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The Project Gutenberg eBook of Le gardien du
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Language: French
LE
GARDIEN DU FEU
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
DU MÊME AUTEUR
Format in-18.
Il n’y avait dans l’auberge, quand j’entrai, qu’un homme d’un âge
respectable, à mine usée, avec ce teint de bistre que donnent les
soleils de la mer aux gens qui ont longtemps « bourlingué ». Il
semblait plongé dans la lecture d’un journal dont j’ai retenu le titre
— vous saurez tout à l’heure pourquoi, — le Moniteur des
Sémaphores et des Phares. En réalité, je crois bien qu’il sommeillait,
car il me dévisagea d’abord de l’air ahuri d’un dormeur qu’on
dérange. Il ne me témoigna, du reste, aucun empressement ; sans
même m’inviter à m’asseoir, il se contenta de crier :
— Adèle !
Une porte vitrée s’ouvrit au fond de la pièce ; la jeune fille parut.
Elle avait quitté sa toilette des dimanches, mais n’en était que
plus gracieuse dans sa robe d’étamine noire, qui dégageait toute la
souplesse de sa taille, son buste svelte sur des hanches un peu
larges, finement arrondies. Un « mouchoir » de soie des Indes,
souvenir, sans doute, des voyages paternels, était noué sur sa
poitrine ; sa coiffe mince, épinglée au-dessus du front, laissait à
découvert les épais bandeaux de ses cheveux, d’un noir bleuâtre,
qu’elle portait en bourrelets sur les tempes, à la manière des
Trégorroises. Ses yeux, de nuances changeantes, étaient vifs et
doux. Les couleurs de son visage étaient légèrement pâlies, comme
d’une plante qui a poussé à l’ombre.
Je la regardais en extase, immobile et muet au milieu de la salle.
Mais, au dedans de moi, s’était mis à galoper furieusement le vieux
sang barbare qui est, dit-on, dans les veines léonardes et que je
tiens de mes ancêtres. Cette femme dont, la veille encore, j’ignorais
l’existence, j’aurais voulu la saisir d’un bond, l’étreindre, l’entraîner
comme une proie.
Elle, cependant, soulevée sur la pointe de ses pieds fins, à demi
sortis de leurs babouches, avait haussé la mèche d’une petite lampe
de porcelaine, suspendue aux solives, qui était tout l’éclairage de
l’humble logis.
— On verra du moins la moitié de sa misère ! — dit-elle avec
gaieté, d’une voix chantante, au timbre grave et pur.
Et j’eus l’impression que je l’avais déjà entendue, cette voix, dans
les songes de mes traversées, durant les quarts solitaires, sous les
nuits calmes, alors que des musiques invisibles semblent courir le
long du bordage, parmi les phosphorescences de la mer… Elle reprit,
en se tournant vers moi :
— Asseyez-vous donc, matelot ! Que faut-il vous servir ?
— Si tu l’appelais quartier-maître, hein ! fit à ce moment, d’un ton
assez bourru, le vieux qui n’avait pas encore desserré les lèvres, pas
même pour me donner le bonsoir.
Et, s’adressant à moi, maintenant, il continua :
— Elle devrait pourtant savoir reconnaître un gradé d’avec un
simple mathurin, puisqu’elle est ma fille. Car j’ai navigué, moi aussi.
Le brevet que voilà, c’est le mien.
Il me montrait le diplôme qui était sur la cheminée, dans un
cadre.
— Oh bien ! déclarai-je, nous allons donc trinquer ensemble. Vous
ne me refuserez pas cela, mon ancien ?
Nous trinquâmes une fois, deux fois… Il me contait ses
campagnes, tout heureux d’évoquer, devant un cadet, les croisières
belliqueuses du temps de l’Empire, les mouillages dans les eaux de
Sébastopol, les débarquements dans les arroyos du Cambodge et
sur les plages du Mexique. Je feignais de l’écouter religieusement,
mais mon attention était ailleurs : elle suivait chacun des
mouvements d’Adèle, son geste harmonieux pour remplir nos verres,
et, quand elle s’était rassise à l’écart, dans la lumière de la lampe qui
la baignait toute, le tremblement délicat que faisait l’ombre de ses
grands cils bruns sur ses pommettes de frais ivoire. Ce m’était une
douceur inexprimable de la sentir là, tout près. Les tumultes de mon
sang, s’étaient apaisés. Je goûtais un bien-être intime, une joie
silencieuse et profonde, l’oubli complet de tout ce qui n’était pas
cette belle fille, cette fleur de jeunesse et de grâce, cette rose
d’enchantement. Les cloches des moûtiers voisins tintaient les
heures dans la nuit. Puis une lourde sonnerie s’ébranla, roula par
grandes ondes solennelles sur la ville.
— Le couvre-feu, dit Adèle.
Le vieux repartit :
— Un dernier coup, camarade, à la santé des gars de la Flotte !…
Il n’y a que la mer, voyez-vous, il n’y a que la mer. Moi, je la pleure
comme un paradis perdu.
Il avait abattu son poing sur la table, faisant voler à terre la
gazette qui l’absorbait si fort, sur le tantôt, quand j’étais entré. Adèle
se pencha pour la ramasser et, jetant les yeux sur le titre, articula
d’une voix ferme.
— Lorsqu’on la contemple en toute sécurité de la chambre d’un
phare ou de la maisonnette blanche d’un sémaphore, comme cela,
oui, je comprends la mer. Autrement non ! Paradis des hommes,
mais enfer des femmes !…
C’était ma destinée et la sienne dont elle venait de prononcer
l’arrêt.
II
21 avril.