Roman - Barbara Cartland - Je T'ai Cherché Toute Ma Vie (111p)

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Résumé :

"Ma pauvre Emily, nous sommes perdues ! s'exclame Nérita. Mon père s'est suicidé,
me laissant sans un sou, et toi, tu vas perdre ta place de femme de chambre !"
"L'important est que vous soyez en sécurité chez votre oncle, mademoiselle". "Auprès de
ma tante, cette harpie ? Non, il doit y avoir une solution… Nous allons toutes deux
chercher du travail. Je pourrais être gouvernante ? "Une lady comme vous ? Impensable
!" Mais Nérita veut conserver son indépendance, et son audace est récompensée : la voilà
engagée chez lord Wychbold.
Un libertin notoire, entouré de femmes légères…

NOTE DE L'AUTEUR

Le lecteur rencontrera, dans les pages qui suivent, une comédienne qui connut, en son
temps, une grande popularité, Désirée Duval qui appartenait au Théâtre Français; elle
avait de multiples talents et cherchait à égaler l’inoubliable Rachel. Elle eut, comme son
modèle, une vie amoureuse assez tumultueuse, ses admirateurs se disputant ses faveurs.
Mlle Rachel, née en 1821, n’avait que trente—six ans quand elle mourut de phtisie.
Célèbre dans le monde entier, elle fut la plus grande actrice de son temps; elle interprétait
avec génie toutes les nuances de l’amour, de la tendresse aux passions les plus
orgueilleuses.
Aimée de poètes, de princes et d’un empereur, elle eut un enfant du comte Walewski,
le fils illégitime de Napoléon Ier.
À la fin du siècle dernier, les accidents étaient l’un des risques d’un voyage en chemin
de fer. En 1876, vingt voyageurs et un employé trouvèrent la mort dans une grave
collision sur la ligne du South Western en Angleterre. En 1880, cinq voyageurs, le
chauffeur et le conducteur d’un train furent tués et quarante—deux voyageurs blessés.
Sur toutes les lignes, le brouillard était responsable de beaucoup d’accidents.
Cependant soixante—cinq millions de personnes empruntèrent les lignes Londres—
Brighton en vingt—cinq ans et l’on n’a dénombré que deux accidents mortels dus au
brouillard.
Au mois de décembre 1899, l’express de Brighton entra en collision avec un convoi
venant en sens inverse, le conducteur n’ayant pas vu les signaux. Cinq voyageurs furent
tués et il y eut de nombreux blessés.
1

Lord Dunbarton parlait lentement et d’une voix solennelle :


— Votre fortune, précisa—t—il, se réduit à l’héritage que vous a laissé votre grand—
mère, et vous avez en tout et pour tout cent livres de rente annuelle et vos bijoux
personnels...
Un long silence succéda à ces paroles; enfin Nérita se risqua à demander d’une toute
petite voix :
— Est—ce vraiment tout?
— Est—il nécessaire, Nérita, de vous rappeler que, votre père ayant fait banqueroute,
tout ce qu’il possédait doit être partagé entre ses créanciers, pour les dédommager?
— Vraiment tout? s’étonna la jeune fille.
— Certes oui : ses immeubles avec tout ce qu’ils renferment y compris sa garde—robe,
ainsi que la totalité de sa fortune.
— Cela me semble scandaleux... murmura Nérita.
— Comment cela, « scandaleux »? se récria lord Dunbarton avec une surprise
indignée.
Puis il se maîtrisa et poursuivit calmement :
— Eh bien! si vous, vous jugez cela scandaleux, Nérita, vous devez imaginer facilement
ce que nous pouvons penser, votre tante et moi... Car enfin, nous avons une position
sociale d’une certaine importance, En ce qui me concerne, en tant qu’aîné de la famille, je
suis anéanti — oui anéanti, c’est bien le mot — par le discrédit jeté sur notre nom par
votre père...
— Mais papa n’a rien fait de malhonnête intentionnellement, vous le savez bien, mon
oncle!
— Certes, et je n’ai jamais eu semblable idée! Mais son échec fracassant est une leçon
pour tous les joueurs imprudents; en affaires comme aux cartes, on ne doit pas prendre
de risque. Quand on pense à tout le tapage publicitaire dont il s’entourait, à la manière
ostentatoire dont il faisait étalage de sa fortune colossale...
Nérita resta silencieuse. Trop éprouvée depuis deux semaines par les événements qui
venaient de bouleverser son existence, elle était incapable de trouver des arguments pour
défendre la mémoire de son père.
Bien évidemment, jamais il n’avait souhaité une telle tragédie; mais il s’était dérobé
devant l’adversité, et, au lieu de faire face aux événements, il s’était suicidé après avoir
écrit quelques mots de regret à l’intention de ceux que leur confiance en lui avait ruinés,
et une longue lettre pour sa fille.
— Qui? mais qui aurait pu jamais imaginer un tel drame? se répétait sans cesse la
jeune fille.
Et, en effet, personne, non personne n’aurait jamais songé un seul instant que « le
fringant Dunbar », comme on l’avait surnommé dans les milieux financiers, pourrait faire
banqueroute en cette période si florissante de l’économie anglaise. Quelqu’un n’avait—il
pas lancé ce plaisant slogan : « Quand Dunbar est sur une affaire, tout va bien pour
l’Empire britannique »?
Nérita séjournait à Rome lorsqu’elle avait reçu un télégramme laconique : « Rentrez
de toute urgence en Angleterre — oncle Henry ».
Sur le coup, elle avait cru que son père était malade et n’avait pu la prévenir lui—
même. Mais elle n’avait pas tardé à apprendre, au cours de son voyage, la cause de son
rappel en Angleterre. Elle était au courant depuis longtemps quand elle était arrivée, pâle
et angoissée, chez son oncle à Belgrave Square, à Londres.
Elle n’était pas encore parvenue à comprendre comment tout son univers avait pu
s’écrouler aussi vite. Cela lui paraissait impossible, inconcevable.
Elle aimait énormément son père. Elle avait en lui cette confiance absolue que seul
pouvait avoir un enfant qui n’a plus sa mère et qui reporte toute sa tendresse sur celui qui
demeure en vie.
Depuis la mort de sa mère, trois ans auparavant, le père et la fille avaient été tout l’un
pour l’autre, leur intimité et leur amour ne faisant que s’approfondir.
Sir Ralph Dunbar tenait à ce que sa fille reçût une éducation parfaite; aussi, au terme
des deux premières années pendant lesquelles ils ne s’étaient guère quittés, lui avait—il
déclaré :
— Je veux que vous parliez absolument couramment plusieurs langues. Vous savez
combien sont cultivés tous ceux avec qui je me suis lié au cours de mes voyages; je n’ai
jamais donné mon amitié qu’à des gens fort intelligents. Vous en fréquenterez vous aussi,
et je veux que vous soyez encore plus admirée pour votre culture et les qualités de votre
esprit que pour votre beauté.
Nérita s’était donc résignée à quitter son père. Elle était partie pour Paris où elle avait
séjourné dans une famille jusqu’à ce qu’elle soit capable de parler le français aussi
couramment que l’anglais. Ensuite, elle était allée en Italie.
Malheureusement, au moment où elle s’apprêtait à quitter Rome au bout de six mois
pour être à Londres au printemps pour le début de « la saison », une de ses tantes était
morte. Ce deuil l’aurait empêchée de participer aux festivités; aussi son père avait—il
décidé de lui faire prolonger son séjour en Italie jusqu’à l’automne suivant.
— Il y aura les grands bals de l’hiver quand vous reviendrez, Nérita, lui avait—il
promis pour la consoler. Je ne veux pas escamoter vos débuts dans le monde. Je veux que
votre apparition soit un triomphe éclatant! Je veux que tous ceux qui prétendent que les
jeunes filles sont inintéressantes restent confondus devant vous!
Nérita savait que son père n’exagérait pas. Sa tante et ses amies lui avaient également
souvent dit que les jeunes filles de la bonne société étaient généralement niaises et
guindées, sévèrement chaperonnées et surveillées, mais très peu cultivées.
Le « fringant Dunbar », très cosmopolite, était reçu dans les salons les plus brillants,
non seulement à Londres, mais dans toutes les capitales, à Paris ou à Rome comme à
Berlin; Nérita se devait donc de lui ressembler et d’être aussi brillante que possible.
Son instruction n’avait pas été confiée à de pauvres gouvernantes harassées et mal
payées, habituellement à peine plus savantes que leurs élèves. Son père avait choisi des
professeurs hautement spécialisés et qualifiés. En outre, les conversations de son père et
de ses amis avaient plus enrichi sa culture que toutes les leçons et les lectures
encyclopédiques.
Nérita faisait tout ce qu’elle pouvait pour satisfaire son père; il tenait tant à ce que
tout autour d’elle soit de la meilleure qualité.
De bon cœur elle avait accepté de rester en Italie et de parfaire ses connaissances,
mettant autant de soin à se perfectionner qu’un orfèvre à polir et repolir un bijou avant de
le placer dans un écrin; elle voulait être digne de son père et de la vie qu’il allait lui offrir à
son retour.
Mais, hélas, tout aujourd’hui avait disparu à jamais! Rien ne subsistait de cette
existence merveilleuse que son père lui avait promise. Et Nérita ressassait de poignants
regrets : peut-être si elle avait été auprès de son père, aurait—elle pu empêcher la tragédie
qui l’avait emporté. La perte de sa fortune la laissait indifférente, mais la disparition de
son père la désespérait; son père qui l’avait tant aimée! qui l’avait toujours traitée comme
une adulte, comme une égale, qui l’avait adulée comme si elle était son trésor le plus
précieux, lui qui avait pourtant une telle collection d’objets d’art extraordinaires ! N’avait
—elle pas, en effet, suscité la curiosité de la reine Victoria en personne? A force d’avoir
entendu parler des merveilles réunies par Dunbar, la souveraine n’avait pu résister au
désir de les voir et était venue visiter leur demeure du Buckinghamshire.
Faire un tel honneur à un homme d’affaires était une véritable entorse à la règle en
vigueur à cette époque à la cour et dans la haute société. On y ignorait résolument les «
gens de la Cité », comme si le simple fait de parler d’eux eût été répréhensible et eût
risqué de contaminer la noblesse.
Mais « le fringant Dunbar » avait réussi à modifier cet état de choses. Sir Ralph était le
second fils du premier lord Dunbarton, et la famille Dunbar, de bonne souche, s’était
illustrée au cours des siècles. Il n’était donc guère possible de l’ignorer. Les cadets
généralement sont mal nantis, c’est bien connu; et lord Dunbarton, pendant son séjour
aux Indes, ne s’était pas soucié de faire fortune, contrairement à bon nombre de ses
contemporains.
La demeure ancestrale des Dunbar, dans le Wiltshire, était délabrée, et il aurait fallu
des sommes considérables pour la remettre en état et entretenir la propriété. Les choses
en étaient là lorsque le fils aîné de lord Dunbarton, Henry, s’était marié. La fortune de
Violette, son épouse, n’était pas immense; mais elle était suffisante pour leur permettre
de tenir leur rang dans la société, et de faire partie de cette élite qui gravitait autour du
prince de Galles et de sa femme, ce cercle que tout Londres regardait avec envie et respect
mais dont on médisait beaucoup.
Henry Dunbar n’avait jamais commis le moindre faux—pas, du jour où il avait quitté
le collège d’Eton, en attendant de devenir le second lord Dunbarton. Respectueux du code
social, il était l’exemple type du bon Anglais. Il était rigoureusement ce qu’il devait être :
sportif et conventionnel en tout, et rien d’autre.
Son jeune frère, en revanche, avait eu le désir d’atteindre des cimes auxquelles n’avait
jamais rêvé Henry, et finalement, le cadet avait fait une chute terrifiante qui pour lord
Dunbarton était le comble du déshonneur.
Pourtant, des années durant, la vie de sir Ralph avait semblé n’être qu’un jardin de
roses. La réussite rapide et spectaculaire de Ralph Dunbar dans le monde de la finance lui
permettait d’être extrêmement généreux; aussi, quand il avait été anobli, lord Dunbarton
n’avait—il pas tari d’éloges et n’avait—il pas trouvé assez de mots pour exprimer son
admiration pour son frère.
Nérita s’en souvenait, et elle trouvait étrange et pénible d’entendre maintenant cette
voix qui avait tant adulé son père s’élever pour le condamner sans appel, alors qu’il n’était
plus là pour se défendre.
Et cependant, qu’aurait pu dire papa pour se disculper? songeait—elle avec tristesse.
Elle ne connaissait rien aux affaires; mais elle se rendait compte, en y réfléchissant,
que son père avait dû, comme il le disait lui—même, « mettre tous ses œufs dans le même
panier », ce qui lui ressemblait bien peu.
Sans doute cette mine en Afrique du Sud avait—elle enflammé son imagination. Il
avait dû se monter la tête en prenant connaissance de rapports alléchants qui faisaient
miroiter l’espoir de trouver de l’or en abondance, et il s’était persuadé que, dès qu’elle
serait mise en exploitation, il réaliserait, avec ses amis, « le plus beau coup » de son
existence. Il avait donc lancé sur le marché de la Bourse, des actions; les Werzenstein. Le
nom de son père figurait en tête du conseil d’administration de la société qu’il avait
fondée.
Or, tout le monde faisait confiance à sir Ralph Dunbar : sa fille le savait pour avoir
entendu maintes fois à Paris, à Rome ou à Londres ses convives lui porter des toasts
chaleureux. Pourquoi ne lui aurait—on pas fait confiance? Il semblait presque incroyable
que le filon qui avait été découvert au moment de la prospection ait disparu aussi
radicalement. On avait peine à admettre que toute cette entreprise ait sombré dans le
désastre.
Pourtant c’était bel et bien ce qui était arrivé. Et Nérita restait seule avec une maigre
rente de cent livres par an et une réputation souillée qui vraisemblablement ne lui
permettrait jamais de se marier, ce que sa tante n’avait pas manqué de lui faire remarquer
dès son retour.
— Dieu sait quel genre d’homme accepterait de vous épouser, Nérita! avait—elle
déclaré, sur un ton pointu et grognon qu’elle se serait bien gardée d’employer devant ses
amis mondains.
Nérita lui avait répondu avec le plus grand calme :
— J’ai vraiment d’autres préoccupations, pour le moment, que mon mariage, tante
Violette!
Sa tante avait rétorqué avec aigreur :
— Cela devrait pourtant vous préoccuper! Je n’ose pas penser à ce qu’il adviendra de
vous... Car à vous parler franchement, je n’ai nulle intention de vous présenter dans le
monde, maintenant que l’honneur de votre nom n’est plus intact. Votre oncle aura beau
dire, je m’y refuserai toujours!
— Je ne m’attendais pas à ce que vous vous donniez cette peine, avait répliqué Nérita,
sèchement.
— Il faut que vous alliez tout de suite vous entretenir avec votre oncle, avait repris
tante Violette. Il va sans dire qu’il est prêt à faire pour vous ce que doit faire un
gentleman pour la fille de son frère... Mais il ne faut cependant pas vous attendre à ce
qu’il puisse faire des miracles! Et moi, je ne peux faire l’impossible!
—Je vous garantis que, pour le moment, je n’ai aucune envie de sortir ni d’être
présentée dans le monde !
— Votre deuil ne durera pas éternellement, avait insisté lady Dunbarton. Que se
passera-t-il, alors?
Pour Nérita c’était le genre de questions auxquelles on ne pouvait répondre, aussi
s’était—elle tue. Elle se rendait parfaitement compte qu’il serait extrêmement
embarrassant pour sa tante de demander à des gens, lésés par la banqueroute de son père,
de lui parler avec amabilité ou de la fréquenter.
Non sans amertume, elle se rappelait pourtant avec quel enthousiasme ces mêmes
personnes lui manifestaient leur sympathie du vivant de son père, avant son départ pour
la France et l’Italie.
—Ne vous faites pas de souci pour Nérita, Dunbar! Nous nous en chargerons. Nous
donnerons un grand bal où seront conviés tous les « beaux partis » possibles et nous les
ferons danser jusqu’à ce qu’elle ait fixé son choix!
Ces promesses faisaient écho à toutes les offres de service de bon nombre de dames
qui parlaient toujours de la jeune fille en l’appelant : « cette pauvre enfant sans mère », et
qui proposaient régulièrement de la distraire. Nérita ne pouvait jamais s’empêcher de
sourire avec amertume chaque fois qu’elle pensait à ces propositions!
Elle savait cependant que la présentation d’une débutante était d’une importance
capitale; et elle s’était toujours promis de ne pas décevoir son père, ce jour—là.
Sir Ralph était un homme compréhensif qui ne l’avait jamais tenue à l’écart. Au
contraire il la laissait libre de dire ce qu’elle pensait car il tenait à ce que sa fille ne reste
pas effacée et ait des opinions personnelles.
Elle assistait à tous les dîners qu’il donnait, quelle que soit l’importance des convives;
et jamais depuis la mort de sa femme il ne l’avait jugée trop jeune pour paraître à table.
Mais sa belle—sœur ne partageait pas cette manière de voir et prétendait, comme tout le
monde, qu’il était déplacé qu’une jeune fille qui n’avait pas encore été « présentée » dans
le monde paraisse en public. Opinion que connaissait Nérita.
Mais elle n’était pas une jeune fille comme les autres; et elle savait qu’à l’étranger, ses
semblables différaient souvent des jeunes Anglaises, timides, peu cultivées et sans
personnalité que l’on trouvait dans les bonnes familles britanniques. Les jeunes
Françaises, par exemple, étaient beaucoup plus policées, les Russes et les Allemandes
avaient une instruction très poussée et parlaient toujours au moins deux ou trois langues
à la perfection.
Une comtesse française avait dit un jour devant Nérita :
— Il y a quelque chose qui me surprend beaucoup : je n’arrive pas à comprendre
comment les jeunes filles de chez vous, qui ont la tête si vide, arrivent parfois à devenir
des politiciennes remarquables et influentes. (Puis elle avait ajouté en riant :) Elles
passent directement du pensionnat à la salle de bal et, comme par miracle, elles font
brusquement partie du monde politique et jouent un rôle brillant dans la société : je ne
saisirai jamais pourquoi !
Mais sir Ralph avait d’autres projets pour l’avenir de Nérita.
« Des projets qui ne se réaliseront jamais », se disait la jeune fille assise en face de
son oncle.
Et elle évoquait ce qu’aurait dû être cette vie animée et brillante comme une comédie
à grand spectacle; son père l’avait préparée à vivre dans ce cadre fastueux et même un peu
théâtral dont il avait le goût et qu’elle ne connaîtrait jamais puisqu’il s’était suicidé juste
au moment où la jeune fille s’apprêtait à faire son entrée en scène. Le beau théâtre et son
univers prestigieux n’étaient plus que ruines. Elle avait appris un rôle qu’elle ne jouerait
jamais. Elle avait été éduquée pour une vie qu’elle ne connaîtrait pas.
Elle releva la tête.
— Je pense, dit—elle d’un ton décidé, qu’il va falloir que je trouve quelque chose à
faire, oncle Henry.
Il leva les sourcils avec suspicion :
— Quelque chose à faire? Que voulez—vous dire, Nérita?
— Je pourrais peut—être trouver un emploi quelconque.
— Un emploi!
Lord Dunbarton avait presque jeté un cri en répétant ce mot incroyable. Il enchaîna
avec indignation :
— Je n’ai jamais entendu une chose aussi ridicule! Mais que diraient les gens s’ils
apprenaient que j’ai permis à ma nièce de gagner sa vie, ou même simplement qu’elle a
essayé de le faire?
Il émit un grognement de dérision avant d’ajouter :
— Je ne vois d’ailleurs pas ce que vous pourriez faire, avec ce que vous savez; les seuls
emplois que vous pourriez tenir vous permettraient juste de gagner de quoi vous payer
quelques épingles à cheveux!
Il avait parlé d’un ton si méprisant et si volontairement blessant que Nérita dut serrer
les mâchoires pour ne pas répondre. Et elle pensa aussitôt que l’existence qu’elle
mènerait chez son oncle et sa tante, si elle devait vivre auprès d’eux, allait être un
véritable enfer.
Ce serait certainement intolérable d’être sans cesse harcelée par tante Violette qui
avait toujours parlé avec le plus grand mépris de son beau—frère et ne cesserait de
critiquer tout ce qu’il avait fait.
Pire encore : elle serait un objet de pitié; et les gens qu’autrefois elle avait pris pour
des amis lui témoigneraient de la commisération. Tous ceux qui les avaient tant flattés,
elle et son père, ne la regarderaient plus que de haut! pensait—elle amèrement.
— Je vous donnerai une petite pension... expliquait posément sir Henry. Je pense que
cinquante livres par an suffiront, avec ce que vous avez déjà puisque vous vivrez avec
nous et n’aurez pas de grosses dépenses...
Il poussa un profond soupir et reprit :
— Vous n’aurez pas besoin de beaucoup de toilettes, puisque pendant longtemps vous
ne pourrez fréquenter personne; votre tante a dû vous expliquer pourquoi, n’est—ce pas ?
— C’est une chose que je comprends parfaitement, mon oncle; et je vous remercie
beaucoup pour tout ce que vous voulez faire pour moi, dit Nérita. Mais, vraiment, il me
semble que je pourrai très bien me débrouiller avec la rente que m’a laissée ma grand—
mère. Et puis, bien sûr, j’aurai toujours la ressource de vendre quelques—uns de mes
bijoux, s’il était nécessaire.
Elle parlait d’un ton net et décidé comme son père : elle avait la voix d’une femme
d’affaires, exactement la voix que prenait son père quand il participait à un conseil
d’administration. Son oncle la regarda stupéfait, comme s’il la voyait pour la première
fois.
En l’examinant ainsi d’un œil neuf, il s’aperçut que Nérita n’était pas seulement d’une
exceptionnelle beauté. Son visage rayonnait d’intelligence et avait une expression qu’il
n’avait jamais vue chez une femme.
La plupart des ravissantes personnes qu’il connaissait étaient des coquettes,
persuadées jusqu’au fond de l’âme que leur rôle dans la vie consistait uniquement à
séduire les hommes. Bien peu auraient commis la sottise — car il aurait fallu être
complètement folle pour s’y risquer — de laisser voir qu’elles étaient intelligentes, même
si c’était vrai.
— Vous vous exprimez comme votre père, Nérita, remarqua—t—il doucement. Mais je
tiens à vous affirmer, tout de suite, que la seule place qui vous convient est celle que vous
aurez ici, dans cette maison, chez moi. Il est tout à fait inutile que vous vous torturiez
l’esprit à chercher ce que vous pourriez faire d’autre. Ce serait vous égarer : vous ne
pouvez rien faire de convenable ailleurs qu’entre ces murs.
Lord Dunbarton pensait qu’il serait toujours possible, par la suite, que sa nièce
s’occupe d’une œuvre de charité quelconque. Il savait que la princesse de Galles
patronnait une organisation fondée par le Secours chrétien en faveur des jeunes femmes
malheureuses.
Il connaissait mal le fonctionnement de ces sortes de choses, cependant il pensait que
ces œuvres ne pouvaient qu’être des occupations éminemment respectables et que sa
nièce pourrait certainement y trouver un emploi convenable.
« Mais, pas tout de suite, se disait—il. Il faut attendre que la rumeur publique se
taise... que le bruit fait autour du scandale provoqué par mon frère se calme. Plus tard,
quand tout le monde aura oublié « le fringant Dunbar »...
Il reprit :
— Je suis tout à fait certain que vous pourrez aider utilement votre tante. Et moi—
même, j’aurai certainement recours à vos services.
Lord Dunbarton avait parlé d’un ton bonhomme, comme l’on fait pour calmer un
enfant et le dissuader de faire une sottise. Mais il eut la désagréable surprise de constater
que le regard de Nérita était noir de colère.
Il s’empressa d’ajouter, comme s’il voulait prévenir toute rébellion :
— Laissez—moi m’occuper de tout pour vous. Ne vous inquiétez pas. Je suis votre
tuteur; et je ferai en sorte que votre avenir soit le meilleur possible.
Nérita hésita un petit instant puis dit seulement :
— Merci, mon oncle.
Elle avait bien senti qu’il était parfaitement inutile de tenter de continuer à discuter et,
se levant, elle ajouta :
— Je vais monter défaire mes bagages. Je n’aurai pas besoin d’acheter de vêtements
pendant longtemps : c’est une bonne chose.
Elle s’efforçait de parler d’un ton léger et même de sourire; mais elle s’aperçut que son
oncle la considérait d’un air assez inquiet : un regard d’effroi passait dans ses yeux
globuleux; elle s’empressa d’apaiser ses appréhensions :
— Encore une fois, merci, oncle Henry. Vous êtes très bon pour moi.
En montant l’escalier de l’hôtel particulier, elle pensait que son oncle était
certainement persuadé d’agir avec générosité. Mais tout son être se rebellait à la
perspective de devoir accepter les bontés de son oncle et surtout celles de sa tante, une
femme futile qui ne s’intéressait qu’aux événements mondains. Il était facile de deviner
qu’elle n’était pas seulement choquée et gênée par ce qui arrivait à sa nièce; sans doute
triomphait—elle avec méchanceté, et allait—elle pouvoir répéter à satiété :
— Je l’avais bien dit!
De tout temps, Nérita avait su qu’elle était très jalouse de son beau—frère, beaucoup
plus riche que son mari.
Sa tante l’avait poursuivie de cette jalousie parce que fort jeune elle avait pu porter des
toilettes plus élégantes que les siennes, dues à des couturiers plus renommés que le sien,
des fourrures de grand prix et de superbes bijoux. L’envie la dévorait lorsqu’elle les voyait.
Nérita avait toujours été habillée avec un luxe raffiné et un goût parfait, dans des
couleurs discrètes, sans garnitures tapageuses même si parfois ses cols et ses poignets
étaient bordés de zibeline et si elle arborait des toques ou des manchons d’hermine.
Quant à ses bijoux, ils étaient ceux d’une jeune fille qui n’a pas encore fait son entrée
dans le monde : un rang de perles du plus bel orient et d’une très grande valeur ou des
broches de diamants en forme de papillon, d’étoile, ou même de lézard.
Son père estimait que rien n’était trop beau pour elle.
— J’attends avec impatience le moment où je pourrai vous donner un diadème de
diamants aussi important que celui que j’ai offert autrefois à votre maman, lui avait—il
dit un jour. Quand elle le mettait pour aller dîner en ville, elle avait l’impression d’être
une reine.
Nérita avait appris que les bijoux de sa mère qui avaient été mis de côté et devaient lui
revenir avaient eux aussi été saisis pour payer les dettes de son père.
Les chevaux avaient suivi le même chemin, ainsi que le petit poney que sir Ralph lui
avait offert lors de son dernier séjour à Londres et le cabriolet dans lequel elle s’était
promenée au Bois avec tant de bonheur.
Ce qui la peinait peut—être le plus, c’était d’avoir perdu tous ses livres et les menus
trésors que les jeunes filles conservent avec amour, toutes ces bagatelles collectionnées
durant son enfance et qui s’augmentaient chaque année des cadeaux de Noël de son père.
Elle pensait avec regret aux tableaux accrochés dans son boudoir et sa chambre, et qui
pour elle avaient surtout une grande valeur sentimentale.
D’après son oncle, il avait été impossible de sauvegarder quoi que ce soit, parce qu’il
n’existait aucune preuve que cela lui appartenait; on n’avait donc rien pu faire pour
sauver autre chose que les vêtements, apportés à Belgrave Square, chez sir Henry. Elle
avait trouvé les grosses malles de cuir à couvercles bombés dans lesquelles on les avait
transportés, entassées dans une pièce attenante à la chambre mise à sa disposition.
Elle avait considéré un moment les malles et, estimant que la plupart de ses
vêtements devaient être maintenant trop petits, elle avait demandé à sa femme de
chambre en soupirant:
— Qu’allons—nous bien pouvoir en faire, Emily?
— Laissez—moi m’en occuper, miss Nérita. Je vais faire le tri et je ne garderai que ce
qui peut encore servir. Je ferai porter le reste dans un orphelinat ou dans une pension
pour les enfants déshérités.
— C’est une bonne idée, avait acquiescé Nérita.
Au cours de sa conversation avec son oncle, la jeune fille avait aussi appris qu’il lui
fallait se séparer de sa femme de chambre.
— Vous n’avez plus les moyens de conserver une domestique, Nérita, avait—il dit.
Quand vous aurez besoin des services de quelqu’un, vous pourrez avoir recours à l’une
des caméristes de votre tante qui, j’en suis persuadé, ne vous refusera pas cette aide.
Mais lord Dunbarton avait dit cela de telle façon que Nérita avait clairement compris
que pour sa tante une jeune fille qui n’avait pas les moyens de s’offrir une servante
n’avait aucune raison d’en employer une; il ne fallait donc pas trop compter sur le secours
de ses domestiques.
Nérita n’était pas contrariée d’avoir à s’occuper elle—même de ses affaires, mais elle
éprouvait une immense peine à l’idée d’être séparée d’Emily qu’elle aimait beaucoup.
Cela faisait sept ans qu’elle était auprès d’elle. C’était la personne à laquelle elle était le
plus attachée après son père et sa mère.
Avant d’avoir vu son oncle, elle était encore convaincue qu’il lui resterait assez
d’argent pour pouvoir conserver sa chambrière. Hélas, elle avait vite compris que, même
si elle avait pu payer les gages d’Emily, son oncle et sa tante lui auraient reproché son gîte
et son couvert. Nérita imaginait fort bien ce qu’avait pu dire sa tante, avec son esprit sec
et mesquin. Elle croyait l’entendre :
—Voyons, Henry, Nérita comprendra que les choses ont changé pour elle. Soyez—en
sûr! Et plus vite elle admettra qu’elle dépend entièrement de nous, mieux ce sera. Il faut
qu’elle en prenne conscience tout de suite !
— Je m’en rends compte, en effet, murmura—t—elle en ouvrant la porte de sa
chambre.
Emily était occupée à défaire les bagages qu’elles avaient rapportés d’Italie. Elle se
leva quand Nérita entra et elle vit immédiatement, à l’expression du visage de sa
maîtresse, que les choses allaient mal, et probablement plus mal qu’elles ne l’avaient
prévu.
— Vous semblez à bout de forces, miss Nérita; je vais vous préparer une tasse de thé.
Asseyez—vous en attendant.
— Non, non, Emily, ne descends pas, se récria Nérita. Il faut que je te parle.
La femme de chambre resta sur place, inquiète. Elle avait, en dévisageant Nérita,
l’expression anxieuse et tendre d’une nounou.
Nérita se jeta sur son lit.
— Tout est bien comme tu le pensais : il ne me reste que l’argent de grand—mère et
rien d’autre! dit—elle.
— C’est ce que je craignais, miss Nérita.
— On ne me permet pas de te garder avec moi!
Nérita et sa domestique se regardaient, consternées et, en voyant la mine d’Emily, la
jeune fille se mit à pleurer :
— Oh! Emily, c’est le pire de tout! Jamais je ne pourrai supporter de te perdre, jamais!
Comment pourrions—nous vivre l’une sans l’autre?
Emily secoua la tête :
— A cela aussi, je m’attendais...
— Écoute! Je n’en ai rien dit à mon oncle, parce que je voulais te parler avant. Voilà ce
que j’ai décidé : je vais vendre mes bijoux. Ainsi j’aurai assez d’argent pour payer tes gages
et ta nourriture.
— Mais, objecta Emily, jamais je ne pourrai travailler sous les ordres de lady
Dunbarton.
— Il faut que tu m’aides, Emily.
— En quoi?
— Je ne veux pas demeurer dans cette maison. Je ne pourrai jamais le supporter.
Tante Violette ne m’a jamais aimée. Elle me persécutera sans arrêt et je finirai par
commettre une sottise... Je ferai peut—être comme papa...
Emily jeta un cri et dit sévèrement :
— Non! miss Nérita! Vous ne devez pas parler ainsi! Je ne veux pas dire du mal d’un
mort... mais votre père n’avait pas le droit de faire ce qu’il a fait. Et vous le savez très bien!
La jeune fille ne répondit pas, car Emily lui avait déjà fait une telle observation; et elle
était trop préoccupée par ses propres pensées. Elle finit par dire :
— Tout de même il doit bien exister quelque chose que je sois capable de faire! Bien
entendu, oncle Henry m’a interdit de travailler. Il prétend que je dois absolument rester
ici et aider ma tante. Mais nous savons d’avance ce que cela signifierait...
Emily fit une grimace.
La chambrière avait trente—cinq ans. Avant d’être engagée par les Dunbar pour
s’occuper de leur fillette, elle avait servi dans plusieurs grandes maisons. Elle avait eu le
temps d’apprendre beaucoup de choses et elle connaissait à peu près tous les dessous de
la haute société anglaise.
Elle avait toujours été la plus dévouée et la plus avisée des servantes pour Nérita
qu’elle traitait plutôt comme une enfant chérie que comme une maîtresse.
Elle avait pressenti quel genre de femme était lady Dunbarton dès qu’elle l’avait vue;
et, depuis qu’elle était chez elle avec Nérita, elle ne cachait pas l’antipathie qu’elle lui
inspirait.
— Je suppose que vous ne songez pas à retourner à Rome chez ces gens si gentils chez
qui nous étions? demanda brusquement Emily.
— Je ne crois pas que la comtesse accepterait de me loger chez elle à demeure, Emily.
Les choses n’étaient déjà pas si faciles que ça...
Emily ne répondit rien : elle savait pourquoi le séjour chez la comtesse était
désagréable pour Nérita. La fille de la comtesse espérait, que les jeunes gens fréquentant
le salon de sa mère continueraient à lui faire la cour comme par le passé, mais presque
tous ses courtisans habituels s’étaient tour à tour enflammés pour Nérita et n’avaient
plus eu d’yeux que pour elle. Aussi les choses étaient—elles délicates entre les deux filles
au moment où était arrivé le télégramme.
Nérita réfléchissait. A l’étranger, parmi les familles qui l’avaient accueillie avec sa
femme de chambre, il n’y avait réellement personne susceptible d’offrir indéfiniment
l’hospitalité à une jeune fille beaucoup trop belle pour être pauvre : partout, elle n’aurait
pu être qu'une cause d’embarras ou de dissensions.
Elle finit par dire d’un ton résolu :
— Je suis absolument convaincue que la seule solution pour moi est de travailler! Et,
tout bien pesé, Emily, je ne vois qu’une seule profession possible : celle de gouvernante.
— Une gouvernante! se récria Emily.
— Pourquoi pas? Dieu sait combien papa a dépensé pour me donner une solide
instruction! Et j’aime les enfants, même si je n’ai jamais eu l’occasion d’essayer de leur
apprendre quelque chose.
Emily avait l’air indignée :
— Je ne vous vois vraiment pas dans le rôle d’une gouvernante, miss Nérita :
sérieusement, non!
La chambrière repensait à toutes les gouvernantes qu’elle avait côtoyées dans les
maisons où elle avait été employée autrefois. Elle revoyait ces femmes pauvres qui
vivaient reléguées dans une pièce à peine plus honorable que la nursery.
Elle savait également que, contrairement aux nurses qui étaient généralement très
aimées et imposaient leur volonté à toute la maisonnée, les gouvernantes étaient
détestées partout. Elle était incapable d’expliquer pourquoi; mais le fait était là! Peut—
être était—ce parce que les nurses sont des femmes qui ont choisi de faire ce métier; ou si
ce n’est pas elles, c’est leur mère, souvent elle—même servante dans une grande maison.
Un jour, l’une d’elles avait expliqué à Emily :
— Si mes filles s’engagent comme nurses dans une bonne maison, elles n’auront qu’à
se mettre les pieds sous la table et la vie sera belle pour elles.
C’était parfaitement exact. La nurse gouverne despotiquement l’étage des enfants, et
elle est très respectée de tous les gens de l’office.
Les gouvernantes, elles, sont des femmes d’une tout autre espèce : elles ne décident
pas volontairement de choisir cet état; elles n’exercent ce métier que forcées par la
nécessité; le plus souvent elles appartiennent à la toute petite bourgeoisie, sont filles de
pasteur, de professeur, d’avocat ou d’employé de banque impécunieux. Et si elles finissent
par échouer dans une salle d’étude c’est presque toujours parce qu’elles n’ont pas trouvé
de mari.
De plus, c’est une profession pénible. Il faut enseigner quelque chose à des enfants
rétifs et grognons; c’est exténuant pour des femmes qui, le plus souvent, ne savent pas
grand—chose elles—mêmes.
La plupart des gouvernantes n’ont aucune formation. Elles se bornent à apprendre
avant leurs élèves les leçons qu’elles leur font étudier. Et Emily avait pu constater dans
les grandes maisons où elle avait travaillé que les gouvernantes menaient une vie très
solitaire, à l’écart de tout le monde. Elles croiraient « s’abaisser » si elles frayaient avec
les servantes; et personne, évidemment, parmi les maîtres de maison n’aurait songé à
leur tenir compagnie. Elles sont dans une position tout à fait fausse : ni maîtresses, ni
servantes.
Aussi paraissait—il tout à fait impossible à l’excellente femme que sa petite Nérita
bien—aimée puisse connaître une telle existence, et elle répéta tout haut avec force :
— C’est impossible, miss Nérita!
— Alors, que faire d’autre? Je n’ai rien appris, dit la jeune fille.
Emily s’était assise pour mieux réfléchir. Elle avait le visage tendu, le front creusé de
rides par l’effort qu’elle faisait pour se concentrer, et son regard était plein de
compassion.
Elle aimait Nérita plus qu’elle n’avait jamais aimé personne au monde, sauf peut—être
un jeune homme qui l’avait courtisée quand elle avait dix—sept ans. Mais son père avait
mis le garçon à la porte, et, par la suite, il ne s’en était plus jamais présenté d’autre.
Le sort d’Emily était triste car elle eût fait une bonne épouse et une mère de famille
parfaite. Elle était naturellement maternelle et protectrice. Elle aimait gâter et dorloter les
autres et avait beaucoup d’amour à donner.
— Il faudrait que nous trouvions quelque chose que nous pourrions faire ensemble,
miss Nérita. En attendant, dit Emily, ne vous faites pas de souci pour mes gages, je
resterai avec vous gratuitement.
— Mais j’ai l’impression que ma tante ne te le permettra pas, dit Nérita tristement.
—Eh bien! puisque nous savons qu’elle refusera, nous ne lui demanderons pas la
permission! répliqua Emily.
—Elle m’a toujours fait des remarques désagréables parce que j’avais une femme de
chambre et de plus une personne aussi expérimentée que toi, alors que je n’étais qu’une «
gamine »... soupira la jeune fille. (Elle fit un petit geste fataliste avec la main.) Sa
misérable petite servante, si maladroite, perd la tête chaque fois qu’elle doit la coiffer et
ma tante la rudoie parce qu’elle n’est pas aussi experte que toi, Emily!
— Tout ce que je sais, miss Nérita, c’est que je veux rester avec vous. C’est bien
sincère. Mais je me demande comment nous y parviendrons.
— Nous trouverons bien! déclara Nérita avec optimisme. Je ne resterai pas
éternellement ici, en dépit de tout ce que pourra dire oncle Henry.
— Pourtant, miss Nérita, vous y serez obligée!
— Non!
Au ton dont Nérita avait répondu, Emily comprit que la décision de la jeune fille était
irrévocable et que personne ne pourrait la faire changer d’avis.
Elle avait vécu suffisamment longtemps avec cette belle et intelligente jeune fille,
fêtée et adulée partout, pour savoir qu’elle avait une force de caractère assez peu
commune chez une femme. Ne lui avait—elle pas dit plusieurs fois :
— Vous devriez être un garçon!
Mais cette idée la faisait rire car Nérita la regardait alors de ses beaux yeux gris et,
sous ce tendre regard, la chose lui paraissait soudain absurde.
Et ce soir, devant cette jeune fille assise sur son lit dans la lumière du crépuscule, elle
songeait que rien n’était plus ridicule que cette femme si belle, et si peu faite pour
travailler, qui cherchait à gagner sa vie.
La beauté de Nérita, très particulière, venait essentiellement de son regard si expressif
qui frappait tous ceux qui la voyaient pour la première fois. Ce regard si exceptionnel, ces
yeux couleur de l’aube encore teintée de gris faisaient presque négliger la régularité de ses
traits.
Elle avait un teint délicat très clair et des cheveux d’un blond inhabituel pour une
Anglaise.
La grâce inégalable de sa démarche et de ses gestes, sa souplesse de jeune faon
augmentaient encore la fascination qu’elle exerçait.
Elle avait toujours pratiqué plusieurs sports, dont l’équitation, et elle avait appris à
danser avec les meilleurs maîtres parisiens et romains.
Habillée par Worth, avec la sobre élégance propre à ce grand couturier, elle évoquait
souvent pour les hommes qui la regardaient une déesse antique.
En réfléchissant à tout cela, Emily se souvint brusquement qu’une gouvernante était
parfois exposée à toutes sortes de tentations et de danger. N’avait—elle pas vu autrefois
une malheureuse gouvernante en butte en même temps aux assiduités du maître de
maison et de son fils aîné?
Tout avait fini par des larmes, bien entendu; et la jeune fille avait été mise à la porte
sans certificat, tandis que les deux hommes qui avaient causé son malheur poursuivaient
sans ennui leur existence.
« C’est la vie », avait alors pensé Emily. Mais aujourd’hui, il s’agissait de Nérita et elle
n’avait plus la même philosophie; comment admettre qu’un tel sort soit le lot de sa
maîtresse? Elle préféra ne plus y penser et s’empressa de suggérer :
—Vous pourriez certainement faire autre chose, miss Nérita... travailler dans une
bibliothèque, par exemple?
Tout en avançant cela, elle se demandait si les bibliothécaires jouissaient d’une
meilleure réputation que les vendeuses, si inférieures dans l’échelle sociale que même
elle ou ses sœurs n’auraient pu envisager de choisir un tel métier. Il ne pouvait être
question, à plus forte raison, qu’une lady comme miss Nérita serve des clients dans un
magasin.
On racontait toutes sortes de choses sur la manière dont les patrons de boutiques se
conduisaient envers leurs employées, sans parler des interminables heures de présence;
la chambrière pensait avec inquiétude que, s’il en allait de même dans les bibliothèques, il
était impossible que Nérita y travaille.
Brusquement la jeune fille se leva et déclara :
— Je sais ce que nous allons faire, Emily! Demain, nous irons ensemble dans l’un de
ces endroits où l’on va quand on veut engager des domestiques, et nous verrons s’ils ont
des emplois à nous proposer!
— Vous voulez dire dans un bureau de placement, miss Nérita?
— Oui, c’est cela. Je me rappelle que Mrs Meredith avait dit à papa qu’elle irait à
Londres dans un de ces bureaux pour engager une servante lorsque notre pauvre vieille
Dawes est morte.
— Oui, je m’en souviens, moi aussi. Et Jeanne était une fille très gentille.
— Où l’avait—on trouvée?
— Je crois bien que c’était dans un bureau de placement de Mount Street. J’y suis allée
moi-même une fois; mais ce n’est pas un endroit convenable pour vous, miss Nérita! se
récria encore Emily.
— Je ne me présenterai pas sous mon véritable nom, et je dirai que j’ai déjà été
gouvernante.
— On ne vous croira jamais! Sans certificat on ne vous écoutera même pas!
Nérita répliqua en souriant :
— Je me doutais bien que tu allais me dire cela! Mais il n’y a pas de difficulté.
— Je ne comprends pas, s’inquiéta Emily.
— J’ai bien l’intention de m’en fabriquer un moi—même, et j’en ferai aussi un pour
toi!
Emily ouvrit de grands yeux et Nérita poursuivit :
—Crois—tu que tu trouverais quelqu’un qui actuellement s’empresserait de bien
t’accueillir, si tu présentais un certificat signé de mon nom, Emily? Personne, n’est—ce
pas?
Emily n’eut pas le courage de répondre à cette question. Elle n’y avait d’ailleurs pas
réfléchi, puisqu’elle avait espéré rester au service de Nérita. Mais elle avait entendu à
l’office les commentaires sur la mort de sir Ralph, et elle se rendait bien compte,
maintenant, qu’on ne l’engagerait dans aucune maison semblable à celles où elle avait été
employée autrefois si l’on savait qu’elle avait travaillé chez lui. C’était absolument certain.
Sortant de ses réflexions, Nérita reprit :
— Je crois avoir conservé quelques feuilles du papier à lettres à en—tête de la
comtesse Paolini. Elle m’en avait donné quand je l’avais aidée à écrire des lettres
d’invitation. Nous avons dû les rapporter dans nos bagages, Emily...
— Je vais aller voir, miss Nérita!
Emily passa dans la petite pièce voisine où les malles étaient entassées. Elle en revint
assez rapidement avec le sous—main en cuir de Russie de sa maîtresse : un superbe
accessoire marqué aux initiales de la jeune fille et aux coins d’or.
Nérita l’ouvrit et trouva, en effet, sous le buvard, quelques feuilles de papier à lettres
portant l’adresse de la maison où elles avaient été reçues à Rome, surmontée d’une
couronne comtale.
Choquée, Emily demanda :
— Vous n’allez tout de même pas fabriquer des certificats en empruntant le nom de la
comtesse?
Nérita répliqua d’un ton délibéré :
— Je ne vais certainement pas perdre mon temps à écrire à la comtesse pour lui
demander la permission de le faire! Ne t’ai—je pas souvent entendue dire, Emily : « Ce
que les yeux ignorent ne peut pas blesser le cœur. » Alors?
— Mais je ne prends pas ce proverbe dans ce sens, miss Nérita!
— Aucune importance! Pour le moment, nous avons toutes deux besoin de références,
c’est tout ce qui compte! Et je vais rédiger deux certificats soi—disant délivrés par la
comtesse : un pour toi et un pour moi, dit—elle d’un ton désinvolte. (Elle réfléchit un
instant :) Emily, tu as aussi des certificats des places où tu as travaillé avant de venir à la
maison... Quant à moi, je peux avoir une référence supplémentaire en disant que grand—
mère m’avait employée pour apprendre à lire à sa petite—fille : comme elle est morte,
personne ne pourra vérifier.
Emily tenta encore de l’arrêter :
— Vous allez avoir des ennuis, miss Nérita : c’est certain.
— Bon, bon... Espérons alors que les gens se contenteront du seul certificat de la
comtesse.
Mais Emily intervint encore :
— Il y a autre chose : personne ne voudra croire que vous avez déjà travaillé. Vous êtes
beaucoup trop jeune.
— C’est là justement où nous allons devoir nous donner du mal. Il faut que je paraisse
plus vieille, beaucoup plus vieille!
Emily l’interrompit :
— Et vous êtes également beaucoup trop jolie, miss Nérita!
Emily était tellement bouleversée par les projets de sa jeune maîtresse qu’elle criait
presque. Mais Nérita lui répondit très posément :
— Je crois que tu as raison. Je me souviens, en effet, d’une conversation entre papa et
maman, au sujet de quelque chose arrivé dans une maison où nous étions invités. Je ne
sais trop de quoi il était question mais mes parents en discutaient. Et papa a fini par dire :
« ... de toute manière, elle est bien trop jolie pour être gouvernante! »
Nérita avait parlé lentement, l’air songeur, en évoquant le passé. Emily saisit la balle
au bond et s’écria :
— Là, vous avez compris, miss Nérita! C’est bien ce que je disais! Vous êtes beaucoup
trop jolie pour être gouvernante et personne ne voudra croire que vous en êtes réellement
une; il faut chercher autre chose!
— Il n’y a rien d’autre! sauf si tu penses que je ferais mieux de m’engager comme girl
dans un music—hall puisque leur premier mérite est la beauté, déclara Nérita d’un ton
innocent.
— Vous devriez me passer sur le corps, après m’avoir tuée, pour que je vous laisse faire
une chose pareille! Et je ne plaisante pas, miss Nérita! répondit Emily avec indignation.
Puis comme elle avait l’impression que Nérita ne la croyait pas vraiment, elle ajouta :
— Ne me parlez plus de monter sur les planches, sinon je vais tout droit le dire à votre
oncle!
— Ce serait une trahison, Emily! Mais, de toute façon, je pense sincèrement que la vie
d’artiste n’est pas faite pour moi. Rassure-toi!
Tout en répondant à Emily, elle se souvenait de tout ce qu'elle avait entendu raconter
au sujet des actrices que les beaux messieurs en chapeau haut de forme poursuivaient de
leurs assiduités et emmenaient souper au Café Anglais à Paris, au Romano’s à Londres et
dans des dizaines d’autres endroits où les femmes convenables ne mettaient jamais les
pieds.
Quelque chose d’indéfinissable rebutait la jeune fille qui ne se sentait pas attirée par
ce genre de vie si différente de celle que sa mère avait menée. Sa grande jeunesse et sa
fraîcheur d’âme s’effrayaient instinctivement et la détournaient d’une vie dont elle
ignorait tout.
Peut—être manquait—elle de courage, songea—t—elle, mais elle n’avait aucune envie
de faire une tentative de ce genre. Elle revint à sa première idée et se dit nettement : « Je
vais commencer par essayer d’être gouvernante, je serai indépendante, ce sera déjà cela!
J’aurai ainsi le temps de réfléchir à mon avenir sans supporter oncle Henry et tante
Violette. »
Cependant, elle se rendait bien compte qu’elle paraissait réellement beaucoup trop
jeune. Emily avait raison.
Contrariée et inquiète, elle alla s’asseoir devant sa coiffeuse en acajou, se regarda dans
le miroir à trois faces qu’elle régla pour s’examiner sous tous les angles.
— Si tu ne me connaissais pas, quel âge me donnerais—tu, Emily? demanda—t—elle
brusquement.
La femme de chambre répondit sans hésiter :
— Dix—huit ans au plus!
— Tu exagères! Voyons : les filles de dix—huit ans qui n’ont pas fait tout ce que j’ai fait
paraissent plus jeunes que moi. Te rappelles—tu la fille de lady Chelmsford qui est venue
pour Noël à Rome? Elle avait l’air d’une petite fille.
— Oui, convint Emily, mais c’était seulement parce qu’elle était petite et n’avait pas
une tête de taille normale. Vous êtes totalement différente de cette fille, mais vous
paraissez cependant très jeune. Et il faut vous en réjouir! La vie sera plus longue pour
vous.
— Mais quel genre de vie? remarqua Nérita avec amertume.
Emily ne répondit pas et Nérita se contempla dans le miroir. Elle saisit ses cheveux à
pleines mains et les tira en arrière pour dégager son front et ses oreilles. Puis elle
demanda :
— Te souviens—tu de cette gouvernante anglaise que nous avions rencontrée à Paris?
Celle qui s’occupait des enfants du duc de Valois? Elle avait les cheveux tirés et un petit
chignon bien serré, en brioche, dur comme la pierre. On aurait dit une pelote à épingles,
avec tout ce qu’elle piquait dedans pour l’attacher. Je me suis toujours demandé
comment elle faisait! (Nérita se retourna en souriant vers sa chambrière.) Viens vite me
coiffer de la même façon, Emily. Nous verrons bien ce que cela donne.
Emily était horrifiée :
— Jamais je ne ferai une chose pareille, miss Nérita! Quelle idée saugrenue! Et cela ne
servirait à rien, vous le savez très bien.
Nérita protesta :
— Mais non : ce n’est pas une idée saugrenue! (Puis elle ajouta adroitement :) Et si
nous pouvions réussir à trouver un travail toutes les deux dans la même maison, ce serait
merveilleux! Nous resterions ensemble tout en gagnant notre vie, et en gardant notre
indépendance. Jamais nous ne serions aussi heureuses ici !
Nérita, qui vit le changement d’expression sur le visage de sa femme de chambre,
comprit qu’Emily, en dépit de toutes ses dénégations, était d’accord avec elle et ne
pouvait, malgré elle, s’empêcher de lui céder. Elle déclara donc tranquillement :
— Je vais tirer mes cheveux en arrière... et... Oh! j’ai trouvé : il me faut des lunettes!
— Des lunettes? répéta Emily déroutée. Mais votre vue est excellente!
— Oui! Mais je n’ai pas des yeux de gouvernante; et ils attirent trop l’attention. Sais—
tu ce que sont devenues les lunettes tintées que j’ai portées quand papa m’a emmenée en
Égypte?
— Je n’en ai pas la moindre idée, miss Nérita.
Mais la jeune fille ne lui laissa pas le temps de souffler :
— Alors, il faudrait les chercher tout de suite. Il vaut mieux les retrouver; sinon, je vais
être obligée de dépenser inutilement de l’argent pour en acheter une autre paire. Et tu
sais bien que nous devons faire le plus d’économies possible.
Le grognement par lequel Emily accueillit ces mots exprimait à la fois son
exaspération et son chagrin. Elle disparut quand même dans la pièce voisine; pendant ce
temps, Nérita défit la jolie coiffure due à la main experte d’Emily, tira ses cheveux en
arrière et les roula en boule sur sa nuque. Mais ses cheveux étaient si longs et si
abondants que le résultat ne fut pas convaincant. Il s’en fallait de peu que ce chignon ne
ressemblât à une élégante coiffure du soir.
Tout en tirant sur ses mèches, Nérita se disait :
— Quand j’aurai trouvé une place, si j’y parviens, je pourrai toujours me coiffer d’une
manière un peu plus seyante. Je n’aimerais pas rester indéfiniment ainsi!
Elle se fit une grimace et essaya de rire. Mais en réalité elle était au bord des larmes.
Honteuse de cette faiblesse, elle se sermonna durement : elle devait affronter les
événements et les tenir pour un défi du destin.
Son père lui avait raconté qu’il avait réagi ainsi quand, à sa majorité, il avait appris de
la bouche même de son père qu’il n’aurait qu’une très petite pension; il était donc pauvre
et ne pourrait s’offrir tout ce dont il aurait envie.
Nérita avait gardé un souvenir très net de cette conversation.
— C’était à Henry que devaient revenir le titre, avait dit sir Ralph, ainsi que les
propriétés et toute la fortune de notre père lorsqu’il mourrait. Ce qui, pour moi, signifiait
que je devais me débrouiller tout seul. Deux carrières s’offraient à moi : l'Eglise ou
l’armée. Je n’avais pas la vocation religieuse. Restait l’armée. Mais je n’aurais pu y faire
carrière qu’en entrant dans un régiment peu intéressant, puisque je n’avais pas d’argent
pour pouvoir me payer l’un des meilleurs...
— Mais comment avez—vous fait pour devenir millionnaire, papa? avait alors
demandé Nérita.
— La chance joue un rôle important dans nos existences à tous, et je dois à d’heureux
coups du hasard mes réussites : disons que j’ai joué! Et je crois que la providence m’avait
doté d’un caractère aventureux capable de saisir la chance au bon moment. J’ai joué et
gagné, Nérita! (Souriant, il avait ajouté :) Toute notre vie dépend de la carte que l’on
retourne ou du cheval qui passe le poteau le premier. Il faut que ce soit l’as si l’on a
besoin de l’as, ou le cheval sur lequel on a parié! (Puis, plus sérieux, il avait poursuivi :)
Cela dépend aussi du choix d’une action que l’on achète : il faut deviner que la compagnie
qui l’a émise va faire de beaux bénéfices, de façon à ce que chaque livre que l’on a investie
vous en rapporte dix, vingt ou même cent.
Nérita s’était exclamée :
— Comme ce doit être passionnant, Papa!
— Oui, c’est vrai, mais ce n’est pas aussi facile qu’il y paraît. Il y faut un instinct
particulier et du flair : c’est quelque chose d’impossible à expliquer!
— Essayez quand même, avait imploré la fillette.
— C’est, en somme, ce que l’on appelle souvent « avoir un sixième sens ». On l’a Ou
on ne l’a pas! Mais celui qui le possède est certainement l’homme le plus heureux du
monde!
— Et les femmes?
— Pour elles, c’est un peu différent. La plupart ne l’ont pas, semble—t—il. Ne sont—
elles pas généralement capables de tomber amoureuses du premier minable qu’elles
rencontrent. Si j’en crois mon expérience, puisqu’elles choisissent invariablement — ou
presque —d’aimer précisément l’homme qu’elles fuiraient si elles avaient ce sixième sens,
j’en conclus qu’elles en sont dépourvues!
Elle avait demandé avec une certaine inquiétude :
— Pensez—vous que j’ai, moi, ce sixième sens, papa?
Elle n’avait, à cette époque, que douze ans, et son père avait éclaté de rire; mais il
l’avait cependant rassurée :
— Bien sûr, ma petite chérie, vous l’avez! (Il l’avait embrassée et avait ajouté:) En tout
cas, je n’ai pas besoin de consulter mon sixième sens pour savoir que vous serez très belle
et que tous les hommes vous admireront et vous aimeront! Comme moi... Alors, quand le
moment viendra de choisir, nous le ferons ensemble, tous les deux, pour trouver celui qui
vous conviendra...
La petite fille avait encore demandé :
— Ce sera quelqu’un que j’aimerai?
—Naturellement! Mais il aura, en même temps, les qualités requises. (Il était
brusquement devenu grave.) Vous êtes suffisamment grande, ma chérie, pour vous
rendre compte que vous serez une femme extrêmement riche. Or, cette fortune sera un
sérieux handicap!
— Comment cela? Pourquoi? avait—elle dit, tout étonnée.
— Parce que les hommes seront autant éblouis par votre fortune que par la beauté de
votre charmant visage!
— Est—ce donc mauvais?
— Ce n’est pas mauvais en soi., Mais je préférerais, pour vous, un homme capable de
vous aimer même pauvre. (Il lui avait passé le bras autour des épaules.) Il faudra toujours
vous rappeler, ma chérie, que votre maman m’a épousé quand j’étais sans le sou. Je
n’étais pas encore l’homme important que je suis aujourd’hui. Elle m’a aimé pour moi—
même; c’est de cette façon—là que devra vous aimer l’homme qui vous épousera, Nérita !
Chaque fois qu’elle repensait à ces mots, Nérita se disait que c’était la stricte vérité : sa
mère avait adoré son père simplement pour lui—même, pour ce qu’il était en tant qu’être
humain. Elle n’attachait pas une grande importance aux merveilles qu’il lui achetait sans
compter. Et si elle s’efforçait d’avoir une maison agréable, c’était uniquement pour faire
plaisir à son mari.
Le grand chagrin de sa vie avait été de ne pouvoir donner un fils à son époux, les
médecins lui ayant interdit après la naissance de Nérita d’avoir d’autres enfants. Elle
répétait souvent à sa fille :
— Votre père aurait tant voulu un fils! Ah! Nérita, ne l’oubliez jamais : faites toujours
tout ce que vous pouvez pour combler ce vide, essayez de remplacer ce fils qui lui
manque! Aimez—le encore plus que les autres enfants n’aiment ordinairement leur père.
Nérita s’était souvenue des paroles de sa mère et elle avait doublement chéri son père.
Mais aujourd’hui en évoquant ces mots, elle songeait : « Si j’étais un garçon, je
m’arrangerais pour gagner autant d’argent que papa en a perdu. Je pourrais payer toutes
ses dettes et, ainsi, les gens respecteraient sa mémoire. »
Oncle Henry lui avait dit que les créanciers auraient de la chance s’ils recevaient
jamais quelques shillings de dédommagement par livre perdue; et cela tourmentait
beaucoup Nérita.
Elle redoutait que tous les gens qui avaient flatté et adulé son père quand il leur faisait
gagner de l’argent ne le maudissent et ne salissent sa mémoire parce qu’il avait eu la
malchance de les décevoir une fois. Et elle craignait qu’ils ne pensent injustement qu’il
les avait volontairement escroqués.
Elle répéta plusieurs fois rageusement :
— Oh! Pourquoi donc ne suis—je pas un homme?
Elle entendit soudain le pas d’Emily qui revenait.
— Je les ai trouvées! annonça triomphalement la femme de chambre. Mais n’allez pas
croire que vous faites bien de les mettre! Vous trouverez difficilement quelqu’un disposé
à engager une gouvernante ayant une mauvaise vue.
Sans se retourner et sans rien répondre, Nérita tendit la main. Emily lui donna les
lunettes aux grands verres ronds d’un jaune particulièrement laid.
Elle les mit sur son nez et constata avec satisfaction que, grâce à elles et à ses cheveux
tirés en arrière, son visage avait enfin complètement changé d’apparence. Elle était
méconnaissable. Elle aurait même dû être grotesque; mais les traits parfaits de son visage
ovale, son petit nez aquilin et aristocratique et la gracieuse courbe de ses lèvres
l’empêchaient de ressembler à un clown.
Elle dit d’un ton badin :
— Nous prétendrons que j’ai mal aux yeux tout à fait accidentellement, voilà tout! Et
maintenant, Emily, cherche—moi vite un petit chapeau : choisis le plus simple ou
découds la garniture de plumes de celui que je portais hier. Et si je n’ai pas de manteau
assez modeste pour aller me présenter au bureau de placement, tu auras la gentillesse de
me prêter l’un des tiens.
Emily se lamentait encore :
— Toute cette affaire est insensée, insensée du début à la fin!
Nérita rétorqua d’un ton flegmatique :
— Nous n’allons tout de même pas rester assises ici, les bras croisés! Il faut que nous
fassions quelque chose. Et je suis certaine que, dans la situation où nous sommes, papa
n’aurait pas manqué de dire : « Celui qui ne risque rien, n’a rien. »
2

Suivie d’Emily, Nérita descendit du fiacre qui les avait déposées au bout de Mount
Street. Après avoir réglé la course au cocher, elles se dirigèrent en hâte vers l’endroit où
Emily se rappelait qu’était le bureau de placement.
Dès qu’elles avaient mis le pied sur le trottoir, Nérita avait retiré le grand voile noir
qui lui couvrait la tête; elle l’avait porté pour sortir de la maison de son oncle sans être
remarquée par les domestiques : elle tenait à dissimuler son étrange coiffure pour ne pas
éveiller leur curiosité. Elle était en deuil, personne ne pouvait donc s’étonner, bien au
contraire, de lui voir cacher son chapeau et son visage sous un épais voile de crêpe.
Avec amertume, elle songea que les domestiques de sa tante pensaient probablement
qu’elle n’avait aucune envie d’être reconnue si elle rencontrait d’anciens amis.
Elle sortit les lunettes de son sac et les plaça sur son nez, puis s’arrêta un instant
devant une vitrine dans laquelle elle se regarda; satisfaite de son image, elle remarqua :
— Papa lui—même aurait du mal à me reconnaître.
Elle était en grand deuil comme les femmes italiennes. Emily avait décousu les petites
garnitures blanches et les élégantes soutaches qui ornaient ses vêtements et elle avait
retiré les plumes et les nœuds de velours' qui agrémentaient encore son chapeau la veille.
Malheureusement, si les lunettes pouvaient atténuer l’éclat de son regard, rien ne
pouvait ternir la beauté de ses cheveux, ce qui inquiétait fort Emily qui, depuis la veille,
répétait sans cesse qu’elle avait eu une idée absurde et qu’il était absolument impossible
pour elle de se soustraire à la tutelle de son oncle. En vain lui avait—elle dit et redit que
tous ses projets étaient ridicules et qu’elle se lançait dans une folle entreprise.
Nérita s’était obstinée et avait répondu à Emily, avec le plus grand flegme, que si elles
parvenaient à trouver une maison où elles seraient employées toutes les deux, tout irait
très bien.
La femme de chambre avait continué à protester, mais plutôt pour le principe; et
Nerita l’avait presque convaincue.
Cependant, Emily soupira encore une fois :
— En dépit de tout ce que vous pourrez me dire, miss Nérita, je vous assure que vous
ne trouverez jamais une place, surtout en me tramant comme un boulet avec vous! Les
gouvernantes n’ont pas l’habitude d’être liées d’amitié avec des servantes! Cela fera
mauvais effet...
— Bon! eh bien! je me contenterai d’être bonne d’enfants! déclara Nérita d’un ton
désinvolte. (Puis elle ajouta, avec une pointe de malice :) Mais, dans ce cas, tu seras au-
dessus de moi dans la hiérarchie des domestiques et probablement tu ne m’adresseras
plus la parole : c’est dommage!
Emily sourit sans entrain.
— C’est assez vrai, ce que vous dites là, miss Nérita : les femmes de chambre des ladies
sont très vaniteuses et elles regardent tout le monde de haut à l’office. D’ailleurs, vous
devez le savoir, on les sert les premières à table et suivant un ordre de préséance
correspondant à celui de leurs maîtresses respectives.
Nérita se mit à rire malgré elle.
— Ma foi, je l’avais oublié! Ma pauvre Emily, papa n’était que chevalier et honorable
sir; on ne devait donc jamais te donner la place à la droite du maître d’hôtel!
— Pas souvent, en effet, reconnut Emily. En tout cas, jamais quand nous étions invités
dans des maisons où il y avait des duchesses, des marquises, ou des comtesses en même
temps que nous puisque leurs femmes de chambre avaient le pas sur moi.
Nérita rit de nouveau :
— Ce serait une chance si nous étions employées chez une duchesse! Peut—être cela
arrivera—t—il? Alors, tout irait bien pour nous!
Le silence retomba, chacune réfléchissant au sort qui les attendait; la jeune fille finit
par demander :
— Si je suis engagée comme bonne d’enfants, quelle place m’assignera—t—on à table?
Emily jeta un petit cri de détresse en se rappelant soudain en détail les usages.
Gravement, elle répondit :
— Attention, miss Nérita! Dans ce cas, vous ne pourriez plus être amie avec moi. Il
faudrait que vous soyez au moins la gouvernante des jeunes enfants pour que je puisse
frayer avec vous.
Elles se regardèrent, consternées.
— C’est exact! Où avais—je la tête? dit lentement Nérita. J’avais complètement oublié
tout cela. Pourtant, après le départ de ma nounou, papa avait engagé miss Gregory comme
petite gouvernante. Je n’ai jamais pu l’aimer! Heureusement, bien vite la chère miss Crew
l’a remplacée... (Nérita s’interrompit; elle passa son bras autour des épaules d’Emily et
l’embrassa tendrement. Puis elle déclara presque gaiement :) Tu as trouvé la solution,
Emily! Que tu es intelligente! C’est exactement ce que je dois faire! Je serai gouvernante
pour les petits de la nursery! Elles sont toujours très jeunes parce qu’elles doivent jouer
avec les enfants.
— Mais pas trop jeunes quand même! répliqua Emily avec sérieux.
— Quel âge avait donc miss Crew?
Emily soupira :
— Je l’ignore : elle n’était plus là lorsque je fus engagée par vos parents. Mais je pense
qu’elle devait avoir environ vingt—cinq ou vingt—six ans...
— Bon, eh bien! c’est l’âge que j’aurai : vingt—cinq ans! Et je vais changer tout ce que
j’avais l’intention de dire en me présentant. Je me lancerai dans une : apologie du
bonheur que j’éprouvais auprès des petits enfants dont je m’occupais.
Tout en marchant, Emily relisait le certificat que Nérita avait rédigé pour elle sous le
nom de la comtesse Paolini.
— Vous allez certainement me rendre vaniteuse, miss Nérita, dit—elle, vous faites trop
d’éloges de moi!
— Il n’y a pas un mot qui ne soit vrai! se récria Nérita avec élan. Et, si j’avais la
possibilité de rajouter quelque chose, je dirais que je ne peux pas me passer de toi dans
l’existence!
— Oh! miss Nérita!
Emily était si émue qu’elle ne put contenir ses larmes et détourna la tête pour les
cacher.
Rien n’était plus exact, songeait la jeune fille, Emily était le seul être qui lui restait au
monde, la seule qui la comprenait, à qui elle pouvait se confier, la seule prête à l’aider, et
Nérita avait tout abandonné pour ne pas la perdre. Pour rester avec Emily, elle avait
délibérément décidé qu’elle détestait la belle maison de son oncle et tout ce qu’elle
renfermait.
Elle savait pourtant, qu’à sa manière, il faisait ce qu’il pouvait pour être bon avec elle.
Mais quelle différence entre son affection et celle d’Emily! Il était gêné et embarrassé par
la présence de sa nièce : cela se devinait au ton patelin qu’il avait pour lui parler et qui
blessait tant Nérita.
La jeune fille résolut de n’y plus penser. Elle assura ses lunettes sur son nez et
accéléra le pas. Elles arrivèrent rapidement devant un grand portail ouvert au—dessus
duquel on pouvait lire :

BUREAU DE PLACEMENT DE Mrs DALE

Sous le porche, une pancarte annonçait :


« Mrs Dale vous fournira du personnel expérimenté : servantes, secrétaires,
majordomes, gouvernantes, nurses, ou cochers. »
Une lueur d’amusement se peignit sur le visage de Nérita pendant qu’elle examinait
cet écriteau.
Les deux femmes s’empressèrent de monter l’escalier recouvert de linoléum. Sur le
palier du premier étage, elles ouvrirent une porte vitrée sur laquelle le nom de Mrs Dale
était gravé et pénétrèrent d’un pas assuré dans une vaste pièce autour de laquelle étaient
disposés des bancs et où de nombreux domestiques en mal d’emploi étaient assis. D’un
rapide coup d’œil, Nérita nota qu’il y avait là des cochers et des grooms, ainsi qu’une
grosse femme qu’elle supposa être une cuisinière, et des filles très jeunes, avec de bonnes
joues rouges, tout juste arrivées de la campagne avec l’espoir de trouver un emploi dans
une maison noble, qui jetaient des regards effarouchés de tous côtés.
Emily avait expliqué à Nérita que Mrs Dale recevait dans son bureau, aussi la jeune
fille se dirigea—t—elle résolument vers la porte, frappa et entra, suivie de sa camériste,
dans une pièce exiguë. Derrière un haut pupitre, siégeait une femme entre deux âges,
portant une perruque de cheveux rouges. Elle avait un visage anguleux assez antipathique
et une bouche remarquablement dure aux lèvres minces.
Elle leva la tête, inspecta Nérita de haut en bas avec une expression plutôt agressive
avant de jeter un regard rapide sur Emily.
Brusquement, son expression méchante s’effaça. Nérita comprit immédiatement : elle
pensait avoir fait une erreur en prenant la jeune fille pour une dômestique sans emploi.
Aussi prit—elle le ton dont elle usait avec un employeur :
— Que puis—je pour vous? demanda—t—elle d’un ton mielleux qui s’accordait mal
avec sa dureté d’expression.
— Je vous serais très reconnaissante s’il vous était possible de faire quelque chose
pour nous, en effet, déclara posément Nérita de sa jolie voix douce de femme cultivée.
Nous cherchons, mon amie et moi, un emploi dans la même maison...
— Dans la même maison? interrogea Mrs Dale qui avait soudain retrouvé toute sa
sécheresse.
Sans être désemparée, Nérita expliqua :
— Je suis gouvernante : gouvernante pour les jeunes enfants; et mon amie, miss
Emily Henson, est une femme de chambre très stylée et compétente.
— Pourquoi tenez—vous à être ensemble?
— Nous nous connaissons depuis toujours. Nous sommes originaires du même village.
Mrs Dale lui jeta un regard soupçonneux, comme si elle estimait qu’être du même
pays était répréhensible. Cependant, elle ouvrit un grand registre et déclara, d’une voix
neutre qui ne trahissait pas ses sentiments :
— Je suppose que vous avez des certificats?
— Bien sûr! répondit Nérita tranquillement.
Elle sortit celui qu’elle s’était rédigé de sa propre main, et le tendit à Mrs Dale.
Il était facile de se rendre compte que la bonne femme était très impressionnée par la
couronne comtale et le style élégant. Cependant, elle ne fit aucun commentaire et Nérita
reprit la parole la première :
— Miss Henson, mon amie, a également un certificat de la comtesse.
— Est—ce la seule place où vous avez travaillé? s’enquit Mrs Dale.
— J’avais été auparavant chez lady Mowbray, mais peu de temps, car elle est décédée,
répondit Nérita sans se troubler. Mais mon amie...
— Je suppose qu’elle est capable de parler elle—même? coupa sèchement Mrs Dale.
— Oui, m’dame, bien sûr! intervint aussitôt Emily qui n’avait encore rien dit. J’ai
travaillé chez la marquise de Londonderry et chez la comtesse de Grey. J’ai apporté leurs
certificats.
Les noms de ces deux ladies firent encore meilleure impression que celui de la
comtesse italienne qui n’était, somme toute, qu’une étrangère. Mrs Dale s’empara avec
respect des deux feuillets qu’Emily lui avait tendus et les lut très attentivement. Elle
demanda enfin :
— Pourquoi avez—vous quitté la comtesse de Grey?
— J’ai dû aller soigner ma mère qui était très malade; et lorsqu’elle est morte, j’ai
décidé de chercher un emploi à l’étranger, parce que j’avais envie de voyager.
Emily n’en dit pas plus. En réalité, elle était allée à Paris, engagée par sir Ralph comme
femme de chambre de Nérita; c’était une situation différente de ce qu’elle faisait
précédemment lorsqu’elle s’occupait des toilettes et de la coiffure de l’une des mondaines
les plus élégantes et les plus belles de Londres.
— Tout cela me paraît satisfaisant, concéda Mrs Dale, comme à regret. Et, pour être
franche, je vous dirai qu’en ce qui vous concerne, je peux vous trouver un emploi dès
demain. (Tout en parlant, elle avait tourné les pages de son registre.) Voici une dame de
l’aristocratie qui cherche une femme de chambre capable de très bien coiffer... En voici
une autre qui veut quelqu’un sachant faire les bagages convenablement et qui aime les
voyages en mer...
— Je veux être employée dans la même maison que miss Graham, coupa Emily d’une
voix ferme.
Nérita avait choisi ce nom parce qu’il lui semblait avoir une résonance convenable
pour une gouvernante.
Mrs Dale ne dit rien et continua à consulter son registre.
—Je vois ici une maison où l’on demande deux personnes de toute urgence...
Elle avait parlé un peu à contrecœur, comme si elle attachait une valeur particulière à
ces emplois et redoutait de les gaspiller. Puis, comme Emily et Nérita attendaient, sans
rien dire, elle reprit :
— Mais... si je vous adresse à ce client, qui est très important, puis—je avoir la
certitude que vous ne me le ferez pas perdre?
— Nous ferons tout ce que nous pourrons pour donner satisfaction, affirma Nérita
avec assurance.
— Cela pourrait, en effet, vous convenir, miss Graham, puisque l’on demande une
jeune gouvernante pour un petit garçon de six ans. Mais, en ce qui concerne votre amie,
ce n’est certainement pas aussi intéressant... ses références pourraient lui faire espérer
mieux, dit Mrs Dale.
— Pourquoi? demanda Nérita.
—On demande une femme de chambre pour les invités qui viennent au château sans
amener leur propre camériste...
Emily savait que c’était une situation inférieure à celles qu’elle avait eues auparavant.
Les invités qui viennent sans leurs domestiques sont en général moins riches et moins
importants que les autres; la femme de chambre qui les sert est forcément dans l’échelle
de la domesticité, en dessous de celle qui suit sa maîtresse.
Mais, pour être avec Nérita, Emily aurait accepté de laver les sols ou de faire n’importe
quelle basse besogne. Aussi s’empressa—t—elle de dire d’un air satisfait :
— Je suis tout à fait contente de prendre cet emploi.
Mrs Dale lui fit encore remarquer :
— Vos gages seront moins élevés que si vous entriez au service des deux dames dont je
vous ai parlé tout d’abord.
Elle toisa Emily avec mépris, estimant sans doute qu’il était ridicule de rester aussi
liée à cette petite gouvernante qui serait toujours congédiée rapidement parce que ses
élèves auraient atteint l’âge d’aller en pension. Néanmoins, il s’agissait d’un client
important auquel la placeuse tenait à donner satisfaction. Or les manières douces de
Nérita et le maintien correct d’Emily correspondaient exactement au genre de personnes
qu’elle aimait fournir aux bonnes maisons.
Elle se risqua donc à dire, sur un ton presque détendu :
— Si vous me permettez de vous donner un conseil, vous auriez avantage à suivre
chacune votre propre chemin. Les amitiés peuvent toujours devenir gênantes d’une
manière ou d’une autre. Et si un jour vous en veniez à vous brouiller, vous souffririez...
Vous surtout, ajouta—t—elle en se tournant vers Emily.
Celle—ci répliqua d’un ton respectueux :
— Merci, m’dame. Mais je tiens à être avec miss Graham.
— Bien, bien, glapit sèchement Mrs Dale, visiblement vexée que ses charitables
conseils soient dédaignés. Je vais faire le nécessaire pour que vous preniez toutes les deux
le train de 9 h 30, mardi prochain, pour vous rendre au château du marquis de Wychbold.
(Mrs Dale fit à dessein une courte pause; ce nom prestigieux devait impressionner les
deux femmes.) Wych Park est l’une des plus importantes maisons d’Angleterre. Je vous
donnerai l’adresse exacte et j’écrirai un mot au major Marriott, intendant de Sa Grâce, le
duc de Wychbold, pour l’avertir de votre arrivée afin que l’on puisse aller vous chercher à
votre descente du train.
Tout en parlant, elle écrivait; Nérita en profita pour échanger un regard avec Emily qui
secouait désespérément la tête sans doute parce qu’elle trouvait peu souhaitable d’aller à
Wych Park. Mais la jeune fille n’avait aucunement l’intention de laisser passer cette
chance exceptionnelle qui s’offrait aussi vite. Elle était certaine que Mrs Dale était dans le
vrai quand elle prétendait qu’il était difficile de trouver un emploi pour deux domestiques
qui ne voulaient pas se séparer. Aussi fit—elle semblant de ne pas remarquer la mimique
de sa compagne.
D’ailleurs, Mrs Dale demandait déjà :
— Je suppose que vous avez assez d’argent pour payer votre voyage, n’est—ce pas? Les
billets vous seront remboursés par le major Marriott qui vous recevra lorsque vous
arriverez. Au cas où vous ne lui donneriez pas satisfaction, il vous paierait votre voyage de
retour jusqu’à Londres.
Elle tendit à Nérita une carte sur laquelle elle avait inscrit l’adresse et la référence de
son registre.
— Avez—vous besoin de toujours porter des lunettes, miss Graham? s’informa—t—elle
enfin.
— Non. Seulement pendant quelques jours, répliqua la jeune fille.
— Je pense que cela effrayerait un enfant. Ah! autre chose, ne vous habillez pas en
noir : c’est très important. Les enfants en ont peur, comme me le disait il y a bien des
années la duchesse de Marlborough. Cela leur fait penser aux corneilles.
— Je comprends, vous avez raison, acquiesça Nérita.
— Bon. Eh bien! je souhaite que vous donniez satisfaction ! dit Mrs Dale peu
convaincue. Car, si vous ne réussissez pas, j’aurai beaucoup de mal à vous trouver une
autre maison où vous pourrez être engagées ensemble. Elles ne poussent pas comme la
mauvaise herbe, vous savez!
— J’en suis persuadée, approuva Nérita. Merci beaucoup, madame.
Tandis qu’elle se dirigeait vers la porte pour sortir, elle entendit Mrs Dale s’adresser à
Emily:
— Si cette place ne vous convenait pas, revenez me voir un de vos jours de congé. Je
vous trouverai facilement un autre emploi.
— Merci, madame, répondit simplement Emily.
Elle rejoignit Nérita et, avec elle, traversa très vite la salle d’attente où le nombre des
domestiques qui attendaient avait encore augmenté.
Arrivées sur le palier, elles s’effacèrent pour laisser passer une dame vêtue d’une robe
de soie froufroutante et d’une cape bordée de fourrure qui laissait derrière elle les
effluves d’un parfum de luxe. Elle avait l’air hautain et désagréable et, bien entendu, elle
ne s’abaissa pas à adresser un regard aux deux servantes qui s’étaient effacées pour la
laisser passer.
Nérita s’était élancée la première dans l’escalier qu’elle descendit rapidement. Quand
Emily l’eut rejointe elle lui dit aussitôt :
— Maintenant, vous allez m’écouter, miss Nérita! Nous n’irons pas à Wych Park. Vous
avez pourtant bien vu que je vous faisais signe de refuser cette place!
— C’était cela ou rien du tout : il fallait accepter. Mais qu’as—tu donc contre Wych
Park, Emily?
— C’est à cause du marquis. Ce n’est pas une maison convenable pour vous, miss
Nérita, je vous assure.
La jeune fille se mit à rire :
— Mais ce n’est pas une maison où j’habiterai; c’est une maison où je travaillerai. C’est
tout à fait différent.
— Cela peut être pire... grommela Emily, soucieuse.
— Que veux—tu dire?
— Maintenant, écoutez—moi, miss Nérita, je vous en prie. J’ai entendu raconter
beaucoup de choses sur le marquis... J’entendais même trop parler de lui, quand j’étais
chez la comtesse de Grey. Elle voulait qu’il soit de toutes ses réceptions. Elle lui tournait
autour. D’ailleurs, elle a fini par obtenir ce qu’elle voulait! !
Nérita avait souvent entendu parler de la comtesse de Grey par Emily. C’était l’une des
beautés de Londres. On voyait sa photographie dans tous les magazines. Chaque année,
au Salon, de nouveaux portraits d’elle apparaissaient, les peintres à la mode se disputant
depuis des années la faveur de l’avoir pour modèle.
Nérita se souvint alors qu’un jour elle avait demandé à son père :
— Quelle est la femme la plus belle que vous ayez connue?
— Voilà une question difficile, avait—il répondu; j’ai admiré tant de femmes si
différentes! (Tenant, comme toujours, à répondre précisément aux questions de sa fille, il
réfléchit.) Lily Langtry était probablement l’une des plus belles à l’époque où le peintre
français Millau a fait son portrait en robe noire.
— J’en ai entendu parler, elle tenait un lis du Japon à la main, avait précisé Nérita.
Son père avait souri et elle avait demandé :
— Qui d’autre encore était particulièrement belle?
— La comtesse de Grey, grande et brune comme un cygne noir : elle éclipsait vraiment
toutes les autres.
La petite fille avait ri; mais, plus tard, quand elle souhaita ressembler aux femmes qui
plaisaient tant à son père, elle avait étudié soigneusement les portraits de la comtesse de
Grey et elle avait écouté tout ce que l’on disait à propos d’elle.
Les hommes exprimaient généralement une admiration sans réserve tandis que les
femmes la critiquaient sans ménagement.
Il aurait fallu que Nérita fût stupide pour ne pas \ comprendre qu’il y avait beaucoup à
dire sur la comtesse mais qu’on ne pouvait parler ouvertement devant une enfant. Après
ce qu’Emily venait de lui confier, elle devinait que ses relations avec le marquis de
Wychbold devaient faire partie de ces choses qui se chuchotaient.
Nérita avait d’ailleurs appris, de la bouche de sa femme de chambre, que la comtesse
de Grey, comme la plupart des femmes du monde, à l’époque, avait eu de nombreuses
aventures. Emily lui avait raconté qu’elle avait été passionnément amoureuse de
l’honorable Harry Cust, le jeune frère de lord Brownlow. Nérita avait souvent entendu
parler de lui, mais sans y faire attention.
Un jour où quelqu’un avait dit chez les Dunbar : « C’est le Don Juan du siècle! » son
père avait précisé :
— C’est aussi l’homme le plus intelligent et le plus séduisant que j’aie jamais
rencontré. Si les femmes n’existaient pas, il serait notre Premier ministre ou le vice—roi
des Indes.
Après le départ des invités, elle avait voulu savoir pourquoi il avait dit cela au sujet de
sir Harry.
— Parce qu’il est très brillant, lui avait répondu sir Ralph. Il est regrettable qu’il
gaspille son temps à flirter avec une troupe de belles femmes qui n’ont pas un brin de
cervelle!
Tous ces personnages avaient semblé fascinants à Nérita depuis qu’elle avait été en
âge de comprendre ce qui se racontait. Aussi avait—elle été longtemps impatiente de
participer enfin à la saison mondaine, de rencontrer ces hommes et ces femmes dont tout
le monde parlait comme si c’étaient des divinités différentes du commun des mortels.
Aujourd’hui elle était un peu triste car jamais plus elle ne pourrait les approcher ni les
fréquenter. Désormais, pensait—elle en regardant Emily qui marchait à ses côtés, elle
devrait se contenter de ce que sa femme de chambre lui raconterait.
Pour l’instant, elle voulait surtout en savoir plus sur le marquis de Wychbold. Elle pria
donc Emily de la renseigner.
Mais sa compagne prit un air sévère :
— Écoutez—moi bien, miss Nérita : quand je vous aurai dit tout ce que je sais,
promettez—moi que nous retournerons au bureau de placement pour demander à cette
vieille chipie de nous trouver une autre place.
Nérita se fâcha :
— Mais tu sais très bien qu’il n’y en a pas d’autre! Enfin, Emily, qu’est—ce que tu as
contre le marquis?
— Je n’ai pas dit que j’avais quelque chose contre lui, miss Nérita. Mais il n’y a pas de
maîtresse de maison à Wych Park et j’estime qu’une jeune fille comme vous ne peut
accepter d’y travailler.
— Quel âge a le marquis?
— Je ne le sais pas exactement : la trentaine probablement, peut—être moins... miss
Nérita.
— Alors pourquoi n’est—il pas marié?
— Mais il l’est!
La réponse étonna tellement Nérita qu’elle s’arrêta.
— Dans ce cas, pourquoi fais—tu tant d’histoires? Je ne comprends plus... Et pourquoi
n’as-tu pas été engagée comme femme de chambre de la marquise?
— Parce qu’elle n’habite pas là!
— Écoute, Emily, il vaudrait mieux que tu me racontes toute cette histoire à dormir
debout depuis le commencement. Je ne vois pas la nécessité de faire tant de mystères,
s’impatienta Nérita.
Emily soupira :
— D’après ce que j’ai pu entendre dire, le marquis et la marquise n’ont jamais vécu
sous le même toit.
Nérita l’interrompit vivement, ne pouvant s’empêcher de poser la question stupide qui
lui montait aux lèvres :
— Pourquoi se sont—ils mariés, alors?
Elle savait que souvent, dans la noblesse, on faisait des mariages de raison ou
d’intérêts et elle pensait que ce devait être le cas.
Emily reprit avec le même air mystérieux :
— Il paraît que le marquis a épousé cette femme parce qu’il l’aimait, mais contre la
volonté de ses parents.
— Eh bien! Voilà qui n’est pas chose courante! s’exclama la jeune fille.
— C’était une demi—italienne très belle.
— Mais pourquoi ne vivent—ils pas ensemble?
— Ah! ça, je n’en ai pas la moindre idée, miss Nérita! Je sais seulement qu’ils ont
toujours été séparés, que la marquise est en Angleterre, qu’elle a demandé le divorce mais
que le marquis refuse de le lui accorder.
— Il doit avoir peur du scandale, probablement, suggéra Nérita d’un ton rêveur.
Elle avait toujours entendu son père et sa mère dire que le divorce et le scandale qui
s’ensuit inéluctablement les choquaient profondément.
— Vous devez avoir raison, miss Nérita, dit Emily. Mais depuis que le marquis est
redevenu célibataire, si l’on peut dire, et même longtemps avant, toutes les femmes
tournaient autour de lui. J’ai entendu raconter des centaines d’histoires sur les aventures
et les passades de cet homme!
Nérita sourit; elle savait que, pour Emily, parler de « passades », c’était évoquer une
conduite vraiment répréhensible; mais elle se contenta de dire :
— Il y a tout lieu de supposer que le petit garçon dont je vais m’occuper est le fils du
marquis et de cette femme qui l’a quitté.
— Probablement, miss Nérita. Je crois bien me rappeler que l’on m’a raconté cette
histoire il y a en effet environ six ans. Mais le marquis s’intéressait un peu trop aux
femmes depuis longtemps déjà.
Nérita ne pouvait s’empêcher de s’étonner de l’indignation d’Emily, car, si elle estimait
elle aussi que c’était là une conduite répréhensible, il lui semblait qu’elle était assez
répandue dans le grand monde, du moins le supposait—elle, d’après tout ce qu’elle avait
entendu raconter.
Le prince de Galles, lui—même, n’avait—il pas donné l’exemple? Et dans son
entourage tout le monde l’avait imité.
Sir Ralph avait souvent plaisanté devant elle de cette bonne société anglaise qui était
passée sans transition du puritanisme le plus étroit prôné par la reine Victoria et le prince
Albert, aux mœurs libertines de la joyeuse bande qui entourait leur fils à Marlborough
House.
A une époque où tout le monde aurait trouvé du plus mauvais goût qu’une écolière
naïve soit au courant de ce qui se passait dans les salons que fréquentait le prince de
Galles, Nérita était exceptionnellement avertie, parce que son père et sa mère avaient
l’habitude de parler librement devant elle et que son père avait continué après son
veuvage.
On évoquait les frasques du prince de Galles et de ses amis non seulement à Londres,
mais un peu partout, et notamment à Paris. Nérita avait aussi souvent rencontré le grand
ami du prince, le marquis de Harrington, futur duc de Devonshire, aux somptueuses
réceptions données par sir Ralph Dunbar au Ritz. Personne n’ignorait que le marquis
avait été, durant des années, l’amant de la duchesse de Manchester.
A Rome, où tout le monde était tout aussi au courant, Nérita avait suivi, grâce aux
bavardages, les péripéties du drame auquel avait été mêlé lord Charles Beresford, ami
intime du prince. Il était follement amoureux de sa maîtresse, lady Brooke; mais elle lui
avait écrit pour lui reprocher son infidélité quand elle avait appris que sa femme, âgée de
quarante—cinq ans, attendait un enfant. Malheureusement, c’était lady Beresford qui
avait ouvert cette lettre et tout le monde avait su que, au cours de la querelle qui s’en était
suivie, le prince de Galles, lui—même, avait été mis en cause.
On ne comptait plus les aventures et les intrigues amoureuses des six ou sept
meilleurs amis du prince, qui tous appartenaient aux plus nobles familles. Elles étaient le
grand sujet de conversation dans les clubs, et l’on en parlait à voix basse dans les salons.
Nérita comprenait cependant assez bien qu’Emily soit épouvantée à l’idée que sa jeune
maîtresse puisse être en contact avec des hommes de ce genre. Mais la jeune fille avait
une réponse toute prête et se sentait parfaitement rassurée.
Elle avait questionné son père, bien des années auparavant, au sujet de ces intrigues
qui faisaient tant jaser autour d’eux et il lui avait expliqué que les aventures amoureuses
étaient réservées aux femmes et que les jeunes filles en étaient rigoureusement exclues.
— On condamnerait un gentleman qui séduirait une jeune fille avant son mariage,
avait—il dit. Il est même très inélégant d’avoir une liaison avec une jeune femme mariée
tant qu’elle n’a pas donné à son mari une descendance. Cela ne se fait pas.
— Mais enfin, papa, cela ne fâche—t—il pas les gens d’avoir un mari ou une femme
infidèle? s’était étonnée la fillette.
Comme toujours son père avait pesé ses mots pour lui répondre aussi précisément
que possible.
— Il y a certainement des gens dont le cœur est brisé, et la plupart du temps les
hommes souffrent dans leur orgueil. Mais c’est aussi, dans une certaine mesure, une
sorte de jeu dont on se doit de respecter les règles, la plus importante étant de ne pas
provoquer de scandale.
— Ni de divorce... avait ajouté Nérita.
— Naturellement : ni de divorce ! Ce serait le comble de l’humiliation non seulement
pour les époux, mais pour leurs parents et leurs enfants, et même pour la société en
général, s’était écrié sir Ralph avec chaleur. Ce qui perd les gens de ma génération, Nérita,
c’est qu’ils ont trop de loisirs. Les hommes chassent, pêchent et jouent aux cartes. Mais
ils négligent de se servir de leur esprit, ce qui est toujours une erreur.
— Et c’est la raison pour laquelle le prince de Galles... avait commencé à dire Nérita,
que son père avait interrompue :
— Le prince a des excuses : sa mère l’a outrageusement maltraité. Elle l’a écarté des
affaires : il n’a même pas le droit de voir les dossiers du gouvernement. Quel affront! Il
est bien obligé de s’amuser pour remplir son existence; et, malheureusement, s’amuser
signifie en général courtiser les femmes et jouer! (sir Ralph avait alors souri) : Je ne
devrais pas vous parler ainsi, Nérita. Vous êtes encore trop jeune. Mais vous avez une
grande intelligence : la plupart des femmes qui ont le double de votre âge n’en ont pas
autant.
— Merci, papa, avait—elle répondu avec sérieux. J’aime essayer de tout comprendre,
vous savez. Et je souhaite de tout mon cœur que, lorsque je serai mariée, je n’aurai pas de
temps à perdre avec des histoires d’amour. J’espère que ma vie sera pleine de choses plus
constructives.
Son père l’avait regardée avec tendresse :
— Voilà une bonne façon d’envisager la vie, ma chérie. Tout ce que je peux faire c’est
prier pour qu’il en soit ainsi. Mais l’amour est une chose qui s’empare de nous au
moment où nous nous y attendons le moins. Même le don Juan le plus expérimenté s’y
laisse quelquefois prendre, et perd pied.
— Oh! quand je me marierai, je serai follement amoureuse de mon mari et pour
toujours, moi ! avait—elle déclaré.
— Je l’espère de toute mon âme. Et, belle et intelligente comme vous l’êtes, il n’y a
aucune raison pour que vous ayez des déceptions.
Bien que son père eût prononcé ces mots avec conviction, elle était persuadée qu’au
fond de lui—même il redoutait que sa fille ne rencontre pas l’amour absolu auquel elle
aspirait. Ce scepticisme s’expliquait, avait—elle pensé, parce que son père vivait dans un
milieu où l’amour avait une place très différente de celle dont elle rêvait.
Mais les intrigues, les infidélités entre époux, les rendez—vous clandestins, les
rencontres chez des amies, tout ce jeu—là paraissait bien misérable à Nérita. Pourtant,
puisque c’était ce que tout le monde faisait et acceptait, n’était—elle pas en train de rêver
à l’impossible? se demandait—elle souvent. Par exemple, l’amour dont on s’occupait à
Paris n’avait rien de commun avec ce qu’elle désirait connaître.
A Rome aussi, elle avait entendu parler de l’amour par de jeunes nobles aux sombres
yeux de velours noyés d’émotion, aux lèvres toujours prêtes à formuler des compliments
d’un lyrisme extravagant. Pour eux l’amour était un lieu commun poétique inscrit dans
leurs habitudes comme l’amour de la musique ou la contemplation du clair de lune.
Et ce n’était pas non plus ce dont rêvait Nérita. Elle se disait parfois qu’elle attendait
trop de la vie et que probablement elle n’en obtiendrait qu’une faible partie.
Après ce rappel de ses souvenirs et de ses anciennes espérances, la jeune fille se
tourna vers Emily :
— Inutile de continuer à batailler contre les emplois que nous avons trouvés! lui dit—
elle avec fermeté. Nous devons essayer. Si ça ne va pas comme nous voulons, nous
rentrerons tête basse, chez mon oncle, en reconnaissant que nous nous sommes
trompées.
Emily sursauta :
— Que dirait votre oncle?
— Certainement la moitié moins que ma tante, répondit Nérita d’un ton badin.
— C’est bien vrai, admit Emily. Mais je vous affirme que si votre père était encore en
vie, il vous dirait que Wych Park n’est pas un endroit pour vous.
— Si papa était vivant, nous serions auprès de lui! Et rien de tout cela ne nous
arriverait! affirma—t—elle avec un petit sanglot dans la voix. (Elle se tut, retira ses
lunettes et les rangea dans son sac.) Je déteste le mensonge. Je déteste user de
subterfuges. Je déteste cacher ma personnalité sous une fausse identité. Mais je n’ai pas
le choix!
Nérita décida de traverser le parc pour regagner la maison de lord Dunbarton; elle
sentait qu’elle avait besoin de marcher dans l’air vif du mois d’octobre, pour clarifier ses
idées.
Quand elles arrivèrent à Belgrave Square, elle monta directement dans sa chambre.
Elle hésitait encore à croire à la réalité des projets qu’elle avait échafaudés.
Elle avait l’impression qu’elle faisait un horrible cauchemar, qu’elle allait enfin se
réveiller et que son père serait là, qu’ils seraient ensemble et vivraient heureux comme
par le passé.
Emily la tira de ses réflexions en lui posant brusquement une question bien concrète :
— Puisque nous devons partir mardi, qu’emporterons—nous?
— Juste le strict nécessaire. Quelques—unes des robes très simples que j’avais en
Italie, puisque, Dieu merci, Mrs Dale m’a déconseillé de porter le deuil.
— Mais c’est un manque de respect pour votre père de porter de la couleur, contesta
Emily, très choquée.
— Papa ne s’en formaliserait pas. Il a toujours détesté les gens qui pleuraient et
gémissaient à voix haute. Il m’avait dit, une fois : « La mort n’est pas un drame : c’est la
manière de vivre qui compte! »
La voix de la jeune fille se brisa. Elle murmura :
— Moi, c’est la vie que je trouve difficile... la vie sans lui.
Les larmes lui montèrent aux yeux.
— Vous êtes fatiguée, estima Emily. Je vais faire du thé. J’en ai bien besoin, moi aussi!
La femme de chambre quitta la pièce. Nérita se cacha le visage dans ses mains et tenta
de retenir ses pleurs.
« Voilà où nous en sommes! » se disait—elle.
Elle aurait voulu réfléchir calmement mais c’était au—dessus de ses forces. Elle
pleurait, elle aurait la migraine; et cela ne ferait ni revenir son père, ni renaître cette
sensation de sécurité qu’elle éprouvait quand il veillait sur elle.
Elle se demanda s’il la voyait, s’il savait ce qu'elle faisait et s’il l’approuvait.
Il aurait certainement compris ce qu’elle ressentait à l’idée de vivre chez son oncle et
sa tante sans amis et avec l’obligation de se cacher aux invités de la maison.
— Eh bien! je vais faire une nouvelle expérience, papa, murmura—t—elle, c’est déjà
quelque chose! Vous disiez toujours qu’il fallait faire toutes sortes d’expériences dans la
vie, que cela développait le jugement...
Au fond, à y bien réfléchir, c’était plutôt comique qu’une fille qui avait été l’une des
plus riches héritières du pays devienne bonne d’enfants, pensait Nérita pour stimuler son
courage. Elle se jura qu’elle s’obligerait à rire de tout ce qui pourrait lui arriver,
puisqu’elle avait, du moins, le bonheur de garder Emily auprès d’elle.
« Ainsi, ma nouvelle vie sera peut—être très enrichissante, se dit—elle; de toute façon,
nous pouvons essayer : nous verrons bien! » Elle aurait pu ajouter : « Nous pourrons
toujours revenir... », ce qui était rassurant.
Elle répéta les mêmes phrases le mardi suivant, quand elle quitta la maison de
Belgrave Square, tôt le matin, avant que sa tante ne soit éveillée.
Emily avait annoncé aux autres domestiques qu’elle avait trouvé une nouvelle place et
avait demandé au valet de pied d’aller lui chercher un fiacre pour transporter ses bagages.
Le valet fut très surpris de voir la quantité de malles de cuir qu’il lui avait fallu
descendre dans le vestibule. Il ne put s’empêcher de demander à la femme de chambre :
— Tout ça vous appartient? On dirait que vous vous promenez avec le trésor de la
Couronne!
— J’emporte tout ce que je possède : je n’ai nulle envie de me laisser piller en les
laissant derrière moi, avait—elle répondu en riant.
— Non! mais pour qui vous prenez—vous? avait rétorqué avec impertinence le valet,
mais il avait baissé le ton et s’était tu brusquement en voyant apparaître Nérita qui
descendait le perron en courant.
Elle s’adressa, tout essoufflée, à Emily :
— J’étais déjà levée, ma bonne Emily, aussi ai—je décidé de t’accompagner à la gare.
Emily répliqua, comme elles en étaient convenues la veille :
— C’est vraiment très gentil à vous, miss Nérita! Mais je ne voudrais pas que vous
vous dérangiez pour moi.
— Je ne connais rien de plus déprimant que de monter en chemin de fer et de quitter
une gare, tout seul, sans qu’il y ait quelqu’un pour vous dire au revoir, dit Nérita avec
assurance.
Et la jeune fille sauta dans le fiacre à côté d’Emily, tandis que le valet donnait l’adresse
de la gare au cocher.
Nérita attendit que la voiture se soit éloignée pour retirer le manteau noir qui cachait
son costume de voyage bleu ainsi que le voile de crêpe sous lequel elle avait mis un
chapeau de la même couleur.
— Quand nous serons à la gare, il faudra les mettre sur le dessus d’une valise, déclara
—t—elle à Emily.
— Pourvu que vous ayez suffisamment chaud! Il fait très frais, ce matin, remarqua la
servante.
— Oui; mais ce n’aurait pas été raisonnable de mettre une pelisse, même s’il n’y a pas
de maîtresse de maison, à Wych Park. Certains hommes sont très observateurs et
remarquent les vêtements des femmes.
Nérita pensait à son père, qui faisait toujours attention à ce qu’elle portait; le major
Marriott, intendant du marquis, pouvait fort bien savoir faire la différence entre de la
fourrure véritable et de l’imitation.
Elle était si jolie malgré ses cheveux tirés derrière les oreilles qu’Emily s’inquiéta de
savoir si elle n’avait pas oublié ses lunettes.
— Vous les avez bien avec vous, au moins? dit—elle.
— Bien sûr! Mais je ne compte pas les porter beaucoup, puisque Mrs Dale m’a
prévenue qu’elles effrayaient les enfants.
— C’est vrai! avec ça sur le nez vous feriez même peur aux oiseaux, opina Emily. Dès
que nous serons engagées, avant de monter à la nursery, enlevez—les. Mais n’oubliez pas
que vous m’avez promis, sur votre honneur, que vous les porteriez chaque fois que vous
iriez dans une autre partie du château.
Nérita sourit :
— As—tu encore peur du méchant marquis? N’y pense donc plus! Je suis beaucoup
trop jeune pour être à sa convenance!
— Comment pourrait—il le savoir? Vous avez menti sur votre âge!
Nérita s’amusait beaucoup :
— Je ne crois pas qu’un homme demande à une femme son acte de naissance avant de
la prendre dans ses bras, pas même un Anglais. Et tu sais aussi bien que moi que, pour un
Français, toutes les femmes sont séduisantes, quelles qu’elles soient.
Emily s’indigna :
— Oh! miss Nérita! Si vous continuez à dire des choses pareilles, je fais faire demi—
tour à la voiture et je vous ramène à votre oncle!
— Je te promets que je ferai très attention, et que je me conduirai bien, Emily. C’est
vrai. Mais je me sens surexcitée par l’aventure dans laquelle nous nous lançons, tu
devrais me comprendre... tu es aussi excitée que moi.
— Il n’y a pourtant pas de quoi! grogna Emily. Et je me demande ce que dira Sa Grâce
lady Dunbarton quand elle s’apercevra de votre départ.
— Moi je le sais! Elle s’exclamera : « Bon débarras! » Tu sais bien ce qu’elle pense de
moi, pour elle, je suis un rebut de la société. C’est vrai, Emily!
La femme de chambre prit un air digne :
— Je ne peux pas exprimer ce que je pense, miss Nérita : ce serait trop grossier de ma
part!
Nérita se mit à rire :
— Allons, Emily, n’essaye pas de me conter des balivernes. Je te parierais bien mille
livres contre une \ pièce de trois sous que tante Violette ne fera pas le plus petit geste
pour essayer de me retrouver!
— Mais vous lui avez laissé un mot? s’inquiéta néanmoins Emily.
— J’ai écrit à oncle Henry. Je l’ai remercié pour tout ce qu’il a fait pour moi, je lui ai dit
que je voulais essayer de gagner ma vie, mais que, si je n’y parvenais pas, je reviendrais
près de lui. Et je l’ai prié de me pardonner si je lui causais du souci.
— Ça, c’est très gentil, remarqua Emily. Peut—être que votre oncle comprendra...
— Certainement pas : il en est incapable. Et je crois vraiment que dans ma situation
j’ai fait ce qu’il fallait. Alors, désormais, plus de remords : gardons l’esprit libre pour
profiter de l’existence!
Nérita avait dit cela avec un entrain, qui prouvait combien elle se sentait soulagée
d’être loin de son oncle et de sa tante. Mais, en considérant l’expression d’Emily, elle
sentit que sa camériste ne partageait pas sa manière de voir.
Elle ne pouvait pas ressentir les mêmes choses que sa femme de chambre, car, en
somme, elle était au seuil d’une nouvelle vie qui lui permettrait d’oublier le passé, tandis
que pour Emily rien de tout cela n’était inattendu.
Nérita ne voulait pas s’appesantir sur la banqueroute et sur la mort tragique de son
père. C’était trop pénible. Elle voulait courageusement songer à l’avenir sans gémir sur le
passé. Elle ne voulait pas se laisser engloutir sous sa ruine, mais au contraire elle voulait
construire sa vie autrement.
Durant de longues heures, la nuit précédente, elle avait réfléchi à sa situation, et elle
s’était dit qu’elle allait jouer un rôle, comme une actrice sur scène. Il fallait qu’elle se
mette dans la peau de son personnage. A quoi lui servirait de continuer à penser qu’elle
était la belle et intelligente Nérita Dunbar, autrefois immensément riche et aujourd’hui
contrainte d'accepter un emploi de gouvernante? Elle devait réellement être celle dont
elle postulait l’emploi et oublier le reste. Elle n’était qu’une jeune fille qui avait besoin de
travailler et qui s’occupait d’un petit enfant parce qu’elle n’était pas capable de faire grand
—chose d'autre, sinon se marier, ce qui restait à vérifier, puisque depuis son deuil aucun
prétendant n’avait plus frappé à sa porte.
Avec ironie, elle avait repensé à tous les jeunes gens qui, au cours des six derniers
mois, lui avaient déclaré vouloir l’épouser. Elle n’en avait pris aucun au sérieux, sachant
parfaitement que son père ne les aurait pas acceptés.
Et d’ailleurs, que serait—il arrivé si, par malheur, elle en avait cru un seul? Quelle
désillusion si, ruinée, elle s’était brusquement aperçue qu’elle ne comptait plus pour lui?
Si elle avait été fiancée, son premier geste aurait été de renvoyer sa bague et de rendre
sa parole à son prétendant. Et si elle avait été mariée, la situation eût été pire encore : elle
n’aurait pu supporter d’être pour son mari une source d’embarras et non un soutien.
C’eût été un chagrin intolérable, même si elle avait été très amoureuse!
« En somme, j’ai de la chance! se dit—elle. Je suis libre, je peux refuser... oui, je refuse
d’être vaincue, de croire que ma vie est finie à cause de ce qui est arrivé... »
Le souvenir de la farouche détermination qui avait permis à son père de gagner une
fortune colossale la stimulait. N’était—il pas devenu une personnalité importante reçue
dans le monde entier chaleureusement? Certes, sa réputation n’était pas comme la
sienne... souillée, avant même qu’il se soit lancé dans la vie. Mais elle était certaine qu’un
jour, le « fringant Dunbar » serait oublié, comme presque tous ceux qui sont morts.
« C’est la vie... se répétait—elle. Il est parfaitement inutile de perdre son temps à
ressasser mes malheurs. Il faut oublier! Allons : oublie! oublie, ma fille! »
Elles avaient pris place dans un compartiment « pour dames seules » dans une voiture
de seconde classe; et, lorsque le convoi quitta la gare de Paddington, il sembla à Nérita
que le train, en roulant sur les rails, lui chantait tout bas : « Oublie! oublie! »
Nérita Dunbar n’existait plus! Désormais, elle était Nérita Graham, une petite
gouvernante sans autre ambition que rendre heureux un petit garçon, lui apprendre peut
—être quelque chose et surtout lui communiquer une certaine philosophie de l’existence.
— Ce sont nos idées qui nous façonnent, disait son père. Ce qui distingue une
personne cultivée d’une autre, ce n’est pas tant ce qu’elle a appris, mais plutôt ce qu’elle
pense.
Après réflexion, Nérita lui avait répondu :
— Parce que ce que nous pensons dépend de ce que nous lisons, voyons et entendons...
— Exactement! Nous n’assimilons qu’une partie de tout cela mais ensuite la façon
dont nous exerçons notre jugement doit devenir une seconde nature.
— Voilà pourquoi les idées de quelqu’un ont tellement d’importance! avait conclu la
jeune fille.
— Oui. De mauvaises pensées peuvent gâter définitivement quelqu’un qui les agite : la
haine, par exemple, qui n’est jamais qu’une sorte de pensée exacerbée, détruit bien plus
souvent celui qui l’éprouve que celui qui en est l’objet.
Au souvenir de ce dialogue, Nérita s’admonesta sévèrement : « Il faut que j’essaie de
ne pas haïr tante Violette, ni ceux qui se sont détournés de moi après la mort de papa. »
Pourtant il était amer de penser à tous ces gens qui autrefois s’empressaient autour
d’elle à Londres. Elle aurait pu espérer au moins que quelques amis intimes lui envoient
un message de sympathie ou même une simple lettre de condoléances et s’inquiètent de
son sort.
Mais, à Londres, personne ne s’était manifesté; et, bien qu’il fût un peu prématuré
pour en juger définitivement, aucune lettre ne lui était arrivée de Paris ou de l’une des
nombreuses villes où son père avait été reçu et fêté.
Et Nérita soupira. « Je ne dois pourtant pas les détester, songea—t—elle. Il ne faut
détester personne! Mais ce sera difficile! »
Et, tandis qu’elle poursuivait sa méditation, le train qui l’emportait vers une vie
nouvelle roulait, en martelant sa chanson sur les rails : « Oublie! oublie! »
3

« Ça y est! nous avons réussi! » se répétait Nérita avec excitation en montant l’escalier
derrière l’intendante, strictement vêtue de soie noire.
Elle avait eu un moment de panique quand, sitôt leur arrivée à Wych Park, un vieux
maître d’hôtel les avait introduites dans le bureau de l’intendant du marquis. Elle
craignait terriblement qu’après tout ce qu’elles avaient réussi à faire, le major Marriott ne
découvre la supercherie ou ne décide qu’elle ne convenait pas pour le poste de
gouvernante.
Il leur aurait fallu retourner à Londres...
Mais elles s’étaient trouvées en face d’un homme d’âge mûr, aux cheveux grisonnants,
à l’air assez las. Lorsque le maître d’hôtel avait annoncé :
— Miss Graham, la nouvelle gouvernante, et miss Henson, la femme de chambre, sir!
II avait retiré ses lunettes et s’était renversé dans son fauteuil, tandis que les deux
femmes traversaient l’immense pièce. Elles étaient allées jusqu’à son bureau et Nérita
avait pensé que c’était aussi éprouvant que de s’approcher du bureau d’un redoutable
directeur de collège.
Pourtant, au lieu de les examiner sans aménité de la tête aux pieds, comme elle l’avait
redouté, il les avait aimablement priées de s’asseoir.
Il s’était adressé à Nérita :
— D’après ce qu’on m’a dit, j’ai cru comprendre que vous désiriez, miss Henson et
vous, travailler ensemble...
— Nous nous connaissons depuis très longtemps; et nous préférerions en effet
travailler dans la même maison, répondit Nérita en prenant son courage à deux mains.
— Je n’y vois aucun inconvénient. Mrs Dale m’a informé que vous étiez toutes deux
très expérimentées dans vos domaines respectifs.
Pensant que c’était ce qu’il attendait, Nérita sortit le certificat qu’elle s’était fait et le
lui tendit.
Il remit ses lunettes, le lut lentement et déclara enfin :
— En effet, il semble que vous ayez l’expérience des enfants. Très bien. Ici vous
n’aurez à vous occuper que du jeune lord Burton qui, vous le savez sans doute déjà, a six
ans.
— Je le sais, en effet.
— Pour l’instant, il ne lit ni n’écrit et je crains qu’il n’éprouve de la difficulté à
apprendre quoi que ce soit.
Nérita était surprise, mais elle ignorait ce qu’un enfant de cet âge était normalement
capable de faire.
Elle ne répondit donc rien; le major Marriott ajouta presque aussitôt :
— Je suppose que vous avez envie de voir votre petit élève. Vous pouvez donc, si vous
le désirez, monter à la nursery qui, désormais, sera la salle d’études, et faire la
connaissance du jeune Anthony.
— Cela me ferait plaisir, répondit Nérita tout en notant mentalement le nom de
l’enfant.
Le major Marriott reprit d’une voix légèrement traînante :
— Je suis certain que Mrs Dale vous a indiqué ce que serait votre rémunération.
Mrs Dale n’en avait rien dit; mais Nérita avait tellement hâte d’échapper à cet
interrogatoire et aux questions embarrassantes qui risquaient de lui être posées qu’elle
préféra ne pas répondre.
Le major Marriott agita la sonnette qui était sur son bureau et le maître d’hôtel qui les
avait introduites ouvrit la porte.
— Veuillez conduire miss Graham à Mrs Wilton, ordonna—t—il.
— Bien, sir.
Nérita était enfin sortie du bureau. Elle soupira de soulagement à l’idée d’avoir passé
le premier obstacle et se permit enfin de regarder autour d’elle.
Avant son départ pour la France elle avait séjourné souvent avec son père dans de
grandes demeures comme celle—ci. Il l’avait emmenée à Chatsworth chez le duc et la
duchesse de Devonshire, à Wobum dans le château où vivait le duc de Bedford, et au
château de Burghley qu’elle avait trouvé absolument magnifique : selon elle, aucune
autre demeure ne pouvait être aussi belle.
Mais, dès le premier coup d’œil, elle vit que Wych Park surpassait tout ce qu’elle
connaissait. Déjà, en arrivant en voiture par la grande allée, elle avait eu le souffle coupé
en découvrant l’immense bâtisse avec ses tours, ses toits pentus, ses tourelles et ses
cheminées aux formes baroques se découpant sur le ciel.
Son admiration n’avait fait que croître en approchant de l’immense demeure de pierre
grise, aux proportions parfaites et aux hautes fenêtres. Le regret lui avait serré le cœur :
pourquoi son père n’était—il pas près d’elle pour partager son enthousiasme? Plus que
jamais, en cet instant, son absence lui était douloureuse. Elle lui aurait demandé des
explications. Mieux qu’elle, il aurait identifié l’époque de l’architecture, des ornements,
des admirables peintures murales du hall, des tableaux accrochés dans l’escalier sculpté
dus sans doute à de grands maîtres.
Mais elle n’avait pas le temps de s’attarder à contempler toutes ces merveilles, car
l’intendante l’attendait. Au premier regard, Nérita avait compris, avec l’expérience qu’elle
avait de ces sortes de choses, que cette femme stricte et impeccable était à sa place et
devait assurer la direction et la surveillance d’une aussi importante maison à la
perfection.
Une longue châtelaine d’argent était accrochée à sa ceinture. Elle avait l’air digne,
mais la bonté se lisait sur son visage; avec beaucoup de gentillesse elle accueillit la jeune
fille. Elle lui tendit la main et dit :
— Soyez la bienvenue à Wych Park, mademoiselle! J’espère que vous vous plairez avec
nous.
— Merci beaucoup, avait répondu Nérita.
— Le major Marriott m’a priée de vous montrer les appartements de l’enfant et les
pièces de l’ancienne nursery qui vous seront désormais réservées. Je suppose que le
major Marriott vous a expliqué que jusqu’à présent le jeune lord avait encore auprès de
lui sa nounou; mais, hélas! elle est morte il y a trois mois.
— Elle doit lui manquer beaucoup, s’apitoya Nérita.
— Oh! elle avait beaucoup vieilli et était assez acariâtre... Elle avait été remplacée par
une petite gouvernante qui avait commencé à donner quelques leçons de lecture à
l’enfant. Mais elle nous a quittés pour se marier.
Nérita ne put s’empêcher de penser que tant de changements, en si peu de temps, ne
valaient jamais rien pour les enfants et que cela les rendait généralement agités et
inquiets.
Quand elle arriva sur le palier du troisième étage, elle retira ses lunettes et les enfouit
dans son sac. Mrs Wilton s’arrêta, un peu essoufflée, et Nérita devina, à son expression,
qu’elle allait lui confier quelque chose d’important.
Ayant repris son souffle, Mrs Wilton lui dit en effet, en baissant la voix :
— Notre jeune lord est un brave petit garçon et nous l’aimons tous beaucoup.
Cependant, je n’ai certainement pas besoin de vous dire, miss Graham, qu’un enfant a
toujours besoin d’une mère, quel que soit son âge.
Nérita écoutait avec une grande attention, fixant Mrs Wilton d’un regard pénétrant. Et
son interlocutrice s’exclama en s’apercevant brusquement qu’elle avait retiré ses lunettes
:
— J’espère que vous ne m’en voudrez pas, miss Graham, et que vous ne me trouverez
pas indiscrète si je vous demande votre âge; mais vous me semblez terriblement jeune
pour devoir déjà gagner votre vie!
Nérita s’empressa de répondre :
— Je suis plus vieille que je ne le parais. J’ai été obligée de prendre un emploi; alors,
comme j’aime les enfants et m’entends bien avec eux, j’ai choisi d’être gouvernante.
— En tout cas, si vous rencontrez des difficultés, comptez sur moi pour vous aider : je
ferai tout ce que je pourrai pour vous, dit Mrs Wilton.
Au ton de l’intendante, Nérita supposa qu’elle ne pensait pas seulement aux
problèmes que pouvait poser son jeune élève, mais des choses d’un tout autre ordre.
Mrs Wilton traversa le palier et ouvrit une porte, comme si elle estimait qu’elle en
avait assez dit. Elles se trouvèrent dans une vaste pièce, meublée et décorée de la même
façon que la nursery que Nérita avait eue quand elle était petite. Elle lui ressemblait tant
qu’une bouffée de nostalgie fit sourciller la jeune fille.
Il y avait là, comme chez elle, un pare—feu en cuivre devant la cheminée, un cheval à
bascule devant la fenêtre, un paravent orné de décalcomanies et de cartes de Noël passées
au vernis sépia, et dans un coin un placard débordant de jouets.
Un garçonnet, plus petit qu’elle ne s’y attendait, était assis par terre, occupé à
construire un château avec des cubes. Une jeune bonne, facilement reconnaissable à son
petit bonnet et à son tablier blanc brodé, était auprès de lui. Elle se leva immédiatement
en voyant entrer les deux femmes.
Le petit garçon, absorbé par son jeu, ne bougea pas mais au bout d’un instant il tourna
la tête.
Il poussa un petit cri de joie et courut se cacher dans le tablier noir de Mrs Wilton.
— Je construis un grand château; venez le voir, Willey.
—J’en serais ravie, master Anthony; mais j’ai amené une dame qui vient pour vous,
répondit Mrs Wilton.
L’enfant leva les yeux et regarda Nérita avec étonnement. La jeune fille lui tendit la
main et lui dit :
— Oh! je vous en prie, montrez—moi votre château fort! J’ai toujours eu envie d’en
habiter un.
Il la considéra un moment, la tête penchée de côté; elle eut alors le loisir de mieux
l’examiner : c’était un enfant assez frêle mais séduisant, aux cheveux bruns et aux
immenses yeux noirs. Nérita n’avait jamais vu le marquis, mais elle pensa que le petit
garçon devait plutôt ressembler à sa mère, car il n’y avait rien d’anglais en lui.
Anthony la dévisageait avec gravité. Finalement un large sourire éclaira son visage et il
lui déclara, avec sérieux ;
— Vous pourrez habiter dans mon château fort, vous savez, si vous en avez envie!
Puis il s’élança en dansant vers sa construction. Tout en le suivant, Mrs Wilton
expliqua à Nérita :
— Nous avons l’habitude de l’appeler master Anthony quand il est à la nursery, pour
éviter de le confondre avec son père.
— C’est une excellente idée. Mais ne l’appelle—t—on jamais simplement Tony?
— Je ne pense pas que milord apprécierait ce diminutif, répliqua Mrs Wilton d’un ton
légèrement réprobateur.
Anthony tenait à leur faire admirer son château ;
— Regardez le donjon! Et là, il y a la grande salle où les chevaliers mangent tous
ensemble. Et maintenant, je vais construire un fossé tout autour.
— C’est une très bonne idée, approuva Nérita. Et il faudra faire un pont—levis que l’on
relève pour empêcher les ennemis d’entrer.
— Un pont—levis... comme celui qui est dans mon livre, répéta le petit garçon.
— Vous pouvez nous laisser, maintenant, Rose, dit alors Mrs Wilton à la jeune bonne.
(Elle ajouta :) Vous demanderez au valet de monter les bagages de miss Graham ici.
Rose quitta la pièce et Mrs Wilton alla jusqu’à la cheminée attiser le feu.
— Vous vous apercevrez que ces pièces sont froides en hiver. Il vous faudra insister
pour que l’on vous monte suffisamment de charbon et de bûches au début de la journée,
recommanda Mrs Wilton.
— Je ne manquerai pas de le faire, répondit Nérita.
— Je pense que vous souhaitez voir votre chambre? poursuivit l’intendante.
Elle ouvrit une porte menant à une pièce très agréable dont les deux fenêtres
donnaient sur la façade principale de la demeure, à côté de la chambre où dormait
Anthony.
Nérita remarqua avec satisfaction que dans les deux pièces il y avait d’épais tapis sur le
sol. Tous les meubles étaient laqués blanc, il y avait plusieurs commodes et chez la
gouvernante deux fauteuils confortables.
Mrs Wilton ajouta :
— La salle de bains est juste en face, dans le couloir.
— Il y a une salle de bains! s’exclama, ravie et surprise, la jeune fille qui se souvenait
qu’on apportait toujours une baignoire dans sa chambre pour lui faire prendre ses bains
devant le feu, quand elle était petite.
— Vous verrez : Wych Park est une maison très moderne, mademoiselle, dit fièrement
Mrs Wilton. Nous avons trois salles de bains : c’est tout à fait le style américain. Mais,
bien entendu, milord et les dames qui sont invitées ici préfèrent qu’on leur apporte leur
bain chez eux.
Nérita comprenait fort bien, car elle savait que sa mère aurait été horrifiée à l’idée de
traverser un couloir pour aller dans une salle de bains. Aucune femme ne désirait risquer
d’être vue hors de son appartement avant d’être complètement habillée, c’était évident.
— Milord a également l’intention de faire poser cette fameuse électricité : c’est la
nouvelle mode! Mais, personnellement, j’ai toujours été très satisfaite du gaz et des
lampes à pétrole. J’y suis si habituée, n’est—ce pas...
Nérita se risqua à demander :
— Milord réside—t—il actuellement à Wych Park?
— Oui, il est là, répondit laconiquement Mrs Wilton.
Elle n’avait pas l’air de vouloir en dire plus. Nérita hésita mais elle reprit cependant :
— Savez—vous à quelle heure il voit son fils? Devrai—je faire descendre Anthony, ou
bien son père a—t—il l’habitude de l’envoyer chercher?
Un long silence suivit. Puis Mrs Wilton, un peu gênée, précisa :
— Si milord veut voir master Anthony, il enverra certainement quelqu’un le chercher.
Autrement il reste dans la nursery : N’est—ce pas la place d’un enfant?
Nérita lui jeta un regard surpris. Mais elle vit que Mrs Wilton n’avait aucune envie de
mieux la renseigner. Brusquement, comme si elle était soulagée d’avoir trouvé une bonne
excuse pour s’échapper, elle remarqua :
— Je vous laisse, miss Graham. Il faut que j’aille voir pourquoi on ne vous a pas
encore apporté vos bagages. Ces hommes prennent vraiment trop leur temps...
Et elle sortit rapidement en faisant crisser la soie de sa robe. Nérita retira son chapeau
et son manteau. Il y a un mystère dans cette maison, pensa—t—elle, mais son père semble
ne pas vouloir le voir : c’est étrange...
Pas un seul instant Nérita n’avait pensé à elle depuis qu’elle avait salué Mrs Wilton.
Elle n’y songea qu’en apercevant son reflet dans le miroir de la coiffeuse. Elle était
vraiment peu à son avantage avec ses cheveux tirés qui lui dégageaient le front et les
oreilles! Cependant une seule pensée occupait son esprit : « Nous avons réussi! Nous
sommes engagées! J’ai du travail et j’ai quitté l’oncle Henry! Je suis libre et indépendante

Elle était emplie d’aise et légère, comme si un raz de marée avait emporté tous ses
tourments.
Tout de même, elle ne pouvait supporter l’image que le miroir lui renvoyait. Alors, elle
retira vivement les épingles de son chignon, saisit à pleines mains la masse de ses
cheveux, fit une torsade qu’elle fixa sur sa nuque en un élégant chignon.
— Voilà! comme ça, je ressemble davantage à un être humain! murmura—t—elle
triomphante, avant de retourner dans la nursery.
Emily ne vint la retrouver que très tard dans la soirée, alors que depuis longtemps elle
avait terminé l’excellent repas qu’on lui avait apporté après qu’elle eut mis Anthony au lit.
Nérita poussa un cri de joie :
— Emily! enfin! Je me torturais en me demandant ce que tu devenais...
Emily referma précautionneusement la porte derrière elle.
— Je n’ai pas pu m’échapper plus tôt, miss Nérita. Il aurait été imprudent de laisser
voir mon impatience. Ils étaient tous là à s’occuper de moi pour m’expliquer ce que j’avais
à faire...
— Bien sûr, bien sûr, Emily! Alors, ça y est! nous avons réussi à nous échapper! C’est
merveilleux!
Emily ne manifesta aucun enthousiasme :
— Je ne veux pas me prononcer tant que je n’en saurai pas un peu plus, dit—elle.
— Veux—tu bien ne pas être aussi difficile! Allons, assieds—toi et raconte—moi tout ce
que tu as appris.
Emily jeta des regards critiques autour d’elle, puis soupira :
— C’est très confortable, comme toutes les nurseries, d’accord; mais ce n’est vraiment
pas un endroit pour vous, miss Nérita!
— Alors, veux—tu me dire quelle est la place qui me convient? s’exclama Nérita. Me
verrais—tu, en bas, assise dans le salon, pérorant avec des gens ayant pour la plupart
perdu de l’argent par la faute de mon père, et qui, par conséquent, ne songeraient qu’à me
dire des choses désagréables et à me traîner dans la boue?
Emily se récria, peinée :
— Il ne faut pas parler ainsi, miss Nérita! Cela vous ressemble si peu!
La jeune fille répliqua très posément :
— Ce n’est ni par amertume, ni par jalousie que je dis cela. Mais je dois regarder les
choses en face, Emily. Alors, vois—tu, je suis très contente de me trouver ici : je te jure
que je suis tout à fait sincère. J’aurai le temps de réfléchir dans d’excellentes conditions,
car le petit garçon dont je dois m’occuper est mignon comme tout. Sais—tu ce qu’il m’a
déclaré ce soir?
— Quoi donc? demanda Emily, attendrie.
— Quand je l’ai couché, il m’a dit : « Vous êtes jolie, et je vous aime bien. J’aime
toujours les personnes qui sont jolies. »
— Eh bien! vous avez trouvé un admirateur de plus! C’est déjà quelque chose! répliqua
en riant Emily.
— Ce doit être le sang italien qui parle en lui. Ses yeux me rappellent le regard des
jeunes gens avec qui je dansais à Rome.
Emily jeta un coup d’œil inquiet derrière elle, vers la porte, comme si elle avait peur
que quelqu’un puisse les entendre, puis baissant la voix elle ajouta :
— En tout cas, j’ai appris quelque chose à l’office : l’enfant ne voit jamais son père!
Nérita sentit sa curiosité grandir :
— C’est une chose que je soupçonnais d’après les propos de Mrs Wilton.
— C’est parfaitement vrai. Les bonnes n’ont pas été très claires mais j’ai cru
comprendre qu’il n’est pas certain— d’être son père...
— Pauvre petit! Ce n’est pas sa faute si sa mère est partie ! dit Nérita, en regardant sa
compagne, qui avait encore beaucoup de choses à lui raconter. Allons, Emily, continue! Je
vois bien que tu en brûles d’envie.
— Je n’ai pas encore appris grand—chose. Mais je sais maintenant que j’avais
absolument raison lorsque j’affirmais que ce n’était pas une maison convenable pour une
jeune fille comme vous, miss Nérita.
— Et pourquoi donc? s’enquit la jeune fille qui ne doutait pas qu’Emily finirait par
raconter tout ce qu’on lui avait dit.
— Le marquis fréquente et reçoit ici tous ceux que votre mère aurait tenus pour des
«libertins » et qu’elle n’aurait jamais autorisés à franchir le seuil de sa maison.
— Mais je ne vois pas en quoi cela me concerne. Ils ne monteront certainement pas à
la nursery pour me demander de me joindre à eux !
Emily haussa les épaules.
— En tout cas, miss Nérita, je vous recommande de bien fermer à clé chaque soir
toutes les portes donnant sur le couloir de votre étage avant d’aller vous coucher. Si vous
ne me le promettez pas formellement je me relèverai la nuit pour venir le faire.
Nérita éclata de rire, à la grande indignation d’Emily.
— C’est donc cela qui te tourmente! Oh! ma pauvre Emily, ne sois pas ridicule! D’après
ce que tu m’as expliqué, je suis certaine que le marquis a toutes les femmes les plus
brillantes à ses pieds! Il est donc tout à fait improbable qu’il ait l’idée de se commettre
avec ses servantes. Car c’est ce que je suis, ne l’oublie pas!
— Vous n’êtes pas une domestique et vous n’en serez jamais une, miss Nérita, quoi
que vous puissiez faire! Le petit Anthony n’a pas eu besoin de vous regarder deux fois
pour le comprendre.
Nérita répondit doucement :
— Pourtant, depuis que nous sommes arrivées ici, il y a un bon nombre de personnes
qui ne s’en sont pas aperçues. Le major Marriott m’a prise pour ce que je prétendais être,
et Mrs Wilton aussi. Cesse donc de faire tant d’embarras, Emily! Je suis assez grande
pour savoir me protéger toute seule.
Emily protesta encore :
— Vous ne savez pas ce que c’est : vous êtes beaucoup trop jeune et sans expérience.
— J’ai déjà une idée assez précise de ce qui se passe dans les grandes maisons, Emily.
Tu m’as raconté pas mal de choses. Rappelle—toi : il y avait ce vieux duc contre lequel tu
as protégé une jeune chambrière. Et le comte dont le fils s’est enfui avec un professeur de
musique?
— Eh bien! Toutes ces histoires devraient vous servir d’avertissement, miss Nérita!
— Mais c’est le cas, Emily! Et, si quelqu’un s’intéresse un peu trop à moi, je sortirai
toutes mes griffes, je te le jure.
Emily leva les bras au ciel d’un air désespéré, mais Nérita éclata de rire :
— Aie donc confiance en moi, Emily! D’abord, puisque tu es là, au premier
compliment que quelqu’un se risquerait à me faire, je courrais réclamer ta protection : ça,
je te le promets bien!
Emily gardait l’air sombre; son ton était plaintif :
— Oh! je n’aime pas cette maison! oh! non!
— Quelle blague! dit Nérita, moqueuse. Cette maison est admirable : c’est une
merveille. Elle est très confortable et la nourriture est divine; ça dépasse tout ce que
j’avais espéré. Que pouvons—nous demander de plus?
Mais, voyant que la femme de chambre était prête à se fâcher, Nérita s’empressa
d’ajouter plus sérieusement :
— Maintenant, cela suffit, Emily. Je fais tout ce que je peux pour ne regarder que le
meilleur côté des choses, mais toi, tu fais le contraire. Je remercie le ciel pour toutes les
petites faveurs qu’il m’envoie : Anthony est un gentil petit garçon et Mrs Wilton une
femme amicale. Pour le moment, cela me suffit pour être heureuse.
Emily n’était pas convaincue, mais elle n’émit plus d’autre protestation, ce soir—là.
Lorsque Nérita se coucha enfin, un peu plus tard, elle se sentait soulagée :
« Cela pourrait être pire... bien pire! songeait—elle. Et je suis certaine que papa serait
de mon avis, s’il était ici. »
Trois jours plus tard, Nérita estimait qu’elle avait même eu beaucoup de chance.
Emily avait dit vrai : le marquis se désintéressait complètement de son fils. On pouvait
même se demander s’il ne le haïssait pas. Mais Nérita n’avait pas encore eu l’occasion de
s’en assurer, car elle ne l’avait aperçu que de loin et ne lui avait jamais parlé.
Depuis le 1er novembre, la chasse était ouverte. Un matin de fort bonne heure, alors
qu’il faisait encore froid — cette année—là, même si les après—midi étaient ensoleillées,
la température baissait fortement la nuit —elle s’était mise à la fenêtre avec Anthony pour
regarder le départ de la chasse. Du troisième étage on ne voyait guère que le dessus de
leurs chapeaux mais la scène, haute en couleur, était attrayante et donnait grande envie à
Nérita de partir en forêt avec les cavaliers en culotte blanche et jaquette rouge qui
montaient de superbes bêtes.
Elle aussi avait suivi des chasses à courre, deux ans auparavant, avec son père.
Excellente cavalière depuis son enfance, elle avait pris grand plaisir à ces longues courses
dans une campagne qui semblait créée pour y faire, avec la joie la plus intense, de
l’équitation.
Et elle avait réussi à être présente au rendez—vous de l’hallali. Son père avait été très
fier d’elle, ce qui pour elle était plus important que toutes les félicitations et tous les
compliments qu’avaient pu lui prodiguer les chasseurs pour son courage et son assurance
en selle.
Elle avait également monté pendant ses séjours à Paris et à Rome. Mais ce n’était que
de sages promenades au petit trot, au Bois de Boulogne ou sur le domaine de la comtesse
Paolini, et elle avait regretté les chevauchées libres et aventureuses à travers la campagne
avec les obstacles imprévus à sauter, au risque de se rompre les os.
En regardant le groupe des cavaliers s’éloigner et disparaître au bout de la grande allée
bordée de chênes centenaires, le petit Anthony confia à Nérita :
— Je voudrais tant monter à cheval!
— Pourquoi pas? avait répondu tout naturellement Nérita. Vous devriez déjà avoir un
poney à votre âge.
Elle l’avait donc habillé chaudement, l’avait pris par la main et ils étaient descendus
ensemble aux écuries.
Nérita avait tout de suite compris que, si elle avait besoin de quelque chose, il n’était
pas nécessaire pour elle d’aller ennuyer le major Marriott; il lui suffisait de s'adresser aux
domestiques appropriés.
Sitôt qu’elle entra dans l’écurie, aussi luxueuse que le reste de la maison et dont
l’architecture était, à elle seule, un plaisir pour les yeux, un palefrenier se précipita.
C’était un homme d’âge mûr. Nérita lui dit avec son assurance habituelle :
— Bonjour! Est—ce vous le chef palefrenier?
— C’est ben moi! Et vous, vous d’vez être la nouvelle gouvernante de master Anthony?
Elle lui tendit gentiment la main :
— En effet, je suis miss Graham. Je vous cherchais!
Il eut l’air surpris, mais elle lui expliqua :
— Master Anthony a envie de monter à cheval. Je suis assez surprise de voir qu’il n’a
pas encore appris.
— Tiens : je n’y avais jamais pensé! Mais s’il ressemble à son père, ce sera un fameux
écuyer, ce petit!
— Le marquis est bon cavalier? demanda négligemment la jeune fille.
— Le meilleur que je connaisse! C’est sûr! Et il a déjà dépensé plus d’argent en achat
de chevaux que n’en gagne un gentleman en toute une vie.
— En effet! Je me suis rendu compte que son écurie devait être un objet de fierté.
Maintenant, que pouvez—vous faire pour son fils? demanda Nérita avec un sourire
aimable, tandis que le petit garçon répétait :
— Je veux un grand cheval : le plus grand!
Et le palefrenier lui répondit :
— Il faut d’abord commencer par apprendre avec un petit, master Anthony. J’crois
qu’j’ai ce qu’il vous faut.
Il se dirigea vers le fond de l’écurie; Nérita le suivit en tenant l’enfant par la main. Ils
s’arrêtèrent devant une stalle où se trouvait un petit poney, un shetland assez vieux, assez
gras; il ne doit pas être trop difficile à manier, pensa Nérita.
— Il est parfait pour nous! Mais comment se fait—il que cette bête soit ici? Personne
ne doit le monter.
— C’est qu’il n’appartient pas à notre écurie. Cet été, une dame est venue avec ses
enfants : deux belles petites filles que c’étaient. Ce poney est à elles. Notre maître a dit
qu’il le gardait ici pour quand ces dames reviendraient.
Sans réfléchir, Nérita s’écria :
— Deux enfants ici! Anthony doit les regretter : ce devait être plus agréable pour lui
d’avoir des compagnons de jeux.
Mais elle s’aperçut qu’en l’entendant le palefrenier prenait un air gêné et regardait
ailleurs. Il ne répondait rien et elle finit par comprendre, sans pouvoir y croire, que le
petit Anthony n’avait jamais joué avec les deux fillettes, comme il n’était jamais non plus
monté sur leur poney.
Elle n’osa plus rien dire pendant que l’homme sellait le shetland et le sortait dans la
cour. Il saisit alors le petit garçon, le mit en selle, et le fit aller et venir en tenant l’animal
par la bride.
Anthony était ravi. Au bout d’un moment, il se mit à crier :
— Plus vite! plus vite!
—On apprend d’abord à marcher avant de courir, master Anthony, déclara
sentencieusement le palefrenier, mais on voyait bien qu’il était très enchanté que le petit
garçon prenne autant de plaisir à ce qu’il lui faisait faire.
Cependant une demi—heure suffisait pour la première fois, pensait sagement Nérita.
Avant de rentrer, elle demanda au palefrenier :
— Ce serait bien qu’il puisse monter tous les jours régulièrement : pensez—vous que
ce soit possible? Et, dans ce cas, quel serait le meilleur moment?
— Vers 10 h 30 ou 11 heures, mademoiselle, si cela vous convient. Parce qu’à cette
heure—là notre maître est toujours sorti. Comme ça, je pourrais m’occuper
tranquillement du petit garçon sans être dérangé. J’aurai tout mon temps. C’est que je ne
voudrais pas être obligé de confier ce soin à un jeune palefrenier!
— C’est très gentil à vous, remercia Nérita.
Elle eut assez de mal à obtenir qu’Anthony obéisse quand elle voulut le faire
descendre du poney. Il s’obstinait, et pour éviter qu’il ne fasse la comédie, comme elle le
pressentait, il fallut lui proposer de donner une carotte aux autres chevaux.
Il avait cédé, au grand soulagement de Nérita qui avait déjà eu l’occasion de constater
que le petit garçon faisait parfois des colères épouvantables, quand il n’obtenait pas sur—
le—champ ce qu’il voulait. Cela le prenait—subitement. Il était tout sourire, et l’instant
d’après se déchaînait : il n’y avait plus que des hurlements, des larmes et des coups de
pied. C’était une tempête qui durait un bon moment et il était impossible de rien lui faire
entendre. Ensuite, l’orage s’éloignait, il redevenait docile et souriant, comme si de rien
n’était.
C’était cependant un enfant extrêmement violent, et Nérita estimait qu’il faudrait peut
—être en parler au médecin. Néanmoins, elle ne tenait pas à se faire trop remarquer, si
peu de temps après son arrivée. Aussi se contentait—elle, pour le moment, de résoudre le
problème en le laissant seul quand il piquait une rage.
En réalité, cet enfant devait être perturbé parce qu’il se sentait mal aimé et avait un
sentiment d’insécurité. Tous les serviteurs étaient très gentils avec lui, mais ce dont il
avait besoin, comme l’avait dit Mrs Wilton, c’était d’une mère, ou tout au moins d’un père
qui s'occupe de lui.
Il était plus affectueux et plus démonstratif que les enfants anglais. Il jetait ses bras
autour du cou de Nérita au moindre prétexte et chaque fois que « sa Willey », comme il
appelait Mrs Wilton, entrait dans la nursery, il courait se pelotonner contre elle.
Avec indignation, Nérita se demandait : « Comment le marquis peut—il ignorer ainsi
son fils? C’est vraiment anormal! »
En sortant des écuries, ils s’étaient promenés un moment dans le jardin, mais
lorsqu’ils remontèrent dans la nursery, la matinée n'étant pas encore très avancée, elle
décida de donner une brève leçon de lecture à son élève.
Elle prit un livre illustré : selon elle, il pourrait apprendre à lire des noms d’animaux
qu’elle lui ferait ensuite copier en lui guidant la main.
Mais il se lassa presque aussitôt. Il la repoussait, geignait, voulait retourner s’asseoir
par terre avec ses jouets.
« Je ferais mieux de me contenter de lui apprendre les lettres de l’alphabet », se dit—
elle.
Restait à savoir comment s’y prendre. En y réfléchissant, elle se souvint d’une
comptine qu’on lui faisait chanter quand elle était petite. Pourquoi ne pas essayer,
puisque Anthony était un enfant difficile?
Aussi, dès qu’elle vit Mrs Wilton, cet après—midi—là, elle lui demanda s’il était
possible d’avoir un piano.
— Un piano? répondit l’intendante, rêveusement. Mais, il y en avait un autrefois dans
la nursery... Seulement la vieille nounou trouvait qu’il prenait trop de place, et elle l’a fait
enlever... Je me demande ce qu’il a pu devenir...?
Nérita lui expliqua qu’elle voulait expérimenter une nouvelle méthode pour apprendre
à lire à son petit élève; elle espérait que la musique lui faciliterait les choses. Mrs Wilton
se montra vivement intéressée par cette initiative.
— C’est certainement une bonne idée, mademoiselle. Il faut l’essayer et je vais voir ce
que je peux faire pour vous procurer rapidement un piano, lui avait—elle déclaré.
Une heure plus tard, le piano étant retrouvé, deux hommes le hissèrent, en soufflant
et en gémissant sous son poids, jusqu’au troisième étage. C’était un piano droit d’une
excellente facture qui avait seulement besoin d’être accordé. Ils le placèrent contre le
mur, près de la fenêtre.
Dès que les hommes eurent quitté la pièce, Nérita s’assit devant et laissa courir ses
doigts sur les touches. Elle avait appris le piano, comme tout le reste, avec les meilleurs
professeurs et comme elle était douée, elle était véritablement une pianiste accomplie.
Son père lui demandait souvent de jouer pour lui et pour ses invités, le soir, après le
dîner.
Elle choisit de jouer une courte chansonnette gaie, susceptible, pensait—elle, d’avoir
de l’attrait pour un enfant. Et, dès les premières notes, Anthony abandonna ses jouets
pour venir l’écouter, debout tout près d’elle.
— C’est beau..., dit—il d’un ton admiratif.
C’était son mot préféré, quand il parlait de quelque chose qui lui plaisait. Les gens et
les choses étaient « beaux », les gâteaux étaient « beaux », — les fleurs étaient « belles »,
et maintenant, c’était la musique qui l’était.
— Vous allez chanter avec moi, déclara avec entrain Nérita, qui tapa quelques notes
puis se mit à chanter, en rythmant bien :
A.B.C.D.
Chantez avec moi!
E.F.G.
Et dansez gaiement!
Elle chanta deux fois son petit couplet avant de dire à Anthony :
— Et, maintenant, à votre tour!
L’enfant répéta tout de suite la chansonnette, ayant parfaitement retenu les lettres et
l’air. Nérita en fut très surprise. C’était assez extraordinaire. Après une heure de cet
exercice, la jeune fille constata qu’Anthony avait une mémoire musicale exceptionnelle. Il
retenait les notes avec une rapidité surprenante, et il avait une voix très agréable. Et une
fois de plus, elle mit ses dons sur le compte de son ascendance italienne.
Le dimanche, lorsqu’elle l’emmena avec elle à l’église, son impression première se
confirma : Anthony était indiscutablement doué pour la musique.
Elle découvrit encore autre chose, ce jour—là. Il n’était jamais entré dans une église
auparavant.
Les prières l’ennuyèrent et il s’agita pendant tout le temps des lectures, mais dès que
les choristes entonnèrent les psaumes et les cantiques, il joignit sa petite voix aux leurs. Il
ne connaissait pas les paroles, mais réussissait à suivre l’air et le rythme avec une aisance
extraordinaire.
Elle eut la sagesse de le faire sortir avant le long sermon et, pendant le trajet du
retour, tandis qu’ils traversaient à pied le parc, le petit garçon ne cessa de fredonner l’air
du dernier cantique chanté durant l’office.
« Peut—être est—ce un enfant prodige? songea Nérita. Dans ce cas, il faudra
rapidement lui faire enseigner la musique par quelqu’un de plus expert que moi. »
Mrs Wilton lui avait dit qu’elle pouvait lui commander tout ce dont elle avait besoin
pour Anthony. Aussi décida—t—elle de faire acheter à Londres des albums de musique.
Elle mit un certain temps à se souvenir des noms d’œuvres faciles mais de qualité afin de
développer correctement les dons d’Anthony.
La vie que menait cet enfant était triste malgré le confort et le luxe dont il était
entouré, malgré le poney, malgré sa présence constante à elle, parce qu’il était trop
solitaire.
Un jour donc elle demanda à Mrs Wilton :
— Il doit bien y avoir quelques enfants vivant sur le domaine de Wych Park qui
pourraient venir travailler avec Anthony? Ce serait meilleur pour lui d’avoir de petits
compagnons d’étude et de jeux.
Mais Mrs Wilton avait aussitôt refusé :
— Impossible. Cela ne plairait pas à son père.
Nérita savait que c’était la réponse invariable quand il s’agissait de l’enfant : on ne
pouvait, à aucun prix, contrarier les désirs de son père, même pour son bien. Et elle
commença à détester franchement cet homme qui refusait tout amour paternel au petit
Anthony.
Cela faisait déjà une semaine qu’elle était à Wych Park. Elle avait l’impression qu’elle
ne connaîtrait jamais le marquis, ne le verrait jamais, si bien qu’elle sentait sa curiosité
augmenter de jour en jour.
Par excès de dignité elle ne voulait pas s’abaisser à questionner Emily sur les
commérages de l’office; un jour, sa curiosité fut la plus forte.
— Sais—tu qui est Mrs Grantham? demanda—t—elle. J’ai appris qu’elle avait séjourné
ici cet été avec ses enfants qui avaient amené leur poney. Mais apparemment, Anthony ne
les a jamais vus!
Emily pinça les lèvres sans répondre.
— Voyons, Emily, laisse ces airs mystérieux! Je peux demander cela à n’importe qui, si
tu refuses de me le dire! s’écria la jeune fille.
Mais Emily avait l’air bien décidée à ne rien dire. Alors, Nérita reprit habilement :
— Il me semble que tu pourrais tout de même penser un peu que j’en suis réduite à la
compagnie d’un petit garçon de six ans. De toute la journée je n’ai personne d’autre avec
qui parler. Ce n’est pas très stimulant. Et, après avoir fréquenté tous les gens intéressants
que j’ai connus, cela me semble même ennuyeux, tu sais?
La fidèle Emily n’eut pas le cœur de résister à de tels arguments :
— Lady Grantham était l’amie — intime — du marquis, dit—elle en insistant
intentionnellement sur le mot qui la choquait.
— Je ne vois pas de mal à cela.
— Il était follement épris, tous me l’ont certifié. Mais maintenant, c’est le déclin. Il y a
une autre femme qui est en train de prendre la place.
— Qui donc?
— Vous ne me croirez jamais, quand je vous le dirai, : miss Nérita : une actrice!
L’air scandalisé d’Emily fit éclater de rire sa maîtresse.
— Mrs Langtry en est une aussi et tout le monde la reçoit, même la princesse
Alexandra.
— Peut—être, mais une vraie dame comme votre mère n’aurait jamais accepté qu’un
homme correct introduise une actrice chez elle, fit remarquer Emily d’un ton de reproche.
— Je pense que cela dépend surtout du genre de l’actrice, protesta Nérita. Qui est celle
qui a capté le cœur du marquis?
Emily baissa la voix :
— Mlle Désirée Duval. Une Française. En avez—vous entendu parler?
— Bien sûr! On ne parle que d’elle dans tous les journaux, de ses rôles, de son
interprétation brillante, de la manière dont elle a conquis le public londonien. On a dit
que c’était une nouvelle Sarah Bernhardt.
— Il paraît qu’elle est tout à fait comme elle, répondit Emily avec un air de mépris.
— Que veux—tu dire par là? demanda Nérita qui reprit aussitôt, répondant elle—même
à sa question : Ah! oui : je vois! Un tigre—femelle... une sirène... un monstre sacré! C’est
ainsi que les critiques la décrivent toujours. Eh bien! il n’est pas surprenant que Désirée
Duval ait séduit le marquis.
— Mais il n’est pas convenable que vous vous trouviez sous le même toit qu’une
femme pareille, miss Nérita!
— Bah! fit Nérita, cela pourrait arriver aussi à l’hôtel, au Caire ou à New York : je ne
vois pas la différence. Raconte—moi tout ce que tu sais. As—tu vu Désirée Duval?
— Oui, nous l’avons guettée du haut de l’escalier hier soir après son arrivée, quand elle
est descendue dîner. Eh bien! elle était si décolletée, et le tissu de sa robe était si léger
qu’on aurait dit qu’elle était nue jusqu’à la taille! Cela me fend le cœur de vous le dire,
mais c’est la vérité!
Nérita trouvait la façon dont Emily se scandalisait tellement comique qu’elle riait à en
perdre le souffle. Elle en avait les larmes aux yeux. Elle savait que ce genre de tenue était
assez habituelle pour l’actrice car elle avait vu des portraits de Désirée Duval, allongée sur
des peaux de bête et vêtue de robes diaphanes qui la faisaient paraître à demi nue.
La critique, en France comme en Angleterre, était unanime dans ses éloges : son jeu
était extraordinaire; elle était capable, disait—on, d’incarner à elle seule tous les
personnages d’une tragédie. Elle était la passion faite femme. Nérita se souvenait d’un
article qu’elle avait lu :
Son attitude, ses traits, les mouvements de sa tête exprimaient encore mieux que les
mots, la haine accumulée dans son cœur. Sa soif de vengeance se voyait à sa façon de
serrer les poings, et de faire battre son cœur tout en restant figée dans une implacable
résolution.
Nérita était parfaitement capable de comprendre que tous les hommes trouvaient
cette femme séduisante au plus haut point; et elle devinait que le marquis n’était qu’un
parmi tant d’autres mondains lancés à sa conquête en la comblant d’orchidées, de soupers
fins et de champagne.
Très surexcitée, la jeune fille demanda :
— Elle est vraiment dans la maison? Je peux la voir?
— C’est impossible, miss Nérita! Vous le savez très bien, et je vais regretter de vous
avoir raconté qu’elle était là! dit Emily toute soucieuse.
Mais Nérita était bien décidée, malgré les protestations d’Emily, à apercevoir cette
séduisante créature dont les journaux parlaient tant, mais qu’elle n’avait plus aucune
chance d’aller admirer sur scène.
Elle était certaine que, si son père avait encore vécu, il l’aurait emmenée assister à
l’une des représentations données par Désirée Duval. Mais, à défaut de la voir jouer, elle
se réjouissait de la voir, en chair et en os.
Elle se demandait comment elle y parviendrait. Ce ne serait pas facile. Cependant,
puisque Emily avait pu la voir en la guettant du haut de l’escalier, pourquoi ne réussirait
—elle pas à en faire autant? se disait—elle avec optimisme. Le lendemain à l’heure du
dîner, Emily, que cela lui plaise ou non, lui montrerait l’endroit de l’escalier d’où l’on
pouvait l’apercevoir.
Le matin suivant, il faisait un froid glacial. La gelée blanche étincelait sur toute la
campagne, mais on pouvait quand même sortir les chevaux.
Anthony et Nérita s’amusèrent encore une fois à regarder le départ des chasseurs en
habit rouge et culottes blanches. La jeune fille se demanda ce que pouvait penser Désirée
Duval. L’actrice n’était—elle pas mortifiée de rester seule au château?
Elle sortit de sa rêverie et dit à Anthony :
— Mangez vite votre petit déjeuner, pour que nous puissions aller à l’écurie. Je crois
que vous pourrez rester à cheval plus longtemps aujourd’hui.
— Je veux aller me promener avec mon cheval dans le parc, déclara d’un air décidé le
petit garçon en montrant l’endroit d’où venaient de disparaître les cavaliers.
— Dans une semaine ou deux, lui promit Nérita. Si vous vous appliquez à apprendre à
monter aussi bien que votre père, et si vous êtes gentil.
Anthony, très excité à cette idée, se montra plein de bonnes intentions. Aussi Nérita se
demanda—t—elle, en se dirigeant vers les écuries avec lui, si elle ne pourrait pas se
risquer à suggérer au palefrenier de lui seller un cheval; elle pourrait ainsi l’accompagner
plus loin et plus vite, puisque maintenant le garçonnet montait suffisamment bien. Elle
guiderait le poney par la bride.
Elle devait reconnaître qu’elle avait trouvé là un bon prétexte pour avoir la possibilité
de monter elle aussi. Elle avait la passion des chevaux et c’était un calvaire pour elle de
voir toutes ces bêtes magnifiques dans les boxes de l’écurie et de devoir se contenter de
leur flatter le museau.
Le chef palefrenier les attendait comme d’habitude avec le poney tout prêt. Il mit le
petit garçon en selle et le fit aller et venir dans la cour. Ravi, Anthony criait toujours qu’il
voulait aller plus vite :
— Plus vite! Encore plus vite!
A cet instant, un homme et une femme passèrent sous le portail, derrière l’enfant sur
son poney, Nérita et le palefrenier.
La jeune fille se retourna. Elle se figea sur place en reconnaissant Désirée Duval :
l’actrice était drapée de la tête aux pieds dans de la zibeline. Quant à l’homme qui
l’accompagnait, Nérita en était certaine, c’était le marquis!
Fascinée par l’actrice elle la dévisagea : ses yeux soulignés par trop de mascara et sa
bouche rouge et luisante rendaient légèrement provocant son visage pâle. Quand elle
remuait la tête, les diamants de ses bijoux scintillaient de tous leurs feux.
Comme le couple se rapprochait, Nérita jeta un regard, presque involontairement et
sans lui prêter grand intérêt, sur l’homme qui l’accompagnait.
Cependant, elle sursauta : si c’était bien le marquis, alors il était le plus bel homme
que la jeune fille eût jamais vu! De haute taille, les épaules larges, il était le type même de
l’Anglais aristocratique, avec ses cheveux châtains et ses yeux bleus très foncés, son
menton volontaire et sa bouche bien dessinée.
Il avait une expression un peu dure et méprisante, mais elle pensa qu’il était sans
doute contrarié de les voir là.
Le palefrenier s’était hâté de mener l’enfant vers son père tout en touchant
respectueusement sa casquette :
— Votre Grâce! murmura—t—il.
Mais le regard du marquis n’effleura qu’un instant le petit garçon et s’en détourna
aussitôt. Il fixa Nérita :
— Qui êtes—vous? demanda—t—il.
— Je suis la nouvelle gouvernante, Nérita Graham, répondit la jeune fille, qui finit par
ajouter, après y avoir pensé un peu tard : my lord!
— La gouvernante? Tiens? Je ne soupçonnais même pas que notre nurse était partie.
— Je crois qu’elle est morte, my lord, précisa Nérita sans se troubler.
— Ainsi, vous l’avez remplacée.
Il y avait une sorte d’hostilité, fort insolite, dans la manière dont il parlait à la jeune
fille et la regardait. Perplexe, elle répondit machinalement d’une voix nette :
— Je suis ici depuis un peu plus d’une semaine, my lord.
Mais, de toute évidence, il s’en désintéressait complètement. Il avait passé sa main
sous le bras de Désirée Duval et la guidait vers les boxes où piaffaient ses chevaux.
— Venez voir les chevaux que j’ai achetés la semaine dernière à Tattersall’s : ce sont
des bêtes hors du commun! dit—il d’une voix claire.
Désirée Duval répondit en français :
— Naturellement! hors du commun; exactement le mot qui convient pour qualifier
tout ce qui est ici, à Wych Park! poursuivit—elle dans un anglais assez rudimentaire. (Puis
elle ajouta :) ...et vous aussi, mon cher Ulric!
Ils s’éloignèrent. Le palefrenier lança à Nérita un regard presque implorant. Elle
comprit :
— Je rentre le poney, lui dit—elle, en s’emparant de la longe.
Elle entraîna rapidement l’animal vers son box; mais Anthony protesta :
— Non! pas encore! je veux rester!
Il criait mais Nérita lui répondit très froidement :
— Il faut vous en contenter pour aujourd’hui, Anthony!
— Je veux continuer! s’obstina l’enfant.
— Demain, ce sera plus long, promit Nérita.
Au moment où il vit le poney pénétrer quand même dans le box, il se mit à hurler plus
fort :
— Je veux! je veux tout de suite!
Impassible, Nérita commença à défaire les brides alors qu’Anthony s’agrippait des
deux mains à la selle en poussant des cris suraigus.
Sachant qu’il n’y avait rien de mieux à faire, quand le petit garçon se mettait en colère,
impassible, Nérita continua à l’ignorer.
Soudain une voix d’homme furieux s’éleva :
— Cet enfant ne va—t—il pas s’arrêter de hurler?
Nérita se retourna, la bride du poney à la main. Elle était surprise que la voix
puissante et la personne imposante du marquis n’aient pas imposé silence à Anthony;
calmement, elle s’excusa :
— Je suis désolée, my lord, mais Anthony fait fréquemment de telles comédies et le
seul moyen d’en venir à bout est de ne pas s’en occuper.
— Mais ne pouvez—vous pas vous faire mieux obéir? En entendant ce tapage, j’ai
pensé que le poney lui avait lancé une ruade.
— Il est bien portant, mais il ne devrait pas faire ces colères, fit remarquer la jeune
fille.
— Colères contre lesquelles vous êtes trop incompétente pour savoir lutter!
Il avait mis beaucoup de mépris dans sa remarque; Nérita releva le menton d’un air de
défi et dit sèchement :
— Je fais ce que je peux, my lord. Mais peut—être pourriez—vous m’indiquer une
autre méthode plus efficace que celle que j’ai employée jusqu’à présent?
Comme s’il avait senti qu’il se passait quelque chose d’insolite à côté de lui, Anthony
avait cessé de crier et s’était retourné sur sa selle pour regarder son père avec des yeux
pleins de curiosité.
— Personnellement, dit lentement le marquis, une bonne fessée me semblerait plus
efficace.
Elle répondit encore plus froidement :
— J’en doute. Mais, bien entendu, si vous voulez punir votre fils, c’est à vous qu’il
revient de le faire. Personnellement, je pense que cet enfant a besoin d’amour et non de
violence.
Le marquis lui jeta un regard fulgurant qui aurait certainement terrifié toute vraie
gouvernante; mais Nérita ne se troubla pas. Au contraire, elle soutint fièrement le regard
du marquis quand il croisa le sien et, pendant quelques instants, ils s’affrontèrent comme
deux adversaires prêts à se déclarer la guerre. Puis brusquement, le marquis capitula.
— Je suis certain, miss Graham, dit—il, que vous êtes plus expérimentée que moi dans
ce domaine. Je suis content que l’enfant ne soit pas blessé.
Il tourna les talons et s’éloigna, laissant Nérita à sa surprise; elle avait le sentiment
d’avoir échappé à une violente tempête.
Anthony se laissa glisser à terre et, sans rien dire, alla caresser le cou du poney,
comme elle lui avait appris à le faire.
— Merci, Robin, pour cette toute petite promenade, dit—il gentiment.
— Robin vous en offrira une plus longue demain, promit machinalement Nérita.
Donnez—lui son sucre, après quoi nous allons retourner à la maison.
Anthony sortit de sa poche le morceau de sucre qu’il avait apporté, le posa au creux de
sa paume; mais au moment où il allait le lui tendre, il se ravisa en disant :
— Mais Robin ne m’a pas fait faire une bonne promenade aujourd’hui!
Et il mit le morceau de sucre dans sa bouche.
— Ce n’est pas très gentil pour Robin, lui fit remarquer Nérita : vous êtes un
gourmand.
Le petit garçon rétorqua, la bouche pleine de sucre :
— Pas de promenade, pas de sucre!
Et il s’échappa de l’écurie en courant avant que Nérita ait eu le temps de le prendre par
la main.
4

Mrs Wilton entra dans la nursery. Nérita jouait du piano pour son petit élève qui
écoutait avec une attention passionnée.
Quand elle s’arrêta, il cria immédiatement :
— Encore! encore!
Nérita attendit en silence, le regard tourné vers Mrs Wilton dont l’attitude indiquait
qu’elle désirait parler. Anthony, en la voyant, se précipita sur elle, lui entoura la taille de
ses bras et ne laissa à personne le temps de dire quoi que ce soit :
— Venez vite écouter cette belle musique, Willie! Venez et écoutez comme c’est beau!
—Mais je n’ai pas le temps maintenant, master Anthony. Je suis juste montée pour
annoncer quelque chose à miss Graham : quelque chose qui va être très amusant!
— Qu’est—ce donc? demanda Nérita.
Mrs Wilton prit un ton assez solennel :
— Je viens tout juste d’être informée que Mlle Désirée Duval donnera une
représentation pour nous, ce soir. Et tout le monde pourra y assister.
— Une représentation? Mais où? s’exclama Nérita.
— Dans notre théâtre privé, miss Graham. Mais j’y songe! Je n’ai pas encore eu le
temps de vous le montrer. Vous ne le connaissez pas!
Nérita était stupéfaite.
— Vraiment? Il y a une salle de théâtre, ici, dans le château même? Ce sera
merveilleux de voir cette grande actrice! Mais... est—ce que moi aussi, je suis comprise
dans cette invitation?
— Bien entendu! J’ai même pensé que master Anthony pourrait peut—être venir,
puisque mademoiselle veut donner cette représentation de bonne heure : à 6 heures.
— Naturellement, il ira, répondit sans hésiter Nérita en se souvenant que. Désirée
Duval était à la fois comédienne et chanteuse.
Et elle enchaîna, tout heureuse :
— C’est sensationnel! Mais pourquoi donc à 6 heures?
— Mademoiselle ne mange jamais avant de jouer. Alors Sa Grâce a pensé que ce serait
mieux d’organiser un souper après le spectacle! Ce sera une très grande réception. Il y
aura une cinquantaine d’invités.
— Je suis vraiment enchantée de voir Mlle Duval. Quelle chance merveilleuse! J’ai lu
tout ce que l’on a écrit à son sujet. On l’a comparée aux plus grandes comédiennes : à
Rachel, à Sarah Bemhardt. Elle a aussi une belle voix et chante volontiers.
— Je ne connais pas grand—chose à tout cela. Mais toute la domesticité est toujours
ravie quand elle a l’occasion d’assister à un spectacle donné dans le théâtre de notre
maison.
— Est—ce fréquent? s’enquit Nérita.
—Environ une ou deux fois par an, lorsque Sa Grâce invite un artiste à séjourner au
château, répondit Mrs Wilton qui avait pris un petit ton de supériorité qui réjouissait
beaucoup Nérita.
La jeune fille savait très bien qu’il n’existait pas pires snobs sur terre que les
domestiques employés dans une grande maison. Cependant elle n’avait jamais pensé
qu’elle pourrait être ainsi, gentiment esbroufée, un jour, par l’un d’eux. Et elle ne s’était
pas attendue à avoir jamais si belle surprise. Non seulement elle allait voir Désirée Duval,
mais elle allait l’entendre!
Enthousiasmée, elle prit Anthony sur ses genoux et l’embrassa en lui disant :
— Ce soir, vous verrez pour la première fois quelque chose dont je pense que vous
vous souviendrez toute votre vie. Ce sera un beau spectacle.
Mais l’enfant ne pouvait comprendre et il ne pensa qu’à revenir à la musique. Il se
débattit un peu pour échapper aux bras de Nérita. Il réclamait obstinément :
— Jouez encore! Je veux vous entendre jouer encore!
Nérita regarda Mrs Wilton en souriant :
— Cet enfant a une vraie vocation : cela ne fait aucun doute. Mais je me demande s’il
sera chanteur ou compositeur.
Mrs Wilton ne répondit rien et Nérita en conclut, qu’elle venait encore, sans le savoir,
de toucher à un sujet interdit.
Pendant tout le reste de cet après—midi—là, elle fut tenaillée par l’impatience. Elle
avait tellement envie que sonne l’heure du spectacle qu’elle comptait presque les
minutes.
Elle habilla Anthony aussi élégamment que possible, et choisit avec soin sa robe.
La jeune fille prévoyait en effet que les invitées du marquis de Wychbold, priées à
souper immédiatement après le spectacle, porteraient des robes du soir, ce qui ne
convenait évidemment pas pour une petite gouvernante. Néanmoins, elle devait être dans
la note. Aussi se décida—t—elle pour une ravissante robe d’après—midi de soie rose que
Worth avait créée pour elle durant son séjour à Paris. La teinte mettait merveilleusement
en valeur la pâleur de son teint et le gris étrange de ses yeux. Très « jeune fille », cette
toilette avait néanmoins le chic spécifique aux couturiers parisiens. Nérita redoutait un
peu que, parmi les invités du marquis, certains reconnaissent le style du grand couturier
et ne se demandent comment une jeune gouvernante avait pu s’offrir une création de la
haute couture parisienne, aussi onéreuse.
Toutefois, elle se rassura car avec bon sens elle supposait qu’elle et Anthony se
tiendraient avec les domestiques, assez à l’écart des invités qui n’auraient donc aucune
chance de la remarquer.
Elle avait vu juste. Quand elle alla s’installer avec l’enfant dans les rangs du balcon du
petit théâtre édifié à l’arrière de la demeure au début du XIXe siècle, elle put constater, à
son grand soulagement, que les invités du marquis étaient en dessous, assis dans les
fauteuils de velours de l’orchestre.
Elle adressa un sourire heureux à Emily qui avait pris place de l’autre côté d’Anthony,
et lui dit :
— Ce petit théâtre est encore plus charmant que ce que tu m’en avais dit! Quelle
merveille!
Emily avait expliqué à la jeune fille que le théâtre avait été construit par l’un des
ancêtres du marquis, pour une ballerine dont il s’était follement épris. Il l’avait obligée à
quitter le corps de ballet dans lequel elle dansait, pour qu’elle vive avec lui à Wych Park et
se consacre entièrement à lui.
On trouvait dans l’architecture et le décor de cet édifice les caractéristiques du bon
goût dont avaient témoigné les bâtisseurs, tels que le prince de Galles, à l’époque
géorgienne et les fioritures rococo que la ballerine avait exigées pour servir d’écrin à sa
beauté.
Nérita était enthousiasmée par les lourds rideaux de velours rouge frangés d’or, les
ravissantes peintures du plafond, les deux immenses lustres de cristal, les candélabres et
les appliques sculptées et dorées. Les jardiniers avaient travaillé toute la journée pour
apporter d’innombrables fleurs qui décoraient le pourtour de la salle et embaumaient de
leur parfum délicat.
« Aucune actrice, si difficile soit—elle, ne pourrait souhaiter trouver de cadre plus
enchanteur », pensa Nérita en regardant autour d’elle.
Lorsque le rideau se leva, il laissa apparaître un décor ravissant, reproduisant
fidèlement le plus grand hall de Wych Park avec son imposant escalier de bois, sa
balustrade dorée, et les immenses caryatides supportant son plafond aux corniches
sculptées blanc et or. Il y avait également sur la scène des montagnes de fleurs disposées
dans d’immenses potiches en porcelaine de Chine qui semblaient empruntées aux contes
des mille et une nuits.
L’éclairage était dispensé avec art, et tout le monde attendait ardemment l’entrée de
Désirée Duval. Nérita, elle aussi impatiente, s’aperçut, en regardant au—dessous d’elle,
que la salle était maintenant pleine : tous les invités étaient là. Les femmes portaient de
très élégantes robes de grand soir, des diadèmes de pierreries qui scintillaient dans leurs
coiffures élaborées, et des colliers de grande valeur.
Nérita aurait bien voulu se pencher au balcon, pour mieux les voir, mais elle n’osait
pas. Elle avait beau se répéter que le risque était minime, elle craignait de découvrir,
parmi les invités du marquis, quelqu’un qui aurait pu la reconnaître.
Elle se contenta de faire admirer la beauté de ce théâtre au petit Anthony.
Tout à coup, le rideau retomba. L’enfant lui demanda naïvement :
— Est—ce déjà fini? Est—ce tout?
— Mais non, mon chéri : le spectacle n’a pas même commencé, lui répondit—elle.
Puis elle jeta un regard à Emily :
— Qu’a—t—il pu arriver? Qu’en penses—tu?
Emily prit un ton de dédain :
— Vous savez bien comment sont ces actrices! Elle doit faire un caprice, miss Nérita.
Avant que la jeune fille ait eu le temps de répondre, le rideau s’était écarté et le
marquis apparut au centre de l’avant—scène.
Nérita le trouva encore plus imposant en habit de soirée. Quelle que soit la façon dont,
personnellement, elle jugeait le caractère de cet homme, force lui était d’admettre qu’il
était d’une surprenante beauté, avait une extraordinaire présence et l’autorité qui émanait
de toute sa personne frappait dès qu’on le rencontrait.
Au premier rang, quelqu’un ayant applaudi avec une intention moqueuse, il sourit à
ses invités et prit la parole :
— Je n’ai nulle intention de participer au spectacle! Je viens seulement vous annoncer
qu’un petit accident vient de se produire... Mrs Wilton voudrait—elle avoir la bonté de
venir immédiatement dans les coulisses? ajouta—t—il en changeant de ton.
Comme Nérita, elle était assise au premier rang de balcon; elle se leva précipitamment
avec un grand bruissement de soie et se dépêcha de répondre à l’appel impérieux du
marquis.
De toutes parts, dans la salle, le murmure des voix augmenta. Les invités
s’interrogeaient et cherchaient à deviner ce qui avait bien pu se passer.
Emily se pencha vers Nérita d’un air entendu :
— Si c’est Mlle Duval qui s’est blessée, il n’y aura pas de spectacle ce soir!
— J’espère bien que non! Je serais trop déçue! se récria la jeune fille.
Si Emily était honnête, elle avouerait la même chose pensait—elle, car elle a aussi
envie que moi de la voir... Mais Emily est obsédée par l’idée qu’une dame convenable ne
peut pas fréquenter une actrice et qu’il est presque déshonorant de coucher sous le même
toit qu’elle...
Nérita n’avait pas le loisir de discuter de cela avec Emily car Anthony commençait à
s’agiter. Sans doute était—il fatigué car le temps passait et son heure habituelle de se
coucher approchait.
Dans l’espoir de le faire patienter, elle raconta une histoire qui l'amusa et il se tint
enfin tranquille.
Soudain, un valet de pied s’approcha de la jeune fille et lui dit à mi—voix :
— Sa Grâce vous serait obligée, mademoiselle, de bien vouloir venir dans les coulisses.
Elle le regarda stupéfaite, certaine qu’il s’était trompé en s’adressant à elle.
— Êtes—vous bien sûr que c’est moi que le marquis appelle? demanda—t—elle après
un instant de réflexion.
— Oui, mademoiselle. Et il faut même vous dépêcher!
Nérita ne pouvait que confier Anthony à Emily et suivre le valet. Mais elle se rendait
compte avec gêne que tous les gens de l’office, fort étonnés, avaient les yeux fixés sur elle.
Après avoir descendu un petit escalier étroit, sur le côté du balcon, sans traverser la
salle, le valet lui fit suivre un corridor qui donnait directement accès à la scène.
Le marquis, qui était près de Désirée Duval, la quitta et se précipita vers Nérita. Sans
même avoir conscience de commettre une impertinence, la jeune fille s’était immobilisée
à l’entrée de la scène et avait attendu qu’il vienne jusqu’à elle.
— Comme vous le savez, miss Graham, nous avons eu un petit accident.
L’accompagnateur de Mlle Duval a fait une chute et s’est entaillé la main. La blessure est
assez profonde et il lui est impossible de jouer du piano ce soir, lui expliqua rapidement le
marquis. (Il fit une courte pause :) Mrs Wilton vient de m’apprendre que vous jouez bien
du piano; je me demande donc si vous ne pourriez pas le remplacer? Pouvez—vous
déchiffrer la partition d’accompagnement de Mlle Duval?
Son ton sceptique permettait d’imaginer qu’il était à peu près certain de lui demander
quelque chose d’impossible.
Nérita — qui ne pouvait oublier la manière dont il s’était conduit avec son fils et avec
elle la veille — ne l’aimait pas; elle lui répondit, le menton levé et avec assurance :
— Certainement, je suis toute prête à essayer de faire ce que Mlle Duval me
demandera, milord.
Le marquis la considéra un moment sans rien dire, puis il se retourna vers Désirée
Duval qui regardait d’un air consterné Mrs Wilton occupée à bander la main blessée de
son pianiste.
— Désirée, dit—il, voici miss Graham. C’est une pianiste des plus accomplies, nous a—
t—on dit. Elle est prête à essayer de vous accompagner.
— C’est impossible! s’exclama Désirée Duval en haussant les épaules.
Elle avait ignoré Nérita; celle—ci en fit autant.
Le marquis insista :
— Faisons un petit essai, je vous en prie. Tout le monde s’est donné beaucoup de mal
pour obtenir la faveur d’être invité ce soir. Et Son Altesse a fait trente—cinq kilomètres en
voiture pour être parmi nous!
Désirée Duval répondit seulement par un autre haussement d’épaules : elle était
visiblement convaincue que le remplacement improvisé de son accompagnateur habituel
tournerait à la catastrophe.
— Puis—je me permettre une suggestion? intervint Nérita.
Interdits, Désirée Duval et le marquis la regardèrent avec ébahissement, car ils ne
s’étaient nullement attendus à ce que la jeune fille parlât.
— Si, pendant que je joue, le pianiste de Mlle Duval conduisait, comme pour un
orchestre, je respecterais, non seulement le rythme habituel de l’accompagnement, mais
je saurais également quand je devrais jouer plus ou moins doucement.
— Mais évidemment! s’exclama joyeusement le marquis. C’est une excellente idée!
Mrs Wilton ayant, entre—temps, terminé son bandage, le pianiste agitait sa main en
essayant de remuer les doigts, pour vérifier s’il ne lui restait aucun espoir de jouer. Il
grimaçait de douleur et dut se rendre à l’évidence.
— Pardonnez—moi, mademoiselle, dit—il d’un ton désolé.
Désirée Duval posa sa main alourdie par les bagues sur son épaule et lui répondit avec
un faible sourire :
— C’est la vie!
Puis elle leva le regard de ses yeux obliques assombris par le mascara vers le marquis :
— Il vaut mieux dire que nous nous excusons, et renvoyer vos invités chez eux. Ils me
verront peut—être une autre fois!
Le marquis se mordait les lèvres, comme quelqu’un qui est vivement contrarié; Nérita
le remarqua.
— Faites quand même un essai avec miss Graham! dit—il. Il me semble que si M.
Lafarge veut bien conduire, comme elle nous l’a suggéré, ce ne devrait pas être trop
difficile.
M. Lafarge semblait convaincu, lui; il parlait avec véhémence en français, et faisait de
grands gestes. Très excité, il expliquait à Mlle Duval qu’elle pourrait jouer la scène de
Phèdre d’abord; la musique y avait une importance secondaire et l’on pourrait ainsi juger
des capacités de la jeune fille; on saurait si elle pouvait ou non accompagner les mélodies,
plus délicates à interpréter, prévues pour la seconde partie du spectacle.
Nérita trouva l’idée excellente, mais n’intervint pas; personne ne pouvait ni ne devait
savoir qu’elle avait une connaissance approfondie du français : elle comprenait les
moindres nuances de ce dont il s’entretenait avec Désirée Duval.
Lorsqu’il eut enfin arraché son consentement à la comédienne, M. Lafarge se tourna
vers Nérita et, dans son anglais maladroit, lui dit :
— Allez donc vous installer au piano, sur la scène. Pendant que Mlle Duval s’habille,
jouez ce que vous voulez pour calmer l’impatience du public. Je vous rejoindrai dès
qu’elle sera prête.
Nérita comprit qu’il voulait faire un essai. Trouvant cela parfaitement naturel, elle ne
perdit pas de temps en discours inutiles. Elle traversa la scène derrière le rideau toujours
baissé et alla vers le piano blanc, assorti au décor, placé au milieu d’un amoncellement de
fleurs qui dérobait presque le pianiste aux yeux du public. Cette disposition, destinée à
concentrer toute l’attention des spectateurs sur la comédienne, fit sourire avec indulgence
Nérita, qui cependant en était fort satisfaite puisqu’elle tenait à passer inaperçue.
En s’asseyant devant le piano, elle s’aperçut avec joie que c’était un merveilleux
Bechstein, identique à celui sur lequel elle avait toujours joué chez elle.
Les partitions des airs que devait chanter Désirée Duval étaient posées sur le pupitre;
elle les feuilleta avec intérêt, tandis que l’actrice disparaissait dans sa loge pour s’habiller
et que le marquis s’avançait sur la scène.
— Je vais expliquer à mes invités ce qui est arrivé, lui dit—il, avant de passer de l’autre
côté du rideau.
A nouveau à l’avant de la scène il raconta à l’assistance dévorée d’impatience et de
curiosité qu’il leur avait fallu trouver une personne pour remplacer, au pied levé, le
pianiste qui s’était malencontreusement blessé au moment d’entrer en scène.
Il sollicita l’indulgence de ses invités pour le cas où la partie musicale serait moins au
point que ce qu’ils attendaient; sur le fait que la pianiste n’avait jamais accompagné Mlle
Duval qu’elle ne connaissait pas et n’avait pas eu la moindre possibilité de répéter avec
elle.
En l’entendant, Nérita, avec un sourire narquois, murmura entre ses dents : « Voilà
une présentation encourageante. Mais attention, milord, je vous prépare une surprise! »
Elle était enchantée à la perspective de lui faire voir, dans quelques instants, que cette
petite gouvernante obscure et sans importance, affectée à l’éducation de son fils qu’il
détestait, était parfaitement capable de jouer du piano aussi bien — et peut—être mieux —
que l’accompagnateur français de Désirée Duval.
Elle se le disait sans forfanterie, car deux de ses professeurs lui avaient assuré, à
diverses reprises, qu’il était regrettable qu’elle n’ait pas besoin de gagner sa vie, parce
qu’elle n’aurait pas eu grand—chose à faire pour devenir une professionnelle et se couvrir
de succès. Elle ne les avait pas pris très au sérieux, parce qu’elle savait qu’ils avaient
mission d’encourager leurs élèves et que face aux compliments elle se montrait
généralement sceptique : ne la flattait—on pas surtout pour plaire à son père?
« A moi de prouver aujourd’hui qu’ils avaient raison! » se dit—elle avec son ardeur et
son réalisme coutumiers.
Après avoir réfléchi, elle résolut d’interpréter la transcription du Concerto pour piano
de Tchaïkovsky; elle voulait étonner le marquis et ses invités qui s’attendaient
probablement à entendre en intermède une musique facile à exécuter; elle plaqua avec
fougue les premiers accords de l’œuvre éclatante et sonore du compositeur russe.
Tandis que le rideau se levait lentement, la mélodie déferla sur l’assistance,
emplissant le théâtre de vagues sonores si puissantes qu’elles faisaient presque trembler
le plafond.
Nérita se sentait heureuse en pensant que dans la salle il y avait au moins un petit
garçon qui l’écoutait avec une attention émerveillée. Elle lui avait déjà joué ce morceau,
mais sur le piano de la nursery il rendait un tout autre son que sur l’admirable Bechstein.
En quelques instants la musique avait emporté Nérita dans un autre univers où elle
pouvait tout oublier : le détestable marquis, l’esprit critique des auditeurs, son rôle de
gouvernante et même le passé.
Elle jouait comme elle le faisait autrefois pour son père, lorsque leurs deux âmes
sensibles à l’harmonie musicale qui naissait sous ses doigts vibraient à l’unisson. Elle ne
se souvint de la présence du public que quelques secondes après avoir plaqué le dernier
accord : elle avait laissé ses mains retomber sur ses genoux et les applaudissements
crépitaient, exprimant l’enthousiasme délirant de l’assistance qui avait écouté avec
émerveillement dans un silence religieux.
Nérita ne se leva pas et ne jeta pas un regard vers la salle. Mais elle vit, en face d’elle,
de l’autre côté de la scène, debout dans la coulisse, le marquis qui l’applaudissait à tout
rompre, avec une ardeur surprenante qui ne pouvait être prise pour un geste de simple
politesse.
Lorsque le rideau retomba, M. Lafarge s’approcha et lui dit :
— Magnifique! Et maintenant Mlle Duval est prête.
Puis il tourna les pages d’une partition. Ils ne dirent plus un mot et Nérita entama le
prélude doux et lancinant du second acte de Phèdre.
Elle n’avait pas très longtemps à jouer avant l’entrée en scène de Désirée Duval qui
apparut drapée dans la longue robe flottante et les voiles noirs du costume traditionnel de
Phèdre, une haute ceinture ornée de camées lui enserrant la taille. Elle s’avança avec une
lenteur voulue; tout dans son maintien montrait combien elle était consciente de son
pouvoir de séduction sur le public qu’elle tenait en haleine sans avoir besoin de dire un
mot, simplement par l’enchantement de ses gestes et l’expression de son visage. Quand
elle déclama, elle fut plus sublime que tout ce que l’on pouvait espérer et Nérita fut
subjuguée.
Telle Sarah Bernhardt qui avait dit, bien des années plus tôt, lorsqu’elle était venue
jouer à Londres : « Je vous donnerai mon sang, ma vie, mon âme », Désirée Duval
donnait, elle aussi, dans Phèdre, tout d’elle—même. Elle sanglotait, elle implorait, elle
criait sa douleur, des larmes amères et brûlantes coulaient de ses yeux et ses bras tendus
en avant exprimaient tout ensemble le désir qui la dévorait et le désespoir d’un amour
impossible, qui la tuait.
Quand elle quitta la scène, les mains encore crispées, le public était aussi épuisé
qu’elle. Avant que le rideau ne retombe, Nérita aperçut la salle et vit que les spectateurs
avaient un moment été transportés hors de leur univers. Un silence ému régnait dans la
salle comme si la tragédie à laquelle on venait d’assister était le reflet d’une effroyable
réalité.
Derrière le rideau qui la dérobait aux regards des spectateurs, Désirée Duval porta la
main à son front, comme si elle était près de s’évanouir. Et le marquis la tenant par les
épaules et la soutenant la reconduisit dans sa loge.
— C’était merveilleux! merveilleux! s’écria Nérita d’une voix étranglée par l’émotion.
Mais M. Lafarge, suppliant, la pressait :
— Jouez quelque chose, mademoiselle! Jouez, jouez, je vous en prie! Il faut à tout prix
détendre l’atmosphère. Une musique gaie, facile, pour que le public reprenne ses sens.
Aussitôt Nérita plaqua les premiers accords d’un air d’Offenbach qui venait de
conquérir Paris. Tandis que ses doigts couraient sur le clavier, sa propre émotion
s’évanouit au son de cette entraînante mélodie.
Le marquis revint des coulisses et annonça que Désirée Duval était prête à revenir sur
scène; au même moment Nérita entendait dans la salle un léger bourdonnement qui
prouvait que l’enchantement qui avait envoûté le public s’était enfin dissipé.
M. Lafarge ouvrit une partition et la plaça devant elle : c’était « La Marseillaise ».
« Ainsi, pensa la jeune fille, Désirée Duval veut imiter Rachel qui s’était couverte de
gloire pendant la Révolution de 1848 en chantant, à Paris, cette marche qui était devenue
l’hymne national de la France. »
Lentement, Nérita attaqua les premières mesures au rythme lent qui contrastait avec
ce qu’elle venait d’interpréter.
Désirée Duval, avec plus de noblesse que jamais, parut enfin dans une longue tunique
blanche, figure vivante de la Liberté. Un frisson passa dans l’assistance avant même
qu’elle ait ouvert la bouche.
Son visage comme l’albâtre exprimait en même temps, ô miracle, la souffrance et la
révolte. Ses sourcils se rejoignaient, ses lèvres retroussées semblaient retenir un flot
d’imprécations et ses narines se dilataient comme pour aspirer l’air frais de la liberté
retrouvée après un séjour dans l’atmosphère fétide d’un cachot.
On aurait cru voir la divine Némésis naissant d’un bloc de marbre sous les yeux des
spectateurs. Puis, d’une voix au timbre profond, pleine de colère contenue, elle entonna la
première strophe :
— Allons, enfants de la Patrie...
Elle ne chantait, ni ne disait. C’était plutôt une sorte d’incantation, à la manière
antique, qui faisait vibrer ceux qui l’écoutaient.
Après la haine et la soif de vengeance, venait la tendresse. Elle versa des larmes au
souvenir de sa patrie. Elle s’agenouilla devant le drapeau tricolore.
Puis, brusquement, et comme si des voix invisibles l’inspiraient, elle se releva et
chanta avec la voix douce et limpide d’un ange.
Nérita suivait les indications de M. Lafarge, avec tant de fidélité que les notes du piano
ne faisaient plus qu’un avec la voix de la cantatrice. Bouleversée, elle laissait couler ses
larmes; personne ne pouvait écouter ce chant ainsi interprété sans être ému jusqu’au
fond de l’âme.
Ce jeu inspiré, magnifique, eut raison des plus blasés. Lorsque le rideau tomba toute
la salle se leva. L’enthousiasme devint du délire. Le public applaudissait, acclamait et
tapait des pieds avec tant de frénésie que les murs en tremblaient.
Nérita était convaincue que les invités auraient pu rester là à écouter Désirée Duval
toute la nuit et, au petit matin, réclamer, comme Anthony, que le spectacle continue
encore. Mais la comédienne, ayant atteint au sublime, savait quand il fallait s’arrêter pour
ne pas risquer de décevoir. Sous les bouquets de fleurs jetés de la salle, elle revint saluer
douze fois, une gerbe d’orchidées offerte par le marquis pressée sur son cœur.
Soudain, elle tendit un bras vers le piano et M. Lafarge dit tout bas à Nérita :
— Levez—vous, mademoiselle!
A contrecœur, elle obéit, pour ne pas passer pour une sotte timide, mais resta derrière
le piano; quand elle fit mine de se rasseoir, Désirée Duval se précipita, la prit par la main,
la conduisit sur le devant de la scène et la présenta au public.
Nérita salua donc, elle aussi, sous les applaudissements redoublés, puis le rideau
retomba pour la dernière fois. Au moment où le marquis les rejoignit, Désirée Duval
disait à la jeune fille :
— Quel talent, ma chère! Venez donc avec moi ; vous serez mon accompagnatrice à la
Comédie—Française.
— Vous êtes très aimable, murmura Nérita en souriant. Je vous remercie infiniment
de cette proposition flatteuse. Mais puis—je me permettre, mademoiselle, de vous dire
que je viens de passer, grâce à vous, la soirée la plus merveilleuse de mon existence?
L’artiste française lui sourit encore et tout en prenant le bras du marquis, déclara :
— Il faut que j’aille me reposer avant le souper. C’est vrai, n’est—ce pas, elle a été
magnifique?
Le marquis approuva avec enthousiasme :
— Tout à fait, tout à fait! (Puis il ajouta :) Je vous remercie infiniment, miss Graham.
Et il s’éloigna avec Désirée Duval.
Nérita se tourna alors vers M. Lafarge que tout le monde semblait avoir oublié et lui
exprima chaleureusement sa reconnaissance pour son aide.
Tout en lui parlant, elle remarqua son air fatigué, accablé même. « L’attitude de
Désirée Duval, qui semble l’ignorer, est cruelle et blessante, se dit—elle et il doit avoir
peur de perdre son emploi... »
Un moment encore elle lui parla aimablement, puis elle regagna le couloir emprunté
pour venir et le petit escalier dérobé que les invités du marquis n’empruntaient jamais.
A mi—étage, elle rencontra Emily qui descendait avec le petit Anthony. L’enfant avait
l’air fatigué; elle le prit dans ses bras. Il passa ses mains derrière son cou et murmura :
— La musique était belle! très belle!
Quant à Emily, elle ne fit aucun commentaire; mais Nérita savait parfaitement bien ce
qu’elle pensait.
La femme de chambre attendit d’avoir regagné la nursery et d’être hors de portée des
oreilles des domestiques qui avaient beaucoup à faire et s’étaient rapidement dispersés de
tous côtés, pour dire :
— Espérons que personne ne vous a reconnue, miss Nérita! Sinon on aurait tôt fait de
raconter à votre oncle où il peut venir vous chercher!
— J’y ai pensé tout de suite, moi aussi! Mais je crois que le risque est mince. S’il y
avait des amis de tante Violette dans la salle, comme ils ne s’attendaient pas à me voir sur
une scène, ils n’auront certainement pas pensé à moi.
— On ne sait jamais! dit Emily d’un air sombre.
—Enfin!... Mais, quoi qu’il arrive, je serai toujours très fière d’avoir pu, un soir,
accompagner Désirée Duval! C’est une si grande artiste!
Emily ne répondit rien. Et Nérita repensa à ce que Désirée lui avait proposé. Regardant
Emily, elle songea : « La pauvre! Elle serait horrifiée et scandalisée si elle savait que
Désirée Duval m’a demandé si je voulais travailler avec elle! Était—elle sincère ou
seulement polie? Enfin! peu importe puisque je ne saurais accepter son offre... Vivre
seule dans cette brillante capitale où l’amusement et l’amour sont rois serait infiniment
trop angoissant... Ici du moins, suis—je en sécurité... »
Après l’excitation de la soirée, la journée suivante parut morne.

Le matin, Emily avait appris à Nérita que tous les invités s’en allaient et que Mlle
Duval devait regagner Paris le jour même.
— Le marquis part—il avec elle? demanda Nérita.
— Non, répondit Emily. Il y a une autre grande réception pendant le week—end...
enfin, si les invités peuvent venir!
La femme de chambre faisait allusion au temps. Il avait neigé toute la nuit et le parc et
les jardins étaient recouverts d’un épais manteau blanc.
Le soleil brillait quand même, aussi Nérita décida—t—elle d’emmener Anthony jouer
avec la neige.
— Venez vite, Anthony, lui annonça—t—elle gaiement. Nous allons sortir et nous
ferons un bonhomme de neige plus gros que vous! Il faudra que nous lui trouvions un
vieux chapeau et une pipe.
Anthony répondit sans joie :
— Il fait trop froid pour sortir. Jouez—moi de la belle musique!
Surprise, Nérita répliqua avec fermeté :
— Nous en ferons ce soir, mais il faut prendre l’air avant, pendant qu’il y a du soleil.
— Il fait trop froid! répéta obstinément l’enfant.
Nérita le trouvait aussi peu anglais que possible : aucun enfant ne résiste,
habituellement, au plaisir de s’amuser dans la neige. Elle ne s’occupa donc pas de ses
protestations, lui mit ses guêtres, les boutonna, l’enveloppa dans de chauds vêtements, le
prit par la main et l’emmena dans le jardin.
Elle avait été obligée de mettre son manteau de fourrure. En effet, quand elle avait
voulu s’habiller à son tour, elle s’était aperçue que c’était le seul vêtement chaud qu’elle
possédait. Évidemment, il ne convenait guère à une petite gouvernante. Mais, si elle y
renonçait, elle prendrait froid. Elle hésita un moment puis finalement espéra qu’elle ne
rencontrerait personne et qu’on ne la verrait pas aussi luxueusement vêtue.
Elle emmena donc Anthony loin de la maison dans un endroit écarté où la neige était
intacte sur les pelouses. Elle tenta d’exciter l’enthousiasme du petit garçon en lui faisant
entasser la neige pour fabriquer les deux énormes boules qui formeraient le corps et la
tête d’un bonhomme.
Mais Anthony restait renfrogné et trouvait désagréable de mouiller ses gants; elle dut
se rendre à l’évidence : ce jeu n’intéressait pas Anthony.
Il n’avait rien de commun, avec ses larges yeux noirs et son teint pâle à peine rosé,
avec les petits garçons aux bonnes joues rouges qu’elle avait connus lorsqu’elle était
enfant et qui se déchaînaient quand ils se bombardaient avec des boules de neige.
Découragée, elle finit par abandonner.
— Venez, nous allons aller donner à manger à Robin, avant le déjeuner, proposa—t—
elle à Anthony. Vous pourrez monter cet après—midi, si la neige n’est pas trop dure.
Cette idée enchanta Anthony, et la main dans la main, ils gagnèrent les écuries.
En arrivant, Nérita ne vit pas le palefrenier qui habituellement les attendait à cette
heure—là; elle s’aperçut trop tard qu’il faisait le tour des boxes avec le marquis. Elle
aurait voulu s’éclipser, quitte à déchaîner les protestations bruyantes d’Anthony qui
n’était certainement pas disposé à repartir sans avoir vu Robin, mais le marquis avait
tourné la tête.
Sans hésitation il vint vers elle et s’écria :
— Bonjour, miss Graham!
— Bonjour, milord! répondit—elle, tandis qu’il la regardait attentivement.
Les yeux du marquis s’attardèrent sur son manteau et sa toque de fourrure. Aussitôt,
Nérita songea à l’imprudence qu’elle avait commise, en les mettant, mais elle réagit avec
un optimisme désinvolte, et se dit avec un esprit de rébellion tout nouveau : « Cela ne le
regarde pas! On n’a jamais demandé à une gouvernante de porter un uniforme, et la façon
dont je m’habille ne concerne que moi! »
D’ailleurs le marquis ne fit aucune réflexion. Il dit simplement, avec beaucoup de
cordialité :
— Je tiens à vous remercier encore, miss Graham, pour la manière merveilleuse dont
vous nous avez tirés d’un mauvais pas hier soir!
Anthony profita de cet instant d’inattention de sa gouvernante pour filer vers le box de
son poney.
— Vous n’avez pas à me remercier, milord, répondit la jeune fille, car ce fut une
immense joie pour moi d’avoir l’occasion d’accompagner Mlle Désirée Duval et je m’en
souviendrai jusqu’à mon dernier souffle!
— Jamais encore je ne l’avais vue jouer de façon aussi bouleversante! poursuivit le
marquis, avec enthousiasme. Vous méritez aussi des félicitations; vous y êtes
certainement pour beaucoup.
— Merci infiniment! répondit Nérita en levant les yeux vers lui.
Leurs regards se croisèrent et ils durent l’un et l’autre faire un effort pour les
détourner.
Aussitôt, comme s’il voulait dissiper une étrange impression, le marquis ajouta :
— Je vais me promener en traîneau cet après—midi. Il y a des années que je ne l’ai pas
fait... Je pense que cela vous ferait peut—être plaisir à vous aussi; voulez—vous venir avec
moi?
Nérita n’hésita pas.
— Je suis sûre qu’Anthony sera ravi, milord!
Mais elle n’eut pas plutôt répondu, que Nérita eut la bizarre sensation que le marquis
avait totalement oublié son fils et que son invitation ne s’adressait qu’à elle. Mais elle
pensa que c’était absurde.
Le marquis observait le ciel.
— Comme il est possible que le soleil ne dure pas, je pense qu’il serait prudent de
partir de très bonne heure, dit—il au bout d’un instant. Puis—je vous demander d’être
prête à 2 heures moins le quart?
— Je descendrai dans le hall avec Anthony à cette heure—là, promit Nérita, avant de le
quitter.
Elle alla rapidement jusqu’au box du poney, tandis que le marquis restait cloué sur
place au milieu de l’écurie.
Elle fit servir le déjeuner d’Anthony et le sien très tôt. Tout en mangeant rapidement,
Nérita pensait qu’il était certainement sans précédent que le marquis accepte d’emmener
son fils en promenade. Elle persistait à condamner sévèrement sa conduite habituelle
avec l’enfant, mais elle se disait avec une grande satisfaction qu’il était possible d’espérer
un changement d’attitude. « Je ne comprends pas quels motifs ont poussé le marquis à
faire cette proposition, se dit—elle. Mais peu importe! L’essentiel c’est que le petit
Anthony passe l’après—midi en compagnie de son père! C’est tout ce qui compte! »
Anthony au milieu du repas s’exclama soudain :
— Aujourd’hui, je veux monter Robin!
— Nous allons faire quelque chose de beaucoup plus agréable cet après—midi, répliqua
Nérita en souriant. Nous allons faire une promenade en traîneau! Vous allez voir comme
c’est amusant! Le Père Noël en utilise un comme ça pour transporter les jouets qu’il vient
mettre dans vos bas. Anthony!
— Un traîneau avec des rennes? interrogea le garçonnet.
— Je ne crois pas que nous ayons de rennes à Wych Park. Mais il y aura des chevaux
qui galoperont très vite sur la neige.
Elle craignait maintenant que le petit garçon ne trouve pas la promenade à son goût
parce qu’il n’y aurait pas de rennes. Cependant, il cessa de réclamer sa sortie sur le poney
et sembla satisfait.
Elle l’habilla chaudement et fit des vœux pour que le marquis ne s’aperçoive pas que
son fils avait pour la neige et le froid une aversion indigne d’un bon Anglais.
Elle se rassura en songeant qu’il y avait probablement dans le traîneau une
chaufferette pour les pieds et elle estimait qu’en asseyant l’enfant entre elle et son père, il
sentirait moins l’air glacé.
Il y avait une réserve de couvertures à l’écurie mais par précaution, elle en descendit
une supplémentaire pour envelopper l’enfant comme elle l’entendait.
Quant à elle, elle en était réduite à remettre son manteau de fourrure et espérait que
le marquis n’en remarquerait pas le raffinement. « Il est trop bien élevé et trop
indifférent à l’égard d’une petite gouvernante, pour m’en faire l’observation », murmura—
t—elle en l’enfilant.
Pour la première fois depuis son arrivée à Wych Park, elle emprunta le grand escalier
pour descendre avec Anthony dans le hall. Elle se reprochait de ne pas l’avoir fait plus tôt.
Elle aurait dû le promener dans la maison, pour lui montrer tous les trésors qu’elle
contenait et lui apprendre à les apprécier.
Les drapeaux accrochés aux murs auraient été une bien meilleure leçon d’histoire que
toutes celles qu’elle pouvait lui donner. Plus tard, les tableaux à sujets mythologiques ou
religieux pourraient également être utiles pour instruire l’enfant. Et la jeune fille se
promit d’explorer la maison du haut en bas, dès que le marquis s’absenterait.
Quand ils arrivèrent, Anthony et elle, sur le dernier palier, à mi—étage, ils aperçurent
le marquis qui les attendait dans le hall.
Il avait très belle allure ainsi, vêtu d’une admirable pelisse parfaitement coupée et
d’un haut-de-forme élégamment incliné, comme l’exigeait la dernière mode. En dépit de
toutes les préventions qu’elle nourrissait contre lui, Nérita admit, en admirant la
prestance aristocratique et l’air viril du marquis, que nulle demeure, si somptueuse fût—
elle, ne lui aurait mieux convenu. « C’est exactement ce qu’il lui faut, songea—t—elle,
mais il y faudrait une maîtresse de maison! »
Pour la centième fois depuis son arrivée, elle se demandait la raison pour laquelle le
mariage du marquis avait été un échec, et pourquoi sa belle épouse italienne s’était enfuie
en abandonnant son petit garçon.
Le premier regard du marquis fut pour la couverture que Nérita portait sur le bras :
— Je vois que vous avez pris toutes vos précautions! dit—il un peu railleur.
— Je ne veux pas qu’Anthony prenne froid.
— Ce serait certainement très ennuyeux, répondit—il d’un air vague, tout en les
regardant longuement, tour à tour.
Brusquement, Nérita se souvint avoir promis à Emily, s’il lui arrivait d’aller à un autre
étage que celui de la nursery de mettre ses horribles lunettes. Mais, n’ayant jamais
rencontré le marquis durant sa première semaine de séjour à Wych Park, elle avait
totalement oublié cette promesse. Maintenant il était trop tard. Aussi, le marquis la
dévisageant avec insistance, baissa—t—elle les yeux, et ses longs cils palpitaient sur sa
peau nacrée.
Il l’observa encore un moment en silence puis les entraîna vers la porte. Un tapis avait
été jeté sur les degrés du perron au bas duquel un joli traîneau bavarois aux couleurs
vives et aux amusants motifs les attendait.
Un laquais vint les aider à s’installer; elle voulut asseoir Anthony, comme elle se l’était
bien promis, entre elle et le marquis. Mais lorsqu’il eut pris les rênes en main, il déclara
sur un ton sans réplique :
— Mettez donc l’enfant sur le bord, mademoiselle. Il verra beaucoup mieux!
Nérita n’osa pas protester et docilement changea de place avec le petit garçon.
Anthony semblait fort heureux de pouvoir ainsi se pencher par—dessus le flanc du
traîneau qui s’ébranla et glissa sur la neige.
Il y avait une chaufferette, comme Nérita l’avait prévu, et deux épaisses couvertures de
fourrure. Il était impossible de souffrir du froid. Elle enveloppa Anthony comme dans un
cocon, et attacha soigneusement sur ses oreilles les pattes, de sa casquette; elle s’assura
enfin que l’air ne pouvait pas se glisser entre son cou et son écharpe. Puis elle lui dit de sa
voix douce :
— Là, vous n’aurez pas froid, mon chéri! Soyez bien sage !
L’enfant répondit seulement :
— Il faut que les chevaux courent très vite!
— C’est ce qu’ils vont faire. Vous verrez, Anthony.
Nérita, sans le savoir, n’avait pas fait une vaine promesse, car le marquis avait
l’intention d’aller vite.
Dès qu’ils furent sortis du parc, ils trouvèrent une couche de neige très épaisse. Nérita,
surprise, évoquait un heureux séjour qu’elle avait fait autrefois en Suisse avec son père et
sa mère. C’était l’hiver où elle avait appris à patiner et à skier. Son père était un vrai
champion de ski. Mais, comme elle savait que sa mère était triste lorsqu’elle s’éloignait,
Nérita avait davantage pratiqué le patinage que le ski. Nérita envisagea alors la possibilité
de demander au marquis si elle pourrait patiner avec Anthony sur la pièce d’eau du parc
dès que la glace serait suffisamment prise. « Après tout, je n’ai aucune raison de solliciter
son autorisation, finit—elle par se dire. Il suffira que je commande des patins pour
Anthony et pour moi. Personne ne peut trouver anormal que j’apprenne à patiner à cet
enfant! »
Le soleil étincelait sur la neige. On aurait cru traverser un pays de conte de fées, dont
les arbres auraient été de cristal scintillant. La neige semblait parsemée de diamants.
On était déjà assez loin du château, mais on l’apercevait encore. La demeure
majestueuse paraissait encore plus belle dans ce cadre enchanteur, et Nérita ne put
s’empêcher de s’exclamer :
— Comme il est beau!
Ayant suivi son regard, le marquis répondit :
— Je suis d’accord avec vous, mais je le trouve encore plus beau, moi, parce que c’est
mon foyer.
Pensant à sa chère demeure de Meridon, perdue pour toujours, elle répondit, le cœur
serré :
— Vous avez beaucoup de chance!
— Seriez—vous envieuse?
— Peut—être le suis—je, après tout, admit Nérita avec une pointe de nostalgie. Un
foyer : n’est—ce pas ce que tout le monde souhaite? Ceux qui n’ont pas de foyer n’ont pas
de racines, pas de refuge...
— Que s’est—il passé dans votre vie? Il a dû vous arriver un malheur pour que vous
parliez ainsi? s’enquit avec un intérêt non dissimulé le marquis.
Nérita comprit trop tard qu’involontairement elle avait manqué de discrétion et qu’il
était très incorrect, de sa part, de parler au marquis avec autant de simplicité que si elle
l’avait rencontré dans un salon, alors qu’elle n’était que son employée. Elle se mordit les
lèvres et s’empressa de détourner la conversation :
— Ce n’est vraiment pas... pas intéressant, milord, dit—elle. (Puis elle se tourna vers
Anthony et lui expliqua :) Eh bien, Anthony, vous voilà semblable au Père Noël. Nous ne
transportons pas de jouets pour les enfants sages mais c’est la seule différence!
— Non! le Père Noël a des rennes, lui! rappela Anthony d’un ton boudeur.
— Quand ses rennes sont malades, il emploie peut—être des chevaux, lui aussi, dit
Nérita.
Avec son obstination coutumière et pour le grand supplice de Nérita, Anthony insista :
— Les rennes sont plus beaux!
Mais le marquis s’en souciait peu. Il interrompit leur conversation pour poser une
question qui lui brûlait les lèvres depuis la veille :
— Il y a une chose que je voudrais bien savoir, miss Graham. Pourquoi avez—vous
choisi d’être gouvernante, alors que vous êtes douée d’un aussi exceptionnel talent de
musicienne?
— C’est très simple : le talent est une chose, le génie comme celui de Mlle Duval, par
exemple, en est une autre.
— Mlle Duval a été très impressionnée par votre interprétation. Elle m’a laissé un
message pour vous, avant de partir.
Nérita ne répondit rien. Elle attendait, pressentant ce qu’il allait ajouter :
— Voilà ses propres termes : « Vous direz à miss Graham que, si elle veut venir à Paris,
je lui ferai donner un emploi au théâtre, comme je le lui ai promis. » Et elle a laissé un
cadeau pour vous que je vous remettrai quand nous rentrerons.
— Mlle Duval est vraiment trop aimable.
— Et moi, je sais que je ne pourrai jamais trouver assez de mots pour vous exprimer
toute ma gratitude car, sans vous, ma réception eût tourné au désastre.
— Mais non! Je suis certaine que Mlle Duval aurait été une Phèdre aussi convaincante
sans mon accompagnement musical.
— Mais elle se refusait à jouer et elle n’aurait pas cédé. Elle cherche la perfection. Or,
la musique tient une grande place dans son interprétation.
— En effet! C’est ce que j’ai cru comprendre!
— Donc, comme je viens de vous le dire, je vous suis profondément reconnaissant.
Nérita ne répondit rien; et le marquis reprit :
— J’avais d’abord songé, cette nuit, à vous prier de vous joindre à nous pour vous faire
rencontrer mes amis qui vous avaient applaudie en même temps que Désirée Duval. Mais
finalement... je me suis rendu compte que je ne souhaitais pas que vous vous joigniez à
eux.
— C’est normal et je comprends fort bien. Je ne suis, en somme, que l’une de vos
domestiques.
Le marquis se récria .
— Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire! Et vous le savez parfaitement !
Intriguée par ce qu’il y avait de bizarre dans cette phrase et le ton sur lequel elle avait
été prononcée, Nérita demanda, presque comme si elle le défiait :
— Eh bien! que vouliez—vous donc dire réellement, milord?
— Je voulais seulement dire que vous étiez... unique : je n’aurais jamais pensé
découvrir quelqu’un comme vous dans ma propre maison... ni ailleurs, du reste! Alors, j’ai
eu peur que si vous vous mêliez à mes invités, vous ne changiez... que vous ne
ressembliez aux autres... que vous deveniez comme tout le monde...
Il avait parlé lentement, comme s’il éprouvait de la difficulté à exprimer exactement ce
qu’il pensait.
Il ne quittait pas du regard les chevaux et pourtant, la jeune fille avait la sensation
qu’il la scrutait pour découvrir en elle les mots qu’il prononçait.
— Je crois, milord, dit—elle après avoir pris le temps de réfléchir, que la nuit dernière,
nous étions tous... dans un état un peu particulier. La présence de Mlle Duval rendait
l’atmosphère magique. Elle nous insufflait une sorte de lyrisme qui n’émanait que d’elle.
— Ce n’est absolument pas vrai! protesta—t—il, et je trouve votre fausse modestie,
miss Graham. parfaitement inutile.
Cette dureté qui transparaissait dans les propos du marquis heurta Nérita. Quelques
instants auparavant il avait pourtant fait montre d’amabilité. Mais était—il sincère? Elle
l’avait cru, mais maintenant, elle ne savait plus si elle devait ou non en être certaine.
Elle finit par dire :
— Parfois certaines choses ou certains événements nous transportent hors de nous—
mêmes... pour un moment. Nous voyons alors les choses sous un angle... différent. C’est
ce qui nous est arrivé cette nuit. Aujourd’hui, nous sommes revenus... à notre banalité
quotidienne.
— En êtes—vous bien sûre? insista le marquis.
— Absolument.
— Alors, si c’est vrai... pourquoi êtes—vous ici?
Nérita ne pouvait plus faire semblant de ne pas comprendre. Elle rétorqua seulement :
— Je veux pourtant croire... enfin, j’ai voulu croire que vous aviez pensé faire plaisir à
votre fils, en l’emmenant faire une promenade en traîneau.
— Mais vous saviez parfaitement bien que ce n’était pas le véritable motif de mon
invitation! compléta brutalement le marquis.
Nérita ne répondit pas et le silence s’installa. Il se concentrait sur la conduite du
traîneau, tandis que Nérita méditait sur l’incongruité de la conversation qu’elle venait
d’avoir avec le marquis, conversation qui n’aurait jamais dû avoir lieu, étant donné sa
position subalterne dans la maison.
Pour être tout à fait honnête, elle devait en outre, reconnaître que cette conversation
ne ressemblait qu’apparemment à celles qu’elle avait pu avoir en Italie, avec des jeunes
gens qui lui faisaient la cour en dansant.
Leur moindre mot était une flatterie, ils l’encensaient du regard, mais tout le monde
savait que c’était une sorte de jeu, tandis que les propos échangés avec le marquis
n’évoquaient nullement un simple flirt. Quelque chose d’infiniment plus subtil et, elle le
pressentait, de plus dangereux, venait de se passer.
En dépit de toutes ses bonnes résolutions, en dépit de ses préventions contre le
marquis qu’elle croyait sincèrement détester à cause d’Anthony, les sentiments qu’il lui
inspirait la troublaient sans qu’elle comprît comment ni pourquoi.
Elle savait seulement qu’elle était heureuse de sentir à ses côtés un homme avec
d’aussi larges épaules, un si fier maintien, et une façon si particulière de tourner la tête à
chaque instant pour la regarder. Elle soupira intérieurement : « Il est si viril! » se dit—elle
et au même instant elle eut l’impression, pour la première fois de sa vie, d’être
véritablement une femme.
Il rompit le silence :
— Pourquoi êtes—vous venue à Wych Park? demanda—t—il sans préambule.
— Je cherchais du travail.
— Voilà qui semble difficile à admettre quand on compare votre salaire à la petite
fortune que représente le manteau de fourrure que vous avez sur le dos!
Nérita sursauta : « Il a donc fait attention à la manière dont j’étais habillée... » Mais
elle se contenta de répondre :
— C’est un cadeau que l’on m’a fait.
— C’est bien ce que je pensais, dit—il d’un ton glacial, avec une grimace qui permettait
de penser qu’il était plein de mépris.
Furieuse, Nérita lui répondit avec violence :
— Je vois ce que vous pensez, milord! mais vous vous trompez!
— Ainsi... vous lisez dans mes pensées comme je lis dans les vôtres! s’exclama le
marquis.
Nérita retint son souffle; il poursuivit :
— Oui... vous me haïssiez pour la façon dont je vous ai parlé le jour où j’ai cru que
l’enfant avait été blessé dans les écuries. Vous ne m’aimiez pas plus quand je vous ai fait
venir sur la scène, hier soir, et que j’ai laissé voir que je ne vous croyais pas capable
d’accompagner Désirée Duval... mais maintenant... si je ne me trompe, vous avez de tout
autres sentiments...
Nérita demeura stupéfaite. Jamais elle ne l’aurait cru aussi perspicace. Encore moins
s’attendait—elle à le sentir tellement en harmonie avec elle, capable, comme seul son père
l’avait été, de connaître le fond de son âme, de ses pensées et de ses sentiments.
— Ai—je raison? demanda le marquis.
— J’ai l’impression que l’intérêt que vous portez, milord, à une petite gouvernante, est
tout à fait... inhabituel, et que c’est quelque chose qui ne... devrait pas être, répondit
Nérita d’un ton sage et réprobateur.
Le marquis se mit à rire.
— Je ne peux pas vous empêcher de jouer un rôle, si vous avez décidé de le faire! Mais,
soyons justes, vous ne pouvez pas non plus m’empêcher d’être intrigué par le mystère qui
vous entoure, de faire des suppositions et de me demander pourquoi une jeune fille
comme vous peut avoir envie de jouer les Cendrillon! (Il lui jeta un coup d’œil avant
d’ajouter avec un sourire radieux :) J’ignore vos raisons; mais, quelles qu’elles soient,
puis—je me permettre de vous dire que, si je suis curieux de savoir pourquoi vous avez
choisi Wych Park pour jouer ce rôle, j’en suis surtout infiniment heureux?
5

Nérita ne sut pas quoi répondre. Elle prit à nouveau le parti de s’occuper d’Anthony et
se plongea dans une grande conversation avec lui.
Leur passage venait justement de déranger quelques cerfs qui se dispersaient de tous
côtés, effrayés par le traîneau. Le petit garçon aurait voulu les poursuivre, et il était très
excité. Le traîneau filait toujours de l’avant, les emportant dans l’enchantement de la
forêt.
Brusquement, le soleil se cacha et la neige se mit à tomber. Le marquis regarda le ciel
avec appréhension.
— Il faut que nous rentrions immédiatement. Je crois que nous allons avoir une
tempête, déclara—t—il.
Mais il aurait été imprudent de faire tourner l’attelage avant de trouver un terrain plat
assez large pour que les chevaux ne risquent ni de s’enfoncer dans la neige ni de tomber.
A peine le marquis eut—il enfin fait demi—tour dans une clairière et relancé les
chevaux que les flocons se firent plus fournis et qu’un vent cinglant les leur envoyait dans
le visage.
Anthony pleurnichait, aussi Nérita le serra—t—elle contre elle.
— Nous allons bientôt arriver à la maison, lui dit—elle gaiement pour le rassurer.
Le marquis ne pouvait forcer l’allure des chevaux. Il ne voyait pratiquement rien, le
terrain était en pente et les bêtes n’avançaient qu’au pas. La jeune fille baissait la tête
pour éviter les flocons qui l’aveuglaient en s’accrochant à ses longs cils épais.
Mais le petit garçon continuait à se plaindre et répétait :
— J’ai froid! j’ai froid! Je veux rentrer!
Elle essayait de l’apaiser comme elle le pouvait.
— Nous serons bientôt arrivés, mais vous voyez bien que pour le moment les pauvres
chevaux ont du mal à aller vite avec cette neige qui tombe sur leur tête. Vous n’aimeriez
pas non plus avoir de la neige dans les yeux, Anthony, n’est—ce pas? lui dit—elle
gentiment.
Mais l’enfant criait obstinément :
— J’ai froid! trop froid!
Nérita était persuadée qu’il jouait la comédie, se disant beaucoup plus malheureux et
fatigué qu’il ne l’était; il n’avait pas non plus aussi froid qu’il le prétendait. Elle était
cependant malheureuse pour lui et jeta un regard de détresse au marquis. Il la rassura :
— Je ne pense pas que cette tempête durera longtemps. Nous allons chercher dans les
bois un endroit où nous serons un peu protégés par les arbres et nous attendrons un
moment qu’elle se calme.
Il ne trouva pas immédiatement dans le sous—bois un passage assez large pour y faire
avancer les chevaux; mais il finit par s’engager sur un sentier étroit, à couvert sous des
branches d’arbres.
Sans quitter le chemin des yeux, il se pencha vers Nérita :
— Je viens de me rappeler à l’instant qu’il y a une hutte de bûcherons un peu plus loin,
par ici. Vous pourrez vous y abriter : ce sera tout de même mieux pour vous.
— C’est une bonne idée! Et comme vous le disiez, la neige me semble tomber trop dru
pour que cela dure très longtemps.
— On peut l’espérer, en effet, confirma le marquis.
Quelques instants plus tard, il arrêtait les chevaux.
Comme il l’avait annoncé, il y avait une petite cabane dans une clairière où des
bûcherons avaient travaillé très récemment.
Le marquis en approcha les chevaux et dit vivement :
— Ne bougez pas! La neige est trop épaisse ; il faut que je vous porte tous les deux.
Comme l’attelage ne bougeait plus, il fixa les rênes sur le traîneau et sauta rapidement
sur le sol. Puis il tendit les bras et Nérita lui passa le petit garçon.
Anthony n’avait pas cessé de protester qu’il voulait rentrer à la maison. Mais, quand il
se trouva dans les bras de son père, il se tut immédiatement, intéressé par cette halte
imprévue; il avait passé les bras autour du cou de son père, ce qui réjouit la jeune fille.
Par prudence, Nérita prit la couverture de fourrure avec laquelle elle avait couvert
l’enfant et se prépara à descendre du traîneau. Avant qu’elle ait posé un pied dans la
neige, le marquis revint près d’elle.
— Puis—je vous confier la couverture? lui demanda—t—elle.
— Je vais d’abord vous porter à l’intérieur.
— Mais je suis capable de marcher! assura Nérita.
— Vous êtes folle! La neige est trop épaisse.
Le ton du marquis était sans réplique. Il était inutile de protester, mais elle était gênée
de se laisser ainsi porter. Elle savait cependant qu’il se serait conduit exactement de la
même façon, dans un cas analogue, avec n’importe quelle femme, quel que soit son âge.
Elle reposa donc la couverture sur le siège sans rien dire et attendit debout dans le
traîneau, faisant contre mauvaise fortune bon cœur.
Elle aurait voulu dire quelque chose, le remercier ou s’excuser pour l’embarras qu’elle
lui causait, mais elle ne trouvait pas les mots qui convenaient. Elle éprouvait une
sensation étrange, une sorte de bien—être à se sentir serrée contre sa poitrine, emportée
par ses bras vigoureux. Jamais elle n’avait encore éprouvé cela et elle se disait qu’elle
devenait un peu folle d’y prendre autant de plaisir.
Jamais elle n’avait été tenue de si près par aucun homme, même en dansant. Une
sensation toute nouvelle l’envahissait. Le visage du marquis était si proche du sien! Une
nouvelle fois elle se dit qu’il était terriblement viril.
Il n’y avait que quelques enjambées du traîneau à la hutte, et il en franchit le seuil
avant de la reposer à terre.
— Je retourne chercher la couverture, dit—il en l’abandonnant avec une brusquerie
surprenante que Nérita trouva superflue et incompréhensible.
Mais, déjà, Anthony se jetait sur elle.
— Quelle drôle de petite maison! C’est peut—être la maison où habitent les trois ours?
— Cela pourrait bien être, en effet; mais ils ne sont pas là pour le moment.
C’était une cabane de gros rondins, avec une petite lucarne et une cheminée
rudimentaire dont les bûcherons se servaient quand il faisait trop mauvais temps.
Un gros tas de cendres restait dans le foyer éteint et il y avait toute une provision de
feuilles sèches et de fagots. En découvrant cela, Nérita dit tout de suite à Anthony :
— Nous allons allumer du feu et vous n’aurez plus froid.
— Mais j’ai froid, gémit aussitôt Anthony.
— Frappez vos mains l’une contre l’autre, comme les hommes qui travaillent dehors,
lui suggéra Nérita avec sa patience habituelle.
Mais cela ne tentait pas l’enfant. Dès que le marquis revint, chargé non seulement de
la couverture et de la chaufferette, mais aussi du dossier capitonné qu’il avait détaché du
siège du traîneau, il courut vers lui en lui ordonnant impérativement :
— Allumez vite le feu! Je veux du feu!
— Laissez—moi le temps! Il faut que j’aille d’abord m’occuper de nos chevaux,
répondit gaiement le marquis.
Après avoir posé sur le sol tout ce qu’il avait apporté, il adressa un grand sourire à
Nérita et retourna dehors.
C’était un homme vigoureux et robuste qui respirait la santé et donnait l’impression
que le mauvais temps ne lui faisait pas peur.
Nérita était presque surprise de sa bonne humeur, sachant que c’était uniquement à
cause d’eux qu’il s’était arrêté. Seul, il eût poursuivi sa route jusqu’à la maison quelle
qu’ait pu être la violence de la tempête.
Elle prit la chaufferette et l’installa près du foyer pour y asseoir le petit garçon. Ayant
constaté que la terre battue du sol était bien dure et bien sèche, elle mit le dossier du
traîneau par terre contre le mur, face à la cheminée.
Le marquis revint, le dos couvert de neige, et dut s’arrêter sur le seuil pour secouer
son chapeau et son manteau.
Il s’écria joyeusement :
— C’est presque incroyable : il tombe plus de neige encore !
— Et les chevaux? s’inquiéta Nérita, comment sont—ils?
—Ils sont à peu près à l’abri sous les arbres. Je pense que ce sont des bêtes assez
résistantes. Beaucoup plus, certainement, que ceux que j’ai à Londres. Car ceux—ci
restent toute l’année à Wych Park.
— Ils sont d’une beauté exceptionnelle. Chaque fois que je les vois, je ne peux me
lasser de les admirer.
— Je pensais bien que vous étiez capable de savoir apprécier tout ce qui est de bonne
souche, remarqua le marquis.
Et Nérita fut encore une fois très surprise de voir comme cet homme la connaissait
bien.
Mais Anthony était bien décidé à ne pas laisser le marquis oublier ce qui l’intéressait,
lui.
— Le feu! réclama—t—il. Faites un feu pour que nous puissions nous réchauffer les
mains.
Le marquis, souriant, ramassa quelques feuilles mortes et des brindilles, les disposa
dans le foyer, ajouta des bûches et alluma le tout; presque aussitôt une haute flamme
jaillit.
Nérita, qui l’avait regardé faire, ne put s’empêcher de souligner :
— Vous êtes diablement habile à ce genre d’exercice!
— J’ai fréquenté Eton, c’est pour cela. C’est la chose que l’on vous apprend le mieux
dans les collèges anglais. Quand un jeune garçon qui est affecté au service d’un grand
laisse tomber le feu, il e&t battu!
Au début, le bois fuma un peu, mais les bûcherons avaient bien construit leur
cheminée et le feu ronfla vite joyeusement. Il faisait même si chaud qu’Anthony dut
reculer sa chaufferette; il la traîna près de Nérita et se pelotonna contre elle.
— Est—ce que nous allons rester ici pour dormir cette nuit? demanda—t—il avec
quelque espoir.
La jeune fille lui passa le bras autour des épaules et lui appuya le dos contre le
coussin; elle le couvrit jusqu’au nez avec la couverture de fourrure. Il avait l’air d’un petit
raton dont seul dépassait le bout du museau.
— Nous sommes très bien ici, mais j’espère que nous n’y passerons tout de même pas
la nuit!
C’était une perspective plutôt inquiétante. Comme pour quêter une réponse, le
marquis alla à la fenêtre, frotta la vitre du bout des doigts et dit, soucieux :
— Cela n’a pas l’air de vouloir se calmer... Mais la nuit n’est pas encore là!
— Elle n’est pas si loin. On partira certainement à notre recherche? remarqua la jeune
fille.
— Oh! Je ne crois pas qu’on juge cela nécessaire avant 4 h 30 ou 5 heures.
Nérita soupira faiblement mais, pour ne pas effrayer Anthony, ne fit aucun
commentaire.
Le petit garçon semblait parfaitement heureux de se laisser bercer par la jeune fille et
de regarder le feu.
Elle ouvrit son col; et comme elle avait, personnellement, beaucoup trop chaud, elle
enleva sa capuche de fourrure et arrangea un peu sa coiffure en se passant les mains dans
les cheveux.
Soudain, elle leva la tête et fut troublée par l’expression qu’elle lut dans le regard du
marquis qui l’observait, debout près de la cheminée.
Comme s’il n’avait jamais imaginé que semblable aventure puisse lui arriver, il s’écria
soudain :
— Non! Je ne peux pas rester debout dans cette hutte! Je suis vraiment trop grand!
Pouvez-vous me faire une petite place sur votre coussin? Je crois que je serais mieux, si je
m’installais près de vous.
Nérita essaya de répondre avec naturel :
— Mais oui! bien sûr! Il y a assez de place!
Le marquis secoua ce qui restait de neige sur son manteau, le posa par terre devant le
coussin et s’assit à côté d’elle.
A nouveau ils étaient tout près l’un de l’autre; Nérita tourna la tête vers Anthony
comme si elle attendait de lui quelque protection.
— Je n’avais pas prévu cette tempête, miss Graham. Mais, j’avoue que je trouve ce
contretemps plutôt plaisant, déclara le marquis.
— Ce serait beaucoup moins agréable si nous étions obligés de passer la nuit ici,
répondit—elle d’un ton détaché ; d’ici une heure ou deux nous aurons faim et soif.
— Voilà une manière bien terre à terre de considérer une aventure passionnante que
vous raconterez plus tard à vos petits—enfants, miss Graham, plaisanta le marquis.
Sans réfléchir, elle répliqua ;
— Il y a plus de chances que ce soit une histoire qui fasse la joie des mauvaises
langues, si elles l’apprennent!
— Auriez—vous tellement peur d’être compromise, miss Graham? demanda—t—il d’un
ton presque moqueur.
Sans le regarder, car elle sentait bien qu’il souriait, Nérita rétorqua :
— Je pense qu’Anthony est un chaperon très convenable.
A peine ces mots prononcés, elle pensa que la conversation prenait un tour qui ne
convenait guère à son rôle d’employée, et elle se mordit les lèvres.
Pourtant, le marquis ne semblait pas s’en formaliser. Au contraire, et c’était le plus
surprenant, il faisait lui—même tomber toutes les barrières qui les séparaient; il l’amenait
à franchir les obstacles et parvenait même, sans qu’elle sût comment, à lui faire oublier
ses préventions contre lui.
Après un instant de silence, il reprit :
— Parlez—moi un peu de vous.
— Vous savez fort bien que vous ne devriez pas me demander cela! déclara—t—elle,
forte de ses bonnes résolutions.
— Pourquoi donc? s’étonna—t—il ingénument. La plupart des femmes aiment
beaucoup parler d’elles... Et je ne connais rien de plus irritant que votre air mystérieux.
— Puisque cela vous agace, le mieux serait de ne plus y penser. Il faut toujours chasser
de son esprit les pensées exaspérantes.
— C’est une chose que je suis tout à fait incapable de faire. D’ailleurs, je n’ai pas cessé
de penser à vous depuis le jour où je vous ai vue pour la première fois.
Avec ironie Nérita remarqua :
— Et indiscutablement, ce jour—là vous étiez irrité!
— Mais dès que j’ai eu le temps de réfléchir, la curiosité m’a dévoré.
Elle ne répondit rien et laissa retomber le silence.
Le marquis fut le premier à le rompre. Il parlait d’une voix très basse, très douce :
— Je savais que vous étiez dans la maison et que je vous reverrais. Mais je n’avais pas
imaginé que notre seconde rencontre pourrait être aussi spectaculaire. Et, quand Mrs
Wilton m’a dit que vous jouiez du piano, j’ai supposé que vous le faisiez comme tout le
monde. Je m’attendais à entendre une pianiste amateur ne connaissant le succès
qu’auprès d’invités polis.
— Mais c’est ce que je suis! dit—elle laconiquement.
Il se récria avec chaleur :
— Allons! Vous savez très bien que vous jouez mieux que beaucoup de professionnels!
Il fit une pause, volontairement, puis reprit en la regardant :
— Aurais—je deviné? Seriez—vous une artiste qui, pour une raison quelconque, aurait
momentanément abandonné les planches?
— Je ferais mieux de ne pas répondre pour que vous continuiez à être irrité, ou amusé
par le mystère qui m’entoure.
Le marquis prit une voix grave :
— Mais moi, je vais le faire pour vous! Je n’en crois rien. Vous paraissez beaucoup trop
jeune. Et je me demande, d’ailleurs, comment Marriott a pu se laisser persuader de vous
engager.
Il attendit que Nérita parle mais elle se tut. Alors, il la regarda et demanda :
— Avez—vous menti sur votre âge? J’imagine que c’est ce que vous avez fait parce que
vous aviez besoin d’un emploi.
Nérita le trouvait vraiment trop perspicace et trop intelligent. Et comme elle ne voulait
à aucun prix qu’il poursuive ses investigations, elle lui dit avec une moue d’enfant gâtée :
— Ce sujet me fatigue. J’ai grande envie d’avoir l’impertinence de vous demander d’en
changer : qu’en pensez—vous?
— Je trouverais cela bien ennuyeux.
— Alors, dit Nérita, peut—être vaudrait—il mieux pour nous deux regarder le feu en
silence.
Le marquis se tourna et la fixa droit dans les yeux.
— Si vous ne voulez plus m’adresser la parole, je parlerai tout seul! Je dirai tout haut
combien vous êtes belle, bien qu’il soit impossible de trouver des mots pour décrire ce qui
vous rend si extraordinaire; il y a, dans votre visage, bien plus que de la simple beauté!
Nérita tourna aussitôt la tête de l’autre côté. Ainsi, il ne pouvait plus voir que le bout
de son oreille. Puis elle dit avec une grande froideur :
— Ce n'est pas là le langage que le marquis de Wychbold doit employer avec la
gouvernante de son fils!
— Je me moque bien du marquis de Wychbold! répondit—il. Je suis seulement un
homme, et un homme qui se trouve, par suite d’étranges circonstances, tout seul avec la
plus fascinante et la plus mystérieuse créature qui soit : une femme qui pourrait bien
s’être échappée du pays des fées!
— Nous ne sommes pas tout seuls, remarqua Nérita, en se penchant vers le petit
Anthony.
Mais elle vit que l’enfant, blotti contre elle, dormait profondément. C’était une
réaction normale après la longue promenade dans le froid; maintenant la chaleur et le feu
avaient eu raison de sa résistance.
Le marquis triomphait.
— Vous voyez bien : j’avais raison! dit—il d’une voix douce. Nous sommes seuls;
personne ne peut m’entendre.
— Je vous en prie, taisez—vous!
A nouveau, elle le regardait, mais d’un air suppliant cette fois, en se rendant compte
que son visage était encore plus près du sien qu’elle ne l’avait cru.
Elle plongea ses yeux dans les siens et fut perdue. Elle ne vit plus que la lumière qui
les illuminait, une lumière qui semblait le reflet des flammes.
Elle eut un peu peur. Et elle sentit, tout au fond de son cœur, qu’il lui arrivait quelque
chose de nouveau. Elle ne savait pas encore exactement ce que c’était. Elle ne savait quel
nom donner à cette émotion qui la bouleversait.
Elle se sentait liée à un homme qu’elle venait seulement de rencontrer, un homme
qu’elle avait cru haïr, mais qui, subitement, était devenu partie intégrante d’elle—même,
de sa vie et de son âme.
Le marquis restait immobile, figé, sans un geste, la dévisageant comme s’il avait été
pétrifié.
Puis l’inévitable se produisit : il étendit lentement les bras pour l’enlacer et ses lèvres
se posèrent sur les siennes.
Ce fut un moment d’extase poétique, de pure musique. Nérita sut que désormais son
cœur en aurait besoin pour battre et que, sans le savoir, elle avait toujours attendu cet
instant. Quand les lèvres du marquis emprisonnèrent les siennes, elle en éprouva la
douceur, la tendresse, l’exigence, avec un bonheur infini.
Il lui semblait que ses lèvres communiquaient cette tendresse à son corps et le
réchauffait. Son âme, comme tout son être, était en harmonie avec la mélodie silencieuse
qui l’envahissait. Elle était plongée dans une sorte d’enchantement comparable à celui
qu’opérait parfois la musique et qui semblait venir du ciel.
Elle aurait été incapable de savoir combien de temps avait duré leur premier baiser.
Elle ne savait qu’une seule chose : après ce baiser, elle n’était plus la même; désormais
elle lui appartenait et il lui appartenait; ils ne formaient plus qu’un seul et même être.
Elle avait l’impression qu’ils venaient de se retrouver après une longue, très longue
séparation; et tout cela était aussi étrange qu’inexplicable.
Quand le marquis releva la tête et la regarda dans les yeux, il lui dit d’une voix
bouleversée, rauque et un peu tremblante :
— Comment cela a—t—il pu arriver? Pourtant, c’est la réalité, et je savais, depuis le
premier jour, que cela nous arriverait... C’était inévitable...
Nérita était incapable de parler. Elle avait conscience, vaguement, au fond d’elle—
même, que tout cela était mal et répréhensible, et, pourtant, cela lui était indifférent. Elle
avait oublié tout ce qui la séparait du marquis; ou, du moins, elle ne pouvait plus se
souvenir qu’il était un personnage important, un homme marié, un aristocrate.
Pour elle, il n’était plus qu’un homme en face d’une femme, tous deux dépouillés de
leurs attributs sociaux; ils étaient seuls au monde, le monde se réduisant à cette humble
cabane de bois où ils se trouvaient l’un près de l’autre.
Le marquis la serra plus près de lui.
— Parlez—moi. Dites—moi à quoi vous pensez! supplia—t—il.
— Je ne peux même pas penser... murmura—t—elle.
— Oui, vous m’aimez comme je vous aime, ma chérie! Je ne connais rien de plus
merveilleux que vos lèvres...
Il la serrait toujours plus fort et elle pressentit qu’il allait encore l’embrasser. Alors,
elle détourna la tête.
— Il ne faut pas... Nous ne devons pas... chuchota—t—elle.
— Il est trop tard! beaucoup trop tard pour protester et même pour avoir des remords!
déclara—t—il fermement.
Il lui prit le menton et l’obligea à tourner la tête vers lui.
— Combien d’hommes vous ont déjà embrassée? demanda—t—il, avec, déjà, une note
de jalousie dans la voix.
— Personne... sauf vous!
En disant ces mots, elle repensa à tous les jeunes gens qui avaient essayé de le faire,
en Italie, mais ce n’étaient que les ombres falotes d’un passé négligeable, oublié depuis
longtemps. C’était la vérité. Ils n’avaient jamais compté pour elle.
Maintenant il y avait le présent, le merveilleux présent qui seul importait. Des frissons
la parcouraient de la tête aux pieds au contact de sa main sur son menton et ses lèvres qui
s’approchaient, l’attiraient comme un aimant.
— Il était écrit que je serais le premier... ajouta—t—il avant de l’embrasser
longuement, passionnément; son cœur battait à tout rompre. Quand il la libéra,
longtemps après, il lui semblait ne même plus pouvoir respirer.
Il lui toucha doucement la joue, puis les cheveux et s’étonna :
— Comment pouvez—vous être aussi mystérieusement belle? Cela défie la raison! Vos
yeux me poursuivent, je ne vois plus qu’eux ! Et je ne connais pas au monde une
chevelure pareille à la vôtre!
Tout en l’écoutant, Nérita se demanda si elle ne devait pas être jalouse de l’admirable
chevelure noire de Désirée Duval. Elle pensa soudain que, la nuit précédente, le marquis
avait peut—être caressé les cheveux de la comédienne comme il caressait les siens
maintenant... Il l’avait peut—être prise dans ses bras, comme elle aujourd’hui...
Mais tout cela n’avait plus d’importance. Ce qui l’unissait si étroitement au marquis,
ce n’était pas seulement leur attirance physique, mais quelque chose de beaucoup plus
grave : une parenté spirituelle qui était l’essentiel de leur être. L’harmonie intérieure qui
les liait participait d’un autre monde et ne pouvait exister deux fois.
Comme s’il avait deviné le cours de ses réflexions, le marquis lui dit :
— Vous n’avez aucune raison d’être jalouse de quelqu’un. Les femmes qui ont passé
dans ma vie ne sont que des étapes sans conséquence dans ma quête de l’amour véritable
: c’est vous, vous seule que je cherchais et attendais. Vous êtes enfin venue, et,
maintenant, elles ont déjà toutes disparu de mon souvenir.
Or, Nérita pensait de même.
Brusquement, comme si le simple fait d’avoir parlé des autres femmes lui avait
rappelé que l’univers ne se limitait pas à cette cabane, elle jeta un regard inquiet vers la
fenêtre :
— Nous allons pouvoir essayer de partir! constata—t—elle sans vraiment souhaiter que
ce soit possible.
Elle aurait voulu rester aussi près de lui durant des heures.
— Comment pourrais—je vous quitter, même pour quelques instants, maintenant?
soupira-t-il. Non! je veux rester ici toujours, comme si nous étions seuls au monde, un
monde enchanté que je viens de découvrir!
C’était exactement ce que ressentait la jeune fille; sa voix trahit un léger effroi :
— C’est un enchantement : oui, c’est bien cela! Et nous avons été enchantés tous les
deux...
— C’est vous qui m’avez ensorcelé, répondit le marquis. Je crois que vous n’êtes pas
une créature d’ici—bas. Vous êtes une magicienne et vous m’avez jeté un sort la première
fois où je vous ai abordée et où j’ai vu votre visage si joli enflammé par le dédain et la
colère.
— Et maintenant? interrogea—t—elle.
Du bout du doigt, il frôla la courbe des lèvres rondes, le petit nez aquilin, les arcades
sourcilières.
Et, tandis qu’elle frissonnait sous sa caresse légère, il sourit et dit :
— Oh ! ma chérie, je sais tout de vous, même quand vous ne me dites rien! Je sais que
je pourrais vous rendre folle de bonheur comme je le suis, que je peux vous faire
frissonner, trembler, éveiller en vous les sensations les plus insensées et les plus
merveilleuses, je sais que, pour vous, chacune de mes caresses est une promesse. (Il lui
embrassa le menton, puis le coin des lèvres.) Comme je suis le premier homme dans
votre vie, votre premier amour, je vous promets que nous découvrirons ensemble toutes
les sensations. Vous connaîtrez tous les ravissements, ma petite fille bien—aimée!
Mais, au fond de son âme, Nérita percevait encore comme un avertissement, un cri
d’alarme: quelque chose lui rappelait qu’elle ne devait pas écouter cet homme.
Ce qu’il disait était mal; leur amour ne pouvait être qu’un caprice qui s’évanouirait dès
qu’ils auraient franchi le seuil de la cabane; rien de durable ne pouvait les lier.
Mais Nérita sentait courir les doigts du marquis sous le col de son manteau de
fourrure et elle savait qu’il était impossible dee revenir en arrière. Elle—même souhaitait
ardemment qu’il l’embrassât de nouveau et qu’il le fît avec une violence qui lui donnerait
l’impression d’être dévorée par les flammes.
Il prolongea ses caresses, et referma ses doigts sur le cou de Nérita comme s’il voulait
l’étrangler.
— Je vous désire, haleta—t—il. Je veux que vous m’apparteniez et je ne puis désormais
imaginer ma vie sans vous!
Puis à nouveau il la couvrit de baisers ardents. Cette fois, il y mettait de la violence,
tant de violence qu’elle le repoussa finalement d’un geste apeuré.
Il s’arrêta net, abandonna les lèvres de Nérita, se leva et se dirigea vers la porte qu’il
ouvrit. Le froid lui frappa le visage comme s’il avait reçu un fort jet d’eau glacée.
Le marquis resta un moment à regarder dehors. Puis il contempla Nérita. Le tumulte
qui avait agité son cœur s’apaisait enfin et il lui semblait que l’air était plus facile à
respirer.
Il lui dit d’une voix qu’elle reconnut à peine :
— Nous pouvons partir. La neige tombe moins fort. Nous pourrons avancer sans être
gênés.
Elle avait envie de pleurer à l’idée de devoir quitter le lieu où ils avaient connu cet
enchantement, l’endroit où ils avaient pu oublier le monde, ce monde qui allait les
reprendre dans ses griffes.
Le bruit ou le froid avaient dérangé Anthony qui se réveilla en disant tout de suite :
— Je veux mon goûter.
— Vous allez l’avoir bien vite : nous rentrons! dit Nérita en essayant de maîtriser sa
voix et de retrouver son calme habituel.
Elle le mit debout, arrangea et boutonna ses vêtements, enroula soigneusement son
écharpe autour de son cou. Le petit garçon, encore ensommeillé, bâilla.
Le marquis, ayant ramassé et remis son manteau, prit son chapeau et sortit de la
cabane en refermant soigneusement la porte derrière lui.
Nérita répéta, plus pour elle—même que pour Anthony :
— Nous serons bientôt rentrés à la maison.
Elle se posait mille questions avec anxiété : « Et que se passera—t—il ensuite? Est—ce
que cela n’a été qu’un moment d’illusion? un rêve vécu hors du temps, et qui ne reviendra
jamais? »
Elle aurait voulu courir derrière le marquis pour qu’il la rassure, comme Anthony
faisait avec elle, qu’il la prenne dans ses bras et la serre contre lui. Elle avait l’impression
qu’il était agité par les mêmes sentiments qu’elle; mais, en cet instant, ils étaient presque
aussi étrangers l’un à l’autre que le premier jour où ils s’étaient rencontrés.
En mettant son capuchon sur sa tête, elle repensa à la façon dont il avait caressé ses
cheveux un moment auparavant.
Puis, pour éteindre le feu elle couvrit de cendres les derniers morceaux de bûches
incandescents. Il couverait quelque temps encore mais sans être dangereux; elle se
demanda alors si ce n’était pas ce qui adviendrait des sentiments que le marquis et elle
éprouvaient l’un pour l’autre.
Elle ne pouvait supporter cette idée! Il lui semblait intolérable d’imaginer que le
paradis un instant entr’aperçu puisse disparaître à jamais. Elle ne pouvait retourner à sa
morne existence!
Et Nérita se répétait ; « Jamais je n’éprouverai de semblables sentiments pour aucun
autre homme. »
Quand le marquis revint dans la cabane, elle fut vite rassurée. Son regard s’était posé
sur elle et elle avait vu que la même flamme y brillait toujours quand il la regardait.
L’enchantement demeurait inaltéré.
Il prit les couvertures et le dossier et les porta dans le traîneau, puis il fit un second
voyage avec Anthony dans ses bras. Nérita, qui le regardait faire depuis le seuil de la
cabane, se répétait avec une certaine angoisse, malgré son bonheur : « Je l’aime! Je
l’aime! J’ignorais que l’amour était si envahissant, si puissant... c’est comme la foudre... le
tonnerre... un éclair qui zèbre le ciel et illumine tout! »
Elle l’attendit et brusquement il fut là, devant elle! Il semblait remplir toute la largeur
de la porte, tout l’horizon de la jeune fille, comme il remplissait son cœur.
Instinctivement, sans même l’avoir voulu, elle leva son visage et lui offrit ses lèvres.
Alors il la serra violemment en l’enlevant dans ses bras et l’embrassa passionnément
aussi longtemps qu’il le put. Tout tournait autour d’elle quand il desserra son étreinte.
Puis il l’emporta à grandes enjambées, sans un mot, jusqu’au traîneau.
Les chevaux avaient le dos couvert de neige, ils se tenaient immobiles mais
regardaient dans la direction qu’ils allaient prendre pour sortir des bois.
Anthony était déjà bien emmailloté dans une couverture. Mais, cette fois, Nérita
l’installa d’autorité entre elle et le marquis pour qu’il soit mieux protégé du froid.
Elle s’était attendue à entendre le marquis protester. Mais il comprit sans doute
qu’elle tenait à faire passer le confort de l’enfant avant tout. Il se glissa rapidement sans
rien dire à la place du conducteur et lança ses chevaux. Il neigeait encore mais le gros de
la tempête était passé.
Les arbres s’espaçaient, on apercevait enfin la campagne et, dès qu’ils furent hors des
bois, le marquis put presser l’allure.
Cependant la nuit était tombée et, lorsqu’ils approchèrent du château, la plupart des
fenêtres étaient éclairées. Nérita avait l’impression qu’elles lui adressaient un message
d’espoir. « Mais comment y croire? » se disait la jeune fille qui ne voyait pas comment
elle pourrait jamais connaître à nouveau le bonheur.
Elle n’en avait pas la moindre idée. Et pourtant, en cet instant précis, elle était plus
heureuse qu’elle ne l’avait jamais été.
Tous les malheurs qui s’étaient abattus sur elle s’étaient estompés. La seule chose qui
comptait maintenant, c’était la présence du marquis et les sentiments qu’ils éprouvaient
l’un pour l’autre.
Les baisers qu’il lui avait donnés l’avaient emportée dans un monde magique où elle
flottait encore. D’insurmontables difficultés l’attendaient certainement; mais en ce
moment elle ne s’en préoccupait pas. Il lui suffisait de sentir le feu qui couvait en elle
pour savoir qu’elle était heureuse et portait en elle quelque chose d’immortel : l’amour
qui guidait ses pensées. Cependant, l’homme qu’elle aimait ne connaissait même pas son
véritable nom, il était marié à une autre, à une femme dont le fils était assis entre eux, sur
le siège. Pendant tout le trajet, Nérita se répéta que leur avenir était bien sombre, sans
toutefois parvenir à amoindrir cette joie qui l’habitait.
Il lui fut plus difficile qu’elle ne l’avait prévu de se séparer du marquis et de monter
l’escalier seule avec Anthony.
En pénétrant dans la maison, ils étaient revenus à la réalité : le maître d’hôtel avait
aussitôt annoncé au marquis :
— Lord et lady Grantham sont déjà arrivés, milord. Et sir Mortimer Lawrence
également...
Le marquis, qui se débarrassait de son manteau, ne répondit pas; mais Nérita s’était
dirigée vers l’escalier sans oser lui jeter un regard. Il n’y avait plus de cabane enchantée.
Ils étaient tous à Wych Park. Le marquis était obligé d’aller dans le salon recevoir ses
invités, et la place de Nérita était là—haut, à la nursery, auprès de l’enfant dont elle avait
la charge moyennant salaire.
Emily était en haut, sur le palier du troisième étage. Elle les attendait.
— Où étiez—vous donc, miss Nérita? s’inquiéta—t—elle.
Sa voix était sévère et la jeune fille comprit qu’elle était effrayée et bouleversée. Avant
qu’elle ait pu répondre, Emily ajouta :
— Quand on m’a dit que vous étiez sortie en traîneau avec le marquis, je n’ai pu en
croire mes oreilles!
— Nous aurions dû rentrer plus tôt, mais la neige s’est mise à tomber si fort que nous
avons été obligés de nous mettre à l’abri.
— Vous êtes folle d’avoir fait une chose pareille!
— Je n’avais pas la possibilité de refuser! se défendit Nérita.
— Quand un des valets m’a dit où vous étiez, j’ai cru qu’il plaisantait, miss Nérita!
(Emily était outrée. Elle fit une pause avant de poursuivre.) Tout le monde sait que le
marquis n’a jamais accordé la moindre attention à son fils depuis sa naissance. Pourquoi
voudriez—vous qu’il s’y intéresse subitement maintenant? C’est bien la question que l’on
peut se poser!
Nérita installa Anthony devant le feu et dit un peu sèchement :
— Veux—tu déshabiller Anthony, Emily, pendant que je me débarrasserai de mes
vêtements mouillés?
Elle passa dans sa chambre et referma sa porte. Quand elle eut retiré son manteau et
son capuchon de fourrure, elle s’assit devant sa coiffeuse et se regarda dans le miroir.
Elle s’examina d’un œil sévère.
« Suis—je réellement aussi jolie qu’il le dit? se demanda—t—elle. Ai—je toujours le
même visage? Est—ce que j’ai changé depuis que nous avons fait cette promenade en
traîneau? Pourrait—on deviner que j’aime? »
C’étaient autant de questions auxquelles elle ne pouvait répondre elle—même. Mais
elle voyait bien, cependant, que ses yeux brillaient d’une singulière façon et que ses lèvres
étaient plus rouges et plus luisantes depuis qu’elles avaient été embrassées. Elle poussa
un profond soupir.
Maintenant elle devait regarder les choses en face. Elle devait admettre que cet amour
qui emplissait son cœur aurait choqué sa mère.
Elle essaya de se dire que son père, lui, aurait peut—être compris. Ne lui avait—il pas
toujours dit que l’amour était une force irrésistible? Or, c’était vrai : c’était cette force—là
qui l’avait rendue incapable de résister au marquis et de repousser ses baisers. Ils ne
s’étaient pas posé de questions. Leur amour était une force fatale, et tout cela était arrivé
parce qu’ils étaient destinés l’un à l’autre et s’appartenaient déjà sans le savoir.
Qui plus est, il leur était apparu comme une chose très pure, il leur semblait juste et
aussi beau que les étoiles. Mais le monde n’en jugerait certainement pas ainsi.
La jeune fille demeura un long moment à se contempler, essayant de rassembler ses
idées, tentant de s’extraire de ce domaine enchanté qui la retenait encore loin du monde
quotidien. Quand elle pensa soudain qu’Emily l’attendait pour la sermonner, elle
murmura : « Non, ça, je ne pourrai pas le supporter! »
Il lui semblait que ce sentiment beau et si fragile risquait d’être souillé par des mains
sacrilèges sans qu’elle puisse l’empêcher. Son amour n’était qu’une fleur épanouie au
bord du précipice. C’était un spécimen unique et merveilleux, mais pour le posséder il
fallait risquer sa vie. La furie du vent et de la tempête pouvait le détruire et il serait à
jamais perdu pour elle.
C’était un calvaire abominable que de devoir rester là, au troisième étage, tandis qu’en
bas, le marquis, l’homme qu’elle aimait, recevait ses invités. Jamais elle n’aurait cru
qu’on put souffrir autant. Elle se l’imaginait offrant des rafraîchissements, demandant
des nouvelles, écoutant les derniers commérages mondains de Londres, se réjouissant
peut—être même de revoir cette lady Grantham qui avait autrefois tenu une grande place
dans sa vie... C’était elle qui avait amené Robin, le poney que montait Anthony. Elle avait
amené ses enfants au château parce qu’elle était ce qu’Emily appelait « une amie très
intime » du marquis. Mais ses petites filles n’avaient jamais joué avec Anthony...
Pourquoi?
Nérita se demandait désespérément pourquoi, s’il était épris de lady Grantham, il ne
lui avait jamais parlé de son fils. Et Nérita songea avec une certaine tristesse : « Il ne
m’en a jamais parlé non plus, à moi ! »
Elle se rendait brusquement compte qu’elle ne l’avait même jamais vu adresser la
parole directement à Anthony; et qu’il ne lui avait jamais dit, à elle, lorsqu’il en parlait, ni
« mon fils », ni « Anthony ». Alors, elle conclut humblement : « Il le déteste! Peut—être
me dira—t—il un jour pourquoi... Mais, en attendant, moi, je dois me rappeler que la mère
d’Anthony existe! »
Elle se leva et alla regarder par la fenêtre la campagne noyée dans l’ombre. Il ne
neigeait plus. Les fenêtres dépourvues de rideaux jetaient des taches d’or sur la neige tout
autour de la maison. Au delà, c’était le noir absolu.
Il lui semblait que le paysage était à l’image de son destin : l’or sur la neige, c’était
l’amour, son amour qu’elle avait découvert par hasard, mais qui était si puissant qu’il la
possédait tout entière. L’obscurité, c’étaient toutes les difficultés qui assombrissaient la
vie du marquis comme la sienne.
Toute à son amour pour lui, elle avait oublié un moment qu’elle était, socialement
parlant, une sorte de paria, quelqu’un qui devait cacher son nom pour ne pas être
dédaigné, vilipendé. Elle comprenait tout à coup que le marquis et ses amis étaient
probablement de ceux qui avaient perdu de l’argent et même des fortunes entières, parce
qu’ils avaient écouté le « fringant Dunbar ».
Et c’était là encore une de ces « barrières insurmontables » qui s’élevaient entre elle et
son amour.
En bas, les servantes devaient être en train de fermer les rideaux, car les taches d’or
disparurent les unes après les autres. Alors, la jeune fille pensa que c’était symbolique et
un sanglot l'étouffa.
Oui, elle avait rencontré l’amour parfait. Elle avait rencontré ce que possèdent
seulement quelques privilégiés : l’être complémentaire, l’être qui est la seconde moitié
d’eux—mêmes et que bien des gens ne trouvent jamais. Mais il existait deux obstacles
insurmontables entre elle et le marquis.
En cet instant, elle avait presque peur en pensant à lui, car elle pouvait redouter qu’il
lui offre d’être sa maîtresse. Hélas, qu’aurait—il pu lui offrir d’autre?
Mais elle savait qu’elle n’accepterait jamais une telle situation, non seulement parce
qu’elle tenait à son honneur, mais surtout parce que ce serait une inutile insulte faite à la
mémoire de sa mère.
D’ailleurs, accepter, cela aurait été dévaloriser leur amour, en méconnaître la qualité
essentielle. Car ce n’était pas un amour charnel, mais quelque chose de très différent, une
part de l’harmonie divine universelle. On ne pouvait pas détruire un sentiment aussi
parfait.
« Hélas! il faudra que je parte : c’est la seule solution! » conclut—elle finalement.
Mais cette décision lui était aussi douloureuse qu’un poignard fiché dans son cœur.
6

Cette nuit—là, Nérita ne put dormir. Le matin quand elle se leva, le ciel était gris et
couvert. Il y avait de la brume. Il avait un peu dégelé et la neige de l’allée avait perdu son
éclatante blancheur.
Durant des heures elle avait réfléchi aux sentiments divers qui agitaient son cœur,
retrouvant tantôt l’immense bonheur ressenti lorsque les lèvres du marquis s’étaient
posées sur les siennes, et tantôt se répétant avec désespoir que, plus vite elle quitterait
Wych Park, mieux ce serait pour lui comme pour elle.
Elle était certaine qu’il éprouvait les mêmes affres et pensait aux mêmes problèmes,
se sentant tour à tour transporté et déprimé, excité et misérable, mais plein de gratitude
pour les instants si brefs où ils avaient atteint les sommets de l’émerveillement.
Elle habilla Anthony et le laissa jacasser pendant le petit déjeuner : l’enfant était
encore tout excité par leur promenade de la veille. Il avait oublié ce qu’il avait trouvé
désagréable et ne se souvenait plus que du plaisir de glisser sur la neige dans le joli
traîneau du marquis.
Il finit par dire en reposant son bol :
— Je veux voir Robin.
— Je vous emmènerai faire votre promenade, et je pense que, ce matin, vous pourrez
enfin circuler dans le parc, promit Nérita.
Anthony poussa un cri de joie; mais elle se garda bien de lui expliquer que ce jour—là
était particulièrement propice à un tel essai parce que l’épaisse couche de neige pourrait
amortir une éventuelle chute.
La jeune fille était persuadée que le marquis serait accaparé par ses invités toute la
journée, d’autant plus qu’Emily lui avait raconté qu’il y avait eu un grand dîner, la veille.
Elle espérait avoir le champ libre en allant de bonne heure aux écuries, et Anthony était,
comme toujours, frénétiquement pressé d’aller retrouver son poney.
Le palefrenier fut tout surpris en les voyant arriver si tôt :
— Je ne vous attendais pas d’aussi bonne heure, mademoiselle! s’exclama—t—il.
— J’ai pensé qu’il fallait profiter de ce qu’il ne neigeait pas pour faire monter master
Anthony, répondit—elle.
Le palefrenier jeta un regard pessimiste vers le ciel et dit :
— Le temps est plutôt au brouillard qu’à la neige, mademoiselle.
Ils se dirigèrent ensemble vers le box où Anthony s’était précipité avant eux. Il
caressait Robin et piétinait d’impatience en attendant que l’on selle le poney.
— Nous pourrions le laisser se promener dans le parc aujourd’hui; il en a envie depuis
si longtemps! La neige est tellement épaisse le long de la grande allée qui mène au portail
du domaine que s’il tombe il ne se fera pas grand mal.
— Je vais aller avec vous, déclara le palefrenier. Mais je vais prévenir un des garçons
d’écurie pour qu’il puisse dire à milord où il pourrait me trouver, s’il me cherchait.
Quelques minutes plus tard, ils sortaient dans le parc. Anthony poussait de grands cris
de joie. Le palefrenier était ravi et il lui fit prendre le petit trot pour l’amuser, tandis que
Nérita suivait tranquillement, marchant avec mille précautions : la neige était si épaisse
qu’à chaque instant elle risquait de pénétrer dans ses bottes pourtant fort montantes.
Anthony était à son affaire, puisqu’on lui avait enfin permis de monter tout seul et
qu’on lui avait confié les rênes.
— Il monte bien, constata Nérita en l’observant.
— Il faudra bientôt que vous preniez un cheval pour l’accompagner, mademoiselle,
sinon il nous échappera, répliqua le palefrenier.
Nérita eut un sursaut joyeux : il y avait si longtemps qu’elle avait envie de le faire ! «
Cela vient malheureusement trop tard, se dit—elle tristement. Anthony sera bientôt
capable de parcourir tout le domaine à cheval, mais je ne serai plus là pour le suivre. » De
toute évidence cet enfant serait un cavalier remarquable. Aussi, se demandait—elle si elle
ne devrait pas, avant de quitter Wych Park, faire comprendre au palefrenier qu’il faudrait
qu’il ait un poney bien à lui. Car elle n’imaginait que trop facilement son désespoir le jour
où lady Grantham déciderait de reprendre Robin, si le marquis n’avait pas auparavant
prévu de le remplacer.
Elle s’apprêtait à en parler au palefrenier, lorsqu’elle aperçut une voiture fermée avec
un cocher devant et un laquais derrière qui circulait sur la route communale longeant la
propriété, parallèlement à l’allée où se promenait Anthony. Bien qu'il fût encore trop tôt
pour que quelqu’un puisse se présenter au château, la jeune fille pensa cependant que
c’était de nouveaux invités du marquis.
La voiture ralentit puis s’arrêta; elle était un peu loin pour que l’on puisse clairement
distinguer s’il y avait une ou plusieurs personnes à l’intérieur, mais Nérita vit quelqu’un
se pencher à la portière et examiner les environs.
Le palefrenier avait recommandé à Anthony de décrire de grands cercles autour de lui
et de la jeune fille, et le petit garçon obéissait. Mais il voulait obliger Robin à trotter
toujours plus vite et l’excitait autant qu’il le pouvait, en vain d’ailleurs; car le vieux poney
gras et paresseux n’avait pas la moindre envie de se surmener.
Néanmoins, Nérita, inquiète, ne le quittait pas des yeux. Tout à coup, elle fut très
surprise de voir à ses côtés le cocher de la voiture étrangère. Il avait quitté son siège et
avait traversé, sans qu’elle s’en aperçût, la propriété tout enneigée, pour venir jusqu’à elle.
— Excusez—moi, madame, dit—il, mais il y a là une dame qui voudrait vous parler.
Stupéfaite, Nérita jeta un regard derrière elle. Ce devait être lady Grantham qui se
trouvait dans la voiture arrêtée à la lisière du parc : « Elle doit vouloir me parler de son
poney... » se dit—elle, en se dirigeant lentement vers la route à cause de la neige qui, à
chaque pas, la gênait.
Le cocher était parti en avant, se dépêchant d’aller ouvrir respectueusement la
portière.
Nérita se trouva face à une femme ensevelie sous un monceau de fourrures.
— Veuillez avoir la bonté de venir près de moi, lui dit l’inconnue : le froid me fait du
mal.
Elle parlait d’une voix affaiblie, et avait l’air souffrante; Nérita ne voyait pas comment
elle aurait pu se dérober; aussi sans en savoir plus, accepta—t—elle de monter à l’intérieur
de la voiture.
— Asseyez—vous, je vous en prie, mademoiselle, ajouta la femme avec amabilité.
Machinalement, Nérita obéit, tout en remarquant que la femme qui lui parlait avait
l’air très gravement malade. Dans son visage d’une effrayante maigreur, on ne voyait que
ses yeux immenses, sombres et très cernés. « Pourtant, se disait Nérita, elle est encore
très belle, et a quelque chose d’ensorcelant ou plus exactement de fascinant. »
On ne pouvait pas manquer de remarquer la somptuosité des fourrures et du double
rang de perles fines qu’elle portait. Elle avait également des pendants d’oreilles énormes.
Son chapeau était garni de plumes mauves et elle avait piqué un bouquet de violettes de
Parme sur l’épaule de son manteau de zibeline.
— Qui êtes—vous? demanda—t—elle immédiatement.
— Je suis la gouvernante du petit garçon qui est sur le poney. C’est lord Burton, le fils
du marquis de Wychbold, répondit—elle innocemment.
— Oui, je le sais; et c’est pourquoi, justement, je voulais vous parler, mademoiselle.
Un éclair traversa brusquement l’esprit de Nérita qui lui jeta un regard stupéfait. Alors
la femme lui dit :
— Je vois que vous avez deviné : je suis la mère du petit garçon!
Nérita retint son souffle : « Ainsi voilà la femme du marquis, la mère d’Anthony, qui a
abandonné son enfant! » pensait—elle, médusée par cette découverte et ne trouvant rien
à dire.
La marquise rompit le silence la première :
— Cela fait des années que je languis sans pouvoir voir mon fils! J’ai prié et supplié
mon mari de me l’envoyer, ne serait—ce que pour une courte visite de temps en temps.
Mais il a toujours refusé! Alors, il ne me restait plus qu’à venir le voir moi—même...
— Le marquis est—il... au courant... de cette visite? bafouilla Nérita, complètement
décontenancée.
La marquise secoua la tête :
— A quoi bon le prévenir? Si je l’avais averti, il se serait arrangé pour m’empêcher de
voir Anthony! dit—elle amèrement. Et c’est pourquoi je fais appel à votre bonté et vous
demande de bien vouloir l’amener jusqu’ici pour que je puisse le voir et lui parler un peu.
En voyant l’air indécis de la jeune fille, elle ajouta très vite :
— Je pense que vous me comprendrez, quand vous saurez que je suis mourante,
mademoiselle.
Nérita la regardait avec incrédulité.
Elle reprit d’une voix triste, comme si elle répondait à une question qu’aurait posée
son interlocutrice :
— C’est hélas vrai... Il me reste bien peu de temps à vivre... Les médecins m’ont mis en
face de la vérité. Alors vous comprendrez sans peine que je veuille tenir mon fils dans
mes bras avant de mourir, ne serait—ce que quelques secondes!
L’accent poignant avec lequel la marquise venait de parler fit monter les larmes aux
yeux de Nérita.
— Je vais aller chercher Anthony, dit—elle sans hésiter.
Et aussitôt elle se leva pour quitter la voiture. Mais la marquise la retint, d’un geste de
la main :
— Parlez—moi d’abord d’Anthony. Est—il heureux?
— Il a tout le confort et le bien—être désirables, répliqua la jeune fille. Mais c’est un
enfant très solitaire auquel il manque la chose la plus importante au monde pour un
enfant de six ans : l’amour de sa mère!
— C’est bien ce que je craignais... murmura la marquise, sur un ton qui déplut à
Nérita.
En lui répondant, un instant plus tôt, elle avait craint de parler un peu trop durement
à cette femme mourante, à laquelle elle ne pouvait cependant pardonner d’avoir
abandonné son fils dès sa naissance et de ne plus s’en être préoccupée pendant six ans.
Mais en l’entendant, elle se dit que la marquise ne semblait pas aussi blessée qu’elle le
redoutait.
Le silence dura un moment, puis la marquise reprit enfin :
— Je vous en prie, amenez—le jusqu’ici. Il ne me connaît pas mais dites—lui que j’ai
un cadeau pour lui. Je ne le retiendrai pas très longtemps, car j’ai un train à prendre.
Nérita ne fit aucune remarque mais frappa un petit coup à la vitre et le laquais vint
instantanément ouvrir la portière. Elle sauta dans la neige et se pressa de rejoindre
Anthony qui continuait à tourner en rond avec son poney.
L’enfant criait sans arrêt :
— Plus vite! Plus vite!
Il avait les yeux brillants et l’exercice lui donnait enfin des couleurs.
Quand elle arriva près de lui, Nérita attrapa la bride du poney.
— Mais je n’ai pas encore fini! se récria aussitôt l’enfant.
— Mais non! bien sûr, vous allez continuer à monter Robin! Mais il y a une dame dans
la voiture qui est là—bas qui veut vous parler. Elle est venue vous apporter un cadeau.
— Un cadeau? répéta—t—il, subitement intéressé.
Sachant qu’il aimait les surprises, Nérita ajouta :
— Un très joli présent : quelque chose dont vous aviez envie!
— Est—ce que je peux aller là—bas sur mon poney?
— Bien sûr!
Elle tourna la tête de l’animal dans la bonne direction et Anthony s’élança si vite
qu’elle ne parvint pas à le suivre. Elle fut soulagée de voir que le palefrenier s’était aperçu
de ce qui se passait et s’empressait de tenter de le rattraper.
Mais Anthony était déjà à la portière de la voiture. Le laquais l’avait aidé à descendre
de sa monture et à grimper dans la voiture. Nérita, arrivée sur ces entrefaites, se saisit de
la bride du poney et remercia le domestique.
Ne voulant pas se montrer indiscrète ou curieuse d’un événement aussi intime et
bouleversant que cette rencontre entre une femme et son enfant qu’elle n’a pas élevé, elle
s’éloigna de quelques pas avec le poney pour attendre Anthony. Elle se demandait ce que
la marquise pouvait penser de lui.
Il était impossible, pour Nérita, d’imaginer ce qu’avait été cette femme autrefois avant
d’avoir ce visage émacié par la maladie, mais Anthony ne paraissait cependant pas avoir la
moindre ressemblance avec elle. On voyait bien qu’elle avait été très belle. Mais elle ne
pouvait avoir eu ces yeux noirs, ni cette peau mate, ni ce qui, dans les traits du petit
garçon, lui donnait un type italien si accentué.
Elle en était là de ses réflexions, quand le palefrenier la débarrassa des rênes.
— C’est une personne qui est venue pour apporter un cadeau à Anthony, lui expliqua—
t—elle. Il a été très gentil et a bien voulu lâcher son poney quelques instants.
Mais le palefrenier remarqua simplement :
— A cette heure—ci, je devrais être retourné à l’écurie.
— Eh bien! Allez—y, master Anthony pourra très bien revenir avec moi!
— Mais je n’aime pas vous laisser seule avec lui, mademoiselle! Enfin, vous savez ce
que je vais faire? Je vais vous envoyer un valet d’écurie tout de suite, pour que vous ne
risquiez pas d’avoir des ennuis...
— Ce n’est pas la peine! dit Nérita en riant. Les ennuis ne surgissent qu’au moment où
il faut faire descendre Anthony du poney. Et nous sommes à l’intérieur des écuries, à ce
moment—là!
Le palefrenier était bien de cet avis.
— Il en raffole de ce poney, le petit, c’est bien vrai ça! s’exclama—t—il.
Elle allait l’entreprendre pour le convaincre de la nécessité d’acheter une monture
pour le garçonnet mais elle se souvint qu’il aurait dû être revenu aux écuries depuis
longtemps. Le marquis devait avoir besoin de lui pour préparer des voitures ou des
chevaux pour ses invités.
Elle eut un petit pincement au cœur en y pensant et elle revit brusquement le marquis
et la cabane de bûcherons : quelques secondes, elle revécut intensément l’instant où il
l’avait regardée si passionnément et s’était emparé de ses lèvres. En revivant ces
moments, elle se disait avec fatalisme : « C’est la force de l’amour! » Rien ni personne ne
pouvait empêcher le marquis de l’embrasser, ni elle de lui rendre son amour, ce jour—là...
Elle était si absorbée par ses réflexions qu’elle n’entendit pas immédiatement un léger
bruit derrière elle. Quand elle en prit conscience et se retourna pour regarder, elle vit que
la voiture de la marquise roulait en direction du château.
Ainsi, se dit—elle, la marquise a finalement décidé d’aller voir son mari... Elle se
demandait avec un peu d’inquiétude si le marquis serait ou non en colère de voir arriver
cette intruse et s’il ne serait pas également furieux contre elle, Nérita, qui avait permis
étourdi—ment à Anthony de voir sa mère, sans qu’il l’y ait autorisée.
Elle redoutait vraiment la colère du marquis, se rendant compte tardivement qu’elle
n’aurait pas dû prendre sur elle de permettre au petit garçon de monter dans cette voiture
inconnue.
— La seule chose qui me reste à faire, pour le moment, c’est de reconduire le poney à
l’écurie..., murmura—t—elle.
Au même instant, elle s’aperçut que la voiture de la marquise avait fait demi—tour et
revenait vers son point de départ. Soulagée, elle songea qu’elle avait eu tort de craindre
que la mère d’Anthony n’aille voir son mari. Elle était contente de penser que le marquis
n’aurait pas à affronter une scène pénible, ce qui n’aurait certainement pas manqué de se
produire. Mais, en même temps, elle pensa qu’il fallait l’informer de l’état de la marquise
car on pouvait supposer que, s’il savait qu’elle était mourante, il atténuerait un peu sa
rigueur et lui permettrait de voir Anthony.
Elle prit la direction de l’allée où elles s’étaient rencontrées pour attendre la voiture
qui ferait certainement halte au même endroit. Mais elle fut stupéfaite en la voyant
passer à vive allure sans s’arrêter. Elle eut l’impression d’avoir entr’aperçu le visage
d’Anthony derrière la vitre; mais, le temps qu’elle reprenne ses esprits, elle avait disparu
dans le brouillard. Et Nérita resta figée sur place en proie aux réflexions les plus
tragiques.
Elle essayait encore de se raccrocher à une idée rassurante en pensant qu’il avait peut
—être fallu faire galoper les chevaux un moment pour calmer leur impatience et que la
voiture pouvait revenir; mais elle avait surtout peur que le cocher n’ait lancé ses chevaux
au galop pour une raison plus grave : en fait, elle avait la certitude que la marquise venait
d’enlever son fils.
C’était une chose difficile à admettre; mais elle dut se rendre à l’évidence quand, cinq
minutes plus tard, elle constata que la voiture n’avait toujours pas reparu.
Elle partit aussi vite qu’elle le put vers les écuries, en tirant le poney derrière elle; tout
à coup elle sut qu’elle n’avait le choix qu’entre deux solutions : soit avertir le marquis sur
—le—champ, soit, sans perdre de temps, essayer d’empêcher la marquise d’aller bien loin
avec Anthony.
Elle se souvint que la marquise lui avait dit avoir un train à prendre; il lui suffisait
d’aller à la gare et d’arracher Anthony à sa mère.
« La seconde solution est la meilleure », décida—t—elle sans hésiter.
Dès qu’elle fut sur une allée où la neige avait été balayée, elle se mit à courir; en
pénétrant dans les écuries, elle dit, toute haletante, au palefrenier :
— Vite! Il me faut une voiture : il faut que j’aille tout de suite à la gare...
— A la gare? s’étonnait déjà le vieux palefrenier.
Nérita lui dit tout bas :
— La dame qui était venue avec sa voiture a enlevé Anthony, mais je sais qu’elle allait
à la gare.
Le palefrenier la regarda comme s’il avait compris qui était cette femme; sans doute
pressentait—il la vérité, mais c’était un domestique trop bien stylé pour oser poser des
questions. Il ne dit rien. En quelques minutes un discret coupé de voyage attelé de deux
chevaux fut sorti de l’écurie.
Tout était prêt et le cocher avait déjà enfilé sa pèlerine et mis son chapeau, quand
Nérita pensa subitement qu’elle n’avait pas un sou en poche.
— Auriez—vous par hasard de l’argent sur vous? demanda—t—elle tout bas au
palefrenier. Je puis être obligée de suivre master Anthony... Je ne voudrais pas perdre de
temps à aller en chercher dans ma chambre...
Le vieux domestique qui décidément semblait se rendre parfaitement compte de la
gravité de la situation dit très simplement :
— Le major Marriott vient justement de me remettre mes gages, mademoiselle. Cela
tombe bien!
— Merci, Dawkins. Vous savez, je vous rembourserai, ne vous inquiétez pas, répliqua—
t—elle.
Le palefrenier qui s’était précipité à l’intérieur de l’écurie revint presque aussitôt avec
une grosse enveloppe pleine de pièces. Nérita la glissa, sans même la regarder, dans la
poche de son manteau de fourrure en répétant :
— Merci encore!
Puis elle sauta dans la voiture. Elle entendit le palefrenier recommander au cocher de
la conduire le plus vite possible à la gare, et elle se retrouva hors des grilles de Wych Park,
avant même d’avoir eu le temps de se poser la moindre question.
Pas un instant, elle n’avait pesé le pour et le contre. Elle s’était lancée à la poursuite
d’Anthony sans réfléchir et elle ne commença à se demander si c’était bien la bonne
solution qu’au moment d’arriver à la gare. Cependant elle était certaine d’avoir raison.
Elle devait tout faire pour éviter au marquis les ennuis d’une discussion sans fin qui
dégénérerait probablement en une sorte de guerre avec sa femme. Et pour achever de se
rassurer, elle se répétait : « Non seulement cela bouleverserait le marquis, mais ce serait
encore plus mauvais pour Anthony. »
La gare était beaucoup plus loin de Wych Park que l’endroit où le train avait fait halte
lorsque Nérita était arrivée avec Emily quinze jours auparavant. Quand la voiture pénétra
enfin dans la cour de la gare, elle se pencha avec anxiété à la portière pour voir si elle
apercevait un convoi en attente sur la ligne. Elle espérait tant qu’il n’était pas encore
parti!
Elle sauta en hâte à terre et courut jusqu’à l’entrée du hall qui donnait directement
accès au quai. Elle vit des porteurs et des voyageurs qui visiblement attendaient l’arrivée
d’un train. Mais il n’y avait, nulle part, l’élégante voyageuse couverte de fourrures ni le
petit garçon en culotte de cheval.
Elle aborda un vieux porteur qui se trouvait là.
— Je cherche des amis. Mais ils n’ont pas l’air d’être là, dit—elle. Est—ce qu’un train
viendrait de partir?
— Oui, mademoiselle, l’express pour Douvres.
Haletante, elle demanda :
— Auriez—vous, par hasard, remarqué une femme très élégante accompagnée d’un
petit garçon?
Le porteur réfléchit :
— Je crois bien qu’une dame, oui...
— Elle portait un chapeau avec des plumes mauves, précisa Nérita.
Le porteur interpella un de ses collègues et, pendant qu’ils discutaient ensemble, le
cœur de la jeune fille battait à tout rompre. Les deux hommes revinrent vers elle. Celui
auquel elle s’était adressée lui expliqua :
— Jeff se rappelle avoir vu une belle dame avec un petit garçon.
— Ont—ils pris le train pour Douvres?
Jeff hocha la tête affirmativement :
— Oui, mademoiselle. Il y avait quatre personnes. C’est moi qui ai porté leurs bagages.
Ils en avaient une belle pile!
Nérita questionna encore :
— Ils étaient bien quatre?
— Il y avait un homme qui devait être un courrier, parce que c’était lui qui avait les
tickets, une servante et une lady avec un chapeau à plumes qui tenait un petit garçon par
la main. Ils sont montés en première classe dans un wagon en tête du train.
Il fallait se rendre à l’évidence : la marquise avait bel et bien enlevé son fils!
— J’ai peur que vous ne les ayez manqués, mademoiselle! commenta inutilement le
vieux porteur.
— A quelle heure est le prochain train pour Douvres? s’informa immédiatement
Nérita.
— Ben... vous n’avez plus qu’un omnibus maintenant : il arrive à Douvres une bonne
heure après l’express!
Mais Nérita savait ce qu’elle avait à faire. Elle demanda :
— Pourriez—vous m’y trouver une place assise?
— Vous voulez probablement voyager dans un compartiment pour dames seulement?
— Oui, si possible. Je vais aller prendre mon billet.
Elle partit vers le guichet; mais elle se ravisa et s’en fut tout d’abord trouver le cocher
qui l’attendait dans la cour.
— Vous pouvez rentrer à Wych Park tout de suite. Il faut que je parte pour Douvres.
Mais je pense être de retour ce soir.
Le cocher ne lui posa aucune question. Nérita préférait cela, car elle n’aurait pu
fournir la moindre explication plausible sans éveiller l’attention. Tout ce qu’elle espérait,
c’était que le marquis, avec son indifférence habituelle à l’égard de son fils, ne
s’apercevrait pas qu’ils n’étaient à Wych Park ni l’un ni l’autre. Elle était convaincue que
le palefrenier ne soufflerait mot à personne de ce qui venait de se passer.
Il y avait un quart d’heure d’attente avant l’arrivée de l’omnibus pour Douvres. Quand
la locomotive entra en gare en sifflant, on s’aperçut qu’il n’y avait que deux wagons de
première classe, ce qui paraissait vraiment assez extraordinaire. Nérita redouta d’être
obligée de supporter l’inconfort et le tapage d’un compartiment bondé de seconde ou de
troisième; elle n’avait vraiment pas de chance : cela ne ferait qu’ajouter à son énervement
et à son anxiété.
Mais il n’y avait personne dans le compartiment où son porteur l’installa. Tous ceux
qui pouvaient s’offrir un billet de première préféraient évidemment prendre l’express qui
passait un peu plus tôt. Quand le convoi s’ébranla, elle se cala dans un coin et réfléchit.
Elle se demandait si elle avait vraiment quelque chance de rejoindre la marquise avant
qu’elle ne monte à bord du train—paquebot dont l’express de Douvres assurait
certainement la correspondance.
Elle n’avait qu’une idée très vague de la manière dont s’effectuait le trafic quotidien
avec le continent. Elle essayait en vain de se rappeler à quelles heures les vapeurs qui
traversaient la Manche partaient de Douvres. Elle avait souvent fait la traversée, mais ses
souvenirs restaient flous.
De toute manière, ce serait presque miraculeux si elle parvenait à rejoindre la
marquise sur le quai et si elle réussissait à lui reprendre Anthony avant qu’elle ne
l’emmène sur le continent. Ses chances étaient bien minces, elle s’en rendait
parfaitement compte. Par ailleurs, il n’était pas question de lui enlever Anthony de force,
car la marquise n’était pas seule et sans défense.
Tout ce que pouvait espérer Nérita, c’était discuter avec elle et la persuader de revenir
à Wych Park plaider de vive voix sa cause auprès de son mari pour qu’il lui confie un peu
Anthony. Nérita ne pouvait croire que le marquis refuserait lorsqu’il saurait que son
épouse était mourante. Et la jeune fille estimait qu’une démarche franche auprès de son
mari était beaucoup plus efficace qu’un coup de force.
Mais, tout à coup, une idée bouleversante lui traversa l’esprit : la marquise avait peut
—être — qui sait? —averti son mari de son état de santé et peut—être l’avait—il éconduite
sans pitié?
« Ce n’est pas impossible... » se disait—elle, navrée.
Elle s’était bien aperçue qu’un sentiment inexplicablement dur et intraitable s’éveillait
chez lui dès qu’il s’agissait de son fils.
En dépit de tout son amour, Nérita était obligée de le reconnaître en tremblant; en
face d’Anthony, il réagissait avec une cruauté incroyable qui pourtant ne semblait pas le
trait marquant de son caractère.
« Je l’aime tant! je voudrais qu’il ait réellement toutes les vertus dont mon cœur le
pare... songeait Nérita. Je sens bien, au fond de moi—même, qu’il est bon, noble et
généreux! J’en suis sûre! Oh! comme je voudrais que mon cœur ne se trompe pas! »
Elle était convaincue que, s’il n’avait pas été tel qu’elle l’imaginait, jamais il n’aurait
été capable de lui faire éprouver un amour aussi parfait, aussi merveilleusement au—
dessus du commun!
Nérita était si profondément préoccupée qu’elle n’avait pas une fois regardé la
campagne depuis qu’elle était assise dans le train. Elle ne se rendit compte que fort tard
que le train avançait avec une lenteur anormale et qu’il y avait un épais brouillard.
Ainsi, pensa—t—elle, le brave palefrenier avait raison! Il ne neigeait plus; mais les
gelées et le vent des jours précédents puis le dégel avaient amené le brouillard. Nérita se
sentit désespérée. Elle murmura pour elle—même :
« A cette allure, jamais je ne rattraperai la marquise à temps! »
Puis elle songea presque aussitôt que le train qui les précédait devait être lui aussi
ralenti, ce qui, vraisemblablement, favorisait ses projets.
Le train se traînait comme un escargot. Cela dura pendant une demi—heure encore.
Puis, le convoi s’immobilisa brutalement avec un immense grincement de roues.
On entendait des hommes s’interpeller le long de la voie, et on voyait aller et venir des
lueurs vacillantes de lanternes. Elle ouvrit la glace, se pencha et fut saisie par l’âcreté de
l’air.
Un groupe d’hommes passa à la hauteur de son compartiment. Et, comme elle
reconnut un uniforme de policier parmi eux, elle demanda :
— Que s’est—il passé?
— Il y a eu un accident, madame, répondit—il poliment.
— Un accident? s’exclama—t—elle d’une voix aiguë, en proie à une angoisse
inexplicable.
— Oui, madame : une collision entre deux convois, à cause du brouillard!
Elle demanda tout de suite, d’une voix étranglée :
— L’un d’eux est—il l’express de Douvres?
— C’est ce que je crois, madame : il était devant le nôtre.
Nérita ouvrit sa portière sur—le—champ. Mais le policier lui enjoignit sévèrement de
rester où elle se trouvait.
— J’ai des amis dans l’express de Douvres. Il faut que j’aille voir s’il ne leur est rien
arrivé!
Comme elle voyait bien que le policier s’apprêtait à discuter, elle lui dit d’un ton
ferme, avec une certaine hauteur :
— La personne dont je me préoccupe est la marquise de Wychbold qui voyageait avec
son fils, lord Burton.
Comme elle s’y était attendue, le policier parut impressionné et s’inclina :
— Si vous voulez bien venir avec moi, nous verrons ce que nous pouvons faire.
En descendant, la jeune fille se retrouva dans un brouillard poisseux, bien plus épais
qu’elle ne l’avait imaginé en regardant par la fenêtre. Il y avait des quantités d’hommes
qui circulaient avec des lanternes, et de nouveaux sauveteurs arrivaient sans cesse. On
parvenait cependant à se diriger. En compagnie du policier qui l’escortait, Nérita remonta
le long de son train, puis dépassa la locomotive.
On entendait, au loin, le sifflement sinistre de la vapeur qui s’échappait des
locomotives accidentées.
Le premier wagon qu’ils virent était intact, les dernières voitures de l’express n’ayant
pas été endommagées. Ils dépassèrent ainsi les fourgons à bagages et les voitures de
troisième classe. Les deux voitures de première étaient encore sur les rails. Les voyageurs
qui les occupaient avaient seulement eu un choc : ils criaient et gesticulaient en
expliquant ce qui s’était passé.
Ce fut seulement à partir de ce moment que Nérita découvrit, dans les pâles lueurs des
lanternes, les premiers effets de la collision. Les trois voitures suivantes s’étaient
complètement retournées. Ils les dépassèrent, guidés par un homme que le policier avait
requis au passage. C’était un chaos indescriptible : on ne distinguait pas grand—chose,
mais on comprenait que les deux locomotives venant en sens inverse s’étaient heurtées
de plein fouet.
La vapeur qui s’échappait des machines faisait un bruit assourdissant, la locomotive
qui se dirigeait vers l’ouest était couchée sur le côté et ses roues continuaient de tourner à
vide.
Nérita n’avait d’yeux que pour les wagons de première classe accrochés en tête du
convoi. Celui qui était juste derrière la locomotive avait été télescopé. Il était réduit de
moitié, écrasé, transformé en un amas de ferrailles.
On en sortait les voyageurs et on les étendait dans la neige le long de la voie. Il y avait
beaucoup de blessés, des femmes en pleurs, des enfants qui hurlaient, des hommes qui
juraient; tous avaient du sang sur le visage et les bras ou les jambes meurtris; tous
criaient et suppliaient qu’on vienne les secourir.
C’était un spectacle d’horreur et de confusion. Les lueurs jaunes et vacillantes des
lanternes rendaient le tableau encore plus sinistre en déformant les visages qui prenaient
un aspect grotesque et effrayant comme dans un cauchemar.
Le policier qui escortait Nérita demanda à leur guide de relever son fanal pour que
Nérita ait une chance de voir si ceux qu’elle cherchait se trouvaient parmi les personnes
déjà sorties du train.
Beaucoup de voyageurs de première étaient vêtus avec élégance : des hommes
portaient des pelisses ou des pardessus à col d’astrakan et des femmes enveloppées de
fourrures avaient des boucles d’oreilles et des colliers qui scintillaient dans le faible
éclairage. Nérita les examina attentivement un à un, mais sans découvrir la femme au
chapeau à plumes mauves.
Tout à coup, en arrivant à la hauteur du wagon de tête tellement endommagé, la jeune
fille vit trois hommes sortir, avec les plus grandes difficultés, par une portière défoncée, le
corps d’une femme qu’elle reconnut du premier coup d’œil : c’était la marquise.
Les hommes la transportèrent et la déposèrent sur le ballast. L’un d’eux dit en se
relevant :
— C’est sans espoir pour celle—ci : le toit l’a écrasée.
Alors, Nérita regarda le corps étendu sur le sol. Bien avant que les hommes ne le
disent, elle avait vu que la marquise était morte. Son visage était livide et il y avait
quelque chose de définitif dans la manière dont sa tête pendait. Sa joue était couverte de
sang et ses yeux étaient clos. La jeune fille eut l’impression qu’elle dormait enfin en paix
et que son expression ne reflétait pas le moindre effroi.
Quand les hommes retournèrent vers le wagon, elle les suivit. Elle supplia :
— Je vous en prie : il y avait un petit garçon là, dans cette voiture. Essayez de le
retrouver!
Ils grimpèrent dans le tas de ferrailles avec difficulté, mais ce ne fut pas avec un
enfant que l’un d’eux réapparut un moment plus tard. Il portait un homme encore en vie
qui réclamait qu’on prenne soin de sa jambe cassée.
Son aspect et sa manière de s’exprimer permirent à Nérita de supposer que c’était
l’homme que le porteur avait pris pour un courrier escortant la marquise. On l’avait
étendu sur le sol, à côté de sa maîtresse. Nérita s’en désintéressa, se retourna vers les
sauveteurs et répéta d’une voix suppliante :
— Il y avait un petit garçon de six ans dans ce compartiment. Il faut essayer de savoir
s’il est encore vivant, je vous en prie.
Le policier approuva :
— Vous avez raison : un enfant a plus de chances qu’une grande personne d’en
réchapper.
L’un des hommes cria, de l’intérieur du compartiment :
— Il y avait une autre femme dans ce compartiment. Mais elle est coincée. Je crois
qu’elle est morte. Nous avons essayé de la retirer de là, mais c’est impossible!
Le policier ordonna d’un ton bref :
— Cherchez l’enfant!
Quelques minutes plus tard, qui parurent des heures à Nérita, quelqu’un appela le
policier qui s’avança et jeta un coup d’œil au milieu du magma de ferrailles.
— Nous l’avons trouvé : il est sous la banquette! annonça l’un des sauveteurs.
— Eh bien! sortez—le vite! s’impatienta le policier.
— Nous essayons mais ce n’est pas facile! En tout cas, il n’y a pas de doute : il est bien
mort!
Nérita se mit à sangloter. Elle crut qu’elle allait s’évanouir. Mais elle se raidit au
contact de la main que le policier lui posa sur le bras.
—Allons, allons, madame, calmez—vous... Vous ne pouvez rien y faire...
— Non... dit—elle désespérément. Je ne peux plus rien faire...
Par la suite, elle se rappelait toujours avec difficulté ce qui s’était passé. Elle gardait un
vague souvenir du policier qui s’était occupé d’elle très gentiment. Il l’avait emmenée
s’asseoir quelque part puis était allé chercher un médecin qui avec ses assistants dressait
la liste des morts qui devaient être emportés directement à la morgue.
Quand le policier était revenu, elle avait retrouvé assez de présence d’esprit pour lui
expliquer, un peu confusément :
— La femme qui est étendue là, sur la neige, avec des violettes de Parme, ... est la
marquise de Wychbold... et le petit garçon... dont on n’a pas pu... sortir le corps... c’est son
fils, lord Burton...
— Où habite la marquise? demanda le médecin.
Nérita n’hésita qu’un tout petit instant :
— Docteur, je vous serais infiniment reconnaissante... si vous pouviez arranger les
choses pour... pour que les corps de la marquise et de son fils... lord Burton... soient
dirigés directement sur le château de Wych Park... où ils seront enterrés.
— Je connais Wych Park, en effet, dit le médecin avec respect.
— Les trains y font parfois halte, intervint le contrôleur.
— Laissez—moi faire, madame, je m’occuperai de tout. Voici ma carte, dit le médecin.
—Le marquis de Wychbold prendra certainement contact personnellement avec vous,
affirma Nérita.
— Vous pourrez lui dire que le nécessaire sera fait. S’il ne me joint pas, je ferai mettre
en bière les corps et je les ferai transporter à Wych Park.
— Je vous en saurai gré...
— Je suppose, reprit le médecin avec empressement, que vous voudriez maintenant
pouvoir poursuivre votre voyage jusqu’à Douvres? s’enquit—il.
— Mais non! Je veux rentrer à Wych Park au contraire !
— Ce doit être possible, répondit—il en jetant un regard entendu au contrôleur, à qui il
demanda : Savez—vous où en sont les choses? La ligne va certainement rester bloquée un
certain temps?
— Je pense que, de toute façon, le convoi par lequel voyageait cette dame va être
renvoyé en arrière jusqu’à une gare de triage. Elle pourrait le prendre et elle serait
probablement à la halte de Wych Park dans l’après—midi.
— Je suis certain que vous saurez parfaitement prendre soin de cette dame, dit le
médecin en s’éloignant rapidement pour s’occuper des blessés.
Le contrôleur reconduisit Nérita jusqu’à son ancien compartiment. Mais elle n’y serait
plus seule cette fois car on faisait monter dans son train tous les voyageurs valides des
deux convois accidentés pour les emmener loin des lieux du sinistre. Tous ces gens, qui
venaient de subir un si terrible choc, parlaient, criaient et s’agitaient. Ils étaient surexcités
et, mettant toute réserve et toute convention de côté, ils parlaient avec des étrangers
comme s’ils se trouvaient avec de vieux amis.
Nérita avait envie de sangloter : non seulement Anthony était mort, mais elle se
demandait si ce n’était pas un peu sa faute. Elle se retenait parce qu’il y avait trop de
monde et tout ce tapage l’empêchait de réfléchir à cette tragédie.
Quelqu’un avait eu l’idée de prendre quelque nourriture dans le wagon—restaurant de
l’express de Douvres. Jamais Nérita n’aurait osé se manifester, mais elle accepta avec
reconnaissance un verre de porto que lui offrit un homme vêtu d’une somptueuse pelisse.
Plus tard, une dame dont le panier à pique—nique avait été, de toute évidence, garni par
un chef cuisinier ayant des goûts de luxe, lui offrit des sandwiches et des gâteaux. Ainsi
s’occupait—on, comme on pouvait, en attendant que le train ne reparte enfin. Quand il
s’ébranla, il roula très lentement par peur d’une autre collision dans le brouillard.
Quand il parvint à la gare de triage, plusieurs convois qui habituellement circulaient
sur une ligne secondaire avaient été mis à la disposition des voyageurs qui devaient
retourner à Londres. Nérita monta dans le premier et alla trouver le contrôleur pour
s’assurer qu’elle pourrait descendre à la halte de Wych Park.
Le contrôleur avait naturellement accédé à sa demande, et, quand le train s’arrêta, il
vint personnellement lui ouvrir la portière pour l’aider à descendre. La jeune fille
remarqua que les autres voyageurs étaient fortement impressionnés.
Elle les remercia de leur amabilité. Tous lui souhaitèrent « bonne chance »; leur
intonation semblait davantage évoquer l’heureux hasard qui leur avait permis d’échapper
au désastre plutôt que l’avenir de la jeune fille.
Le brouillard était beaucoup moins épais à Wych Park, mais noyée dans ce léger halo
de brume, la nature semblait en parfaite harmonie avec l’âme de Nérita. La brume et la
grisaille convenaient à la tristesse qui habitait son cœur depuis qu’Anthony était' mort et
à l’angoisse qui l’étreignait à l’approche de la terrible tâche qui l’attendait.
« Que va dire le marquis? que va dire le marquis? Cette question lancinante la hantait
depuis l’accident. Seule à connaître les événements, elle allait devoir tout lui raconter. Et
le bruit de ses pas amortis par la neige boueuse semblait répéter en écho : « Que va dire le
marquis? »
Le train s’était arrêté de l’autre côté d’un petit village situé en face des grilles de Wych
Park. En le traversant, Nérita aperçut soudain en stationnement devant l’épicerie l’une
des voitures du domaine qui servait habituellement aux domestiques pour faire les
courses aux alentours ou pour aller de temps en temps en ville. Elle se fit connaître du
cocher qui accepta de la ramener sans attendre au château.
En suivant la grande allée de chênes, à la même heure que la veille, Nérita revit
l’immense demeure, avec ses fenêtres éclairées de l’intérieur. Mais rien n’était plus
comme le jour précédent où elle était rentrée en traîneau, avec le marquis.
L’enchantement, le bonheur de la veille lui semblaient très lointains. Elle éprouvait une
angoisse, une tristesse infinies qui chassaient de son esprit tout autre sentiment.
Le cocher ne lui posa pas la moindre question. Il n’amena pas la voiture devant le
perron, mais s’arrêta sur un côté, près d’une petite porte par laquelle la jeune fille passait
toujours quand elle emmenait Anthony aux écuries. En se retrouvant là, Nérita ne pouvait
arriver à croire que le matin même, quelques heures auparavant seulement, elle l’avait
franchie en compagnie du petit garçon si joyeux à la perspective d’aller monter son poney
dans le grand parc. Il courait presque pour retrouver plus vite cet animal qu’il aimait tant.
Nérita avait l’impression qu’elle avait vécu un siècle de terreurs, de cauchemars, et
d’horreur depuis ces derniers moments heureux.
Elle remercia brièvement le cocher et entra rapidement dans la maison. Elle hésita un
moment au bas de l’escalier. Elle ne voulait voir personne tant qu’elle n’aurait pas raconté
au marquis ce qui venait d’arriver.
Elle enfila les longs corridors menant au hall où elle savait trouver un valet en faction.
Quand elle y pénétra, elle y vit, non seulement plusieurs valets en grande livrée, mais le
vieux maître d’hôtel attaché à la maison depuis longtemps. Il l’aperçut avant tout le
monde. Et, soit qu’il fut étonné de la voir dans cette partie de la demeure, soit qu’il ait
décelé quelque chose d’inquiétant dans l’expression de la jeune fille, il se précipita au—
devant d’elle.
— Il faut que je voie milord! lui dit aussitôt Nérita.
— Milord est en train de jouer aux cartes, dans le salon, miss Graham, expliqua—t—il.
— Il faut que je le voie... seul, et immédiatement! C’est très important!
Le maître d’hôtel répondit avec l’impassibilité qu’il avait acquise au cours de ses
longues années de service :
— Vous pourriez l’attendre dans le bureau, miss Graham.
Il traversa le hall, ouvrit la porte d’une petite pièce meublée avec un goût parfait et sur
les murs de laquelle étaient accrochés un nombre impressionnant de tableaux; il
l’introduisit puis repartit chercher son maître.
Une fois seule, Nérita retira ses gants. Elle avait terriblement froid. Elle avait
l’impression d’avoir perdu tout son sang. Elle tendit les mains vers le feu qui crépitait
dans la cheminée, mais elle ne parvint pas à se réchauffer.
Quand elle entendit la porte se rouvrir, elle frissonna; elle essaya de retrouver sa voix,
mais elle se sentait incapable de proférer le moindre son.
Le marquis referma vivement la porte derrière lui.
— Que se passe—t—il? demanda—t—il anxieusement. Je vous ai fait chercher mais on
m’a dit que vous aviez quitté la maison, rien de plus; et je n’ai pas compris pourquoi vous
étiez partie ni où vous pouviez bien être.
— C’est... c’est ce qu’il faut que je vous dise! parvint—elle à articuler.
— Comme vous avez l’air fatiguée! Asseyez—vous bien vite, je vais aller vous chercher
quelque chose à boire...
— Non, non! dit—elle. Il faut que vous m’écoutiez. Oh! écoutez—moi, je vous en
supplie!
Il s’approcha de la jeune fille, inquiet.
— Qu’y a—t—il donc? ma chérie! Je ne peux supporter de vous voir dans un tel état!
Nérita leva lentement la main. Elle avait peur d’éclater en sanglots devant tant de
tendresse. Elle fit un effort surhumain pour se dominer :
— Je ne sais pas comment vous raconter tout... Mais... ce matin, pendant qu’Anthony...
montait son poney,... une dame est venue en voiture. Elle... elle a voulu le voir...
— Une dame? s’étonna le marquis.
— C’était... votre épouse, la marquise... Elle est venue parce qu’elle était mourante...
elle voulait voir son fils avant de mourir...
La voix de Nérita se brisa sur ces mots. Elle ne pouvait voir l’expression du marquis.
Mais elle sentait ses yeux fixés sur elle. Il la regardait sans paraître croire ce qu’elle disait.
Elle reprit :
— Quand Anthony a été assis dans la voiture,... elle l’a emmené avec elle.
— Emmené? mais où? s’écria—t—il enfin d’une voix qu’elle ne lui connaissait pas.
— Je... je les ai poursuivis jusqu’à la gare... ajouta—t—elle péniblement, mais ils
avaient pris l’express pour Douvres.
Un son s’échappa des lèvres du marquis. Elle ne sut pas si c’était un juron ou une
exclamation. Mais elle ne s’y arrêta pas, car elle sentait que si elle ne parlait pas très vite,
elle ne parviendrait jamais à poursuivre son terrible récit.
— J’ai pris le train suivant pour essayer de les rattraper, mais il s’est produit une
collision, à cause du brouillard, entre l’express de Douvres et un autre train... Et, quand je
les ai retrouvés... ils étaient morts tous les deux!
Sa voix n’était qu’un misérable petit murmure, mais il lui sembla que le dernier mot
avait ébranlé les murs de la maison.
Sur le coup, le marquis ne dit pas un mot, ne fit pas un geste. Il demeura ainsi, un
moment, comme s’il avait été changé en statue.
Puis toujours en silence il alla jusqu’à la fenêtre et fixa le parc plongé dans l’obscurité.
— Vous m’avez bien dit qu’ils étaient morts tous les deux? demanda—t—il enfin d’une
voix étrange.
— J’ai fait ce que j’ai pu... je me suis arrangée pour que leurs... corps soient ramenés
ici le plus tôt possible;.. Il y avait là un médecin qui s’en occupe... Voici sa carte. Je...
j’avais pensé... que c’était bien qu’ils reviennent chez eux...
Sur ces derniers mots, la voix de Nérita s’éteignit. Elle se leva, posa la carte de visite du
médecin sur une table; et, sans attendre que le marquis se retourne ou lui parle, elle
quitta la pièce, les larmes ruisselant sur —son visage. En courant, elle passa devant le
grand escalier de marbre du hall et gagna le couloir. Presque aveuglée par ses larmes, elle
retrouva son chemin à tâtons et monta le petit escalier qui menait à la nursery.
Elle titubait et quand elle poussa la porte de la nursery, elle trouva Emily qui
l’attendait.
Avant que sa servante ait pu proférer un seul mot, elle lui ordonna, à travers ses
larmes :
— Fais vite les valises, Emily ! Vite : emballe tout ce que tu peux; mais vite! vite! Nous
partons!...
7

Emily débarrassa rapidement la table et commença à emporter les assiettes dans la


petite cuisine construite en appentis derrière le cottage.
— Veux—tu que je t’aide à faire la vaisselle? lui demanda Nérita.
Emily se mit à rire :
— Il faudra que je sois sur mon lit de mort pour vous laisser faire une chose pareille,
miss Nérita! Et, d’abord, qu’avons—nous à laver? Vous n’avez même pas mangé de quoi
nourrir une souris!
— Je n’avais pas faim! répondit Nérita, à mi—voix comme si elle se parlait à elle—
même plutôt qu’à Emily qui avait déjà disparu.
Elle ramassa et plia la nappe blanche qui était sur la table et la rangea dans le tiroir;
puis elle alla jusqu’à la fenêtre. Elle contempla un moment le jardinet ensoleillé et se
demanda ce qu’elle allait bien pouvoir faire de son après—midi.
Depuis qu’elle était venue s’installer avec Emily dans le cottage que possédait la
servante à Little Berkhampsted, son village natal, elle ne savait comment occuper son
temps.
Jour et nuit elle pensait au marquis. Dès l’instant où elle l’avait laissé seul dans le
bureau, certaine qu’il la tenait pour responsable de la mort de son fils, elle avait décidé, en
sanglotant, de ne pas rester une heure de plus à Wych Park. Elle était convaincue que
c’était sa faute si Anthony, dont elle avait la garde, avait été enlevé par sa mère.
Tout indifférent que le marquis ait pu se montrer envers son enfant, Anthony était
quand même son fils et l’héritier de son nom; et pendant six ans, le marquis avait lutté
pour que la marquise ne le lui prenne pas, se répétait Nérita avec désespoir, chaque fois
qu’elle repensait au petit garçon qui aimait tant la musique, qui était si tendre avec son
poney!
Nérita ne pouvait oublier cet enfant qui très vite avait su gagner une place dans son
cœur, et elle aurait bien donné sa propre vie pour éviter qu’il ne meure d’une manière
aussi tragique.
Elle ne ressentait aucune compassion pour la marquise. C’était visiblement une
femme très malade dont les jours étaient comptés. Mais pour Anthony, ce n’était pas la
même chose, et elle se rongeait de chagrin et de remords.
Pas un instant la jeune fille n’avait songé que le marquis était maintenant libre, et
qu’il pourrait se remarier, s’il le voulait, avec elle. Se tenant pour responsable de la mort
de son fils, elle estimait que cette union, qui déjà se présentait sous un jour peu favorable
en raison de la banqueroute et du suicide de son père, était désormais tout à fait
impossible.
Elle était toujours convaincue que c’était sous l’effet d’un inexplicable envoûtement
qu’elle avait osé imaginer, un soir, que rien n’existait plus au monde que cet irrésistible
amour qui les avait précipités dans les bras l’un de l’autre. Certes, ils avaient senti,
lorsque leurs lèvres s’étaient unies, qu’ils s’appartenaient totalement et bien au delà de la
réalité quotidienne.
Et, chaque nuit, Nérita murmurait encore « Je l’aime! » et frissonnait à son souvenir.
C’était un amour trop pur, trop parfait pour être de ce monde. Mais ce n’avait été qu’un
rêve dont elle n’avait pas le courage de s’éveiller.
Pourtant, c’était bien elle qui avait ordonné à Emily de faire leurs bagages, obéissant
en cela à la logique et au sens commun qui habituellement règlent toutes choses. Ne
cessant de se remémorer ces souvenirs cruels, elle revoyait Emily se hâtant de tout
emballer, sans poser la moindre question. Elle était allée chercher les valises entassées
dans une petite pièce à côté de la nursery; elle avait eu si vite fait de remplir la première
qu’elle avait été faite avant même que Nérita ait cessé de sangloter.
Séchant ses yeux, elle avait expliqué à Emily ;
— Si nous partons sitôt que nous serons prêtes... nous pourrons peut—être encore
attraper un train.
Elle savait, mais elle ne voulait pas le dire à Emily, que ce jour—là, les trains avaient
été détournés à cause de l’accident; elles pourraient donc prendre l’un de ceux qui, en
passant par Londres, assuraient la correspondance avec les bateaux en partance pour le
continent.
Emily, en allant chercher une robe dans la penderie, avait seulement demandé :
— Où allons—nous, miss Nérita?
— Je n’en ai pas la moindre idée... Mais comme il faut bien que nous allions quelque
part nous trouverons!
Peu importait puisqu’elle laissait, derrière elle, à Wych Park, son âme et son cœur, sa
vie et l’homme qu’elle aimait!
— J’ai une proposition à vous faire, avait annoncé Emily quelques instants plus tard.
Sans y prêter autrement attention, Nérita avait cependant écouté sa servante.
— Je possède un petit cottage qui est inhabité actuellement. Ce ne sera peut—être pas
très confortable, miss Nérita?
— Un cottage? Mais pourquoi ne me l’as—tu jamais dit?
— Je ne l’ai appris que récemment, quand nous étions chez votre tante. Et, à dire vrai,
au milieu de tous ces événements, je l’avais presque oublié.
— Et où est—il?
— A Little Berkhampsted, près de Londres, là où j’ai été élevée et où vivaient mes
parents jusqu’à leur mort.
— Et nous pouvons y aller?
— Ce n’était pas la maison de mes parents, mademoiselle. Elle appartenait à mon
oncle Fred. Comme j’avais toujours été sa nièce préférée et que j’étais la seule à ne pas
être mariée, il me l’a laissée en héritage.
— Donc, nous pouvons y aller! avait répété Nérita.
— Mon frère m’a écrit. Il m’a dit que sa femme l’entretiendrait en attendant que je
puisse y venir.
— Bon! eh bien! allons—y tout de suite! s’était exclamée Nérita. Dans la situation où
nous sommes cela ressemble à un don du ciel.
Elle avait envisagé de se réfugier dans un hôtel bon marché avec Emily en attendant
de retrouver un emploi. Mais elle avait du mal à supporter l’idée de devoir s’occuper à
nouveau d’un autre enfant après la mort d’Anthony. Cela lui serrait le cœur; et elle n’avait
guère envie, non plus, de se retrouver à nouveau dans une maison étrangère.
Elles avaient quitté Wych Park beaucoup plus facilement qu’elles ne s’y attendaient.
Quand elles avaient demandé une voiture pour aller à la gare, les garçons d’écurie la leur
avaient préparée en moins de dix minutes; et Nérita supposait que personne ni dans la
maison ni aux écuries n’avait posé de questions, car Emily ne lui en avait jamais parlé.
Quand la voiture avait démarré dans l’obscurité, Nérita, pâle comme la mort, et toute
droite sur son siège, n’avait pas jeté un regard en arrière. L’eût—elle fait qu’elle n’aurait
rien vu, tant les larmes l’aveuglaient. Emily, qui savait le choc qu’elle venait d’éprouver,
n’avait pas ouvert la bouche.
Nérita, au moment d’enfiler son costume de voyage, lui avait confié, d’une voix
étranglée :
— Nous partons parce que master Anthony est mort, Emily... Il est mort avec sa mère
dans un accident de chemin de fer...
Emily n’avait posé que fort peu de questions; juste assez pour comprendre. Et, comme
elle détestait voir souffrir Nérita, elle avait tout de suite changé de sujet; elle avait évoqué
leur prochain voyage et le village où elle avait vécu enfant.
Avec son église gothique en pierre grise, son auberge, son épicerie et quelques cottages
aux toits de chaume, Little Berkhampsted était tel que Nérita s’y attendait.
La maison d’Emily se composait de deux chambres et d’une grande salle au plafond
bas avec des poutres apparentes noircies par le temps. Une cuisine si petite qu’il était
impossible d’y travailler à deux avait été ajoutée à l’arrière de la bâtisse. Le mobilier était
des plus modestes, mais Nérita s’en souciait peu. Elle était seulement heureuse d’avoir
trouvé un endroit retiré où elle pouvait réfléchir en paix à son avenir.
Emily l’aimait beaucoup et lui était trop attachée depuis longtemps pour avoir eu le
courage de la sermonner. Elle voyait bien que Nérita souffrait terriblement. Et elle avait
deviné que le désespoir que trahissait son visage exsangue avait d’autres causes que la
mort du petit Anthony.
La servante se souvenait d’avoir été éblouie par l’air radieux et le bonheur qui
illuminaient Nérita le soir où elle était rentrée après sa promenade en traîneau avec le
marquis.
Rien ne restait de cet éclat. Nérita avait maintenant un air misérable et morne qui ne
faisait que s’accentuer chaque jour. De plus en plus maigre elle refusait cependant de se
nourrir et ce, au grand désespoir de la servante.
Emily revint dans la salle et annonça à Nérita :
— Je vais à l’épicerie voir si je pourrais trouver quelque chose d’appétissant qui vous
donnerait envie de manger ce soir. Je ne serai pas longue.
Nérita répondit machinalement :
— Un œuf me suffira!
Emily s’indigna :
— Je vous en ai donné un au petit déjeuner, et vous n’en avez mangé qu’une cuillerée!
(Elle marqua une courte pause :) Je fais tout ce que je peux, bien sûr... Mais je crois qu’il
vous faudrait un de ces chefs réputés comme ceux qui travaillaient pour votre père et qui
se faisaient payer si cher!
Nérita lui tendit les mains d’un geste spontané. Piquée au vif, comme le voulait
l’excellente femme, elle s’écria :
— Je suis désolée, ma bonne Emily... Ne te fâche pas. Je ne méprise pas du tout ta
cuisine : c’est faux! Et personne ne serait capable de se donner autant de mal pour moi
que toi! Mais je me sens incapable de manger; quand je suis devant la nourriture, tout me
rebute. Ce n’est pas ma faute! Et je n’y peux rien!
Emily lui prit doucement la main.
— Écoutez ce que disait toujours ma mère, miss Nérita : « Le temps guérit tous les
maux»... Il faut laisser passer le temps, c’est tout, mademoiselle...
— C’est bien ce que j’essaie de faire! répondit Nérita d’un ton las. Je te remercie,
Emily, tu es tellement compréhensive!
— Pas du tout! Je ne comprends rien à votre affaire et je ne cherche pas à comprendre!
Tout ce que je veux, c’est voir revenir un sourire sur vos lèvres et du rose sur vos joues,
déclara—t—elle d’un ton décidé.
Abandonnant la main de la jeune fille, elle se dirigea vers la porte et ajouta :
— Je pourrais vous dire beaucoup de choses, mais je ne le veux pas. Avez—vous besoin
de quelque chose à l’épicerie?
— Non, je ne vois pas...
Quelques minutes plus tard Emily, ayant mis sa coiffe blanche et une cape bien
chaude, quittait la maisonnette, son panier au bras.
Assise dans un fauteuil auprès du feu, Nérita lisait, ou plutôt essayait de lire. Les
caractères dansaient devant ses yeux. A leur place elle voyait sans cesse l’image du
marquis. Elle avait l’impression d’entendre réellement sa voix tendre et chaude répéter : «
Ma chérie, je sais tout de vous, même ce que vous ne me dites pas! » Et elle pensait : « A
supposer que je lui aie raconté les événements qui ont marqué mon existence, que se
serait—il passé? Qu’aurait—il dit? Comment aurait—il réagi? »
Elle n’avait pas voulu courir le risque de le voir changer d’attitude envers elle, ou se
dresser face à elle avec une expression de mépris dans le regard. Car Nérita était à peu
près certaine que, si puissant qu’ait été leur amour, si fort l’enchantement qui les liait,
tout se serait dissipé dès qu’il aurait été question d’argent perdu, d’amis lésés et
scandalisés par la légèreté et l’optimisme inconsidéré de son père et par l’affaire
ignominieuse des mines de Werzenstein. L’amour du marquis n’aurait pu résister à tout
cela...
Elle se rappelait avoir comparé son amour à une fleur rare et fragile poussée au bord
d’un précipice que le vent froid de la vérité risquait de détruire. Et elle savait que rien ne
pouvait être plus destructeur que l’opinion publique et l’argent qui, dans le monde où
évoluait le marquis, primait tout.
« Il ne doit jamais savoir ! se répétait—elle encore ce jour—là. Je veux qu’il garde de
moi le souvenir intact d’un être devenu pour un jour une partie de lui—même pour
participer, avec lui, à un instant d’extase divine. »
Comment continuer à vivre s’il la méprisait? Emily pouvait dorénavant se rassurer à
propos du marquis. Elle ne voulait plus jamais le revoir! elle avait bien trop peur de son
jugement.
Elle en était là de ses pensées, quand elle entendit frapper à la porte. Pensant que
c’était le boulanger qui passait, elle traversa rapidement la petite pièce pour aller ouvrir la
porte qui donnait sur le jardin sans clôture.
Sans voix, elle demeura figée par la surprise : le marquis était devant elle!
Il était là, avec sa haute et fière silhouette, son chapeau haut de forme, sa pelisse qui
augmentait la largeur de sa carrure; il semblait encore plus grand et plus fort que
d’habitude.
Ils restèrent un moment face à face, incapables de parler. Nérita avait l’impression que
les mots, les explications étaient inutiles... Il était là, et ils s’étaient retrouvés ; c’était
tout!
Il finit par dire :
— Puis—je entrer?
Nérita, toujours incapable de proférer un son, se recula, laissa le marquis passer
devant elle, puis referma la porte.
Il jeta son chapeau sur la première chaise venue et enleva sa pelisse. Nérita s’était
réfugiée auprès du feu, instinctivement, comme si elle avait eu froid. Il la considérait
toujours en silence.
— Comment avez—vous pu?... commença—t—il.
Puis tout à coup, sans qu’ils sachent comment, Nérita se retrouva dans ses bras. Il la
pressa de plus en plus fort contre lui et la couvrit de baisers ardents, presque sauvages,
auxquels la jeune fille répondit avec fougue. Ils se serraient éperdument l’un contre
l’autre, unis dans un même élan. Ils ne pensaient plus à rien d’autre qu’à eux—mêmes.
Nérita avait déjà tout oublié : tous les obstacles, toutes les difficultés, le passé, le futur, la
chaumière, rien n’existait plus!
L’amour, leur merveilleux amour était vivant! Tout était insignifiant en face de lui. Ils
se laissaient emporter par leur passion, bien au delà du monde, sur d’indicibles sommets,
dans l’espace infini.
Quand ils revinrent enfin sur terre, Nérita, dans un murmure, exprima son bonheur,
en se cachant le visage contre son épaule.
— Ma précieuse chérie, ma bien—aimée... comment avez—vous pu m’abandonner? dit
—il tendrement.
Il la serra encore plus étroitement contre sa poitrine comme pour lui faire comprendre
combien il avait souffert de son absence.
— Je vous aime..., chuchota—t—elle.
— Comme moi je vous aime, oui... quoique le mot aimer ne soit pas encore assez fort
pour exprimer ce que j’éprouve pour vous! Vous faites partie de moi—même, et, sans
vous, je n’existe plus!
N’était—ce pas ce que Nérita avait, elle aussi, ressenti depuis son départ de Wych
Park?
— Il fallait que je parte... Je devais partir! murmura—t—elle dans un soupir.
— Pourquoi? mais pourquoi? Dès l’instant où nous avons échangé notre premier
baiser, nous avons su que nous ne faisions qu’un et que désormais nous ne pourrions
jamais plus vivre l’un sans l’autre!
— J’ai cru mourir lorsque je vous ai quitté, balbutia—t—elle.
— Pourtant, vous êtes partie... vous vous êtes sauvée...
Émue par la tendresse du reproche qu’il lui faisait, elle se pelotonna contre lui. Et son
cœur chantait parce qu’elle pouvait enfin le faire.
— J’ai cru ne jamais vous retrouver! dit le marquis d’une voix où perçait encore
quelque effroi.
— Mais... comment avez—vous fait pour me découvrir ici?
Il lui sourit :
— Je me suis assez bien débrouillé... mais si je ne vous avais pas trouvée, j’aurais
passé mon existence entière à vous chercher, partout, dans le monde entier!
Il y avait une telle chaleur dans sa voix, que des larmes emplirent les yeux de Nérita.
Elle leva la tête pour le regarder, et aussitôt, il la couvrit à nouveau de baisers fous, lui
embrassant les cheveux, les yeux, les joues, le cou, les lèvres. Sans cesse, Nérita se
répétait : « Il faut que je lui parle... il faut que je lui dise tout... », mais elle ne parvenait
pas à se décider.
Elle était étrangement alanguie par le bonheur, par tout ce qu’elle éprouvait, par la
présence de son bien—aimé et par les flammes qui la dévoraient.
Elle dut faire un immense effort pour se dérober aux lèvres du marquis. Elle appuya
les mains contre sa poitrine et le repoussa un peu, disant d’une toute petite voix :
— Il faut que nous parlions!
— Pourquoi? s’étonna—t—il.
— J’ai beaucoup de choses à vous dire...
— Maintenant que je vous ai retrouvée, nous avons toute la vie devant nous. (Il
resserra son étreinte.) J’avais presque oublié à quel point vous étiez belle! Vous êtes une
magicienne : vous m’avez ensorcelé et vous me retenez captif : jamais je ne pourrai
m’échapper!
Nérita aurait voulu lui répondre immédiatement que c’était pourtant ce qu’il fallait
qu’il fasse, mais elle n’avait pas le courage de renoncer si vite à la chaleur de son étreinte
ni au bonheur de voir son visage si près du sien. Elle se contenta de répéter, pour
prolonger l’émerveillement de cet instant :
— Comment m’avez—vous retrouvée?
— J’ai cru devenir fou quand j’ai appris que vous aviez quitté la maison ! Je ne
parvenais pas à comprendre pourquoi vous ne m’aviez pas au moins laissé un mot
d’explication et votre adresse!
Nérita ne le quittait pas des yeux.
— La seule chose que j’ai retrouvée sur la table de la nursery, c’était les gages que vous
aviez empruntés à Dawkins : comment avez—vous pu penser au palefrenier et m’oublier,
moi?
— C’est parce que je ne pensais qu’à vous que je suis partie.
— Je n’aurais jamais cru qu’il était possible de souffrir comme j’ai souffert quand j’ai
craint de vous avoir perdue.
— Cela me désole... Mais je vous assure... je ne pouvait agir autrement... C’était bien.
— Comment : bien? Bien pour qui? demanda le marquis presque avec colère. Ce
n’était certainement pas bien pour moi! Nérita, je vous aime; et je vous aime comme je
n’ai jamais aimé de ma vie aucune autre femme. Et nous savons tous les deux que nous
ne pouvons pas vivre heureux l’un sans l’autre!
Nérita gémit doucement.
Le marquis reprit presque aussitôt :
— J’allais vous raconter comment j’ai fait pour vous retrouver. Le major Marriott m’a
donné le nom du bureau de placement par l’intermédiaire duquel il vous avait engagée.
Dès que les funérailles ont été terminées, j’ai couru à Londres.
Nérita avait frissonné en entendant évoquer les funérailles; il s’en était aperçu, mais il
poursuivit :
— Au bureau de placement, une vieille bonne femme assez extraordinaire m’a appris
qu’Emily avait travaillé autrefois chez la comtesse de Grey que je connais, bien entendu.
Nérita frissonna encore, mais cette fois c’était un petit réflexe de jalousie irraisonnée
envers cette femme qui avait tenu une si grande place dans la vie du marquis, qui, avant
de poursuivre, posa un baiser sur ses cheveux :
— La comtesse a heureusement un secrétaire méthodique qui a conservé les adresses
successives d’Emily. Il m’a donné celle—ci en me disant que c’était là qu’elle était allée
quand sa mère avait été malade. Vous voyez, Nérita : cela n’a pas été très difficile!
— Mais je ne voulais pas que vous me retrouviez!
— Pourquoi? Ma précieuse chérie, pourquoi? Je comprends très bien que la mort
d’Anthony vous ait bouleversée, mais ce n’était pas votre faute!
Nérita se décida : elle se dégagea résolument de ses bras et s’écarta un peu de lui; il la
laissa faire.
Elle regardait fixement le feu et s’appuyait contre le manteau de la cheminée comme
si elle avait besoin d’un point d’appui. Le marquis ne la quittait pas des yeux.
— Je n’aurais pas dû laisser sa mère l’enlever..., dit—elle d’un ton grave. J’ai craint que
vous ne me blâmiez.
— J’ai très bien compris comment les choses se sont passées. Dawkins m’a raconté
qu’il avait vu le cocher venir vers vous...
Nérita leva un regard timide vers lui :
— Je suis tellement désolée... tellement désolée. Comment aurais—je pu deviner qu’ils
allaient être tués dans cet horrible accident?
— Personne ne prévoit jamais ce genre de choses et vous n’avez pas de reproche à vous
faire!
— Mais si. Et c’était tout de même votre fils, même si vous ne vous en occupiez pas
beaucoup!
Le marquis la regarda un instant avant de déclarer d’un ton solennel :
— Anthony n’était pas mon fils!
Stupéfaite, Nérita le dévisagea, les yeux écarquillés; puis elle balbutia, troublée :
— Pas... pas votre fils?
— Non! dit le marquis. Et maintenant, ma chérie, asseyez—vous et écoutez : je vais
vous raconter ce que je n’ai jamais dit à personne. Mais vous devez savoir, vous. Après,
jamais plus nous n’en reparlerons!
Elle sentait, à la voix du marquis, que cette révélation était grave et qu’elle devait lui
obéir. Elle ne s’assit pas dans le fauteuil, mais par terre sur le tapis devant la cheminée.
Le marquis prit une chaise, et comme la pièce était toute petite, ils étaient encore très
près l’un de l’autre.
— Il y a sept ans, dit—il, je séjournais à Rome et je suis tombé amoureux : enfin je l’ai
cru...
Nérita eut un pincement au cœur, mais elle refusa de s’y attarder et fixa obstinément
les flammes du foyer.
— ... Camille était anglaise, mais elle avait une grand—mère italienne. Elle séjournait
chez des parents et nous nous sommes rencontrés à plusieurs réceptions. (Il
s’interrompit quelques instants comme s’il revivait son passé.) Elle était jolie et assez
différente des femmes que je fréquentais et avec lesquelles je m’amusais habituellement
à Londres. (Nouveau silence.) Comme j’étais jeune et impulsif, le jour où elle suggéra que
nous pourrions nous marier sans attendre, j’ai dit oui sottement. Nous avons quitté Rome
pour nous installer dans une grande maison à la campagne que nous avions louée pour
notre lune de miel...
Nérita ferma les yeux. Elle ne pouvait supporter ces images du marquis amoureux
d’une autre, l’épousant et partant avec elle.
— ... Le soir même de notre mariage, Camille m’avoua qu’elle m’avait joué la comédie,
qu'elle ne m’aimait pas et qu’elle m’avait épousé uniquement pour que l’enfant qu’elle
portait ait un père! L’enfant qui était le fils d’un autre! Voilà!
— Oh! la misérable! ne put s’empêcher de s’écrier Nérita avec indignation.
— Le père, Antonio Cosmillo, ajouta le marquis d’un ton dédaigneux, était marié.
Nérita répéta tout bas le nom célèbre. Antonio Cosmillo était l’un des plus grands
chanteurs du monde. Elle l’avait souvent entendu quand elle était à Rome. Elle l’avait
également applaudi à l’Opéra de Paris et même, une première fois, quand elle était toute
jeune, à Londres.
Elle comprenait soudain pourquoi le petit Anthony avait un type italien si accentué et
elle savait maintenant de qui il tenait ses dons exceptionnels pour la musique.
En cherchant dans ses souvenirs, il lui semblait même découvrir des ressemblances
entre les yeux veloutés, sombres et si expressifs de l’enfant et ceux d’Antonio Cosmillo,
aussi réputé pour sa beauté que pour son talent de chanteur.
Le marquis reprit :
— J’ai passé ma nuit de noces tout seul, et, quand nous sommes revenus nous
installer en Angleterre, j’éprouvais la plus grande peine à être même poli envers la femme
qui portait désormais mon nom...
Il poussa un profond soupir comme s’il souffrait d’évoquer cette période douloureuse
de son existence.
— ... Camille, poursuivit—il, a bien vite trouvé la situation désagréable et la vie en
commun impossible, comme moi, d’ailleurs. Dès qu’elle a été en état de voyager, après la
naissance d’Anthony, elle est repartie pour Rome et m’a écrit qu’elle n’avait pas
l’intention de revenir. Elle avait décidé de rester près d’Antonio Cosmillo dont elle était
toujours la maîtresse. Elle m’a aussi demandé de lui envoyer leur enfant...
— Et vous avez refusé? Naturellement..., compléta la jeune fille avec un regard désolé.
— J’ai refusé! oui : par orgueil... Je ne voulais pas que l’on puisse savoir combien on
s’était moqué de moi. J’avais honte de m’être conduit comme un jeune benêt qui a envie
d’une jolie femme et se laisse prendre à l’escroquerie du mariage. (Il hésitait un peu à
continuer.) Je ne voulais pas reconnaître que ce désastre était quand même un peu de ma
faute; et je me suis fait beaucoup souffrir à cause de ma fierté; ainsi que vous, ma chérie.
Nérita comprenait maintenant pourquoi il ignorait le plus possible l’enfant, qui n’était
pas son fils mais qui était cependant son héritier! Elle comprenait aussi que le marquis
avait dû beaucoup souffrir d’être pieds et poings liés à une femme qui n’était son épouse
que de nom. Elle comprenait enfin qu’il lui aurait été impossible de supporter
l’humiliation d’un divorce qui aurait rendu publique son infortune.
Il était somme toute assez naturel qu’il ait donné au petit garçon, cause de son
malheur, tout le confort possible mais l’ait privé de l’essentiel : l’affection de ses parents.
C’était sans doute cruel, mais n’était—ce pas la réaction d’un homme à l’âme sensible et
vulnérable? Or, Nérita savait, elle, que le marquis était ainsi, sous ses apparences
mondaines d’homme fier et blasé.
Pendant six ans il avait souffert et il s’était tu!
Pleine de compassion, elle ne put s’empêcher de lui tendre sa main et de lui dire, en se
mettant à genoux :
— Cela me navre d’apprendre tout ce qui vous est arrivé. Mais, maintenant...
Elle ferma les yeux, se rappelant brutalement la réalité. Elle l’avait oubliée! Il fallait
qu’elle aussi se décide à parler : Elle ne pouvait continuer à lui cacher le honteux secret de
sa vie...
Elle se releva, trouvant plus facile de parler debout. Mais elle prévint le mouvement
que le marquis fit pour quitter son siège :
— Non! non! Ne bougez pas! J’ai, moi aussi, quelque chose à vous révéler, dit—elle
précipitamment.
Il la regarda d’un air surpris.
— Je ne pourrai jamais m’expliquer, si vous êtes près de moi..., confessa—t—elle, d’un
ton suppliant.
Une lueur d’inquiétude passa dans les yeux du marquis, comme s’il avait peur,
brusquement, de ce qu’elle allait lui révéler, comme s’il redoutait un nouveau malheur.
Elle vit cet éclair et, précipitamment, déclara :
— Je vous aime! Je vous aime de toute mon âme... Je n’aime que vous et n’aimerai
jamais personne d’autre. Mais je ne puis vous épouser!
Tout en parlant, debout, très droite, au milieu de la pièce, elle se tordait les mains et
une expression tragique se lisait sur son visage.
Elle se tut, appréhendant ce que le marquis allait lui répondre.
Après un bref silence, très calmement, il dit :
— Puisque vous affirmez que vous m’aimez et que vous connaissez l’intensité de mon
amour pour vous, veuillez m’exposer ce qui pourrait nous empêcher de suivre notre
destin et de nous marier. Rien!
Nérita reprit son souffle et s’écria :
— Je ne m’appelle pas Graham!
— Je m’en doutais depuis longtemps! Je vous ai dit que vous étiez Cendrillon et que je
me demandais pourquoi vous aviez choisi Wych Park pour vous cacher!
Nérita se lança dans des explications confuses :
— C’était parce que je ne voulais pas être séparée d’Emily... C’est la seule personne au
monde qui me reste et qui m’aime... depuis que j’ai perdu mon père...
Elle avait trébuché sur le dernier mot; et le marquis, qui était extrêmement intuitif et
semblait lire ses pensées, lui dit de sa belle voix chaude et tendre :
— Mais pourquoi ne me dites—vous pas le nom de votre père? Qui était—ce?
— Il s’appelait Dunbar... On l’avait surnommé le « fringant Dunbar »... et je suppose
que vous savez qu’il s’est suicidé!
Sa voix se brisa; elle se détourna pour dérober son visage au marquis et s’appuya des
deux mains au dossier d’une chaise, devant elle.
Elle ne voulait pas le regarder : elle se refusait à lire le dédain et le mépris auxquels
elle s’attendait sur le visage de celui qu’elle aimait; elle ne pouvait supporter de voir un
fossé se creuser entre eux, et elle ne voulait pas que s’éteigne devant elle la flamme de
leur amour qui brillait dans les yeux de celui qu’elle chérissait.
Un profond silence s’installa dans la pièce.
Elle entendit le marquis se lever. Alors elle crut qu’il partait, qu’il s’esquivait
rapidement pour sortir de sa vie et la laisser seule, seule jusqu’à ce qu’elle meure.
Mais le marquis était déjà tout près d’elle, si près qu’elle sursauta en l’entendant
parler. Il lui dit doucement :
— Est—ce bien tout?
— Mais n’est—ce pas suffisant pour nous séparer? Mon père a perdu sa fortune et
ruiné des centaines de gens qui ont souffert à cause de lui!
—Si votre père m’avait fait perdre jusqu’à mon dernier sou, affirma—t—il, cela ne
changerait rien à mes sentiments! Voyons, dites—moi si c’est vraiment la seule chose qui
vous tourmente? Quand vous m’aurez promis qu’il n’y a rien d’autre, alors, moi je vous
apprendrai quelque chose!
Tandis qu’il lui parlait elle se retourna et fut éblouie par la tendresse qu’elle lisait dans
son regard.
Il poursuivit avec une grande douceur :
— Comment avez—vous pu croire un instant que la fortune comptait tant pour moi?
Pour nous, l’argent n’a aucune importance, puisque nous possédons la chose la plus
précieuse qui soit au monde, la plus rare, la plus parfaite : notre amour, ma chérie!
Il la prit dans ses bras, la serra très fort contre lui et s’empara de ses lèvres.
Elle pleurait de bonheur, certaine désormais qu’ils s’appartenaient réellement, quoi
qu’il puisse advenir, et que rien ne pourrait étouffer leur amour ni les séparer.
Quand il releva la tête, il fut bouleversé de voir son petit visage inondé de larmes et
cependant radieux.
— Est—ce bien vrai?... Tout cela est réellement sans importance pour vous? demanda
—t—elle humblement.
— Sans l’ombre d’un doute! affirma—t—il avec fermeté.
— Cependant... Comment puis—je me marier avec vous. Que diraient les gens? Cela
ferait un scandale...
— L’opinion des autres ne compte pas! La seule chose qui compte c’est nous—mêmes!
Je vous aime et ce qu’en pensent les autres m’importe peu! Mais attendez—moi un
instant, ma petite chérie : j’ai quelque chose à vous montrer. Je vais le chercher dans la
voiture.
Il la quitta et gagna rapidement la porte. De la fenêtre, elle le vit traverser le jardin et
aller jusqu’à la route. Elle aperçut alors la voiture avec laquelle il était venu jusqu’à elle :
un véhicule léger, idéal pour voyager rapidement. Quatre magnifiques chevaux y étaient
attelés.
Il était moins facile de venir de Londres jusqu’au village d’Emily par le chemin de fer
que par la route; en voyant quel véhicule il avait utilisé, Nérita devina la hâte qu’avait eue
le marquis de la retrouver.
Elle le vit revenir vers le cottage, un journal à la main. De la porte, il lança gaiement :
— J’ai l’impression que par souci d’économie vous ne lisez guère la presse!... Ou bien,
négligiez—vous seulement de parcourir la page économique et financière?
Il feuilleta le Times et le lui tendit grand ouvert.
Nérita eut un léger mouvement de recul. Elle avait presque peur de le prendre,
redoutant qu’un nouvel obstacle inconnu ne vienne anéantir le faible espoir qui
commençait à naître dans son cœur. Mais il lui passa le bras autour des épaules et tint le
journal devant elle pour lui faire lire avec lui la page qui la concernait.
Quand elle osa enfin regarder, Nérita vit un gros titre s’étaler en haut de la page :

HAUSSE SPECTACULAIRE DES ACTIONS DES MINES DE WERZENSTEIN!


LES DÉCOUVERTES SENSATIONNELLES QUI VIENNENT D’ÊTRE FAITES ONT
ACTIVÉ LE MARCHÉ DE LA DEMANDE LES ACTIONS MARQUAIENT UNE NOUVELLE
HAUSSE A LA FERMETURE

— Ce n’est pas possible! dit—elle abasourdie.


— Mais c’est pourtant vrai, ma chérie! Le filon qui a provoqué le krach de votre père
était épuisé. Mais quelqu’un, qui était resté convaincu que votre père avait raison, a fait
creuser plus profond. Il y a de l’or dans cette mine, et même beaucoup plus qu’il ne l’avait
espéré! Ceux qui ont conservé leurs actions sont fous de joie!
— Je ne puis y croire! répétait Nérita.
Elle regardait fixement le journal, comme si elle pensait qu’il se moquait d’elle. Quand
ils eurent bien relu les mêmes mots plusieurs fois, le marquis jeta le journal par terre
pour avoir les mains libres et enlaça Nérita.
— J’aurais été heureux et fier de vous épouser, qui que vous soyez, ma chérie : même
quand vous étiez une fausse gouvernante! Mais j’ai pensé que cela vous réconforterait de
savoir que le flair de votre père n’avait pas failli. Et j’ai bien l’impression que, contre toute
attente, je vais épouser, tout à fait par hasard et sans l’avoir voulu, une femme
extrêmement riche!
— L’argent ne compte pas... parvint—elle à dire. Ce que je ne voulais pas, c’était que
vous puissiez avoir honte de moi!
—Jamais je n’aurai honte de vous! Et maintenant que rien ne demeure caché entre
nous, ensemble nous allons vivre une nouvelle existence.
Il embrassa la joue si douce, avant d’ajouter :
— Ensemble : voilà le mot important pour nous! Et puisque nous savons que notre
amour est si puissant qu’il est capable de surmonter tous les obstacles et toutes les
difficultés, admettons une fois pour toutes qu’il est irrésistible!
Il avait dit cela d’un ton si gai que Nérita avait l’impression que la pièce était inondée
de soleil comme en été.
L’éclat du bonheur qu’elle avait cru ne jamais retrouver lui était rendu et brillait dans
leurs deux cœurs.
— Je vous aime! redit—elle, car c’étaient les seuls mots qui lui semblaient capables
d’exprimer sa joie intérieure.
— Et moi je vous aime aussi ma chérie, ma beauté! et je ne cède pas à un élan
irréfléchi et peu durable; mes sentiments dureront pour l’éternité! Rien d’autre ne
compte plus désormais que notre amour.
— Notre amour! répéta la jeune fille éblouie.
Il la regarda longuement, comme s’il voulait voir jusqu’au fond de son âme avant de
parler à nouveau :
— Un amour dont la force inaltérable nous guide; nous lui resterons toujours soumis!
Elle nous a réunis et jamais plus nous ne pourrons être séparés!
Nérita frissonnait de bonheur en l’écoutant. C’était exactement l’amour dont elle avait
rêvé, celui qu’elle avait tant souhaité trouver et qu’elle avait cru avoir perdu.
Comme s’il avait lu en elle, le marquis remarqua doucement :
— Ce n’est pas un rêve : c’est la réalité! Je vous ai attendue et cherchée toute ma vie;
maintenant je vous ai trouvée et vous êtes mienne pour toujours.
Elle leva des yeux brillants vers lui :
— Je suis à vous... oui; entièrement à vous! murmura—t—elle avec ferveur.
Il posa ses lèvres sur les siennes et ils sentirent tous les deux qu’un même feu ardent
les dévorait.
Et la jeune fille sut que le marquis avait raison : rien ne pourrait jamais les séparer. Ils
ne formaient plus qu’un seul et même être; et rien n’existait plus pour eux au monde que
la force irrésistible de leur amour.

Fin