Aller au contenu

Salaire à la qualification personnelle

Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre.

Le salaire à la qualification personnelle ou « salaire à vie » est une forme de rémunération dont le principe a principalement été théorisé par Bernard Friot et l'association d'éducation populaire Réseau Salariat. Il permet notamment de dissocier travail et emploi. Avec la cotisation sociale, il serait à la base d'un nouveau mode d’organisation socio-économique[1],[2],[3].

Le salaire à la qualification personnelle consiste à verser un premier niveau de salaire de manière inconditionnelle, à tous les citoyens en âge de la majorité civile, en socialisant la richesse produite par la cotisation sociale[4],[5],[6],[7],[8].

Selon cette conception de la valeur économique, chaque individu a droit à un « salaire à vie », lié à une qualification personnelle irrévocable. L'un des objectifs de cette théorie est de changer la définition commune du travail, notamment en le distinguant de la notion d’emploi[9],[10].

Le salaire ne serait ainsi plus lié au poste de travail, propriété de l'employeur, mais à un statut politique du producteur attaché à la personne. Permettant ainsi une reconnaissance d'une partie du PIB non marchand[11], comme le travail domestique, l'activité des retraités, des chômeurs, des bénévoles, des étudiants etc. toutes activités auparavant considérées comme services gratuits et non productrices de valeurs économiques[12],[13].

C'est donc une remise en cause profonde de la logique capitaliste concernant la relation entre le travail et le salaire[14].

« Déjà-là » dans l'économie française

[modifier | modifier le code]

D'après Bernard Friot, le salaire à la qualification personnelle, défini comme un salaire n'étant plus lié aux marché du travail ou marché des biens et services capitalistes, concernerait déjà le tiers des plus 18 ans en France[15],[16].

Pour arriver à ce résultat, il faudrait faire la somme des fonctionnaires (5,5 millions en 2017)[17], des 7,5 millions de retraités percevant une pension à vie proche de leur dernier salaire (c'est-à-dire avec un taux de remplacement supérieur à 75 %)[18], des professionnels de santé libéraux, des salariés à statut parmi diverses entreprises anciennement nationalisées : SNCF[19] ; IEG[20]; Orange[21] ; La Poste et enfin les salariés ayant obtenu un accord de branche pour un salaire minimum conventionnel[22].

Propriété lucrative et propriété d'usage de l'outil de travail

[modifier | modifier le code]

Selon ce modèle économique, la notion de salaire à la qualification personnelle serait indissociable d'une remise en cause de la notion de propriété privée lucrative de l'outil de travail au profit de la notion de copropriété d'usage[23].

Propriété lucrative

[modifier | modifier le code]

La propriété lucrative désigne le droit de faire du profit ou de tirer une rente à partir d’un capital privé, quel qu’il soit (outil de travail, capital pécuniaire, actions en Bourse, bien immobilier, voiture que l’on loue, etc.)[24].

Propriété d'usage

[modifier | modifier le code]

La propriété d'usage désigne un patrimoine que l’on consomme pour son usage personnel et dont on ne tire aucun revenu : un logement, une voiture, un outil de travail, une épargne d’usage[25].

Les travailleurs dans ce modèle seraient des copropriétaires d’usage de leur outil de travail, payés de manière socialisée par une caisse de cotisations sociales que l’ensemble des collectifs de production alimenterait. La notion de qualification personnelle s’accompagnerait donc de la fin de l'exercice de la propriété privée lucrative de l'outil de travail tout en généralisant la propriété d’usage[26].

Notion de qualification

[modifier | modifier le code]

La notion de qualification est à distinguer de celle de certification, car la qualification implique une rémunération obligatoire de l'employeur, fixée par les conventions collectives d'une branche[27],[28]. Posséder un diplôme ne garantit pas l'accès automatique à un salaire, le diplôme permet en revanche une prétention à l'accès à un poste sur le marché du travail[29],[30].

La qualification personnelle a comme modèle l'attribution de grades irrévocables, en passant un concours, suivant le même fonctionnement que l'actuel statut des fonctionnaires en France. Ainsi, selon l'échelle des salaires choisie démocratiquement, la progression des salaires se ferait par une augmentation en grade, en qualification de l'individu[3],[31].

Plusieurs objections ont été formulées. La plupart des critiques ont d'abord été adressées à la notion de revenu de base dont certains auteurs pensent pouvoir également diriger contre le salaire à vie.

Objections morales

[modifier | modifier le code]

Des objections peuvent être d'ordre moral, obligeant à définir une norme discernant la contribution de l'oisiveté ou en rapport avec une certaine conception de la justice, doit-on rémunérer une activité qui ne "contribue pas" à la production, par exemple, le bénévolat ? N'est-ce pas briser le contrat social qui lierait les individus selon une logique de coopération[32] ?

Réponses aux objections morales

[modifier | modifier le code]

L'économiste Frédéric Lordon, en s'appuyant sur la philosophie et la théorie de la valeur de Spinoza, signale que l'apport de Bernard Friot est précisément de démoraliser la valeur économique et la notion de travail. En déplaçant le regard de la valeur économique des choses produites à un regard sur les individus qui les font, a priori et inconditionnellement[33],[34]. Libérés des contraintes du marché du travail, les hommes continueront de produire des effets, effets dont la mesure objective est impossible[35]. Sortant ainsi le travail de sa dimension morale contributiviste[36] :

« Tout est contribution, donc, plus rien n'appelle d'être regardé comme contribution ... et nous sortons de la morale de la contribution. »

Objections économiques

[modifier | modifier le code]

D'autres objections sont d'ordre économiques, elles portent sur la nature du financement du salaire à la qualification personnelle ou de sa réelle transformation des rapports sociaux du capitalisme[37].

Notes et références

[modifier | modifier le code]
  1. « Le salaire à vie pour tous, la nouvelle proposition décapante d'un économiste », sur Challenges (consulté le ).
  2. « Tout le monde a le droit à un salaire à vie », sur franceinter.fr, .
  3. a et b Bernard Friot, « En finir avec les luttes défensives », sur .monde-diplomatique.fr, Le Monde diplomatique, .
  4. « "Bernard Friot propose de socialiser tout le PIB, et de sortir de la dictature de la valeur travail" », sur humanite.fr, l'Humanité, vendredi, 13 avril, 2012.
  5. « Le salaire à vie, un droit nouveau pour répondre à la crise capitaliste ? », sur humanite.fr, l'Humanité, .
  6. Frédéric Lordon, La condition anarchique, Paris, Éditions du Seuil, , 230 p. (ISBN 978-2-02-140680-1 et 2-02-140680-6), Les conventions politiques de la valeur économique, chap. 3 (« Pas moins creuse que les autres - (La valeur économique) »), p.75

    « […] En proposant d’allouer à tout adulte majeur un salaire à vie […] dont le premier échelon se situerait au-dessus de l’actuel SMIC, donc pas une béquille comme le « revenu universel d’existence » –, Friot envisage simplement une reconnaissance inconditionnelle de tout individu comme producteur de valeur économique, c’est-à-dire une reconnaissance inconditionnelle de toute activité comme valeur économique. »

  7. Usul2000, « Le Salaire à Vie (Bernard Friot) », sur Youtube, (consulté le ).
  8. « Le salaire à vie ou la mort du chômage », sur France Culture (consulté le ).
  9. « Réseau Salariat Salaire à vie et revenu de base quelles différences ? », sur reseau-salariat.info.
  10. Ballast, « Le salariat, une classe révolutionnaire ? — entretien avec Claude Didry », sur revue-ballast.fr, (consulté le ) : « Le salariat identifié par Bernard Friot va au-delà du contrat de travail et de ce qu’il nomme l’« emploi » : il intègre le droit à la carrière et à la reconnaissance de la qualification personnelle (comme dans la fonction publique), ainsi que la socialisation du salaire grâce à la cotisation sociale dans le système de Sécurité sociale. »
  11. Frédéric Lordon, La condition anarchique : Affects et institutions de la valeur, Paris, Éditions du Seuil, , 230 p. (ISBN 978-2-02-140680-1 et 2-02-140680-6), Les conventions politiques de la valeur économique, Chap. 3 (« Pas moins creuse que les autres - (La valeur économique) »), p.74

    « Or Bernard Friot […] En rappelant […] que toute une série d’activités entre dans le calcul du PIB n’ayant pas fait l’objet d’une transaction sur un marché : dans le PIB justement dit « non marchand » se trouve enregistrée toute la production des administrations publiques, des services d’éducation, de santé, etc., qui, non médiatisée par un marché, n’entre pas moins dans le calcul de la production économique d’ensemble… et semble bien par là se retrouver, de fait, reconnue comme valeur économique. »

  12. Bernard Friot et Christine Jakse, « Une autre histoire de la Sécurité sociale », Le Monde diplomatique,‎ (lire en ligne) :

    « Le travail parental est ainsi reconnu par du salaire : on peut être producteur de valeur sans aller sur le marché de l’emploi. De la même manière, l’assurance-maladie paie le salaire à vie des soignants et subventionne l’équipement hospitalier. »

  13. (en) Taylor Fredrickson, « Le Salaire à Vie: The Socialist Alternative to Universal Basic Income », sur Medium, (consulté le ).
  14. Rachel Knaebel, « Bernard Friot : un droit au salaire à vie pour "libérer le travail de la folle logique capitaliste" », sur Basta ! (consulté le ).
  15. Bernard Friot, Vaincre Macron, Paris, la Dispute, , 132 p. (ISBN 978-2-84303-289-9 et 2-84303-289-X, OCLC 1011676577, lire en ligne), page 42

    « Faisons le compte : […] c'est environ dix-sept millions de personnes, le tiers des plus de 18 ans, qui ont aujourd'hui, peu ou prou, un salaire à vie, fondé sur une qualification personnelle. »

  16. (en) Dennis Riches, « Emerging Proposed Solutions to the Crisis of Capitalism: A Discussion of Basic Income, Lifelong Salary, Socialism 2.0 and Ecosocialism »,  : « Friot stresses that much of it is dejà-là (already there) in the form of the already socialized portion of salaries. »
  17. BFMTV, « En 2017, le nombre de fonctionnaires a encore augmenté en France », sur BFMTV (consulté le ).
  18. Hady Senghor (DREES), « Le taux de remplacement du salaire par la retraite diminue au fil des générations » [archive du ], sur Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques, (consulté le ) : « La moitié des retraités de la génération 1946 ayant travaillé à temps plein (encadré 1) perçoivent une retraite correspondant à moins de 73,3 % de leur salaire net de fin de carrière (tableau 1). »
  19. « Nombre, statut, rémunération… trois questions sur les cheminots », Le Monde.fr,‎ (lire en ligne, consulté le ).
  20. « Entreprises et salariés de la branche des IEG | SGE des IEG » [archive du ], sur sgeieg.fr (consulté le ).
  21. Michel Revol, « Fonctionnaires : les bastions qui bougent », sur Le Point, (consulté le ).
  22. « Salaire, SMIC et salaire minimum conventionnel », sur Dicotravail, (consulté le ).
  23. « Le salaire à vie, un droit nouveau pour répondre à la crise capitaliste ? », sur L'Humanité, (consulté le ) : « Friot a raison de s'en prendre à la propriété privée lucrative […] inséparables de conquis en matière de propriété de l'outil de travail. »
  24. Philippe Van Parijs et Christine Jakse, « Salaire à vie ou revenu de base ? », Ballast,‎ (lire en ligne) :

    « […] la propriété lucrative est le droit de faire du profit ou de tirer une rente à partir d’un capital privé, quel qu’il soit (outil de travail, capital pécuniaire, actions en Bourse, bien immobilier, voiture que l’on loue, etc.). »

  25. Philippe Van Parijs et Christine Jakse, « Salaire à vie ou revenu de base ? », Ballast,‎ (lire en ligne) :

    « […] la copropriété d’usage est un patrimoine que l’on consomme pour son usage personnel et dont on ne tire aucun revenu : un logement, une voiture, un outil de travail, une épargne d’usage. »

  26. Léonard Perrin, « Le salaire à vie : qu'est-ce donc ? », sur revue-ballast.fr, Ballast, (consulté le ).
  27. « Diplôme, Certificat, Qualification : quelles différences ? », sur topformation.fr (consulté le ).
  28. « Conventions collectives : vérifiez que la classification de vos salariés correspond bien à leurs fonctions réelles ! », sur Éditions Tissot (consulté le ).
  29. « Le diplôme est-il toujours une garantie pour trouver un emploi? », sur France Bleu, (consulté le ).
  30. Arnaud Dupray, « Le rôle du diplôme sur le marché du travail : filtre d’aptitudes ou certification de compétences productives ? », L'orientation scolaire et professionnelle, nos 29/2,‎ (ISSN 0249-6739, DOI 10.4000/osp.5909, lire en ligne, consulté le ) :

    « […] on est amené à relativiser la valeur et le rôle du diplôme sur le marché du travail. Il ne serait pas tant le signe d'une compétence en soi qu'un instrument servant à positionner le potentiel de compétences d'un individu par rapport à d'autres. »

  31. Castel, N. et Friot, B., « Réforme des retraites : remplacer le droit au salaire par un binôme RUA-CPA », econospheres.be,‎ (lire en ligne) :

    « Il a vocation à faire qu’aucun de ces droits ne se construisent en référence au salaire à la qualification personnelle telle qu’il transparaît dans le grade comme propriété du fonctionnaire, dans le statut du cheminot et de l’électricien gazier, dans la pension-salaire continué du retraité. »

  32. « Revenu universel : doit-on reverser un revenu au "surfeur de Malibu" ? », sur Atlantico.fr (consulté le ).
  33. Frédéric Lordon, La condition anarchique, Seuil, , p. 76 (version numérique) :

    « […] l’on peut difficilement ne pas penser ici à cette proposition qui clôt la partie I de l’Éthique : « Rien n’existe sans que de sa nature ne s’ensuive quelque effet » (Éth., I, 36). Or, être – donc être actif –, c’est de facto contribuer à la vie du groupe. Et ceci même si à un certain moment, être, c’est faire la sieste, ou bayer aux corneilles.
    Il y a des bâillements qui préparent de bonnes idées, et des siestes dont on se réveille restauré, donc mieux disposé à la vie sociale, amicale, familiale – n’est-il pas d’expérience courante que la fatigue les malmène ? »

  34. Frédéric Lordon, La condition anarchique, Seuil, , p. 76 (version numérique) :

    « […] la nouvelle déclaration de la valeur chez Friot opère un double déplacement. En premier lieu, ce ne sont plus les activités proprement dites, séparables en tant que schèmes élémentaires de production, qui sont porteuses de la valeur, et susceptibles d’être évaluées, mais les individus s’activant. C’est à eux, en première instance, que va l’inconditionnalité : ce qui se trouve reconnu inconditionnellement, ce ne sont pas des activités, mais les individus sujets de ces activités. »

  35. Frédéric Lordon, La condition anarchique, Seuil, , p. 76 (version numérique) :

    « Le deuxième déplacement opéré par la nouvelle convention de la valeur définie par Friot se fait alors voir ici : le périmètre de la valeur rémunérable […] s’étend jusqu’à la valeur sociale au sens le plus large du terme. Une discussion de voisinage ne produit rien de matériel, mais produit bien « quelque chose » : du voisinage. »

  36. « Sortir les parasols par Frédéric Lordon - [« Tout le monde déteste le travail »] », sur lundimatin (consulté le ).
  37. Michel Husson, « Bernard Friot ou la stratégie de l’incantation », CONTRETEMPS (consulté le ).

Bibliographie

[modifier | modifier le code]

Sur les autres projets Wikimedia :

  • L’Enjeu des retraites, Bernard Friot, éd. La Dispute, 2010.
  • Puissance du salariat, Bernard Friot, éd. La Dispute, .
  • Émanciper le travail : Entretiens avec Patrick Zech, Bernard Friot, éd. La Dispute, .
  • La Condition anarchique, Frédéric Lordon, éd du Seuil, 2018.