Ress 498
Ress 498
Ress 498
XLI-127 | 2003
Pour une autre science sociale
XXe colloque annuel du Groupe d’Étude « Pratiques sociales et théories »
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/ress/498
DOI : 10.4000/ress.498
ISSN : 1663-4446
Éditeur
Librairie Droz
Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2003
ISBN : 2-600-00912-4
ISSN : 0048-8046
Référence électronique
Gérald Berthoud (dir.), Revue européenne des sciences sociales, XLI-127 | 2003, « Pour une autre science
sociale » [En ligne], mis en ligne le 27 novembre 2009, consulté le 04 mars 2020. URL : http://
journals.openedition.org/ress/498 ; DOI:10.4000/ress.498
© Librairie Droz
1
NOTE DE LA RÉDACTION
Actes édités par Gérald Berthoud avec la collaboration rédactionnelle de Frédéric Ischy
et Sabine Kradolfer
SOMMAIRE
Individuation et individualisation
Vincent Descombes
Enquête liminaire sur l’intérêt d’une conception ludique de l’imaginaire pour les sciences
sociales
Nathalie Zaccaï-Reyners
1 Tel était le thème du XXe colloque annuel organisé par le Groupe d’Etude « Pratiques
sociales et Théories »1. Pour orienter les communications et les discussions, un texte de
présentation avait été distribué à l’avance. Il est repris ici in extenso :
2 « La fin des certitudes, le déclin des vérités, la crise de la raison, l’échec des grandes
idéologies ont transformé nos vies en spectacles et même en simulacres. Les sciences
humaines et sociales sont désemparées face à une socialité éclatée. Sans valeurs
partagées, nos existences individuelles et collectives sont privées de sens.
3 Faut-il s’accommoder d’une telle situation, s’enfermer dans le confort de l’érudition
académique ou céder aux tentations scientistes ? Peut-on alors prétendre à une
connaissance intégrale des sociétés, quand nos savoirs sont partiaux et
ethnocentriques, méfiants à l’égard des valeurs antagonistes, des représentations
diverses du social, des sentiments et des désirs qui travaillent des formes de socialité
refoulées ? Faut-il continuer à faire confiance aux sciences sociales dont le souci majeur
semble être celui de redoubler la vision économique du monde, de naturaliser la réalité
culturelle qu’elles devraient au contraire dévoiler ? Comment comprendre et expliquer
l’émergence du nouveau, saisir ce qui est autre alors que le causalisme ramène le
complexe à l’identique et au banal, alors que l’objectivisme réduit le discontinu au
continu et les multiples dimensions de l’expérience sociale aux seuls aspects
mesurables ou formalisables ? Le colloque voudrait ainsi aborder une question majeure.
Celle de savoir si la démarche comparative, fondée sur des observations interculturelles
et transhistoriques et la pratique du doute méthodologique ne constituent pas les pré-
conditions d’une science sociale autre ?
4 Le contraste entre nous et les autres, aujourd’hui et autrefois, montre certes
l’originalité de notre société, mais aussi des permanences propres à l’ensemble de
l’humanité. Nous pourrions ainsi comprendre comment le mode de représentation du
réel contribue en même temps à construire la réalité sociale et pourquoi les normes de
comportement excluent que d’autres voies soient possibles et d’autres alternatives
envisageables. En d’autres termes, l’imaginaire des sociétés échapperait-il aux divers
déterminismes ?
5 Le colloque pourrait encore s’engager dans une analyse critique des savoirs dominants,
dans leur constitution, leurs résultats et leurs fonctions sociales. D’autre part, en
recherchant une autre manière de voir le réel dans ses multiples dimensions, il aurait
également l’ambition d’établir un inventaire critique des pratiques sociales (actions
finalisées ou mode de communication totalisant; champ exclusif de la rationalité ou
pluralité de significations; phénomènes formalisés ou expressions d’une complexité
irréductible).
6 Toutefois cette insistance sur les pratiques sociales, dans toutes leurs singularités, dans
la richesse de leurs expressions comme dans leurs banalités quotidiennes, ne signifie
pas le choix exclusif d’une orientation impressionniste, phénoménologique ou encore
subjective. Au contraire, la réflexion sur le réel doit s’inscrire dans un mouvement
dialectique propre à rendre compte des structures et des pratiques sociales dans leur
réalité ou leur potentialité créatrices.
7 C’est dire que la critique du regard simplificateur des fonctionnalismes et des
déterminismes ne devrait pas nous entraîner dans une réduction inverse. Nous croyons
au contraire à la possibilité d’élaborer une science sociale qui accepte pleinement la
créativité de l’imaginaire et du symbolique. Pourraient ainsi coexister la raison
abstraite de la tradition culturelle dominante et les théories universalisantes avec une
lecture compréhensive de la réalité sociale, sensible à la pluralité des mondes et à la
vie »2.
8 En principe, chaque intervenant a présenté sa contribution sur l’un ou l’autre aspect de
ce texte de présentation. Pour les débats, ce même texte a fourni trois interrogations ou
trois thèmes relativement bien circonscrits, pour éviter le risque d’une dispersion :
1. le social et l’idée de société comme objet propre des sciences sociales;
2. le social à l’épreuve de la (post)modernité;
3. la démarche comparative : condition d’une science sociale autre ?
9 Inutile d’insister sur le fait qu’il aurait fallu rendre compte de la cohérence de ces trois
interrogations pour évaluer sans concession nos savoirs, sans omettre la diversité des
points de vue et surtout l’existence de positions méthodologiques et théoriques
radicalement différentes, telles qu’elles sont clairement apparues dans les exposés et
dans les discussions tout au long du colloque. Et pourtant je ne peux qu’avancer de
brèves remarques, en effleurant au mieux quelques aspects de ces interrogations
fondamentales.
poser dès le départ l’existence de plusieurs visions savantes, qui s’affichent le plus
souvent comme exclusives, en niant ainsi leur possible complémentarité.
11 Trois visions, plus ou moins bien attestées, s’imposent. Deux d’entre elles, au niveau de
leurs principes surtout, sont depuis longtemps l’objet de discussions, au point
d’enfermer les débats dans un va-et-vient permanent entre elles (voir, entre autres,
Cuin 2002). Tels sont, selon des expressions largement reconnues, l’individualisme
méthodologique et le holisme. Mais quand il s’agit de leur mise en œuvre, dans des
recherches empiriques, les credos individualiste et holiste ne présentent plus la même
cohérence. Le fait même de savoir si l’individu devrait être le point de départ de
l’analyse, ou au contraire la société, apparaît clairement comme une impasse. En
dehors des limites étroites d’une théorisation, une telle question est dépourvue de sens.
Même pour les tenants d’un individualisme méthodologique affirmé avec force, la
figure de l’individu n’est guère concevable sans la moindre allusion à un contexte. De
même, un holisme pur est introuvable, sauf dans les représentations proprement
caricaturales de ceux qui voient dans la démarche individualiste la seule vérité
méthodologique. En bref, penser le rapport social à partir d’une totalité ou d’un
individu, posés, chacun à leur manière, comme une antériorité logique, paraît
inconcevable.
12 La tendance générale à enfermer l’opposition individu et société dans une dichotomie
relève donc d’une simplification trompeuse. Elle pose, entre autres, que la société serait
une réalité extérieure aux individus. Mais tout être humain est de manière irréductible
un être social. Inutile d’insister sur la difficulté majeure de rendre compte d’une telle
tension, propre à toute personne, entre ce qui relève de sa volonté et des règles, des
normes et des valeurs qu’elle a intériorisées. Tout être humain, aussi individualisé soit-
il, implique un ensemble d’institutions propres à inscrire ses actions et ses idées dans
un univers normatif plus ou moins bien défini4. Autant dire que la question de savoir
qui, de l’individu ou de la société, est premier, est dépourvue de sens, sauf à s’enfermer
dans une perspective proprement dichotomique (voir, par exemple, Elias 1991 : 54).
13 Ce qui revient à dire que toute tentative pour expliquer et comprendre l’être humain
dans son individualité comme dans sa socialité se heurte à d’évidentes limites. Partir de
l’individu ou de la totalité sociale pourrait s’envisager au mieux comme une vérité
partielle. C’est dire combien l’individualisme méthodologique et le holisme peuvent
apparaître comme deux positions extrêmes, pour saisir le monde humain dans toute sa
complexité. Si l’on en vient à accepter qu’entre l’individu et la société il n’y a
rigoureusement aucune antériorité chronologique et logique5, la seule voie équilibrée
est celle qui s’inscrit dans les limites d’une vision relationnelle. En d’autres termes,
réfléchir sur « la part que joue la vie sociale dans la vie humaine » (Mauss 1996 : 236)
équivaut à privilégier l’idée de relation. Ou encore le social correspond, entre autres, à
un système de relations. A l’encontre d’une démarche de type naturaliste 6, le savoir sur
la composante sociale de la condition humaine doit considérer un ensemble de
relations propres à tenir les hommes ensemble. L’objet de connaissance n’est donc pas
le monde comme tel, mais l’être humain dans sa relation nécessaire avec le monde,
avec les autres et avec lui-même. Plus encore, aucune expérience humaine ne peut
s’inscrire dans l’immédiateté. Même dans la relation de soi à soi, l’existence d’un tiers
renvoie à une instance institutionnelle7. Tout tiers symbolise un ensemble de valeurs
partagées. Mais comme entre-deux, ou comme médiation, le tiers unit et sépare tout à
la fois8.
s’exprimer que dans notre propre langage. Ou encore, nos idées sur le monde ne
peuvent se formuler que dans les limites de nos catégories d’analyse. Aussi, comment
comprendre l’autre à partir de nos propres termes de référence, même si ces derniers
sont à leur tour soumis à l’éclairage de l’altérité, appréhendée, il est vrai, à l’aide de ces
mêmes termes ? Faut-il voir dans ce mode de connaissance une pure tautologie ? Tel est
évidemment l’obstacle majeur de toute démarche comparative, qui peut aisément se
réduire à un raisonnement analogique, ou même se rabattre sur une assimilation vague
et confuse. Sauf, sans doute, à envisager ce va-et-vient de nous aux autres et des autres
à nous à l’intérieur d’une dynamique, qui renforce progressivement la qualité
comparative des termes de référence.
28 Plus fondamentalement, il ne s’agit pas d’une simple question de vocabulaire. Une
comparaison-traduction, établie, entre autres, à partir de catégories comme « intérêt »,
« échange », « capital » et « marché », généralisées à l’ensemble de la vie individuelle et
collective, se fermerait à la compréhension de toute altérité, ramenée à une modalité
inférieure du modèle de référence. Mais, simultanément, le danger est bien de nous
méprendre sur la signification profonde de nos pratiques et de nos idées, en redoublant
simplement les représentations immédiates que notre société se fait d’elle-même, ou en
tombant dans le piège des préjugés les plus répandus 16.
29 Certes, ces catégories rendent possible, pour nous, la compréhension du monde, mais
entraînent paradoxalement une incompréhension des autres et finalement de nous-
mêmes. Ces notions du lexique (néo)libéral trouvent un sens en dehors de la sphère
proprement économique, au point de structurer une vision du monde largement
partagée. Des catégories propres à orienter les pratiques individuelles et collectives, qui
expriment tout à la fois une vérité humaine, un univers de sens, des normes et des
valeurs spécifiques. Constitutives du langage ordinaire et largement diffusées par
l’ensemble des médias, ces catégories sont reprises dans les discours savants sur l’être
humain et la société. Mais le moindre travail rigoureux sur la portée des mots et sur la
nécessité d’en établir la généalogie se heurte inévitablement à l’usage généralisé de
mots confus et du même coup souvent interchangeables. Dans un tel conformisme
intellectuel, nombre de travaux en sciences sociales ne font que redoubler la vision du
monde dominante. Ils en viennent à diffuser des affirmations tenues pour vraies sans
véritable argumentation.
30 Maints travaux en sciences sociales, faute d’une telle mise en perspective, ne sont pour
ainsi dire que des répliques savantes de la manière commune et réductrice de penser le
monde. Ces travaux n’apportent aucune contribution effective pour comprendre la
réalité humaine et sociale; ils ne font que conforter la justification idéologique imposée
par de nombreux décideurs. Contre le risque d’une telle insignifiance, une science
sociale inventive se devrait aujourd’hui de poursuivre dans la voie tracée par toute une
pensée anthropologique ouverte sur le monde. Encore faudrait-il expliciter clairement
les conditions à partir desquelles une inventivité effective serait envisageable. A
commencer par admettre que toute compréhension de la condition humaine passe par
un savoir propre à concevoir les relations, toujours ambivalentes et paradoxales, entre
la nature qui n’est pas réductible à un construit social et la culture, entre le passé et le
présent, ou encore entre « nous » et les « autres ».
BIBLIOGRAPHIE
Références
Berthoud, Gérald et Giovanni Busino
1995 Pratiques sociales et Théories. Les discordes des universitaires. Genève-Paris : Droz.
2000 Paroles reçues. Du bon usage des sciences sociales. Genève-Paris : Droz.
Caillois, Roger
1955 « Illusions à rebours ». Nouvelle revue française 25 : 58-70.
Castoriadis, Cornelius
1986 Domaines de l’homme. Paris : Seuil.
Cuin, Charles-Henry
2002 « Le balancier sociologique français : entre individus et structures ». Revue européenne des
sciences sociales 124 : 253-262.
Descombes, Vincent
1996 Les institutions du sens. Paris : Minuit.
Dumont, Louis
1983 Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne. Paris : Seuil.
Elias, Norbert
1991 La société des individus. Paris : Fayard.
Lévi-Strauss, Claude
1955 « Diogène couché ». Les Temps Modernes 110 : 1187-1220.
1973 Anthropologie structurale deux. Paris : Plon.
Malinowski, Bronislaw
1963 Les Argonautes du Pacifique occidental. Paris : Gallimard.
Mauss, Marcel
1968 Œuvres. 1. Les fonctions sociales du sacré. Paris : Minuit.
1969 Œuvres. 3. Cohésion sociale et divisions de la sociologie. Paris : Minuit.
1996 « L’œuvre de Mauss par lui-même ». Revue européenne des sciences sociales 105 : 225-236
(première publication dans la Revue française de sociologie 20, 1979, p. 209-220).
Merleau-Ponty, Maurice
1960 Signes.Paris : Gallimard.
Montaigne
1962 Œuvres complètes. Paris : Gallimard.
Montesquieu
1979 De l’esprit des lois 1. Paris : Garnier-Flammarion.
Ricœur, Paul
1985 Temps et récit 3. Le temps raconté. Paris : Seuil.
Rousseau, Jean-Jacques
1968 Essai sur l’origine des langues. Bordeaux : Ducros (première publication 1755).
Touraine, Alain
1987 « La sociologie est-elle encore l’étude de la société ? » dans Les scientifiques parlent…, A.
Jacquard, éd. Paris : Hachette, p. 189-234.
1998 « Sociology without Society ». Current sociology 46 (2) : 119-143.
Urry, John
2000 Sociology Beyond Societies : Mobilities for the Twenty First Century. London : Routledge.
NOTES
1. Cette rencontre s’est déroulée à l’Institut d’anthropologie et de sociologie de l’Université de
Lausanne, les 12 et 13 juin 2003. Huit intervenants ont présenté, au cours de la première journée,
des exposés qui sont repris ici. La deuxième journée a pris la forme d’un « colloque fermé ». Aussi
bien les contributions individuelles que l’ensemble des débats et des points de vue auraient dû
être repris, discutés et approfondis, dans cette introduction. Et surtout le thème général du
colloque aurait dû être clarifié et explicité. Malheureusement ce travail de synthèse, guère
possible dans un temps relativement court, n’a pas pu être mené à terme. Sous sa forme actuelle,
il n’est qu’une rapide ébauche pour respecter les exigences impératives d’un programme de
publications.
2. Ce texte de présentation est une version légèrement modifiée d’un « manifeste » du Groupe
d’Etude « Pratiques sociales et Théories » (voir Berthoud et Busino 1995 : 22).
3. Le sens commun de société et des termes qui lui sont liés, comme social, sociétal, sociabilité, ou
encore socialité, renvoie à l’idée générale d’association ou de réunion, marquées par des relations
durables. Mais déjà au niveau du sens commun, l’idée du social est ambiguë. Comme terme
englobant, elle qualifie l’ensemble des relations constitutives d’une entité collective ou d’une
société. Mais comme terme plus spécialisé, elle circonscrit une dimension particulière de la vie
collective, vue comme extérieure aux sphères économique et politique. Telles sont les références,
entre autres, au mouvement social, à la sécurité sociale, au travail social, ou encore au service
social. Une ambiguïté qui se retrouve au niveau de la vision savante du social.
4. La notion d’institution doit être envisagée dans le sens large de « règles publiques d’action et
de pensée », selon la perspective clairement avancée par Mauss (1968 : 25). A suivre, par exemple,
Ricœur, « le langage est la grande institution – l’institution des institutions – qui nous a chacun
dès toujours précédé » (1985 : 400).
5. Voir Piaget pour qui ce problème de l’individu et de la société revient à se demander « si l’œuf
est venu avant la poule ou la poule avant l’œuf ». Et de répondre qu’ « il y a une corrélation sans
antériorité assignable » (voir Mauss 1969 : 299). Sur la position de Piaget sur ce point, voir
Berthoud et Busino (1991).
6. Il ne s’agit nullement de promouvoir une opposition radicale entre nature et culture. Par
exemple, Lévi-Strauss, qui passe pour celui qui a défendu avec force une telle opposition, insiste
sur le fait que l’être humain est un « être vivant » (1973 : 53).
7. « Aussi longtemps qu’il n’y a que deux, il n’y a pas de société. Il doit y avoir un troisième
terme » (Castoriadis 1986 : 54).
8. Sur la portée paradigmatique du don de Mauss comme relation triadique, voir Descombes
(1996 : 237).
9. Une telle ambivalence se retrouve, par exemple, dans la controverse entre Caillois et Lévi-
Strauss. Pour le premier, « la curiosité à l’égard des autres cultures m’apparaît essentielle. Si l’on
me demandait […] de désigner la supériorité principale et, si possible, la supériorité incontestable
de la civilisation occidentale, je répondrais sans hésiter que c’est d’avoir enfin produit des
ethnographes » (1955 : 65). Dans sa réponse, Lévi-Strauss rétorque qu’« une juste appréciation
des immenses conquêtes de l’Occident ne m’empêche pas de percevoir l’étrange paradoxe qui lui
a fait créer les ethnographes au moment même où il entreprenait la destruction de l’objet des
études qu’il leur reconnaît; ni de prendre conscience du rôle d’alibi que nous sommes contraints
à jouer » (1955 : 1214).
10. Interroger les vérités situées de la culture dite moderne ne signifie en aucune manière une
défense du relativisme enfermant chaque culture dans les limites de ses propres normes. Mais
refuser l’irréductibilité des cultures n’implique pas nécessairement de verser dans l’orthodoxie
de l’universalisme abstrait. Une démarche pleinement comparative devrait porter, de manière
ultime, sur l’unité fondamentale de l’humanité.
11. Faut-il penser que même s’il était possible de dégager des invariants, ces derniers ne nous
apporteraient rien du point de vue théorique et épistémologique, en raison de leur abstraction et
donc du fait qu’ils seraient non-opératoires. Sauf à rechercher ces invariants à partir de la
question majeure qui porte sur le sens de l’humanité de l’homme. Une réponse, fondée ici sur la
contribution de Marcel Mauss, voit dans le don, comme terme générique, un phénomène
universel, même s’il s’actualise sous des formes variables selon les contextes culturels et
historiques. Avec le don, dans une perspective maussienne, l’humanité, partout et toujours, se
constitue à partir d’une telle matrice, ou d’un tel invariant universel socio-anthropologique.
12. Dans le chapitre « Des cannibales » de ses Essais (1580), Montaigne affirme : « Il n’y a rien de
barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle
barbarie ce qui n’est pas de son usage; comme de vray, il semble que nous n’avons autre mire de
la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes »
(1962 : 203).
13. Dans son Essai sur l’origine des langues (1755), Rousseau énonce la règle fondamentale de toute
démarche anthropologique : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi;
mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin; il faut d’abord observer les
différences pour découvrir les propriétés » (1968 : 89).
14. Dans De l’esprit des lois (1748), Montesquieu affirme : « J’appelle ici préjugé, non pas ce qui fait
qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même » (1979 : 116). De
manière comparable, Malinowski n’hésite pas à avancer à la fin de son « magnum opus », Les
Argonautes du Pacifique occidental (1922) : « Il ne nous sera pas possible de parvenir au but suprême
assigné par Socrate, qui est de se connaître soi-même, si nous ne sortons jamais du cercle étroit
des coutumes, des croyances et des préjugés qui, dès notre naissance, nous emprisonne » (1963 :
589).
15. Avec le redécouverte de l’antiquité gréco-romaine à la Renaissance, « on reconnaissait
qu’aucune civilisation ne peut se penser elle-même, si elle ne dispose pas de quelques autres pour
servir de terme de comparaison. La Renaissance a retrouvé, dans la littérature ancienne, des
notions et des méthodes oubliées; mais plus encore, le moyen de mettre sa propre culture en
perspective, en confrontant les conceptions contemporaines à celles d’autres temps et d’autres
lieux » (Lévi-Strauss 1973 : 319-320).
16. En posant que l’être humain est fondamentalement un être vivant, la comparaison avec le
monde animal est tout aussi essentielle que la comparaison entre les sociétés ou entre les
cultures (Berthoud et Busino 1999).
AUTEUR
GÉRALD BERTHOUD
Institut d’anthropologie et de sociologie
Université de Lausanne
Individuation et individualisation
Vincent Descombes
I. Le problème de l’individu
1. Qu’est-ce qu’une philosophie sociale ?
d’une transaction entre des hommes naturels, « sans songer au temps qui dut s’écouler
avant que le sens des mots d’autorité et de gouvernement pût exister parmi les
Hommes » (ibid.).
3 L’objection de Rousseau est faite, comme on le voit sur le terrain du langage : comment
les hommes naturels se comprennent-ils ? Comment donnent-ils le même sens aux
mots d’autorité et de gouvernement ? On pourra dire aussi qu’elle est faite sur le
terrain d’une philosophie de l’esprit : quelles idées pouvons-nous attribuer à des
individus placés, par hypothèse, dans un contexte purement naturel (ce qui s’entend ici
comme exclusion du lien social) ?
4 Ainsi, Rousseau fait déjà l’objection qui sera celle de toute sociologie holiste à la
conception individualiste de l’esprit qui est celle des théoriciens du droit naturel
(lorsqu’ils veulent faire naître le droit de propriété et les autorités civiles d’un
consentement des individus, donc d’une convergence de divers calculs individuels).
D’après Rousseau, les philosophes qui ont parlé de l’homme à l’état de nature lui ont
attribué des idées qui sont celles de l’homme social, « des idées qu’ils avaient prises
dans la société ».
5 La question de Rousseau doit donc être prise au sérieux contre Rousseau lui-même, du
moins si ce dernier prétend avoir fourni une autre explication constructiviste à la
question qu’il avait posée. Je propose de tirer de cette réflexion de Rousseau une
définition de la « philosophie sociale ». On pourra demander : X (par exemple, Hegel,
Nietzsche, Bergson, Husserl, Sartre, Wittgenstein) a-t-il une philosophie sociale ? Cela
voudra dire : trouve-t-on chez lui une réflexion sur la différence entre ce qui peut être
fait ou pensé « dans l’état de nature » et ce qui ne peut être fait ou pensé que dans un
« état de société » ? La philosophie sociale permet de dire pourquoi et en quoi une
activité est sociale. Elle détermine ce que c’est que la socialité (et elle peut être amenée
à le faire contre le sens commun).
6 En vertu de cette définition de la philosophie sociale, il faut considérer que Durkheim
ne propose pas seulement une explication sociologique de divers phénomènes, comme
le suicide ou l’évolution des formes de vie religieuse, mais aussi une philosophie sociale.
Il précise cette philosophie dans une note sur le sens du mot « société » destinée à
figurer dans le Vocabulaire de la langue philosophique préparé par la Société française de
philosophie et publié par André Lalande. Je reproduis cette définition :
La grande différence entre les sociétés animales et les sociétés humaines est que,
dans les premières, l’individu est gouverné exclusivement du dedans, par les
instincts (sauf une faible part d’éducation individuelle, qui dépend elle-même de
l’instinct); tandis que les sociétés humaines présentent un phénomène nouveau,
d’une nature spéciale, qui consiste en ce que certaines manières d’agir sont
imposées ou du moins proposées du dehors à l’individu et se surajoutent à sa nature
propre : tel est le caractère des ‘institutions’ (au sens large du mot) que rend
possible l’existence du langage, et dont le langage est lui-même un exemple. Elles
prennent corps dans des individus successifs sans que cette succession en détruise
la continuité; leur présence est le caractère distinctif des sociétés humaines, et
l’objet propre de la sociologie2.
7 L’homme à l’état de nature tel que le conçoit la théorie contractualiste du lien social ne
peut disposer que de ses ressources individuelles (« instincts » et « éducation
individuelle »). Puisque nous le supposons, par hypothèse, extérieur à toute société
particulière, il ne possède pas les manières d’agir que Durkheim appelle institutions. On
note que, dans cette intervention qui exprime sa position la plus réfléchie, le social ne
3. Le holisme de Durkheim
13 Pour apercevoir la difficulté que pose à Durkheim l’emploi des notions d’individuel et
de social, on peut se reporter à son compte rendu de l’ouvrage de Tönnies 4. Il y a dans
cette recension un paradoxe. Durkheim déclare approuver la distinction que fait
Tönnies entre les deux formes de vie sociale (à savoir la « communauté », ou
Gemeinschaft, et la « société », ou Gesellschaft). Il explique cette distinction en faisant
appel à la relation du tout à ses parties. Oui, mais la façon dont il l’explique paraît
ruiner le propos d’une sociologie holiste, c’est-à-dire d’une discipline qui rend compte
de la réalité de son objet (les faits sociaux) par les relations entre les parties au sein du
tout5.
14 Considérons en effet l’explication par Durkheim de l’opposition entre les deux formes
de vie sociale. Elle fait appel à la relation des parties au tout : dans la Gemeinschaft, le
tout est donné avant les parties, alors que, dans la Gesellschaft, « ce sont maintenant les
parties qui sont données avant le tout » (ibid., p. 387). Cette explication suggère qu’on
doit pouvoir, dans la communauté, partir du tout (puisqu’il est donné préalablement) et
découvrir, à partir d’une saisie du tout, la différenciation des parties, alors que c’est
l’inverse lorsqu’on a affaire à la forme sociale de la Gesellschaft.
15 Pourtant, ce n’est pas à l’aide d’une analyse des rapports entre les parties au sein du
tout que Durkheim explique le fonctionnement d’une Gemeinschaft. Il écrit en effet :
La Gemeinschaft, c’est la communauté. Ce qui la constitue, c’est une unité absolue qui
exclut la distinction des parties. Un groupe qui mérite ce nom n’est pas une
collection même organisée d’individus différents en relation les uns avec les autres;
c’est une masse indistincte et compacte qui n’est capable que de mouvements
d’ensemble, que ceux-ci soient dirigés par la masse elle-même ou par un des
éléments chargés de la représenter. C’est un agrégat de consciences si fortement
agglutinées qu’aucune ne peut se mouvoir indépendamment des autres [...] Le tout
seul existe; seul il a une sphère d’action qui lui est propre. Les parties n’en ont
pas. » (ibid., p. 384).
16 Ainsi, le tout qu’est la Gemeinschaft n’est pas véritablement un tout composé de parties
distinctes, c’est une entité monolithique, un bloc qui ne peut agir qu’en masse. La
définition que donne Durkheim de l’entité qu’est la société dotée d’une unité
communautaire s’appliquerait tout aussi bien à une entité indivisible, à une unité qui
compte pour un et un seul exemplaire dans le genre, bref à un individu. La Gemeinschaft,
telle qu’elle vient d’être caractérisée, n’est pas du tout une totalité complexe, c’est
l’équivalent d’un agent simple, c’est un individu collectif.
17 On voit les raisons qui conduisent Durkheim à concevoir le tout social comme un tout
sans parties, donc comme une unité homogène, non différenciée. Si nous laissons les
membres de la société se poser comme des individus distincts, si nous leur donnons une
sphère d’action propre, nous risquons de ne plus avoir affaire à la Gemeinschaft, mais à
une forme moderne de société contractuelle (dans laquelle les individus construisent le
tout en établissant des relations entre eux).
18 Il n’en reste pas moins une difficulté de taille. Comment pouvons-nous parler d’un tout
pour une entité qui se caractérise par le fait d’être sans parties ? Si le concept de
Gemeinschaft doit être compris ainsi, il ne répond pas à ce que nous attendons d’un
concept holiste, c’est-à-dire de rendre possible l’analyse de la solidarité des parties au
sein du tout.
19 Par quel prodige des individus peuvent-ils exister et agir comme s’ils n’avaient pas de
sphère propre d’action, pas d’existence propre, mais seulement la capacité à participer
à des mouvements d’ensemble ? L’existence de la Gemeinschaft, qui est « le communisme
porté à son plus haut point de perfection » (ibid.), repose sur le fait du « consensus ».
Durkheim indique qu’il traduit par ce terme le mot Verständnis (qui peut signifier aussi
qu’on s’entend dans le sens de se comprendre). Dans la socialité de type contractuel
(Gesellschaft), l’accord ne peut être obtenu qu’au terme d’un processus de
rapprochement des points de vue individuels, par la négociation ou la discussion. En
revanche, dans la socialité de type communautaire (Gemeinschaft), cet accord est une
harmonie donnée d’emblée, dans une heureuse communion des esprits qui réagissent
de la même façon à l’événement. Durkheim décrit ainsi ce consensus :
C’est l’accord silencieux et spontané de plusieurs consciences qui sentent et
pensent de même, qui sont ouvertes les unes aux autres, qui éprouvent en commun
toutes leurs impressions, leurs joies comme leurs douleurs, qui, en un mot, vibrent
à l’unisson [...] Pour que les consciences soient à ce point confondues, pour qu’elles
participent ainsi à la vie les unes des autres, il faut qu’elles soient de même nature,
ou qu’il y ait du moins entre elles de grandes ressemblances [...] (ibid., p. 384).
20 La condition du consensus (autre nom de la « conscience collective ») est alors la fusion
des « consciences individuelles » que rend possible le fait des ressemblances entre les
expériences des uns et des autres (puisqu’ils n’ont pas des activités différenciées par la
division du travail, mais au contraire des activités uniformes).
21 Ainsi, l’opposition des deux formes de vie sociale, du moins telle qu’elle est ici
présentée par Durkheim, ne répond pas aux conditions d’une conception véritablement
holistique du social. Selon son explication, la sociologie ne peut pas appréhender une
totalité sociale à moins de réduire à rien l’activité des individus.
Au sein du groupe, il n’y a pas de mouvements, pas de changements dans la
distribution des parties, puisqu’il n’y a pour ainsi dire pas de parties » (ibid., p. 386).
22 Mais, du même coup, le problème se pose de savoir pourquoi nous parlons d’un tout,
donc d’une entité complexe dans laquelle on doit trouver de l’unité, mais aussi une
diversité interne, et donc des rapports entre des parties.
23 Or cette difficulté du texte reflète une autre obscurité de l’opposition conceptuelle qui
nous est expliquée. Durkheim conclut sa recension du livre de Tönnies en expliquant
qu’il approuve deux idées de l’auteur : d’abord, la distinction des deux formes sociales,
ensuite la thèse selon laquelle la Gemeinschaft (société des statuts) précède partout la
Gesellschaft (société du contrat). Mais Durkheim se sépare de Tönnies sur la conclusion à
tirer de la constatation du « développement progressif de l’individualisme ». D’après
Tönnies, ce développement va rendre nécessaire une intervention de l’État pour
maintenir un minimum de vie collective. Durkheim lui oppose que les deux formes de
société ne sauraient être opposées à ce point : il s’agit, dans un cas comme dans l’autre,
des formes que prend la vie sociale. Durkheim refuse donc d’apercevoir entre elles une
« solution de continuité » (ibid., p. 390).
24 Durkheim a certainement raison sur un point : on ne peut pas, dit-il, commencer avec
Aristote et finir avec Bentham. Il faut donc qu’il y ait quelque chose de commun aux
deux formes. Oui, mais il y a deux façons de concevoir cette solution de continuité : on
peut dire qu’il y a déjà de la Gesellschaft dans la Gemeinschaft, ou bien dire au contraire
que le développement de l’individualisme ne va pas jusqu’à changer le tout qui précède
ses parties en un tout artificiel construit par un accord contractuel entre les parties.
Comment Durkheim lui-même peut-il répondre ?
25 Il ne semble pas Durkheim puisse expliquer comment un consensus, c’est-à-dire une
conscience collective, est possible dans une société de type contractuel, puisqu’il a lié le
consensus à l’absence de cette complexité sociale qui rend possible la différenciation
interne des fonctions et l’émergence des points de vue personnels. Ainsi, le seul
consensus qu’on peut imaginer sera celui qui se dégage (laborieusement) au terme
d’une confrontation des intérêts individuels et des opinions personnelles. Mais cela
veut dire qu’un groupe dont la forme sociale a, de façon prédominante, les traits de la
Gesellschaft ne relève plus d’une sociologie holiste. Si l’on devait accepter cette thèse, ce
serait la faillite du programme sociologique de Durkheim.
26 Ainsi, notre difficulté est la suivante : si nous prenons au mot ce que la société moderne
nous dit d’elle-même, elle repose sur des principes entièrement opposés aux sociétés
qui se pensent sur un mode de type gemeinschaftlich. Il n’existerait donc un point de vue
universel qui réunirait sous des principes communs les sociétés traditionnelles et la
société moderne. Il ne serait pas concevable de réunir l’étude des unes et des autres
dans une seule discipline d’anthropologie sociale.
27 La difficulté que nous avons rencontrée peut se formuler comme le problème sociologique
de l’individu : comment concevoir la « sphère d’action » propre à un agent individuel
dans les conditions d’une « solidarité mécanique » ou, si l’on veut, d’une société
traditionnelle ? Or nous sommes en train d’apercevoir que, pour poser ce problème, il
faut affronter aussi ce qu’on peut appeler le problème anthropologique de l’individu, c’est-
à-dire le problème de notre usage du concept d’individu dans le cadre d’une sociologie
qui se veut comparative.
28 Il s’agit donc de se demander, de façon générale, comment il y a déjà des individus dans
une société traditionnelle (à solidarité mécanique) et comment il y a encore une vie
sociale dans une société moderne (à solidarité organique). La question est de savoir si la
sociologie doit avoir une ambition anthropologique, c’est-à-dire viser à saisir ce qu’il y a
de commun à l’homme traditionnel et à l’homme moderne. En principe, il y a quatre
réponses possibles à notre problème. Donnons le nom de « société durkheimienne » à
un groupe qui apparaît doté d’une conscience collective, dans le sens de
« représentations collectives » fournissant les fondements d’un consensus au regard
duquel les conduites non conformes sont jugées incorrectes, fautives, répréhensibles,
etc. Les quatre possibilités sont alors :
• (I) Toutes les sociétés humaines sont des sociétés durkheimiennes, c’est-à-dire des totalités
dotées d’une conscience collective. (Cette réponse représente le point de vue d’une
sociologie conforme au programme fondateur de Durkheim.)
• (II) Il a existé des sociétés durkheimiennes, mais il n’y en a plus, du moins dans notre partie
du monde, car nos propres formes de vie sociale ne reposent pas sur la conscience collective,
mais au contraire sur le pluralisme : l’exigence du consensus tend à devenir purement
« procédurale ». (L’histoire a produit le déclin de la Gemeinschaft au profit d’une pure
Gesellschaft. Les théories sociologiques de Durkheim valent pour les religions tribales et les
sociétés primitives, mais pas pour nous. On note que cette position était souvent celle des
philosophes contemporains de Durkheim.)6
• (III) Il existe encore des sociétés durkheimiennes, mais cela ne sera plus le cas après
l’abolition de ce qui reste archaïque ou aliénant dans l’organisation sociale. (Cette réponse
est une variante de la précédente : elle prend acte, comme la précédente, de la transition à
une socialité moderne, mais estime que nos propres formes d’organisation reposent encore
beaucoup trop sur de vieux préjugés.)
• (IV) Il n’existe pas et il n’a jamais existé de sociétés (de type durkheimien).
29 Traduites en thèses sur la discipline sociologique, ces propositions donnent ceci :
• (I) Une sociologie holiste a un objet partout où il y a une présence humaine.
• (II) Une sociologie holiste a eu un objet, mais elle n’en a plus à l’âge moderne.
• (III) Une sociologie holiste a encore un objet (survivances, archaïsmes), mais il est
concevable (et d’ailleurs souhaitable) qu’elle n’en ait plus.
• (IV) Une sociologie holiste n’a jamais eu d’objet.
30 Je chercherai à préciser l’origine des obscurités qui nous arrêtent chez Durkheim en
partant d’un commentaire que fait Raymond Boudon, et qui me semble avoir le sens
suivant : il est faux de prétendre que Durkheim a soutenu (I), autrement dit qu’il soit le
fondateur d’une sociologie holiste, car il lui arrive de soutenir la thèse (II); or cette
thèse (II) est instable; à la réflexion, elle se change facilement en thèse (IV), laquelle
correspond à l’individualisme méthodologique.
31 Boudon souligne que, pour Durkheim, l’individualisme n’est pas propre à l’époque
moderne. Il se réfère à plusieurs reprises à une remarque de Durkheim :
« l’individualisme est un phénomène qui ne commence nulle part » 7. Par cette
référence, Boudon veut opposer Durkheim lui-même aux sociologues qui font de
l’individualisme un trait distinctif des sociétés modernes (je veux dire, un trait
distinctif des valeurs de ces sociétés). Pour lui, ce recours à des différences culturelles
de société à société présente deux inconvénients. D’abord, on invoque à des fins
explicatives des forces culturelles « cachées » responsables des phénomènes, forces qui
en réalité n’expliquent rien du tout. Ensuite, on est conduit à des conclusions fâcheuses
comme celle que Boudon attribue à S. Huntington (les civilisations sont « des totalités
incapables d’échapper à leur unicité et à leur destin »8, le conflit entre elles est donc au
fond inévitable).
32 Nous remarquons que le mot « totalité » fait son apparition. Pour l’individualiste, il
s’agit bien de s’opposer à une position holiste. Toutefois, on peut s’interroger : les
totalités dont on nous parle sont-elles à concevoir comme des masses agissant en bloc
ou comme des systèmes complexes dotés d’une différenciation interne ? D’autre part,
s’agit-il d’introduire des « forces culturelles » ? Ne s’agit-il pas bien plutôt d’introduire
des institutions « au sens large du mot », sens que Durkheim précisait en parlant des
manières d’agir pour les membres d’un groupe (et non des facteurs invisibles agissant à
leur insu sur leur conduite) ? Est-ce la culture qui agit ou est-ce l’agent particulier ? Si
le social est à chercher dans la manière d’agir d’un agent, il va de soi que l’action doit
être imputée à cet agent, pas à des « forces » qui opéreraient sur l’individu à son insu.
33 Se réclamant de Durkheim – l’individualisme a toujours existé – Boudon juge que c’est
une erreur d’opposer des cultures qui reconnaissent l’individu et d’autres qui ne le font
pas. Par exemple, écrit-il, c’est une erreur de dire qu’une culture villageoise qui obéit à
la règle de l’unanimité (plutôt qu’à celle du vote à la majorité) le fasse parce qu’elle ne
reconnaît pas l’individu, seulement l’opinion du groupe. On croit expliquer le palabre
en invoquant la culture, c’est-à-dire une « force culturelle » qui produit l’opinion des
individus : « là où les sociétés modernes seraient individualistes, les sociétés
villageoises seraient unanimistes » (ibid., p. 36). De sorte que les membres du village,
soumis à « l’action de cette force culturelle » qu’est la valorisation du rapport au
groupe, se comporteraient comme les citoyens de la cité de Rousseau et n’attacheraient
pas d’importance aux intérêts personnels. En fait, objecte Boudon, la règle de
l’unanimité donne à tous les individus un pouvoir de veto qu’ils n’ont pas dans une
démocratie fonctionnant au vote majoritaire. La procédure du palabre, dans ces sociétés
villageoises, ne témoigne pas d’un mépris de l’individualité, elle est pleine d’un sens
individualiste dans les conditions de vie d’un village. « Il est donc illusoire de croire
qu’il existe des sociétés où l’individu se percevrait comme dissous dans le groupe »
(ibid.).
34 Est-ce que Boudon a prouvé que Durkheim était un individualiste méthodologique sans
le savoir ? Non, sans doute, mais je crois néanmoins qu’il a fort bien vu la faille dans la
position, officiellement holiste, du fondateur de l’école française de sociologie.
Impossible de nier qu’il y a une contradiction entre la thèse holiste de Durkheim sur la
conscience collective et sa thèse sur la continuité du processus d’individualisation. D’une
part, Durkheim veut opposer deux types de société, et il définit le type traditionnel ou
« communautaire » par l’absence d’un individu indépendant. D’autre part, Durkheim
veut que le processus de l’individualisation soit continu. Les deux thèses sont
incompatibles. Il apparaît donc justifié de remarquer que si Durkheim veut maintenir
cette dernière thèse (anthropologique), il doit renoncer à parler d’une forme sociale
dans laquelle l’individu n’existait pas et il doit par conséquent embrasser les vues de
l’individualisme méthodologique.
35 Durkheim éprouve le besoin de poser sa thèse de la continuité du processus
d’individualisation parce qu’il veut écarter une interprétation superficielle du
phénomène qui en ferait un événement récent, peut-être éphémère. En réalité, le
processus de l’émancipation individuelle est irréversible. L’histoire universelle montre
que le « type collectif » d’homme tend à décliner au profit de l’individualité. S’il
s’agissait d’une tendance récente (produit de notre civilisation) ou d’un « événement
unique dans l’histoire des sociétés », on pourrait se demander si ce n’est pas réversible.
En fait, l’évolution se fait dans ce sens « depuis les temps les plus lointains ».
L’individualisme, la libre pensée ne datent ni de nos jours, ni de 1789, ni de la
réforme, ni de la scolastique, ni de la chute du polythéisme gréco-latin ou des
théocraties orientales. C’est un phénomène qui ne commence nulle part, mais qui se
développe sans s’arrêter, tout le long de l’histoire9.
36 C’est un phénomène qui ne commence nulle part. Dans un texte qui précède de peu
celui qui vient d’être cité, ce phénomène est décrit, très classiquement, comme un
processus de sécularisation. Durkheim croit pouvoir observer ceci : le déclin de
l’emprise du religieux sur le social a pour contrepartie le progrès de l’individualisme,
c’est-à-dire le fait que l’homme individuel devient de plus en plus actif, de plus en plus
un « sujet » au sens d’un agent autonome.
Or s’il est une vérité que l’histoire a mise hors de doute, c’est que la religion
embrasse une portion de plus en plus petite de la vie sociale. A l’origine, elle s’étend
à tout; tout ce qui est social est religieux. Puis, peu à peu, les fonctions politiques,
économiques, scientifiques s’affranchissent de la fonction religieuse, se constituent
à part et prennent un caractère temporel de plus en plus accusé. Dieu [...]
abandonne le monde aux hommes et à leurs disputes [...] L’individu se sent donc, il
est réellement moins agi; il devient davantage une source d’activité spontanée [...]
Cette régression n’a pas commencé à tel ou tel moment de l’histoire : mais on peut
en suivre les phases depuis les origines de l’évolution sociale (ibid., p. 143-144).
37 D’après Durkheim, l’homme devient de plus en plus « une source d’activité spontanée ».
Auparavant, il ne l’était pas, mais pour des raisons qui, indique-t-il, tiennent à la façon
dont il se représentait sa propre réalité : il y a donc passage d’un état aberrant à un état
normal ou raisonnable. Ce portrait de l’homme primitif repose sur un postulat délicat :
l’homme ne se pensait pas comme un individu, donc il n’était pas un individu. Nous
retrouvons ici la difficulté notée en commençant : qu’est-ce qui importe ? Est-ce le fait
que l’homme moderne soit plus solidaire (de fait) ou est-ce le fait qu’il se représente
lui-même comme étant autonome ?
38 Le schéma durkheimien est certes anthropologique, mais n’est-ce pas au prix d’une
identification de la modernité avec la rationalité au sens normatif ? La modernité n’est
plus seulement une époque historique, c’est l’époque dont les idées majeures sont
satisfaisantes pour l’esprit, à la différence des autres époques dont les idées étaient au
fond aberrantes. Ainsi, l’homme moderne sait qu’il est une source d’activité, alors que
l’homme traditionnel était une source d’activité, mais ne voulait pas le savoir. Un tel
schéma n’est pas conforme au principe comparatif. Il manque ici un moyen de concilier
deux propositions incontestables :
1. Dans toute société humaine, on rencontrera des individus humains au sens où Durkheim
définit l’individu comme « une source d’activité spontanée ».
2. L’avènement des idées modernes sur l’individualité ou sur la « personnalité humaine »
suppose une rupture nette dans les valeurs et les idéaux qui définissent la « conscience
collective » de la société.
39 Je crois que c’est précisément ce moyen que nous a donné Louis Dumont en distinguant
un sens empirique du mot « individu » et un sens normatif. Dumont a voulu lever une
confusion qu’il apercevait dans la pensée des fondateurs de la discipline sociologique.
La confusion provient de ce que le sociologue n’a pas réussi à s’émanciper du sens
commun de son milieu d’origine. On se figure que, si une société ne partage pas nos
valeurs individualistes, c’est qu’elle est d’une façon ou d’une autre incapable de faire
des distinctions que nous savons faire. Elle ne sait pas imputer des actions à des sources
individuelles d’activité. Inversement, si elle sait procéder à de telles imputations
individuelles, c’est que l’individualisme est déjà en marche.
40 Dumont explique qu’en parlant d’individu, le sociologue peut viser l’une des deux
choses suivantes :
1. L’agent empirique, présent dans toute société, qui est à ce titre la matière première
principale de toute sociologie.
2. L’être de raison, le sujet normatif des institutions; ceci nous est propre, comme en font foi
les valeurs d’égalité et de liberté, c’est une représentation idéelle et idéale que nous avons 10.
41 Il y a un sens où l’individu existe partout : non seulement dans notre société, mais dans
toute société humaine. C’est l’individu au sens de l’individuation. Et il y a un autre sens
dans lequel l’individu comme tel n’existe nulle part, ce qui veut dire que la réalité n’est
jamais entièrement adéquate à l’exigence d’autonomie que porte l’idée normative
d’individualité. Il s’agit alors de l’individu au sens de l’individualisation.
42 Qu’est-ce qui nous permet de dire que l’individu comme être autonome, donc donné à
lui-même préalablement à toute socialité, est une « représentation idéale », pas une
réalité empirique ? La réponse relève en fin de compte, selon Dumont, d’une vue sur le
fonctionnement de l’esprit humain. Sans doute, l’homme moderne se représente lui-
même comme un individu indépendant, au moins lorsqu’il pense. Mais en réalité il n’en
est pas moins un être social que l’homme traditionnel, et c’est là ce qui rend possible la
comparaison anthropologique entre des formes d’humanité qui sont séparées par une
révolution des valeurs, donc par une discontinuité historique.
Là-dessus il suffit d’observer que les hommes concrets ne se comportent pas : ils
agissent avec une idée en tête, fût-elle de se conformer à l’usage. L’homme agit en
fonction de ce qu’il pense, et s’il a jusqu’à un certain point la faculté d’agencer ses
pensées à sa guise, de construire des catégories nouvelles, il le fait à partir des
catégories qui sont socialement données, comme leur liaison avec le langage
suffirait à le rappeler. (Ibid., p.19).
43 L’homme agit : c’est un individu qui est l’auteur de son action. Il agit en fonction de
projets et d’intentions qu’il forme : c’est un individu qui a tel ou tel projet. Dans l’un et
l’autre cas, nous parlons de l’individu au sens de l’individuation : dire qu’il y a eu telle ou
telle action, c’est dire qu’une personne, ou deux personnes, ou plus, ont fait cette
action. Dire qu’un projet existe, c’est dire que quelqu’un a ce projet. Comment
distinguer en effet une action d’une autre action ? Il faut passer par l’individuation de
l’agent.
44 Mais les catégories qui lui servent à « agencer ses pensées » (à former des projets, à
délibérer) sont sociales. Autrement dit, l’homme qui agit en fonction de ce qu’il pense
est un homme social, puisque l’agencement de ses pensées ne résulte pas d’une
architecture dont il serait l’auteur, mais d’une application de catégories qui sont
empruntées à un groupe social. Par conséquent, l’idée moderne de l’individu, au sens
normatif, correspond à un projet d’individualisation dans l’agencement des pensées. Le
progrès de l’individualisme ne saurait consister à individuer des êtres qui n’auraient
été jusque là que des parties virtuelles fondues dans la masse indistincte d’un groupe
agissant comme un seul homme. L’individu qui est en cause dans les valeurs
individualistes, ce n’est pas l’individu au sens descriptif de l’individuation, c’est
l’individu au sens normatif de l’individualisation. Individualiser ne veut pas dire ici
reconnaître à l’individu une « sphère d’action » propre, au sens d’une opposition entre
une action individuelle et une participation à l’action collective, comme le donnait à
penser Durkheim dans son explication de l’opposition entre la Gemeinschaft et la
Gesellschaft. Il s’agit plutôt de lui reconnaître un domaine privé, une sphère
d’autonomie, en ce sens que c’est à lui, s’il le veut et s’il le peut, de fixer les principes et
les règles de sa conduite dans ce domaine qui lui est réservé.
45 La distinction que propose Dumont vise chez lui à surmonter la difficulté rencontrée
dans les positions de Durkheim que j’ai rappelées. Je crois pouvoir confirmer la
nécessité de distinguer ces deux sens en discutant directement la formulation de la
position (IV), celle de l’individualisme méthodologique, dans le livre récent de Boudon.
qu’il n’y a rien de plus, dans une action sociale (par exemple, deux personnes qui jouent
aux échecs) que la composition de deux actions individuelles. On pourrait exprimer la
différence entre le sens trivial de l’axiome et le sens réducteur du postulat en
demandant à l’individualiste de choisir entre les deux thèses ontologiques suivantes sur
ce qui existe chaque fois qu’il se joue une partie d’échecs :
• (I) Il n’y a rien de plus, dans la catégorie des substrats (des suppôts), que les deux joueurs
d’échecs.
• (II) Il n’y a rien de plus, dans aucune catégorie ontologique, que, d’une part, les deux joueurs
(dans la catégorie des agents identifiables), et, d’autre part, les actions individuelles de l’un
et de l’autre (dans la catégorie des événements).
55 Selon la thèse (I), il n’y a pas à l’œuvre, en plus des deux joueurs individuels, un autre
agent qui serait une entité collective, par exemple l’« âme du jeu » ou la communauté
des joueurs. On revient à l’évidence de l’adage « Le Parti ne pense pas ». Personne ne
pourrait expliquer qu’il faut être trois pour jouer aux échecs. La thèse (I) est donc que si
deux personnes jouent ensemble, c’est qu’il y a deux joueurs.
56 Selon la thèse (II), il suffit de deux catégories ontologiques pour rendre compte de
l’existence d’une partie d’échecs. A cela, je crois qu’on peut répondre sans hésiter que
c’est faux, que nous nous ne souhaitons pas borner ainsi notre table des catégories.
Considérons en effet les catégories nécessaires du point de la syntaxe d’une description
d’une partie d’échecs. On a besoin de la catégorie des noms propres, pour désigner les
joueurs, et de la catégorie des verbes d’action, pour identifier leurs gestes. Ces catégories
syntaxiques correspondent aux suppôts et à leurs actions. Mais il faut aussi la catégorie
syntaxique des adverbes, pour dire comment les agents agissent et en quoi leurs gestes
sont des coups dans une interaction définie par certaines règles, celles du jeu des
échecs. Sinon, on ne pourrait pas faire la différence entre deux personnes qui jouent
aux échecs et deux personnes qui reproduisent les gestes du jeu d’échecs, mais sans
jouer aux échecs.
57 Ce dernier point appelle une réflexion sur les règles. J’ai cité en commençant un texte
où Durkheim posait ce qui distinguait selon lui une société humaine d’une société
animale : les membres d’une telle société manifestent la socialité qui est la leur par la
manière dont ils agissent. Leurs actions répondent à des modèles institutionnels, dans
un sens large où les règles du jeu d’échecs, tout comme les règles du langage, sont des
institutions. Que l’agent soit individuel, et que son action ait dont le caractère d’une
action imputable à un agent individuel, ne nous dit pas si la manière dont cet agent agit
manifeste une régulation naturelle (instinct) ou une signification sociale (institution).
58 Je dois maintenant montrer comment nous ne pouvons pas nous dispenser d’une
troisième catégorie correspondant aux « manières d’agir », de façon à pouvoir faire la
différence entre une conduite régulière parce que contrôlée, « de l’intérieur », par un
mécanisme naturel, et une conduite régulière parce que gouvernée, « de l’extérieur »,
par une norme sociale. Bien entendu, cette norme n’est extérieure qu’à l’individualité
naturelle de l’individu. Elle ne doit pas être conçue comme un « facteur extérieur », une
« force cachée » par laquelle une entité occulte, la culture, agirait sur les individus
humains. La culture, le social, ou, si l’on veut, l’ensemble des normes ne sont nullement
des entités agissantes. Pour tirer au clair ce dernier point, je m’appuierai sur les
analyses de Wittgenstein.
59 Que vient faire Wittgenstein dans notre débat ? A-t-il jamais porté le moindre intérêt à
la science sociale, si l’on excepte les quelques remarques sur Le rameau d’or de Frazer ?
J’ai introduit en commençant un critère permettant de dire si un penseur a développé
une philosophie sociale : avoir une philosophie sociale, c’est avoir mené une réflexion
sur la différence entre ce qui peut être fait « dans l’état de nature » et ce qui ne peut
être fait que dans un « état de société ». La philosophie sociale permet de dire pourquoi
et en quoi une activité est sociale : une activité est sociale si elle suppose que l’agent ait
pris ses idées « dans la société ».
60 Il se trouve que Wittgenstein a posé une question de ce genre à propos des activités de
type linguistique. Il a comparé le fait de se servir d’un mot au fait de se servir de pièces
au jeu d’échecs. Dans les deux cas, la compétence de l’individu consiste à savoir obéir à
une règle dans sa conduite. De telles activités, a-t-il expliqué, ne sont possibles que sur
le fond d’un consensus. Ces activités sont donc sociales, ce qui veut dire qu’elles exigent
plusieurs agents, même en l’absence d’une coordination visible ou actuelle des
mouvements de plusieurs sociétaires. Toutefois, ce consensus ne requiert aucunement
une fusion des consciences individuelles dans une seule expérience commune, et
encore moins la fusion des agents individuels dans un seul agent collectif.
61 En vertu de ce critère qui définit le social par le consensus, on doit compter comme
activités sociales non seulement ce que notre sens commun place dans cette catégorie
(les actions faites à plusieurs, les actions coordonnées), mais certaines activités
solitaires. Il y a – telle est la vue dérangeante qui est au fond de l’argument de
Wittgenstein – des activités qui peuvent être exercées par un agent individuel sans la
coopération de quelqu’un d’autre, mais qui ne peuvent pas être identifiées en dehors
d’un contexte social. Si elles ne peuvent pas être identifiées par les autres que l’agent
en dehors de ce contexte, elles ne peuvent pas non plus l’être par l’agent lui-même, ce
qui veut dire qu’il ne peut lui-même penser son action qu’en vertu du contexte social
que lui a procuré son apprentissage des règles appliquées dans ses opérations solitaires.
l’activité ouvertement contextuelle et celle qui, nous semble-t-il d’abord, ne l’est pas du
tout.
64 Il donne comme un exemple d’activité dont le sens dépend du contexte : une cérémonie
de couronnement royal11. Dans le contexte britannique, les divers éléments de la
cérémonie (couronne d’or, manteau de pourpre) sont les symboles mêmes du faste et de
la dignité. Mais, si nous déplaçons ce matériel dans le contexte d’un autre pays où l’or,
matériau abondant, est jugé vulgaire, où la couronne fait l’effet d’une coiffure ridicule,
toute la cérémonie change de sens. Ainsi, l’identité matérielle des gestes et des
instruments ne suffit pas à fixer le sens de l’action sociale, car ce sens est fonction du
milieu environnant (Umgebung).
65 En revanche, faire un calcul arithmétique est une opération qu’un individu peut faire
alors qu’il est tout seul. On pourrait donc penser que ce n’est pas contextuel. Ou bien
encore, on pourrait penser que c’est contextuel, mais que le contexte est celui d’une
biographie individuelle, pas d’une histoire commune. Il paraît difficile de parler d’une
activité sociale. Et, si ce n’est pas socialement contextuel, on peut imaginer que
quelqu’un le fasse pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, sans modèle, ce qui
veut dire qu’il le ferait sans en prendre l’idée « dans la société ». L’Homme Naturel
pourrait le faire.
66 La stratégie de Wittgenstein est de discuter divers exemples qui forment un troisième
cas, intermédiaire entre l’activité de coopération et l’activité de suivre
individuellement une règle. Cette discussion permet de passer de ce que personne ne
conteste – la socialité d’une cérémonie traditionnelle – à quelque chose qui est
beaucoup moins clair et que beaucoup jugeront « contraire à nos intuitions » : la
socialité d’une activité réglée de type solitaire.
67 Selon le concept banal du social, une partie de jeu d’échecs est quelque chose de social
parce qu’il faut être deux pour jouer, et que les joueurs doivent se mettre d’accord
(quelles règles, qui commence, etc.). Or une partie d’échecs est également une affaire
sociale dans un autre sens, moins trivial. Elle l’est en vertu de sa forme, en vertu de ce
qui la constitue comme partie d’échecs : les épisodes qui constituent
(diachroniquement) la partie d’échecs sont constitués comme une suite de coups dans
le jeu par le fait d’être des mouvements accomplis selon les règles. Et cette forme du
comportement est sociale. Wittgenstein nous demande d’imaginer la situation suivante.
Nous sommes des ethnographes de terrain, et nous observons ce que font des gens dans
le village qui est l’objet de notre enquête :
Il est bien sûr concevable que, dans un peuple qui ne connaît pas le jeu d’échecs,
deux personnes soient assises devant un échiquier et qu’elles fassent les coups
d’une partie d’échecs – et cela avec en outre tous les phénomènes mentaux
concomitants (mit allen seelischen Begleitererscheinungen). Et si nous observions cela,
nous dirions qu’elles jouent aux échecs. (Recherches philosophiques, § 200) :
68 Nous le dirions sans hésiter puisque nous aurions devant nous toutes les apparences
d’une partie d’échecs. Et, pourtant, nous aurions tort de le dire puisqu’il manquerait le
contexte d’une pratique instituée du jeu d’échecs. Sans ce contexte, les individus
peuvent singer une partie d’échecs, mais pas jouer aux échecs. Il en est ainsi, non pour
des raisons psychologiques, mais pour des raisons logiques : le prédicat « jouer aux
échecs » ne peut pas s’appliquer à des individus sur la seule base de leurs gestes et des
données mentales qui se présentent à leurs consciences. Seul peut être un joueur
d’échecs quelqu’un qui participe à une pratique bien établie du jeu d’échecs.
contextuelles sont remplies. Notons qu’il ne s’agit pas de poser une condition
épistémologique à la description des joueurs, mais une condition logique. Wittgenstein
ne dit pas qu’on ne peut pas savoir quelle est l’intention de quelqu’un d’autre si l’on ne
connaît pas la situation dans laquelle se trouve le sujet à décrire. Il dit que cela n’a pas
de sens de dire que le sujet a l’intention de jouer aux échecs si la condition contextuelle
n’est pas satisfaite, pas plus qu’on ne peut dire que la couronne d’or, dans la cérémonie
royale, possède intrinsèquement la signification du faste et de la dignité.
74 Soit un individu dans la situation de notre villageois qui est extérieur à l’institution du
jeu d’échecs. Il est logiquement exclu que lui vienne à l’esprit « Je vais jouer aux
échecs ». Bien entendu, il peut arriver qu’un individu soit le seul à avoir (maintenant)
l’intention de jouer aux échecs. Cela veut dire qu’il propose en vain à divers partenaires
éventuels de jouer avec lui. Cet individu a donc son intention dans un contexte où
d’autres personnes possèdent déjà l’idée des échecs, savent y jouer ou pourraient
apprendre. Par exemple, on peut leur demander : voulez-vous jouer aux échecs ? Elles
répondent qu’elles n’en ont pas l’intention. Elles pourraient donc avoir cette intention !
En revanche, on ne peut pas dire que quelqu’un est actuellement le seul à avoir cette
intention au sens parce que l’idée des échecs vient de lui venir, et qu’il est donc le
premier.
75 « Il a l’intention de jouer aux échecs. » En posant le fait psychologique, qui peut être
singulier (une seule personne a maintenant cette intention), on pose simultanément les
conditions de ce fait (le système qui permet à un individu d’avoir une intention et
éventuellement d’avoir une intention qu’il est le seul à avoir). En attribuant cette
intention individuelle, nous disons quelque chose de l’esprit de l’agent. Mais nous disons
aussi dans quelle sorte de société il vit. Le social est donc présent dans son esprit, mais
pas comme un objet de représentation, un objet présent à la conscience ou représenté
dans sa personne d’une façon ou d’une autre. Le social est présent à son esprit, dans
l’intention même de jouer qui se présente à lui, par le fait de sa participation à la
pratique (établie, régulière) du jeu d’échecs.
5. La socialité de la règle
76 On dira ici : mais si c’était vrai, cela voudrait dire que le jeu d’échecs a toujours existé,
que les règles ont toujours existé. En effet, l’argument, s’il était valide, aurait pour
conséquence indésirable d’interdire à un individu d’inventer une règle pour lui-même
et d’être le seul à la suivre. A cette objection qu’il se fait à lui-même, Wittgenstein
répond ainsi :
Certainement, je peux me donner à moi-même une règle et ensuite la suivre. Mais
est-ce cela que je me donne n’est pas une règle uniquement parce que c’est
analogue à ce qui s’appelle ‘règle’ dans le commerce des hommes ? (Remarques sur
les fondements des mathématiques, VI. 41).
77 Le premier point de cette réponse est qu’il ne doit pas entrer dans l’intention du
philosophe de corriger le sens commun, si cela veut dire que le philosophe pourrait, par
la force de l’argument philosophique, faire des découvertes renversantes sur nos
véritables pouvoirs. En l’occurrence, la philosophie prétendrait nous apprendre qu’en
réalité, contrairement à ce que tout le monde a toujours pensé, nous n’avons pas
vraiment le pouvoir de nous fabriquer à notre propre usage une nouvelle règle. Il va de
soi qu’une telle prétention serait absurde. Bien entendu, une personne particulière
peut adopter une règle de conduite dont elle a fixé elle-même le contenu, tout comme
elle peut en recevoir une de quelqu’un d’autre.
78 En réalité, et c’est le second point de la réponse, Wittgenstein est à la recherche d’une
condition de sens pour l’usage d’une description de type « Pierre se fixe à lui-même une
règle dont il est l’auteur ». On peut certainement dire que Pierre s’est donné à lui-
même une règle, mais on le peut à condition de pouvoir dire en quoi ce qu’il s’est donné
à lui-même est une règle.
79 Ce que je me donne à moi-même est-il une règle ? En quoi est-ce une règle ? Voici une
condition pour qu’une règle ait été instituée : la prochaine fois, je ne suis pas libre, les
choses sont fixées. Quoi que je fasse à partir de maintenant, ce que je ferai sera en
accord avec la règle ou bien y contreviendra. Mais nous devons ici nous demander :
comment puis-je faire maintenant, par une initiative mienne, que les choses ne soient
plus libres tout à l’heure ? Qui va décider, tout à l’heure, si ce que j’aurai fait sera ou non
en accord avec la règle ? Et, comme l’explique Wittgenstein, la réponse à la question de
savoir comment c’est bien une règle que je fixe pour moi-même est à chercher dans le
sens que prend le mot « règle » entre plusieurs personnes. Que veut dire « règle » dans
le « commerce » humain, dans la vie ? Le mot veut dire qu’on s’accorde à dire que telle
réponse est correcte, telle autre réponse incorrecte. Nous sommes donc renvoyés au
consensus, non pas comme à une sorte de contrat social entre Hommes Naturels, mais
comme à un arrière-fond présupposé par toute intelligence de la règle. L’homme qui se
donne une règle est forcément un Homme Civil.
80 Quelqu’un peut se fixer une règle à lui-même, mais il ne peut faire cet acte
d’autodétermination que dans le contexte social d’une société humaine dans laquelle il
y a déjà toutes sortes de règles. Cet individu qui se fixe une règle n’est donc pas un
homme à l’état de nature, mais c’est quelqu’un qui met en œuvre des idées qu’il a prises
dans la société, des idées sociales. Son invention est donc individuelle au sens descriptif
du mot « individu » : elle provient d’un agent que nous savons individuer en indiquant
qu’il s’agit d’un individu humain, pourvu d’une biographie humaine (date de naissance,
etc.). Mais son invention n’est pas individuelle au sens « normatif » de ce mot
d’individu, car l’idée de règle est typiquement une idée sociale, puisque c’est l’idée
purement conventionnelle d’une différence entre deux comportements possibles d’un
agent individuel, l’un correct et l’autre correct. Dire que l’Homme Naturel pourrait se
donner une règle à lui-même, c’est dire qu’il pourrait passer une convention avec lui-
même (plutôt qu’avec nous) et qu’il saurait désormais, grâce à cette convention, ce qu’il
doit faire.
NOTES
1. J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, t. III, p. 132.
2. Émile Durkheim, Textes, Paris, Minuit, 1975, t. I, p. 71.
3. Émile Durkheim, La division du travail , Préface de la première édition, (1893), Paris, PUF,
collection Quadrige, 1986, p. XLIII.
4. Compte rendu publié dans la Revue philosophique en 1889, donc peu avant La division du travail
social, qui est de 1893. Voir E. Durkheim, Textes, op. cit., t. I, p. 383-390.
5. Dans ce qui suit, je ne retiendrai que les idées de Durkheim, sans m’occuper de savoir s’il a bien
saisi la pensée de Tönnies. C’est en effet la difficulté inhérente à la philosophie sociale de
Durkheim que je cherche à identifier et à éclaircir.
6. Voir Durkheim, op. cit., t. I, p. 57.
7. Cité dans : Raymond Boudon, Raison, bonnes raisons, Paris, PUF, 2003, p. 14, p. 36.
8. R. Boudon, ibid., p. 14.
9. Émile Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p. 146.
10. Louis Dumont, Homo hierarchicus, Paris, Gallimard, 1966, p. 22.
11. Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 584.
AUTEUR
VINCENT DESCOMBES
Centre de recherches politiques Raymond Aron
Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris
1 Les nouveautés théoriques dans les sciences sociales de ces trente dernières années
semblent essentiellement liées à trois types d’apports : les premiers tiennent à la
théorie du langage et de la signification, les seconds aux sciences cognitives, et les
derniers à la sophistication de la théorie du choix rationnel, notamment en économie.
La théorie du choix rationnel bénéficie pour sa part d’un statut épistémologique
particulier puisque ses défenseurs pensent qu’elle est entièrement suffisante sur le plan
de l’explication sociale1. Mais les théories du langage aussi bien que les théories
cognitivistes peuvent faire valoir certains arguments pour chercher à se l’approprier,
en traitant la rationalité soit comme un caractère logique des propositions, soit comme
une fonction cognitive ou évolutionnaire.
2 Le présent article laissera cependant ce débat de côté, en s’intéressant surtout aux
enseignements sociologiques qu’on peut tirer du mouvement le plus contradictoire des
sciences humaines contemporaines qui, d’un côté, ont mis en évidence par la théorie du
langage la dimension sémantique et immatérielle de la vie sociale et, d’un autre côté,
ont souligné au contraire, par la théorie cognitive, son enracinement naturel,
fonctionnel et biologique. Si on prend au sérieux ce double apport, on est conduit à
admettre un caractère dual des objets sociaux, à la fois naturel et sémantique, et on
peut aussi tirer parti de cet enseignement pour une réflexion plus générale sur les
conditions de possibilité d’une civilisation morale.
3 Pour engager cette discussion, on rappellera d’abord brièvement l’arrière-plan
contemporain de naturalisation de l’esprit et de la culture. Puis on essayera d’expliquer
en quel sens les objets sociaux peuvent être considérés comme des objets naturels,
soumis à ce titre à des causes tout ce qu’il y a de plus naturelles. On insistera ensuite,
par contraste avec le point précédent, sur le sens réflexif et rationnel des objets sociaux
qui leur confère un statut particulier dans le monde naturel. Enfin, on essaiera de
montrer en quoi les objets sociaux sont aussi des objets civils, ce qui veut dire ici qu’ils
ont un sens et un contenu moral (ou immoral) irréductible à leurs fonctions naturelles.
13 Si on croit à l’autonomie de la volonté, on peut espérer que les sujets sociaux ont un
peu plus de latitude que le croyait Bourdieu pour trouver leur propre place dans ces
classes de bienfaits ou de malheur. Mais cette latitude ne peut s’exercer que par
rapport à des mécanismes de concurrence et de sélection sociale dans lesquels les
humains sont engagés par le simple fait de leur existence. On peut du reste aisément
faire ressortir ce point à l’aide d’une simple liste de quelques grands types de
concurrences sociales, auxquelles apparemment aucun sujet social ne peut échapper :
1. la concurrence des prétendants qui concerne l’accès aux biens sexuels et reproductifs;
2. la concurrence des consommateurs qui concerne l’accès aux biens de consommation inertes,
ou représentés par des personnes telles que des partenaires sexuels, des camarades, des
alliés, des employeurs, des employés, des admirateurs…;
3. la concurrence des producteurs au sens large, c’est-à-dire en y incluant les travailleurs,
inventeurs, chercheurs, artistes, investisseurs, distributeurs…, qui concerne l’élection, sur
un marché, par des consommateurs éventuels;
4. la concurrence des alliés qui concerne la répartition de l’affection, l’amitié, l’assistance dans
le cadre d’un groupe uni tel que la famille, le cercle d’amis, l’équipe de travail, le groupe
politique ou d’expression artistique;
5. la concurrence des aspirants qui concerne l’acquisition des aptitudes ou des titres de la part
des nouveaux arrivants;
6. la concurrence des dirigeants qui concerne la direction de la cité ou d’une organisation
particulière de la part de ceux qui possèdent la vocation particulière du pouvoir;
7. et enfin la concurrence des adversaires qui concerne la lutte pour la suprématie dans un
affrontement joué, comme une activité sportive, ou au contraire réel et débridé, comme une
guerre.
qui suffit à le situer lui-même dans la course. Cette idée d’une puissance immanente et
souveraine de la concurrence sociale est souvent rendue par l’idée qu’« on est pris dans
le système », ce qui est vrai, mais pas au sens qu’on pourrait s’en émanciper par la prise
de conscience ou par la fuite. Une autre façon de mettre le point en évidence serait de
dire qu’avant que la maxime morale devienne, comme le voulait Kant, une loi
universelle de la nature, ce sont plutôt la concurrence et la sélection qui sont la loi
naturelle des sociétés humaines17. Car, comme l’avait très bien vu E. Durkheim18, les
faits sociaux sont aussi, et de plein droit, des faits de nature. Mais Durkheim pensait en
outre que ces faits naturels sont également des faits spirituels, ce qui leur confère une
certaine spécificité dans l’ordre naturel19. Cette « spiritualité » des faits sociaux
s’exprime par exemple dans les mythes ou les idées religieuses mais, comme on va le
voir, elle est essentiellement liée à la réflexivité des conduites humaines.
18 Lorsqu’on applique aux sujets humains des termes sociaux d’action, de sentiment, de
relations ou de qualité, on doit donc toujours inclure dans la référence de ces termes le
sens réflexif qu’est sensé en avoir le sujet. Dans le cas d’ailleurs des termes relatifs à des
rôles institutionnels comme ceux de prêtre ou de policier, ou de certaines sentiments
moraux comme le respect ou le remords, aucune application strictement
comportementale ne semble possible. Car, si par exemple on peut menacer ou caresser
de façon purement comportementale, c’est-à-dire sans posséder le sens réflexif de la
menace ou de la caresse, il semble difficile de respecter ou d’être un prêtre de façon
purement comportementale23. Or, c’est précisément ce sens réflexif des termes sociaux
applicables à des personnes qui rend le lien social perméable aux différents effets de la
rationalité, instrumentale, mais aussi civile et morale, et qui établit cette dimension
spirituelle du fait social dont parlait Durkheim.
19 Il est vrai que l’effet structurant du sens réflexif se confond souvent avec les
automatismes naturels de la vie sociale, car un grand nombre de raisons bien pesées
sont sédimentées et naturalisées dans des démarches fonctionnelles qui paraissent
irréfléchies, par exemple dans la course aux diplômes ou au meilleur parti matrimonial.
Comme l’a très bien montré P. Bourdieu à propos de la « docte ignorance »24, un sujet
peut savoir faire tout ce qu’il faut dans certaines situations, sans avoir besoin d’y
réfléchir, et donner l’impression d’improviser ou de ne pas calculer alors même qu’il se
plie à des règles très précises. Mais il ne faut pas perdre de vue que si les raisons
réflexives ne sont pas forcément convoquées dans le moment de l’action, elles sont,
comme les colombes du Théétète de Platon, toujours disponibles à l’intérieur du
colombier25, c’est-à-dire dans la compétence cognitive de l’agent.
20 De la même façon, la plupart des moyens et instruments de la vie humaine courante
incorporent un travail de rationalité qui s’efface sous la naturalité des objets : habitats,
outils, moyens de transport, biens de consommation…, alors même que le travail
rationnel qui les a produits, surtout dans les sociétés modernes, est de plus en plus
abstrait et mathématisé. Et on peut en dire autant de la plupart des signes
linguistiques, socio-professionnels ou religieux qui, tout en ayant généralement aussi
un sens réflexif, assurent de façon irréfléchie les automatismes de la vie sociale. C’est
d’ailleurs cette présence des signes et des fonctions symboliques dans les routines
sociales qui a conduit un certain nombre d’anthropologues à défendre l’idée d’une
rupture radicale entre la nature et la culture26 ce qui, comme on l’a vu, n’est pas si
évident.
21 Le point important ici n’est donc pas que les humains échapperaient à la naturalité de
leur condition par la transcendance de la rationalité ou par l’immanence de leurs
raisons d’agir, car on ne sait pas très bien ce qu’il en est de la transcendance de la
rationalité, et les animaux ont aussi, en un certain sens, des raisons d’agir. La présente
hypothèse est à la fois plus forte et plus précise, puisqu’elle consiste à dire que ce qui
caractérise le monde social humain, c’est avec sa naturalité au sens large, la présence
endogène d’une raison réflexive qui peut être naturalisée et sédimentée dans les
pratiques et les objets de la vie courante, mais qui peut aussi toujours faire retour sous
forme d’une mise en question ou d’un déplacement des routines ordinaires, en rendant
ainsi problématique ce qui semblait aller de soi27. Et le fait que chaque sujet social prête
à autrui cette même faculté de raison réflexive qu’il possède lui-même introduit la
possibilité d’un contrôle civil sur les actes de la vie courante comme sur ceux qui
émanent de groupes organisés ou d’Etats. C’est dans cette possibilité de déplacement
réflexif par rapport à la naturalité du monde social que résident en définitive les
meilleures chances de civilisation morale de la société humaine.
domaine moral semble échapper à toute possibilité d’unité sémantique entre les
cultures. Et tandis qu’on n’a guère de doute sur l’unité de sens des termes qui, dans
différentes langues, désignent par exemple l’eau, la lune, les chênes ou l’ordinateur, les
problèmes métaphysiques de la traduction31 semblent devenir insurmontables en
matière de morale. Les objets et propriétés morales ont pourtant eux aussi une base
sensible, qui est tout simplement le comportement des êtres vivants. Mais ils
présentent en outre une dimension abstraite qui semble les rendre insaisissables et
toujours tributaires des aléas de l’interprétation.
26 Toutefois, cette dimension abstraite des propriétés morales 32 n’est au fond qu’un aspect
de la réflexivité des sujets, qui leur permet de disposer du sens de leur comportement.
Il faut en effet posséder les concepts nécessaires à un jugement moral pour pouvoir
manifester une propriété morale quelconque. Il serait par exemple absurde d’adresser
des reproches moraux à un lion qui dévore ses petits, voire à un singe qui trompe ses
congénères sur l’emplacement d’un fruit. Et pour être courageux, il ne suffit pas de
courir vers un danger, mais il faut aussi avoir le sens du courage qui consiste, devant un
danger, à choisir d’y faire face plutôt que de le fuir. De même, pour donner, il ne suffit
pas d’abandonner quelque chose, mais il faut aussi avoir le sens du don qui est, entre
autres, qu’on ne reprendra pas, dans l’avenir, l’objet donné. Or, quelle que soit l’analyse
qu’on propose du sens des termes moraux, on peut supposer que ce sens n’est pas plus
arbitraire que sa référence comportementale, car un sens qui ne serait pas soumis à
certaines contraintes de cohérence et de correspondance aux cas considérés risquerait
de perdre toute intelligibilité. On peut certes avoir différentes théories du courage, du
don ou d’autres termes moraux, mais on ne peut les confronter entre elles que si on
pense qu’elles sont communément intelligibles. Et s’il arrive que deux cultures
différentes n’aient pas le même sens réflexif de tel ou tel terme moral, la contrainte
d’intelligibilité commune doit en principe suffire à rendre ces différents sens
commensurables entre eux.
27 En pratique, on n’aura du reste pas trop de peine à reconnaître cette communauté de
sens moral dans la vie courante des familles, les cercles d’amis, sur les lieux de vie, de
travail ou de passage, où la régulation morale se fait en grande partie par les gestes de
civilité, dont les formes et les règles sont évidemment multiples, mais dont le caractère
commun est précisément d’introduire une limite réfléchie dans ce qu’on peut faire
subir à autrui, en obligeant tout agent à tenir compte des effets de ses actes en termes
notamment de bien et de mal, ou de liberté et de contrainte. Les civilités prennent
souvent, comme les autres natures sociales, un caractère fonctionnel et machinal, mais
elles ne sont vraiment efficaces que si elles incluent cette attention réflexive à la
situation d’autrui en se pliant à ce principe civil primordial qui est d’éviter l’offense. Et
même lorsque les règles de civilité cautionnent des inégalités de « grandeurs » et
d’« établissement »33, elles restent contraintes par certains critères de limitation de la
souffrance indue et de prise en compte du point de vue d’autrui dans la régulation des
échanges.
28 Dans le cadre plus large des sociétés nationales, la régulation morale se fait, si on en
croit les théories contractualistes, par l’établissement d’une loi commune qui interdit
les règlements de compte privés et fait dépendre toute légitimité sociale d’un processus
politique dont les procédures ont en principe reçu l’agrément des citoyens. Mais là
encore34, c’est la prise en compte réflexive de la faiblesse des hommes par rapport aux
maux qu’ils peuvent subir ou infliger, qui sert de principe régulateur à l’ordre
BIBLIOGRAPHIE
Références
G.E.M. Anscombe, Intention, Cornell University Press [1957] rééd. 1985.
R. Axelrod, Donnant donnant, Paris, Odile Jacob [1984] tr. fr. M. Garène 1992.
J. H. Barkow, L. Cosmides, J. Tooby, eds, The Adapted Mind, Evolutionary Psychology and the
Generation of Culture, Oxford University Press, 1992.
L. Barrett, R. Dunbar, J. Lycett, Human Evolutionnary Psychology, New York, Palgrave, 2002.
P. Boyer, Et l’homme créa les dieux Comment expliquer la religion, Paris, Robert Laffont, 2002.
P. Carruters, A. Chamberlain, eds., Evolution and the Human Mind, Modularity, Language and Meta-
cognition, Cambridge U.P., 2000
L. Cosmides, J. Tooby, « Cognitive Adaptations for Social Exchange », in J.H. Barkow, L. Cosmides,
J. Tooby, eds, The Adapted Mind, Evolutionary Psychology and the Generation of Culture, Oxford
University Press, 1992, pp. 163-227.
R. Dawkins, Le gène égoïste, Paris, Odile Jacob [1976] tr. fr. L. Ovion, 1990.
F. Dretske, Explaining Behavior. Reasons in a World of Causes, Cambridge, MIT Press, 1988.
E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF [1895] rééd. 1967.
N. Elias, La civilisation des moeurs, Paris, Livre de Poche, Pluriel [1969] tr. fr. 1973.
J. Fodor, The mind doesn’t work this way, Cambridge, MIT Press, 2000.
D. Gauthier, Morale et contrat, Recherche sur les fondements de la morale, Bruxelles, Mardaga [1986]
tr. fr. S. Champeau, 2000.
A. Gibbard, Sagesse des choix, justesse des sentiments, Paris, PUF [1990] tr. fr. S. Laugier 1996.
D. Hume, Traité de la nature humaine, 2 vol., Paris, Aubier [1739] tr. fr. A. Leroy, 1973.
J. Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, Paris, Vrin [1690] tr. fr. B. Gilson 1977.
J. Mc Dowell, « Valeurs et qualités secondes », in R. Ogien, Le réalisme moral, Paris, PUF [1985] tr.
fr. A. Ogien 1999.
R. G. Millikan, « Biosemantics », in The Journal of Philosophy, vol. LXXXVI, n° 6, juin 1989, pp.
281-297.
P. Pharo, « Le lien social entre lien fonctionnel et lien civil. Remarques sur le sens et la moralité
de la coopération sociale », in Cahiers internationaux de Sociologie, vol. CXIII, 2002, pp. 307-330.
S. Pinker, Comment fonctionne l’esprit, Paris, Odile Jacob [1997] tr. fr. M.-F. Desjeux 2000.
Platon, Théétète, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade vol. 2, tr. fr. L. Robin 1950.
W. V. O. Quine, Le mot et la chose, Paris, Flammarion [1960] tr. fr. J. Dopp et P. Gochet 1977.
J. Rawls, Le droit des gens, Paris, Esprit [1993] tr. fr. B. Guillarme 1996.
M. Sahlins, Critique de la sociobiologie, Aspects anthropologiques, Paris, Gallimard [1976] tr. fr. 1980 J.-
F. Roberts.
M. Scheler, Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeur, Paris, Gallimard [1916]tr. fr. M.
de Gandillac 1955.
A. Schütz, Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, eine Einleitung in die verstehende Soziologie,
Frankfurt, Suhrkamp [1932] tr. ang. The Phenomenology of the Social World, Evanston, Northwestern
University Press, 1967.
R. L. Trivers, « The Evolution of Reciprocal Altruism », in Quarterly Review of Biology, 46, 1, 1971,
pp. 35-57.
E. O. Wilson, L’humaine nature, Paris, Stock [1978] tr. fr. R. Bauchot 1978.
NOTES
1. Cf. R. Boudon, Raison, bonnes raisons, Paris, PUF, 2003.
2. Cf. D. Sperber, La contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996.
3. Cf. J.-P. Tassin, « La neuropharmacologie de la conscience », in Pour la science. Spécial cerveau.
Des fenêtres sur la conscience, n° 302, décembre 2002, pp. 146-150.
4. Cf. S. Laroche, « Les mécanismes de la mémoire », in Pour la science. L’intelligence, n° 254,
décembre 1998, pp. 94-101.
5. Cf. F. Dretske, Explaining Behavior. Reasons in a World of Causes, Cambridge, MIT Press, 1988.
6. Cf. R. G. Millikan, « Biosemantics », in The Journal of Philosophy, vol. LXXXVI, n° 6, juin 1989, pp.
281-297.
7. Pour de multiples exemples, cf. J. H. Barkow et al., The Adapted Mind, Evolutionary Psychology and
the Generation of Culture, Oxford University Press, 1992; P. Carruters et al., Evolution and the Human
Mind, Modularity, Language and Meta-cognition, Cambridge U.P., 2000; S. Pinker, Comment fonctionne
l’esprit, Paris, Odile Jacob [1997] tr. fr. M.-F. Desjeux, 2000; L. Barrett et al., Human Evolutionnary
Psychology, New York, Palgrave, 2002; P. Boyer, Et l’homme créa les dieux Comment expliquer la
religion, Paris, Robert Laffont, 2002.
8. Cf. R. Dawkins, Le gène égoïste, Paris, Odile Jacob [1976] tr. fr. L. Ovion, 1990.
9. Cf. J. Fodor, The mind doesn’t work this way, Cambridge, MIT Press, 2000.
10. Cf. M. Sahlins, Critique de la sociobiologie, Aspects anthropologiques, Paris, Gallimard [1976] tr. fr.
J.-F. Roberts, 1980, p. 45.
11. Cf. La civilisation des mœurs, Paris, Livre de Poche, Pluriel [1969] tr. fr. 1973.
12. Cf. Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
13. Cf. G. Lecointre, H. Le Guyader, Classification phylogénétique du vivant, Paris, Belin, 2001.
14. Cf. d’ailleurs la définition d’une chose par E. Durkheim : « une chose est quelque chose qui ne
peut être modifiée par un décret de volonté. » (E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique,
Paris, PUF, [1895] rééd. 1967, p. 29).
15. Sur le caractère naturel des conventions sociales, voir aussi D. Hume, Traité de la nature
humaine, 2 vol., Paris, Aubier [1739] tr. fr. A. Leroy, 1973, p. 515.
16. Cf. H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Cambridge, Polity Press [1967] rééd. 1984.
17. Les marxistes avaient d’ailleurs très bien aperçu ce point, mais en n’y voyant qu’une
contingence historique, ce qui est une sorte d’erreur métaphysique sur la capacité des liens
humains à s’émanciper de leur base naturelle.
18. Cf. « Représentations individuelles et représentations collectives », in Sociologie et philosophie,
Paris, PUF [1898] rééd. 1974, p. 49.
19. Ce qui précède soulève de nombreux problèmes épistémologiques, notamment quant à la
connaissabilité et à la prédictibilité des phénomènes sociaux, qu’on laissera ici en suspens en
suggérant simplement qu’ils relèvent à la fois de la connaissance du vivant et de celle des êtres
logiques.
20. Cf. par exemple D. Lestel, Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001.
21. Cf. E. O. Wilson, L’humaine nature, Paris, Stock [1978] tr. fr. R. Bauchot, 1978.
22. Sur cette procédure, cf. G.E.M. Anscombe, Intention, Cornell University Press [1957] rééd. 1985.
23. Cf P. Pharo, La logique du respect, Paris, Cerf, Collections Humanités, 2001.
24. Cf. par exemple Choses dites, Paris, Minuit, 1987.
25. Cf. Platon, Théétète, 197, 198.
26. Cf. M. Sahlins, op. cit.
27. Cf. A. Schütz, Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, eine Einleitung in die verstehende Soziologie,
Frankfurt, Suhrkamp, 1932.
28. Cf. R. L. Trivers, « The Evolution of Reciprocal Altruism », Quarterly Review of Biology, 46, 1,
1971, pp. 35-57; R. Axelrod, Donnant donnant, Paris, Odile Jacob [1984] tr. fr. M. Garène 1992; L.
Cosmides, J. Tooby, « Cognitive Adaptations for Social Exchange », in J.H. Barkow, L. Cosmides, J.
Tooby, eds, The Adapted Mind, Evolutionary Psychology and the Generation of Culture, Oxford
University Press, 1992, pp. 163-227; A. Gibbard, Sagesse des choix, justesse des sentiments, Paris, PUF
[1990] tr. fr. S. Laugier 1996.
29. Cf. D. Gauthier, Morale et contrat, Recherche sur les fondements de la morale, Bruxelles, Mardaga
[1986] tr. fr. S. Champeau 2000.
30. Sur l’aspect sociologique, cf. P. Pharo, « Le lien social entre lien fonctionnel et lien civil.
Remarques sur le sens et la moralité de la coopération sociale », in Cahiers internationaux de
Sociologie, vol. CXIII, 2002, pp. 307-330.
31. Cf. W.V.O. Quine, Le mot et la chose, Paris, Flammarion [1960] tr. fr. J. Dopp et P. Gochet 1977, et
toute la discussion moderne qui s’en est suivie, mettant en cause la tradition aristotélicienne
consistant à définir les concepts par des conditions nécessaires et suffisantes.
32. Sur l’objectivité des propriétés morales, cf. M. Scheler, Le formalisme en éthique et l’éthique
matériale des valeur, Paris, Gallimard [1916]tr. fr. M. de Gandillac 1955. La discussion moderne sur
le réalisme moral a été relancée entre autre par J. Mc Dowell, « Valeurs et qualités secondes », in
R. Ogien, Le réalisme moral, Paris, PUF [1985] tr. fr. A. Ogien 1999.
33. Cf. B. Pascal, Pensées, Paris, Garnier-Flammarion [1670] rééd. 1976, 310-797, p. 139.
34. Cf. J. Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, Paris, Vrin [1690] tr. fr. B. Gilson 1977.
35. J. Rawls, Le droit des gens, Paris, Esprit [1993] tr. fr. B. Guillarme 1996.
36. Cf. M. Weber, « Le métier et la vocation de savant », in Le savant et le politique, Paris, Plon,
10-18 [1919] tr. fr. 1959.
AUTEUR
PATRICK PHARO
Centre de Recherche Sens Ethique Société
CNRS, Paris
la logique de la valeur se base sur des producteurs privés qui n’ont pas de lien social
entre eux, et c’est pourquoi elle doit produire une instance séparée qui s’occupe de
l’aspect général. L’Etat moderne est donc créé par la logique de la marchandise 2.
4 J’agrée à ce propos, quoique la dernière phrase me semble un peu rapide : à vrai dire, ce
n’est pas la logique de la marchandise qui crée (directement) le politique. Cette
création est en effet indirecte : c’est la destruction des anciens rapports sociaux, opérée
par la logique de la marchandise, qui implique de compenser cette disparition. Le
politique n’est en somme pas pensable autrement que comme ce qui supplée à la
disparition des anciens rapports sociaux provoquée par le règne de la valeur et de la
marchandise. Et, de fait, là où il existe de véritables rapports sociaux puissants, le
politique n’existe pas comme une instance spécifique – qu’on se souvienne, par
exemple, des célèbres analyses de Clastres sur les sociétés sans Etat. Ceci est d’ailleurs
congruent avec l’apparition, dans les grandes cités marchandes de la Renaissance, du
politique comme instance spécifique repérée comme telle par Machiavel. Lorsque
Claude Lefort parle du politique comme forme symbolique, il faut bien comprendre ce
que cela signifie : le symbolique qui, dans les formes antérieures au capitalisme, était
dans le social, est entièrement passé dans l’instance politique.
5 On pourrait dire, pour l’instant et pour simplifier, que l’économique réfère aux intérêts
privés cependant que le politique réfère à l’intérêt universel. Rien n’est bien sûr plus
délicat que de définir des intérêts universels et l’on sait le sort que les « théoriciens du
soupçon » du XIXe siècle ont fait subir aux principes universels que les Lumières du
siècle précédent s’étaient employés à établir. Ils ont en effet dénoncé l’intérêt universel
et ses principes « moraux » comme spécieux : ils ne représentaient pour Marx que
l’habillage de la domination exercée sur les masses par les exploitants ou, à l’inverse,
que la tyrannie exercée par les faibles sur les forts pour Nietzsche, ou encore que le rôle
de censure exercée par le surmoi au profit de la civilisation pour Freud. Mais, qu’ils
soient dénonçables de plusieurs façons, n’a jamais empêché le politique de devoir
reposer sur un certain nombre de principes transcendantaux (religieux, moraux,
idéaux…).
6 On peut donc dire que le social, dans les sociétés marchandes modernes, était
entièrement tenu par le politique. En d’autres termes, c’est le politique qui était en
charge de maintenir la société dans tous états, comme vivable pour ses membres. Outre
une politique économique, il devait ainsi y avoir une politique de la famille, une
politique des associations, une politique de la culture, une politique de la nation et de
ses composantes, etc. Il est d’ailleurs arrivé dans la période moderne des moments où le
politique a été considérablement investi, notamment le mouvement ouvrier, jusqu’au
délire même – le cas de l’Union soviétique et de sa proliférante bureaucratie voulant
tout réguler et tout contrôler au nom du Peuple suffira à illustrer cette volonté de
domination absolue sur la société civile. Mais, si l’on ne va pas jusqu’aux extrêmes, on
peut dire que, dans la modernité, les intérêts privés économiques étaient (plus ou
moins bien) contrôlés par le politique au nom de l’intérêt universel. Et que le social,
tenu à bout de bras par le politique, y trouvait (plus ou moins bien) son compte.
7 Or, nous arrivons à une époque nouvelle qui est en train de promouvoir la liquidation
méthodique du politique. C’est l’époque connue sous le nom de néo-libérale.
13 L’humanité se trouve réduite à une collection d’individus calculateurs mus par leurs
seuls intérêts rationnels, en concurrence sauvage les uns avec les autres – l’utilitarisme
de Adam Smith l’ayant emporté (pour longtemps semble-t-il) sur l’injonction morale
des Lumières. En définitive, cette anthropologie, dont le célèbre mot d’ordre « laisser-
faire » avouait par avance l’absence de principe, ouvre un nouvel espace sociétal,
complètement épuré, prosaïque, trivial, nihiliste, empreint d’un nouvel et puissant
darwinisme social où la valeur, désormais unique, passe d’une main à l’autre sans autre
forme de procès et quelles qu’en soient les modalités : les « plus adaptés » peuvent
légitimement profiter de toutes les situations cependant que les « moins adaptés » sont
tout simplement abandonnés, voire appelés à disparaître. C’est là une profonde remise
en cause de la civilisation puisque se trouve abandonné le traditionnel devoir
« biopolitique » (Foucault, Agamben) incombant à tout Etat de protection de ses
populations.
14 Cet étiolement de l’Etat est une conséquence directe du pragmatisme, de l’utilitarisme
et du « réalisme » contemporains qui entendent « dégraisser » les échanges
fonctionnels de la surcharge symbolique et politique qui les équilibraient et les
rendaient possible comme la quille d’un navire. Le moins d’Etat correspond à un
affaiblissement considérable des valeurs qui régulaient l’échange humain. Ces
« valeurs » postulées relevaient d’une culture (dépositaire de principes moraux, de
canons esthétiques, de modèles de vérité) et comme telles, elles pouvaient différer
d’autres valeurs, soit s’y opposer. Or, la disparition de ces valeurs (pour lesquelles on
pouvait mourir) rend bien sûr désuète toute forme de luttes entre valeurs concurrentes
– ce qui se manifeste par la désuétude contemporaine du débat politique, devenu le
comble de l’ennui pour la plupart des contemporains.
15 L’Etat ne pèse plus presque plus rien devant cet idéal de fluidité, de transparence, de
circulation et de renouvellement qui ne peut s’accommoder du poids historique de ces
valeurs culturelles. En ce sens, l’adjectif « libéral » désigne la condition d’un homme
« libéré » de toute attache à des valeurs. Tout ce qui se rapporte à la sphère
transcendante des principes et des idéaux, n’étant pas convertible en marchandises ou
en services, se voit désormais discrédité. Les valeurs (morales) n’ont pas de valeur
(marchande). Ne valant rien, leur survie ne se justifie plus dans un univers devenu
intégralement marchand6.
16 De fait, ces mutations sont contemporaines d’une extension sans précédent du modèle
de l’échange marchand. Cette mort programmée du politique est en rapport direct avec
la mutation que l’on observe depuis une bonne vingtaine d’années dans le capitalisme.
Le néo-libéralisme, comme on nomme sommairement ce nouvel état du capitalisme, est
en train de défaire toutes les formes d’échanges qui subsistaient par référence à un
garant absolu ou méta-social des échanges. Pour aller à la fois vite et à l’essentiel, on
pourrait dire qu’il fallait un étalon – l’or par exemple – pour garantir les échanges
monétaires7, comme il fallait un garant symbolique (la Raison, par exemple) pour
permettre les discours philosophiques, comme il fallait un Etat pour éviter la « guerre
de tous contre tous » (Hobbes). Or, on cesse désormais de se référer à toute valeur
transcendantale pour se livrer aux échanges. Comme le dit Marcel Gauchet, nous avons
désormais affaire à « des acteurs qui se veulent rigoureusement déliés et sans rien au-
dessus d’eux pour empêcher la maximisation de leurs entreprises » 8. Les échanges ne
valent plus en tant que garantis par une puissance supérieure (d’ordre transcendantale
21 On ne peut le dire plus clairement : la dignité ne peut être remplacée, elle « n’a pas de
prix » et « pas d’équivalent », elle réfère seulement à ce que Kant appelait l’autonomie
de la volonté, c’est-à-dire cette morale moderne, non plus statique, mais dynamique.
C’est pourquoi l’échange marchand ne veut rien savoir du sujet critique, c’est même
tout le contraire qui est requis dans le démarchage, le marketing et la promotion
(volontiers mensongère) de la marchandise. On voudrait nous assurer qu’il s’agit, dans
cette récusation du sujet critique, d’un grand retour de l’utilitarisme et de la revanche
tardive de Hume sur Kant. Mais comment ne pas remarquer qu’il s’agit d’un
utilitarisme doublement édulcoré : d’une part, il prône la recherche du bonheur
individuel beaucoup plus que la recherche du bonheur du plus grand nombre; d’autre
part, il réduit et circonscrit le bonheur individuel à la seule dimension de
l’appropriation de l’objet marchand.
3. le principe topologique indique que, dans un réseau, il n’y a pas d’espace universel
homogène où les messages ou informations ou marchandises circulent; ils créent l’espace
dans lequel ils circulent, si bien que le réseau n’est pas dans l’espace, mais est l’espace.
4. le principe de mobilité des centres énonce que le réseau possède en permanence plusieurs
centres constamment mobiles.
Tiers et ne peut proposer que des relations duelles, c’est-à-dire des interactions, il ne
permet pas au sujet de s’ombiliquer à ce qui le dépasse. Or, un sujet privé des questions
impossibles de l’origine et de la fin, c’est un sujet amputé de l’ouverture à l’être,
autrement dit un sujet empêché d’être pleinement sujet.
33 Le réseau constitue donc une sorte de degré zéro de la socialité puisqu’il forclôt tout
rapport à l’être. C’est pourtant ce type de relation qui est aujourd’hui proposé comme
le modèle de toute société possible. Nous sommes en effet tous devenus en puissance
des « usagers » de réseaux. Or, le réseau ne peut que confronter chacun à la question de
sa propre fondation, le laissant absolument seul face à une subjectivation qu’il se
trouve contraint d’assumer par lui-même sans pouvoir nécessairement le faire. C’est
tout le fonctionnement trinitaire de la condition subjective et du lien social dont
j’essaie essayé de rendre compte dans Les mystères de la trinité 23 qui se trouve ainsi mis
en péril en produisant ses effets dévastateurs sur le sujet parlant. Le modèle du réseau
nous fait passer d’un régime où l’inconscient se manifestait de façon prévalente par la
névrose (comme dette à l’égard du tiers) à un mode où il se manifeste par des formes
psychotisantes24. Il ne faudrait cependant pas croire que nos connaissances sur la bonne
vieille psychose classique (paranoïaque ou schizophrénique) sauraient suffire à rendre
compte du phénomène. Nous n’en sommes au contraire qu’au tout début de
l’exploration des nouvelles formes psychotisantes de la post-modernité 25.
34 Le processus de mise en réseau du monde est peut-être irrésistible. Mais, si puissant
soit-il, le réseau ne peut qu’échouer – sur un point au moins, mais capital – à
fonctionner comme fondateur de socialité. Loin de prendre en charge la question de
l’origine, du fondement, de l’élément premier, c’est-à-dire la question très hégélienne
du désir d’infini en l’homme, il ne peut que confronter chaque individu aux affres (qui
ne vont certainement pas sans nouvelles jouissances) de l’auto-fondation. C’est là, sans
doute, où se repère la limite fondamentale de l’économie de marché dans sa prétention
à prendre en charge l’ensemble du lien personnel et du lien social : ce n’est pas une
économie générale, pas une économie symbolique, mais seulement une « économie
économique ». Elle joue certes dans le registre libidinal, dans la mesure où elle prétend
toujours présenter à tout sujet un objet manufacturé supposé venir combler son désir,
mais elle échoue à fonctionner comme économie générale dans la mesure où elle laisse
le sujet face à lui-même pour l’essentiel : sa propre fondation. Or, si cette (impossible)
question de l’origine n’est pas traitée, elle ne peut revenir que comme irrépressible
tourment. Il s’agit là en effet d’une question qui ne peut être abrogée, mais seulement
élaborée dans et par la culture, dans ce que Freud appelait un Kulturarbeit qu’il
présentait comme « un travail interminable, à reprendre sans cesse et sans relâche »
pour que « je » advienne26. Ce travail spécifique de la culture, nécessaire à l’avènement
du « je », ne pouvant être accompli par le Marché et ses réseaux d’échanges, ce sont
fréquemment les revendications identitaires les plus folles qui se présentent alors
(fondamentalismes, ethnicismes, régionalismes, individualismes…).
NOTES
1. Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse I), Éd. J.-P. Lefebvre, Éditions sociales, Paris, 1980,
p. 161.
2. Anselm Jappe, Les aventures de la marchandise, Denoël, Paris, 2003, p. 167.
3. Voir sur ce point, Jean-Pierre Le Goff, La Barbarie douce, la modernisation aveugle des entreprises et
de l’école, La Découverte, Paris, 1999.
4. Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, Paris, 1972, p. 181.
5. Pierre-André Taguieff, Résister au bougisme, Mille et une nuits, Paris, 2001, p. 15.
6. Sur ces questions, cf. Patrick Berthier, Dany-Robert Dufour, « Vers un nouveau nihilisme », in
Le Débat, janvier 2003, Gallimard, Paris.
7. Cf. Jean-Joseph Goux, Frivolité de la valeur, essai sur l’imaginaire du capitalisme, Blusson, Paris,
2001.
8. Cf. Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard, Paris, 2002, Avant-propos,
p. XXV.
9. Ibid, p. XXV.
10. J’examine dans Dany-Robert Dufour, L’art de réduire les têtes à l’ère du capitalisme total (Denoël,
Paris, 2003) les conditions de la destruction du triple sujet de la modernité, le sujet critique
(kantien), le sujet névrotique (freudien) et le sujet producteur (marxien) et de la mise en place
d’un nouveau sujet, dit « post-moderne ».
11. Il n’y a cependant pas une once de réel de plus dans le fait d’aller au supermarché acheter un
produit dont on n’a nul besoin que dans le fait d’aller invoquer un totem…
12. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs [1785], Garnier-Flammarion, Paris,
1994, p. 116.
13. François Flahault, Pourquoi limiter l’expansion du capitalisme, Descartes & Cie, Paris, 2003.
14. Dany-Robert Dufour, « La condition subjective dans les sociétés démocratiques » in
L’anthropologie psychanalytique, sous la direction de Paul-Laurent Assoun et Markos Zafiropoulos,
Anthropos, Paris, 2002, repris dans L’art de réduire les têtes…, op. cit.
15. Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith, Climats, Castelnau-le-Lez, 2002.
16. Anselm Jappe, Les aventures de la marchandise, op. cit., p. 70.
17. « Un rhizome ne commence et n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-
être (…). Le rhizome est alliance, uniquement alliance ». On trouvera un véritable traité du
« rhizome » dans Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, capitalisme et schizophrénie, Minuit,
Paris, 1980, cf. « Introduction : rhizome », pp. 9-37.
18. La publicité joue beaucoup sur ce « miracle » opéré par le réseau : « dans cette banque, dans
ce supermarché, vous êtes au centre du système… ». On se souvient aussi que la Loi d’orientation
de 1989 voulait mettre l’élève « au centre » du système scolaire…
19. Je m’inspire librement des travaux de Pierre Lévy , dont Les technologies de l’intelligence, La
Découverte, Paris, 1990.
20. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 36.
21. L’écrivain Pierre Michon semble exactement répondre à la condamnation de Deleuze et
Guattari quant aux questions du début et de la fin lorsqu’il écrit que « les poèmes (…) peuvent
servir à ça, tenir dans le même coup d’œil le Big Bang et le Jugement dernier (…). À quoi bon des
poètes, en nos temps qui sont des temps de détresse ? (…) Pour ça seulement ». Pierre Michon,
Corps du roi, Verdier, Paris, 2002, pp. 74-75.
22. L’étude de Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi (Odile Jacob, Paris, 1998) est à cet égard fort
intéressante.
23. Dany-Robert Dufour, Les mystères de la trinité, Gallimard, Paris, 1990.
24. Je me permets de renvoyer sur ce point à Dany-Robert Dufour, Folie et démocratie, Gallimard,
Paris, 1996.
25. Je rejoins donc les hypothèses du psychanalyste Jean-Pierre Lebrun qui avance le terme de
« sujet en état d’expérience limite » pour parler des « modalités cliniques nouvelles » dans
lesquelles apparaît le « sujet d’aujourd’hui » : un sujet « laissé dans l’incapacité d’assumer par lui-
même une subjectivation ». Jean-Pierre Lebrun, Les désarrois nouveaux du sujet, Érès, Paris, 2001, p.
66.
26. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse [1932], Paris, Gallimard, 1989, p. 110, où se
rencontre la fameuse formule : « Wo Es war, soll Ich werden. Es ist Kulturarbeit etwa wie die
Trockenlegung der Zuydersee ».
27. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
28. Sur le rapport à l’autre, constitutif de tout dispositif de recherche, et sur la critique des
approches subjectivistes, voir Marilia Amorim, Dialogisme et altérité dans les sciences humaines,
L’Harmattan, Paris, 1996.
AUTEUR
DANY-ROBERT DUFOUR
UFR Arts, Philosophie et Esthétique
Département des sciences de l’éducation
Université de Vincennes, Paris VIII
1 Jusqu’au milieu des années soixante-dix, les sciences sociales ont joué un rôle, certes
modeste mais non négligeable dans le débat public en France et en Europe 1. Ce
dynamisme et cette influence des sciences sociales n’étaient pas sans rapport avec les
« trente glorieuses » de l’économie, en fait vingt-cinq années, et leur ombre portée
quelques années après leur fin.
2 Après une période de transition, autour de la crise économique mondiale, il me semble
que ce rôle s’est réduit et qu’il faut bien faire le constat d’une perte d’influence et de
visibilité. Il est cependant possible que les acquis des sciences sociales soient incorporés
aujourd’hui plus en amont par les entreprises, les journalistes, les responsables
politiques. Ce qui semble assuré en revanche, c’est le déclin du pouvoir des
corporations de chercheurs, du moins en dehors des technosciences et des biosciences.
l’évangile marxiste. Ce dernier s’est appuyé sur le libéralisme en s’y opposant, formant
ainsi une sorte d’architecture idéologique, en apparence solide, mais en réalité
totalement artificielle car libéralisme et marxisme ne se développent pas sur le même
plan; comme le souligne Jacques Derrida dans Spectres de Marx 2, ces représentations du
monde sont disjointes, « out of joint ». Le marxisme est une vision de la société dans sa
globalité et dans une perspective historique longue, tandis que le libéralisme est une
doctrine qui s’applique seulement à l’organisation de la vie matérielle, de la production
et des échanges. Certes, pour se rencontrer et s’opposer on a pu dénaturer ces deux
approches du social. Certains ont réduit le marxisme à un économisme, tandis que
d’autres, symétriquement, on fait du libéralisme une idéologie ayant la prétention de
s’appliquer à la totalité du social.
6 Même si cette architecture était artificiellement constituée, elle permettait d’identifier
ce qu’on peut appeler un « social » pour l’interpréter selon une idéologie dominante
(fondée sur les idées d’individualisme, de concurrence des marchés et de progrès) ou
selon la critique de cette idéologie. Elle pouvait ainsi contribuer à identifier, sinon un
lien social (car déjà la notion de classe sociale s’effritait) du moins une certaine mise en
ordre du social. En tenant un discours explicitant, interprétant ou critiquant un ordre
technique, économique et social, les sciences humaines et sociales semblaient rendre le
monde lisible ce qui, du même coup, rendait le combat politique à la fois plus tranché et
plus simple entre deux camps bien différenciés.
7 La réflexion sur le social ne s’est cependant pas réduite à ces deux évangiles en fausse
opposition. Un peu avant 1968, plusieurs auteurs échappent à l’orthodoxie dominante
par des voies diverses. Certains conservent « l’esprit de Marx » mais en l’adaptant à des
champs nouveaux. Le représentant le plus éminent de ce courant étant sans conteste
Pierre Bourdieu dont les travaux vont prendre progressivement une place centrale en
sociologie et dont l’influence dans le temps et hors de France reste considérable. Dans
le champ philosophique, Louis Althusser, Jacques Derrida mais aussi Miguel Abensour,
Kostas Axelos ou Daniel Bensaïd, manifesteront, avec des sensibilités diverses, le même
attachement à l’esprit de la critique marxiste. En revanche, des penseurs souvent issus
du paradigme structuraliste proposé par Lévi-Strauss, développeront une critique
radicale du marxisme. Par exemple, le livre de Michel Foucault, « Surveiller et punir » est
une contestation systématique de la théorie implicite du pouvoir chez Marx, même si
son nom n’est jamais cité. Enfin, mai 1968 apporte une floraison de sensibilités
nouvelles – les situationnistes en particulier – qui mêlent les deux courants précédents,
renouent avec une critique de l’idéologie des Lumières apparue dès 1945 mais que la
prospérité économique avaient mise en veilleuse, font émerger des problématiques
neuves que Michel de Certeau analysera tout en apportant une contribution
personnelle majeure3. On peut dire ainsi que la période 1968-1975, en même temps
qu’elle voit le déclin définitif du dogmatisme marxiste, constitue la parousie des
sciences sociales, un moment d’intense débat d’idées qui déborde le champ clos des
intellectuels pour inspirer les combats sociaux et politiques. Il faut d’ailleurs souligner
que l’élan donné par mai 68 au débat social ne s’est pas arrêté avec la crise économique
qui éclate en 1973. Dans un premier temps même, les désarrois entraînés par elle vont
renforcer l’effervescence des sciences sociales et prolonger la survie de certaines
approches. Il faudra attendre quelques années encore pour voir le retour d’une
idéologie libérale progressivement dominante, voire étouffante et que la chute des
régimes communistes renforcera encore.
entendre du grand public – même le public cultivé s’est détourné largement des essais
en science sociale – les textes littéraires et les penseurs qui creusent leur propre langue
dans celle de leur discipline prennent une importance croissante.
21 Ces évolutions des méthodes, des contenus et des styles des sciences sociales devraient
conduire à une transformation de la pragmatique de la recherche dans ces domaines. Les
frontières disciplinaires héritées de la tradition ne sont plus adaptées aux problèmes
actuels, en particulier ceux qui résultent de l’emprise croissante des organisations et
des représentations économiques sur l’ensemble de la société; la plupart des objets
d’étude, lorsqu’ils sont proposés par l’actualité, souvent dans l’urgence, et non par les
milieux académiques, nécessitent le concours de chercheurs venant de disciplines
différentes. De même, les institutions de recherche présentent un risque de sclérose
lorsqu’elles enferment leurs chercheurs dans une carrière à vie, soumise à des critères
d’évaluation trop internes. Cela ne signifie pas que ces institutions doivent disparaître
ou voir leurs moyens, déjà modestes, décroître mais plutôt que leurs liens avec les
chercheurs devraient être plus partiels, plus flexibles et modulables dans le temps.
22 Il faut enfin dénoncer un travers qui réduit fortement l’influence des sciences sociales
et qui touche le mode de diffusion des travaux de recherche. Ces travaux ne trouvent
pas spontanément leurs destinataires car ils n’intéressent pas toujours directement les
acteurs économiques. Quant aux administrations, plus directement concernées, elles
n’ont pas l’habitude ni les moyens de management public de faire leur profit de ces
travaux, même lorsqu’elles les financent elles-mêmes. Assurer une diffusion grand
public et pédagogique ou bien une diffusion sélective efficace demande des moyens
importants et innovants. L’insertion des sciences sociales dans le débat public ou pour
éclairer les arbitrages politiques est actuellement très mal assurée et devrait exiger des
instances spécifiques ainsi qu’une redistribution des moyens entre les institutions de
recherche et ces nouvelles instances.
23 Cette question de la diffusion des sciences sociales est cruciale et spécifique à leur
domaine. La recherche en sciences exactes ou la recherche industrielle et technique est
plutôt bien diffusée, dans des réseaux humains et techniques adaptés, car elle est
directement utilisable ou source de progrès qui seront utilisables à plus ou moins long
terme. Il n’en est pas de même pour les sciences sociales et beaucoup de travaux
innovants ou difficiles d’accès restent longtemps ou à jamais méconnus. En outre, le
grand public peut avoir l’impression d’être informé alors qu’il est sous l’influence de
représentations idéologiques qui se donnent une apparence scientifique ou de
schématisations diffusées par les médias. On peut même à ce sujet parler de « virus »
qui contaminent les représentations et détruisent les capacités de réflexion critique des
citoyens comme je l’ai précédemment évoqué à propos de la nouvelle économie et de la
bulle mentale qu’elle a engendrée.
24 Pour une autre science sociale ? A la question de colloque, ma réponse serait plutôt :
pour d’autres approches du social. Des approches plus diversifiées, plus soucieuses
d’outils adaptés que de construction de modèles explicatifs universels, moins
institutionnalisées et beaucoup mieux diffusées. Mais sans tomber cependant dans la
multiplication des travaux parcellaires ou des monographies. Car si le temps des grands
modèles du social est fini, les grands problèmes restent ouverts. Et tout d’abord celui de
l’impérialisme des idéologies économiques dominantes qui doit être inlassablement
dénoncé et critiqué, à la fois par les économistes ouverts aux sciences sociales (il y en a,
et même beaucoup mais leur influence reste limitée) et par les chercheurs venus
d’autres disciplines. Pour faire face dans l’urgence à tous les problèmes écologiques,
éthiques, géopolitiques, posés par l’accélération des évolutions techniques et par la
mondialisation, il importe de mobiliser les sciences sociales dans un champ que les
économistes et les idéologues ont trop exclusivement investi et presque soustrait au
débat alors qu’il met en jeu des choix de civilisation.
NOTES
1. Il faudrait mesurer ce rôle en termes d’activités universitaires, de recherches, de retombées
dans les milieux politiques, le journalisme, l’édition… Pour esquisser un bilan comparatif, on peut
se reporter à l’ouvrage que j’ai dirigé en 1986, L’Etat des sciences sociales en France, Paris, La
Découverte, 1986.
2. J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.
3. M. de Certeau, La prise de parole, Paris, Seuil, 1994.
4. P.-A. Taguieff, L’effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000.
5. U. Beck, La société du risque, 1986, tr. française, Paris, Aubier, 2001.
6. Ces « sociologues de l’ordinaire », adoptant la démarche, exemplaire à cet égard, de Michel de
Certeau étudiant les « arts de faire » au quotidien, éveillent notre intérêt parce qu’ils sont passés,
subrepticement, de notre côté, animés qu’ils sont d’une authentique « passion de l’autre » qui les
détourne des théories globalisantes. Il y a dans cette approche plus qu’un simple glissement de
point de vue, c’est une véritable rupture épistémologique qui s’inaugure : on ne peut percevoir
dans une société ce qui excède son fonctionnement et relève de son devenir historique qu’en
prolongeant l’observation rigoureuse par une sorte de transfert. Pour en venir au point où,
comme l’écrit Georges Bataille, « l’objet de ma recherche ne peut être distingué du sujet lui-
même ».
AUTEUR
MARC GUILLAUME
Institut de recherche interdisciplinaire en socioéconomie
Université Dauphine, Paris IX
2 Quoi qu’il en soit, cela implique une prise de conscience que ce qu’on est en train de
faire ne donne pas vraiment satisfaction. Plus même, il peut y avoir une insatisfaction
insidieuse que j’ai connue, chaque fois que je n’ai pas réussi à trouver une
représentation de ce que je cherchais à restituer. Dans cette perspective, je pense, en
particulier, aux relations que les sociétés, et par conséquent les hommes et les femmes
qui y appartiennent et qui entretiennent avec ce qu’il est convenu d’appeler, faute de
mieux et en toute imprécision, leur environnement qu’il soit biophysique ou bio social.
J’entends par là « l’extériorité » et « l’intériorité » qui relèvent, simultanément, de
logiques éco-bio-anthropologiques.
3 Ce système relationnel, car c’en est un, contribue à produire une « territorialité », en
d’autres termes un réseau qui constitue un modèle de satisfaction des besoins dans la
perspective d’atteindre la plus grande autonomie possible, compte tenu des ressources
à disposition. Faut-il préciser que je ne limite pas la notion de territorialité au seul
territoire matériel, mais que je l’étends à l’ensemble idéel avec lequel se nouent
d’innombrables rapports dont le nombre est fini, mais qu’il serait difficile, pour ne pas
dire impossible, de mettre précisément en évidence. Il est seulement nécessaire de
savoir qu’il serait vain de vouloir en faire une liste exhaustive ne serait-ce qu’à cause de
l’évolution de ces relations à travers le temps et de leur variabilité dans l’espace. De
fait, l’histoire n’est qu’une succession de territorialités qui émergent de la vie collective
en se transformant et en se recomposant sans cesse. Elles évoluent ainsi, au rythme des
conditions des logiques évoquées précédemment. Ces transformations et
recompositions contraignent naturellement à repenser les manières d’entretenir des
relations et par conséquent contraignent, aussi, à adopter de nouvelles manières de
classer les éléments de l’extériorité et de l’intériorité entre lesquels se nouent des
interrelations. La modification de ces interrelations implique de repenser les
représentations et peut-être de les repenser différemment.
4 Il suffit de parcourir, en perspective cavalière, non pas l’histoire, mais l’idée des
sciences humaines, pour comprendre l’importance de la notion de représentation. Les
Geisteswissenschaften ne se manifestent vraiment que dans la seconde moitié du XVIII e,
pour ne s’affirmer vraiment qu’au XIXe. Bien sûr, elles existaient antérieurement, avant
la lettre, mais sans être véritablement explicitées.
5 Quelle époque heureuse, en effet, celle de W. Dilthey où l’on pouvait encore distinguer,
sans trop de difficultés, les sciences humaines des sciences de la nature :
Neben den Naturwissenschaften hat sich eine Gruppe von Erkenntnissen
entwickelt, naturwüchsig, aus den Aufgaben des Lebens selbst, welche durch die
Gemeinsamkeit des Gegenstandes miteinander verbunden sind. Solche
Wissenschaften sind Geschichte, Nationalökonomie, Rechts-und
Staatswissenschaften, Religionswissenschaft, das Studium von Literatur und
Dichtung, von Raumkunst und Musik, von philosophischen Weltanschauungen und
Systemen, endlich die Psychologie. Alle diese Wissenschaften beziehen sich dieselbe
grosse Tatsache : das Menschengeschlecht. Sie beschreiben und erzählen, urteilen
und bilden Begriffe und Theorien in Beziehung auf diese Tatsache 2.
6 Il est fort intéressant de constater qu’aujourd’hui comme hier, on peut encore tabler
sur le fait que les sciences humaines se définissent par la relation. Peut-être n’irions-
nous pas jusqu’à prétendre la chose sous la forme utilisée par Dilthey, mais en tout cas
dans l’esprit :
Eine Wissenschat gehört nur dann den Geisteswissenschaften an, wenn ihr
Gegenstand uns durch das Verhalten zugänglich wird, das im Zusammenhang von
Leben, Ausdruck und Verstehen fundiert ist3.
7 Décrire et raconter, juger et créer des concepts et des théories, comme ces choses
sonnent bien et donnent envie de se replonger dans cette apparente simplicité
première qu’ont connue les savants du XIXe ! Cela dit, il n’y a pas de différence dans la
nature de l’objet entre les sciences humaines du passé et celles du présent. Je veux dire
par là qu’elles sont toujours placées dans la situation d’étudier des relations.
8 La réalité ou le réel, pour et dans les sciences humaines, nécessite évidemment que l’on
dispose, non pas d’une définition impossible à donner des sciences humaines, mais
d’une identification du processus général que ces sciences déclenchent pour penser et
classer. L’identification que faisait Luis Prieto du processus des sciences humaines pour
une approche générale me semble encore acceptable4. Une science humaine, en tant
qu’elle est d’abord un processus, consiste à expliciter la connaissance des pratiques et
des connaissances que l’homme a de la réalité matérielle. Le réel ou la réalité, si l’on
préfère, pour une science humaine, n’est pas un « objet », mais une « relation à un
objet ». La géographie humaine n’a pas pour objet l’espace, comme on l’entend dire
couramment, mais la relation à l’espace en tant qu’elle cristallise pratiques et
connaissances. Il en va de même pour l’écologie humaine dont l’objet est la relation aux
écosystèmes. Pour être plus explicite encore, prenons l’exemple de la ville dont les
géographes, quoi qu’ils en pensent, n’ont pas le monopole. La connaissance de la ville
ou d’une ville, en tant qu’objet matériel, est intéressante, mais elle ne relève pas d’une
science humaine. En revanche, la connaissance des pratiques et des connaissances que
les sociétés et, par conséquent, les hommes qui y appartiennent, ont de la ville ou d’une
ville constitue un objet possible des sciences humaines : géographie, histoire, économie,
sociologie, etc. On se rend bien compte que le choix de l’article défini introduit déjà une
construction abstraite qui n’existe guère pour ceux qui entretiennent des rapports avec
une ville. On peut bien sûr tenter de généraliser des connaissances et des pratiques
particulières pour déboucher sur une connaissance urbaine générale qui procède d’une
comparativité généralisante utile, mais qui n’est pas sans poser des problèmes.
9 Les relations que les êtres sociaux que nous sommes, entretiennent avec les réalités
matérielles, en un mot avec les choses, sont donc les objets des sciences humaines.
Travailler sur des relations suppose donc une construction tout à fait particulière des
faits que nous sommes en train d’observer et dont l’élaboration n’est pas, pour le
moins, aisée. Comme l’explique admirablement Ferdinand de Saussure :
Ce n’est pas la même chose, comme on le croit souvent, de parler du rapport de la
forme et de l’idée, ou du rapport l’idée et de la forme : parce que si l’on prend pour
base la forme A on embrassera plus ou moins exactement un certain nombre d’idées
a, b, c; et que si l’on prend pour base l’idée a on embrassera plus ou moins
exactement un certain nombre de formes AHZ5.
10 Dans cette perspective, les systèmes relationnels ressortissent à une analyse du type de
celle-là.
11 Il est évident, et c’est ce qui est intéressant, depuis Dilthey, que le nombre des sciences
humaines s’est considérablement développé. A la liste, on peut en ajouter beaucoup
d’autres en réalité, déjà présentes en germe dans celles citées par Dilthey, mais
finalement, il faut se rendre à l’évidence, des sciences humaines apparaissent, d’autres
disparaissent parce que de nouvelles relations proposent de nouveaux objets. Ce sont
souvent de nouveaux thèmes, qu’ils réussissent ou non, qui, d’ailleurs peuvent donner
manière à ne pas réveiller des réalités cruelles provoquées par cette « chimie de
l’intellect ». Si les anciennes représentations n’ont plus cours légal en tant que contenu,
elles inspirent parfois encore par leur structure d’étranges pour ne pas dire de
douteuses représentations.
14 Les représentations que les Grecs se faisaient, par exemple, des autres étaient,
normalement ethnocentristes. Elles avaient toutes les caractéristiques de l’image
prothétique, puisque, pour eux, leurs propres qualités physiques étaient un signe de
normalité et les posséder facilitait une intégration identitaire. Il suffit de retourner aux
étonnements du vieil Hérodote, à propos des Egyptiens ou des Perses pour s’en
convaincre. Maria Michela Sassi va même jusqu’à symboliser à travers un schéma, cet
ethnocentrisme qui devient, pour les Grecs, une modélisation culturelle
momentanément indiscutable et incontournable7. L’histoire culturelle, au sens
anthropologique du terme, est pleine de constructions qui ont théorisé l’apparence.
Toute culture est productrice d’apparences dont la prise en compte rationalisée et
idéologisée, ne fait jamais que révéler le voisinage du sens commun nourri d’une
symbolique plus ou moins élémentaire. Ainsi, lorsque les Grecs, proposent des
oppositions du type masculin-féminin, chaud-froid, droite-gauche, il faut
naturellement s’attendre à voir pénétrer, en même temps que ces niveaux
terminologiques, des niveaux interprétatifs particulièrement spécieux du type : la
femme a une carnation claire parce qu’elle est froide, humide et qu’elle naît à gauche
alors que l’homme est sombre parce qu’il est chaud, sec et naît à droite. Ces
représentations de l’apparence ne sont pas négligeables puisqu’on les retrouve dans
une quantité de jugements.
15 On entre, là, dans le champ immense des classifications qui, toujours, nécessite une
théorie sous-jacente. La théorie sous-jacente au système grec évoqué ci-dessus est
probablement celle de la supériorité masculine, qui traverse l’histoire jusqu’à nous,
sous des formes plus ou moins subtiles. Cependant, sans classification, même si elle
n’est pas parfaitement explicitée il n’y a pas de pensée scientifique et probablement pas
de pensée du tout. Pour revenir à l’exemple des Grecs, ils cherchent à faire coïncider
leur classification pragmatique avec les apparences et il s’ensuit des interprétations
dont la cohérence réside dans la correspondance avec des axiomatiques. Il en va ainsi
avec les instruments de représentation d’Hérodote et d’Hippocrate. L’aboutissement
presque parfait de ce système a été fourni, d’une manière particulièrement
synthétique, par la science ptoléméenne qui, bien que fausse, n’en a pas moins fort bien
expliqué les apparences. Nos représentations actuelles, dans certains domaines, pour
être moins rudimentaires, ne valent peut-être pas davantage ?
16 Par ce petit détour, je n’ai fait que suggérer ou rappeler comment de nouvelles
manières de représenter surgissent et s’imposent ou au contraire subsistent et se
cristallisent. Les unes s’imposant à long terme et proposant de nouvelles « monnaies
fiduciaires » qui se substituent aux précédentes. Il faut aussi admettre que les
représentations ont la vie de moins en moins longue et, par conséquent, leur
probabilité d’échange varie beaucoup dans le temps court. Il y aurait à inventer une
écologie des représentations qui aurait probablement beaucoup à voir avec l’écologie
de l’esprit, celle-là même définie par Gregory Bateson.
17 Et pourtant, on peut avoir l’impression, malgré la succession ininterrompue de
représentations, que l’histoire s’arrête à chaque représentation à forte probabilité
parce que leurs auteurs se comportent comme si leur discours était unique et définitif.
Je pense qu’on peut dénoncer la tendance, non avouée, des sciences en général et des
sciences humaines en particulier, à tirer un trait sur le passé et à prendre une option
sur le futur car tout système de représentation entretient des rapports pour le moins
ambigus voire paradoxaux avec l’histoire qui le fait naître 8. En effet, dans le même
mouvement, ce type de système nie l’histoire ou proclame sa fin. Le problème n’est pas
négligeable pour les sciences qui se fondent, se développent et se légitiment comme si
elles étaient un aboutissement ultime, alors qu’elles ne sont que des étapes historiques
sur un chemin qui ne finit jamais, qu’il s’agisse des sciences de la nature et a fortiori des
sciences humaines. Encore que, comme l’a expliqué Hans-Georg Gadamer, ce genre
d’illusion soit plus attendu de la part des sciences de la nature que de la part des
sciences humaines, dont l’objet même est fourni par le jeu, sans cesse renouvelé, des
événements ou des relations. On aura beau répéter que les relations sont ubiquistes et
que c’est une notion qui n’est guère utilisable, je répondrai avec naïveté, mais aussi
avec une certaine sûreté que nous ne savons pas bien analyser les relations complexes.
18 Comment, dès lors, ne pas faire l’hypothèse que, pratiquer autrement les sciences
humaines, peut, non seulement, mais probablement dans beaucoup de cas, signifier
inventer de nouvelles représentations ou de nouvelles manières de représenter
l’ensemble des relations ou des territorialités comme je les ai définies. Tous les grands
changements dans les sciences humaines correspondent à des modifications dans les
représentations ou dans les modes de représenter. Un changement de mode de
représenter des réalités, par création d’un nouveau langage quel qu’il soit d’ailleurs,
conduit à une nouvelle représentation dont la déformation cohérente par rapport à une
représentation précédente aura pour conséquence d’engager la pensée dans une
direction différente : changement de représentation, changement de pensée.
19 Penser et classer le réel dans les sciences humaines c’est contribuer à produire des
représentations qui incitent à ouvrir d’autres voies. Est-il utile de dire que beaucoup
des représentations ne font en rien progresser la pensée dans les sciences humaines et
sont plutôt des slogans que des concepts. Le drame des slogans, et Dieu sait s’il y en a
dans les sciences humaines, c’est qu’ils sont répétés à satiété, généralement pour
masquer un terrible vide de la pensée ou faire illusion. Je prendrai l’exemple du « non-
lieu » que Marc Augé a tenté de développer et qui a eu un certain succès chez les
architectes et les géographes pour ne citer que les plus immédiatement intéressés à la
notion. Passons sur l’emprunt du mot au vocabulaire juridique dont les connotations,
au second degré, ont pu momentanément séduire. Le jeu sur les origines abstraites et
les usages concrets n’est pas non plus pour déplaire, en raison du halo associatif qui se
construit autour.
20 Si je peux tomber d’accord, avec Marc Augé, pour penser que la continuité d’une
discipline ne se mesure pas à celle de ses objets car, de fait, les changements qui
surviennent dans la vie sociale en matière de modes de regroupement et de
hiérarchisation induisent de nouveaux objets. En revanche, je m’inscris en faux contre
une certaine manière de créer des concepts qui relèvent d’une « pensée faible ».
Lorsqu’il écrit, par exemple, que « Si un lieu peut se définir comme identitaire,
relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni
comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu » 9. Il est évident que cette
manière de construire la notion ou le concept de non-lieu, au-delà de sa banalité
binaire, n’ajoute rien aux sciences humaines, sinon une éventuelle occasion de
confusion. Dire ensuite que la surmodernité est productrice de non-lieux en évoquant à
ce propos les cliniques où l’on naît, les hôpitaux où l’on meurt, cela ne me semble rien
ajouter à la clarté d’une notion présentée, par ailleurs, comme la « mesure d’une
époque ». Toutes les manières de faire des sciences humaines ne sont pas également
bonnes n’en déplaise à ceux qui pensent que toute notion nouvelle est utile. Dans la
foulée, Augé écrit que le
voyage (celui dont l’ethnologue se méfie au point de le ‘haïr’) construit un rapport
fictif entre regard et paysage. Et, si l’on appelle ‘espace’ la pratique des lieux qui
définit spécifiquement le voyage, il faut encore ajouter qu’il y a des espaces où
l’individu s’éprouve comme spectateur sans que la nature du spectacle lui importe
vraiment. Comme si la position du spectateur constituait l’essentiel du spectacle,
comme si en définitive, le spectateur en position de spectateur était à lui-même son
propre spectacle.
21 Et Augé de conclure par cette phrase :
L’espace du voyageur serait ainsi l’archétype du non-lieu !
22 Cette traversée brillante de funambule est le contraire d’une démonstration. Ce sont
justement sur des constructions de ce genre que l’on juge les sciences humaines. C’est
d’autant plus regrettable que deux pages plus loin, les affirmations précédentes sont
presque récusées lorsqu’il est dit que Chateaubriand, « qui ne cesse de voyager
effectivement, et qui sait voir, mais voit surtout la mort des civilisations, […] ». Cela
pour dire qu’il n’est pas possible de construire, sans risques, n’importe quoi, n’importe
comment. Qu’on ne me comprenne pas mal surtout car je n’ai aucun contentieux avec
Augé, mais pour avoir eu l’occasion de constater les ravages du non-lieu chez les
étudiants et leurs professeurs, en architecture, il m’a semblé utile d’évoquer cet
exemple. Cette notion malheureusement trop utilisée, ne débouche sur aucune
représentation susceptible de remettre en cause quoi que ce soit. En effet, dans sa
définition même, le non-lieu contient sa propre négation puisque, si tout lieu n’est pas
nécessairement identitaire et historique, encore que cela soit à démontrer, il est en tout
cas relationnel car il suffit pour cela qu’il en soit question, ne serait-ce qu’au niveau du
langage et pour cela même, il n’est plus un non-lieu.
23 Je ne veux pas opposer à Marc Augé un contemporain qui aurait apporté quelque chose
de plus significatif que ce qu’il nous a donné avec le non-lieu, mais je pense à une
notion un peu oubliée, et en tout cas insuffisamment reprise, malgré son grand intérêt,
celle de friche sociale (Sozialbrache) du regretté géographe allemand Wolfgang Hartke
qui avait créé avec cette notion une manière de prendre en compte le lieu. Je suis prêt à
convenir qu’il est extrêmement difficile de savoir, quand on croit avoir « inventé » une
notion, un concept, un corpus de description ou encore une théorie, si ce qu’on a
proposé est vraiment novateur et si cela peut conduire à de nouvelles représentations.
C’est pour cette raison, qu’au lieu de prendre dans le champ actuel des cas de
« nouveautés » dont je ne saurais assurer la totale pertinence, je vais faire un saut de
deux siècles en arrière et citer deux hommes qui ont inventé la notion de paysage dans
les sciences de la nature d’une part et dans les sciences de l’homme, avant la lettre,
d’autre part.
24 Je veux parler de Georg Forster et d’Alexander von Humboldt qui ont enrichi, non
seulement notre arsenal conceptuel, mais aussi toute la problématique scientifique de
leur temps.
25 Dans son livre « Reise um die Welt » publié en 1777, mais commencé en1772, Georg
Forster (1754-1794) rendit compte du second voyage de Cook (1772-1775) auquel, bien
que très jeune, il participa avec son père Reinold. Typiquement un homme du XVIII e
siècle, ami et, d’une certaine manière, précepteur d’Humboldt, Georg Forster a
littéralement révolutionné l’appréhension du paysage, sous le double aspect
scientifique et littéraire. Il suffit de prendre la première partie de son livre intitulée
« Abreise-Fahrt von Plymouth nach Madera-Beschreibung dieser Insel » pour se rendre
compte que l’on est en train de construire une représentation nouvelle du voyage et de
ce qu’on voit. La représentation que Forster fait de Madeira est tout empreinte de
connotations scientifiques et artistiques : « Frühe am 29sten wurden wir durch den
malerischen Anblick der Stadt Funchal sehr angenehm überrascht » 10. S’ensuit une
description morphologique et anthropologique de l’île. Aux informations statistiques et
géographiques s’ajoutent des données sur la manière dont les gens de Madère se
nourrissent, de pain et d’oignons, de racines et d’un peu de viande et comment ils
vivent mal. Le vin si célèbre est exporté et ne parvient pas jusqu’aux indigènes.
Die Stadt Santa Cruz auf Madera lag Nachmittags um 6 Uhr gerade vor uns. Hier
sahen wir die Berge von einer Menge tiefer Klüfte und Thäler durchnitten und auf
den Rücken derselben verschiedene Landhaüser, deren überaus anmuthige Lage
zwischen Weinberge und hohen Cypressen, der Gegend und sehr romantisches
Ansehen gab11.
26 Il affinera encore sa méthode dans ses « Ansichten », qui relatent un voyage de trois
mois en 1790, dans le Niederrhein, le Brabant, les Flandres, la Hollande, l’Angleterre et
la France, témoignent d’un regard et d’une capacité de représentation dont Humboldt
fera son profit dans ses œuvres futures. Forster a défini les Ansichten comme une œuvre
dont le motif central est l’union de l’imagination et du bon sens, du sentiment et de la
raison :
Auf unserer kurzen Rheinfahrt haben wir oft mit den Pflanzen und den Steinen am
Ufer gesprochen, und ich versichere Dich, ihre Sprache ist lehrreicher, als die
dicken Bücher, die man über sie geschrieben hat12.
27 Il a véritablement créé les premières représentations paysagistes modernes, celles-là
mêmes qui seront théorisées beaucoup plus tard par la géographie contemporaine. Plus
d’un siècle sépare l’œuvre de Forster de celle de Passarge qui a théorisé pour le compte
de la géographie la « Landschaftskunde ». Le paysage comme construction, comme
réalité seconde par rapport au référent, est dans ce cas la représentation dont la valeur
permet la communication et donc l’échange du réel.
28 On a affaire à une description complète et synthétique avec, comme dira Simmel au
début du XXe siècle, une sorte de Stimmung qui donne à l’ensemble une valeur
représentative tout à fait remarquable. Pour Simmel, la Stimmung est ce qui permet de
créer une unité qui définit la représentation paysagiste. La Stimmung est celle de
l’artiste qui accomplit cet acte de mise en forme par le voir et le sentir avec une telle
énergie, qu’il va complètement absorber la substance donnée de la nature, et la recréer
à neuf comme par lui-même; tandis que nous autres, nous restons davantage liés à cette
substance, et en conséquence nous gardons toujours l’habitude de percevoir tel
élément et tel autre, là où l’artiste en réalité ne voit et ne crée que le paysage 13. Cela
signifie que le paysage au sens de la représentation in visu dépend du sujet et que par
conséquent, il restitue la relation entretenue avec la réalité matérielle, telle qu’elle lui
est apparue au moment où il a cherché à dénouer le rapport à l’aide d’un langage.
29 En ce qui concerne Humboldt, il a été le grand continuateur de la méthode paysagiste
de Forster auquel il reprendra le terme Ansichten :
Une autre jouissance est celle que produit le caractère individuel du paysage, la
configuration de la surface du globe dans une région déterminée 14.
30 Pour me faire encore mieux comprendre, je prendrai le cas rapporté par Hans
Blumenberg dans « Die Lesbarkeit der Welt »15 à propos d’Alexander von Humboldt
(1869-1859). Avant de revenir en Europe, en 1804, après son fameux voyage en
Amérique équinoxiale, il a donné une conférence à Philadelphie à l’issue de laquelle, le
secrétaire de la Philosophical Society lui aurait dit : « Ainsi vous allez repartir avec
l’Amérique dans votre poche ! » La remarque est extraordinaire car, brusquement, la
représentation prenait plus d’importance que la réalité qui l’avait permise ! Dans cette
perspective, la représentation devient, au premier degré, une monnaie fiduciaire. Il y
avait en germe, dans cette observation faite à Humboldt, quand bien même celui qui l’a
faite n’en a pas compris la portée réelle, l’idée de la représentation comme valeur
d’échange symbolique.
31 En fait, Humboldt a créé le signe qui pouvait s’échanger contre la réalité et surtout qui
donnait à penser autrement la réalité. Il a révélé dans la nature américaine ce que
personne n’avait pensé avant lui. Il a ainsi contribué, par les représentations qu’il a
construites, à expliciter ce qui était dissimulé et ce qui devait être pensé, Pour le dire
autrement, à la manière de Heidegger, on peut dire qu’il a pensé ce qui n’avait pas
encore été pensé. Effectivement, Humboldt donnait à penser, dans la réalité
américaine, ce qui n’avait pas encore été pensé et qu’ils auraient dû penser. Cela ne
concerne d’ailleurs pas que les représentations paysagistes, mais aussi les réalités
anthropologiques, comme celles de l’esclavage, analysées, à Cuba, par Humboldt.
32 Dans le cas de l’esclavage, Humboldt a donné à penser, non pas seulement en termes
éthiques, comme cela avait déjà été fait longtemps avant lui, mais en termes
économiques, en montrant à ceux qui recouraient à la main-d’œuvre servile qu’ils
gagnaient moins d’argent que s’ils avaient employé de la main-d’œuvre libre et salariée.
A ma connaissance, c’est une des premières études quantitatives dans le domaine des
sciences humaines.
33 Qu’appelle-t-on des apports nouveaux en sciences humaines ? Pas seulement l’inouï,
l’inédit ou le jamais vu, mais ce qui de la réalité, une fois révélé, donne à penser
autrement ou d’une manière inhabituelle. C’est toujours la même grande question du
réel qui se cache, se dissimule et finalement se dérobe. C’est probablement ce que veut
dire Heidegger lorsqu’il écrit « ce qui donne le plus à penser dans notre temps qui
donne à penser est que nous ne pensons pas encore »16. Nous ne pensons pas encore
parce que ce que nous devrions penser se dérobe ou se cache. Je ne veux pas prétendre
que les sciences humaines s’occupent d’une réalité qui ne se voit pas, mais d’une réalité
qui n’est pas facilement appréhendable parce qu’elle est justement relationnelle. Le
verbe « voir » est probablement mal choisi car il ne s’agit pas de ce que voit l’œil, mais
de ce qu’appréhende l’esprit qui construit.
34 Je voudrais prendre encore un exemple de cette description du « non visible ». Dans son
dernier ouvrage, « L’altra Venezia », Predrag Matvejevic, a affronté l’impossible qui
consiste à dire Venise. Pour être certain d’y parvenir, il s’invente une « histoire » :
Arrivando una prima, una seconda e poi non so quale altra volta, ho capito
l’avvertimento di un saggio dell’Oriente (non ricordo più in quale porto lo
incontrai, probabilmente presso Trieste, a Muggia : Non descrivere i posti per i
quali molti dono passati prima di te; qualcuno lo ha già fatto, e forse meglio.
Venezia è stata rappresentata innumerevoli volte, con la penna e con il pennello. È
diventata un luogo comune diffida dei luoghi communi, stanne lontano !, mi disse
anche il saggio, accomiatandosi. Che cosa si può aggiungere alla storia di questa
città che la storia giä non conosca ?17
35 Dans cette œuvre, « L’altra Venezia », Matvejevic donne une représentation, mise à
part celle proprement dite d’une certaine Venise, qui donne à voir et à penser la réalité
relationnelle dans laquelle a évolué et évolue l’auteur. Cette forme d’anthropologie
personnelle constitue un document pour l’anthropologie scientifique. Matvejevic a
affronté là une autre manière de faire des sciences humaines. L’intérêt réside dans le
fait que si du point de vue matériel et morphologique, Venise a naturellement évolué
au fil des siècles, l’évolution a, cependant, été suffisamment lente, pour qu’on puisse
encore avoir l’impression que l’on regarde la même ville que Barrès, qui ne fut pas
tendre à son endroit ou que Wagner, qui y mourut, ou encore que Foscolo qui s’en exila
ou Vivaldi qui lui donna un patrimoine musical inestimable. Quand bien même l’objet-
Venise sur lequel ces hommes posèrent leur regard ne fut pas très différent pour les
uns et les autres, la nature de leur regard fut très différente et les relations qu’ils
entretinrent avec la ville également peu comparables. L’objet est bien visible et
toujours là, mais la réalité relationnelle est complètement modifiée et c’est celle-là qu’il
faut savoir analyser.
36 Il est loisible alors de comprendre pourquoi la réalité est ce qui ne se voit pas et ce qui
ne se voit pas est justement ce qui doit être pensé. C’est l’un des problèmes des sciences
humaines qui a beaucoup à voir avec la représentation.
37 En effet, la relation ne peut devenir objet de recherche qu’au terme d’une construction
qui débouche sur une représentation. Dans le cas de Venise, particulièrement suggestif,
c’est moins la réalité matérielle qui est en cause, même si elle a changé, et nul ne
saurait le nier, que la réalité relationnelle qu’il faut expliciter. Dès lors qu’il y a une
relative permanence du décor, il faut renoncer à cette facilité de la morphologie et de la
matière. Il faut se demander ce qu’on « représente » quand on représente Venise. La
réponse n’est pas aisée, mais je crois qu’il est loisible d’affirmer que l’on représente une
territorialité, prise dans une historicité dont les termes se sont modifiés fréquemment.
On pourrait, à nouveau, évoquer la Stimmung de Simmel :
La conscience doit avoir, au-delà des éléments, un nouvel ensemble, une nouvelle
unité, non liée aux significations particulières des premiers ni composés de leur
somme mécaniquement pour que commence le paysage.
Notre regard peut réunir les éléments du paysage en les groupant soit d’une façon
soit d’une autre, il peut déplacer les accents parmi eux de bien des manières, ou
encore faire varier le centre et les limites. Mais la figure de l’homme détermine par
elle-même tout cela, elle effectue par ses propres forces la synthèse autour de son
propre centre, et ainsi se délimite sans équivoque18.
38 La représentation des rapports aux êtres et aux choses a marqué toute l’histoire des
sciences humaines. Pourtant, il me semble, aujourd’hui, que s’effectue de plus en plus
un déplacement vers les relations à soi et à l’intensification de soi. C’est-à-dire que l’on
passe de la description à l’autodescription. Avec tous les auteurs cités, on a affaire à des
descriptions qui n’ignorent pas le rapport à soi et pour cause puisque c’est dans ce
rapport-là qu’il y a, avant toute autre opération, dépliage d’une autre manière de
classer et de penser. Malgré cela, on est en train de changer de registre. En effet, on a
tendance à chercher dans la pensée active du penseur lui-même le fondement de toute
représentation19. C’est une transformation lourde dans notre société puisqu’on tend à
privilégier la relation à soi. Cela dit, il ne faut pas considérer cette transformation
comme une décadence ou une perversion à moins de ne voir dans le changement
qu’une régression.
39 Lorsque nous nous considérons comme une forme de propriété privée et de capital et,
qu’en conséquence, nous pouvons faire de nous ce que nous voulons alors nous
cherchons à nous investir dans des projets pour penser à notre guise, l’argent devient
la chose la plus importante car c’est à travers lui que nous virons vers l’être soi-même
et le penser soi-même. Dans ces conditions : « le monde est tout ce avec quoi nous
menons des expériences jusqu’à la fracture »20. Que cherche-t-on dans le monde
contemporain ? Sloterdijk déclare : « On peut résumer ce phénomène en une formule :
conservation de soi plus expérimentation sur soi égale intensification de soi-même »,
mais « La volonté d’auto-intensification a coupé la laisse autoconservatrice, on exige en
retour une sorte de droit à l’auto-extinction »21. Cela concerne une partie de la société
occidentale au sens large, celle-là même qui vit dans les villes, mais même si c’est la
majorité de la population de l’Occident, ce n’est pas celle de la majorité du monde qui
vit dans une bataille perpétuelle pour survivre et qui doit affronter les souffrances les
plus épouvantables.
40 Autrement dit, d’un côté on s’inflige des souffrances comme on le faisait sous l’emprise
d’une certaine mystique médiévale mais avec des objectifs tout à fait différents et de
l’autre, on lutte contre la souffrance imposée par des circonstances de rareté et de
frugalité qui ne sont pas maîtrisées. D’un côté, la souffrance fait toucher les limites
supérieures d’une éventuelle jouissance, et de l’autre elle fait éprouver les limites de la
dégradation par la souffrance.
41 J’en viens à me demander si la souffrance ne pourrait pas être à l’origine d’un nouveau
cogito dont nous n’avons encore rien ou presque rien exploré et qui donnerait à penser
la souffrance.
42 Les sciences humaines n’ont probablement pas exploré ce domaine immense de la
souffrance qui remplit la fracture dont parle Sloterdijk. La souffrance est une charnière
qui articule l’homme fracturé. Elle n’est d’ailleurs pas un concept philosophique ni non
plus scientifique, comme la douleur dont Kant parle dans son Anthropologie. Cela dit, si
la douleur n’est qu’une partie de l’ensemble souffrance et celle-là ne sature pas celle-ci.
43 Dans notre monde contemporain, la souffrance est celle de l’homme humilié par la
violence qui lui est faite à travers les conditions d’existence. La mesure de l’indice de
développement humain, qui naturellement fait partie de l’arsenal des moyens actuels
pour mesurer le « mouvement vers le bien et le bon », constitue l’instrument
statistique le plus efficace pour dissimuler la souffrance réelle de centaines de millions
de personnes qui sont analphabètes et malades, qui ont faim et soif, mais dont la
souffrance n’est même pas l’objet d’une réflexion. Il est beaucoup question des moyens
à mettre en œuvre, mais il n’est jamais question de la souffrance actuelle éprouvée par
cette fraction de l’humanité.
44 Dès lors on se trouve, apparemment, démuni pour penser la souffrance. En fait, on ne
l’est pas car la souffrance est présente dans toutes les relations dissymétriques que les
hommes entretiennent entre eux et avec les choses. Dès lors qu’elle est éprouvée par
tous, commune à tous, ubiquiste en quelque sorte, on doit s’étonner de notre incapacité
à la penser car, par son ambivalence, elle sert tout autant à s’éprouver soi-même qu’à
éprouver l’autre.
45 La souffrance n’est pas, explicitement, objet des sciences humaines même si elle est
récupérée à travers une quantité de thématique. Elle est une notion qui n’a pas
déclenché d’analyses dans les sciences humaines. En revanche et c’est là que cela
51 On peut se demander si nous ne sommes pas dans une nouvelle forme de nihilisme,
pour n’avoir pas compris que seule la souffrance explicitée pourrait contribuer à
revaloriser nos représentations.
52 C’est une manière de rapport au temps qui est en cause. Nous ne sommes pas plus là
pour arrêter le temps que pour l’accélérer. Il est urgent de modifier notre conception
des catégories vidées de leur contenu. C’est un énorme et terrible problème qui
interpelle les sciences humaines. En effet, les représentations qu’elles donnent de la
réalité n’intègrent pas la souffrance du monde et par conséquent ce monde n’a rien à
faire de sciences qui ne prennent pas en compte ses problèmes. La monnaie fiduciaire,
mise en circulation par les sciences humaines est dans beaucoup de cas, non
significative pour être échangée contre la réalité car l’essentiel de celle-ci n’est pas
restituée. La souffrance est la seule chose que nous avons tous en commun et que nous
devons bon gré mal gré partager.
53 Qui a compris que Kafka annonçait, dans « La colonie pénitentiaire », les formes de
souffrance les plus terribles de l’histoire du XXe siècle ? A part quelques poètes,
personne n’a compris le sens de sa nouvelle. Qui a compris qu’Italo Calvino, dans
« Marcovaldo », anticipait la souffrance des immigrés dans la ville et qui a compris qu’il
annonçait la décomposition du monde dans « Les villes invisibles » ?
54 Il y une liaison, souvent étroite, entre le réel non encore pensé, parce que non compris
et l’imaginaire dévoilé, mais privé de racines. Et si les sciences humaines contribuaient
à dévoiler ce qui est à penser, mais qui n’est encore qu’en filigrane dans les
représentations de l’imaginaire et que l’on qualifie habituellement de non scientifique ?
Aujourd’hui, on dirait que les sciences humaines obéissent à une spatialité dont les
deux pôles sont l’explication et la dénonciation. On explique ou l’on dénonce, mais il ne
semble pas que l’on puisse expliquer et dénoncer tout à la fois. Et pourtant ce qui
étrange c’est qu’il n’y a pas étymologiquement parlant une grande différence entre les
deux verbes : expliquer c’est sortir des plis et c’est comprendre qu’une sphère puisse
n’être rien d’autre qu’une feuille plane à l’origine avant d’avoir été chiffonnée ou
torturée; dénoncer c’est faire savoir, c’est déclarer, voire proclamer. Ce sont des verbes
voisins qui entretiennent des relations de voisinage et de recoupement. Il est vrai, bien
sûr que l’on peut dénoncer sans expliquer et réciproquement. De toute manière dans
les deux cas, on se réfère à une éthique qu’elle soit implicite ou explicite d’ailleurs.
Seule une machine, peut-être, peut faire l’économie d’une éthique. Quel est le
fondement de toute éthique ? Elle se résout dans la légitimation ou la non-légitimation
de la souffrance ?
55 Ce problème de la souffrance est au cœur des sciences humaines, mais il n’est jamais
abordé en tant que tel. En d’autres termes, la souffrance n’est pas encore pensée. La
souffrance donne à penser, mais sans être saisie comme objet à penser. Elle est dans
toutes les relations, mais nous réussissons à la mettre de côté, sans la traiter…
56 Les fonctions des sciences humaines dans nos sociétés sont assez nombreuses, surtout
quand on les utilise dans une perspective d’ingénierie sociale pour réguler, atténuer,
corriger, etc. Il est pourtant un rôle, plus qu’une fonction, qu’elles doivent assumer
c’est celui d’aider à penser ce qui n’est pas encore pensé parce que dissimulé ou occulté,
volontairement ou non. J’ai le très net sentiment, mais ce n’est qu’un sentiment, que les
organismes de recherche en matière de sciences humaines n’aiment pas trop financer
ce qui donne à penser.
NOTES
1. Cf. Karl Popper, Tutta la vita è risolvere problemi. Testo tedesco a fronte. Milano, 2001.
2. Wilhelm Dilthey, Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften, Frankfurt am
Main, 1970, p. 89.
3. Ibid. p. 99.
4. Cf. Luis Prieto, Pertinence et pratique, essai de sémiologie, Paris, 1975.
5. Ferdinand de Saussure, Ecrits de linguistique générale, Paris, 2002, p. 40.
6. Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Paris 2000, p. 33.
7. Maria Michela Sassi, La scienza dell’uomo nella Grecia antica, Torino 1988, p. 39 e sq.
8. Claude Raffestin, Dario Lopreno, Yvon Pasteur, Géopolitique et histoire, Lausanne, 1995, p. 5.
9. Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une Anthropologie de la surmodernité, Paris, 1992, p. 100.
10. Georg Forster, Werke in vier Bänden, Reise um die Welt, I. Band, Insel Verlag, Frankfurt am Main,
1967,p. 49.
11. Ibid.
12. Georg Forster,Werke in vier Bänden, Ansichten vom Niederrhein, 2. Band, Insel Verlag, Frankfurt
am Main, p. 392.
13. Georg Simmel, La tragédie de la culture, Paris 1988, p.229-243.
14. Alexander von Humboldt, Cosmos, Essai d’une description physique du monde, t. 1, Gide & Cie,
Paris, 1846, p. 5.
15. Hans Blumenberg, Die Lesbarkeit der Welt, Suurkamp, Frankfurt am Main, 1986.
16. Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?PUF, Paris, 1983, p. 24.
17. Predrag Matvejevic, L’altra Venezia, Milano 2003, p. 9.
AUTEUR
CLAUDE RAFFESTIN
Professeur honoraire
Université de Genève
1 La posture réflexive à laquelle invite toute discussion sur le mode de production des
connaissances en sciences sociales n’est pas aisée à tenir. L’un des arguments les plus
classiques qui explique ce nécessaire inconfort tient à la place singulière qu’occupe le
sociologue dans le champ d’observation. L’effort qu’exige une investigation
sociologique sur la sociologie peut se teinter de toutes les couleurs de l’objectivation, le
discours n’en demeure pas moins « situé ». Qu’il ait été travaillé dans des perspectives
adorniennes, kuhniennes, foucaldiennes…, ce constat presque trivial n’a cessé de
provoquer l’ire de tous ceux qui ont cru déceler dans une telle assertion un parti pris
nécessairement anti-rationaliste. Les faiblesses du schéma ont été alors dénoncées de
multiples manières pour condamner, pêle-mêle, un relativisme destructeur, une
infalsifiabilité douteuse sur le plan épistémologique, une construction intrinsèquement
aporétique, etc. Sans revenir dans le détail d’un débat ancien, récurrent et riche parfois
de rebondissements originaux, il convient peut-être de rappeler que la critique
n’émane pas toujours de là où on l’attend spontanément. C’est ainsi qu’E. Durkheim,
pourtant couramment et abusivement taxé de « sociologiste », a consacré un cours
entier en 1913-14 à défendre pied à pied une théorie rationaliste de la science en
opposition à un pragmatisme qui se complaît à la dénonciation de l’arbitraire
conceptuel et qui débouche surtout sur une forme d’utilitarisme logique qui pose
problème à ceux qui ne se satisfont pas de l’attitude méthodologique « bon enfant »
prônée par exemple par W. James. Pour faire tenir ensemble exigence rationaliste et
point de vue sociologique sur la science, E. Durkheim conclut son cours de la façon
suivante :
la vérité est une norme pour la pensée comme l’idéal moral est une norme pour la
conduite (1955, p. 197).
2 Cette remarque introductive n’a pour autre ambition que de rappeler que, si périlleuse
puisse-t-elle paraître, la posture réflexive ne condamne pas d’emblée au nihilisme ou à
nous sommes devenus conscients, au moins d’une façon très générale, que le
philosopher humain et ses résultats n’ont nullement dans l’ensemble de l’existence
humaine la simple signification d’un but culturel privé, ou limité d’une façon ou
d’une autre. Nous sommes donc – comment pourrions-nous l’oublier ? – les
Fonctionnaires de l’Humanité (Husserl, 1976, p. 23).
7 Le problème est on ne peut mieux posé. Pour E. Husserl, seule la phénoménologie peut
rompre avec l’attitude naïve et faussement objective si caractéristique des sciences
européennes et cela au profit d’une attitude rigoureusement contemplative qui sait
dissocier la connaissance de l’intérêt. L’auto-réflexion transcendantale est le garant
d’une théorie pure : le philosophe doit son attitude théorique à une conversion qui
l’affranchit des multiples « ondes fugitives » qui secouent notre monde.
8 L’intérêt de la position que défend J. Habermas est de ne pas opposer ceux qui, d’un
côté, seraient capables de produire une théorie pure à tous ceux, objectivistes naïfs, qui
ignoreraient la puissance des intérêts qui commandent la production de leur
connaissance. Dans une tradition typiquement allemande, J. Habermas divise le champ
des savoirs en trois registres de connaissances et y associe autant d’intérêts de
connaissance spécifiques. Le triptyque est suffisamment connu pour que l’on n’y
consacre pas moult commentaires. D’un mot, rappelons simplement que J. Habermas
distingue les sciences empirico-analytiques dont l’intérêt est d’ordre technique, les
sciences historico-herméneutiques dont l’intérêt est pratique et, enfin, les sciences
praxéologiques et critiques dont l’intérêt est émancipatoire. Il peut paraître paradoxal
de mobiliser ce modèle triadique de la connaissance dans la mesure où, dans la pensée
du J. Habermas d’aujourd’hui, celui-ci est non seulement daté mais il souffre de
plusieurs lacunes sur lesquelles je reviendrai en conclusion. La question du travail qui
sert de fil directeur est par ailleurs peu traitée, à quelques exceptions près, dans
l’œuvre habermassienne. La raison en est simple. Selon J. Habermas,
on ne saurait penser un ‘véritable’ agir communicationnel dans les activités
soumises au système économique. Interaction et travail s’opposent, la pensée des
interactions sociales devant se substituer au primat marxiste accordé au travail
(Zarifian, 1999, p. 164).
9 En dépit d’une telle option, le modèle épistémologique forgé en 1965 me paraît
doublement pertinent. Il offre d’abord un cadre heuristique pour poser à nouveaux
frais le problème lancinant des intérêts de connaissance. La sociologie du travail des
années 1960 (période pendant laquelle J. Habermas compose son propre texte)
correspond assez bien ensuite à l’idéal-type des sciences praxéologiques fabriqué par le
sociologue de Francfort. Il n’est donc pas illégitime de poser la question du
positionnement actuel de cette spécialité, voire de la sociologie en règle générale, dans
l’espace des intérêts de connaissance dessiné par J. Habermas 1.
(être ou chose en question) dont la construction passe non par la permanence mais par
l’altérité. La question que pose alors P. Ricœur est la suivante :
l’ipséité du soi implique-t-elle une forme de permanence dans le temps qui ne soit
pas réductible à la détermination d’un substrat, même au sens relationnel que Kant
a assigné à la catégorie de substance, bref, une forme de permanence dans le temps
qui ne soit pas simplement le schème de la catégorie de substance ? (Ricœur, 1990,
p. 143).
16 Les positions tenues par P. Ricœur ne recouvrent pas exactement, loin s’en faut, celles
défendues par les sociologues qui trouvent eux aussi dans la rationalisation narrative
une vertu heuristique pour appréhender ce qu’être soi peut signifier (Bertaux, 1997;
Demazière, Dubar, 1997; Ferrarotti, 1983…)5. Mais elles indiquent clairement les
données d’un problème qui continue de faire couler l’encre en abondance.
17 Aussi, bien que l’épistémologie qui sous-tend les sociologies des récits n’épouse pas
étroitement les formes du moule historico-herméneutique, l’on peut mesurer avec
intérêt toute la distance avec la tradition néo-proudhonienne et néo-marxiste qui a
longtemps prévalu en sociologie du travail. Cette dernière a toujours incité à la
défiance à l’encontre du discours des acteurs et à toute tentative de questionnement
sur les modes de construction et de représentation du Soi. Est-ce le prix à payer pour
une rupture qui ne s’achève pas pour autant aux confins de l’herméneutique ? Toujours
est-il qu’il est ici également de nombreux angles morts qu’éclairent difficilement les
promoteurs des diverses « méthodes » disponibles sur le marché des récits de vie :
chausse-trappe de l’illusion biographique, articulation problématique entre
exploitation d’un entretien isolé et construction de types, hypertrophie du contenu de
l’entretien aux dépens des conditions d’énonciation du discours produit par l’enquêté,
etc. Mais qu’importe. Notons simplement pour clore ce point que si le retour du Sujet
en sociologie est aussi multiforme qu’ambigu, l’un de ses effets, et non des moindres,
est d’avoir donné à la parole et au récit des lettres de noblesse sociologiques que lui
contestent toujours ceux qui, nourris au lait de l’épistémologie poppérienne,
s’évertuent à produire une improbable science positive du travail et de l’emploi.
18 Il est temps d’aborder maintenant le dernier des espaces épistémologiques au sein
duquel J. Habermas rangeait naguère les sciences sociales. Comme je l’ai déjà suggéré,
la sociologie du travail des années 1960 et 70 partage de nombreux points communs
avec les sciences praxéologiques et critiques, à commencer par ce souci d’œuvrer en
faveur d’une émancipation collective des groupes dominés. Cette sociologie a
longtemps focalisé son attention sur ce qu’elle considérait comme le noyau dur du
monde de l’exploitation, à savoir l’atelier des grandes entreprises industrielles. Parmi
les multiples caractéristiques de cette approche du travail, je retiens deux traits
singuliers qui, au tournant des années 1960 et 70, participent directement de cet intérêt
de l’émancipation. L’usage presque banal mais parfois confus de la notion d’aliénation
tout d’abord : cette façon de lire le travail au prisme de la domination était avant tout
au service de la dénonciation des méfaits de la division du travail dont le taylorisme
représentait l’incarnation la plus parfaite et donc la plus abhorrée. Le second trait est
cette croyance, qui nous paraît naïve aujourd’hui, dans les vertus émancipatrices des
« nouvelles » technologies. Les espoirs fondés par S. Mallet (1963) dans la « nouvelle »
classe ouvrière présente dans les secteurs les plus avancés du moment (électronique et
électromécanique, pétrole, énergie électrique) en disent long sur cette volonté
d’émancipation collective dont la sociologie du travail est à la fois le vecteur et l’écho.
19 Je ne pense pas trahir celles et ceux qui se reconnaissent toujours de cette filiation
« critique » en caractérisant doublement leur posture et leurs travaux. Il s’agit, en
premier lieu, de maintenir ferme la priorité donnée à l’analyse de l’action et de la
situation de travail. Forte d’une réelle volonté d’accumuler le matériau empirique, la
démarche mène toujours vers l’atelier avec cette interrogation majeure plantée au
cœur de la problématique des recherches : le post-taylorisme n’est-il pas en fait qu’une
simple réduplication de son prédécesseur immédiat et ne faut-il pas apercevoir là une
nouvelle ruse de la raison capitaliste ? Les réponses proposées sont en général plus
subtiles que ne le laisse penser l’énoncé grossier que je viens de présenter. Certains
soulignent ainsi le caractère asynchrone de la modernisation des entreprises (Linhart,
1994), d’autres pointent la pluralité des modèles nationaux de post-taylorisme (Durand,
Stewart, Castillo, 1998), etc. Dans tous les cas cependant c’est toujours au nom de la
distance critique et de la défense des intérêts des dominés que ces sociologues du
travail ont vivement réagi à l’encontre de la sociologie de l’entreprise qui émerge au
cours des années 1980. Cette dernière échappe effectivement aux canons classiques de
la sociologie du travail en ce que son programme vise avant tout à reconnaître en
l’entreprise non pas simplement un foyer opaque où brûle le feu de l’exploitation et de
la domination mais une véritable institution au sens sociologique fort du terme 6.
20 Au terme de la première étape qui vient d’être franchie, la conclusion qui s’impose est
la suivante : dans un champs de connaissances où les enjeux d’émancipation ont été
maintes fois soulignés, la grille de lecture épistémologique habermassienne échoue
quand il s’agit de rendre raison de la multiplicité des approches du travail
d’aujourd’hui. Il est deux façons de tirer parti d’un tel constat. La première invite à
regretter amèrement que, pour des raisons qu’il importe peu d’examiner ici, les
sciences sociales aient majoritairement déserté le registre critique et praxéologique.
Une seconde interprétation, beaucoup plus pertinente à mes yeux, consiste à
interpréter cet éclatement des intérêts de connaissance comme l’expression
symptomatique d’un débat qui n’en finit pas de travailler la sociologie et les disciplines
qui lui sont proches : celui des modes d’institution du social.
suggérer plus exactement que deux basculements méritent une mention particulière :
celui de l’enrôlement axiologique en premier lieu, celui de la contractualisation du
social en second lieu7.
27 Le premier basculement d’importance a trait aux modes de mobilisation par et dans
l’entreprise. Si l’on suit R. Sainsaulieu et D. Segrestin (1986), qui ont été les premiers à
précipiter la discussion en ce sens, plusieurs facteurs auraient été propices à l’érection
de l’entreprise comme institution centrale du social : la montée en puissance du souci
économique, la « détaylorisation », des mobilités professionnelles contrariées par un
chômage de masse, une mobilisation des salariés en faveur de l’emploi et de leur
entreprise et, last but not least, la promotion de la culture comme outil de management.
Cette nouvelle option managériale qui consiste à mobiliser par les croyances et les
convictions n’est guère surprenante en une période où l’on découvre les limites d’un
taylorisme débridé et où l’on s’aperçoit que l’entreprise est non seulement une
organisation productive mais également un système à la fois culturel, symbolique et
imaginaire (Enriquez, 1990). Dès lors que la mobilisation productive cesse de
fonctionner sur les bases de la discipline et du respect des consignes pour laisser place
à l’innovation et à l’initiative, l’intégration se dépouille de sa dimension
instrumentaliste au profit de l’enrôlement axiologique. L’authenticité, la créativité,
l’autonomie, la responsabilité… prennent statut d’injonctions qui peuvent d’autant plus
aisément faire mouche qu’elles s’adressent à des salariés dotés d’un capital culturel peu
comparable à celui de leurs alter ego d’hier. Ces invitations cachent mal, cependant,
nombre de contradictions : exigence d’un contact plus personnel avec le public ou la
clientèle mais évaluation des performances toujours calée sur des normes
quantitatives, appel à l’innovation constante mais absence de moyens et de
reconnaissance pour transformer le travail, réorganisation des activités sous couvert
de polyvalence et durcissement en fait des vieilles pratiques tayloriennes, gestion
asynchrone du changement (plus de participation formelle) mais maintien de la
division du travail…
28 L’autocontrôle est, de ce point de vue, une illustration plus qu’exemplaire. Développée
au cours de ces dernières années au sein de l’industrie automobile, le principe de base
d’une telle pratique est l’attribution de la responsabilité du contrôle qualité à tous les
opérateurs présents sur le process de production. Les ouvriers sont ainsi sollicités pour
détecter et signaler immédiatement les défaillances du produit (principe de traçabilité)
et cela afin que les retouches soient effectuées en temps réel. Le problème est qu’il
s’agit d’une « responsabilité sous surveillance, menaçante, objet d’un encadrement
strict » (Rot, 1998, p. 11). L’organisation souhaite garder la mémoire des incidents pour
mieux s’en prémunir et, le cas échéant, repérer les coupables a posteriori. Ce faisant, elle
oblige le groupe à « visibiliser » et à formaliser les fautes commises. Or, il n’est jamais
simple de départager les responsabilités. Conséquence : les ouvriers contournent
volontiers la règle formelle et
font leurs déclarations en empruntant des canaux informels d’action. De ce fait, ils
rendent compte de leurs actes et tentent d’y remédier mais par des voies non
institutionnelles. Ce compromis leur permet de se protéger tout en assurant la
qualité (ibid., p. 19).
29 Fondée sur un enrôlement de type axiologique, cette responsabilisation des acteurs
productifs est devenue pratique courante au sein des entreprises. Outre les nombreuses
tensions et contradictions qu’elle produit, elle s’accompagne fort logiquement d’une
reconfiguration des relations de travail qui, au modèle de la domination formelle,
Il ne s’agit pas là de simples jeux de mots mais de réels maux du Je. Le monde et le mode
de vie des salariés ne sont plus structurés, du point de vue de leur avenir probable, par
ces continuums de positions sociales constitutifs de la société salariale ou encore par
ces maillages de postes et d’emplois qui servaient à ordonner les marchés internes du
travail. A l’heure d’une flexibilité tous azimuts, les parcours dans l’emploi sont devenus
chaotiques et incertains. La conséquence en est un bouleversement complet du sens à
accorder à la notion de destin social :
ce qui était le produit de déterminations sociales devient objet de choix et
d’élaboration personnelle. Non seulement on peut, mais on doit aussi prendre des
décisions ayant trait à la formation, au lieu d’habitation, au conjoint, au nombre
d’enfants, etc. et toutes les sous-décisions s’y rattachent. Même dans les cas où le
terme ‘décisions’ est excessif parce que l’on ne dispose pas d’alternative, l’individu
doit ‘assumer’ les conséquences des décisions qu’il n’a pas prises (Beck, 2001, p.
290).
36 L’identité professionnelle « taylorienne » se construisait par ailleurs sur fond
d’opposition « verticale » entre salarié et employeur et par l’entremise d’une gestion
collective des conflits et des négociations. Avec les nouvelles rationalisations
institutionnelles du travail – et notamment cette novation que constitue la relation de
service – la prime est donnée à l’interaction avec le client, avec ses pairs, avec sa
hiérarchie immédiate…, autant de sources potentielles de reconnaissance mais aussi
d’ignorance et de mépris. Nul n’ignore en effet que
pour (se faire) coopter, séduire, pour se connecter, pour contractualiser, négocier,
communiquer, il faut pouvoir assurer une bonne présentation de soi-même, savoir
faire des concessions, s’ajuster à des milieux culturels changeants… (De Munck,
2000, p. 36).
37 Tel est loin d’être le cas de tous ceux à qui l’on demande aujourd’hui d’être les acteurs
responsables de leur travail, de leur carrière, de leur retraite... C’est pourquoi la
pression croissante du marché et celle, conjointe, de collectifs de travail de plus en plus
interdépendants sont aussi au fondement du mal-être au travail ressenti par une partie
de la population salariée. Teinté d’humiliations et d’offenses diverses (iniquités, peur,
dépendance…), ce mal-être correspond bien à cette forme de mépris décrite par A.
Honneth (2000) qui, aux côtés des violences physiques et des privations de droit, porte
atteinte au Soi8. Il n’est pas incongru au total d’affirmer que la rationalisation réflexive
est un facteur de dépendance accru à l’égard du marché en particulier et des
institutions (formation, entreprise, consommation…) en général, non une grande
transformation qui signerait le retrait de ces dernières hors de nos horizons de
pratiques et d’intelligibilité9.
V. Politique du sens
38 Venant de toucher du doigt l’une des conséquences les plus pathogènes de la
modernisation réflexive appliquée au champ du travail, je peux faire retour maintenant
sur la question initiale posée en introduction à cette contribution : pour réfléchir sur le
devenir des sciences sociales, les intérêts de connaissance tels qu’ils ont été formalisés
par la tradition allemande, et plus encore par la théorie critique, sont-ils toujours d’un
grand secours ? A cette question, deux éléments de réponse ont été apportés. A
l’examen d’un cas singulier – celui des sciences sociales du travail – il apparaît d’abord
que, pour des raisons qui tiennent autant à la dynamique des champs académiques
qu’aux transformations structurelles des systèmes productifs, ces sciences
revendiquent, au prix de l’éclatement intellectuel, l’occupation des trois registres
épistémologiques distingués par J. Habermas. Deuxième élément de réponse : dans tous
les cas de figure, la question de l’institution du social se pose avec vigueur et, avec elle,
celle des fondements et des implications de la modernisation réflexive. Un rapide
tableau des transformations majeures de ces deux dernières décennies convainc par
ailleurs que, dans le champ du travail en tous les cas, l’on assiste moins à une
dégénérescence institutionnelle qu’à une série d’évolutions tranchées aux accents
parfois contradictoires : autonomie et dépendance accrues, rôle croissant de
l’enrôlement axiologique, décentralisation et procéduralisation des régulations, surplus
d’autonomie mais aussi fragilisation du lien social au risque du mépris et de la
souffrance…
39 Quelles conclusions tirer, in fine, de ce détour par la modernisation réflexive ? La
première invite à réviser le schéma habermassien qui a servi de support à la présente
réflexion. On trouve, chez J. Habermas lui-même, des objections aussi intéressantes que
déterminantes. Dans la postface de 1973 de Connaissance et intérêt, J. Habermas
reconnaît d’abord l’ambiguïté du concept idéaliste d’« autoréflexion ». Il ne suffit pas
de produire du savoir pour émanciper les individus et les sociétés des contraintes qu’ils
s’infligent eux-mêmes. L’idée a gagné du terrain aujourd’hui :
la thèse, selon laquelle une meilleure connaissance de la vie sociale (même si cette
connaissance est aussi empirique que possible) équivaut à un meilleur contrôle de
notre destinée, est fausse. Elle est valable (et cela est démontrable) pour le monde
physique, mais pas dans l’univers des phénomènes sociaux (Giddens, 1994, p. 50).
40 J. Habermas est conscient, par ailleurs, de l’imprécision des étalons de mesure à l’aune
desquels il est possible de mesurer la « fausse conscience ». En témoignent, de fait, les
multiples apories rencontrées par la sociologie lorsque cette dernière a tenté, au cours
des années 1960, de mesurer objectivement les formes et les niveaux d’aliénation au
travail. Dans un texte récent, J. Habermas ajoute que
les formes classiques de l’idéologie ont perdu leur signification dans nos types de
société : presque tous les journaux parlent aujourd’hui de la manière dont le
capitalisme fonctionne et des modèles de répartition qu’il entraîne (2003, p.
95-96)10.
41 Par voie de conséquence, les sciences sociales ne peuvent plus revendiquer avec autant
de succès qu’hier le monopole de la production d’un savoir authentique sur le monde
social.
42 A quel enjeu doivent donc s’affronter les sciences sociales d’aujourd’hui et de demain ?
Je crois que l’intérêt de connaissance majeur reste irrémédiablement celui du sens,
étant entendu qu’il convient de retenir ici une acception large du terme qui ne se
réduise pas à sa seule dimension herméneutique. Le sens est, il est vrai, un thème
immanent à l’histoire des sciences de l’homme et de la société. M. Foucault (1957)
estime que la fin du XVIIe siècle constitue le tournant décisif de la découverte. Les
sentiers qui, depuis, nous ont mené au sens sont multiples. Ils ont été balisés par ces
guides aussi prestigieux que S. Freud, M. Weber, E. Durkheim, M. Mauss, M. Heidegger,
L. Wittgenstein, K. O. Appel, etc. Empruntés à l’envi, ces chemins ne méritent-ils pas
d’être revisités avec en besace les multiples arguments de la modernisation réflexive ?
Assurément oui. Le problème est que les sentiers ne convergent pas vers un unique
foyer d’intelligibilité. Aussi faut-il choisir. Le plus pertinent me semble être de
continuer à marcher sur les brisées de l’école française de sociologie de façon à
appréhender le sens de concert avec une intentionnalité, des pratiques et des croyances
qui toutes s’étayent sur un lit de socialité. Comme le note justement V. Descombes, on
ne peut s’en tenir aux apports des philosophies individualistes et structuralistes :
pour comprendre l’autorité de l’esprit objectif sur les sujets, il convient de
concevoir tout à fait autrement la fonction du sens institué (impersonnel) dans la
formation et la communication des pensées. La priorité de l’impersonnel sur le
personnel n’est pas du tout comme la priorité du texte sur le lecteur ou sur le
copiste. Elle est plutôt la priorité d’une règle sur l’activité qu’elle gouverne. (1996,
p. 333).
43 De là, ainsi que j’ai pu précédemment le suggérer, l’urgence d’inscrire la question des
transformations des modes de régulation et, plus généralement, celle des nouvelles
rationalisations institutionnelles à l’agenda des sciences sociales.
44 Je tire de cette remarque une conclusion d’ordre épistémologique : si elle possède de
solides fondements ontologiques, la vieille dichotomie erklären/verstehen (dont le
triptyque habermassien n’est qu’une déclinaison raffinée) mérite assouplissement.
Comment en effet contribuer à l’intelligence des modes d’institution du sens, être
capable de comprendre les logiques et les principes qui gouvernent les actions et les
représentations… sans, dans le même temps, pouvoir expliquer le poids des
(in)cohérences systémiques qui informent les mondes vécus ? J’ai conscience, disant
cela, d’énoncer une évidence sociologique que, dès les premières pages d’Economie et
société, M. Weber s’était fait fort de conceptualiser. Il faut reconnaître cependant qu’à
force d’hypertrophier la démarche compréhensive de M. Weber, nombre de
commentaires ont fini par durcir à l’excès une disjonction qui, dans la pratique des
sciences sociales, est beaucoup moins décisive qu’on ne le croit parfois. Ces
considérations ne sont-elles pas après tout qu’antiennes épistémologiques ? Pour
revenir à notre questionnement initial, ne faut-il pas plutôt prêter attention au statut
du discours des sciences sociales à l’heure actuelle ? Si tel est le cas, il est intéressant de
rappeler le statut spécifique de la sociologie depuis sa naissance : celle-ci est à la fois le
produit et le moyen d’escorte de la modernité (Wagner, 1996). Le basculement auquel
nous assistons aujourd’hui ne fait qu’accentuer la singularité de notre discipline. Mais il
en sape également quelques fondements majeurs. A. Giddens ne dit rien d’autre en
écrivant que
la modernité est profondément et intrinsèquement sociologique. Une part
importante de l’inconfort du sociologue professionnel, en tant que le pourvoyeur
d’un savoir expert sur la vie sociale, vient du fait qu’il ne devance guère les
praticiens profanes éclairés de la discipline (1994, p. 49).
45 Il faut tirer les conséquences d’une telle affirmation : puisque la production d’un savoir
« savant » n’est plus l’apanage des seuls scientifiques labellisés comme tels, ne faut-il
pas œuvrer plus activement que jamais en faveur d’une réappropriation à la fois
critique et démocratique des connaissances que nous livrons 11 ? Plus important encore :
outre la mise au jour des modes de production du sens, les sciences sociales n’ont-elles
pas aussi pour tâche désormais de contribuer activement et ouvertement au procès
d’institution lui-même ? Ma réponse est affirmative. Offrir des réservoirs de sens dans
lesquels puissent puiser les individus et les groupes est une manière de lier autrement
sociologie et morale, et cela sans pour autant céder le moindre pouce sur le terrain de
la scientificité12.
46 En tant qu’orogénie du monde social, la sociologie ne doit pas qu’expliquer les
multiples plis, failles et dislocations dont sont pétries les sociétés contemporaines.
Débitrice de l’exigence démocratique qui l’a tôt configurée, la sociologie est et doit
d’abord demeurer un instrument réflexif au service de l’autonomie collective et
individuelle. A condition de toujours maîtriser au plus près les réalités du terrain de la
quotidienneté, elle doit ensuite offrir les moyens d’interpréter et de vivre les destins
personnels autrement que sur le mode tragique de la culpabilisation et du nihilisme
destructeur. En oeuvrant de la sorte au service d’une politique du sens, la sociologie
contribue à la production de ce « frêle bonheur » qu’évoque si bien J. J. Rousseau dans
son Emile. Mais, depuis les réflexions de l’auteur du Contrat social sur les fondements de
notre identité moderne, les temps ont changé. Les reconfigurations institutionnelles de
ces dernières décennies ont précipité la dislocation des cohérences identitaires (Dubar,
2000) et, avec elles, celles des anciennes partitions épistémologiques. Voilà pourquoi, à
l’heure de la recomposition des modes d’institution du social, la sociologie doit
satisfaire un double impératif. Il s’agit d’abord de maintenir l’institution comme point
de mire analytique prioritaire, et cela pour mieux penser les aventures d’un sujet qui,
pas plus qu’hier, n’échappe à la pesanteur des mondes sociaux qu’il habite. Il s’agit
ensuite de renoncer à la pureté de l’idéal praxéologique qui n’a plus lieu d’être
aujourd’hui. A la condition néanmoins de garder vivace l’exigence critique qui l’a vu
naître, la sociologie peut alors s’avérer une science précieuse pour que chacun d’entre
nous puisse s’affirmer en toute plénitude citoyen et travailleur, homo politicus et animal
laborans, responsable du monde et acteur de sa vie…, bref, héros et anti-héros.
BIBLIOGRAPHIE
T. Adorno, K. Popper, De Vienne à Francfort. La querelle allemande des sciences sociales, Bruxelles,
Complexe, 1979 [Edition allemande originale : 1969].
P. Bernoux, « L’entreprise est-elle toujours une institution ? », Sociologie du travail, vol. 41, 1999,
n° 2, pp. 179-194.
P. Bourdieu, « La représentation politique. Eléments pour une théorie du champ politique », Actes
de la recherche en sciences sociales, février-mars 1981, n° 36/37, p. 3-24.
R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
J. P. Durand, P. Stewart, J. J. Castillo (éds), L’avenir du travail à la chaîne, Paris, La Découverte, 1998.
E. Enriquez, « L’entreprise comme lien social : un colosse aux pieds d’argile » in R. Sainsaulieu
(éd), L’entreprise, une affaire de société, Paris, Presses de la FNSP, 1990, pp. 203-228.
F. Ferrarotti, Histoire et histoires de vie. La méthode biographique dans les sciences sociales, Paris,
Méridiens-Klincksieck, 1983.
J. Habermas, La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973 [Edition originale :
1968].
J. Habermas, « Trente ans plus tard : remarques sur Connaissance et intérêt », in E. Renault, Y.
Sintomer (éds), Où en est la théorie critique ? Paris, La Découverte, 2003, pp. 93-100.
M. Lallement, « Les transformations des relations professionnelles en France : éléments pour une
mise en perspective à l’heure de la Refondation sociale », Schweizerische Zeitschrift für Soziologie,
vol. 28, 2002, n° 3, pp. 453-474.
N. Luhmann, La légitimation par la procédure, Presses de l’université de Laval, Paris, Cerf, 2001
[Edition originale : 1969].
C. Offe, « Le travail comme catégorie de la sociologie », Les temps modernes, 1985, n° 466, pp.
2058-2094.
J. D. Reynaud, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Colin, 1989.
G. Rot, « Autocontrôle, traçabilité, responsabilité », Sociologie du travail, vol. XL, 1998, n° 1, pp.
5-20.
C. Taylor, Les sources du moi, Paris, Seuil, 1998 [Edition originale : 1989].
P. Wagner, Liberté et discipline. Les deux crises de la modernité, Paris, Métailié, 1996 [Edition
originale : 1995].
B. Walliser (1989), « Théorie des jeux et genèse des institutions », Recherches économiques de
Louvain, 55 (4), pp. 339-364.
H. Zajdela, « Que nous apprend la nouvelle économie du travail ? », La revue du MAUSS, 1994, n° 3,
n° spécial « Pour une autre économie », Paris, La Découverte, pp. 60-76.
P. Zarifian, « L’agir communicationnel face au travail professionnel », Sociologie du travail, vol. 41,
1999, n° 2, pp. 163-177.
NOTES
1. Je n’entrerai pas, par voie de conséquence, dans le cœur des débats qu’ont pu susciter
l’épistémologie de la théorie critique en général et celle de J. Habermas en particulier. Sur ce
point, les travaux de H. Albert (1987) demeurent un point de passage incontournable (voir
notamment l’article « Herméneutique et science exacte : la problématique du sens et la question
de la connaissance théorique » dans lequel H. Albert met en évidence la parenté entre la
problématique schelérienne des formes de savoir et la partition épistémologique des intérêts de
connaissance proposée par J. Habermas).
2. Pour des raisons de commodité, je m’en tiendrai au cas des sciences sociales du travail
françaises. Mais le diagnostic est de même nature, me semble-t-il, au-delà des frontières de
l’hexagone ainsi que dans de nombreux autres compartiments spécialisés des sciences de
l’homme et de la société.
3. Pour une revue critique de la « nouvelle » économie du travail néo-classique, cf. par exemple
H. Zadjela (1994).
4. L’originalité des modèles de contrat implicite est d’analyser les relations de travail comme
produit d’une entente intéressée entre un employeur et des salariés et, surtout, de leur appliquer
des raisonnements utilisés par les théories de l’assurance. On peut, de la sorte, expliquer la
rigidité salariale, l’existence du chômage… autant de phénomènes incompréhensibles dans le
paradigme walrasien traditionnel.
5. Telle qu’ils l’appliquent aux récits d’insertion de jeunes sortis de l’école et en quête d’emploi,
la méthode promue par D. Demazière et C. Dubar (1997) vise une objectivation minimale du
langage ordinaire grâce à l’articulation de la Grounded Theory de B. Glaser et d’A. Strauss avec la
sémiologie narrative d’A. Greimas. L’objectif est, en d’autres termes, de mettre au jour la logique
structurale qui préside à la construction de récits et, plus généralement encore, l’existence de
« mondes socioprofessionnels » qui participent directement de la construction identitaire des
individus.
6. En fait, outre celles que nous avons déjà mentionnées, de multiples branches (sociologies de la
régulation sociale, de l’emploi, des professions, de l’action collective, de l’action publique
appliquée au marché du travail…) ont germé sur le tronc de la sociologie friedmanienne d’après-
guerre. Et peu d’entre elles, pour ne pas dire aucune, ne revendique ouvertement un intérêt de
connaissance émancipatoire. La sociologie de l’emploi qui hérite pour partie, mais pour partie
seulement, de préoccupations relatives aux différences de traitement des genres sur le marché
du travail est certes fort sensible aux effets d’inégalité. Mais la sémantique marxiste et l’idéal
d’émancipation sont absents de la rhétorique qui organise ses propos. Ajoutons que ceux qui, à
l’instar de S. Beaud et M. Pialloux (1999), sont les plus prompts à assumer un discours qui vise à
dénoncer les faits de domination qui pèsent sur le monde ouvrier ignorent largement, assez
paradoxalement, les situations de travail pour donner priorité à la condition ouvrière lato sensu.
Quant aux autres perspectives directement issues de la tradition friedmanienne, elles s’orientent
soit vers une pratique sociologique pensée comme vecteur d’aide à la décision (Reynaud, 1989),
comme maïeutique de l’action collective (Touraine, 1966) ou encore, dans une tradition plus
AUTEUR
MICHEL LALLEMENT
Analyse sociologique du travail, de l’emploi et des organisations
Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris
1 Dans le cadre d’une réflexion sur « une autre science sociale » 1, je propose d’explorer la
plausibilité et la fécondité d’une conception ludique de l’imaginaire pour
l’appréhension des pratiques sociales. Celle-ci ouvre une perspective qui prend au
sérieux la dimension signifiante des actions sociales sans centrer l’analyse sur leur
consistance logique ou leurs modélisations rationnelles, et qui s’appuie sur les
dimensions fonctionnelles de l’imagination. Cette faculté permet autant de sortir de
l’immédiateté en reliant le présent au passé et au futur, que de sortir de l’isolement en
se raccordant à l’expérience vécue d’autrui. Comment s’édifie cette capacité de faire
des liens, et qu’est-ce qu’une telle genèse implique pour la compréhension des ressorts
de la socialité ? Je me limiterai à éclairer ces questions depuis des travaux menés en
psychologie du développement. Ce qui permet, dans le même temps, de rencontrer
certains des enjeux liés à l’appréhension cognitive des significations sous un angle
quelque peu inhabituel.
2 C’est en effet après avoir étudié différentes approches théoriques de l’élaboration de ce
que l’on peut appeler le « sens commun »2 que j’ai été amenée à m’intéresser à la façon
dont certains psychologues abordent la genèse des significations chez l’enfant. Je
reprends ici quelques éléments issus des travaux que Donald Winnicott (1896-1971) et
Lev Vygotski (1896-1934) ont consacré au jeu enfantin et à la genèse de l’imaginaire. Ces
lectures invitent à concevoir l’imagination comme la faculté de se projeter dans des
mondes absents, de convoquer l’expérience vécue déjà advenue, ou encore de rejouer
sur un mode ludique l’expérience vécue par d’autres. En concentrant l’attention sur les
aspects cognitifs de cette activité, sur les connaissances et les compétences qu’elle
génère, je tenterai dans un second temps d’indiquer l’intérêt de ces considérations pour
une réflexion sur les sciences sociales.
lequel évoluent ces phénomènes est bien un espace potentiel, lieu d’exploration et de
saisie des virtualités contenues dans les séquences appréhendées. Sa neutralité réside
peut être dans son inactualité. Hors de l’expérience immédiate, il se situe dans l’aire du
jeu.
10 Pour explorer plus avant la façon dont l’immersion mimétique est le vecteur du jeu
enfantin, et comment l’expérience ludique soutient l’entrée dans l’expérience de
pensée, je propose un bref détour par les travaux du psychologue russe Lev Vygotski.
11 Dans un article consacré au jeu enfantin publié en 19339, Lev Vygotski propose une
série de réflexions qui complètent les propositions de Winnicott. Il constate qu’à partir
d’un certain niveau de développement, l’enfant confronté à une situation
insatisfaisante et incapable de se détourner de ses désirs, va entrer dans un monde
illusoire au sein duquel il est susceptible de les satisfaire. Ce monde est celui du jeu
enfantin. Comme Winnicott, Vygotski qualifie ces activités de transitionnelles. Mais en
un autre sens : elles marqueraient le moment séparant la soumission aux contraintes
purement situationnelles du petit enfant, plongé dans le présent, de celui de la pensée
adulte, susceptible de s’en libérer à volonté.
12 Pour entrer dans la situation imaginaire, l’enfant utilise ce que Vygotski appelle des
objets pivots. Ainsi jouera-t-il à « cheval » avec un bâton. Le choix de cet objet n’est pas
quelconque. Le bâton partage des caractères avec le cheval, propriétés déterminantes
pour l’immersion ludique : on peut l’enfourcher, le tenir à bout de bras et, à
califourchon, entamer une chevauchée. Selon Vygotski, le bâton sera « cheval » pour
l’enfant en vertu d’une double opération : la sélection d’un objet susceptible de
manipulations comparables, et un acte de dénomination qui qualifie l’objet retenu
selon les besoins du jeu, lui sommant de « compter » pour le cheval absent.
13 A un âge charnière la manipulation des objets pivots et l’exploration des significations
interfèrent au point de se confondre. Ce n’est que progressivement que l’enfant sera en
mesure de reconnaître la dimension spécifique du langage, dès lors que les mots seront
susceptibles de jouer comme des objets pivots indépendamment de leur association à
des supports concrets. On ne peut que faire le rapprochement avec ce que dit Winnicott
du devenir des phénomènes transitionnels10.
14 En appui sur ces considérations issues des lectures de Winnicott et Vygotski, j’aimerai à
présent tenter de dégager certains traits cognitifs de l’expérience ludique. Ceci
permettra ensuite de faire le lien avec les sciences sociales. J’espère montrer qu’il y
aurait à gagner à considérer certaines pratiques sociales sous l’angle ludique. Mais aussi
que quelques-unes des démarches des sciences sociales s’appuient sur des compétences
forgées dans le jeu. Ce qui n’est sans doute pas sans rapport avec les difficultés
rencontrées dans le domaine des sciences compréhensives du point de vue de leur
relation à la validité.
17 Si les jeux s’apparentent pour une bonne part de leur déroulement à des exercices
d’adresse, avec pour résultat l’acquisition de compétences pertinentes pour de
nombreuses situations non ludiques, le jeu est encore le milieu qui permet
progressivement à l’enfant de prendre en vue la dimension spécifique du langage,
notamment en jouant avec les mots. De même pour les contenus normatifs des
significations, Vygotski rapporte un cas exemplaire extrait d’une étude de J. Sully 13 qui
a observé deux sœurs âgées de 5 et 7 ans jouant à « on disait qu’on était des sœurs ! ».
Que peut vouloir dire jouer à être ce que l’on est ? Pour Vygotski, la différence entre le
jeu et la réalité réside dans ce fait que « en jouant, l’enfant essaie d’être ce qu’il pense
qu’une sœur devrait être. Dans la vie, l’enfant se comporte sans penser qu’elle est la
sœur de sa sœur. Dans le jeu des sœurs jouant à ‘sœurs’, elles sont toutes deux engagées
dans l’expression de leur sororité. »14 Jouer à « être sœur », c’est notamment se
permettre d’explorer les incidences de cette qualification : qu’est-on en droit
d’attendre ou non de la relation de sororité, et en quoi diffère-t-elle d’autres types de
relations ? Dans ce cas le jeu permet l’examen des significations des concepts,
significations qui renvoient pour une bonne part à des conventions. C’est donc le sens
normatif associé au concept de sœur qu’elles ont pu explorer dans le jeu.
18 Enfin, le jeu au sens large autorise l’approche des sanctions les plus angoissantes sans
doute, celles qui défont les liens primaires. Sans développer ici ce point à sa juste
mesure, j’aimerais indiquer seulement certains éléments. Tout d’abord, comme les
phénomènes transitionnels semblent dépendre de la relation du bébé à son
environnement maternant, et octroyer une certaine maîtrise de l’angoisse de la
rupture, l’enjeu de l’immersion mimétique peut consister dans l’exploration des
potentialités que recèlent les relations affectives, des risques et sanctions encourus
dans ce registre. On peut se demander si les jeux de hasard ne doivent pas être
rapprochés de cette exploration des arcanes du destin. Ils ne sont sans doute pas tant la
marque de l’esprit démocratique, repositionnant chaque individu en situation de voile
d’ignorance, qu’une façon d’apprivoiser les dimensions échappant radicalement pour
l’individu à toute maîtrise rationnelle, à savoir les événements susceptibles de faire
basculer la vie, en bien comme en mal, événements sur lesquels nous n’avons et
n’aurons jamais d’emprise : la maladie, la mort, la séparation, les accidents, les
catastrophes naturelles, etc. Mais aussi la rencontre de l’être cher, l’enfantement…
Bref, tout ce que nous appelons la chance et la malchance. Plus largement, le jeu
permet d’explorer les relations de dépendance, et les risques ou sanctions liés à cet
état. A quelles conditions est-on susceptible de s’émanciper de ces relations ? Que
représenterait la perte de l’être de référence ? Pourrait-on y survivre et sous quelles
conditions ? Au vu de l’ampleur de ces enjeux, des détours semblent nécessaires à une
appréhension non traumatisante des aléas ou des sanctions éventuels. C’est ce qui
ressort notamment des analyses des contes de fées proposées par Bruno Bettelheim
(1903-1990)15. L’entrée dans l’imaginaire des contes de fées permet à l’enfant d’explorer
l’implicite, le non dit, les tabous de la vie affective qui, s’ils devaient être abordés
frontalement, ou encore s’ils demeuraient niés, seraient susceptibles de provoquer des
blessures psychiques ou relationnelles. L’immersion ludique offre une voie de choix
pour investiguer dans ce registre sans trop de risques. Bettelheim explique par exemple
que le fantasme de la méchante marâtre16, personnage très présent dans les contes de
fées, permet à l’enfant de protéger l’image positive de la bonne mère (généralement
fictivement décédée avant le début du conte) tout en associant à la belle mère les
caractères de sa mère menaçante. Ce subterfuge, consistant à découpler le personnage
maternel pour incarner les côtés ressentis comme bons et comme mauvais, permet à
l’enfant d’explorer pleinement ses sentiments de colère dirigés contre sa vraie mère, et
ce sans même prendre le risque de détruire l’image de sa « bonne » mère.
19 Toutefois, l’immersion ludique ne nous projette pas seulement dans des situations. Elle
permet de se connecter à l’expérience d’autrui, de se relier aux autres. On se souvient
que l’espace potentiel se constitue dans la relation à l’environnement maternant.
L’objet conçu est en même temps donné, l’enfant ne l’a pas fantasmé tout seul, il y a
bien une réponse extérieure. Les phénomènes transitionnels conservent cette double
nature. Une partie de l’enchantement que procurent les phénomènes transitionnels
réside dans cette capacité de nous relier à autrui en leur absence, de savoir que l’on
n’est pas seul au monde. On perçoit bien ce point en considérant les remarques
adressées par Bettelheim17 aux parents refusant de lire des contes de fées à leur enfant
sous prétexte qu’ils recèlent des histoires abracadabrantes, et mettent en scène des
situations et des êtres épouvantables. Ce faisant, l’enfant est privé d’une ressource
précieuse, celle qui lui permettrait de savoir que d’autres enfants passent par les
mêmes épreuves que lui, et d’y trouver un certain réconfort. L’immersion ludique et
mimétique est de ce point de vue également l’un des médiums privilégiés de la
transmission de l’expérience. Non seulement pour ce qui est du transfert des
compétences où il entre en concurrence avec l’apprentissage individuel par essai-
erreur, mais aussi parce que c’est l’un des milieux dans lesquels nous pouvons
rencontrer les autres. Non pas directement, certes, mais nous pouvons rencontrer une
part de leur expérience vécue, celle qui est réactivable pour nous en appui sur des
leurres.
20 Quel pourrait être l’intérêt de tout ceci pour les sciences sociales ? Voici à présent
quelques pistes qui mériteraient à mon sens d’être explorées.
22 Si, comme invitent à le penser les travaux de Winnicott, l’illusion peut opérer très tôt
vers la réminiscence des séquences vécues très tôt, alors il est probable que les pivots
associés à ces expériences ludiques précoces, s’ils n’ont pas été tués, peuvent encore
déclencher l’immersion, y compris à notre insu. Cela explique peut-être l’effet que
peuvent produire sur nous des attitudes, des agencements, des combinaisons liés au
passé d’une façon extrêmement détournée et difficile à saisir, les séquences concernées
ayant été stabilisées dans des formes tout à fait idiosyncrasiques. Dans les coups de
foudre il pourrait y avoir des ingrédients de ce genre, vecteurs qui nous enchantent,
préjugeant sans doute de la certitude d’une venue de la réponse, avec en écho la crainte
de l’abandon. On reconnaît quelque chose, mais on ne saurait dire quoi.
23 Par ailleurs, comme les premières expériences ludiques semblent s’articuler à des
phénomènes extrêmement divers, la notion d’objet pivot peut être considérablement
étendue : toute aspérité perceptible (tactile, olfactive, auditive, visuelle, gustative) ou
toute combinaison de celles-ci est susceptible de fonctionner comme pivot. On peut ici
faire un lien avec les travaux récents menés par Jean-Marie Schaeffer 18 sur la fiction au
sens large (cinéma, théâtre, photographie, littérature…). Il s’en dégage que ce n’est pas
tant l’existence ou la non existence de ce que nous sommes amenés à nous représenter
en situation d’immersion fictionnelle qui a une incidence sur la nature des
représentations imaginaires. En revanche, les véhicules représentationnels dans
lesquels sont forgées ces représentations ont de réelles conséquences sur leur
constitution. Parmi ces véhicules, Schaeffer distingue les perceptions, les actes
d’imagination, les signes linguistiques, la figuration analogique, et les stimuli sonores
ou tactiles19. Ainsi selon Schaeffer les clés d’accès aux univers fictionnels, les amorces
mimétiques qui leur donnent naissance et qui permettent également leur réactivation
par les récepteurs, ces vecteurs d’immersion déterminent « l’aspectualité » sous
laquelle on accède aux univers fictifs. Par la création de mimèmes produisant la feintise
ludique d’actes mentaux, l’écriture romanesque peut par exemple susciter l’immersion
dans l’intériorité subjective d’un personnage ou d’un auteur. A travers ce vecteur, les
représentations réactivées ne pourront être que des pensées. Le cinéma en revanche,
du fait de la spécificité de son vecteur d’immersion, est susceptible de mimer non
seulement la pensée verbale mais aussi l’imagerie mentale (les scènes oniriques par
exemple). Les différents vecteurs d’immersion induisent donc différentes perspectives,
que Schaeffer appelle des « postures d’immersion ». L’idée d’analyser les univers
imaginaires en raison des sens mobilisés par leur activation mérite l’examen. On peut
en effet penser que la vision se présente comme un véhicule sensitif très intrusif,
laissant son récepteur dans une attitude plutôt passive, dans une sorte de relation
d’immédiateté avec la situation convoquée. L’ouïe permettrait davantage d’entrer dans
le jeu, comme le toucher. Ces distinctions pourraient avoir une certaine pertinence
quant aux modalités de la transmission de l’expérience vécue. Qu’en est-il des limites et
des potentialités propres à l’immersion audiovisuelle par exemple, avec laquelle,
projeté sans distance dans la situation d’immersion, on serait plutôt dans un rapport
d’essai-erreur que dans un rapport d’imitation.
24 Un autre point susceptible d’intéresser les sciences sociales, c’est le fait que la notion
d’objet pivot permet de réfléchir à la tentation que nous avons de susciter l’imaginaire
d’autrui, à travers nos parures, nos accoutrements, nos démarches, nos attitudes. Ce
faisant nous mettons à disposition de l’appréhension d’autrui des traits susceptibles de
jouer comme pivot dans le sens que nous souhaitons. Nous provoquons par-là
potentiellement chez autrui des expériences de pensée qui, nous l’espérons, mettront
nos alter ego dans les dispositions d’esprit souhaitées. D’où toute l’énergie que nous
mettons à façonner ce que l’on appelle « la présentation de soi ». Et les analyses de
Erwin Goffman (1922-1982)20 sont certainement pertinentes sur ce point, à une réserve
près : elles le sont si on ne s’en tient pas à une lecture de ces phénomènes en terme de
duperie.
25 Cet usage de la notion d’objet pivot n’intéresse pas seulement la question de la
présentation de soi. Elle pourrait s’avérer pertinente pour penser la propension que
nous avons à nous entourer d’objets et d’attributs de toutes sortes, qui ne sont pas
toujours utiles. Plutôt que d’envisager ces gestes comme les tenants d’un statu quo
gagné par la compensation matérielle et suscitant la passivité des masses, la
reconnaissance de la dimension imaginaire mise en branle par ces pivots dénote aussi
la tentative de tout un chacun de maîtriser l’enchantement de son environnement, et
de disposer des bénéfices qui peuvent en résulter21.
26 Enfin, autre exemple de ce que la reconnaissance de la dimension ludique de l’activité
sociale peut engager comme perspective en sciences sociales : celui de l’approche de
performances ludiques représente le talon d’Achille. Mais n’en est-il pas l’atout du
point de vue d’une logique de la découverte ?
NOTES
1. Je remercie les Professeurs G. Berthoud et G. Busino de cette occasion qui m’est offerte de
présenter ces éléments d’un travail en cours.
2. Voir Le Monde de la vie, 3 vols., Paris, Ed. du Cerf, 1995-1996.
3. D. W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, trad. C. Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard,
1975.
4. « Cette aire intermédiaire d’expérience, qui n’est pas mise en question quant à son
appartenance à la réalité intérieure ou extérieure (partagée), constitue la plus grande partie du
vécu du petit enfant. Elle subsistera tout au long de la vie, dans le mode d’expérimentation
interne qui caractérise les arts, la religion, la vie imaginaire et le travail scientifique créatif. » D.
W. Winnicott, Jeu et réalité, op. cit., p. 25.
5. Notion winnicottienne qui signifie qu’il dispose d’un environnement maternant répondant
suffisamment adéquatement à ses besoins.
6. « […] dès la naissance, l’être humain est confronté au problème de la relation entre ce qui est
objectivement perçu et ce qui est subjectivement conçu. » D. Winnicott, Jeu et réalité, op. cit., p. 21.
7. A cet égard, le célèbre exemple du jeu de la bobine rapporté par Freud observant son petit-fils
est tout à fait exemplaire.
8. Voir le schéma de Winnicott dans Jeu et réalité, op. cit., p. 22.
9. L. Vygotski, « The Role of Play in Development », in Mind in Society, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 1978, pp. 92-104.
10. « L’objet est voué à un désinvestissement progressif et, les années passant, il n’est pas tant
oublié que relégué dans les limbes. Je veux dire par là que, dans un développement normal,
l’objet ‘ne va pas à l’intérieur’ et que le sentiment qu’il suscite ne sera pas nécessairement soumis
au refoulement. Il n’est pas oublié et on n’a pas non plus à en faire le deuil. S’il perd sa
signification, c’est que les phénomènes transitionnels deviennent diffus et se répandent dans la
zone intermédiaire qui se situe entre la ‘réalité psychique interne’ et ‘le monde externe tel qu’il
est perçu par deux personnes en commun’; autrement dit, ils se répandent dans le domaine
culturel tout entier. » D. Winnicott, Jeu et réalité, op. cit., p. 13.
11. Sur ces notions voir J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999.
12. Voir notamment L. Vygotski, Pensée et langage, trad. F. Sève, Paris, La Dispute/Sinédit, 1997 (3
ème
éd.), p. 354.
13. L. Vygotski, « The Role of Play in Development », op. cit, p. 95, citant J. Sully, Studies in
Childhood, Moscow, 1904, p. 48.
14. L. Vygotski, « The Role of Play in Development », op. cit., p. 95 (trad. de l’auteur).
15. Voir B. Bettelheim, The Uses of Enchantement, New York, Alfred A. Knopf, 1976. Trad. T. Carlier,
Psychanalyse des contes de fées, Paris, Robert Laffont, 1979.
16. Ibid., p. 108.
17. « Les parents qui ne veulent pas croire que leur enfant a des désirs de meurtre et a envie de
mettre en morceaux choses et gens croient que leur petit doit être mis à l’abri de telles pensées
(comme si c’était possible !). En interdisant à l’enfant de connaître des histoires qui lui diraient
implicitement que d’autres enfants que lui ont les mêmes fantasmes, on lui laisse croire qu’il est
le seul être au monde à imaginer de telles choses. Il en résulte que ses fantasmes prennent pour
lui un aspect effrayant. En outre, en apprenant que d’autres que lui ont les mêmes fantasmes
l’enfant sent qu’il appartient à l’humanité et cesse de craindre que ses idées destructives ne le
mettent au ban de la société. » Ibid., p. 191.
18. Voir J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, op. cit.
19. Ibid., p. 228 s.
20. Voir notamment Les rites d’interaction, trad. A. Kihm, Paris, Ed. de Minuit, 1974; La mise en scène
de la vie quotidienne, 2 vols., trad. A. Accardo et A. Kihm, Paris, Ed. de Minuit, 1973.
21. Dans le même sens, on pourra lire les analyses de Serge Tisseron, Comment l’esprit vient aux
objets, Paris, Aubier, 1999.
22. Comme le note Paul Watzlawick, « ‘Maintenant’ est notre seule expérience directe de la
réalité ». P. Watzlawick, La réalité de la réalité, trad., Paris, Seuil, 1978, p. 226.
AUTEUR
NATHALIE ZACCAÏ-REYNERS
Fonds National de la Recherche Scientifique
Université Libre de Bruxelles
NOTE DE L'AUTEUR
Cet article a bénéficié des commentaires et des remarques de Jacques Coenen-Huther,
Jean-Claude Passeron et Philippe Steiner, auxquels vont ma gratitude et mes
remerciements.
aucune place pour le rôle des systèmes de parenté, pour les transformations des
structures familiales lors de la genèse et de la consolidation des modes de production.
Les facteurs susceptibles de rendre compte de la transformation des superstructures,
des rapports non économiques et, en particulier, des formes de pensée élaborées et
développées dans le mouvement de la croissance du capitalisme sont tous négligés. Le
rôle des systèmes d’idées et des mentalités dans la formation et dans la transformation
des rapports sociaux y sont insignifiants tandis que les rapports entre le centre et la
périphérie à l’intérieur d’un mode de production donné y sont ignorés.
15 Marx n’a pas laissé une théorie bien formée de la transition d’une formation
économico-sociale féodale à une formation économico-sociale bourgeoise. Il en est de
même de celle de révolution industrielle qui reste inapte à rendre compte de la
transition du féodalisme au capitalisme. Les conceptualisations élaborées jusqu’ici sur
cette base demeurent toutes fragiles. En effet, elles doivent utiliser synonymiquement
les concepts de croissance et de développement, de développement capitaliste et
d’industrialisation, de processus d’industrialisation et de processus de modernisation,
de modernisation et d’industrialisation, d’industrialisation et de capitalisme.
16 Certaines interprètes ont tenté de contourner ces difficultés. Les plus importantes de
ces tentatives sont deux. La première est l’oeuvre d’historiens plus ou moins
convaincus de la vanité, sinon de l’impossibilité d’élaborer une théorie réaliste de la
transition; la seconde est l’oeuvre d’économistes, des sociologues et d’anthropologues
persuadés de la nécessité d’une telle théorie.
17 Comme on le sait, les historiens ont étudié la nature du capitalisme dès le XIVe et
jusqu’au XIXe siècle, et ont analysé ses particularités, ses différences et ses analogies
d’une époque à l’autre, d’une région à l’autre. Ils se sont gardés jusqu’ici de tirer de tous
ces travaux une vision synthétique, voire une théorie générale. Les exemples les plus
remarquables se trouvent dans les travaux de F. Braudel2 et de P. Bairoch3.
18 Le premier a brossé un tableau du capitalisme européen caractérisé par sa créativité
excentrique, par son pouvoir de se soustraire aux conditionnements et aux uniformités,
par une énergie quasi naturelle. Le second, au contraire, s’est efforcé de repérer et de
reconstruire les facteurs à l’origine du développement (le progrès technique, les
facteurs démographiques, la montée des prix, l’accumulation du capital) et en conclut
que ce dernier a été engendré par les progrès de l’agriculture antérieurs à ceux du
secteur industriel : « […] il est […] possible d’affirmer que non seulement
l’accroissement de la productivité agricole a été le facteur déterminant de l’amorce de
l’industrialisation, mais qu’un accroissement sensible, tant en ampleur qu’en durée, de
la productivité agricole a dû, dans la plupart des cas, provoquer une amorce du
processus d’industrialisation, et ceci aussi longtemps que les progrès de la médecine
n’ont pas permis à la poussée démographique d’absorber la totalité du bénéfice de la
variation de la production agricole résultant de ce progrès ».
19 L’agriculture a engendré ce phénomène en boule de neige grâce aux effets directs et
indirects de l’accroissement de la demande, aux interactions dérivant de ces effets,
directs et indirects, qui ont constitué les mécanismes de diffusion ou d’entraînement,
les mécanismes fonctionnels grâce auxquels l’industrialisation a été réalisée.
20 Si chez F. Braudel et chez I. Wallerstein4 il y a une phénoménologie du capitalisme et de
l’économie-monde conçus comme force indispensable au mouvement sociétal, P.
Bairoch élabore un modèle des principaux mécanismes économiques mis en place
durant de la révolution industrielle, des rapports qui les unissent, des effets induits par
une systématisation exclusivement les « réussites » et les « gagnants ». Ceux qui n’ont
pas « réussi », qui ont « pris du retard », qui n’ont pas voulu ou pas pu « réussir » sont
absents. Le modèle ignore également ceux qui avaient au départ une position favorable
mais ont été dans l’impossibilité d’en profiter (c’est le cas de l’Italie du XVIe siècle) et
ceux qui se sont révélés incapables de réaliser la transition (les Pays-Bas du XVIIe
siècle).
25 Ce débat a été décevant car il a été cantonné à l’analyse du servage et de l’organisation
de la production de la propriété seigneuriale, ou à l’étude de l’articulation originaire
entre producteurs directs et propriétaires terriens, de l’étude du développement du
commerce et de la production pour le marché. N’arrivant pas à sortir de la perspective
exclusivement économique, la prise en compte des « extravagances » de l’Italie de la
Renaissance et des Pays-Bas du XVIIe siècle était impossible. La vision économique du
passage de la société traditionnelle à la société moderne, la recherche d’une explication
généralisante basée sur les seuls facteurs économiques, le cas anglais considéré
paradigmatique, tous les autres étant non pertinents, ont conditionné les débats. La
transition en tant que phénomène essentiellement économique s’étant manifesté en sa
plénitude surtout en Angleterre, sur la politique commerciale et coloniale, sur les élites
attirées par le gain, sur une culture légitimant la réalisation de l’intérêt et sur des
développements parallèles (et jamais subordonnés) de l’économie rurale et agricole et
d’une économie non agricole, oblige à faire des analyses en termes de séries
d’équilibres socio-économiques mouvants, donc des processus continus, linéaires.
L’économie est le moteur de la transition et cette dernière est l’indicateur premier de la
transformation générale de la société. Ceci explique pourquoi on n’a pas pu parler
d’évolution mais seulement de révolution. Ceci explique également l’importance
primordiale qu’ont dans ce modèle les tensions, les conflits, les contradictions et les
rapports d’antagonisme, tout comme la nécessité d’identifier l’agent historique du
changement, d’ignorer les résistances, les obstacles et les refus que ce même sujet de
l’action historique oppose aux innovations et à la modernisation. C’est pourquoi, enfin,
il a fallu gommer les discontinuités et ne mettre en évidence que les continuités,
réduire les spécificités de chaque société, leurs formes particulières à des
caractéristiques secondaires ou non pertinentes. La transition en tant que processus
économique implique l’autonomie de l’économique et ses déterminismes. Or ni les
forces du marché, ni l’offre de main-d’œuvre, ni l’adoption de nouvelles techniques,
agricoles ou autres, ni les données monétaires ne constituent des conditions
nécessaires et suffisantes pour assurer le passage d’une forme de société à une autre. Le
réductionnisme économique dissimule le fait que l’économie est toujours subordonnée
aux facteurs socioculturels et politiques, ainsi que les travaux de W. Kula l’ont prouvé 9.
26 Les résultats obtenus. Ils ne fournissent pas d’éclaircissements sur les problèmes du
présent, sur les différentes évolutions historiques de sociétés pourtant comparables
entre elles. Une théorie de la transition bien formée devrait pouvoir élucider une série
de questions telles, par exemple, que celles-ci : (a) pour postuler l’antériorité de la
dimension économique dans le processus de transition, il faudrait au préalable savoir si
le commerce et la finance sont bien à l’origine de l’accumulation primitive du capital,
ou bien si c’est le progrès agricole et la croissance démographique qui donnent
l’impulsion au développement de la protohistoire; (b) pourquoi tous les grands centres
urbains de l’époque pré-industrielle perdent leurs rôles et leurs fonctions au fur et à
mesure de l’industrialisation ? Est-ce dû à un système économique et social qui, au
cours des phases de transition, se situe entre le système urbain du commerce et de
main-d’œuvre salariée est beaucoup moins chère que les serfs. C’est la fin des
institutions féodales, la naissance de la propriété foncière et aussi de la propriété
individuelle.
31 Pour combattre les effets de la dépression malthusienne du XVIIe siècle, il faut
augmenter le rendement des terres. Ce qui aboutira à la révolution agricole, prélude à
la révolution industrielle. Les innovations technologiques ont été réalisables grâce aux
droits de propriété. La définition rigide de la structure juridique du système foncier,
dont le mouvement des enclosures est l’aspect le plus significatif, stimule les intérêts
individuels et collectifs et incite à des choix dont la rationalité économique se révélera
plus performante, donc plus rentable.
32 Le modèle proposé par North est une version nouvelle du modèle classique de Malthus
et de Ricardo. Les variations de la population, les rendements croissants de la
population agricole, le mouvement des prix relatifs en constituent les pièces
maîtresses. L’accroissement de la population, et donc des besoins alimentaires, oblige à
mettre en culture de nouvelles terres et à augmenter le rendement de celles qui le sont
déjà. Mais les salaires diminuent puisque la main d’œuvre est abondante. Les prix des
produits agricoles, en revanche, augmentent. Ce seront les famines et les épidémies qui
rétabliront l’équilibre en diminuant la population, et donc la demande en produits
alimentaires. Les prix suivront le même mouvement descendant. La main d’œuvre
étant devenue rare, les salaires augmentent, alors que les ventes et les profits
diminuent. La nouvelle répartition du revenu favorise l’augmentation de la population,
et le cycle peut recommencer. Selon North, la logique du cycle a été rompue par
l’introduction d’institutions nouvelles permettant une organisation économique plus
efficiente, c’est-à-dire une meilleure utilisation du mouvement des prix relatifs. Les
possibilités de changement sont par conséquent liées au système des prix, indicateur
des raretés relatives de nature physique et donc générateur de comportements de
résistance anticyclique. L’état des prix permet donc d’apprécier les situations et
d’élaborer des réponses toujours plus adéquates. Lorsque les institutions favorisent ce
processus, la transition pourra s’opérer. En d’autres termes, le passage d’une société à
l’autre est assuré par le mode d’organisation des rapports sociaux. Selon que les
institutions réglant l’organisation de ces rapports favorisent les choix en maximisant
l’intérêt individuel et collectif, les décisions ultimes seront plus performantes. Parmi
toutes les technologies mises en œuvre au service de la « performance » des rapports
humains et sociaux, ce sont les droits de propriété qui ont permis aux sociétés
occidentales de gérer au mieux le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés
industrielles. Pour conclure sur ce point, citons Harold Demsetz pour lequel « les droits
de propriété permettent aux individus de savoir a priori ce qu’ils peuvent
raisonnablement espérer obtenir dans leurs rapports avec les autres membres de la
communauté. Les anticipations se matérialisent par les lois, les coutumes et les mœurs
d’une société. Détenir des droits, c’est avoir l’accord des autres membres de la
communauté pour agir d’une certaine manière et attendre de la société qu’elle
interdise à autrui d’interférer avec ses propres activités, à la condition qu’elles ne
soient pas prohibées. Les droits de propriété permettent à leur détenteur de faire du
bien ou du tort aux autres membres de la société, mais pas n’importe quel bien, pas
n’importe quel tort »12.
33 Les droits de propriété définissent la manière dont les individus peuvent soit tirer un
profit de certaines activités soit être pénalisés à cause d’elles. Ces droits déterminent
par conséquent qui doit payer pour modifier les actions d’autrui. La reconnaissance de
ces droits conduit à établir une relation assez étroite entre les droits de propriété et le
contexte extérieur. Dans ces conditions le rôle et la place des organisations et des
institutions qui permettent la transition et déterminent la performance de l’économie
sont essentiels. Cette théorie néglige toutefois le fait que toute transition est en
dernière analyse la solution d’un conflit et que dans un conflit nul ne peut être gagnant
sans laisser derrière lui un perdant. Le marché, mécanisme indispensable au maintien
des droits de propriété, n’est pas neutre, il est plutôt le reflet, la caisse de résonance des
valeurs collectives relativement à la supériorité des droits de propriété.
34 Les économistes ont développé les concepts d’utilité, de préférence et de demande
révélée pour expliquer le fonctionnement d’un système économique indépendamment
des sentiments de ses participants. Sur le marché, le bien-être de tous serait maximisé
sans que personne n’ait à se préoccuper préalablement du bien-être de son voisin. Or, la
« main invisible » d’Adam Smith n’est pas un don spontané de la nature, mais bien le
produit d’un ensemble de choix collectifs en faveur du droit de propriété, assorti d’un
certain nombre d’auto-restrictions qui en sont le corollaire. En effet, le droit de
propriété exercé par un individu sur un bien en limite la jouissance par autrui. Les
ressources étant limitées et les désirs individuels infinis, la rareté relève donc d’un
phénomène social et non d’un fait de nature. Il en découle que l’interdépendance des
individus persiste, même lorsque le système des droits de propriété ferait croire à la
liberté individuelle. Nous sommes privés, en quelque sorte, de ce que possèdent les
autres, et réciproquement. Dans le même ordre d’idées, l’ensemble des possibilités
offertes à un individu est vu comme un don particulier, limité d’une certaine façon par
la collectivité, c’est-à-dire par les interdictions légales. Or, on peut décrire toutes les
possibilités offertes à un individu d’un point de vue statistique, mais à condition de les
isoler, de les séparer du monde dans lequel elles s’insèrent. Ce qui est irréel, puisque
chaque individu vit dans un environnement social, dans un système d’actions qui
comprend également les autres13.
35 L’interdépendance des individus, l’ensemble des possibilités, le pouvoir, le mode de
transaction montrent que le droit de propriété relève d’un consensus social sur ce qui
fonde le pouvoir d’un individu sur un autre. Ce consensus tacite est un choix public et il
serait naïf de le regarder comme un don de la nature ou l’effet d’une main invisible. En
plus, l’explication par l’économie est téléologique et anachronique. Elle est finalisée sur
la base d’une fin-valeur d’aujourd’hui : l’économie de marché. Considérant qu’il s’agit
du stade final, elle envisage le passé comme une préparation à l’économie du marché
capitaliste des biens, des services ainsi que des facteurs les rendant possibles (capital,
force-travail, terre). En bref, le passé est reconstruit sur la base des exigences de
fondation de la théorie néo-classique contemporaine. Le passé est reconstruit et
expliqué uniquement en fonction du présent.
36 Les limites de ce modèle sont évidentes : trop d’hypothèses simplificatrices (par
exemple, le changement institutionnel explique l’évolution des sociétés), un usage
immodéré des tests économétriques, l’impossibilité de mettre en relation des concepts
invariants avec une réalité en perpétuel changement, une croyance utilitariste dans les
mécanismes du marché, dans le profit individuel et dans les droits de propriété comme
facteurs essentiels de l’évolution sociale de la société féodale.
37 L’exemple de la « transition » montre combien grande est la distance séparant les
historiens, les économistes et les sociologues, les différences dans leurs réponses, les
2. Un dialogue inextricable
38 Depuis bientôt deux siècles, une querelle a opposé sociologue et historiens à propos de
la classification des sciences et de l’épistémologie proprement dite. Depuis l’époque
d’Auguste Comte, la question de la place de la sociologie dans la classification des
sciences a vainement été débattue par les chercheurs intéressés 15. Plusieurs d’entre eux
ont défendu la subordination à la sociologie de toutes les disciplines ayant pour objet la
société; d’autres ont fermement combattu une telle prétention.
39 Les premiers ont fait de l’histoire une discipline auxiliaire de la sociologie, de même
que l’ethnographie et la statistique morale; les seconds (parmi lesquels, par exemple,
déjà Numa-Denis Fustel de Coulanges) font de la prétendue science de la société un
sous-produit de l’historiographie, une spécialisation quelconque au statut scientifique
comparable à celui de la numismatique, de la sigillographie ou de l’héraldique. Charles
Seignobos avait coutume de dire que la sociologie est une mode intellectuelle destinée à
disparaître comme toutes les modes16; Henri Hauser l’accusait de transformer les faits
sociaux en formules abstraites.
40 Entre ces deux impérialismes, les affrontements ont été virulents. L’influence de l’Ecole
durkheimienne sur les sciences sociales en France et ailleurs a contribué à répandre la
croyance parmi les sociologues, généralement tous positivistes, selon laquelle l’histoire
n’est pas une science, mais un art fondé sur la narration chronologique de choses
vécues. Les historiens auraient pour tâche de récolter, vérifier, ordonner des faits
individuels épars dans les différents moments de leur devenir, pour ensuite en élaborer
un récit dont les finalités sont d’ordre pratique : maintenir en vie, fortifier la mémoire
de notre identité sociale et nationale. En revanche, l’analyse, la comparaison,
l’interprétation, la recherche des uniformités, des régularités, éventuellement des lois
seraient du ressort des sociologues. Dans les sciences de la société, l’explication
scientifique ne s’obtiendrait qu’au moyen des rapprochements, des confrontations, de
ce que John Stuart Mill dans sa Logique déductive et inductive appelle l’étude des
variations concomitantes. Ceci serait irréalisable en historiographie même lorsqu’on
étudie les faits mentaux en relation exclusive et complète aux contextes historiques et
l’on privilégie le caractère historique des fonctions mentales 17.
41 En postulant une différence foncière entre les deux disciplines, en attribuant à la
sociologie un domaine très vaste, celui du présent, et à l’histoire le champ du passé,
grevé de toutes les servitudes de la documentation, on opposait les visées
individualisantes, centrées sur la singularité, de l’histoire à celles généralisantes de la
sociologie. L’infériorité épistémologique de l’histoire par rapport à la sociologie était
ainsi proclamée18.
42 Cette controverse sur la méthode historique et les sciences sociales a débuté au XIXe
siècle19; elle continue à rester au coeur de la réflexion épistémologique
contemporaine20. Le dédain pour l’assemblage de faits disparates, pour la
reconstruction des événements en leur singularité, cette tâche ne visait, disait-on, qu’à
faire passer les faits de l’aléatoire à la cohérence logique, par l’intermédiaire de
causalités singulières. La commisération pour « la poussière des faits » et pour la
pas. Les réalités sociales ? Oui, mais comment les identifier si on fait abstraction de la
multiplicité des événements singuliers ? Les causes ? Comment les déceler entre des
antécédents, des motifs et des implications déjà sélectionnés par les documents ? Henri
Hauser25 rappelait avec vigueur qu’une société est une singularité mobile à l’existence
permanente, un tout organique, un « Zusammenhang » dont il importe de saisir la
spécificité.
46 Entre 1903 et 1920, sociologues et historiens campèrent résolument sur leurs positions
respectives. Malgré l’intérêt pour l’histoire manifesté par Max Weber, et son dialogue
ininterrompu avec Eduard Meyer, avec Roscher, Knies, Lamprecht et Treitschke,
malgré sa rigoureuse dénonciation du préjugé pour lequel le travail « historique »
serait qualitativement différent du travail « scientifique », malgré ses brillants
éclaircissements sur la possibilité objective et la causalité adéquate de l’histoire 26, les
rapports entre sociologie et histoire continuèrent à être déterminés et conditionnés par
l’empreinte des Français sur le débat, par une incompréhension mutuelle. Et pourtant,
les grands sociologues du début du siècle, Durkheim, Pareto et Max Weber, n’ont jamais
sous-estimé l’histoire27.
47 Emile Durkheim écrivait en 1888 : « Je sais bien que l’historien n’est pas un
généralisateur; son rôle tout spécial est, non de trouver des lois, mais de rendre à
chaque temps, à chaque peuple, son individualité propre et sa physionomie
particulière. Il reste et doit rester dans le particulier. Mais enfin, si particuliers que
soient les phénomènes qu’il étudie, il ne se contente pas de les décrire, il les enchaîne
les uns aux autres, il en cherche les causes et les conditions. Pour cela il fait des
inductions et des hypothèses… »28. Et une vingtaine d’années plus tard, il précisait : « Il
y a, dans l’histoire, du général et du permanent qui peut être traduit en lois; mais il y a
aussi du variable, du contingent, qui est imprévisible. L’origine des contingences et
l’individu dans toutes ses formes… [voici le domaine de l’histoire]. Le domaine du
nécessaire est le domaine de la sociologie »29. Histoire, science du contingent, par
rapport à la sociologie, science de la nécessité ? « L’histoire est le seul instrument dont
dispose le sociologue pour résoudre ces sortes de questions […] En un mot, l’histoire
joue, dans l’ordre des réalités sociales, un rôle analogue à celui du microscope dans
l’ordre des réalités physiques […] La sociologie est donc, en grande partie, une sorte
d’histoire entendue d’une certaine manière. » D’où la conclusion : « Nous sommes
convaincu […] qu’un jour viendra où l’esprit historique et l’esprit sociologique ne
différeront plus que par des nuances »30.
48 Pour Pareto l’histoire est une suite de faits, ressuscités au moyen d’un récit par
l’historien, lequel les expose en suivant une méthode chronologique après les avoir
individualisés le plus précisément possible. Comme on ne peut faire de contrôles
expérimentaux dans les sciences sociales, on doit observer les phénomènes du présent
au moyen de la statistique et d’autres techniques. Ces phénomènes-là demeurent peu
nombreux et pas aussi riches d’enseignements que les phénomènes du passé, d’où le
recours à : « l’immense valeur des études historiques, lesquelles élargissent
considérablement le champ de nos observations. »31 Les études historiques intègrent et
complètent les études du présent, et grâce à elles nous pouvons effectivement
connaître la structure des actions sociales, élaborer une théorie des sociétés. L’histoire
est un dépôt d’expériences, une banque de données, des archives ou autres vestiges
signifiants, sans lesquels il n’y aurait pas de savoir sociologique ou anthropologique.
Que Pareto eût tendance à utiliser l’histoire en tant que collection de faits tirés au
hasard d’auteurs et d’époques les plus divers et dont souvent il n’y a pas lieu
d’apprécier la valeur représentative, c’est un fait. A ce propos Maurice Halbwachs a
observé : « M. Pareto part bien des faits réels, mais il postule l’existence, au sein des
faits, de noyaux abstraits, que son analyse l’aide à dégager, et qui deviennent la matière
propre de ses constructions. C’est-à-dire qu’il perd tout contact, à partir de ce moment,
avec la réalité. »32
49 Ce n’est assurément pas le cas pour Max Weber selon lequel il est impossible de trouver
des lois sociologiques, d’établir des types idéaux sans les tirer de l’action historique
elle-même. Il y a entre les deux disciplines des problématiques explicitement voisines,
une forte solidarité entre l’analyse des événements et l’établissement de propositions
générales. La compréhension du fait social exige que l’on recoure à des propositions
générales, et celles-ci ne peuvent être démontrées qu’à partir d’analyses et de
comparaisons historiques. Les historiens et les sociologues n’utilisent pas les mêmes
types sociaux, mais la langue de description du monde historique comporte des
caractéristiques qui s’imposent aux uns et aux autres33.
50 Pas de sociologie sans histoire, et pas d’histoire sans sociologie. Werner Sombart et tous
les savants qui ont participé à la Methodenstreit ne douteront plus d’une telle
affirmation34.
51 Etant donné l’influence prépondérante de l’Ecole durkheimienne sur la sociologie
mondiale, le débat sur les sciences de la culture et sur leurs méthodes, sur la sociologie
en tant que science et l’histoire en tant qu’art, a subi des conditionnements fâcheux.
Les recherches sur l’université française et l’émergence, dans cette institution, de la
science sociale, ont révélé la puissance des facteurs de type pratique et montré
comment le positivisme scientifique servit de « formule politique », d’« idéologie » dans
les stratégies pour la reconnaissance académico-institutionnelle et la légitimité
culturelle et professionnelle de la sociologie. Cette discipline se devait donc d’affirmer,
de revendiquer, d’autovaloriser sa supériorité scientifique afin d’obtenir de la
philosophie et de l’histoire un espace académique, culturel et professionnel.
52 Au lendemain de cette reconnaissance officielle, la sociologie s’est trouvée en face d’elle
une nouvelle génération d’historiens. Les critiques qui s’adressaient aux
historiographies de Lavisse, Langlois, Seignobos ou Monod, vont perdre une partie de
leur impact. L’historien Marc Bloch, par exemple, ne se limite pas à une exposition de
faits chronologiquement ordonnés, enrichis d’anecdotes et de références. Au contraire,
dans Les rois thaumaturges (1924), il étudie un miracle, la croyance qui l’entoure et les
rituels magiques à travers lesquels parviennent à se manifester le pouvoir du roi à
opérer des guérisons35. Le même Bloch, dans La société féodale (1939-1940) analyse
l’organisation d’une société, sa logique interne; il parvient à nous en restituer le sens, à
nous faire comprendre la structure et la complexité de son système de valeurs, à
proclamer l’histoire la science des sociétés humaines 36. Des plus jeunes historiens vont
dans la même direction. Louis Vernet, Marcel Granet, Georges Davy étudient la Grèce
ancienne, la Chine archaïque, l’Egypte, et réussissent à reconstruire le fonctionnement
de systèmes sociaux complexes, à dégager leurs raisons d’être profondes sans recourir à
aucune loi, sans laisser échapper ce que ces lointaines sociétés avaient de spécifique et
de différent par rapport aux nôtres. La revue les « Annales », créée en 1929, commence
à opposer aux abstractions sociologiques l’infinie complexité du social, bien mieux
respectée par le concret de l’histoire. Lucien Febvre profitera de toutes les occasions
pour rappeler aux sociologues le peu de cas qu’ils font du temps, pour répéter que la vie
sociale est plongée dans ce quatrième état de la matière qu’est le temps. Cet argument
sera repris par Fernand Braudel dans son écrit sur la « longue durée », où il fera du
temps une unité de mesure inscrite dans la réalité37.
53 Depuis personne ne doutera plus que la perspective historique soit indispensable au
travail sociologique. L’anthropologie, en toutes ses tendances évolutionnistes,
diffusionnistes et fonctionnalistes, a fait de plus en plus une place de choix à l’histoire 38.
De même, toutes les autres sociologies spéciales39. Rarissimes sont les exceptions :
Leopold von Wiese en Allemagne et Benedetto Croce en Italie. Si le premier négligeait
l’histoire, le second niait l’existence même de la sociologie en tant que discipline
cognitive. Pour le Napolitain il n’y a que l’histoire, la science de toutes les sciences,
englobant toutes les manifestations possibles de la vie en société, tout le réel,
manifestation suprême de l’esprit absolu : « La seule forme de connaissance est la
connaissance historique »40. La riposte de Marc Bloch dans son Apologie pour l’histoire
était : « Il n’y a [… ] qu’une science des hommes dans le temps et qui sans cesse a besoin
d’unir l’étude des morts à celle des vivants »41, tandis que Ch. Wright Mills constatait
que ne pas « poser convenablement les problèmes de notre temps, et notamment celui
de la nature des hommes », signifie que nous avons « perdu de vue que l’histoire est le
nerf de la science sociale », que nous refusons « d’honorer le principe selon lequel il
faut perfectionner une psychologie de l’homme qui soit fondée sur la sociologie et en
accord avec l’histoire. S’il est coupé de l’histoire, et s’il n’aborde pas les choses de la
psychologie avec un esprit historique, le sociologue n’est pas en mesure de poser
convenablement les problèmes qui doivent aujourd’hui orienter ses recherches » 42.
se fonde sur le raisonnement naturel, sur une « autre logique », la logique non
démonstrative, la logique argumentative.
72 La deuxième stratégie de défense adoptée par les sociologues consiste à transformer la
sociologie en sociologie historique. L’ouvrage de Norbert Elias Ueber den Prozess der
Zivilisation, paru en 1939 mais réellement connu au début des années ‘70, aura un rôle
déterminant dans les tentatives d’ancrer la recherche sociologique dans les
manifestations de l’historicité60.
73 Elias affirme que l’histoire met l’accent sur les événements et les personnalités alors
que la sociologie dévoile les systèmes d’interdépendance liant l’ensemble de ces
facteurs et en les organisant en une configuration singulière et spécifique. A l’intérieur
de telles formations les individus disposent d’une marge de liberté, mais les
interdépendances qui les lient aux autres limitent leur liberté de choix. Il y a une
articulation constante entre la transformation des sensibilités humaines, des
comportements sociaux, et la construction de l’Etat; entre la formation de l’Etat et la
différenciation des fonctions sociales, entre les processus de civilisation, la structure du
pouvoir, les relations sociales et les comportements individuels et les normes
esthétiques. En d’autres termes, l’interdépendance existant entre les différents niveaux
de réalité et la complexité des voies à travers lesquelles s’effectuent les échanges
réciproques, est un processus complexes. Les mécanismes d’intériorisation des
principes rationnels et l’incorporation des normes de conduite permettent d’imbriquer
l’individuel avec le collectif, le mental avec le comportemental, la psychologie avec la
sociologie, la sociologie avec l’histoire.
74 L’histoire nous parle de l’unique, du singulier, de l’apparent, du conscient, de ce qui
change; la sociologie nous révèle le latent, le pluriel, le constant, l’inconscient. Les
déterminations sont réciproques et les échanges continus. Les formations sociales
changent parce que les hommes changent; et les hommes changent parce que les
systèmes d’interdépendance se modifient constamment, de manière endogène et de
manière exogène. La Société de Cour est l’exemple typique de cette imbrication
analytique entre la genèse des comportements rapportés aux contextes singuliers, leur
fonctionnement et leur évolution. Les volumes de Über den Prozess der Zivilisation, de
Über die Zeit et Engagement und Distanzierung, montrent la finesse et la plasticité de la
construction théorique d’Elias. Ses thèses ont suscité une nuée de vocations. Peter
Burke, par exemple, propose que l’histoire et la sociologie unifient leurs programmes
de travail, qu’elles donnent lieu à une synthèse méthodologico-disciplinaire. L’histoire
fournirait les matériaux, les reconstructions, la compréhension des phénomènes, la
sociologie les modèles interprétatifs. La sociologie deviendrait ainsi la méthodologie de
l’historiographie61. Un autre Anglais, Philip Abrams, lui aussi convaincu de la nécessité
d’une forte intégration entre la sociologie et l’histoire (toutes les deux se proposent
d’expliquer l’agir humain) a montré, à travers l’étude d’une série de questions
(l’anomie, la formation des classes, la lutte de classe, la société industrielle, la
formation des Etats, les générations, les monstres et les héros humains, etc.) que les
deux disciplines « cherchent à comprendre le problème de l’action humaine et toutes
deux cherchent à le résoudre en faisant référence aux processus de structuration
sociale »62. Les différences entre l’histoire et la sociologie dépendraient de la manière
de reconstruire la réalité sociale, de la façon d’argumenter cette reconstruction et
ensuite de la faire valoir. Il s’agirait de différences argumentatives, rhétoriques.
adaptent leurs actions et réactions, conforment leurs habitudes, leurs désirs, leurs
besoins et même leurs visions du monde social, ainsi que les rationalisations
idéologiques qui leur sont inhérentes, aux transformations objectives.
79 Que cela soit suffisant pour résoudre le problème des rapports de la sociologie avec
l’histoire, c’est douteux64.
80 Une théorie de l’action rationnelle a été proposée à la place par les tenants de la
troisième stratégie de défense visant à sortir la sociologie de la crise où elle se débat.
C’est l’approche dénommé de l’action rationnelle (Rational Action Theory ou RAT),
subdivisée en diverses sous-approches : Choix rationnels, Action collective,
Microfondements, Individualisme méthodologique. La RAT prend le contre-pied du
fonctionnalisme dominant en sociologie, et surtout des tendances interprétatives ou
cognitives, et plus particulièrement de l’interactionnisme symbolique, de
l’ethnométhodologie, de la sociologie phénoménologique, du behaviorisme et de la
théorie économique de l’échange. Certains théoriciens de la RAT postulent que tous les
phénomènes sociaux sont des phénomènes historiques et tous sont le produit ou
l’expression de phénomènes psychiques. Ces derniers dépendent des circonstances
dans lesquelles les acteurs se sont trouvés dans le passé et dans un lieu donné, ainsi que
de la situation et de l’environnement où ils se trouvent dans le présent. L’explication
suppose la connaissance exacte de ces facteurs et des médiations qu’ils ont effectuées et
effectuent encore. Tous les phénomènes sociaux sont toujours les résultantes d’actions
individuelles insérées dans des contextes structurels, ils sont le produit d’acteurs
historiques, avec un passé qui façonne le présent. Agrégation d’actions dictées par des
motivations individuelles, le phénomène social est traversé de significations dont la
genèse et l’évolution sont perceptibles grâce à l’analyse historique. Expliquer signifie
relier un état présent à son antécédent, reconstituer ces états afin de comprendre
pourquoi, dans une situation donnée, tel type de comportement et pas tel autre a été
adopté, et quelles conséquences a entraîné ce choix. Cela veut dire que la reconstitution
de ces états est possible en tout temps, en cas d’accroissement ou de modification des
situations qui les génèrent. Ce qui signifie qu’il n’existe pas de lois ou d’uniformités
données une fois pour toutes, et que les explications avancées ne sont que des modèles,
des paradigmes provisoires. Ainsi les prétentions de la sociologie au statut de science
« dure » sont considérablement réduites. Il est alors impossible de la différencier de
l’histoire, mais il est aisé de la réduire à l’économie 65.
81 Ces changements intervenus chez les sociologues ont été immédiatement enregistrés
par les historiens. La mise en évidence de l’expérience vécue, des processus
d’objectivation et d’intériorisation des signes, des normes et des règles, « offre la
possibilité d’entreprendre une réflexion approfondie sur la dynamique des sociétés et
sur l’aspect cumulatif de l’histoire humaine. Si les hommes disparaissent, les traces
qu’ils ont laissées de leur passage – non seulement les traces matérielles, mais aussi les
techniques, les conduites affectives et les formes d’interdépendance qui les lient entre
eux – demeurent. Ceux qui leur succèdent les trouvent dès la naissance dans leur
univers familier, se les approprient sans même s’en rendre compte, consacrent ainsi
l’essentiel de leur vie à les développer »66. En outre, si le chercheur peut construire,
problématiser et projeter sa subjectivité sur son objet de recherche, ce n’est pas pour
adopter le point de vue herméneutique de l’explication compréhensive, mais plutôt
pour rejeter l’événement et son récit. Ainsi on inclut dans les procédures de contrôle
empirique le point de vue subjectiviste du social, c’est-à-dire l’expérience de vérité
dans l’acte de juger effectué par les acteurs et les spectateurs. L’analyse des discours, la
rhétorique, la question du récit, la narration en tant que schéma explicatif va se
trouver au coeur de la réflexion67.
sur l’objectivité et parlons-en non d’un point de vue philosophique, mais de celui, plus
prosaïque, du chercheur œuvrant dans un domaine précis.
87 De quelle manière l’historien et le sociologue conçoivent-ils, dans leurs activités
quotidiennes, l’objectivité ? Selon quelles modalités la pratiquent-ils et la contrôlent-
ils ?
88 Pour la grande majorité des chercheurs le modèle par excellence est celui qui a été
élaboré par la physique. Le néo-positivisme, dans ses différentes versions, reste la
philosophie implicite de presque tous les chercheurs des sciences humaines.
L’imprégnation fondamentale se fait à travers la méthodologie, réduite – très souvent –
à diverses procédures techniques, à savoir aux techniques d’enquête ou aux documents
d’archives. Certes, ces mêmes chercheurs ne méconnaissent pas le « Verstehen », mais
ont tendance à s’en méfier. Par rapport à l’explication, la compréhension ne produirait
aucune vraie connaissance. Tout au plus ne saurait-elle que confirmer le déjà su, le déjà
connu. Elle ne garantirait – en aucun cas – la vérification empirique. Par conséquence,
l’authentique forme d’objectivité reste celle de la physique où l’objectivité est
indépendante du sujet, où elle n’appartient qu’à l’objet.
89 Souvent les chercheurs ne parviennent pas, avec les méthodes classiques, à décrire
fidèlement, à expliquer les comportements des membres d’autres sociétés, notamment
lorsque deux événements identiques du point de vue du comportement présentent une
signification et des conséquences différentes et lorsque l’observateur est confronté aux
intentions, aux mobiles du sujet impliqué, à son expérience intime, à l’action
individuelle, à l’imprévu, au changement, aux mutations. C’est pourquoi ils attribuent à
l’objet, moyennant certaines opérations ou mensurations, des propriétés intrinsèques,
fixes, permanentes, intelligibles pour tous, impersonnelles, vérifiables. Ces propriétés,
évidemment, n’appartiennent pas à l’objet observé. Elles sont des représentations que
le sujet se donne et se fait de l’objet observé. Est-ce donc la validité de la représentation
qui constitue l’objectivité ?
90 Dans les sciences sociales les choses sont beaucoup plus complexes. Par exemple, les
sondages d’opinion avec leurs techniques d’échantillonnage statistique, avec leurs
questionnaires, prétendent analyser l’opinion commune des membres d’un groupe. En
réalité, ils construisent des situations par rapport auxquelles il faut susciter des
réactions d’approbation ou de désapprobation. On fabrique ainsi des artefacts, auxquels
on attribue par la suite une existence objective.
91 Tous les phénomènes sociaux sont la résultante de constructions sociales. Ils existent
en fonction de classifications provenant de nos bricolages intellectuels et des
définitions imposées au chercheur par des systèmes conceptuels en vigueur dans la
société. Avec des mots ou des ensembles de mots nous définissons la classification, et
avec des mots provenant du découpage nous attestons ensuite l’existence de l’objet.
Contrairement à ce qui se produit dans le modèle de la physique classique, dans les
sciences sociales il y a impossibilité absolue de se rapporter aux choses pour expliquer
les signes. Nous construisons avec des définitions sociales les objets étudiés, de même
que leurs caractéristiques et leurs contenus. Au moment où nous les saisissons, nous
constatons qu’ils sont identiques à ceux que nous avions posés au départ de la
recherche.
92 La théorie dans les sciences humaines n’a ni la même nature ni les mêmes fonctions que
celles que l’on observe, par contre, dans les sciences empirico-formelles. Dans les
sciences sociales la déduction est difficilement praticable. La logique démonstrative
irrationnelles et à des actes de foi, – que ce dualisme est trop rigide. Le domaine des
sciences sociales comprend ce que les différentes générations d’hommes ont vécu et
créé, ce qu’ils ont fait et ce qu’ils font, comment ils le font dans le temps, c’est-à-dire
dans l’imprévu, dans le risque, dans l’anticipation. L’objectif ultime de ces sciences est
également bien déterminé : décrire, comprendre, interpréter la réalité humaine, le sens
subjectif des conduites sociales au moyen de récits, de narrations rendant intelligible ce
qui n’est pas apparent, manifeste, ou empiriquement saisissable. Cela signifie que dans
toutes les sciences sociales – peut-être pour des raisons tenant à l’ontologie de la réalité
historico-sociale – la signification joue un rôle primordial. Parler de phénomènes
humains revient, par conséquence, à parler de sens et de significations. L’identité entre
le sujet et l’objet, justement pour cette raison, demeure cruciale. Le sujet-chercheur ne
déchiffre pas une intelligibilité immanente, mais la construit en choisissant entre de
multiples systèmes de référence et des points de vue disparates. Si toute reconstruction
est un choix, la pluralité d’interprétations applicables à un même ensemble est
inévitable. Ces reconstructions partielles d’une réalité globale dérivent d’un système de
concepts que nous pouvons justifier mais pas vérifier. Pour cela les représentations
élaborées sont mouvantes, variables, susceptibles d’adjonctions, de compléments, de
changements. Comprendre objectivement le sens subjectif des conduites sociales
signifie édifier hypothétiquement un sens parmi plusieurs également possibles. La
connaissance ainsi acquise modifie tout à la fois les caractéristiques de l’objet et le sujet
qui interprète. Ces interprétations multiples d’un ensemble permettent de faire
ressortir les questions qu’elles expriment, mais pas de les additionner ni de les
cumuler. Et pourtant ces mêmes questions sont régulièrement reprises dans les
interprétations suivantes et sont ainsi intégrées dans les nouvelles constructions. La
diversité des questions, la diversité des méthodes, les compréhensions successives et
multiples, la pluralité des plans de référence privent les sciences sociales de théories
déductives mais non de la possibilité de justifier rationnellement, moyennant des
normes reconnues intersubjectivement, leurs constructions théoriques.
101 Toutes les sciences disposent de modèles discursifs de validation des normes. Ces
modèles permettent d’élaborer des théories, de les critiquer, de les justifier et parfois
même (c’est le cas en économie) d’en démontrer le caractère probabiliste. Le langage,
les méthodes, les problèmes, les théories des sciences sociales constituent un corpus
autour duquel s’est formé un consensus, un paradigme au sens de Th. Kuhn. Les
théories des sciences sociales sont des instruments puissants pour argumenter la
subjectivité de façon plausible, raisonnable et parfois logique. Elles sont des
schématisations permettant de rationaliser certains contenus et certaines
représentations. Diverses opérations de construction et de cohésion rendent les
schématisations acceptables et recevables. Bien entendu, la validité d’une
représentation est toujours susceptible d’être corrigée car la cohérence et la justesse
d’une construction ne représentent jamais un état absolu et définitif.
102 Les sciences sociales sont en mesure de ne pas se laisser submerger par une subjectivité
incontrôlée; elles peuvent établir des relations et des corrélations solides en assurant
ou en garantissant la validité de tout ce qui dans les conduites humaines peut être
représenté de manière plausible et raisonnable, totalement ou partiellement.
103 Au-delà des tensions entre le sujet connaissant et l’objet du connaître; au-delà du
pluralisme des interprétations, des situations empreintes de subjectivisme et de
relativisme; au-delà du fait que toutes les sciences sociales sont régies principalement
n’importe quel problème, d’énoncer des structures puis de les doter de formes logico-
mathématiques, mais cela ne peut se faire qu’à l’intérieur du paradigme booléen.
L’écart entre l’algèbre de Boole et la pensée naturelle, la donnée que pour saisir la
forme des faits et des processus il faille toujours recourir au non formel, ou encore que
pour expliquer les systèmes formels dépourvus et de sujets et de critères
d’interprétation on doive recourir à des aides extérieures, – ce sont des hypothèses
communes à l’histoire et aux sciences sociales qui commencent à être admises par les
sociologues et par les historiens. La redécouverte du sens des pratiques sociales
rapproche l’histoire et les sciences sociales. Et il n’est pas improbable que de cette
collaboration puisse naître une authentique science de l’homme et de la société.
emporte la conviction d’un auditoire mais aussi des procédures par lesquelles on
s’autopersuade. Il en est de même pour l’expérience de la durée, pour le temps tel qu’il
est vécu, pour le temps qui n’est inscrit dans aucun ordre de nécessité ou dans un passé
donnant du sens aux projets individuels et collectifs76.
112 A un moment où les technologies bouleversent les façons de faire de la recherche, à un
moment où les banques de données et les traitements électroniques des données
instaurent des pratiques contraignantes, la méthode historique, l’analyse méthodique
des témoignages, l’établissement critique des faits et leur évaluation, l’érudition
historique nous aident à écarter des banques de données les futilités, à situer et à
évaluer les « trouvailles » prétendument nouvelles77. Les travaux de Lazarsfeld sur
histoire de la quantification78, ceux d’Oberschall sur la recherche empirique79 ont
révélé, grâce à l’histoire, l’origine et la véritable portée de l’analyse empirique de
l’action sociale. Par ailleurs, une certaine pratique de la méthodologie a accrédité le
mythe de l’efficacité absolue des techniques et de la neutralité des méthodes logico-
mathématiques. L’histoire permet d’entrevoir les intérêts extrascientifiques et les
conditionnements sociaux que telle ou telle autre méthode véhicule ou a véhiculés,
comment une méthode a été interprétée, accueillie, travestie par les forces sociales, et
quel usage en ont fait les sociologues. Grâce aux études historiques, il est possible
d’évaluer à la fois la portée sociale d’une méthode et de déceler les conditions
nécessaires pour qu’elle produise des résultats dans certaines situations. L’histoire des
typologies dit comment et pourquoi on a construit les types idéaux, c’est-à-dire des
modèles conceptuels stylisant les traits essentiels d’une individualité historique, d’une
institution, d’une relation sociale, pour en dégager l’intelligibilité 80. On pourrait
également ajouter que les livres d’histoire peuvent donner une profondeur
spatiotemporelle aux théories macrosociologiques. L’extension des sondages
sociologiques a entraîné certaines dysfonctions ou simplement certaines insuffisances
dans la recherche sociologique, entraînant certaines déficiences dans les techniques de
l’analyse secondaire, l’histoire peut aider à bien utiliser les données de nature et de
composition très diverses81.
113 L’apport le plus important de l’histoire à la sociologie se situe au niveau de l’analyse
comparée82. Celle-ci, grâce aux jeux de rapprochements entre des situations concrètes,
aux analyses des identités et des différences, grâce à l’étude des variations
concomitantes repérant les similitudes, à la confrontation de la réalité observée avec le
modèle théorique, vise à découvrir les éléments constants, à dégager des types, à
fonder l’expérimentation indirecte. Avec la méthode comparative on étudie les
processus sociaux et politiques, les institutions, les organisations, de façon
synchronique ou diachronique, à temps égaux, ou donnés en tant que tels, ou encore à
temps différents mais réputés appartenir à des ordres sociaux quasi semblables. La
comparaison synchronique permet l’utilisation de la condition cæteris paribus alors que
celle diachronique, longitudinale, se fonde inévitablement sur la logique culturelle du
chercheur, sur un certain système de valeurs, sur l’utilisation de catégories analytiques
non pertinentes. Ce type de comparaison, déjà largement utilisée par les tenants d’un
développement d’inspiration fonctionnaliste83, par des durkheimiens ou wébériens
(Lipset84, Rokkan85 et Almond 86, Tilly87, Bendix88), par des néo- marxistes89, établit des
relations entre des éléments structuraux de systèmes globaux différents. Des exemples
excellents ont été fournis par l’étude de Charles E. Frye90 à propos des relations
empiriques entre le système des partis, les groupes de pressions et la stabilité politique
en Allemagne à l’époque de la République de Weimar et puis de la R.F.A., par les travaux
de Gino Germani91 sur la modernisation des sociétés, par Raymond Aron sur la guerre et
la paix92 ou de Jean Baechler sur les phénomènes révolutionnaires, sur le capitalisme,
sur les suicides, sur l’idéologie, sur les démocraties, sur le régime des castes ou sur les
traits distinctifs de l’espèce humaine93.
114 Toutes ces recherches postulent que les variables explicatives sont indépendantes des
cultures propres aux objets à analyser, qu’il y a une idée universelle de l’Etat et que
l’articulation du politique à la société est partout et en tous les temps la même.
115 L’histoire permet d’écarter ces reconstructions opérées à priori, d’obtenir en retour des
éclairages réciproques nettement plus intéressants, bien qu’il faille recourir à la clause
cæteris non-paribus, difficile à manier car elle fonde sa prétention explicative non sur
des conditions causales, sur des régularités nécessaires, sur la quête de lois, mais au
contraire sur la pluralité, sur la distinction, sur le postulat que les différences et les
altérités ne sont pas réductibles aux mêmes variables explicatives. Les travaux de Karl
Polanyi expliquent la société moderne en la contrastant avec la société traditionnelle,
ceux de Louis Dumont expliquent l’individualisme et l’égalité de la société occidentale
en l’opposant à la société holiste et hiérarchique indienne. Dans les deux cas,
l’utilisation de l’histoire a ouvert des perspectives nouvelles aux sciences sociales.
théorie de la révolution, laquelle permet de récolter les faits, de les classer, de les
connecter, de les interpréter, de leur donner une signification ou des significations,
celles de Jean Jaurèsou de Georges Lefebvre98,d’Isaac Deutscher99ou d’Adrien
Dansette100, ou encore d’Alain Touraine101. Les origines de la France contemporaine
d’Hippolyte Taine, par exemple, n’ont rien en commun avec l’Histoire socialiste de la
Révolution française de Jean Jaurès, car ces deux histoires fondent leurs analyses
détaillées, l’évaluation critique des expressions, leurs comparaisons, l’identification
dans un événement du fondamental et du contingent, leurs procédures de
généralisation, sur des constructions théoriques fondamentalement disparates.
121 L’assassinat de César est, certes, un événement unique. Cependant, il rentre aussi dans
la classe des assassinats politiques, de phénomènes qui, à côté d’éléments contingents
et spécifiques, présentent des caractéristiques communes comparables.
122 La maîtrise des règles régissant les arrangements, les permutations et les combinaisons
des éléments à l’origine des notions servant à décrire les phénomènes, offre des
avantages certains pour la mise en perspective des comparaisons, pour déceler des
éventuelles uniformités. Bien que celles-ci soient impropres à la prédiction, elles aident
néanmoins à circonscrire les réactions qu’on peut avoir devant un événement aléatoire.
Dès lors il est possible de construire des modèles non déterministes, stochastiques, des
modèles qui reconnaissent la place des aspects aléatoires des phénomènes, à leurs côtés
uniques et atypiques – aux réactions des hommes vis-à-vis des événements.
123 Par ailleurs, l’historien utilise couramment les notions de protestantisme, capitalisme,
libéralisme, socialisme, économie urbaine, réalisme, néo-réalisme…, sans jamais
s’interroger sur les règles de la logique ou de la logistique les ayant produites. En
histoire, l’utilisation des typologies est variable et chatoyante. Tantôt le type
capitalisme est un outil pour faire des comparaisons entre des époques économiques
différentes, tantôt il est le « collant » de données empiriques peu structurées. En un
mot, il n’y a pas de recherche sans théorie, il est dangereux d’utiliser une théorie sans
la maîtrise des caractéristiques du type construit, sans l’analyse préalable de sa
structure logique, sans la connaissance des relations entre les composants.
124 Un exemple aidera à mieux comprendre cette problématique. Pour étudier le
socialisme suisse du XIXe siècle, il faut recourir à une masse énorme de documents, de
données plus ou moins sûres, plus ou moins significatives, d’origine très différente, à
des rapports de police, aux journaux, livres, tracts, affiches, documentaires
cinématographiques, enregistrements phoniques, etc. Pour exploiter cette
documentation, il faut fixer auparavant les caractéristiques spécifiques du socialisme
suisse au XIXe siècle afin d’identifier dans la documentation le socialisme de qui ne l’est
pas. Pour fixer les caractéristiques et les contours de ce phénomène dit socialisme, on
combinera une série d’articles de foi, de normes, de coutumes, de préceptes, de
conduites, de notions, de règles, de significations, le parti, l’organisation de classe, et
on les constituera en un arrangement idéalisé. Ensuite, on comparera les traces, les
indices, la documentation disponible avec le type idéal; l’analyse portera sur la
convergence, la divergence ou le parallélisme des matériaux historiques et la
construction typologique. On sait que, selon la définition classique de Max Weber : « Un
type idéal est formé à partir de l’accentuation d’un ou plusieurs points de vue, et par la
synthèse d’un grand nombre de phénomènes individuels concrets, diffus, discrets, plus
ou moins présents, qui sont organisés en accord avec ses points de vue mis en relief
pour former une construction analytique unifiée. Dans sa pureté conceptuelle, cette
construction mentale en effet ne se retrouve nulle part dans la réalité. » C’est pour cela
que Karl Marx ne parle pas de capitalisme, mais de capital. A défaut d’une bonne
maîtrise théorique des types idéaux, il y a le risque de décrire des réalités qui n’existent
pas, d’homogénéiser des situations contrastantes, de parler du socialisme de Thomas
Campanella, de capitalisme mérovingien, de précapitalisme, et ainsi de suite.
125 L’utilisation correcte des instruments théoriques, des typologies, améliore notablement
approche du chercheur et lui sert de garde-fou contre les distorsions inhérentes à toute
conceptualisation. Savoir manier une théorie, c’est aussi assurer la bonne formulation
des hypothèses, d’hypothèses riches, susceptibles d’épouser davantage le réel dans ses
contradictions.
126 L’historien pourrait emprunter au sociologue d’autres classes importantes de théories
et parmi celles-ci, notamment, celles de modèle et de structure.
127 Le modèle est une théorie particulière, hypothético-déductive. En histoire économique,
on utilise le mot modèle dans le sens de module ou de schéma. Les exemples les plus
courants sont les modèles des cycles économiques, ou les mouvements de longue durée
de Kondratieff102. Les modèles des cycles servent à expliquer les oscillations entre la
phase ascendante du phénomène, qui est beaucoup plus longue, et la phase
descendante qui est extrêmement courte. Pour expliquer ce phénomène, l’historien
économiste doit recourir à une hypothèse formulée ainsi : les investissements,
l’épargne, la consommation, bref les quantités économiques globales sont liées de façon
instantanée ou différée. Si les données empiriques vérifient cette hypothèse, le modèle
est jugé pertinent pour éclaircir les cycles.
128 Le modèle par rapport à la théorie a ceci de particulier : tandis que la théorie doit
uniquement servir à éclairer la nature d’un phénomène, le modèle doit être en principe
toujours vérifiable. L’exemple le plus célèbre est celui de Pareto 103, dont le modèle a été
appliqué à des domaines fort différents, de l’étude de la distribution des mots dans le
roman Ulysse de James Joyce, au jeu de billes, à l’inégalité des revenus et à tant d’autres
domaines. Son auteur a commencé par l’appliquer à la distribution de la richesse dans
les villes italiennes du Moyen Age, en Prusse, à Bâle, à Zurich, puis il a voulu le vérifier
en l’appliquant à la distribution de la richesse d’après le rôle de la taille, à Paris, en
1292. Dans cette étude Pareto montre que la « distribution de la richesse n’a pas
beaucoup changé, à Paris, de 1292 à nos jours. L’exposant a, notamment, avait, en 1292,
la valeur de 1,37, il avait,en 1900, la valeur de 1,42. » Des immenses changements
sociaux et économiques séparent Paris du début du siècle XXe du Paris de 1292. Ce
résultat n’en est plus que « très remarquable ». Sans entrer dans trop des détails, on
peut dire que le modèle de Pareto met en lumière qu’à toutes les époques, la répartition
du revenu affecte la forme d’une toupie dont la pointe est tournée vers le haut, et cela
dans des pays de conditions économiques et sociales fort différentes. Pareto dit que
cette forme ne dépend pas du hasard car si tel était le cas, elle serait semblable à la
courbe des probabilités. Or, la courbe de la répartition diffère totalement de celle des
probabilités, bien connue des statisticiens, sous le nom de « courbe des erreurs ».
Pareto conclut que la forme, une sorte de toupie renversée, est engendrée par des
forces fondamentales indépendantes, gouvernées par une loi universelle. Les pauvres
constituent la partie inférieure, arrondie, de la toupie renversée, et les riches le
sommet, en pointe. Le modèle permet de constater, en outre, qu’une augmentation des
revenus minima et une diminution de l’inégalité ne peuvent se produire, soit isolément
soit d’une manière cumulative, que si le total des revenus croît plus vite que la
Dans ce domaine, en plus, les sociologues ont mis au point des techniques extrêmement
perfectionnées de sondage, qui peuvent être d’une très grande utilité pour les
historiens, telle cette forme particulière de sondage qu’est l’enquête par panel 110,
consistant à interroger à plusieurs reprises un échantillon de sujets en éliminant avec
des procédés mathématiques les distorsions naissant de la répétition de la même
expérience. Supposons d’avoir 4 vagues d’interviews et que toutes les questions posées
visent à mettre en évidence 3 caractéristiques : avoir des informations sur le degré
d’intérêt pour la consultation électorale (fort ou faible), sur le degré d’exposition
volontaire à la campagne électorale (fort ou faible selon qu’on fréquente des meetings
ou qu’on allume la télévision pour entendre les discours de M. Vincent ou de M.
Reverdin, selon qu’on lit les journaux lorsqu’ils relatent le débat au sujet d’une
votation); enfin, sur les caractéristiques du vote, c’est-à-dire voter ou ne pas voter. J’ai
simplifié au maximum en choisissant uniquement 3 caractéristiques.
2 30 20 110
1 2 3 4 5 6 7 ... j
139 Le cas est fictif; en général, on a des tableaux plus longs et complexes.
140 N est l’effectif des bureaux de vote dans le canton de Vaud; j représente le nombre de
personnes ayant voté pour le candidat Bolomey – comment devons-nous lire ce
tableau ?
141 Il se lit de la manière suivante : parmi les 30 + 20 + 110 = 160 sections de deux membres,
30 ont voté à l’unanimité pour le candidat Chapuy opposé à Bolomey, 110 ont voté à
l’unanimité pour le candidat Bolomey, tandis que dans vingt sections les deux voix se
partagent sur chacun des candidats. Dans les sections de trois membres, dans 320 cas,
les trois membres votent pour Chapuy, dans 520 cas les trois membres votent pour
Bolomey, dans 150 cas, un membre vote pour Bolomey et deux pour Chapuy. Dans 300
cas, un membre vote pour Chapuy et deux pour Bolomey.
142 Continuer cette lecture n’est pas nécessaire. Ce qui est important, dans ce tableau,
saute vite aux yeux : il y a unanimité ou quasi-unanimité dans le comportement des
bureaux électoraux. Le tableau fait apparaître, en effet, l’existence d’un processus
souterrain, que Coleman et Lazarsfeld ont bien élucidé, c’est-à-dire que le vote est
influencé par la répartition des voix à l’intérieur du bureau de vote. C’est une banalité
désormais, depuis qu’on s’occupe de comportement électoral, que d’affirmer cela; et
pourtant, il y a 50 ans, personne n’y songeait encore.
143 Prenons maintenant la technique du panel. Elle est appliquée couramment à l’histoire,
notamment en Amérique. Parmi les tout derniers livres qui ont utilisé la technique du
panel, il faut citer celui que Martin Seymour Lipset a consacré à l’élection de 1860 aux
U.S.A., au référendum sur la sécession des Etats du Sud des Etats-Unis. Les résultats ont
littéralement renouvelé cette page extrêmement importante de la vie politique
américaine, et même socio-économique, étant donné qu’au cours de cette élection de
1860, il y a eu un brassage entre le parti whig et le parti tory, brassage qui a
pratiquement chambardé toute la carte politique des Etats-Unis, en lui donnant
l’empreinte que nous lui voyons aujourd’hui encore112. Cette technique pourra
renouveler l’histoire politique, pourra donner une dimension totalement nouvelle aux
études d’histoire religieuse, ou d’histoire intellectuelle.
144 Il ne reste qu’à dire quelques mots sur l’importance des recherches sociologiques pour
l’historien de demain. Chaque année, la corporation des sociologues publie environ
10.000 études, sans compter les travaux destinés à une circulation limitée, sous forme
de documents ronéotypés et qui, dans nos bibliothèques, occupent davantage de place
que les livres. Le moment est venu pour les bibliothèques ou tout au moins pour les
instituts d’histoire de commencer à s’intéresser à cette littérature grise, à la classer et à
la mettre à la disposition des chercheurs. Car dans ces rapports de recherches,
l’historien de demain trouvera, pour autant qu’il saura les lire, tous les éléments pour
comprendre notre société complexe et compliquée; il y trouvera déjà faite, au moins en
partie, l’histoire de ce présent si fascinant. L’histoire de demain trouvera dans les
recherches des sociologues d’aujourd’hui des données importantes surtout dans les
domaines de la stratification sociale, de la mobilité, des comportements collectifs, de la
socialisation et de la déviance, de l’opinion publique. La célèbre recherche sur
l’invasion des Martiens est un document désormais classique sur les croyances
collectives générées par de fausses nouvelles médiatiques.
145 La belle émission d’Orson Wells sur l’invasion de l’Amérique par les Martiens avait
pratiquement paralysé la vie quotidienne. Les Américains imaginaient que les Martiens
étaient arrivés sur la Planète bleue. Le phénomène avait eu une telle ampleur que des
dizaines de chercheurs ont voulu connaître les raisons de ce cas de panique collective.
Comment se faisait-il que, dans un pays qui avait le meilleur niveau culturel du monde,
qui était à l’avant-garde de la science et de la technologie, où la laïcisation de la vie
était extrêmement poussée, où il y avait un degré de connaissances astronomiques
parmi les plus approfondies, on ait pu assister à une forme d’hystérie collective, de
panique généralisée. Des historiens se sont occupés de ce problème à partir des
chroniques et des commentaires des journalistes, de mémoires d’acteurs, de récits
d’écrivains. Ils ont établi la chronologie de l’événement et en ont tracé l’histoire telle
qu’elle a été rationalisée a posteriori. Les historiens, en relatant les opinions exprimées,
se fondaient sur des types de rationalisation construite a posteriori; ils reflétaient bien
évidemment les idées d’une couche particulière de la population, celle qu’on appelle
« l’opinion publique américaine ». Les sociologues et psychologues sociaux, par contre,
ont étudié l’invasion des Martiens avec d’autres techniques. Ces travaux expliquent
l’impact que l’annonce d’une invasion de la terre par les Martiens a eu aux Etats-Unis et
aident également à comprendre les comportements réels de diverses strates de la
population américaine tout de suite après la Deuxième Guerre mondiale. A l’aide de ces
enquêtes psychosociologiques, les historiens disposent d’une compréhension
rapprochée de la panique telle qu’elle s’était diffusée dans les divers groupes sociaux 113.
146 J’ai souligné plus haut l’importance pour les historiens des travaux sociologiques sur la
stratification sociale. Un seul exemple ici suffira. On a dit et répété que la Suisse est une
société sans classes. Cette affirmation, on la retrouve dans tous les livres d’historiens
suisses. Cette thèse se fonde sur des indicateurs assez importants tels que les salaires, le
statut socioprofessionnel, le degré d’intégration (mais un récent sondage, fait à
l’occasion du 1er mai, a montré que les Suisses ne sont pas ce peuple si attaché à la
participation tel qu’on l’imaginait). Bref, l’affirmation repose sur un certain nombre
d’indicateurs apparemment très sûrs. Ces indicateurs démontreraient, d’après les
historiens, que le pays n’a pas de classes sociales. Or, si, au lieu de s’en tenir aux
apparences exprimées par ces indicateurs sociaux, on examinait les enquêtes
sociologiques en la matière, on trouverait de bien curieuses choses. Lorsqu’on a
demandé aux Suisses la classe à laquelle ils pensent appartenir, les ouvriers sont deux
fois moins nombreux (36 %) à se ranger parmi les travailleurs. Les petits ou les ouvriers,
selon les termes utilisés, se déclarent dans la proportion de 61 % membres des classes
moyennes ou de la petite bourgeoisie. Par ailleurs, nous savons que parmi les cadres
supérieurs de ce pays et les membres des professions libérales, la proportion de ceux
qui se disent des classes moyennes et qui refusent de se considérer des bourgeois est à
peu près aussi forte (82 %) que parmi les employés (85 %).
147 N’est-il pas évident que la proclamation de l’appartenance aux classes moyennes n’a
pas et ne peut avoir la même signification pour les membres des différentes catégories
sociales ? Luc Boltanski, dans son livre reçu comme un pamphlet déplacé, Le Bonheur
suisse, a très pertinemment observé : « Ce qui est parade chez les ouvriers ne peut être
que feinte dans les classes supérieures, sacrifice intéressé à la passion égalitaire par
laquelle, tout à la fois, on peut garder ses distances et décourager la revendication en
déniant la réalité du privilège ou de l’existence des privilèges » 114.
148 Si nous prenons maintenant en considération les travaux de sociologie de l’éducation et
les lisons en fonction d’une étude de mobilité sociale, c’est-à-dire si nous faisons une
analyse secondaire de ces travaux, nous découvrons qu’au-delà d’un même idéal, celui
d’une société méritocratique, basée sur l’idéologie de l’effort commun, de
l’attachement aux valeurs démocratiques et aux vertus d’égalité, par-delà tout ce qui
fait de ce pays « un des meilleurs pays qui soit » (la phrase est de Vilfredo Pareto), nous
constatons qu’en Suisse il y a des classes, et que ces classes ont des possibilités
différentielles d’accès à la richesse, au savoir et aux loisirs. Dès lors, le sociologue
constate un décalage entre les normes de vie que propose la culture nationale et les
comportements imposés aux individus par les conditions objectives dans lesquelles ils
se meuvent. Est-ce que ce décalage entre le réel et l’idéal engendre ce que l’on a pris
l’habitude d’appeler le « mal suisse » ou « l’histoire d’un peuple heureux », pour le dire
d’une autre manière ? Voici une question à laquelle les historiens pourraient très
facilement répondre pour autant qu’ils s’intéressent davantage aux travaux
sociologiques qu’aux actes parlementaires et aux registres des décisions du Conseil
fédéral.
NOTES
1. Lire R. Romano, Le problème de la transition du féodalisme « at present » dans l’œuvre d’Adam Smith,
« Revue européenne des sciences sociales », XXXIV, 1996, n. 106, pp. 17-24 et G. Busino, La
permanence du passé. Questions d’histoire de la sociologie et d’épistémologie sociologique, Genève, Droz,
1986, pp. 49-65.
2. F. Braudel, Les ambitions de l’histoire. Edition établie et présentée par R.de Ayala et P. Braudel.
Préface de M. Aymard, Paris, de Fallois, 1997.
3. P. Bairoch, Victoires et déboires. Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours,
Paris, Gallimard, 1997, 3 vols.
4. I. Wallerstein, The Capitalist World-Economy, Paris, MSH, 1979; The Politic of the World-Economy,
Paris, MSH, 1984; Le capitalisme historique, Paris, La Découverte, 1985.
5. W. W. Rostow, The Stages of Economic Growth, Cambridge, Cambridge University Press, 1960.
6. J. Hicks, A Theory of Economic History, Oxford, Clarendon Press, 1961, et Causality in Economics,
London, Blackwell, 1979.
7. A. O. Hirschman, Essays in Trespassing Economics to Politics and Beyond, Cambridge, Cambridge
University Press, 1981, et Come complicare l’economia, Bologna, Il Mulino, 1988, mais surtout The
Passions and the Interests. Political Arguments for Capitalism before its Triumph, Princeton, N.J.,
Princeton University Press, 1977.
8. M. Dobb, The Transition from Feudalism to Capitalism, London, New Left Books, 1976 et Prelude to
the Industrial Revolution, « Science and Society », Vol. XXVIII, n. 1, Winter 1964, pp. 31-47. Voir
aussi le recueil : M. Dobb, R. Hilton, E. Hobsbawm, A. Maczak, F. Mazzei, J. Merrington, A. Soboul, I.
Wallerstein, Dal feudalismo al Capitalismo, Napoli, Liguori, 1986.
9. Sur l’œuvre de l’historien polonais voir les travaux de M. Herling Bianco, Braudel e Kula. Un
« incontro » fra due tradizioni storiografiche ed intellettuali, in : B. Angelo et G. Muto, Fernand Braudel :
il mestiere di uno storico, Napoli, ESI, pp. 45-54, et La transizione dal feudalesimo al capitalismo
nell’opera di Witold Kula, in « Società e Storia », n. 42, 1988, pp. 979-993.
10. Voir à ce propos le recueil d’études L’esprit des lois sauvages, Paris, Seuil, 1988 ainsi que le livre
d’A. Testart, Les chasseurs-cueilleurs, ou l’origine de l’inégalité, Paris, Société d’Ethnographie, 1982.
11. D. C. North, The Rise of the Western World, Cambridge, Cambridge University Press, 1973;
Structure and Change in Economic History, New York, Norton, 1982; Institutions, Institutional Change
and Economic Performance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990; Transaction Costs,
Institutions and Economic Performance, San Francisco, CA, ICS, 1992. Lire sur l’euvre de ce prix
Nobel : R. Giannetti et A. Baccini, Un Nobel a sorpresa, « Storia del pensiero economico », n. 26, n.s.,
1993, pp. 3-22.
12. H. Demsetz, Towards a Theory of Propriety Rights, « American Economic Review », 57, May 1967,
pp. 347 -359.
13. Cf. G. Berthoud & G. Busino, Pratiques sociales et théories. Les discordes des universitaires, Genève,
Droz, 1995, pp. 41-94.
14. Sur l’utilisation de l’histoire des faits économiques de la part des économistes, voir les textes
réunis dans le volume Le vie della storia nell’economia, a cura di Pierluigi Ciocca, Bologna, Il Mulino,
2002. Voir également E. Hobsbawm, Historians and Economists, dans On History, London, Abacus,
2002, pp. 124-163.
15. Cf. G. Weisz, The Emergence of Modern Universities in France, 1863-1914, Princeton, Princeton
University Press, 1983, et W. R. Keylor, Academy and Community. The Foundation of the French
Academic Culture in Comparative Perspective, 1890-1920, Cambridge, Harvard University Press, 1992.
16. Cf. M. Rebérioux, Préface à Ch.-V. Langlois et Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques,
Paris, Kimé, 1992, pp. 7-26; A. Prost, Seignobos revisité, « Vingtième Siècle », n. 43, 1994, pp.
100-118; L. Mucchielli, Une lecture de Langlois et Seignebos, « EspacesTemps Les Cahiers », nn.
59-60-61, 1995, pp. 130-136. Voir aussi O. Dumoulin, Profession historien : un « métier » en crise ?
1919-1939, Paris, Ed. de l’EHESS, 1983.
17. Sur le sujet, les travaux fondamentaux so nt ceux de I. Meyerson, Ecrits 1920-1983. Pour une
psychologie historique, Paris, PUF, 1987; Les fonctions psychologiques et les oeuvres. Postface de R. Di
Donato, Paris, Albin Michel, 1998; Existe-t-il une nature humaine ? Psychologie historique, objective,
comparative. Préface de E. Poulat. Introduction de F. Parot, Paris, Institut d’ Edition Sanofi-
Synthèselabo, 2000.
18. Cf. G. Eisermann, Soziologie und Geschichte, in Handbuch der empirischen Sozialforschung, hrsg von
R. König, Stuttgart, Enke, 1972, pp. 601-640; G. Busino, Sociologia e storia. Elementi per un dibattito,
Napoli, Guida, 1975 et l’article de G. Noiriel, « Ne tirez pas sur l’historien ! ». Sur quelques conditions
préalables à un « gai savoir » en sciences sociales, « Politix », n. 6, Printemps 1989, pp. 33-39, ainsi que
son livre Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Belin, 1996. A voir également P. Carrard, Poetics of the new
history. French historical discourse from Braudel to Chartier, Baltimore, Johns Hopkins University
Press, 1992.
19. Un panorama de ce débat in F. Cantù, Lo storico nella storia, in « Nord eSud », agosto-settembre
1971, pp. 167-213. La discussion dont on parle dans le texte a été brièvement résumée par F.
Braudel, Histoire et sociologie, à présent dans le volume du même, Ecrits sur l’histoire, Paris,
Flammarion, 1969, pp. 97-105.
20. Il suffit de renvoyer ici aux livres les plus connus : W. Dray, Laws and Explanations in History,
Oxford, Oxford University Press, 1957; A. Danto, Analytical Philosophy of History, Cambridge,
Cambridge University Press, 1965; L. Braudy, Narrative Form in History and Fiction : Hume, Fielding &
Gibbon, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1973; G. H. von Wright, Explanation and
Understanding, London, Routledge and Kegan, 1971; H. White, Metahistory. The historical Imagination
in Nineteenth-Century Europe, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1973; Id., Tropics of
Discourse. Essays in cultural Criticism, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978; Id., The
Content of the Form : narrative discourse and historical Representation, Baltimore, Johns Hopkins
University Press, 1987; R. Aron, Leçons sur l’histoire. Cours du Collège de France. Etablissement du
texte, présentation et note par S. Mesure, Paris, de Fallois, 1989.
21. P. Lacombe, De l’histoire considérée comme science, Paris, Hachette, 1891.
22. F. Simiand, Méthode historique et science sociale, in « Revue de synthèse historique », Vl, 1903,
pp. 1-22 et 129-157 et Méthode historique et sciences sociales. Choix et présentation de M. Cedronio,
Paris, Ed. des Archives contemporaines, 1987, ainsi que le recueil d’études François Simiand (1873-1935).
Sociologie-Histoire-Economie. Sous la direction de L. Gillard et M. Rosier, Paris, Ed. des Archives
contemporaines, 1996. Sur l’empirisme rationaliste et la méthodologie de Simiand, voir les pages de M.
Halbwachs, Classes sociales et morphologie. Présentation de V. Karady, Paris, Ed. de Minuit, 1972, pp.
349-389. Pour les prises de positions des sociologues voir : G. Busino, La sociologie sens dessus
dessous, Genève, Droz, 1992. Pour les réactions des historiens : Au berceau des « Annales ». Le milieu
strasbourgeois. L’histoire an France au début du XXe siècle. Sous la direction de Ch.-O.Carbonnel et G.
Livet, Toulouse, Institut d’études politiques, 1983. Dans ce volume, lire la contribution de M.
Rebérioux, Le débat de 1903 : historiens et sociologues, pp. 219-230. Voir également F. Dosse, L’histoire
en miettes. Des « Annales » à la « nouvelle histoire », Paris, La Découverte, 1987, ainsi que Ph. Besnard,
The epistemological polemic : François Simiand, in Ph. Besnard (ed.), The sociological domain. The
Durkheimians and the founding of French Sociology, Cambridge, University Press/Paris, Editions de la
MSH, 1983, pp. 248-262.
23. Celle-ci est une question récurrente dans les débats épistémologiques (voir les écrits de Hayden
White et de Leo Braudy). On peut lire les remarques les plus pertinentes in A. Momigliano, The Rhetoric of
History and the History of Rhetoric. On Hayden White’s Tropes (1981), in Settimo contributo alla storia
degli studi classici e del mondo antico, Roma, Ed. di storia e letteratura, 1984, pp. 49-59, ed anche in
Sui fondamenti della storia antica, Torino, Einaudi, 1984, pp. 465-476. Ma sopratutto Tra storia e
storicismo, Pisa, Nistri-Lischi, 1985 et Quelle histoire ! La « vérité » d’un roman n’est pas la vérité d’un
livre d’histoire. Arnoldo Momigliano se fâche, « Le Monde aujourd’hui », dimanche 26-lundi 27 février
1984, p. XIII.
24. F. Simiand, Méthode historique et sciences sociales. Choix et présentation [par] M. Cedronio, Paris,
Ed. des Archives contemporaines, 1987. Sur l’œuvre de Simiand cf. B.-P. Lécuyer, Singularité des faits et
vérités statistiques : à partir de la controverse Simiand-Seignobos, in J. Feldman, G. Lagneau, B.
Matelon, eds., Moyenne, Centre. Histoire et usages, Paris, Ed. de l’EHESS, 1991, pp. 275-287; François
Simiand (1873-1935). Sociologie-Histoire-Economie. Sous la direction de L. Gillard et M. Rosier, Paris,
Ed. des Archives contemporaines, 1996, mais aussi P. Novick, That noble dream. The “objectivity
question” and the American historical profession, Cambridge, Cambridge University Press, 1975.
25. H. Hauser, L’enseignement des sciences sociales, Paris, Alcan, 1903 et ce qu’en dit L.-E. Halkin,
Initiation à la critique historique, Paris, Colin, 1973, 4e éd., pp. 145-150.
26. Cf. C. Calliot-Thélène, Max Weber et l’histoire, Paris, Puf, 1990. Une position semblable a été
défendue par Simmel, voir J.-Y. Grenier, La méthode historique de Georg Simmel, in A propos de la
« Philosophie de l’argent » de Georg Simmel, Paris, L’Harmattan, 1993, pp. 15-59.
27. Cf. à ce propos H. Stuart Hughes, Consciousness and Society. The Reorientation of European Social
Thought, 1890-1930, New York, Vintage Books, 1961, surtout le chapitre II : « The Decade of the
1890’s : The Revolt against Positivism ». Cf. également la première partie du livre de W.J. Cahnman & A.
Boskoff, Sociology and History. Theory and Research, New York, Free Press, 1964, pp. 19-157, et le livre
de T. N. Clark, Prophets and Patrons : the French University and the Emergence of th .e Social Sciences,
Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1973. Voir aussi V. Karady, Durkheim, les sciences
sociales et l’Université : bilan d’un semi-échec, « Revue française de sociologie »,17, 1976, pp. 267-313;
J.-C. Marcel, LeDurkheimisme dans l’entre-deux-guerres, Paris, Puf, 2001, et surtout de Ph. Besnard,
Etudes durkheimiennes, Genève, Droz, 2003.
28. E. Durkheim, La science sociale et l’action. Introduction et présentation de J.-Cl. Filloux, Paris,
PUF, 1969, p. 107.
29. E. Durkheim, Journal sociologique. Introduction et notes de J. Duvignaud, Paris, PUF, 1969, pp.
674-675
30. E. Durkheim, La science sociale et l’action, cit., pp. 153-157. Sur la conception de l’histoire de
Durkheim, cf. R.N. Bellah, Durkheim and History, in W.J. Cahnmann &A.Boskoff, eds., Sociology and
History, cit., pp. 85-103.
31. V. Pareto, Scritti sociologici minori, a cura di G. Busino, Torino, Utet, 1980, pp. 242-252.
48. Cl. Lévi-Strauss, Mythologiques. ** Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1966, p. 408. Sur toute la
question, cf. Orte des wilden Denkens. Zur Anthropologie von Claude Lévi-Strauss, hrsg. von W. Lepenies
und H. Henning Ritter, Frankfurt, Suhrkamp, 1970.
49. F. Braudel, Ecrits sur l’histoire, cit., spéc. la deuxième partie.
50. A. Dufour, Histoire politique et psychologie historique, Genève, Droz, 1966, p. 25. Ces idées ont été
reprises récemment dans l’article Comment on écrit l’histoire et comment on la pense, in « Revue
européenne des sciences sociales », X, 1972, n. 27, pp. 171-177. Cf. également E.H. Tumas, Economic
history and the social sciences. Problems of methodology, Berkeley-Los Angeles, University of
California Press, 1971, spéc. les pp. 293-309.
51. Cf. J. Piaget, Le structuralisme, Paris, PUF, 1968. Cf. également le livre d’A. Dupront,
L’acculturazione. Storia e scienze umane, Prefazione etraduzione di C. Vivanti, Torino, Einaudi, 1966,
mais surtout Ph. Abrams, Historical Sociology, Near Shepton Mallet, Somerset, Open Books, 1982.
52. Cf. l’article de M. Pollak, L’historien et le sociologue : le tournant des années 1980, in Ecrire l’histoire
du temps présent. En hommage à François Bedarida, Paris, CNRS, 1993, pp. 329-359. Sur la nouvelle
génération d’historiens post-durkheimiens, voir Ph. Besnard, Y. Goudineau et J. Ravel, in
Historiens et Sociologues aujourd’hui. Journée d’études annuelles de la Société française de
Sociologie. Université de Lille I, 14-15 juin 1984, Paris, CNRS, 1986; C. Delacroix, La falaise et le
rivage. Histoire d’un ‘tournant critique’, « EspacesTemps. Les Cahiers », nn. 59-60-61, 1995, pp.
86-111.
53. R. Boudon, La place du désordre. Critique des théories du changement social, Paris, PUF, 1984; Les
problèmes de la philosophie de l’histoire de Simmel, in Historien et sociologues aujourd’hui, op. cit., pp.
179-183, ainsi que dans Individualisme et holisme : un débat méthodologique fondamental, in H.
Mendras & M. Verret (eds.), Les champs de la sociologie française, Paris, Colin, 1988, pp. 31-45. Dans
ce même volume, voir l’article de M. Aymard, Histoire et sociologie, op. cit., pp. 221-232. Pour un
résumé de la pensée du sociologue français sur les rapports sociologie-histoire, voire R. Boudon & F.
Bourricaud, Histoire et sociologie, dans Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, Quadrige/PUF, 2000,
pp. 279-287. R. Boudon dans Raisons, bonnes raisons, Paris, Puf, 2003, spéc. p. 145 et suiv., revient
sur cette question des rapports entre l’histoire et la sociologie et affirme que les historiens
s’intéressent plutôt à des sujets relevant de l’interprétation alors que les sociologues
s’intéresseraient plutôt au sujet relevant de l’explication.
54. J.-G. Merquior, Foucault, London, Fontana Paperbacks, 1985; R. Rorty, Méthode, science sociale et
espoir social, « Critique », XLII, n. 471-472, août-septembre 1986, pp. 873-897; M. Poster, Foucault, le
présent et l’histoire, in Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale, Paris 9, 10, 11 janvier 1988,
Paris, Seuil, 1989, pp. 354-371. Dans le volume édité par M. Perrot, L’impossible prison, Paris, Ed. du
Seuil, 1980, outre plusieurs études historiques sur les prisons, sont rassemblés les éléments
principaux de la discussion entre Foucault et les historiens.
55. Toutes ces questions sont magistralement traitées par F. Hartog, Régimes d’historicité.
Présentisme et expérience du temps, Paris, Ed. du Seuil, 2003.
56. F. Chazel, Sur quelles bases établir des relations stables entre historiens et sociologues ?, in Qu’est-ce
qu’on ne sait pas en histoire, publié sous la direction d’Y. Beauvois et C. Blondel, Bordeaux, Presses
Universitaires du Septentrion, 1998, pp. 117-129.
57. J.-C. Passeron m’a fait observer qu’il s’agit plutôt d’une description épistémologique de la
sociologie telle qu’elle se pratique en fait chez tout sociologue et non d’une stratégie. La question
mériterait un plus ample approfondissement.
58. Cf. P. Bourdieu, Le mort saisit le vif. Les relations entre l’histoire réifiée et l’histoire incorporée,
« Actes de la recherche en sciences sociales », n. 32-33, avril-juin 1980, pp. 3-14.
59. Cf. J.-C. Passeron, Histoire et sociologie : identité sociale et identité logique d’une discipline, in
Historiens et sociologues aujourd’hui, op. cit., pp. 195-208,; Hegel ou le passager clandestin. La
reproduction sociale et l’histoire, « Esprit », juin 1986, pp. 63-81; Le raisonnement sociologique. L’espace
non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991; L’enseignement, lieu de rencontre entre
M. Winock, Paris, Seuil, 1980; Le temps de l’histoire. Préface de R. Chartier, Paris, Seuil, 1986; Essais
de mémoire, 1943-1983. Avant-propos de R. Chartier. Paris, Seuil, 1993; Le présent quotidien, 1955-1966.
Introduction et notes de J. Verdès-Leroux, Paris, Seuil, 1997.
72. P. Laslett, Un monde que nous avons perdu. Famille, communauté et structure sociale dans
l’Angleterre pré-industrielle, Paris, Flammarion, 1969.
73. O. Dumoulin, Le rôle social de l’historien. De la chaire au prétoire, Paris, Albin Michel, 2003.
74. J.R. Treanton, Le sociologue est-il en droit d’ignorer l’histoire ?, « Revue française de sociologie »,
janvier-mars 1970, pp. 94-99.
75. R. Boudon, La place du désordre. Critique des théories du changement social, Paris, Quadrige/ Puf,
1991.
76. E. Zerubavel, Hidden Rhythms. Schedules and Caldendars in Social Life, Chicago, University Press,
1981; H. Nowotny, Eigenzeit : Entstehung und Strukturierung eines Zeitgefühls, Francfurt a.M.,
Suhrkamp, 1989; D. S. Milo, Trahir le Temps, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
77. Pour le parti qu’on peut tirer de la méthode historique, v. l’article de J. Bourdon, La critique
historique appliquée aux documents statistiques et numériques, « Journal de la Société de statistique de
Paris », 97, n. 1-2-3, janvier-février mars 1956, pp. 24-49.
78. Cf. P.F. Lazarsfeld, La philosophie des sciences sociales, Paris, Gallimard, 1970, et les études
réunies soua la direction de J. Lautman et B.-P. Lécuyer, Paul Lazarsfeld (1901-1976). La sociologie de
Vienne à New York, Paris, L’Harmattan, 1998.
79. A. R. Oberschall, The Establishment of Empirical Sociology. Studies in continuity, discontinuity and
institutionalization, New York, Harper & Row, 1972, et Empirical Social Research in Germany,
1848-1914, Paris, Mouton, 1965.
80. D. Schnapper, La compréhension sociologique. Démarche de l’analyse typologique, Paris, PUF, 1999.
81. R. Boudon, La crise de la sociologie. Questions d’épistémologie sociologique, Genève, Droz, 1971.
82. Cf. la bibliographie de R.M. Marsh, Comparative Sociology, New York, Harcourt & Brace, 1967, et
le ‘reader’ : Comparative Methods in Sociology. Essays on Trends and Applications, edited by I. Vallier,
Berkeley, University of California Press, 1971.
83. S.N. Eisenstadt, Comparative social problems, New York, Free Press, 1964; Essays on comparative
institutions, New York, J. Wiley, 1965; Modernization : protest and change, Englewood, Prentice-Hall,
1966; Comparative perspectives on social change, Boston, Little, Brown, 1968; The Protestant ethic and
modernization; a comparative view, New York, Basic Books, 1968.
84. Ilsuffit de citer le livre Student Politics, New York, Basic Books, 1967.
85. Cf. Party Systems and Voter Alignments, New York, Free Press, 1967, et Comparing Nations : The
Use of Quantitative Data in Cross-National Research, New Haven, Yale University Press, 1966. Du
même cf. également : Citizens, Elections, Parties : Approaches to the Comparative Study of the Process of
Development, Oslo, Universitetsforlaget, 1970.
86. Pour la bibliographie de G.A. Almond, cf. le livre de G. Urbani, L’analista del sistema politico,
Bologna, Il Mulino, 1971.
87. Ch. Tilly, Coercion. Capital and European States AD 990-1990, Oxford, Blackwell, 1990.
88. R. Bendix, Kings or People, Berkeley, University of California Press, 1978. Voir également G.
Busino, La contribution de Reinhard Bendix à l’élaboration de la sociologie historique, « Revue
internationale de politique comparée », vol. 5, n. 3, 1998, pp. 507-520.
89. Il s’agit de E. Hobsbawm, Barrington Moore, Perry Anderson, Michael Hechter, Theda
Skocpol, I. Wallerstein. Pour une présentation de ce courant, cf. B. Badie, Le développement
politique, Paris, Economica, 1988.
90. Ch.E. Frye, Parties and Pressure Groups in Weimar and Bonn, « World Politics », XVII, 1965, pp.
635-655, mais également R. Dahrendorf, The New Germanies : Restoration, Revolution, Reconstruction,
« Encounter », XXII, 1964, pp. 50-58, repris ensuite in Gesellschaft and Demokratie in Deutschland,
München, Piper, 1965.
91. G. Germani, Sociologia della modernizzazione. L’esperienza dell’America Latina, Bari, Laterza, 1971,
et Politique, société et modernisation, Gembloux, Duculot, 1972.
92. R. Aron, Paix et Guerre entre les Nations. Huitième édition avec une présentation inédite de
l’auteur, Paris, Calman-Lévy, 1984, et Penser la guerre, Clausewitz., Paris, Gallimard, 1976, 2 vols.
93. Citons, pour mémoire, les dernières publications : J. Baechler, Nature et Histoire, Paris, PUF,
2000, et Esquisse d’une histoire universelle, Paris, Fayard, 2002.
94. Cf. S.M. Lipset and R. Hofstadter, Sociology and History : Methods, New York, Basic Books, 1968.
95. Cf. K. Popper, The Logic of Scientific Discovery, New York, Harper Torchbooks, 1968.
96. Cf. R. Boudon, A quoi sert la notion de « structure » ? Essai sur la signification de la notion de
structure dans les sciences humaines, Paris, Gallimard, 1968 et Les méthodes en sociologie, Paris, PUF,
1969.
97. M. Zancarelli-Fournel, 1968 : histoire, mémoires et commémoration, « EspacesTemps Les Cahiers »,
nn. 59-60-61, 1995, pp. 146-156.
98. Sur ces deux auteurs reste fondamental le livre de F. Venturi, Jean Jaurès e altri storici della
Rivoluzione francese, Torino, Einaudi, 1948.
99. I. Deutscher, The Prophet Armed. Trotsky : 1879-1921; The Prophet Unarmed. Trotsky : 1921-1929; The
Prophet Outcast. Trotsky : 1929-1940, et du même également La révolution inachevée. Cinquante années
de révolution en Union Soviétique, 1917-1967, Paris, Laffont, 1967.
100. A. Dansette, Mai 1968, Paris, Plon, 1971.
101. A. Touraine, Le mouvement de mai ou le communisme utopique, Paris, Seuil, 1968.
102. G. Imbert, Des mouvements de longue durée Kondratieff, Aix-en-Provence, La pensée
universitaire, 1959, et A. Agnati, Sul ciclo di Kuznets, « Giornale degli Economisti e Annali di
Economia », novembre-dicembre 1970, pp. 906-921
103. V. Pareto, Distribution de la richesse d’après le rôle de la taille, à Paris, en 1201, in « Journal de la
Société de Statistique de Paris », juillet 1900, pp. 224-225, et du même auteur les Ecrits sur la courbe de la
répartition de la richesse, réunis et présentés par G. Busino, Genève, Droz, 1967, ainsi que les Ecrits
épars. Textes réunis avec une introduction par G. Busino, Genève, Droz, 1974.
104. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus e Quaderni 1914-1915, Torino, Einaudi, 1968, et
surtout les Osservazioni sopra i fondamenti della matematica, Torino, Einaudi, 1971
105. J. Piaget, L. Apostel et B. Mandelbrot, Logique et équilibre, Paris, PUF, 1957, p. 46. Les
régulations sont des compensations partielles qui ont pour effet de modérer les déformations ( =
transformations non compensées), par rétroaction ou par anticipation.
106. Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, chap. XV.
107. Cl. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1968.
108. Tiré de I. De Sola Pool, Content Analysis Today : A Summary, in Trends in Content Analysis,
Urbana, University of Illinois Press, 1959, p. 37. Pour des observations critiques très importantes, cf P.
Henry &. S. Moscovici, Problèmes de l’analyse de contenu,« Langages », septembre 1968, n. 11, pp.
36-60, ainsi que Influencia manifesta e influencia oculta en la comunicacion, « Revista mexicana de
Sociologia », 45, 1983, n. 2, pp. 687-701.
109. Cf. F. Carpentier, Faut-il publier les sondages d’opinion ?, « Economies et sociétés », décembre
1970, pp. 2353-2364; P. Bourdieu, Les doxosophes. A propos des sondages d’opinion en matière politique,
« Minuit », novembre 1972, 26-45; J. Stoetzel, Faut-il brûler les sondages ?, « Preuves », n. 13, pp. 7-14;
P. Champagne, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Les Editions de Minuit, 1990. Voir
aussi J. Padioleau, L’opinion publique. Examen critique, nouvelles directions. Recueil de textes, Paris,
Mouton, 1981; E. Noelle-Neumann, The spiral of Silence. Public Opinion-Our Social Skin, Chicago,
University Press, 1993 et Natur des Meschen. Beiträge zur empirischen Kommunikationsforschung,
Allensbach a. B., Aber, 2002.
110. F. Chazel, R. Boudon et P. Lazarsfeld, L’analyse des processus sociaux, Paris-La Haye, Mouton,
1970, pp. 177-360.
111. Op. cit. On aurait pu citer également l’étude de M. Gary et J.W. Hilty Fink, Metodi statistici e
storia : il « New Deal » di Truman attraverso le sue dichiarazioni di voto, « Rassegna economica », 1972,
fasc. III, pp. 513-612.
112. S.M. Lipset, Political Man, The Social Bases of Politics, New York, Doubleday, 1960, et du même
Les préjugés dans l’Amérique d’hier et d’aujourd’hui, « Sociologie et Sociétés », mai 1969, pp. 105-134.
113. H. Cantril, The Psychology of Social Movements, New York, Wiles, 1941, et P. F. Lazarsfeld, On
Social Research and Its Language, Chicago, University of Chicago Press, 1993.
114. L. Boltanski, Le bonheur suisse, Paris, Minuit, 1966.
115. J. Piaget, Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire et mécanismes communs, in
Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines. Première partie : Sciences
sociales. Préface de R. Maheu, Paris, Unesco, 1970, pp. 588-589.
AUTEUR
GIOVANNI BUSINO
Genève
Introduction
1 On ne compte plus les publications, « savantes » ou « profanes », dont le titre comprend
le terme mondialisation. L’examen des catalogues des éditeurs montre que, depuis
1995, les productions sur ce thème sont chaque année plus abondantes. Pourtant,
certains auteurs2 soulignent le paradoxe d’une situation où l’explosion de la
communication3, loin d’être un atout pour comprendre le monde, brouille au contraire
son appréhension, tant les « innovations » sont dorénavant livrées avec le discours
censés en livrer les clés. Et s’il est urgent de clarifier la notion de mondialisation 4, ainsi
que la réalité qu’elle entend désigner, il nous semble également capital de montrer que
cet effort de prise de distance relève du champ de compétences de la sociologie, voire
de la tradition sociologique.
2 En effet, si l’on admet que notre monde se caractérise par la tension entre des forces
d’homogénéisation et de différenciation, alors « l’examen d’une telle question s’inscrit
dans une longue tradition de recherche », propre aux sciences sociales 5. Mais, parmi
toutes les sciences sociales, quelle est la « légitimité de la sociologie lorsqu’elle
s’aventure sur le vaste terrain de la mondialisation » ? « Est‑elle équipée pour analyser,
4 Comment ces trois perspectives ont‑elles été envisagées jusqu’à présent en sociologie ?
En répondant à cette question, sans prétendre pour autant à l’exhaustivité 7, nous
chercherons à dégager des outils utiles pour comprendre la mondialisation.
6 Dans le même sens, E. Durkheim (1978a) rappelle que l’œuvre d’un autre précurseur de
la sociologie, Saint‑Simon, était toute tendue vers l’appréhension de l’international. En
effet, pour Saint‑Simon, la société industrielle doit engendrer un type d’organisation
qui ne peut se limiter à une société particulière et « tend à prendre une forme
internationale ». Saint‑Simon envisage les faits sociaux, d’emblée à l’échelle
européenne, et évoque l’extension de la société industrielle à l’humanité. Ainsi, l’un des
journaux fondés par les saint‑simoniens s’appellera Le Globe.
7 Rappelons encore que les fondateurs de l’Ecole française de sociologie (E. Durkheim et
ses successeurs), mais également les sociologues allemands de la fin du XIXe siècle, ont
souvent procédé, pour rendre compte des phénomènes sociaux, à des analyses
comparatives, tant entre différentes sociétés contemporaines, qu’entre sociétés
appartenant à des époques différentes. Par ces comparaisons, ils cherchaient à
identifier les caractéristiques communes à plusieurs groupements humains,
considérées comme universelles. Et ce qui est au minimum conçu comme proprement
universel, c’est la propension des sociétés, au fur et à mesure de leur développement, à
connaître une division interne des activités et de l’organisation, ainsi que la nécessité
de compenser le manque de solidarité qui en résulte.
8 La plupart de leurs travaux appellent deux types de remarques. D’une part, pour
pouvoir effectuer ces comparaisons, les chercheurs ont admis (explicitement ou
implicitement) l’homologie inter‑temporelle et inter‑nationale des formes sociales. Ce
qui constitue une première dimension de l’appréhension du social comme entité
d’emblée globale. Au fond, celui‑ci, au‑delà de son infinie diversité, était a priori
décomposable en éléments simples (les structures élémentaires, les formes
élémentaires), classables en des catégories universelles (la famille, la hiérarchie, la
religion, la solidarité, le conflit, le pouvoir légitime, etc.).
9 D’autre part, leur interprétation est sous‑tendue par une conception globalement
progressiste de l’évolution sociale, celle‑ci se faisant, en quelque sorte à l’échelle de la
planète : telle société reprenant, à une époque donnée, le flambeau de l’évolution,
avant de la passer à la suivante, le tout débouchant sur un perfectionnement de
l’humanité. « En un mot, on ne peut admettre que le progrès ne soit qu’un effet de
l’ennui. Cette refonte périodique et même, à certains égards, continue de la nature
humaine, a été l’oeuvre laborieuse qui s’est poursuivie dans la souffrance. Il est
impossible que l’humanité se soit imposé tant de peine uniquement pour pouvoir varier
un peu ses plaisirs et leur garder leur fraîcheur première. » 8 Dit autrement, pour les
fondateurs, le regard sociologique doit reconstituer un métadéveloppement, au‑delà
des frontières du temps et de l’espace.
10 Les références, sans être abondantes, n’en sont pas moins explicites qui montrent que
Durkheim avait identifié la question de la société‑monde : « c’est un rêve depuis
longtemps caressé par les hommes que d’arriver enfin à réaliser dans les faits l’idéal de
la fraternité humaine. Les peuples appellent de leur vœux un être où (...) tous les
hommes collaboreraient à la même œuvre et vivraient de la même vie. (...) [Ces
aspirations] ne peuvent être satisfaites que si tous les hommes forment une même
société, soumise aux mêmes lois. Car, (...) les conflits inter‑sociaux ne peuvent être
contenus que par l’action régulatrice d’une société qui comprenne en son sein les
autres »9. Même si, pour le moment (au début du XXe siècle), « il faut bien reconnaître
que cet idéal n’est pas à la veille de se réaliser intégralement (...). Ce qui est possible,
c’est que les sociétés de même espèce s’agrègent ensemble, c’est bien dans ce sens que
paraît se diriger notre évolution ».
11 Mais cette perspective, qui semble de nos jours prendre corps dans le projet de
communauté européenne, n’est pas sans effrayer : « Alors, qu’est‑ce qui se produira à la
limite ? Si toutes les patries se confondaient en une seule, celle‑ci resterait une patrie,
car ce serait une société organisée. Pourtant, une patrie unique est‑elle concevable ? Le
moi ne se pose qu’en s’opposant. (...) Il n’y aurait plus qu’une conscience pour penser le
monde. »10
12 L’auteur semble rassuré qu’il n’existe pas de groupement politique plus étendu que
l’Etat et que « l’humanité, dans son ensemble, n’est qu’un être de raison. Ce qui existe
réellement ce sont des sociétés particulières (les tribus, les nations, les cités, les Etats
de toutes sortes, etc.), qui naissent et qui meurent, qui progressent et régressent (...)
sans que ces évolutions diverses soient toujours sur le prolongement les unes des
autres »11. La notion d’humanité semble plutôt constituer le terme ultime d’une série
(au sens mathématique) qui renforce la thèse sur le social.
phénomènes et manifestent la volonté de les légitimer (et, sans doute, de les contrôler).
Mais simultanément, une fois conclues, ces conventions conduisent « les différents
Etats à adopter au fond les mêmes principes de droit et mieux des jurisprudences
identiques »17.
17 En somme, si l’objet‑monde n’était pas, à proprement parler, au centre des
préoccupations des fondateurs de la sociologie, ils ont néanmoins adopté une posture
et forgé des concepts suffisamment généraux pour aborder la société‑ monde de deux
manières :
• au sens abstrait du terme, comme l’arrière‑plan qui sous‑tend la sociologie, comme le terme
d’un raisonnement qu’on extrapole pour en montrer la puissance;
• empiriquement, comme principe général de comparaison des sociétés concrètes.
18 C’est sans doute dans son Histoire économique18que Max Weber envisage avec le plus de
clarté le social comme un tout dont on peut reconstituer la genèse en comparant les
sociétés à travers les siècles et les continents19. Dans cette somme d’érudition, l’auteur
mobilise en effet un grand nombre de données (politiques, économiques, sociales,
culturelles, religieuses) correspondant à plusieurs aires de civilisation (Europe,
Amérique, Chine, Inde, monde Arabe), afin d’identifier les raisons pour lesquelles le
capitalisme n’a émergé que dans un petit nombre de nations. Il définit l’évolution
(trans‑historique et méta‑sociétale) comme, avant tout, un processus de rationalisation,
concernant certes le calcul économique, mais également « des éléments de type
extra‑économiques. Notamment, les aspects magiques et religieux (...), les aspects
politiques – la soif du pouvoir –, les intérêts liés à la position sociale – la recherche des
honneurs »20.
19 Max Weber, en empruntant des « moments d’histoire » et des « fragments de sociétés »,
se réfère implicitement à une méta‑société – l’humanité –, dont, à chaque période, les
différents groupements régionaux constitueraient les composantes. Qu’il s’agisse du
droit, de la technologie, des finances (« la monnaie et l’histoire de la monnaie » 21), du
travail (« la situation des paysans dans chacun des pays occidentaux avant l’émergence
du capitalisme »), ou encore des relations internationales (« la politique coloniale du
XVIe au XVIIIe ») ou des pratiques religieuses, la succession de crises et d’inventions,
caractéristiques des différentes sociétés locales, par emprunts ou par la guerre, par
imitation ou par anticipation, permet une sorte d’apprentissage à l’échelle des continents
ou des ensembles de continents. Plus précisément, l’auteur tend à identifier, non
comment des traits constitutifs de la société capitaliste moderne se seraient développés
et auraient diffusé, mais plutôt quels obstacles en ont empêché l’émergence ou
l’adoption en Chine, en Inde ou dans l’Antiquité. De ce point de vue, l’obstacle le plus
conséquent réside dans le maintien des croyances magiques 22.
20 Max Weber contribue, d’une autre manière, à l’analyse de la société‑monde, ou plus
exactement de certaines dimensions de la mondialisation économique. L’auteur, en
effet, aborde la question de l’internationalisation des firmes (1991, chapitre 4). Il
souligne deux éléments structurant ce développement : le rôle de l’Etat pour en
faciliter la genèse; et l’extension préalable du « mode de pensée capitaliste », lequel
permet d’envisager comme rationnel de couvrir tous les besoins quotidiens de manière
capitaliste.
23 Dans les années 1930‑1950, Norbert Elias s’est attaché à comprendre également le
processus de transformation à l’œuvre dans les sociétés occidentales, depuis le
Moyen‑Age26, en centrant son analyse sur le développement conjoint de l’Etat
absolutiste (mû par la compétition entre unités de dominations) et de l’individu
moderne (par élaboration de schèmes d’autocontrainte).
24 Schématiquement, pour Elias, tandis que des Etats de plus en plus centralisés et vastes
se bâtissaient, un modèle de comportement s’est développé et affiné au sein des
couches dirigeantes (système d’autocontraintes et de codes visant, d’abord, à assujettir
les pulsions), pour aboutir, au XVIIe siècle, à son apogée puis s’est diffusé dans toute la
société nationale, de couche sociale en couche sociale, moyennant le recours à des
forces de l’ordre publiques (monopole de l’exercice de la violence entre les mains de
l’Etat). La Révolution française amplifia ce phénomène de diffusion, dans la mesure où
elle visait à harmoniser les comportements d’individus dispersés sur de vastes
territoires. Puis « les modèles de comportement de la « bonne compagnie »
aristocratique ont gagné la vaste société industrielle, même là où les cours étaient
moins riches et moins puissantes »27. L’extension du modèle de société ouest‑occidental
se serait ainsi effectué par les groupes dirigeants nationaux, pour aboutir à une
« dépendance entre un nombre croissant d’individus, d’espaces, de pays ».
25 Les modèles de comportement occidentaux ont ensuite été étendus à d’autres
continents et, plus généralement, aux relations inter‑étatiques. Les puissances
occidentales ont en effet cherché à « ‘civiliser’ les peuples colonisés (...) [et à] recourir
au façonnage du Surmoi pour maintenir un empire »28. Sur le plan des institutions, la
dynamique de compétition entre unités de domination conduit à la lente victoire d’une
seule unité : « s’il est vrai qu’il s’agit pour le moment d’abord d’une domination limitée
à quelques continents, on voit se dessiner déjà, par suite du débordement des
interdépendances sur d’autres régions, la lutte pour l’hégémonie dans un système
englobant toute la terre habitée. »29
26 Elargissant à l’époque actuelle les conclusions de son étude, N. Elias entend avoir
montré combien était illusoire la prétention à ériger la concurrence comme un principe
définitif : elle conduit nécessairement au monopole. Qu’il s’agisse du domaine
économique, politique, ou de la conquête colonisatrice, le monde s’acheminerait vers
un contrôle unique. Car, de même que l’entrepreneur capitaliste en situation de
concurrence n’a pas le choix d’agrandir ou non son affaire 30, de même, « les Etats rivaux
se poussent réciproquement dans les remous de la compétition sous la pression de
l’ensemble du réseau d’Etats dont ils constituent les éléments » 31. Considérant que « les
tensions dues à la concurrence entre Etats ne peuvent s’apaiser », l’auteur anticipe sur
la formation de « monopole militaire et policier dépassant le cadre des Etats », devant
aboutir à « la mise en place d’un monopole mondial de la force publique, d’un organe
politique central »32.
27 Toujours dans les années 1930‑1950, le fonctionnalisme et le structuro‑fonctionnalisme
de T. Parsons et R. K. Merton, fournissent des outils d’analyse abstraits des « sociétés
globales »33, compatibles avec le projet de rendre compte d’une société‑monde,
connaissant des variantes locales ou historiques. Mais l’ont‑ils pour autant envisagé en
ces termes ? On peut en trouver des traces dans certaines allusions : « la société
[nationale] n’est pas le système social le plus vaste mais n’est qu’un élément d’un
système supranational plus vaste »34. Ou encore quand Parsons s’interroge sur le
devenir des sociétés nationales et qu’il pense déceler une extension des traits de la
modernisation occidentale : « la tendance à la modernisation est devenue mondiale de
nos jours (...) [et] se poursuivra probablement dans le monde non‑occidental » 35. On
retrouve là un intérêt pour l’international proche de celui de Weber, pour qui, selon
Parsons, « ce qu’il a appelé la société occidentale de l’ère moderne a une signification
‘universelle’ dans l’histoire humaine »36. La réalité sociale ne prend son sens, ne livre sa
signification qu’à l’échelle macro‑sociale et historique. Parsons, revendiquant une
position néo‑évolutionniste, soutient que la « variation » la plus probable que vont
connaître toutes les sociétés nationales, consiste en un rapprochement avec le modèle
nord-américain.
28 Contre cette croyance, Raymond Aron cherche à analyser, au‑delà du clivage existant
alors entre capitalisme et socialisme (« deux espèces d’un même genre »), « la société
internationale telle que l’a faite la modernité »37, et veut retrouver les caractères
communs à toutes les économies de notre époque. Cette posture ne lui fait pas pour
autant ignorer combien, « de toute évidence, il n’y a pas d’ordre social de la
modernité », dès lors que l’on accepte de distinguer, « à l’intérieur d’une société
complexe, de multiples ‘cultures’, d’un village ou d’un pays à un autre, d’une classe
d’âge ou d’une classe sociale à une autre »38. Mais le développement de cette civilisation
rend plus étroites les relations entre les sociétés et plus insupportables les inégalités de
richesses entre pays. Au point qu’il est légitime de se demander si la classe ouvrière
tend à une homogénéité croissante ou à une hétérogénéité accrue39. Car, pour
comprendre le social, il faut se situer à l’échelle de la société‑monde : « grâce aux
possibilités techniques, la planète entière (...) constitue le champ intelligible de
l’Histoire. » C’est de ce point de vue que sautent aux yeux les écarts de développement,
la pluralité des conditions, le caractère « scandaleux » des choix collectifs et publics
d’affectation des ressources. C’est, plus généralement, comme le souligne G. Busino
(1986), de ce point de vue que la compréhension des différentes totalités sociales prend
son véritable sens, que l’autonomie relative du social, de l’économique et du politique
apparaissent clairement.
29 C’est sans doute dans Paix et guerre entre les nations que R. Aron aborde le plus
directement l’analyse sociologique de la société‑monde. Ainsi, la présentation à la
huitième édition s’intitule « La société internationale » : « peut‑être peut‑on appeler
société internationale ou société mondiale l’ensemble qui englobe le système inter‑étatique,
l’économie mondiale (ou le marché mondial ou le système économique mondial), les
phénomènes transnationaux et supranationaux. (...) Je ne pense pas que la formule
société internationale ou, de préférence, mondiale, constitue un véritable concept. (...)
Peut‑on appeler société cette sorte de totalité qui ne garde presque aucun des traits
caractéristiques d’une société, quelle qu’elle soit ? (...) J’en doute » 40.
30 Certes, R. Aron va privilégier l’analyse des relations entre Etats, considérés comme des
acteurs collectifs, au sein desquels la prise de décision demeure complexe. Mais il
reconnaît que « le système inter‑étatique ne se confond pas avec la société
internationale. Il représente un aspect particulier de cette société ». D’autres
dimensions sont également constitutives de la société internationale : le marché
mondial capitaliste (au sein duquel d’ailleurs, les Etats communistes sont partie
prenante), ainsi que les croyances et les idéologies. Toutefois, c’est le système
inter‑étatique « qui structure la société internationale en dépit des traits originaux de
celle‑ci : la peur qu’inspirent aux dirigeants politiques l’éventualité de la grande
guerre, l’amplification des moyens marginaux de la lutte entre les Etats et,
simultanément, la multiplication des échanges entre les sociétés et l’apparition d’une
économie transnationale »41.
31 Pour R. Aron, qui rejoint ici Norbert Elias, « tant que l’humanité n’aura pas accompli
son unification dans un Etat universel, il subsistera une différence essentielle entre
politique intérieure et politique étrangère. Celle‑là tend à réserver le monopole de la
violence légitime aux détenteurs de l’autorité, celle‑ci accepte la pluralité des centres
des forces armées »42. Certes, on peut envisager une sorte d’ « utopie de la
confédération ou fédération planétaire ». Mais cela nécessiterait que les individus aient
développé « des relations comparables à celles qui lient entre eux les membres (...) de
chaque société nationale : conscience de communauté, consentement à un régime
juridique et politique, monopole de la force armée »43. Ce dont R. Aron doute.
32 En somme, si, pour R. Aron, la société‑monde ne constitue pas un objet d’étude
empirique, y faire référence comme à une sorte d’objet ultime, d’horizon de l’analyse,
présente plusieurs attraits. Elle permet, tout d’abord, d’accepter d’envisager le social
comme traversé de contradictions, en un mot dialectique : « la société de type
industriel ne comporte d’intelligibilité que dans et par son mouvement » 44. Mais il s’agit
d’un mouvement à l’issue imprévisible, non d’une évolution toute tracée. La référence à
l’objet‑monde permet ensuite de prendre conscience de multiples effets souvent
contradictoires, résultants de ce mouvement : si des communautés de savants sont
transnationales, les progrès techniques demeurent possédés et mis en œuvre par des
nations rivales; la science paraît reposer sur des valeurs universelles, mais les volontés
locales de non‑dépendance demeurent. Faire référence à l’humanité permet encore de
souligner que, si toutes les sociétés d’un certain type ont des croyances communes (par
exemple que l’essentiel réside dans la recherche de puissance et de richesse), cela ne
recouvre pas l’univers des possibles : d’autres choix pourraient être faits qui
permettraient de « concevoir une société humaine moins soucieuse d’accroître le
potentiel de ses machines ou de ses forces productives que d’assurer à tous le minimum
nécessaire pour une existence décente »45.
33 Contemporain de R. Aron, Georges Gurvitch (1968) fournit un autre exemple d’intérêt
pour la société‑monde, et ce, de deux manières. D’une part, par la notion de type de
société globale (« macrocosmes de groupements particuliers et de classes sociales »),
notion par laquelle l’auteur cherche à classer les différents groupements sociaux, tels
qu’ils existent ou ont existé de par le monde. On retrouve la volonté de fournir une
explication globale du social (méta‑social et inter‑temporel). Et d’autre part, d’un point
de vue empirique, G. Gurvitch considère que ce qui caractérise la seconde moitié du
XXe siècle, c’est « la lutte engagée, mais non résolue, entre les types différents de
structures globales : capitalisme organisé, communisme, technocratie, collectivisme
pluraliste, etc. »46, lutte dont l’effet va être de provoquer d’âpres conflits « entre les
planifications nationales et internationales, faites soit par les trusts et les cartels, soit
par les Etats, soit, enfin, par les producteurs et les consommateurs eux‑mêmes »
(idem). On reconnaîtra l’identification du caractère de plus en plus contraignant des
décisions prises à l’échelle internationale, sur les activités locales, ainsi que
l’identification d’une pluralité de types d’acteurs interagissant dans le champ de
l’international ou du supranational (l’auteur anticipe sur l’intervention des ONG).
34 Contrairement à R. Aron, G. Gurvitch note « une tendance vers le ‘dépècement de la
souveraineté de l’Etat’, sous l’action des entreprises organisées en cartels, des syndicats
de salariés et d’employeurs, des règles produites par la négociation collective dont il est
exclu, sans oublier l’activité intense des partis politiques » 47.
35 Au travers de ces quelques exemples, il devient clair que la société‑monde a déjà
rencontré l’intérêt de la sociologie qui a su, sinon forger à son endroit des concepts sur
mesure, tout au moins produire des problématiques et esquisser des hypothèses, dont
une caractéristique est de refléter l’époque de leur conception (Première Guerre
Mondiale pour les fondateurs, Guerre Froide pour les derniers auteurs cités). Certains
ont souligné la menace que représentait la perspective d’une humanité réellement
unifiée, tandis que d’autres en anticipaient le nécessaire avènement. Risques liés à
l’indépendance des multinationales ou à l’impossibilité de construire une identité
contre une altérité disparue, rôle central de l’acteur étatique dans l’élaboration du
supranational ou caractère automatique du mouvement d’unification planétaire, le
spectre des regards sociologiques portés sur le monde a, depuis longtemps, présenté
une grande richesse.
« non‑acteur », pour parler comme Dominique Martin), quelles sont leurs capacités de
protestation ?
40 Une troisième façon d’aborder, sociologiquement, la question des transformations
sociales est de les envisager comme partie prenante de tout phénomène social. Dans
cette perspective, s’inscrit G. Bouthoul (1949) qui envisage les sociétés comme en proie
au changement permanent, quel que soit son apparent degré d’immobilisme ou de
dynamisme. Chaque composante du social (« élément de structure ») avance à son
rythme, rythme lui même variable selon les époques. Il en résulte un décalage entre les
secteurs d’une même société, ce qui engendre un système de tensions qui s’équilibrent.
L’auteur parle alors d’enchevêtrement, de combinaisons de forces sociales, mais
également de dépendances mutuelles entre les différents éléments de structure. Pour
l’auteur, la notion d’équilibre doit avant tout être considérée comme une méthode
d’analyse des faits sociaux, qui permet de souligner que toute inhibition des forces de
ré‑équilibrage conduit à la démesure, la crise. C’est ici souligner l’importance des forces
de résistances qui empêchent les dérives.
41 A la même époque, G. Gurvitch définit le social comme constitué d’une multitude de
plans, entre lesquels s’instaure une dialectique, « un va‑et‑vient perpétuel qui tisse la
trame même de la réalité sociale »51. En effet, la réalité sociale « s’affirme d’abord et
avant tout dans les « phénomènes sociaux totaux » ou totalités en marche – ces foyers
d’ébullition volcanique compris dans un mouvement de flux et de reflux (...) pour
lesquels les Nous, les groupes et les sociétés se créent et se modifient eux‑mêmes » 52.
Au‑delà de ce vocabulaire imagé, l’auteur propose une conception du changement
social comme émergeant des « conduites collectives dérogatoires, novatrices, qui
modifient les pratiques et les modèles, et créent des symboles nouveaux ». Mieux,
« tout ce qui a été fait antérieurement, tout ce qui est acquis, stabilisé, cristallisé dans
la réalité sociale, se dresse devant elles comme un obstacle à vaincre » 53.
42 En d’autres termes, il existe une dynamique interne au social, qui lui est
consubstantielle, présente dans toute société, où « à tout moment de leur existence, un
drame aigu se joue entre les forces de conservation et les forces d’innovation (...), entre
la révolution « permanente » et la contre‑révolution non moins permanente » 54. Quant
à l’identification de structures, elle n’a rien d’incompatible avec l’analyse du
changement, du fait que, au sein de chaque société, selon les groupes ou les
phénomènes, quatre types de temporalités se rencontrent : temporalité en avance par
rapport à la société; temporalité en retard; alternance entre retard et avance; moments
de crises55. Pour G. Rocher, « toute organisation sociale, celle particulièrement des
sociétés complexes, comporte en effet diverses contradictions de structure, sources
constantes de frictions et de conflits »56. Ces contradictions proviennent du fait que
chaque structure est constituée d’éléments d’âge différents, et que chaque groupe
social « a sa perspective propre sur la société, par la suite de la place qu’il y occupe ».
L’irréductibilité des perspectives créerait une situation potentiellement conflictuelle,
source de changement et chaque changement, loin de résoudre les conflits, en
engendrerait de nouveaux.
43 Prolongeant cette perspective, G. Balandier (1988) suggère d’analyser le social avant
tout comme « du désordre », « du mouvement et des fluctuations ». Plus précisément,
l’étude du social doit prendre en compte l’existence de temporalités différentes :
certains « secteurs » n’évoluent que lentement, d’autres beaucoup plus rapidement,
d’autres encore se maintiennent dans la répétition; ces évolutions n’ont, de plus, pas la
même « direction ». Il en résulte que, sous l’ordre apparent des sociétés, travaillent des
discordances et des désajustements. Ces derniers sont sans doute d’autant plus
sensibles que la « mise en relation des sociétés s’est généralisée depuis peu ». Le mode
normal d’existence du social est fait de l’interaction permanente entre ordre et
désordre. L’auteur met toutefois en garde contre cette approche, qui peut conduire à
« abandonner la société à elle‑ même et à tout miser sur le retour de l’individu ou de
l’acteur, sur la vertu de l’initiative ou de la spontanéité ».
44 Avec la notion de dyschronie,N. Alter (2001) retrouve ce courant d’analyse, en soulignant
combien les phénomènes sociaux résultent d’un enchevêtrement de processus
complexes, jamais achevés, jamais assurés et non linéaires, susceptibles de régressions,
n’évoluant pas à la même vitesse, où des acteurs sont aux prises avec les formes
cristallisées d’actions passées.
45 Il existe donc une riche tradition d’analyse du changement social dont peut profiter
l’étude de l’objet mondialisation. Ainsi, l’observateur peut envisager la période
contemporaine sur le modèle de la tension entre temporalités distinctes. Cela lui
permettra, d’une part, de prendre en compte les complexes articulations entre les
modifications des identités (culturelles, professionnelles, religieuses) et les
transformations survenues dans le domaine des techniques ou dans le champ
économique57. Mais cela permettra également de rapporter les apparentes mutations
récentes (la dérégulation‑rerégulation des économies des années 1980, par exemple) à
des projets et à des pratiques plus anciens dont l’existence était provisoirement passée
au second plan, mais dont la répétition têtue, l’accumulation, a fini par porter ses fruits
(permanence de l’idéologie libérale, résistance à des projets d’émancipation sur fond de
lutte contre le communisme). Par ailleurs, raisonner en termes de temporalités
distinctes (à l’échelle mondiale) n’a de sens qu’à condition d’y voir le travail jamais
achevé de collectifs aux ressources profondément inégales. Ce qui conduit à privilégier
l’examen du réel comme conséquence de décisions particulièrement structurantes,
prises par des acteurs identifiables, conséquences qui renforcent parfois leurs capacités
d’action. Cette posture présente alors l’avantage de distinguer plusieurs niveaux de
responsabilités dans la production de la société (ou son auto‑institution) tout en
laissant la possibilité d’imaginer d’autres possibles.
46 Il reste à aborder la question de l’interaction entre sciences sociales et société‑monde, à
la fois pour mesurer l’ampleur du travail de distanciation que doit opérer l’observateur
« savant » et pour apprécier la contribution de son discours au mouvement même de la
mondialisation.
charrie encore à l’origine ». Grâce à « cette vie internationale qui a déjà pour effet
d’universaliser les croyances religieuses (...) la société cesse d’apparaître comme le tout
par excellence, pour devenir la partie d’un tout beaucoup plus vaste, aux frontières
indéterminées et susceptibles de reculer indéfiniment »59. En d’autres termes, c’est
parce que les individus ont progressivement pris conscience du contexte macro‑social
dans lequel leur société était plongée (les relations internationales) que s’est
progressivement dégagé le concept universel de totalité. En prenant conscience de
l’universel la pensée s’universalise (les différentes formes locales d’un même concept
s’unifient).
48 Plus récemment, N. Elias insiste sur le fait que notre capacité à analyser les relations
sociales au plan inter‑étatique, cet « espace social sans contrôle efficace de la violence »
60, est limitée par le développement de ces relations. En effet, nous sommes soumis à
une double contrainte : d’un côté, au sein d’un Etat national, « il est strictement
interdit d’attaquer d’autres hommes avec violence et de les tuer »; de l’autre, au niveau
des relations interétatiques, « cela passe pour un devoir de développer, entretenir et
utiliser une capacité de violence à l’égard d’autres hommes » 61. Sous cette double
contrainte, les individus « vivent avec deux codes de comportement distincts et
opposés ». Aussi, faute d’une distanciation suffisante, savants ou profanes considèrent
le plus souvent les rapports sociaux de niveau inter‑étatique, comme résultant
d’intentions individuelles (ce sont les dirigeants qui veulent la paix ou la guerre), alors
que, selon N. Elias, ces rapports résultent également des structures et de la dynamique
propre au champ international (hiérarchies, positions, capacité à exercer la violence,
compositions d’alliances et d’allégeance entre Etats, etc.).
49 De nos jours, on peut constater un parallèle entre, d’une part, la mise en œuvre, à une
échelle jusqu’à présent inconnue, du modèle libéral dans le champ de l’économie, et
d’autre part, une « fluidification » de la sphère savante : de nombreuses « nouvelles
sociologies »62 émergent et se diffusent (un peu à la manière des « nouvelles
technologies » ou de la « nouvelle économie »); de « nouveaux » concepts sont
introduits, mobilisés, répétés, sans que la preuve de leur pertinence ne précède
toujours leur emploi. D’une part, une porosité semble être apparue entre les sciences
sociales et les sciences de la nature, les premières empruntant aux secondes des
paradigmes récents, comme ceux visant à rendre compte du chaos : « la tentation est
grande de traduire en langage sociologique le nouveau discours de la nature, en
découvrant des isomorphismes entre domaines fort éloignés, en procédant par
analogie, en se démarquant des démarches interprétatives. » 63 Et d’autre part, la
doctrine « laisser faire laisser passer » des premiers théoriciens du libre échange
semble avoir envahi l’imaginaire et les pratiques d’une profession pourtant vouée à la
prise de distance, au recul critique et au scepticisme.
50 C’est ce que soutient, notamment, D. Méda (1995) pour qui les sciences économiques se
sont, en particulier en France depuis la fin des années 1970, enrichies de nombreux
éléments, visant « à corriger les simplifications les plus criantes de la théorie
économique standard grâce aux résultats des recherches engagées en sociologie, en
droit ou en anthropologie ». L’auteur fait référence à plusieurs « ‘écoles’ (dites de la
régulation, de l’économie des conventions, de l’économie des institutions) ». Mais ces
incorporations se sont effectuées « sans changer le moins du monde ses présupposés
majeurs », « les travaux des anthropologues sur le don (...) sont ainsi retraités à partir
d’hypothèses de la microéconomie, en complète contradiction avec les ambitions et le
51 La même critique est formulée par A. Mattelart qui souligne qu’après plusieurs
décennies de déréglementations dans les domaines économiques et financiers, « les
usages acritiques de termes promus ou revisités à la faveur du libre‑échange ont
proliféré », on « assiste à une véritable déréglementation des univers conceptuels qui
nous servent à désigner le monde »65. Citons cette « façon de mettre sur le même plan
les acteurs sociaux et les objets (...) les humains et les non‑humains », approche qui
contribue, sous la façade d’un discours logique, axiomatique, « à faire disparaître tout
ce qui a fait les grandes heures de la sociologie classique et même les interrogations de
notre époque. (...) A la place, on a affaire à des agents sans épaisseur spécifique (...)
dotés seulement de manières de réagir à des situations, passant d’un état à l’autre,
d’une façon aussi fluide que dans le cas des marchés parfaits » 66. Q. Delaunay fait ici
référence à la « nouvelle sociologie des sciences » de Bruno Latour et Michel Callon
(appelée également constructivisme radical), ainsi qu’à l’économie des conventions,
deux courants typiques des années 1980‑1990, en ce qu’ils incarnent la volonté de
« remise en cause de la sociologie constituée (Weber, Marx, Bourdieu, Boudon, Elias,
Aron, Crozier, Goffman, etc.) et en particulier la remise en cause des structures sociales
dans l’explication de l’activité des individus »67. D’autres critiques peuvent être
mobilisées dans le même sens : ainsi P. Bourdieu (2001) et P. Dubois (1999) fournissent
une critique argumentée des fondements de la nouvelle sociologie des sciences 68, tandis
que J.‑R. Tréanton (1993) souligne les nombreuses faiblesses conceptuelles de
l’économie des conventions.
52 Ces tendances constituent simultanément une euphémisation : « ces concepts inspirés
par les pratiques marchandes jouent le rôle d’écran par rapport à la mise en place de
nouvelles ‘sociétés de contrôle’« 69. En fait, celles‑ci ne sont pas évidentes à discerner,
mais elles s’inspirent du modèle d’organisation de l’entreprise en réseau (la firme
globale, flexible), qui laisse croire que les raisons des conflits (notamment
hiérarchiques) ont été éliminées. Et dans ce travail d’euphémisation des conditions de
domination, les sciences sociales, certes instrumentalisées, mais avec le concours de
scientifiques, jouent un rôle, « dans la mesure où, pour pouvoir fonctionner, ces
nouveaux schémas d’efficacité et de légitimité ont besoin d’une représentation
constructiviste de la société. Celle‑ci a notamment été élaborée dans le savoir expert
des sociologues, depuis les années 1960, et largement diffusée dans les organisations, au
point de modifier les catégories de perception des acteurs sociaux eux‑mêmes » 70. Car
selon cette conception, « il ne reste plus alors que des connexions, des négociations et
des interactions toujours réalisées dans des situations particulières » 71. Au lieu de « voir
le monde comme un espace‑temps où coexistent des formes d’exploitation,
d’oppression et d’humiliation à la fois anciennes et nouvelles, ainsi que des formes de
résistance à la fois éprouvées et inédites »72, ces courants ne retiennent qu’un mode
d’explication du social : les relations marchandes.
53 Analysant les transformations récentes de la sociologie religieuse et de la sociologie
urbaine, L. Voyé (2001) montre comment ces évolutions présentent des analogies avec
celles touchant la société dans son ensemble. Ainsi, le champ du religieux est envisagé
comme « ouvert au choix d’un marché libre ». L’étude des villes incorpore le concept
d’espace virtuel et analyse leur fonctionnement en termes de rencontre entre espace
des flux et espace des lieux. Ce qui montre « combien la tentation est grande de penser
prioritairement la sociétémonde à travers des références de nature économique » 73.
54 L. Voyé va plus loin en notant que la mondialisation influence également le
fonctionnement de la discipline : dorénavant, on en arrive à « apprécier la recherche en
termes de ‘production’ plutôt que comme une œuvre de savoir », ce qui conduit les
chercheurs à accorder une importance démesurée à la quantité d’ouvrages, d’articles
et, conséquemment, à être « tentés de reproduire, sous des modes divers, une pensée
qu’ils ont émise une fois pour toute », évitant de la soumettre à un réel débat.
55 Finalement, l’intérêt pour l’objet mondialisation souligne l’urgence de discuter/
critiquer la pertinence (ou le domaine d’usage) de certaines théories surgies en même
temps que le phénomène lui‑même (la « mondialisation ») prenait une ampleur inédite.
Il montre notamment que, derrière leur apparente neutralité, ces courants contribuent
à une remise en cause de certains fondements de la sociologie : ils font fi des inégalités
multidimensionnelles entre acteurs, de leur inégal accès au contrôle des structures (et
donc, de leur inégale responsabilité dans la production du social); ils négligent le poids
des décisions étatiques, naturalisant l’arrière‑fond culturel et idéologique qui produit
et encadre, aussi bien le « marché » que les procédures d’arbitrage. Simultanément, ils
contribuent à donner corps aux phénomènes qu’ils entendent négliger (rapports de
domination, interdépendances macrosociales).
BIBLIOGRAPHIE
N. Alter, L’innovation ordinaire, PUF, 2001.
R. Aron, La lutte des classes. Nouvelles leçons sur les sociétés industrielles, Gallimard, 1964 [1956‑1957].
R. Boudon, La place du désordre, Critique des théories du changement social, PUF, 1984.
G. Busino, Raymond Aron et la sociologie, in « L’Année sociologique », n° 36, 1986, pp. 291-315.
F. Cooper, Le concept de mondialisation sert‑il à quelque chose ? Un point de vue d’historien, « Critique
internationale », n° 10, janvier, 2001, pp. 101-124.
E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, PUF, 1979
[1912].
O. Kozlarek, Critical theory and the challenge of globalization, in « International Sociology », vol.
16(4), décembre 2001, pp. 607‑622.
D. Martin, J.‑L. Metzger et P. Pierre, Les métamorphoses du monde. Pour une sociologie de la
mondialisation, Seuil, 2003.
D. Mercure, Une société monde ?, in Daniel Mercure (dir.), Une société monde ? Les dynamiques sociales
de la mondialisation, De Boeck Université et Presses Universitaires de Laval, 2001, pp. 9‑16.
J. de Munck, Pour une critique de la raison procédurale, in Daniel Mercure (dir.), Une société monde ?
Les dynamiques sociales de la mondialisation, De Borck Université et Presses Universitaires de Laval,
2001, pp. 115‑132.
G. Rocher, La mondialisation est un phénomène pluriel, in Daniel Mercure (dir.), Une société
monde ? Les dynamiques sociales de la mondialisation, De Boeck Université et Presses Universitaires
de Laval, 2001, pp. 17‑31.
J.‑C. Ruano‑Borbalan, Les orientaux sont‑ils faits pour le capitalisme ?, in « Sciences humaines »,
n° 118, juillet, 2001, pp. 45‑49.
G. Simmel, Comment les formes sociales se maintiennent, in Sociologie et épistémologie, PUF, 1981
[1896‑97], pp. 171 ‑206.
L. Voyé, La société monde : un défi pluriel pour la sociologie, in Daniel Mercure (dir.), Une société
monde ? Les dynamiques sociales de la mondialisation, De Boeck Université et Presses Universitaires
de Laval, 2001, pp. 285‑302.
NOTES
1. R. Aron, 1967, p. 17.
2. C’est notamment le cas de A. Mattelart (1996) et de F. Cooper (2001).
3. Selon le titre du livre de P. Breton et S. Proulx, 1989, L’explosion de la communication. La naissance
d’une nouvelle idéologie, La Découverte, 1995.
4. Comme s’y emploie S. Latouche (2001), pour qui le terme globalization aurait été lancé au début
des années 80 par Sony, pour la vente des baladeurs et aurait été repris par les firmes
transnationales et le gouvernement américain. G. Busino (2001) soutient, quant à lui, que les
termes de mondialisation et de globalisation datent de la fin des années 1950. Voir également D.
Martin, J.‑L. Metzger et P. Pierre (2003), notamment le premier chapitre.
5. D. Mercure, 2001, p. 9.
6. G. Rocher, 2001.
7. En effet, notre objectif n’est pas, dans le cadre de cet article, de procéder à un recensement
complet des travaux « classiques » portant sur la société‑monde, mais simplement de souligner
l’antériorité de sa conceptualisation.
8. E. Durkheim, 1978b, p. 236.
9. E. Durkheim, 1978b, p. 401.
10. E. Durkheim, 1975, t. 3, pp. 222-223. On ne peut s’empêcher de confronter cette réflexion à la
situation contemporaine où l’extension de la puissance d’une nation semble donner à la pensée
de Durkheim la forme d’une intuition prémonitoire.
11. E. Durkheim, 1975, t. 1, p. 111.
12. M. Mauss, 1969, p. 578.
13. M. Mauss, 1969, p. 591
14. M. Mauss, 1969, p. 606.
15. M. Mauss, 1969, p. 610.
16. M. Mauss, 1969, p. 625.
17. M. Mauss, 1969, p. 619.
18. M. Weber, 1991 [1923]. Le sous‑titre complet est : Histoire économique. Esquisse d’une théorie
universelle de l’économie et de la société. L’auteur a donc bien comme ambition d’atteindre à
l’universel, envisagé à la fois comme englobant les millénaires et les continents, mais également
comme évolution éventuellement commune à l’humanité.
19. Comme le note P. Raynaud (1987, p. 65), cette volonté est générale à toute 1’œuvre de Max
Weber.
20. M. Weber, 1991, p. 26
21. Dans cette catégorie, on peut inclure La philosophie de l’argent de G. Simmel (1987 [1900]), où
l’auteur reconstitue, à partir de nombreux exemples empiriques empruntés à différentes
civilisations d’époques différentes, le mouvement général, universel, par lequel l’argent qui, sous
ses différentes formes, s’est peu à peu dégagé de sa matérialité pour symboliser la pure valeur
économique.
22. M. Weber, 1991, p. 386.
23. G. Sombart, 1932. Essentiellement la troisième subdivision : « la rationalisation des
entreprises » pp. 215‑456.
24. G. Sombart 1932 p. 251.
25. G. Sombart, 1932, p. 251 et p. 404.
26. Nous faisons référence à N. Elias, 1973, 1975 et 1993. L’auteur s’est surtout appuyé sur une
étude sociohistorique de l’Allemagne, de la France et de la Grande‑Bretagne.
27. N. Elias, 1975, p. 283.
28. N. Elias, 1975, p. 290.
29. N. Elias, 1975, pp. 300‑301.
30. Accessoirement, N. Elias évoque la constitution « d’organisations monopolistiques privées (...)
qui semblent tendre vers une fusion sur le plan de l’organisation » (1975, p. 305), laissant ainsi
entrevoir l’existence de monopoles mondiaux, par domaine d’activité, monopoles que l’auteur
déconseille de laisser aux seules mains d’initiatives privées.
31. N. Elias, 1975, p. 303.
32. N. Elias, 1975, p. 317.
33. Toute société globale, quelle que soit sa taille, son degré d’organisation, se caractérise par le
fait d’avoir mis au point des solutions adaptées pour remplir les quatre fonctions sociales
(définies de façon très abstraite par T. Parsons) jugées indispensables et universelles.
34. T. Parsons, 1973a, p. 2.
35. T. Parsons, 1973b, p. 147.
36. T. Parsons, 1973b, p. 149.
37. R. Aron, 1969, p. 310.
38. R. Aron, 1969, p. 328.
39. R. Aron, 1964, p. 12.
40. R. Aron, 1984, p. VIII.
41. R. Aron, 1984, p. XXXVII.
42. R. Aron, 1984, p. 19.
43. R. Aron, 1984, p. 738.
44. R. Aron, 1969, p. 15.
45. R. Aron, 1969, p. 286. L’auteur rencontre ici la sociologie du développement (voir Y. Goussault
et A. Guichaoua, 1993) dont il faut rappeler que les préoccupations rejoignent la sociologie du
monde et de la mondialisation.
46. G. Gurvitch, 1968, p. 3.
47. G. Gurvitch, 1968, pp. 498‑499.
48. G. Bouthoul, 1949, p. 7.
49. A. Touraine, 1984, pp. 139‑140.
50. A. Touraine, 1993, p. 11.
51. G. Gurvitch, 1968, p. 8.
52. G. Gurvitch, 1967, p. 20.
53. G. Gurvitch, 1968, p. 101.
54. G. Gurvitch, 1968, p. 103.
55. G. Gurvitch, 1967, p. 213.
56. G. Rocher, 1968, p. 123.
57. C’est, notamment, l’une des postures adoptées par M. Castells (1998 et 1999).
58. E. Durkheim, 1979, pp. 629‑630.
59. E. Durkheim, 1979, pp. 634‑635.
60. N. Elias, 1993, p. 127.
61. N. Elias, 1993, p. 124.
62. Selon l’expression de P. Corcuff (1995).
63. G. Balandier, 1988, p. 84.
64. D. Méda, 1995, pp. 256‑258.
65. A. Mattelart, 1999, p. 351.
66. Q. Delaunay (1997).
67. Q. Delaunay, pp. 193-194.
68. La seule observation de laboratoires, même pendant deux ans, « constitue une source
d’aveuglement quant aux processus à l’œuvre hors du laboratoire qui permettent d’expliquer la
formation d’un consensus autour de la validité de telle ou telle connaissance » (M. Dubois, 1999,
p. 49). Tout compte fait, « derrière l’abstraction d’une rhétorique de 1’‘actant’, des ‘humains’ et
des ‘non‑humains’, Callon et Latour proposent (...) la théorie de l’acteur‑réseau [qui] n’est rien
d’autre qu’une régression vers une description réaliste » des situations d’invention (M. Dubois,
1999, p. 64).
69. A. Mattelart, 1999, p. 352.
70. J. de Munck, 2001, p. 127.
71. J. de Munck, 2001, p. 130.
72. A. Mattelart, 1999, p. 376.
AUTEUR
JEAN-LUC METZGER
Laboratoire de Sociologie du Changement des Institutions
et Groupe de Recherches interdisciplinaire sur les organisations et le travail
France Télécom R&B
Issy Moulineaux, France
1. Prémisse
1 Depuis la fin des années ’50, on assiste au déclin des grands idéaux collectifs, à la
montée de l’individualisme des croyances et des comportements, à ses tendances
centrifuges, au tarissement de l’espoir mis autrefois dans le progrès et dans la science.
Le divorce entre la science et la pensée du sens, les formes d’un relativisme désabusé,
défini par Peter Sloterdijk « raison cynique », ont ébranlé l’universalisme et favorisé le
foisonnement de rationalités locales. L’idéal d’auto- fondation de la modernité,
d’autonomie à l’égard des normes extérieures, a généralisé, après avoir largué les
amarres de la tradition, l’indétermination des valeurs, détruit les modèles normatifs
qui soumettaient les hommes à une finalité les dépassant. La modernité ne sait plus
orienter le temps en fonction du souci d’éternité; elle consacre le présent et
immortalise l’instant. Les questions sur le comment assurer la cohésion sociale, les
formes d’intégration et la transmission du lien social sont devenues rédhibitoires.
2 Les interrogations et les critiques sur ce qu’est la sociologie, sur ce qui la fonde vont
désormais de pair avec l’accélération du mouvement de fragmentation de la recherche,
de la spécialisation à outrance, de la floraison de doctrines, de plus en plus, ni
nomothétiques ni idéographiques, ni universalistes ni particularistes, ni déterministes
ni relativistes. La demande sociale et l’ingénierie sociale exigent du sociologue qu’il soit
proche de la pratique, qu’il fasse des diagnostics, propose des thérapies dans le but de
« traiter » les pathologies sociales, d’être « utile » aux pouvoirs publics, aux
administrations, de fournir de l’aide aux entreprises.
3 La raison, les fonctions et la vocation de la sociologie en sont bouleversées, perverties;
le sociologue est transformé en un travailleur social d’un nouveau genre ou, s’il résiste,
en un théoricien usinant des abstractions, de la fumée, en un prestataire de paroles
verbales.
4 La théorie unique qui avait assuré pendant longtemps l’unité interne de la discipline a
cédé sa place à des conceptualisations concurrentes et à des orientations déracinées de
face à des intérêts particularistes, tandis que Pierre Bourdieu, dans Homo academicus,
s’est ingénié à décrire les mécanismes cachés moyennant lesquels les institutions
académiques structurent, reproduisent, transforment, légitiment et imposent la
diversité des paradigmes, des stratégies d’enquête, des méthodes d’analyse ainsi que la
parcellisation des savoirs.
sociétés, nations) macrosociologie. Dans la mesure où l’on met l’accent sur la réflexion
sociale et sur les idées normatives concernant l’organisation de la société, la sociologie
trouve ses précurseurs dans les philosophes sociaux, dans les écrivains politiques, dans
les philosophes de l’histoire, dans tous ces penseurs qui se sont interrogés sur la
manière dont une société, une cité, une nation, devrait être organisée et administrée
(par ex. Platon, Aristote, Saint Augustin, Ibn Khaldoun, etc.). Si, au contraire, l’on
privilégie les recherches empiriques, les enquêtes sur les structures et les fonctions
sociales, sur les méthodes utilisées dans l’étude des questions sociales et sur les
processus d’accumulation des méthodes observationnelles et des élaborations
théoriques et non théoriques, la sociologie naît alors avec l’Ecossais Adam Ferguson.
Dans son History of Civil Society (1767), il se fonde sur un vaste matériau ethnographique
et historique pour élaborer une classification de la société qui tient compte du mode de
production et des types d’organisation socioculturelle. La société est un ensemble, une
totalité composée de parties, dont chacune accomplit une fonction et qui, ensemble,
concourent à la vie sociale, au fonctionnement et à la manière d’être d’une société. On
représente alors la société par une image ou par une idée (organisme, pyramide, etc.)
ou par la forme des institutions et des régimes dont elle est dotée. De ce point de vue,
L’Esprit des lois de Montesquieu est prémonitoire. Les régimes sont réduits à trois types
sociaux (despotisme, monarchie et république) et à travers ces types se révèle aisément
la permanence de l’ordre social. Quelles que soient les formes de gouvernement, il
existe dans l’ordre social des « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des
choses », c’est-à-dire du climat, du terrain, de l’« esprit général » de la nation, de
l’usage de la monnaie, des caractéristiques du commerce, de la composition de la
population, de la religion pratiquée, et ainsi de suite. Les interactions entre toutes ces
variables déterminent la richesse et la variété de la vie politique et sociale. L’analyse a
pour but de découvrir les lois qui gouvernent ces relations et, pour y parvenir, elle doit
réduire le multiple au typique et le typique au nécessaire. Cette perspective contribue
par ailleurs à mettre au point les premiers instruments de mesure et à élaborer les
protocoles d’observation (questionnaire, sondage, calcul empirique des coefficients
pour le recensement des feux, matrices, etc.).
11 L’École saint-simonienne va développer cette tendance, afin de créer une véritable
physique ou physiologie sociale. Ce processus se terminera avec Auguste Comte et avec
Adolphe Quételet.
3. Les protosociologues
12 Préoccupé par la crise qui bouleversait la société européenne en voie
d’industrialisation, Comte veut parer aux dangers en dotant les nouvelles sociétés
scientifiques et industrielles d’une doctrine adéquate. La société passe par un processus
en stades : de l’âge théologique l’on passe à l’âge métaphysique et l’on aborde enfin
l’âge positif, où l’on découvre alors les lois qui gouvernent les sociétés et les
phénomènes sociaux. La sociologie est la science de cet âge positif. Elle est composée
d’une « statique sociale », sorte d’anatomie de la société ou science des conditions
d’existence des groupes humains, et d’une « dynamique sociale », sorte de physiologie
ou analyse des lois qui gouvernent le mouvement et le changement. En concevant la
société comme une espèce d’organisme, doté d’un centre et de périphéries, Comte fixe
un principe qui va se révéler durable et selon lequel il existe entre les parties et le tout
science peu sensible aux explications globales, tournée surtout vers l’intervention –
restauratrice ou réformatrice – dans des domaines concrets (délinquance, crise de la
famille, alcoolisme, prostitution, homosexualité, urbanisation, consommation de
drogues, comportement électoral). L’ère des opérateurs sociaux succède à celle des
scientifiques. Les techniques thérapeutiques prennent le pas sur la pensée théorique.
16 L’organicisme et les analogies tirées de la biologie vont témoigner d’un retour à
l’explication globale et d’une réaction au marxisme. Cette doctrine, ou plutôt ce corps
de doctrines, sans rejeter ouvertement l’idée que la société est un organisme vivant
régi par les lois de l’évolution, tente de restaurer la pensée totalisante et de relier la
science sociale aux sciences naturelles, renouvelant ainsi les conceptions naturalistes
du monde. Le fondateur de ce courant est l’Anglais Herbert Spencer, dont les Principes
de psychologie (1855) et Principes de sociologie (1877-1896) ont constitué longtemps le
schéma de référence traditionnel des disciplines sociologiques et qui retrouvent
aujourd’hui une remarquable actualité grâce à la sociobiologie. Spencer oppose au
marxisme une théorie globale et unitaire du social : les sociétés passent de l’homogène
simple à l’hétérogénéité complexe, suivant un processus d’intégration par
différenciations. L’étude des sociétés historiques montre que l’humanité connaît deux
types d’organisation : les sociétés militaires et les sociétés industrielles. Les premières
sont autoritaires, compétitives et agressives, les secondes sont libérales, coopérantes,
tolérantes. L’histoire est évolutive : on passe d’un type à l’autre en fonction des états de
paix et/ou de guerre. La paix, ou l’absence de guerre, favorise en effet la tendance
naturelle des sociétés militaires à devenir industrielles; les guerres empêchent cette
évolution et génèrent des déséquilibres et des dérèglements. Constituant davantage
une explication idéologique des sociétés libérales marchandes qu’une contribution
efficace à leur connaissance, le spencérisme et l’organicisme ne fournissaient aucune
réponse satisfaisante aux questions que le marxisme avait désignées à la raison
sociologique.
atomise et désagrège, est un indicateur pour étudier la cohésion sociale d’une société
donnée, c’est-à-dire le consensus. Le suicide est un indicateur pour mesurer l’anomie,
et ainsi de suite... Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim démontre
que, sous les traits de dieu ou d’un saint, ce que les hommes adorent inconsciemment
c’est la société. La sociologie devient, dès ce moment, la science et la conscience de la
société. Le socialisme est une foi, que la sociologie explique et dépasse en une vision
rationaliste. Seule la sociologie peut fournir des bases solides à la morale et à la
politique, les doter de fondements significativement et scientifiquement stables.
19 Durkheim ne dit pas en quoi consiste la réalité des « faits sociaux » ni comment
découper le domaine des « faits sociaux » et de quelle façon en faire un domaine
distinct à la fois de la biologie et de la psychologie. Le sociologisme durkheimien a fait
oublier que la « réalité sociale », plus ou moins partagée à un moment donné, se fonde
sur des perceptions construites socialement, sur des constantes psychologiques, sur des
productions culturelles ayant des origines interindividuelles, façonnées par des
réceptions et des distorsions sociales. Ce sociologisme a dissimulé qu’il n’y a aucun
ordre sous-jacent à la réalité humaine, que l’ordre et les lois ne dérivent d’aucun ordre
naturel invariable et universel, que les hommes sont les auteurs des lois régissant
l’ordre social, que celui-ci est continûment façonné par les intentions et les besoins des
individus, par leurs facultés d’adaptation et d’invention. L’autonomie de la société est
fondée sur la société, laquelle, de son propre chef, explique tout et prévoit l’avenir de
façon infaillible. Cause primordiale et ultime, tout lui est soumis.
20 Pour Vilfredo Pareto la sociologie ne peut être à la fois science et conscience de la
société, puisqu’il existe une incompatibilité sociale entre la connaissance scientifique et
l’action sociale. Pour Pareto, les hommes agissent sous l’impulsion d’instincts, de
sentiments, de croyances (comme, par exemple, le socialisme), ce qui n’a rien à voir ni
avec la logique ni avec la science. La science étudie les actions humaines. Celles-ci sont
logiques et non logiques. Les premières sont celles où l’on décèle un lien entre les
moyens utilisés et les fins, tant dans la conscience de l’acteur que dans la réalité
objective, ce qui fait qu’il existe une identité entre les relations subjective et objective;
les actions non logiques sont pratiquement toutes les autres, celles que nous vivons,
pensons et accomplissons jour après jour, dans la vie quotidienne. Il s’agit donc des
actions les plus nombreuses et les plus importantes. Elles revêtent souvent une
apparence logique, car, bien que les hommes agissent sous l’impulsion des sentiments,
immédiatement, ils ressentent après le besoin de rationaliser leur comportement. Les
actions non logiques sont explicables et descriptibles car du point de vue de l’acteur, de
son implication, du pouvoir relatif de ses intérêts, elles ne sont pas irrationnelles. Cette
rationalité matérialiste résulte d’un choix irréductible à la rationalité formelle qui
privilégie les moyens les plus adéquats à des fins difficiles à définir. L’analyse
sociologique doit retrouver l’élément primitif et constant, le résidu, à travers les
rationalisations, les représentations, les symboles, les idéologies et les dérivations avec
lesquels les hommes fondent et justifient leurs comportements et leurs actions. Ceux-ci
constituent donc, pour le sociologue, un système symbolique, à travers lequel la société
contribue, entre autres, au maintien de son équilibre. Vérité et utilité ne vont pas de
pair dans un système social. La vérité d’un système peut se révéler dysfonctionnelle
pour la société, alors qu’une doctrine utile peut être fausse, tout en contribuant au
maintien d’une fonction donnée. La société est donc un système en équilibre. Certaines
dysfonctions peuvent en perturber l’état, mais la tendance générale pousse vers
l’équilibration. Pareto analyse sur un mode désenchanté, et peut-être même un peu
5. Les héritiers
22 Il est certain que ces visions de la société ont eu une influence, directe ou indirecte, sur
le développement de la sociologie mondiale, influence variable, en fonction des
situations nationales et académiques. Souterraine pour ce qui est de Weber, fluctuante
pour ce qui est de Pareto, la plus évidente est celle de Durkheim. Dès les années ’20,
toutes les sociologies semblent marquées principalement par l’enseignement de
Durkheim et de Ferdinand Tönnies, le fondateur de la sociologie formelle, qui se centre
sur l’étude des formes sociales émergeant des actions réciproques des individus, et
s’arrête plus particulièrement sur les distinctions communauté/société, sur le conflit,
sur la domination, sur les conditions de la sociabilité et sur les voies majeures de la
socialisation. De plus, la philosophie phénoménologique ouvre d’autres perspectives à
la sociologie. Fondée sur l’idée que la mission de l’analyse est d’établir de quelle
manière les essences immuables s’incarnent dans la réalité, cette doctrine, plus encore
que le formalisme, renvoie la sociologie à l’idée de société, et par là même à la réflexion
philosophique et spéculative. A partir de la fin des années ’30, la situation change
radicalement aux États-Unis où, sous la menace des totalitarismes européens, beaucoup
de sociologues se réfugient, et où le développement des nouvelles formes
livre paru en 1985, considérait comme les plus représentatives de la théorie sociale
contemporaine, c’est-à-dire le marxisme, le durkheimisme et le micro-
interactionnisme1. Il paraît utile de rappeler que les paradigmes conflictualistes et
fonctionnalistes étaient déjà en perte de vitesse dès la fin des années ’70, que la
sociologie psychanalytique avait été éradiquée pour de bon environ à la même époque,
et que le paradigme micro- interactionniste était devenu immédiatement spongiforme.
En bref, contrairement à ce que Collins croyait, nous étions déjà dans l’époque du tohu-
bohu théorique. Le néo-fonctionnalisme de R. Münch (Gesellschaftstheorie und
Ideologiekritik, 1973, et Theorie des Handelns. Zur Rekonstruktion der Beiträge von Talcitt
Parsons, Emile Durkheim und Max Weber, 1982) et N. Luhmann (Soziologische Aufklärung I,
1970, et Soziale Systeme. Gundriss einer allgemeinen Theorie, 1984), le structuralisme du
Network, la théorie des choix rationnels, la sociologie cognitive, le « tournant
linguistique », le post-structuralisme, le post-modernisme, ainsi que les innombrables
versions de l’interactionnisme symbolique, de l’ethnométhodologie nouvelle manière,
avaient métissé les traditions ou en faisaient bourgeonner d’autres. Sans parler des
bouleversements produits par les œuvres de Winch, Gadamer, Apel, Habermas, Taylor
et tant d’autres.
50 De ce tohu-bohu indescriptible (aucun historien de la sociologie n’a été capable
jusqu’ici d’en établir un inventaire même sommaire), a commencé à émerger, peu à
peu, une critique radicale des néo-positivismes et de l’empirisme logique. Ainsi sur les
théories sociales récentes on a estampillé l’étiquette de « post-positivistes ». Le post-
positivisme est guidé par une orientation générale commune à toutes ses expressions
particulières : la réflexivité générale, l’herméneutique, l’action, l’identification des
comportements (soit au sens de Anthony Giddens, soit au sens de Alessandro Pizzorno),
l’intention communicationnelle, les fondements du lien social et des modèles
normatifs. En d’autres termes, le post-positivisme s’attache à rendre compte des
significations, des justifications, et il est en train de créer les conditions pour la
naissance d’une rudimentaire pragmatique de la réflexion.
51 Dès lors, le fait social, perçu comme fait sémantique porteur de sens, n’est plus
incompatible avec la singularité des situations sociales et avec l’intentionnalité des
sujets, des acteurs sociaux. De ce fait, on a pu commencer à élaborer les nouvelles
règles de la méthode sociologique, selon la formule qu’Anthony Giddens a utilisée dès
1976 (New Rules of Sociological Method. A Positive Critique of Interpretative Sociologies), grâce
auxquelles décrire, expliquer, comprendre et « normer » deviennent les piliers de
l’explication en sciences sociales.
52 La délitescence de l’orthodoxie, assurée pendant longtemps par l’empirisme logique, a
réduit en miettes le modèle d’explication nomologique. Et c’est ainsi que de la causalité
nous sommes arrivés à la rationalité, et que des plages syntactiques du processus
d’explication scientifique nous sommes passés à celles de type sémantico pragmatique.
( Stephen P. Stich, From folk psychology to cognitive science : the case against belief, 1983, et
Fragmentation of reason : preface to a pragmatic theory of cognitive evaluation, 1990). Tout
cela a marqué un grand tournant dans l’analyse sociologique : le projet de définir les
formes de la connaissance de façon logiquement indépendante de l’observateur, de la
société où ces formes s’inscrivent et de la communauté scientifique chargée de les
contrôler, ce projet a été abandonné. L’abandon du programme de reconstruction
rationnelle en tant qu’opération fondatrice de la connaissance scientifique, la
renonciation à l’ambition d’ériger des modèles langagiers ayant la logique formelle
comme référence ultime, ont obligé les sciences sociales à s’engager dans une
monumentale entreprise intellectuelle. Jean-Claude Passeron, dans Le raisonnement
sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel (1991), juge que cette
entreprise a la prétention de « marquer le rattachement à l’esprit scientifique des
principes de la connaissance du social, même si ceux-ci ne se laissent pas unifier en une
théorie générale de la société ».
53 Depuis 1984-1985, la « Revue européenne des sciences sociales » a participé activement
aux débats concernant ces problématiques. Tous les fascicules de cette revue
témoignent de l’attention réservée non seulement aux questionnements disciplinaires,
aux théories sociales, aux connaissances ordinaires, mais aussi aux exigences de l’unité
du savoir, de l’utilité de la science et de la technique dans les sociétés contemporaines,
aux affrontements des écoles sur le plan théorique et dans les institutions
universitaires et de recherche.
54 Dans l’impossibilité de rendre compte de plusieurs centaines d’articles et des divers
volumes de la collection « Travaux de sciences sociales » consacrés à disséquer les
connaissances sur le monde social et sur sa réelle complexité, on se bornera ici à
résumer ce que je considère les points forts de notre travail.
55 Il faut noter, préliminairement, que les analyses des problèmes à résoudre, les façons
dont les collaborateurs de la revue comptaient les résoudre, les facteurs explicatifs,
techniques et méthodologiques auxquels ils ont fait recours, attestent la résistance
raisonnée au réductionnisme méthodologique et le refus de transformer les objets
matériels en objets formels. Si ces derniers sont construits sur la base de certaines
propriétés des premiers, la connaissance scientifique n’est alors que l’extension,
l’approfondissement de la connaissance ordinaire, d’où l’importance – dans les sciences
de l’homme et de la société – des langages naturels. Etant donné que les propriétés d’un
système et les effets qu’il génère proviennent des interactions établies par les sujets
avec l’environnement, il est obligatoire, dans ces conditions, de reconnaître également
le rôle joué par l’intuition immédiate ou médiatisée, par l’imagination alimentée par les
savoirs communs, dans le travail d’observation, d’idéalisation et d’abstraction effectué
par le chercheur afin de rendre compte des comportements sociaux dans toute leur
complexité et sous tous leurs aspects.
56 La théorie sociologique n’étant pas un système axiomatique partiellement interprété,
étant plutôt une entité extralinguistique dont les propriétés sémantiques et
structurelles véhiculent les construits historiques d’un groupe social, la variété des
processus de médiation par lesquels ces construits sont transmis et la disparité des
effets de cette transmission sur la constitution des sujets se référant à « quelque
chose », il en appert que diverses formulations d’une même théorie sont concevables et
possibles.
57 Les dimensions mentales et biocomportementales du fonctionnement des actions
sociales sont-elles le produit de l’évolution biologique, de l’histoire humaine, ou de la
culture ?
58 Dans le but de clarifier les modalités des interactions entre ces dimensions, on a réservé
une attention particulière aux travaux des sociobiologistes à la Edward O.Wilson, de
Jean Piaget, de Adolf Portmann, des cognitivistes, des culturalistes et de bien d’autres.
Et on est arrivé à la conclusion qu’il n’y a pas de déterminismes ni biologiques ni
socioculturels, que les comportements ne sont pas conditionnés exclusivement par le
patrimoine génétique ni même par des sémantiques particulières à l’œuvre dans un
62 Mais pourquoi alors a-t-on expliqué jusqu’ici les phénomènes sociaux par d’autres
phénomènes sociaux et les phénomènes individuels par des causes psychiques ou
biologiques ?
63 Il est admis que les éléments subjectifs, les émotions et les capacités mentales des
individus ne déterminent pas la vie en commun car la psyché individuelle est redevable
à la société, aux relations entre les hommes et les institutions, et c’est bien cela qui doit
déterminer le contenu et la structure des façons de penser et d’agir de tout un chacun.
Moscovici a noté avec perspicacité dans La machine à faire des Dieux. Sociologie et
psychologie : « Leur manière de raisonner, les phrases qu’ils forment, et les habitudes
qu’ils ont de marcher ou de sentir proviennent du monde social et y sont incorporées.
Que ce soit par tradition ou par apprentissage, elles deviennent des dispositions
personnelles, une fois reprises du fonds commun. »
64 Tout ce qui advient dans une société a son origine, selon Pareto, dans les passions, dans
les sentiments, dans un amalgame d’intérêts et de pensées. Les créations religieuses,
politiques et culturelles, qui président à l’être et à l’agir ensemble, sont le produit de
sentiments cristallisés en croyances puissantes. Si la démonstration d’une vérité ne
pousse pas à l’action, si pour faire agir quelqu’un il faut transformer une idée en
croyance, l’enraciner dans la forme de pensée des masses, la rendre irrésistible en la
faisant devenir inconsciente, alors il ne faut pas détacher les causes sociales des causes
psychiques.
65 La vie sociale est faite de passions (charisme, sacrifice, effervescence, communauté,
révolution, etc.) et de croyances. Les unes et les autres ne disparaissent jamais; elles
gouvernent les mouvements, les crises, les phénomènes. Causes sociales et causes
psychiques se fondent et se confondent; elles sont inséparables. Certaines formes de
croyances, religieuses et autres, peuvent s’éteindre, mais la croyance en tant que
ciment de la vie collective est éternelle. Aucune vie collective n’est possible si elle n’est
pas soutenue et vivifiée par la croyance en son être et en son devenir. Les systèmes de
croyances et les modèles culturels sont organisés par les groupes sociaux en
représentations sociales, en constructions de la réalité et raisonnements partagés au fil
des interactions quotidiennes. La destinée des hommes s’inscrit dans les rapports avec
les autres, avec la nature, et évolue à travers les différentes formes d’organisation
sociale. Pareto, Durkheim, Weber, Simmel et Mauss l’avaient entrevu et c’est pour cette
raison que nous continuons à les lire.
actions, aux événements, aux comportements et déterminent les modèles normatifs, les
engagements et les consensus, les droits et les devoirs.
67 Les termes de cette définition font volontairement ressortir non pas l’agrégation
d’individus distincts, mais les niveaux d’interaction coopérative et les formes
d’organisation émergeant des communications. C’est en effet le type et le degré
d’organisation des interactions qui distinguent la foule, la communauté, le groupe avec
son langage, et autres sous-ensembles de cet ensemble des ensembles qu’est la société.
On appelle communément « sociétés » des ensembles relativement stables dans le
temps et dans l’espace à l’intérieur desquels existent des communications fréquentes et
structurées, des modèles d’organisation des comportements qui intègrent les
différences et facilitent la solution des problèmes de production, de reproduction, de la
survie existentielle et sociale. Ces ensembles ont une cohésion d’autant plus forte que le
réseau de structuration des connexions est complexe, l’occupation de l’espace intense,
l’autonomie symbolique élevée.
68 L’ensemble « société » comprend donc une myriade de sous-ensembles diversement
appelés (groupe, sous-groupe, communauté, famille, tribu, clan, etc.). Les définitions de
ces sous-ensembles sont elles-mêmes non univoques; elles sont par ailleurs
innombrables et discordantes. Schématiquement, un groupe est un agrégat doté d’une
organisation interne et caractérisé par un comportement coopératif spécifique, alors
qu’une communauté est formée d’un groupe ou de plusieurs groupes qui vivent
l’organisation interne et l’engagement coopératif selon des modèles bien déterminés.
69 L’un et l’autre possèdent des systèmes symboliques propres, des cultures qui
s’imbriquent, sous des modalités diverses, dans celle plus vaste et plus compréhensive
de la société.
70 Dans tous les cas, le terme société inclut celui de « social » et de « socialité », dans la
mesure où ils sont caractérisés par des processus de nature interindividuelle
producteurs des structures de l’existence sociale.
71 On sait que le concept de société a donné lieu, dès l’Antiquité, à des représentations
différentes. La société est un organisme, une totalité composée de parties dont chacune
remplit des fonctions spécifiques et qui toutes ensembles concourent à une fonction
supérieure, diversement qualifiée. Ou encore, la société est représentée par une idée ou
une image, ou par les formes des institutions et des régimes dont elle est dotée.
Quelquefois, les régimes sont réduits à trois types sociaux (despotisme, monarchie,
république) à travers lesquels ont fait émerger la permanence de l’ordre social. Quelles
que soient ces formes, l’ordre social produit alors des « rapports nécessaires qui
dérivent de la nature des choses », c’est-à-dire du climat, du terrain, de l’esprit général
de la nation, de l’utilisation de la monnaie, des caractéristiques du commerce, de la
composition de la population, de la religion pratiquée, etc. Ce sont les interactions
entre toutes ces variables qui détermineraient la richesse et la variété de la vie
politique et sociale.
72 Enfin, on trouve aussi la représentation de la société comme système stratifié, avec des
individus ou des groupes qui se trouvent en haut ou en bas. Cette hiérarchie sépare les
individus ou les groupes et les dispose inégalement dans l’espace social.
73 Ces représentations sont contrecarrées par d’autres, qui parfois définissent aussi les
contours de la société juste ou de la bonne société et indiquent les acteurs (bourgeoisie,
prolétariat, etc.) susceptibles de la réaliser, montrent les instruments qui la rendront
possible (la révolution, l’hégémonie, l’Etat) et l’imaginaire social qui lui attribuera sa
forme (libéralisme, socialisme, démocratie, etc.).
74 De toute évidence, les idées et les images de la société donnent au concept une portée et
des contenus très différents, et cependant elles forment un véritable système à
l’intérieur duquel les significations et les sens particuliers sont éclairés et reliés,
acquièrent continuité et cohérence. Le vécu profond que ces idées et ces images
préfigurent est souvent informulable en termes discursifs. Ni allégoriques ni
symboliques, elles signifient parfois quelque chose qui ne peut être désigné ou connu
sinon à travers le symbole même qui les a exprimées. C’est pourquoi le terme
« société » parle à travers des images et l’ensemble des significations propres aux
images isolées s’actualise et le sens de chacune d’elles se précise en cours de route. Mais
quelle que soit la nature de cette universalité et bien qu’elle possède un pouvoir
expressif propre, l’image qui parfois devient dominante peut ne pas avoir la même
signification dans tous les emplois possibles. Elle peut signifier des choses différentes,
opposées, et dans une utilisation différente sa signification s’actualise en se définissant
à l’intérieur d’un système particulier. Pensons au cas de la société libérale, de la société
socialiste, ou encore au cas des démocraties libérale, populaire ou avancée.
75 L’agencement interne du terme n’est pas opératoire, il est seulement significatif. C’est
pourquoi il constitue lui-même un symbole, un point d’ancrage qui permet de
rechercher le sens et cette quête du sens assure son unité. Peut-être est-ce cette
fonction symbolique qui fait dire au terme « société » beaucoup plus qu’il ne représente
effectivement, qui évoque les objets absents avec un jeu de significations, et qui les relie
aux éléments présents.
76 On parle constamment des types de société, bien que cela implique une discontinuité
radicale entre les ensembles et présuppose dans le même temps une unité primordiale.
Qu’est-ce que cela suggère effectivement ? Un ordre social constituant la trame de la
vie, et qui prend des formes différentes dans le temps et dans l’espace. Il reste à trouver
les causes de l’émergence de ces formes, les raisons de leur durée, de leur disparition.
Les guerres, les conquêtes, les massacres, les épidémies, les catastrophes naturelles
n’entraînent pas automatiquement la dissolution d’un type social. Pour qu’un tel effet
se produise, il faut d’autres conditions préalables. Lesquelles ? La culture ? Et pourquoi
tous les processus interactifs n’engendrent-ils pas des cultures capables de conjurer la
dissolution d’un type ou d’une forme ? Et pourquoi les cultures produisent-elles, plus
ou moins accentués ou apparents, des niveaux d’interprétation de la vie collective aussi
disparates, aussi différents et parfois aussi contreproductifs ?
77 Si cet ordre social primordial préside au maintien d’une forme et d’un mode de
relations, d’une détermination réciproque d’engagements et d’accords, de droits et de
devoirs, pourquoi donc est-il incapable d’adaptations automatiques dans toutes les
situations ?
78 Le comportement d’un individu se modifie sous l’effet de ses interactions avec d’autres
membres de la société, par l’expérience sociale accumulée. Chaque individu, en
grandissant, acquiert des caractères sociaux fondamentaux, assimile et s’accommode à
la culture à laquelle il appartient, s’instruit et s’éduque en elle et par elle, apprend à
assumer un status et à exercer des rôles divers.
79 Pour survivre biologiquement, l’individu doit s’alimenter, respirer, se réchauffer,
dormir, excréter, savoir agir, utiliser et profiter de l’expérience sociale accumulée. La
satisfaction de ces besoins élémentaires est assurée grâce à l’intervention de certains
agents explicitement affectés à cette tâche. Ces besoins élémentaires sont universels,
bien qu’ils se révèlent diversement valorisés d’un groupe social à l’autre. La
valorisation s’opère par la médiation du langage, bien que ce soit le système culturel
qui l’a codifiée. Il en résulte que les besoins sont variables et problématiques. Chaque
individu doit satisfaire un certain nombre de besoins, mais la valeur et l’ampleur de
ceux-ci reçoivent une signification du contexte des relations sociales particulières,
d’une raison signifiante déterminée. Dans chaque groupe culturel il existe des systèmes
pour obtenir des membres la propreté corporelle, le contrôle des frustrations, la
communication correcte, la maîtrise de la peur de la mort. Et pourtant ces systèmes
agissent par des voies très différentes, suivant des perspectives et des justifications
manifestement contradictoires.
80 Ce processus est appelé processus de socialisation. Il vise en premier lieu à conserver et
à transmettre l’expérience sociale accumulée, les connaissances acquises, à transmettre
et à inculquer la culture qui donne un sens aux comportements, aux choix, aux
activités, et qui oriente même matériellement les membres du groupe. En deuxième
lieu, il a pour but de préserver les modes de socialisation prédominants dans le groupe
et dans les institutions, et à faire en sorte que ceux-ci puissent continuer à les mettre
en œuvre. Puisque cette conservation et cette défense dépendent dans une large
mesure des modes d’organisation des rapports de pouvoir et de l’importance que la
culture attribue aux diverses institutions de socialisation, le processus de socialisation
est lié à la situation des rapports de force, à la structure et aux conditions d’exercice du
pouvoir. Enfin, pour préserver la satisfaction des besoins élémentaires, il faut
sauvegarder les institutions économiques, raison pour laquelle il est indispensable de
maintenir un niveau de compétences techniques, de rapports formels, de solutions
efficaces, possibles grâce à l’existence d’organisations bureaucratiques,
d’administrations, telles que l’école, la justice, la santé publique, etc.
81 La socialisation n’est pas, ou alors rarement, une imposition extérieure de contraintes.
Mais c’est la résultante, en termes de production et de reproduction du social, d’une
infinité d’interactions accomplies et répétées dans le temps et dans l’espace et qu’un
groupe social déterminé s’est appropriées pour des raisons diverses et parfois perverses
par rapport aux pratiques et aux intentions de départ.
82 Le processus de socialisation se présente sous deux versants opposés. Il y a, d’un côté,
les fins manifestes et latentes, explicites et implicites poursuivies par les institutions
sociales. De l’autre, il y a la manière dont chaque individu, dans sa vie particulière et
dans sa pratique quotidienne, vit subjectivement ces finalités pour ainsi dire objectives,
le sens qu’il donne aux activités que les institutions lui proposent. Le processus est
donc à la fois objectif et subjectif. Les finalités institutionnelles et le vécu individuel
peuvent coïncider, mais il arrive qu’il y ait entre les deux divergences, écart ou même
contradiction. D’où des conflits, des refus, des contestations, des dissensions.
83 Un exemple courant de conciliation difficile entre les aspects objectifs et subjectifs se
rencontre, de nos jours, dans le processus de socialisation scolaire. Les institutions
élaborent et mettent en pratique des programmes destinés à intégrer les individus dans
des classes de savoir et des compétences réputées légitimes. A des savoirs on fait
correspondre des compétences et à celles-ci des catégories socioprofessionnelles, c’est-
à-dire des status et un certain nombre de rôles. En d’autres termes, les institutions
proposent une vision du monde et des significations. Mais les jeunes reçoivent ces
sollicitations sans les subir, car le processus socialisateur scolaire se déroule
parallèlement à d’autres qui poursuivent des finalités différentes, voire opposées. C’est
pourquoi les principales règles, et particulièrement tout ce qui est situé en amont de
celles-ci, qui fondent et légitiment les normes, les valeurs, les traditions, les coutumes
et le droit, sont intériorisées de différentes manières, en fonction des attentes des
agents de socialisation. L’attente non satisfaite ou différemment satisfaite provoque,
dans certaines situations, ce que l’on appelle communément le conflit de générations
ou le conflit entre classes d’âge différentes.
84 Si l’intériorisation des modèles normatifs n’est plus unilatérale, celle des valeurs, dont
les premiers tirent leur raison d’être, est perturbée, même dans les groupes culturels
homogènes ou relativement tels, par l’existence d’un polythéisme absolu.
85 Les valeurs sont des critères culturels, objets d’un consensus, plus ou moins large à
l’intérieur d’une société ou des groupes d’une société, moyennant lesquels on fixe les
conditions de la légitimité des comportements et les possibilités de juger, d’apprécier,
de choisir. On ne peut inculquer les valeurs que progressivement et en fonction des
progrès dans l’apprentissage des formes de l’univers symbolique (religion, idéologies,
etc.), c’est-à-dire de la raison symbolique qui dans chaque culture fonde, structure,
légitime et soutient l’ordre social primordial.
86 Dans un processus de socialisation qui n’est pas soumis à des pressions contradictoires,
l’agent socialisateur et les institutions qu’il représente fournissent des repères qui
permettent de s’orienter dans l’espace social, de distinguer les signaux des signes, les
signifiants des signifiés, les symboles des indices, d’utiliser les modèles de
comportement et de déchiffrer correctement les attitudes, d’interpréter les réalités
nouvelles sur la base de permutations, d’associations, de substitutions ou autres
procédures. Parallèlement, ils fournissent au socialisé des instruments mentaux qui lui
permettent d’obtenir la sécurité affective, les équilibres émotifs, et d’élucider plus ou
moins clairement les mystères sous-jacents à l’ordre proclamé. A la fin, le socialisé se
soumet librement aux normes, reconnaît les valeurs propres à son groupe, fait des
choix responsables, c’est-à-dire en acceptant les conséquences d’un comportement
délibéré.
87 Aujourd’hui, les valeurs couramment acceptées sont inexistantes. La pluralité met en
évidence l’antagonisme. Et certaines conséquences imprévisibles sont à l’origine de
troubles, d’incertitudes et de peurs. Il n’y a pas de valeurs ultimes susceptibles de
hiérarchiser celles des groupes. Les institutions sont les premières à en pâtir. Chaque
valeur affirme son autonomie et entre en compétition avec les autres, d’où
l’inévitabilité des conflits chez l’individu même, parmi les individus et parmi les
groupes. Le conflit est âpre, mais aucune valeur n’est assez légitime, assez
unanimement reconnue pour s’imposer. L’antagonisme est inévitable non parce que les
valeurs sont multiples et diversifiées, mais parce qu’aucune ne peu prévaloir, parce que
toutes sont précaires et susceptibles d’être contestées. Tout ceci déstabilise le processus
de socialisation et affaiblit considérablement l’impact des institutions.
88 Au cours des processus de socialisation on intériorise entre autres les rôles, c’est-à-dire
des réseaux de modèles comportementaux dont la régularité permet des attentes et,
par leur entremise, l’élaboration de stratégies d’action plus ou moins réalistes. Grâce
aux dispositions mentales dérivant de l’intériorisation des modèles de rôle, on peut
assumer le status, c’est-à-dire une position bien déterminée dans un système social.
Chaque société propose à ses membres une position définie (status) et des rôles qui lui
sont appropriés et compatibles. Le rapport rôle/status est relativement flexible, car la
accélérer certains choix techniques ou économiques, elle ne saurait décrire ce qui s’est
passé en Europe depuis trois siècles. Les sciences, les techniques, les marchés, n’ont
jamais eu l’aspect lisse, objectif, progressif, inhumain que les Européens ont souhaité
leur donner afin de construire leur idée de progrès. Au lieu de nous arracher à un passé
archaïque, les sciences et les techniques nous ont au contraire plongé, toujours
davantage, dans une riche matrice anthropologique [...] Derrière nous peut-être, dans
le passé, nous confondions les faits et les valeurs, les sciences et les politiques, mais
devant nous, à coup sûr, le nœud qui relie les faits, ce que sont les choses et les valeurs,
ce que veulent les humains, se trouvera plus serré encore, plus indémêlable […] Nous
n’avons jamais été modernes […] Nous n’avons jamais avancé vers un surcroît
d’efficacité et de rentabilité qui nous éloignerait toujours davantage d’un passé
archaïque […] En redevenant comme les autres après la fin d’une parenthèse de trois
siècles pendant laquelle les Européens se sont crus radicalement différents des
« autres », nous retrouvons notre humanité ».
106 Il s’agit de thèses philosophiques respectables, sans aucun doute, mais peut-on, pour les
fonder, transformer la science en une simple croyance sociale, semblable ou analogue à
la magie, à l’astrologie ou en faire l’idéologie d’une « illusion », celle de la Modernité ?
Peut-on traiter la science en tant que totalité, globalité, alors qu’elle sépare, distingue,
morcelle en lots, et procède par approximations successives, par tâtonnements,
corrections et rectifications ? Comment oublier que les savants s’intéressent avant tout
à la validité des conclusions particulières sur le réel, tandis que les philosophes à la
nature de la méthode scientifique en sa globalité, que les premiers ne prêtent aucune
attention à la question des fondements alors que pour les seconds elle est primordiale
et absolue, qu’elle est l’élément fondant l’argumentation philosophique ?
107 L’histoire des sciences et des techniques montre que les choses sont plus complexes que
les discours sur les fondements ne peuvent le montrer. Elle conseille de nous contenter
de réponses vérifiables bien que provisoires, elle affirme qu’il n’est pas opportun ni
convenable de traiter la science comme une croyance, qu’il faut tenir compte du
contexte global, mais surtout qu’il faut établir les dépendances et les indépendances.
Parler de la science et de la technique comme si elles étaient des croyances
constitutives de l’idéologie de la Modernité, nous conduit à une impasse intellectuelle.
108 La science et la technique sont vides de finalités, elles ne sont que des moyens au
service des sociétés. Et celles-ci les utilisent pour le meilleur comme pour le pire.
Attribuer à la science et à la technique les méfaits du colonialisme, les abus du
capitalisme ou du socialisme, les totalitarismes de droite et de gauche, le
développement incontrôlé, la pauvreté, le paupérisme, le chômage, la mise en danger
de l’écologie de notre planète, les difficultés existentielles auxquelles nous sommes tous
actuellement confrontés, la perte des liens sociaux, l’exclusion, la marginalisation et
tant d’autres maux dont souffrent nos sociétés, c’est une façon simpliste et dangereuse
de regarder les problèmes sociaux contemporains. Simpliste parce qu’elle aborde selon
un seul point de vue l’étude d’ensembles très complexes et compliqués, à la manière des
doctrinaires du « New Age » et du « Postmodernisme »; dangereuse parce qu’elle nous
replonge dans le mysticisme et dans l’irrationalisme, nous livre aux bizarreries des
prophètes et aux pratiques intellectuelles et sociales régressives et irresponsables. Par
contre, si nous voulons déchiffrer les énigmes de la vie sociale et décoder les mystères
du monde naturel, si nous voulons maîtriser les événements et en contrôler les
développements, le seul moyen dont nous disposons est la méthode scientifique. Celle-
positifs, et dont seules les implications sociales peuvent être étudiées par les
sociologues. Dès les années ‘70, à cette conception classique, ou modérée, l’École
d’Edimbourg a opposé le « programme fort », sa conception de la science comme miroir
de la société, comme la résultante de déterminations et conditionnements sociaux et
existentiels. Et dès les années ‘80, le « programme dur » a tenté de réduire la science à
une croyance sociale quelconque, à l’idéologie d’une illusion, celle de la Modernité.
113 Si la sociologie de Merton est trop optimiste et laisse une place excessive à la
philosophie et à l’histoire au détriment de l’analyse sociologique, les doctrines de
Barnes, de Bloor, de Mulkay, de Woolgar, mais aussi de Mary Hesse (Revolution and
Reconstruction in the Philosophy of Science, 1980) et de Steven Shapin (History of science and
its sociological reconstructions, in « History of Science », 20, 1982, pp. 157-211) ne donnent
aucune importance au processus temporel et dynamique de l’histoire. Pour ces
chercheurs, l’histoire est statique et contextuelle. Les discussions scientifiques sont des
négociations, les écrits des savants des moyens pour se procurer le consensus des
collègues, puis obtenir des gratifications et des récompenses honorifiques et
financières. Michael Lynch a montré (Technical Works and critical Enquiry : Investigations
in a scientific Laboratory, in « Social Studies in Science », 12, 1982, pp. 499-533) la fragilité
de ces thèses et les jacasseries de leurs auteurs. Et il faut ajouter : leur incapacité à
admettre les distinctions entre les savants et la science, entre la science en tant que
méthode et la science en tant que corpus, leur obstination à nier que les niveaux
d’explications sont nombreux et pas nécessairement compatibles, que la cause doit être
parfois séparée de la conséquence.
114 En d’autres termes, si Merton fait une part trop petite à l’analyse sociologique, l’École
d’Edinburgh et celle qui s’est formée à Paris, autour de Latour et Callon, lui en font une
trop grande.
115 Par contre, nous croyons que le sociologue de la connaissance scientifique ne doit pas
abandonner la tradition mertonienne, tout comme il ne doit pas négliger certaines
suggestions critiques du « programme fort » et même du « programme dur », mais
surtout il doit faire davantage appel à l’histoire. La science est le produit d’un processus
dynamique dans le temps et dans l’espace. La prise en compte de la temporalité nous
aide à expliquer à la fois son individualité et son universalité, sa puissance et sa
faiblesse, son épanouissement et son déclin. Il suffit de se souvenir de quelques dossiers
récents. Par exemple, les découvertes génétiques, dans les années ’20, de Sergej
Cetverikov, ont été effacées des programmes de recherche en U.R.S.S. par Trofim
Denisovic Lysenko, mais elles ont resurgi ailleurs, aux États-Unis d’Amérique, dans les
années ’30 et ’40, grâce aux généticiens R.A. Fischer, J.B.S. Haldane et Sewall Wright.
116 La science arabe du XIIIe et du XIVe siècle est à l’origine de découvertes fondamentales.
Elle a trouvé, de façon magistrale, des solutions perspicaces et originales à des
problèmes d’une complexité extraordinaire. Dans son livre The Rise of Modern Science
(1993), Toby Huffa a montré que lorsque des Ecoles théologiques imposèrent l’idée
suivant laquelle tout était dit dans le « Coran », qu’il n’y avait rien à découvrir en
dehors des révélations faites à Mahomet par Allah et que la prétention à dévoiler les
mystères de l’Univers était une insulte à son omniscience, le travail critique un
blasphème s’il ne s’arrêtait pas devant la vérité de la révélation contenue dans le texte
sacré, aussitôt la chimie, l’astronomie, la physique, toute la science arabe à l’exception
du droit, fut balayée par ce fondamentalisme religieux. L’appauvrissement culturel des
pays arabes fut considérable, mais la science a poursuivi son chemin. Le génie arabe lui
a fait défaut, en vérité, et pourtant elle a continué son travail et sa quête, ses progrès et
sa croissance.
117 En d’autres termes, la sociologie de la connaissance scientifique pour bien structurer
son savoir, pour produire et fabriquer des connaissances véritablement solides, doit
inconditionnellement être une sociologie historique de la connaissance scientifique.
118 Certes, ce travail aux résultats aléatoires est difficile et complexe, mais pouvons-nous
négliger l’invite que nous adressa Karl Jaspers, au lendemain de la dernière guerre
mondiale, dans son ouvrage sur l’avenir des hommes et des cultures de l’ère atomique ?
119 Pour mémoire, voici cette invite : « Que l’utopique soit possible, c’est une confiance en
nous qui nous l’assure, confiance qui n’est pas fondée en ce monde, mais qui n’est
donnée pourtant qu’à celui qui fait ici ce qu’il peut. »
120 Les colloques consacrés à ces thèmes avaient pour but d’analyser si les sciences et les
techniques sont vraiment et doivent rester des univers autoréférentiels, susceptibles de
déterminer à eux seuls les changements dans la société et de la société. Ils visaient à
poser les bonnes questions sur les limites qu’il faudrait peut-être fixer à la liberté de
recherche; sur l’opportunité d’une surveillance que la société pourrait ou devrait
exercer sur les chercheurs pour prévenir et réprimer les abus; sur nos devoirs et
responsabilités, en tant que citoyens, chercheurs et enseignants, face aux utilisations
des savoirs scientifiques et à l’utilisation du savoir-faire technique, à la finitude du
monde naturel et aux bouleversements de toute sorte provoqués par les processus de
mondialisation et de globalisation des cultures et de l’économie. Enfin, les débats ont
essayé de nous faire comprendre si le progrès technoscientifique peut, à lui seul,
entraîner le progrès moral ou bien si le social est indispensable, si des transformations
radicales de la société sont indispensables pour orienter et valoriser la science et la
technique en progrès moral.
123 Il semblerait que cette mémoire-là pourrait être redimensionnée par les nouveaux
supports, informatiques, télématiques, électroniques. Les nouvelles technologies de
l’information et de la communication (NTIC) seraient en train de changer nos manières
de penser et d’être ensemble, voire : elles seraient en train de fabriquer un nouvel
habitus anthropologique. En d’autres termes, les télécommunications et l’informatique,
les techniques d’enregistrement et de traitement des informations mettraient en place
des systèmes cognitifs radicalement nouveaux, des connaissances par simulation, des
nouveaux modes de constitution, de mémorisation et de transmission des savoirs.
Pierre Lévy va jusqu’à affirmer (Cyberculture. Rapport au Conseil de l’Europe, 1997) qu’il n’y
a aucun écart entre l’information et la connaissance, aucune différence insurmontable
entre la mémoire externe des inscriptions dans l’environnement partagé, la mémoire
interne des individus et la mémoire organisationnelle des savoirs tacites et symboliques
liée à la structure des relations interindividuelles. Il n’y aurait pas non plus opposition
entre les communications réelles et les télécommunications. Pour d’autres chercheurs,
les nouvelles technologies étendent les mémoires externes, mettent en place des
formes nouvelles d’intelligence à crédit et systématisent le champ de pertinence des
relations de l’homme à l’information. Nos représentations du réel et nos façons d’agir
en sont affectées. L’ère de l’information transforme les modes de production et
d’organisation du système des inscriptions matérielles externes, des apprentissages
individuels et collectifs, les processus interprétatifs et ceux pour l’attribution et la
distribution du sens. La pratique de l’hypertexte et de l’hypernavigation, a-t-on dit,
produisent un infra-savoir voué à une consommation insignifiante; elles accentuent
l’écart entre les conditions de transmission et celles de production des connaissances et
des savoir-faire, entre l’ajustement des interprétations et le sens assignés aux actions
qui en découlent. Le philosophe John Searle proclame que l’ordinateur n’a pas d’accès
au sens, mais il omet de nous dire de quelle façon il faut définir ce sens.
124 Les NTIC sont-elles de simples supports physiques de la pensée, constituent-elles des
mémoires artificielles, un moyen d’accès rapide aux mémoires des autres ?
125 Les réponses à ces questions sont contradictoires. Les perspectives ouvertes par ces
nouvelles technologies, tant au niveau individuel qu’au niveau collectif, sont
diversement évaluées. Pour cette raison, les débats et les controverses restent sans fin
et sont foncièrement inconciliables. Cependant cette problématique mérite une
réflexion plus approfondie et moins passionnelle.
126 La mémoire individuelle ainsi que la mémoire collective sont des reconstitutions et des
reconstructions instables, variables et réversibles. En effet, les états antérieurs de ces
mémoires sont recomposés, en grande partie, avec des matériaux actuels; ils sont
réactualisés continuellement par les questions que nous leur adressons. De ce fait la
mémoire, individuelle et collective, contient de nombreuses connaissances tacites,
structurées à partir de processus inférenciels, obéissant à l’expérience directe ou aux
textures de l’historicité, situées donc culturellement et socialement. Il nous est
impossible de les expliciter de façon exhaustive car ces connaissances sont chargées
émotionnellement, bien que tous les codes indispensables à la compréhension et à
l’interprétation soient plus ou moins accessibles ou décodables. La mémoire (Storage/
Speicher) des systèmes mécaniques « intelligents » est, en l’absence de perturbations ou
de destructions, stable, permanente, instantanée. Elle dépend de ses états antérieurs. Le
temps de ces états intervient comme variable indépendante dans le système des
variables successives. La transmission des informations que ces états assurent n’est pas
NOTES
1. Randall Collins a complété cette vision in Four Sociological Tradition : Selected Reading, New York,
Oxford University Press, 1994, et in Macrohistory : Essays in Sociology of the Long Run, Stanford, Cal.,
Stanford University Press, 1999.
2. Cette question a été abordée par Régine Boyer et Charles Coridian, in Transmission des savoirs
disciplinaires dans l’enseignement universitaire. Une comparaison Histoire/Sociologie, in « Sociétés
contemporaines », n. 48/2002.
AUTEUR
GIOVANNI BUSINO
Genève
Philippe Corcuff
reconnue une modeste place scientifique à des transfrontaliers, sans excommunication scientiste
ni exaltation du relativisme post-moderne.
5 Ma présentation sera synthétique, schématique et hésitante, car en cours de
formulation. Elle tournera autour de onze propositions envisagées comme des
hypothèses livrées à la discussion et adossées à des travaux, qui seront mis en référence
dans le cours du texte. Certaines de ces propositions sont déjà assez largement admises
dans la communauté sociologique, d’autres susciteront davantage de contestations.
Onze propositions
6 Première proposition : On doit déplacer la problématisation des rapports entre connaissance
savante et connaissance ordinaire dans les sciences sociales, dans le sens de la triple
reconnaissance de continuités, de discontinuités et de va-et-vient entre les deux registres 7.
7 A l’écart tant de la tradition de « la rupture épistémologique » (de séparation radicale
des deux ordres de connaissance) que de la tentation ethnométhodologique d’une
indistinction entre les deux pôles, on constatera des proximités et une circulation (dans
les deux sens) entre les deux domaines, d’une part, et des spécificités et des différences
respectives, d’autre part. On a là une première fragilité épistémologique des sciences
sociales. Cette caractérisation autorise, par ailleurs, des passages entre sciences sociales
et d’autres registres cognitifs-discursifs, sans pour autant tout confondre 8.
8 Deuxième proposition : On doit déplacer la problématisation des rapports entre jugements de
faits et jugements de valeurs dans les sciences sociales, par la prise en compte d’une part
axiologique inéliminable. Si une telle lucidité ne met pas en cause leur scientificité, elle les oblige
toutefois à redéfinir leur régime épistémologique9.
9 Ici nous sommes amenés à abandonner les rêves de purification axiologique des
sciences sociales, en prenant la composante axiologique tout à la fois comme un
obstacle (intérieur) à la connaissance sociologique et comme un point d’appui, voire un
carburant de la dynamique de la découverte scientifique. La tension chez Max Weber
(1965) entre la reconnaissance d’un « rapport aux valeurs » et le refus des « jugements
de valeurs » a été, historiquement, une façon de se coltiner cette difficulté.
Malheureusement, cette tension a, par la suite, peu à peu disparu dans les usages
scientistes et corporatistes, dominants au sein des milieux académiques, du thème de
« la neutralité axiologique ». Dans la perspective proposée, la fragilité axiologique des
sciences sociales ne s’opposerait pas nécessairement à leur scientificité, mais ouvrirait
sur un régime de scientificité spécifique; engagement et distanciation se présentant
comme deux pôles du travail sociologique comme l’a montré Norbert Elias (1993).
Apparaît dans cette proposition une deuxième fragilité épistémologique des sciences
sociales.
10 Troisième proposition : Les sciences sociales se nourrissent aussi, le plus souvent
implicitement (d’autant plus implicitement que la division du travail et les spécialisations se
développent), des a priori propres à des anthropologies philosophiques (au sens de conceptions
philosophiques des propriétés des humains et de la condition humaine ne dérivant pas
directement de la connaissance empirique, mais, à l’inverse, contribuant à nourrir cette
connaissance).
11 Une troisième fragilité épistémologique vient ici spécifier les sciences sociales. J’ai pu
étudier plus systématiquement ce point chez Karl Marx et Emile Durkheim (Corcuff,
2003-b), d’une part, et chez Pierre Bourdieu (Corcuff, 2003-a), d’autre part. Je l’ai aussi
esquissé à propos de deux pôles de la sociologie de l’individualisme contemporain : le
pôle compréhensif (François Dubet, Anthony Giddens, Jean-Claude Kaufmann, François
de Singly, etc.) et le pôle critique (Alain Ehrenberg, Christopher Lasch, Richard Sennett,
etc.)10. En général, on repère chez un auteur plusieurs fils anthropologiques et non pas
une seule anthropologie unifiée. Cette dernière remarque, ne caractérisant pas a priori
une « œuvre » et un « auteur » comme un bloc unifié mais laissant place aux
hétérogénéités de sens, prend appui sur les conseils méthodologiques de Michel
Foucault dans L’archéologie du savoir (1969) et dans sa conférence de 1969 Qu’est-ce qu’un
auteur ? (rééditée en 2001). Toutefois, les fils anthropologiques participant à la
confection des sciences sociales se sont réduits ces dernières années face aux avancées
impérialistes des anthropologies de « l’intérêt »11. Contre cet appauvrissement
anthropologique (particulièrement significatif si on le compare à la richesse
anthropologique des classiques comme Marx, Durkheim et Weber ou, plus récemment,
à celle, davantage méconnue à cause des lectures utilitaristes auxquelles il a donné
prise, de Bourdieu), les sciences sociales doivent aujourd’hui réagir. Si elles savent
prendre conscience de leur insertion anthropologique, elles seront en mesure de
relever le défi : pluraliser leurs modèles anthropologiques de référence, pour diversifier
leur outillage conceptuel. La sociologie des régimes d’action initiée par Luc Boltanski et
Laurent Thévenot a ouvert de nouveaux espaces à cette pluralisation
anthropologique12.
12 Quatrième proposition : Sans confondre les différents registres du savoir, les sciences
sociales gagneraient à développer un dialogue avec les philosophies morales et politiques : ces
dernières pourraient aider à mieux expliciter les composantes axiologiques, les anthropologies
philosophiques et les intuitions politiques qui contribuent à alimenter le regard sociologique.
13 Ici la philosophie morale et politique apparaît utile du point de vue même d’une logique
de réflexivité sociologique s’efforçant de clarifier les propres impensés des sciences
sociales et de mieux délimiter, ainsi, le domaine de validité des énoncés scientifiques.
Cette proposition est adossée à une activité d’enseignement en philosophie politique (P.
Corcuff, 2000-a), ainsi que de recherche autour du couple Nicolas Machiavel/Maurice
Merleau-Ponty (P. Corcuff, 2001-b) et d’Emmanuel Lévinas (P. Corcuff, 2001-c); avec
dans les deux cas une utilisation de ressources philosophiques pour bâtir des modèles
sociologiques : à partir d’E. Lévinas (P. Corcuff, 1996) et de N. Machiavel (P. Corcuff, M.
Sanier, 2000). Cette dernière expérience met en évidence que la philosophie peut
bénéficier, en retour, de l’éclairage des sciences sociales en permettant de mieux brider
les généralisations hâtives que tend à porter le registre philosophique. Par ailleurs,
puisqu’il y a déjà de l’axiologique en amont des sciences sociales, il apparaît légitime,
mais point nécessaire, de tenter en aval des passages vers la philosophie morale et
politique.
14 Cinquième proposition : Une composante utopique (au sens d’un « non lieu » qui n’existe pas
ou pas encore) a une double utilité en sciences sociales : 1e) elle peut contribuer à dé-naturaliser
les formes socio-historiques qui peuvent finir par apparaître éternelles aux yeux de leurs
contemporains, et 2e) elle joue un rôle de stimulation de « l’imagination sociologique » au sens de
C. Wright Mills.
15 Je voudrais rappeler que C. Wright Mills (1977), face à ce qu’il nommait le
« rétrécissement du champ de l’attention » du chercheur, « l’inhibition
méthodologique » et les « spécialisations arbitraires », proposait de « débrider
26 Dixième proposition : Les sciences sociales ont tendance à privilégier une vision
évolutionniste de l’histoire, homogénéisant les temporalités. Contre cette tendance, il faut faire
varier les modèles d’historicité alimentant ses outils théoriques.
27 La socio-histoire a beaucoup apporté théoriquement et empiriquement, ces dernières
années, dans le dialogue entre histoire et sociologie, notamment avec le schéma
conceptuel de « la genèse de… »16. Elle a notamment rendu possible, grâce à
l’historicisation, la dé-naturalisation de toute une série de catégorisations et
d’institutions sociales. Toutefois, les risques de routinisation du schéma génétique et la
tentation d’une exclusivité évolutionniste doivent nous pousser à nourrir nos schémas
d’interprétation d’une pluralité de modèles d’historicité, élargissant les cheminements
temporels empruntés le plus couramment par la socio-histoire et plus largement par
les divers évolutionnismes. Je pointerai ici deux pistes suggestives : 1e) la philosophie
de l’histoire de Walter Benjamin, envisageant une non-linéarité entre passé-présent-
futur, contre la domination historiographique d’« un temps homogène et vide »
(Benjamin, 2000, p. 439)17; et 2e) sur le plan empirique-théorique des sciences sociales,
les suggestions de Jean-Claude Kaufmann dans son livre Premier matin (2002) sur les
« petits » événements capables de déplacer de longs blocs de socialisation. Ainsi, en
rupture avec les approches évolutionnistes de la socialisation, J.-C. Kaufmann note que
« Le principe de l’événement est d’entraîner en produisant une division de la
personnalité. Alors que le vieux moi reste silencieusement ancré dans ses habitudes, en
réserve, une décharge informationnelle, une rupture de contexte, une surprise dans
l’interaction, transportent de façon inattendue vers un ailleurs différent » (p. 179).
28 Onzième proposition : Les pratiques transfrontalières ne prétendent pas remplacer le cœur
de l’activité scientifique. Elles permettent seulement aux sciences sociales de mieux rester
ouvertes à des déplacements et à des redéfinitions par des va-et-vient entre l’intérieur et
l’extérieur, susceptibles d’en faire bouger les frontières.
29 Dans cette perspective, on ne fait pas seulement confiance à la dynamique interne de
l’activité scientifique au sein du champ des sciences sociales, et ce pour plusieurs
raisons : 1e) la spécialisation propre à la dynamique scientifique a souvent amélioré la
rigueur sur des segments du savoir, mais a pu faire perdre les gains cognitifs associés à
une cartographie globale; 2e) l’académisme rigidifie de l’intérieur l’esprit scientifique, à
cause du poids des institutions du pouvoir scientifique et universitaire; et 3e) les
« écoles » et les « paradigmes » tendent à se routiniser et à se dogmatiser. On identifie
là une série de nouvelles fragilités, indissociablement cognitives et institutionnelles,
des sciences sociales. Une ouverture au transfrontalier pourrait aider les sciences
sociales à trouver un meilleur équilibre entre rigueur scientifique et imagination, tel
qu’il était visé par C. Wright Mills (1977).
BIBLIOGRAPHIE
T. Adorno, Dialectique négative, trad. franç., Paris, Payot, 1992 (1e éd. : 1966).
H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ? (textes de 1950-1959), trad. franç., Paris, Seuil, 1995.
W. Benjamin, Sur le concept d’histoire (1940), in Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais »,
2000, pp. 427-443.
L. Boltanski, Les cadres – La formation d’un groupe social, Paris, Minuit, 1982.
L. Boltanski, L’Amour et la Justice comme compétences – Trois essais de sociologie de l’action, Paris,
Métailié, 1990.
L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification – Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991 (1e
éd. : 1987).
P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité – Cours du Collège de France, 2000-2001, Paris, Raisons
d’agir, 2001.
M. Callon, Eléments pour une sociologie de la traduction – La domestication des coquilles Saint-Jacques et
des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc, « L’Année sociologique », n°36, 1986, pp. 169-208.
A.V. Cicourel, Notes on the Integration of Micro- and Macro-Levels of Analysis, in K. Knorr-Cetina, A.V.
Cicourel (eds.), Advances in Social Theory and Methodology – Toward an Integration of Micro- and
Macro-Sociologies, Boston, Routledge and Kegan Paul, 1981, pp. 51-80.
P. Corcuff, Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion – Les interactions au guichet de deux
caisses d’allocations familiales, « Recherches et prévisions » (CNAF), n° 45, 1996 (septembre).
P. Corcuff, Lévinas Emmanuel, 1906-1995 : Totalité et Infini – Essais sur l’extériorité, 1961, Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence, 1974, in F. Châtelet, O. Duhamel, E. Pisier (éds.), Dictionnaire des œuvres
politiques, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2001-c, 4e édition, pp. 626-629.
P. Corcuff, La société de verre – Pour une éthique de la fragilité, Paris, Armand Colin, 2002-d.
P. Corcuff, Pour une nouvelle sociologie critique : éthique, critique herméneutique et utopie critique, in J.
Lojkine (éd.), Les sociologies critiques du capitalisme, Paris, PUF, coll. « Actuel Marx Confrontation »,
2002-e, pp. 147-160.
P. Corcuff, Bourdieu autrement – Fragilités d’un sociologue de combat, Paris, Textuel, 2003-a.
P. Corcuff, La question individualiste – Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon, Latresne (près Bordeaux),
Le Bord de l’Eau, 2003-b.
A. Desrosières, La politique des grands nombres – Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte,
1993.
M. Foucault, Qu’est-ce qu’un auteur ? (conférence de 1969), in Dits et écrits I, 1954-1975, Paris,
Gallimard, coll. « Quarto », 2001, pp. 817-849.
M. Horkheimer, T. Adorno, La dialectique de la raison, trad. franç., Paris, Gallimard, coll. « TEL »,
1974 (1e éd. : 1947).
J. Jaurès, Discours à la jeunesse (1903), in L’esprit du socialisme – Six études et discours, Paris, Denoël/
Gonthier, 1971, pp. 55-67.
J.-C. Kaufmann, Premier matin – Comment naît une histoire d’amour, Paris, Armand Colin, 2002.
M. Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie – Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire,
Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 2001.
C.W. Mills, L’imagination sociologique, trad. franç., Paris, François Maspero, 1977 (1e éd. : 1959).
G. Noiriel, Etat, nation et immigration – Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, coll. « Socio-
histoires », 2001.
J.-C. Passeron, L’inflation des diplômes – Remarques sur l’usage de quelques concepts analogiques en
sociologie, « Revue française de sociologie », XXIII, n° 4, 1982 (octobre-décembre), pp. 551-584.
J.-C. Passeron, Analogie, connaissance et poésie, « Revue européenne des sciences sociales »,
XXXVIII, n° 117, 2000, pp. 13-33.
E.A. Poe, La lettre volée (1845), in Histoires extraordinaires, trad. franç., Paris, Le Livre de Poche/
Librairie Générale de France, 1972, pp. 59-89.
P. Ricoeur, Temps et récit, tome 3 : Le temps raconté, Paris, Seuil coll. « Points », 1985.
M. Weber, Essai sur le sens de la « neutralité axiologique » dans les sciences sociologiques et économiques
(1917), in Essais sur la théorie de la science, trad. franç., Paris, Plon, 1965, pp. 399-477.
L. Wittgenstein, Remarques mêlées (notes entre 1914 et 1951), version bilingue (allemand/
français), Mauvezin, Trans-Europ Repress, 1990.
NOTES
1. Sur la sociologie de l’individualisme contemporain, voir P. Corcuff (2002-d et 2003-b).
2. Voir notamment J. Baudrillard (1981); il y affirme : « Je constate, j’accepte, j’assume, j’analyse
la deuxième révolution, celle du XXe siècle, celle de la post-modernité, qui est l’immense
processus de destruction du sens » (p. 229). Et d’ajouter : « Il n’y a plus de scène, même plus
l’illusion minimale qui fait que les événements puissent prendre force de réalité [...] Tout cela
vient s’anéantir sur l’écran de la télévision. [...] Il n’y a plus d’espoir pour le sens. [...] C’est là où
commence la séduction. » (dernière phrase du livre, p. 233).
3. Voir tout particulièrement sa profession de foi « post-moderniste » (M. Maffesoli, 2002); dont
on peut présenter un court florilège : « Voilà bien la mutation postmoderne, celle qui accepte les
‘plis’ des archaïsmes prémodernes. » (p. 15) ou « Un ravalement théorique s’impose. On ne
comprend bien une époque qu’en reniflant son odeur. Les humeurs sociales et instinctives en
disent plus long que maints traités savants. » (p. 19) ou « On ne peut, en effet, se contenter
d’emprunter la via recta, balisée par le rationalisme moderne » (p. 21) ou « C’est dans cette
perspective [...] que l’on peut parler d’une petite épistémologie du mal. Savoir ésotérique, à usage de
quelques-uns [...] On est loin de l’ambition de la philosophie des Lumières » (p. 34) ou encore
« C’est ce que l’on retrouve dans les diverses modulations philosophiques ou religieuses du
‘lâcher-prise’, dans le relativisme ambiant, et l’esprit de tolérance qui en est le corollaire. » (p.
63) Le « relativisme » d’un tel « esprit de tolérance » va jusqu’à consacrer en Sorbonne une
astrologue comme sociologue; pied de nez typiquement « post-moderne ». Il est significatif que
les institutions du pouvoir académique aient laissé passer une telle provocation, à partir du
moment où elle empruntait les règles formelles de la hiérarchie institutionnelle, alors qu’elles
sont habituellement plus imperméables à des formes d’originalité intellectuelle ne mettant pas
AUTEUR
PHILIPPE CORCUFF
Institut d’Etudes Politiques et Centre de politologie
CNRS, Université de Lyon 2
Centre de recherches sur les liens sociaux
CNRS, Université de Paris V