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New South Wales Civil Procedure Handbook 2018


John P. Hamilton

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feu
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Title: Le gardien du feu

Author: Anatole Le Braz

Release date: February 3, 2024 [eBook #72867]

Language: French

Original publication: Calmann-Lévy, 1900

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images


made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GARDIEN DU


FEU ***
ANATOLE LE BRAZ

LE
GARDIEN DU FEU

PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
DU MÊME AUTEUR
Format in-18.

AU PAYS DES PARDONS 1 vol.


LA CHANSON DE LA BRETAGNE 1 —
PAQUES D’ISLANDE 1 —
LA TERRE DU PASSÉ 1 —
LE THÉATRE CELTIQUE 1 —
LE SANG DE LA SIRÈNE 1 —
AMES D’OCCIDENT 1 —

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y


compris la Russie.

E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY


A LUCIEN HERR

En mémoire des jours de Plogoff.


LE GARDIEN DU FEU

— Voici le dossier de cette étrange affaire, me dit l’ingénieur.


Il étala devant moi, sur la table du bureau où nous étions assis,
une chemise verte contenant divers papiers et portant, en grosses
lettres rondes, cette suscription : « Phare de Gorlébella, 1876. »
— Vous connaissez le phare, n’est-ce pas ?
Je l’avais visité l’année précédente, au cours d’une excursion à
l’île de Sein, et je n’avais pas à faire grand effort pour revoir, par le
souvenir, sa haute silhouette de pierre dressée en plein Raz, dans
une solitude éternelle, au milieu d’une mer farouche agitée
d’incessants remous et dont les sourires même, les jours de calme,
ont quelque chose d’énigmatique et d’inquiétant. L’ingénieur
poursuivit :
— Il vous suffira, quant au reste, de savoir ceci. En 1876, tout
comme à présent, le personnel de Gorlébella se composait de trois
hommes. Mais, de ces trois hommes, il n’y en avait que deux qui
fussent de service en même temps. Le règlement porte, en effet,
que chaque gardien, après avoir demeuré un mois au phare, a droit
à un congé de quinze jours. Tous les seconds samedis, à moins que
l’état de la mer n’y mette obstacle, le bateau ravitailleur accoste au
récif, débarque les provisions et prend à son bord, pour le ramener à
terre, l’exilé dont c’est le tour d’être rapatrié. Au sommet de la
Pointe du Raz s’élève ou plutôt se tapit, si vous vous souvenez, une
sorte de hameau administratif, formé des bâtiments désaffectés de
l’ancien phare. C’est un groupe de maisonnettes basses, raccordées
bout à bout et ceintes d’un vaste enclos où dans l’abri des murs,
poussent chétivement quelques légumes. A l’entour s’étend le
sinistre paysage que vous savez, un dos de promontoire nu et
comme rongé de lèpre, troué çà et là par des roches coupantes, de
monstrueuses vertèbres de granit. Nulle autre végétation que des
brousses à ras de sol, des ajoncs rampants, une herbe éphémère,
tout de suite brûlée par les acides marins. Vous n’êtes pas sans avoir
remarqué l’air de stupeur muette et résignée qu’ont toutes choses
en ces parages, les plantes comme les bêtes, et les habitations aussi
bien que les gens. Voilà pourtant l’oasis de bon repos après laquelle
aspirent de tous leurs vœux les factionnaires de Gorlébella. Du
moins ne s’y sentent-ils plus les emmurés des eaux. Si peu récréatifs
que soient ces horizons, encore délassent-ils leurs yeux de la
perpétuelle et obsédante agitation des vagues. Et puis, ils ont là leur
« chez eux » ; ils y retrouvent la femme, les enfants, la figure chère
des êtres et des objets familiers, rentrent enfin dans la vie normale,
savourent la joie, irraisonnée mais profonde, d’appartenir de
nouveau à la grande communauté humaine… J’ai dit ; maintenant,
feuilletez.
La première pièce était un télégramme sur papier jaune adressé
par le conducteur des Ponts et Chaussées d’Audierne à l’ingénieur
ordinaire chargé du service des phares, en résidence à Quimper. Elle
était datée du 2 mai et conçue en ces termes : « Feu de Gorlébella,
resté allumé toute la journée d’hier, éteint cette nuit. Rumeurs
bizarres circulent. Prière donner instructions, si ne pouvez venir
vous-même. »
Suivait une lettre de l’ingénieur ordinaire à l’ingénieur en chef :
« J’ai l’honneur de vous transmettre les pages ci-jointes, trouvées sur
le banc de quart, dans la chambre de la lanterne. Goulven Dénès,
avant de disparaître, a pris soin d’y consigner tout le détail des
événements. Nous n’avons pas encore pu pénétrer dans la pièce où
sont enfermés les deux cadavres. Il faudra sans doute briser la porte
à coups de hache. A bientôt un rapport qui vous fournira les
renseignements complémentaires… »
Je sautai vite à la liasse de vieux papiers qui accompagnaient
cette note.
Ce n’étaient, à première vue, que de banals imprimés, des
« tableaux » divisés en colonnes, avec des rubriques sans intérêt et
des chiffres indiquant soit le nombre des heures de veille durant le
mois, soit la quantité d’huile consommée pour l’éclairage. Mais, au
verso des feuilles, s’étageaient les sillons réguliers d’une solide
écriture paysanne. Une âme sombre et douloureuse y contait, en
manière d’« Observations sur les circonstances du service », le drame
peut-être le plus atroce dont les tragiques annales du Raz aient
conservé le souvenir. Je laisse la parole à Goulven Dénès, « chef
gardien — ainsi qu’il se qualifie lui-même — du phare de
Gorlébella ».
I

Que mon ingénieur me pardonne. Je me suis rendu coupable, ces


derniers temps, des manquements les plus graves à mes fonctions,
et, dans quelques jours, je vais déserter mon poste. Il s’en étonnera,
je pense, lui qui m’a souvent cité comme un employé modèle. Je
n’aurais pas cessé de l’être, s’il n’avait dépendu que de moi ; mais il
y a une fatalité plus forte que la volonté de l’homme. Je dois à mon
ingénieur, je me dois à moi-même de lui exposer pourquoi et
comment j’ai failli. Si ce n’avait été à cause de cela je n’aurais pas
pris la peine d’écrire ces lignes.
La date portée au calendrier est celle du 20 avril, et le
chronomètre marque dix heures du soir. Le mois d’avril est mon
mois. Je l’ai tenu longtemps pour un mois heureux ; je croyais à son
influence bienfaisante sur ma destinée. Je sais maintenant qu’il n’y a
que de faux bonheurs.
J’étais, du reste, à présent que j’y songe, l’homme le plus enclin
à être dupe. Je suis né de cette race austère des laboureurs du
Léon, dont la religion est le souci suprême. Mon enfance fut sérieuse
et un peu triste. Là-bas, point de chansons, ni de danses, ni de ces
jeux qui égayent la vie. Je ne me rappelle de ce passé que des bruits
de prières et des sonneries de cloches tintant des offices. Une
famille s’y considérerait comme maudite, si elle ne comptait parmi
ses membres un prêtre. Je fus élevé en vue du sacerdoce ; à douze
ans, j’entrais au petit séminaire de Saint-Pol.
Nul écolier ne se montra plus docile ni plus appliqué. Mais la
lenteur de mes progrès dans les études latines me nuisit dans l’esprit
de mes maîtres, et, sur la fin de ma seconde, ils conseillèrent à mes
parents de me garder auprès d’eux. Ce fut une grande déception
pour ma mère qui voyait déjà, dans ses rêves, l’église dont je serais
le desservant, et le presbytère, fleuri de clématite, où se
reposeraient ses vieux jours. Je ne pus supporter le spectacle de ses
larmes. Les travaux de la moisson terminés, je m’engageai dans la
Flotte.
Non que la mer me dît beaucoup : le Léon n’est pas une
pépinière de marins. J’étais moins fait que personne pour goûter
cette existence vagabonde. Tout me déplaisait en elle, ses joies plus
encore que ses dangers. Une répugnance invincible m’empêchait de
m’amuser comme les camarades, aux escales dans les ports
lointains. Je les accompagnais dans leurs orgies, mais j’en sortais
intact. A cause de ma réserve et parce que j’avais étudié pour la
prêtrise, ils m’avaient surnommé Pater-Noster. « Tu n’auras jamais
l’âme d’un matelot », me disaient-ils. Et c’était vrai. Je n’en
remplissais pas moins consciencieusement mes devoirs. Il n’y a pas
une seule punition sur mon livret. Mais, dans la tranquillité des
quarts nocturnes, libre de me laisser aller à mes songeries, sous les
étoiles, je me représentais, sur une des collines de mon pays, une
maison de pierre grise dans un courtil, un filet de fumée paisible au-
dessus du toit, et, dans l’ombre du logis, une jeune femme,
lumineuse comme une clarté.
Par exemple, je ne me figurais pas bien ses traits, à cette jeune
femme. Il ne m’était pas encore arrivé d’en regarder aucune, sauf
peut-être, avant mon entrée au collège, des petites amies de
catéchisme, pâles images anciennes, confuses et décolorées.
Explique cela qui pourra : un jour, brusquement, je la vis paraître
et, comme par une révélation intérieure, je la reconnus. J’avais alors
vingt-six ans. Après une croisière aux Indes, où j’avais étrenné mes
galons de quartier-maître, je venais d’être désigné pour servir à bord
de l’Alcyon, un garde-pêche minuscule, presque un yacht de
plaisance, avec Tréguier pour port d’attache.
Or, ce dimanche-là — un dimanche d’avril — , nous étions rangés
à quai, nos hautes vergues plongeant parmi les branches des vieux
ormes reverdis. L’équipage, désœuvré, jouait aux cartes sur le pont.
Moi, debout à l’arrière, j’échangeais de vagues propos avec le
douanier de planton sous les arbres. C’était à l’issue de vêpres. Des
groupes d’artisanes descendaient la Grand’Rue, leurs psautiers dans
les mains. Machinalement je tournai la tête de leur côté. Si pourtant
je ne l’avais pas fait, ce geste quelconque, je ne monterais pas, à
cette heure, cette sinistre faction de vengeance et d’agonie au phare
de Gorlébella.
— Quelle est donc celle qui marche un peu en avant des autres ?
demandai-je au gabelou, en déguisant de mon mieux la subite
émotion qui m’avait saisi.
J’entends encore sa réponse.
— Ça, c’est la plus jolie fille de Tréguier, Adèle Lézurec. Son père,
un retraité de la marine, tient l’auberge des Trois-Rois… Vous savez
bien, rue Colvestre ?
Elle, cependant, avait passé, de son allure élégante de citadine,
sans daigner s’apercevoir qu’il y avait là deux hommes qui parlaient
d’elle, sans se douter surtout que son charme venait d’ensorceler la
pensée de l’un d’eux, de l’ensorceler toute, et pour jamais. Je suivis
des yeux, jusqu’à ce qu’elles se fussent effacées dans l’éloignement
du mail, la blancheur claire de sa cornette à deux pointes et la
nuance gris perle de son grand châle à franges, qui tombait de ses
épaules à ses talons comme les ailes repliées d’un goéland. Et, le
reste de l’après-midi, retiré dans le poste, où j’étais sûr de n’être
point troublé, je ne fis que murmurer sur un ton de litanie ces mots
à qui je prêtais je ne sais quelles significations magiques : « Rue
Colvestre… les Trois-Rois… Adèle Lézurec !… »

C’était dans la haute ville, cette rue Colvestre, presque à l’orée


de la campagne, en des parages silencieux, peu fréquentés des
matelots. On préférait les tavernes du port, plus animées, plus
engageantes, et dans lesquelles on pouvait s’attarder davantage,
sans compter que les servantes, familiarisées avec les habitudes des
hommes de mer, y étaient accortes et faciles. Le soir venu, ma
permission de minuit en poche, je m’acheminai pour la première fois
vers les faubourgs.
L’air était doux ; les vergers des monastères embaumaient. Les
sentiments les plus contradictoires s’agitaient en moi : c’était un
mélange singulier d’incertitude et d’audace. En passant au pied de la
cathédrale, je vis que l’intérieur en était illuminé. Je franchis le seuil
du porche et m’agenouillai derrière une confrérie laïque de vieilles
femmes qui récitaient le rosaire dans la chapelle de la Vierge.
L’encens des vêpres se respirait encore sous les voûtes et l’odeur des
cires pascales emplissait la nef. Je priai de toute ma ferveur de
Léonard. Quand je sortis, ma fièvre était tombée, ma résolution ne
tremblait plus, et ce fut d’une main délibérée que je soulevai le
loquet des Trois-Rois.
Je me trouvai dans une salle basse, aux boiseries peintes de vert
et de blanc, comme une cabine de navire. De-ci, de-là, étaient
accrochées des vues de mer ou de paysages lointains, une
« Éruption du Vésuve », un « Combat de Trafalgar », et, à la place
d’honneur, au-dessus de la cheminée, un diplôme, sous verre, de
second maître de timonerie. Pour ameublement, quelques tables,
garnies de leurs tabourets, sur un parquet de briques aspergé de
son ; dans les étagères d’angle, des bouteilles de boissons diverses
qui attendaient encore, pour la plupart, qu’on brisât leur cachet.
Tout cela un peu fané, un peu pauvre, mais d’une pauvreté décente
et quasi coquette.
Mon ingénieur m’excusera de me complaire de la sorte en d’aussi
menus détails. Je suis comme le naufragé qui va mourir, et je baise
une à une les reliques chères, les tristes reliques de mon passé
défunt…

Il n’y avait dans l’auberge, quand j’entrai, qu’un homme d’un âge
respectable, à mine usée, avec ce teint de bistre que donnent les
soleils de la mer aux gens qui ont longtemps « bourlingué ». Il
semblait plongé dans la lecture d’un journal dont j’ai retenu le titre
— vous saurez tout à l’heure pourquoi, — le Moniteur des
Sémaphores et des Phares. En réalité, je crois bien qu’il sommeillait,
car il me dévisagea d’abord de l’air ahuri d’un dormeur qu’on
dérange. Il ne me témoigna, du reste, aucun empressement ; sans
même m’inviter à m’asseoir, il se contenta de crier :
— Adèle !
Une porte vitrée s’ouvrit au fond de la pièce ; la jeune fille parut.
Elle avait quitté sa toilette des dimanches, mais n’en était que
plus gracieuse dans sa robe d’étamine noire, qui dégageait toute la
souplesse de sa taille, son buste svelte sur des hanches un peu
larges, finement arrondies. Un « mouchoir » de soie des Indes,
souvenir, sans doute, des voyages paternels, était noué sur sa
poitrine ; sa coiffe mince, épinglée au-dessus du front, laissait à
découvert les épais bandeaux de ses cheveux, d’un noir bleuâtre,
qu’elle portait en bourrelets sur les tempes, à la manière des
Trégorroises. Ses yeux, de nuances changeantes, étaient vifs et
doux. Les couleurs de son visage étaient légèrement pâlies, comme
d’une plante qui a poussé à l’ombre.
Je la regardais en extase, immobile et muet au milieu de la salle.
Mais, au dedans de moi, s’était mis à galoper furieusement le vieux
sang barbare qui est, dit-on, dans les veines léonardes et que je
tiens de mes ancêtres. Cette femme dont, la veille encore, j’ignorais
l’existence, j’aurais voulu la saisir d’un bond, l’étreindre, l’entraîner
comme une proie.
Elle, cependant, soulevée sur la pointe de ses pieds fins, à demi
sortis de leurs babouches, avait haussé la mèche d’une petite lampe
de porcelaine, suspendue aux solives, qui était tout l’éclairage de
l’humble logis.
— On verra du moins la moitié de sa misère ! — dit-elle avec
gaieté, d’une voix chantante, au timbre grave et pur.
Et j’eus l’impression que je l’avais déjà entendue, cette voix, dans
les songes de mes traversées, durant les quarts solitaires, sous les
nuits calmes, alors que des musiques invisibles semblent courir le
long du bordage, parmi les phosphorescences de la mer… Elle reprit,
en se tournant vers moi :
— Asseyez-vous donc, matelot ! Que faut-il vous servir ?
— Si tu l’appelais quartier-maître, hein ! fit à ce moment, d’un ton
assez bourru, le vieux qui n’avait pas encore desserré les lèvres, pas
même pour me donner le bonsoir.
Et, s’adressant à moi, maintenant, il continua :
— Elle devrait pourtant savoir reconnaître un gradé d’avec un
simple mathurin, puisqu’elle est ma fille. Car j’ai navigué, moi aussi.
Le brevet que voilà, c’est le mien.
Il me montrait le diplôme qui était sur la cheminée, dans un
cadre.
— Oh bien ! déclarai-je, nous allons donc trinquer ensemble. Vous
ne me refuserez pas cela, mon ancien ?
Nous trinquâmes une fois, deux fois… Il me contait ses
campagnes, tout heureux d’évoquer, devant un cadet, les croisières
belliqueuses du temps de l’Empire, les mouillages dans les eaux de
Sébastopol, les débarquements dans les arroyos du Cambodge et
sur les plages du Mexique. Je feignais de l’écouter religieusement,
mais mon attention était ailleurs : elle suivait chacun des
mouvements d’Adèle, son geste harmonieux pour remplir nos verres,
et, quand elle s’était rassise à l’écart, dans la lumière de la lampe qui
la baignait toute, le tremblement délicat que faisait l’ombre de ses
grands cils bruns sur ses pommettes de frais ivoire. Ce m’était une
douceur inexprimable de la sentir là, tout près. Les tumultes de mon
sang, s’étaient apaisés. Je goûtais un bien-être intime, une joie
silencieuse et profonde, l’oubli complet de tout ce qui n’était pas
cette belle fille, cette fleur de jeunesse et de grâce, cette rose
d’enchantement. Les cloches des moûtiers voisins tintaient les
heures dans la nuit. Puis une lourde sonnerie s’ébranla, roula par
grandes ondes solennelles sur la ville.
— Le couvre-feu, dit Adèle.
Le vieux repartit :
— Un dernier coup, camarade, à la santé des gars de la Flotte !…
Il n’y a que la mer, voyez-vous, il n’y a que la mer. Moi, je la pleure
comme un paradis perdu.
Il avait abattu son poing sur la table, faisant voler à terre la
gazette qui l’absorbait si fort, sur le tantôt, quand j’étais entré. Adèle
se pencha pour la ramasser et, jetant les yeux sur le titre, articula
d’une voix ferme.
— Lorsqu’on la contemple en toute sécurité de la chambre d’un
phare ou de la maisonnette blanche d’un sémaphore, comme cela,
oui, je comprends la mer. Autrement non ! Paradis des hommes,
mais enfer des femmes !…
C’était ma destinée et la sienne dont elle venait de prononcer
l’arrêt.
II

21 avril.

Rien à signaler, mon ingénieur, du moins pour ce qui est du


service. Le baromètre est sur « variable » ; il souffle grande brise de
noroît. Ce matin, après l’extinction du feu, j’ai monté mon matelas
dans la lanterne, ainsi que des provisions de bouche pour plusieurs
jours. Car, d’ici quelque temps, je ne me soucie pas de redescendre.
Comme je passais sur le palier du deuxième étage, devant la porte
de leur chambre — de leur tombe, — je l’ai entendue, elle, qui disait
à l’autre :
— Je savais bien qu’il avait trop de religion pour vouloir cela !
Puis, mon pas s’éloignant, elle a poussé une clameur folle, un cri
d’angoisse désespérée :
— Au nom de Dieu et de saint Yves ! Goulven !… Goulven
Dénès !…
J’ai continué de gravir les marches, j’ai mangé un biscuit trempé
d’eau et je me suis étendu sur le matelas, les bras en croix sous ma
tête. J’ai dormi du sommeil de mes nuits anciennes, du temps que
l’image de la femme ne me hantait point, — d’un sommeil sans
pensée et sans rêves. Le soleil se couchait derrière l’Ar-Mèn, dans les
lointains de la mer, quand j’ai rouvert les yeux. Je suis reposé : j’ai
les idées d’une lucidité qui tient du prodige, comme si l’éblouissante
flamme du phare projetait son éclat jusqu’au fond de mon esprit.
Saint Yves ! Elle a osé invoquer saint Yves !… Ce fut la veille de
son pardon que nous nous fiançâmes. Je revenais de Smyrne,
libéré ; à Toulon, j’avais trouvé ma nomination de gardien de
troisième classe au phare de Bodic. Sans même prendre le temps
d’aller embrasser mes parents, en Léon, j’avais escaladé la diligence
de Tréguier, bondée de voyageurs. Je fis mon entrée dans la vieille
ville des évêques, juché sur un monceau de malles ; mais, au
tournant de la rue de l’Hospice, je me laissai couler à terre. Adèle
Lézurec était là qui m’attendait. Par espièglerie, elle s’était couvert
tout le visage du capuchon de sa mante.
— C’était pour savoir si votre cœur m’aurait devinée, me dit-elle.
Je lui répondis :
— Là-bas, en Orient, je sentais, à un parfum d’herbe mouillée,
tout à coup répandu dans l’air, qu’il y avait dans le courrier de France
une lettre de vous.
Depuis un an que je ne l’avais revue, elle avait encore embelli.
Elle était dans tout l’épanouissement de ses formes, exhalait une
odeur de sève chaude, comme les jeunes écorces en travail des
printemps. Toute trace d’étiolement avait disparu. Ses yeux avaient
tour à tour des lassitudes et des ardeurs étranges. Un sortilège
émanait d’elle. Je me souviens que j’en fus parfois troublé jusqu’à en
éprouver une sorte d’effroi. Je me remémorais ce dicton de la
sagesse léonarde : « Tu reconnaîtras la jeune fille digne d’être
épousée à ce qu’elle ne t’inspirera que des pensées chastes. » J’en
avais d’autres auprès d’Adèle Lézurec. Ce n’était point là, je m’en
rendais compte, l’amour probe et calme, exempt de toute fièvre, qui
aurait été mon lot si j’eusse aimé chez nous, au grave pays de Léon.
Un mot de ma mère aussi me revenait par moments ; lorsque je lui
avais fait part de ma détermination, elle m’avait écrit : « Tu prends
femme hors de ta race ; puisses-tu n’avoir pas à t’en repentir !… »
Mais un regard d’Adèle dissipait tous ces nuages.
Les reflets de ses yeux produisaient sur moi un effet de vertige
qui m’étourdissait l’âme, comme de fixer longtemps le scintillement
du soleil sur la mer. Je ne m’appartenais plus, j’étais sa chose. Je
pus, à notre messe de mariage, mesurer à quel point elle me
possédait. Vainement, je m’efforçai de prier : je ne savais plus ;
j’étais comme ces ivrognes qui recommencent toujours leur chanson
au même vers et n’arrivent pas plus à en sortir la trentième fois que
la première. Il fallait vraiment que je fusse bien changé ! Autre détail
non moins significatif. Mes parents, alléguant l’état de leur santé,
avaient envoyé leur consentement sur timbre. Or, ma mère, ma
propre mère m’était à cet instant devenue si indifférente que son
absence n’attrista point mon bonheur.
Sur le soir, pourtant, je fus saisi d’une douloureuse impression de
mélancolie. Adèle, conformément à l’usage trégorrois, avait décidé
qu’un bal suivrait le repas de noces et elle avait loué, à cette
intention, la salle du Rocher de Cancale, sur le quai, plus spacieuse
que le petit café de la rue Colvestre. Quelques jours auparavant, elle
avait essayé de m’apprendre les pas les plus simples. Mais j’y
apportais une maladresse native qui la fit rire d’abord, puis la
découragea.
— Vous dansez comme un ours des foires, me dit-elle, non sans
dépit… Ma foi, tant pis ! Vous ferez comme les vieux, vous assisterez
aux ébats des autres.
Toute la soirée, effectivement, je demeurai sur ma chaise,
regardant passer les couples et Adèle tournoyer aux bras des jeunes
hommes. Elle glissait, onduleuse, à demi pâmée ; un frémissement
voluptueux gonflait sa gorge, entrouvrait ses lèvres, agitait son
corps. Je me rappelai des bayadères que j’avais vues se trémousser,
avec des gestes pareils, dans un mauvais lieu, à Singapore. Pour
secouer l’obsession de cette image pénible, je sortis.
C’était, dehors, une nuit d’avril, comme à présent, une nuit pâle
et tiède, parsemée d’étoiles. Au pied des quais bruissait doucement
le clapotis de la mer montante. Une détresse infinie me serra le
cœur ; je me sentais seul, loin de tout, détaché de la vie même… A
ce moment, une forme s’approcha : je reconnus le douanier qui
m’avait donné, l’année précédente, le nom et l’adresse de celle qui
était aujourd’hui ma femme.
— Un peu d’air fait du bien, n’est-ce pas ? me dit-il.
— Oui, en vérité, répondis-je.
Et, feignant d’être tout heureux de la rencontre, je l’emmenai
prendre un verre au Rocher de Cancale.
Vers les deux heures du matin, les gens de la noce vinrent, aux
sons d’une musette et d’un accordéon, nous reconduire dans la
haute ville, et je dus boire encore avec eux, avant de rejoindre Adèle
dans sa chambre. Lorsque j’y pénétrai, elle était au miroir, qui
défaisait sa coiffure. La cornette ôtée, ses lourds cheveux
s’épandirent, l’enveloppèrent toute d’un flot sombre où des clartés
frissonnaient çà et là, comme des lueurs d’astres sur un étang
nocturne. J’en rassemblai par derrière deux pleines poignées et, y
plongeant mes lèvres, mes yeux, tout mon visage, sans que j’eusse
su dire si c’était d’amour ou de désespoir, je fondis en sanglots.

Les jours, les ans qui suivirent n’ont pas d’histoire. En me


retournant vers ce passé, je vois des pays gais, riches en moissons,
des estuaires d’eau profonde entre des collines boisées, des nappes
de mer aussi délicatement nuancées que le plumage des mouettes,
et les bourgs, des villages, — les jolis villages de là-bas, avec leurs
toits d’ardoises claires qui semblent dire au voyageur : « Arrête-toi.
Qu’irais-tu chercher plus loin ? Le bonheur est ici ! »
Nous habitâmes tour à tour les postes de Bodic, de Port-Béni, de
Lantouar. Tous, des phares terriens, situés sur les hauteurs
verdoyantes ou à l’embouchure des rivières salées du Trégor. Il eût
été difficile de rêver à notre félicité des nids plus charmants. Nous y
vivions, Adèle et moi, côte à côte, jamais séparés. Les nuits même,
lorsque j’étais de quart, elle les passait avec moi dans la lanterne.
Ces veillées aériennes dans la grande lumière éclatante, lui étaient
un prétexte à mille imaginations délicieuses ou folâtres. Élevée,
toute petite, sur les genoux des conteuses trégorroises, adonnée
plus tard, dans le désœuvrement de ses après-midi solitaires, aux
lectures les plus romanesques, elle avait à un degré surprenant
l’esprit fécond et la verve ingénieuse de sa race… Sa fantaisie, tout
naturellement, créait des merveilles.
Elle disait, par exemple : « Nous sommes des châtelains de
l’ancien temps ; c’est fête, ce soir, dans notre donjon. Des seigneurs
chamarrés d’or, des dames en robes de brocart montent l’escalier.
Des ménestrels aussi vont venir. Écoute ! Ce que tu prends pour le
souffle du vent dans les ramures ou le fracas lointain de la mer
parmi les galets, c’est le son de leurs violes qu’ils accordent. Ils
s’apprêtent à célébrer tes exploits et la beauté de ta noble épouse.
Tendons l’oreille, mon doux sire !… » Ou bien elle disait encore :
« J’étais une princesse captive. Une magicienne perverse m’avait
enchaînée dans cette prison. La tour où je languissais jetait dans la
nuit des lueurs si effrayantes que les chevaliers les plus courageux
n’en osaient approcher. Mais, un jour que je me peignais sur mon
balcon, tu me vis, tu m’aimas, et tu fis le serment de me délivrer, de
rompre le mauvais sort qui pesait sur mon destin. Rappelle-toi ! Un
ermite te remit une lance dont la pointe avait été trempée dans le
sang du Christ. Armé de cette lance, tu éventras les dragons,
vomisseurs de feu. Mais, quand tu voulus atteindre jusqu’à moi, les
échelles que tu appliquais au mur cassèrent l’une après l’autre.
Alors, ayant tressé mes cheveux en deux longues nattes, je les
laissai pendre et tu les saisis. Et maintenant nous voici mari et
femme, et, pour que tout s’achève comme dans les contes, nous
allons avoir beaucoup d’enfants… »
Des enfants !… Cela seul manquait à nos vœux… Il ne nous en
est pas né, Dieu merci !
Ces fictions d’Adèle enchantaient mes nuits de garde. Je
l’écoutais avec ravissement. Elle m’apparaissait comme un être d’une
essence supérieure. Je l’admirais.
— Vous autres, filles du Trégor, lui disais-je, vous avez eu des
fées pour aïeules ; elles vous ont légué des secrets magiques. Les
femmes de chez nous ne savent que prier les saints et filer de la
laine. Toi et tes pareilles, vous êtes des tisseuses de beaux rêves. Tu
dois me trouver bien stupide, en comparaison des jeunes hommes
de ton pays qui t’ont désirée avant que tu sois devenu mienne. Je
suis, en effet, le fils d’une race lourde et grossière, enfermée dans
un cercle étroit. Tu aurais tort de me mépriser, toutefois. Nous avons
aussi nos qualités, en Léon. Aucune légèreté d’esprit, il est vrai, mais
par contre, une constance à toute épreuve. Quand nous nous
sommes donnés, nous sommes incapables de nous reprendre. Nous
aimons d’un amour fort comme la mort.
Elle ripostait en riant :
— C’est pourtant vrai que tu n’es pas comme tout le monde. On
voit bien que tu as été élevé pour la prêtrise, dans une contrée où
les jeunes filles se croiraient damnées, si elles chantaient ailleurs
qu’à la messe. Tu parles de tout, et même de l’amour, sur un ton
prêcheur. Au fond, tu n’es peut-être pas très sûr que le mariage ne
soit pas un péché. Avoue que tu me considères presque comme une
créature de perdition…
Je lui fermais la bouche avec des baisers. Les siens avaient une
saveur subtile, pénétrante, et qui enivrait… Mais non ! non ! pas de
ces souvenirs ! Leur poison m’énerverait. Ouvrons plutôt au vent de
la nuit, à l’air vierge, à l’air irrespiré des grandes solitudes
atlantiques.

Je viens de passer quelques minutes sur la galerie. La brise est


tombée avec le jusant. Le ciel est à la brume. Le feu des Pierres-
Noires, tout à l’heure très distinct, se recule et s’efface. La Pointe du
Raz elle-même n’est plus qu’une haute silhouette sombre, vers
l’orient : elle a son aspect des mauvais jours, le profil indécis et
menaçant d’une terre-fantôme. Ainsi nous apparut-elle, lorsque nous
y arrivâmes d’Audierne, Adèle et moi, dans une charrette de roulier
que nous avions frétée à Quimper pour le transport de nos meubles
et de nos personnes.
Ma nomination de gardien-chef au phare de Gorlébella m’était
parvenue dans la semaine, à Lantouar, mon troisième poste. C’était
un avancement inespéré : je comptais à peine cinq ans de services.
Il m’avait causé néanmoins plus de déplaisir que de joie. Adieu la vie
parfaite, le repos et le travail en commun, les chères veillées à deux
dans la lanterne ! Je ne serais plus sous le toit de ma femme qu’un
hôte intermittent. Pour quinze jours de présence, un mois de
séparation ! Les deux tiers de l’année à me dessécher loin d’elle,
captif des eaux, l’esprit perpétuellement obsédé de son image ! Et
elle, la fine et frêle fleur du Trégor, comment supporterait-elle sans
dépérir cette transplantation soudaine au dur pays des Capistes ?
Comment, surtout, cet isolement dans l’exil ?… Je voulais refuser. Ce
fut Adèle qui s’y opposa :
— Partons ! dit-elle délibérément.
Dans le train, elle me confessa qu’elle n’était pas fâchée de
connaître d’autres horizons, une autre Bretagne, un autre peuple.
— Je suis la fille de mon père, vois-tu. Par lui, un peu de
l’humeur inquiète des marins et de leur goût d’aventures a passé
dans mes veines. C’est pourquoi j’ai constamment repoussé les
bourgeois de Tréguier qui se disputaient ma main : c’étaient des
boutiquiers, des gens établis. Changer de comptoir ? Ma foi, non ! Je
n’avais que trop moisi dans notre vieille salle de la rue Colvestre.
J’étais comme une giroflée des murs qui cherche l’air ; j’avais soif de
mouvement, de nouveauté… Je n’aurais pas non plus épousé un
matelot. Les matelots, cela voyage, mais leurs femmes piétinent sur
place à les attendre. Si tu n’étais pas entré dans les phares, tu ne
m’aurais pas eue.
— Prends garde, répondis-je, ce que l’on va quérir ne vaut pas
toujours ce que l’on quitte.
Elle haussa les épaules, me traita de « Léonard », de « planteur
de choux », ce qui était sa grande injure, quand, avec la maladresse
qui m’était habituelle, je froissais involontairement ses rêves.
Jusqu’à Audierne, la fuite et la diversité des paysages la tinrent
en gaieté. Elle s’amusait de la démarche alourdie des
Cornouaillaises, de leurs coiffes étranges, comme on n’en voit plus
que dans les miniatures des livres anciens, de leur breton aussi, qui
lui semblait une autre langue, tant la prononciation locale la
déconcertait.
Mais, lorsque nous nous fûmes engagés dans la route du Cap,
ses yeux s’assombrirent devant ces vastes étendues dénudées, à
peine hérissées çà et là d’un bouquet d’ormes rachitiques, et dont la
mélancolie du soir d’octobre accentuait encore la tristesse et la
sauvagerie. Des vols de corbeaux se levaient des labours, regagnant
leurs gîtes dans les pinèdes lointaines, vers Beuzec et Douarnenez.
De distance en distance, se profilait un manoir isolé, d’aspect
tragique et sur qui semblait planer le souvenir d’un crime. La mer
demeurait invisible, mais on entendait son grondement sourd et, par
intervalles des coups de ressac si puissants qu’ils ébranlaient le sol,
faisaient trembler la terre dans ses profondeurs. A partir de Plogoff,
Adèle ne parla plus. Moi-même je me taisais, écoutant sonner les
sabots de l’attelage sur les dalles de granit brut dont le chemin était
comme pavé. Une brume, d’heure en heure plus épaisse, flottait
maintenant sur les choses, ainsi qu’une poussière salée ou quelque
mystérieuse fumée d’océan. Dans cette brume, une sorte de cime
s’estompa. Notre conducteur, nous la désignant du manche de son
fouet, dit :
— C’est la Pointe !
Des deux gardiens que j’allais avoir sous mes ordres, il n’y en
avait qu’un de marié. Nous trouvâmes sa femme qui nous attendait
dans l’enclos de la caserne. C’était une Ilienne de Sein, toute vêtue
de noir, à mine sévère et d’humeur concentrée. Après qu’elle nous
eut fait visiter notre logis, Adèle lui demanda de nous montrer au
large le feu de Gorlébella.
— Suivez-moi, répondit la femme, mais assujettissez bien chacun
de vos pas, car les sentiers sont glissants.
Nous nous enfonçâmes derrière elle dans la nuit. Tout en
marchant, elle nous renseignait d’un ton bref :
— Ce bruit, sur notre gauche, c’est l’Enfer du Raz… Cette grève,
au pied de la falaise, c’est la Baie des Trépassés…
L’Enfer ! Les Trépassés ! ces mots nous glaçaient, et il n’était pas
jusqu’à cette femme en noir, dans tout le noir, tout l’inconnu de ces
lieux sinistres, qui ne nous inspirât je ne sais quelle angoisse mêlée
d’épouvante.
— Gorlébella ! dit l’Ilienne.
Une pâle lumière verdâtre trouait au loin les ténèbres de l’abîme.
Et notre guide continuait :
— Cet autre feu, là-bas, c’est le phare de Sein. Cet autre, tout là-
bas, c’est l’Ar-Mèn.
Nous ne regardions que Gorlébella. Adèle, pressée contre moi,
frissonnait ; d’un geste brusque, elle se cacha le visage dans ma
poitrine et se mit à pleurer en silence. A ce moment, un de ces
oiseaux de mer qu’on appelle des fous nous frôla presque de ses
ailes, décrivit au-dessus de nos têtes deux ou trois cercles, puis
plongea, comme une flèche, dans l’obscurité béante. Et j’eus le
pressentiment très net que ce pays farouche, voué jadis à d’horribles
holocaustes, nous serait fatal.
III

De toute la nuit dernière, il m’a été impossible d’écrire une ligne.


J’avais eu dans la journée une si chaude alerte que, douze heures
après, je n’en étais pas encore remis. Voici la chose, mon ingénieur.
Elle est de celles qui se doivent consigner sur les feuilles de service.
Je venais, le feu éteint, de terminer le nettoyage de l’appareil et
j’allais être libre de m’allonger sur ma couchette pour prendre un
peu de repos. Mais il me restait à m’assurer d’abord — vous devinez
sans doute à quelle fin — qu’aucune des barques du continent ou de
l’île, en se rendant sur les lieux de pêche, ne louvoyait à portée du
phare. C’est une précaution à laquelle je n’aurai garde de faillir, tant
que tout ne sera point consommé. Je passai donc sur la galerie
extérieure. La brume de la veille s’était dissipée ; le ciel, toutefois,
demeurait chargé, dans l’ouest, et la houle se cassait en une infinité
de lames courtes, comme il arrive quand le Raz couve de méchants
desseins. La mer, à perte de vue, était vide. Les bateaux homardiers,
les seuls qui fréquentent assidûment ces parages, avaient sans
doute flairé le gros temps, et pas une voile n’était sortie.
Je me félicitais déjà de cette constatation, lorsqu’en me tournant
vers le nord, j’aperçus une fumée légère qui se déroulait à fleur
d’horizon, dans les lointains du chenal du Four. Un vapeur de Brest,
évidemment. J’observai sa marche : il gagnait le suroît. Une idée
soudaine me traversa l’esprit :
— Si c’était le Baliseur !
J’ai le regard perçant des hommes de ma profession : je ne
tardai pas à être fixé. C’était lui, en effet, c’était bien le steamer des
Ponts et Chaussées, reconnaissable à la couleur saumon de sa
carène, que barrait par le milieu un liséré d’un rouge vif. Il faisait cap
sur l’Ar-Mèn. Peut-être allait-il simplement ravitailler ce phare,
quoique ce ne fût pas encore l’époque réglementaire. J’avais vu le
cas se produire. Mais il se pouvait aussi qu’il eût à son bord quelque
chef en tournée d’inspection générale, et alors… alors, c’étaient mes
patientes combinaisons déjouées et les affres de l’expiation abrégées
pour les deux coupables !… Serais-je donc contraint de renoncer à
mon œuvre vengeresse, en les libérant par une mort prompte, qu’ils
recevraient comme un bienfait ! Tout mon être se révoltait à cette
pensée.
L’événement faillit justifier mes craintes. Sur les trois heures de
l’après-midi, le Baliseur, sa visite faite à l’Ar-Mèn, obliquait vers l’île
de Sein. Embusqué derrière le vitrage de la lanterne, je suivais d’un
œil anxieux chacun de ses mouvements. Je le vis stopper dans le
petit port insulaire, puis, presque aussitôt, reprendre sa marche, en
continuant de gouverner à l’est. L’incertitude ne m’était plus
permise. Il s’acheminait sur Gorlébella. Le vent était pour lui, mais il
avait à lutter contre une mer fatigante. Ce furent des moments
tragiques et qui me parurent des siècles. A toute éventualité, j’avais
armé mon revolver et je me tenais prêt à descendre. En bas, dans la
chambre du premier étage, ils devaient être aux aguets, comme
moi-même, car j’entendis qu’on s’efforçait, une fois de plus, de
briser à coups de poings le verre épais qui forme hublot du côté du
large. Le vapeur approchait, approchait toujours ; malgré le grand
bruit des eaux, on percevait le halètement saccadé de la machine.
Une encablure à peine le séparait du phare. Dans la chambre
scellée, au-dessous de moi, c’étaient, maintenant, des appels, des
cris sourds, le glapissement aigu de la femme mêlé à la rauque
vocifération de l’homme. Ils se croyaient probablement sauvés, les
misérables !
— Sauvés, oui ! murmurai-je, sauvés des jours que vous étiez
encore condamnés à vivre !
J’avais le pied dans l’escalier, pour les faire taire à jamais, quand
brusquement le steamer vira de bord. Un personnage, debout à
l’arrière, venait d’emboucher le porte-voix :
— Ohé du phare !… Goulven Dénès !
Je ne fis qu’un saut jusqu’à la plate forme. Le conducteur, — car
ce n’était que lui, — reprit :
— Rien de nouveau chez vous ?
Je hurlai de toute la force de mes poumons :
— Rien !
Et le Baliseur s’éloigna, rebroussant chemin devant la tempête
dont la grande ombre livide achevait de noyer l’horizon, du côté de
l’occident… Deux heures plus tard, elle se ruait sur Gorlébella.
Elle dure depuis, déchaînée par trombes énormes qui font sonner
la mer comme sous un galop de bêtes invisibles. Parfois, il me
semble ouïr des bruits de cloches, une sorte de tocsin sauvage, jailli
des profondeurs de l’abîme. Le phare ronfle, ainsi qu’un immense
tuyau d’orgue. Une vie monstrueuse anime les nuages : ils se
heurtent, s’étreignent, se bousculent, s’entre-déchirent, se livrent
une formidable et silencieuse bataille de spectres dans les champs
bouleversés de l’espace. Le fanal, cependant, à l’abri derrière ses
étincelantes persiennes de cristal, promène sur ce carnage des
choses sa belle flamme tranquille, la puissante lumière rouge et
verte de son double secteur. Moi aussi, j’ai retrouvé le calme. La
colère des éléments a comme détendu mes nerfs. Ma main ne
tremble plus, ma tête est redevenue libre… Je me remets à mon
récit.

J’étais désigné pour prendre le service en mer à la date du 1er


novembre, jour de la Toussaint. Dans la matinée, nous nous
rendîmes, Adèle et moi, au bourg de Plogoff, pour entendre la messe
de paroisse. L’air était pur et froid. Une bise d’hiver hâtif balayait le
morne plateau, piquait nos joues, nous soufflait à la face le gravier
de la route. Lorsque nous arrivâmes à l’église, la nef, le porche
même, tout était comble ; le flot des fidèles débordait jusque dans le
cimetière, parmi les tombeaux. Nous n’eûmes d’autre ressource que
de nous agenouiller sur les marches du calvaire. Les Capistes, aux
fronts durs et broussailleux comme leurs landes, nous dévisageaient
avec une curiosité narquoise, Adèle surtout, dont la joliesse, le teint
finement rosé sous les dentelles de la coiffe, faisaient paraître
encore plus déplaisants les traits âpres et comme barbouillés de
rouille des femmes de la Pointe, accroupies autour de nous sur leurs
galoches, dans l’herbe, raidie par le givre, de l’enclos sacré.
— Ça ne va pas être gai, de vivre avec ces brutes, me dit Adèle,
tandis que nous regagnions la caserne… — As-tu remarqué le
ricanement des hommes ?… Et les femmes ? C’était à se boucher les
narines ! Elles avaient encore sur elles l’odeur des bouses de vaches
qu’elles ont coutume de pétrir avec leurs mains pour en fabriquer
des mottes à feu… Ah ! non, mon pauvre Goulven, nous ne sommes
plus en Trégor.
— Et c’est cela qui t’attriste le plus ? lui demandai-je.
Moi, ma tristesse me venait d’une autre cause ; elle me venait de
l’affreuse pensée, amèrement remâchée depuis des jours et des
jours, que j’allais quitter ma femme, languir loin d’elle, là-bas, dans
cette lugubre tour de pierre dont la mince silhouette, d’une
blancheur de sépulcre, s’effilait ainsi qu’une colonne funéraire hors
de l’immense désert des eaux. Adèle suivit la direction de mon
regard, vit le phare dressé sur l’occident clair et murmura d’une voix
dolente :
— Oui, par-dessus le marché, tu vas me laisser seule !
« Par-dessus le marché ! » Elle avait souvent de ces paisibles
cruautés inconscientes qui me poignaient le cœur, qui me faisaient,
comme on dit, saigner en dedans. D’ordinaire, je me contentais d’en
souffrir en silence. Je fus pourtant sur le point de relever celle-ci ;
mais déjà la petite âme changeante de la Trégorroise s’épanchait en
jolis rêves, me versait le baume de ses mirages, de ces délicieuses
imaginations qui n’étaient qu’à elle :

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