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Débat entre la simple et la double matérialité

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En matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et de finance, un débat est apparu entre deux conceptions sur la façon dont les entreprises et les opérateurs financiers devraient considérer les aspects environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans leurs opérations et rapports financiers, en ce qu’il cherchent à rendre compte de leurs liens avec la responsabilité sociale et environnementale.

C’est lorsque la notion de « double matérialité » a été proposée que celle de « simple matérialité » a émergé pour décrire ce qui lui précédait et s’y opposait, alors que jusqu’alors on parlait de « matérialité ».

Depuis les années 1990, la responsabilité sociale des entreprises qui existait déjà dans les textes, a commencé à être mesurée, notamment par des agences de notation qui ont mis au point et proposé des méthodes pour évaluer la performance « extra-financière » des entreprises, par exemple pour décider de les inclure dans des portefeuilles d’actions « vertueuses » proposés à des investisseurs soucieux des impacts indirects de leurs choix d’investissement sur les enjeux planétaires actuels. Des critères appelés « ESG » (critères environnementaux, sociaux et de gouvernance) ont été créés pour estimer la manière dont ces questions environnementales et sociales étaient prises en compte par les entreprises ainsi que pour rendre compte de leur conception de la gouvernance. Ces critères ont été régulièrement critiqués pour leur caractère obscur, leur instabilité d’une agence à l’autre et pour l’absence de transparence dans leur fabrication et leur usage, notamment du fait de contraintes liées au secret des affaires et le souci de rester facilement compréhensibles pour les analystes financiers[1].

Une définition de la matérialité (qui sera par la suite qualifiée de « simple ») a été précisée en octobre 2018 par l'International Accounting Standards Board (IASB l’organisme international établissant des normes comptables, reconnu par les autorités internationales de régulation des marchés financiers). La définition proposée par cette instance internationale est devenue effective à partir du 1er janvier 2020 :

« Une information est matérielle si son omission, son inexactitude ou son occultation est raisonnablement susceptible d'influencer les décisions que les principaux utilisateurs des états financiers à usage général prennent sur la base de ces états financiers, lesquels fournissent des informations financières sur une entité déclarante. »

En d’autres termes, pour reprendre les termes de Faber, président de l’ISSB, l’instance qui a travaillé sur ce texte, la matérialité renvoie au fait que « ce qui compte, en comptabilité d’entreprise, est ce qui est matériel : [i.e. à] une information dont l’omission pourrait influencer la décision d’acheter ou de vendre des actions d’une entreprise, ou de lui prêter ou pas des capitaux. »[2]. Rambaux et Bernard Collinet synthétisent cela en considérant que « la matérialité en comptabilité correspond à la pertinence de l'information comptable, au fait que celle-ci soit « significative »»[3] [i.e.pour l’investisseur].

C’est dans ce contexte qu’apparaît, en 2022, une directive européenne prévoyant l’obligation pour les entreprises de publier des informations extra-financières (obligation de reporting socio-environnemental). C’est ce texte européen qui consacre la notion de double matérialité qui va au delà de ce que l’IASB avait proposé.

C’est par conséquent en relative opposition à cette notion de matérialité préexistante que l’Union européenne cherche à promouvoir un choix normatif plus ambitieux, en ce qu’il cherche à étendre la matérialité au-delà du domaine économique. Pour rendre compte de cette approche, elle met en avant le terme de « double matérialité » dans sa directive sur la publication d’informations extra-financières[2].

Laurence Scialom considère que ce sont dès lors deux conceptions de ce que doit être « une finance durable » qui s’affrontent. D’un côté, celle de l’investisseur qui veut que son investissement serve la préservation de la planète, et qui veut être renseigné sur l’impact sur l’environnement des entreprises dans lesquelles il souhaite investir. « Il cherchera donc à investir dans des entreprises attentives à ne pas dégrader les écosystèmes. »[4] D’un autre côté, il y aurait des financiers et des entreprises, qui veulent d’abord être renseignés sur les conséquences financières des dégradations écologiques sur leurs comptes et sur leur valorisation boursière, pour en tenir compte afin de sécuriser leurs placements.

La double matérialité reconnaît que les entreprises et les institutions financières doivent gérer et assumer la responsabilité des impacts négatifs réels et potentiels de leurs décisions sur les personnes, la société et l’environnement. Dominique Méda fait le lien avec une évolution juridique récente qui a eu lieu en France, liée à la loi Pacte de 2019, qui instaure une obligation pour toutes les entreprises de rendre compte de leurs impacts environnementaux et sociaux, et non du seul intérêt de leurs actionnaires[5]. L’évolution voulue par la directive européenne serait porteuse d’un changement de paradigme comptable qui réencastrerait l'entreprise dans son environnement naturel et social.

Pour Sialcom, la proposition européenne serait en effet une réponse à ce que Polanyi a appelé dès les années 1940 « désencastrement de l’économie », pour qualifier « l’autonomisation des marchés vis-à-vis de toutes les lois sociales, morales, éthiques des sociétés traditionnelles, [qui] affaiblit la cohésion sociale, provoquant une défiance généralisée envers les institutions »[6],[7].

« La double matérialité reconnaît que les entreprises et les institutions financières doivent également gérer et assumer la responsabilité des impacts négatifs réels et potentiels de leurs décisions sur les personnes, la société et l’environnement. Il s’agit d’un changement de paradigme comptable qui réencastre l’entreprise dans son environnement naturel et social. L’UE promeut cette conception comme une étape essentielle pour la réalisation du Pacte vert, alors que les États-Unis soutiennent l’approche développée par l’International Sustainability Standards Board (présidé par Emmanuel Faber), qui a publié en juin ses premières normes extrafinancières climatiques selon le principe de simple matérialité. »Le Monde, Tribune, 27 Octobre 2023

— Laurence Scialom

Fin octobre 2023, une prise de position publique d’Emmanuel Faber, directeur de l’ISSB, dans laquelle il critique la double matérialité notamment pour son caractère imprécis, suscite un débat entre experts sur les réseaux sociaux, débat relayé par les Echos. Sans surprise, Jean-Marc Jancovici, qui a contribué à établir la comptabilité carbone, considère qu’une mesure donnant «des ordres de grandeur» vaut mieux qu’une absence d’information, alors que d’autres considèrent que ce sont simplement d’informations sur les risques et le rendement dont les investisseurs ont besoin[8].

Pour Alexandre Rambaud et Sandra Bernard-Colinet, c’est d’abord l’investissement à impact qui a besoin non pas tant de connaître la rentabilité qui peut être espérée en mobilisant de l’argent pour une société, mais de mieux connaître quels impacts sociaux ou environnementaux pourra avoir son investissement. Pour ces auteurs, il ne peut y avoir d'investissement à impact si les systèmes comptables (et les normes comptables) ne permettent pas de cadrer et de fournir les informations nécessaires pour évaluer ces impacts[3]. L’instauration d’une analyse financière basée sur la double matérialité est pour ces auteurs un instrument central pour orienter les flux financiers soucieux de leur impact.

Institutionnalisation en Europe

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En juillet 2023, l’Europe contraint les plus grandes entreprises à évaluer leurs performances extra-financières selon le principe de la double matérialité[5]. Elle donne la liste des informations relatives à leurs impacts RSE que de l’ordre de 50 000 entreprises devront publier régulièrement à partir de 2025. Dans Le Monde, Dominique Méda rejoint Colasse et Déjean pour souligner combien « l’Europe s’inscrit, avec ce choix, en complète opposition avec la conception anglo-saxonne de l’entreprise et des normes comptables »[9]. La double matérialité devient le choix de l’Europe, tournant un peu plus le dos aux conceptions de Friedman sur les droits et devoirs de l’entreprise au regard de ses propriétaires et de la société[10].

Pour Baumuller et Sopp, le passage de l’Europe à la double matérialité implique de comprendre différemment à la fois les objectifs des reportings des entreprises sur les questions de développement durable et les objectifs de la réalisation de ces reportings. Pour ces auteurs, ce changement a été motivé par la nécessité et le désir d'interpréter correctement le principe de matérialité énoncé dans la directive européenne[11],[12]. Le fait que ceci soit maintenant imposé par les instances européennes a pour conséquence qu’on passe d’une démarche volontaire, engagée par des entreprises qui y voient un intérêt, à une démarche qui vise simplement à répondre à une obligation légale. Cela devrait permettre de répondre à certaines des critiques relatives à la situation antérieure, notamment le fait que les informations non financières publiées n’étaient pas suffisamment comparables ou fiables ; que les entreprises ne communiquaient pas toutes les informations non financières que les utilisateurs jugeaient nécessaires, et nombre d'entre elles communiquaient des informations que les utilisateurs ne jugeaient pas pertinentes ; que certaines entreprises dont les investisseurs et autres utilisateurs souhaitaient obtenir des informations non financières ne communiquaient aucune de ces informations.

Références

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  1. Michelle Van Weeren, « Transformer le monde ou se transformer : Production de la performance ESG et production identitaire dans le champ de l’analyse extra-financière », Thèse, Université Paris sciences et lettres,‎ (lire en ligne, consulté le )
  2. a et b Emmanuel Faber, « Comptabilité d’entreprise : « Exiger que la matérialité s’étende au-delà du domaine économique est en réalité simpliste » », Le Monde.fr,‎ (lire en ligne, consulté le )
  3. a et b Rambaud, Alexandre; Bernard-Colinet, Sandra. La double matérialité, pierre angulaire de la démarche impact. Banque Magazine / Revue Banque. avril 2022, Issue 867, p40-43
  4. « Laurence Scialom : « La finance peut-elle vraiment être durable ? » », Le Monde.fr,‎ (lire en ligne, consulté le )
  5. a et b « Dominique Méda : « La responsabilité des entreprises dans le changement climatique comme dans son atténuation doit être reconnue et mesurée » », Le Monde.fr,‎ (lire en ligne, consulté le )
  6. « Karl Polanyi et le désencastrement de l’économie », sur www.pourleco.com, (consulté le )
  7. Nicolas Chochoy, « Karl Polanyi et l’encastrement politique de l’économie : pour une analyse systémique des rapports changeants entre économie et société: », Revue Française de Socio-Économie, vol. n° 15, no 1,‎ , p. 153–173 (ISSN 1966-6608, DOI 10.3917/rfse.015.0153, lire en ligne, consulté le )
  8. « Quand les réseaux sociaux s'emballent sur une question de comptabilité extra-financière », sur Les Echos, (consulté le )
  9. Colasse, B. & Déjean, F. (2022)., « Représentation comptable de l’entreprise et développement durable », L'Économie politique,‎ , p. 20-33 (lire en ligne)
  10. (en) R. Edward Freeman et David L. Reed, « Stockholders and Stakeholders: A New Perspective on Corporate Governance », California Management Review, vol. 25, no 3,‎ , p. 88–106 (ISSN 0008-1256 et 2162-8564, DOI 10.2307/41165018, lire en ligne, consulté le )
  11. Josef Baumüller et Karina Sopp, « Double materiality and the shift from non-financial to European sustainability reporting: review, outlook and implications », Journal of Applied Accounting Research, vol. 23, no 1,‎ , p. 8–28 (ISSN 0967-5426, DOI 10.1108/JAAR-04-2021-0114, lire en ligne, consulté le )
  12. Andrea Venturelli, Marco Fasan et Simone Pizzi, « Guest editorial Rethinking non-financial reporting in Europe: challenges and opportunities in revising Directive 2014/95/EU », Journal of Applied Accounting Research, vol. 23, no 1,‎ , p. 1–7 (ISSN 0967-5426, DOI 10.1108/JAAR-02-2022-265, lire en ligne, consulté le )