Recueil de Texte Apc Seconde
Recueil de Texte Apc Seconde
Recueil de Texte Apc Seconde
Secteur de la Kéran
Classe de : 2nde A4
1
THÈME : LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE ET EUROPÉENNE VUE PAR ELLE-MÊME AUTOUR DE
1750
Semaine 1
Texte : La condition du paysan serf en Pologne
Il serait trop long de rapporter tous les traitements extraordinaires auxquels la condition d’esclave est
exposée, la pensée qu’on est assujetti aux caprices d’un despote est capable de rendre la vie malheureuse ;
mais les traitements d’usage ne sont pas de nature à la rendre douce. Il est de règle partout que le paysan doit
à son seigneur le travail des trois ou quatre premiers jours de la semaine ; il peut en exiger davantage, aucune
loi ne s’y oppose ; les serfs ont la voie des remontrances lorsque l’on contrevient à la coutume, mais la force
les soumet toujours. Outre ces jours destinés à la culture, ils en passent d’autres à des services personnels ; on
les oblige tour à tour d’être vingt-quatre heures dans la maison du maître, dans celle de son intendant, pour y
chauffer les poêles, faire les offices les plus vils de la cuisine et des appartements, fendre le bois, faire la garde
et entretenir le feu pendant la nuit. Les poêles ont une ouverture étroite et profonde par où passe la fumée, et
où le feutier est obligé d’entrer en rampant, pour arranger et allumer le bois ; il s’y couche quand il ne peut
supporter le froid ; on y en a trouvé brûlés comme des bûches. Pendant leur jour de service, ils reçoivent des
ordres de tout le monde, le dernier valet a droit de les commander, souvent celui-ci se venge sur ces misérables
des duretés qu’il reçoit d’un domestique supérieur ; l’impossibilité d’obéir à tous à la fois lui attire quelque
gourmande. Si le maître a un message à faire, c’est un cultivateur qui lui sert de courrier, qui se transporte à
pied, de nuit comme de jour, par la pluie ou les frimas, à des distances peut-être de cent lieues ; c’est le même
encore qui sert de bûcheron, de charpentier et de charron, qui abat le bois de chauffage et de construction. Ce
travail n’est pas de ceux qui arrachent le paysan à l’agriculture, mais il est un des plus pénibles par le froid
qu’il fait endurer ; les abattis deviennent d’autant plus pressants que la rigueur de la saison en rend la
consommation journalière plus considérable. Le Polonais ne fait point de provision, et le besoin devient
quelquefois si urgent, que toutes les haches sont occupées en même temps. Cet instrument, malgré sa dureté,
témoigne de plus de sensibilité au froid que l’être animé qui le fait agir ; il a un cri que le paysan distingue, et
qui l’avertit du froid actuel ou à venir ; si l’intensité de la gelée est trop forte, le fer se casse, et le bûcheron
est au désespoir ; la perte de sa femme, de ses enfants ne lui cause pas une si vive affliction, il pousse des cris
affreux. Nous avons vu que ces hommes étaient enlevés à la culture, à leur famille pendant plusieurs mois de
la belle saison pour transporter en Prusse les produits de la terre ; la nourriture leur est distribuée dans le trajet
par un szlachcic1qui la leur épargne, pour la vendre à Danzig à son profit. Les chefs de famille ne sont pas les
seuls assujettis au travail gratuit, les femmes, les enfants sont employés aussi à des corvées ; la femme file
pour la maîtresse, les enfants moissonnent, battent les grains et font d’autres ouvrages selon leurs forces. Je
ne finirai pas, si je voulais entrer dans tous les détails des travaux auxquels la servitude a soumis le paysan
polonais : c’est un bâton entre les mains d’un voyageur, il se prête à tous les services.
Semaine 2
Texte : Le paysan redoute les visites domiciliaires
Un jour entre autres, m'étant à dessein détourné pour voir de près un lieu qui me parut admirable, je m'y plus
si fort et j’y fis tant de tours que je me perdis enfin tout à fait. Après plusieurs heures de courses inutiles, las
et mourant de soif et de faim, J'entrai chez un paysan dont la maison n'avait pas bonne apparence, mais c'était
la seule que Je visse aux environs. Je croyais que c'était comme à Genève ou en Suisse où tous les habitants à
leur aise sont en état d'exercer l'hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à diner en payant. Il m'offrit du lait
écrémé et du gros pain d'orge en me disant que C’était tout ce qu'il avait. Je buvais ce lait avec délices, et je
mangeais ce pain paille et tout mais cela n’était pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan
qui m'examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit ; tout de suite, après m'avoir dit
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qu'il voyait bien que j'étais un bon jeune homme honnête qui n'était pas là pour le vendre, il ouvrit une petite
trappe à côté de la cuisine, descendit et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un
jambon très appétissant quoique entamé, et une bouteille de vin dont l'aspect me réjouit le cœur plus que tout
le reste. On joignit à cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel qu'autre qu'un paysan n'en connut
jamais.
Quand ce fut à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent ; il ne voulait point de mon argent,
ille repoussait avec un trouble extraordinaire et ce qu'il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer de
quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots terribles de commis de Rats-de-cave., Il me fit
entendre qu'il cachait son vin à cause des aides, qu'il cachait son pain à cause de la taille, et qu'il serait un
homme perdu si l'on pouvait se douter qu'il ne mourût pas de faim. Tout ce qu'il me dit à ce sujet, et dont je
n'avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s'effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine
inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu'éprouve le malheureux peuple
et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n'osait manger le pain qu'il avait gagné à la sueur de son
front, et ne pouvait éviter sa ruine qu'en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa
maison aussi indignée qu'attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n'a prodigué ses
dons que pour en faire la proie des barbares publicains.
Rousseau, Les confessions, Livre IV.
Semaine 3
Texte : Un impôt affreux : la dime
Une page du cahier des doléances de la ville d'Aix, écrite par Mirabeau, le père du plus éminent orateur de
la Révolution prouve combien les dimes « sangsues accablantes » versées aux religieux tristement qualifiés «
d'illustres fainéants » ont éveillé dans le cœur des paysans de justes sentiments de hargne et de rancune.
De tous les abus qui existent en France, le plus affligeant pour le peuple, le plus désespérant pour les pauvres,
c'est la richesse immense, l’oisiveté ; les exemptions, le luxe inouï du haut clergé. Ces richesses sont
composées en grande partie de la sueur des peuples sur lesquels le clergé perçoit un impôt affreux sous le nom
de dime, qui absorbe tous les dix ans au profit d'illustres fainéants la totalité des revenus territoriaux, du
royaume. Les peuples n'ignorent pas que ces dimes ont été accordées ou ont été usurpées sous le prétexte du
service des autels, de l'entretien des presbytères, des églises, du soulagement des pauvres. Cependant le haut
clergé fait faire le service des autels par des gens gagés qu'ils appellent bas clergé.
Ce bas clergé est composé de vrais pasteurs, chargés de l'emploi honorable, d'instruire et de consoler, seuls
membres utiles qui sont réduits à la misère par la parcimonie des magnifiques et inutiles potentats de leur
ordre. Les églises, les presbytères, les cimetières sont à la charge des communautés qui cependant paient
toujours pour la dîme. Les fidèles sont obligés de payer les baptêmes, les mariages, les enterrements sans
diminution de la dîme. Les pauvres ne sont point soulagés, mais ils paient la dîme.
Il est donc évident qu'il y a double emploi, que la dîme ne remplit pas l'objet de la concession ou de
l'usurpation, et que les communautés seraient fondées à les refuser, à la charge par elles de payer leurs prêtres
et d'acquitter les autres charges dont sont tenus les décimateurs.
MIRABEAU, Cahier des Doléances.
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THÈME : SAGESSE ET HUMANISME
Semaine 4
Texte : Au carrefour des temps anciens et modernes
Maa n'aime pas les relations que son fils entretient avec Agatha, une fille aux mœurs peu recommandables,
aussi essaie-t-elle de le convaincre de l’abandonner. D'ailleurs, les anciens du village ont pris une décision
concernant le mariage de son fils et ils doivent le rencontrer pour Ta lui communiquer.
Pour une fois, une certaine angoisse me gagna. J'avais tant espéré tout savoir dès mon retour, en parlant à ma
mère, que je fus un peu ébranlé en l'entendant dire qu'elle ignorait, elle-même, ce que les anciens avaient
décidé à mon sujet. Heureusement, le chef Mbaka ne mit pas longtemps avant de me convoquer chez lui.
Lorsque j'y arrivai, je le trouvai assis, parmi les autres. Tous les anciens étaient là : il y avait Moudiki, Bilé,
Ekoko, Mpondo-les-deux-bouts, le roi Salomon, et même Eya: Avec le chef Mbaka, cela faisait sept
personnes.. Sept anciens du village, pour me parler de mon cas. J'avoue que leur mine et leur attitude ne
laissèrent pas de m'impressionner vivement.
Les sept visages noirs prirent leur air des grandes occasions, renforcé par la pénombre de la pièce où se tenait
la réunion. On me fit asseoir au milieu du groupe, et l'on me parla. Ce fut, comme il se devait, le chef lui-
même qui parla le premier.
« Ecoute, fils, me dit-il, je dois t'annoncer tout d'abord que l'esprit de ton père est présent ici, avec nous, en
ce moment même. Sache donc que nous ne faisons rien qui aille contre sa volonté. D'ailleurs, même s'il était
encore vivant, il nous laisserait faire, car il avait confiance aux anciens, et il les respectait beaucoup... »
Mbaka prit un temps, puis continua :
« Nous allons te marier. C'est notre devoir de te marier, comme cela a toujours été le devoir de la communauté
de marier ses enfants. Mais, si, à l'exemple de certains jeunes gens d'aujourd'hui, tu crois que tu peux mener à
bien, tout seul, les affaires de ton propre mariage, nous sommes prêts à te laisser les mains libres, et a ne plus
nous occuper de toi dans ce domaine-là. La seule chose que nous allons te demander, c'est si tu consens à ce
que ton mariage soit pris en main par les anciens du village, ou si, au contraire tu estimes que c'est une affaire
qui ne regarde que toi et dont nous aurions tort de nous occuper. Réponds-nous, fils, sans peur ; réponds
franchement tu es libre de choisir ton propre chemin. »
Je compris : j'étais au carrefour des temps anciens et modernes. Je devais choisir en toute liberté ce que je
voulais faire, ou laisser faire. Liberté toute théorique, d'ailleurs, car les anciens savaient que je ne pouvais pas
choisir de me passer d'eux, à moins de décider ipso facto d'aller vivre ailleurs, hors de ce village où tout
marchait selon des règles séculaires, malgré l'entrée d'une autre forme de civilisation qui s'était manifestée,
notamment, par l’installation de cette borne-fontaine que vous connaissez. Et puis, comment oser dire à ces
gens graves et décidés que je voulais me passer d'eux ? Je vous dis qu’il y avait là, entre autres personnes,
Eya, le terrible sorcier, le mari de la mère Mauvais Regard. Dire à tout le monde présent que je refusais leur
médiation, c'était presque sûrement signer mon arrêt de mort. Tout le monde, chez nous, avait une peur terrible
d'Eya, cet homme aux yeux rouges comme des piments mûrs, dont on disait qu'il avait déjà supprimé un certain
nombre de personnes. Et, malgré ma force qui entrait peu à peu dans la légende des lutteurs doualas, moi aussi
j'avais peur d'Eya. Il était là, il me regardait d'un air qu'il essayait de rendre indifférent et paternel à la fois.
Ses petits yeux brillaient au fond d'orbites profondes, en harmonie avec les joues maigres. 1l n'avait pas dû
manger beaucoup quand il était jeune. Il était là, devant moi, véritable allégorie de la mort habillée d'un pagne
immense et d'une chemise de popeline moisie. Je n'osai pas le regarder en face. Je pensai, dans mon for
intérieur, que, de tous ces hommes groupés autour de moi, seul le roi Salomon pouvait m’inspirer une certaine
confiance. Lui, au moins, était un homme sincère. A part les moments o il désirait vraiment inventer des
histoires, ce qu'il réussissait d'ailleurs fort bien, à part ces moments-là, il disait les choses qu’il pensait, avec
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des pointes de sagesse dignes du nom célèbre qu'il portait. C'était, du reste, à cause de cette sagesse que notre
village l'avait sacré roi, bien que, de toute sa vie, Salomon n'eût connu que son métier de maçon. Je tournai
les yeux vers lui, comme pour lui demander conseil. Il secoua affirmativement la tête, assez légèrement pour
que les autres ne voient pas, assez cependant pour que je comprenne. Oui, le roi Salomon était de l'avis du
groupe, et moi je devais me ranger à son avis, à leur avis à tous.
« Chef Mbaka, et vous autres, mes pères, dis-je, je ne puis vous désobéir. Je suis l'enfant de ce village-ci, et
je suivrai la tradition jusqu'au bout. Je vous déclare que je laisse à votre expérience et à votre sagesse le soin
de me guider dans la vie, jusqu'au jour lointain où moi-même je serai appelé à guider d'autres enfants de chez
nous. »
Chacun des hommes manifesta sa satisfaction à sa manière, qui toussotant, qui souriant, qui reprenant un peu
de poudre de tabac à priser.
« C'est bien, fils, dit le chef Mbaka. Voilà la réponse que nous attendions de notre fils le plus digne, et nous
te remercions de la confiance que tu nous accordes de ton plein gré. Maintenant, tu vas tout savoir : dès demain,
nous irons « frapper à la porte » de Tanga, pour sa fille Fanny... Esprit, toi qui nous vois et qui nous écoutes,
entends-tu ce que je dis ? Je répète que nous irons demain frapper à la porte de Tanga, pour lui demander la
main de sa fille pour notre fils La Loi, comme tu l'as ordonné toi-même avant de nous quitter. Si tu n'es pas
d'accord avec nous, manifeste-toi d'une manière ou d'une autre, et nous modifierons aussitôt nos plans.
Il parla ainsi à l'esprit de mon père, qui était présent dans cette pièce, et nous attendîmes une manifestation
éventuelle, pendant quelques secondes. Elle ne vint point ; rien ne bougea dans la pièce, ni le battant de la
porte, ni l'unique fenêtre avare de lumière, et qui s'ouvrait par une petite natte rectangulaire de raphia tressé ;
nous n'entendîmes rien, même pas de pas sur le sol frais de terre battue. Rien mon père nous donnait carte
blanche.
Alors, les anciens, à tour de rôle, m'expliquèrent ce qu'on allait faire. La conférence dura trois bonnes heures,
pendant lesquelles je fus mis au courant de tout le plan d'action qu'ils avaient soigneusement élaboré, pendant
lesquelles aussi je reçus tant de conseils qu'il me sera difficile de jamais me souvenir de tous.
Semaine 5
Texte : L’école du caméléon
Si j’ai un conseil à vous donner, c’est d’aller à l’école du caméléon. C’est un grand professeur. D’abord, quand
il prend une direction, il ne détourne jamais la tête. Donc ayez un objectif bien précis dans votre vie et que
rien ne vous détourne la tête. C’est l’œil qui tourne. Il regarde en haut, il regarde en bas, ça veut dire : informez-
vous. Ne croyez pas que vous êtes seul sur la terre, il y a toute une ambiance autour de vous. Et quand le
caméléon arrive dans un endroit, il prend la couleur du lieu, ce n’est pas de l’hypocrisie. C’est d’abord de la
tolérance et puis aussi le savoir vivre. Se heurter les uns contre les autres n’arrange rien ! On n’a jamais
construit dans la bagarre ; la bagarre détruit. La mutuelle compréhension est un grand devoir. Il faut toujours
chercher à comprendre notre prochain. Si nous existons, il faut admettre que lui aussi existe.
Et que fait-il, le caméléon, quand il lève le pied ?... Il se balance pour s’assurer que ses deux pieds posés ne
s’enfonceront pas…C’est après qu’il va déposer les deux autres. Il se balance encore… Et il lève la tête…
Cela s’appelle la prudence dans la marche. Allez donc doucement dans tout ce que vous faites ! Si vous voulez
faire une œuvre durable soyez vivable, soyez patient, soyez humain.
Amadou HAMPATE-BA
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Semaine 6 : INTÉGRATION
Texte :
Semaine 7
Texte : Le cinéma et l'homme
Cet homme a peiné pendant six jours. Il a dormi avec le poids du souci sur la poitrine, mangé en hâte de
pauvres nourritures, roulé dans des métros puants pour être à l'heure à son bureau, à Son usine, à sa boutique.
|II a fait son travail avec conscience, tourné le même boulon trois fois toutes les dix-huit secondes, souri aux
clients grincheux, aligné des colonnes de chiffres. Voici le septième jour. Le seul jour où il soit vraiment à
l'image de Dieu. Parce qu'il va, lui aussi, se reposer. Le matin, T.S.F., journaux, bricolage, apéritif. L'après-
midi, promenade en famille, journaux du soir, T.S.F. pendant le diner. Puis cinéma. Les enfants couchés, il se
rend au ciné le plus proche en fumant sans hâte une cigarette. Sa femme trottine à côté de lui. Elle a mis son
chapeau. Ils ne savent pas très bien quel film ils vont voir. La concierge a dit qu'elle avait pleuré. Ils entrent,
ils s'installent. La salle est pleine. La lumière s'éteint. Cet homme, sa femme, tous ces hommes, toutes ces
femmes, vont maintenant devenir, pendant deux heures, exacte ment ce que l'auteur du film aura voulu.
Au théâtre, le spectateur assiste au spectacle. Au cinéma, il s’y incorpore. La salle est noire, rien ne distrait
son œil de la faible lumière qui s'agite sur l'écran et vers laquelle se tend toute son attention. Les premiers
accords de la musique, les premières paroles prononcées le surprennent par leur force. En quelques secondes,
il s'habitue à ces chuchotements clamés, à ces soupirs de montagne. Ces bruits sont à l'échelle de ces
personnages, dont le visage s'étend tout à coup sur plusieurs mètres carrés. Ces bruits, ces images forcent
toutes ses défenses, s'enfoncent en lui, le pénètrent, le possèdent. II a vite oublié ses soucis et ses rhumatismes.
Il se colle à l’écran par les yeux et les oreilles. Il s'identifie au héros de l'aventure. Il vit avec passion le drame
ou la comédie. Sur les mille visages plongés dans l'obscurité, se dessine la même grimace de douleur ou le
sourire qui tord ou illumine le visage du héros. Cet homme aux mains râpeuses, au dos voûté, aux traits froissés
par l’âge, cet homme oublie sa condition physique et sociale, devient jeune, beau, conduit des autos longues
comme des locomotives, distribue des mille francs de pourboire, serre dans ses bras les plus belles femmes de
la terre. A Côté de lui, sa femme grise, aux cheveux et aux seins tombants, aux pauvres mains usées par les
innombrables vaisselles, palpite d’amour pour ce jeune dieu, sourit, flirte, coquette, se refuse, fuit, se donne,
avance les lèvres pour le dernier, interminable, asphyxiant baiser.
Ainsi les comédies cinématographiques, qui se jouent toujours entre personnages dénués de soucis d'argent,
permettent à tous les pauvres gens de la terre de quitter deux heures par semaine leurs taudis pour des
appartements aux murs blancs, aux meubles bas couverts de fleurs, aux tapis de fourrure foulés par des chiens
de luxe. Une salle de bains piscine, un lit immense sur une estrade, un escalier intérieur en marbre, qui conduit
on ne sait où, un bar privé, une table somptueusement dressée où les repas sont toujours interrom pus, sont
parties obligatoires de ce monde de rêve.
René BARJAVEL, Cinéma total, essai sur les formes futures du cinéma, Éditions Denoël
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Semaine 8
Texte :
MADAME PERNELLE
ELMIRE
MADAME PERNELLE
ELMIRE
MADAME PERNELLE
DORINE
Si…
MADAME PERNELLE
DAMIS
Mais...
MADAME PERNELLE
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MARIANNE
Je crois....
MADAME PERNELLE
ELMIRE
Mais, ma mère...
MADAME PERNELLE
CLEANTE
MADAME PERNELLE
DAMIS
MADAME PERNELLE
DORINE
Semaine 9
Texte : Nijinsky : la découverte de la danse
Au début de 1917, Claudel est à Rio de Janeiro, c'est là qu’il voit danser le grand Nijinsky. Pour lui, ce
danseur ne ressemble pas aux autres, car il a dépassé « la perfection stupide » …
Nijinsky apportait autre chose, les pieds enfin ont quitté la terre ! il apportait le bond, c'est-à-dire la victoire
de la respiration sur le poids. Comme le chanteur ou l'acteur ne fait qu'amplifier par le mouvement de ses bras
ascension de la poitrine soulevée qui s'emplit d'air, ainsi l'inspiration du danseur et cet élan de notre désir vers
la vie est assez forte pour le détacher du sol, ce n'est plus qu'un tremplin qu'il foule triomphalement sous ses
pieds ! C’est la possession du corps par 'esprit et l’emploi de l'animal par l'âme, encore, et encore, et de
nouveau et encore une fois, élance-toi, grand oiseau, à la rencontre d'une sublime défaite ! Il retombe, à la
manière d'un roi qui descend, et de nouveau il s’élance comme un aigle et comme une flèche décochée par sa
propre arbalète. L’âme pour une seconde porte le corps, ce vêtement est devenu flamme et la matière est passée
transport et cri ! Il parcourt la scène comme l'éclair et à peine s'est-il détourné, qu'il revient sur nous comme
la foudre. C’est la grande créature humaine à l'état lyrique, il intervient comme un dieu au milieu de notre
bamboula ! Il repeint nos passions sur la toile de l'éternité, il reprend chacun de nos mouvements les plus
profanés comme Virgile fait de nos vocables et de nos images, et le transpose dans le monde bienheureux de
l'intelligence, de la puissance et de l’éther...
Une fois Nijinsky consentit à venir avec moi à la Légation et je pus le regarder de près. II marchait à la
manière des tigres, ce n’était pas le transport d'un aplomb sur un autre aplomb d’une charge inerte, mais la
complicité élastique avec le poids comme celle de l'aile avec l'air de tout cet appareil musculaire et nerveux,
d'un corps qui n'est pas un tronc ou une statue, mais l'organe tout entier de la puissance et du mouvement. II
n'y avait pas un geste si petit comme par exemple quand il tournait vers nous le menton, quand la petite tête
virait subitement sur ce long cou, que Nijinsky n’accomplît dans la gloire, dans une vivacité à la fois féroce
et suave et dans une autorité foudroyante ! Même au repos, il avait l’air de danser imperceptiblement...
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Semaine 10
Texte : L'albatros
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
Semaine 11 : INTÉGRATION
Semaine 12
Texte : La dent d’or
Bien avant Diderot, FONTENELLE avait déjà critiqué la valeur des témoignages, surtout au sujet
d’évènements extraordinaires. Par-delà l’anecdote qu’il raconte dans L’Histoire des Oracles, l’auteur jette le
doute dans les domaines de la physique, de l’histoire ou de la religion.
Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente
pour la plupart des gens qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait, mais enfin
nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point.
Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d’Allemagne, que je ne puis
m’empêcher d’en parler ici.
En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était
venu une d’or à la place d’une de ses grosses dents. Hortius, professeur en Médecine dans l’Université de
fleimstad, écrivit en 1595 l’histoire de cette dent, et prétendit qu’elle était en partie naturelle, en partie
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miraculeuse, et qu’elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant, pour consoler les chrétiens affligés par les
Turcs. Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens ni aux Turcs ? En la même
année, afin que cette dent d’or ne manquât pas d’historiens, Rullandus en écrit encore l’histoire. Deux ans
après, Ingolsteterus autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d’or, et Rullandus
fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait
été dit de la dent et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages,
sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or. Quand un orfèvre l’eut examinée, il se trouve que c’était une feuille
appliquée à la dent, avec beaucoup d’adresse mais on commença par faire des livres, et puis on consulta
l’orfèvre.
Rien n’est plus naturel que d’en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de
notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point et
dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n’avons pas les principes qui mènent au
vrai, mais que nous en avons d’autres qui s’accommodent très bien avec le faux.
De grands physiciens ont fort bien trouvé pourquoi lieux les souterrains sont chauds en hiver, et froids en
été. De plus grands physiciens ont trouvé depuis peu que cela n’était pas.
Les discussions historiques sont encore plus susceptibles de cette sorte d’erreur. On raisonne sur ce
qu’ont dit les historiens, mais ces historiens n’ont-ils été ni passionnés ni crédules ni mal instruits ni
négligents ? Il en faudrait trouver un qui eût été spectateur de toutes choses, indifférent et appliqué.
Semaine 13
Texte : Les filles de maintenant
Sur un mode également humoristique, Guillaume OYONO-MBIA, dans Notre fille ne se mariera pas, traite à
peu près le même sujet que Seydou Badian dans le texte précédent. On appréciera notamment la vérité de la
situation et la justesse de la psychologie des personnages.
MEVOUNG (1)
MBARGA (2)
(Inquiet)
MEVOUNG
Les choses ont changé, ah Tita (3) Mbarga ! Les filles de maintenant ne veulent plus être comme leurs mères !
MEKA-ME-KOUNDA (4)
Et pourquoi cela ? N’est-ce pas leurs mères qui les ont mises au monde ?
MEVOUNG
Oui, mais...
MEKA-ME-KOUNDA
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N'est-ce pas elles qui nous préparent à manger maintenant à la cuisine ?
MEVOUNNG
MEKA-ME-KOUNDA
Et alors ? Qu'est-ce qu'elles ont de si mauvais que leurs filles répugnent à leur ressembler ? D'ailleurs, si les
filles de maintenant refusent de ressembler à leurs propres mères, à qui d'autres vont-elles ressembler ?
LES AUTRES
(Approuvant)
MEVOUNG
Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, ô mes pères et mon cousin ! C'est la vie qui devient de plus en plus moderne !
Les jeunes gens de maintenant veulent épouser des filles instruites, capables de servir des apéritifs à leurs
invités en discutant des choses du pays des Blancs.
MEKA-ME-KOUNDA
MEVOUNG
Des apéritifs en discutant des choses du pays des Blancs. C'est ce qu'on appelle « culture » en français. On en
discute en buvant des liqueurs qui coûtent très cher, et grâce auxquelles on mange mieux ensuite.
MBARGA
(Stupéfait)
Les jeunes gens de maintenant ont besoin de liqueurs spéciales pour mieux manger ensuite ? Est-ce qu'ils n'ont
pas faim ?
MEVOUNG
(Eclate de rire)
Si, Tita Mbarga ! Mais ce sont les règles de la vie moderne. Je voulais seulement vous expliquer qu'on ne peut
tout de même pas boire du vin de palme dans les grands restaurants de Yaoundé en discutant des affaires
locales.
MEKA-ME-KOUNDA
Et pourquoi pas ?
MEVOUNG
12
Le progrès, ah Tita Meka-me-Kounda ! Le progrès ! Comme je le disais donc, il me faut une femme instruite
et moderne. Seulement, aussitôt que j'en rencontre une, ses parents refusent de me la donner sous prétexte
qu'elle doit travailler pour les enrichir.
MEKA-ME-KOUNDA
MBARGA
MEKA-ME-KOUNDA
Eé kié, Medang ! Reste couché ! Ton cœur de vieux gourmand s'agite toujours comme une feuille de palmier
au vent quand tu sens l'odeur de la viande ! Reste couché !
MBARGA
Ah Delphina (6)! Va donc chercher une assiette plate, une cuillère et une fo urchette pour ton fils Mevoung!
Tu sais que ces grands hommes de la ville ne mangent pas comme nous autres les villageois !
(Mevoung a un petit rire modeste tandis que Delphina va ouvrir le buffet pour en sortir le couvert demandé)
MKATEFOE (7)
(Se levant)
MBARGA
(Surpris)
NKATEFOE
J'ai mangé de très bonne heure ce matin ! J'ai mangé avant la prière matinale, et ce gâteau de mais-là m'alourdit
encore le ventre. Je ne sais si j'aurai même la force d'aller jusqu'à Ngolebang (8) ce matin, avec cette vieille
bicyclette qui est si rouillée...
MBARGA
Tu vas à Ngôlebang?
NKATEFOE
13
Je vais à Ngôlebang! Tous les anciens de l'Eglise doivent rencontrer le pasteur à Ngôlebang cet après-midi
pour examiner les chrétiens avant le culte de communion de dimanche.
MEVOUNG
NKATEFOE
Tu me le demandes, mon fils ? Tu as déjà oublié les bonnes choses qu'on t'a enseignées quand tu étais petit ?
Comment veux-tu que les chrétiens de la paroisse viennent communier avant d'avoir été examinés par le
pasteur et les anciens de l'Eglise ? Un péché est si vite commis de nos jours ! (Il toussote pour attirer l'attention
de Mbarga) Ah Mbarga ! Je suis venu te dire de rappeler à Charlotte de ne pas oublier son Dieu ! Qu'elle
n'oublie pas son Dieu qui lui a fait passer tant d'examens en France ! Qu'elle n'oublie pas non plus de nous
acheter le grand harmonium que je lui avais demandé de...
MEVOUNG
NKATEFOE
MEVOUNG
Mais pourquoi ne faites-vous pas comme les catholiques qui, à ce qu'on dit, utilisent maintenant des tams-
tams et des balafons dans leurs églises ?
NKATEFOE
Ah ka, mon fils ! Qu'est-ce que tu me dis là ? Se servir des instruments du diable pour louer le Seigneur ?
Jamais ! Il nous faut un harmonium ! Charlotte nous en achètera un ! N'oublie pas de le lui rappeler, ah
Mbarga !
Semaine 14
Texte : C’est la parole de ton père
Cet autre extrait de Sous l'orage (Kany) confirme que c'est à l'occasion du mariage que le conflit des
générations est le plus aigu. A travers 1'histoire de Kany, c'est tout le problème de la condition féminine qui
est posé. L'auteur le traite avec une sympathie évidente pour la femme. L'humour cède le pas à l'émotion et la
confrontation entre la mère et la fille est d'une douloureuse vérité.
- Tiens, qu'est-ce que tu fais là ? dit Kany surprise de trouver sa mère assise sur son tara
- Je t'attendais, je veux te parler, répondit maman Téné sans lever la tête.
Kany se déchaussa et prit place à côté de sa mère. Elles restèrent silencieuses quelques minutes. Kany,
soucieuse, se demandait bien ce que maman Téné pouvait avoir d'aussi sérieux, d'aussi important à lui dire.
Elle se trouvait en bons termes avec tous ses frères et ne voyait rien de répréhensible à sa conduite, aussi bien
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à l'égard de ses parents que des voisins. Non, elle ne voyait pas du tout ; à moins que quelques méchants aient
rapporté à maman Téné que Samou lui tenait la main dans les rues. Cette pensée sur laquelle s'arrêta l'esprit
de Kany, l'emplit de tristesse et elle baissa les yeux.
- J'ai à te parler de la part de ton père ; écoute-moi, écoute bien et réfléchis à ce que je vais te dire.
Aujourd'hui, tu es une grande fille. Dieu merci. Plusieurs des camarades de ton âge sont déjà mères de
famille ; elles sont heureuses, elles remercient Dieu. Car la plus noble aspiration d'une jeune fille est
le foyer, oui le foyer, un mari et des enfants : c'est le plus grand bonheur. Tu as été à l'école, peu de tes
camarades en savent autant que toi. Tu sais lire une lettre venant de n'importe quelle ville. Tu sais
écrire une lettre à n'importe qui. C'est largement suffisant pour toi. Moi qui suis ta mère, je n'ai rien su
de tout cela. Et pourtant, j'ai été comme les autres, Dieu merci...
Kany, ton père et ses frères se sont réunis. Ils ont décidé que tu épouseras Famagan. Sache donc te
conduire en conséquence. Dans la rue, au marché, partout où tu seras, n'oublie pas que tu n'es plus
libre. Tu as un mari désormais. Et les gens t'observeront. C'est la parole de ton père.
Kany resta immobile, les yeux grands ouverts.
- Tu auras la bénédiction de Dieu, continua maman Téné, si tu suis tes parents.
A ces mots, Kany se laissa tomber sur le tara, couvrant son visage de ses mains et sanglota. Maman Téné mit
la main sur son épaule et, d'une voix neutre, lui dit
- Tu n'as pas à pleurer, tu n'es ni la première, ni la dernière.
- Je n'aime pas Famagan, je n'aime pas Famagan, cria Kany au milieu des sanglots.
- Il n'est pas question d'aimer, fit maman Téné, tu dois obéir ; tu ne t'appartiens pas et tu ne dois rien vouloir ;
c'est ton père qui est le maître et ton devoir est d'obéir. Les choses sont ainsi depuis toujours.
- Ma ! fit Kany qui s'était vivement redressée. Pardonne-moi, mais je ne peux être la femme de Famagan.
Faites de moi ce que vous voudrez, je préfère mourir.
Maman Téné demeura interdite. Elle regarda longuement sa fille et porta la main au menton en signe
d'étonnement.
- Comment oses-tu parler ainsi ? Comment oses-tu dire de pareilles choses ! Est-ce la malédiction qui
descend sur toi ?
- Non ! Mâ. Mais je veux vous faire comprendre que ce que vous envisagez est impossible. Pourquoi
donc refusez-vous Samou ? Que vous a-t-il fait de mal ? Pourquoi le repoussez-vous ? Pourquoi donc
ne me laissez-vous pas continuer mes études ? Je vous en supplie !
- Kany, fit doucement maman Téné, écoute-moi. Tu n'es plus une enfant, tu sais voir et comprendre
certaines choses ; j'ai souffert dans cette maison, j'y souffre encore. Pour toi et tes frères, j'ai tout
accepté et je suis prête à continuer. Vous êtes ma seule joie. Si tu obéis, j'en serai heureuse et je prierai
pour que la vie te soit douce. Mais si tu te dresses contre ton père, tu augmenteras mes souffrances et
je ne pourrai plus paraître au milieu de mes semblables.
Maman Téné avait les larmes aux yeux. Sa voix n'était plus celle de l'autorité, mais de l'amitié et de la douleur.
On eût dit qu'elle comprenait Kany, qu'elle savait que ce mariage était une épreuve pour elle.
Kany, les joues mouillées de larmes, restait la tête baissée. A présent, elle avait un peu de remords. Elle se
sentit égoïste vis-à-vis de celle qui lui avait donné le jour. Les dernières paroles de sa mère lui avaient montré
un aspect des choses auquel elle ne semblait plus penser : les misères de maman Téné. Oui, maman Téné avait
été délaissée par le père Benfa dès que ce dernier avait épousé ses deux jeunes femmes. Il avait transporté ses
affaires chez ses nouvelles épouses et était devenu étranger à maman Téné. Il ne plaisantait plus avec elle, ne
se confiait plus à elle. Kany voyait tout cela à présent. Elle voyait les jolies coépouses de maman Téné faire
la loi dans la maison. Elle se rappelait que le père Benfa hurlait sur maman Téné chaque fois qu’elle se disputait
avec la plus agaçante de ses coépouses : Mata, la dernière venue. Oui, maintenant Kany voyait tout cela. Elle
voyait sa mère vendant des pagnes au marché, filant du coton matin et soir, faisant de la teinture, tressant pour
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les femmes du quartier et tout cela pour pouvoir habiller ses enfants Birama, Karamoko, Nianson et elle-même
Kany.
- Ma, dit Kany d'une voix qui frémissait de sympathie, tu ne voudrais pas que je souffre comme tu as
souffert, n'est-ce pas ? Alors, ne m'oblige pas à épouser Famagan, laisse-moi continuer mes études et, quand
je serai institutrice, tu n'auras plus rien à craindre. Je t'aiderai à entretenir mes jeunes frères Karamoko et
Nianson.
Maman Téné mit la main sur les lèvres de Kany.
- Ne parle pas de ces choses-là, murmura-t-elle. Tais-toi, tais-toi ! Je ne puis rien, tu le sais bien, je
ne suis rien. C'est ton père qui décide ; auprès de lui, nous ne sommes rien, ni toi, ni moi.
Seydou BADIAN, Sous l'orage (Kany), Présence Africaine, Paris, 1963, pp. 60-63
Semaine 15
Texte : « Maman Miti, la mère des arbres »
Quand Wangari Maathai était petite, les montagnes qui entouraient la ferme de ses parents, au centre du
Kenya, étaient toutes habillées de vert. Des figuiers, des oliviers, des crotons, des flamboyants poussaient sur
la terre, et l'eau pure des rivières regorgeait de poissons.
Le figuier était sacré, et Wangari savait qu'il ne fallait pas le déranger. Il ne fallait même pas ramasser les
branches mortes pour faire du feu. Quand elle allait chercher de l'eau au fleuve pour sa mère, elle jouait avec
les œufs de grenouilles, essayant d'en faire des colliers, mais ils glissaient entre ses doigts et retombaient dans
l'eau. Lorsqu'on l'envoya étudier (...) en Amérique, loin, très loin de chez elle, Wangari garda au fond de son
cœur la beauté de son Kenya natal (...) Comme beaucoup de jeunes Américains de l'époque, elle rêvait de
rendre le monde meilleur. C'est avec enthousiasme et le cœur plein d'espoir qu'elle retourna au Kenya, riche
de tout ce qu'elle avait appris. Elle n'était partie que cinq ans et, pourtant, c'est à peine si elle peut reconnaître
le paysage, tant il avait changé. Le figuier avait été abattu, le lit de la rivière était sec, et il n'y avait plus ni
grenouilles, ni têtards, ni œufs. Avant, les villageois faisaient pousser sur leur lopin de terre ce dont Ils avaient
besoin pour manger. Désormais, presque toutes les cultures étaient destinées à la vente. Les gens allaient
acheter leur nourriture dans les magasins. Comme tout coûtait cher, ils mangeaient moins bien qu'avant, et les
enfants comme les adultes s'affaiblissent. Beaucoup tombaient malades.
A la place des montagnes boisées, où paissaient jadis des vaches et des chèvres, il n'y avait plus désormais
que des champs. Presque tous les arbres avaient été coupés pour faire place aux cultures et les femmes et les
enfants devaient aller chercher du bois pour le feu de plus en plus loin. Parfois, Ils marchaient pendant des
heures avant de trouver un arbre ou un buisson. Et chaque fois qu'ils en coupaient un, la terre se dénudait un
peu plus. Sans arbre, il n'y avait plus d'ombre ni de racines pour fixer la terre et empêcher l'érosion. Le sol se
desséchait et se transformait en poussière qui s'envolait au vent du diable. La pluie lessivait la terre qui souillait
les rivières autrefois limpides.
-Nous n'avons plus d'eau potable, se lamentaient les femmes du village. Et plus de bois pour cuire nos repas.
Nos vaches et nos chèvres ne trouvent plus rien à manger, et elles ne donnent plus assez de lait. Nos enfants
ont faim, nous sommes plus pauvres qu'avant ! Les gens qui autrefois honoraient les figuiers n'hésitaient plus
à les couper, ils ne prenaient plus soin de la terre. Et désormais, le sol, affaibli, souffrant, ne pouvait plus les
nourrir, de sorte que leur vie devenait de plus en plus dure.
Claire A. NIVOLA, Mama Miti, la mère des arbres, éditions du Sorbier, 2008.
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Semaine 16 : INTÉGRATION
Texte : La chasse à l'éléphant
Akimbo vit avec ses parents près d'une grande réserve africaine. Un jour, il découvre une éléphante abattue
dont les défenses en ivoire ont été enlevées. Révolté, Akimbo décide de s'attaquer aux braconniers. Par ruse,
l'enfant entre dans le groupe des chasseurs d'éléphants et les accompagne dans une expédition.
Le matin même, après seulement trois ou quatre heures de repos, les chasseurs se remirent en marche. Ils se
déplaçaient lentement, entre les grands bouquets d'arbres qui poussaient dans la plaine. L'un des chasseurs,
celui qui semblait le plus expérimenté, avait relevé les traces d'un groupe d'éléphants.
De temps à autre, il pointait l'index vers le sol et discutait quelque temps avec le chef qui lui répondait d'un
hochement de tête.
Tout à coup, le traqueur' s'arrêta net. Le chef le rejoignit et s'accroupit près de lui, tandis qu'Akimbo et les
autres, tapis dans les herbes, attendaient le signal du chef.
Les éléphants étaient là, à la lisière des arbres. La trompe relevée, ils étaient occupés à fouiller dans les
branches, sans hâte. Ils cueillaient de gros ses brassées de feuillage, tout en flânant. Le cœur d'Akimbo ne fit
qu'un bond. Dans le troupeau, il avait repéré un grand mâle dote d'une magnifique paire de défenses , deux
énormes sabres d'ivoire. C'était sans doute lui que les braconniers voulaient attaquer.
Tout à coup, deux des éléphants se retournèrent et leur firent face, tandis qu'une vague d'agitation se
propageait dans le troupeau. Les deux mâles dominants levèrent leurs trompes en secouant les oreilles vers les
chasseurs, toujours cachés dans les broussailles. « Ils ont détecté notre présence, se dit Akimbo. Ils sont sur
leurs gardes. Et s'ils se sentent en danger, ils vont charger. »
Le chef des chasseurs fit signe à l'un des hommes, qui accourut pour lui apporter un fusil. Ce mouvement
brusque dut alerter le grand éléphant, car il s’élança soudain en avant, en poussant un barrissement. Derrière
lui, le reste du troupeau était allé s'abriter sous les arbres.
C'était la première fois qu'Akimbo voyait un éléphant charger, et il fut saisi par la rapidité et la puissance de
ses mouvements. Pendant quelques secondes, il resta cloué sur place, à la fois terrifié et fasciné par la masse
de muscles qui arrivait sur eux. Puis, sans raison apparente l'éléphant s'arrêta net, lui aussi, les oreilles
déployées et le corps frémissant. Ses pieds soulevaient un nuage de poussière.
Tout aussi soudainement, il fit demi-tour et rejoignit le troupeau.
Pendant ce temps, le chef des chasseurs avait armé la carabine. Mais le temps qu'il l'épaule, les éléphants
avaient disparu dans les fourrés. Akimbo souffla un grand coup. Il s'en était fallu de peu !
Les chasseurs étaient sains et saufs, ainsi que les éléphants du moins pour le moment.
Semaine 17
Texte : Retour au village
Au lieu de prendre l'avion pour la France afin de rejoindre son épouse qui s'y trouve déjà et continuer ses
études, Frédéric Ntam décide de retourner au village mettre en valeur les plantations familiales. Il explique
à sa femme le pourquoi de cette décision.
Ma chérie !
Ce soir au Bourget, tu ne me verras pas descendre de l'avion en provenance de Ngola, comme l'annonçait le
télégramme que tu auras reçu par ailleurs. Je te fais cette lettre à bord du train qui nous ramène, Ngonda et
moi, au village. Oui ! Après bien des hésitations, nous rentrons définitivement à lkoadjom ; c'est là-bas que tu
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nous rejoindras, si tu décides finalement de revenir. Ikoadjom, tu t'en rappelles, veut dire : la colline du
Fromager ; c'est sous cet arbre majestueux que mes aïeux successifs, entourés de notables, rendaient la justice
et tenaient conseil pour prendre les grandes décisions de l'existence. J’ai choisi d'y revenir, pour voir clair en
moi-même ; sachant que pour nous, pour notre fille et les enfants à venir, je n'avais pas le droit de capituler.
La lutte que nous devons entreprendre pour accéder au développement ne s'accommode pas d'hésitations
sentimentales. A Ikoadjom, je vais cultiver la terre : Mbon me disait que, chez nous, les diplômes ne sont que
des Brevets d’ânes ; il n'avait peut-être pas tout à fait tort. Les plantations de palmiers à huile que tu connais
ont besoin de bras pour être rénovées ; il faut partout encourager les paysans à exploiter nos ressources
naturelles, et leur faire comprendre qu'ils doivent avant tout compter sur eux-mêmes. Ma place est à leur côté,
car je pense que l’instruction ne devrait dispenser aucun de nous d'effectuer ce retour salutaire vers la terre
nourricière
Pour ne pas brusquer les choses, il vaudrait mieux que tu termines ton trimestre, tu nous rejoindras ici à
Pâques, après la petite saison des pluies ; l'humidité que tu supportes mal aura déjà disparu.
Mandong acceptera, j'en suis sûr, de venir également ; avec lui, nous pourrons vendre notre première récolte
d'huile de palme à la fin de l’année ; et puis, qui sait, si la production se développe, peut être pourrons-nous
créer une savonnerie ?
Tu vois, ma chérie ! il ne faut plus t'en faire pour nous, au village tout est disponible dans les plantations
familiales, pour la viande, je réapprendrai à tendre des pièges.
Reviens-nous bien vite, l'air d'lkoadjom est bien plus sain que celui de Paris ! Ma mère, Ngonda et moi
espérons t'accueillir très prochainement.
Semaine 18
Texte : L’espèce humaine est dans de mauvais draps
Il n’est pas besoin d’être prophète, non plus que poêle ou philosophe génial, pour constater que l’espèce
humaine se trouve dans de mauvais draps. Qu’elle devient à la fois trop nombreuse et trop salissante. Vue de
haut, l’humanité doit faire l’effet d’une éruption épidermique. Un eczéma. Et les esprits des autres planètes
doivent attendre que la terre se gratte de l’homme. Il déchire avec trop de furieuse sottise les pactes millénaires
qu’il avait conclus avec elle. Il abat trop d’arbres, consomme trop d’oxygène, dilapide trop de métaux, propage
trop de déserts, bâtit des villes trop laides, souille trop les eaux. Le vieil océan voudra défendre son plancton.
Cette civilisation cesse d’être tolérable pour l’homme lui-même et pour sa biosphère.
Il a déclaré la guerre à la nature, il la cessera ou la perdra. Elle lui préexistait, elle lui survivra, elle peut se
passer de lui, et il ne peut se passer d’elle (…)
Notre technologie a rêvé d’un monde où l’homme serait de plus en plus séparé de la nature, exempt de ses
intempéries. Dans un environnement de béton où les seuls animaux dont il accepte la présence serait les
animaux domestiques ; où aucun bœuf ; aucun mouton ne brouterait plus aucun pré ; où les pylônes seraient
plus nombreux que les arbres ; où la lumière serait dispensée par les centrales électriques plutôt que par le
soleil ; où la différence entre l’espèce humaine et les espèces animales ne cesserait de grandir.
Ce rêve-cauchemar prend fin au moment même où les progrès de la biologie s’avèrent décisifs. La pollution
de l’air et de l’eau, la multiplication des névroses et des délinquances, nous avertissent que l’espèce court à sa
perte si elle ne se connait plus comme un morceau de la nature. Là gît la source la plus profonde des révoltes
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contre nos sociétés « de consommation » Il nous faut sous peine de folie, et sans doute sous peine de mort,
réintégrer l’homme à la nature, renouer les amitiés rompues avec les plantes et avec les bêtes. Nous voyons
bien que nos autoroutes ruinent nos forêts et nous sayons bien qu’aux déboisements répondent les déserts.
Les longues amitiés que l’homme, au cours de millénaires, avait appris à nouer avec son environnement,
avec les eaux, les bois, les plantes, les bêtes domestiques ou sauvages, avaient été organisée par la révolution
néolithique, elles ont été rompues par la révolution industrielle, qui prétend subjuguer les végétaux par la
chimie et remplacer les animaux, par les moteurs et qui a toujours eu l’espoir de nourrir les hommes par la
technologie, l’agriculture faisant partie de la préhistoire.
Nous nous apercevons aujourd’hui que si cette rupture devait être consommée, la terre ne serait plus habitable
pour les hommes. On doit même douter qu’elle le reste pour les machines, nos moteurs consommant de
l’oxygène et n’en produisant pas.
L’écologie tend à combler le fossé que l’industrie a creusé entre l’homme et les animaux. Elle découvre que
les abeilles communiquent entre elles, que les choucas obéissent non seulement à des nécessites, mais aussi à
des lois qui président à leurs relations, qu’ils se soumettent à des hiérarchies implacables ; que les jars se lient
entre eux par des rites dont la puissance les domine, et qu’inversement, le réflexe conditionné vaut pour les
hommes comme pour les chiens.
L’effort pour rapprocher l’homme de la nature répond à celui que développe la technologie pour s’en
émanciper (…). La mutation est aujourd’hui le vrai nom de la Révolution, laquelle suppose à tort qu’on puisse
garder les mêmes objectifs en changeant les slogans et les chefs. Il ne s’agit pas pour nous d’accélérer le
rythme de production de la Général Motors, mais d’empêcher les automobiles d’empoisonner et d’encombrer
ceux qu’elles n’écrasent pas. Il s’agit de réconcilier la vie et l’homme avec la nature et avec l’homme. De lui
reconquérir sa fidélité à la terre.
Semaine 19
Texte : La liberté
On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que même elles
s’excluent mutuellement…Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela
ne s’appelle pas un état libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle
d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre. Quiconque est maître ne peut
être libre, et régner, c’est obéir […]
Il n’y a donc point de liberté sans Lois, ni où quelqu’un est au-dessus des Lois : dans l’état même de nature,
l’homme n’est libre qu’à la faveur de la loi naturelle qui commande à tous.
Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux Lois, mais il
n’obéit qu’aux Lois, et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu’on
donne dans les Républiques au pouvoir des Magistrats ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes
l’enceinte sacrée des Lois : ils en sont les Ministres, non les arbitres ; ils doivent les garder, non les enfreindre.
Un peuple est libre, quelque forme qu’ait son Gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point
l’homme, mais l’organe de la Loi.
En un mot, la liberté suit toujours le sort des Lois, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de plus
certain. »
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Semaine 20
Texte : Discours de Léopold II
Révérends Pères et mes Chers Compatriotes,
La tâche qui vous est confiée est très délicate à remplir et demande du tact. Prêtres, vous allez certes pour
l’évangélisation, mais cette évangélisation doit s’inspirer avant tout des intérêts de la Belgique. Le but
principal de votre mission au Congo n’est donc point d’apprendre aux Nègres à connaître Dieu, car ils le
connaissent déjà. Ils parlent et se soumettent à un Mundi, un Mungu, un Miakomba et que sais-je encore ; ils
savent que tuer, voler, coucher avec la femme d’autrui, calomnier et injurier est mauvais. Ayons donc le
courage de l’avouer. Vous n’irez donc pas leur apprendre ce qu’ils savent déjà.
Votre rôle essentiel est de faciliter leur tâche aux Administratifs et aux Industriels. C’est dire donc que vous
interpréterez l’Évangile d’une façon qui serve à mieux protéger nos intérêts dans cette partie du monde. Pour
ce faire, vous veillerez entre autres à désintéresser nos sauvages des richesses dont regorgent leurs sol et sous-
sol, pour éviter qu’ils s’y intéressent, qu’ils ne nous fassent pas une concurrence meurtrière et rêvent un jour
de nous déloger.
Votre connaissance de l’Évangile vous permettra de trouver facilement des textes recommandant aux fidèles
d’aimer la pauvreté, tel par exemple : « Heureux les pauvres car le royaume des cieux est à eux. Il est difficile
au riche d’entrer au ciel ». Vous ferez tout pour que les Nègres aient peur de s’enrichir pour mériter le ciel.
(…) Vous devez les détacher et les faire mépriser tout ce qui leur procurerait le courage de nous affronter. Je
fais allusion ici principalement à leurs « fétiches de guerre ». Qu’ils ne prétendent point ne pas les abandonner
et vous, vous mettrez tout en œuvre pour les faire disparaître.
Votre action doit se porter essentiellement sur les jeunes afin qu’ils ne se révoltent pas. Si le commandement
du Père est conducteur de celui des Parents, l’enfant devra apprendre à obéir à ce que lui recommande le
Missionnaire qui est le père de son âme. Insistez particulièrement sur la soumission et l’obéissance. Évitez de
développer l’esprit critique dans vos écoles. Apprenez aux élèves à croire et non à raisonner.
Ce sont-là, Chers Compatriotes, quelques-uns des principes que vous appliquerez. Vous en trouverez
beaucoup d’autres dans les livres qui vous seront remis à la fin de cette séance. Évangélisez les Nègres à la
mode des Africains, qu’ils restent toujours soumis aux « colonialistes blancs ». Qu’ils ne se révoltent jamais
contre les injustices que ceux-ci leur feront subir. Faites leurs méditer chaque jour : « Heureux ceux qui
pleurent car le royaume des cieux est à eux »
Convertissez toujours des Noirs par tous les moyens, bastonner par la chicotte par exemple… Gardez leurs
femmes à la soumission pendant neuf mois afin qu’elles travaillent gratuitement pour vous. Exigez ensuite
qu’ils vous offrent en signe de reconnaissance des chèvres, poules, œufs, chaque fois que vous visitez leurs
villages. Faites tout pour éviter à jamais que les Noirs ne deviennent riches.
Chantez chaque jour qu’il est impossible au riche d’entrer au ciel. Faites leurs payer une taxe chaque semaine
à la messe du dimanche. Utilisez ensuite cet argent prétendument destiné aux pauvres et transférez ainsi vos
missions à des centres commerciaux florissants. Instituez pour eux un système de confession qui fera de vous
de bons détectives pour démentir, auprès des Autorités investies du pouvoir de décision, tout Noir qui a une
prise de conscience.
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THÈME : LES MIGRATIONS
Semaine 21
Texte : attraits de la ville
« Tu n’iras pas à N’Dar. Mon fils, tu n’iras jamais à la ville. »
Ainsi parlait Yaye Aîda, nouant pour la troisième fois le pagne élimé qui l’enveloppait jusqu’à mi-corps.
« Il faut que je me rende à la ville, Yaye ! reprit l’adolescent.
- Fais le compte des nôtres qui sont revenus de N’Dar, de N’Dakarou ou de Thiès-Diankhène. Que nous
ont-ils rapporté ? La misère, oui… l’effroyable misère. »
Magamou n’avait écouté que d’une oreille distraite.
« Mais, mère, toutes ces cantines bourrées de vêtements ; toutes ces corbeilles débordant de victuailles
inconnues ; ces lits métalliques ; ces tables. Mais non, mère, j’irai à la ville.
- C’est cette moisson magique qui vous affole ; c’est elle qui a désorganisé le clan ; qui a enfiévré votre
imagination ; qui nous a perdus, m’entends-tu ? Qui nous a perdus. »
Et Yaye Aida, les mains de son petit dans les siennes, expliquait, folle de désespoir, comment la fausse richesse
des villes avait, dans une progression implacable, insidieusement tué, eux de la tribu, la simplicité des mœurs,
la modération des besoins. Elle parlait, et elle parlait, la vieille Aïda, mobilisant toute son intelligence pour
convaincre son buté de fils qui simulait une attention soutenue alors qu’en sa tête ivre défilaient, déjà, les
autos de la ville.
Magamou avait arrêté sa décision dès l’autre hivernage. Les travailleurs saisonniers parmi lesquels il comptait
de nombreux amis l’avaient invité à tenter sa chance comme eux. Pourquoi griller sous le soleil, suer toute la
journée pour un maigre revenu ? A la ville, les fainéants du village, les Mor-Nélévane, les Mawa-Taillel et
tous les parasites avaient fait fortune. La preuve ? Leurs casques de Gambie, leurs lunettes, leurs bracelet-
montre, leurs sandales… Surtout ah ! Leurs portefeuilles ! Et leurs chaussettes multicolores ! Les avantages
de la ville n’étaient pas que matériels, du moins si l’on en jugeait par les histoires de licence de mœurs, ou
bien, les cent petits riens que les initiés se confiaient avec un air entendu.
De fait, d’autres raisons plus profondes, moins terre à terre, étaient avant à l’origine de la décision du jeune
homme. Celui-ci les taisait tant par égards pour sa mère que par certitude que ces raisons n’auraient pas l’heur
d’ébranler la conviction maternelle. Il se rallia à des arguments qu’il considérait comme plus déterminants.
« Mère, si je ne comptais que sur nos maigres récoltes, comment oserais-je demander la main de Soukenya ?
Comprends, mère, qu’il n’y a plus de solution de rechange. Vois-tu, les tams-tams au clair de lune ont perdu
de leur magie ; vois-tu, mère, mes compagnons préfèrent s’agglutiner autour des tirailleurs en permission, des
plantons, des charretiers revenus humer, un moment, l’air du pays. Nos jeunes filles elles-mêmes passent une
saison à la ville et nous ne les voyons plus qu’aux premières pluies. C’est un signe des temps. Yaye, votre bon
vieux temps est mort ; il ne faut pas que le village se meure.
- Vous le tuez, ce village ! sanglota la mère. […]
Magamou avait disparu quand se fut arrêtée de pleurer. Yaye Aîda avisa alors une vieille houe que la
glèbe avait tapissée de boue encore molle, puis elle se dirigea vers les champs, le cœur gros et la tête
vide.
Malick FALL
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Semaine 22
Texte : La fuite
Après avoir pris quelques vêtements, des baguettes de pains, quelques bouteilles d’eau et deux boites
de fromage, elle entra dans la voiture avec ses trois enfants puis démarra malgré ses peurs et ses hésitations.
La route était bombée de militaires. Les quelques civils qu’elle rencontrait étaient soit morts soit en route vers
d’autres contrées, bagage sur la tête pour la plupart. Quatre quartiers sur onze étaient déjà pris et les combats
étaient devenus très violents. Au volant Aurélie pensait toujours à son mari, mais chaque fois qu’elle tentait
de le joindre, il ne décrochait pas. Était-il sur le terrain des combats ? Était-il très occupé ? Qu’est-ce qui se
passait exactement ?
Le regard traumatique des enfants plongeait de plus en plus la femme dans l’angoisse. Dans son
anxiété, elle se retrouva, elle se retrouva face à un barrage militaire. Les hommes en armes l’interpellèrent et
lui demandèrent où elle se rendait avec les enfants.
Ayant remarqué que c’était l’armée républicaine, elle présenta sa pièce d’identité qui confirmait qu’elle
était la femme du respecté Capitaine Kirobo. Ils fouillèrent néanmoins la voiture avant d’attirer l’attention de
la dame sur les éventuelles embuscades auxquelles elle pourrait faire face le long de la route car, lui avaient-
ils soufflé, la rébellion n’avait pas seulement attaqué la capitale ; des unités s’étaient subdivisées dans le pays
pour tenter de prendre le contrôle des camps militaires st des garnisons de police.
Aurélie eut peur en écoutant tout cela, mais elle n’avait pas le choix. Elle devait avancer. Elle avait
encore plus de 300 kilomètres à parcourir pour arriver dans la famille de son mari. Bien que la radio de la
voiture annonçât des localités tombées sous contrôle de la rébellion dont une se trouvait sur sa voie, Aurélie
estima qu’elle ne pouvait et ne devait pas faire marche arrière. Elle avança tranquillement sur plus de 100
kilomètres, croisant des éléments des forces républicaines qui s’attelaient toujours à fouiller son véhicule avant
de la laisser continuer tout en attirant son attention sur les risques qu’elle courait.
Pour Aurélie Kirobo, seul Dieu contrôlait cet exode forcé et imprévu. Elle s’arrêta après une trentaine
de kilomètres, fit le plein de sa voiture et servit à manger aux enfants sans pouvoir en goûter elle-même. Elle
tenta de nouveau de joindre son mari mais fit face à la même scène.
Voyait-il les appels ? Était-il autant occupé ? Où pouvait-il se trouver exactement ?
En tout cas, elle priait pour lui et restait persuadée que la providence devait les protéger en ce moment
très délicat. Elle reprit la route pendant que Steve et Kamy plongèrent dans le sommeil.
Le temps passait et la distance diminuait de plus en plus. Malheureusement, à une centaine de
kilomètres du village de Tinen, Aurélie constata un calme particulier dans une localité généralement bruyante.
Elle poursuivit néanmoins sa route mais découvrit avec frayeur, deux cadavres dont le corps gisait dans le
sang. Alors qu’elle se questionnait sur ce qui se passait dans cette zone, elle fut arrêtée par un coup de sifflet.
Six militaires puissamment armées, sortirent des herbes et entourèrent la voiture.
Aurélie trembla de peur. Elle sortit sans se faire prier et leva les bras. L’un d’eux s’approcha et lu i
demanda où elle allait. Partout où elle retrouverait la paix, répondit-elle intelligemment.
Ils lui demandèrent de présenter sa pièce d’identité mais elle notifia qu’elle l’avait oubliée à la maison.
Les hommes armés qui expiraient des bouffées de cigarettes avec un regard très méchant, l’interrogèrent sur
l’identité de son mari. « C’est un enseignant en service à l’extérieur du pays », dit-elle. J’ai été obligé de
quitter la capitale à cause des tirs et je voudrais juste protéger mes enfants, ajouta l’épouse du Capitaine
Kirobo. Je ne fais pas la politique mais je peux vous assurer que je vous soutiens dans votre combat légitime.
Que la providence vous aide ! Certains rirent, d’autres ne dirent mot. Ils demandèrent à la pauvre dame de
donner tout ce qu’elle avait si elle les soutenait vraiment. Elle fut obligée de vider sa sacoche pour leur remettre
une somme de plus de cent mille francs. Ils rigolèrent, s’emparèrent des morceaux de pains réservés aux
enfants puis s’en allèrent.
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Elle reprit la route, tentant toujours de joindre son mari, mais en vain. Il était inaccessible. A présent,
l’inquiétude la gagna véritablement. Au-delà de toutes ses préoccupations, cet homme avait toujours mis à la
première place, les intérêts de sa famille. Il était donc anormal qu’il ne décrochât pas les appels. La pire des
idées lui venait de temps en temps en tête, celle de la probabilité de la mort de son mari pendant les combats
que les médias annonçaient de plus en plus intenses et rudes dans la capitale. Elle se résigna à laisser cette
fauve idée se transplanter dans sa tête et poursuivit sa route, une voie de plus en plus déserte. Elle avait encore
une vingtaine de kilomètres sur la grande voie avant de bifurquer à droite pour prendre la route en latérite qui
devait conduire à Tinen.
Fort heureusement, elle ne rencontra plus d’obstacles tout au long de ce trajet qu’elle connaissait, pas
en tant que conductrice, mais en qualité de « chef de bord » comme l’appelait son mari lors de leurs
déplacements en famille ou à deux.
Elle roula jusqu’au portail de la maison, sortit, cogna et le vit s’ouvrir par sa belle-mère.
-Dieu, je te rends grâce, s’écria la pauvre vieille en les embrassant. Ma belle-fille et mes petits-enfants
sont enfin arrivés. Tellement nous nous inquiétions, ton beau-père et moi. Le réseau de communication est
devenu défectueux et nous ne savions pas ce qui vous arrivait. Dieu merci ! Et votre papa ?
-Il est resté dans la capitale, maman. Tu sais très bien que sa fonction ne saurait lui permettre de nous
suivre ! Il nous a donc demandé de venir nous cacher ici en attendant, répondit Aurélie.
La vieille voulut continuer mais se rappela qu’il était préférable de les accueillir d’abord avec de l’eau
avant de « demander les nouvelles ».
Le vieux Hubert Kirobo qui avait entendu parler, sortit pour voir ce qui se passait exactement. Il se
rendit compte que sa belle-fille et ses petits-enfants étaient arrivés, chose qu’il attendait impatiemment avec
sa femme depuis quelques jours, tout en s’inquiétant pour son fils dont eux aussi n’avaient plus aucune
nouvelle.
A présent, l’on était sorti du danger, semblerait-on croire ! Les enfants semblaient peu à peu retrouver
leur esprit même s’ils demandaient très souvent d’après leur père auprès de leur chère maman. « Il va très bien
et a dit de vous embrasser de sa part. Il est très occupé au boulot », répétait-elle souvent ! Mais, entre Aurélie
et ses beaux-parents, le sujet de discussion tournait toujours autour de Jean-Bosco, comme l’appelaient ses
proches. Comment s’en sortait-il ? Que devenait-il ? Quand allait finir cette crise inutile et sans fondement ?
Après de longs moments d’échanges, ils finirent par le recommander à la divine providence.
Moise O. INANDJO, Sur les routes sanglantes de l’exil pages 33-38
Semaine 23
Texte : nostalgie
Yankel, juif russe exilé en France, médite sur sa vie.
Moi aussi je vais mourir. Il faut bien dégager la place, non ? Personne n’a plus besoin de moi sur cette terre.
Alors autant me retirer, sur la pointe des pieds, discrètement, sans faire d’embarras. C’est la vie !
Et puis, au fond, j’en ai assez. Les gens montrent trop de sans-gêne ici. Chez nous, au pays, la jeunesse était
pleine de respect pour les vieillards. Jamais un mot malséant, oh ! Ç’aurait été terrible ! Mais ces français sont
si étourdis, si bruyants, si tumultueux ! De vrais paquets de nerfs ! Ils doivent boire trop d’alcool !... Toujours
sous pression, ils vous bousculent, vous hurlent aux oreilles. Aucune attention à vous ! Tchip ! Tchip ! Ça y
est, on n’a même pas le temps de se retourner ! Après, bien sûr, ils s’excusent, oh ! Très gentiment, mais le
mal est fait, et déjà ils n’y pensent plus. Je ne leur en veux pas, ils sont comme ils sont, et moi je suis comme
je suis. N’empêche que je rumine tout ça pendant des heures… Je ne suis pas heureux.
Non, je ne suis pas heureux. Ainsi mes petits-enfants, qu’est-ce que je peux leur reprocher ? Rien, bien sûr !
Mais ils sont tellement français ! Qu’est-ce qui les distingue des autres, hein ? Voilà, il n’y a plus rien ! Le fils
23
de Simon n’est même pas circoncis ! Alors qu’est-ce que vous voulez ?... Fernand, lui, a fait circoncire ses
garçons, d’accord. Mais ce n’est tout de même pas ça … Ah ! Je ne sais plus !
J’aimerais qu’ils n’oublient pas complètement leurs origines. Oh ! je connais la vie, je n’en demande pas
beaucoup ! Qu’il leur reste seulement un reflet, un petit quelque chose, de ma Russie natale… Sinon qu’est-
ce que je deviens, moi ? Toute ma jeunesse est annulée parce qu’elle ne fut pas française ? Pfêh ! Quelle
honte ! Il ne faut pas rougir de votre grand-père, mes enfants. Ce n’est pas une tare d’être né à Rakwomir, on
naît où on peut. Et comment pourrais-je mourir en paix si j’effaçais de moi toute mon enfance ? Privé de son
enfance, un homme est toujours malheureux.
… Plus d’un demi-siècle que je vis en France ! Cinquante-quatre ans exactement, cinquante ans pendant
lesquels pas une fois je n’ai quitté la terre française… C’est long, ça ! La France est bien mon pays maintenant,
je parle le français, tout le monde le dit, presque sans accent, j’ai donné de ma chair à la France plus que bien
des Français, je devrais… Hélas ! je mourrai sans jamais avoir revu mon Rakwomir natal !
Roger IKOR
Les Eaux mêlées, Albin Michel
Semaine 24 : INTÉGRATION
Texte :
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