La Place de Lhomme Dans Lunivers Chez BL
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La Place de Lhomme Dans Lunivers Chez BL
Marie Faure
Je n’oublie pas le soutien moral que mon compagnon, Rémy Roger, m’a apporté, et
je lui suis infiniment reconnaissante d’avoir accepté un ménage à…quatre ; sans
oublier mes conversations en solitaire avec mes penseurs décédés, qu’il a dû
supporter.
Je pense aussi à ma famille et mes amis qui n’ont pas manqué de me soutenir, parfois
sans vraiment savoir ce que je faisais… et qui ont indirectement contribué à faire
mûrir ma réflexion.
Par ailleurs, je m’excuse auprès de mes camarades de master qui, tout au long de
l’année, n’ont fait que m’entendre parler de Pascal : tout était prétexte pour parler de
lui.
3
4
Introduction
1
Pascal, Blaise, Pensées, Paris, Ed. de Philippe Sellier, LGF - Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2000,
fragment 566, pp. 376-377.
5
une certaine représentation de la place occupée, en général au milieu, comme un spectateur se
plaçant à l’endroit le plus stratégique pour manquer le moins possible d'informations. Mais, se
détachant de cela, peut-on vraiment trouver la place qu’occupe l’humanité, perdu dans une
infinité d’infinis ?
Si je m’intéresse à ces questions qui peuvent sembler, au XXIème siècle, d’une
extrême banalité, c’est parce que bien loin d’être évidentes, les réponses ont occupé la vie
d’un nombre presque infini de penseurs. Pour n’en citer que deux, j’évoquerais Lao-Tseu,
dans un ordre chronologique, ou encore Blaise Pascal, deux mille ans plus tard. Ce choix n’est
pas du tout arbitraire, puisque ce sont particulièrement ces deux penseurs qui m’intéressent
dans le cadre de mon mémoire. Alors, pourquoi interroger la question de l’Homme, de la
place qu’il occupe, à travers des textes si éloignés ?
En effet, d’un côté, nous avons Lao-Tseu, ou Lao Zi (ou encore Laozi, de son vrai
nom Li Er), un sage chinois contemporain de Confucius, et considéré comme le père
fondateur du taoïsme. D’un autre côté, nous avons Blaise Pascal, un écrivain, philosophe,
mathématicien et mystique, austère figure du XVIIème siècle. Pour le premier, le Tao-te-king,
littéralement Le Livre de la Voie et de la Vertu, nous servira de texte d’appui pour comprendre
la pensée de Lao-Tseu. Il n’est pas considéré comme un texte purement littéraire et, selon les
légendes, ce n’est pas fondamentalement un texte écrit. En s’intéressant au contexte historique
entourant son potentiel auteur, le Tao-Te-King ouvre la voie au conditionnel : il aurait été écrit
par un ou plusieurs disciples de Lao-Tseu, lequel aurait dicté ses enseignements à l’oral. Ledit
Lao-Tseu, figure très controversée car son existence est souvent remise en question, serait né
au VIème siècle avant notre ère, et aurait vécu, si l’on se fie aux légendes, pendant des siècles.
Cette figure du sage presque immortel serait plutôt celle du Lao-Tseu divinisé, maître du
taoïsme devenu religion. Archiviste sous la troisième dynastie chinoise, Lao-Tseu aurait quitté
son poste à la suite de désaccords au sein de la cour du roi Zhou, pour se retirer, coupé de la
société, au pied des monts Qinling. Il y aurait rédigé son Tao-Te-King et / ou aurait transmis
ses enseignements à ses disciples. Partant ensuite vers l’ouest, c’est là que nous perdons sa
trace, sans même connaître la date de sa mort, si jamais il mourut. Mais, au-delà de son
histoire autant passionnante qu’incertaine, ce qui nous intéresse chez Lao-Tseu, c’est surtout
l’incarnation de cette pensée toute particulière de l’Homme, dont il est le symbole et le
fondateur : le taoïsme. Bien qu’originale, cette pensée s’inscrit dans une longue tradition
chinoise, portée tout d’abord par le plus ancien monument de la littérature chinoise, appelé le
6
Yi Jing (Classique des mutations). Véritable Genèse chinoise, cette oeuvre est le récit de la
conception du monde, lui-même divisé en deux forces cosmiques opposées : le Yin et le Yang.
Cette vision du monde a été largement reprise par Lao-Tseu et le taoïsme, j’en parlerai donc
bien plus longuement à travers les aphorismes du Tao-Te-King.
De l’orient nous passons maintenant à l’occident, avec Blaise Pascal. Cet intellectuel
que l’on qualifierait aujourd’hui de polytechnicien embrasse donc plusieurs domaines :
d’abord mathématicien, puis physicien, écrivain, philosophe, mystique… Pascal incarne un
idéal de penseur que nous ne connaissons plus vraiment : celui qui s’intéresse à tout, et qui
sait mêler beaucoup de doctrines sans forcément les opposer. Le contexte d’écriture des
fragments d’apologie du christianisme qui m’intéressent, rassemblés dans un recueil que nous
appelons aujourd’hui Pensées, est à l’image de l’écrivain : l’effervescence, le tumulte, mais
aussi la misère et la maladie.
Il y avait un homme qui, à douze ans, avec des barres et des ronds, avait créé les
mathématiques ; qui, à seize, avait fait le plus savant traité des coniques qu’on eût vu depuis
l’antiquité ; qui, à dix-neuf, réduisit en machine une science qui existe tout entière dans
l’entendement ; qui, à vingt-trois ans, démontra les phénomènes de la pesanteur de l’air, et
détruisit une des grandes erreurs de l’ancienne physique ; qui, à cet âge où les autres hommes
commencent à peine de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des sciences humaines,
s’aperçut de leur néant, et tourna ses pensées vers la religion ; qui, depuis ce moment jusqu'à
sa mort, arrivée dans sa trente-neuvième année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue
que parlèrent Bossuet et Racine, donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie comme du
raisonnement le plus fort ; enfin qui, dans les courts intervalles de ses mots, résolut par
abstraction un des plus hauts problèmes de géométrie, et jeta sur le papier des pensées qui
tiennent autant du Dieu que de l’Homme : cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal.2
Pascal incarne toutes les formes de génie. En effet, comme le montre cette citation de
Chateaubriand, c’est un surdoué sur tous les plans, à qui l’on doit des inventions scientifiques
telles que la machine à calculer, à qui l’on doit également une prose parfaite, au moment où la
langue française se fixait, à qui l’on doit enfin des réflexions sur la condition humaine
largement utiles à chacun. Pascal incarne aussi l’archétype du génie mélancolique, tel que le
décrit Aristote dans son Problème XXX3 : génie souffrant, génie solitaire, génie mélancolique.
Le Pascal mystique est en outre un génie visionnaire, dans le sens d’illuminé et d’halluciné,
véritablement possédé par le génie du christianisme.
2
Chateaubriand, François-René, Le Génie du Christianisme, dans Oeuvres de Chateaubriand, t. IV, Paris,
Legrand, Troussel et Pomey, 1886, pp. 336-337.
3
« Pourquoi tous ceux qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts, étaient-ils
de toute évidence mélancoliques, certains au point de contracter des maladies causées par la bile noire [...] ? »
Aristote, Problème XXX, Paris, Allia, 2004, p. 7.
7
S’il me paraît intéressant d’étudier ces auteurs ensemble, c’est qu’on peut les voir, sur
les scènes philosophiques et littéraires, comme le commencement et la fin d’un cycle. Ce
cycle aurait été ouvert par la pensée de Lao-Tseu et la création d’une école philosophique, une
école spirituelle, et une école religieuse, toutes portant le nom de taoïsme. Ce dernier a inspiré
des courants de pensée orientale, dont certaines figures souvent bien plus connues que
Lao-Tseu, comme Confucius et Bouddha. C’est ainsi que l’on peut voir la pensée de
Lao-Tseu : le début d’une philosophie de la vie sous toutes ses formes (politique, familiale,
intime, naturelle, etc.), développée et reprise par la suite. C’est ce qui fait sa force, et sa
légitimité. Par ailleurs, bien plus que le début d’une philosophie de vie, qui était déjà présente
avant Lao-Tseu, il s’agit d’une pensée, je l’ai dit plus haut, toute particulière : considérer
l’Homme dans l’univers, non seulement par rapport à ce qui est en-dessous de lui comme les
minéraux, les végétaux, les animaux, et aussi par rapport à ce qui est au-dessus de lui, la
puissance créatrice à l’origine de tout : le Tao. Il s’agit d’envisager l’Homme par rapport à
l’univers qui l’entoure, puisqu’il faut surtout le voir comme un tout dont il fait partie. J’ai
séparé, un peu plus haut, l’Homme de son environnement, pour mieux souligner cet aspect
fondamental de la pensée Lao-Tseu : le monde est un tout dont chaque grain de poussière,
chaque être vivant, chaque souffle de vent fait partie. Et c’est donc en cela que nous pouvons
voir Lao-Tseu comme précurseur d’une pensée non-dualiste appliquée à la vie quotidienne.
Mais alors en quoi Pascal serait la fin d’un cycle entamé par Lao-Tseu ? Que ce soit
dans les philosophies ou au travers des religions, l’occident fait beaucoup plus facilement la
distinction entre les minéraux, les végétaux, les animaux, les hommes, et la Divinité. Il semble
même que la religion chrétienne sépare sans concessions le monde terrestre et le monde
céleste avec au milieu, comme le souligne Pascal, Jésus-Christ pour faire l’intermédiaire.
Mais s’arrêter à cela serait précipité. En effet, si Pascal met l’accent sur la nature
profondément humaine des hommes qui est opposée à la divinité, c’est pour mieux souligner
le problème : cette nature humaine est déchue, elle n’est pas ce qu’elle fut, elle n’est, en fait,
pas naturelle. Les Hommes ont perdu cette part divine qu’ils avaient naturellement en eux.
Que ce soit Lao-Tseu ou Pascal, tous deux évoquent cette perte : du Tao, de Dieu. Tous deux
sont également porteurs de l’espoir qu’il est possible de renouer avec le principe créateur.
Seulement, les chemins sont différents… Ou plutôt, exprimés de manières différentes.
Nous pouvons alors voir Pascal comme une fin en lui-même : sa pensée s’inscrit dans
la lignée janséniste de saint Augustin, ou encore de Montaigne... mais après lui, qui peut se
8
prétendre successeur de Pascal ? Certains chercheurs le voient comme un précurseur de la
philosophie existentialiste, mais ce ne serait pas être totalement fidèle à sa pensée. D’ailleurs,
la notion de Providence janséniste que défend l’apologiste me semble tout à fait opposée à la
notion d'existentialisme : alors que, selon cette dernière, l’essence de la vie serait créée par
nos actions, la vie dirigée par la Providence rejoindrait l’idée d’un destin indépendant des
actes.
Bien qu’il soit assez improbable que Pascal ait lu Lao-Tseu, leurs philosophies se
rejoignent… Et c’est assez remarquable : comment deux penseurs que tout semble opposer
peuvent-ils s’accorder ? D’un côté nous avons ce que Pascal aurait appelé un païen
(Lao-Tseu), et deux mille ans plus tard, un chrétien convaincu. C’est que leur question de la
Divinité, donc du Tao ou de Dieu, semble être avant tout une interrogation sur l’Homme : ils
partent d’eux-même pour expliquer l’inexplicable. Ce cycle est donc une conception
non-dualiste de la place de l’Homme dans l’univers que partage ces deux penseurs. l’Homme
est vu comme faisant parti d’un Tout, dans un langage commun caractérisé par le contraste,
qui est justement un moyen de non-contradiction : comment le paradoxe peut-il conduire au
milieu juste ? C’est qu’il faut superposer le bien et le mal, le yang et le yin, la grandeur et la
misère, afin de rassembler les contraires.
On ne peut faire une bonne physionomie qu’en accordant toutes nos contrariétés, et il
ne suffit pas de suivre une suite de qualités accordantes sans accorder les contraires. Pour
entendre le sens d’un auteur, il faut accorder tous les passages contraires.5
En effet, Pascal et Lao-Tseu ne cessent, par leurs mots, de se contredire et, à force de
côtoyer les extrêmes, ils finissent par les rassembler, atteignant un lieu intermédiaire où tous
les opposés s’annulent en se rencontrant. De plus, comparer deux penseurs si éloignés permet
de comprendre un message universel véhiculé par les philosophies et les religions à travers le
monde et les siècles, une philosophie de la vie que nous étudierons et dont Lao-Tseu et Pascal
4
Lao-Tseu, Tao-Te-King, Le livre de la Voie et de la Vertu, Éd. de Jean Eracle, traduit du chinois par Stanislas
Julien, Paris, Flammarion, coll. « Librio », 2012, XXII, p. 30.
5
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 289, pp. 194-195.
9
sont des représentants, au sein de leurs propres doctrines (taoïsme et christianisme) : il s’agit,
fondamentalement, de s’unir à la Divinité.
D’ailleurs, en ce qui concerne la langue, la question du texte se pose. À propos des
Pensées, l’édition de Philippe Sellier6 sera ma source, puisque celle-ci semble la plus fidèle
aux fragments retrouvés dans les affaires de Pascal après sa mort, suivant l'ordre dans lequel
ils ont été découverts, dans une volonté de fidélité à la pensée de l'auteur. En ce qui concerne
le Tao-Te-King, le texte étant à l’origine en chinois, je m’appuierai sur la traduction de
référence de Stanislas Julien7, malgré les influences chrétiennes qui lui sont reprochées.
J’évoquerai également celle peut-être moins scientifique mais plus poétique de Stephen
Mitchell8, dont la volonté principale fut de traduire « l’esprit » de Lao-Tseu, afin de
confronter sa traduction avec celle de Stanislas Julien. Sans délaisser le texte original, il est en
effet intéressant de regarder les différentes traductions, afin de voir comment une philosophie
si éloignée de nous (par le temps et l'espace) peut être traduit dans notre langage moderne.
Mais il faut comprendre que, indépendamment des traductions, la puissance du Tao-Te-King
est dans son pouvoir de suggestion : en effet, le lecteur se rend compte que le message
philosophique mis derrière les mots est toujours le même, et même si souvent les traductions
semblent se contredire, les intentions s’accordent. Parallèlement, dans les Pensées, c’est
l’apologie du christianisme qui cache une réflexion anthropologique : derrière la figure de la
Divinité, se cache celle de l’Homme, point de référence sur lequel l’argumentation se fonde.
On découvre alors, que ce soit dans n’importe quelle traduction du Tao-Te-King, ou en se
plongeant dans un fragment écrit à la hâte par Pascal, que ces deux philosophies se rejoignent.
Néanmoins, il sera bien plus aisé de mener des analyses stylistiques sur les Pensées, le texte
de Pascal étant d’une grande richesse et en français ; je serai donc plus prudente avec le
Tao-Te-King, qui suppose plus un travail sur l’exercice de traduction.
Concernant les études séparées sur Pascal et sur Lao-Tseu, je ne citerai pas tout ce qui
a été fait - la liste étant beaucoup trop longue - mais peut-être seulement les ouvrages qui ont
orienté le plus ma réflexion. Sur Lao-Tseu et le taoïsme, je retiens particulièrement les
oeuvres de Catherine Despeux et Max Kaltenmark, respectivement intitulés Lao-Tseu, le
6
Pascal, Blaise, op. cit.
7
Lao-Tseu, op. cit.
8
Lao-Tseu, Tao-Te-King, traduit du chinois par Stephen Mitchell, avec des calligraphies de Ou Yang Jiao Jia,
Synchronique Éditions, 2012.
10
guide de l’insondable9 et Lao-Tseu et le taoïsme10. Tous deux ont une vision synthétique et
non limitée de la pensée de Lao-Tseu et du taoïsme plus généralement, prenant en compte
tous les niveaux d’interprétations : religieux, politique, physiologique, métaphysique,
cosmologique, ontologique, etc. À propos des différentes lectures envisageables, il faut tout
de même s’en méfier, et, Jean-Pierre Diény met en garde le lecteur :
Il (le Tao-Te-King) se prête trop aisément aux divagations des rêveurs férus de « philosophie
orientale », et semble dire tout ce qu'on veut lui faire dire. Et pourtant c'est bien de cet
ouvrage que sort l'un des plus puissants courants de la culture chinoise. Glosés par des
milliers de commentateurs, parmi lesquels plusieurs empereurs, ses aphorismes ont inspiré
toutes les écoles de pensée.11
9
Catherine Despeux, Lao-Tseu, Le guide de l’insondable, Paris, Entrelacs, 2010.
10
Kaltenmark, Max, Lao-Tseu et le taoïsme, Paris, Points, coll. « Sagesses », 2014.
11
Diény, Jean-Pierre, « Lao-Tzeu. La voie et sa vertu : Tao-tê-king, texte chinois présenté et traduit par F.
Houang et P. Leyris, nouvelle édition remaniée », dans Revue de l'histoire des religions, tome 197, n°2, 1980,
pp. 229-230. [En ligne] sur Persée : h ttps://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1980_num_197_2_5088
12
Pascal et saint Augustin, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité », 1995.
13
Kaplan, Francis, Les Pensées de Pascal, Paris, Ellipses, coll. « Philo », 1998.
14
Cho, Myung-Ai, L’Homme et Dieu chez Pascal et Lao-Tseu, thèse de doctorat, sous la direction de J.
Raymond Mesnard, Paris IV, 1987.
15
Collectif, Pascal, Port-Royal, Orient, Occident, Actes du Colloque de l’Université de Tokyo, 27-29 septembre
1988, Paris, Klincksieck, 1991.
11
Aussi nous semble-t-il qu’il soit pertinent de nous exprimer ainsi : Pascal et
Lao-Tseu sont deux représentations majeures de deux humanismes, et dans la mesure où
l'humanité ne veut pas perdre espoir, c’est dans les leçons qui sont données par ces deux
grands penseurs qu’elle devra puiser, car l’humanisme de demain tournera nécessairement
autour de ces deux axes que sont la foi pascalienne en l’avenir et le goût de l’harmonie et de
l’équilibre qui traverse les oeuvres de Lao-Tseu et Tchouang-Tseu.16
En outre, comme nous venons de le lire, Mlle Cho s’appuie autant sur le Tao-Te-King
que sur le Tchouang-Tseu, un des successeurs les plus directs de Lao-Tseu. De fait,
Tchouang-Tseu développe chacun des aphorismes de Lao-Tseu dans des petits textes, fictifs
ou non, racontant des histoires se terminant par une morale, à la manière de fables, en
respectant parfaitement la pensée de son maître. Je ne me priverai pas non plus de le citer
parfois, lui ou d’autres taoïstes d’ailleurs, même si le Tao-Te-King reste mon corpus principal,
avec les Pensées.
Dans la perspective de comparer deux penseurs incomparables au premier abord, je
peux également évoquer le travail de Frédéric Lenoir, qui dans son essai Du Bonheur17
consacre un chapitre18 à comparer les philosophies de Tchouang-Tseu et de Montaigne….
sachant que Tchouang-Tseu est un successeur de Lao-Tseu, et Montaigne ayant précédé
Pascal, dont ce dernier s’est largement inspiré ! Par ailleurs, cette petite étude est très agréable
et légère à lire car, l'oeuvre entière traitant du bonheur, Frédéric Lenoir se concentre sur « le
rire de Montaigne et de Tchouang-tseu », qui est le titre de son chapitre.
C’est donc dans une perspective comparatiste et philosophique que j’étudierai la
question de l’Homme, à travers le Tao-Te-King de Lao-Tseu, et les Pensées de Blaise Pascal.
Bien plus que cela, il s’agira de considérer l’Homme par rapport à l’univers, c’est-à-dire sa
place vis-à-vis de ce qui est en-dessous et au-dessus de lui, l’infiniment plus petit et
l’infiniment plus grand que lui, ce qui est extérieur et intérieur à lui ; et d’abord, l’Homme par
rapport à lui-même. Nous verrons que ce sujet traité par Lao-Tseu comme par Pascal permet
de faire surgir les similitudes entre leurs deux pensées, mais également quelques divergences.
De plus, je précise quand même que « l’Homme » analysé ici désigne toute l’humanité
indépendamment des sexes, d’où la présence d’une majuscule marquant la distinction avec
l’homme mâle. Dans cette étude de l’Homme, il s’agira de partir de lui pour s’en détacher,
dans un éloignement progressif qui ne vise qu’à s’en rapprocher, car ce mouvement est en
16
Cho, Myung-Ai, op. cit., p. 256-257.
17
Lenoir, Frédéric, Du bonheur, Un voyage philosophique, Paris, LGF - Le Livre de Poche, 2015.
18
Ibid., pp. 153-180.
12
réalité un voyage toujours plus profond à l'intérieur de l’Homme. Et Lao-Tseu comme Blaise
Pascal permettent de comprendre que, si l’Homme est un objet d’étude, il est aussi un moyen
d’accéder à la connaissance du monde : c’est dans cette direction que j’orienterai ma
réflexion.
En effet, nous partirons tout d’abord de la figure humaine, telle qu’elle est décrite par
les deux penseurs. Qu’est-ce qu’être Homme, qui est-il, par rapport à lui-même, et dans son
environnement ? Relativement restreinte, cette partie nous conduira, ensuite, à considérer
l’Homme par rapport à deux entités qui semblent le surpasser : Dieu et le Tao. Sont-elles si
différentes, et en quoi permettent-elles de considérer la place de l’Homme dans l’univers ?
Enfin, dans une ouverture métaphysique, il s’agira de voir encore plus haut et plus loin, mais
en partant du plus profond de l’Homme, afin de transcender tout ce que nous aurions vu
précédemment, dans une dimension touchant à la magie.
13
14
Première Partie
Étude de l’Homme
15
16
Chapitre 1 : l’Homme, tentative de définition
19
Ci-dessus, le dessin annoté de Léonard de Vinci, inspiré de la théorie des proportions de Vitruve : on y voit un
Homme dans des dimensions parfaites, dans un carré signifiant son harmonie avec l’architecture, et dans un
cercle symbolisant le cosmos : à la fois utile pour les arts plastiques et la médecine, cet homme de vitruve montre
le lien du macrocosme (l’univers) avec le microcosme (l’Homme). Il s’agit d’une représentation que l’on
retrouve également chez Pascal et Lao-Tseu. [Source : voir la table des illustrations à la fin.]
17
D’ailleurs, dans l’article intitulé « Le concept d’ “homme” dans les Pensées »20,
Christian Meurillon comptabilise les nombres de substantifs « homme » et « Dieu » : sans
surprise « Dieu » reste le plus employé (634 fois en tout), suivi de près par « homme »,
employé 531 fois. Pour une apologie de la religion chrétienne, l’humanité y est extrêmement
présente… C’est qu’il s’agit de convaincre des Hommes, et pour cela, rien de mieux que de
mettre les principaux protagonistes en scène : Dieu, bien évidemment, et l’Homme. On
comprend que l’argumentation de l’écriture pascalienne perdrait de sa puissance si Dieu seul
était présent ; car c’est tout l’art de Pascal : mettre en scène ses sujets de critiques ou
d’admiration, en employant les mots justes afin de découvrir sans filtres sa vision soit
cynique, soit magnifique du monde. Est-ce utile de préciser que son cynisme est destiné à
l’Homme, et ses moments de volupté, à Dieu ?
On pourrait résumer la pensée pascalienne de l’Homme à ces quelques mots de sa
soeur, Gilberte Périer :
Il avait naturellement le tour de l’esprit extraordinaire ; mais il s’était fait des règles
d’éloquence toutes particulières qui augmentaient encore son talent. Ce n’était point ce
qu’on appelle de belles pensées qui n’ont qu’un faux brillant et qui ne signifient rien : jamais
de grands mots et peu d’expressions métaphoriques, rien ni d’obscur ni de rude, ni de
dominant, ni d’omis, ni de superflu. Mais il concevait l’éloquence comme un moyen de dire
les choses d’une manière que tous ceux à qui l’on parle les puissent entendre sans peine et
avec plaisir ; et il concevait que cet art consistait dans de certaines dispositions qui doivent
se trouver entre l’esprit et le coeur de ceux à qui l’on parle, et les pensées et les expressions
dont on se sert, mais que les proportions ne s’ajustent proprement ensemble que par le tour
qu’on y donne. C’est pourquoi il avait fort étudié le coeur de l’homme et son esprit : il en
savait tous les ressorts parfaitement bien.21
20
Meurillon, Christian, « Le concept d’ “homme” dans les Pensées » , dans : Treize études sur Blaise Pascal,
Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 28.
21
Périer, Gilberte, La vie de Monsieur Pascal, Paris, Editions de L’Herne, coll. « Carnets », 2013, pp. 43-44.
22
Pascal veut s’adresser directement au coeur du lecteur ; c’est un aspect que nous verrons dans la dernière
partie.
18
filtres, les yeux du lecteur se lèvent, gênés, presque honteux de se découvrir un vice qui fut
dénoncé quatre siècles plus tôt.
Que dire alors du Tao-Te-King, écrit presque deux mille ans avant les Pensées !
Comme je l’ai dit en introduction, il est surprenant que toutes les traductions - parfois si
différentes qu’il semble que ce soit, à tort, des oeuvres différentes - délivrent les mêmes
messages ! La vérité énoncée, la leçon de morale, la marche à suivre indiquée suit toujours le
même chemin, la même « voie ». Car le Tao-Te-King ressemble plus à un mode d’emploi
pour atteindre le droit chemin, au lieu de s’aventurer dans les sentiers escarpés : « La grande
Voie est très unie, mais le peuple aime les sentiers. »23 Ici sont impliqués l’Homme du
commun (le peuple), et l’Homme saint : le saint marche dans la grande Voie, tandis que tous
les autres s’égarent sur des chemins escarpés.
Je rappelle qu’à chaque fois que j’utilise le substantif « Homme », c’est pour désigner
l’être humain en général. Ceci est très important, surtout pour le taoïsme qui considère
justement que la femme est l’être, parmi tous les êtres vivants, qui est naturellement le plus
proche du Tao.24
Cette dichotomie entre l’Homme tel qu’il est dans la plupart des cas et l’Homme tel
qu’il devrait être est caractéristique des deux oeuvres. D’ailleurs, cela rappelle un projet de
plan établi par Pascal : une première partie sur la « misère de l’Homme sans Dieu » , et une
deuxième sur la « félicité de l’Homme avec Dieu » .25
Concernant le Tao-Te-King, le concept d’Homme y est aussi peu évident que dans les
Pensées : il s’agit, d’après les traductions, du Livre de la Voie et de la Vertu.26 Ici, nulle
mention d’Homme… Mais, tout comme L’Apologie du Christianisme, le point de référence
est, sans surprise, humain. Il s’agit de comprendre les manifestations du Tao, qui agit dans
l’Homme à travers la Vertu.
Rien de bien original, pouvons-nous peut-être avancer, qu’un Homme qui s’étudie
lui-même. Cela semble être la matière-même de tout écrit. Mais, comme le dit Pascal :
23
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LIII, p. 48.
24
Nous verrons en détail un peu plus tard ce lien entre la femme et le Tao : « Le Tao féminin » dans la deuxième
partie, chapitre 2.
25
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 40, p. 55.
26
Traduction de Stanislas Julien.
19
m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en l’ignorant. J’ai pardonné aux
autres d’y peu savoir. Mais j’ai cru trouver au moins bien des compagnons en l’étude de
l’homme, et que c’est le vrai étude qui lui est propre. J’ai été trompé : il y en a encore moins
qui l’étudient que la géométrie. Ce n’est que manque de savoir étudier cela qu’on cherche le
reste. Mais n’est‑ce pas que ce n’est pas encore là la science que l’homme doit avoir, et qu’il
lui est meilleur de s’ignorer pour être heureux ?27
Afin d’entrer au mieux dans l’étude de l’Homme selon Lao-Tseu et Blaise Pascal, il
faut donc partir du constat suivant : l’Homme ne se connait pas ! Fort heureusement pour lui,
répondrait peut-être Pascal, mais c’est en prenant compte son pessimisme avoué. Seulement,
n’oublions pas qu’il s’agira d’étudier également la pensée de Lao-Tseu, qui, même si elle
rejoint celle de l’apologiste, comble quelque chose qui lui fait défaut : l’optimisme, la Foi,
non en Dieu, mais en l’Homme. Finalement, que ce soit à propos de Dieu ou du Tao, la
question de la Divinité est bien, d’après les mots d’Albert Béguin, « question de l’homme ».28
L’Homme est un être plein de contradictions. Ces contradictions sont intérieures, car
pour citer le « cogito ergo sum » (je pense donc je suis / je suis, j’existe) de Descartes,
l’Homme se caractérise par le fait qu’il pense, rejoint d’ailleurs par Pascal et son « roseau
pensant » . Du côté taoïste, ce qui doit dominer chez l’Homme, c’est le non-agir. Ce non-agir
qui, bien loin d’être de la passivité, comme cela est souvent interprété - à tort - désigne le fait
de ne pas altérer avec le Moi profond et la conscience. La non-action est une porte ouverte à
l’Infini puisque quand rien n’est fait, rien n’est achevé. Ce qui vient d’être dit est certainement
toute la contradiction de l’Homme, synthétisée par trois grands hommes : l’Homme est un être
pensant, c’est ce qui fait sa grandeur mais aussi et surtout son malheur, car la paix intérieure
(tout simplement le fait d’être bien avec soi-même) se dissimule derrière le mécanisme de la
pensée, l’épais mur du mental.
20
Si le prince n'est pas droit, les hommes droits deviendront trompeurs, et les hommes
vertueux, pervers.
Les hommes sont plongés dans l'erreur, et cela dure depuis bien longtemps !29
comme le dit Pascal : il est incompréhensible aux autres et à lui-même. Citons encore Pascal :
La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant
c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de
songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et
cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement
nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort.31
« La grande Voie est simple, mais les gens préfèrent les chemins détournés. Sois
conscient lorsque les choses sont déséquilibrées. Reste centré dans le Tao » traduit Stephen
Mitchell.33 C’est que l’Homme aime se « crever les yeux agréablement »34, comme le souligne
Pascal dans son fragment sur l’imagination. L’erreur vient de l’Homme lui-même : nul besoin
de chercher quelconque coupable. Cette contradiction inhérente le pousse à rechercher le
meilleur pour lui dans ce qui le détourne le plus de lui-même. En s’égarant, il s’éloigne de
cette « grande voie », dans laquelle on peut reconnaître, peut-être, la « droite voie » tant
recherchée à l’époque médiévale. Cette voie est celle du Tout, du Tao, de Dieu, celle qui
rassemble les êtres, en unissant le grand corps du monde. Seulement, les Hommes préfèrent
29
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LVIII, p. 51.
30
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 163, p. 113.
31
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 33, p. 51.
32
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LIII, p. 48.
33
Lao-Tseu, op. cit., traduction de Stephen Mitchell, chapitre LIII, p. 85.
34
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 78, pp. 66-73.
21
leur individualité, et pensent même que c’est la bonne voie, celle de l’épanouissement
personnel. Ils oublient les autres et se détournent de l’UN-semble (le grand ensemble) dont il
font partie, et duquel ils ne peuvent se détacher sans souffrir.
Raison ou passions ?
La faute n’est peut-être pas à jeter sur les passions, ni sur la raison, mais sur la
cohabitation obligatoire des deux, qui ne cessent de se disputer le territoire (de l’intérieur
humain), sans jamais parvenir à instaurer une trêve. « Aussi il est toujours divisé et contraire à
lui-même » montre bien que l’Homme est un sujet plein de contradictions et, mieux, qu’il se
contredit lui-même. Il est toujours divisé entre sa raison d’une part, et ses passions de l’autre,
ce qui lui fait penser des choses contraires, elles-mêmes engendrant des actions
contradictoires. En effet, on peut privilégier, un certain moment, soit sa raison, soit une
passion, mais si l’on donne plus raison à l’une, il n’empêche que l’autre n’en sera pas moins
vraie, ni moins légitime : seul le point de vue change. Le problème que souligne très
justement Pascal, c’est qu’il est impossible que les deux n’existent pas : l’Homme est un être
autant passionné que raisonné. Impossible, vraiment ? Peut-être est-il possible de supprimer
ces deux points de vue, ces deux loupes qui servent à voir le monde à travers un verre ou un
autre, afin de renouer avec le Moi profond dépouillé de tout jugement. Ainsi dit Lao-Tseu :
Les hommes de la multitude sont exaltés de joie comme celui qui se repaît de mets
succulents, comme celui qui est monté, au printemps, sur une tour élevée.
Moi seul je suis calme : (mes affections) n'ont pas encore germé.
Je ressemble à un nouveau-né qui n'a pas encore souri à sa mère.
Je suis détaché de tout ; on dirait que je ne sais où aller.
Les hommes de la multitude ont du superflu ; moi seul je suis comme un homme qui a perdu
tout.36
C’est que pour se libérer de cette guerre perpétuelle, il faut retourner au rien qui est la
perte de tout : revenir à l'innocence originelle où l’Homme, pas encore véritablement Homme
35
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 514, PP. 354-355.
36
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XX, p. 28.
22
mais pourtant être humain, est totalement vierge : pas de raison, pas de passions. Il ne contient
rien, il contient même le Rien, qui est en fait la source du Tout, le rend disponible au Tout : à
accueillir le Tao, à accueillir Dieu. À accueillir sa part divine, sans laisser de place à sa part
humaine, c’est-à-dire la raison, ni à sa part animale que sont ses passions.
Cet « homme de la multitude » dont parle Lao-Tseu n’est pas traduit de la même
manière par Stephen Mitchell. Ce dernier désigne cet homme par le pronom personnel « tu » .
La désignation est plus totalisante : il s’agit de comparer ce « tu », cet être humain qui désigne
tout le monde, au Saint taoïste que se revendique être le narrateur par son « tu » . « L’Homme
de la multitude » n’est donc pas un mondain, comme on pourrait trop facilement l’interpréter,
car il désigne tous les hommes qui ont perdu leur innocence originelle, et désigne donc, par le
« tu » , certainement l’humanité entière, dont le Saint taoïste serait une exception.37
Donc, l’Homme est un être plein de contradictions, oui, mais celles-ci ne sont pas
inévitables. Ces contradictions sont plutôt des constructions, qu’il s’agit de débâtir ou, mieux,
de ne jamais édifier. L’Homme vient au monde naturellement pur, nous dit Lao-Tseu… Il
s’agit donc de ne pas salir cette innocence intérieure, ce qui est, malheureusement, la chose la
plus difficile à réaliser.
Grandeur et misère
37
Cette figure du Saint taoïste sera développée un peu plus loin. De plus, l'innocence originelle évoquée rejoint
évidemment l’idée de l’Homme divin, juste avant le péché originel, et l'expulsion d’Adam et d’Eve du Paradis
terrestre, et la Chute de l’humanité.
38
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 155, p. 110.
23
de n’être pas fous. » 39
Cette folie est ce qui cache la vérité, la vérité divine, mais on peut se
demander une chose : est-ce la misère qui se dissimule derrière la folie, comme pour ne pas la
voir, ou bien la folie qui est un type de misère ? En fait, les deux semblent indissociables, car
il n’est pas possible de ne pas être fou. La folie, à travers le divertissement, est un masque qui
permet de ne pas voir la vanité du monde ; mais l’absence de ce masque - donc du masque de
la folie - rend également fou par la révélation de cette vanité, de cette misère qu’il faut cacher.
À propos du divertissement, Raphaël Enthoven explique que « se divertir, ce n’est pas oublier
la mort, mais c’est oublier qu’on va mourir. Bouddha oublie qu’il va mourir car la mort n’est
pas une mort, il ne s’attache pas à la vie comme à un bienfait. »40 En effet, c’est parce que les
Hommes s’attachent aux réalités extérieures qu’ils sont misérables. Ainsi Pascal écrit :
39
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 31, p. 50.
40
Podcast : Pensées - Pascal, émission “Le Gai Savoir” par Raphaël Enthoven, lu par Claire-Anne Menaucourt,
réalisé par François Caunac, 21/04/2013. [En Ligne] sur France Culture :
https://www.franceculture.fr/emissions/le-gai-savoir/pensees-pascal
41
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 176, p. 130.
42
Site web « Les Pensées de Blaise Pascal », par Dominique Descotes et Gilles Proust. URL :
http://www.penseesdepascal.fr/Philosophes/Philosophes5-moderne.php
43
Pascal n’emploie pas ce terme dans ce sens-là (il apparaît seulement dans les citations latines), mais je me
permets de l’employer dans son sens moderne : l’ego désigne ici le moi illusoire dont parle Pascal.
24
L’ego ne l’est pas, il est au contraire ce qui éloigne du divin. L’ego est trompeur. Vanité des
biens extérieurs, vanité de l’ego... dans ces deux cas artificieux, l’Homme est donc vain. Le
souverain bien est ailleurs.
Ici, nous retrouvons donc cette contrariété fondamentale, l’erreur, qui est donc la
source du malheur de l’Homme. Homme misérable, mais Homme également grand, dans sa
conscience qu’il a d’être misérable. Comme le dit Raphaël Enthoven44, « Pascal refuse les
extrêmes pour placer l’Homme entre deux infinis » : à la fois misérable et grand, jamais l’un
ou l’autre, jamais l’un sans l’autre.45
Il vaut mieux ne pas remplir un vase que de vouloir le maintenir (lorsqu'il est plein).
Si l'on aiguise une lame, bien qu'on l'explore avec la main, on ne pourra la conserver
constamment (tranchante).
Si une salle est remplie d'or et de pierres précieuses, personne ne pourra les garder.
Si l'on est comblé d'honneurs et qu'on s'enorgueillisse, on s'attirera des malheurs.
Lorsqu'on a fait de grandes choses et obtenu de la réputation, il faut se retirer à l'écart.
44
Podcast déjà cité.
45
Nous approfondirons cet aspect plus tard, avec le « roseau pensant ».
46
Lao-Tseu, op.cit., chapitre III, p. 20.
47
Collectif, Dictionnaire de la sagesse orientale : Bouddhisme, Hindouisme, Taoïsme, Zen, traduit de l’allemand
par Monique Thiollet, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, p. 109.
25
Telle est la voie du ciel.48
Cette « voie du ciel » , traduite par Stephen Mitchell par « la seule voie vers la
sérénité »49, est un chemin de dépossession, de dépouillement, afin de se vêtir d’humilité.
« Sérénité » dans laquelle on peut voir le calme intérieur, qui est sans doute le « souverain
bien » dont parle Pascal, le repos qui ne peut être trouvé qu’en Dieu.
Seulement, le moyen pour parvenir à ce repos, à cette sérénité, est selon Pascal et
Lao-Tseu, de taille : le taoïsme ne rejette pas le corps ; bien au contraire, le corps est un
réceptacle, il convient donc de l’entraîner, de le conditionner afin de recevoir le Tao.
Catherine Despeux s’est vivement intéressée à l’importance du corps dans le taoïsme, et
affirme que les pratiques physiques tels que la gymnastiques sont choses courantes pour le
Saint taoïste. De même, les techniques respiratoires tels que la maîtrise du souffle50 (le Ch’i)
sont la condition pour entraîner le corps à recevoir le Tao. Ce dernier est d’ailleurs comparé à
un « soufflet de forge qui est vide et ne s'épuise point, que l'on met en mouvement et qui
produit de plus en plus vent ».51 L’air, vivant, est la concrétisation du Tao dans la matière. Il
est donc possible d'abriter le Tao, comme le Tao habite le monde. À l’inverse, le mode de vie
ascétique prôné par Pascal, avec une certaine complaisance dans la souffrance et la maladie,
s’oppose radicalement au bien-être voulu et revendiqué par le taoïsme : pour Pascal, la
souffrance physique serait une bénédiction, une occasion de se repentir par le corps souffrant.
Il s’aligne ainsi parfaitement avec cette idée du corps qui doit souffrir en vue de la
rédemption, afin de ne pas oublier le Christ qui a souffert sur la croix pour sauver l’humanité.
3. La nature humaine
48
Lao-Tseu, op. cit., chapitre IX, pp. 22-23.
49
Lao-Tseu, op. cit., traduction de Stephen Mitchell, p. 22.
50
Voir l’ouvrage de Catherine Despeux, Lao-Tseu, Le guide de l’insondable, op. cit., p. 114 : « La respiration
taoïste est souvent abdominale. Il s’agit d’emplir le ventre de souffle, puis d’expirer doucement, parfois en
pratiquant une rétention du souffle entre l’inspir et l’expir. »
51
Lao-Tseu, op. cit., chapitre V, p. 21. Catherine Despeux dit à ce propos que « Le souffle est enfermé dans
cavité appelée “le palais insondable”, probablement le bas-ventre ; autrement dit, la rétention du souffle est
pratiquée après une profonde inspiration. Puis une constriction anale aide à diffuser le souffle dans tout le corps
et à le faire circuler jusqu’aux neuf orifices. [...] Ce vide à l’intérieur du corps est une source de vitalité
comparable au soufflet. » Despeux, Catherine, op. cit., p. 115.
26
Tout Homme est un « roi dépossédé »
Mais vous n’êtes plus maintenant en l’état ou Je vous ai formés. J’ai créé l’homme
saint, innocent, parfait. Je l’ai rempli de lumière et d'intelligence. Je lui ai communiqué ma
gloire et mes merveilles. L'oeil de l’homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n’était pas
alors dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l’affligent.
Mais il n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption, il a voulu se rendre
centre de lui-même et indépendant de mon secours. Il s’est soustrait de ma domination et,
s’égalant à moi par le désir de trouver sa félicité en lui-même, je l’ai abandonné à lui, et
révoltant les créatures qui lui étaient soumises je les lui ai rendues ennemies, en sorte
qu’aujourd’hui l’homme est devenu semblable aux bêtes et dans un tel éloignement de moi
qu’à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son auteur, tant toutes ses connaissances ont
été éteintes ou troublées. Les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison
l’ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l’affligent ou le tentent, et
dominent sur lui ou en le soumettant par leur force ou en le charmant par leur douceur, ce qui
est une domination plus terrible et plus injurieuse.
Voilà l’état où les hommes sont aujourd’hui. Il leur reste quelque instinct impuissant
du bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement
et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature.52
Christian Meurillon, dans son article intitulé « Le concept d’ “homme” dans les
Pensées » 53, relève que le passage de l’unité à la diversité opère dans le texte par l’emploi de
l’article défini qui est au singulier dans l’état d’innocence originelle, et qui passe au pluriel
dans l’état de corruption : « j’ai créé l’homme saint, innocent, parfait », puis, « voilà l’état où
sont les hommes aujourd’hui. » Cette opposition entre singulier et pluriel, qui caractérise la
prosopopée de la Sagesse de Dieu accompagne grammaticalement ce changement d’état, de
l’Un au multiple car, comme le dit Christian Meurillon, « qu’est la Chute en effet, sinon le
passage pour l’homme de l’unité de son objet d’amour qu’était Dieu à l’inépuisable diversité
des biens qu’il tente de lui substituer ? Avec elle naît une humanité plurielle et émiettée. » 54
Tout Homme est ainsi un « roi dépossédé »55 de sa part divine, et il ne lui reste à
présent que le vague souvenir de ce bonheur passé. Le monde de matière dont est constitué
52
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 182, pp. 136-143.
53
Meurillon, Christian, article cité, p. 28.
54
Idem.
55
Pascal, Blaise, op. cit., fragments 148 et 149, p. 108.
27
l’Homme est distinct du monde spirituel, et même s’ils peuvent fonctionner ensemble, il n’y a
pas de contact direct entre les deux dimensions, seul Jésus-Christ peut faire le lien.56
L’Unité nécessaire
À l’inverse, chez Lao-Tseu, le monde matériel et le monde spirituel sont unis, ils
forment ensemble le Tao. Ce dernier est à la portée de tous, mais il y a ceux qui l’ont, qui le
contiennent… et les autres, qui constituent malheureusement l’écrasante majorité de
l’humanité :
L’ordre des choses est donc de posséder le Tao. Ceux qui ont une conduite opposée au
Tao se punissent eux-mêmes. Le fait de ne pas s’attacher à ses gloires personnelles est traduit
par Stephen Mitchell par l’acte, ou plutôt la non-action du lâcher-prise : « si tu veux être en
accord avec le Tao, fais simplement ton travail, puis lâche prise. » Le fait de lâcher, pris au
sens transitif, inclut une action : lâcher ce que l’on retient. Ici, il s’agit du fait de briller,
d’avoir du mérite et de la gloire. Il faut lâcher cela pour s’emparer du Tao. Au sens intransitif,
il s’agirait non pas de lâcher mais tout simplement de ne pas s’y attacher, ce qui rejoint alors
parfaitement la traduction de Stanislas Julien. La première chose à faire pour ne pas avoir à
lâcher quelque chose, c’est de ne pas s’en emparer. La Nature veut que l’Homme naisse
dénudé (dans tous les sens du terme), et c’est le temps qui lui fait s’attacher à des choses
illusoires, comme une coutume pour reprendre le terme de Pascal, qu’il conviendrait
d'annihiler. Il faut donc renouer avec la vraie nature, celle de la naissance, afin de retrouver le
Tao.
Dans les deux cas, l’Homme est coupé de Dieu et du Tao. Seulement, pour Pascal,
cette rupture est justifiée par le péché originel ; alors que pour Lao-Tseu, ceci n’est pas
56
C’est seulement grâce à Jésus-Christ qu’il peut se reconnecter avec le divin, Jésus-Christ qui est le médiateur
entre l’humain et Dieu. Cet aspect est développé plus loin, au chapitre 3 de la deuxième partie.
57
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XXIV, p. 31.
28
normal, et il faut recoudre le lien. Autrement dit, Pascal (et le christianisme plus
généralement) soutient que cette séparation est voulue par Dieu qui a dû punir Adam et Eve,
alors que Lao-Tseu affirme que cette séparation est due à un éloignement qui n’est pas
naturel, et qui écarte l’Homme de sa vraie nature.
Là où l’on peut comprendre que la pensée de Pascal rejoint finalement celle, plus
optimiste, de Lao-Tseu, c’est par cette phrase : « il leur reste quelque instinct impuissant du
bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de
leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature. » Cette seconde nature, appelée
également « coutume », est illusoire. Et même si l’apologiste a « grand peur que cette nature
ne soit elle‑même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature »58, il
ne faut jamais oublier cette première nature. Cette première nature divine. La pensée de Blaise
Pascal est très facilement considérée comme pessimiste, noire… C’est que « la peur », le «
vertige de la chute »59 du narrateur apologiste est palpable, qui a même tendance à
déconstruire ses propres arguments, à cause de cette angoisse qui le fait douter. Enlevons
toutes les peurs qui troublent l’écriture pascalienne, et nous nous retrouvons avec le message
qui est l’essence de son oeuvre : l’espoir.
Dans l'antiquité, ceux qui excellaient à pratiquer le Tao étaient déliés et subtils, abstraits et
pénétrants.
Ils étaient tellement profonds qu'on ne pouvait les connaître.
Comme on ne pouvait les connaître, je m'efforcerai de donner une idée (de ce qu'ils
étaient).
58
Pascal, op. cit., fragment 159, p. 112.
59
Sellier, Philippe, op. cit.
29
Ils étaient timides comme celui qui traverse un torrent en hiver.
Ils étaient irrésolus comme celui qui craint d'être aperçu de ses voisins.
Ils étaient graves comme un étranger (en présence de l'hôte).
Ils s'effaçaient comme la glace qui se fond.
Ils étaient rudes comme le bois non travaillé.
Ils étaient vides comme une vallée.
Ils étaient troubles comme une eau limoneuse.
Qui est-ce qui sait apaiser peu à peu le trouble (de son cœur) en le laissant reposer ?
Qui est-ce qui sait naître peu à peu (à la vie spirituelle) par un calme prolongé ?
Celui qui conserve ce Tao ne désire pas d'être plein.
Il n'est pas plein (de lui-même), c'est pourquoi il garde ses défauts (apparents), et ne désire
pas (d'être jugé) parfait.60
On retrouve plus loin dans l'oeuvre cette référence aux anciens, comme au chapitre
XVII avec « dans la haute antiquité, le peuple savait seulement qu’il avait des rois »61, ou
encore au chapitre LXVIII avec « s'unir au ciel. Telle était la science sublime des anciens. »62
Stephen Mitchell traduit cette période que Stanislas Julien nomme « antiquité » par « le
Maître »63, ce qui n’inscrit pas ce qui est narré dans une période révolue, mais dans l’actualité
du « Maître » qui existait bel et bien au moment où ces paroles ont été rapportées. Si l’on
regarde le commentaire de Stanislas Julien64 du texte original, on s’aperçoit que sa traduction
est la plus littérale, car le chapitre XV fait bien référence à quelque chose qui était et qui n’est
plus, par l’emploi d’un temps du passé, que Stanislas Julien traduit littéralement par un
imparfait. Ce qui est fondamentalement différent, ce n’est pas que les Hommes ne pratiquent
plus le Tao…ils le pratiquent encore, mais différemment. Et c’est cette manière « antique »,
au sens de très ancienne, qui est à suivre, même s’ils « étaient tellement profonds qu'on ne
pouvait les connaître. »65
Leur description est contradictoire : ils ne reflètent pas extérieurement ce qu’ils sont
intérieurement car « Celui qui conserve ce Tao ne désire pas d'être plein. Il n'est pas plein (de
lui-même), c'est pourquoi il garde ses défauts (apparents), et ne désire pas (d'être jugé)
parfait.»66 C’est que les apparences ne servent à rien, elles sont forcément trompeuses.
Lao-Tseu reproche aux hommes de son temps de rendre la pratique du Tao visible de
60
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XV, pp. 25-26.
61
Ibid., chapitre XVII, p. 27.
62
Ibid., chapitre LXVIII, p. 57.
63
Lao-Tseu, op. cit., traduction de Stephen Mitchell, chapitre XVII, p. 34.
64
Lao-Tseu, Tao-Te-King, Le livre de la Voie et de la Vertu, traduit du chinois et commenté par Stanislas Julien,
Paris, Imprimerie Royale, 1842, p. 50. [En Ligne] sur Gallica :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5421337w/f8.item
65
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XV, pp. 25-26.
66
Idem.
30
l’extérieur. Cette volonté de montrer extérieurement ce que l’on vaut intérieurement n’est pas
pratiquer le Tao : c’est le mettre en scène, en spectacle. Le véritable Tao n’a pas besoin de
lumière pour briller : la lumière intérieure du pratiquant est suffisante. De même, sur la droite
voie évoquée plus haut, admettre, accepter et assumer ses défauts est la meilleure marque
d’humilité. Ainsi, le chapitre XV du Tao-Te-King met bien en évidence cette ambivalence
intérieur / extérieur : les adjectifs « timides », « irrésolus », « graves », « rudes », « vides »,
«troubles » sont la preuve d’une grande richesse intérieure, d’une pratique ferme du Tao. À
l’inverse, les adjectifs opposés seraient la preuve d’un véritable vide, d’un véritable trouble,
de véritables défauts non apparents, mais bien ancrés.
L’amour-propre des autres n’était pas incommodé par le sien et on aurait dit même
qu’il n’en avait point, ne parlant jamais de lui, ni de rien par rapport à lui ; et on sait qu’il
voulait qu’un honnête homme évitât de se nommer et même de se servir des mots de je ou de
moi. Ce qu’il avait coutume de dire sur ce sujet est que « la piété chrétienne anéantit le moi
humain et que la civilité humaine le cache et le supprime”. Il concevait cela comme une
règle, et c’est justement ce qu’il pratiquait.67
Pascal pratique cette règle car il veut donner à voir le portrait de « l’honnête homme »
tel qu’il aimerait qu’il soit. Oublions le modèle-type de l’honnête homme tel qu’on se le
représente au XVIIème : le mondain. Pour Pascal, le mondain n’est pas un honnête homme.
Voyons sa description :
Honnête homme.
On retrouve cet aspect que l’on avait chez « l’Ancien Maître » de Lao-Tseu, qui est la
différence entre l’être et le paraître. L’homme honnête n’est pas celui qui brille, et il n’est pas
non plus celui qui est connu pour son savoir… Ce qui le caractérise, c’est qu’on le
reconnaisse seulement à cette « qualité universelle » qui le qualifie uniquement : l’honnêteté.
67
Périer, Gilberte, op. cit., pp. 83-84.
68
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 532, p. 363.
31
Il n’est rien d’autre que l’honnêteté incarnée, et non pas une image que l’on peut se faire de
l’honnêteté. Cette dernière ne serait pas simplement une façade destinée au bien-paraître en
société, mais une qualité intrinsèque qui ne saurait faire voir autre chose que ce qu’il est
vraiment. À l’inverse, l’honnête homme qui se donne en spectacle - ce que n’approuve pas
Pascal - dévoile un florilège de qualités qui met en spectacle l’absence d’honnêteté. Car la
véritable honnêteté, comme la véritable pratique du Tao, n’a pas besoin d’être montrée, d’être
donnée à voir pour se justifier. L’honnête homme « évit[e] de se nommer et même de se servir
des mots de je ou de moi », car son « amour-propre » semble absent. L’amour-propre, c’est
justement quand l’Homme qui n’est pas honnête montre ses qualités ; et c’est bien la preuve,
dirait Lao-Tseu, qu’il ne les possède pas. Ainsi, les véritables qualités ne se voient pas, alors
qu’un Homme dont on voit qu’il est plein de qualités en est justement dépouillé.
Pour conclure, quel est l’exemple à suivre ? « L’Ancien Maître », répondrait
Lao-Tseu; « L’honnête homme », dirait Pascal. Dans les deux cas, il s’agit d’emprunter une
voie d’humilité.69 Que ce soit le roi, l’empereur, le prince, le juste, le poète ou le chrétien,
chacun d’eux doit suivre ce chemin afin de montrer l’exemple aux autres.
5. L’idéal à atteindre
Un proverbe dit : « L’homme du commun prise la richesse ; le lettré puritain préfère la renommée ; le
sage tend vers son idéal ; le saint attache du prix à sa vitalité.” La simplicité est ce qui exclut tout
mélange, la pureté est ce qui ne gâte pas l’âme. Qui possède en soi la pureté et la simplicité est un
homme véritable.70
Le Saint Taoïste
Le chemin à suivre pour posséder le Tao peut conduire, dans l’idéal, au modèle de
l’Homme parfait décrit dans le Tao-Te-King : le Saint taoïste. Modèle qu’a sans aucun doute
69
Dans certaines oeuvres du Moyen-Âge, la voie d’humilité était un chemin allégorique nécessaire pour
atteindre le Paradis. Parfois, le pèlerin était même amené à rencontrer la vertu d’humilité personnifiée, ainsi que
d’autres vertus et vices, qui se manifestaient au pénitent afin de lui servir de guides (soit vers le Paradis, soit vers
l’Enfer).
70
Citation du Tchouang-tseu, chapitre XV. Dans : Collectif, Philosophes Taoïstes : Lao-tseu, Tchouang-tseu,
Lie-tseu, avant-propos, préface et bibliographie par Étiemble, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade
», t. I, 1980, p. 198.
32
atteint Lao-Tseu lui-même, dans sa retraite solitaire en maître de sagesse. Rappelons, quand
même, qu’il fut l’un des maîtres voire le maître qui initia Confucius en personne… 71
Alors, qui est ce saint taoïste ? Comment se présente-t-il ? Posons la question au texte:
(Le Saint) est grandement parfait, et il paraît plein d'imperfections ; ses ressources ne s'usent
point.
Il est grandement plein, et il paraît vide ; ses ressources ne s'épuisent point.
Il est grandement droit, et il semble manquer de rectitude.
Il est grandement ingénieux, et il paraît stupide.
Il est grandement disert, et il paraît bègue.
Le mouvement triomphe du froid ; le repos triomphe de la chaleur.
Celui qui est pur et tranquille devient le modèle de l'univers.72
Le Saint est, fidèle aux valeurs taoïstes, l’inverse de ce qu’il paraît être. La répétition
de l’adverbe « grandement » crée un contraste marqué entre ces deux aspects
intérieur/extérieur, tout en insistant sur ses qualités. Curieusement, Stephen Mitchell traduit
ces répétitions par « la vraie »73 (perfection, plénitude, droiture, sagesse, etc.), qui montre
cette pureté du Saint : il détient ce qui est vrai, dans son essence pure. Parce que le Tao
l’habite, il « devient le modèle de l’univers », et est, par cette force, le miroir de l’univers. En
effet, il est un réceptacle qui accueille le Tao, il s’en nourrit et devient, par analogie, lui-même
le Tao : l’univers étant le miroir du Tao, le Saint est donc bien de nature spéculaire.
Par ailleurs, le Tao n’agit pas seul. En fait, il n’agit pas du tout. Ce qui permet la
manifestation du Tao dans un individu, c’est ce qu’on pourrait appeler le principe actif du
Tao: c’est-à-dire la Vertu : « savoir être le modèle (de l'empire), c'est être doué d'une vertu
céleste. Cette vertu céleste est profonde, immense, opposée aux créatures. »74 La vertu,
explique Catherine Despeux, « désignait jadis une force virile, une discipline opposée au
courage, des qualités acquises par une préparation minutieuse aux dures réalités de la vie. »75.
C’est la manifestation sensible du Tao, son effet, car elle permet de le montrer comme
efficace.
Mais la fonction du Saint taoïste n’est pas de se retirer en ermite, loin du monde, afin
d'interagir en toute liberté avec le Tao : le Saint est un missionnaire du Tao, il agit comme lui,
à travers sa vertu, et à son échelle humaine :
71
Confucius et Bouddha, bien sûr. De manière générale, les philosophies comme les religions asiatiques sont un
prolongement du taoïsme, qui en est les fondations.
72
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XLV, p. 45.
73
Lao-Tseu, op. cit., traduction de Stephen Mitchell, chapitre 45, p. 76.
74
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LXV, p. 55.
75
Despeux, Catherine, op. cit., p. 76.
33
Il produit les êtres et les nourrit.
Il les produit et ne les regarde pas comme sa propriété.
Il leur fait du bien et ne compte pas sur eux.
Il règne sur eux et ne les traite pas en maître.
C'est ce qu'on appelle posséder une vertu profonde.76
Le chrétien
Sans grande surprise, le modèle pascalien de l’Homme, non pas parfait (seul
Jésus-Christ est parfait, lui qui a synthétisé à la fois l’humanité et la Divinité), mais de l’idéal
humain qu’il est possible d’atteindre dans le monde terrestre, est le chrétien :
Avec combien peu d’orgueil un chrétien se croit-il uni à Dieu ! Avec combien peu
d’abjection s’égale-t-il aux vers de la terre ! La belle manière de recevoir la vie et la mort, les
biens et les maux !77
Le chrétien est un modèle d’humilité, vertu que nous retrouvons une fois de plus. Là
où le Saint taoïste était « gran[d] » de toutes les qualités, ici Pascal use de la répétition « avec
combien peu » pour montrer cette grandeur dans la bassesse. Il n’y a pas non plus, ici,
d’opposition intérieur/extérieur, apparence/nature : le chrétien se définit par la représentation
qu’il a de lui-même, c’est-à-dire une image qui est tout sauf glorieuse. Il se sait bas et
misérable, et c’est cette conscience d’accepter sa vraie nature qui fait du chrétien un véritable
modèle. Car la vraie grandeur n’est pas de se savoir misérable et de ne pas l’être, c’est plutôt
76
Lao-Tseu, op. cit., chapitre X, p. 23.
77
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 390, p. 248.
34
d’être comme tel et de l’assumer, sans chercher la gloire terrestre afin de le cacher, ni même
sans chercher le divertissement afin de l’oublier.
De tout ce qui est sur la terre il ne prend part qu’aux déplaisirs, non aux plaisirs. Il
aime ses proches, mais sa charité ne se renferme pas dans ces bornes et se répand sur ses
ennemis, et puis sur ceux de Dieu.78
78
Ibid., fragment 387, p. 248.
79
Ibid., fragment 407, p. 254.
35
36
Chapitre 2 : l’Homme dans son environnement
Comme le disait Aristote, « l’Homme est un animal politique »80. Quoique cette
citation serait mal choisie… En effet, certains animaux et insectes peuvent vivre dans des
formes de société, parfois bien plus harmonieuses et avancées que les nôtres du XXIème
siècle. Je pense par exemple aux loups, à certains poissons, aux abeilles ou encore aux
fourmis. Le problème avec cette citation d’Aristote, c’est qu’elle suppose qu’un animal n’est
pas social, et que seul l’Homme est capable de construire une société à partir de son animalité.
De plus, la vie en société n'est pas forcément ce que recherche toujours l'Homme, si l’on
prend pour exemple le Saint taoïste vivant en ermite sur le flanc d’une montagne. Autant
80
Citation entière : « De plus de ce en vue de quoi, c’est-à-dire la fin, c’est le meilleur […] Il est manifeste, à
partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique, et
que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé
soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : sans lignage, sans loi,
sans foyer. » Aristote, La Politique, citation trouvée sur :
https://la-philosophie.com/homme-animal-politique-aristote.
37
stéréotypée qu’elle soit, cette figure du sage n’en est pas moins réelle, même aujourd’hui.
D’ailleurs, cette situation s’oppose particulièrement à l’image confucéenne du saint vivant
dans le monde et oeuvrant pour la société. Mais il ne faut pas non plus stigmatiser : la
caractéristique du Saint taoïste n’est pas de s’isoler et de vivre en renard dans son terrier.
Certains choisissent ce mode de vie ; la plupart se rassemblent autour de temples qui leurs
servent de lieux d’apprentissage, qu'ils soient adeptes ou simplement curieux. Cette vie à
proximité des temples est comme une micro-société, un microcosme : on y vit, on y enseigne,
on y mange, on y fait des rencontres, on y pratique la médecine, et pour certains, on y élit
domicile. Si c’est un magnifique moyen pour transmettre un savoir, il ne faut pas sous-estimer
leur importance pour la société toute entière. En effet, ces maîtres (c’est ainsi qu’ils se font
appeler) comme les ermites ont un rôle primordial dans l’évolution des consciences. En
préservant et transmettant la sagesse de Lao-Tseu et de ses successeurs, ils sont un peu
comme des médecins de l’âme, des psychologues pourrait-on dire, mais à un niveau moins
personnel. Ils contribuent au bien-être des humains, pour ceux qui désirent les entendre, bien
évidemment, et par là ils contribuent au bien-être du monde entier. En effet, le développement
personnel d’un individu, qu’il se réalise par lui-même, par une forme de médecine, de religion
ou de philosophie, passe d’abord par une guérison personnelle. Une fois que le sujet est guéri,
il peut lui-même exercer son pouvoir de guérison sur les autres, et ainsi de suite, dans un effet
boule de neige. C’est en cela que le taoïsme81 est comme une psychologie de masse, et bien
plus que cela, il contribue au développement spirituel des individus, et ne se contente pas de
panser les affections passagères et surtout personnelles. Il s’agit de voir plus grand, plus large
et plus loin que soi-même, et ne pas s’enfermer dans des petites satisfactions égoïstes.
Et pour notre austère apologiste du XVIIème siècle, qu’est-ce que l’Homme dans le
monde ? La question est un peu plus délicate : Pascal a connu toutes les formes de vies en
société, que ce soit à l’échelle familiale, en milieu mondain, et encore en cercles
d’intellectuels. Mais c’est sans doute en tête-à-tête avec lui-même qu’il se sentait le mieux, au
maximum non loin de quelques membres de sa famille, de pauvres et de malades. Malgré
cela, Pascal savait vivre en société, savait défendre ses idées face à de grands intellectuels,
certainement parce qu’il en faisait lui-même partie, lui qui a su faire des objections à
Descartes en personne. De fait, ce qui est difficile avec les autres, c’est qu’on ne peut jamais y
avoir accès. On ne peut jamais les connaître, et c’est une erreur de croire qu’on peut le faire.
81
Comme toutes les religions et les philosophies, à mon sens.
38
Notre vision de l’autre est comme une copie de la personne, un plagiat que nous nous créons
pour nous-même, et un plagiat raté. En réalité, ce que nous recherchons dans l’autre, c’est
nous-même. Je m’explique : l’autre sert à combler un manque, un besoin d’amour qui vise
juste à satisfaire notre amour-propre. C’est pour cela que nous nous intéressons moins à
l’autre pour ses qualités, mais pour nos propres qualités qu’il fait surgir82 :
Nous avons une si grande idée de l'âme de l'homme que nous ne pouvons souffrir
d'en être méprisés et de n'être pas dans l'estime d'une âme. Et toute la félicité des hommes
consiste dans cette estime.83
Et encore :
Nous sommes si présomptueux que nous voudrions être connus de toute la terre, et
même des gens qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes si vains que
l’estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente.84
Vivre en société serait donc un reflet de notre vie intérieure, de la survivance de notre
amour-propre qui, plus va avoir besoin de nourriture affective, plus va pousser la personne
dans le grand bain du monde. Ainsi, dans la seconde partie de la vie de Pascal, celle
théologico-mystique pourrait-on dire, c’est Dieu qui comble ce désir de gloire, non en le
satisfaisant, mais en remplissant l’être de lui-même. On se souvient du Saint taoïste, vide qui
se rend disponible au Tao pour agir comme un réceptacle qui reçoit cette énergie divine mais
ne la garde pas : il la laisse s’écouler, entrer et sortir, agir sur l’Homme afin de le transmuter.85
L’Homme du monde qui se nourrit de gloire est donc, en plus de se sentir illusoirement
comblé, complètement opposé à Dieu, ou au Tao.
Je reviens à ce que j'avais avancé un peu plus haut : ce qui est difficile avec les autres,
c’est qu’on ne peut jamais y avoir accès. Pour expliquer ceci, donnons la parole à un écrivain
tellement pascalien dans sa vision de l’Homme, soit Marcel Proust :
Mais même au point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes
pas un tout matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun n'a qu'à
aller prendre connaissance comme d'un cahier des charges ou d'un testament ; notre
personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même l'acte si simple que nous
appelons « voir une personne que nous connaissons » est en partie un acte intellectuel. Nous
remplissons l'apparence physique de l'être que nous voyons de toutes les notions que nous
avons sur lui, et dans l'aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement
82
Ou nos propres défauts qui nous irritent.
83
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 30, p. 50.
84
Ibid. , fragment 152, p. 109.
85
Nous verrons cela plus en détail dans le chapitre sur l’alchimie interne (il s’agit du dernier chapitre). En effet,
la transmutation de la matière, qu’elle soit matérielle ou spirituelle, est le principe de l’alchimie.
39
la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une
adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la voix comme si
celle-ci n'était qu'une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et
que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons.86
Pour une seule personne, il n’y a pas d’unique « Je », il n’y a pas un seul « moi » pour
chaque individu, et ceci pour deux raisons : Il existe autant de « Je » que d’expériences
passées, que de désirs qui ne sont plus valables aujourd’hui. L’Homme est un être en
mouvement, en constante mutation ; à peine commençons-nous à le comprendre que nous le
perdons déjà. Deuxième raison : à chaque « moi » correspond une certaine perception de la
vie qui nous fait, par exemple, admirer quelque chose maintenant que nous n’avons même pas
vu hier. On prête plus attention à ce que l’on veut voir, qu’à ce que l’on voit vraiment. Le rôle
de l’artiste qu’incarnent à merveille Proust et Pascal est de montrer non pas ce que l’on doit
voir, mais l’essence-même de la personne, de la chose, de l’objet dont il est question. En ce
sens, ils adoptent une démarche anti-réaliste et anti-naturaliste, car celles-ci ne montrent que
l’objet en surface, la façade derrière laquelle se cache l’Idée, la chose en soi.87
Rhétoriquement, la syntaxe épurée de Pascal qui ne s'embarrasse pas d’artifices, et la longueur
des phrases proustiennes permettent de saisir le réel de la manière la plus pure possible.
1. L’amour
Il avait une extrême tendresse pour ses amis et pour ceux qu’il croyait être à Dieu ; et l’on peut
dire que si jamais personne n’a été plus digne d’être aimé, personne n’a jamais mieux su aimer et ne
l’a jamais mieux pratiqué que lui. Mais sa tendresse n’était pas seulement un effet de son
tempérament, car, quoique son coeur fût toujours prêt à s’attendrir sur les besoins de ses amis, il ne
s'attendrissait pourtant jamais que selon les règles du christianisme, que la raison et la foi lui mettaient
devant les yeux : c’est pourquoi sa tendresse n’allait point jusqu’à l’attachement et elle était aussi
exempte de tout amusement.88
86
Proust, Marcel, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1988. « Combray », p.
18-19.
87
Ceci rappelle l’allégorie de la caverne de Platon selon laquelle le monde qui nous entoure n’est qu’une copie
imparfaite du monde des Idées.
88
Périer, Gilberte, op. cit., pp. 71-72.
40
Chez nos penseurs, on peut relever deux types d’amours qui sont deux manières
différentes d’aimer : l’une véritable, l’autre illusoire et douloureuse. Il sera plus aisé de
commencer avec la vision qu’en donne Blaise Pascal, car il explique très clairement sa
position, que ce soit pour engager les lecteurs à suivre sa pensée, ou pour lui-même.
D’ailleurs, l’apologiste est un excellent modèle d’étude sur sa propre personne, et ses
préceptes sont autant d’arguments visant à convaincre les autres, que lui-même. Pascal est son
propre formateur, et se méfie des affections, comme le montre ceci :
Il est injuste qu’on s’attache à moi, quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement.
Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne et n’ai pas
de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir ? et ainsi l’objet de leur attachement
mourrait. Donc, comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la
persuadasse doucement et qu’on la crût avec plaisir et qu’en cela on nous fît plaisir, de même
je suis coupable si je me fais aimer et si j’attire les gens à s’attacher à moi. Je dois avertir
ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge qu’ils ne le doivent pas croire, quelque
avantage qui m’en revînt, et de même qu’ils ne doivent pas s’attacher à moi, car il faut qu’ils
passent leur vie à plaire à Dieu ou à le chercher.89
Cela éclaire extrêmement bien les mots de Gilberte Périer cités plus haut, sur ce que se
représentaient ses proches de lui. Ce que donnait Pascal, ce qui transparaissait de lui était
totalement en accord avec sa vision de l’amour tel qu’il doit être et qui est, faisant encore
appel à Proust, le contraire de cette affection maladive dont souffre Charles Swann pour
Odette de Crécy, ou encore Marcel le narrateur pour son Albertine. Pour n’en citer qu’un seul,
le substantif « attachement » suffit à faire la distinction entre ces deux types d’amours. Cet
amour profondément chrétien, comme le souligne Gilberte Périer, est la simplicité de la
charité. En effet, l’amour qui s’attache à son objet ne peut être que source d’échec, puisque
cet objet-là est illusoire : le sujet s’accroche à un moi qui n’existe même pas, qui a sans doute
existé mais qui est révolu. Sujet qui lui-même est en mouvement constant. Ce serait comme
essayer d’attraper une goutte d’eau dans l’océan et surtout, de la conserver : impossible. La
déception naît de la mort de l’attachement, et non de la mort de l’objet. Ainsi, cet amour-là
prend plus sa source dans le désir d’aimer, que dans l’amour-même. Et ce désir est reporté sur
une multitude de « moi » que l’on croit unique ; ces « moi » qui sont constamment en train de
mourir, puis de renaître, jamais totalement différents, jamais exactement pareils. Ainsi Pascal
écrit :
89
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 15, pp. 45-46.
41
Qu’est-ce que le moi?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis‑je dire
qu’il s’est mis là pour me voir ? Non, car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui
aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime‑t‑il ? Non, car la petite vérole, qui tuera la
beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime‑t‑on moi ? Non, car
je puis perdre ces qualités sans me perdre moi. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps,
ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme sinon pour ses qualités, qui ne sont
point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait‑on la substance de l’âme
d’une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut et serait
injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des
offices ! Car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.90
Ces multiples qualités peuvent être rattachées à chaque moi que se dit être l’être, et le
corps aimé ne peut être saisi puisqu’il est périssable, et sans cesse pris dans la roue du temps.
Cet amour-là est illusoire puisqu’il s’attache à des objets qui ne sont que des illusions des
sens, et non le véritable être d’une personne. De plus, il s’agit plus de l’attachement de
l’amour-propre pour un objet susceptible de le combler affectivement, que d’un véritable élan
de compassion envers une personne : en cela, il ne s’agit pas d’aimer pour donner de l’amour,
mais plutôt de rechercher son propre amour, une réminiscence de l’amour divin, en dehors de
soi. Or, qu’il s’agisse de remplir un vide dans une fermeture égoïste sur soi, ou dans la
recherche des plaisirs hors de soi, il y a erreur sur l’objet, car ce bonheur que nous appelons
amour « n’est ni hors de nous ni dans nous. Il est en Dieu, et hors et dans nous. »91 Il s’agit
donc d’une véritable tragédie sans cesse renouvelée, et tant que les liens de l’attachement ne
seront pas rompus, ils continueront d’emprisonner la personne dans une cage de désirs
hermétiquement fermée au véritable amour divin. Pour résumer ceci, Philippe Sellier écrit
qu'« il existe donc dans le monde deux amours, deux lignes de plus grande pente de la
volonté. Augustin et Pascal, qui en tout ce qui concerne la volonté suit son maître de point en
point, appellent charité l’amour de Dieu et de l’homme avec le coeur de Dieu, cupidité,
l’amour déréglé des créatures pour soi. »92
90
Ibid., fragment 567, p. 377.
91
Ibid. , fragment 26, p. 48.
92
Sellier, Philippe, op. cit., p. 140
42
La sexualité : cette union sacrée
Celui qui possède une vertu solide ressemble à un nouveau-né qui ne craint ni la piqûre des
animaux venimeux, ni les griffes des bêtes féroces, ni les serres des oiseaux de proie.
Ses os sont faibles, ses nerfs sont mous, et cependant il saisit fortement les objets.
Il ne connaît pas encore l'union des deux sexes, et cependant certaines parties (de son corps)
éprouvent un orgasme viril. Cela vient de la perfection du semen.
Il crie tout le jour et sa voix ne s'altère point ; cela vient de la perfection de l'harmonie (de la
force vitale).96
93
Lao-Tseu, op. cit., chapitre L, p. 47.
94
Citation entière : « I l y a treize causes de vie, c’est-à-dire treize moyens d’arriver à la vie spirituelle, savoir : la
vacuité, l’attachement au non-être, la pureté, la quiétude, l’amour de l’obscurité, la pauvreté, la mollesse, la
faiblesse, l’humilité, le dépouillement, la modestie, la souplesse, l’économie. Il y a treize causes de mort, qui
sont le contraire des treize états que nous venons d'énumérer, savoir : la plénitude, l’attachement aux êtres,
l’impureté, l’agitation, le désir de briller, la richesse, la dureté, la force, la fierté, l’excès de l’opulence, la
hauteur, l’inflexibilité, la prodigalité. » source : Lao-Tseu, Tao-Te-King, traduit du chinois et commenté par
Stanislas Julien, Paris, Imprimerie Royale, 1842. [En Ligne] sur Gallica :
https://fr.wikisource.org/wiki/Tao_Te_King_(Stanislas_Julien)/Texte_entier#lien_50-2
95
Despeux, Catherine, op. cit., p. 118.
96
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LV, p. 49.
43
trompe lui-même dans sa propre nature (autrement dit : ce n’est pas vraiment de l’amour). À
l’inverse, le désir peut naître « lorsque l’adepte parvient au calme suprême de l’esprit »97, pour
citer Catherine Despeux. C’est pour cela que le nouveau-né peut éprouver une « orgasme
viril » : parce que celui-ci est provoqué par « la perfection du semen », que Stephen Mitchell
traduit par « énergie vitale ».98 On peut voir un écho du Tao dans cette énergie qui emplit
l’être, car elle se met en mouvement, et ainsi « souffle et essence emplissent complètement
son corps et il connaît tout naturellement une érection. »99 On comprend mieux la symbolique
d’un corps masculin qui s’unit à un corps féminin : cela va au-delà d’un principe naturel, d’un
acte de procréation ; c’est une véritable union du féminin sacré au masculin sacré, du Yin et
du Yang.
L’amour désintéressé
Qui voudra connaître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et
les effets de l’amour. La cause en est un Je ne sais quoi. Corneille. Et les effets en sont
effroyables. Ce Je ne sais quoi, si peu de choses qu’on ne peut le reconnaître, remue toute la
terre, les princes, les armées, le monde entier.
Le nez de Cléopâtre s’il eût été plus court toute la face de la terre aurait changé.100
Le problème avec l’amour qui est cupidité, c’est que c’est sans doute la force la plus
recherchée, mais aussi la plus incomprise et la plus destructrice. C’est un Je ne sais quoi,
d’une part parce qu’on ne l’explique pas, d’autre part car il paraît nécessaire. Ce qu’il faut
chercher en revanche, c’est l’amour désintéressé, celui qui ne meurt pas : ni avec le temps, ni
avec la mort physique du sujet ou de l’objet d’amour. Il ne peut pas mourir car il est
atemporel et détaché de tout : c’est un élan de compassion qui n’est ni intellectualisé, ni
conscientisé, ni même recherché. Il prend naissance dans le coeur sous forme de sentiment,
d’instinct. Il se ressent comme un murmure divin, suffisamment discret pour que
l’amour-propre y soit sourd, mais suffisamment puissant pour savoir le faire taire.
Que ce soit pour Pascal ou Lao-Tseu, le but à atteindre est donc la disparition des
attachements et des désirs, afin de laisser place au vide que remplit la Divinité dans l’être, qui
est enfin disposé à le répandre sur ses semblables, et les aider à faire le ménage en eux, pour
97
Despeux, Catherine, op. cit., p.119.
98
ao-Tseu, op. cit., traduction de Stephen Mitchell, p. 88.
L
99
Despeux, Catherine, op. cit., p.119.
100
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 32, pp. 50-51.
44
que tous atteignent le même état… dans un travail en chaîne formant un immense cercle
vertueux.
L’être humain n’était plus seulement perdu entre les deux infinis du monde physique ; il se découvrait
maintenant à mi-chemin de deux simplicités opposées, celle de l’esprit d’un côté, celle de son corps et
des corps de l’autre, toutes deux inconcevables pour lui.101
L’homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité et tout son mérite, et
tout son devoir est de penser comme il faut. Or l’ordre de la pensée est de commencer par soi
et par son auteur et sa fin.
Or à quoi pense le monde ? Jamais à cela ! Mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à
faire des vers, à courir la bague, etc., à se battre, à se faire roi, sans penser à ce que c’est
qu’être roi et qu’être homme.102
La vraie vie de l’Homme, ce à quoi il est destiné, siège dans sa pensée. Mais l’Homme
fait tout pour s’en écarter, volontairement ou non, par ses sens qui l’attirent au-dehors de
lui-même - et encore plus tragiquement, l’éloignent de Dieu - et lui font goûter des
distractions illusoires qui ne font que toujours plus l’écarter de sa vraie nature. C’est là le
coeur-même du « divertissement » chez Pascal : divertissement qui fait oublier sa propre
misère, mais également sa propre grandeur, toutes deux parties inhérentes et fondamentales
qui constituent sa nature. De même, Lao-Tseu met en garde contre les sens :
101
Sellier, Philippe, op. cit., p. 70.
102
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 513, p. 354.
103
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XII, p. 24.
45
Les sens atrophient la capacité de discernement, et l’utilisation d’un sens est la
condition-même de sa perte. On croit voir mais on ne voit pas. À partir de cette croyance, on
fabrique tout un mécanisme de pensées, un système de représentations, que l’on prend pour
vrai et sur lequel on bâtit notre propre réalité : une réalité filtrée, maquillée, déguisée par les
sens. Ainsi, on retrouve cette erreur fondamentale : la pensée trompeuse due à une erreur de
jugement. Ce haut potentiel, soit la capacité de penser, se trouve ainsi au service d’une
mauvaise chose : les sens. Ces derniers sont trompeurs car ils ne représentent pas la réalité.
C’est une réalité déformée, enveloppée, dissimulée derrière une façade. Nos sens permettent
de voir cette façade, que nous prenons comme la réalité. Alors que la réalité pure est
beaucoup trop profonde pour être accessible de l’extérieur : elle est donc accessible par
l'activité intérieure. De cette erreur de focalisation104 découle les pires tromperies, comme la
fausseté d’un art qui se voudrait réaliste et qui, au lieu de peindre l’objet en soi, représenterait
l’idée que l’on s’en fait. En cela, « la peinture », écrit Pascal, est vanité puisqu’elle « attire
l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux ! »105 Les
objets accessibles par les sens ne sont que des notions, des projections de ce que l’on veut voir
d’une chose qui possède une réalité transcendante, immatérielle, et qui constitue l’objet en
lui-même, indépendamment d’une famille d’objets ou d’un environnement. À ce propos,
Philippe Sellier écrit que Pascal « demeure fidèle sur ce point à la démarche de son maître
[Saint Augustin], qui s’appuie constamment sur l’évidence qu’a de sa pensée le sujet pensant
et qui distingue d’emblée, fortement, le monde des corps et celui de l’activité intellectuelle.
Tous deux ont adopté, comme la tradition catholique, le spiritualisme platonicien. Il existe
donc dans l’homme une partie corporelle et une autre, celle qui raisonne, spirituelle,
immatérielle. »106 De fait, chaque être humain a une seule réalité qui lui est propre, un seul
Moi, alors que nous ne pouvons percevoir qu’une multiplicité que nous ne soupçonnons
même pas, perdue dans le vague idéal de ce monde où nous pensons pouvoir posséder une
personne entièrement ; et c'est pourquoi, dit Lao-Tseu, « lorsqu'on est constamment exempt
de passions, on voit son essence spirituelle ; lorsqu'on a constamment des passions, on le voit
sous une forme bornée. »107 Ce monde subtil où siège la réalité inaccessible par les sens, c’est
le monde de Dieu ; encore mieux : c’est Dieu. Mais « quand nous voulons penser à Dieu, n’y
104
Dans le sens : se concentrer sur...
105
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 74, p. 65.
106
Sellier, Philippe, op. cit., p. 69.
107
Lao-Tseu, op. cit., chapitre I, p. 19.
46
a-t-il rien qui nous détourne, nous tente de penser ailleurs, tout cela est mauvais et né avec
nous. »108 On comprend alors pourquoi le divertissement « est le plaisir même des rois. »109,
car penser à Dieu inclut aussi le fait de penser à soi, à sa véritable nature contradictoire, et
qu’un roi face à lui-même, un roi sans divertissement110 peut causer de grands malheurs.
Le remède à ces affections par les sens est ainsi énoncé : il ne s’agit pas d’arrêter de se
servir de ses sens, mais il faut faire taire les désirs et les passions qui ont un lien avec eux,
avec le monde extérieur, matériel :
Que l’homme maintenant s’estime son prix. Qu’il s’aime, car il y a en lui une nature
capable de bien, mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu’il se méprise,
parce que cette capacité est vide, mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle.
Qu’il se haïsse, qu’il s’aime. Il a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux,
mais il n’a point de vérité ou constante ou satisfaisante.
Je voudrais donc porter l’homme à désirer d’en trouver et à être prêt et dégagé de
passions pour la suivre où il la trouvera, sachant combien sa connaissance s’est obscurcie par
les passions. Je voudrais bien qu’il haït en soi la concupiscence, qui le détermine
d’elle‑même, afin qu’elle ne l’aveuglât point pour faire son choix et qu’elle ne l’arrêtât point
quand il aura choisi.111
Débarrassé du voile d’illusions que les sens jettent sur le monde extérieur, il est
possible d’accéder à la réalité. Les désirs et les passions sont une véritable charge qui alourdit
le mental, exacerbe les émotions, brouille le discernement. Le but des Hommes est de
s’alléger, et pour cela il faut qu’ils tâchent de « laisser voir leur simplicité, de conserver leur
pureté, d'avoir peu d'intérêts privés et peu de désirs.112 Ainsi Lao-Tseu rejoint l’apologiste sur
le fonctionnement à adopter. En définitive, la tâche n’est pas si ardue : il faut au contraire
laisser s’exprimer la simplicité, même si laisser tomber les anciens schémas demande un
grand courage, car on peut très vite se sentir nu, dépouillé de ce confort illusoire que sont les
artifices sensoriels. Pour donner le mot de la fn à Philippe Sellier, je citerai une fois de plus
son étude sur Pascal et saint Augustin, dans laquelle il écrit que « toute aventure spirituelle
108
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 14, p. 45.
109
Ibid., fragments 73, p. 65.
110
Giono, Jean, Un roi sans divertissement, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972. Ce roman illustre bien
l’horreur que peut causer l’ennui à un roi sans divertissement, se livrant aux pires cruautés pour se divertir.
111
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 151, p. 109.
112
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XIX, p. 28.
47
racontée dans les Confessions consiste dans l’épuisement et le dégoût produits par la fugacité
des choses sensibles et la découverte progressive de Dieu comme repos pour l’âme. »113
La non-résistance n’est pas la passivité stupide ; laissons cela aux pierres. Il faut beaucoup de sensibilité et
d’intelligence pour suivre les lois de la nature.114
113
Sellier, Philippe, op. cit., p. 36.
114
illman, Dan, L’Athlète au coeur guerrier, Ed. Vie Nouvelle, 1989.
M
115
Bourgeois, Muriel, Le travail de la pensée dans l’apologie pascalienne, t hèse de doctorat, sous la direction de
Christian Belin, UM3, 2010. Disponible [en ligne] sur :
http://www.biu-montpellier.fr/florabium/jsp/nnt.jsp?nnt=2010MON30099
116
En ce sens, difficile d’imaginer l’apologie de Pascal achevée… tant cette forme fragmentaire semble se suffir
à elle-même, et en dire plus long que pourrait le faire une forme plus élaborée.
117
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XXXIII, p. 36.
118
Ibid., chapitre LXIV, p. 55.
48
liberté d’agir sur lui. L’action naturelle remplace la non-action : cette dernière est la porte
ouverte par laquelle la nature (pour ainsi dire : le Tao) oeuvre, alors que l’action dans le
monde lui barre le chemin.
Avec la droiture, on gouverne le royaume ; avec la ruse, on fait la guerre ; avec le non-agir,
on devient le maître de l'empire.
Comment sais-je qu'il en est ainsi de l'empire ? Par ceci.
Plus le roi multiplie les prohibitions et les défenses, et plus le peuple s'appauvrit ;
Plus le peuple a d'instruments de lucre, et plus le royaume se trouble ;
Plus le peuple a d'adresse et d'habileté, et plus l'on voit fabriquer d'objets bizarres ;
Plus les lois se manifestent, et plus les voleurs s'accroissent.
C'est pourquoi le Saint dit : Je pratique le non-agir, et le peuple se convertit de lui-même.
J'aime la quiétude, et le peuple se rectifie de lui-même.
Je m'abstiens de toute occupation, et le peuple s'enrichit de lui-même.
Je me dégage de tous désirs, et le peuple revient de lui-même à la simplicité.119
Pour le dire simplement, la bonne action dans le monde doit commencer par la bonne
action à l’intérieur de soi. Il s’agit d’un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, et non
l’inverse. Il faut se permettre de suivre sa propre nature, le Tao, avant de pouvoir utiliser cette
énergie correctement.
Pour Pascal, il est difficile de saisir la loi naturelle, impossible même, car « il existe
des lois naturelles, mais nous n’en saisissons que des vestiges, parfois rien »120 écrit Philippe
Sellier. La coutume, les coutumes ont remplacé la nature :
La nature est indéfinissable, car pour Pascal, il n’est pas possible de savoir si la nature
que l’on évoque n’est pas déjà une coutume. L’Homme s’est tellement englué dans le péché
que le retour à sa première nature est semé d'embûches et d’illusions. Cependant, la deuxième
partie de la vie de Pascal montre bien ce désir de simplicité, d’anti-mondanité qui, si ce n’est
pas non plus une voie naturelle, est déjà un chemin vers la première nature, vers Dieu.
119
Ibid., chapitre LVII, pp. 50-51.
120
ellier, Philippe, op. cit., p. 98.
S
121
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 159, p. 112.
49
L’appel à la simplicité
Cet extrait des Conquérants d’André Malraux illustre bien cette discorde que
provoque le non-respect de soi-même qui va contre la vraie nature. La maladie intervient alors
comme barrage afin de prévenir et de ralentir le malade qui se trompe de voie, et risque
d'aggraver son cas s’il ne revient pas sur ses pas. Ainsi, le désordre du monde extérieur n’est
qu’un simple reflet de l'intériorité humaine, d’où l’urgence perceptible chez les deux penseurs
de travailler sur soi : « il faut cultiver notre jardin »124 conclut Voltaire, avant de pouvoir en
construire dans le monde.
122
Ibid., fragment 126, p. 98.
123
Malraux, André, Les Conquérants, dans : Bruyn, Pierre-Henry (de), Le Taoïsme : Chemins de découvertes,
Paris, CNRS éditions, coll. « Réseau Asie », 2010, p. 157.
124
Voltaire, Candide, Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche - Classique », 1995, p. 167.
50
4. Des modèles de gouvernement
L’empire fondé sur l’opinion et l’imagination règne quelque temps, et cet empire est doux et
volontaire. Celui de la force règne toujours. Ainsi l’opinion est comme la reine du monde, mais la
force en est le tyran.125
Connais ton ennemi et connais-toi toi-même ; eussiez-vous cent guerres à soutenir, cent fois vous serez
victorieux.
Si tu ignores ton ennemi et que tu te connais toi-même, tes chances de perdre et de gagner seront
égales.
Si tu ignores à la fois ton ennemi et toi-même, tu ne compteras tes combats que par tes défaites.126
Dans leurs oeuvres, Pascal comme Lao-Tseu posent des questions politiques. Parmi
les différentes interprétations du Tao-Te-King, certains y ont vu un véritable traité sur l’art de
la guerre, à la manière d’un Sun Tzu.127 Mais il ne faut pas le réduire à cela, car malgré la
brièveté du texte, son auteur mène des réflexions sur plusieurs fronts, comme il a été dit en
introduction. Pascal, quand à lui, est un véritable apologiste mais, à son époque comme à
toutes les époques jusqu’à la loi de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le pouvoir et la
religion sont deux forces jointes qui permettent de gouverner le pays. Les Pensées sont ainsi
naturellement agrémentées de pensées sur la politique, qui ne peuvent en aucun cas constituer
des digressions au sein de l’apologie, le monarque étant un représentant de Dieu sur Terre.
Pour Pascal comme pour Lao-Tseu, leur réflexion passe par une certaine
représentation du peuple, car si gouvernements il y a, c’est justement pour dompter cette
masse qui représente la majorité de l’humanité. Sur la manière dont le monarque doit se
comporter vis-à-vis du peuple, les penseurs ont en revanche deux visions radicalement
opposées :
Regardons un texte du Tao-Te-King :
En ne regardant point des objets propres à exciter des désirs, on empêche que le cœur du
peuple ne se trouble.
125
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 546, p. 368.
126
Sun Tzu, L’art de la guerre, pp. 15-16. Disponible [en ligne] sur :
https://www.dropt.org/suntzu-art-de-la-guerre.pdf.
127
Voir la note précédente.
51
C'est pourquoi, lorsque le Saint gouverne, il vide son cœur, il remplit son ventre (son
intérieur), il affaiblit sa volonté, et il fortifie ses os.
Il s'étudie constamment à rendre le peuple ignorant et exempt de désirs.
Il fait en sorte que ceux qui ont du savoir n'osent pas agir.
Il pratique le non-agir, et alors il n'y a rien qui ne soit bien gouverné.128
Et des Pensées :
Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à
cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir
parce qu’elles sont lois comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu’ils sont justes,
mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue si on peut faire
entendre cela et que proprement [c’est] la définition de la justice.129
Pour Lao-Tseu, quand le peuple n’est pas contraint sous la Loi, il se règle de
lui-même, alors que pour Pascal, le peuple a besoin que l’on agisse sur lui avec force et
autorité. Dans le premier cas, la non-action doit gouverner et, quand le peuple est livré à
lui-même, à sa nature, l’Empire se régule harmonieusement. Ce modèle ne peut fonctionner
dans la vision de Pascal, qui semble vouloir brider le peuple pour le discipliner, et lui imposer
les oeillères pas seulement de l'imagination (qui est insuffisante), mais également d’une
autorité à suivre. Cette vision s’accorde avec la majeure partie de nos sociétés, qu'elles soient
contemporaines ou appartenant à notre passé. En revanche, Lao-Tseu prend le contre-pied
d’une certaine vision de l’Homme politique (celle défendue par Pascal), dans une politique de
l’humilité, de la bassesse, de la non-action, de la posture féminine, du retrait, car c’est au
peuple seul de se gouverner.
En revanche, les deux philosophes semblent s’accorder sur une démarche à adopter
vis-à-vis du peuple : entretenir son ignorance, afin de ne pas éveiller sa convoitise.
128
Lao-Tseu, op. cit., chapitre III, p. 20.
129
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 100, p. 87.
130
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LXXX, p. 62.
52
Il s’agit, encore une fois, de « cultiver son jardin », car de l’envie se portant sur ce que
l’autre possède, ne naissent que de mauvais sentiments, suivis d’actes destructeurs. Il faut
s’auto-satisfaire, en somme. Parallèlement, dans son article Christian Meurillon relève que
Pascal, par moments, substitue « l’homme » par « le peuple ». Ce transfert analogique
s’explique par le fait que le peuple représente l’Homme dans son ignorance essentielle. Le
principe du peuple est de ne pas vouloir savoir ce qu’il sait. Le peuple est une partie de nous
qui doute et qui a besoin de croire, mais le monarque ne doit pas flatter le désir de croire.
Ainsi, la tâche du gouvernant est de maintenir son peuple dans une ignorance
contribuant à limiter la création de désirs, lesquels agissent comme une épidémie de peste
morale au sein d’une société juste.
Selon le Dalaï Lama, « La paix dans le monde passe d’abord par la paix individuelle.
Celui qui est naturellement en paix avec lui-même sera en paix avec les autres. ».131 Ceci
s’accorde plutôt bien avec les modèles de gouvernements prônés par Lao-Tseu et par Pascal,
dans une logique qui consiste à apprendre à se gouverner soi-même, avant de pouvoir
s’occuper d’un pays.
Celui qui dirige doit être animé par le Tao, et dans le cas de la religion chrétienne, par
Dieu. En cela, il doit correspondre aux modèles du Saint taoïste et du chrétien. Parce qu’ils
sont dépouillés de désirs et préservés des passions, ils sont aptes à gouverner un pays pour le
peuple et non pour eux, de manière totalement désintéressée, car « quand il est question de
juger si on doit faire la guerre et tuer tant d’hommes, condamner tant d’Espagnols à la mort,
c’est un homme seul qui en juge, et encore intéressé. Ce devrait être un tiers indifférent. »133
131
Citation trouvée sur : http://paix-interieure.com/tag/citations-du-dalai-lama/.
132
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XXVI, p. 32.
133
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 93, p. 80.
53
Le moi est haïssable. [...] En un mot le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en
ce qu’il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il les veut asservir, car
chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez
l’incommodité, mais non pas l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes, qui n’y
trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux
injustes.134
Le désordre du pays est ainsi causé par le désordre intérieur de l’Homme, par ce
« moi » égotique qui est en tous points éloigné de la Divinité. Donc, la cause du désordre est
dans le moi propre, qui ne doit pas être confondu avec le Moi profond connecté à Dieu (au
Tao), car le gouvernement d’un pays et le miroir du paysage intérieur du gouvernant.135
5. Le rapport au savoir
134
Ibid., fragment 494, pp. 344-345.
135
Ceci rappelle la figure du philosophe roi de Platon.
136
Collectif, Ancien Testament, « Les Livres poétiques : L’Ecclésiaste », 1.12 à 1.18. [En Ligne] sur :
http://www.bible-en-ligne.net/bible,21O-1,l-ecclesiaste.php.
137
Podcast : Tao Te King – l’art d’épouser le flux de la vie, n°8 de la série “Les Grands Textes Fondateurs”,
émission “Tout un monde “ par Marie-Hélène Fraïssé, avec Catherine Despeux et Jean Lévi, réalisé par
Françoise Camar, 29/11/2011. [En Ligne] sur France Culture :
https://www.franceculture.fr/emissions/tout-un-monde/tao-te-king-l-art-d-epouser-le-flux-de-la-vie-ndeg8-de-not
re-serie-les.
54
en catégories, et il vaut mieux se libérer d’une conception de l’univers qui passe par les grilles
de l’entendement. Il faut que tout se confonde absolument : l’écran du savoir doit disparaître.
D’un autre côté, Philippe Sellier conclut son ouvrage portant sur Pascal et
Saint-Augustin avec ce mythe d’un Pascal qui « continue à passer pour quelqu’un qui sut tout
sans avoir rien appris. »138 Sans conteste, Pascal eut des maîtres, après Jésus-Christ et Dieu
bien sûr, parmi lesquels nous pouvons citer Montaigne et Saint Augustin, ses sources
d’inspiration les plus évidentes. Mais son oeuvre semble, comme celle de Lao-Tseu, cultiver
un rapport particulier à la connaissance, cette dernière n’étant qu’une modalité du
divertissement…
L’éloge de l’ignorance
L’action, telle que la définit la philosophie taoïste, peut ainsi être rapprochée du
divertissement pascalien, car, comme le dit Pascal, la « curiosité n’est que vanité le plus
souvent. On ne veut savoir que pour en parler. Autrement on ne voyagerait pas sur la mer
pour ne jamais en rien dire et pour le seul plaisir de voir, sans espérance d’en jamais
communiquer. »140 Cette culture de l’ignorance est une modalité de la paix. Partant du
principe que la connaissance est vanité, comme « tout ce qui se fait sous les cieux »141
ajouterait l'Ecclésiaste, le désir de savoir grandit en l’Homme exponentiellement, tout comme
la convoitise qu’attise la connaissance des biens qu’il ne possède pas. Il est donc dans l’intérêt
du pays que le peuple ne désire pas connaître et, plus généralement, qu’il n’ait pas de désir du
tout.
138
Sellier, Philippe, op. cit., Sellier, p. 619.
139
Lao-Tseu, op. cit., chapitre III, p. 20.
140
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 112, p. 92.
141
L’Ecclésiaste, op. cit., 1:13.
55
Mais ceci ne s’applique pas qu’à la masse populaire :
Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance naturelle, qui est le vrai
siège de l’homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure
ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L’autre extrémité est celle
où arrivent les grandes âmes qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir,
trouvent qu’ils ne savent rien et se rencontrent en cette même ignorance d’où ils étaient
partis. Mais c’est une ignorance savante, qui se connaît. Ceux d’entre‑deux, qui sont sortis
de l’ignorance naturelle et n’ont pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de cette science
suffisante et font les entendus. Ceux‑là troublent le monde et jugent mal de tout. Le peuple
et les habiles composent le train du monde, ceux‑là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent
mal de toutes choses, et le monde en juge bien.142
En effet, les plus dangereux selon Pascal et Lao-Tseu, se sont surtout certains
intellectuels : les proliférateurs de doctrines « qui divis[ent] les esprits et attis[ent] les
conflits »143 écrit Max Kaltenmark, parmi lesquels on peut reconnaître les faux philosophes,
manichéens, dogmatiques, casuistes, et tant d’autres condamnés par Pascal. Même Montaigne
n’est pas un modèle à suivre, dans sa manière égotique de trop mettre en scène sa personne
(encore une fois, selon Pascal).
S’il n’y a qu’un seul maître à suivre, deux plutôt, il s’agit de Dieu et du Tao : la
Divinité, en somme. Et la meilleure manière de suivre leurs conseils est de se vider de toute
vanité (y compris le savoir, comme nous venons de le voir), afin de pouvoir les entendre,
puisque le monde extérieur, les cinq sens brouillent les récepteurs intérieurs, eux seuls
permettant de sentir le Divin. Par conséquent, le sage « fait consister son étude dans l'absence
de toute étude », 144
car s’il « se délivre des lumières de l'intelligence, il pourra être exempt de
toute infirmité (morale). »145 Ceci peut sembler paradoxal, mais pourtant très clair : le
véritable savoir passe par une écoute intérieure, cette intériorité qui agit comme une caisse de
résonance aux enseignements divins, et a donc besoin d’être vide afin de laisser résonner les
idées qui sont un accès direct à l’original. L’intelligence ne permet pas d’y avoir accès (à
l’original), car elle est construite de filtres ainsi que de miroirs déformants.
142
Pascal, Blaise, op. cit., 117, p. 94.
143
Kaltenmark Max, Lao tseu et le taoïsme, Paris, Points, coll. « Sagesses », 2014, p. 61.
144
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LXIV, p. 54.
145
Ibid., chapitre X, p. 23.
56
L’important n’est pas non plus de rejeter systématiquement le savoir acquis par le
monde extérieur, mais d’apprendre à le dompter, à s’en méfier, à ne pas le considérer comme
une vérité transcendantale, car c’est de là que découlent la discorde et le fanatisme. Il
conviendrait plutôt de savoir reconnaître les élans du coeur, que Pascal nomment « intuition »,
de précieux alliés permettant de saisir la véritable substance des choses. Il ne s’agit pas
seulement de connaître : il faut sentir ; il ne s’agit pas seulement de savoir : il faut aussi se fier
à son vécu. Ainsi, l’art, dans sa forme la plus pure, donne à sentir le réel :
Quand dans un discours se trouvent des mots répétés et qu’essayant de les corriger
on les trouve si propres qu’on gâterait le discours, il les faut laisser, c’en est la marque. Et
c’est là la part de l’envie, qui est aveugle et qui ne sait pas que cette répétition n’est pas faute
en cette endroit. Car il n’y a point de règle générale.146
Ceci pourrait résumer la méthode pascalienne d’écriture, qui est justement l’absence
de méthode particulière, l’écriture des « pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une
confusion sans dessein. »147 Par ses fragments, l’apologiste veut s’adresser directement au
coeur de son lecteur : c’est tout l’art de persuasion de Pascal, que le Tao-Te-King rejoint, par
la forme simple, épurée, brève et concise des aphorismes.
Voyons enfin la figure du sage, telle qu’elle est dépeinte dans les deux oeuvres, et qui
pourrait être résumée par la formule de Socrate : « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien,
tandis que les autres croient savoir ce qu’ils ne savent pas. »148 De fait, le sage donne
l’impression de ne rien savoir, et même, il croit ne rien savoir, et c’est en cela qu’il sait tout. Il
ne s’agit pas seulement de donner l’air d’être exempt de connaissances, car il faut se sentir
soi-même vide. Ainsi, le vide laisse place à l’infini connaissance, qui ne peut être saisie par
l’entendement.
Au terme de cette première partie, que concluons-nous ? Nous avons donc étudié
l’Homme tel qu’il est vu par Lao-Tseu et par Blaise Pascal, l’Homme tant par rapport à
lui-même que par rapport à ses semblables et un peu plus généralement, l’Homme dans le
monde extérieur. C’est ainsi que nous pouvons affirmer : l’harmonie du monde passe d’abord
par la félicité intérieure. Il va s’agir à présent de voir un peu plus grand, le plus grand possible
même, afin de rencontrer ces deux entités que sont Dieu et le Tao. Deux entités ? Peut-être,
146
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 452, p. 314.
147
Ibid., 4 57, p. 321.
148
Socrate, dans Entretiens : citation trouvée sur : h ttps://dicocitations.lemonde.fr/citations/citation-49292.php.
57
dans le sens où elles ont des noms différents, mais nous allons voir en quoi elles sont
semblables, tout comme en quoi elles peuvent se différencier. Il ne faut pas s’arrêter aux
noms, car poser des étiquettes sur tout est typiquement humain ; or, la Divinité
s'embarrasse-t-elle de se nommer ?
58
Deuxième Partie
Une réalité spirituelle
59
60
Chapitre 1 : Deux entités : Dieu et le Tao
C’est pourquoi, dit saint Augustin, le plus beau de ce qu’un homme peut dire de Dieu est de savoir se
taire par pure sagesse de richesse intérieure. Donc tais-toi et ne radote pas sur Dieu ! Car en bavardant
sur Dieu tu mens, tu commets un péché […] Tu ne dois rien non plus connaître de Dieu, car Dieu est
au-dessus de toute connaissance.149
Et c’est en n’écoutant pas Augustin que nous allons « radoter » sur Dieu ou plutôt,
laisser nos deux penseurs le faire :
Je sens que je puis n’avoir point été, car le moi consiste dans ma pensée. Donc moi
qui pense n’aurais point été, si ma mère eût été tuée avant que j’eusse été animé. Donc je ne
suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel ni infini. Mais je vois bien qu’il y a
dans la nature un être nécessaire, éternel et infini.151
Ce qui est frappant avec ces deux extraits, c’est justement l’absence de noms utilisés
pour évoquer l’ineffable. Le seul substantif employé, par Pascal comme par Lao-Tseu, reste
«être » : un être « confus », « calme », « immatériel », « nécessaire, éternel et infini ». Cet être
préexiste à tout Homme, à toutes choses, à la nature et au ciel même, il est constant et
inchangeant, partout, immortel et surtout nécessaire. D’ailleurs, il est remarquable que ces
définitions semblent s’opposer à la définition de l’humain, et c’est d’autant plus frappant que
l'apologiste des Pensées se compare à cette entité : ce qu’il n’est pas, c’est justement ce que
cet « être » est, comme le montrent les négations « je sens que je puis n’avoir point été » et
encore « je ne suis pas un être nécessaire ». Cet être est « le mouvement infini, le point qui
remplit tout, le mouvement en repos, infini sans quantité, indivisible et infini »152. Dit plus
simplement, il est tout. Qu’est l’Homme pour lui ? Sa créature ? Et pourquoi ? On ne peut pas
réduire l’Homme à un simple jouet que l’être omnipotent et omniprésent aurait créé pour se
divertir, il faut resituer l’Homme dans son contexte de vie matérielle et sans cesse tourné vers
149
Maître Eckhart, Oeuvres : Du renouvellement dans l’esprit, traduction de Paul Petit, NRF, 1942, p.131.
150
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XXV, p. 31.
151
Pascal, Blaise, op.cit., fragment 167, pp. 120-121.
152
Ibid., fragment 561, p. 374.
61
l’extérieur : peut-être est-il le moyen, tout simplement, d’expérimenter la finitude et la densité
matérielle, en gardant au plus profond de lui des réminiscences de l’infini ? Ceci correspond
bien à la vision pascalienne de l’Homme puni et jeté au-dehors de son paradis terrestre…
Voilà comment est traduit le chapitre XXV par Stephen Mitchell, et surtout, voilà le
nom, l’étiquette devrait-on dire, posée sur l’inqualifiable : Tao. Dans son article154, Abel
Rémusat recense plusieurs significations de ce mot dans les dictionnaires chinois : « le
chemin, le moyen de communication d’un lieu à l’autre » dans un sens physique, matériel et
métaphysique ; « la route, la voie, la direction, la marche des choses, la raison et la condition
de leur existence », la « parole », la « marche », la « tête », le « principe ou commencement »,
le « premier moteur, principe d’action » ; et enfin, « la raison primordiale, l’intelligence qui a
formé le monde et qui le régit comme l’esprit régit le corps ». Ces définitions rejoignent
manifestement la définition chrétienne d’un être suprême et créateur de l’univers : Dieu.
Également, c’est autant de choses que désignent ces trois lettres : Tao. Ces trois lettres qui,
une fois prononcées, résonnent comme un mantra155, la profondeur du son émis appelant la
profondeur de ce qui est : le créateur de toutes choses. En effet, la dentale « t » part du haut
(de la bouche) pour descendre dans les poumons avec les deux voyelles « a » et « o », qui se
rejoignent comme dans un souffle profond, une respiration qui est circulation du Tao.
Parallèlement, le terme « Dieu » s’élève vers le haut, en partant également de la dentale « d »,
pour se refermer dans un murmure, comme deux notes de musiques qui s’envolent dans le
Ciel. D’ailleurs, les postures de prières chrétiennes comme taoïstes rejoignent ce mouvement
ascendant ou descendant : assis sur le sol, comme un ancrage dans la terre pour le taoïste ; les
yeux levés et les mains en flèche vers le ciel pour le chrétien. Bien sûr, rien n’est figé, mais ce
153
Lao-Tseu, op. cit., traduction de Stephen Mitchell, chapitre XXV, p. 47.
154
émusat, Abel, « Mémoire sur la vie et les opinions de Lao-Tseu, philosophe chinois du VIe siècle avant
R
notre ère », dans Histoire et mémoires de l'Institut royal de France, tome 7, 1824, pp. 18-19. [En ligne] sur
Persée : h ttps://www.persee.fr/doc/minf_1267-8996_1824_num_7_1_1234
155
Le dictionnaire de langue Le Robert en donne cette définition : « formule sacrée du brahmanisme, émanation
du principe divin. »
62
sont là des représentations de ces deux manières de prier imprimées dans l'imaginaire
collectif.
Enfin, nous voyons dans ces deux figures de la Divinité quelque chose de similaire
mais également d’universel, une unité première, une monade que l’on retrouve partout : de
Lao-Tseu à Pascal, de Pythagore à Leibniz, de Platon à Swedenborg, de Rutebeuf à Lenoir, de
Mahomet à Calvin. Alors continuons à radoter sur Dieu, n’en déplaise à saint Augustin !
Le Tao féminin
Tout d’abord, il faut être très clair sur la traduction d’un terme en particulier, qui
revient souvent dans le Tao-Te-King : le « Maître ». Trompeur, ce substantif masculin renvoie
trop facilement une figure masculine, mais ce serait contredire la pensée taoïste qui égale
voire dépasse les plus fervents féministes : l'enseignement de Lao-Tseu est profondément
féminin. Stephen Mitchell écrit que « dans les nombreux chapitres où Lao-Tseu décrit le
Maître », la langue chinoise ne fait pas la distinction entre un Maître masculin et un Maître
156
Lao-Tseu, op. cit., chapitre VI, p. 21.
63
féminin, « car son pronom personnel à la troisième personne est neutre »157, ajoute-t-il. C’est
pourquoi, dans les traductions, il faut voir dans le pronom personnel « il » autant voire plus,
« elle ».
Si cette précision est importante, c’est que, comme dit plus haut, l’enseignement de
Lao-Tseu est profondément féminin, et la religion chrétienne tout comme notre culture
occidentale auraient énormément à apprendre du taoïsme. Si ce dernier est sans doute la
religion la plus juste envers les femmes, c’est parce que Lao-Tseu considère qu'elles seraient
plus naturellement proches du Tao que les hommes, car ce sont des mères nourricières,
directement liées à « la mère de l’univers ».158 D’ailleurs, il ne faut pas être trompé par
l’article défini « le » présent avant « Tao » puisque cette « mère de l’univers » ne désigne pas
autre chose que ce Tao.
On retrouve ce principe de non-action, incarné ici par la mère, « la Grande Mère »160
de l’univers traduit Stephen Mitchell, car « dans le monde, tel est le rôle de la femelle. En
restant en repos, elle triomphe constamment du mâle. Ce repos est une sorte d'abaissement. »
161
Elle triomphe du mâle en le tempérant, en l’équilibrant, car elle exerce sur lui une force
opposée à la sienne : la femelle est le Yin, le blanc, le faible, la mort, le froid, la glace ; le
mâle est le Yang, le noir, le fort, la vie, le chaud, le feu. Le Tao est l’assemblage de ses deux
forces : l’intériorité de la femme freine les pulsions des sens du mâle. Le Tao est l’assemblage
de ces deux forces car il est Tout, mais il se comporte comme la femme, ou plutôt, la femme
se comporte comme lui : en n’agissant pas, tout se fait. La « Grande Mère » (Yin) est
l’impulsion créatrice, la Terre (Yang) est la manifestation de cette intention émise.
157
Lao-Tseu, op. cit., traduction de Stephen Mitchell, Introduction, p 8.
158
Cette sensibilité féminine se retrouve aussi dans le Spiritisme. En effet, le spiritisme est d’abord un
phénomène féminin, car elles ont une sensibilité plus naturelle que les hommes au monde spirituel. Souvent
initiés par des femmes, les phénomènes de spiritisme étaient par ailleurs le lieu où femmes pouvaient exprimer
ce qu’elles ne pouvaient pas dire en société.
159
Lao-Tseu, op. cit., chapitre L II, p. 48.
160
Lao-Tseu, op. cit., traduction de Stephen Mitchell, chapitre VI, p. 18.
161
Ibid., chapitre LXI, p. 52.
64
En outre, la Mère de l’univers a besoin d’un lien qui permet la libre circulation de
l’idée créatrice à la chose créée, de l'informe à la forme, du Yin au Yang ; et ce principe actif,
c’est la Vertu. Nous avons déjà vu son mode d’action à travers l’exemple du Saint taoïste, et
son influence pour manifester le Tao dans le monde extérieur est identique. Comme l’Homme
est créateur de son propre univers - autrement dit, du monde extérieur - il faut d’abord qu’il
crée son univers intérieur à l’image du Tao, pour construire un monde en harmonie avec
celui-ci. « S'il laisse les portes du ciel s'ouvrir et se fermer, il [l’Homme] pourra être comme
la femelle (c'est-à-dire rester en repos). »162 La Vertu ne peut agir dans l’Homme que si
celui-ci se met dans une posture de non-action : le Yin ne peut agir sur le Yang que si celui-ci
lui laisse une place, sinon, l’Homme est dominé par son Yang, qui est mouvement et
assouvissement des plaisirs sensoriels. Pour résumer, le Tao agit sur l’Homme, en voulant
s’introduire en lui. Si l’Homme y est fermé, il ne laisse
pas le Tao le remplir et préfère se satisfaire de plaisirs
extérieurs, comme l'assouvissement de ses désirs et
l’accumulation d’argent et de nourriture. S’il est ouvert
au Tao, il se vide et le laisse entrer en lui. Une fois
qu’il a empli le corps163, le Tao se transforme en Vertu,
qui est une énergie divine et harmonieuse permettant à
l’Homme d’exercer une force dans le monde en accord
avec le Tao. C’est pourquoi l’Homme est comme la
femme, qui a la capacité de laisser entrer la vie en elle,
pour la mettre au monde une fois arrivée à maturité. La
Vertu est un enfant créé par l’amour du Tao avec
l’Homme.
162
Lao-Tseu, op. cit., chapitre X, p. 23.
163
e corps ne désigne pas seulement la chair : il faut remplir l’Homme tout entier, de son corps physique à ses
L
corps les plus subtils (mental, émotionnel, etc.)
65
Jésus-Christ le médiateur
Si le Christ ne veut pas mourir, dans ce poème d’Alfred de Vigny, c’est parce qu’il
veut continuer le travail qu’il a commencé : répandre la Parole Divine en servant
d'intermédiaire entre Dieu et l’Homme. Quand Jésus est né, c’est peut-être le démon de
Socrate qui s’est incarné dans la matière ; cette voix s’est dotée d’un corps, pour ne plus être
simplement entendu, mais cette fois, vue. Jésus est le seul être auquel le chrétien peut se fier,
car c’est l’unique médium entre l’humanité et l'insaisissable Dieu.
Ainsi tous ceux qui cherchent Dieu sans Jésus-Christ ne trouvent aucune lumière qui
les satisfasse ou qui leur soit véritablement utile, car, ou ils n’arrivent pas jusqu'à connaître
qu’il y a un Dieu, ou s’ils y arrivent, c’est inutilement pour eux parce qu’ils se forment un
moyen de communiquer sans médiateur avec ce Dieu qu’ils ont connu sans médiateur, de
sorte qu’ils tombent dans l’athéisme et le déisme, qui sont les deux choses que la religion
chrétienne abhorre presque également.165
À travers la naissance de Jésus, c’est Dieu qui s’incarne sur Terre : il est la synthèse
du créateur et de la créature, dans une mission qui fait de cet homme un porte-parole de la
Sagesse Divine, implantant le feu d’un Amour Divin dans le coeur de l’humanité. Dans la
même perspective, Emanuel Swedenborg écrira plus tard que si l’on doit « avoir la foi en
Dieu Sauveur Jésus-Christ, c'est parce que c'est la foi en un Dieu visible, dans lequel est Dieu
invisible, et que la foi en un Dieu visible, qui est Homme et en même temps Dieu, entre dans
164
Vigny, Alfred de, Saulnier, Verdun Louis, Les destinées, Paris, Droz, coll. « Textes littéraires français »,
1947, p. 164.
165
Périer, Gilberte, op. cit., p. 52.
66
l'homme ».166 Mais Pascal va plus loin, et dépasse la relation verticale Homme → Jésus-Christ
→ Dieu :
Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ mais nous ne nous
connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ. Nous ne connaissons la vie, la mort que par
Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ nous ne savons ce que c’est ni que notre vie, ni que notre
mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes.
Ainsi sans l'Écriture, qui n’a que Jésus-Christ pour objet, nous ne connaissons rien et
ne voyons qu’obscurité et confusion dans la nature de Dieu et dans la propre nature.167
De ce fait, Jésus-Christ est le seul moyen d’accéder à toute connaissance. Si sans lui
tout est « obscurité », cela veut dire qu’il est la lumière éclairant le monde à l’Homme, et
s’éclairant lui-même. Néanmoins, sa condition le veut ainsi, la lumière divine n’est pas
accessible à l’Homme, du moins pas entièrement, c’est pourquoi le Christ n’est qu’un infime
rayon de soleil venu transpercer les ténèbres du monde. À la lumière de ceci, l'Écriture
n’ayant « pour objet » « que Jésus-Christ », la Bible serait une immense parabole dont en plus
d’en être le sujet, le Christ en serait la clé de déchiffrage.
En effet, dans La clé du chiffre168, Pierre Magnard se propose d’étudier l’écriture
pascalienne comme une démarche herméneutique. À travers sa langue, l’apologiste veut
comprendre le langage de la Nature. Et pour la comprendre, il s’agit de s’appuyer sur
l’Ecriture Sainte, elle-même langage exprimant la nature.
166
Swedenborg, Vraie Religion Chrétienne, traduit par Le Boys des Guays, Saint-Amand, Paris, Londres, tome
II, 1852-1853 (publication originale en 1771), arcane n°339, p. 61. Disponible [En Ligne] sur :
http://emmanuelswedenborg.info/Swedenborg%20LBG/1771%20Vraie%20Religion%20Chretienne%20vol%20
2%20LBG%201852.pdf
167
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 36, p. 52.
168
Magnard, Pierre, Pascal - La clé du chiffre, Paris, La Table ronde, 2007.
169
Baudelaire, Charles, Les Fleurs du Mal, Paris, Flammarion, coll. « Garnier Flammarion », 1991, p. 62.
170
Sorte de Blaise Pascal suédois, l’éminent scientifique Emanuel Swedenborg connut, autour de ses 55 ans, une
profonde crise mystique qui détermina le dernier tiers de sa vie : la période théologique. Dans des visions,
Swedenborg visite le monde spirituel, distinct de notre monde (« le monde naturel »), mais nécessairement lié à
lui. Ses voyages célestes, ainsi que ses lectures profondes de la Bible sont les fondements de ses nombreux
enseignements, largement repris, augmentés, approuvés mais également contestés par différents penseur et
intellectuels. Dans la même démarche que les Pensées, ses Arcanes Célestes constituent une immense exégèse
67
déchiffrer ce Livre de la Nature serait le Christ : médiateur entre l’Homme et Dieu, Jésus est
d’abord le médiateur entre l’Homme et la Nature, entre l’Homme et l’Homme, entre l’Homme
et Tout, en somme. Lire la Bible en sachant que le Christ en est la fin et le moyen serait alors
un grand pas vers la connaissance.
Ce n’est point ici le pays de la vérité. Elle erre inconnue parmi les hommes. Dieu l’a couverte d’un
voile qui la laisse méconnaître à ceux qui n’entendent pas sa voix.171
C'est un grand carré dont on ne voit pas les angles ; un grand vase qui semble loin d'être
achevé ; une grande voix dont le son est imperceptible ; une grande image dont on n'aperçoit
point la forme !
Le Tao se cache et personne ne peut le nommer.
Il sait prêter (secours aux êtres) et les conduire à la perfection.172
Le Tao, cet « être sans nom » paraît bien difficile d’accès ! Innommable, invisible,
est-il véritablement inaccessible ? Laissons le soin à Pascal d’apporter une réponse :
biblique, et une manifeste volonté d'engager le lecteur à suivre les enseignements divins. Tout comme Pascal, le
Christ est un médiateur, « car c'est Christus seul, en qui toute divinité est parfaite, qu'il faut adorer [...] C'est lui le
tout-puissant et l'unique médiateur ». De plus, sa théorie des correspondances lui permet de montrer les «
correspondance de toutes les choses du ciel avec toutes celles de l'homme », dans un mouvement
d’interdépendance entre le monde spirituel et le monde nature. Par « monde spirituel », il faut entendre d’abord
le monde intérieur, l’intériorité qui habite chaque Homme, son esprit, sa vie intérieure à cultiver, et qui est la
première à disparaître quand l’être est tourné vers les voluptés extérieures, les mondanités, les plaisirs des sens.
Selon Swedenborg, les Écritures sont la représentation de ce monde spirituel en correspondances, lui-même
représentation du monde naturel, par lequel il est « correspondantiellement » (sic) l ié. Ainsi, le Christ, dans sa
nature divine incarnée dans un corps humain, en est la clé de voûte.
171
Pascal, Blaise, op. cit. , fragment 425, p. 277.
172
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XLI, p. 43.
68
[Voulant paraître à découvert à ceux qui le cherchent de tout leur coeur, et caché à
ceux qui le fuient de tout leur coeur, Dieu a] tempéré sa connaissance en sorte qu’il a donné
des marques de soi visibles à ceux qui le cherchent et non à ceux qui ne le cherchent pas.
Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez
d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire.173
Ce jeu de cache-cache fait donc partie d’un plan divin parfaitement organisé et justifié,
puisqu’il est « non seulement juste, mais utile pour nous, que Dieu soit caché en partie, et
découvert en partie, puisqu'il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans
connaître sa misère et de connaître sa misère sans connaître Dieu. »174. Si le Divin est invisible
aux yeux de chairs, il est en revanche perceptible à ceux qui lui ont ouvert son coeur. Ainsi, il
est seulement visible avec les yeux du coeur. L’Homme étant à la fois être matériel et
spirituel, il peut voir alors deux facettes de lui-même : son obscurité, sa corruption, en un mot
sa misère avec ses yeux de chairs ; et d’un autre côté, il voit sa lumière, sa véritable grandeur
à travers la présence de Dieu qui se révèle en son coeur.
Chez le taoïste, le schéma est le même, puisque c’est le non-agir qui permet d’accéder
au Tao. En effet, le Tao remplit également toutes les caractéristiques de la Divinité
inaccessible aux sens, comme en témoignent les nombreux adjectifs, souvent précédés de
préfixes privatifs: « incolore », « aphone », « incorporel », « indéterminé ». Si le Tao ne
ressemble à rien, il n’est pas surprenant qu’il faille s’assimiler à rien pour le sentir. À ce
propos, Stephen Mitchell ajoute, dans sa traduction du chapitre XIV que « tu ne peux le
connaître, mais tu peux l’être, sans effort dans ta propre vie. Comprends simplement d’où tu
viens : ceci est l’essence de la sagesse. »176 N’oublions pas que le Tao agit comme un souffle
173
Pascal, Blaise, op. cit. , fragment 274, p. 188.
174
Ibid., fragment 690, pp. 484-485.
175
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XIV, p. 25.
176
Lao-Tseu, op. cit., traduction de stephen Mitchell, chapitre XIV, p. 30.
69
qui remplit le sage rendu disponible pour lui, par la pratique du non-agir, ou justement par la
non-pratique de toute action. Le Tao est souffle mais il n’est pas vent, et c’est quand
l’Homme arrête de brasser de l’air dans le monde qu’il peut accueillir ce souffle vital en lui.
Seulement, si peu d’humains sont sages, c’est parce qu’ils préfèrent les couleurs illusoires que
perçoivent leurs yeux, à ce que Max Kaltenmark nomme « l’insipidité du Tao » :
Si le Tao est insipide, le taoïste qui l’incarne en quelque sorte ne l’est pas moins, car la
lumière qu’il porte en lui reste cachée ; si elle est authentique, elle ne doit pas être perçue
extérieurement par le vulgaire. Non seulement la sainteté du vrai taoïste ne doit pas être
reconnue, mais sa parfaite simplicité lui donne l'apparence d’un sot.177
Au lieu de vous plaindre de ce que Dieu s’est caché, vous lui rendrez grâces de ce
qu’il s’est tant découvert. Et vous lui rendrez grâces encore de ce qu’il ne s’est pas découvert
aux sages superbes indignes de connaître un Dieu si saint.
Deux sortes de personnes connaissent : ceux qui ont le coeur humilié et qui aiment la
bassesse, quelque degré d’esprit qu’ils aient, haut ou bas, ou ceux qui ont assez d’esprit pour
voir la vérité, quelques oppositions qu’ils y aient.178
On retrouve cette idée de la Divinité, de Dieu qui se cache à ceux qui ne le méritent
pas, ici aux « indignes », mais qui est découvert, et même qui « s’est tant découvert » aux
autres. Parmi cette autre catégorie, Pascal relève deux types de personnes : cette connaissance
divine n'est accessible qu’à « ceux qui ont le coeur humilié et qui aiment la bassesse » et à
« ceux qui ont assez d’esprit pour voir la vérité ». Les yeux du coeur qui permettent de voir
l'invisible se manifestent alors dans seulement deux cas : l’humilité tout d’abord, la bassesse,
en un mot la souffrance ouvre la faille permettant à cette connaissance de s’infiltrer dans
l’esprit de l’Homme. Quand à ceux qui ont naturellement de l’esprit, on peut le comprendre
comme la possession d’une intelligence spirituelle, qui s’oppose à l’intelligence mentale,
177
Kaltenmark, Max, op. cit., p. 78.
178
Pascal Blaise, op. cit., fragment 13, p. 45.
70
intellectuelle, qui fait l’Homme du monde.179 Cet esprit est comme « l'esprit de Dieu [qui] se
mouvait au-dessus des eaux »180 lors de la création. Notons que « l’esprit de Dieu » est parfois
traduit par « le souffle de Dieu », ce qui rejoint la conception taoïste de la Divinité agissant
comme un « souffle »...
Dans les conceptions taoïste et pascalienne, la Divinité est donc une entité cachée. Elle
se dissimule, mais pas à tout le monde, car seuls ceux capables de recevoir la connaissance
divine peuvent y avoir accès. Pour ce faire, il faut se rendre disponible et même l'incarner,
afin de l’accueillir dans une profonde inspiration, au lieu de brasser le vent des illusions.
La non-distinction taoïste
Le Tao ne fait pas de distinction entre les Hommes, quel que soit le degré d’ouverture
à lui, les actes bons ou mauvais, la qualité spirituelle, etc. Le Tao a la même volonté pour
tous, et agit de la même manière sur chacun. En effet, « le ciel n'affectionne personne en
particulier [et] il donne constamment aux hommes vertueux »181, car ce sont les seuls qui
l'accueillent, les seuls qui lui ouvrent la porte et le laissent entrer dans la demeure de leurs
corps. En revanche, quand le Tao se trouve devant une porte fermée et que, malgré ses coups
sur celle-ci, personne ne lui ouvre, il finit tout simplement par passer son chemin.
Tous les êtres comptent sur lui [le Tao] pour naître, et il ne les repousse point.
Quand ses mérites sont accomplis, il ne se les attribue point.
Il aime et nourrit tous les êtres, et ne se regarde pas comme leur maître.
Il est constamment sans désirs : on peut l'appeler petit.
Tous les êtres se soumettent à lui, et il ne se regarde pas comme leur maître : on peut
l'appeler grand.
De là vient que, jusqu'à la fin de sa vie, le Saint ne s'estime pas grand.
C'est pourquoi il peut accomplir de grandes choses.
De là vient que, jusqu’à la fin de sa vie, le saint homme ne s’estime pas grand.
179
Il est peut-être possible de rapprocher ces deux types d’esprit avec la distinction esprit de géométrie / esprit de
finesse : le premier serait cette intelligence qui analyse et synthétise les informations dans un véritable exercice
mental ; le second serait l’intelligence acquise par l’expérience et même l’expérimentation de la vie.
180
Collectif, Ancien Testament, Le Pentateuque, Genèse, 1.2, traduction de Louis Segond, révision de 1910.
Disponible [En Ligne] sur : h ttp://www.bible-en-ligne.net/bible,01O-1,genese.php
181
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LXXIX, pp. 61-62.
71
C’est pourquoi il peut accomplir de grandes choses.182
Le maître est une bonne figure pour exemplifier l’action du Tao sur les Hommes : il
agit de manière totalement désintéressée. Le Tao est comme la mère, qui donne naissance à
ses enfants et les élève sans penser à elle, dans le seul but du développement de sa
progéniture. Exempt de désirs, le Tao ne souffre pas de privations et n’a pas besoin de se
sacrifier, puisqu’il est lui-même la source de toutes choses. Dans « Le Tao est l'asile de tous
les êtres ; c'est le trésor de l'homme vertueux et l'appui du méchant »,183 on retrouve cette idée
du Tao qui est le même pour tous. En tant que Mère de tous les êtres, il est toujours là pour
eux, quels qu’ils soient, quoi qu’ils fassent. N’oublions pas que le Tao n’agit pas seul, car il
«produit les êtres, la Vertu les nourrit [...] et ils leur donnent un corps et les perfectionnent par
une secrète impulsion ».184 Ce couple est le secours d’absolument tous les êtres, y compris des
coupables, qui « obtiennent par lui la liberté et la vie. »185 Ils n’abandonnent personne, et il ne
tient qu’aux Hommes de les suivre ou pas. La seule barrière qui peut leur faire obstacle est le
libre-arbitre, magnifique pouvoir humain mais qui, mis au service de bas désirs, peut entraîner
l’Homme sur une voie contraire au Tao et à la Vertu.
La Providence janséniste
182
Ibid., chapitre XXXIV, p. 36.
183
Ibid., chapitre LXII, p. 53.
184
Ibid., chapitre LI, pp. 47-48.
185
Ibid., chapitre LXII, p. 53.
186
Si l’on hésite sur l’existence de Dieu, il vaut mieux parier sur le fait qu’il existe bel et bien, et vivre une vie
dans son exemple. En effet, si l’on a vu juste, on aura gagné, et si l’on perd, on aura rien perdu. En ce qui
concerne la grâce, c’est la même chose : si elle nous est accordé, Dieu sera content d’avoir misé sur la bonne
personne, et nous le serons également d’avoir menée une bonne vie ; si elle ne nous ai pas accordée, on aura au
moins gagné cette vie pieuse. Voir le chapitre 1 de la troisième et dernière partie.
72
Si l’homme n’est fait pour Dieu pourquoi n’est-il heureux qu’en Dieu ?
Si l’homme est fait pour Dieu pourquoi est-il si contraire à Dieu ?187
Pascal joue sur les différences de sens entre les expressions verbales « tenter » et
«induire en erreur », en insistant donc sur le fait que Dieu « tente » seulement, ce qui laisse le
choix à l’Homme de suivre cette tentation ou de l'ignorer. Comme vu plus haut, c’est ici le
libre-arbitre qui est mis à l’épreuve : pourra-t-il choisir entre les pulsions tentatrices et la
sagesse divine ? Ce test serait peut-être un exercice lié à l’incarnation, dans un but évolutif
pour la créature et également pour le créateur, qui aurait aussi à apprendre de ses propres
enfants.
Que ce soit en Orient ou en Occident, on peut alors retenir ceci : le Divin est
bienveillant envers les êtres qu’il crée. Si le Tao est comparé à la mère, Dieu, quant à lui, est
le père. De fait, il ne s’agit pas de simples comparaisons, mais de véritables dénominations…
chez le taoïste tout d’abord, qui remplace parfois le mot « Tao » par « la Mère de tous les
êtres » ; et dans la religion chrétienne également, où « Mon Père » se substitue fréquemment à
« Dieu ».
Catherine Despeux189 souligne l’importance de ne pas négliger l’Homme pour ne
penser qu’au Ciel, qu’au Tao. En effet, rien ne sert de vivre dans les étoiles, ceci éloigne du
Tao. Si ce dernier produit les êtres, ce n’est pas pour lui, comme le souligne Lao-Tseu, car
187
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 18, p. 47.
188
Ibid., fragment 431, p. 285.
189
Despeux, Catherine, op. cit.
73
c’est avant tout dans un but évolutif. L’Homme doit essayer d’incarner la Vertu sur terre,
d’être comme le Tao, sans pour autant le remplacer (il serait bien vain de vouloir le faire !)
Ceci ne s’oppose-t-il pas à l’austérité pascalienne, qui a tendance à rejeter et presque à
nier le corps de l’Homme, Homme qui doit être entièrement pour Dieu. Effectivement, Pascal
semble sourire de sa faiblesse physique, car celle-ci est pour lui une forme de grâce divine.
Tout comme le pénitent qui punit ses péchés par la souffrance de la chair, la rédemption passe
par le corps : le sang et les larmes (les humeurs) qui coulent sont les eaux sales qui permettent
la purification.
Pour conclure, nous avons vu que le Tao et Dieu n’agissent pas de manière similaire
sur l’Homme, le premier ne faisant pas de distinction entre les Hommes, et le second les
départageant arbitrairement en vue de la vie dans l’au-delà. L’Homme lui-même ne doit pas
se comporter de la même manière vis-à-vis d’eux, comme nous venons tout juste de le voir.
Cependant, on peut retenir cette bienveillance manifeste du Tao et de Dieu envers leurs
enfants, qui semblent vouloir et provoquer l’ascension de l’humanité, considérée sans doute
comme infiniment perfectible.
4. Le processus d’imitation
Dans les deux pensées, est dépeinte une chaîne d’imitation, qui va de l’être en bas de
l’échelle, jusqu’à l'être suprême. Sans surprise, ce dernier est désigné par le « Tao » chez
Lao-Tseu, et par « Dieu » chez Pascal.
C'est pourquoi le Tao est grand, le ciel est grand, la terre est grande, le roi aussi est grand.
Dans le monde, il y a quatre grandes choses, et le roi en est une.
L'homme imite la terre ; la terre imite le ciel ; le ciel imite le Tao ; le Tao imite sa nature.190
Voici la chaîne d’imitation taoïste, qui part du plus bas possible, de la terre, pour
s’élever vers le Ciel et enfin vers le Tao. Cette ascension se manifeste dans l’espace, mais elle
190
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XXV, p. 31.
74
semble exclure toute idée d’évolution au sein même d’une espèce. Chaque échelon a son rôle
à jouer, dans le modèle qu'il incarne pour celui qui est juste en-dessous de lui. Pour donner un
sens à cela, je suppose que si chaque échelon se contente de rester à la place qui lui est
attribuée, peut-être que l’échelle peut, quand à elle, se mouvoir, changer, évoluer. L’échelle
étant constituée de divers petits échelons liés les uns aux autres, il serait illusoire que chaque
échelon veuille évoluer indépendamment des autres. C’est l’échelle qui évolue. Or, le Tao
étant au sommet de l’échelle et à la fois l’échelle, c’est tout ce système qui évolue ensemble.
Pour continuer sur cette voie mais au moyen d’une autre comparaison, rappelons la vision
pascalienne de l’humanité comme les membres du corps de Jésus-Christ : il serait destructeur
que chaque membre pense indépendamment du corps, car ce serait nier ce qu’il est réellement
(une petite partie d’une incroyable machine), et entraînerait un dysfonctionnement du corps
tout entier.191
Pour revenir au Tao-Te-King, lisons le chapitre XXIII :
Un vent rapide ne dure pas toute la matinée ; une pluie violente ne dure pas tout le jour.
Qui est-ce qui produit ces deux choses ? Le ciel et la terre.
Si le ciel et la terre même ne peuvent subsister longtemps, à plus forte raison l'homme !
C'est pourquoi si l'homme se livre au Tao, il s'identifie au Tao ; s'il se livre à la vertu, il
s'identifie à la vertu ; s'il se livre au crime, il s'identifie au crime.
Celui qui s'identifie au Tao gagne le Tao ; celui qui s'identifie à la vertu gagne la vertu ; celui
qui s'identifie au crime gagne (la honte du) crime.
Si l'on ne croit pas fortement (au Tao), l'on finit par n'y plus croire.192
191
Il sera question de ceci plus en détail au chapitre suivant.
192
ao-Tseu, op. cit., chapitre XXIII, p. 30.
L
193
Lao-Tseu, op. cit., traduction de Stephen Mitchell, chapitre XXIII, p. 44.
75
dans le sens du Tao. Pour gravir les échelons, il faut d’abord croire, et croire « fortement » en
l’existence de l'échelle.
Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui
montrer sa grandeur. Et il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa
bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre, mais il est très
avantageux de lui représenter l’un et l’autre.194
Dans les Pensées, Pascal met en avant cette place intermédiaire qui est celle de
l’Homme, c’est-à-dire « capable de peu et de beaucoup, de tout et de rien [...] ni ange ni bête,
mais homme. »195 L’Homme se situe au milieu de la grandeur et de la bassesse, voulant être
ange mais adorant les bêtes, comme le déplore Pascal : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le
malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête »196; mais « il ne faut pas que l’homme croie
qu’il est égal aux bêtes ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et
l’autre. »197 La condition paradoxale de l’Homme, à la fois pleine de bassesse et de grandeur,
se retrouve ainsi dans la place qu’il occupe dans l’univers : dans cet entre-deux, à la fois l’un
et l’autre et pourtant ni l’un ni l’autre. Ici, la chaîne est la suivante :
On le voit, Jésus-Christ occupe très bien sa place de médiateur entre le monde matériel
et le monde spirituel : il est au milieu de cet univers créé par Dieu. Dans son monde,
l’Homme aussi est au milieu, avec des tendances qui le tirent parfois vers les bêtes, parfois
vers le Ciel :
Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu
avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et
devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes brutes. Des Barreaux.
198
Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni les autres, et la raison demeure toujours qui accuse la
194
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 153, p. 110.
195
Ibid., fragment 453, p. 317.
196
Ibid., fragment 557, p. 370.
197
Ibid., fragment 154, p. 110.
198
Note de Gérard Ferreyrolles : « Poète libertin (1599-1673), qui illustre la seconde catégorie. Tallemant des
Réaux, l’auteur des Historiettes, nous a conservé de lui ces vers : “ Et par ma raison je bute [= je cherche] / À
devenir bête brute. Dès qu’il tombait malade, au demeurant, ce débauché revenait à Dieu et écrivait des sonnets
dévots. »
76
bassesse et l’injustice des passions et qui trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent et les
passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer.199
Ces tendances sont deux forces, la raison ou les passions, qui l'entraînent vers le haut
ou vers le bas. Il est d’ailleurs intéressant que « la raison » soit au singulier, soulignant son
origine unique (Dieu), alors que l’article pluriel « les » définit les « passions », montrant la
multitude de divertissements et de bas désirs qui peuvent éloigner l’Homme de la raison
divine. Cette guerre intra-humaine est le sens de sa condition sur Terre. Comme c’est sa partie
animale qui l’a précipité hors du jardin d’Eden, l’Homme est condamné à se battre a d vitam
æternam contre la part sombre de lui-même.
Quand au principe d’imitation, on rencontre au fragment 577 le même genre de
mouvement que dans la vision taoïste :
Nature s’imite.
La nature s’imite : une graine, jetée en bonne terre, produit ; un principe, jeté dans un
bon esprit, produit.
Les nombres imitent l’espace, qui sont de nature si différente.
Tout est fait et conduit par un même maître : la racine, les branches, les fruits, les
principes, les conséquences.
Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence, comme en un
vaisseau. Quand tous vont vers le débordement, nul n’y semble aller : celui qui s’arrête fait
remarquer l’emportement des autres, comme un point fixe.200
199
Ibid., fragment 29, p. 50.
200
Ibid., fragment 577, p. 381.
77
78
Chapitre 2 : L’union spirituelle
79
1. L’unité dans la multitude
Division et rassemblement
Cette unité du monde revendiquée dans la tradition taoïste peut être comparée à une
monade,202 ou unité première, principe créateur, termes dans lesquels on reconnaît aisément la
nature du Tao. Le passé composé présent dans la traduction du chapitre du Tao-Te-King cité
ci-dessus ne doit pas induire en erreur : il ne s’agit pas d’un fait révolu, mais plutôt du fait
d’obtenir l’Unité sans cesse actualisé. La traduction de Stephen Mitchell annule l'ambiguïté en
précisant que les êtres (tous comme le ciel et la terre) sont « sans cesse renouvelés »203 par une
connexion « en harmonie avec le Tao » qui leur permet de « se multipli[er] sans cesse. »
Ainsi, la prolifération des multiples êtres se fait par la connexion à l’Unité, c'est-à-dire au Tao
et par extension aux êtres rassemblés entre eux au sein de cette Unité.
De plus, au-delà de rassembler les êtres dans une dimension spirituelle, l’union se fait
également dans la matière :
201
Lao-Tseu, ibid., chapitre XXXIX, p. 42.
202
C’est une vision que l’on retrouve chez d’autres penseurs comme Pythagore ou encore Leibniz, tous deux se
servant des nombres pour expliquer leur conception théologique du monde se résumant à une monade.
203
Lao-Tseu, op. cit., traduction de Stephen Mitchell, chapitre XXXIX, p. 67.
204
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LIV, p. 49.
80
primordiale, de la Mère de tous les êtres, du Tao. Mais du fourmillement de ces êtres peut
aussi naître l’Unité, qui s’étend à l’infini pour que créateur et créatures s’épousent dans un
flux de vie ininterrompu.
« L’unité et la multitude [...] erreur à exclure l’un des deux… »205 écrit Pascal, qui peut
être complété par le chiasme antithétique « Tout est un, tout est divers »,206 soutenant ce que
nous venons de voir à propos de l’Unité primordiale taoïste. Pour se répéter, il y aurait donc
aussi une Unité primordiale chrétienne - Dieu sans conteste - ou plutôt, en jouant avec la
prose oxymorique de Pascal : une Unité diverse.
Là où la pensée pascalienne s’éloigne du taoïsme, c’est dans la réception de cette
Unité par les humains : pour Pascal, ils ne la ressentent pas, en écho à la punition divine
projetant chaque être dans un corps, enfermé dans une individualité trompeuse. Mais il y a
plus compliqué, car « Dieu ayant fait le ciel et la terre, qui ne sentent point le bonheur de leur
être » écrit Pascal, « il a voulu faire des êtres qui le connussent et qui composassent un corps
de membres pensants. »207 Ce corps à supporter ne doit pas être considéré comme une
punition seule, mais comme une expérimentation de Dieu sur les Hommes, et Pascal poursuit:
Car nos membres ne sentent point le bonheur de leur union, de leur admirable intelligence,
du soin que la nature a d’y influer les esprits et de les faire croître et durer. Qu’ils seraient
heureux s’ils le sentaient, s’ils le voyaient ! Mais il faudrait pour cela qu’ils eussent
intelligence pour le connaître, et bonne volonté pour consentir à celle de l’âme universelle.
Que si, ayant reçu l’intelligence, ils s’en servaient à retenir en eux‑mêmes la nourriture, sans
la laisser passer aux autres membres, ils seraient non seulement injustes mais encore
misérables, et se haïraient plutôt que de s’aimer, leur béatitude aussi bien que leur devoir
consistant à consentir à la conduite de l’âme entière à qui ils appartiennent, qui les aime
mieux qu’ils ne s’aiment eux‑mêmes.208
205
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 473, p. 332.
206
Ibid., fragment 162, p. 113.
207
Ibid., fragment 392, p. 249.
208
Idem.
81
suppôt »209, mais il pense à tort qu’il est sa propre fin ; et pour se guérir de cette vision
égotique limitante, il doit prendre conscience de l’Unité dont il n’est qu’un petit morceau. Il
n’y a évidemment rien de réducteur dans le fait d’être une toute petite partie d’un grand tout,
car c’est justement en sachant la nécessité de chaque infime partie de la machine universelle,
que chaque membre comprend qu’il est à la fois un élément indispensable de l’Unité et
l’Unité en elle-même.
Diversité.
La théologie est une science, mais en même temps combien est‑ce de sciences ? Un
homme est un suppôt, mais si on l’anatomise, que sera‑ce ? la tête, le cœur, l’estomac, les
veines, chaque veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur du sang ?
Une ville, une campagne, de loin c’est une ville et une campagne, mais à mesure
qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des
fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne.
210
209
Ibid., fragment 99, p. 86.
210
I dem.
211
Ibid., fragment 404, pp. 252-253.
212
Idem.
82
2. Un rai de lumière transperçant les ténèbres
Loin de se passionner pour les jeux dérisoires des princes et des groupes, les justes n’aspirent
qu’à quitter un monde sinistre pour l’éclatante lumière.214
Celui qui voit les choses les plus subtiles s'appelle éclairé ; celui qui conserve la faiblesse
s'appelle fort.
S'il fait usage de l'éclat (du Tao) et revient à sa lumière, son corps n'aura plus à craindre
aucune calamité.
213
Il s’agit du titre du chapitre I, op. cit., p. 19.
214
Citation de Lie-Tseu, Le Vrai classique du vide parfait, livre quatrième, chapitre XII, dans Philosophes
Taoïstes I, op. cit., p. 464.
215
Pascal, Blaise, op. cit. , fragment 663, p. 440.
83
C'est là ce qu'on appelle être doublement éclairé.216
L’homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré et tombé de son vrai
lieu sans le pouvoir retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des
ténèbres impénétrables.217
Dans ce labyrinthe qu’est la vie, l’Homme a été précipité pour la faute que nous
connaissons. Prisonnier d’une dualité qui lui fait sentir le souvenir de ce qu’il fut, en étant tout
le contraire de ce vers quoi il tend, l’Homme va chercher la lumière qu’il n’a plus dans
l’illusion du monde, dans les éclats tentants d’une roche brillante lui rappelant son paradis
perdu. Le Pascal illuminé en pleine crise mystique serait donc celui qui a trouvé la vérité, là
où tous les autres seraient victimes d’hallucinations matérielles. Ainsi, le soleil physique,
centre de notre système solaire, serait le symbole d’une autre réalité : la représentation du feu
divin. Il s’agit d’un véritable renversement du point de vue, que ne semble pas contredire
Lao-Tseu. En effet, pour lui, ce que nous voyons avec nos yeux de chair est tellement
trompeur que cela désigne justement l’inverse de la réalité. Ainsi, le sage « ne se met pas en
lumière, c'est pourquoi il brille. Il ne s'approuve point, c'est pourquoi il jette de l'éclat. »218
Pour voir la lumière de la vérité, il faut donc savoir regarder derrière le voile d’illusions qui
semble si réel. Décoder la signalétique divine reviendrait alors non pas à apprendre un
nouveau langage, mais plutôt à comprendre le contraire de ce que les yeux de chair voient,
216
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LII, p. 48.
217
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 19, p. 47.
218
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XX, p. 30.
84
afin d’ouvrir les yeux de l’Homme intérieur219 qui voit la véritable lumière. Seulement et pour
son plus grand malheur, l’Homme se laisse tromper par ses sens, déclenchant le mécanisme
de l’imagination, celle-ci mise alors au service de mauvais desseins...
Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose
devant nous pour nous empêcher de le voir.220
La barrière majeure n’est pas de ne pas savoir décoder les signes, mais il est de ne pas
les voir, et même (pire !) de s'empêcher de les voir ! L’obscurité fonctionne alors avec
l’aveuglement, l’auto-énucléation. La réalité du monde peut ainsi être remise en cause,
déformée par le prisme de l’imagination.
Voici le début du fragment sur l’imagination qui, par sa taille, est plutôt un long
développement sur plusieurs pages condamnant cette dernière :
C’est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et
d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité si
elle l’était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune
marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux. Je ne parle pas des fous,
je parle des plus sages et c’est parmi eux que l’imagination a le grand droit de persuader les
hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.
Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la
dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une
seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses
pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. [...]
Elle ne peut rendre sages les fous, mais elle les rend heureux, à l’envi de la raison,
qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l’autre de honte.
219
C’est ainsi qu’Emanuel Swedenborg a accès au monde spirituel, comme le décrit cette première vision de
Jésus-Christ (en 1743), relatée dans son Livre des rêves (Drömboken) « La vision dura environ un quart d'heure.
Cette nuit même les yeux de mon homme intérieur furent ouverts. Ils furent rendus propres à voir dans les cieux,
dans le monde des esprits et dans les enfers. A partir de ce jour, j'abandonnai l'étude des sciences mondaines,
pour me consacrer aux choses spirituelles conformément à ce que le Seigneur me commandait d'écrire. »
220
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 198, p. 148.
85
Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux
ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? Combien toutes les richesses
de la terre insuffisantes sans son consentement.
Ne diriez‑vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à
tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime et qu’il juge des choses par leur
nature sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles
? Voyez‑le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa
raison par l’ardeur de sa charité. Le voilà prêt à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le
prédicateur vienne à paraître, si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage
bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelques
grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.
Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a
au‑dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination
prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer.221
L'imagination est l’arme de destruction massive dont se sert le moi illusoire, le petit
moi, l’ego pour tromper l’Homme et l’éloigner de son Moi supérieur qui est sa véritable
lumière. Ennemie de la raison, elle se sert des sens pour remporter le duel, dans sa logique
paradoxale qui est de paralyser les sensations afin de les faire resurgir selon ce qu’elle
provoque chez l’Homme : le dernier exemple du philosophe au-dessus d’un précipice illustre
ceci. En effet, même si la raison envoie tous les signaux les plus rassurants, évidemment
puisés dans la réalité de ce qu'elle voit, l’imagination saura provoquer des émotions de peurs
et les sensations qui vont avec.
Si cela fonctionne, c'est parce que l’Homme, gouverné par son petit moi illusoire, est
déconnecté de son Moi supérieur et divin. Or, ce dernier étant relié à l’Unité atemporelle, il ne
connaît pas la peur et la crainte de cesser d’être, contrairement au petit moi qui est inscrit dans
une temporalité, et peut mourir car il s’identifie au corps physique qui, on le sait, finit toujours
par mourir. Si l’illusion fonctionne, c’est que le petit moi gouverne, et avec lui existent le
passé et le futur, passé dans lequel il puise toutes ses déceptions, et futur dans lequel il puise
toutes ses angoisses. « Nous ne nous tenons jamais au temps présent » écrit Pascal. Et il
poursuit :
Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous
rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les
temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que
nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. [...]
Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est
notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant
toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.222
221
Ibid., fragment 78, pp. 66-73.
222
Ibid., fragment 80, pp. 74-75.
86
Remarquons tout d’abord la paronomase qui allonge « l’avenir » en deux mots « à
venir », comme pour illustrer le temps long, l’avenir qui se détache en jours mettant trop de
temps à venir. Inversement, l’allitération pour évoquer le passé dresse des barrières avec les «
p » qui tentent d’arrêter le temps, s’inclinant toujours, écrasés par le temps qui passe, mais se
redressant à l’infini.
Pour reprendre l’exemple du philosophe sur une planche au bord d’un précipice, son
petit moi imagine sans doute qu’un violent souffle d’air va le faire basculer, à moins que ce
soit le souvenir d’une traumatisante chute dans un puits qui le fasse « pâlir et suer ». S’il se
tenait au présent, il entendrait sa raison lui dire que toutes les conditions sont réunies pour que
l’expérience se passe bien. Il se contenterait d’être, tout simplement. Et même si, la seconde
d’après il chute, il aura au moins eu la chance de ne pas se préoccuper (pré-occuper), de ne
pas avoir souffert deux fois : la première dans son inquiétude de chuter, la seconde dans sa
chute.
De son côté, le taoïsme rejoint Pascal, comme le montre Huainan Zi, justifiant
l’importance de l’instant présent :
Je tiens pour estimable celui qui s’ajuste à la mesure et qui s’unit au moment. Celui qui
accompagne les changements en tenant en main le principe du dao sait contrôler l’arrière
lorsqu’il est à l’avant et l’avant lorsqu’il est à l’arrière.
Comment cela est-il possible ? C’est parce que le saint ne perd jamais ce par quoi il
contrôle les autres que personne ne peut le contrôler. Le temps est une suite de
renversements qui ne permet pas de reprendre son souffle ; c’est pourquoi le précéder, c’est
le dépasser sans mesure ; le suivre, c’est ne jamais le rejoindre. Le soleil évolue et la lune
tourne, le temps passe et n’attend pas.223
Le temps, c’est donc le mouvement qu’il est impossible de ralentir ou d'accélérer. Être
uni au Tao, c’est donc être connecté à l’instant présent, c’est être véritablement dans le temps
qui est écoulement. L’Homme parvenu au Tao file comme le temps et surtout avec le temps ;
il ne fait pas de mouvement pour le saisir, au contraire, c’est en pratiquant le non-agir qu’il
EST ce mouvement, et non pas l’agitation qui va à contre-courant de l'harmonie du temps qui
s’écoule.
223
Citation du Huainan Zi, chapitre I « Du dao originel », p. 30. Dans : Collectif, Philosophes Taoïstes :
Huainan zi, présenté et annoté sous la direction de Charles Le Blanc et de Rémi Mathieu, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2003.
87
L’illusion du monde
« On ne saurait trouver dans les choses extérieures rien de certain ni de nécessaire. »224
écrit Tchouang-Tseu. C’est qu’au delà de l’illusion du réel provoquée par le petit moi et
l’imagination, le monde matériel est, pour le taoïste, par définition illusoire. De ce fait, même
la raison est trompée, puisque ce qu’elle saisit du monde n’est en fait que l’illusion du monde.
Dans un discours rapporté, Lao-Tseu dit à Maître Yin Wen :
Le souffle des êtres vivants, les formes des corps ne sont que des apparences. Ce qui
commence par la création et le changement, ce qui se transforme grâce aux deux forces
cosmiques, cela s’appelle naître, cela s’appelle mourir. Ce qui conditionne le destin,
imprègne les transformations et est la cause de changement, s’appelle le devenir, s’appelle
apparence [magie]. Ce qui produit les choses est mystérieux dans ses effets profonds, dans
son gouvernement [du monde] et, de plus, inépuisable et infini. Ce qui provoque les
formations particulières est manifeste dans le gouvernement des choses. Aussi cela est-il
conforme à ce qui naît et à ce qui s’évanouit : connaître l’apparence et le changement, c’est
ne plus voir la différence entre la vie et la mort. Il peut alors [celui qui connaît] saisir la
doctrine de l’apparence des choses. Moi et toi, nous faisons ainsi partie de l’Illusion. Est-il
encore besoin d’une autre doctrine ?225
224
Citation du Tchouang-Tseu, chapitre XXVI « Les choses extérieures », dans Philosophes Taoistes I, op. cit.,
p. 295.
225
Lie-Tseu, op. cit., Livre III, chapitre II « Magie et doctrine des apparences », p. 428.
88
Le rêve et la veille
Mais parce que les songes sont tous différents, et que l’un même se diversifie, ce
qu’on y voit affecte bien moins que ce qu’on voit en veillant, à cause de la continuité228, qui
n’est pourtant pas si continue et égale qu’elle ne change aussi, mais moins brusquement, si
ce n’est rarement, comme quand on voyage, et alors on dit : Il me semble que je rêve. Car la
vie est un songe, un peu moins inconstant.229
L’emploi du verbe « sembler » révèle cette indécision que l’on connaît tous, parfois,
en voyage ou pas d’ailleurs, quand on se demande si l’on ne serait pas en train de rêver. Cette
226
Poème de Jacques Vallée des Barreaux, « La Vie est un songe ». Disponible [En Ligne] sur :
https://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/Poemes/jacques_vall%C3%A9e_des_barreaux/la_vie_est_un_songe
227
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 164, p. 114.
228
L’argument de la continuité permet à Descartes de distinguer le sommeil de la veille : « « Car je reconnais
maintenant qu’il y a entre l’une et l’autre (savoir entre la veille et le sommeil) une très notable différence, en ce
que notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns aux autres et avec toute la suite de notre vie,
ainsi qu’elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés. » (Descartes, René, Méditations
VI, dans Oeuvres, AT, t. IX-1, p. 71).
229
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 653, p. 429.
89
interrogation, accompagnée d’un sentiment d’inconstance, d’inconsistance même, ressemble à
un détachement de l’être du monde qui l’entoure, incluant parfois son propre corps. L’esprit
semble sortir du corps, sans l’oublier, mais au profit d’un attachement plus grand à ce qui lui
est extérieur, comme une dissolution du moi qui se confond avec le Tout. Si cette expérience
est comparée à un songe, c’est que le fait de rêver se déroule souvent comme ceci : le sujet
dormant peut s’identifier à lui-même, aussi bien qu’à une autre personne, un animal ou
élément naturel, et même, se regarder comme spectateur de la pièce dans laquelle il est acteur.
La vie à l'état de veille serait un rêve paradoxalement moins conscient et moins éveillé,
emprisonné dans un attachement à soi, à sa propre histoire et à de faux sentiments créés par
l’imagination. Ne serait-ce alors pas une invitation à se détacher de ce qui fait la vie réelle, à
prendre de la hauteur, à savoir observer et s’observer ?
Du côté taoïste, à propos du Maître en accord avec le Tao, Huainan Zi écrit que « son
sommeil est sans songes, son savoir dépourvu de ruminations ; son âme corporelle ne
s’enfonce point dans les profonds, son âme spirituelle ne s’élance pas vers les hauts. »230 Parce
qu’il est éclairé, cet Homme est constamment connecté à sa vraie lumière (au Tao), et par
extension, il se sent connecté à tout : au monde matériel qui l’entoure comme au monde
spirituel, à ces deux mondes que je dissocie par mes mots - à tort - puisque le sage sait que
tout est continuité. Il n’opère donc pas de distinction entre la vie rêvée et la vie dite réelle,
puisque le songe ne serait qu’un autre aspect de la réalité. Pourtant, Huainan Zi écrit plus loin
que le Maître peut parfois rêver, et dans ce cas il note soigneusement ses songes, car il
considère que les rêves sont des messages, des apprentissages, et des nettoyages qui peinent à
se faire entendre dans le monde de tous les jours. Ainsi, la vie est un songe et le songe est la
vie. En étant droit, c’est-à-dire ni trop « enfonc[é] » dans son corps physique, ni trop
«élanc[é]» vers le Ciel, l’Homme en accord avec le Tao incarne le juste milieu ; il est assez
incarné pour voir les barrières dressées par la matière, assez élevé pour savoir s’élever
au-dessus d’elle et les surpasser en conscience… Ce qui revient, en résumé, à comprendre le
fonctionnement de l’Homme et du monde.
230
Huainan Zi, op. cit., chapitre VII « Des esprits essentiels » p. 308.
90
4. Les contraires s’assemblent
On ne peut faire une bonne physionomie qu’en accordant toutes nos contrariétés, et il ne suffit
pas de suivre une suite de qualités accordantes sans accorder les contraires. Pour entendre le sens d’un
auteur, il faut accorder tous les passages contraires.231
À l’image de l'écriture antithétique de nos deux penseurs, cette citation de Pascal est
également représentative de leur pensée. Effectivement, leurs argumentations fonctionnent en
unissant les contraires232, et il convient que la notice ci-dessus qui est « [d’]accorder tous les
passages contraires » « pour entendre le sens d’un auteur »233 donne la direction à suivre pour
la lecture des Pensées. Si la rhétorique des deux philosophes s’appuie sur des enchaînements
de phrases construites en parallélismes, chiasmes et antithèses, c’est pour faire entendre le
paradoxe qu’incarne le genre humain, comme nous allons le voir ci-dessous.
Il est remarquable que ce style d’écriture contrastée s’applique particulièrement sur les
passages traitant de l’Homme, pour mieux comprendre qu’il est justement incompréhensible !
Par les oppositions du bien et du mal apparaissant, d’un côté puis de l’autre, des phrases en
parallélismes, on comprends que les opposés sont nécessaires. De plus, la répétition de
l’adverbe « quand » marque l'inéluctabilité de ce balancement soit vers le bien, soit vers le
mal. D’ailleurs, l’appellation « bien » et « mal », qui traduit le concept taoïste de « Yang » et
de « Yin »235 révèle un clivage un peu trop hâtif entre ces deux facettes du monde qui sont
231
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 289, pp. 194-195.
232
En fait, Pascal distingue trois modes d’appréhension du monde : le monde géométrique de non-contradiction,
le monde dialectique d’union des contraires, et le mode symbolique des rapports figuratifs.
233
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 289, pp. 194-195.
234
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XVIII, p. 27.
235
Le Yin-Yang est décrit comme « un couple d’énergies opposées dont l’alternance et l’interaction donnèrent
naissance à l’univers. Le Yin et le Yang sont la manifestation bipolaire du Tao, c’est-à-dire de l’Ultime Suprême
(T’ai-chi). Leurs apparences concrètes sont le ciel et la terre. Du mélange du Yin et du Yang naquirent les Cinq
éléments (Wu-hsing) qui à leur tour servirent de base au développement des Dix Mille Êtres -Wan-wu). Ce
processus de production des phénomènes est conçu de manière cyclique, comme une éternelle succession de
naissances et de morts : toute chose bascule dans son pôle opposé dès qu’elle atteint son apogée. La principale
qualité du Yin et du Yang est de mettre en lumière cette « mutation » perpétuelle. Le changement est le
mouvement du Tao. » Dictionnaire de la sagesse orientale, op. cit. , p. 681.
91
complémentaires. De fait, le monde et la vie sont, chez les taoïstes, l’addition de ces deux
forces complémentaires. Ci-dessous, la représentation du Yin et du Yang montre que s’ils
semblent séparés, c’est sans compter l’inclusion systématique dans chaque pôle du germe de
son contraire :
236
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 155, p. 110.
92
monde, née de la dualité.237 Au reste, le dernier paragraphe et particulièrement la dernière
phrase en parallélisme peut être comprise à la lumière du schéma ci-dessus, ajusté pour
Pascal :
Figure 7 : Grandeur (Yang) et misère (Yin)
La clé de l’harmonie
Nous ne nous soutenons pas dans la vertu par notre propre force, mais par le
contrepoids de deux vices opposés, comme nous demeurons debout entre deux vents
contraires. Ôtez un de ces vices, nous tombons dans l’autre.238
237
Frédéric Lenoir écrit que « la métaphysique de l’Inde, particulièrement celle issue du courant dit de l’Advaita
Vedanta, la voie de la non-dualité. Face au courant dualiste qui prône - exactement comme pour les trois grandes
religions monothéistes juives, chrétienne et musulmane - une distinction entre, d’un côté, un Dieu transcendant et
créateur, et, de l’autre, un monde créé par Lui, le courant non dualiste postule l’unité entre Dieu et le monde.
Dieu n’existe pas hors du monde ; le monde et Lui participent de la même substance ; tout est en Dieu comme
Dieu est tout. » (Lenoir, Frédéric, op. cit., p. 200). En effet, Pascal s’inscrit dans une tradition chrétienne de
dualité essentielle entre l’Homme et Dieu, mais j’essaie de montrer que le principe-même de la dualité s’inscrit
dans une Unité, et c’est ce que semble percevoir Pascal : d’une part, l’Homme est un assemblage de
contradictions ; d’autre part, il a toujours sa vraie nature divine en lui, comme un fil qui le rattache à Dieu, par
l’intermédiaire de Jésus-Christ. Il n’en est pas totalement séparé. On peut illustrer ceci par le symbole du Yin et
du Yang : L’Homme est le Yin, Dieu est le Yang, Jésus-Christ est la courbe qui à la fois révèle leur séparation,
tout en les unissant.
238
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 553, p. 370.
93
Si l’union des contraires est nécessaire, c’est parce que leur assemblage est la clé de
l’harmonie.
Dans le monde, lorsque tous les hommes ont su apprécier la beauté (morale), alors la laideur
(du vice) a paru.
Lorsque tous les hommes ont su apprécier le bien, alors le mal a paru.
C'est pourquoi l'être et le non-être naissent l'un de l'autre.
Le difficile et le facile se produisent mutuellement.
Le long et le court se donnent mutuellement leur forme.
Le haut et le bas montrent mutuellement leur inégalité.
Les tons et la voix s'accordent mutuellement.
L'antériorité et la postériorité sont la conséquence l'une de l'autre.239
Ce qu’il faut comprendre, ce n’est pas que d’un monde idyllique et entièrement régi
par le Yang, est né le Yin. Ce n’est pas possible, puisque le Yang n’existe que parce que le Yin
aussi. Pour prendre un exemple occidental peut-être plus connu, nous pouvons penser au
Banquet240 de Platon, et spécifiquement au discours d’Aristophane sur le mythe de
l’androgyne : à l’origine, l’humanité était constituée de trois genres, féminine, masculine et
neutre (androgyne) qui rassemblait les deux premiers. L’espèce androgyne voulant s’élever au
Ciel pour combattre les dieux, Zeus la punit en la coupant en deux, dévoilant une moitié
féminine, l’autre masculine, et mettant fin à l’espèce androgyne, la condamnant à chercher
éternellement et désespérément sa moitié. D’un être uni et complet, à la fois synthèse du ciel
et de la terre, du soleil et de la lune, se forma un être séparé de sa moitié ; ainsi naquit la
dualité. On peut donc en conclure que le Yin est parce que le Yang existe, et inversement. Ce
qui est important, c’est de conserver un équilibre, un « contrepoids de deux vices opposés »241,
car la suppression de l’un entraîne l’excès vers l’autre. L'idéal est de trouver un point de
rencontre harmonieux, symbolisé par la courbe de séparation entre le Yin et le Yang, qui on le
voit n’est pas toute droite, et marque une séparation mouvante. C’est la ligne de non-dualité,
où les contraires s’annulent en se rencontrant. Quand un des deux pôles l’emporte sur l’autre,
un rééquilibrage est nécesssaire :
239
Lao-Tseu, op. cit., chapitre II, p. 19.
240
Platon, Le banquet, Paris, Flammarion, coll. « Garnier Flammarion », 2007, pp. 114-121.
241
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 553, p. 370.
94
Qu’il est un monstre incompréhensible.242
Dans la même dynamique, « la voie du ciel (c'est-à-dire le ciel) est comme l'ouvrier en
arcs, qui abaisse ce qui est élevé, et élève ce qui est bas ; qui ôte le superflu, et supplée à ce
qui manque. »243 On peut même aller plus loin, car à l’image du sage taoïste qui paraît
misérable, Luc écrit « que celui qui est le plus grand devienne comme le moindre, et celui qui
gouverne, comme celui qui sert. »244 Cette notion d’équilibrage et de contrebalancement est
donc essentielle, que ce soit du côté chrétien ou taoïste, dans une tension entre deux extrêmes,
jamais vers l’un OU vers l’autre : vers l’un ET vers l’autre.
Le retour à l’origine
242
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 163, p. 113.
243
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LXXVII, pp. 60-61. Voici la traduction de Stephen Mitchell : « Quand il agit dans
le monde, le Tao est semblable à la courbure d’un arc. Le sommet est courbé vers le bas ; le bas courbé vers le
haut. Il corrige excès et insuffisance afin qu’il y ait parfait équilibre. Il prend à ce qui est trop et donne à ce qui
n’est pas assez. » (op. cit., chapitre LXXVII, p. 118)
244
Pascal écrit : « C’est pourquoi Jésus-Christ leur a posé ce précepte : Vos autem non sic. » (Pensées, op. cit.,
fragment 473, p. 332). Annotant ce passage, Gérard Ferreyrolles y joint ce que dit Jésus à ses disciples : « Les
rois des nations les traitent avec empire (...). Il n’en sera pas de même parmi vous ; mais que celui qui est le plus
grande devienne comme le moindre, et celui qui gouverne, comme celui qui sert. » (Luc, XXII, 25-26)
245
Lie-Tseu, op. cit., livre premier, chapitre VI, p. 370.
95
nouveau cycle, en accord avec la théorie de la transmigration246 des âmes. D’ailleurs, pour
illustrer ce renouvellement permanent de la vie, les taoïstes font appel à la figure de l’enfant,
incarnant une certaine force dans sa fragilité : si l’Homme « dompte sa force vitale et la rend
extrêmement souple, il pourra être comme un nouveau-né »,247 « il reviendra à l'état d'enfant »
248
car « la faiblesse est la fonction du Tao. Celui qui possède une vertu solide ressemble à un
nouveau-né qui ne craint ni la piqûre des animaux venimeux, ni les griffes des bêtes féroces,
ni les serres des oiseaux de proie. »249 Si la force se puise dans l’origine des choses, dans cette
faiblesse représentant à la fois l'inexpérience, l'insouciance, l’innocence - autant d'adjectifs
commençant avec le préfixe privatif -in - c’est qu’il s’agit en réalité des fondations de toute
vie ; de même que le Tao en action, principe premier et créateur, est symbolisé par l’énergie
féminine Yin. Nous avons déjà vu que le Tao est la synthèse du Yin et du Yang, certes, mais
c’est grâce à son Yin qu’il agit, qu’il se reproduit, qu’il donne la vie. Si le Tao n’était que
Yang, autrement dit s’il n’y avait que le soleil (le mâle), il se contenterait de rayonner, car
c’est la lune (la femelle) qui réfléchit les rayons du soleil après les avoir transformés. Ainsi,
en sortant de sa mère, l’enfant est un être proche du processus de création ; sa Vertu est pure
car elle n’est pas encore trop éloignée du Tao par les années qui passent. Le retour à l’origine
se vit comme un dépouillement, voilà pourquoi plus l’Homme est proche du Tao, plus il
semble misérable :
C'est pourquoi les nobles regardent la roture comme leur origine ; les hommes élevés
regardent la bassesse de la condition comme leur premier fondement.
De là vient que les princes et les rois s'appellent eux-mêmes orphelins, hommes de peu de
mérite, hommes dénués de vertu.
Ne montrent-ils pas par là qu'ils regardent la roture comme leur véritable origine ? Et ils ont
raison !
C'est pourquoi, si vous décomposez un char, vous n'avez plus de char.
(Le sage) ne veut pas être estimé comme le jade, ni méprisé comme la pierre.250
246
La transmigration des âmes, appelée plus communément la réincarnation, se fonde sur la survivance de l’âme
après la mort. Adoptée par plusieurs doctrines, notamment par les philosophies et religions orientales telles que
le taoïsme, le bouddhisme, le confucianisme, l'hindouisme pour ne citer que celles-ci, la réincarnation postule
que la mort d’une personne aboutit à sa renaissance dans un corps différent, et ainsi de suite.
247
Lao-Tseu, op. cit. chapitre X, p. 23.
248
Lao-Tseu, op. cit. chapitre XXVIII, p. 33.
249
Lao-Tseu, op. cit. chapitre LV, p. 49.
250
Lao-Tseu, op. cit. chapitre XXXIX, p. 42.
96
Curieusement ou heureusement, Pascal fait également l'éloge de l’enfance, dans « la
Sagesse nous envoie à l’enfance. Nisi efficiamini sicut parvuli251. »252 Comme pour le taoïste,
c’est ce qui est faible qui doit être pris pour modèle, car « ce qui est mou triomphe de ce qui
est dur ; ce qui est faible triomphe de ce qui est fort »,253 et « la plus grande et importante
chose du monde a pour fondement la faiblesse. »254 Ceci justifie sans doute l’argument de
Pascal sur la force qui doit faire régner la justice, car « ne pouvant fortifier la justice, on a
justifié la force, afin que la justice et la force fussent ensemble et que la paix fût, qui est le
souverain bien. »255 En déifiant la « Sagesse » par la présence d’une majuscule, Pascal renvoie
à une Sagesse divine, supérieure, une sagesse qui dépasse la sagesse humaine. Or, la justice
devant s’appliquer sur des personnes qui ne sont plus des enfants - autrement dit, par des
personnes qui ont pour la plupart perdu cette Sagesse - il n’y a d’autre choix que d’user de la
force, de la Force même pour faire régner la justice, car cette dernière ne peut se faire
entendre chez ceux qui ont perdu l’enfance.
Bien sûr, il ne faut pas forcément comprendre « l’enfance » comme le contraire de
l’âge adulte, mais plutôt comme un état intérieur qui animait l’apologiste lui-même, d’après sa
soeur Gilberte. De plus, l’intérêt tout particulier de Pascal envers ceux qu’il nommait « ses
pauvres » souligne cette foi en ce que Lao-Tseu nomme la roture, le petit peuple, le
prolétariat, les rares personnes non corrompues, en somme… Et c’est sans oublier que
maladie et pauvreté sont les signes d’une ouverture à Jésus-Christ, et par extension à Dieu,
ajouté au fait que chez nos deux penseurs, on sait que l'apparence extérieure renvoie le
contraire de la réalité intérieure.
Quand l'homme vient au monde, il est souple et faible ; quand il meurt, il est roide et fort.
Quand les arbres et les plantes naissent, ils sont souples et tendres ; quand ils meurent, ils sont secs et
arides.
La roideur et la force sont les compagnes de la mort ; la souplesse et la faiblesse sont les compagnes de
la vie.
C'est pourquoi, lorsqu'une armée est forte, elle ne remporte pas la victoire.
Lorsqu'un arbre est devenu fort, on l'abat.
251
En Matthieu, XVIII, 3, Jésus dit à ses disciples : « Si vous ne vous convertissez, et si vous ne devenez comme
des petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. » [Note de Gérard Ferreyrolles, Pensées, op.
cit., p. 94.]
252
Pascal, Blaise, op, cit., fragment 116, pp. 93-94.
253
Lao-Tseu, op. cit. chapitre XXXVI, p. 37.
254
Pascal, Blaise, op, cit., fragment 60, p. 62.
255
Idem.
97
Ce qui est fort et grand occupe le rang inférieur ; ce qui est souple et faible occupe le rang supérieur.256
« Philosopher, c’est apprendre à mourir »257 écrit Montaigne dans ses Essais, n’en
déplaise à Pascal condamnant la vanité des philosophes. Quoiqu’il en soit, Pascal et Lao-tseu
sont d’accord avec lui concernant la liberté du sage qui consiste à ne pas quitter la mort des
yeux. Mais « nous nous connaissons si peu que plusieurs pensent aller mourir quand ils se
portent bien, et plusieurs pensent se porter bien quand ils sont proches de mourir, ne sentant
pas la fièvre prochaine ou l’abcès prêt à se former »,258 dans cette logique du « monstre
incompréhensible » qu’est l’Homme. Regarder la mort en face ne signifie pas la craindre, ni la
surveiller, puisque ce qui cause le plus de souffrance, c’est moins la mort que la peur de la
mort. De fait, « la mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans
péril. »259 La paronomase oriente le lecteur vers le rôle de la « pensée », sur le fait de penser
qui doit être mis de côté concernant la mort. En réalité, le sage ne pense pas la mort, il la
regarde, il l’examine, sans pour autant la soumettre à sa raison. Cette dernière étant liée à
l’intellect si humain et donc misérable de l’Homme, il est dangereux de soumettre cette idée
métaphysique à une capacité qui ne s’élève pas au-dessus de « l’esprit » pascalien qui, on le
sait, désigne l’entendement (pour notre auteur). Regarder la mort n’implique pas non plus les
yeux de chair ; regarder vraiment la mort revient à la comprendre par la Sagesse.
Certains « aiment mieux la mort que la paix, les autres aiment mieux la mort que la
guerre. Toute opinion peut être préférable à la vie, dont l’amour paraît si fort et si naturel. »260
Le basculement de « la mort » à « la vie » rappelle la nécessité de considérer ces deux termes
ensemble : en effet, si la mort est tant crainte, c’est par amour de la vie, c’est parce que
l’attachement à la vie est trop fort. Attachement à la vie qui, de la même manière pour toutes
les choses possédées, implique la possibilité de les perdre. C’est pourquoi le chrétien et le
taoïste ne s’attachent pas à la vie, comme on pourrait s’accrocher à des biens matériels.
Quant à Lao-Tseu, il écrit que « le peuple méprise la mort parce qu'il cherche avec
trop d'ardeur les moyens de vivre [...] mais celui qui ne s'occupe pas de vivre est plus sage que
celui qui estime la vie », s’accordant avec ce qui vient d’être dit. Aimer, estimer la vie,
256
Lao-Tseu, op. cit. chapitre LXXVI, p. 60.
257
Montaigne, Michel de, Les Essais, Paris, Arléa, édition établie et présentée par Claude Pinganaud, 1992, p.
62.
258
Pascal, Blaise, op, cit., fragment 587, p. 385.
259
Pascal, Blaise, op, cit., fragment 170, p. 128.
260
Pascal, Blaise, op, cit., fragment 63, p. 63.
98
synonymes de vouloir la posséder, tant d’adjectifs qui marquent la souffrance de la mort et
toute fin de vie… même si le Saint taoïste ne distingue pas ces deux termes :
Les dix-mille êtres sont comme des milliers de fleurs qui, après être arrivées au
paroxysme de leur épanouissement, retournent à la terre qui permettra le développement de
nouvelles fleurs, et ainsi de suite. Les deux derniers vers expriment la simultanéité entre le fait
de « revenir à son origine » (mourir) et celui de « revenir à la vie », se rencontrant au moment
d'« être en repos ». Ainsi, mourir et naître (ou re-naître), cela revient au même, puisque ces
deux états de faiblesse sont en fait les moments où tout est possible, où le moment est venu de
laisser l’enveloppe usagée pour en fabriquer une nouvelle, qui n’atteindra son plein
épanouissement que dans l’« état florissant » : l’âge adulte.
À ce propos, Max Kaltenmark explique que « le phénomène de la vie et de la mort des
êtres est conçu de la même façon, c’est aussi une alternance de Yin et de Yang, aussi naturelle
et aussi inéluctable que la succession des jours et des nuits. Le Yang stimule la vitalité des
êtres, mais le Yin, les reconduit à l’état de repos, dans la paix de l’Indivisible. »262 La vie dans
toutes ses dimensions est donc vue comme un cycle, orchestrée par le Tao ; et la mort,
considérée au-delà de la vie charnelle, n’est que l’aspect Yin de la vie, car remarquons que ce
Yin est le symbole de la création de la vie, mais également de la mort… Peut-on encore
opposer ces deux phénomènes ?
Achevant cette deuxième partie, que retenons-nous ? Nous avons donc vu la nature et
la fonction de ces deux principes premiers et créateurs que sont le Dieu chrétien et le Tao, en
quoi et comment les Hommes y sont reliés. Bien loin de séparer les entités divines de leurs
créatures, nous avons ensuite compris que l'addition des réalités charnelles avec les
spirituelles forment le monde entier dans toute ses dimensions et dans son Unité.
261
Lao-Tseu, op. cit. chapitre XVI, pp. 26-27.
262
Kaltenmark, Max, op. cit., p. 53.
99
100
Troisième Partie
Ouverture
Métaphysique
101
102
Chapitre 1 : Le bonheur universel
Sans verser dans l’existentialisme sartrien inspiré par Pascal, nous allons voir en quoi
le bonheur de l’Homme dépend en réalité… de l’Homme. Que Dieu existe, qu’il n’existe pas
(Idem pour le Tao), cela peut tout changer après la mort, mais sur Terre, l’Homme a la
possibilité de fabriquer son propre paradis. Du moins, cette figure pessimiste de l'Homme
corrompu et misérable n'est pas une fatalité.
Ce que j’appelle le bonheur renvoie à ce que Pascal nomme la « félicité », et
Lao-Tseu, la « paix ». Rassembler ces deux états de calme dans le substantif « bonheur »
revient à les traduire dans un langage plus moderne et universel, réunissant en un mot cet état
que décrivent différemment les deux penseurs.
1. Le pari pascalien
On me dit : « Je veux comprendre pour croire. » Je réponds : « Crois pour comprendre. »263
Tout d’abord, pour éprouver du bonheur, il faut d’abord y croire. Et c’est l’argument
du pari utilisé par Pascal, faisant oeuvre d’un discours raisonné pour convaincre de l’existence
de l’infini divin ! Il traite de ceci dans « le discours de la machine » :
Examinons donc ce point et disons : Dieu est, ou il n’est pas. Mais de quel côté
pencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare.
Il se joue un jeu, à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile : que
gagerez-vous? Par raison vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre, par raison vous ne pouvez
défendre nul des deux.
Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix, car vous n’en savez rien !
- « Non, mais je les blâmerai d’avoir fait, non ce choix, mais un choix. Car encore que celui
qui prend croix et l’autre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute. Le juste est de
ne point parier. » -
Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel
prendrez-vous donc ? Voyons. Puisqu’il faut choisir, voyons ce qui vous intéresse le moins.
Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et
votre volonté, votre connaissance et votre béatitude ; et votre nature a deux choses à fuir :
263
Hippone, Augustin (d’), dit saint Augustin, Les Plus Beaux Sermons de saint Augustin, réunis et traduits par
Georges Humeau, t. I, p. 181-189. EA, 1986. Disponible [En Ligne] sur :
https://www.assomption.org/fr/spiritualite/saint-augustin/les-plus-beaux-textes-de-saint-augustin/il-faut-croire-p
our-comprendre
103
l’erreur et la misère. Votre raison n’est pas plus blessée, puisqu’il faut nécessairement
choisir, en choisissant l’un que l’autre. Voilà un point vidé.264
Dans ce dialogue entre l’apologiste et celui qu’il veut convaincre, Pascal use
paradoxalement d’un discours raisonné pour montrer l’inutilité de la raison concernant les
questions sur Dieu. En effet, Dieu se manifestant à l’Homme par son coeur et non au travers
de sa tête, un des principaux ennemis de Dieu est la raison. Dans ce discours, il s'adresse donc
à ceux qui prouvent l'inexistence de Dieu par la raison, en faisant appel à cette dernière pour
appuyer son argumentation. Ainsi, il s’agit d'y faire appel pour produire un discours montrant
qu’elle est inutile dans l’appréhension de l’infini, elle-même étant la manifestation de l’esprit
fini de l’Homme.
De plus, Pascal insiste sur la nécessité de parier. Ce n’est pas une obligation, c’est bien
quelque chose de nécessaire ; il est impossible de faire autrement. Ceci va manifestement à
l’encontre de la doctrine des sceptiques, que Pascal vise avec son argumentation. Nous
n’avons pas la liberté de parier. Même si nous ne le faisons pas, cette abstention est déjà un
pari ; c’est le pari de nier Dieu.
Évidemment, Pascal ne s’arrête pas là, et expose les gains à pourvoir :
Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces
deux cas : Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez
donc qu’il est, sans hésiter ! - « Cela est admirable. Oui, il faut gager. Mais je gage peut-être
trop. » - Voyons. Puisqu’il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n’aviez qu’à gagner
deux vies pour une, vous pourriez encore gagner. Mais s’il y en avait trois à gagner, il
faudrait jouer (puisque vous êtes dans la nécessité de jouer), et vous seriez imprudent,
lorsque vous êtes forcé à jouer, de ne pas hasarder votre vie pour en gagner trois à un jeu où
il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il y a une éternité de vie et de bonheur !265
L’argument pourrait s’en tenir à ceci : « si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous
perdez, vous ne perdez rien. » Notons tout d’abord le parallélisme insistant sur l’inéluctabilité
de l’issu, avec la répétition de « gagnez » et « perdez ». En pariant sur l’infini, qu’y a-t-il donc
à gagner ? Il est possible de gagner non moins qu’une infinité « de vie et de bonheur ». Ce
dernier terme, intéressant concernant les lectures croisées de Pascal et de Lao-Tseu, recentre
notre propos sur la possibilité de trouver le bonheur, autrement dit la félicité, la béatitude, le
calme, la paix.
Mais cette recherche du bonheur ne doit pas s’entendre comme un désir égoïste et
individuel, car il est logique que la découverte de l’infini engendre un sentiment… d’infini.
264
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 680, pp. 457-467.
265
Idem.
104
Or, s’il est difficile dans cette vie d’avoir accès aux résultats du pari, dans le cas d’un pari sur
l’existence de Dieu, l’Homme gagne au moins la joie de mener une existence en accord avec
Lui, indépendamment du résultat final. Donc, même si l’on ne perd rien en découvrant que
Dieu n’est pas, on aura au moins gagné une bonne vie ; autrement dit, en pariant sur Lui, on
gagne forcément. Concernant Dieu lui-même, Pascal s’oppose à la logique de la formule « je
ne crois que ce que je vois » puisque, comme le dit Philippe Sellier, « Pascal ne fait que
développer le grand principe augustinien selon lequel, devant le clair-obscur du monde, il faut
croire pour comprendre. »266 C’est le fondement de la foi : croire d’abord puis comprendre,
ou, concernant Dieu, y croire pour le voir, et non l’inverse. Définitivement, la raison n’a pas
sa place ici, sinon pour mettre en forme tous les arguments prônant l’intelligence du coeur, et
non celui de l’intellect.
Enfin, peut-on dire que le Saint taoïste parie aussi sur le Tao ? En fait, il ne se pose
même pas la question, car il sait que le Tao existe, sans avoir besoin de se le prouver.
D’ailleurs, c’est une différence fondamentale entre les Pensées, ou Apologie de la religion
chrétienne qui vise à susciter la conversion, et le Tao-Te-King, manifeste de la Voie et de la
Vertu. Les aphorismes du Tao visent indirectement à tourner l’Homme vers la voie, alors que
Pascal revendique clairement son dessein. Cela se retrouve également dans la religion taoïste
qui, au lieu d’aller chercher des potentiels candidats pour les pousser sur le voie du Tao, se
contente d’orienter les personnes venues d’elles-même pour apprendre, poussées par un élan
du coeur, et non par un mental curieux et / ou intéressé.
2. L’absence de contrôle
La non-résistance
266
Sellier, Philippe, op. cit., p. 104.
105
Alors l'empire se rectifie de lui-même.267
Le problème est que, même si, parfois, la meilleure chose à faire est d’avoir le courage de
continuer et ne pas abandonner, parfois, comme Orphée l’a appris à ses dépens, il est plus
prudent d’abandonner et se de laisser porter par le courant. Souvent, s’accrocher à ce que
nous voulons est la meilleure façon de l'éloigner. Il est parfois judicieux de lâcher prise afin
d’obtenir ce que nous voulons.268
En effet, le désir de posséder est en général la fin de toute possession, voilà un point
commun que défendent Blaise Pascal et Lao-Tseu, et ceci sur tous les plans : les biens, les
personnes, l’amour, les facultés intellectuelles, mais aussi le bonheur. En accord avec ce qui a
été dit précédemment, tout ce qui existe inclut forcément son contraire. Alors vouloir
conserver sa vie sous-entend la possibilité de la perdre. De même, le contrôle sur son bonheur
crée une résistance, comme des barrières érigées contre l’accès au bonheur, alors que
l’intention émise était contraire. Ainsi, en voulant agir, on enferme. En voulant contrôler la
vie, on la dénature, elle par essence incontrôlable.
À présent, lisons le fragment 660 des Pensées, dans lequel Pascal cite l’Evangile de
Luc269 :
La victoire sur la mort.
Que sert à l’homme de gagner tout le monde, s’il perd son âme ?
Qui veut garder son âme la perdra.270
267
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XXXVII, pp. 37-38.
268
Black, Jonathan, L’Histoire secrète du monde, traduit de l’anglais par Pauline Rebelle en collaboration avec
Laure Motet, Paris, J’ai Lu, coll. « J’ai Lu Documents », 2011, pp. 292-293.
269
Luc, IX, 24-25.
270
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 660, p. 434.
106
bien que proches. Dans le contrôle, il y a l’idée que ce qui est contrôlé tente de se rebeller,
d’aller à l’encontre du contrôlant, pris au piège d’une soumission non voulue ; alors que dans
la maîtrise, ce qui est maîtrisé se soumet en symbiose avec son maître, acceptant sa
domination et la trouvant justifiée. Se maîtriser et maîtriser sa vie convient alors à l’absence
de contrôle, contrôle qui consiste juste à dominer ce qui ne veut pas l’être.
Nous sommes si malheureux que nous ne pouvons prendre plaisir à une chose qu’à
condition de nous fâcher si elle réussit mal. Ce que mille choses peuvent faire et font à toute
heure. [Qui] aurait trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire aurait
trouvé le point. C’est le mouvement perpétuel.271
Lao-Tseu prend l’exemple de « celui qui parle beaucoup (du Tao) [qui] est souvent
réduit au silence », et conclut avec ceci : « il vaut mieux observer le milieu. »272 Les sagesses
pascalienne et taoïste consistent à trouver le milieu juste, le « point indivisible »273, et à
« perpétuellement s’adapter » pour donner la parole à René Étiemble274, au gré des
changements continuels et des transitions imperceptibles de la vie qui est mouvement.
Pour revenir à l’Homme, il se tient entre « deux infinis », et au « milieu » écrit Pascal,
de l’ange et de la bête (comme nous l’avons déjà vu). Avec la lucidité de cette tension entre
deux extrêmes, Lao-Tseu prononce un éloge de la modération :
Pour gouverner les hommes et servir le ciel, rien n'est comparable à la modération.
La modération doit être le premier soin de l'homme.
Quand elle est devenue son premier soin, on peut dire qu'il accumule abondamment la vertu.275
271
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 89, pp. 78-79.
272
Lao-Tseu, op. cit., chapitre V, p. 21.
273
Citation entière : « Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui
soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art
de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera ? » (Pascal, Blaise, op. cit., fragment 55, p.
60).
274
Philosophes taoïstes I, op. cit., préface de René Etiemble p. XIII.
275
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LIX, p. 51.
107
S’éloigner de tout excès, mener une vie modérée, voilà le chemin à suivre, sur tous les
plans, y compris dans la lecture que Pascal prend en exemple : « quand on lit trop vite ou trop
doucement, on n’entend rien. » 276
Il convient donc de supprimer tous ces « trop », dans une
mesure qui est peut-être justement l’excès de mesure, paradoxalement. L’absence de contrôle
implique alors une maîtrise (excessive ?) de soi pour ne pas tomber… dans les extrêmes : ni
ange, ni bête, mais excessivement humain.
Le paradoxe de la vie
Si cette conduite à suivre (trouver le juste milieu) est importante, c’est que la vie est à
elle seule un paradoxe. Dans une tension permanente entre les extrêmes, il faut toujours viser
le contraire de ce vers quoi l’attirance des choses entraîne, car ce qui paraît le plus réel est
bien souvent le plus illusoire :
Toutes ces choses, les « noms », les « formes » et les « institutions » se caractérisent
par les fausses réalités qu’elles dégagent, qui est en fait une inconstance essentielle ayant
besoin des Hommes pour perdurer, car c’est eux qui s’y attachent. La densité ne fait pas la
réalité des choses, comme pour les corps ou les biens matériels ; l’intensité ne fait pas la
valeur de la vie, et il vaut mieux se dégager de son corps : encore une fois, prendre de la
hauteur vis-à-vis de celui-ci, et faire plutôt corps avec les entités supérieures. Le corps
physique est fragile, et s’il se fie à la matière, l’Homme est si faible que même les mouches
ont un pouvoir sur lui : en effet, « elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d’agir,
mangent notre corps »278 écrit Pascal. En bref, les deux penseurs semblent d’accord sur le fait
qu’il ne faut pas se fier aux apparences. La réalité est ailleurs.
276
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 601, p. 388.
277
Lao-Tseu, op. cit., traduction de Stephen Mitchell, chapitre XXXII, p. 57.
278
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 56, p. 60.
108
3. Un sentiment du bonheur passé
Comme l’écrit Rimbaud, « la vraie vie est absente »279, cette vraie vie où l’Homme
était, selon Pascal et Lao-Tseu, uni au créateur. Faisons appel à la prosopopée déjà cité plus
haut, pour la lire, cette fois-ci, sous un autre angle :
Mais vous n’êtes plus maintenant en l’état ou Je vous ai formés. J’ai créé l’homme
saint, innocent, parfait. Je l’ai rempli de lumière et d'intelligence. Je lui ai communiqué ma
gloire et mes merveilles. L'oeil de l’homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n’était pas
alors dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l’affligent.
Mais il n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption, il a voulu se rendre
centre de lui-même et indépendant de mon secours. Il s’est soustrait de ma domination et,
s’égalant à moi par le désir de trouver sa félicité en lui-même, je l’ai abandonné à lui, et
révoltant les créatures qui lui étaient soumises je les lui ai rendues ennemies, en sorte
qu’aujourd’hui l’homme est devenu semblable aux bêtes et dans un tel éloignement de moi
qu’à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son auteur, tant toutes ses connaissances ont
été éteintes ou troublées. Les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison
l’ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l’affligent ou le tentent, et
dominent sur lui ou en le soumettant par leur force ou en le charmant par leur douceur, ce qui
est une domination plus terrible et plus injurieuse.
Voilà l’état où les hommes sont aujourd’hui. Il leur reste quelque instinct impuissant
du bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement
et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature. [C’est moi qui souligne] 280
Les passages soulignés révèlent l'état de l’Homme après la chute, qui s’est d’ailleurs
précipité lui-même. Ici, Pascal insiste deux fois sur le vague sentiment de cet état de grâce
passé : dans l’Homme, le soleil divin est devenu bougie, quand celle-ci n’est pas tout
simplement éteinte, surpassée par la brillance aveuglante des biens charnels. De plus, si ce
reste de connaissance divine est un « instinct », un sentiment, c’est qu’il n’est perceptible que
par le coeur, et non par l’intellect, car « la raison agit avec lenteur, et avec tant de vues, sur
tant de principes, lesquels il faut qu’ils soient toujours présents, qu’à toute heure elle
s’assoupit ou s’égare, manque d’avoir tous ses principes présents. Le sentiment n’agit pas
ainsi ; il agit en un instant, et toujours est prêt à agir. Il faut donc mettre notre foi dans le
279
Citation entière : « Le récit singulièrement rapide, au début de la Genèse, de la création d’un monde mais
aussi, après quelques versets seulement, de sa perte, est au départ de toute la Bible et de la totalité de l’existence.
Il affirme que toute notre misère vient d’une chute, que le monde n’est plus le monde, que les arbres, comme les
hommes et les femmes, sont les restes catastrophiques des arbres, des hommes et et des femmes réels, que “la
vraie vie est absente” (Rimbaud). Il affirme aussi que toute notre grandeur est ce qui survit à une terre d’origine,
qui était « bonne » sous le regard de Dieu et édénique. » Cité par Michael Edwards dans son article « Vers une
poétique chrétienne », dans Littérature européenne et spiritualité : actes du colloque d'Oxford, Wadham College,
26-29 juillet 1990, Sarreguemines, éd. Pierron, 1992, p. 16.
280
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 182, pp. 136-143.
109
sentiment, autrement elle sera toujours vacillante. »281 On peut comprendre le fonctionnement
de cette mémoire du coeur comme le surgissement de la mémoire involontaire chez Marcel
Proust282 : c’est un éclair d’une perception passée qui refait surface, sans avoir été appelée,
ruminée, ou même rappelée par ce que Proust appelle la mémoire volontaire, cet ancien
testament de notre petit moi. Ce qui caractérise cette mémoire du coeur, c’est qu’elle ne
s'emmagasine pas dans le cerveau, et semble même avoir été oubliée, jusqu’à ce qu’elle se
manifeste. Dans les cas où cette lumière de connaissance divine se fait plus sentir, l’Homme
peut atteindre l’illumination, comme nous le verrons tout à l’heure. Seulement, dans la
majorité des cas elle n’est qu’une petite étincelle dans le brasier humain (quand elle n’est tout
simplement pas inexistante), lui procurant parfois une agréable sensation de paix intérieure,
jusqu'à un sentiment d’amour inconditionnel, au mieux.
De son côté, Lao-Tseu distingue cet état du monde où « le Tao régnait », avec celui
d’aujourd’hui où « le Tao ne règne plus dans le monde » : dans le premier état, « on renvoyait
les chevaux pour cultiver les champs », et dans le second « les chevaux de combat naissent
sur les frontières. »283 Il y a donc une différence fondamentale entre un monde entièrement
régi par le Tao, et ce monde où les passions dominent, où y règnent des sentiments bas
desquels naissent de mauvaises (basses) actions, alors que le Tao, à la fois lumineux et léger,
est dégagé de tout cela.284
Dans l’introduction du tome II des Philosophes taoïstes, Charles Le Blanc et Rémi
Mathieu synthétisent cette vision du monde, rejoignant celle de Pascal :
Le monde tel que nous le percevons est le résultat de la fragmentation graduelle dans le
temps et l'espace d’une unité primordiale où tous les êtres étaient simultanément présents les
uns aux autres dans un état confus, indifférencié, non structuré. C’est hundun, le « chaos » ,
et pu, « le brut » , des origines. Les êtres gardent au plus profond d’eux-mêmes une sorte de
mémoire de cet état originel d’unité et cherchent, par le truchement d’un réseau complexe de
correspondances, à recréer la cohésion perdue ; d’où le phénomène omniprésent de la
résonance.285
281
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 661, p. 437.
282
Pour ne citer que le passage le plus connu, je vous renvoie à l’épisode de la madeleine, où le goût d’un petit
morceau de madeleine trempé dans du thé fait resurgir chez Marcel le narrateur des souvenirs enfouis. Le
processus de la mémoire involontaire ne s’enclenche que si la perception passée a été oubliée et, même, n’a pas
été conscientisée sur le moment, ce qui préserve l'authenticité d’un instant revécu ou plutôt, véritablement vécu
la seconde fois.
283
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XLVI, p. 45.
284
En anglais, « light » signifie en français à la fois par le nom féminin « lumière » et l’adverbe « léger ».
285
Philosophes taoïstes II, op. cit., introduction de Charles Le Blanc et Rémi Mathieu p. XXXIX.
110
Cette « résonance » rappelle le « sentiment » pascalien, où le monde et l’Homme
agissent comme des réceptacles à un écho, ce dernier cri de bonheur avant la Chute, que tout
le monde entend mais ne sait pas forcément écouter ou reconnaître.
4. Le mal nécessaire
« J’ai l’esprit plein d’inquiétude. Je suis plein d’inquiétude vaut mieux »286 écrit
Pascal. De fait, l’état de l’Homme n’est pas désespéré, car c’est cette conscience de la Chute
qui est déjà la preuve de la perfectibilité humaine. La misère, la souffrance, la tristesse,
l’angoisse, en un mot ce que Pascal appelle « inquiétude » est une bonne chose, car elle
alimente le progrès spirituel. En effet, Pascal célèbre l’inquiétude qui est selon lui un chemin
de conversion. L’inquiétude287 sert à se connaître dans cette seconde nature qu’est la misère,
afin de transcender cet état. Mais comme bien souvent chez Pascal, tout se fait plus tard, dans
une philosophie qui est l’espoir en l’avenir, en la vie après la vie. Dans le passage suivant,
Pascal s’exprime avec une lucidité cynique sur ce « nous » en anaphore qu’est l’humanité :
286
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 485, p. 338.
287
Voir, à propos de l’inquiétude, l’article d’Alexandre Duclos : « L'inquiétude dans les Pensées de Pascal »,
Revue de métaphysique et de morale, 2013/2 (N° 78), p. 167-184. [En Ligne] sur Cairn :
https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RMM_132_0167&contenu=article
288
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 20, p. 47.
111
l’esprit étant occupé à s’inquiéter - l’ascétisme taoïste consiste en des techniques de
méditation qui conduisent autant au silence de l’âme qu’à la tranquillité physique289. Il n’y a
pas de scission entre la paix de l’âme et celle du corps, bien au contraire, elles sont toutes
deux le moyen de conduire l’autre à la paix.
Ce dont Pascal se méfie, c’est du risque de se contenter d’un repos et d’une paix
illusoires. En effet, les penseurs distinguent deux types de repos : d’une part, la complaisance
confortable dans le monde des sens régi par les passions ; d’autre part, le calme intérieur se
reflétant sur le corps physique. Dans ce sens, le Sage immobilisé en prière depuis des heures
atteint (peut-être ?) la véritable paix intérieure, alors que la personne riche et mangeant plus
qu’à sa fin en est très éloignée. Parce qu’il est inaccessible au premier abord, le calme
intérieur demande beaucoup de volonté et de courage pour l’atteindre. Quand tout était Un,
chaque Homme y avait accès parce que c’était sa première nature, alors qu’aujourd’hui elle se
cache derrière cette seconde nature prise pour la première. Dorénavant, l’exercice consiste à
dépasser l’illusion de la seconde, et plus la pureté d’un Homme est grande plus il s’élève, ce
qui permet de faire un tri considérable dans l'humanité. De ce fait, la punition divine consiste
plus à remplir un devoir d’apprentissage qu’à subir un châtiment, et voilà pourquoi ce
phénomène que Pascal appelle le « péché originel » et Lao-tseu le « Tao divisé » est si
important : à vouloir s’élever intérieurement, au mieux on gagne tout, au pire on ne perd rien.
Lorsqu'une créature est sur le point de se contracter, (on reconnaît) avec certitude que dans
l'origine elle a eu de l'expansion.
Est-elle sur le point de s'affaiblir, (on reconnaît) avec certitude que dans l'origine elle a eu de
la force.
Est-elle sur le point de dépérir, (on reconnaît) avec certitude que dans l'origine elle a eu de la
splendeur.
Est-elle sur le point d'être dépouillée de tout, (on reconnaît) avec certitude que dans l'origine
elle a été comblée de dons.290
Parce que les opposés s’engendrent mutuellement, il est logique que du mal naisse le
bien, que du bonheur naisse le malheur. Chaque chose incluant son opposé, ou moins
289
Pascal contraint son corps et lui impose une grande discipline. En fait, il se sert de son corps pour dompter son
esprit (la maladie l'immobilise, donc il est obligé de ne penser qu'à lui, il n'est pas distrait), alors que la pratique
taoïste repose d'abord sur des techniques de méditation.
290
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XXXVI, p. 37.
112
strictement, son contraire291, cela signifie que quand nous voyons une personne heureuse, nous
pouvons aussi deviner son malheur. Nous voyons son bonheur car celui-ci n’existe seulement
parce qu’elle n’éprouve pas le contraire. Donc, une personne ne peut être heureuse qu’en se
connaissant malheureuse. Si elle n’avait jamais éprouvé un de ces deux états, elle se situerait
sur la ligne de non-dualité que partage le Yin du Yang, là où tous les opposés s’ajoutent pour
s’annuler.292
Les philosophes ne prescrivaient point des sentiments proportionnées aux deux états.
Ils inspiraient des mouvements de grandeur pure et ce n’est pas l’état de l’homme.
Ils inspiraient des mouvements de bassesse pure et ce n’est pas l’état de l’homme.
Il faut des mouvements de bassesse, non de nature mais de pénitence, non pour y demeurer
mais pour aller à la grandeur. Il faut des mouvements de grandeur, non de mérite mais de grâce et
après avoir passé par la bassesse.293
Ce fragment confronte ces « deux états », soit l’état d'innocence originelle auprès de
Dieu, contre l’état de corruption dans lequel il se situe après la Chute. Au final, cet état parfait
de béatitude dans l’union avec Dieu était-il un état neutre ? Difficile de trancher mais, étant la
seule vérité qui existait à ce moment, on ne peut donc pas le qualifier d’état positif ou négatif ;
c'était un état inqualifiable. D’ailleurs, Pascal le nomme « grandeur pure », en opposition avec
l’état de corruption qui est « bassesse pure ». Le monde est devenu dichotomique au moment
où l’Homme a été précipité dans le mal par la Chute, et c’est ceci qui permet d’avoir
conscience de la grandeur passée qui, à l’époque, n’en était pas une pour l’Homme,
puisqu’elle était tout ce qu’il connaissait. Ainsi, le fragment cité ci-dessus est éminemment
positif : la bassesse n’est qu’un tremplin vers la grandeur, il permet d’en prendre conscience
et d’allumer la volonté de s’élever. De plus, en s’attachant à montrer la bassesse de l’Homme,
on qualifie trop souvent Pascal de penseur pessimiste… est-ce parce que la grandeur humaine
est considérée comme un acquis ? Et c’est justement ce que combat Pascal : ni véritablement
misérable, ni totalement grand, l’Homme synthétise ces deux aspects de son Histoire et qui
font, dorénavant, la nature humaine (ou seconde nature). Pour conclure, donnons la parole à
291
Il me paraît utile de faire une distinction entre ces trois termes synonymiques : si l’on prend l’exemple d’une
certaine direction, le contraire serait tout ce qui n’est pas cette direction (tous les chemins différents), l’inverse
serait un sens qui s’éloigne de cette direction sans y être strictement opposé et, logiquement, l’opposé serait le
seul chemin absolument inverse. Dit plus simplement, ces trois termes désignent un sens différent, mais en
gagnant en précision, partant du contraire, passant par l’inverse, et jusqu’à l’opposé.
292
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cet état neutre n’est pas non plus synonyme de vide, d’absence
d’état. C’est l’état d’illumination qui est la synthèse de tout. Nous verrons cela au chapitre suivant.
293
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 17, p. 46.
113
Lao-Tseu qui résume cette vérité paradoxale par l’aphorisme suivant : « le bonheur naît du
malheur, le malheur est caché au sein du bonheur. »294
5. L’amour souverain
Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents
moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les
autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La
volonté [ne] fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de
tous les hommes. Jusqu’à ceux qui vont se pendre.295
Il est communément admis que, comme le dit Pascal, la préoccupation première des
Hommes est d’être heureux. Et même si la question du bonheur a été posée beaucoup trop de
fois, la réponse de Pascal pourrait mettre fin au débat, tant elle est à la fois évidente et claire :
Il n’y a que la religion chrétienne qui rende l’homme AIMABLE et HEUREUX tout
ensemble. Dans l’honnêteté on ne peut être aimable et heureux ensemble.
C’est le coeur qui sent Dieu, et non la raison : voilà ce que c’est que la foi. Dieu
sensible au coeur, non à la raison.
Le coeur a ses raisons, que la raison ne connaît point : on le sait en mille choses.
Je dis que le coeur aime l’être universel naturellement, et soi-même naturellement,
selon qu’il s’y adonne. Et s’il se durcit contre l’un ou l’autre, à son choix. Vous avez rejeté
l’un et conservé l’autre : est-ce par raison que vous vous aimez ?296
294
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LVIII, p. 51.
295
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 181, pp. 132-135.
296
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 680, p. 467.
114
Sans verser complètement dans la misologie297, Pascal s’oppose une fois de plus à la
raison. En effet, il compare le sentiment raisonné, capable seulement d’appréhender les choses
du monde, opposé au sentiment du coeur, mélange de perceptions et de sentiments intérieurs,
permettant de comprendre, de sentir le divin.298 Le coeur est donc doté de sens permettant
d’appréhender les biens divins, par un mécanisme intérieur que Pascal appelle « sentiment ».
Or, la plupart du temps l’Homme préfère les plaisirs charnels, visibles avec leurs yeux de
chairs, et pensent trouver leur bonheur dans ce qui est éphémère : voilà toute sa vanité. Il est
peut-être injuste de dire que c’est ce qu’il préfère, puisqu’en réalité c’est tout ce qu’il voit,
pris dans l’illusion du monde des sens, négligeant cet organe de perception qu’est le coeur,
ignorant donc son vrai bonheur. D’ailleurs, Gilberte Périer écrit à propos de son frère qu’« il
disait souvent que l’Ecriture sainte n’était pas une science d’esprit, mais du coeur, qu’elle
n’était intelligible que pour ceux qui ont le coeur droit et que tous les autres n’y trouvaient
que de l’obscurité, que le voile qui est sur l'Écriture pour les juifs y est aussi pour les mauvais
chrétiens, et que la charité était non seulement l’objet de l'Écriture, mais qu’elle en était aussi
la porte. »299 Les yeux du coeur sont comme des yeux qui permettent de voir la vérité de
l’Ecriture et de Dieu, et d’accéder donc au véritable bonheur.
Chez Lao-Tseu, le coeur est aussi important, non seulement pour voir la vérité, mais
aussi, de manière plus prosaïque, pour vivre :
Aussi peu originale qu’elle soit, cette dernière phrase révèle justement l’importance du
coeur humain, et la banalité avec laquelle cette nécessité pour la conservation de la vie est
considérée. Mais le Tao-Te-King se lisant sur plusieurs niveaux, on peut voir dans ce coeur
297
Il s’agit de la haine de la raison. On ne peut pas dire que Pascal soit totalement misologue, puisqu’il fait
lui-même appel à un discours raisonné pour convaincre son lecteur de ce qu’il dit. Si la raison ne peut pas servir
à sentir l’amour divin, elle peut au moins servir à comprendre son inutilité pour ces choses-là, et se mettre de
côté afin de laisser la place à l’intelligence du coeur.
298
Dans la même thématique, Frédéric Lenoir écrit que Montaigne « tente de démontrer l’incapacité
fondamentale de la raison humaine à appréhender Dieu, le monde, le vrai et le bien. Montaigne affirme avoir la
foi et croire en Dieu, mais il est convaincu que cette foi ne peut être que le fruit d’une révélation divine dans le
coeur de chaque homme. Tout ce qu’on a dit et dira de Dieu dans la métaphysique des philosophies ou dans la
scolastique des théologiens, ce ne sont que de vains mots résultant de la projection sur une “puissance
incompréhensible” de nos qualités et passions humaines. » (Du Bonheur, op. cit., p. 159).
299
Périer, Gilberte, op. cit., p. 42.
300
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LV, pp. 49-50.
115
qui « donne l’impulsion à l’énergie vitale », un coeur sans doute moins physique. Si la
circulation du sang, impulsée par le coeur, permet à un corps d’être vivant, l’énergie vitale qui
crée tous les êtres, impulsée par le Tao, permet à la vie d’exister. Le Tao est comme le coeur
du monde, un coeur universel, donnant l’influx à toutes les choses. L’énergie vitale du corps
part et revient au coeur, comme tout part et revient au Tao. Peut-on alors dire que, comme un
enfant naît de l’amour entre un homme et une femme, tout dans le monde naît de l’amour,
symbolisé par des entités qui en sont les parents ? Rappelons, pour exemple, d’un côté le Dieu
chrétien appelé le « Père », et d’un autre, le Tao, cette « mère de toutes choses »301 ! De plus,
si tout découle de Dieu et du Tao, ces principes premiers et créateurs - différents ici seulement
par leur dénomination - il convient alors qu’ils sont la source de l’amour et, comme nous
l’avons dit plus haut, le coeur de l’univers.
Le souverain bien
Qu’est‑ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu
autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et
la trace toute vide, et qu’il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l’environne,
recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont
toutes incapables, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et
immuable, c’est‑à‑dire que par Dieu même.
Lui seul est son véritable bien. Et depuis qu’il l’a quitté, c’est une chose
étrange qu’il n’y a rien dans la nature qui n’ait été capable de lui en tenir la place : astres,
ciel, terre, éléments, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre,
peste, guerre, famine, vices, adultère, inceste. Et depuis qu’il a perdu le vrai bien, tout
également peut lui paraître tel, jusqu’à sa destruction propre, quoique si contraire à Dieu, à la
raison et à la nature tout ensemble.
Les uns le cherchent dans l’autorité, les autres dans les curiosités et dans les
sciences, les autres dans les voluptés. D’autres, qui en ont en effet plus approché, ont
considéré qu’il est nécessaire que ce bien universel que tous les hommes désirent ne soit
dans aucune des choses particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul et qui,
étant partagées, affligent plus leur possesseur par le manque de la partie qu’ils n’ont pas
qu’elles ne le contentent par la jouissance de celle [qui] lui appartient. Ils ont compris que le
vrai bien devait être tel que tous pussent le posséder à la fois sans diminution et sans envie,
et que personne ne le pût perdre contre son gré. Et leur raison est que ce désir étant naturel à
l’homme puisqu’il est nécessairement dans tous et qu’il ne peut pas ne le pas avoir, ils en
concluent…302
Dans ce fragment inachevé, Pascal montre que ce vide qui fait sentir à l’Homme ce
bonheur qu’il ne possède pas, ne peut être rempli que par le bonheur lui-même, le Dieu
301
Lao-Tseu, op. cit., chapitre I, p. 19.
302
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 181, pp. 132-135.
116
d’amour nommé « souverain bien ».303 En fait, Pascal met bien des choses derrière cette
expression, telle que la paix, la Justice, la Sagesse, toutes issues de Dieu bien sûr, et non d’un
désir humain et égotique - ce qui revient à la même chose - de constituer un monde idéal.
Tous ces biens sont donc rassemblés sous le nom de « véritable bien », de « Dieu », et de
« charité », cette forme d’amour la plus pure que l’Homme puisse éprouver, puisqu’il s’agit
d’un amour désintéressé et inconditionnel envers Dieu et le prochain. C’est cet « amour
universel »304 que l’on retrouve chez les taoïstes, à travers les mots de Huainan Zi, amour qui
rappelle bien sûr le Tao dans son mode de fonctionnement : inépuisable, omnipotent,
immuable.
Au terme de ce chapitre traitant du bonheur, j’ai souvent tenté de distinguer des termes
interchangeables, qui ne le paraissent pas au premier abord : Dieu, Tao, bien, paix, souverain
bien, bonheur, amour, charité, coeur, énergie vitale, etc. Sauf qu’en les isolant, on ne fait que
montrer leur synonymie, ce qui les rend encore plus difficiles à définir. Bien qu’utile pour
expliquer l’unité du monde vu par Lao-Tseu et Pascal, le langage est aussi contre-productif :
en donnant des noms distincts, les mots divisent, et il est difficile de sentir la continuité
derrière la variété du vocabulaire riche des Pensées, derrière la langue et les traductions du
Tao-Te-King. Mais leurs messages s’adressent, on l’a vu, au coeur du lecteur, qui lui ne peut
pas ne pas comprendre, alors que la raison essaie de trouver une logique dans ce qui demande
justement une absence de logique. Retenons quand même que, là où Pascal soutient que Dieu
est le souverain bien de tout Homme, et le seul qui lui permet d’être heureux, Huainan Zi écrit
qu’« une accumulation d’amour apporte le bonheur »,305 confortant cette vision du divin
amour.
303
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 116, pp. 93-94.
304
hilosophes taoïstes II, op. cit., chapitre XIII, p. 620.
P
305
Philosophes taoïstes II, op. cit., chapitre XVIII, p. 880.
117
118
Chapitre 2 : L’alchimie intérieure
Il est très contraignant de consacrer un seul chapitre à un sujet si vaste, bien que centré
sur deux penseurs. Néanmoins, il convient de cerner la signification de ce terme à la lumière
de notre propos. Inscrite dans diverses traditions, qu’elles soient littéraires, mystiques,
opératoires, scientifiques, ésotériques, religieuses, l’alchimie a un but commun : la
transformation de quelque chose de plus ou moins grossier en une matière précieuse. Quand
on parle de l’alchimie, on pense souvent à la transformation de métaux non nobles (du plomb,
par exemple) en or : il s’agit de l'alchimie opératoire, matérielle, s’appliquant dans le concret.
L'alchimie intérieure qui nous intéresse ici a le même dessein, mais dans une dimension
spirituelle. Il s’agit d’une chirurgie intérieure, d’un raffinage permettant d’atteindre un niveau
de conscience évolué, une lucidité proche de la clairvoyance, une perception sans bornes (ni
spatiales, ni temporelles, ni physiques).
Véritable clé de voûte des pratiques alchimiques matérielles comme spirituelles,
celle-ci fonctionne grâce à la pierre philosophale, à laquelle est attribuée trois principaux
pouvoirs : la transmutation des métaux vils en métaux précieux, la guérison miraculeuse des
maladies, et enfin la prolongation de la vie humaine. Si ceci s’applique sur le plan physique, il
en est de même pour les plans subtils, et certains vont plus loin en prétendant que l’alchimie
opératoire n’existe pas, qu’elle n’est que la représentation allégorique d’un mécanisme
purement psychique.
Par ailleurs, le terme « vitriol » revient souvent dans les textes alchimiques, sous
forme d’acronyme signifiant Visita Interiora Terrae Rectificando Invenies Occultum Lapidem
(visite l’intérieur de la terre pour y trouver la pierre secrète)306. L’invitation à visiter l’intérieur
de la terre n’est pas une proposition de voyage, mais plutôt une exhortation à plonger en
soi-même. L’alchimie est ainsi un mode d’accès à la connaissance universelle, passant
d’abord par une connaissance parfaite de soi, aboutissant, après une purification minutieuse, à
306
Je tiens cette information de Jonathan Black qui étudie le processus alchimique d’un point de vue ésotérique.
(op. cit., p. 538) Pour un panorama un peu plus large de la tradition alchimique, notamment dans la littérature
occidentale, je conseille l’interview de Frank Greiner, « littérature et alchimie, de la Renaissance au New Age » :
https://www.canal-u.tv/video/fmsh/litterature_et_alchimie_de_la_renaissance_au_new_age.31291
Concernant l’alchimie chez les taoïstes, l'article de Catherine Despeux « l’alchimie intérieure dans le taoïsme »
est très éclairant :
https://www.revue3emillenaire.com/blog/l%E2%80%99alchimie-interieure-dans-le-taoisme-par-catherine-despe
ux/?fbclid=IwAR3Sr5-AWCmncZzwPOJYMy1P0tSOu5hXWZ7VivxSF64HPFSjoSU7dGiqwDY
119
une conscience totale de l’univers. Même si cela semble paradoxal, rappelons en effet que les
plus grands voyages mystiques commencent par une exploration statique de son propre corps ;
c’est le principe-même de la méditation. Dans cette vision, le désintérêt du monde que
partagent Pascal et Lao-Tseu est moins une condamnation de la découverte du beau monde,
qu’une invitation au voyage intérieur.
1. Du ruisseau à l’océan
Parfois je lève la tête et regarde mon frère l’Océan avec amitié : il feint l’infini, mais je sais que lui
aussi se heurte partout à ses limites, et voilà pourquoi, sans doute, tout ce tumulte, tout ce fracas.
Parmi toutes les choses du monde, il n'en est point de plus molle et de plus faible que l'eau, et
cependant, pour briser ce qui est dur et fort, rien ne peut l'emporter sur elle.
Pour cela rien ne peut remplacer l'eau.
Ce qui est faible triomphe de ce qui est fort ; ce qui est mou triomphe de ce qui est dur.
Dans le monde il n'y a personne qui ne connaisse (cette vérité), mais personne ne peut la
mettre en pratique.307
L’eau est un élément paradoxal, car elle semble faible, mais rien n’est plus fort
qu’elle. Elle est un exemple remarquable pour soutenir la thèse selon laquelle ce qui paraît le
plus faible triomphe de ce qui semble plus fort. L’eau est ce qui forme les océans, les fleuves,
ce qui creuse la terre, ce qui ronge, ce qui lave tout ; elle est forte car elle suit toujours le
mouvement, en épousant toutes les formes qu’elle remplit. Pascal s’en sert aussi pour
exemple, afin de mettre en évidence la faiblesse humaine :
L’Homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau
pensant.308 Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser, une vapeur, une goutte
d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble
que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers
n’en sait rien.309
307
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LXXVIII, p. 61.
308
La figure du roseau pensant est très présente dans les Pensées, pour montrer à la fois la faiblesse et la
grandeur humaine : malgré sa fragilité, l’Homme se distingue par le fait qu’il pense.
309
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 231, p. 171.
120
Ici, c’est une simple « goutte d’eau » ou un peu de « vapeur » qui suffit à le tuer ! Bien
sûr, l’Homme est le sujet principal de ce fragment, mais il faut souligner que l’eau est
omniprésente dans les Pensées, tant elle est sujette à des transformations. D’ailleurs, Philippe
Sellier écrit que Pascal « plac[e] l’être humain au milieu d’un infini tourbillonnant. »310 C’est
que l’eau peut tout symboliser : le calme d’un lac, la lourdeur d’une cascade, la rapidité d’un
fleuve, l’agitation des courants, la force des vagues, la douceur d’un ruisseau, l’immensité de
l’océan…
Selon Catherine Despeux, la prépondérance de la faiblesse de l’eau rappelle une
particularité du pays de Chu (d’où viendrait Lao-Tseu), qui abritait dans l’Antiquité des
«chamans hommes et femmes qui avaient le pouvoir de maîtriser l’eau et qui soit étaient des
femmes, soit se comportaient en femme. »311 N’oublions pas que dans la tradition taoïste, le
Yin est associé autant à la femme qu’à l’eau, là où le Yang est associé à l’homme et au feu !
Lao-Tseu dit que « l'homme d'une vertu supérieure est comme l'eau »312 , et il ajoute
plus loin « je suis vague comme la mer ; je flotte comme si je ne savais où m'arrêter »,313 puis
il étend ce je à « un grand royaume ([qui]doit s'abaisser comme) les fleuves et les mers, où se
réunissent (toutes les eaux de) l'empire. »314 Par sa métamorphose en multiples états, comme
par son mode d’action (la bassesse), l’eau symbolise le processus alchimique : le sage doit
faire comme l’eau, imiter l’eau, être l’eau ; et là où la flaque de boue rejoint l’océan,
l’Homme transforme son âme, du plomb à l’or, de l’aveuglement à la clairvoyance, de la
misère à la grandeur, de l’agitation au repos.
310
Sellier, Philippe, op. cit., p. 30.
311
Despeux, Catherine, op. cit., p. 96.
312
Lao-Tseu, op. cit., chapitre VIII, p. 22.
313
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XX, p. 29.
314
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LXI, p. 52.
121
2. À la conquête de l’immortalité
L’âme immortelle
Nonobstant ces misères, il veut être heureux, et ne veut être qu’heureux, et ne peut
ne vouloir pas l’être. Mais comment s’y prendra‑t‑il ? Il faudrait, pour bien faire, qu’il se
rendît immortel. Mais ne le pouvant, il s’est avisé de s’empêcher d’y penser.
Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour
se rendre heureux, de n’y point penser.315
L’Homme n’a pas peur de la mort elle-même, mais est littéralement effrayé face au
peu de connaissances qu’il possède sur elle. Pascal veut combler ce vide, et pour cela, il part
du principe que l'âme est immortelle. Comme argument, l’apologiste s’appuie sur la
paronomase entre « immatérielle » et « immortelle »316 : si l’âme est immatérielle, cela
signifie qu’elle ne peut pas mourir. Le problème, c’est qu’en ne s'attachant qu’à ce qu'ils
voient, les Hommes concluent que de voir un corps mourir inclut forcément la mort, la
disparition de l’être. La mort fait peur, mais c’est une peur vaine, justifiée sur le plan physique
- car le corps peut bel et bien mourir - injustifiée sur le plan immatériel.
Quant à Lao-Tseu, il distingue deux types d'âmes, l’une spirituelle (Houen), l’autre
sensitive (P’o). Rattachée au Yang, la première commande le souffle, cette énergie vitale et
immatérielle ; la seconde, rattachée au Yin, s’occupe du bon fonctionnement du corps (sang,
os, nerfs, etc.). Tout comme le Yin et le Yang fonctionnent de concert, ces deux types d’âmes
doivent s'harmoniser pour que la vie soit préservée, alors que leur dysharmonie entraîne des
maux plus ou moins graves, et leur séparation est synonyme de mort. En étant parfaitement
équilibrées, ces deux âmes permettent une unité parfaite, et comme le dit Max Kaltenmark,
«ce principe immortel qui habite le coeur du Saint n’est autre que le Tao. Il n’y a donc d’autre
immortalité que celle du Tao lui-même. »317
315
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 166, p. 120.
316
« Fausseté des philosophes qui ne discutaient pas l’immortalité de l’âme. Fausseté de leur dilemme dans
Montaigne. » (Pascal, op. cit., fragment 29, p. 49) « Immatérialité de l’âme. Les philosophes qui ont dompté
leurs passions, quelle matière l’a pu faire ? » (fr. 147, p. 107) « Il est important à toute vie de savoir si l’âme est
mortelle ou immortelle. » (fr. 196, p. 148)
317
Kaltenmark, Max, op. cit., p. 77.
122
Une méthode de longévité taoïste
Mais le taoïsme va plus loin, en donnant des techniques pour préserver le corps de la
mort. Selon les légendes, l'état d’immortalité du corps aurait été atteint par Lao-tseu comme
par d’autres sages taoïstes, considérés ensuite comme des dieux. Ceci est possible, selon les
taoïstes, grâce au nei-tan, signifiant littéralement « cinabre intérieur », « alchimie interne »,
élixir intérieur. » C’est la création d’une âme immortelle agissant sur le corps physique,
l'alliance de l’alchimie intérieure avec l’alchimie extérieure318. Concernant l’allongement de la
vie, la distinction que j’avais faite plus haut entre l'alchimie opératoire et l’alchimie spirituelle
est plus floue dans le taoïsme, puisqu’il s’agit du même phénomène s’accomplissant sur deux
plans différents : le matériel et l’immatériel.
De plus, la traduction de Stanislas Julien met en avant la distinction entre deux termes
auxquels on donne généralement la même signification : « celui qui meurt et ne périt pas jouit
d'une (éternelle) longévité. »319 Lao-Tseu distingue le fait de mourir avec celui de périr, en
affirmant qu’il est possible de mourir tout en continuant à subsister. Sachant que la vie et la
mort sont deux aspects d’un même phénomène, que faut-il entendre par « ne périt pas » ?
Qu'est-ce qui nous touche de plus près, de notre gloire ou de notre personne ?
Qu'est-ce qui nous est le plus précieux, de notre personne ou de nos richesses ?
Quel est le plus grand malheur, de les acquérir ou de les perdre ?
C'est pourquoi celui qui a de grandes passions est nécessairement exposé à de grands
sacrifices.
Celui qui cache un riche trésor éprouve nécessairement de grandes pertes.
Celui qui sait se suffire est à l'abri du déshonneur.
Celui qui sait s'arrêter ne périclite jamais.
Il pourra subsister longtemps.320
318
Pour approfondir le sujet, voir dans le dictionnaire de la sagesse orientale, l’article « nei-tan » p. 384 et
l’article « wai-tan » p. 657. C’est Catherine Despeux qui relie l’alchimie intérieure et extérieure, au lieu de les
opposer, comme c’est souvent le cas.
319
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XXXIII, p. 36.
320
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XLIV, pp. 44-45.
123
trésor éprouve nécessairement de grandes pertes » peut être remplacé par une phrase comme :
« celui qui conserve sa vie éprouve nécessairement le déchirement du manque. » De ce point
de vue philosophique, l’immortalité serait plus un dés-attachement321 de la vie, qu’une
survivance à la mort.
321
Je préfère dire dés-attachement plutôt que détachement, pour bien montrer qu’il faut tendre à l’opposé de
l’attachement, grâce à l’emploi du préfixe privatif « dés » : il faut se détacher des affections qui lient la vie à
l’Homme.
322
Baudelaire, Charles, op. cit., p. 236.
323
Lao-Tseu, op. cit., chapitre IV, p. 20.
124
commencent donc par n’être… rien, zéro. Il est intéressant de pouvoir illustrer ceci avec le
triangle de Pascal324 (figure ci-dessus) : au départ, tout est à zéro, et il suffit qu’il y en ai un
(1) pour que les nombres se multiplient en s’ajoutant de manière exponentielle.
L’inexistant crée l’existant, l’utile naît de l’inutile. Ainsi :
Trente rais se réunissent autour d'un moyeu. C'est de son vide que dépend l'usage du char.
On pétrit de la terre glaise pour faire des vases. C'est de son vide que dépend l'usage des
vases.
On perce des portes et des fenêtres pour faire une maison. C'est de leur vide que dépend
l'usage de la maison.
C'est pourquoi l'utilité vient de l'être, l'usage naît du non-être.325
On sait qu’une des plus grandes thèses de Pascal, qui lui a causé autant de duels
intellectuels que de révélations intérieures, est l’existence du vide. Le vide est, selon lui, la
cause première des actions, dans le sens où l’entend également Lao-tseu dans le chapitre
ci-dessus. Pascal se sert de l’exemple d’une seringue dans laquelle il est possible de faire
remonter un liquide, en levant le piston (c’est le principe-même de la prise de sang). Toutes
les actions et les créations au sens le plus large possible, naissent du vide, du néant.
Retournons au récit originel, celui de la création :
Le deuxième verset traduit, dans la plupart des langues, un véritable néant, ce rien qui
est à la base de tout : vide, inoccupé, informe, désert. Seulement, le texte original en dit plus,
par l’hébreu « vabohou tohou ». Bien loin d’être rien, ce tohu-bohu est beaucoup de choses,
comme un chaos qu’il a fallu organiser, un grand chamboulement qui existait bel et bien,
puisqu’il était là. Dieu a inventé sa création oui, mais il n’a pas tout inventé : les ténèbres
étaient là bien avant la lumière. Ceci pour montrer que le vide n’est pas… rien. C’est un vide
utile, qui a sa fonction, car ce n’est pas la consistance qui fait l’existence.
324
Même s’il est appelé « triangle de Pascal », ce n’est pas lui qui l’a inventé, ce type de triangle étant connu
plusieurs siècles avant la naissance de Pascal. Source de l’image :
https://socratic.org/questions/how-do-you-expand-r-3-5-using-pascal-s-triangle
325
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XI, p. 23.
326
Collectif, Ancien Testament, Le Pentateuque, Genèse, 1.1 et 1.2, traduction de Louis Segond, révision de
1910. Disponible [En Ligne] sur : http://www.bible-en-ligne.net/bible,01O-1,genese.php
125
Le Tao, Dieu, sont comme des soleils qui sont apparus dans les ténèbres, et n’ont pu se
manifester que parce qu’à l’origine il y a avait ce néant qui permit, par contraste, au soleil de
rayonner. Puis du soleil est né le minéral, le végétal, l'animal, et enfin l’Homme.327
Si le récit de l’origine du monde est important dans la tradition alchimique, c’est parce
que le processus consiste justement à remonter aux origines, à remonter au noyau, à l’instant
T (ou plutôt, l’instant 0) de la création. Il s’agit du plus haut niveau à atteindre, à la fois
premier et dernier, et commence bien sûr, comme nous l’avons vu, par une transformation de
soi-même, point de départ d’une transcendance inter- et extra-humaine.
327
Je note, même en étant passé très vite sur le processus de création énoncé dans l’Ancien testament, à quel
point ce récit rejoint la théorie scientifique.
328
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 540, p. 366.
329
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XXII, p. 30.
330
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XXXVIII, p. 41.
331
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XLVIII, p. 46.
332
Fragment entier : « Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté
de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir ? Mais ôtez leur
divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c’est bien être
malheureux que d’être dans une tristesse insupportable aussitôt qu’on est réduit à se considérer et à n’être point
diverti. » (Pascal, op. cit. , fr. 70, p. 64)
126
inversement), il ne s’agit pas d’éclairer le néant de quelques bougies réconfortantes, mais
plutôt de prendre conscience de cette noirceur, de la laisser s'installer en soi, et peut-être
qu’un jour l’Homme assistera à la naissance de son propre soleil.
Les hommes d'une vertu supérieure ignorent leur vertu ; c'est pourquoi ils ont de la vertu.
Les hommes d'une vertu inférieure n'oublient pas leur vertu ; c'est pourquoi ils n'ont point de
vertu.
Les hommes d'une vertu supérieure la pratiquent sans y songer.
Les hommes d'une vertu inférieure la pratiquent avec intention.
Les hommes d'une humanité supérieure la pratiquent sans y songer.
Les hommes d'une équité supérieure la pratiquent avec intention.
333
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 540, p. 366.
127
n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers imperceptible
lui‑même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde ou plutôt un tout à l’égard
du néant où l’on ne peut arriver ?334
Pascal passe dans son écriture de l’infiniment grand à l’infiniment petit, utilisant sa
plume comme une loupe dévoilant les infinités d’univers toujours perceptibles, car tout
dépend du point de référence, la question de la taille n’est pas objective, elle est relative au
sujet observant. Au final, le monde est un emboîtement, comme une multitude de poupées
gigognes (ou poupées russes) : ce que connaît chaque poupée, c’est celles qui sont juste
au-dessus et en-dessous d’elle ; même si elle sent qu’il y a encore d’autres au-dessus et
en-dessous, sa perception limitée ne permet pas d’y avoir accès. Si les poupées veulent
connaître cette infinité qui fait leur tout, elles doivent se connecter les unes aux autres et
communiquer, échanger ; elles ne doivent pas se contenter d’observer chacune de leur côté et
en tirer leurs propres conclusions. Ainsi, ce n’est pas simplement en analysant l’univers qui
lui est accessible que l’Homme peut en percer les secrets, il doit en effet dépasser les
apparences du monde et observer toutes les dimensions… ce que Pascal, par son
polytechnique, a très bien compris, sans doute comme Lao-Tseu.
C'est pourquoi, d'après moi-même, je juge des autres hommes ; d'après une famille, je juge
des autres familles ; d'après un village, je juge des autres villages ; d'après un royaume, je
juge des autres royaumes ; d'après l'empire, je juge de l'empire.
Comment sais-je qu'il en est ainsi de l'empire ? C'est uniquement par là.335
Ici, le taoïste donne un exemple beaucoup plus accessible, mais il n’empêche que la
démarche est la même. D’ailleurs, cette vision limitante n’est qu’un fait de traduction, puisque
Stephen Mitchell traduit les deux dernières interrogations comme ceci : « comment sais-je que
cela est vrai ? Je regarde en moi-même. »336 Ceci montre l’interconnection entre toutes les
choses, et l’information que chacune possède sur le
reste. À l’image d’une fractale337 (voir l’image
ci-contre), chaque portion d’univers est une version
réduite et identique à celui-ci. Ainsi, comme le note
Catherine Despeux, « dans le macrocosme, entre le ciel
et la terre, dans le microcosme, entre la tête et le
334
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 230, pp. 161-171.
335
Lao-Tseu, op. cit., chapitre LIV, p. 49.
336
Lao-Tseu, op. cit., traduction de Stephen Mitchell, chapitre LIV, p. 86.
337
igure 9 : Matthew James Taylor, A coriander plant
F
128
bas-ventre, il y a l’espace, le vide, dans lequel circule le souffle de l’harmonie, souple et
faible. »338 L’Homme est un condensé de l’univers, tout comme « des jambes avec des
jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des
gouttes dans ses humeurs, des vapeurs dans ces gouttes »339 en sont également des images
réduites.
Malgré la concupiscence, la corruption et le néant de l’Homme, celui-ci possède ce en
quoi Pascal croit le plus : le bien universel, Dieu.
La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car on est haïssable par sa
concupiscence, et de chercher un être véritablement aimable pour l’aimer. Mais comme nous
ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit
pas nous. Et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or il n’y a que l’être universel qui
soit tel. Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous-même et
n’est pas nous.340
Un peu plus loin, Pascal passe du « nous » à l’adresse directe à son lecteur, par « le
royaume de Dieu est dans vous »,341 rejoignant en tous points l’image taoïste de l’Homme qui,
comme le ciel, est un « soufflet de forge »342 permettant la circulation libre du Tao. Pour
revenir au soleil intérieur dont je parlais plus haut, il s’agit donc de la même chose : présent
depuis toujours, il n’engage que l’Homme de le laisser briller, par le peaufinage intérieur, la
disparition de l’ego, la suppression du filtre des sens, l’ouverture dans soi et hors de soi.
338
Despeux, Catherine, op. cit. p. 57.
339
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 230, pp. 161-171.
340
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 471, p. 331.
341
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 509, p. 353.
342
Lao-Tseu, op. cit., chapitre V, p. 21.
129
5. La vérité est à l’intérieur de l’Homme
Quand j’étais tout enfant, le sort d’aucun personnage de l’histoire sainte ne me semblait aussi
misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l’arche pendant quarante jours.
Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus rester aussi dans l’« arche ». Je
compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et
qu’il fît nuit sur la terre.343
Se connaître soi-même
La vérité est à l’intérieur de l’Homme, parce que connaître le monde commence par
une parfaite connaissance de soi :
Sans sortir de ma maison, je connais l'univers ; sans regarder par ma fenêtre, je découvre les
voies du ciel.
Plus l'on s'éloigne et moins l'on apprend.
C'est pourquoi le sage arrive (où il veut) sans marcher ; il nomme les objets sans les voir ;
sans agir, il accomplit de grandes choses.344
343
Proust, Marcel, Les plaisirs et les jours, i llustrations de Madeleine Lemaire, préface d'Anatole France, et
quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn, Paris, BNF, 1896, p. VII. Disponible [En Ligne] sur Gallica :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k72002k/f13.image
344
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XLVII, p. 46.
345
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 568, p. 378.
346
Kaltenmark, Max, op. cit., p. 60.
347
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 360, p. 237.
130
Celui qui connaît les hommes est prudent.
Celui qui se connaît lui-même est éclairé.348
Aller à la source
Je vous donnerai un coeur nouveau, et je mettrai en vous un esprit nouveau; j'ôterai de votre corps le
coeur de pierre, et je vous donnerai un coeur de chair.
Je mettrai mon esprit en vous, et je ferai en sorte que vous suiviez mes ordonnances, et que vous
observiez et pratiquiez mes lois.351
348
Lao-Tseu, op. cit., chapitre XXXIII, p. 36.
349
Lao-Tseu, op. cit., traduction de Stephen Mitchell, chapitre XLVII, p. 78.
350
« L’ignorant n’est pas celui qui manque d’érudition, mais celui qui ne se connaît pas lui-même et l’érudit est
un sot lorsqu’il cherche l’entendement dans des livres, dans des connaissances, auprès d’autorités.
L’entendement ne vient qu’à celui qui se connaît lui-même, c’est-à-dire qui a la perception de la totalité de son
propre processus psychologique. Ainsi, l’instruction, dans le vrai sens de ce mot, est la compréhension de soi, car
c’est en chacun de nous que l’existence entière est ramassée. » Krishnamurti, Jiddu, De l’éducation, Paris
Montréal, Presses du Châtelet, 2011, p. 17.
351
Ezéchiel, dans La Bible, traduction de Louis Segond, révision de 1910, 36.26 et 36.27. Disponible [En Ligne]
sur : http://www.bible-en-ligne.net/bible,26O-36,ezechiel.php
131
Figure 10 : Michel-Ange, La création d’Adam, Chapelle Sixtine, 1508-1512.
Puisque les yeux du coeur perçoivent les biens divins, ce sentiment intérieur et
immédiat dont parle Pascal ne serait-il pas un don de Dieu, une petite part du Divin dans
l’Homme ? En effet, « nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par
le coeur », car « les principes se sentent »352 écrit Pascal ; de plus, « la vraie nature de
l’homme, son vrai bien, la vraie vertu, et la vraie Religion sont choses dont la connaissance
est inséparable. »353 Cet organe de perception intérieur, le coeur, serait relié à la source, l’unité
primordiale, le Tao, Dieu, dont le transfert dans l’Homme est illustré dans le tableau de
Michel-Ange : Dieu, à droite, transmettant à Adam un éclair de son intelligence, symbolisé
par cette enveloppe qui entoure le Divin, en forme de cerveau.354
Misère de l’Homme, corruption, aveuglement, division du Tao, agitation, toutes ces
considérations négatives faites par nos penseurs sont si contraires aux deux entités vénérées
que, à travers l’Homme et la matière, c’est le créateur qui semble expérimenter la
contradiction.
352
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 142, pp. 105-106.
353
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 12, p. 45.
354
Certains y reconnaissent également un utérus, illustrant d’autant plus la Divinité en figure d’intelligence
créatrice.
132
6. Le miracle de l’illumination
Le Nei-Tan taoïste
Le taoïsme est l’un des courants de pensée accordant le plus d'importance au processus
d'alchimie intérieure, aussi appelée, au plus haut niveau, l’illumination interne permettant
l’accès à une connaissance totale et à l’immortalité. D’ailleurs, d’après les historiens, c’est du
taoïsme qu’est directement issue cette expression « l’alchimie interne », traduction du nai-tan,
bien avant que cette pratique s’intègre dans la culture occidentale, c’est-à-dire aux alentours
des IX-Xème siècles selon Franck Greiner.355
D’après le Dictionnaire de la sagesse orientale, le terme « illumination » permet de
traduire la notion sanscrite de Bodhi, signifiant littéralement « éveil ». Il s’agit « de l’instant
où l’homme prend conscience du vide qu’il est lui-même - à l’image de l’ensemble de
l’univers - et qui seul lui permet de comprendre la Vraie nature de toute chose. [...] Le
« vide » dont on prend conscience en cet instant n’est pas celui du néant, mais de
l’insaisissable, de l’impossible à appréhender, par la pensée comme par la sensation, de
l’infini au-delà de l’être et du non-être. (...) L’illumination profonde révèle que vide et
phénomènes, Absolu et relatif ne font qu’un. L’expérience de la Vraie Réalité passe
précisément par celle de l’Unité. »356 Cette conscience du Tao passe par la mort de l’ego, sa
disparition dans l’illumination profonde. C’est également en cela que le néant est la source de
tous les possibles, car il est très difficile de se débarrasser de l’ego, tant il paraît indispensable
à la survie de l’être… ce qui est bien entendu une illusion. L’ego constitue tous ces aspects
d’une personne que l’on peut nommer « personnalité », « caractère » , « tempérament ».
Ainsi, plus ces aspects tendent à disparaître, plus ils se font sentir, et c’est justement parce que
cette fausse réalité de l’être n’est pas indispensable qu’il s’accroche à sa survie, et alimente
les peurs qui le renforcent.
La véritable illumination est donc la disparition de ce petit moi « illusoire » comme le
dit Pascal, au profit du grand Moi, ou Moi profond, soleil de tous les soleils, le Tao. C’est une
reconnection avec ce Moi universel, après s’être libéré du petit moi. Il s’agit d’une remontée
355
Franck Greiner en parle dans l’interview déjà cité.
356
Dictionnaire de la sagesse orientale, op. cit., p. 246.
133
de la caverne platonicienne, après s’y être enfoncé, car pour goûter la joie des retrouvailles
avec la Lumière, il faut d’abord plonger dans les Ténèbres. On vient de le voir, ce « vide »
n’est pas celui du néant, car il décrit justement l'impossibilité d’être appréhendé, hormis par
l’union à lui qui est compréhension de tout. Inutile de préciser alors que consacrer quelques
paragraphes sur cette illumination est bien vain, et ne peut conduire qu’à diverses remarques
tournant autour de ce fait indescriptible.
L’alchimie interne taoïste passe par « trois étapes du
raffinage intérieur », qui sont la purification du corps
physique, la spiritualisation intérieure matérielle du
corps, et enfin, le corps spirituel et le corps matériel
ramenés au chaos originel. Cette transmutation donne
naissance au « cinabre intérieur », ce noyau d’immortalité
ne pouvant se former qu’après la mort du noyau mortel :
l’ego. À terme, l’illumination intérieure du Saint, dans
une symbiose parfaite du microcosme avec le
macrocosme, reflète le monde entier comme un miroir.
Figure 11 : Un adepte de l’alchimie interne (Nei-Tan), dans le Dictionnaire de la sagesse orientale.
Le Feu chrétien
134
Figure 12 : Pascal, Le Mémorial, copie de Louis Périer, BNF.
L’an de grâce 1654,
Lundi 23 novembre, jour de saint
Clément, pape et martyr, et autres au
Martyrologe.
Veille de saint Chrysogone, martyr, et
autres.
Depuis environ dix heures et demie dus
soir jusques environ minuit et demi.
Feu
Dieu d’Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de
Jacob,
non des philosophes et des savants.
Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.
Dieu de Jésus-Christ
Deum meum et Deum vestrum.
Ton Dieu sera mon Dieu.
Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.
Il ne se trouve que pas les voies
enseignées dans l’Évangile.
Grandeur de l’âme humaine.
Père juste, le monde ne t’a point connu,
mais je t’ai connu.
Joie, joie, joie, pleurs de joie.
Je m’en suis séparé
Dereliquerunt me fontem aquae vivae.
Mon Dieu, me quitterez-vous ?
Que je n’en sois pas séparé
éternellement.
Cette est la vie éternelle, qu’ils te
connaissent seul vrai Dieu et celui que tu
as envoyé, Jésus-Christ.
Jésus-Christ
Jésus-Christ
Je m’en suis séparé, je l’ai fui, renoncé,
crucifié
Que je n’en sois jamais séparé !
Il ne se conserve que par les voies
enseignées dans l’Évangile.
Renonciation totale et douce.
etc.357
Cette illumination, sans être la première mais pourtant en étant la plus décisive pour
Pascal, fut celle qui enclencha la dernière période de la vie du penseur : son ère théologique et
mystique. On peut voir dans le processus de conversion, dont Pascal est un brillant exemple,
une forme d’alchimie, un degré d'illumination semblable à celui atteint par les sages taoïstes.
357
Pascal, Blaise, op. cit., fragment 742, p. 561.
135
Le chrétien, touché par une manifestation spontanée que l’on peut appeler « grâce », ressent
cette étincelle divine en son coeur, étincelle qui peut grandir jusqu'à se transformer en « Feu
».
On retrouve cette forme de la Divinité qui est Amour avant tout. En agissant par le
coeur, situé non loin du plexus solaire, l’alchimie transforme la chair en lumière, rapprochant
l’Homme du Feu divin qui est comme le gros plexus solaire, le coeur d’Amour de l’univers
entier. Ici encore, la pensée de Pascal est profondément optimiste : si l’Homme est par nature
plein de misère, il possède en lui cette étincelle divine le rapprochant de son créateur, avec la
possibilité de faire grandir et d'entretenir ce Feu…c’est un choix qui lui est laissé par la liberté
de parier sur ce qu’il veut. De plus, une fois le Feu divin allumé, il convient de l’alimenter par
un exercice de longue haleine, désigné par un terme proche du feu par sa sonorité : il faut
garder la foi. La question liminaire est alors celle-ci : croire, ou ne pas croire ? Les paris sont
ouverts.
Ainsi, par l’illumination intérieure, l’Homme peut dépasser sa condition humaine et
toucher au divin qui est à la fois connaissance de tout, et amour universel.
358
Périer, Gilberte, op. cit., p. 50.
136
Conclusion
Notre peur la plus profonde n'est pas que nous ne soyons pas à la hauteur.
Notre peur la plus profonde est que nous sommes puissants au-delà de toutes limites.
C'est notre propre lumière et non notre obscurité qui nous effraie le plus.
Nous nous posons la question… Qui suis-je, moi, pour être brillant, radieux,
talentueux et merveilleux ?
En fait, qui êtes-vous pour ne pas l'être ?
Vous êtes un enfant de Dieu.
Vous restreindre, vivre petit, ne rend pas service au monde.
L'illumination n'est pas de vous rétrécir pour éviter d'insécuriser les autres.
Nous sommes tous appelés à briller, comme les enfants le font.
Nous sommes nés pour rendre manifeste la gloire de Dieu qui est en nous.
Elle ne se trouve pas seulement chez quelques élus, elle est en chacun de nous.
Et, au fur et à mesure que nous laissons briller notre propre lumière, nous donnons
inconsciemment aux autres la permission de faire de même.
En nous libérant de notre propre peur, notre puissance libère automatiquement les
autres.359
Notre peur la plus profonde n'est pas que nous ne soyons pas à la hauteur.
Notre peur la plus profonde est que nous sommes puissants au-delà de toutes limites.
C'est notre propre lumière et non notre obscurité qui nous effraie le plus.
359
Texte original : « Our deepest fear is not that we are inadequate. Our deepest fear is that we are powerful
beyond measure. It is our light, not our darkness that most frightens us. We ask ourselves, Who am I to be
brilliant, gorgeous, talented, fabulous? Actually, who are you not to be? You are a child of God. Your playing
small does not serve the world. There is nothing enlightened about shrinking so that other people won't feel
insecure around you. We are all meant to shine, as children do. We were born to make manifest the glory of God
that is within us. It's not just in some of us ; it's in everyone. And as we let our own light shine, we unconsciously
give other people permission to do the same. As we are liberated from our own fear, our presence automatically
liberates others. » (Williamson, Marianne, A Return to Love : Reflections on the Principles of A Course in
Miracles, Harper Collins, 1992). Disponible [En Ligne] sur :
http://www.imagesetmots.fr/pages/litterature/notre_peur.html
137
Tout d’abord, l’Homme est un être contradictoire, sans cesse attiré par les extrêmes,
entre l’ombre et la lumière, la misère et la grandeur, la vanité et la plénitude. Il ne se connaît
pas lui-même, et c’est le point de départ de la non-compréhension des autres et du monde.
Partant de ce constat source de tous les maux, Pascal et Lao-Tseu dressent leurs propres
modèles de l’Homme, détruisant les valeurs généralement admises, afin de construire un
environnement en accord avec leurs idéaux.
Nous nous posons la question… Qui suis-je, moi, pour être brillant, radieux,
talentueux et merveilleux ?
En fait, qui êtes-vous pour ne pas l'être ?
Vous êtes un enfant de Dieu.
Vous restreindre, vivre petit, ne rend pas service au monde.
Dépassant ensuite l’Homme et son environnement, nous nous sommes avancés dans
les terres immortelles du monde spirituel, à côtoyer la Divinité. Loin de délaisser l’Homme, il
est resté le centre de notre réflexion, petite partie d’une diversité s’intégrant dans ce Tout
harmonieux, en perpétuel élan vers la lumière.
L'illumination n'est pas de vous rétrécir pour éviter d'insécuriser les autres.
Nous sommes tous appelés à briller, comme les enfants le font.
Nous sommes nés pour rendre manifeste la gloire de Dieu qui est en nous.
Elle ne se trouve pas seulement chez quelques élus, elle est en chacun de nous.
Et, au fur et à mesure que nous laissons briller notre propre lumière, nous donnons
inconsciemment aux autres la permission de faire de même.
En nous libérant de notre propre peur, notre puissance libère automatiquement les
autres.
138
gauche du fleuve : elle est le fleuve, ET le bord droit, ET le bord gauche. Il ne faut rien
négliger, tout prendre en considération, car le bord droit n’existe que parce qu’un bord gauche
demeure… Ainsi, il est impossible de vouloir connaître l’Homme en regardant seulement ce
qu’il y a autour de lui, car omettre le regard intérieur serait n'appréhender qu’une moitié de sa
réalité. Prenant donc en compte tous ces aspects, l’Homme occupe une place intermédiaire,
parfaitement au milieu entre la réalité implacable de la matière et la vérité transcendantale de
la Divinité.
Finalement, avec une vision du monde similaire, le taoïsme et le christianisme ont pu
montrer en quoi deux pensées si éloignées sont en fait deux aspects d’une même vérité.
Comme j’ai choisi l’exemple de Pascal et de Lao-Tseu, tout comme Frédéric Lenoir a
comparé Montaigne et Tchouang-Tseu, considérer Le Livre des morts tibétains avec les
Arcanes Célestes de Swedenborg nous conduirait certainement à la même conclusion : il
existe une vérité unique et indépendante de tous les carcans doctrinaux. Quelle est-elle ?
S’appuyant sur les pensées pascalienne et taoïstes, je pense que nous pouvons l’appeler la
Divinité : il règne alors une puissance créatrice de toute chose dans l’univers, présente en
chaque être et n’attendant que l'allumette qui viendra l’embraser.
Par ailleurs, s’il subsiste ce nombre incalculable de doctrines, divisant des êtres
partageant, au fond, une pensée commune, c’est qu’il y a autant de termes différents pour les
nommer. Ainsi, les mots divisent, chacun pensant détenir la vérité, qui n’est en réalité qu’une
variante des croyances de son voisin…
11:4 Ils [les Hommes] dirent encore: Allons! bâtissons-nous une ville et une tour
dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons
pas dispersés sur la face de toute la terre.
11:5 L'Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des
hommes.
11:6 Et l'Éternel dit: Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même
langue, et c'est là ce qu'ils ont entrepris; maintenant rien ne les empêcherait de
faire tout ce qu'ils auraient projeté.
11:7 Allons! descendons, et là confondons leur langage, afin qu'ils n'entendent
plus la langue, les uns des autres.
11:8 Et l'Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre; et ils cessèrent
de bâtir la ville.
11:9 C'est pourquoi on l'appela du nom de Babel, car c'est là que l'Éternel
confondit le langage de toute la terre, et c'est de là que l'Éternel les dispersa sur la
face de toute la terre.360
360
Collectif, La Bible, Genèse, traduction de Louis Segond, révision de 1910, 11.4 à 11.10. Disponible [En
Ligne] sur :http://www.bible-en-ligne.net/bible,01O-11,genese.php
139
En effet, les langues dispersent et obscurcissent la compréhension, comme le montre
ce mythe de Babel. Et bien loin de provoquer un simple émiettement de l’humanité, cela peut
conduire à de véritables déchirements, comme en témoignent les innombrables guerres
provoquées par des discordes religieuses. Bien loin de fabriquer du lien entre tous les
Hommes, les multiples religions ne font alors que les éloigner les uns les autres.
Dans une perspective de reconstruction de l’Unité divisée, nous pouvons voir,
peut-être, la fonction de la littérature comme re-création du monde. Après la Chute du
Paradis, l’univers réunifié tient pour l’instant entre les pages et les mots de nos deux penseurs.
D’ailleurs, tous les deux en portent déjà le germe, dans l’espoir qu’ils témoignent. Ce qui est
étrange, et comme souvent paradoxal avec Pascal et Lao-Tseu, c’est comment la nature
fragmentaire et émiettée de leur pensée couchée sur le papier manifeste ce désir de s’unir à la
Divinité et, plus généralement, à l’univers entier. Ainsi, c’est à partir de la dispersion des êtres
et des choses que naît, voire re-naît l’Unité primordiale, comme les pièces d’un puzzle qui se
rassemblent.
Par leur imagination, c’est-à-dire dans la dimension visionnaire de se représenter des
images déjà perçues (évidemment pas dans la définition qu’en fait Pascal), nos deux auteurs
recréent le monde. Appliquant le principe de renversement perpétuel, ils cherchent chaque
chose en son contraire : par conséquent, c’est du voyage intérieur que naît la connaissance de
l’univers, c’est de la diversité que naît l’Unité, ce sont à partir des images créées par l’esprit
que le monde émerge.
Pour voir au-delà des apparentes
illusions que fabriquent les sens, il faut
faire fonctionner le monde à l’envers,
afin de l’observer sens dessus dessous et
de passer, à la manière d’Alice au pays
des merveilles, de l’autre côté du miroir.
Il s’agit de bouleverser nos croyances
matérialistes, car « l’imagination est la
clé »361 pour ouvrir la porte d’un univers
magique.
Figure 13 : Lewis Caroll, Alice's Adventures Under Ground, 1871
361
Black, Jonathan, L’Histoire secrète, op. cit., p. 643.
140
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Bibliographie critique
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BLACK, Jonathan, L’Histoire secrète du monde, traduit de l’anglais par Pauline Rebelle en
collaboration avec Laure Motet, Paris, J’ai Lu, coll. « J’ai Lu Documents », 2011.
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2015.
Contextualisation :
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Le Grand livre », 2012.
143
BRUYN, Pierre-Henry de, Le Taoïsme : Chemins de découvertes, Paris, CNRS éditions, coll.
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BEGUIN Albert, PASCAL Blaise, Pascal par lui-même, images et textes présentés par Albert
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HPFSjoSU7dGiqwDY
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lermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2004.
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La Voie du Tao, Dir. Yves de Peretti, Arte France, Idéale Audience, 2010. Disponible sur
Arte : https://boutique.arte.tv/detail/voie_du_tao
145
Table des illustrations
Auteur Titre Localisation Source Page
146
Figure 7 Marie Faure Grandeur 93
(Yang) et
misère (Yin)
147
148
Table des matières
Remerciements 3
Introduction 5
Première Partie Étude de l’Homme 15
Chapitre 1 : l’Homme, tentative de définition 17
1. Des contradictions inhérentes à l’Homme 20
Une contradiction fondamentale 20
Raison ou passions ? 22
2. Deux visions de l’Homme 23
Grandeur et misère 23
Homme plein, Homme vide 25
3. La nature humaine 27
Tout Homme est un « roi dépossédé » 27
L’Unité nécessaire 28
4. Quelques exemples à suivre 29
Des qualités puisées chez les anciens 29
Une qualité universelle : l’honnêteté 31
5. L’idéal à atteindre 32
Le Saint Taoïste 33
Le chrétien 34
Chapitre 2 : l’Homme dans son environnement 37
1. L’amour 40
Les deux manières d'aimer 40
La sexualité : cette union sacrée 43
L’amour désintéressé 44
2. Cultiver son intérieur et rejeter les choses extérieures 45
L’illusion des sens 45
Supprimer les désirs et les passions 47
3. Laisser faire le naturel 48
Prendre exemple sur la Nature 48
L’appel à la simplicité 50
4. Des modèles de gouvernement 51
Des réflexions sur la politique 51
Se gouverner soi-même avant de s’occuper du pays 53
5. Le rapport au savoir 54
L’éloge de l’ignorance 55
Une nouvelle manière d’apprendre 56
Deuxième Partie Une réalité spirituelle 59
Chapitre 1 : Deux entités : Dieu et le Tao 61
149
1. Les principes d’action 63
Le Tao féminin 63
Jésus-Christ le médiateur 66
2. Des entités cachées 68
3. Des rapports différents à l’Homme 71
La non-distinction taoïste 71
La Providence janséniste 72
4. Le processus d’imitation 74
Le processus d’évolution taoïste : la Terre → l’Homme → le Roi → le Ciel →
le Tao 74
L’Homme : ni ange, ni bête 76
Chapitre 2 : L’union spirituelle 79
1. L’unité dans la multitude 80
Division et rassemblement 80
Un seul et même corps : celui de Jésus-Christ 81
2. Un rai de lumière transperçant les ténèbres 83
« Le clair-obscur du monde » (Philippe Sellier) 83
Décoder la signalétique divine 84
3. Une remise en question de la réalité 85
L’illusion du petit moi 85
L’illusion du monde 88
Le rêve et la veille 89
4. Les contraires s’assemblent 91
Les opposés nécessaires 91
La clé de l’harmonie 93
5. La vie, ce renouvellement perpétuel 95
Le retour à l’origine 95
La vie et la mort : deux aspects du même phénomène 97
Troisième Partie Ouverture Métaphysique 101
Chapitre 1 : Le bonheur universel 103
1. Le pari pascalien 103
2. L’absence de contrôle 105
La non-résistance 105
Trouver le juste milieu 107
Le paradoxe de la vie 108
3. Un sentiment du bonheur passé 109
4. Le mal nécessaire 111
L’importance du péché originel 111
Le bonheur naît du malheur 112
5. L’amour souverain 114
Les yeux du coeur 114
Le souverain bien 116
150
Chapitre 2 : L’alchimie intérieure 119
1. Du ruisseau à l’océan 120
2. À la conquête de l’immortalité 122
L’âme immortelle 122
Une méthode de longévité taoïste 123
3. Le vide, le néant, ou la source de tous les possibles 124
Théories de l’évolution taoïste et pascalienne 124
Remplir le vide, remplir de vide 126
4. L’infini dans le fini 127
5. La vérité est à l’intérieur de l’Homme 130
Se connaître soi-même 130
Aller à la source 131
6. Le miracle de l’illumination 133
Le Nei-Tan taoïste 133
Le Feu chrétien 134
Conclusion 137
Bibliographie 141
151