À Propos Des Etudes de Philosophie Politique Platonicienne de Leo Strauss

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dossier

MYLES F. BURNYEAT

Le Sphinx n’a pas de secret 1


À propos des Études de
Philosophie Politique Platonicienne 2
de Leo Strauss

I
« N’aspirant ni à être détruits, ni à dévaster la multitude, les
penseurs d’exception ont toujours tenté de transmettre un message à
leurs lecteurs à travers une éloquence faite de silences signifiants et
d’indications chargées de sens 3. »

C ETTE PHRASE ÉTONNANTE n’est pas de Leo


Strauss mais extraite de l’introduction d’un
livre écrit en son hommage. Elle exprime à la
perfection la substance et le style de son enseignement. C’est dire
qu’elle n’explique aux novices ni en quoi cet enseignement
consiste, ni en vertu de quels pouvoirs il a élevé Strauss à son émi-
nent rang actuel de gourou du conservatisme américain. Pour les
initiés par contre, ceux qui sont en contact avec les « penseurs
d’exception », cette phrase possède la qualité d’une poésie qui
condense en une énonciation évocatrice l’univers entier de la pensée
du maître.

1. Cet article a été publié sous le titre « Sphinx Without a Secret », dans la New York Review
of Books, vol. 32, n° 9, 30 mai 1985.
2. Studies in Platonic Political Philosophy, avec une introduction de Thomas L. Pangle,
Chicago, Chicago University Press, 1983, (trad. en fr. par Olivier Berrichon-Sedeyn,
Paris, Belin, 1992).
3. Joseph Cropsey (éd.), Ancients and Moderns: Essays on the Tradition of Political Philosophy
in Honor of Leo Strauss, New York, Basic Books, 1964, préface, p. viii.

Raisons politiques, n° 16, novembre 2004, p. 61-81.


© 2004 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
62 – Myles F. Burnyeat

Leo Strauss est né en Allemagne en 1899 et il est mort à


Chicago en 1973. Il a étudié la philosophie dans plusieurs universités
allemandes, puis a été assistant à l’Académie de Recherches Juives de
Berlin où il s’est « concentré sur la critique de la Bible et la pensée de
Spinoza ». Il est arrivé à New York en 1938 et a enseigné la théorie
politique à l’université de Chicago entre 1948 et 1969, année où il
prit sa retraite 4. À cette date, on peut dire qu’il était devenu l’un des
penseurs les plus influents des États-Unis.

On peut accéder à la pensée de Strauss par deux chemins diffé-


rents. Pas moins de quatorze livres et une multitude d’articles savants
sont énumérés dans la bibliographie de ses publications en appen-
dice de l’ouvrage qui fait l’objet de ce compte-rendu. Il est également
possible de s’inscrire, en guise d’initiation, à un cours dispensé par
un professeur straussien, à Harvard, à l’université de Chicago, ou
dans les nombreuses universités dans lesquelles les élèves de Strauss,
ou les élèves de ses élèves, se sont établis.
C’est de cette seconde approche que résulte généralement chez
les initiés le sentiment d’appartenance et d’adhésion à l’univers de
Strauss. Mais, si les livres et articles sont disponibles facilement du côté
de l’Atlantique d’où j’écris, Strauss n’a aucune influence perceptible
en Grande-Bretagne. Aucun auteur de la London Review of Books ne
s’inquiéterait – à l’instar, récemment dans ces pages, de Stephen
Toulmin au sujet de l’équipe de prospective du Département d’État –
que les fonctionnaires de Madame Thatcher connaissent mieux les
idées de Leo Strauss que les réalités contemporaines 5. Strauss n’a en
effet pas de fidèles dans les universités où ces fonctionnaires sont
formés. Mais, étrangement, les échanges entre professeurs et élèves
confèrent à ses idées une force qui fait défaut dans ses publications.
Il ne fait aucun doute que Strauss était un professeur stimulant.
L’étude récente de Lewis Coser sur les universitaires réfugiés aux
États-Unis le distingue d’ailleurs du lot : « Lui seul, parmi les éminents
universitaires réfugiés, est parvenu à attirer une brillante galaxie de dis-
ciples qui a créé un culte académique autour de son enseignement 6 ».
Et de nombreuses histoires témoignent de ce que les disciples en ques-

4. Lewis A. Coser, Refugee Scholars in America: Their impact and Their Experience, New
Haven, Yale University Press, 1984, p. 202.
5. Voir Stephen Toulmin, « The Evolution of Margaret Mead », New York Review of Books,
vol. 31, n° 6 décembre 1984, p. 4.
6. L. A. Coser, Refugee Scholars in America…, op. cit., p. 202.
Le Sphinx n’a pas de secret – 63

tion sont tout aussi impressionnants dans leur enseignement que dans
leurs productions académiques. Mais, pour un novice, ceci ne fait
qu’obscurcir l’énigme. Comment les idées de Strauss parviennent-elles
à produire une telle dévotion ? Et pourquoi ces intellectuels en ont-ils
besoin ? Pourquoi font-ils reposer leur propre pouvoir de persuasion
sur la médiation d’un professeur stimulant ?
Il est vrai que les écrits de Strauss sont rébarbatifs et d’un abord
difficile. Ils ont à voir, dans une large mesure, avec ce que Strauss se
plaisait à appeler « les vieux livres ». Il a étudié, et aurait souhaité que
nous étudiions avec lui, Platon, Xénophon, Aristote et Cicéron, al-
Farabi et Maïmonide, Machiavel et Hobbes, Spinoza et Locke –
ceux-là même qui forment la famille des « penseurs d’exception ».
L’éventail de son savoir est en effet formidable ; sa maîtrise des
langues anciennes et médiévales n’a de cesse de nous éblouir ; son
examen minutieux de chaque texte justifie l’admiration de tous.
Selon Strauss, ces vieux textes « doivent leur existence à l’amour du
philosophe mature pour les rejetons de sa race par qui il souhaite être
aimé en retour 7 ». Et l’on comprend que les rejetons d’aujourd’hui
aient besoin de soutien, s’ils doivent répondre avec amour à la
manière dont Strauss commente ces textes classiques ; parce qu’il
rend délibérément les textes difficiles encore plus difficiles et les plus
faciles (comme ceux de Platon et Xénophon) les plus ardus de tous.
Les jeunes auront d’autant plus besoin d’assistance si, pour com-
prendre le monde contemporain, ils doivent s’inspirer de l’interpré-
tation que Strauss donne de l’histoire de la pensée politique.
Mais le professeur straussien n’est pas seulement ce miel venu
adoucir l’amertume 8. Voici un récit de la première réunion du sémi-
naire de Strauss consacré à Hobbes en automne 1956 :

« Il a présenté nos opinions comme de SIMPLES opinions. Il


nous a permis de réaliser que nous étions prisonniers de nos opinions
en nous dévoilant de plus vastes horizons derrière et au-delà de celles-
ci. Ainsi croyons-nous tous à des enseignements vagues dérivés de
Marx, Freud et d’autres ; or, sous-jacente à nos points de vue il y avait
la pensée moderne elle-même, dont l’un des géants n’est autre que

7. Leo Strauss, Persecution and the Art of Writing, Glencoe, Free Press, 1952, p. 36 (trad.
en fr. par O. Berrichon-Sedeyn, La Persécution et l’Art d’écrire, Paris, Agora, Presses
Pocket, 1989).
8. Pour la douceur, voir la critique étonnamment attrayante d’Allan Bloom, « Leo Strauss,
September 20, 1899-October 18, 1973 », Political Theory, 2, 1974, p. 372-392, qui
rend également compte des phases successives de la pensée et de l’écriture de Strauss.
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Hobbes. Pour comprendre la véritable nature de nos croyances, il


était nécessaire d’entreprendre un voyage ardu dans le passé, un
voyage qui ne se terminerait pas avec Hobbes ; le meilleur de la
pensée moderne n’a en effet été qu’une rébellion menée par des
géants tels que lui contre des hommes peut-être encore plus
grandioses : Platon et Aristote.

Mais la conversion, la clarification qu’il a tenté de provoquer en


nous, ne prend pas nécessairement fin avec le platonisme. La remarque
qui ne fut pas la moins remarquable d’un ensemble de suggestions –
ou d’exigences – de Leo Strauss ce jour-là, consistait à dire que nous
devrions tout simplement commencer par supposer que l’enseigne-
ment de Hobbes est vrai, non de façon relative – pas seulement pour
Hobbes ni pour son temps – mais “tout simplement vrai”. Voilà pour-
quoi il nous fallait le lire avec toute l’attention dont nous étions
capables ; et je l’entendais répéter encore et toujours que personne ne
devrait ne serait-ce que commencer à critiquer un auteur avant d’avoir
fait tout son possible pour essayer de le comprendre correctement, le
comprendre aussi bien qu’il se comprenait lui-même 9. »

Quand d’autres enseignants invitent leurs étudiants à explorer les


origines de la pensée moderne, ils encouragent l’esprit critique comme
le moyen d’une compréhension active. La compréhension se développe
à travers une interaction dialectique entre les étudiants et l’auteur qu’ils
étudient. Strauss demandait à ses étudiants – ou exigeait d’eux – qu’ils
commencent par accepter que toute amorce de désaccord avec Hobbes
(Platon, Aristote, Maïmonide), toute opinion contraire à la sienne, était
erronée. Il leur fallait mettre en suspens leur propre jugement, et même
« la pensée moderne en tant que telle » jusqu’à ce qu’ils comprennent
l’auteur aussi bien qu’il se comprenait lui-même. Il n’est que trop clair
que ce but illusoire ne pouvait être atteint à la fin du semestre.
« Abandonnez votre être, vous tous qui entrez ici ». La question est : à
qui faut-il se rendre, au texte ou au professeur ?
L’injonction à comprendre l’auteur « comme il se comprenait
lui-même » est un élément fondamental de l’interprétation straus-
sienne, mais Leo Strauss n’explique jamais ce qu’elle signifie – si ce
n’est qu’elle est dirigée directement contre sa bête noire, l’histori-
cisme, c’est-à-dire l’idée que les livres anciens devraient être compris
en fonction de leur contexte historique.

9. Werner J. Dannhauser, « Leo Strauss: Becoming Naive Again », The American Scholar,
44, 1974-1975, p. 638.
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« Je n’ai pas essayé de mettre en relation sa pensée [celle de


Xénophon] et sa situation historique parce que ce n’est pas la
manière naturelle de lire le travail d’un homme sage et, en outre,
Xénophon n’a jamais indiqué qu’il souhaitait être compris de cette
manière 10. » Evidemment, il serait présomptueux de la part des étu-
diants de critiquer un « homme sage » sur la base de leurs propres
pensées édulcorées du 20e siècle.
Je propose très sérieusement l’idée que la reddition de l’esprit cri-
tique est le prix à payer pour s’initier au monde des idées de Leo
Strauss. Quant à savoir pourquoi, durant les dernières décennies, un
nombre grandissant de rejetons a opté pour les joies de cette reddition,
et comment la mise en veilleuse de la capacité de jugement de chacun
s’accorde avec la psychologie du conservatisme – il s’agit-là de ques-
tions à poser aux spécialistes des sciences sociales que Strauss méprisait
et injuriait constamment 11. Mon rôle ici consiste à expliquer aux lec-
teurs qui s’intéressent au passé, mais qui ne souhaitent pas simplement
se retirer hors du présent, ce qui arrive dans le monde de pensée
façonné par les écrits de Strauss à partir de ses vieux livres favoris.

II
« Chacun devrait être porté par une nostalgie sincère pour le
passé 12 »
« … aujourd’hui, LA vérité n’est peut-être accessible qu’à tra-
vers certains vieux livres. 13 »

10. L. Strauss, On Tyranny: an Interpretation of Xenophon’s “Hiero”, Agora Paperback Edi-


tion, Ithaca, Cornell University Press, 1963, p. 24 (De la tyrannie, trad. en fr. par
Hélène Kern, Paris, Gallimard, 1983 (1e éd. 1954) ; Persecution…, op. cit., p. 159 ;
Natural Right and History, Chicago, University of Chicago Press, 1953, p. 33 (Droit
naturel et histoire, trad. en fr. par M. Nathan et É. de Dampierre, Paris, Flammarion,
1993) ; What is Political Philosophy ?, Glencoe, The Free Press, 1959, p. 66, 101
(Qu’est-ce que la philosophie politique ? Paris, PUF, 1992).
11. Particulièrement dans Natural Right and History. Voir aussi, parmi les ouvrages de
L. Strauss : What is Political Philosophy ?, op. cit., chap. 1 et 2 ; The City and the Man,
Chicago, University of Chicago Press, 1964, p. 8-12 (La Cité et l’homme, trad. par Oli-
vier Berrichon-Seyden, Paris, Presses Pocket, 1991) ; Liberalism Ancient and Moderns,
New York, Basic Books, 1968, chap. 8. Les dénonciations que Strauss fait des sciences
sociales modernes devraient êtres lues à la lumière du fait qu’il enseigna dans le dépar-
tement de science politique, comme le font encore la plupart de ses fidèles. La ques-
tion, dans la polémique engagée avec ses collègues, est de savoir comment de tels
départements universitaires devraient être dirigés.
12. L. Strauss, « On Collingwood’s Philosophy of History », Review of Metaphysics, 5,
1951-1952, p. 576.
13. L. Strauss, Persecution…, op. cit., p. 154.
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Les personnages principaux des écrits de Strauss sont « les


gentlemen » et « le philosophe ». « Les gentlemen » viennent, de pré-
férence, des milieux de patriciens urbains, et ils ont de l’argent sans
avoir besoin de beaucoup travailler : ce ne sont donc pas les riches en
tant que tels mais ceux qui « ont eu la chance d’être élevés de la
manière la plus convenable 14 ». Strauss méprise l’éducation de
masse 15. « L’éducation libérale constitue l’effort nécessaire pour
fonder une aristocratie au sein d’une société démocratique de masse.
L’éducation libérale rappelle la grandeur humaine aux membres de la
démocratie de masse qui ont des oreilles pour entendre 16. » De tels
« gentlemen » sont des idéalistes dévoués à des causes vertueuses, et
éprouvent de la sympathie pour la philosophie 17. Aussi sont-ils prêts
à être pris en main par « le philosophe » qui leur enseignera la
noble leçon qu’ils ont besoin d’apprendre avant de rejoindre l’élite
gouvernante.
Cette leçon s’intitule « les limites de la politique » et son
contenu consiste à montrer qu’une société juste est tellement impro-
bable que rien ni personne ne peut faire quoi que ce soit pour la faire
advenir. Dans les années 1960, cette idée a abouti au slogan « Une
société juste est impossible » 18. Dans tous les cas, la morale est que
« les gentlemen » devraient gouverner d’une façon conservatrice,
sachant que « l’alternative apparemment juste à l’aristocratie, qu’elle
soit ouverte ou déguisée, serait une révolution permanente, en
d’autres termes, un chaos endémique dans lequel la vie serait aussi
pauvre et courte que brutale 19. »
Mais qui est « le philosophe » et comment sait-il qu’il s’agit-là
de la bonne leçon à dispenser aux « gentlemen » ? C’est un homme

14. L. Strauss, What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 113 ; Liberalism, op. cit., p. 11.
15. L. Strauss, What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 38 ; Liberalism, op. cit., p. 63-64.
16. Ibid., p. 4.
17. L. Strauss, Natural Right…, op. cit., p. 143 ; The City and the Man, op. cit., p. 27-28,
37.
18. Ibid., p. 127 ; cf. L. Strauss, Socrates and Aristophanes, New York, Basic Books, 1966,
p. 279-280, 312 (trad. en fr. par O. Berrichon-Sedeyn, Socrate et Aristophane, Combas,
Éditions de l’Éclat, 1983). Pour la version plus ancienne, cf. L. Strauss, On Tyranny…,
1e éd. 1948, p. 77-79 ; Natural Right…, op. cit., p. 138-139, 151, 199-200, 307 ;
Thoughts on Machiavelli, Glencoe, The Free Press, 1958, p. 172-173, 296 (trad. en fr.
par Michel-Pierre Edmond et Thomas Stern, Pensées sur Machiavel, Payot, 1982).
19. L. Strauss, What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 113, où il indique que lorsque
l’argument est appliqué à la réalité d’aujourd’hui, il donne raison à sa défense de la
démocratie libérale ou constitutionnelle – c’est-à-dire que, selon lui, la démocratie
moderne est justifiée si et parce qu’elle n’est qu’une aristocratie déguisée. Cf. L. Strauss,
Liberalism…, op. cit., p. 24.
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sage, qui ne veut pas gouverner lui-même parce que ses vues s’atta-
chent à des choses plus élevées 20. Ses intérêts, dans les deux sens du
terme 21, étant nobles, ils varient en fonction de ceux de la société.
Dispenser cette leçon aux « gentlemen » constitue le service envers la
société grâce auquel « le philosophe » peut justifier la distance qu’il
maintient vis-à-vis des affaires politiques tout en se protégeant de la
destruction par la multitude 22. On nous assure, néanmoins, qu’on a
peu de chance de trouver « le philosophe » dans un département uni-
versitaire de philosophie 23.

De même, on ne risque pas de le trouver dans un département


de science politique. Un fidèle peut parler de Strauss comme d’un
philosophe, un de ceux qui « décrivent les régions où la majorité
d’entre nous n’a pas le privilège d’entrer 24 », et Strauss s’inclut sans
nul doute dans cette catégorie quand il écrit : « Nous ne pouvons pas
être des philosophes, mais nous pouvons aimer la philosophie ; nous
pouvons essayer de philosopher », et de continuer « cette manière de
philosopher consiste principalement, et d’une certaine façon par-
dessus tout, à écouter la conversation entre les philosophes… et par
conséquent à étudier les grands livres 25. »
Assurément, ni Strauss ni les straussiens ne s’engagent dans une
discussion active des questions philosophiques centrales posées par
Platon, Aristote et Kant, ou dans les départements de philosophie
moderne. Ils se confinent à l’exposé des textes, principalement des
textes de philosophie politique – et non pas, par exemple, à la Phy-
sique d’Aristote, ou à la Critique de la raison pure de Kant (il serait
délicat de partir de l’hypothèse que la cosmologie aristotélicienne est
« tout simplement vraie »).

Quand Strauss s’approche d’un argument abstrait – par


exemple les vingt-six prémisses de démonstration de l’existence, de
l’incorporéité, et de l’unité de Dieu dans Le Guide des Égarés de Maï-
monide, il ne prend pas la peine de s’y arrêter pour en examiner la

20. L. Strauss, Natural Right…, op. cit., p. 151 ; What is Political Philosphy ?, op. cit.,
p. 113.
21. L. Strauss, On Tyranny…, op. cit., p. 63 ; What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 221-
222 ; Liberalism…, op. cit., p. 14.
22. L. Strauss, What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 92-94, 120, 125-126.
23. L. Strauss, Liberalism…, op. cit., p. 7.
24. W. J. Dannhauser, « Leo Strauss: Becoming Naive Again », op. cit., p. 641.
25. L. Strauss, Liberalism…, op. cit., p. 7.
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logique 26. Quant il se confronte à la plus célèbre doctrine métaphy-


sique de Platon, La Théorie des Formes, il se hâte de la qualifier de
« parfaitement incroyable 27 », et refuse d’accepter qu’il doit pourtant
s’agir de la base pour entreprendre une interprétation adéquate de La
République. (C’est apparemment ce qu’il appelle commencer par
supposer que tout ce que dit l’auteur est vrai – ou alors Strauss aurait-
il été extravagant au point d’impliquer que Platon ne croyait pas lui-
même à sa propre Théorie 28). Il est beaucoup question dans les écrits
de Strauss de la nature du « philosophe », mais on ne trouve aucun
signe de connaissance intime de ce que signifie un engagement actif
dans la philosophie 29. « Le philosophe », en réalité, est une construc-
tion résultant des vieux livres : « le philosophe » en a écrit certains
lui-même, ou, à l’image de Socrate, il apparaît comme l’un des per-
sonnages de ces livres.
À la question « comment “le philosophe” sait-il ce qu’il faut
enseigner aux “gentlemen” ? », la réponse est donc très simple. Soit il
a écrit, soit il a lu La République de Platon qui dépeint Socrate en
train de dispenser son enseignement à deux « gentlemen », Glaucon
et Adimante, pour tempérer leur ambition idéaliste de réaliser la Jus-
tice sur Terre. « Il est certain que La République fournit la plus
magnifique cure jamais conçue contre toute forme d’ambition
politique 30. »

À ce point de l’analyse, on se tromperait en cherchant les rai-


sons pour lesquelles nous devrions croire que l’enseignement de
Platon est vrai. Strauss ne pouvait proposer des raisons sans faire
appel à nos opinions modernes. Au lieu de donner ses raisons, il pré-
fère donc nous demander de nous transposer dans le monde ancien
afin de prendre la mesure de notre état de « prisonniers de nos
opinions ». Tout d’abord nous obéissons à l’exigence qui consiste à
supposer que l’enseignement de Platon est « LA vérité », puis, par-
tant de là, nous constatons la dégénérescence du monde d’aujour-

26. Voir « How To Begin To Study The Guide of the Perplexed », essai introductif à Moïse
Maïmonide, The Guide of the Perplexed, traduit par S. Pines, Chicago, University Chi-
cago Press, 1963. Cet essai a été réimprimé dans Liberalism…, op. cit., chap. 6.
27. The City and the Man, op. cit., p. 119.
28. Voir L. Strauss, « Platon », in L. Strauss et J. Crosey (éds.), History of Political Philo-
sophy, Rand McNally, 2e éd. 1972, p. 43-44 (Histoire de la philosophie politique, trad. en
fr. par Olivier Berrichon-Sedeyn, Paris, PUF, 1999).
29. La tentative la plus poussée de Strauss pour construire son propre argument philoso-
phique réside dans l’article « On Collingwood’s Philosophy of History », op. cit.
30. L. Strauss, The City and the Man, op. cit., p. 65.
Le Sphinx n’a pas de secret – 69

d’hui 31. Nous regardons la pensée moderne à travers les yeux de


Platon et, sans surprise, nous sommes déçus. Si c’est ce que signifie
comprendre Platon « comme il se comprenait lui-même », il s’ensuit
inévitablement que les seules raisons que Strauss peut donner pour
croire à la véracité de l’enseignement de Platon sont les raisons de
Platon lui-même – telles que Strauss les interprète. L’exégèse est le
substitut de Strauss à l’argumentation.
Ce que Strauss peut faire, et fait, c’est donner les raisons pour les-
quelles nous devrions croire que Platon a enseigné ce que Strauss pré-
tend avoir enseigné lui-même. Il entreprend la difficile tâche de mon-
trer que le sens de La République est l’inverse de celui qui y est écrit ;
qu’Aristote en a fait la même lecture que Strauss et est d’accord avec
lui ; enfin, que la vision platonicienne des « choses politiques 32 » a été
maintenue, pour l’essentiel, par l’entière tradition de la philosophie
politique classique (ce qui n’exclut ni Aristophane, ni Xénophon), par
l’intermédiaire des stoïciens et ceux qui suivirent. Le ver est entré dans
le fruit avec Machiavel, suivi de près par Hobbes. Ils se sont rebellés
contre « la doctrine du droit naturel classique » de Socrate, Platon,
Aristote, des Stoïciens, et des penseurs chrétiens 33, et ils ont com-
mencé à formuler les objectifs dévalués que la société moderne a
accepté de se fixer : l’éducation universelle et l’utilisation de la science
pour soulager la condition humaine 34. « Il nous faudra prendre en
considération la question de savoir si le Siècle des Lumières mérite son
nom ou si son véritable nom est “Siècle de l’obscurantisme” 35. »

Cette vision de l’histoire de la pensée politique explique pourquoi


tant de textes examinés par Strauss contiennent la même histoire : celle

31. L. Strauss, « On Collingwood’s Philosophy of History », op. cit., p. 576-583.


32. Les straussiens parlent toujours de cette manière des « choses politiques » (political
things), « choses humaines » (human things), « choses justes » (just things), et tout à
l’avenant. Cette habitude peut choquer le lecteur non-initié qui y verra une réserve
exaspérante, mais elle s’inspire en réalité d’une tournure idomatique du grec ancien.
Puisque « les philosophes classiques voient les choses politiques avec une fraîcheur et
un franc-parler qui n’ont jamais été égalés » et qu’« ils n’utilisent presque jamais des
termes qui n’étaient pas employés sur la place du marché » (L. Strauss, What is Political
Philosophy ?, op. cit., p. 27-28), nous devrions faire en sorte que les Anglosaxons parlent
le grec ancien. Tel est le « contrepoids » straussien au jargon des sciences sociales
modernes (cf. L. Strauss, Liberalism…, op. cit., p. 5, 206-207, 217-218).
33. L. Strauss, Natural Right…, op. cit., p. 120.
34. Ibid., chap. 5, « Machiavelli », p. 296-299 ; cf. L. Strauss, Liberalism…, p. 19-23, 201,
225, 240 ; Richard Kennington, « René Descartes », in L. Strauss et J. Cropsey (éds.),
History of Political Philosophy, op. cit., p. 395-414.
35. Thoughts on Machiavelli, op. cit., p. 173.
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de ce que « le philosophe » a expliqué aux « gentlemen ». L’histoire


straussienne est écrite pour rappeler le conservatisme anti-égalitaire
unanime des « classiques », et, quand il fait l’exposé des textes plus
récents, ce n’est que pour déplorer que l’histoire se termine mal. Non
que Strauss raconte l’histoire dans sa totalité : il faut faire un effort
considérable pour retrouver ses divers éléments dans ses dénonciations
de la modernité et son exégèse de dizaines de textes 36. Cependant, à
en croire les principes pédagogiques straussiens, c’est ainsi que les
choses doivent être. « La sagesse des Anciens ne se révèle qu’à ceux qui
possèdent les bonnes dispositions 37 ».
Si nous nous demandons maintenant si l’exégèse de Strauss
atteint l’exactitude historique à laquelle elle se destine de son propre
aveu 38, nous rencontrons un problème. Les straussiens savent que le
jugement réfléchi du monde académique non-straussien est que si
l’interprétation de l’histoire de la pensée politique par Strauss contient
quelques éléments perspicaces, la grande partie n’en reste pas moins
une fable pleine de bruits et de fureur et d’extraordinaires inexacti-
tudes 39. Mais Strauss et ses disciples dédaignent les canons de l’étude
historique ordinaire 40. « Parce que même la philologie que nous utili-

36. Ce qui explique la liste pléthorique de références qu’il me faut citer ici afin de présenter
cette histoire sous sa forme la plus simple.
37. Allan Bloom, préface de L. Strauss, On Tyranny…, op. cit., p. v.
38. L. Strauss, On Tyranny…, op. cit., p. 24-27 ; Persecution…, op. cit., p. 29-30 ; What is
Political Philosophy ?, op. cit., p. 66 et suiv. ; Liberalism…, op. cit., p. 233-234.
39. Pour lire les opinions cinglantes, dans chaque cas d’experts très respectés dans leur
domaine, sur les travaux de Strauss que je n’ai pas eu l’occasion de mentionner, il vaut la
peine de parcourir la critique de Terence Irwin du Socrates de Xénophon (Ithaca, Cornell
University Press, 1972) dans The Philosophical Review, 83, 1974, p. 409-413 ; celle de
Trevor Saunders sur The Argument and the Action of Plato’s Laws (Chicago, University of
Chicago Press, 1975), dans Political Theory, 4, 1976, p. 239-242 ; ainsi que les apprécia-
tions des lectures straussiennes de Locke dans John Dunn, The Political Thought of John
Locke, Cambridge, Cambridge University Press, 1969, chap. 12. La frustration éprouvée
par les néophytes quand ils tentent de s’engager dans une discussion académique avec les
initiés est très bien illustrée par la tentative de J. G. A. Pocock de débattre du Thoughts on
Machiavelli de Strauss avec Harvey Mansfield dans Political Theory, 3, 1975, p. 372-405.
40. Voici un exemple bref mais significatif : « Méfiant envers toutes conventions, aussi tri-
viales soient-elles, qui risquent de nuire aux sujets importants, je suis allé jusqu’à
omettre ces crochets anguleux dont les universitaires modernes ont pour habitude de
parer leurs citations d’écrits anciens » (L. Strauss, On Tyranny…, op. cit., p. 25). Ce que
cela signifie est que Strauss refuse tout bonnement, sans argumentation, de penser qu’il
serait peut-être légitime de douter de l’authenticité de certains travaux qui sont venus
jusqu’à nous sous le nom d’un auteur classique (cf. The City and the Man, op. cit.,
p. 55). Mais ceci est le prélude de l’exemple le plus important qui consiste en son refus
(une fois encore, aucun terme moins fort n’est approprié) de voir les différences entre
les portraits de la pensée de Socrate qu’ont fait respectivement Platon et Xénophon.
Le Sphinx n’a pas de secret – 71

sons comme un outil d’interprétation de la pensée des Anciens est


basée sur la philosophie moderne 41 ». Posons-nous, par conséquent,
une question différente. Que nous faut-il croire pour penser que
l’exposé que fait Strauss de la « sagesse des Anciens » est correct ?
Ce qu’il faut croire, c’est que les « les penseurs d’exception ont
toujours tenté de transmettre un message à leurs lecteurs à travers
une éloquence faite de silences signifiants et d’indications chargées
de sens. »

III
« Dans la perspective d’un novice, un straussien… est quelqu’un
qui lit des livres séculiers religieusement, talmudiquement, cabalisti-
quement, mais, par-dessus tout, de manière perverse. 42 »
Tout a commencé avec Maïmonide. C’est de lui que Strauss a
tiré son idée de « littérature ésotérique ». Dans l’introduction de la
première partie du Guide des Égarés, Maïmonide déclare : « Le but de
ce traité n’est pas d’être compréhensible dans sa totalité par le
vulgaire », et il continue en expliquant au lecteur instruit comment
rassembler le sens de son œuvre à partir d’allusions et indications
délibérément contradictoires. Les novices n’ont pas besoin d’être
incrédules quand Strauss nous assure qu’il a existé, dans le passé, « un
type particulier de littérature dans laquelle la vérité sur toutes les
choses cruciales est exclusivement présentée entre les lignes » par
crainte de l’intolérance de la religion révélée 43. Gardez votre incrédu-
lité pour la proclamation qui suit, selon laquelle CHACUN des
« penseurs d’exception » a pratiqué l’art de l’écriture par allusions et
indications délibérément contradictoires. La fantastique hypothèse
de Strauss est que nous avons affaire soit au mode allusif d’un
Machiavel ou d’autres auteurs de la Renaissance, soit aux précautions
littéraires que l’on peut trouver chez Descartes, Hobbes, Locke, ou
dans les dialogues entre Platon et Xénophon ; dans les deux cas, les
instructions de Maïmonide à ses lecteurs du 12e siècle aura dévoilé
un enseignement jusque-là tenu secret.
Leo Strauss s’est intéressé à Maïmonide alors qu’il cherchait une
solution au conflit entre raison et religion. En tant que penseur juif
dans le monde moderne, il fit l’expérience de ce conflit en lui-même.

41. A. Bloom, « Leo Strauss, September 20, 1899-October 18, 1973 », op. cit., p. 379.
42. Werner J. Dannhauser, « Leo Strauss: Becoming Naive Again », op. cit., p. 636-637.
43. L. Strauss, Persecution…, op. cit., p. 25.
72 – Myles F. Burnyeat

Il avait travaillé sur Spinoza et sa critique approfondie (c’est-à-dire his-


torique) de la Bible 44. Maïmonide pouvait-il lui démontrer que la phi-
losophie et la tradition juive étaient, en fin de compte, compatibles ?
Ayant découvert que Maïmonide, comme il le pensait, avait affirmé
qu’elles l’étaient, tout en voulant dire qu’elles ne l’étaient pas, Strauss
écrivit une introduction au Guide des Égarés évoquant l’enseignement
secret que cet ouvrage renferme, sans véritablement révéler de quoi il
s’agit 45. Il était en effet d’accord avec ce qu’il supposait être le sens caché
induit par Maïmonide, c’est-à-dire que si aucun philosophe ne peut
croire en une religion, il est impératif que les non-philosophes y
croient. Strauss, sous l’influence de Maïmonide, entreprit ensuite de
projeter la tension médiévale entre raison et révélation dans l’Antiquité,
au point de faire souffrir Platon et Xénophon d’une « persécution »
dont aucun historien n’a, évidemment, jamais entendu parler. En
poursuivant sa recherche, il a finalement trouvé une « écriture entre les
lignes » chez tout le monde, ce qui lui permit de transmettre lui-même
un enseignement secret dont il a développé le style propre d’écriture,
capable de dissimuler « toute chose cruciale » à tous, hormis ses dis-
ciples les plus dévoués. L’ultime perfection de ce style littéraire est
atteinte dans les Études de Philosophie Politique Platonicienne.
Le novice y verra l’antithèse d’un livre, une sélection hétéroclite
de textes déjà publiés. En dépit du titre, seuls deux chapitres traitent
de Platon. Les trois autres sont consacrés à Thucydide, Xénophon, et
Nietzsche. On y trouve également trois notes courtes sur Maïmonide,
deux critiques succinctes, ainsi que des articles encyclopédiques
concernant Le Droit Naturel et Machiavel, et une introduction écrite
par Thomas L. Pangle qui s’ouvre sur cet aveu : « Je suis certain de ne
pas avoir complètement compris l’intention fondamentale qui a guidé
Strauss dans cet ouvrage, ni dans tous ses travaux de maturité. »

Les initiés auront compris, bien entendu, comme Strauss


l’énonçait lui-même, que « la compréhension superficielle n’est pas
simplement erronée, puisqu’elle saisit le sens évident qui a été tout

44. La critique de la religion chez Spinoza ou les fondements bibliques de la science spinoziste
de la Bible : recherches pour une étude du « Traité théologico-politique », trad. en fr. par
G. Almaleh, A. Baraquin et M. Depadt-Ejchenbaum, Paris, Cerf, 1996 (Die Religions-
kritik Spinozas als Grundlage seiner Bibelwissenschaft), a été publiée pour la première
fois en Allemagne en 1930.
45. « How To Begin To Study The Guide of the Perplexed », une interprétation de Maimo-
nides fort différente de celle écrite par Strauss dans La critique de la religion chez Spi-
noza…, chap. 6.
Le Sphinx n’a pas de secret – 73

aussi intentionnel pour l’auteur que le sens profond 46 ». Les initiés


devraient également savoir comment Maïmonide les guiderait dans
la découverte de cette signification cachée.
On commence comme toujours par remarquer la composition
de l’ouvrage (l’éditeur nous dit que Strauss a décidé du titre et de
l’ordre des textes un ou deux ans avant de mourir 47). On compte les
chapitres : il y en a seize si on inclut l’essai sur Gorgias de Platon que
Strauss n’a pas eu le temps de rédiger. Au milieu de l’ouvrage, on
trouve le chapitre 8, intitulé de façon significative « Note sur le plan
de Par delà le Bien et le Mal de Nietzsche », qui fait le compte du
nombre de chapitres désirés par Nietzsche. On sait que Strauss con-
sidère Nietzsche comme étant à la source de l’historicisme radical 48.
C’est pour cette raison entre autres que Nietzsche est l’Ennemi Res-
pecté Numéro Un. D’autres indices permettant de comprendre la
structure de l’ouvrage de Strauss nous attendent dans le premier et le
dernier chapitres que je n’ai pas encore mentionnés.
Le titre du chapitre 15, « Essai introductif à Religion of Reason
out of the Sources of Judaism » de Hermann Cohen, contient en lui-
même une autre formulation, qui signale l’Ennemi Respecté
Numéro Deux ; car les initiés savent que la religion et la raison ne
peuvent en aucun cas s’unir, que « Jérusalem et Athènes » (qui est le
titre du chapitre 7) est le nom d’une tension qui ne pourra jamais
être résolue 49. Le chapitre 1, « La philosophie comme science exacte
et la philosophie politique » comporte des observations sur Husserl
et Heidegger avec lesquels Strauss a étudié durant son année pos-
tdoctorale à l’Université de Fribourg. Pour lui, ils incarnaient la phi-
losophie moderne, en d’autres termes l’Ennemi Respecté Numéro
Trois. Le respect de Strauss pour Heidegger est particulièrement
magnanime, eu égard au rapport étroit qu’il établit entre l’histori-
cisme de ce dernier et l’accueil qu’il fit à la Révolution hitlérienne
de 1933 50. C’est ici, à la deuxième page du chapitre 1, et en faisant

46. On Tyranny…, p. 48.


47. Voir la préface de Joseph Cropsey, p. vii.
48. Natural Right…, p. 26-28 ; Studies…, p. 30-33, 148-149.
49. Dans la lecture critique, bien moins respectueuse envers Hermann Cohen, contenue
dans la préface que Strauss a écrite pour la traduction anglaise de La critique de la reli-
gion chez Spinoza…(et reprise dans le chapitre 9 de Liberalism…), il attribue à Cohen
de mauvais notes pour a) avoir critiqué Spinoza, b) son judaïsme libéral, c) son libéra-
lisme politique.
50. Studies, p. 30. À l’inverse, l’infortuné Collingwood est méprisé et tourné en dérision. Il
semblerait qu’avoir lu Croce au lieu de Nietzsche est impardonnable (« On Collin-
gwood’s History of Philosophy », op. cit., p. 562-563).
74 – Myles F. Burnyeat

référence à Heidegger, que Strauss dit en paraphrasant les mots de


Pangle à son propos, qu’aucun penseur d’exception n’est correcte-
ment compris par ses fidèles ou ses critiques.
Les raisons pour lesquelles le chapitre 2 s’intitule « Sur l’Apo-
logie de Socrate et le Criton de Platon » sont dès lors évidentes.
Socrate est le penseur d’exception attaqué par Nietzsche et Hei-
degger, dont le procès et l’exécution seraient nécessaires dans un
monde où, comme Hermann Cohen le rêvait, la religion et la philo-
sophie seraient réconciliées. Cet ouvrage est censé être l’apologie par
Strauss du Socrate platonicien contre « la pensée moderne en tant
que telle ».
Le seul vrai « philosophe », celui qui ne fait de compromis ni
dans sa mort, ni dans sa pensée, nous servira d’exemple pour
condamner les divers aspects de la pensée moderne honnie par
Strauss. C’est en suivant un plan délibéré que treize des chapitres des
Études sur la Philosophie Politique Platonicienne ne traitent pas des
travaux de Platon. Les initiés savent que l’histoire de la pensée poli-
tique se résume à l’histoire de la philosophie politique platonicienne.
Ils comprendront la place exacte dévolue dans le plan du maître au
chapitre 14 « Observations préliminaires sur les Dieux dans l’œuvre
de Thucydide », et du résumé de l’enseignement de Strauss sur le
droit naturel dans le chapitre 6. Ils se délecteront de la juxtaposition
dans les chapitres 12 et 13 de l’article intitulé « Nicolas Machiavel »
et d’une lecture critique de deux pages de l’ouvrage de C. B. Mac-
pherson, The Political Theory of Possessive Individualism : Hobbes to
Locke. Et même les deux pages de « Notes sur le Traité de l’Art et de
la logique » de Maïmonide (chap. 11) en dit long, au travers de ses
silences sur, par exemple, la logique.
Cela devrait suffire à indiquer, sans complètement révéler, le
sens caché des Études sur la Philosophie Politique Platonicienne.
Comme dit Pangle, « il n’est certainement pas déraisonnable de
s’attendre à ce que dans cet ouvrage, qu’il savait certainement être
son dernier, il avait l’intention de nous aider à discerner avec plus
d’acuité les thèmes directeurs qui lui semblaient être les plus
importants. » Nous pourrions lire cette phrase comme l’épitaphe de
Strauss sur l’ensemble de son œuvre. Le titre, le style, la structure for-
ment autant d’éléments qui, ensemble, signalent « aux membres de
la démocratie de masse qui ont des oreilles pour entendre » l’exis-
tence du penseur contemporain « d’exception » qui a retrouvé
l’enseignement secret de Platon et vaincu la pensée moderne.
Le Sphinx n’a pas de secret – 75

IV

« Le Professeur Strauss est parvenu à lui seul à faire revivre


l’étude sérieuse d’une pensée politique ancienne, en montrant qu’il
ne s’agit pas seulement d’un objet susceptible de satisfaire la curiosité
historique mais aussi d’un élément essentiel au regard de nos intérêts
actuels les plus vitaux 51 »

« Nous admirons l’aisance avec laquelle al-Farabi a inventé les


discours platoniciens 52. »

Soyons clairs : si l’interprétation que fait Strauss de Platon est


fausse, c’est l’ensemble de l’édifice qui tombe en poussière. Si Platon
est effectivement cet utopiste radical que les experts voient en lui habi-
tuellement 53, alors il n’existe rien qui ressemble au conservatisme una-
nime des « Classiques », ni à un désastre aussi dramatique que la perte
de la sagesse des Anciens avec Machiavel et Hobbes, ni à une personne
aussi qualifiée que « le philosophe » pour conseiller aux « gentlemen »
de respecter « les limites de la politique ». Au lieu de cela, « les vastes
horizons en deça et au-delà » de la pensée moderne ouvrent le débat
sur la nature et la viabilité d’une société juste. Ceux d’entre nous qui
prenons la philosophie au sérieux penseront que ce choc entre les
visions raisonnées des anciens philosophes ont davantage de sens pour
nos intérêts présents que l’enseignement « anti-utopiste » que Strauss
a inventé tout seul. Aussi, vais-je tenter de montrer que l’interprétation
qu’il fait de Platon est fausse de bout en bout.
Le début de son interprétation est déduit d’une forme littéraire.
Platon a écrit des dialogues et des pièces de théâtre en prose. C’est
pourquoi les énoncés de Socrate ou de n’importe quel autre person-
nage du dialogue platonicien sont comparables à ceux de Macbeth,
et n’expriment donc pas nécessairement la pensée de l’auteur.
Comme Shakespeare, « Platon dissimule ses opinions 54 ».

51. A. Bloom, préface de On Tyranny…, op. cit., p. v.


52. L. Strauss, What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 154.
53. Et Strauss lui même l’a autrefois reconnu : The Philosophy of Hobbes: its Basis and its
Genesis (1e éd. 1936, réimprimé avec une nouvelle préface, University of Chicago Press,
1952), p. 147-148, 161-164. Ce livre, écrit et publié en Angleterre après que Strauss
ait quitté l’Allemagne et avant qu’il ne s’installe aux États-Unis, est, de l’avis général,
son ouvrage le plus censé. Il est très intéressant et comporte des comparaisons éclai-
rantes entre la pensée politique moderne et celle des anciens.
54. L. Strauss, The City and the Man, op. cit., p. 59.
76 – Myles F. Burnyeat

La comparaison est bien entendu inappropriée. Il y a théâtre et


théâtre, et la distanciation de Platon par rapport à ses personnages est
très différente de celle de Shakespeare. Ce n’est pas en raison de leur
insensibilité littéraire que les lecteurs des dialogues platoniciens, en
commençant par Aristote, ont pris Socrate pour le porte-parole de
Platon ; et ce n’est pas non plus, comme Strauss l’imagine, parce
qu’ils n’ont pas compris qu’une pièce de théâtre est faite autant des
actions de leurs personnages que de leurs dialogues.

L’action dramatique de La République, par exemple, est une


démonstration réussie du pouvoir de persuasion. Socrate persuade
Glaucon et Adimante que la justice est essentielle au bonheur de la
cité comme de l’homme. Il les persuade que la justice peut se réaliser
dans la société humaine à la condition que surviennent trois grands
changements dans la classe dirigeante. Tout d’abord, la famille et la
propriété privée doivent être abolies ; deuxièmement, les femmes
doivent être tirées de leur réclusion et être éduquées afin de prendre
part au gouvernement aux côtés des hommes ; enfin, les hommes et
les femmes doivent suivre un enseignement en mathématiques avan-
cées et pratiquer activement la discussion philosophique (et non pas
la lecture de vieux livres). Il les convainc en outre que ces change-
ments peuvent être provoqués sans violence, grâce au même type
d’argumentation persuasive que celle qu’il utilise avec eux.
La preuve du pouvoir de persuasion est que, au cours de la dis-
cussion – et c’est là l’une des « actions » que Platon laisse le soin au
lecteur attentif d’observer par lui-même – Glaucon et Adimante
entreprennent de participer eux-mêmes à cet effort de persuasion, au
cas où le jour de l’Utopie viendrait 55 ; un évènement pour le moins
significatif dans la mesure ou Glaucon et Adimante appartiennent
tous les deux à l’élite aristocratique. Dans le langage straussien, ce
sont des « gentlemen », c’est-à-dire précisément cette catégorie de
personnes que le pouvoir de persuasion de Socrate doit être capable
de convaincre si, comme il le dit souvent, une société juste est tout
aussi désirable que réalisable.

55. Voir La République, 480 a, 489 a-b, 499 e-501 e : des passages qui n’ont été remarqués
ni par Strauss, ni par Allan Bloom dans The Republic of Plato, Translated with Notes and
an Interpretive Essay, New York, Basic Books, 1968. L’essai d’Allan Bloom est un texte
plus long et plus explicite, et donc un exposé plus vulnérable, de la lecture straussienne
de La République, que le chapitre 2 de The City and the Man en comparaison duquel
(comme Bloom le reconnaît dans Political Theory, 5, 1977, p. 315) il n’est qu’un pâle
dérivé.
Le Sphinx n’a pas de secret – 77

Les actions de La République, loin d’amoindrir les discours uto-


pistes de Socrate, les renforcent. Platon tire profit de la distance entre
lui et le personnage de Socrate non pour dissimuler ses opinions,
mais pour démontrer leur efficacité dans les faits. N’importe quel
« gentleman » lisant La République et s’identifiant à Glaucon et Adi-
mante devrait se trouver enflammé par l’ambition d’aider à accom-
plir la justice sur terre, et persuadé qu’il s’agit d’une entreprise pos-
sible.

Strauss, bien sûr, souhaite que ses lecteurs-« gentlemen » en


tirent la conclusion inverse, qu’il s’agisse de La République ou de la
politique en général. Quels arguments peut-il rassembler à cette fin ?
Certes, il y a cette comparaison fragile avec Shakespeare et cette idée
selon laquelle Socrate serait le maître de l’ironie, et « l’ironie est une
forme de dissimulation ou de mensonge 56 ». Mais pour montrer en
détail que Platon veut signifier l’opposé de ce que dit Socrate, Strauss
a recours à un mode particulier de paraphrase inspiré sans aucun
doute du philosophe islamique du 10e siècle, al-Farabi 57.
La technique est la suivante : vous paraphrasez le texte en détail
jusqu’à produire l’ennui – c’est du moins l’impression faite sur le lec-
teur non-initié. De temps à autre, vous remarquez qu’un énoncé
n’est pas clair, que le texte garde le silence sur des affirmations impor-
tantes, et vous vous demandez si cet énoncé, ou n’importe quel autre,
peut vraiment se vérifier. En une série de suppositions à peine per-
ceptibles, vous insinuez peu à peu que le texte implique quelque
chose de complètement différent de ce que ses termes laissent
entendre. La description que Strauss fait d’al-Farabi se rapporte à lui-
même : « Il y a une grande divergence entre ce que al-Farabi dit
explicitement, et ce que Platon dit explicitement ; il est générale-
ment impossible de déterminer où le compte-rendu d’al-Farabi sur la
vision de Platon se termine et où son propre exposé commence 58. »

56. L. Strauss, The City and the Man, op. cit., p. 51. Les initiés qui sont familiarisés avec
l’habitude qu’a Strauss de faire parler le grec ancien à la langue anglaise, ne seront pas
surpris par cette explication de l’ironie qui répète celle d’Aristote du mot grec eironeia.
Liberalism Ancient and Moderns est fondé sur ce même traitement du mot « libéral » (cf.
p. vii-viii, 28). Et qu’importe que ces deux mots aient acquis un sens différent et plus
riche à travers les siècles. Porté par une nostalgie sincère pour le passé, Strauss était prêt
à inverser le cours de l’histoire dans le discours, s’il ne pouvait le faire dans les actes.
57. Voir « How Farabi reads Plato’s Laws », chap. 5 de What is Political Philosophy ?, et le
premier chapitre de Persecution…, op. cit.
58. L. Strauss, What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 143.
78 – Myles F. Burnyeat

L’inconvénient de ce mode de commentaire d’un dialogue pla-


tonicien est qu’il présuppose ce qu’il cherche à prouver : que la forme
du dialogue est conçue pour signifier une chose différente en fonc-
tion du type de lecteur qui le lit 59. S’IL Y A un sens caché, on concé-
dera que les instructions de Maïmonide parviennent à nous montrer
comment le déceler et que le commentaire d’al-Farabi est la seule
manière prudente et appropriée de le transmettre à de nouvelles
générations d’initiés. Mais Strauss n’a pas encore démontré que
Platon dissimule effectivement ses opinions, encore moins que
celles-ci sont à l’opposé de ce que Socrate dit explicitement. Aussi,
son utilisation de techniques inspirées de Maïmonide et al-Farabi
constitue-t-elle un cercle vicieux.

Il serait fastidieux de décrire toutes les perversités, qu’elles


soient littéraires ou philosophiques, de la lecture qu’a faite Strauss de
La République. Je ne signalerai donc qu’une affirmation centrale qu’il
en déduit : « Les philosophes ne peuvent être persuadés, ils peuvent
seulement être contraints de gouverner une cité 60. »
La première partie de la phrase n’est que pure invention de la
part de Strauss, au même titre que la condition unique (« seule-
ment ») dans la seconde partie de la phrase. Les passages qu’il para-
phrase traitent de la façon de contraindre les philosophes à gou-
verner en utilisant l’argumentation persuasive. Ils ne mettent pas la
persuasion en contraste avec la compulsion, et ne contiennent pas
non plus l’affirmation de Strauss selon laquelle les philosophes ne
pourront être contraints qu’à la condition que les non-philosophes
soient persuadés – par les philosophes eux-mêmes – de les
contraindre.
Le passage en question ne conforte donc absolument pas l’insi-
nuation finale de Strauss : « la cité juste n’est pas possible en raison
de la réticence des philosophes à gouverner. »
C’est la manière de Strauss de renverser la signification de La
République. Socrate, en réalité, défend l’idée que la cité juste est pos-
sible justement grâce à la réticence des philosophes à gouverner. Les
dirigeants volontaires souhaitent gouverner parce qu’ils en tirent
quelque chose, pour eux-mêmes ou pour leur pays. Il n’en va pas de

59. L. Strauss, The City and the Man, op. cit., p. 51-53 ; cf. On Tyranny…, op. cit., p. 26 ;
Persecution…, op. cit., p. 36 ; What is Political Philosophy ?, op. cit., p. 222.
60. L. Strauss, The City and the Man, p. 124, en référence à La République de Platon, 499
bc, 500 d 4-5, 520 ad, 521 b 7, 539 e 2-3.
Le Sphinx n’a pas de secret – 79

même des philosophes à l’égard de la cité idéale ; leur dévouement


total au monde plus élevé des mathématiques et de la discussion
philosophique active est la preuve que le fait de gouverner ne pourra
rien leur apporter dont ils puissent apprécier la valeur. À la place des
partialités qui corrompent les gouvernants auxquels nous sommes
habitués, les philosophes favoriseraient les exigences propres à une
justice impartiale. Et de la même façon, ce sont ces exigences de jus-
tice impartiale qui auraient seules pu les convaincre initialement de
gouverner. Personne d’autre ne peut être aussi contraint de gou-
verner que ces hommes dévoués à la raison pure. Ils sont mus par la
force d’une argumentation raisonnée mise entre leurs mains, non
par les non-philosophes, mais par les pères fondateurs de la cité,
Socrate et ses interlocuteurs. Cet argument revient à dire que les
philosophes ont une dette envers la Cité idéale qui leur a procuré
l’éducation libérale en mathématiques et en philosophie et qui leur
a appris à connaître et à aimer la justice. Ils gouverneront au nom
de la justice et au nom d’elle seule, pour s’acquitter de cette dette et
non parce qu’ils regardent favorablement le fait d’être responsable
d’une cité 61.
Strauss paraphrase ces passages de La République et beaucoup
d’autres, de la manière que je viens de décrire. L’insulte suprême à
l’esprit critique surgit quand il insinue que Platon nous enseigne
que « la cité juste est contre nature parce que l’égalité des sexes et
le communisme absolu sont contre nature 62 ». Cette interpréta-
tion est bien sûr à l’opposé de ce que Platon a écrit et de ce qu’Aris-
tote a critiqué 63. Et c’est à ce stade de sa réflexion que Strauss
résume la pertinence de La République pour la politique contem-
poraine en ces termes : « La République est l’analyse la plus vaste et
la plus approfondie de l’idéalisme politique qui n’ait jamais été
faite. »

V
« Carnes Lord a enseigné la science politique à l’Université de
Virginie ; il a travaillé pour le gouvernement des États-Unis, et,
récemment, dans l’équipe dirigeante du National Security Council.

61. Platon, La République, 520 a e.


62. L. Strauss, The City and the Man, op. cit., p. 127.
63. Si l’interprétation de Strauss était correcte, il faudrait alors considérer la critique que
fait Aristote des propositions politiques de Platon dans Le Politique II 1-3, comme une
méprise totale.
80 – Myles F. Burnyeat

Il est l’auteur de Education and Culture in the Political Thought of


Aristotle. 64 »

Cette note biographique de l’élève d’un élève de Strauss nous


ramène à la dimension politique de la lecture straussienne des vieux
livres. Strauss pensait que la société civile devait, nécessairement,
entretenir l’état de guerre et faire en sorte que les règles de conduite
valables pour ses citoyens soient différentes de celles applicables aux
étrangers. L’impossibilité d’une justice internationale a fortement
contribué à le persuader que « la justice réalisable dans la cité ne
peut être qu’imparfaite ou en tous cas jamais valable de manière
indiscutable 65. »
Mais Strauss a passé sa vie à louer ce qu’il croyait être « LA
vérité » sur la base qu’elle est l’unanime « sagesse des anciens ». Dès
lors, il s’agit de bien plus que d’une querelle académique quand il
défend l’idée excentrique selon laquelle le Socrate de Platon serait en
accord avec celui de Xénophon quand il enseigne que le citoyen juste
est celui qui aide ses amis et blesse ses ennemis.
Le Socrate de Platon attaque précisément cette vision dès le
début de La République. Peu importe, Strauss s’évertuera à démon-
trer que c’est la seule définition possible de la Justice à tirer du Livre
I qui est « entièrement préservée » dans le reste de La République 66.
Le Socrate de Platon défend avec passion, dans le Gorgias, l’idée
d’une morale révolutionnaire fondée sur la thèse que personne ne
devrait rendre le mal pour le mal. L’essai non-écrit de Strauss sur le
Gorgias de Platon aurait donc eu besoin de toutes ses compétences
maïmonidiennes pour montrer que Socrate ne veut pas dire ce qu’il
dit. Il y a bien plus en jeu ici que l’exactitude ou l’inexactitude de
l’opinion académique commune selon laquelle Xénophon, un
militaire, était incompétent en philosophie et ne comprenait pas
Socrate. La véritable question est celle posée par la détermination
inébranlable de Strauss à utiliser ses vieux livres pour « modérer »

64. Extrait du texte de la jaquette de Aristotle: the Politics, Chicago, University of Chicago
Press, 1984, traduit, introduit et annoté par Carnes Lord. Élève d’Allan Bloom, Lord a
contribué à traduire les textes de Xenophon utilisé pour l’ouvrage publié par Strauss :
Xenophon’s Socratic Discourse: An Interpretation of the Œconomicus, Ithaca, Cornell
University Press, 1970.
65. L. Strauss, Natural Right…, op. cit., p. 151 ; cf. Thoughts on Machiavelli, op. cit., p. 13-
14, 298-299 ; Liberalism…, op. cit., p. 223.
66. L. Strauss, Natural Right…, op. cit., p. 150 n. 24 ; The City and the Man, op. cit., p. 73.
Strauss était plus éclairé dans The Philosophy of Hobbes…, op. cit., p. 161-162.
Le Sphinx n’a pas de secret – 81

cette insatiable soif idéaliste de justice qui a grandi chez ses rejetons
américains dans les années où Strauss enseignait et écrivait. 
Traduit de l’anglais (États-Unis) par la rédaction

Professeur de philosophie ancienne à l’Université de Cambridge


jusqu’en 1996, Myles F. Burnyeat poursuit aujourd’hui ses recherches en
philosophie à Oxford (All Souls College). Auteurs de nombreux articles et
livres, il a publié, entre autres, The Skeptical Tradition (Berkeley, University
of California Press, 1983), The “Theaetetus” of Plato (Cambridge, Hackett,
1990), et Socratic Studies (Cambridge, Cambridge University Press, 1994).

RÉSUMÉ

Les personnages principaux des écrits de Strauss sont « les gentlemen » et « le


philosophe ». Les premiers viennent, de préférence, des milieux de patriciens
urbains, et ils ont de l’argent sans avoir besoin de beaucoup travailler : ils sont des
idéalistes dévoués à des causes vertueuses, et éprouvent de la sympathie pour la phi-
losophie. Aussi sont-ils prêts à être pris en main par « le philosophe » qui leur ensei-
gnera la noble leçon qu’ils ont besoin d’apprendre avant de rejoindre l’élite gouver-
nante. Le philosophe sait décrypter les vieux livres pour parvenir à lire, entre les
lignes, le message caché des Anciens : une société juste est tellement improbable que
rien ni personne ne peut faire quoi que ce soit pour la faire émerger. Le problème de
la lecture straussienne des vieux livres est que toute l’histoire qu’elle raconte repose
sur une base très fragile. Si Platon est effectivement l’utopiste radical que les experts
voient en lui habituellement, alors il n’existe rien qui ressemble au conservatisme
unanime des « classiques », ni au désastre de la perte de la sagesse des Anciens avec
Machiavel et Hobbes, ni à une personne aussi qualifiée que « le philosophe » pour
conseiller aux « gentlemen » de respecter « les limites de la politique ».

The leading characters in Strauss’s writing are “the gentlemen” and “the philosopher”.
The former come preferably from patrician urban backgrounds and have money
without having to work too hard for it: they are idealistic, devoted to virtuous ends,
and sympathetic to philosophy. They are thus ready to be taken in hands by “the phi-
losopher”, who will teach them the great lesson they need to learn before they join the
governing elite. The philosopher knows to decipher old books, and reveal in them the
hidden message taught by the Ancients: a just society is so improbable that one can do
nothing to bring it about. The problem of the straussian reading of old books is that the
story it tells us is based on shallow foundations. If Plato is the radical Utopian that
ordinary scholarship believes him to be, there is no such thing as the unanimous con-
servatism of the “classics”, no such disaster as the loss of ancient wisdom through
Machiavelli and Hobbes, no such person as “the philosopher” to teach “the gentlemen”
to observe “the limits of politics”.

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