À Propos Des Etudes de Philosophie Politique Platonicienne de Leo Strauss
À Propos Des Etudes de Philosophie Politique Platonicienne de Leo Strauss
À Propos Des Etudes de Philosophie Politique Platonicienne de Leo Strauss
MYLES F. BURNYEAT
I
« N’aspirant ni à être détruits, ni à dévaster la multitude, les
penseurs d’exception ont toujours tenté de transmettre un message à
leurs lecteurs à travers une éloquence faite de silences signifiants et
d’indications chargées de sens 3. »
1. Cet article a été publié sous le titre « Sphinx Without a Secret », dans la New York Review
of Books, vol. 32, n° 9, 30 mai 1985.
2. Studies in Platonic Political Philosophy, avec une introduction de Thomas L. Pangle,
Chicago, Chicago University Press, 1983, (trad. en fr. par Olivier Berrichon-Sedeyn,
Paris, Belin, 1992).
3. Joseph Cropsey (éd.), Ancients and Moderns: Essays on the Tradition of Political Philosophy
in Honor of Leo Strauss, New York, Basic Books, 1964, préface, p. viii.
4. Lewis A. Coser, Refugee Scholars in America: Their impact and Their Experience, New
Haven, Yale University Press, 1984, p. 202.
5. Voir Stephen Toulmin, « The Evolution of Margaret Mead », New York Review of Books,
vol. 31, n° 6 décembre 1984, p. 4.
6. L. A. Coser, Refugee Scholars in America…, op. cit., p. 202.
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tion sont tout aussi impressionnants dans leur enseignement que dans
leurs productions académiques. Mais, pour un novice, ceci ne fait
qu’obscurcir l’énigme. Comment les idées de Strauss parviennent-elles
à produire une telle dévotion ? Et pourquoi ces intellectuels en ont-ils
besoin ? Pourquoi font-ils reposer leur propre pouvoir de persuasion
sur la médiation d’un professeur stimulant ?
Il est vrai que les écrits de Strauss sont rébarbatifs et d’un abord
difficile. Ils ont à voir, dans une large mesure, avec ce que Strauss se
plaisait à appeler « les vieux livres ». Il a étudié, et aurait souhaité que
nous étudiions avec lui, Platon, Xénophon, Aristote et Cicéron, al-
Farabi et Maïmonide, Machiavel et Hobbes, Spinoza et Locke –
ceux-là même qui forment la famille des « penseurs d’exception ».
L’éventail de son savoir est en effet formidable ; sa maîtrise des
langues anciennes et médiévales n’a de cesse de nous éblouir ; son
examen minutieux de chaque texte justifie l’admiration de tous.
Selon Strauss, ces vieux textes « doivent leur existence à l’amour du
philosophe mature pour les rejetons de sa race par qui il souhaite être
aimé en retour 7 ». Et l’on comprend que les rejetons d’aujourd’hui
aient besoin de soutien, s’ils doivent répondre avec amour à la
manière dont Strauss commente ces textes classiques ; parce qu’il
rend délibérément les textes difficiles encore plus difficiles et les plus
faciles (comme ceux de Platon et Xénophon) les plus ardus de tous.
Les jeunes auront d’autant plus besoin d’assistance si, pour com-
prendre le monde contemporain, ils doivent s’inspirer de l’interpré-
tation que Strauss donne de l’histoire de la pensée politique.
Mais le professeur straussien n’est pas seulement ce miel venu
adoucir l’amertume 8. Voici un récit de la première réunion du sémi-
naire de Strauss consacré à Hobbes en automne 1956 :
7. Leo Strauss, Persecution and the Art of Writing, Glencoe, Free Press, 1952, p. 36 (trad.
en fr. par O. Berrichon-Sedeyn, La Persécution et l’Art d’écrire, Paris, Agora, Presses
Pocket, 1989).
8. Pour la douceur, voir la critique étonnamment attrayante d’Allan Bloom, « Leo Strauss,
September 20, 1899-October 18, 1973 », Political Theory, 2, 1974, p. 372-392, qui
rend également compte des phases successives de la pensée et de l’écriture de Strauss.
64 – Myles F. Burnyeat
9. Werner J. Dannhauser, « Leo Strauss: Becoming Naive Again », The American Scholar,
44, 1974-1975, p. 638.
Le Sphinx n’a pas de secret – 65
II
« Chacun devrait être porté par une nostalgie sincère pour le
passé 12 »
« … aujourd’hui, LA vérité n’est peut-être accessible qu’à tra-
vers certains vieux livres. 13 »
14. L. Strauss, What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 113 ; Liberalism, op. cit., p. 11.
15. L. Strauss, What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 38 ; Liberalism, op. cit., p. 63-64.
16. Ibid., p. 4.
17. L. Strauss, Natural Right…, op. cit., p. 143 ; The City and the Man, op. cit., p. 27-28,
37.
18. Ibid., p. 127 ; cf. L. Strauss, Socrates and Aristophanes, New York, Basic Books, 1966,
p. 279-280, 312 (trad. en fr. par O. Berrichon-Sedeyn, Socrate et Aristophane, Combas,
Éditions de l’Éclat, 1983). Pour la version plus ancienne, cf. L. Strauss, On Tyranny…,
1e éd. 1948, p. 77-79 ; Natural Right…, op. cit., p. 138-139, 151, 199-200, 307 ;
Thoughts on Machiavelli, Glencoe, The Free Press, 1958, p. 172-173, 296 (trad. en fr.
par Michel-Pierre Edmond et Thomas Stern, Pensées sur Machiavel, Payot, 1982).
19. L. Strauss, What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 113, où il indique que lorsque
l’argument est appliqué à la réalité d’aujourd’hui, il donne raison à sa défense de la
démocratie libérale ou constitutionnelle – c’est-à-dire que, selon lui, la démocratie
moderne est justifiée si et parce qu’elle n’est qu’une aristocratie déguisée. Cf. L. Strauss,
Liberalism…, op. cit., p. 24.
Le Sphinx n’a pas de secret – 67
sage, qui ne veut pas gouverner lui-même parce que ses vues s’atta-
chent à des choses plus élevées 20. Ses intérêts, dans les deux sens du
terme 21, étant nobles, ils varient en fonction de ceux de la société.
Dispenser cette leçon aux « gentlemen » constitue le service envers la
société grâce auquel « le philosophe » peut justifier la distance qu’il
maintient vis-à-vis des affaires politiques tout en se protégeant de la
destruction par la multitude 22. On nous assure, néanmoins, qu’on a
peu de chance de trouver « le philosophe » dans un département uni-
versitaire de philosophie 23.
20. L. Strauss, Natural Right…, op. cit., p. 151 ; What is Political Philosphy ?, op. cit.,
p. 113.
21. L. Strauss, On Tyranny…, op. cit., p. 63 ; What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 221-
222 ; Liberalism…, op. cit., p. 14.
22. L. Strauss, What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 92-94, 120, 125-126.
23. L. Strauss, Liberalism…, op. cit., p. 7.
24. W. J. Dannhauser, « Leo Strauss: Becoming Naive Again », op. cit., p. 641.
25. L. Strauss, Liberalism…, op. cit., p. 7.
68 – Myles F. Burnyeat
26. Voir « How To Begin To Study The Guide of the Perplexed », essai introductif à Moïse
Maïmonide, The Guide of the Perplexed, traduit par S. Pines, Chicago, University Chi-
cago Press, 1963. Cet essai a été réimprimé dans Liberalism…, op. cit., chap. 6.
27. The City and the Man, op. cit., p. 119.
28. Voir L. Strauss, « Platon », in L. Strauss et J. Crosey (éds.), History of Political Philo-
sophy, Rand McNally, 2e éd. 1972, p. 43-44 (Histoire de la philosophie politique, trad. en
fr. par Olivier Berrichon-Sedeyn, Paris, PUF, 1999).
29. La tentative la plus poussée de Strauss pour construire son propre argument philoso-
phique réside dans l’article « On Collingwood’s Philosophy of History », op. cit.
30. L. Strauss, The City and the Man, op. cit., p. 65.
Le Sphinx n’a pas de secret – 69
36. Ce qui explique la liste pléthorique de références qu’il me faut citer ici afin de présenter
cette histoire sous sa forme la plus simple.
37. Allan Bloom, préface de L. Strauss, On Tyranny…, op. cit., p. v.
38. L. Strauss, On Tyranny…, op. cit., p. 24-27 ; Persecution…, op. cit., p. 29-30 ; What is
Political Philosophy ?, op. cit., p. 66 et suiv. ; Liberalism…, op. cit., p. 233-234.
39. Pour lire les opinions cinglantes, dans chaque cas d’experts très respectés dans leur
domaine, sur les travaux de Strauss que je n’ai pas eu l’occasion de mentionner, il vaut la
peine de parcourir la critique de Terence Irwin du Socrates de Xénophon (Ithaca, Cornell
University Press, 1972) dans The Philosophical Review, 83, 1974, p. 409-413 ; celle de
Trevor Saunders sur The Argument and the Action of Plato’s Laws (Chicago, University of
Chicago Press, 1975), dans Political Theory, 4, 1976, p. 239-242 ; ainsi que les apprécia-
tions des lectures straussiennes de Locke dans John Dunn, The Political Thought of John
Locke, Cambridge, Cambridge University Press, 1969, chap. 12. La frustration éprouvée
par les néophytes quand ils tentent de s’engager dans une discussion académique avec les
initiés est très bien illustrée par la tentative de J. G. A. Pocock de débattre du Thoughts on
Machiavelli de Strauss avec Harvey Mansfield dans Political Theory, 3, 1975, p. 372-405.
40. Voici un exemple bref mais significatif : « Méfiant envers toutes conventions, aussi tri-
viales soient-elles, qui risquent de nuire aux sujets importants, je suis allé jusqu’à
omettre ces crochets anguleux dont les universitaires modernes ont pour habitude de
parer leurs citations d’écrits anciens » (L. Strauss, On Tyranny…, op. cit., p. 25). Ce que
cela signifie est que Strauss refuse tout bonnement, sans argumentation, de penser qu’il
serait peut-être légitime de douter de l’authenticité de certains travaux qui sont venus
jusqu’à nous sous le nom d’un auteur classique (cf. The City and the Man, op. cit.,
p. 55). Mais ceci est le prélude de l’exemple le plus important qui consiste en son refus
(une fois encore, aucun terme moins fort n’est approprié) de voir les différences entre
les portraits de la pensée de Socrate qu’ont fait respectivement Platon et Xénophon.
Le Sphinx n’a pas de secret – 71
III
« Dans la perspective d’un novice, un straussien… est quelqu’un
qui lit des livres séculiers religieusement, talmudiquement, cabalisti-
quement, mais, par-dessus tout, de manière perverse. 42 »
Tout a commencé avec Maïmonide. C’est de lui que Strauss a
tiré son idée de « littérature ésotérique ». Dans l’introduction de la
première partie du Guide des Égarés, Maïmonide déclare : « Le but de
ce traité n’est pas d’être compréhensible dans sa totalité par le
vulgaire », et il continue en expliquant au lecteur instruit comment
rassembler le sens de son œuvre à partir d’allusions et indications
délibérément contradictoires. Les novices n’ont pas besoin d’être
incrédules quand Strauss nous assure qu’il a existé, dans le passé, « un
type particulier de littérature dans laquelle la vérité sur toutes les
choses cruciales est exclusivement présentée entre les lignes » par
crainte de l’intolérance de la religion révélée 43. Gardez votre incrédu-
lité pour la proclamation qui suit, selon laquelle CHACUN des
« penseurs d’exception » a pratiqué l’art de l’écriture par allusions et
indications délibérément contradictoires. La fantastique hypothèse
de Strauss est que nous avons affaire soit au mode allusif d’un
Machiavel ou d’autres auteurs de la Renaissance, soit aux précautions
littéraires que l’on peut trouver chez Descartes, Hobbes, Locke, ou
dans les dialogues entre Platon et Xénophon ; dans les deux cas, les
instructions de Maïmonide à ses lecteurs du 12e siècle aura dévoilé
un enseignement jusque-là tenu secret.
Leo Strauss s’est intéressé à Maïmonide alors qu’il cherchait une
solution au conflit entre raison et religion. En tant que penseur juif
dans le monde moderne, il fit l’expérience de ce conflit en lui-même.
41. A. Bloom, « Leo Strauss, September 20, 1899-October 18, 1973 », op. cit., p. 379.
42. Werner J. Dannhauser, « Leo Strauss: Becoming Naive Again », op. cit., p. 636-637.
43. L. Strauss, Persecution…, op. cit., p. 25.
72 – Myles F. Burnyeat
44. La critique de la religion chez Spinoza ou les fondements bibliques de la science spinoziste
de la Bible : recherches pour une étude du « Traité théologico-politique », trad. en fr. par
G. Almaleh, A. Baraquin et M. Depadt-Ejchenbaum, Paris, Cerf, 1996 (Die Religions-
kritik Spinozas als Grundlage seiner Bibelwissenschaft), a été publiée pour la première
fois en Allemagne en 1930.
45. « How To Begin To Study The Guide of the Perplexed », une interprétation de Maimo-
nides fort différente de celle écrite par Strauss dans La critique de la religion chez Spi-
noza…, chap. 6.
Le Sphinx n’a pas de secret – 73
IV
55. Voir La République, 480 a, 489 a-b, 499 e-501 e : des passages qui n’ont été remarqués
ni par Strauss, ni par Allan Bloom dans The Republic of Plato, Translated with Notes and
an Interpretive Essay, New York, Basic Books, 1968. L’essai d’Allan Bloom est un texte
plus long et plus explicite, et donc un exposé plus vulnérable, de la lecture straussienne
de La République, que le chapitre 2 de The City and the Man en comparaison duquel
(comme Bloom le reconnaît dans Political Theory, 5, 1977, p. 315) il n’est qu’un pâle
dérivé.
Le Sphinx n’a pas de secret – 77
56. L. Strauss, The City and the Man, op. cit., p. 51. Les initiés qui sont familiarisés avec
l’habitude qu’a Strauss de faire parler le grec ancien à la langue anglaise, ne seront pas
surpris par cette explication de l’ironie qui répète celle d’Aristote du mot grec eironeia.
Liberalism Ancient and Moderns est fondé sur ce même traitement du mot « libéral » (cf.
p. vii-viii, 28). Et qu’importe que ces deux mots aient acquis un sens différent et plus
riche à travers les siècles. Porté par une nostalgie sincère pour le passé, Strauss était prêt
à inverser le cours de l’histoire dans le discours, s’il ne pouvait le faire dans les actes.
57. Voir « How Farabi reads Plato’s Laws », chap. 5 de What is Political Philosophy ?, et le
premier chapitre de Persecution…, op. cit.
58. L. Strauss, What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 143.
78 – Myles F. Burnyeat
59. L. Strauss, The City and the Man, op. cit., p. 51-53 ; cf. On Tyranny…, op. cit., p. 26 ;
Persecution…, op. cit., p. 36 ; What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 222.
60. L. Strauss, The City and the Man, p. 124, en référence à La République de Platon, 499
bc, 500 d 4-5, 520 ad, 521 b 7, 539 e 2-3.
Le Sphinx n’a pas de secret – 79
V
« Carnes Lord a enseigné la science politique à l’Université de
Virginie ; il a travaillé pour le gouvernement des États-Unis, et,
récemment, dans l’équipe dirigeante du National Security Council.
64. Extrait du texte de la jaquette de Aristotle: the Politics, Chicago, University of Chicago
Press, 1984, traduit, introduit et annoté par Carnes Lord. Élève d’Allan Bloom, Lord a
contribué à traduire les textes de Xenophon utilisé pour l’ouvrage publié par Strauss :
Xenophon’s Socratic Discourse: An Interpretation of the Œconomicus, Ithaca, Cornell
University Press, 1970.
65. L. Strauss, Natural Right…, op. cit., p. 151 ; cf. Thoughts on Machiavelli, op. cit., p. 13-
14, 298-299 ; Liberalism…, op. cit., p. 223.
66. L. Strauss, Natural Right…, op. cit., p. 150 n. 24 ; The City and the Man, op. cit., p. 73.
Strauss était plus éclairé dans The Philosophy of Hobbes…, op. cit., p. 161-162.
Le Sphinx n’a pas de secret – 81
cette insatiable soif idéaliste de justice qui a grandi chez ses rejetons
américains dans les années où Strauss enseignait et écrivait.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par la rédaction
RÉSUMÉ
The leading characters in Strauss’s writing are “the gentlemen” and “the philosopher”.
The former come preferably from patrician urban backgrounds and have money
without having to work too hard for it: they are idealistic, devoted to virtuous ends,
and sympathetic to philosophy. They are thus ready to be taken in hands by “the phi-
losopher”, who will teach them the great lesson they need to learn before they join the
governing elite. The philosopher knows to decipher old books, and reveal in them the
hidden message taught by the Ancients: a just society is so improbable that one can do
nothing to bring it about. The problem of the straussian reading of old books is that the
story it tells us is based on shallow foundations. If Plato is the radical Utopian that
ordinary scholarship believes him to be, there is no such thing as the unanimous con-
servatism of the “classics”, no such disaster as the loss of ancient wisdom through
Machiavelli and Hobbes, no such person as “the philosopher” to teach “the gentlemen”
to observe “the limits of politics”.