Études administratives/04
LES FONCTIONNAIRES PUBLICS
Les fonctionnaires publics, en donnant à ce titre son acception la plus large, sont les dispensateurs ou les instrumens de la force sociale. La loi, règle suprême d’un pays libre, trouve en eux les intelligences qui la fécondent, l’interprètent ou l’appliquent. Par leur entremise, la justice se rend, l’instruction se propage, la police est observée, l’impôt perçu, la fortune publique administrée, la richesse nationale accrue, la sûreté, la dignité, la grandeur du pays sont maintenues et garanties. Ils occupent tous les degrés de l’échelle sociale ; ils résident sur toutes les parties du territoire et y représentent sous ses aspects multiples la puissance publique. Ils sont les rouages qui reçoivent le mouvement et le transmettent à la machine de l’état, les canaux par lesquels passent les bienfaits d’un gouvernement stable et régulier, les forces animées qui donnent la vie aux résolutions abstraites des grands pouvoirs. Les fonctionnaires tiennent une grande place dans toute organisation politique. En France, leur nombre est immense et leur part d’action considérable : conséquence nécessaire d’un système administratif qui confère à l’autorité centrale les plus vastes attributions, et d’institutions politiques qui organisent partout un contrôle auprès du pouvoir public, tenu dans un état permanent de suspicion. D’autres causes ont contribué aux mêmes résultats. Une longue intervention du gouvernement dans presque toutes les affaires a fait perdre aux citoyens l’habitude des efforts personnels et le sentiment de la responsabilité. On se dérobe à toute initiative individuelle. On attend d’autant plus du gouvernement qu’on est disposé à lui laisser davantage, et si l’on se plaît à le critiquer beaucoup, on cherche peu à se substituer à lui. L’état des familles et des fortunes favorise cette tendance : plus d’opulens patrimoines toujours prêts à faire à l’état une généreuse concurrence dans l’accomplissement de certains services publics ; la règle des partages divise les héritages et disperse les longs produits du travail ou de l’épargne. Plus de noms illustres consacrés à des œuvres de patriotisme ; un besoin d’égalité jaloux les écarte ou les inquiète. Plus d’associations religieuses avec d’immenses revenus et un vaste patronage ; les lois les condamnent, les mœurs élèvent une barrière entre elles et les intérêts de ce monde. Le labeur de chacun se concentre dans le développement de son propre bien-être et la contemplation de ses intérêts domestiques. Dans ce naufrage de la grande propriété, des influences héréditaires, des vocations pieuses et du patriotisme individuel, la tâche du gouvernement s’accroît sans cesse, et avec elle le nombre et l’importance des fonctionnaires. Nos plus chers intérêts reposent entre leurs mains ; leurs fautes peuvent tarir les sources de la prospérité publique et leurs talens les vivifier.
Partout la condition des fonctionnaires préoccupe vivement les hommes d’état et les gouvernemens. Toutefois d’autres pays nous offrent peu d’exemples applicables à la nature de nos institutions et conformes au génie de la France. La démocratie des États-Unis, si défiante envers l’autorité publique, si prompte, dans sa mobilité capricieuse, à sacrifier le petit nombre des agens non électifs aux exigences des majorités, ne peut offrir des modèles compatibles avec notre système de centralisation, avec notre respect délicat des situations privées. Le régime de la Russie, où l’administration est constituée à l’image de l’armée, où les agens civils sont assimilés aux officiers quant aux titres et aux grades, ne convient qu’à un gouvernement absolu dans lequel l’esprit militaire prédomine. En Angleterre, le défaut d’unité, la diversité des fonctions, n’ont rendu possibles que quelques règles fort rares, applicables à certains services seulement et à peine en rapport avec le nombre fort restreint des fonctionnaires des trois royaumes. Les seuls gouvernemens allemands, et en particulier la Prusse et le Wurtemberg, empressés d’opposer aux agitations de la liberté politique les bienfaits d’une administration vigilante et éclairée, ont placé les fonctionnaires publics sous un régime de garanties qui mérite d’être étudié dans toutes ses parties et imité dans plusieurs.
En France, toutes les fois que des organes des besoins publics ont pu se faire entendre, leur sollicitude s’est portée sur les fonctionnaires. Les ordonnances d’Orléans, de Moulins et de Blois, provoquées par les plaintes des états-généraux, contiennent de nombreuses dispositions relatives aux emplois publics, et prescrivent des mesures, trop souvent éludées, contre de crians abus. L’assemblée constituante établit elle-même des règles d’ordre et de bonne administration que l’usage et les lois ont désormais consacrées ; chacun des gouvernemens qui se succèdent après elle suit, à l’égard des fonctionnaires, son esprit et sa nature propres. L’empire introduit les garanties que comporte une autorité non contestée. La restauration se livre à des mesures de réaction familières aux pouvoirs inquiets et impopulaires. Le gouvernement de juillet respecte les personnes, relève les traitemens les plus faibles, organise les services. Chaque année, la chambre des députés agite des questions relatives à ce grave sujet. Elle discute le régime des pensions, étudie les rapports qui rapprochent ou séparent le serviteur de l’état et l’homme politique, et tente de régler les conditions de l’admission et de l’avancement dans les carrières publiques.
Le moment est opportun, si nous ne nous trompons, pour traiter ces questions. Les fonctionnaires ont souvent occupé le public : le théâtre les a traduits sur la scène ; des écrivains ingénieux ont esquissé leurs mœurs. Nous les considérerons d’un regard plus élevé et plus sérieux. L’éloge et la censure seraient également faciles envers une classe de citoyens dont les rangs pressés offrent les caractères les : plus opposés et les situations les plus disparates, où l’on trouve beaucoup de qualités, où l’on pourrait découvrir beaucoup d’imperfections ; mais il ne nous convient de nous ériger ni en apologiste ni en détracteur. Nous ne voulons étudier les fonctionnaires que dans, les relations établies entre l’état et eux par les lois et par les règles administratives. Nous indiquerons en passant les exemples fournis par les législations étrangères, les lacunes à remplir, les améliorations possibles. Notre but sera atteint si cet examen peut fournir quelques notions utiles et sinon des solutions définitives, du moins des renseignemens à consulter.
Avant d’exposer les systèmes, recherchons les diverses branches dont se compose la grande famille des fonctionnaires. A défaut d’une nomenclature complète dont le gouvernement lui-même possède à peine les élémens, et qui se modifierait peut-être pendant que nous la dresserions, faisons au moins le dénombrement des services publics les plus importuns. Les autres s’y rattacheront en quelque sorte d’eux-mêmes et par voie d’assimilation. Après avoir passé cette espèce de revue, nous dirons les conditions générales de l’organisation du personnel public considéré dans son ensemble.
Trois branches du service de l’état se présentent les premières et appellent d’abord l’attention par la grandeur des besoins sociaux auxquels elles correspondent, par une organisation régulière et par une destination précise. Nous voulons parler du clergé, de la magistrature et de l’Université. La religion, la justice, la science, sont à la tête des intérêts moraux d’une nation, et ceux dont le devoir est d’en répandre les bienfaits exercent un ministère sacré. Le clergé compose en France un corps public, rétribué par le trésor, exerçant ses fonctions en vertu d’une délégation directe ou indirecte de l’autorité civile, lié par un serment et soumis à des devoirs qui concilient à la fois la liberté inviolable de la conscience et les droits inaliénables de l’état. La religion catholique, professée par la majorité des Français, selon les termes de la charte de 1830, compte 41,619 prêtres, dont 39,238 rétribués sur les fonds du trésor public. Ses pieux ministres sont répartis entre tous les centres de population jusqu’aux plus humbles hameaux, et chaque année le gouvernement augmente le nombre des autels à desservir. La communion protestante entend la parole de 690 pasteurs ; le culte juif, salarié par l’état depuis 1830, a 111 rabbins ou ministres officians. — Notre système judiciaire, qui rapproche partout le juge du justiciable et place les garanties d’une bonne justice dans le nombre des juridictions et des membres qui y sont attachés en proportion de l’importance de chacune, donne au personnel de la magistrature un développement qu’il n’a reçu dans aucun autre pays. La cour de cassation compte 56 membres, les cours royales 937, les tribunaux de première instance 2,498 titulaires et 1,178 suppléans. Les juges de paix sont au nombre de 2,847, assistés chacun de 2 suppléans. 220 tribunaux spéciaux non rétribués connaissent des affaires de commerce et renferment 1,002 juges titulaires et 660 suppléans. 4,238 greffiers et commis sont rétribués par l’état dans tous les sièges de judicature. Le nombre total des membres des cours et tribunaux est de 14,872, celui des citoyens contribuant à divers titres à l’administration de la justice de 19,110, dont 10,576 ayant part au budget. Cette nomenclature ne comprend pas encore un certain nombre de commis des greffes qui ne sont pas salariés par le trésor ; elle ne comprend pas non plus les 61 conseils de prud’hommes, les juridictions administratives et les tribunaux militaires et maritimes. — L’état dispense l’instruction dans les établissemens qui lui appartiennent, et il la surveille dans les autres. L’Université, préposée à cette double fonction, se compose du personnel administratif et, à ses divers degrés, de professeurs et d’instituteurs. 156 membres du conseil royal, recteurs et inspecteurs, exercent les attributions administratives. L’instruction supérieure dans les facultés est donnée par 360 professeurs ; l’instruction secondaire dans les collèges royaux occupe 1,075 proviseurs, censeurs et professeurs, et dans les collèges communaux 1,950 principaux et régens. Outre ces fonctionnaires qui appartiennent à l’Université, des établissemens scientifiques ou littéraires spéciaux, au premier rang desquels se trouvent le Collège de France et le Muséum d’histoire naturelle, emploient un personnel de 495 membres, et les facultés, académies et autres établissemens universitaires possèdent, en dehors du professorat, 857 employés ou agens. Enfin, l’instruction primaire est répandue par plus de 36,000 instituteurs communaux et surveillée par 200 inspecteurs ou sous-inspecteurs. Ainsi le personnel de l’instruction publique dépasse 40,000 fonctionnaires ou agens, non compris les écoles spéciales attachées à quelques départemens ministériels pour préparer aux services publics, et des agens d’un ordre inférieur qui échappent à toute énumération.
Avec ces auxiliaires, l’état accomplit des devoirs du premier ordre, mais sa tâche est loin d’être remplie. Il lui faut pourvoir à ses intérêts directs, entretenir au dehors des relations permanentes avec les -autres nations, assurer une protection à ceux de ses enfans qui se sont éloignés du sol de la patrie, favoriser le commerce extérieur, faire respecter sur tous les points du globe le nom et les couleurs de la France, préserver le territoire de toute agression et maintenir la paix intérieure contre les attentats des factions. Il s’appuie, pour répondre à ces nécessités, sur le corps diplomatique et consulaire, sur la flotte et sur l’armée. La France est représentée à l’étranger par 10 ambassadeurs, 21 ministres plénipotentiaires, 2 chargés d’affaires, 48 secrétaires d’ambassade et de légation, 24 consuls généraux, 86 consuls et 62 chanceliers, ensemble 253 agens. L’effectif de la flotte et de l’armée dépend chaque année de la loi de finances. D’après le budget de 1845, pour ne parler que des officiers, le cadre de la marine en comprend 1,742, celui de l’armée de terre 18,035. La flotte et les arsenaux emploient en outre 5,772 agens militaires ou civils, et les services administratifs de l’armée de terre 5,940. Total, pour les deux divisions de la force publique, 31,479.
Les autres catégories de fonctionnaires appartiennent à l’administration proprement dite, qui se partage entre quatre services principaux et distincts : 1° l’administration communale et départementale, à laquelle se rattachent naturellement la police générale du royaume, si étroitement liée au gouvernement des départemens et des communes, et la direction des télégraphes, ces courriers du pouvoir que l’électricité rendra bientôt plus rapides que la lumière ; 2° la direction des intérêts de l’agriculture, des manufactures et du commerce, direction purement morale, principalement destinée à donner une impulsion scientifique ou intellectuelle, ou à répandre des encouragemens pécuniaires, et qui, s’exerçant dans une sphère où doit régner l’indépendance, ne revêt les formes de l’autorité que quand l’intérêt général le commande ; 3° les travaux publics, cette gloire d’un gouvernement pacifique, ces prodiges du génie industriel au service de l’état ; 4° enfin, les finances, dont la bonne administration intéresse à la fois tous les services publics et toutes les fortunes privées. — L’administration communale et départementale est entre les mains de 86 préfets, 7 secrétaires-généraux, 278 sous-préfets, 328 conseillers de préfecture, et 37,000 maires environ, lesquels sont assistés chacun d’un adjoint au moins. Des commissaires de police, dont le nombre s’élève à environ 800 et varie selon la population, sont placés sous la double autorité du maire et du préfet. Le service des télégraphes a 1,158 agens. — Les agens attachés aux établissemens agricoles ou industriels qui appartiennent à l’état sont au nombre de 672. Les travaux publics sont exécutés ou dirigés par les corps des ponts et chaussées et des mines. Aux ponts et chaussées appartiennent 671 ingénieurs de tous grades, depuis les inspecteurs généraux jusqu’aux élèves, et 700 conducteurs embrigadés. Le corps des mines se compose de 108 ingénieurs et 60 gardes-mines ; 161 officiers et maîtres de port, et 17 inspecteurs de la navigation sont préposés à la surveillance des ports et des rivières : ensemble 1,717 fonctionnaires ou agens, sans compter les conducteurs non embrigadés. — Le service le plus nombreux, le plus complexe, le plus considérable, est celui des finances. Plusieurs centaines d’employés sont réunis dans les bureaux de l’administration centrale ; dans chaque département, une longue série de délégués pourvoit au recouvrement du revenu de l’état. Chaque nature d’impôt est confiée à une administration spéciale. Plusieurs de ces administrations ont des milliers d’agens. Les contributions directes en occupent 1,030 pour l’assiette de l’impôt et 7,523 pour la perception, l’enregistrement et le timbre 3,608, les forêts 3,433, les douanes 2,956 pour le service administratif et 26,559 pour le service actif, les contributions indirectes 9,139, et enfin les postes 6,694. La Monnaie compte 143 employés. Si l’on ajoute 8,676 facteurs ruraux, 1,000 agens de bureaux de distribution des lettres, et 8,840 receveurs buralistes des contributions indirectes, le personnel des finances se compose de plus de 80,000 agens. Toutes les opérations financières sont réglées et apurées par la cour des comptes, composée de plus de cent membres. Ce service entier est placé sous l’autorité suprême du ministre des finances. Véritable potentat, il a son sénat dans la réunion de chefs habiles et expérimentés, sa justice dans la cour des comptes, son armée dans les douanes et dans la foule de ses employés, et dans les recettes et les dépenses qu’il dirige ou surveille, le plus riche trésor de l’Europe.
Ce vaste réseau de plus de 250,000 ecclésiastiques, magistrats, lettrés ou savans, diplomates, militaires, ingénieurs, administrateurs, employés, agens de toute nature et de tous grades, couvre le territoire du royaume, selon les besoins du public et les nécessités du service. L’ordre règne au sein de cet immense personnel. Il y est entretenu par la hiérarchie, sans laquelle la désorganisation ne tarderait pas à s’y introduire. La hiérarchie crée les rangs, classe les individus, et distribue à chacun son titre et son grade : elle est la source de la subordination et l’instrument de la discipline. Par la carrière qu’elle ouvre aux ambitions, elle offre une récompense aux bons services, un emploi utile au mérite. Le territoire du royaume lui fournit pour cadres les circonscriptions départementales et communales. Dans les services publics qui ne comportent pas cette division, des circonscriptions spéciales sont formées de la réunion de plusieurs départemens. Ainsi le royaume est partagé en diocèses pour le culte, en ressorts judiciaires pour la justice, en académies pour l’instruction publique, en divisions militaires pour les affaires de la guerre, en inspections pour les travaux publics, en conservations pour les forêts. Les contrées étrangères où la France juge nécessaire d’entretenir des représentans sont elles-mêmes divisées en grandes régions et distribuées entre les ambassadeurs ou ministres et les consuls-généraux. A des degrés divers et successifs, l’autorité déléguée par le ministre au chef intermédiaire descend de celui-ci à ses inférieurs. Chaque case de cet échiquier, si l’on peut ainsi parler, a une organisation propre et reproduit une unité secondaire dans la grande unité politique : dans le diocèse, l’archevêque, l’évêque, le curé de canton, le desservant ; dans le ressort, la cour royale, le tribunal de première instance, la justice de paix ; dans l’Académie, le recteur, l’inspecteur, le proviseur ou le professeur de collége royal, le principal ou le régent de collége communal ; dans la division militaire, le lieutenant-général, le maréchal-de-camp commandant la subdivision, le commandant de place ; dans chaque département, le préfet, le sous-préfet, le maire, — l’ingénieur en chef des ponts et chaussées, l’ingénieur ordinaire, — le receveur-général, le receveur particulier, les percepteurs, — le payeur-général, -le directeur de département, le directeur d’arrondissement dans les régies financières.
Cette savante et ingénieuse organisation reçoit l’impulsion du pouvoir central, qui en est l’ame. Le clergé seul, dans l’accomplissement de ses devoirs spirituels, ne relève que de ses propres chefs. A la tête de la magistrature, qui, sur son siége, ne peut être subordonnée à la volonté ministérielle, la cour de cassation maintient l’application uniforme des lois dans tous les tribunaux du royaume. Dans toutes les autres parties du service, le mouvement est imprimé et la conduite réglée par le pouvoir responsable. Un ordre parti du siège du gouvernement est transmis de proche en proche et pénètre en quelques jours jusqu’aux extrémités les plus reculées du royaume. Partout il peut compter sur une obéissance fidèle, sur une même exécution. Ainsi fonctionne le système de la centralisation, cette grande force de la France, d’autant plus nécessaire que nos institutions font une plus large part à l’intervention des citoyens, si prompte à dégénérer en opposition et en résistance. La centralisation, c’est l’ordre et l’unité, et pour ne parler que du sujet qui nous occupe, si le pouvoir central n’avait point autorité sur les fonctionnaires, le trouble et la confusion régneraient bientôt parmi eux. Tout le personnel public dépend donc plus ou moins étroitement du gouvernement. Ce pouvoir suprême se personnifie dans les ministres responsables, chargés par la constitution, et sous le contrôle des chambres, d’assurer partout l’exécution des lois et l’accomplissement des services publics. Des auxiliaires particuliers, fonctionnaires eux-mêmes, les assistent dans l’exercice de ce pouvoir. Des conseils les éclairent, des bureaux leur tiennent la plume, des inspecteurs leur prêtent le secours d’une surveillance permanente. Les conseils, les bureaux, les inspecteurs, sont la pensée, la main et l’œil du pouvoir central. Ils complètent l’organisation générale des fonctionnaires publics, et relient tous les rameaux de l’arbre au tronc commun.
Pour l’administration générale, le gouvernement s’appuie sur le conseil d’état. Nous avons retracé ailleurs les fonctions et les attributions de ce conseil[2]. Pour les administrations spéciales, et, si l’on peut ainsi dire, techniques, des conseils spéciaux sont constitués à la tête de presque tous les grands services : à l’instruction publique, le conseil royal ; à la marine, le conseil d’amirauté ; à la guerre, un comité pour chacune des armes, comités au-dessus desquels des hommes expérimentés demandent le rétablissement d’un conseil supérieur, déjà formé à des époques antérieures ; au commerce et à l’agriculture, des conseils-généraux pour l’agriculture, pour le commerce, pour les manufactures, pour les haras, etc. ; aux travaux publics, un conseil-général des ponts-et-chaussées, un conseil-général des mines ; à chacune des régies financières un conseil d’administration, composé du directeur-général et d’un certain nombre d’administrateurs. Les affaires les plus importantes sont traitées dans ces conseils. Leur intervention est l’application du principe qui place partout auprès du chef unique et responsable une autorité collective et consultative.
Les bureaux sont les archives vivantes de l’administration et les dépôts de la tradition. Ils font le rapport des affaires, appliquent la décision prise par le ministre ou le chef secondaire, après l’avis du conseil compétent, et expédient la correspondance administrative, quelquefois minutieuse dans ses exigences, mais toujours, même dans ses abus, conservatrice des intérêts publics. Ils n’exercent aucun pouvoir nominal, mais le plus souvent ils doivent à leur position spéciale, à leur expérience, à leur fidélité aux règles déjà appliquées, le pouvoir réel. Les bureaux occupent un personnel très nombreux 2,940 employés de tous rangs y sont réunis, 594 serviteurs et hommes à gages leur sont attachés. Le nombre des employés est de 100 à la Justice, 57 aux cultes, 127 à l’instruction publique, 73 aux affaires étrangères, 205 à la marine, 453 à la guerre, 234 à l’intérieur, 138 au commerce, 14 3 aux travaux publics, et 1,373 aux finances. Les administrations départementales et communales, les régies financières et d’autres services ont aussi des bureaux qui exercent des fonctions analogues dans les départemens ou dans les ressorts spéciaux.
Pour éclairer les bureaux et les conseils, pour suivre l’exécution des ordres donnés, des inspections sont confiées à des fonctionnaires distincts. Ils suppléent à la correspondance toujours lente, toujours incomplète. Exclusivement commis à ce soin, ils n’ont rien à taire, et ne peuvent avoir intérêt à dissimuler des abus dont ils ne sont ni les auteurs ni les complices. Leur attention se porte sur l’ensemble et sur les détails, et la perspective de leurs investigations, toujours suspendues sur les têtes, est à elle seule un frein et un moyen de discipline. Ainsi des inspecteurs-généraux parcourent chaque année les départemens pour surveiller le personnel enseignant, les corps militaires, le régime des prisons et des établissemens de bienfaisance, les haras, les travaux des canaux, des routes, des ponts et des mines, et l’immense gestion de la fortune publique ; des inspections particulières concourent au même but dans chaque ressort pour l’instruction publique, dans chaque département pour l’instruction primaire, pour l’enregistrement, les postes, etc. Il est rendu compte du résultat des visites dans des rapports circonstanciés, et ainsi le gouvernement ou les chefs intermédiaires sont toujours en état de savoir exactement si les ordres donnés ont été suivis, les règles de bonne administration observées et les besoins publics satisfaits.
Telle est l’organisation générale du personnel des serviteurs de l’état. Si leur grand nombre étonne au premier aperçu, toutefois grace à la hiérarchie, constituée sans interruption du sommet à la base, et à l’intervention des conseils, des bureaux et des inspecteurs, la subordination, l’exactitude, le respect des lois, sont maintenus en tous temps et en tous lieux, et le public peut ainsi attendre de la part des hommes consacrés à son service des travaux utiles, une coopération active et assidue, et une sage administration de ses intérêts.
Après ce coup d’œil d’ensemble, les détails que nous nous proposons de présenter, sur la condition des fonctionnaires en France, seront plus clairs et plus faciles à saisir. Nous nous attacherons à exposer suivant quelles règles les emplois publics sont conférés, exercés et retirés, quelles rémunérations sont accordées à ceux qui les occupent, quels moyens d’existence à ceux qui les quittent. En d’autres termes, nous suivrons les fonctionnaires dans toutes les phases de leur carrière. Cet exposé ne comprendra ni les magistrats municipaux, dont les fonctions sont gratuites, semi-électives, et d’une nature toute spéciale, ni le clergé, dont la constitution est soumise à un régime exceptionnel qui sera traité à part.
L’état, par la nomination d’un fonctionnaire, contracte des engagemens, délègue une portion de son pouvoir et accepte une solidarité au moins morale. Son choix doit être soumis à des conditions. Ces conditions sont diverses ; elles se rapportent à l’âge, à l’état civil, au caractère moral, à la capacité. Il n’en est aucune qui concerne la naissance ou la condition sociale. La charte déclare tous les Français également admissibles aux emplois civils et militaires, et ce principe est une des conquêtes les plus précieuses de notre révolution. A part un très petit nombre de services, tels par exemple que l’inspection générale des finances, où ceux qui sollicitent leur admission doivent justifier d’un certain revenu, on n’impose plus aux candidats aucune condition de fortune personnelle ; mais ce principe, comme nous le verrons à l’occasion des salaires, ne peut pas être toujours rigoureusement appliqué. — Les emplois ne sont ni héréditaires, ni transmissibles à prix d’argent. Le même principe s’y oppose péremptoirement. Cependant, par une faveur naturelle, et sans déroger aux conditions spéciales d’aptitude, les fils des fonctionnaires sont choisis de préférence dans plusieurs administrations et notamment dans le service consulaire. D’un autre côté, les greffiers des cours et tribunaux ont droit de vendre leur office, en vertu de la loi de 1816, qui les a confondus, par erreur, avec les titulaires de charges privées. A part cette exception, aucun emploi ne peut être vendu : un marché de ce genre devrait être, pour qui l’aurait conclu, un titre d’exclusion.
La condition de l’âge se modifie selon la nature des emplois. Les surnuméraires et les candidats qui aspirent aux postes inférieurs pour gravir ensuite les degrés plus élevés doivent être encore dans la période de la vie où l’instruction s’acquiert aisément, où l’esprit se façonne sans peine à une direction spéciale : ils ne sont admis en général que de dix-huit ou vingt à vingt-cinq ou trente ans. Les fonctions qui exigent la vigueur physique et qui comportent un service actif ne doivent pas être conférées à l’âge où les forces sont exposées à décliner dans un temps assez rapproché. Celles où la maturité et l’expérience sont des titres nécessaires ne s’ouvrent au contraire qu’aux hommes dont l’esprit est déjà formé par l’exercice de la pensée, l’habitude du monde et la pratique des affaires. En général, l’état doit refuser de s’associer ceux qui ne peuvent lui promettre de longs services : autrement il est obligé de les congédier avant qu’une retraite soit acquise à leurs vieux jours ou de conserver dans les emplois des agens qui ne lui apportent plus qu’une intelligence usée et un corps débile.
Dans la plupart des fonctions, la qualité de Français est impérieusement exigée. Il est juste que les émolumens payés par l’état soient réservés à ceux qui participent à toutes les charges publiques ; pour être investi de l’influence ou de l’autorité que confèrent certains emplois, il faut être uni au pays par les liens de l’origine, de l’éducation, de la famille, et exercer tous les droits du citoyen. Seulement des étrangers pourraient être admis dans quelques emplois inférieurs, exception dont on a fait profiter des proscrits que les évènemens politiques avaient chassés de leur patrie et à qui la France accordait une généreuse hospitalité. Des savans étrangers ont aussi été appelés à des emplois de l’enseignement. Jamais la science et le génie n’ont eu besoin de lettres de naturalité dans un pays qui met sa gloire à les honorer. Outre la qualité de Français, les aspirans doivent posséder la complète jouissance de leurs droits civils. Ceux qui en auraient perdu, ne fût-ce qu’une partie, par suite de jugement, ne pourraient être admis. La même exclusion devrait atteindre un failli. Même dans les plus humbles postes, l’honneur de servir l’état ne peut être conféré à qui n’a pas le droit de marcher la tête levée. Les femmes ne sont admises que dans l’administration des postes, et ne peuvent occuper que les directions dont le revenu est inférieur à 2000 francs. Il en est aussi qu’on emploie dans les bureaux du timbre et de l’Imprimerie Royale, mais à titre d’ouvrières plutôt que de fonctionnaires.
La probité, les bonnes mœurs, la droiture du caractère, sont les plus vulgaires et les plus indispensables qualités du fonctionnaire. Quiconque aspire à ce titre doit prouver qu’il en est digne. Plusieurs règlemens expriment cette obligation, tous la supposent. Quant aux preuves à produire, elles ne peuvent être définies, sauf dans quelques postes subalternes, où elles consistent en certificats, témoins souvent trompeurs. Dans toutes les administrations, ceux qui font ou préparent les nominations doivent se livrer à cet égard aux investigations les plus scrupuleuses et les plus sévères. Jusqu’à quel point les opinions des candidats doivent-elles être interrogées et prises en considération ? c’est une question qui, à d’autres époques, a beaucoup agité les esprits. Dans l’ancien régime, on recherchait le culte ou la croyance des candidats. La restauration réservait toutes ses préférences à ceux qui partageaient ses doctrines politiques ou religieuses : système imprudent, triste héritage des discordes civiles. Un gouvernement sage s’attache à étendre le cercle de ses adhérens, loin d’entretenir de jalouses inimitiés. La recherche des opinions doit être interdite dans les temps ordinaires et pour la plupart des emplois. La conscience du fonctionnaire n’est pas moins inviolable que celle du simple citoyen. Cependant il est des époques et des emplois qui ne permettent point cette indifférence absolue. Après des commotions politiques, il convient, comme le demandaient les états-généraux en 1483, de choisir des hommes « étrangers aux troubles qui ont agité l’état. » Quand le pouvoir n’est pas assis, quand les partis sont encore en armes, il serait imprudent de confier à des mains ennemies une part d’autorité. Il en est de même en tous temps de certains emplois dont le caractère est essentiellement politique et dont les titulaires doivent reproduire sans altération la pensée, les tendances et l’esprit du gouvernement.
Ces conditions générales d’âge, d’état civil, de moralité privée, ne constituent qu’une aptitude commune et ne peuvent conférer aucun titre, si elles ne trouvent un complément nécessaire dans des garanties plus spéciales et plus directes : c’est surtout à l’entrée de la carrière que ces garanties doivent se placer. Un fonctionnaire public, de quelque ordre qu’il soit, n’acquiert pas en un jour toutes les qualités requises : les plus habiles se forment de longue main, par l’étude qui donne les connaissances générales, par la pratique qui donne l’expérience relative. Au début de toutes les professions se trouve l’apprentissage, et les hommes qui se vouent au service public en sont moins dispensés que d’autres. Il est du devoir de l’état d’imposer à tous ceux qui lui proposent leur concours, l’obligation de s’y préparer de bonne heure. Il est de son intérêt de les y préparer lui-même dans certaines branches de l’administration qui exigent une capacité plus déterminée et plus définie. Les diverses mesures prises dans ce double but constituent ce qu’on peut appeler, en termes généraux, le noviciat des services publics, noviciat dont les conditions et les formes sont aussi nombreuses que variées. Dans certains services, l’état adopte dès leur première jeunesse les sujets qui se montrent dignes de sa confiance, il leur donne dans des écoles spéciales l’instruction nécessaire, les initie à ses principes, à ses doctrines d’administration, et se les assimile, pour ainsi dire, par une éducation prolongée. Dans d’autres, il subordonne l’admission des jeunes aspirans soit à un concours ou à un examen, soit à la production de diplômes universitaires ou scientifiques, ou bien il supplée à l’instruction antérieure par un stage. Il en est dans lesquels le choix n’est assujéti à aucune règle. Quelquefois plusieurs de ces modes sont combinés ensemble. Nous les examinerons successivement.
Les écoles spéciales sont les plus fertiles pépinières des services publics. À la fois honorables et utiles pour l’état qui les entretient, elles sont la plus vraie application du principe de l’égale admissibilité de tous les citoyens aux emplois. Nulle institution n’est plus libérale et plus démocratique. Trois grands services se recrutent dans le sein des écoles spéciales : les armées de terre et de mer, les ponts-et-chaussées et les mines, et l’instruction publique. Au premier rang apparaît l’École Polytechnique, dont la renommée est européenne, et qui, par de savantes études, prépare des officiers pour l’artillerie, pour le génie et pour une partie de l’état-major, et des ingénieurs pour les constructions navales, les ponts-et-chaussées et les mines. Des écoles d’application destinées à compléter le service théorique et à commencer l’expérience pratique des élèves sortis de ses rangs sont ouvertes à Metz pour l’artillerie et le génie, à Lorient pour le génie maritime, à Paris pour l’état-major, pour les ponts-et-chaussées et les mines. À l’école de Saint-Cyr, exclusivement militaire, s’instruisent des officiers pour l’infanterie, la cavalerie et une partie de l’état-major. Les régimens de l’armée reçoivent à la sortie ceux qui entrent dans l’infanterie. Enfin l’école navale forme des officiers de mer : il en sort aussi de l’École Polytechnique. Des règles communes sont suivies dans toutes ; ces écoles : on y est admis, et l’on passe ensuite dans les emplois par la voie du concours ; des examens répétés assignent à chaque élève son rang, et décident de sa carrière ultérieure. C’est la seule porte pour, entrer dans ceux des emplois d’officiers que les lois sur l’avancement militaire n’ont point réservés aux sous-officiers, et dans tous les emplois des ponts-et-chaussées et des mines. La carrière s’ouvre ainsi sous la direction de maîtres éminens, sous l’impression durable d’une forte discipline, et les postes les moins élevés sont déjà le prix du travail et la récompense de longs efforts.
Les jeunes gens qui se destinent à l’art d’enseigner les lettres et les sciences sont initiés à cette noble fonction dans l’École Normale ; ils y passent trois années. L’admission est aussi le résultat d’un concours ; mais le conseil royal dresse préalablement, sur les notes des recteurs, la liste des candidats admis à concourir, précaution salutaire qui permet d’apprécier les qualités morales des aspirans, si nécessaires dans le sacerdoce civil auquel ils consacrent leur vie. Indépendamment des examens de l’école, les élèves doivent prendre des grades universitaires pendant le cours des études. Ils sont pourvus d’une chaire à leur sortie, mais sans droit exclusif aux emplois de l’Université. Pour professer dans un collége royal, il leur faut encore obtenir au concours le titre d’agrégé, et des candidats étrangers à l’École Normale peuvent le leur disputer. C’est un point sur lequel cette école diffère des écoles militaires. L’instruction primaire a aussi ses écoles normales, placées dans les départemens, et où se forment les instituteurs communaux.
D’autres écoles correspondent à des services d’une moindre importance. 1° L’École Forestière de Nancy est ouverte aux jeunes gens qui veulent entrer dans le service des forêts. Les examens d’admission se font dans la même forme que ceux de l’École Polytechnique ; mais les jeunes gens ne sont admis à concourir que sur une lettre du directeur général. 2° Une école spéciale a été fondée au Pin, en 1840, pour le service des haras. Les élèves en sont nommés au concours après que le ministre les a autorisés à se présenter. 3° L’École des Chartes délivre des brevets d’archiviste paléographe à ceux de ses élèves admis au concours qui, après deux années d’études, ont répondu aux examens d’une manière satisfaisante. 4° L’école des jeunes de langue, qui reçoit des élèves de huit à douze ans, c’est-à-dire à l’âge où l’étude des langues et des idiômes étrangers est rapide et facile, prépare des interprètes et des drogmans pour les échelles du Levant. 5° Enfin l’école vétérinaire d’Alfort prépare aux emplois de vétérinaires de l’armée un certain nombre d’élèves militaires, à la nomination du ministre de la guerre, sans concours.
Dans les écoles spéciales, le concours se combine ordinairement avec l’instruction qui s’y acquiert. Les plus sûres garanties de la capacité sont ainsi réunies. Le concours a pour objet de désigner le plus capable ; l’examen tend seulement à constater une capacité absolue d’un degré suffisant : il tend à devenir la condition générale de l’admission aux emplois. La nouvelle loi sur le conseil d’état l’impose aux auditeurs ; les élèves consuls y sont soumis depuis 1833 ; toutes les administrations centrales, dans les règlemens qui viennent de les organiser, l’ont admis, à l’exception seulement des affaires étrangères et de l’instruction publique[3]. Dans les départemens de la guerre et du commerce, après l’examen, des listes sont dressées par ordre de mérite, mesure très analogue au concours. Ce n’est qu’après des examens, quelquefois renouvelés à plusieurs reprises, qu’on est admis dans les services des douanes, de l’enregistrement, des contributions directes ou indirectes et des tabacs, et qu’on peut être nommé élève inspecteur des télégraphes[4] ou conducteur auxiliaire des ponts-et-chaussées.
Un examen a toujours précédé la délivrance des diplômes littéraires ou scientifiques, et par conséquent ils attestent aussi une certaine capacité. Dans quelques cas, ces diplômes sont la condition de l’admission au concours ou à l’examen ; dans d’autres, ils constituent seulement un titre de préférence ; souvent ils suppléent à toute autre constatation. Le diplôme de licencié en droit est exigé pour l’admission dans la magistrature ; il est demandé aux auditeurs au conseil d’état, aux chefs de bureaux, sous-chefs et rédacteurs de la justice et des cultes, aux surnuméraires des affaires étrangères, aux adjoints à l’inspection générale des finances, aux professeurs des langues orientales vivantes ; celui de bachelier ès-lettres aux expéditionnaires de la direction des cultes, aux employés des bureaux de l’instruction publique et de la marine, aux surnuméraires de l’enregistrement, aux élèves de l’École Forestière et de l’École des Chartes, et aux élèves chirurgiens militaires. Il faut justifier du diplôme de vétérinaire en titre ou de certificats équivalens pour les emplois d’instruction à l’école d’Alfort, du diplôme d’aptitude de l’école des haras pour devenir officier des haras. Les prix remportés dans les écoles de droit donnent le premier rang pour obtenir le brevet de surnuméraire de l’enregistrement.
Dans la plupart des services, l’administration admet les candidats à faire leur apprentissage sous ses yeux et sous sa direction. Ce stage s’accomplit sous des dénominations diverses. Les jeunes gens destinés à obtenir des emplois reçoivent le titre d’élèves, d’auditeurs, de surnuméraires, d’attachés, d’aspirans ou d’auxiliaires. Des noms différeras désignent souvent une même situation, sans que rien explique la variété de ces qualifications. Le service des consulats, celui des télégraphes, celui des chirurgiens militaires, ont des élèves sans avoir d’écoles spéciales ; le conseil d’état a des auditeurs ; les administrations centrales et les régies financières ont des surnuméraires. Le département des finances y a ajouté, par une superfétation assez singulière, des aspirans au surnumérariat. Des attachés ont été créés au ministère de l’intérieur pour les emplois du service extérieur, et au ministère des affaires étrangères pour les bureaux et les ambassades. Le titre d’auxiliaire a été adopté dans le personnel des conducteurs des ponts-et-chaussées, dans le service de santé militaire, dans l’intendance militaire et au dépôt de la guerre ; il désigne aussi, dans quelques administrations, des employés accidentels, créés pour des besoins extraordinaires. Tantôt, et par exemple dans les régies financières, le surnumérariat est un préalable nécessaire à l’obtention des emplois, et sauf le cas de renvoi pour défaut de zèle ou de capacité, il ouvre des droits certains ; tantôt il n’est ni une condition, ni un titre. Dans l’administration des postes, aucun employé n’est admis qu’après un essai de trois mois. La durée du stage, sous quelque dénomination qu’il s’accomplisse, est subordonnée au mérite des candidats et au nombre des vacances. Les auditeurs au conseil d’état sont rayés au bout de six ans, s’ils n’ont pas été appelés à un emploi en titre. Les surnuméraires ne peuvent être placés qu’après six mois d’exercice dans les bureaux des travaux publics, qu’après deux ans au ministère de l’intérieur et dans le service de perception des contributions directes. Le stage des magistrats des cours et tribunaux consiste seulement dans l’exercice nominal ou réel de la profession d’avocat pendant deux ans ; pour d’autres fonctionnaires, il résulte de services déjà rendus à un titre différent. Les bureaux de la marine sont ouverts à ceux qui ont servi trois ans dans une autre branche de ce département, ceux des travaux publics aux ingénieurs des ponts-et-chaussées et des mines, aux conducteurs, garde-mines et inspecteurs de la navigation, ceux de l’intérieur à tous les fonctionnaires du même département, ceux enfin de l’instruction publique à tous les membres de l’Université. Les personnes qui ont servi sept ans dans l’administration, ou dont l’emploi a été supprimé, peuvent être appelées aux places de percepteurs, sans surnumérariat.
Parmi tous les moyens d’admission, le concours offre les garanties les plus réelles. Quand il se joint à des études dans une école spéciale, il ne laisse rien à désirer ; mais tous les services ne comportent pas la création d’une école. L’examen n’est pas toujours sérieux : l’administration se réserve le droit de désigner les juges, les questions et les candidats ; c’est trop d’arbitraire à la fois. La faveur et le népotisme peuvent se glisser dans les nominations à l’aide de l’examen, loin qu’il les exclue. Les diplômes s’obtiennent souvent avec une grande facilité, et l’on a pu remarquer que parfois ils ne se rapportent que fort indirectement à l’objet des fonctions pour lesquelles ils sont exigés. Enfin, le stage favorise une double équivoque, si l’on peut ainsi s’exprimer, On y admet aisément et sans preuve, parce qu’il n’est qu’un essai, et l’on nomme ensuite aux emplois ceux qui l’ont accompli, parce qu’ils y ont consacré déjà un temps plus ou moins long et des travaux plus ou moins suivis, dont on s’empresse de leur tenir compte. Nous convenons pourtant que le concours a l’inconvénient de constater exclusivement la capacité scientifique et de laisser de côté les raisons morales d’aptitude. Nous souhaiterions qu’il ne fût adopté qu’avec le droit conféré à l’administration, comme elle l’exerce déjà pour l’École Normale et l’École Forestière, de dresser préalablement la liste de ceux qui y seraient admis, ou bien que, si le système des examens prévalait, des dispositions formelles en déterminassent impérativement les formes et les conditions, de manière à les rendre sérieux et décisifs.
Au total, la carrière des armes, celles des ponts-et-chaussées, des mines et de l’enseignement sont les seules dans lesquelles un noviciat complet ait été organisé par la loi. Dans les administrations financières, les jeunes candidats sont choisis avec soin et soumis à des épreuves, mais aucune disposition légale n’a assuré de la fixité aux règles établies. Par la loi de finances de 1844, la chambre des députés avait exigé une organisation nouvelle des administrations centrales, mais aucun effort sincère n’a été fait pour en préparer le recrutement. Dans le chaos des règlemens arrêtés par chaque ministre, dans ceux que chaque régie des finances a composés d’après les données successives de l’expérience, on ne trouve ni unité, ni ensemble. On s’aperçoit aisément qu’aucune pensée directrice n’a présidé à ces mesures. Il est urgent que cette confusion disparaisse. Elle nuit au service et blesse nos habitudes de régularité et de simplicité. Enfin, la diplomatie et l’administration proprement dite sont restées en dehors de toutes les règles établies dans les autres services ; l’entrée de la magistrature elle-même n’est garantie par aucune précaution suffisante. Disons quelques mots sur ces lacunes.
La vénalité des offices de judicature, si pernicieuse à beaucoup d’égards, avait au moins le mérite de constituer des familles de magistrats en qui se perpétuaient avec la toge les plus saintes traditions de science, de sagesse et d’amour de la justice. La révolution de 1789 supprima la vénalité, institua le régime électif, et brisa ainsi toute carrière dans cet ordre de fonctions. Après avoir ressaisi le droit de pourvoir à tous les emplois de magistrature, l’empereur considéra la création d’un noviciat comme le couronnement du nouvel établissement judiciaire. En 1808, il institua des juges auditeurs, auprès des cours, et voulut qu’ils fussent nommés sur des listes de candidats présentées par ces cours elles-mêmes, et composées d’avocats attachés au barreau depuis deux ans au moins. Ce souvenir des antiques prérogatives des parlemens, chargés jadis de faire des présentations analogues, aurait dû plaire à un gouvernement qui affectait toutes les formes de l’ancien régime ; cependant la restauration s’en écarta- complètement, lorsqu’elle étendit l’institution des juges auditeurs aux tribunaux de première instance. Aucune condition ne fut attachée aux nominations, et les choix ne tardèrent point à prouver qu’un esprit exclusif et partial présidait à la composition des corps judiciaires. L’opinion s’en était émue, et quand éclata la révolution de juillet, l’institution même des juges auditeurs fut emportée. En ce moment, il n’existe aucun séminaire pour les augustes et sévères devoirs de la magistrature ; on a cherché à combler cette lacune en conférant aux jeunes aspirans, à titre de début, l’emploi de juge suppléant, créé dans d’autres vues et pour d’autres besoins, et constitué dans des conditions incompatibles avec cette destination d’emprunt. Les juges suppléans jouissent de l’inamovibilité qui ne doit point appartenir à une position d’épreuve. Ils ne peuvent être nommés qu’à vingt-cinq ans, tandis que l’emploi de substitut, réservé à leur avancement, peut être obtenu à vingt-un ans. La nomination des juges suppléans n’est d’ailleurs, soumise à aucune autre condition que le diplôme de licencié en droit et deux années de barreau, plus souvent oisives que laborieuses. Dans ces derniers temps, un autre noviciat paraît avoir été établi ; nous voulons parler des avocats attachés à certains parquets et désignés ainsi dans quelques actes de nomination royale. Nous ne pouvons discuter un titre qui n’est reconnu par aucune décision de l’autorité publique, qui n’existe pas légalement et qui n’est même pas admis dans tous les parquets. Dans cet état de confusion, nous n’hésitons pas à dire que l’avenir de la magistrature est compromis, et que si elle maintient intacte sa vieille réputation de droiture et d’impartialité, rien ne se fait pour que les lumières y restent toujours à l’unisson des mœurs. Il est urgent d’y pourvoir, en constituant un noviciat judiciaire. Que les jeunes gens destinés à la magistrature reprennent le titre d’auditeurs, nous n’y faisons aucune objection, mais il ne faut pas que leur nomination soit livrée à la volonté discrétionnaire du gouvernement. Là est la condition virtuelle du rétablissement de l’institution. On a dit que les auditeurs de la restauration avaient péri dans le mouvement de 1830, parce qu’ils étaient inamovibles, et qu’ils pouvaient néanmoins, par le caprice d’un ministre, être transférés d’un siège à un autre. C’est une erreur ; ces inconvéniens étaient graves, mais secondaires. Les auditeurs ont succombé sous le principe d’égalité et de libre concurrence qu’inaugurait le triomphe définitif de la révolution de 1789. Ils étaient des privilégiés ; à la faveur d’un titre modeste, certaines familles avaient envahi les sièges de la magistrature, et trop souvent l’indépendance de la fortune et l’honnêteté des mœurs, seules conditions dont on se préoccupât, étaient les compagnes d’un esprit médiocre et imbu de préjugés. A Dieu ne plaise que nous frappions d’un ostracisme aussi absurde qu’injuste aucune classe de citoyens. Toutes doivent être admises au partage des emplois, et toutes y ont les mêmes droits. Si pourtant il fallait choisir entre la capacité et la naissance, nous avouons que la capacité aurait nos préférences ; mais cette alternative n’existe point. Ceux qu’on veut favoriser, en supprimant toute garantie, se présenteront souvent dans la lice avec des armes mieux trempées que celles de leurs rivaux. La fortune et la naissance ont des avantages naturels et inévitables ; la fortune donne le loisir, la liberté d’esprit, et procure ordinairement les bienfaits d’une instruction supérieure. Un nom honoré, même dans l’enceinte limitée d’une province ou d’une ville, est entouré d’un prestige dont la démocratie elle-même ne se défend point ; des règles d’admission même sévères n’entraîneront donc aucune exclusion regrettable ; mais elles ne permettront pas à des influences de famille ou d’argent de s’exercer au profit de la médiocrité paresseuse ou de l’ignorance insolente. Que la capacité soit donc le premier titre à l’admission, si elle ne peut pas être le seul. Faisons concourir ensemble les garanties morales et les garanties intellectuelles. Ne sacrifions pas plus la science aux mœurs que les mœurs à la science, et que nul ne soit admis au redoutable emploi de rendre la justice, s’il n’a fait ses preuves, non par la production d’un vain diplôme, mais en personne, non par un interrogatoire fugitif, mais par des travaux répétés. Nous ne pouvons pas emprunter des exemples à l’Angleterre, où le petit nombre des juges et l’énormité des salaires permettent au gouvernement d’arracher au barreau ses plus illustres membres, mais l’Allemagne a depuis long-temps tracé la route ; les aspirans à la carrière de la magistrature y subissent successivement des examens théoriques, un stage et des épreuves pratiques[5]. Ce n’est point ici le lieu d’entrer dans des détails d’exécution ; le jour où les ministres renonceront à des prétentions d’omnipotence que rien ne justifie, il sera facile d’organiser le noviciat judiciaire sur des bases qui satisfassent à la fois au vœu de l’opinion et aux intérêts sacrés de la justice.
Si ces intérêts tiennent le premier rang, ceux qui sont confiés au dehors aux agens diplomatiques et consulaires ne méritent pas moins, quoique dans une sphère différente, d’être remis à des mains dignes et habiles. Nos affaires extérieures sont confiées à deux ordres d’agens, entre lesquels les règlemens et les usages ont établi une séparation presque absolue. Le corps diplomatique et le corps consulaire, organisés parallèlement, sont entièrement distincts. A notre avis, ce divorce doit cesser. Plus les nations se rapprochent par des alliances commerciales et industrielles, plus la politique se lie étroitement au commerce, et plus le commerce à son tour, dans ses accidens si variés, a des rapports intimes avec la politique. Dans ce développement des relations internationales, il n’est pas plus permis à un agent consulaire d’ignorer l’histoire des traités qu’à un ministre politique d’être étranger aux questions de douanes et de tarifs. Certains préjugés de corps repoussent cette assimilation, mais elle est juste et nécessaire elle simplifierait, si elle était admise, beaucoup de difficultés, et permettrait d’asseoir cette branche du service public sur des bases plus larges. Quant à présent, des dispositions toutes différentes règlent l’admission dans l’une et l’autre carrière. Celle des consulats est organisée très régulièrement. Des élèves consuls en occupent le seuil, et leur existence, qui remonte à Louis XIV, est consacrée par le règlement du 3 mars 1781. Placés auprès des consuls, ils vivent avec eux, assistent à leurs actes, s’initient à toutes les connaissances relatives à l’administration des consulats, étudient les langues étrangères, font des extraits de toutes les affaires contentieuses soumises aux consuls, ainsi que des jugemens rendus, et chaque année sont tenus de subir un examen et de rédiger un mémoire sur un sujet désigné par le ministre, auquel ce travail est ensuite adressé.
Ce système offre des garanties réelles. Il est vrai que la sévérité des examens n’est point assurée par la publicité, que les candidats sont exclusivement au choix du ministre, et qu’aucun concours n’est ouvert ; mais l’exécution franche des règlemens satisferait aux nécessités les plus impérieuses, et la capacité des agens sortis du corps des vice-consuls a jusqu’ici répondu au but de l’institution. On aurait d’ailleurs mauvaise grace à déclarer insuffisant le noviciat établi dans le corps consulaire, si l’on songe que la carrière diplomatique, qui s’en rapproche par une si étroite analogie, ne possède aucune institution de ce genre. Le recrutement y est préparé par l’adjonction d’un certain nombre d’attachés aux bureaux du ministère ou aux ambassades ; malheureusement leur nomination est toute discrétionnaire. Point d’examen, point d’études obligées ; point d’avenir assuré. L’enseignement nécessaire à ces futurs diplomates n’est donné dans aucune école. Sous l’empire, Napoléon avait chargé M. le comte d’Hauterive de lui proposer les mesures nécessaires pour combler cette lacune ; les évènemens politiques ne permirent point à cette pensée de se réaliser. En 1830, M. de Polignac, dans des vues de politique plus peut-être que d’utilité publique, avait fondé aux affaires étrangères un cours de droit public et un cours d’instruction diplomatique, destinés à vingt-quatre élèves, parmi lesquels, selon leur capacité et leur zèle, devaient être pris des secrétaires surnuméraires, pépinière officielle du personnel des ambassades et des légations. La révolution de juillet a renversé cet établissement naissant. Depuis, aucune disposition n’a été faite pour former ni pour instruire des sujets capables de suivre avec succès une carrière qui exige des qualités et des connaissances si spéciales et si nombreuses[6].
Nos dernières critiques s’adressent à l’administration départementale. L’accès n’en est point défendu contre les surprises de l’ignorance et de la médiocrité, et tous les postes en sont accessibles à toutes les ambitions. On y débute par le titre d’auditeur au conseil d’état ou d’attaché au ministère de l’intérieur, et par les fonctions de conseiller de préfecture, qui depuis quelques années ont été conférées à titre de noviciat ; mais, par des raisons de plusieurs natures, ces diverses initiations n’atteignent point le but. Les auditeurs au conseil d’état, qui devraient être destinés surtout aux emplois de sous-préfets, pour être promus ensuite aux préfectures, sont rarement appelés à ces emplois. Nommés qu’ils sont sur la proposition du garde-des-sceaux, dont ils dépendent, le ministre de l’intérieur les connaît peu, s’y intéresse encore moins, et ne se tient pas pour obligé de leur faire une carrière. Plusieurs, attachés à Paris par le vœu et l’intérêt d’une famille puissante, peu séduits par les honneurs du pouvoir dans quelque résidence obscure et éloignée, ont refusé des places offertes à leur ambition plus exigeante ; ces refus, dont on ne devait point tenir compte, ont fait accuser le corps entier d’élever trop haut ses prétentions, et les auditeurs n’ont aucun avenir assuré. Cette institution, que l’empereur avait fondée et d’où sont sortis tant d’hommes distingués, n’est plus qu’une impasse qui ne conduit à rien. On lui a créé d’ailleurs la plus maladroite des concurrences par l’établissement bâtard des attachés au ministère de l’intérieur, auditeurs au petit pied, qu’on nous passe le mot, superfétation parasite, à laquelle le ministre président du conseil d’état n’aurait pas dû consentir. Les attachés ont de moins que les auditeurs la faculté d’assister aux discussions si attachantes et si instructives du conseil d’état. Ils ont de plus la participation au travail des bureaux ; mais la plupart s’y montrent rarement, et les chefs de service se prêtent de mauvaise grace à faire l’éducation de jeunes gens qui doivent les quitter précisément à l’heure où ils deviendraient utiles. Trop souvent enfin le titre d’attaché n’est qu’une faveur nominale destinée à en préparer de moins vaines, sans les justifier. Pour compléter des études préparatoires, ou nulles ou insuffisantes, on introduit les plus heureux dans les conseils de préfecture, avec les fonctions de secrétaire-général, dans les chefs-lieux où ces fonctions ne forment point un emploi distinct. Nous n’approuvons pas ces nominations. Les conseils de préfecture sont des tribunaux administratifs, appelés souvent à prononcer sur les plus graves questions : il y faut de l’expérience, de la maturité, une pratique déjà longue. Ce n’est pas là que doit se faire l’apprentissage administratif. Nous en dirons autant des fonctions de secrétaire-général, qui consistent surtout dans la connaissance exacte des traditions administratives et locales, l’habitude de l’ordre, le respect inflexible de la règle, qualités essentielles qui ne sont point l’attribut ordinaire de la jeunesse.
À tous les détails dans lesquels nous sommes entré se rattache une observation générale, qui servira de conclusion à ce que nous avons dit sur le noviciat dans les services publics. Nous avons vu l’état ouvrir des écoles savantes pour préparer les hommes qui doivent entrer dans l’armée, dans les ponts-et-chaussées, dans les mines, dans l’instruction publique. Les facultés de droit, sauf les épreuves ultérieures dont nous avons signalé le besoin, instruisent les aspirans aux emplois de la magistrature, mais ceux qui prétendent à l’honneur de représenter le pays à l’étranger ou de l’administrer à l’intérieur, où peuvent-ils acquérir les connaissances nécessaires ? Nous avons loué les efforts des administrations financières pour former des sujets capables ; mais où s’enseigne la théorie des fonctions qu’ils pourront exercer un jour, où recueilleront-ils, indépendamment des exercices pratiques auxquels on les soumet, les idées générales, les notions d’ensemble, les connaissances scientifiques qui les guideraient dans toute leur carrière et leur permettraient d’échapper au joug pesant de la routine ? Nous cherchons en vain les sources auxquelles ils pourraient puiser.
La France a toujours occupé le premier rang dans le monde par sa supériorité dans les lettres et dans les sciences. Nos vieilles universités ont conquis une gloire dont le souvenir est encore vivant, et leur digne héritière, reconstituée par le génie de l’empereur, n’a pas été inférieure à ses devancières. L’enseignement public est établi partout sur des bases larges et fécondes ; cependant, tandis que l’état entretient et propage toutes les connaissances qui ont pour objet le bien-être individuel ou les droits privés des citoyens, il a toujours laissé dans l’oubli et négligé celles qui embrassent les intérêts généraux de la société. Il prépare et fait des avocats et des médecins, il ne s’occupe point de créer des hommes publics, des administrateurs, des diplomates, des financiers. A part quelques chaires de droit administratif, créées dans ces derniers temps, et qui, bien qu’enfermées dans un cercle étroit, ont déjà rendu de grands services, les sciences politiques et sociales rte sont point enseignées en France. Nous avons été devancés par l’Allemagne, où plusieurs états rivalisent de zèle pour répandre ces sciences. Par une étrange contradiction, c’est sous des gouvernemens absolus que s’ouvrent des chaires qui conviennent surtout à un peuple libre ; il est temps que l’enseignement soit mis en harmonie avec les institutions. Plus les citoyens sont appelés à prendre part aux affaires publiques, non-seulement dans les emplois de l’état, mais dans les conseils électifs, dans la commune, dans le département, dans les assemblées politiques, plus il est nécessaire de leur donner la science qui permet d’accomplir dignement ces devoirs nouveaux. Il ne suffirait point d’augmenter le nombre des chaires de nos facultés. Ce n’est pas un simple développement de l’enseignement actuel qu’il s’agit de constituer, mais un enseignement spécial avec son esprit propre et son caractère particulier[7]. De nouveaux professeurs attachés aux facultés de droit ne tarderaient point à en adopter l’esprit trop juridique. A des hommes qui consacrent leur vie au service public, il faut inspirer un sentiment plus énergique des droits de la société, moins de passion pour l’individu, plus de souci des intérêts de l’état. A Dieu ne plaise que nous condamnions l’étude du droit civil. Nous aimons et nous respectons dans le magistrat et dans le jurisconsulte ce généreux dévouement qui se porte toujours au secours du plus faible, et mesure la protection au pouvoir de l’oppresseur ; mais nous ne voulons pas soumettre à la même influence des études qui tendent vers un but entièrement distinct. Notre révolution a proclamé le principe de la séparation des pouvoirs : elle a défendu que l’administration et la justice fussent confondues dans les mêmes mains, et les a séparées d’une manière absolue. Ce principe ne sera définitivement consacré que quand un enseignement spécial prendra au début et conduira vers leurs destinations respectives ceux qui doivent parcourir l’une ou l’autre carrière.
Un enseignement complet de toutes les sciences qui se rapportent aux affaires publiques est donc le point de départ d’une bonne organisation du personnel des fonctionnaires. Tant qu’il ne sera pas constitué, toutes les mesures prises pour consacrer les droits du talent et pour procurer à l’état des serviteurs intelligens et capables seront vaines et sans effet. L’année dernière, d’honorables députés ont proposé de déterminer les règles de l’admission dans les fonctions publiques. Une pensée louable avait inspiré ce projet. S’il a échoué, c’est surtout parce qu’il était dépourvu de base, faute d’une école publique où pussent s’acquérir les connaissances exigées des candidats aux emplois. Nous faisons des vœux pour que cette lacune soit comblée. Puisse bientôt l’état, en présence d’une jeunesse active, laborieuse, pleine d’une généreuse émulation, se créer le moyen d’en choisir l’élite pour l’appliquer au service public et étendre ainsi, par des dispositions successives, à la diplomatie, à l’administration, aux régies financières, avec les tempéramens propres à chacun de ces services, le régime de garanties qui garde déjà le seuil des autres carrières !
Jusqu’ici nous ne nous sommes occupé que des emplois les moins élevés, sorte d’épreuve et d’initiation plus spécialement destinée aux hommes jeunes, nouveaux, et chez qui le zèle et la vivacité de l’esprit suppléent à l’expérience. Au-dessus de ces emplois s’ouvre la liste de tous ceux dont se compose l’ensemble du service public et qui réclament d’autres qualités, la maturité avec la vigueur, et des connaissances qui, pour quelques-uns du moins, supposent une intelligence distinguée. Recherchons quels principes en règlent la distribution.
C’est aux fonctionnaires d’un ordre moins élevé dans le même service que sont donnés la plupart des emplois, soit en vertu de dispositions formelles, soit par la libre volonté des chefs, soit enfin par l’influence qu’exercent naturellement les efforts déployés et l’aptitude constatée dans les postes inférieurs. L’avancement est le droit commun : c’est une règle aussi salutaire qu’équitable. Elle donne à l’état des serviteurs expérimentés, elle excite le zèle et entretient l’émulation ; par l’avenir qu’elle offre aux fonctionnaires, elle compense en partie la médiocrité des rémunérations accordées par l’état. L’avancement s’obtient de deux manières, soit par l’ancienneté, loi fatale qui confère un droit en vertu de la seule date de l’entrée en fonctions, soit au choix, combinaison heureuse qui concilie les droits des fonctionnaires avec les besoins de l’état, et ne considère la durée des services que quand elle s’unit au mérite.
Dans l’armée de terre et dans les corps de troupes de la marine, des emplois nombreux sont donnés à l’ancienneté. Ce privilège était dû à une carrière où l’on n’entre pas librement, et dont il était juste que les devoirs rigoureux fussent rendus moins pesans par la perspective d’un avenir assuré. Des limites ont été posées pour que jamais la chose publique ne soit compromise par ce mode aveugle de promotion. Les sous-officiers ne sont pas les produits de l’ancienneté. L’ancienneté ne confère pas non plus le grade de sous-lieutenant : elle ne fait que des lieutenans, des capitaines et des chefs de bataillon ou d’escadron. Ainsi elle ne commence qu’aux hommes dont l’aptitude est déjà constatée par un choix discrétionnaire antérieur, et elle s’arrête aux emplois qui entraînent une trop grande responsabilité pour ne réclamer que de l’expérience et de la pratique. Il est aussi certains services dans lesquels l’ancienneté attribue seule le rang ou la classe, c’est-à-dire un avantage qui augmente seulement l’honneur ou le salaire de la fonction, déjà donnée au choix. C’est ainsi qu’à la cour des comptes la moitié des emplois de référendaires de première classe est attribuée aux plus anciens titulaires de la seconde classe. Enfin, dans quelques administrations où des fonds disponibles sont répartis entre les employés inférieurs que l’insuffisance des crédits privait du traitement légalement assigné à leur titre, les allocations nouvelles appartiennent aussi de droit aux plus anciens, parce qu’il paraît juste de commencer par ceux qui ont le plus long-temps attendu. A part ces privilèges conférés à l’ancienneté, l’avancement est accordé au choix. C’est la règle de l’armée elle-même pour tout ce qui ne revient pas à l’ancienneté, et de tous les autres services publics. Le choix s’exerce dans les cadres de la hiérarchie et se dirige d’après les lumières que lui fourbissent des garanties diverses destinées à l’éclairer.
Nous avons déjà parlé de la hiérarchie dans son organisation générale et dans ses rapports avec la constitution des services publics. Relativement à l’avancement, la hiérarchie se compose des grades et des classes, expressions diverses pour indiquer les degrés successifs de l’échelle. Le grade désigne plus spécialement un titre ou une fonction spéciale, la classe un rang parmi ceux qui occupent cette fonction. Ces divisions, quelquefois multipliées à l’excès, fournissent le moyen d’accorder plus fréquemment des récompenses, et de tenir ainsi le zèle plus constamment éveillé. A très peu d’exceptions près, l’armée ne connaît que les grades. Dans les emplois des administrations centrales, les commis, les sous-chefs, les chefs de bureaux, sont divisés en classes nombreuses. Il en est de même dans les services financiers ; on y trouve des emplois qui ont jusqu’à huit classes. La classe est quelquefois attachée à l’agent, presque toujours à la résidence. Les ingénieurs des ponts-et-chaussées, les conservateurs des forêts, d’autres fonctionnaires des finances, peuvent avancer de classe sans quitter leur poste. Les préfets, les sous-préfets, les directeurs des régies financières, n’obtiennent cet avancement qu’en changeant de résidence, obligation parfois onéreuse et qui a empêché des hommes très méritans d’accepter un avancement dû à leurs longs services, obligation toujours regrettable, en ce qu’elle établit une mobilité fâcheuse et prive souvent un arrondissement, un département d’un agent populaire et estimé qui ne’ tiendrait point à s’en éloigner, et ne peut pourtant obtenir qu’à ce prix la récompense de ses travaux. La plupart des services comportent des fonctions de nature diverse et qui, suivent une hiérarchie parallèle ; dans la magistrature, le parquet et le siège ; dans l’Université, le professorat et l’administration ; dans les finances, la partie active et la partie sédentaire ; presque partout, les bureaux de l’administration centrale et les emplois extérieurs. Les besoins du service et les convenances personnelles peuvent réclamer le passage d’une branche à l’autre. Il y est pourvu à l’aide des assimilations de grades établies par des dispositions expresses ou par l’usage. Ces assimilations n’existent point d’un département ministériel à l’autre. En général chaque administration est jalouse des positions qu’elle possède, mais la latitude laissée au choix permet, dans les services qui le comportent, de faire au dehors les emprunts commandés par l’intérêt public.
Dans les parties de l’administration qui sont bien constituées, la règle de l’avancement est qu’aucune nomination ne peut se faire que parmi les titulaires du grade ou de la classe immédiatement inférieure à l’emploi vacant. Les lois ou les règlemens le prescrivent ainsi dans l’armée, dans les ponts-et-chaussées et les mines, dans les consulats, dans l’Université, dans les administrations financières. Cette règle est appliquée à l’administration centrale de la guerre ; elle a été écartée dans les autres ministères. Aux affaires étrangères, à la justice, aux cultes, à la marine, une portion seulement des emplois intermédiaires de rédacteurs, de commis principaux, de sous-chefs, est réservée à l’avancement. On n’a posé aucune règle pour les emplois supérieurs. A la guerre, le mode d’avancement est réglé jusqu’à l’emploi de chef de bureau. Dans les départemens de l’intérieur, du commerce, de l’instruction publique, les emplois sont accessibles à tous les fonctionnaires du département, sans distinction. Les autres ministères se sont donné une liberté illimitée. On s’est seulement attaché, dans presque toutes les administrations centrales, à prendre des mesures contre un avancement trop rapide. Il y faut avoir passé un temps déterminé dans un grade ou dans une classe pour pouvoir monter dans le grade ou la classe supérieure. Le temps est fixé à deux ans dans tous les ministères, excepté ceux de l’intérieur et de l’instruction publique, où l’on n’exige qu’une année.
Ces règles, même les plus sévères, laissent toutes une part à l’appréciation du pouvoir qui doit nommer. Pour le guider dans cette tâche délicate, plusieurs espèces de procédés sont établis. Dans quelques services, la capacité des employés est mise à des épreuves déterminées. Les inspecteurs-généraux-adjoints des finances doivent avoir fait deux tournées d’inspection. Les employés des contributions directes sont obligés d’exécuter certains travaux qui sont transmis à l’administration centrale. C’est la seule obligation qui ait le caractère d’un examen. L’examen n’est une condition de l’avancement que pour quelques emplois les moins élevés, et dont les titulaires sont encore dans une sorte de position d’essai, par exemple dans quelques administrations financières et dans les bureaux de la guerre. Il y est suppléé par les comptes-rendus périodiques qui sont demandés aux chefs intermédiaires. Ces comptes-rendus doivent être fournis, à des époques fixes, par les présidens des comités du conseil d’état pour les auditeurs placés sous leurs ordres, par les directeurs pour les administrations financières, par le secrétaire-général du ministère pour les bureaux de la justice, par le directeur des cultes pour les bureaux de sa direction, par les chefs respectifs pour les bureaux de l’intérieur. Dans les bureaux de la guerre, les sous-chefs, commis principaux, rédacteurs et vérificateurs, tiennent un carnet sur lequel ils inscrivent chaque jour l’analyse succincte des affaires qu’ils ont traitées ; ces carnets visés par le chef du bureau, renouvelés tous les ans et classés comme archives, servent de base aux propositions d’avancement. Dans l’armée, les nominations au choix sont préparées par les tableaux d’avancement. Chaque année, des inspecteurs-généraux parcourent toute la France, visitent les établissemens et les corps militaires, se tiennent au courant de l’état du service, de la conduite de tous les officiers, et dressent les tableaux sur lesquels se font les promotions ; nul ne peut obtenir de l’avancement s’il n’y est inscrit. Les choix sont ainsi circonscrits dans le cercle des hommes qui ont été à l’avance déclarés dignes. Des tableaux semblables sont dressés dans le service actif des douanes, qui est organisé à l’instar de l’armée. Le ministre actuel de l’instruction publique a annoncé l’intention d’introduire aussi dans son département les tableaux d’avancement. Il est procédé autrement encore dans la magistrature. Les nominations sont précédées des présentations des chefs des cours royales. Toutes les fois qu’un emploi est vacant, le premier président et le procureur-général doivent adresser au garde-des-sceaux une liste triple de candidats. Le ministre propose au roi celui des candidats qui lui paraît devoir être préféré, mais il n’est pas tenu de se renfermer dans la liste des candidats. Les présentations des chefs intermédiaires sont le mode le plus habituellement suivi dans les diverses administrations. Il est naturel que ceux qui suivent l’employé dans ses actes journaliers témoignent de son aptitude et de ses droits à une récompense. Il est bon que la responsabilité de chacun soit ainsi engagée, et plus s’étend le nombre de ceux qui concourent à préparer les nominations, plus sont respectés les droits légitimes et repoussées les obsessions de l’intrigue.
Tels sont les moyens variés par lesquels s’éclairent les choix qui confèrent l’avancement ; mais l’avancement n’est pas le seul chemin qui conduise aux emplois. Dans l’armée, dans les ponts-et-chaussées, les mines, l’Université et les régies financières, les divers postes sont exclusivement affectés aux fonctionnaires qui ont commencé par les degrés les moins élevés ; dans les autres services, ils peuvent être conférés à quiconque satisfait à des conditions générales qui n’impliquent ni les services rendus ni l’aptitude nécessaire.
En dehors des administrations qui se composent d’un grand nombre d’employés, dans lesquelles a pu se constituer une hiérarchie, où chaque position est un pas vers celle qui la précède, il est des services spéciaux qui n’offrent ni classes ni degrés à ceux qui leur appartiennent. On ne peut donc les recruter à l’aide du noviciat ni de l’avancement. Il y est suppléé par des formalités spéciales. À cette catégorie appartiennent particulièrement les services suivans, que nous mentionnons entre autres en raison du grand nombre de ceux qui en dépendent : 1° les juges de paix, magistrature spéciale, distincte des tribunaux de première instance et des cours royales, et qui ne pourrait être considérée, ainsi qu’on l’a quelquefois proposé, comme le début de la carrière judiciaire, sans perdre son caractère propre, sans être livrée à une instabilité, à des pensées d’ambition qui la discréditeraient : il est pourvu aux emplois de juges de paix sur la présentation des chefs de la cour et du tribunal, présentation dans laquelle le choix n’est pas tenu de se renfermer ; — 2° les vérificateurs des poids et mesures, fonction toute particulière, à laquelle aucune autre ne conduit, et qui ne conduit à aucune autre : les nominations doivent être précédées d’un examen auquel il est procédé publiquement toutes les fois qu’il faut pourvoir à une vacance, cependant les vérificateurs nommés peuvent changer de résidence et obtenir ainsi une sorte d’avancement ; — 3°les conservateurs des bibliothèques publiques : , la carrière des lettres est la préparation la plus convenable à ces emplois, il n’est mis aux nominations d’autre condition que de porter sur des membres de l’Université, des littérateurs et savans connus par leurs travaux on des élèves de l’École des Chartes ; — 4° enfin les professeurs soit dans les facultés de l’Université, soit dans d’autres établissemens publics. Les chaires des facultés des lettres et des sciences pourraient être données à l’avancement. Un grand nombre de professeurs des collèges royaux, déjà éprouvés par les concours d’agrégation et par un enseignement souvent éclatant, y seraient très justement appelés ; mais le mode de nomination, sans les exclure, ne leur donne aucune préférence. Le choix se fait entre quatre candidats, dont deux sont présentés par la faculté et deux par le conseil académique. Les chaires de droit et de médecine sont données au concours ; celles des facultés de théologie sont remplies sur la présentation des évêques et des facultés et consistoires, selon le culte. Quant aux emplois de l’enseignement dans les établissemens publics étrangers à l’Université, c’est aussi sur des présentations que se font les nominations. Ces présentations sont généralement confiées aux conseils supérieurs de ces établissemens : pour le Collège de France, elles émanent des professeurs mêmes et de l’Institut. Ce dernier corps intervenait aussi précédemment dans les présentations destinées à pourvoir aux chaires de l’École Polytechnique ; il a été dépouillé de cette attribution par M. le maréchal Soult, dont le nom restera attaché à cette attaque dirigée contre le premier corps savant et littéraire de l’Europe. Nous ne parlons pas d’une foule d’emplois placés hors de toute catégorie, et qui dépendent des divers ministères, tels que ceux de médecin, d’architecte, d’économe ou de conservateur du mobilier dans une administration, d’essayeur de la garantie à la Monnaie, de directeur de certains établissemens agricoles ou charitables, etc. ; nous ne pourrions retracer les dispositions qui les concernent sans étendre démesurément une nomenclature déjà trop longue, et ces postes exceptionnels ne peuvent être soumis à une règle commune.
Mais en dehors du système général, on a laissé des fonctions nombreuses et importantes qui souffrent de cette situation ; nous voulons parler des employés des préfectures et des sous-préfectures et de quelques directions financières dans les départemens. Ces employés sont considérés comme attachés exclusivement au département où ils sont placés : on a voulu les laisser ainsi dans une dépendance plus directe du chef auquel ils obéissent, et l’on a cru trouver en même temps dans cette combinaison un moyen d’économie. Ces avantages sont contestables, et les inconvéniens ne le sont point. Dans une administration bien réglée, un chef de service exerce toujours une autorité suffisante sur ses inférieurs, même quand il ne les nomme point. Ses plaintes sont écoutées et son droit de censure admis. Entre lui et ceux qui sont placés sous ses ordres, le ministre hésite rarement ; il sent trop les nécessités du service et l’intérêt de la subordination. On peut en trouver la preuve dans les administrations où la hiérarchie embrasse tous les degrés, et rattache tous les agens au chef suprême. Quant aux raisons d’économie, elles ne peuvent exister qu’autant que les employés dont nous nous occupons seraient en réalité moins payés que s’ils l’étaient directement par l’état. Or, d’où que leur vienne le salaire, il doit être suffisant et proportionné à leurs travaux et à leur talent. La mesure en est la même, que le ministre ou le préfet en règle le taux. L’état ne doit pas leur accorder une récompense supérieure à leur mérite, ce serait dilapidation ; le département ne doit pas non plus la leur accorder inférieure, ce serait injustice, dureté et mauvais calcul administratif. Ainsi, les raisons de hiérarchie et d’économie ne sont pas admissibles ; pourtant ce sont celles qui ont fait établir un régime par lequel une foule d’employés laborieux, capables, expérimentés, sont privés de tout avenir, condamnés à languir toute leur vie dans une position obscure et ingrate, et placés, à l’égard de tous les autres serviteurs de l’état, dans une condition humiliante d’infériorité. Ce malaise réagit sur les affaires publiques. Les hommes qui se sentent forts s’éloignent d’un service si mal récompensé ; ceux qui y entrent n’y apportent que le découragement et la misère. Le chef du service, préfet ou directeur, ne sait le plus souvent comment combler les vides, et l’on en a vu qui, hors d’état de remplacer un employé de qui dépendait tout le travail, se trouvaient obligés de subir ses exigences, loin de jouir d’une autorité plus certaine. Nous appelons sur cette partie de l’administration l’attention de tous ceux qui veulent à tous les degrés que les services soient récompensés et la condition des fonctionnaires garantie.
En résumé, pour en revenir aux services généraux, c’est surtout l’avancement qui règle la promotion aux emplois. Son domaine se compose de toutes les fonctions qui lui sont légalement et exclusivement dévolues, et de celles où il est consacré par la pratique et par des raisons de justice et d’utilité publique. Cependant, là même où il s’exerce, les règles établies ne sont pas toujours les meilleures, et il y pourrait occuper une plus grande place. D’un autre côté, il devrait, régir des services d’où on l’a exclu. C’est ce que nous allons essayer de faire voir.
La règle qui doit présider à la distribution des emplois a été proclamée de toute ancienneté. Les états-généraux disaient jadis : « Il faut pourvoir aux emplois et non aux personnes. » La même pensée était exprimée par l’empereur, qui répétait souvent : « Il faut choisir l’homme qui convient à la place, et non la place qui convient à l’homme. » Les fonctionnaires à tous les degrés sont les serviteurs de l’état ; l’intérêt du service public est la considération dominante et exclusive. Choisir le plus capable, c’est-à-dire le plus savant, si la science est requise ; le plus ferme, si l’énergie du caractère est nécessaire ; le plus vigoureux, s’il s’agit de fatigues à supporter ; le plus discret, si l’imprudence doit être un danger ; donner à chaque poste l’homme qui lui convient le mieux, approprier l’âge, le caractère, les mœurs, l’esprit de chacun aux nécessités de l’emploi, voilà le devoir de celui qui nomme, devoir complexe, délicat, à l’accomplissement duquel on ne peut apporter trop d’attention pour éviter les surprises, trop de volonté pour déjouer les intrigues, trop de désintéressement pour résister aux obsessions de la parenté et de la camaraderie. A quels principes sera soumis l’exercice de ce pouvoir ? quelle part sera faite à la règle, quelle part au pouvoir discrétionnaire ? Ces questions ne peuvent guère être résolues en termes absolus, et les solutions les plus contraires ont été proposées. Les uns soutiennent que le droit de nomination aux emplois doit être entièrement abandonné à la responsabilité ministérielle, ils l’érigent en attribut nécessaire de la couronne, ils le proclament comme une de ses principales prérogatives. Les autres, au contraire, veulent exclure tout arbitraire, soumettre tous les choix à des dispositions de rigueur, et créer au profit des fonctionnaires un droit absolu. Ces théories opposées nous paraissent également excessives et inapplicables.
Prétendre que le droit de nommer aux emplois publics a été attribué à la couronne pour étendre son patronage, pour agrandir son influence et son autorité, c’est contredire l’esprit de notre révolution, qui repousse les privilèges, exclut la faveur et consacre les droits du talent et de la capacité. Cette opinion prévaut, on ne le sait que trop, dans les plus hautes régions du pouvoir : elle se laisse voir chaque jour dans ses conséquences les plus regrettables, elle contribue à accroître démesurément le nombre des emplois, au grand détriment du service et des fonctionnaires eux-mêmes ; mais de tels abus, loin de la justifier, en sont la plus formelle condamnation, et toutes les lois, tous les actes de la puissance publique qui ont restreint ce droit dans les divers services que nous avons désignés, prouvent suffisamment qu’il peut être limité sans violer la constitution. Il n’est pas plus vrai que le principe de la responsabilité des ministres implique la faculté de disposer en toute liberté des emplois publics. Combien n’abuse-t-on pas du principe de la responsabilité des ministres ! Si l’on acceptait certaines théories, aucun régime ne serait plus despotique que notre régime de liberté. On dit que toute règle est étroite, aveugle, fatale, et que l’intérêt public n’a pas de juge plus compétent, d’appréciateur plus éclairé, qu’un ministre qui peut faire la part des nécessités de toute sorte selon les temps et les lieux, mesurer le mérite, peser les circonstances et tenir une balance impartiale entre des prétentions sans nombre. Nous n’avons besoin de contester ni le caractère ni le talent des ministres et de leurs délégués ; nous les tenons tous, si l’on veut, pour sages et éclairés, mais nous voudrions, avant de leur remettre l’arbitraire, être assurés qu’ils auront toujours le loisir d’en user avec discernement, le courage de résister aux influences illégitimes qui les assiègent, et qu’ils ne seront jamais ni hommes de partis, ni parens aveugles, ni amis complaisans. Qu’on nous donne cette assurance, et nous tenons l’arbitraire ministériel pour le plus heureux des régimes. En vain prétend-on que la responsabilité est une garantie suffisante : descend-elle jamais à ces obscurs détails ! et combien de fautes lui échappent, s’il en est qu’elle empêche ! Voyez les faits ; observez dans sa marche le gouvernement constitutionnel. Supposez un ministère en possession d’une majorité, non pas faible, disputée, composée à grands efforts d’ambitions séduites ou de cœurs défaillans, mais convaincue, décidée, sympathique, comme le comporte le gouvernement parlementaire dans son état normal, et voyez à quoi se réduit la garantie de la responsabilité ministérielle, appliquée aux intérêts secondaires. Une pensée politique dominante absorbe toutes les autres questions et ne laisse plus de place à aucune contradiction de détail. Imaginez, pour ne pas sortir de notre sujet, un débat s’engageant sur une nomination qui sera condamnée par l’opposition. La majorité dédaigne cette mesquine attaque, défend de prononcer des noms propres et n’a pour s’éclairer que la parole amie d’un ministre qu’elle soutient. Admettons pourtant que, dans une circonstance spéciale, le scandale ait été assez grand pour déconcerter le parti du gouvernement, pour braver les scrupules de la tribune, pour exclure toute dénégation, ne demeurera-t-il pas encore impuni ? et combien d’autres échapperont à tout contrôle et, pour avoir moins irrité l’opinion, auront été également dommageables au service public !
Ce n’est donc ni au nom de la prérogative royale ni au nom de la responsabilité ministérielle que l’on peut condamner les règles destinées à présider à la distribution des emplois, mais ce n’est pas non plus au nom du droit des fonctionnaires qu’elles peuvent être défendues. Les fonctionnaires n’ont aucun droit fondé sur leur intérêt privé, s’il ne se lie étroitement à l’intérêt public. L’état leur doit sa protection, sa sollicitude, mais il est tenu en premier ordre de veiller au service public dont ils ne sont que les instrumens.
Le problème consiste à concilier dans une juste mesure la règle et l’arbitraire, de manière que, loin de se détruire, ils se prêtent un mutuel secours, que la règle corrige l’arbitraire et l’arbitraire la règle. Or, les termes de la question se modifient selon l’importance des emplois et la nature des services. Essayons d’indiquer les principes les plus généraux de cette grave matière.
Certaines fonctions résistent par leur nature à toutes conditions explicites d’aptitude, et l’accès en doit être entièrement libre. Ce sont les fonctions politiques, celles qui se lient à la marche même du gouvernement, à ses rapports avec les pouvoirs parlementaires. Il est nécessaire que les ministres soient entourés d’hommes qui s’unissent intimement à eux, qui partagent leurs idées et leur fortune, et qui, élevés au pouvoir par le même succès, doivent en descendre par une chute commune. C’est un secours et une force pour un cabinet, et l’intérêt qu’ont les ministres à ne point se donner des auxiliaires qui seraient dépourvus de talent ou privés d’influence ne permet pas de craindre que les postes ainsi donnés ne tombent dans des mains, incapables. Il faut seulement éviter de placer dans cette catégorie des emplois qui exigeraient des connaissances techniques et une expérience pratique dont manqueraient les élus de la politique.
La règle n’est jamais qu’une garantie contre l’abus, et elle est toujours une entrave ; elle ne doit donc pas exercer son empire dans les cas où l’abus est peu probable et où le pouvoir a besoin d’une grande latitude. Cette réflexion s’applique aux situations les plus élevées de l’administration. Les conditions d’aptitude y doivent être ou nulles ou établies en termes très généraux. Il y a deux raisons pour qu’il en soit ainsi. F abord l’importance du titre est en elle-même un obstacle à des promotions qui ne reposeraient que sur la faveur : de telles promotions sont publiques ; elles excitent vivement l’attention, elles touchent toutes les ambitions rivales, souvent aussi jalouses que puissantes, et l’opinion publique s’en préoccupe avec ardeur. En second lieu, il faut dans les premiers rangs du service public des qualités que ne donnent point la routine et la simple pratique des affaires, l’étendue de l’esprit, la justesse du coup d’œil, des connaissances générales et approfondies, le talent de conduire les hommes. On ne trouverait pas toujours à satisfaire à ces conditions par des choix hiérarchiques. Les fonctions supérieures sont celles qui exigent le moins de science pratique. Il est de l’intérêt de l’état que les hommes éminens révélés par de grands travaux, par les discussions des chambres, par les succès de l’intelligence, puissent toujours être appelés à diriger les affaires publiques. Quelquefois on a essayé de suppléer à la hiérarchie par des catégories de fonctions ou de situations dans lesquelles les nominations devraient se renfermer. Cet expédient a plus d’inconvéniens que d’avantages : les catégories autorisent plus souvent les mauvais choix qu’elles ne préparent les bons, et quand il s’agit de fonctions placées, par leur importance, sous la seule garantie de la responsabilité des ministres, il ne faut point la soulager par des entraves secondaires.
Après avoir ainsi fait la part des besoins de la politique et des nécessités propres aux premiers emplois, on peut plus aisément proclamer la règle dans les fonctions inférieures. En général, plus on descend l’échelle des emplois, plus il est facile et juste de consacrer des droits et de circonscrire le territoire laissé à l’arbitraire : en effet, le nombre des candidats admissibles est en raison inverse de l’importance des fonctions. Dans les emplois intermédiaires, une aptitude spéciale est nécessaire, car il y faut agir plus que diriger, et exécuter plus que prescrire. L’abus pourrait d’ailleurs s’y introduire plus aisément à la faveur du nombre des emplois à distribuer et du peu de publicité des nominations. La constitution de l’armée nous fournit sur ce point des données précieuses. Cependant nous n’entendons point étendre à d’autres services les droits qu’elle accorde à l’ancienneté ; il faut que les nominations soient toujours le résultat d’une appréciation intelligente et éclairée. La règle doit consister en même temps dans la possession de titres ou de grades antérieurs qui établissent une présomption d’aptitude, et dans l’obligation de vérifier l’aptitude réelle par des moyens déterminés, les plus propres à la constater d’une manière exacte. A part de rares exceptions, toute nomination doit être faite dans la classe ou le grade immédiatement inférieur : cet encouragement est dû aux fonctionnaires qui ont déjà su se faire une place dans la hiérarchie, et les candidats les plus aptes se trouvent presque toujours dans leurs rangs. Toute infraction à cette règle est une exception qui a besoin d’être motivée. Enfin, parmi les titulaires du même degré, l’ancienneté doit prévaloir à mérite égal. Mais comment sera constaté le mérite ? C’est la question la plus essentielle, celle d’où dépend la bonne composition du personnel public. Cette constatation doit se faire avec soin, résulter de preuves réitérées, et pouvoir être elle-même contrôlée et vérifiée ; arrière ces jugemens qui se glissent à l’oreille, que la jalousie envenime, que la faveur adoucit, et qui ne sont pas assez sincères pour oser s’avouer. Il est vrai que nous vivons dans un temps d’indiscrétion où nul ne peut compter sur le secret, même dans les choses qui le veulent impérieusement, dans un temps de ménagemens et de compromis où l’on craint de se faire des ennemis ; mais ces mœurs complaisantes et lâches ne doivent pas être encouragées : il faut habituer les dépositaires de l’autorité à en supporter le poids comme ils en recueillent les profits. Quand un ministre est appelé à faire une nomination qui attachera à l’état un serviteur nouveau et exclura peut-être vingt concurrens dont l’aptitude est certaine, aucun renseignement n’est superflu, aucune vérification n’est trop minutieuse. Point d’examens ; toutes les fonctions n’en comportent pas, tous les candidats ne sont pas disposés à cette épreuve réservée aux débutans. Celui qui exerce déjà une fonction subit un examen permanent ; il suffit de tenir une note exacte de ses travaux, d’en conserver la trace, d’en indiquer avec précision le nombre et la valeur : c’est à la fois un sujet perpétuel d’émulation dans l’œuvre de chaque jour et un moyen certain d’appréciation quand vient le jour d’une promotion. Cette promotion sera elle-même précédée d’une présentation du chef intermédiaire appuyée sur des faits précis et circonstanciés, et la nomination, après de telles précautions, pourra difficilement méconnaître les droits de la capacité et des services déjà rendus. Voilà les règles que nous réclamons, et nous ne croyons point qu’elles contrarient aucun intérêt légitime de l’administration. Peut-être écarteront-elles la sottise en crédit et l’intrigue remuante ; mais qui stipule au nom de la sottise et de l’intrigue ? Dans les emplois qui n’appartiennent point à la hiérarchie d’un service organisé, d’autres dispositions doivent être adoptées. Les présentations des conseils des établissemens, celles de l’Institut dans les fonctions où il est en état d’apprécier les candidats, offrent des garanties satisfaisantes. Nous les préférons notamment aux concours, bons pour les jeunes aspirans à l’entrée de la carrière, imparfaits et trompeurs dans les emplois qui conviennent à des hommes plus âgés, à des hommes quelquefois déjà célèbres, et peu disposés à jouer leur réputation dans les hasards de ces luttes épineuses, et à s’exposer à perdre en quelques heures le fruit des travaux de toute une vie.
Telle est, à notre avis, la conduite générale que l’administration doit s’imposer dans les nominations aux emplois intermédiaires : elle diffère peu des procédés actuellement suivis dans plusieurs services publics ; mais il en est où l’on repousse toute gêne, où l’on prétend que l’arbitraire doit être entier. On place dans ce régime exceptionnel la diplomatie, l’ordre judiciaire et l’administration départementale. Cette prétention est-elle fondée ? C’est ce que nous allons examiner. Nous parlerons en même temps d’un corps spécial de magistrature à l’occasion duquel s’élèvent des questions analogues.
Il n’est pas de carrière qui exige plus d’expérience, de connaissances générales et d’habitudes pratiques que la diplomatie, mais il n’en est pas non plus où les conditions d’aptitude soient plus relatives, qui engage de plus près les premiers intérêts de l’état et la responsabilité des ministres, qui réclame enfin plus de confiance réciproque, de communauté d’idées entre le chef et l’agent, et de sympathie dans l’obéissance et dans le commandement : on ne peut donc la soumettre à des règles étroites. L’ancienneté peut n’être d’aucune considération, et le talent même ne point suffire à telle nécessité accidentelle. Ajoutons qu’un personnel très limité ne laisserait pas toujours une suffisante latitude à des choix concentrés dans ses rangs, et que le recrutement du corps n’est point entouré, quant à présent du moins, des précautions propres à en exclure l’incapacité. On y accorde trop au nom, à la richesse, à la situation sociale, trop peu au mérite et à l’intelligence. Il faut donc qu’en dehors des cadres puissent se faire toutes les nominations commandées par l’intérêt du service. Nous n’ignorons point les abus qui ont excité de justes plaintes, les sacrifices faits à une politique corruptrice, le découragement jeté dans les rangs inférieurs ; nous condamnons des écarts déplorables, mais quel esprit sage proposerait de dépouiller l’état de ses prérogatives nécessaires, parce qu’elles ont été temporairement détournées de leur but légitime ?
Aucune de ces considérations ne s’applique aux nominations judiciaires. Les choix peuvent s’exercer dans un cercle étendu, les candidats capables sont nombreux, les fonctions à conférer exigent avant tout le caractère et l’indépendance et non la souplesse et la dextérité. Or, quel intérêt plus élevé que celui de la bonne composition de la magistrature ? De tout temps il a excité la sollicitude des organes de la nation et commandé des dispositions protectrices. On peut dire de la règle, en beaucoup de choses de gouvernement, ce que Mme de Staël disait de la liberté, que c’est elle qui est ancienne et l’arbitraire qui est nouveau. En 1356, les états-généraux, assemblés pendant la captivité du roi Jean, demandaient que les offices de justice ne fussent donnés que « par bonne et mûre délibération, en pourvoyant aux offices et non aux personnes. » L’ordonnance du 14 mai 1358 consacre ce vœu. En 1408, les offices de président et autres gens du parlement sont remis à l’élection du parlement lui-même. Plus tard, l’élection directe est supprimée et remplacée par une liste de présentation dressée au scrutin. Enfin, après le rétablissement de la vénalité des charges, des ordonnances veulent qu’avant la réception de ceux qui en auront été pourvus, il soit « informé de leurs vie, mœurs et conversation » et procédé à un examen « tant sur la loi que sur la pratique et en la fortuite ouverture de chacun livre qui se fera en trois endroits pour le moins. » Si l’information et l’examen ne sont pas suffisans, l’admission est refusée. Telles sont les précautions prises sous un régime absolu ; elles étaient plus sérieuses que celles dont on use aujourd’hui. La loi, en effet, pour tous les emplois judiciaires, n’exige, comme nous l’avons déjà dit, qu’un diplôme de licencié et deux années de stage au barreau. Cependant les nominations ont ordinairement lieu sur une présentation des chefs des cours royales ; mais cette présentation, seul moyen d’information du pouvoir qui nomme, n’est pas toujours suivie. Les principaux inconvéniens des formes actuelles tiennent à l’absence de noviciat judiciaire ; si cette préparation aux fonctions de la magistrature était constituée sur des bases solides, elle lèverait les principales difficultés. On peut remarquer, en effet, que partout où le noviciat est constitué, les règles hiérarchiques s’observent. Il conviendrait en outre de créer des moyens plus nombreux de constater le mérite et les services des magistrats de l’ordre le moins élevé. Ils dépendent trop des impressions favorables ou contraires de leurs supérieurs ; quiconque a eu le malheur de déplaire se voit fermer toute chance d’avancement. La politique, qui devrait au moins respecter le temple de la justice, est trop souvent admise à contrôler les choix ou à les dicter. Au reste, la multiplicité des emplois, les inconvéniens attachés à une trop grande mobilité, ne permettent point de constituer une hiérarchie régulière et de créer des grades et des classes par lesquels les aspirans aux emplois supérieurs soient tenus de passer successivement. Enfin, la convenance et la nécessité d’appeler les membres du barreau dans la magistrature à laquelle ils ont de tout temps rendu de grands services s’opposent à ce que les nominations soient exclusivement attribuées à l’avancement. Il faut donc laisser une grande part d’autorité au pouvoir qui fait les nominations. Puisse-t-il ne consulter jamais que les besoins du service et le mérite des candidats !
Des ministres, pour s’affranchir de toute règle, ont prétendu qu’il était nécessaire de réserver au gouvernement le droit de nommer qui bon lui semble aux emplois de sous-préfet et de préfet, de chef de bureau, de chef de division et de directeur dans les administrations centrales, d’inspecteur-général dans les services du ministère de l’intérieur. Ces emplois, il est vrai, sont d’une espèce particulière, et ne peuvent être soumis à des règles aussi étroites que ceux des finances ou des ponts-et-chaussées ; ils ne sont point purement techniques, et plusieurs touchent à la politique. Cependant, nous ne trouvons aucun motif plausible pour ne pas circonscrire le choix dans le cercle des fonctionnaires déjà éprouvés et instruits dans des postes moins élevés. A quelles catégories seraient empruntées les promotions faites hors de ce cercle ? On a vu, à d’autres époques, dans les momens de crise, où les choix hiérarchiques cédaient le pas aux nécessités politiques, ce que l’administration en pouvait attendre. Un sous-préfet, un préfet, un chef du service central, un inspecteur-général, ne s’improvisent point. Combien d’intérêts confiés à leur zèle ! quelle somme de connaissances indispensables : l’économie politique et sociale, la statistique, le droit publie et administratif, les traditions consacrées par l’usage ! Les meilleurs choix ont été faits dans la hiérarchie, et si, parmi ceux qui lui étaient étrangers, plusieurs n’ont pas compromis le service public, aucun n’a toutefois fait briller des qualités qu’on n’eût pas rencontrées au moins au même degré dans les catégories fournies par les cadres administratifs. Ces catégories sont nombreuses, elles renferment des esprits et des capacités de tout genre ; on ne risquerait jamais, en s’y renfermant, de ne point pouvoir donner à chaque emploi un agent capable et à chaque nécessité publique une satisfaction complète.
En dehors de ces services généraux, le mode de recrutement et d’avancement intérieur de la cour des comptes réclame une attention spéciale. Sa constitution primitive portait l’empreinte des principes d’ordre et de régularité qui régnaient sous l’empire. En cas de vacance d’une place de conseiller maître, il devait être fait une liste de six référendaires distingués par leur talent et leur zèle ; la nomination ne devait donc pas être entièrement arbitraire. Les référendaires étant divisés en deux classes, l’ancienneté déterminait pour moitié le passage de la seconde à la première : cette dernière règle était absolue, et il a fallu la respecter ; mais pour la nomination des référendaires et des conseillers maîtres, aucune condition n’est exigée, et les choix ont plus d’une fois donné lieu aux plaintes les plus vives. Rien ne serait pourtant plus facile que de régler ces nominations de manière à donner tout à la fois à la cour des comptes des magistrats très habiles et très recommandables, et aux divers services financiers, par l’espoir d’y voir entrer leurs membres, un juste sujet d’émulation. Ce grand corps a reçu, dans ces derniers temps surtout, des attributions très élevées qui lui donnent une part réelle dans le gouvernement, et qui ne permettent pas plus de le composer de simples comptables, habiles seulement à vérifier des chiffres, que de personnages politiques étrangers aux questions de comptabilité. A toutes les époques, le rôle de la cour des comptes a été considérable, et l’on a compris la nécessité d’y encourager, par l’espoir de l’avancement, le zèle des rangs inférieurs. Nous en trouvons la preuve dans des lettres-patentes du 18 août 1406, qui ont pour objet de décider que des clercs de la chambre des comptes seront appelés à remplir les charges de conseillers maîtres ; elles s’appuient sur l’ancien usage suivant lequel, en cas de vacances, les places de maîtres des comptes étaient données, sur la présentation de la chambre, à ceux « qui longuement avoient servy et qui savoient et cognoissoient les besoignes, et par ainsi les autres clercs de moyen âge, considérans lesdittes rémunéracions, estoient plus encouragez de travailler et pener diligemment on dit fait, pour parvenir et avoir ce degré ouquel aucun ne peut gueres estre expert se il n’a longuement exercé le fait, et par ce en estoient les besoignes et affaires mieulz soutenuez et serchéez. »
Telles sont les règles générales qui régissent ou qui, selon nous, devraient régir la composition du personnel des services publics. Si nous considérons les faits, il faut reconnaître que la plupart de ces services sont soumis à des dispositions sages et tutélaires. Quand on étudie de bonne foi et sans esprit de parti l’administration française dans ses innombrables détails, on y aperçoit, malgré des abus toujours trop nombreux, mais inévitables, un esprit d’ordre incontestable et un système de garanties qui oppose de solides obstacles aux excès de l’arbitraire. De mauvais choix ont introduit dans les fonctions publiques des hommes qui ne méritaient point ou qui méritaient peu d’y entrer ; mais ces erreurs regrettables ont été plus éclatantes que nombreuses. Ce n’est pas une raison pour en permettre le retour c’en est une pour ne pas condamner trop sévèrement un régime qui a plus arrêté que permis de tels écarts. Nous avons indiqué les moyens propres à le compléter ; ils se réduisent à un certain nombre de dispositions simples, dont l’application n’est pas aussi difficile qu’on le suppose. Ces dispositions ne nous paraissent point de nature à être formulées en loi, comme l’avaient demandé les auteurs de la proposition dont nous avons déjà parlé. Une telle loi devrait embrasser trop de situations différentes : si elle voulait être rigoureuse pour prévenir tout abus, elle gênerait d’une manière fâcheuse certaines parties du service public ; si elle admettait des exceptions pour faire la part de toutes les nécessités, elle ouvrirait la porte aux abus même contre lesquels elle serait dirigée. Des ordonnances délibérées par le conseil d’état peuvent seules régler cette matière, sauf l’intervention de la loi pour quelques mesures qui ne pourraient être prises sans y recourir. Nous croyons avoir suffisamment indiqué le but général que devrait se proposer le gouvernement : à l’entrée des carrières, créer des garanties applicables à tous les services, et dont le modèle se trouve déjà dans plusieurs, donner la sanction de règlemens obligatoires aux mesures adoptées dans les administrations financières, les coordonner, les rendre uniformes, subordonner partout l’admission à une aptitude constatée par un examen, y joindre la garantie d’un stage, constituer un noviciat judiciaire ; préparer des hommes aux délicates fonctions de la diplomatie, aux devoirs austères de l’administration ; organiser, comme point de départ, un enseignement. sérieux et approfondi des sciences politiques, administratives et financières ; — pour le partage des autres emplois, accorder à l’avancement tous les privilèges compatibles avec l’intérêt public, réserver à la politique les positions qui lui sont nécessaires, aux talens supérieurs les emplois assez élevés pour que l’intrigue n’y puisse atteindre, combiner dans une proportion convenable les droits de l’ancienneté et ceux du talent, ne laisser à l’arbitraire, dans la diplomatie, dans la magistrature, dans l’administration, que la part rigoureusement nécessaire ; en un mot, consacrer partout les privilèges de la capacité, cette loi d’un pays qui a détruit l’hérédité des charges et la vénalité des emplois, et ne laisser jamais sans récompenses les services rendus, premier titre à l’estime publique et à la confiance de l’état, titre sacré que les premiers des citoyens, ceux même que leur naissance a placés sur les marches du trône, ne laissent échapper aucune occasion d’acquérir : telles sont, selon nous, les données générales du problème.
Nous avons dit comment s’acquièrent les fonctions publiques ; il nous reste à retracer les droits et les devoirs de ceux qui les occupent.
- ↑ Voyez pour ces Études administratives de M. Vivien, le Conseil d’État, 15 octobre 15 novembre 1841, la Préfecture de Police, 1er janvier 1842, les Théâtres, 1er mai 1844.
- ↑ Voyez la Revue des Deux Mondes des 15 octobre et 15 novembre 1841.
- ↑ En Angleterre, les conditions d’admission dans les services financiers sont déterminées par des ordres des conseils supérieurs de chaque administration.
L’obligation de subir un examen est commune à tous les candidats. La chambre des communes a ordonné en 1843 l’impression de toutes les décisions prises à ce sujet. - ↑ Les élèves de l’École Polytechnique déclarés admissible dans les services publics sont dispensés de l’examen.
- ↑ Voir un article très intéressant sur l’enseignement et le noviciat aux fonctions publiques en Allemagne, publié par M. Éd. Laboulaye dans le tome XVIII de la Revue de Législation et de Jurisprudence.
- ↑ En Belgique, les jeunes gens qui se destinent à la carrière diplomatique sont obligés de subir un examen. Nous en avons le programme sous les yeux, et nous ne savons pas si beaucoup de nos jeunes diplomates seraient en état d’y satisfaire. On exige plus encore en Prusse. Un premier examen, cinq années d’études, des attestations de l’expérience acquise, enfin un dernier examen oral et par écrit sur l’administration intérieure, sur l’état agricole et commercial, et sur les intérêts les plus essentiels au commerce de la Prusse : tels sont les préliminaires obligés de l’admission dans la carrière.
- ↑ Il n’entre pas dans notre plan de discuter le mode d’organisation de ces facultés nouvelles et les chaires qui devraient y être ouverts. Cette question a été traitée, avec tous les développemens qu’elle comporte, dans le travail remarquable de M. Laboulays, que nous avons cité plus haut.