concept de morphogenèse,
alors que la théorie de l’échange, avec les modèles cybernétiques, a mis en lumière le
type d’interaction qui alimente et gouverne dans le temps l’élaboration d’une structure
particulière; elle établit un lien nécessaire entre la théorie et la recherche empirique;
elle montre surtout comment ces structures interagissent dans une société donnée. Des
nuances et des finesses ultérieures ont été introduites par l’interactionnisme
symbolique, par l’ethnométhodologie, par les développements du néo-wébérisme. La
théorie de la complexité, à son tour, emprunte à des modèles cybernétiques divers
schémas (la rétroaction, les causalités circulaires, l’interaction du tout et des parties) et
théorise de façon systémique des phénomènes contradictoires, réputés toutefois
compatibles à cause des effets de système. Ce faisant, elle rationalise tout, y compris les
conflits les plus mystérieux.

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7. Théories critiques du social et de la société


30 Considérant que le fonctionnalisme postule une unité fondamentale de la société et
néglige, en définitive, les divisions et les conflits, le courant dit « Théorie critique de la
société » tente de fournir une autre réponse au problème du statut et de l’utilité de la
théorie sociologique. On peut considérer que ce courant dérive du marxisme. Son acte
de naissance remonte aux années ’30, mais il devient une pratique intellectuelle d’une
certaine importance à partir des années ’60. Restauration du marxisme contre une
dégénération positiviste et stalinienne, la théorie critique de la société se présente
comme une tentative globale pour expliquer la totalité de l’histoire. La systématisation
la plus importante de cette tendance a été effectuée par Max Horkheimer, pour qui
l’analyse sociologique doit révéler l’aliénation, le fétichisme et la fausse conscience
produits par les mécanismes de reproduction d’un système fondé sur l’accumulation du
profit. Il y a donc un lien entre l’analyse et les objectifs sociaux, négligés par la
sociologie académique, et à ce propos Horkheimer affirme : « Concevoir l’histoire
comme le produit nécessaire d’un mécanisme économique signifie se révolter contre
l’ordre des choses existant [...]. Comprendre ce qui est arrivé jusqu’à présent signifie
combattre pour qu’une nécessité aveugle devienne une nécessité signifiante. » La
dialectique, laissée généralement de côté en sociologie, devient un instrument
essentiel : « La pensée dialectique part de l’expérience que le monde n’est pas libre :
l’homme et la nature existent en condition d’aliénation [...]. Le refus définit alors le
processus de la pensée et celui de l’action. » A ce stade, la rupture entre théorie et
pratique est totale. La théorie sociologique et la recherche empirique reçoivent un sens
et une justification d’une théorie du social préexistant, que d’aucuns définissent comme
métathéorie. Certains ont pu comparer la théorie critique de la société à une forme de
philosophie sociale, ce qui est vrai en partie, bien que les rapports qui pourraient
s’établir entre l’analyse sociologique et la dialectique demeurent encore mystérieux.
Les recherches pour faire de la dialectique un instrument sociologiquement opératoire,
sont peu développées, et inutilisables dans la recherche sociale de terrain. Le
structuralisme se présente, par contre, comme une tentative de donner une réponse
satisfaisante à tous les problèmes que l’on n’a pas encore su résoudre convenablement.
Courant intellectuel polymorphe, regroupant des spécialistes de disciplines variées, le
structuralisme a suscité un intérêt très intense en sociologie mais point d’analyses
concrètes. S’il met en évidence des formes de causalités spécifiques à certains
phénomènes sociaux, il n’explique pas, toutefois, pourquoi elles ne doivent rien aux
intentions des acteurs.
31 Les notions de structure et de fonction, utilisées déjà du temps de Spencer et de
Durkheim, ainsi que celle de système, dès l’époque de Pareto, bien que courantes dans
la pratique de la recherche, n’ont jusqu’à présent pas donné lieu à des constructions
théoriques dont les applications pratiques auraient pu paraître évidentes en sociologie.

8. Les défis lancés à la sociologie contemporaine


32 Empêtrée dans des difficultés inextricables, incapable de résoudre les problèmes
épistémologiques les plus fondamentaux, de réunir en un appareil conceptuel
satisfaisant des recherches parcellaires, de rendre compte du sens de l’histoire; divisée

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en dizaines de spécialisations et toujours plus impuissantes à assurer entre elles la


communication et les échanges, la sociologie des années ’70 s’est interrogée sur ses
insuccès, sur ses fonction et sur ses perspectives d’avenir. Et, surtout, sur son
incapacité à rendre compte des vicissitudes humaines de façon plausible. Les
événements politiques, culturels et académiques qui depuis la moitié des années ’60,
agitent le monde et la corporation des sociologues, ont déchaîné un débat passionné
sur la recherche sociologique, sur le rôle du sociologue, sur la crise de la science
sociologique et favorisé des examens de conscience dont témoignent The Coming Crisis of
Western Sociology (1970) et For Sociology. Renewal and Critique Sociology Today (1973) du
regretté Alvin W. Gouldner.
33 Les mouvements étudiants ont dramatisé, certes, et aggravé la situation. Déçus et
découragés, beaucoup de sociologues ont pensé que la sociologie ne pourrait jamais
être une science et qu’elle devrait renoncer à la prétention d’une autonomie
disciplinaire. Une variété de marxisme vulgaire a tenté de donner dignité à cette
prétention. En réalité, sous les déclarations politiques apparemment extrémistes, la
sociologie radicale, contestant et niant la discipline en tant que science
institutionnalisée, réduit la réalité sociale à la réalité politique. Le refus de la sociologie
est justifié, au fond, par la praxis politique. Sociologie et intervention politique
finissent par se confondre et se compléter réciproquement. D’autres, conscients de la
situation, ont essayé de fondre la sociologie dans le complexe des sciences sociales, d’en
faire un chapitre (comme l’histoire, l’anthropologie, la psychologie, etc.) de l’étude de
l’homme en société.
34 Ici aussi, comme pour le structuralisme, les déclarations d’intention ne sont pas suivies
de recherches concrètes. Les difficultés humaines et institutionnelles sont telles que la
pluridisciplinarité restera longtemps un objectif idéal. Des courants très hétérogènes
tentent de surmonter les difficultés auxquelles la sociologie est confrontée aujourd’hui,
en reprenant l’étude de l’analyse et des pratiques sociales ordinaires. Ce sont
l’approche phénoménologique, celle de l’ethnométhodologie, de l’interactionnisme
symbolique, de la théorie fondée, de la sémiologie de la sociologie, de la science de
l’autonomie. Toutes ces approches rejettent le point de vue durkheimien classique,
selon lequel la réalité collective détermine unilatéralement le comportement humain.
Elles considèrent que ce sont les individus qui construisent la réalité sociale. Elles
attribuent à l’interaction des qualités émergentes, et par là même réservent une place
importante à l’étude du sens commun et à l’anthropobiologie, de même qu’à la
sociologie animale. En ouvrant la voie à l’étude de la genèse de la communication
langagière et iconique dans la formation et la transmission de la pensée sociale, à
l’analyse des phénomènes linguistiques et sémiotiques impliqués dans le
fonctionnement intersubjectif de la pensée spontanée, les chercheurs ont pu faire
l’inventaire sommaire des processus de production et de reproduction du sens
commun, cerner le rôle des inférences dans son élaboration et entrevoir les
mécanismes grâce auxquels les acteurs utilisent les informations dont ils disposent.
35 La sociologie, par ce biais, revient à l’investigation de la vie quotidienne, entendue
comme expérience structurant les comportements collectifs et comme histoire
immédiate. Les sociologues ne se limitent plus à décrire les règles d’inférence, à
privilégier les causes externes (les situations et les contextes) au détriment des causes
internes (la psychologie de l’acteur). Ils essayent de découvrir également les règles de
correspondance, de mettre en rapport la mémoire sociale et individuelle avec la mise

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en œuvre de l’inférence, ainsi que l’interconnexion existant entre la perception, les


représentations mentales, l’usage spontané des typologies en tant qu’outils pour
organiser les in formations et pour effectuer les inférences.
36 L’idée, l’image de la société, qui fondaient et construisaient l’appareillage conceptuel de
la sociologie, sont ainsi devenues moins nettes, moins visibles. En plus, une telle
diversité de perspectives a favorisé l’utilisation de techniques de recherche multiples et
variées. Des observations intensives et extensives aux observations directes et
indirectes, les techniques dont dispose aujourd’hui la recherche sociologique sont très
nombreuses et le choix de leur application dépend souvent de la spécialisation du
chercheur, du temps disponible et de l’ampleur des investissements financiers prévus.
Entre toutes les techniques, l’une d’elles semble avoir une place privilégiée : l’enquête
avec questionnaire. C’est à travers le questionnaire que l’on vérifie les hypothèses de
travail et que l’on met en évidence les attitudes liées aux hypothèses. Généralement, le
questionnaire est administré à un échantillon représentatif de l’univers que l’on veut
étudier (échantillon construit selon les règles de statistique). Toutefois, à côté des
techniques plus ou moins codifiées, il y en a d’autres, plus souples : par exemple,
l’enquête libre, les techniques projectives, l’observation directe des comportements
spontanés et l’observation directe des comportements provoqués, ce que d’autres
disciplines nomment l’expérimentation.
37 Le développement des techniques de mesure de plus en plus sophistiquées a permis de
quantifier des informations très complexes et de promouvoir des types d’analyse qui
permettent de vérifier l’homogénéité des classes et de décrire des relations entre
variables. Les modèles sur lesquels se fondent ces recherches vont de la simulation aux
hypergraphes et à la topologie. A la base de telles approches, se trouve la croyance que
la sociologie peut percer le mystère de la société de la même façon que la physique
révèle la structure sous-jacente de la nature. Beaucoup de sociologues sont convaincus
qu’un jour il sera possible d’élaborer des théories où l’agencement des termes et des
propositions répondra aux critères de fermeture et de complétude.
38 A côté des formalisations qui se développent de plus en plus et de la multiplication des
niveaux d’analyse différenciés, bien que concomitants, la sociologie redécouvre
l’analyse historiographique et, bien entendu, les techniques d’observation
ethnologique, ainsi que les attaches avec la psychologie et la psychanalyse. Puisqu’on
commence à prendre acte que les faits sociaux ont un caractère historique, des
chercheurs tentent maintenant d’expliquer de quelles façons se forment, se
développent et se modifient les formes d’associations particulières et conscientes
unissant les individus en des configurations sociales complexes.
39 Au niveau des techniques de recherche également, la sociologie s’interroge sur les
unités significatives d’analyse, sur la manière de mesurer l’impact de celui qui perçoit
sur celui qui est perçu, de celui qui mesure sur celui qui est mesuré, sur la neutralité de
l’observateur, sur la perception objective des observations, sur l’implication et la
distanciation du sujet par rapport à l’objet, sur les bases empiriques des sciences de
l’homme et de la société.
40 La sociologie s’enquiert également de la quantification mathématique en tant que mode
spécial, particulier, de découverte, d’argumentation, de démonstration et de
quantification statistique, celle-ci basée sur les probabilités qui se passent des modes
observationnels tout en utilisant des modes déductifs d’argumentation. Elle doute et
cherche de nouvelles voies. Mais pour fonder sa légitimité scientifique et retrouver une

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fonction sociale ainsi que les sources du savoir, de la connaissance et de l’action, la


sociologie peut-elle ignorer ses liens avec la biologie et la psychologie ?
41 Parmi les carences notables de la recherche méthodologique, celle sur les méthodes
comparatives reste la plus frappante. Au cours des dernières décennies, le seul à avoir
utilisé systématiquement la comparaison a été l’auteur de Homo hierarchicus. Essai sur le
système des castes (1966), de Homo aequalis.* Genèse et épanouissement de l’idéologie
économique (1977) et des Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur
l’idéologie moderne (1983).
42 Louis Dumont, dans ses recherches, a étudié ensemble deux ou plusieurs objets de
pensée pour en chercher les différences, les ressemblances, voire même les degrés de
comparaison. Il ne compare pas des éléments isolés mais des ensembles, il analyse ces
ensembles les uns par rapport aux autres. Pour ce chercheur l’ensemble ne doit jamais
être réduit à la somme de ses éléments; son importance est unique; l’idéologie lui
donne l’unité, le sens, les significations du monde, de la société et de leurs rapports
réciproques. En bref, ce type de comparaison permettrait de remonter à un prototype
originel à partir duquel serait possible, par la suite, la détermination des évolutions
successives. La notion d’englobement nous oblige à penser ensemble des choses
opposées et contraires, les éléments séparés trouvent une signification hors d’eux-
mêmes alors que celle de hiérarchie : « […] au niveau inférieur, il y a distinction […]
complémentarité ou contradiction », tandis qu’au niveau supérieur, il y a unité. « La
hiérarchie consiste dans la combinaison de ces deux propositions de niveau différent.
Dans la hiérarchie ainsi définie, la complémentarité ou contradiction est contenue dans
une unité d’ordre supérieur », avec le résultat « que le même principe hiérarchique qui
asservit en quelque sorte un niveau à l’autre introduit en même temps une multiplicité
de niveau qui permet à la situation de se retourner ».
43 La réalisation pratique d’un tel programme n’est guère aisée. Comment décrire et
comprendre l’univers et toutes ses parties, les entités les plus petites ainsi que les plus
grandes, alors que nous ne sommes jamais tout à fait fixés sur le « qu’est-ce qu’on peut
comparer », sur la nature qui relie les similarités ou les différences, sur les critères à
choisir pour décider des similarités (fondées sur des définitions qui excluent les
qualités non retenues) et des différences (lesquelles sont infinies) ?
44 Ces doutes, ces interrogations attendent toujours des réponses plausibles.

9. Questions ouvertes et problèmes à résoudre


45 Ce bref tour d’horizon montre que le discours sociologique dépend essentiellement de
l’idée et de la représentation que nous nous faisons de l’espace social et de la société, et
que ces mêmes idées et représentations sont fonction de l’imaginaire social de la
modernité occidentale, de sa conception globale de la validité universelle et de la
validité contextuelle. Les concepts sociologiques dérivent de ces idées et de ces
représentations et ont donc une histoire, laquelle assume souvent une fonction
idéologique. Une analyse scientifique est une histoire du mode de production de ces
concepts, de leurs utilisations pratico politiques, des modalités selon lesquelles ils
construisent et représentent la réalité. L’histoire des théories sociologiques, des
représentations de la réalité sociale, de leurs évolutions, indique clairement que cette

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vision de la sociologie, avec sa conception générale de la société et de ses mouvements,


a favorisé la diffusion des théories de la reproduction et du système social.
46 Dans cette sociologie, la théorie proliférait, créait les faits, et c’était ensuite ces mêmes
faits qui vérifiaient la théorie de départ. Et l’on a baptisé ce mouvement circulaire,
cette clôture : l’épreuve des faits, la vérification moyennant l’observation et le
raisonnement. Il paraît aujourd’hui évident que les faits ne sont inscrits ni dans le
monde qui nous entoure ni dans notre monde intérieur, et qu’il est illusoire d’imaginer
pouvoir enregistrer les faits qui résultent toujours d’un ensemble d’opérations
mentales d’organisation, de mise en relation et de complexification; par ailleurs, en
admettant un instant qu’il existerait quelque part des faits donnés une fois pour toutes,
ceux-ci ne suffiraient pas à supporter les déductions. L’importance des discours
pratiques est désormais manifeste et nous commençons par ailleurs à connaître les
mécanismes susceptibles de les produire. Les recherches sur l’argumentation
permettent de décrypter les modalités du fonctionnement de la logique naturelle et
nous expliquent les raisons pour lesquelles les sciences sociales ont constamment
recours aux métaphores et aux métonymies.
47 La raison pratique est gouvernée par des lois qui ne se laissent pas immédiatement
formuler en termes mathématiques. Dans les aristotéliciennes sciences « pratiques et
poétiques », nous trouvons d’autres rationalités à l’œuvre. Dégager des structures et
leur attribuer ensuite des formes logicomathématiques n’est possible qu’à l’intérieur du
paradigme booléen. L’écart entre l’algèbre de Boole et la pensée naturelle est si grand
que le sociologue est obligé de recourir au non formel pour saisir la forme des faits et
les processus, ou encore de faire appel à une aide extérieure pour expliquer les
systèmes formels dépourvus à la fois de sujets et de critères d’interprétation. C’est ce
qui est à l’origine de la production de sens, de significations, des raisons signifiantes
des sociétés modernes, des significations sociales, des raisons symboliques.
48 La sociologie est enracinée dans des discours considérés comme pratiques, comme
systèmes symboliques, comme production et reproduction des significations de la
réalité sociale. Ses fonctions cognitives, opératoires et figuratives, d’explication et
d’implication, dépendent essentiellement de la fonction symbolique générale qui est à
l’origine de l’acquisition du langage et des signes collectifs. Grâce à la fonction
symbolique, l’expérience comme action et comme construction progressive accède aux
conditions sociales d’existence; grâce à elle tous les systèmes de représentation, verbale
et non verbale, désignent des classes d’actions et d’objets, génèrent des significations
individuelles et collectives.

10. Des Pratiques sociales aux Théories ?


49 Dès les années ’60, les sciences sociales ont été caractérisées aussi par deux autres
particularités : elles opposaient les traditions sociologiques et alimentaient un système
d’exclusion rigoureux. Plutôt que de dialoguer, les tenants de ces traditions rivalisaient
en combats souvent sectaires, toujours stériles. Pour eux, il y avait, d’un côté, la
sociologie en tant que science et, de l’autre, la sociologie en tant qu’étude littéraire; la
recherche véritable, quantitative, et l’essayisme plus ou moins littéraire, qualitatif car
bâti sur des données minces et rapidement mises en place, élaborées de façon
pointilliste ou impressionniste. Ces deux types de sociologies essaimaient cependant
largement dans les trois traditions que Randall Collins, dans Three Sociological Tradition,

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livre paru en 1985, considérait comme les plus représentatives de la théorie sociale
contemporaine, c’est-à-dire le marxisme, le durkheimisme et le micro-
interactionnisme1. Il paraît utile de rappeler que les paradigmes conflictualistes et
fonctionnalistes étaient déjà en perte de vitesse dès la fin des années ’70, que la
sociologie psychanalytique avait été éradiquée pour de bon environ à la même époque,
et que le paradigme micro- interactionniste était devenu immédiatement spongiforme.
En bref, contrairement à ce que Collins croyait, nous étions déjà dans l’époque du tohu-
bohu théorique. Le néo-fonctionnalisme de R. Münch (Gesellschaftstheorie und
Ideologiekritik, 1973, et Theorie des Handelns. Zur Rekonstruktion der Beiträge von Talcitt
Parsons, Emile Durkheim und Max Weber, 1982) et N. Luhmann (Soziologische Aufklärung I,
1970, et Soziale Systeme. Gundriss einer allgemeinen Theorie, 1984), le structuralisme du
Network, la théorie des choix rationnels, la sociologie cognitive, le « tournant
linguistique », le post-structuralisme, le post-modernisme, ainsi que les innombrables
versions de l’interactionnisme symbolique, de l’ethnométhodologie nouvelle manière,
avaient métissé les traditions ou en faisaient bourgeonner d’autres. Sans parler des
bouleversements produits par les œuvres de Winch, Gadamer, Apel, Habermas, Taylor
et tant d’autres.
50 De ce tohu-bohu indescriptible (aucun historien de la sociologie n’a été capable
jusqu’ici d’en établir un inventaire même sommaire), a commencé à émerger, peu à
peu, une critique radicale des néo-positivismes et de l’empirisme logique. Ainsi sur les
théories sociales récentes on a estampillé l’étiquette de « post-positivistes ». Le post-
positivisme est guidé par une orientation générale commune à toutes ses expressions
particulières : la réflexivité générale, l’herméneutique, l’action, l’identification des
comportements (soit au sens de Anthony Giddens, soit au sens de Alessandro Pizzorno),
l’intention communicationnelle, les fondements du lien social et des modèles
normatifs. En d’autres termes, le post-positivisme s’attache à rendre compte des
significations, des justifications, et il est en train de créer les conditions pour la
naissance d’une rudimentaire pragmatique de la réflexion.
51 Dès lors, le fait social, perçu comme fait sémantique porteur de sens, n’est plus
incompatible avec la singularité des situations sociales et avec l’intentionnalité des
sujets, des acteurs sociaux. De ce fait, on a pu commencer à élaborer les nouvelles
règles de la méthode sociologique, selon la formule qu’Anthony Giddens a utilisée dès
1976 (New Rules of Sociological Method. A Positive Critique of Interpretative Sociologies), grâce
auxquelles décrire, expliquer, comprendre et « normer » deviennent les piliers de
l’explication en sciences sociales.
52 La délitescence de l’orthodoxie, assurée pendant longtemps par l’empirisme logique, a
réduit en miettes le modèle d’explication nomologique. Et c’est ainsi que de la causalité
nous sommes arrivés à la rationalité, et que des plages syntactiques du processus
d’explication scientifique nous sommes passés à celles de type sémantico pragmatique.
( Stephen P. Stich, From folk psychology to cognitive science : the case against belief, 1983, et
Fragmentation of reason : preface to a pragmatic theory of cognitive evaluation, 1990). Tout
cela a marqué un grand tournant dans l’analyse sociologique : le projet de définir les
formes de la connaissance de façon logiquement indépendante de l’observateur, de la
société où ces formes s’inscrivent et de la communauté scientifique chargée de les
contrôler, ce projet a été abandonné. L’abandon du programme de reconstruction
rationnelle en tant qu’opération fondatrice de la connaissance scientifique, la
renonciation à l’ambition d’ériger des modèles langagiers ayant la logique formelle

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comme référence ultime, ont obligé les sciences sociales à s’engager dans une
monumentale entreprise intellectuelle. Jean-Claude Passeron, dans Le raisonnement
sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel (1991), juge que cette
entreprise a la prétention de « marquer le rattachement à l’esprit scientifique des
principes de la connaissance du social, même si ceux-ci ne se laissent pas unifier en une
théorie générale de la société ».
53 Depuis 1984-1985, la « Revue européenne des sciences sociales » a participé activement
aux débats concernant ces problématiques. Tous les fascicules de cette revue
témoignent de l’attention réservée non seulement aux questionnements disciplinaires,
aux théories sociales, aux connaissances ordinaires, mais aussi aux exigences de l’unité
du savoir, de l’utilité de la science et de la technique dans les sociétés contemporaines,
aux affrontements des écoles sur le plan théorique et dans les institutions
universitaires et de recherche.
54 Dans l’impossibilité de rendre compte de plusieurs centaines d’articles et des divers
volumes de la collection « Travaux de sciences sociales » consacrés à disséquer les
connaissances sur le monde social et sur sa réelle complexité, on se bornera ici à
résumer ce que je considère les points forts de notre travail.
55 Il faut noter, préliminairement, que les analyses des problèmes à résoudre, les façons
dont les collaborateurs de la revue comptaient les résoudre, les facteurs explicatifs,
techniques et méthodologiques auxquels ils ont fait recours, attestent la résistance
raisonnée au réductionnisme méthodologique et le refus de transformer les objets
matériels en objets formels. Si ces derniers sont construits sur la base de certaines
propriétés des premiers, la connaissance scientifique n’est alors que l’extension,
l’approfondissement de la connaissance ordinaire, d’où l’importance – dans les sciences
de l’homme et de la société – des langages naturels. Etant donné que les propriétés d’un
système et les effets qu’il génère proviennent des interactions établies par les sujets
avec l’environnement, il est obligatoire, dans ces conditions, de reconnaître également
le rôle joué par l’intuition immédiate ou médiatisée, par l’imagination alimentée par les
savoirs communs, dans le travail d’observation, d’idéalisation et d’abstraction effectué
par le chercheur afin de rendre compte des comportements sociaux dans toute leur
complexité et sous tous leurs aspects.
56 La théorie sociologique n’étant pas un système axiomatique partiellement interprété,
étant plutôt une entité extralinguistique dont les propriétés sémantiques et
structurelles véhiculent les construits historiques d’un groupe social, la variété des
processus de médiation par lesquels ces construits sont transmis et la disparité des
effets de cette transmission sur la constitution des sujets se référant à « quelque
chose », il en appert que diverses formulations d’une même théorie sont concevables et
possibles.
57 Les dimensions mentales et biocomportementales du fonctionnement des actions
sociales sont-elles le produit de l’évolution biologique, de l’histoire humaine, ou de la
culture ?
58 Dans le but de clarifier les modalités des interactions entre ces dimensions, on a réservé
une attention particulière aux travaux des sociobiologistes à la Edward O.Wilson, de
Jean Piaget, de Adolf Portmann, des cognitivistes, des culturalistes et de bien d’autres.
Et on est arrivé à la conclusion qu’il n’y a pas de déterminismes ni biologiques ni
socioculturels, que les comportements ne sont pas conditionnés exclusivement par le
patrimoine génétique ni même par des sémantiques particulières à l’œuvre dans un

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groupe. Les interactions sont le produit de facteurs dépendant directement du sujet et


du monde environnant. Les contenus mentaux (jugements, idées, besoins, désirs,
évaluations) des individus prennent un caractère extérieur lorsqu’ils sont objectivés
aux moyens de catégories intériorisés, par assimilation ou accommodation, dans un
milieu socioculturel donné. Dire que l’individu s’adapte à son environnement ne suffit
pas à rendre compte du fait qu’il fournit la preuve, dans ses décisions, de souplesse et
d’efficacité, et que dans une relation à autrui il sait mobiliser, convenablement,
l’ensemble de ses capacités cognitives. L’individu est un acteur de la vie sociale agissant
avec les autres, dans un monde de significations. Pour comprendre le sens des actions,
la connaissance des règles ne suffit pas, il faut connaître comment les individus
organisent leurs expériences dans l’environnement social, comment se développent les
dynamiques situationnelles interindividuelles, les niveaux d’insertion sociétale, les
croyances, les valeurs, les idéologies, en bref les processus d’organisation de la vie
sociale. De même, pour expliquer et valider les règles d’inférence, il faut disposer d’une
représentation de la causalité, qui seule justifie à la fin l’inférence. Pour l’obtenir, il faut
partir du social en tant qu’élément constitutif des processus cognitifs, il faut décrypter
l’interdépendance existant entre le niveau micro- psychologique individuel et le niveau
macro-social.
59 Le comportement individuel est foncièrement social. Il se constitue, se réalise et se
manifeste grâce aux échanges, aux négociations, aux significations, à la fabrication de
connaissances partagées, aux savoirs ordinaires communs.
60 Comme alternative aux doctrines holistes (primauté du social) et aux doctrines
individualistes (primauté des individus), Serge Moscovici (Social Representations.
Explorations in Social Psychology, 2001), après avoir montré les apories de la classique
relation binaire sujet/objet, a proposé de les contourner grâce à la relation à trois
termes : sujet individuel (Ego), sujet social (l’Autre), l’objet. Ainsi l’explication s’enrichit
par la prise en compte des liens entre l’individuel et le collectif, entre le sujet et le
système, entre leurs genèses, structures et fonctions. Les initiatives et les choix, les
possibilités d’action, sont ainsi analysables en tant que produits d’interactions avec les
autres, avec les familles, les institutions, les catégories socioprofessionnelles, en somme
avec l’environnement social et naturel.
61 Les représentations sociales sont des définitions communes élaborées socialement; elles
constituent les systèmes de catégorisation d’aspects du monde, propre à une culture
donnée à un moment donné; elles favorisent, pour les membres de cette même culture,
l’appropriation cognitive collective et leur fournissent un guide pour l’action. La
théorie des représentations sociales ramène au centre des processus mentaux
individuels les processus sociaux et communicationnels entre les groupes et les
catégories sociales. Les représentations sociales se construisent socialement en
fonction des phénomènes, de l’expérience partagée par la collectivité, même si sur le
sens de ces phénomènes il n’y a pas d’identité de vue parmi les différents sous-groupes
et les différents acteurs sociaux. Elles se construisent dans la vie des groupes, dans les
conversations et les échanges qui les fondent; leur origine se trouve dans le besoin
propre à chaque acteur social de donner un sens aux phénomènes inattendus qui
mettent en crise les certitudes de la routine quotidienne. En d’autres termes, les
représentations sociales reflètent les pratiques sociales et déterminent l’apparition des
nouvelles.

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62 Mais pourquoi alors a-t-on expliqué jusqu’ici les phénomènes sociaux par d’autres
phénomènes sociaux et les phénomènes individuels par des causes psychiques ou
biologiques ?
63 Il est admis que les éléments subjectifs, les émotions et les capacités mentales des
individus ne déterminent pas la vie en commun car la psyché individuelle est redevable
à la société, aux relations entre les hommes et les institutions, et c’est bien cela qui doit
déterminer le contenu et la structure des façons de penser et d’agir de tout un chacun.
Moscovici a noté avec perspicacité dans La machine à faire des Dieux. Sociologie et
psychologie : « Leur manière de raisonner, les phrases qu’ils forment, et les habitudes
qu’ils ont de marcher ou de sentir proviennent du monde social et y sont incorporées.
Que ce soit par tradition ou par apprentissage, elles deviennent des dispositions
personnelles, une fois reprises du fonds commun. »
64 Tout ce qui advient dans une société a son origine, selon Pareto, dans les passions, dans
les sentiments, dans un amalgame d’intérêts et de pensées. Les créations religieuses,
politiques et culturelles, qui président à l’être et à l’agir ensemble, sont le produit de
sentiments cristallisés en croyances puissantes. Si la démonstration d’une vérité ne
pousse pas à l’action, si pour faire agir quelqu’un il faut transformer une idée en
croyance, l’enraciner dans la forme de pensée des masses, la rendre irrésistible en la
faisant devenir inconsciente, alors il ne faut pas détacher les causes sociales des causes
psychiques.
65 La vie sociale est faite de passions (charisme, sacrifice, effervescence, communauté,
révolution, etc.) et de croyances. Les unes et les autres ne disparaissent jamais; elles
gouvernent les mouvements, les crises, les phénomènes. Causes sociales et causes
psychiques se fondent et se confondent; elles sont inséparables. Certaines formes de
croyances, religieuses et autres, peuvent s’éteindre, mais la croyance en tant que
ciment de la vie collective est éternelle. Aucune vie collective n’est possible si elle n’est
pas soutenue et vivifiée par la croyance en son être et en son devenir. Les systèmes de
croyances et les modèles culturels sont organisés par les groupes sociaux en
représentations sociales, en constructions de la réalité et raisonnements partagés au fil
des interactions quotidiennes. La destinée des hommes s’inscrit dans les rapports avec
les autres, avec la nature, et évolue à travers les différentes formes d’organisation
sociale. Pareto, Durkheim, Weber, Simmel et Mauss l’avaient entrevu et c’est pour cette
raison que nous continuons à les lire.

11. Autour de la Société, de la Socialisation et du Lien


social
66 Concept propre à une multiplicité de disciplines, sa définition demeure aujourd’hui
encore ambiguë et équivoque. Même la réalité ou les fragments de réalité que les
concepts voudraient représenter restent foncièrement confus et indéterminables. La
définition la plus générale et la plus large entend par société une réunion d’individus
de la même espèce, interagissant, au-delà de la simple activité sexuelle, de manière
réciproque et coopérative, dans un espace social. De ces interactions émanent des
propriétés supérieures à la somme des interactions singulières. Ces propriétés
s’ordonnent en hiérarchie et en niveau organisationnels. Ceux-ci confèrent du sens aux

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actions, aux événements, aux comportements et déterminent les modèles normatifs, les
engagements et les consensus, les droits et les devoirs.
67 Les termes de cette définition font volontairement ressortir non pas l’agrégation
d’individus distincts, mais les niveaux d’interaction coopérative et les formes
d’organisation émergeant des communications. C’est en effet le type et le degré
d’organisation des interactions qui distinguent la foule, la communauté, le groupe avec
son langage, et autres sous-ensembles de cet ensemble des ensembles qu’est la société.
On appelle communément « sociétés » des ensembles relativement stables dans le
temps et dans l’espace à l’intérieur desquels existent des communications fréquentes et
structurées, des modèles d’organisation des comportements qui intègrent les
différences et facilitent la solution des problèmes de production, de reproduction, de la
survie existentielle et sociale. Ces ensembles ont une cohésion d’autant plus forte que le
réseau de structuration des connexions est complexe, l’occupation de l’espace intense,
l’autonomie symbolique élevée.
68 L’ensemble « société » comprend donc une myriade de sous-ensembles diversement
appelés (groupe, sous-groupe, communauté, famille, tribu, clan, etc.). Les définitions de
ces sous-ensembles sont elles-mêmes non univoques; elles sont par ailleurs
innombrables et discordantes. Schématiquement, un groupe est un agrégat doté d’une
organisation interne et caractérisé par un comportement coopératif spécifique, alors
qu’une communauté est formée d’un groupe ou de plusieurs groupes qui vivent
l’organisation interne et l’engagement coopératif selon des modèles bien déterminés.
69 L’un et l’autre possèdent des systèmes symboliques propres, des cultures qui
s’imbriquent, sous des modalités diverses, dans celle plus vaste et plus compréhensive
de la société.
70 Dans tous les cas, le terme société inclut celui de « social » et de « socialité », dans la
mesure où ils sont caractérisés par des processus de nature interindividuelle
producteurs des structures de l’existence sociale.
71 On sait que le concept de société a donné lieu, dès l’Antiquité, à des représentations
différentes. La société est un organisme, une totalité composée de parties dont chacune
remplit des fonctions spécifiques et qui toutes ensembles concourent à une fonction
supérieure, diversement qualifiée. Ou encore, la société est représentée par une idée ou
une image, ou par les formes des institutions et des régimes dont elle est dotée.
Quelquefois, les régimes sont réduits à trois types sociaux (despotisme, monarchie,
république) à travers lesquels ont fait émerger la permanence de l’ordre social. Quelles
que soient ces formes, l’ordre social produit alors des « rapports nécessaires qui
dérivent de la nature des choses », c’est-à-dire du climat, du terrain, de l’esprit général
de la nation, de l’utilisation de la monnaie, des caractéristiques du commerce, de la
composition de la population, de la religion pratiquée, etc. Ce sont les interactions
entre toutes ces variables qui détermineraient la richesse et la variété de la vie
politique et sociale.
72 Enfin, on trouve aussi la représentation de la société comme système stratifié, avec des
individus ou des groupes qui se trouvent en haut ou en bas. Cette hiérarchie sépare les
individus ou les groupes et les dispose inégalement dans l’espace social.
73 Ces représentations sont contrecarrées par d’autres, qui parfois définissent aussi les
contours de la société juste ou de la bonne société et indiquent les acteurs (bourgeoisie,
prolétariat, etc.) susceptibles de la réaliser, montrent les instruments qui la rendront

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possible (la révolution, l’hégémonie, l’Etat) et l’imaginaire social qui lui attribuera sa
forme (libéralisme, socialisme, démocratie, etc.).
74 De toute évidence, les idées et les images de la société donnent au concept une portée et
des contenus très différents, et cependant elles forment un véritable système à
l’intérieur duquel les significations et les sens particuliers sont éclairés et reliés,
acquièrent continuité et cohérence. Le vécu profond que ces idées et ces images
préfigurent est souvent informulable en termes discursifs. Ni allégoriques ni
symboliques, elles signifient parfois quelque chose qui ne peut être désigné ou connu
sinon à travers le symbole même qui les a exprimées. C’est pourquoi le terme
« société » parle à travers des images et l’ensemble des significations propres aux
images isolées s’actualise et le sens de chacune d’elles se précise en cours de route. Mais
quelle que soit la nature de cette universalité et bien qu’elle possède un pouvoir
expressif propre, l’image qui parfois devient dominante peut ne pas avoir la même
signification dans tous les emplois possibles. Elle peut signifier des choses différentes,
opposées, et dans une utilisation différente sa signification s’actualise en se définissant
à l’intérieur d’un système particulier. Pensons au cas de la société libérale, de la société
socialiste, ou encore au cas des démocraties libérale, populaire ou avancée.
75 L’agencement interne du terme n’est pas opératoire, il est seulement significatif. C’est
pourquoi il constitue lui-même un symbole, un point d’ancrage qui permet de
rechercher le sens et cette quête du sens assure son unité. Peut-être est-ce cette
fonction symbolique qui fait dire au terme « société » beaucoup plus qu’il ne représente
effectivement, qui évoque les objets absents avec un jeu de significations, et qui les relie
aux éléments présents.
76 On parle constamment des types de société, bien que cela implique une discontinuité
radicale entre les ensembles et présuppose dans le même temps une unité primordiale.
Qu’est-ce que cela suggère effectivement ? Un ordre social constituant la trame de la
vie, et qui prend des formes différentes dans le temps et dans l’espace. Il reste à trouver
les causes de l’émergence de ces formes, les raisons de leur durée, de leur disparition.
Les guerres, les conquêtes, les massacres, les épidémies, les catastrophes naturelles
n’entraînent pas automatiquement la dissolution d’un type social. Pour qu’un tel effet
se produise, il faut d’autres conditions préalables. Lesquelles ? La culture ? Et pourquoi
tous les processus interactifs n’engendrent-ils pas des cultures capables de conjurer la
dissolution d’un type ou d’une forme ? Et pourquoi les cultures produisent-elles, plus
ou moins accentués ou apparents, des niveaux d’interprétation de la vie collective aussi
disparates, aussi différents et parfois aussi contreproductifs ?
77 Si cet ordre social primordial préside au maintien d’une forme et d’un mode de
relations, d’une détermination réciproque d’engagements et d’accords, de droits et de
devoirs, pourquoi donc est-il incapable d’adaptations automatiques dans toutes les
situations ?
78 Le comportement d’un individu se modifie sous l’effet de ses interactions avec d’autres
membres de la société, par l’expérience sociale accumulée. Chaque individu, en
grandissant, acquiert des caractères sociaux fondamentaux, assimile et s’accommode à
la culture à laquelle il appartient, s’instruit et s’éduque en elle et par elle, apprend à
assumer un status et à exercer des rôles divers.
79 Pour survivre biologiquement, l’individu doit s’alimenter, respirer, se réchauffer,
dormir, excréter, savoir agir, utiliser et profiter de l’expérience sociale accumulée. La
satisfaction de ces besoins élémentaires est assurée grâce à l’intervention de certains

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agents explicitement affectés à cette tâche. Ces besoins élémentaires sont universels,
bien qu’ils se révèlent diversement valorisés d’un groupe social à l’autre. La
valorisation s’opère par la médiation du langage, bien que ce soit le système culturel
qui l’a codifiée. Il en résulte que les besoins sont variables et problématiques. Chaque
individu doit satisfaire un certain nombre de besoins, mais la valeur et l’ampleur de
ceux-ci reçoivent une signification du contexte des relations sociales particulières,
d’une raison signifiante déterminée. Dans chaque groupe culturel il existe des systèmes
pour obtenir des membres la propreté corporelle, le contrôle des frustrations, la
communication correcte, la maîtrise de la peur de la mort. Et pourtant ces systèmes
agissent par des voies très différentes, suivant des perspectives et des justifications
manifestement contradictoires.
80 Ce processus est appelé processus de socialisation. Il vise en premier lieu à conserver et
à transmettre l’expérience sociale accumulée, les connaissances acquises, à transmettre
et à inculquer la culture qui donne un sens aux comportements, aux choix, aux
activités, et qui oriente même matériellement les membres du groupe. En deuxième
lieu, il a pour but de préserver les modes de socialisation prédominants dans le groupe
et dans les institutions, et à faire en sorte que ceux-ci puissent continuer à les mettre
en œuvre. Puisque cette conservation et cette défense dépendent dans une large
mesure des modes d’organisation des rapports de pouvoir et de l’importance que la
culture attribue aux diverses institutions de socialisation, le processus de socialisation
est lié à la situation des rapports de force, à la structure et aux conditions d’exercice du
pouvoir. Enfin, pour préserver la satisfaction des besoins élémentaires, il faut
sauvegarder les institutions économiques, raison pour laquelle il est indispensable de
maintenir un niveau de compétences techniques, de rapports formels, de solutions
efficaces, possibles grâce à l’existence d’organisations bureaucratiques,
d’administrations, telles que l’école, la justice, la santé publique, etc.
81 La socialisation n’est pas, ou alors rarement, une imposition extérieure de contraintes.
Mais c’est la résultante, en termes de production et de reproduction du social, d’une
infinité d’interactions accomplies et répétées dans le temps et dans l’espace et qu’un
groupe social déterminé s’est appropriées pour des raisons diverses et parfois perverses
par rapport aux pratiques et aux intentions de départ.
82 Le processus de socialisation se présente sous deux versants opposés. Il y a, d’un côté,
les fins manifestes et latentes, explicites et implicites poursuivies par les institutions
sociales. De l’autre, il y a la manière dont chaque individu, dans sa vie particulière et
dans sa pratique quotidienne, vit subjectivement ces finalités pour ainsi dire objectives,
le sens qu’il donne aux activités que les institutions lui proposent. Le processus est
donc à la fois objectif et subjectif. Les finalités institutionnelles et le vécu individuel
peuvent coïncider, mais il arrive qu’il y ait entre les deux divergences, écart ou même
contradiction. D’où des conflits, des refus, des contestations, des dissensions.
83 Un exemple courant de conciliation difficile entre les aspects objectifs et subjectifs se
rencontre, de nos jours, dans le processus de socialisation scolaire. Les institutions
élaborent et mettent en pratique des programmes destinés à intégrer les individus dans
des classes de savoir et des compétences réputées légitimes. A des savoirs on fait
correspondre des compétences et à celles-ci des catégories socioprofessionnelles, c’est-
à-dire des status et un certain nombre de rôles. En d’autres termes, les institutions
proposent une vision du monde et des significations. Mais les jeunes reçoivent ces
sollicitations sans les subir, car le processus socialisateur scolaire se déroule

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parallèlement à d’autres qui poursuivent des finalités différentes, voire opposées. C’est
pourquoi les principales règles, et particulièrement tout ce qui est situé en amont de
celles-ci, qui fondent et légitiment les normes, les valeurs, les traditions, les coutumes
et le droit, sont intériorisées de différentes manières, en fonction des attentes des
agents de socialisation. L’attente non satisfaite ou différemment satisfaite provoque,
dans certaines situations, ce que l’on appelle communément le conflit de générations
ou le conflit entre classes d’âge différentes.
84 Si l’intériorisation des modèles normatifs n’est plus unilatérale, celle des valeurs, dont
les premiers tirent leur raison d’être, est perturbée, même dans les groupes culturels
homogènes ou relativement tels, par l’existence d’un polythéisme absolu.
85 Les valeurs sont des critères culturels, objets d’un consensus, plus ou moins large à
l’intérieur d’une société ou des groupes d’une société, moyennant lesquels on fixe les
conditions de la légitimité des comportements et les possibilités de juger, d’apprécier,
de choisir. On ne peut inculquer les valeurs que progressivement et en fonction des
progrès dans l’apprentissage des formes de l’univers symbolique (religion, idéologies,
etc.), c’est-à-dire de la raison symbolique qui dans chaque culture fonde, structure,
légitime et soutient l’ordre social primordial.
86 Dans un processus de socialisation qui n’est pas soumis à des pressions contradictoires,
l’agent socialisateur et les institutions qu’il représente fournissent des repères qui
permettent de s’orienter dans l’espace social, de distinguer les signaux des signes, les
signifiants des signifiés, les symboles des indices, d’utiliser les modèles de
comportement et de déchiffrer correctement les attitudes, d’interpréter les réalités
nouvelles sur la base de permutations, d’associations, de substitutions ou autres
procédures. Parallèlement, ils fournissent au socialisé des instruments mentaux qui lui
permettent d’obtenir la sécurité affective, les équilibres émotifs, et d’élucider plus ou
moins clairement les mystères sous-jacents à l’ordre proclamé. A la fin, le socialisé se
soumet librement aux normes, reconnaît les valeurs propres à son groupe, fait des
choix responsables, c’est-à-dire en acceptant les conséquences d’un comportement
délibéré.
87 Aujourd’hui, les valeurs couramment acceptées sont inexistantes. La pluralité met en
évidence l’antagonisme. Et certaines conséquences imprévisibles sont à l’origine de
troubles, d’incertitudes et de peurs. Il n’y a pas de valeurs ultimes susceptibles de
hiérarchiser celles des groupes. Les institutions sont les premières à en pâtir. Chaque
valeur affirme son autonomie et entre en compétition avec les autres, d’où
l’inévitabilité des conflits chez l’individu même, parmi les individus et parmi les
groupes. Le conflit est âpre, mais aucune valeur n’est assez légitime, assez
unanimement reconnue pour s’imposer. L’antagonisme est inévitable non parce que les
valeurs sont multiples et diversifiées, mais parce qu’aucune ne peu prévaloir, parce que
toutes sont précaires et susceptibles d’être contestées. Tout ceci déstabilise le processus
de socialisation et affaiblit considérablement l’impact des institutions.
88 Au cours des processus de socialisation on intériorise entre autres les rôles, c’est-à-dire
des réseaux de modèles comportementaux dont la régularité permet des attentes et,
par leur entremise, l’élaboration de stratégies d’action plus ou moins réalistes. Grâce
aux dispositions mentales dérivant de l’intériorisation des modèles de rôle, on peut
assumer le status, c’est-à-dire une position bien déterminée dans un système social.
Chaque société propose à ses membres une position définie (status) et des rôles qui lui
sont appropriés et compatibles. Le rapport rôle/status est relativement flexible, car la

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marge entre les attentes de la société et la spontanéité créatrice de l’individu est


variable. On va de la rigide codification des rôles à la relative liberté de l’acteur. La
dynamique de la société dépend essentiellement de l’ampleur de cette marge; c’est
d’elle que l’on tire les matériaux pour n’importe quel type d’élaboration sociale. Ce qui
signifie qu’il n’existe pas de situations données une fois pour toutes, mais qu’elles
relèvent de constructions perpétuelles, c’est-à-dire d’élaborations en fonction de
négociations qui portent sur des facteurs d’incertitude irréductibles. Chaque acteur
cherche à exercer une contrainte sur les autres, disposant lui-même d’une relative
marge de manœuvre mais en restant toujours dans le domaine du contingent et de la
manipulation des occasions, de la diversité des conduites, de l’indétermination des
constructions humaines, de l’inévitabilité des conflits.
89 Le status ne désigne pas seulement la place occupée par un individu en tant qu’agent
occupant cette position. Entre les status, il peut y avoir d’importantes différences. La
plus importante est le degré de consensus qui existe dans une société à propos de ces
positions, et dont dérivent les mesures d’évaluations générales et particulières. L’autre
est la distance qui sépare ces status du centre valorisant et valorisé. Si les status sont
asymétriques, cristallisés, hiérarchisés, et si l’infériorité et la supériorité sont évaluées
en termes de prestige, de revenus et de gratifications, il se crée des rapports de
domination, d’exploitation ou d’hégémonie.
90 Dans une société où le cœur est constitué par le mode de production des biens, les
distances par rapport à celui-ci sont essentielles. Les conflits, les crises économiques, la
rationalisation du travail, le contrôle social, la définition de la déviance et la
légitimation des valeurs et des significations (opinion, propagande, mass medias, mode)
ne sont pas des phénomènes secondaires ou marginaux dans le développement des
sociétés capitalistes. Celles-ci ne visent pas du tout à produire un consensus général
parce que croyant en l’instinct de sympathie et de solidarité et dans l’ordre bénéfique
des choses. Elles veulent, à travers le contrôle des opinions soutenu par la propagande
et par toutes les autres formes de manipulations des volontés, assurer un ordre
susceptible de servir les intérêts des élites, des classes dirigeantes, des groupes
dominants. La division du travail, dont l’administration et la bureaucratie sont les
instruments essentiels, n’engendre pas la coopération, la solidarité, l’unité.
91 La référence aux rapports entre les constructions culturelles, politiques, juridiques,
religieuses et les conditions concrètes de la vie matérielle met en premier lieu le
travail, les conditions de vie des diverses classes, les propriétés des biens matériels, et
en fait le nœud de la société, le moteur du mouvement et des changements sociaux.
Ainsi, le problème de la dynamique sociale se fond et se confond avec le destin
existentiel de l’homme, en une dialectique complexe entre l’individuel et le social. Au
matérialisme historique, à la sociologie des intérêts matériels s’est opposée une vision
qui place au centre des dynamiques sociales les instincts, les sentiments, la foi. Les
hommes sont essentiellement mus par des impulsions et des sentiments, bien
qu’immédiatement ils ressentent le besoin de rationaliser leurs comportements, leurs
actions. Ces dernières constituent un système symbolique, à travers lequel la société
contribue, entre autres, au maintien de son équilibre propre. Vérité et utilité ne vont
pas forcément ensemble dans un système social. La vérité peut n’être pas fonctionnelle
pour la société, alors qu’une doctrine utile peut être fausse mais contribuer au maintien
d’une fonction déterminée. La société est donc un système en équilibre. Certaines
dysfonctions peuvent en perturber l’état, mais la tendance générale pousse vers

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l’équilibration. La fonction des biens symboliques dans le maintien de l’hégémonie, la


nature des processus politiques, les mécanismes des institutions représentatives
deviennent les facteurs d’équilibre et de transformation des équilibres. Toutes ces
approches partent du postulat que la société est une manière d’être pour organiser les
différences sur le mode coopératif, et qu’il existe des mécanismes qui rendent possibles
ces activités de nature coopérative. La vision sous-jacente à ce modèle est centripète,
du centre aux marges, des marges au centre. Certes, les sociétés contrôlent plus ou
moins les formes de déviance, de marginalité; elles tendent à réduire la diversité et à
éliminer les différences, au nom bien souvent de l’égalité, de la justice ou d’idéologies
moins mobilisatrices. Une société stable, capable d’assurer les communications
réciproques de nature coopérative, peut-elle supporter, et jusqu’à quel point, la
diversité et la différence ?

12. Sciences et Techniques


92 La problématique des sciences et des techniques dans la société est devenue pour nous,
au cours des années, un thème d’analyse crucial et primordial. Le rôle et les fonctions
des sciences et des techniques dans la société suscitent, comme toujours, les habituelles
discussions anthropologiques, philosophiques et sociologiques, mais aussi des
controverses politiques virulentes, des querelles culturelles irréconciliables. Très
répandus sont également les sentiments d’une angoisse infinie et indéterminée face à
l’expansion incontrôlée des savoirs, des savoir-faire et de tous ces nouveaux outils
technoscientifiques qui transforment notre vision du monde et le monde lui-même.
93 Alors que la science et la technique font des progrès inouïs, alors qu’elles nous
comblent encore d’étonnement, les inquiétudes et les obsessions sur la perdition de
l’homme, sur la destruction de la nature, sur les projets de maîtrise de la terre et des
espaces interplanétaires, sur les emprises et les aliénations de la techno-science, se
multiplient et s’aggravent, lestement et implacablement. L’intégration de la science et
de la technique dans les activités essentielles des États, la connaissance devenue
élément fondamental de la force et de l’hégémonie, sous l’angle non seulement de la
puissance militaire, agro-alimentaire et industrielle, mais aussi de l’économie générale
tout court, provoquent des interrogations effrayées sur les dangers auxquels la vie sur
notre planète est désormais exposée.
94 La croyance suivant laquelle la science et la technique ne voient dans le monde naturel
qu’un objet de conquête, un réservoir de ressources à exploiter. L’idée qu’elles
alimentent la prétention des hommes à dominer et planifier la planète, à l’exploiter
afin de disposer d’énergies toujours plus puissantes, mettant ainsi en danger l’équilibre
de tout l’écosystème. Cette croyance, très diffuse, n’est plus l’apanage exclusif de
l’homme de la rue, comme l’attestent assez régulièrement les enquêtes d’opinion de
cette dernière décennie. Cette croyance attire et intrigue également les notabilités de
presque toutes les communautés scientifiques au sein desquelles deux points de vue
extrêmes, celui de la science et de la technique salvatrices et celui de la science et de la
technique damnables, se disputent sans merci, amplifiés et simplifiés par les médias.
L’affrontement de ces deux points de vue perturbe les débats scientifiques et sape la
confiance des honnêtes gens dans la science et dans la technique en tant que moyens
d’émancipation de l’homme, en tant que moyens pour arriver à dévoiler les mystères
de la vie.

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95 Les controverses sur la recherche génétique sont paradigmatiques de cette situation.


Pour les uns, cette recherche améliorera assurément la qualité de la vie sur les plans de
la santé, de la nutrition, de la longévité, de la production de végétaux et d’animaux dits
transgéniques, tandis que pour les autres les manipulations des gènes provoqueront
inéluctablement l’apparition de micro-organismes très virulents, d’êtres monstrueux,
d’animaux et d’insectes particulièrement agressifs, et transformeront à la fois la nature
et l’homme.
96 Les partisans de cette dernière thèse prétendent que la légitimation constitutionnelle
et la reconnaissance sociale de la recherche génétique auraient des conséquences
catastrophiques pour la vie sur la Terre, changeraient les relations sociales,
bouleverseraient nos façons d’être, et par conséquent notre propre destinée morale
jusqu’ici singulière et irremplaçable.
97 Certes, les historiens des idées nous apprennent que déjà Martin Heidegger, Albert
Schweitzer, Bertrand Russel, Karl Jaspers et tant d’autres argumentèrent et firent
valoir, au lendemain des premières explosions atomiques, des thèses assez semblables.
Cependant, celles prônées aujourd’hui soit par les apologistes soit par les contempteurs
sont nettement plus drastiques et plus irréversibles.
98 Une très grande majorité de nos contemporains estime que la science et la technique ne
sont plus les moyens indispensables pour l’émancipation de l’homme, pour son
affranchissement d’une nature hostile, pour refuser le monde comme donnée brute. Les
savoirs scientifiques ne sont plus la résultante de choix conçus et voulus librement, et
que le cas échéant nous pourrions remettre en question, mais plutôt les foucades d’un
destin aveugle, imprévisible, irrépressible, piégeant nos civilisations, notre sort
commun, accélérant notre déchéance d’êtres naturels et sociaux, de personnes morales.
Ainsi la science et la technique ont perdu la position de surplomb absolu, elles se
trouvent désormais foncièrement impliquées dans l’existentiel et le social,
transformées en partenaires de l’économie, de la politique, et plus généralement de la
croissance industrielle et du développement socio-économique.
99 Il s’agit-là d’un changement radical. Si l’influence de la science et de la technique sur
les destinées de l’humanité, sur notre destin matériel naturellement, mais aussi sur
notre comportement général, intellectuel, social et spirituel, n’est plus positive, alors il
faudra remanier les fondements mêmes de la science, repenser les notions de liberté de
recherche, de recherche fondamentale, libre ou orientée, de recherche appliquée qui
vise à trouver la solution d’un problème pratique, d’études appliquées qui se
concentrent sur l’exploitation effective des connaissances dans l’ordre de la production
des biens et des services. Il faudra alors opérer une véritable révolution
épistémologique, pour ne pas dire culturelle, pour discerner la rationalité scientifique
des divers autres modes de validation de l’idéologie, de la politique, du droit, de
l’économie et de la communication médiatique.
100 De quelle façon et selon quelles modalités pourrions-nous reconstruire les fondements
d’une nouvelle pratique scientifique alors même que la boîte noire contenant les
systèmes cognitifs de la science et de la technologie en tant qu’institutions sociales est
toujours complètement encodée et cela malgré les efforts surdimensionnés pour la
décoder du « programme fort », du « programme dur » et des tentatives disparates de
l’anthroposociologie de la technoscience ? Le cas échéant, quelles significations et
fonctions pourrait avoir cette nouvelle pratique scientifique dans notre société à l’aube
du troisième millénaire ? Doit-on considérer comme surannées les distinctions entre la

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recherche de la vérité et la délibération en vue de l’action, entre la société de pensée et


la société de vie, entre les délibérations pratiques et la connaissance pour la
connaissance ? Y a-t-il d’autres chemins à arpenter entre l’artificialisme généralisé,
postulant que tout est construit, et le retour à l’empirisme qui récuse la fermeture du
sujet sur ses constructions artificielles et réaffirme l’existence d’un monde englobant et
dépassant la pensée ? Au-delà ou en deçà du constructivisme et du naturalisme, y
aurait-il d’autres approches plus attentives à la complexité des interactions entre le
savoir et la réalité, entre le sujet et l’objet, entre la finitude du monde physique et
social, sa dégradation irréversible, et l’équilibration majorante des nouveaux possibles
de Jean Piaget ?
101 Il est difficile de trouver des réponses plausibles à toutes ces questions. Une chose
cependant est certaine car elle nous est indiquée clairement par l’histoire des sciences.
102 Depuis l’aube de la science galiléenne, pour connaître, comprendre et interpréter les
phénomènes, naturels ou sociaux, pour en dévoiler les structures profondes, les
hommes ont si fortement misé sur les apports de la recherche scientifique et des
innovations technologiques que ces dernières sont devenues essentielles au
fonctionnement et à la survie de toutes les sociétés.
103 Or celles-ci, afin d’assurer une production stable et continue, on dû créer, dès le XVII e
siècle, des institutions ad hoc, puis les doter de pouvoirs d’investigation et d’initiative
très larges et autonomes, de compétences et de privilèges importants ainsi que de
moyens matériels (laboratoires et appareils) et culturels (écoles, bibliothèques, congrès,
revues, etc.) de plus en plus considérables. Alors même que le rôle de la science et des
techniques dans la production des connaissances, dans le développement économique
et social, dans l’amélioration des conditions de vie des populations, est incontestable,
que la capacité du savoir scientifique à ne jamais s’incliner devant les mystères du réel
et à tout soumettre à l’épreuve de l’expérience a été entièrement prouvée et vérifiée,
les critiques contre sa prétention d’être une valeur absolue et de constituer la référence
ultime pour tous les systèmes normatifs se sont multipliées et radicalisées de façon
exponentielle. La science ne serait qu’une croyance occidentale, celle de la maîtrise
rationnelle de tous les phénomènes, naturels et sociaux, à l’aide du calcul, de la
formalisation et de l’informatique; elle serait, avec le soutien de l’économie, l’idéologie
de la Modernité. Son but ultime serait d’assurer la prééminence hégémonique d’une
forme d’organisation sociale sur toutes les autres de la Planète.
104 La critique de la science et sa réduction à une croyance pareille à n’importe quelle
autre croyance sociale mettent en péril beaucoup de nos préconstruits culturels, et
notamment les notions d’objectivité et de vérité. Cela alimente, en outre, ce relativisme
généralisé selon lequel il y a autant de vérités, de valeurs et de points de vue que de
groupes sociaux ou de communautés d’intérêts, de cultures diverses, de conceptions du
monde. Les universaux de la science ne seraient rien d’autre que les cache-misère de
l’idéologie de la Modernité.
105 Dans les débats actuels sur la science, les tenants du « programme dur » se sont tout
particulièrement distingués. Bruno Latour a eu le mérite d’avoir synthétisé une telle
position en des formules lapidaires et péremptoires, telles par exemple que nous les
lisons dans son livre Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique
(1991) et plus récemment dans son article La modernité est terminée (in « Le Monde », 29
août 1996, p. 11), d’où la citation que voici est tirée : « Bien que l’idée de progrès ait été
efficace, qu’elle ait servi pour choisir certaines combinaisons de facteurs, pour

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accélérer certains choix techniques ou économiques, elle ne saurait décrire ce qui s’est
passé en Europe depuis trois siècles. Les sciences, les techniques, les marchés, n’ont
jamais eu l’aspect lisse, objectif, progressif, inhumain que les Européens ont souhaité
leur donner afin de construire leur idée de progrès. Au lieu de nous arracher à un passé
archaïque, les sciences et les techniques nous ont au contraire plongé, toujours
davantage, dans une riche matrice anthropologique [...] Derrière nous peut-être, dans
le passé, nous confondions les faits et les valeurs, les sciences et les politiques, mais
devant nous, à coup sûr, le nœud qui relie les faits, ce que sont les choses et les valeurs,
ce que veulent les humains, se trouvera plus serré encore, plus indémêlable […] Nous
n’avons jamais été modernes […] Nous n’avons jamais avancé vers un surcroît
d’efficacité et de rentabilité qui nous éloignerait toujours davantage d’un passé
archaïque […] En redevenant comme les autres après la fin d’une parenthèse de trois
siècles pendant laquelle les Européens se sont crus radicalement différents des
« autres », nous retrouvons notre humanité ».
106 Il s’agit de thèses philosophiques respectables, sans aucun doute, mais peut-on, pour les
fonder, transformer la science en une simple croyance sociale, semblable ou analogue à
la magie, à l’astrologie ou en faire l’idéologie d’une « illusion », celle de la Modernité ?
Peut-on traiter la science en tant que totalité, globalité, alors qu’elle sépare, distingue,
morcelle en lots, et procède par approximations successives, par tâtonnements,
corrections et rectifications ? Comment oublier que les savants s’intéressent avant tout
à la validité des conclusions particulières sur le réel, tandis que les philosophes à la
nature de la méthode scientifique en sa globalité, que les premiers ne prêtent aucune
attention à la question des fondements alors que pour les seconds elle est primordiale
et absolue, qu’elle est l’élément fondant l’argumentation philosophique ?
107 L’histoire des sciences et des techniques montre que les choses sont plus complexes que
les discours sur les fondements ne peuvent le montrer. Elle conseille de nous contenter
de réponses vérifiables bien que provisoires, elle affirme qu’il n’est pas opportun ni
convenable de traiter la science comme une croyance, qu’il faut tenir compte du
contexte global, mais surtout qu’il faut établir les dépendances et les indépendances.
Parler de la science et de la technique comme si elles étaient des croyances
constitutives de l’idéologie de la Modernité, nous conduit à une impasse intellectuelle.
108 La science et la technique sont vides de finalités, elles ne sont que des moyens au
service des sociétés. Et celles-ci les utilisent pour le meilleur comme pour le pire.
Attribuer à la science et à la technique les méfaits du colonialisme, les abus du
capitalisme ou du socialisme, les totalitarismes de droite et de gauche, le
développement incontrôlé, la pauvreté, le paupérisme, le chômage, la mise en danger
de l’écologie de notre planète, les difficultés existentielles auxquelles nous sommes tous
actuellement confrontés, la perte des liens sociaux, l’exclusion, la marginalisation et
tant d’autres maux dont souffrent nos sociétés, c’est une façon simpliste et dangereuse
de regarder les problèmes sociaux contemporains. Simpliste parce qu’elle aborde selon
un seul point de vue l’étude d’ensembles très complexes et compliqués, à la manière des
doctrinaires du « New Age » et du « Postmodernisme »; dangereuse parce qu’elle nous
replonge dans le mysticisme et dans l’irrationalisme, nous livre aux bizarreries des
prophètes et aux pratiques intellectuelles et sociales régressives et irresponsables. Par
contre, si nous voulons déchiffrer les énigmes de la vie sociale et décoder les mystères
du monde naturel, si nous voulons maîtriser les événements et en contrôler les
développements, le seul moyen dont nous disposons est la méthode scientifique. Celle-

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ci peut nous faire comprendre, à l’aide de données empiriques susceptibles de vérifier


nos hypothèses et nos formulations théoriques, le monde dans lequel nous nous
trouvons et agissons.
109 Nous savons depuis David Hume que l’induction nous enferme dans un cercle vicieux
(justifier une généralisation au moyen d’une autre généralisation légitimée par son
succès passé) et qu’il est impossible de fonder logiquement la science. Karl Popper est
allé plus loin dans cette même direction grâce à son principe de falsification, dont
l’observation sociologique du travail dans les laboratoires a montré toutefois les
faiblesses. En effet, le travail réel des savants consiste surtout à comprendre pourquoi
les hypothèses adoptées ne fonctionnent pas plutôt qu’à en chercher la falsification, à
en prouver la fausseté. En outre, dans les relations causales du monde réel, il n’est pas
donné d’observer un rapport d’une seule cause à un seul effet. Les phénomènes réels
sont « causés » par de très nombreuses variables, dépendantes et indépendantes, et la
mutuelle dépendance des causes et des effets y est fréquente.
110 T. S. Kuhn a essayé d’éliminer les apories de la théorie poppérienne avec les concepts
de « paradigme », de « science normale », de « révolution scientifique », Imre Lakatos,
pour sa part, a montré les avantages comparatifs des approches de Popper et de Kuhn
et Paul K. Feyerabend les bénéfices à tirer du pluralisme, voire de l’anarchisme
méthodologique.
111 Pourquoi ces références à ces philosophes des sciences ? Pour dire d’une manière
télégraphique que l’histoire des pratiques scientifiques prouve que la science n’est pas
un corpus fermé de théories. Elle n’est qu’un ensemble d’instructions, de préceptes et
de prescriptions qui permettent de faire des classifications, des inférences causales, de
formuler des hypothèses à vérifier, d’organiser les observations en séquences logiques
et cohérentes, d’identifier les différents niveaux d’explications, les disparités
technologiques et les diverses capacités cognitives. Les résultats ainsi produits sont
universaux pour tous ceux qui appliquent, avec un esprit critique, ces modèles
normatifs. Ces universaux ne sont pas éternels, jamais définitifs. Ils se modifient en
fonction de la métascience, des contraintes culturelles, des contextes sociaux et
cognitifs, de l’urgence des problèmes à résoudre, des curiosités intellectuelles à
satisfaire, mais toujours selon des processus propres à l’activité scientifique, à son
autonomie conceptuelle et à son organisation, à la constance et à la permanence des
contrôles critiques. En outre, la science n’est jamais totalement coupée de la perception
et de l’expérience courantes étant donné qu’elle est partie constitutive de ce continuum
édifié par la nature et par l’espèce humaine. Certains parlent, à ce propos, d’une
histoire naturelle de la science (par exemple Robin Dunbar, dans The Trouble with
Science, 1995), d’autres d’un naturalisme de la connaissance humaine (Scott Atran,
Cognitive Foundation of Natural History. Toward an Anthropology of Science, 1990), alors
même que Wolf Lepenies (Die drei Kulturen. Soziologie zwischen Literatur und Wissenschaft,
1985) affirme que la culture occidentale décréta l’abandon de l’histoire naturelle entre
1775 et 1825 (Das Ende der Naturgeschichte. Wandel Kultureller Selbstverständlichkeiten in
den Wissenschafter des 18. und 19. Jahrhunderts, 1976) au profit des techniques
méthodologiques expérimentales.
112 Tout le monde sait que, jusqu’à la fin des années ’60 le paradigme dominant en
sociologie de la science et de la connaissance scientifique a été celui mis au point par
Robert K. Merton. Pour ce sociologue américain, la science est un processus rationnel
autorégulateur, fondamentalement producteur d’effets bénéfiques et de résultats

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positifs, et dont seules les implications sociales peuvent être étudiées par les
sociologues. Dès les années ‘70, à cette conception classique, ou modérée, l’École
d’Edimbourg a opposé le « programme fort », sa conception de la science comme miroir
de la société, comme la résultante de déterminations et conditionnements sociaux et
existentiels. Et dès les années ‘80, le « programme dur » a tenté de réduire la science à
une croyance sociale quelconque, à l’idéologie d’une illusion, celle de la Modernité.
113 Si la sociologie de Merton est trop optimiste et laisse une place excessive à la
philosophie et à l’histoire au détriment de l’analyse sociologique, les doctrines de
Barnes, de Bloor, de Mulkay, de Woolgar, mais aussi de Mary Hesse (Revolution and
Reconstruction in the Philosophy of Science, 1980) et de Steven Shapin (History of science and
its sociological reconstructions, in « History of Science », 20, 1982, pp. 157-211) ne donnent
aucune importance au processus temporel et dynamique de l’histoire. Pour ces
chercheurs, l’histoire est statique et contextuelle. Les discussions scientifiques sont des
négociations, les écrits des savants des moyens pour se procurer le consensus des
collègues, puis obtenir des gratifications et des récompenses honorifiques et
financières. Michael Lynch a montré (Technical Works and critical Enquiry : Investigations
in a scientific Laboratory, in « Social Studies in Science », 12, 1982, pp. 499-533) la fragilité
de ces thèses et les jacasseries de leurs auteurs. Et il faut ajouter : leur incapacité à
admettre les distinctions entre les savants et la science, entre la science en tant que
méthode et la science en tant que corpus, leur obstination à nier que les niveaux
d’explications sont nombreux et pas nécessairement compatibles, que la cause doit être
parfois séparée de la conséquence.
114 En d’autres termes, si Merton fait une part trop petite à l’analyse sociologique, l’École
d’Edinburgh et celle qui s’est formée à Paris, autour de Latour et Callon, lui en font une
trop grande.
115 Par contre, nous croyons que le sociologue de la connaissance scientifique ne doit pas
abandonner la tradition mertonienne, tout comme il ne doit pas négliger certaines
suggestions critiques du « programme fort » et même du « programme dur », mais
surtout il doit faire davantage appel à l’histoire. La science est le produit d’un processus
dynamique dans le temps et dans l’espace. La prise en compte de la temporalité nous
aide à expliquer à la fois son individualité et son universalité, sa puissance et sa
faiblesse, son épanouissement et son déclin. Il suffit de se souvenir de quelques dossiers
récents. Par exemple, les découvertes génétiques, dans les années ’20, de Sergej
Cetverikov, ont été effacées des programmes de recherche en U.R.S.S. par Trofim
Denisovic Lysenko, mais elles ont resurgi ailleurs, aux États-Unis d’Amérique, dans les
années ’30 et ’40, grâce aux généticiens R.A. Fischer, J.B.S. Haldane et Sewall Wright.
116 La science arabe du XIIIe et du XIVe siècle est à l’origine de découvertes fondamentales.
Elle a trouvé, de façon magistrale, des solutions perspicaces et originales à des
problèmes d’une complexité extraordinaire. Dans son livre The Rise of Modern Science
(1993), Toby Huffa a montré que lorsque des Ecoles théologiques imposèrent l’idée
suivant laquelle tout était dit dans le « Coran », qu’il n’y avait rien à découvrir en
dehors des révélations faites à Mahomet par Allah et que la prétention à dévoiler les
mystères de l’Univers était une insulte à son omniscience, le travail critique un
blasphème s’il ne s’arrêtait pas devant la vérité de la révélation contenue dans le texte
sacré, aussitôt la chimie, l’astronomie, la physique, toute la science arabe à l’exception
du droit, fut balayée par ce fondamentalisme religieux. L’appauvrissement culturel des
pays arabes fut considérable, mais la science a poursuivi son chemin. Le génie arabe lui

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a fait défaut, en vérité, et pourtant elle a continué son travail et sa quête, ses progrès et
sa croissance.
117 En d’autres termes, la sociologie de la connaissance scientifique pour bien structurer
son savoir, pour produire et fabriquer des connaissances véritablement solides, doit
inconditionnellement être une sociologie historique de la connaissance scientifique.
118 Certes, ce travail aux résultats aléatoires est difficile et complexe, mais pouvons-nous
négliger l’invite que nous adressa Karl Jaspers, au lendemain de la dernière guerre
mondiale, dans son ouvrage sur l’avenir des hommes et des cultures de l’ère atomique ?
119 Pour mémoire, voici cette invite : « Que l’utopique soit possible, c’est une confiance en
nous qui nous l’assure, confiance qui n’est pas fondée en ce monde, mais qui n’est
donnée pourtant qu’à celui qui fait ici ce qu’il peut. »
120 Les colloques consacrés à ces thèmes avaient pour but d’analyser si les sciences et les
techniques sont vraiment et doivent rester des univers autoréférentiels, susceptibles de
déterminer à eux seuls les changements dans la société et de la société. Ils visaient à
poser les bonnes questions sur les limites qu’il faudrait peut-être fixer à la liberté de
recherche; sur l’opportunité d’une surveillance que la société pourrait ou devrait
exercer sur les chercheurs pour prévenir et réprimer les abus; sur nos devoirs et
responsabilités, en tant que citoyens, chercheurs et enseignants, face aux utilisations
des savoirs scientifiques et à l’utilisation du savoir-faire technique, à la finitude du
monde naturel et aux bouleversements de toute sorte provoqués par les processus de
mondialisation et de globalisation des cultures et de l’économie. Enfin, les débats ont
essayé de nous faire comprendre si le progrès technoscientifique peut, à lui seul,
entraîner le progrès moral ou bien si le social est indispensable, si des transformations
radicales de la société sont indispensables pour orienter et valoriser la science et la
technique en progrès moral.

13. Mémoire et savoirs à l’ère de l’Information


121 Peut-on dire qu’à l’oralité et à l’écriture a succédé l’information, que pendant l’ère de
l’information la mémoire et les savoirs subissent des modifications profondes ? Peut-on
affirmer pour autant que la mémorisation, la capitalisation des savoirs ainsi que la
construction des connaissances sont bouleversées par la diffusion, de plus en plus
généralisée, des nouvelles technologies de l’information et de la communication ?
122 Depuis Platon et Aristote, la mémoire (connaissance passée et non du passé) a été
conçue comme conservation des sensations et comme réminiscence. Plus récemment,
elle a été perçue en tant que récit intériorisé, reconstitution ou reconstruction du passé
afin de le rendre actuel ou présent (ce qui permettrait aux groupes sociaux de
conserver les institutions, les symboles et les rites). Elle impliquait une certaine
matérialisation du passé et l’utilisation de ce même passé au moment où le sujet,
individuel ou collectif, en avait besoin. Cette mémoire-là – socialement ancrée, dite
également mémoire incorporée afin de la différencier de celle dite objectivée,
emmagasinant les informations et les connaissances – assurait une certaine
permanence et un certain ordre. La continuité de l’expérience sociale et de ces
différentes pratiques, dont les formes et les contenus dérivaient par ailleurs quasi
intégralement du passé, alimentait les souvenirs, structurait les mécanismes affectifs
de l’oubli, ainsi que les processus de détachement, d’occultation et d’effacement.

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123 Il semblerait que cette mémoire-là pourrait être redimensionnée par les nouveaux
supports, informatiques, télématiques, électroniques. Les nouvelles technologies de
l’information et de la communication (NTIC) seraient en train de changer nos manières
de penser et d’être ensemble, voire : elles seraient en train de fabriquer un nouvel
habitus anthropologique. En d’autres termes, les télécommunications et l’informatique,
les techniques d’enregistrement et de traitement des informations mettraient en place
des systèmes cognitifs radicalement nouveaux, des connaissances par simulation, des
nouveaux modes de constitution, de mémorisation et de transmission des savoirs.
Pierre Lévy va jusqu’à affirmer (Cyberculture. Rapport au Conseil de l’Europe, 1997) qu’il n’y
a aucun écart entre l’information et la connaissance, aucune différence insurmontable
entre la mémoire externe des inscriptions dans l’environnement partagé, la mémoire
interne des individus et la mémoire organisationnelle des savoirs tacites et symboliques
liée à la structure des relations interindividuelles. Il n’y aurait pas non plus opposition
entre les communications réelles et les télécommunications. Pour d’autres chercheurs,
les nouvelles technologies étendent les mémoires externes, mettent en place des
formes nouvelles d’intelligence à crédit et systématisent le champ de pertinence des
relations de l’homme à l’information. Nos représentations du réel et nos façons d’agir
en sont affectées. L’ère de l’information transforme les modes de production et
d’organisation du système des inscriptions matérielles externes, des apprentissages
individuels et collectifs, les processus interprétatifs et ceux pour l’attribution et la
distribution du sens. La pratique de l’hypertexte et de l’hypernavigation, a-t-on dit,
produisent un infra-savoir voué à une consommation insignifiante; elles accentuent
l’écart entre les conditions de transmission et celles de production des connaissances et
des savoir-faire, entre l’ajustement des interprétations et le sens assignés aux actions
qui en découlent. Le philosophe John Searle proclame que l’ordinateur n’a pas d’accès
au sens, mais il omet de nous dire de quelle façon il faut définir ce sens.
124 Les NTIC sont-elles de simples supports physiques de la pensée, constituent-elles des
mémoires artificielles, un moyen d’accès rapide aux mémoires des autres ?
125 Les réponses à ces questions sont contradictoires. Les perspectives ouvertes par ces
nouvelles technologies, tant au niveau individuel qu’au niveau collectif, sont
diversement évaluées. Pour cette raison, les débats et les controverses restent sans fin
et sont foncièrement inconciliables. Cependant cette problématique mérite une
réflexion plus approfondie et moins passionnelle.
126 La mémoire individuelle ainsi que la mémoire collective sont des reconstitutions et des
reconstructions instables, variables et réversibles. En effet, les états antérieurs de ces
mémoires sont recomposés, en grande partie, avec des matériaux actuels; ils sont
réactualisés continuellement par les questions que nous leur adressons. De ce fait la
mémoire, individuelle et collective, contient de nombreuses connaissances tacites,
structurées à partir de processus inférenciels, obéissant à l’expérience directe ou aux
textures de l’historicité, situées donc culturellement et socialement. Il nous est
impossible de les expliciter de façon exhaustive car ces connaissances sont chargées
émotionnellement, bien que tous les codes indispensables à la compréhension et à
l’interprétation soient plus ou moins accessibles ou décodables. La mémoire (Storage/
Speicher) des systèmes mécaniques « intelligents » est, en l’absence de perturbations ou
de destructions, stable, permanente, instantanée. Elle dépend de ses états antérieurs. Le
temps de ces états intervient comme variable indépendante dans le système des
variables successives. La transmission des informations que ces états assurent n’est pas

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de la connaissance, n’est pas de la mémoire partagée, recouvrant des savoirs tacites et


symboliques, contenant les clés de la compréhension des interactions et des
inscriptions dans l’environnement externe et interne. Certes, ces NTIC nous offrent une
grande stabilité, une reproductibilité fidèle, une transmissibilité illimitée et une
accessibilité instantanée, mais elles accentuent l’écart entre la production et
l’appropriation des connaissances, entre la transmission et la transformation.
Les savoir-faire tacites, psychosensoriels, les connaissances symboliques implicites, les
moyens de l’autocompréhension, sont, pour le moment, étrangers aux différents types
de mémoires que les NTIC ont mis à notre disposition. L’instantanéité ne permet aucun
recul ni même la maturation de la réflexion.
127 Peut-on dire que ces nouvelles technologies modifient foncièrement nos modes de
pensée et nos savoirs, qu’elles remplacent le réel par le virtuel, les rencontres et les
interactions physiques par les télécommunications ? Envahissent-elles à la fois la
sphère professionnelle ainsi que le domaine de la vie privée ?
128 En 1981, Denis de Rougemont répondait à cette question dans l’article Information n’est
pas savoir, en affirmant qu’« informer n’est pas savoir », car « le savoir se construit dans
un contexte, jamais dans un non-dit culturel ». « De même la valeur de l’information
dépend, elle, du contexte et en fin de compte du désir qui accompagne la production de
ces signes et les transforme en une réalité. » Pour cette raison, de Rougemont
concluait : « Refuser, réfuter activement le point de vue impérialiste de l’informatisation
générale de la société. Assigner à l’informatique les limites que lui posent en vérité sa
définition scientifique et son utilité… ».
129 Ces questions sont fondamentales et pourtant les doctrinaires des NTIC se sont bornés à
y répondre à l’aide d’une argumentation analogique puisée dans les théories néo-
connexionnistes et de métaphores empruntées aux doctrines de l’argumentation. Ces
réponses analogiques sont incongrues. Les ordinateurs sont encore dans l’impossibilité
d’établir si un vecteur a un nombre pair ou impair d’éléments égaux à un, d’établir si
une figure est connexe ou non, d’avoir des souvenirs. En tout cas, cette problématique
n’a pas encore trouvé une solution satisfaisante, voire même plausible.
130 En outre, il faudrait aussi approfondir la notion de réseau d’interfaces et voir si le rôle
et la signification d’une technologie subissent des modifications ou restent invariables
à l’occasion de divers branchements. Il faudrait également étudier de plus près la thèse
selon laquelle ces technologies sont interprétées par l’acteur puisqu’il peut en
détourner et réinterpréter les usages. Le cerveau humain pourrait-il s’adapter aux
technologies qui fonctionnent en temps réel, à la vitesse de la lumière, analyser les
implications de ce qui se passe à l’instant et réagir dans l’immédiateté ?
131 Il y a sur le sujet beaucoup de livres et d’articles, mais surtout beaucoup de confusion
sur les concepts d’interprétation et de signification. Lorsque ces concepts sont utilisés
dans le domaine des NTIC, ils servent surtout à attribuer un rôle cognitif à des entités
non mieux définies, subjectives dans des collectifs cosmopolites, ayant de mystérieuses
capacités auto-organisatrices… L’affirmation de plus en plus courante que les réseaux
d’interfaces composites sont des systèmes cognitifs mixtes sujet/objet ne s’appuie sur
aucune étude empirique. Elle est purement spéculative et plonge la théorie de la
connaissance scientifique dans des difficultés inextricables.
132 Les NTIC réduisent les savoirs à leurs seuls aspects rationnels, aux seules connexions en
adéquation avec les réseaux. Le rapport individu/information est emblématique de ce
point de vue. Contrairement à nos parents qui ont lutté pour obtenir plus

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217

d’informations, nous sommes confrontés à un angoissant dilemme : comment faire


pour avoir moins d’information, pour éliminer les surplus afin de rendre gérable ce qui
reste. Notre capacité de sélection et d’assimilation, de choisir et de hiérarchiser, n’est
pas infinie. Alors que les mémoires des ordinateurs peuvent tout stocker, les individus
et les groupes éliminent le 90 % de ce qu’ils reçoivent, ils organisent ce qui reste et
choisissent l’essentiel. La masse des informations peut coïncider avec la mémoire, mais
la mémoire individuelle et celle des groupes sociaux n’est pas réductible à la masse des
informations.
133 Denis de Rougemont craignait que la méconnaissance de cette évidence constitue un
danger : « Elle crée le risque d’atrophier nos facultés de mémoire, de jugement et de
création », elle refoule les finalités et dissimule « les conséquences lointaines sur
l’homme, la société et la nature de ces innovations technologiques ». Pierre Lévy est
d’un avis contraire. Pour lui, les NTIC modèlent de nouvelles formes de connaissances
et mettent en place de nouveaux rapports aux savoirs : « Je crois profondément qu’avec
l’écran graphique interactif, de nouvelles écritures, des idéographies informatiques
sont en train de s’inventer. L’hypertexte et le multimédia interactif sécrètent de
nouveaux types d’énonciation sous forme de liens et de cartes dynamiques. Autour de
la modélisation numérique et des réalités virtuelles apparaissent des formes de
représentation inédites, qui peuvent éventuellement déboucher sur de nouveaux
paradigmes scientifiques. De plus en plus de logiciels, et pas seulement des systèmes
experts, traduisent, diffusent et mettent à la disposition des utilisateurs des savoir-faire
qui ne pouvaient auparavant se transmettre qu’oralement. L’intégration prévisible de
tous les médias grâce au support numérique laisse présager des formes de
communication encore inconnues. Lorsque des agents logiciels intelligents iront
chercher pour nous dans les réseaux les messages pertinents et géreront une partie de
nos relations, quelles dynamiques de communication vont s’instaurer ? »
134 Ces deux points de vue mériteraient des vérifications empiriques. En l’état actuel nous
n’en avons pas. Il en va de même pour les questions concernant l’impact économique et
politique des NTIC. Elles soulèvent une série d’interrogatifs auxquels la recherche
empirique n’a pas jusqu’ici fourni les matériaux indispensables à l’élaboration de
véritables constructions théoriques. Certes, l’ère de l’information a changé la
morphologie du système techno-industriel grâce à la généralisation de
l’automatisation. René Passet (Les problèmes économiques de l’automatisation, 1957) nous
rappelle qu’il y a « mécanisation quand une machine accomplit le travail de l’homme »
et qu’« il y a automatisation quand une machine accomplit le travail de l’homme tout
en contrôlant ses propres opérations et en corrigeant ses propres erreurs ».
L’automation « réside dans la substitution d’organes technologiques aux organes
humains d’effort, d’observation, de mémoire et de décision », d’où une nouvelle
organisation économique et sociale séparant la quantité de travail direct du volume de
richesse produit. L’homme n’a plus de place dans le monde productif. La reprise de la
croissance n’abaissera pas le chômage. L’introduction des technologies de l’information
dans les processus de production condamne le travail salarié à disparaître en tant
qu’emploi, en tant qu’activité socialement et juridiquement prédéterminée. André Gorz
dans Misères du présent. Richesse du possible (1997) a démontré de façon lumineuse que
« l’entreprise se transforme en un système auto-organisateur de réseaux reliant un très
grand nombre d’unités souvent minuscules… individuelles sans capital autre
qu’intellectuel, donc immatériel… », produisant et vendant des « produits intangibles
dont le coût est impossible à évaluer et dont le prix dépend du monopole qu’ils

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réussissent à s’assurer pendant un temps ». « L’informatisation généralisée n’abolit pas


simplement le travail (au sens de poiêsis), l’intelligence des mains et du corps. Elle abolit
le monde sensible, voue les facultés sensorielles au désœuvrement, leur dénie la
capacité de juger du vrai et du faux, du bon et du mauvais. Elle disqualifie les sens,
retire à la perception ses certitudes, vous dérobe le sol sous vos pieds ».
135 Si la société dispensatrice d’identités, de places et d’appartenances a été détruite par
les nouvelles technologies de l’information et de la communication, si le travail ne
pourra plus être au centre de la conscience, de la pensée, de l’imagination de nous tous,
peut-on pour autant attendre de la cyberdémocratie un changement en profondeur de
la nature de la politique et de la démocratie, la naissance d’une nouvelle culture, la
procréation d’une autre forme de société ?
136 Alvin et Heidi Toffler considèrent que les NTIC sont l’outil d’une nouvelle démocratie
directe, transcendant la hiérarchie politique et faisant éclater les partis. Internet
constituerait la version moderne de l’agora grecque. Mark Poster, lui, parle de
cybertyrannie et Amy Scheukenberg ne nie pas l’apport potentiel d’Internet au débat
démocratique, à la démocratisation des processus politiques, mais il craint que la façon
dont cet apport potentiel se développe pose d’importants problèmes et vide la
démocratie de son sens fondamental, voire la mettre en danger. Les discussions tenues
dans les réunions de Mairies électroniques montrent que les informations qui y
circulent sont souvent mensongères, qu’elles ne sont jamais rectifiées, que la non
implication physique des participants permet tous les débordements, que les rapports
électroniques induisent des comportements très différents de ceux du face-à-face.
L’information sans médiateur et sans frontières, interactive, l’information accessible
presque instantanément grâce aux réseaux, assurera certainement une plus grande
transparence, mais personne ne peut dire aujourd’hui quel sera l’impact de ce
changement sur le processus démocratique et si les citoyens seront le souverain au XXI e
siècle.
137 Personne ne conteste que les NTIC en expansion engendrent des compétitions, des
revendications, des inégalités, de nouveaux modèles de comportements et d’autres
formes et contenus culturels. Cependant, l’affirmation qu’elles mettront sens dessus
dessous la socialisation des croyances et des systèmes de valeurs – et par là les identités
nationales, les traditions dérivant essentiellement de diverses procédures de
formalisation et de ritualisation, le sens d’une tâche commune, la cohésion sociale, la
légitimation des institutions et de l’autorité –, une telle affirmation n’a aucun
fondement empirique, bien qu’elle soit très répandue dans toutes les couches de
l’opinion publique.
138 L’analyse ne permet guère de conclure. Personne ne connaît le secret d’une
réconciliation soudaine entre ces deux visages de notre civilisation. Seuls les Grands
Simplificateurs qu’annonçait Jacob Burckhardt ont l’effronterie de nous promettre la
solution finale. Est-ce que cette nouvelle aventure de l’humanité se terminera mal ?
Nous n’en savons rien. John Maynard Keynes et le bon sens populaire nous l’ont déjà
dit : à la fin des fins, nous serons tous morts. Mais si nous tournons nos regards vers
l’horizon de l’histoire, en dépit des raisons d’angoisse, nous devons parier pour
l’espérance, faire le pari que la raison et le dialogue sont capables de nous aider à
découvrir le chemin à suivre pour sortir des difficultés actuelles. L’entreprise reste
difficile mais la gageure mérite d’être soutenue.

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219

14. En guise de conclusion


139 Le radicalisme anthropologique antiéconomique affirme que les sociétés de l’intérêt
économique, des valeurs utilitaristes sont condamnées à détruire les différences. Seules
les sociétés dont la valeur centrale est la sociabilité échappent aux logiques totalisantes
et totalitaires. Ces sociétés seraient des formations communautaires. Celles-ci sont
quelque chose de plus que les sociétés de lignage, de plus que les groupes sociaux à
forte cohésion des sociétés modernes. En examinant le rapport entre la production et la
distribution et les fonctions de l’échange symbolique, on voit qu’il existe d’autres
manières d’être, que les sociétés non utilitaristes établissent des rapports
polycentriques avec elles-mêmes, avec la nature, avec les autres sociétés, rapports qui
ne sont nullement déterminés, même pas par les besoins matériels. Cela paraît très
intéressant. Mais d’autre part est-il sensé de sous-évaluer le fait capital qu’une société
est toujours un ensemble de structures de la personnalité, de rapports sociaux
systématiques, d’éléments caractérisés par un niveau déterminé des rapports de
production dans un contexte de production des rapports quasi constants ? Et que les
structures des trois niveaux sont toujours relativement intégrées, étant donné qu’elles
se soutiennent mutuellement en raison du degré élevé de cohérence réciproque ? Du
reste, est-il possible de produire des orientations et des motivations hors de la praxis
des modes de production déterminés ? Par ailleurs, quand on traduit ces motivations et
orientations en une sorte de logique socionaturelle des mondes sociaux, qu’apprend-on
réellement ? Des discours; à la limite, on constate la production sociale du sens, on
élabore une théorie générale des superstructures. Pourquoi ? Parce que la motivation et
l’orientation fournissent à l’action le principe d’unité ainsi que les contenus qui
définissent le sens des comportements; les objectifs qu’on se propose dans la vie sociale
dérivent du système des règles constitutives, comme par exemple le rapport entre la
production et la destruction; mais il reste à vérifier comment un système donné de
règles, de modèles normatifs est en mesure de contrôler le comportement. Pour
découvrir les logiques anti-utilitaristes de type communautaire, il faut peut-être
repérer les conditions qui doivent être satisfaites à l’intérieur du social pour avoir de
telles logiques, et découvrir également les conditions au nom desquelles les logiques
mêmes peuvent effectivement subsister.
140 Mais peut-on procéder ainsi à l’intérieur de la structure même des principes qui
déterminent le sens de l’action ? Les procédures utilisées pour la construction du sens
fournissent une logique constitutive de l’intelligibilité sociale, mais n’expliquent pas du
tout pourquoi ce sont ces procédures qui ont été repérées, et non pas les autres. Bref,
dans ces conditions on décrit ce qu’on devrait expliquer. Les questions suivantes
demeurent sans réponse : comment une société se produit elle-même ? Comment
fournit-elle un sens à ses propres expériences et aux expériences individuelles de ses
membres ? Comment constitue-t-elle les catégories qui deviendront les engrenages
indispensables au fonctionnement des rapports sociaux ? En définitive, si les
procédures que les membres d’une société utilisent pour construire le social sont
toujours des praxis et si c’est la praxis qui assigne le caractère social à un
comportement donné, d’où proviennent les finalités ? Or sans finalité, point
d’intelligibilité sociale. Et ici, à nouveau, on est confronté au problème du mode
d’existence des finalités, de la nature de la production des finalités. C’est pourquoi il
faut toujours analyser les concepts dans le cadre d’une analyse des modes de

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production et de l’étude génético-structurelle des formations sociales. Il ne s’agit ni de


déterminisme ni de mécanicisme, puisque l’on sait désormais qu’aucun « besoin » n’a
d’existence primaire et que les règles symboliques qui gouvernent les activités
humaines sont souvent le produit de rapports, fonctions, rationalisations, pulsions
affectives, sentiments antagonistes. Et cependant, tout finit par se modeler
harmonieusement, par se cristalliser dans l’imaginaire radical, dans cette inépuisable
capacité de créer des significations à partir de rien, ou presque.
141 Mais s’il faut rendre compte de chaque formation exclusivement à partir de ses propres
critères et si c’est de ceux-ci que dérive tout naturellement la conceptualisation,
comment transposer les éléments acquis par une formation à une autre, et comment, à
la limite, passer de l’une à l’autre ? Comment être sûr que les critères et la
conceptualisation retenus sont véritablement ceux de la formation étudiée, qu’ils ne
sont pas le produit des formes de notre propre imaginaire et de notre recherche
inquiète de nouveaux modèles de rationalité spécifique ? Comment recueillir
l’expérience et les conceptions des autres, dans leur immédiateté unique et
incomparable ? Comment comprendre en profondeur l’univers social des autres, tel
qu’il est par eux réellement vécu et conçu, sans passer par notre système catégoriel,
sans utiliser les codes de notre seule société ? A la limite, est-il certain que l’on puisse
se décentrer, totalement et partiellement, sans résidus et sans erreurs ? Est-il possible
de connaître vraiment les expériences et le vécu « socio-historique » des autres ? Ne
risquent-ils pas de demeurer fondamentalement impénétrables, à moins de subir un
asservissement préliminaire à nos propres formes d’imaginaire et de rationalité ? Les
sciences sociales, même lorsqu’elles se veulent critiques, ne sont-elles pas
essentiellement les sciences de la rationalisation bureaucratique ? En effet, elles
désenchantent le monde, détruisent la diversité, intègrent tout en une même vision.
Même l’anthropologie, « tristement tendre, céleste et désenchantée », comme aurait pu
dire Marcel Proust, n’échappe pas à ce destin inéluctable. Relativisme, pessimisme,
antiscientisme social ? Peut-être. Il n’existe aucun moyen sûr de créer une science
sociale sans la constitution préalable d’une discipline, d’un savoir métadisciplinaire en
mesure de fonder solidement le mode de production de nos connaissances et de notre
être au monde, une métadiscipline qui serait tout à la fois épistémologie,
anthropologie, sociologie, histoire, philosophie, encyclopédie de la vie quotidienne
dans toutes ses implications historico-ontologiques, ainsi que sémiologie des discours
produits et véhiculés par elle. Faut-il désobjectiver la connaissance, la subjectiver ?
Quoi qu’il en soit, la vraie objectivité ne réside pas dans l’absence du sujet, mais
uniquement dans la nature de la relation qu’il entretient avec son objet.
142 Est-ce que les difficultés pour prendre en compte ces réalités ont fait de la sociologie
une science « infirme », une science constamment « en crise » ? Est-ce son mode de
production et de diffusion qui fait d’elle la science déchirée et en crise d’identité
permanente ?2 Doit-elle se fondre dans la philosophie et dans l’histoire, dans
l’économie et la science politique et se métamorphoser en science sociale ?
143 Depuis sa création, la « Revue européenne des sciences sociales » a tenté de clarifier ces
interrogations, d’entrouvrir des pistes à suivre, des domaines à explorer, et surtout de
montrer les avantages des dialogues transdisciplinaire et métadisciplinaire. Il faut
espérer que ce programme de travail, au fil des années à venir, sera poursuivi avec la
même persévérance et la même conviction dans l’avènement d’une « autre science
sociale ».

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NOTES
1. Randall Collins a complété cette vision in Four Sociological Tradition : Selected Reading, New York,
Oxford University Press, 1994, et in Macrohistory : Essays in Sociology of the Long Run, Stanford, Cal.,
Stanford University Press, 1999.
2. Cette question a été abordée par Régine Boyer et Charles Coridian, in Transmission des savoirs
disciplinaires dans l’enseignement universitaire. Une comparaison Histoire/Sociologie, in « Sociétés
contemporaines », n. 48/2002.

AUTEUR
GIOVANNI BUSINO
Genève

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222

Pour une épistémologie de la


fragilité
Plaidoyer en vue de la reconnaissance scientifique de pratiques
transfrontalières

Philippe Corcuff

« Le courage dans le désordre infini de la vie qui


nous sollicite de toutes parts, c’est de choisir un
métier et de bien le faire, quel qu’il soit [...] c’est
d’accepter et de comprendre cette loi de la
spécialisation du travail qui est la condition de
l’action utile, et cependant de ménager à son
regard, à son esprit, quelques échappées vers le
vaste monde et des perspectives plus étendues. Le
courage, c’est d’être tout ensemble, et quel que
soit le métier, un praticien et un philosophe. Le
courage, c’est de comprendre sa propre vie, de la
préciser, de l’approfondir, de l’établir et de la
coordonner cependant à la vie générale. [...] Le
courage, c’est d’accepter les conditions nouvelles
que la vie fait à la science et à l’art, d’accueillir,
d’explorer la complexité presque infinie des faits
et des détails, et cependant d’éclairer cette réalité
énorme et confuse par des idées générales. »
Jean Jaurès, Discours à la jeunesse (1903)
1 Je voudrais, dans mon intervention, esquisser une des voies possibles de réponse à la
question du « flottement » actuel, voire de « la crise », des sciences sociales. Je
sillonnerai, pour ce faire, plusieurs problèmes transversaux à une série de pratiques, de
méthodologies, de courants théoriques ou de domaines d’investigation des sciences de
l’homme et de la société, sans pour autant prétendre à une vision panoptique des
activités sociologiques qui débordent largement mon expérience, mes compétences et
les bornes mêmes de mon champ de vision. Cette amorce de réflexion à tonalité

Revue européenne des sciences sociales, XLI-127 | 2003


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épistémologique et théorique quant à une redéfinition possible des sciences sociales


s’appuie sur deux types d’expériences au cours des quinze dernières années : d’une
part, un travail intellectuel à des niveaux variés de la sociologie et de la science
politique (empiriques, méthodologiques, théoriques, épistémologiques) et, d’autre part,
des va-et-vient entre la démarche proprement scientifique et d’autres champs de
savoirs (la philosophie) ou de pratiques (l’engagement social et politique, la littérature,
la chanson ou le cinéma).
2 La notion métaphorique de « fragilité » me servira de passeur entre des registres
différents. Ce terme n’est pas à proprement parler un concept, mais plutôt un mot
polysémique servant à pointer des passages multiples, et notamment : 1e) des passages
entre l’outillage des sciences sociales (méthodologique, théorique et épistémologique)
et les objets qu’elle interroge et qu’elle construit (tout particulièrement dans le
contexte socio-historique des sociétés individualistes occidentales contemporaines, où
les avancées de l’individualisation ont contribué à brouiller les référents traditionnels
et à accroître les incertitudes et les inquiétudes des acteurs sociaux, et donc leur
fragilité1); 2e) des passages entre des expériences d’engagement dans la cité et le
domaine du laboratoire scientifique; 3e) des passages entre des problèmes posés aux
sciences sociales et ceux thématisés par d’autres « jeux de langage » (cinéma,
littérature, chansons notamment); et 4e) des passages entre le registre scientifique et le
registre philosophique (notamment à travers la philosophie morale et politique).
3 Cette métaphore de la fragilité est maniée par un chercheur aux coordonnées
identitaires particulières : ainsi je me définirai depuis quelques années comme
« transfrontalier ». Un transfrontalier travaillant à faire germer des formes
d’intelligibilité à la frontière de différents champs de savoirs et de pratiques. Je
considère que cette pratique transfrontalière ne s’inscrit pas dans le cœur des sciences
sociales, qui doit pouvoir se situer dans le dialogue scientifique entre théorie et empirie
animant la logique de production du savoir sociologique. Toutefois, je défends la
légitimité d’une telle activité transfrontalière, du point de vue de la dynamique
scientifique elle-même, dans le sens où elle peut servir de sas d’ouverture pour le
renouvellement continu des catégories scientifiques, contre les inerties et les routines
internes aux champs scientifiques eux-mêmes.
4 Cette pratique transfrontalière risque cependant d’être confrontée à deux écueils : le
raidissement scientiste qui l’illégitimerait et le relativisme « post-moderne » qui
casserait ses liens avec la science (dans la dissolution des notions de vérité et de réalité,
comme on peut l’observer, par exemple en France, dans des écrits comme ceux de Jean
Baudrillard2 ou de Michel Maffesoli 3). Pour ne céder ni aux généralisations hâtives (si
tentantes dans les activités transfrontalières), ni au « tout se vaut » relativiste, il
m’apparaît important d’être doté de l’instrument que constitue la réflexivité critique
(dont la réflexivité sociologique4 constitue une composante). Cette perspective
transfrontalière, ni scientiste, ni relativiste, nourrit une posture plus large aux
composantes épistémologiques, éthiques et politiques, qui, en retour, lui sert de point
d’appui : celle de la redéfinition des valeurs des Lumières (comme l’humanité, la raison
et le progrès), que j’ai nommée, encore une fois métaphoriquement, Lumières tamisées 5.
Ces lumières tamisées se situent dans le sillage de « l’autoréflexion critique des
Lumières » ouvert par Theodor Adorno et Max Horkheimer6. En explicitant un peu plus
mon point de vue, j’aurais pu alors sous-titrer mon intervention : Plaidoyer pour que soit

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reconnue une modeste place scientifique à des transfrontaliers, sans excommunication scientiste
ni exaltation du relativisme post-moderne.
5 Ma présentation sera synthétique, schématique et hésitante, car en cours de
formulation. Elle tournera autour de onze propositions envisagées comme des
hypothèses livrées à la discussion et adossées à des travaux, qui seront mis en référence
dans le cours du texte. Certaines de ces propositions sont déjà assez largement admises
dans la communauté sociologique, d’autres susciteront davantage de contestations.

Onze propositions
6 Première proposition : On doit déplacer la problématisation des rapports entre connaissance
savante et connaissance ordinaire dans les sciences sociales, dans le sens de la triple
reconnaissance de continuités, de discontinuités et de va-et-vient entre les deux registres 7.
7 A l’écart tant de la tradition de « la rupture épistémologique » (de séparation radicale
des deux ordres de connaissance) que de la tentation ethnométhodologique d’une
indistinction entre les deux pôles, on constatera des proximités et une circulation (dans
les deux sens) entre les deux domaines, d’une part, et des spécificités et des différences
respectives, d’autre part. On a là une première fragilité épistémologique des sciences
sociales. Cette caractérisation autorise, par ailleurs, des passages entre sciences sociales
et d’autres registres cognitifs-discursifs, sans pour autant tout confondre 8.
8 Deuxième proposition : On doit déplacer la problématisation des rapports entre jugements de
faits et jugements de valeurs dans les sciences sociales, par la prise en compte d’une part
axiologique inéliminable. Si une telle lucidité ne met pas en cause leur scientificité, elle les oblige
toutefois à redéfinir leur régime épistémologique9.
9 Ici nous sommes amenés à abandonner les rêves de purification axiologique des
sciences sociales, en prenant la composante axiologique tout à la fois comme un
obstacle (intérieur) à la connaissance sociologique et comme un point d’appui, voire un
carburant de la dynamique de la découverte scientifique. La tension chez Max Weber
(1965) entre la reconnaissance d’un « rapport aux valeurs » et le refus des « jugements
de valeurs » a été, historiquement, une façon de se coltiner cette difficulté.
Malheureusement, cette tension a, par la suite, peu à peu disparu dans les usages
scientistes et corporatistes, dominants au sein des milieux académiques, du thème de
« la neutralité axiologique ». Dans la perspective proposée, la fragilité axiologique des
sciences sociales ne s’opposerait pas nécessairement à leur scientificité, mais ouvrirait
sur un régime de scientificité spécifique; engagement et distanciation se présentant
comme deux pôles du travail sociologique comme l’a montré Norbert Elias (1993).
Apparaît dans cette proposition une deuxième fragilité épistémologique des sciences
sociales.
10 Troisième proposition : Les sciences sociales se nourrissent aussi, le plus souvent
implicitement (d’autant plus implicitement que la division du travail et les spécialisations se
développent), des a priori propres à des anthropologies philosophiques (au sens de conceptions
philosophiques des propriétés des humains et de la condition humaine ne dérivant pas
directement de la connaissance empirique, mais, à l’inverse, contribuant à nourrir cette
connaissance).
11 Une troisième fragilité épistémologique vient ici spécifier les sciences sociales. J’ai pu
étudier plus systématiquement ce point chez Karl Marx et Emile Durkheim (Corcuff,

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2003-b), d’une part, et chez Pierre Bourdieu (Corcuff, 2003-a), d’autre part. Je l’ai aussi
esquissé à propos de deux pôles de la sociologie de l’individualisme contemporain : le
pôle compréhensif (François Dubet, Anthony Giddens, Jean-Claude Kaufmann, François
de Singly, etc.) et le pôle critique (Alain Ehrenberg, Christopher Lasch, Richard Sennett,
etc.)10. En général, on repère chez un auteur plusieurs fils anthropologiques et non pas
une seule anthropologie unifiée. Cette dernière remarque, ne caractérisant pas a priori
une « œuvre » et un « auteur » comme un bloc unifié mais laissant place aux
hétérogénéités de sens, prend appui sur les conseils méthodologiques de Michel
Foucault dans L’archéologie du savoir (1969) et dans sa conférence de 1969 Qu’est-ce qu’un
auteur ? (rééditée en 2001). Toutefois, les fils anthropologiques participant à la
confection des sciences sociales se sont réduits ces dernières années face aux avancées
impérialistes des anthropologies de « l’intérêt »11. Contre cet appauvrissement
anthropologique (particulièrement significatif si on le compare à la richesse
anthropologique des classiques comme Marx, Durkheim et Weber ou, plus récemment,
à celle, davantage méconnue à cause des lectures utilitaristes auxquelles il a donné
prise, de Bourdieu), les sciences sociales doivent aujourd’hui réagir. Si elles savent
prendre conscience de leur insertion anthropologique, elles seront en mesure de
relever le défi : pluraliser leurs modèles anthropologiques de référence, pour diversifier
leur outillage conceptuel. La sociologie des régimes d’action initiée par Luc Boltanski et
Laurent Thévenot a ouvert de nouveaux espaces à cette pluralisation
anthropologique12.
12 Quatrième proposition : Sans confondre les différents registres du savoir, les sciences
sociales gagneraient à développer un dialogue avec les philosophies morales et politiques : ces
dernières pourraient aider à mieux expliciter les composantes axiologiques, les anthropologies
philosophiques et les intuitions politiques qui contribuent à alimenter le regard sociologique.
13 Ici la philosophie morale et politique apparaît utile du point de vue même d’une logique
de réflexivité sociologique s’efforçant de clarifier les propres impensés des sciences
sociales et de mieux délimiter, ainsi, le domaine de validité des énoncés scientifiques.
Cette proposition est adossée à une activité d’enseignement en philosophie politique (P.
Corcuff, 2000-a), ainsi que de recherche autour du couple Nicolas Machiavel/Maurice
Merleau-Ponty (P. Corcuff, 2001-b) et d’Emmanuel Lévinas (P. Corcuff, 2001-c); avec
dans les deux cas une utilisation de ressources philosophiques pour bâtir des modèles
sociologiques : à partir d’E. Lévinas (P. Corcuff, 1996) et de N. Machiavel (P. Corcuff, M.
Sanier, 2000). Cette dernière expérience met en évidence que la philosophie peut
bénéficier, en retour, de l’éclairage des sciences sociales en permettant de mieux brider
les généralisations hâtives que tend à porter le registre philosophique. Par ailleurs,
puisqu’il y a déjà de l’axiologique en amont des sciences sociales, il apparaît légitime,
mais point nécessaire, de tenter en aval des passages vers la philosophie morale et
politique.
14 Cinquième proposition : Une composante utopique (au sens d’un « non lieu » qui n’existe pas
ou pas encore) a une double utilité en sciences sociales : 1e) elle peut contribuer à dé-naturaliser
les formes socio-historiques qui peuvent finir par apparaître éternelles aux yeux de leurs
contemporains, et 2e) elle joue un rôle de stimulation de « l’imagination sociologique » au sens de
C. Wright Mills.
15 Je voudrais rappeler que C. Wright Mills (1977), face à ce qu’il nommait le
« rétrécissement du champ de l’attention » du chercheur, « l’inhibition
méthodologique » et les « spécialisations arbitraires », proposait de « débrider

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l’imagination », en recourant notamment à « l’incongruité » et à des « monde(s)


imaginaire(s) que j’agrandis ou que je rétrécis à ma volonté » (p.219). Pour l’instant, j’ai
simplement commencé à défricher sur le plan théorique ce champ utopique au sein des
sciences sociales (P. Corcuff, 2002-e), dans le sillage d’une interrogation plus ancienne
sur la posture critique en sociologie (P. Corcuff, C. Lafaye, 1996).
16 Sixième proposition : Dans la suite logique de ce qui a été avancé sur les rapports
connaissance savante/connaissance ordinaire comme sur la composante utopique-imaginaire du
travail sociologique, le dialogue entre les registres fictionnels (comme le cinéma, la littérature ou
la chanson) et les sciences sociales a aussi une place dans l’activité des chercheurs, si l’on
reconnaît les différences entre les registres (et en particulier la question centrale pour la
sociologie d’un mode scientifique d’élaboration de la vérité).
17 Je renvoie ici aux analyses que j’ai menées sur le cinéma (de Frank Capra, James
Mangold, Martin Scorsese et John Woo), la chanson (de Barbara, Eddy Mitchell et Axelle
Red), le roman noir (de James Lee Burke, Robin Cook, James Crumley et Howard Fast) et
la poésie (de René Char) dans La société de verre (P. Corcuff, 2002-d). J’ai pu aussi tester
les relations, dans les deux sens, entre sociologie et cinéma en co-écrivant, avec la
réalisatrice Dominique Cabrera, le scénario d’un film de fiction autour des grèves de
l’hiver de 1995. Car le film se déroule dans un milieu social (des syndicalistes
cheminots) qui constituait le terrain de ma thèse (P. Corcuff, 1991-b)13.
18 Septième proposition : Les sciences sociales doivent rééquilibrer la tentation de la recherche
exclusive du « caché », du dévoilement des « apparences » et de la rupture avec « le sens
commun » par la reconnaissance pleine et entière de leur composante compréhensive.
19 Dans ce cas, ce sont trois matériaux qui m’ont aidé à mieux saisir en quoi il y avait une
impasse dans l’exclusivité du « Il n’y a de science que de ce qui est caché » de Gaston
Bachelard (1949, p. 38), souvent répété par Pierre Bourdieu comme conseil
épistémologique et méthodologique : 1e) deux phrases de Ludwig Wittgenstein dans ses
Remarques mêlées (1990) : a) « Les choses sont immédiatement là devant nos yeux, aucun
voile ne les recouvre » (remarque de 1930, p. 17) et b) « Comme il m’est difficile de voir
ce que j’ai sous les yeux ! » (remarque de 1940, p. 55); 2e) la nouvelle « La lettre volée »
d’Edgar Allan Poe (1972), dans laquelle une lettre recherchée par la police dans les
endroits les plus cachés se révèle être posée sur un bureau aux yeux de tous; et 3e) une
réflexion propre sur les pathologies intellectuelles associées à la quête exclusive du
caché à travers l’étude d’un texte négationniste (P. Corcuff, 2000-c). Quand je dis
« rééquilibrer », c’est donc pluraliser les démarches. Il ne s’agit ni de se contenter du
« caché », ni de se limiter à ce qui se donne de manière visible dans les pratiques et les
discours des acteurs, mais de pouvoir jouer alternativement des deux registres
(l’explication par le « derrière » et la compréhension du « devant »).
20 Huitième proposition : En raison de leur conformation épistémologique de sciences
historiques, les sciences sociales recourent nécessairement à une pluralité d’outils théoriques, qui
ne sont pas a priori tous équivalents mais qui ne sont pas non plus hiérarchisables autour d’un
seul axe.
21 Je renvoie ici aux travaux épistémologiques, fort éclairants, de Jean-Claude Passeron
ces dernières années, tant dans Le raisonnement sociologique (1991) que dans son article
sur La pluralité théorique en sociologie (1994). L’historicité particulière des sciences
sociales, plaçant la tension entre généralisation théorique et contextualisation

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historique au centre de leur régime de scientificité, révèle une nouvelle fragilité


épistémologique.
22 Neuvième proposition : Contre la nostalgie des pensées de « la totalité » (dans les
philosophies d’inspiration « hégéliano-marxiste ») et du « système » (dans les sciences sociales)
et contre l’éclatement « post-moderne » dans le « small is beautiful », un des grands défis actuels
des sciences sociales est de penser autrement le global.
23 Je fais ici l’hypothèse que tant la catégorie d’inspiration hégélienne (avec des effets
inégaux sur les différentes espèces de « marxisme ») de « totalité » que la notion
sociologique de « système » (dans les sociologies « systémo-fonctionnalistes » comme
dans les analyses « marxistes » du capitalisme) sont aujourd’hui des obstacles pour
penser le global. Elles constituent des entraves à cause de leurs doubles prétentions
associées : 1e) prétentions théoriques, dans la mise en rapport des différents aspects
d’un ensemble social et historique au sein d’un « tout » fonctionnel (parfois – facteur
aggravant – autour d’un axe principal, comme la fameuse « dernière instance » de
l’Economique sur les autres aspects des rapports sociaux dans nombre d’analyses
« marxistes »), et 2e) prétentions épistémologiques, par la saisie de toutes les
dimensions du monde social, voire de l’ensemble du cours de l’histoire humaine, grâce
à quelques concepts dans un théoricisme panoptique. Nous sommes en quête d’un autre
global, qui n’inclurait pas de visée d’exhaustivité, ni même de bouclage intellectuel (en
laissant à d’autres conceptualisations existantes ou possibles l’analyse d’autres aspects
du réel, pas ou mal traités par nos hypothèses). Serait ainsi préservée une place au
pluriel, à l’hétérogène, à l’inédit et à l’incommensurable.
24 Mais la possibilité même d’une approche globale est actuellement menacée par la
survalorisation du micro (depuis les années 1980, en réaction à la domination des
approches structurelles et statistiques dans la période antérieure), par l’émiettement
des recherches et par le mouvement plus long de l’hyperspécialisation (dans les
sciences sociales comme dans la philosophie). Michel Foucault avait pointé une piste
heuristique dans L’archéologie du savoir (1969), en mettant en cause les totalisations
s’efforçant de resserrer « tous les phénomènes autour d’un centre unique » et en
défendant une approche « générale » qui « déploierait au contraire l’espace de
dispersion » (p. 19).
25 Il me semble que la sociologie de P. Bourdieu nous aide doublement dans cette
direction. D’abord sur le premier plan théorique du « tout fonctionnel » : sa théorie des
champs introduit une rupture dans le sens de la pluralité – si on la débarrasse de la
notion d’« homologie structurale » (qui peut être interprétée comme une nostalgie de
« la totalité ») – en nous invitant à concevoir un global social pluriel non nécessairement
fonctionnel13. Ensuite, au niveau épistémologique du théoricisme panoptique : il a
souvent insisté sur les limites de tout concept, associées aux limites de tout point de
vue dans le monde social sur le monde social, elles-mêmes liées à l’insertion sociale et
historique du philosophe et du sociologue14. Les travaux menés par Luc Boltanski
(depuis Les cadres, 1982, et l’analyse du travail de mise en équivalence dans la formation
d’un groupe social), Laurent Thévenot et Alain Desrosières15 sur la pluralité des modes
de mise en équivalence entre les êtres et des formes corrélatives de généralisation sont
aussi importants de ce point de vue; de même que l’exploration d’une sortie de ces
univers du commensurable par L. Boltanski avec le modèle de l’agapè (1990).

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26 Dixième proposition : Les sciences sociales ont tendance à privilégier une vision
évolutionniste de l’histoire, homogénéisant les temporalités. Contre cette tendance, il faut faire
varier les modèles d’historicité alimentant ses outils théoriques.
27 La socio-histoire a beaucoup apporté théoriquement et empiriquement, ces dernières
années, dans le dialogue entre histoire et sociologie, notamment avec le schéma
conceptuel de « la genèse de… »16. Elle a notamment rendu possible, grâce à
l’historicisation, la dé-naturalisation de toute une série de catégorisations et
d’institutions sociales. Toutefois, les risques de routinisation du schéma génétique et la
tentation d’une exclusivité évolutionniste doivent nous pousser à nourrir nos schémas
d’interprétation d’une pluralité de modèles d’historicité, élargissant les cheminements
temporels empruntés le plus couramment par la socio-histoire et plus largement par
les divers évolutionnismes. Je pointerai ici deux pistes suggestives : 1e) la philosophie
de l’histoire de Walter Benjamin, envisageant une non-linéarité entre passé-présent-
futur, contre la domination historiographique d’« un temps homogène et vide »
(Benjamin, 2000, p. 439)17; et 2e) sur le plan empirique-théorique des sciences sociales,
les suggestions de Jean-Claude Kaufmann dans son livre Premier matin (2002) sur les
« petits » événements capables de déplacer de longs blocs de socialisation. Ainsi, en
rupture avec les approches évolutionnistes de la socialisation, J.-C. Kaufmann note que
« Le principe de l’événement est d’entraîner en produisant une division de la
personnalité. Alors que le vieux moi reste silencieusement ancré dans ses habitudes, en
réserve, une décharge informationnelle, une rupture de contexte, une surprise dans
l’interaction, transportent de façon inattendue vers un ailleurs différent » (p. 179).
28 Onzième proposition : Les pratiques transfrontalières ne prétendent pas remplacer le cœur
de l’activité scientifique. Elles permettent seulement aux sciences sociales de mieux rester
ouvertes à des déplacements et à des redéfinitions par des va-et-vient entre l’intérieur et
l’extérieur, susceptibles d’en faire bouger les frontières.
29 Dans cette perspective, on ne fait pas seulement confiance à la dynamique interne de
l’activité scientifique au sein du champ des sciences sociales, et ce pour plusieurs
raisons : 1e) la spécialisation propre à la dynamique scientifique a souvent amélioré la
rigueur sur des segments du savoir, mais a pu faire perdre les gains cognitifs associés à
une cartographie globale; 2e) l’académisme rigidifie de l’intérieur l’esprit scientifique, à
cause du poids des institutions du pouvoir scientifique et universitaire; et 3e) les
« écoles » et les « paradigmes » tendent à se routiniser et à se dogmatiser. On identifie
là une série de nouvelles fragilités, indissociablement cognitives et institutionnelles,
des sciences sociales. Une ouverture au transfrontalier pourrait aider les sciences
sociales à trouver un meilleur équilibre entre rigueur scientifique et imagination, tel
qu’il était visé par C. Wright Mills (1977).

Pluralité, analogie, résumé, traduction


30 A l’issue de ces onze propositions, que peut-on dire du domaine des passages qui a
introduit mon propos ? On a vu qu’il ne relevait pas directement de la logique
scientifique, mais du transfrontalier. Dans son Discours à la jeunesse (1971), Jean Jaurès
lui a donné le nom d’« idées générales », entendu comme un correctif au
rétrécissement de l’horizon mental produit par les nécessaires spécialisations. Mais
pour que ce registre des idées générales ne glisse pas sur la pente des généralisations
hâtives, il doit pouvoir être encadré et spécifié. La combinaison de quatre notions me

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semble pouvoir assumer un tel rôle de spécification bridant les globalisations


incontrôlées :
1. La notion de pluralité (pluralité des formes d’intelligibilité, des schémas théoriques, des
anthropologies philosophiques de référence, des modèles d’historicité, etc., du côté de
l’interrogation et de la construction de l’objet sociologique, et pluralité des causes, des
motivations, des sens subjectivement visés, des usages, des logiques d’action, des identités,
des intérêts, des désirs, des cultures, des rapports au monde, des représentations, etc., dans
l’objet sociologique) – qui a été notamment travaillée par les philosophies d’inspiration
nietzschéenne18 ou par la philosophie politique d’Hannah Arendt (voir notamment 1995) -
vient freiner les tendances totalisatrices et homogénéisatrices dans le travail intellectuel.
Mais elle ne peut assurer seule cette fonction, car elle porte elle-même en germe des
écueils : l’émiettement et le relativisme, actifs dans le « post-modernisme ».
2. La notion d’analogie – qui est issue tout à la fois de la figure de la « ressemblance de famille »
chez Ludwig Wittgenstein19, des réflexions de Paul Ricoeur (1985, pp.252-283) sur la
spécificité du genre narratif de l’Analogue (par rapport à ceux du Même et de l’Autre) et de
la place de l’analogie dans l’épistémologie sociologique de Jean-Claude Passeron (1982 et
2000) – constitue un outil comparatif qui s’efforce d’appréhender le commun sans aplatir les
différences, tout en appelant à une mobilité des conceptualisations.
3. La notion de résumé – empruntée aux analyses d’Aaron V. Cicourel (1981) sur le rôle des
résumés (summaries) d’interactions constitués par les dossiers médicaux et les dossiers
scolaires dans les institutions sanitaires et scolaires – pointe des transports d’informations
filtrées et réorganisées qui n’épuisent pas les données de départ; ouvrant ainsi un des
chemins possibles entre le micro et le macro n’écrasant pas le premier.
4. La notion de traduction – tirée de la sociologie des sciences et des techniques développée par
Michel Callon et Bruno Latour20 – vise des passages d’un langage à un autre, d’un univers à
un autre, d’un contexte à un autre, etc. impliquant des déplacements d’usages et de sens à
travers un travail propre de traducteurs.

31 De la tension entre le caractère heuristique de telles « idées générales » – freinées dans


leurs propensions généralisatrices par le quartet composé des notions de pluralité,
d’analogie, de résumé et de traduction – et les outils de la rigueur scientifique pourrait
naître une stimulation de l’imagination sociologique dans une dynamique d’ouverture à
d’autres registres et à d’autres pratiques, sans pour autant se noyer dans un « grand
tout » indistinct. Les sciences sociales ont tout intérêt à différencier cette voie, qui ne
menace pas leur indispensable autonomie, des réels dangers du relativisme « post-
moderne ». Les fragilités épistémologiques et institutionnelles des sciences sociales ne
mettent pas en cause la possibilité d’un régime spécifique de scientificité, mais
rendraient tout à la fois illusoire et contre-productive une complète fermeture sur
elles-mêmes.

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NOTES
1. Sur la sociologie de l’individualisme contemporain, voir P. Corcuff (2002-d et 2003-b).
2. Voir notamment J. Baudrillard (1981); il y affirme : « Je constate, j’accepte, j’assume, j’analyse
la deuxième révolution, celle du XXe siècle, celle de la post-modernité, qui est l’immense
processus de destruction du sens » (p. 229). Et d’ajouter : « Il n’y a plus de scène, même plus
l’illusion minimale qui fait que les événements puissent prendre force de réalité [...] Tout cela
vient s’anéantir sur l’écran de la télévision. [...] Il n’y a plus d’espoir pour le sens. [...] C’est là où
commence la séduction. » (dernière phrase du livre, p. 233).
3. Voir tout particulièrement sa profession de foi « post-moderniste » (M. Maffesoli, 2002); dont
on peut présenter un court florilège : « Voilà bien la mutation postmoderne, celle qui accepte les
‘plis’ des archaïsmes prémodernes. » (p. 15) ou « Un ravalement théorique s’impose. On ne
comprend bien une époque qu’en reniflant son odeur. Les humeurs sociales et instinctives en
disent plus long que maints traités savants. » (p. 19) ou « On ne peut, en effet, se contenter
d’emprunter la via recta, balisée par le rationalisme moderne » (p. 21) ou « C’est dans cette
perspective [...] que l’on peut parler d’une petite épistémologie du mal. Savoir ésotérique, à usage de
quelques-uns [...] On est loin de l’ambition de la philosophie des Lumières » (p. 34) ou encore
« C’est ce que l’on retrouve dans les diverses modulations philosophiques ou religieuses du
‘lâcher-prise’, dans le relativisme ambiant, et l’esprit de tolérance qui en est le corollaire. » (p.
63) Le « relativisme » d’un tel « esprit de tolérance » va jusqu’à consacrer en Sorbonne une
astrologue comme sociologue; pied de nez typiquement « post-moderne ». Il est significatif que
les institutions du pouvoir académique aient laissé passer une telle provocation, à partir du
moment où elle empruntait les règles formelles de la hiérarchie institutionnelle, alors qu’elles
sont habituellement plus imperméables à des formes d’originalité intellectuelle ne mettant pas

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en cause l’horizon de la rigueur scientifique mais sans s’adosser, contrairement à M. Maffesoli,


sur une parcelle de pouvoir universitaire.
4. Sur la place de la réflexivité sociologique, voir la synthèse proposée par P. Bourdieu (2001)
dans ses derniers cours au Collège de France (allant jusqu’à l’auto-analyse de sa propre
trajectoire sociale); voir aussi mes propres analyses (Corcuff, 1991-a, 1995 et 2002-a).
5. Voir P. Corcuff (2002-d).
6. Voir M. Horkheimer et T. Adorno (1974) et T. Adorno (1992).
7. Voir aussi P. Corcuff (1991-a, 1995, 2002-a et b).
8. Comme je l’ai tenté dans La société de verre (Corcuff, 2002-d).
9. Voir aussi P. Corcuff (2000-b, 2002-a et e).
10. Sur ces deux pôles, voir P. Corcuff (2002-d et 2003-b).
11. Dès le début des années 1980, Alain Caillé et le M.A.U.S.S. (Mouvement Anti-Utilitaire dans les
Sciences Sociales) ont été parmi les premiers à saisir ce problème. Pour une évaluation des
limites des anthropologies de « l’intérêt » à travers les usages utilitaristes de la sociologie de P.
Bourdieu au sein de la science politique française, voir P. Corcuff (2003-a).
12. Pour un panorama de la sociologie des régimes d’action, voir L. Boltanski (1990), L. Thévenot
(1998) et P. Corcuff (2001-a); voir aussi mes propres contributions théoriques-empiriques, dans
deux directions anthropologiques différentes : la compassion inspirée d’E. Lévinas (P. Corcuff,
1996) et la stratégie tirée de N. Machiavel (P. Corcuff, M. Sanier, 2000); en outre sur les liens entre
la philosophie du corps avancée par M. Merleau-Ponty et la sociologie des régimes d’action, voir
P. Corcuff (2002-c).
13. Voir notamment ses Méditations pascaliennes (Bourdieu, 1997) et mes commentaires (P.
Corcuff, 2003-a, pp. 22-24).
14. « Il est trop évident que l’on ne doit pas attendre de la pensée des limites qu’elle donne accès
à la pensée sans limites – ce qui reviendrait à ressusciter l’illusion, formulée par Mannheim, de
‘l’intelligentsia sans attaches ni racines’, sorte de survol social qui est le substitut historique de
l’ambition du savoir absolu. », écrit P. Bourdieu dans sa Leçon sur la leçon (1982, p. 23).
15. Voir A. Desrosières et L. Thévenot (1988), L. Boltanski et L. Thévenot (1991) et A. Desrosières
(1993).
16. Sur ces apports, voir notamment les investigations de Gérard Noiriel (notamment 2001) et,
plus collectivement, les travaux publiés depuis 1990 dans la revue transdisciplinaire Genèses.
17. Voir aussi les commentaires de Daniel Bensaïd (1990) et de Michael Löwy (2001).
18. Sur le pluralisme du perspectivisme nietzschéen, voir notamment Jean Granier (1966).
19. Voir mes commentaires (P. Corcuff, 2002-d, pp.135-146).
20. Voir notamment M. Callon (1986).

AUTEUR
PHILIPPE CORCUFF
Institut d’Etudes Politiques et Centre de politologie
CNRS, Université de Lyon 2
Centre de recherches sur les liens sociaux
CNRS, Université de Paris V

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