Roman - Barbara Cartland - Je T'ai Cherché Toute Ma Vie (111p)
Roman - Barbara Cartland - Je T'ai Cherché Toute Ma Vie (111p)
Roman - Barbara Cartland - Je T'ai Cherché Toute Ma Vie (111p)
"Ma pauvre Emily, nous sommes perdues ! s'exclame Nérita. Mon père s'est suicidé,
me laissant sans un sou, et toi, tu vas perdre ta place de femme de chambre !"
"L'important est que vous soyez en sécurité chez votre oncle, mademoiselle". "Auprès de
ma tante, cette harpie ? Non, il doit y avoir une solution… Nous allons toutes deux
chercher du travail. Je pourrais être gouvernante ? "Une lady comme vous ? Impensable
!" Mais Nérita veut conserver son indépendance, et son audace est récompensée : la voilà
engagée chez lord Wychbold.
Un libertin notoire, entouré de femmes légères…
NOTE DE L'AUTEUR
Le lecteur rencontrera, dans les pages qui suivent, une comédienne qui connut, en son
temps, une grande popularité, Désirée Duval qui appartenait au Théâtre Français; elle
avait de multiples talents et cherchait à égaler l’inoubliable Rachel. Elle eut, comme son
modèle, une vie amoureuse assez tumultueuse, ses admirateurs se disputant ses faveurs.
Mlle Rachel, née en 1821, n’avait que trente—six ans quand elle mourut de phtisie.
Célèbre dans le monde entier, elle fut la plus grande actrice de son temps; elle interprétait
avec génie toutes les nuances de l’amour, de la tendresse aux passions les plus
orgueilleuses.
Aimée de poètes, de princes et d’un empereur, elle eut un enfant du comte Walewski,
le fils illégitime de Napoléon Ier.
À la fin du siècle dernier, les accidents étaient l’un des risques d’un voyage en chemin
de fer. En 1876, vingt voyageurs et un employé trouvèrent la mort dans une grave
collision sur la ligne du South Western en Angleterre. En 1880, cinq voyageurs, le
chauffeur et le conducteur d’un train furent tués et quarante—deux voyageurs blessés.
Sur toutes les lignes, le brouillard était responsable de beaucoup d’accidents.
Cependant soixante—cinq millions de personnes empruntèrent les lignes Londres—
Brighton en vingt—cinq ans et l’on n’a dénombré que deux accidents mortels dus au
brouillard.
Au mois de décembre 1899, l’express de Brighton entra en collision avec un convoi
venant en sens inverse, le conducteur n’ayant pas vu les signaux. Cinq voyageurs furent
tués et il y eut de nombreux blessés.
1
Suivie d’Emily, Nérita descendit du fiacre qui les avait déposées au bout de Mount
Street. Après avoir réglé la course au cocher, elles se dirigèrent en hâte vers l’endroit où
Emily se rappelait qu’était le bureau de placement.
Dès qu’elles avaient mis le pied sur le trottoir, Nérita avait retiré le grand voile noir
qui lui couvrait la tête; elle l’avait porté pour sortir de la maison de son oncle sans être
remarquée par les domestiques : elle tenait à dissimuler son étrange coiffure pour ne pas
éveiller leur curiosité. Elle était en deuil, personne ne pouvait donc s’étonner, bien au
contraire, de lui voir cacher son chapeau et son visage sous un épais voile de crêpe.
Avec amertume, elle songea que les domestiques de sa tante pensaient probablement
qu’elle n’avait aucune envie d’être reconnue si elle rencontrait d’anciens amis.
Elle sortit les lunettes de son sac et les plaça sur son nez, puis s’arrêta un instant
devant une vitrine dans laquelle elle se regarda; satisfaite de son image, elle remarqua :
— Papa lui—même aurait du mal à me reconnaître.
Elle était en grand deuil comme les femmes italiennes. Emily avait décousu les petites
garnitures blanches et les élégantes soutaches qui ornaient ses vêtements et elle avait
retiré les plumes et les nœuds de velours' qui agrémentaient encore son chapeau la veille.
Malheureusement, si les lunettes pouvaient atténuer l’éclat de son regard, rien ne
pouvait ternir la beauté de ses cheveux, ce qui inquiétait fort Emily qui, depuis la veille,
répétait sans cesse qu’elle avait eu une idée absurde et qu’il était absolument impossible
pour elle de se soustraire à la tutelle de son oncle. En vain lui avait—elle dit et redit que
tous ses projets étaient ridicules et qu’elle se lançait dans une folle entreprise.
Nérita s’était obstinée et avait répondu à Emily, avec le plus grand flegme, que si elles
parvenaient à trouver une maison où elles seraient employées toutes les deux, tout irait
très bien.
La femme de chambre avait continué à protester, mais plutôt pour le principe; et
Nerita l’avait presque convaincue.
Cependant, Emily soupira encore une fois :
— En dépit de tout ce que vous pourrez me dire, miss Nérita, je vous assure que vous
ne trouverez jamais une place, surtout en me tramant comme un boulet avec vous! Les
gouvernantes n’ont pas l’habitude d’être liées d’amitié avec des servantes! Cela fera
mauvais effet...
— Bon! eh bien! je me contenterai d’être bonne d’enfants! déclara Nérita d’un ton
désinvolte. (Puis elle ajouta, avec une pointe de malice :) Mais, dans ce cas, tu seras au-
dessus de moi dans la hiérarchie des domestiques et probablement tu ne m’adresseras
plus la parole : c’est dommage!
Emily sourit sans entrain.
— C’est assez vrai, ce que vous dites là, miss Nérita : les femmes de chambre des ladies
sont très vaniteuses et elles regardent tout le monde de haut à l’office. D’ailleurs, vous
devez le savoir, on les sert les premières à table et suivant un ordre de préséance
correspondant à celui de leurs maîtresses respectives.
Nérita se mit à rire malgré elle.
— Ma foi, je l’avais oublié! Ma pauvre Emily, papa n’était que chevalier et honorable
sir; on ne devait donc jamais te donner la place à la droite du maître d’hôtel!
— Pas souvent, en effet, reconnut Emily. En tout cas, jamais quand nous étions invités
dans des maisons où il y avait des duchesses, des marquises, ou des comtesses en même
temps que nous puisque leurs femmes de chambre avaient le pas sur moi.
Nérita rit de nouveau :
— Ce serait une chance si nous étions employées chez une duchesse! Peut—être cela
arrivera—t—il? Alors, tout irait bien pour nous!
Le silence retomba, chacune réfléchissant au sort qui les attendait; la jeune fille finit
par demander :
— Si je suis engagée comme bonne d’enfants, quelle place m’assignera—t—on à table?
Emily jeta un petit cri de détresse en se rappelant soudain en détail les usages.
Gravement, elle répondit :
— Attention, miss Nérita! Dans ce cas, vous ne pourriez plus être amie avec moi. Il
faudrait que vous soyez au moins la gouvernante des jeunes enfants pour que je puisse
frayer avec vous.
Elles se regardèrent, consternées.
— C’est exact! Où avais—je la tête? dit lentement Nérita. J’avais complètement oublié
tout cela. Pourtant, après le départ de ma nounou, papa avait engagé miss Gregory comme
petite gouvernante. Je n’ai jamais pu l’aimer! Heureusement, bien vite la chère miss Crew
l’a remplacée... (Nérita s’interrompit; elle passa son bras autour des épaules d’Emily et
l’embrassa tendrement. Puis elle déclara presque gaiement :) Tu as trouvé la solution,
Emily! Que tu es intelligente! C’est exactement ce que je dois faire! Je serai gouvernante
pour les petits de la nursery! Elles sont toujours très jeunes parce qu’elles doivent jouer
avec les enfants.
— Mais pas trop jeunes quand même! répliqua Emily avec sérieux.
— Quel âge avait donc miss Crew?
Emily soupira :
— Je l’ignore : elle n’était plus là lorsque je fus engagée par vos parents. Mais je pense
qu’elle devait avoir environ vingt—cinq ou vingt—six ans...
— Bon, eh bien! c’est l’âge que j’aurai : vingt—cinq ans! Et je vais changer tout ce que
j’avais l’intention de dire en me présentant. Je me lancerai dans une : apologie du
bonheur que j’éprouvais auprès des petits enfants dont je m’occupais.
Tout en marchant, Emily relisait le certificat que Nérita avait rédigé pour elle sous le
nom de la comtesse Paolini.
— Vous allez certainement me rendre vaniteuse, miss Nérita, dit—elle, vous faites trop
d’éloges de moi!
— Il n’y a pas un mot qui ne soit vrai! se récria Nérita avec élan. Et, si j’avais la
possibilité de rajouter quelque chose, je dirais que je ne peux pas me passer de toi dans
l’existence!
— Oh! miss Nérita!
Emily était si émue qu’elle ne put contenir ses larmes et détourna la tête pour les
cacher.
Rien n’était plus exact, songeait la jeune fille, Emily était le seul être qui lui restait au
monde, la seule qui la comprenait, à qui elle pouvait se confier, la seule prête à l’aider, et
Nérita avait tout abandonné pour ne pas la perdre. Pour rester avec Emily, elle avait
délibérément décidé qu’elle détestait la belle maison de son oncle et tout ce qu’elle
renfermait.
Elle savait pourtant, qu’à sa manière, il faisait ce qu’il pouvait pour être bon avec elle.
Mais quelle différence entre son affection et celle d’Emily! Il était gêné et embarrassé par
la présence de sa nièce : cela se devinait au ton patelin qu’il avait pour lui parler et qui
blessait tant Nérita.
La jeune fille résolut de n’y plus penser. Elle assura ses lunettes sur son nez et
accéléra le pas. Elles arrivèrent rapidement devant un grand portail ouvert au—dessus
duquel on pouvait lire :
« Ça y est! nous avons réussi! » se répétait Nérita avec excitation en montant l’escalier
derrière l’intendante, strictement vêtue de soie noire.
Elle avait eu un moment de panique quand, sitôt leur arrivée à Wych Park, un vieux
maître d’hôtel les avait introduites dans le bureau de l’intendant du marquis. Elle
craignait terriblement qu’après tout ce qu’elles avaient réussi à faire, le major Marriott ne
découvre la supercherie ou ne décide qu’elle ne convenait pas pour le poste de
gouvernante.
Il leur aurait fallu retourner à Londres...
Mais elles s’étaient trouvées en face d’un homme d’âge mûr, aux cheveux grisonnants,
à l’air assez las. Lorsque le maître d’hôtel avait annoncé :
— Miss Graham, la nouvelle gouvernante, et miss Henson, la femme de chambre, sir!
II avait retiré ses lunettes et s’était renversé dans son fauteuil, tandis que les deux
femmes traversaient l’immense pièce. Elles étaient allées jusqu’à son bureau et Nérita
avait pensé que c’était aussi éprouvant que de s’approcher du bureau d’un redoutable
directeur de collège.
Pourtant, au lieu de les examiner sans aménité de la tête aux pieds, comme elle l’avait
redouté, il les avait aimablement priées de s’asseoir.
Il s’était adressé à Nérita :
— D’après ce qu’on m’a dit, j’ai cru comprendre que vous désiriez, miss Henson et
vous, travailler ensemble...
— Nous nous connaissons depuis très longtemps; et nous préférerions en effet
travailler dans la même maison, répondit Nérita en prenant son courage à deux mains.
— Je n’y vois aucun inconvénient. Mrs Dale m’a informé que vous étiez toutes deux
très expérimentées dans vos domaines respectifs.
Pensant que c’était ce qu’il attendait, Nérita sortit le certificat qu’elle s’était fait et le
lui tendit.
Il remit ses lunettes, le lut lentement et déclara enfin :
— En effet, il semble que vous ayez l’expérience des enfants. Très bien. Ici vous
n’aurez à vous occuper que du jeune lord Burton qui, vous le savez sans doute déjà, a six
ans.
— Je le sais, en effet.
— Pour l’instant, il ne lit ni n’écrit et je crains qu’il n’éprouve de la difficulté à
apprendre quoi que ce soit.
Nérita était surprise, mais elle ignorait ce qu’un enfant de cet âge était normalement
capable de faire.
Elle ne répondit donc rien; le major Marriott ajouta presque aussitôt :
— Je suppose que vous avez envie de voir votre petit élève. Vous pouvez donc, si vous
le désirez, monter à la nursery qui, désormais, sera la salle d’études, et faire la
connaissance du jeune Anthony.
— Cela me ferait plaisir, répondit Nérita tout en notant mentalement le nom de
l’enfant.
Le major Marriott reprit d’une voix légèrement traînante :
— Je suis certain que Mrs Dale vous a indiqué ce que serait votre rémunération.
Mrs Dale n’en avait rien dit; mais Nérita avait tellement hâte d’échapper à cet
interrogatoire et aux questions embarrassantes qui risquaient de lui être posées qu’elle
préféra ne pas répondre.
Le major Marriott agita la sonnette qui était sur son bureau et le maître d’hôtel qui les
avait introduites ouvrit la porte.
— Veuillez conduire miss Graham à Mrs Wilton, ordonna—t—il.
— Bien, sir.
Nérita était enfin sortie du bureau. Elle soupira de soulagement à l’idée d’avoir passé
le premier obstacle et se permit enfin de regarder autour d’elle.
Avant son départ pour la France elle avait séjourné souvent avec son père dans de
grandes demeures comme celle—ci. Il l’avait emmenée à Chatsworth chez le duc et la
duchesse de Devonshire, à Wobum dans le château où vivait le duc de Bedford, et au
château de Burghley qu’elle avait trouvé absolument magnifique : selon elle, aucune
autre demeure ne pouvait être aussi belle.
Mais, dès le premier coup d’œil, elle vit que Wych Park surpassait tout ce qu’elle
connaissait. Déjà, en arrivant en voiture par la grande allée, elle avait eu le souffle coupé
en découvrant l’immense bâtisse avec ses tours, ses toits pentus, ses tourelles et ses
cheminées aux formes baroques se découpant sur le ciel.
Son admiration n’avait fait que croître en approchant de l’immense demeure de pierre
grise, aux proportions parfaites et aux hautes fenêtres. Le regret lui avait serré le cœur :
pourquoi son père n’était—il pas près d’elle pour partager son enthousiasme? Plus que
jamais, en cet instant, son absence lui était douloureuse. Elle lui aurait demandé des
explications. Mieux qu’elle, il aurait identifié l’époque de l’architecture, des ornements,
des admirables peintures murales du hall, des tableaux accrochés dans l’escalier sculpté
dus sans doute à de grands maîtres.
Mais elle n’avait pas le temps de s’attarder à contempler toutes ces merveilles, car
l’intendante l’attendait. Au premier regard, Nérita avait compris, avec l’expérience qu’elle
avait de ces sortes de choses, que cette femme stricte et impeccable était à sa place et
devait assurer la direction et la surveillance d’une aussi importante maison à la
perfection.
Une longue châtelaine d’argent était accrochée à sa ceinture. Elle avait l’air digne,
mais la bonté se lisait sur son visage; avec beaucoup de gentillesse elle accueillit la jeune
fille. Elle lui tendit la main et dit :
— Soyez la bienvenue à Wych Park, mademoiselle! J’espère que vous vous plairez avec
nous.
— Merci beaucoup, avait répondu Nérita.
— Le major Marriott m’a priée de vous montrer les appartements de l’enfant et les
pièces de l’ancienne nursery qui vous seront désormais réservées. Je suppose que le
major Marriott vous a expliqué que jusqu’à présent le jeune lord avait encore auprès de
lui sa nounou; mais, hélas! elle est morte il y a trois mois.
— Elle doit lui manquer beaucoup, s’apitoya Nérita.
— Oh! elle avait beaucoup vieilli et était assez acariâtre... Elle avait été remplacée par
une petite gouvernante qui avait commencé à donner quelques leçons de lecture à
l’enfant. Mais elle nous a quittés pour se marier.
Nérita ne put s’empêcher de penser que tant de changements, en si peu de temps, ne
valaient jamais rien pour les enfants et que cela les rendait généralement agités et
inquiets.
Quand elle arriva sur le palier du troisième étage, elle retira ses lunettes et les enfouit
dans son sac. Mrs Wilton s’arrêta, un peu essoufflée, et Nérita devina, à son expression,
qu’elle allait lui confier quelque chose d’important.
Ayant repris son souffle, Mrs Wilton lui dit en effet, en baissant la voix :
— Notre jeune lord est un brave petit garçon et nous l’aimons tous beaucoup.
Cependant, je n’ai certainement pas besoin de vous dire, miss Graham, qu’un enfant a
toujours besoin d’une mère, quel que soit son âge.
Nérita écoutait avec une grande attention, fixant Mrs Wilton d’un regard pénétrant. Et
son interlocutrice s’exclama en s’apercevant brusquement qu’elle avait retiré ses lunettes
:
— J’espère que vous ne m’en voudrez pas, miss Graham, et que vous ne me trouverez
pas indiscrète si je vous demande votre âge; mais vous me semblez terriblement jeune
pour devoir déjà gagner votre vie!
Nérita s’empressa de répondre :
— Je suis plus vieille que je ne le parais. J’ai été obligée de prendre un emploi; alors,
comme j’aime les enfants et m’entends bien avec eux, j’ai choisi d’être gouvernante.
— En tout cas, si vous rencontrez des difficultés, comptez sur moi pour vous aider : je
ferai tout ce que je pourrai pour vous, dit Mrs Wilton.
Au ton de l’intendante, Nérita supposa qu’elle ne pensait pas seulement aux
problèmes que pouvait poser son jeune élève, mais des choses d’un tout autre ordre.
Mrs Wilton traversa le palier et ouvrit une porte, comme si elle estimait qu’elle en
avait assez dit. Elles se trouvèrent dans une vaste pièce, meublée et décorée de la même
façon que la nursery que Nérita avait eue quand elle était petite. Elle lui ressemblait tant
qu’une bouffée de nostalgie fit sourciller la jeune fille.
Il y avait là, comme chez elle, un pare—feu en cuivre devant la cheminée, un cheval à
bascule devant la fenêtre, un paravent orné de décalcomanies et de cartes de Noël passées
au vernis sépia, et dans un coin un placard débordant de jouets.
Un garçonnet, plus petit qu’elle ne s’y attendait, était assis par terre, occupé à
construire un château avec des cubes. Une jeune bonne, facilement reconnaissable à son
petit bonnet et à son tablier blanc brodé, était auprès de lui. Elle se leva immédiatement
en voyant entrer les deux femmes.
Le petit garçon, absorbé par son jeu, ne bougea pas mais au bout d’un instant il tourna
la tête.
Il poussa un petit cri de joie et courut se cacher dans le tablier noir de Mrs Wilton.
— Je construis un grand château; venez le voir, Willey.
—J’en serais ravie, master Anthony; mais j’ai amené une dame qui vient pour vous,
répondit Mrs Wilton.
L’enfant leva les yeux et regarda Nérita avec étonnement. La jeune fille lui tendit la
main et lui dit :
— Oh! je vous en prie, montrez—moi votre château fort! J’ai toujours eu envie d’en
habiter un.
Il la considéra un moment, la tête penchée de côté; elle eut alors le loisir de mieux
l’examiner : c’était un enfant assez frêle mais séduisant, aux cheveux bruns et aux
immenses yeux noirs. Nérita n’avait jamais vu le marquis, mais elle pensa que le petit
garçon devait plutôt ressembler à sa mère, car il n’y avait rien d’anglais en lui.
Anthony la dévisageait avec gravité. Finalement un large sourire éclaira son visage et il
lui déclara, avec sérieux ;
— Vous pourrez habiter dans mon château fort, vous savez, si vous en avez envie!
Puis il s’élança en dansant vers sa construction. Tout en le suivant, Mrs Wilton
expliqua à Nérita :
— Nous avons l’habitude de l’appeler master Anthony quand il est à la nursery, pour
éviter de le confondre avec son père.
— C’est une excellente idée. Mais ne l’appelle—t—on jamais simplement Tony?
— Je ne pense pas que milord apprécierait ce diminutif, répliqua Mrs Wilton d’un ton
légèrement réprobateur.
Anthony tenait à leur faire admirer son château ;
— Regardez le donjon! Et là, il y a la grande salle où les chevaliers mangent tous
ensemble. Et maintenant, je vais construire un fossé tout autour.
— C’est une très bonne idée, approuva Nérita. Et il faudra faire un pont—levis que l’on
relève pour empêcher les ennemis d’entrer.
— Un pont—levis... comme celui qui est dans mon livre, répéta le petit garçon.
— Vous pouvez nous laisser, maintenant, Rose, dit alors Mrs Wilton à la jeune bonne.
(Elle ajouta :) Vous demanderez au valet de monter les bagages de miss Graham ici.
Rose quitta la pièce et Mrs Wilton alla jusqu’à la cheminée attiser le feu.
— Vous vous apercevrez que ces pièces sont froides en hiver. Il vous faudra insister
pour que l’on vous monte suffisamment de charbon et de bûches au début de la journée,
recommanda Mrs Wilton.
— Je ne manquerai pas de le faire, répondit Nérita.
— Je pense que vous souhaitez voir votre chambre? poursuivit l’intendante.
Elle ouvrit une porte menant à une pièce très agréable dont les deux fenêtres
donnaient sur la façade principale de la demeure, à côté de la chambre où dormait
Anthony.
Nérita remarqua avec satisfaction que dans les deux pièces il y avait d’épais tapis sur le
sol. Tous les meubles étaient laqués blanc, il y avait plusieurs commodes et chez la
gouvernante deux fauteuils confortables.
Mrs Wilton ajouta :
— La salle de bains est juste en face, dans le couloir.
— Il y a une salle de bains! s’exclama, ravie et surprise, la jeune fille qui se souvenait
qu’on apportait toujours une baignoire dans sa chambre pour lui faire prendre ses bains
devant le feu, quand elle était petite.
— Vous verrez : Wych Park est une maison très moderne, mademoiselle, dit fièrement
Mrs Wilton. Nous avons trois salles de bains : c’est tout à fait le style américain. Mais,
bien entendu, milord et les dames qui sont invitées ici préfèrent qu’on leur apporte leur
bain chez eux.
Nérita comprenait fort bien, car elle savait que sa mère aurait été horrifiée à l’idée de
traverser un couloir pour aller dans une salle de bains. Aucune femme ne désirait risquer
d’être vue hors de son appartement avant d’être complètement habillée, c’était évident.
— Milord a également l’intention de faire poser cette fameuse électricité : c’est la
nouvelle mode! Mais, personnellement, j’ai toujours été très satisfaite du gaz et des
lampes à pétrole. J’y suis si habituée, n’est—ce pas...
Nérita se risqua à demander :
— Milord réside—t—il actuellement à Wych Park?
— Oui, il est là, répondit laconiquement Mrs Wilton.
Elle n’avait pas l’air de vouloir en dire plus. Nérita hésita mais elle reprit cependant :
— Savez—vous à quelle heure il voit son fils? Devrai—je faire descendre Anthony, ou
bien son père a—t—il l’habitude de l’envoyer chercher?
Un long silence suivit. Puis Mrs Wilton, un peu gênée, précisa :
— Si milord veut voir master Anthony, il enverra certainement quelqu’un le chercher.
Autrement il reste dans la nursery : N’est—ce pas la place d’un enfant?
Nérita lui jeta un regard surpris. Mais elle vit que Mrs Wilton n’avait aucune envie de
mieux la renseigner. Brusquement, comme si elle était soulagée d’avoir trouvé une bonne
excuse pour s’échapper, elle remarqua :
— Je vous laisse, miss Graham. Il faut que j’aille voir pourquoi on ne vous a pas
encore apporté vos bagages. Ces hommes prennent vraiment trop leur temps...
Et elle sortit rapidement en faisant crisser la soie de sa robe. Nérita retira son chapeau
et son manteau. Il y a un mystère dans cette maison, pensa—t—elle, mais son père semble
ne pas vouloir le voir : c’est étrange...
Pas un seul instant Nérita n’avait pensé à elle depuis qu’elle avait salué Mrs Wilton.
Elle n’y songea qu’en apercevant son reflet dans le miroir de la coiffeuse. Elle était
vraiment peu à son avantage avec ses cheveux tirés qui lui dégageaient le front et les
oreilles! Cependant une seule pensée occupait son esprit : « Nous avons réussi! Nous
sommes engagées! J’ai du travail et j’ai quitté l’oncle Henry! Je suis libre et indépendante
!»
Elle était emplie d’aise et légère, comme si un raz de marée avait emporté tous ses
tourments.
Tout de même, elle ne pouvait supporter l’image que le miroir lui renvoyait. Alors, elle
retira vivement les épingles de son chignon, saisit à pleines mains la masse de ses
cheveux, fit une torsade qu’elle fixa sur sa nuque en un élégant chignon.
— Voilà! comme ça, je ressemble davantage à un être humain! murmura—t—elle
triomphante, avant de retourner dans la nursery.
Emily ne vint la retrouver que très tard dans la soirée, alors que depuis longtemps elle
avait terminé l’excellent repas qu’on lui avait apporté après qu’elle eut mis Anthony au lit.
Nérita poussa un cri de joie :
— Emily! enfin! Je me torturais en me demandant ce que tu devenais...
Emily referma précautionneusement la porte derrière elle.
— Je n’ai pas pu m’échapper plus tôt, miss Nérita. Il aurait été imprudent de laisser
voir mon impatience. Ils étaient tous là à s’occuper de moi pour m’expliquer ce que j’avais
à faire...
— Bien sûr, bien sûr, Emily! Alors, ça y est! nous avons réussi à nous échapper! C’est
merveilleux!
Emily ne manifesta aucun enthousiasme :
— Je ne veux pas me prononcer tant que je n’en saurai pas un peu plus, dit—elle.
— Veux—tu bien ne pas être aussi difficile! Allons, assieds—toi et raconte—moi tout ce
que tu as appris.
Emily jeta des regards critiques autour d’elle, puis soupira :
— C’est très confortable, comme toutes les nurseries, d’accord; mais ce n’est vraiment
pas un endroit pour vous, miss Nérita!
— Alors, veux—tu me dire quelle est la place qui me convient? s’exclama Nérita. Me
verrais—tu, en bas, assise dans le salon, pérorant avec des gens ayant pour la plupart
perdu de l’argent par la faute de mon père, et qui, par conséquent, ne songeraient qu’à me
dire des choses désagréables et à me traîner dans la boue?
Emily se récria, peinée :
— Il ne faut pas parler ainsi, miss Nérita! Cela vous ressemble si peu!
La jeune fille répliqua très posément :
— Ce n’est ni par amertume, ni par jalousie que je dis cela. Mais je dois regarder les
choses en face, Emily. Alors, vois—tu, je suis très contente de me trouver ici : je te jure
que je suis tout à fait sincère. J’aurai le temps de réfléchir dans d’excellentes conditions,
car le petit garçon dont je dois m’occuper est mignon comme tout. Sais—tu ce qu’il m’a
déclaré ce soir?
— Quoi donc? demanda Emily, attendrie.
— Quand je l’ai couché, il m’a dit : « Vous êtes jolie, et je vous aime bien. J’aime
toujours les personnes qui sont jolies. »
— Eh bien! vous avez trouvé un admirateur de plus! C’est déjà quelque chose! répliqua
en riant Emily.
— Ce doit être le sang italien qui parle en lui. Ses yeux me rappellent le regard des
jeunes gens avec qui je dansais à Rome.
Emily jeta un coup d’œil inquiet derrière elle, vers la porte, comme si elle avait peur
que quelqu’un puisse les entendre, puis baissant la voix elle ajouta :
— En tout cas, j’ai appris quelque chose à l’office : l’enfant ne voit jamais son père!
Nérita sentit sa curiosité grandir :
— C’est une chose que je soupçonnais d’après les propos de Mrs Wilton.
— C’est parfaitement vrai. Les bonnes n’ont pas été très claires mais j’ai cru
comprendre qu’il n’est pas certain— d’être son père...
— Pauvre petit! Ce n’est pas sa faute si sa mère est partie ! dit Nérita, en regardant sa
compagne, qui avait encore beaucoup de choses à lui raconter. Allons, Emily, continue! Je
vois bien que tu en brûles d’envie.
— Je n’ai pas encore appris grand—chose. Mais je sais maintenant que j’avais
absolument raison lorsque j’affirmais que ce n’était pas une maison convenable pour une
jeune fille comme vous, miss Nérita.
— Et pourquoi donc? s’enquit la jeune fille qui ne doutait pas qu’Emily finirait par
raconter tout ce qu’on lui avait dit.
— Le marquis fréquente et reçoit ici tous ceux que votre mère aurait tenus pour des
«libertins » et qu’elle n’aurait jamais autorisés à franchir le seuil de sa maison.
— Mais je ne vois pas en quoi cela me concerne. Ils ne monteront certainement pas à
la nursery pour me demander de me joindre à eux !
Emily haussa les épaules.
— En tout cas, miss Nérita, je vous recommande de bien fermer à clé chaque soir
toutes les portes donnant sur le couloir de votre étage avant d’aller vous coucher. Si vous
ne me le promettez pas formellement je me relèverai la nuit pour venir le faire.
Nérita éclata de rire, à la grande indignation d’Emily.
— C’est donc cela qui te tourmente! Oh! ma pauvre Emily, ne sois pas ridicule! D’après
ce que tu m’as expliqué, je suis certaine que le marquis a toutes les femmes les plus
brillantes à ses pieds! Il est donc tout à fait improbable qu’il ait l’idée de se commettre
avec ses servantes. Car c’est ce que je suis, ne l’oublie pas!
— Vous n’êtes pas une domestique et vous n’en serez jamais une, miss Nérita, quoi
que vous puissiez faire! Le petit Anthony n’a pas eu besoin de vous regarder deux fois
pour le comprendre.
Nérita répondit doucement :
— Pourtant, depuis que nous sommes arrivées ici, il y a un bon nombre de personnes
qui ne s’en sont pas aperçues. Le major Marriott m’a prise pour ce que je prétendais être,
et Mrs Wilton aussi. Cesse donc de faire tant d’embarras, Emily! Je suis assez grande
pour savoir me protéger toute seule.
Emily protesta encore :
— Vous ne savez pas ce que c’est : vous êtes beaucoup trop jeune et sans expérience.
— J’ai déjà une idée assez précise de ce qui se passe dans les grandes maisons, Emily.
Tu m’as raconté pas mal de choses. Rappelle—toi : il y avait ce vieux duc contre lequel tu
as protégé une jeune chambrière. Et le comte dont le fils s’est enfui avec un professeur de
musique?
— Eh bien! Toutes ces histoires devraient vous servir d’avertissement, miss Nérita!
— Mais c’est le cas, Emily! Et, si quelqu’un s’intéresse un peu trop à moi, je sortirai
toutes mes griffes, je te le jure.
Emily leva les bras au ciel d’un air désespéré, mais Nérita éclata de rire :
— Aie donc confiance en moi, Emily! D’abord, puisque tu es là, au premier
compliment que quelqu’un se risquerait à me faire, je courrais réclamer ta protection : ça,
je te le promets bien!
Emily gardait l’air sombre; son ton était plaintif :
— Oh! je n’aime pas cette maison! oh! non!
— Quelle blague! dit Nérita, moqueuse. Cette maison est admirable : c’est une
merveille. Elle est très confortable et la nourriture est divine; ça dépasse tout ce que
j’avais espéré. Que pouvons—nous demander de plus?
Mais, voyant que la femme de chambre était prête à se fâcher, Nérita s’empressa
d’ajouter plus sérieusement :
— Maintenant, cela suffit, Emily. Je fais tout ce que je peux pour ne regarder que le
meilleur côté des choses, mais toi, tu fais le contraire. Je remercie le ciel pour toutes les
petites faveurs qu’il m’envoie : Anthony est un gentil petit garçon et Mrs Wilton une
femme amicale. Pour le moment, cela me suffit pour être heureuse.
Emily n’était pas convaincue, mais elle n’émit plus d’autre protestation, ce soir—là.
Lorsque Nérita se coucha enfin, un peu plus tard, elle se sentait soulagée :
« Cela pourrait être pire... bien pire! songeait—elle. Et je suis certaine que papa serait
de mon avis, s’il était ici. »
Trois jours plus tard, Nérita estimait qu’elle avait même eu beaucoup de chance.
Emily avait dit vrai : le marquis se désintéressait complètement de son fils. On pouvait
même se demander s’il ne le haïssait pas. Mais Nérita n’avait pas encore eu l’occasion de
s’en assurer, car elle ne l’avait aperçu que de loin et ne lui avait jamais parlé.
Depuis le 1er novembre, la chasse était ouverte. Un matin de fort bonne heure, alors
qu’il faisait encore froid — cette année—là, même si les après—midi étaient ensoleillées,
la température baissait fortement la nuit —elle s’était mise à la fenêtre avec Anthony pour
regarder le départ de la chasse. Du troisième étage on ne voyait guère que le dessus de
leurs chapeaux mais la scène, haute en couleur, était attrayante et donnait grande envie à
Nérita de partir en forêt avec les cavaliers en culotte blanche et jaquette rouge qui
montaient de superbes bêtes.
Elle aussi avait suivi des chasses à courre, deux ans auparavant, avec son père.
Excellente cavalière depuis son enfance, elle avait pris grand plaisir à ces longues courses
dans une campagne qui semblait créée pour y faire, avec la joie la plus intense, de
l’équitation.
Et elle avait réussi à être présente au rendez—vous de l’hallali. Son père avait été très
fier d’elle, ce qui pour elle était plus important que toutes les félicitations et tous les
compliments qu’avaient pu lui prodiguer les chasseurs pour son courage et son assurance
en selle.
Elle avait également monté pendant ses séjours à Paris et à Rome. Mais ce n’était que
de sages promenades au petit trot, au Bois de Boulogne ou sur le domaine de la comtesse
Paolini, et elle avait regretté les chevauchées libres et aventureuses à travers la campagne
avec les obstacles imprévus à sauter, au risque de se rompre les os.
En regardant le groupe des cavaliers s’éloigner et disparaître au bout de la grande allée
bordée de chênes centenaires, le petit Anthony confia à Nérita :
— Je voudrais tant monter à cheval!
— Pourquoi pas? avait répondu tout naturellement Nérita. Vous devriez déjà avoir un
poney à votre âge.
Elle l’avait donc habillé chaudement, l’avait pris par la main et ils étaient descendus
ensemble aux écuries.
Nérita avait tout de suite compris que, si elle avait besoin de quelque chose, il n’était
pas nécessaire pour elle d’aller ennuyer le major Marriott; il lui suffisait de s'adresser aux
domestiques appropriés.
Sitôt qu’elle entra dans l’écurie, aussi luxueuse que le reste de la maison et dont
l’architecture était, à elle seule, un plaisir pour les yeux, un palefrenier se précipita.
C’était un homme d’âge mûr. Nérita lui dit avec son assurance habituelle :
— Bonjour! Est—ce vous le chef palefrenier?
— C’est ben moi! Et vous, vous d’vez être la nouvelle gouvernante de master Anthony?
Elle lui tendit gentiment la main :
— En effet, je suis miss Graham. Je vous cherchais!
Il eut l’air surpris, mais elle lui expliqua :
— Master Anthony a envie de monter à cheval. Je suis assez surprise de voir qu’il n’a
pas encore appris.
— Tiens : je n’y avais jamais pensé! Mais s’il ressemble à son père, ce sera un fameux
écuyer, ce petit!
— Le marquis est bon cavalier? demanda négligemment la jeune fille.
— Le meilleur que je connaisse! C’est sûr! Et il a déjà dépensé plus d’argent en achat
de chevaux que n’en gagne un gentleman en toute une vie.
— En effet! Je me suis rendu compte que son écurie devait être un objet de fierté.
Maintenant, que pouvez—vous faire pour son fils? demanda Nérita avec un sourire
aimable, tandis que le petit garçon répétait :
— Je veux un grand cheval : le plus grand!
Et le palefrenier lui répondit :
— Il faut d’abord commencer par apprendre avec un petit, master Anthony. J’crois
qu’j’ai ce qu’il vous faut.
Il se dirigea vers le fond de l’écurie; Nérita le suivit en tenant l’enfant par la main. Ils
s’arrêtèrent devant une stalle où se trouvait un petit poney, un shetland assez vieux, assez
gras; il ne doit pas être trop difficile à manier, pensa Nérita.
— Il est parfait pour nous! Mais comment se fait—il que cette bête soit ici? Personne
ne doit le monter.
— C’est qu’il n’appartient pas à notre écurie. Cet été, une dame est venue avec ses
enfants : deux belles petites filles que c’étaient. Ce poney est à elles. Notre maître a dit
qu’il le gardait ici pour quand ces dames reviendraient.
Sans réfléchir, Nérita s’écria :
— Deux enfants ici! Anthony doit les regretter : ce devait être plus agréable pour lui
d’avoir des compagnons de jeux.
Mais elle s’aperçut qu’en l’entendant le palefrenier prenait un air gêné et regardait
ailleurs. Il ne répondait rien et elle finit par comprendre, sans pouvoir y croire, que le
petit Anthony n’avait jamais joué avec les deux fillettes, comme il n’était jamais non plus
monté sur leur poney.
Elle n’osa plus rien dire pendant que l’homme sellait le shetland et le sortait dans la
cour. Il saisit alors le petit garçon, le mit en selle, et le fit aller et venir en tenant l’animal
par la bride.
Anthony était ravi. Au bout d’un moment, il se mit à crier :
— Plus vite! plus vite!
—On apprend d’abord à marcher avant de courir, master Anthony, déclara
sentencieusement le palefrenier, mais on voyait bien qu’il était très enchanté que le petit
garçon prenne autant de plaisir à ce qu’il lui faisait faire.
Cependant une demi—heure suffisait pour la première fois, pensait sagement Nérita.
Avant de rentrer, elle demanda au palefrenier :
— Ce serait bien qu’il puisse monter tous les jours régulièrement : pensez—vous que
ce soit possible? Et, dans ce cas, quel serait le meilleur moment?
— Vers 10 h 30 ou 11 heures, mademoiselle, si cela vous convient. Parce qu’à cette
heure—là notre maître est toujours sorti. Comme ça, je pourrais m’occuper
tranquillement du petit garçon sans être dérangé. J’aurai tout mon temps. C’est que je ne
voudrais pas être obligé de confier ce soin à un jeune palefrenier!
— C’est très gentil à vous, remercia Nérita.
Elle eut assez de mal à obtenir qu’Anthony obéisse quand elle voulut le faire
descendre du poney. Il s’obstinait, et pour éviter qu’il ne fasse la comédie, comme elle le
pressentait, il fallut lui proposer de donner une carotte aux autres chevaux.
Il avait cédé, au grand soulagement de Nérita qui avait déjà eu l’occasion de constater
que le petit garçon faisait parfois des colères épouvantables, quand il n’obtenait pas sur—
le—champ ce qu’il voulait. Cela le prenait—subitement. Il était tout sourire, et l’instant
d’après se déchaînait : il n’y avait plus que des hurlements, des larmes et des coups de
pied. C’était une tempête qui durait un bon moment et il était impossible de rien lui faire
entendre. Ensuite, l’orage s’éloignait, il redevenait docile et souriant, comme si de rien
n’était.
C’était cependant un enfant extrêmement violent, et Nérita estimait qu’il faudrait peut
—être en parler au médecin. Néanmoins, elle ne tenait pas à se faire trop remarquer, si
peu de temps après son arrivée. Aussi se contentait—elle, pour le moment, de résoudre le
problème en le laissant seul quand il piquait une rage.
En réalité, cet enfant devait être perturbé parce qu’il se sentait mal aimé et avait un
sentiment d’insécurité. Tous les serviteurs étaient très gentils avec lui, mais ce dont il
avait besoin, comme l’avait dit Mrs Wilton, c’était d’une mère, ou tout au moins d’un père
qui s'occupe de lui.
Il était plus affectueux et plus démonstratif que les enfants anglais. Il jetait ses bras
autour du cou de Nérita au moindre prétexte et chaque fois que « sa Willey », comme il
appelait Mrs Wilton, entrait dans la nursery, il courait se pelotonner contre elle.
Avec indignation, Nérita se demandait : « Comment le marquis peut—il ignorer ainsi
son fils? C’est vraiment anormal! »
En sortant des écuries, ils s’étaient promenés un moment dans le jardin, mais
lorsqu’ils remontèrent dans la nursery, la matinée n'étant pas encore très avancée, elle
décida de donner une brève leçon de lecture à son élève.
Elle prit un livre illustré : selon elle, il pourrait apprendre à lire des noms d’animaux
qu’elle lui ferait ensuite copier en lui guidant la main.
Mais il se lassa presque aussitôt. Il la repoussait, geignait, voulait retourner s’asseoir
par terre avec ses jouets.
« Je ferais mieux de me contenter de lui apprendre les lettres de l’alphabet », se dit—
elle.
Restait à savoir comment s’y prendre. En y réfléchissant, elle se souvint d’une
comptine qu’on lui faisait chanter quand elle était petite. Pourquoi ne pas essayer,
puisque Anthony était un enfant difficile?
Aussi, dès qu’elle vit Mrs Wilton, cet après—midi—là, elle lui demanda s’il était
possible d’avoir un piano.
— Un piano? répondit l’intendante, rêveusement. Mais, il y en avait un autrefois dans
la nursery... Seulement la vieille nounou trouvait qu’il prenait trop de place, et elle l’a fait
enlever... Je me demande ce qu’il a pu devenir...?
Nérita lui expliqua qu’elle voulait expérimenter une nouvelle méthode pour apprendre
à lire à son petit élève; elle espérait que la musique lui faciliterait les choses. Mrs Wilton
se montra vivement intéressée par cette initiative.
— C’est certainement une bonne idée, mademoiselle. Il faut l’essayer et je vais voir ce
que je peux faire pour vous procurer rapidement un piano, lui avait—elle déclaré.
Une heure plus tard, le piano étant retrouvé, deux hommes le hissèrent, en soufflant
et en gémissant sous son poids, jusqu’au troisième étage. C’était un piano droit d’une
excellente facture qui avait seulement besoin d’être accordé. Ils le placèrent contre le
mur, près de la fenêtre.
Dès que les hommes eurent quitté la pièce, Nérita s’assit devant et laissa courir ses
doigts sur les touches. Elle avait appris le piano, comme tout le reste, avec les meilleurs
professeurs et comme elle était douée, elle était véritablement une pianiste accomplie.
Son père lui demandait souvent de jouer pour lui et pour ses invités, le soir, après le
dîner.
Elle choisit de jouer une courte chansonnette gaie, susceptible, pensait—elle, d’avoir
de l’attrait pour un enfant. Et, dès les premières notes, Anthony abandonna ses jouets
pour venir l’écouter, debout tout près d’elle.
— C’est beau..., dit—il d’un ton admiratif.
C’était son mot préféré, quand il parlait de quelque chose qui lui plaisait. Les gens et
les choses étaient « beaux », les gâteaux étaient « beaux », — les fleurs étaient « belles »,
et maintenant, c’était la musique qui l’était.
— Vous allez chanter avec moi, déclara avec entrain Nérita, qui tapa quelques notes
puis se mit à chanter, en rythmant bien :
A.B.C.D.
Chantez avec moi!
E.F.G.
Et dansez gaiement!
Elle chanta deux fois son petit couplet avant de dire à Anthony :
— Et, maintenant, à votre tour!
L’enfant répéta tout de suite la chansonnette, ayant parfaitement retenu les lettres et
l’air. Nérita en fut très surprise. C’était assez extraordinaire. Après une heure de cet
exercice, la jeune fille constata qu’Anthony avait une mémoire musicale exceptionnelle. Il
retenait les notes avec une rapidité surprenante, et il avait une voix très agréable. Et une
fois de plus, elle mit ses dons sur le compte de son ascendance italienne.
Le dimanche, lorsqu’elle l’emmena avec elle à l’église, son impression première se
confirma : Anthony était indiscutablement doué pour la musique.
Elle découvrit encore autre chose, ce jour—là. Il n’était jamais entré dans une église
auparavant.
Les prières l’ennuyèrent et il s’agita pendant tout le temps des lectures, mais dès que
les choristes entonnèrent les psaumes et les cantiques, il joignit sa petite voix aux leurs. Il
ne connaissait pas les paroles, mais réussissait à suivre l’air et le rythme avec une aisance
extraordinaire.
Elle eut la sagesse de le faire sortir avant le long sermon et, pendant le trajet du
retour, tandis qu’ils traversaient à pied le parc, le petit garçon ne cessa de fredonner l’air
du dernier cantique chanté durant l’office.
« Peut—être est—ce un enfant prodige? songea Nérita. Dans ce cas, il faudra
rapidement lui faire enseigner la musique par quelqu’un de plus expert que moi. »
Mrs Wilton lui avait dit qu’elle pouvait lui commander tout ce dont elle avait besoin
pour Anthony. Aussi décida—t—elle de faire acheter à Londres des albums de musique.
Elle mit un certain temps à se souvenir des noms d’œuvres faciles mais de qualité afin de
développer correctement les dons d’Anthony.
La vie que menait cet enfant était triste malgré le confort et le luxe dont il était
entouré, malgré le poney, malgré sa présence constante à elle, parce qu’il était trop
solitaire.
Un jour donc elle demanda à Mrs Wilton :
— Il doit bien y avoir quelques enfants vivant sur le domaine de Wych Park qui
pourraient venir travailler avec Anthony? Ce serait meilleur pour lui d’avoir de petits
compagnons d’étude et de jeux.
Mais Mrs Wilton avait aussitôt refusé :
— Impossible. Cela ne plairait pas à son père.
Nérita savait que c’était la réponse invariable quand il s’agissait de l’enfant : on ne
pouvait, à aucun prix, contrarier les désirs de son père, même pour son bien. Et elle
commença à détester franchement cet homme qui refusait tout amour paternel au petit
Anthony.
Cela faisait déjà une semaine qu’elle était à Wych Park. Elle avait l’impression qu’elle
ne connaîtrait jamais le marquis, ne le verrait jamais, si bien qu’elle sentait sa curiosité
augmenter de jour en jour.
Par excès de dignité elle ne voulait pas s’abaisser à questionner Emily sur les
commérages de l’office; un jour, sa curiosité fut la plus forte.
— Sais—tu qui est Mrs Grantham? demanda—t—elle. J’ai appris qu’elle avait séjourné
ici cet été avec ses enfants qui avaient amené leur poney. Mais apparemment, Anthony ne
les a jamais vus!
Emily pinça les lèvres sans répondre.
— Voyons, Emily, laisse ces airs mystérieux! Je peux demander cela à n’importe qui, si
tu refuses de me le dire! s’écria la jeune fille.
Mais Emily avait l’air bien décidée à ne rien dire. Alors, Nérita reprit habilement :
— Il me semble que tu pourrais tout de même penser un peu que j’en suis réduite à la
compagnie d’un petit garçon de six ans. De toute la journée je n’ai personne d’autre avec
qui parler. Ce n’est pas très stimulant. Et, après avoir fréquenté tous les gens intéressants
que j’ai connus, cela me semble même ennuyeux, tu sais?
La fidèle Emily n’eut pas le cœur de résister à de tels arguments :
— Lady Grantham était l’amie — intime — du marquis, dit—elle en insistant
intentionnellement sur le mot qui la choquait.
— Je ne vois pas de mal à cela.
— Il était follement épris, tous me l’ont certifié. Mais maintenant, c’est le déclin. Il y a
une autre femme qui est en train de prendre la place.
— Qui donc?
— Vous ne me croirez jamais, quand je vous le dirai, : miss Nérita : une actrice!
L’air scandalisé d’Emily fit éclater de rire sa maîtresse.
— Mrs Langtry en est une aussi et tout le monde la reçoit, même la princesse
Alexandra.
— Peut—être, mais une vraie dame comme votre mère n’aurait jamais accepté qu’un
homme correct introduise une actrice chez elle, fit remarquer Emily d’un ton de reproche.
— Je pense que cela dépend surtout du genre de l’actrice, protesta Nérita. Qui est celle
qui a capté le cœur du marquis?
Emily baissa la voix :
— Mlle Désirée Duval. Une Française. En avez—vous entendu parler?
— Bien sûr! On ne parle que d’elle dans tous les journaux, de ses rôles, de son
interprétation brillante, de la manière dont elle a conquis le public londonien. On a dit
que c’était une nouvelle Sarah Bernhardt.
— Il paraît qu’elle est tout à fait comme elle, répondit Emily avec un air de mépris.
— Que veux—tu dire par là? demanda Nérita qui reprit aussitôt, répondant elle—même
à sa question : Ah! oui : je vois! Un tigre—femelle... une sirène... un monstre sacré! C’est
ainsi que les critiques la décrivent toujours. Eh bien! il n’est pas surprenant que Désirée
Duval ait séduit le marquis.
— Mais il n’est pas convenable que vous vous trouviez sous le même toit qu’une
femme pareille, miss Nérita!
— Bah! fit Nérita, cela pourrait arriver aussi à l’hôtel, au Caire ou à New York : je ne
vois pas la différence. Raconte—moi tout ce que tu sais. As—tu vu Désirée Duval?
— Oui, nous l’avons guettée du haut de l’escalier hier soir après son arrivée, quand elle
est descendue dîner. Eh bien! elle était si décolletée, et le tissu de sa robe était si léger
qu’on aurait dit qu’elle était nue jusqu’à la taille! Cela me fend le cœur de vous le dire,
mais c’est la vérité!
Nérita trouvait la façon dont Emily se scandalisait tellement comique qu’elle riait à en
perdre le souffle. Elle en avait les larmes aux yeux. Elle savait que ce genre de tenue était
assez habituelle pour l’actrice car elle avait vu des portraits de Désirée Duval, allongée sur
des peaux de bête et vêtue de robes diaphanes qui la faisaient paraître à demi nue.
La critique, en France comme en Angleterre, était unanime dans ses éloges : son jeu
était extraordinaire; elle était capable, disait—on, d’incarner à elle seule tous les
personnages d’une tragédie. Elle était la passion faite femme. Nérita se souvenait d’un
article qu’elle avait lu :
Son attitude, ses traits, les mouvements de sa tête exprimaient encore mieux que les
mots, la haine accumulée dans son cœur. Sa soif de vengeance se voyait à sa façon de
serrer les poings, et de faire battre son cœur tout en restant figée dans une implacable
résolution.
Nérita était parfaitement capable de comprendre que tous les hommes trouvaient
cette femme séduisante au plus haut point; et elle devinait que le marquis n’était qu’un
parmi tant d’autres mondains lancés à sa conquête en la comblant d’orchidées, de soupers
fins et de champagne.
Très surexcitée, la jeune fille demanda :
— Elle est vraiment dans la maison? Je peux la voir?
— C’est impossible, miss Nérita! Vous le savez très bien, et je vais regretter de vous
avoir raconté qu’elle était là! dit Emily toute soucieuse.
Mais Nérita était bien décidée, malgré les protestations d’Emily, à apercevoir cette
séduisante créature dont les journaux parlaient tant, mais qu’elle n’avait plus aucune
chance d’aller admirer sur scène.
Elle était certaine que, si son père avait encore vécu, il l’aurait emmenée assister à
l’une des représentations données par Désirée Duval. Mais, à défaut de la voir jouer, elle
se réjouissait de la voir, en chair et en os.
Elle se demandait comment elle y parviendrait. Ce ne serait pas facile. Cependant,
puisque Emily avait pu la voir en la guettant du haut de l’escalier, pourquoi ne réussirait
—elle pas à en faire autant? se disait—elle avec optimisme. Le lendemain à l’heure du
dîner, Emily, que cela lui plaise ou non, lui montrerait l’endroit de l’escalier d’où l’on
pouvait l’apercevoir.
Le matin suivant, il faisait un froid glacial. La gelée blanche étincelait sur toute la
campagne, mais on pouvait quand même sortir les chevaux.
Anthony et Nérita s’amusèrent encore une fois à regarder le départ des chasseurs en
habit rouge et culottes blanches. La jeune fille se demanda ce que pouvait penser Désirée
Duval. L’actrice n’était—elle pas mortifiée de rester seule au château?
Elle sortit de sa rêverie et dit à Anthony :
— Mangez vite votre petit déjeuner, pour que nous puissions aller à l’écurie. Je crois
que vous pourrez rester à cheval plus longtemps aujourd’hui.
— Je veux aller me promener avec mon cheval dans le parc, déclara d’un air décidé le
petit garçon en montrant l’endroit d’où venaient de disparaître les cavaliers.
— Dans une semaine ou deux, lui promit Nérita. Si vous vous appliquez à apprendre à
monter aussi bien que votre père, et si vous êtes gentil.
Anthony, très excité à cette idée, se montra plein de bonnes intentions. Aussi Nérita se
demanda—t—elle, en se dirigeant vers les écuries avec lui, si elle ne pourrait pas se
risquer à suggérer au palefrenier de lui seller un cheval; elle pourrait ainsi l’accompagner
plus loin et plus vite, puisque maintenant le garçonnet montait suffisamment bien. Elle
guiderait le poney par la bride.
Elle devait reconnaître qu’elle avait trouvé là un bon prétexte pour avoir la possibilité
de monter elle aussi. Elle avait la passion des chevaux et c’était un calvaire pour elle de
voir toutes ces bêtes magnifiques dans les boxes de l’écurie et de devoir se contenter de
leur flatter le museau.
Le chef palefrenier les attendait comme d’habitude avec le poney tout prêt. Il mit le
petit garçon en selle et le fit aller et venir dans la cour. Ravi, Anthony criait toujours qu’il
voulait aller plus vite :
— Plus vite! Encore plus vite!
A cet instant, un homme et une femme passèrent sous le portail, derrière l’enfant sur
son poney, Nérita et le palefrenier.
La jeune fille se retourna. Elle se figea sur place en reconnaissant Désirée Duval :
l’actrice était drapée de la tête aux pieds dans de la zibeline. Quant à l’homme qui
l’accompagnait, Nérita en était certaine, c’était le marquis!
Fascinée par l’actrice elle la dévisagea : ses yeux soulignés par trop de mascara et sa
bouche rouge et luisante rendaient légèrement provocant son visage pâle. Quand elle
remuait la tête, les diamants de ses bijoux scintillaient de tous leurs feux.
Comme le couple se rapprochait, Nérita jeta un regard, presque involontairement et
sans lui prêter grand intérêt, sur l’homme qui l’accompagnait.
Cependant, elle sursauta : si c’était bien le marquis, alors il était le plus bel homme
que la jeune fille eût jamais vu! De haute taille, les épaules larges, il était le type même de
l’Anglais aristocratique, avec ses cheveux châtains et ses yeux bleus très foncés, son
menton volontaire et sa bouche bien dessinée.
Il avait une expression un peu dure et méprisante, mais elle pensa qu’il était sans
doute contrarié de les voir là.
Le palefrenier s’était hâté de mener l’enfant vers son père tout en touchant
respectueusement sa casquette :
— Votre Grâce! murmura—t—il.
Mais le regard du marquis n’effleura qu’un instant le petit garçon et s’en détourna
aussitôt. Il fixa Nérita :
— Qui êtes—vous? demanda—t—il.
— Je suis la nouvelle gouvernante, Nérita Graham, répondit la jeune fille, qui finit par
ajouter, après y avoir pensé un peu tard : my lord!
— La gouvernante? Tiens? Je ne soupçonnais même pas que notre nurse était partie.
— Je crois qu’elle est morte, my lord, précisa Nérita sans se troubler.
— Ainsi, vous l’avez remplacée.
Il y avait une sorte d’hostilité, fort insolite, dans la manière dont il parlait à la jeune
fille et la regardait. Perplexe, elle répondit machinalement d’une voix nette :
— Je suis ici depuis un peu plus d’une semaine, my lord.
Mais, de toute évidence, il s’en désintéressait complètement. Il avait passé sa main
sous le bras de Désirée Duval et la guidait vers les boxes où piaffaient ses chevaux.
— Venez voir les chevaux que j’ai achetés la semaine dernière à Tattersall’s : ce sont
des bêtes hors du commun! dit—il d’une voix claire.
Désirée Duval répondit en français :
— Naturellement! hors du commun; exactement le mot qui convient pour qualifier
tout ce qui est ici, à Wych Park! poursuivit—elle dans un anglais assez rudimentaire. (Puis
elle ajouta :) ...et vous aussi, mon cher Ulric!
Ils s’éloignèrent. Le palefrenier lança à Nérita un regard presque implorant. Elle
comprit :
— Je rentre le poney, lui dit—elle, en s’emparant de la longe.
Elle entraîna rapidement l’animal vers son box; mais Anthony protesta :
— Non! pas encore! je veux rester!
Il criait mais Nérita lui répondit très froidement :
— Il faut vous en contenter pour aujourd’hui, Anthony!
— Je veux continuer! s’obstina l’enfant.
— Demain, ce sera plus long, promit Nérita.
Au moment où il vit le poney pénétrer quand même dans le box, il se mit à hurler plus
fort :
— Je veux! je veux tout de suite!
Impassible, Nérita commença à défaire les brides alors qu’Anthony s’agrippait des
deux mains à la selle en poussant des cris suraigus.
Sachant qu’il n’y avait rien de mieux à faire, quand le petit garçon se mettait en colère,
impassible, Nérita continua à l’ignorer.
Soudain une voix d’homme furieux s’éleva :
— Cet enfant ne va—t—il pas s’arrêter de hurler?
Nérita se retourna, la bride du poney à la main. Elle était surprise que la voix
puissante et la personne imposante du marquis n’aient pas imposé silence à Anthony;
calmement, elle s’excusa :
— Je suis désolée, my lord, mais Anthony fait fréquemment de telles comédies et le
seul moyen d’en venir à bout est de ne pas s’en occuper.
— Mais ne pouvez—vous pas vous faire mieux obéir? En entendant ce tapage, j’ai
pensé que le poney lui avait lancé une ruade.
— Il est bien portant, mais il ne devrait pas faire ces colères, fit remarquer la jeune
fille.
— Colères contre lesquelles vous êtes trop incompétente pour savoir lutter!
Il avait mis beaucoup de mépris dans sa remarque; Nérita releva le menton d’un air de
défi et dit sèchement :
— Je fais ce que je peux, my lord. Mais peut—être pourriez—vous m’indiquer une
autre méthode plus efficace que celle que j’ai employée jusqu’à présent?
Comme s’il avait senti qu’il se passait quelque chose d’insolite à côté de lui, Anthony
avait cessé de crier et s’était retourné sur sa selle pour regarder son père avec des yeux
pleins de curiosité.
— Personnellement, dit lentement le marquis, une bonne fessée me semblerait plus
efficace.
Elle répondit encore plus froidement :
— J’en doute. Mais, bien entendu, si vous voulez punir votre fils, c’est à vous qu’il
revient de le faire. Personnellement, je pense que cet enfant a besoin d’amour et non de
violence.
Le marquis lui jeta un regard fulgurant qui aurait certainement terrifié toute vraie
gouvernante; mais Nérita ne se troubla pas. Au contraire, elle soutint fièrement le regard
du marquis quand il croisa le sien et, pendant quelques instants, ils s’affrontèrent comme
deux adversaires prêts à se déclarer la guerre. Puis brusquement, le marquis capitula.
— Je suis certain, miss Graham, dit—il, que vous êtes plus expérimentée que moi dans
ce domaine. Je suis content que l’enfant ne soit pas blessé.
Il tourna les talons et s’éloigna, laissant Nérita à sa surprise; elle avait le sentiment
d’avoir échappé à une violente tempête.
Anthony se laissa glisser à terre et, sans rien dire, alla caresser le cou du poney,
comme elle lui avait appris à le faire.
— Merci, Robin, pour cette toute petite promenade, dit—il gentiment.
— Robin vous en offrira une plus longue demain, promit machinalement Nérita.
Donnez—lui son sucre, après quoi nous allons retourner à la maison.
Anthony sortit de sa poche le morceau de sucre qu’il avait apporté, le posa au creux de
sa paume; mais au moment où il allait le lui tendre, il se ravisa en disant :
— Mais Robin ne m’a pas fait faire une bonne promenade aujourd’hui!
Et il mit le morceau de sucre dans sa bouche.
— Ce n’est pas très gentil pour Robin, lui fit remarquer Nérita : vous êtes un
gourmand.
Le petit garçon rétorqua, la bouche pleine de sucre :
— Pas de promenade, pas de sucre!
Et il s’échappa de l’écurie en courant avant que Nérita ait eu le temps de le prendre par
la main.
4
Mrs Wilton entra dans la nursery. Nérita jouait du piano pour son petit élève qui
écoutait avec une attention passionnée.
Quand elle s’arrêta, il cria immédiatement :
— Encore! encore!
Nérita attendit en silence, le regard tourné vers Mrs Wilton dont l’attitude indiquait
qu’elle désirait parler. Anthony, en la voyant, se précipita sur elle, lui entoura la taille de
ses bras et ne laissa à personne le temps de dire quoi que ce soit :
— Venez vite écouter cette belle musique, Willie! Venez et écoutez comme c’est beau!
—Mais je n’ai pas le temps maintenant, master Anthony. Je suis juste montée pour
annoncer quelque chose à miss Graham : quelque chose qui va être très amusant!
— Qu’est—ce donc? demanda Nérita.
Mrs Wilton prit un ton assez solennel :
— Je viens tout juste d’être informée que Mlle Désirée Duval donnera une
représentation pour nous, ce soir. Et tout le monde pourra y assister.
— Une représentation? Mais où? s’exclama Nérita.
— Dans notre théâtre privé, miss Graham. Mais j’y songe! Je n’ai pas encore eu le
temps de vous le montrer. Vous ne le connaissez pas!
Nérita était stupéfaite.
— Vraiment? Il y a une salle de théâtre, ici, dans le château même? Ce sera
merveilleux de voir cette grande actrice! Mais... est—ce que moi aussi, je suis comprise
dans cette invitation?
— Bien entendu! J’ai même pensé que master Anthony pourrait peut—être venir,
puisque mademoiselle veut donner cette représentation de bonne heure : à 6 heures.
— Naturellement, il ira, répondit sans hésiter Nérita en se souvenant que. Désirée
Duval était à la fois comédienne et chanteuse.
Et elle enchaîna, tout heureuse :
— C’est sensationnel! Mais pourquoi donc à 6 heures?
— Mademoiselle ne mange jamais avant de jouer. Alors Sa Grâce a pensé que ce serait
mieux d’organiser un souper après le spectacle! Ce sera une très grande réception. Il y
aura une cinquantaine d’invités.
— Je suis vraiment enchantée de voir Mlle Duval. Quelle chance merveilleuse! J’ai lu
tout ce que l’on a écrit à son sujet. On l’a comparée aux plus grandes comédiennes : à
Rachel, à Sarah Bemhardt. Elle a aussi une belle voix et chante volontiers.
— Je ne connais pas grand—chose à tout cela. Mais toute la domesticité est toujours
ravie quand elle a l’occasion d’assister à un spectacle donné dans le théâtre de notre
maison.
— Est—ce fréquent? s’enquit Nérita.
—Environ une ou deux fois par an, lorsque Sa Grâce invite un artiste à séjourner au
château, répondit Mrs Wilton qui avait pris un petit ton de supériorité qui réjouissait
beaucoup Nérita.
La jeune fille savait très bien qu’il n’existait pas pires snobs sur terre que les
domestiques employés dans une grande maison. Cependant elle n’avait jamais pensé
qu’elle pourrait être ainsi, gentiment esbroufée, un jour, par l’un d’eux. Et elle ne s’était
pas attendue à avoir jamais si belle surprise. Non seulement elle allait voir Désirée Duval,
mais elle allait l’entendre!
Enthousiasmée, elle prit Anthony sur ses genoux et l’embrassa en lui disant :
— Ce soir, vous verrez pour la première fois quelque chose dont je pense que vous
vous souviendrez toute votre vie. Ce sera un beau spectacle.
Mais l’enfant ne pouvait comprendre et il ne pensa qu’à revenir à la musique. Il se
débattit un peu pour échapper aux bras de Nérita. Il réclamait obstinément :
— Jouez encore! Je veux vous entendre jouer encore!
Nérita regarda Mrs Wilton en souriant :
— Cet enfant a une vraie vocation : cela ne fait aucun doute. Mais je me demande s’il
sera chanteur ou compositeur.
Mrs Wilton ne répondit rien et Nérita en conclut, qu’elle venait encore, sans le savoir,
de toucher à un sujet interdit.
Pendant tout le reste de cet après—midi—là, elle fut tenaillée par l’impatience. Elle
avait tellement envie que sonne l’heure du spectacle qu’elle comptait presque les
minutes.
Elle habilla Anthony aussi élégamment que possible, et choisit avec soin sa robe.
La jeune fille prévoyait en effet que les invitées du marquis de Wychbold, priées à
souper immédiatement après le spectacle, porteraient des robes du soir, ce qui ne
convenait évidemment pas pour une petite gouvernante. Néanmoins, elle devait être dans
la note. Aussi se décida—t—elle pour une ravissante robe d’après—midi de soie rose que
Worth avait créée pour elle durant son séjour à Paris. La teinte mettait merveilleusement
en valeur la pâleur de son teint et le gris étrange de ses yeux. Très « jeune fille », cette
toilette avait néanmoins le chic spécifique aux couturiers parisiens. Nérita redoutait un
peu que, parmi les invités du marquis, certains reconnaissent le style du grand couturier
et ne se demandent comment une jeune gouvernante avait pu s’offrir une création de la
haute couture parisienne, aussi onéreuse.
Toutefois, elle se rassura car avec bon sens elle supposait qu’elle et Anthony se
tiendraient avec les domestiques, assez à l’écart des invités qui n’auraient donc aucune
chance de la remarquer.
Elle avait vu juste. Quand elle alla s’installer avec l’enfant dans les rangs du balcon du
petit théâtre édifié à l’arrière de la demeure au début du XIXe siècle, elle put constater, à
son grand soulagement, que les invités du marquis étaient en dessous, assis dans les
fauteuils de velours de l’orchestre.
Elle adressa un sourire heureux à Emily qui avait pris place de l’autre côté d’Anthony,
et lui dit :
— Ce petit théâtre est encore plus charmant que ce que tu m’en avais dit! Quelle
merveille!
Emily avait expliqué à la jeune fille que le théâtre avait été construit par l’un des
ancêtres du marquis, pour une ballerine dont il s’était follement épris. Il l’avait obligée à
quitter le corps de ballet dans lequel elle dansait, pour qu’elle vive avec lui à Wych Park et
se consacre entièrement à lui.
On trouvait dans l’architecture et le décor de cet édifice les caractéristiques du bon
goût dont avaient témoigné les bâtisseurs, tels que le prince de Galles, à l’époque
géorgienne et les fioritures rococo que la ballerine avait exigées pour servir d’écrin à sa
beauté.
Nérita était enthousiasmée par les lourds rideaux de velours rouge frangés d’or, les
ravissantes peintures du plafond, les deux immenses lustres de cristal, les candélabres et
les appliques sculptées et dorées. Les jardiniers avaient travaillé toute la journée pour
apporter d’innombrables fleurs qui décoraient le pourtour de la salle et embaumaient de
leur parfum délicat.
« Aucune actrice, si difficile soit—elle, ne pourrait souhaiter trouver de cadre plus
enchanteur », pensa Nérita en regardant autour d’elle.
Lorsque le rideau se leva, il laissa apparaître un décor ravissant, reproduisant
fidèlement le plus grand hall de Wych Park avec son imposant escalier de bois, sa
balustrade dorée, et les immenses caryatides supportant son plafond aux corniches
sculptées blanc et or. Il y avait également sur la scène des montagnes de fleurs disposées
dans d’immenses potiches en porcelaine de Chine qui semblaient empruntées aux contes
des mille et une nuits.
L’éclairage était dispensé avec art, et tout le monde attendait ardemment l’entrée de
Désirée Duval. Nérita, elle aussi impatiente, s’aperçut, en regardant au—dessous d’elle,
que la salle était maintenant pleine : tous les invités étaient là. Les femmes portaient de
très élégantes robes de grand soir, des diadèmes de pierreries qui scintillaient dans leurs
coiffures élaborées, et des colliers de grande valeur.
Nérita aurait bien voulu se pencher au balcon, pour mieux les voir, mais elle n’osait
pas. Elle avait beau se répéter que le risque était minime, elle craignait de découvrir,
parmi les invités du marquis, quelqu’un qui aurait pu la reconnaître.
Elle se contenta de faire admirer la beauté de ce théâtre au petit Anthony.
Tout à coup, le rideau retomba. L’enfant lui demanda naïvement :
— Est—ce déjà fini? Est—ce tout?
— Mais non, mon chéri : le spectacle n’a pas même commencé, lui répondit—elle.
Puis elle jeta un regard à Emily :
— Qu’a—t—il pu arriver? Qu’en penses—tu?
Emily prit un ton de dédain :
— Vous savez bien comment sont ces actrices! Elle doit faire un caprice, miss Nérita.
Avant que la jeune fille ait eu le temps de répondre, le rideau s’était écarté et le
marquis apparut au centre de l’avant—scène.
Nérita le trouva encore plus imposant en habit de soirée. Quelle que soit la façon dont,
personnellement, elle jugeait le caractère de cet homme, force lui était d’admettre qu’il
était d’une surprenante beauté, avait une extraordinaire présence et l’autorité qui émanait
de toute sa personne frappait dès qu’on le rencontrait.
Au premier rang, quelqu’un ayant applaudi avec une intention moqueuse, il sourit à
ses invités et prit la parole :
— Je n’ai nulle intention de participer au spectacle! Je viens seulement vous annoncer
qu’un petit accident vient de se produire... Mrs Wilton voudrait—elle avoir la bonté de
venir immédiatement dans les coulisses? ajouta—t—il en changeant de ton.
Comme Nérita, elle était assise au premier rang de balcon; elle se leva précipitamment
avec un grand bruissement de soie et se dépêcha de répondre à l’appel impérieux du
marquis.
De toutes parts, dans la salle, le murmure des voix augmenta. Les invités
s’interrogeaient et cherchaient à deviner ce qui avait bien pu se passer.
Emily se pencha vers Nérita d’un air entendu :
— Si c’est Mlle Duval qui s’est blessée, il n’y aura pas de spectacle ce soir!
— J’espère bien que non! Je serais trop déçue! se récria la jeune fille.
Si Emily était honnête, elle avouerait la même chose pensait—elle, car elle a aussi
envie que moi de la voir... Mais Emily est obsédée par l’idée qu’une dame convenable ne
peut pas fréquenter une actrice et qu’il est presque déshonorant de coucher sous le même
toit qu’elle...
Nérita n’avait pas le loisir de discuter de cela avec Emily car Anthony commençait à
s’agiter. Sans doute était—il fatigué car le temps passait et son heure habituelle de se
coucher approchait.
Dans l’espoir de le faire patienter, elle raconta une histoire qui l'amusa et il se tint
enfin tranquille.
Soudain, un valet de pied s’approcha de la jeune fille et lui dit à mi—voix :
— Sa Grâce vous serait obligée, mademoiselle, de bien vouloir venir dans les coulisses.
Elle le regarda stupéfaite, certaine qu’il s’était trompé en s’adressant à elle.
— Êtes—vous bien sûr que c’est moi que le marquis appelle? demanda—t—elle après
un instant de réflexion.
— Oui, mademoiselle. Et il faut même vous dépêcher!
Nérita ne pouvait que confier Anthony à Emily et suivre le valet. Mais elle se rendait
compte avec gêne que tous les gens de l’office, fort étonnés, avaient les yeux fixés sur elle.
Après avoir descendu un petit escalier étroit, sur le côté du balcon, sans traverser la
salle, le valet lui fit suivre un corridor qui donnait directement accès à la scène.
Le marquis, qui était près de Désirée Duval, la quitta et se précipita vers Nérita. Sans
même avoir conscience de commettre une impertinence, la jeune fille s’était immobilisée
à l’entrée de la scène et avait attendu qu’il vienne jusqu’à elle.
— Comme vous le savez, miss Graham, nous avons eu un petit accident.
L’accompagnateur de Mlle Duval a fait une chute et s’est entaillé la main. La blessure est
assez profonde et il lui est impossible de jouer du piano ce soir, lui expliqua rapidement le
marquis. (Il fit une courte pause :) Mrs Wilton vient de m’apprendre que vous jouez bien
du piano; je me demande donc si vous ne pourriez pas le remplacer? Pouvez—vous
déchiffrer la partition d’accompagnement de Mlle Duval?
Son ton sceptique permettait d’imaginer qu’il était à peu près certain de lui demander
quelque chose d’impossible.
Nérita — qui ne pouvait oublier la manière dont il s’était conduit avec son fils et avec
elle la veille — ne l’aimait pas; elle lui répondit, le menton levé et avec assurance :
— Certainement, je suis toute prête à essayer de faire ce que Mlle Duval me
demandera, milord.
Le marquis la considéra un moment sans rien dire, puis il se retourna vers Désirée
Duval qui regardait d’un air consterné Mrs Wilton occupée à bander la main blessée de
son pianiste.
— Désirée, dit—il, voici miss Graham. C’est une pianiste des plus accomplies, nous a—
t—on dit. Elle est prête à essayer de vous accompagner.
— C’est impossible! s’exclama Désirée Duval en haussant les épaules.
Elle avait ignoré Nérita; celle—ci en fit autant.
Le marquis insista :
— Faisons un petit essai, je vous en prie. Tout le monde s’est donné beaucoup de mal
pour obtenir la faveur d’être invité ce soir. Et Son Altesse a fait trente—cinq kilomètres en
voiture pour être parmi nous!
Désirée Duval répondit seulement par un autre haussement d’épaules : elle était
visiblement convaincue que le remplacement improvisé de son accompagnateur habituel
tournerait à la catastrophe.
— Puis—je me permettre une suggestion? intervint Nérita.
Interdits, Désirée Duval et le marquis la regardèrent avec ébahissement, car ils ne
s’étaient nullement attendus à ce que la jeune fille parlât.
— Si, pendant que je joue, le pianiste de Mlle Duval conduisait, comme pour un
orchestre, je respecterais, non seulement le rythme habituel de l’accompagnement, mais
je saurais également quand je devrais jouer plus ou moins doucement.
— Mais évidemment! s’exclama joyeusement le marquis. C’est une excellente idée!
Mrs Wilton ayant, entre—temps, terminé son bandage, le pianiste agitait sa main en
essayant de remuer les doigts, pour vérifier s’il ne lui restait aucun espoir de jouer. Il
grimaçait de douleur et dut se rendre à l’évidence.
— Pardonnez—moi, mademoiselle, dit—il d’un ton désolé.
Désirée Duval posa sa main alourdie par les bagues sur son épaule et lui répondit avec
un faible sourire :
— C’est la vie!
Puis elle leva le regard de ses yeux obliques assombris par le mascara vers le marquis :
— Il vaut mieux dire que nous nous excusons, et renvoyer vos invités chez eux. Ils me
verront peut—être une autre fois!
Le marquis se mordait les lèvres, comme quelqu’un qui est vivement contrarié; Nérita
le remarqua.
— Faites quand même un essai avec miss Graham! dit—il. Il me semble que si M.
Lafarge veut bien conduire, comme elle nous l’a suggéré, ce ne devrait pas être trop
difficile.
M. Lafarge semblait convaincu, lui; il parlait avec véhémence en français, et faisait de
grands gestes. Très excité, il expliquait à Mlle Duval qu’elle pourrait jouer la scène de
Phèdre d’abord; la musique y avait une importance secondaire et l’on pourrait ainsi juger
des capacités de la jeune fille; on saurait si elle pouvait ou non accompagner les mélodies,
plus délicates à interpréter, prévues pour la seconde partie du spectacle.
Nérita trouva l’idée excellente, mais n’intervint pas; personne ne pouvait ni ne devait
savoir qu’elle avait une connaissance approfondie du français : elle comprenait les
moindres nuances de ce dont il s’entretenait avec Désirée Duval.
Lorsqu’il eut enfin arraché son consentement à la comédienne, M. Lafarge se tourna
vers Nérita et, dans son anglais maladroit, lui dit :
— Allez donc vous installer au piano, sur la scène. Pendant que Mlle Duval s’habille,
jouez ce que vous voulez pour calmer l’impatience du public. Je vous rejoindrai dès
qu’elle sera prête.
Nérita comprit qu’il voulait faire un essai. Trouvant cela parfaitement naturel, elle ne
perdit pas de temps en discours inutiles. Elle traversa la scène derrière le rideau toujours
baissé et alla vers le piano blanc, assorti au décor, placé au milieu d’un amoncellement de
fleurs qui dérobait presque le pianiste aux yeux du public. Cette disposition, destinée à
concentrer toute l’attention des spectateurs sur la comédienne, fit sourire avec indulgence
Nérita, qui cependant en était fort satisfaite puisqu’elle tenait à passer inaperçue.
En s’asseyant devant le piano, elle s’aperçut avec joie que c’était un merveilleux
Bechstein, identique à celui sur lequel elle avait toujours joué chez elle.
Les partitions des airs que devait chanter Désirée Duval étaient posées sur le pupitre;
elle les feuilleta avec intérêt, tandis que l’actrice disparaissait dans sa loge pour s’habiller
et que le marquis s’avançait sur la scène.
— Je vais expliquer à mes invités ce qui est arrivé, lui dit—il, avant de passer de l’autre
côté du rideau.
A nouveau à l’avant de la scène il raconta à l’assistance dévorée d’impatience et de
curiosité qu’il leur avait fallu trouver une personne pour remplacer, au pied levé, le
pianiste qui s’était malencontreusement blessé au moment d’entrer en scène.
Il sollicita l’indulgence de ses invités pour le cas où la partie musicale serait moins au
point que ce qu’ils attendaient; sur le fait que la pianiste n’avait jamais accompagné Mlle
Duval qu’elle ne connaissait pas et n’avait pas eu la moindre possibilité de répéter avec
elle.
En l’entendant, Nérita, avec un sourire narquois, murmura entre ses dents : « Voilà
une présentation encourageante. Mais attention, milord, je vous prépare une surprise! »
Elle était enchantée à la perspective de lui faire voir, dans quelques instants, que cette
petite gouvernante obscure et sans importance, affectée à l’éducation de son fils qu’il
détestait, était parfaitement capable de jouer du piano aussi bien — et peut—être mieux —
que l’accompagnateur français de Désirée Duval.
Elle se le disait sans forfanterie, car deux de ses professeurs lui avaient assuré, à
diverses reprises, qu’il était regrettable qu’elle n’ait pas besoin de gagner sa vie, parce
qu’elle n’aurait pas eu grand—chose à faire pour devenir une professionnelle et se couvrir
de succès. Elle ne les avait pas pris très au sérieux, parce qu’elle savait qu’ils avaient
mission d’encourager leurs élèves et que face aux compliments elle se montrait
généralement sceptique : ne la flattait—on pas surtout pour plaire à son père?
« A moi de prouver aujourd’hui qu’ils avaient raison! » se dit—elle avec son ardeur et
son réalisme coutumiers.
Après avoir réfléchi, elle résolut d’interpréter la transcription du Concerto pour piano
de Tchaïkovsky; elle voulait étonner le marquis et ses invités qui s’attendaient
probablement à entendre en intermède une musique facile à exécuter; elle plaqua avec
fougue les premiers accords de l’œuvre éclatante et sonore du compositeur russe.
Tandis que le rideau se levait lentement, la mélodie déferla sur l’assistance,
emplissant le théâtre de vagues sonores si puissantes qu’elles faisaient presque trembler
le plafond.
Nérita se sentait heureuse en pensant que dans la salle il y avait au moins un petit
garçon qui l’écoutait avec une attention émerveillée. Elle lui avait déjà joué ce morceau,
mais sur le piano de la nursery il rendait un tout autre son que sur l’admirable Bechstein.
En quelques instants la musique avait emporté Nérita dans un autre univers où elle
pouvait tout oublier : le détestable marquis, l’esprit critique des auditeurs, son rôle de
gouvernante et même le passé.
Elle jouait comme elle le faisait autrefois pour son père, lorsque leurs deux âmes
sensibles à l’harmonie musicale qui naissait sous ses doigts vibraient à l’unisson. Elle ne
se souvint de la présence du public que quelques secondes après avoir plaqué le dernier
accord : elle avait laissé ses mains retomber sur ses genoux et les applaudissements
crépitaient, exprimant l’enthousiasme délirant de l’assistance qui avait écouté avec
émerveillement dans un silence religieux.
Nérita ne se leva pas et ne jeta pas un regard vers la salle. Mais elle vit, en face d’elle,
de l’autre côté de la scène, debout dans la coulisse, le marquis qui l’applaudissait à tout
rompre, avec une ardeur surprenante qui ne pouvait être prise pour un geste de simple
politesse.
Lorsque le rideau retomba, M. Lafarge s’approcha et lui dit :
— Magnifique! Et maintenant Mlle Duval est prête.
Puis il tourna les pages d’une partition. Ils ne dirent plus un mot et Nérita entama le
prélude doux et lancinant du second acte de Phèdre.
Elle n’avait pas très longtemps à jouer avant l’entrée en scène de Désirée Duval qui
apparut drapée dans la longue robe flottante et les voiles noirs du costume traditionnel de
Phèdre, une haute ceinture ornée de camées lui enserrant la taille. Elle s’avança avec une
lenteur voulue; tout dans son maintien montrait combien elle était consciente de son
pouvoir de séduction sur le public qu’elle tenait en haleine sans avoir besoin de dire un
mot, simplement par l’enchantement de ses gestes et l’expression de son visage. Quand
elle déclama, elle fut plus sublime que tout ce que l’on pouvait espérer et Nérita fut
subjuguée.
Telle Sarah Bernhardt qui avait dit, bien des années plus tôt, lorsqu’elle était venue
jouer à Londres : « Je vous donnerai mon sang, ma vie, mon âme », Désirée Duval
donnait, elle aussi, dans Phèdre, tout d’elle—même. Elle sanglotait, elle implorait, elle
criait sa douleur, des larmes amères et brûlantes coulaient de ses yeux et ses bras tendus
en avant exprimaient tout ensemble le désir qui la dévorait et le désespoir d’un amour
impossible, qui la tuait.
Quand elle quitta la scène, les mains encore crispées, le public était aussi épuisé
qu’elle. Avant que le rideau ne retombe, Nérita aperçut la salle et vit que les spectateurs
avaient un moment été transportés hors de leur univers. Un silence ému régnait dans la
salle comme si la tragédie à laquelle on venait d’assister était le reflet d’une effroyable
réalité.
Derrière le rideau qui la dérobait aux regards des spectateurs, Désirée Duval porta la
main à son front, comme si elle était près de s’évanouir. Et le marquis la tenant par les
épaules et la soutenant la reconduisit dans sa loge.
— C’était merveilleux! merveilleux! s’écria Nérita d’une voix étranglée par l’émotion.
Mais M. Lafarge, suppliant, la pressait :
— Jouez quelque chose, mademoiselle! Jouez, jouez, je vous en prie! Il faut à tout prix
détendre l’atmosphère. Une musique gaie, facile, pour que le public reprenne ses sens.
Aussitôt Nérita plaqua les premiers accords d’un air d’Offenbach qui venait de
conquérir Paris. Tandis que ses doigts couraient sur le clavier, sa propre émotion
s’évanouit au son de cette entraînante mélodie.
Le marquis revint des coulisses et annonça que Désirée Duval était prête à revenir sur
scène; au même moment Nérita entendait dans la salle un léger bourdonnement qui
prouvait que l’enchantement qui avait envoûté le public s’était enfin dissipé.
M. Lafarge ouvrit une partition et la plaça devant elle : c’était « La Marseillaise ».
« Ainsi, pensa la jeune fille, Désirée Duval veut imiter Rachel qui s’était couverte de
gloire pendant la Révolution de 1848 en chantant, à Paris, cette marche qui était devenue
l’hymne national de la France. »
Lentement, Nérita attaqua les premières mesures au rythme lent qui contrastait avec
ce qu’elle venait d’interpréter.
Désirée Duval, avec plus de noblesse que jamais, parut enfin dans une longue tunique
blanche, figure vivante de la Liberté. Un frisson passa dans l’assistance avant même
qu’elle ait ouvert la bouche.
Son visage comme l’albâtre exprimait en même temps, ô miracle, la souffrance et la
révolte. Ses sourcils se rejoignaient, ses lèvres retroussées semblaient retenir un flot
d’imprécations et ses narines se dilataient comme pour aspirer l’air frais de la liberté
retrouvée après un séjour dans l’atmosphère fétide d’un cachot.
On aurait cru voir la divine Némésis naissant d’un bloc de marbre sous les yeux des
spectateurs. Puis, d’une voix au timbre profond, pleine de colère contenue, elle entonna la
première strophe :
— Allons, enfants de la Patrie...
Elle ne chantait, ni ne disait. C’était plutôt une sorte d’incantation, à la manière
antique, qui faisait vibrer ceux qui l’écoutaient.
Après la haine et la soif de vengeance, venait la tendresse. Elle versa des larmes au
souvenir de sa patrie. Elle s’agenouilla devant le drapeau tricolore.
Puis, brusquement, et comme si des voix invisibles l’inspiraient, elle se releva et
chanta avec la voix douce et limpide d’un ange.
Nérita suivait les indications de M. Lafarge, avec tant de fidélité que les notes du piano
ne faisaient plus qu’un avec la voix de la cantatrice. Bouleversée, elle laissait couler ses
larmes; personne ne pouvait écouter ce chant ainsi interprété sans être ému jusqu’au
fond de l’âme.
Ce jeu inspiré, magnifique, eut raison des plus blasés. Lorsque le rideau tomba toute
la salle se leva. L’enthousiasme devint du délire. Le public applaudissait, acclamait et
tapait des pieds avec tant de frénésie que les murs en tremblaient.
Nérita était convaincue que les invités auraient pu rester là à écouter Désirée Duval
toute la nuit et, au petit matin, réclamer, comme Anthony, que le spectacle continue
encore. Mais la comédienne, ayant atteint au sublime, savait quand il fallait s’arrêter pour
ne pas risquer de décevoir. Sous les bouquets de fleurs jetés de la salle, elle revint saluer
douze fois, une gerbe d’orchidées offerte par le marquis pressée sur son cœur.
Soudain, elle tendit un bras vers le piano et M. Lafarge dit tout bas à Nérita :
— Levez—vous, mademoiselle!
A contrecœur, elle obéit, pour ne pas passer pour une sotte timide, mais resta derrière
le piano; quand elle fit mine de se rasseoir, Désirée Duval se précipita, la prit par la main,
la conduisit sur le devant de la scène et la présenta au public.
Nérita salua donc, elle aussi, sous les applaudissements redoublés, puis le rideau
retomba pour la dernière fois. Au moment où le marquis les rejoignit, Désirée Duval
disait à la jeune fille :
— Quel talent, ma chère! Venez donc avec moi ; vous serez mon accompagnatrice à la
Comédie—Française.
— Vous êtes très aimable, murmura Nérita en souriant. Je vous remercie infiniment
de cette proposition flatteuse. Mais puis—je me permettre, mademoiselle, de vous dire
que je viens de passer, grâce à vous, la soirée la plus merveilleuse de mon existence?
L’artiste française lui sourit encore et tout en prenant le bras du marquis, déclara :
— Il faut que j’aille me reposer avant le souper. C’est vrai, n’est—ce pas, elle a été
magnifique?
Le marquis approuva avec enthousiasme :
— Tout à fait, tout à fait! (Puis il ajouta :) Je vous remercie infiniment, miss Graham.
Et il s’éloigna avec Désirée Duval.
Nérita se tourna alors vers M. Lafarge que tout le monde semblait avoir oublié et lui
exprima chaleureusement sa reconnaissance pour son aide.
Tout en lui parlant, elle remarqua son air fatigué, accablé même. « L’attitude de
Désirée Duval, qui semble l’ignorer, est cruelle et blessante, se dit—elle et il doit avoir
peur de perdre son emploi... »
Un moment encore elle lui parla aimablement, puis elle regagna le couloir emprunté
pour venir et le petit escalier dérobé que les invités du marquis n’empruntaient jamais.
A mi—étage, elle rencontra Emily qui descendait avec le petit Anthony. L’enfant avait
l’air fatigué; elle le prit dans ses bras. Il passa ses mains derrière son cou et murmura :
— La musique était belle! très belle!
Quant à Emily, elle ne fit aucun commentaire; mais Nérita savait parfaitement bien ce
qu’elle pensait.
La femme de chambre attendit d’avoir regagné la nursery et d’être hors de portée des
oreilles des domestiques qui avaient beaucoup à faire et s’étaient rapidement dispersés de
tous côtés, pour dire :
— Espérons que personne ne vous a reconnue, miss Nérita! Sinon on aurait tôt fait de
raconter à votre oncle où il peut venir vous chercher!
— J’y ai pensé tout de suite, moi aussi! Mais je crois que le risque est mince. S’il y
avait des amis de tante Violette dans la salle, comme ils ne s’attendaient pas à me voir sur
une scène, ils n’auront certainement pas pensé à moi.
— On ne sait jamais! dit Emily d’un air sombre.
—Enfin!... Mais, quoi qu’il arrive, je serai toujours très fière d’avoir pu, un soir,
accompagner Désirée Duval! C’est une si grande artiste!
Emily ne répondit rien. Et Nérita repensa à ce que Désirée lui avait proposé. Regardant
Emily, elle songea : « La pauvre! Elle serait horrifiée et scandalisée si elle savait que
Désirée Duval m’a demandé si je voulais travailler avec elle! Était—elle sincère ou
seulement polie? Enfin! peu importe puisque je ne saurais accepter son offre... Vivre
seule dans cette brillante capitale où l’amusement et l’amour sont rois serait infiniment
trop angoissant... Ici du moins, suis—je en sécurité... »
Après l’excitation de la soirée, la journée suivante parut morne.
Le matin, Emily avait appris à Nérita que tous les invités s’en allaient et que Mlle
Duval devait regagner Paris le jour même.
— Le marquis part—il avec elle? demanda Nérita.
— Non, répondit Emily. Il y a une autre grande réception pendant le week—end...
enfin, si les invités peuvent venir!
La femme de chambre faisait allusion au temps. Il avait neigé toute la nuit et le parc et
les jardins étaient recouverts d’un épais manteau blanc.
Le soleil brillait quand même, aussi Nérita décida—t—elle d’emmener Anthony jouer
avec la neige.
— Venez vite, Anthony, lui annonça—t—elle gaiement. Nous allons sortir et nous
ferons un bonhomme de neige plus gros que vous! Il faudra que nous lui trouvions un
vieux chapeau et une pipe.
Anthony répondit sans joie :
— Il fait trop froid pour sortir. Jouez—moi de la belle musique!
Surprise, Nérita répliqua avec fermeté :
— Nous en ferons ce soir, mais il faut prendre l’air avant, pendant qu’il y a du soleil.
— Il fait trop froid! répéta obstinément l’enfant.
Nérita le trouvait aussi peu anglais que possible : aucun enfant ne résiste,
habituellement, au plaisir de s’amuser dans la neige. Elle ne s’occupa donc pas de ses
protestations, lui mit ses guêtres, les boutonna, l’enveloppa dans de chauds vêtements, le
prit par la main et l’emmena dans le jardin.
Elle avait été obligée de mettre son manteau de fourrure. En effet, quand elle avait
voulu s’habiller à son tour, elle s’était aperçue que c’était le seul vêtement chaud qu’elle
possédait. Évidemment, il ne convenait guère à une petite gouvernante. Mais, si elle y
renonçait, elle prendrait froid. Elle hésita un moment puis finalement espéra qu’elle ne
rencontrerait personne et qu’on ne la verrait pas aussi luxueusement vêtue.
Elle emmena donc Anthony loin de la maison dans un endroit écarté où la neige était
intacte sur les pelouses. Elle tenta d’exciter l’enthousiasme du petit garçon en lui faisant
entasser la neige pour fabriquer les deux énormes boules qui formeraient le corps et la
tête d’un bonhomme.
Mais Anthony restait renfrogné et trouvait désagréable de mouiller ses gants; elle dut
se rendre à l’évidence : ce jeu n’intéressait pas Anthony.
Il n’avait rien de commun, avec ses larges yeux noirs et son teint pâle à peine rosé,
avec les petits garçons aux bonnes joues rouges qu’elle avait connus lorsqu’elle était
enfant et qui se déchaînaient quand ils se bombardaient avec des boules de neige.
Découragée, elle finit par abandonner.
— Venez, nous allons aller donner à manger à Robin, avant le déjeuner, proposa—t—
elle à Anthony. Vous pourrez monter cet après—midi, si la neige n’est pas trop dure.
Cette idée enchanta Anthony, et la main dans la main, ils gagnèrent les écuries.
En arrivant, Nérita ne vit pas le palefrenier qui habituellement les attendait à cette
heure—là; elle s’aperçut trop tard qu’il faisait le tour des boxes avec le marquis. Elle
aurait voulu s’éclipser, quitte à déchaîner les protestations bruyantes d’Anthony qui
n’était certainement pas disposé à repartir sans avoir vu Robin, mais le marquis avait
tourné la tête.
Sans hésitation il vint vers elle et s’écria :
— Bonjour, miss Graham!
— Bonjour, milord! répondit—elle, tandis qu’il la regardait attentivement.
Les yeux du marquis s’attardèrent sur son manteau et sa toque de fourrure. Aussitôt,
Nérita songea à l’imprudence qu’elle avait commise, en les mettant, mais elle réagit avec
un optimisme désinvolte, et se dit avec un esprit de rébellion tout nouveau : « Cela ne le
regarde pas! On n’a jamais demandé à une gouvernante de porter un uniforme, et la façon
dont je m’habille ne concerne que moi! »
D’ailleurs le marquis ne fit aucune réflexion. Il dit simplement, avec beaucoup de
cordialité :
— Je tiens à vous remercier encore, miss Graham, pour la manière merveilleuse dont
vous nous avez tirés d’un mauvais pas hier soir!
Anthony profita de cet instant d’inattention de sa gouvernante pour filer vers le box de
son poney.
— Vous n’avez pas à me remercier, milord, répondit la jeune fille, car ce fut une
immense joie pour moi d’avoir l’occasion d’accompagner Mlle Désirée Duval et je m’en
souviendrai jusqu’à mon dernier souffle!
— Jamais encore je ne l’avais vue jouer de façon aussi bouleversante! poursuivit le
marquis, avec enthousiasme. Vous méritez aussi des félicitations; vous y êtes
certainement pour beaucoup.
— Merci infiniment! répondit Nérita en levant les yeux vers lui.
Leurs regards se croisèrent et ils durent l’un et l’autre faire un effort pour les
détourner.
Aussitôt, comme s’il voulait dissiper une étrange impression, le marquis ajouta :
— Je vais me promener en traîneau cet après—midi. Il y a des années que je ne l’ai pas
fait... Je pense que cela vous ferait peut—être plaisir à vous aussi; voulez—vous venir avec
moi?
Nérita n’hésita pas.
— Je suis sûre qu’Anthony sera ravi, milord!
Mais elle n’eut pas plutôt répondu, que Nérita eut la bizarre sensation que le marquis
avait totalement oublié son fils et que son invitation ne s’adressait qu’à elle. Mais elle
pensa que c’était absurde.
Le marquis observait le ciel.
— Comme il est possible que le soleil ne dure pas, je pense qu’il serait prudent de
partir de très bonne heure, dit—il au bout d’un instant. Puis—je vous demander d’être
prête à 2 heures moins le quart?
— Je descendrai dans le hall avec Anthony à cette heure—là, promit Nérita, avant de le
quitter.
Elle alla rapidement jusqu’au box du poney, tandis que le marquis restait cloué sur
place au milieu de l’écurie.
Elle fit servir le déjeuner d’Anthony et le sien très tôt. Tout en mangeant rapidement,
Nérita pensait qu’il était certainement sans précédent que le marquis accepte d’emmener
son fils en promenade. Elle persistait à condamner sévèrement sa conduite habituelle
avec l’enfant, mais elle se disait avec une grande satisfaction qu’il était possible d’espérer
un changement d’attitude. « Je ne comprends pas quels motifs ont poussé le marquis à
faire cette proposition, se dit—elle. Mais peu importe! L’essentiel c’est que le petit
Anthony passe l’après—midi en compagnie de son père! C’est tout ce qui compte! »
Anthony au milieu du repas s’exclama soudain :
— Aujourd’hui, je veux monter Robin!
— Nous allons faire quelque chose de beaucoup plus agréable cet après—midi, répliqua
Nérita en souriant. Nous allons faire une promenade en traîneau! Vous allez voir comme
c’est amusant! Le Père Noël en utilise un comme ça pour transporter les jouets qu’il vient
mettre dans vos bas. Anthony!
— Un traîneau avec des rennes? interrogea le garçonnet.
— Je ne crois pas que nous ayons de rennes à Wych Park. Mais il y aura des chevaux
qui galoperont très vite sur la neige.
Elle craignait maintenant que le petit garçon ne trouve pas la promenade à son goût
parce qu’il n’y aurait pas de rennes. Cependant, il cessa de réclamer sa sortie sur le poney
et sembla satisfait.
Elle l’habilla chaudement et fit des vœux pour que le marquis ne s’aperçoive pas que
son fils avait pour la neige et le froid une aversion indigne d’un bon Anglais.
Elle se rassura en songeant qu’il y avait probablement dans le traîneau une
chaufferette pour les pieds et elle estimait qu’en asseyant l’enfant entre elle et son père, il
sentirait moins l’air glacé.
Il y avait une réserve de couvertures à l’écurie mais par précaution, elle en descendit
une supplémentaire pour envelopper l’enfant comme elle l’entendait.
Quant à elle, elle en était réduite à remettre son manteau de fourrure et espérait que
le marquis n’en remarquerait pas le raffinement. « Il est trop bien élevé et trop
indifférent à l’égard d’une petite gouvernante, pour m’en faire l’observation », murmura—
t—elle en l’enfilant.
Pour la première fois depuis son arrivée à Wych Park, elle emprunta le grand escalier
pour descendre avec Anthony dans le hall. Elle se reprochait de ne pas l’avoir fait plus tôt.
Elle aurait dû le promener dans la maison, pour lui montrer tous les trésors qu’elle
contenait et lui apprendre à les apprécier.
Les drapeaux accrochés aux murs auraient été une bien meilleure leçon d’histoire que
toutes celles qu’elle pouvait lui donner. Plus tard, les tableaux à sujets mythologiques ou
religieux pourraient également être utiles pour instruire l’enfant. Et la jeune fille se
promit d’explorer la maison du haut en bas, dès que le marquis s’absenterait.
Quand ils arrivèrent, Anthony et elle, sur le dernier palier, à mi—étage, ils aperçurent
le marquis qui les attendait dans le hall.
Il avait très belle allure ainsi, vêtu d’une admirable pelisse parfaitement coupée et
d’un haut-de-forme élégamment incliné, comme l’exigeait la dernière mode. En dépit de
toutes les préventions qu’elle nourrissait contre lui, Nérita admit, en admirant la
prestance aristocratique et l’air viril du marquis, que nulle demeure, si somptueuse fût—
elle, ne lui aurait mieux convenu. « C’est exactement ce qu’il lui faut, songea—t—elle,
mais il y faudrait une maîtresse de maison! »
Pour la centième fois depuis son arrivée, elle se demandait la raison pour laquelle le
mariage du marquis avait été un échec, et pourquoi sa belle épouse italienne s’était enfuie
en abandonnant son petit garçon.
Le premier regard du marquis fut pour la couverture que Nérita portait sur le bras :
— Je vois que vous avez pris toutes vos précautions! dit—il un peu railleur.
— Je ne veux pas qu’Anthony prenne froid.
— Ce serait certainement très ennuyeux, répondit—il d’un air vague, tout en les
regardant longuement, tour à tour.
Brusquement, Nérita se souvint avoir promis à Emily, s’il lui arrivait d’aller à un autre
étage que celui de la nursery de mettre ses horribles lunettes. Mais, n’ayant jamais
rencontré le marquis durant sa première semaine de séjour à Wych Park, elle avait
totalement oublié cette promesse. Maintenant il était trop tard. Aussi, le marquis la
dévisageant avec insistance, baissa—t—elle les yeux, et ses longs cils palpitaient sur sa
peau nacrée.
Il l’observa encore un moment en silence puis les entraîna vers la porte. Un tapis avait
été jeté sur les degrés du perron au bas duquel un joli traîneau bavarois aux couleurs
vives et aux amusants motifs les attendait.
Un laquais vint les aider à s’installer; elle voulut asseoir Anthony, comme elle se l’était
bien promis, entre elle et le marquis. Mais lorsqu’il eut pris les rênes en main, il déclara
sur un ton sans réplique :
— Mettez donc l’enfant sur le bord, mademoiselle. Il verra beaucoup mieux!
Nérita n’osa pas protester et docilement changea de place avec le petit garçon.
Anthony semblait fort heureux de pouvoir ainsi se pencher par—dessus le flanc du
traîneau qui s’ébranla et glissa sur la neige.
Il y avait une chaufferette, comme Nérita l’avait prévu, et deux épaisses couvertures de
fourrure. Il était impossible de souffrir du froid. Elle enveloppa Anthony comme dans un
cocon, et attacha soigneusement sur ses oreilles les pattes, de sa casquette; elle s’assura
enfin que l’air ne pouvait pas se glisser entre son cou et son écharpe. Puis elle lui dit de sa
voix douce :
— Là, vous n’aurez pas froid, mon chéri! Soyez bien sage !
L’enfant répondit seulement :
— Il faut que les chevaux courent très vite!
— C’est ce qu’ils vont faire. Vous verrez, Anthony.
Nérita, sans le savoir, n’avait pas fait une vaine promesse, car le marquis avait
l’intention d’aller vite.
Dès qu’ils furent sortis du parc, ils trouvèrent une couche de neige très épaisse. Nérita,
surprise, évoquait un heureux séjour qu’elle avait fait autrefois en Suisse avec son père et
sa mère. C’était l’hiver où elle avait appris à patiner et à skier. Son père était un vrai
champion de ski. Mais, comme elle savait que sa mère était triste lorsqu’elle s’éloignait,
Nérita avait davantage pratiqué le patinage que le ski. Nérita envisagea alors la possibilité
de demander au marquis si elle pourrait patiner avec Anthony sur la pièce d’eau du parc
dès que la glace serait suffisamment prise. « Après tout, je n’ai aucune raison de solliciter
son autorisation, finit—elle par se dire. Il suffira que je commande des patins pour
Anthony et pour moi. Personne ne peut trouver anormal que j’apprenne à patiner à cet
enfant! »
Le soleil étincelait sur la neige. On aurait cru traverser un pays de conte de fées, dont
les arbres auraient été de cristal scintillant. La neige semblait parsemée de diamants.
On était déjà assez loin du château, mais on l’apercevait encore. La demeure
majestueuse paraissait encore plus belle dans ce cadre enchanteur, et Nérita ne put
s’empêcher de s’exclamer :
— Comme il est beau!
Ayant suivi son regard, le marquis répondit :
— Je suis d’accord avec vous, mais je le trouve encore plus beau, moi, parce que c’est
mon foyer.
Pensant à sa chère demeure de Meridon, perdue pour toujours, elle répondit, le cœur
serré :
— Vous avez beaucoup de chance!
— Seriez—vous envieuse?
— Peut—être le suis—je, après tout, admit Nérita avec une pointe de nostalgie. Un
foyer : n’est—ce pas ce que tout le monde souhaite? Ceux qui n’ont pas de foyer n’ont pas
de racines, pas de refuge...
— Que s’est—il passé dans votre vie? Il a dû vous arriver un malheur pour que vous
parliez ainsi? s’enquit avec un intérêt non dissimulé le marquis.
Nérita comprit trop tard qu’involontairement elle avait manqué de discrétion et qu’il
était très incorrect, de sa part, de parler au marquis avec autant de simplicité que si elle
l’avait rencontré dans un salon, alors qu’elle n’était que son employée. Elle se mordit les
lèvres et s’empressa de détourner la conversation :
— Ce n’est vraiment pas... pas intéressant, milord, dit—elle. (Puis elle se tourna vers
Anthony et lui expliqua :) Eh bien, Anthony, vous voilà semblable au Père Noël. Nous ne
transportons pas de jouets pour les enfants sages mais c’est la seule différence!
— Non! le Père Noël a des rennes, lui! rappela Anthony d’un ton boudeur.
— Quand ses rennes sont malades, il emploie peut—être des chevaux, lui aussi, dit
Nérita.
Avec son obstination coutumière et pour le grand supplice de Nérita, Anthony insista :
— Les rennes sont plus beaux!
Mais le marquis s’en souciait peu. Il interrompit leur conversation pour poser une
question qui lui brûlait les lèvres depuis la veille :
— Il y a une chose que je voudrais bien savoir, miss Graham. Pourquoi avez—vous
choisi d’être gouvernante, alors que vous êtes douée d’un aussi exceptionnel talent de
musicienne?
— C’est très simple : le talent est une chose, le génie comme celui de Mlle Duval, par
exemple, en est une autre.
— Mlle Duval a été très impressionnée par votre interprétation. Elle m’a laissé un
message pour vous, avant de partir.
Nérita ne répondit rien. Elle attendait, pressentant ce qu’il allait ajouter :
— Voilà ses propres termes : « Vous direz à miss Graham que, si elle veut venir à Paris,
je lui ferai donner un emploi au théâtre, comme je le lui ai promis. » Et elle a laissé un
cadeau pour vous que je vous remettrai quand nous rentrerons.
— Mlle Duval est vraiment trop aimable.
— Et moi, je sais que je ne pourrai jamais trouver assez de mots pour vous exprimer
toute ma gratitude car, sans vous, ma réception eût tourné au désastre.
— Mais non! Je suis certaine que Mlle Duval aurait été une Phèdre aussi convaincante
sans mon accompagnement musical.
— Mais elle se refusait à jouer et elle n’aurait pas cédé. Elle cherche la perfection. Or,
la musique tient une grande place dans son interprétation.
— En effet! C’est ce que j’ai cru comprendre!
— Donc, comme je viens de vous le dire, je vous suis profondément reconnaissant.
Nérita ne répondit rien; et le marquis reprit :
— J’avais d’abord songé, cette nuit, à vous prier de vous joindre à nous pour vous faire
rencontrer mes amis qui vous avaient applaudie en même temps que Désirée Duval. Mais
finalement... je me suis rendu compte que je ne souhaitais pas que vous vous joigniez à
eux.
— C’est normal et je comprends fort bien. Je ne suis, en somme, que l’une de vos
domestiques.
Le marquis se récria .
— Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire! Et vous le savez parfaitement !
Intriguée par ce qu’il y avait de bizarre dans cette phrase et le ton sur lequel elle avait
été prononcée, Nérita demanda, presque comme si elle le défiait :
— Eh bien! que vouliez—vous donc dire réellement, milord?
— Je voulais seulement dire que vous étiez... unique : je n’aurais jamais pensé
découvrir quelqu’un comme vous dans ma propre maison... ni ailleurs, du reste! Alors, j’ai
eu peur que si vous vous mêliez à mes invités, vous ne changiez... que vous ne
ressembliez aux autres... que vous deveniez comme tout le monde...
Il avait parlé lentement, comme s’il éprouvait de la difficulté à exprimer exactement ce
qu’il pensait.
Il ne quittait pas du regard les chevaux et pourtant, la jeune fille avait la sensation
qu’il la scrutait pour découvrir en elle les mots qu’il prononçait.
— Je crois, milord, dit—elle après avoir pris le temps de réfléchir, que la nuit dernière,
nous étions tous... dans un état un peu particulier. La présence de Mlle Duval rendait
l’atmosphère magique. Elle nous insufflait une sorte de lyrisme qui n’émanait que d’elle.
— Ce n’est absolument pas vrai! protesta—t—il, et je trouve votre fausse modestie,
miss Graham. parfaitement inutile.
Cette dureté qui transparaissait dans les propos du marquis heurta Nérita. Quelques
instants auparavant il avait pourtant fait montre d’amabilité. Mais était—il sincère? Elle
l’avait cru, mais maintenant, elle ne savait plus si elle devait ou non en être certaine.
Elle finit par dire :
— Parfois certaines choses ou certains événements nous transportent hors de nous—
mêmes... pour un moment. Nous voyons alors les choses sous un angle... différent. C’est
ce qui nous est arrivé cette nuit. Aujourd’hui, nous sommes revenus... à notre banalité
quotidienne.
— En êtes—vous bien sûre? insista le marquis.
— Absolument.
— Alors, si c’est vrai... pourquoi êtes—vous ici?
Nérita ne pouvait plus faire semblant de ne pas comprendre. Elle rétorqua seulement :
— Je veux pourtant croire... enfin, j’ai voulu croire que vous aviez pensé faire plaisir à
votre fils, en l’emmenant faire une promenade en traîneau.
— Mais vous saviez parfaitement bien que ce n’était pas le véritable motif de mon
invitation! compléta brutalement le marquis.
Nérita ne répondit pas et le silence s’installa. Il se concentrait sur la conduite du
traîneau, tandis que Nérita méditait sur l’incongruité de la conversation qu’elle venait
d’avoir avec le marquis, conversation qui n’aurait jamais dû avoir lieu, étant donné sa
position subalterne dans la maison.
Pour être tout à fait honnête, elle devait en outre, reconnaître que cette conversation
ne ressemblait qu’apparemment à celles qu’elle avait pu avoir en Italie, avec des jeunes
gens qui lui faisaient la cour en dansant.
Leur moindre mot était une flatterie, ils l’encensaient du regard, mais tout le monde
savait que c’était une sorte de jeu, tandis que les propos échangés avec le marquis
n’évoquaient nullement un simple flirt. Quelque chose d’infiniment plus subtil et, elle le
pressentait, de plus dangereux, venait de se passer.
En dépit de toutes ses bonnes résolutions, en dépit de ses préventions contre le
marquis qu’elle croyait sincèrement détester à cause d’Anthony, les sentiments qu’il lui
inspirait la troublaient sans qu’elle comprît comment ni pourquoi.
Elle savait seulement qu’elle était heureuse de sentir à ses côtés un homme avec
d’aussi larges épaules, un si fier maintien, et une façon si particulière de tourner la tête à
chaque instant pour la regarder. Elle soupira intérieurement : « Il est si viril! » se dit—elle
et au même instant elle eut l’impression, pour la première fois de sa vie, d’être
véritablement une femme.
Il rompit le silence :
— Pourquoi êtes—vous venue à Wych Park? demanda—t—il sans préambule.
— Je cherchais du travail.
— Voilà qui semble difficile à admettre quand on compare votre salaire à la petite
fortune que représente le manteau de fourrure que vous avez sur le dos!
Nérita sursauta : « Il a donc fait attention à la manière dont j’étais habillée... » Mais
elle se contenta de répondre :
— C’est un cadeau que l’on m’a fait.
— C’est bien ce que je pensais, dit—il d’un ton glacial, avec une grimace qui permettait
de penser qu’il était plein de mépris.
Furieuse, Nérita lui répondit avec violence :
— Je vois ce que vous pensez, milord! mais vous vous trompez!
— Ainsi... vous lisez dans mes pensées comme je lis dans les vôtres! s’exclama le
marquis.
Nérita retint son souffle; il poursuivit :
— Oui... vous me haïssiez pour la façon dont je vous ai parlé le jour où j’ai cru que
l’enfant avait été blessé dans les écuries. Vous ne m’aimiez pas plus quand je vous ai fait
venir sur la scène, hier soir, et que j’ai laissé voir que je ne vous croyais pas capable
d’accompagner Désirée Duval... mais maintenant... si je ne me trompe, vous avez de tout
autres sentiments...
Nérita demeura stupéfaite. Jamais elle ne l’aurait cru aussi perspicace. Encore moins
s’attendait—elle à le sentir tellement en harmonie avec elle, capable, comme seul son père
l’avait été, de connaître le fond de son âme, de ses pensées et de ses sentiments.
— Ai—je raison? demanda le marquis.
— J’ai l’impression que l’intérêt que vous portez, milord, à une petite gouvernante, est
tout à fait... inhabituel, et que c’est quelque chose qui ne... devrait pas être, répondit
Nérita d’un ton sage et réprobateur.
Le marquis se mit à rire.
— Je ne peux pas vous empêcher de jouer un rôle, si vous avez décidé de le faire! Mais,
soyons justes, vous ne pouvez pas non plus m’empêcher d’être intrigué par le mystère qui
vous entoure, de faire des suppositions et de me demander pourquoi une jeune fille
comme vous peut avoir envie de jouer les Cendrillon! (Il lui jeta un coup d’œil avant
d’ajouter avec un sourire radieux :) J’ignore vos raisons; mais, quelles qu’elles soient,
puis—je me permettre de vous dire que, si je suis curieux de savoir pourquoi vous avez
choisi Wych Park pour jouer ce rôle, j’en suis surtout infiniment heureux?
5
Nérita ne sut pas quoi répondre. Elle prit à nouveau le parti de s’occuper d’Anthony et
se plongea dans une grande conversation avec lui.
Leur passage venait justement de déranger quelques cerfs qui se dispersaient de tous
côtés, effrayés par le traîneau. Le petit garçon aurait voulu les poursuivre, et il était très
excité. Le traîneau filait toujours de l’avant, les emportant dans l’enchantement de la
forêt.
Brusquement, le soleil se cacha et la neige se mit à tomber. Le marquis regarda le ciel
avec appréhension.
— Il faut que nous rentrions immédiatement. Je crois que nous allons avoir une
tempête, déclara—t—il.
Mais il aurait été imprudent de faire tourner l’attelage avant de trouver un terrain plat
assez large pour que les chevaux ne risquent ni de s’enfoncer dans la neige ni de tomber.
A peine le marquis eut—il enfin fait demi—tour dans une clairière et relancé les
chevaux que les flocons se firent plus fournis et qu’un vent cinglant les leur envoyait dans
le visage.
Anthony pleurnichait, aussi Nérita le serra—t—elle contre elle.
— Nous allons bientôt arriver à la maison, lui dit—elle gaiement pour le rassurer.
Le marquis ne pouvait forcer l’allure des chevaux. Il ne voyait pratiquement rien, le
terrain était en pente et les bêtes n’avançaient qu’au pas. La jeune fille baissait la tête
pour éviter les flocons qui l’aveuglaient en s’accrochant à ses longs cils épais.
Mais le petit garçon continuait à se plaindre et répétait :
— J’ai froid! j’ai froid! Je veux rentrer!
Elle essayait de l’apaiser comme elle le pouvait.
— Nous serons bientôt arrivés, mais vous voyez bien que pour le moment les pauvres
chevaux ont du mal à aller vite avec cette neige qui tombe sur leur tête. Vous n’aimeriez
pas non plus avoir de la neige dans les yeux, Anthony, n’est—ce pas? lui dit—elle
gentiment.
Mais l’enfant criait obstinément :
— J’ai froid! trop froid!
Nérita était persuadée qu’il jouait la comédie, se disant beaucoup plus malheureux et
fatigué qu’il ne l’était; il n’avait pas non plus aussi froid qu’il le prétendait. Elle était
cependant malheureuse pour lui et jeta un regard de détresse au marquis. Il la rassura :
— Je ne pense pas que cette tempête durera longtemps. Nous allons chercher dans les
bois un endroit où nous serons un peu protégés par les arbres et nous attendrons un
moment qu’elle se calme.
Il ne trouva pas immédiatement dans le sous—bois un passage assez large pour y faire
avancer les chevaux; mais il finit par s’engager sur un sentier étroit, à couvert sous des
branches d’arbres.
Sans quitter le chemin des yeux, il se pencha vers Nérita :
— Je viens de me rappeler à l’instant qu’il y a une hutte de bûcherons un peu plus loin,
par ici. Vous pourrez vous y abriter : ce sera tout de même mieux pour vous.
— C’est une bonne idée! Et comme vous le disiez, la neige me semble tomber trop dru
pour que cela dure très longtemps.
— On peut l’espérer, en effet, confirma le marquis.
Quelques instants plus tard, il arrêtait les chevaux.
Comme il l’avait annoncé, il y avait une petite cabane dans une clairière où des
bûcherons avaient travaillé très récemment.
Le marquis en approcha les chevaux et dit vivement :
— Ne bougez pas! La neige est trop épaisse ; il faut que je vous porte tous les deux.
Comme l’attelage ne bougeait plus, il fixa les rênes sur le traîneau et sauta rapidement
sur le sol. Puis il tendit les bras et Nérita lui passa le petit garçon.
Anthony n’avait pas cessé de protester qu’il voulait rentrer à la maison. Mais, quand il
se trouva dans les bras de son père, il se tut immédiatement, intéressé par cette halte
imprévue; il avait passé les bras autour du cou de son père, ce qui réjouit la jeune fille.
Par prudence, Nérita prit la couverture de fourrure avec laquelle elle avait couvert
l’enfant et se prépara à descendre du traîneau. Avant qu’elle ait posé un pied dans la
neige, le marquis revint près d’elle.
— Puis—je vous confier la couverture? lui demanda—t—elle.
— Je vais d’abord vous porter à l’intérieur.
— Mais je suis capable de marcher! assura Nérita.
— Vous êtes folle! La neige est trop épaisse.
Le ton du marquis était sans réplique. Il était inutile de protester, mais elle était gênée
de se laisser ainsi porter. Elle savait cependant qu’il se serait conduit exactement de la
même façon, dans un cas analogue, avec n’importe quelle femme, quel que soit son âge.
Elle reposa donc la couverture sur le siège sans rien dire et attendit debout dans le
traîneau, faisant contre mauvaise fortune bon cœur.
Elle aurait voulu dire quelque chose, le remercier ou s’excuser pour l’embarras qu’elle
lui causait, mais elle ne trouvait pas les mots qui convenaient. Elle éprouvait une
sensation étrange, une sorte de bien—être à se sentir serrée contre sa poitrine, emportée
par ses bras vigoureux. Jamais elle n’avait encore éprouvé cela et elle se disait qu’elle
devenait un peu folle d’y prendre autant de plaisir.
Jamais elle n’avait été tenue de si près par aucun homme, même en dansant. Une
sensation toute nouvelle l’envahissait. Le visage du marquis était si proche du sien! Une
nouvelle fois elle se dit qu’il était terriblement viril.
Il n’y avait que quelques enjambées du traîneau à la hutte, et il en franchit le seuil
avant de la reposer à terre.
— Je retourne chercher la couverture, dit—il en l’abandonnant avec une brusquerie
surprenante que Nérita trouva superflue et incompréhensible.
Mais, déjà, Anthony se jetait sur elle.
— Quelle drôle de petite maison! C’est peut—être la maison où habitent les trois ours?
— Cela pourrait bien être, en effet; mais ils ne sont pas là pour le moment.
C’était une cabane de gros rondins, avec une petite lucarne et une cheminée
rudimentaire dont les bûcherons se servaient quand il faisait trop mauvais temps.
Un gros tas de cendres restait dans le foyer éteint et il y avait toute une provision de
feuilles sèches et de fagots. En découvrant cela, Nérita dit tout de suite à Anthony :
— Nous allons allumer du feu et vous n’aurez plus froid.
— Mais j’ai froid, gémit aussitôt Anthony.
— Frappez vos mains l’une contre l’autre, comme les hommes qui travaillent dehors,
lui suggéra Nérita avec sa patience habituelle.
Mais cela ne tentait pas l’enfant. Dès que le marquis revint, chargé non seulement de
la couverture et de la chaufferette, mais aussi du dossier capitonné qu’il avait détaché du
siège du traîneau, il courut vers lui en lui ordonnant impérativement :
— Allumez vite le feu! Je veux du feu!
— Laissez—moi le temps! Il faut que j’aille d’abord m’occuper de nos chevaux,
répondit gaiement le marquis.
Après avoir posé sur le sol tout ce qu’il avait apporté, il adressa un grand sourire à
Nérita et retourna dehors.
C’était un homme vigoureux et robuste qui respirait la santé et donnait l’impression
que le mauvais temps ne lui faisait pas peur.
Nérita était presque surprise de sa bonne humeur, sachant que c’était uniquement à
cause d’eux qu’il s’était arrêté. Seul, il eût poursuivi sa route jusqu’à la maison quelle
qu’ait pu être la violence de la tempête.
Elle prit la chaufferette et l’installa près du foyer pour y asseoir le petit garçon. Ayant
constaté que la terre battue du sol était bien dure et bien sèche, elle mit le dossier du
traîneau par terre contre le mur, face à la cheminée.
Le marquis revint, le dos couvert de neige, et dut s’arrêter sur le seuil pour secouer
son chapeau et son manteau.
Il s’écria joyeusement :
— C’est presque incroyable : il tombe plus de neige encore !
— Et les chevaux? s’inquiéta Nérita, comment sont—ils?
—Ils sont à peu près à l’abri sous les arbres. Je pense que ce sont des bêtes assez
résistantes. Beaucoup plus, certainement, que ceux que j’ai à Londres. Car ceux—ci
restent toute l’année à Wych Park.
— Ils sont d’une beauté exceptionnelle. Chaque fois que je les vois, je ne peux me
lasser de les admirer.
— Je pensais bien que vous étiez capable de savoir apprécier tout ce qui est de bonne
souche, remarqua le marquis.
Et Nérita fut encore une fois très surprise de voir comme cet homme la connaissait
bien.
Mais Anthony était bien décidé à ne pas laisser le marquis oublier ce qui l’intéressait,
lui.
— Le feu! réclama—t—il. Faites un feu pour que nous puissions nous réchauffer les
mains.
Le marquis, souriant, ramassa quelques feuilles mortes et des brindilles, les disposa
dans le foyer, ajouta des bûches et alluma le tout; presque aussitôt une haute flamme
jaillit.
Nérita, qui l’avait regardé faire, ne put s’empêcher de souligner :
— Vous êtes diablement habile à ce genre d’exercice!
— J’ai fréquenté Eton, c’est pour cela. C’est la chose que l’on vous apprend le mieux
dans les collèges anglais. Quand un jeune garçon qui est affecté au service d’un grand
laisse tomber le feu, il e&t battu!
Au début, le bois fuma un peu, mais les bûcherons avaient bien construit leur
cheminée et le feu ronfla vite joyeusement. Il faisait même si chaud qu’Anthony dut
reculer sa chaufferette; il la traîna près de Nérita et se pelotonna contre elle.
— Est—ce que nous allons rester ici pour dormir cette nuit? demanda—t—il avec
quelque espoir.
La jeune fille lui passa le bras autour des épaules et lui appuya le dos contre le
coussin; elle le couvrit jusqu’au nez avec la couverture de fourrure. Il avait l’air d’un petit
raton dont seul dépassait le bout du museau.
— Nous sommes très bien ici, mais j’espère que nous n’y passerons tout de même pas
la nuit!
C’était une perspective plutôt inquiétante. Comme pour quêter une réponse, le
marquis alla à la fenêtre, frotta la vitre du bout des doigts et dit, soucieux :
— Cela n’a pas l’air de vouloir se calmer... Mais la nuit n’est pas encore là!
— Elle n’est pas si loin. On partira certainement à notre recherche? remarqua la jeune
fille.
— Oh! Je ne crois pas qu’on juge cela nécessaire avant 4 h 30 ou 5 heures.
Nérita soupira faiblement mais, pour ne pas effrayer Anthony, ne fit aucun
commentaire.
Le petit garçon semblait parfaitement heureux de se laisser bercer par la jeune fille et
de regarder le feu.
Elle ouvrit son col; et comme elle avait, personnellement, beaucoup trop chaud, elle
enleva sa capuche de fourrure et arrangea un peu sa coiffure en se passant les mains dans
les cheveux.
Soudain, elle leva la tête et fut troublée par l’expression qu’elle lut dans le regard du
marquis qui l’observait, debout près de la cheminée.
Comme s’il n’avait jamais imaginé que semblable aventure puisse lui arriver, il s’écria
soudain :
— Non! Je ne peux pas rester debout dans cette hutte! Je suis vraiment trop grand!
Pouvez-vous me faire une petite place sur votre coussin? Je crois que je serais mieux, si je
m’installais près de vous.
Nérita essaya de répondre avec naturel :
— Mais oui! bien sûr! Il y a assez de place!
Le marquis secoua ce qui restait de neige sur son manteau, le posa par terre devant le
coussin et s’assit à côté d’elle.
A nouveau ils étaient tout près l’un de l’autre; Nérita tourna la tête vers Anthony
comme si elle attendait de lui quelque protection.
— Je n’avais pas prévu cette tempête, miss Graham. Mais, j’avoue que je trouve ce
contretemps plutôt plaisant, déclara le marquis.
— Ce serait beaucoup moins agréable si nous étions obligés de passer la nuit ici,
répondit—elle d’un ton détaché ; d’ici une heure ou deux nous aurons faim et soif.
— Voilà une manière bien terre à terre de considérer une aventure passionnante que
vous raconterez plus tard à vos petits—enfants, miss Graham, plaisanta le marquis.
Sans réfléchir, elle répliqua ;
— Il y a plus de chances que ce soit une histoire qui fasse la joie des mauvaises
langues, si elles l’apprennent!
— Auriez—vous tellement peur d’être compromise, miss Graham? demanda—t—il d’un
ton presque moqueur.
Sans le regarder, car elle sentait bien qu’il souriait, Nérita rétorqua :
— Je pense qu’Anthony est un chaperon très convenable.
A peine ces mots prononcés, elle pensa que la conversation prenait un tour qui ne
convenait guère à son rôle d’employée, et elle se mordit les lèvres.
Pourtant, le marquis ne semblait pas s’en formaliser. Au contraire, et c’était le plus
surprenant, il faisait lui—même tomber toutes les barrières qui les séparaient; il l’amenait
à franchir les obstacles et parvenait même, sans qu’elle sût comment, à lui faire oublier
ses préventions contre lui.
Après un instant de silence, il reprit :
— Parlez—moi un peu de vous.
— Vous savez fort bien que vous ne devriez pas me demander cela! déclara—t—elle,
forte de ses bonnes résolutions.
— Pourquoi donc? s’étonna—t—il ingénument. La plupart des femmes aiment
beaucoup parler d’elles... Et je ne connais rien de plus irritant que votre air mystérieux.
— Puisque cela vous agace, le mieux serait de ne plus y penser. Il faut toujours chasser
de son esprit les pensées exaspérantes.
— C’est une chose que je suis tout à fait incapable de faire. D’ailleurs, je n’ai pas cessé
de penser à vous depuis le jour où je vous ai vue pour la première fois.
Avec ironie Nérita remarqua :
— Et indiscutablement, ce jour—là vous étiez irrité!
— Mais dès que j’ai eu le temps de réfléchir, la curiosité m’a dévoré.
Elle ne répondit rien et laissa retomber le silence.
Le marquis fut le premier à le rompre. Il parlait d’une voix très basse, très douce :
— Je savais que vous étiez dans la maison et que je vous reverrais. Mais je n’avais pas
imaginé que notre seconde rencontre pourrait être aussi spectaculaire. Et, quand Mrs
Wilton m’a dit que vous jouiez du piano, j’ai supposé que vous le faisiez comme tout le
monde. Je m’attendais à entendre une pianiste amateur ne connaissant le succès
qu’auprès d’invités polis.
— Mais c’est ce que je suis! dit—elle laconiquement.
Il se récria avec chaleur :
— Allons! Vous savez très bien que vous jouez mieux que beaucoup de professionnels!
Il fit une pause, volontairement, puis reprit en la regardant :
— Aurais—je deviné? Seriez—vous une artiste qui, pour une raison quelconque, aurait
momentanément abandonné les planches?
— Je ferais mieux de ne pas répondre pour que vous continuiez à être irrité, ou amusé
par le mystère qui m’entoure.
Le marquis prit une voix grave :
— Mais moi, je vais le faire pour vous! Je n’en crois rien. Vous paraissez beaucoup trop
jeune. Et je me demande, d’ailleurs, comment Marriott a pu se laisser persuader de vous
engager.
Il attendit que Nérita parle mais elle se tut. Alors, il la regarda et demanda :
— Avez—vous menti sur votre âge? J’imagine que c’est ce que vous avez fait parce que
vous aviez besoin d’un emploi.
Nérita le trouvait vraiment trop perspicace et trop intelligent. Et comme elle ne voulait
à aucun prix qu’il poursuive ses investigations, elle lui dit avec une moue d’enfant gâtée :
— Ce sujet me fatigue. J’ai grande envie d’avoir l’impertinence de vous demander d’en
changer : qu’en pensez—vous?
— Je trouverais cela bien ennuyeux.
— Alors, dit Nérita, peut—être vaudrait—il mieux pour nous deux regarder le feu en
silence.
Le marquis se tourna et la fixa droit dans les yeux.
— Si vous ne voulez plus m’adresser la parole, je parlerai tout seul! Je dirai tout haut
combien vous êtes belle, bien qu’il soit impossible de trouver des mots pour décrire ce qui
vous rend si extraordinaire; il y a, dans votre visage, bien plus que de la simple beauté!
Nérita tourna aussitôt la tête de l’autre côté. Ainsi, il ne pouvait plus voir que le bout
de son oreille. Puis elle dit avec une grande froideur :
— Ce n'est pas là le langage que le marquis de Wychbold doit employer avec la
gouvernante de son fils!
— Je me moque bien du marquis de Wychbold! répondit—il. Je suis seulement un
homme, et un homme qui se trouve, par suite d’étranges circonstances, tout seul avec la
plus fascinante et la plus mystérieuse créature qui soit : une femme qui pourrait bien
s’être échappée du pays des fées!
— Nous ne sommes pas tout seuls, remarqua Nérita, en se penchant vers le petit
Anthony.
Mais elle vit que l’enfant, blotti contre elle, dormait profondément. C’était une
réaction normale après la longue promenade dans le froid; maintenant la chaleur et le feu
avaient eu raison de sa résistance.
Le marquis triomphait.
— Vous voyez bien : j’avais raison! dit—il d’une voix douce. Nous sommes seuls;
personne ne peut m’entendre.
— Je vous en prie, taisez—vous!
A nouveau, elle le regardait, mais d’un air suppliant cette fois, en se rendant compte
que son visage était encore plus près du sien qu’elle ne l’avait cru.
Elle plongea ses yeux dans les siens et fut perdue. Elle ne vit plus que la lumière qui
les illuminait, une lumière qui semblait le reflet des flammes.
Elle eut un peu peur. Et elle sentit, tout au fond de son cœur, qu’il lui arrivait quelque
chose de nouveau. Elle ne savait pas encore exactement ce que c’était. Elle ne savait quel
nom donner à cette émotion qui la bouleversait.
Elle se sentait liée à un homme qu’elle venait seulement de rencontrer, un homme
qu’elle avait cru haïr, mais qui, subitement, était devenu partie intégrante d’elle—même,
de sa vie et de son âme.
Le marquis restait immobile, figé, sans un geste, la dévisageant comme s’il avait été
pétrifié.
Puis l’inévitable se produisit : il étendit lentement les bras pour l’enlacer et ses lèvres
se posèrent sur les siennes.
Ce fut un moment d’extase poétique, de pure musique. Nérita sut que désormais son
cœur en aurait besoin pour battre et que, sans le savoir, elle avait toujours attendu cet
instant. Quand les lèvres du marquis emprisonnèrent les siennes, elle en éprouva la
douceur, la tendresse, l’exigence, avec un bonheur infini.
Il lui semblait que ses lèvres communiquaient cette tendresse à son corps et le
réchauffait. Son âme, comme tout son être, était en harmonie avec la mélodie silencieuse
qui l’envahissait. Elle était plongée dans une sorte d’enchantement comparable à celui
qu’opérait parfois la musique et qui semblait venir du ciel.
Elle aurait été incapable de savoir combien de temps avait duré leur premier baiser.
Elle ne savait qu’une seule chose : après ce baiser, elle n’était plus la même; désormais
elle lui appartenait et il lui appartenait; ils ne formaient plus qu’un seul et même être.
Elle avait l’impression qu’ils venaient de se retrouver après une longue, très longue
séparation; et tout cela était aussi étrange qu’inexplicable.
Quand le marquis releva la tête et la regarda dans les yeux, il lui dit d’une voix
bouleversée, rauque et un peu tremblante :
— Comment cela a—t—il pu arriver? Pourtant, c’est la réalité, et je savais, depuis le
premier jour, que cela nous arriverait... C’était inévitable...
Nérita était incapable de parler. Elle avait conscience, vaguement, au fond d’elle—
même, que tout cela était mal et répréhensible, et, pourtant, cela lui était indifférent. Elle
avait oublié tout ce qui la séparait du marquis; ou, du moins, elle ne pouvait plus se
souvenir qu’il était un personnage important, un homme marié, un aristocrate.
Pour elle, il n’était plus qu’un homme en face d’une femme, tous deux dépouillés de
leurs attributs sociaux; ils étaient seuls au monde, le monde se réduisant à cette humble
cabane de bois où ils se trouvaient l’un près de l’autre.
Le marquis la serra plus près de lui.
— Parlez—moi. Dites—moi à quoi vous pensez! supplia—t—il.
— Je ne peux même pas penser... murmura—t—elle.
— Oui, vous m’aimez comme je vous aime, ma chérie! Je ne connais rien de plus
merveilleux que vos lèvres...
Il la serrait toujours plus fort et elle pressentit qu’il allait encore l’embrasser. Alors,
elle détourna la tête.
— Il ne faut pas... Nous ne devons pas... chuchota—t—elle.
— Il est trop tard! beaucoup trop tard pour protester et même pour avoir des remords!
déclara—t—il fermement.
Il lui prit le menton et l’obligea à tourner la tête vers lui.
— Combien d’hommes vous ont déjà embrassée? demanda—t—il, avec, déjà, une note
de jalousie dans la voix.
— Personne... sauf vous!
En disant ces mots, elle repensa à tous les jeunes gens qui avaient essayé de le faire,
en Italie, mais ce n’étaient que les ombres falotes d’un passé négligeable, oublié depuis
longtemps. C’était la vérité. Ils n’avaient jamais compté pour elle.
Maintenant il y avait le présent, le merveilleux présent qui seul importait. Des frissons
la parcouraient de la tête aux pieds au contact de sa main sur son menton et ses lèvres qui
s’approchaient, l’attiraient comme un aimant.
— Il était écrit que je serais le premier... ajouta—t—il avant de l’embrasser
longuement, passionnément; son cœur battait à tout rompre. Quand il la libéra,
longtemps après, il lui semblait ne même plus pouvoir respirer.
Il lui toucha doucement la joue, puis les cheveux et s’étonna :
— Comment pouvez—vous être aussi mystérieusement belle? Cela défie la raison! Vos
yeux me poursuivent, je ne vois plus qu’eux ! Et je ne connais pas au monde une
chevelure pareille à la vôtre!
Tout en l’écoutant, Nérita se demanda si elle ne devait pas être jalouse de l’admirable
chevelure noire de Désirée Duval. Elle pensa soudain que, la nuit précédente, le marquis
avait peut—être caressé les cheveux de la comédienne comme il caressait les siens
maintenant... Il l’avait peut—être prise dans ses bras, comme elle aujourd’hui...
Mais tout cela n’avait plus d’importance. Ce qui l’unissait si étroitement au marquis,
ce n’était pas seulement leur attirance physique, mais quelque chose de beaucoup plus
grave : une parenté spirituelle qui était l’essentiel de leur être. L’harmonie intérieure qui
les liait participait d’un autre monde et ne pouvait exister deux fois.
Comme s’il avait deviné le cours de ses réflexions, le marquis lui dit :
— Vous n’avez aucune raison d’être jalouse de quelqu’un. Les femmes qui ont passé
dans ma vie ne sont que des étapes sans conséquence dans ma quête de l’amour véritable
: c’est vous, vous seule que je cherchais et attendais. Vous êtes enfin venue, et,
maintenant, elles ont déjà toutes disparu de mon souvenir.
Or, Nérita pensait de même.
Brusquement, comme si le simple fait d’avoir parlé des autres femmes lui avait
rappelé que l’univers ne se limitait pas à cette cabane, elle jeta un regard inquiet vers la
fenêtre :
— Nous allons pouvoir essayer de partir! constata—t—elle sans vraiment souhaiter que
ce soit possible.
Elle aurait voulu rester aussi près de lui durant des heures.
— Comment pourrais—je vous quitter, même pour quelques instants, maintenant?
soupira-t-il. Non! je veux rester ici toujours, comme si nous étions seuls au monde, un
monde enchanté que je viens de découvrir!
C’était exactement ce que ressentait la jeune fille; sa voix trahit un léger effroi :
— C’est un enchantement : oui, c’est bien cela! Et nous avons été enchantés tous les
deux...
— C’est vous qui m’avez ensorcelé, répondit le marquis. Je crois que vous n’êtes pas
une créature d’ici—bas. Vous êtes une magicienne et vous m’avez jeté un sort la première
fois où je vous ai abordée et où j’ai vu votre visage si joli enflammé par le dédain et la
colère.
— Et maintenant? interrogea—t—elle.
Du bout du doigt, il frôla la courbe des lèvres rondes, le petit nez aquilin, les arcades
sourcilières.
Et, tandis qu’elle frissonnait sous sa caresse légère, il sourit et dit :
— Oh ! ma chérie, je sais tout de vous, même quand vous ne me dites rien! Je sais que
je pourrais vous rendre folle de bonheur comme je le suis, que je peux vous faire
frissonner, trembler, éveiller en vous les sensations les plus insensées et les plus
merveilleuses, je sais que, pour vous, chacune de mes caresses est une promesse. (Il lui
embrassa le menton, puis le coin des lèvres.) Comme je suis le premier homme dans
votre vie, votre premier amour, je vous promets que nous découvrirons ensemble toutes
les sensations. Vous connaîtrez tous les ravissements, ma petite fille bien—aimée!
Mais, au fond de son âme, Nérita percevait encore comme un avertissement, un cri
d’alarme: quelque chose lui rappelait qu’elle ne devait pas écouter cet homme.
Ce qu’il disait était mal; leur amour ne pouvait être qu’un caprice qui s’évanouirait dès
qu’ils auraient franchi le seuil de la cabane; rien de durable ne pouvait les lier.
Mais Nérita sentait courir les doigts du marquis sous le col de son manteau de
fourrure et elle savait qu’il était impossible dee revenir en arrière. Elle—même souhaitait
ardemment qu’il l’embrassât de nouveau et qu’il le fît avec une violence qui lui donnerait
l’impression d’être dévorée par les flammes.
Il prolongea ses caresses, et referma ses doigts sur le cou de Nérita comme s’il voulait
l’étrangler.
— Je vous désire, haleta—t—il. Je veux que vous m’apparteniez et je ne puis désormais
imaginer ma vie sans vous!
Puis à nouveau il la couvrit de baisers ardents. Cette fois, il y mettait de la violence,
tant de violence qu’elle le repoussa finalement d’un geste apeuré.
Il s’arrêta net, abandonna les lèvres de Nérita, se leva et se dirigea vers la porte qu’il
ouvrit. Le froid lui frappa le visage comme s’il avait reçu un fort jet d’eau glacée.
Le marquis resta un moment à regarder dehors. Puis il contempla Nérita. Le tumulte
qui avait agité son cœur s’apaisait enfin et il lui semblait que l’air était plus facile à
respirer.
Il lui dit d’une voix qu’elle reconnut à peine :
— Nous pouvons partir. La neige tombe moins fort. Nous pourrons avancer sans être
gênés.
Elle avait envie de pleurer à l’idée de devoir quitter le lieu où ils avaient connu cet
enchantement, l’endroit où ils avaient pu oublier le monde, ce monde qui allait les
reprendre dans ses griffes.
Le bruit ou le froid avaient dérangé Anthony qui se réveilla en disant tout de suite :
— Je veux mon goûter.
— Vous allez l’avoir bien vite : nous rentrons! dit Nérita en essayant de maîtriser sa
voix et de retrouver son calme habituel.
Elle le mit debout, arrangea et boutonna ses vêtements, enroula soigneusement son
écharpe autour de son cou. Le petit garçon, encore ensommeillé, bâilla.
Le marquis, ayant ramassé et remis son manteau, prit son chapeau et sortit de la
cabane en refermant soigneusement la porte derrière lui.
Nérita répéta, plus pour elle—même que pour Anthony :
— Nous serons bientôt rentrés à la maison.
Elle se posait mille questions avec anxiété : « Et que se passera—t—il ensuite? Est—ce
que cela n’a été qu’un moment d’illusion? un rêve vécu hors du temps, et qui ne reviendra
jamais? »
Elle aurait voulu courir derrière le marquis pour qu’il la rassure, comme Anthony
faisait avec elle, qu’il la prenne dans ses bras et la serre contre lui. Elle avait l’impression
qu’il était agité par les mêmes sentiments qu’elle; mais, en cet instant, ils étaient presque
aussi étrangers l’un à l’autre que le premier jour où ils s’étaient rencontrés.
En mettant son capuchon sur sa tête, elle repensa à la façon dont il avait caressé ses
cheveux un moment auparavant.
Puis, pour éteindre le feu elle couvrit de cendres les derniers morceaux de bûches
incandescents. Il couverait quelque temps encore mais sans être dangereux; elle se
demanda alors si ce n’était pas ce qui adviendrait des sentiments que le marquis et elle
éprouvaient l’un pour l’autre.
Elle ne pouvait supporter cette idée! Il lui semblait intolérable d’imaginer que le
paradis un instant entr’aperçu puisse disparaître à jamais. Elle ne pouvait retourner à sa
morne existence!
Et Nérita se répétait ; « Jamais je n’éprouverai de semblables sentiments pour aucun
autre homme. »
Quand le marquis revint dans la cabane, elle fut vite rassurée. Son regard s’était posé
sur elle et elle avait vu que la même flamme y brillait toujours quand il la regardait.
L’enchantement demeurait inaltéré.
Il prit les couvertures et le dossier et les porta dans le traîneau, puis il fit un second
voyage avec Anthony dans ses bras. Nérita, qui le regardait faire depuis le seuil de la
cabane, se répétait avec une certaine angoisse, malgré son bonheur : « Je l’aime! Je
l’aime! J’ignorais que l’amour était si envahissant, si puissant... c’est comme la foudre... le
tonnerre... un éclair qui zèbre le ciel et illumine tout! »
Elle l’attendit et brusquement il fut là, devant elle! Il semblait remplir toute la largeur
de la porte, tout l’horizon de la jeune fille, comme il remplissait son cœur.
Instinctivement, sans même l’avoir voulu, elle leva son visage et lui offrit ses lèvres.
Alors il la serra violemment en l’enlevant dans ses bras et l’embrassa passionnément
aussi longtemps qu’il le put. Tout tournait autour d’elle quand il desserra son étreinte.
Puis il l’emporta à grandes enjambées, sans un mot, jusqu’au traîneau.
Les chevaux avaient le dos couvert de neige, ils se tenaient immobiles mais
regardaient dans la direction qu’ils allaient prendre pour sortir des bois.
Anthony était déjà bien emmailloté dans une couverture. Mais, cette fois, Nérita
l’installa d’autorité entre elle et le marquis pour qu’il soit mieux protégé du froid.
Elle s’était attendue à entendre le marquis protester. Mais il comprit sans doute
qu’elle tenait à faire passer le confort de l’enfant avant tout. Il se glissa rapidement sans
rien dire à la place du conducteur et lança ses chevaux. Il neigeait encore mais le gros de
la tempête était passé.
Les arbres s’espaçaient, on apercevait enfin la campagne et, dès qu’ils furent hors des
bois, le marquis put presser l’allure.
Cependant la nuit était tombée et, lorsqu’ils approchèrent du château, la plupart des
fenêtres étaient éclairées. Nérita avait l’impression qu’elles lui adressaient un message
d’espoir. « Mais comment y croire? » se disait la jeune fille qui ne voyait pas comment
elle pourrait jamais connaître à nouveau le bonheur.
Elle n’en avait pas la moindre idée. Et pourtant, en cet instant précis, elle était plus
heureuse qu’elle ne l’avait jamais été.
Tous les malheurs qui s’étaient abattus sur elle s’étaient estompés. La seule chose qui
comptait maintenant, c’était la présence du marquis et les sentiments qu’ils éprouvaient
l’un pour l’autre.
Les baisers qu’il lui avait donnés l’avaient emportée dans un monde magique où elle
flottait encore. D’insurmontables difficultés l’attendaient certainement; mais en ce
moment elle ne s’en préoccupait pas. Il lui suffisait de sentir le feu qui couvait en elle
pour savoir qu’elle était heureuse et portait en elle quelque chose d’immortel : l’amour
qui guidait ses pensées. Cependant, l’homme qu’elle aimait ne connaissait même pas son
véritable nom, il était marié à une autre, à une femme dont le fils était assis entre eux, sur
le siège. Pendant tout le trajet, Nérita se répéta que leur avenir était bien sombre, sans
toutefois parvenir à amoindrir cette joie qui l’habitait.
Il lui fut plus difficile qu’elle ne l’avait prévu de se séparer du marquis et de monter
l’escalier seule avec Anthony.
En pénétrant dans la maison, ils étaient revenus à la réalité : le maître d’hôtel avait
aussitôt annoncé au marquis :
— Lord et lady Grantham sont déjà arrivés, milord. Et sir Mortimer Lawrence
également...
Le marquis, qui se débarrassait de son manteau, ne répondit pas; mais Nérita s’était
dirigée vers l’escalier sans oser lui jeter un regard. Il n’y avait plus de cabane enchantée.
Ils étaient tous à Wych Park. Le marquis était obligé d’aller dans le salon recevoir ses
invités, et la place de Nérita était là—haut, à la nursery, auprès de l’enfant dont elle avait
la charge moyennant salaire.
Emily était en haut, sur le palier du troisième étage. Elle les attendait.
— Où étiez—vous donc, miss Nérita? s’inquiéta—t—elle.
Sa voix était sévère et la jeune fille comprit qu’elle était effrayée et bouleversée. Avant
qu’elle ait pu répondre, Emily ajouta :
— Quand on m’a dit que vous étiez sortie en traîneau avec le marquis, je n’ai pu en
croire mes oreilles!
— Nous aurions dû rentrer plus tôt, mais la neige s’est mise à tomber si fort que nous
avons été obligés de nous mettre à l’abri.
— Vous êtes folle d’avoir fait une chose pareille!
— Je n’avais pas la possibilité de refuser! se défendit Nérita.
— Quand un des valets m’a dit où vous étiez, j’ai cru qu’il plaisantait, miss Nérita!
(Emily était outrée. Elle fit une pause avant de poursuivre.) Tout le monde sait que le
marquis n’a jamais accordé la moindre attention à son fils depuis sa naissance. Pourquoi
voudriez—vous qu’il s’y intéresse subitement maintenant? C’est bien la question que l’on
peut se poser!
Nérita installa Anthony devant le feu et dit un peu sèchement :
— Veux—tu déshabiller Anthony, Emily, pendant que je me débarrasserai de mes
vêtements mouillés?
Elle passa dans sa chambre et referma sa porte. Quand elle eut retiré son manteau et
son capuchon de fourrure, elle s’assit devant sa coiffeuse et se regarda dans le miroir.
Elle s’examina d’un œil sévère.
« Suis—je réellement aussi jolie qu’il le dit? se demanda—t—elle. Ai—je toujours le
même visage? Est—ce que j’ai changé depuis que nous avons fait cette promenade en
traîneau? Pourrait—on deviner que j’aime? »
C’étaient autant de questions auxquelles elle ne pouvait répondre elle—même. Mais
elle voyait bien, cependant, que ses yeux brillaient d’une singulière façon et que ses lèvres
étaient plus rouges et plus luisantes depuis qu’elles avaient été embrassées. Elle poussa
un profond soupir.
Maintenant elle devait regarder les choses en face. Elle devait admettre que cet amour
qui emplissait son cœur aurait choqué sa mère.
Elle essaya de se dire que son père, lui, aurait peut—être compris. Ne lui avait—il pas
toujours dit que l’amour était une force irrésistible? Or, c’était vrai : c’était cette force—là
qui l’avait rendue incapable de résister au marquis et de repousser ses baisers. Ils ne
s’étaient pas posé de questions. Leur amour était une force fatale, et tout cela était arrivé
parce qu’ils étaient destinés l’un à l’autre et s’appartenaient déjà sans le savoir.
Qui plus est, il leur était apparu comme une chose très pure, il leur semblait juste et
aussi beau que les étoiles. Mais le monde n’en jugerait certainement pas ainsi.
La jeune fille demeura un long moment à se contempler, essayant de rassembler ses
idées, tentant de s’extraire de ce domaine enchanté qui la retenait encore loin du monde
quotidien. Quand elle pensa soudain qu’Emily l’attendait pour la sermonner, elle
murmura : « Non, ça, je ne pourrai pas le supporter! »
Il lui semblait que ce sentiment beau et si fragile risquait d’être souillé par des mains
sacrilèges sans qu’elle puisse l’empêcher. Son amour n’était qu’une fleur épanouie au
bord du précipice. C’était un spécimen unique et merveilleux, mais pour le posséder il
fallait risquer sa vie. La furie du vent et de la tempête pouvait le détruire et il serait à
jamais perdu pour elle.
C’était un calvaire abominable que de devoir rester là, au troisième étage, tandis qu’en
bas, le marquis, l’homme qu’elle aimait, recevait ses invités. Jamais elle n’aurait cru
qu’on put souffrir autant. Elle se l’imaginait offrant des rafraîchissements, demandant
des nouvelles, écoutant les derniers commérages mondains de Londres, se réjouissant
peut—être même de revoir cette lady Grantham qui avait autrefois tenu une grande place
dans sa vie... C’était elle qui avait amené Robin, le poney que montait Anthony. Elle avait
amené ses enfants au château parce qu’elle était ce qu’Emily appelait « une amie très
intime » du marquis. Mais ses petites filles n’avaient jamais joué avec Anthony...
Pourquoi?
Nérita se demandait désespérément pourquoi, s’il était épris de lady Grantham, il ne
lui avait jamais parlé de son fils. Et Nérita songea avec une certaine tristesse : « Il ne
m’en a jamais parlé non plus, à moi ! »
Elle se rendait brusquement compte qu’elle ne l’avait même jamais vu adresser la
parole directement à Anthony; et qu’il ne lui avait jamais dit, à elle, lorsqu’il en parlait, ni
« mon fils », ni « Anthony ». Alors, elle conclut humblement : « Il le déteste! Peut—être
me dira—t—il un jour pourquoi... Mais, en attendant, moi, je dois me rappeler que la mère
d’Anthony existe! »
Elle se leva et alla regarder par la fenêtre la campagne noyée dans l’ombre. Il ne
neigeait plus. Les fenêtres dépourvues de rideaux jetaient des taches d’or sur la neige tout
autour de la maison. Au delà, c’était le noir absolu.
Il lui semblait que le paysage était à l’image de son destin : l’or sur la neige, c’était
l’amour, son amour qu’elle avait découvert par hasard, mais qui était si puissant qu’il la
possédait tout entière. L’obscurité, c’étaient toutes les difficultés qui assombrissaient la
vie du marquis comme la sienne.
Toute à son amour pour lui, elle avait oublié un moment qu’elle était, socialement
parlant, une sorte de paria, quelqu’un qui devait cacher son nom pour ne pas être
dédaigné, vilipendé. Elle comprenait tout à coup que le marquis et ses amis étaient
probablement de ceux qui avaient perdu de l’argent et même des fortunes entières, parce
qu’ils avaient écouté le « fringant Dunbar ».
Et c’était là encore une de ces « barrières insurmontables » qui s’élevaient entre elle et
son amour.
En bas, les servantes devaient être en train de fermer les rideaux, car les taches d’or
disparurent les unes après les autres. Alors, la jeune fille pensa que c’était symbolique et
un sanglot l'étouffa.
Oui, elle avait rencontré l’amour parfait. Elle avait rencontré ce que possèdent
seulement quelques privilégiés : l’être complémentaire, l’être qui est la seconde moitié
d’eux—mêmes et que bien des gens ne trouvent jamais. Mais il existait deux obstacles
insurmontables entre elle et le marquis.
En cet instant, elle avait presque peur en pensant à lui, car elle pouvait redouter qu’il
lui offre d’être sa maîtresse. Hélas, qu’aurait—il pu lui offrir d’autre?
Mais elle savait qu’elle n’accepterait jamais une telle situation, non seulement parce
qu’elle tenait à son honneur, mais surtout parce que ce serait une inutile insulte faite à la
mémoire de sa mère.
D’ailleurs, accepter, cela aurait été dévaloriser leur amour, en méconnaître la qualité
essentielle. Car ce n’était pas un amour charnel, mais quelque chose de très différent, une
part de l’harmonie divine universelle. On ne pouvait pas détruire un sentiment aussi
parfait.
« Hélas! il faudra que je parte : c’est la seule solution! » conclut—elle finalement.
Mais cette décision lui était aussi douloureuse qu’un poignard fiché dans son cœur.
6
Cette nuit—là, Nérita ne put dormir. Le matin quand elle se leva, le ciel était gris et
couvert. Il y avait de la brume. Il avait un peu dégelé et la neige de l’allée avait perdu son
éclatante blancheur.
Durant des heures elle avait réfléchi aux sentiments divers qui agitaient son cœur,
retrouvant tantôt l’immense bonheur ressenti lorsque les lèvres du marquis s’étaient
posées sur les siennes, et tantôt se répétant avec désespoir que, plus vite elle quitterait
Wych Park, mieux ce serait pour lui comme pour elle.
Elle était certaine qu’il éprouvait les mêmes affres et pensait aux mêmes problèmes,
se sentant tour à tour transporté et déprimé, excité et misérable, mais plein de gratitude
pour les instants si brefs où ils avaient atteint les sommets de l’émerveillement.
Elle habilla Anthony et le laissa jacasser pendant le petit déjeuner : l’enfant était
encore tout excité par leur promenade de la veille. Il avait oublié ce qu’il avait trouvé
désagréable et ne se souvenait plus que du plaisir de glisser sur la neige dans le joli
traîneau du marquis.
Il finit par dire en reposant son bol :
— Je veux voir Robin.
— Je vous emmènerai faire votre promenade, et je pense que, ce matin, vous pourrez
enfin circuler dans le parc, promit Nérita.
Anthony poussa un cri de joie; mais elle se garda bien de lui expliquer que ce jour—là
était particulièrement propice à un tel essai parce que l’épaisse couche de neige pourrait
amortir une éventuelle chute.
La jeune fille était persuadée que le marquis serait accaparé par ses invités toute la
journée, d’autant plus qu’Emily lui avait raconté qu’il y avait eu un grand dîner, la veille.
Elle espérait avoir le champ libre en allant de bonne heure aux écuries, et Anthony était,
comme toujours, frénétiquement pressé d’aller retrouver son poney.
Le palefrenier fut tout surpris en les voyant arriver si tôt :
— Je ne vous attendais pas d’aussi bonne heure, mademoiselle! s’exclama—t—il.
— J’ai pensé qu’il fallait profiter de ce qu’il ne neigeait pas pour faire monter master
Anthony, répondit—elle.
Le palefrenier jeta un regard pessimiste vers le ciel et dit :
— Le temps est plutôt au brouillard qu’à la neige, mademoiselle.
Ils se dirigèrent ensemble vers le box où Anthony s’était précipité avant eux. Il
caressait Robin et piétinait d’impatience en attendant que l’on selle le poney.
— Nous pourrions le laisser se promener dans le parc aujourd’hui; il en a envie depuis
si longtemps! La neige est tellement épaisse le long de la grande allée qui mène au portail
du domaine que s’il tombe il ne se fera pas grand mal.
— Je vais aller avec vous, déclara le palefrenier. Mais je vais prévenir un des garçons
d’écurie pour qu’il puisse dire à milord où il pourrait me trouver, s’il me cherchait.
Quelques minutes plus tard, ils sortaient dans le parc. Anthony poussait de grands cris
de joie. Le palefrenier était ravi et il lui fit prendre le petit trot pour l’amuser, tandis que
Nérita suivait tranquillement, marchant avec mille précautions : la neige était si épaisse
qu’à chaque instant elle risquait de pénétrer dans ses bottes pourtant fort montantes.
Anthony était à son affaire, puisqu’on lui avait enfin permis de monter tout seul et
qu’on lui avait confié les rênes.
— Il monte bien, constata Nérita en l’observant.
— Il faudra bientôt que vous preniez un cheval pour l’accompagner, mademoiselle,
sinon il nous échappera, répliqua le palefrenier.
Nérita eut un sursaut joyeux : il y avait si longtemps qu’elle avait envie de le faire ! «
Cela vient malheureusement trop tard, se dit—elle tristement. Anthony sera bientôt
capable de parcourir tout le domaine à cheval, mais je ne serai plus là pour le suivre. » De
toute évidence cet enfant serait un cavalier remarquable. Aussi, se demandait—elle si elle
ne devrait pas, avant de quitter Wych Park, faire comprendre au palefrenier qu’il faudrait
qu’il ait un poney bien à lui. Car elle n’imaginait que trop facilement son désespoir le jour
où lady Grantham déciderait de reprendre Robin, si le marquis n’avait pas auparavant
prévu de le remplacer.
Elle s’apprêtait à en parler au palefrenier, lorsqu’elle aperçut une voiture fermée avec
un cocher devant et un laquais derrière qui circulait sur la route communale longeant la
propriété, parallèlement à l’allée où se promenait Anthony. Bien qu'il fût encore trop tôt
pour que quelqu’un puisse se présenter au château, la jeune fille pensa cependant que
c’était de nouveaux invités du marquis.
La voiture ralentit puis s’arrêta; elle était un peu loin pour que l’on puisse clairement
distinguer s’il y avait une ou plusieurs personnes à l’intérieur, mais Nérita vit quelqu’un
se pencher à la portière et examiner les environs.
Le palefrenier avait recommandé à Anthony de décrire de grands cercles autour de lui
et de la jeune fille, et le petit garçon obéissait. Mais il voulait obliger Robin à trotter
toujours plus vite et l’excitait autant qu’il le pouvait, en vain d’ailleurs; car le vieux poney
gras et paresseux n’avait pas la moindre envie de se surmener.
Néanmoins, Nérita, inquiète, ne le quittait pas des yeux. Tout à coup, elle fut très
surprise de voir à ses côtés le cocher de la voiture étrangère. Il avait quitté son siège et
avait traversé, sans qu’elle s’en aperçût, la propriété tout enneigée, pour venir jusqu’à elle.
— Excusez—moi, madame, dit—il, mais il y a là une dame qui voudrait vous parler.
Stupéfaite, Nérita jeta un regard derrière elle. Ce devait être lady Grantham qui se
trouvait dans la voiture arrêtée à la lisière du parc : « Elle doit vouloir me parler de son
poney... » se dit—elle, en se dirigeant lentement vers la route à cause de la neige qui, à
chaque pas, la gênait.
Le cocher était parti en avant, se dépêchant d’aller ouvrir respectueusement la
portière.
Nérita se trouva face à une femme ensevelie sous un monceau de fourrures.
— Veuillez avoir la bonté de venir près de moi, lui dit l’inconnue : le froid me fait du
mal.
Elle parlait d’une voix affaiblie, et avait l’air souffrante; Nérita ne voyait pas comment
elle aurait pu se dérober; aussi sans en savoir plus, accepta—t—elle de monter à l’intérieur
de la voiture.
— Asseyez—vous, je vous en prie, mademoiselle, ajouta la femme avec amabilité.
Machinalement, Nérita obéit, tout en remarquant que la femme qui lui parlait avait
l’air très gravement malade. Dans son visage d’une effrayante maigreur, on ne voyait que
ses yeux immenses, sombres et très cernés. « Pourtant, se disait Nérita, elle est encore
très belle, et a quelque chose d’ensorcelant ou plus exactement de fascinant. »
On ne pouvait pas manquer de remarquer la somptuosité des fourrures et du double
rang de perles fines qu’elle portait. Elle avait également des pendants d’oreilles énormes.
Son chapeau était garni de plumes mauves et elle avait piqué un bouquet de violettes de
Parme sur l’épaule de son manteau de zibeline.
— Qui êtes—vous? demanda—t—elle immédiatement.
— Je suis la gouvernante du petit garçon qui est sur le poney. C’est lord Burton, le fils
du marquis de Wychbold, répondit—elle innocemment.
— Oui, je le sais; et c’est pourquoi, justement, je voulais vous parler, mademoiselle.
Un éclair traversa brusquement l’esprit de Nérita qui lui jeta un regard stupéfait. Alors
la femme lui dit :
— Je vois que vous avez deviné : je suis la mère du petit garçon!
Nérita retint son souffle : « Ainsi voilà la femme du marquis, la mère d’Anthony, qui a
abandonné son enfant! » pensait—elle, médusée par cette découverte et ne trouvant rien
à dire.
La marquise rompit le silence la première :
— Cela fait des années que je languis sans pouvoir voir mon fils! J’ai prié et supplié
mon mari de me l’envoyer, ne serait—ce que pour une courte visite de temps en temps.
Mais il a toujours refusé! Alors, il ne me restait plus qu’à venir le voir moi—même...
— Le marquis est—il... au courant... de cette visite? bafouilla Nérita, complètement
décontenancée.
La marquise secoua la tête :
— A quoi bon le prévenir? Si je l’avais averti, il se serait arrangé pour m’empêcher de
voir Anthony! dit—elle amèrement. Et c’est pourquoi je fais appel à votre bonté et vous
demande de bien vouloir l’amener jusqu’ici pour que je puisse le voir et lui parler un peu.
En voyant l’air indécis de la jeune fille, elle ajouta très vite :
— Je pense que vous me comprendrez, quand vous saurez que je suis mourante,
mademoiselle.
Nérita la regardait avec incrédulité.
Elle reprit d’une voix triste, comme si elle répondait à une question qu’aurait posée
son interlocutrice :
— C’est hélas vrai... Il me reste bien peu de temps à vivre... Les médecins m’ont mis en
face de la vérité. Alors vous comprendrez sans peine que je veuille tenir mon fils dans
mes bras avant de mourir, ne serait—ce que quelques secondes!
L’accent poignant avec lequel la marquise venait de parler fit monter les larmes aux
yeux de Nérita.
— Je vais aller chercher Anthony, dit—elle sans hésiter.
Et aussitôt elle se leva pour quitter la voiture. Mais la marquise la retint, d’un geste de
la main :
— Parlez—moi d’abord d’Anthony. Est—il heureux?
— Il a tout le confort et le bien—être désirables, répliqua la jeune fille. Mais c’est un
enfant très solitaire auquel il manque la chose la plus importante au monde pour un
enfant de six ans : l’amour de sa mère!
— C’est bien ce que je craignais... murmura la marquise, sur un ton qui déplut à
Nérita.
En lui répondant, un instant plus tôt, elle avait craint de parler un peu trop durement
à cette femme mourante, à laquelle elle ne pouvait cependant pardonner d’avoir
abandonné son fils dès sa naissance et de ne plus s’en être préoccupée pendant six ans.
Mais en l’entendant, elle se dit que la marquise ne semblait pas aussi blessée qu’elle le
redoutait.
Le silence dura un moment, puis la marquise reprit enfin :
— Je vous en prie, amenez—le jusqu’ici. Il ne me connaît pas mais dites—lui que j’ai
un cadeau pour lui. Je ne le retiendrai pas très longtemps, car j’ai un train à prendre.
Nérita ne fit aucune remarque mais frappa un petit coup à la vitre et le laquais vint
instantanément ouvrir la portière. Elle sauta dans la neige et se pressa de rejoindre
Anthony qui continuait à tourner en rond avec son poney.
L’enfant criait sans arrêt :
— Plus vite! Plus vite!
Il avait les yeux brillants et l’exercice lui donnait enfin des couleurs.
Quand elle arriva près de lui, Nérita attrapa la bride du poney.
— Mais je n’ai pas encore fini! se récria aussitôt l’enfant.
— Mais non! bien sûr, vous allez continuer à monter Robin! Mais il y a une dame dans
la voiture qui est là—bas qui veut vous parler. Elle est venue vous apporter un cadeau.
— Un cadeau? répéta—t—il, subitement intéressé.
Sachant qu’il aimait les surprises, Nérita ajouta :
— Un très joli présent : quelque chose dont vous aviez envie!
— Est—ce que je peux aller là—bas sur mon poney?
— Bien sûr!
Elle tourna la tête de l’animal dans la bonne direction et Anthony s’élança si vite
qu’elle ne parvint pas à le suivre. Elle fut soulagée de voir que le palefrenier s’était aperçu
de ce qui se passait et s’empressait de tenter de le rattraper.
Mais Anthony était déjà à la portière de la voiture. Le laquais l’avait aidé à descendre
de sa monture et à grimper dans la voiture. Nérita, arrivée sur ces entrefaites, se saisit de
la bride du poney et remercia le domestique.
Ne voulant pas se montrer indiscrète ou curieuse d’un événement aussi intime et
bouleversant que cette rencontre entre une femme et son enfant qu’elle n’a pas élevé, elle
s’éloigna de quelques pas avec le poney pour attendre Anthony. Elle se demandait ce que
la marquise pouvait penser de lui.
Il était impossible, pour Nérita, d’imaginer ce qu’avait été cette femme autrefois avant
d’avoir ce visage émacié par la maladie, mais Anthony ne paraissait cependant pas avoir la
moindre ressemblance avec elle. On voyait bien qu’elle avait été très belle. Mais elle ne
pouvait avoir eu ces yeux noirs, ni cette peau mate, ni ce qui, dans les traits du petit
garçon, lui donnait un type italien si accentué.
Elle en était là de ses réflexions, quand le palefrenier la débarrassa des rênes.
— C’est une personne qui est venue pour apporter un cadeau à Anthony, lui expliqua—
t—elle. Il a été très gentil et a bien voulu lâcher son poney quelques instants.
Mais le palefrenier remarqua simplement :
— A cette heure—ci, je devrais être retourné à l’écurie.
— Eh bien! Allez—y, master Anthony pourra très bien revenir avec moi!
— Mais je n’aime pas vous laisser seule avec lui, mademoiselle! Enfin, vous savez ce
que je vais faire? Je vais vous envoyer un valet d’écurie tout de suite, pour que vous ne
risquiez pas d’avoir des ennuis...
— Ce n’est pas la peine! dit Nérita en riant. Les ennuis ne surgissent qu’au moment où
il faut faire descendre Anthony du poney. Et nous sommes à l’intérieur des écuries, à ce
moment—là!
Le palefrenier était bien de cet avis.
— Il en raffole de ce poney, le petit, c’est bien vrai ça! s’exclama—t—il.
Elle allait l’entreprendre pour le convaincre de la nécessité d’acheter une monture
pour le garçonnet mais elle se souvint qu’il aurait dû être revenu aux écuries depuis
longtemps. Le marquis devait avoir besoin de lui pour préparer des voitures ou des
chevaux pour ses invités.
Elle eut un petit pincement au cœur en y pensant et elle revit brusquement le marquis
et la cabane de bûcherons : quelques secondes, elle revécut intensément l’instant où il
l’avait regardée si passionnément et s’était emparé de ses lèvres. En revivant ces
moments, elle se disait avec fatalisme : « C’est la force de l’amour! » Rien ni personne ne
pouvait empêcher le marquis de l’embrasser, ni elle de lui rendre son amour, ce jour—là...
Elle était si absorbée par ses réflexions qu’elle n’entendit pas immédiatement un léger
bruit derrière elle. Quand elle en prit conscience et se retourna pour regarder, elle vit que
la voiture de la marquise roulait en direction du château.
Ainsi, se dit—elle, la marquise a finalement décidé d’aller voir son mari... Elle se
demandait avec un peu d’inquiétude si le marquis serait ou non en colère de voir arriver
cette intruse et s’il ne serait pas également furieux contre elle, Nérita, qui avait permis
étourdi—ment à Anthony de voir sa mère, sans qu’il l’y ait autorisée.
Elle redoutait vraiment la colère du marquis, se rendant compte tardivement qu’elle
n’aurait pas dû prendre sur elle de permettre au petit garçon de monter dans cette voiture
inconnue.
— La seule chose qui me reste à faire, pour le moment, c’est de reconduire le poney à
l’écurie..., murmura—t—elle.
Au même instant, elle s’aperçut que la voiture de la marquise avait fait demi—tour et
revenait vers son point de départ. Soulagée, elle songea qu’elle avait eu tort de craindre
que la mère d’Anthony n’aille voir son mari. Elle était contente de penser que le marquis
n’aurait pas à affronter une scène pénible, ce qui n’aurait certainement pas manqué de se
produire. Mais, en même temps, elle pensa qu’il fallait l’informer de l’état de la marquise
car on pouvait supposer que, s’il savait qu’elle était mourante, il atténuerait un peu sa
rigueur et lui permettrait de voir Anthony.
Elle prit la direction de l’allée où elles s’étaient rencontrées pour attendre la voiture
qui ferait certainement halte au même endroit. Mais elle fut stupéfaite en la voyant
passer à vive allure sans s’arrêter. Elle eut l’impression d’avoir entr’aperçu le visage
d’Anthony derrière la vitre; mais, le temps qu’elle reprenne ses esprits, elle avait disparu
dans le brouillard. Et Nérita resta figée sur place en proie aux réflexions les plus
tragiques.
Elle essayait encore de se raccrocher à une idée rassurante en pensant qu’il avait peut
—être fallu faire galoper les chevaux un moment pour calmer leur impatience et que la
voiture pouvait revenir; mais elle avait surtout peur que le cocher n’ait lancé ses chevaux
au galop pour une raison plus grave : en fait, elle avait la certitude que la marquise venait
d’enlever son fils.
C’était une chose difficile à admettre; mais elle dut se rendre à l’évidence quand, cinq
minutes plus tard, elle constata que la voiture n’avait toujours pas reparu.
Elle partit aussi vite qu’elle le put vers les écuries, en tirant le poney derrière elle; tout
à coup elle sut qu’elle n’avait le choix qu’entre deux solutions : soit avertir le marquis sur
—le—champ, soit, sans perdre de temps, essayer d’empêcher la marquise d’aller bien loin
avec Anthony.
Elle se souvint que la marquise lui avait dit avoir un train à prendre; il lui suffisait
d’aller à la gare et d’arracher Anthony à sa mère.
« La seconde solution est la meilleure », décida—t—elle sans hésiter.
Dès qu’elle fut sur une allée où la neige avait été balayée, elle se mit à courir; en
pénétrant dans les écuries, elle dit, toute haletante, au palefrenier :
— Vite! Il me faut une voiture : il faut que j’aille tout de suite à la gare...
— A la gare? s’étonnait déjà le vieux palefrenier.
Nérita lui dit tout bas :
— La dame qui était venue avec sa voiture a enlevé Anthony, mais je sais qu’elle allait
à la gare.
Le palefrenier la regarda comme s’il avait compris qui était cette femme; sans doute
pressentait—il la vérité, mais c’était un domestique trop bien stylé pour oser poser des
questions. Il ne dit rien. En quelques minutes un discret coupé de voyage attelé de deux
chevaux fut sorti de l’écurie.
Tout était prêt et le cocher avait déjà enfilé sa pèlerine et mis son chapeau, quand
Nérita pensa subitement qu’elle n’avait pas un sou en poche.
— Auriez—vous par hasard de l’argent sur vous? demanda—t—elle tout bas au
palefrenier. Je puis être obligée de suivre master Anthony... Je ne voudrais pas perdre de
temps à aller en chercher dans ma chambre...
Le vieux domestique qui décidément semblait se rendre parfaitement compte de la
gravité de la situation dit très simplement :
— Le major Marriott vient justement de me remettre mes gages, mademoiselle. Cela
tombe bien!
— Merci, Dawkins. Vous savez, je vous rembourserai, ne vous inquiétez pas, répliqua—
t—elle.
Le palefrenier qui s’était précipité à l’intérieur de l’écurie revint presque aussitôt avec
une grosse enveloppe pleine de pièces. Nérita la glissa, sans même la regarder, dans la
poche de son manteau de fourrure en répétant :
— Merci encore!
Puis elle sauta dans la voiture. Elle entendit le palefrenier recommander au cocher de
la conduire le plus vite possible à la gare, et elle se retrouva hors des grilles de Wych Park,
avant même d’avoir eu le temps de se poser la moindre question.
Pas un instant, elle n’avait pesé le pour et le contre. Elle s’était lancée à la poursuite
d’Anthony sans réfléchir et elle ne commença à se demander si c’était bien la bonne
solution qu’au moment d’arriver à la gare. Cependant elle était certaine d’avoir raison.
Elle devait tout faire pour éviter au marquis les ennuis d’une discussion sans fin qui
dégénérerait probablement en une sorte de guerre avec sa femme. Et pour achever de se
rassurer, elle se répétait : « Non seulement cela bouleverserait le marquis, mais ce serait
encore plus mauvais pour Anthony. »
La gare était beaucoup plus loin de Wych Park que l’endroit où le train avait fait halte
lorsque Nérita était arrivée avec Emily quinze jours auparavant. Quand la voiture pénétra
enfin dans la cour de la gare, elle se pencha avec anxiété à la portière pour voir si elle
apercevait un convoi en attente sur la ligne. Elle espérait tant qu’il n’était pas encore
parti!
Elle sauta en hâte à terre et courut jusqu’à l’entrée du hall qui donnait directement
accès au quai. Elle vit des porteurs et des voyageurs qui visiblement attendaient l’arrivée
d’un train. Mais il n’y avait, nulle part, l’élégante voyageuse couverte de fourrures ni le
petit garçon en culotte de cheval.
Elle aborda un vieux porteur qui se trouvait là.
— Je cherche des amis. Mais ils n’ont pas l’air d’être là, dit—elle. Est—ce qu’un train
viendrait de partir?
— Oui, mademoiselle, l’express pour Douvres.
Haletante, elle demanda :
— Auriez—vous, par hasard, remarqué une femme très élégante accompagnée d’un
petit garçon?
Le porteur réfléchit :
— Je crois bien qu’une dame, oui...
— Elle portait un chapeau avec des plumes mauves, précisa Nérita.
Le porteur interpella un de ses collègues et, pendant qu’ils discutaient ensemble, le
cœur de la jeune fille battait à tout rompre. Les deux hommes revinrent vers elle. Celui
auquel elle s’était adressée lui expliqua :
— Jeff se rappelle avoir vu une belle dame avec un petit garçon.
— Ont—ils pris le train pour Douvres?
Jeff hocha la tête affirmativement :
— Oui, mademoiselle. Il y avait quatre personnes. C’est moi qui ai porté leurs bagages.
Ils en avaient une belle pile!
Nérita questionna encore :
— Ils étaient bien quatre?
— Il y avait un homme qui devait être un courrier, parce que c’était lui qui avait les
tickets, une servante et une lady avec un chapeau à plumes qui tenait un petit garçon par
la main. Ils sont montés en première classe dans un wagon en tête du train.
Il fallait se rendre à l’évidence : la marquise avait bel et bien enlevé son fils!
— J’ai peur que vous ne les ayez manqués, mademoiselle! commenta inutilement le
vieux porteur.
— A quelle heure est le prochain train pour Douvres? s’informa immédiatement
Nérita.
— Ben... vous n’avez plus qu’un omnibus maintenant : il arrive à Douvres une bonne
heure après l’express!
Mais Nérita savait ce qu’elle avait à faire. Elle demanda :
— Pourriez—vous m’y trouver une place assise?
— Vous voulez probablement voyager dans un compartiment pour dames seulement?
— Oui, si possible. Je vais aller prendre mon billet.
Elle partit vers le guichet; mais elle se ravisa et s’en fut tout d’abord trouver le cocher
qui l’attendait dans la cour.
— Vous pouvez rentrer à Wych Park tout de suite. Il faut que je parte pour Douvres.
Mais je pense être de retour ce soir.
Le cocher ne lui posa aucune question. Nérita préférait cela, car elle n’aurait pu
fournir la moindre explication plausible sans éveiller l’attention. Tout ce qu’elle espérait,
c’était que le marquis, avec son indifférence habituelle à l’égard de son fils, ne
s’apercevrait pas qu’ils n’étaient à Wych Park ni l’un ni l’autre. Elle était convaincue que
le palefrenier ne soufflerait mot à personne de ce qui venait de se passer.
Il y avait un quart d’heure d’attente avant l’arrivée de l’omnibus pour Douvres. Quand
la locomotive entra en gare en sifflant, on s’aperçut qu’il n’y avait que deux wagons de
première classe, ce qui paraissait vraiment assez extraordinaire. Nérita redouta d’être
obligée de supporter l’inconfort et le tapage d’un compartiment bondé de seconde ou de
troisième; elle n’avait vraiment pas de chance : cela ne ferait qu’ajouter à son énervement
et à son anxiété.
Mais il n’y avait personne dans le compartiment où son porteur l’installa. Tous ceux
qui pouvaient s’offrir un billet de première préféraient évidemment prendre l’express qui
passait un peu plus tôt. Quand le convoi s’ébranla, elle se cala dans un coin et réfléchit.
Elle se demandait si elle avait vraiment quelque chance de rejoindre la marquise avant
qu’elle ne monte à bord du train—paquebot dont l’express de Douvres assurait
certainement la correspondance.
Elle n’avait qu’une idée très vague de la manière dont s’effectuait le trafic quotidien
avec le continent. Elle essayait en vain de se rappeler à quelles heures les vapeurs qui
traversaient la Manche partaient de Douvres. Elle avait souvent fait la traversée, mais ses
souvenirs restaient flous.
De toute manière, ce serait presque miraculeux si elle parvenait à rejoindre la
marquise sur le quai et si elle réussissait à lui reprendre Anthony avant qu’elle ne
l’emmène sur le continent. Ses chances étaient bien minces, elle s’en rendait
parfaitement compte. Par ailleurs, il n’était pas question de lui enlever Anthony de force,
car la marquise n’était pas seule et sans défense.
Tout ce que pouvait espérer Nérita, c’était discuter avec elle et la persuader de revenir
à Wych Park plaider de vive voix sa cause auprès de son mari pour qu’il lui confie un peu
Anthony. Nérita ne pouvait croire que le marquis refuserait lorsqu’il saurait que son
épouse était mourante. Et la jeune fille estimait qu’une démarche franche auprès de son
mari était beaucoup plus efficace qu’un coup de force.
Mais, tout à coup, une idée bouleversante lui traversa l’esprit : la marquise avait peut
—être — qui sait? —averti son mari de son état de santé et peut—être l’avait—il éconduite
sans pitié?
« Ce n’est pas impossible... » se disait—elle, navrée.
Elle s’était bien aperçue qu’un sentiment inexplicablement dur et intraitable s’éveillait
chez lui dès qu’il s’agissait de son fils.
En dépit de tout son amour, Nérita était obligée de le reconnaître en tremblant; en
face d’Anthony, il réagissait avec une cruauté incroyable qui pourtant ne semblait pas le
trait marquant de son caractère.
« Je l’aime tant! je voudrais qu’il ait réellement toutes les vertus dont mon cœur le
pare... songeait Nérita. Je sens bien, au fond de moi—même, qu’il est bon, noble et
généreux! J’en suis sûre! Oh! comme je voudrais que mon cœur ne se trompe pas! »
Elle était convaincue que, s’il n’avait pas été tel qu’elle l’imaginait, jamais il n’aurait
été capable de lui faire éprouver un amour aussi parfait, aussi merveilleusement au—
dessus du commun!
Nérita était si profondément préoccupée qu’elle n’avait pas une fois regardé la
campagne depuis qu’elle était assise dans le train. Elle ne se rendit compte que fort tard
que le train avançait avec une lenteur anormale et qu’il y avait un épais brouillard.
Ainsi, pensa—t—elle, le brave palefrenier avait raison! Il ne neigeait plus; mais les
gelées et le vent des jours précédents puis le dégel avaient amené le brouillard. Nérita se
sentit désespérée. Elle murmura pour elle—même :
« A cette allure, jamais je ne rattraperai la marquise à temps! »
Puis elle songea presque aussitôt que le train qui les précédait devait être lui aussi
ralenti, ce qui, vraisemblablement, favorisait ses projets.
Le train se traînait comme un escargot. Cela dura pendant une demi—heure encore.
Puis, le convoi s’immobilisa brutalement avec un immense grincement de roues.
On entendait des hommes s’interpeller le long de la voie, et on voyait aller et venir des
lueurs vacillantes de lanternes. Elle ouvrit la glace, se pencha et fut saisie par l’âcreté de
l’air.
Un groupe d’hommes passa à la hauteur de son compartiment. Et, comme elle
reconnut un uniforme de policier parmi eux, elle demanda :
— Que s’est—il passé?
— Il y a eu un accident, madame, répondit—il poliment.
— Un accident? s’exclama—t—elle d’une voix aiguë, en proie à une angoisse
inexplicable.
— Oui, madame : une collision entre deux convois, à cause du brouillard!
Elle demanda tout de suite, d’une voix étranglée :
— L’un d’eux est—il l’express de Douvres?
— C’est ce que je crois, madame : il était devant le nôtre.
Nérita ouvrit sa portière sur—le—champ. Mais le policier lui enjoignit sévèrement de
rester où elle se trouvait.
— J’ai des amis dans l’express de Douvres. Il faut que j’aille voir s’il ne leur est rien
arrivé!
Comme elle voyait bien que le policier s’apprêtait à discuter, elle lui dit d’un ton
ferme, avec une certaine hauteur :
— La personne dont je me préoccupe est la marquise de Wychbold qui voyageait avec
son fils, lord Burton.
Comme elle s’y était attendue, le policier parut impressionné et s’inclina :
— Si vous voulez bien venir avec moi, nous verrons ce que nous pouvons faire.
En descendant, la jeune fille se retrouva dans un brouillard poisseux, bien plus épais
qu’elle ne l’avait imaginé en regardant par la fenêtre. Il y avait des quantités d’hommes
qui circulaient avec des lanternes, et de nouveaux sauveteurs arrivaient sans cesse. On
parvenait cependant à se diriger. En compagnie du policier qui l’escortait, Nérita remonta
le long de son train, puis dépassa la locomotive.
On entendait, au loin, le sifflement sinistre de la vapeur qui s’échappait des
locomotives accidentées.
Le premier wagon qu’ils virent était intact, les dernières voitures de l’express n’ayant
pas été endommagées. Ils dépassèrent ainsi les fourgons à bagages et les voitures de
troisième classe. Les deux voitures de première étaient encore sur les rails. Les voyageurs
qui les occupaient avaient seulement eu un choc : ils criaient et gesticulaient en
expliquant ce qui s’était passé.
Ce fut seulement à partir de ce moment que Nérita découvrit, dans les pâles lueurs des
lanternes, les premiers effets de la collision. Les trois voitures suivantes s’étaient
complètement retournées. Ils les dépassèrent, guidés par un homme que le policier avait
requis au passage. C’était un chaos indescriptible : on ne distinguait pas grand—chose,
mais on comprenait que les deux locomotives venant en sens inverse s’étaient heurtées
de plein fouet.
La vapeur qui s’échappait des machines faisait un bruit assourdissant, la locomotive
qui se dirigeait vers l’ouest était couchée sur le côté et ses roues continuaient de tourner à
vide.
Nérita n’avait d’yeux que pour les wagons de première classe accrochés en tête du
convoi. Celui qui était juste derrière la locomotive avait été télescopé. Il était réduit de
moitié, écrasé, transformé en un amas de ferrailles.
On en sortait les voyageurs et on les étendait dans la neige le long de la voie. Il y avait
beaucoup de blessés, des femmes en pleurs, des enfants qui hurlaient, des hommes qui
juraient; tous avaient du sang sur le visage et les bras ou les jambes meurtris; tous
criaient et suppliaient qu’on vienne les secourir.
C’était un spectacle d’horreur et de confusion. Les lueurs jaunes et vacillantes des
lanternes rendaient le tableau encore plus sinistre en déformant les visages qui prenaient
un aspect grotesque et effrayant comme dans un cauchemar.
Le policier qui escortait Nérita demanda à leur guide de relever son fanal pour que
Nérita ait une chance de voir si ceux qu’elle cherchait se trouvaient parmi les personnes
déjà sorties du train.
Beaucoup de voyageurs de première étaient vêtus avec élégance : des hommes
portaient des pelisses ou des pardessus à col d’astrakan et des femmes enveloppées de
fourrures avaient des boucles d’oreilles et des colliers qui scintillaient dans le faible
éclairage. Nérita les examina attentivement un à un, mais sans découvrir la femme au
chapeau à plumes mauves.
Tout à coup, en arrivant à la hauteur du wagon de tête tellement endommagé, la jeune
fille vit trois hommes sortir, avec les plus grandes difficultés, par une portière défoncée, le
corps d’une femme qu’elle reconnut du premier coup d’œil : c’était la marquise.
Les hommes la transportèrent et la déposèrent sur le ballast. L’un d’eux dit en se
relevant :
— C’est sans espoir pour celle—ci : le toit l’a écrasée.
Alors, Nérita regarda le corps étendu sur le sol. Bien avant que les hommes ne le
disent, elle avait vu que la marquise était morte. Son visage était livide et il y avait
quelque chose de définitif dans la manière dont sa tête pendait. Sa joue était couverte de
sang et ses yeux étaient clos. La jeune fille eut l’impression qu’elle dormait enfin en paix
et que son expression ne reflétait pas le moindre effroi.
Quand les hommes retournèrent vers le wagon, elle les suivit. Elle supplia :
— Je vous en prie : il y avait un petit garçon là, dans cette voiture. Essayez de le
retrouver!
Ils grimpèrent dans le tas de ferrailles avec difficulté, mais ce ne fut pas avec un
enfant que l’un d’eux réapparut un moment plus tard. Il portait un homme encore en vie
qui réclamait qu’on prenne soin de sa jambe cassée.
Son aspect et sa manière de s’exprimer permirent à Nérita de supposer que c’était
l’homme que le porteur avait pris pour un courrier escortant la marquise. On l’avait
étendu sur le sol, à côté de sa maîtresse. Nérita s’en désintéressa, se retourna vers les
sauveteurs et répéta d’une voix suppliante :
— Il y avait un petit garçon de six ans dans ce compartiment. Il faut essayer de savoir
s’il est encore vivant, je vous en prie.
Le policier approuva :
— Vous avez raison : un enfant a plus de chances qu’une grande personne d’en
réchapper.
L’un des hommes cria, de l’intérieur du compartiment :
— Il y avait une autre femme dans ce compartiment. Mais elle est coincée. Je crois
qu’elle est morte. Nous avons essayé de la retirer de là, mais c’est impossible!
Le policier ordonna d’un ton bref :
— Cherchez l’enfant!
Quelques minutes plus tard, qui parurent des heures à Nérita, quelqu’un appela le
policier qui s’avança et jeta un coup d’œil au milieu du magma de ferrailles.
— Nous l’avons trouvé : il est sous la banquette! annonça l’un des sauveteurs.
— Eh bien! sortez—le vite! s’impatienta le policier.
— Nous essayons mais ce n’est pas facile! En tout cas, il n’y a pas de doute : il est bien
mort!
Nérita se mit à sangloter. Elle crut qu’elle allait s’évanouir. Mais elle se raidit au
contact de la main que le policier lui posa sur le bras.
—Allons, allons, madame, calmez—vous... Vous ne pouvez rien y faire...
— Non... dit—elle désespérément. Je ne peux plus rien faire...
Par la suite, elle se rappelait toujours avec difficulté ce qui s’était passé. Elle gardait un
vague souvenir du policier qui s’était occupé d’elle très gentiment. Il l’avait emmenée
s’asseoir quelque part puis était allé chercher un médecin qui avec ses assistants dressait
la liste des morts qui devaient être emportés directement à la morgue.
Quand le policier était revenu, elle avait retrouvé assez de présence d’esprit pour lui
expliquer, un peu confusément :
— La femme qui est étendue là, sur la neige, avec des violettes de Parme, ... est la
marquise de Wychbold... et le petit garçon... dont on n’a pas pu... sortir le corps... c’est son
fils, lord Burton...
— Où habite la marquise? demanda le médecin.
Nérita n’hésita qu’un tout petit instant :
— Docteur, je vous serais infiniment reconnaissante... si vous pouviez arranger les
choses pour... pour que les corps de la marquise et de son fils... lord Burton... soient
dirigés directement sur le château de Wych Park... où ils seront enterrés.
— Je connais Wych Park, en effet, dit le médecin avec respect.
— Les trains y font parfois halte, intervint le contrôleur.
— Laissez—moi faire, madame, je m’occuperai de tout. Voici ma carte, dit le médecin.
—Le marquis de Wychbold prendra certainement contact personnellement avec vous,
affirma Nérita.
— Vous pourrez lui dire que le nécessaire sera fait. S’il ne me joint pas, je ferai mettre
en bière les corps et je les ferai transporter à Wych Park.
— Je vous en saurai gré...
— Je suppose, reprit le médecin avec empressement, que vous voudriez maintenant
pouvoir poursuivre votre voyage jusqu’à Douvres? s’enquit—il.
— Mais non! Je veux rentrer à Wych Park au contraire !
— Ce doit être possible, répondit—il en jetant un regard entendu au contrôleur, à qui il
demanda : Savez—vous où en sont les choses? La ligne va certainement rester bloquée un
certain temps?
— Je pense que, de toute façon, le convoi par lequel voyageait cette dame va être
renvoyé en arrière jusqu’à une gare de triage. Elle pourrait le prendre et elle serait
probablement à la halte de Wych Park dans l’après—midi.
— Je suis certain que vous saurez parfaitement prendre soin de cette dame, dit le
médecin en s’éloignant rapidement pour s’occuper des blessés.
Le contrôleur reconduisit Nérita jusqu’à son ancien compartiment. Mais elle n’y serait
plus seule cette fois car on faisait monter dans son train tous les voyageurs valides des
deux convois accidentés pour les emmener loin des lieux du sinistre. Tous ces gens, qui
venaient de subir un si terrible choc, parlaient, criaient et s’agitaient. Ils étaient surexcités
et, mettant toute réserve et toute convention de côté, ils parlaient avec des étrangers
comme s’ils se trouvaient avec de vieux amis.
Nérita avait envie de sangloter : non seulement Anthony était mort, mais elle se
demandait si ce n’était pas un peu sa faute. Elle se retenait parce qu’il y avait trop de
monde et tout ce tapage l’empêchait de réfléchir à cette tragédie.
Quelqu’un avait eu l’idée de prendre quelque nourriture dans le wagon—restaurant de
l’express de Douvres. Jamais Nérita n’aurait osé se manifester, mais elle accepta avec
reconnaissance un verre de porto que lui offrit un homme vêtu d’une somptueuse pelisse.
Plus tard, une dame dont le panier à pique—nique avait été, de toute évidence, garni par
un chef cuisinier ayant des goûts de luxe, lui offrit des sandwiches et des gâteaux. Ainsi
s’occupait—on, comme on pouvait, en attendant que le train ne reparte enfin. Quand il
s’ébranla, il roula très lentement par peur d’une autre collision dans le brouillard.
Quand il parvint à la gare de triage, plusieurs convois qui habituellement circulaient
sur une ligne secondaire avaient été mis à la disposition des voyageurs qui devaient
retourner à Londres. Nérita monta dans le premier et alla trouver le contrôleur pour
s’assurer qu’elle pourrait descendre à la halte de Wych Park.
Le contrôleur avait naturellement accédé à sa demande, et, quand le train s’arrêta, il
vint personnellement lui ouvrir la portière pour l’aider à descendre. La jeune fille
remarqua que les autres voyageurs étaient fortement impressionnés.
Elle les remercia de leur amabilité. Tous lui souhaitèrent « bonne chance »; leur
intonation semblait davantage évoquer l’heureux hasard qui leur avait permis d’échapper
au désastre plutôt que l’avenir de la jeune fille.
Le brouillard était beaucoup moins épais à Wych Park, mais noyée dans ce léger halo
de brume, la nature semblait en parfaite harmonie avec l’âme de Nérita. La brume et la
grisaille convenaient à la tristesse qui habitait son cœur depuis qu’Anthony était' mort et
à l’angoisse qui l’étreignait à l’approche de la terrible tâche qui l’attendait.
« Que va dire le marquis? que va dire le marquis? Cette question lancinante la hantait
depuis l’accident. Seule à connaître les événements, elle allait devoir tout lui raconter. Et
le bruit de ses pas amortis par la neige boueuse semblait répéter en écho : « Que va dire le
marquis? »
Le train s’était arrêté de l’autre côté d’un petit village situé en face des grilles de Wych
Park. En le traversant, Nérita aperçut soudain en stationnement devant l’épicerie l’une
des voitures du domaine qui servait habituellement aux domestiques pour faire les
courses aux alentours ou pour aller de temps en temps en ville. Elle se fit connaître du
cocher qui accepta de la ramener sans attendre au château.
En suivant la grande allée de chênes, à la même heure que la veille, Nérita revit
l’immense demeure, avec ses fenêtres éclairées de l’intérieur. Mais rien n’était plus
comme le jour précédent où elle était rentrée en traîneau, avec le marquis.
L’enchantement, le bonheur de la veille lui semblaient très lointains. Elle éprouvait une
angoisse, une tristesse infinies qui chassaient de son esprit tout autre sentiment.
Le cocher ne lui posa pas la moindre question. Il n’amena pas la voiture devant le
perron, mais s’arrêta sur un côté, près d’une petite porte par laquelle la jeune fille passait
toujours quand elle emmenait Anthony aux écuries. En se retrouvant là, Nérita ne pouvait
arriver à croire que le matin même, quelques heures auparavant seulement, elle l’avait
franchie en compagnie du petit garçon si joyeux à la perspective d’aller monter son poney
dans le grand parc. Il courait presque pour retrouver plus vite cet animal qu’il aimait tant.
Nérita avait l’impression qu’elle avait vécu un siècle de terreurs, de cauchemars, et
d’horreur depuis ces derniers moments heureux.
Elle remercia brièvement le cocher et entra rapidement dans la maison. Elle hésita un
moment au bas de l’escalier. Elle ne voulait voir personne tant qu’elle n’aurait pas raconté
au marquis ce qui venait d’arriver.
Elle enfila les longs corridors menant au hall où elle savait trouver un valet en faction.
Quand elle y pénétra, elle y vit, non seulement plusieurs valets en grande livrée, mais le
vieux maître d’hôtel attaché à la maison depuis longtemps. Il l’aperçut avant tout le
monde. Et, soit qu’il fut étonné de la voir dans cette partie de la demeure, soit qu’il ait
décelé quelque chose d’inquiétant dans l’expression de la jeune fille, il se précipita au—
devant d’elle.
— Il faut que je voie milord! lui dit aussitôt Nérita.
— Milord est en train de jouer aux cartes, dans le salon, miss Graham, expliqua—t—il.
— Il faut que je le voie... seul, et immédiatement! C’est très important!
Le maître d’hôtel répondit avec l’impassibilité qu’il avait acquise au cours de ses
longues années de service :
— Vous pourriez l’attendre dans le bureau, miss Graham.
Il traversa le hall, ouvrit la porte d’une petite pièce meublée avec un goût parfait et sur
les murs de laquelle étaient accrochés un nombre impressionnant de tableaux; il
l’introduisit puis repartit chercher son maître.
Une fois seule, Nérita retira ses gants. Elle avait terriblement froid. Elle avait
l’impression d’avoir perdu tout son sang. Elle tendit les mains vers le feu qui crépitait
dans la cheminée, mais elle ne parvint pas à se réchauffer.
Quand elle entendit la porte se rouvrir, elle frissonna; elle essaya de retrouver sa voix,
mais elle se sentait incapable de proférer le moindre son.
Le marquis referma vivement la porte derrière lui.
— Que se passe—t—il? demanda—t—il anxieusement. Je vous ai fait chercher mais on
m’a dit que vous aviez quitté la maison, rien de plus; et je n’ai pas compris pourquoi vous
étiez partie ni où vous pouviez bien être.
— C’est... c’est ce qu’il faut que je vous dise! parvint—elle à articuler.
— Comme vous avez l’air fatiguée! Asseyez—vous bien vite, je vais aller vous chercher
quelque chose à boire...
— Non, non! dit—elle. Il faut que vous m’écoutiez. Oh! écoutez—moi, je vous en
supplie!
Il s’approcha de la jeune fille, inquiet.
— Qu’y a—t—il donc? ma chérie! Je ne peux supporter de vous voir dans un tel état!
Nérita leva lentement la main. Elle avait peur d’éclater en sanglots devant tant de
tendresse. Elle fit un effort surhumain pour se dominer :
— Je ne sais pas comment vous raconter tout... Mais... ce matin, pendant qu’Anthony...
montait son poney,... une dame est venue en voiture. Elle... elle a voulu le voir...
— Une dame? s’étonna le marquis.
— C’était... votre épouse, la marquise... Elle est venue parce qu’elle était mourante...
elle voulait voir son fils avant de mourir...
La voix de Nérita se brisa sur ces mots. Elle ne pouvait voir l’expression du marquis.
Mais elle sentait ses yeux fixés sur elle. Il la regardait sans paraître croire ce qu’elle disait.
Elle reprit :
— Quand Anthony a été assis dans la voiture,... elle l’a emmené avec elle.
— Emmené? mais où? s’écria—t—il enfin d’une voix qu’elle ne lui connaissait pas.
— Je... je les ai poursuivis jusqu’à la gare... ajouta—t—elle péniblement, mais ils
avaient pris l’express pour Douvres.
Un son s’échappa des lèvres du marquis. Elle ne sut pas si c’était un juron ou une
exclamation. Mais elle ne s’y arrêta pas, car elle sentait que si elle ne parlait pas très vite,
elle ne parviendrait jamais à poursuivre son terrible récit.
— J’ai pris le train suivant pour essayer de les rattraper, mais il s’est produit une
collision, à cause du brouillard, entre l’express de Douvres et un autre train... Et, quand je
les ai retrouvés... ils étaient morts tous les deux!
Sa voix n’était qu’un misérable petit murmure, mais il lui sembla que le dernier mot
avait ébranlé les murs de la maison.
Sur le coup, le marquis ne dit pas un mot, ne fit pas un geste. Il demeura ainsi, un
moment, comme s’il avait été changé en statue.
Puis toujours en silence il alla jusqu’à la fenêtre et fixa le parc plongé dans l’obscurité.
— Vous m’avez bien dit qu’ils étaient morts tous les deux? demanda—t—il enfin d’une
voix étrange.
— J’ai fait ce que j’ai pu... je me suis arrangée pour que leurs... corps soient ramenés
ici le plus tôt possible;.. Il y avait là un médecin qui s’en occupe... Voici sa carte. Je...
j’avais pensé... que c’était bien qu’ils reviennent chez eux...
Sur ces derniers mots, la voix de Nérita s’éteignit. Elle se leva, posa la carte de visite du
médecin sur une table; et, sans attendre que le marquis se retourne ou lui parle, elle
quitta la pièce, les larmes ruisselant sur —son visage. En courant, elle passa devant le
grand escalier de marbre du hall et gagna le couloir. Presque aveuglée par ses larmes, elle
retrouva son chemin à tâtons et monta le petit escalier qui menait à la nursery.
Elle titubait et quand elle poussa la porte de la nursery, elle trouva Emily qui
l’attendait.
Avant que sa servante ait pu proférer un seul mot, elle lui ordonna, à travers ses
larmes :
— Fais vite les valises, Emily ! Vite : emballe tout ce que tu peux; mais vite! vite! Nous
partons!...
7
Fin